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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-14 18:47:33 -0700 |
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MELINE. + + 1850 + + + + +DEUXIÈME PARTIE. + +LE MANOIR. + +(SUITE.) + + + + +III + +MYSTÈRES. + + +La partie grave et discrète de l'assemblée, qui se respectait trop pour +prendre part à la danse, commençait à trouver le bal monotone et long. +Les commérages languissaient, parce qu'on avait déjà médit de tout le +monde. L'évanouissement de Blanche fit à l'ennui naissant une diversion +tout agréable et vint raviver l'entretien. + +Ce cercle respectable se composait de trois vicomtes, qui avaient été +des hommes à succès dans leur jeunesse au temps des états de Bretagne, +d'une demi-douzaine de bourgeois qu'on avait laissés se décrasser et +mettre un _de_ au-devant de leurs noms, parce qu'ils avaient mille écus +de rente, et d'un nombre à peu près égal de dames antiques, portant, +avec une solennité impossible à décrire, le ridicule orgueilleux de +leur toilette et la laideur choisie de leurs visages. + +On remarquait surtout trois petites personnes, toutes trois également +jaunes, sèches, roides et vêtues de robes de soie violette d'une +ancienneté incontestable. Bien qu'elles fussent encore célibataires, +aux environs de la cinquantaine, ce qui déprécie, elles donnaient le +ton à la _société_, parce que leur talent de médire était hors ligne, +et que chacun de leurs coups de langue emportait net le morceau. Leurs +rivales elles-mêmes, madame la chevalière de Kerbichel, épouse de +l'adjoint au maire de Glénac, et madame Claire Lebinihic, jeune veuve +à peine âgée de quarante-cinq ans, autour de laquelle soupiraient les +trois vicomtes, étaient forcées de reconnaître la supériorité des +demoiselles Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang. + +Il faut dire qu'elles avaient tout pour elles. L'aînée, mademoiselle +Amarante, chantait, en s'accompagnant de la guitare, l'ariette légère; +la seconde, mademoiselle Églantine, la tremblante romance; la +troisième, mademoiselle Héloïse, attaquait, toujours avec la guitare, +le grand morceau de caractère. + +A cause de cela, le jeune M. de Pontalès, à qui tout était permis parce +qu'il était l'héritier de son père, les avait surnommées en masse les +trois Grâces, et en détail _l'Ariette_, _la Romance_, et _la Cavatine_. + +Elles avaient un petit frère, M. Numa Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, +qui se tenait un peu à l'ombre de leur gloire, mais qui, néanmoins, +passait pour un fort agréable joueur de reversi. + +Quand Madame, aidée de l'oncle Jean, eut emmené Blanche, l'imposante +réunion se rassit. Ses membres se regardèrent durant quelques secondes +en silence. + +—Voilà déjà deux fois que la pauvre petite demoiselle se trouve mal +aujourd'hui!... dit le père Chauvette, qui seul, parmi tout ce monde +aigre et roide, représentait l'élément charitable. + +—Je ne voudrais rien dire d'inconvenant, murmura madame Claire +Lebinihic, mais c'est tout à fait comme cela que j'étais la première +année de mon mariage. + +Les trois Grâces baissèrent les yeux. Les trois vicomtes eurent un +sourire très-égrillard. + +—Avez-vous remarqué, reprit l'adjoint, chevalier de Kerbichel, +hobereau taillé en Hercule et qui portait de jolies petites boucles +d'oreilles, avez-vous remarqué comme le fils Pontalès a fait des yeux +au Robert de Blois quand mademoiselle est tombée? + +—C'est un joli garçon!... répliqua la Romance. + +—Un franc mauvais sujet! appuyèrent l'Ariette et la Cavatine en +donnant à ce mot une acception toute flatteuse. + +—Ce que je voudrais bien savoir, reprit la Romance, c'est le sentiment +de M. de Penhoël sur les assiduités du fils Pontalès auprès de madame +Lola... + +Le cercle entier sourit. + +—Madame Lola!... madame Lola!... répéta la chevalière de Kerbichel, +ces créatures ont des noms à elles. + +—Quant à cela, madame, repartit la Romance qui se crut attaquée dans +son doux nom d'Églantine, tout le monde n'est pas forcé de s'appeler +Suzon ou Fanchette, comme les filles du commun!... + +Madame de Kerbichel s'appelait Fanchon. Le cercle rit encore, excepté +le chevalier-adjoint, qui secoua le tabac de son jabot d'un air +mortifié. + +—Tout cela n'empêche pas, reprit l'Ariette, qu'il se passe de drôles +de choses dans cette maison!... Les maîtres font les honneurs, Dieu +sait comme!... Voici madame partie; où est monsieur? + +—En conférence avec le marquis de Pontalès, répondit le frère Numa. + +—En bonne conscience, voulut dire le père Chauvette, on peut bien +avoir des affaires... + +Mais personne n'avait la simplicité d'accorder la moindre attention au +pauvre maître d'école. + +—Toujours avec le marquis! poursuivit l'Ariette. + +—Et avec l'homme de loi! ajouta la Cavatine. + +—Ah! dit la Romance d'un ton capable, des gens bien informés +prétendent que Penhoël file un mauvais coton, pour parler comme les +gens du peuple... Il emprunte sans cesse de l'argent au marquis, et +l'homme de loi le Hivain sait des choses qui étonneraient bien du monde! + +—C'est que la Lola aime trop les dentelles! dit l'un des vicomtes. + +—Et les cachemires, ajouta un second vicomte. + +—Et les diamants, ajouta le troisième vicomte. + +—Et tout cela coûte de l'argent! fit observer madame Claire Lebinihic: +rien que mon châle de noces, qui n'était pas de l'Inde pourtant, valait +cent cinquante écus... + +—Et puis tant de charges! reprit la chevalière de Kerbichel; c'est la +maison du bon Dieu que ce manoir!... On y mange et on y boit toute la +journée... Je vous demande un peu si ce n'est pas de la folie que de +nourrir à rien faire ce grand garçon de Roger de Launoy? + +—Et ce barbouilleur qui est venu de Paris pour mettre du rouge et du +bleu sur les murailles? dit la Romance. + +—Permettez, chère sÅ“ur, interrompit le frère Numa qui était méchant, +lui aussi, quand il pouvait; ces deux messieurs ne sont pas si +complétement inutiles que vous voulez bien le dire. + +—A quoi servent-ils, s'il vous plaît? + +—A quoi?... Je n'en sais rien... mais si vous me demandiez à qui... + +—Ah! ah! s'écrièrent à la fois Églantine, Héloïse et Amarante, +enchantées de l'esprit de leur frère; voilà qui est adorable! + +Et comme une partie du cercle ne comprenait point, la Romance ajouta en +baissant pudiquement ses paupières jaunes et dépouillées: + +—Mon frère veut dire qu'ils servent aux deux petites filles de l'oncle +Jean... + +Tonnerre d'applaudissements des vicomtes; gros rires de l'assemblée en +chÅ“ur. Le mot valait bien cela. + +—Ah! mademoiselle!... mademoiselle!... commença le bon maître d'école +avec reproche. + +Mais sa voix fut couverte par celle du chevalier-adjoint de Kerbichel, +qui avait l'intelligence lente et qui riait toujours après coup. + +Numa Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, alléché par le succès qu'il venait +d'obtenir, désira un nouveau triomphe. + +—Pourriez-vous me dire, mesdames, demanda-t-il d'un air innocent, si +c'est à madame de Penhoël ou à sa fille que M. Robert de Blois _fait +attention_? + +—A la fille, répondit la chevalière de Kerbichel. + +—A la mère, ripostèrent les vicomtes. + +—En vérité, ceci est une question, dit gravement la Romance. Je ne +sais pas si vous avez vu comme moi que M. Robert de Blois échangeait +certains signes avec Madame pendant la contredanse?... + +—J'ai vu cela, dit Kerbichel. + +—Moi aussi! + +—Moi aussi! + +—Et avez-vous remarqué la manière dont Madame a repoussé M. de Blois +quand celui-ci a voulu relever Blanche évanouie? + +Tout le monde répondit affirmativement. + +La Romance poursuivit en baissant la voix et en prenant cet air timide +qui annonçait toujours quelque méchanceté noire: + +—Quand on repousse ainsi un homme, c'est qu'on le connaît beaucoup... +beaucoup!... beaucoup!!... + +—C'est juste... dit avec goguenardise la partie masculine de +l'assemblée. + +—Comme mademoiselle Églantine sait ces choses-là ! murmura la +chevalière de Kerbichel, qui avait une vengeance à exercer. + +—En outre, reprit la Romance, comment expliquer ce mouvement si +brusque, sinon par un petit grain de jalousie?... + +—C'est vrai!... opina derechef l'assemblée convaincue; c'est pourtant +vrai!... + +Le pauvre maître d'école n'essaya pas même de protester, tant il se +sentait faible contre le sentiment général. + +—Ainsi va le monde! reprit encore la Romance; M. de Penhoël achète +des cachemires à la Lola... il fait peindre son manoir du haut en bas +pour la Lola... il plante des salons de verdure, il tend de soie les +vieilles chambres que ses pères habitaient bien toutes nues!... Pendant +ce temps-là madame s'ennuie... Elle est bien conservée au moins!... + +—Elle est encore très-jolie femme! + +—Que faire quand on est délaissée?... Elle remarque un beau +cavalier... Mon Dieu, je n'affirme rien!... Ce n'est pas moi, Dieu +merci, qui voudrais faire des cancans sur une famille riche et +respectable... mais je dis que si cela était... Enfin, soyons de bon +compte, tout est possible! Il ne faudrait pas être trop sévère à +l'égard de la pauvre dame... + +—Ma foi non, répliquèrent les vicomtes, Penhoël ne l'aurait pas +volé!... + +Le bal se poursuivait, mais languissant et triste désormais. Diane et +Cyprienne, qui tout à l'heure égayaient si franchement la fête, ne +pouvaient plus cacher leur tristesse. Elles essayaient encore pourtant, +et semblaient s'exciter mutuellement à sourire. + +A chaque instant leurs yeux inquiets se tournaient vers l'entrée du +salon de verdure. + +On eût dit qu'elles restaient là maintenant à contre-cÅ“ur, et qu'une +mystérieuse tâche les appelait loin du bal. + +L'annonce de l'accident arrivé à Blanche de Penhoël avait franchi +l'enceinte du jardin et produit plus d'effet encore, peut-être, sur +l'aire que dans le salon de verdure. La danse rustique avait fini; +tandis que le feu de joie éteignait ses dernières lueurs, jeunes gars +et jeunes filles s'étaient rassemblés en cercle autour des vieillards, +assis à la porte de la ferme. + +Il n'y avait plus, sur le milieu de l'aire, que M. Blaise, qui se +promenait les mains dans ses poches et affectait de ne point vouloir +mêler son importante personne à toute cette populace. + +On parlait bas dans le groupe des paysans, justement à cause de M. +Blaise, qui passait pour avoir l'oreille fine. + +Le père Géraud tenait le centre du groupe et interrogeait un petit +garçon qui venait de sortir du jardin, où il avait servi des +rafraîchissements aux hôtes de Penhoël. + +—Conte-nous ce que tu as vu, petit Francin, disait le bon aubergiste +du _Mouton couronné_. + +—Tout le monde regardait la Lola, répondit l'enfant. Quelle belle +fille tout de même! Je ne sais pas ce qu'elle a autour de son cou qui +brille comme des charbons allumés... mais les dames et les messieurs +disaient qu'il y avait là de quoi racheter la Forêt-Neuve!... Tout d'un +coup la petite demoiselle a crié... j'ai regardé comme les autres, et +je l'ai vue couchée par terre... Il n'y avait auprès d'elle que M. +de Blois... Quand il a voulu la relever, oh! si vous aviez vu Madame +arriver sur lui!... j'ai cru qu'elle allait l'étrangler... + +—Elle n'a rien dit? demanda le père Géraud. + +—Non fait!... mais on voyait bien qu'elle avait son idée... C'est M. +de Blois, bien sûr, qui a fait du chagrin à l'Ange!... + +Un menaçant murmure courut parmi les paysans. + +Le père Géraud passa le revers de sa main sur son front. + +—Oui... oui... pensa-t-il tout haut, cet homme-là est le malheur de +Penhoël!... Et c'est moi qui lui ai enseigné le chemin du manoir!... +Qu'auriez-vous fait, vous autres? ajouta-t-il avec brusquerie en +s'adressant aux vieux métayers qui l'entouraient. Il arriva chez moi... +il me parla de l'aîné... voyez-vous, on ne devine pas ces choses-là , +bien sûr qu'il a connu notre M. Louis quelque part!... Quand il me dit +qu'il était l'ami de Penhoël, moi je lui aurais donné le dernier écu de +ma bourse!... + +Il mit sa tête grise entre ses deux mains, et poussa un gros soupir. + +—Allons, allons, père Géraud, dit le fermier du Port-Corbeau, les +temps sont mauvais pour nos maîtres, mais ça pourra revenir... Et quant +à ce qui est de vous, tout le monde sait bien que vous êtes un bon +cÅ“ur!... Penhoël est riche, après tout!... + +—Riche?... interrompit l'aubergiste de Redon; si vous saviez!... + +Les métayers se rapprochèrent curieusement. + +Mais le vieux Géraud n'en voulait point dire davantage. + +—C'est moi qui lui ai montré le chemin du manoir! répéta-t-il, comme +si cette idée l'eût poursuivi sans cesse; c'est moi!... Écoutez!... +avant de monter jusqu'à la ferme, je suis entré tantôt chez Benoît +Haligan, qui est bien près de mourir... car tous ceux qui aiment +Penhoël s'en vont les uns après les autres!... le pauvre Benoît a le +_grolet_[1] sur sa paillasse. Ce n'est pas d'hier qu'il a dit pour la +première fois que l'Ange et les deux filles de Jean de Penhoël feraient +trois pauvres _belles-de-nuit_, avant le déris de l'hiver qui vient... +Il m'a dit encore, poursuivit le père Géraud en baissant la voix +davantage, que notre M. Louis reviendrait quelque jour... mais qu'il +reviendrait trop tard! + + [1] Le râle de la mort. + +Le père Géraud se tut, et il se fit un silence autour de lui. + +Chacun avait le cÅ“ur serré. Cette fête, commencée dans la joie, +s'achevait morne et lugubre. + +La plupart des paysans rassemblés dans l'aire n'avaient pas donné +grande attention jusqu'alors aux vagues menaces qui pesaient sur la +maison de Penhoël; mais, ce jour-là , personne ne doutait: on sentait en +quelque sorte le malheur planer au-dessus du manoir. + +Les jeunes gars oubliaient de parler d'amour à leurs promises, et le +tonneau de cidre, encore plein aux trois quarts, ne couronnait plus de +mousse petillante la grande écuelle qui, dans ces sortes d'occasions, +faisait si joyeusement d'ordinaire le tour de l'assemblée. + +Un seul fidèle restait auprès du tonneau, un pauvre diable maigre comme +un clou, qui buvait avec acharnement, couché tout de son long dans la +poussière. + +Personne ne daignait lui parler, pas même l'Endormeur, bien que le +pauvre diable fût sa vieille connaissance, l'ex-uhlan Bibandier. + +Bibandier fumait sa pipe en philosophe et semblait se soucier assez peu +du mépris général. Il fumait et buvait comme s'il se fût engagé à vider +tout seul le grand tonneau de cidre. + +Dans le groupe rassemblé à la porte de la ferme, ce fut le petit +Francin qui rompit le silence. + +—M. Blaise!... dit-il tout à coup. + +Le domestique de Robert de Blois s'avançait en effet à pas comptés vers +le groupe des paysans. + +—Eh bien, mes enfants!... cria-t-il de loin, ne boit-on plus à la +santé du roi et de M. le maire? + +Personne ne répondit. Le père Géraud s'était redressé. + +—Petit Francin, murmura-t-il rapidement, retourne au jardin... Tu +viendras nous dire s'il y a du nouveau... + +Puis il ajouta en se tournant vers les vieux métayers assis à ses côtés: + +—Vous autres, j'aurai à vous parler après la veillée... Il ne sera pas +dit que personne n'a fait un pas ou donné un écu pour sauver Penhoël!... + +Blaise entrait dans le cercle tenant à la main la grande écuelle pleine. + +Le petit Francin remontait en courant vers le jardin du manoir. + +La partie grave de l'assemblée était en ce moment maîtresse du terrain. +Les trois demoiselles Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang et les autres +membres de la société avaient quitté leurs postes pour envahir le +gazon, occupé naguère par les danseurs. L'orchestre chômait. Quelques +gens avisés voyaient venir avec effroi le moment où Églantine, Héloïse +et Amarante allaient demander leur redoutable guitare, sous prétexte +de ranimer la fête. L'espoir secret que nourrissaient ces aimables +personnes de faire entendre, savoir: Amarante son ariette, Églantine sa +romance, et la jeune Héloïse son grand morceau d'opéra, leur donnait +des airs un peu moins revêches et les empêchait surtout d'invectiver +trop aigrement les Penhoël, qui abandonnaient ainsi leurs hôtes au beau +milieu de la soirée. + +Il n'y avait plus, en effet, dans le salon de verdure, aucun +représentant de la famille. Le maître du manoir était toujours dans son +appartement; Madame n'avait point reparu, non plus que l'oncle Jean. +Enfin Cyprienne et Diane, qui avaient présidé si longtemps à la danse, +s'étaient éclipsées tout à coup et avec une sorte de mystère, puisque +leurs cavaliers eux-mêmes les avaient cherchées en vain parmi la foule. + +Étienne et Roger avaient déserté à leur tour le salon de verdure, pour +explorer sans doute les allées du jardin. + +C'étaient maintenant Robert de Blois et Lola qui, en qualité +d'habitants ordinaires du manoir, faisaient les honneurs. + +Le jardin était illuminé, comme nous l'avons dit, d'un bout à l'autre, +et l'on n'y eût pas trouvé un endroit pouvant servir de cachette. + +Étienne et Roger avaient quitté le bal sans se prévenir mutuellement. +Ils se rencontrèrent face à face au détour d'une allée. + +Étienne était tout pensif. Les cheveux de Roger étaient baignés de +sueur. + +Il s'arrêta, essoufflé, devant le peintre. + +—Tu ne les as pas rencontrées? lui demanda-t-il vivement. + +—Non, répliqua Étienne. + +—Je vais chercher encore, dit Roger qui voulut reprendre sa course. + +Le jeune peintre l'arrêta. + +—Tu ne les trouveras pas... dit-il; tandis que tu cherchais à gauche, +moi je cherchais à droite... A nous deux nous avons parcouru tout le +jardin... Elles n'y sont pas. + +—Alors où sont elles? + +—Je ne sais. + +L'agitation de Roger de Launoy semblait croître à chaque instant. +Étienne, au contraire, restait calme, bien que sa voix si gaie +d'ordinaire eût un vague accent de tristesse. + +—Où sont elles?... répéta Roger; mon Dieu, tout cela est bien étrange! + +—Étrange!... interrompit Étienne en souriant; pourquoi?... Nous +doivent-elles compte de leurs actions? + +—Tu n'aimes pas, toi!... murmura Roger. + +Le peintre garda le silence; mais sa main serra plus fortement le bras +de son ami. + +—Moi, j'aime, reprit Roger, comme un pauvre fou!... Quand je suis +auprès d'elle, je ne sais plus qu'admirer et croire... Son sourire est +si pur, et on voit si bien son cÅ“ur sur son visage... J'ai honte de +mes soupçons. + +—Tu as donc des soupçons?... demanda tout bas Étienne. + +Roger baissa les yeux et ne répondit pas tout de suite. + +—Que sais-je?... s'écria-t-il enfin en appuyant sa main contre son +front mouillé de sueur. Je ne suis pas fou, et je ne rêvais pas... j'ai +vu... + +Il hésita. + +—Qu'as tu vu?... demanda Étienne. + +Et comme Roger se taisait encore, il ajouta d'un accent triste et lent: + +—Tu peux parler... j'ai vu, moi aussi, bien des choses! + +Roger le regarda avec une sorte d'effroi. On eût dit qu'il avait gardé +un vague espoir de s'être trompé, et qu'il redoutait par-dessus tout la +certitude. + +—Je ne parle pas de Cyprienne, répondit le peintre; mais Diane a un +secret... Il y a longtemps que je le sais. + +—Et ce secret?... + +—J'ai confiance, parce que j'aime... Jamais je n'ai cherché à le +surprendre. + +—Oh!... s'écria Roger, parce que j'aime, moi, je me défie!... C'est +tout mon bonheur et tout mon espoir!... Si je pensais que Cyprienne en +aimât un autre! + +Il s'arrêta, et reprit avec amertume: + +—Mon Dieu! cette idée-là me vient souvent... Et comment ne me +viendrait-elle pas?... Tu dis que tu as vu bien des choses!... Mais il +y a voir et voir... Ce que j'ai vu, moi, est tellement étrange, que +j'hésite à le confier même à mon meilleur ami. Et pourtant, poursuivit +Roger après avoir attendu une question qui n'était point venue, cela me +pèse trop sur le cÅ“ur!... Te souviens-tu, Étienne, de cette soirée que +nous passâmes à parler d'elles au bord du marais, de l'autre côté de +Glénac?... L'heure nous surprit... Quand nous rentrâmes au manoir, le +souper était fini depuis longtemps, et tout le monde dormait... Nous le +croyions du moins... Nous prîmes chacun sans bruit le chemin de notre +chambre. + +«La lampe du grand corridor était éteinte... Il me semblait entendre +devant moi un bruit de pas légers et timides... Je m'avançai les bras +tendus, touchant des deux côtés les murs du corridor... + +«Le bruit avait cessé à mon approche... Je croyais m'être trompé, +lorsque je sentis sous mes doigts deux coiffes de toile qui glissèrent +au premier contact, et que je ne pus retrouver dans l'ombre. Les pas +se faisaient entendre de nouveau, légers et rapides, dans la partie du +corridor que je venais de parcourir. On fuyait... mais au moment où +ma main s'était refermée, une des coiffes de toile avait laissé son +attache entre mes doigts... Et je riais, tout en ouvrant la porte de ma +chambre, parce que je me disais: «J'ai là de quoi savoir laquelle des +servantes de Penhoël va courir la nuit le guilledou!» + +«J'allumai ma chandelle, et je reconnus le petit ruban de soie bleu que +j'avais vu dans la journée à la coiffe de Cyprienne...» + +Roger de Launoy se tut, attendant évidemment une parole d'étonnement; +mais le peintre ne parla point. + +Il demeurait pensif et la tête inclinée. + +—Eh bien?... dit Roger. + +—Est-ce tout ce que tu as vu? demanda froidement Étienne. + +Roger était presque désappointé du peu d'effet produit par son histoire. + +—N'est-ce pas assez?... s'écria-t-il. + +—Ce n'est rien. + +—Tu as vu quelque chose de plus extraordinaire? + +—Tu en jugeras, répondit le peintre. + +—Alors il faut parler. + +—Tout à l'heure... continue. + +—Écoute donc encore, reprit Roger. Quelques jours après, je revenais +de Redon à pied... C'était à la hauteur du bourg de Bains, au milieu +de la lande... il faisait clair de lune... J'entendais au loin sur +la bruyère le galop de deux chevaux... Je ne prenais point garde, et +je poursuivais ma route... Au moment où les deux chevaux passaient +près de moi lancés à pleine course, je levai la tête... Les deux +chevaux étaient montés par des femmes... Je criai: «Diane! Cyprienne!» +Nulle voix ne me répondit. Je voulus courir; mais les deux femmes se +perdaient déjà dans l'ombre, et le pas de leurs chevaux s'étouffait au +loin sur la lande. + +—Il était tard? demanda Étienne. + +—Onze heures du soir. + +—Et ce jour-là , les Pontalès n'étaient-ils pas à Redon?... + +Roger se frappa le front. + +—Tu m'y fais songer! s'écria-t-il, les Pontalès étaient à Redon! + +—Mais était-ce bien elles?... dit le peintre. + +—Tu vas voir!... Il n'y avait pas possibilité de les rejoindre... +Après avoir fait quelques pas en courant comme un fou, je repris le +chemin de Penhoël. En arrivant au bac, je demandai au vieux Benoît si +quelqu'un avait passé l'eau dans la soirée. + +«Il me répondit: + +«—Personne. + +«Cela me fit grand bien... Je crus avoir rêvé... Pourtant, une fois +arrivé au manoir, il me restait des doutes... Au lieu de gagner mon lit +tout de suite, je me dirigeai, sans trop avoir la conscience de ce que +je faisais, vers la chambre de Diane et de Cyprienne... + +«Je collai mon oreille à la serrure. On n'entendait aucun bruit. + +«Elles dorment peut-être, me disais-je... Ma pauvre Cyprienne!... Je +suis un misérable fou!... + +«Et cependant, ma main s'appuyait malgré moi sur le bouton de la porte. +La porte s'ouvrit. Je reculai d'abord, effrayé de mon action... + +«Puis mon regard se glissa dans la chambre. Les rayons de la lune +tombaient d'aplomb sur les deux petits lits blancs, qui étaient vides.» + +—Est-ce tout?... demanda Étienne, tandis que Roger passait le revers +de sa main sur son front où perlaient des gouttes de sueur. + +—Si c'est tout!... murmura Roger; mais que veux-tu de plus? + +—Je crois en elles... dit le peintre. + +—Moi aussi! moi aussi! s'écria Roger; je crois en elle... Je l'aime +tant!... Quand je la vois sourire à mes côtés, je ne doute plus... Il +me semble que j'ai fait un rêve douloureux et impossible... Mais quand +je me retrouve seul, face à face avec moi-même, je me souviens, et je +souffre!... Bien des fois j'ai été sur le point de parler et d'implorer +une explication... mais elle paraissait me deviner... Son regard +souriait, se reposait sur moi si calme et si pur!... Je sais bien que +je n'oserai jamais l'interroger! + +Tout en causant, ils marchaient le long des allées du jardin. Ils +s'éloignaient d'instinct du salon de verdure, où les hôtes de Penhoël +étaient toujours rassemblés. Roger allait la tête basse et l'air +consterné; Étienne portait sur son visage qui voulait sourire les +traces d'une émotion contenue. Peut-être se faisait-il plus fort qu'il +ne l'était réellement. + +—Ce que tu as vu est étrange, dit-il enfin, ce que j'ai vu est plus +étrange encore... Ce mystère qui les entoure, j'aurais pu le percer +peut-être... mais je ne l'ai pas voulu... Moi aussi, j'ai rencontré +une fois Diane et Cyprienne dans les corridors du manoir au milieu +de la nuit... J'étais caché par la saillie d'une embrasure: elles ne +m'apercevaient point... Je les vis traverser sans bruit la galerie... +Elles dépassèrent ta chambre, la chambre de Penhoël, et je crus +qu'elles allaient entrer chez Madame... Mais elles dépassèrent aussi la +porte de Madame... Il n'y a rien au delà , sinon l'appartement occupé +par M. Robert de Blois. + +—C'était chez lui qu'elles se rendaient?... demanda Roger vivement. + +—Je ne sais... répliqua le peintre. La galerie fait un coude... Elles +disparurent. + +—Et tu ne les suivis pas?... + +—Je ne les suivis pas. + +—Ce Robert, qu'elles font semblant de mépriser et de détester! murmura +Roger de Launoy. + +—Elles méprisent aussi, elles détestent les deux Pontalès, dit Étienne +dont la voix baissa involontairement, et pourtant je les ai vues +s'introduire au château après minuit sonné! + +—Au château de Pontalès?... s'écria Roger stupéfait. + +—Au château de Pontalès... La nuit était sombre, cette fois, et je ne +les aurais pas reconnues si je n'avais entendu la douce voix de Diane +sur la lisière de la forêt. + +«—Aide-moi, disait-elle. + +«Elles s'approchèrent toutes deux de la muraille du parc. Cyprienne +s'appuya des deux mains contre le mur, et, avec son secours, Diane +franchit la clôture.» + +—Après?... fit Roger, dont le souffle haletait. + +—Je revenais de la Gacilly, à cheval, répliqua le peintre, mon cÅ“ur +battait et mon front brûlait... Mais je ne suis pas comme toi, Roger, +et je n'aurais jamais ouvert la porte de la chambre des filles de Jean +de Penhoël... J'enfonçai les éperons dans le ventre de mon cheval, qui +m'emporta au travers des taillis... + +—Oh!... fit Roger; tu n'aimes pas! tu n'aimes pas! + +—Si Diane de Penhoël n'est pas ma femme, répliqua le peintre, je ne +me marierai jamais... Il ne m'arrivait pas souvent autrefois de songer +à l'avenir... maintenant j'y pense toujours, parce que l'avenir, c'est +elle... Tu es rassuré quand tu les vois sourire, Roger; moi, si un +doute pouvait me venir, il me viendrait en ces moments... Mais que +de fois, parmi la joie feinte, que de fois j'ai surpris des larmes +dans les yeux de Diane!... C'est un cÅ“ur vaillant et fort contre la +souffrance!... Sous cette frêle beauté de jeune fille, j'ai deviné le +courage d'un homme... Ces larmes furtives qui me serrent le cÅ“ur, je +les bénis et je les admire... Oh! que Diane garde son secret!... Au +fond d'une âme comme la sienne, il ne peut y avoir que de nobles élans +et de saintes pensées!... + +La tête de Roger ne se relevait point. Il gardait le silence. + +—Chacun dans le pays sait cela, reprit le peintre, les plus pauvres +comme les plus riches. Il y a un grand malheur sur la maison de +Penhoël... Dieu se sert parfois du faible courage d'un enfant pour +combattre la force des méchants... + +Étienne s'interrompit brusquement, et sa voix, qui était lente et +rêveuse, se fit brève tout à coup et décidée. + +—Et puis, que m'importe tout cela? s'écria-t-il. Je faisais un songe +charmant... Le réveil est venu... Que Diane soit ceci ou cela, un ange +ou une pécheresse, je la verrai demain pour la dernière fois. + +—Que dis-tu là ?... demanda Roger en tressaillant. + +Ils étaient arrivés sur la terrasse qui bordait la rampe descendante +au passage de Port-Corbeau. Ils s'arrêtèrent d'un commun accord, et le +peintre s'accouda contre la balustrade de pierre. + +—Ce matin, reprit-il, M. Robert de Blois, qui paraît être maintenant +le maître au manoir, m'a payé mes travaux et m'a fait entendre qu'on +n'avait plus besoin de moi. + +—Mais Penhoël!... s'écria Roger, qui saisit la main de son ami; tu +aurais dû voir Penhoël. + +—J'ai vu Penhoël, répliqua Étienne, dont l'accent mélancolique prit +une nuance d'amertume, et je pars demain pour Paris... + +Au moment où le jeune peintre prononçait ces derniers mots, un faible +cri se fit entendre au pied de la terrasse. + +Les deux amis se penchèrent en même temps sur la balustrade et virent +deux formes blanches se glisser entre les châtaigniers des taillis. + +—Ce sont elles! s'écria Roger. + +Il voulut s'élancer, mais Étienne le retint de force. + +—Tu restes..., dit-il; tu es heureux!... Crois-moi, veille sur elles +pour les protéger, et non pas pour les épier! + + + + +IV + +MÈRE ET FILLE. + + +C'était la chambre de l'ange de Penhoël: un petit lit entouré de +rideaux blancs, dont la mousseline transparente laissait voir dans la +ruelle une image de la sainte Vierge, ornée d'un laurier-fleur bénit, +quelques siéges brodés par Madame et représentant des sujets enfantins +et gracieux, de jolies estampes de piété le long des lambris, et dans +une bibliothèque mignonne, en bois de rose, des livres du premier âge. + +Dans ce réduit si frais, à peine pressentait-on la jeune fille. +C'était l'enfant qui se montrait encore, l'enfant candide et +insouciante. + +Quelque chose disait que cette couche calme ignorait jusqu'à ces +rêves vagues qui bercent, à quinze ans, le sommeil de la vierge. Tout +était riant, mais froid. L'enfant se jouait, heureuse, au seuil de la +puberté. Elle tardait à naître femme. + +Et encore ce qui souriait dans cette chambre gentille, ce qui était +frais, gracieux, coquet, n'appartenait pas à Blanche toute seule. +C'était Marthe de Penhoël qui avait orné avec amour la retraite de +son enfant. Elle était redevenue jeune à penser pour sa fille; et si +parfois un peu d'espoir consolait la tristesse de sa nuit solitaire, +c'est qu'elle songeait qu'entre ces rideaux blancs son doux ange +dormait, ignorant à la fois les angoisses du présent et les menaces de +l'avenir. + +Chacun, si malheureux qu'il soit, possède aussi, au fond de son cÅ“ur, +une sorte d'asile où abriter sa pensée. Il est toujours un coin de +l'âme où Dieu clément laisse un rayon d'espoir. + +Marthe de Penhoël souffrait. Autour d'elle, les menaces s'accumulaient. +Son pauvre cÅ“ur, blessé depuis des années, saignait. Pour elle, le +passé n'avait que des regrets amers, le présent que navrant martyre, +l'avenir... hélas! il y avait là de si cruelles tortures, que mieux +valait fermer les yeux, et attendre comme le condamné à qui la suprême +pitié de la loi met un bandeau sur la vue... + +C'était quelques instants après l'accident qui avait troublé le bal, +au salon de verdure. Le bon oncle Jean, Madame et Blanche venaient +d'arriver dans la chambre de cette dernière. + +Blanche était pâle encore, et semblait prête à perdre de nouveau ses +sens. + +Madame, qui l'avait assise dans une bergère, l'entourait de ses bras. +La pauvre femme essayait de sourire, mais il y avait sur son visage un +découragement mortel. + +L'oncle Jean s'était arrêté au seuil de la porte. L'effort qu'il avait +fait pour soutenir la jeune fille avait ramené sur sa joue les mèches +légères et blanches de sa chevelure. La mélancolie douce, qui était +d'ordinaire sur ses traits, faisait place à une profonde désolation. + +Il regardait les deux femmes, et ses yeux étaient humides. + +L'évanouissement tout seul ne pouvait avoir produit ces émotions +poignantes, et derrière le hasard de cet événement, il devait y avoir +bien d'autres douleurs anciennes et cachées. + +Blanche renversait sur le dos de la bergère sa tête charmante, dont les +contours délicats et purs semblaient taillés dans de l'albâtre. + +—Ce ne sera rien..., murmura Madame d'une voix qui voulait être gaie, +mais où se devinaient les sanglots contenus; où souffres-tu, ma pauvre +enfant?... + +Blanche porta sa main à sa ceinture. + +—J'étouffe!... dit-elle. + +Sous le sourire forcé de Madame, il y eut un tressaillement d'angoisse. + +Elle répéta pourtant d'un accent morne et brisé. + +—Ce ne sera rien!... + +Puis elle se tourna vers l'oncle Jean qui s'appuyait, immobile, au +montant de la porte, et lui fit signe de se retirer. + +Le vieillard sortit aussitôt sans mot dire. A travers la porte +refermée, on entendit un instant le bruit de ses sabots dans le +corridor. + +Il allait d'un pas lent et la tête courbée. Quand il passait devant +l'une des fenêtres, et que les lumières répandues dans le jardin +arrivaient jusqu'à lui, on aurait pu le voir presser son front de ses +deux mains tremblantes. + +Blanche était seule avec sa mère. Ce n'était pas à cause de la présence +de l'oncle que Madame se forçait à sourire, car son regard devint plus +caressant encore. + +—Soulève-toi un peu, murmura-t-elle; ta robe est peut-être trop +serrée. + +—Oh! non..., dit l'Ange; tu sais bien, mère, qu'on a élargi ma robe il +y a quelques jours... + +—Qu'importe! si tu souffres. + +—Ce n'est pas cela, ce n'est pas cela, répliqua la jeune fille, qui se +révoltait naïvement contre l'évidence; je grandis, bonne mère... mais +en quatre jours ma taille n'a pas pu changer... N'as-tu point eu cette +maladie quand tu étais jeune fille? + +La paupière de Madame se baissa; elle ne répondit point. + +—Mon Dieu! reprit Blanche en appuyant ses deux mains contre sa +poitrine oppressée, je crois que tu as raison, mère... mon corset +m'étouffe!... Si cela continue, il faudra me faire faire des robes à +cÅ“ur comme madame l'adjointe... Je suis bien malheureuse! + +—Petite folle! dit Madame, il faut bien souffrir un peu pour devenir +une grande et belle demoiselle. + +—Mes cousines Diane et Cyprienne sont grandes... elles sont bien +jolies... et je ne les ai jamais vues souffrir ainsi... + +—C'est que tu ne te souviens pas, ma pauvre Blanche! + +La jeune fille poussa un soupir où son enfantine coquetterie avait +plus de part que les élancements de son mal. Elle fit effort pour se +soulever à demi, et Madame, passant derrière elle, détacha les agrafes +de sa robe. + +Dans cette position où elle ne pouvait être vue, Marthe de Penhoël ne +se contraignit plus. Ce sourire, retenu péniblement, qui éclairait +naguère sa figure, faisait place à une tristesse morne et découragée. + +La robe de Blanche portait en effet les traces du travail de la +couturière; mais ce n'était pas une fois seulement, comme elle le +croyait, qu'on avait élargi sa robe. Trois plis manquaient derrière son +corsage, trois plis, défaits un à un, et les deux premiers à son insu, +par la propre main de sa mère. + +Les agrafes, détachées, laissaient voir maintenant le corset. Entre les +baleines du corset, il y avait un large espace vide. + +—Fais vite, mère... j'étouffe..., murmurait l'Ange dont la respiration +devenait de plus en plus pénible. + +Les doigts de Madame tremblaient, tandis qu'elle cherchait à +débrouiller le nÅ“ud du lacet. + +—Vite! oh! vite! je t'en prie..., disait la jeune fille haletante. + +Les mains de Madame, maladroites et comme engourdies, serraient le +nÅ“ud au lieu de le lâcher. Plus elle s'efforçait, plus le filet de +soie s'enchevêtrait en des nÅ“uds nouveaux et inextricables. + +Elle saisit une paire de ciseaux sur la cheminée et trancha le lacet. + +Les flancs de l'Ange bondirent, débarrassés de la pression qui les +étranglait. Elle poussa un cri de bien-être. + +Le corset, détendu, s'était retiré à droite et à gauche, et cachait +maintenant ses baleines jusque sous l'étoffe de sa robe. + +—Oh! tu avais raison, mère, dit Blanche soulagée tout à coup; c'était +ce vilain corset qui me faisait souffrir... Il me semble, à présent, +que je suis dans le paradis! + +Elle respirait avec délices. + +L'Å“il de Madame se fixait avidement sur les reins de sa fille, où les +plis de la chemise demeuraient aplatis et collés en quelque sorte à la +chair, endolorie par la récente pression des baleines. Puis son regard +mesura l'écartement des deux parties du corset, comme si elle eût voulu +se rendre compte de la force soudaine qui les avait séparées. + +Tout à l'heure, lorsque sa robe était encore agrafée, Blanche gardait +la taille d'une jeune fille; mais cette apparence de juvénile finesse +était due tout entière au moule élastique qui modelait ses reins. + +Le moule était brisé; la taille de Blanche apparaissait déformée. + +Les yeux de Madame se levèrent au ciel; une larme roula sur sa joue. On +eût dit qu'une pensée odieuse et toujours combattue entrait malgré elle +dans son âme. + +—Que fais-tu donc là , mère?... demanda Blanche. + +Madame essuya vivement sa paupière humide, et sépara doucement les +beaux cheveux blonds de l'Ange pour lui mettre sur le front un baiser, +rempli d'ardent amour. + +—Je te disais bien, ma fille, murmura-t-elle, que ce ne serait rien... +Les jeunes filles ont comme cela des malaises étranges... Il n'y faut +plus songer. + +Blanche lui rendait ses caresses, et disait: + +—Bonne mère!... c'est toi, toujours toi qui me guéris et me +consoles!... Sans toi, quand ces souffrances me prennent, j'aurais peur +de mourir! + +—Mourir!... répéta Marthe de Penhoël, qui s'assit auprès d'elle et +l'attira sur ses genoux. + +—Si tu savais!... reprit l'Ange; autrefois, durant ma petite enfance, +j'étais souvent malade... mais cela ne ressemblait point à ce que +j'éprouve aujourd'hui... Tout à coup quelque chose tressaille en moi: +mon souffle s'arrête et le cÅ“ur me manque... + +Elle s'arrêta pour cacher sa tête charmante dans le sein de sa mère, et +ajouta tout bas: + +—Oh! quelquefois j'ai peur... grand'peur! + +Le regard de Madame se perdait dans le vide. Les paroles de l'Ange +glissaient sur son esprit inattentif. Elle n'écoutait pas. + +Pendant le court silence qui suivit, le rouge et la pâleur se +succédèrent plusieurs fois sur sa joue. A deux ou trois reprises, elle +ouvrit la bouche comme si une question se fût pressée sur sa lèvre. + +Elle n'osait pas. + +Au bout de quelques secondes, elle serra sa fille contre sa poitrine +avec une sorte de brusquerie. Un effort soudain qu'elle fit sur +elle-même donna une apparence de gaieté vive à sa physionomie. + +—Causons!... dit-elle. Te voilà comme autrefois sur mes genoux, +Blanche!... Te souviens-tu que tu aimais à t'endormir ainsi tous les +soirs? + +—On est si bien auprès de ton cÅ“ur!... murmura l'Ange en fermant ses +paupières à demi, et en reposant sa prunelle limpide sur les yeux de sa +mère. + +—Avant de t'endormir, poursuivit Madame, tu me disais tout ce que tu +avais fait dans la journée... En ce temps-là , tu n'avais pas de secret +pour moi... + +—En ai-je donc à présent?... demanda Blanche étonnée. + +L'hésitation de Madame devint plus forte. Évidemment, elle voulait +interroger, et quelque scrupule arrêtait ses questions au passage. + +—Je ne sais..., dit-elle pourtant; les jeunes filles aiment à faire du +mystère... + +—Moi j'aime à être auprès de toi, interrompit l'Ange qui souriait, +candide comme la Vérité même; j'aime à te montrer mon âme... Je ne +pourrais pas plus te cacher ma conscience qu'à Dieu. + +Cette fois, ce fut une vraie joie qui brilla sur le visage de Marthe de +Penhoël. Elle poursuivit en tenant sa bouche contre la joue de Blanche +et en coupant chaque parole par un baiser: + +—Je te crois... Est-ce qu'il pourrait en être autrement?... Ne sais-tu +pas combien je t'aime?... Et cependant... + +Elle s'interrompit... un nuage avait passé déjà sur sa joie. + +—Et cependant?... répéta Blanche en se jouant. + +«Mon Dieu! mon Dieu! pensait Madame dont la sérénité d'emprunt cachait +mal son angoisse revenue; faites que je me sois trompée, et doublez le +fardeau de mes autres douleurs!...» + +—Je voulais dire, reprit-elle tout haut, qu'il n'y a pas de ta faute, +ma pauvre Blanche... Les enfants ne savent pas voir clair au fond de +leur propre cÅ“ur... Je me souviens du temps où j'étais à ton âge... + +—Que tu devais être belle et aimée!... murmura Blanche, qui regardait +Madame avec l'admiration de son amour filial. + +—J'étais comme toi, Blanche, moins jolie que toi, et j'avais perdu ma +mère... Oh! il me semble que si j'avais eu ma mère auprès de moi comme +tu as la tienne, ma pauvre enfant chérie... il me semble que ma vie eût +été autrement... Mais que vais-je dire là ? se reprit-elle en retrouvant +dans son courage la force de sourire encore; je te ferais croire que je +suis malheureuse! + +Blanche, qui s'était redressée un instant avec inquiétude, posa de +nouveau sa tête paresseuse sur le sein de sa mère. En ce moment où sa +souffrance faisait trêve, elle subissait l'effet des fatigues de la +journée. Ses paupières battaient appesanties, et le sommeil effleurait +déjà son beau front. + +Madame voyait cela, et pourtant elle ne pouvait réussir à formuler +enfin la question qui était toujours sur sa lèvre. + +Pour quiconque aurait pu observer à nu cette âme brisée par une suprême +angoisse, la scène, si calme en apparence, aurait pris un caractère +terrible et à la fois souverainement touchant. + +Sur cette douce enfant qui s'endormait, souriante, il y avait une +fatalité mystérieuse. Madame avait deviné un secret funeste, une chose +cruelle, inattendue, accablante, une chose extraordinaire jusqu'à +paraître impossible. + +Mais dans le passé de Marthe de Penhoël, il y avait un mystère du +même genre, qui la faisait crédule, et pouvait lui donner foi à +l'impossibilité... + +Elle avait douté d'abord, cependant. Comment ne pas douter en face +de cette pure et radieuse innocence? La candeur de l'Ange parlait en +quelque sorte plus haut que l'évidence elle-même. + +Dès que venait le doute bienfaisant, Madame l'accueillait avec ardeur. +Elle espérait; ses craintes lui paraissaient alors insensées. Puis +ses propres souvenirs revenant en aide à l'évidence, elle croyait de +nouveau et retombait au plus profond de son découragement... + +Et, depuis quelques jours, sa vie se passait en ces alternatives. +Toutes ses autres souffrances faisaient trêve; toutes ses autres +craintes se taisaient... + +En ce moment, l'évidence reprenait ses droits. Marthe de Penhoël venait +de voir et de toucher, pour ainsi dire. Mais, au-devant de la vérité +dure et implacable, se plaçait le tranquille visage de l'enfant; ce +front calme était comme le miroir sans tache où se reflétait une âme +ignorante de tout mal. + +La question qui se pressait depuis si longtemps sur la lèvre de Madame +aurait mis fin sans doute à son incertitude, mais Madame ne trouvait +point de paroles pour la formuler à son gré. La pudeur des mères est, +entre toutes les pudeurs, la plus délicate et la plus timide. Et +parfois, en interrogeant, on enseigne... + +Marthe cherchait. + +Les beaux yeux bleus de l'Ange disparaissaient presque sous ses +paupières alourdies. + +—Ne vas-tu pas retourner à la danse?... demanda tout à coup Madame, +qui affecta un redoublement de gaieté. + +En même temps, elle ouvrit ses bras comme pour inviter Blanche à se +lever. + +La jeune fille s'appuya, plus paresseuse, contre le sein de sa mère. + +—Je suis si lasse!... murmura-t-elle. + +—Autrefois, quand il s'agissait d'un bal, tu avais beau être lasse, tu +ne le disais pas!... + +—J'étais une enfant!... répliqua Blanche. + +—Cela ne t'amuse donc plus? + +Blanche rouvrit à demi les yeux. + +—Oh! si... toujours! répondit-elle. + +—Parmi les jeunes gens qui sont à Penhoël, reprit Madame dont la voix +trembla légèrement, quoi qu'elle pût faire, lequel aimes-tu le mieux? + +Blanche ne répondit pas tout de suite; puis elle répéta lentement: + +—Parmi ceux qui sont à Penhoël?... + +—Oui. + +—Je ne sais pas... + +Madame prenait courage, à mesure qu'elle avançait dans cet +interrogatoire, entamé avec tant de crainte. + +—Voyons! poursuivit-elle, est-ce Roger de Launoy? + +—J'aime bien Roger. + +—Est-ce Étienne Moreau? + +—Il est bon... mais... + +—Est-ce M. Alain de Pontalès? + +—Non... Il a l'air orgueilleux et méchant. + +—Est-ce M. Robert de Blois? demanda encore Madame en baissant la voix +involontairement. + +Blanche rouvrit les yeux tout à fait, et la regarda d'un air étonné. + +—Oh!... fit-elle avec reproche; quelle idée!... M. Robert de Blois! + +Madame respira et la baisa. Un instant encore, elle oublia le récent +témoignage de ses yeux. + +—Eh bien! reprit-elle entre deux caresses, tu ne veux pas me dire qui +tu aimes le mieux? + +—Celui que j'aime le mieux n'est pas à Penhoël, répondit l'Ange dont +la joue devint toute rose; depuis que mon cousin Vincent est sur la +mer, je pense à lui souvent et je le regrette... J'ai bien tort de le +regretter, ajouta-t-elle d'un air fâché, car il ne m'a pas même dit +adieu avant de partir!... + +Madame était devenue tout à coup rêveuse; ses soupçons ne s'étaient +jamais portés de ce côté. Ses souvenirs, éveillés brusquement, lui +montrèrent la pâle figure de Vincent avec ses grands yeux toujours +fixés sur Blanche. + +Un instant, elle demeura muette et le cÅ“ur serré. + +—Vincent!... murmura-t-elle sans savoir qu'elle parlait. T'es-tu +trouvée quelquefois seule avec lui, ma fille? + +Blanche se prit à rire. + +—Je me trouvais seule avec lui tous les jours, répondit-elle. + +—Tous les jours!... répéta machinalement Marthe de Penhoël. Et te +disait-il parfois qu'il t'aimait, Blanche? + +—Il n'osait pas... + +—Il ne te l'a jamais dit? + +—Jamais. + +Un instant, Madame avait entrevu l'explication du mystère, mais le +mystère devenait plus impénétrable que jamais, car Blanche ne pouvait +pas mentir. + +Et à mesure que l'interrogatoire avançait, Madame sentait mieux la +difficulté de le pousser plus loin. + +Jusqu'alors, Blanche n'avait rien deviné des motifs qui dictaient ces +questions, faites sur un ton de gaieté légère; mais un mot de plus +allait peut-être la mettre en éveil. + +Et pourtant il fallait savoir... + +—Pauvre Vincent! dit Madame cherchant une transition au hasard; voilà +bien longtemps que nous n'avons eu de ses nouvelles! + +—Oh! oui, soupira Blanche; cinq mois!... c'est bien long! + +Elle avait compté les mois. Madame l'examina à la dérobée. Son joli +visage restait tranquille et s'imprégnait à peine d'une légère teinte +de mélancolie. + +On ne pouvait point s'y tromper, si le cÅ“ur de Blanche battait +plus doucement au nom de Vincent de Penhoël, c'était une préférence +d'enfant, une tendresse naïve et insouciante. Cela pouvait changer +plus tard et devenir un autre sentiment; mais ce n'était pas encore de +l'amour. + +—Tu vois bien, dit Madame en passant ses doigts parmi les ondes +soyeuses des cheveux de l'Ange, tu avais un secret que je ne savais +pas!... + +—Si j'avais su que c'était un secret, répondit Blanche que reprenait +le sommeil, je te l'aurais confié bien vite. + +Madame hésita encore une fois; puis un incarnat léger vint teindre sa +joue, tandis qu'elle murmurait cette dernière question: + +—Et d'autres que Vincent ne t'ont-ils pas dit qu'ils t'aimaient? + +—Si d'autres que Vincent me l'avaient dit, répliqua Blanche, je me +serais fâchée. + +—De sorte que tu n'as pas d'autre secret? + +—Non, mère. + +Les yeux de l'Ange s'étaient fermés tout à fait. Les regards de Madame +tombaient sur elle, plus tendres et plus maternels, tandis qu'elle la +berçait doucement contre son cÅ“ur, comme un enfant qu'on veut endormir. + +Pendant quelques secondes que dura le silence, la pensée de Marthe de +Penhoël sommeilla au contact du sommeil de sa fille. Elle retardait le +plus qu'elle pouvait, la pauvre femme, le réveil trop prochain de sa +conscience. + +—Mère, balbutia Blanche sans ouvrir les yeux et de cette voix lente +des gens qui s'endorment, je me suis trompée... J'ai un secret... je +vais te le dire... je ne sais pas pourquoi je ne te l'ai pas dit plus +tôt... C'était vers le printemps de cette année... Il faisait chaud +comme aujourd'hui et je m'étais endormie, vers le soir, dans le berceau +qui est au bout du jardin... M'écoutes-tu, mère?... + +Madame s'était redressée inquiète, attentive. Elle ne répondit à la +demande de l'enfant que par la pression plus forte de ses bras. + +Blanche poursuivit: + +—Je fis un rêve bien effrayant, va!... Il me semblait qu'il y avait +un homme là , près de moi, qui me serrait de toute sa force contre +sa poitrine... J'étouffais... je sentais son souffle brûlant sur ma +bouche... M'écoutes-tu, mère?... + +La pâleur de Marthe de Penhoël était devenue livide; ses yeux grands +ouverts et fixes exprimaient une angoisse profonde. + +L'enfant poursuivait de sa voix paresseuse et tranquille: + +—C'est drôle les rêves!... Je savais bien que je dormais... et +pourtant, je ne pouvais pas m'éveiller... Il se passait en moi quelque +chose d'étrange, et je n'ai jamais rien éprouvé de semblable, ni +auparavant, ni depuis... Mais voilà qui est plus étrange encore!... +Quand je m'éveillai enfin, je ne saurais trop dire si c'était la suite +de mon rêve... je crus voir véritablement un homme qui s'enfuyait sous +la charmille... + +—Et tu le reconnus?... demanda Marthe d'une voix sourde. + +—Non... seulement, comme je retournais au château, je rencontrai sur +mon chemin M. Robert de Blois... + +—Robert de Blois!... répéta Madame, dont l'Å“il étincela d'un feu +sombre. + +—C'est étonnant, n'est-ce pas? dit encore Blanche, dont la paupière +s'ouvrit à demi pour se fermer aussitôt. + +Son souffle se fit entendre régulier et plus bruyant. + +Elle dormait. + +Mais elle en avait dit assez; Marthe de Penhoël n'avait plus rien à +apprendre. + +Un instant elle demeura comme atterrée; puis, par un mouvement +instinctif et violent, sa main tremblante tâta et pressa les flancs de +l'Ange qui gémit dans son sommeil. + +—Perdue!... dit-elle prononçant pour la première fois ce mot qui +était depuis si longtemps au fond de sa pensée; perdue comme moi!... +innocente comme moi!... Qu'ai-je fait, mon Dieu! pour être punie jusque +dans mon enfant? + +Elle souleva l'Ange entre ses bras et l'étendit, toujours endormie, sur +le lit. + +Puis elle se laissa choir dans un fauteuil et couvrit son visage de ses +deux mains. + +Elle demeura longtemps ainsi. Ses yeux étaient secs et brûlants, des +sanglots déchiraient sa poitrine. + +—Mon Dieu!... mon Dieu!... prononça-t-elle enfin d'une voix étouffée; +il y a bien longtemps que je souffre!... Vous m'avez pris mon bonheur +dès le jour de ma jeunesse, et je n'ai point murmuré!... J'ai vu +votre main s'appesantir sur la maison de Penhoël; j'ai vu l'étrangère +s'asseoir à ma place; j'ai senti la mortelle menace suspendue au-dessus +de ma tête, et je n'ai point murmuré encore!... Mais ma fille, mon +Dieu! ma fille!... + +Ses larmes jaillirent au travers de ses doigts... + +—Ma fille, répéta-t-elle avec égarement; contre ce dernier coup je +suis trop faible!... Ayez pitié de moi, mon Dieu, car je suis une +pauvre abandonnée... Pas une voix amie pour me consoler!... pas une +main pour me défendre!... + +Il lui sembla, en ce moment, qu'un double soupir répondait à sa +plainte. Elle ouvrit les yeux. + +Cyprienne et Diane, à genoux à ses côtés, couvraient ses deux mains de +baisers. + + + + +V + +DIANE ET CYPRIENNE. + + +Au manoir de Penhoël, Cyprienne et Diane n'étaient pas traitées tout à +fait comme les filles de la maison. Elles étaient bien de la famille, +mais on laissait entre elles et leur cousine Blanche une distance si +grande, qu'elles ne pouvaient point se croire placées sur le même degré +de l'échelle sociale. + +Blanche était l'héritière, la véritable mademoiselle de Penhoël. Bien +rarement désignait-on par ce titre les deux filles de l'oncle Jean, +que les paysans nommaient les petites demoiselles, et la _société_ +simplement _les petites_. + +L'oncle Jean lui-même avait contribué à trancher plus profondément la +ligne qui séparait ses filles de leur cousine. Dès leur enfance, il +les avait habituées à regarder le berceau de Blanche avec une sorte de +respect. Il n'avait point voulu qu'elles s'habillassent comme Blanche, +et jamais il ne leur avait permis de porter d'autre costume que celui +des paysannes du Morbihan. + +Il y avait bien longtemps que l'oncle Jean vivait à la charge de ses +parents de la branche aînée. Autrefois, dans sa jeunesse, il avait +porté l'épée et il avait été, disait-on, un fier soldat; mais tandis +qu'il se battait à l'autre bout de la France, les gens trop zélés qui +représentaient la république dans le district de Redon vendaient à +l'encan son modeste héritage. + +Quand il était revenu au pays, il avait trouvé un asile chez le vieux +commandant de Penhoël, père de Louis et de René. Depuis lors, il +n'avait plus quitté le manoir. + +C'était un cÅ“ur bon et tendre, possédant d'instinct toutes les +délicatesses. Le souvenir reconnaissant du bienfait était en lui une +religion. Il donna la première place de ses affections aux deux fils de +son bienfaiteur. + +Et s'il leur fit une part inégale, ce fut à son insu et malgré lui. +Louis avait une âme si grande et si noble! Son absence laissait un vide +si profond dans le cÅ“ur de tous ceux qui l'avaient connu!... + +Avant d'être soldat, l'oncle Jean avait été un pauvre jeune +gentilhomme, à peine plus riche que l'unique fermier de son père. Il ne +savait pas grand'chose, et la seule éducation qu'il avait pu donner à +ses filles se réduisait à ce double principe, règle fondamentale de sa +propre vie: _Adorez Dieu; aimez Penhoël!_ + +Cyprienne et Diane aimaient Penhoël comme elles adoraient Dieu. +C'était un dévouement passionné, inaltérable, sans bornes, qui avait +ses racines aux premiers jours de leur enfance et qui, à mesure que +s'écoulaient les années, grandissait, loin de faiblir. + +Tout ce qui portait le nom de Penhoël leur était cher et sacré. Elles +respectaient le maître, tout en connaissant mieux que personne les +misères de sa nature et les fautes de sa vie; elles avaient pour +Blanche une tendresse protectrice et comme maternelle. Quant à Madame, +elles allaient bien au delà des prescriptions de leur père; elles +l'adoraient à l'égal de Dieu. + +Madame semblait bien loin de répondre par une tendresse égale à l'amour +expansif et à la fois respectueux que lui portaient Cyprienne et Diane. +Elle était bonne et douce pour elles comme pour tout le monde: voilà +tout. Et même un observateur clairvoyant aurait pu distinguer chez +elle, vis-à -vis des deux jeunes filles, une nuance de froideur qui +n'était point dans sa nature. + +Cela était d'autant plus étrange que Marthe traitait l'oncle Jean comme +un père, et prenait à tâche de le dédommager des brusqueries souvent +brutales du maître de Penhoël. + +Mais Marthe avait pour sa fille un amour exclusif sans doute. En ce +cÅ“ur plein il ne restait plus de place pour un sentiment secondaire. + +Diane et Cyprienne ne se plaignaient point. C'étaient toujours le +même empressement et la même ardeur. On eût dit parfois, tant elles +gardaient de courage à aimer Madame, malgré sa froideur inflexible, on +eût dit qu'elles pensaient que cette froideur était feinte. + +Elles avaient à peine connu leur mère, qui était morte peu de temps +après leur naissance. Enfants, elles avaient été libres et même un peu +abandonnées; jeunes filles, elles étaient libres encore. Personne, au +manoir, ne s'avisait de contrôler leurs actions. L'oncle Jean avait +en elles une pleine confiance. Le maître de Penhoël n'exigeait rien +d'elles sinon parfois, le soir, à des intervalles de plus en plus +rares, quelques-unes de ces anciennes chansons bretonnes qu'elles +disaient en s'accompagnant de leurs harpes. Madame semblait affecter +de ne leur demander jamais compte de leur conduite. + +Elles allaient et venaient, toujours seules, ou en compagnie d'Étienne +et de Roger, qui passaient leurs jours à les poursuivre et qui ne les +trouvaient pas toujours, car l'existence de Diane et de Cyprienne avait +son côté mystérieux. + +Elles n'avaient point de compagne de leur âge. Rien ne les appelait ici +plutôt que là ; rien ne les retenait au manoir, si ce n'est le désir de +faire compagnie à Blanche, qui les aimait tendrement pour tout l'amour +qu'elles lui témoignaient. + +Elles étaient les idoles des bonnes gens du pays, entre Redon et +Carentoir. On aimait Blanche, mais il y avait trop de respect dans +la tendresse qu'on lui portait. On ne la voyait pas assez souvent ni +d'assez près, tandis qu'il ne se passait guère de journée sans que +les gens des villages voisins eussent occasion de saluer Diane et +Cyprienne. Et Dieu sait qu'ils les saluaient de bon cÅ“ur, les chères +filles, malgré leur costume de paysanne. + +On les rencontrait le jour; et quelques-uns disaient que, la nuit +aussi, quand la lumière de la lune glissait, pâle, sur la lande +solitaire... + +Mais c'étaient là des contes de veillées, où le fantastique et +l'impossible entraient à forte dose. + +Ce qui était bien certain, c'est qu'elles étaient bonnes comme leur +père, le meilleur des hommes, et comme leur défunte mère, dont tout le +monde se souvenait; c'est qu'elles étaient plus jolies que les anges +qu'on voyait sourire dans les tableaux de la paroisse; c'est qu'enfin +elles ressemblaient, au dire des vieillards, à ce fils aîné de Penhoël, +beau et vaillant comme les héros des traditions antiques. + +En revanche, Cyprienne et Diane n'avaient point su trouver grâce +auprès de la _société_. Le chevalier et la chevalière de Kerbichel, +les trois vicomtes, madame veuve Claire Lebinihic, les demoiselles +Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, leur jeune frère Numa et autres notables +les tenaient au plus bas de leurs dédains. La Romance, l'Ariette et +la Cavatine déclaraient, à qui voulait les entendre, que ces petites +mendiantes, n'ayant ni sou ni maille, étaient la honte du pays. + +Elles dansaient comme des effrontées avec leurs jupes de cinq sous et +leurs bonnets ronds! Elles montaient à cheval et galopaient comme des +garçons! Elles raclaient de la harpe, enfin, à la grâce de Dieu, et +criaillaient de vieilles, vieilles chansons d'avant le déluge! + +Haine d'artistes... + +Les deux sÅ“urs en avaient soulevé de plus graves qui se taisaient et +qui attendaient. L'homme de loi le Hivain, surnommé Macrocéphale, les +abhorrait pour cause; M. Robert de Blois et son domestique Blaise les +détestaient cordialement; il n'y avait pas jusqu'au puissant marquis de +Pontalès qui n'eût contre elles une aversion bien décidée. + +De tout cela elles ne s'inquiétaient point trop en apparence. Elles +continuaient leur vie solitaire, et qu'on aurait pu croire occupée +à quelque Å“uvre mystérieuse, si la frivolité de leur âge et leur +inaltérable gaieté n'avaient repoussé bien loin ce soupçon. + +On les voyait, en effet, toujours joyeuses, comme si leur conscience +eût souri sur la sereine beauté de leurs jeunes visages. + +Étienne seul et Roger avaient pu voir parfois, en des occasions bien +rares, leurs fronts soucieux... + +Elles avaient alors à peu près dix-huit ans. Toutes deux étaient de ces +natures qu'il faut expliquer, parce qu'on ne les devine point. Malgré +leur extrême jeunesse, elles portaient un masque attaché solidement. Ce +masque, c'était leur gaieté même. + +Au temps où nous les avons vues, dans le salon de Penhoël, poursuivre +avec Roger de Launoy leur causette enfantine, leur gaieté vive et +franche n'avait rien d'emprunté. La famille était heureuse alors. +Madame avait bien quelque peine cachée; le maître montrait bien parfois +des inquiétudes et des soupçons inexplicables, mais, en somme, le +seul mal que connussent les hôtes du manoir était l'ennui monotone et +austère. + +Maintenant tout avait bien changé! A ce calme plat de la vie +campagnarde, où l'existence est une longue apathie et où l'on arrive +à la vieillesse avant d'avoir vécu, avait succédé comme une sourde +tempête. + +Au dehors, il n'en paraissait trop rien. C'est à peine si quelques +symptômes vagues laissaient deviner aux bonnes gens d'alentour la +mortelle fièvre qui minait la race de Penhoël. + +Au dedans même, tous ne comprenaient pas également la gravité du mal. +Mais Cyprienne et Diane avaient surpris, par hasard d'abord, puis par +l'effet de leur volonté, des secrets terribles. + +Elles voyaient, engagée auprès d'elles, une lutte ténébreuse dont le +résultat devait être la ruine et le déshonneur de Penhoël... + +D'un côté se réunissaient, ligués par l'intérêt, Robert de Blois, +maître le Hivain, le vieux marquis de Pontalès et d'autres alliés +subalternes, tous gens actifs et âpres à la curée, tous habiles, +audacieux et forts des avantages déjà remportés. + +De l'autre, le maître de Penhoël et Madame. Le maître n'avait jamais +été un esprit bien robuste; mais ces trois années pesaient sur lui +comme un demi-siècle. Il n'était plus que l'ombre de lui-même. Le peu +d'énergie qu'il avait autrefois s'était usée par le découragement +et aussi par des habitudes d'ivresse, où il s'était jeté lâchement, +comme en un refuge contre l'amertume de ses pensées. Marthe de Penhoël +était, au contraire, un cÅ“ur haut et vaillant. Au premier moment, +elle s'était placée de front entre le maître et ses ennemis; mais, +à un instant donné, un coup mystérieux avait soudainement brisé sa +résistance. On eût dit que son courage était tombé devant quelque +talisman irrésistible. Elle ne se défendait plus. + +De sorte que les coups des ennemis ligués contre Penhoël tombaient sur +un adversaire sans armes. La ruine avançait, avançait... + +Il était même étrange que le combat pût durer encore, et la chute de +la maison de Penhoël eût été consommée depuis longtemps si une main +mystérieuse, inconnue également aux vainqueurs et aux vaincus, n'était +venue retarder plus d'une fois le dénoûment fatal du drame. + +Cyprienne et Diane s'évertuaient dans l'ombre. Elles étaient jeunes, +isolées; elles ignoraient la vie; mais, sous leur beauté gracieuse, il +y avait un courage viril. + +Elles travaillaient, infatigables et alertes, à une tâche qui eût +épouvanté des hommes forts. + +Elles devinaient la haine qui s'envenimait autour d'elles; les conseils +ne leur avaient point manqué; car une voix prophétique, en qui elles +avaient confiance, leur avait souvent dit que la mort était au bout de +ce combat désespéré. + +La mort pour elles, si jeunes, si charmantes! Pour elles, qui +commençaient à aimer!... + +Elles allaient foulant aux pieds toutes craintes. + +Parfois,—quelle jeune fille n'a ses heures où le rêve chéri vient +caresser l'âme et l'amollir?—parfois Diane entrevoyait l'avenir bien +heureux avec Étienne, Cyprienne avec Roger; la faiblesse de la femme +prenait le dessus durant un instant; une larme glissait entre les cils +baissés de leurs beaux yeux. Mais cela durait peu; elles s'embrassaient +silencieusement, et ce baiser voulait dire: «Pauvre sÅ“ur, tu es comme +moi, tu l'aimes, et tu n'auras pas le temps d'être à lui.» + +Vous les eussiez vues alors, muettes et pensives, les bras entrelacés, +la tête inclinée... + +Quand elles se redressaient, il y avait sur leurs fronts d'enfants une +intrépidité calme et sereine. Elles s'étaient comprises; il fallait +combattre et combattre seules, car elles aimaient déjà trop pour mêler +Roger ou Étienne à ces sourdes batailles où il s'agissait de mort. + +Et, eussent-elles aimé cent fois davantage, l'idée ne leur serait point +venue d'abandonner la tâche commencée. + +D'ailleurs, il y avait des moments où elles espéraient la victoire. +Et que de joie alors! Avoir sauvé le maître qui avait été bon pour +leur enfance et qui donnait sa maison à leur vieux père sans asile! +Avoir sauvé Madame qui se mourait à souffrir d'une angoisse inconnue, +Madame, leur profond et tendre amour! Avoir sauvé Blanche enfin, la +pauvre enfant, le doux ange de Penhoël, sur qui planait aussi la menace +commune! + +Quand ces espoirs venaient, elles ne voyaient plus le monceau +d'obstacles qu'il fallait soulever, et leur cÅ“ur, ivre, bondissait +d'allégresse par avance. + +C'était cela qui les soutenait. Le courage, si grand qu'on pût le +supposer, n'aurait point suffi; il fallait les illusions et l'espérance. + +Et ici leur ignorance complète de la vie, et la simplicité qui leur +montrait au loin une route ouverte au travers de l'impossible, étaient +puissamment aidées par la nature romanesque de leur esprit. + +Tout, depuis leur enfance, avait accru cette prédisposition qu'elles +avaient à compter avec le merveilleux. + +Elles étaient de ce pays où les traditions sont de beaux contes de +fées, et où les imaginations tristes et poétiques tâchent sans cesse +à soulever le voile qui recouvre les choses surnaturelles. Leurs +premières nuits avaient été bercées par ces étranges récits qui +épouvantent et charment les chaumières bretonnes. Nul enseignement +raisonné n'avait arraché ces germes qui, au contraire, avaient grandi +dans la libre solitude où s'était passée leur enfance. Elles avaient +appris à lire dans les vieux livres de la bibliothèque du manoir, qui +se composait presque entièrement d'anciens poëmes et de romans oubliés +dans la poudre. Benoît Haligan les avait tenues bien souvent sur ses +genoux, toutes petites qu'elles étaient, et leur avait récité, avec +sa voix profonde et son mélancolique sourire, les étranges légendes +qui emplissaient sa mémoire. Enfin, il n'y avait pas jusqu'au souvenir +vivace, laissé dans le pays par leur oncle, l'aîné de Penhoël, qui +n'eût affecté bizarrement leurs jeunes esprits. + +On parlait de sa disparition mystérieuse, et l'on en parlait sans +cesse. Pour Diane et Cyprienne, c'était là encore un roman, mais un +roman réel qui les touchait de près, et leur servait de pont, en +quelque sorte, pour arriver à croire tout ce que disaient les vieux +livres de la bibliothèque. + +A mesure que les années étaient venues, leur foi s'était néanmoins +modifiée. L'élément intelligent et juste qui était en elles avait fait +peu à peu la part de l'impossible et de l'absurde, mais l'amour du +merveilleux avait surnagé. + +Et par un singulier travail de leur pensée, cette tendance, désormais +indestructible en elles, s'était détournée des vieilles fables pour +arranger miraculeusement le présent inconnu. + +Il était un lieu au monde qui leur apparaissait de loin, environné +d'un radieux prestige. Elles y rêvaient la nuit et le jour. Elles le +voyaient à travers ce prisme féerique qui montrait jadis aux crédules +matelots de l'Espagne les prodiges de l'Eldorado. Ce lieu, c'était +Paris. + +On ne saurait dire précisément d'où leur étaient venues les idées +qu'elles se faisaient de Paris. Elles les avaient prises çà et là , +récoltant d'un côté un renseignement, de l'autre un mensonge. Elles +avaient écouté d'abord les bonnes gens des environs, pour qui la +grande ville était un pays plus lointain et plus invraisemblable que +l'Amérique, au temps de Christophe Colomb. Elles avaient interrogé +la bibliothèque, dont les bouquins, un peu plus avancés, leur +fournissaient des détails tels quels. En outre, parmi les hobereaux +du voisinage, il en était jusqu'à deux ou trois qui se vantaient avec +orgueil d'avoir passé quinze jours, en leur vie, dans la capitale du +monde civilisé. + +Or les hobereaux qui ont fait le grand voyage ont une manière à eux +d'exagérer leurs impressions et d'enluminer la vérité. + +Cyprienne et Diane en auraient pu apprendre bien plus long auprès de +Robert de Blois et des deux Pontalès, mais une répulsion énergique les +éloignait de ces derniers, et Robert, qu'elles étaient forcées de voir +tous les jours, prenait plaisir à entasser fables sur fables. + +Il en était un peu de même d'Étienne Moreau, le jeune peintre. Certes, +ce n'était point chez lui mauvais vouloir ou amour du mensonge, mais, +dès qu'il s'agissait de Paris, le regard des deux sÅ“urs brillait et +s'animait; Étienne les voyait écouter avec une attention si passionnée, +qu'à son insu sa verve s'échauffait. Les couleurs du tableau +changeaient sous sa parole jeune et vive. Il aimait Paris, lui aussi, +et son souvenir avait des yeux de vingt ans. Malgré lui, la réalité +disparaissait sous un brillant manteau de poésie. + +Tant de notions diverses se mêlaient et s'amoncelaient dans la mémoire +de Diane et de Cyprienne. Elles n'en oubliaient aucune, et les +gardaient jalousement au dedans d'elles-mêmes comme un trésor cher. + +Elles n'avaient nul moyen de distinguer le vrai du faux. Aussi loin que +pussent se porter leurs regards, nul point de comparaison n'existait +autour d'elles. + +La plus grande ville qu'il leur eût été donné de voir était Redon, cité +de deux mille âmes. + +Il fallait que leur imagination bondît par-dessus toutes choses +connues, pour arriver à l'idée de Paris, et c'est justement dans ces +conditions particulières que l'imagination enivrée s'exalte et peut +élargir à l'infini l'horizon des rêves. + +Paris était pour elles l'enfer et le paradis; tous les miracles y +devenaient possibles. + +C'était le grand trésor du monde, où chacun venait puiser, à proportion +de sa force, de son génie ou de sa beauté. + +Ce qu'on demandait en échange à la beauté, au génie ou à la force, +elles n'en savaient rien, elles n'avaient jamais songé à s'en +instruire. Leurs yeux s'éblouissaient à contempler ce magique royaume +de la gloire et de la richesse. + +Bien souvent elles songeaient au bonheur de ceux qui pouvaient +lutter et vaincre dans cette arène splendide. Là , on devenait riche, +puissant; on pouvait approcher du roi, dont elles entendaient parler +avec une religieuse emphase, et dont le pouvoir leur semblait égal à +celui d'un dieu. + +On y arrivait pauvre; on en ressortait chargé d'or... + +Et leurs mains frémissaient d'envie à la pensée de cet or conquis, +non pas pour elles, les pauvres enfants, mais pour Penhoël, que +n'oubliaient jamais leurs âmes dévouées... + +Hélas! il y avait si loin de Glénac jusqu'à Paris! Et puis, il aurait +fallu abandonner leur tâche, déserter le poste qu'elles s'étaient +assigné, quitter leur vieux père, et Madame, et l'Ange, qu'elles +devaient défendre et protéger. + +C'était impossible! + +Pourtant elles y songeaient sans cesse, car, à leur âge, l'impossible +n'arrête jamais le désir; elles nourrissaient avec amour de folles +idées qui leur semblaient être le comble de la sagesse; sur des bases +naïvement insensées, elles bâtissaient de beaux plans raisonnables. + +Et, comme elles avaient entendu dire que l'art était un sûr moyen de +vaincre dans ce grand tournoi, si confus et si brillant à leur pensée, +elles quittaient leurs couches bien souvent dès l'aube pour se glisser +dans le salon de Penhoël, et chercher avec ardeur sur leurs petites +harpes des accords nouveaux... + +Pauvres filles! Les provinces sont pleines d'aspirations pareilles, +avec moins de candeur ignorante et quelques notions de plus sur les +mystères de la vie parisienne. + +Et les cent routes qui débouchent dans la ville immense amènent chaque +jour bien des vierges, entraînées par l'ardent et vague espoir. Elles +sont belles, jeunes; l'avenir est vaste; la vie sourit au-devant +d'elles. Combien vont rester mortes sur le champ de bataille! combien +vont retourner sur leurs pas, brisées, avec la honte sur le front et +dans le cÅ“ur! + +Au village, les mères ont raison quand elles disent tremblantes et +pâles: + +«Paris est un monstre qui dévore les jeunes filles.» + +Mais les mères parlent en vain, depuis que le monde est monde... + + * * * * * + +Cyprienne et Diane étaient entrées sans bruit dans la chambre de +l'Ange; elles venaient s'informer et savoir si l'accident du bal +n'avait pas eu de suites. + +Elles ne virent rien d'abord en dépassant le seuil, parce que la +chambre était éclairée seulement par les reflets de l'illumination du +dehors; mais, tandis qu'elles s'avançaient sur la pointe des pieds, +elles avaient entendu la respiration pénible et oppressée de Madame. + +Elles s'étaient arrêtées auprès du fauteuil où Marthe de Penhoël +s'était laissée choir, après avoir déposé Blanche endormie sur son lit. +Marthe se croyait seule et ne retenait point les paroles désolées qui +tombaient de sa bouche parmi ses sanglots. + +Cyprienne et Diane avaient leurs yeux pleins de larmes. Elles +écoutaient, navrées, n'osant ni se retirer, ni arracher Madame à sa +rêverie douloureuse. + +Elles s'étaient mises à genoux, et ce fut seulement lorsque Madame se +découvrit le visage qu'elles annoncèrent leur présence en mettant leurs +lèvres sur ses mains pâles et froides. + +Le premier mouvement de Marthe de Penhoël fut tout entier à l'effroi. + +Elle tressaillit, et poussa un cri étouffé. + +—Y a-t-il longtemps que vous êtes ici?... murmura-t-elle; ai-je +parlé?... + +Les deux filles de l'oncle Jean serraient ses mains contre leur cÅ“ur. + +—Dieu nous garde de surprendre vos secrets, madame! répondit Diane +d'une voix douce et triste; nous avons entendu seulement que vous +disiez: «Je suis seule... je n'ai personne pour me défendre et pour +m'aimer!...» Mon Dieu, mon Dieu! vous ne pensez jamais que nous sommes +là ! nous, qui vous aimons tant!... nous, qui voudrions donner notre vie +pour vous!... + + + + +VI + +UN COIN DU VOILE. + + +Diane et Cyprienne fixaient sur Madame leurs yeux humides. Leur âme +tout entière était dans ce regard. + +Il y avait, au contraire, sur le visage de Marthe de Penhoël, de +l'hésitation et de la contrainte. Et quiconque aurait assisté à cette +scène, sans connaître le fond du cÅ“ur de Marthe, se fût demandé +assurément pourquoi tant de froideur obstinée chez cette femme si +généreuse et si bonne, vis-à -vis de deux pauvres enfants qui semblaient +implorer chaque jour, à genoux, un peu de sa tendresse. + +Que Marthe préférât son enfant à elles, on ne pouvait s'en étonner, +mais elle aimait l'oncle Jean; pourquoi ce front sévère et glacé chaque +fois que les filles du bon vieillard s'approchaient d'elle? + +Ce ne pouvait être un pur caprice. Les bonnes langues de la _société_ +disaient bien que Madame était jalouse et qu'elle enrageait, suivant +l'expression des trois Grâces Baboin, de voir les _petites mendiantes_ +surpasser en beauté l'héritière de Penhoël. Mais le moyen de soupçonner +un sentiment si bas dans l'âme haute et digne de Marthe!... + +Il y avait de quoi, pourtant, être jalouse. L'Ange de Penhoël méritait +bien son nom. Impossible de rêver une figure plus virginale et plus +céleste. Mais, dans la régularité même de ce visage exquis, un peu de +monotonie s'engendrait. L'ensemble de ses traits mignons révélait une +langueur paresseuse qui se retrouvait dans la démarche, dans la pose, +partout. Le piquant, d'ailleurs, pouvait manquer à sa physionomie trop +douce, dont les lignes se fondaient, effacées, sous les masses de cette +chevelure blonde, pâle et presque divine auréole qui donnait au front +de l'enfant une sérénité uniforme et inaltérable. + +Chez les filles de l'oncle Jean, au contraire, tout était mouvement, +vie, force, jeunesse. Leurs tailles sveltes et souples avaient une +élasticité pleine de vigueur. C'étaient les vierges robustes et +hardies, qui pouvaient s'asseoir d'un bond sur la croupe nue des +chevaux du pays et courir, franchissant haies et palissades, sans +autre frein que la sauvage crinière de leurs montures. C'étaient aussi +les vierges timides, vives à sourire et promptes à rougir, moqueuses +parfois, aimantes toujours, fougueuses à chercher le plaisir et +ardentes à poursuivre le mystère inconnu de la vie. + +Romanesques et gaies à la fois, sensibles à l'excès et fermes pourtant +à l'occasion comme des hommes courageux; de bonnes filles avec cela, +simples, franches, le cÅ“ur sur la main, et dignes pourtant quand il +le fallait: de vraies Penhoël, ma foi! sachant redresser leurs têtes +fières et mettre je ne sais quel dédain victorieux dans leurs jolis +sourires... + +Et si vous les eussiez vues, que d'élégance véritable et choisie sous +leurs petits costumes de paysannes! Malgré leurs jupes courtes et leurs +souliers à boucles, malgré les petits bonnets ronds, sans rubans ni +dentelles, qui avaient peine à retenir la richesse prodigue de leurs +chevelures, il était bien impossible de se méprendre. C'étaient des +demoiselles! Où avaient-elles pris cette grâce noble et aisée, ce +charme indicible qui se respire comme un parfum et qu'on ne peut point +définir, ces _manières_, pour emprunter encore une fois le langage des +trois demoiselles Baboin? On ne savait. + +Il fallait fermer les yeux ou avouer qu'elles étaient adorables, et que +jamais jeunes filles n'avaient possédé plus de franches séductions, +plus d'entraînements chastes, plus de brillant, plus de piquant, plus +de naïfs pouvoirs d'ensorceler les cÅ“urs. + +Et cependant, il n'y avait point foule de soupirants autour d'elles. +Roger aimait Cyprienne; Étienne aimait Diane: c'était tout. Les autres +jeunes gens de la contrée étaient de braves gaillards qui voulaient +épouser _quelques sous_, pour vivre et vieillir, en honnêtes crustacés, +dans les gros souliers de leurs aïeux. Nulle part, en ce monde, fût-ce +dans la Chaussée-d'Antin ou dans le quartier de la Banque, fût-ce même +dans ces ruelles du vieux Paris où moisit l'usure crochue, on ne compte +si bien qu'aux champs. + +Le spectacle de la belle nature élève l'âme et détourne des mariages +d'amour. Chloé avait des rentes; Estelle était une héritière. Sans +cela, Némorin ni Daphnis ne leur eussent point fait la cour. C'est la +civilisation qui a trouvé le roman. Les sauvages ne marchandent-ils +pas, quand il s'agit d'épouser, comme s'il était question de se donner +une jument ou douze chèvres? + +Or Cyprienne et Diane ne possédaient pas un pouce de terre au soleil. +Elles n'étaient point le fait des jeunes messieurs de Glénac, de Bains +ou de Carentoir, qui pouvaient décemment demander mieux... + +Dans tout ce que nous venons de dire, nous avons toujours parlé +d'elles collectivement; cependant, il y avait entre elles de grandes +différences. Elles se ressemblaient bien cÅ“ur pour cÅ“ur; mais leur +visage et leur esprit n'étaient point pareils. + +Diane était plus grande que sa sÅ“ur, plus sérieuse et peut-être plus +belle. Ses beaux cheveux, d'un châtain foncé, se bouclaient autour d'un +front fier et pensif, qui prenait un rayonnement de grâce irrésistible +au moindre sourire. Ses grands yeux bruns, que la gaieté faisait si +doux, rêvaient souvent et perdaient dans le vide leur regard voilé. Il +y avait dans ses traits, parmi les indices d'une simplicité presque +enfantine, une intelligence vive et forte, et surtout une volonté +virile. + +Cyprienne réfléchissait moins, et riait davantage. Elle avait de +ces yeux, d'un bleu obscur, qui petillent et réjouissent la vue. Sa +physionomie exprimait la gaieté jointe à une pétulance fougueuse. + +Quand on les voyait séparées, l'Å“il saisissait entre elles une +ressemblance très-frappante; quand elles se trouvaient l'une près +de l'autre, cette ressemblance disparaissait, et l'on s'étonnait de +chercher en vain ce qu'on avait cru voir. C'est qu'elles étaient, en +quelque sorte, et nous l'avons dit déjà , séparées par un type commun +duquel se rapprochait, par des côtés divers, l'un et l'autre de leurs +jolis visages. Et l'on ne pouvait les comparer à ce type qui n'existait +plus... + +Agenouillées, comme elles l'étaient en ce moment, aux deux côtés du +fauteuil de Madame, l'esprit aurait cherché naturellement dans les +beaux traits de Marthe de Penhoël ce lien mystérieux dont nous parlons; +mais Marthe ne ressemblait à aucune des deux sÅ“urs: elle n'était +Penhoël que par alliance. + +Diane et Cyprienne tenaient toujours ses mains pressées contre leur +poitrine. Madame gardait le silence; ses yeux restaient baissés; sa +froide contrainte ne l'abandonnait point. + +—Nous serions si heureuses de nous dévouer pour vous! reprit Diane. + +—Mourir!... vous dévouer!... murmura Marthe de Penhoël; ce sont des +idées étranges que vous avez là , mes filles!... + +Elle ajouta en essayant de donner à sa voix un accent de plaisanterie: + +—On dirait que vous vous croyez dans quelqu'un de ces vieux châteaux +où les félons chevaliers de vos romans enchaînent et torturent de +pauvres victimes... + +—Nous vous voyons si souvent pleurer!... interrompit Diane. + +Madame retira sa main. + +—Vous êtes curieuses, mes filles, dit-elle avec sécheresse, et je +trouve que vous voyez trop de choses! + +Cyprienne rougit, blessée. Le front de Diane devint pâle. + +—Il faut nous pardonner, dit-elle d'un ton soumis; quand vous +êtes triste, il nous semble que votre souffrance est à nous... Ah! +que n'êtes-vous heureuse, madame! nous vous laisserions tout votre +bonheur!... + +L'émotion commença à percer sous la froideur de Marthe; son regard +glissa, malgré elle, entre ses paupières demi-closes, et partagea entre +les deux jeunes filles une Å“illade furtive. + +Diane et Cyprienne n'osaient point relever les yeux. Le joli front de +Cyprienne se teignait encore de ce rouge vif qui monte du cÅ“ur froissé +au visage. La figure de Diane n'exprimait que respect et douceur. +Mais quelle que fût la différence de leurs impressions présentes, le +dévouement égal et profond qui était au fond de leur âme se lisait à +travers la rancune enfantine de Cyprienne comme sur la belle patience +de Diane. + +Cyprienne n'avait point parlé encore; Diane, qui devinait sur sa lèvre +mutine un mot de reproche prêt à s'élancer, l'arrêta du geste et reprit: + +—Si nous nous trompons, madame, et Dieu le veuille, je vous en prie, +ne soyez pas fâchée contre nous!... + +Tandis qu'elles avaient les yeux baissés, Marthe de Penhoël se pencha +au-dessus d'elles et les baisa toutes deux. Elles tressaillirent; +Cyprienne ne put retenir un petit cri de joie. + +—Pauvres enfants!... dit Marthe, je ne suis pas fâchée contre vous... +mais, croyez-moi, jouissez en paix des plaisirs de votre âge... +Parfois, les années insouciantes et bonnes sont bien courtes pour nous +autres femmes!... Qui sait si demain vous ne commencerez pas à penser +et à souffrir?... Jusque-là , pauvres enfants, n'essayez pas de deviner +une peine que vous ne pourriez point soulager... L'heure viendra pour +vous comme pour toutes, mes filles, ajouta-t-elle plus tristement; +pourquoi la devancer?... Avez-vous donc tant de hâte de souffrir?... + +—Nous vous aimons, madame..., répondit Diane. + +Marthe retira celle de ses mains que tenait la jeune fille pour la +porter lentement à son front, comme on fait quand la migraine aiguë et +lourde accable le cerveau. + +—Nous vous aimons, répéta Diane, et, à cause de cela, l'heure est +venue déjà pour nous de penser et de souffrir. + +Ses paupières ne se baissaient plus, et ses grands yeux humides se +relevaient sur Marthe de Penhoël. + +Cyprienne laissait dire Diane, parce qu'il lui semblait que c'était son +propre cÅ“ur qui parlait. Elle se sentait trop étourdie pour risquer +une parole devant cette pauvre femme que l'excès de son malheur rendait +ombrageuse et défiante, mais elle enviait tout bas le rôle de sa sÅ“ur, +et se payait de son silence, la petite jalouse, en tenant ses lèvres +collées sur la main de Madame. + +Celle-ci n'avait pas voulu soutenir le regard de Diane, qui était une +muette question. + +—Vous me croyez donc bien malheureuse?... murmura-t-elle en baissant +les yeux à son tour. + +Et comme Diane tardait à répondre, cette fois Cyprienne répéta tout bas: + +—Oh oui! bien malheureuse!... + +Madame lui retira sa main. + +—Qui vous a dit cela? demanda-t-elle en retrouvant son accent de +sécheresse. + +La pauvre Cyprienne rougit, et demeura muette. + +—Vous m'épiez!... reprit Madame; j'ai cru déjà m'en apercevoir plus +d'une fois... Je vous défends de m'épier! + +Une larme roula sur la joue de Cyprienne. + +Diane regardait toujours Madame avec ses grands yeux tristes et doux. + +—Si vous m'aimez, poursuivit Marthe qui changea encore de ton, je vous +en prie, mes filles, ne cherchez pas à savoir!... + +—Oh! madame! madame!... interrompit Cyprienne baignée de pleurs, vous +voulez donc nous ôter jusqu'à la possibilité de vous défendre?... + +Marthe se redressa plus inquiète. + +—Et Blanche! continua Cyprienne qui ne voyait plus les signes de sa +sÅ“ur; notre pauvre ange! Hélas!... a-t-on besoin d'épier, madame, +quand tout ici menace et parle de malheur? + +Marthe jeta un coup d'Å“il furtif vers le lit où Blanche sommeillait +paisiblement. + +—Savez-vous donc quelque chose? prononça-t-elle d'un ton si bas que +les deux jeunes filles eurent peine à l'entendre, quelque chose sur +Blanche de Penhoël?... + +—Oui..., répondit Cyprienne. + +—Non!... répliqua Diane d'un accent qui avait quelque chose +d'impérieux. + +Cyprienne arrêta au passage les paroles qui allaient s'échapper de sa +lèvre. Les deux sÅ“urs s'aimaient trop pour qu'il n'y eût pas entre +elles égalité parfaite; néanmoins, à cause de cette tendresse même, +Cyprienne reconnaissait volontiers la prudence supérieure de Diane, et +ne refusait jamais de se laisser guider par elle. + +Lorsque Cyprienne se laissait emporter par la fougue étourdie de sa +nature, un mot de Diane suffisait toujours pour la retenir. + +L'attention de Madame était cependant excitée vivement. Elle attendait, +les yeux fixés sur Cyprienne. Comme celle-ci gardait le silence, Marthe +tourna vers Diane son regard où il y avait une défiance mêlée de +reproche. + +—Votre sÅ“ur allait m'avouer la vérité..., dit-elle; vous êtes experte +aux belles protestations, Diane... mais il ne faut pas toujours vous +croire. + +Cyprienne, qui était toujours à genoux, se dressa sur ses pieds, le +rouge au front. Ses jolis sourcils se froncèrent. + +—Oh!... dit-elle en contenant sa voix, si une autre que vous, madame, +accusait ma sÅ“ur de mensonge... + +Marthe de Penhoël eut comme un sourire à voir l'élan de cette ardente +affection. + +—J'ai tort..., murmura-t-elle, et vous avez raison de vous aimer, mes +filles. + +Elle tendit ses mains aux deux sÅ“urs. Cyprienne s'était déjà remise à +genoux. + +La délicate intelligence de Diane lui disait qu'il fallait néanmoins +une explication à ce _oui_ et à ce _non_, tombés en même temps de ses +lèvres et de celles de sa sÅ“ur. + +—Comme le visage de notre ange est beau dans son sommeil! dit-elle en +couvrant sa jeune cousine d'un regard ami et tendrement protecteur. +Nous n'avons pas le droit de dire que nous l'aimons autant que vous, +madame, puisque vous êtes sa mère... Mais Cyprienne qui se tait +maintenant, timide, sait parler mieux que moi, quand nous sommes seules +toutes deux... Combien de fois a-t-elle souhaité que Dieu fît deux +parts de notre avenir!... et que, pour notre chère Blanche, il pût +garder toutes les joies et tout le bonheur!... Vous demandiez tout +à l'heure si nous savions quelque chose sur elle... Ma sÅ“ur vous a +répondu oui... C'est que notre oreille entend de bien loin dès que l'on +prononce le nom de Blanche!... Oh! croyez-nous, madame, ce n'est point +curiosité vaine... quand on parle de l'Ange ou de sa mère, c'est notre +cÅ“ur qui écoute... Nous ne savons rien, sinon ce qui se dit chez les +pauvres métayers des alentours et dans le salon même de Penhoël... + +—Et que dit-on? demanda Madame. + +—On dit que l'Ange est une belle jeune fille, douce et bonne comme le +nom qui lui fut donné... mais on parle de mystérieux malheurs suspendus +au-dessus de sa tête... On répète tout bas que les mauvais jours sont +venus pour la race de Penhoël... On raille au salon, dans les fermes on +s'attriste, car les bonnes gens se souviennent de tous les bienfaits +répandus sur le pays par la main de Penhoël, depuis nos grands aïeux +qui possédaient toute la contrée, jusqu'à notre oncle Louis, que Dieu +protége dans son exil! + +—L'avenir n'appartient à personne..., murmura Madame; mais, dans le +présent, ne dit-on pas que la fille de René de Penhoël est heureuse et +riche? + +Diane secoua la tête lentement et garda le silence. + +—Répondez!... reprit Madame; je vous en prie... et je le veux! + +—Ce sont de vagues bruits, répliqua enfin Diane. On dit que l'avenir +assombrit déjà le présent; on dit que Blanche est en effet aujourd'hui +heureuse et riche... du moins on est bien sûr qu'elle l'était hier... +mais on se demande si elle le sera demain... + +Marthe était pâle. Sa voix trembla lorsqu'elle demanda encore: + +—Et sur quoi se fondent tous ces bruits, ma fille? + +—Au salon, personne ne le dit, repartit Diane; dans les fermes, on +répète que le jour où les étrangers sont entrés au manoir fut un jour +de malédiction et de malheur!... + +—Ce qui se passe ici est-il donc déjà la fable du pays? murmura +Marthe, tandis que la honte mettait un fugitif incarnat à sa joue. + +—Nous sommes vos nièces, madame, répondit la jeune fille; chacun nous +parle avec respect à cause de vous... On se borne à nous dire que cet +homme et cette femme sont la cause de tout le mal... C'est elle qui +entraîne le maître à sa ruine... C'est lui qui a ramené au manoir +l'ennemi mortel de nos pères... Pontalès, dont le fils parle déjà comme +s'il était possesseur des biens de Penhoël. + +Diane s'arrêta. Madame sembla hésiter et faire sur elle-même un effort +pénible. + +—Et le nom de cet homme, dit-elle en baissant les yeux, n'est-il +jamais prononcé, que vous sachiez, en même temps que mon nom?... + +—Au salon, peut-être... Chez les anciens vassaux de Penhoël, qui donc +oserait joindre le nom d'un homme détesté comme un démon au nom de la +femme que tous vénèrent à l'égal d'une sainte? + +Une autre question se pressait sur les lèvres de Madame. Diane la +devina, et répondit à voix basse: + +—Je n'ai jamais rien entendu moi-même à ce sujet... mais Cyprienne... + +Madame se tourna vivement vers cette dernière. + +—Ce sont des menteurs!... s'écria la jeune fille; des menteurs et des +méchants!... Je n'ai pas bien compris leurs paroles, mais voici ce +qu'ils disaient: + +«—Le maître de Penhoël ne peut rien refuser à M. Robert, et M. Robert +veut que l'Ange de Penhoël soit sa femme...» + +«Jusque-là , je comprenais bien, mais ils disaient encore: + +«—Madame est dans le même cas que le maître, elle ne peut pas dire +non... Pourtant, comme elle est fière et que les femmes bravent tout +quelquefois quand il s'agit de leur enfant, M. Robert s'est arrangé +pour que Marthe de Penhoël ne pût faire autre chose que de mettre dans +sa main la main de mademoiselle Blanche.» + +—C'est donc bien lui!... murmura Madame sans savoir qu'elle parlait. + +Ses yeux étaient fixes, et ses mains froides tremblaient dans les mains +des deux jeunes filles. + +Elle se leva brusquement et s'approcha du lit de Blanche. + +Un instant elle contempla le visage tranquille et pur de l'enfant, qui +semblait sourire. + +—Venez!... dit-elle d'une voix brève et sourde. + +Cyprienne et Diane s'avancèrent obéissantes. + +—A genoux!... reprit Marthe. + +Les deux sÅ“urs s'agenouillèrent. + +Marthe dit encore: + +—Priez!... + +Puis elle ajouta avec exaltation: + +—Priez du fond du cÅ“ur et comme vous n'avez jamais prié en votre +vie!... Vous dites que vous m'aimez... vous dites que vous voudriez +donner pour moi votre sang et votre bonheur!... Eh bien! priez Dieu +qu'il prenne votre bonheur et votre sang pourvu que ma fille soit +heureuse! + +Diane et Cyprienne joignirent leurs mains et répétèrent du fond du +cÅ“ur la prière que leur dictait Madame. + +Celle-ci appuyait son front baigné de sueur contre la couverture de son +lit, et murmurait dans ses sanglots déchirants: + +—Tout pour elle, mon Dieu!... Tout pour elle!... Ayez pitié de mon +enfant!... + +Quand elle se releva, ses yeux étaient secs, et un rouge vif colorait +son visage. Diane et Cyprienne l'examinaient à la dérobée avec +inquiétude. Il leur semblait voir dans ses yeux une sorte d'égarement. + +Elle contemplait toujours Blanche, mais froidement, comme si elle n'eût +point su ce qu'elle faisait. + +—Votre vie, dit-elle enfin d'une voix changée, votre sang et votre +bonheur!... Tout pour elle!... Pourquoi cela?... + +—Parce qu'elle est votre fille..., murmura Cyprienne. + +—Ma fille!... répéta Marthe qui semblait ne plus comprendre. + +—Parce qu'elle est adorée, ajouta Diane tristement, et qu'on ne nous +aime pas!... + +Marthe jeta sur elles tour à tour un regard si étrange et si brûlant, +que les deux jeunes filles tressaillirent jusqu'au fond de l'âme. + +—On ne vous aime pas?... prononça Marthe d'un accent plaintif et doux: +c'est vrai!... pauvres enfants, on ne vous aime pas!... + +Un sourire indéfinissable vint se jouer autour de sa lèvre. Elle les +attira vers elle d'abord tout doucement; puis, d'un geste plein de +véhémente passion, elle les pressa toutes deux contre sa poitrine +haletante. + +—Oh!... oh!... fit-elle en couvrant de baisers leurs fronts unis. + +Puis, sa voix éclatant malgré elle: + +—On ne vous aime pas!... s'écria-t-elle avec folie, on ne vous aime +pas, vous!... Oh! mon Dieu! m'avez-vous faite assez malheureuse!... + +Diane et Cyprienne demeuraient muettes d'étonnement. Elles ouvraient +de grands yeux pour regarder Madame, dont la joue se couvrait d'une +rougeur ardente et dont l'Å“il était de feu. + +Dans leur surprise, il y avait de la frayeur et aussi de vagues espoirs. + +Elles sentaient battre avec violence le sein de Madame, dont les bras +tremblaient. + +—Écoutez-moi!... reprit Marthe, le moment est venu... Il faut tout +vous dire!... Sait-on qui est la plus aimée des trois filles de +Penhoël? Écoutez!... écoutez!... Les yeux de la pauvre femme ont +pleuré; son cÅ“ur a saigné! Quand vous dormez, voyez-vous parfois votre +mère en songe?... + +Diane cherchait à comprendre. Cyprienne écoutait comme on suit un rêve. + +Avant qu'elles pussent répondre, Madame reprit encore d'une voix plus +sourde et en perdant son regard plus troublé dans le vide: + +—Pauvre femme!... pauvre mère!... Écoutez!... + +Elle s'interrompit; sa bouche resta entr'ouverte. Les deux jeunes +filles, qui attendaient, la sentirent chanceler. Son visage se couvrit +tout à coup d'une pâleur livide. + +Les jeunes filles n'eurent que le temps de la soutenir. Elle +s'affaissa, faible et privée de mouvement, entre leurs bras. + +Diane et Cyprienne la déposèrent sur un siége. Elle n'avait point perdu +le souffle, mais on eût dit une morte, tant son corps immobile était +glacé. + +Durant quelques minutes, les deux filles de l'oncle Jean s'empressèrent +autour d'elle. Au bout de ce temps, la poitrine de Madame se souleva +en un long soupir; ses yeux tombèrent sur Diane et Cyprienne qui +interrogeaient avec effroi son visage. + +—Vous voilà !... dit-elle, pourquoi n'êtes-vous pas à danser?... + +Sa voix était calme et froide. + +Les deux jeunes filles ne savaient que répondre. + +—Le bal est-il donc fini déjà ?... reprit Marthe. + +Il y avait entre sa froideur présente et la fièvre qui l'emportait +naguère un contraste étrange. Évidemment, elle ne se souvenait plus... + +Diane fit effort pour oser. Elle prit la main de Madame et la baisa +respectueusement. + +—Il y a longtemps que nous sommes ici..., murmura-t-elle; nous +parlions de vous, madame, et du danger qui menace votre fille... + +Marthe sourit d'un air incrédule. + +—Nous parlions de cela!... répéta-t-elle; un danger pour Blanche!... +Qui donc serait assez cruel pour s'attaquer à une pauvre enfant? + +Elle se tourna vers le lit de l'Ange, dont le sommeil paisible n'avait +point été troublé. + +—Des dangers!... répéta-t-elle en touchant du doigt la joue de Diane +avec un sourire protecteur et distrait, les jeunes filles se font comme +cela des idées!... Allez rire et danser, mes enfants... Il n'y a de +malheurs et de mystères que dans vos petites têtes folles!... Voici +notre Blanche guérie... Allez dire là -bas aux musiciens de jouer leur +air le plus joyeux... Puisque Penhoël donne bal, il faut que ses hôtes +s'amusent! + + + + +VII + +SOUS LA TOUR-DU-CADET. + + +Cyprienne et Diane venaient de quitter la chambre de l'Ange. Elles +marchaient côte à côte, sans se parler, le long des corridors +du manoir. Il ne faisait pas un souffle d'air au dehors, et les +illuminations du jardin restaient intactes. Des fenêtres de la galerie, +on pouvait voir les longues lignes de lumière qui marquaient les allées +et le cercle plus brillant du salon de verdure. + +On entendait, dans cette dernière direction, comme un bruit sourd de +casseroles fêlées, dominé par des cris déchirants et insensés. C'était +mademoiselle Héloïse Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, la Cavatine, qui +chantait son grand morceau d'opéra avec accompagnement de guitare. + +En écoutant ces prodigieuses clameurs, un étranger n'aurait pas manqué +de concevoir des idées sinistres et de penser à quelque attentat commis +dans le voisinage; mais les deux filles de l'oncle Jean ne pouvaient +point s'y méprendre; elles connaissaient trop la voix de la plus jeune +et de la plus timide des Grâces Baboin. + +Au lieu d'obéir à l'injonction de Madame, en rentrant dans le jardin +pour gagner le bal, elles descendirent l'escalier menant à la cour. +Les domestiques étaient tous dans l'aire; la cuisine et l'office se +trouvaient déserts. Diane et Cyprienne sortirent du château, sans être +aperçues, par la porte de la cour. + +Cette issue donnait sur le seul chemin praticable aux voitures, et +pouvant conduire du Port-Corbeau à Penhoël. Il descendait la montée en +zigzag, pour éluder la pente, et coupait en dix endroits différents le +taillis de châtaigniers. + +Diane et Cyprienne suivirent le chemin qui longeait d'abord, pendant +une centaine de pas, cette robuste et gothique muraille, aboutissant +d'un côté à la Tour-du-Cadet, et, de l'autre, servant de terrasse aux +jardins de Penhoël. + +Elles marchaient lentement, perdues qu'elles étaient dans leurs +réflexions. Aucune d'elles n'avait rompu encore le silence. + +Elles songeaient à ce qui venait de se passer dans la chambre de +l'Ange. Bien des fois déjà , elles avaient surpris la douleur de +Marthe de Penhoël; mais qu'il y avait loin de ce qu'elles avaient vu +jusqu'alors à ce qu'elles venaient d'entendre et de voir! Qu'il y avait +loin des larmes de Madame, silencieuses et résignées, à ce transport +subit, à ces paroles fiévreuses, à ce délire! + +Et ces paroles entendues, que signifiaient-elles?... + +Qu'y avait-il au fond de ce mystérieux désespoir, dont l'objet apparent +n'était plus ni le danger de Blanche, ni la ruine prochaine de +Penhoël?... + +Un instant, elles avaient pu croire que cette angoisse fougueuse se +rapportait à elles, Diane et Cyprienne. N'était-ce pas en les pressant +contre son cÅ“ur avec ivresse que Marthe avait prononcé ces bizarres +paroles? + +Les pauvres enfants, qui mendiaient chaque jour à genoux quelque +distraite caresse, avaient pu se croire un instant adorées à l'égal de +Blanche elle-même! + +Mais ce n'avait été qu'un instant. Après cet ardent baiser qui les +avait réunies sur le sein palpitant de Marthe, quel froid sourire et +quels mots glacés! Bien qu'elles fussent habituées à l'indifférence, +il leur semblait qu'on les avait congédiées, cette fois, avec plus de +dédain encore qu'à l'ordinaire. + +Que croire? Cyprienne avait beau mettre son esprit à la torture, elle +cherchait en vain. Diane elle-même perdait l'effort de son esprit +clairvoyant et subtil à vouloir soulever le voile. + +Parfois, elle croyait entrevoir le mot de l'énigme; mais c'était une +chose si invraisemblable, si impossible!... + +Diane repoussait la supposition accueillie; elle retombait au plus +profond de ses doutes, et se retrouvait en face du problème insoluble. + +Que croire? Rien, hélas! sinon que Madame, outre les douleurs qu'elles +avaient déjà devinées, avait une autre torture plus mystérieuse encore, +et qu'il ne fallait point espérer de guérir!... + +Elles allaient la tête penchée; leurs mains s'étaient unies à leur +insu, et bien qu'elles ne se parlassent point, leurs pensées se +répondaient. + +Au moment où elles arrivaient sous la partie des anciennes +fortifications qui servait maintenant de terrasse aux jardins du +manoir, elles s'arrêtèrent toutes deux d'un mouvement brusque et +commun. + +Elles prêtèrent l'oreille. + +Des voix se faisaient entendre sur la terrasse, et quelques mots +descendaient jusqu'à elles. + +Elles relevèrent la tête. La saillie de la muraille leur cachait les +illuminations du jardin; mais les mille feux allumés le long des allées +mettaient un rayonnement dans l'atmosphère épaisse et lourde. Il y +avait comme un fond lumineux derrière la ligne noire de la terrasse. + +Sur ce fond, Cyprienne et Diane virent se détacher deux têtes connues. +C'étaient Étienne et Roger qui poursuivaient là leur conversation +entamée dans le jardin. + +Nous savons que les noms des deux filles de l'oncle Jean revenaient +bien souvent dans leur causerie. Diane et Cyprienne ne pouvaient saisir +le sens des paroles, mais elles entendaient leurs noms prononcés, et +toutes deux restaient. + +Elles étaient bien jeunes. A l'âge qu'elles avaient, il faut peu de +chose pour faire diversion aux préoccupations les plus graves. + +A se voir ainsi, par hasard, aux écoutes, la gaieté naturelle de +leur caractère revenait au galop. Quand c'était Roger qui parlait, +un sourire se jouait autour des jolies lèvres de Cyprienne; quand la +voix d'Étienne se faisait entendre, la charmante figure de Diane +s'éclairait à son tour. + +Elles aimaient toutes deux; peut-être aimaient-elles bien plus qu'elles +ne le croyaient elles-mêmes. + +Il y avait déjà plusieurs minutes qu'elles étaient là , écoutant et +tâchant de relier en se jouant les lambeaux de phrases qui tombaient +jusqu'à elles, lorsque Étienne et Roger s'accoudèrent sur la balustrade +de la terrasse. Les deux jeunes filles se rapprochèrent davantage de +la muraille et se cachèrent parmi les touffes d'épines et de houx qui +en masquaient les fondements. Dans cette nouvelle position, elles +pouvaient tout entendre. + +Aussi, lorsque Étienne annonça son départ pour Paris, un cri +d'étonnement douloureux s'échappa de la poitrine de Diane. + +Ce cri fut entendu par Étienne et Roger, qui se penchèrent vivement en +dehors de la balustrade; mais déjà les deux jeunes filles se perdaient +derrière les branches du taillis. + +Diane courait, entraînant maintenant sa sÅ“ur à travers les pousses +des châtaigniers. On aurait pu croire qu'elle avait un but qu'il lui +fallait atteindre à tout prix. Et pourtant elle ne savait pas où elle +allait. + +Cyprienne la suivait en silence. + +En quelques minutes, le taillis fut traversé. Les deux sÅ“urs se +trouvaient de l'autre côté de la maison, au bout de l'antique muraille +et sous la Tour-du-Cadet, dont les créneaux à jour surplombaient +au-dessus de leurs têtes. + +Diane s'arrêta, essoufflée. Elle porta la main à son front brûlant, +puis à son cÅ“ur qui battait douloureusement. + +—As-tu entendu?... murmura-t-elle. + +—J'ai entendu, répondit Cyprienne; ma pauvre sÅ“ur!... + +Elle voulut lui prendre la main; Diane se jeta dans ses bras en +pleurant. + +—Demain..., disait-elle parmi ses larmes, dans quelques heures, je +l'aurai vu pour la dernière fois!... Oh! sait-on comme on aime?... Hier +j'aurais cru pouvoir sourire en parlant de son départ!... + +—Si tu lui disais de rester..., murmura Cyprienne, il resterait. + +Diane garda le silence. Un instant, les deux sÅ“urs se tinrent encore +embrassées; puis Diane se redressa tout à coup. Elle essuya ses yeux où +restaient quelques pleurs. + +—Non, non! dit-elle; je ne lui demanderai pas de rester!... Autour +de nous il n'y a que malheur... Ce malheur est à nous, qui sommes +les filles de Penhoël; pourquoi le faire partager à ceux que nous +aimons?... Qu'il parte, dût-il m'oublier!... Si Dieu exauce mes +prières, il sera bien heureux... + +Tandis qu'elle parlait, sa belle tête intelligente et pensive +s'inclinait sur sa poitrine. Il y avait dans sa voix un accent de +tristesse profonde. Elle sentait aujourd'hui, pour la première fois +peut-être, qu'à son insu son cÅ“ur s'était donné tout entier. + +Cyprienne faisait un retour sur elle-même, et songeait en frémissant +que Roger pourrait partir aussi à son tour. + +Elle cherchait en vain quelque bonne parole d'espérance et de +consolation. Ce fut Diane qui rompit le silence. Sa voix était changée. +Une fermeté grave remplaçait la mélancolie de tout à l'heure. + +—Nous ne sommes pas ici pour nous occuper de nous-mêmes, dit-elle. +Étienne est jeune et fort... l'avenir s'ouvre devant lui: que Dieu +l'assiste!... Auprès de nous, il y a des faibles à protéger et à +défendre... Songeons à Penhoël, ma sÅ“ur, et hâtons-nous... car quelque +chose me dit que l'heure mortelle approche... + +Cyprienne serra la main de sa sÅ“ur contre son sein. + +—Tu l'aimes, pourtant!... murmura-t-elle; je t'en prie, cherchons un +moyen de le retenir!... + +—Cherchons un moyen de sauver Penhoël!... répondit Diane dont les +grands yeux se levaient au ciel avec une résignation angélique; +cherchons un moyen de sauver Madame et de sauver la pauvre Blanche! + +Le lieu où elles se trouvaient en ce moment formait l'extrême sommet de +la colline. Vers l'orient, au delà de la Tour-du-Cadet, il n'y avait +rien qu'une rampe rocheuse descendant à la lande. Entre cette rampe et +le chemin qui longeait la muraille, une sorte de guérite demi-ruinée, +protégeant une poterne, se collait aux fondements de la tour. En cet +endroit, le taillis plus touffu faisait à la guérite un impénétrable +abri de verdure. + +Comme la vue était magnifique de ce point culminant, on avait ménagé, +sous les châtaigniers, une étroite esplanade, où régnait un banc de +gazon. + +Les vieux paysans se souvenaient que le commandant de Penhoël aimait +particulièrement ce site. Bien souvent, durant les beaux soirs de +l'été, on le voyait jadis monter la route abrupte, appuyé sur le bras +de son fils Louis, le favori de sa vieillesse. Ils disparaissaient tous +les deux derrière l'épais rempart de feuillage, et ceux qui passaient +alors dans le chemin pouvaient entendre la voix grave du vieux marin, +enseignant à l'aîné de sa maison les nobles sentiments qui avaient +guidé sa propre vie. + +La mémoire du commandant de Penhoël était vénérée comme celle d'un +saint. D'année en année, lorsqu'on faisait des coupes dans le taillis, +on respectait toujours les quelques châtaigniers groupés autour de la +guérite. Les châtaigniers étaient devenus de grands arbres, dont les +troncs robustes s'élançaient bien au-dessus de la barrière de verdure +qui entourait toujours leurs pieds. + +Depuis la mort du commandant, le maître actuel du manoir semblait, +en vérité, craindre tout ce qui rappelait la mémoire du temps passé. +Pas une seule fois peut-être il n'était venu visiter ce lieu, où il +aurait revu les images unies de son père mort et de son frère absent. +Le passage qui conduisait de la route au banc de gazon disparaissait +maintenant, à demi bouché par les broussailles et les pousses du +taillis. + +En revanche, on aurait pu remarquer un autre passage, pratiqué dans la +direction opposée, et donnant sur un petit sentier à pic qui descendait +au bord de l'eau. + +La Tour-du-Cadet se dressait immédiatement au-dessus de la cabane de +Benoît Haligan, le passeur. C'était Benoît Haligan qui avait pratiqué +ce sentier à travers les taillis, en venant presque chaque soir +s'agenouiller à la place occupée jadis par son vieux maître. + +Benoît trouvait là ce qu'il aimait: une nature grande et sombre, des +souvenirs tristes et des pensées de mort. + +Maintenant que la maladie et la vieillesse le clouaient à son grabat, +ce qu'il regrettait le plus au monde, c'était l'heure qu'il passait +tous les soirs, autrefois, à genoux au pied de la Tour-du-Cadet. + +Cyprienne et Diane venaient de percer l'enceinte de feuillage. Elles +étaient assises sur le banc de gazon. + +—Dieu m'est témoin, disait Cyprienne, que je n'ai jamais eu la pensée +de reculer!... mais nous sommes trop faibles, ma pauvre sÅ“ur, et ils +sont trop puissants... Un instant j'ai cru que nous avions réussi à les +effrayer en faisant courir le bruit du retour de notre oncle Louis... +L'amour que tout le pays porte à l'aîné de Penhoël est si grand!... +Ils se sont arrêtés; ils ont hésité durant quelques jours... Hélas! +notre oncle Louis n'est pas revenu, et ils ont oublié leur épouvante... +Que faire désormais?... Nous avons épuisé toutes nos ressources! Nos +efforts ont pu retarder un peu le coup qui menace Penhoël... mais, +à mesure que nous détruisons une arme prête à le frapper, une arme +nouvelle est forgée... d'autres piéges se tendent... et deux pauvres +enfants comme nous peuvent-ils défendre toujours l'homme qui ne se +défend pas lui-même?... + +—Ce sont des gens habiles, répliqua Diane avec amertume; ils ont +commencé par empoisonner son cÅ“ur et par aveugler son intelligence!... +Puis on lui a pris sa force... Chaque soir, on l'assoit à une table de +jeu, entre cette créature sans âme qu'il aime d'une passion insensée, +et le flacon d'eau-de-vie qui va lui enlever le reste de sa raison!... +Ils sont là , les lâches! rangés autour de cette proie facile... Oh! +quand je vois le front de Penhoël se rougir, son Å“il s'éteindre et +sa voix trembler en mêlant les cartes déloyales, il me semble que la +justice de Dieu nous abandonne! + +—Quand je vois cela, moi, s'écria impétueusement Cyprienne, je pense +que, si j'étais homme, il n'y aurait déjà plus autant de misérables +autour de ce tapis vert!... Pourquoi notre frère Vincent a-t-il quitté +le manoir?... + +—Si notre frère est heureux, reprit Diane, que le ciel soit béni! N'y +a-t-il pas ici assez de cÅ“urs à souffrir?... Ma sÅ“ur, il vaut mieux +que nous soyons seules dans cette lutte... et s'il ne nous fallait que +des bras forts et des cÅ“urs vaillants, n'aurions-nous pas Étienne et +Roger? + +Cyprienne baissa la tête. + +—Oui... oui..., murmura-t-elle; il vaut mieux que nous soyons +seules... Étienne et Roger voudraient combattre à visage découvert, +et nous savons trop que ces hommes ne reculeraient pas devant +l'assassinat... + +Elle baisa Diane au front et reprit avec une sorte de gaieté: + +—Pardonne-moi, ma sÅ“ur... Tu sais bien que je suis brave, malgré mes +instants de faiblesse!... + +—Je sais que tu es un cÅ“ur dévoué, ma pauvre Cyprienne, répondit +Diane qui lui rendit son baiser avec une tendresse de mère; je sais que +tu es prête à donner ta vie pour ceux que nous aimons... toi si jeune +et si belle!... toi qui pourrais être heureuse avec le mari de ton +choix!... Écoute!... il nous reste bien peu de chances de vaincre... et +ce que nous faisons toutes deux, une seule pourrait le faire... Si tu +m'aimais bien... si tu étais toujours ma petite sÅ“ur chérie... + +—Je te laisserais seule en face de ces maudits, n'est-ce pas?... +s'écria Cyprienne indignée; je tâcherais de fermer les yeux pour ne +point voir que tu meurs à la peine!... + +—N'est-ce pas assez d'une victime?... murmura Diane. + +Cyprienne lui ferma la bouche d'un geste où la colère et la tendresse +se mêlaient à doses presque égales. + +—Si c'est assez d'une victime, ma sÅ“ur, dit-elle, Étienne part, +Étienne vous aime... Que n'allez-vous avec lui à Paris?... + +Elle passa son bras autour de la taille de sa sÅ“ur. + +—Non, non!... se reprit-elle, oh! non! ne m'abandonne pas!... Que +ferais-je sans toi?... Mais ne me parle plus de fuir, quand tu restes, +je t'en prie!... + +Diane l'attira contre son cÅ“ur. + +—Je ne t'en parlerai plus, dit-elle; pardonne-moi... Je t'aime tant et +j'aurais tant de joie à te voir heureuse!... Et puis, tu ne sais pas, +ma pauvre sÅ“ur! on commence à nous combattre comme si nous étions des +hommes!... S'ils allaient te tuer avant moi!... + +—Me tuer?... répéta Cyprienne. + +—Hier, dans notre chambre, poursuivit Diane, je t'ai fermé la bouche +au moment où tu allais me rendre compte de ta soirée... moi-même je ne +t'ai rien dit de ce que j'avais fait... c'est que notre chambre n'est +plus à nous, ma sÅ“ur!... Nous sommes épiées à notre tour... et dans +le corridor qui mène aux appartements de Penhoël, j'avais entrevu la +figure de Blaise qui nous suit comme notre ombre. + +—En te voyant garder le silence, dit Cyprienne, j'ai pensé que tu +n'avais pas réussi. + +—Je n'ai pas échoué... Maître le Hivain était à son bureau... Je crois +savoir dans quel casier de son secrétaire sont les papiers qui peuvent +perdre Penhoël. + +—Alors, il faut y retourner ce soir; car je sais, moi, qu'ils +redoublent d'obsession auprès de Penhoël, et que c'est tout au plus +s'il pourra résister un jour encore!... + +—J'y retournerai, dit Diane. + +—Pas toi!... s'écria vivement Cyprienne; c'est à mon tour! + +—Puisque je sais où sont les papiers... + +Cyprienne appuya sa joue contre l'épaule de sa sÅ“ur, et reprit à voix +basse: + +—Crois-tu donc que je ne t'ai pas devinée?... Il y a là un danger plus +grand que de coutume... et tu veux encore l'affronter toute seule!... +C'est toi qui penses pour nous deux, ma sÅ“ur... Dans la guerre que +nous faisons, je ne suis qu'un soldat, et tu es le capitaine... +Laisse-moi au moins ma part de travail! + +La tête de Diane, qui s'inclinait pensive, se redressa en ce moment, et +sa voix prit un accent de gaieté. + +—Soit!... dit-elle, mon petit soldat!... Tu pousseras ce soir une +reconnaissance jusque dans le camp ennemi... Je sais que tu es brave +comme la poudre, mais il faut bien pourtant te prévenir... Hier, +dans une escarmouche pareille à celle que tu vas engager, ton pauvre +capitaine a eu de rudes assauts à soutenir... Tu n'exagères en rien, +quand tu parles de bataille, ma sÅ“ur... Cette nuit, on m'a tiré deux +coups de fusil, et j'ai eu mon cheval tué sous moi! + +Diane sentit sa sÅ“ur tressaillir entre ses bras; ce n'était pas de la +crainte. + +Au contraire, le cÅ“ur impétueux de la jeune fille s'exaltait à ce +danger nouveau. + +—Et tu voulais y retourner toute seule!... s'écria-t-elle. + +Puis elle reprit avec pétulance: + +—Sais-tu?... Je prendrai ce soir les pistolets de Roger, toi, ceux +d'Étienne, et les lâches qui ont tiré sur toi verront beau jeu!... + +Diane souriait. Mais au bout de quelques minutes, elle secoua la tête +et poursuivit d'un ton plus grave: + +—A ce genre de combat, ma pauvre sÅ“ur, nous ne serions pas les plus +fortes... ce qu'il nous faut, c'est de l'adresse et l'aide de Dieu... + +Cyprienne ne répliqua point, mais on pouvait voir qu'elle renonçait +avec chagrin à l'idée de faire le coup de pistolet. + +—Et toi, reprit Diane, qu'as-tu fait hier? + +—Ce que nous faisons chaque soir tour à tour, répondit Cyprienne. +J'ai joué mon rôle d'apparition... J'ai dit à Penhoël, d'une voix de +fantôme, qu'un bon génie veillait sur sa maison, et qu'il fallait +résister avec courage... Mais Penhoël n'a plus de force... Il ne sait +que trembler et fermer ses oreilles!... C'est malgré lui qu'il faudra +le sauver... Quant à ceux qui l'entourent, acharnés à sa perte, ils +triomphent, ma sÅ“ur... Ils se voient au bout de leur peine... et je +les entendis hier se dire entre eux que cette nuit même Penhoël leur +abandonnerait le dernier morceau de pain de sa femme et de son enfant! + +—Le manoir?... + +—Il a vendu la semaine dernière ce qui restait des biens donnés en +partage à notre oncle Louis... Il n'a plus rien que le manoir!... +Et à l'heure où nous parlons, ils sont sans doute autour de lui... +Robert, Pontalès et cette femme qui l'a ensorcelé!... Ils l'obsèdent, +ils le menacent de ces papiers qui sont entre leurs mains une arme si +terrible!... + +Diane se leva. + +—Ces papiers, il nous les faut, dit-elle, dussions-nous rester cette +fois sur la place... Partons, ma sÅ“ur! + +Cyprienne était toujours prête quand on parlait d'agir. Les deux +jeunes filles descendirent ensemble le sentier roide et difficile qui +conduisait au bord de l'eau. + +A mesure qu'elles descendaient, une sorte de chant rauque et lugubre +arrivait jusqu'à leurs oreilles. Quand elles commencèrent à découvrir, +au travers du taillis, la lueur faible qui sortait de la loge de Benoît +Haligan, elles reconnurent la voix et le chant. + +C'était le vieux passeur lui-même qui psalmodiait lentement et avec +peine les versets du _De profundis_. + +Diane et Cyprienne continuèrent leur route. Au moment où elles +passaient devant la loge, la voix du vieillard, éteinte et creuse, +interrompit son chant pour prononcer leurs noms. + +Cyprienne hésita. + +—Ma sÅ“ur, dit-elle, quand je vois cet homme, et que j'entends ses +sombres menaces, je n'ai plus de courage... + +—Il a servi fidèlement Penhoël, répliqua Diane, et tout le monde +l'abandonne... + +La voix cassée du vieillard se reprit à chanter; mais ce n'était plus +le _De profundis_. + +Il disait: + + «C'est bien vous qu'on voit sous les saules: + «Blanches épaules, + «Sein de vierge, front gracieux + «Et blonds cheveux...» + +Ce chant, que nous avons entendu tomber si doux des lèvres de Cyprienne +et de Diane enfants, prenait, en passant par la bouche du vieillard, +des modulations funèbres. + +Le bras de Cyprienne frissonnait sous celui de sa sÅ“ur. + +—Il est seul et il souffre..., dit Diane; entrons... + + * * * * * + +Au sommet de la colline, tout près de l'endroit où les deux jeunes +filles s'asseyaient naguère, deux hommes s'arrêtaient au pied des +châtaigniers. + +Si les deux sÅ“urs avaient tardé une minute, elles n'auraient point +descendu la montée, parce qu'elles auraient entendu les nouveaux venus +prononcer à voix basse, dans une conversation animée, le nom de Madame +et celui de René de Penhoël. + + + + +VIII + +MAITRE LE HIVAIN. + + +Les deux hommes qui venaient de s'arrêter au bout de la muraille +gothique sous la Tour-du-Cadet sortaient de l'appartement de René de +Penhoël. + +C'étaient maître Protais le Hivain, surnommé Macrocéphale, homme de loi +des bourgs de Bains et de Glénac, et M. le marquis de Pontalès. + +Tandis que l'on dansait dans le salon de verdure, une partie s'était +engagée, suivant la coutume, chez le maître de Penhoël. + +C'était vers le tomber du jour, une heure environ avant que le feu de +joie fût allumé sur l'aire. Robert de Blois était là , en ce moment, +ainsi que Lola, les deux Pontalès et maître le Hivain. + +La partie avait lieu dans la chambre à coucher de Penhoël, comme si +l'on avait voulu en faire mystère au commun des hôtes du manoir. + +Un grand luxe régnait maintenant dans l'appartement du maître. +L'ameublement tout neuf était à la dernière mode de Paris. Trois +ans auparavant, si nous avions pénétré dans cette chambre simple et +modestement ornée, nous y eussions trouvé les portraits du commandant +de Penhoël, de Louis enfant et de Marthe. + +Maintenant, il n'y avait plus qu'un seul portrait dans un cadre +splendide: c'était celui de Lola. + +Derrière le lit, une porte s'ouvrait, signalée plutôt que masquée par +d'éclatantes draperies de velours; c'était la porte de la chambre de +Lola. + +Évidemment, on ne prenait même plus la peine de dissimuler. Le désordre +avait pris droit de bourgeoisie au manoir, et Penhoël, se faisant comme +un bouclier de sa lourde apathie, ne s'inquiétait point de savoir si sa +conduite était un scandale ou passait inaperçue. + +Il était le maître. Sa dégradation avouée s'abritait derrière cette +grande et belle autorité du chef de la famille, qui avait servi jadis +l'austère vertu de ses ancêtres. + +Il tenait le jeu contre M. Robert de Blois, auprès de qui s'asseyaient +les deux Pontalès. A sa droite, la charmante Lola, en costume de bal, +s'étendait paresseusement dans une bergère; à sa gauche, maître Protais +le Hivain, portant sur son nez coupant et long de rondes lunettes de +fer, suivait le jeu d'un Å“il avide. + +Pontalès et son fils s'abstenaient de tout conseil. L'homme de loi, au +contraire, prodiguait les siens avec une remarquable générosité. + +Quant à Lola, elle ne quittait sa pose nonchalante que pour emplir de +sa jolie main, couverte de bagues, un verre placé sur la table à côté +de Penhoël. + +Et Penhoël buvait! buvait! + +Ces trois années avaient pesé sur lui d'une façon véritablement +extraordinaire. Bien qu'il eût à peine trente-huit ans, c'était déjà un +vieillard; son épaisse chevelure blonde avait blanchi entièrement; son +front s'était ridé: sa haute taille s'était courbée. Il n'y avait plus +ni volonté ni intelligence dans son regard éteint et stupéfié par une +ivresse de chaque jour. + +A peine aurait-on pu reconnaître dans cette figure bouffie et pâle, +que tachaient çà et là d'ardentes piqûres, les mâles traits de René de +Penhoël. + +L'effet produit sur sa nature morale par ce laps de temps si court +était du reste plus désastreux encore. Certes, le maître de Penhoël +n'avait jamais été un esprit d'élite; mais il possédait du moins +autrefois une part de cette vaillance énergique qui était comme +l'héritage de sa race. + +A présent, plus rien. De cet homme jeune et fort, que nous avons vu +jadis bondir dans le chaland vermoulu de Benoît, et braver, sur ce pont +frêle, la violence de l'orage, il ne restait qu'une manière de cadavre, +un vieillard impotent et lourd, sans force ni pensée. + +L'eau-de-vie, l'amour et le jeu, ces trois choses dont une seule suffit +à exalter l'homme, pouvaient à peine, réunies, galvaniser sa morne +inertie. + +Il tenait ses cartes d'une main tremblante et comme engourdie. A mesure +que la partie avançait, des gouttes de sueur plus grosses coulaient +dans les rides de son front, et les taches rouges qui marbraient sa +face livide s'allumaient plus brillantes. + +En face de lui Robert, souriant et calme, causait avec les Pontalès, +intéressés sans doute dans sa partie. + +Le jeune comte Alain de Pontalès était un assez joli garçon, qui ne +se cachait point trop pour lancer du côté de Lola des Å“illades +suffisamment significatives. + +Son père, le marquis, était un petit vieillard: cheveux blancs comme +neige, Å“il vif, sourire bon et spirituel. A juger l'homme seulement +par les dehors, ce devait être le plus aimable marquis du monde. + +Les gens qui regardent de très-près, et prétendent voir mieux que le +vulgaire, auraient peut-être découvert, sous son avenant sourire, un +petit fonds de sécheresse et de moquerie. Mais c'était peu de chose, +et d'ailleurs quelque légère nuance de scepticisme voltairien s'allie +merveilleusement, comme on sait, à la riante bienveillance de ces vieux +gentilshommes. + +Ce qui dominait dans la physionomie du marquis, c'étaient la finesse et +la bonté. Ce devait être un homme souverainement adroit, et sa bonhomie +devait empêcher son adresse d'être dangereuse. + +Ses ennemis, et il en avait bien peu d'avoués à cause de ses soixante +mille livres de rente, prétendaient qu'il était plus fin encore qu'il +n'en avait l'air, mais que sa bonhomie ne valait pas le diable. + +C'étaient des jaloux peut-être. En tout cas, dans ce pays patriarcal, +où l'estime publique est en raison directe de la somme portée au +bordereau du percepteur, la médisance n'avait pas beau jeu contre M. +le marquis de Pontalès. + +La _société_ le reconnaissait pour roi. Il possédait l'estime éclairée +du chevalier adjoint et de la chevalière adjointe de Kerbichel; il +avait l'admiration des trois vicomtes, épris de madame veuve Claire +Lebinihic; les trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang auraient +volontiers employé le reste de leur jeunesse à chanter ses louanges à +l'univers avec accompagnement de guitare. + +Ce qui, du reste, aurait milité sérieusement en sa faveur auprès +de tout homme non prévenu, c'était l'empressement mis par lui à +terminer cette longue haine qui avait séparé jadis le manoir et le +château. Pontalès s'était prêté vraiment de bien bonne grâce à cette +réconciliation; l'entremise du jeune M. Robert de Blois s'était bornée +à une simple démarche après laquelle M. le marquis, quoique le plus +âgé, le plus riche et le plus haut titré, avait fait immédiatement les +premiers pas. + +Depuis le rapprochement, Penhoël, au su de tout le monde, avait profité +plus d'une fois de sa bonne volonté. Cet excellent marquis montrait une +obligeance inépuisable. Pour n'en donner qu'un exemple et fournir d'un +seul coup la preuve de sa bienveillante délicatesse, nous dirons qu'il +avait été jusqu'à renoncer au titre de maire de Glénac pour donner à la +vanité de Penhoël cette satisfaction enviée. + +Il y avait bien une heure que la partie engagée durait. Les enjeux +étaient lourds, et l'on jouait argent sur table. Penhoël perdait. + +Entouré comme il l'était, d'un côté par Macrocéphale qui avait tout +juste la probité d'un homme de loi campagnard, de l'autre par une femme +ayant droit au titre d'aventurière, son malheur constant aurait pu +n'être point naturel. Lola était admirablement placée pour faire des +signes, et la longue figure de maître Protais le Hivain pouvait dire +bien des choses. + +Mais le jeune M. Robert de Blois n'en était pas à user de ces fraudes +élémentaires. C'était un gentilhomme! S'il trompait, il y mettait du +moins une grâce charmante et une habileté de premier ordre. + +Penhoël ne pouvait soupçonner ces mains loyales, toujours à découvert, +et qui battaient les cartes avec une nonchalante aisance. + +D'ailleurs, Dieu sait que le jeune M. de Blois ne se montrait guère +empressé de jouer. Ce n'était jamais lui qui entamait la partie, et il +fallait chaque jour que Penhoël priât, mais priât sérieusement, pour +que le jeune M. de Blois voulût bien consentir à lui gagner ses doubles +louis. + +Ce gain constant le fatiguait au lieu de lui être agréable, tant il +avait de généreux désintéressement. Chaque fois qu'il était contraint +par le sort à empocher l'argent du maître, il ne pouvait retenir les +marques de sa mauvaise humeur. + +Penhoël, lui, s'obstinait avec l'entêtement sombre du joueur dépouillé. +Depuis trois ans il avait perdu des sommes énormes. Il voulait les +regagner. Sur ce tapis avaient passé tour à tour les fermes, les +moulins, les forêts qui composaient l'héritage de son père. Il +prétendait rompre la veine funeste et reconquérir tout cela. + +Chaque jour son espoir se brisait contre l'arrêt inflexible du sort, +mais rien ne tue l'espoir tenace du joueur. + +Penhoël revenait le lendemain s'asseoir à la même place que la veille. +Sa main avide et tremblante interrogeait avidement l'oracle toujours +contraire. Il perdait. Durant quelques heures, il restait là le feu +dans la poitrine et la sueur au front, jusqu'à ce que Robert, ému de +compassion, le tendre et bon jeune homme, lui refusât une dernière +revanche! + +Robert venait de gagner une partie et Penhoël cherchait au fond de +sa poche, tout à l'heure pleine, les quelques pièces d'or qui lui +restaient. + +—Je donnerais vingt louis pour vous voir gagner cette partie, dit le +jeune M. Robert, un bonheur comme le mien ne se conçoit pas et finit +par être fatigant!... + +Penhoël tendit son verre, que Lola s'empressa de remplir. + +—On dit qu'on ne peut pas être heureux à la fois au jeu et en +amour..., murmura le fils de Pontalès en fixant sur le maître un regard +où il y avait de la moquerie. + +Le marquis lui fit un signe de sévère reproche. + +—Moi, j'ai beau parier pour M. de Blois, dit-il avec la bonhomie +douce qui distinguait ses manières, tous mes vÅ“ux sont pour mon ami +Penhoël... C'est une veine comme on n'en a jamais vu!... Dérangez un +peu votre chaise, vicomte; on dit que ces choses-là changent le sort. + +Penhoël fit glisser sa chaise sur le parquet avec cette docilité +superstitieuse et stupide du joueur vaincu dont la tête se perd. + +Ses sourcils étaient froncés violemment; sa respiration s'embarrassait +dans sa poitrine. Il ne prononçait pas une parole. + +Le vieux marquis, non content d'avoir donné à son hôte un généreux +conseil, changea les deux bougies de place, et dérangea un peu la table. + +Grâce à ces manÅ“uvres classiques, il était bien difficile, on en +conviendra, que la veine ne fût pas coupée comme avec un rasoir. + +Penhoël perdit encore. + +Le vieux marquis joignit les mains avec découragement. + +—C'est folie de lutter quand le diable s'en mêle!... murmura-t-il. + +Penhoël cependant fouillait dans sa poche, où il n'y avait plus rien. + +—Trente louis sur parole!... dit-il d'une voix creuse et sonore. + +C'était le premier mot qu'il eût prononcé depuis une heure. + +Les deux Pontalès et M. de Blois échangèrent un rapide regard. + +—Écoutez, Penhoël, répliqua Robert, vous savez bien que je ne voudrais +pas vous refuser... je jouerais contre vous des millions sur parole... +mais, dans ce moment, ce serait vous voler votre argent... Nous +resterions là jusqu'à demain que vous perdriez toujours! + +—Trente louis! répéta Penhoël dont la main tremblante serrait +machinalement son verre plein d'eau-de-vie. + +Robert mêla les cartes avec une répugnance visible. + +Au moment où Penhoël coupait, un domestique entr'ouvrit la porte de la +chambre. + +—On attend M. le maire, dit-il, pour allumer le feu de joie. + +—Qu'on attende!... voulut répondre Penhoël. + +Mais Robert et les deux Pontalès s'étaient levés déjà . + +Quand le maître vit son adversaire lui échapper ainsi, son front +s'empourpra, et sa lèvre blême trembla de colère. + +Sa langue épaissie balbutia des reproches inintelligibles. + +Robert et Pontalès le prirent chacun par un bras, tandis que Lola +s'éclipsait avec le jeune vicomte Alain. + +Maître le Hivain remettait ses lunettes de fer au fourreau. + +—Allons, allons, Penhoël!... disait cependant le marquis de cet accent +paternel qu'on prend avec les enfants révoltés, ne voulez-vous pas +faire crier toute la paroisse?... Prenez une demi-heure pour remplir +votre devoir... et, après cela, parbleu! nous vous donnerons votre +revanche... + +—Puisque vous êtes un enragé!... ajouta Robert qui l'entraîna au +dehors. + +Avant de sortir, il avait fait signe à maître le Hivain de ne pas +s'éloigner. + +Les paysans attendaient dans l'aire. Le feu de joie fut allumé à l'aide +d'une torche bleue fleurdelisée, et il y eut le nombre convenable de +salves d'acclamations parmi les pétards. + +Pendant que la flamme montait, tortueuse et bleuâtre, le long des +fagots amoncelés, Penhoël, qui avait jeté sa torche, errait dans la +foule et cherchait en vain ses partenaires. De tous côtés les paysans +le saluaient respectueusement, et il ne les voyait point. + +Quand le brave père Géraud du _Mouton couronné_ vint à son tour lui +tirer sa révérence, le maître lui demanda d'un air absorbé: + +—N'as-tu point vu M. Robert de Blois? + +Puis il se détourna sans attendre la réponse du vieil aubergiste qui +secoua la tête en murmurant: + +—Cet homme l'a ensorcelé!... Et c'est moi qui lui ai montré le chemin +du manoir!... + +A défaut de Robert et des Pontalès, qui se faisaient maintenant +invisibles, Penhoël rencontrait partout sur ses pas maître Protais le +Hivain. Celui-ci se tenait à distance respectueuse, mais il ne perdait +jamais de vue René de Penhoël et semblait attendre l'occasion de +l'aborder. + +—Où sont-ils?... où sont-ils?... lui cria enfin René à bout de +patience. + +Macrocéphale s'approcha aussitôt. + +—Je pense que M. le vicomte veut parler de ces messieurs..., dit-il. +Sans doute qu'ils auront attendu M. le vicomte dans sa chambre... + +—C'est vrai!... dit René, allons-y! + +L'homme de loi lui présenta son bras, sur lequel René appuya sa marche +lourde et pénible. En passant devant le salon de verdure, il s'arrêta, +et un murmure sourd gronda dans sa gorge. L'orchestre jouait une +hongroise que Lola dansait la tête sur l'épaule d'Alain de Pontalès. + +—Elle aimerait mieux être avec vous que là , M. le vicomte!... murmura +Macrocéphale; partout où vous n'êtes pas, la pauvre jeune dame a l'air +de s'ennuyer! + +—Parlez-vous vrai?... demanda Penhoël. + +—Regardez plutôt! + +Ceci était audacieux, car Lola semblait être aux anges. Mais René eut +un vague sourire, et reprit, content, le chemin de sa chambre. + +Dans sa chambre, il ne trouva ni Pontalès ni Robert de Blois. + +—Ils vont venir..., dit Macrocéphale en installant René dans son +fauteuil avec les soins empressés d'un valet de chambre. S'il m'était +permis de parler ainsi, je dirais: «Ils ne viendront que trop tôt!...» +Bon Jésus! ces hommes-là vous ont-ils gagné de l'argent, Penhoël! + +—Donnez-moi mon verre, M. le Hivain, dit Penhoël au lieu de répondre, +il faudra bien que la veine change un jour ou l'autre!... + +—Si j'étais fée ou sorcier, s'écria Macrocéphale dont le laid visage +grimaçait le dévouement, il y aurait longtemps que la veine aurait +changé!... Voyez-vous, Penhoël, je ne sais pas faire de grandes +phrases, moi, mais je n'aime que vous parmi les gentilshommes du +pays... Et, aussi vrai que Dieu est Dieu, je me ferais hacher en mille +morceaux pour votre service! + +—Ils ne viendront donc pas! murmura Penhoël. + +L'homme de loi s'assit sur le coin d'une chaise, tout auprès de lui. + +—Avant qu'ils viennent, reprit-il, nous pourrions bien causer un peu +d'affaires. + +Une expression d'effroi et de répugnance invincible se peignit sur le +visage de René. + +—Non... non! répliqua-t-il, pas aujourd'hui! + +—C'est que nous sommes bien bas!... + +—Qu'y faire?... murmura René avec fatigue. Allez-vous me rappeler +encore ce qui a été fait? Je sais bien qu'un jour venant je n'aurai pas +d'autre ressource qu'un coup de pistolet à travers le crâne... + +—Un jour venant, répéta l'homme de loi d'un ton qui voulait dire: «Ce +jour-là est plus proche que vous ne pensez.» + +Puis il ajouta doucereusement: + +—Ce qui est fait est fait, Penhoël, et je ne vous parlerai point des +signatures fausses... Ne craignez rien; personne ne nous écoute!... Je +voulais vous demander seulement s'il vous reste beaucoup d'argent sur +le prix de la forêt de Quintaine. + +La tête de Penhoël se pencha sur sa poitrine. + +—Oh! la veine!... la veine!... murmura-t-il en crispant ses doigts +autour des bras de son fauteuil, je viens de perdre mon dernier louis! + +—Et pourtant vous voulez jouer encore? + +—Je veux gagner! + +—Mais si vous perdez? + +—Je veux gagner! vous dis-je, s'écria le maître en se redressant +tout à coup. Blanche de Penhoël est-elle faite pour mendier son pain, +monsieur?... Je veux regagner mes forêts, mes étangs, mes métairies!... +et avec cela tous les biens que Pontalès a volés à mon père!... + +—Je donnerais mon bras droit pour que cela pût arriver, Penhoël!... +Mais si vous n'avez plus d'argent... + +—Il faut vendre!... Aussi bien Lola veut faire venir de Rennes une +nouvelle parure... + +—Vendre!... répéta l'homme de loi, qui se fit une mine plus allongée +encore que de coutume: pour vendre, il faut avoir. + +René tressaillit et le regarda en face. + +—Qu'est-ce à dire? s'écria-t-il; n'ai-je donc plus rien? + +—Si fait..., répliqua Macrocéphale, M. le vicomte possède encore son +manoir de Penhoël, quitte de toute hypothèque. + +—Et avec cela?... + +—Rien..., repartit tout bas Macrocéphale. + +Penhoël demeura un instant immobile et muet. On eût dit un homme +foudroyé. Puis il se couvrit le visage de ses deux mains. + +—Le manoir de Penhoël, reprenait cependant l'homme de loi, est une +magnifique propriété; nous en trouverions assurément un bon prix... et +je suis sûr que M. le marquis de Pontalès... + +—Jamais! interrompit René avec angoisse. C'est ici qu'est mort mon +père... Jamais! + +—Ce n'est pas moi qui donnerais à M. le vicomte le conseil de vendre +le manoir, poursuivit Macrocéphale en prêtant à sa voix une expression +plus humble et plus insinuante; mais, ayant l'honneur d'être le conseil +de M. le vicomte, je me permettrai de lui faire observer que le manoir +est pour lui une lourde charge... Avec une habitation si belle, il +faudrait des rentes... + +—Et je n'en ai plus! murmura Penhoël. + +—Pas beaucoup, s'il faut parler franchement... D'un autre côté, comme +vous le disiez tout à l'heure, la veine peut changer... et avec des +fonds... + +Penhoël laissa retomber ses deux mains sur ses genoux. La douleur +profonde qu'il ressentait réveillait son apathie. La torture avait +trouvé un coin vif au fond de son cÅ“ur engourdi. + +Ces trois ans écoulés passaient comme une vision rapide au-devant de +ses yeux. + +—J'étais heureux..., pensait-il tout haut, j'étais riche... le nom de +mon père restait pur... Oh! Haligan disait-il vrai?... Cet homme est-il +venu pour me prendre le salut de mon âme et la vie de mon corps?... + +—Une observation qu'il est important de faire, poursuivait l'homme de +loi, c'est que toutes les ventes, consenties par vous jusqu'à ce jour, +sont conditionnelles et frappées d'une clause de réméré... Dans le +cas où vous feriez une nouvelle affaire avec le marquis... ou avec un +autre... on pourrait obtenir des conditions pareilles. + +—Le terme du réméré est-il le même pour tout ce que j'ai aliéné? +demanda Penhoël. + +—Le même... Il finit au 1er novembre de la présente année. + +—Et nous sommes à la fin d'août! repartit Penhoël. + +—En deux mois et onze jours, on peut faire bien des choses, M. le +vicomte!... Dans le cas où il vous plairait de mettre en vente le +manoir, je pourrais tâter Pontalès ce soir même. + +René de Penhoël ne répondit point tout de suite. Quand il prit enfin +la parole, ce fut tête haute et d'une voix ferme. Il semblait qu'une +étincelle de son ancienne énergie se fût réveillée en lui. + +—Je vous défends de me reparler jamais de cela!... dit-il. Je ne sais +pas ce que Dieu décidera de mon sort, mais la maison où ma fille unique +est née ne sera jamais vendue par mon fait. + +—Bien parlé!... s'écria Macrocéphale avec un brusque attendrissement; +ah! vous êtes un vrai gentilhomme, Penhoël, et nous verrons, j'en suis +bien sûr, la fin de tout ceci! + +—Laissez-moi!... dit le maître. + +Macrocéphale se leva aussitôt pour obéir. Mais avant de quitter la +chambre, il eut le temps de dire encore: + +—Si vous saviez comme cela me fend le cÅ“ur, chaque fois qu'un des +domaines de Penhoël passe comme cela en des mains étrangères... Je n'ai +rien à dire contre Pontalès, Dieu merci, ni contre personne... mais je +suis, avant tout, le serviteur et l'ami de Penhoël... Et si j'avais des +trésors, je saurais bien à quoi les employer!... + +Il fit un salut respectueux, et prit congé du maître, qui était retombé +dans son immobilité stupéfiée. + +Au bas du perron, donnant sur le jardin, il rencontra Robert de Blois, +qui l'attendait sans doute, et qui passa vivement son bras sous le sien. + +—Eh bien! roi des habiles, demanda Robert, qu'avons-nous fait? + +Maître le Hivain hocha la tête. + +—Heu! heu! fit-il, on ne vend pas comme cela sa dernière chemise sans +gronder quelque peu! + +—Il accepte, en attendant? + +—Il refuse. + +—Diable!... grommela Robert, ça nous retarde encore!... Avez-vous bien +fait tout ce que vous avez pu? + +Macrocéphale prit un accent pénétré. + +—M. de Blois, dit-il, on n'est pas maître de ces choses-là ... Je ne +vous connais que depuis trois ans, mais je vous aime comme si vous +étiez mon propre fils!... + +—Je suis bien reconnaissant..., répliqua Robert. + +L'homme de loi l'interrompit. + +—Je voudrais que vous me missiez à l'épreuve!... dit-il. Aussi vrai +que Dieu est Dieu, je me ferais hacher en mille pièces pour votre +service! Je n'ai rien à dire contre Penhoël ou contre Pontalès... mais +il n'y a pas à balancer: votre intérêt avant tout... voilà ma règle. + +—En temps et lieu, maître le Hivain, dit Robert, vous verrez que vous +n'avez pas eu affaire à un ingrat... Pour commencer, dès demain je +consulterai votre expérience sur quelques petites contestations qui +pourraient bien nous diviser, Penhoël et moi, dans l'avenir. + +—A vos ordres, mon cher M. Robert. + +—Mais pour revenir à l'affaire qui nous occupe, vous ne voyez pas la +possibilité...? + +—Par moi, non, répondit Macrocéphale. + +—Alors il faut employer les grands moyens, n'est-ce pas? + +—C'est mon avis... et s'il m'était permis de vous donner un conseil... + +—Cela vous est permis, pardieu! M. le Hivain. + +Depuis quelques minutes, tout en suivant la conversation, Robert +réfléchissait. En ce moment il semblait sourire à une excellente idée. + +—Le conseil que je me permettrais de vous donner, poursuivit l'homme +de loi, serait celui-ci... La charmante madame Lola possède sur Penhoël +un pouvoir sans bornes... + +—M. le Hivain, interrompit Robert, vous êtes un observateur +extrêmement spirituel... Lola nous a déjà servis, la chère fille, +presque autant que le jeu et l'eau-de-vie!... Mais aujourd'hui j'ai +mieux que cela encore! + +—Mieux que cela?... répéta Macrocéphale d'un air galamment incrédule. + +Robert ôta son bras de dessous le sien. + +—On est bien mal ici pour parler d'affaires, reprit-il; veuillez +chercher M. le marquis de Pontalès, et allez m'attendre avec lui +quelque part où l'on puisse causer sans témoins. + +—Du côté de la Tour-du-Cadet, si vous voulez?... + +—Soit!... La place est excellente, et vous ne m'y attendrez pas +longtemps... Avant une demi-heure, vous pourrez juger ce que vaut mon +moyen. + +Robert avait une figure triomphante. + +Ils se séparèrent. + +L'homme de loi descendit l'allée qui menait au salon de verdure pour +chercher le marquis de Pontalès, et Robert de Blois monta lestement le +perron du manoir. + +Au lieu d'entrer dans la chambre du maître de Penhoël, dont la porte +se présentait la première dans le corridor, il se dirigea vers +l'appartement de Madame. + + + + +IX + +RENDEZ-VOUS. + + +Le marquis de Pontalès et maître Protais le Hivain arrivaient sous la +Tour-du-Cadet pour attendre Robert de Blois, qui leur avait assigné ce +rendez-vous. + +La soirée était déjà fort avancée, et le salon de verdure, déserté tour +à tour par tous ceux qui pouvaient diriger la fête, restait décidément +en proie aux trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, qui se +passaient de main en main la redoutable guitare, et faisaient boire, +jusqu'à la lie, aux convives découragés, le calice de leur antique +répertoire. + +Pontalès et l'homme de loi causaient en suivant le sentier qui menait à +la tour. + +—Il avait l'air sûr de son affaire?... demandait le vieux marquis. + +Macrocéphale haussa ses épaules pointues et fit une grimace de dédain. + +—Ça ne doute de rien, vous savez! répliqua-t-il. Parce que ça sait +faire sauter la coupe et pêcher le roi en brouillant les cartes, +ça se croit un homme bien habile!... Ah! M. le marquis, sans le +dévouement profond que je vous porte, je ne resterais pas une minute +de plus dans toutes ces affaires-là ... Ce Robert, voyez-vous, est un +aventurier de bas étage, et je n'aime que les gens comme il faut... +Vous, par exemple, M. le marquis, et le jeune M. Alain... voilà des +gentilshommes!... Ah! je vous parle franchement, je ne m'inquiète guère +plus de ce Robert que de Penhoël lui-même!... Mais quant à ce qui vous +regarde, je me ferais hacher en mille pièces pour votre service! + +Le vieux marquis l'écoutait avec son sourire bonhomme, et prenait de +tout cela juste ce qu'il fallait. + +—Je sais que vous êtes un ami sûr, M. le Hivain, dit-il, vous êtes +en outre un homme de beaucoup de sens, et je crois que vous avez des +idées très-justes sur M. Robert de Blois... Mais nous avons encore +besoin de lui jusqu'à la fin de cette affaire... Quand il en sera +temps (il mit sa main sur l'épaule de Macrocéphale), soyez sûr que je +saurai faire la part de mes vrais amis... Il y a dans le pays bien des +gens qui ne vous valent pas et qu'on regarde comme des gros bonnets, +maître le Hivain... Viennent les événements que nous préparons, je vous +promets, moi, que vous aurez plus d'un jaloux entre Redon et Carentoir! + +Ces paroles étaient douces comme miel aux longues oreilles de +Macrocéphale; il écoutait et faisait d'avance le gros dos en songeant à +son importance prochaine. + +—Mais il faut d'abord que Penhoël disparaisse..., reprit le marquis en +baissant la voix; je vous parle franc, comme vous voyez... Il ne s'agit +pas de lui enlever la moitié de sa fortune... les deux tiers, les trois +quarts... les quatre-vingt-dix-neuf centièmes!... Il faut qu'il soit +forcé de fuir et qu'on n'entende plus jamais parler de lui: sans cela, +rien de fait! + +Macrocéphale se frotta les mains. + +—A la bonne heure!... s'écria-t-il, j'aime à voir comprendre les +affaires de cette façon-là !... ça s'appelle au moins trancher dans le +vif!... Eh bien! M. le marquis, nous marchons, que diable!... Il me +semble que nous sommes bien près de notre but! + +Ils arrivaient au bout de la route et touchaient à ces grands +châtaigniers derrière lesquels Diane et Cyprienne abritaient naguère +leur causerie. Pontalès s'arrêta. + +—Plus bas!... fit-il en jetant un regard inquiet autour de lui. C'est +ici que Robert doit venir? + +—Ici même. + +—Est-on bien à l'abri des oreilles indiscrètes?... + +—A moins de choisir le beau milieu de la lande de Renac ou le +centre des marais, je ne connais pas de meilleur endroit pour causer +tranquillement d'affaires... La muraille est haute; d'un autre côté +le taillis s'éloigne tout exprès pour nous enlever la chance d'être +écoutés... Derrière nous, la route est découverte. + +—Mais devant nous?... fit Pontalès en montrant du doigt le massif de +châtaigniers. + +Macrocéphale se prit à sourire. + +—C'est différent! répliqua-t-il avec l'intention évidente de faire une +bonne plaisanterie; derrière ces arbres-là , il pourrait bien se trouver +quelque revenant aux écoutes. + +—Que voulez-vous dire? + +—Je demande pardon à M. le marquis de parler avec cette légèreté en +sa présence... Le fait est qu'il y a là un espace de quelques pieds +carrés où le plus vaillant gars des bourgs voisins n'oserait pas +pénétrer après la nuit tombée, parce que le vieux commandant de Penhoël +_y revient_... + +—C'est égal... dit Pontalès: excès de prudence ne nuit jamais... et je +voudrais voir... + +—Ça peut se faire. + +Macrocéphale, toujours complaisant, écarta de la main les branches de +châtaigniers qui bouchaient l'entrée du massif et se fraya un passage. + +—Veuillez vous donner la peine d'entrer, M. le marquis, dit-il, +puisque vous n'avez pas peur des revenants. + +Il disparut derrière l'enceinte de verdure, et Pontalès le suivit. + +La nuit était noire. Sous les châtaigniers, le feuillage touffu rendait +l'obscurité encore plus profonde. Sans cette circonstance, l'homme de +loi et Pontalès auraient pu voir qu'ils étaient très-pâles tous les +deux et qu'ils avaient l'air assez peu rassurés. + +Malgré l'ombre épaisse, on distinguait vaguement la guérite et le banc, +couvert d'herbe longue. + +—Comme on se cacherait ici!... murmura le marquis d'une voix +légèrement émue. + +—Oh! oh! repartit Macrocéphale en tâchant de prendre un accent +fanfaron, il me semble que votre voix tremble! Soyez tranquille!... le +vieux Penhoël est bien mort... et du diable si les vivants ont l'idée +de venir visiter son boudoir!... + +Une feuille sèche vint à bruire sous le pied du marquis. Maître Protais +le Hivain s'interrompit pour pousser un petit cri de frayeur. + +—Avez-vous entendu?... demanda-t-il en retenant son souffle. + +Pontalès avait reconnu que l'esplanade et la guérite étaient également +désertes. + +—Ma foi! reprit l'homme de loi honteux de son alerte, j'ai cru... il +m'a semblé... Au fait, mon métier n'est pas d'être brave!... Maintenant +que nous avons bien dûment inspecté les lieux, M. le marquis, je vote +pour que nous retournions sur la voie publique. + +—Et n'est-il pas possible, demanda Pontalès, d'arriver ici par un +autre passage que la route? + +—Regardez plutôt! répondit Macrocéphale, une muraille de trente pieds +et des rampes à pic!... Je propose de lever la séance. + +Il écarta de nouveau les branches et poussa un long soupir de bien-être +quand il revit le ciel au-dessus de sa tête. C'était un esprit fort. + +Pontalès visita une dernière fois tous les recoins de l'enceinte de +verdure, et repassa sur la route à son tour. + +Le Hivain avait retrouvé sa vaillance. + +—A part les revenants, dit-il, il y a pourtant un homme qui aime à se +cacher dans ce trou noir comme le fond de mon écritoire. + +—Qui ça? + +—Le vieux fou de Benoît Haligan, l'ancien passeur du bac de +Port-Corbeau... Mais je pense bien qu'il n'y montera plus, car il est +à l'agonie... Ah! M. le marquis! tout de même, ce que c'est que de +nous!... Quand le vieux commandant venait s'asseoir là , sur son banc de +gazon, il était le chef d'une famille puissante... A présent, le pauvre +Protais le Hivain ne voudrait pas changer de place avec le maître de +Penhoël!... + +—Le pauvre Protais le Hivain, dit M. de Pontalès, sera bientôt en +position de ne changer son sort contre celui de personne... Mais +parlons un peu du présent... Depuis que ces misérables enfants sont +venues dans mon propre château de Pontalès enlever, à dix pas de moi, +dans ma chambre, ces papiers que je n'aurais pas donnés pour cinquante +mille écus, je ne sais plus bien au juste quelles sont nos armes contre +Penhoël... + +Maître le Hivain cligna de l'Å“il. + +—Il nous en reste de bonnes!... répliqua-t-il; chaque fois que Penhoël +a vendu une pièce de terre appartenant à l'aîné, il lui a fallu faire +un faux de plus... C'est pour cela que j'ai morcelé les ventes et +multiplié les contrats. + +—Vous êtes un homme d'or!... + +—Je connais assez passablement mon état!... et, sans parler d'autre +chose, il m'a fallu, dans le principe, une certaine triture, que +j'oserai dire assez rare, pour constituer cet aventurier de Robert qui +arrivait un pied chaussé et l'autre nu, pour le constituer, dis-je, +en quelques semaines, créancier de Penhoël pour une somme assez +importante! Il est vrai que ce coquin de Robert avait attaqué l'affaire +avec un entrain admirable... Si vous l'aviez vu lorsqu'il arriva au +manoir, il y a trois ans, avec son domestique Blaise!... Pour ma part, +j'aurais fait serment qu'il était millionnaire!... Et puis, il avait +deux jolies cordes à son arc, cet homme-là : le roi de carreau et la +dame de cÅ“ur!... + +Macrocéphale se mit à rire. + +—Vous sentez bien, reprit-il, que je veux parler de la Lola. Ce +Robert est un gaillard après tout... Il a beaucoup faibli depuis +qu'il a quelque chose à perdre... mais le jour où il redeviendrait un +aventurier sans feu ni lieu, je ne voudrais pas me frotter à lui!... +Franchement, M. le marquis, Penhoël chassé, vous ne serez pas encore +maître du manoir. + +—En temps et lieu j'aurai recours à vos excellents conseils, mon bon +ami, répliqua Pontalès. Je ne me donne pas, hélas! pour un diplomate +bien habile!... Sans vous, je serais certainement resté en chemin... +Mais revenons aux titres qui sont en votre possession... Vous les tenez +en lieu de sûreté, j'espère? + +—Ma maison n'est pas si forte, ni si bien gardée peut-être que le beau +château de Pontalès... répondit Macrocéphale avec suffisance; néanmoins +on fait de son mieux!... Et je vous réponds des pièces corps pour +corps... Eh! eh! les petites rôdent autour de chez moi comme autour +de chez vous... Ce sont des diables incarnés que ces enfants-là !... +Avant de soupçonner leur savoir-faire, et alors que je n'étais pas +encore sur mes gardes, je les ai laissées plus d'une fois se moquer de +moi... Elles m'ont volé bien des obligations souscrites par Penhoël... +Et, sans leurs manÅ“uvres, la chose n'aurait pas duré si longtemps... +Mais ma maison est armée en guerre, maintenant... Et je ne pense pas +qu'elles veuillent goûter une seconde fois du plat qu'on leur a servi +pas plus tard que hier soir. + +—J'ai entendu parler d'un coup de fusil... commença Pontalès. + +—Deux coups de fusil!... dont l'un a porté bien près du but... car on +a trouvé un cheval couché sur la lande avec une balle dans la tête. + +—Ce sont des moyens bien violents, maître le Hivain! Et si l'on +m'avait consulté... + +—M. le marquis, je crois avoir droit de prétendre à la réputation +d'homme prudent... Nos landes cachent assez de bandits pour qu'un +honnête propriétaire ait un peu le droit d'armer ses gens... La loi +est dure, mais positive... Quiconque s'avise de forcer une serrure +peut s'attendre à trouver, derrière la porte, le maître de la maison +prêt à défendre son bien... Si nous passons à la question d'utilité, +poursuivit-il en prenant le ton d'un avocat qui plaide, je n'aurai pas +de peine à établir, par des raisons impossibles à révoquer en doute, +qu'entre tous les obstacles qui nous barrent le chemin, ces deux +petits démons sont à la fois les plus gênants et les plus dangereux... +J'aimerais mieux avoir affaire à une demi-douzaine d'hommes... Ne vous +y trompez pas: elles savent tous nos secrets aussi bien que nous-mêmes, +et si le hasard leur donnait quelque jour un appui, je vous promets que +nous aurions, tous tant que nous sommes, bien du fil à retordre! + +—Je ne dis pas... cependant... + +—Écoutez!... Je suis l'ennemi déclaré des moyens violents dans les +cas ordinaires... mais dans la circonstance présente, M. le marquis, +soyez bien persuadé que c'est votre intérêt seul qui m'anime... Vous +avez dépensé trois ans de votre vie et des sommes énormes pour arriver +à un but parfaitement légal... Il se trouve que vos adversaires +vous attaquent et m'attaquent, moi, votre conseil, par des moyens +inqualifiables... Je ne sors pas de la légalité, mais je prends l'arme +la plus extrême que la loi puisse donner à un citoyen, et je m'en sers! + +Pontalès gardait le silence. + +—Quand je dis: «Je m'en sers,» reprit Macrocéphale, j'emploie une +figure, car je n'ai pas tiré le coup moi-même... Je ne connais point le +maniement du fusil... Mais Robert de Blois, je dois vous en prévenir, +veut aller beaucoup plus loin que cela!... Les petits démons le +tourmentent nuit et jour... Elles entrent dans sa chambre fermée par le +trou de la serrure!... Elles s'affublent en fantômes et vont prévenir +Penhoël de tout ce que nous méditons contre lui... Elles s'agitent, +elles défont tout ce que nous faisons... et Robert est décidé à prendre +l'offensive. + +—S'il a un expédient convenable... dit Pontalès en cherchant ses mots, +un biais... vous m'entendez?... quelque chose d'adroit et de sûr... + +Il s'interrompit pour prêter vivement l'oreille. On entendait un bruit +de pas sur la route, dans la direction de l'entrée du manoir. + +Pontalès et l'homme de loi s'éloignèrent un peu de la route battue, +afin de se mettre à l'écart derrière les premières branches du taillis. + +Les pas approchaient; on put bientôt distinguer dans l'ombre deux +personnes qui s'avançaient lentement. + +—C'est lui, dit Pontalès. + +—Avec une femme... répliqua l'homme de loi. + +—Lola, sans doute? + +Macrocéphale avança la tête en dehors des branches pour mieux voir. + +—Non pas!... dit-il d'un accent étonné, c'est madame de Penhoël!... + + * * * * * + +Quand Robert et la femme qui l'accompagnait furent arrivés tout auprès +de la Tour-du-Cadet, quelques mots de leur entretien parvinrent +jusqu'aux oreilles de Pontalès et de maître le Hivain. + +C'était bien Marthe de Penhoël. Malgré l'obscurité, on ne pouvait +plus s'y méprendre. Elle donnait le bras à Robert, qui la soutenait +cavalièrement et marchait d'un pas de parade. + +Quand Marthe parlait, Pontalès et l'homme de loi n'entendaient qu'un +murmure; quand, au contraire, le jeune M. de Blois fournissait la +réplique, ils ne perdaient pas une parole. La voix de Robert était +haute, gaillarde, et dénotait beaucoup de bonne humeur. + +—Belle dame, disait-il en ce moment, Penhoël n'a pas été plus heureux +ce soir que d'habitude... C'est étonnant! le sort ne se lasse pas de +persécuter ce pauvre ami!... Avant de mettre le feu à la pile de fagots +qu'on a brûlée dans l'aire, Penhoël avait perdu sa dernière pièce de +vingt francs... Vous devriez user de votre influence, belle dame, pour +le guérir de cette détestable passion! + +—Il y a trois ans, répondit Marthe, on ne pouvait pas perdre plus d'un +louis d'or dans sa soirée au jeu que jouait le maître de Penhoël... + +—Ah! ah! fit Robert, les choses ont donc bien changé!... Au jeu que +joue Penhoël, rien n'est plus aisé que de perdre maintenant dans sa +soirée une bonne métairie ou quelques arpents de futaie... + +—Quel ton!... murmura Pontalès. Il y a dans ce Robert du maraud et du +grand seigneur! + +—Mais comment diable Madame consent-elle à se promener avec lui, en ce +lieu et à cette heure?... répliqua maître le Hivain. + +Marthe avait répondu quelques mots d'une voix faible et brisée. + +Robert reprit: + +—Ne m'accusez pas, belle dame!... Je lui ai dit vingt fois qu'il avait +là deux vices pitoyables... On peut aimer à jouer et à boire... mais il +joue comme une dupe et boit comme un charretier! + +Tout en parlant, Robert jetait ses regards à droite et à gauche; il +cherchait évidemment quelque auditeur invisible. + +—Je ne veux point vous cacher, belle dame, poursuivit-il, que je vous +ai entraînée jusqu'ici pour parler un peu d'affaires d'intérêt... Mais, +auparavant, permettez-moi de vous demander si l'indisposition de la +chère demoiselle Blanche n'a pas eu de suites fâcheuses? + +Robert put sentir le bras de Madame tressaillir sous le sien. + +—Qu'avait-elle donc?... demanda-t-il encore. + +Marthe cessa de marcher, ses jambes chancelaient. + +—Ce qu'elle avait?... prononça-t-elle d'une voix pénible et sourde, ne +le savez-vous pas?... + +Robert hésita un instant; puis il répondit d'un ton délibéré, mais +peut-être au hasard: + +—Ma foi! belle dame, je crois bien que je m'en doute. + +Marthe arracha brusquement son bras qui s'appuyait naguère à celui de +M. de Blois. + +—Ah!... fit-elle d'un ton si étrange que Robert se pencha pour +examiner son visage. + +Mais la nuit était trop noire pour qu'il fût possible de rien +distinguer sur une physionomie. + +Marthe ne disait plus rien, elle restait immobile, les bras tombants et +la tête courbée. On entendait sa respiration courte et pénible. + +Robert sentait vaguement qu'il y avait là encore un mystère. Il avait +envie d'interroger, mais, pour une confidence d'une certaine espèce, +les oreilles qu'il supposait ouvertes sous le feuillage pouvaient bien +être de trop... + +—Chère dame, s'écria-t-il, je suppose, d'après votre geste, que vous +êtes très en colère... Il n'y a vraiment pas de quoi... Un de ces +jours, je veux avoir avec vous un entretien au sujet de mademoiselle +votre fille... + +—Tout de suite! interrompit Madame avec vivacité, au nom du ciel, +monsieur!... + +—Belle dame, vous me voyez désolé de vous refuser... Ce n'est +véritablement pas le moment... Et, si vous le permettez, je vais vous +parler du motif de notre entrevue... + +—Ah çà !... grommelait Macrocéphale derrière les branches du taillis, +est-ce qu'il faudrait ajouter foi, par hasard, à ce que disent les +Baboin et les Kerbichel?... Est-ce qu'il y aurait sérieusement quelque +chose entre Madame et ce Robert?... + +—Pour pécher, répliqua Pontalès, il n'y a rien de tel que les +saintes... Mais vous, qui avez l'oreille plus jeune que moi, maître le +Hivain, entendez-vous ce qu'ils disent? + +—J'entends Robert... Et Dieu me pardonne s'ils ne parlent pas de tout, +excepté de la vente du manoir! + +Comme s'il avait pu entendre ce reproche, le jeune M. de Blois abordait +justement à cet instant le chapitre de la vente, et la réponse de +Madame étant probablement un refus, il reprenait, sans abandonner son +accent de politesse aisée et légèrement railleuse: + +—Belle dame! je ne m'attendais pas à cela! j'avais absolument compté +sur vous... Je ne sais pas si vous avez remarqué un fait assez bizarre: +depuis trois ans que vous me devez toute sorte de gratitude, je ne vous +ai pas demandé le moindre service! + +—N'est-ce pas assez, murmura Marthe, de m'avoir fermé la bouche alors +que je voyais un abîme au devant des pas de mon mari?... + +—Ceci, c'est du silence... un bon office purement négatif!... Pour +tout ce qui exigeait un effort quelconque, je me suis toujours +adressé à cette pauvre Lola... Voyons! pour une fois que je mets votre +obligeance à contribution, allez-vous me repousser? + +Pontalès et le Hivain entendirent ce murmure faible qui annonçait la +réponse de Madame. + +C'était encore un refus, sans doute, car Robert laissa échapper +une exclamation d'impatience. Néanmoins il ne se fâcha pas encore. +Il reprit le bras de Madame, et continua son plaidoyer en revenant +lentement sur ses pas, le long de la route déjà parcourue. + +Dans ce mouvement, ils s'éloignaient tous deux du marquis et de l'homme +de loi, qui ne pouvaient même plus saisir le sens des paroles de Robert. + +—C'est un fin matois tout de même!... dit Macrocéphale. Il aura su +prendre la pauvre femme dans quelque piége diabolique!... + +—Oui... oui, pensa tout haut Pontalès, c'est un homme habile à la +façon des intrigants de comédie... Il a comme cela une douzaine de fils +qu'il fait mouvoir assez artistement... C'est un fanfaron d'astuce... +un bachelier ès tours de passe-passe!... Les hommes de bon sens comme +vous et moi, maître le Hivain, laissent aller les choses, attendent +l'occasion, et dament le pion souvent à ces brillants joueurs de +gobelets!... + +—Belle dame, disait Robert en revenant une seconde fois sur ses pas, +c'est un projet arrêté... vous aurez beau vous débattre... il faut que +cela soit fait ce soir! + +La voix de Marthe était suppliante. + +—C'est la dernière ressource de ma pauvre enfant! murmurait-elle. +Monsieur!... monsieur, ayez pitié de nous!... + +—Je le voudrais, mais c'est impossible... Une dernière fois, +consentez-vous? + +—Vous savez bien que je ne le puis pas! + +Robert s'arrêta; il touchait presque à l'arbre qui servait d'abri à +Pontalès et à l'homme de loi. + +Ceux-ci le virent mettre la main à sa poche et en retirer un objet de +petite dimension, dont l'obscurité les empêcha de connaître la nature. + +C'était un portefeuille. Robert l'approcha des yeux de Marthe, qui se +couvrit le visage de ses mains. + +—Il est pénible d'en venir à ces extrémités, madame, poursuivit Robert +en baissant la voix, mais c'est vous seule qui m'y forcez, à tout +prendre!... Pourtant, vous savez bien ce que je puis contre vous!... + +Il frappa sur le maroquin du portefeuille. Marthe demeurait immobile. + +—Voyons! reprit Robert, ne me contraignez pas à faire un coup +d'éclat!... Vous savez si j'ai été discret durant ces trois années... +Ne soyez pas plus cruelle que moi envers vous-même... Si vous continuez +à me refuser, malgré ma répugnance qui est grande, je me déciderai +à faire usage de cette arme... Si vous consentez, comme je l'espère +encore, vous pouvez compter, autant que par le passé, sur ma discrétion +à toute épreuve! + +Madame hésita encore durant un instant. La nuit cachait l'angoisse +mortelle qui était sur son visage. + +—Je ne puis pas vous résister, monsieur... dit-elle enfin d'une voix à +peine intelligible, ce que vous ordonnerez, je le ferai! + +—A la bonne heure! s'écria gaiement Robert qui remit le portefeuille +dans sa poche; avec une femme d'esprit on a toujours de la ressource... + +Puis il ajouta en parlant comme un acteur à la cantonade: + +—Holà ... n'y a-t-il personne ici? + +Maître le Hivain sortit de sa cachette. + +A sa vue, Marthe se recula effrayée. + +—J'ai l'honneur de vous présenter mon très-humble respect, madame, +dit Macrocéphale de son ton le plus doucereux, je n'ai rien entendu; +et quand même j'aurais entendu, ajouta-t-il en se penchant à l'oreille +de Marthe, humiliée et tremblante, ne savez-vous pas que vous avez en +moi un serviteur fidèle qui se ferait hacher en mille pièces pour votre +service?... + +—Maître le Hivain, dit Robert, vous allez avoir la bonté de suivre +madame de Penhoël au manoir... vous entrerez avec elle dans la chambre +de son mari qui, sur sa demande, vous remettra un pouvoir écrit de +vendre le manoir et ses dépendances. + +Il baisa la main de Madame d'une façon toute galante et ajouta: + +—Faites vite, s'il est possible, maître le Hivain... Je vous attends! + + + + +X + +PRÉDICTIONS. + + +Diane et Cyprienne étaient déjà depuis quelques instants dans la loge +du passeur du Port-Corbeau. A leur entrée, Benoît avait cessé de +chanter; il s'était soulevé sur le coude, afin de saluer avec respect +les filles de Penhoël. + +Depuis lors, il restait immobile sur son grabat, les yeux fixes et +tournés vers les solives enfumées qui composaient la charpente de sa +loge. + +A le voir ainsi, hâve et décharné, la joue creuse, la bouche +entr'ouverte, on aurait cru déjà qu'il n'était plus de ce monde, +d'autant mieux qu'il avait placé lui-même sur sa poitrine le crucifix +de bois noir qui garde contre les influences du malin esprit la couche +froide des trépassés. + +Une chandelle de résine, mince et fumeuse, était fichée dans la +muraille à son chevet, un peu en arrière du lit; ses traits amaigris +s'éclairaient à revers, et les saillies osseuses de son visage jetaient +des ombres profondes. + +Cyprienne était toute pâle et tremblait à le regarder. + +La lumière de la résine n'éclairait guère que le grabat et un billot +de bois sur lequel reposait un pot d'eau bénite avec son goupillon. Le +reste de la chambre se perdait dans une demi-obscurité d'où sortaient +çà et là , quand la résine crépitante jetait une flamme plus vive, les +misérables objets qui composaient le mobilier du passeur. + +Au dehors l'air était lourd; dans la loge on respirait à peine: +l'atmosphère se chargeait de ces miasmes tièdes et froids qui semblent +exhaler l'agonie. + +Diane se tenait debout auprès du lit de Benoît Haligan. + +Cyprienne s'était assise un peu à l'écart, et mêlait un breuvage dans +une petite écuelle de faïence. + +—Eh bien! Benoît... disait Diane, vous ne voulez pas nous répondre, ce +soir?... Nous vous avons entendu chanter tout à l'heure, pourquoi vous +taisez-vous maintenant? + +Le vieillard ne répliqua point. Sa respiration, d'ordinaire bruyante et +pénible, était si faible en ce moment, qu'on ne l'entendait plus. + +—Ma sÅ“ur... ma sÅ“ur, murmurait Cyprienne effrayée, allons chercher +le vicaire... Nous sommes peut-être dans la chambre d'un mort!... + +Aucun mouvement du vieux passeur ne protesta contre cette crainte. Il +restait toujours étendu, la bouche et les yeux ouverts, les bras en +croix sur sa poitrine, pareil à ces statues couchées qu'on voit sur les +anciennes tombes. + +—Benoît... mon pauvre Benoît! reprit Diane, vous savez bien que +nous vous aimons... pourquoi nous effrayer ainsi? Nous sommes venues +bien tard ce soir, mais il n'y a pas de notre faute... Benoît, +répondez-nous, je vous en prie! + +Même silence. Cyprienne avait du froid dans les veines, et ses jambes +chancelaient sous le poids léger de son corps. + +Diane s'approcha davantage du chevet de Benoît et reprit encore: + +—Vous aviez soif, peut-être, et vous n'avez pas pu vous lever pour +boire; pauvre homme!... Vous nous avez appelées... L'heure où nous +venons d'ordinaire s'est passée, et vous avez cru que nous vous avions +oublié!... + +Toujours le même silence. Seulement, la flamme de la résine se prit à +trembler, et les déplacements de l'ombre et de la lumière mirent une +espèce de vie factice sur le visage morne du vieillard. + +Cyprienne, à bout de courage, eut la pensée de s'enfuir. Diane, au +contraire, fit un pas de plus vers le chevet du passeur, et saisit son +bras, afin de lui tâter le pouls. + +Au contact des doigts de la jeune fille, Benoît eut un tressaillement +faible. Un soupir s'exhala de ses lèvres décolorées, et ses paupières +battirent comme si le charme qui le tenait enchaîné se fût rompu tout à +coup. + +—Le feu de joie a bien brûlé, dit-il en fermant ses yeux avec fatigue, +j'ai vu sa lueur rouge à travers la porte de ma loge... C'est un joyeux +jour, jeunes filles!... On danse sur l'aire et l'on danse dans le +jardin de Penhoël!... Le pauvre Benoît reste seul... Il met trop de +temps à mourir! + +Diane prit l'écuelle des mains de Cyprienne et la lui présenta. Benoît +secoua la tête en signe de refus. + +—J'ai vu le temps, continua-t-il, où Penhoël venait dire adieu à ses +serviteurs mourants... Alors, tout ce qui était bon et noble, Penhoël +n'oubliait jamais de le faire... Mais il y a une autre agonie que celle +du corps, et je n'en veux pas au fils de mon maître... + +—Buvez, répéta Diane, cela vous soulagera. + +—Il n'y a qu'une chose au monde qui puisse me soulager, répliqua le +vieillard dont les traits flétris eurent presque un sourire; c'est +d'entendre votre voix douce auprès de mon oreille, Diane de Penhoël... +Il y avait un homme que j'aimais plus qu'un père n'aime son fils +unique et adoré... A mesure que j'avance vers mon dernier jour, les +yeux de mon esprit voient mieux et plus loin... Il n'est pas mort... +il reviendra peut-être quand il ne sera plus temps! Mes filles, vous +avez ses grands yeux de feu et vous avez son bon cÅ“ur... Quand je vais +être là -haut à la porte du paradis, avant de parler pour moi-même, je +prierai pour lui et pour vous... + +Sa voix s'animait peu à peu, et sa tête renversée parmi les longues +mèches de ses cheveux gris semblait prête à quitter l'oreiller. + +—Non!... non!... reprit-il répondant aux paroles qu'il avait entendues +naguère, alors qu'il restait immobile et comme mort; non, je ne suis +pas fâché contre vous, mes filles... Je savais que vous viendriez +encore aujourd'hui... mais demain... + +Il s'arrêta. + +—Nous vous promettons de venir... voulut dire Diane. + +Le passeur se souleva lentement et avec effort; il parvint à se mettre +sur son séant. + +—Approchez ici toutes deux, poursuivit-il d'une voix plus lente et +toute pleine d'émotion; que je vous voie encore une fois, ma belle +Diane... et vous, ma jolie Cyprienne... douces fleurs du manoir!... Oh! +oui, si l'aîné de Penhoël était revenu, le vieux sang aurait eu encore +de beaux jours!... Mais il tarde... il tarde!... Je crois que Dieu ne +veut pas!... + +Il rejeta en arrière ses grands cheveux gris. Ses yeux commençaient à +briller au milieu de sa face pâle, sillonnée de rides profondes. + +Les deux sÅ“urs l'écoutaient avec une attention émue. + +—Je vois bien des choses! poursuivit encore le vieillard. Pourquoi +faut-il que ma volonté soit stérile? Enfants, si vous ne venez plus, +demain je serai seul... car tout le monde a délaissé mon lit de +souffrance... Dieu m'aura pris ma dernière joie sur la terre! + +—Mais nous viendrons, interrompit Diane. + +Et Cyprienne ajouta en essayant de sourire: + +—Ne faut-il pas bien que je vienne préparer votre tisane, bon père +Benoît? moi, qui suis votre médecin! + +—Pour ce qui est de moi, répondit le passeur, je n'ai besoin de rien, +mes filles... abandonné ou non, mes heures sont comptées... La faim, +la soif et la maladie ne pourront pas me tuer, puisque Dieu a marqué +la manière dont je dois mourir... Je sais le nombre des jours qui me +restent à vivre... C'est bien long!... Cyprienne de Penhoël, vous qui +vouliez aller chercher tout à l'heure le prêtre pour dire sur moi la +prière des trépassés, vous vous en irez avant moi, ma fille. + +Cyprienne, tremblante, baissait la tête. Elle était habituée à croire +les paroles du vieillard comme autant d'oracles. + +—Ne dites pas cela!... murmura Diane, vous savez bien que nous avons +besoin de tout notre courage!... + +Mais Benoît Haligan semblait céder à un pouvoir irrésistible. Ce +n'était plus le même homme. Sa taille s'était redressée; son visage +s'inspirait; une flamme étrange brûlait au fond de ses yeux caves. + +—Et vous aussi, Diane de Penhoël!... continua-t-il. Toutes deux... +toutes deux ensemble!... Ne m'interrompez plus, car ce moment de force +que Dieu me rend sera court, et quand je vais me taire, ce sera pour +longtemps!... Je suis seul... je n'ai ni fils ni fille... Je n'aime +personne en ce monde, si ce n'est vous et l'absent... depuis soixante +et dix ans que dure ma vie, je suis un pauvre homme... Et pourtant j'ai +amassé un petit trésor qui est enfoui au pied du grand aune qui baigne +ses branches dans la rivière et auquel j'attachais mon bac, au temps où +je pouvais encore passer l'eau... Écoutez bien ceci, car nulle créature +humaine n'est infaillible, et peut-être mes prophéties sont-elles les +rêves d'un vieil homme qui se meurt... Dieu le veuille, enfants, Dieu +le veuille!... + +«Sous l'aune, il y a cent pièces de six livres, enfermées dans un pot +de grès... Je les ai mises là une à une, et il m'a fallu bien des +années de fatigue!... + +«Alors que Penhoël était heureux et riche, je comptais donner mon +argent aux prêtres, après ma mort, afin qu'il fût dit des messes pour +le repos de mon âme, et aussi pour les bleus que j'ai tués sur la lande +pendant la guerre. + +«Depuis que Penhoël est pauvre, ne m'interrompez pas, je sais ce que je +dis! ses serviteurs n'ont plus le droit de penser à eux-mêmes. + +«Je me disais: Mon argent sera pour Madame, pour l'absent, qui +reviendra peut-être et qui n'aura plus de patrimoine, ou pour les +filles de Jean de Penhoël... + +«Mettez ceci dans votre mémoire, car je ne vous en reparlerai plus... +Quoi qu'il arrive, que je sois vivant ou mort, que ce soit aujourd'hui +même ou dans dix ans, vous êtes mes héritières, et les cent pièces de +six livres sont votre bien...» + +Cyprienne et Diane avaient des larmes dans les yeux. + +—Pauvre bon père Benoît!... dirent-elles en même temps. + +Le vieillard souriait d'un sourire amer et triste. + +—Ne me remerciez pas, reprit-il, à moins que vous ne veuillez suivre +mon conseil. + +—Quel conseil?... + +—Aujourd'hui, à l'heure même où je vous parle... dites-moi adieu pour +l'éternité, et sans prendre le temps de remonter au manoir, allez +chercher l'argent qui est sous l'aune... Quand vous l'aurez, vous +passerez l'eau et vous vous enfuirez, mes filles, aussi loin que la +terre pourra porter vos pas. + +Diane et Cyprienne secouèrent la tête. + +—Et notre père?... murmurèrent-elles en même temps. Et Madame... et +l'Ange?... + +—Que peut faire un pauvre vieillard contre la volonté de Dieu?... +pensa tout haut Benoît Haligan. + +Puis il garda quelques instants le silence, les bras croisés sur sa +poitrine et les yeux au ciel. + +Diane et Cyprienne se tenaient par la main. Leurs charmants visages, +qu'éclairait faiblement la lumière tremblante de la résine, exprimaient +une résignation mélancolique. + +Toutes deux avaient une foi égale aux paroles prophétiques du passeur; +toutes deux croyaient à cette annonce d'une mort violente et prochaine. +Elles donnaient leurs âmes à Dieu, et ne voulaient point fuir. + +Le sacrifice était consommé au fond de leur cÅ“ur, sans faste et avec +un calme pieux. Elles regardaient en face le martyre. + +Au bout de quelques secondes, Benoît reprit comme en se parlant à +lui-même: + +—Mon Dieu! pourquoi montrez-vous l'avenir à ceux qui sont trop faibles +pour prévenir le malheur ou le combattre?... Depuis que cet homme mit +le pied sur mon bac, par un soir d'orage... depuis qu'un éclair me +montra pour la première fois sa figure, une voix s'est élevée au fond +de ma conscience... Il y a trois ans que mes rêves me le montrent, la +nuit, le jour, dans la veille et dans le sommeil... et je vois toujours +la même chose... Malheur!... rien que malheur!... + +Un peu de sang remonta à sa joue pâlie; ses yeux brillèrent davantage. + +—Oh! si j'avais encore les bras d'un homme!... s'écria-t-il, mais je +ne suis plus qu'un cadavre!... Il est arrivé par un déris, le soir +où le moulin des Houssaies fut emporté par l'inondation... Il est +arrivé avec les désastres et avec la tempête... C'est un déris qui +l'emportera, un déris et une tempête!... Mais avant ce jour-là , il +prendra la vie de plus d'un et de plus d'une au manoir de Penhoël!... +De toutes les douces filles du manoir, il fera des belles-de-nuit... +et cette heure-là est bien proche, Diane!... bien proche, Cyprienne! +Je regardais ce soir le beau soleil d'automne descendre derrière la +colline... et je me disais: Les filles de Jean de Penhoël sont jeunes, +belles, aimées... Demain, le soleil reviendra éclairer ma cabane... Où +seront, à cette heure, les filles de Jean de Penhoël? + +Cyprienne et Diane frissonnèrent. + +—Quoi?... sitôt que cela!... prononça Diane à voix basse. + +—Le marais est profond, murmura le passeur, et bien que les eaux +soient basses, il y a de quoi noyer deux pauvres enfants au tournant de +la _Femme-Blanche_!... + +Cyprienne mit sa tête sur le sein de Diane, qui la pressa en silence +contre son cÅ“ur. + +—Après cela, poursuivit Benoît Haligan, l'esprit du mal sera maître +au manoir... Pauvre Marthe!... comme je la vois pleurer en appelant sa +fille!... + +—Blanche aussi!... dit Diane qui n'avait point pleuré sur elle-même et +qui eut une larme pour le sort de l'Ange. + +—Et Penhoël!... s'écria le passeur en agitant les mèches mêlées de sa +chevelure, et Penhoël... Oh! qui donc va-t-il tuer?... + +Les yeux du vieillard devinrent sanglants, et sa voix s'embarrassa dans +sa gorge. + +—Penhoël!... reprit-il en cherchant un fantôme dans le vide, pitié!... +c'est votre frère!... + +Ses bras retombèrent sur la couverture. + +—Je l'avais dit... poursuivit-il avec épuisement, son corps et son +âme!... + +Il s'affaissa lourdement et ne parla plus. + +Cyprienne et Diane restaient frappées de terreur. + +Durant quelques minutes un silence lugubre régna dans la loge; puis une +étincelle sembla se rallumer dans l'Å“il éteint du vieillard. + +—Écoutez... dit-il d'une voix brève et basse. Écoutez!... + +Son geste commandait le silence, comme s'il eût cherché à saisir un +son faible et lointain. + +—Écoutez!... répéta-t-il pour la troisième fois, n'entendez-vous pas +qu'on parle de vous là -haut, sous la Tour-du-Cadet? + +Les deux sÅ“urs le regardèrent étonnées. La distance qui séparait la +loge de la tour était telle qu'il eût fallu crier bien fort pour se +faire entendre de l'une à l'autre. + +—Ils sont là !... poursuivit cependant Benoît, les assassins lâches et +avides!... Fuyez!... fuyez, mes filles!... Il en est temps encore! + +Et comme Cyprienne et Diane restaient immobiles, Benoît poursuivit +lentement: + +—Ils sont là , vous dis-je!... Si vous ne voulez pas fuir, allez du +moins apprendre le sort qu'ils vous réservent!... + +Il y avait dans l'accent du passeur une conviction si profonde que +Cyprienne et Diane ne songèrent plus à la distance qui les séparait de +la tour. + +Elles s'élancèrent au dehors comme s'il leur eût suffi de sortir pour +entendre ces voix qui prononçaient leur arrêt. + +Au dehors, le silence régnait. L'atmosphère pesante laissait immobile +le feuillage du taillis. Les deux sÅ“urs commencèrent à gravir le +sentier à pic qui conduisait à la Tour-du-Cadet. + +Elles ne se rendaient nul compte de leur action, et leur esprit +restait tout entier aux funèbres pensées que Benoît Haligan venait +d'évoquer en elles. + +Mais, comme elles approchaient du haut de la montée, Diane s'arrêta +tout à coup et serra fortement le bras de Cyprienne. + +Benoît Haligan ne les avait point trompées. Elles entendaient plusieurs +voix sous la Tour-du-Cadet, et il leur sembla saisir de loin leurs +noms, répétés à diverses reprises. + + + + +XI + +CONCILIABULE. + + +Cyprienne et Diane étaient à une vingtaine de pas du banc de gazon, +où elles s'étaient assises naguère, avant de descendre chez Benoît +Haligan. Elles franchirent sans bruit et avec précaution la faible +distance qui les séparait de la Tour-du-Cadet, car elles ne savaient +encore si les voix se faisaient entendre en deçà ou au delà de +l'enceinte de verdure. + +L'enceinte était vide comme elles l'avaient laissée, mais les +interlocuteurs invisibles n'étaient maintenant séparés d'elles que par +les basses branches des châtaigniers. + +Les deux jeunes filles écartèrent doucement les rameaux, et mirent +leurs têtes entre le feuillage. Elles ne virent rien d'abord, mais le +son des voix les guidait, et à force d'interroger l'obscurité, elles +aperçurent trois ombres qui s'agitaient à quelques pas d'elles. + +Elles reconnurent M. le marquis de Pontalès, Robert de Blois, et +Blaise, le domestique de ce dernier. + +C'était Blaise qui avait prononcé à plusieurs reprises le nom des deux +sÅ“urs. + +_L'Endormeur_ n'était plus tout à fait le joyeux coquin que nous avons +vu à l'auberge de Redon. Il avait attendu trois ans à l'office, tandis +que son camarade Robert, dit _l'Américain_, se prélassait superbement +au salon. Cette longue attente lui avait fait le caractère hargneux et +l'humeur acariâtre. Il avait pris en outre les vices de l'antichambre, +car on n'est pas valet en vain, même pour la montre. Blaise s'était +fait insolent, méchant, important, menteur, et il était resté voleur. + +Point n'est besoin de dire qu'il détestait son prétendu maître. Il +détestait en outre Pontalès, à cause de sa fortune; il détestait +l'oncle Jean, que ses gros sabots et sa pauvreté n'empêchaient +point de s'asseoir à la table des gentilshommes; il détestait +Penhoël, Madame, la _société_ tout entière, depuis les trois Grâces +Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, jusqu'au plus mince des trois vicomtes; +il détestait les domestiques, qui avaient l'impudente prétention de ne +lui devoir qu'un médiocre respect, les paysans qui ne le saluaient pas +assez bas, et maître le Hivain qui l'accablait pourtant de politesse et +de sourires. + +Malgré cette misanthropie universelle, il vivait bien, et ne se +laissait point trop aller à la tristesse. C'était un gros garçon, +assez rond toujours, et ses aversions envieuses ne se haussaient point +jusqu'à la haine, excepté une pourtant. M. Blaise, comme il fallait +l'appeler, avait cru remarquer trop souvent les jolis yeux de Diane et +de Cyprienne fixés sur lui avec moquerie. Ces petites filles avaient +eu le front de railler plus d'une fois sa fière importance! Il les +haïssait par préférence à tous et du fond de son cÅ“ur. + +Malgré sa mauvaise humeur et les dispositions hostiles où il +s'entretenait à l'égard de son prétendu maître, Blaise faisait sa +besogne en conscience. Sa besogne, bien entendu, n'était point celle +d'un valet ordinaire; il avait mission d'observer, d'écouter aux portes +et d'espionner, ce dont il s'acquittait à merveille. + +En somme, c'était dans son intérêt qu'il travaillait, car une fois la +bataille gagnée, M. Blaise comptait bien se reposer sur ses lauriers. + +Il y avait déjà quelques minutes qu'il avait rejoint Robert de Blois et +M. le marquis de Pontalès. + +Le fruit de ses observations de la journée était sans doute plus +important que d'habitude, car Blaise avait pris une physionomie grave +et ce ton imposant qu'on emploie pour annoncer les grandes nouvelles. + +—Eh bien, ami Blaise... avait dit d'abord Robert en l'abordant, +savons-nous quelque chose de bon? + +Blaise hocha la tête avec lenteur. + +—Nous savons quelque chose... répondit-il, nous savons même beaucoup +de choses... mais nous ne savons rien de bon! + +—Qu'y a-t-il donc? + +—Il y a que vous allez un train de tortue, M. Robert, et que, pendant +ce temps-là , votre partie pourrait bien se gâter. + +—Expliquez-vous!... + +—Ma foi! j'ai entendu aujourd'hui tant d'histoires que je ne sais par +où commencer... Avez-vous pensé quelquefois que ce serait une furieuse +danse, si les gars de Glénac et de Bains prenaient un beau jour leurs +bâtons,—car ils n'auraient pas même besoin de leurs fusils,—pour +venir défendre Penhoël malgré lui, et le délivrer de notre compagnie? + +—Quelle idée! + +—Comme vous dites, c'est une idée!... Je ne me vante pas de l'avoir +eue tout seul... + +—Il vous resterait toujours le château de Pontalès, mon cher M. de +Blois, dit le marquis; vous ne doutez pas, je l'espère, du plaisir que +j'aurais à vous offrir l'hospitalité. + +Robert salua. Blaise reprit: + +—Pontalès est un bien beau château!... et si l'on y mettait le feu, +les murs resteraient debout, car ils sont en bonne pierre de taille... + +—Le feu? balbutia le marquis: qui vous fait parler ainsi? + +—C'est encore une idée... une idée qui n'est pas de moi... + +—Est-ce qu'il y aurait quelque complot?... demanda Pontalès d'une voix +altérée. + +—Oui, M. le marquis... répliqua Blaise avec ce sang-froid de comédien +qui ouvre toutes grandes les oreilles du parterre, il y a un complot... +et si vous ne vous dépêchez pas, je parierais contre vous pour les bons +gars de Glénac et de Bains! + +Pontalès essaya de sourire. + +—Vous voulez nous effrayer, mon cher M. Blaise.... murmura-t-il. + +—Voyons! dit Robert. Il ne s'agit pas de parler en énigmes! + +—Je vais tâcher de me faire comprendre... Je vous ai dit bien souvent: +«Prenez garde aux filles de l'oncle en sabots!... Elles vous joueront +quelque méchant tour.» Vous répondiez: «Ce sont des enfants!...» Eh +bien! ces enfants-là ont soulevé contre vous une véritable armée... +Si vous aviez entendu, comme moi, ce qui se disait tout à l'heure sur +l'aire, pendant le feu de joie!... Vous avez mis Penhoël bien bas, mais +son nom a encore un prestige, car jeunes gens et vieillards parlent de +mourir pour lui comme d'une chose toute simple!... Ils savent vaguement +ce qui se passe... Ils prononcent votre nom, M. le marquis, le vôtre, +M. Robert, et celui de Lola, qu'ils voudraient mettre en pièces... Pour +en connaître si long, il faut qu'on les ait endoctrinés... Et qui a pu +se charger de ce soin, sinon ces maudites enfants?... + +—C'est vrai... dit Robert. + +Pontalès gardait le silence. + +—J'ai fait de mon mieux pour vous en débarrasser, reprit Blaise, +mais on ne m'aide pas... Pour en revenir aux lourdauds de Glénac et +de Bains, c'est, ma foi, une affaire sérieuse!... Vous les connaissez +aussi bien que moi, M. de Pontalès... Si une fois l'idée de nous faire +un mauvais parti se fourre dans leurs grosses têtes chevelues, du +diable si la justice et les gendarmes pourront nous protéger! + +—Bah!... fit Robert, il y a longtemps qu'ils grondent... + +—Ce soir, ils faisaient mieux que gronder... Ils ont un chef +maintenant... notre ancienne connaissance, M. Robert... le vieux +Géraud du Mouton couronné... Et ce chef-là m'a l'air de n'être que le +lieutenant d'un personnage invisible... + +—Qui serait?... demanda Robert. + +—Peut-être ces deux petits diables, les filles de l'oncle en sabots, +répliqua Blaise. + +C'était en ce moment que Cyprienne et Diane se glissaient à pas de loup +derrière les châtaigniers. + +Blaise poursuivait: + +—Le père Géraud parle d'elles avec un respect étrange... Il a l'air +d'attacher à leur aide une sorte de vertu surnaturelle... Mais +peut-être y a-t-il encore un autre chef... + +—Qui donc?... demandèrent en même temps Robert et Pontalès. + +Les deux jeunes filles étaient tout oreilles; aucune parole ne leur +échappait désormais. + +—Ils parlent à mots couverts, répondit Blaise dont la voix baissa +involontairement, on voit qu'ils font allusion à une nouvelle toute +récente et incertaine encore... Mais j'ai deviné leur espérance et j'ai +peur que l'absent ne soit de retour. + +Pontalès et Robert tressaillirent comme si leur corps eût éprouvé un +choc matériel. + +Derrière le feuillage, Cyprienne et Diane cherchaient à modérer les +battements de leurs cÅ“urs. C'étaient elles qui avaient répandu dans +le pays, au hasard et comme suprême ressource, la fausse nouvelle du +retour de Louis de Penhoël. Et pourtant, cette nouvelle, répétée par +des bouches ennemies, faisait naître en elles une vague espérance. + +L'émotion qu'elles ressentaient au nom de l'aîné de Penhoël leur +faisait presque oublier qu'elles-mêmes avaient inventé le mensonge de +son retour. + +—S'il allait revenir!... Voilà déjà deux fois que j'entends parler de +cela!... murmura Pontalès. + +—D'après ce qu'on dit de l'homme, ajouta Robert, il ne s'agirait plus +de plaisanter... Ce serait une autre histoire que les petites filles +ou que le vieux gargotier de Redon, ameutant contre nous cinq ou six +douzaines de balourds!... Vous l'avez connu, vous, M. le marquis? + +—Je l'ai connu, répliqua Pontalès. C'était alors un enfant... S'il +n'a pas changé, que Dieu nous garde de le rencontrer jamais face à +face!... + +—Bah!... s'écria Blaise, est-il donc assez fort pour nous faire peur +avec son ombre?... Vous voilà tout déconcertés d'avance!... C'est +peut-être un faux bruit... Si l'homme en question était de retour, et +qu'il fût aussi terrible que vous le dites, nous aurait-il laissés +poursuivre paisiblement notre besogne?... Allons, messieurs, j'ai mes +petits intérêts dans l'affaire... Ma voix compte au chapitre, bien que +je sois votre humble valet... Vous avez trop tardé; il faut réparer +d'un seul coup le temps perdu! + +—Nous avons devancé votre conseil, ami Blaise, répondit Robert. Dans +quelques minutes, M. de Pontalès sera propriétaire du manoir de Penhoël. + +—Vous avez la signature? + +—Nous l'attendons. + +Blaise se frotta les mains. + +—Bien joué, cette fois! s'écria-t-il, le meilleur levier ne peut pas +grand chose sans point d'appui... Une fois que Penhoël n'aura plus chez +nous un pouce de terre, les paysans réfléchiront... Pour un gentilhomme +à moitié ruiné, on se dévoue encore... Mais pour un mendiant... + +—D'ailleurs, Penhoël ne pourra rester au pays... ajouta Pontalès. + +—Avec les faux, dit Robert, nous l'enverrons au bout du monde! + +—Et une fois le maître parti, poursuivit Pontalès, tout ira sur des +roulettes... Nous n'aurons plus à craindre les filles de l'oncle Jean, +d'abord, et c'est un point à considérer. Ensuite, ce père Géraud, qui +fait le méchant, s'est ruiné lui-même, à force de prêter de l'argent à +Penhoël... En achetant quelques créances, on aura bon marché de lui... +Que Penhoël signe ce soir, et je réponds du reste! + +Diane et Cyprienne écoutaient. Mille pensées se croisaient, confuses, +dans leur esprit. En face de cette ruine prochaine et inévitable, elles +avaient la volonté de lutter encore, mais elles sentaient leurs mains +trop faibles et sans armes. + +Que faire? L'idée leur venait de courir au manoir et de se placer +au-devant du maître. Mais il n'était plus temps déjà sans doute... + +Elles restaient là , indécises et comme anéanties par le découragement. + +—Il y a pourtant une personne au manoir, disait en ce moment Robert, +qui ne partira pas... et à ce propos, M. de Pontalès, je désire avoir +deux mots d'explication avec vous... Votre fils est fort assidu auprès +de Blanche. + +Blaise haussa les épaules en aparté. + +—Cela me déplaît, continua Robert d'un ton sec et presque impérieux. + +Pontalès lui tendit la main. + +—Mon excellent ami, dit-il avec cordialité, je voudrais avoir à vous +donner des preuves d'affection plus grandes... Soyez certain que mon +fils sera réprimandé sévèrement... Il saura, une fois pour toutes, +qu'entre lui et vous, mon cher M. de Blois, je n'hésiterais pas un seul +instant... Ceci posé, m'est-il permis de vous demander ce que vous +comptez faire de mademoiselle de Penhoël? + +—Je l'aime... répliqua Robert, je l'épouserai peut-être... + +Blaise éclata de rire. + +—Un bon parti!... s'écria-t-il, mais il me semble que j'entends venir +la signature... + +Un bruit de pas se faisait en effet sur la route, et l'instant d'après +on vit arriver maître Protais le Hivain. + +—Enfin!... s'écrièrent nos trois compagnons. + +Et Pontalès ajouta: + +—L'acte est-il bien en règle? + +Macrocéphale ôta son chapeau et tira de sa poche un mouchoir à carreaux +de taille considérable, afin de tamponner la sueur qui mouillait son +front pointu. Évidemment, il avait fourni la course à toutes jambes. + +—Parlez donc!... dit Robert impatient, s'est-il bien débattu? + +Un soupir s'échappa de la poitrine de l'homme de loi. Personne ne prit +encore d'inquiétude, tant on se croyait sûr du résultat, d'après la +promesse de Madame. + +Macrocéphale regarda tour à tour ses trois interlocuteurs. + +—Parler!... grommela-t-il en faisant aller ses yeux de Blaise à +Pontalès, sais-je s'il faut parler comme cela devant tout le monde?... + +—Eh bien?... fit Robert. + +—M. le marquis... commença Macrocéphale. + +—Maître le Hivain, interrompit sèchement Pontalès, du moment que M. +Robert de Blois vous dit de parler, cela suffit... M. de Blois et moi +nous ne faisons qu'un!... voilà vingt fois que je vous le répète!... + +—A la bonne heure, M. le marquis... C'est juste!... voilà vingt fois +que vous me le dites!... je vais parler. + +L'homme de loi cessa d'essuyer son front et poussa un second soupir. + +—Diable d'homme!... diable d'homme!... dit-il d'un ton lamentable, +il a encore un poignet, savez-vous, à vous casser la tête comme une +noisette!... Vous demandez s'il s'est débattu!... il m'a même battu! et +très-grièvement!... + +—Et l'acte? demanda le trio. + +—Il m'a donné un coup de poing dans la poitrine... un très-fort coup +de poing!... Il m'a pris par les épaules avec brutalité... il m'a lancé +dans l'escalier, au risque de commettre un meurtre sur ma personne!... + +—Pauvre M. le Hivain!... Mais l'acte?... l'acte?... + +—L'acte?... répéta Macrocéphale en dépliant de nouveau son vaste +mouchoir, j'aurais voulu vous y voir! Je vous dis qu'il est enragé ce +soir, et qu'il n'y a rien à faire!... + +Les trois compagnons se regardèrent. Aucun d'eux n'avait compté sur ce +résultat. + +Cyprienne et Diane se serraient la main en silence et remerciaient Dieu +de tout leur cÅ“ur. + +Ce fut Pontalès qui se remit le premier. + +—Ainsi, dit-il, Penhoël a refusé de signer?... + +—Formellement! + +—Et Madame?... demanda Robert avec menace. M'aurait-elle trompé? + +—Madame a fait ce qu'elle a pu... mais il est fier comme Artaban, +ce soir, et ne veut rien entendre!... Je ne l'avais jamais vu comme +cela!... On dirait qu'il ne comprend plus du tout sa situation, ou que +le diable lui a donné les moyens d'y faire face!... + +—Le retour de l'aîné... murmura Pontalès; peut-être en sait-il plus +long que nous à cet égard? + +Robert frappa du pied. + +—Ah! il ne veut pas signer!... prononça-t-il d'une voix étouffée par +la colère. Tant pis pour lui!... + +—Dès le premier mot que j'ai voulu risquer, reprit Macrocéphale, il +m'a fermé la bouche... «Dieu lui-même, a-t-il dit deux ou trois fois, +s'oppose à ce que Penhoël vende la terre de son nom!» + +—Encore ces diables incarnés! s'écria Blaise; je savais bien que +j'oubliais de vous dire quelque chose!... Ce n'est pas que Dieu qui +s'oppose à la vente du manoir... Ce sont tout bonnement les petites +filles!... Elles profitent du moment où Penhoël, à moitié ivre, chaque +soir, tombe comme une masse entre ses draps, pour venir jouer à son +chevet le rôle d'apparitions... + +—Toujours elles!... gronda Robert qui cherchait sur qui décharger sa +rage sourde. + +—C'est donc cela!... reprit Macrocéphale. Voilà bien des fois que +Penhoël me parle de visions et d'ordres venus d'en haut... + +Cyprienne et Diane se tenaient serrées l'une contre l'autre; elles +avaient des larmes de joie dans les yeux. Chacune des paroles qu'elles +entendaient retentissait au fond de leur cÅ“ur et voulait dire: +«Enfants, vous avez sauvé Penhoël!...» + +Tandis qu'elles triomphaient, les pauvres enfants, laissant aller leurs +âmes à l'espoir, un mot vint les frapper comme un coup de massue. + +C'était Robert qui parlait. + +—A tout prix, disait-il d'une voix brève et résolue, il faut que ces +petites filles meurent! + +—S'il s'agit d'un assassinat, murmura Pontalès, je me retire. + +—M. le marquis, on se passera de vous! + +—Si l'on dépasse les bornes de la légalité, dit à son tour +Macrocéphale, je m'abstiens. + +—Monsieur l'homme de loi, on se privera de vos services!... Mais il ne +sera pas dit que deux misérables enfants nous auront impunément barré +la route! Où est Bibandier? + +Cette question s'adressait à Blaise. + +—Auprès de la tonne de cidre, répondit le domestique; il boit à la +santé du roi. + +—Peut-on toujours compter sur lui? + +—Je le laisse jeûner depuis trois ans, répliqua Blaise, pour le tenir +en haleine... Il est maigre et affamé comme un bon chien de chasse. + +Robert se retourna vers Pontalès. + +—M. le marquis, dit-il, chacun de nous, cette nuit, doit avoir +sa part de besogne... Il faut que tout soit fait demain matin, car +il y a comme un menaçant mystère autour de nous, et peut-être nous +repentirions-nous toute notre vie d'avoir perdu quelques heures dans +les circonstances où nous sommes... Je me charge des petites filles. + +—Où les trouverez-vous? demanda Pontalès. + +—Bibandier est un limier de premier ordre, répondit Blaise. + +—Quant à vous, M. le marquis, reprit Robert, vous vous chargerez de +Penhoël... Maître le Hivain, les faux sont-ils toujours chez vous? + +—Toujours, répliqua Macrocéphale; seulement, depuis que les petits +démons rôdent, la nuit, autour de chez moi, j'ai ôté le portefeuille +du tiroir où je l'avais serré, pour l'enfouir sous les carreaux de mon +cabinet de travail... Dérangez mon fauteuil et enlevez une toile, vous +avez la chose! + +Cyprienne et Diane, qui retenaient leur souffle pour écouter mieux, +échangèrent un signe de muette intelligence. + +—Rien n'est perdu, alors, reprit Robert, et je vous réponds, moi, que +nous aurons cette nuit la signature de Penhoël!... Maître le Hivain va +nous rapporter les pièces... Quand Penhoël verra qu'on lui met sous la +gorge comme un pistolet prêt à faire feu les faux commis par lui, nous +verrons bien s'il résistera! + +—En route, M. le Hivain! dit Pontalès, nous jouons notre dernière +partie! + +Diane et Cyprienne avaient quitté leur poste d'observation. Elles +tombèrent dans les bras l'une de l'autre. + +—Ma sÅ“ur, dit Diane tout bas, il faut que nous soyons avant eux à la +maison de M. le Hivain... nous savons maintenant où sont les papiers +qui menacent Penhoël! + +—Allons bien vite!... murmura Cyprienne. + +Elles échangèrent un dernier baiser; puis Diane dit encore d'un ton de +résignation simple et douce: + +—Ma sÅ“ur, nous allons risquer notre vie... si l'une de nous deux +meurt, l'autre continuera la tâche commencée... si nous mourons toutes +deux, nous prierons Dieu là -haut pour Penhoël!... + +Diane s'élança la première dans le sentier conduisant au bord de l'eau +et s'y laissa glisser sans bruit; mais au moment où Cyprienne allait +descendre à son tour, le pan de sa robe s'accrocha aux piquants d'une +touffe de ronces. + +L'étoffe se déchira. Les deux jeunes filles précipitèrent leur fuite. + +Robert, Pontalès et leurs deux compagnons se séparaient, lorsque le +bruit léger produit par la robe déchirée vint jusqu'à leurs oreilles. + +—Avez-vous entendu?... dit Macrocéphale. + +Personne ne répondit. + +Pontalès, Robert et Blaise s'étaient élancés déjà de l'autre côté du +rempart de verdure. + +L'enceinte fut fouillée en un clin d'Å“il; elle était vide. + +—Il y avait quelqu'un là , pourtant! dit Pontalès d'une voix altérée. + +Blaise battait son briquet de fumeur et Macrocéphale ouvrait la petite +lanterne qui éclairait sa marche dans les bas chemins, quand il +regagnait son logis après la nuit tombée. + +La lanterne s'alluma. Nos quatre compagnons virent d'abord leurs +propres visages pâlis et bouleversés par la peur. + +Puis chacun d'eux fit l'examen des moindres recoins de l'enceinte. + +—Il n'y a rien, dit Macrocéphale, qui venait de regarder dans la +guérite; et ce lieu est sans issue. + +—Ce sera quelque lièvre, commença Blaise. + +Mais la voix de Pontalès l'interrompit. + +—Voici une issue! dit-il; un véritable sentier qui descend à la +rivière!... + +Il ajouta en se penchant vivement pour ramasser quelque chose: + +—Qu'est-ce que cela? + +Les trois autres se rapprochèrent. Pontalès tenait à la main un lambeau +de la robe de Cyprienne, qui était resté attaché aux épines du buisson +de ronces. + +Tout le monde reconnut l'étoffe. Il y eut un silence consterné. + +—J'avais tort!... dit enfin Pontalès d'une voix basse et brève, et +vous avez raison, M. de Blois... Elles en savent trop long désormais... +Il faut qu'elles meurent, n'importe où ni comment... qu'elles meurent +cette nuit même! + +—Il y a dix à parier contre un, dit Robert, qu'elles sont à la maison +de maître le Hivain... + +—En avant! s'écria Blaise; sans sortir des bornes respectables +de la légalité, nous allons leur faire faire connaissance avec le +Bibandier!... + + + + +XII + +PETITS DÉMONS. + + +Robert et Pontalès se dirigèrent ensemble vers la rivière, non point +par le petit sentier à pic où venaient de s'engager les jeunes filles, +mais par la route qui longeait les anciennes fortifications. + +Pendant ce temps-là , maître le Hivain remontait en toute hâte au +manoir, pour avoir la clef du bac, et Blaise retournait à l'aire, afin +de trouver Bibandier. + +Bibandier allait bien encore quelquefois se promener solitairement +sur la lande ou dans les sentiers de la Forêt-Neuve, quand les nuits +étaient sans lune, mais il n'y mettait plus le même cÅ“ur qu'autrefois. +Il avait laissé dans les taillis de Bains son armée de manches à balai +habillés en brigands; son chien était mort de faim depuis longtemps; et +s'il continuait lui-même à mener son métier de rôdeur, c'était vocation +irrésistible, car jamais le hasard ne l'avait payé de ses peines. + +Que faire en un pays où les poches ne contiennent que des gros sous, et +où les bâtons sont des massues? + +Bibandier avait dû espérer un instant un sort meilleur en voyant deux +de ses camarades intimes occuper une bonne position dans le pays; mais +Robert et Blaise l'avaient systématiquement tenu à distance, et le +pauvre diable n'avait jamais pu réclamer trop haut, parce que le bagne +de Brest est un bercail incessamment ouvert, où les brebis égarées +comme lui rentrent au premier mot. + +Il se taisait. Peut-être n'en pensait-il pas moins. Cependant, c'était +un coquin assez débonnaire, et la rancune qu'il gardait à ses anciens +camarades n'atteignait pas des proportions bien tragiques. + +D'ailleurs, on n'était pas sans lui faire entrevoir de temps à autre un +meilleur avenir. Bien qu'il ne connût pas en détail ce qui se passait +à Penhoël, il pouvait voir, comme tout le monde, qu'une lutte était +engagée. On pouvait avoir besoin de lui, et alors il faudrait bien lui +donner sa part de l'aubaine... + +En attendant, Blaise lui jetait çà et là une pièce blanche pour +l'empêcher de s'impatienter trop fort, et M. de Blois lui avait fait +obtenir, par son crédit, une petite position officielle. + +Bibandier était fossoyeur de la paroisse de Glénac, aux appointements +fixes de douze francs par an, plus le casuel. + +Mais, malgré les fièvres du marais et deux médecins qui s'étaient +établis depuis peu à la Gacilly, la mort ne donnait guère au bourg de +Glénac. Le pauvre Bibandier était maigre à faire compassion. + +Blaise le trouva, comme il l'avait annoncé, sous le tonneau de cidre +qu'on avait mis en perce dans un coin de l'aire. Bibandier était couché +paresseusement dans la poussière; sa tête reposait sur une de ses +mains, et l'autre tenait une écuelle demi-pleine. Sa figure longue, et +dont les teintes ternes tiraient sur le gris, s'empourprait légèrement; +son Å“il cave veloutait son regard; il y avait dans sa physionomie un +repos content et parfait. + +Il restait là depuis le matin, buvant tout seul et voyant la vie +couleur de rose. C'était son jour de fête. Il ne buvait ainsi, à sa +soif, qu'une fois tous les ans. + +Au premier mot que Blaise lui glissa tout bas dans l'oreille, il quitta +sa pose nonchalante et se dressa d'un bond sur ses pieds. On eût pu +le voir alors dans toute la longueur de sa taille, avec ses membres +étiques et osseux ballottant dans un vêtement de futaine trop large, et +qui n'avait plus que la corde. + +—Oh! oh!... dit-il avec gaieté; il s'agit des chers petits anges!... +ça me paraît très-faisable! + +Il y avait tant de joyeuse humeur dans son accent, et l'expression de +son visage restait si débonnaire, que Blaise ne put s'empêcher de lui +dire: + +—Me comprends-tu bien? + +—Parfaitement!... répliqua Bibandier sans rien perdre de sa +tranquillité sereine; quand quelque chose démange, on se gratte, mon +fils... c'est tout simple... L'Américain en est-il? + +—C'est lui qui monte le coup. + +—Bonne affaire! moi je n'ai pas encore travaillé dans ce genre-là ... +mais chacun gagne sa vie comme il peut... pas vrai? + +On eût dit que Blaise s'était attendu à plus de résistance, car il +regardait Bibandier d'un Å“il surpris et même un peu inquiet. + +Celui-ci parut comprendre ce que Blaise avait dans l'esprit. Il emplit +l'écuelle et la lui présenta d'un geste cordial. + +—On peut se déboutonner ici, dit-il en montrant du doigt le groupe des +paysans qui se pressaient autour du père Géraud à la porte de la ferme; +voilà deux heures qu'ils oublient le tonneau pour écouter les sornettes +du vieux gargotier de Redon!... Bois un coup, l'Endormeur!... Je savais +bien que Robert et toi, vous en viendriez là quelque jour, et je vous +attendais. + +Son regard, qui prit une nuance de mélancolie, tomba sur la futaine +usée de sa veste. + +—J'avais grand besoin de me refaire!... reprit-il, grand besoin!... +L'Américain et toi, vous n'avez pas été gentils avec un vieux +camarade... Mais on ne peut pas payer celui qui ne fait rien... +pas vrai?... Je dis donc que je suis content d'avoir l'occasion de +travailler pour vous... + +—Voilà un brave garçon!... s'écria Blaise; sois tranquille... Tu seras +payé comme il faut! + +—Quant à ça, répliqua Bibandier, je ferai mon prix moi-même en temps +et lieu... Tu dis que c'est pressé, mon fils? Eh bien, partons! + +Blaise ne bougea pas; son regard exprimait toujours la même défiance. + +Le fait est qu'il était difficile d'accorder les paroles de Bibandier +avec l'expression de douceur patiente qui était sur son pauvre visage, +maigre, pâle et défait. Il semblait à Blaise que son vieux camarade +souriait aussi par trop débonnairement en parlant de meurtre. + +—Ah çà ! reprit-il d'un ton d'hésitation, es-tu bien sûr de ne pas +faiblir?... Elles sont si jeunes... si jolies!... + +—Ça ne me fait rien... répondit l'ancien uhlan; chacun pour soi!... Je +ne dis pas que je me servirais volontiers du couteau avec de pauvres +chérubins comme ça!... J'espère bien qu'on me laissera la liberté de +m'y prendre à ma guise? + +—Carte blanche!... pourvu que ce soit fait. + +—Ça sera fait, mon bonhomme... et proprement! + +—Viens donc, dit Blaise, qui se mit en marche. + +Bibandier but une dernière écuelle de cidre, et n'eut besoin pour le +rejoindre que d'allonger un peu le pas de ses grandes jambes. + +Chemin faisant, Blaise lui expliqua plus en détail ce qu'on attendait +de lui; Bibandier, tout en écoutant, fredonnait avec sa voix de +basse-taille un air à roulades. Plus d'une fois, avant d'arriver au +Port-Corbeau, Blaise s'arrêta court pour lui dire: + +—Du diable si je te comprends, mon vieux! Moi qui n'ai pas le cÅ“ur +tendre, je ne pourrais pas chanter à l'heure qu'il est! + +—C'est que tu manges tous les jours, toi!... répliquait Bibandier +doucement et le sourire aux lèvres; si tu avais été trois ans à mon +régime, tu m'en dirais des nouvelles! + +Et cela était dit si bonnement! C'était de la quintessence de +férocité... + +En approchant du passage, Bibandier coupa la parole à Blaise, qui +continuait ses instructions. + +—Voilà qui est entendu!... dit-il; l'affaire des petites est réglée, +et tu seras content de moi... Quant aux dépenses de l'entreprise... +c'est deux mouchoirs et quelques bouts de corde... Mais l'Américain +n'est pas seul!... Qui diable avons-nous là ? + +Devant le bac, dont l'amarre était déjà détachée, trois hommes se +tenaient en effet debout. + +M. de Blois seul avait le visage découvert; les deux autres cachaient +soigneusement leurs figures sous les larges bords de leurs chapeaux de +paysans. + +Bibandier, qui était toujours d'excellente composition, fit semblant +de ne pas les reconnaître. + +Il salua respectueusement Robert, et entra le premier dans le bac. + +—Je connais un peu les habitudes des chers petits anges, murmura-t-il; +je les rencontre souvent au clair de lune, quand je me promène, la +nuit, pour ma santé... Elles auront passé l'eau dans leur batelet, qui +doit être amarré là -bas sous les saules. + +Robert s'était rapproché de Blaise. + +—Eh bien?... demanda-t-il tout bas. + +—Un cÅ“ur de pierre!... répliqua le gros garçon. Dur comme une lame de +poignard!... Je ne le croyais pas si fort que cela! + +—Tant mieux!... dit Robert. + +Bibandier s'était emparé de la perche du passeur. Au lieu de se diriger +vers la route de Redon, qui lui faisait face, il remonta un peu le +courant, pour gagner un rideau de saules qui baignaient leurs basses +branches dans la rivière. + +A l'aide de sa perche, il écarta le grêle feuillage et finit par +rencontrer, après deux ou trois tentatives inutiles, un objet qui sonna +contre le bois de sa gaffe. + +—Qu'est-ce que je disais? s'écria-t-il joyeusement; perchez un peu, +s'il vous plaît, M. Blaise, pendant que je vais voir là -dessous. + +Il abandonna la gaffe en effet, et gagna le bout du chaland qui passait +sous les saules. On entendit un léger bruit, puis on vit un petit +bateau qui s'en allait à la dérive le long du bord, du côté du marais. + +Bibandier, qui reparut au même instant, regarda fuir la barque et dit +avec un gros rire bonasse: + +—Quand les petits chérubins voudront repasser l'eau... c'est elles qui +seront bien attrapées! + +Chacun pensa sur le chaland que Bibandier valait son pesant d'or... + + * * * * * + +Il y avait dix minutes environ que Diane et Cyprienne avaient traversé +l'Oust, au moyen du batelet trouvé par Bibandier sous les saules. + +En quittant leur cachette, au pied de la Tour-du-Cadet, elles se +doutaient bien que le bruit de la robe déchirée avait trahi leur +présence et qu'on allait les poursuivre: mais elles avaient de +l'avance, parce que Pontalès et ses compagnons ne pouvaient parvenir +à l'autre rive qu'à l'aide du bac, dont la clef était au manoir. +En outre, le sentier qu'elles suivaient les conduisait en quelque +sorte d'un saut jusqu'au bord de l'eau, tandis que la route commune +nécessitait un long détour. + +Ce n'était pas la première fois que les deux filles de l'oncle Jean +couraient un danger prochain et terrible; mais en ces moments leurs +forces semblaient grandir avec le péril. Cyprienne semblait lutter +avec un enthousiasme fougueux qu'exaltait la pensée du martyre; Diane +demeurait plus calme et se dévouait de sang-froid. + +Elles avaient entendu l'entretien des ennemis de Penhoël. Elles +savaient que leur sexe et leur jeunesse ne les défendraient point +contre la colère de ces hommes. Elles n'espéraient point de quartier. + +Mais loin de s'arrêter devant la menace entendue, elles y puisaient un +nouveau courage. Dans leur vaillance virile, un sentiment d'orgueil +enfantin s'élevait. On les craignait! On prenait, pour les combattre, +les mêmes armes qu'on eût employées contre des hommes! Elles étaient +fières. + +N'avaient-elles pas entendu tomber de ces bouches ennemies l'aveu de +leur puissance? Sans elles, pauvres jeunes filles, Penhoël aurait +succombé depuis longtemps!... + +Leur cÅ“ur battait de joie et non point de frayeur, car la lutte +n'avait pas été stérile. Grâce à l'effort de leurs bras d'enfants, +René, Madame et l'Ange restaient en équilibre au bord du précipice. + +La ruine qui menaçait toujours n'était pas encore accomplie; et, +d'après ce qu'elles venaient d'entendre, il ne restait à Pontalès et à +Robert qu'une seule arme contre la résistance tardive de Penhoël. + +Mais c'était une arme cruelle, qui suspendait sur la tête de René +l'infamie en même temps que le malheur. Des faux! il y avait des +faux!... C'était sans doute le résultat de quelque obsession perfide; +mais les pièces existaient, et ce n'était plus seulement la misère qui +menaçait Penhoël! + +Il y avait longtemps déjà que Cyprienne et Diane avaient surpris le +secret de ces fausses signatures, arrachées à l'ivresse quotidienne +de René. Elles en avaient reconquis et détruit une partie, en +s'introduisant, la nuit, au château de Pontalès. L'autre portion, +déposée chez l'homme de loi, avait défié jusqu'alors toutes leurs +tentatives. + +Mais elles savaient maintenant l'endroit précis où se trouvaient les +papiers. Avec l'aide de Dieu, si on leur donnait le temps d'agir, elles +pouvaient encore sauver Penhoël. + +Diane détacha d'une main ferme l'amarre du bateau, caché parmi les +glaïeuls, sous la loge de Benoît Haligan, et Cyprienne saisit la perche. + +L'Oust n'était pas débordée, mais elle coulait à pleines rives et +laissait couvertes les parties basses du marais. Tout en perchant, les +deux jeunes filles entendaient, parmi le silence de la nuit, le bruit +sourd et continu, produit par le tournant de Trémeulé. Dans l'ombre, +les vapeurs qui se suspendent au-dessus du gouffre rayonnaient une +lueur faible et pâle. Elles voyaient au loin le gigantesque fantôme de +la Femme-Blanche qui se balançait et planait sur les eaux tranquilles +du marais. + +Derrière elles, au-dessus des taillis de châtaigniers, les jardins de +Penhoël gardaient leur illumination brillante; la fête n'était pas +finie; quelques accords, jetés par l'orchestre campagnard, arrivaient, +par bouffées, jusqu'à leurs oreilles. + +Quand elles touchèrent le bord opposé, nul mouvement ne se faisait +remarquer encore du côté du bac, qui allait s'ébranler bientôt pour les +poursuivre. + +Elles sautèrent lestement sur la rive, et au lieu de prendre la route +de Redon, qui les eût conduites à la maison de maître le Hivain, elles +se dirigèrent, en courant, vers le marais. + +Dans l'immense prairie, où se déroulaient de toutes parts d'étroits +filets d'eau, on apercevait un mouvement confus au milieu des ténèbres: +c'étaient les troupeaux de Glénac et de Saint-Vincent qui erraient en +liberté sur le pâturage commun. + +Tout en courant sur l'herbe courte et unie comme un tapis, Cyprienne et +Diane appelaient doucement: + +—Mignon!... Bijou!... + +Leurs voix se perdaient dans la nuit. Quelques moutons effrayés +prenaient la fuite sur leur passage, et les oies, éveillées, +allongeaient le cou pour jeter leurs cris plaintifs et discordants. + +Les deux jeunes filles appelaient toujours... + +Au bout de deux ou trois minutes, un piétinement sourd se fit entendre +au loin sur le gazon. L'instant d'après Bijou et Mignon, deux jolis +petits chevaux demi-sauvages, arrêtaient leur galop et restaient +immobiles, la fumée aux naseaux et les jarrets tendus. + +Diane et Cyprienne s'élancèrent à cru sur leurs dos. En quelques +secondes, elles eurent regagné le temps perdu à courir sur le marais. + +Bijou et Mignon étaient deux vrais bretons, noirs tous deux, robustes +d'encolure, trapus de formes et pouvant soutenir durant des heures +leur galop rude et vif. + +Ils allaient côte à côte, d'une ardeur égale. La voix des jeunes filles +les excitait sans cesse, et leur course perçant droit devant soi, à +travers champs, landes et haies, ressemblait à un tourbillon. + +Diane et Cyprienne, excellentes cavalières, ne s'inquiétaient point +des obstacles de la route; quand il y avait un fossé large à franchir +d'un bond, elles plongeaient leurs petites mains blanches dans la dure +crinière des bretons; quand il fallait traverser un taillis, elles se +couchaient presque sur leurs chevaux et passaient rapides, comme des +flèches, au travers du fourré. + +Sur la lande rase elles se redressaient. + +—Hope! Mignon! hope! Bijou! + +Elles caressaient doucement le cou déjà baigné de sueur de leurs +montures. + +Les deux chevaux, lancés à fond de train, dévoraient l'espace... + +Si quelque paysan les eût rencontrées, glissant comme deux traits dans +la nuit, il se fût signé sans doute avec terreur, en recommandant son +âme à Dieu. Et, après la terreur passée, il se serait vanté jusqu'au +jour de sa mort d'avoir vu, par une nuit d'automne, les fées se rendant +au sabbat! + +Vraiment, c'était une course étrange. Les chevaux noirs disparaissaient +dans les ténèbres; on n'eût pu voir que deux jeunes filles, à la taille +svelte et comme aérienne, entraînées par une force mystérieuse. Elles +semblaient glisser, assises sur un nuage rapide. C'étaient bien des +fées légères et gracieuses. L'Å“il ne pouvait les suivre. L'aile du +vent les emportait et laissait flotter derrière elles les boucles +molles de leurs longs cheveux. + +—Hope! Bijou!... hope! Mignon!... + +Il y a une grande lieue de pays entre Port-Corbeau et le bourg de +Bains. Quelques minutes avaient suffi à ce trajet. Cyprienne et Diane +descendirent de cheval, laissant Bijou et Mignon sur la lisière de la +lande. + +Maître Protais le Hivain occupait une maison isolée qui s'élevait à +cent pas en avant de l'unique rue du bourg. + +Pour acquérir cette propriété, il lui avait fallu susciter bien +des discordes dans les campagnes voisines, ruiner bien des pauvres +cultivateurs et jeter plus d'un orphelin sur la paille. Mais c'étaient +là sa vocation et son plaisir. Maître le Hivain était, en fait de +chicane, un véritable artiste. On peut dire que la vue seule de sa +figure jaune et démesurément longue donnait aux paysans la fantaisie de +plaider. + +Cyprienne et Diane avaient déjà rôdé bien souvent autour de sa +maison, mais la vigilance rusée de l'homme de loi avait trompé +jusqu'alors toutes leurs tentatives. Aujourd'hui, elles avaient deux +chances nouvelles pour arriver à leur but: d'abord elles savaient +où trouver les papiers, ensuite le domestique de maître le Hivain +qui, d'ordinaire, faisait bonne garde, était en ce moment à fêter la +Saint-Louis de l'autre côté de l'eau, dans l'aire du fermier de Penhoël. + +En donnant cette vacance à son domestique, maître le Hivain avait +compté sur l'effet du coup de fusil tiré la veille au bord de la lande, +et aussi sur le bal qui devait assurément retenir au manoir les deux +filles de l'oncle Jean. + +Il n'y avait pour défendre sa maison, ce soir-là , qu'une servante +septuagénaire, assistée par un chien de garde accablé de vieillesse. + +La bonne femme et le chien dormaient sans doute d'un profond sommeil, +sur la foi des gros verrous qui fermaient toutes les ouvertures, car +les deux sÅ“urs purent escalader les murailles du jardin sans éveiller +le moindre mouvement dans la maison. + +Du côté du jardin, les fenêtres n'avaient point de contrevents. En un +clin d'Å“il, à l'aide d'une échelle que leurs jolies mains eurent bien +de la peine à dresser contre le mur de la maison, Cyprienne et Diane +furent dans le cabinet de travail de l'homme de loi. + +Elles battirent son propre briquet, et allumèrent sa propre lampe. + +Il eût fallu les voir en ce moment, animées par la course qu'elles +venaient de fournir et par la joie vive du premier succès! Leurs +joues se coloraient d'un incarnat charmant: leurs yeux petillaient +d'impatience et de désir; un sourire espiègle se jouait déjà autour de +leurs lèvres fraîches, tant elles se croyaient sûres du triomphe! + +Leur gaieté d'enfant était revenue. Le moment avait beau être solennel, +puisqu'il s'agissait en définitive du sort de toute une famille aimée; +il y avait dans la nature même de leur acte quelque chose d'étrange et +de gaillard qui éloignait toute idée tragique. + +Elles riaient en descellant les carreaux du cabinet. + +Leur recherche ne fut pas longue. Sous le fauteuil même où Macrocéphale +ruminait chaque soir ses consultations diaboliques, il y avait un trou +creusé au couteau, qui renfermait un petit carnet crasseux. + +La vue de ce carnet fit battre bien fort le cÅ“ur de Diane et de +Cyprienne. Elles ne songeaient plus à rire. C'était là le salut de +Penhoël. + +Elles restèrent un instant à genoux, levant au ciel leurs yeux humides, +afin de remercier Dieu. + +Elles songeaient à Madame et à la pauvre Blanche... + +Mais le temps pressait. Diane serra le portefeuille dans son sein, et +toutes deux redescendirent l'échelle. + +La vieille femme et le vieux chien dormaient toujours comme des +bienheureux. C'était une réussite complète. + +—Hope! Bijou!... hope! Mignon!... + +Comme elles avaient toutes deux le cÅ“ur léger en reprenant la route +parcourue! Comme elles caressaient gaiement le cou de leurs petits +chevaux! Comme elles étaient heureuses! + +—Tiens... dit Diane tandis que Mignon franchissait un large fossé, +c'est là qu'on a tiré sur moi hier... Le corps du pauvre Cabry est +encore au fond du trou!... + +La course ne se ralentit point, mais elles se penchèrent toutes deux; +leurs bras s'enlacèrent et leurs joues s'unirent dans l'ombre. + +—C'est la dernière fois que tu seras exposée à un danger pareil, ma +petite sÅ“ur, s'écria Cyprienne; ils sont vaincus!... + +—Et qui sait? ajouta Diane; peut-être y a-t-il dans ce portefeuille de +quoi rendre à Penhoël la fortune qu'on lui a volée?... + +Elles étaient à moitié chemin déjà . Diane arrêta tout à coup le galop +de son cheval. + +—J'y pense!... reprit-elle. Ils doivent nous attendre sur cette +route!... + +—Je voudrais bien savoir lequel d'entre eux, répliqua Cyprienne que la +victoire rendait fanfaronne, est capable de barrer la route à Bijou? + +—S'ils ont des armes? + +—Nous leur passerons sur le corps! + +—Et s'ils nous guettaient au passage du Port-Corbeau?... + +Cyprienne arrêta son cheval à son tour. + +—Ce n'est pas pour moi que j'ai peur... reprit Diane; mais maintenant +nous avons à garder un trésor. + +—Eh bien! remontons jusqu'aux Houssaies... Nous passerons sur le pont +du moulin. + +L'avis était bon. Les deux sÅ“urs changèrent aussitôt de direction et +se mirent à galoper vers les Houssaies. + +Mais il se trouva que d'autres avaient eu la même idée qu'elles, car +en arrivant au bord de l'eau, elles virent que la tête du pont était +occupée par deux hommes, en qui elles crurent reconnaître Robert de +Blois et M. le marquis de Pontalès. + +—Prenons du champ, dit Cyprienne que rien n'effrayait, et passons. + +—Essayons plutôt de passer à Port-Corbeau, répliqua Diane; il sera +toujours temps de revenir ou de mettre nos chevaux à la nage... + +La course recommença le long de la rivière. + +Quand elles arrivèrent au passage du bac, il y avait à peine trois +quarts d'heure qu'elles avaient enfourché pour la première fois leurs +vaillants petits chevaux. + +Il n'était pas tout à fait minuit, et le jardin de Penhoël montrait +toujours, au haut de la colline, ses illuminations intactes. La fête en +avait encore au moins pour une bonne heure. + +Rien de suspect n'apparaissait, cette fois, sur la rive. Les deux +sÅ“urs rendirent la liberté à Bijou et à Mignon, qui regagnèrent en +caracolant leur lit de gazon. Elles pensaient que bien leur en avait +pris de ne point tenter le passage au pont des Houssaies, car ici aucun +obstacle ne leur barrait la route. + +—Allons! dit Cyprienne en descendant vers les saules, nous voici à bon +port... et nous aurons encore le temps de danser une contredanse... + +Diane écarta les branches du saule... + +Comme elle ouvrait la bouche pour lancer quelque gaie repartie, trois +hommes, couchés dans l'herbe haute qui croissait au bord de l'eau, se +dressèrent tout à coup sur leurs pieds. + +Les deux jeunes filles eurent à peine le temps de pousser un cri, tant +on mit de presse à leur nouer solidement des mouchoirs sur la bouche... + + + + +XIII + +DEUX PIERRES. + + +M. le marquis de Pontalès était un homme prudent, qui n'avait aucun +goût pour les aventures. C'était uniquement par nécessité qu'il s'était +joint à l'expédition de cette nuit. M. de Blois et lui traitaient en +effet de puissance à puissance, et du moment que M. de Blois se mettait +à l'Å“uvre, Pontalès ne pouvait point reculer. + +C'était la première fois qu'il se livrait ainsi. Jusqu'alors il +s'était toujours tenu derrière Robert, contribuant volontiers aux frais +de la guerre, mais ne combattant jamais en personne. + +Cela lui allait mieux. + +Et, en vérité, il aurait regardé sans doute comme un imposteur +quiconque lui aurait annoncé, le matin même, les événements de cette +soirée. Lui, le marquis de Pontalès, propriétaire de soixante mille +livres de rente, jouant au loup-garou dans les taillis et bravant la +cour d'assises comme un malheureux!... + +Mais les circonstances entraînent, et l'homme le plus habile, engagé +dans certaines entreprises, doit jouer le tout pour le tout à un moment +donné. + +Cela ne veut point dire que Pontalès, en passant la rivière de l'Oust +avec ses quatre compagnons, ne fît des réflexions assez chagrines. Il +eût vidé sa bourse, sans doute, de grand cÅ“ur, pour être transporté +tout à coup entre les murailles de son château. On peut penser même +que, malgré le désir ancien et passionné qu'il avait de détruire la +vieille influence des Penhoël et de se mettre à leur place, il n'aurait +point engagé la bataille s'il avait prévu, dès le principe, les dangers +de cette nuit. + +Maintenant, il était trop avancé pour reculer. Le péril était en +arrière comme en avant, et les chances de salut se trouvaient tout +entières du côté du crime. + +Une fois qu'on eut pris terre de l'autre côté de l'eau, Bibandier fut +choisi tout d'une voix pour diriger les opérations. Ce n'est point +déroger que de servir sous les ordres d'un glorieux général. Pontalès +était marquis, Robert se disait gentilhomme, et Bibandier n'était qu'un +simple échappé de bagne; mais l'histoire est pleine de ces exemples, où +l'on voit des princes céder le commandement à de vaillants officiers de +fortune. + +Bibandier se montra tout de suite à la hauteur de son autorité +nouvelle. Son premier soin fut de se raviser au sujet du petit bateau +qui avait servi au passage des deux filles de l'oncle Jean. + +—Nous allons avoir besoin de ce joujou, dit-il en saisissant la perche +du bac. + +Et il se mit à courir le long de la rive jusqu'à ce qu'il eût atteint +le batelet, entraîné par le courant. Il s'accrocha au moyen de sa +perche et l'amarra, au-dessous de la route de Redon, à l'un de ces +mêmes saules qui avaient servi de refuge à Robert et à Blaise, la nuit +de leur arrivée à Penhoël. + +Puis il revint vers sa troupe tranquillement et sans se presser. + +—La petite barque allait tout droit vers le trou de la +_Femme-Blanche_, grommela-t-il; on n'aura besoin que de se laisser +mener... + +—Ah çà ! dit Robert, il faut prendre un parti... Elles doivent avoir de +l'avance, et nous aurons de la peine à les rattraper!... + +—Les rattraper!... répéta le uhlan; il faudrait de meilleures jambes +que les nôtres... Si vous les aviez vues comme moi courir la nuit sur +la lande... Hope! Bijou!... hope! Mignon!... Ce sont de jolies petites +filles tout de même!... + +—Mais qu'allons-nous faire? + +Bibandier tira de sa poche sa pipe et son briquet. + +—Voulez-vous vous allumer, M. Robert?... dit-il; nous avons joliment +le temps d'en fumer une. + +—Il ne s'agit pas de plaisanter..., commença M. de Blois d'un ton +impérieux. + +D'un seul coup sec et merveilleusement ajusté, l'ancien uhlan mit le +feu à son amadou; puis il atteignit sa pipe toute chargée et l'alluma +en faisant claquer savamment ses lèvres. + +Pontalès avait piteuse mine derrière les bords de son grand chapeau. +La froide impertinence de ce drôle, comme il l'appelait au fond de son +cÅ“ur, ne lui présageait rien de bon. Maître le Hivain songeait à sa +maison dévastée. + +Blaise s'approcha de Robert, qui frappait du pied avec impatience. + +—Si vous ne le laissez pas marcher à sa guise, dit-il tout bas, nous +n'en ferons rien cette nuit. + +—Qu'il s'explique au moins! + +—Quant à ça, dit Bibandier en s'appuyant sur l'herbe, on va te faire +un programme, Américain! + +Robert tressaillit. Il y avait bien trois ans qu'on ne lui avait +donné ce nom, et depuis le même espace de temps, le pauvre Bibandier +affectait en toute circonstance, vis-à -vis de lui, le plus profond +respect. + +L'ancien uhlan reprit, tandis que Blaise riait sous cape de la +déconvenue de son maître: + +—Il n'y a donc de sage ici que l'Endormeur et moi!... + +Blaise cessa de rire. + +—Monsieur l'homme de loi, poursuivit Bibandier, qui se croit si bien +caché derrière son chapeau de paille, pourrait vous dire que, dans un +procès, le client ne donne pas de conseil à son avocat!... + +La figure de Macrocéphale s'allongea notablement. Le marquis tremblait +d'avoir été reconnu à son tour. + +Mais Bibandier, soit qu'il ignorât véritablement le nom de son +quatrième compagnon, soit qu'il eût fantaisie d'épargner Pontalès, +reprit presque aussitôt: + +—Quant à l'autre, je ne puis pas parler, n'ayant pas l'avantage de +le connaître... Ah çà ! ne te fais pas de mal, Américain; voilà le +programme des opérations, comme disait Bonaparte: attendre et faire le +mort! + +—Et pendant ce temps, dit Macrocéphale, on va piller mon domicile!... + +—Exactement, père la Chicane! + +—Et les pièces seront enlevées!... ajouta Robert. + +—Ça me paraît vraisemblable, mon fils. + +—Écoute, dit Robert qui voulut essayer de l'autorité; on t'a promis +de te payer grassement, mais cela ne te donne pas droit d'insolence... +Fais ta besogne, ou va-t'en! + +—Où ça?... demanda Bibandier tout doucement; à Redon?... Dire à M. le +procureur du roi ce qui se passe ici?... Américain, tu ne m'en crois +pas capable!... Que diable! on est plat comme une galette aujourd'hui +pour devenir insolent demain comme un bureaucrate. Tu sais bien que +c'est la vie!... Voyons, ajouta-t-il en changeant de ton, sommes-nous +donc des enfants, M. Robert? Mettons que j'aie eu tort, et veuillez +recevoir mes très-humbles excuses... Entre gentilshommes, ma foi! on +ne peut faire davantage. + +Il se leva et tendit, avec une grâce très-noble, sa main, que Robert +n'osa pas repousser. + +—Ainsi, poursuivit-il, voici une affaire arrangée!... l'honneur est +satisfait!... Maintenant, parlons de choses sérieuses... Si nous étions +dans un pays civilisé, où l'on ne fait qu'une route pour aller d'un +endroit à un autre, je vous dirais: Marchons et poursuivons nos petits +anges, l'épée dans les reins... Mais d'ici au bourg de Bains, il y a +une diable de lande, où plus de cent routes se mêlent et se croisent... +nous aurons beau nous séparer et prendre chacun notre sentier: il y a +dix à parier contre un que les petites passeront entre nos doigts comme +des anguilles! + +—C'est vrai, dit Blaise. + +Et, de fait, le raisonnement était si rigoureusement juste, que +personne n'y put trouver d'objection. + +—Vous auriez pu vous expliquer tout de suite!... grommela seulement +Robert. + +—Je pourrais relever cette parole, répliqua Bibandier avec gravité, +mais je sacrifie une susceptibilité légitime à l'intérêt de tous... +Il est donc bien entendu que donner la chasse aux petites serait une +ânerie... Reste à savoir comment nous les pincerons... Je crois avoir +résolu le problème d'avance en vous disant: Attendons. + +—Mais si elles passent la rivière ailleurs?... objecta Macrocéphale. + +—Bonne idée!... Ailleurs, cela veut dire au moulin des Houssaies, car +il n'y a pas d'autre passage... Eh bien! l'Américain et ce monsieur que +je n'ai pas l'honneur de connaître peuvent prendre leurs jambes à leur +cou et aller garder le pont des Houssaies. + +—C'est cela!... s'écria Pontalès ravi d'avoir un prétexte pour +s'éloigner du lieu probable de l'action; M. de Blois, je suis à vos +ordres. + +—Et si elles viennent là -bas... demanda Robert, nous leur barrerons le +passage? + +—Du tout!... répliqua Bibandier; vous vous rangerez bien poliment, +parce que vous aurez eu le temps d'enlever cinq ou six planches du +pont... et que la rivière est large et profonde au moulin des Houssaies. + +Pontalès avait froid jusqu'à la moelle des os, malgré l'étouffante +chaleur de la soirée. + +Robert le prit par le bras, et ils remontèrent le cours de l'eau à +grands pas. + +—Cinq ou six planches au moins!... plutôt six que cinq!... leur +cria de loin le bon fossoyeur, car Bijou et Mignon sautent comme des +chèvres!... + +Pontalès et Robert se perdaient déjà dans la nuit. + +—Nous autres, dit Bibandier en conduisant ses deux camarades vers +les saules, en faction, s'il vous plaît!... Faites comme moi, M. +Blaise; préparez votre mouchoir... Vous, père la Chicane, vous êtes +spécialement chargé des cordes... et maintenant, du silence! + +Ils étaient couchés tous les trois dans l'herbe. + +En combinant la partie de son plan relative au pont des Houssaies, +Bibandier avait compté sans l'étonnante vitesse des deux petits +chevaux. Pontalès et Robert en étaient encore à déclouer la première +planche, lorsqu'ils entendirent sur la lande le galop de Bijou et de +Mignon. Ils se relevèrent, irrésolus, et vinrent à la tête du pont, +sans savoir ce qu'ils allaient faire. + +Leur vue seule arrêta les deux jeunes filles, qui dirigèrent leur +course vers le bac. + +Pontalès et Robert quittèrent alors leur poste pour les suivre de loin. + +Quand ils arrivèrent à Port-Corbeau, ils trouvèrent la besogne bien +avancée. Cyprienne et Diane, un bâillon sur la bouche et garrottées +solidement toutes les deux, étaient au fond du petit bateau. + +Bibandier tenait en main la perche. + +—Ah! ah!... dit-il en éprouvant les cordes qui liaient les jambes et +les bras des deux jeunes filles, voilà qui est proprement fait, et vous +savez établir un nÅ“ud, père la Chicane! + +—Avaient-elles les pièces?... demanda vivement Robert. + +—Certainement... certainement!... répliqua Bibandier; ah! avec des +petits anges comme ça, on ferait sa fortune à Paris... Ça passe par le +trou d'une serrure. + +—Donne-moi les pièces!... dit encore Robert. + +Bibandier le repoussa tranquillement. + +—On ne compte pas les manger, tes pièces, mon bonhomme!... +murmura-t-il; mais il faut que les choses se fassent avec régularité... +Je rendrai mes comptes quand tout sera fini... D'ici là , patience! + +—Je veux que tu me donnes ces papiers, répéta Robert d'un ton +impérieux. + +—Le roi dit: «Nous voulons...» grommela l'ancien uhlan; moi, je veux +que tu me laisses tranquille!... Et si tu ne me laisses pas tranquille, +ajouta-t-il en redressant sa taille longue et maigre, je te plante là , +mon fils... tu achèveras la besogne à ta fantaisie!... + +—N'insistez pas!... murmura Pontalès à l'oreille de Robert; cet homme +veut quelques louis de plus; on les lui donnera. + +—Maintenant, messieurs, dit Bibandier, faites-moi le plaisir de me +souhaiter bon voyage... Je vais partir. + +—Pas seul!... s'écria Robert, qui concevait de vagues soupçons; il +faut que Blaise au moins vous accompagne! + +Blaise fit la grimace dans son coin, mais il n'eut pas même la peine de +refuser. + +—Le petit bateau ne porterait pas quatre personnes..., objecta +Bibandier sans rien perdre du calme singulier, mêlé d'une nuance de +moquerie, qu'il gardait depuis le commencement de l'aventure; je veux +bien noyer mon prochain, mais le suicide répugne à mes principes. + +Il entra dans la barque et mit un soin scrupuleux à écarter les deux +jeunes filles, de droite et de gauche, pour pouvoir manÅ“uvrer sans +leur faire de mal. + +—Les deux petits chérubins seront là comme dans leur lit! dit-il en +donnant au fond de l'eau son premier coup de perche. + +Personne, parmi les quatre complices du crime, ne pouvait se défendre +d'un serrement de cÅ“ur. Tous les yeux se fixaient, par une sorte de +fascination, sur les deux pauvres enfants couchées dans le bateau. +La gaieté du uhlan assombrissait encore le caractère atroce de cette +scène. + +Diane et Cyprienne étaient étendues sur le dos, les bras liés en croix. + +La lune, qui perçait maintenant çà et là les nuages déchirés, montrait +la grâce exquise de leurs tailles et leurs pâles figures, où se lisait +la résignation du martyre. + +Bibandier seul restait parfaitement à son aise en face de ce navrant +spectacle. + +—Messieurs, dit-il, tandis que le bateau s'ébranlait, je vais vous +donner un dernier bon conseil... La fête se continue là -haut... Allez +faire, croyez-moi, un petit tour de bal... Il est toujours agréable, le +cas échéant, de pouvoir établir un _alibi_. + +Ce terme de palais et de bagne sonna comme une menace aux oreilles +des trois complices, qui se dirigèrent en silence vers le bac; mais +Bibandier les rappela tout à coup. + +—Encore un service, s'il vous plaît! dit-il; j'oubliais d'embarquer +deux pierres, pour empêcher les petites de remonter sur l'eau... + +Une sueur froide perça sous les cheveux de Pontalès. + +Ce fut Macrocéphale qui apporta les deux pierres; il pensa se trouver +mal en regagnant le bac. + +Bibandier quitta enfin la rive et se laissa dériver au fil de l'eau, en +chantant une de ces chansons lentes et tristes qui mesurent le travail +des forçats à la fatigue. + +La lune s'était levée tout à fait et mettait des nuances argentées à la +colonne de vapeur suspendue au-dessus du tournant de Trémeulé. + +La _Femme-Blanche_ semblait grandir et osciller lentement au-dessus du +gouffre. + +Durant quelques minutes, les quatre compagnons virent la petite barque +glisser sur l'eau calme du marais. + +Puis elle disparut dans les longs plis de vapeur qui formaient le +vêtement de la _Femme-Blanche_. + + + + +XIV + +PAUVRES FILLES! + + +Robert de Blois, le marquis de Pontalès et leurs deux compagnons +remontaient au manoir de Penhoël. Ils marchaient en silence. De temps +en temps l'un d'eux se retournait, comme malgré lui, pour jeter un +furtif regard vers le marais où la _Femme-Blanche_ se dressait aux +rayons de la lune. + +Il leur semblait ouïr de loin le clapotement sinistre et sourd du +tournant de Trémeulé. + +Dans le taillis qui couvrait tout le versant de la colline, une route +était percée pour conduire à la loge de Benoît Haligan. Les quatre +complices traversèrent cette route à cinquante pas au-dessus de la +pauvre cabane du vieillard. Ils entendirent Benoît Haligan qui chantait +de sa voix creuse et tremblante la prière de l'agonie. + +Ils pressèrent leur marche en frémissant. + +Comme ils arrivaient à la porte du manoir, Robert s'arrêta et releva +brusquement la tête. + +—C'était nécessaire!... dit-il à voix basse; et d'ailleurs, ce qui est +fait est fait!... Prenons le dessus, messieurs, et ne rentrons pas au +manoir avec des figures d'enterrement! + +—C'est juste, dit Blaise. + +Et Macrocéphale ajouta: + +—On ne peut rien contre les faits accomplis... Je chargerai la vieille +Yvonne, ma servante, de prier pour elles tous les soirs... Et je suis +bien sûr que M. le marquis de Pontalès sacrifiera volontiers une +vingtaine d'écus pour faire dire des messes... + +Pontalès essuya la sueur de son front. + +—Je donnerai vingt louis à l'église de Glénac!... balbutia-t-il, +cinquante louis à l'église de Redon!... cent louis à l'église de +Rennes!... + +—Ma foi! dit l'homme de loi naïvement, si elles ne sont pas contentes +avec cela!... + +Robert et Blaise ne purent s'empêcher de rire. L'impression lugubre +était en partie secouée, et comme, en définitive, aucun des quatre +complices ne se repentait véritablement, ils n'eurent pas grand'peine à +rappeler sur leurs visages le calme souriant qui convenait à ce jour de +fête. + +Ils se séparèrent, afin de rentrer dans le bal par différents côtés. + +La danse s'était ranimée au salon de verdure. Jeunes gens et jeunes +filles prenaient leur revanche. On se dédommageait de la longue heure +d'ennui qu'on avait éprouvée à entendre les gémissements des trois +Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang. Au moment de finir, le bal +retrouve presque toujours ainsi une gaieté plus vive. A la ville, +l'orchestre redouble de verve et d'entrain; à la campagne, les danseurs +cabriolent, battent des mains et crient; à la Courtille, vers cette +heure consacrée, où l'allégresse atteint son plus chaud paroxysme, on +brise les verres, on se poche les yeux et on marche sur la tête... + +Les musiciens de Glénac jouaient comme des possédés. Ils avaient +entonné cette gigue interminable, connue sous le nom de _bal breton_, +et qui peut dérouler jusqu'à cent cinquante figures diverses, suivant +la renommée. Danseurs et danseuses, enlevés par les cahots de cette +musique nationale, bondissaient avec enthousiasme. On se mêlait, on +se choquait, on tombait sur le gazon avec de grands éclats de rire. +C'était charmant! + +Et les invités de Penhoël ne pouvaient plus se plaindre d'être +abandonnés par leurs hôtes. Le maître, il est vrai, ne s'était pas +montré de la soirée, mais Madame avait reparu, apportant de bonnes +nouvelles de l'Ange. + +Elle présidait à la fête maintenant, assise auprès de Jean de Penhoël. +Sa figure était bien pâle, mais l'effort qu'elle faisait gardait à ses +traits réguliers et nobles une apparence de sérénité. + +Il n'y avait de triste que la partie respectable de l'assemblée. Ces +dames et ces messieurs avaient regagné leur coin, et présentaient +un aspect de plus en plus maussade. Là , toutes les figures étaient +refrognées, tous les yeux se chargeaient de sommeil. + +Le chevalier adjoint et la chevalière adjointe de Kerbichel, +madame veuve Claire Lebinihic et les trois vicomtes restaient sous +l'impression produite par les talents des trois Grâces Baboin. De +périodiques bâillements faisaient le tour du cercle. Les trois Grâces +Baboin, de leur côté, regardaient avec haine la danse victorieuse et ne +pouvaient cacher leur détestable humeur. L'Ariette avait eu, en effet, +peu de succès; la Romance était tombée à plat, et la Cavatine, plus +malheureuse encore, en achevant la série de glapissements déplorables +qu'elle appelait son _grand air_, avait pu constater que le salon de +verdure s'était changé en solitude. Seul, le petit frère Numa l'avait +écoutée jusqu'au bout, comme c'était son rigoureux devoir. + +Dans ces dispositions, la galerie était un peu moins loquace que +naguère, mais aussi son venin était plus épais et plus âcre: chaque +coup de langue était une morsure. + +On allait des grands aux petits; tout le monde avait son paquet; on +assassinait ceux qu'on n'avait pas daigné piquer au commencement de la +soirée. + +Personne n'a été sans remarquer que la province, si prude et si +peu charitable, ne choisit pas toujours ses expressions parmi les +plus châtiées, lorsqu'il s'agit de calomnier ou de médire. Quand la +conversation arrive à un certain degré, quand les dents grincent, quand +les langues s'aiguisent, la province est comme le latin qui, _dans +les mots, brave l'honnêteté_, et il n'est point rare d'entendre des +locutions très-téméraires tomber alors des bouches les plus vénérables. + +En ce moment, la société faisait de la calomnie légère. Elle allait de +l'un à l'autre, donnant à Lola, par exemple, qui s'affichait avec le +jeune Pontalès, des épithètes extrêmement caractéristiques, déchirant +un peu sur Penhoël absent, et risquant sur Madame des hypothèses devant +lesquelles une valetaille insolente eût assurément reculé. Ensuite on +passait à l'Ange, pour retomber sur quelqu'un des couples occupés à +danser le bal breton. Puis on se demandait quelle vie menaient ces deux +petites dévergondées, Cyprienne et Diane, qui étaient absentes depuis +plus de deux heures! + +Et c'était, ma foi, très-significatif. On avait vu disparaître presque +en même temps qu'elles ces deux grands fainéants de Robert et d'Étienne. + +Les trois Grâces Baboin échangeaient, à ce sujet, avec la chevalière +adjointe de Kerbichel, des observations d'une philosophie si avancée, +que le chevalier adjoint et les trois vicomtes avaient envie de rougir. + +Une chose bizarre, c'est que ces deux grands garçons d'Étienne et de +Roger étaient revenus sans les petites! La Romance expliquait cela en +disant que ces demoiselles avaient dû friper un peu leurs toilettes, +pendant deux heures de promenade... + +—Et déranger leurs coiffures..., ajoutait l'Ariette. + +L'aigre Cavatine enchérissait. + +Et la charitable assemblée se laissait arracher quelques hargneux +applaudissements. + +Étienne et Roger étaient rentrés ensemble dans le bal à peu près +en même temps que Robert de Blois, M. le marquis de Pontalès et +Macrocéphale. + +Tandis que ces derniers affectaient de se saluer en passant, comme +gens qui ne se sont pas vus depuis longtemps déjà , Étienne et Roger +parcouraient d'un regard triste les groupes animés des danseurs. + +Leur recherche s'était inutilement prolongée, et en revenant au salon +de verdure, ils avaient l'espoir d'y retrouver Cyprienne et Diane. + +—Elles ne sont pas là !... dit Roger avec un gros soupir. Deux heures +d'absence au milieu d'un bal!... + +La physionomie d'Étienne était mélancolique et pensive. + +—Nous ne les reverrons pas ce soir... murmura-t-il, et il faut que je +sois à Redon demain avant le jour... Je ne pourrai pas lui faire mes +adieux... Veux-tu te charger auprès d'elle de mon dernier message? + +—Avant de partir, répliqua Roger, tu peux encore la voir... + +Le jeune peintre secoua la tête. + +—Ce serait un moment cruel... dit-il, les heures de repos sont pour +elles courtes et rares... Pourquoi les troubler?... Et puis, au moment +de la séparation, je serais faible peut-être... Quand tu la verras, +Roger, tu lui diras que je l'aimais... que je n'aimerai jamais une +autre femme en ma vie... et qu'au prix de tout mon bonheur, je la +voudrais voir heureuse... + +Sa voix tremblait. Il y avait dans son accent une sensibilité profonde +qui faisait contraste avec ses habitudes d'insouciance et la gaieté +leste de sa philosophie parisienne. + +Roger lui serra la main. + +—Je lui dirai que tu es le plus loyal garçon qui soit au monde!... +répondit-il. Je lui dirai que tu as la fortune peut-être au bout de +tes pinceaux... et que, si Dieu bénit ton travail, tu reviendras en +Bretagne afin de la prendre pour femme. + +Les yeux d'Étienne étaient humides. + +—Merci! murmura-t-il. + +—Nous sommes jeunes!... reprit Roger avec un sourire ému, et Dieu est +bon... peut-être que nous serons heureux tous ensemble quelque jour!... + +Pendant qu'ils causaient ainsi, Pontalès, Robert et l'homme de loi +parcouraient le bal, et soutenaient leur rôle de gaieté forcée. Blaise +servait des rafraîchissements, afin de faire acte de présence. + +Au moment où Roger prononçait ces dernières paroles, pleines d'espoir +souriant et de foi dans l'avenir, la figure de Bibandier sortit de +l'ombre, à quelques pas derrière lui. + +Le maigre visage du uhlan était couvert de pâleur; ses yeux roulaient, +hagards, et ses cheveux mêlés se hérissaient sur son crâne. + +Les deux jeunes gens ne le voyaient point; par contre, les complices +qui guettaient son arrivée l'aperçurent tous à la fois. + +Le sourire contraint de Robert et de Pontalès se glaça sur leurs +lèvres. Macrocéphale aurait voulu fuir, et Blaise faillit laisser +tomber le plateau qu'il tenait à la main. + +Il leur semblait à tous que le bal entier devait voir à nu leur +détresse et deviner ce que signifiait l'apparition de ce visage livide +du uhlan, qui se montrait à demi derrière l'une des portes du salon de +verdure. + +Cette apparition ne dura, d'ailleurs, qu'un instant. Lorsque les +quatre complices s'enhardirent à jeter vers la porte un second regard, +Bibandier avait déjà disparu. + +Il prit une des allées du jardin au hasard et se dirigea vers un +berceau désert. + +Sur son passage, sans savoir ce qu'il faisait, il éteignait les +lampions, comme si la lumière eût blessé sa vue. + +L'obscurité se fit ainsi autour du berceau où Bibandier s'arrêta. + +Il n'attendit pas longtemps. Une minute s'était à peine écoulée que les +quatre complices arrivèrent l'un après l'autre. + +Personne n'osait interroger. + +—Eh bien!... dit Bibandier d'une voix étouffée, vous ne me demandez +pas mon histoire? + +Il y avait quelque chose d'étrange et de solennel dans l'émotion +suprême de ce bandit sans cÅ“ur, qui avait conservé si longtemps, en +face du crime, sa froide et cynique gaieté. + +En ce moment, tout son corps tremblait, il semblait prêt à défaillir. + +—Que vous est-il donc arrivé?... demanda enfin Robert. + +Bibandier s'appuya chancelant contre le treillage du berceau. + +—Elles sont mortes!... dit-il. Elles étaient bien belles toutes +deux!... Maintenant elles sont mortes!... + +—Et personne ne vous a vu?... demanda Macrocéphale. + +—Mortes!... répéta le uhlan qui mit sa tête entre ses mains; tandis +que je chantais en les conduisant vers le trou, elles me regardaient +toutes deux avec leurs yeux angéliques... Je les vois encore... se +reprit-il en frissonnant... leurs pauvres jolis corps couchés sur la +planche... + +Il s'arrêta; sa voix s'embarrassait dans sa gorge. + +Les quatre complices l'écoutaient immobiles; une sueur froide leur +baignait le front. + +—Quelqu'un n'a-t-il pas demandé, reprit-il sans relever la tête, si +personne ne m'avait vu?... + +—Moi... balbutia le Hivain. + +—Un homme m'a vu... répondit Bibandier, et il vous a vus aussi, tous +tant que vous êtes!... + +—Qui est cet homme?... demandèrent les quatre complices d'une seule +voix. + +Bibandier garda le silence. + +Puis il reprit, comme en se parlant à lui-même: + +—J'avais promis! il fallait en finir... quand j'ai soulevé la première +dans mes bras, l'autre s'est agitée au fond du bateau et j'ai vu ses +grands yeux se remplir de larmes... Elles ne pouvaient point parler, +mais leurs regards se cherchaient... J'ai eu pitié!... j'ai rapproché +leurs deux visages et leurs bouches ont pu s'unir encore une fois. +Puis je leur ai mis au cou les deux pierres que M. le Hivain m'avait +données... + + * * * * * + +Le surlendemain au matin, le bourg de Glénac vit une solennité. +C'était une fête d'un genre bien différent. La petite église avait son +portail tendu de noir, et les paysans, que nous avons vus rassemblés +sur l'aire, autour du feu de joie de la Saint-Louis, s'échelonnaient, +tristes et silencieux, dans le cimetière. + +On venait de dire la messe des morts sur deux cercueils, entourés de +voiles blancs et ornés de ces fraîches fleurs qu'on jette, dernière +parure, sur la tombe des jeunes filles. + +Nous eussions retrouvé là tous les invités du manoir; mais la famille +n'était représentée que par un seul de ses membres, le vieil oncle +Jean, bien que le nom de Penhoël eût été prononcé deux fois dans +l'oraison mortuaire. + +Les cercueils fleuris contenaient les corps de Diane et de Cyprienne. + +René, Madame et l'Ange avaient manqué à la messe funèbre. Ce qui avait +causé plus de surprise encore, ç'avait été de ne voir ni Roger de +Launoy, ni le jeune peintre Étienne aux côtés de l'oncle en sabots. + +Étienne et Roger, en ce moment, étaient bien loin de Glénac. Ils +ignoraient tous les deux les événements de la nuit de la Saint-Louis. + +Voici ce qui leur était arrivé: + +Vers le point du jour, quelques heures après la fin du bal, ils +avaient descendu l'escalier du manoir, afin de prendre la route de +Redon. Roger faisait la conduite à son ami. + +En passant sous la fenêtre des deux jeunes filles, Étienne s'arrêta, et +Roger appela Cyprienne et Diane par leurs noms à plusieurs reprises. + +Point de réponse. + +—Elles dorment... dit Étienne qui jeta sur son épaule son petit paquet +de voyage et partit enfin à grands pas. + +La route fut silencieuse entre les deux jeunes gens. A Redon, au moment +de monter en voiture, Étienne dit à Roger en lui serrant une dernière +fois la main: + +—Écoute... ce Robert te déteste presque autant que moi... et Penhoël +n'est plus le maître... Si tu étais forcé de quitter le manoir, quelque +jour, souviens-toi que je suis ton frère et que ma demeure, si petite +et si pauvre qu'elle soit, sera toujours assez grande pour nous abriter +tous deux. + +La voiture partit pour Rennes, et Roger resta seul. + +Les dernières paroles de son ami soulevaient en lui de vagues craintes, +mais il était bien loin de penser, cependant, qu'il dût être réduit +jamais à profiter de l'hospitalité offerte. + +Comme il entrait à l'auberge du père Géraud pour déjeuner, celui-ci +lui remit une lettre arrivant par exprès du manoir. + +La lettre était écrite par M. Robert de Blois, et René de Penhoël avait +mis au bas sa signature. + +Cela s'était fait le matin même. Robert semblait avoir profité de la +courte absence du jeune homme pour lui porter ce coup plus à son aise. + +C'étaient quelques phrases sèches et sentant la raillerie où l'on +disait à Roger, en substance, qu'il arrivait à l'âge d'homme, que les +voyages forment la jeunesse, et que c'était pitié de le voir croupir, +loin du monde, dans le petit bourg de Glénac. + +Roger lisait cela le rouge au front. La forme de ce congé le rendait +plus cruel encore. + +Se voir éconduit froidement et avec moqueries, lui, le fils adoptif, +dont l'enfance avait été entourée de tendresse, lui, qu'on avait aimé +pendant vingt ans! + +Hélas! les pressentiments d'Étienne se réalisaient bien vite... + +Roger n'hésita pas; il avait le cÅ“ur fier, et le nom de Penhoël était +au bas de la lettre. Il fallait partir; mais Cyprienne... + +Avant de quitter le pays pour toujours, sa première idée fut de +retourner au manoir, afin de dire adieu à la pauvre fille dont il +emportait l'amour. Ce fut la crainte de se trouver face à face avec le +maître de Penhoël qui l'arrêta. Il s'enferma dans une des chambres du +_Mouton couronné_, et se mit à écrire. + +Le papier où courait sa plume fut mouillé plus d'une fois de ses +larmes, et pourtant, parmi ses phrases désolées, il y avait de +l'espoir, car il était jeune et plein de courage. + +Il parlait pour lui et pour Étienne, dont il ne pouvait plus faire les +adieux de vive voix; il disait aux deux sÅ“urs: + +/# + «Nous vous aimons, nous travaillerons, nous reviendrons...» +#/ + +Le père Géraud fut chargé de porter la lettre que les deux pauvres +jeunes filles ne devaient pas lire, hélas! et Roger monta à cheval pour +courir après la voiture de Rennes. + +Au lieu de remettre son message, le bon aubergiste s'agenouilla dans +l'église de Glénac et pria pour les deux pauvres filles mortes... + +En l'absence du maître de Penhoël et de Madame, c'étaient M. le marquis +de Pontalès et Robert de Blois qui représentaient la famille en qualité +d'amis, car le pauvre oncle Jean, écrasé sous sa douleur trop lourde, +était incapable de s'occuper de rien. + +En cette circonstance, il fallait bien le reconnaître, le marquis, +Robert et même M. le Hivain avaient témoigné à la famille une +affection empressée. Il n'y avait pas jusqu'au fossoyeur de la +paroisse, le pauvre Bibandier, qui n'eût fait preuve d'un dévouement +très-méritoire. + +Les deux jeunes filles s'étaient noyées dans le marais, on ne savait +trop comment. Les circonstances de leur fin restaient entourées d'un +vague mystère. On disait seulement qu'ayant voulu traverser l'Oust sur +un frêle batelet, elles avaient été emportées par le courant jusqu'à la +_Femme-Blanche_. + +Le fossoyeur Bibandier avait retrouvé sur le rivage, le lendemain +matin, des débris de la barque, et c'était lui qui avait donné l'éveil. + +Après une journée entière de recherches infructueuses, Pontalès, maître +le Hivain, Robert de Blois et son domestique Blaise étaient restés +seuls sur le lieu présumé de la catastrophe avec le fossoyeur Bibandier. + +Ce dernier, disait-on, avait plongé une grande partie de la nuit aux +environs du tournant et avait fini par repêcher les deux corps. Du +moins avait-on trouvé, le lendemain matin, deux cercueils déjà cloués à +la porte de l'église. + +Les actes de décès avaient dû se faire en famille, M. de Penhoël étant +maire. + +Quant au curé, c'était un petit cousin du marquis de Pontalès. + +D'ailleurs, personne ne songeait à douter; le malheur n'était que +trop évident! Chacun pleurait et priait autour de ces pauvres petits +cercueils que la terre allait sitôt recouvrir. + +S'il y avait des doutes parmi la foule sombre et consternée, ce n'était +pas sur la mort elle-même, mais bien sur les circonstances qui avaient +accompagné la mort. + +Cyprienne et Diane savaient conduire un bateau sur le marais aussi bien +que pas un pêcheur de macles. Elles étaient habiles nageuses: comment +ne pas concevoir des soupçons? + +Plus d'un regard défiant se fixait à la dérobée sur Pontalès et sur +Robert. + +Il eût suffi d'un mot peut-être pour changer la douleur commune en +colère, et alors, malheur aux assassins! Mais ce mot, personne ne le +prononçait. Il n'y avait point de preuves, et certes, le crime ne +pouvait point se lire sur les figures tranquilles du marquis et de M. +de Blois. + +L'impression d'horreur, produite par la scène nocturne du Port-Corbeau, +avait eu déjà le temps de s'effacer. En somme, ce meurtre était +nécessaire, et s'ils frissonnaient encore en songeant aux détails +repoussants de leur crime, en revanche, ils s'applaudissaient. La joie +compensait bien le remords. + +Ils étaient là , remplaçant la famille; les paysans pouvaient voir sur +leurs physionomies, composées habilement, une tristesse recueillie et +calme. + +Les soupçons tombaient; d'ailleurs, parmi les paysans, ceux qui ne +récitaient point la prière funèbre étaient occupés tout entiers à +parler de la catastrophe et des pauvres enfants qu'on avaient vues, +l'avant-veille encore, si jeunes et si belles, ouvrir le bal de la +Saint-Louis. + +Hommes et femmes chuchotaient à la porte de l'église et, comme c'est +l'habitude des bonnes gens de Bretagne, chacun cherchait dans ses +souvenirs un présage à cette mort funeste. + +—Le vieux Benoît l'avait bien dit!... murmurait-on, personne ne +voulait le croire, quand il répétait que les filles de Penhoël seraient +trois belles-de-nuit avant le jour de sa mort... En voici deux déjà !... + +—Et la petite demoiselle Blanche est bien malade!... + +—Elles _reviendront_, les chères filles!... reprenait une ménagère en +égrenant son chapelet. + +Une voix effrayée s'éleva au milieu du groupe et dit: + +—Elles sont déjà revenues! + +Chacun tressaillit et se rapprocha. + +C'était le petit Francin qui avait parlé. Il était tremblant et tout +pâle. + +—Oui... oui... poursuivit-il en baissant les yeux, c'est moi qui ai +dit le premier _De profundis_ pour le salut de leurs âmes... car je les +ai vues cette nuit... et j'ai bien reconnu qu'elles étaient mortes. + +Le père Géraud avait fendu la presse et tenait l'enfant par le bras. + +—Tu les as vues?... balbutia-t-il. + +Le petit paysan frémissait de tous ses membres. + +—C'était ce matin, une heure avant le jour... dit-il, j'allais +au marais chercher nos chevaux... j'ai vu quelque chose de blanc +qui se remuait au pied de l'aune où l'on amarre le grand bac de +Port-Corbeau... J'avais peur, mais j'ai pensé tout de suite aux +demoiselles... Oh! je les ai bien reconnues!... Elles portaient les +mêmes robes que le soir du bal!... Elles étaient là toutes deux +agenouillées au pied de l'arbre, et il me semblait qu'elles creusaient +la terre... J'ai fait du bruit en me sauvant, et quand je me suis +retourné pour voir encore, elles avaient disparu... + +On entamait la dernière hymne sous la porte de l'église. Les paysans se +turent et mêlèrent leurs voix émues à celles des prêtres. + +La _société_, qui avait occupé durant le service la place d'honneur, +au-devant de l'autel, sortait à ce moment; la _société_ causait ici +comme dans le salon de verdure. + +—Pauvres chères filles!... gémissait l'aînée des trois Grâces Baboin; +qui aurait pensé jamais cela?... + +Elle essuya une larme entièrement fictive. + +—Ce que c'est que de nous!... soupira la Romance. + +Madame veuve Claire Lebinihic regardait du coin de l'Å“il les trois +vicomtes pour constater l'effet produit par sa toilette de deuil. + +—Mesdames, dit gravement le chevalier adjoint de Kerbichel, c'est la +loi commune. + +Le petit frère Numa fit observer ceci: + + Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre, + Est sujet à ses lois; + +Le chevalier adjoint interrompit: + + Et la garde qui veille aux barrières du Louvre + N'en défend pas nos rois! + +—Ah! murmura la Cavatine, les hommes n'ont pas de cÅ“ur!... Au lieu de +pleurer comme nous autres femmes, ils citent des passages de Bossuet ou +de Voltaire... + +La porte de l'église s'ouvrit à deux battants, et le convoi sortit, +escorté par les jeunes filles du bourg. Devant les cercueils, les +danseuses du bal de la Saint-Louis marchaient vêtues encore de leurs +robes blanches. + +L'oncle Jean, soutenu par le père Chauvette, suivait le cortége, ainsi +que Pontalès, Robert, maître le Hivain et Blaise. + +—Prêtez-moi votre flacon, ma chère demoiselle, dit la chevalière +adjointe à Églantine Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, j'ai bien peur de +me trouver mal!... + +—Ma chère dame, répliqua la Romance, il faut se faire une raison, +voyez-vous!... Dieu sait que mes sÅ“urs et moi nous aimions les pauvres +petites plus que personne, mais à présent tout est fini et le désespoir +n'y fait rien! + +—D'ailleurs... reprit la Cavatine passant des sanglots au commérage +par une habile tangente, faut-il beaucoup regretter la vie pour elles? + +Toute la partie féminine de la _société_ poussa en cÅ“ur un gros soupir. + +—Hélas! reprit la Romance, elles n'étaient pas heureuses!... C'est +au point que je ne me suis pas révoltée, comme j'aurais dû le faire +peut-être, quand on m'a parlé de suicide... + +La Romance prononça ces derniers mots discrètement et juste assez haut +pour que tout le monde pût les entendre. + +—Oh!... mademoiselle!... se récrièrent les vicomtes. + +Madame veuve Claire Lebinihic et la chevalière adjointe ouvraient les +yeux et les oreilles, flairant une médisance de haut goût. + +La Romance baissa la voix davantage et leva ses regards au ciel. + +—Je ne connais pas ces choses-là !... murmura-t-elle, mais on dit que +quand les jeunes filles ont été trompées... + +—Ça arrive tous les jours!... interrompit madame Claire Lebinihic. + +—Et voyez!... reprit la Romance encouragée, voyez si Roger et ce +vagabond d'Étienne ont osé paraître à l'enterrement!... + +On chercha des yeux les deux jeunes gens. + +—C'est vrai!... dit un des vicomtes, je n'avais pas songé à cela. + +Et dans l'esprit de chacun la mémoire des deux filles de l'oncle Jean +fut ternie. + +Le convoi atteignait la partie du cimetière où se trouvaient les +sépultures des Penhoël. Les trois Grâces Baboin gardèrent le silence, +contentes désormais d'avoir jeté quelques fleurs sur ces pauvres +tombes... + +L'aspect du cimetière était triste et morne, les chants faisaient +trêve. Les paysans, muets et le rosaire à la main, se rangeaient autour +des deux fosses ouvertes. + +Bibandier était à son poste de fossoyeur. + +Au moment où il étendait la main pour mettre le premier cercueil en +terre, un bras se posa au-devant de lui et le fit reculer. + +En même temps une clameur sourde, mêlée de surprise et d'épouvante, +courut dans le cercle des bonnes gens. + +Entre le fossoyeur et les deux bières, une sorte de fantôme, que sa +maigreur faisait paraître d'une taille démesurée, venait de se dresser, +sortant on ne sait d'où. + +Il était là si hâve et si décharné, que tous, en ce premier moment, +crurent que la terre s'était ouverte pour lui livrer passage. + +Puis un nom domina les murmures de la foule. + +—Benoît Haligan! disait-on, Benoît le sorcier! + +Le voir en ce lieu était aussi étrange assurément que de voir un vrai +spectre percer la terre. + +Comment avait-il quitté le grabat où sa longue agonie le clouait depuis +des mois entiers? Quelle force mystérieuse l'avait aidé à monter la +colline?... + +Chacun, dans le cimetière, regardait avec stupéfaction. + +Benoît se tenait droit et roide auprès des fosses. Son Å“il cave se +fixa d'abord sur Bibandier, qui tourna la tête; puis sur Pontalès, +Robert de Blois, maître le Hivain et Blaise, qui ne purent s'empêcher +de baisser les yeux. + +Après quelques secondes de silence, le vieux passeur courba lentement +sa haute taille et soupesa les deux bières l'une après l'autre. + +Tandis qu'il se redressait, on vit autour de sa lèvre flétrie une sorte +de sourire... + +—Que Dieu prenne en pitié ceux qui vivent et ceux qui sont morts!... +dit-il en croisant ses bras sur sa poitrine. + +Il salua Jean de Penhoël en l'appelant par son nom, et sortit du +cimetière. La foule lui fit un large passage. + +En redescendant la colline, ses jambes amaigries chancelaient sous le +poids de son corps, mais il ne s'arrêtait point. Il ne cessa de marcher +qu'en atteignant le rivage de l'Oust, au pied de l'aune où le grand bac +était amarré. + +Une fois là , il se mit sur ses genoux et approcha sa tête du sol qui +semblait avoir été remué fraîchement. + +Ses mains ridées se joignirent, et il se laissa choir, épuisé, sur +l'herbe en murmurant: + +—Que Dieu et la Vierge les protégent!... + + * * * * * + +Au cimetière, la fête funèbre était finie, et Bibandier, achevant son +office de fossoyeur, recouvrait de terre les tombes de Diane et de +Cyprienne... + + + + +XV + +DEUX TOMBES. + + +On entendait jusque dans la chambre de l'Ange le son métallique et +vibrant de la grande pendule du salon, qui sonnait lentement neuf +heures. + +C'était le soir de la messe funèbre, dite à la paroisse de Glénac, pour +Diane et Cyprienne de Penhoël. + +La veille, à ce même moment, la grande pendule du salon aurait bien +pu sonner pendant un quart d'heure sans que personne y prît garde, au +milieu des joyeux bruits de la fête. Mais c'était du plaisir que les +hôtes de Penhoël étaient venus chercher au manoir; ils avaient fui +devant ce deuil qui s'était glissé tout à coup parmi la joie promise. + +Que faire en une maison mortuaire? Les hôtes de Penhoël étaient tous +partis jusqu'au dernier. A présent, au lieu des gaies rumeurs du bal, +on avait le silence morne; au lieu de cette foule remuante et rieuse +qui animait les verts bosquets du jardin, la solitude; au lieu des +illuminations prodiguées, les ténèbres épaisses et muettes. + +On eût dit une maison abandonnée. Sur toute la façade du manoir on ne +voyait que deux lueurs faibles et perçant à peine la soie des tentures; +une de ces lumières brûlait chez René de Penhoël, l'autre éclairait la +chambre de l'Ange. + +Madame était assise au chevet de sa fille, dont les yeux alourdis par +les larmes venaient de se fermer depuis quelques minutes. Blanche +dormait d'un sommeil inquiet et plein de tressaillements. La douleur +qui l'avait navrée durant tout le jour revenait sans doute en ses +rêves, car la pauvre enfant se plaignait et gémissait dans son sommeil. + +Blanche avait bien pleuré; Cyprienne et Diane n'étaient plus là , ses +deux cousines qu'elle aimait tant! La veille encore, elle enviait leur +sourire, et maintenant on les avait mises en terre. La pauvre Blanche +avait subi, durant toute la journée, cette douleur pleine d'étonnement +et d'effroi qui prend les enfants au premier aspect de la mort. + +A son âge et quand on n'a pas vu encore s'en aller pour jamais une +personne chère, on ne croit pas tout de suite à l'éternelle séparation. +L'esprit repousse longtemps l'idée de la mort, et de vagues espoirs +s'obstinent au fond du cÅ“ur. + +Blanche avait pensé plus d'une fois dans la journée que tout cela était +un songe funeste. Dès que ses paupières se fermaient, fatiguées de +larmes, elle croyait voir les douces figures de ses cousines sourire à +son chevet. + +Est-ce qu'on meurt ainsi toute jeune et toute belle? Est-ce que la +tombe peut s'ouvrir au seuil de la salle de bal? + +Les yeux de l'Ange étaient rouges et humides encore. Le sommeil l'avait +surprise, sans doute, au milieu d'une prière, car ses mains restaient +jointes sous sa couverture. Elle était beaucoup plus changée que le +soir de la Saint-Louis. La maladie ne pouvait point lui enlever son +exquise beauté, mais son visage portait les traces de la souffrance +physique et de l'affaiblissement. + +Il n'en fallait pas tant d'ordinaire pour que l'Å“il de Madame, +attentif et inquiet, ne quittât pas un seul instant les traits de sa +fille chérie. Mais aujourd'hui, Marthe de Penhoël tenait ses regards +cloués au sol et semblait oublier la présence de l'Ange. + +Elle n'entendait pas la plainte qui s'exhalait de la bouche de sa +fille; elle ne voyait point la pauvre enfant s'agiter sur son lit, et +pâlir parfois tout à coup aux élancements d'une douleur plus aiguë. + +La figure de Marthe semblait être de pierre. Depuis la tombée du jour, +elle était assise à la même place. Elle n'avait pas fait un mouvement. + +Ses yeux, fixés à terre, n'avaient point de pensée. Le sang avait +abandonné complétement sa joue livide et comme morte. + +Plusieurs fois avant de s'endormir, accablée, Blanche lui avait adressé +la parole. Point de réponse. + +Et c'était étrange! Madame accueillait si avidement d'ordinaire chaque +mot tombant des lèvres de sa fille!... + +Elle n'entendait pas. Quand une torture trop poignante déchire l'âme, +on devient insensible et sourd. + +Mais quelle était cette torture? Du vivant des filles de l'oncle Jean, +Marthe de Penhoël était bien froide envers elles. La mort des deux +pauvres enfants l'avait-elle donc changée au point de mettre à la place +de sa froideur des regrets navrants et passionnés? + +Ou sa douleur avait-elle une autre cause? + +Marthe était seule, et nulle oreille amie ne s'ouvrait pour recevoir sa +confidence. Sa pensée restait un secret entre elle et Dieu. + +Quand le son de la pendule du salon arriva jusqu'à son oreille, à +travers les murailles épaisses, sa tête, qui se renversait au dossier +de son fauteuil, se pencha en avant, comme pour écouter. + +Elle compta jusqu'à neuf: puis ses mains se croisèrent froides et +blanches sur sa robe de deuil. + +—Neuf heures!... murmura-t-elle d'une voix brève et altérée; la +dernière fois qu'elles chantèrent, l'heure sonna pendant le second +couplet... Je m'en souviens, c'était neuf heures! + +Elle s'arrêta comme si son esprit eût écouté en songe une lointaine +mélodie. + +Puis deux larmes brillèrent dans ses yeux, jusqu'alors secs et brûlants. + +Elle se prit à dire lentement, et comme si elle n'avait point eu la +conscience de ses propres paroles, les derniers vers du chant des +_Belles-de-Nuit_: + + Cette brise, c'est ton haleine, + Pauvre âme en peine; + Et l'eau qui perle sur les fleurs, + Ce sont tes pleurs... + +Un long soupir souleva sa poitrine. + +—Toutes deux!... murmura-t-elle; s'il revient... que lui dirai-je?... + +En ce moment, Blanche rendit une plainte plus distincte; Madame releva +les yeux sur elle. Mais son regard, au lieu de cet amour exclusif et +jaloux qui l'animait naguère lorsqu'elle contemplait l'Ange, exprima +une sorte de colère concentrée. + +—Mademoiselle de Penhoël!... prononça-t-elle avec un sourire amer; +l'héritière!... Toutes les joies vous étaient dues!... Tous les +respects... et tout l'amour!... Pour elles, rien!... Étaient-elles +moins belles ou moins bonnes?... Mon Dieu! mon Dieu! toutes mes +caresses étaient pour l'une, et les autres souffraient, dédaignées... +les autres qui se dévouaient et qui mouraient pour moi!... + +Ses sourcils étaient froncés; son regard se fixait toujours, dur et +froid, sur Blanche endormie. + +—Mademoiselle de Penhoël!... répéta-t-elle avec une amertume +croissante; la fille de la maison!... Les autres s'asseyaient au bas +bout de la table... et n'était-ce pas par charité qu'elles mangeaient +le pain du manoir?... + +Elle se leva d'un mouvement brusque, et continua en s'adressant à +l'Ange, comme si la pauvre enfant eût pu l'entendre: + +—Vous leur aviez tout pris, vous!... leur place dans le monde... leur +héritage... jusqu'au sourire de leur mère!... + +Une larme vint mouiller les cils baissés de Blanche qui rêvait. La tête +de Madame se pencha sur sa poitrine. + +—Jusqu'au dernier jour!... reprit-elle; oh!... il m'a fallu rester +auprès de votre lit, tandis que des étrangers jetaient la terre bénite +sur leur tombe!... Abandonnées!... abandonnées depuis le berceau +jusqu'à la mort!... + +Elle se couvrit le visage de ses mains et garda le silence durant +quelques minutes; puis, se redressant tout à coup, elle dit avec un +élan de passion: + +—Après la mort, du moins, on peut les aimer, je pense!... Dormez +heureuse, Blanche de Penhoël... Pour la première fois, je vais vous +abandonner, ma fille, afin de prier pour elles!... + +Marthe oublia de mettre un baiser sur le front de sa fille. Elle +traversa la chambre à pas lents et s'engagea dans les corridors du +manoir, après avoir fermé la porte à double tour. + +Elle ne rencontra ni valets ni maître sur son chemin. La maison +semblait déserte. + +Une fois dehors, elle pressa le pas pour se diriger vers la paroisse de +Glénac, qui était distante d'un grand quart de lieue. + +Le temps était lourd et accablant comme la veille; seulement une +brise tiède soufflait par rafales et déchirait çà et là le voile de +nuages qui couvrait le ciel. La lune se montrait par intervalles, +faisant sortir des ténèbres les marais et les montagnes. Cela durait +une minute, et tout disparaissait, envahi de nouveau par la nuit +victorieuse. + +Le long de la route solitaire, Marthe de Penhoël chancela plus d'une +fois, car elle était bien faible. Plus d'une fois elle s'arrêta saisie +d'une sorte d'épouvante, parce qu'un rayon de lune glissant tout à coup +à travers les arbres lui montrait, couchées sur l'herbe, deux enfants +immobiles et endormies dans leurs robes blanches... + +D'autres fois, quand son regard se tournait vers le marais qui +s'étendait sur sa gauche à perte de vue, il lui semblait qu'une voix +triste murmurait à son oreille les mélancoliques paroles du chant +breton. + +C'était l'heure où les vierges mortes viennent pleurer la vie sous les +saules. Marthe apercevait comme des ombres vagues qui se mouvaient au +bord de l'eau. Pauvres belles-de-nuit!... Marthe était une fille de la +Bretagne. Ses yeux se mouillaient de larmes, et ses bras s'étendaient +vers les saules. + +Elle poursuivait sa route. Autour de son intelligence frappée il +y avait comme une brume. Ses pensées flottaient, confuses. Elle se +surprenait à sourire au milieu de ses larmes, et ne trouvait plus la +fin de la prière commencée... + +Elle avait tant souffert! + +Le cimetière de Glénac fait le tour de la petite église, dont les +murailles indigentes et décrépites s'élèvent à mi-coteau, dominant +tout le passage que nous avons décrit plus d'une fois. L'unique rue +du bourg descend tortueusement vers le marais et baigne ses dernières +maisons dans les grandes eaux, lorsque vient le _déris_. Le tournant +de Trémeulé est situé sur la paroisse de Glénac, et la _Femme-Blanche_ +a mis bien des fois en branle les cloches de la flèche pointue et +bleue, pour sonner le glas des noyés. Derrière l'église il y a deux +grands ifs, si touffus qu'on ne voit point le ciel à travers leurs +branches. Ils dépassent en hauteur la croix de pierre qui marque, sur +la toiture, la place de l'autel. Les vieillards disent que les pères de +leurs grands-pères ont vu ces arbres hauts et touffus déjà : ils ont des +siècles d'âge... + +Entre les deux ifs, une balustrade en bois séparait du commun des +tombes un espace carré: c'était la sépulture de Penhoël depuis qu'on +n'enterrait plus sous les dalles de l'église. + +Marthe entra dans l'enceinte où la lumière de la lune lui montra les +deux tombes toutes fraîches et que nulle pierre ne recouvrait encore. + +Marthe se mit à genoux entre les deux tombes, et demeura longtemps +immobile. L'air sentait l'orage: le vent commençait à se lever, +fouettant l'atmosphère pesante; le gras feuillage des ifs s'agitait +par intervalles, et la girouette de l'église, tournant à ce souffle +incertain qui précède la tempête, jetait dans la nuit sa plainte rauque. + +Marthe n'entendait rien; seulement, quand le vent portait et que le +bruit sourd du tournant de Trémeulé montait jusqu'à elle, son corps +semblait éprouver un choc soudain. + +Elle savait que les cadavres des deux jeunes filles avaient été +retrouvés sous la _Femme-Blanche_. + +Les minutes s'écoulaient. Marthe restait toujours muette et sans +mouvement. Au bout d'un quart d'heure environ, elle rejeta en arrière +ses longs cheveux qui lui couvraient le visage, car elle était sortie +tête nue. Sans l'ombre épaisse projetée par les deux ifs, on eût pu +voir en ce moment sur ses traits un sourire tranquille et doux. + +Sa douleur s'endormait en un rêve... + +—Diane!... dit-elle tout bas. + +Et comme le silence répondait seul à cet appel, Marthe se tourna vers +l'autre tombe. + +—Cyprienne!... dit-elle encore. + +Toujours le silence. + +Marthe mit ses deux mains sur son cÅ“ur; un éclair se faisait dans la +nuit de son intelligence. + +—C'est donc bien vrai!... murmura-t-elle. Je ne verrai plus +leur sourire!... Elles sont là toutes deux dans la terre!... +M'entendent-elles?... Savent-elles comme je les trompais... et tout ce +qu'il y avait pour elles d'amour au fond de mon cÅ“ur?... + +Elle joignit ses mains sur ses genoux; ses yeux ne pouvaient point +pleurer, mais dans sa voix brisée il y avait des larmes. + +—Pauvres enfants! reprit-elle; pauvres enfants chéris!... Belles +âmes qui viviez de dévouement et de tendresse! Elles se croyaient +dédaignées... Autour d'elles, il n'y avait que froideur... et jamais +une plainte!... Il y a deux jours encore, quand je les trouvai +agenouillées à mes côtés comme deux anges consolateurs, elles me +parlèrent de mourir pour moi... Et moi je n'eus que des paroles +de raillerie!... Oh! pitié!... pardon!... je vous aimais! je vous +aimais!... + +Des pleurs brûlants inondaient maintenant sa joue, et des sanglots +soulevaient sa poitrine haletante. + +—Je vous aimais!... poursuivit-elle en faisant signe de presser contre +son cÅ“ur une personne chère; Dieu le savait... Dieu voyait mes larmes +et connaissait mon martyre!... Oh! vous ne souffriez pas seules, +pauvres enfants!... Et maintenant que vous êtes des saintes dans le +ciel, priez pour moi qui reste après vous à souffrir!... + +Elle n'avait plus de voix. Le silence régna dans le cimetière. + +Quand Marthe reprit la parole, son accent était doux et tout plein de +caresses. + +—Dieu est bon..., dit-elle; je sens bien que je ne serai pas +longtemps sans vous revoir... Que de baisers quand nous serons toutes +ensemble!... Je ne me cacherai plus... Je vous montrerai mon âme... +Nous aimer!... nous aimer!... ce sera notre joie dans le paradis! + +Elle tressaillit et releva tout à coup sa taille affaissée. + +—Blanche!... dit-elle, comme si une voix eût murmuré ce nom à son +oreille; c'est vrai... je l'avais oubliée... + +Puis elle ajouta avec amertume: + +—Toujours elle entre vous et moi... Toujours!... Et vous l'aimiez, +pauvres martyres, cette enfant heureuse qui vous prenait ma +tendresse... Blanche!... oui, je suis sa mère... il faut que je veille +sur elle... et je n'ai pas le temps de rester avec vous!... + +Avant de se relever, elle toucha de ses lèvres la terre humide qui +recouvrait les deux tombes. + +—Au revoir!... murmura-t-elle, je reviendrai demain. + +Elle sortit du cimetière. Tandis qu'elle reprenait la route parcourue, +le vent, qui gagnait à chaque instant en violence, la frappait au +visage. Au bout de quelques minutes, l'espèce de voile qui était sur +son esprit se déchira. Durant l'heure qui venait de s'écouler, elle +avait agi et parlé comme en un rêve. Maintenant elle se retrouvait tout +à coup en face de la réalité; la pensée de sa fille envahissait de +nouveau son cÅ“ur. + +Elle n'avait pas tout perdu, puisque Blanche lui restait, Blanche son +cher trésor!... + +Si on lui eût rappelé l'amertume récente de ses paroles, alors qu'elle +s'agenouillait entre les deux tombes, Marthe n'y aurait point voulu +croire. + +Reprocher à l'enfant adorée l'amour qu'on lui prodiguait, n'était-ce +pas un blasphème? + +Marthe pressait le pas. + +Elle se disait que l'Ange se serait peut-être réveillée durant son +absence, et qu'elle aurait appelé en vain. + +Elle se voyait d'avance rentrant dans la chambre un moment désertée +et s'élançant vers le petit lit pour couvrir de baisers le front de +l'Ange.... de l'Ange qui souriait contente et guérie.... + +Oh! il y avait encore du bonheur dans sa misère! + +Ces pauvres cÅ“urs frappés prennent tout à l'extrême. Ils n'ont plus de +règle parce que leur force est brisée. On les voit passer du désespoir +à l'allégresse, et tout sentiment chez eux semble exalté par une sorte +de fièvre. + +L'âme de Marthe s'inondait de joie. Blanche était tout pour elle en ce +moment. Toutes ses facultés d'aimer se rattachaient à Blanche. + +Le même paysage triste était toujours autour d'elle: la colline, tantôt +ensevelie dans la nuit, tantôt effleurée par la lueur pâle qui tombait +de la lune; le marais immense et plat, au milieu duquel se dressait +la fantastique figure de la _Femme-Blanche_, qui aurait dû lui parler +encore des deux jeunes filles mortes... + +Mais elle ne voyait plus avec les mêmes yeux. Il lui semblait que la +nuit souriait au-devant de ses pas. Elle était forte; sa marche ne +chancelait plus. Elle se hâtait, consolée, parce qu'elle voyait briller +au loin, sur la façade sombre du manoir, la lumière qu'elle avait +laissée dans la chambre de sa fille... + + * * * * * + +Vers cette même heure, un cavalier suivait la route de la Gacilly à une +demi-lieue de Redon. + +Ce cavalier avait la même pensée que Madame, et son cÅ“ur joyeux +battait bien fort au souvenir de Blanche qu'il allait revoir. + +C'était Vincent de Penhoël arrivant de Brest, à l'aide des pièces d'or +que Berry Montalt, le nabab de Mascate, lui avait données. + +Vincent avait payé le capitaine anglais et s'était dirigé vers +l'Ille-et-Vilaine, sans passe-port, au risque de tomber entre les mains +de la justice. Il était si pressé de revoir Penhoël! + +Il poussait son cheval, et ne s'inquiétait guère plus que Madame de +l'orage menaçant, qui courbait déjà les branches flexibles des taillis. + +Comme il arrivait à la hauteur du bourg de Bains, dans ce même chemin +creux où nous avons vu l'armée du uhlan Bibandier arrêter jadis +Robert et Blaise, il entendit au-devant de lui le pas d'un cheval, et +l'instant d'après un cavalier passa au grand galop à son côté. + +Vincent crut apercevoir confusément que le cheval portait un double +fardeau, un homme et une femme. + +Cela ne le regardait point assurément, et pourtant son cÅ“ur se serra. + +Sans se rendre compte de ce qu'il faisait, il appela le cavalier et le +somma de s'arrêter. + +Mais celui-ci avait déjà disparu à un coude de la route. Vincent n'eut +point de réponse. + +Un irrésistible instinct lui fit tourner la tête de son cheval; il fit +même quelques pas en arrière, et la pensée que l'inconnu était beaucoup +mieux monté que lui put seule l'arrêter. + +Il continua sa route vers Penhoël la tête basse et frappé par un +pressentiment triste qu'il ne pouvait point secouer... + + * * * * * + +Madame venait de rentrer au manoir de Penhoël. Les corridors étaient +toujours déserts. Elle trouva la porte de l'Ange fermée à double tour +comme elle l'avait laissée. + +Elle fit tourner vivement la clef dans la serrure et s'élança vers le +lit les bras tendus, le sourire aux lèvres. + +Le lit était vide. + +Madame ne perdit point son sourire. + +—Petite méchante, murmura-t-elle, qui a voulu me punir de l'avoir +laissée seule un instant!... + +Elle chercha en se jouant derrière les rideaux et sous les portières. + +—Blanche!... appela-t-elle sans élever la voix, où es-tu? + +Blanche ne répondait pas. + +Madame ouvrit les portes des cabinets et en fouilla les moindre recoins. + +—Blanche!... répétait-elle d'une voix altérée déjà ; ne cherche pas à +m'effrayer plus longtemps, ma fille... Si tu savais, je n'ai que trop +de raisons de craindre!... Blanche!... Blanche!... je t'en prie!... + +Elle tremblait; mais elle souriait encore. + +Tout à coup elle poussa un grand cri et se laissa choir sur ses deux +genoux. + +Elle venait de voir la fenêtre ouverte et la tête d'une échelle dont +les derniers barreaux dépassaient le balcon... + + +FIN DU DEUXIÈME VOLUME. + + + * * * * * + + + TABLE DES MATIÈRES + DU DEUXIÈME VOLUME. + + Deuxième partie. + Le manoir. + (Suite.) + + III Mystères. 1 + IV Mère et fille. 27 + V Diane et Cyprienne. 47 + VI Un coin du voile. 67 + VII Sous la Tour-du-Cadet. 87 + VIII Maître le Hivain. 107 + IX Rendez-vous. 129 + X Prédictions. 149 + XI Conciliabule. 163 + XII Petits démons. 183 + XIII Deux pierres. 205 + XIV Pauvres filles! 219 + XV Deux tombes. 245 + + + Corrections. + + Pages 3, 7, 14, 52: «Babouin» remplacé par «Baboin» + (Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang). + Page 6: «un» remplacé par «une» (une partie du cercle). + Page 19: «désappoinié» par «désappointé» (Roger était presque + désappointé). + Page 51: «Carentoire» par «Carentoir» (entre Redon et Carentoir). + Page 58: «Halligan» par «Haligan» (Benoît Haligan les avait + tenues). + Page 62: «tournois» par «tournoi» (dans ce grand tournoi). + Page 123: «close» par «clause» (frappées d'une clause de réméré). + Page 129: «atttendre» par «attendre» (pour attendre Robert de + Blois). + Page 131: «Carantoir» par «Carentoir» (entre Redon et Carentoir). + Page 133: «une» par «un» (un espace de quelques pieds carrés). + Page 167: «décendre» par «défendre» (défendre Penhoël malgré lui). + Page 171: «queston» par «question» (l'homme en question). + Page 196: «quant» par «quand» (quand il fallait traverser un + taillis). + Page 237: «a» par «as» (Tu les as vues). + + + + + +End of Project Gutenberg's Les belles-de-nuit, Tome II, by Paul Féval + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44613 *** diff --git a/44613-h/44613-h.htm b/44613-h/44613-h.htm new file mode 100644 index 0000000..92b38d0 --- /dev/null +++ b/44613-h/44613-h.htm @@ -0,0 +1,9056 @@ + +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" +"http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> + <head> + <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=UTF-8" /> + <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> + <title>The Project Gutenberg eBook of Les belles-de-nuit Tome II, by Paul Féval.</title> + +<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> + + <style type="text/css"> + +h1,h2,h3 {text-align: center; 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STAPLEAUX.</p> + +<div class="npage"> + +<h1><span class="t4">LES</span><br /> +<span class="t2">BELLES-DE-NUIT</span></h1> + +<p class="sep2 cent"><span class="t4">OU</span></p> + +<p class="cent t2"><b>LES ANGES DE LA FAMILLE</b></p> + +<p class="sep2 cent t4">PAR</p> + +<p class="cent t2"><b>Paul Féval.</b></p> + +<div class="figcenter" style="width: 300px;"> +<img class="sep2" src="images/im-01.jpg" width="300" height="125" alt="TOME II" title="TOME II" /> +</div> + +<p class="sep2 cent t2">BRUXELLES.</p> + +<p class="cent">MELINE, CANS ET C<sup>ie</sup>, LIBRAIRES-ÉDITEURS.</p> + +<table summary="Éditeurs associés"> +<tr> + <td style="border-right: solid 1px; padding-right: 1em;"><p class="cent t4"><b>LIVOURNE.</b><br /> + MÊME MAISON.</p></td> + <td style="padding-left: 1em; padding-right: 1em;"><p class="cent t4"><b>LEIPZIG.</b><br /> + J. P. MELINE.</p></td> +</tr> +</table> + +<hr class="mini" /> + +<p class="cent t2">1850</p> + +</div> + +<h2 id="Page_1">DEUXIÈME PARTIE.<br /> +<b>LE MANOIR.</b><br /> +<span class="t4">(SUITE.)</span></h2> + +<div class="figcenter" style="width: 150px;"> +<img class="sep2" src="images/filet.jpg" width="150" height="11" alt="" title="" /> +</div> + +<h3 style="margin-top: 2em;">III<br /> +<b>MYSTÈRES</b>.</h3> + +<p>La partie grave et discrète de l'assemblée, +qui se respectait trop pour prendre part à la +danse, commençait à trouver le bal monotone +et long. Les commérages languissaient, parce +qu'on avait déjà médit de tout le monde. L'évanouissement +de Blanche fit à l'ennui naissant +une diversion tout agréable et vint raviver l'entretien.</p> + +<p>Ce cercle respectable se composait de trois +vicomtes, qui avaient été des hommes à succès +<span class="pagenum" id="Page_2">2</span> +dans leur jeunesse au temps des états de Bretagne, +d'une demi-douzaine de bourgeois qu'on +avait laissés se décrasser et mettre un <i>de</i> au-devant +de leurs noms, parce qu'ils avaient mille +écus de rente, et d'un nombre à peu près égal +de dames antiques, portant, avec une solennité +impossible à décrire, le ridicule orgueilleux de +leur toilette et la laideur choisie de leurs visages.</p> + +<p>On remarquait surtout trois petites personnes, +toutes trois également jaunes, sèches, roides et +vêtues de robes de soie violette d'une ancienneté +incontestable. Bien qu'elles fussent encore célibataires, +aux environs de la cinquantaine, ce +qui déprécie, elles donnaient le ton à la <i>société</i>, +parce que leur talent de médire était hors ligne, +et que chacun de leurs coups de langue emportait +net le morceau. Leurs rivales elles-mêmes, +madame la chevalière de Kerbichel, épouse de +l'adjoint au maire de Glénac, et madame Claire +Lebinihic, jeune veuve à peine âgée de quarante-cinq +ans, autour de laquelle soupiraient les +trois vicomtes, étaient forcées de reconnaître la +supériorité des demoiselles Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang.</p> + +<p>Il faut dire qu'elles avaient tout pour elles. +L'aînée, mademoiselle Amarante, chantait, en +s'accompagnant de la guitare, l'ariette légère; la +seconde, mademoiselle Églantine, la tremblante +<span class="pagenum" id="Page_3">3</span> +romance; la troisième, mademoiselle Héloïse, +attaquait, toujours avec la guitare, le grand +morceau de caractère.</p> + +<p>A cause de cela, le jeune M. de Pontalès, à +qui tout était permis parce qu'il était l'héritier +de son père, les avait surnommées en masse les +trois Grâces, et en détail <i>l'Ariette</i>, <i>la Romance</i>, +et <i>la Cavatine</i>.</p> + +<p>Elles avaient un petit frère, M. Numa <ins id="cor_1" title="original: Babouin">Baboin</ins>-des-Roseaux-de-l'Étang, +qui se tenait un peu à +l'ombre de leur gloire, mais qui, néanmoins, +passait pour un fort agréable joueur de reversi.</p> + +<p>Quand Madame, aidée de l'oncle Jean, eut +emmené Blanche, l'imposante réunion se rassit. +Ses membres se regardèrent durant quelques +secondes en silence.</p> + +<p>—Voilà déjà deux fois que la pauvre petite +demoiselle se trouve mal aujourd'hui!... dit le +père Chauvette, qui seul, parmi tout ce monde +aigre et roide, représentait l'élément charitable.</p> + +<p>—Je ne voudrais rien dire d'inconvenant, +murmura madame Claire Lebinihic, mais c'est +tout à fait comme cela que j'étais la première +année de mon mariage.</p> + +<p>Les trois Grâces baissèrent les yeux. Les trois +vicomtes eurent un sourire très-égrillard.</p> + +<p>—Avez-vous remarqué, reprit l'adjoint, chevalier +de Kerbichel, hobereau taillé en Hercule +<span class="pagenum" id="Page_4">4</span> +et qui portait de jolies petites boucles d'oreilles, +avez-vous remarqué comme le fils Pontalès a fait +des yeux au Robert de Blois quand mademoiselle +est tombée?</p> + +<p>—C'est un joli garçon!... répliqua la Romance.</p> + +<p>—Un franc mauvais sujet! appuyèrent l'Ariette +et la Cavatine en donnant à ce mot une +acception toute flatteuse.</p> + +<p>—Ce que je voudrais bien savoir, reprit la +Romance, c'est le sentiment de M. de Penhoël +sur les assiduités du fils Pontalès auprès de madame +Lola...</p> + +<p>Le cercle entier sourit.</p> + +<p>—Madame Lola!... madame Lola!... répéta +la chevalière de Kerbichel, ces créatures ont des +noms à elles.</p> + +<p>—Quant à cela, madame, repartit la Romance +qui se crut attaquée dans son doux nom +d'Églantine, tout le monde n'est pas forcé de +s'appeler Suzon ou Fanchette, comme les filles +du commun!...</p> + +<p>Madame de Kerbichel s'appelait Fanchon. Le +cercle rit encore, excepté le chevalier-adjoint, +qui secoua le tabac de son jabot d'un air mortifié.</p> + +<p>—Tout cela n'empêche pas, reprit l'Ariette, +qu'il se passe de drôles de choses dans cette maison!... +<span class="pagenum" id="Page_5">5</span> +Les maîtres font les honneurs, Dieu sait +comme!... Voici madame partie; où est monsieur?</p> + +<p>—En conférence avec le marquis de Pontalès, +répondit le frère Numa.</p> + +<p>—En bonne conscience, voulut dire le père +Chauvette, on peut bien avoir des affaires...</p> + +<p>Mais personne n'avait la simplicité d'accorder +la moindre attention au pauvre maître d'école.</p> + +<p>—Toujours avec le marquis! poursuivit +l'Ariette.</p> + +<p>—Et avec l'homme de loi! ajouta la Cavatine.</p> + +<p>—Ah! dit la Romance d'un ton capable, des +gens bien informés prétendent que Penhoël file +un mauvais coton, pour parler comme les gens +du peuple... Il emprunte sans cesse de l'argent +au marquis, et l'homme de loi le Hivain sait des +choses qui étonneraient bien du monde!</p> + +<p>—C'est que la Lola aime trop les dentelles! +dit l'un des vicomtes.</p> + +<p>—Et les cachemires, ajouta un second +vicomte.</p> + +<p>—Et les diamants, ajouta le troisième +vicomte.</p> + +<p>—Et tout cela coûte de l'argent! fit observer +madame Claire Lebinihic: rien que mon châle +de noces, qui n'était pas de l'Inde pourtant, valait +cent cinquante écus...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_6">6</span> +—Et puis tant de charges! reprit la chevalière +de Kerbichel; c'est la maison du bon Dieu +que ce manoir!... On y mange et on y boit +toute la journée... Je vous demande un peu si +ce n'est pas de la folie que de nourrir à rien +faire ce grand garçon de Roger de Launoy?</p> + +<p>—Et ce barbouilleur qui est venu de Paris +pour mettre du rouge et du bleu sur les murailles? +dit la Romance.</p> + +<p>—Permettez, chère sœur, interrompit le +frère Numa qui était méchant, lui aussi, quand +il pouvait; ces deux messieurs ne sont pas si +complétement inutiles que vous voulez bien le +dire.</p> + +<p>—A quoi servent-ils, s'il vous plaît?</p> + +<p>—A quoi?... Je n'en sais rien... mais si vous +me demandiez à qui...</p> + +<p>—Ah! ah! s'écrièrent à la fois Églantine, +Héloïse et Amarante, enchantées de l'esprit de +leur frère; voilà qui est adorable!</p> + +<p>Et comme <ins id="cor_2" title="original: un">une</ins> partie du cercle ne comprenait +point, la Romance ajouta en baissant pudiquement +ses paupières jaunes et dépouillées:</p> + +<p>—Mon frère veut dire qu'ils servent aux +deux petites filles de l'oncle Jean...</p> + +<p>Tonnerre d'applaudissements des vicomtes; +gros rires de l'assemblée en chœur. Le mot valait +bien cela.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_7">7</span> +—Ah! mademoiselle!... mademoiselle!... +commença le bon maître d'école avec reproche.</p> + +<p>Mais sa voix fut couverte par celle du chevalier-adjoint +de Kerbichel, qui avait l'intelligence +lente et qui riait toujours après coup.</p> + +<p>Numa <ins id="cor_3" title="original: Babouin">Baboin</ins>-des-Roseaux-de-l'Étang, alléché +par le succès qu'il venait d'obtenir, désira +un nouveau triomphe.</p> + +<p>—Pourriez-vous me dire, mesdames, demanda-t-il +d'un air innocent, si c'est à madame +de Penhoël ou à sa fille que M. Robert de +Blois <i>fait attention</i>?</p> + +<p>—A la fille, répondit la chevalière de Kerbichel.</p> + +<p>—A la mère, ripostèrent les vicomtes.</p> + +<p>—En vérité, ceci est une question, dit gravement +la Romance. Je ne sais pas si vous avez +vu comme moi que M. Robert de Blois échangeait +certains signes avec Madame pendant la +contredanse?...</p> + +<p>—J'ai vu cela, dit Kerbichel.</p> + +<p>—Moi aussi!</p> + +<p>—Moi aussi!</p> + +<p>—Et avez-vous remarqué la manière dont +Madame a repoussé M. de Blois quand celui-ci +a voulu relever Blanche évanouie?</p> + +<p>Tout le monde répondit affirmativement.</p> + +<p>La Romance poursuivit en baissant la voix +<span class="pagenum" id="Page_8">8</span> +et en prenant cet air timide qui annonçait toujours +quelque méchanceté noire:</p> + +<p>—Quand on repousse ainsi un homme, c'est +qu'on le connaît beaucoup... beaucoup!... beaucoup!!...</p> + +<p>—C'est juste... dit avec goguenardise la partie +masculine de l'assemblée.</p> + +<p>—Comme mademoiselle Églantine sait ces +choses-là ! murmura la chevalière de Kerbichel, +qui avait une vengeance à exercer.</p> + +<p>—En outre, reprit la Romance, comment +expliquer ce mouvement si brusque, sinon par +un petit grain de jalousie?...</p> + +<p>—C'est vrai!... opina derechef l'assemblée +convaincue; c'est pourtant vrai!...</p> + +<p>Le pauvre maître d'école n'essaya pas même +de protester, tant il se sentait faible contre le +sentiment général.</p> + +<p>—Ainsi va le monde! reprit encore la Romance; +M. de Penhoël achète des cachemires à +la Lola... il fait peindre son manoir du haut en +bas pour la Lola... il plante des salons de verdure, +il tend de soie les vieilles chambres que +ses pères habitaient bien toutes nues!... Pendant +ce temps-là madame s'ennuie... Elle est +bien conservée au moins!...</p> + +<p>—Elle est encore très-jolie femme!</p> + +<p>—Que faire quand on est délaissée?... Elle +<span class="pagenum" id="Page_9">9</span> +remarque un beau cavalier... Mon Dieu, je +n'affirme rien!... Ce n'est pas moi, Dieu merci, +qui voudrais faire des cancans sur une famille +riche et respectable... mais je dis que si cela +était... Enfin, soyons de bon compte, tout est +possible! Il ne faudrait pas être trop sévère à +l'égard de la pauvre dame...</p> + +<p>—Ma foi non, répliquèrent les vicomtes, +Penhoël ne l'aurait pas volé!...</p> + +<p>Le bal se poursuivait, mais languissant et +triste désormais. Diane et Cyprienne, qui tout +à l'heure égayaient si franchement la fête, ne +pouvaient plus cacher leur tristesse. Elles essayaient +encore pourtant, et semblaient s'exciter +mutuellement à sourire.</p> + +<p>A chaque instant leurs yeux inquiets se tournaient +vers l'entrée du salon de verdure.</p> + +<p>On eût dit qu'elles restaient là maintenant à +contre-cœur, et qu'une mystérieuse tâche les +appelait loin du bal.</p> + +<p>L'annonce de l'accident arrivé à Blanche de +Penhoël avait franchi l'enceinte du jardin et +produit plus d'effet encore, peut-être, sur l'aire +que dans le salon de verdure. La danse rustique +avait fini; tandis que le feu de joie éteignait ses +dernières lueurs, jeunes gars et jeunes filles s'étaient +rassemblés en cercle autour des vieillards, +assis à la porte de la ferme.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_10">10</span> +Il n'y avait plus, sur le milieu de l'aire, que +M. Blaise, qui se promenait les mains dans ses +poches et affectait de ne point vouloir mêler son +importante personne à toute cette populace.</p> + +<p>On parlait bas dans le groupe des paysans, justement +à cause de M. Blaise, qui passait pour +avoir l'oreille fine.</p> + +<p>Le père Géraud tenait le centre du groupe et +interrogeait un petit garçon qui venait de sortir +du jardin, où il avait servi des rafraîchissements +aux hôtes de Penhoël.</p> + +<p>—Conte-nous ce que tu as vu, petit Francin, +disait le bon aubergiste du <i>Mouton couronné</i>.</p> + +<p>—Tout le monde regardait la Lola, répondit +l'enfant. Quelle belle fille tout de même! Je ne +sais pas ce qu'elle a autour de son cou qui brille +comme des charbons allumés... mais les dames +et les messieurs disaient qu'il y avait là de quoi +racheter la Forêt-Neuve!... Tout d'un coup la +petite demoiselle a crié... j'ai regardé comme les +autres, et je l'ai vue couchée par terre... Il n'y +avait auprès d'elle que M. de Blois... Quand il a +voulu la relever, oh! si vous aviez vu Madame +arriver sur lui!... j'ai cru qu'elle allait l'étrangler...</p> + +<p>—Elle n'a rien dit? demanda le père Géraud.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_11">11</span> +—Non fait!... mais on voyait bien qu'elle +avait son idée... C'est M. de Blois, bien sûr, qui +a fait du chagrin à l'Ange!...</p> + +<p>Un menaçant murmure courut parmi les +paysans.</p> + +<p>Le père Géraud passa le revers de sa main sur +son front.</p> + +<p>—Oui... oui... pensa-t-il tout haut, cet +homme-là est le malheur de Penhoël!... Et c'est +moi qui lui ai enseigné le chemin du manoir!... +Qu'auriez-vous fait, vous autres? ajouta-t-il avec +brusquerie en s'adressant aux vieux métayers +qui l'entouraient. Il arriva chez moi... il me +parla de l'aîné... voyez-vous, on ne devine pas +ces choses-là , bien sûr qu'il a connu notre +M. Louis quelque part!... Quand il me dit qu'il +était l'ami de Penhoël, moi je lui aurais donné +le dernier écu de ma bourse!...</p> + +<p>Il mit sa tête grise entre ses deux mains, et +poussa un gros soupir.</p> + +<p>—Allons, allons, père Géraud, dit le fermier +du Port-Corbeau, les temps sont mauvais pour +nos maîtres, mais ça pourra revenir... Et quant +à ce qui est de vous, tout le monde sait bien +que vous êtes un bon cœur!... Penhoël est riche, +après tout!...</p> + +<p>—Riche?... interrompit l'aubergiste de Redon; +si vous saviez!...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_12">12</span> +Les métayers se rapprochèrent curieusement.</p> + +<p>Mais le vieux Géraud n'en voulait point dire +davantage.</p> + +<p>—C'est moi qui lui ai montré le chemin du +manoir! répéta-t-il, comme si cette idée l'eût +poursuivi sans cesse; c'est moi!... Écoutez!... +avant de monter jusqu'à la ferme, je suis +entré tantôt chez Benoît Haligan, qui est bien +près de mourir... car tous ceux qui aiment Penhoël +s'en vont les uns après les autres!... le pauvre +Benoît a le <i>grolet</i><a name="FNanchor_1" id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a> sur sa paillasse. Ce n'est +pas d'hier qu'il a dit pour la première fois que +l'Ange et les deux filles de Jean de Penhoël +feraient trois pauvres <i>belles-de-nuit</i>, avant le +déris de l'hiver qui vient... Il m'a dit encore, +poursuivit le père Géraud en baissant +la voix davantage, que notre M. Louis reviendrait +quelque jour... mais qu'il reviendrait trop +tard!</p> + +<div class="footnote"> +<p><span class="label"><a name="Footnote_1" id="Footnote_1" href="#FNanchor_1">[1]</a></span> Le râle de la mort.</p> +</div> + +<p>Le père Géraud se tut, et il se fit un silence +autour de lui.</p> + +<p>Chacun avait le cœur serré. Cette fête, commencée +dans la joie, s'achevait morne et lugubre.</p> + +<p>La plupart des paysans rassemblés dans l'aire +n'avaient pas donné grande attention jusqu'alors +<span class="pagenum" id="Page_13">13</span> +aux vagues menaces qui pesaient sur la maison +de Penhoël; mais, ce jour-là , personne ne doutait: +on sentait en quelque sorte le malheur planer +au-dessus du manoir.</p> + +<p>Les jeunes gars oubliaient de parler d'amour à +leurs promises, et le tonneau de cidre, encore +plein aux trois quarts, ne couronnait plus de +mousse petillante la grande écuelle qui, dans +ces sortes d'occasions, faisait si joyeusement +d'ordinaire le tour de l'assemblée.</p> + +<p>Un seul fidèle restait auprès du tonneau, un +pauvre diable maigre comme un clou, qui buvait +avec acharnement, couché tout de son long +dans la poussière.</p> + +<p>Personne ne daignait lui parler, pas même +l'Endormeur, bien que le pauvre diable fût sa +vieille connaissance, l'ex-uhlan Bibandier.</p> + +<p>Bibandier fumait sa pipe en philosophe et +semblait se soucier assez peu du mépris général. +Il fumait et buvait comme s'il se fût engagé à +vider tout seul le grand tonneau de cidre.</p> + +<p>Dans le groupe rassemblé à la porte de la +ferme, ce fut le petit Francin qui rompit le silence.</p> + +<p>—M. Blaise!... dit-il tout à coup.</p> + +<p>Le domestique de Robert de Blois s'avançait +en effet à pas comptés vers le groupe des paysans.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_14">14</span> +—Eh bien, mes enfants!... cria-t-il de loin, +ne boit-on plus à la santé du roi et de M. le +maire?</p> + +<p>Personne ne répondit. Le père Géraud s'était +redressé.</p> + +<p>—Petit Francin, murmura-t-il rapidement, +retourne au jardin... Tu viendras nous dire s'il +y a du nouveau...</p> + +<p>Puis il ajouta en se tournant vers les vieux +métayers assis à ses côtés:</p> + +<p>—Vous autres, j'aurai à vous parler après la +veillée... Il ne sera pas dit que personne n'a fait +un pas ou donné un écu pour sauver Penhoël!...</p> + +<p>Blaise entrait dans le cercle tenant à la main +la grande écuelle pleine.</p> + +<p>Le petit Francin remontait en courant vers le +jardin du manoir.</p> + +<p>La partie grave de l'assemblée était en ce +moment maîtresse du terrain. Les trois demoiselles +<ins id="cor_4" title="original: Babouin">Baboin</ins>-des-Roseaux-de-l'Étang et les autres +membres de la société avaient quitté leurs +postes pour envahir le gazon, occupé naguère +par les danseurs. L'orchestre chômait. Quelques +gens avisés voyaient venir avec effroi le moment +où Églantine, Héloïse et Amarante allaient demander +leur redoutable guitare, sous prétexte de +ranimer la fête. L'espoir secret que nourrissaient +<span class="pagenum" id="Page_15">15</span> +ces aimables personnes de faire entendre, savoir: +Amarante son ariette, Églantine sa romance, +et la jeune Héloïse son grand morceau d'opéra, +leur donnait des airs un peu moins revêches et +les empêchait surtout d'invectiver trop aigrement +les Penhoël, qui abandonnaient ainsi leurs +hôtes au beau milieu de la soirée.</p> + +<p>Il n'y avait plus, en effet, dans le salon de +verdure, aucun représentant de la famille. Le +maître du manoir était toujours dans son appartement; +Madame n'avait point reparu, non +plus que l'oncle Jean. Enfin Cyprienne et Diane, +qui avaient présidé si longtemps à la danse, s'étaient +éclipsées tout à coup et avec une sorte +de mystère, puisque leurs cavaliers eux-mêmes +les avaient cherchées en vain parmi la foule.</p> + +<p>Étienne et Roger avaient déserté à leur tour +le salon de verdure, pour explorer sans doute +les allées du jardin.</p> + +<p>C'étaient maintenant Robert de Blois et Lola +qui, en qualité d'habitants ordinaires du manoir, +faisaient les honneurs.</p> + +<p>Le jardin était illuminé, comme nous l'avons +dit, d'un bout à l'autre, et l'on n'y eût pas trouvé +un endroit pouvant servir de cachette.</p> + +<p>Étienne et Roger avaient quitté le bal sans se +prévenir mutuellement. Ils se rencontrèrent face +à face au détour d'une allée.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_16">16</span> +Étienne était tout pensif. Les cheveux de +Roger étaient baignés de sueur.</p> + +<p>Il s'arrêta, essoufflé, devant le peintre.</p> + +<p>—Tu ne les as pas rencontrées? lui demanda-t-il +vivement.</p> + +<p>—Non, répliqua Étienne.</p> + +<p>—Je vais chercher encore, dit Roger qui +voulut reprendre sa course.</p> + +<p>Le jeune peintre l'arrêta.</p> + +<p>—Tu ne les trouveras pas... dit-il; tandis +que tu cherchais à gauche, moi je cherchais à +droite... A nous deux nous avons parcouru tout +le jardin... Elles n'y sont pas.</p> + +<p>—Alors où sont elles?</p> + +<p>—Je ne sais.</p> + +<p>L'agitation de Roger de Launoy semblait croître +à chaque instant. Étienne, au contraire, restait +calme, bien que sa voix si gaie d'ordinaire +eût un vague accent de tristesse.</p> + +<p>—Où sont elles?... répéta Roger; mon Dieu, +tout cela est bien étrange!</p> + +<p>—Étrange!... interrompit Étienne en souriant; +pourquoi?... Nous doivent-elles compte de +leurs actions?</p> + +<p>—Tu n'aimes pas, toi!... murmura Roger.</p> + +<p>Le peintre garda le silence; mais sa main serra +plus fortement le bras de son ami.</p> + +<p>—Moi, j'aime, reprit Roger, comme un pauvre fou!... +<span class="pagenum" id="Page_17">17</span> +Quand je suis auprès d'elle, je ne sais +plus qu'admirer et croire... Son sourire est si +pur, et on voit si bien son cœur sur son visage... +J'ai honte de mes soupçons.</p> + +<p>—Tu as donc des soupçons?... demanda tout +bas Étienne.</p> + +<p>Roger baissa les yeux et ne répondit pas tout +de suite.</p> + +<p>—Que sais-je?... s'écria-t-il enfin en appuyant +sa main contre son front mouillé de +sueur. Je ne suis pas fou, et je ne rêvais pas... +j'ai vu...</p> + +<p>Il hésita.</p> + +<p>—Qu'as tu vu?... demanda Étienne.</p> + +<p>Et comme Roger se taisait encore, il ajouta +d'un accent triste et lent:</p> + +<p>—Tu peux parler... j'ai vu, moi aussi, bien +des choses!</p> + +<p>Roger le regarda avec une sorte d'effroi. On +eût dit qu'il avait gardé un vague espoir de +s'être trompé, et qu'il redoutait par-dessus tout +la certitude.</p> + +<p>—Je ne parle pas de Cyprienne, répondit le +peintre; mais Diane a un secret... Il y a longtemps +que je le sais.</p> + +<p>—Et ce secret?...</p> + +<p>—J'ai confiance, parce que j'aime... Jamais +je n'ai cherché à le surprendre.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_18">18</span> +—Oh!... s'écria Roger, parce que j'aime, +moi, je me défie!... C'est tout mon bonheur et +tout mon espoir!... Si je pensais que Cyprienne +en aimât un autre!</p> + +<p>Il s'arrêta, et reprit avec amertume:</p> + +<p>—Mon Dieu! cette idée-là me vient souvent... +Et comment ne me viendrait-elle pas?... Tu dis +que tu as vu bien des choses!... Mais il y a voir +et voir... Ce que j'ai vu, moi, est tellement étrange, +que j'hésite à le confier même à mon meilleur +ami. Et pourtant, poursuivit Roger après avoir +attendu une question qui n'était point venue, +cela me pèse trop sur le cœur!... Te souviens-tu, +Étienne, de cette soirée que nous passâmes à +parler d'elles au bord du marais, de l'autre côté +de Glénac?... L'heure nous surprit... Quand +nous rentrâmes au manoir, le souper était fini +depuis longtemps, et tout le monde dormait... +Nous le croyions du moins... Nous prîmes chacun +sans bruit le chemin de notre chambre.</p> + +<p>«La lampe du grand corridor était éteinte... Il +me semblait entendre devant moi un bruit de +pas légers et timides... Je m'avançai les bras tendus, +touchant des deux côtés les murs du corridor...</p> + +<p>«Le bruit avait cessé à mon approche... Je +croyais m'être trompé, lorsque je sentis sous mes +doigts deux coiffes de toile qui glissèrent au +<span class="pagenum" id="Page_19">19</span> +premier contact, et que je ne pus retrouver dans +l'ombre. Les pas se faisaient entendre de nouveau, +légers et rapides, dans la partie du corridor +que je venais de parcourir. On fuyait... mais au +moment où ma main s'était refermée, une des +coiffes de toile avait laissé son attache entre mes +doigts... Et je riais, tout en ouvrant la porte de +ma chambre, parce que je me disais: «J'ai là de +quoi savoir laquelle des servantes de Penhoël va +courir la nuit le guilledou!»</p> + +<p>«J'allumai ma chandelle, et je reconnus le petit +ruban de soie bleu que j'avais vu dans la journée +à la coiffe de Cyprienne...»</p> + +<p>Roger de Launoy se tut, attendant évidemment +une parole d'étonnement; mais le peintre +ne parla point.</p> + +<p>Il demeurait pensif et la tête inclinée.</p> + +<p>—Eh bien?... dit Roger.</p> + +<p>—Est-ce tout ce que tu as vu? demanda froidement +Étienne.</p> + +<p>Roger était presque <ins id="cor_5" title="original: désappoinié">désappointé</ins> du peu d'effet +produit par son histoire.</p> + +<p>—N'est-ce pas assez?... s'écria-t-il.</p> + +<p>—Ce n'est rien.</p> + +<p>—Tu as vu quelque chose de plus extraordinaire?</p> + +<p>—Tu en jugeras, répondit le peintre.</p> + +<p>—Alors il faut parler.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_20">20</span> +—Tout à l'heure... continue.</p> + +<p>—Écoute donc encore, reprit Roger. Quelques +jours après, je revenais de Redon à pied... +C'était à la hauteur du bourg de Bains, au milieu +de la lande... il faisait clair de lune... J'entendais +au loin sur la bruyère le galop de deux +chevaux... Je ne prenais point garde, et je poursuivais +ma route... Au moment où les deux chevaux +passaient près de moi lancés à pleine +course, je levai la tête... Les deux chevaux +étaient montés par des femmes... Je criai: +«Diane! Cyprienne!» Nulle voix ne me répondit. +Je voulus courir; mais les deux femmes se +perdaient déjà dans l'ombre, et le pas de leurs +chevaux s'étouffait au loin sur la lande.</p> + +<p>—Il était tard? demanda Étienne.</p> + +<p>—Onze heures du soir.</p> + +<p>—Et ce jour-là , les Pontalès n'étaient-ils pas +à Redon?...</p> + +<p>Roger se frappa le front.</p> + +<p>—Tu m'y fais songer! s'écria-t-il, les Pontalès +étaient à Redon!</p> + +<p>—Mais était-ce bien elles?... dit le peintre.</p> + +<p>—Tu vas voir!... Il n'y avait pas possibilité +de les rejoindre... Après avoir fait quelques pas +en courant comme un fou, je repris le chemin de +Penhoël. En arrivant au bac, je demandai au vieux +<span class="pagenum" id="Page_21">21</span> +Benoît si quelqu'un avait passé l'eau dans la soirée.</p> + +<p>«Il me répondit:</p> + +<p>«—Personne.</p> + +<p>«Cela me fit grand bien... Je crus avoir rêvé... +Pourtant, une fois arrivé au manoir, il me restait +des doutes... Au lieu de gagner mon lit tout +de suite, je me dirigeai, sans trop avoir la conscience +de ce que je faisais, vers la chambre de +Diane et de Cyprienne...</p> + +<p>«Je collai mon oreille à la serrure. On n'entendait +aucun bruit.</p> + +<p>«Elles dorment peut-être, me disais-je... Ma +pauvre Cyprienne!... Je suis un misérable fou!...</p> + +<p>«Et cependant, ma main s'appuyait malgré +moi sur le bouton de la porte. La porte s'ouvrit. Je +reculai d'abord, effrayé de mon action...</p> + +<p>«Puis mon regard se glissa dans la chambre. +Les rayons de la lune tombaient d'aplomb sur +les deux petits lits blancs, qui étaient vides.»</p> + +<p>—Est-ce tout?... demanda Étienne, tandis +que Roger passait le revers de sa main sur son +front où perlaient des gouttes de sueur.</p> + +<p>—Si c'est tout!... murmura Roger; mais que +veux-tu de plus?</p> + +<p>—Je crois en elles... dit le peintre.</p> + +<p>—Moi aussi! moi aussi! s'écria Roger; je +crois en elle... Je l'aime tant!... Quand je la +vois sourire à mes côtés, je ne doute plus... Il +<span class="pagenum" id="Page_22">22</span> +me semble que j'ai fait un rêve douloureux et impossible... +Mais quand je me retrouve seul, face +à face avec moi-même, je me souviens, et je +souffre!... Bien des fois j'ai été sur le point de +parler et d'implorer une explication... mais elle +paraissait me deviner... Son regard souriait, se +reposait sur moi si calme et si pur!... Je sais +bien que je n'oserai jamais l'interroger!</p> + +<p>Tout en causant, ils marchaient le long +des allées du jardin. Ils s'éloignaient d'instinct +du salon de verdure, où les hôtes de Penhoël +étaient toujours rassemblés. Roger allait la tête +basse et l'air consterné; Étienne portait sur son +visage qui voulait sourire les traces d'une émotion +contenue. Peut-être se faisait-il plus fort +qu'il ne l'était réellement.</p> + +<p>—Ce que tu as vu est étrange, dit-il enfin, ce +que j'ai vu est plus étrange encore... Ce mystère +qui les entoure, j'aurais pu le percer peut-être... +mais je ne l'ai pas voulu... Moi aussi, j'ai rencontré +une fois Diane et Cyprienne dans les corridors +du manoir au milieu de la nuit... J'étais +caché par la saillie d'une embrasure: elles ne +m'apercevaient point... Je les vis traverser sans +bruit la galerie... Elles dépassèrent ta chambre, +la chambre de Penhoël, et je crus qu'elles allaient +entrer chez Madame... Mais elles dépassèrent +aussi la porte de Madame... Il n'y a rien +<span class="pagenum" id="Page_23">23</span> +au delà , sinon l'appartement occupé par M. Robert +de Blois.</p> + +<p>—C'était chez lui qu'elles se rendaient?... +demanda Roger vivement.</p> + +<p>—Je ne sais... répliqua le peintre. La galerie +fait un coude... Elles disparurent.</p> + +<p>—Et tu ne les suivis pas?...</p> + +<p>—Je ne les suivis pas.</p> + +<p>—Ce Robert, qu'elles font semblant de mépriser +et de détester! murmura Roger de Launoy.</p> + +<p>—Elles méprisent aussi, elles détestent les +deux Pontalès, dit Étienne dont la voix baissa +involontairement, et pourtant je les ai vues s'introduire +au château après minuit sonné!</p> + +<p>—Au château de Pontalès?... s'écria Roger +stupéfait.</p> + +<p>—Au château de Pontalès... La nuit était +sombre, cette fois, et je ne les aurais pas reconnues +si je n'avais entendu la douce voix de Diane +sur la lisière de la forêt.</p> + +<p>«—Aide-moi, disait-elle.</p> + +<p>«Elles s'approchèrent toutes deux de la muraille +du parc. Cyprienne s'appuya des deux +mains contre le mur, et, avec son secours, Diane +franchit la clôture.»</p> + +<p>—Après?... fit Roger, dont le souffle haletait.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_24">24</span> +—Je revenais de la Gacilly, à cheval, répliqua +le peintre, mon cœur battait et mon front +brûlait... Mais je ne suis pas comme toi, Roger, +et je n'aurais jamais ouvert la porte de la chambre +des filles de Jean de Penhoël... J'enfonçai +les éperons dans le ventre de mon cheval, qui +m'emporta au travers des taillis...</p> + +<p>—Oh!... fit Roger; tu n'aimes pas! tu +n'aimes pas!</p> + +<p>—Si Diane de Penhoël n'est pas ma femme, +répliqua le peintre, je ne me marierai jamais... +Il ne m'arrivait pas souvent autrefois de songer +à l'avenir... maintenant j'y pense toujours, +parce que l'avenir, c'est elle... Tu es rassuré +quand tu les vois sourire, Roger; moi, si un +doute pouvait me venir, il me viendrait en ces +moments... Mais que de fois, parmi la joie feinte, +que de fois j'ai surpris des larmes dans les yeux +de Diane!... C'est un cœur vaillant et fort +contre la souffrance!... Sous cette frêle beauté +de jeune fille, j'ai deviné le courage d'un +homme... Ces larmes furtives qui me serrent +le cœur, je les bénis et je les admire... Oh! que +Diane garde son secret!... Au fond d'une âme +comme la sienne, il ne peut y avoir que de nobles +élans et de saintes pensées!...</p> + +<p>La tête de Roger ne se relevait point. Il gardait +le silence.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_25">25</span> +—Chacun dans le pays sait cela, reprit le +peintre, les plus pauvres comme les plus riches. +Il y a un grand malheur sur la maison de Penhoël... +Dieu se sert parfois du faible courage +d'un enfant pour combattre la force des méchants...</p> + +<p>Étienne s'interrompit brusquement, et sa +voix, qui était lente et rêveuse, se fit brève tout +à coup et décidée.</p> + +<p>—Et puis, que m'importe tout cela? s'écria-t-il. +Je faisais un songe charmant... Le réveil +est venu... Que Diane soit ceci ou cela, un ange +ou une pécheresse, je la verrai demain pour la +dernière fois.</p> + +<p>—Que dis-tu là ?... demanda Roger en tressaillant.</p> + +<p>Ils étaient arrivés sur la terrasse qui bordait +la rampe descendante au passage de Port-Corbeau. +Ils s'arrêtèrent d'un commun accord, et +le peintre s'accouda contre la balustrade de +pierre.</p> + +<p>—Ce matin, reprit-il, M. Robert de Blois, qui +paraît être maintenant le maître au manoir, m'a +payé mes travaux et m'a fait entendre qu'on +n'avait plus besoin de moi.</p> + +<p>—Mais Penhoël!... s'écria Roger, qui saisit +la main de son ami; tu aurais dû voir Penhoël.</p> + +<p>—J'ai vu Penhoël, répliqua Étienne, dont +<span class="pagenum" id="Page_26">26</span> +l'accent mélancolique prit une nuance d'amertume, +et je pars demain pour Paris...</p> + +<p>Au moment où le jeune peintre prononçait +ces derniers mots, un faible cri se fit entendre +au pied de la terrasse.</p> + +<p>Les deux amis se penchèrent en même temps +sur la balustrade et virent deux formes blanches +se glisser entre les châtaigniers des taillis.</p> + +<p>—Ce sont elles! s'écria Roger.</p> + +<p>Il voulut s'élancer, mais Étienne le retint de +force.</p> + +<p>—Tu restes..., dit-il; tu es heureux!... Crois-moi, +veille sur elles pour les protéger, et non +pas pour les épier!</p> + +<div class="npage"> + +<h3 id="Page_27">IV<br /> +<b>MÈRE ET FILLE</b>.</h3> + +<p>C'était la chambre de l'ange de Penhoël: un +petit lit entouré de rideaux blancs, dont la +mousseline transparente laissait voir dans la +ruelle une image de la sainte Vierge, ornée +d'un laurier-fleur bénit, quelques siéges brodés +par Madame et représentant des sujets enfantins +et gracieux, de jolies estampes de piété le long +des lambris, et dans une bibliothèque mignonne, +en bois de rose, des livres du premier +âge.</p> + +</div> + +<p>Dans ce réduit si frais, à peine pressentait-on +<span class="pagenum" id="Page_28">28</span> +la jeune fille. C'était l'enfant qui se montrait encore, +l'enfant candide et insouciante.</p> + +<p>Quelque chose disait que cette couche calme +ignorait jusqu'à ces rêves vagues qui bercent, +à quinze ans, le sommeil de la vierge. Tout +était riant, mais froid. L'enfant se jouait, heureuse, +au seuil de la puberté. Elle tardait à +naître femme.</p> + +<p>Et encore ce qui souriait dans cette chambre +gentille, ce qui était frais, gracieux, coquet, +n'appartenait pas à Blanche toute seule. C'était +Marthe de Penhoël qui avait orné avec amour +la retraite de son enfant. Elle était redevenue +jeune à penser pour sa fille; et si parfois un peu +d'espoir consolait la tristesse de sa nuit solitaire, +c'est qu'elle songeait qu'entre ces rideaux blancs +son doux ange dormait, ignorant à la fois les +angoisses du présent et les menaces de l'avenir.</p> + +<p>Chacun, si malheureux qu'il soit, possède +aussi, au fond de son cœur, une sorte d'asile où +abriter sa pensée. Il est toujours un coin de l'âme +où Dieu clément laisse un rayon d'espoir.</p> + +<p>Marthe de Penhoël souffrait. Autour d'elle, +les menaces s'accumulaient. Son pauvre cœur, +blessé depuis des années, saignait. Pour elle, le +passé n'avait que des regrets amers, le présent +que navrant martyre, l'avenir... hélas! il y avait +là de si cruelles tortures, que mieux valait fermer +<span class="pagenum" id="Page_29">29</span> +les yeux, et attendre comme le condamné +à qui la suprême pitié de la loi met un bandeau +sur la vue...</p> + +<p>C'était quelques instants après l'accident qui +avait troublé le bal, au salon de verdure. Le +bon oncle Jean, Madame et Blanche venaient +d'arriver dans la chambre de cette dernière.</p> + +<p>Blanche était pâle encore, et semblait prête à +perdre de nouveau ses sens.</p> + +<p>Madame, qui l'avait assise dans une bergère, +l'entourait de ses bras. La pauvre femme essayait +de sourire, mais il y avait sur son visage +un découragement mortel.</p> + +<p>L'oncle Jean s'était arrêté au seuil de la porte. +L'effort qu'il avait fait pour soutenir la jeune +fille avait ramené sur sa joue les mèches légères +et blanches de sa chevelure. La mélancolie douce, +qui était d'ordinaire sur ses traits, faisait place +à une profonde désolation.</p> + +<p>Il regardait les deux femmes, et ses yeux +étaient humides.</p> + +<p>L'évanouissement tout seul ne pouvait avoir +produit ces émotions poignantes, et derrière le +hasard de cet événement, il devait y avoir bien +d'autres douleurs anciennes et cachées.</p> + +<p>Blanche renversait sur le dos de la bergère sa +tête charmante, dont les contours délicats et +purs semblaient taillés dans de l'albâtre.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_30">30</span> +—Ce ne sera rien..., murmura Madame d'une +voix qui voulait être gaie, mais où se devinaient les +sanglots contenus; où souffres-tu, ma pauvre +enfant?...</p> + +<p>Blanche porta sa main à sa ceinture.</p> + +<p>—J'étouffe!... dit-elle.</p> + +<p>Sous le sourire forcé de Madame, il y eut un +tressaillement d'angoisse.</p> + +<p>Elle répéta pourtant d'un accent morne et +brisé.</p> + +<p>—Ce ne sera rien!...</p> + +<p>Puis elle se tourna vers l'oncle Jean qui s'appuyait, +immobile, au montant de la porte, et +lui fit signe de se retirer.</p> + +<p>Le vieillard sortit aussitôt sans mot dire. A +travers la porte refermée, on entendit un instant +le bruit de ses sabots dans le corridor.</p> + +<p>Il allait d'un pas lent et la tête courbée. +Quand il passait devant l'une des fenêtres, et que +les lumières répandues dans le jardin arrivaient +jusqu'à lui, on aurait pu le voir presser +son front de ses deux mains tremblantes.</p> + +<p>Blanche était seule avec sa mère. Ce n'était +pas à cause de la présence de l'oncle que Madame +se forçait à sourire, car son regard devint +plus caressant encore.</p> + +<p>—Soulève-toi un peu, murmura-t-elle; ta +robe est peut-être trop serrée.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_31">31</span> +—Oh! non..., dit l'Ange; tu sais bien, mère, +qu'on a élargi ma robe il y a quelques jours...</p> + +<p>—Qu'importe! si tu souffres.</p> + +<p>—Ce n'est pas cela, ce n'est pas cela, répliqua +la jeune fille, qui se révoltait naïvement +contre l'évidence; je grandis, bonne mère... +mais en quatre jours ma taille n'a pas pu changer... +N'as-tu point eu cette maladie quand tu +étais jeune fille?</p> + +<p>La paupière de Madame se baissa; elle ne répondit +point.</p> + +<p>—Mon Dieu! reprit Blanche en appuyant +ses deux mains contre sa poitrine oppressée, je +crois que tu as raison, mère... mon corset m'étouffe!... +Si cela continue, il faudra me faire +faire des robes à cœur comme madame l'adjointe... +Je suis bien malheureuse!</p> + +<p>—Petite folle! dit Madame, il faut bien souffrir +un peu pour devenir une grande et belle +demoiselle.</p> + +<p>—Mes cousines Diane et Cyprienne sont +grandes... elles sont bien jolies... et je ne les ai +jamais vues souffrir ainsi...</p> + +<p>—C'est que tu ne te souviens pas, ma pauvre +Blanche!</p> + +<p>La jeune fille poussa un soupir où son enfantine +coquetterie avait plus de part que les élancements +de son mal. Elle fit effort pour se soulever +<span class="pagenum" id="Page_32">32</span> +à demi, et Madame, passant derrière elle, +détacha les agrafes de sa robe.</p> + +<p>Dans cette position où elle ne pouvait être +vue, Marthe de Penhoël ne se contraignit plus. +Ce sourire, retenu péniblement, qui éclairait +naguère sa figure, faisait place à une tristesse +morne et découragée.</p> + +<p>La robe de Blanche portait en effet les traces +du travail de la couturière; mais ce n'était pas +une fois seulement, comme elle le croyait, qu'on +avait élargi sa robe. Trois plis manquaient derrière +son corsage, trois plis, défaits un à un, et +les deux premiers à son insu, par la propre +main de sa mère.</p> + +<p>Les agrafes, détachées, laissaient voir maintenant +le corset. Entre les baleines du corset, il y +avait un large espace vide.</p> + +<p>—Fais vite, mère... j'étouffe..., murmurait +l'Ange dont la respiration devenait de plus en +plus pénible.</p> + +<p>Les doigts de Madame tremblaient, tandis +qu'elle cherchait à débrouiller le nœud du lacet.</p> + +<p>—Vite! oh! vite! je t'en prie..., disait la +jeune fille haletante.</p> + +<p>Les mains de Madame, maladroites et comme +engourdies, serraient le nœud au lieu de le lâcher. +Plus elle s'efforçait, plus le filet de soie +<span class="pagenum" id="Page_33">33</span> +s'enchevêtrait en des nœuds nouveaux et inextricables.</p> + +<p>Elle saisit une paire de ciseaux sur la cheminée +et trancha le lacet.</p> + +<p>Les flancs de l'Ange bondirent, débarrassés +de la pression qui les étranglait. Elle poussa un +cri de bien-être.</p> + +<p>Le corset, détendu, s'était retiré à droite et à +gauche, et cachait maintenant ses baleines jusque +sous l'étoffe de sa robe.</p> + +<p>—Oh! tu avais raison, mère, dit Blanche +soulagée tout à coup; c'était ce vilain corset qui +me faisait souffrir... Il me semble, à présent, que +je suis dans le paradis!</p> + +<p>Elle respirait avec délices.</p> + +<p>L'œil de Madame se fixait avidement sur les +reins de sa fille, où les plis de la chemise demeuraient +aplatis et collés en quelque sorte à +la chair, endolorie par la récente pression des +baleines. Puis son regard mesura l'écartement +des deux parties du corset, comme si elle eût +voulu se rendre compte de la force soudaine +qui les avait séparées.</p> + +<p>Tout à l'heure, lorsque sa robe était encore +agrafée, Blanche gardait la taille d'une jeune +fille; mais cette apparence de juvénile finesse +était due tout entière au moule élastique qui +modelait ses reins.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_34">34</span> +Le moule était brisé; la taille de Blanche apparaissait +déformée.</p> + +<p>Les yeux de Madame se levèrent au ciel; une +larme roula sur sa joue. On eût dit qu'une pensée +odieuse et toujours combattue entrait malgré +elle dans son âme.</p> + +<p>—Que fais-tu donc là , mère?... demanda +Blanche.</p> + +<p>Madame essuya vivement sa paupière humide, +et sépara doucement les beaux cheveux +blonds de l'Ange pour lui mettre sur le front un +baiser, rempli d'ardent amour.</p> + +<p>—Je te disais bien, ma fille, murmura-t-elle, +que ce ne serait rien... Les jeunes filles ont +comme cela des malaises étranges... Il n'y faut +plus songer.</p> + +<p>Blanche lui rendait ses caresses, et disait:</p> + +<p>—Bonne mère!... c'est toi, toujours toi qui +me guéris et me consoles!... Sans toi, quand ces +souffrances me prennent, j'aurais peur de mourir!</p> + +<p>—Mourir!... répéta Marthe de Penhoël, qui +s'assit auprès d'elle et l'attira sur ses genoux.</p> + +<p>—Si tu savais!... reprit l'Ange; autrefois, +durant ma petite enfance, j'étais souvent malade... +mais cela ne ressemblait point à ce que +j'éprouve aujourd'hui... Tout à coup quelque +<span class="pagenum" id="Page_35">35</span> +chose tressaille en moi: mon souffle s'arrête et +le cœur me manque...</p> + +<p>Elle s'arrêta pour cacher sa tête charmante +dans le sein de sa mère, et ajouta tout bas:</p> + +<p>—Oh! quelquefois j'ai peur... grand'peur!</p> + +<p>Le regard de Madame se perdait dans le vide. +Les paroles de l'Ange glissaient sur son esprit +inattentif. Elle n'écoutait pas.</p> + +<p>Pendant le court silence qui suivit, le rouge +et la pâleur se succédèrent plusieurs fois sur sa +joue. A deux ou trois reprises, elle ouvrit la +bouche comme si une question se fût pressée +sur sa lèvre.</p> + +<p>Elle n'osait pas.</p> + +<p>Au bout de quelques secondes, elle serra sa +fille contre sa poitrine avec une sorte de brusquerie. +Un effort soudain qu'elle fit sur elle-même +donna une apparence de gaieté vive à sa +physionomie.</p> + +<p>—Causons!... dit-elle. Te voilà comme autrefois +sur mes genoux, Blanche!... Te souviens-tu +que tu aimais à t'endormir ainsi tous les soirs?</p> + +<p>—On est si bien auprès de ton cœur!... murmura +l'Ange en fermant ses paupières à demi, +et en reposant sa prunelle limpide sur les yeux +de sa mère.</p> + +<p>—Avant de t'endormir, poursuivit Madame, +tu me disais tout ce que tu avais fait dans la +<span class="pagenum" id="Page_36">36</span> +journée... En ce temps-là , tu n'avais pas de secret +pour moi...</p> + +<p>—En ai-je donc à présent?... demanda Blanche +étonnée.</p> + +<p>L'hésitation de Madame devint plus forte. +Évidemment, elle voulait interroger, et quelque +scrupule arrêtait ses questions au passage.</p> + +<p>—Je ne sais..., dit-elle pourtant; les jeunes +filles aiment à faire du mystère...</p> + +<p>—Moi j'aime à être auprès de toi, interrompit +l'Ange qui souriait, candide comme la Vérité +même; j'aime à te montrer mon âme... Je ne +pourrais pas plus te cacher ma conscience qu'à +Dieu.</p> + +<p>Cette fois, ce fut une vraie joie qui brilla sur le +visage de Marthe de Penhoël. Elle poursuivit en +tenant sa bouche contre la joue de Blanche et +en coupant chaque parole par un baiser:</p> + +<p>—Je te crois... Est-ce qu'il pourrait en être +autrement?... Ne sais-tu pas combien je t'aime?... +Et cependant...</p> + +<p>Elle s'interrompit... un nuage avait passé déjà +sur sa joie.</p> + +<p>—Et cependant?... répéta Blanche en se +jouant.</p> + +<p>«Mon Dieu! mon Dieu! pensait Madame +dont la sérénité d'emprunt cachait mal son angoisse +revenue; faites que je me sois trompée, +<span class="pagenum" id="Page_37">37</span> +et doublez le fardeau de mes autres douleurs!...»</p> + +<p>—Je voulais dire, reprit-elle tout haut, qu'il +n'y a pas de ta faute, ma pauvre Blanche... Les +enfants ne savent pas voir clair au fond de leur +propre cœur... Je me souviens du temps où +j'étais à ton âge...</p> + +<p>—Que tu devais être belle et aimée!... murmura +Blanche, qui regardait Madame avec l'admiration +de son amour filial.</p> + +<p>—J'étais comme toi, Blanche, moins jolie +que toi, et j'avais perdu ma mère... Oh! il me +semble que si j'avais eu ma mère auprès de moi +comme tu as la tienne, ma pauvre enfant chérie... +il me semble que ma vie eût été autrement... +Mais que vais-je dire là ? se reprit-elle +en retrouvant dans son courage la force de sourire +encore; je te ferais croire que je suis malheureuse!</p> + +<p>Blanche, qui s'était redressée un instant avec +inquiétude, posa de nouveau sa tête paresseuse +sur le sein de sa mère. En ce moment où sa +souffrance faisait trêve, elle subissait l'effet des +fatigues de la journée. Ses paupières battaient +appesanties, et le sommeil effleurait déjà son +beau front.</p> + +<p>Madame voyait cela, et pourtant elle ne pouvait +réussir à formuler enfin la question qui +était toujours sur sa lèvre.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_38">38</span> +Pour quiconque aurait pu observer à nu cette +âme brisée par une suprême angoisse, la scène, +si calme en apparence, aurait pris un caractère +terrible et à la fois souverainement touchant.</p> + +<p>Sur cette douce enfant qui s'endormait, souriante, +il y avait une fatalité mystérieuse. Madame +avait deviné un secret funeste, une chose +cruelle, inattendue, accablante, une chose extraordinaire +jusqu'à paraître impossible.</p> + +<p>Mais dans le passé de Marthe de Penhoël, il +y avait un mystère du même genre, qui la faisait +crédule, et pouvait lui donner foi à l'impossibilité...</p> + +<p>Elle avait douté d'abord, cependant. Comment +ne pas douter en face de cette pure et +radieuse innocence? La candeur de l'Ange parlait +en quelque sorte plus haut que l'évidence +elle-même.</p> + +<p>Dès que venait le doute bienfaisant, Madame +l'accueillait avec ardeur. Elle espérait; +ses craintes lui paraissaient alors insensées. Puis +ses propres souvenirs revenant en aide à l'évidence, +elle croyait de nouveau et retombait au +plus profond de son découragement...</p> + +<p>Et, depuis quelques jours, sa vie se passait +en ces alternatives. Toutes ses autres souffrances +faisaient trêve; toutes ses autres craintes se taisaient...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_39">39</span> +En ce moment, l'évidence reprenait ses droits. +Marthe de Penhoël venait de voir et de toucher, +pour ainsi dire. Mais, au-devant de la vérité +dure et implacable, se plaçait le tranquille visage +de l'enfant; ce front calme était comme le +miroir sans tache où se reflétait une âme ignorante +de tout mal.</p> + +<p>La question qui se pressait depuis si longtemps +sur la lèvre de Madame aurait mis fin +sans doute à son incertitude, mais Madame ne +trouvait point de paroles pour la formuler à son +gré. La pudeur des mères est, entre toutes les +pudeurs, la plus délicate et la plus timide. Et +parfois, en interrogeant, on enseigne...</p> + +<p>Marthe cherchait.</p> + +<p>Les beaux yeux bleus de l'Ange disparaissaient +presque sous ses paupières alourdies.</p> + +<p>—Ne vas-tu pas retourner à la danse?... +demanda tout à coup Madame, qui affecta un +redoublement de gaieté.</p> + +<p>En même temps, elle ouvrit ses bras comme +pour inviter Blanche à se lever.</p> + +<p>La jeune fille s'appuya, plus paresseuse, contre +le sein de sa mère.</p> + +<p>—Je suis si lasse!... murmura-t-elle.</p> + +<p>—Autrefois, quand il s'agissait d'un bal, tu +avais beau être lasse, tu ne le disais pas!...</p> + +<p>—J'étais une enfant!... répliqua Blanche.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_40">40</span> +—Cela ne t'amuse donc plus?</p> + +<p>Blanche rouvrit à demi les yeux.</p> + +<p>—Oh! si... toujours! répondit-elle.</p> + +<p>—Parmi les jeunes gens qui sont à Penhoël, +reprit Madame dont la voix trembla légèrement, +quoi qu'elle pût faire, lequel aimes-tu le mieux?</p> + +<p>Blanche ne répondit pas tout de suite; puis +elle répéta lentement:</p> + +<p>—Parmi ceux qui sont à Penhoël?...</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Je ne sais pas...</p> + +<p>Madame prenait courage, à mesure qu'elle +avançait dans cet interrogatoire, entamé avec +tant de crainte.</p> + +<p>—Voyons! poursuivit-elle, est-ce Roger de +Launoy?</p> + +<p>—J'aime bien Roger.</p> + +<p>—Est-ce Étienne Moreau?</p> + +<p>—Il est bon... mais...</p> + +<p>—Est-ce M. Alain de Pontalès?</p> + +<p>—Non... Il a l'air orgueilleux et méchant.</p> + +<p>—Est-ce M. Robert de Blois? demanda encore +Madame en baissant la voix involontairement.</p> + +<p>Blanche rouvrit les yeux tout à fait, et la regarda +d'un air étonné.</p> + +<p>—Oh!... fit-elle avec reproche; quelle idée!... +M. Robert de Blois!</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_41">41</span> +Madame respira et la baisa. Un instant encore, +elle oublia le récent témoignage de ses +yeux.</p> + +<p>—Eh bien! reprit-elle entre deux caresses, +tu ne veux pas me dire qui tu aimes le mieux?</p> + +<p>—Celui que j'aime le mieux n'est pas à Penhoël, +répondit l'Ange dont la joue devint toute +rose; depuis que mon cousin Vincent est sur la +mer, je pense à lui souvent et je le regrette... +J'ai bien tort de le regretter, ajouta-t-elle d'un +air fâché, car il ne m'a pas même dit adieu avant +de partir!...</p> + +<p>Madame était devenue tout à coup rêveuse; +ses soupçons ne s'étaient jamais portés de ce +côté. Ses souvenirs, éveillés brusquement, lui +montrèrent la pâle figure de Vincent avec ses +grands yeux toujours fixés sur Blanche.</p> + +<p>Un instant, elle demeura muette et le cœur +serré.</p> + +<p>—Vincent!... murmura-t-elle sans savoir +qu'elle parlait. T'es-tu trouvée quelquefois seule +avec lui, ma fille?</p> + +<p>Blanche se prit à rire.</p> + +<p>—Je me trouvais seule avec lui tous les +jours, répondit-elle.</p> + +<p>—Tous les jours!... répéta machinalement +Marthe de Penhoël. Et te disait-il parfois qu'il +t'aimait, Blanche?</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_42">42</span> +—Il n'osait pas...</p> + +<p>—Il ne te l'a jamais dit?</p> + +<p>—Jamais.</p> + +<p>Un instant, Madame avait entrevu l'explication +du mystère, mais le mystère devenait plus +impénétrable que jamais, car Blanche ne pouvait +pas mentir.</p> + +<p>Et à mesure que l'interrogatoire avançait, +Madame sentait mieux la difficulté de le pousser +plus loin.</p> + +<p>Jusqu'alors, Blanche n'avait rien deviné des +motifs qui dictaient ces questions, faites sur un +ton de gaieté légère; mais un mot de plus allait +peut-être la mettre en éveil.</p> + +<p>Et pourtant il fallait savoir...</p> + +<p>—Pauvre Vincent! dit Madame cherchant +une transition au hasard; voilà bien longtemps +que nous n'avons eu de ses nouvelles!</p> + +<p>—Oh! oui, soupira Blanche; cinq mois!... +c'est bien long!</p> + +<p>Elle avait compté les mois. Madame l'examina +à la dérobée. Son joli visage restait tranquille et +s'imprégnait à peine d'une légère teinte de +mélancolie.</p> + +<p>On ne pouvait point s'y tromper, si le cœur +de Blanche battait plus doucement au nom de +Vincent de Penhoël, c'était une préférence d'enfant, +une tendresse naïve et insouciante. Cela +<span class="pagenum" id="Page_43">43</span> +pouvait changer plus tard et devenir un autre +sentiment; mais ce n'était pas encore de l'amour.</p> + +<p>—Tu vois bien, dit Madame en passant ses +doigts parmi les ondes soyeuses des cheveux de +l'Ange, tu avais un secret que je ne savais pas!...</p> + +<p>—Si j'avais su que c'était un secret, répondit +Blanche que reprenait le sommeil, je te +l'aurais confié bien vite.</p> + +<p>Madame hésita encore une fois; puis un incarnat +léger vint teindre sa joue, tandis qu'elle +murmurait cette dernière question:</p> + +<p>—Et d'autres que Vincent ne t'ont-ils pas +dit qu'ils t'aimaient?</p> + +<p>—Si d'autres que Vincent me l'avaient dit, +répliqua Blanche, je me serais fâchée.</p> + +<p>—De sorte que tu n'as pas d'autre secret?</p> + +<p>—Non, mère.</p> + +<p>Les yeux de l'Ange s'étaient fermés tout à +fait. Les regards de Madame tombaient sur elle, +plus tendres et plus maternels, tandis qu'elle la +berçait doucement contre son cœur, comme un +enfant qu'on veut endormir.</p> + +<p>Pendant quelques secondes que dura le silence, +la pensée de Marthe de Penhoël sommeilla +au contact du sommeil de sa fille. Elle +retardait le plus qu'elle pouvait, la pauvre femme, +le réveil trop prochain de sa conscience.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_44">44</span> +—Mère, balbutia Blanche sans ouvrir les +yeux et de cette voix lente des gens qui s'endorment, +je me suis trompée... J'ai un secret... +je vais te le dire... je ne sais pas pourquoi je ne +te l'ai pas dit plus tôt... C'était vers le printemps +de cette année... Il faisait chaud comme +aujourd'hui et je m'étais endormie, vers le soir, +dans le berceau qui est au bout du jardin... +M'écoutes-tu, mère?...</p> + +<p>Madame s'était redressée inquiète, attentive. +Elle ne répondit à la demande de l'enfant que +par la pression plus forte de ses bras.</p> + +<p>Blanche poursuivit:</p> + +<p>—Je fis un rêve bien effrayant, va!... Il me +semblait qu'il y avait un homme là , près de moi, +qui me serrait de toute sa force contre sa poitrine... +J'étouffais... je sentais son souffle brûlant +sur ma bouche... M'écoutes-tu, mère?...</p> + +<p>La pâleur de Marthe de Penhoël était devenue +livide; ses yeux grands ouverts et fixes +exprimaient une angoisse profonde.</p> + +<p>L'enfant poursuivait de sa voix paresseuse +et tranquille:</p> + +<p>—C'est drôle les rêves!... Je savais bien que je +dormais... et pourtant, je ne pouvais pas m'éveiller... +Il se passait en moi quelque chose +d'étrange, et je n'ai jamais rien éprouvé de semblable, +ni auparavant, ni depuis... Mais voilà +<span class="pagenum" id="Page_45">45</span> +qui est plus étrange encore!... Quand je m'éveillai +enfin, je ne saurais trop dire si c'était la +suite de mon rêve... je crus voir véritablement +un homme qui s'enfuyait sous la charmille...</p> + +<p>—Et tu le reconnus?... demanda Marthe +d'une voix sourde.</p> + +<p>—Non... seulement, comme je retournais +au château, je rencontrai sur mon chemin +M. Robert de Blois...</p> + +<p>—Robert de Blois!... répéta Madame, dont +l'œil étincela d'un feu sombre.</p> + +<p>—C'est étonnant, n'est-ce pas? dit encore +Blanche, dont la paupière s'ouvrit à demi pour +se fermer aussitôt.</p> + +<p>Son souffle se fit entendre régulier et plus +bruyant.</p> + +<p>Elle dormait.</p> + +<p>Mais elle en avait dit assez; Marthe de Penhoël +n'avait plus rien à apprendre.</p> + +<p>Un instant elle demeura comme atterrée; puis, +par un mouvement instinctif et violent, sa main +tremblante tâta et pressa les flancs de l'Ange qui +gémit dans son sommeil.</p> + +<p>—Perdue!... dit-elle prononçant pour la +première fois ce mot qui était depuis si longtemps +au fond de sa pensée; perdue comme +moi!... innocente comme moi!... Qu'ai-je fait, +mon Dieu! pour être punie jusque dans mon +enfant?</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_46">46</span> +Elle souleva l'Ange entre ses bras et l'étendit, +toujours endormie, sur le lit.</p> + +<p>Puis elle se laissa choir dans un fauteuil et +couvrit son visage de ses deux mains.</p> + +<p>Elle demeura longtemps ainsi. Ses yeux étaient +secs et brûlants, des sanglots déchiraient sa poitrine.</p> + +<p>—Mon Dieu!... mon Dieu!... prononça-t-elle +enfin d'une voix étouffée; il y a bien longtemps +que je souffre!... Vous m'avez pris mon +bonheur dès le jour de ma jeunesse, et je n'ai +point murmuré!... J'ai vu votre main s'appesantir +sur la maison de Penhoël; j'ai vu l'étrangère +s'asseoir à ma place; j'ai senti la mortelle +menace suspendue au-dessus de ma tête, et je +n'ai point murmuré encore!... Mais ma fille, +mon Dieu! ma fille!...</p> + +<p>Ses larmes jaillirent au travers de ses doigts...</p> + +<p>—Ma fille, répéta-t-elle avec égarement; +contre ce dernier coup je suis trop faible!... +Ayez pitié de moi, mon Dieu, car je suis une +pauvre abandonnée... Pas une voix amie pour +me consoler!... pas une main pour me défendre!...</p> + +<p>Il lui sembla, en ce moment, qu'un double soupir +répondait à sa plainte. Elle ouvrit les yeux.</p> + +<p>Cyprienne et Diane, à genoux à ses côtés, +couvraient ses deux mains de baisers.</p> + +<div class="npage"> + +<h3 id="Page_47">V<br /> +<b>DIANE ET CYPRIENNE</b>.</h3> + +<p>Au manoir de Penhoël, Cyprienne et Diane +n'étaient pas traitées tout à fait comme les filles +de la maison. Elles étaient bien de la famille, +mais on laissait entre elles et leur cousine +Blanche une distance si grande, qu'elles ne pouvaient +point se croire placées sur le même degré +de l'échelle sociale.</p> + +</div> + +<p>Blanche était l'héritière, la véritable mademoiselle +de Penhoël. Bien rarement désignait-on +par ce titre les deux filles de l'oncle Jean, +que les paysans nommaient les petites demoiselles, +et la <i>société</i> simplement <i>les petites</i>.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_48">48</span> +L'oncle Jean lui-même avait contribué à trancher +plus profondément la ligne qui séparait +ses filles de leur cousine. Dès leur enfance, il les +avait habituées à regarder le berceau de Blanche +avec une sorte de respect. Il n'avait point voulu +qu'elles s'habillassent comme Blanche, et jamais +il ne leur avait permis de porter d'autre costume +que celui des paysannes du Morbihan.</p> + +<p>Il y avait bien longtemps que l'oncle Jean vivait +à la charge de ses parents de la branche +aînée. Autrefois, dans sa jeunesse, il avait porté +l'épée et il avait été, disait-on, un fier soldat; +mais tandis qu'il se battait à l'autre bout de la +France, les gens trop zélés qui représentaient la +république dans le district de Redon vendaient +à l'encan son modeste héritage.</p> + +<p>Quand il était revenu au pays, il avait trouvé +un asile chez le vieux commandant de Penhoël, +père de Louis et de René. Depuis lors, il n'avait +plus quitté le manoir.</p> + +<p>C'était un cœur bon et tendre, possédant +d'instinct toutes les délicatesses. Le souvenir reconnaissant +du bienfait était en lui une religion. +Il donna la première place de ses affections aux +deux fils de son bienfaiteur.</p> + +<p>Et s'il leur fit une part inégale, ce fut à son +insu et malgré lui. Louis avait une âme si grande +et si noble! Son absence laissait un vide si profond +<span class="pagenum" id="Page_49">49</span> +dans le cœur de tous ceux qui l'avaient +connu!...</p> + +<p>Avant d'être soldat, l'oncle Jean avait été un +pauvre jeune gentilhomme, à peine plus riche +que l'unique fermier de son père. Il ne savait +pas grand'chose, et la seule éducation qu'il avait +pu donner à ses filles se réduisait à ce double +principe, règle fondamentale de sa propre vie: +<i>Adorez Dieu; aimez Penhoël!</i></p> + +<p>Cyprienne et Diane aimaient Penhoël comme +elles adoraient Dieu. C'était un dévouement passionné, +inaltérable, sans bornes, qui avait ses +racines aux premiers jours de leur enfance et +qui, à mesure que s'écoulaient les années, grandissait, +loin de faiblir.</p> + +<p>Tout ce qui portait le nom de Penhoël leur +était cher et sacré. Elles respectaient le maître, +tout en connaissant mieux que personne les misères +de sa nature et les fautes de sa vie; elles +avaient pour Blanche une tendresse protectrice +et comme maternelle. Quant à Madame, elles +allaient bien au delà des prescriptions de leur +père; elles l'adoraient à l'égal de Dieu.</p> + +<p>Madame semblait bien loin de répondre par +une tendresse égale à l'amour expansif et à la +fois respectueux que lui portaient Cyprienne et +Diane. Elle était bonne et douce pour elles +comme pour tout le monde: voilà tout. Et +<span class="pagenum" id="Page_50">50</span> +même un observateur clairvoyant aurait pu distinguer +chez elle, vis-à -vis des deux jeunes filles, +une nuance de froideur qui n'était point dans sa +nature.</p> + +<p>Cela était d'autant plus étrange que Marthe +traitait l'oncle Jean comme un père, et prenait à +tâche de le dédommager des brusqueries souvent +brutales du maître de Penhoël.</p> + +<p>Mais Marthe avait pour sa fille un amour exclusif +sans doute. En ce cœur plein il ne restait +plus de place pour un sentiment secondaire.</p> + +<p>Diane et Cyprienne ne se plaignaient point. +C'étaient toujours le même empressement et la +même ardeur. On eût dit parfois, tant elles +gardaient de courage à aimer Madame, malgré +sa froideur inflexible, on eût dit qu'elles pensaient +que cette froideur était feinte.</p> + +<p>Elles avaient à peine connu leur mère, qui +était morte peu de temps après leur naissance. +Enfants, elles avaient été libres et même un peu +abandonnées; jeunes filles, elles étaient libres +encore. Personne, au manoir, ne s'avisait de +contrôler leurs actions. L'oncle Jean avait en +elles une pleine confiance. Le maître de Penhoël +n'exigeait rien d'elles sinon parfois, le soir, +à des intervalles de plus en plus rares, quelques-unes +de ces anciennes chansons bretonnes +qu'elles disaient en s'accompagnant de leurs +<span class="pagenum" id="Page_51">51</span> +harpes. Madame semblait affecter de ne leur +demander jamais compte de leur conduite.</p> + +<p>Elles allaient et venaient, toujours seules, ou +en compagnie d'Étienne et de Roger, qui passaient +leurs jours à les poursuivre et qui ne les +trouvaient pas toujours, car l'existence de Diane +et de Cyprienne avait son côté mystérieux.</p> + +<p>Elles n'avaient point de compagne de leur +âge. Rien ne les appelait ici plutôt que là ; rien +ne les retenait au manoir, si ce n'est le désir +de faire compagnie à Blanche, qui les aimait +tendrement pour tout l'amour qu'elles lui témoignaient.</p> + +<p>Elles étaient les idoles des bonnes gens du +pays, entre Redon et <ins id="cor_6" title="original: Carentoire">Carentoir</ins>. On aimait +Blanche, mais il y avait trop de respect dans la +tendresse qu'on lui portait. On ne la voyait pas +assez souvent ni d'assez près, tandis qu'il ne se +passait guère de journée sans que les gens des +villages voisins eussent occasion de saluer Diane +et Cyprienne. Et Dieu sait qu'ils les saluaient de +bon cœur, les chères filles, malgré leur costume +de paysanne.</p> + +<p>On les rencontrait le jour; et quelques-uns +disaient que, la nuit aussi, quand la lumière de +la lune glissait, pâle, sur la lande solitaire...</p> + +<p>Mais c'étaient là des contes de veillées, où le +fantastique et l'impossible entraient à forte dose.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_52">52</span> +Ce qui était bien certain, c'est qu'elles étaient +bonnes comme leur père, le meilleur des +hommes, et comme leur défunte mère, dont tout +le monde se souvenait; c'est qu'elles étaient plus +jolies que les anges qu'on voyait sourire dans +les tableaux de la paroisse; c'est qu'enfin elles +ressemblaient, au dire des vieillards, à ce fils +aîné de Penhoël, beau et vaillant comme les +héros des traditions antiques.</p> + +<p>En revanche, Cyprienne et Diane n'avaient +point su trouver grâce auprès de la <i>société</i>. Le +chevalier et la chevalière de Kerbichel, les trois +vicomtes, madame veuve Claire Lebinihic, les +demoiselles <ins id="cor_7" title="original: Babouin">Baboin</ins>-des-Roseaux-de-l'Étang, +leur jeune frère Numa et autres notables les +tenaient au plus bas de leurs dédains. La Romance, +l'Ariette et la Cavatine déclaraient, à +qui voulait les entendre, que ces petites mendiantes, +n'ayant ni sou ni maille, étaient la +honte du pays.</p> + +<p>Elles dansaient comme des effrontées avec +leurs jupes de cinq sous et leurs bonnets ronds! +Elles montaient à cheval et galopaient comme +des garçons! Elles raclaient de la harpe, enfin, +à la grâce de Dieu, et criaillaient de vieilles, +vieilles chansons d'avant le déluge!</p> + +<p>Haine d'artistes...</p> + +<p>Les deux sœurs en avaient soulevé de plus +<span class="pagenum" id="Page_53">53</span> +graves qui se taisaient et qui attendaient. +L'homme de loi le Hivain, surnommé Macrocéphale, +les abhorrait pour cause; M. Robert de +Blois et son domestique Blaise les détestaient +cordialement; il n'y avait pas jusqu'au puissant +marquis de Pontalès qui n'eût contre elles une +aversion bien décidée.</p> + +<p>De tout cela elles ne s'inquiétaient point trop +en apparence. Elles continuaient leur vie solitaire, +et qu'on aurait pu croire occupée à quelque +œuvre mystérieuse, si la frivolité de leur âge +et leur inaltérable gaieté n'avaient repoussé +bien loin ce soupçon.</p> + +<p>On les voyait, en effet, toujours joyeuses, +comme si leur conscience eût souri sur la sereine +beauté de leurs jeunes visages.</p> + +<p>Étienne seul et Roger avaient pu voir parfois, +en des occasions bien rares, leurs fronts soucieux...</p> + +<p>Elles avaient alors à peu près dix-huit ans. +Toutes deux étaient de ces natures qu'il faut +expliquer, parce qu'on ne les devine point. +Malgré leur extrême jeunesse, elles portaient +un masque attaché solidement. Ce masque, +c'était leur gaieté même.</p> + +<p>Au temps où nous les avons vues, dans le +salon de Penhoël, poursuivre avec Roger de +Launoy leur causette enfantine, leur gaieté vive +<span class="pagenum" id="Page_54">54</span> +et franche n'avait rien d'emprunté. La famille +était heureuse alors. Madame avait bien quelque +peine cachée; le maître montrait bien parfois +des inquiétudes et des soupçons inexplicables, +mais, en somme, le seul mal que connussent les +hôtes du manoir était l'ennui monotone et austère.</p> + +<p>Maintenant tout avait bien changé! A ce calme +plat de la vie campagnarde, où l'existence est +une longue apathie et où l'on arrive à la vieillesse +avant d'avoir vécu, avait succédé comme +une sourde tempête.</p> + +<p>Au dehors, il n'en paraissait trop rien. C'est à +peine si quelques symptômes vagues laissaient +deviner aux bonnes gens d'alentour la mortelle +fièvre qui minait la race de Penhoël.</p> + +<p>Au dedans même, tous ne comprenaient pas +également la gravité du mal. Mais Cyprienne et +Diane avaient surpris, par hasard d'abord, puis +par l'effet de leur volonté, des secrets terribles.</p> + +<p>Elles voyaient, engagée auprès d'elles, une +lutte ténébreuse dont le résultat devait être la +ruine et le déshonneur de Penhoël...</p> + +<p>D'un côté se réunissaient, ligués par l'intérêt, +Robert de Blois, maître le Hivain, le vieux marquis +de Pontalès et d'autres alliés subalternes, +tous gens actifs et âpres à la curée, tous habiles, +<span class="pagenum" id="Page_55">55</span> +audacieux et forts des avantages déjà remportés.</p> + +<p>De l'autre, le maître de Penhoël et Madame. Le +maître n'avait jamais été un esprit bien robuste; +mais ces trois années pesaient sur lui comme un +demi-siècle. Il n'était plus que l'ombre de lui-même. +Le peu d'énergie qu'il avait autrefois +s'était usée par le découragement et aussi par des +habitudes d'ivresse, où il s'était jeté lâchement, +comme en un refuge contre l'amertume de ses +pensées. Marthe de Penhoël était, au contraire, +un cœur haut et vaillant. Au premier moment, +elle s'était placée de front entre le maître et ses +ennemis; mais, à un instant donné, un coup +mystérieux avait soudainement brisé sa résistance. +On eût dit que son courage était tombé +devant quelque talisman irrésistible. Elle ne se +défendait plus.</p> + +<p>De sorte que les coups des ennemis ligués +contre Penhoël tombaient sur un adversaire +sans armes. La ruine avançait, avançait...</p> + +<p>Il était même étrange que le combat pût durer +encore, et la chute de la maison de Penhoël eût +été consommée depuis longtemps si une main +mystérieuse, inconnue également aux vainqueurs +et aux vaincus, n'était venue retarder plus d'une +fois le dénoûment fatal du drame.</p> + +<p>Cyprienne et Diane s'évertuaient dans l'ombre. +Elles étaient jeunes, isolées; elles ignoraient la +<span class="pagenum" id="Page_56">56</span> +vie; mais, sous leur beauté gracieuse, il y avait +un courage viril.</p> + +<p>Elles travaillaient, infatigables et alertes, à +une tâche qui eût épouvanté des hommes forts.</p> + +<p>Elles devinaient la haine qui s'envenimait autour +d'elles; les conseils ne leur avaient point +manqué; car une voix prophétique, en qui elles +avaient confiance, leur avait souvent dit que la +mort était au bout de ce combat désespéré.</p> + +<p>La mort pour elles, si jeunes, si charmantes! +Pour elles, qui commençaient à aimer!...</p> + +<p>Elles allaient foulant aux pieds toutes craintes.</p> + +<p>Parfois,—quelle jeune fille n'a ses heures où le +rêve chéri vient caresser l'âme et l'amollir?—parfois +Diane entrevoyait l'avenir bien heureux +avec Étienne, Cyprienne avec Roger; la faiblesse +de la femme prenait le dessus durant un instant; +une larme glissait entre les cils baissés de leurs +beaux yeux. Mais cela durait peu; elles s'embrassaient +silencieusement, et ce baiser voulait +dire: «Pauvre sœur, tu es comme moi, tu +l'aimes, et tu n'auras pas le temps d'être à lui.»</p> + +<p>Vous les eussiez vues alors, muettes et pensives, +les bras entrelacés, la tête inclinée...</p> + +<p>Quand elles se redressaient, il y avait sur +leurs fronts d'enfants une intrépidité calme et +sereine. Elles s'étaient comprises; il fallait combattre +et combattre seules, car elles aimaient +<span class="pagenum" id="Page_57">57</span> +déjà trop pour mêler Roger ou Étienne à ces +sourdes batailles où il s'agissait de mort.</p> + +<p>Et, eussent-elles aimé cent fois davantage, +l'idée ne leur serait point venue d'abandonner +la tâche commencée.</p> + +<p>D'ailleurs, il y avait des moments où elles +espéraient la victoire. Et que de joie alors! +Avoir sauvé le maître qui avait été bon pour +leur enfance et qui donnait sa maison à leur +vieux père sans asile! Avoir sauvé Madame qui +se mourait à souffrir d'une angoisse inconnue, +Madame, leur profond et tendre amour! Avoir +sauvé Blanche enfin, la pauvre enfant, le doux +ange de Penhoël, sur qui planait aussi la menace +commune!</p> + +<p>Quand ces espoirs venaient, elles ne voyaient +plus le monceau d'obstacles qu'il fallait soulever, +et leur cœur, ivre, bondissait d'allégresse par +avance.</p> + +<p>C'était cela qui les soutenait. Le courage, si +grand qu'on pût le supposer, n'aurait point +suffi; il fallait les illusions et l'espérance.</p> + +<p>Et ici leur ignorance complète de la vie, et la +simplicité qui leur montrait au loin une route +ouverte au travers de l'impossible, étaient puissamment +aidées par la nature romanesque de +leur esprit.</p> + +<p>Tout, depuis leur enfance, avait accru cette +<span class="pagenum" id="Page_58">58</span> +prédisposition qu'elles avaient à compter avec le +merveilleux.</p> + +<p>Elles étaient de ce pays où les traditions sont +de beaux contes de fées, et où les imaginations +tristes et poétiques tâchent sans cesse à soulever +le voile qui recouvre les choses surnaturelles. +Leurs premières nuits avaient été bercées par ces +étranges récits qui épouvantent et charment les +chaumières bretonnes. Nul enseignement raisonné +n'avait arraché ces germes qui, au contraire, +avaient grandi dans la libre solitude où +s'était passée leur enfance. Elles avaient appris +à lire dans les vieux livres de la bibliothèque du +manoir, qui se composait presque entièrement +d'anciens poëmes et de romans oubliés dans la +poudre. Benoît <ins id="cor_8" title="original: Halligan">Haligan</ins> les avait tenues bien +souvent sur ses genoux, toutes petites qu'elles +étaient, et leur avait récité, avec sa voix profonde +et son mélancolique sourire, les étranges +légendes qui emplissaient sa mémoire. Enfin, +il n'y avait pas jusqu'au souvenir vivace, laissé +dans le pays par leur oncle, l'aîné de Penhoël, +qui n'eût affecté bizarrement leurs jeunes esprits.</p> + +<p>On parlait de sa disparition mystérieuse, et +l'on en parlait sans cesse. Pour Diane et Cyprienne, +c'était là encore un roman, mais un +roman réel qui les touchait de près, et leur servait +de pont, en quelque sorte, pour arriver à +<span class="pagenum" id="Page_59">59</span> +croire tout ce que disaient les vieux livres de la +bibliothèque.</p> + +<p>A mesure que les années étaient venues, leur +foi s'était néanmoins modifiée. L'élément intelligent +et juste qui était en elles avait fait peu à +peu la part de l'impossible et de l'absurde, mais +l'amour du merveilleux avait surnagé.</p> + +<p>Et par un singulier travail de leur pensée, +cette tendance, désormais indestructible en elles, +s'était détournée des vieilles fables pour arranger +miraculeusement le présent inconnu.</p> + +<p>Il était un lieu au monde qui leur apparaissait +de loin, environné d'un radieux prestige. +Elles y rêvaient la nuit et le jour. Elles le +voyaient à travers ce prisme féerique qui montrait +jadis aux crédules matelots de l'Espagne +les prodiges de l'Eldorado. Ce lieu, c'était Paris.</p> + +<p>On ne saurait dire précisément d'où leur +étaient venues les idées qu'elles se faisaient de +Paris. Elles les avaient prises çà et là , récoltant +d'un côté un renseignement, de l'autre un +mensonge. Elles avaient écouté d'abord les +bonnes gens des environs, pour qui la grande +ville était un pays plus lointain et plus invraisemblable +que l'Amérique, au temps de Christophe +Colomb. Elles avaient interrogé la bibliothèque, +dont les bouquins, un peu plus avancés, +leur fournissaient des détails tels quels. En +<span class="pagenum" id="Page_60">60</span> +outre, parmi les hobereaux du voisinage, il en +était jusqu'à deux ou trois qui se vantaient avec +orgueil d'avoir passé quinze jours, en leur vie, +dans la capitale du monde civilisé.</p> + +<p>Or les hobereaux qui ont fait le grand voyage +ont une manière à eux d'exagérer leurs impressions +et d'enluminer la vérité.</p> + +<p>Cyprienne et Diane en auraient pu apprendre +bien plus long auprès de Robert de Blois et des +deux Pontalès, mais une répulsion énergique les +éloignait de ces derniers, et Robert, qu'elles +étaient forcées de voir tous les jours, prenait +plaisir à entasser fables sur fables.</p> + +<p>Il en était un peu de même d'Étienne Moreau, +le jeune peintre. Certes, ce n'était point +chez lui mauvais vouloir ou amour du mensonge, +mais, dès qu'il s'agissait de Paris, le regard des +deux sœurs brillait et s'animait; Étienne les +voyait écouter avec une attention si passionnée, +qu'à son insu sa verve s'échauffait. Les couleurs +du tableau changeaient sous sa parole jeune et +vive. Il aimait Paris, lui aussi, et son souvenir +avait des yeux de vingt ans. Malgré lui, la réalité +disparaissait sous un brillant manteau de +poésie.</p> + +<p>Tant de notions diverses se mêlaient et s'amoncelaient +dans la mémoire de Diane et de +Cyprienne. Elles n'en oubliaient aucune, et les +<span class="pagenum" id="Page_61">61</span> +gardaient jalousement au dedans d'elles-mêmes +comme un trésor cher.</p> + +<p>Elles n'avaient nul moyen de distinguer le +vrai du faux. Aussi loin que pussent se porter +leurs regards, nul point de comparaison n'existait +autour d'elles.</p> + +<p>La plus grande ville qu'il leur eût été donné +de voir était Redon, cité de deux mille +âmes.</p> + +<p>Il fallait que leur imagination bondît par-dessus +toutes choses connues, pour arriver à +l'idée de Paris, et c'est justement dans ces conditions +particulières que l'imagination enivrée +s'exalte et peut élargir à l'infini l'horizon des +rêves.</p> + +<p>Paris était pour elles l'enfer et le paradis; tous +les miracles y devenaient possibles.</p> + +<p>C'était le grand trésor du monde, où chacun +venait puiser, à proportion de sa force, de son +génie ou de sa beauté.</p> + +<p>Ce qu'on demandait en échange à la beauté, +au génie ou à la force, elles n'en savaient rien, +elles n'avaient jamais songé à s'en instruire. Leurs +yeux s'éblouissaient à contempler ce magique +royaume de la gloire et de la richesse.</p> + +<p>Bien souvent elles songeaient au bonheur +de ceux qui pouvaient lutter et vaincre dans +cette arène splendide. Là , on devenait riche, +<span class="pagenum" id="Page_62">62</span> +puissant; on pouvait approcher du roi, dont +elles entendaient parler avec une religieuse emphase, +et dont le pouvoir leur semblait égal à +celui d'un dieu.</p> + +<p>On y arrivait pauvre; on en ressortait chargé +d'or...</p> + +<p>Et leurs mains frémissaient d'envie à la pensée +de cet or conquis, non pas pour elles, les +pauvres enfants, mais pour Penhoël, que n'oubliaient +jamais leurs âmes dévouées...</p> + +<p>Hélas! il y avait si loin de Glénac jusqu'à +Paris! Et puis, il aurait fallu abandonner leur +tâche, déserter le poste qu'elles s'étaient assigné, +quitter leur vieux père, et Madame, +et l'Ange, qu'elles devaient défendre et protéger.</p> + +<p>C'était impossible!</p> + +<p>Pourtant elles y songeaient sans cesse, car, à +leur âge, l'impossible n'arrête jamais le désir; +elles nourrissaient avec amour de folles idées +qui leur semblaient être le comble de la sagesse; +sur des bases naïvement insensées, elles bâtissaient +de beaux plans raisonnables.</p> + +<p>Et, comme elles avaient entendu dire que +l'art était un sûr moyen de vaincre dans ce +grand <ins id="cor_9" title="original: tournois">tournoi</ins>, si confus et si brillant à leur +pensée, elles quittaient leurs couches bien souvent +dès l'aube pour se glisser dans le salon de +<span class="pagenum" id="Page_63">63</span> +Penhoël, et chercher avec ardeur sur leurs +petites harpes des accords nouveaux...</p> + +<p>Pauvres filles! Les provinces sont pleines +d'aspirations pareilles, avec moins de candeur +ignorante et quelques notions de plus sur les +mystères de la vie parisienne.</p> + +<p>Et les cent routes qui débouchent dans la +ville immense amènent chaque jour bien des +vierges, entraînées par l'ardent et vague espoir. +Elles sont belles, jeunes; l'avenir est vaste; la +vie sourit au-devant d'elles. Combien vont rester +mortes sur le champ de bataille! combien vont +retourner sur leurs pas, brisées, avec la honte +sur le front et dans le cœur!</p> + +<p>Au village, les mères ont raison quand elles +disent tremblantes et pâles:</p> + +<p>«Paris est un monstre qui dévore les jeunes +filles.»</p> + +<p>Mais les mères parlent en vain, depuis que le +monde est monde...</p> + +<hr class="light" /> + +<p>Cyprienne et Diane étaient entrées sans bruit +dans la chambre de l'Ange; elles venaient s'informer +et savoir si l'accident du bal n'avait pas +eu de suites.</p> + +<p>Elles ne virent rien d'abord en dépassant le +seuil, parce que la chambre était éclairée seulement +par les reflets de l'illumination du dehors; +<span class="pagenum" id="Page_64">64</span> +mais, tandis qu'elles s'avançaient sur la +pointe des pieds, elles avaient entendu la respiration +pénible et oppressée de Madame.</p> + +<p>Elles s'étaient arrêtées auprès du fauteuil où +Marthe de Penhoël s'était laissée choir, après +avoir déposé Blanche endormie sur son lit. Marthe +se croyait seule et ne retenait point les paroles +désolées qui tombaient de sa bouche parmi +ses sanglots.</p> + +<p>Cyprienne et Diane avaient leurs yeux pleins +de larmes. Elles écoutaient, navrées, n'osant ni +se retirer, ni arracher Madame à sa rêverie douloureuse.</p> + +<p>Elles s'étaient mises à genoux, et ce fut seulement +lorsque Madame se découvrit le visage +qu'elles annoncèrent leur présence en mettant +leurs lèvres sur ses mains pâles et froides.</p> + +<p>Le premier mouvement de Marthe de Penhoël +fut tout entier à l'effroi.</p> + +<p>Elle tressaillit, et poussa un cri étouffé.</p> + +<p>—Y a-t-il longtemps que vous êtes ici?... +murmura-t-elle; ai-je parlé?...</p> + +<p>Les deux filles de l'oncle Jean serraient ses +mains contre leur cœur.</p> + +<p>—Dieu nous garde de surprendre vos secrets, +madame! répondit Diane d'une voix douce +et triste; nous avons entendu seulement que +vous disiez: «Je suis seule... je n'ai personne +<span class="pagenum" id="Page_65">65</span> +pour me défendre et pour m'aimer!...» Mon +Dieu, mon Dieu! vous ne pensez jamais que +nous sommes là ! nous, qui vous aimons tant!... +nous, qui voudrions donner notre vie pour +vous!...</p> + +<div class="npage"> + +<h3 id="Page_67">VI<br /> +<b>UN COIN DU VOILE</b>.</h3> + +<p>Diane et Cyprienne fixaient sur Madame leurs +yeux humides. Leur âme tout entière était dans +ce regard.</p> + +</div> + +<p>Il y avait, au contraire, sur le visage de +Marthe de Penhoël, de l'hésitation et de la contrainte. +Et quiconque aurait assisté à cette +scène, sans connaître le fond du cœur de Marthe, +se fût demandé assurément pourquoi tant de +froideur obstinée chez cette femme si généreuse +et si bonne, vis-à -vis de deux pauvres enfants +qui semblaient implorer chaque jour, à genoux, +un peu de sa tendresse.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_68">68</span> +Que Marthe préférât son enfant à elles, on +ne pouvait s'en étonner, mais elle aimait l'oncle +Jean; pourquoi ce front sévère et glacé chaque +fois que les filles du bon vieillard s'approchaient +d'elle?</p> + +<p>Ce ne pouvait être un pur caprice. Les +bonnes langues de la <i>société</i> disaient bien que +Madame était jalouse et qu'elle enrageait, suivant +l'expression des trois Grâces Baboin, de +voir les <i>petites mendiantes</i> surpasser en beauté +l'héritière de Penhoël. Mais le moyen de soupçonner +un sentiment si bas dans l'âme haute et +digne de Marthe!...</p> + +<p>Il y avait de quoi, pourtant, être jalouse. +L'Ange de Penhoël méritait bien son nom. +Impossible de rêver une figure plus virginale et +plus céleste. Mais, dans la régularité même de +ce visage exquis, un peu de monotonie s'engendrait. +L'ensemble de ses traits mignons révélait +une langueur paresseuse qui se retrouvait dans +la démarche, dans la pose, partout. Le piquant, +d'ailleurs, pouvait manquer à sa physionomie +trop douce, dont les lignes se fondaient, effacées, +sous les masses de cette chevelure blonde, +pâle et presque divine auréole qui donnait au +front de l'enfant une sérénité uniforme et inaltérable.</p> + +<p>Chez les filles de l'oncle Jean, au contraire, +<span class="pagenum" id="Page_69">69</span> +tout était mouvement, vie, force, jeunesse. +Leurs tailles sveltes et souples avaient une élasticité +pleine de vigueur. C'étaient les vierges +robustes et hardies, qui pouvaient s'asseoir d'un +bond sur la croupe nue des chevaux du pays et +courir, franchissant haies et palissades, sans +autre frein que la sauvage crinière de leurs +montures. C'étaient aussi les vierges timides, +vives à sourire et promptes à rougir, moqueuses +parfois, aimantes toujours, fougueuses à chercher +le plaisir et ardentes à poursuivre le mystère +inconnu de la vie.</p> + +<p>Romanesques et gaies à la fois, sensibles à +l'excès et fermes pourtant à l'occasion comme +des hommes courageux; de bonnes filles avec +cela, simples, franches, le cœur sur la main, et +dignes pourtant quand il le fallait: de vraies +Penhoël, ma foi! sachant redresser leurs têtes +fières et mettre je ne sais quel dédain victorieux +dans leurs jolis sourires...</p> + +<p>Et si vous les eussiez vues, que d'élégance +véritable et choisie sous leurs petits costumes +de paysannes! Malgré leurs jupes courtes et +leurs souliers à boucles, malgré les petits bonnets +ronds, sans rubans ni dentelles, qui avaient +peine à retenir la richesse prodigue de leurs +chevelures, il était bien impossible de se méprendre. +C'étaient des demoiselles! Où avaient-elles +<span class="pagenum" id="Page_70">70</span> +pris cette grâce noble et aisée, ce charme +indicible qui se respire comme un parfum et +qu'on ne peut point définir, ces <i>manières</i>, pour +emprunter encore une fois le langage des trois +demoiselles Baboin? On ne savait.</p> + +<p>Il fallait fermer les yeux ou avouer qu'elles +étaient adorables, et que jamais jeunes filles +n'avaient possédé plus de franches séductions, +plus d'entraînements chastes, plus de brillant, +plus de piquant, plus de naïfs pouvoirs d'ensorceler +les cœurs.</p> + +<p>Et cependant, il n'y avait point foule de soupirants +autour d'elles. Roger aimait Cyprienne; +Étienne aimait Diane: c'était tout. Les autres +jeunes gens de la contrée étaient de braves gaillards +qui voulaient épouser <i>quelques sous</i>, pour +vivre et vieillir, en honnêtes crustacés, dans les +gros souliers de leurs aïeux. Nulle part, en ce +monde, fût-ce dans la Chaussée-d'Antin ou dans +le quartier de la Banque, fût-ce même dans ces +ruelles du vieux Paris où moisit l'usure crochue, +on ne compte si bien qu'aux champs.</p> + +<p>Le spectacle de la belle nature élève l'âme et +détourne des mariages d'amour. Chloé avait des +rentes; Estelle était une héritière. Sans cela, +Némorin ni Daphnis ne leur eussent point fait +la cour. C'est la civilisation qui a trouvé le +roman. Les sauvages ne marchandent-ils pas, +<span class="pagenum" id="Page_71">71</span> +quand il s'agit d'épouser, comme s'il était question +de se donner une jument ou douze chèvres?</p> + +<p>Or Cyprienne et Diane ne possédaient pas un +pouce de terre au soleil. Elles n'étaient point le +fait des jeunes messieurs de Glénac, de Bains ou +de Carentoir, qui pouvaient décemment demander +mieux...</p> + +<p>Dans tout ce que nous venons de dire, nous +avons toujours parlé d'elles collectivement; +cependant, il y avait entre elles de grandes +différences. Elles se ressemblaient bien cœur +pour cœur; mais leur visage et leur esprit +n'étaient point pareils.</p> + +<p>Diane était plus grande que sa sœur, plus +sérieuse et peut-être plus belle. Ses beaux +cheveux, d'un châtain foncé, se bouclaient +autour d'un front fier et pensif, qui prenait un +rayonnement de grâce irrésistible au moindre +sourire. Ses grands yeux bruns, que la gaieté +faisait si doux, rêvaient souvent et perdaient +dans le vide leur regard voilé. Il y avait dans +ses traits, parmi les indices d'une simplicité +presque enfantine, une intelligence vive et forte, +et surtout une volonté virile.</p> + +<p>Cyprienne réfléchissait moins, et riait davantage. +Elle avait de ces yeux, d'un bleu obscur, +qui petillent et réjouissent la vue. Sa physionomie +<span class="pagenum" id="Page_72">72</span> +exprimait la gaieté jointe à une pétulance +fougueuse.</p> + +<p>Quand on les voyait séparées, l'œil saisissait +entre elles une ressemblance très-frappante; +quand elles se trouvaient l'une près de l'autre, +cette ressemblance disparaissait, et l'on s'étonnait +de chercher en vain ce qu'on avait cru voir. +C'est qu'elles étaient, en quelque sorte, et nous +l'avons dit déjà , séparées par un type commun +duquel se rapprochait, par des côtés divers, l'un +et l'autre de leurs jolis visages. Et l'on ne pouvait +les comparer à ce type qui n'existait plus...</p> + +<p>Agenouillées, comme elles l'étaient en ce +moment, aux deux côtés du fauteuil de Madame, +l'esprit aurait cherché naturellement dans les +beaux traits de Marthe de Penhoël ce lien mystérieux +dont nous parlons; mais Marthe ne ressemblait +à aucune des deux sœurs: elle n'était +Penhoël que par alliance.</p> + +<p>Diane et Cyprienne tenaient toujours ses +mains pressées contre leur poitrine. Madame +gardait le silence; ses yeux restaient baissés; sa +froide contrainte ne l'abandonnait point.</p> + +<p>—Nous serions si heureuses de nous dévouer +pour vous! reprit Diane.</p> + +<p>—Mourir!... vous dévouer!... murmura +Marthe de Penhoël; ce sont des idées étranges +que vous avez là , mes filles!...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_73">73</span> +Elle ajouta en essayant de donner à sa voix +un accent de plaisanterie:</p> + +<p>—On dirait que vous vous croyez dans quelqu'un +de ces vieux châteaux où les félons chevaliers +de vos romans enchaînent et torturent +de pauvres victimes...</p> + +<p>—Nous vous voyons si souvent pleurer!... +interrompit Diane.</p> + +<p>Madame retira sa main.</p> + +<p>—Vous êtes curieuses, mes filles, dit-elle +avec sécheresse, et je trouve que vous voyez +trop de choses!</p> + +<p>Cyprienne rougit, blessée. Le front de Diane +devint pâle.</p> + +<p>—Il faut nous pardonner, dit-elle d'un ton +soumis; quand vous êtes triste, il nous semble +que votre souffrance est à nous... Ah! que +n'êtes-vous heureuse, madame! nous vous laisserions +tout votre bonheur!...</p> + +<p>L'émotion commença à percer sous la froideur +de Marthe; son regard glissa, malgré elle, entre +ses paupières demi-closes, et partagea entre les +deux jeunes filles une œillade furtive.</p> + +<p>Diane et Cyprienne n'osaient point relever les +yeux. Le joli front de Cyprienne se teignait +encore de ce rouge vif qui monte du cœur froissé +au visage. La figure de Diane n'exprimait que +respect et douceur. Mais quelle que fût la différence +<span class="pagenum" id="Page_74">74</span> +de leurs impressions présentes, le dévouement +égal et profond qui était au fond de leur +âme se lisait à travers la rancune enfantine de +Cyprienne comme sur la belle patience de Diane.</p> + +<p>Cyprienne n'avait point parlé encore; Diane, +qui devinait sur sa lèvre mutine un mot de reproche +prêt à s'élancer, l'arrêta du geste et reprit:</p> + +<p>—Si nous nous trompons, madame, et Dieu +le veuille, je vous en prie, ne soyez pas fâchée +contre nous!...</p> + +<p>Tandis qu'elles avaient les yeux baissés, Marthe +de Penhoël se pencha au-dessus d'elles et les +baisa toutes deux. Elles tressaillirent; Cyprienne +ne put retenir un petit cri de joie.</p> + +<p>—Pauvres enfants!... dit Marthe, je ne suis +pas fâchée contre vous... mais, croyez-moi, +jouissez en paix des plaisirs de votre âge... Parfois, +les années insouciantes et bonnes sont bien +courtes pour nous autres femmes!... Qui sait si +demain vous ne commencerez pas à penser et à +souffrir?... Jusque-là , pauvres enfants, n'essayez +pas de deviner une peine que vous ne pourriez +point soulager... L'heure viendra pour vous +comme pour toutes, mes filles, ajouta-t-elle plus +tristement; pourquoi la devancer?... Avez-vous +donc tant de hâte de souffrir?...</p> + +<p>—Nous vous aimons, madame..., répondit +Diane.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_75">75</span> +Marthe retira celle de ses mains que tenait la +jeune fille pour la porter lentement à son front, +comme on fait quand la migraine aiguë et lourde +accable le cerveau.</p> + +<p>—Nous vous aimons, répéta Diane, et, à +cause de cela, l'heure est venue déjà pour nous +de penser et de souffrir.</p> + +<p>Ses paupières ne se baissaient plus, et ses +grands yeux humides se relevaient sur Marthe +de Penhoël.</p> + +<p>Cyprienne laissait dire Diane, parce qu'il lui +semblait que c'était son propre cœur qui parlait. +Elle se sentait trop étourdie pour risquer une +parole devant cette pauvre femme que l'excès de +son malheur rendait ombrageuse et défiante, +mais elle enviait tout bas le rôle de sa sœur, et +se payait de son silence, la petite jalouse, en +tenant ses lèvres collées sur la main de Madame.</p> + +<p>Celle-ci n'avait pas voulu soutenir le regard +de Diane, qui était une muette question.</p> + +<p>—Vous me croyez donc bien malheureuse?... +murmura-t-elle en baissant les yeux à son tour.</p> + +<p>Et comme Diane tardait à répondre, cette +fois Cyprienne répéta tout bas:</p> + +<p>—Oh oui! bien malheureuse!...</p> + +<p>Madame lui retira sa main.</p> + +<p>—Qui vous a dit cela? demanda-t-elle en +retrouvant son accent de sécheresse.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_76">76</span> +La pauvre Cyprienne rougit, et demeura muette.</p> + +<p>—Vous m'épiez!... reprit Madame; j'ai cru +déjà m'en apercevoir plus d'une fois... Je vous +défends de m'épier!</p> + +<p>Une larme roula sur la joue de Cyprienne.</p> + +<p>Diane regardait toujours Madame avec ses +grands yeux tristes et doux.</p> + +<p>—Si vous m'aimez, poursuivit Marthe qui +changea encore de ton, je vous en prie, mes +filles, ne cherchez pas à savoir!...</p> + +<p>—Oh! madame! madame!... interrompit +Cyprienne baignée de pleurs, vous voulez donc +nous ôter jusqu'à la possibilité de vous défendre?...</p> + +<p>Marthe se redressa plus inquiète.</p> + +<p>—Et Blanche! continua Cyprienne qui ne +voyait plus les signes de sa sœur; notre pauvre +ange! Hélas!... a-t-on besoin d'épier, madame, +quand tout ici menace et parle de malheur?</p> + +<p>Marthe jeta un coup d'œil furtif vers le lit où +Blanche sommeillait paisiblement.</p> + +<p>—Savez-vous donc quelque chose? prononça-t-elle +d'un ton si bas que les deux jeunes filles +eurent peine à l'entendre, quelque chose sur +Blanche de Penhoël?...</p> + +<p>—Oui..., répondit Cyprienne.</p> + +<p>—Non!... répliqua Diane d'un accent qui +avait quelque chose d'impérieux.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_77">77</span> +Cyprienne arrêta au passage les paroles qui +allaient s'échapper de sa lèvre. Les deux sœurs +s'aimaient trop pour qu'il n'y eût pas entre elles +égalité parfaite; néanmoins, à cause de cette +tendresse même, Cyprienne reconnaissait volontiers +la prudence supérieure de Diane, et ne +refusait jamais de se laisser guider par elle.</p> + +<p>Lorsque Cyprienne se laissait emporter par +la fougue étourdie de sa nature, un mot de +Diane suffisait toujours pour la retenir.</p> + +<p>L'attention de Madame était cependant excitée +vivement. Elle attendait, les yeux fixés sur +Cyprienne. Comme celle-ci gardait le silence, +Marthe tourna vers Diane son regard où il y +avait une défiance mêlée de reproche.</p> + +<p>—Votre sœur allait m'avouer la vérité..., dit-elle; +vous êtes experte aux belles protestations, +Diane... mais il ne faut pas toujours vous croire.</p> + +<p>Cyprienne, qui était toujours à genoux, se +dressa sur ses pieds, le rouge au front. Ses jolis +sourcils se froncèrent.</p> + +<p>—Oh!... dit-elle en contenant sa voix, si +une autre que vous, madame, accusait ma sœur +de mensonge...</p> + +<p>Marthe de Penhoël eut comme un sourire à +voir l'élan de cette ardente affection.</p> + +<p>—J'ai tort..., murmura-t-elle, et vous avez +raison de vous aimer, mes filles.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_78">78</span> +Elle tendit ses mains aux deux sœurs. Cyprienne +s'était déjà remise à genoux.</p> + +<p>La délicate intelligence de Diane lui disait +qu'il fallait néanmoins une explication à ce <i>oui</i> +et à ce <i>non</i>, tombés en même temps de ses +lèvres et de celles de sa sœur.</p> + +<p>—Comme le visage de notre ange est beau +dans son sommeil! dit-elle en couvrant sa jeune +cousine d'un regard ami et tendrement protecteur. +Nous n'avons pas le droit de dire que nous +l'aimons autant que vous, madame, puisque +vous êtes sa mère... Mais Cyprienne qui se tait +maintenant, timide, sait parler mieux que moi, +quand nous sommes seules toutes deux... Combien +de fois a-t-elle souhaité que Dieu fît deux +parts de notre avenir!... et que, pour notre +chère Blanche, il pût garder toutes les joies et +tout le bonheur!... Vous demandiez tout à +l'heure si nous savions quelque chose sur elle... +Ma sœur vous a répondu oui... C'est que notre +oreille entend de bien loin dès que l'on prononce +le nom de Blanche!... Oh! croyez-nous, +madame, ce n'est point curiosité vaine... quand +on parle de l'Ange ou de sa mère, c'est notre +cœur qui écoute... Nous ne savons rien, sinon +ce qui se dit chez les pauvres métayers des +alentours et dans le salon même de Penhoël...</p> + +<p>—Et que dit-on? demanda Madame.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_79">79</span> +—On dit que l'Ange est une belle jeune fille, +douce et bonne comme le nom qui lui fut +donné... mais on parle de mystérieux malheurs +suspendus au-dessus de sa tête... On répète +tout bas que les mauvais jours sont venus pour +la race de Penhoël... On raille au salon, dans les +fermes on s'attriste, car les bonnes gens se souviennent +de tous les bienfaits répandus sur le +pays par la main de Penhoël, depuis nos grands +aïeux qui possédaient toute la contrée, jusqu'à +notre oncle Louis, que Dieu protége dans son +exil!</p> + +<p>—L'avenir n'appartient à personne..., murmura +Madame; mais, dans le présent, ne dit-on +pas que la fille de René de Penhoël est heureuse +et riche?</p> + +<p>Diane secoua la tête lentement et garda le +silence.</p> + +<p>—Répondez!... reprit Madame; je vous en +prie... et je le veux!</p> + +<p>—Ce sont de vagues bruits, répliqua enfin +Diane. On dit que l'avenir assombrit déjà le +présent; on dit que Blanche est en effet aujourd'hui +heureuse et riche... du moins on est bien +sûr qu'elle l'était hier... mais on se demande si +elle le sera demain...</p> + +<p>Marthe était pâle. Sa voix trembla lorsqu'elle +demanda encore:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_80">80</span> +—Et sur quoi se fondent tous ces bruits, ma +fille?</p> + +<p>—Au salon, personne ne le dit, repartit +Diane; dans les fermes, on répète que le jour +où les étrangers sont entrés au manoir fut un +jour de malédiction et de malheur!...</p> + +<p>—Ce qui se passe ici est-il donc déjà la fable +du pays? murmura Marthe, tandis que la honte +mettait un fugitif incarnat à sa joue.</p> + +<p>—Nous sommes vos nièces, madame, répondit +la jeune fille; chacun nous parle avec respect +à cause de vous... On se borne à nous dire que +cet homme et cette femme sont la cause de tout +le mal... C'est elle qui entraîne le maître à sa +ruine... C'est lui qui a ramené au manoir l'ennemi +mortel de nos pères... Pontalès, dont le +fils parle déjà comme s'il était possesseur des +biens de Penhoël.</p> + +<p>Diane s'arrêta. Madame sembla hésiter et +faire sur elle-même un effort pénible.</p> + +<p>—Et le nom de cet homme, dit-elle en baissant +les yeux, n'est-il jamais prononcé, que vous +sachiez, en même temps que mon nom?...</p> + +<p>—Au salon, peut-être... Chez les anciens +vassaux de Penhoël, qui donc oserait joindre le +nom d'un homme détesté comme un démon au +nom de la femme que tous vénèrent à l'égal +d'une sainte?</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_81">81</span> +Une autre question se pressait sur les lèvres +de Madame. Diane la devina, et répondit à voix +basse:</p> + +<p>—Je n'ai jamais rien entendu moi-même à +ce sujet... mais Cyprienne...</p> + +<p>Madame se tourna vivement vers cette dernière.</p> + +<p>—Ce sont des menteurs!... s'écria la jeune +fille; des menteurs et des méchants!... Je n'ai +pas bien compris leurs paroles, mais voici ce +qu'ils disaient:</p> + +<p>«—Le maître de Penhoël ne peut rien refuser +à M. Robert, et M. Robert veut que l'Ange +de Penhoël soit sa femme...»</p> + +<p>«Jusque-là , je comprenais bien, mais ils disaient +encore:</p> + +<p>«—Madame est dans le même cas que le +maître, elle ne peut pas dire non... Pourtant, +comme elle est fière et que les femmes bravent +tout quelquefois quand il s'agit de leur enfant, +M. Robert s'est arrangé pour que Marthe de +Penhoël ne pût faire autre chose que de mettre +dans sa main la main de mademoiselle Blanche.»</p> + +<p>—C'est donc bien lui!... murmura Madame +sans savoir qu'elle parlait.</p> + +<p>Ses yeux étaient fixes, et ses mains froides +tremblaient dans les mains des deux jeunes filles.</p> + +<p>Elle se leva brusquement et s'approcha du lit +de Blanche.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_82">82</span> +Un instant elle contempla le visage tranquille +et pur de l'enfant, qui semblait sourire.</p> + +<p>—Venez!... dit-elle d'une voix brève et +sourde.</p> + +<p>Cyprienne et Diane s'avancèrent obéissantes.</p> + +<p>—A genoux!... reprit Marthe.</p> + +<p>Les deux sœurs s'agenouillèrent.</p> + +<p>Marthe dit encore:</p> + +<p>—Priez!...</p> + +<p>Puis elle ajouta avec exaltation:</p> + +<p>—Priez du fond du cœur et comme vous +n'avez jamais prié en votre vie!... Vous dites +que vous m'aimez... vous dites que vous voudriez +donner pour moi votre sang et votre bonheur!... +Eh bien! priez Dieu qu'il prenne votre +bonheur et votre sang pourvu que ma fille soit +heureuse!</p> + +<p>Diane et Cyprienne joignirent leurs mains et +répétèrent du fond du cœur la prière que leur +dictait Madame.</p> + +<p>Celle-ci appuyait son front baigné de sueur +contre la couverture de son lit, et murmurait +dans ses sanglots déchirants:</p> + +<p>—Tout pour elle, mon Dieu!... Tout pour +elle!... Ayez pitié de mon enfant!...</p> + +<p>Quand elle se releva, ses yeux étaient secs, +et un rouge vif colorait son visage. Diane et +Cyprienne l'examinaient à la dérobée avec +<span class="pagenum" id="Page_83">83</span> +inquiétude. Il leur semblait voir dans ses yeux +une sorte d'égarement.</p> + +<p>Elle contemplait toujours Blanche, mais froidement, +comme si elle n'eût point su ce qu'elle +faisait.</p> + +<p>—Votre vie, dit-elle enfin d'une voix changée, +votre sang et votre bonheur!... Tout pour +elle!... Pourquoi cela?...</p> + +<p>—Parce qu'elle est votre fille..., murmura +Cyprienne.</p> + +<p>—Ma fille!... répéta Marthe qui semblait ne +plus comprendre.</p> + +<p>—Parce qu'elle est adorée, ajouta Diane +tristement, et qu'on ne nous aime pas!...</p> + +<p>Marthe jeta sur elles tour à tour un regard si +étrange et si brûlant, que les deux jeunes filles +tressaillirent jusqu'au fond de l'âme.</p> + +<p>—On ne vous aime pas?... prononça Marthe +d'un accent plaintif et doux: c'est vrai!... pauvres +enfants, on ne vous aime pas!...</p> + +<p>Un sourire indéfinissable vint se jouer autour +de sa lèvre. Elle les attira vers elle d'abord tout +doucement; puis, d'un geste plein de véhémente +passion, elle les pressa toutes deux contre sa +poitrine haletante.</p> + +<p>—Oh!... oh!... fit-elle en couvrant de baisers +leurs fronts unis.</p> + +<p>Puis, sa voix éclatant malgré elle:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_84">84</span> +—On ne vous aime pas!... s'écria-t-elle avec +folie, on ne vous aime pas, vous!... Oh! mon +Dieu! m'avez-vous faite assez malheureuse!...</p> + +<p>Diane et Cyprienne demeuraient muettes +d'étonnement. Elles ouvraient de grands yeux +pour regarder Madame, dont la joue se couvrait +d'une rougeur ardente et dont l'œil était de +feu.</p> + +<p>Dans leur surprise, il y avait de la frayeur et +aussi de vagues espoirs.</p> + +<p>Elles sentaient battre avec violence le sein de +Madame, dont les bras tremblaient.</p> + +<p>—Écoutez-moi!... reprit Marthe, le moment +est venu... Il faut tout vous dire!... Sait-on qui +est la plus aimée des trois filles de Penhoël? +Écoutez!... écoutez!... Les yeux de la pauvre +femme ont pleuré; son cœur a saigné! Quand +vous dormez, voyez-vous parfois votre mère en +songe?...</p> + +<p>Diane cherchait à comprendre. Cyprienne +écoutait comme on suit un rêve.</p> + +<p>Avant qu'elles pussent répondre, Madame +reprit encore d'une voix plus sourde et en perdant +son regard plus troublé dans le vide:</p> + +<p>—Pauvre femme!... pauvre mère!... Écoutez!...</p> + +<p>Elle s'interrompit; sa bouche resta entr'ouverte. +Les deux jeunes filles, qui attendaient, +<span class="pagenum" id="Page_85">85</span> +la sentirent chanceler. Son visage se couvrit +tout à coup d'une pâleur livide.</p> + +<p>Les jeunes filles n'eurent que le temps de la +soutenir. Elle s'affaissa, faible et privée de mouvement, +entre leurs bras.</p> + +<p>Diane et Cyprienne la déposèrent sur un +siége. Elle n'avait point perdu le souffle, mais +on eût dit une morte, tant son corps immobile +était glacé.</p> + +<p>Durant quelques minutes, les deux filles de +l'oncle Jean s'empressèrent autour d'elle. Au +bout de ce temps, la poitrine de Madame se +souleva en un long soupir; ses yeux tombèrent +sur Diane et Cyprienne qui interrogeaient avec +effroi son visage.</p> + +<p>—Vous voilà !... dit-elle, pourquoi n'êtes-vous +pas à danser?...</p> + +<p>Sa voix était calme et froide.</p> + +<p>Les deux jeunes filles ne savaient que répondre.</p> + +<p>—Le bal est-il donc fini déjà ?... reprit +Marthe.</p> + +<p>Il y avait entre sa froideur présente et la +fièvre qui l'emportait naguère un contraste +étrange. Évidemment, elle ne se souvenait +plus...</p> + +<p>Diane fit effort pour oser. Elle prit la main +de Madame et la baisa respectueusement.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_86">86</span> +—Il y a longtemps que nous sommes ici..., +murmura-t-elle; nous parlions de vous, madame, +et du danger qui menace votre fille...</p> + +<p>Marthe sourit d'un air incrédule.</p> + +<p>—Nous parlions de cela!... répéta-t-elle; +un danger pour Blanche!... Qui donc serait +assez cruel pour s'attaquer à une pauvre enfant?</p> + +<p>Elle se tourna vers le lit de l'Ange, dont le +sommeil paisible n'avait point été troublé.</p> + +<p>—Des dangers!... répéta-t-elle en touchant +du doigt la joue de Diane avec un sourire protecteur +et distrait, les jeunes filles se font +comme cela des idées!... Allez rire et danser, +mes enfants... Il n'y a de malheurs et de mystères +que dans vos petites têtes folles!... Voici +notre Blanche guérie... Allez dire là -bas aux +musiciens de jouer leur air le plus joyeux... +Puisque Penhoël donne bal, il faut que ses +hôtes s'amusent!</p> + +<div class="npage"> + +<h3 id="Page_87">VII<br /> +<b>SOUS LA TOUR-DU-CADET</b>.</h3> + +<p>Cyprienne et Diane venaient de quitter la +chambre de l'Ange. Elles marchaient côte à côte, +sans se parler, le long des corridors du manoir. +Il ne faisait pas un souffle d'air au dehors, et +les illuminations du jardin restaient intactes. +Des fenêtres de la galerie, on pouvait voir les +longues lignes de lumière qui marquaient les +allées et le cercle plus brillant du salon de verdure.</p> + +</div> + +<p>On entendait, dans cette dernière direction, +comme un bruit sourd de casseroles fêlées, dominé +par des cris déchirants et insensés. C'était +<span class="pagenum" id="Page_88">88</span> +mademoiselle Héloïse Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, +la Cavatine, qui chantait son grand +morceau d'opéra avec accompagnement de guitare.</p> + +<p>En écoutant ces prodigieuses clameurs, un +étranger n'aurait pas manqué de concevoir des +idées sinistres et de penser à quelque attentat +commis dans le voisinage; mais les deux filles de +l'oncle Jean ne pouvaient point s'y méprendre; +elles connaissaient trop la voix de la plus jeune +et de la plus timide des Grâces Baboin.</p> + +<p>Au lieu d'obéir à l'injonction de Madame, en +rentrant dans le jardin pour gagner le bal, elles +descendirent l'escalier menant à la cour. Les +domestiques étaient tous dans l'aire; la cuisine +et l'office se trouvaient déserts. Diane et Cyprienne +sortirent du château, sans être aperçues, +par la porte de la cour.</p> + +<p>Cette issue donnait sur le seul chemin praticable +aux voitures, et pouvant conduire du Port-Corbeau +à Penhoël. Il descendait la montée en +zigzag, pour éluder la pente, et coupait en dix +endroits différents le taillis de châtaigniers.</p> + +<p>Diane et Cyprienne suivirent le chemin qui +longeait d'abord, pendant une centaine de pas, +cette robuste et gothique muraille, aboutissant +d'un côté à la Tour-du-Cadet, et, de l'autre, servant +de terrasse aux jardins de Penhoël.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_89">89</span> +Elles marchaient lentement, perdues qu'elles +étaient dans leurs réflexions. Aucune d'elles +n'avait rompu encore le silence.</p> + +<p>Elles songeaient à ce qui venait de se passer +dans la chambre de l'Ange. Bien des fois déjà , +elles avaient surpris la douleur de Marthe de +Penhoël; mais qu'il y avait loin de ce qu'elles +avaient vu jusqu'alors à ce qu'elles venaient +d'entendre et de voir! Qu'il y avait loin des larmes +de Madame, silencieuses et résignées, à ce +transport subit, à ces paroles fiévreuses, à ce délire!</p> + +<p>Et ces paroles entendues, que signifiaient-elles?...</p> + +<p>Qu'y avait-il au fond de ce mystérieux désespoir, +dont l'objet apparent n'était plus ni le danger +de Blanche, ni la ruine prochaine de Penhoël?...</p> + +<p>Un instant, elles avaient pu croire que cette +angoisse fougueuse se rapportait à elles, Diane +et Cyprienne. N'était-ce pas en les pressant +contre son cœur avec ivresse que Marthe avait +prononcé ces bizarres paroles?</p> + +<p>Les pauvres enfants, qui mendiaient chaque +jour à genoux quelque distraite caresse, avaient +pu se croire un instant adorées à l'égal de Blanche +elle-même!</p> + +<p>Mais ce n'avait été qu'un instant. Après cet +<span class="pagenum" id="Page_90">90</span> +ardent baiser qui les avait réunies sur le sein +palpitant de Marthe, quel froid sourire et quels +mots glacés! Bien qu'elles fussent habituées à +l'indifférence, il leur semblait qu'on les avait +congédiées, cette fois, avec plus de dédain encore +qu'à l'ordinaire.</p> + +<p>Que croire? Cyprienne avait beau mettre son +esprit à la torture, elle cherchait en vain. Diane +elle-même perdait l'effort de son esprit clairvoyant +et subtil à vouloir soulever le voile.</p> + +<p>Parfois, elle croyait entrevoir le mot de l'énigme; +mais c'était une chose si invraisemblable, +si impossible!...</p> + +<p>Diane repoussait la supposition accueillie; +elle retombait au plus profond de ses doutes, et +se retrouvait en face du problème insoluble.</p> + +<p>Que croire? Rien, hélas! sinon que Madame, +outre les douleurs qu'elles avaient déjà devinées, +avait une autre torture plus mystérieuse +encore, et qu'il ne fallait point espérer de guérir!...</p> + +<p>Elles allaient la tête penchée; leurs mains +s'étaient unies à leur insu, et bien qu'elles ne +se parlassent point, leurs pensées se répondaient.</p> + +<p>Au moment où elles arrivaient sous la partie +des anciennes fortifications qui servait maintenant +de terrasse aux jardins du manoir, elles +<span class="pagenum" id="Page_91">91</span> +s'arrêtèrent toutes deux d'un mouvement brusque +et commun.</p> + +<p>Elles prêtèrent l'oreille.</p> + +<p>Des voix se faisaient entendre sur la terrasse, +et quelques mots descendaient jusqu'à elles.</p> + +<p>Elles relevèrent la tête. La saillie de la muraille +leur cachait les illuminations du jardin; +mais les mille feux allumés le long des allées mettaient +un rayonnement dans l'atmosphère épaisse +et lourde. Il y avait comme un fond lumineux +derrière la ligne noire de la terrasse.</p> + +<p>Sur ce fond, Cyprienne et Diane virent se +détacher deux têtes connues. C'étaient Étienne +et Roger qui poursuivaient là leur conversation +entamée dans le jardin.</p> + +<p>Nous savons que les noms des deux filles de +l'oncle Jean revenaient bien souvent dans leur +causerie. Diane et Cyprienne ne pouvaient saisir +le sens des paroles, mais elles entendaient leurs +noms prononcés, et toutes deux restaient.</p> + +<p>Elles étaient bien jeunes. A l'âge qu'elles +avaient, il faut peu de chose pour faire diversion +aux préoccupations les plus graves.</p> + +<p>A se voir ainsi, par hasard, aux écoutes, la +gaieté naturelle de leur caractère revenait au +galop. Quand c'était Roger qui parlait, un sourire +se jouait autour des jolies lèvres de Cyprienne; +quand la voix d'Étienne se faisait entendre, +<span class="pagenum" id="Page_92">92</span> +la charmante figure de Diane s'éclairait +à son tour.</p> + +<p>Elles aimaient toutes deux; peut-être aimaient-elles +bien plus qu'elles ne le croyaient elles-mêmes.</p> + +<p>Il y avait déjà plusieurs minutes qu'elles étaient +là , écoutant et tâchant de relier en se jouant +les lambeaux de phrases qui tombaient jusqu'à +elles, lorsque Étienne et Roger s'accoudèrent sur +la balustrade de la terrasse. Les deux jeunes +filles se rapprochèrent davantage de la muraille +et se cachèrent parmi les touffes d'épines et de +houx qui en masquaient les fondements. Dans +cette nouvelle position, elles pouvaient tout entendre.</p> + +<p>Aussi, lorsque Étienne annonça son départ +pour Paris, un cri d'étonnement douloureux +s'échappa de la poitrine de Diane.</p> + +<p>Ce cri fut entendu par Étienne et Roger, qui +se penchèrent vivement en dehors de la balustrade; +mais déjà les deux jeunes filles se perdaient +derrière les branches du taillis.</p> + +<p>Diane courait, entraînant maintenant sa sœur +à travers les pousses des châtaigniers. On aurait +pu croire qu'elle avait un but qu'il lui fallait +atteindre à tout prix. Et pourtant elle ne savait +pas où elle allait.</p> + +<p>Cyprienne la suivait en silence.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_93">93</span> +En quelques minutes, le taillis fut traversé. +Les deux sœurs se trouvaient de l'autre côté de +la maison, au bout de l'antique muraille et sous +la Tour-du-Cadet, dont les créneaux à jour surplombaient +au-dessus de leurs têtes.</p> + +<p>Diane s'arrêta, essoufflée. Elle porta la main +à son front brûlant, puis à son cœur qui battait +douloureusement.</p> + +<p>—As-tu entendu?... murmura-t-elle.</p> + +<p>—J'ai entendu, répondit Cyprienne; ma +pauvre sœur!...</p> + +<p>Elle voulut lui prendre la main; Diane se jeta +dans ses bras en pleurant.</p> + +<p>—Demain..., disait-elle parmi ses larmes, +dans quelques heures, je l'aurai vu pour la dernière +fois!... Oh! sait-on comme on aime?... +Hier j'aurais cru pouvoir sourire en parlant de +son départ!...</p> + +<p>—Si tu lui disais de rester..., murmura +Cyprienne, il resterait.</p> + +<p>Diane garda le silence. Un instant, les deux +sœurs se tinrent encore embrassées; puis Diane +se redressa tout à coup. Elle essuya ses yeux où +restaient quelques pleurs.</p> + +<p>—Non, non! dit-elle; je ne lui demanderai +pas de rester!... Autour de nous il n'y a que malheur... +Ce malheur est à nous, qui sommes les +filles de Penhoël; pourquoi le faire partager à +<span class="pagenum" id="Page_94">94</span> +ceux que nous aimons?... Qu'il parte, dût-il +m'oublier!... Si Dieu exauce mes prières, il sera +bien heureux...</p> + +<p>Tandis qu'elle parlait, sa belle tête intelligente +et pensive s'inclinait sur sa poitrine. Il y +avait dans sa voix un accent de tristesse profonde. +Elle sentait aujourd'hui, pour la première +fois peut-être, qu'à son insu son cœur +s'était donné tout entier.</p> + +<p>Cyprienne faisait un retour sur elle-même, et +songeait en frémissant que Roger pourrait partir +aussi à son tour.</p> + +<p>Elle cherchait en vain quelque bonne parole +d'espérance et de consolation. Ce fut Diane qui +rompit le silence. Sa voix était changée. Une +fermeté grave remplaçait la mélancolie de tout +à l'heure.</p> + +<p>—Nous ne sommes pas ici pour nous occuper +de nous-mêmes, dit-elle. Étienne est jeune +et fort... l'avenir s'ouvre devant lui: que Dieu +l'assiste!... Auprès de nous, il y a des faibles à +protéger et à défendre... Songeons à Penhoël, +ma sœur, et hâtons-nous... car quelque chose +me dit que l'heure mortelle approche...</p> + +<p>Cyprienne serra la main de sa sœur contre son +sein.</p> + +<p>—Tu l'aimes, pourtant!... murmura-t-elle; je +t'en prie, cherchons un moyen de le retenir!...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_95">95</span> +—Cherchons un moyen de sauver Penhoël!... +répondit Diane dont les grands yeux +se levaient au ciel avec une résignation angélique; +cherchons un moyen de sauver Madame et +de sauver la pauvre Blanche!</p> + +<p>Le lieu où elles se trouvaient en ce moment +formait l'extrême sommet de la colline. Vers +l'orient, au delà de la Tour-du-Cadet, il n'y +avait rien qu'une rampe rocheuse descendant à +la lande. Entre cette rampe et le chemin qui +longeait la muraille, une sorte de guérite demi-ruinée, +protégeant une poterne, se collait aux +fondements de la tour. En cet endroit, le taillis +plus touffu faisait à la guérite un impénétrable +abri de verdure.</p> + +<p>Comme la vue était magnifique de ce point +culminant, on avait ménagé, sous les châtaigniers, +une étroite esplanade, où régnait un banc +de gazon.</p> + +<p>Les vieux paysans se souvenaient que le commandant +de Penhoël aimait particulièrement +ce site. Bien souvent, durant les beaux soirs de +l'été, on le voyait jadis monter la route abrupte, +appuyé sur le bras de son fils Louis, le favori +de sa vieillesse. Ils disparaissaient tous les deux +derrière l'épais rempart de feuillage, et ceux +qui passaient alors dans le chemin pouvaient +entendre la voix grave du vieux marin, enseignant +<span class="pagenum" id="Page_96">96</span> +à l'aîné de sa maison les nobles sentiments +qui avaient guidé sa propre vie.</p> + +<p>La mémoire du commandant de Penhoël était +vénérée comme celle d'un saint. D'année en année, +lorsqu'on faisait des coupes dans le taillis, +on respectait toujours les quelques châtaigniers +groupés autour de la guérite. Les châtaigniers +étaient devenus de grands arbres, dont les troncs +robustes s'élançaient bien au-dessus de la barrière +de verdure qui entourait toujours leurs +pieds.</p> + +<p>Depuis la mort du commandant, le maître actuel +du manoir semblait, en vérité, craindre +tout ce qui rappelait la mémoire du temps passé. +Pas une seule fois peut-être il n'était venu visiter +ce lieu, où il aurait revu les images unies +de son père mort et de son frère absent. Le +passage qui conduisait de la route au banc de +gazon disparaissait maintenant, à demi bouché +par les broussailles et les pousses du taillis.</p> + +<p>En revanche, on aurait pu remarquer un +autre passage, pratiqué dans la direction opposée, +et donnant sur un petit sentier à pic qui +descendait au bord de l'eau.</p> + +<p>La Tour-du-Cadet se dressait immédiatement +au-dessus de la cabane de Benoît Haligan, le +passeur. C'était Benoît Haligan qui avait pratiqué +ce sentier à travers les taillis, en venant +<span class="pagenum" id="Page_97">97</span> +presque chaque soir s'agenouiller à la place +occupée jadis par son vieux maître.</p> + +<p>Benoît trouvait là ce qu'il aimait: une nature +grande et sombre, des souvenirs tristes et des +pensées de mort.</p> + +<p>Maintenant que la maladie et la vieillesse le +clouaient à son grabat, ce qu'il regrettait le plus +au monde, c'était l'heure qu'il passait tous les +soirs, autrefois, à genoux au pied de la Tour-du-Cadet.</p> + +<p>Cyprienne et Diane venaient de percer l'enceinte +de feuillage. Elles étaient assises sur le +banc de gazon.</p> + +<p>—Dieu m'est témoin, disait Cyprienne, que je +n'ai jamais eu la pensée de reculer!... mais nous +sommes trop faibles, ma pauvre sœur, et ils +sont trop puissants... Un instant j'ai cru que +nous avions réussi à les effrayer en faisant courir +le bruit du retour de notre oncle Louis... +L'amour que tout le pays porte à l'aîné de Penhoël +est si grand!... Ils se sont arrêtés; ils ont +hésité durant quelques jours... Hélas! notre +oncle Louis n'est pas revenu, et ils ont oublié +leur épouvante... Que faire désormais?... Nous +avons épuisé toutes nos ressources! Nos efforts +ont pu retarder un peu le coup qui menace Penhoël... +mais, à mesure que nous détruisons une +arme prête à le frapper, une arme nouvelle est +<span class="pagenum" id="Page_98">98</span> +forgée... d'autres piéges se tendent... et deux +pauvres enfants comme nous peuvent-ils défendre +toujours l'homme qui ne se défend pas lui-même?...</p> + +<p>—Ce sont des gens habiles, répliqua Diane +avec amertume; ils ont commencé par empoisonner +son cœur et par aveugler son intelligence!... +Puis on lui a pris sa force... Chaque +soir, on l'assoit à une table de jeu, entre cette +créature sans âme qu'il aime d'une passion insensée, +et le flacon d'eau-de-vie qui va lui enlever +le reste de sa raison!... Ils sont là , les lâches! +rangés autour de cette proie facile... Oh! quand +je vois le front de Penhoël se rougir, son œil +s'éteindre et sa voix trembler en mêlant les +cartes déloyales, il me semble que la justice de +Dieu nous abandonne!</p> + +<p>—Quand je vois cela, moi, s'écria impétueusement +Cyprienne, je pense que, si j'étais +homme, il n'y aurait déjà plus autant de misérables +autour de ce tapis vert!... Pourquoi notre +frère Vincent a-t-il quitté le manoir?...</p> + +<p>—Si notre frère est heureux, reprit Diane, +que le ciel soit béni! N'y a-t-il pas ici assez de +cœurs à souffrir?... Ma sœur, il vaut mieux que +nous soyons seules dans cette lutte... et s'il ne +nous fallait que des bras forts et des cœurs vaillants, +n'aurions-nous pas Étienne et Roger?</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_99">99</span> +Cyprienne baissa la tête.</p> + +<p>—Oui... oui..., murmura-t-elle; il vaut mieux +que nous soyons seules... Étienne et Roger voudraient +combattre à visage découvert, et nous +savons trop que ces hommes ne reculeraient pas +devant l'assassinat...</p> + +<p>Elle baisa Diane au front et reprit avec une +sorte de gaieté:</p> + +<p>—Pardonne-moi, ma sœur... Tu sais bien +que je suis brave, malgré mes instants de faiblesse!...</p> + +<p>—Je sais que tu es un cœur dévoué, ma +pauvre Cyprienne, répondit Diane qui lui rendit +son baiser avec une tendresse de mère; je +sais que tu es prête à donner ta vie pour ceux +que nous aimons... toi si jeune et si belle!... toi +qui pourrais être heureuse avec le mari de ton +choix!... Écoute!... il nous reste bien peu de +chances de vaincre... et ce que nous faisons +toutes deux, une seule pourrait le faire... Si tu +m'aimais bien... si tu étais toujours ma petite +sœur chérie...</p> + +<p>—Je te laisserais seule en face de ces maudits, +n'est-ce pas?... s'écria Cyprienne indignée; +je tâcherais de fermer les yeux pour ne point +voir que tu meurs à la peine!...</p> + +<p>—N'est-ce pas assez d'une victime?... murmura +Diane.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_100">100</span> +Cyprienne lui ferma la bouche d'un geste où +la colère et la tendresse se mêlaient à doses +presque égales.</p> + +<p>—Si c'est assez d'une victime, ma sœur, dit-elle, +Étienne part, Étienne vous aime... Que +n'allez-vous avec lui à Paris?...</p> + +<p>Elle passa son bras autour de la taille de sa sœur.</p> + +<p>—Non, non!... se reprit-elle, oh! non! ne +m'abandonne pas!... Que ferais-je sans toi?... +Mais ne me parle plus de fuir, quand tu restes, +je t'en prie!...</p> + +<p>Diane l'attira contre son cœur.</p> + +<p>—Je ne t'en parlerai plus, dit-elle; pardonne-moi... +Je t'aime tant et j'aurais tant de joie à te +voir heureuse!... Et puis, tu ne sais pas, ma +pauvre sœur! on commence à nous combattre +comme si nous étions des hommes!... S'ils +allaient te tuer avant moi!...</p> + +<p>—Me tuer?... répéta Cyprienne.</p> + +<p>—Hier, dans notre chambre, poursuivit +Diane, je t'ai fermé la bouche au moment où tu +allais me rendre compte de ta soirée... moi-même +je ne t'ai rien dit de ce que j'avais fait... c'est +que notre chambre n'est plus à nous, ma sœur!... +Nous sommes épiées à notre tour... et dans le +corridor qui mène aux appartements de Penhoël, +j'avais entrevu la figure de Blaise qui nous +suit comme notre ombre.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_101">101</span> +—En te voyant garder le silence, dit Cyprienne, +j'ai pensé que tu n'avais pas réussi.</p> + +<p>—Je n'ai pas échoué... Maître le Hivain était +à son bureau... Je crois savoir dans quel casier +de son secrétaire sont les papiers qui peuvent +perdre Penhoël.</p> + +<p>—Alors, il faut y retourner ce soir; car je +sais, moi, qu'ils redoublent d'obsession auprès +de Penhoël, et que c'est tout au plus s'il pourra +résister un jour encore!...</p> + +<p>—J'y retournerai, dit Diane.</p> + +<p>—Pas toi!... s'écria vivement Cyprienne; +c'est à mon tour!</p> + +<p>—Puisque je sais où sont les papiers...</p> + +<p>Cyprienne appuya sa joue contre l'épaule de +sa sœur, et reprit à voix basse:</p> + +<p>—Crois-tu donc que je ne t'ai pas devinée?... +Il y a là un danger plus grand que de coutume... +et tu veux encore l'affronter toute +seule!... C'est toi qui penses pour nous deux, +ma sœur... Dans la guerre que nous faisons, je +ne suis qu'un soldat, et tu es le capitaine... +Laisse-moi au moins ma part de travail!</p> + +<p>La tête de Diane, qui s'inclinait pensive, se +redressa en ce moment, et sa voix prit un accent +de gaieté.</p> + +<p>—Soit!... dit-elle, mon petit soldat!... Tu +pousseras ce soir une reconnaissance jusque +<span class="pagenum" id="Page_102">102</span> +dans le camp ennemi... Je sais que tu es brave +comme la poudre, mais il faut bien pourtant te +prévenir... Hier, dans une escarmouche pareille +à celle que tu vas engager, ton pauvre capitaine +a eu de rudes assauts à soutenir... Tu n'exagères +en rien, quand tu parles de bataille, ma +sœur... Cette nuit, on m'a tiré deux coups de +fusil, et j'ai eu mon cheval tué sous moi!</p> + +<p>Diane sentit sa sœur tressaillir entre ses bras; +ce n'était pas de la crainte.</p> + +<p>Au contraire, le cœur impétueux de la jeune +fille s'exaltait à ce danger nouveau.</p> + +<p>—Et tu voulais y retourner toute seule!... +s'écria-t-elle.</p> + +<p>Puis elle reprit avec pétulance:</p> + +<p>—Sais-tu?... Je prendrai ce soir les pistolets +de Roger, toi, ceux d'Étienne, et les lâches qui +ont tiré sur toi verront beau jeu!...</p> + +<p>Diane souriait. Mais au bout de quelques +minutes, elle secoua la tête et poursuivit d'un +ton plus grave:</p> + +<p>—A ce genre de combat, ma pauvre sœur, +nous ne serions pas les plus fortes... ce qu'il +nous faut, c'est de l'adresse et l'aide de Dieu...</p> + +<p>Cyprienne ne répliqua point, mais on pouvait +voir qu'elle renonçait avec chagrin à l'idée de +faire le coup de pistolet.</p> + +<p>—Et toi, reprit Diane, qu'as-tu fait hier?</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_103">103</span> +—Ce que nous faisons chaque soir tour à +tour, répondit Cyprienne. J'ai joué mon rôle +d'apparition... J'ai dit à Penhoël, d'une voix de +fantôme, qu'un bon génie veillait sur sa maison, +et qu'il fallait résister avec courage... Mais Penhoël +n'a plus de force... Il ne sait que trembler +et fermer ses oreilles!... C'est malgré lui qu'il +faudra le sauver... Quant à ceux qui l'entourent, +acharnés à sa perte, ils triomphent, ma sœur... +Ils se voient au bout de leur peine... et je les +entendis hier se dire entre eux que cette nuit +même Penhoël leur abandonnerait le dernier +morceau de pain de sa femme et de son enfant!</p> + +<p>—Le manoir?...</p> + +<p>—Il a vendu la semaine dernière ce qui +restait des biens donnés en partage à notre +oncle Louis... Il n'a plus rien que le manoir!... +Et à l'heure où nous parlons, ils sont sans doute +autour de lui... Robert, Pontalès et cette femme +qui l'a ensorcelé!... Ils l'obsèdent, ils le menacent +de ces papiers qui sont entre leurs mains +une arme si terrible!...</p> + +<p>Diane se leva.</p> + +<p>—Ces papiers, il nous les faut, dit-elle, dussions-nous +rester cette fois sur la place... Partons, +ma sœur!</p> + +<p>Cyprienne était toujours prête quand on +parlait d'agir. Les deux jeunes filles descendirent +<span class="pagenum" id="Page_104">104</span> +ensemble le sentier roide et difficile qui +conduisait au bord de l'eau.</p> + +<p>A mesure qu'elles descendaient, une sorte de +chant rauque et lugubre arrivait jusqu'à leurs +oreilles. Quand elles commencèrent à découvrir, +au travers du taillis, la lueur faible qui +sortait de la loge de Benoît Haligan, elles +reconnurent la voix et le chant.</p> + +<p>C'était le vieux passeur lui-même qui psalmodiait +lentement et avec peine les versets du +<i>De profundis</i>.</p> + +<p>Diane et Cyprienne continuèrent leur route. +Au moment où elles passaient devant la loge, +la voix du vieillard, éteinte et creuse, interrompit +son chant pour prononcer leurs noms.</p> + +<p>Cyprienne hésita.</p> + +<p>—Ma sœur, dit-elle, quand je vois cet +homme, et que j'entends ses sombres menaces, +je n'ai plus de courage...</p> + +<p>—Il a servi fidèlement Penhoël, répliqua +Diane, et tout le monde l'abandonne...</p> + +<p>La voix cassée du vieillard se reprit à chanter; +mais ce n'était plus le <i>De profundis</i>.</p> + +<p>Il disait:</p> + +<div class="poem"> +<div class="verse12">«C'est bien vous qu'on voit sous les saules:</div> +<div class="verse6">«Blanches épaules,</div> +<div class="verse12">«Sein de vierge, front gracieux</div> +<div class="verse6">«Et blonds cheveux...»</div> +</div> + +<p><span class="pagenum" id="Page_105">105</span> +Ce chant, que nous avons entendu tomber +si doux des lèvres de Cyprienne et de Diane +enfants, prenait, en passant par la bouche du +vieillard, des modulations funèbres.</p> + +<p>Le bras de Cyprienne frissonnait sous celui +de sa sœur.</p> + +<p>—Il est seul et il souffre..., dit Diane; entrons...</p> + +<hr class="light" /> + +<p>Au sommet de la colline, tout près de l'endroit +où les deux jeunes filles s'asseyaient naguère, +deux hommes s'arrêtaient au pied des +châtaigniers.</p> + +<p>Si les deux sœurs avaient tardé une minute, +elles n'auraient point descendu la montée, parce +qu'elles auraient entendu les nouveaux venus +prononcer à voix basse, dans une conversation +animée, le nom de Madame et celui de René de +Penhoël.</p> + +<div class="pagenum" id="Page_106"></div> + +<div class="npage"> + +<h3 id="Page_107">VIII<br /> +<b>MAITRE LE HIVAIN</b>.</h3> + +<p>Les deux hommes qui venaient de s'arrêter au +bout de la muraille gothique sous la Tour-du-Cadet +sortaient de l'appartement de René de +Penhoël.</p> + +</div> + +<p>C'étaient maître Protais le Hivain, surnommé +Macrocéphale, homme de loi des bourgs de +Bains et de Glénac, et M. le marquis de Pontalès.</p> + +<p>Tandis que l'on dansait dans le salon de verdure, +une partie s'était engagée, suivant la coutume, +chez le maître de Penhoël.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_108">108</span> +C'était vers le tomber du jour, une heure environ +avant que le feu de joie fût allumé sur +l'aire. Robert de Blois était là , en ce moment, +ainsi que Lola, les deux Pontalès et maître +le Hivain.</p> + +<p>La partie avait lieu dans la chambre à coucher +de Penhoël, comme si l'on avait voulu en +faire mystère au commun des hôtes du manoir.</p> + +<p>Un grand luxe régnait maintenant dans l'appartement +du maître. L'ameublement tout neuf +était à la dernière mode de Paris. Trois ans auparavant, +si nous avions pénétré dans cette +chambre simple et modestement ornée, nous y +eussions trouvé les portraits du commandant de +Penhoël, de Louis enfant et de Marthe.</p> + +<p>Maintenant, il n'y avait plus qu'un seul portrait +dans un cadre splendide: c'était celui de Lola.</p> + +<p>Derrière le lit, une porte s'ouvrait, signalée +plutôt que masquée par d'éclatantes draperies de +velours; c'était la porte de la chambre de Lola.</p> + +<p>Évidemment, on ne prenait même plus la +peine de dissimuler. Le désordre avait pris droit +de bourgeoisie au manoir, et Penhoël, se faisant +comme un bouclier de sa lourde apathie, ne +s'inquiétait point de savoir si sa conduite était un +scandale ou passait inaperçue.</p> + +<p>Il était le maître. Sa dégradation avouée s'abritait +derrière cette grande et belle autorité du +<span class="pagenum" id="Page_109">109</span> +chef de la famille, qui avait servi jadis l'austère +vertu de ses ancêtres.</p> + +<p>Il tenait le jeu contre M. Robert de Blois, +auprès de qui s'asseyaient les deux Pontalès. A +sa droite, la charmante Lola, en costume de bal, +s'étendait paresseusement dans une bergère; à +sa gauche, maître Protais le Hivain, portant sur +son nez coupant et long de rondes lunettes de +fer, suivait le jeu d'un œil avide.</p> + +<p>Pontalès et son fils s'abstenaient de tout conseil. +L'homme de loi, au contraire, prodiguait +les siens avec une remarquable générosité.</p> + +<p>Quant à Lola, elle ne quittait sa pose nonchalante +que pour emplir de sa jolie main, couverte +de bagues, un verre placé sur la table à +côté de Penhoël.</p> + +<p>Et Penhoël buvait! buvait!</p> + +<p>Ces trois années avaient pesé sur lui d'une +façon véritablement extraordinaire. Bien qu'il +eût à peine trente-huit ans, c'était déjà un vieillard; +son épaisse chevelure blonde avait blanchi +entièrement; son front s'était ridé: sa haute +taille s'était courbée. Il n'y avait plus ni volonté +ni intelligence dans son regard éteint et stupéfié +par une ivresse de chaque jour.</p> + +<p>A peine aurait-on pu reconnaître dans cette +figure bouffie et pâle, que tachaient çà et là d'ardentes +piqûres, les mâles traits de René de Penhoël.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_110">110</span> +L'effet produit sur sa nature morale par ce +laps de temps si court était du reste plus +désastreux encore. Certes, le maître de Penhoël +n'avait jamais été un esprit d'élite; mais il possédait du +moins autrefois une part de cette vaillance +énergique qui était comme l'héritage de sa +race.</p> + +<p>A présent, plus rien. De cet homme jeune et +fort, que nous avons vu jadis bondir dans le chaland +vermoulu de Benoît, et braver, sur ce pont +frêle, la violence de l'orage, il ne restait qu'une +manière de cadavre, un vieillard impotent et +lourd, sans force ni pensée.</p> + +<p>L'eau-de-vie, l'amour et le jeu, ces trois choses +dont une seule suffit à exalter l'homme, pouvaient +à peine, réunies, galvaniser sa morne +inertie.</p> + +<p>Il tenait ses cartes d'une main tremblante et +comme engourdie. A mesure que la partie avançait, +des gouttes de sueur plus grosses coulaient +dans les rides de son front, et les taches rouges +qui marbraient sa face livide s'allumaient plus +brillantes.</p> + +<p>En face de lui Robert, souriant et calme, causait +avec les Pontalès, intéressés sans doute dans +sa partie.</p> + +<p>Le jeune comte Alain de Pontalès était un +assez joli garçon, qui ne se cachait point trop +<span class="pagenum" id="Page_111">111</span> +pour lancer du côté de Lola des œillades suffisamment +significatives.</p> + +<p>Son père, le marquis, était un petit vieillard: +cheveux blancs comme neige, œil vif, sourire +bon et spirituel. A juger l'homme seulement +par les dehors, ce devait être le plus aimable +marquis du monde.</p> + +<p>Les gens qui regardent de très-près, et prétendent +voir mieux que le vulgaire, auraient +peut-être découvert, sous son avenant sourire, +un petit fonds de sécheresse et de moquerie. +Mais c'était peu de chose, et d'ailleurs quelque +légère nuance de scepticisme voltairien s'allie +merveilleusement, comme on sait, à la riante +bienveillance de ces vieux gentilshommes.</p> + +<p>Ce qui dominait dans la physionomie du marquis, +c'étaient la finesse et la bonté. Ce devait être +un homme souverainement adroit, et sa bonhomie +devait empêcher son adresse d'être dangereuse.</p> + +<p>Ses ennemis, et il en avait bien peu d'avoués +à cause de ses soixante mille livres de rente, +prétendaient qu'il était plus fin encore qu'il n'en +avait l'air, mais que sa bonhomie ne valait pas +le diable.</p> + +<p>C'étaient des jaloux peut-être. En tout cas, +dans ce pays patriarcal, où l'estime publique +est en raison directe de la somme portée au +<span class="pagenum" id="Page_112">112</span> +bordereau du percepteur, la médisance n'avait +pas beau jeu contre M. le marquis de Pontalès.</p> + +<p>La <i>société</i> le reconnaissait pour roi. Il possédait +l'estime éclairée du chevalier adjoint et de +la chevalière adjointe de Kerbichel; il avait +l'admiration des trois vicomtes, épris de madame +veuve Claire Lebinihic; les trois Grâces +Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang auraient volontiers +employé le reste de leur jeunesse à chanter +ses louanges à l'univers avec accompagnement +de guitare.</p> + +<p>Ce qui, du reste, aurait milité sérieusement +en sa faveur auprès de tout homme non prévenu, +c'était l'empressement mis par lui à terminer +cette longue haine qui avait séparé jadis le manoir +et le château. Pontalès s'était prêté vraiment +de bien bonne grâce à cette réconciliation; +l'entremise du jeune M. Robert de Blois s'était +bornée à une simple démarche après laquelle M. le +marquis, quoique le plus âgé, le plus riche et le +plus haut titré, avait fait immédiatement les premiers +pas.</p> + +<p>Depuis le rapprochement, Penhoël, au su de +tout le monde, avait profité plus d'une fois de sa +bonne volonté. Cet excellent marquis montrait +une obligeance inépuisable. Pour n'en donner +qu'un exemple et fournir d'un seul coup la +preuve de sa bienveillante délicatesse, nous dirons +<span class="pagenum" id="Page_113">113</span> +qu'il avait été jusqu'à renoncer au titre de +maire de Glénac pour donner à la vanité de +Penhoël cette satisfaction enviée.</p> + +<p>Il y avait bien une heure que la partie engagée +durait. Les enjeux étaient lourds, et l'on +jouait argent sur table. Penhoël perdait.</p> + +<p>Entouré comme il l'était, d'un côté par Macrocéphale +qui avait tout juste la probité d'un +homme de loi campagnard, de l'autre par une +femme ayant droit au titre d'aventurière, son +malheur constant aurait pu n'être point naturel. +Lola était admirablement placée pour faire +des signes, et la longue figure de maître Protais +le Hivain pouvait dire bien des choses.</p> + +<p>Mais le jeune M. Robert de Blois n'en était +pas à user de ces fraudes élémentaires. C'était +un gentilhomme! S'il trompait, il y mettait du +moins une grâce charmante et une habileté de +premier ordre.</p> + +<p>Penhoël ne pouvait soupçonner ces mains +loyales, toujours à découvert, et qui battaient les +cartes avec une nonchalante aisance.</p> + +<p>D'ailleurs, Dieu sait que le jeune M. de Blois +ne se montrait guère empressé de jouer. Ce +n'était jamais lui qui entamait la partie, et il +fallait chaque jour que Penhoël priât, mais priât +sérieusement, pour que le jeune M. de Blois voulût +bien consentir à lui gagner ses doubles louis.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_114">114</span> +Ce gain constant le fatiguait au lieu de lui +être agréable, tant il avait de généreux désintéressement. +Chaque fois qu'il était contraint par +le sort à empocher l'argent du maître, il ne pouvait +retenir les marques de sa mauvaise humeur.</p> + +<p>Penhoël, lui, s'obstinait avec l'entêtement +sombre du joueur dépouillé. Depuis trois ans il +avait perdu des sommes énormes. Il voulait les +regagner. Sur ce tapis avaient passé tour à tour +les fermes, les moulins, les forêts qui composaient +l'héritage de son père. Il prétendait +rompre la veine funeste et reconquérir tout cela.</p> + +<p>Chaque jour son espoir se brisait contre l'arrêt +inflexible du sort, mais rien ne tue l'espoir +tenace du joueur.</p> + +<p>Penhoël revenait le lendemain s'asseoir à la +même place que la veille. Sa main avide et +tremblante interrogeait avidement l'oracle toujours +contraire. Il perdait. Durant quelques +heures, il restait là le feu dans la poitrine et la +sueur au front, jusqu'à ce que Robert, ému de +compassion, le tendre et bon jeune homme, lui +refusât une dernière revanche!</p> + +<p>Robert venait de gagner une partie et Penhoël +cherchait au fond de sa poche, tout à l'heure +pleine, les quelques pièces d'or qui lui restaient.</p> + +<p>—Je donnerais vingt louis pour vous voir +gagner cette partie, dit le jeune M. Robert, un +<span class="pagenum" id="Page_115">115</span> +bonheur comme le mien ne se conçoit pas et +finit par être fatigant!...</p> + +<p>Penhoël tendit son verre, que Lola s'empressa +de remplir.</p> + +<p>—On dit qu'on ne peut pas être heureux à +la fois au jeu et en amour..., murmura le fils de +Pontalès en fixant sur le maître un regard où il +y avait de la moquerie.</p> + +<p>Le marquis lui fit un signe de sévère reproche.</p> + +<p>—Moi, j'ai beau parier pour M. de Blois, +dit-il avec la bonhomie douce qui distinguait ses +manières, tous mes vœux sont pour mon ami Penhoël... +C'est une veine comme on n'en a jamais +vu!... Dérangez un peu votre chaise, vicomte; +on dit que ces choses-là changent le sort.</p> + +<p>Penhoël fit glisser sa chaise sur le parquet +avec cette docilité superstitieuse et stupide du +joueur vaincu dont la tête se perd.</p> + +<p>Ses sourcils étaient froncés violemment; sa +respiration s'embarrassait dans sa poitrine. Il +ne prononçait pas une parole.</p> + +<p>Le vieux marquis, non content d'avoir donné +à son hôte un généreux conseil, changea les +deux bougies de place, et dérangea un peu la +table.</p> + +<p>Grâce à ces manœuvres classiques, il était +bien difficile, on en conviendra, que la veine ne +fût pas coupée comme avec un rasoir.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_116">116</span> +Penhoël perdit encore.</p> + +<p>Le vieux marquis joignit les mains avec +découragement.</p> + +<p>—C'est folie de lutter quand le diable s'en +mêle!... murmura-t-il.</p> + +<p>Penhoël cependant fouillait dans sa poche, où +il n'y avait plus rien.</p> + +<p>—Trente louis sur parole!... dit-il d'une +voix creuse et sonore.</p> + +<p>C'était le premier mot qu'il eût prononcé +depuis une heure.</p> + +<p>Les deux Pontalès et M. de Blois échangèrent +un rapide regard.</p> + +<p>—Écoutez, Penhoël, répliqua Robert, vous +savez bien que je ne voudrais pas vous refuser... +je jouerais contre vous des millions sur parole... +mais, dans ce moment, ce serait vous voler +votre argent... Nous resterions là jusqu'à demain +que vous perdriez toujours!</p> + +<p>—Trente louis! répéta Penhoël dont la main +tremblante serrait machinalement son verre +plein d'eau-de-vie.</p> + +<p>Robert mêla les cartes avec une répugnance +visible.</p> + +<p>Au moment où Penhoël coupait, un domestique +entr'ouvrit la porte de la chambre.</p> + +<p>—On attend M. le maire, dit-il, pour allumer +le feu de joie.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_117">117</span> +—Qu'on attende!... voulut répondre Penhoël.</p> + +<p>Mais Robert et les deux Pontalès s'étaient +levés déjà .</p> + +<p>Quand le maître vit son adversaire lui échapper +ainsi, son front s'empourpra, et sa lèvre +blême trembla de colère.</p> + +<p>Sa langue épaissie balbutia des reproches +inintelligibles.</p> + +<p>Robert et Pontalès le prirent chacun par un +bras, tandis que Lola s'éclipsait avec le jeune +vicomte Alain.</p> + +<p>Maître le Hivain remettait ses lunettes de fer +au fourreau.</p> + +<p>—Allons, allons, Penhoël!... disait cependant +le marquis de cet accent paternel qu'on +prend avec les enfants révoltés, ne voulez-vous +pas faire crier toute la paroisse?... Prenez une +demi-heure pour remplir votre devoir... et, +après cela, parbleu! nous vous donnerons votre +revanche...</p> + +<p>—Puisque vous êtes un enragé!... ajouta +Robert qui l'entraîna au dehors.</p> + +<p>Avant de sortir, il avait fait signe à maître +le Hivain de ne pas s'éloigner.</p> + +<p>Les paysans attendaient dans l'aire. Le feu de +joie fut allumé à l'aide d'une torche bleue fleurdelisée, +et il y eut le nombre convenable de +salves d'acclamations parmi les pétards.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_118">118</span> +Pendant que la flamme montait, tortueuse et +bleuâtre, le long des fagots amoncelés, Penhoël, +qui avait jeté sa torche, errait dans la foule et +cherchait en vain ses partenaires. De tous côtés +les paysans le saluaient respectueusement, et il +ne les voyait point.</p> + +<p>Quand le brave père Géraud du <i>Mouton couronné</i> +vint à son tour lui tirer sa révérence, le +maître lui demanda d'un air absorbé:</p> + +<p>—N'as-tu point vu M. Robert de Blois?</p> + +<p>Puis il se détourna sans attendre la réponse +du vieil aubergiste qui secoua la tête en murmurant:</p> + +<p>—Cet homme l'a ensorcelé!... Et c'est moi +qui lui ai montré le chemin du manoir!...</p> + +<p>A défaut de Robert et des Pontalès, qui se +faisaient maintenant invisibles, Penhoël rencontrait +partout sur ses pas maître Protais le Hivain. +Celui-ci se tenait à distance respectueuse, mais +il ne perdait jamais de vue René de Penhoël et +semblait attendre l'occasion de l'aborder.</p> + +<p>—Où sont-ils?... où sont-ils?... lui cria +enfin René à bout de patience.</p> + +<p>Macrocéphale s'approcha aussitôt.</p> + +<p>—Je pense que M. le vicomte veut parler de +ces messieurs..., dit-il. Sans doute qu'ils auront +attendu M. le vicomte dans sa chambre...</p> + +<p>—C'est vrai!... dit René, allons-y!</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_119">119</span> +L'homme de loi lui présenta son bras, sur +lequel René appuya sa marche lourde et pénible. +En passant devant le salon de verdure, il s'arrêta, +et un murmure sourd gronda dans sa +gorge. L'orchestre jouait une hongroise que +Lola dansait la tête sur l'épaule d'Alain de Pontalès.</p> + +<p>—Elle aimerait mieux être avec vous que là , +M. le vicomte!... murmura Macrocéphale; partout +où vous n'êtes pas, la pauvre jeune dame a +l'air de s'ennuyer!</p> + +<p>—Parlez-vous vrai?... demanda Penhoël.</p> + +<p>—Regardez plutôt!</p> + +<p>Ceci était audacieux, car Lola semblait être +aux anges. Mais René eut un vague sourire, et +reprit, content, le chemin de sa chambre.</p> + +<p>Dans sa chambre, il ne trouva ni Pontalès ni +Robert de Blois.</p> + +<p>—Ils vont venir..., dit Macrocéphale en +installant René dans son fauteuil avec les soins +empressés d'un valet de chambre. S'il m'était +permis de parler ainsi, je dirais: «Ils ne viendront +que trop tôt!...» Bon Jésus! ces hommes-là +vous ont-ils gagné de l'argent, Penhoël!</p> + +<p>—Donnez-moi mon verre, M. le Hivain, +dit Penhoël au lieu de répondre, il faudra bien +que la veine change un jour ou l'autre!...</p> + +<p>—Si j'étais fée ou sorcier, s'écria Macrocéphale +<span class="pagenum" id="Page_120">120</span> +dont le laid visage grimaçait le dévouement, +il y aurait longtemps que la veine aurait +changé!... Voyez-vous, Penhoël, je ne sais pas +faire de grandes phrases, moi, mais je n'aime +que vous parmi les gentilshommes du pays... +Et, aussi vrai que Dieu est Dieu, je me ferais +hacher en mille morceaux pour votre service!</p> + +<p>—Ils ne viendront donc pas! murmura Penhoël.</p> + +<p>L'homme de loi s'assit sur le coin d'une chaise, +tout auprès de lui.</p> + +<p>—Avant qu'ils viennent, reprit-il, nous +pourrions bien causer un peu d'affaires.</p> + +<p>Une expression d'effroi et de répugnance +invincible se peignit sur le visage de René.</p> + +<p>—Non... non! répliqua-t-il, pas aujourd'hui!</p> + +<p>—C'est que nous sommes bien bas!...</p> + +<p>—Qu'y faire?... murmura René avec fatigue. +Allez-vous me rappeler encore ce qui a été fait? +Je sais bien qu'un jour venant je n'aurai pas +d'autre ressource qu'un coup de pistolet à travers +le crâne...</p> + +<p>—Un jour venant, répéta l'homme de loi +d'un ton qui voulait dire: «Ce jour-là est plus +proche que vous ne pensez.»</p> + +<p>Puis il ajouta doucereusement:</p> + +<p>—Ce qui est fait est fait, Penhoël, et je ne +<span class="pagenum" id="Page_121">121</span> +vous parlerai point des signatures fausses... Ne +craignez rien; personne ne nous écoute!... Je +voulais vous demander seulement s'il vous reste +beaucoup d'argent sur le prix de la forêt de +Quintaine.</p> + +<p>La tête de Penhoël se pencha sur sa poitrine.</p> + +<p>—Oh! la veine!... la veine!... murmura-t-il +en crispant ses doigts autour des bras de son +fauteuil, je viens de perdre mon dernier louis!</p> + +<p>—Et pourtant vous voulez jouer encore?</p> + +<p>—Je veux gagner!</p> + +<p>—Mais si vous perdez?</p> + +<p>—Je veux gagner! vous dis-je, s'écria le +maître en se redressant tout à coup. Blanche de +Penhoël est-elle faite pour mendier son pain, +monsieur?... Je veux regagner mes forêts, mes +étangs, mes métairies!... et avec cela tous les +biens que Pontalès a volés à mon père!...</p> + +<p>—Je donnerais mon bras droit pour que +cela pût arriver, Penhoël!... Mais si vous n'avez +plus d'argent...</p> + +<p>—Il faut vendre!... Aussi bien Lola veut +faire venir de Rennes une nouvelle parure...</p> + +<p>—Vendre!... répéta l'homme de loi, qui se +fit une mine plus allongée encore que de coutume: +pour vendre, il faut avoir.</p> + +<p>René tressaillit et le regarda en face.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_122">122</span> +—Qu'est-ce à dire? s'écria-t-il; n'ai-je donc +plus rien?</p> + +<p>—Si fait..., répliqua Macrocéphale, M. le +vicomte possède encore son manoir de Penhoël, +quitte de toute hypothèque.</p> + +<p>—Et avec cela?...</p> + +<p>—Rien..., repartit tout bas Macrocéphale.</p> + +<p>Penhoël demeura un instant immobile et +muet. On eût dit un homme foudroyé. Puis il +se couvrit le visage de ses deux mains.</p> + +<p>—Le manoir de Penhoël, reprenait cependant +l'homme de loi, est une magnifique propriété; +nous en trouverions assurément un bon +prix... et je suis sûr que M. le marquis de Pontalès...</p> + +<p>—Jamais! interrompit René avec angoisse. +C'est ici qu'est mort mon père... Jamais!</p> + +<p>—Ce n'est pas moi qui donnerais à M. le +vicomte le conseil de vendre le manoir, poursuivit +Macrocéphale en prêtant à sa voix une +expression plus humble et plus insinuante; +mais, ayant l'honneur d'être le conseil de M. le +vicomte, je me permettrai de lui faire observer +que le manoir est pour lui une lourde charge... +Avec une habitation si belle, il faudrait des +rentes...</p> + +<p>—Et je n'en ai plus! murmura Penhoël.</p> + +<p>—Pas beaucoup, s'il faut parler franchement... +<span class="pagenum" id="Page_123">123</span> +D'un autre côté, comme vous le disiez +tout à l'heure, la veine peut changer... et avec +des fonds...</p> + +<p>Penhoël laissa retomber ses deux mains sur +ses genoux. La douleur profonde qu'il ressentait +réveillait son apathie. La torture avait trouvé +un coin vif au fond de son cœur engourdi.</p> + +<p>Ces trois ans écoulés passaient comme une +vision rapide au-devant de ses yeux.</p> + +<p>—J'étais heureux..., pensait-il tout haut, +j'étais riche... le nom de mon père restait pur... +Oh! Haligan disait-il vrai?... Cet homme est-il +venu pour me prendre le salut de mon âme et +la vie de mon corps?...</p> + +<p>—Une observation qu'il est important de +faire, poursuivait l'homme de loi, c'est que +toutes les ventes, consenties par vous jusqu'à +ce jour, sont conditionnelles et frappées d'une +<ins id="cor_10" title="original: close">clause</ins> de réméré... Dans le cas où vous feriez +une nouvelle affaire avec le marquis... ou avec +un autre... on pourrait obtenir des conditions +pareilles.</p> + +<p>—Le terme du réméré est-il le même pour +tout ce que j'ai aliéné? demanda Penhoël.</p> + +<p>—Le même... Il finit au 1<sup>er</sup> novembre de la +présente année.</p> + +<p>—Et nous sommes à la fin d'août! repartit +Penhoël.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_124">124</span> +—En deux mois et onze jours, on peut faire +bien des choses, M. le vicomte!... Dans le cas où +il vous plairait de mettre en vente le manoir, je +pourrais tâter Pontalès ce soir même.</p> + +<p>René de Penhoël ne répondit point tout de +suite. Quand il prit enfin la parole, ce fut tête +haute et d'une voix ferme. Il semblait qu'une +étincelle de son ancienne énergie se fût réveillée +en lui.</p> + +<p>—Je vous défends de me reparler jamais de +cela!... dit-il. Je ne sais pas ce que Dieu décidera +de mon sort, mais la maison où ma fille +unique est née ne sera jamais vendue par mon +fait.</p> + +<p>—Bien parlé!... s'écria Macrocéphale avec +un brusque attendrissement; ah! vous êtes un +vrai gentilhomme, Penhoël, et nous verrons, +j'en suis bien sûr, la fin de tout ceci!</p> + +<p>—Laissez-moi!... dit le maître.</p> + +<p>Macrocéphale se leva aussitôt pour obéir. +Mais avant de quitter la chambre, il eut le temps +de dire encore:</p> + +<p>—Si vous saviez comme cela me fend le +cœur, chaque fois qu'un des domaines de Penhoël +passe comme cela en des mains étrangères... Je +n'ai rien à dire contre Pontalès, Dieu merci, ni +contre personne... mais je suis, avant tout, le +serviteur et l'ami de Penhoël... Et si j'avais des +<span class="pagenum" id="Page_125">125</span> +trésors, je saurais bien à quoi les employer!...</p> + +<p>Il fit un salut respectueux, et prit congé du +maître, qui était retombé dans son immobilité +stupéfiée.</p> + +<p>Au bas du perron, donnant sur le jardin, il +rencontra Robert de Blois, qui l'attendait sans +doute, et qui passa vivement son bras sous le +sien.</p> + +<p>—Eh bien! roi des habiles, demanda Robert, +qu'avons-nous fait?</p> + +<p>Maître le Hivain hocha la tête.</p> + +<p>—Heu! heu! fit-il, on ne vend pas comme +cela sa dernière chemise sans gronder quelque +peu!</p> + +<p>—Il accepte, en attendant?</p> + +<p>—Il refuse.</p> + +<p>—Diable!... grommela Robert, ça nous +retarde encore!... Avez-vous bien fait tout ce +que vous avez pu?</p> + +<p>Macrocéphale prit un accent pénétré.</p> + +<p>—M. de Blois, dit-il, on n'est pas maître de +ces choses-là ... Je ne vous connais que depuis +trois ans, mais je vous aime comme si vous étiez +mon propre fils!...</p> + +<p>—Je suis bien reconnaissant..., répliqua +Robert.</p> + +<p>L'homme de loi l'interrompit.</p> + +<p>—Je voudrais que vous me missiez à l'épreuve!... +<span class="pagenum" id="Page_126">126</span> +dit-il. Aussi vrai que Dieu est Dieu, +je me ferais hacher en mille pièces pour votre +service! Je n'ai rien à dire contre Penhoël ou +contre Pontalès... mais il n'y a pas à balancer: +votre intérêt avant tout... voilà ma règle.</p> + +<p>—En temps et lieu, maître le Hivain, dit +Robert, vous verrez que vous n'avez pas eu +affaire à un ingrat... Pour commencer, dès +demain je consulterai votre expérience sur quelques +petites contestations qui pourraient bien +nous diviser, Penhoël et moi, dans l'avenir.</p> + +<p>—A vos ordres, mon cher M. Robert.</p> + +<p>—Mais pour revenir à l'affaire qui nous +occupe, vous ne voyez pas la possibilité...?</p> + +<p>—Par moi, non, répondit Macrocéphale.</p> + +<p>—Alors il faut employer les grands moyens, +n'est-ce pas?</p> + +<p>—C'est mon avis... et s'il m'était permis de +vous donner un conseil...</p> + +<p>—Cela vous est permis, pardieu! M. le +Hivain.</p> + +<p>Depuis quelques minutes, tout en suivant la +conversation, Robert réfléchissait. En ce moment +il semblait sourire à une excellente idée.</p> + +<p>—Le conseil que je me permettrais de vous +donner, poursuivit l'homme de loi, serait celui-ci... +La charmante madame Lola possède sur +Penhoël un pouvoir sans bornes...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_127">127</span> +—M. le Hivain, interrompit Robert, vous +êtes un observateur extrêmement spirituel... +Lola nous a déjà servis, la chère fille, presque +autant que le jeu et l'eau-de-vie!... Mais aujourd'hui +j'ai mieux que cela encore!</p> + +<p>—Mieux que cela?... répéta Macrocéphale +d'un air galamment incrédule.</p> + +<p>Robert ôta son bras de dessous le sien.</p> + +<p>—On est bien mal ici pour parler d'affaires, +reprit-il; veuillez chercher M. le marquis de +Pontalès, et allez m'attendre avec lui quelque +part où l'on puisse causer sans témoins.</p> + +<p>—Du côté de la Tour-du-Cadet, si vous +voulez?...</p> + +<p>—Soit!... La place est excellente, et vous +ne m'y attendrez pas longtemps... Avant une +demi-heure, vous pourrez juger ce que vaut +mon moyen.</p> + +<p>Robert avait une figure triomphante.</p> + +<p>Ils se séparèrent.</p> + +<p>L'homme de loi descendit l'allée qui menait +au salon de verdure pour chercher le marquis +de Pontalès, et Robert de Blois monta lestement +le perron du manoir.</p> + +<p>Au lieu d'entrer dans la chambre du maître +de Penhoël, dont la porte se présentait la première +dans le corridor, il se dirigea vers l'appartement +de Madame.</p> + +<div class="pagenum" id="Page_128"></div> + +<div class="npage"> + +<h3 id="Page_129">IX<br /> +<b>RENDEZ-VOUS</b>.</h3> + +<p>Le marquis de Pontalès et maître Protais le +Hivain arrivaient sous la Tour-du-Cadet pour +<ins id="cor_11" title="original: atttendre">attendre</ins> Robert de Blois, qui leur avait assigné +ce rendez-vous.</p> + +</div> + +<p>La soirée était déjà fort avancée, et le salon +de verdure, déserté tour à tour par tous ceux +qui pouvaient diriger la fête, restait décidément +en proie aux trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, +qui se passaient de main +en main la redoutable guitare, et faisaient boire, +<span class="pagenum" id="Page_130">130</span> +jusqu'à la lie, aux convives découragés, le calice +de leur antique répertoire.</p> + +<p>Pontalès et l'homme de loi causaient en suivant +le sentier qui menait à la tour.</p> + +<p>—Il avait l'air sûr de son affaire?... demandait +le vieux marquis.</p> + +<p>Macrocéphale haussa ses épaules pointues et +fit une grimace de dédain.</p> + +<p>—Ça ne doute de rien, vous savez! répliqua-t-il. +Parce que ça sait faire sauter la coupe +et pêcher le roi en brouillant les cartes, ça se +croit un homme bien habile!... Ah! M. le marquis, +sans le dévouement profond que je vous +porte, je ne resterais pas une minute de plus +dans toutes ces affaires-là ... Ce Robert, voyez-vous, +est un aventurier de bas étage, et je +n'aime que les gens comme il faut... Vous, par +exemple, M. le marquis, et le jeune M. Alain... +voilà des gentilshommes!... Ah! je vous parle +franchement, je ne m'inquiète guère plus de ce +Robert que de Penhoël lui-même!... Mais quant +à ce qui vous regarde, je me ferais hacher en +mille pièces pour votre service!</p> + +<p>Le vieux marquis l'écoutait avec son sourire +bonhomme, et prenait de tout cela juste ce qu'il +fallait.</p> + +<p>—Je sais que vous êtes un ami sûr, M. le +Hivain, dit-il, vous êtes en outre un homme de +<span class="pagenum" id="Page_131">131</span> +beaucoup de sens, et je crois que vous avez des +idées très-justes sur M. Robert de Blois... Mais +nous avons encore besoin de lui jusqu'à la fin +de cette affaire... Quand il en sera temps (il mit +sa main sur l'épaule de Macrocéphale), soyez +sûr que je saurai faire la part de mes vrais +amis... Il y a dans le pays bien des gens qui ne +vous valent pas et qu'on regarde comme des +gros bonnets, maître le Hivain... Viennent les +événements que nous préparons, je vous promets, +moi, que vous aurez plus d'un jaloux +entre Redon et <ins id="cor_12" title="original: Carantoir">Carentoir</ins>!</p> + +<p>Ces paroles étaient douces comme miel aux +longues oreilles de Macrocéphale; il écoutait et +faisait d'avance le gros dos en songeant à son +importance prochaine.</p> + +<p>—Mais il faut d'abord que Penhoël disparaisse..., +reprit le marquis en baissant la voix; +je vous parle franc, comme vous voyez... Il ne +s'agit pas de lui enlever la moitié de sa fortune... +les deux tiers, les trois quarts... les quatre-vingt-dix-neuf +centièmes!... Il faut qu'il soit +forcé de fuir et qu'on n'entende plus jamais +parler de lui: sans cela, rien de fait!</p> + +<p>Macrocéphale se frotta les mains.</p> + +<p>—A la bonne heure!... s'écria-t-il, j'aime à +voir comprendre les affaires de cette façon-là !... +ça s'appelle au moins trancher dans le vif!... Eh +<span class="pagenum" id="Page_132">132</span> +bien! M. le marquis, nous marchons, que diable!... +Il me semble que nous sommes bien +près de notre but!</p> + +<p>Ils arrivaient au bout de la route et touchaient +à ces grands châtaigniers derrière lesquels +Diane et Cyprienne abritaient naguère +leur causerie. Pontalès s'arrêta.</p> + +<p>—Plus bas!... fit-il en jetant un regard +inquiet autour de lui. C'est ici que Robert doit +venir?</p> + +<p>—Ici même.</p> + +<p>—Est-on bien à l'abri des oreilles indiscrètes?...</p> + +<p>—A moins de choisir le beau milieu de la +lande de Renac ou le centre des marais, je ne +connais pas de meilleur endroit pour causer +tranquillement d'affaires... La muraille est haute; +d'un autre côté le taillis s'éloigne tout exprès +pour nous enlever la chance d'être écoutés... +Derrière nous, la route est découverte.</p> + +<p>—Mais devant nous?... fit Pontalès en montrant +du doigt le massif de châtaigniers.</p> + +<p>Macrocéphale se prit à sourire.</p> + +<p>—C'est différent! répliqua-t-il avec l'intention +évidente de faire une bonne plaisanterie; +derrière ces arbres-là , il pourrait bien se trouver +quelque revenant aux écoutes.</p> + +<p>—Que voulez-vous dire?</p> + +<p>—Je demande pardon à M. le marquis de +<span class="pagenum" id="Page_133">133</span> +parler avec cette légèreté en sa présence... Le +fait est qu'il y a là <ins id="cor_13" title="original: une">un</ins> espace de quelques pieds +carrés où le plus vaillant gars des bourgs voisins +n'oserait pas pénétrer après la nuit tombée, +parce que le vieux commandant de Penhoël <i>y +revient</i>...</p> + +<p>—C'est égal... dit Pontalès: excès de prudence +ne nuit jamais... et je voudrais voir...</p> + +<p>—Ça peut se faire.</p> + +<p>Macrocéphale, toujours complaisant, écarta +de la main les branches de châtaigniers qui bouchaient +l'entrée du massif et se fraya un passage.</p> + +<p>—Veuillez vous donner la peine d'entrer, +M. le marquis, dit-il, puisque vous n'avez pas +peur des revenants.</p> + +<p>Il disparut derrière l'enceinte de verdure, et +Pontalès le suivit.</p> + +<p>La nuit était noire. Sous les châtaigniers, le +feuillage touffu rendait l'obscurité encore plus +profonde. Sans cette circonstance, l'homme de +loi et Pontalès auraient pu voir qu'ils étaient +très-pâles tous les deux et qu'ils avaient l'air +assez peu rassurés.</p> + +<p>Malgré l'ombre épaisse, on distinguait vaguement +la guérite et le banc, couvert d'herbe +longue.</p> + +<p>—Comme on se cacherait ici!... murmura +le marquis d'une voix légèrement émue.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_134">134</span> +—Oh! oh! repartit Macrocéphale en tâchant +de prendre un accent fanfaron, il me semble +que votre voix tremble! Soyez tranquille!... le +vieux Penhoël est bien mort... et du diable si +les vivants ont l'idée de venir visiter son boudoir!...</p> + +<p>Une feuille sèche vint à bruire sous le pied +du marquis. Maître Protais le Hivain s'interrompit +pour pousser un petit cri de frayeur.</p> + +<p>—Avez-vous entendu?... demanda-t-il en +retenant son souffle.</p> + +<p>Pontalès avait reconnu que l'esplanade et la +guérite étaient également désertes.</p> + +<p>—Ma foi! reprit l'homme de loi honteux de +son alerte, j'ai cru... il m'a semblé... Au fait, +mon métier n'est pas d'être brave!... Maintenant +que nous avons bien dûment inspecté +les lieux, M. le marquis, je vote pour que nous +retournions sur la voie publique.</p> + +<p>—Et n'est-il pas possible, demanda Pontalès, +d'arriver ici par un autre passage que la route?</p> + +<p>—Regardez plutôt! répondit Macrocéphale, +une muraille de trente pieds et des rampes à +pic!... Je propose de lever la séance.</p> + +<p>Il écarta de nouveau les branches et poussa +un long soupir de bien-être quand il revit le +ciel au-dessus de sa tête. C'était un esprit fort.</p> + +<p>Pontalès visita une dernière fois tous les +<span class="pagenum" id="Page_135">135</span> +recoins de l'enceinte de verdure, et repassa sur +la route à son tour.</p> + +<p>Le Hivain avait retrouvé sa vaillance.</p> + +<p>—A part les revenants, dit-il, il y a pourtant +un homme qui aime à se cacher dans ce trou +noir comme le fond de mon écritoire.</p> + +<p>—Qui ça?</p> + +<p>—Le vieux fou de Benoît Haligan, l'ancien +passeur du bac de Port-Corbeau... Mais je pense +bien qu'il n'y montera plus, car il est à l'agonie... +Ah! M. le marquis! tout de même, ce que +c'est que de nous!... Quand le vieux commandant +venait s'asseoir là , sur son banc de gazon, +il était le chef d'une famille puissante... A présent, +le pauvre Protais le Hivain ne voudrait +pas changer de place avec le maître de Penhoël!...</p> + +<p>—Le pauvre Protais le Hivain, dit M. de +Pontalès, sera bientôt en position de ne changer +son sort contre celui de personne... +Mais parlons un peu du présent... Depuis que +ces misérables enfants sont venues dans mon +propre château de Pontalès enlever, à dix pas +de moi, dans ma chambre, ces papiers que je +n'aurais pas donnés pour cinquante mille écus, +je ne sais plus bien au juste quelles sont nos +armes contre Penhoël...</p> + +<p>Maître le Hivain cligna de l'œil.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_136">136</span> +—Il nous en reste de bonnes!... répliqua-t-il; +chaque fois que Penhoël a vendu une pièce +de terre appartenant à l'aîné, il lui a fallu faire +un faux de plus... C'est pour cela que j'ai morcelé +les ventes et multiplié les contrats.</p> + +<p>—Vous êtes un homme d'or!...</p> + +<p>—Je connais assez passablement mon état!... +et, sans parler d'autre chose, il m'a fallu, dans +le principe, une certaine triture, que j'oserai +dire assez rare, pour constituer cet aventurier +de Robert qui arrivait un pied chaussé et l'autre +nu, pour le constituer, dis-je, en quelques +semaines, créancier de Penhoël pour une somme +assez importante! Il est vrai que ce coquin de +Robert avait attaqué l'affaire avec un entrain +admirable... Si vous l'aviez vu lorsqu'il arriva +au manoir, il y a trois ans, avec son domestique +Blaise!... Pour ma part, j'aurais fait serment +qu'il était millionnaire!... Et puis, il avait deux +jolies cordes à son arc, cet homme-là : le roi de +carreau et la dame de cœur!...</p> + +<p>Macrocéphale se mit à rire.</p> + +<p>—Vous sentez bien, reprit-il, que je veux +parler de la Lola. Ce Robert est un gaillard +après tout... Il a beaucoup faibli depuis qu'il a +quelque chose à perdre... mais le jour où il +redeviendrait un aventurier sans feu ni lieu, je +ne voudrais pas me frotter à lui!... Franchement, +<span class="pagenum" id="Page_137">137</span> +M. le marquis, Penhoël chassé, vous ne +serez pas encore maître du manoir.</p> + +<p>—En temps et lieu j'aurai recours à vos +excellents conseils, mon bon ami, répliqua Pontalès. +Je ne me donne pas, hélas! pour un +diplomate bien habile!... Sans vous, je serais +certainement resté en chemin... Mais revenons +aux titres qui sont en votre possession... Vous +les tenez en lieu de sûreté, j'espère?</p> + +<p>—Ma maison n'est pas si forte, ni si bien +gardée peut-être que le beau château de Pontalès... +répondit Macrocéphale avec suffisance; +néanmoins on fait de son mieux!... Et je vous +réponds des pièces corps pour corps... Eh! eh! +les petites rôdent autour de chez moi comme +autour de chez vous... Ce sont des diables incarnés +que ces enfants-là !... Avant de soupçonner +leur savoir-faire, et alors que je n'étais pas +encore sur mes gardes, je les ai laissées plus +d'une fois se moquer de moi... Elles m'ont volé +bien des obligations souscrites par Penhoël... +Et, sans leurs manœuvres, la chose n'aurait pas +duré si longtemps... Mais ma maison est armée +en guerre, maintenant... Et je ne pense pas +qu'elles veuillent goûter une seconde fois du plat +qu'on leur a servi pas plus tard que hier soir.</p> + +<p>—J'ai entendu parler d'un coup de fusil... +commença Pontalès.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_138">138</span> +—Deux coups de fusil!... dont l'un a porté +bien près du but... car on a trouvé un cheval +couché sur la lande avec une balle dans la tête.</p> + +<p>—Ce sont des moyens bien violents, maître +le Hivain! Et si l'on m'avait consulté...</p> + +<p>—M. le marquis, je crois avoir droit de prétendre +à la réputation d'homme prudent... Nos +landes cachent assez de bandits pour qu'un honnête +propriétaire ait un peu le droit d'armer ses +gens... La loi est dure, mais positive... Quiconque +s'avise de forcer une serrure peut s'attendre +à trouver, derrière la porte, le maître de la +maison prêt à défendre son bien... Si nous passons +à la question d'utilité, poursuivit-il en prenant +le ton d'un avocat qui plaide, je n'aurai +pas de peine à établir, par des raisons impossibles +à révoquer en doute, qu'entre tous les +obstacles qui nous barrent le chemin, ces deux +petits démons sont à la fois les plus gênants et +les plus dangereux... J'aimerais mieux avoir +affaire à une demi-douzaine d'hommes... Ne +vous y trompez pas: elles savent tous nos secrets +aussi bien que nous-mêmes, et si le hasard leur +donnait quelque jour un appui, je vous promets +que nous aurions, tous tant que nous sommes, +bien du fil à retordre!</p> + +<p>—Je ne dis pas... cependant...</p> + +<p>—Écoutez!... Je suis l'ennemi déclaré des +<span class="pagenum" id="Page_139">139</span> +moyens violents dans les cas ordinaires... mais +dans la circonstance présente, M. le marquis, +soyez bien persuadé que c'est votre intérêt seul +qui m'anime... Vous avez dépensé trois ans de +votre vie et des sommes énormes pour arriver +à un but parfaitement légal... Il se trouve que +vos adversaires vous attaquent et m'attaquent, +moi, votre conseil, par des moyens inqualifiables... +Je ne sors pas de la légalité, mais je +prends l'arme la plus extrême que la loi puisse +donner à un citoyen, et je m'en sers!</p> + +<p>Pontalès gardait le silence.</p> + +<p>—Quand je dis: «Je m'en sers,» reprit Macrocéphale, +j'emploie une figure, car je n'ai pas +tiré le coup moi-même... Je ne connais point le +maniement du fusil... Mais Robert de Blois, je +dois vous en prévenir, veut aller beaucoup plus +loin que cela!... Les petits démons le tourmentent +nuit et jour... Elles entrent dans sa chambre +fermée par le trou de la serrure!... Elles +s'affublent en fantômes et vont prévenir Penhoël +de tout ce que nous méditons contre lui... +Elles s'agitent, elles défont tout ce que nous faisons... +et Robert est décidé à prendre l'offensive.</p> + +<p>—S'il a un expédient convenable... dit Pontalès +en cherchant ses mots, un biais... vous +m'entendez?... quelque chose d'adroit et de +sûr...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_140">140</span> +Il s'interrompit pour prêter vivement l'oreille. +On entendait un bruit de pas sur la route, dans +la direction de l'entrée du manoir.</p> + +<p>Pontalès et l'homme de loi s'éloignèrent un +peu de la route battue, afin de se mettre à +l'écart derrière les premières branches du taillis.</p> + +<p>Les pas approchaient; on put bientôt distinguer +dans l'ombre deux personnes qui s'avançaient +lentement.</p> + +<p>—C'est lui, dit Pontalès.</p> + +<p>—Avec une femme... répliqua l'homme de +loi.</p> + +<p>—Lola, sans doute?</p> + +<p>Macrocéphale avança la tête en dehors des +branches pour mieux voir.</p> + +<p>—Non pas!... dit-il d'un accent étonné, +c'est madame de Penhoël!...</p> + +<hr class="light" /> + +<p>Quand Robert et la femme qui l'accompagnait +furent arrivés tout auprès de la Tour-du-Cadet, +quelques mots de leur entretien parvinrent +jusqu'aux oreilles de Pontalès et de maître le +Hivain.</p> + +<p>C'était bien Marthe de Penhoël. Malgré l'obscurité, +on ne pouvait plus s'y méprendre. Elle +donnait le bras à Robert, qui la soutenait +cavalièrement et marchait d'un pas de parade.</p> + +<p>Quand Marthe parlait, Pontalès et l'homme +<span class="pagenum" id="Page_141">141</span> +de loi n'entendaient qu'un murmure; quand, au +contraire, le jeune M. de Blois fournissait la +réplique, ils ne perdaient pas une parole. La +voix de Robert était haute, gaillarde, et dénotait +beaucoup de bonne humeur.</p> + +<p>—Belle dame, disait-il en ce moment, Penhoël +n'a pas été plus heureux ce soir que d'habitude... +C'est étonnant! le sort ne se lasse pas de +persécuter ce pauvre ami!... Avant de mettre le +feu à la pile de fagots qu'on a brûlée dans l'aire, +Penhoël avait perdu sa dernière pièce de vingt +francs... Vous devriez user de votre influence, +belle dame, pour le guérir de cette détestable +passion!</p> + +<p>—Il y a trois ans, répondit Marthe, on ne +pouvait pas perdre plus d'un louis d'or dans sa +soirée au jeu que jouait le maître de Penhoël...</p> + +<p>—Ah! ah! fit Robert, les choses ont donc +bien changé!... Au jeu que joue Penhoël, rien +n'est plus aisé que de perdre maintenant dans +sa soirée une bonne métairie ou quelques +arpents de futaie...</p> + +<p>—Quel ton!... murmura Pontalès. Il y a +dans ce Robert du maraud et du grand seigneur!</p> + +<p>—Mais comment diable Madame consent-elle +à se promener avec lui, en ce lieu et à cette +heure?... répliqua maître le Hivain.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_142">142</span> +Marthe avait répondu quelques mots d'une +voix faible et brisée.</p> + +<p>Robert reprit:</p> + +<p>—Ne m'accusez pas, belle dame!... Je lui ai +dit vingt fois qu'il avait là deux vices pitoyables... +On peut aimer à jouer et à boire... mais +il joue comme une dupe et boit comme un charretier!</p> + +<p>Tout en parlant, Robert jetait ses regards à +droite et à gauche; il cherchait évidemment +quelque auditeur invisible.</p> + +<p>—Je ne veux point vous cacher, belle dame, +poursuivit-il, que je vous ai entraînée jusqu'ici +pour parler un peu d'affaires d'intérêt... Mais, +auparavant, permettez-moi de vous demander +si l'indisposition de la chère demoiselle Blanche +n'a pas eu de suites fâcheuses?</p> + +<p>Robert put sentir le bras de Madame tressaillir +sous le sien.</p> + +<p>—Qu'avait-elle donc?... demanda-t-il encore.</p> + +<p>Marthe cessa de marcher, ses jambes chancelaient.</p> + +<p>—Ce qu'elle avait?... prononça-t-elle d'une +voix pénible et sourde, ne le savez-vous pas?...</p> + +<p>Robert hésita un instant; puis il répondit +d'un ton délibéré, mais peut-être au hasard:</p> + +<p>—Ma foi! belle dame, je crois bien que je +m'en doute.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_143">143</span> +Marthe arracha brusquement son bras qui +s'appuyait naguère à celui de M. de Blois.</p> + +<p>—Ah!... fit-elle d'un ton si étrange que +Robert se pencha pour examiner son visage.</p> + +<p>Mais la nuit était trop noire pour qu'il fût +possible de rien distinguer sur une physionomie.</p> + +<p>Marthe ne disait plus rien, elle restait immobile, +les bras tombants et la tête courbée. On +entendait sa respiration courte et pénible.</p> + +<p>Robert sentait vaguement qu'il y avait là +encore un mystère. Il avait envie d'interroger, +mais, pour une confidence d'une certaine espèce, +les oreilles qu'il supposait ouvertes sous le feuillage +pouvaient bien être de trop...</p> + +<p>—Chère dame, s'écria-t-il, je suppose, +d'après votre geste, que vous êtes très en colère... +Il n'y a vraiment pas de quoi... Un de ces jours, +je veux avoir avec vous un entretien au sujet de +mademoiselle votre fille...</p> + +<p>—Tout de suite! interrompit Madame avec +vivacité, au nom du ciel, monsieur!...</p> + +<p>—Belle dame, vous me voyez désolé de vous +refuser... Ce n'est véritablement pas le moment... +Et, si vous le permettez, je vais vous +parler du motif de notre entrevue...</p> + +<p>—Ah çà !... grommelait Macrocéphale derrière +les branches du taillis, est-ce qu'il faudrait +<span class="pagenum" id="Page_144">144</span> +ajouter foi, par hasard, à ce que disent les +Baboin et les Kerbichel?... Est-ce qu'il y aurait +sérieusement quelque chose entre Madame et ce +Robert?...</p> + +<p>—Pour pécher, répliqua Pontalès, il n'y a +rien de tel que les saintes... Mais vous, qui avez +l'oreille plus jeune que moi, maître le Hivain, +entendez-vous ce qu'ils disent?</p> + +<p>—J'entends Robert... Et Dieu me pardonne +s'ils ne parlent pas de tout, excepté de la vente +du manoir!</p> + +<p>Comme s'il avait pu entendre ce reproche, le +jeune M. de Blois abordait justement à cet instant +le chapitre de la vente, et la réponse de +Madame étant probablement un refus, il reprenait, +sans abandonner son accent de politesse +aisée et légèrement railleuse:</p> + +<p>—Belle dame! je ne m'attendais pas à cela! +j'avais absolument compté sur vous... Je ne sais +pas si vous avez remarqué un fait assez bizarre: +depuis trois ans que vous me devez toute sorte +de gratitude, je ne vous ai pas demandé le +moindre service!</p> + +<p>—N'est-ce pas assez, murmura Marthe, de +m'avoir fermé la bouche alors que je voyais un +abîme au devant des pas de mon mari?...</p> + +<p>—Ceci, c'est du silence... un bon office purement +négatif!... Pour tout ce qui exigeait un +<span class="pagenum" id="Page_145">145</span> +effort quelconque, je me suis toujours adressé +à cette pauvre Lola... Voyons! pour une fois +que je mets votre obligeance à contribution, +allez-vous me repousser?</p> + +<p>Pontalès et le Hivain entendirent ce murmure +faible qui annonçait la réponse de Madame.</p> + +<p>C'était encore un refus, sans doute, car +Robert laissa échapper une exclamation d'impatience. +Néanmoins il ne se fâcha pas encore. +Il reprit le bras de Madame, et continua +son plaidoyer en revenant lentement sur ses +pas, le long de la route déjà parcourue.</p> + +<p>Dans ce mouvement, ils s'éloignaient tous +deux du marquis et de l'homme de loi, qui ne +pouvaient même plus saisir le sens des paroles +de Robert.</p> + +<p>—C'est un fin matois tout de même!... dit +Macrocéphale. Il aura su prendre la pauvre +femme dans quelque piége diabolique!...</p> + +<p>—Oui... oui, pensa tout haut Pontalès, c'est +un homme habile à la façon des intrigants de +comédie... Il a comme cela une douzaine de fils +qu'il fait mouvoir assez artistement... C'est un +fanfaron d'astuce... un bachelier ès tours de +passe-passe!... Les hommes de bon sens comme +vous et moi, maître le Hivain, laissent aller les +choses, attendent l'occasion, et dament le pion +souvent à ces brillants joueurs de gobelets!...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_146">146</span> +—Belle dame, disait Robert en revenant une +seconde fois sur ses pas, c'est un projet arrêté... +vous aurez beau vous débattre... il faut que +cela soit fait ce soir!</p> + +<p>La voix de Marthe était suppliante.</p> + +<p>—C'est la dernière ressource de ma pauvre +enfant! murmurait-elle. Monsieur!... monsieur, +ayez pitié de nous!...</p> + +<p>—Je le voudrais, mais c'est impossible... +Une dernière fois, consentez-vous?</p> + +<p>—Vous savez bien que je ne le puis pas!</p> + +<p>Robert s'arrêta; il touchait presque à l'arbre +qui servait d'abri à Pontalès et à l'homme de loi.</p> + +<p>Ceux-ci le virent mettre la main à sa poche +et en retirer un objet de petite dimension, dont +l'obscurité les empêcha de connaître la nature.</p> + +<p>C'était un portefeuille. Robert l'approcha des +yeux de Marthe, qui se couvrit le visage de ses +mains.</p> + +<p>—Il est pénible d'en venir à ces extrémités, +madame, poursuivit Robert en baissant la voix, +mais c'est vous seule qui m'y forcez, à tout +prendre!... Pourtant, vous savez bien ce que je +puis contre vous!...</p> + +<p>Il frappa sur le maroquin du portefeuille. +Marthe demeurait immobile.</p> + +<p>—Voyons! reprit Robert, ne me contraignez +pas à faire un coup d'éclat!... Vous savez +<span class="pagenum" id="Page_147">147</span> +si j'ai été discret durant ces trois années... Ne +soyez pas plus cruelle que moi envers vous-même... +Si vous continuez à me refuser, malgré +ma répugnance qui est grande, je me déciderai +à faire usage de cette arme... Si vous consentez, +comme je l'espère encore, vous pouvez compter, +autant que par le passé, sur ma discrétion à +toute épreuve!</p> + +<p>Madame hésita encore durant un instant. La +nuit cachait l'angoisse mortelle qui était sur son +visage.</p> + +<p>—Je ne puis pas vous résister, monsieur... +dit-elle enfin d'une voix à peine intelligible, ce +que vous ordonnerez, je le ferai!</p> + +<p>—A la bonne heure! s'écria gaiement +Robert qui remit le portefeuille dans sa poche; +avec une femme d'esprit on a toujours de la +ressource...</p> + +<p>Puis il ajouta en parlant comme un acteur à +la cantonade:</p> + +<p>—Holà ... n'y a-t-il personne ici?</p> + +<p>Maître le Hivain sortit de sa cachette.</p> + +<p>A sa vue, Marthe se recula effrayée.</p> + +<p>—J'ai l'honneur de vous présenter mon très-humble +respect, madame, dit Macrocéphale de +son ton le plus doucereux, je n'ai rien entendu; +et quand même j'aurais entendu, ajouta-t-il en +se penchant à l'oreille de Marthe, humiliée et +<span class="pagenum" id="Page_148">148</span> +tremblante, ne savez-vous pas que vous avez +en moi un serviteur fidèle qui se ferait hacher +en mille pièces pour votre service?...</p> + +<p>—Maître le Hivain, dit Robert, vous allez +avoir la bonté de suivre madame de Penhoël +au manoir... vous entrerez avec elle dans la +chambre de son mari qui, sur sa demande, +vous remettra un pouvoir écrit de vendre le +manoir et ses dépendances.</p> + +<p>Il baisa la main de Madame d'une façon toute +galante et ajouta:</p> + +<p>—Faites vite, s'il est possible, maître le +Hivain... Je vous attends!</p> + +<div class="npage"> + +<h3 id="Page_149">X<br /> +<b>PRÉDICTIONS</b>.</h3> + +<p>Diane et Cyprienne étaient déjà depuis quelques +instants dans la loge du passeur du Port-Corbeau. +A leur entrée, Benoît avait cessé de +chanter; il s'était soulevé sur le coude, afin de +saluer avec respect les filles de Penhoël.</p> + +</div> + +<p>Depuis lors, il restait immobile sur son grabat, +les yeux fixes et tournés vers les solives +enfumées qui composaient la charpente de sa +loge.</p> + +<p>A le voir ainsi, hâve et décharné, la joue +creuse, la bouche entr'ouverte, on aurait cru +<span class="pagenum" id="Page_150">150</span> +déjà qu'il n'était plus de ce monde, d'autant +mieux qu'il avait placé lui-même sur sa poitrine +le crucifix de bois noir qui garde contre les +influences du malin esprit la couche froide des +trépassés.</p> + +<p>Une chandelle de résine, mince et fumeuse, +était fichée dans la muraille à son chevet, un +peu en arrière du lit; ses traits amaigris s'éclairaient +à revers, et les saillies osseuses de son +visage jetaient des ombres profondes.</p> + +<p>Cyprienne était toute pâle et tremblait à le +regarder.</p> + +<p>La lumière de la résine n'éclairait guère que +le grabat et un billot de bois sur lequel reposait +un pot d'eau bénite avec son goupillon. Le reste +de la chambre se perdait dans une demi-obscurité +d'où sortaient çà et là , quand la résine crépitante +jetait une flamme plus vive, les misérables +objets qui composaient le mobilier du passeur.</p> + +<p>Au dehors l'air était lourd; dans la loge on +respirait à peine: l'atmosphère se chargeait de +ces miasmes tièdes et froids qui semblent +exhaler l'agonie.</p> + +<p>Diane se tenait debout auprès du lit de Benoît +Haligan.</p> + +<p>Cyprienne s'était assise un peu à l'écart, et +mêlait un breuvage dans une petite écuelle de +faïence.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_151">151</span> +—Eh bien! Benoît... disait Diane, vous ne +voulez pas nous répondre, ce soir?... Nous +vous avons entendu chanter tout à l'heure, +pourquoi vous taisez-vous maintenant?</p> + +<p>Le vieillard ne répliqua point. Sa respiration, +d'ordinaire bruyante et pénible, était si faible +en ce moment, qu'on ne l'entendait plus.</p> + +<p>—Ma sœur... ma sœur, murmurait Cyprienne +effrayée, allons chercher le vicaire... Nous +sommes peut-être dans la chambre d'un mort!...</p> + +<p>Aucun mouvement du vieux passeur ne protesta +contre cette crainte. Il restait toujours +étendu, la bouche et les yeux ouverts, les bras +en croix sur sa poitrine, pareil à ces statues +couchées qu'on voit sur les anciennes tombes.</p> + +<p>—Benoît... mon pauvre Benoît! reprit +Diane, vous savez bien que nous vous aimons... +pourquoi nous effrayer ainsi? Nous sommes +venues bien tard ce soir, mais il n'y a pas de +notre faute... Benoît, répondez-nous, je vous en +prie!</p> + +<p>Même silence. Cyprienne avait du froid dans +les veines, et ses jambes chancelaient sous le +poids léger de son corps.</p> + +<p>Diane s'approcha davantage du chevet de +Benoît et reprit encore:</p> + +<p>—Vous aviez soif, peut-être, et vous n'avez +pas pu vous lever pour boire; pauvre homme!... +<span class="pagenum" id="Page_152">152</span> +Vous nous avez appelées... L'heure où nous +venons d'ordinaire s'est passée, et vous avez cru +que nous vous avions oublié!...</p> + +<p>Toujours le même silence. Seulement, la +flamme de la résine se prit à trembler, et les +déplacements de l'ombre et de la lumière mirent +une espèce de vie factice sur le visage morne du +vieillard.</p> + +<p>Cyprienne, à bout de courage, eut la pensée +de s'enfuir. Diane, au contraire, fit un pas de +plus vers le chevet du passeur, et saisit son bras, +afin de lui tâter le pouls.</p> + +<p>Au contact des doigts de la jeune fille, Benoît +eut un tressaillement faible. Un soupir s'exhala +de ses lèvres décolorées, et ses paupières battirent +comme si le charme qui le tenait enchaîné +se fût rompu tout à coup.</p> + +<p>—Le feu de joie a bien brûlé, dit-il en fermant +ses yeux avec fatigue, j'ai vu sa lueur +rouge à travers la porte de ma loge... C'est un +joyeux jour, jeunes filles!... On danse sur l'aire +et l'on danse dans le jardin de Penhoël!... Le +pauvre Benoît reste seul... Il met trop de temps +à mourir!</p> + +<p>Diane prit l'écuelle des mains de Cyprienne +et la lui présenta. Benoît secoua la tête en signe +de refus.</p> + +<p>—J'ai vu le temps, continua-t-il, où Penhoël +<span class="pagenum" id="Page_153">153</span> +venait dire adieu à ses serviteurs mourants... +Alors, tout ce qui était bon et noble, Penhoël +n'oubliait jamais de le faire... Mais il y a une +autre agonie que celle du corps, et je n'en veux +pas au fils de mon maître...</p> + +<p>—Buvez, répéta Diane, cela vous soulagera.</p> + +<p>—Il n'y a qu'une chose au monde qui puisse +me soulager, répliqua le vieillard dont les +traits flétris eurent presque un sourire; c'est +d'entendre votre voix douce auprès de mon +oreille, Diane de Penhoël... Il y avait un homme +que j'aimais plus qu'un père n'aime son fils +unique et adoré... A mesure que j'avance vers +mon dernier jour, les yeux de mon esprit voient +mieux et plus loin... Il n'est pas mort... il +reviendra peut-être quand il ne sera plus +temps! Mes filles, vous avez ses grands yeux de +feu et vous avez son bon cœur... Quand je vais +être là -haut à la porte du paradis, avant de +parler pour moi-même, je prierai pour lui et +pour vous...</p> + +<p>Sa voix s'animait peu à peu, et sa tête renversée +parmi les longues mèches de ses cheveux +gris semblait prête à quitter l'oreiller.</p> + +<p>—Non!... non!... reprit-il répondant aux +paroles qu'il avait entendues naguère, alors +qu'il restait immobile et comme mort; non, je +ne suis pas fâché contre vous, mes filles... Je +<span class="pagenum" id="Page_154">154</span> +savais que vous viendriez encore aujourd'hui... +mais demain...</p> + +<p>Il s'arrêta.</p> + +<p>—Nous vous promettons de venir... voulut +dire Diane.</p> + +<p>Le passeur se souleva lentement et avec effort; +il parvint à se mettre sur son séant.</p> + +<p>—Approchez ici toutes deux, poursuivit-il +d'une voix plus lente et toute pleine d'émotion; +que je vous voie encore une fois, ma belle +Diane... et vous, ma jolie Cyprienne... douces +fleurs du manoir!... Oh! oui, si l'aîné de Penhoël +était revenu, le vieux sang aurait eu encore +de beaux jours!... Mais il tarde... il tarde!... +Je crois que Dieu ne veut pas!...</p> + +<p>Il rejeta en arrière ses grands cheveux gris. +Ses yeux commençaient à briller au milieu de +sa face pâle, sillonnée de rides profondes.</p> + +<p>Les deux sœurs l'écoutaient avec une attention +émue.</p> + +<p>—Je vois bien des choses! poursuivit encore +le vieillard. Pourquoi faut-il que ma volonté +soit stérile? Enfants, si vous ne venez plus, +demain je serai seul... car tout le monde a +délaissé mon lit de souffrance... Dieu m'aura +pris ma dernière joie sur la terre!</p> + +<p>—Mais nous viendrons, interrompit Diane.</p> + +<p>Et Cyprienne ajouta en essayant de sourire:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_155">155</span> +—Ne faut-il pas bien que je vienne préparer +votre tisane, bon père Benoît? moi, qui suis +votre médecin!</p> + +<p>—Pour ce qui est de moi, répondit le passeur, +je n'ai besoin de rien, mes filles... abandonné +ou non, mes heures sont comptées... La +faim, la soif et la maladie ne pourront pas me +tuer, puisque Dieu a marqué la manière dont +je dois mourir... Je sais le nombre des jours +qui me restent à vivre... C'est bien long!... +Cyprienne de Penhoël, vous qui vouliez aller +chercher tout à l'heure le prêtre pour dire sur +moi la prière des trépassés, vous vous en irez +avant moi, ma fille.</p> + +<p>Cyprienne, tremblante, baissait la tête. Elle +était habituée à croire les paroles du vieillard +comme autant d'oracles.</p> + +<p>—Ne dites pas cela!... murmura Diane, +vous savez bien que nous avons besoin de tout +notre courage!...</p> + +<p>Mais Benoît Haligan semblait céder à un pouvoir +irrésistible. Ce n'était plus le même homme. +Sa taille s'était redressée; son visage s'inspirait; +une flamme étrange brûlait au fond de +ses yeux caves.</p> + +<p>—Et vous aussi, Diane de Penhoël!... continua-t-il. +Toutes deux... toutes deux ensemble!... +Ne m'interrompez plus, car ce moment +<span class="pagenum" id="Page_156">156</span> +de force que Dieu me rend sera court, et quand +je vais me taire, ce sera pour longtemps!... Je +suis seul... je n'ai ni fils ni fille... Je n'aime +personne en ce monde, si ce n'est vous et l'absent... +depuis soixante et dix ans que dure ma +vie, je suis un pauvre homme... Et pourtant +j'ai amassé un petit trésor qui est enfoui au pied +du grand aune qui baigne ses branches dans la +rivière et auquel j'attachais mon bac, au temps +où je pouvais encore passer l'eau... Écoutez bien +ceci, car nulle créature humaine n'est infaillible, +et peut-être mes prophéties sont-elles les rêves +d'un vieil homme qui se meurt... Dieu le veuille, +enfants, Dieu le veuille!...</p> + +<p>«Sous l'aune, il y a cent pièces de six livres, +enfermées dans un pot de grès... Je les ai mises +là une à une, et il m'a fallu bien des années de +fatigue!...</p> + +<p>«Alors que Penhoël était heureux et riche, +je comptais donner mon argent aux prêtres, +après ma mort, afin qu'il fût dit des messes +pour le repos de mon âme, et aussi pour les +bleus que j'ai tués sur la lande pendant la +guerre.</p> + +<p>«Depuis que Penhoël est pauvre, ne m'interrompez +pas, je sais ce que je dis! ses serviteurs +n'ont plus le droit de penser à eux-mêmes.</p> + +<p>«Je me disais: Mon argent sera pour Madame, +<span class="pagenum" id="Page_157">157</span> +pour l'absent, qui reviendra peut-être et qui +n'aura plus de patrimoine, ou pour les filles de +Jean de Penhoël...</p> + +<p>«Mettez ceci dans votre mémoire, car je ne +vous en reparlerai plus... Quoi qu'il arrive, que +je sois vivant ou mort, que ce soit aujourd'hui +même ou dans dix ans, vous êtes mes héritières, +et les cent pièces de six livres sont votre +bien...»</p> + +<p>Cyprienne et Diane avaient des larmes dans +les yeux.</p> + +<p>—Pauvre bon père Benoît!... dirent-elles +en même temps.</p> + +<p>Le vieillard souriait d'un sourire amer et +triste.</p> + +<p>—Ne me remerciez pas, reprit-il, à moins +que vous ne veuillez suivre mon conseil.</p> + +<p>—Quel conseil?...</p> + +<p>—Aujourd'hui, à l'heure même où je vous +parle... dites-moi adieu pour l'éternité, et sans +prendre le temps de remonter au manoir, allez +chercher l'argent qui est sous l'aune... Quand +vous l'aurez, vous passerez l'eau et vous vous +enfuirez, mes filles, aussi loin que la terre +pourra porter vos pas.</p> + +<p>Diane et Cyprienne secouèrent la tête.</p> + +<p>—Et notre père?... murmurèrent-elles en +même temps. Et Madame... et l'Ange?...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_158">158</span> +—Que peut faire un pauvre vieillard contre +la volonté de Dieu?... pensa tout haut Benoît +Haligan.</p> + +<p>Puis il garda quelques instants le silence, les +bras croisés sur sa poitrine et les yeux au ciel.</p> + +<p>Diane et Cyprienne se tenaient par la main. +Leurs charmants visages, qu'éclairait faiblement +la lumière tremblante de la résine, exprimaient +une résignation mélancolique.</p> + +<p>Toutes deux avaient une foi égale aux paroles +prophétiques du passeur; toutes deux croyaient +à cette annonce d'une mort violente et prochaine. +Elles donnaient leurs âmes à Dieu, et ne +voulaient point fuir.</p> + +<p>Le sacrifice était consommé au fond de leur +cœur, sans faste et avec un calme pieux. Elles +regardaient en face le martyre.</p> + +<p>Au bout de quelques secondes, Benoît reprit +comme en se parlant à lui-même:</p> + +<p>—Mon Dieu! pourquoi montrez-vous l'avenir +à ceux qui sont trop faibles pour prévenir +le malheur ou le combattre?... Depuis que cet +homme mit le pied sur mon bac, par un soir +d'orage... depuis qu'un éclair me montra pour +la première fois sa figure, une voix s'est élevée +au fond de ma conscience... Il y a trois ans que +mes rêves me le montrent, la nuit, le jour, dans la +veille et dans le sommeil... et je vois toujours la +<span class="pagenum" id="Page_159">159</span> +même chose... Malheur!... rien que malheur!...</p> + +<p>Un peu de sang remonta à sa joue pâlie; ses +yeux brillèrent davantage.</p> + +<p>—Oh! si j'avais encore les bras d'un +homme!... s'écria-t-il, mais je ne suis plus +qu'un cadavre!... Il est arrivé par un déris, le +soir où le moulin des Houssaies fut emporté par +l'inondation... Il est arrivé avec les désastres et +avec la tempête... C'est un déris qui l'emportera, +un déris et une tempête!... Mais avant ce +jour-là , il prendra la vie de plus d'un et de plus +d'une au manoir de Penhoël!... De toutes les +douces filles du manoir, il fera des belles-de-nuit... +et cette heure-là est bien proche, +Diane!... bien proche, Cyprienne! Je regardais +ce soir le beau soleil d'automne descendre derrière +la colline... et je me disais: Les filles de +Jean de Penhoël sont jeunes, belles, aimées... +Demain, le soleil reviendra éclairer ma cabane... +Où seront, à cette heure, les filles de Jean de +Penhoël?</p> + +<p>Cyprienne et Diane frissonnèrent.</p> + +<p>—Quoi?... sitôt que cela!... prononça Diane +à voix basse.</p> + +<p>—Le marais est profond, murmura le passeur, +et bien que les eaux soient basses, il y a +de quoi noyer deux pauvres enfants au tournant +de la <i>Femme-Blanche</i>!...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_160">160</span> +Cyprienne mit sa tête sur le sein de Diane, +qui la pressa en silence contre son cœur.</p> + +<p>—Après cela, poursuivit Benoît Haligan, +l'esprit du mal sera maître au manoir... Pauvre +Marthe!... comme je la vois pleurer en appelant +sa fille!...</p> + +<p>—Blanche aussi!... dit Diane qui n'avait +point pleuré sur elle-même et qui eut une +larme pour le sort de l'Ange.</p> + +<p>—Et Penhoël!... s'écria le passeur en agitant +les mèches mêlées de sa chevelure, et Penhoël... +Oh! qui donc va-t-il tuer?...</p> + +<p>Les yeux du vieillard devinrent sanglants, et +sa voix s'embarrassa dans sa gorge.</p> + +<p>—Penhoël!... reprit-il en cherchant un fantôme +dans le vide, pitié!... c'est votre frère!...</p> + +<p>Ses bras retombèrent sur la couverture.</p> + +<p>—Je l'avais dit... poursuivit-il avec épuisement, +son corps et son âme!...</p> + +<p>Il s'affaissa lourdement et ne parla plus.</p> + +<p>Cyprienne et Diane restaient frappées de terreur.</p> + +<p>Durant quelques minutes un silence lugubre +régna dans la loge; puis une étincelle sembla +se rallumer dans l'œil éteint du vieillard.</p> + +<p>—Écoutez... dit-il d'une voix brève et basse. +Écoutez!...</p> + +<p>Son geste commandait le silence, comme s'il +<span class="pagenum" id="Page_161">161</span> +eût cherché à saisir un son faible et lointain.</p> + +<p>—Écoutez!... répéta-t-il pour la troisième +fois, n'entendez-vous pas qu'on parle de vous +là -haut, sous la Tour-du-Cadet?</p> + +<p>Les deux sœurs le regardèrent étonnées. La +distance qui séparait la loge de la tour était +telle qu'il eût fallu crier bien fort pour se faire +entendre de l'une à l'autre.</p> + +<p>—Ils sont là !... poursuivit cependant Benoît, +les assassins lâches et avides!... Fuyez!... +fuyez, mes filles!... Il en est temps encore!</p> + +<p>Et comme Cyprienne et Diane restaient +immobiles, Benoît poursuivit lentement:</p> + +<p>—Ils sont là , vous dis-je!... Si vous ne voulez +pas fuir, allez du moins apprendre le sort +qu'ils vous réservent!...</p> + +<p>Il y avait dans l'accent du passeur une conviction +si profonde que Cyprienne et Diane ne +songèrent plus à la distance qui les séparait de +la tour.</p> + +<p>Elles s'élancèrent au dehors comme s'il leur +eût suffi de sortir pour entendre ces voix qui +prononçaient leur arrêt.</p> + +<p>Au dehors, le silence régnait. L'atmosphère +pesante laissait immobile le feuillage du taillis. +Les deux sœurs commencèrent à gravir le sentier +à pic qui conduisait à la Tour-du-Cadet.</p> + +<p>Elles ne se rendaient nul compte de leur +<span class="pagenum" id="Page_162">162</span> +action, et leur esprit restait tout entier aux +funèbres pensées que Benoît Haligan venait +d'évoquer en elles.</p> + +<p>Mais, comme elles approchaient du haut de la +montée, Diane s'arrêta tout à coup et serra +fortement le bras de Cyprienne.</p> + +<p>Benoît Haligan ne les avait point trompées. +Elles entendaient plusieurs voix sous la Tour-du-Cadet, +et il leur sembla saisir de loin leurs +noms, répétés à diverses reprises.</p> + +<div class="npage"> + +<h3 id="Page_163">XI<br /> +<b>CONCILIABULE</b>.</h3> + +<p>Cyprienne et Diane étaient à une vingtaine +de pas du banc de gazon, où elles s'étaient assises +naguère, avant de descendre chez Benoît Haligan. +Elles franchirent sans bruit et avec précaution +la faible distance qui les séparait de la +Tour-du-Cadet, car elles ne savaient encore si +les voix se faisaient entendre en deçà ou au delà +de l'enceinte de verdure.</p> + +</div> + +<p>L'enceinte était vide comme elles l'avaient +laissée, mais les interlocuteurs invisibles n'étaient +<span class="pagenum" id="Page_164">164</span> +maintenant séparés d'elles que par les basses +branches des châtaigniers.</p> + +<p>Les deux jeunes filles écartèrent doucement +les rameaux, et mirent leurs têtes entre le feuillage. +Elles ne virent rien d'abord, mais le son +des voix les guidait, et à force d'interroger l'obscurité, +elles aperçurent trois ombres qui s'agitaient +à quelques pas d'elles.</p> + +<p>Elles reconnurent M. le marquis de Pontalès, +Robert de Blois, et Blaise, le domestique de ce +dernier.</p> + +<p>C'était Blaise qui avait prononcé à plusieurs +reprises le nom des deux sœurs.</p> + +<p><i>L'Endormeur</i> n'était plus tout à fait le joyeux +coquin que nous avons vu à l'auberge de Redon. +Il avait attendu trois ans à l'office, tandis que +son camarade Robert, dit <i>l'Américain</i>, se prélassait +superbement au salon. Cette longue attente +lui avait fait le caractère hargneux et l'humeur +acariâtre. Il avait pris en outre les vices +de l'antichambre, car on n'est pas valet en vain, +même pour la montre. Blaise s'était fait insolent, +méchant, important, menteur, et il était resté +voleur.</p> + +<p>Point n'est besoin de dire qu'il détestait son +prétendu maître. Il détestait en outre Pontalès, +à cause de sa fortune; il détestait l'oncle Jean, +que ses gros sabots et sa pauvreté n'empêchaient +<span class="pagenum" id="Page_165">165</span> +point de s'asseoir à la table des gentilshommes; +il détestait Penhoël, Madame, la <i>société</i> tout entière, +depuis les trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, +jusqu'au plus mince des trois +vicomtes; il détestait les domestiques, qui avaient +l'impudente prétention de ne lui devoir qu'un +médiocre respect, les paysans qui ne le saluaient +pas assez bas, et maître le Hivain qui l'accablait +pourtant de politesse et de sourires.</p> + +<p>Malgré cette misanthropie universelle, il vivait +bien, et ne se laissait point trop aller à la tristesse. +C'était un gros garçon, assez rond toujours, +et ses aversions envieuses ne se haussaient +point jusqu'à la haine, excepté une pourtant. +M. Blaise, comme il fallait l'appeler, avait cru +remarquer trop souvent les jolis yeux de Diane +et de Cyprienne fixés sur lui avec moquerie. +Ces petites filles avaient eu le front de railler +plus d'une fois sa fière importance! Il les haïssait +par préférence à tous et du fond de son cœur.</p> + +<p>Malgré sa mauvaise humeur et les dispositions +hostiles où il s'entretenait à l'égard de son +prétendu maître, Blaise faisait sa besogne en +conscience. Sa besogne, bien entendu, n'était +point celle d'un valet ordinaire; il avait mission +d'observer, d'écouter aux portes et d'espionner, +ce dont il s'acquittait à merveille.</p> + +<p>En somme, c'était dans son intérêt qu'il travaillait, +<span class="pagenum" id="Page_166">166</span> +car une fois la bataille gagnée, M. Blaise +comptait bien se reposer sur ses lauriers.</p> + +<p>Il y avait déjà quelques minutes qu'il avait +rejoint Robert de Blois et M. le marquis de Pontalès.</p> + +<p>Le fruit de ses observations de la journée +était sans doute plus important que d'habitude, +car Blaise avait pris une physionomie grave et +ce ton imposant qu'on emploie pour annoncer +les grandes nouvelles.</p> + +<p>—Eh bien, ami Blaise... avait dit d'abord +Robert en l'abordant, savons-nous quelque chose +de bon?</p> + +<p>Blaise hocha la tête avec lenteur.</p> + +<p>—Nous savons quelque chose... répondit-il, +nous savons même beaucoup de choses... mais +nous ne savons rien de bon!</p> + +<p>—Qu'y a-t-il donc?</p> + +<p>—Il y a que vous allez un train de tortue, +M. Robert, et que, pendant ce temps-là , votre +partie pourrait bien se gâter.</p> + +<p>—Expliquez-vous!...</p> + +<p>—Ma foi! j'ai entendu aujourd'hui tant +d'histoires que je ne sais par où commencer... +Avez-vous pensé quelquefois que ce serait une +furieuse danse, si les gars de Glénac et de Bains +prenaient un beau jour leurs bâtons,—car ils +n'auraient pas même besoin de leurs fusils,—pour +<span class="pagenum" id="Page_167">167</span> +venir <ins id="cor_14" title="original: décendre">défendre</ins> Penhoël malgré lui, et le +délivrer de notre compagnie?</p> + +<p>—Quelle idée!</p> + +<p>—Comme vous dites, c'est une idée!... Je ne +me vante pas de l'avoir eue tout seul...</p> + +<p>—Il vous resterait toujours le château de +Pontalès, mon cher M. de Blois, dit le marquis; +vous ne doutez pas, je l'espère, du plaisir que +j'aurais à vous offrir l'hospitalité.</p> + +<p>Robert salua. Blaise reprit:</p> + +<p>—Pontalès est un bien beau château!... et +si l'on y mettait le feu, les murs resteraient debout, +car ils sont en bonne pierre de taille...</p> + +<p>—Le feu? balbutia le marquis: qui vous fait +parler ainsi?</p> + +<p>—C'est encore une idée... une idée qui n'est +pas de moi...</p> + +<p>—Est-ce qu'il y aurait quelque complot?... +demanda Pontalès d'une voix altérée.</p> + +<p>—Oui, M. le marquis... répliqua Blaise avec +ce sang-froid de comédien qui ouvre toutes +grandes les oreilles du parterre, il y a un complot... +et si vous ne vous dépêchez pas, je parierais +contre vous pour les bons gars de Glénac +et de Bains!</p> + +<p>Pontalès essaya de sourire.</p> + +<p>—Vous voulez nous effrayer, mon cher +M. Blaise.... murmura-t-il.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_168">168</span> +—Voyons! dit Robert. Il ne s'agit pas de +parler en énigmes!</p> + +<p>—Je vais tâcher de me faire comprendre... +Je vous ai dit bien souvent: «Prenez garde aux +filles de l'oncle en sabots!... Elles vous joueront +quelque méchant tour.» Vous répondiez: «Ce +sont des enfants!...» Eh bien! ces enfants-là ont +soulevé contre vous une véritable armée... Si +vous aviez entendu, comme moi, ce qui se disait +tout à l'heure sur l'aire, pendant le feu de joie!... +Vous avez mis Penhoël bien bas, mais son nom +a encore un prestige, car jeunes gens et vieillards +parlent de mourir pour lui comme d'une +chose toute simple!... Ils savent vaguement ce +qui se passe... Ils prononcent votre nom, M. le +marquis, le vôtre, M. Robert, et celui de Lola, +qu'ils voudraient mettre en pièces... Pour en +connaître si long, il faut qu'on les ait endoctrinés... +Et qui a pu se charger de ce soin, sinon +ces maudites enfants?...</p> + +<p>—C'est vrai... dit Robert.</p> + +<p>Pontalès gardait le silence.</p> + +<p>—J'ai fait de mon mieux pour vous en +débarrasser, reprit Blaise, mais on ne m'aide +pas... Pour en revenir aux lourdauds de Glénac +et de Bains, c'est, ma foi, une affaire sérieuse!... +Vous les connaissez aussi bien que moi, M. de +Pontalès... Si une fois l'idée de nous faire un +<span class="pagenum" id="Page_169">169</span> +mauvais parti se fourre dans leurs grosses têtes +chevelues, du diable si la justice et les gendarmes +pourront nous protéger!</p> + +<p>—Bah!... fit Robert, il y a longtemps qu'ils +grondent...</p> + +<p>—Ce soir, ils faisaient mieux que gronder... +Ils ont un chef maintenant... notre ancienne +connaissance, M. Robert... le vieux Géraud du +Mouton couronné... Et ce chef-là m'a l'air de +n'être que le lieutenant d'un personnage invisible...</p> + +<p>—Qui serait?... demanda Robert.</p> + +<p>—Peut-être ces deux petits diables, les filles +de l'oncle en sabots, répliqua Blaise.</p> + +<p>C'était en ce moment que Cyprienne et Diane +se glissaient à pas de loup derrière les châtaigniers.</p> + +<p>Blaise poursuivait:</p> + +<p>—Le père Géraud parle d'elles avec un respect +étrange... Il a l'air d'attacher à leur aide +une sorte de vertu surnaturelle... Mais peut-être +y a-t-il encore un autre chef...</p> + +<p>—Qui donc?... demandèrent en même temps +Robert et Pontalès.</p> + +<p>Les deux jeunes filles étaient tout oreilles; +aucune parole ne leur échappait désormais.</p> + +<p>—Ils parlent à mots couverts, répondit +Blaise dont la voix baissa involontairement, on +<span class="pagenum" id="Page_170">170</span> +voit qu'ils font allusion à une nouvelle toute +récente et incertaine encore... Mais j'ai deviné +leur espérance et j'ai peur que l'absent ne soit +de retour.</p> + +<p>Pontalès et Robert tressaillirent comme si +leur corps eût éprouvé un choc matériel.</p> + +<p>Derrière le feuillage, Cyprienne et Diane +cherchaient à modérer les battements de leurs +cœurs. C'étaient elles qui avaient répandu dans +le pays, au hasard et comme suprême ressource, +la fausse nouvelle du retour de Louis de Penhoël. +Et pourtant, cette nouvelle, répétée par des +bouches ennemies, faisait naître en elles une +vague espérance.</p> + +<p>L'émotion qu'elles ressentaient au nom de +l'aîné de Penhoël leur faisait presque oublier +qu'elles-mêmes avaient inventé le mensonge de +son retour.</p> + +<p>—S'il allait revenir!... Voilà déjà deux fois +que j'entends parler de cela!... murmura Pontalès.</p> + +<p>—D'après ce qu'on dit de l'homme, ajouta +Robert, il ne s'agirait plus de plaisanter... Ce +serait une autre histoire que les petites filles +ou que le vieux gargotier de Redon, ameutant +contre nous cinq ou six douzaines de balourds!... +Vous l'avez connu, vous, M. le marquis?</p> + +<p>—Je l'ai connu, répliqua Pontalès. C'était +<span class="pagenum" id="Page_171">171</span> +alors un enfant... S'il n'a pas changé, que Dieu +nous garde de le rencontrer jamais face à face!...</p> + +<p>—Bah!... s'écria Blaise, est-il donc assez +fort pour nous faire peur avec son ombre?... +Vous voilà tout déconcertés d'avance!... C'est +peut-être un faux bruit... Si l'homme en <ins id="cor_15" title="original: queston">question</ins> +était de retour, et qu'il fût aussi terrible +que vous le dites, nous aurait-il laissés poursuivre +paisiblement notre besogne?... Allons, +messieurs, j'ai mes petits intérêts dans l'affaire... +Ma voix compte au chapitre, bien que +je sois votre humble valet... Vous avez trop +tardé; il faut réparer d'un seul coup le temps +perdu!</p> + +<p>—Nous avons devancé votre conseil, ami +Blaise, répondit Robert. Dans quelques minutes, +M. de Pontalès sera propriétaire du manoir de +Penhoël.</p> + +<p>—Vous avez la signature?</p> + +<p>—Nous l'attendons.</p> + +<p>Blaise se frotta les mains.</p> + +<p>—Bien joué, cette fois! s'écria-t-il, le meilleur +levier ne peut pas grand chose sans point +d'appui... Une fois que Penhoël n'aura plus chez +nous un pouce de terre, les paysans réfléchiront... +Pour un gentilhomme à moitié ruiné, +on se dévoue encore... Mais pour un mendiant...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_172">172</span> +—D'ailleurs, Penhoël ne pourra rester au +pays... ajouta Pontalès.</p> + +<p>—Avec les faux, dit Robert, nous l'enverrons +au bout du monde!</p> + +<p>—Et une fois le maître parti, poursuivit +Pontalès, tout ira sur des roulettes... Nous +n'aurons plus à craindre les filles de l'oncle +Jean, d'abord, et c'est un point à considérer. +Ensuite, ce père Géraud, qui fait le méchant, +s'est ruiné lui-même, à force de prêter de l'argent +à Penhoël... En achetant quelques créances, +on aura bon marché de lui... Que Penhoël signe +ce soir, et je réponds du reste!</p> + +<p>Diane et Cyprienne écoutaient. Mille pensées +se croisaient, confuses, dans leur esprit. En +face de cette ruine prochaine et inévitable, elles +avaient la volonté de lutter encore, mais elles +sentaient leurs mains trop faibles et sans armes.</p> + +<p>Que faire? L'idée leur venait de courir au +manoir et de se placer au-devant du maître. +Mais il n'était plus temps déjà sans doute...</p> + +<p>Elles restaient là , indécises et comme anéanties +par le découragement.</p> + +<p>—Il y a pourtant une personne au manoir, +disait en ce moment Robert, qui ne partira pas... +et à ce propos, M. de Pontalès, je désire avoir +deux mots d'explication avec vous... Votre fils +est fort assidu auprès de Blanche.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_173">173</span> +Blaise haussa les épaules en aparté.</p> + +<p>—Cela me déplaît, continua Robert d'un ton +sec et presque impérieux.</p> + +<p>Pontalès lui tendit la main.</p> + +<p>—Mon excellent ami, dit-il avec cordialité, +je voudrais avoir à vous donner des preuves +d'affection plus grandes... Soyez certain que +mon fils sera réprimandé sévèrement... Il saura, +une fois pour toutes, qu'entre lui et vous, mon +cher M. de Blois, je n'hésiterais pas un seul +instant... Ceci posé, m'est-il permis de vous +demander ce que vous comptez faire de mademoiselle +de Penhoël?</p> + +<p>—Je l'aime... répliqua Robert, je l'épouserai +peut-être...</p> + +<p>Blaise éclata de rire.</p> + +<p>—Un bon parti!... s'écria-t-il, mais il me +semble que j'entends venir la signature...</p> + +<p>Un bruit de pas se faisait en effet sur la route, +et l'instant d'après on vit arriver maître Protais +le Hivain.</p> + +<p>—Enfin!... s'écrièrent nos trois compagnons.</p> + +<p>Et Pontalès ajouta:</p> + +<p>—L'acte est-il bien en règle?</p> + +<p>Macrocéphale ôta son chapeau et tira de sa +poche un mouchoir à carreaux de taille considérable, +afin de tamponner la sueur qui mouillait +<span class="pagenum" id="Page_174">174</span> +son front pointu. Évidemment, il avait +fourni la course à toutes jambes.</p> + +<p>—Parlez donc!... dit Robert impatient, +s'est-il bien débattu?</p> + +<p>Un soupir s'échappa de la poitrine de l'homme +de loi. Personne ne prit encore d'inquiétude, +tant on se croyait sûr du résultat, d'après la +promesse de Madame.</p> + +<p>Macrocéphale regarda tour à tour ses trois +interlocuteurs.</p> + +<p>—Parler!... grommela-t-il en faisant aller +ses yeux de Blaise à Pontalès, sais-je s'il faut +parler comme cela devant tout le monde?...</p> + +<p>—Eh bien?... fit Robert.</p> + +<p>—M. le marquis... commença Macrocéphale.</p> + +<p>—Maître le Hivain, interrompit sèchement +Pontalès, du moment que M. Robert de Blois +vous dit de parler, cela suffit... M. de Blois et +moi nous ne faisons qu'un!... voilà vingt fois +que je vous le répète!...</p> + +<p>—A la bonne heure, M. le marquis... C'est +juste!... voilà vingt fois que vous me le dites!... +je vais parler.</p> + +<p>L'homme de loi cessa d'essuyer son front et +poussa un second soupir.</p> + +<p>—Diable d'homme!... diable d'homme!... +dit-il d'un ton lamentable, il a encore un poignet, +savez-vous, à vous casser la tête comme +<span class="pagenum" id="Page_175">175</span> +une noisette!... Vous demandez s'il s'est débattu!... +il m'a même battu! et très-grièvement!...</p> + +<p>—Et l'acte? demanda le trio.</p> + +<p>—Il m'a donné un coup de poing dans la +poitrine... un très-fort coup de poing!... Il m'a +pris par les épaules avec brutalité... il m'a lancé +dans l'escalier, au risque de commettre un +meurtre sur ma personne!...</p> + +<p>—Pauvre M. le Hivain!... Mais l'acte?... +l'acte?...</p> + +<p>—L'acte?... répéta Macrocéphale en dépliant +de nouveau son vaste mouchoir, j'aurais voulu +vous y voir! Je vous dis qu'il est enragé ce soir, +et qu'il n'y a rien à faire!...</p> + +<p>Les trois compagnons se regardèrent. Aucun +d'eux n'avait compté sur ce résultat.</p> + +<p>Cyprienne et Diane se serraient la main en +silence et remerciaient Dieu de tout leur cœur.</p> + +<p>Ce fut Pontalès qui se remit le premier.</p> + +<p>—Ainsi, dit-il, Penhoël a refusé de signer?...</p> + +<p>—Formellement!</p> + +<p>—Et Madame?... demanda Robert avec +menace. M'aurait-elle trompé?</p> + +<p>—Madame a fait ce qu'elle a pu... mais il est +fier comme Artaban, ce soir, et ne veut rien +entendre!... Je ne l'avais jamais vu comme +cela!... On dirait qu'il ne comprend plus du +<span class="pagenum" id="Page_176">176</span> +tout sa situation, ou que le diable lui a donné +les moyens d'y faire face!...</p> + +<p>—Le retour de l'aîné... murmura Pontalès; +peut-être en sait-il plus long que nous à cet +égard?</p> + +<p>Robert frappa du pied.</p> + +<p>—Ah! il ne veut pas signer!... prononça-t-il +d'une voix étouffée par la colère. Tant pis pour +lui!...</p> + +<p>—Dès le premier mot que j'ai voulu risquer, +reprit Macrocéphale, il m'a fermé la bouche... +«Dieu lui-même, a-t-il dit deux ou trois fois, +s'oppose à ce que Penhoël vende la terre de son +nom!»</p> + +<p>—Encore ces diables incarnés! s'écria Blaise; +je savais bien que j'oubliais de vous dire quelque +chose!... Ce n'est pas que Dieu qui s'oppose à la +vente du manoir... Ce sont tout bonnement les +petites filles!... Elles profitent du moment où +Penhoël, à moitié ivre, chaque soir, tombe +comme une masse entre ses draps, pour venir +jouer à son chevet le rôle d'apparitions...</p> + +<p>—Toujours elles!... gronda Robert qui cherchait +sur qui décharger sa rage sourde.</p> + +<p>—C'est donc cela!... reprit Macrocéphale. +Voilà bien des fois que Penhoël me parle de +visions et d'ordres venus d'en haut...</p> + +<p>Cyprienne et Diane se tenaient serrées l'une +<span class="pagenum" id="Page_177">177</span> +contre l'autre; elles avaient des larmes de joie +dans les yeux. Chacune des paroles qu'elles entendaient +retentissait au fond de leur cœur et voulait +dire: «Enfants, vous avez sauvé Penhoël!...»</p> + +<p>Tandis qu'elles triomphaient, les pauvres enfants, +laissant aller leurs âmes à l'espoir, un mot +vint les frapper comme un coup de massue.</p> + +<p>C'était Robert qui parlait.</p> + +<p>—A tout prix, disait-il d'une voix brève et +résolue, il faut que ces petites filles meurent!</p> + +<p>—S'il s'agit d'un assassinat, murmura Pontalès, +je me retire.</p> + +<p>—M. le marquis, on se passera de vous!</p> + +<p>—Si l'on dépasse les bornes de la légalité, dit +à son tour Macrocéphale, je m'abstiens.</p> + +<p>—Monsieur l'homme de loi, on se privera de +vos services!... Mais il ne sera pas dit que deux +misérables enfants nous auront impunément +barré la route! Où est Bibandier?</p> + +<p>Cette question s'adressait à Blaise.</p> + +<p>—Auprès de la tonne de cidre, répondit le +domestique; il boit à la santé du roi.</p> + +<p>—Peut-on toujours compter sur lui?</p> + +<p>—Je le laisse jeûner depuis trois ans, répliqua +Blaise, pour le tenir en haleine... Il est +maigre et affamé comme un bon chien de chasse.</p> + +<p>Robert se retourna vers Pontalès.</p> + +<p>—M. le marquis, dit-il, chacun de nous, +<span class="pagenum" id="Page_178">178</span> +cette nuit, doit avoir sa part de besogne... Il +faut que tout soit fait demain matin, car il y a +comme un menaçant mystère autour de nous, et +peut-être nous repentirions-nous toute notre vie +d'avoir perdu quelques heures dans les circonstances +où nous sommes... Je me charge des +petites filles.</p> + +<p>—Où les trouverez-vous? demanda Pontalès.</p> + +<p>—Bibandier est un limier de premier ordre, +répondit Blaise.</p> + +<p>—Quant à vous, M. le marquis, reprit Robert, +vous vous chargerez de Penhoël... Maître +le Hivain, les faux sont-ils toujours chez vous?</p> + +<p>—Toujours, répliqua Macrocéphale; seulement, +depuis que les petits démons rôdent, la +nuit, autour de chez moi, j'ai ôté le portefeuille +du tiroir où je l'avais serré, pour l'enfouir sous les +carreaux de mon cabinet de travail... Dérangez +mon fauteuil et enlevez une toile, vous avez la +chose!</p> + +<p>Cyprienne et Diane, qui retenaient leur souffle +pour écouter mieux, échangèrent un signe de +muette intelligence.</p> + +<p>—Rien n'est perdu, alors, reprit Robert, et +je vous réponds, moi, que nous aurons cette +nuit la signature de Penhoël!... Maître le Hivain +va nous rapporter les pièces... Quand Penhoël +verra qu'on lui met sous la gorge comme un +<span class="pagenum" id="Page_179">179</span> +pistolet prêt à faire feu les faux commis par lui, +nous verrons bien s'il résistera!</p> + +<p>—En route, M. le Hivain! dit Pontalès, +nous jouons notre dernière partie!</p> + +<p>Diane et Cyprienne avaient quitté leur poste +d'observation. Elles tombèrent dans les bras +l'une de l'autre.</p> + +<p>—Ma sœur, dit Diane tout bas, il faut que +nous soyons avant eux à la maison de M. le Hivain... +nous savons maintenant où sont les papiers +qui menacent Penhoël!</p> + +<p>—Allons bien vite!... murmura Cyprienne.</p> + +<p>Elles échangèrent un dernier baiser; puis +Diane dit encore d'un ton de résignation simple +et douce:</p> + +<p>—Ma sœur, nous allons risquer notre vie... +si l'une de nous deux meurt, l'autre continuera +la tâche commencée... si nous mourons +toutes deux, nous prierons Dieu là -haut pour +Penhoël!...</p> + +<p>Diane s'élança la première dans le sentier conduisant +au bord de l'eau et s'y laissa glisser sans +bruit; mais au moment où Cyprienne allait descendre +à son tour, le pan de sa robe s'accrocha +aux piquants d'une touffe de ronces.</p> + +<p>L'étoffe se déchira. Les deux jeunes filles +précipitèrent leur fuite.</p> + +<p>Robert, Pontalès et leurs deux compagnons +<span class="pagenum" id="Page_180">180</span> +se séparaient, lorsque le bruit léger produit par +la robe déchirée vint jusqu'à leurs oreilles.</p> + +<p>—Avez-vous entendu?... dit Macrocéphale.</p> + +<p>Personne ne répondit.</p> + +<p>Pontalès, Robert et Blaise s'étaient élancés +déjà de l'autre côté du rempart de verdure.</p> + +<p>L'enceinte fut fouillée en un clin d'œil; elle +était vide.</p> + +<p>—Il y avait quelqu'un là , pourtant! dit Pontalès +d'une voix altérée.</p> + +<p>Blaise battait son briquet de fumeur et Macrocéphale +ouvrait la petite lanterne qui éclairait +sa marche dans les bas chemins, quand il +regagnait son logis après la nuit tombée.</p> + +<p>La lanterne s'alluma. Nos quatre compagnons +virent d'abord leurs propres visages pâlis et bouleversés +par la peur.</p> + +<p>Puis chacun d'eux fit l'examen des moindres +recoins de l'enceinte.</p> + +<p>—Il n'y a rien, dit Macrocéphale, qui venait +de regarder dans la guérite; et ce lieu est sans +issue.</p> + +<p>—Ce sera quelque lièvre, commença Blaise.</p> + +<p>Mais la voix de Pontalès l'interrompit.</p> + +<p>—Voici une issue! dit-il; un véritable sentier +qui descend à la rivière!...</p> + +<p>Il ajouta en se penchant vivement pour ramasser +quelque chose:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_181">181</span> +—Qu'est-ce que cela?</p> + +<p>Les trois autres se rapprochèrent. Pontalès +tenait à la main un lambeau de la robe de +Cyprienne, qui était resté attaché aux épines +du buisson de ronces.</p> + +<p>Tout le monde reconnut l'étoffe. Il y eut un +silence consterné.</p> + +<p>—J'avais tort!... dit enfin Pontalès d'une +voix basse et brève, et vous avez raison, M. de +Blois... Elles en savent trop long désormais... Il +faut qu'elles meurent, n'importe où ni comment... +qu'elles meurent cette nuit même!</p> + +<p>—Il y a dix à parier contre un, dit Robert, +qu'elles sont à la maison de maître le Hivain...</p> + +<p>—En avant! s'écria Blaise; sans sortir des +bornes respectables de la légalité, nous allons +leur faire faire connaissance avec le Bibandier!...</p> + +<div class="pagenum" id="Page_182"></div> + +<div class="npage"> + +<h3 id="Page_183">XII<br /> +<b>PETITS DÉMONS</b>.</h3> + +<p>Robert et Pontalès se dirigèrent ensemble +vers la rivière, non point par le petit sentier à +pic où venaient de s'engager les jeunes filles, +mais par la route qui longeait les anciennes +fortifications.</p> + +</div> + +<p>Pendant ce temps-là , maître le Hivain remontait +en toute hâte au manoir, pour avoir la clef +du bac, et Blaise retournait à l'aire, afin de +trouver Bibandier.</p> + +<p>Bibandier allait bien encore quelquefois se +promener solitairement sur la lande ou dans les +<span class="pagenum" id="Page_184">184</span> +sentiers de la Forêt-Neuve, quand les nuits +étaient sans lune, mais il n'y mettait plus le +même cœur qu'autrefois. Il avait laissé dans les +taillis de Bains son armée de manches à balai +habillés en brigands; son chien était mort de +faim depuis longtemps; et s'il continuait lui-même +à mener son métier de rôdeur, c'était +vocation irrésistible, car jamais le hasard ne +l'avait payé de ses peines.</p> + +<p>Que faire en un pays où les poches ne contiennent +que des gros sous, et où les bâtons +sont des massues?</p> + +<p>Bibandier avait dû espérer un instant un sort +meilleur en voyant deux de ses camarades intimes +occuper une bonne position dans le pays; +mais Robert et Blaise l'avaient systématiquement +tenu à distance, et le pauvre diable n'avait +jamais pu réclamer trop haut, parce que le +bagne de Brest est un bercail incessamment ouvert, +où les brebis égarées comme lui rentrent +au premier mot.</p> + +<p>Il se taisait. Peut-être n'en pensait-il pas +moins. Cependant, c'était un coquin assez débonnaire, +et la rancune qu'il gardait à ses anciens +camarades n'atteignait pas des proportions +bien tragiques.</p> + +<p>D'ailleurs, on n'était pas sans lui faire entrevoir +de temps à autre un meilleur avenir. Bien +<span class="pagenum" id="Page_185">185</span> +qu'il ne connût pas en détail ce qui se passait à +Penhoël, il pouvait voir, comme tout le monde, +qu'une lutte était engagée. On pouvait avoir +besoin de lui, et alors il faudrait bien lui donner +sa part de l'aubaine...</p> + +<p>En attendant, Blaise lui jetait çà et là une +pièce blanche pour l'empêcher de s'impatienter +trop fort, et M. de Blois lui avait fait obtenir, +par son crédit, une petite position officielle.</p> + +<p>Bibandier était fossoyeur de la paroisse de +Glénac, aux appointements fixes de douze francs +par an, plus le casuel.</p> + +<p>Mais, malgré les fièvres du marais et deux +médecins qui s'étaient établis depuis peu à la +Gacilly, la mort ne donnait guère au bourg de +Glénac. Le pauvre Bibandier était maigre à +faire compassion.</p> + +<p>Blaise le trouva, comme il l'avait annoncé, +sous le tonneau de cidre qu'on avait mis en +perce dans un coin de l'aire. Bibandier était +couché paresseusement dans la poussière; sa tête +reposait sur une de ses mains, et l'autre tenait +une écuelle demi-pleine. Sa figure longue, et +dont les teintes ternes tiraient sur le gris, s'empourprait +légèrement; son œil cave veloutait +son regard; il y avait dans sa physionomie un +repos content et parfait.</p> + +<p>Il restait là depuis le matin, buvant tout seul +<span class="pagenum" id="Page_186">186</span> +et voyant la vie couleur de rose. C'était son jour +de fête. Il ne buvait ainsi, à sa soif, qu'une fois +tous les ans.</p> + +<p>Au premier mot que Blaise lui glissa tout bas +dans l'oreille, il quitta sa pose nonchalante et +se dressa d'un bond sur ses pieds. On eût pu le +voir alors dans toute la longueur de sa taille, +avec ses membres étiques et osseux ballottant +dans un vêtement de futaine trop large, et qui +n'avait plus que la corde.</p> + +<p>—Oh! oh!... dit-il avec gaieté; il s'agit des +chers petits anges!... ça me paraît très-faisable!</p> + +<p>Il y avait tant de joyeuse humeur dans son +accent, et l'expression de son visage restait si +débonnaire, que Blaise ne put s'empêcher de +lui dire:</p> + +<p>—Me comprends-tu bien?</p> + +<p>—Parfaitement!... répliqua Bibandier sans +rien perdre de sa tranquillité sereine; quand +quelque chose démange, on se gratte, mon +fils... c'est tout simple... L'Américain en est-il?</p> + +<p>—C'est lui qui monte le coup.</p> + +<p>—Bonne affaire! moi je n'ai pas encore travaillé +dans ce genre-là ... mais chacun gagne sa +vie comme il peut... pas vrai?</p> + +<p>On eût dit que Blaise s'était attendu à plus +de résistance, car il regardait Bibandier d'un +œil surpris et même un peu inquiet.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_187">187</span> +Celui-ci parut comprendre ce que Blaise avait +dans l'esprit. Il emplit l'écuelle et la lui présenta +d'un geste cordial.</p> + +<p>—On peut se déboutonner ici, dit-il en montrant +du doigt le groupe des paysans qui se +pressaient autour du père Géraud à la porte de +la ferme; voilà deux heures qu'ils oublient le +tonneau pour écouter les sornettes du vieux +gargotier de Redon!... Bois un coup, l'Endormeur!... +Je savais bien que Robert et toi, vous +en viendriez là quelque jour, et je vous attendais.</p> + +<p>Son regard, qui prit une nuance de mélancolie, +tomba sur la futaine usée de sa veste.</p> + +<p>—J'avais grand besoin de me refaire!... reprit-il, +grand besoin!... L'Américain et toi, +vous n'avez pas été gentils avec un vieux camarade... +Mais on ne peut pas payer celui qui ne +fait rien... pas vrai?... Je dis donc que je suis +content d'avoir l'occasion de travailler pour +vous...</p> + +<p>—Voilà un brave garçon!... s'écria Blaise; +sois tranquille... Tu seras payé comme il faut!</p> + +<p>—Quant à ça, répliqua Bibandier, je ferai +mon prix moi-même en temps et lieu... Tu dis +que c'est pressé, mon fils? Eh bien, partons!</p> + +<p>Blaise ne bougea pas; son regard exprimait +toujours la même défiance.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_188">188</span> +Le fait est qu'il était difficile d'accorder les +paroles de Bibandier avec l'expression de douceur +patiente qui était sur son pauvre visage, +maigre, pâle et défait. Il semblait à Blaise que +son vieux camarade souriait aussi par trop débonnairement +en parlant de meurtre.</p> + +<p>—Ah çà ! reprit-il d'un ton d'hésitation, +es-tu bien sûr de ne pas faiblir?... Elles sont si +jeunes... si jolies!...</p> + +<p>—Ça ne me fait rien... répondit l'ancien +uhlan; chacun pour soi!... Je ne dis pas que +je me servirais volontiers du couteau avec de +pauvres chérubins comme ça!... J'espère bien +qu'on me laissera la liberté de m'y prendre à +ma guise?</p> + +<p>—Carte blanche!... pourvu que ce soit +fait.</p> + +<p>—Ça sera fait, mon bonhomme... et proprement!</p> + +<p>—Viens donc, dit Blaise, qui se mit en +marche.</p> + +<p>Bibandier but une dernière écuelle de cidre, +et n'eut besoin pour le rejoindre que d'allonger +un peu le pas de ses grandes jambes.</p> + +<p>Chemin faisant, Blaise lui expliqua plus en +détail ce qu'on attendait de lui; Bibandier, tout +en écoutant, fredonnait avec sa voix de basse-taille +un air à roulades. Plus d'une fois, avant +<span class="pagenum" id="Page_189">189</span> +d'arriver au Port-Corbeau, Blaise s'arrêta court +pour lui dire:</p> + +<p>—Du diable si je te comprends, mon vieux! +Moi qui n'ai pas le cœur tendre, je ne pourrais +pas chanter à l'heure qu'il est!</p> + +<p>—C'est que tu manges tous les jours, toi!... +répliquait Bibandier doucement et le sourire +aux lèvres; si tu avais été trois ans à mon régime, +tu m'en dirais des nouvelles!</p> + +<p>Et cela était dit si bonnement! C'était de la +quintessence de férocité...</p> + +<p>En approchant du passage, Bibandier coupa +la parole à Blaise, qui continuait ses instructions.</p> + +<p>—Voilà qui est entendu!... dit-il; l'affaire +des petites est réglée, et tu seras content de +moi... Quant aux dépenses de l'entreprise... +c'est deux mouchoirs et quelques bouts de +corde... Mais l'Américain n'est pas seul!... Qui +diable avons-nous là ?</p> + +<p>Devant le bac, dont l'amarre était déjà détachée, +trois hommes se tenaient en effet debout.</p> + +<p>M. de Blois seul avait le visage découvert; +les deux autres cachaient soigneusement leurs +figures sous les larges bords de leurs chapeaux +de paysans.</p> + +<p>Bibandier, qui était toujours d'excellente +<span class="pagenum" id="Page_190">190</span> +composition, fit semblant de ne pas les reconnaître.</p> + +<p>Il salua respectueusement Robert, et entra le +premier dans le bac.</p> + +<p>—Je connais un peu les habitudes des chers +petits anges, murmura-t-il; je les rencontre +souvent au clair de lune, quand je me promène, +la nuit, pour ma santé... Elles auront passé +l'eau dans leur batelet, qui doit être amarré là -bas +sous les saules.</p> + +<p>Robert s'était rapproché de Blaise.</p> + +<p>—Eh bien?... demanda-t-il tout bas.</p> + +<p>—Un cœur de pierre!... répliqua le gros +garçon. Dur comme une lame de poignard!... +Je ne le croyais pas si fort que cela!</p> + +<p>—Tant mieux!... dit Robert.</p> + +<p>Bibandier s'était emparé de la perche du passeur. +Au lieu de se diriger vers la route de Redon, +qui lui faisait face, il remonta un peu le +courant, pour gagner un rideau de saules qui +baignaient leurs basses branches dans la rivière.</p> + +<p>A l'aide de sa perche, il écarta le grêle feuillage +et finit par rencontrer, après deux ou trois +tentatives inutiles, un objet qui sonna contre le +bois de sa gaffe.</p> + +<p>—Qu'est-ce que je disais? s'écria-t-il joyeusement; +perchez un peu, s'il vous plaît, +<span class="pagenum" id="Page_191">191</span> +M. Blaise, pendant que je vais voir là -dessous.</p> + +<p>Il abandonna la gaffe en effet, et gagna le bout +du chaland qui passait sous les saules. On entendit +un léger bruit, puis on vit un petit bateau +qui s'en allait à la dérive le long du bord, +du côté du marais.</p> + +<p>Bibandier, qui reparut au même instant, regarda +fuir la barque et dit avec un gros rire +bonasse:</p> + +<p>—Quand les petits chérubins voudront repasser +l'eau... c'est elles qui seront bien attrapées!</p> + +<p>Chacun pensa sur le chaland que Bibandier +valait son pesant d'or...</p> + +<hr class="light" /> + +<p>Il y avait dix minutes environ que Diane et +Cyprienne avaient traversé l'Oust, au moyen du +batelet trouvé par Bibandier sous les saules.</p> + +<p>En quittant leur cachette, au pied de la Tour-du-Cadet, +elles se doutaient bien que le bruit +de la robe déchirée avait trahi leur présence et +qu'on allait les poursuivre: mais elles avaient +de l'avance, parce que Pontalès et ses compagnons +ne pouvaient parvenir à l'autre rive qu'à +l'aide du bac, dont la clef était au manoir. En +outre, le sentier qu'elles suivaient les conduisait +en quelque sorte d'un saut jusqu'au bord de +<span class="pagenum" id="Page_192">192</span> +l'eau, tandis que la route commune nécessitait +un long détour.</p> + +<p>Ce n'était pas la première fois que les deux +filles de l'oncle Jean couraient un danger prochain +et terrible; mais en ces moments leurs +forces semblaient grandir avec le péril. Cyprienne +semblait lutter avec un enthousiasme +fougueux qu'exaltait la pensée du martyre; +Diane demeurait plus calme et se dévouait de +sang-froid.</p> + +<p>Elles avaient entendu l'entretien des ennemis +de Penhoël. Elles savaient que leur sexe et leur +jeunesse ne les défendraient point contre la +colère de ces hommes. Elles n'espéraient point +de quartier.</p> + +<p>Mais loin de s'arrêter devant la menace entendue, +elles y puisaient un nouveau courage. +Dans leur vaillance virile, un sentiment d'orgueil +enfantin s'élevait. On les craignait! On +prenait, pour les combattre, les mêmes armes +qu'on eût employées contre des hommes! Elles +étaient fières.</p> + +<p>N'avaient-elles pas entendu tomber de ces +bouches ennemies l'aveu de leur puissance? +Sans elles, pauvres jeunes filles, Penhoël aurait +succombé depuis longtemps!...</p> + +<p>Leur cœur battait de joie et non point de +frayeur, car la lutte n'avait pas été stérile. Grâce +<span class="pagenum" id="Page_193">193</span> +à l'effort de leurs bras d'enfants, René, Madame +et l'Ange restaient en équilibre au bord du précipice.</p> + +<p>La ruine qui menaçait toujours n'était pas +encore accomplie; et, d'après ce qu'elles venaient +d'entendre, il ne restait à Pontalès et à +Robert qu'une seule arme contre la résistance +tardive de Penhoël.</p> + +<p>Mais c'était une arme cruelle, qui suspendait +sur la tête de René l'infamie en même temps +que le malheur. Des faux! il y avait des faux!... +C'était sans doute le résultat de quelque obsession +perfide; mais les pièces existaient, et ce +n'était plus seulement la misère qui menaçait +Penhoël!</p> + +<p>Il y avait longtemps déjà que Cyprienne et +Diane avaient surpris le secret de ces fausses +signatures, arrachées à l'ivresse quotidienne de +René. Elles en avaient reconquis et détruit une +partie, en s'introduisant, la nuit, au château de +Pontalès. L'autre portion, déposée chez l'homme +de loi, avait défié jusqu'alors toutes leurs tentatives.</p> + +<p>Mais elles savaient maintenant l'endroit précis +où se trouvaient les papiers. Avec l'aide de +Dieu, si on leur donnait le temps d'agir, elles +pouvaient encore sauver Penhoël.</p> + +<p>Diane détacha d'une main ferme l'amarre du +<span class="pagenum" id="Page_194">194</span> +bateau, caché parmi les glaïeuls, sous la loge +de Benoît Haligan, et Cyprienne saisit la +perche.</p> + +<p>L'Oust n'était pas débordée, mais elle coulait +à pleines rives et laissait couvertes les parties +basses du marais. Tout en perchant, les deux +jeunes filles entendaient, parmi le silence de la +nuit, le bruit sourd et continu, produit par le +tournant de Trémeulé. Dans l'ombre, les vapeurs +qui se suspendent au-dessus du gouffre +rayonnaient une lueur faible et pâle. Elles +voyaient au loin le gigantesque fantôme de la +Femme-Blanche qui se balançait et planait sur +les eaux tranquilles du marais.</p> + +<p>Derrière elles, au-dessus des taillis de châtaigniers, +les jardins de Penhoël gardaient leur +illumination brillante; la fête n'était pas finie; +quelques accords, jetés par l'orchestre campagnard, +arrivaient, par bouffées, jusqu'à leurs +oreilles.</p> + +<p>Quand elles touchèrent le bord opposé, nul +mouvement ne se faisait remarquer encore du +côté du bac, qui allait s'ébranler bientôt pour +les poursuivre.</p> + +<p>Elles sautèrent lestement sur la rive, et au +lieu de prendre la route de Redon, qui les eût +conduites à la maison de maître le Hivain, elles +se dirigèrent, en courant, vers le marais.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_195">195</span> +Dans l'immense prairie, où se déroulaient de +toutes parts d'étroits filets d'eau, on apercevait +un mouvement confus au milieu des ténèbres: +c'étaient les troupeaux de Glénac et de Saint-Vincent +qui erraient en liberté sur le pâturage +commun.</p> + +<p>Tout en courant sur l'herbe courte et unie +comme un tapis, Cyprienne et Diane appelaient +doucement:</p> + +<p>—Mignon!... Bijou!...</p> + +<p>Leurs voix se perdaient dans la nuit. Quelques +moutons effrayés prenaient la fuite sur +leur passage, et les oies, éveillées, allongeaient +le cou pour jeter leurs cris plaintifs et discordants.</p> + +<p>Les deux jeunes filles appelaient toujours...</p> + +<p>Au bout de deux ou trois minutes, un piétinement +sourd se fit entendre au loin sur le gazon. +L'instant d'après Bijou et Mignon, deux +jolis petits chevaux demi-sauvages, arrêtaient +leur galop et restaient immobiles, la fumée aux +naseaux et les jarrets tendus.</p> + +<p>Diane et Cyprienne s'élancèrent à cru sur +leurs dos. En quelques secondes, elles eurent +regagné le temps perdu à courir sur le marais.</p> + +<p>Bijou et Mignon étaient deux vrais bretons, +noirs tous deux, robustes d'encolure, trapus de +<span class="pagenum" id="Page_196">196</span> +formes et pouvant soutenir durant des heures +leur galop rude et vif.</p> + +<p>Ils allaient côte à côte, d'une ardeur égale. +La voix des jeunes filles les excitait sans cesse, +et leur course perçant droit devant soi, à travers +champs, landes et haies, ressemblait à un +tourbillon.</p> + +<p>Diane et Cyprienne, excellentes cavalières, +ne s'inquiétaient point des obstacles de la route; +quand il y avait un fossé large à franchir d'un +bond, elles plongeaient leurs petites mains blanches +dans la dure crinière des bretons; <ins id="cor_16" title="original: quant">quand</ins> il +fallait traverser un taillis, elles se couchaient +presque sur leurs chevaux et passaient rapides, +comme des flèches, au travers du fourré.</p> + +<p>Sur la lande rase elles se redressaient.</p> + +<p>—Hope! Mignon! hope! Bijou!</p> + +<p>Elles caressaient doucement le cou déjà baigné +de sueur de leurs montures.</p> + +<p>Les deux chevaux, lancés à fond de train, +dévoraient l'espace...</p> + +<p>Si quelque paysan les eût rencontrées, glissant +comme deux traits dans la nuit, il se fût +signé sans doute avec terreur, en recommandant +son âme à Dieu. Et, après la terreur passée, +il se serait vanté jusqu'au jour de sa mort +d'avoir vu, par une nuit d'automne, les fées se +rendant au sabbat!</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_197">197</span> +Vraiment, c'était une course étrange. Les +chevaux noirs disparaissaient dans les ténèbres; +on n'eût pu voir que deux jeunes filles, à la +taille svelte et comme aérienne, entraînées par +une force mystérieuse. Elles semblaient glisser, +assises sur un nuage rapide. C'étaient bien des +fées légères et gracieuses. L'œil ne pouvait les +suivre. L'aile du vent les emportait et laissait +flotter derrière elles les boucles molles de leurs +longs cheveux.</p> + +<p>—Hope! Bijou!... hope! Mignon!...</p> + +<p>Il y a une grande lieue de pays entre Port-Corbeau +et le bourg de Bains. Quelques minutes +avaient suffi à ce trajet. Cyprienne et Diane +descendirent de cheval, laissant Bijou et Mignon +sur la lisière de la lande.</p> + +<p>Maître Protais le Hivain occupait une maison +isolée qui s'élevait à cent pas en avant de l'unique +rue du bourg.</p> + +<p>Pour acquérir cette propriété, il lui avait +fallu susciter bien des discordes dans les campagnes +voisines, ruiner bien des pauvres cultivateurs +et jeter plus d'un orphelin sur la paille. +Mais c'étaient là sa vocation et son plaisir. Maître +le Hivain était, en fait de chicane, un véritable +artiste. On peut dire que la vue seule de sa +figure jaune et démesurément longue donnait +aux paysans la fantaisie de plaider.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_198">198</span> +Cyprienne et Diane avaient déjà rôdé bien +souvent autour de sa maison, mais la vigilance +rusée de l'homme de loi avait trompé jusqu'alors +toutes leurs tentatives. Aujourd'hui, elles avaient +deux chances nouvelles pour arriver à leur but: +d'abord elles savaient où trouver les papiers, +ensuite le domestique de maître le Hivain qui, +d'ordinaire, faisait bonne garde, était en ce +moment à fêter la Saint-Louis de l'autre côté +de l'eau, dans l'aire du fermier de Penhoël.</p> + +<p>En donnant cette vacance à son domestique, +maître le Hivain avait compté sur l'effet du coup +de fusil tiré la veille au bord de la lande, et +aussi sur le bal qui devait assurément retenir au +manoir les deux filles de l'oncle Jean.</p> + +<p>Il n'y avait pour défendre sa maison, ce soir-là , +qu'une servante septuagénaire, assistée par +un chien de garde accablé de vieillesse.</p> + +<p>La bonne femme et le chien dormaient sans +doute d'un profond sommeil, sur la foi des gros +verrous qui fermaient toutes les ouvertures, +car les deux sœurs purent escalader les murailles +du jardin sans éveiller le moindre mouvement +dans la maison.</p> + +<p>Du côté du jardin, les fenêtres n'avaient point +de contrevents. En un clin d'œil, à l'aide d'une +échelle que leurs jolies mains eurent bien de la +peine à dresser contre le mur de la maison, +<span class="pagenum" id="Page_199">199</span> +Cyprienne et Diane furent dans le cabinet de +travail de l'homme de loi.</p> + +<p>Elles battirent son propre briquet, et allumèrent +sa propre lampe.</p> + +<p>Il eût fallu les voir en ce moment, animées +par la course qu'elles venaient de fournir et par +la joie vive du premier succès! Leurs joues se +coloraient d'un incarnat charmant: leurs yeux +petillaient d'impatience et de désir; un sourire +espiègle se jouait déjà autour de leurs lèvres +fraîches, tant elles se croyaient sûres du triomphe!</p> + +<p>Leur gaieté d'enfant était revenue. Le moment +avait beau être solennel, puisqu'il s'agissait +en définitive du sort de toute une famille +aimée; il y avait dans la nature même de leur +acte quelque chose d'étrange et de gaillard qui +éloignait toute idée tragique.</p> + +<p>Elles riaient en descellant les carreaux du +cabinet.</p> + +<p>Leur recherche ne fut pas longue. Sous le +fauteuil même où Macrocéphale ruminait chaque +soir ses consultations diaboliques, il y avait +un trou creusé au couteau, qui renfermait un +petit carnet crasseux.</p> + +<p>La vue de ce carnet fit battre bien fort le +cœur de Diane et de Cyprienne. Elles ne songeaient +plus à rire. C'était là le salut de Penhoël.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_200">200</span> +Elles restèrent un instant à genoux, levant au +ciel leurs yeux humides, afin de remercier Dieu.</p> + +<p>Elles songeaient à Madame et à la pauvre +Blanche...</p> + +<p>Mais le temps pressait. Diane serra le portefeuille +dans son sein, et toutes deux redescendirent +l'échelle.</p> + +<p>La vieille femme et le vieux chien dormaient +toujours comme des bienheureux. C'était une +réussite complète.</p> + +<p>—Hope! Bijou!... hope! Mignon!...</p> + +<p>Comme elles avaient toutes deux le cœur léger +en reprenant la route parcourue! Comme elles +caressaient gaiement le cou de leurs petits chevaux! +Comme elles étaient heureuses!</p> + +<p>—Tiens... dit Diane tandis que Mignon +franchissait un large fossé, c'est là qu'on a tiré +sur moi hier... Le corps du pauvre Cabry est +encore au fond du trou!...</p> + +<p>La course ne se ralentit point, mais elles se +penchèrent toutes deux; leurs bras s'enlacèrent +et leurs joues s'unirent dans l'ombre.</p> + +<p>—C'est la dernière fois que tu seras exposée +à un danger pareil, ma petite sœur, s'écria +Cyprienne; ils sont vaincus!...</p> + +<p>—Et qui sait? ajouta Diane; peut-être y +a-t-il dans ce portefeuille de quoi rendre à +Penhoël la fortune qu'on lui a volée?...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_201">201</span> +Elles étaient à moitié chemin déjà . Diane arrêta +tout à coup le galop de son cheval.</p> + +<p>—J'y pense!... reprit-elle. Ils doivent nous +attendre sur cette route!...</p> + +<p>—Je voudrais bien savoir lequel d'entre eux, +répliqua Cyprienne que la victoire rendait fanfaronne, +est capable de barrer la route à Bijou?</p> + +<p>—S'ils ont des armes?</p> + +<p>—Nous leur passerons sur le corps!</p> + +<p>—Et s'ils nous guettaient au passage du Port-Corbeau?...</p> + +<p>Cyprienne arrêta son cheval à son tour.</p> + +<p>—Ce n'est pas pour moi que j'ai peur... reprit +Diane; mais maintenant nous avons à garder +un trésor.</p> + +<p>—Eh bien! remontons jusqu'aux Houssaies... +Nous passerons sur le pont du moulin.</p> + +<p>L'avis était bon. Les deux sœurs changèrent +aussitôt de direction et se mirent à galoper vers +les Houssaies.</p> + +<p>Mais il se trouva que d'autres avaient eu la +même idée qu'elles, car en arrivant au bord de +l'eau, elles virent que la tête du pont était occupée +par deux hommes, en qui elles crurent reconnaître +Robert de Blois et M. le marquis de +Pontalès.</p> + +<p>—Prenons du champ, dit Cyprienne que +rien n'effrayait, et passons.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_202">202</span> +—Essayons plutôt de passer à Port-Corbeau, +répliqua Diane; il sera toujours temps de revenir +ou de mettre nos chevaux à la nage...</p> + +<p>La course recommença le long de la rivière.</p> + +<p>Quand elles arrivèrent au passage du bac, il +y avait à peine trois quarts d'heure qu'elles +avaient enfourché pour la première fois leurs +vaillants petits chevaux.</p> + +<p>Il n'était pas tout à fait minuit, et le jardin +de Penhoël montrait toujours, au haut de la +colline, ses illuminations intactes. La fête en +avait encore au moins pour une bonne heure.</p> + +<p>Rien de suspect n'apparaissait, cette fois, sur +la rive. Les deux sœurs rendirent la liberté à +Bijou et à Mignon, qui regagnèrent en caracolant +leur lit de gazon. Elles pensaient que bien +leur en avait pris de ne point tenter le passage +au pont des Houssaies, car ici aucun obstacle +ne leur barrait la route.</p> + +<p>—Allons! dit Cyprienne en descendant vers +les saules, nous voici à bon port... et nous aurons +encore le temps de danser une contredanse...</p> + +<p>Diane écarta les branches du saule...</p> + +<p>Comme elle ouvrait la bouche pour lancer +quelque gaie repartie, trois hommes, couchés +dans l'herbe haute qui croissait au bord de l'eau, +se dressèrent tout à coup sur leurs pieds.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_203">203</span> +Les deux jeunes filles eurent à peine le temps +de pousser un cri, tant on mit de presse à +leur nouer solidement des mouchoirs sur la +bouche...</p> + +<div class="pagenum" id="Page_204"></div> + +<div class="npage"> + +<h3 id="Page_205">XIII<br /> +<b>DEUX PIERRES</b>.</h3> + +<p>M. le marquis de Pontalès était un homme +prudent, qui n'avait aucun goût pour les aventures. +C'était uniquement par nécessité qu'il +s'était joint à l'expédition de cette nuit. M. de +Blois et lui traitaient en effet de puissance à +puissance, et du moment que M. de Blois se +mettait à l'œuvre, Pontalès ne pouvait point +reculer.</p> + +</div> + +<p>C'était la première fois qu'il se livrait ainsi. +<span class="pagenum" id="Page_206">206</span> +Jusqu'alors il s'était toujours tenu derrière +Robert, contribuant volontiers aux frais de +la guerre, mais ne combattant jamais en personne.</p> + +<p>Cela lui allait mieux.</p> + +<p>Et, en vérité, il aurait regardé sans doute +comme un imposteur quiconque lui aurait annoncé, +le matin même, les événements de cette +soirée. Lui, le marquis de Pontalès, propriétaire +de soixante mille livres de rente, jouant +au loup-garou dans les taillis et bravant la cour +d'assises comme un malheureux!...</p> + +<p>Mais les circonstances entraînent, et l'homme +le plus habile, engagé dans certaines entreprises, +doit jouer le tout pour le tout à un moment +donné.</p> + +<p>Cela ne veut point dire que Pontalès, en passant +la rivière de l'Oust avec ses quatre compagnons, +ne fît des réflexions assez chagrines. Il +eût vidé sa bourse, sans doute, de grand cœur, +pour être transporté tout à coup entre les murailles +de son château. On peut penser même +que, malgré le désir ancien et passionné qu'il +avait de détruire la vieille influence des Penhoël +et de se mettre à leur place, il n'aurait point +engagé la bataille s'il avait prévu, dès le principe, +les dangers de cette nuit.</p> + +<p>Maintenant, il était trop avancé pour reculer. +<span class="pagenum" id="Page_207">207</span> +Le péril était en arrière comme en avant, et les +chances de salut se trouvaient tout entières du +côté du crime.</p> + +<p>Une fois qu'on eut pris terre de l'autre côté +de l'eau, Bibandier fut choisi tout d'une voix +pour diriger les opérations. Ce n'est point déroger +que de servir sous les ordres d'un glorieux +général. Pontalès était marquis, Robert se disait +gentilhomme, et Bibandier n'était qu'un simple +échappé de bagne; mais l'histoire est pleine de +ces exemples, où l'on voit des princes céder le +commandement à de vaillants officiers de fortune.</p> + +<p>Bibandier se montra tout de suite à la hauteur +de son autorité nouvelle. Son premier soin fut +de se raviser au sujet du petit bateau qui avait +servi au passage des deux filles de l'oncle Jean.</p> + +<p>—Nous allons avoir besoin de ce joujou, +dit-il en saisissant la perche du bac.</p> + +<p>Et il se mit à courir le long de la rive jusqu'à +ce qu'il eût atteint le batelet, entraîné par le +courant. Il s'accrocha au moyen de sa perche et +l'amarra, au-dessous de la route de Redon, à l'un +de ces mêmes saules qui avaient servi de refuge +à Robert et à Blaise, la nuit de leur arrivée à +Penhoël.</p> + +<p>Puis il revint vers sa troupe tranquillement et +sans se presser.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_208">208</span> +—La petite barque allait tout droit vers le +trou de la <i>Femme-Blanche</i>, grommela-t-il; +on n'aura besoin que de se laisser mener...</p> + +<p>—Ah çà ! dit Robert, il faut prendre un +parti... Elles doivent avoir de l'avance, et nous +aurons de la peine à les rattraper!...</p> + +<p>—Les rattraper!... répéta le uhlan; il faudrait +de meilleures jambes que les nôtres... Si +vous les aviez vues comme moi courir la nuit +sur la lande... Hope! Bijou!... hope! Mignon!... +Ce sont de jolies petites filles tout de même!...</p> + +<p>—Mais qu'allons-nous faire?</p> + +<p>Bibandier tira de sa poche sa pipe et son +briquet.</p> + +<p>—Voulez-vous vous allumer, M. Robert?... +dit-il; nous avons joliment le temps d'en fumer +une.</p> + +<p>—Il ne s'agit pas de plaisanter..., commença +M. de Blois d'un ton impérieux.</p> + +<p>D'un seul coup sec et merveilleusement ajusté, +l'ancien uhlan mit le feu à son amadou; puis +il atteignit sa pipe toute chargée et l'alluma en +faisant claquer savamment ses lèvres.</p> + +<p>Pontalès avait piteuse mine derrière les bords +de son grand chapeau. La froide impertinence +de ce drôle, comme il l'appelait au fond de son +cœur, ne lui présageait rien de bon. Maître +le Hivain songeait à sa maison dévastée.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_209">209</span> +Blaise s'approcha de Robert, qui frappait du +pied avec impatience.</p> + +<p>—Si vous ne le laissez pas marcher à sa guise, +dit-il tout bas, nous n'en ferons rien cette +nuit.</p> + +<p>—Qu'il s'explique au moins!</p> + +<p>—Quant à ça, dit Bibandier en s'appuyant +sur l'herbe, on va te faire un programme, Américain!</p> + +<p>Robert tressaillit. Il y avait bien trois ans +qu'on ne lui avait donné ce nom, et depuis le +même espace de temps, le pauvre Bibandier +affectait en toute circonstance, vis-à -vis de lui, +le plus profond respect.</p> + +<p>L'ancien uhlan reprit, tandis que Blaise riait +sous cape de la déconvenue de son maître:</p> + +<p>—Il n'y a donc de sage ici que l'Endormeur +et moi!...</p> + +<p>Blaise cessa de rire.</p> + +<p>—Monsieur l'homme de loi, poursuivit Bibandier, +qui se croit si bien caché derrière son chapeau +de paille, pourrait vous dire que, dans un +procès, le client ne donne pas de conseil à son +avocat!...</p> + +<p>La figure de Macrocéphale s'allongea notablement. +Le marquis tremblait d'avoir été reconnu +à son tour.</p> + +<p>Mais Bibandier, soit qu'il ignorât véritablement +<span class="pagenum" id="Page_210">210</span> +le nom de son quatrième compagnon, soit +qu'il eût fantaisie d'épargner Pontalès, reprit +presque aussitôt:</p> + +<p>—Quant à l'autre, je ne puis pas parler, +n'ayant pas l'avantage de le connaître... Ah çà ! +ne te fais pas de mal, Américain; voilà le programme +des opérations, comme disait Bonaparte: +attendre et faire le mort!</p> + +<p>—Et pendant ce temps, dit Macrocéphale, on +va piller mon domicile!...</p> + +<p>—Exactement, père la Chicane!</p> + +<p>—Et les pièces seront enlevées!... ajouta +Robert.</p> + +<p>—Ça me paraît vraisemblable, mon fils.</p> + +<p>—Écoute, dit Robert qui voulut essayer de +l'autorité; on t'a promis de te payer grassement, +mais cela ne te donne pas droit d'insolence... +Fais ta besogne, ou va-t'en!</p> + +<p>—Où ça?... demanda Bibandier tout doucement; +à Redon?... Dire à M. le procureur du +roi ce qui se passe ici?... Américain, tu ne m'en +crois pas capable!... Que diable! on est plat +comme une galette aujourd'hui pour devenir +insolent demain comme un bureaucrate. Tu sais +bien que c'est la vie!... Voyons, ajouta-t-il en +changeant de ton, sommes-nous donc des enfants, +M. Robert? Mettons que j'aie eu tort, et +veuillez recevoir mes très-humbles excuses... +<span class="pagenum" id="Page_211">211</span> +Entre gentilshommes, ma foi! on ne peut faire +davantage.</p> + +<p>Il se leva et tendit, avec une grâce très-noble, +sa main, que Robert n'osa pas repousser.</p> + +<p>—Ainsi, poursuivit-il, voici une affaire arrangée!... +l'honneur est satisfait!... Maintenant, parlons +de choses sérieuses... Si nous étions dans un +pays civilisé, où l'on ne fait qu'une route pour aller +d'un endroit à un autre, je vous dirais: Marchons +et poursuivons nos petits anges, l'épée +dans les reins... Mais d'ici au bourg de Bains, il +y a une diable de lande, où plus de cent routes +se mêlent et se croisent... nous aurons beau +nous séparer et prendre chacun notre sentier: +il y a dix à parier contre un que les petites passeront +entre nos doigts comme des anguilles!</p> + +<p>—C'est vrai, dit Blaise.</p> + +<p>Et, de fait, le raisonnement était si rigoureusement +juste, que personne n'y put trouver +d'objection.</p> + +<p>—Vous auriez pu vous expliquer tout de +suite!... grommela seulement Robert.</p> + +<p>—Je pourrais relever cette parole, répliqua +Bibandier avec gravité, mais je sacrifie une +susceptibilité légitime à l'intérêt de tous... Il +est donc bien entendu que donner la chasse +aux petites serait une ânerie... Reste à savoir +comment nous les pincerons... Je crois avoir +<span class="pagenum" id="Page_212">212</span> +résolu le problème d'avance en vous disant: +Attendons.</p> + +<p>—Mais si elles passent la rivière ailleurs?... +objecta Macrocéphale.</p> + +<p>—Bonne idée!... Ailleurs, cela veut dire au +moulin des Houssaies, car il n'y a pas d'autre +passage... Eh bien! l'Américain et ce monsieur +que je n'ai pas l'honneur de connaître peuvent +prendre leurs jambes à leur cou et aller garder +le pont des Houssaies.</p> + +<p>—C'est cela!... s'écria Pontalès ravi d'avoir +un prétexte pour s'éloigner du lieu probable de +l'action; M. de Blois, je suis à vos ordres.</p> + +<p>—Et si elles viennent là -bas... demanda +Robert, nous leur barrerons le passage?</p> + +<p>—Du tout!... répliqua Bibandier; vous vous +rangerez bien poliment, parce que vous aurez +eu le temps d'enlever cinq ou six planches du +pont... et que la rivière est large et profonde au +moulin des Houssaies.</p> + +<p>Pontalès avait froid jusqu'à la ¿moelle des os, +malgré l'étouffante chaleur de la soirée.</p> + +<p>Robert le prit par le bras, et ils remontèrent +le cours de l'eau à grands pas.</p> + +<p>—Cinq ou six planches au moins!... plutôt +six que cinq!... leur cria de loin le bon fossoyeur, +car Bijou et Mignon sautent comme des +chèvres!...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_213">213</span> +Pontalès et Robert se perdaient déjà dans +la nuit.</p> + +<p>—Nous autres, dit Bibandier en conduisant ses +deux camarades vers les saules, en faction, s'il +vous plaît!... Faites comme moi, M. Blaise; préparez +votre mouchoir... Vous, père la Chicane, +vous êtes spécialement chargé des cordes... et +maintenant, du silence!</p> + +<p>Ils étaient couchés tous les trois dans l'herbe.</p> + +<p>En combinant la partie de son plan relative +au pont des Houssaies, Bibandier avait compté +sans l'étonnante vitesse des deux petits chevaux. +Pontalès et Robert en étaient encore à déclouer +la première planche, lorsqu'ils entendirent sur +la lande le galop de Bijou et de Mignon. Ils se +relevèrent, irrésolus, et vinrent à la tête du +pont, sans savoir ce qu'ils allaient faire.</p> + +<p>Leur vue seule arrêta les deux jeunes filles, +qui dirigèrent leur course vers le bac.</p> + +<p>Pontalès et Robert quittèrent alors leur poste +pour les suivre de loin.</p> + +<p>Quand ils arrivèrent à Port-Corbeau, ils trouvèrent +la besogne bien avancée. Cyprienne et +Diane, un bâillon sur la bouche et garrottées +solidement toutes les deux, étaient au fond du +petit bateau.</p> + +<p>Bibandier tenait en main la perche.</p> + +<p>—Ah! ah!... dit-il en éprouvant les cordes +<span class="pagenum" id="Page_214">214</span> +qui liaient les jambes et les bras des deux jeunes +filles, voilà qui est proprement fait, et vous savez +établir un nœud, père la Chicane!</p> + +<p>—Avaient-elles les pièces?... demanda vivement +Robert.</p> + +<p>—Certainement... certainement!... répliqua +Bibandier; ah! avec des petits anges comme ça, +on ferait sa fortune à Paris... Ça passe par le +trou d'une serrure.</p> + +<p>—Donne-moi les pièces!... dit encore Robert.</p> + +<p>Bibandier le repoussa tranquillement.</p> + +<p>—On ne compte pas les manger, tes pièces, +mon bonhomme!... murmura-t-il; mais il faut +que les choses se fassent avec régularité... Je +rendrai mes comptes quand tout sera fini... D'ici +là , patience!</p> + +<p>—Je veux que tu me donnes ces papiers, +répéta Robert d'un ton impérieux.</p> + +<p>—Le roi dit: «Nous voulons...» grommela +l'ancien uhlan; moi, je veux que tu me laisses +tranquille!... Et si tu ne me laisses pas tranquille, +ajouta-t-il en redressant sa taille longue +et maigre, je te plante là , mon fils... tu achèveras +la besogne à ta fantaisie!...</p> + +<p>—N'insistez pas!... murmura Pontalès à +l'oreille de Robert; cet homme veut quelques +louis de plus; on les lui donnera.</p> + +<p>—Maintenant, messieurs, dit Bibandier, +<span class="pagenum" id="Page_215">215</span> +faites-moi le plaisir de me souhaiter bon +voyage... Je vais partir.</p> + +<p>—Pas seul!... s'écria Robert, qui concevait +de vagues soupçons; il faut que Blaise au moins +vous accompagne!</p> + +<p>Blaise fit la grimace dans son coin, mais il +n'eut pas même la peine de refuser.</p> + +<p>—Le petit bateau ne porterait pas quatre +personnes..., objecta Bibandier sans rien perdre +du calme singulier, mêlé d'une nuance de +moquerie, qu'il gardait depuis le commencement +de l'aventure; je veux bien noyer mon +prochain, mais le suicide répugne à mes principes.</p> + +<p>Il entra dans la barque et mit un soin scrupuleux +à écarter les deux jeunes filles, de droite +et de gauche, pour pouvoir manœuvrer sans +leur faire de mal.</p> + +<p>—Les deux petits chérubins seront là comme +dans leur lit! dit-il en donnant au fond de l'eau +son premier coup de perche.</p> + +<p>Personne, parmi les quatre complices du +crime, ne pouvait se défendre d'un serrement +de cœur. Tous les yeux se fixaient, par une +sorte de fascination, sur les deux pauvres enfants +couchées dans le bateau. La gaieté du +uhlan assombrissait encore le caractère atroce +de cette scène.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_216">216</span> +Diane et Cyprienne étaient étendues sur le +dos, les bras liés en croix.</p> + +<p>La lune, qui perçait maintenant çà et là les +nuages déchirés, montrait la grâce exquise +de leurs tailles et leurs pâles figures, où se lisait +la résignation du martyre.</p> + +<p>Bibandier seul restait parfaitement à son aise +en face de ce navrant spectacle.</p> + +<p>—Messieurs, dit-il, tandis que le bateau +s'ébranlait, je vais vous donner un dernier bon +conseil... La fête se continue là -haut... Allez +faire, croyez-moi, un petit tour de bal... Il est +toujours agréable, le cas échéant, de pouvoir +établir un <i>alibi</i>.</p> + +<p>Ce terme de palais et de bagne sonna comme +une menace aux oreilles des trois complices, +qui se dirigèrent en silence vers le bac; mais +Bibandier les rappela tout à coup.</p> + +<p>—Encore un service, s'il vous plaît! dit-il; +j'oubliais d'embarquer deux pierres, pour empêcher +les petites de remonter sur l'eau...</p> + +<p>Une sueur froide perça sous les cheveux de +Pontalès.</p> + +<p>Ce fut Macrocéphale qui apporta les deux +pierres; il pensa se trouver mal en regagnant +le bac.</p> + +<p>Bibandier quitta enfin la rive et se laissa dériver +au fil de l'eau, en chantant une de ces chansons +<span class="pagenum" id="Page_217">217</span> +lentes et tristes qui mesurent le travail des +forçats à la fatigue.</p> + +<p>La lune s'était levée tout à fait et mettait des +nuances argentées à la colonne de vapeur suspendue +au-dessus du tournant de Trémeulé.</p> + +<p>La <i>Femme-Blanche</i> semblait grandir et osciller +lentement au-dessus du gouffre.</p> + +<p>Durant quelques minutes, les quatre compagnons +virent la petite barque glisser sur l'eau +calme du marais.</p> + +<p>Puis elle disparut dans les longs plis de vapeur +qui formaient le vêtement de la <i>Femme-Blanche</i>.</p> + +<div class="pagenum" id="Page_218"></div> + +<div class="npage"> + +<h3 id="Page_219">XIV<br /> +<b>PAUVRES FILLES</b>!</h3> + +<p>Robert de Blois, le marquis de Pontalès et +leurs deux compagnons remontaient au manoir +de Penhoël. Ils marchaient en silence. De temps +en temps l'un d'eux se retournait, comme malgré +lui, pour jeter un furtif regard vers le marais +où la <i>Femme-Blanche</i> se dressait aux rayons de +la lune.</p> + +</div> + +<p>Il leur semblait ouïr de loin le clapotement +sinistre et sourd du tournant de Trémeulé.</p> + +<p>Dans le taillis qui couvrait tout le versant de +la colline, une route était percée pour conduire +<span class="pagenum" id="Page_220">220</span> +à la loge de Benoît Haligan. Les quatre complices +traversèrent cette route à cinquante pas +au-dessus de la pauvre cabane du vieillard. Ils +entendirent Benoît Haligan qui chantait de sa +voix creuse et tremblante la prière de l'agonie.</p> + +<p>Ils pressèrent leur marche en frémissant.</p> + +<p>Comme ils arrivaient à la porte du manoir, +Robert s'arrêta et releva brusquement la tête.</p> + +<p>—C'était nécessaire!... dit-il à voix basse; et +d'ailleurs, ce qui est fait est fait!... Prenons le +dessus, messieurs, et ne rentrons pas au manoir +avec des figures d'enterrement!</p> + +<p>—C'est juste, dit Blaise.</p> + +<p>Et Macrocéphale ajouta:</p> + +<p>—On ne peut rien contre les faits accomplis... +Je chargerai la vieille Yvonne, ma servante, +de prier pour elles tous les soirs... Et je +suis bien sûr que M. le marquis de Pontalès +sacrifiera volontiers une vingtaine d'écus pour +faire dire des messes...</p> + +<p>Pontalès essuya la sueur de son front.</p> + +<p>—Je donnerai vingt louis à l'église de Glénac!... +balbutia-t-il, cinquante louis à l'église +de Redon!... cent louis à l'église de Rennes!...</p> + +<p>—Ma foi! dit l'homme de loi naïvement, si +elles ne sont pas contentes avec cela!...</p> + +<p>Robert et Blaise ne purent s'empêcher de +rire. L'impression lugubre était en partie secouée, +<span class="pagenum" id="Page_221">221</span> +et comme, en définitive, aucun des quatre +complices ne se repentait véritablement, ils +n'eurent pas grand'peine à rappeler sur leurs +visages le calme souriant qui convenait à ce jour +de fête.</p> + +<p>Ils se séparèrent, afin de rentrer dans le bal +par différents côtés.</p> + +<p>La danse s'était ranimée au salon de verdure. +Jeunes gens et jeunes filles prenaient leur revanche. +On se dédommageait de la longue heure +d'ennui qu'on avait éprouvée à entendre les +gémissements des trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang. +Au moment de finir, le bal +retrouve presque toujours ainsi une gaieté plus +vive. A la ville, l'orchestre redouble de verve et +d'entrain; à la campagne, les danseurs cabriolent, +battent des mains et crient; à la Courtille, +vers cette heure consacrée, où l'allégresse atteint +son plus chaud paroxysme, on brise les verres, +on se poche les yeux et on marche sur la tête...</p> + +<p>Les musiciens de Glénac jouaient comme des +possédés. Ils avaient entonné cette gigue interminable, +connue sous le nom de <i>bal breton</i>, et +qui peut dérouler jusqu'à cent cinquante figures +diverses, suivant la renommée. Danseurs et danseuses, +enlevés par les cahots de cette musique +nationale, bondissaient avec enthousiasme. On +se mêlait, on se choquait, on tombait sur le +<span class="pagenum" id="Page_222">222</span> +gazon avec de grands éclats de rire. C'était charmant!</p> + +<p>Et les invités de Penhoël ne pouvaient plus se +plaindre d'être abandonnés par leurs hôtes. Le +maître, il est vrai, ne s'était pas montré de la +soirée, mais Madame avait reparu, apportant de +bonnes nouvelles de l'Ange.</p> + +<p>Elle présidait à la fête maintenant, assise auprès +de Jean de Penhoël. Sa figure était bien +pâle, mais l'effort qu'elle faisait gardait à ses +traits réguliers et nobles une apparence de +sérénité.</p> + +<p>Il n'y avait de triste que la partie respectable +de l'assemblée. Ces dames et ces messieurs +avaient regagné leur coin, et présentaient un +aspect de plus en plus maussade. Là , toutes les +figures étaient refrognées, tous les yeux se chargeaient +de sommeil.</p> + +<p>Le chevalier adjoint et la chevalière adjointe +de Kerbichel, madame veuve Claire Lebinihic et +les trois vicomtes restaient sous l'impression +produite par les talents des trois Grâces Baboin. +De périodiques bâillements faisaient le tour du +cercle. Les trois Grâces Baboin, de leur côté, +regardaient avec haine la danse victorieuse et +ne pouvaient cacher leur détestable humeur. +L'Ariette avait eu, en effet, peu de succès; la +Romance était tombée à plat, et la Cavatine, plus +<span class="pagenum" id="Page_223">223</span> +malheureuse encore, en achevant la série de +glapissements déplorables qu'elle appelait son +<i>grand air</i>, avait pu constater que le salon de +verdure s'était changé en solitude. Seul, le petit +frère Numa l'avait écoutée jusqu'au bout, comme +c'était son rigoureux devoir.</p> + +<p>Dans ces dispositions, la galerie était un peu +moins loquace que naguère, mais aussi son venin +était plus épais et plus âcre: chaque coup de +langue était une morsure.</p> + +<p>On allait des grands aux petits; tout le monde +avait son paquet; on assassinait ceux qu'on +n'avait pas daigné piquer au commencement +de la soirée.</p> + +<p>Personne n'a été sans remarquer que la province, +si prude et si peu charitable, ne choisit +pas toujours ses expressions parmi les plus châtiées, +lorsqu'il s'agit de calomnier ou de médire. +Quand la conversation arrive à un certain degré, +quand les dents grincent, quand les langues +s'aiguisent, la province est comme le latin qui, +<i>dans les mots, brave l'honnêteté</i>, et il n'est point +rare d'entendre des locutions très-téméraires +tomber alors des bouches les plus vénérables.</p> + +<p>En ce moment, la société faisait de la calomnie +légère. Elle allait de l'un à l'autre, donnant +à Lola, par exemple, qui s'affichait avec le jeune +Pontalès, des épithètes extrêmement caractéristiques, +<span class="pagenum" id="Page_224">224</span> +déchirant un peu sur Penhoël absent, +et risquant sur Madame des hypothèses devant +lesquelles une valetaille insolente eût assurément +reculé. Ensuite on passait à l'Ange, pour +retomber sur quelqu'un des couples occupés à +danser le bal breton. Puis on se demandait +quelle vie menaient ces deux petites dévergondées, +Cyprienne et Diane, qui étaient absentes +depuis plus de deux heures!</p> + +<p>Et c'était, ma foi, très-significatif. On avait +vu disparaître presque en même temps qu'elles +ces deux grands fainéants de Robert et d'Étienne.</p> + +<p>Les trois Grâces Baboin échangeaient, à ce +sujet, avec la chevalière adjointe de Kerbichel, +des observations d'une philosophie si avancée, +que le chevalier adjoint et les trois vicomtes +avaient envie de rougir.</p> + +<p>Une chose bizarre, c'est que ces deux grands +garçons d'Étienne et de Roger étaient revenus +sans les petites! La Romance expliquait cela en +disant que ces demoiselles avaient dû friper un +peu leurs toilettes, pendant deux heures de promenade...</p> + +<p>—Et déranger leurs coiffures..., ajoutait +l'Ariette.</p> + +<p>L'aigre Cavatine enchérissait.</p> + +<p>Et la charitable assemblée se laissait arracher +quelques hargneux applaudissements.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_225">225</span> +Étienne et Roger étaient rentrés ensemble +dans le bal à peu près en même temps que +Robert de Blois, M. le marquis de Pontalès et +Macrocéphale.</p> + +<p>Tandis que ces derniers affectaient de se +saluer en passant, comme gens qui ne se sont +pas vus depuis longtemps déjà , Étienne et Roger +parcouraient d'un regard triste les groupes +animés des danseurs.</p> + +<p>Leur recherche s'était inutilement prolongée, +et en revenant au salon de verdure, ils avaient +l'espoir d'y retrouver Cyprienne et Diane.</p> + +<p>—Elles ne sont pas là !... dit Roger avec un +gros soupir. Deux heures d'absence au milieu +d'un bal!...</p> + +<p>La physionomie d'Étienne était mélancolique +et pensive.</p> + +<p>—Nous ne les reverrons pas ce soir... murmura-t-il, +et il faut que je sois à Redon demain +avant le jour... Je ne pourrai pas lui faire mes +adieux... Veux-tu te charger auprès d'elle de +mon dernier message?</p> + +<p>—Avant de partir, répliqua Roger, tu peux +encore la voir...</p> + +<p>Le jeune peintre secoua la tête.</p> + +<p>—Ce serait un moment cruel... dit-il, les +heures de repos sont pour elles courtes et +rares... Pourquoi les troubler?... Et puis, au +<span class="pagenum" id="Page_226">226</span> +moment de la séparation, je serais faible peut-être... +Quand tu la verras, Roger, tu lui diras +que je l'aimais... que je n'aimerai jamais une +autre femme en ma vie... et qu'au prix de +tout mon bonheur, je la voudrais voir heureuse...</p> + +<p>Sa voix tremblait. Il y avait dans son accent +une sensibilité profonde qui faisait contraste +avec ses habitudes d'insouciance et la gaieté +leste de sa philosophie parisienne.</p> + +<p>Roger lui serra la main.</p> + +<p>—Je lui dirai que tu es le plus loyal garçon +qui soit au monde!... répondit-il. Je lui dirai +que tu as la fortune peut-être au bout de tes +pinceaux... et que, si Dieu bénit ton travail, tu +reviendras en Bretagne afin de la prendre pour +femme.</p> + +<p>Les yeux d'Étienne étaient humides.</p> + +<p>—Merci! murmura-t-il.</p> + +<p>—Nous sommes jeunes!... reprit Roger avec +un sourire ému, et Dieu est bon... peut-être +que nous serons heureux tous ensemble quelque +jour!...</p> + +<p>Pendant qu'ils causaient ainsi, Pontalès, +Robert et l'homme de loi parcouraient le bal, +et soutenaient leur rôle de gaieté forcée. Blaise +servait des rafraîchissements, afin de faire acte +de présence.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_227">227</span> +Au moment où Roger prononçait ces dernières +paroles, pleines d'espoir souriant et de +foi dans l'avenir, la figure de Bibandier sortit de +l'ombre, à quelques pas derrière lui.</p> + +<p>Le maigre visage du uhlan était couvert de +pâleur; ses yeux roulaient, hagards, et ses cheveux +mêlés se hérissaient sur son crâne.</p> + +<p>Les deux jeunes gens ne le voyaient point; +par contre, les complices qui guettaient son +arrivée l'aperçurent tous à la fois.</p> + +<p>Le sourire contraint de Robert et de Pontalès +se glaça sur leurs lèvres. Macrocéphale aurait +voulu fuir, et Blaise faillit laisser tomber le plateau +qu'il tenait à la main.</p> + +<p>Il leur semblait à tous que le bal entier devait +voir à nu leur détresse et deviner ce que signifiait +l'apparition de ce visage livide du uhlan, +qui se montrait à demi derrière l'une des portes +du salon de verdure.</p> + +<p>Cette apparition ne dura, d'ailleurs, qu'un +instant. Lorsque les quatre complices s'enhardirent +à jeter vers la porte un second regard, +Bibandier avait déjà disparu.</p> + +<p>Il prit une des allées du jardin au hasard et +se dirigea vers un berceau désert.</p> + +<p>Sur son passage, sans savoir ce qu'il faisait, +il éteignait les lampions, comme si la lumière +eût blessé sa vue.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_228">228</span> +L'obscurité se fit ainsi autour du berceau où +Bibandier s'arrêta.</p> + +<p>Il n'attendit pas longtemps. Une minute +s'était à peine écoulée que les quatre complices +arrivèrent l'un après l'autre.</p> + +<p>Personne n'osait interroger.</p> + +<p>—Eh bien!... dit Bibandier d'une voix +étouffée, vous ne me demandez pas mon histoire?</p> + +<p>Il y avait quelque chose d'étrange et de solennel +dans l'émotion suprême de ce bandit sans +cœur, qui avait conservé si longtemps, en face +du crime, sa froide et cynique gaieté.</p> + +<p>En ce moment, tout son corps tremblait, il +semblait prêt à défaillir.</p> + +<p>—Que vous est-il donc arrivé?... demanda +enfin Robert.</p> + +<p>Bibandier s'appuya chancelant contre le treillage +du berceau.</p> + +<p>—Elles sont mortes!... dit-il. Elles étaient +bien belles toutes deux!... Maintenant elles sont +mortes!...</p> + +<p>—Et personne ne vous a vu?... demanda +Macrocéphale.</p> + +<p>—Mortes!... répéta le uhlan qui mit sa tête +entre ses mains; tandis que je chantais en les +conduisant vers le trou, elles me regardaient +toutes deux avec leurs yeux angéliques... Je les +<span class="pagenum" id="Page_229">229</span> +vois encore... se reprit-il en frissonnant... leurs +pauvres jolis corps couchés sur la planche...</p> + +<p>Il s'arrêta; sa voix s'embarrassait dans sa +gorge.</p> + +<p>Les quatre complices l'écoutaient immobiles; +une sueur froide leur baignait le front.</p> + +<p>—Quelqu'un n'a-t-il pas demandé, reprit-il +sans relever la tête, si personne ne m'avait +vu?...</p> + +<p>—Moi... balbutia le Hivain.</p> + +<p>—Un homme m'a vu... répondit Bibandier, +et il vous a vus aussi, tous tant que vous êtes!...</p> + +<p>—Qui est cet homme?... demandèrent les +quatre complices d'une seule voix.</p> + +<p>Bibandier garda le silence.</p> + +<p>Puis il reprit, comme en se parlant à lui-même:</p> + +<p>—J'avais promis! il fallait en finir... quand +j'ai soulevé la première dans mes bras, l'autre +s'est agitée au fond du bateau et j'ai vu ses +grands yeux se remplir de larmes... Elles ne +pouvaient point parler, mais leurs regards se +cherchaient... J'ai eu pitié!... j'ai rapproché +leurs deux visages et leurs bouches ont pu +s'unir encore une fois. Puis je leur ai mis au +cou les deux pierres que M. le Hivain m'avait +données...</p> + +<hr class="light" /> + +<p><span class="pagenum" id="Page_230">230</span> +Le surlendemain au matin, le bourg de Glénac +vit une solennité. C'était une fête d'un genre +bien différent. La petite église avait son portail +tendu de noir, et les paysans, que nous avons +vus rassemblés sur l'aire, autour du feu de joie +de la Saint-Louis, s'échelonnaient, tristes et +silencieux, dans le cimetière.</p> + +<p>On venait de dire la messe des morts sur +deux cercueils, entourés de voiles blancs et +ornés de ces fraîches fleurs qu'on jette, dernière +parure, sur la tombe des jeunes filles.</p> + +<p>Nous eussions retrouvé là tous les invités du +manoir; mais la famille n'était représentée que +par un seul de ses membres, le vieil oncle Jean, +bien que le nom de Penhoël eût été prononcé +deux fois dans l'oraison mortuaire.</p> + +<p>Les cercueils fleuris contenaient les corps de +Diane et de Cyprienne.</p> + +<p>René, Madame et l'Ange avaient manqué à +la messe funèbre. Ce qui avait causé plus de +surprise encore, ç'avait été de ne voir ni Roger +de Launoy, ni le jeune peintre Étienne aux +côtés de l'oncle en sabots.</p> + +<p>Étienne et Roger, en ce moment, étaient bien +loin de Glénac. Ils ignoraient tous les deux les +événements de la nuit de la Saint-Louis.</p> + +<p>Voici ce qui leur était arrivé:</p> + +<p>Vers le point du jour, quelques heures après +<span class="pagenum" id="Page_231">231</span> +la fin du bal, ils avaient descendu l'escalier du +manoir, afin de prendre la route de Redon. +Roger faisait la conduite à son ami.</p> + +<p>En passant sous la fenêtre des deux jeunes +filles, Étienne s'arrêta, et Roger appela Cyprienne +et Diane par leurs noms à plusieurs reprises.</p> + +<p>Point de réponse.</p> + +<p>—Elles dorment... dit Étienne qui jeta sur +son épaule son petit paquet de voyage et partit +enfin à grands pas.</p> + +<p>La route fut silencieuse entre les deux jeunes +gens. A Redon, au moment de monter en voiture, +Étienne dit à Roger en lui serrant une +dernière fois la main:</p> + +<p>—Écoute... ce Robert te déteste presque +autant que moi... et Penhoël n'est plus le maître... +Si tu étais forcé de quitter le manoir, +quelque jour, souviens-toi que je suis ton frère +et que ma demeure, si petite et si pauvre qu'elle +soit, sera toujours assez grande pour nous abriter +tous deux.</p> + +<p>La voiture partit pour Rennes, et Roger resta +seul.</p> + +<p>Les dernières paroles de son ami soulevaient +en lui de vagues craintes, mais il était bien loin +de penser, cependant, qu'il dût être réduit +jamais à profiter de l'hospitalité offerte.</p> + +<p>Comme il entrait à l'auberge du père Géraud +<span class="pagenum" id="Page_232">232</span> +pour déjeuner, celui-ci lui remit une lettre arrivant +par exprès du manoir.</p> + +<p>La lettre était écrite par M. Robert de Blois, +et René de Penhoël avait mis au bas sa signature.</p> + +<p>Cela s'était fait le matin même. Robert semblait +avoir profité de la courte absence du jeune +homme pour lui porter ce coup plus à son aise.</p> + +<p>C'étaient quelques phrases sèches et sentant +la raillerie où l'on disait à Roger, en substance, +qu'il arrivait à l'âge d'homme, que les voyages +forment la jeunesse, et que c'était pitié de le +voir croupir, loin du monde, dans le petit bourg +de Glénac.</p> + +<p>Roger lisait cela le rouge au front. La forme +de ce congé le rendait plus cruel encore.</p> + +<p>Se voir éconduit froidement et avec moqueries, +lui, le fils adoptif, dont l'enfance avait été +entourée de tendresse, lui, qu'on avait aimé +pendant vingt ans!</p> + +<p>Hélas! les pressentiments d'Étienne se réalisaient +bien vite...</p> + +<p>Roger n'hésita pas; il avait le cœur fier, et le +nom de Penhoël était au bas de la lettre. Il +fallait partir; mais Cyprienne...</p> + +<p>Avant de quitter le pays pour toujours, sa +première idée fut de retourner au manoir, afin +de dire adieu à la pauvre fille dont il emportait +l'amour. Ce fut la crainte de se trouver face à +<span class="pagenum" id="Page_233">233</span> +face avec le maître de Penhoël qui l'arrêta. Il +s'enferma dans une des chambres du <i>Mouton +couronné</i>, et se mit à écrire.</p> + +<p>Le papier où courait sa plume fut mouillé +plus d'une fois de ses larmes, et pourtant, parmi +ses phrases désolées, il y avait de l'espoir, car il +était jeune et plein de courage.</p> + +<p>Il parlait pour lui et pour Étienne, dont il ne +pouvait plus faire les adieux de vive voix; il +disait aux deux sœurs:</p> + +<div class="manuscr"> +<p>«Nous vous aimons, nous travaillerons, +nous reviendrons...»</p> +</div> + +<p>Le père Géraud fut chargé de porter la lettre +que les deux pauvres jeunes filles ne devaient +pas lire, hélas! et Roger monta à cheval pour +courir après la voiture de Rennes.</p> + +<p>Au lieu de remettre son message, le bon +aubergiste s'agenouilla dans l'église de Glénac +et pria pour les deux pauvres filles mortes...</p> + +<p>En l'absence du maître de Penhoël et de +Madame, c'étaient M. le marquis de Pontalès et +Robert de Blois qui représentaient la famille en +qualité d'amis, car le pauvre oncle Jean, écrasé +sous sa douleur trop lourde, était incapable de +s'occuper de rien.</p> + +<p>En cette circonstance, il fallait bien le reconnaître, +le marquis, Robert et même M. le Hivain +<span class="pagenum" id="Page_234">234</span> +avaient témoigné à la famille une affection +empressée. Il n'y avait pas jusqu'au fossoyeur +de la paroisse, le pauvre Bibandier, qui n'eût +fait preuve d'un dévouement très-méritoire.</p> + +<p>Les deux jeunes filles s'étaient noyées dans le +marais, on ne savait trop comment. Les circonstances +de leur fin restaient entourées d'un +vague mystère. On disait seulement qu'ayant +voulu traverser l'Oust sur un frêle batelet, elles +avaient été emportées par le courant jusqu'à la +<i>Femme-Blanche</i>.</p> + +<p>Le fossoyeur Bibandier avait retrouvé sur +le rivage, le lendemain matin, des débris de la +barque, et c'était lui qui avait donné l'éveil.</p> + +<p>Après une journée entière de recherches +infructueuses, Pontalès, maître le Hivain, Robert +de Blois et son domestique Blaise étaient +restés seuls sur le lieu présumé de la catastrophe +avec le fossoyeur Bibandier.</p> + +<p>Ce dernier, disait-on, avait plongé une grande +partie de la nuit aux environs du tournant et +avait fini par repêcher les deux corps. Du moins +avait-on trouvé, le lendemain matin, deux cercueils +déjà cloués à la porte de l'église.</p> + +<p>Les actes de décès avaient dû se faire en +famille, M. de Penhoël étant maire.</p> + +<p>Quant au curé, c'était un petit cousin du +marquis de Pontalès.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_235">235</span> +D'ailleurs, personne ne songeait à douter; le +malheur n'était que trop évident! Chacun pleurait +et priait autour de ces pauvres petits cercueils +que la terre allait sitôt recouvrir.</p> + +<p>S'il y avait des doutes parmi la foule sombre +et consternée, ce n'était pas sur la mort elle-même, +mais bien sur les circonstances qui +avaient accompagné la mort.</p> + +<p>Cyprienne et Diane savaient conduire un +bateau sur le marais aussi bien que pas un +pêcheur de macles. Elles étaient habiles nageuses: +comment ne pas concevoir des soupçons?</p> + +<p>Plus d'un regard défiant se fixait à la dérobée +sur Pontalès et sur Robert.</p> + +<p>Il eût suffi d'un mot peut-être pour changer +la douleur commune en colère, et alors, malheur +aux assassins! Mais ce mot, personne ne +le prononçait. Il n'y avait point de preuves, et +certes, le crime ne pouvait point se lire sur les +figures tranquilles du marquis et de M. de +Blois.</p> + +<p>L'impression d'horreur, produite par la scène +nocturne du Port-Corbeau, avait eu déjà le +temps de s'effacer. En somme, ce meurtre était +nécessaire, et s'ils frissonnaient encore en songeant +aux détails repoussants de leur crime, en +revanche, ils s'applaudissaient. La joie compensait +bien le remords.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_236">236</span> +Ils étaient là , remplaçant la famille; les +paysans pouvaient voir sur leurs physionomies, +composées habilement, une tristesse recueillie +et calme.</p> + +<p>Les soupçons tombaient; d'ailleurs, parmi les +paysans, ceux qui ne récitaient point la prière +funèbre étaient occupés tout entiers à parler de +la catastrophe et des pauvres enfants qu'on +avaient vues, l'avant-veille encore, si jeunes et +si belles, ouvrir le bal de la Saint-Louis.</p> + +<p>Hommes et femmes chuchotaient à la porte +de l'église et, comme c'est l'habitude des +bonnes gens de Bretagne, chacun cherchait dans +ses souvenirs un présage à cette mort funeste.</p> + +<p>—Le vieux Benoît l'avait bien dit!... murmurait-on, +personne ne voulait le croire, quand +il répétait que les filles de Penhoël seraient trois +belles-de-nuit avant le jour de sa mort... En +voici deux déjà !...</p> + +<p>—Et la petite demoiselle Blanche est bien +malade!...</p> + +<p>—Elles <i>reviendront</i>, les chères filles!... +reprenait une ménagère en égrenant son chapelet.</p> + +<p>Une voix effrayée s'éleva au milieu du groupe +et dit:</p> + +<p>—Elles sont déjà revenues!</p> + +<p>Chacun tressaillit et se rapprocha.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_237">237</span> +C'était le petit Francin qui avait parlé. Il était +tremblant et tout pâle.</p> + +<p>—Oui... oui... poursuivit-il en baissant les +yeux, c'est moi qui ai dit le premier <i>De profundis</i> +pour le salut de leurs âmes... car je les ai +vues cette nuit... et j'ai bien reconnu qu'elles +étaient mortes.</p> + +<p>Le père Géraud avait fendu la presse et tenait +l'enfant par le bras.</p> + +<p>—Tu les <ins id="cor_17" title="original: a">as</ins> vues?... balbutia-t-il.</p> + +<p>Le petit paysan frémissait de tous ses membres.</p> + +<p>—C'était ce matin, une heure avant le jour... +dit-il, j'allais au marais chercher nos chevaux... +j'ai vu quelque chose de blanc qui se remuait au +pied de l'aune où l'on amarre le grand bac de +Port-Corbeau... J'avais peur, mais j'ai pensé +tout de suite aux demoiselles... Oh! je les ai +bien reconnues!... Elles portaient les mêmes +robes que le soir du bal!... Elles étaient là +toutes deux agenouillées au pied de l'arbre, et +il me semblait qu'elles creusaient la terre... J'ai +fait du bruit en me sauvant, et quand je me +suis retourné pour voir encore, elles avaient +disparu...</p> + +<p>On entamait la dernière hymne sous la porte +de l'église. Les paysans se turent et mêlèrent +leurs voix émues à celles des prêtres.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_238">238</span> +La <i>société</i>, qui avait occupé durant le service +la place d'honneur, au-devant de l'autel, sortait +à ce moment; la <i>société</i> causait ici comme dans +le salon de verdure.</p> + +<p>—Pauvres chères filles!... gémissait l'aînée +des trois Grâces Baboin; qui aurait pensé jamais +cela?...</p> + +<p>Elle essuya une larme entièrement fictive.</p> + +<p>—Ce que c'est que de nous!... soupira la +Romance.</p> + +<p>Madame veuve Claire Lebinihic regardait du +coin de l'œil les trois vicomtes pour constater +l'effet produit par sa toilette de deuil.</p> + +<p>—Mesdames, dit gravement le chevalier +adjoint de Kerbichel, c'est la loi commune.</p> + +<p>Le petit frère Numa fit observer ceci:</p> + +<div class="poem"> +<div class="verse12">Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre,</div> +<div class="verse6">Est sujet à ses lois;</div> +</div> + +<p>Le chevalier adjoint interrompit:</p> + +<div class="poem"> +<div class="verse12">Et la garde qui veille aux barrières du Louvre</div> +<div class="verse6">N'en défend pas nos rois!</div> +</div> + +<p>—Ah! murmura la Cavatine, les hommes +n'ont pas de cœur!... Au lieu de pleurer comme +nous autres femmes, ils citent des passages de +Bossuet ou de Voltaire...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_239">239</span> +La porte de l'église s'ouvrit à deux battants, +et le convoi sortit, escorté par les jeunes filles +du bourg. Devant les cercueils, les danseuses du +bal de la Saint-Louis marchaient vêtues encore +de leurs robes blanches.</p> + +<p>L'oncle Jean, soutenu par le père Chauvette, +suivait le cortége, ainsi que Pontalès, Robert, +maître le Hivain et Blaise.</p> + +<p>—Prêtez-moi votre flacon, ma chère demoiselle, +dit la chevalière adjointe à Églantine +Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, j'ai bien peur +de me trouver mal!...</p> + +<p>—Ma chère dame, répliqua la Romance, +il faut se faire une raison, voyez-vous!... Dieu +sait que mes sœurs et moi nous aimions les +pauvres petites plus que personne, mais à présent +tout est fini et le désespoir n'y fait rien!</p> + +<p>—D'ailleurs... reprit la Cavatine passant +des sanglots au commérage par une habile tangente, +faut-il beaucoup regretter la vie pour +elles?</p> + +<p>Toute la partie féminine de la <i>société</i> poussa +en cœur un gros soupir.</p> + +<p>—Hélas! reprit la Romance, elles n'étaient +pas heureuses!... C'est au point que je ne me +suis pas révoltée, comme j'aurais dû le faire +peut-être, quand on m'a parlé de suicide...</p> + +<p>La Romance prononça ces derniers mots discrètement +<span class="pagenum" id="Page_240">240</span> +et juste assez haut pour que tout le +monde pût les entendre.</p> + +<p>—Oh!... mademoiselle!... se récrièrent les +vicomtes.</p> + +<p>Madame veuve Claire Lebinihic et la chevalière +adjointe ouvraient les yeux et les oreilles, +flairant une médisance de haut goût.</p> + +<p>La Romance baissa la voix davantage et leva +ses regards au ciel.</p> + +<p>—Je ne connais pas ces choses-là !... murmura-t-elle, +mais on dit que quand les jeunes +filles ont été trompées...</p> + +<p>—Ça arrive tous les jours!... interrompit +madame Claire Lebinihic.</p> + +<p>—Et voyez!... reprit la Romance encouragée, +voyez si Roger et ce vagabond d'Étienne +ont osé paraître à l'enterrement!...</p> + +<p>On chercha des yeux les deux jeunes gens.</p> + +<p>—C'est vrai!... dit un des vicomtes, je +n'avais pas songé à cela.</p> + +<p>Et dans l'esprit de chacun la mémoire des +deux filles de l'oncle Jean fut ternie.</p> + +<p>Le convoi atteignait la partie du cimetière où +se trouvaient les sépultures des Penhoël. Les +trois Grâces Baboin gardèrent le silence, contentes +désormais d'avoir jeté quelques fleurs sur +ces pauvres tombes...</p> + +<p>L'aspect du cimetière était triste et morne, +<span class="pagenum" id="Page_241">241</span> +les chants faisaient trêve. Les paysans, muets +et le rosaire à la main, se rangeaient autour des +deux fosses ouvertes.</p> + +<p>Bibandier était à son poste de fossoyeur.</p> + +<p>Au moment où il étendait la main pour +mettre le premier cercueil en terre, un bras se +posa au-devant de lui et le fit reculer.</p> + +<p>En même temps une clameur sourde, mêlée +de surprise et d'épouvante, courut dans le cercle +des bonnes gens.</p> + +<p>Entre le fossoyeur et les deux bières, une +sorte de fantôme, que sa maigreur faisait paraître +d'une taille démesurée, venait de se dresser, +sortant on ne sait d'où.</p> + +<p>Il était là si hâve et si décharné, que tous, +en ce premier moment, crurent que la terre +s'était ouverte pour lui livrer passage.</p> + +<p>Puis un nom domina les murmures de la +foule.</p> + +<p>—Benoît Haligan! disait-on, Benoît le sorcier!</p> + +<p>Le voir en ce lieu était aussi étrange assurément +que de voir un vrai spectre percer la +terre.</p> + +<p>Comment avait-il quitté le grabat où sa longue +agonie le clouait depuis des mois entiers? Quelle +force mystérieuse l'avait aidé à monter la colline?...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_242">242</span> +Chacun, dans le cimetière, regardait avec +stupéfaction.</p> + +<p>Benoît se tenait droit et roide auprès des +fosses. Son œil cave se fixa d'abord sur Bibandier, +qui tourna la tête; puis sur Pontalès, +Robert de Blois, maître le Hivain et Blaise, qui +ne purent s'empêcher de baisser les yeux.</p> + +<p>Après quelques secondes de silence, le vieux +passeur courba lentement sa haute taille et soupesa +les deux bières l'une après l'autre.</p> + +<p>Tandis qu'il se redressait, on vit autour de +sa lèvre flétrie une sorte de sourire...</p> + +<p>—Que Dieu prenne en pitié ceux qui vivent +et ceux qui sont morts!... dit-il en croisant ses +bras sur sa poitrine.</p> + +<p>Il salua Jean de Penhoël en l'appelant par son +nom, et sortit du cimetière. La foule lui fit un +large passage.</p> + +<p>En redescendant la colline, ses jambes amaigries +chancelaient sous le poids de son corps, +mais il ne s'arrêtait point. Il ne cessa de marcher +qu'en atteignant le rivage de l'Oust, au pied de +l'aune où le grand bac était amarré.</p> + +<p>Une fois là , il se mit sur ses genoux et approcha +sa tête du sol qui semblait avoir été remué +fraîchement.</p> + +<p>Ses mains ridées se joignirent, et il se laissa +choir, épuisé, sur l'herbe en murmurant:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_243">243</span> +—Que Dieu et la Vierge les protégent!...</p> + +<hr class="light" /> + +<p>Au cimetière, la fête funèbre était finie, et +Bibandier, achevant son office de fossoyeur, +recouvrait de terre les tombes de Diane et de +Cyprienne...</p> + +<div class="pagenum" id="Page_244"></div> + +<div class="npage"> + +<h3 id="Page_245">XV<br /> +<b>DEUX TOMBES</b>.</h3> + +<p>On entendait jusque dans la chambre de +l'Ange le son métallique et vibrant de la grande +pendule du salon, qui sonnait lentement neuf +heures.</p> + +</div> + +<p>C'était le soir de la messe funèbre, dite à la +paroisse de Glénac, pour Diane et Cyprienne de +Penhoël.</p> + +<p>La veille, à ce même moment, la grande pendule +du salon aurait bien pu sonner pendant un +quart d'heure sans que personne y prît garde, +au milieu des joyeux bruits de la fête. Mais +c'était du plaisir que les hôtes de Penhoël étaient +venus chercher au manoir; ils avaient fui +<span class="pagenum" id="Page_246">246</span> +devant ce deuil qui s'était glissé tout à coup +parmi la joie promise.</p> + +<p>Que faire en une maison mortuaire? Les +hôtes de Penhoël étaient tous partis jusqu'au dernier. +A présent, au lieu des gaies rumeurs du +bal, on avait le silence morne; au lieu de cette +foule remuante et rieuse qui animait les verts +bosquets du jardin, la solitude; au lieu des illuminations +prodiguées, les ténèbres épaisses et +muettes.</p> + +<p>On eût dit une maison abandonnée. Sur toute +la façade du manoir on ne voyait que deux lueurs +faibles et perçant à peine la soie des tentures; +une de ces lumières brûlait chez René de Penhoël, +l'autre éclairait la chambre de l'Ange.</p> + +<p>Madame était assise au chevet de sa fille, dont +les yeux alourdis par les larmes venaient de se +fermer depuis quelques minutes. Blanche dormait +d'un sommeil inquiet et plein de tressaillements. +La douleur qui l'avait navrée durant +tout le jour revenait sans doute en ses rêves, car +la pauvre enfant se plaignait et gémissait dans +son sommeil.</p> + +<p>Blanche avait bien pleuré; Cyprienne et +Diane n'étaient plus là , ses deux cousines qu'elle +aimait tant! La veille encore, elle enviait leur +sourire, et maintenant on les avait mises en +terre. La pauvre Blanche avait subi, durant toute +<span class="pagenum" id="Page_247">247</span> +la journée, cette douleur pleine d'étonnement +et d'effroi qui prend les enfants au premier aspect +de la mort.</p> + +<p>A son âge et quand on n'a pas vu encore s'en +aller pour jamais une personne chère, on ne +croit pas tout de suite à l'éternelle séparation. +L'esprit repousse longtemps l'idée de la mort, et +de vagues espoirs s'obstinent au fond du cœur.</p> + +<p>Blanche avait pensé plus d'une fois dans la +journée que tout cela était un songe funeste. Dès +que ses paupières se fermaient, fatiguées de +larmes, elle croyait voir les douces figures de +ses cousines sourire à son chevet.</p> + +<p>Est-ce qu'on meurt ainsi toute jeune et toute +belle? Est-ce que la tombe peut s'ouvrir au seuil +de la salle de bal?</p> + +<p>Les yeux de l'Ange étaient rouges et humides +encore. Le sommeil l'avait surprise, sans doute, +au milieu d'une prière, car ses mains restaient +jointes sous sa couverture. Elle était beaucoup +plus changée que le soir de la Saint-Louis. La +maladie ne pouvait point lui enlever son exquise +beauté, mais son visage portait les traces de la +souffrance physique et de l'affaiblissement.</p> + +<p>Il n'en fallait pas tant d'ordinaire pour que +l'œil de Madame, attentif et inquiet, ne quittât +pas un seul instant les traits de sa fille chérie. +Mais aujourd'hui, Marthe de Penhoël tenait ses +<span class="pagenum" id="Page_248">248</span> +regards cloués au sol et semblait oublier la présence +de l'Ange.</p> + +<p>Elle n'entendait pas la plainte qui s'exhalait +de la bouche de sa fille; elle ne voyait point la +pauvre enfant s'agiter sur son lit, et pâlir parfois +tout à coup aux élancements d'une douleur +plus aiguë.</p> + +<p>La figure de Marthe semblait être de pierre. +Depuis la tombée du jour, elle était assise à la +même place. Elle n'avait pas fait un mouvement.</p> + +<p>Ses yeux, fixés à terre, n'avaient point de +pensée. Le sang avait abandonné complétement +sa joue livide et comme morte.</p> + +<p>Plusieurs fois avant de s'endormir, accablée, +Blanche lui avait adressé la parole. Point de réponse.</p> + +<p>Et c'était étrange! Madame accueillait si avidement +d'ordinaire chaque mot tombant des +lèvres de sa fille!...</p> + +<p>Elle n'entendait pas. Quand une torture trop +poignante déchire l'âme, on devient insensible +et sourd.</p> + +<p>Mais quelle était cette torture? Du vivant des +filles de l'oncle Jean, Marthe de Penhoël était +bien froide envers elles. La mort des deux +pauvres enfants l'avait-elle donc changée au +point de mettre à la place de sa froideur des +regrets navrants et passionnés?</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_249">249</span> +Ou sa douleur avait-elle une autre cause?</p> + +<p>Marthe était seule, et nulle oreille amie ne +s'ouvrait pour recevoir sa confidence. Sa pensée +restait un secret entre elle et Dieu.</p> + +<p>Quand le son de la pendule du salon arriva +jusqu'à son oreille, à travers les murailles +épaisses, sa tête, qui se renversait au dossier de +son fauteuil, se pencha en avant, comme pour +écouter.</p> + +<p>Elle compta jusqu'à neuf: puis ses mains se +croisèrent froides et blanches sur sa robe de +deuil.</p> + +<p>—Neuf heures!... murmura-t-elle d'une voix +brève et altérée; la dernière fois qu'elles chantèrent, +l'heure sonna pendant le second couplet... +Je m'en souviens, c'était neuf heures!</p> + +<p>Elle s'arrêta comme si son esprit eût écouté en +songe une lointaine mélodie.</p> + +<p>Puis deux larmes brillèrent dans ses yeux, +jusqu'alors secs et brûlants.</p> + +<p>Elle se prit à dire lentement, et comme si elle +n'avait point eu la conscience de ses propres paroles, +les derniers vers du chant des <i>Belles-de-Nuit</i>:</p> + +<div class="poem"> +<div class="verse12">Cette brise, c'est ton haleine,</div> +<div class="verse10">Pauvre âme en peine;</div> +<div class="verse12">Et l'eau qui perle sur les fleurs,</div> +<div class="verse10">Ce sont tes pleurs...</div> +</div> + +<p><span class="pagenum" id="Page_250">250</span> +Un long soupir souleva sa poitrine.</p> + +<p>—Toutes deux!... murmura-t-elle; s'il revient... +que lui dirai-je?...</p> + +<p>En ce moment, Blanche rendit une plainte +plus distincte; Madame releva les yeux sur elle. +Mais son regard, au lieu de cet amour exclusif +et jaloux qui l'animait naguère lorsqu'elle contemplait +l'Ange, exprima une sorte de colère +concentrée.</p> + +<p>—Mademoiselle de Penhoël!... prononça-t-elle +avec un sourire amer; l'héritière!... +Toutes les joies vous étaient dues!... Tous les +respects... et tout l'amour!... Pour elles, rien!... +Étaient-elles moins belles ou moins bonnes?... +Mon Dieu! mon Dieu! toutes mes caresses +étaient pour l'une, et les autres souffraient, dédaignées... +les autres qui se dévouaient et qui +mouraient pour moi!...</p> + +<p>Ses sourcils étaient froncés; son regard se fixait +toujours, dur et froid, sur Blanche endormie.</p> + +<p>—Mademoiselle de Penhoël!... répéta-t-elle +avec une amertume croissante; la fille de la +maison!... Les autres s'asseyaient au bas bout +de la table... et n'était-ce pas par charité qu'elles +mangeaient le pain du manoir?...</p> + +<p>Elle se leva d'un mouvement brusque, et continua +en s'adressant à l'Ange, comme si la pauvre +enfant eût pu l'entendre:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_251">251</span> +—Vous leur aviez tout pris, vous!... leur +place dans le monde... leur héritage... jusqu'au +sourire de leur mère!...</p> + +<p>Une larme vint mouiller les cils baissés de +Blanche qui rêvait. La tête de Madame se pencha +sur sa poitrine.</p> + +<p>—Jusqu'au dernier jour!... reprit-elle; oh!... +il m'a fallu rester auprès de votre lit, tandis que +des étrangers jetaient la terre bénite sur leur +tombe!... Abandonnées!... abandonnées depuis +le berceau jusqu'à la mort!...</p> + +<p>Elle se couvrit le visage de ses mains et garda +le silence durant quelques minutes; puis, se redressant +tout à coup, elle dit avec un élan de +passion:</p> + +<p>—Après la mort, du moins, on peut les aimer, +je pense!... Dormez heureuse, Blanche de +Penhoël... Pour la première fois, je vais vous +abandonner, ma fille, afin de prier pour elles!...</p> + +<p>Marthe oublia de mettre un baiser sur le front +de sa fille. Elle traversa la chambre à pas lents +et s'engagea dans les corridors du manoir, après +avoir fermé la porte à double tour.</p> + +<p>Elle ne rencontra ni valets ni maître sur son +chemin. La maison semblait déserte.</p> + +<p>Une fois dehors, elle pressa le pas pour se diriger +vers la paroisse de Glénac, qui était distante +d'un grand quart de lieue.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_252">252</span> +Le temps était lourd et accablant comme la +veille; seulement une brise tiède soufflait par +rafales et déchirait çà et là le voile de nuages +qui couvrait le ciel. La lune se montrait par intervalles, +faisant sortir des ténèbres les marais +et les montagnes. Cela durait une minute, et +tout disparaissait, envahi de nouveau par la +nuit victorieuse.</p> + +<p>Le long de la route solitaire, Marthe de Penhoël +chancela plus d'une fois, car elle était bien +faible. Plus d'une fois elle s'arrêta saisie d'une +sorte d'épouvante, parce qu'un rayon de lune +glissant tout à coup à travers les arbres lui montrait, +couchées sur l'herbe, deux enfants immobiles +et endormies dans leurs robes blanches...</p> + +<p>D'autres fois, quand son regard se tournait +vers le marais qui s'étendait sur sa gauche à +perte de vue, il lui semblait qu'une voix triste +murmurait à son oreille les mélancoliques paroles +du chant breton.</p> + +<p>C'était l'heure où les vierges mortes viennent +pleurer la vie sous les saules. Marthe apercevait +comme des ombres vagues qui se mouvaient au +bord de l'eau. Pauvres belles-de-nuit!... Marthe +était une fille de la Bretagne. Ses yeux se mouillaient +de larmes, et ses bras s'étendaient vers les +saules.</p> + +<p>Elle poursuivait sa route. Autour de son intelligence +<span class="pagenum" id="Page_253">253</span> +frappée il y avait comme une brume. +Ses pensées flottaient, confuses. Elle se surprenait +à sourire au milieu de ses larmes, et ne trouvait +plus la fin de la prière commencée...</p> + +<p>Elle avait tant souffert!</p> + +<p>Le cimetière de Glénac fait le tour de la petite +église, dont les murailles indigentes et décrépites +s'élèvent à mi-coteau, dominant tout le passage +que nous avons décrit plus d'une fois. L'unique +rue du bourg descend tortueusement vers +le marais et baigne ses dernières maisons dans +les grandes eaux, lorsque vient le <i>déris</i>. Le +tournant de Trémeulé est situé sur la paroisse +de Glénac, et la <i>Femme-Blanche</i> a mis bien des +fois en branle les cloches de la flèche pointue et +bleue, pour sonner le glas des noyés. Derrière +l'église il y a deux grands ifs, si touffus qu'on +ne voit point le ciel à travers leurs branches. +Ils dépassent en hauteur la croix de pierre qui +marque, sur la toiture, la place de l'autel. Les +vieillards disent que les pères de leurs grands-pères +ont vu ces arbres hauts et touffus déjà : +ils ont des siècles d'âge...</p> + +<p>Entre les deux ifs, une balustrade en bois séparait +du commun des tombes un espace carré: +c'était la sépulture de Penhoël depuis qu'on n'enterrait +plus sous les dalles de l'église.</p> + +<p>Marthe entra dans l'enceinte où la lumière de +<span class="pagenum" id="Page_254">254</span> +la lune lui montra les deux tombes toutes fraîches +et que nulle pierre ne recouvrait encore.</p> + +<p>Marthe se mit à genoux entre les deux tombes, +et demeura longtemps immobile. L'air sentait +l'orage: le vent commençait à se lever, fouettant +l'atmosphère pesante; le gras feuillage des ifs +s'agitait par intervalles, et la girouette de l'église, +tournant à ce souffle incertain qui précède la +tempête, jetait dans la nuit sa plainte rauque.</p> + +<p>Marthe n'entendait rien; seulement, quand le +vent portait et que le bruit sourd du tournant +de Trémeulé montait jusqu'à elle, son corps +semblait éprouver un choc soudain.</p> + +<p>Elle savait que les cadavres des deux jeunes +filles avaient été retrouvés sous la <i>Femme-Blanche</i>.</p> + +<p>Les minutes s'écoulaient. Marthe restait toujours +muette et sans mouvement. Au bout d'un +quart d'heure environ, elle rejeta en arrière +ses longs cheveux qui lui couvraient le visage, +car elle était sortie tête nue. Sans l'ombre +épaisse projetée par les deux ifs, on eût pu voir +en ce moment sur ses traits un sourire tranquille +et doux.</p> + +<p>Sa douleur s'endormait en un rêve...</p> + +<p>—Diane!... dit-elle tout bas.</p> + +<p>Et comme le silence répondait seul à cet appel, +Marthe se tourna vers l'autre tombe.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_255">255</span> +—Cyprienne!... dit-elle encore.</p> + +<p>Toujours le silence.</p> + +<p>Marthe mit ses deux mains sur son cœur; un +éclair se faisait dans la nuit de son intelligence.</p> + +<p>—C'est donc bien vrai!... murmura-t-elle. +Je ne verrai plus leur sourire!... Elles sont là +toutes deux dans la terre!... M'entendent-elles?... +Savent-elles comme je les trompais... et tout ce +qu'il y avait pour elles d'amour au fond de mon +cœur?...</p> + +<p>Elle joignit ses mains sur ses genoux; ses +yeux ne pouvaient point pleurer, mais dans sa +voix brisée il y avait des larmes.</p> + +<p>—Pauvres enfants! reprit-elle; pauvres enfants +chéris!... Belles âmes qui viviez de dévouement +et de tendresse! Elles se croyaient +dédaignées... Autour d'elles, il n'y avait que froideur... +et jamais une plainte!... Il y a deux +jours encore, quand je les trouvai agenouillées à +mes côtés comme deux anges consolateurs, elles +me parlèrent de mourir pour moi... Et moi je +n'eus que des paroles de raillerie!... Oh! pitié!... +pardon!... je vous aimais! je vous +aimais!...</p> + +<p>Des pleurs brûlants inondaient maintenant sa +joue, et des sanglots soulevaient sa poitrine haletante.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_256">256</span> +—Je vous aimais!... poursuivit-elle en faisant +signe de presser contre son cœur une personne +chère; Dieu le savait... Dieu voyait mes +larmes et connaissait mon martyre!... Oh! vous +ne souffriez pas seules, pauvres enfants!... Et +maintenant que vous êtes des saintes dans le +ciel, priez pour moi qui reste après vous à souffrir!...</p> + +<p>Elle n'avait plus de voix. Le silence régna +dans le cimetière.</p> + +<p>Quand Marthe reprit la parole, son accent était +doux et tout plein de caresses.</p> + +<p>—Dieu est bon..., dit-elle; je sens bien que +je ne serai pas longtemps sans vous revoir... Que +de baisers quand nous serons toutes ensemble!... +Je ne me cacherai plus... Je vous montrerai +mon âme... Nous aimer!... nous aimer!... ce +sera notre joie dans le paradis!</p> + +<p>Elle tressaillit et releva tout à coup sa taille +affaissée.</p> + +<p>—Blanche!... dit-elle, comme si une voix +eût murmuré ce nom à son oreille; c'est vrai... +je l'avais oubliée...</p> + +<p>Puis elle ajouta avec amertume:</p> + +<p>—Toujours elle entre vous et moi... Toujours!... +Et vous l'aimiez, pauvres martyres, +cette enfant heureuse qui vous prenait ma tendresse... +Blanche!... oui, je suis sa mère... il +<span class="pagenum" id="Page_257">257</span> +faut que je veille sur elle... et je n'ai pas le temps +de rester avec vous!...</p> + +<p>Avant de se relever, elle toucha de ses lèvres +la terre humide qui recouvrait les deux tombes.</p> + +<p>—Au revoir!... murmura-t-elle, je reviendrai +demain.</p> + +<p>Elle sortit du cimetière. Tandis qu'elle reprenait +la route parcourue, le vent, qui gagnait à +chaque instant en violence, la frappait au visage. +Au bout de quelques minutes, l'espèce de voile +qui était sur son esprit se déchira. Durant l'heure +qui venait de s'écouler, elle avait agi et parlé +comme en un rêve. Maintenant elle se retrouvait +tout à coup en face de la réalité; la pensée de sa +fille envahissait de nouveau son cœur.</p> + +<p>Elle n'avait pas tout perdu, puisque Blanche +lui restait, Blanche son cher trésor!...</p> + +<p>Si on lui eût rappelé l'amertume récente de +ses paroles, alors qu'elle s'agenouillait entre les +deux tombes, Marthe n'y aurait point voulu +croire.</p> + +<p>Reprocher à l'enfant adorée l'amour qu'on lui +prodiguait, n'était-ce pas un blasphème?</p> + +<p>Marthe pressait le pas.</p> + +<p>Elle se disait que l'Ange se serait peut-être réveillée +durant son absence, et qu'elle aurait appelé +en vain.</p> + +<p>Elle se voyait d'avance rentrant dans la chambre +<span class="pagenum" id="Page_258">258</span> +un moment désertée et s'élançant vers le petit +lit pour couvrir de baisers le front de l'Ange.... +de l'Ange qui souriait contente et guérie....</p> + +<p>Oh! il y avait encore du bonheur dans sa misère!</p> + +<p>Ces pauvres cœurs frappés prennent tout à +l'extrême. Ils n'ont plus de règle parce que leur +force est brisée. On les voit passer du désespoir +à l'allégresse, et tout sentiment chez eux semble +exalté par une sorte de fièvre.</p> + +<p>L'âme de Marthe s'inondait de joie. Blanche +était tout pour elle en ce moment. Toutes ses +facultés d'aimer se rattachaient à Blanche.</p> + +<p>Le même paysage triste était toujours autour +d'elle: la colline, tantôt ensevelie dans la nuit, +tantôt effleurée par la lueur pâle qui tombait de +la lune; le marais immense et plat, au milieu +duquel se dressait la fantastique figure de la +<i>Femme-Blanche</i>, qui aurait dû lui parler encore +des deux jeunes filles mortes...</p> + +<p>Mais elle ne voyait plus avec les mêmes yeux. +Il lui semblait que la nuit souriait au-devant de +ses pas. Elle était forte; sa marche ne chancelait +plus. Elle se hâtait, consolée, parce qu'elle +voyait briller au loin, sur la façade sombre du +manoir, la lumière qu'elle avait laissée dans la +chambre de sa fille...</p> + +<hr class="light" /> + +<p><span class="pagenum" id="Page_259">259</span> +Vers cette même heure, un cavalier suivait +la route de la Gacilly à une demi-lieue de Redon.</p> + +<p>Ce cavalier avait la même pensée que Madame, +et son cœur joyeux battait bien fort au +souvenir de Blanche qu'il allait revoir.</p> + +<p>C'était Vincent de Penhoël arrivant de Brest, +à l'aide des pièces d'or que Berry Montalt, le +nabab de Mascate, lui avait données.</p> + +<p>Vincent avait payé le capitaine anglais et s'était +dirigé vers l'Ille-et-Vilaine, sans passe-port, +au risque de tomber entre les mains de la justice. +Il était si pressé de revoir Penhoël!</p> + +<p>Il poussait son cheval, et ne s'inquiétait guère +plus que Madame de l'orage menaçant, qui +courbait déjà les branches flexibles des taillis.</p> + +<p>Comme il arrivait à la hauteur du bourg de +Bains, dans ce même chemin creux où nous +avons vu l'armée du uhlan Bibandier arrêter +jadis Robert et Blaise, il entendit au-devant de +lui le pas d'un cheval, et l'instant d'après un +cavalier passa au grand galop à son côté.</p> + +<p>Vincent crut apercevoir confusément que le +cheval portait un double fardeau, un homme et +une femme.</p> + +<p>Cela ne le regardait point assurément, et +pourtant son cœur se serra.</p> + +<p>Sans se rendre compte de ce qu'il faisait, il +<span class="pagenum" id="Page_260">260</span> +appela le cavalier et le somma de s'arrêter.</p> + +<p>Mais celui-ci avait déjà disparu à un coude +de la route. Vincent n'eut point de réponse.</p> + +<p>Un irrésistible instinct lui fit tourner la tête +de son cheval; il fit même quelques pas en arrière, +et la pensée que l'inconnu était beaucoup +mieux monté que lui put seule l'arrêter.</p> + +<p>Il continua sa route vers Penhoël la tête +basse et frappé par un pressentiment triste qu'il +ne pouvait point secouer...</p> + +<hr class="light" /> + +<p>Madame venait de rentrer au manoir de Penhoël. +Les corridors étaient toujours déserts. Elle +trouva la porte de l'Ange fermée à double tour +comme elle l'avait laissée.</p> + +<p>Elle fit tourner vivement la clef dans la serrure +et s'élança vers le lit les bras tendus, le +sourire aux lèvres.</p> + +<p>Le lit était vide.</p> + +<p>Madame ne perdit point son sourire.</p> + +<p>—Petite méchante, murmura-t-elle, qui +a voulu me punir de l'avoir laissée seule un +instant!...</p> + +<p>Elle chercha en se jouant derrière les rideaux +et sous les portières.</p> + +<p>—Blanche!... appela-t-elle sans élever la +voix, où es-tu?</p> + +<p>Blanche ne répondait pas.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_261">261</span> +Madame ouvrit les portes des cabinets et en +fouilla les moindre recoins.</p> + +<p>—Blanche!... répétait-elle d'une voix altérée +déjà ; ne cherche pas à m'effrayer plus +longtemps, ma fille... Si tu savais, je n'ai que +trop de raisons de craindre!... Blanche!... +Blanche!... je t'en prie!...</p> + +<p>Elle tremblait; mais elle souriait encore.</p> + +<p>Tout à coup elle poussa un grand cri et se +laissa choir sur ses deux genoux.</p> + +<p>Elle venait de voir la fenêtre ouverte et la +tête d'une échelle dont les derniers barreaux +dépassaient le balcon...</p> + +<p class="sep4 cent t4">FIN DU DEUXIÈME VOLUME.</p> + +<h2 id="toc">TABLE DES MATIÈRES<br /> +<span class="t5">DU DEUXIÈME VOLUME.</span></h2> + +<table summary="Table" class="sepb"> + <tr style="height: 4em;"> + <td colspan="3"><b>Deuxième partie.</b><br /> + Le manoir. (Suite.)</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">III</td> + <td class="tdl">Mystères.</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_1">1</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">IV</td> + <td class="tdl">Mère et fille.</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_27">27</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">V</td> + <td class="tdl">Diane et Cyprienne.</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_47">47</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">VI</td> + <td class="tdl">Un coin du voile.</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_67">67</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">VII</td> + <td class="tdl">Sous la Tour-du-Cadet.</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_87">87</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">VIII</td> + <td class="tdl">Maître le Hivain.</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_107">107</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">IX</td> + <td class="tdl">Rendez-vous.</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_129">129</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">X</td> + <td class="tdl">Prédictions.</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_149">149</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">XI</td> + <td class="tdl">Conciliabule.</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_163">163</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">XII</td> + <td class="tdl">Petits démons.</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_183">183</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">XIII</td> + <td class="tdl">Deux pierres.</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_205">205</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">XIV</td> + <td class="tdl">Pauvres filles!</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_219">219</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">XV</td> + <td class="tdl">Deux tombes.</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_245">245</a></td> + </tr> +</table> + +<div class="box sep4 npage handonly" id="cor_list"> + +<p>Corrections:</p> + +<table summary="Corrections"> + <tr> + <td class="tdp">Page</td> + <td class="tdl"> </td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_1">3</a>, <a href="#cor_3">7</a>, <a href="#cor_4">14</a>, <a href="#cor_7">52</a></td> + <td class="tdl">«Babouin» remplacé par «Baboin» (Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_2">6</a></td> + <td class="tdl">«un» remplacé par «une» (une partie du cercle).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_5">19</a></td> + <td class="tdl">«désappoinié» par «désappointé» (Roger était presque + désappointé).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_6">51</a></td> + <td class="tdl">«Carentoire» par «Carentoir» (entre Redon et Carentoir).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_8">58</a></td> + <td class="tdl">«Halligan» par «Haligan» (Benoît Haligan les avait + tenues).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_9">62</a></td> + <td class="tdl">«tournois» par «tournoi» (dans ce grand tournoi).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_10">123</a></td> + <td class="tdl">«close» par «clause» (frappées d'une clause de réméré).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_11">129</a></td> + <td class="tdl">«atttendre» par «attendre» (pour attendre Robert de + Blois).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_12">131</a></td> + <td class="tdl">«Carantoir» par «Carentoir» (entre Redon et Carentoir).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_13">133</a></td> + <td class="tdl">«une» par «un» (un espace de quelques pieds carrés).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_14">167</a></td> + <td class="tdl">«décendre» par «défendre» (défendre Penhoël malgré lui).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_15">171</a></td> + <td class="tdl">«queston» par «question» (l'homme en question).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_16">196</a></td> + <td class="tdl">«quant» par «quand» (quand il fallait traverser un + taillis).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_17">237</a></td> + <td class="tdl">«a» par «as» (Tu les as vues).</td> + </tr> +</table> + +</div> + +<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44613 ***</div> +</body> +</html> diff --git a/44613-h/images/cover.jpg b/44613-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..0fe3e12 --- /dev/null +++ b/44613-h/images/cover.jpg diff --git a/44613-h/images/filet.jpg b/44613-h/images/filet.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..1480965 --- /dev/null +++ b/44613-h/images/filet.jpg diff --git a/44613-h/images/im-01.jpg b/44613-h/images/im-01.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..8a674f9 --- /dev/null +++ b/44613-h/images/im-01.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les belles-de-nuit, Tome II + ou les anges de la famille + +Author: Paul Féval + +Release Date: January 7, 2014 [EBook #44613] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES BELLES-DE-NUIT, TOME II *** + + + + +Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the +Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net +(This file was produced from images generously made +available by The Internet Archive/Canadian Libraries) + + + + + + + + + + Au lecteur: + + L'orthographe d'origine a été conservée, mais quelques erreurs + typographiques évidentes ont été corrigées. La liste de ces + corrections se trouve à la fin du texte. + + Une table des matières a été ajoutée. + + + + + LES + BELLES-DE-NUIT. + + + + + IMPRIMERIE DE G. STAPLEAUX. + + + + + LES + + BELLES-DE-NUIT + + OU + + LES ANGES DE LA FAMILLE + + + PAR + + Paul Féval. + + + TOME II + + + BRUXELLES. + + MELINE, CANS ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS. + + LIVOURNE. LEIPZIG. + MÊME MAISON. J. P. MELINE. + + 1850 + + + + +DEUXIÈME PARTIE. + +LE MANOIR. + +(SUITE.) + + + + +III + +MYSTÈRES. + + +La partie grave et discrète de l'assemblée, qui se respectait trop pour +prendre part à la danse, commençait à trouver le bal monotone et long. +Les commérages languissaient, parce qu'on avait déjà médit de tout le +monde. L'évanouissement de Blanche fit à l'ennui naissant une diversion +tout agréable et vint raviver l'entretien. + +Ce cercle respectable se composait de trois vicomtes, qui avaient été +des hommes à succès dans leur jeunesse au temps des états de Bretagne, +d'une demi-douzaine de bourgeois qu'on avait laissés se décrasser et +mettre un _de_ au-devant de leurs noms, parce qu'ils avaient mille écus +de rente, et d'un nombre à peu près égal de dames antiques, portant, +avec une solennité impossible à décrire, le ridicule orgueilleux de +leur toilette et la laideur choisie de leurs visages. + +On remarquait surtout trois petites personnes, toutes trois également +jaunes, sèches, roides et vêtues de robes de soie violette d'une +ancienneté incontestable. Bien qu'elles fussent encore célibataires, +aux environs de la cinquantaine, ce qui déprécie, elles donnaient le +ton à la _société_, parce que leur talent de médire était hors ligne, +et que chacun de leurs coups de langue emportait net le morceau. Leurs +rivales elles-mêmes, madame la chevalière de Kerbichel, épouse de +l'adjoint au maire de Glénac, et madame Claire Lebinihic, jeune veuve +à peine âgée de quarante-cinq ans, autour de laquelle soupiraient les +trois vicomtes, étaient forcées de reconnaître la supériorité des +demoiselles Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang. + +Il faut dire qu'elles avaient tout pour elles. L'aînée, mademoiselle +Amarante, chantait, en s'accompagnant de la guitare, l'ariette légère; +la seconde, mademoiselle Églantine, la tremblante romance; la +troisième, mademoiselle Héloïse, attaquait, toujours avec la guitare, +le grand morceau de caractère. + +A cause de cela, le jeune M. de Pontalès, à qui tout était permis parce +qu'il était l'héritier de son père, les avait surnommées en masse les +trois Grâces, et en détail _l'Ariette_, _la Romance_, et _la Cavatine_. + +Elles avaient un petit frère, M. Numa Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, +qui se tenait un peu à l'ombre de leur gloire, mais qui, néanmoins, +passait pour un fort agréable joueur de reversi. + +Quand Madame, aidée de l'oncle Jean, eut emmené Blanche, l'imposante +réunion se rassit. Ses membres se regardèrent durant quelques secondes +en silence. + +—Voilà déjà deux fois que la pauvre petite demoiselle se trouve mal +aujourd'hui!... dit le père Chauvette, qui seul, parmi tout ce monde +aigre et roide, représentait l'élément charitable. + +—Je ne voudrais rien dire d'inconvenant, murmura madame Claire +Lebinihic, mais c'est tout à fait comme cela que j'étais la première +année de mon mariage. + +Les trois Grâces baissèrent les yeux. Les trois vicomtes eurent un +sourire très-égrillard. + +—Avez-vous remarqué, reprit l'adjoint, chevalier de Kerbichel, +hobereau taillé en Hercule et qui portait de jolies petites boucles +d'oreilles, avez-vous remarqué comme le fils Pontalès a fait des yeux +au Robert de Blois quand mademoiselle est tombée? + +—C'est un joli garçon!... répliqua la Romance. + +—Un franc mauvais sujet! appuyèrent l'Ariette et la Cavatine en +donnant à ce mot une acception toute flatteuse. + +—Ce que je voudrais bien savoir, reprit la Romance, c'est le sentiment +de M. de Penhoël sur les assiduités du fils Pontalès auprès de madame +Lola... + +Le cercle entier sourit. + +—Madame Lola!... madame Lola!... répéta la chevalière de Kerbichel, +ces créatures ont des noms à elles. + +—Quant à cela, madame, repartit la Romance qui se crut attaquée dans +son doux nom d'Églantine, tout le monde n'est pas forcé de s'appeler +Suzon ou Fanchette, comme les filles du commun!... + +Madame de Kerbichel s'appelait Fanchon. Le cercle rit encore, excepté +le chevalier-adjoint, qui secoua le tabac de son jabot d'un air +mortifié. + +—Tout cela n'empêche pas, reprit l'Ariette, qu'il se passe de drôles +de choses dans cette maison!... Les maîtres font les honneurs, Dieu +sait comme!... Voici madame partie; où est monsieur? + +—En conférence avec le marquis de Pontalès, répondit le frère Numa. + +—En bonne conscience, voulut dire le père Chauvette, on peut bien +avoir des affaires... + +Mais personne n'avait la simplicité d'accorder la moindre attention au +pauvre maître d'école. + +—Toujours avec le marquis! poursuivit l'Ariette. + +—Et avec l'homme de loi! ajouta la Cavatine. + +—Ah! dit la Romance d'un ton capable, des gens bien informés +prétendent que Penhoël file un mauvais coton, pour parler comme les +gens du peuple... Il emprunte sans cesse de l'argent au marquis, et +l'homme de loi le Hivain sait des choses qui étonneraient bien du monde! + +—C'est que la Lola aime trop les dentelles! dit l'un des vicomtes. + +—Et les cachemires, ajouta un second vicomte. + +—Et les diamants, ajouta le troisième vicomte. + +—Et tout cela coûte de l'argent! fit observer madame Claire Lebinihic: +rien que mon châle de noces, qui n'était pas de l'Inde pourtant, valait +cent cinquante écus... + +—Et puis tant de charges! reprit la chevalière de Kerbichel; c'est la +maison du bon Dieu que ce manoir!... On y mange et on y boit toute la +journée... Je vous demande un peu si ce n'est pas de la folie que de +nourrir à rien faire ce grand garçon de Roger de Launoy? + +—Et ce barbouilleur qui est venu de Paris pour mettre du rouge et du +bleu sur les murailles? dit la Romance. + +—Permettez, chère sÅ“ur, interrompit le frère Numa qui était méchant, +lui aussi, quand il pouvait; ces deux messieurs ne sont pas si +complétement inutiles que vous voulez bien le dire. + +—A quoi servent-ils, s'il vous plaît? + +—A quoi?... Je n'en sais rien... mais si vous me demandiez à qui... + +—Ah! ah! s'écrièrent à la fois Églantine, Héloïse et Amarante, +enchantées de l'esprit de leur frère; voilà qui est adorable! + +Et comme une partie du cercle ne comprenait point, la Romance ajouta en +baissant pudiquement ses paupières jaunes et dépouillées: + +—Mon frère veut dire qu'ils servent aux deux petites filles de l'oncle +Jean... + +Tonnerre d'applaudissements des vicomtes; gros rires de l'assemblée en +chÅ“ur. Le mot valait bien cela. + +—Ah! mademoiselle!... mademoiselle!... commença le bon maître d'école +avec reproche. + +Mais sa voix fut couverte par celle du chevalier-adjoint de Kerbichel, +qui avait l'intelligence lente et qui riait toujours après coup. + +Numa Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, alléché par le succès qu'il venait +d'obtenir, désira un nouveau triomphe. + +—Pourriez-vous me dire, mesdames, demanda-t-il d'un air innocent, si +c'est à madame de Penhoël ou à sa fille que M. Robert de Blois _fait +attention_? + +—A la fille, répondit la chevalière de Kerbichel. + +—A la mère, ripostèrent les vicomtes. + +—En vérité, ceci est une question, dit gravement la Romance. Je ne +sais pas si vous avez vu comme moi que M. Robert de Blois échangeait +certains signes avec Madame pendant la contredanse?... + +—J'ai vu cela, dit Kerbichel. + +—Moi aussi! + +—Moi aussi! + +—Et avez-vous remarqué la manière dont Madame a repoussé M. de Blois +quand celui-ci a voulu relever Blanche évanouie? + +Tout le monde répondit affirmativement. + +La Romance poursuivit en baissant la voix et en prenant cet air timide +qui annonçait toujours quelque méchanceté noire: + +—Quand on repousse ainsi un homme, c'est qu'on le connaît beaucoup... +beaucoup!... beaucoup!!... + +—C'est juste... dit avec goguenardise la partie masculine de +l'assemblée. + +—Comme mademoiselle Églantine sait ces choses-là ! murmura la +chevalière de Kerbichel, qui avait une vengeance à exercer. + +—En outre, reprit la Romance, comment expliquer ce mouvement si +brusque, sinon par un petit grain de jalousie?... + +—C'est vrai!... opina derechef l'assemblée convaincue; c'est pourtant +vrai!... + +Le pauvre maître d'école n'essaya pas même de protester, tant il se +sentait faible contre le sentiment général. + +—Ainsi va le monde! reprit encore la Romance; M. de Penhoël achète +des cachemires à la Lola... il fait peindre son manoir du haut en bas +pour la Lola... il plante des salons de verdure, il tend de soie les +vieilles chambres que ses pères habitaient bien toutes nues!... Pendant +ce temps-là madame s'ennuie... Elle est bien conservée au moins!... + +—Elle est encore très-jolie femme! + +—Que faire quand on est délaissée?... Elle remarque un beau +cavalier... Mon Dieu, je n'affirme rien!... Ce n'est pas moi, Dieu +merci, qui voudrais faire des cancans sur une famille riche et +respectable... mais je dis que si cela était... Enfin, soyons de bon +compte, tout est possible! Il ne faudrait pas être trop sévère à +l'égard de la pauvre dame... + +—Ma foi non, répliquèrent les vicomtes, Penhoël ne l'aurait pas +volé!... + +Le bal se poursuivait, mais languissant et triste désormais. Diane et +Cyprienne, qui tout à l'heure égayaient si franchement la fête, ne +pouvaient plus cacher leur tristesse. Elles essayaient encore pourtant, +et semblaient s'exciter mutuellement à sourire. + +A chaque instant leurs yeux inquiets se tournaient vers l'entrée du +salon de verdure. + +On eût dit qu'elles restaient là maintenant à contre-cÅ“ur, et qu'une +mystérieuse tâche les appelait loin du bal. + +L'annonce de l'accident arrivé à Blanche de Penhoël avait franchi +l'enceinte du jardin et produit plus d'effet encore, peut-être, sur +l'aire que dans le salon de verdure. La danse rustique avait fini; +tandis que le feu de joie éteignait ses dernières lueurs, jeunes gars +et jeunes filles s'étaient rassemblés en cercle autour des vieillards, +assis à la porte de la ferme. + +Il n'y avait plus, sur le milieu de l'aire, que M. Blaise, qui se +promenait les mains dans ses poches et affectait de ne point vouloir +mêler son importante personne à toute cette populace. + +On parlait bas dans le groupe des paysans, justement à cause de M. +Blaise, qui passait pour avoir l'oreille fine. + +Le père Géraud tenait le centre du groupe et interrogeait un petit +garçon qui venait de sortir du jardin, où il avait servi des +rafraîchissements aux hôtes de Penhoël. + +—Conte-nous ce que tu as vu, petit Francin, disait le bon aubergiste +du _Mouton couronné_. + +—Tout le monde regardait la Lola, répondit l'enfant. Quelle belle +fille tout de même! Je ne sais pas ce qu'elle a autour de son cou qui +brille comme des charbons allumés... mais les dames et les messieurs +disaient qu'il y avait là de quoi racheter la Forêt-Neuve!... Tout d'un +coup la petite demoiselle a crié... j'ai regardé comme les autres, et +je l'ai vue couchée par terre... Il n'y avait auprès d'elle que M. +de Blois... Quand il a voulu la relever, oh! si vous aviez vu Madame +arriver sur lui!... j'ai cru qu'elle allait l'étrangler... + +—Elle n'a rien dit? demanda le père Géraud. + +—Non fait!... mais on voyait bien qu'elle avait son idée... C'est M. +de Blois, bien sûr, qui a fait du chagrin à l'Ange!... + +Un menaçant murmure courut parmi les paysans. + +Le père Géraud passa le revers de sa main sur son front. + +—Oui... oui... pensa-t-il tout haut, cet homme-là est le malheur de +Penhoël!... Et c'est moi qui lui ai enseigné le chemin du manoir!... +Qu'auriez-vous fait, vous autres? ajouta-t-il avec brusquerie en +s'adressant aux vieux métayers qui l'entouraient. Il arriva chez moi... +il me parla de l'aîné... voyez-vous, on ne devine pas ces choses-là , +bien sûr qu'il a connu notre M. Louis quelque part!... Quand il me dit +qu'il était l'ami de Penhoël, moi je lui aurais donné le dernier écu de +ma bourse!... + +Il mit sa tête grise entre ses deux mains, et poussa un gros soupir. + +—Allons, allons, père Géraud, dit le fermier du Port-Corbeau, les +temps sont mauvais pour nos maîtres, mais ça pourra revenir... Et quant +à ce qui est de vous, tout le monde sait bien que vous êtes un bon +cÅ“ur!... Penhoël est riche, après tout!... + +—Riche?... interrompit l'aubergiste de Redon; si vous saviez!... + +Les métayers se rapprochèrent curieusement. + +Mais le vieux Géraud n'en voulait point dire davantage. + +—C'est moi qui lui ai montré le chemin du manoir! répéta-t-il, comme +si cette idée l'eût poursuivi sans cesse; c'est moi!... Écoutez!... +avant de monter jusqu'à la ferme, je suis entré tantôt chez Benoît +Haligan, qui est bien près de mourir... car tous ceux qui aiment +Penhoël s'en vont les uns après les autres!... le pauvre Benoît a le +_grolet_[1] sur sa paillasse. Ce n'est pas d'hier qu'il a dit pour la +première fois que l'Ange et les deux filles de Jean de Penhoël feraient +trois pauvres _belles-de-nuit_, avant le déris de l'hiver qui vient... +Il m'a dit encore, poursuivit le père Géraud en baissant la voix +davantage, que notre M. Louis reviendrait quelque jour... mais qu'il +reviendrait trop tard! + + [1] Le râle de la mort. + +Le père Géraud se tut, et il se fit un silence autour de lui. + +Chacun avait le cÅ“ur serré. Cette fête, commencée dans la joie, +s'achevait morne et lugubre. + +La plupart des paysans rassemblés dans l'aire n'avaient pas donné +grande attention jusqu'alors aux vagues menaces qui pesaient sur la +maison de Penhoël; mais, ce jour-là , personne ne doutait: on sentait en +quelque sorte le malheur planer au-dessus du manoir. + +Les jeunes gars oubliaient de parler d'amour à leurs promises, et le +tonneau de cidre, encore plein aux trois quarts, ne couronnait plus de +mousse petillante la grande écuelle qui, dans ces sortes d'occasions, +faisait si joyeusement d'ordinaire le tour de l'assemblée. + +Un seul fidèle restait auprès du tonneau, un pauvre diable maigre comme +un clou, qui buvait avec acharnement, couché tout de son long dans la +poussière. + +Personne ne daignait lui parler, pas même l'Endormeur, bien que le +pauvre diable fût sa vieille connaissance, l'ex-uhlan Bibandier. + +Bibandier fumait sa pipe en philosophe et semblait se soucier assez peu +du mépris général. Il fumait et buvait comme s'il se fût engagé à vider +tout seul le grand tonneau de cidre. + +Dans le groupe rassemblé à la porte de la ferme, ce fut le petit +Francin qui rompit le silence. + +—M. Blaise!... dit-il tout à coup. + +Le domestique de Robert de Blois s'avançait en effet à pas comptés vers +le groupe des paysans. + +—Eh bien, mes enfants!... cria-t-il de loin, ne boit-on plus à la +santé du roi et de M. le maire? + +Personne ne répondit. Le père Géraud s'était redressé. + +—Petit Francin, murmura-t-il rapidement, retourne au jardin... Tu +viendras nous dire s'il y a du nouveau... + +Puis il ajouta en se tournant vers les vieux métayers assis à ses côtés: + +—Vous autres, j'aurai à vous parler après la veillée... Il ne sera pas +dit que personne n'a fait un pas ou donné un écu pour sauver Penhoël!... + +Blaise entrait dans le cercle tenant à la main la grande écuelle pleine. + +Le petit Francin remontait en courant vers le jardin du manoir. + +La partie grave de l'assemblée était en ce moment maîtresse du terrain. +Les trois demoiselles Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang et les autres +membres de la société avaient quitté leurs postes pour envahir le +gazon, occupé naguère par les danseurs. L'orchestre chômait. Quelques +gens avisés voyaient venir avec effroi le moment où Églantine, Héloïse +et Amarante allaient demander leur redoutable guitare, sous prétexte +de ranimer la fête. L'espoir secret que nourrissaient ces aimables +personnes de faire entendre, savoir: Amarante son ariette, Églantine sa +romance, et la jeune Héloïse son grand morceau d'opéra, leur donnait +des airs un peu moins revêches et les empêchait surtout d'invectiver +trop aigrement les Penhoël, qui abandonnaient ainsi leurs hôtes au beau +milieu de la soirée. + +Il n'y avait plus, en effet, dans le salon de verdure, aucun +représentant de la famille. Le maître du manoir était toujours dans son +appartement; Madame n'avait point reparu, non plus que l'oncle Jean. +Enfin Cyprienne et Diane, qui avaient présidé si longtemps à la danse, +s'étaient éclipsées tout à coup et avec une sorte de mystère, puisque +leurs cavaliers eux-mêmes les avaient cherchées en vain parmi la foule. + +Étienne et Roger avaient déserté à leur tour le salon de verdure, pour +explorer sans doute les allées du jardin. + +C'étaient maintenant Robert de Blois et Lola qui, en qualité +d'habitants ordinaires du manoir, faisaient les honneurs. + +Le jardin était illuminé, comme nous l'avons dit, d'un bout à l'autre, +et l'on n'y eût pas trouvé un endroit pouvant servir de cachette. + +Étienne et Roger avaient quitté le bal sans se prévenir mutuellement. +Ils se rencontrèrent face à face au détour d'une allée. + +Étienne était tout pensif. Les cheveux de Roger étaient baignés de +sueur. + +Il s'arrêta, essoufflé, devant le peintre. + +—Tu ne les as pas rencontrées? lui demanda-t-il vivement. + +—Non, répliqua Étienne. + +—Je vais chercher encore, dit Roger qui voulut reprendre sa course. + +Le jeune peintre l'arrêta. + +—Tu ne les trouveras pas... dit-il; tandis que tu cherchais à gauche, +moi je cherchais à droite... A nous deux nous avons parcouru tout le +jardin... Elles n'y sont pas. + +—Alors où sont elles? + +—Je ne sais. + +L'agitation de Roger de Launoy semblait croître à chaque instant. +Étienne, au contraire, restait calme, bien que sa voix si gaie +d'ordinaire eût un vague accent de tristesse. + +—Où sont elles?... répéta Roger; mon Dieu, tout cela est bien étrange! + +—Étrange!... interrompit Étienne en souriant; pourquoi?... Nous +doivent-elles compte de leurs actions? + +—Tu n'aimes pas, toi!... murmura Roger. + +Le peintre garda le silence; mais sa main serra plus fortement le bras +de son ami. + +—Moi, j'aime, reprit Roger, comme un pauvre fou!... Quand je suis +auprès d'elle, je ne sais plus qu'admirer et croire... Son sourire est +si pur, et on voit si bien son cÅ“ur sur son visage... J'ai honte de +mes soupçons. + +—Tu as donc des soupçons?... demanda tout bas Étienne. + +Roger baissa les yeux et ne répondit pas tout de suite. + +—Que sais-je?... s'écria-t-il enfin en appuyant sa main contre son +front mouillé de sueur. Je ne suis pas fou, et je ne rêvais pas... j'ai +vu... + +Il hésita. + +—Qu'as tu vu?... demanda Étienne. + +Et comme Roger se taisait encore, il ajouta d'un accent triste et lent: + +—Tu peux parler... j'ai vu, moi aussi, bien des choses! + +Roger le regarda avec une sorte d'effroi. On eût dit qu'il avait gardé +un vague espoir de s'être trompé, et qu'il redoutait par-dessus tout la +certitude. + +—Je ne parle pas de Cyprienne, répondit le peintre; mais Diane a un +secret... Il y a longtemps que je le sais. + +—Et ce secret?... + +—J'ai confiance, parce que j'aime... Jamais je n'ai cherché à le +surprendre. + +—Oh!... s'écria Roger, parce que j'aime, moi, je me défie!... C'est +tout mon bonheur et tout mon espoir!... Si je pensais que Cyprienne en +aimât un autre! + +Il s'arrêta, et reprit avec amertume: + +—Mon Dieu! cette idée-là me vient souvent... Et comment ne me +viendrait-elle pas?... Tu dis que tu as vu bien des choses!... Mais il +y a voir et voir... Ce que j'ai vu, moi, est tellement étrange, que +j'hésite à le confier même à mon meilleur ami. Et pourtant, poursuivit +Roger après avoir attendu une question qui n'était point venue, cela me +pèse trop sur le cÅ“ur!... Te souviens-tu, Étienne, de cette soirée que +nous passâmes à parler d'elles au bord du marais, de l'autre côté de +Glénac?... L'heure nous surprit... Quand nous rentrâmes au manoir, le +souper était fini depuis longtemps, et tout le monde dormait... Nous le +croyions du moins... Nous prîmes chacun sans bruit le chemin de notre +chambre. + +«La lampe du grand corridor était éteinte... Il me semblait entendre +devant moi un bruit de pas légers et timides... Je m'avançai les bras +tendus, touchant des deux côtés les murs du corridor... + +«Le bruit avait cessé à mon approche... Je croyais m'être trompé, +lorsque je sentis sous mes doigts deux coiffes de toile qui glissèrent +au premier contact, et que je ne pus retrouver dans l'ombre. Les pas +se faisaient entendre de nouveau, légers et rapides, dans la partie du +corridor que je venais de parcourir. On fuyait... mais au moment où +ma main s'était refermée, une des coiffes de toile avait laissé son +attache entre mes doigts... Et je riais, tout en ouvrant la porte de ma +chambre, parce que je me disais: «J'ai là de quoi savoir laquelle des +servantes de Penhoël va courir la nuit le guilledou!» + +«J'allumai ma chandelle, et je reconnus le petit ruban de soie bleu que +j'avais vu dans la journée à la coiffe de Cyprienne...» + +Roger de Launoy se tut, attendant évidemment une parole d'étonnement; +mais le peintre ne parla point. + +Il demeurait pensif et la tête inclinée. + +—Eh bien?... dit Roger. + +—Est-ce tout ce que tu as vu? demanda froidement Étienne. + +Roger était presque désappointé du peu d'effet produit par son histoire. + +—N'est-ce pas assez?... s'écria-t-il. + +—Ce n'est rien. + +—Tu as vu quelque chose de plus extraordinaire? + +—Tu en jugeras, répondit le peintre. + +—Alors il faut parler. + +—Tout à l'heure... continue. + +—Écoute donc encore, reprit Roger. Quelques jours après, je revenais +de Redon à pied... C'était à la hauteur du bourg de Bains, au milieu +de la lande... il faisait clair de lune... J'entendais au loin sur +la bruyère le galop de deux chevaux... Je ne prenais point garde, et +je poursuivais ma route... Au moment où les deux chevaux passaient +près de moi lancés à pleine course, je levai la tête... Les deux +chevaux étaient montés par des femmes... Je criai: «Diane! Cyprienne!» +Nulle voix ne me répondit. Je voulus courir; mais les deux femmes se +perdaient déjà dans l'ombre, et le pas de leurs chevaux s'étouffait au +loin sur la lande. + +—Il était tard? demanda Étienne. + +—Onze heures du soir. + +—Et ce jour-là , les Pontalès n'étaient-ils pas à Redon?... + +Roger se frappa le front. + +—Tu m'y fais songer! s'écria-t-il, les Pontalès étaient à Redon! + +—Mais était-ce bien elles?... dit le peintre. + +—Tu vas voir!... Il n'y avait pas possibilité de les rejoindre... +Après avoir fait quelques pas en courant comme un fou, je repris le +chemin de Penhoël. En arrivant au bac, je demandai au vieux Benoît si +quelqu'un avait passé l'eau dans la soirée. + +«Il me répondit: + +«—Personne. + +«Cela me fit grand bien... Je crus avoir rêvé... Pourtant, une fois +arrivé au manoir, il me restait des doutes... Au lieu de gagner mon lit +tout de suite, je me dirigeai, sans trop avoir la conscience de ce que +je faisais, vers la chambre de Diane et de Cyprienne... + +«Je collai mon oreille à la serrure. On n'entendait aucun bruit. + +«Elles dorment peut-être, me disais-je... Ma pauvre Cyprienne!... Je +suis un misérable fou!... + +«Et cependant, ma main s'appuyait malgré moi sur le bouton de la porte. +La porte s'ouvrit. Je reculai d'abord, effrayé de mon action... + +«Puis mon regard se glissa dans la chambre. Les rayons de la lune +tombaient d'aplomb sur les deux petits lits blancs, qui étaient vides.» + +—Est-ce tout?... demanda Étienne, tandis que Roger passait le revers +de sa main sur son front où perlaient des gouttes de sueur. + +—Si c'est tout!... murmura Roger; mais que veux-tu de plus? + +—Je crois en elles... dit le peintre. + +—Moi aussi! moi aussi! s'écria Roger; je crois en elle... Je l'aime +tant!... Quand je la vois sourire à mes côtés, je ne doute plus... Il +me semble que j'ai fait un rêve douloureux et impossible... Mais quand +je me retrouve seul, face à face avec moi-même, je me souviens, et je +souffre!... Bien des fois j'ai été sur le point de parler et d'implorer +une explication... mais elle paraissait me deviner... Son regard +souriait, se reposait sur moi si calme et si pur!... Je sais bien que +je n'oserai jamais l'interroger! + +Tout en causant, ils marchaient le long des allées du jardin. Ils +s'éloignaient d'instinct du salon de verdure, où les hôtes de Penhoël +étaient toujours rassemblés. Roger allait la tête basse et l'air +consterné; Étienne portait sur son visage qui voulait sourire les +traces d'une émotion contenue. Peut-être se faisait-il plus fort qu'il +ne l'était réellement. + +—Ce que tu as vu est étrange, dit-il enfin, ce que j'ai vu est plus +étrange encore... Ce mystère qui les entoure, j'aurais pu le percer +peut-être... mais je ne l'ai pas voulu... Moi aussi, j'ai rencontré +une fois Diane et Cyprienne dans les corridors du manoir au milieu +de la nuit... J'étais caché par la saillie d'une embrasure: elles ne +m'apercevaient point... Je les vis traverser sans bruit la galerie... +Elles dépassèrent ta chambre, la chambre de Penhoël, et je crus +qu'elles allaient entrer chez Madame... Mais elles dépassèrent aussi la +porte de Madame... Il n'y a rien au delà , sinon l'appartement occupé +par M. Robert de Blois. + +—C'était chez lui qu'elles se rendaient?... demanda Roger vivement. + +—Je ne sais... répliqua le peintre. La galerie fait un coude... Elles +disparurent. + +—Et tu ne les suivis pas?... + +—Je ne les suivis pas. + +—Ce Robert, qu'elles font semblant de mépriser et de détester! murmura +Roger de Launoy. + +—Elles méprisent aussi, elles détestent les deux Pontalès, dit Étienne +dont la voix baissa involontairement, et pourtant je les ai vues +s'introduire au château après minuit sonné! + +—Au château de Pontalès?... s'écria Roger stupéfait. + +—Au château de Pontalès... La nuit était sombre, cette fois, et je ne +les aurais pas reconnues si je n'avais entendu la douce voix de Diane +sur la lisière de la forêt. + +«—Aide-moi, disait-elle. + +«Elles s'approchèrent toutes deux de la muraille du parc. Cyprienne +s'appuya des deux mains contre le mur, et, avec son secours, Diane +franchit la clôture.» + +—Après?... fit Roger, dont le souffle haletait. + +—Je revenais de la Gacilly, à cheval, répliqua le peintre, mon cÅ“ur +battait et mon front brûlait... Mais je ne suis pas comme toi, Roger, +et je n'aurais jamais ouvert la porte de la chambre des filles de Jean +de Penhoël... J'enfonçai les éperons dans le ventre de mon cheval, qui +m'emporta au travers des taillis... + +—Oh!... fit Roger; tu n'aimes pas! tu n'aimes pas! + +—Si Diane de Penhoël n'est pas ma femme, répliqua le peintre, je ne +me marierai jamais... Il ne m'arrivait pas souvent autrefois de songer +à l'avenir... maintenant j'y pense toujours, parce que l'avenir, c'est +elle... Tu es rassuré quand tu les vois sourire, Roger; moi, si un +doute pouvait me venir, il me viendrait en ces moments... Mais que +de fois, parmi la joie feinte, que de fois j'ai surpris des larmes +dans les yeux de Diane!... C'est un cÅ“ur vaillant et fort contre la +souffrance!... Sous cette frêle beauté de jeune fille, j'ai deviné le +courage d'un homme... Ces larmes furtives qui me serrent le cÅ“ur, je +les bénis et je les admire... Oh! que Diane garde son secret!... Au +fond d'une âme comme la sienne, il ne peut y avoir que de nobles élans +et de saintes pensées!... + +La tête de Roger ne se relevait point. Il gardait le silence. + +—Chacun dans le pays sait cela, reprit le peintre, les plus pauvres +comme les plus riches. Il y a un grand malheur sur la maison de +Penhoël... Dieu se sert parfois du faible courage d'un enfant pour +combattre la force des méchants... + +Étienne s'interrompit brusquement, et sa voix, qui était lente et +rêveuse, se fit brève tout à coup et décidée. + +—Et puis, que m'importe tout cela? s'écria-t-il. Je faisais un songe +charmant... Le réveil est venu... Que Diane soit ceci ou cela, un ange +ou une pécheresse, je la verrai demain pour la dernière fois. + +—Que dis-tu là ?... demanda Roger en tressaillant. + +Ils étaient arrivés sur la terrasse qui bordait la rampe descendante +au passage de Port-Corbeau. Ils s'arrêtèrent d'un commun accord, et le +peintre s'accouda contre la balustrade de pierre. + +—Ce matin, reprit-il, M. Robert de Blois, qui paraît être maintenant +le maître au manoir, m'a payé mes travaux et m'a fait entendre qu'on +n'avait plus besoin de moi. + +—Mais Penhoël!... s'écria Roger, qui saisit la main de son ami; tu +aurais dû voir Penhoël. + +—J'ai vu Penhoël, répliqua Étienne, dont l'accent mélancolique prit +une nuance d'amertume, et je pars demain pour Paris... + +Au moment où le jeune peintre prononçait ces derniers mots, un faible +cri se fit entendre au pied de la terrasse. + +Les deux amis se penchèrent en même temps sur la balustrade et virent +deux formes blanches se glisser entre les châtaigniers des taillis. + +—Ce sont elles! s'écria Roger. + +Il voulut s'élancer, mais Étienne le retint de force. + +—Tu restes..., dit-il; tu es heureux!... Crois-moi, veille sur elles +pour les protéger, et non pas pour les épier! + + + + +IV + +MÈRE ET FILLE. + + +C'était la chambre de l'ange de Penhoël: un petit lit entouré de +rideaux blancs, dont la mousseline transparente laissait voir dans la +ruelle une image de la sainte Vierge, ornée d'un laurier-fleur bénit, +quelques siéges brodés par Madame et représentant des sujets enfantins +et gracieux, de jolies estampes de piété le long des lambris, et dans +une bibliothèque mignonne, en bois de rose, des livres du premier âge. + +Dans ce réduit si frais, à peine pressentait-on la jeune fille. +C'était l'enfant qui se montrait encore, l'enfant candide et +insouciante. + +Quelque chose disait que cette couche calme ignorait jusqu'à ces +rêves vagues qui bercent, à quinze ans, le sommeil de la vierge. Tout +était riant, mais froid. L'enfant se jouait, heureuse, au seuil de la +puberté. Elle tardait à naître femme. + +Et encore ce qui souriait dans cette chambre gentille, ce qui était +frais, gracieux, coquet, n'appartenait pas à Blanche toute seule. +C'était Marthe de Penhoël qui avait orné avec amour la retraite de +son enfant. Elle était redevenue jeune à penser pour sa fille; et si +parfois un peu d'espoir consolait la tristesse de sa nuit solitaire, +c'est qu'elle songeait qu'entre ces rideaux blancs son doux ange +dormait, ignorant à la fois les angoisses du présent et les menaces de +l'avenir. + +Chacun, si malheureux qu'il soit, possède aussi, au fond de son cÅ“ur, +une sorte d'asile où abriter sa pensée. Il est toujours un coin de +l'âme où Dieu clément laisse un rayon d'espoir. + +Marthe de Penhoël souffrait. Autour d'elle, les menaces s'accumulaient. +Son pauvre cÅ“ur, blessé depuis des années, saignait. Pour elle, le +passé n'avait que des regrets amers, le présent que navrant martyre, +l'avenir... hélas! il y avait là de si cruelles tortures, que mieux +valait fermer les yeux, et attendre comme le condamné à qui la suprême +pitié de la loi met un bandeau sur la vue... + +C'était quelques instants après l'accident qui avait troublé le bal, +au salon de verdure. Le bon oncle Jean, Madame et Blanche venaient +d'arriver dans la chambre de cette dernière. + +Blanche était pâle encore, et semblait prête à perdre de nouveau ses +sens. + +Madame, qui l'avait assise dans une bergère, l'entourait de ses bras. +La pauvre femme essayait de sourire, mais il y avait sur son visage un +découragement mortel. + +L'oncle Jean s'était arrêté au seuil de la porte. L'effort qu'il avait +fait pour soutenir la jeune fille avait ramené sur sa joue les mèches +légères et blanches de sa chevelure. La mélancolie douce, qui était +d'ordinaire sur ses traits, faisait place à une profonde désolation. + +Il regardait les deux femmes, et ses yeux étaient humides. + +L'évanouissement tout seul ne pouvait avoir produit ces émotions +poignantes, et derrière le hasard de cet événement, il devait y avoir +bien d'autres douleurs anciennes et cachées. + +Blanche renversait sur le dos de la bergère sa tête charmante, dont les +contours délicats et purs semblaient taillés dans de l'albâtre. + +—Ce ne sera rien..., murmura Madame d'une voix qui voulait être gaie, +mais où se devinaient les sanglots contenus; où souffres-tu, ma pauvre +enfant?... + +Blanche porta sa main à sa ceinture. + +—J'étouffe!... dit-elle. + +Sous le sourire forcé de Madame, il y eut un tressaillement d'angoisse. + +Elle répéta pourtant d'un accent morne et brisé. + +—Ce ne sera rien!... + +Puis elle se tourna vers l'oncle Jean qui s'appuyait, immobile, au +montant de la porte, et lui fit signe de se retirer. + +Le vieillard sortit aussitôt sans mot dire. A travers la porte +refermée, on entendit un instant le bruit de ses sabots dans le +corridor. + +Il allait d'un pas lent et la tête courbée. Quand il passait devant +l'une des fenêtres, et que les lumières répandues dans le jardin +arrivaient jusqu'à lui, on aurait pu le voir presser son front de ses +deux mains tremblantes. + +Blanche était seule avec sa mère. Ce n'était pas à cause de la présence +de l'oncle que Madame se forçait à sourire, car son regard devint plus +caressant encore. + +—Soulève-toi un peu, murmura-t-elle; ta robe est peut-être trop +serrée. + +—Oh! non..., dit l'Ange; tu sais bien, mère, qu'on a élargi ma robe il +y a quelques jours... + +—Qu'importe! si tu souffres. + +—Ce n'est pas cela, ce n'est pas cela, répliqua la jeune fille, qui se +révoltait naïvement contre l'évidence; je grandis, bonne mère... mais +en quatre jours ma taille n'a pas pu changer... N'as-tu point eu cette +maladie quand tu étais jeune fille? + +La paupière de Madame se baissa; elle ne répondit point. + +—Mon Dieu! reprit Blanche en appuyant ses deux mains contre sa +poitrine oppressée, je crois que tu as raison, mère... mon corset +m'étouffe!... Si cela continue, il faudra me faire faire des robes à +cÅ“ur comme madame l'adjointe... Je suis bien malheureuse! + +—Petite folle! dit Madame, il faut bien souffrir un peu pour devenir +une grande et belle demoiselle. + +—Mes cousines Diane et Cyprienne sont grandes... elles sont bien +jolies... et je ne les ai jamais vues souffrir ainsi... + +—C'est que tu ne te souviens pas, ma pauvre Blanche! + +La jeune fille poussa un soupir où son enfantine coquetterie avait +plus de part que les élancements de son mal. Elle fit effort pour se +soulever à demi, et Madame, passant derrière elle, détacha les agrafes +de sa robe. + +Dans cette position où elle ne pouvait être vue, Marthe de Penhoël ne +se contraignit plus. Ce sourire, retenu péniblement, qui éclairait +naguère sa figure, faisait place à une tristesse morne et découragée. + +La robe de Blanche portait en effet les traces du travail de la +couturière; mais ce n'était pas une fois seulement, comme elle le +croyait, qu'on avait élargi sa robe. Trois plis manquaient derrière son +corsage, trois plis, défaits un à un, et les deux premiers à son insu, +par la propre main de sa mère. + +Les agrafes, détachées, laissaient voir maintenant le corset. Entre les +baleines du corset, il y avait un large espace vide. + +—Fais vite, mère... j'étouffe..., murmurait l'Ange dont la respiration +devenait de plus en plus pénible. + +Les doigts de Madame tremblaient, tandis qu'elle cherchait à +débrouiller le nÅ“ud du lacet. + +—Vite! oh! vite! je t'en prie..., disait la jeune fille haletante. + +Les mains de Madame, maladroites et comme engourdies, serraient le +nÅ“ud au lieu de le lâcher. Plus elle s'efforçait, plus le filet de +soie s'enchevêtrait en des nÅ“uds nouveaux et inextricables. + +Elle saisit une paire de ciseaux sur la cheminée et trancha le lacet. + +Les flancs de l'Ange bondirent, débarrassés de la pression qui les +étranglait. Elle poussa un cri de bien-être. + +Le corset, détendu, s'était retiré à droite et à gauche, et cachait +maintenant ses baleines jusque sous l'étoffe de sa robe. + +—Oh! tu avais raison, mère, dit Blanche soulagée tout à coup; c'était +ce vilain corset qui me faisait souffrir... Il me semble, à présent, +que je suis dans le paradis! + +Elle respirait avec délices. + +L'Å“il de Madame se fixait avidement sur les reins de sa fille, où les +plis de la chemise demeuraient aplatis et collés en quelque sorte à la +chair, endolorie par la récente pression des baleines. Puis son regard +mesura l'écartement des deux parties du corset, comme si elle eût voulu +se rendre compte de la force soudaine qui les avait séparées. + +Tout à l'heure, lorsque sa robe était encore agrafée, Blanche gardait +la taille d'une jeune fille; mais cette apparence de juvénile finesse +était due tout entière au moule élastique qui modelait ses reins. + +Le moule était brisé; la taille de Blanche apparaissait déformée. + +Les yeux de Madame se levèrent au ciel; une larme roula sur sa joue. On +eût dit qu'une pensée odieuse et toujours combattue entrait malgré elle +dans son âme. + +—Que fais-tu donc là , mère?... demanda Blanche. + +Madame essuya vivement sa paupière humide, et sépara doucement les +beaux cheveux blonds de l'Ange pour lui mettre sur le front un baiser, +rempli d'ardent amour. + +—Je te disais bien, ma fille, murmura-t-elle, que ce ne serait rien... +Les jeunes filles ont comme cela des malaises étranges... Il n'y faut +plus songer. + +Blanche lui rendait ses caresses, et disait: + +—Bonne mère!... c'est toi, toujours toi qui me guéris et me +consoles!... Sans toi, quand ces souffrances me prennent, j'aurais peur +de mourir! + +—Mourir!... répéta Marthe de Penhoël, qui s'assit auprès d'elle et +l'attira sur ses genoux. + +—Si tu savais!... reprit l'Ange; autrefois, durant ma petite enfance, +j'étais souvent malade... mais cela ne ressemblait point à ce que +j'éprouve aujourd'hui... Tout à coup quelque chose tressaille en moi: +mon souffle s'arrête et le cÅ“ur me manque... + +Elle s'arrêta pour cacher sa tête charmante dans le sein de sa mère, et +ajouta tout bas: + +—Oh! quelquefois j'ai peur... grand'peur! + +Le regard de Madame se perdait dans le vide. Les paroles de l'Ange +glissaient sur son esprit inattentif. Elle n'écoutait pas. + +Pendant le court silence qui suivit, le rouge et la pâleur se +succédèrent plusieurs fois sur sa joue. A deux ou trois reprises, elle +ouvrit la bouche comme si une question se fût pressée sur sa lèvre. + +Elle n'osait pas. + +Au bout de quelques secondes, elle serra sa fille contre sa poitrine +avec une sorte de brusquerie. Un effort soudain qu'elle fit sur +elle-même donna une apparence de gaieté vive à sa physionomie. + +—Causons!... dit-elle. Te voilà comme autrefois sur mes genoux, +Blanche!... Te souviens-tu que tu aimais à t'endormir ainsi tous les +soirs? + +—On est si bien auprès de ton cÅ“ur!... murmura l'Ange en fermant ses +paupières à demi, et en reposant sa prunelle limpide sur les yeux de sa +mère. + +—Avant de t'endormir, poursuivit Madame, tu me disais tout ce que tu +avais fait dans la journée... En ce temps-là , tu n'avais pas de secret +pour moi... + +—En ai-je donc à présent?... demanda Blanche étonnée. + +L'hésitation de Madame devint plus forte. Évidemment, elle voulait +interroger, et quelque scrupule arrêtait ses questions au passage. + +—Je ne sais..., dit-elle pourtant; les jeunes filles aiment à faire du +mystère... + +—Moi j'aime à être auprès de toi, interrompit l'Ange qui souriait, +candide comme la Vérité même; j'aime à te montrer mon âme... Je ne +pourrais pas plus te cacher ma conscience qu'à Dieu. + +Cette fois, ce fut une vraie joie qui brilla sur le visage de Marthe de +Penhoël. Elle poursuivit en tenant sa bouche contre la joue de Blanche +et en coupant chaque parole par un baiser: + +—Je te crois... Est-ce qu'il pourrait en être autrement?... Ne sais-tu +pas combien je t'aime?... Et cependant... + +Elle s'interrompit... un nuage avait passé déjà sur sa joie. + +—Et cependant?... répéta Blanche en se jouant. + +«Mon Dieu! mon Dieu! pensait Madame dont la sérénité d'emprunt cachait +mal son angoisse revenue; faites que je me sois trompée, et doublez le +fardeau de mes autres douleurs!...» + +—Je voulais dire, reprit-elle tout haut, qu'il n'y a pas de ta faute, +ma pauvre Blanche... Les enfants ne savent pas voir clair au fond de +leur propre cÅ“ur... Je me souviens du temps où j'étais à ton âge... + +—Que tu devais être belle et aimée!... murmura Blanche, qui regardait +Madame avec l'admiration de son amour filial. + +—J'étais comme toi, Blanche, moins jolie que toi, et j'avais perdu ma +mère... Oh! il me semble que si j'avais eu ma mère auprès de moi comme +tu as la tienne, ma pauvre enfant chérie... il me semble que ma vie eût +été autrement... Mais que vais-je dire là ? se reprit-elle en retrouvant +dans son courage la force de sourire encore; je te ferais croire que je +suis malheureuse! + +Blanche, qui s'était redressée un instant avec inquiétude, posa de +nouveau sa tête paresseuse sur le sein de sa mère. En ce moment où sa +souffrance faisait trêve, elle subissait l'effet des fatigues de la +journée. Ses paupières battaient appesanties, et le sommeil effleurait +déjà son beau front. + +Madame voyait cela, et pourtant elle ne pouvait réussir à formuler +enfin la question qui était toujours sur sa lèvre. + +Pour quiconque aurait pu observer à nu cette âme brisée par une suprême +angoisse, la scène, si calme en apparence, aurait pris un caractère +terrible et à la fois souverainement touchant. + +Sur cette douce enfant qui s'endormait, souriante, il y avait une +fatalité mystérieuse. Madame avait deviné un secret funeste, une chose +cruelle, inattendue, accablante, une chose extraordinaire jusqu'à +paraître impossible. + +Mais dans le passé de Marthe de Penhoël, il y avait un mystère du +même genre, qui la faisait crédule, et pouvait lui donner foi à +l'impossibilité... + +Elle avait douté d'abord, cependant. Comment ne pas douter en face +de cette pure et radieuse innocence? La candeur de l'Ange parlait en +quelque sorte plus haut que l'évidence elle-même. + +Dès que venait le doute bienfaisant, Madame l'accueillait avec ardeur. +Elle espérait; ses craintes lui paraissaient alors insensées. Puis +ses propres souvenirs revenant en aide à l'évidence, elle croyait de +nouveau et retombait au plus profond de son découragement... + +Et, depuis quelques jours, sa vie se passait en ces alternatives. +Toutes ses autres souffrances faisaient trêve; toutes ses autres +craintes se taisaient... + +En ce moment, l'évidence reprenait ses droits. Marthe de Penhoël venait +de voir et de toucher, pour ainsi dire. Mais, au-devant de la vérité +dure et implacable, se plaçait le tranquille visage de l'enfant; ce +front calme était comme le miroir sans tache où se reflétait une âme +ignorante de tout mal. + +La question qui se pressait depuis si longtemps sur la lèvre de Madame +aurait mis fin sans doute à son incertitude, mais Madame ne trouvait +point de paroles pour la formuler à son gré. La pudeur des mères est, +entre toutes les pudeurs, la plus délicate et la plus timide. Et +parfois, en interrogeant, on enseigne... + +Marthe cherchait. + +Les beaux yeux bleus de l'Ange disparaissaient presque sous ses +paupières alourdies. + +—Ne vas-tu pas retourner à la danse?... demanda tout à coup Madame, +qui affecta un redoublement de gaieté. + +En même temps, elle ouvrit ses bras comme pour inviter Blanche à se +lever. + +La jeune fille s'appuya, plus paresseuse, contre le sein de sa mère. + +—Je suis si lasse!... murmura-t-elle. + +—Autrefois, quand il s'agissait d'un bal, tu avais beau être lasse, tu +ne le disais pas!... + +—J'étais une enfant!... répliqua Blanche. + +—Cela ne t'amuse donc plus? + +Blanche rouvrit à demi les yeux. + +—Oh! si... toujours! répondit-elle. + +—Parmi les jeunes gens qui sont à Penhoël, reprit Madame dont la voix +trembla légèrement, quoi qu'elle pût faire, lequel aimes-tu le mieux? + +Blanche ne répondit pas tout de suite; puis elle répéta lentement: + +—Parmi ceux qui sont à Penhoël?... + +—Oui. + +—Je ne sais pas... + +Madame prenait courage, à mesure qu'elle avançait dans cet +interrogatoire, entamé avec tant de crainte. + +—Voyons! poursuivit-elle, est-ce Roger de Launoy? + +—J'aime bien Roger. + +—Est-ce Étienne Moreau? + +—Il est bon... mais... + +—Est-ce M. Alain de Pontalès? + +—Non... Il a l'air orgueilleux et méchant. + +—Est-ce M. Robert de Blois? demanda encore Madame en baissant la voix +involontairement. + +Blanche rouvrit les yeux tout à fait, et la regarda d'un air étonné. + +—Oh!... fit-elle avec reproche; quelle idée!... M. Robert de Blois! + +Madame respira et la baisa. Un instant encore, elle oublia le récent +témoignage de ses yeux. + +—Eh bien! reprit-elle entre deux caresses, tu ne veux pas me dire qui +tu aimes le mieux? + +—Celui que j'aime le mieux n'est pas à Penhoël, répondit l'Ange dont +la joue devint toute rose; depuis que mon cousin Vincent est sur la +mer, je pense à lui souvent et je le regrette... J'ai bien tort de le +regretter, ajouta-t-elle d'un air fâché, car il ne m'a pas même dit +adieu avant de partir!... + +Madame était devenue tout à coup rêveuse; ses soupçons ne s'étaient +jamais portés de ce côté. Ses souvenirs, éveillés brusquement, lui +montrèrent la pâle figure de Vincent avec ses grands yeux toujours +fixés sur Blanche. + +Un instant, elle demeura muette et le cÅ“ur serré. + +—Vincent!... murmura-t-elle sans savoir qu'elle parlait. T'es-tu +trouvée quelquefois seule avec lui, ma fille? + +Blanche se prit à rire. + +—Je me trouvais seule avec lui tous les jours, répondit-elle. + +—Tous les jours!... répéta machinalement Marthe de Penhoël. Et te +disait-il parfois qu'il t'aimait, Blanche? + +—Il n'osait pas... + +—Il ne te l'a jamais dit? + +—Jamais. + +Un instant, Madame avait entrevu l'explication du mystère, mais le +mystère devenait plus impénétrable que jamais, car Blanche ne pouvait +pas mentir. + +Et à mesure que l'interrogatoire avançait, Madame sentait mieux la +difficulté de le pousser plus loin. + +Jusqu'alors, Blanche n'avait rien deviné des motifs qui dictaient ces +questions, faites sur un ton de gaieté légère; mais un mot de plus +allait peut-être la mettre en éveil. + +Et pourtant il fallait savoir... + +—Pauvre Vincent! dit Madame cherchant une transition au hasard; voilà +bien longtemps que nous n'avons eu de ses nouvelles! + +—Oh! oui, soupira Blanche; cinq mois!... c'est bien long! + +Elle avait compté les mois. Madame l'examina à la dérobée. Son joli +visage restait tranquille et s'imprégnait à peine d'une légère teinte +de mélancolie. + +On ne pouvait point s'y tromper, si le cÅ“ur de Blanche battait +plus doucement au nom de Vincent de Penhoël, c'était une préférence +d'enfant, une tendresse naïve et insouciante. Cela pouvait changer +plus tard et devenir un autre sentiment; mais ce n'était pas encore de +l'amour. + +—Tu vois bien, dit Madame en passant ses doigts parmi les ondes +soyeuses des cheveux de l'Ange, tu avais un secret que je ne savais +pas!... + +—Si j'avais su que c'était un secret, répondit Blanche que reprenait +le sommeil, je te l'aurais confié bien vite. + +Madame hésita encore une fois; puis un incarnat léger vint teindre sa +joue, tandis qu'elle murmurait cette dernière question: + +—Et d'autres que Vincent ne t'ont-ils pas dit qu'ils t'aimaient? + +—Si d'autres que Vincent me l'avaient dit, répliqua Blanche, je me +serais fâchée. + +—De sorte que tu n'as pas d'autre secret? + +—Non, mère. + +Les yeux de l'Ange s'étaient fermés tout à fait. Les regards de Madame +tombaient sur elle, plus tendres et plus maternels, tandis qu'elle la +berçait doucement contre son cÅ“ur, comme un enfant qu'on veut endormir. + +Pendant quelques secondes que dura le silence, la pensée de Marthe de +Penhoël sommeilla au contact du sommeil de sa fille. Elle retardait le +plus qu'elle pouvait, la pauvre femme, le réveil trop prochain de sa +conscience. + +—Mère, balbutia Blanche sans ouvrir les yeux et de cette voix lente +des gens qui s'endorment, je me suis trompée... J'ai un secret... je +vais te le dire... je ne sais pas pourquoi je ne te l'ai pas dit plus +tôt... C'était vers le printemps de cette année... Il faisait chaud +comme aujourd'hui et je m'étais endormie, vers le soir, dans le berceau +qui est au bout du jardin... M'écoutes-tu, mère?... + +Madame s'était redressée inquiète, attentive. Elle ne répondit à la +demande de l'enfant que par la pression plus forte de ses bras. + +Blanche poursuivit: + +—Je fis un rêve bien effrayant, va!... Il me semblait qu'il y avait +un homme là , près de moi, qui me serrait de toute sa force contre +sa poitrine... J'étouffais... je sentais son souffle brûlant sur ma +bouche... M'écoutes-tu, mère?... + +La pâleur de Marthe de Penhoël était devenue livide; ses yeux grands +ouverts et fixes exprimaient une angoisse profonde. + +L'enfant poursuivait de sa voix paresseuse et tranquille: + +—C'est drôle les rêves!... Je savais bien que je dormais... et +pourtant, je ne pouvais pas m'éveiller... Il se passait en moi quelque +chose d'étrange, et je n'ai jamais rien éprouvé de semblable, ni +auparavant, ni depuis... Mais voilà qui est plus étrange encore!... +Quand je m'éveillai enfin, je ne saurais trop dire si c'était la suite +de mon rêve... je crus voir véritablement un homme qui s'enfuyait sous +la charmille... + +—Et tu le reconnus?... demanda Marthe d'une voix sourde. + +—Non... seulement, comme je retournais au château, je rencontrai sur +mon chemin M. Robert de Blois... + +—Robert de Blois!... répéta Madame, dont l'Å“il étincela d'un feu +sombre. + +—C'est étonnant, n'est-ce pas? dit encore Blanche, dont la paupière +s'ouvrit à demi pour se fermer aussitôt. + +Son souffle se fit entendre régulier et plus bruyant. + +Elle dormait. + +Mais elle en avait dit assez; Marthe de Penhoël n'avait plus rien à +apprendre. + +Un instant elle demeura comme atterrée; puis, par un mouvement +instinctif et violent, sa main tremblante tâta et pressa les flancs de +l'Ange qui gémit dans son sommeil. + +—Perdue!... dit-elle prononçant pour la première fois ce mot qui +était depuis si longtemps au fond de sa pensée; perdue comme moi!... +innocente comme moi!... Qu'ai-je fait, mon Dieu! pour être punie jusque +dans mon enfant? + +Elle souleva l'Ange entre ses bras et l'étendit, toujours endormie, sur +le lit. + +Puis elle se laissa choir dans un fauteuil et couvrit son visage de ses +deux mains. + +Elle demeura longtemps ainsi. Ses yeux étaient secs et brûlants, des +sanglots déchiraient sa poitrine. + +—Mon Dieu!... mon Dieu!... prononça-t-elle enfin d'une voix étouffée; +il y a bien longtemps que je souffre!... Vous m'avez pris mon bonheur +dès le jour de ma jeunesse, et je n'ai point murmuré!... J'ai vu +votre main s'appesantir sur la maison de Penhoël; j'ai vu l'étrangère +s'asseoir à ma place; j'ai senti la mortelle menace suspendue au-dessus +de ma tête, et je n'ai point murmuré encore!... Mais ma fille, mon +Dieu! ma fille!... + +Ses larmes jaillirent au travers de ses doigts... + +—Ma fille, répéta-t-elle avec égarement; contre ce dernier coup je +suis trop faible!... Ayez pitié de moi, mon Dieu, car je suis une +pauvre abandonnée... Pas une voix amie pour me consoler!... pas une +main pour me défendre!... + +Il lui sembla, en ce moment, qu'un double soupir répondait à sa +plainte. Elle ouvrit les yeux. + +Cyprienne et Diane, à genoux à ses côtés, couvraient ses deux mains de +baisers. + + + + +V + +DIANE ET CYPRIENNE. + + +Au manoir de Penhoël, Cyprienne et Diane n'étaient pas traitées tout à +fait comme les filles de la maison. Elles étaient bien de la famille, +mais on laissait entre elles et leur cousine Blanche une distance si +grande, qu'elles ne pouvaient point se croire placées sur le même degré +de l'échelle sociale. + +Blanche était l'héritière, la véritable mademoiselle de Penhoël. Bien +rarement désignait-on par ce titre les deux filles de l'oncle Jean, +que les paysans nommaient les petites demoiselles, et la _société_ +simplement _les petites_. + +L'oncle Jean lui-même avait contribué à trancher plus profondément la +ligne qui séparait ses filles de leur cousine. Dès leur enfance, il +les avait habituées à regarder le berceau de Blanche avec une sorte de +respect. Il n'avait point voulu qu'elles s'habillassent comme Blanche, +et jamais il ne leur avait permis de porter d'autre costume que celui +des paysannes du Morbihan. + +Il y avait bien longtemps que l'oncle Jean vivait à la charge de ses +parents de la branche aînée. Autrefois, dans sa jeunesse, il avait +porté l'épée et il avait été, disait-on, un fier soldat; mais tandis +qu'il se battait à l'autre bout de la France, les gens trop zélés qui +représentaient la république dans le district de Redon vendaient à +l'encan son modeste héritage. + +Quand il était revenu au pays, il avait trouvé un asile chez le vieux +commandant de Penhoël, père de Louis et de René. Depuis lors, il +n'avait plus quitté le manoir. + +C'était un cÅ“ur bon et tendre, possédant d'instinct toutes les +délicatesses. Le souvenir reconnaissant du bienfait était en lui une +religion. Il donna la première place de ses affections aux deux fils de +son bienfaiteur. + +Et s'il leur fit une part inégale, ce fut à son insu et malgré lui. +Louis avait une âme si grande et si noble! Son absence laissait un vide +si profond dans le cÅ“ur de tous ceux qui l'avaient connu!... + +Avant d'être soldat, l'oncle Jean avait été un pauvre jeune +gentilhomme, à peine plus riche que l'unique fermier de son père. Il ne +savait pas grand'chose, et la seule éducation qu'il avait pu donner à +ses filles se réduisait à ce double principe, règle fondamentale de sa +propre vie: _Adorez Dieu; aimez Penhoël!_ + +Cyprienne et Diane aimaient Penhoël comme elles adoraient Dieu. +C'était un dévouement passionné, inaltérable, sans bornes, qui avait +ses racines aux premiers jours de leur enfance et qui, à mesure que +s'écoulaient les années, grandissait, loin de faiblir. + +Tout ce qui portait le nom de Penhoël leur était cher et sacré. Elles +respectaient le maître, tout en connaissant mieux que personne les +misères de sa nature et les fautes de sa vie; elles avaient pour +Blanche une tendresse protectrice et comme maternelle. Quant à Madame, +elles allaient bien au delà des prescriptions de leur père; elles +l'adoraient à l'égal de Dieu. + +Madame semblait bien loin de répondre par une tendresse égale à l'amour +expansif et à la fois respectueux que lui portaient Cyprienne et Diane. +Elle était bonne et douce pour elles comme pour tout le monde: voilà +tout. Et même un observateur clairvoyant aurait pu distinguer chez +elle, vis-à -vis des deux jeunes filles, une nuance de froideur qui +n'était point dans sa nature. + +Cela était d'autant plus étrange que Marthe traitait l'oncle Jean comme +un père, et prenait à tâche de le dédommager des brusqueries souvent +brutales du maître de Penhoël. + +Mais Marthe avait pour sa fille un amour exclusif sans doute. En ce +cÅ“ur plein il ne restait plus de place pour un sentiment secondaire. + +Diane et Cyprienne ne se plaignaient point. C'étaient toujours le +même empressement et la même ardeur. On eût dit parfois, tant elles +gardaient de courage à aimer Madame, malgré sa froideur inflexible, on +eût dit qu'elles pensaient que cette froideur était feinte. + +Elles avaient à peine connu leur mère, qui était morte peu de temps +après leur naissance. Enfants, elles avaient été libres et même un peu +abandonnées; jeunes filles, elles étaient libres encore. Personne, au +manoir, ne s'avisait de contrôler leurs actions. L'oncle Jean avait +en elles une pleine confiance. Le maître de Penhoël n'exigeait rien +d'elles sinon parfois, le soir, à des intervalles de plus en plus +rares, quelques-unes de ces anciennes chansons bretonnes qu'elles +disaient en s'accompagnant de leurs harpes. Madame semblait affecter +de ne leur demander jamais compte de leur conduite. + +Elles allaient et venaient, toujours seules, ou en compagnie d'Étienne +et de Roger, qui passaient leurs jours à les poursuivre et qui ne les +trouvaient pas toujours, car l'existence de Diane et de Cyprienne avait +son côté mystérieux. + +Elles n'avaient point de compagne de leur âge. Rien ne les appelait ici +plutôt que là ; rien ne les retenait au manoir, si ce n'est le désir de +faire compagnie à Blanche, qui les aimait tendrement pour tout l'amour +qu'elles lui témoignaient. + +Elles étaient les idoles des bonnes gens du pays, entre Redon et +Carentoir. On aimait Blanche, mais il y avait trop de respect dans +la tendresse qu'on lui portait. On ne la voyait pas assez souvent ni +d'assez près, tandis qu'il ne se passait guère de journée sans que +les gens des villages voisins eussent occasion de saluer Diane et +Cyprienne. Et Dieu sait qu'ils les saluaient de bon cÅ“ur, les chères +filles, malgré leur costume de paysanne. + +On les rencontrait le jour; et quelques-uns disaient que, la nuit +aussi, quand la lumière de la lune glissait, pâle, sur la lande +solitaire... + +Mais c'étaient là des contes de veillées, où le fantastique et +l'impossible entraient à forte dose. + +Ce qui était bien certain, c'est qu'elles étaient bonnes comme leur +père, le meilleur des hommes, et comme leur défunte mère, dont tout le +monde se souvenait; c'est qu'elles étaient plus jolies que les anges +qu'on voyait sourire dans les tableaux de la paroisse; c'est qu'enfin +elles ressemblaient, au dire des vieillards, à ce fils aîné de Penhoël, +beau et vaillant comme les héros des traditions antiques. + +En revanche, Cyprienne et Diane n'avaient point su trouver grâce +auprès de la _société_. Le chevalier et la chevalière de Kerbichel, +les trois vicomtes, madame veuve Claire Lebinihic, les demoiselles +Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, leur jeune frère Numa et autres notables +les tenaient au plus bas de leurs dédains. La Romance, l'Ariette et +la Cavatine déclaraient, à qui voulait les entendre, que ces petites +mendiantes, n'ayant ni sou ni maille, étaient la honte du pays. + +Elles dansaient comme des effrontées avec leurs jupes de cinq sous et +leurs bonnets ronds! Elles montaient à cheval et galopaient comme des +garçons! Elles raclaient de la harpe, enfin, à la grâce de Dieu, et +criaillaient de vieilles, vieilles chansons d'avant le déluge! + +Haine d'artistes... + +Les deux sÅ“urs en avaient soulevé de plus graves qui se taisaient et +qui attendaient. L'homme de loi le Hivain, surnommé Macrocéphale, les +abhorrait pour cause; M. Robert de Blois et son domestique Blaise les +détestaient cordialement; il n'y avait pas jusqu'au puissant marquis de +Pontalès qui n'eût contre elles une aversion bien décidée. + +De tout cela elles ne s'inquiétaient point trop en apparence. Elles +continuaient leur vie solitaire, et qu'on aurait pu croire occupée +à quelque Å“uvre mystérieuse, si la frivolité de leur âge et leur +inaltérable gaieté n'avaient repoussé bien loin ce soupçon. + +On les voyait, en effet, toujours joyeuses, comme si leur conscience +eût souri sur la sereine beauté de leurs jeunes visages. + +Étienne seul et Roger avaient pu voir parfois, en des occasions bien +rares, leurs fronts soucieux... + +Elles avaient alors à peu près dix-huit ans. Toutes deux étaient de ces +natures qu'il faut expliquer, parce qu'on ne les devine point. Malgré +leur extrême jeunesse, elles portaient un masque attaché solidement. Ce +masque, c'était leur gaieté même. + +Au temps où nous les avons vues, dans le salon de Penhoël, poursuivre +avec Roger de Launoy leur causette enfantine, leur gaieté vive et +franche n'avait rien d'emprunté. La famille était heureuse alors. +Madame avait bien quelque peine cachée; le maître montrait bien parfois +des inquiétudes et des soupçons inexplicables, mais, en somme, le +seul mal que connussent les hôtes du manoir était l'ennui monotone et +austère. + +Maintenant tout avait bien changé! A ce calme plat de la vie +campagnarde, où l'existence est une longue apathie et où l'on arrive +à la vieillesse avant d'avoir vécu, avait succédé comme une sourde +tempête. + +Au dehors, il n'en paraissait trop rien. C'est à peine si quelques +symptômes vagues laissaient deviner aux bonnes gens d'alentour la +mortelle fièvre qui minait la race de Penhoël. + +Au dedans même, tous ne comprenaient pas également la gravité du mal. +Mais Cyprienne et Diane avaient surpris, par hasard d'abord, puis par +l'effet de leur volonté, des secrets terribles. + +Elles voyaient, engagée auprès d'elles, une lutte ténébreuse dont le +résultat devait être la ruine et le déshonneur de Penhoël... + +D'un côté se réunissaient, ligués par l'intérêt, Robert de Blois, +maître le Hivain, le vieux marquis de Pontalès et d'autres alliés +subalternes, tous gens actifs et âpres à la curée, tous habiles, +audacieux et forts des avantages déjà remportés. + +De l'autre, le maître de Penhoël et Madame. Le maître n'avait jamais +été un esprit bien robuste; mais ces trois années pesaient sur lui +comme un demi-siècle. Il n'était plus que l'ombre de lui-même. Le peu +d'énergie qu'il avait autrefois s'était usée par le découragement +et aussi par des habitudes d'ivresse, où il s'était jeté lâchement, +comme en un refuge contre l'amertume de ses pensées. Marthe de Penhoël +était, au contraire, un cÅ“ur haut et vaillant. Au premier moment, +elle s'était placée de front entre le maître et ses ennemis; mais, +à un instant donné, un coup mystérieux avait soudainement brisé sa +résistance. On eût dit que son courage était tombé devant quelque +talisman irrésistible. Elle ne se défendait plus. + +De sorte que les coups des ennemis ligués contre Penhoël tombaient sur +un adversaire sans armes. La ruine avançait, avançait... + +Il était même étrange que le combat pût durer encore, et la chute de +la maison de Penhoël eût été consommée depuis longtemps si une main +mystérieuse, inconnue également aux vainqueurs et aux vaincus, n'était +venue retarder plus d'une fois le dénoûment fatal du drame. + +Cyprienne et Diane s'évertuaient dans l'ombre. Elles étaient jeunes, +isolées; elles ignoraient la vie; mais, sous leur beauté gracieuse, il +y avait un courage viril. + +Elles travaillaient, infatigables et alertes, à une tâche qui eût +épouvanté des hommes forts. + +Elles devinaient la haine qui s'envenimait autour d'elles; les conseils +ne leur avaient point manqué; car une voix prophétique, en qui elles +avaient confiance, leur avait souvent dit que la mort était au bout de +ce combat désespéré. + +La mort pour elles, si jeunes, si charmantes! Pour elles, qui +commençaient à aimer!... + +Elles allaient foulant aux pieds toutes craintes. + +Parfois,—quelle jeune fille n'a ses heures où le rêve chéri vient +caresser l'âme et l'amollir?—parfois Diane entrevoyait l'avenir bien +heureux avec Étienne, Cyprienne avec Roger; la faiblesse de la femme +prenait le dessus durant un instant; une larme glissait entre les cils +baissés de leurs beaux yeux. Mais cela durait peu; elles s'embrassaient +silencieusement, et ce baiser voulait dire: «Pauvre sÅ“ur, tu es comme +moi, tu l'aimes, et tu n'auras pas le temps d'être à lui.» + +Vous les eussiez vues alors, muettes et pensives, les bras entrelacés, +la tête inclinée... + +Quand elles se redressaient, il y avait sur leurs fronts d'enfants une +intrépidité calme et sereine. Elles s'étaient comprises; il fallait +combattre et combattre seules, car elles aimaient déjà trop pour mêler +Roger ou Étienne à ces sourdes batailles où il s'agissait de mort. + +Et, eussent-elles aimé cent fois davantage, l'idée ne leur serait point +venue d'abandonner la tâche commencée. + +D'ailleurs, il y avait des moments où elles espéraient la victoire. +Et que de joie alors! Avoir sauvé le maître qui avait été bon pour +leur enfance et qui donnait sa maison à leur vieux père sans asile! +Avoir sauvé Madame qui se mourait à souffrir d'une angoisse inconnue, +Madame, leur profond et tendre amour! Avoir sauvé Blanche enfin, la +pauvre enfant, le doux ange de Penhoël, sur qui planait aussi la menace +commune! + +Quand ces espoirs venaient, elles ne voyaient plus le monceau +d'obstacles qu'il fallait soulever, et leur cÅ“ur, ivre, bondissait +d'allégresse par avance. + +C'était cela qui les soutenait. Le courage, si grand qu'on pût le +supposer, n'aurait point suffi; il fallait les illusions et l'espérance. + +Et ici leur ignorance complète de la vie, et la simplicité qui leur +montrait au loin une route ouverte au travers de l'impossible, étaient +puissamment aidées par la nature romanesque de leur esprit. + +Tout, depuis leur enfance, avait accru cette prédisposition qu'elles +avaient à compter avec le merveilleux. + +Elles étaient de ce pays où les traditions sont de beaux contes de +fées, et où les imaginations tristes et poétiques tâchent sans cesse +à soulever le voile qui recouvre les choses surnaturelles. Leurs +premières nuits avaient été bercées par ces étranges récits qui +épouvantent et charment les chaumières bretonnes. Nul enseignement +raisonné n'avait arraché ces germes qui, au contraire, avaient grandi +dans la libre solitude où s'était passée leur enfance. Elles avaient +appris à lire dans les vieux livres de la bibliothèque du manoir, qui +se composait presque entièrement d'anciens poëmes et de romans oubliés +dans la poudre. Benoît Haligan les avait tenues bien souvent sur ses +genoux, toutes petites qu'elles étaient, et leur avait récité, avec +sa voix profonde et son mélancolique sourire, les étranges légendes +qui emplissaient sa mémoire. Enfin, il n'y avait pas jusqu'au souvenir +vivace, laissé dans le pays par leur oncle, l'aîné de Penhoël, qui +n'eût affecté bizarrement leurs jeunes esprits. + +On parlait de sa disparition mystérieuse, et l'on en parlait sans +cesse. Pour Diane et Cyprienne, c'était là encore un roman, mais un +roman réel qui les touchait de près, et leur servait de pont, en +quelque sorte, pour arriver à croire tout ce que disaient les vieux +livres de la bibliothèque. + +A mesure que les années étaient venues, leur foi s'était néanmoins +modifiée. L'élément intelligent et juste qui était en elles avait fait +peu à peu la part de l'impossible et de l'absurde, mais l'amour du +merveilleux avait surnagé. + +Et par un singulier travail de leur pensée, cette tendance, désormais +indestructible en elles, s'était détournée des vieilles fables pour +arranger miraculeusement le présent inconnu. + +Il était un lieu au monde qui leur apparaissait de loin, environné +d'un radieux prestige. Elles y rêvaient la nuit et le jour. Elles le +voyaient à travers ce prisme féerique qui montrait jadis aux crédules +matelots de l'Espagne les prodiges de l'Eldorado. Ce lieu, c'était +Paris. + +On ne saurait dire précisément d'où leur étaient venues les idées +qu'elles se faisaient de Paris. Elles les avaient prises çà et là , +récoltant d'un côté un renseignement, de l'autre un mensonge. Elles +avaient écouté d'abord les bonnes gens des environs, pour qui la +grande ville était un pays plus lointain et plus invraisemblable que +l'Amérique, au temps de Christophe Colomb. Elles avaient interrogé +la bibliothèque, dont les bouquins, un peu plus avancés, leur +fournissaient des détails tels quels. En outre, parmi les hobereaux +du voisinage, il en était jusqu'à deux ou trois qui se vantaient avec +orgueil d'avoir passé quinze jours, en leur vie, dans la capitale du +monde civilisé. + +Or les hobereaux qui ont fait le grand voyage ont une manière à eux +d'exagérer leurs impressions et d'enluminer la vérité. + +Cyprienne et Diane en auraient pu apprendre bien plus long auprès de +Robert de Blois et des deux Pontalès, mais une répulsion énergique les +éloignait de ces derniers, et Robert, qu'elles étaient forcées de voir +tous les jours, prenait plaisir à entasser fables sur fables. + +Il en était un peu de même d'Étienne Moreau, le jeune peintre. Certes, +ce n'était point chez lui mauvais vouloir ou amour du mensonge, mais, +dès qu'il s'agissait de Paris, le regard des deux sÅ“urs brillait et +s'animait; Étienne les voyait écouter avec une attention si passionnée, +qu'à son insu sa verve s'échauffait. Les couleurs du tableau +changeaient sous sa parole jeune et vive. Il aimait Paris, lui aussi, +et son souvenir avait des yeux de vingt ans. Malgré lui, la réalité +disparaissait sous un brillant manteau de poésie. + +Tant de notions diverses se mêlaient et s'amoncelaient dans la mémoire +de Diane et de Cyprienne. Elles n'en oubliaient aucune, et les +gardaient jalousement au dedans d'elles-mêmes comme un trésor cher. + +Elles n'avaient nul moyen de distinguer le vrai du faux. Aussi loin que +pussent se porter leurs regards, nul point de comparaison n'existait +autour d'elles. + +La plus grande ville qu'il leur eût été donné de voir était Redon, cité +de deux mille âmes. + +Il fallait que leur imagination bondît par-dessus toutes choses +connues, pour arriver à l'idée de Paris, et c'est justement dans ces +conditions particulières que l'imagination enivrée s'exalte et peut +élargir à l'infini l'horizon des rêves. + +Paris était pour elles l'enfer et le paradis; tous les miracles y +devenaient possibles. + +C'était le grand trésor du monde, où chacun venait puiser, à proportion +de sa force, de son génie ou de sa beauté. + +Ce qu'on demandait en échange à la beauté, au génie ou à la force, +elles n'en savaient rien, elles n'avaient jamais songé à s'en +instruire. Leurs yeux s'éblouissaient à contempler ce magique royaume +de la gloire et de la richesse. + +Bien souvent elles songeaient au bonheur de ceux qui pouvaient +lutter et vaincre dans cette arène splendide. Là , on devenait riche, +puissant; on pouvait approcher du roi, dont elles entendaient parler +avec une religieuse emphase, et dont le pouvoir leur semblait égal à +celui d'un dieu. + +On y arrivait pauvre; on en ressortait chargé d'or... + +Et leurs mains frémissaient d'envie à la pensée de cet or conquis, +non pas pour elles, les pauvres enfants, mais pour Penhoël, que +n'oubliaient jamais leurs âmes dévouées... + +Hélas! il y avait si loin de Glénac jusqu'à Paris! Et puis, il aurait +fallu abandonner leur tâche, déserter le poste qu'elles s'étaient +assigné, quitter leur vieux père, et Madame, et l'Ange, qu'elles +devaient défendre et protéger. + +C'était impossible! + +Pourtant elles y songeaient sans cesse, car, à leur âge, l'impossible +n'arrête jamais le désir; elles nourrissaient avec amour de folles +idées qui leur semblaient être le comble de la sagesse; sur des bases +naïvement insensées, elles bâtissaient de beaux plans raisonnables. + +Et, comme elles avaient entendu dire que l'art était un sûr moyen de +vaincre dans ce grand tournoi, si confus et si brillant à leur pensée, +elles quittaient leurs couches bien souvent dès l'aube pour se glisser +dans le salon de Penhoël, et chercher avec ardeur sur leurs petites +harpes des accords nouveaux... + +Pauvres filles! Les provinces sont pleines d'aspirations pareilles, +avec moins de candeur ignorante et quelques notions de plus sur les +mystères de la vie parisienne. + +Et les cent routes qui débouchent dans la ville immense amènent chaque +jour bien des vierges, entraînées par l'ardent et vague espoir. Elles +sont belles, jeunes; l'avenir est vaste; la vie sourit au-devant +d'elles. Combien vont rester mortes sur le champ de bataille! combien +vont retourner sur leurs pas, brisées, avec la honte sur le front et +dans le cÅ“ur! + +Au village, les mères ont raison quand elles disent tremblantes et +pâles: + +«Paris est un monstre qui dévore les jeunes filles.» + +Mais les mères parlent en vain, depuis que le monde est monde... + + * * * * * + +Cyprienne et Diane étaient entrées sans bruit dans la chambre de +l'Ange; elles venaient s'informer et savoir si l'accident du bal +n'avait pas eu de suites. + +Elles ne virent rien d'abord en dépassant le seuil, parce que la +chambre était éclairée seulement par les reflets de l'illumination du +dehors; mais, tandis qu'elles s'avançaient sur la pointe des pieds, +elles avaient entendu la respiration pénible et oppressée de Madame. + +Elles s'étaient arrêtées auprès du fauteuil où Marthe de Penhoël +s'était laissée choir, après avoir déposé Blanche endormie sur son lit. +Marthe se croyait seule et ne retenait point les paroles désolées qui +tombaient de sa bouche parmi ses sanglots. + +Cyprienne et Diane avaient leurs yeux pleins de larmes. Elles +écoutaient, navrées, n'osant ni se retirer, ni arracher Madame à sa +rêverie douloureuse. + +Elles s'étaient mises à genoux, et ce fut seulement lorsque Madame se +découvrit le visage qu'elles annoncèrent leur présence en mettant leurs +lèvres sur ses mains pâles et froides. + +Le premier mouvement de Marthe de Penhoël fut tout entier à l'effroi. + +Elle tressaillit, et poussa un cri étouffé. + +—Y a-t-il longtemps que vous êtes ici?... murmura-t-elle; ai-je +parlé?... + +Les deux filles de l'oncle Jean serraient ses mains contre leur cÅ“ur. + +—Dieu nous garde de surprendre vos secrets, madame! répondit Diane +d'une voix douce et triste; nous avons entendu seulement que vous +disiez: «Je suis seule... je n'ai personne pour me défendre et pour +m'aimer!...» Mon Dieu, mon Dieu! vous ne pensez jamais que nous sommes +là ! nous, qui vous aimons tant!... nous, qui voudrions donner notre vie +pour vous!... + + + + +VI + +UN COIN DU VOILE. + + +Diane et Cyprienne fixaient sur Madame leurs yeux humides. Leur âme +tout entière était dans ce regard. + +Il y avait, au contraire, sur le visage de Marthe de Penhoël, de +l'hésitation et de la contrainte. Et quiconque aurait assisté à cette +scène, sans connaître le fond du cÅ“ur de Marthe, se fût demandé +assurément pourquoi tant de froideur obstinée chez cette femme si +généreuse et si bonne, vis-à -vis de deux pauvres enfants qui semblaient +implorer chaque jour, à genoux, un peu de sa tendresse. + +Que Marthe préférât son enfant à elles, on ne pouvait s'en étonner, +mais elle aimait l'oncle Jean; pourquoi ce front sévère et glacé chaque +fois que les filles du bon vieillard s'approchaient d'elle? + +Ce ne pouvait être un pur caprice. Les bonnes langues de la _société_ +disaient bien que Madame était jalouse et qu'elle enrageait, suivant +l'expression des trois Grâces Baboin, de voir les _petites mendiantes_ +surpasser en beauté l'héritière de Penhoël. Mais le moyen de soupçonner +un sentiment si bas dans l'âme haute et digne de Marthe!... + +Il y avait de quoi, pourtant, être jalouse. L'Ange de Penhoël méritait +bien son nom. Impossible de rêver une figure plus virginale et plus +céleste. Mais, dans la régularité même de ce visage exquis, un peu de +monotonie s'engendrait. L'ensemble de ses traits mignons révélait une +langueur paresseuse qui se retrouvait dans la démarche, dans la pose, +partout. Le piquant, d'ailleurs, pouvait manquer à sa physionomie trop +douce, dont les lignes se fondaient, effacées, sous les masses de cette +chevelure blonde, pâle et presque divine auréole qui donnait au front +de l'enfant une sérénité uniforme et inaltérable. + +Chez les filles de l'oncle Jean, au contraire, tout était mouvement, +vie, force, jeunesse. Leurs tailles sveltes et souples avaient une +élasticité pleine de vigueur. C'étaient les vierges robustes et +hardies, qui pouvaient s'asseoir d'un bond sur la croupe nue des +chevaux du pays et courir, franchissant haies et palissades, sans +autre frein que la sauvage crinière de leurs montures. C'étaient aussi +les vierges timides, vives à sourire et promptes à rougir, moqueuses +parfois, aimantes toujours, fougueuses à chercher le plaisir et +ardentes à poursuivre le mystère inconnu de la vie. + +Romanesques et gaies à la fois, sensibles à l'excès et fermes pourtant +à l'occasion comme des hommes courageux; de bonnes filles avec cela, +simples, franches, le cÅ“ur sur la main, et dignes pourtant quand il +le fallait: de vraies Penhoël, ma foi! sachant redresser leurs têtes +fières et mettre je ne sais quel dédain victorieux dans leurs jolis +sourires... + +Et si vous les eussiez vues, que d'élégance véritable et choisie sous +leurs petits costumes de paysannes! Malgré leurs jupes courtes et leurs +souliers à boucles, malgré les petits bonnets ronds, sans rubans ni +dentelles, qui avaient peine à retenir la richesse prodigue de leurs +chevelures, il était bien impossible de se méprendre. C'étaient des +demoiselles! Où avaient-elles pris cette grâce noble et aisée, ce +charme indicible qui se respire comme un parfum et qu'on ne peut point +définir, ces _manières_, pour emprunter encore une fois le langage des +trois demoiselles Baboin? On ne savait. + +Il fallait fermer les yeux ou avouer qu'elles étaient adorables, et que +jamais jeunes filles n'avaient possédé plus de franches séductions, +plus d'entraînements chastes, plus de brillant, plus de piquant, plus +de naïfs pouvoirs d'ensorceler les cÅ“urs. + +Et cependant, il n'y avait point foule de soupirants autour d'elles. +Roger aimait Cyprienne; Étienne aimait Diane: c'était tout. Les autres +jeunes gens de la contrée étaient de braves gaillards qui voulaient +épouser _quelques sous_, pour vivre et vieillir, en honnêtes crustacés, +dans les gros souliers de leurs aïeux. Nulle part, en ce monde, fût-ce +dans la Chaussée-d'Antin ou dans le quartier de la Banque, fût-ce même +dans ces ruelles du vieux Paris où moisit l'usure crochue, on ne compte +si bien qu'aux champs. + +Le spectacle de la belle nature élève l'âme et détourne des mariages +d'amour. Chloé avait des rentes; Estelle était une héritière. Sans +cela, Némorin ni Daphnis ne leur eussent point fait la cour. C'est la +civilisation qui a trouvé le roman. Les sauvages ne marchandent-ils +pas, quand il s'agit d'épouser, comme s'il était question de se donner +une jument ou douze chèvres? + +Or Cyprienne et Diane ne possédaient pas un pouce de terre au soleil. +Elles n'étaient point le fait des jeunes messieurs de Glénac, de Bains +ou de Carentoir, qui pouvaient décemment demander mieux... + +Dans tout ce que nous venons de dire, nous avons toujours parlé +d'elles collectivement; cependant, il y avait entre elles de grandes +différences. Elles se ressemblaient bien cÅ“ur pour cÅ“ur; mais leur +visage et leur esprit n'étaient point pareils. + +Diane était plus grande que sa sÅ“ur, plus sérieuse et peut-être plus +belle. Ses beaux cheveux, d'un châtain foncé, se bouclaient autour d'un +front fier et pensif, qui prenait un rayonnement de grâce irrésistible +au moindre sourire. Ses grands yeux bruns, que la gaieté faisait si +doux, rêvaient souvent et perdaient dans le vide leur regard voilé. Il +y avait dans ses traits, parmi les indices d'une simplicité presque +enfantine, une intelligence vive et forte, et surtout une volonté +virile. + +Cyprienne réfléchissait moins, et riait davantage. Elle avait de +ces yeux, d'un bleu obscur, qui petillent et réjouissent la vue. Sa +physionomie exprimait la gaieté jointe à une pétulance fougueuse. + +Quand on les voyait séparées, l'Å“il saisissait entre elles une +ressemblance très-frappante; quand elles se trouvaient l'une près +de l'autre, cette ressemblance disparaissait, et l'on s'étonnait de +chercher en vain ce qu'on avait cru voir. C'est qu'elles étaient, en +quelque sorte, et nous l'avons dit déjà , séparées par un type commun +duquel se rapprochait, par des côtés divers, l'un et l'autre de leurs +jolis visages. Et l'on ne pouvait les comparer à ce type qui n'existait +plus... + +Agenouillées, comme elles l'étaient en ce moment, aux deux côtés du +fauteuil de Madame, l'esprit aurait cherché naturellement dans les +beaux traits de Marthe de Penhoël ce lien mystérieux dont nous parlons; +mais Marthe ne ressemblait à aucune des deux sÅ“urs: elle n'était +Penhoël que par alliance. + +Diane et Cyprienne tenaient toujours ses mains pressées contre leur +poitrine. Madame gardait le silence; ses yeux restaient baissés; sa +froide contrainte ne l'abandonnait point. + +—Nous serions si heureuses de nous dévouer pour vous! reprit Diane. + +—Mourir!... vous dévouer!... murmura Marthe de Penhoël; ce sont des +idées étranges que vous avez là , mes filles!... + +Elle ajouta en essayant de donner à sa voix un accent de plaisanterie: + +—On dirait que vous vous croyez dans quelqu'un de ces vieux châteaux +où les félons chevaliers de vos romans enchaînent et torturent de +pauvres victimes... + +—Nous vous voyons si souvent pleurer!... interrompit Diane. + +Madame retira sa main. + +—Vous êtes curieuses, mes filles, dit-elle avec sécheresse, et je +trouve que vous voyez trop de choses! + +Cyprienne rougit, blessée. Le front de Diane devint pâle. + +—Il faut nous pardonner, dit-elle d'un ton soumis; quand vous +êtes triste, il nous semble que votre souffrance est à nous... Ah! +que n'êtes-vous heureuse, madame! nous vous laisserions tout votre +bonheur!... + +L'émotion commença à percer sous la froideur de Marthe; son regard +glissa, malgré elle, entre ses paupières demi-closes, et partagea entre +les deux jeunes filles une Å“illade furtive. + +Diane et Cyprienne n'osaient point relever les yeux. Le joli front de +Cyprienne se teignait encore de ce rouge vif qui monte du cÅ“ur froissé +au visage. La figure de Diane n'exprimait que respect et douceur. +Mais quelle que fût la différence de leurs impressions présentes, le +dévouement égal et profond qui était au fond de leur âme se lisait à +travers la rancune enfantine de Cyprienne comme sur la belle patience +de Diane. + +Cyprienne n'avait point parlé encore; Diane, qui devinait sur sa lèvre +mutine un mot de reproche prêt à s'élancer, l'arrêta du geste et reprit: + +—Si nous nous trompons, madame, et Dieu le veuille, je vous en prie, +ne soyez pas fâchée contre nous!... + +Tandis qu'elles avaient les yeux baissés, Marthe de Penhoël se pencha +au-dessus d'elles et les baisa toutes deux. Elles tressaillirent; +Cyprienne ne put retenir un petit cri de joie. + +—Pauvres enfants!... dit Marthe, je ne suis pas fâchée contre vous... +mais, croyez-moi, jouissez en paix des plaisirs de votre âge... +Parfois, les années insouciantes et bonnes sont bien courtes pour nous +autres femmes!... Qui sait si demain vous ne commencerez pas à penser +et à souffrir?... Jusque-là , pauvres enfants, n'essayez pas de deviner +une peine que vous ne pourriez point soulager... L'heure viendra pour +vous comme pour toutes, mes filles, ajouta-t-elle plus tristement; +pourquoi la devancer?... Avez-vous donc tant de hâte de souffrir?... + +—Nous vous aimons, madame..., répondit Diane. + +Marthe retira celle de ses mains que tenait la jeune fille pour la +porter lentement à son front, comme on fait quand la migraine aiguë et +lourde accable le cerveau. + +—Nous vous aimons, répéta Diane, et, à cause de cela, l'heure est +venue déjà pour nous de penser et de souffrir. + +Ses paupières ne se baissaient plus, et ses grands yeux humides se +relevaient sur Marthe de Penhoël. + +Cyprienne laissait dire Diane, parce qu'il lui semblait que c'était son +propre cÅ“ur qui parlait. Elle se sentait trop étourdie pour risquer +une parole devant cette pauvre femme que l'excès de son malheur rendait +ombrageuse et défiante, mais elle enviait tout bas le rôle de sa sÅ“ur, +et se payait de son silence, la petite jalouse, en tenant ses lèvres +collées sur la main de Madame. + +Celle-ci n'avait pas voulu soutenir le regard de Diane, qui était une +muette question. + +—Vous me croyez donc bien malheureuse?... murmura-t-elle en baissant +les yeux à son tour. + +Et comme Diane tardait à répondre, cette fois Cyprienne répéta tout bas: + +—Oh oui! bien malheureuse!... + +Madame lui retira sa main. + +—Qui vous a dit cela? demanda-t-elle en retrouvant son accent de +sécheresse. + +La pauvre Cyprienne rougit, et demeura muette. + +—Vous m'épiez!... reprit Madame; j'ai cru déjà m'en apercevoir plus +d'une fois... Je vous défends de m'épier! + +Une larme roula sur la joue de Cyprienne. + +Diane regardait toujours Madame avec ses grands yeux tristes et doux. + +—Si vous m'aimez, poursuivit Marthe qui changea encore de ton, je vous +en prie, mes filles, ne cherchez pas à savoir!... + +—Oh! madame! madame!... interrompit Cyprienne baignée de pleurs, vous +voulez donc nous ôter jusqu'à la possibilité de vous défendre?... + +Marthe se redressa plus inquiète. + +—Et Blanche! continua Cyprienne qui ne voyait plus les signes de sa +sÅ“ur; notre pauvre ange! Hélas!... a-t-on besoin d'épier, madame, +quand tout ici menace et parle de malheur? + +Marthe jeta un coup d'Å“il furtif vers le lit où Blanche sommeillait +paisiblement. + +—Savez-vous donc quelque chose? prononça-t-elle d'un ton si bas que +les deux jeunes filles eurent peine à l'entendre, quelque chose sur +Blanche de Penhoël?... + +—Oui..., répondit Cyprienne. + +—Non!... répliqua Diane d'un accent qui avait quelque chose +d'impérieux. + +Cyprienne arrêta au passage les paroles qui allaient s'échapper de sa +lèvre. Les deux sÅ“urs s'aimaient trop pour qu'il n'y eût pas entre +elles égalité parfaite; néanmoins, à cause de cette tendresse même, +Cyprienne reconnaissait volontiers la prudence supérieure de Diane, et +ne refusait jamais de se laisser guider par elle. + +Lorsque Cyprienne se laissait emporter par la fougue étourdie de sa +nature, un mot de Diane suffisait toujours pour la retenir. + +L'attention de Madame était cependant excitée vivement. Elle attendait, +les yeux fixés sur Cyprienne. Comme celle-ci gardait le silence, Marthe +tourna vers Diane son regard où il y avait une défiance mêlée de +reproche. + +—Votre sÅ“ur allait m'avouer la vérité..., dit-elle; vous êtes experte +aux belles protestations, Diane... mais il ne faut pas toujours vous +croire. + +Cyprienne, qui était toujours à genoux, se dressa sur ses pieds, le +rouge au front. Ses jolis sourcils se froncèrent. + +—Oh!... dit-elle en contenant sa voix, si une autre que vous, madame, +accusait ma sÅ“ur de mensonge... + +Marthe de Penhoël eut comme un sourire à voir l'élan de cette ardente +affection. + +—J'ai tort..., murmura-t-elle, et vous avez raison de vous aimer, mes +filles. + +Elle tendit ses mains aux deux sÅ“urs. Cyprienne s'était déjà remise à +genoux. + +La délicate intelligence de Diane lui disait qu'il fallait néanmoins +une explication à ce _oui_ et à ce _non_, tombés en même temps de ses +lèvres et de celles de sa sÅ“ur. + +—Comme le visage de notre ange est beau dans son sommeil! dit-elle en +couvrant sa jeune cousine d'un regard ami et tendrement protecteur. +Nous n'avons pas le droit de dire que nous l'aimons autant que vous, +madame, puisque vous êtes sa mère... Mais Cyprienne qui se tait +maintenant, timide, sait parler mieux que moi, quand nous sommes seules +toutes deux... Combien de fois a-t-elle souhaité que Dieu fît deux +parts de notre avenir!... et que, pour notre chère Blanche, il pût +garder toutes les joies et tout le bonheur!... Vous demandiez tout +à l'heure si nous savions quelque chose sur elle... Ma sÅ“ur vous a +répondu oui... C'est que notre oreille entend de bien loin dès que l'on +prononce le nom de Blanche!... Oh! croyez-nous, madame, ce n'est point +curiosité vaine... quand on parle de l'Ange ou de sa mère, c'est notre +cÅ“ur qui écoute... Nous ne savons rien, sinon ce qui se dit chez les +pauvres métayers des alentours et dans le salon même de Penhoël... + +—Et que dit-on? demanda Madame. + +—On dit que l'Ange est une belle jeune fille, douce et bonne comme le +nom qui lui fut donné... mais on parle de mystérieux malheurs suspendus +au-dessus de sa tête... On répète tout bas que les mauvais jours sont +venus pour la race de Penhoël... On raille au salon, dans les fermes on +s'attriste, car les bonnes gens se souviennent de tous les bienfaits +répandus sur le pays par la main de Penhoël, depuis nos grands aïeux +qui possédaient toute la contrée, jusqu'à notre oncle Louis, que Dieu +protége dans son exil! + +—L'avenir n'appartient à personne..., murmura Madame; mais, dans le +présent, ne dit-on pas que la fille de René de Penhoël est heureuse et +riche? + +Diane secoua la tête lentement et garda le silence. + +—Répondez!... reprit Madame; je vous en prie... et je le veux! + +—Ce sont de vagues bruits, répliqua enfin Diane. On dit que l'avenir +assombrit déjà le présent; on dit que Blanche est en effet aujourd'hui +heureuse et riche... du moins on est bien sûr qu'elle l'était hier... +mais on se demande si elle le sera demain... + +Marthe était pâle. Sa voix trembla lorsqu'elle demanda encore: + +—Et sur quoi se fondent tous ces bruits, ma fille? + +—Au salon, personne ne le dit, repartit Diane; dans les fermes, on +répète que le jour où les étrangers sont entrés au manoir fut un jour +de malédiction et de malheur!... + +—Ce qui se passe ici est-il donc déjà la fable du pays? murmura +Marthe, tandis que la honte mettait un fugitif incarnat à sa joue. + +—Nous sommes vos nièces, madame, répondit la jeune fille; chacun nous +parle avec respect à cause de vous... On se borne à nous dire que cet +homme et cette femme sont la cause de tout le mal... C'est elle qui +entraîne le maître à sa ruine... C'est lui qui a ramené au manoir +l'ennemi mortel de nos pères... Pontalès, dont le fils parle déjà comme +s'il était possesseur des biens de Penhoël. + +Diane s'arrêta. Madame sembla hésiter et faire sur elle-même un effort +pénible. + +—Et le nom de cet homme, dit-elle en baissant les yeux, n'est-il +jamais prononcé, que vous sachiez, en même temps que mon nom?... + +—Au salon, peut-être... Chez les anciens vassaux de Penhoël, qui donc +oserait joindre le nom d'un homme détesté comme un démon au nom de la +femme que tous vénèrent à l'égal d'une sainte? + +Une autre question se pressait sur les lèvres de Madame. Diane la +devina, et répondit à voix basse: + +—Je n'ai jamais rien entendu moi-même à ce sujet... mais Cyprienne... + +Madame se tourna vivement vers cette dernière. + +—Ce sont des menteurs!... s'écria la jeune fille; des menteurs et des +méchants!... Je n'ai pas bien compris leurs paroles, mais voici ce +qu'ils disaient: + +«—Le maître de Penhoël ne peut rien refuser à M. Robert, et M. Robert +veut que l'Ange de Penhoël soit sa femme...» + +«Jusque-là , je comprenais bien, mais ils disaient encore: + +«—Madame est dans le même cas que le maître, elle ne peut pas dire +non... Pourtant, comme elle est fière et que les femmes bravent tout +quelquefois quand il s'agit de leur enfant, M. Robert s'est arrangé +pour que Marthe de Penhoël ne pût faire autre chose que de mettre dans +sa main la main de mademoiselle Blanche.» + +—C'est donc bien lui!... murmura Madame sans savoir qu'elle parlait. + +Ses yeux étaient fixes, et ses mains froides tremblaient dans les mains +des deux jeunes filles. + +Elle se leva brusquement et s'approcha du lit de Blanche. + +Un instant elle contempla le visage tranquille et pur de l'enfant, qui +semblait sourire. + +—Venez!... dit-elle d'une voix brève et sourde. + +Cyprienne et Diane s'avancèrent obéissantes. + +—A genoux!... reprit Marthe. + +Les deux sÅ“urs s'agenouillèrent. + +Marthe dit encore: + +—Priez!... + +Puis elle ajouta avec exaltation: + +—Priez du fond du cÅ“ur et comme vous n'avez jamais prié en votre +vie!... Vous dites que vous m'aimez... vous dites que vous voudriez +donner pour moi votre sang et votre bonheur!... Eh bien! priez Dieu +qu'il prenne votre bonheur et votre sang pourvu que ma fille soit +heureuse! + +Diane et Cyprienne joignirent leurs mains et répétèrent du fond du +cÅ“ur la prière que leur dictait Madame. + +Celle-ci appuyait son front baigné de sueur contre la couverture de son +lit, et murmurait dans ses sanglots déchirants: + +—Tout pour elle, mon Dieu!... Tout pour elle!... Ayez pitié de mon +enfant!... + +Quand elle se releva, ses yeux étaient secs, et un rouge vif colorait +son visage. Diane et Cyprienne l'examinaient à la dérobée avec +inquiétude. Il leur semblait voir dans ses yeux une sorte d'égarement. + +Elle contemplait toujours Blanche, mais froidement, comme si elle n'eût +point su ce qu'elle faisait. + +—Votre vie, dit-elle enfin d'une voix changée, votre sang et votre +bonheur!... Tout pour elle!... Pourquoi cela?... + +—Parce qu'elle est votre fille..., murmura Cyprienne. + +—Ma fille!... répéta Marthe qui semblait ne plus comprendre. + +—Parce qu'elle est adorée, ajouta Diane tristement, et qu'on ne nous +aime pas!... + +Marthe jeta sur elles tour à tour un regard si étrange et si brûlant, +que les deux jeunes filles tressaillirent jusqu'au fond de l'âme. + +—On ne vous aime pas?... prononça Marthe d'un accent plaintif et doux: +c'est vrai!... pauvres enfants, on ne vous aime pas!... + +Un sourire indéfinissable vint se jouer autour de sa lèvre. Elle les +attira vers elle d'abord tout doucement; puis, d'un geste plein de +véhémente passion, elle les pressa toutes deux contre sa poitrine +haletante. + +—Oh!... oh!... fit-elle en couvrant de baisers leurs fronts unis. + +Puis, sa voix éclatant malgré elle: + +—On ne vous aime pas!... s'écria-t-elle avec folie, on ne vous aime +pas, vous!... Oh! mon Dieu! m'avez-vous faite assez malheureuse!... + +Diane et Cyprienne demeuraient muettes d'étonnement. Elles ouvraient +de grands yeux pour regarder Madame, dont la joue se couvrait d'une +rougeur ardente et dont l'Å“il était de feu. + +Dans leur surprise, il y avait de la frayeur et aussi de vagues espoirs. + +Elles sentaient battre avec violence le sein de Madame, dont les bras +tremblaient. + +—Écoutez-moi!... reprit Marthe, le moment est venu... Il faut tout +vous dire!... Sait-on qui est la plus aimée des trois filles de +Penhoël? Écoutez!... écoutez!... Les yeux de la pauvre femme ont +pleuré; son cÅ“ur a saigné! Quand vous dormez, voyez-vous parfois votre +mère en songe?... + +Diane cherchait à comprendre. Cyprienne écoutait comme on suit un rêve. + +Avant qu'elles pussent répondre, Madame reprit encore d'une voix plus +sourde et en perdant son regard plus troublé dans le vide: + +—Pauvre femme!... pauvre mère!... Écoutez!... + +Elle s'interrompit; sa bouche resta entr'ouverte. Les deux jeunes +filles, qui attendaient, la sentirent chanceler. Son visage se couvrit +tout à coup d'une pâleur livide. + +Les jeunes filles n'eurent que le temps de la soutenir. Elle +s'affaissa, faible et privée de mouvement, entre leurs bras. + +Diane et Cyprienne la déposèrent sur un siége. Elle n'avait point perdu +le souffle, mais on eût dit une morte, tant son corps immobile était +glacé. + +Durant quelques minutes, les deux filles de l'oncle Jean s'empressèrent +autour d'elle. Au bout de ce temps, la poitrine de Madame se souleva +en un long soupir; ses yeux tombèrent sur Diane et Cyprienne qui +interrogeaient avec effroi son visage. + +—Vous voilà !... dit-elle, pourquoi n'êtes-vous pas à danser?... + +Sa voix était calme et froide. + +Les deux jeunes filles ne savaient que répondre. + +—Le bal est-il donc fini déjà ?... reprit Marthe. + +Il y avait entre sa froideur présente et la fièvre qui l'emportait +naguère un contraste étrange. Évidemment, elle ne se souvenait plus... + +Diane fit effort pour oser. Elle prit la main de Madame et la baisa +respectueusement. + +—Il y a longtemps que nous sommes ici..., murmura-t-elle; nous +parlions de vous, madame, et du danger qui menace votre fille... + +Marthe sourit d'un air incrédule. + +—Nous parlions de cela!... répéta-t-elle; un danger pour Blanche!... +Qui donc serait assez cruel pour s'attaquer à une pauvre enfant? + +Elle se tourna vers le lit de l'Ange, dont le sommeil paisible n'avait +point été troublé. + +—Des dangers!... répéta-t-elle en touchant du doigt la joue de Diane +avec un sourire protecteur et distrait, les jeunes filles se font comme +cela des idées!... Allez rire et danser, mes enfants... Il n'y a de +malheurs et de mystères que dans vos petites têtes folles!... Voici +notre Blanche guérie... Allez dire là -bas aux musiciens de jouer leur +air le plus joyeux... Puisque Penhoël donne bal, il faut que ses hôtes +s'amusent! + + + + +VII + +SOUS LA TOUR-DU-CADET. + + +Cyprienne et Diane venaient de quitter la chambre de l'Ange. Elles +marchaient côte à côte, sans se parler, le long des corridors +du manoir. Il ne faisait pas un souffle d'air au dehors, et les +illuminations du jardin restaient intactes. Des fenêtres de la galerie, +on pouvait voir les longues lignes de lumière qui marquaient les allées +et le cercle plus brillant du salon de verdure. + +On entendait, dans cette dernière direction, comme un bruit sourd de +casseroles fêlées, dominé par des cris déchirants et insensés. C'était +mademoiselle Héloïse Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, la Cavatine, qui +chantait son grand morceau d'opéra avec accompagnement de guitare. + +En écoutant ces prodigieuses clameurs, un étranger n'aurait pas manqué +de concevoir des idées sinistres et de penser à quelque attentat commis +dans le voisinage; mais les deux filles de l'oncle Jean ne pouvaient +point s'y méprendre; elles connaissaient trop la voix de la plus jeune +et de la plus timide des Grâces Baboin. + +Au lieu d'obéir à l'injonction de Madame, en rentrant dans le jardin +pour gagner le bal, elles descendirent l'escalier menant à la cour. +Les domestiques étaient tous dans l'aire; la cuisine et l'office se +trouvaient déserts. Diane et Cyprienne sortirent du château, sans être +aperçues, par la porte de la cour. + +Cette issue donnait sur le seul chemin praticable aux voitures, et +pouvant conduire du Port-Corbeau à Penhoël. Il descendait la montée en +zigzag, pour éluder la pente, et coupait en dix endroits différents le +taillis de châtaigniers. + +Diane et Cyprienne suivirent le chemin qui longeait d'abord, pendant +une centaine de pas, cette robuste et gothique muraille, aboutissant +d'un côté à la Tour-du-Cadet, et, de l'autre, servant de terrasse aux +jardins de Penhoël. + +Elles marchaient lentement, perdues qu'elles étaient dans leurs +réflexions. Aucune d'elles n'avait rompu encore le silence. + +Elles songeaient à ce qui venait de se passer dans la chambre de +l'Ange. Bien des fois déjà , elles avaient surpris la douleur de +Marthe de Penhoël; mais qu'il y avait loin de ce qu'elles avaient vu +jusqu'alors à ce qu'elles venaient d'entendre et de voir! Qu'il y avait +loin des larmes de Madame, silencieuses et résignées, à ce transport +subit, à ces paroles fiévreuses, à ce délire! + +Et ces paroles entendues, que signifiaient-elles?... + +Qu'y avait-il au fond de ce mystérieux désespoir, dont l'objet apparent +n'était plus ni le danger de Blanche, ni la ruine prochaine de +Penhoël?... + +Un instant, elles avaient pu croire que cette angoisse fougueuse se +rapportait à elles, Diane et Cyprienne. N'était-ce pas en les pressant +contre son cÅ“ur avec ivresse que Marthe avait prononcé ces bizarres +paroles? + +Les pauvres enfants, qui mendiaient chaque jour à genoux quelque +distraite caresse, avaient pu se croire un instant adorées à l'égal de +Blanche elle-même! + +Mais ce n'avait été qu'un instant. Après cet ardent baiser qui les +avait réunies sur le sein palpitant de Marthe, quel froid sourire et +quels mots glacés! Bien qu'elles fussent habituées à l'indifférence, +il leur semblait qu'on les avait congédiées, cette fois, avec plus de +dédain encore qu'à l'ordinaire. + +Que croire? Cyprienne avait beau mettre son esprit à la torture, elle +cherchait en vain. Diane elle-même perdait l'effort de son esprit +clairvoyant et subtil à vouloir soulever le voile. + +Parfois, elle croyait entrevoir le mot de l'énigme; mais c'était une +chose si invraisemblable, si impossible!... + +Diane repoussait la supposition accueillie; elle retombait au plus +profond de ses doutes, et se retrouvait en face du problème insoluble. + +Que croire? Rien, hélas! sinon que Madame, outre les douleurs qu'elles +avaient déjà devinées, avait une autre torture plus mystérieuse encore, +et qu'il ne fallait point espérer de guérir!... + +Elles allaient la tête penchée; leurs mains s'étaient unies à leur +insu, et bien qu'elles ne se parlassent point, leurs pensées se +répondaient. + +Au moment où elles arrivaient sous la partie des anciennes +fortifications qui servait maintenant de terrasse aux jardins du +manoir, elles s'arrêtèrent toutes deux d'un mouvement brusque et +commun. + +Elles prêtèrent l'oreille. + +Des voix se faisaient entendre sur la terrasse, et quelques mots +descendaient jusqu'à elles. + +Elles relevèrent la tête. La saillie de la muraille leur cachait les +illuminations du jardin; mais les mille feux allumés le long des allées +mettaient un rayonnement dans l'atmosphère épaisse et lourde. Il y +avait comme un fond lumineux derrière la ligne noire de la terrasse. + +Sur ce fond, Cyprienne et Diane virent se détacher deux têtes connues. +C'étaient Étienne et Roger qui poursuivaient là leur conversation +entamée dans le jardin. + +Nous savons que les noms des deux filles de l'oncle Jean revenaient +bien souvent dans leur causerie. Diane et Cyprienne ne pouvaient saisir +le sens des paroles, mais elles entendaient leurs noms prononcés, et +toutes deux restaient. + +Elles étaient bien jeunes. A l'âge qu'elles avaient, il faut peu de +chose pour faire diversion aux préoccupations les plus graves. + +A se voir ainsi, par hasard, aux écoutes, la gaieté naturelle de +leur caractère revenait au galop. Quand c'était Roger qui parlait, +un sourire se jouait autour des jolies lèvres de Cyprienne; quand la +voix d'Étienne se faisait entendre, la charmante figure de Diane +s'éclairait à son tour. + +Elles aimaient toutes deux; peut-être aimaient-elles bien plus qu'elles +ne le croyaient elles-mêmes. + +Il y avait déjà plusieurs minutes qu'elles étaient là , écoutant et +tâchant de relier en se jouant les lambeaux de phrases qui tombaient +jusqu'à elles, lorsque Étienne et Roger s'accoudèrent sur la balustrade +de la terrasse. Les deux jeunes filles se rapprochèrent davantage de +la muraille et se cachèrent parmi les touffes d'épines et de houx qui +en masquaient les fondements. Dans cette nouvelle position, elles +pouvaient tout entendre. + +Aussi, lorsque Étienne annonça son départ pour Paris, un cri +d'étonnement douloureux s'échappa de la poitrine de Diane. + +Ce cri fut entendu par Étienne et Roger, qui se penchèrent vivement en +dehors de la balustrade; mais déjà les deux jeunes filles se perdaient +derrière les branches du taillis. + +Diane courait, entraînant maintenant sa sÅ“ur à travers les pousses +des châtaigniers. On aurait pu croire qu'elle avait un but qu'il lui +fallait atteindre à tout prix. Et pourtant elle ne savait pas où elle +allait. + +Cyprienne la suivait en silence. + +En quelques minutes, le taillis fut traversé. Les deux sÅ“urs se +trouvaient de l'autre côté de la maison, au bout de l'antique muraille +et sous la Tour-du-Cadet, dont les créneaux à jour surplombaient +au-dessus de leurs têtes. + +Diane s'arrêta, essoufflée. Elle porta la main à son front brûlant, +puis à son cÅ“ur qui battait douloureusement. + +—As-tu entendu?... murmura-t-elle. + +—J'ai entendu, répondit Cyprienne; ma pauvre sÅ“ur!... + +Elle voulut lui prendre la main; Diane se jeta dans ses bras en +pleurant. + +—Demain..., disait-elle parmi ses larmes, dans quelques heures, je +l'aurai vu pour la dernière fois!... Oh! sait-on comme on aime?... Hier +j'aurais cru pouvoir sourire en parlant de son départ!... + +—Si tu lui disais de rester..., murmura Cyprienne, il resterait. + +Diane garda le silence. Un instant, les deux sÅ“urs se tinrent encore +embrassées; puis Diane se redressa tout à coup. Elle essuya ses yeux où +restaient quelques pleurs. + +—Non, non! dit-elle; je ne lui demanderai pas de rester!... Autour +de nous il n'y a que malheur... Ce malheur est à nous, qui sommes +les filles de Penhoël; pourquoi le faire partager à ceux que nous +aimons?... Qu'il parte, dût-il m'oublier!... Si Dieu exauce mes +prières, il sera bien heureux... + +Tandis qu'elle parlait, sa belle tête intelligente et pensive +s'inclinait sur sa poitrine. Il y avait dans sa voix un accent de +tristesse profonde. Elle sentait aujourd'hui, pour la première fois +peut-être, qu'à son insu son cÅ“ur s'était donné tout entier. + +Cyprienne faisait un retour sur elle-même, et songeait en frémissant +que Roger pourrait partir aussi à son tour. + +Elle cherchait en vain quelque bonne parole d'espérance et de +consolation. Ce fut Diane qui rompit le silence. Sa voix était changée. +Une fermeté grave remplaçait la mélancolie de tout à l'heure. + +—Nous ne sommes pas ici pour nous occuper de nous-mêmes, dit-elle. +Étienne est jeune et fort... l'avenir s'ouvre devant lui: que Dieu +l'assiste!... Auprès de nous, il y a des faibles à protéger et à +défendre... Songeons à Penhoël, ma sÅ“ur, et hâtons-nous... car quelque +chose me dit que l'heure mortelle approche... + +Cyprienne serra la main de sa sÅ“ur contre son sein. + +—Tu l'aimes, pourtant!... murmura-t-elle; je t'en prie, cherchons un +moyen de le retenir!... + +—Cherchons un moyen de sauver Penhoël!... répondit Diane dont les +grands yeux se levaient au ciel avec une résignation angélique; +cherchons un moyen de sauver Madame et de sauver la pauvre Blanche! + +Le lieu où elles se trouvaient en ce moment formait l'extrême sommet de +la colline. Vers l'orient, au delà de la Tour-du-Cadet, il n'y avait +rien qu'une rampe rocheuse descendant à la lande. Entre cette rampe et +le chemin qui longeait la muraille, une sorte de guérite demi-ruinée, +protégeant une poterne, se collait aux fondements de la tour. En cet +endroit, le taillis plus touffu faisait à la guérite un impénétrable +abri de verdure. + +Comme la vue était magnifique de ce point culminant, on avait ménagé, +sous les châtaigniers, une étroite esplanade, où régnait un banc de +gazon. + +Les vieux paysans se souvenaient que le commandant de Penhoël aimait +particulièrement ce site. Bien souvent, durant les beaux soirs de +l'été, on le voyait jadis monter la route abrupte, appuyé sur le bras +de son fils Louis, le favori de sa vieillesse. Ils disparaissaient tous +les deux derrière l'épais rempart de feuillage, et ceux qui passaient +alors dans le chemin pouvaient entendre la voix grave du vieux marin, +enseignant à l'aîné de sa maison les nobles sentiments qui avaient +guidé sa propre vie. + +La mémoire du commandant de Penhoël était vénérée comme celle d'un +saint. D'année en année, lorsqu'on faisait des coupes dans le taillis, +on respectait toujours les quelques châtaigniers groupés autour de la +guérite. Les châtaigniers étaient devenus de grands arbres, dont les +troncs robustes s'élançaient bien au-dessus de la barrière de verdure +qui entourait toujours leurs pieds. + +Depuis la mort du commandant, le maître actuel du manoir semblait, +en vérité, craindre tout ce qui rappelait la mémoire du temps passé. +Pas une seule fois peut-être il n'était venu visiter ce lieu, où il +aurait revu les images unies de son père mort et de son frère absent. +Le passage qui conduisait de la route au banc de gazon disparaissait +maintenant, à demi bouché par les broussailles et les pousses du +taillis. + +En revanche, on aurait pu remarquer un autre passage, pratiqué dans la +direction opposée, et donnant sur un petit sentier à pic qui descendait +au bord de l'eau. + +La Tour-du-Cadet se dressait immédiatement au-dessus de la cabane de +Benoît Haligan, le passeur. C'était Benoît Haligan qui avait pratiqué +ce sentier à travers les taillis, en venant presque chaque soir +s'agenouiller à la place occupée jadis par son vieux maître. + +Benoît trouvait là ce qu'il aimait: une nature grande et sombre, des +souvenirs tristes et des pensées de mort. + +Maintenant que la maladie et la vieillesse le clouaient à son grabat, +ce qu'il regrettait le plus au monde, c'était l'heure qu'il passait +tous les soirs, autrefois, à genoux au pied de la Tour-du-Cadet. + +Cyprienne et Diane venaient de percer l'enceinte de feuillage. Elles +étaient assises sur le banc de gazon. + +—Dieu m'est témoin, disait Cyprienne, que je n'ai jamais eu la pensée +de reculer!... mais nous sommes trop faibles, ma pauvre sÅ“ur, et ils +sont trop puissants... Un instant j'ai cru que nous avions réussi à les +effrayer en faisant courir le bruit du retour de notre oncle Louis... +L'amour que tout le pays porte à l'aîné de Penhoël est si grand!... +Ils se sont arrêtés; ils ont hésité durant quelques jours... Hélas! +notre oncle Louis n'est pas revenu, et ils ont oublié leur épouvante... +Que faire désormais?... Nous avons épuisé toutes nos ressources! Nos +efforts ont pu retarder un peu le coup qui menace Penhoël... mais, +à mesure que nous détruisons une arme prête à le frapper, une arme +nouvelle est forgée... d'autres piéges se tendent... et deux pauvres +enfants comme nous peuvent-ils défendre toujours l'homme qui ne se +défend pas lui-même?... + +—Ce sont des gens habiles, répliqua Diane avec amertume; ils ont +commencé par empoisonner son cÅ“ur et par aveugler son intelligence!... +Puis on lui a pris sa force... Chaque soir, on l'assoit à une table de +jeu, entre cette créature sans âme qu'il aime d'une passion insensée, +et le flacon d'eau-de-vie qui va lui enlever le reste de sa raison!... +Ils sont là , les lâches! rangés autour de cette proie facile... Oh! +quand je vois le front de Penhoël se rougir, son Å“il s'éteindre et +sa voix trembler en mêlant les cartes déloyales, il me semble que la +justice de Dieu nous abandonne! + +—Quand je vois cela, moi, s'écria impétueusement Cyprienne, je pense +que, si j'étais homme, il n'y aurait déjà plus autant de misérables +autour de ce tapis vert!... Pourquoi notre frère Vincent a-t-il quitté +le manoir?... + +—Si notre frère est heureux, reprit Diane, que le ciel soit béni! N'y +a-t-il pas ici assez de cÅ“urs à souffrir?... Ma sÅ“ur, il vaut mieux +que nous soyons seules dans cette lutte... et s'il ne nous fallait que +des bras forts et des cÅ“urs vaillants, n'aurions-nous pas Étienne et +Roger? + +Cyprienne baissa la tête. + +—Oui... oui..., murmura-t-elle; il vaut mieux que nous soyons +seules... Étienne et Roger voudraient combattre à visage découvert, +et nous savons trop que ces hommes ne reculeraient pas devant +l'assassinat... + +Elle baisa Diane au front et reprit avec une sorte de gaieté: + +—Pardonne-moi, ma sÅ“ur... Tu sais bien que je suis brave, malgré mes +instants de faiblesse!... + +—Je sais que tu es un cÅ“ur dévoué, ma pauvre Cyprienne, répondit +Diane qui lui rendit son baiser avec une tendresse de mère; je sais que +tu es prête à donner ta vie pour ceux que nous aimons... toi si jeune +et si belle!... toi qui pourrais être heureuse avec le mari de ton +choix!... Écoute!... il nous reste bien peu de chances de vaincre... et +ce que nous faisons toutes deux, une seule pourrait le faire... Si tu +m'aimais bien... si tu étais toujours ma petite sÅ“ur chérie... + +—Je te laisserais seule en face de ces maudits, n'est-ce pas?... +s'écria Cyprienne indignée; je tâcherais de fermer les yeux pour ne +point voir que tu meurs à la peine!... + +—N'est-ce pas assez d'une victime?... murmura Diane. + +Cyprienne lui ferma la bouche d'un geste où la colère et la tendresse +se mêlaient à doses presque égales. + +—Si c'est assez d'une victime, ma sÅ“ur, dit-elle, Étienne part, +Étienne vous aime... Que n'allez-vous avec lui à Paris?... + +Elle passa son bras autour de la taille de sa sÅ“ur. + +—Non, non!... se reprit-elle, oh! non! ne m'abandonne pas!... Que +ferais-je sans toi?... Mais ne me parle plus de fuir, quand tu restes, +je t'en prie!... + +Diane l'attira contre son cÅ“ur. + +—Je ne t'en parlerai plus, dit-elle; pardonne-moi... Je t'aime tant et +j'aurais tant de joie à te voir heureuse!... Et puis, tu ne sais pas, +ma pauvre sÅ“ur! on commence à nous combattre comme si nous étions des +hommes!... S'ils allaient te tuer avant moi!... + +—Me tuer?... répéta Cyprienne. + +—Hier, dans notre chambre, poursuivit Diane, je t'ai fermé la bouche +au moment où tu allais me rendre compte de ta soirée... moi-même je ne +t'ai rien dit de ce que j'avais fait... c'est que notre chambre n'est +plus à nous, ma sÅ“ur!... Nous sommes épiées à notre tour... et dans +le corridor qui mène aux appartements de Penhoël, j'avais entrevu la +figure de Blaise qui nous suit comme notre ombre. + +—En te voyant garder le silence, dit Cyprienne, j'ai pensé que tu +n'avais pas réussi. + +—Je n'ai pas échoué... Maître le Hivain était à son bureau... Je crois +savoir dans quel casier de son secrétaire sont les papiers qui peuvent +perdre Penhoël. + +—Alors, il faut y retourner ce soir; car je sais, moi, qu'ils +redoublent d'obsession auprès de Penhoël, et que c'est tout au plus +s'il pourra résister un jour encore!... + +—J'y retournerai, dit Diane. + +—Pas toi!... s'écria vivement Cyprienne; c'est à mon tour! + +—Puisque je sais où sont les papiers... + +Cyprienne appuya sa joue contre l'épaule de sa sÅ“ur, et reprit à voix +basse: + +—Crois-tu donc que je ne t'ai pas devinée?... Il y a là un danger plus +grand que de coutume... et tu veux encore l'affronter toute seule!... +C'est toi qui penses pour nous deux, ma sÅ“ur... Dans la guerre que +nous faisons, je ne suis qu'un soldat, et tu es le capitaine... +Laisse-moi au moins ma part de travail! + +La tête de Diane, qui s'inclinait pensive, se redressa en ce moment, et +sa voix prit un accent de gaieté. + +—Soit!... dit-elle, mon petit soldat!... Tu pousseras ce soir une +reconnaissance jusque dans le camp ennemi... Je sais que tu es brave +comme la poudre, mais il faut bien pourtant te prévenir... Hier, +dans une escarmouche pareille à celle que tu vas engager, ton pauvre +capitaine a eu de rudes assauts à soutenir... Tu n'exagères en rien, +quand tu parles de bataille, ma sÅ“ur... Cette nuit, on m'a tiré deux +coups de fusil, et j'ai eu mon cheval tué sous moi! + +Diane sentit sa sÅ“ur tressaillir entre ses bras; ce n'était pas de la +crainte. + +Au contraire, le cÅ“ur impétueux de la jeune fille s'exaltait à ce +danger nouveau. + +—Et tu voulais y retourner toute seule!... s'écria-t-elle. + +Puis elle reprit avec pétulance: + +—Sais-tu?... Je prendrai ce soir les pistolets de Roger, toi, ceux +d'Étienne, et les lâches qui ont tiré sur toi verront beau jeu!... + +Diane souriait. Mais au bout de quelques minutes, elle secoua la tête +et poursuivit d'un ton plus grave: + +—A ce genre de combat, ma pauvre sÅ“ur, nous ne serions pas les plus +fortes... ce qu'il nous faut, c'est de l'adresse et l'aide de Dieu... + +Cyprienne ne répliqua point, mais on pouvait voir qu'elle renonçait +avec chagrin à l'idée de faire le coup de pistolet. + +—Et toi, reprit Diane, qu'as-tu fait hier? + +—Ce que nous faisons chaque soir tour à tour, répondit Cyprienne. +J'ai joué mon rôle d'apparition... J'ai dit à Penhoël, d'une voix de +fantôme, qu'un bon génie veillait sur sa maison, et qu'il fallait +résister avec courage... Mais Penhoël n'a plus de force... Il ne sait +que trembler et fermer ses oreilles!... C'est malgré lui qu'il faudra +le sauver... Quant à ceux qui l'entourent, acharnés à sa perte, ils +triomphent, ma sÅ“ur... Ils se voient au bout de leur peine... et je +les entendis hier se dire entre eux que cette nuit même Penhoël leur +abandonnerait le dernier morceau de pain de sa femme et de son enfant! + +—Le manoir?... + +—Il a vendu la semaine dernière ce qui restait des biens donnés en +partage à notre oncle Louis... Il n'a plus rien que le manoir!... +Et à l'heure où nous parlons, ils sont sans doute autour de lui... +Robert, Pontalès et cette femme qui l'a ensorcelé!... Ils l'obsèdent, +ils le menacent de ces papiers qui sont entre leurs mains une arme si +terrible!... + +Diane se leva. + +—Ces papiers, il nous les faut, dit-elle, dussions-nous rester cette +fois sur la place... Partons, ma sÅ“ur! + +Cyprienne était toujours prête quand on parlait d'agir. Les deux +jeunes filles descendirent ensemble le sentier roide et difficile qui +conduisait au bord de l'eau. + +A mesure qu'elles descendaient, une sorte de chant rauque et lugubre +arrivait jusqu'à leurs oreilles. Quand elles commencèrent à découvrir, +au travers du taillis, la lueur faible qui sortait de la loge de Benoît +Haligan, elles reconnurent la voix et le chant. + +C'était le vieux passeur lui-même qui psalmodiait lentement et avec +peine les versets du _De profundis_. + +Diane et Cyprienne continuèrent leur route. Au moment où elles +passaient devant la loge, la voix du vieillard, éteinte et creuse, +interrompit son chant pour prononcer leurs noms. + +Cyprienne hésita. + +—Ma sÅ“ur, dit-elle, quand je vois cet homme, et que j'entends ses +sombres menaces, je n'ai plus de courage... + +—Il a servi fidèlement Penhoël, répliqua Diane, et tout le monde +l'abandonne... + +La voix cassée du vieillard se reprit à chanter; mais ce n'était plus +le _De profundis_. + +Il disait: + + «C'est bien vous qu'on voit sous les saules: + «Blanches épaules, + «Sein de vierge, front gracieux + «Et blonds cheveux...» + +Ce chant, que nous avons entendu tomber si doux des lèvres de Cyprienne +et de Diane enfants, prenait, en passant par la bouche du vieillard, +des modulations funèbres. + +Le bras de Cyprienne frissonnait sous celui de sa sÅ“ur. + +—Il est seul et il souffre..., dit Diane; entrons... + + * * * * * + +Au sommet de la colline, tout près de l'endroit où les deux jeunes +filles s'asseyaient naguère, deux hommes s'arrêtaient au pied des +châtaigniers. + +Si les deux sÅ“urs avaient tardé une minute, elles n'auraient point +descendu la montée, parce qu'elles auraient entendu les nouveaux venus +prononcer à voix basse, dans une conversation animée, le nom de Madame +et celui de René de Penhoël. + + + + +VIII + +MAITRE LE HIVAIN. + + +Les deux hommes qui venaient de s'arrêter au bout de la muraille +gothique sous la Tour-du-Cadet sortaient de l'appartement de René de +Penhoël. + +C'étaient maître Protais le Hivain, surnommé Macrocéphale, homme de loi +des bourgs de Bains et de Glénac, et M. le marquis de Pontalès. + +Tandis que l'on dansait dans le salon de verdure, une partie s'était +engagée, suivant la coutume, chez le maître de Penhoël. + +C'était vers le tomber du jour, une heure environ avant que le feu de +joie fût allumé sur l'aire. Robert de Blois était là , en ce moment, +ainsi que Lola, les deux Pontalès et maître le Hivain. + +La partie avait lieu dans la chambre à coucher de Penhoël, comme si +l'on avait voulu en faire mystère au commun des hôtes du manoir. + +Un grand luxe régnait maintenant dans l'appartement du maître. +L'ameublement tout neuf était à la dernière mode de Paris. Trois +ans auparavant, si nous avions pénétré dans cette chambre simple et +modestement ornée, nous y eussions trouvé les portraits du commandant +de Penhoël, de Louis enfant et de Marthe. + +Maintenant, il n'y avait plus qu'un seul portrait dans un cadre +splendide: c'était celui de Lola. + +Derrière le lit, une porte s'ouvrait, signalée plutôt que masquée par +d'éclatantes draperies de velours; c'était la porte de la chambre de +Lola. + +Évidemment, on ne prenait même plus la peine de dissimuler. Le désordre +avait pris droit de bourgeoisie au manoir, et Penhoël, se faisant comme +un bouclier de sa lourde apathie, ne s'inquiétait point de savoir si sa +conduite était un scandale ou passait inaperçue. + +Il était le maître. Sa dégradation avouée s'abritait derrière cette +grande et belle autorité du chef de la famille, qui avait servi jadis +l'austère vertu de ses ancêtres. + +Il tenait le jeu contre M. Robert de Blois, auprès de qui s'asseyaient +les deux Pontalès. A sa droite, la charmante Lola, en costume de bal, +s'étendait paresseusement dans une bergère; à sa gauche, maître Protais +le Hivain, portant sur son nez coupant et long de rondes lunettes de +fer, suivait le jeu d'un Å“il avide. + +Pontalès et son fils s'abstenaient de tout conseil. L'homme de loi, au +contraire, prodiguait les siens avec une remarquable générosité. + +Quant à Lola, elle ne quittait sa pose nonchalante que pour emplir de +sa jolie main, couverte de bagues, un verre placé sur la table à côté +de Penhoël. + +Et Penhoël buvait! buvait! + +Ces trois années avaient pesé sur lui d'une façon véritablement +extraordinaire. Bien qu'il eût à peine trente-huit ans, c'était déjà un +vieillard; son épaisse chevelure blonde avait blanchi entièrement; son +front s'était ridé: sa haute taille s'était courbée. Il n'y avait plus +ni volonté ni intelligence dans son regard éteint et stupéfié par une +ivresse de chaque jour. + +A peine aurait-on pu reconnaître dans cette figure bouffie et pâle, +que tachaient çà et là d'ardentes piqûres, les mâles traits de René de +Penhoël. + +L'effet produit sur sa nature morale par ce laps de temps si court +était du reste plus désastreux encore. Certes, le maître de Penhoël +n'avait jamais été un esprit d'élite; mais il possédait du moins +autrefois une part de cette vaillance énergique qui était comme +l'héritage de sa race. + +A présent, plus rien. De cet homme jeune et fort, que nous avons vu +jadis bondir dans le chaland vermoulu de Benoît, et braver, sur ce pont +frêle, la violence de l'orage, il ne restait qu'une manière de cadavre, +un vieillard impotent et lourd, sans force ni pensée. + +L'eau-de-vie, l'amour et le jeu, ces trois choses dont une seule suffit +à exalter l'homme, pouvaient à peine, réunies, galvaniser sa morne +inertie. + +Il tenait ses cartes d'une main tremblante et comme engourdie. A mesure +que la partie avançait, des gouttes de sueur plus grosses coulaient +dans les rides de son front, et les taches rouges qui marbraient sa +face livide s'allumaient plus brillantes. + +En face de lui Robert, souriant et calme, causait avec les Pontalès, +intéressés sans doute dans sa partie. + +Le jeune comte Alain de Pontalès était un assez joli garçon, qui ne +se cachait point trop pour lancer du côté de Lola des Å“illades +suffisamment significatives. + +Son père, le marquis, était un petit vieillard: cheveux blancs comme +neige, Å“il vif, sourire bon et spirituel. A juger l'homme seulement +par les dehors, ce devait être le plus aimable marquis du monde. + +Les gens qui regardent de très-près, et prétendent voir mieux que le +vulgaire, auraient peut-être découvert, sous son avenant sourire, un +petit fonds de sécheresse et de moquerie. Mais c'était peu de chose, +et d'ailleurs quelque légère nuance de scepticisme voltairien s'allie +merveilleusement, comme on sait, à la riante bienveillance de ces vieux +gentilshommes. + +Ce qui dominait dans la physionomie du marquis, c'étaient la finesse et +la bonté. Ce devait être un homme souverainement adroit, et sa bonhomie +devait empêcher son adresse d'être dangereuse. + +Ses ennemis, et il en avait bien peu d'avoués à cause de ses soixante +mille livres de rente, prétendaient qu'il était plus fin encore qu'il +n'en avait l'air, mais que sa bonhomie ne valait pas le diable. + +C'étaient des jaloux peut-être. En tout cas, dans ce pays patriarcal, +où l'estime publique est en raison directe de la somme portée au +bordereau du percepteur, la médisance n'avait pas beau jeu contre M. +le marquis de Pontalès. + +La _société_ le reconnaissait pour roi. Il possédait l'estime éclairée +du chevalier adjoint et de la chevalière adjointe de Kerbichel; il +avait l'admiration des trois vicomtes, épris de madame veuve Claire +Lebinihic; les trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang auraient +volontiers employé le reste de leur jeunesse à chanter ses louanges à +l'univers avec accompagnement de guitare. + +Ce qui, du reste, aurait milité sérieusement en sa faveur auprès +de tout homme non prévenu, c'était l'empressement mis par lui à +terminer cette longue haine qui avait séparé jadis le manoir et le +château. Pontalès s'était prêté vraiment de bien bonne grâce à cette +réconciliation; l'entremise du jeune M. Robert de Blois s'était bornée +à une simple démarche après laquelle M. le marquis, quoique le plus +âgé, le plus riche et le plus haut titré, avait fait immédiatement les +premiers pas. + +Depuis le rapprochement, Penhoël, au su de tout le monde, avait profité +plus d'une fois de sa bonne volonté. Cet excellent marquis montrait une +obligeance inépuisable. Pour n'en donner qu'un exemple et fournir d'un +seul coup la preuve de sa bienveillante délicatesse, nous dirons qu'il +avait été jusqu'à renoncer au titre de maire de Glénac pour donner à la +vanité de Penhoël cette satisfaction enviée. + +Il y avait bien une heure que la partie engagée durait. Les enjeux +étaient lourds, et l'on jouait argent sur table. Penhoël perdait. + +Entouré comme il l'était, d'un côté par Macrocéphale qui avait tout +juste la probité d'un homme de loi campagnard, de l'autre par une femme +ayant droit au titre d'aventurière, son malheur constant aurait pu +n'être point naturel. Lola était admirablement placée pour faire des +signes, et la longue figure de maître Protais le Hivain pouvait dire +bien des choses. + +Mais le jeune M. Robert de Blois n'en était pas à user de ces fraudes +élémentaires. C'était un gentilhomme! S'il trompait, il y mettait du +moins une grâce charmante et une habileté de premier ordre. + +Penhoël ne pouvait soupçonner ces mains loyales, toujours à découvert, +et qui battaient les cartes avec une nonchalante aisance. + +D'ailleurs, Dieu sait que le jeune M. de Blois ne se montrait guère +empressé de jouer. Ce n'était jamais lui qui entamait la partie, et il +fallait chaque jour que Penhoël priât, mais priât sérieusement, pour +que le jeune M. de Blois voulût bien consentir à lui gagner ses doubles +louis. + +Ce gain constant le fatiguait au lieu de lui être agréable, tant il +avait de généreux désintéressement. Chaque fois qu'il était contraint +par le sort à empocher l'argent du maître, il ne pouvait retenir les +marques de sa mauvaise humeur. + +Penhoël, lui, s'obstinait avec l'entêtement sombre du joueur dépouillé. +Depuis trois ans il avait perdu des sommes énormes. Il voulait les +regagner. Sur ce tapis avaient passé tour à tour les fermes, les +moulins, les forêts qui composaient l'héritage de son père. Il +prétendait rompre la veine funeste et reconquérir tout cela. + +Chaque jour son espoir se brisait contre l'arrêt inflexible du sort, +mais rien ne tue l'espoir tenace du joueur. + +Penhoël revenait le lendemain s'asseoir à la même place que la veille. +Sa main avide et tremblante interrogeait avidement l'oracle toujours +contraire. Il perdait. Durant quelques heures, il restait là le feu +dans la poitrine et la sueur au front, jusqu'à ce que Robert, ému de +compassion, le tendre et bon jeune homme, lui refusât une dernière +revanche! + +Robert venait de gagner une partie et Penhoël cherchait au fond de +sa poche, tout à l'heure pleine, les quelques pièces d'or qui lui +restaient. + +—Je donnerais vingt louis pour vous voir gagner cette partie, dit le +jeune M. Robert, un bonheur comme le mien ne se conçoit pas et finit +par être fatigant!... + +Penhoël tendit son verre, que Lola s'empressa de remplir. + +—On dit qu'on ne peut pas être heureux à la fois au jeu et en +amour..., murmura le fils de Pontalès en fixant sur le maître un regard +où il y avait de la moquerie. + +Le marquis lui fit un signe de sévère reproche. + +—Moi, j'ai beau parier pour M. de Blois, dit-il avec la bonhomie +douce qui distinguait ses manières, tous mes vÅ“ux sont pour mon ami +Penhoël... C'est une veine comme on n'en a jamais vu!... Dérangez un +peu votre chaise, vicomte; on dit que ces choses-là changent le sort. + +Penhoël fit glisser sa chaise sur le parquet avec cette docilité +superstitieuse et stupide du joueur vaincu dont la tête se perd. + +Ses sourcils étaient froncés violemment; sa respiration s'embarrassait +dans sa poitrine. Il ne prononçait pas une parole. + +Le vieux marquis, non content d'avoir donné à son hôte un généreux +conseil, changea les deux bougies de place, et dérangea un peu la table. + +Grâce à ces manÅ“uvres classiques, il était bien difficile, on en +conviendra, que la veine ne fût pas coupée comme avec un rasoir. + +Penhoël perdit encore. + +Le vieux marquis joignit les mains avec découragement. + +—C'est folie de lutter quand le diable s'en mêle!... murmura-t-il. + +Penhoël cependant fouillait dans sa poche, où il n'y avait plus rien. + +—Trente louis sur parole!... dit-il d'une voix creuse et sonore. + +C'était le premier mot qu'il eût prononcé depuis une heure. + +Les deux Pontalès et M. de Blois échangèrent un rapide regard. + +—Écoutez, Penhoël, répliqua Robert, vous savez bien que je ne voudrais +pas vous refuser... je jouerais contre vous des millions sur parole... +mais, dans ce moment, ce serait vous voler votre argent... Nous +resterions là jusqu'à demain que vous perdriez toujours! + +—Trente louis! répéta Penhoël dont la main tremblante serrait +machinalement son verre plein d'eau-de-vie. + +Robert mêla les cartes avec une répugnance visible. + +Au moment où Penhoël coupait, un domestique entr'ouvrit la porte de la +chambre. + +—On attend M. le maire, dit-il, pour allumer le feu de joie. + +—Qu'on attende!... voulut répondre Penhoël. + +Mais Robert et les deux Pontalès s'étaient levés déjà . + +Quand le maître vit son adversaire lui échapper ainsi, son front +s'empourpra, et sa lèvre blême trembla de colère. + +Sa langue épaissie balbutia des reproches inintelligibles. + +Robert et Pontalès le prirent chacun par un bras, tandis que Lola +s'éclipsait avec le jeune vicomte Alain. + +Maître le Hivain remettait ses lunettes de fer au fourreau. + +—Allons, allons, Penhoël!... disait cependant le marquis de cet accent +paternel qu'on prend avec les enfants révoltés, ne voulez-vous pas +faire crier toute la paroisse?... Prenez une demi-heure pour remplir +votre devoir... et, après cela, parbleu! nous vous donnerons votre +revanche... + +—Puisque vous êtes un enragé!... ajouta Robert qui l'entraîna au +dehors. + +Avant de sortir, il avait fait signe à maître le Hivain de ne pas +s'éloigner. + +Les paysans attendaient dans l'aire. Le feu de joie fut allumé à l'aide +d'une torche bleue fleurdelisée, et il y eut le nombre convenable de +salves d'acclamations parmi les pétards. + +Pendant que la flamme montait, tortueuse et bleuâtre, le long des +fagots amoncelés, Penhoël, qui avait jeté sa torche, errait dans la +foule et cherchait en vain ses partenaires. De tous côtés les paysans +le saluaient respectueusement, et il ne les voyait point. + +Quand le brave père Géraud du _Mouton couronné_ vint à son tour lui +tirer sa révérence, le maître lui demanda d'un air absorbé: + +—N'as-tu point vu M. Robert de Blois? + +Puis il se détourna sans attendre la réponse du vieil aubergiste qui +secoua la tête en murmurant: + +—Cet homme l'a ensorcelé!... Et c'est moi qui lui ai montré le chemin +du manoir!... + +A défaut de Robert et des Pontalès, qui se faisaient maintenant +invisibles, Penhoël rencontrait partout sur ses pas maître Protais le +Hivain. Celui-ci se tenait à distance respectueuse, mais il ne perdait +jamais de vue René de Penhoël et semblait attendre l'occasion de +l'aborder. + +—Où sont-ils?... où sont-ils?... lui cria enfin René à bout de +patience. + +Macrocéphale s'approcha aussitôt. + +—Je pense que M. le vicomte veut parler de ces messieurs..., dit-il. +Sans doute qu'ils auront attendu M. le vicomte dans sa chambre... + +—C'est vrai!... dit René, allons-y! + +L'homme de loi lui présenta son bras, sur lequel René appuya sa marche +lourde et pénible. En passant devant le salon de verdure, il s'arrêta, +et un murmure sourd gronda dans sa gorge. L'orchestre jouait une +hongroise que Lola dansait la tête sur l'épaule d'Alain de Pontalès. + +—Elle aimerait mieux être avec vous que là , M. le vicomte!... murmura +Macrocéphale; partout où vous n'êtes pas, la pauvre jeune dame a l'air +de s'ennuyer! + +—Parlez-vous vrai?... demanda Penhoël. + +—Regardez plutôt! + +Ceci était audacieux, car Lola semblait être aux anges. Mais René eut +un vague sourire, et reprit, content, le chemin de sa chambre. + +Dans sa chambre, il ne trouva ni Pontalès ni Robert de Blois. + +—Ils vont venir..., dit Macrocéphale en installant René dans son +fauteuil avec les soins empressés d'un valet de chambre. S'il m'était +permis de parler ainsi, je dirais: «Ils ne viendront que trop tôt!...» +Bon Jésus! ces hommes-là vous ont-ils gagné de l'argent, Penhoël! + +—Donnez-moi mon verre, M. le Hivain, dit Penhoël au lieu de répondre, +il faudra bien que la veine change un jour ou l'autre!... + +—Si j'étais fée ou sorcier, s'écria Macrocéphale dont le laid visage +grimaçait le dévouement, il y aurait longtemps que la veine aurait +changé!... Voyez-vous, Penhoël, je ne sais pas faire de grandes +phrases, moi, mais je n'aime que vous parmi les gentilshommes du +pays... Et, aussi vrai que Dieu est Dieu, je me ferais hacher en mille +morceaux pour votre service! + +—Ils ne viendront donc pas! murmura Penhoël. + +L'homme de loi s'assit sur le coin d'une chaise, tout auprès de lui. + +—Avant qu'ils viennent, reprit-il, nous pourrions bien causer un peu +d'affaires. + +Une expression d'effroi et de répugnance invincible se peignit sur le +visage de René. + +—Non... non! répliqua-t-il, pas aujourd'hui! + +—C'est que nous sommes bien bas!... + +—Qu'y faire?... murmura René avec fatigue. Allez-vous me rappeler +encore ce qui a été fait? Je sais bien qu'un jour venant je n'aurai pas +d'autre ressource qu'un coup de pistolet à travers le crâne... + +—Un jour venant, répéta l'homme de loi d'un ton qui voulait dire: «Ce +jour-là est plus proche que vous ne pensez.» + +Puis il ajouta doucereusement: + +—Ce qui est fait est fait, Penhoël, et je ne vous parlerai point des +signatures fausses... Ne craignez rien; personne ne nous écoute!... Je +voulais vous demander seulement s'il vous reste beaucoup d'argent sur +le prix de la forêt de Quintaine. + +La tête de Penhoël se pencha sur sa poitrine. + +—Oh! la veine!... la veine!... murmura-t-il en crispant ses doigts +autour des bras de son fauteuil, je viens de perdre mon dernier louis! + +—Et pourtant vous voulez jouer encore? + +—Je veux gagner! + +—Mais si vous perdez? + +—Je veux gagner! vous dis-je, s'écria le maître en se redressant +tout à coup. Blanche de Penhoël est-elle faite pour mendier son pain, +monsieur?... Je veux regagner mes forêts, mes étangs, mes métairies!... +et avec cela tous les biens que Pontalès a volés à mon père!... + +—Je donnerais mon bras droit pour que cela pût arriver, Penhoël!... +Mais si vous n'avez plus d'argent... + +—Il faut vendre!... Aussi bien Lola veut faire venir de Rennes une +nouvelle parure... + +—Vendre!... répéta l'homme de loi, qui se fit une mine plus allongée +encore que de coutume: pour vendre, il faut avoir. + +René tressaillit et le regarda en face. + +—Qu'est-ce à dire? s'écria-t-il; n'ai-je donc plus rien? + +—Si fait..., répliqua Macrocéphale, M. le vicomte possède encore son +manoir de Penhoël, quitte de toute hypothèque. + +—Et avec cela?... + +—Rien..., repartit tout bas Macrocéphale. + +Penhoël demeura un instant immobile et muet. On eût dit un homme +foudroyé. Puis il se couvrit le visage de ses deux mains. + +—Le manoir de Penhoël, reprenait cependant l'homme de loi, est une +magnifique propriété; nous en trouverions assurément un bon prix... et +je suis sûr que M. le marquis de Pontalès... + +—Jamais! interrompit René avec angoisse. C'est ici qu'est mort mon +père... Jamais! + +—Ce n'est pas moi qui donnerais à M. le vicomte le conseil de vendre +le manoir, poursuivit Macrocéphale en prêtant à sa voix une expression +plus humble et plus insinuante; mais, ayant l'honneur d'être le conseil +de M. le vicomte, je me permettrai de lui faire observer que le manoir +est pour lui une lourde charge... Avec une habitation si belle, il +faudrait des rentes... + +—Et je n'en ai plus! murmura Penhoël. + +—Pas beaucoup, s'il faut parler franchement... D'un autre côté, comme +vous le disiez tout à l'heure, la veine peut changer... et avec des +fonds... + +Penhoël laissa retomber ses deux mains sur ses genoux. La douleur +profonde qu'il ressentait réveillait son apathie. La torture avait +trouvé un coin vif au fond de son cÅ“ur engourdi. + +Ces trois ans écoulés passaient comme une vision rapide au-devant de +ses yeux. + +—J'étais heureux..., pensait-il tout haut, j'étais riche... le nom de +mon père restait pur... Oh! Haligan disait-il vrai?... Cet homme est-il +venu pour me prendre le salut de mon âme et la vie de mon corps?... + +—Une observation qu'il est important de faire, poursuivait l'homme de +loi, c'est que toutes les ventes, consenties par vous jusqu'à ce jour, +sont conditionnelles et frappées d'une clause de réméré... Dans le +cas où vous feriez une nouvelle affaire avec le marquis... ou avec un +autre... on pourrait obtenir des conditions pareilles. + +—Le terme du réméré est-il le même pour tout ce que j'ai aliéné? +demanda Penhoël. + +—Le même... Il finit au 1er novembre de la présente année. + +—Et nous sommes à la fin d'août! repartit Penhoël. + +—En deux mois et onze jours, on peut faire bien des choses, M. le +vicomte!... Dans le cas où il vous plairait de mettre en vente le +manoir, je pourrais tâter Pontalès ce soir même. + +René de Penhoël ne répondit point tout de suite. Quand il prit enfin +la parole, ce fut tête haute et d'une voix ferme. Il semblait qu'une +étincelle de son ancienne énergie se fût réveillée en lui. + +—Je vous défends de me reparler jamais de cela!... dit-il. Je ne sais +pas ce que Dieu décidera de mon sort, mais la maison où ma fille unique +est née ne sera jamais vendue par mon fait. + +—Bien parlé!... s'écria Macrocéphale avec un brusque attendrissement; +ah! vous êtes un vrai gentilhomme, Penhoël, et nous verrons, j'en suis +bien sûr, la fin de tout ceci! + +—Laissez-moi!... dit le maître. + +Macrocéphale se leva aussitôt pour obéir. Mais avant de quitter la +chambre, il eut le temps de dire encore: + +—Si vous saviez comme cela me fend le cÅ“ur, chaque fois qu'un des +domaines de Penhoël passe comme cela en des mains étrangères... Je n'ai +rien à dire contre Pontalès, Dieu merci, ni contre personne... mais je +suis, avant tout, le serviteur et l'ami de Penhoël... Et si j'avais des +trésors, je saurais bien à quoi les employer!... + +Il fit un salut respectueux, et prit congé du maître, qui était retombé +dans son immobilité stupéfiée. + +Au bas du perron, donnant sur le jardin, il rencontra Robert de Blois, +qui l'attendait sans doute, et qui passa vivement son bras sous le sien. + +—Eh bien! roi des habiles, demanda Robert, qu'avons-nous fait? + +Maître le Hivain hocha la tête. + +—Heu! heu! fit-il, on ne vend pas comme cela sa dernière chemise sans +gronder quelque peu! + +—Il accepte, en attendant? + +—Il refuse. + +—Diable!... grommela Robert, ça nous retarde encore!... Avez-vous bien +fait tout ce que vous avez pu? + +Macrocéphale prit un accent pénétré. + +—M. de Blois, dit-il, on n'est pas maître de ces choses-là ... Je ne +vous connais que depuis trois ans, mais je vous aime comme si vous +étiez mon propre fils!... + +—Je suis bien reconnaissant..., répliqua Robert. + +L'homme de loi l'interrompit. + +—Je voudrais que vous me missiez à l'épreuve!... dit-il. Aussi vrai +que Dieu est Dieu, je me ferais hacher en mille pièces pour votre +service! Je n'ai rien à dire contre Penhoël ou contre Pontalès... mais +il n'y a pas à balancer: votre intérêt avant tout... voilà ma règle. + +—En temps et lieu, maître le Hivain, dit Robert, vous verrez que vous +n'avez pas eu affaire à un ingrat... Pour commencer, dès demain je +consulterai votre expérience sur quelques petites contestations qui +pourraient bien nous diviser, Penhoël et moi, dans l'avenir. + +—A vos ordres, mon cher M. Robert. + +—Mais pour revenir à l'affaire qui nous occupe, vous ne voyez pas la +possibilité...? + +—Par moi, non, répondit Macrocéphale. + +—Alors il faut employer les grands moyens, n'est-ce pas? + +—C'est mon avis... et s'il m'était permis de vous donner un conseil... + +—Cela vous est permis, pardieu! M. le Hivain. + +Depuis quelques minutes, tout en suivant la conversation, Robert +réfléchissait. En ce moment il semblait sourire à une excellente idée. + +—Le conseil que je me permettrais de vous donner, poursuivit l'homme +de loi, serait celui-ci... La charmante madame Lola possède sur Penhoël +un pouvoir sans bornes... + +—M. le Hivain, interrompit Robert, vous êtes un observateur +extrêmement spirituel... Lola nous a déjà servis, la chère fille, +presque autant que le jeu et l'eau-de-vie!... Mais aujourd'hui j'ai +mieux que cela encore! + +—Mieux que cela?... répéta Macrocéphale d'un air galamment incrédule. + +Robert ôta son bras de dessous le sien. + +—On est bien mal ici pour parler d'affaires, reprit-il; veuillez +chercher M. le marquis de Pontalès, et allez m'attendre avec lui +quelque part où l'on puisse causer sans témoins. + +—Du côté de la Tour-du-Cadet, si vous voulez?... + +—Soit!... La place est excellente, et vous ne m'y attendrez pas +longtemps... Avant une demi-heure, vous pourrez juger ce que vaut mon +moyen. + +Robert avait une figure triomphante. + +Ils se séparèrent. + +L'homme de loi descendit l'allée qui menait au salon de verdure pour +chercher le marquis de Pontalès, et Robert de Blois monta lestement le +perron du manoir. + +Au lieu d'entrer dans la chambre du maître de Penhoël, dont la porte +se présentait la première dans le corridor, il se dirigea vers +l'appartement de Madame. + + + + +IX + +RENDEZ-VOUS. + + +Le marquis de Pontalès et maître Protais le Hivain arrivaient sous la +Tour-du-Cadet pour attendre Robert de Blois, qui leur avait assigné ce +rendez-vous. + +La soirée était déjà fort avancée, et le salon de verdure, déserté tour +à tour par tous ceux qui pouvaient diriger la fête, restait décidément +en proie aux trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, qui se +passaient de main en main la redoutable guitare, et faisaient boire, +jusqu'à la lie, aux convives découragés, le calice de leur antique +répertoire. + +Pontalès et l'homme de loi causaient en suivant le sentier qui menait à +la tour. + +—Il avait l'air sûr de son affaire?... demandait le vieux marquis. + +Macrocéphale haussa ses épaules pointues et fit une grimace de dédain. + +—Ça ne doute de rien, vous savez! répliqua-t-il. Parce que ça sait +faire sauter la coupe et pêcher le roi en brouillant les cartes, +ça se croit un homme bien habile!... Ah! M. le marquis, sans le +dévouement profond que je vous porte, je ne resterais pas une minute +de plus dans toutes ces affaires-là ... Ce Robert, voyez-vous, est un +aventurier de bas étage, et je n'aime que les gens comme il faut... +Vous, par exemple, M. le marquis, et le jeune M. Alain... voilà des +gentilshommes!... Ah! je vous parle franchement, je ne m'inquiète guère +plus de ce Robert que de Penhoël lui-même!... Mais quant à ce qui vous +regarde, je me ferais hacher en mille pièces pour votre service! + +Le vieux marquis l'écoutait avec son sourire bonhomme, et prenait de +tout cela juste ce qu'il fallait. + +—Je sais que vous êtes un ami sûr, M. le Hivain, dit-il, vous êtes +en outre un homme de beaucoup de sens, et je crois que vous avez des +idées très-justes sur M. Robert de Blois... Mais nous avons encore +besoin de lui jusqu'à la fin de cette affaire... Quand il en sera +temps (il mit sa main sur l'épaule de Macrocéphale), soyez sûr que je +saurai faire la part de mes vrais amis... Il y a dans le pays bien des +gens qui ne vous valent pas et qu'on regarde comme des gros bonnets, +maître le Hivain... Viennent les événements que nous préparons, je vous +promets, moi, que vous aurez plus d'un jaloux entre Redon et Carentoir! + +Ces paroles étaient douces comme miel aux longues oreilles de +Macrocéphale; il écoutait et faisait d'avance le gros dos en songeant à +son importance prochaine. + +—Mais il faut d'abord que Penhoël disparaisse..., reprit le marquis en +baissant la voix; je vous parle franc, comme vous voyez... Il ne s'agit +pas de lui enlever la moitié de sa fortune... les deux tiers, les trois +quarts... les quatre-vingt-dix-neuf centièmes!... Il faut qu'il soit +forcé de fuir et qu'on n'entende plus jamais parler de lui: sans cela, +rien de fait! + +Macrocéphale se frotta les mains. + +—A la bonne heure!... s'écria-t-il, j'aime à voir comprendre les +affaires de cette façon-là !... ça s'appelle au moins trancher dans le +vif!... Eh bien! M. le marquis, nous marchons, que diable!... Il me +semble que nous sommes bien près de notre but! + +Ils arrivaient au bout de la route et touchaient à ces grands +châtaigniers derrière lesquels Diane et Cyprienne abritaient naguère +leur causerie. Pontalès s'arrêta. + +—Plus bas!... fit-il en jetant un regard inquiet autour de lui. C'est +ici que Robert doit venir? + +—Ici même. + +—Est-on bien à l'abri des oreilles indiscrètes?... + +—A moins de choisir le beau milieu de la lande de Renac ou le +centre des marais, je ne connais pas de meilleur endroit pour causer +tranquillement d'affaires... La muraille est haute; d'un autre côté +le taillis s'éloigne tout exprès pour nous enlever la chance d'être +écoutés... Derrière nous, la route est découverte. + +—Mais devant nous?... fit Pontalès en montrant du doigt le massif de +châtaigniers. + +Macrocéphale se prit à sourire. + +—C'est différent! répliqua-t-il avec l'intention évidente de faire une +bonne plaisanterie; derrière ces arbres-là , il pourrait bien se trouver +quelque revenant aux écoutes. + +—Que voulez-vous dire? + +—Je demande pardon à M. le marquis de parler avec cette légèreté en +sa présence... Le fait est qu'il y a là un espace de quelques pieds +carrés où le plus vaillant gars des bourgs voisins n'oserait pas +pénétrer après la nuit tombée, parce que le vieux commandant de Penhoël +_y revient_... + +—C'est égal... dit Pontalès: excès de prudence ne nuit jamais... et je +voudrais voir... + +—Ça peut se faire. + +Macrocéphale, toujours complaisant, écarta de la main les branches de +châtaigniers qui bouchaient l'entrée du massif et se fraya un passage. + +—Veuillez vous donner la peine d'entrer, M. le marquis, dit-il, +puisque vous n'avez pas peur des revenants. + +Il disparut derrière l'enceinte de verdure, et Pontalès le suivit. + +La nuit était noire. Sous les châtaigniers, le feuillage touffu rendait +l'obscurité encore plus profonde. Sans cette circonstance, l'homme de +loi et Pontalès auraient pu voir qu'ils étaient très-pâles tous les +deux et qu'ils avaient l'air assez peu rassurés. + +Malgré l'ombre épaisse, on distinguait vaguement la guérite et le banc, +couvert d'herbe longue. + +—Comme on se cacherait ici!... murmura le marquis d'une voix +légèrement émue. + +—Oh! oh! repartit Macrocéphale en tâchant de prendre un accent +fanfaron, il me semble que votre voix tremble! Soyez tranquille!... le +vieux Penhoël est bien mort... et du diable si les vivants ont l'idée +de venir visiter son boudoir!... + +Une feuille sèche vint à bruire sous le pied du marquis. Maître Protais +le Hivain s'interrompit pour pousser un petit cri de frayeur. + +—Avez-vous entendu?... demanda-t-il en retenant son souffle. + +Pontalès avait reconnu que l'esplanade et la guérite étaient également +désertes. + +—Ma foi! reprit l'homme de loi honteux de son alerte, j'ai cru... il +m'a semblé... Au fait, mon métier n'est pas d'être brave!... Maintenant +que nous avons bien dûment inspecté les lieux, M. le marquis, je vote +pour que nous retournions sur la voie publique. + +—Et n'est-il pas possible, demanda Pontalès, d'arriver ici par un +autre passage que la route? + +—Regardez plutôt! répondit Macrocéphale, une muraille de trente pieds +et des rampes à pic!... Je propose de lever la séance. + +Il écarta de nouveau les branches et poussa un long soupir de bien-être +quand il revit le ciel au-dessus de sa tête. C'était un esprit fort. + +Pontalès visita une dernière fois tous les recoins de l'enceinte de +verdure, et repassa sur la route à son tour. + +Le Hivain avait retrouvé sa vaillance. + +—A part les revenants, dit-il, il y a pourtant un homme qui aime à se +cacher dans ce trou noir comme le fond de mon écritoire. + +—Qui ça? + +—Le vieux fou de Benoît Haligan, l'ancien passeur du bac de +Port-Corbeau... Mais je pense bien qu'il n'y montera plus, car il est +à l'agonie... Ah! M. le marquis! tout de même, ce que c'est que de +nous!... Quand le vieux commandant venait s'asseoir là , sur son banc de +gazon, il était le chef d'une famille puissante... A présent, le pauvre +Protais le Hivain ne voudrait pas changer de place avec le maître de +Penhoël!... + +—Le pauvre Protais le Hivain, dit M. de Pontalès, sera bientôt en +position de ne changer son sort contre celui de personne... Mais +parlons un peu du présent... Depuis que ces misérables enfants sont +venues dans mon propre château de Pontalès enlever, à dix pas de moi, +dans ma chambre, ces papiers que je n'aurais pas donnés pour cinquante +mille écus, je ne sais plus bien au juste quelles sont nos armes contre +Penhoël... + +Maître le Hivain cligna de l'Å“il. + +—Il nous en reste de bonnes!... répliqua-t-il; chaque fois que Penhoël +a vendu une pièce de terre appartenant à l'aîné, il lui a fallu faire +un faux de plus... C'est pour cela que j'ai morcelé les ventes et +multiplié les contrats. + +—Vous êtes un homme d'or!... + +—Je connais assez passablement mon état!... et, sans parler d'autre +chose, il m'a fallu, dans le principe, une certaine triture, que +j'oserai dire assez rare, pour constituer cet aventurier de Robert qui +arrivait un pied chaussé et l'autre nu, pour le constituer, dis-je, +en quelques semaines, créancier de Penhoël pour une somme assez +importante! Il est vrai que ce coquin de Robert avait attaqué l'affaire +avec un entrain admirable... Si vous l'aviez vu lorsqu'il arriva au +manoir, il y a trois ans, avec son domestique Blaise!... Pour ma part, +j'aurais fait serment qu'il était millionnaire!... Et puis, il avait +deux jolies cordes à son arc, cet homme-là : le roi de carreau et la +dame de cÅ“ur!... + +Macrocéphale se mit à rire. + +—Vous sentez bien, reprit-il, que je veux parler de la Lola. Ce +Robert est un gaillard après tout... Il a beaucoup faibli depuis +qu'il a quelque chose à perdre... mais le jour où il redeviendrait un +aventurier sans feu ni lieu, je ne voudrais pas me frotter à lui!... +Franchement, M. le marquis, Penhoël chassé, vous ne serez pas encore +maître du manoir. + +—En temps et lieu j'aurai recours à vos excellents conseils, mon bon +ami, répliqua Pontalès. Je ne me donne pas, hélas! pour un diplomate +bien habile!... Sans vous, je serais certainement resté en chemin... +Mais revenons aux titres qui sont en votre possession... Vous les tenez +en lieu de sûreté, j'espère? + +—Ma maison n'est pas si forte, ni si bien gardée peut-être que le beau +château de Pontalès... répondit Macrocéphale avec suffisance; néanmoins +on fait de son mieux!... Et je vous réponds des pièces corps pour +corps... Eh! eh! les petites rôdent autour de chez moi comme autour +de chez vous... Ce sont des diables incarnés que ces enfants-là !... +Avant de soupçonner leur savoir-faire, et alors que je n'étais pas +encore sur mes gardes, je les ai laissées plus d'une fois se moquer de +moi... Elles m'ont volé bien des obligations souscrites par Penhoël... +Et, sans leurs manÅ“uvres, la chose n'aurait pas duré si longtemps... +Mais ma maison est armée en guerre, maintenant... Et je ne pense pas +qu'elles veuillent goûter une seconde fois du plat qu'on leur a servi +pas plus tard que hier soir. + +—J'ai entendu parler d'un coup de fusil... commença Pontalès. + +—Deux coups de fusil!... dont l'un a porté bien près du but... car on +a trouvé un cheval couché sur la lande avec une balle dans la tête. + +—Ce sont des moyens bien violents, maître le Hivain! Et si l'on +m'avait consulté... + +—M. le marquis, je crois avoir droit de prétendre à la réputation +d'homme prudent... Nos landes cachent assez de bandits pour qu'un +honnête propriétaire ait un peu le droit d'armer ses gens... La loi +est dure, mais positive... Quiconque s'avise de forcer une serrure +peut s'attendre à trouver, derrière la porte, le maître de la maison +prêt à défendre son bien... Si nous passons à la question d'utilité, +poursuivit-il en prenant le ton d'un avocat qui plaide, je n'aurai pas +de peine à établir, par des raisons impossibles à révoquer en doute, +qu'entre tous les obstacles qui nous barrent le chemin, ces deux +petits démons sont à la fois les plus gênants et les plus dangereux... +J'aimerais mieux avoir affaire à une demi-douzaine d'hommes... Ne vous +y trompez pas: elles savent tous nos secrets aussi bien que nous-mêmes, +et si le hasard leur donnait quelque jour un appui, je vous promets que +nous aurions, tous tant que nous sommes, bien du fil à retordre! + +—Je ne dis pas... cependant... + +—Écoutez!... Je suis l'ennemi déclaré des moyens violents dans les +cas ordinaires... mais dans la circonstance présente, M. le marquis, +soyez bien persuadé que c'est votre intérêt seul qui m'anime... Vous +avez dépensé trois ans de votre vie et des sommes énormes pour arriver +à un but parfaitement légal... Il se trouve que vos adversaires +vous attaquent et m'attaquent, moi, votre conseil, par des moyens +inqualifiables... Je ne sors pas de la légalité, mais je prends l'arme +la plus extrême que la loi puisse donner à un citoyen, et je m'en sers! + +Pontalès gardait le silence. + +—Quand je dis: «Je m'en sers,» reprit Macrocéphale, j'emploie une +figure, car je n'ai pas tiré le coup moi-même... Je ne connais point le +maniement du fusil... Mais Robert de Blois, je dois vous en prévenir, +veut aller beaucoup plus loin que cela!... Les petits démons le +tourmentent nuit et jour... Elles entrent dans sa chambre fermée par le +trou de la serrure!... Elles s'affublent en fantômes et vont prévenir +Penhoël de tout ce que nous méditons contre lui... Elles s'agitent, +elles défont tout ce que nous faisons... et Robert est décidé à prendre +l'offensive. + +—S'il a un expédient convenable... dit Pontalès en cherchant ses mots, +un biais... vous m'entendez?... quelque chose d'adroit et de sûr... + +Il s'interrompit pour prêter vivement l'oreille. On entendait un bruit +de pas sur la route, dans la direction de l'entrée du manoir. + +Pontalès et l'homme de loi s'éloignèrent un peu de la route battue, +afin de se mettre à l'écart derrière les premières branches du taillis. + +Les pas approchaient; on put bientôt distinguer dans l'ombre deux +personnes qui s'avançaient lentement. + +—C'est lui, dit Pontalès. + +—Avec une femme... répliqua l'homme de loi. + +—Lola, sans doute? + +Macrocéphale avança la tête en dehors des branches pour mieux voir. + +—Non pas!... dit-il d'un accent étonné, c'est madame de Penhoël!... + + * * * * * + +Quand Robert et la femme qui l'accompagnait furent arrivés tout auprès +de la Tour-du-Cadet, quelques mots de leur entretien parvinrent +jusqu'aux oreilles de Pontalès et de maître le Hivain. + +C'était bien Marthe de Penhoël. Malgré l'obscurité, on ne pouvait +plus s'y méprendre. Elle donnait le bras à Robert, qui la soutenait +cavalièrement et marchait d'un pas de parade. + +Quand Marthe parlait, Pontalès et l'homme de loi n'entendaient qu'un +murmure; quand, au contraire, le jeune M. de Blois fournissait la +réplique, ils ne perdaient pas une parole. La voix de Robert était +haute, gaillarde, et dénotait beaucoup de bonne humeur. + +—Belle dame, disait-il en ce moment, Penhoël n'a pas été plus heureux +ce soir que d'habitude... C'est étonnant! le sort ne se lasse pas de +persécuter ce pauvre ami!... Avant de mettre le feu à la pile de fagots +qu'on a brûlée dans l'aire, Penhoël avait perdu sa dernière pièce de +vingt francs... Vous devriez user de votre influence, belle dame, pour +le guérir de cette détestable passion! + +—Il y a trois ans, répondit Marthe, on ne pouvait pas perdre plus d'un +louis d'or dans sa soirée au jeu que jouait le maître de Penhoël... + +—Ah! ah! fit Robert, les choses ont donc bien changé!... Au jeu que +joue Penhoël, rien n'est plus aisé que de perdre maintenant dans sa +soirée une bonne métairie ou quelques arpents de futaie... + +—Quel ton!... murmura Pontalès. Il y a dans ce Robert du maraud et du +grand seigneur! + +—Mais comment diable Madame consent-elle à se promener avec lui, en ce +lieu et à cette heure?... répliqua maître le Hivain. + +Marthe avait répondu quelques mots d'une voix faible et brisée. + +Robert reprit: + +—Ne m'accusez pas, belle dame!... Je lui ai dit vingt fois qu'il avait +là deux vices pitoyables... On peut aimer à jouer et à boire... mais il +joue comme une dupe et boit comme un charretier! + +Tout en parlant, Robert jetait ses regards à droite et à gauche; il +cherchait évidemment quelque auditeur invisible. + +—Je ne veux point vous cacher, belle dame, poursuivit-il, que je vous +ai entraînée jusqu'ici pour parler un peu d'affaires d'intérêt... Mais, +auparavant, permettez-moi de vous demander si l'indisposition de la +chère demoiselle Blanche n'a pas eu de suites fâcheuses? + +Robert put sentir le bras de Madame tressaillir sous le sien. + +—Qu'avait-elle donc?... demanda-t-il encore. + +Marthe cessa de marcher, ses jambes chancelaient. + +—Ce qu'elle avait?... prononça-t-elle d'une voix pénible et sourde, ne +le savez-vous pas?... + +Robert hésita un instant; puis il répondit d'un ton délibéré, mais +peut-être au hasard: + +—Ma foi! belle dame, je crois bien que je m'en doute. + +Marthe arracha brusquement son bras qui s'appuyait naguère à celui de +M. de Blois. + +—Ah!... fit-elle d'un ton si étrange que Robert se pencha pour +examiner son visage. + +Mais la nuit était trop noire pour qu'il fût possible de rien +distinguer sur une physionomie. + +Marthe ne disait plus rien, elle restait immobile, les bras tombants et +la tête courbée. On entendait sa respiration courte et pénible. + +Robert sentait vaguement qu'il y avait là encore un mystère. Il avait +envie d'interroger, mais, pour une confidence d'une certaine espèce, +les oreilles qu'il supposait ouvertes sous le feuillage pouvaient bien +être de trop... + +—Chère dame, s'écria-t-il, je suppose, d'après votre geste, que vous +êtes très en colère... Il n'y a vraiment pas de quoi... Un de ces +jours, je veux avoir avec vous un entretien au sujet de mademoiselle +votre fille... + +—Tout de suite! interrompit Madame avec vivacité, au nom du ciel, +monsieur!... + +—Belle dame, vous me voyez désolé de vous refuser... Ce n'est +véritablement pas le moment... Et, si vous le permettez, je vais vous +parler du motif de notre entrevue... + +—Ah çà !... grommelait Macrocéphale derrière les branches du taillis, +est-ce qu'il faudrait ajouter foi, par hasard, à ce que disent les +Baboin et les Kerbichel?... Est-ce qu'il y aurait sérieusement quelque +chose entre Madame et ce Robert?... + +—Pour pécher, répliqua Pontalès, il n'y a rien de tel que les +saintes... Mais vous, qui avez l'oreille plus jeune que moi, maître le +Hivain, entendez-vous ce qu'ils disent? + +—J'entends Robert... Et Dieu me pardonne s'ils ne parlent pas de tout, +excepté de la vente du manoir! + +Comme s'il avait pu entendre ce reproche, le jeune M. de Blois abordait +justement à cet instant le chapitre de la vente, et la réponse de +Madame étant probablement un refus, il reprenait, sans abandonner son +accent de politesse aisée et légèrement railleuse: + +—Belle dame! je ne m'attendais pas à cela! j'avais absolument compté +sur vous... Je ne sais pas si vous avez remarqué un fait assez bizarre: +depuis trois ans que vous me devez toute sorte de gratitude, je ne vous +ai pas demandé le moindre service! + +—N'est-ce pas assez, murmura Marthe, de m'avoir fermé la bouche alors +que je voyais un abîme au devant des pas de mon mari?... + +—Ceci, c'est du silence... un bon office purement négatif!... Pour +tout ce qui exigeait un effort quelconque, je me suis toujours +adressé à cette pauvre Lola... Voyons! pour une fois que je mets votre +obligeance à contribution, allez-vous me repousser? + +Pontalès et le Hivain entendirent ce murmure faible qui annonçait la +réponse de Madame. + +C'était encore un refus, sans doute, car Robert laissa échapper +une exclamation d'impatience. Néanmoins il ne se fâcha pas encore. +Il reprit le bras de Madame, et continua son plaidoyer en revenant +lentement sur ses pas, le long de la route déjà parcourue. + +Dans ce mouvement, ils s'éloignaient tous deux du marquis et de l'homme +de loi, qui ne pouvaient même plus saisir le sens des paroles de Robert. + +—C'est un fin matois tout de même!... dit Macrocéphale. Il aura su +prendre la pauvre femme dans quelque piége diabolique!... + +—Oui... oui, pensa tout haut Pontalès, c'est un homme habile à la +façon des intrigants de comédie... Il a comme cela une douzaine de fils +qu'il fait mouvoir assez artistement... C'est un fanfaron d'astuce... +un bachelier ès tours de passe-passe!... Les hommes de bon sens comme +vous et moi, maître le Hivain, laissent aller les choses, attendent +l'occasion, et dament le pion souvent à ces brillants joueurs de +gobelets!... + +—Belle dame, disait Robert en revenant une seconde fois sur ses pas, +c'est un projet arrêté... vous aurez beau vous débattre... il faut que +cela soit fait ce soir! + +La voix de Marthe était suppliante. + +—C'est la dernière ressource de ma pauvre enfant! murmurait-elle. +Monsieur!... monsieur, ayez pitié de nous!... + +—Je le voudrais, mais c'est impossible... Une dernière fois, +consentez-vous? + +—Vous savez bien que je ne le puis pas! + +Robert s'arrêta; il touchait presque à l'arbre qui servait d'abri à +Pontalès et à l'homme de loi. + +Ceux-ci le virent mettre la main à sa poche et en retirer un objet de +petite dimension, dont l'obscurité les empêcha de connaître la nature. + +C'était un portefeuille. Robert l'approcha des yeux de Marthe, qui se +couvrit le visage de ses mains. + +—Il est pénible d'en venir à ces extrémités, madame, poursuivit Robert +en baissant la voix, mais c'est vous seule qui m'y forcez, à tout +prendre!... Pourtant, vous savez bien ce que je puis contre vous!... + +Il frappa sur le maroquin du portefeuille. Marthe demeurait immobile. + +—Voyons! reprit Robert, ne me contraignez pas à faire un coup +d'éclat!... Vous savez si j'ai été discret durant ces trois années... +Ne soyez pas plus cruelle que moi envers vous-même... Si vous continuez +à me refuser, malgré ma répugnance qui est grande, je me déciderai +à faire usage de cette arme... Si vous consentez, comme je l'espère +encore, vous pouvez compter, autant que par le passé, sur ma discrétion +à toute épreuve! + +Madame hésita encore durant un instant. La nuit cachait l'angoisse +mortelle qui était sur son visage. + +—Je ne puis pas vous résister, monsieur... dit-elle enfin d'une voix à +peine intelligible, ce que vous ordonnerez, je le ferai! + +—A la bonne heure! s'écria gaiement Robert qui remit le portefeuille +dans sa poche; avec une femme d'esprit on a toujours de la ressource... + +Puis il ajouta en parlant comme un acteur à la cantonade: + +—Holà ... n'y a-t-il personne ici? + +Maître le Hivain sortit de sa cachette. + +A sa vue, Marthe se recula effrayée. + +—J'ai l'honneur de vous présenter mon très-humble respect, madame, +dit Macrocéphale de son ton le plus doucereux, je n'ai rien entendu; +et quand même j'aurais entendu, ajouta-t-il en se penchant à l'oreille +de Marthe, humiliée et tremblante, ne savez-vous pas que vous avez en +moi un serviteur fidèle qui se ferait hacher en mille pièces pour votre +service?... + +—Maître le Hivain, dit Robert, vous allez avoir la bonté de suivre +madame de Penhoël au manoir... vous entrerez avec elle dans la chambre +de son mari qui, sur sa demande, vous remettra un pouvoir écrit de +vendre le manoir et ses dépendances. + +Il baisa la main de Madame d'une façon toute galante et ajouta: + +—Faites vite, s'il est possible, maître le Hivain... Je vous attends! + + + + +X + +PRÉDICTIONS. + + +Diane et Cyprienne étaient déjà depuis quelques instants dans la loge +du passeur du Port-Corbeau. A leur entrée, Benoît avait cessé de +chanter; il s'était soulevé sur le coude, afin de saluer avec respect +les filles de Penhoël. + +Depuis lors, il restait immobile sur son grabat, les yeux fixes et +tournés vers les solives enfumées qui composaient la charpente de sa +loge. + +A le voir ainsi, hâve et décharné, la joue creuse, la bouche +entr'ouverte, on aurait cru déjà qu'il n'était plus de ce monde, +d'autant mieux qu'il avait placé lui-même sur sa poitrine le crucifix +de bois noir qui garde contre les influences du malin esprit la couche +froide des trépassés. + +Une chandelle de résine, mince et fumeuse, était fichée dans la +muraille à son chevet, un peu en arrière du lit; ses traits amaigris +s'éclairaient à revers, et les saillies osseuses de son visage jetaient +des ombres profondes. + +Cyprienne était toute pâle et tremblait à le regarder. + +La lumière de la résine n'éclairait guère que le grabat et un billot +de bois sur lequel reposait un pot d'eau bénite avec son goupillon. Le +reste de la chambre se perdait dans une demi-obscurité d'où sortaient +çà et là , quand la résine crépitante jetait une flamme plus vive, les +misérables objets qui composaient le mobilier du passeur. + +Au dehors l'air était lourd; dans la loge on respirait à peine: +l'atmosphère se chargeait de ces miasmes tièdes et froids qui semblent +exhaler l'agonie. + +Diane se tenait debout auprès du lit de Benoît Haligan. + +Cyprienne s'était assise un peu à l'écart, et mêlait un breuvage dans +une petite écuelle de faïence. + +—Eh bien! Benoît... disait Diane, vous ne voulez pas nous répondre, ce +soir?... Nous vous avons entendu chanter tout à l'heure, pourquoi vous +taisez-vous maintenant? + +Le vieillard ne répliqua point. Sa respiration, d'ordinaire bruyante et +pénible, était si faible en ce moment, qu'on ne l'entendait plus. + +—Ma sÅ“ur... ma sÅ“ur, murmurait Cyprienne effrayée, allons chercher +le vicaire... Nous sommes peut-être dans la chambre d'un mort!... + +Aucun mouvement du vieux passeur ne protesta contre cette crainte. Il +restait toujours étendu, la bouche et les yeux ouverts, les bras en +croix sur sa poitrine, pareil à ces statues couchées qu'on voit sur les +anciennes tombes. + +—Benoît... mon pauvre Benoît! reprit Diane, vous savez bien que +nous vous aimons... pourquoi nous effrayer ainsi? Nous sommes venues +bien tard ce soir, mais il n'y a pas de notre faute... Benoît, +répondez-nous, je vous en prie! + +Même silence. Cyprienne avait du froid dans les veines, et ses jambes +chancelaient sous le poids léger de son corps. + +Diane s'approcha davantage du chevet de Benoît et reprit encore: + +—Vous aviez soif, peut-être, et vous n'avez pas pu vous lever pour +boire; pauvre homme!... Vous nous avez appelées... L'heure où nous +venons d'ordinaire s'est passée, et vous avez cru que nous vous avions +oublié!... + +Toujours le même silence. Seulement, la flamme de la résine se prit à +trembler, et les déplacements de l'ombre et de la lumière mirent une +espèce de vie factice sur le visage morne du vieillard. + +Cyprienne, à bout de courage, eut la pensée de s'enfuir. Diane, au +contraire, fit un pas de plus vers le chevet du passeur, et saisit son +bras, afin de lui tâter le pouls. + +Au contact des doigts de la jeune fille, Benoît eut un tressaillement +faible. Un soupir s'exhala de ses lèvres décolorées, et ses paupières +battirent comme si le charme qui le tenait enchaîné se fût rompu tout à +coup. + +—Le feu de joie a bien brûlé, dit-il en fermant ses yeux avec fatigue, +j'ai vu sa lueur rouge à travers la porte de ma loge... C'est un joyeux +jour, jeunes filles!... On danse sur l'aire et l'on danse dans le +jardin de Penhoël!... Le pauvre Benoît reste seul... Il met trop de +temps à mourir! + +Diane prit l'écuelle des mains de Cyprienne et la lui présenta. Benoît +secoua la tête en signe de refus. + +—J'ai vu le temps, continua-t-il, où Penhoël venait dire adieu à ses +serviteurs mourants... Alors, tout ce qui était bon et noble, Penhoël +n'oubliait jamais de le faire... Mais il y a une autre agonie que celle +du corps, et je n'en veux pas au fils de mon maître... + +—Buvez, répéta Diane, cela vous soulagera. + +—Il n'y a qu'une chose au monde qui puisse me soulager, répliqua le +vieillard dont les traits flétris eurent presque un sourire; c'est +d'entendre votre voix douce auprès de mon oreille, Diane de Penhoël... +Il y avait un homme que j'aimais plus qu'un père n'aime son fils +unique et adoré... A mesure que j'avance vers mon dernier jour, les +yeux de mon esprit voient mieux et plus loin... Il n'est pas mort... +il reviendra peut-être quand il ne sera plus temps! Mes filles, vous +avez ses grands yeux de feu et vous avez son bon cÅ“ur... Quand je vais +être là -haut à la porte du paradis, avant de parler pour moi-même, je +prierai pour lui et pour vous... + +Sa voix s'animait peu à peu, et sa tête renversée parmi les longues +mèches de ses cheveux gris semblait prête à quitter l'oreiller. + +—Non!... non!... reprit-il répondant aux paroles qu'il avait entendues +naguère, alors qu'il restait immobile et comme mort; non, je ne suis +pas fâché contre vous, mes filles... Je savais que vous viendriez +encore aujourd'hui... mais demain... + +Il s'arrêta. + +—Nous vous promettons de venir... voulut dire Diane. + +Le passeur se souleva lentement et avec effort; il parvint à se mettre +sur son séant. + +—Approchez ici toutes deux, poursuivit-il d'une voix plus lente et +toute pleine d'émotion; que je vous voie encore une fois, ma belle +Diane... et vous, ma jolie Cyprienne... douces fleurs du manoir!... Oh! +oui, si l'aîné de Penhoël était revenu, le vieux sang aurait eu encore +de beaux jours!... Mais il tarde... il tarde!... Je crois que Dieu ne +veut pas!... + +Il rejeta en arrière ses grands cheveux gris. Ses yeux commençaient à +briller au milieu de sa face pâle, sillonnée de rides profondes. + +Les deux sÅ“urs l'écoutaient avec une attention émue. + +—Je vois bien des choses! poursuivit encore le vieillard. Pourquoi +faut-il que ma volonté soit stérile? Enfants, si vous ne venez plus, +demain je serai seul... car tout le monde a délaissé mon lit de +souffrance... Dieu m'aura pris ma dernière joie sur la terre! + +—Mais nous viendrons, interrompit Diane. + +Et Cyprienne ajouta en essayant de sourire: + +—Ne faut-il pas bien que je vienne préparer votre tisane, bon père +Benoît? moi, qui suis votre médecin! + +—Pour ce qui est de moi, répondit le passeur, je n'ai besoin de rien, +mes filles... abandonné ou non, mes heures sont comptées... La faim, +la soif et la maladie ne pourront pas me tuer, puisque Dieu a marqué +la manière dont je dois mourir... Je sais le nombre des jours qui me +restent à vivre... C'est bien long!... Cyprienne de Penhoël, vous qui +vouliez aller chercher tout à l'heure le prêtre pour dire sur moi la +prière des trépassés, vous vous en irez avant moi, ma fille. + +Cyprienne, tremblante, baissait la tête. Elle était habituée à croire +les paroles du vieillard comme autant d'oracles. + +—Ne dites pas cela!... murmura Diane, vous savez bien que nous avons +besoin de tout notre courage!... + +Mais Benoît Haligan semblait céder à un pouvoir irrésistible. Ce +n'était plus le même homme. Sa taille s'était redressée; son visage +s'inspirait; une flamme étrange brûlait au fond de ses yeux caves. + +—Et vous aussi, Diane de Penhoël!... continua-t-il. Toutes deux... +toutes deux ensemble!... Ne m'interrompez plus, car ce moment de force +que Dieu me rend sera court, et quand je vais me taire, ce sera pour +longtemps!... Je suis seul... je n'ai ni fils ni fille... Je n'aime +personne en ce monde, si ce n'est vous et l'absent... depuis soixante +et dix ans que dure ma vie, je suis un pauvre homme... Et pourtant j'ai +amassé un petit trésor qui est enfoui au pied du grand aune qui baigne +ses branches dans la rivière et auquel j'attachais mon bac, au temps où +je pouvais encore passer l'eau... Écoutez bien ceci, car nulle créature +humaine n'est infaillible, et peut-être mes prophéties sont-elles les +rêves d'un vieil homme qui se meurt... Dieu le veuille, enfants, Dieu +le veuille!... + +«Sous l'aune, il y a cent pièces de six livres, enfermées dans un pot +de grès... Je les ai mises là une à une, et il m'a fallu bien des +années de fatigue!... + +«Alors que Penhoël était heureux et riche, je comptais donner mon +argent aux prêtres, après ma mort, afin qu'il fût dit des messes pour +le repos de mon âme, et aussi pour les bleus que j'ai tués sur la lande +pendant la guerre. + +«Depuis que Penhoël est pauvre, ne m'interrompez pas, je sais ce que je +dis! ses serviteurs n'ont plus le droit de penser à eux-mêmes. + +«Je me disais: Mon argent sera pour Madame, pour l'absent, qui +reviendra peut-être et qui n'aura plus de patrimoine, ou pour les +filles de Jean de Penhoël... + +«Mettez ceci dans votre mémoire, car je ne vous en reparlerai plus... +Quoi qu'il arrive, que je sois vivant ou mort, que ce soit aujourd'hui +même ou dans dix ans, vous êtes mes héritières, et les cent pièces de +six livres sont votre bien...» + +Cyprienne et Diane avaient des larmes dans les yeux. + +—Pauvre bon père Benoît!... dirent-elles en même temps. + +Le vieillard souriait d'un sourire amer et triste. + +—Ne me remerciez pas, reprit-il, à moins que vous ne veuillez suivre +mon conseil. + +—Quel conseil?... + +—Aujourd'hui, à l'heure même où je vous parle... dites-moi adieu pour +l'éternité, et sans prendre le temps de remonter au manoir, allez +chercher l'argent qui est sous l'aune... Quand vous l'aurez, vous +passerez l'eau et vous vous enfuirez, mes filles, aussi loin que la +terre pourra porter vos pas. + +Diane et Cyprienne secouèrent la tête. + +—Et notre père?... murmurèrent-elles en même temps. Et Madame... et +l'Ange?... + +—Que peut faire un pauvre vieillard contre la volonté de Dieu?... +pensa tout haut Benoît Haligan. + +Puis il garda quelques instants le silence, les bras croisés sur sa +poitrine et les yeux au ciel. + +Diane et Cyprienne se tenaient par la main. Leurs charmants visages, +qu'éclairait faiblement la lumière tremblante de la résine, exprimaient +une résignation mélancolique. + +Toutes deux avaient une foi égale aux paroles prophétiques du passeur; +toutes deux croyaient à cette annonce d'une mort violente et prochaine. +Elles donnaient leurs âmes à Dieu, et ne voulaient point fuir. + +Le sacrifice était consommé au fond de leur cÅ“ur, sans faste et avec +un calme pieux. Elles regardaient en face le martyre. + +Au bout de quelques secondes, Benoît reprit comme en se parlant à +lui-même: + +—Mon Dieu! pourquoi montrez-vous l'avenir à ceux qui sont trop faibles +pour prévenir le malheur ou le combattre?... Depuis que cet homme mit +le pied sur mon bac, par un soir d'orage... depuis qu'un éclair me +montra pour la première fois sa figure, une voix s'est élevée au fond +de ma conscience... Il y a trois ans que mes rêves me le montrent, la +nuit, le jour, dans la veille et dans le sommeil... et je vois toujours +la même chose... Malheur!... rien que malheur!... + +Un peu de sang remonta à sa joue pâlie; ses yeux brillèrent davantage. + +—Oh! si j'avais encore les bras d'un homme!... s'écria-t-il, mais je +ne suis plus qu'un cadavre!... Il est arrivé par un déris, le soir +où le moulin des Houssaies fut emporté par l'inondation... Il est +arrivé avec les désastres et avec la tempête... C'est un déris qui +l'emportera, un déris et une tempête!... Mais avant ce jour-là , il +prendra la vie de plus d'un et de plus d'une au manoir de Penhoël!... +De toutes les douces filles du manoir, il fera des belles-de-nuit... +et cette heure-là est bien proche, Diane!... bien proche, Cyprienne! +Je regardais ce soir le beau soleil d'automne descendre derrière la +colline... et je me disais: Les filles de Jean de Penhoël sont jeunes, +belles, aimées... Demain, le soleil reviendra éclairer ma cabane... Où +seront, à cette heure, les filles de Jean de Penhoël? + +Cyprienne et Diane frissonnèrent. + +—Quoi?... sitôt que cela!... prononça Diane à voix basse. + +—Le marais est profond, murmura le passeur, et bien que les eaux +soient basses, il y a de quoi noyer deux pauvres enfants au tournant de +la _Femme-Blanche_!... + +Cyprienne mit sa tête sur le sein de Diane, qui la pressa en silence +contre son cÅ“ur. + +—Après cela, poursuivit Benoît Haligan, l'esprit du mal sera maître +au manoir... Pauvre Marthe!... comme je la vois pleurer en appelant sa +fille!... + +—Blanche aussi!... dit Diane qui n'avait point pleuré sur elle-même et +qui eut une larme pour le sort de l'Ange. + +—Et Penhoël!... s'écria le passeur en agitant les mèches mêlées de sa +chevelure, et Penhoël... Oh! qui donc va-t-il tuer?... + +Les yeux du vieillard devinrent sanglants, et sa voix s'embarrassa dans +sa gorge. + +—Penhoël!... reprit-il en cherchant un fantôme dans le vide, pitié!... +c'est votre frère!... + +Ses bras retombèrent sur la couverture. + +—Je l'avais dit... poursuivit-il avec épuisement, son corps et son +âme!... + +Il s'affaissa lourdement et ne parla plus. + +Cyprienne et Diane restaient frappées de terreur. + +Durant quelques minutes un silence lugubre régna dans la loge; puis une +étincelle sembla se rallumer dans l'Å“il éteint du vieillard. + +—Écoutez... dit-il d'une voix brève et basse. Écoutez!... + +Son geste commandait le silence, comme s'il eût cherché à saisir un +son faible et lointain. + +—Écoutez!... répéta-t-il pour la troisième fois, n'entendez-vous pas +qu'on parle de vous là -haut, sous la Tour-du-Cadet? + +Les deux sÅ“urs le regardèrent étonnées. La distance qui séparait la +loge de la tour était telle qu'il eût fallu crier bien fort pour se +faire entendre de l'une à l'autre. + +—Ils sont là !... poursuivit cependant Benoît, les assassins lâches et +avides!... Fuyez!... fuyez, mes filles!... Il en est temps encore! + +Et comme Cyprienne et Diane restaient immobiles, Benoît poursuivit +lentement: + +—Ils sont là , vous dis-je!... Si vous ne voulez pas fuir, allez du +moins apprendre le sort qu'ils vous réservent!... + +Il y avait dans l'accent du passeur une conviction si profonde que +Cyprienne et Diane ne songèrent plus à la distance qui les séparait de +la tour. + +Elles s'élancèrent au dehors comme s'il leur eût suffi de sortir pour +entendre ces voix qui prononçaient leur arrêt. + +Au dehors, le silence régnait. L'atmosphère pesante laissait immobile +le feuillage du taillis. Les deux sÅ“urs commencèrent à gravir le +sentier à pic qui conduisait à la Tour-du-Cadet. + +Elles ne se rendaient nul compte de leur action, et leur esprit +restait tout entier aux funèbres pensées que Benoît Haligan venait +d'évoquer en elles. + +Mais, comme elles approchaient du haut de la montée, Diane s'arrêta +tout à coup et serra fortement le bras de Cyprienne. + +Benoît Haligan ne les avait point trompées. Elles entendaient plusieurs +voix sous la Tour-du-Cadet, et il leur sembla saisir de loin leurs +noms, répétés à diverses reprises. + + + + +XI + +CONCILIABULE. + + +Cyprienne et Diane étaient à une vingtaine de pas du banc de gazon, +où elles s'étaient assises naguère, avant de descendre chez Benoît +Haligan. Elles franchirent sans bruit et avec précaution la faible +distance qui les séparait de la Tour-du-Cadet, car elles ne savaient +encore si les voix se faisaient entendre en deçà ou au delà de +l'enceinte de verdure. + +L'enceinte était vide comme elles l'avaient laissée, mais les +interlocuteurs invisibles n'étaient maintenant séparés d'elles que par +les basses branches des châtaigniers. + +Les deux jeunes filles écartèrent doucement les rameaux, et mirent +leurs têtes entre le feuillage. Elles ne virent rien d'abord, mais le +son des voix les guidait, et à force d'interroger l'obscurité, elles +aperçurent trois ombres qui s'agitaient à quelques pas d'elles. + +Elles reconnurent M. le marquis de Pontalès, Robert de Blois, et +Blaise, le domestique de ce dernier. + +C'était Blaise qui avait prononcé à plusieurs reprises le nom des deux +sÅ“urs. + +_L'Endormeur_ n'était plus tout à fait le joyeux coquin que nous avons +vu à l'auberge de Redon. Il avait attendu trois ans à l'office, tandis +que son camarade Robert, dit _l'Américain_, se prélassait superbement +au salon. Cette longue attente lui avait fait le caractère hargneux et +l'humeur acariâtre. Il avait pris en outre les vices de l'antichambre, +car on n'est pas valet en vain, même pour la montre. Blaise s'était +fait insolent, méchant, important, menteur, et il était resté voleur. + +Point n'est besoin de dire qu'il détestait son prétendu maître. Il +détestait en outre Pontalès, à cause de sa fortune; il détestait +l'oncle Jean, que ses gros sabots et sa pauvreté n'empêchaient +point de s'asseoir à la table des gentilshommes; il détestait +Penhoël, Madame, la _société_ tout entière, depuis les trois Grâces +Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, jusqu'au plus mince des trois vicomtes; +il détestait les domestiques, qui avaient l'impudente prétention de ne +lui devoir qu'un médiocre respect, les paysans qui ne le saluaient pas +assez bas, et maître le Hivain qui l'accablait pourtant de politesse et +de sourires. + +Malgré cette misanthropie universelle, il vivait bien, et ne se +laissait point trop aller à la tristesse. C'était un gros garçon, +assez rond toujours, et ses aversions envieuses ne se haussaient point +jusqu'à la haine, excepté une pourtant. M. Blaise, comme il fallait +l'appeler, avait cru remarquer trop souvent les jolis yeux de Diane et +de Cyprienne fixés sur lui avec moquerie. Ces petites filles avaient +eu le front de railler plus d'une fois sa fière importance! Il les +haïssait par préférence à tous et du fond de son cÅ“ur. + +Malgré sa mauvaise humeur et les dispositions hostiles où il +s'entretenait à l'égard de son prétendu maître, Blaise faisait sa +besogne en conscience. Sa besogne, bien entendu, n'était point celle +d'un valet ordinaire; il avait mission d'observer, d'écouter aux portes +et d'espionner, ce dont il s'acquittait à merveille. + +En somme, c'était dans son intérêt qu'il travaillait, car une fois la +bataille gagnée, M. Blaise comptait bien se reposer sur ses lauriers. + +Il y avait déjà quelques minutes qu'il avait rejoint Robert de Blois et +M. le marquis de Pontalès. + +Le fruit de ses observations de la journée était sans doute plus +important que d'habitude, car Blaise avait pris une physionomie grave +et ce ton imposant qu'on emploie pour annoncer les grandes nouvelles. + +—Eh bien, ami Blaise... avait dit d'abord Robert en l'abordant, +savons-nous quelque chose de bon? + +Blaise hocha la tête avec lenteur. + +—Nous savons quelque chose... répondit-il, nous savons même beaucoup +de choses... mais nous ne savons rien de bon! + +—Qu'y a-t-il donc? + +—Il y a que vous allez un train de tortue, M. Robert, et que, pendant +ce temps-là , votre partie pourrait bien se gâter. + +—Expliquez-vous!... + +—Ma foi! j'ai entendu aujourd'hui tant d'histoires que je ne sais par +où commencer... Avez-vous pensé quelquefois que ce serait une furieuse +danse, si les gars de Glénac et de Bains prenaient un beau jour leurs +bâtons,—car ils n'auraient pas même besoin de leurs fusils,—pour +venir défendre Penhoël malgré lui, et le délivrer de notre compagnie? + +—Quelle idée! + +—Comme vous dites, c'est une idée!... Je ne me vante pas de l'avoir +eue tout seul... + +—Il vous resterait toujours le château de Pontalès, mon cher M. de +Blois, dit le marquis; vous ne doutez pas, je l'espère, du plaisir que +j'aurais à vous offrir l'hospitalité. + +Robert salua. Blaise reprit: + +—Pontalès est un bien beau château!... et si l'on y mettait le feu, +les murs resteraient debout, car ils sont en bonne pierre de taille... + +—Le feu? balbutia le marquis: qui vous fait parler ainsi? + +—C'est encore une idée... une idée qui n'est pas de moi... + +—Est-ce qu'il y aurait quelque complot?... demanda Pontalès d'une voix +altérée. + +—Oui, M. le marquis... répliqua Blaise avec ce sang-froid de comédien +qui ouvre toutes grandes les oreilles du parterre, il y a un complot... +et si vous ne vous dépêchez pas, je parierais contre vous pour les bons +gars de Glénac et de Bains! + +Pontalès essaya de sourire. + +—Vous voulez nous effrayer, mon cher M. Blaise.... murmura-t-il. + +—Voyons! dit Robert. Il ne s'agit pas de parler en énigmes! + +—Je vais tâcher de me faire comprendre... Je vous ai dit bien souvent: +«Prenez garde aux filles de l'oncle en sabots!... Elles vous joueront +quelque méchant tour.» Vous répondiez: «Ce sont des enfants!...» Eh +bien! ces enfants-là ont soulevé contre vous une véritable armée... +Si vous aviez entendu, comme moi, ce qui se disait tout à l'heure sur +l'aire, pendant le feu de joie!... Vous avez mis Penhoël bien bas, mais +son nom a encore un prestige, car jeunes gens et vieillards parlent de +mourir pour lui comme d'une chose toute simple!... Ils savent vaguement +ce qui se passe... Ils prononcent votre nom, M. le marquis, le vôtre, +M. Robert, et celui de Lola, qu'ils voudraient mettre en pièces... Pour +en connaître si long, il faut qu'on les ait endoctrinés... Et qui a pu +se charger de ce soin, sinon ces maudites enfants?... + +—C'est vrai... dit Robert. + +Pontalès gardait le silence. + +—J'ai fait de mon mieux pour vous en débarrasser, reprit Blaise, +mais on ne m'aide pas... Pour en revenir aux lourdauds de Glénac et +de Bains, c'est, ma foi, une affaire sérieuse!... Vous les connaissez +aussi bien que moi, M. de Pontalès... Si une fois l'idée de nous faire +un mauvais parti se fourre dans leurs grosses têtes chevelues, du +diable si la justice et les gendarmes pourront nous protéger! + +—Bah!... fit Robert, il y a longtemps qu'ils grondent... + +—Ce soir, ils faisaient mieux que gronder... Ils ont un chef +maintenant... notre ancienne connaissance, M. Robert... le vieux +Géraud du Mouton couronné... Et ce chef-là m'a l'air de n'être que le +lieutenant d'un personnage invisible... + +—Qui serait?... demanda Robert. + +—Peut-être ces deux petits diables, les filles de l'oncle en sabots, +répliqua Blaise. + +C'était en ce moment que Cyprienne et Diane se glissaient à pas de loup +derrière les châtaigniers. + +Blaise poursuivait: + +—Le père Géraud parle d'elles avec un respect étrange... Il a l'air +d'attacher à leur aide une sorte de vertu surnaturelle... Mais +peut-être y a-t-il encore un autre chef... + +—Qui donc?... demandèrent en même temps Robert et Pontalès. + +Les deux jeunes filles étaient tout oreilles; aucune parole ne leur +échappait désormais. + +—Ils parlent à mots couverts, répondit Blaise dont la voix baissa +involontairement, on voit qu'ils font allusion à une nouvelle toute +récente et incertaine encore... Mais j'ai deviné leur espérance et j'ai +peur que l'absent ne soit de retour. + +Pontalès et Robert tressaillirent comme si leur corps eût éprouvé un +choc matériel. + +Derrière le feuillage, Cyprienne et Diane cherchaient à modérer les +battements de leurs cÅ“urs. C'étaient elles qui avaient répandu dans +le pays, au hasard et comme suprême ressource, la fausse nouvelle du +retour de Louis de Penhoël. Et pourtant, cette nouvelle, répétée par +des bouches ennemies, faisait naître en elles une vague espérance. + +L'émotion qu'elles ressentaient au nom de l'aîné de Penhoël leur +faisait presque oublier qu'elles-mêmes avaient inventé le mensonge de +son retour. + +—S'il allait revenir!... Voilà déjà deux fois que j'entends parler de +cela!... murmura Pontalès. + +—D'après ce qu'on dit de l'homme, ajouta Robert, il ne s'agirait plus +de plaisanter... Ce serait une autre histoire que les petites filles +ou que le vieux gargotier de Redon, ameutant contre nous cinq ou six +douzaines de balourds!... Vous l'avez connu, vous, M. le marquis? + +—Je l'ai connu, répliqua Pontalès. C'était alors un enfant... S'il +n'a pas changé, que Dieu nous garde de le rencontrer jamais face à +face!... + +—Bah!... s'écria Blaise, est-il donc assez fort pour nous faire peur +avec son ombre?... Vous voilà tout déconcertés d'avance!... C'est +peut-être un faux bruit... Si l'homme en question était de retour, et +qu'il fût aussi terrible que vous le dites, nous aurait-il laissés +poursuivre paisiblement notre besogne?... Allons, messieurs, j'ai mes +petits intérêts dans l'affaire... Ma voix compte au chapitre, bien que +je sois votre humble valet... Vous avez trop tardé; il faut réparer +d'un seul coup le temps perdu! + +—Nous avons devancé votre conseil, ami Blaise, répondit Robert. Dans +quelques minutes, M. de Pontalès sera propriétaire du manoir de Penhoël. + +—Vous avez la signature? + +—Nous l'attendons. + +Blaise se frotta les mains. + +—Bien joué, cette fois! s'écria-t-il, le meilleur levier ne peut pas +grand chose sans point d'appui... Une fois que Penhoël n'aura plus chez +nous un pouce de terre, les paysans réfléchiront... Pour un gentilhomme +à moitié ruiné, on se dévoue encore... Mais pour un mendiant... + +—D'ailleurs, Penhoël ne pourra rester au pays... ajouta Pontalès. + +—Avec les faux, dit Robert, nous l'enverrons au bout du monde! + +—Et une fois le maître parti, poursuivit Pontalès, tout ira sur des +roulettes... Nous n'aurons plus à craindre les filles de l'oncle Jean, +d'abord, et c'est un point à considérer. Ensuite, ce père Géraud, qui +fait le méchant, s'est ruiné lui-même, à force de prêter de l'argent à +Penhoël... En achetant quelques créances, on aura bon marché de lui... +Que Penhoël signe ce soir, et je réponds du reste! + +Diane et Cyprienne écoutaient. Mille pensées se croisaient, confuses, +dans leur esprit. En face de cette ruine prochaine et inévitable, elles +avaient la volonté de lutter encore, mais elles sentaient leurs mains +trop faibles et sans armes. + +Que faire? L'idée leur venait de courir au manoir et de se placer +au-devant du maître. Mais il n'était plus temps déjà sans doute... + +Elles restaient là , indécises et comme anéanties par le découragement. + +—Il y a pourtant une personne au manoir, disait en ce moment Robert, +qui ne partira pas... et à ce propos, M. de Pontalès, je désire avoir +deux mots d'explication avec vous... Votre fils est fort assidu auprès +de Blanche. + +Blaise haussa les épaules en aparté. + +—Cela me déplaît, continua Robert d'un ton sec et presque impérieux. + +Pontalès lui tendit la main. + +—Mon excellent ami, dit-il avec cordialité, je voudrais avoir à vous +donner des preuves d'affection plus grandes... Soyez certain que mon +fils sera réprimandé sévèrement... Il saura, une fois pour toutes, +qu'entre lui et vous, mon cher M. de Blois, je n'hésiterais pas un seul +instant... Ceci posé, m'est-il permis de vous demander ce que vous +comptez faire de mademoiselle de Penhoël? + +—Je l'aime... répliqua Robert, je l'épouserai peut-être... + +Blaise éclata de rire. + +—Un bon parti!... s'écria-t-il, mais il me semble que j'entends venir +la signature... + +Un bruit de pas se faisait en effet sur la route, et l'instant d'après +on vit arriver maître Protais le Hivain. + +—Enfin!... s'écrièrent nos trois compagnons. + +Et Pontalès ajouta: + +—L'acte est-il bien en règle? + +Macrocéphale ôta son chapeau et tira de sa poche un mouchoir à carreaux +de taille considérable, afin de tamponner la sueur qui mouillait son +front pointu. Évidemment, il avait fourni la course à toutes jambes. + +—Parlez donc!... dit Robert impatient, s'est-il bien débattu? + +Un soupir s'échappa de la poitrine de l'homme de loi. Personne ne prit +encore d'inquiétude, tant on se croyait sûr du résultat, d'après la +promesse de Madame. + +Macrocéphale regarda tour à tour ses trois interlocuteurs. + +—Parler!... grommela-t-il en faisant aller ses yeux de Blaise à +Pontalès, sais-je s'il faut parler comme cela devant tout le monde?... + +—Eh bien?... fit Robert. + +—M. le marquis... commença Macrocéphale. + +—Maître le Hivain, interrompit sèchement Pontalès, du moment que M. +Robert de Blois vous dit de parler, cela suffit... M. de Blois et moi +nous ne faisons qu'un!... voilà vingt fois que je vous le répète!... + +—A la bonne heure, M. le marquis... C'est juste!... voilà vingt fois +que vous me le dites!... je vais parler. + +L'homme de loi cessa d'essuyer son front et poussa un second soupir. + +—Diable d'homme!... diable d'homme!... dit-il d'un ton lamentable, +il a encore un poignet, savez-vous, à vous casser la tête comme une +noisette!... Vous demandez s'il s'est débattu!... il m'a même battu! et +très-grièvement!... + +—Et l'acte? demanda le trio. + +—Il m'a donné un coup de poing dans la poitrine... un très-fort coup +de poing!... Il m'a pris par les épaules avec brutalité... il m'a lancé +dans l'escalier, au risque de commettre un meurtre sur ma personne!... + +—Pauvre M. le Hivain!... Mais l'acte?... l'acte?... + +—L'acte?... répéta Macrocéphale en dépliant de nouveau son vaste +mouchoir, j'aurais voulu vous y voir! Je vous dis qu'il est enragé ce +soir, et qu'il n'y a rien à faire!... + +Les trois compagnons se regardèrent. Aucun d'eux n'avait compté sur ce +résultat. + +Cyprienne et Diane se serraient la main en silence et remerciaient Dieu +de tout leur cÅ“ur. + +Ce fut Pontalès qui se remit le premier. + +—Ainsi, dit-il, Penhoël a refusé de signer?... + +—Formellement! + +—Et Madame?... demanda Robert avec menace. M'aurait-elle trompé? + +—Madame a fait ce qu'elle a pu... mais il est fier comme Artaban, +ce soir, et ne veut rien entendre!... Je ne l'avais jamais vu comme +cela!... On dirait qu'il ne comprend plus du tout sa situation, ou que +le diable lui a donné les moyens d'y faire face!... + +—Le retour de l'aîné... murmura Pontalès; peut-être en sait-il plus +long que nous à cet égard? + +Robert frappa du pied. + +—Ah! il ne veut pas signer!... prononça-t-il d'une voix étouffée par +la colère. Tant pis pour lui!... + +—Dès le premier mot que j'ai voulu risquer, reprit Macrocéphale, il +m'a fermé la bouche... «Dieu lui-même, a-t-il dit deux ou trois fois, +s'oppose à ce que Penhoël vende la terre de son nom!» + +—Encore ces diables incarnés! s'écria Blaise; je savais bien que +j'oubliais de vous dire quelque chose!... Ce n'est pas que Dieu qui +s'oppose à la vente du manoir... Ce sont tout bonnement les petites +filles!... Elles profitent du moment où Penhoël, à moitié ivre, chaque +soir, tombe comme une masse entre ses draps, pour venir jouer à son +chevet le rôle d'apparitions... + +—Toujours elles!... gronda Robert qui cherchait sur qui décharger sa +rage sourde. + +—C'est donc cela!... reprit Macrocéphale. Voilà bien des fois que +Penhoël me parle de visions et d'ordres venus d'en haut... + +Cyprienne et Diane se tenaient serrées l'une contre l'autre; elles +avaient des larmes de joie dans les yeux. Chacune des paroles qu'elles +entendaient retentissait au fond de leur cÅ“ur et voulait dire: +«Enfants, vous avez sauvé Penhoël!...» + +Tandis qu'elles triomphaient, les pauvres enfants, laissant aller leurs +âmes à l'espoir, un mot vint les frapper comme un coup de massue. + +C'était Robert qui parlait. + +—A tout prix, disait-il d'une voix brève et résolue, il faut que ces +petites filles meurent! + +—S'il s'agit d'un assassinat, murmura Pontalès, je me retire. + +—M. le marquis, on se passera de vous! + +—Si l'on dépasse les bornes de la légalité, dit à son tour +Macrocéphale, je m'abstiens. + +—Monsieur l'homme de loi, on se privera de vos services!... Mais il ne +sera pas dit que deux misérables enfants nous auront impunément barré +la route! Où est Bibandier? + +Cette question s'adressait à Blaise. + +—Auprès de la tonne de cidre, répondit le domestique; il boit à la +santé du roi. + +—Peut-on toujours compter sur lui? + +—Je le laisse jeûner depuis trois ans, répliqua Blaise, pour le tenir +en haleine... Il est maigre et affamé comme un bon chien de chasse. + +Robert se retourna vers Pontalès. + +—M. le marquis, dit-il, chacun de nous, cette nuit, doit avoir +sa part de besogne... Il faut que tout soit fait demain matin, car +il y a comme un menaçant mystère autour de nous, et peut-être nous +repentirions-nous toute notre vie d'avoir perdu quelques heures dans +les circonstances où nous sommes... Je me charge des petites filles. + +—Où les trouverez-vous? demanda Pontalès. + +—Bibandier est un limier de premier ordre, répondit Blaise. + +—Quant à vous, M. le marquis, reprit Robert, vous vous chargerez de +Penhoël... Maître le Hivain, les faux sont-ils toujours chez vous? + +—Toujours, répliqua Macrocéphale; seulement, depuis que les petits +démons rôdent, la nuit, autour de chez moi, j'ai ôté le portefeuille +du tiroir où je l'avais serré, pour l'enfouir sous les carreaux de mon +cabinet de travail... Dérangez mon fauteuil et enlevez une toile, vous +avez la chose! + +Cyprienne et Diane, qui retenaient leur souffle pour écouter mieux, +échangèrent un signe de muette intelligence. + +—Rien n'est perdu, alors, reprit Robert, et je vous réponds, moi, que +nous aurons cette nuit la signature de Penhoël!... Maître le Hivain va +nous rapporter les pièces... Quand Penhoël verra qu'on lui met sous la +gorge comme un pistolet prêt à faire feu les faux commis par lui, nous +verrons bien s'il résistera! + +—En route, M. le Hivain! dit Pontalès, nous jouons notre dernière +partie! + +Diane et Cyprienne avaient quitté leur poste d'observation. Elles +tombèrent dans les bras l'une de l'autre. + +—Ma sÅ“ur, dit Diane tout bas, il faut que nous soyons avant eux à la +maison de M. le Hivain... nous savons maintenant où sont les papiers +qui menacent Penhoël! + +—Allons bien vite!... murmura Cyprienne. + +Elles échangèrent un dernier baiser; puis Diane dit encore d'un ton de +résignation simple et douce: + +—Ma sÅ“ur, nous allons risquer notre vie... si l'une de nous deux +meurt, l'autre continuera la tâche commencée... si nous mourons toutes +deux, nous prierons Dieu là -haut pour Penhoël!... + +Diane s'élança la première dans le sentier conduisant au bord de l'eau +et s'y laissa glisser sans bruit; mais au moment où Cyprienne allait +descendre à son tour, le pan de sa robe s'accrocha aux piquants d'une +touffe de ronces. + +L'étoffe se déchira. Les deux jeunes filles précipitèrent leur fuite. + +Robert, Pontalès et leurs deux compagnons se séparaient, lorsque le +bruit léger produit par la robe déchirée vint jusqu'à leurs oreilles. + +—Avez-vous entendu?... dit Macrocéphale. + +Personne ne répondit. + +Pontalès, Robert et Blaise s'étaient élancés déjà de l'autre côté du +rempart de verdure. + +L'enceinte fut fouillée en un clin d'Å“il; elle était vide. + +—Il y avait quelqu'un là , pourtant! dit Pontalès d'une voix altérée. + +Blaise battait son briquet de fumeur et Macrocéphale ouvrait la petite +lanterne qui éclairait sa marche dans les bas chemins, quand il +regagnait son logis après la nuit tombée. + +La lanterne s'alluma. Nos quatre compagnons virent d'abord leurs +propres visages pâlis et bouleversés par la peur. + +Puis chacun d'eux fit l'examen des moindres recoins de l'enceinte. + +—Il n'y a rien, dit Macrocéphale, qui venait de regarder dans la +guérite; et ce lieu est sans issue. + +—Ce sera quelque lièvre, commença Blaise. + +Mais la voix de Pontalès l'interrompit. + +—Voici une issue! dit-il; un véritable sentier qui descend à la +rivière!... + +Il ajouta en se penchant vivement pour ramasser quelque chose: + +—Qu'est-ce que cela? + +Les trois autres se rapprochèrent. Pontalès tenait à la main un lambeau +de la robe de Cyprienne, qui était resté attaché aux épines du buisson +de ronces. + +Tout le monde reconnut l'étoffe. Il y eut un silence consterné. + +—J'avais tort!... dit enfin Pontalès d'une voix basse et brève, et +vous avez raison, M. de Blois... Elles en savent trop long désormais... +Il faut qu'elles meurent, n'importe où ni comment... qu'elles meurent +cette nuit même! + +—Il y a dix à parier contre un, dit Robert, qu'elles sont à la maison +de maître le Hivain... + +—En avant! s'écria Blaise; sans sortir des bornes respectables +de la légalité, nous allons leur faire faire connaissance avec le +Bibandier!... + + + + +XII + +PETITS DÉMONS. + + +Robert et Pontalès se dirigèrent ensemble vers la rivière, non point +par le petit sentier à pic où venaient de s'engager les jeunes filles, +mais par la route qui longeait les anciennes fortifications. + +Pendant ce temps-là , maître le Hivain remontait en toute hâte au +manoir, pour avoir la clef du bac, et Blaise retournait à l'aire, afin +de trouver Bibandier. + +Bibandier allait bien encore quelquefois se promener solitairement +sur la lande ou dans les sentiers de la Forêt-Neuve, quand les nuits +étaient sans lune, mais il n'y mettait plus le même cÅ“ur qu'autrefois. +Il avait laissé dans les taillis de Bains son armée de manches à balai +habillés en brigands; son chien était mort de faim depuis longtemps; et +s'il continuait lui-même à mener son métier de rôdeur, c'était vocation +irrésistible, car jamais le hasard ne l'avait payé de ses peines. + +Que faire en un pays où les poches ne contiennent que des gros sous, et +où les bâtons sont des massues? + +Bibandier avait dû espérer un instant un sort meilleur en voyant deux +de ses camarades intimes occuper une bonne position dans le pays; mais +Robert et Blaise l'avaient systématiquement tenu à distance, et le +pauvre diable n'avait jamais pu réclamer trop haut, parce que le bagne +de Brest est un bercail incessamment ouvert, où les brebis égarées +comme lui rentrent au premier mot. + +Il se taisait. Peut-être n'en pensait-il pas moins. Cependant, c'était +un coquin assez débonnaire, et la rancune qu'il gardait à ses anciens +camarades n'atteignait pas des proportions bien tragiques. + +D'ailleurs, on n'était pas sans lui faire entrevoir de temps à autre un +meilleur avenir. Bien qu'il ne connût pas en détail ce qui se passait +à Penhoël, il pouvait voir, comme tout le monde, qu'une lutte était +engagée. On pouvait avoir besoin de lui, et alors il faudrait bien lui +donner sa part de l'aubaine... + +En attendant, Blaise lui jetait çà et là une pièce blanche pour +l'empêcher de s'impatienter trop fort, et M. de Blois lui avait fait +obtenir, par son crédit, une petite position officielle. + +Bibandier était fossoyeur de la paroisse de Glénac, aux appointements +fixes de douze francs par an, plus le casuel. + +Mais, malgré les fièvres du marais et deux médecins qui s'étaient +établis depuis peu à la Gacilly, la mort ne donnait guère au bourg de +Glénac. Le pauvre Bibandier était maigre à faire compassion. + +Blaise le trouva, comme il l'avait annoncé, sous le tonneau de cidre +qu'on avait mis en perce dans un coin de l'aire. Bibandier était couché +paresseusement dans la poussière; sa tête reposait sur une de ses +mains, et l'autre tenait une écuelle demi-pleine. Sa figure longue, et +dont les teintes ternes tiraient sur le gris, s'empourprait légèrement; +son Å“il cave veloutait son regard; il y avait dans sa physionomie un +repos content et parfait. + +Il restait là depuis le matin, buvant tout seul et voyant la vie +couleur de rose. C'était son jour de fête. Il ne buvait ainsi, à sa +soif, qu'une fois tous les ans. + +Au premier mot que Blaise lui glissa tout bas dans l'oreille, il quitta +sa pose nonchalante et se dressa d'un bond sur ses pieds. On eût pu +le voir alors dans toute la longueur de sa taille, avec ses membres +étiques et osseux ballottant dans un vêtement de futaine trop large, et +qui n'avait plus que la corde. + +—Oh! oh!... dit-il avec gaieté; il s'agit des chers petits anges!... +ça me paraît très-faisable! + +Il y avait tant de joyeuse humeur dans son accent, et l'expression de +son visage restait si débonnaire, que Blaise ne put s'empêcher de lui +dire: + +—Me comprends-tu bien? + +—Parfaitement!... répliqua Bibandier sans rien perdre de sa +tranquillité sereine; quand quelque chose démange, on se gratte, mon +fils... c'est tout simple... L'Américain en est-il? + +—C'est lui qui monte le coup. + +—Bonne affaire! moi je n'ai pas encore travaillé dans ce genre-là ... +mais chacun gagne sa vie comme il peut... pas vrai? + +On eût dit que Blaise s'était attendu à plus de résistance, car il +regardait Bibandier d'un Å“il surpris et même un peu inquiet. + +Celui-ci parut comprendre ce que Blaise avait dans l'esprit. Il emplit +l'écuelle et la lui présenta d'un geste cordial. + +—On peut se déboutonner ici, dit-il en montrant du doigt le groupe des +paysans qui se pressaient autour du père Géraud à la porte de la ferme; +voilà deux heures qu'ils oublient le tonneau pour écouter les sornettes +du vieux gargotier de Redon!... Bois un coup, l'Endormeur!... Je savais +bien que Robert et toi, vous en viendriez là quelque jour, et je vous +attendais. + +Son regard, qui prit une nuance de mélancolie, tomba sur la futaine +usée de sa veste. + +—J'avais grand besoin de me refaire!... reprit-il, grand besoin!... +L'Américain et toi, vous n'avez pas été gentils avec un vieux +camarade... Mais on ne peut pas payer celui qui ne fait rien... +pas vrai?... Je dis donc que je suis content d'avoir l'occasion de +travailler pour vous... + +—Voilà un brave garçon!... s'écria Blaise; sois tranquille... Tu seras +payé comme il faut! + +—Quant à ça, répliqua Bibandier, je ferai mon prix moi-même en temps +et lieu... Tu dis que c'est pressé, mon fils? Eh bien, partons! + +Blaise ne bougea pas; son regard exprimait toujours la même défiance. + +Le fait est qu'il était difficile d'accorder les paroles de Bibandier +avec l'expression de douceur patiente qui était sur son pauvre visage, +maigre, pâle et défait. Il semblait à Blaise que son vieux camarade +souriait aussi par trop débonnairement en parlant de meurtre. + +—Ah çà ! reprit-il d'un ton d'hésitation, es-tu bien sûr de ne pas +faiblir?... Elles sont si jeunes... si jolies!... + +—Ça ne me fait rien... répondit l'ancien uhlan; chacun pour soi!... Je +ne dis pas que je me servirais volontiers du couteau avec de pauvres +chérubins comme ça!... J'espère bien qu'on me laissera la liberté de +m'y prendre à ma guise? + +—Carte blanche!... pourvu que ce soit fait. + +—Ça sera fait, mon bonhomme... et proprement! + +—Viens donc, dit Blaise, qui se mit en marche. + +Bibandier but une dernière écuelle de cidre, et n'eut besoin pour le +rejoindre que d'allonger un peu le pas de ses grandes jambes. + +Chemin faisant, Blaise lui expliqua plus en détail ce qu'on attendait +de lui; Bibandier, tout en écoutant, fredonnait avec sa voix de +basse-taille un air à roulades. Plus d'une fois, avant d'arriver au +Port-Corbeau, Blaise s'arrêta court pour lui dire: + +—Du diable si je te comprends, mon vieux! Moi qui n'ai pas le cÅ“ur +tendre, je ne pourrais pas chanter à l'heure qu'il est! + +—C'est que tu manges tous les jours, toi!... répliquait Bibandier +doucement et le sourire aux lèvres; si tu avais été trois ans à mon +régime, tu m'en dirais des nouvelles! + +Et cela était dit si bonnement! C'était de la quintessence de +férocité... + +En approchant du passage, Bibandier coupa la parole à Blaise, qui +continuait ses instructions. + +—Voilà qui est entendu!... dit-il; l'affaire des petites est réglée, +et tu seras content de moi... Quant aux dépenses de l'entreprise... +c'est deux mouchoirs et quelques bouts de corde... Mais l'Américain +n'est pas seul!... Qui diable avons-nous là ? + +Devant le bac, dont l'amarre était déjà détachée, trois hommes se +tenaient en effet debout. + +M. de Blois seul avait le visage découvert; les deux autres cachaient +soigneusement leurs figures sous les larges bords de leurs chapeaux de +paysans. + +Bibandier, qui était toujours d'excellente composition, fit semblant +de ne pas les reconnaître. + +Il salua respectueusement Robert, et entra le premier dans le bac. + +—Je connais un peu les habitudes des chers petits anges, murmura-t-il; +je les rencontre souvent au clair de lune, quand je me promène, la +nuit, pour ma santé... Elles auront passé l'eau dans leur batelet, qui +doit être amarré là -bas sous les saules. + +Robert s'était rapproché de Blaise. + +—Eh bien?... demanda-t-il tout bas. + +—Un cÅ“ur de pierre!... répliqua le gros garçon. Dur comme une lame de +poignard!... Je ne le croyais pas si fort que cela! + +—Tant mieux!... dit Robert. + +Bibandier s'était emparé de la perche du passeur. Au lieu de se diriger +vers la route de Redon, qui lui faisait face, il remonta un peu le +courant, pour gagner un rideau de saules qui baignaient leurs basses +branches dans la rivière. + +A l'aide de sa perche, il écarta le grêle feuillage et finit par +rencontrer, après deux ou trois tentatives inutiles, un objet qui sonna +contre le bois de sa gaffe. + +—Qu'est-ce que je disais? s'écria-t-il joyeusement; perchez un peu, +s'il vous plaît, M. Blaise, pendant que je vais voir là -dessous. + +Il abandonna la gaffe en effet, et gagna le bout du chaland qui passait +sous les saules. On entendit un léger bruit, puis on vit un petit +bateau qui s'en allait à la dérive le long du bord, du côté du marais. + +Bibandier, qui reparut au même instant, regarda fuir la barque et dit +avec un gros rire bonasse: + +—Quand les petits chérubins voudront repasser l'eau... c'est elles qui +seront bien attrapées! + +Chacun pensa sur le chaland que Bibandier valait son pesant d'or... + + * * * * * + +Il y avait dix minutes environ que Diane et Cyprienne avaient traversé +l'Oust, au moyen du batelet trouvé par Bibandier sous les saules. + +En quittant leur cachette, au pied de la Tour-du-Cadet, elles se +doutaient bien que le bruit de la robe déchirée avait trahi leur +présence et qu'on allait les poursuivre: mais elles avaient de +l'avance, parce que Pontalès et ses compagnons ne pouvaient parvenir +à l'autre rive qu'à l'aide du bac, dont la clef était au manoir. +En outre, le sentier qu'elles suivaient les conduisait en quelque +sorte d'un saut jusqu'au bord de l'eau, tandis que la route commune +nécessitait un long détour. + +Ce n'était pas la première fois que les deux filles de l'oncle Jean +couraient un danger prochain et terrible; mais en ces moments leurs +forces semblaient grandir avec le péril. Cyprienne semblait lutter +avec un enthousiasme fougueux qu'exaltait la pensée du martyre; Diane +demeurait plus calme et se dévouait de sang-froid. + +Elles avaient entendu l'entretien des ennemis de Penhoël. Elles +savaient que leur sexe et leur jeunesse ne les défendraient point +contre la colère de ces hommes. Elles n'espéraient point de quartier. + +Mais loin de s'arrêter devant la menace entendue, elles y puisaient un +nouveau courage. Dans leur vaillance virile, un sentiment d'orgueil +enfantin s'élevait. On les craignait! On prenait, pour les combattre, +les mêmes armes qu'on eût employées contre des hommes! Elles étaient +fières. + +N'avaient-elles pas entendu tomber de ces bouches ennemies l'aveu de +leur puissance? Sans elles, pauvres jeunes filles, Penhoël aurait +succombé depuis longtemps!... + +Leur cÅ“ur battait de joie et non point de frayeur, car la lutte +n'avait pas été stérile. Grâce à l'effort de leurs bras d'enfants, +René, Madame et l'Ange restaient en équilibre au bord du précipice. + +La ruine qui menaçait toujours n'était pas encore accomplie; et, +d'après ce qu'elles venaient d'entendre, il ne restait à Pontalès et à +Robert qu'une seule arme contre la résistance tardive de Penhoël. + +Mais c'était une arme cruelle, qui suspendait sur la tête de René +l'infamie en même temps que le malheur. Des faux! il y avait des +faux!... C'était sans doute le résultat de quelque obsession perfide; +mais les pièces existaient, et ce n'était plus seulement la misère qui +menaçait Penhoël! + +Il y avait longtemps déjà que Cyprienne et Diane avaient surpris le +secret de ces fausses signatures, arrachées à l'ivresse quotidienne +de René. Elles en avaient reconquis et détruit une partie, en +s'introduisant, la nuit, au château de Pontalès. L'autre portion, +déposée chez l'homme de loi, avait défié jusqu'alors toutes leurs +tentatives. + +Mais elles savaient maintenant l'endroit précis où se trouvaient les +papiers. Avec l'aide de Dieu, si on leur donnait le temps d'agir, elles +pouvaient encore sauver Penhoël. + +Diane détacha d'une main ferme l'amarre du bateau, caché parmi les +glaïeuls, sous la loge de Benoît Haligan, et Cyprienne saisit la perche. + +L'Oust n'était pas débordée, mais elle coulait à pleines rives et +laissait couvertes les parties basses du marais. Tout en perchant, les +deux jeunes filles entendaient, parmi le silence de la nuit, le bruit +sourd et continu, produit par le tournant de Trémeulé. Dans l'ombre, +les vapeurs qui se suspendent au-dessus du gouffre rayonnaient une +lueur faible et pâle. Elles voyaient au loin le gigantesque fantôme de +la Femme-Blanche qui se balançait et planait sur les eaux tranquilles +du marais. + +Derrière elles, au-dessus des taillis de châtaigniers, les jardins de +Penhoël gardaient leur illumination brillante; la fête n'était pas +finie; quelques accords, jetés par l'orchestre campagnard, arrivaient, +par bouffées, jusqu'à leurs oreilles. + +Quand elles touchèrent le bord opposé, nul mouvement ne se faisait +remarquer encore du côté du bac, qui allait s'ébranler bientôt pour les +poursuivre. + +Elles sautèrent lestement sur la rive, et au lieu de prendre la route +de Redon, qui les eût conduites à la maison de maître le Hivain, elles +se dirigèrent, en courant, vers le marais. + +Dans l'immense prairie, où se déroulaient de toutes parts d'étroits +filets d'eau, on apercevait un mouvement confus au milieu des ténèbres: +c'étaient les troupeaux de Glénac et de Saint-Vincent qui erraient en +liberté sur le pâturage commun. + +Tout en courant sur l'herbe courte et unie comme un tapis, Cyprienne et +Diane appelaient doucement: + +—Mignon!... Bijou!... + +Leurs voix se perdaient dans la nuit. Quelques moutons effrayés +prenaient la fuite sur leur passage, et les oies, éveillées, +allongeaient le cou pour jeter leurs cris plaintifs et discordants. + +Les deux jeunes filles appelaient toujours... + +Au bout de deux ou trois minutes, un piétinement sourd se fit entendre +au loin sur le gazon. L'instant d'après Bijou et Mignon, deux jolis +petits chevaux demi-sauvages, arrêtaient leur galop et restaient +immobiles, la fumée aux naseaux et les jarrets tendus. + +Diane et Cyprienne s'élancèrent à cru sur leurs dos. En quelques +secondes, elles eurent regagné le temps perdu à courir sur le marais. + +Bijou et Mignon étaient deux vrais bretons, noirs tous deux, robustes +d'encolure, trapus de formes et pouvant soutenir durant des heures +leur galop rude et vif. + +Ils allaient côte à côte, d'une ardeur égale. La voix des jeunes filles +les excitait sans cesse, et leur course perçant droit devant soi, à +travers champs, landes et haies, ressemblait à un tourbillon. + +Diane et Cyprienne, excellentes cavalières, ne s'inquiétaient point +des obstacles de la route; quand il y avait un fossé large à franchir +d'un bond, elles plongeaient leurs petites mains blanches dans la dure +crinière des bretons; quand il fallait traverser un taillis, elles se +couchaient presque sur leurs chevaux et passaient rapides, comme des +flèches, au travers du fourré. + +Sur la lande rase elles se redressaient. + +—Hope! Mignon! hope! Bijou! + +Elles caressaient doucement le cou déjà baigné de sueur de leurs +montures. + +Les deux chevaux, lancés à fond de train, dévoraient l'espace... + +Si quelque paysan les eût rencontrées, glissant comme deux traits dans +la nuit, il se fût signé sans doute avec terreur, en recommandant son +âme à Dieu. Et, après la terreur passée, il se serait vanté jusqu'au +jour de sa mort d'avoir vu, par une nuit d'automne, les fées se rendant +au sabbat! + +Vraiment, c'était une course étrange. Les chevaux noirs disparaissaient +dans les ténèbres; on n'eût pu voir que deux jeunes filles, à la taille +svelte et comme aérienne, entraînées par une force mystérieuse. Elles +semblaient glisser, assises sur un nuage rapide. C'étaient bien des +fées légères et gracieuses. L'Å“il ne pouvait les suivre. L'aile du +vent les emportait et laissait flotter derrière elles les boucles +molles de leurs longs cheveux. + +—Hope! Bijou!... hope! Mignon!... + +Il y a une grande lieue de pays entre Port-Corbeau et le bourg de +Bains. Quelques minutes avaient suffi à ce trajet. Cyprienne et Diane +descendirent de cheval, laissant Bijou et Mignon sur la lisière de la +lande. + +Maître Protais le Hivain occupait une maison isolée qui s'élevait à +cent pas en avant de l'unique rue du bourg. + +Pour acquérir cette propriété, il lui avait fallu susciter bien +des discordes dans les campagnes voisines, ruiner bien des pauvres +cultivateurs et jeter plus d'un orphelin sur la paille. Mais c'étaient +là sa vocation et son plaisir. Maître le Hivain était, en fait de +chicane, un véritable artiste. On peut dire que la vue seule de sa +figure jaune et démesurément longue donnait aux paysans la fantaisie de +plaider. + +Cyprienne et Diane avaient déjà rôdé bien souvent autour de sa +maison, mais la vigilance rusée de l'homme de loi avait trompé +jusqu'alors toutes leurs tentatives. Aujourd'hui, elles avaient deux +chances nouvelles pour arriver à leur but: d'abord elles savaient +où trouver les papiers, ensuite le domestique de maître le Hivain +qui, d'ordinaire, faisait bonne garde, était en ce moment à fêter la +Saint-Louis de l'autre côté de l'eau, dans l'aire du fermier de Penhoël. + +En donnant cette vacance à son domestique, maître le Hivain avait +compté sur l'effet du coup de fusil tiré la veille au bord de la lande, +et aussi sur le bal qui devait assurément retenir au manoir les deux +filles de l'oncle Jean. + +Il n'y avait pour défendre sa maison, ce soir-là , qu'une servante +septuagénaire, assistée par un chien de garde accablé de vieillesse. + +La bonne femme et le chien dormaient sans doute d'un profond sommeil, +sur la foi des gros verrous qui fermaient toutes les ouvertures, car +les deux sÅ“urs purent escalader les murailles du jardin sans éveiller +le moindre mouvement dans la maison. + +Du côté du jardin, les fenêtres n'avaient point de contrevents. En un +clin d'Å“il, à l'aide d'une échelle que leurs jolies mains eurent bien +de la peine à dresser contre le mur de la maison, Cyprienne et Diane +furent dans le cabinet de travail de l'homme de loi. + +Elles battirent son propre briquet, et allumèrent sa propre lampe. + +Il eût fallu les voir en ce moment, animées par la course qu'elles +venaient de fournir et par la joie vive du premier succès! Leurs +joues se coloraient d'un incarnat charmant: leurs yeux petillaient +d'impatience et de désir; un sourire espiègle se jouait déjà autour de +leurs lèvres fraîches, tant elles se croyaient sûres du triomphe! + +Leur gaieté d'enfant était revenue. Le moment avait beau être solennel, +puisqu'il s'agissait en définitive du sort de toute une famille aimée; +il y avait dans la nature même de leur acte quelque chose d'étrange et +de gaillard qui éloignait toute idée tragique. + +Elles riaient en descellant les carreaux du cabinet. + +Leur recherche ne fut pas longue. Sous le fauteuil même où Macrocéphale +ruminait chaque soir ses consultations diaboliques, il y avait un trou +creusé au couteau, qui renfermait un petit carnet crasseux. + +La vue de ce carnet fit battre bien fort le cÅ“ur de Diane et de +Cyprienne. Elles ne songeaient plus à rire. C'était là le salut de +Penhoël. + +Elles restèrent un instant à genoux, levant au ciel leurs yeux humides, +afin de remercier Dieu. + +Elles songeaient à Madame et à la pauvre Blanche... + +Mais le temps pressait. Diane serra le portefeuille dans son sein, et +toutes deux redescendirent l'échelle. + +La vieille femme et le vieux chien dormaient toujours comme des +bienheureux. C'était une réussite complète. + +—Hope! Bijou!... hope! Mignon!... + +Comme elles avaient toutes deux le cÅ“ur léger en reprenant la route +parcourue! Comme elles caressaient gaiement le cou de leurs petits +chevaux! Comme elles étaient heureuses! + +—Tiens... dit Diane tandis que Mignon franchissait un large fossé, +c'est là qu'on a tiré sur moi hier... Le corps du pauvre Cabry est +encore au fond du trou!... + +La course ne se ralentit point, mais elles se penchèrent toutes deux; +leurs bras s'enlacèrent et leurs joues s'unirent dans l'ombre. + +—C'est la dernière fois que tu seras exposée à un danger pareil, ma +petite sÅ“ur, s'écria Cyprienne; ils sont vaincus!... + +—Et qui sait? ajouta Diane; peut-être y a-t-il dans ce portefeuille de +quoi rendre à Penhoël la fortune qu'on lui a volée?... + +Elles étaient à moitié chemin déjà . Diane arrêta tout à coup le galop +de son cheval. + +—J'y pense!... reprit-elle. Ils doivent nous attendre sur cette +route!... + +—Je voudrais bien savoir lequel d'entre eux, répliqua Cyprienne que la +victoire rendait fanfaronne, est capable de barrer la route à Bijou? + +—S'ils ont des armes? + +—Nous leur passerons sur le corps! + +—Et s'ils nous guettaient au passage du Port-Corbeau?... + +Cyprienne arrêta son cheval à son tour. + +—Ce n'est pas pour moi que j'ai peur... reprit Diane; mais maintenant +nous avons à garder un trésor. + +—Eh bien! remontons jusqu'aux Houssaies... Nous passerons sur le pont +du moulin. + +L'avis était bon. Les deux sÅ“urs changèrent aussitôt de direction et +se mirent à galoper vers les Houssaies. + +Mais il se trouva que d'autres avaient eu la même idée qu'elles, car +en arrivant au bord de l'eau, elles virent que la tête du pont était +occupée par deux hommes, en qui elles crurent reconnaître Robert de +Blois et M. le marquis de Pontalès. + +—Prenons du champ, dit Cyprienne que rien n'effrayait, et passons. + +—Essayons plutôt de passer à Port-Corbeau, répliqua Diane; il sera +toujours temps de revenir ou de mettre nos chevaux à la nage... + +La course recommença le long de la rivière. + +Quand elles arrivèrent au passage du bac, il y avait à peine trois +quarts d'heure qu'elles avaient enfourché pour la première fois leurs +vaillants petits chevaux. + +Il n'était pas tout à fait minuit, et le jardin de Penhoël montrait +toujours, au haut de la colline, ses illuminations intactes. La fête en +avait encore au moins pour une bonne heure. + +Rien de suspect n'apparaissait, cette fois, sur la rive. Les deux +sÅ“urs rendirent la liberté à Bijou et à Mignon, qui regagnèrent en +caracolant leur lit de gazon. Elles pensaient que bien leur en avait +pris de ne point tenter le passage au pont des Houssaies, car ici aucun +obstacle ne leur barrait la route. + +—Allons! dit Cyprienne en descendant vers les saules, nous voici à bon +port... et nous aurons encore le temps de danser une contredanse... + +Diane écarta les branches du saule... + +Comme elle ouvrait la bouche pour lancer quelque gaie repartie, trois +hommes, couchés dans l'herbe haute qui croissait au bord de l'eau, se +dressèrent tout à coup sur leurs pieds. + +Les deux jeunes filles eurent à peine le temps de pousser un cri, tant +on mit de presse à leur nouer solidement des mouchoirs sur la bouche... + + + + +XIII + +DEUX PIERRES. + + +M. le marquis de Pontalès était un homme prudent, qui n'avait aucun +goût pour les aventures. C'était uniquement par nécessité qu'il s'était +joint à l'expédition de cette nuit. M. de Blois et lui traitaient en +effet de puissance à puissance, et du moment que M. de Blois se mettait +à l'Å“uvre, Pontalès ne pouvait point reculer. + +C'était la première fois qu'il se livrait ainsi. Jusqu'alors il +s'était toujours tenu derrière Robert, contribuant volontiers aux frais +de la guerre, mais ne combattant jamais en personne. + +Cela lui allait mieux. + +Et, en vérité, il aurait regardé sans doute comme un imposteur +quiconque lui aurait annoncé, le matin même, les événements de cette +soirée. Lui, le marquis de Pontalès, propriétaire de soixante mille +livres de rente, jouant au loup-garou dans les taillis et bravant la +cour d'assises comme un malheureux!... + +Mais les circonstances entraînent, et l'homme le plus habile, engagé +dans certaines entreprises, doit jouer le tout pour le tout à un moment +donné. + +Cela ne veut point dire que Pontalès, en passant la rivière de l'Oust +avec ses quatre compagnons, ne fît des réflexions assez chagrines. Il +eût vidé sa bourse, sans doute, de grand cÅ“ur, pour être transporté +tout à coup entre les murailles de son château. On peut penser même +que, malgré le désir ancien et passionné qu'il avait de détruire la +vieille influence des Penhoël et de se mettre à leur place, il n'aurait +point engagé la bataille s'il avait prévu, dès le principe, les dangers +de cette nuit. + +Maintenant, il était trop avancé pour reculer. Le péril était en +arrière comme en avant, et les chances de salut se trouvaient tout +entières du côté du crime. + +Une fois qu'on eut pris terre de l'autre côté de l'eau, Bibandier fut +choisi tout d'une voix pour diriger les opérations. Ce n'est point +déroger que de servir sous les ordres d'un glorieux général. Pontalès +était marquis, Robert se disait gentilhomme, et Bibandier n'était qu'un +simple échappé de bagne; mais l'histoire est pleine de ces exemples, où +l'on voit des princes céder le commandement à de vaillants officiers de +fortune. + +Bibandier se montra tout de suite à la hauteur de son autorité +nouvelle. Son premier soin fut de se raviser au sujet du petit bateau +qui avait servi au passage des deux filles de l'oncle Jean. + +—Nous allons avoir besoin de ce joujou, dit-il en saisissant la perche +du bac. + +Et il se mit à courir le long de la rive jusqu'à ce qu'il eût atteint +le batelet, entraîné par le courant. Il s'accrocha au moyen de sa +perche et l'amarra, au-dessous de la route de Redon, à l'un de ces +mêmes saules qui avaient servi de refuge à Robert et à Blaise, la nuit +de leur arrivée à Penhoël. + +Puis il revint vers sa troupe tranquillement et sans se presser. + +—La petite barque allait tout droit vers le trou de la +_Femme-Blanche_, grommela-t-il; on n'aura besoin que de se laisser +mener... + +—Ah çà ! dit Robert, il faut prendre un parti... Elles doivent avoir de +l'avance, et nous aurons de la peine à les rattraper!... + +—Les rattraper!... répéta le uhlan; il faudrait de meilleures jambes +que les nôtres... Si vous les aviez vues comme moi courir la nuit sur +la lande... Hope! Bijou!... hope! Mignon!... Ce sont de jolies petites +filles tout de même!... + +—Mais qu'allons-nous faire? + +Bibandier tira de sa poche sa pipe et son briquet. + +—Voulez-vous vous allumer, M. Robert?... dit-il; nous avons joliment +le temps d'en fumer une. + +—Il ne s'agit pas de plaisanter..., commença M. de Blois d'un ton +impérieux. + +D'un seul coup sec et merveilleusement ajusté, l'ancien uhlan mit le +feu à son amadou; puis il atteignit sa pipe toute chargée et l'alluma +en faisant claquer savamment ses lèvres. + +Pontalès avait piteuse mine derrière les bords de son grand chapeau. +La froide impertinence de ce drôle, comme il l'appelait au fond de son +cÅ“ur, ne lui présageait rien de bon. Maître le Hivain songeait à sa +maison dévastée. + +Blaise s'approcha de Robert, qui frappait du pied avec impatience. + +—Si vous ne le laissez pas marcher à sa guise, dit-il tout bas, nous +n'en ferons rien cette nuit. + +—Qu'il s'explique au moins! + +—Quant à ça, dit Bibandier en s'appuyant sur l'herbe, on va te faire +un programme, Américain! + +Robert tressaillit. Il y avait bien trois ans qu'on ne lui avait +donné ce nom, et depuis le même espace de temps, le pauvre Bibandier +affectait en toute circonstance, vis-à -vis de lui, le plus profond +respect. + +L'ancien uhlan reprit, tandis que Blaise riait sous cape de la +déconvenue de son maître: + +—Il n'y a donc de sage ici que l'Endormeur et moi!... + +Blaise cessa de rire. + +—Monsieur l'homme de loi, poursuivit Bibandier, qui se croit si bien +caché derrière son chapeau de paille, pourrait vous dire que, dans un +procès, le client ne donne pas de conseil à son avocat!... + +La figure de Macrocéphale s'allongea notablement. Le marquis tremblait +d'avoir été reconnu à son tour. + +Mais Bibandier, soit qu'il ignorât véritablement le nom de son +quatrième compagnon, soit qu'il eût fantaisie d'épargner Pontalès, +reprit presque aussitôt: + +—Quant à l'autre, je ne puis pas parler, n'ayant pas l'avantage de +le connaître... Ah çà ! ne te fais pas de mal, Américain; voilà le +programme des opérations, comme disait Bonaparte: attendre et faire le +mort! + +—Et pendant ce temps, dit Macrocéphale, on va piller mon domicile!... + +—Exactement, père la Chicane! + +—Et les pièces seront enlevées!... ajouta Robert. + +—Ça me paraît vraisemblable, mon fils. + +—Écoute, dit Robert qui voulut essayer de l'autorité; on t'a promis +de te payer grassement, mais cela ne te donne pas droit d'insolence... +Fais ta besogne, ou va-t'en! + +—Où ça?... demanda Bibandier tout doucement; à Redon?... Dire à M. le +procureur du roi ce qui se passe ici?... Américain, tu ne m'en crois +pas capable!... Que diable! on est plat comme une galette aujourd'hui +pour devenir insolent demain comme un bureaucrate. Tu sais bien que +c'est la vie!... Voyons, ajouta-t-il en changeant de ton, sommes-nous +donc des enfants, M. Robert? Mettons que j'aie eu tort, et veuillez +recevoir mes très-humbles excuses... Entre gentilshommes, ma foi! on +ne peut faire davantage. + +Il se leva et tendit, avec une grâce très-noble, sa main, que Robert +n'osa pas repousser. + +—Ainsi, poursuivit-il, voici une affaire arrangée!... l'honneur est +satisfait!... Maintenant, parlons de choses sérieuses... Si nous étions +dans un pays civilisé, où l'on ne fait qu'une route pour aller d'un +endroit à un autre, je vous dirais: Marchons et poursuivons nos petits +anges, l'épée dans les reins... Mais d'ici au bourg de Bains, il y a +une diable de lande, où plus de cent routes se mêlent et se croisent... +nous aurons beau nous séparer et prendre chacun notre sentier: il y a +dix à parier contre un que les petites passeront entre nos doigts comme +des anguilles! + +—C'est vrai, dit Blaise. + +Et, de fait, le raisonnement était si rigoureusement juste, que +personne n'y put trouver d'objection. + +—Vous auriez pu vous expliquer tout de suite!... grommela seulement +Robert. + +—Je pourrais relever cette parole, répliqua Bibandier avec gravité, +mais je sacrifie une susceptibilité légitime à l'intérêt de tous... +Il est donc bien entendu que donner la chasse aux petites serait une +ânerie... Reste à savoir comment nous les pincerons... Je crois avoir +résolu le problème d'avance en vous disant: Attendons. + +—Mais si elles passent la rivière ailleurs?... objecta Macrocéphale. + +—Bonne idée!... Ailleurs, cela veut dire au moulin des Houssaies, car +il n'y a pas d'autre passage... Eh bien! l'Américain et ce monsieur que +je n'ai pas l'honneur de connaître peuvent prendre leurs jambes à leur +cou et aller garder le pont des Houssaies. + +—C'est cela!... s'écria Pontalès ravi d'avoir un prétexte pour +s'éloigner du lieu probable de l'action; M. de Blois, je suis à vos +ordres. + +—Et si elles viennent là -bas... demanda Robert, nous leur barrerons le +passage? + +—Du tout!... répliqua Bibandier; vous vous rangerez bien poliment, +parce que vous aurez eu le temps d'enlever cinq ou six planches du +pont... et que la rivière est large et profonde au moulin des Houssaies. + +Pontalès avait froid jusqu'à la moelle des os, malgré l'étouffante +chaleur de la soirée. + +Robert le prit par le bras, et ils remontèrent le cours de l'eau à +grands pas. + +—Cinq ou six planches au moins!... plutôt six que cinq!... leur +cria de loin le bon fossoyeur, car Bijou et Mignon sautent comme des +chèvres!... + +Pontalès et Robert se perdaient déjà dans la nuit. + +—Nous autres, dit Bibandier en conduisant ses deux camarades vers +les saules, en faction, s'il vous plaît!... Faites comme moi, M. +Blaise; préparez votre mouchoir... Vous, père la Chicane, vous êtes +spécialement chargé des cordes... et maintenant, du silence! + +Ils étaient couchés tous les trois dans l'herbe. + +En combinant la partie de son plan relative au pont des Houssaies, +Bibandier avait compté sans l'étonnante vitesse des deux petits +chevaux. Pontalès et Robert en étaient encore à déclouer la première +planche, lorsqu'ils entendirent sur la lande le galop de Bijou et de +Mignon. Ils se relevèrent, irrésolus, et vinrent à la tête du pont, +sans savoir ce qu'ils allaient faire. + +Leur vue seule arrêta les deux jeunes filles, qui dirigèrent leur +course vers le bac. + +Pontalès et Robert quittèrent alors leur poste pour les suivre de loin. + +Quand ils arrivèrent à Port-Corbeau, ils trouvèrent la besogne bien +avancée. Cyprienne et Diane, un bâillon sur la bouche et garrottées +solidement toutes les deux, étaient au fond du petit bateau. + +Bibandier tenait en main la perche. + +—Ah! ah!... dit-il en éprouvant les cordes qui liaient les jambes et +les bras des deux jeunes filles, voilà qui est proprement fait, et vous +savez établir un nÅ“ud, père la Chicane! + +—Avaient-elles les pièces?... demanda vivement Robert. + +—Certainement... certainement!... répliqua Bibandier; ah! avec des +petits anges comme ça, on ferait sa fortune à Paris... Ça passe par le +trou d'une serrure. + +—Donne-moi les pièces!... dit encore Robert. + +Bibandier le repoussa tranquillement. + +—On ne compte pas les manger, tes pièces, mon bonhomme!... +murmura-t-il; mais il faut que les choses se fassent avec régularité... +Je rendrai mes comptes quand tout sera fini... D'ici là , patience! + +—Je veux que tu me donnes ces papiers, répéta Robert d'un ton +impérieux. + +—Le roi dit: «Nous voulons...» grommela l'ancien uhlan; moi, je veux +que tu me laisses tranquille!... Et si tu ne me laisses pas tranquille, +ajouta-t-il en redressant sa taille longue et maigre, je te plante là , +mon fils... tu achèveras la besogne à ta fantaisie!... + +—N'insistez pas!... murmura Pontalès à l'oreille de Robert; cet homme +veut quelques louis de plus; on les lui donnera. + +—Maintenant, messieurs, dit Bibandier, faites-moi le plaisir de me +souhaiter bon voyage... Je vais partir. + +—Pas seul!... s'écria Robert, qui concevait de vagues soupçons; il +faut que Blaise au moins vous accompagne! + +Blaise fit la grimace dans son coin, mais il n'eut pas même la peine de +refuser. + +—Le petit bateau ne porterait pas quatre personnes..., objecta +Bibandier sans rien perdre du calme singulier, mêlé d'une nuance de +moquerie, qu'il gardait depuis le commencement de l'aventure; je veux +bien noyer mon prochain, mais le suicide répugne à mes principes. + +Il entra dans la barque et mit un soin scrupuleux à écarter les deux +jeunes filles, de droite et de gauche, pour pouvoir manÅ“uvrer sans +leur faire de mal. + +—Les deux petits chérubins seront là comme dans leur lit! dit-il en +donnant au fond de l'eau son premier coup de perche. + +Personne, parmi les quatre complices du crime, ne pouvait se défendre +d'un serrement de cÅ“ur. Tous les yeux se fixaient, par une sorte de +fascination, sur les deux pauvres enfants couchées dans le bateau. +La gaieté du uhlan assombrissait encore le caractère atroce de cette +scène. + +Diane et Cyprienne étaient étendues sur le dos, les bras liés en croix. + +La lune, qui perçait maintenant çà et là les nuages déchirés, montrait +la grâce exquise de leurs tailles et leurs pâles figures, où se lisait +la résignation du martyre. + +Bibandier seul restait parfaitement à son aise en face de ce navrant +spectacle. + +—Messieurs, dit-il, tandis que le bateau s'ébranlait, je vais vous +donner un dernier bon conseil... La fête se continue là -haut... Allez +faire, croyez-moi, un petit tour de bal... Il est toujours agréable, le +cas échéant, de pouvoir établir un _alibi_. + +Ce terme de palais et de bagne sonna comme une menace aux oreilles +des trois complices, qui se dirigèrent en silence vers le bac; mais +Bibandier les rappela tout à coup. + +—Encore un service, s'il vous plaît! dit-il; j'oubliais d'embarquer +deux pierres, pour empêcher les petites de remonter sur l'eau... + +Une sueur froide perça sous les cheveux de Pontalès. + +Ce fut Macrocéphale qui apporta les deux pierres; il pensa se trouver +mal en regagnant le bac. + +Bibandier quitta enfin la rive et se laissa dériver au fil de l'eau, en +chantant une de ces chansons lentes et tristes qui mesurent le travail +des forçats à la fatigue. + +La lune s'était levée tout à fait et mettait des nuances argentées à la +colonne de vapeur suspendue au-dessus du tournant de Trémeulé. + +La _Femme-Blanche_ semblait grandir et osciller lentement au-dessus du +gouffre. + +Durant quelques minutes, les quatre compagnons virent la petite barque +glisser sur l'eau calme du marais. + +Puis elle disparut dans les longs plis de vapeur qui formaient le +vêtement de la _Femme-Blanche_. + + + + +XIV + +PAUVRES FILLES! + + +Robert de Blois, le marquis de Pontalès et leurs deux compagnons +remontaient au manoir de Penhoël. Ils marchaient en silence. De temps +en temps l'un d'eux se retournait, comme malgré lui, pour jeter un +furtif regard vers le marais où la _Femme-Blanche_ se dressait aux +rayons de la lune. + +Il leur semblait ouïr de loin le clapotement sinistre et sourd du +tournant de Trémeulé. + +Dans le taillis qui couvrait tout le versant de la colline, une route +était percée pour conduire à la loge de Benoît Haligan. Les quatre +complices traversèrent cette route à cinquante pas au-dessus de la +pauvre cabane du vieillard. Ils entendirent Benoît Haligan qui chantait +de sa voix creuse et tremblante la prière de l'agonie. + +Ils pressèrent leur marche en frémissant. + +Comme ils arrivaient à la porte du manoir, Robert s'arrêta et releva +brusquement la tête. + +—C'était nécessaire!... dit-il à voix basse; et d'ailleurs, ce qui est +fait est fait!... Prenons le dessus, messieurs, et ne rentrons pas au +manoir avec des figures d'enterrement! + +—C'est juste, dit Blaise. + +Et Macrocéphale ajouta: + +—On ne peut rien contre les faits accomplis... Je chargerai la vieille +Yvonne, ma servante, de prier pour elles tous les soirs... Et je suis +bien sûr que M. le marquis de Pontalès sacrifiera volontiers une +vingtaine d'écus pour faire dire des messes... + +Pontalès essuya la sueur de son front. + +—Je donnerai vingt louis à l'église de Glénac!... balbutia-t-il, +cinquante louis à l'église de Redon!... cent louis à l'église de +Rennes!... + +—Ma foi! dit l'homme de loi naïvement, si elles ne sont pas contentes +avec cela!... + +Robert et Blaise ne purent s'empêcher de rire. L'impression lugubre +était en partie secouée, et comme, en définitive, aucun des quatre +complices ne se repentait véritablement, ils n'eurent pas grand'peine à +rappeler sur leurs visages le calme souriant qui convenait à ce jour de +fête. + +Ils se séparèrent, afin de rentrer dans le bal par différents côtés. + +La danse s'était ranimée au salon de verdure. Jeunes gens et jeunes +filles prenaient leur revanche. On se dédommageait de la longue heure +d'ennui qu'on avait éprouvée à entendre les gémissements des trois +Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang. Au moment de finir, le bal +retrouve presque toujours ainsi une gaieté plus vive. A la ville, +l'orchestre redouble de verve et d'entrain; à la campagne, les danseurs +cabriolent, battent des mains et crient; à la Courtille, vers cette +heure consacrée, où l'allégresse atteint son plus chaud paroxysme, on +brise les verres, on se poche les yeux et on marche sur la tête... + +Les musiciens de Glénac jouaient comme des possédés. Ils avaient +entonné cette gigue interminable, connue sous le nom de _bal breton_, +et qui peut dérouler jusqu'à cent cinquante figures diverses, suivant +la renommée. Danseurs et danseuses, enlevés par les cahots de cette +musique nationale, bondissaient avec enthousiasme. On se mêlait, on +se choquait, on tombait sur le gazon avec de grands éclats de rire. +C'était charmant! + +Et les invités de Penhoël ne pouvaient plus se plaindre d'être +abandonnés par leurs hôtes. Le maître, il est vrai, ne s'était pas +montré de la soirée, mais Madame avait reparu, apportant de bonnes +nouvelles de l'Ange. + +Elle présidait à la fête maintenant, assise auprès de Jean de Penhoël. +Sa figure était bien pâle, mais l'effort qu'elle faisait gardait à ses +traits réguliers et nobles une apparence de sérénité. + +Il n'y avait de triste que la partie respectable de l'assemblée. Ces +dames et ces messieurs avaient regagné leur coin, et présentaient +un aspect de plus en plus maussade. Là , toutes les figures étaient +refrognées, tous les yeux se chargeaient de sommeil. + +Le chevalier adjoint et la chevalière adjointe de Kerbichel, +madame veuve Claire Lebinihic et les trois vicomtes restaient sous +l'impression produite par les talents des trois Grâces Baboin. De +périodiques bâillements faisaient le tour du cercle. Les trois Grâces +Baboin, de leur côté, regardaient avec haine la danse victorieuse et ne +pouvaient cacher leur détestable humeur. L'Ariette avait eu, en effet, +peu de succès; la Romance était tombée à plat, et la Cavatine, plus +malheureuse encore, en achevant la série de glapissements déplorables +qu'elle appelait son _grand air_, avait pu constater que le salon de +verdure s'était changé en solitude. Seul, le petit frère Numa l'avait +écoutée jusqu'au bout, comme c'était son rigoureux devoir. + +Dans ces dispositions, la galerie était un peu moins loquace que +naguère, mais aussi son venin était plus épais et plus âcre: chaque +coup de langue était une morsure. + +On allait des grands aux petits; tout le monde avait son paquet; on +assassinait ceux qu'on n'avait pas daigné piquer au commencement de la +soirée. + +Personne n'a été sans remarquer que la province, si prude et si +peu charitable, ne choisit pas toujours ses expressions parmi les +plus châtiées, lorsqu'il s'agit de calomnier ou de médire. Quand la +conversation arrive à un certain degré, quand les dents grincent, quand +les langues s'aiguisent, la province est comme le latin qui, _dans +les mots, brave l'honnêteté_, et il n'est point rare d'entendre des +locutions très-téméraires tomber alors des bouches les plus vénérables. + +En ce moment, la société faisait de la calomnie légère. Elle allait de +l'un à l'autre, donnant à Lola, par exemple, qui s'affichait avec le +jeune Pontalès, des épithètes extrêmement caractéristiques, déchirant +un peu sur Penhoël absent, et risquant sur Madame des hypothèses devant +lesquelles une valetaille insolente eût assurément reculé. Ensuite on +passait à l'Ange, pour retomber sur quelqu'un des couples occupés à +danser le bal breton. Puis on se demandait quelle vie menaient ces deux +petites dévergondées, Cyprienne et Diane, qui étaient absentes depuis +plus de deux heures! + +Et c'était, ma foi, très-significatif. On avait vu disparaître presque +en même temps qu'elles ces deux grands fainéants de Robert et d'Étienne. + +Les trois Grâces Baboin échangeaient, à ce sujet, avec la chevalière +adjointe de Kerbichel, des observations d'une philosophie si avancée, +que le chevalier adjoint et les trois vicomtes avaient envie de rougir. + +Une chose bizarre, c'est que ces deux grands garçons d'Étienne et de +Roger étaient revenus sans les petites! La Romance expliquait cela en +disant que ces demoiselles avaient dû friper un peu leurs toilettes, +pendant deux heures de promenade... + +—Et déranger leurs coiffures..., ajoutait l'Ariette. + +L'aigre Cavatine enchérissait. + +Et la charitable assemblée se laissait arracher quelques hargneux +applaudissements. + +Étienne et Roger étaient rentrés ensemble dans le bal à peu près +en même temps que Robert de Blois, M. le marquis de Pontalès et +Macrocéphale. + +Tandis que ces derniers affectaient de se saluer en passant, comme +gens qui ne se sont pas vus depuis longtemps déjà , Étienne et Roger +parcouraient d'un regard triste les groupes animés des danseurs. + +Leur recherche s'était inutilement prolongée, et en revenant au salon +de verdure, ils avaient l'espoir d'y retrouver Cyprienne et Diane. + +—Elles ne sont pas là !... dit Roger avec un gros soupir. Deux heures +d'absence au milieu d'un bal!... + +La physionomie d'Étienne était mélancolique et pensive. + +—Nous ne les reverrons pas ce soir... murmura-t-il, et il faut que je +sois à Redon demain avant le jour... Je ne pourrai pas lui faire mes +adieux... Veux-tu te charger auprès d'elle de mon dernier message? + +—Avant de partir, répliqua Roger, tu peux encore la voir... + +Le jeune peintre secoua la tête. + +—Ce serait un moment cruel... dit-il, les heures de repos sont pour +elles courtes et rares... Pourquoi les troubler?... Et puis, au moment +de la séparation, je serais faible peut-être... Quand tu la verras, +Roger, tu lui diras que je l'aimais... que je n'aimerai jamais une +autre femme en ma vie... et qu'au prix de tout mon bonheur, je la +voudrais voir heureuse... + +Sa voix tremblait. Il y avait dans son accent une sensibilité profonde +qui faisait contraste avec ses habitudes d'insouciance et la gaieté +leste de sa philosophie parisienne. + +Roger lui serra la main. + +—Je lui dirai que tu es le plus loyal garçon qui soit au monde!... +répondit-il. Je lui dirai que tu as la fortune peut-être au bout de +tes pinceaux... et que, si Dieu bénit ton travail, tu reviendras en +Bretagne afin de la prendre pour femme. + +Les yeux d'Étienne étaient humides. + +—Merci! murmura-t-il. + +—Nous sommes jeunes!... reprit Roger avec un sourire ému, et Dieu est +bon... peut-être que nous serons heureux tous ensemble quelque jour!... + +Pendant qu'ils causaient ainsi, Pontalès, Robert et l'homme de loi +parcouraient le bal, et soutenaient leur rôle de gaieté forcée. Blaise +servait des rafraîchissements, afin de faire acte de présence. + +Au moment où Roger prononçait ces dernières paroles, pleines d'espoir +souriant et de foi dans l'avenir, la figure de Bibandier sortit de +l'ombre, à quelques pas derrière lui. + +Le maigre visage du uhlan était couvert de pâleur; ses yeux roulaient, +hagards, et ses cheveux mêlés se hérissaient sur son crâne. + +Les deux jeunes gens ne le voyaient point; par contre, les complices +qui guettaient son arrivée l'aperçurent tous à la fois. + +Le sourire contraint de Robert et de Pontalès se glaça sur leurs +lèvres. Macrocéphale aurait voulu fuir, et Blaise faillit laisser +tomber le plateau qu'il tenait à la main. + +Il leur semblait à tous que le bal entier devait voir à nu leur +détresse et deviner ce que signifiait l'apparition de ce visage livide +du uhlan, qui se montrait à demi derrière l'une des portes du salon de +verdure. + +Cette apparition ne dura, d'ailleurs, qu'un instant. Lorsque les +quatre complices s'enhardirent à jeter vers la porte un second regard, +Bibandier avait déjà disparu. + +Il prit une des allées du jardin au hasard et se dirigea vers un +berceau désert. + +Sur son passage, sans savoir ce qu'il faisait, il éteignait les +lampions, comme si la lumière eût blessé sa vue. + +L'obscurité se fit ainsi autour du berceau où Bibandier s'arrêta. + +Il n'attendit pas longtemps. Une minute s'était à peine écoulée que les +quatre complices arrivèrent l'un après l'autre. + +Personne n'osait interroger. + +—Eh bien!... dit Bibandier d'une voix étouffée, vous ne me demandez +pas mon histoire? + +Il y avait quelque chose d'étrange et de solennel dans l'émotion +suprême de ce bandit sans cÅ“ur, qui avait conservé si longtemps, en +face du crime, sa froide et cynique gaieté. + +En ce moment, tout son corps tremblait, il semblait prêt à défaillir. + +—Que vous est-il donc arrivé?... demanda enfin Robert. + +Bibandier s'appuya chancelant contre le treillage du berceau. + +—Elles sont mortes!... dit-il. Elles étaient bien belles toutes +deux!... Maintenant elles sont mortes!... + +—Et personne ne vous a vu?... demanda Macrocéphale. + +—Mortes!... répéta le uhlan qui mit sa tête entre ses mains; tandis +que je chantais en les conduisant vers le trou, elles me regardaient +toutes deux avec leurs yeux angéliques... Je les vois encore... se +reprit-il en frissonnant... leurs pauvres jolis corps couchés sur la +planche... + +Il s'arrêta; sa voix s'embarrassait dans sa gorge. + +Les quatre complices l'écoutaient immobiles; une sueur froide leur +baignait le front. + +—Quelqu'un n'a-t-il pas demandé, reprit-il sans relever la tête, si +personne ne m'avait vu?... + +—Moi... balbutia le Hivain. + +—Un homme m'a vu... répondit Bibandier, et il vous a vus aussi, tous +tant que vous êtes!... + +—Qui est cet homme?... demandèrent les quatre complices d'une seule +voix. + +Bibandier garda le silence. + +Puis il reprit, comme en se parlant à lui-même: + +—J'avais promis! il fallait en finir... quand j'ai soulevé la première +dans mes bras, l'autre s'est agitée au fond du bateau et j'ai vu ses +grands yeux se remplir de larmes... Elles ne pouvaient point parler, +mais leurs regards se cherchaient... J'ai eu pitié!... j'ai rapproché +leurs deux visages et leurs bouches ont pu s'unir encore une fois. +Puis je leur ai mis au cou les deux pierres que M. le Hivain m'avait +données... + + * * * * * + +Le surlendemain au matin, le bourg de Glénac vit une solennité. +C'était une fête d'un genre bien différent. La petite église avait son +portail tendu de noir, et les paysans, que nous avons vus rassemblés +sur l'aire, autour du feu de joie de la Saint-Louis, s'échelonnaient, +tristes et silencieux, dans le cimetière. + +On venait de dire la messe des morts sur deux cercueils, entourés de +voiles blancs et ornés de ces fraîches fleurs qu'on jette, dernière +parure, sur la tombe des jeunes filles. + +Nous eussions retrouvé là tous les invités du manoir; mais la famille +n'était représentée que par un seul de ses membres, le vieil oncle +Jean, bien que le nom de Penhoël eût été prononcé deux fois dans +l'oraison mortuaire. + +Les cercueils fleuris contenaient les corps de Diane et de Cyprienne. + +René, Madame et l'Ange avaient manqué à la messe funèbre. Ce qui avait +causé plus de surprise encore, ç'avait été de ne voir ni Roger de +Launoy, ni le jeune peintre Étienne aux côtés de l'oncle en sabots. + +Étienne et Roger, en ce moment, étaient bien loin de Glénac. Ils +ignoraient tous les deux les événements de la nuit de la Saint-Louis. + +Voici ce qui leur était arrivé: + +Vers le point du jour, quelques heures après la fin du bal, ils +avaient descendu l'escalier du manoir, afin de prendre la route de +Redon. Roger faisait la conduite à son ami. + +En passant sous la fenêtre des deux jeunes filles, Étienne s'arrêta, et +Roger appela Cyprienne et Diane par leurs noms à plusieurs reprises. + +Point de réponse. + +—Elles dorment... dit Étienne qui jeta sur son épaule son petit paquet +de voyage et partit enfin à grands pas. + +La route fut silencieuse entre les deux jeunes gens. A Redon, au moment +de monter en voiture, Étienne dit à Roger en lui serrant une dernière +fois la main: + +—Écoute... ce Robert te déteste presque autant que moi... et Penhoël +n'est plus le maître... Si tu étais forcé de quitter le manoir, quelque +jour, souviens-toi que je suis ton frère et que ma demeure, si petite +et si pauvre qu'elle soit, sera toujours assez grande pour nous abriter +tous deux. + +La voiture partit pour Rennes, et Roger resta seul. + +Les dernières paroles de son ami soulevaient en lui de vagues craintes, +mais il était bien loin de penser, cependant, qu'il dût être réduit +jamais à profiter de l'hospitalité offerte. + +Comme il entrait à l'auberge du père Géraud pour déjeuner, celui-ci +lui remit une lettre arrivant par exprès du manoir. + +La lettre était écrite par M. Robert de Blois, et René de Penhoël avait +mis au bas sa signature. + +Cela s'était fait le matin même. Robert semblait avoir profité de la +courte absence du jeune homme pour lui porter ce coup plus à son aise. + +C'étaient quelques phrases sèches et sentant la raillerie où l'on +disait à Roger, en substance, qu'il arrivait à l'âge d'homme, que les +voyages forment la jeunesse, et que c'était pitié de le voir croupir, +loin du monde, dans le petit bourg de Glénac. + +Roger lisait cela le rouge au front. La forme de ce congé le rendait +plus cruel encore. + +Se voir éconduit froidement et avec moqueries, lui, le fils adoptif, +dont l'enfance avait été entourée de tendresse, lui, qu'on avait aimé +pendant vingt ans! + +Hélas! les pressentiments d'Étienne se réalisaient bien vite... + +Roger n'hésita pas; il avait le cÅ“ur fier, et le nom de Penhoël était +au bas de la lettre. Il fallait partir; mais Cyprienne... + +Avant de quitter le pays pour toujours, sa première idée fut de +retourner au manoir, afin de dire adieu à la pauvre fille dont il +emportait l'amour. Ce fut la crainte de se trouver face à face avec le +maître de Penhoël qui l'arrêta. Il s'enferma dans une des chambres du +_Mouton couronné_, et se mit à écrire. + +Le papier où courait sa plume fut mouillé plus d'une fois de ses +larmes, et pourtant, parmi ses phrases désolées, il y avait de +l'espoir, car il était jeune et plein de courage. + +Il parlait pour lui et pour Étienne, dont il ne pouvait plus faire les +adieux de vive voix; il disait aux deux sÅ“urs: + +/# + «Nous vous aimons, nous travaillerons, nous reviendrons...» +#/ + +Le père Géraud fut chargé de porter la lettre que les deux pauvres +jeunes filles ne devaient pas lire, hélas! et Roger monta à cheval pour +courir après la voiture de Rennes. + +Au lieu de remettre son message, le bon aubergiste s'agenouilla dans +l'église de Glénac et pria pour les deux pauvres filles mortes... + +En l'absence du maître de Penhoël et de Madame, c'étaient M. le marquis +de Pontalès et Robert de Blois qui représentaient la famille en qualité +d'amis, car le pauvre oncle Jean, écrasé sous sa douleur trop lourde, +était incapable de s'occuper de rien. + +En cette circonstance, il fallait bien le reconnaître, le marquis, +Robert et même M. le Hivain avaient témoigné à la famille une +affection empressée. Il n'y avait pas jusqu'au fossoyeur de la +paroisse, le pauvre Bibandier, qui n'eût fait preuve d'un dévouement +très-méritoire. + +Les deux jeunes filles s'étaient noyées dans le marais, on ne savait +trop comment. Les circonstances de leur fin restaient entourées d'un +vague mystère. On disait seulement qu'ayant voulu traverser l'Oust sur +un frêle batelet, elles avaient été emportées par le courant jusqu'à la +_Femme-Blanche_. + +Le fossoyeur Bibandier avait retrouvé sur le rivage, le lendemain +matin, des débris de la barque, et c'était lui qui avait donné l'éveil. + +Après une journée entière de recherches infructueuses, Pontalès, maître +le Hivain, Robert de Blois et son domestique Blaise étaient restés +seuls sur le lieu présumé de la catastrophe avec le fossoyeur Bibandier. + +Ce dernier, disait-on, avait plongé une grande partie de la nuit aux +environs du tournant et avait fini par repêcher les deux corps. Du +moins avait-on trouvé, le lendemain matin, deux cercueils déjà cloués à +la porte de l'église. + +Les actes de décès avaient dû se faire en famille, M. de Penhoël étant +maire. + +Quant au curé, c'était un petit cousin du marquis de Pontalès. + +D'ailleurs, personne ne songeait à douter; le malheur n'était que +trop évident! Chacun pleurait et priait autour de ces pauvres petits +cercueils que la terre allait sitôt recouvrir. + +S'il y avait des doutes parmi la foule sombre et consternée, ce n'était +pas sur la mort elle-même, mais bien sur les circonstances qui avaient +accompagné la mort. + +Cyprienne et Diane savaient conduire un bateau sur le marais aussi bien +que pas un pêcheur de macles. Elles étaient habiles nageuses: comment +ne pas concevoir des soupçons? + +Plus d'un regard défiant se fixait à la dérobée sur Pontalès et sur +Robert. + +Il eût suffi d'un mot peut-être pour changer la douleur commune en +colère, et alors, malheur aux assassins! Mais ce mot, personne ne le +prononçait. Il n'y avait point de preuves, et certes, le crime ne +pouvait point se lire sur les figures tranquilles du marquis et de M. +de Blois. + +L'impression d'horreur, produite par la scène nocturne du Port-Corbeau, +avait eu déjà le temps de s'effacer. En somme, ce meurtre était +nécessaire, et s'ils frissonnaient encore en songeant aux détails +repoussants de leur crime, en revanche, ils s'applaudissaient. La joie +compensait bien le remords. + +Ils étaient là , remplaçant la famille; les paysans pouvaient voir sur +leurs physionomies, composées habilement, une tristesse recueillie et +calme. + +Les soupçons tombaient; d'ailleurs, parmi les paysans, ceux qui ne +récitaient point la prière funèbre étaient occupés tout entiers à +parler de la catastrophe et des pauvres enfants qu'on avaient vues, +l'avant-veille encore, si jeunes et si belles, ouvrir le bal de la +Saint-Louis. + +Hommes et femmes chuchotaient à la porte de l'église et, comme c'est +l'habitude des bonnes gens de Bretagne, chacun cherchait dans ses +souvenirs un présage à cette mort funeste. + +—Le vieux Benoît l'avait bien dit!... murmurait-on, personne ne +voulait le croire, quand il répétait que les filles de Penhoël seraient +trois belles-de-nuit avant le jour de sa mort... En voici deux déjà !... + +—Et la petite demoiselle Blanche est bien malade!... + +—Elles _reviendront_, les chères filles!... reprenait une ménagère en +égrenant son chapelet. + +Une voix effrayée s'éleva au milieu du groupe et dit: + +—Elles sont déjà revenues! + +Chacun tressaillit et se rapprocha. + +C'était le petit Francin qui avait parlé. Il était tremblant et tout +pâle. + +—Oui... oui... poursuivit-il en baissant les yeux, c'est moi qui ai +dit le premier _De profundis_ pour le salut de leurs âmes... car je les +ai vues cette nuit... et j'ai bien reconnu qu'elles étaient mortes. + +Le père Géraud avait fendu la presse et tenait l'enfant par le bras. + +—Tu les as vues?... balbutia-t-il. + +Le petit paysan frémissait de tous ses membres. + +—C'était ce matin, une heure avant le jour... dit-il, j'allais +au marais chercher nos chevaux... j'ai vu quelque chose de blanc +qui se remuait au pied de l'aune où l'on amarre le grand bac de +Port-Corbeau... J'avais peur, mais j'ai pensé tout de suite aux +demoiselles... Oh! je les ai bien reconnues!... Elles portaient les +mêmes robes que le soir du bal!... Elles étaient là toutes deux +agenouillées au pied de l'arbre, et il me semblait qu'elles creusaient +la terre... J'ai fait du bruit en me sauvant, et quand je me suis +retourné pour voir encore, elles avaient disparu... + +On entamait la dernière hymne sous la porte de l'église. Les paysans se +turent et mêlèrent leurs voix émues à celles des prêtres. + +La _société_, qui avait occupé durant le service la place d'honneur, +au-devant de l'autel, sortait à ce moment; la _société_ causait ici +comme dans le salon de verdure. + +—Pauvres chères filles!... gémissait l'aînée des trois Grâces Baboin; +qui aurait pensé jamais cela?... + +Elle essuya une larme entièrement fictive. + +—Ce que c'est que de nous!... soupira la Romance. + +Madame veuve Claire Lebinihic regardait du coin de l'Å“il les trois +vicomtes pour constater l'effet produit par sa toilette de deuil. + +—Mesdames, dit gravement le chevalier adjoint de Kerbichel, c'est la +loi commune. + +Le petit frère Numa fit observer ceci: + + Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre, + Est sujet à ses lois; + +Le chevalier adjoint interrompit: + + Et la garde qui veille aux barrières du Louvre + N'en défend pas nos rois! + +—Ah! murmura la Cavatine, les hommes n'ont pas de cÅ“ur!... Au lieu de +pleurer comme nous autres femmes, ils citent des passages de Bossuet ou +de Voltaire... + +La porte de l'église s'ouvrit à deux battants, et le convoi sortit, +escorté par les jeunes filles du bourg. Devant les cercueils, les +danseuses du bal de la Saint-Louis marchaient vêtues encore de leurs +robes blanches. + +L'oncle Jean, soutenu par le père Chauvette, suivait le cortége, ainsi +que Pontalès, Robert, maître le Hivain et Blaise. + +—Prêtez-moi votre flacon, ma chère demoiselle, dit la chevalière +adjointe à Églantine Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, j'ai bien peur de +me trouver mal!... + +—Ma chère dame, répliqua la Romance, il faut se faire une raison, +voyez-vous!... Dieu sait que mes sÅ“urs et moi nous aimions les pauvres +petites plus que personne, mais à présent tout est fini et le désespoir +n'y fait rien! + +—D'ailleurs... reprit la Cavatine passant des sanglots au commérage +par une habile tangente, faut-il beaucoup regretter la vie pour elles? + +Toute la partie féminine de la _société_ poussa en cÅ“ur un gros soupir. + +—Hélas! reprit la Romance, elles n'étaient pas heureuses!... C'est +au point que je ne me suis pas révoltée, comme j'aurais dû le faire +peut-être, quand on m'a parlé de suicide... + +La Romance prononça ces derniers mots discrètement et juste assez haut +pour que tout le monde pût les entendre. + +—Oh!... mademoiselle!... se récrièrent les vicomtes. + +Madame veuve Claire Lebinihic et la chevalière adjointe ouvraient les +yeux et les oreilles, flairant une médisance de haut goût. + +La Romance baissa la voix davantage et leva ses regards au ciel. + +—Je ne connais pas ces choses-là !... murmura-t-elle, mais on dit que +quand les jeunes filles ont été trompées... + +—Ça arrive tous les jours!... interrompit madame Claire Lebinihic. + +—Et voyez!... reprit la Romance encouragée, voyez si Roger et ce +vagabond d'Étienne ont osé paraître à l'enterrement!... + +On chercha des yeux les deux jeunes gens. + +—C'est vrai!... dit un des vicomtes, je n'avais pas songé à cela. + +Et dans l'esprit de chacun la mémoire des deux filles de l'oncle Jean +fut ternie. + +Le convoi atteignait la partie du cimetière où se trouvaient les +sépultures des Penhoël. Les trois Grâces Baboin gardèrent le silence, +contentes désormais d'avoir jeté quelques fleurs sur ces pauvres +tombes... + +L'aspect du cimetière était triste et morne, les chants faisaient +trêve. Les paysans, muets et le rosaire à la main, se rangeaient autour +des deux fosses ouvertes. + +Bibandier était à son poste de fossoyeur. + +Au moment où il étendait la main pour mettre le premier cercueil en +terre, un bras se posa au-devant de lui et le fit reculer. + +En même temps une clameur sourde, mêlée de surprise et d'épouvante, +courut dans le cercle des bonnes gens. + +Entre le fossoyeur et les deux bières, une sorte de fantôme, que sa +maigreur faisait paraître d'une taille démesurée, venait de se dresser, +sortant on ne sait d'où. + +Il était là si hâve et si décharné, que tous, en ce premier moment, +crurent que la terre s'était ouverte pour lui livrer passage. + +Puis un nom domina les murmures de la foule. + +—Benoît Haligan! disait-on, Benoît le sorcier! + +Le voir en ce lieu était aussi étrange assurément que de voir un vrai +spectre percer la terre. + +Comment avait-il quitté le grabat où sa longue agonie le clouait depuis +des mois entiers? Quelle force mystérieuse l'avait aidé à monter la +colline?... + +Chacun, dans le cimetière, regardait avec stupéfaction. + +Benoît se tenait droit et roide auprès des fosses. Son Å“il cave se +fixa d'abord sur Bibandier, qui tourna la tête; puis sur Pontalès, +Robert de Blois, maître le Hivain et Blaise, qui ne purent s'empêcher +de baisser les yeux. + +Après quelques secondes de silence, le vieux passeur courba lentement +sa haute taille et soupesa les deux bières l'une après l'autre. + +Tandis qu'il se redressait, on vit autour de sa lèvre flétrie une sorte +de sourire... + +—Que Dieu prenne en pitié ceux qui vivent et ceux qui sont morts!... +dit-il en croisant ses bras sur sa poitrine. + +Il salua Jean de Penhoël en l'appelant par son nom, et sortit du +cimetière. La foule lui fit un large passage. + +En redescendant la colline, ses jambes amaigries chancelaient sous le +poids de son corps, mais il ne s'arrêtait point. Il ne cessa de marcher +qu'en atteignant le rivage de l'Oust, au pied de l'aune où le grand bac +était amarré. + +Une fois là , il se mit sur ses genoux et approcha sa tête du sol qui +semblait avoir été remué fraîchement. + +Ses mains ridées se joignirent, et il se laissa choir, épuisé, sur +l'herbe en murmurant: + +—Que Dieu et la Vierge les protégent!... + + * * * * * + +Au cimetière, la fête funèbre était finie, et Bibandier, achevant son +office de fossoyeur, recouvrait de terre les tombes de Diane et de +Cyprienne... + + + + +XV + +DEUX TOMBES. + + +On entendait jusque dans la chambre de l'Ange le son métallique et +vibrant de la grande pendule du salon, qui sonnait lentement neuf +heures. + +C'était le soir de la messe funèbre, dite à la paroisse de Glénac, pour +Diane et Cyprienne de Penhoël. + +La veille, à ce même moment, la grande pendule du salon aurait bien +pu sonner pendant un quart d'heure sans que personne y prît garde, au +milieu des joyeux bruits de la fête. Mais c'était du plaisir que les +hôtes de Penhoël étaient venus chercher au manoir; ils avaient fui +devant ce deuil qui s'était glissé tout à coup parmi la joie promise. + +Que faire en une maison mortuaire? Les hôtes de Penhoël étaient tous +partis jusqu'au dernier. A présent, au lieu des gaies rumeurs du bal, +on avait le silence morne; au lieu de cette foule remuante et rieuse +qui animait les verts bosquets du jardin, la solitude; au lieu des +illuminations prodiguées, les ténèbres épaisses et muettes. + +On eût dit une maison abandonnée. Sur toute la façade du manoir on ne +voyait que deux lueurs faibles et perçant à peine la soie des tentures; +une de ces lumières brûlait chez René de Penhoël, l'autre éclairait la +chambre de l'Ange. + +Madame était assise au chevet de sa fille, dont les yeux alourdis par +les larmes venaient de se fermer depuis quelques minutes. Blanche +dormait d'un sommeil inquiet et plein de tressaillements. La douleur +qui l'avait navrée durant tout le jour revenait sans doute en ses +rêves, car la pauvre enfant se plaignait et gémissait dans son sommeil. + +Blanche avait bien pleuré; Cyprienne et Diane n'étaient plus là , ses +deux cousines qu'elle aimait tant! La veille encore, elle enviait leur +sourire, et maintenant on les avait mises en terre. La pauvre Blanche +avait subi, durant toute la journée, cette douleur pleine d'étonnement +et d'effroi qui prend les enfants au premier aspect de la mort. + +A son âge et quand on n'a pas vu encore s'en aller pour jamais une +personne chère, on ne croit pas tout de suite à l'éternelle séparation. +L'esprit repousse longtemps l'idée de la mort, et de vagues espoirs +s'obstinent au fond du cÅ“ur. + +Blanche avait pensé plus d'une fois dans la journée que tout cela était +un songe funeste. Dès que ses paupières se fermaient, fatiguées de +larmes, elle croyait voir les douces figures de ses cousines sourire à +son chevet. + +Est-ce qu'on meurt ainsi toute jeune et toute belle? Est-ce que la +tombe peut s'ouvrir au seuil de la salle de bal? + +Les yeux de l'Ange étaient rouges et humides encore. Le sommeil l'avait +surprise, sans doute, au milieu d'une prière, car ses mains restaient +jointes sous sa couverture. Elle était beaucoup plus changée que le +soir de la Saint-Louis. La maladie ne pouvait point lui enlever son +exquise beauté, mais son visage portait les traces de la souffrance +physique et de l'affaiblissement. + +Il n'en fallait pas tant d'ordinaire pour que l'Å“il de Madame, +attentif et inquiet, ne quittât pas un seul instant les traits de sa +fille chérie. Mais aujourd'hui, Marthe de Penhoël tenait ses regards +cloués au sol et semblait oublier la présence de l'Ange. + +Elle n'entendait pas la plainte qui s'exhalait de la bouche de sa +fille; elle ne voyait point la pauvre enfant s'agiter sur son lit, et +pâlir parfois tout à coup aux élancements d'une douleur plus aiguë. + +La figure de Marthe semblait être de pierre. Depuis la tombée du jour, +elle était assise à la même place. Elle n'avait pas fait un mouvement. + +Ses yeux, fixés à terre, n'avaient point de pensée. Le sang avait +abandonné complétement sa joue livide et comme morte. + +Plusieurs fois avant de s'endormir, accablée, Blanche lui avait adressé +la parole. Point de réponse. + +Et c'était étrange! Madame accueillait si avidement d'ordinaire chaque +mot tombant des lèvres de sa fille!... + +Elle n'entendait pas. Quand une torture trop poignante déchire l'âme, +on devient insensible et sourd. + +Mais quelle était cette torture? Du vivant des filles de l'oncle Jean, +Marthe de Penhoël était bien froide envers elles. La mort des deux +pauvres enfants l'avait-elle donc changée au point de mettre à la place +de sa froideur des regrets navrants et passionnés? + +Ou sa douleur avait-elle une autre cause? + +Marthe était seule, et nulle oreille amie ne s'ouvrait pour recevoir sa +confidence. Sa pensée restait un secret entre elle et Dieu. + +Quand le son de la pendule du salon arriva jusqu'à son oreille, à +travers les murailles épaisses, sa tête, qui se renversait au dossier +de son fauteuil, se pencha en avant, comme pour écouter. + +Elle compta jusqu'à neuf: puis ses mains se croisèrent froides et +blanches sur sa robe de deuil. + +—Neuf heures!... murmura-t-elle d'une voix brève et altérée; la +dernière fois qu'elles chantèrent, l'heure sonna pendant le second +couplet... Je m'en souviens, c'était neuf heures! + +Elle s'arrêta comme si son esprit eût écouté en songe une lointaine +mélodie. + +Puis deux larmes brillèrent dans ses yeux, jusqu'alors secs et brûlants. + +Elle se prit à dire lentement, et comme si elle n'avait point eu la +conscience de ses propres paroles, les derniers vers du chant des +_Belles-de-Nuit_: + + Cette brise, c'est ton haleine, + Pauvre âme en peine; + Et l'eau qui perle sur les fleurs, + Ce sont tes pleurs... + +Un long soupir souleva sa poitrine. + +—Toutes deux!... murmura-t-elle; s'il revient... que lui dirai-je?... + +En ce moment, Blanche rendit une plainte plus distincte; Madame releva +les yeux sur elle. Mais son regard, au lieu de cet amour exclusif et +jaloux qui l'animait naguère lorsqu'elle contemplait l'Ange, exprima +une sorte de colère concentrée. + +—Mademoiselle de Penhoël!... prononça-t-elle avec un sourire amer; +l'héritière!... Toutes les joies vous étaient dues!... Tous les +respects... et tout l'amour!... Pour elles, rien!... Étaient-elles +moins belles ou moins bonnes?... Mon Dieu! mon Dieu! toutes mes +caresses étaient pour l'une, et les autres souffraient, dédaignées... +les autres qui se dévouaient et qui mouraient pour moi!... + +Ses sourcils étaient froncés; son regard se fixait toujours, dur et +froid, sur Blanche endormie. + +—Mademoiselle de Penhoël!... répéta-t-elle avec une amertume +croissante; la fille de la maison!... Les autres s'asseyaient au bas +bout de la table... et n'était-ce pas par charité qu'elles mangeaient +le pain du manoir?... + +Elle se leva d'un mouvement brusque, et continua en s'adressant à +l'Ange, comme si la pauvre enfant eût pu l'entendre: + +—Vous leur aviez tout pris, vous!... leur place dans le monde... leur +héritage... jusqu'au sourire de leur mère!... + +Une larme vint mouiller les cils baissés de Blanche qui rêvait. La tête +de Madame se pencha sur sa poitrine. + +—Jusqu'au dernier jour!... reprit-elle; oh!... il m'a fallu rester +auprès de votre lit, tandis que des étrangers jetaient la terre bénite +sur leur tombe!... Abandonnées!... abandonnées depuis le berceau +jusqu'à la mort!... + +Elle se couvrit le visage de ses mains et garda le silence durant +quelques minutes; puis, se redressant tout à coup, elle dit avec un +élan de passion: + +—Après la mort, du moins, on peut les aimer, je pense!... Dormez +heureuse, Blanche de Penhoël... Pour la première fois, je vais vous +abandonner, ma fille, afin de prier pour elles!... + +Marthe oublia de mettre un baiser sur le front de sa fille. Elle +traversa la chambre à pas lents et s'engagea dans les corridors du +manoir, après avoir fermé la porte à double tour. + +Elle ne rencontra ni valets ni maître sur son chemin. La maison +semblait déserte. + +Une fois dehors, elle pressa le pas pour se diriger vers la paroisse de +Glénac, qui était distante d'un grand quart de lieue. + +Le temps était lourd et accablant comme la veille; seulement une +brise tiède soufflait par rafales et déchirait çà et là le voile de +nuages qui couvrait le ciel. La lune se montrait par intervalles, +faisant sortir des ténèbres les marais et les montagnes. Cela durait +une minute, et tout disparaissait, envahi de nouveau par la nuit +victorieuse. + +Le long de la route solitaire, Marthe de Penhoël chancela plus d'une +fois, car elle était bien faible. Plus d'une fois elle s'arrêta saisie +d'une sorte d'épouvante, parce qu'un rayon de lune glissant tout à coup +à travers les arbres lui montrait, couchées sur l'herbe, deux enfants +immobiles et endormies dans leurs robes blanches... + +D'autres fois, quand son regard se tournait vers le marais qui +s'étendait sur sa gauche à perte de vue, il lui semblait qu'une voix +triste murmurait à son oreille les mélancoliques paroles du chant +breton. + +C'était l'heure où les vierges mortes viennent pleurer la vie sous les +saules. Marthe apercevait comme des ombres vagues qui se mouvaient au +bord de l'eau. Pauvres belles-de-nuit!... Marthe était une fille de la +Bretagne. Ses yeux se mouillaient de larmes, et ses bras s'étendaient +vers les saules. + +Elle poursuivait sa route. Autour de son intelligence frappée il +y avait comme une brume. Ses pensées flottaient, confuses. Elle se +surprenait à sourire au milieu de ses larmes, et ne trouvait plus la +fin de la prière commencée... + +Elle avait tant souffert! + +Le cimetière de Glénac fait le tour de la petite église, dont les +murailles indigentes et décrépites s'élèvent à mi-coteau, dominant +tout le passage que nous avons décrit plus d'une fois. L'unique rue +du bourg descend tortueusement vers le marais et baigne ses dernières +maisons dans les grandes eaux, lorsque vient le _déris_. Le tournant +de Trémeulé est situé sur la paroisse de Glénac, et la _Femme-Blanche_ +a mis bien des fois en branle les cloches de la flèche pointue et +bleue, pour sonner le glas des noyés. Derrière l'église il y a deux +grands ifs, si touffus qu'on ne voit point le ciel à travers leurs +branches. Ils dépassent en hauteur la croix de pierre qui marque, sur +la toiture, la place de l'autel. Les vieillards disent que les pères de +leurs grands-pères ont vu ces arbres hauts et touffus déjà : ils ont des +siècles d'âge... + +Entre les deux ifs, une balustrade en bois séparait du commun des +tombes un espace carré: c'était la sépulture de Penhoël depuis qu'on +n'enterrait plus sous les dalles de l'église. + +Marthe entra dans l'enceinte où la lumière de la lune lui montra les +deux tombes toutes fraîches et que nulle pierre ne recouvrait encore. + +Marthe se mit à genoux entre les deux tombes, et demeura longtemps +immobile. L'air sentait l'orage: le vent commençait à se lever, +fouettant l'atmosphère pesante; le gras feuillage des ifs s'agitait +par intervalles, et la girouette de l'église, tournant à ce souffle +incertain qui précède la tempête, jetait dans la nuit sa plainte rauque. + +Marthe n'entendait rien; seulement, quand le vent portait et que le +bruit sourd du tournant de Trémeulé montait jusqu'à elle, son corps +semblait éprouver un choc soudain. + +Elle savait que les cadavres des deux jeunes filles avaient été +retrouvés sous la _Femme-Blanche_. + +Les minutes s'écoulaient. Marthe restait toujours muette et sans +mouvement. Au bout d'un quart d'heure environ, elle rejeta en arrière +ses longs cheveux qui lui couvraient le visage, car elle était sortie +tête nue. Sans l'ombre épaisse projetée par les deux ifs, on eût pu +voir en ce moment sur ses traits un sourire tranquille et doux. + +Sa douleur s'endormait en un rêve... + +—Diane!... dit-elle tout bas. + +Et comme le silence répondait seul à cet appel, Marthe se tourna vers +l'autre tombe. + +—Cyprienne!... dit-elle encore. + +Toujours le silence. + +Marthe mit ses deux mains sur son cÅ“ur; un éclair se faisait dans la +nuit de son intelligence. + +—C'est donc bien vrai!... murmura-t-elle. Je ne verrai plus +leur sourire!... Elles sont là toutes deux dans la terre!... +M'entendent-elles?... Savent-elles comme je les trompais... et tout ce +qu'il y avait pour elles d'amour au fond de mon cÅ“ur?... + +Elle joignit ses mains sur ses genoux; ses yeux ne pouvaient point +pleurer, mais dans sa voix brisée il y avait des larmes. + +—Pauvres enfants! reprit-elle; pauvres enfants chéris!... Belles +âmes qui viviez de dévouement et de tendresse! Elles se croyaient +dédaignées... Autour d'elles, il n'y avait que froideur... et jamais +une plainte!... Il y a deux jours encore, quand je les trouvai +agenouillées à mes côtés comme deux anges consolateurs, elles me +parlèrent de mourir pour moi... Et moi je n'eus que des paroles +de raillerie!... Oh! pitié!... pardon!... je vous aimais! je vous +aimais!... + +Des pleurs brûlants inondaient maintenant sa joue, et des sanglots +soulevaient sa poitrine haletante. + +—Je vous aimais!... poursuivit-elle en faisant signe de presser contre +son cÅ“ur une personne chère; Dieu le savait... Dieu voyait mes larmes +et connaissait mon martyre!... Oh! vous ne souffriez pas seules, +pauvres enfants!... Et maintenant que vous êtes des saintes dans le +ciel, priez pour moi qui reste après vous à souffrir!... + +Elle n'avait plus de voix. Le silence régna dans le cimetière. + +Quand Marthe reprit la parole, son accent était doux et tout plein de +caresses. + +—Dieu est bon..., dit-elle; je sens bien que je ne serai pas +longtemps sans vous revoir... Que de baisers quand nous serons toutes +ensemble!... Je ne me cacherai plus... Je vous montrerai mon âme... +Nous aimer!... nous aimer!... ce sera notre joie dans le paradis! + +Elle tressaillit et releva tout à coup sa taille affaissée. + +—Blanche!... dit-elle, comme si une voix eût murmuré ce nom à son +oreille; c'est vrai... je l'avais oubliée... + +Puis elle ajouta avec amertume: + +—Toujours elle entre vous et moi... Toujours!... Et vous l'aimiez, +pauvres martyres, cette enfant heureuse qui vous prenait ma +tendresse... Blanche!... oui, je suis sa mère... il faut que je veille +sur elle... et je n'ai pas le temps de rester avec vous!... + +Avant de se relever, elle toucha de ses lèvres la terre humide qui +recouvrait les deux tombes. + +—Au revoir!... murmura-t-elle, je reviendrai demain. + +Elle sortit du cimetière. Tandis qu'elle reprenait la route parcourue, +le vent, qui gagnait à chaque instant en violence, la frappait au +visage. Au bout de quelques minutes, l'espèce de voile qui était sur +son esprit se déchira. Durant l'heure qui venait de s'écouler, elle +avait agi et parlé comme en un rêve. Maintenant elle se retrouvait tout +à coup en face de la réalité; la pensée de sa fille envahissait de +nouveau son cÅ“ur. + +Elle n'avait pas tout perdu, puisque Blanche lui restait, Blanche son +cher trésor!... + +Si on lui eût rappelé l'amertume récente de ses paroles, alors qu'elle +s'agenouillait entre les deux tombes, Marthe n'y aurait point voulu +croire. + +Reprocher à l'enfant adorée l'amour qu'on lui prodiguait, n'était-ce +pas un blasphème? + +Marthe pressait le pas. + +Elle se disait que l'Ange se serait peut-être réveillée durant son +absence, et qu'elle aurait appelé en vain. + +Elle se voyait d'avance rentrant dans la chambre un moment désertée +et s'élançant vers le petit lit pour couvrir de baisers le front de +l'Ange.... de l'Ange qui souriait contente et guérie.... + +Oh! il y avait encore du bonheur dans sa misère! + +Ces pauvres cÅ“urs frappés prennent tout à l'extrême. Ils n'ont plus de +règle parce que leur force est brisée. On les voit passer du désespoir +à l'allégresse, et tout sentiment chez eux semble exalté par une sorte +de fièvre. + +L'âme de Marthe s'inondait de joie. Blanche était tout pour elle en ce +moment. Toutes ses facultés d'aimer se rattachaient à Blanche. + +Le même paysage triste était toujours autour d'elle: la colline, tantôt +ensevelie dans la nuit, tantôt effleurée par la lueur pâle qui tombait +de la lune; le marais immense et plat, au milieu duquel se dressait +la fantastique figure de la _Femme-Blanche_, qui aurait dû lui parler +encore des deux jeunes filles mortes... + +Mais elle ne voyait plus avec les mêmes yeux. Il lui semblait que la +nuit souriait au-devant de ses pas. Elle était forte; sa marche ne +chancelait plus. Elle se hâtait, consolée, parce qu'elle voyait briller +au loin, sur la façade sombre du manoir, la lumière qu'elle avait +laissée dans la chambre de sa fille... + + * * * * * + +Vers cette même heure, un cavalier suivait la route de la Gacilly à une +demi-lieue de Redon. + +Ce cavalier avait la même pensée que Madame, et son cÅ“ur joyeux +battait bien fort au souvenir de Blanche qu'il allait revoir. + +C'était Vincent de Penhoël arrivant de Brest, à l'aide des pièces d'or +que Berry Montalt, le nabab de Mascate, lui avait données. + +Vincent avait payé le capitaine anglais et s'était dirigé vers +l'Ille-et-Vilaine, sans passe-port, au risque de tomber entre les mains +de la justice. Il était si pressé de revoir Penhoël! + +Il poussait son cheval, et ne s'inquiétait guère plus que Madame de +l'orage menaçant, qui courbait déjà les branches flexibles des taillis. + +Comme il arrivait à la hauteur du bourg de Bains, dans ce même chemin +creux où nous avons vu l'armée du uhlan Bibandier arrêter jadis +Robert et Blaise, il entendit au-devant de lui le pas d'un cheval, et +l'instant d'après un cavalier passa au grand galop à son côté. + +Vincent crut apercevoir confusément que le cheval portait un double +fardeau, un homme et une femme. + +Cela ne le regardait point assurément, et pourtant son cÅ“ur se serra. + +Sans se rendre compte de ce qu'il faisait, il appela le cavalier et le +somma de s'arrêter. + +Mais celui-ci avait déjà disparu à un coude de la route. Vincent n'eut +point de réponse. + +Un irrésistible instinct lui fit tourner la tête de son cheval; il fit +même quelques pas en arrière, et la pensée que l'inconnu était beaucoup +mieux monté que lui put seule l'arrêter. + +Il continua sa route vers Penhoël la tête basse et frappé par un +pressentiment triste qu'il ne pouvait point secouer... + + * * * * * + +Madame venait de rentrer au manoir de Penhoël. Les corridors étaient +toujours déserts. Elle trouva la porte de l'Ange fermée à double tour +comme elle l'avait laissée. + +Elle fit tourner vivement la clef dans la serrure et s'élança vers le +lit les bras tendus, le sourire aux lèvres. + +Le lit était vide. + +Madame ne perdit point son sourire. + +—Petite méchante, murmura-t-elle, qui a voulu me punir de l'avoir +laissée seule un instant!... + +Elle chercha en se jouant derrière les rideaux et sous les portières. + +—Blanche!... appela-t-elle sans élever la voix, où es-tu? + +Blanche ne répondait pas. + +Madame ouvrit les portes des cabinets et en fouilla les moindre recoins. + +—Blanche!... répétait-elle d'une voix altérée déjà ; ne cherche pas à +m'effrayer plus longtemps, ma fille... Si tu savais, je n'ai que trop +de raisons de craindre!... Blanche!... Blanche!... je t'en prie!... + +Elle tremblait; mais elle souriait encore. + +Tout à coup elle poussa un grand cri et se laissa choir sur ses deux +genoux. + +Elle venait de voir la fenêtre ouverte et la tête d'une échelle dont +les derniers barreaux dépassaient le balcon... + + +FIN DU DEUXIÈME VOLUME. + + + * * * * * + + + TABLE DES MATIÈRES + DU DEUXIÈME VOLUME. + + Deuxième partie. + Le manoir. + (Suite.) + + III Mystères. 1 + IV Mère et fille. 27 + V Diane et Cyprienne. 47 + VI Un coin du voile. 67 + VII Sous la Tour-du-Cadet. 87 + VIII Maître le Hivain. 107 + IX Rendez-vous. 129 + X Prédictions. 149 + XI Conciliabule. 163 + XII Petits démons. 183 + XIII Deux pierres. 205 + XIV Pauvres filles! 219 + XV Deux tombes. 245 + + + Corrections. + + Pages 3, 7, 14, 52: «Babouin» remplacé par «Baboin» + (Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang). + Page 6: «un» remplacé par «une» (une partie du cercle). + Page 19: «désappoinié» par «désappointé» (Roger était presque + désappointé). + Page 51: «Carentoire» par «Carentoir» (entre Redon et Carentoir). + Page 58: «Halligan» par «Haligan» (Benoît Haligan les avait + tenues). + Page 62: «tournois» par «tournoi» (dans ce grand tournoi). + Page 123: «close» par «clause» (frappées d'une clause de réméré). + Page 129: «atttendre» par «attendre» (pour attendre Robert de + Blois). + Page 131: «Carantoir» par «Carentoir» (entre Redon et Carentoir). + Page 133: «une» par «un» (un espace de quelques pieds carrés). + Page 167: «décendre» par «défendre» (défendre Penhoël malgré lui). + Page 171: «queston» par «question» (l'homme en question). + Page 196: «quant» par «quand» (quand il fallait traverser un + taillis). + Page 237: «a» par «as» (Tu les as vues). + + + + + +End of Project Gutenberg's Les belles-de-nuit, Tome II, by Paul Féval + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES BELLES-DE-NUIT, TOME II *** + +***** This file should be named 44613-0.txt or 44613-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/6/1/44613/ + +Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the +Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net +(This file was produced from images generously made +available by The Internet Archive/Canadian Libraries) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For forty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les belles-de-nuit, Tome II + ou les anges de la famille + +Author: Paul Féval + +Release Date: January 7, 2014 [EBook #44613] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES BELLES-DE-NUIT, TOME II *** + + + + +Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the +Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net +(This file was produced from images generously made +available by The Internet Archive/Canadian Libraries) + + + + + + + + + + Au lecteur: + + L'orthographe d'origine a été conservée, mais quelques erreurs + typographiques évidentes ont été corrigées. La liste de ces + corrections se trouve à la fin du texte. + + Une table des matières a été ajoutée. + + + + + LES + BELLES-DE-NUIT. + + + + + IMPRIMERIE DE G. STAPLEAUX. + + + + + LES + + BELLES-DE-NUIT + + OU + + LES ANGES DE LA FAMILLE + + + PAR + + Paul Féval. + + + TOME II + + + BRUXELLES. + + MELINE, CANS ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS. + + LIVOURNE. LEIPZIG. + MÊME MAISON. J. P. MELINE. + + 1850 + + + + +DEUXIÈME PARTIE. + +LE MANOIR. + +(SUITE.) + + + + +III + +MYSTÈRES. + + +La partie grave et discrète de l'assemblée, qui se respectait trop pour +prendre part à la danse, commençait à trouver le bal monotone et long. +Les commérages languissaient, parce qu'on avait déjà médit de tout le +monde. L'évanouissement de Blanche fit à l'ennui naissant une diversion +tout agréable et vint raviver l'entretien. + +Ce cercle respectable se composait de trois vicomtes, qui avaient été +des hommes à succès dans leur jeunesse au temps des états de Bretagne, +d'une demi-douzaine de bourgeois qu'on avait laissés se décrasser et +mettre un _de_ au-devant de leurs noms, parce qu'ils avaient mille écus +de rente, et d'un nombre à peu près égal de dames antiques, portant, +avec une solennité impossible à décrire, le ridicule orgueilleux de +leur toilette et la laideur choisie de leurs visages. + +On remarquait surtout trois petites personnes, toutes trois également +jaunes, sèches, roides et vêtues de robes de soie violette d'une +ancienneté incontestable. Bien qu'elles fussent encore célibataires, +aux environs de la cinquantaine, ce qui déprécie, elles donnaient le +ton à la _société_, parce que leur talent de médire était hors ligne, +et que chacun de leurs coups de langue emportait net le morceau. Leurs +rivales elles-mêmes, madame la chevalière de Kerbichel, épouse de +l'adjoint au maire de Glénac, et madame Claire Lebinihic, jeune veuve +à peine âgée de quarante-cinq ans, autour de laquelle soupiraient les +trois vicomtes, étaient forcées de reconnaître la supériorité des +demoiselles Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang. + +Il faut dire qu'elles avaient tout pour elles. L'aînée, mademoiselle +Amarante, chantait, en s'accompagnant de la guitare, l'ariette légère; +la seconde, mademoiselle Églantine, la tremblante romance; la +troisième, mademoiselle Héloïse, attaquait, toujours avec la guitare, +le grand morceau de caractère. + +A cause de cela, le jeune M. de Pontalès, à qui tout était permis parce +qu'il était l'héritier de son père, les avait surnommées en masse les +trois Grâces, et en détail _l'Ariette_, _la Romance_, et _la Cavatine_. + +Elles avaient un petit frère, M. Numa Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, +qui se tenait un peu à l'ombre de leur gloire, mais qui, néanmoins, +passait pour un fort agréable joueur de reversi. + +Quand Madame, aidée de l'oncle Jean, eut emmené Blanche, l'imposante +réunion se rassit. Ses membres se regardèrent durant quelques secondes +en silence. + +--Voilà déjà deux fois que la pauvre petite demoiselle se trouve mal +aujourd'hui!... dit le père Chauvette, qui seul, parmi tout ce monde +aigre et roide, représentait l'élément charitable. + +--Je ne voudrais rien dire d'inconvenant, murmura madame Claire +Lebinihic, mais c'est tout à fait comme cela que j'étais la première +année de mon mariage. + +Les trois Grâces baissèrent les yeux. Les trois vicomtes eurent un +sourire très-égrillard. + +--Avez-vous remarqué, reprit l'adjoint, chevalier de Kerbichel, +hobereau taillé en Hercule et qui portait de jolies petites boucles +d'oreilles, avez-vous remarqué comme le fils Pontalès a fait des yeux +au Robert de Blois quand mademoiselle est tombée? + +--C'est un joli garçon!... répliqua la Romance. + +--Un franc mauvais sujet! appuyèrent l'Ariette et la Cavatine en +donnant à ce mot une acception toute flatteuse. + +--Ce que je voudrais bien savoir, reprit la Romance, c'est le sentiment +de M. de Penhoël sur les assiduités du fils Pontalès auprès de madame +Lola... + +Le cercle entier sourit. + +--Madame Lola!... madame Lola!... répéta la chevalière de Kerbichel, +ces créatures ont des noms à elles. + +--Quant à cela, madame, repartit la Romance qui se crut attaquée dans +son doux nom d'Églantine, tout le monde n'est pas forcé de s'appeler +Suzon ou Fanchette, comme les filles du commun!... + +Madame de Kerbichel s'appelait Fanchon. Le cercle rit encore, excepté +le chevalier-adjoint, qui secoua le tabac de son jabot d'un air +mortifié. + +--Tout cela n'empêche pas, reprit l'Ariette, qu'il se passe de drôles +de choses dans cette maison!... Les maîtres font les honneurs, Dieu +sait comme!... Voici madame partie; où est monsieur? + +--En conférence avec le marquis de Pontalès, répondit le frère Numa. + +--En bonne conscience, voulut dire le père Chauvette, on peut bien +avoir des affaires... + +Mais personne n'avait la simplicité d'accorder la moindre attention au +pauvre maître d'école. + +--Toujours avec le marquis! poursuivit l'Ariette. + +--Et avec l'homme de loi! ajouta la Cavatine. + +--Ah! dit la Romance d'un ton capable, des gens bien informés +prétendent que Penhoël file un mauvais coton, pour parler comme les +gens du peuple... Il emprunte sans cesse de l'argent au marquis, et +l'homme de loi le Hivain sait des choses qui étonneraient bien du monde! + +--C'est que la Lola aime trop les dentelles! dit l'un des vicomtes. + +--Et les cachemires, ajouta un second vicomte. + +--Et les diamants, ajouta le troisième vicomte. + +--Et tout cela coûte de l'argent! fit observer madame Claire Lebinihic: +rien que mon châle de noces, qui n'était pas de l'Inde pourtant, valait +cent cinquante écus... + +--Et puis tant de charges! reprit la chevalière de Kerbichel; c'est la +maison du bon Dieu que ce manoir!... On y mange et on y boit toute la +journée... Je vous demande un peu si ce n'est pas de la folie que de +nourrir à rien faire ce grand garçon de Roger de Launoy? + +--Et ce barbouilleur qui est venu de Paris pour mettre du rouge et du +bleu sur les murailles? dit la Romance. + +--Permettez, chère soeur, interrompit le frère Numa qui était méchant, +lui aussi, quand il pouvait; ces deux messieurs ne sont pas si +complétement inutiles que vous voulez bien le dire. + +--A quoi servent-ils, s'il vous plaît? + +--A quoi?... Je n'en sais rien... mais si vous me demandiez à qui... + +--Ah! ah! s'écrièrent à la fois Églantine, Héloïse et Amarante, +enchantées de l'esprit de leur frère; voilà qui est adorable! + +Et comme une partie du cercle ne comprenait point, la Romance ajouta en +baissant pudiquement ses paupières jaunes et dépouillées: + +--Mon frère veut dire qu'ils servent aux deux petites filles de l'oncle +Jean... + +Tonnerre d'applaudissements des vicomtes; gros rires de l'assemblée en +choeur. Le mot valait bien cela. + +--Ah! mademoiselle!... mademoiselle!... commença le bon maître d'école +avec reproche. + +Mais sa voix fut couverte par celle du chevalier-adjoint de Kerbichel, +qui avait l'intelligence lente et qui riait toujours après coup. + +Numa Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, alléché par le succès qu'il venait +d'obtenir, désira un nouveau triomphe. + +--Pourriez-vous me dire, mesdames, demanda-t-il d'un air innocent, si +c'est à madame de Penhoël ou à sa fille que M. Robert de Blois _fait +attention_? + +--A la fille, répondit la chevalière de Kerbichel. + +--A la mère, ripostèrent les vicomtes. + +--En vérité, ceci est une question, dit gravement la Romance. Je ne +sais pas si vous avez vu comme moi que M. Robert de Blois échangeait +certains signes avec Madame pendant la contredanse?... + +--J'ai vu cela, dit Kerbichel. + +--Moi aussi! + +--Moi aussi! + +--Et avez-vous remarqué la manière dont Madame a repoussé M. de Blois +quand celui-ci a voulu relever Blanche évanouie? + +Tout le monde répondit affirmativement. + +La Romance poursuivit en baissant la voix et en prenant cet air timide +qui annonçait toujours quelque méchanceté noire: + +--Quand on repousse ainsi un homme, c'est qu'on le connaît beaucoup... +beaucoup!... beaucoup!!... + +--C'est juste... dit avec goguenardise la partie masculine de +l'assemblée. + +--Comme mademoiselle Églantine sait ces choses-là! murmura la +chevalière de Kerbichel, qui avait une vengeance à exercer. + +--En outre, reprit la Romance, comment expliquer ce mouvement si +brusque, sinon par un petit grain de jalousie?... + +--C'est vrai!... opina derechef l'assemblée convaincue; c'est pourtant +vrai!... + +Le pauvre maître d'école n'essaya pas même de protester, tant il se +sentait faible contre le sentiment général. + +--Ainsi va le monde! reprit encore la Romance; M. de Penhoël achète +des cachemires à la Lola... il fait peindre son manoir du haut en bas +pour la Lola... il plante des salons de verdure, il tend de soie les +vieilles chambres que ses pères habitaient bien toutes nues!... Pendant +ce temps-là madame s'ennuie... Elle est bien conservée au moins!... + +--Elle est encore très-jolie femme! + +--Que faire quand on est délaissée?... Elle remarque un beau +cavalier... Mon Dieu, je n'affirme rien!... Ce n'est pas moi, Dieu +merci, qui voudrais faire des cancans sur une famille riche et +respectable... mais je dis que si cela était... Enfin, soyons de bon +compte, tout est possible! Il ne faudrait pas être trop sévère à +l'égard de la pauvre dame... + +--Ma foi non, répliquèrent les vicomtes, Penhoël ne l'aurait pas +volé!... + +Le bal se poursuivait, mais languissant et triste désormais. Diane et +Cyprienne, qui tout à l'heure égayaient si franchement la fête, ne +pouvaient plus cacher leur tristesse. Elles essayaient encore pourtant, +et semblaient s'exciter mutuellement à sourire. + +A chaque instant leurs yeux inquiets se tournaient vers l'entrée du +salon de verdure. + +On eût dit qu'elles restaient là maintenant à contre-coeur, et qu'une +mystérieuse tâche les appelait loin du bal. + +L'annonce de l'accident arrivé à Blanche de Penhoël avait franchi +l'enceinte du jardin et produit plus d'effet encore, peut-être, sur +l'aire que dans le salon de verdure. La danse rustique avait fini; +tandis que le feu de joie éteignait ses dernières lueurs, jeunes gars +et jeunes filles s'étaient rassemblés en cercle autour des vieillards, +assis à la porte de la ferme. + +Il n'y avait plus, sur le milieu de l'aire, que M. Blaise, qui se +promenait les mains dans ses poches et affectait de ne point vouloir +mêler son importante personne à toute cette populace. + +On parlait bas dans le groupe des paysans, justement à cause de M. +Blaise, qui passait pour avoir l'oreille fine. + +Le père Géraud tenait le centre du groupe et interrogeait un petit +garçon qui venait de sortir du jardin, où il avait servi des +rafraîchissements aux hôtes de Penhoël. + +--Conte-nous ce que tu as vu, petit Francin, disait le bon aubergiste +du _Mouton couronné_. + +--Tout le monde regardait la Lola, répondit l'enfant. Quelle belle +fille tout de même! Je ne sais pas ce qu'elle a autour de son cou qui +brille comme des charbons allumés... mais les dames et les messieurs +disaient qu'il y avait là de quoi racheter la Forêt-Neuve!... Tout d'un +coup la petite demoiselle a crié... j'ai regardé comme les autres, et +je l'ai vue couchée par terre... Il n'y avait auprès d'elle que M. +de Blois... Quand il a voulu la relever, oh! si vous aviez vu Madame +arriver sur lui!... j'ai cru qu'elle allait l'étrangler... + +--Elle n'a rien dit? demanda le père Géraud. + +--Non fait!... mais on voyait bien qu'elle avait son idée... C'est M. +de Blois, bien sûr, qui a fait du chagrin à l'Ange!... + +Un menaçant murmure courut parmi les paysans. + +Le père Géraud passa le revers de sa main sur son front. + +--Oui... oui... pensa-t-il tout haut, cet homme-là est le malheur de +Penhoël!... Et c'est moi qui lui ai enseigné le chemin du manoir!... +Qu'auriez-vous fait, vous autres? ajouta-t-il avec brusquerie en +s'adressant aux vieux métayers qui l'entouraient. Il arriva chez moi... +il me parla de l'aîné... voyez-vous, on ne devine pas ces choses-là, +bien sûr qu'il a connu notre M. Louis quelque part!... Quand il me dit +qu'il était l'ami de Penhoël, moi je lui aurais donné le dernier écu de +ma bourse!... + +Il mit sa tête grise entre ses deux mains, et poussa un gros soupir. + +--Allons, allons, père Géraud, dit le fermier du Port-Corbeau, les +temps sont mauvais pour nos maîtres, mais ça pourra revenir... Et quant +à ce qui est de vous, tout le monde sait bien que vous êtes un bon +coeur!... Penhoël est riche, après tout!... + +--Riche?... interrompit l'aubergiste de Redon; si vous saviez!... + +Les métayers se rapprochèrent curieusement. + +Mais le vieux Géraud n'en voulait point dire davantage. + +--C'est moi qui lui ai montré le chemin du manoir! répéta-t-il, comme +si cette idée l'eût poursuivi sans cesse; c'est moi!... Écoutez!... +avant de monter jusqu'à la ferme, je suis entré tantôt chez Benoît +Haligan, qui est bien près de mourir... car tous ceux qui aiment +Penhoël s'en vont les uns après les autres!... le pauvre Benoît a le +_grolet_[1] sur sa paillasse. Ce n'est pas d'hier qu'il a dit pour la +première fois que l'Ange et les deux filles de Jean de Penhoël feraient +trois pauvres _belles-de-nuit_, avant le déris de l'hiver qui vient... +Il m'a dit encore, poursuivit le père Géraud en baissant la voix +davantage, que notre M. Louis reviendrait quelque jour... mais qu'il +reviendrait trop tard! + + [1] Le râle de la mort. + +Le père Géraud se tut, et il se fit un silence autour de lui. + +Chacun avait le coeur serré. Cette fête, commencée dans la joie, +s'achevait morne et lugubre. + +La plupart des paysans rassemblés dans l'aire n'avaient pas donné +grande attention jusqu'alors aux vagues menaces qui pesaient sur la +maison de Penhoël; mais, ce jour-là, personne ne doutait: on sentait en +quelque sorte le malheur planer au-dessus du manoir. + +Les jeunes gars oubliaient de parler d'amour à leurs promises, et le +tonneau de cidre, encore plein aux trois quarts, ne couronnait plus de +mousse petillante la grande écuelle qui, dans ces sortes d'occasions, +faisait si joyeusement d'ordinaire le tour de l'assemblée. + +Un seul fidèle restait auprès du tonneau, un pauvre diable maigre comme +un clou, qui buvait avec acharnement, couché tout de son long dans la +poussière. + +Personne ne daignait lui parler, pas même l'Endormeur, bien que le +pauvre diable fût sa vieille connaissance, l'ex-uhlan Bibandier. + +Bibandier fumait sa pipe en philosophe et semblait se soucier assez peu +du mépris général. Il fumait et buvait comme s'il se fût engagé à vider +tout seul le grand tonneau de cidre. + +Dans le groupe rassemblé à la porte de la ferme, ce fut le petit +Francin qui rompit le silence. + +--M. Blaise!... dit-il tout à coup. + +Le domestique de Robert de Blois s'avançait en effet à pas comptés vers +le groupe des paysans. + +--Eh bien, mes enfants!... cria-t-il de loin, ne boit-on plus à la +santé du roi et de M. le maire? + +Personne ne répondit. Le père Géraud s'était redressé. + +--Petit Francin, murmura-t-il rapidement, retourne au jardin... Tu +viendras nous dire s'il y a du nouveau... + +Puis il ajouta en se tournant vers les vieux métayers assis à ses côtés: + +--Vous autres, j'aurai à vous parler après la veillée... Il ne sera pas +dit que personne n'a fait un pas ou donné un écu pour sauver Penhoël!... + +Blaise entrait dans le cercle tenant à la main la grande écuelle pleine. + +Le petit Francin remontait en courant vers le jardin du manoir. + +La partie grave de l'assemblée était en ce moment maîtresse du terrain. +Les trois demoiselles Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang et les autres +membres de la société avaient quitté leurs postes pour envahir le +gazon, occupé naguère par les danseurs. L'orchestre chômait. Quelques +gens avisés voyaient venir avec effroi le moment où Églantine, Héloïse +et Amarante allaient demander leur redoutable guitare, sous prétexte +de ranimer la fête. L'espoir secret que nourrissaient ces aimables +personnes de faire entendre, savoir: Amarante son ariette, Églantine sa +romance, et la jeune Héloïse son grand morceau d'opéra, leur donnait +des airs un peu moins revêches et les empêchait surtout d'invectiver +trop aigrement les Penhoël, qui abandonnaient ainsi leurs hôtes au beau +milieu de la soirée. + +Il n'y avait plus, en effet, dans le salon de verdure, aucun +représentant de la famille. Le maître du manoir était toujours dans son +appartement; Madame n'avait point reparu, non plus que l'oncle Jean. +Enfin Cyprienne et Diane, qui avaient présidé si longtemps à la danse, +s'étaient éclipsées tout à coup et avec une sorte de mystère, puisque +leurs cavaliers eux-mêmes les avaient cherchées en vain parmi la foule. + +Étienne et Roger avaient déserté à leur tour le salon de verdure, pour +explorer sans doute les allées du jardin. + +C'étaient maintenant Robert de Blois et Lola qui, en qualité +d'habitants ordinaires du manoir, faisaient les honneurs. + +Le jardin était illuminé, comme nous l'avons dit, d'un bout à l'autre, +et l'on n'y eût pas trouvé un endroit pouvant servir de cachette. + +Étienne et Roger avaient quitté le bal sans se prévenir mutuellement. +Ils se rencontrèrent face à face au détour d'une allée. + +Étienne était tout pensif. Les cheveux de Roger étaient baignés de +sueur. + +Il s'arrêta, essoufflé, devant le peintre. + +--Tu ne les as pas rencontrées? lui demanda-t-il vivement. + +--Non, répliqua Étienne. + +--Je vais chercher encore, dit Roger qui voulut reprendre sa course. + +Le jeune peintre l'arrêta. + +--Tu ne les trouveras pas... dit-il; tandis que tu cherchais à gauche, +moi je cherchais à droite... A nous deux nous avons parcouru tout le +jardin... Elles n'y sont pas. + +--Alors où sont elles? + +--Je ne sais. + +L'agitation de Roger de Launoy semblait croître à chaque instant. +Étienne, au contraire, restait calme, bien que sa voix si gaie +d'ordinaire eût un vague accent de tristesse. + +--Où sont elles?... répéta Roger; mon Dieu, tout cela est bien étrange! + +--Étrange!... interrompit Étienne en souriant; pourquoi?... Nous +doivent-elles compte de leurs actions? + +--Tu n'aimes pas, toi!... murmura Roger. + +Le peintre garda le silence; mais sa main serra plus fortement le bras +de son ami. + +--Moi, j'aime, reprit Roger, comme un pauvre fou!... Quand je suis +auprès d'elle, je ne sais plus qu'admirer et croire... Son sourire est +si pur, et on voit si bien son coeur sur son visage... J'ai honte de +mes soupçons. + +--Tu as donc des soupçons?... demanda tout bas Étienne. + +Roger baissa les yeux et ne répondit pas tout de suite. + +--Que sais-je?... s'écria-t-il enfin en appuyant sa main contre son +front mouillé de sueur. Je ne suis pas fou, et je ne rêvais pas... j'ai +vu... + +Il hésita. + +--Qu'as tu vu?... demanda Étienne. + +Et comme Roger se taisait encore, il ajouta d'un accent triste et lent: + +--Tu peux parler... j'ai vu, moi aussi, bien des choses! + +Roger le regarda avec une sorte d'effroi. On eût dit qu'il avait gardé +un vague espoir de s'être trompé, et qu'il redoutait par-dessus tout la +certitude. + +--Je ne parle pas de Cyprienne, répondit le peintre; mais Diane a un +secret... Il y a longtemps que je le sais. + +--Et ce secret?... + +--J'ai confiance, parce que j'aime... Jamais je n'ai cherché à le +surprendre. + +--Oh!... s'écria Roger, parce que j'aime, moi, je me défie!... C'est +tout mon bonheur et tout mon espoir!... Si je pensais que Cyprienne en +aimât un autre! + +Il s'arrêta, et reprit avec amertume: + +--Mon Dieu! cette idée-là me vient souvent... Et comment ne me +viendrait-elle pas?... Tu dis que tu as vu bien des choses!... Mais il +y a voir et voir... Ce que j'ai vu, moi, est tellement étrange, que +j'hésite à le confier même à mon meilleur ami. Et pourtant, poursuivit +Roger après avoir attendu une question qui n'était point venue, cela me +pèse trop sur le coeur!... Te souviens-tu, Étienne, de cette soirée que +nous passâmes à parler d'elles au bord du marais, de l'autre côté de +Glénac?... L'heure nous surprit... Quand nous rentrâmes au manoir, le +souper était fini depuis longtemps, et tout le monde dormait... Nous le +croyions du moins... Nous prîmes chacun sans bruit le chemin de notre +chambre. + +«La lampe du grand corridor était éteinte... Il me semblait entendre +devant moi un bruit de pas légers et timides... Je m'avançai les bras +tendus, touchant des deux côtés les murs du corridor... + +«Le bruit avait cessé à mon approche... Je croyais m'être trompé, +lorsque je sentis sous mes doigts deux coiffes de toile qui glissèrent +au premier contact, et que je ne pus retrouver dans l'ombre. Les pas +se faisaient entendre de nouveau, légers et rapides, dans la partie du +corridor que je venais de parcourir. On fuyait... mais au moment où +ma main s'était refermée, une des coiffes de toile avait laissé son +attache entre mes doigts... Et je riais, tout en ouvrant la porte de ma +chambre, parce que je me disais: «J'ai là de quoi savoir laquelle des +servantes de Penhoël va courir la nuit le guilledou!» + +«J'allumai ma chandelle, et je reconnus le petit ruban de soie bleu que +j'avais vu dans la journée à la coiffe de Cyprienne...» + +Roger de Launoy se tut, attendant évidemment une parole d'étonnement; +mais le peintre ne parla point. + +Il demeurait pensif et la tête inclinée. + +--Eh bien?... dit Roger. + +--Est-ce tout ce que tu as vu? demanda froidement Étienne. + +Roger était presque désappointé du peu d'effet produit par son histoire. + +--N'est-ce pas assez?... s'écria-t-il. + +--Ce n'est rien. + +--Tu as vu quelque chose de plus extraordinaire? + +--Tu en jugeras, répondit le peintre. + +--Alors il faut parler. + +--Tout à l'heure... continue. + +--Écoute donc encore, reprit Roger. Quelques jours après, je revenais +de Redon à pied... C'était à la hauteur du bourg de Bains, au milieu +de la lande... il faisait clair de lune... J'entendais au loin sur +la bruyère le galop de deux chevaux... Je ne prenais point garde, et +je poursuivais ma route... Au moment où les deux chevaux passaient +près de moi lancés à pleine course, je levai la tête... Les deux +chevaux étaient montés par des femmes... Je criai: «Diane! Cyprienne!» +Nulle voix ne me répondit. Je voulus courir; mais les deux femmes se +perdaient déjà dans l'ombre, et le pas de leurs chevaux s'étouffait au +loin sur la lande. + +--Il était tard? demanda Étienne. + +--Onze heures du soir. + +--Et ce jour-là, les Pontalès n'étaient-ils pas à Redon?... + +Roger se frappa le front. + +--Tu m'y fais songer! s'écria-t-il, les Pontalès étaient à Redon! + +--Mais était-ce bien elles?... dit le peintre. + +--Tu vas voir!... Il n'y avait pas possibilité de les rejoindre... +Après avoir fait quelques pas en courant comme un fou, je repris le +chemin de Penhoël. En arrivant au bac, je demandai au vieux Benoît si +quelqu'un avait passé l'eau dans la soirée. + +«Il me répondit: + +«--Personne. + +«Cela me fit grand bien... Je crus avoir rêvé... Pourtant, une fois +arrivé au manoir, il me restait des doutes... Au lieu de gagner mon lit +tout de suite, je me dirigeai, sans trop avoir la conscience de ce que +je faisais, vers la chambre de Diane et de Cyprienne... + +«Je collai mon oreille à la serrure. On n'entendait aucun bruit. + +«Elles dorment peut-être, me disais-je... Ma pauvre Cyprienne!... Je +suis un misérable fou!... + +«Et cependant, ma main s'appuyait malgré moi sur le bouton de la porte. +La porte s'ouvrit. Je reculai d'abord, effrayé de mon action... + +«Puis mon regard se glissa dans la chambre. Les rayons de la lune +tombaient d'aplomb sur les deux petits lits blancs, qui étaient vides.» + +--Est-ce tout?... demanda Étienne, tandis que Roger passait le revers +de sa main sur son front où perlaient des gouttes de sueur. + +--Si c'est tout!... murmura Roger; mais que veux-tu de plus? + +--Je crois en elles... dit le peintre. + +--Moi aussi! moi aussi! s'écria Roger; je crois en elle... Je l'aime +tant!... Quand je la vois sourire à mes côtés, je ne doute plus... Il +me semble que j'ai fait un rêve douloureux et impossible... Mais quand +je me retrouve seul, face à face avec moi-même, je me souviens, et je +souffre!... Bien des fois j'ai été sur le point de parler et d'implorer +une explication... mais elle paraissait me deviner... Son regard +souriait, se reposait sur moi si calme et si pur!... Je sais bien que +je n'oserai jamais l'interroger! + +Tout en causant, ils marchaient le long des allées du jardin. Ils +s'éloignaient d'instinct du salon de verdure, où les hôtes de Penhoël +étaient toujours rassemblés. Roger allait la tête basse et l'air +consterné; Étienne portait sur son visage qui voulait sourire les +traces d'une émotion contenue. Peut-être se faisait-il plus fort qu'il +ne l'était réellement. + +--Ce que tu as vu est étrange, dit-il enfin, ce que j'ai vu est plus +étrange encore... Ce mystère qui les entoure, j'aurais pu le percer +peut-être... mais je ne l'ai pas voulu... Moi aussi, j'ai rencontré +une fois Diane et Cyprienne dans les corridors du manoir au milieu +de la nuit... J'étais caché par la saillie d'une embrasure: elles ne +m'apercevaient point... Je les vis traverser sans bruit la galerie... +Elles dépassèrent ta chambre, la chambre de Penhoël, et je crus +qu'elles allaient entrer chez Madame... Mais elles dépassèrent aussi la +porte de Madame... Il n'y a rien au delà, sinon l'appartement occupé +par M. Robert de Blois. + +--C'était chez lui qu'elles se rendaient?... demanda Roger vivement. + +--Je ne sais... répliqua le peintre. La galerie fait un coude... Elles +disparurent. + +--Et tu ne les suivis pas?... + +--Je ne les suivis pas. + +--Ce Robert, qu'elles font semblant de mépriser et de détester! murmura +Roger de Launoy. + +--Elles méprisent aussi, elles détestent les deux Pontalès, dit Étienne +dont la voix baissa involontairement, et pourtant je les ai vues +s'introduire au château après minuit sonné! + +--Au château de Pontalès?... s'écria Roger stupéfait. + +--Au château de Pontalès... La nuit était sombre, cette fois, et je ne +les aurais pas reconnues si je n'avais entendu la douce voix de Diane +sur la lisière de la forêt. + +«--Aide-moi, disait-elle. + +«Elles s'approchèrent toutes deux de la muraille du parc. Cyprienne +s'appuya des deux mains contre le mur, et, avec son secours, Diane +franchit la clôture.» + +--Après?... fit Roger, dont le souffle haletait. + +--Je revenais de la Gacilly, à cheval, répliqua le peintre, mon coeur +battait et mon front brûlait... Mais je ne suis pas comme toi, Roger, +et je n'aurais jamais ouvert la porte de la chambre des filles de Jean +de Penhoël... J'enfonçai les éperons dans le ventre de mon cheval, qui +m'emporta au travers des taillis... + +--Oh!... fit Roger; tu n'aimes pas! tu n'aimes pas! + +--Si Diane de Penhoël n'est pas ma femme, répliqua le peintre, je ne +me marierai jamais... Il ne m'arrivait pas souvent autrefois de songer +à l'avenir... maintenant j'y pense toujours, parce que l'avenir, c'est +elle... Tu es rassuré quand tu les vois sourire, Roger; moi, si un +doute pouvait me venir, il me viendrait en ces moments... Mais que +de fois, parmi la joie feinte, que de fois j'ai surpris des larmes +dans les yeux de Diane!... C'est un coeur vaillant et fort contre la +souffrance!... Sous cette frêle beauté de jeune fille, j'ai deviné le +courage d'un homme... Ces larmes furtives qui me serrent le coeur, je +les bénis et je les admire... Oh! que Diane garde son secret!... Au +fond d'une âme comme la sienne, il ne peut y avoir que de nobles élans +et de saintes pensées!... + +La tête de Roger ne se relevait point. Il gardait le silence. + +--Chacun dans le pays sait cela, reprit le peintre, les plus pauvres +comme les plus riches. Il y a un grand malheur sur la maison de +Penhoël... Dieu se sert parfois du faible courage d'un enfant pour +combattre la force des méchants... + +Étienne s'interrompit brusquement, et sa voix, qui était lente et +rêveuse, se fit brève tout à coup et décidée. + +--Et puis, que m'importe tout cela? s'écria-t-il. Je faisais un songe +charmant... Le réveil est venu... Que Diane soit ceci ou cela, un ange +ou une pécheresse, je la verrai demain pour la dernière fois. + +--Que dis-tu là?... demanda Roger en tressaillant. + +Ils étaient arrivés sur la terrasse qui bordait la rampe descendante +au passage de Port-Corbeau. Ils s'arrêtèrent d'un commun accord, et le +peintre s'accouda contre la balustrade de pierre. + +--Ce matin, reprit-il, M. Robert de Blois, qui paraît être maintenant +le maître au manoir, m'a payé mes travaux et m'a fait entendre qu'on +n'avait plus besoin de moi. + +--Mais Penhoël!... s'écria Roger, qui saisit la main de son ami; tu +aurais dû voir Penhoël. + +--J'ai vu Penhoël, répliqua Étienne, dont l'accent mélancolique prit +une nuance d'amertume, et je pars demain pour Paris... + +Au moment où le jeune peintre prononçait ces derniers mots, un faible +cri se fit entendre au pied de la terrasse. + +Les deux amis se penchèrent en même temps sur la balustrade et virent +deux formes blanches se glisser entre les châtaigniers des taillis. + +--Ce sont elles! s'écria Roger. + +Il voulut s'élancer, mais Étienne le retint de force. + +--Tu restes..., dit-il; tu es heureux!... Crois-moi, veille sur elles +pour les protéger, et non pas pour les épier! + + + + +IV + +MÈRE ET FILLE. + + +C'était la chambre de l'ange de Penhoël: un petit lit entouré de +rideaux blancs, dont la mousseline transparente laissait voir dans la +ruelle une image de la sainte Vierge, ornée d'un laurier-fleur bénit, +quelques siéges brodés par Madame et représentant des sujets enfantins +et gracieux, de jolies estampes de piété le long des lambris, et dans +une bibliothèque mignonne, en bois de rose, des livres du premier âge. + +Dans ce réduit si frais, à peine pressentait-on la jeune fille. +C'était l'enfant qui se montrait encore, l'enfant candide et +insouciante. + +Quelque chose disait que cette couche calme ignorait jusqu'à ces +rêves vagues qui bercent, à quinze ans, le sommeil de la vierge. Tout +était riant, mais froid. L'enfant se jouait, heureuse, au seuil de la +puberté. Elle tardait à naître femme. + +Et encore ce qui souriait dans cette chambre gentille, ce qui était +frais, gracieux, coquet, n'appartenait pas à Blanche toute seule. +C'était Marthe de Penhoël qui avait orné avec amour la retraite de +son enfant. Elle était redevenue jeune à penser pour sa fille; et si +parfois un peu d'espoir consolait la tristesse de sa nuit solitaire, +c'est qu'elle songeait qu'entre ces rideaux blancs son doux ange +dormait, ignorant à la fois les angoisses du présent et les menaces de +l'avenir. + +Chacun, si malheureux qu'il soit, possède aussi, au fond de son coeur, +une sorte d'asile où abriter sa pensée. Il est toujours un coin de +l'âme où Dieu clément laisse un rayon d'espoir. + +Marthe de Penhoël souffrait. Autour d'elle, les menaces s'accumulaient. +Son pauvre coeur, blessé depuis des années, saignait. Pour elle, le +passé n'avait que des regrets amers, le présent que navrant martyre, +l'avenir... hélas! il y avait là de si cruelles tortures, que mieux +valait fermer les yeux, et attendre comme le condamné à qui la suprême +pitié de la loi met un bandeau sur la vue... + +C'était quelques instants après l'accident qui avait troublé le bal, +au salon de verdure. Le bon oncle Jean, Madame et Blanche venaient +d'arriver dans la chambre de cette dernière. + +Blanche était pâle encore, et semblait prête à perdre de nouveau ses +sens. + +Madame, qui l'avait assise dans une bergère, l'entourait de ses bras. +La pauvre femme essayait de sourire, mais il y avait sur son visage un +découragement mortel. + +L'oncle Jean s'était arrêté au seuil de la porte. L'effort qu'il avait +fait pour soutenir la jeune fille avait ramené sur sa joue les mèches +légères et blanches de sa chevelure. La mélancolie douce, qui était +d'ordinaire sur ses traits, faisait place à une profonde désolation. + +Il regardait les deux femmes, et ses yeux étaient humides. + +L'évanouissement tout seul ne pouvait avoir produit ces émotions +poignantes, et derrière le hasard de cet événement, il devait y avoir +bien d'autres douleurs anciennes et cachées. + +Blanche renversait sur le dos de la bergère sa tête charmante, dont les +contours délicats et purs semblaient taillés dans de l'albâtre. + +--Ce ne sera rien..., murmura Madame d'une voix qui voulait être gaie, +mais où se devinaient les sanglots contenus; où souffres-tu, ma pauvre +enfant?... + +Blanche porta sa main à sa ceinture. + +--J'étouffe!... dit-elle. + +Sous le sourire forcé de Madame, il y eut un tressaillement d'angoisse. + +Elle répéta pourtant d'un accent morne et brisé. + +--Ce ne sera rien!... + +Puis elle se tourna vers l'oncle Jean qui s'appuyait, immobile, au +montant de la porte, et lui fit signe de se retirer. + +Le vieillard sortit aussitôt sans mot dire. A travers la porte +refermée, on entendit un instant le bruit de ses sabots dans le +corridor. + +Il allait d'un pas lent et la tête courbée. Quand il passait devant +l'une des fenêtres, et que les lumières répandues dans le jardin +arrivaient jusqu'à lui, on aurait pu le voir presser son front de ses +deux mains tremblantes. + +Blanche était seule avec sa mère. Ce n'était pas à cause de la présence +de l'oncle que Madame se forçait à sourire, car son regard devint plus +caressant encore. + +--Soulève-toi un peu, murmura-t-elle; ta robe est peut-être trop +serrée. + +--Oh! non..., dit l'Ange; tu sais bien, mère, qu'on a élargi ma robe il +y a quelques jours... + +--Qu'importe! si tu souffres. + +--Ce n'est pas cela, ce n'est pas cela, répliqua la jeune fille, qui se +révoltait naïvement contre l'évidence; je grandis, bonne mère... mais +en quatre jours ma taille n'a pas pu changer... N'as-tu point eu cette +maladie quand tu étais jeune fille? + +La paupière de Madame se baissa; elle ne répondit point. + +--Mon Dieu! reprit Blanche en appuyant ses deux mains contre sa +poitrine oppressée, je crois que tu as raison, mère... mon corset +m'étouffe!... Si cela continue, il faudra me faire faire des robes à +coeur comme madame l'adjointe... Je suis bien malheureuse! + +--Petite folle! dit Madame, il faut bien souffrir un peu pour devenir +une grande et belle demoiselle. + +--Mes cousines Diane et Cyprienne sont grandes... elles sont bien +jolies... et je ne les ai jamais vues souffrir ainsi... + +--C'est que tu ne te souviens pas, ma pauvre Blanche! + +La jeune fille poussa un soupir où son enfantine coquetterie avait +plus de part que les élancements de son mal. Elle fit effort pour se +soulever à demi, et Madame, passant derrière elle, détacha les agrafes +de sa robe. + +Dans cette position où elle ne pouvait être vue, Marthe de Penhoël ne +se contraignit plus. Ce sourire, retenu péniblement, qui éclairait +naguère sa figure, faisait place à une tristesse morne et découragée. + +La robe de Blanche portait en effet les traces du travail de la +couturière; mais ce n'était pas une fois seulement, comme elle le +croyait, qu'on avait élargi sa robe. Trois plis manquaient derrière son +corsage, trois plis, défaits un à un, et les deux premiers à son insu, +par la propre main de sa mère. + +Les agrafes, détachées, laissaient voir maintenant le corset. Entre les +baleines du corset, il y avait un large espace vide. + +--Fais vite, mère... j'étouffe..., murmurait l'Ange dont la respiration +devenait de plus en plus pénible. + +Les doigts de Madame tremblaient, tandis qu'elle cherchait à +débrouiller le noeud du lacet. + +--Vite! oh! vite! je t'en prie..., disait la jeune fille haletante. + +Les mains de Madame, maladroites et comme engourdies, serraient le +noeud au lieu de le lâcher. Plus elle s'efforçait, plus le filet de +soie s'enchevêtrait en des noeuds nouveaux et inextricables. + +Elle saisit une paire de ciseaux sur la cheminée et trancha le lacet. + +Les flancs de l'Ange bondirent, débarrassés de la pression qui les +étranglait. Elle poussa un cri de bien-être. + +Le corset, détendu, s'était retiré à droite et à gauche, et cachait +maintenant ses baleines jusque sous l'étoffe de sa robe. + +--Oh! tu avais raison, mère, dit Blanche soulagée tout à coup; c'était +ce vilain corset qui me faisait souffrir... Il me semble, à présent, +que je suis dans le paradis! + +Elle respirait avec délices. + +L'oeil de Madame se fixait avidement sur les reins de sa fille, où les +plis de la chemise demeuraient aplatis et collés en quelque sorte à la +chair, endolorie par la récente pression des baleines. Puis son regard +mesura l'écartement des deux parties du corset, comme si elle eût voulu +se rendre compte de la force soudaine qui les avait séparées. + +Tout à l'heure, lorsque sa robe était encore agrafée, Blanche gardait +la taille d'une jeune fille; mais cette apparence de juvénile finesse +était due tout entière au moule élastique qui modelait ses reins. + +Le moule était brisé; la taille de Blanche apparaissait déformée. + +Les yeux de Madame se levèrent au ciel; une larme roula sur sa joue. On +eût dit qu'une pensée odieuse et toujours combattue entrait malgré elle +dans son âme. + +--Que fais-tu donc là, mère?... demanda Blanche. + +Madame essuya vivement sa paupière humide, et sépara doucement les +beaux cheveux blonds de l'Ange pour lui mettre sur le front un baiser, +rempli d'ardent amour. + +--Je te disais bien, ma fille, murmura-t-elle, que ce ne serait rien... +Les jeunes filles ont comme cela des malaises étranges... Il n'y faut +plus songer. + +Blanche lui rendait ses caresses, et disait: + +--Bonne mère!... c'est toi, toujours toi qui me guéris et me +consoles!... Sans toi, quand ces souffrances me prennent, j'aurais peur +de mourir! + +--Mourir!... répéta Marthe de Penhoël, qui s'assit auprès d'elle et +l'attira sur ses genoux. + +--Si tu savais!... reprit l'Ange; autrefois, durant ma petite enfance, +j'étais souvent malade... mais cela ne ressemblait point à ce que +j'éprouve aujourd'hui... Tout à coup quelque chose tressaille en moi: +mon souffle s'arrête et le coeur me manque... + +Elle s'arrêta pour cacher sa tête charmante dans le sein de sa mère, et +ajouta tout bas: + +--Oh! quelquefois j'ai peur... grand'peur! + +Le regard de Madame se perdait dans le vide. Les paroles de l'Ange +glissaient sur son esprit inattentif. Elle n'écoutait pas. + +Pendant le court silence qui suivit, le rouge et la pâleur se +succédèrent plusieurs fois sur sa joue. A deux ou trois reprises, elle +ouvrit la bouche comme si une question se fût pressée sur sa lèvre. + +Elle n'osait pas. + +Au bout de quelques secondes, elle serra sa fille contre sa poitrine +avec une sorte de brusquerie. Un effort soudain qu'elle fit sur +elle-même donna une apparence de gaieté vive à sa physionomie. + +--Causons!... dit-elle. Te voilà comme autrefois sur mes genoux, +Blanche!... Te souviens-tu que tu aimais à t'endormir ainsi tous les +soirs? + +--On est si bien auprès de ton coeur!... murmura l'Ange en fermant ses +paupières à demi, et en reposant sa prunelle limpide sur les yeux de sa +mère. + +--Avant de t'endormir, poursuivit Madame, tu me disais tout ce que tu +avais fait dans la journée... En ce temps-là, tu n'avais pas de secret +pour moi... + +--En ai-je donc à présent?... demanda Blanche étonnée. + +L'hésitation de Madame devint plus forte. Évidemment, elle voulait +interroger, et quelque scrupule arrêtait ses questions au passage. + +--Je ne sais..., dit-elle pourtant; les jeunes filles aiment à faire du +mystère... + +--Moi j'aime à être auprès de toi, interrompit l'Ange qui souriait, +candide comme la Vérité même; j'aime à te montrer mon âme... Je ne +pourrais pas plus te cacher ma conscience qu'à Dieu. + +Cette fois, ce fut une vraie joie qui brilla sur le visage de Marthe de +Penhoël. Elle poursuivit en tenant sa bouche contre la joue de Blanche +et en coupant chaque parole par un baiser: + +--Je te crois... Est-ce qu'il pourrait en être autrement?... Ne sais-tu +pas combien je t'aime?... Et cependant... + +Elle s'interrompit... un nuage avait passé déjà sur sa joie. + +--Et cependant?... répéta Blanche en se jouant. + +«Mon Dieu! mon Dieu! pensait Madame dont la sérénité d'emprunt cachait +mal son angoisse revenue; faites que je me sois trompée, et doublez le +fardeau de mes autres douleurs!...» + +--Je voulais dire, reprit-elle tout haut, qu'il n'y a pas de ta faute, +ma pauvre Blanche... Les enfants ne savent pas voir clair au fond de +leur propre coeur... Je me souviens du temps où j'étais à ton âge... + +--Que tu devais être belle et aimée!... murmura Blanche, qui regardait +Madame avec l'admiration de son amour filial. + +--J'étais comme toi, Blanche, moins jolie que toi, et j'avais perdu ma +mère... Oh! il me semble que si j'avais eu ma mère auprès de moi comme +tu as la tienne, ma pauvre enfant chérie... il me semble que ma vie eût +été autrement... Mais que vais-je dire là? se reprit-elle en retrouvant +dans son courage la force de sourire encore; je te ferais croire que je +suis malheureuse! + +Blanche, qui s'était redressée un instant avec inquiétude, posa de +nouveau sa tête paresseuse sur le sein de sa mère. En ce moment où sa +souffrance faisait trêve, elle subissait l'effet des fatigues de la +journée. Ses paupières battaient appesanties, et le sommeil effleurait +déjà son beau front. + +Madame voyait cela, et pourtant elle ne pouvait réussir à formuler +enfin la question qui était toujours sur sa lèvre. + +Pour quiconque aurait pu observer à nu cette âme brisée par une suprême +angoisse, la scène, si calme en apparence, aurait pris un caractère +terrible et à la fois souverainement touchant. + +Sur cette douce enfant qui s'endormait, souriante, il y avait une +fatalité mystérieuse. Madame avait deviné un secret funeste, une chose +cruelle, inattendue, accablante, une chose extraordinaire jusqu'à +paraître impossible. + +Mais dans le passé de Marthe de Penhoël, il y avait un mystère du +même genre, qui la faisait crédule, et pouvait lui donner foi à +l'impossibilité... + +Elle avait douté d'abord, cependant. Comment ne pas douter en face +de cette pure et radieuse innocence? La candeur de l'Ange parlait en +quelque sorte plus haut que l'évidence elle-même. + +Dès que venait le doute bienfaisant, Madame l'accueillait avec ardeur. +Elle espérait; ses craintes lui paraissaient alors insensées. Puis +ses propres souvenirs revenant en aide à l'évidence, elle croyait de +nouveau et retombait au plus profond de son découragement... + +Et, depuis quelques jours, sa vie se passait en ces alternatives. +Toutes ses autres souffrances faisaient trêve; toutes ses autres +craintes se taisaient... + +En ce moment, l'évidence reprenait ses droits. Marthe de Penhoël venait +de voir et de toucher, pour ainsi dire. Mais, au-devant de la vérité +dure et implacable, se plaçait le tranquille visage de l'enfant; ce +front calme était comme le miroir sans tache où se reflétait une âme +ignorante de tout mal. + +La question qui se pressait depuis si longtemps sur la lèvre de Madame +aurait mis fin sans doute à son incertitude, mais Madame ne trouvait +point de paroles pour la formuler à son gré. La pudeur des mères est, +entre toutes les pudeurs, la plus délicate et la plus timide. Et +parfois, en interrogeant, on enseigne... + +Marthe cherchait. + +Les beaux yeux bleus de l'Ange disparaissaient presque sous ses +paupières alourdies. + +--Ne vas-tu pas retourner à la danse?... demanda tout à coup Madame, +qui affecta un redoublement de gaieté. + +En même temps, elle ouvrit ses bras comme pour inviter Blanche à se +lever. + +La jeune fille s'appuya, plus paresseuse, contre le sein de sa mère. + +--Je suis si lasse!... murmura-t-elle. + +--Autrefois, quand il s'agissait d'un bal, tu avais beau être lasse, tu +ne le disais pas!... + +--J'étais une enfant!... répliqua Blanche. + +--Cela ne t'amuse donc plus? + +Blanche rouvrit à demi les yeux. + +--Oh! si... toujours! répondit-elle. + +--Parmi les jeunes gens qui sont à Penhoël, reprit Madame dont la voix +trembla légèrement, quoi qu'elle pût faire, lequel aimes-tu le mieux? + +Blanche ne répondit pas tout de suite; puis elle répéta lentement: + +--Parmi ceux qui sont à Penhoël?... + +--Oui. + +--Je ne sais pas... + +Madame prenait courage, à mesure qu'elle avançait dans cet +interrogatoire, entamé avec tant de crainte. + +--Voyons! poursuivit-elle, est-ce Roger de Launoy? + +--J'aime bien Roger. + +--Est-ce Étienne Moreau? + +--Il est bon... mais... + +--Est-ce M. Alain de Pontalès? + +--Non... Il a l'air orgueilleux et méchant. + +--Est-ce M. Robert de Blois? demanda encore Madame en baissant la voix +involontairement. + +Blanche rouvrit les yeux tout à fait, et la regarda d'un air étonné. + +--Oh!... fit-elle avec reproche; quelle idée!... M. Robert de Blois! + +Madame respira et la baisa. Un instant encore, elle oublia le récent +témoignage de ses yeux. + +--Eh bien! reprit-elle entre deux caresses, tu ne veux pas me dire qui +tu aimes le mieux? + +--Celui que j'aime le mieux n'est pas à Penhoël, répondit l'Ange dont +la joue devint toute rose; depuis que mon cousin Vincent est sur la +mer, je pense à lui souvent et je le regrette... J'ai bien tort de le +regretter, ajouta-t-elle d'un air fâché, car il ne m'a pas même dit +adieu avant de partir!... + +Madame était devenue tout à coup rêveuse; ses soupçons ne s'étaient +jamais portés de ce côté. Ses souvenirs, éveillés brusquement, lui +montrèrent la pâle figure de Vincent avec ses grands yeux toujours +fixés sur Blanche. + +Un instant, elle demeura muette et le coeur serré. + +--Vincent!... murmura-t-elle sans savoir qu'elle parlait. T'es-tu +trouvée quelquefois seule avec lui, ma fille? + +Blanche se prit à rire. + +--Je me trouvais seule avec lui tous les jours, répondit-elle. + +--Tous les jours!... répéta machinalement Marthe de Penhoël. Et te +disait-il parfois qu'il t'aimait, Blanche? + +--Il n'osait pas... + +--Il ne te l'a jamais dit? + +--Jamais. + +Un instant, Madame avait entrevu l'explication du mystère, mais le +mystère devenait plus impénétrable que jamais, car Blanche ne pouvait +pas mentir. + +Et à mesure que l'interrogatoire avançait, Madame sentait mieux la +difficulté de le pousser plus loin. + +Jusqu'alors, Blanche n'avait rien deviné des motifs qui dictaient ces +questions, faites sur un ton de gaieté légère; mais un mot de plus +allait peut-être la mettre en éveil. + +Et pourtant il fallait savoir... + +--Pauvre Vincent! dit Madame cherchant une transition au hasard; voilà +bien longtemps que nous n'avons eu de ses nouvelles! + +--Oh! oui, soupira Blanche; cinq mois!... c'est bien long! + +Elle avait compté les mois. Madame l'examina à la dérobée. Son joli +visage restait tranquille et s'imprégnait à peine d'une légère teinte +de mélancolie. + +On ne pouvait point s'y tromper, si le coeur de Blanche battait +plus doucement au nom de Vincent de Penhoël, c'était une préférence +d'enfant, une tendresse naïve et insouciante. Cela pouvait changer +plus tard et devenir un autre sentiment; mais ce n'était pas encore de +l'amour. + +--Tu vois bien, dit Madame en passant ses doigts parmi les ondes +soyeuses des cheveux de l'Ange, tu avais un secret que je ne savais +pas!... + +--Si j'avais su que c'était un secret, répondit Blanche que reprenait +le sommeil, je te l'aurais confié bien vite. + +Madame hésita encore une fois; puis un incarnat léger vint teindre sa +joue, tandis qu'elle murmurait cette dernière question: + +--Et d'autres que Vincent ne t'ont-ils pas dit qu'ils t'aimaient? + +--Si d'autres que Vincent me l'avaient dit, répliqua Blanche, je me +serais fâchée. + +--De sorte que tu n'as pas d'autre secret? + +--Non, mère. + +Les yeux de l'Ange s'étaient fermés tout à fait. Les regards de Madame +tombaient sur elle, plus tendres et plus maternels, tandis qu'elle la +berçait doucement contre son coeur, comme un enfant qu'on veut endormir. + +Pendant quelques secondes que dura le silence, la pensée de Marthe de +Penhoël sommeilla au contact du sommeil de sa fille. Elle retardait le +plus qu'elle pouvait, la pauvre femme, le réveil trop prochain de sa +conscience. + +--Mère, balbutia Blanche sans ouvrir les yeux et de cette voix lente +des gens qui s'endorment, je me suis trompée... J'ai un secret... je +vais te le dire... je ne sais pas pourquoi je ne te l'ai pas dit plus +tôt... C'était vers le printemps de cette année... Il faisait chaud +comme aujourd'hui et je m'étais endormie, vers le soir, dans le berceau +qui est au bout du jardin... M'écoutes-tu, mère?... + +Madame s'était redressée inquiète, attentive. Elle ne répondit à la +demande de l'enfant que par la pression plus forte de ses bras. + +Blanche poursuivit: + +--Je fis un rêve bien effrayant, va!... Il me semblait qu'il y avait +un homme là, près de moi, qui me serrait de toute sa force contre +sa poitrine... J'étouffais... je sentais son souffle brûlant sur ma +bouche... M'écoutes-tu, mère?... + +La pâleur de Marthe de Penhoël était devenue livide; ses yeux grands +ouverts et fixes exprimaient une angoisse profonde. + +L'enfant poursuivait de sa voix paresseuse et tranquille: + +--C'est drôle les rêves!... Je savais bien que je dormais... et +pourtant, je ne pouvais pas m'éveiller... Il se passait en moi quelque +chose d'étrange, et je n'ai jamais rien éprouvé de semblable, ni +auparavant, ni depuis... Mais voilà qui est plus étrange encore!... +Quand je m'éveillai enfin, je ne saurais trop dire si c'était la suite +de mon rêve... je crus voir véritablement un homme qui s'enfuyait sous +la charmille... + +--Et tu le reconnus?... demanda Marthe d'une voix sourde. + +--Non... seulement, comme je retournais au château, je rencontrai sur +mon chemin M. Robert de Blois... + +--Robert de Blois!... répéta Madame, dont l'oeil étincela d'un feu +sombre. + +--C'est étonnant, n'est-ce pas? dit encore Blanche, dont la paupière +s'ouvrit à demi pour se fermer aussitôt. + +Son souffle se fit entendre régulier et plus bruyant. + +Elle dormait. + +Mais elle en avait dit assez; Marthe de Penhoël n'avait plus rien à +apprendre. + +Un instant elle demeura comme atterrée; puis, par un mouvement +instinctif et violent, sa main tremblante tâta et pressa les flancs de +l'Ange qui gémit dans son sommeil. + +--Perdue!... dit-elle prononçant pour la première fois ce mot qui +était depuis si longtemps au fond de sa pensée; perdue comme moi!... +innocente comme moi!... Qu'ai-je fait, mon Dieu! pour être punie jusque +dans mon enfant? + +Elle souleva l'Ange entre ses bras et l'étendit, toujours endormie, sur +le lit. + +Puis elle se laissa choir dans un fauteuil et couvrit son visage de ses +deux mains. + +Elle demeura longtemps ainsi. Ses yeux étaient secs et brûlants, des +sanglots déchiraient sa poitrine. + +--Mon Dieu!... mon Dieu!... prononça-t-elle enfin d'une voix étouffée; +il y a bien longtemps que je souffre!... Vous m'avez pris mon bonheur +dès le jour de ma jeunesse, et je n'ai point murmuré!... J'ai vu +votre main s'appesantir sur la maison de Penhoël; j'ai vu l'étrangère +s'asseoir à ma place; j'ai senti la mortelle menace suspendue au-dessus +de ma tête, et je n'ai point murmuré encore!... Mais ma fille, mon +Dieu! ma fille!... + +Ses larmes jaillirent au travers de ses doigts... + +--Ma fille, répéta-t-elle avec égarement; contre ce dernier coup je +suis trop faible!... Ayez pitié de moi, mon Dieu, car je suis une +pauvre abandonnée... Pas une voix amie pour me consoler!... pas une +main pour me défendre!... + +Il lui sembla, en ce moment, qu'un double soupir répondait à sa +plainte. Elle ouvrit les yeux. + +Cyprienne et Diane, à genoux à ses côtés, couvraient ses deux mains de +baisers. + + + + +V + +DIANE ET CYPRIENNE. + + +Au manoir de Penhoël, Cyprienne et Diane n'étaient pas traitées tout à +fait comme les filles de la maison. Elles étaient bien de la famille, +mais on laissait entre elles et leur cousine Blanche une distance si +grande, qu'elles ne pouvaient point se croire placées sur le même degré +de l'échelle sociale. + +Blanche était l'héritière, la véritable mademoiselle de Penhoël. Bien +rarement désignait-on par ce titre les deux filles de l'oncle Jean, +que les paysans nommaient les petites demoiselles, et la _société_ +simplement _les petites_. + +L'oncle Jean lui-même avait contribué à trancher plus profondément la +ligne qui séparait ses filles de leur cousine. Dès leur enfance, il +les avait habituées à regarder le berceau de Blanche avec une sorte de +respect. Il n'avait point voulu qu'elles s'habillassent comme Blanche, +et jamais il ne leur avait permis de porter d'autre costume que celui +des paysannes du Morbihan. + +Il y avait bien longtemps que l'oncle Jean vivait à la charge de ses +parents de la branche aînée. Autrefois, dans sa jeunesse, il avait +porté l'épée et il avait été, disait-on, un fier soldat; mais tandis +qu'il se battait à l'autre bout de la France, les gens trop zélés qui +représentaient la république dans le district de Redon vendaient à +l'encan son modeste héritage. + +Quand il était revenu au pays, il avait trouvé un asile chez le vieux +commandant de Penhoël, père de Louis et de René. Depuis lors, il +n'avait plus quitté le manoir. + +C'était un coeur bon et tendre, possédant d'instinct toutes les +délicatesses. Le souvenir reconnaissant du bienfait était en lui une +religion. Il donna la première place de ses affections aux deux fils de +son bienfaiteur. + +Et s'il leur fit une part inégale, ce fut à son insu et malgré lui. +Louis avait une âme si grande et si noble! Son absence laissait un vide +si profond dans le coeur de tous ceux qui l'avaient connu!... + +Avant d'être soldat, l'oncle Jean avait été un pauvre jeune +gentilhomme, à peine plus riche que l'unique fermier de son père. Il ne +savait pas grand'chose, et la seule éducation qu'il avait pu donner à +ses filles se réduisait à ce double principe, règle fondamentale de sa +propre vie: _Adorez Dieu; aimez Penhoël!_ + +Cyprienne et Diane aimaient Penhoël comme elles adoraient Dieu. +C'était un dévouement passionné, inaltérable, sans bornes, qui avait +ses racines aux premiers jours de leur enfance et qui, à mesure que +s'écoulaient les années, grandissait, loin de faiblir. + +Tout ce qui portait le nom de Penhoël leur était cher et sacré. Elles +respectaient le maître, tout en connaissant mieux que personne les +misères de sa nature et les fautes de sa vie; elles avaient pour +Blanche une tendresse protectrice et comme maternelle. Quant à Madame, +elles allaient bien au delà des prescriptions de leur père; elles +l'adoraient à l'égal de Dieu. + +Madame semblait bien loin de répondre par une tendresse égale à l'amour +expansif et à la fois respectueux que lui portaient Cyprienne et Diane. +Elle était bonne et douce pour elles comme pour tout le monde: voilà +tout. Et même un observateur clairvoyant aurait pu distinguer chez +elle, vis-à-vis des deux jeunes filles, une nuance de froideur qui +n'était point dans sa nature. + +Cela était d'autant plus étrange que Marthe traitait l'oncle Jean comme +un père, et prenait à tâche de le dédommager des brusqueries souvent +brutales du maître de Penhoël. + +Mais Marthe avait pour sa fille un amour exclusif sans doute. En ce +coeur plein il ne restait plus de place pour un sentiment secondaire. + +Diane et Cyprienne ne se plaignaient point. C'étaient toujours le +même empressement et la même ardeur. On eût dit parfois, tant elles +gardaient de courage à aimer Madame, malgré sa froideur inflexible, on +eût dit qu'elles pensaient que cette froideur était feinte. + +Elles avaient à peine connu leur mère, qui était morte peu de temps +après leur naissance. Enfants, elles avaient été libres et même un peu +abandonnées; jeunes filles, elles étaient libres encore. Personne, au +manoir, ne s'avisait de contrôler leurs actions. L'oncle Jean avait +en elles une pleine confiance. Le maître de Penhoël n'exigeait rien +d'elles sinon parfois, le soir, à des intervalles de plus en plus +rares, quelques-unes de ces anciennes chansons bretonnes qu'elles +disaient en s'accompagnant de leurs harpes. Madame semblait affecter +de ne leur demander jamais compte de leur conduite. + +Elles allaient et venaient, toujours seules, ou en compagnie d'Étienne +et de Roger, qui passaient leurs jours à les poursuivre et qui ne les +trouvaient pas toujours, car l'existence de Diane et de Cyprienne avait +son côté mystérieux. + +Elles n'avaient point de compagne de leur âge. Rien ne les appelait ici +plutôt que là; rien ne les retenait au manoir, si ce n'est le désir de +faire compagnie à Blanche, qui les aimait tendrement pour tout l'amour +qu'elles lui témoignaient. + +Elles étaient les idoles des bonnes gens du pays, entre Redon et +Carentoir. On aimait Blanche, mais il y avait trop de respect dans +la tendresse qu'on lui portait. On ne la voyait pas assez souvent ni +d'assez près, tandis qu'il ne se passait guère de journée sans que +les gens des villages voisins eussent occasion de saluer Diane et +Cyprienne. Et Dieu sait qu'ils les saluaient de bon coeur, les chères +filles, malgré leur costume de paysanne. + +On les rencontrait le jour; et quelques-uns disaient que, la nuit +aussi, quand la lumière de la lune glissait, pâle, sur la lande +solitaire... + +Mais c'étaient là des contes de veillées, où le fantastique et +l'impossible entraient à forte dose. + +Ce qui était bien certain, c'est qu'elles étaient bonnes comme leur +père, le meilleur des hommes, et comme leur défunte mère, dont tout le +monde se souvenait; c'est qu'elles étaient plus jolies que les anges +qu'on voyait sourire dans les tableaux de la paroisse; c'est qu'enfin +elles ressemblaient, au dire des vieillards, à ce fils aîné de Penhoël, +beau et vaillant comme les héros des traditions antiques. + +En revanche, Cyprienne et Diane n'avaient point su trouver grâce +auprès de la _société_. Le chevalier et la chevalière de Kerbichel, +les trois vicomtes, madame veuve Claire Lebinihic, les demoiselles +Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, leur jeune frère Numa et autres notables +les tenaient au plus bas de leurs dédains. La Romance, l'Ariette et +la Cavatine déclaraient, à qui voulait les entendre, que ces petites +mendiantes, n'ayant ni sou ni maille, étaient la honte du pays. + +Elles dansaient comme des effrontées avec leurs jupes de cinq sous et +leurs bonnets ronds! Elles montaient à cheval et galopaient comme des +garçons! Elles raclaient de la harpe, enfin, à la grâce de Dieu, et +criaillaient de vieilles, vieilles chansons d'avant le déluge! + +Haine d'artistes... + +Les deux soeurs en avaient soulevé de plus graves qui se taisaient et +qui attendaient. L'homme de loi le Hivain, surnommé Macrocéphale, les +abhorrait pour cause; M. Robert de Blois et son domestique Blaise les +détestaient cordialement; il n'y avait pas jusqu'au puissant marquis de +Pontalès qui n'eût contre elles une aversion bien décidée. + +De tout cela elles ne s'inquiétaient point trop en apparence. Elles +continuaient leur vie solitaire, et qu'on aurait pu croire occupée +à quelque oeuvre mystérieuse, si la frivolité de leur âge et leur +inaltérable gaieté n'avaient repoussé bien loin ce soupçon. + +On les voyait, en effet, toujours joyeuses, comme si leur conscience +eût souri sur la sereine beauté de leurs jeunes visages. + +Étienne seul et Roger avaient pu voir parfois, en des occasions bien +rares, leurs fronts soucieux... + +Elles avaient alors à peu près dix-huit ans. Toutes deux étaient de ces +natures qu'il faut expliquer, parce qu'on ne les devine point. Malgré +leur extrême jeunesse, elles portaient un masque attaché solidement. Ce +masque, c'était leur gaieté même. + +Au temps où nous les avons vues, dans le salon de Penhoël, poursuivre +avec Roger de Launoy leur causette enfantine, leur gaieté vive et +franche n'avait rien d'emprunté. La famille était heureuse alors. +Madame avait bien quelque peine cachée; le maître montrait bien parfois +des inquiétudes et des soupçons inexplicables, mais, en somme, le +seul mal que connussent les hôtes du manoir était l'ennui monotone et +austère. + +Maintenant tout avait bien changé! A ce calme plat de la vie +campagnarde, où l'existence est une longue apathie et où l'on arrive +à la vieillesse avant d'avoir vécu, avait succédé comme une sourde +tempête. + +Au dehors, il n'en paraissait trop rien. C'est à peine si quelques +symptômes vagues laissaient deviner aux bonnes gens d'alentour la +mortelle fièvre qui minait la race de Penhoël. + +Au dedans même, tous ne comprenaient pas également la gravité du mal. +Mais Cyprienne et Diane avaient surpris, par hasard d'abord, puis par +l'effet de leur volonté, des secrets terribles. + +Elles voyaient, engagée auprès d'elles, une lutte ténébreuse dont le +résultat devait être la ruine et le déshonneur de Penhoël... + +D'un côté se réunissaient, ligués par l'intérêt, Robert de Blois, +maître le Hivain, le vieux marquis de Pontalès et d'autres alliés +subalternes, tous gens actifs et âpres à la curée, tous habiles, +audacieux et forts des avantages déjà remportés. + +De l'autre, le maître de Penhoël et Madame. Le maître n'avait jamais +été un esprit bien robuste; mais ces trois années pesaient sur lui +comme un demi-siècle. Il n'était plus que l'ombre de lui-même. Le peu +d'énergie qu'il avait autrefois s'était usée par le découragement +et aussi par des habitudes d'ivresse, où il s'était jeté lâchement, +comme en un refuge contre l'amertume de ses pensées. Marthe de Penhoël +était, au contraire, un coeur haut et vaillant. Au premier moment, +elle s'était placée de front entre le maître et ses ennemis; mais, +à un instant donné, un coup mystérieux avait soudainement brisé sa +résistance. On eût dit que son courage était tombé devant quelque +talisman irrésistible. Elle ne se défendait plus. + +De sorte que les coups des ennemis ligués contre Penhoël tombaient sur +un adversaire sans armes. La ruine avançait, avançait... + +Il était même étrange que le combat pût durer encore, et la chute de +la maison de Penhoël eût été consommée depuis longtemps si une main +mystérieuse, inconnue également aux vainqueurs et aux vaincus, n'était +venue retarder plus d'une fois le dénoûment fatal du drame. + +Cyprienne et Diane s'évertuaient dans l'ombre. Elles étaient jeunes, +isolées; elles ignoraient la vie; mais, sous leur beauté gracieuse, il +y avait un courage viril. + +Elles travaillaient, infatigables et alertes, à une tâche qui eût +épouvanté des hommes forts. + +Elles devinaient la haine qui s'envenimait autour d'elles; les conseils +ne leur avaient point manqué; car une voix prophétique, en qui elles +avaient confiance, leur avait souvent dit que la mort était au bout de +ce combat désespéré. + +La mort pour elles, si jeunes, si charmantes! Pour elles, qui +commençaient à aimer!... + +Elles allaient foulant aux pieds toutes craintes. + +Parfois,--quelle jeune fille n'a ses heures où le rêve chéri vient +caresser l'âme et l'amollir?--parfois Diane entrevoyait l'avenir bien +heureux avec Étienne, Cyprienne avec Roger; la faiblesse de la femme +prenait le dessus durant un instant; une larme glissait entre les cils +baissés de leurs beaux yeux. Mais cela durait peu; elles s'embrassaient +silencieusement, et ce baiser voulait dire: «Pauvre soeur, tu es comme +moi, tu l'aimes, et tu n'auras pas le temps d'être à lui.» + +Vous les eussiez vues alors, muettes et pensives, les bras entrelacés, +la tête inclinée... + +Quand elles se redressaient, il y avait sur leurs fronts d'enfants une +intrépidité calme et sereine. Elles s'étaient comprises; il fallait +combattre et combattre seules, car elles aimaient déjà trop pour mêler +Roger ou Étienne à ces sourdes batailles où il s'agissait de mort. + +Et, eussent-elles aimé cent fois davantage, l'idée ne leur serait point +venue d'abandonner la tâche commencée. + +D'ailleurs, il y avait des moments où elles espéraient la victoire. +Et que de joie alors! Avoir sauvé le maître qui avait été bon pour +leur enfance et qui donnait sa maison à leur vieux père sans asile! +Avoir sauvé Madame qui se mourait à souffrir d'une angoisse inconnue, +Madame, leur profond et tendre amour! Avoir sauvé Blanche enfin, la +pauvre enfant, le doux ange de Penhoël, sur qui planait aussi la menace +commune! + +Quand ces espoirs venaient, elles ne voyaient plus le monceau +d'obstacles qu'il fallait soulever, et leur coeur, ivre, bondissait +d'allégresse par avance. + +C'était cela qui les soutenait. Le courage, si grand qu'on pût le +supposer, n'aurait point suffi; il fallait les illusions et l'espérance. + +Et ici leur ignorance complète de la vie, et la simplicité qui leur +montrait au loin une route ouverte au travers de l'impossible, étaient +puissamment aidées par la nature romanesque de leur esprit. + +Tout, depuis leur enfance, avait accru cette prédisposition qu'elles +avaient à compter avec le merveilleux. + +Elles étaient de ce pays où les traditions sont de beaux contes de +fées, et où les imaginations tristes et poétiques tâchent sans cesse +à soulever le voile qui recouvre les choses surnaturelles. Leurs +premières nuits avaient été bercées par ces étranges récits qui +épouvantent et charment les chaumières bretonnes. Nul enseignement +raisonné n'avait arraché ces germes qui, au contraire, avaient grandi +dans la libre solitude où s'était passée leur enfance. Elles avaient +appris à lire dans les vieux livres de la bibliothèque du manoir, qui +se composait presque entièrement d'anciens poëmes et de romans oubliés +dans la poudre. Benoît Haligan les avait tenues bien souvent sur ses +genoux, toutes petites qu'elles étaient, et leur avait récité, avec +sa voix profonde et son mélancolique sourire, les étranges légendes +qui emplissaient sa mémoire. Enfin, il n'y avait pas jusqu'au souvenir +vivace, laissé dans le pays par leur oncle, l'aîné de Penhoël, qui +n'eût affecté bizarrement leurs jeunes esprits. + +On parlait de sa disparition mystérieuse, et l'on en parlait sans +cesse. Pour Diane et Cyprienne, c'était là encore un roman, mais un +roman réel qui les touchait de près, et leur servait de pont, en +quelque sorte, pour arriver à croire tout ce que disaient les vieux +livres de la bibliothèque. + +A mesure que les années étaient venues, leur foi s'était néanmoins +modifiée. L'élément intelligent et juste qui était en elles avait fait +peu à peu la part de l'impossible et de l'absurde, mais l'amour du +merveilleux avait surnagé. + +Et par un singulier travail de leur pensée, cette tendance, désormais +indestructible en elles, s'était détournée des vieilles fables pour +arranger miraculeusement le présent inconnu. + +Il était un lieu au monde qui leur apparaissait de loin, environné +d'un radieux prestige. Elles y rêvaient la nuit et le jour. Elles le +voyaient à travers ce prisme féerique qui montrait jadis aux crédules +matelots de l'Espagne les prodiges de l'Eldorado. Ce lieu, c'était +Paris. + +On ne saurait dire précisément d'où leur étaient venues les idées +qu'elles se faisaient de Paris. Elles les avaient prises çà et là, +récoltant d'un côté un renseignement, de l'autre un mensonge. Elles +avaient écouté d'abord les bonnes gens des environs, pour qui la +grande ville était un pays plus lointain et plus invraisemblable que +l'Amérique, au temps de Christophe Colomb. Elles avaient interrogé +la bibliothèque, dont les bouquins, un peu plus avancés, leur +fournissaient des détails tels quels. En outre, parmi les hobereaux +du voisinage, il en était jusqu'à deux ou trois qui se vantaient avec +orgueil d'avoir passé quinze jours, en leur vie, dans la capitale du +monde civilisé. + +Or les hobereaux qui ont fait le grand voyage ont une manière à eux +d'exagérer leurs impressions et d'enluminer la vérité. + +Cyprienne et Diane en auraient pu apprendre bien plus long auprès de +Robert de Blois et des deux Pontalès, mais une répulsion énergique les +éloignait de ces derniers, et Robert, qu'elles étaient forcées de voir +tous les jours, prenait plaisir à entasser fables sur fables. + +Il en était un peu de même d'Étienne Moreau, le jeune peintre. Certes, +ce n'était point chez lui mauvais vouloir ou amour du mensonge, mais, +dès qu'il s'agissait de Paris, le regard des deux soeurs brillait et +s'animait; Étienne les voyait écouter avec une attention si passionnée, +qu'à son insu sa verve s'échauffait. Les couleurs du tableau +changeaient sous sa parole jeune et vive. Il aimait Paris, lui aussi, +et son souvenir avait des yeux de vingt ans. Malgré lui, la réalité +disparaissait sous un brillant manteau de poésie. + +Tant de notions diverses se mêlaient et s'amoncelaient dans la mémoire +de Diane et de Cyprienne. Elles n'en oubliaient aucune, et les +gardaient jalousement au dedans d'elles-mêmes comme un trésor cher. + +Elles n'avaient nul moyen de distinguer le vrai du faux. Aussi loin que +pussent se porter leurs regards, nul point de comparaison n'existait +autour d'elles. + +La plus grande ville qu'il leur eût été donné de voir était Redon, cité +de deux mille âmes. + +Il fallait que leur imagination bondît par-dessus toutes choses +connues, pour arriver à l'idée de Paris, et c'est justement dans ces +conditions particulières que l'imagination enivrée s'exalte et peut +élargir à l'infini l'horizon des rêves. + +Paris était pour elles l'enfer et le paradis; tous les miracles y +devenaient possibles. + +C'était le grand trésor du monde, où chacun venait puiser, à proportion +de sa force, de son génie ou de sa beauté. + +Ce qu'on demandait en échange à la beauté, au génie ou à la force, +elles n'en savaient rien, elles n'avaient jamais songé à s'en +instruire. Leurs yeux s'éblouissaient à contempler ce magique royaume +de la gloire et de la richesse. + +Bien souvent elles songeaient au bonheur de ceux qui pouvaient +lutter et vaincre dans cette arène splendide. Là, on devenait riche, +puissant; on pouvait approcher du roi, dont elles entendaient parler +avec une religieuse emphase, et dont le pouvoir leur semblait égal à +celui d'un dieu. + +On y arrivait pauvre; on en ressortait chargé d'or... + +Et leurs mains frémissaient d'envie à la pensée de cet or conquis, +non pas pour elles, les pauvres enfants, mais pour Penhoël, que +n'oubliaient jamais leurs âmes dévouées... + +Hélas! il y avait si loin de Glénac jusqu'à Paris! Et puis, il aurait +fallu abandonner leur tâche, déserter le poste qu'elles s'étaient +assigné, quitter leur vieux père, et Madame, et l'Ange, qu'elles +devaient défendre et protéger. + +C'était impossible! + +Pourtant elles y songeaient sans cesse, car, à leur âge, l'impossible +n'arrête jamais le désir; elles nourrissaient avec amour de folles +idées qui leur semblaient être le comble de la sagesse; sur des bases +naïvement insensées, elles bâtissaient de beaux plans raisonnables. + +Et, comme elles avaient entendu dire que l'art était un sûr moyen de +vaincre dans ce grand tournoi, si confus et si brillant à leur pensée, +elles quittaient leurs couches bien souvent dès l'aube pour se glisser +dans le salon de Penhoël, et chercher avec ardeur sur leurs petites +harpes des accords nouveaux... + +Pauvres filles! Les provinces sont pleines d'aspirations pareilles, +avec moins de candeur ignorante et quelques notions de plus sur les +mystères de la vie parisienne. + +Et les cent routes qui débouchent dans la ville immense amènent chaque +jour bien des vierges, entraînées par l'ardent et vague espoir. Elles +sont belles, jeunes; l'avenir est vaste; la vie sourit au-devant +d'elles. Combien vont rester mortes sur le champ de bataille! combien +vont retourner sur leurs pas, brisées, avec la honte sur le front et +dans le coeur! + +Au village, les mères ont raison quand elles disent tremblantes et +pâles: + +«Paris est un monstre qui dévore les jeunes filles.» + +Mais les mères parlent en vain, depuis que le monde est monde... + + * * * * * + +Cyprienne et Diane étaient entrées sans bruit dans la chambre de +l'Ange; elles venaient s'informer et savoir si l'accident du bal +n'avait pas eu de suites. + +Elles ne virent rien d'abord en dépassant le seuil, parce que la +chambre était éclairée seulement par les reflets de l'illumination du +dehors; mais, tandis qu'elles s'avançaient sur la pointe des pieds, +elles avaient entendu la respiration pénible et oppressée de Madame. + +Elles s'étaient arrêtées auprès du fauteuil où Marthe de Penhoël +s'était laissée choir, après avoir déposé Blanche endormie sur son lit. +Marthe se croyait seule et ne retenait point les paroles désolées qui +tombaient de sa bouche parmi ses sanglots. + +Cyprienne et Diane avaient leurs yeux pleins de larmes. Elles +écoutaient, navrées, n'osant ni se retirer, ni arracher Madame à sa +rêverie douloureuse. + +Elles s'étaient mises à genoux, et ce fut seulement lorsque Madame se +découvrit le visage qu'elles annoncèrent leur présence en mettant leurs +lèvres sur ses mains pâles et froides. + +Le premier mouvement de Marthe de Penhoël fut tout entier à l'effroi. + +Elle tressaillit, et poussa un cri étouffé. + +--Y a-t-il longtemps que vous êtes ici?... murmura-t-elle; ai-je +parlé?... + +Les deux filles de l'oncle Jean serraient ses mains contre leur coeur. + +--Dieu nous garde de surprendre vos secrets, madame! répondit Diane +d'une voix douce et triste; nous avons entendu seulement que vous +disiez: «Je suis seule... je n'ai personne pour me défendre et pour +m'aimer!...» Mon Dieu, mon Dieu! vous ne pensez jamais que nous sommes +là! nous, qui vous aimons tant!... nous, qui voudrions donner notre vie +pour vous!... + + + + +VI + +UN COIN DU VOILE. + + +Diane et Cyprienne fixaient sur Madame leurs yeux humides. Leur âme +tout entière était dans ce regard. + +Il y avait, au contraire, sur le visage de Marthe de Penhoël, de +l'hésitation et de la contrainte. Et quiconque aurait assisté à cette +scène, sans connaître le fond du coeur de Marthe, se fût demandé +assurément pourquoi tant de froideur obstinée chez cette femme si +généreuse et si bonne, vis-à-vis de deux pauvres enfants qui semblaient +implorer chaque jour, à genoux, un peu de sa tendresse. + +Que Marthe préférât son enfant à elles, on ne pouvait s'en étonner, +mais elle aimait l'oncle Jean; pourquoi ce front sévère et glacé chaque +fois que les filles du bon vieillard s'approchaient d'elle? + +Ce ne pouvait être un pur caprice. Les bonnes langues de la _société_ +disaient bien que Madame était jalouse et qu'elle enrageait, suivant +l'expression des trois Grâces Baboin, de voir les _petites mendiantes_ +surpasser en beauté l'héritière de Penhoël. Mais le moyen de soupçonner +un sentiment si bas dans l'âme haute et digne de Marthe!... + +Il y avait de quoi, pourtant, être jalouse. L'Ange de Penhoël méritait +bien son nom. Impossible de rêver une figure plus virginale et plus +céleste. Mais, dans la régularité même de ce visage exquis, un peu de +monotonie s'engendrait. L'ensemble de ses traits mignons révélait une +langueur paresseuse qui se retrouvait dans la démarche, dans la pose, +partout. Le piquant, d'ailleurs, pouvait manquer à sa physionomie trop +douce, dont les lignes se fondaient, effacées, sous les masses de cette +chevelure blonde, pâle et presque divine auréole qui donnait au front +de l'enfant une sérénité uniforme et inaltérable. + +Chez les filles de l'oncle Jean, au contraire, tout était mouvement, +vie, force, jeunesse. Leurs tailles sveltes et souples avaient une +élasticité pleine de vigueur. C'étaient les vierges robustes et +hardies, qui pouvaient s'asseoir d'un bond sur la croupe nue des +chevaux du pays et courir, franchissant haies et palissades, sans +autre frein que la sauvage crinière de leurs montures. C'étaient aussi +les vierges timides, vives à sourire et promptes à rougir, moqueuses +parfois, aimantes toujours, fougueuses à chercher le plaisir et +ardentes à poursuivre le mystère inconnu de la vie. + +Romanesques et gaies à la fois, sensibles à l'excès et fermes pourtant +à l'occasion comme des hommes courageux; de bonnes filles avec cela, +simples, franches, le coeur sur la main, et dignes pourtant quand il +le fallait: de vraies Penhoël, ma foi! sachant redresser leurs têtes +fières et mettre je ne sais quel dédain victorieux dans leurs jolis +sourires... + +Et si vous les eussiez vues, que d'élégance véritable et choisie sous +leurs petits costumes de paysannes! Malgré leurs jupes courtes et leurs +souliers à boucles, malgré les petits bonnets ronds, sans rubans ni +dentelles, qui avaient peine à retenir la richesse prodigue de leurs +chevelures, il était bien impossible de se méprendre. C'étaient des +demoiselles! Où avaient-elles pris cette grâce noble et aisée, ce +charme indicible qui se respire comme un parfum et qu'on ne peut point +définir, ces _manières_, pour emprunter encore une fois le langage des +trois demoiselles Baboin? On ne savait. + +Il fallait fermer les yeux ou avouer qu'elles étaient adorables, et que +jamais jeunes filles n'avaient possédé plus de franches séductions, +plus d'entraînements chastes, plus de brillant, plus de piquant, plus +de naïfs pouvoirs d'ensorceler les coeurs. + +Et cependant, il n'y avait point foule de soupirants autour d'elles. +Roger aimait Cyprienne; Étienne aimait Diane: c'était tout. Les autres +jeunes gens de la contrée étaient de braves gaillards qui voulaient +épouser _quelques sous_, pour vivre et vieillir, en honnêtes crustacés, +dans les gros souliers de leurs aïeux. Nulle part, en ce monde, fût-ce +dans la Chaussée-d'Antin ou dans le quartier de la Banque, fût-ce même +dans ces ruelles du vieux Paris où moisit l'usure crochue, on ne compte +si bien qu'aux champs. + +Le spectacle de la belle nature élève l'âme et détourne des mariages +d'amour. Chloé avait des rentes; Estelle était une héritière. Sans +cela, Némorin ni Daphnis ne leur eussent point fait la cour. C'est la +civilisation qui a trouvé le roman. Les sauvages ne marchandent-ils +pas, quand il s'agit d'épouser, comme s'il était question de se donner +une jument ou douze chèvres? + +Or Cyprienne et Diane ne possédaient pas un pouce de terre au soleil. +Elles n'étaient point le fait des jeunes messieurs de Glénac, de Bains +ou de Carentoir, qui pouvaient décemment demander mieux... + +Dans tout ce que nous venons de dire, nous avons toujours parlé +d'elles collectivement; cependant, il y avait entre elles de grandes +différences. Elles se ressemblaient bien coeur pour coeur; mais leur +visage et leur esprit n'étaient point pareils. + +Diane était plus grande que sa soeur, plus sérieuse et peut-être plus +belle. Ses beaux cheveux, d'un châtain foncé, se bouclaient autour d'un +front fier et pensif, qui prenait un rayonnement de grâce irrésistible +au moindre sourire. Ses grands yeux bruns, que la gaieté faisait si +doux, rêvaient souvent et perdaient dans le vide leur regard voilé. Il +y avait dans ses traits, parmi les indices d'une simplicité presque +enfantine, une intelligence vive et forte, et surtout une volonté +virile. + +Cyprienne réfléchissait moins, et riait davantage. Elle avait de +ces yeux, d'un bleu obscur, qui petillent et réjouissent la vue. Sa +physionomie exprimait la gaieté jointe à une pétulance fougueuse. + +Quand on les voyait séparées, l'oeil saisissait entre elles une +ressemblance très-frappante; quand elles se trouvaient l'une près +de l'autre, cette ressemblance disparaissait, et l'on s'étonnait de +chercher en vain ce qu'on avait cru voir. C'est qu'elles étaient, en +quelque sorte, et nous l'avons dit déjà, séparées par un type commun +duquel se rapprochait, par des côtés divers, l'un et l'autre de leurs +jolis visages. Et l'on ne pouvait les comparer à ce type qui n'existait +plus... + +Agenouillées, comme elles l'étaient en ce moment, aux deux côtés du +fauteuil de Madame, l'esprit aurait cherché naturellement dans les +beaux traits de Marthe de Penhoël ce lien mystérieux dont nous parlons; +mais Marthe ne ressemblait à aucune des deux soeurs: elle n'était +Penhoël que par alliance. + +Diane et Cyprienne tenaient toujours ses mains pressées contre leur +poitrine. Madame gardait le silence; ses yeux restaient baissés; sa +froide contrainte ne l'abandonnait point. + +--Nous serions si heureuses de nous dévouer pour vous! reprit Diane. + +--Mourir!... vous dévouer!... murmura Marthe de Penhoël; ce sont des +idées étranges que vous avez là, mes filles!... + +Elle ajouta en essayant de donner à sa voix un accent de plaisanterie: + +--On dirait que vous vous croyez dans quelqu'un de ces vieux châteaux +où les félons chevaliers de vos romans enchaînent et torturent de +pauvres victimes... + +--Nous vous voyons si souvent pleurer!... interrompit Diane. + +Madame retira sa main. + +--Vous êtes curieuses, mes filles, dit-elle avec sécheresse, et je +trouve que vous voyez trop de choses! + +Cyprienne rougit, blessée. Le front de Diane devint pâle. + +--Il faut nous pardonner, dit-elle d'un ton soumis; quand vous +êtes triste, il nous semble que votre souffrance est à nous... Ah! +que n'êtes-vous heureuse, madame! nous vous laisserions tout votre +bonheur!... + +L'émotion commença à percer sous la froideur de Marthe; son regard +glissa, malgré elle, entre ses paupières demi-closes, et partagea entre +les deux jeunes filles une oeillade furtive. + +Diane et Cyprienne n'osaient point relever les yeux. Le joli front de +Cyprienne se teignait encore de ce rouge vif qui monte du coeur froissé +au visage. La figure de Diane n'exprimait que respect et douceur. +Mais quelle que fût la différence de leurs impressions présentes, le +dévouement égal et profond qui était au fond de leur âme se lisait à +travers la rancune enfantine de Cyprienne comme sur la belle patience +de Diane. + +Cyprienne n'avait point parlé encore; Diane, qui devinait sur sa lèvre +mutine un mot de reproche prêt à s'élancer, l'arrêta du geste et reprit: + +--Si nous nous trompons, madame, et Dieu le veuille, je vous en prie, +ne soyez pas fâchée contre nous!... + +Tandis qu'elles avaient les yeux baissés, Marthe de Penhoël se pencha +au-dessus d'elles et les baisa toutes deux. Elles tressaillirent; +Cyprienne ne put retenir un petit cri de joie. + +--Pauvres enfants!... dit Marthe, je ne suis pas fâchée contre vous... +mais, croyez-moi, jouissez en paix des plaisirs de votre âge... +Parfois, les années insouciantes et bonnes sont bien courtes pour nous +autres femmes!... Qui sait si demain vous ne commencerez pas à penser +et à souffrir?... Jusque-là, pauvres enfants, n'essayez pas de deviner +une peine que vous ne pourriez point soulager... L'heure viendra pour +vous comme pour toutes, mes filles, ajouta-t-elle plus tristement; +pourquoi la devancer?... Avez-vous donc tant de hâte de souffrir?... + +--Nous vous aimons, madame..., répondit Diane. + +Marthe retira celle de ses mains que tenait la jeune fille pour la +porter lentement à son front, comme on fait quand la migraine aiguë et +lourde accable le cerveau. + +--Nous vous aimons, répéta Diane, et, à cause de cela, l'heure est +venue déjà pour nous de penser et de souffrir. + +Ses paupières ne se baissaient plus, et ses grands yeux humides se +relevaient sur Marthe de Penhoël. + +Cyprienne laissait dire Diane, parce qu'il lui semblait que c'était son +propre coeur qui parlait. Elle se sentait trop étourdie pour risquer +une parole devant cette pauvre femme que l'excès de son malheur rendait +ombrageuse et défiante, mais elle enviait tout bas le rôle de sa soeur, +et se payait de son silence, la petite jalouse, en tenant ses lèvres +collées sur la main de Madame. + +Celle-ci n'avait pas voulu soutenir le regard de Diane, qui était une +muette question. + +--Vous me croyez donc bien malheureuse?... murmura-t-elle en baissant +les yeux à son tour. + +Et comme Diane tardait à répondre, cette fois Cyprienne répéta tout bas: + +--Oh oui! bien malheureuse!... + +Madame lui retira sa main. + +--Qui vous a dit cela? demanda-t-elle en retrouvant son accent de +sécheresse. + +La pauvre Cyprienne rougit, et demeura muette. + +--Vous m'épiez!... reprit Madame; j'ai cru déjà m'en apercevoir plus +d'une fois... Je vous défends de m'épier! + +Une larme roula sur la joue de Cyprienne. + +Diane regardait toujours Madame avec ses grands yeux tristes et doux. + +--Si vous m'aimez, poursuivit Marthe qui changea encore de ton, je vous +en prie, mes filles, ne cherchez pas à savoir!... + +--Oh! madame! madame!... interrompit Cyprienne baignée de pleurs, vous +voulez donc nous ôter jusqu'à la possibilité de vous défendre?... + +Marthe se redressa plus inquiète. + +--Et Blanche! continua Cyprienne qui ne voyait plus les signes de sa +soeur; notre pauvre ange! Hélas!... a-t-on besoin d'épier, madame, +quand tout ici menace et parle de malheur? + +Marthe jeta un coup d'oeil furtif vers le lit où Blanche sommeillait +paisiblement. + +--Savez-vous donc quelque chose? prononça-t-elle d'un ton si bas que +les deux jeunes filles eurent peine à l'entendre, quelque chose sur +Blanche de Penhoël?... + +--Oui..., répondit Cyprienne. + +--Non!... répliqua Diane d'un accent qui avait quelque chose +d'impérieux. + +Cyprienne arrêta au passage les paroles qui allaient s'échapper de sa +lèvre. Les deux soeurs s'aimaient trop pour qu'il n'y eût pas entre +elles égalité parfaite; néanmoins, à cause de cette tendresse même, +Cyprienne reconnaissait volontiers la prudence supérieure de Diane, et +ne refusait jamais de se laisser guider par elle. + +Lorsque Cyprienne se laissait emporter par la fougue étourdie de sa +nature, un mot de Diane suffisait toujours pour la retenir. + +L'attention de Madame était cependant excitée vivement. Elle attendait, +les yeux fixés sur Cyprienne. Comme celle-ci gardait le silence, Marthe +tourna vers Diane son regard où il y avait une défiance mêlée de +reproche. + +--Votre soeur allait m'avouer la vérité..., dit-elle; vous êtes experte +aux belles protestations, Diane... mais il ne faut pas toujours vous +croire. + +Cyprienne, qui était toujours à genoux, se dressa sur ses pieds, le +rouge au front. Ses jolis sourcils se froncèrent. + +--Oh!... dit-elle en contenant sa voix, si une autre que vous, madame, +accusait ma soeur de mensonge... + +Marthe de Penhoël eut comme un sourire à voir l'élan de cette ardente +affection. + +--J'ai tort..., murmura-t-elle, et vous avez raison de vous aimer, mes +filles. + +Elle tendit ses mains aux deux soeurs. Cyprienne s'était déjà remise à +genoux. + +La délicate intelligence de Diane lui disait qu'il fallait néanmoins +une explication à ce _oui_ et à ce _non_, tombés en même temps de ses +lèvres et de celles de sa soeur. + +--Comme le visage de notre ange est beau dans son sommeil! dit-elle en +couvrant sa jeune cousine d'un regard ami et tendrement protecteur. +Nous n'avons pas le droit de dire que nous l'aimons autant que vous, +madame, puisque vous êtes sa mère... Mais Cyprienne qui se tait +maintenant, timide, sait parler mieux que moi, quand nous sommes seules +toutes deux... Combien de fois a-t-elle souhaité que Dieu fît deux +parts de notre avenir!... et que, pour notre chère Blanche, il pût +garder toutes les joies et tout le bonheur!... Vous demandiez tout +à l'heure si nous savions quelque chose sur elle... Ma soeur vous a +répondu oui... C'est que notre oreille entend de bien loin dès que l'on +prononce le nom de Blanche!... Oh! croyez-nous, madame, ce n'est point +curiosité vaine... quand on parle de l'Ange ou de sa mère, c'est notre +coeur qui écoute... Nous ne savons rien, sinon ce qui se dit chez les +pauvres métayers des alentours et dans le salon même de Penhoël... + +--Et que dit-on? demanda Madame. + +--On dit que l'Ange est une belle jeune fille, douce et bonne comme le +nom qui lui fut donné... mais on parle de mystérieux malheurs suspendus +au-dessus de sa tête... On répète tout bas que les mauvais jours sont +venus pour la race de Penhoël... On raille au salon, dans les fermes on +s'attriste, car les bonnes gens se souviennent de tous les bienfaits +répandus sur le pays par la main de Penhoël, depuis nos grands aïeux +qui possédaient toute la contrée, jusqu'à notre oncle Louis, que Dieu +protége dans son exil! + +--L'avenir n'appartient à personne..., murmura Madame; mais, dans le +présent, ne dit-on pas que la fille de René de Penhoël est heureuse et +riche? + +Diane secoua la tête lentement et garda le silence. + +--Répondez!... reprit Madame; je vous en prie... et je le veux! + +--Ce sont de vagues bruits, répliqua enfin Diane. On dit que l'avenir +assombrit déjà le présent; on dit que Blanche est en effet aujourd'hui +heureuse et riche... du moins on est bien sûr qu'elle l'était hier... +mais on se demande si elle le sera demain... + +Marthe était pâle. Sa voix trembla lorsqu'elle demanda encore: + +--Et sur quoi se fondent tous ces bruits, ma fille? + +--Au salon, personne ne le dit, repartit Diane; dans les fermes, on +répète que le jour où les étrangers sont entrés au manoir fut un jour +de malédiction et de malheur!... + +--Ce qui se passe ici est-il donc déjà la fable du pays? murmura +Marthe, tandis que la honte mettait un fugitif incarnat à sa joue. + +--Nous sommes vos nièces, madame, répondit la jeune fille; chacun nous +parle avec respect à cause de vous... On se borne à nous dire que cet +homme et cette femme sont la cause de tout le mal... C'est elle qui +entraîne le maître à sa ruine... C'est lui qui a ramené au manoir +l'ennemi mortel de nos pères... Pontalès, dont le fils parle déjà comme +s'il était possesseur des biens de Penhoël. + +Diane s'arrêta. Madame sembla hésiter et faire sur elle-même un effort +pénible. + +--Et le nom de cet homme, dit-elle en baissant les yeux, n'est-il +jamais prononcé, que vous sachiez, en même temps que mon nom?... + +--Au salon, peut-être... Chez les anciens vassaux de Penhoël, qui donc +oserait joindre le nom d'un homme détesté comme un démon au nom de la +femme que tous vénèrent à l'égal d'une sainte? + +Une autre question se pressait sur les lèvres de Madame. Diane la +devina, et répondit à voix basse: + +--Je n'ai jamais rien entendu moi-même à ce sujet... mais Cyprienne... + +Madame se tourna vivement vers cette dernière. + +--Ce sont des menteurs!... s'écria la jeune fille; des menteurs et des +méchants!... Je n'ai pas bien compris leurs paroles, mais voici ce +qu'ils disaient: + +«--Le maître de Penhoël ne peut rien refuser à M. Robert, et M. Robert +veut que l'Ange de Penhoël soit sa femme...» + +«Jusque-là, je comprenais bien, mais ils disaient encore: + +«--Madame est dans le même cas que le maître, elle ne peut pas dire +non... Pourtant, comme elle est fière et que les femmes bravent tout +quelquefois quand il s'agit de leur enfant, M. Robert s'est arrangé +pour que Marthe de Penhoël ne pût faire autre chose que de mettre dans +sa main la main de mademoiselle Blanche.» + +--C'est donc bien lui!... murmura Madame sans savoir qu'elle parlait. + +Ses yeux étaient fixes, et ses mains froides tremblaient dans les mains +des deux jeunes filles. + +Elle se leva brusquement et s'approcha du lit de Blanche. + +Un instant elle contempla le visage tranquille et pur de l'enfant, qui +semblait sourire. + +--Venez!... dit-elle d'une voix brève et sourde. + +Cyprienne et Diane s'avancèrent obéissantes. + +--A genoux!... reprit Marthe. + +Les deux soeurs s'agenouillèrent. + +Marthe dit encore: + +--Priez!... + +Puis elle ajouta avec exaltation: + +--Priez du fond du coeur et comme vous n'avez jamais prié en votre +vie!... Vous dites que vous m'aimez... vous dites que vous voudriez +donner pour moi votre sang et votre bonheur!... Eh bien! priez Dieu +qu'il prenne votre bonheur et votre sang pourvu que ma fille soit +heureuse! + +Diane et Cyprienne joignirent leurs mains et répétèrent du fond du +coeur la prière que leur dictait Madame. + +Celle-ci appuyait son front baigné de sueur contre la couverture de son +lit, et murmurait dans ses sanglots déchirants: + +--Tout pour elle, mon Dieu!... Tout pour elle!... Ayez pitié de mon +enfant!... + +Quand elle se releva, ses yeux étaient secs, et un rouge vif colorait +son visage. Diane et Cyprienne l'examinaient à la dérobée avec +inquiétude. Il leur semblait voir dans ses yeux une sorte d'égarement. + +Elle contemplait toujours Blanche, mais froidement, comme si elle n'eût +point su ce qu'elle faisait. + +--Votre vie, dit-elle enfin d'une voix changée, votre sang et votre +bonheur!... Tout pour elle!... Pourquoi cela?... + +--Parce qu'elle est votre fille..., murmura Cyprienne. + +--Ma fille!... répéta Marthe qui semblait ne plus comprendre. + +--Parce qu'elle est adorée, ajouta Diane tristement, et qu'on ne nous +aime pas!... + +Marthe jeta sur elles tour à tour un regard si étrange et si brûlant, +que les deux jeunes filles tressaillirent jusqu'au fond de l'âme. + +--On ne vous aime pas?... prononça Marthe d'un accent plaintif et doux: +c'est vrai!... pauvres enfants, on ne vous aime pas!... + +Un sourire indéfinissable vint se jouer autour de sa lèvre. Elle les +attira vers elle d'abord tout doucement; puis, d'un geste plein de +véhémente passion, elle les pressa toutes deux contre sa poitrine +haletante. + +--Oh!... oh!... fit-elle en couvrant de baisers leurs fronts unis. + +Puis, sa voix éclatant malgré elle: + +--On ne vous aime pas!... s'écria-t-elle avec folie, on ne vous aime +pas, vous!... Oh! mon Dieu! m'avez-vous faite assez malheureuse!... + +Diane et Cyprienne demeuraient muettes d'étonnement. Elles ouvraient +de grands yeux pour regarder Madame, dont la joue se couvrait d'une +rougeur ardente et dont l'oeil était de feu. + +Dans leur surprise, il y avait de la frayeur et aussi de vagues espoirs. + +Elles sentaient battre avec violence le sein de Madame, dont les bras +tremblaient. + +--Écoutez-moi!... reprit Marthe, le moment est venu... Il faut tout +vous dire!... Sait-on qui est la plus aimée des trois filles de +Penhoël? Écoutez!... écoutez!... Les yeux de la pauvre femme ont +pleuré; son coeur a saigné! Quand vous dormez, voyez-vous parfois votre +mère en songe?... + +Diane cherchait à comprendre. Cyprienne écoutait comme on suit un rêve. + +Avant qu'elles pussent répondre, Madame reprit encore d'une voix plus +sourde et en perdant son regard plus troublé dans le vide: + +--Pauvre femme!... pauvre mère!... Écoutez!... + +Elle s'interrompit; sa bouche resta entr'ouverte. Les deux jeunes +filles, qui attendaient, la sentirent chanceler. Son visage se couvrit +tout à coup d'une pâleur livide. + +Les jeunes filles n'eurent que le temps de la soutenir. Elle +s'affaissa, faible et privée de mouvement, entre leurs bras. + +Diane et Cyprienne la déposèrent sur un siége. Elle n'avait point perdu +le souffle, mais on eût dit une morte, tant son corps immobile était +glacé. + +Durant quelques minutes, les deux filles de l'oncle Jean s'empressèrent +autour d'elle. Au bout de ce temps, la poitrine de Madame se souleva +en un long soupir; ses yeux tombèrent sur Diane et Cyprienne qui +interrogeaient avec effroi son visage. + +--Vous voilà!... dit-elle, pourquoi n'êtes-vous pas à danser?... + +Sa voix était calme et froide. + +Les deux jeunes filles ne savaient que répondre. + +--Le bal est-il donc fini déjà?... reprit Marthe. + +Il y avait entre sa froideur présente et la fièvre qui l'emportait +naguère un contraste étrange. Évidemment, elle ne se souvenait plus... + +Diane fit effort pour oser. Elle prit la main de Madame et la baisa +respectueusement. + +--Il y a longtemps que nous sommes ici..., murmura-t-elle; nous +parlions de vous, madame, et du danger qui menace votre fille... + +Marthe sourit d'un air incrédule. + +--Nous parlions de cela!... répéta-t-elle; un danger pour Blanche!... +Qui donc serait assez cruel pour s'attaquer à une pauvre enfant? + +Elle se tourna vers le lit de l'Ange, dont le sommeil paisible n'avait +point été troublé. + +--Des dangers!... répéta-t-elle en touchant du doigt la joue de Diane +avec un sourire protecteur et distrait, les jeunes filles se font comme +cela des idées!... Allez rire et danser, mes enfants... Il n'y a de +malheurs et de mystères que dans vos petites têtes folles!... Voici +notre Blanche guérie... Allez dire là-bas aux musiciens de jouer leur +air le plus joyeux... Puisque Penhoël donne bal, il faut que ses hôtes +s'amusent! + + + + +VII + +SOUS LA TOUR-DU-CADET. + + +Cyprienne et Diane venaient de quitter la chambre de l'Ange. Elles +marchaient côte à côte, sans se parler, le long des corridors +du manoir. Il ne faisait pas un souffle d'air au dehors, et les +illuminations du jardin restaient intactes. Des fenêtres de la galerie, +on pouvait voir les longues lignes de lumière qui marquaient les allées +et le cercle plus brillant du salon de verdure. + +On entendait, dans cette dernière direction, comme un bruit sourd de +casseroles fêlées, dominé par des cris déchirants et insensés. C'était +mademoiselle Héloïse Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, la Cavatine, qui +chantait son grand morceau d'opéra avec accompagnement de guitare. + +En écoutant ces prodigieuses clameurs, un étranger n'aurait pas manqué +de concevoir des idées sinistres et de penser à quelque attentat commis +dans le voisinage; mais les deux filles de l'oncle Jean ne pouvaient +point s'y méprendre; elles connaissaient trop la voix de la plus jeune +et de la plus timide des Grâces Baboin. + +Au lieu d'obéir à l'injonction de Madame, en rentrant dans le jardin +pour gagner le bal, elles descendirent l'escalier menant à la cour. +Les domestiques étaient tous dans l'aire; la cuisine et l'office se +trouvaient déserts. Diane et Cyprienne sortirent du château, sans être +aperçues, par la porte de la cour. + +Cette issue donnait sur le seul chemin praticable aux voitures, et +pouvant conduire du Port-Corbeau à Penhoël. Il descendait la montée en +zigzag, pour éluder la pente, et coupait en dix endroits différents le +taillis de châtaigniers. + +Diane et Cyprienne suivirent le chemin qui longeait d'abord, pendant +une centaine de pas, cette robuste et gothique muraille, aboutissant +d'un côté à la Tour-du-Cadet, et, de l'autre, servant de terrasse aux +jardins de Penhoël. + +Elles marchaient lentement, perdues qu'elles étaient dans leurs +réflexions. Aucune d'elles n'avait rompu encore le silence. + +Elles songeaient à ce qui venait de se passer dans la chambre de +l'Ange. Bien des fois déjà, elles avaient surpris la douleur de +Marthe de Penhoël; mais qu'il y avait loin de ce qu'elles avaient vu +jusqu'alors à ce qu'elles venaient d'entendre et de voir! Qu'il y avait +loin des larmes de Madame, silencieuses et résignées, à ce transport +subit, à ces paroles fiévreuses, à ce délire! + +Et ces paroles entendues, que signifiaient-elles?... + +Qu'y avait-il au fond de ce mystérieux désespoir, dont l'objet apparent +n'était plus ni le danger de Blanche, ni la ruine prochaine de +Penhoël?... + +Un instant, elles avaient pu croire que cette angoisse fougueuse se +rapportait à elles, Diane et Cyprienne. N'était-ce pas en les pressant +contre son coeur avec ivresse que Marthe avait prononcé ces bizarres +paroles? + +Les pauvres enfants, qui mendiaient chaque jour à genoux quelque +distraite caresse, avaient pu se croire un instant adorées à l'égal de +Blanche elle-même! + +Mais ce n'avait été qu'un instant. Après cet ardent baiser qui les +avait réunies sur le sein palpitant de Marthe, quel froid sourire et +quels mots glacés! Bien qu'elles fussent habituées à l'indifférence, +il leur semblait qu'on les avait congédiées, cette fois, avec plus de +dédain encore qu'à l'ordinaire. + +Que croire? Cyprienne avait beau mettre son esprit à la torture, elle +cherchait en vain. Diane elle-même perdait l'effort de son esprit +clairvoyant et subtil à vouloir soulever le voile. + +Parfois, elle croyait entrevoir le mot de l'énigme; mais c'était une +chose si invraisemblable, si impossible!... + +Diane repoussait la supposition accueillie; elle retombait au plus +profond de ses doutes, et se retrouvait en face du problème insoluble. + +Que croire? Rien, hélas! sinon que Madame, outre les douleurs qu'elles +avaient déjà devinées, avait une autre torture plus mystérieuse encore, +et qu'il ne fallait point espérer de guérir!... + +Elles allaient la tête penchée; leurs mains s'étaient unies à leur +insu, et bien qu'elles ne se parlassent point, leurs pensées se +répondaient. + +Au moment où elles arrivaient sous la partie des anciennes +fortifications qui servait maintenant de terrasse aux jardins du +manoir, elles s'arrêtèrent toutes deux d'un mouvement brusque et +commun. + +Elles prêtèrent l'oreille. + +Des voix se faisaient entendre sur la terrasse, et quelques mots +descendaient jusqu'à elles. + +Elles relevèrent la tête. La saillie de la muraille leur cachait les +illuminations du jardin; mais les mille feux allumés le long des allées +mettaient un rayonnement dans l'atmosphère épaisse et lourde. Il y +avait comme un fond lumineux derrière la ligne noire de la terrasse. + +Sur ce fond, Cyprienne et Diane virent se détacher deux têtes connues. +C'étaient Étienne et Roger qui poursuivaient là leur conversation +entamée dans le jardin. + +Nous savons que les noms des deux filles de l'oncle Jean revenaient +bien souvent dans leur causerie. Diane et Cyprienne ne pouvaient saisir +le sens des paroles, mais elles entendaient leurs noms prononcés, et +toutes deux restaient. + +Elles étaient bien jeunes. A l'âge qu'elles avaient, il faut peu de +chose pour faire diversion aux préoccupations les plus graves. + +A se voir ainsi, par hasard, aux écoutes, la gaieté naturelle de +leur caractère revenait au galop. Quand c'était Roger qui parlait, +un sourire se jouait autour des jolies lèvres de Cyprienne; quand la +voix d'Étienne se faisait entendre, la charmante figure de Diane +s'éclairait à son tour. + +Elles aimaient toutes deux; peut-être aimaient-elles bien plus qu'elles +ne le croyaient elles-mêmes. + +Il y avait déjà plusieurs minutes qu'elles étaient là, écoutant et +tâchant de relier en se jouant les lambeaux de phrases qui tombaient +jusqu'à elles, lorsque Étienne et Roger s'accoudèrent sur la balustrade +de la terrasse. Les deux jeunes filles se rapprochèrent davantage de +la muraille et se cachèrent parmi les touffes d'épines et de houx qui +en masquaient les fondements. Dans cette nouvelle position, elles +pouvaient tout entendre. + +Aussi, lorsque Étienne annonça son départ pour Paris, un cri +d'étonnement douloureux s'échappa de la poitrine de Diane. + +Ce cri fut entendu par Étienne et Roger, qui se penchèrent vivement en +dehors de la balustrade; mais déjà les deux jeunes filles se perdaient +derrière les branches du taillis. + +Diane courait, entraînant maintenant sa soeur à travers les pousses +des châtaigniers. On aurait pu croire qu'elle avait un but qu'il lui +fallait atteindre à tout prix. Et pourtant elle ne savait pas où elle +allait. + +Cyprienne la suivait en silence. + +En quelques minutes, le taillis fut traversé. Les deux soeurs se +trouvaient de l'autre côté de la maison, au bout de l'antique muraille +et sous la Tour-du-Cadet, dont les créneaux à jour surplombaient +au-dessus de leurs têtes. + +Diane s'arrêta, essoufflée. Elle porta la main à son front brûlant, +puis à son coeur qui battait douloureusement. + +--As-tu entendu?... murmura-t-elle. + +--J'ai entendu, répondit Cyprienne; ma pauvre soeur!... + +Elle voulut lui prendre la main; Diane se jeta dans ses bras en +pleurant. + +--Demain..., disait-elle parmi ses larmes, dans quelques heures, je +l'aurai vu pour la dernière fois!... Oh! sait-on comme on aime?... Hier +j'aurais cru pouvoir sourire en parlant de son départ!... + +--Si tu lui disais de rester..., murmura Cyprienne, il resterait. + +Diane garda le silence. Un instant, les deux soeurs se tinrent encore +embrassées; puis Diane se redressa tout à coup. Elle essuya ses yeux où +restaient quelques pleurs. + +--Non, non! dit-elle; je ne lui demanderai pas de rester!... Autour +de nous il n'y a que malheur... Ce malheur est à nous, qui sommes +les filles de Penhoël; pourquoi le faire partager à ceux que nous +aimons?... Qu'il parte, dût-il m'oublier!... Si Dieu exauce mes +prières, il sera bien heureux... + +Tandis qu'elle parlait, sa belle tête intelligente et pensive +s'inclinait sur sa poitrine. Il y avait dans sa voix un accent de +tristesse profonde. Elle sentait aujourd'hui, pour la première fois +peut-être, qu'à son insu son coeur s'était donné tout entier. + +Cyprienne faisait un retour sur elle-même, et songeait en frémissant +que Roger pourrait partir aussi à son tour. + +Elle cherchait en vain quelque bonne parole d'espérance et de +consolation. Ce fut Diane qui rompit le silence. Sa voix était changée. +Une fermeté grave remplaçait la mélancolie de tout à l'heure. + +--Nous ne sommes pas ici pour nous occuper de nous-mêmes, dit-elle. +Étienne est jeune et fort... l'avenir s'ouvre devant lui: que Dieu +l'assiste!... Auprès de nous, il y a des faibles à protéger et à +défendre... Songeons à Penhoël, ma soeur, et hâtons-nous... car quelque +chose me dit que l'heure mortelle approche... + +Cyprienne serra la main de sa soeur contre son sein. + +--Tu l'aimes, pourtant!... murmura-t-elle; je t'en prie, cherchons un +moyen de le retenir!... + +--Cherchons un moyen de sauver Penhoël!... répondit Diane dont les +grands yeux se levaient au ciel avec une résignation angélique; +cherchons un moyen de sauver Madame et de sauver la pauvre Blanche! + +Le lieu où elles se trouvaient en ce moment formait l'extrême sommet de +la colline. Vers l'orient, au delà de la Tour-du-Cadet, il n'y avait +rien qu'une rampe rocheuse descendant à la lande. Entre cette rampe et +le chemin qui longeait la muraille, une sorte de guérite demi-ruinée, +protégeant une poterne, se collait aux fondements de la tour. En cet +endroit, le taillis plus touffu faisait à la guérite un impénétrable +abri de verdure. + +Comme la vue était magnifique de ce point culminant, on avait ménagé, +sous les châtaigniers, une étroite esplanade, où régnait un banc de +gazon. + +Les vieux paysans se souvenaient que le commandant de Penhoël aimait +particulièrement ce site. Bien souvent, durant les beaux soirs de +l'été, on le voyait jadis monter la route abrupte, appuyé sur le bras +de son fils Louis, le favori de sa vieillesse. Ils disparaissaient tous +les deux derrière l'épais rempart de feuillage, et ceux qui passaient +alors dans le chemin pouvaient entendre la voix grave du vieux marin, +enseignant à l'aîné de sa maison les nobles sentiments qui avaient +guidé sa propre vie. + +La mémoire du commandant de Penhoël était vénérée comme celle d'un +saint. D'année en année, lorsqu'on faisait des coupes dans le taillis, +on respectait toujours les quelques châtaigniers groupés autour de la +guérite. Les châtaigniers étaient devenus de grands arbres, dont les +troncs robustes s'élançaient bien au-dessus de la barrière de verdure +qui entourait toujours leurs pieds. + +Depuis la mort du commandant, le maître actuel du manoir semblait, +en vérité, craindre tout ce qui rappelait la mémoire du temps passé. +Pas une seule fois peut-être il n'était venu visiter ce lieu, où il +aurait revu les images unies de son père mort et de son frère absent. +Le passage qui conduisait de la route au banc de gazon disparaissait +maintenant, à demi bouché par les broussailles et les pousses du +taillis. + +En revanche, on aurait pu remarquer un autre passage, pratiqué dans la +direction opposée, et donnant sur un petit sentier à pic qui descendait +au bord de l'eau. + +La Tour-du-Cadet se dressait immédiatement au-dessus de la cabane de +Benoît Haligan, le passeur. C'était Benoît Haligan qui avait pratiqué +ce sentier à travers les taillis, en venant presque chaque soir +s'agenouiller à la place occupée jadis par son vieux maître. + +Benoît trouvait là ce qu'il aimait: une nature grande et sombre, des +souvenirs tristes et des pensées de mort. + +Maintenant que la maladie et la vieillesse le clouaient à son grabat, +ce qu'il regrettait le plus au monde, c'était l'heure qu'il passait +tous les soirs, autrefois, à genoux au pied de la Tour-du-Cadet. + +Cyprienne et Diane venaient de percer l'enceinte de feuillage. Elles +étaient assises sur le banc de gazon. + +--Dieu m'est témoin, disait Cyprienne, que je n'ai jamais eu la pensée +de reculer!... mais nous sommes trop faibles, ma pauvre soeur, et ils +sont trop puissants... Un instant j'ai cru que nous avions réussi à les +effrayer en faisant courir le bruit du retour de notre oncle Louis... +L'amour que tout le pays porte à l'aîné de Penhoël est si grand!... +Ils se sont arrêtés; ils ont hésité durant quelques jours... Hélas! +notre oncle Louis n'est pas revenu, et ils ont oublié leur épouvante... +Que faire désormais?... Nous avons épuisé toutes nos ressources! Nos +efforts ont pu retarder un peu le coup qui menace Penhoël... mais, +à mesure que nous détruisons une arme prête à le frapper, une arme +nouvelle est forgée... d'autres piéges se tendent... et deux pauvres +enfants comme nous peuvent-ils défendre toujours l'homme qui ne se +défend pas lui-même?... + +--Ce sont des gens habiles, répliqua Diane avec amertume; ils ont +commencé par empoisonner son coeur et par aveugler son intelligence!... +Puis on lui a pris sa force... Chaque soir, on l'assoit à une table de +jeu, entre cette créature sans âme qu'il aime d'une passion insensée, +et le flacon d'eau-de-vie qui va lui enlever le reste de sa raison!... +Ils sont là, les lâches! rangés autour de cette proie facile... Oh! +quand je vois le front de Penhoël se rougir, son oeil s'éteindre et +sa voix trembler en mêlant les cartes déloyales, il me semble que la +justice de Dieu nous abandonne! + +--Quand je vois cela, moi, s'écria impétueusement Cyprienne, je pense +que, si j'étais homme, il n'y aurait déjà plus autant de misérables +autour de ce tapis vert!... Pourquoi notre frère Vincent a-t-il quitté +le manoir?... + +--Si notre frère est heureux, reprit Diane, que le ciel soit béni! N'y +a-t-il pas ici assez de coeurs à souffrir?... Ma soeur, il vaut mieux +que nous soyons seules dans cette lutte... et s'il ne nous fallait que +des bras forts et des coeurs vaillants, n'aurions-nous pas Étienne et +Roger? + +Cyprienne baissa la tête. + +--Oui... oui..., murmura-t-elle; il vaut mieux que nous soyons +seules... Étienne et Roger voudraient combattre à visage découvert, +et nous savons trop que ces hommes ne reculeraient pas devant +l'assassinat... + +Elle baisa Diane au front et reprit avec une sorte de gaieté: + +--Pardonne-moi, ma soeur... Tu sais bien que je suis brave, malgré mes +instants de faiblesse!... + +--Je sais que tu es un coeur dévoué, ma pauvre Cyprienne, répondit +Diane qui lui rendit son baiser avec une tendresse de mère; je sais que +tu es prête à donner ta vie pour ceux que nous aimons... toi si jeune +et si belle!... toi qui pourrais être heureuse avec le mari de ton +choix!... Écoute!... il nous reste bien peu de chances de vaincre... et +ce que nous faisons toutes deux, une seule pourrait le faire... Si tu +m'aimais bien... si tu étais toujours ma petite soeur chérie... + +--Je te laisserais seule en face de ces maudits, n'est-ce pas?... +s'écria Cyprienne indignée; je tâcherais de fermer les yeux pour ne +point voir que tu meurs à la peine!... + +--N'est-ce pas assez d'une victime?... murmura Diane. + +Cyprienne lui ferma la bouche d'un geste où la colère et la tendresse +se mêlaient à doses presque égales. + +--Si c'est assez d'une victime, ma soeur, dit-elle, Étienne part, +Étienne vous aime... Que n'allez-vous avec lui à Paris?... + +Elle passa son bras autour de la taille de sa soeur. + +--Non, non!... se reprit-elle, oh! non! ne m'abandonne pas!... Que +ferais-je sans toi?... Mais ne me parle plus de fuir, quand tu restes, +je t'en prie!... + +Diane l'attira contre son coeur. + +--Je ne t'en parlerai plus, dit-elle; pardonne-moi... Je t'aime tant et +j'aurais tant de joie à te voir heureuse!... Et puis, tu ne sais pas, +ma pauvre soeur! on commence à nous combattre comme si nous étions des +hommes!... S'ils allaient te tuer avant moi!... + +--Me tuer?... répéta Cyprienne. + +--Hier, dans notre chambre, poursuivit Diane, je t'ai fermé la bouche +au moment où tu allais me rendre compte de ta soirée... moi-même je ne +t'ai rien dit de ce que j'avais fait... c'est que notre chambre n'est +plus à nous, ma soeur!... Nous sommes épiées à notre tour... et dans +le corridor qui mène aux appartements de Penhoël, j'avais entrevu la +figure de Blaise qui nous suit comme notre ombre. + +--En te voyant garder le silence, dit Cyprienne, j'ai pensé que tu +n'avais pas réussi. + +--Je n'ai pas échoué... Maître le Hivain était à son bureau... Je crois +savoir dans quel casier de son secrétaire sont les papiers qui peuvent +perdre Penhoël. + +--Alors, il faut y retourner ce soir; car je sais, moi, qu'ils +redoublent d'obsession auprès de Penhoël, et que c'est tout au plus +s'il pourra résister un jour encore!... + +--J'y retournerai, dit Diane. + +--Pas toi!... s'écria vivement Cyprienne; c'est à mon tour! + +--Puisque je sais où sont les papiers... + +Cyprienne appuya sa joue contre l'épaule de sa soeur, et reprit à voix +basse: + +--Crois-tu donc que je ne t'ai pas devinée?... Il y a là un danger plus +grand que de coutume... et tu veux encore l'affronter toute seule!... +C'est toi qui penses pour nous deux, ma soeur... Dans la guerre que +nous faisons, je ne suis qu'un soldat, et tu es le capitaine... +Laisse-moi au moins ma part de travail! + +La tête de Diane, qui s'inclinait pensive, se redressa en ce moment, et +sa voix prit un accent de gaieté. + +--Soit!... dit-elle, mon petit soldat!... Tu pousseras ce soir une +reconnaissance jusque dans le camp ennemi... Je sais que tu es brave +comme la poudre, mais il faut bien pourtant te prévenir... Hier, +dans une escarmouche pareille à celle que tu vas engager, ton pauvre +capitaine a eu de rudes assauts à soutenir... Tu n'exagères en rien, +quand tu parles de bataille, ma soeur... Cette nuit, on m'a tiré deux +coups de fusil, et j'ai eu mon cheval tué sous moi! + +Diane sentit sa soeur tressaillir entre ses bras; ce n'était pas de la +crainte. + +Au contraire, le coeur impétueux de la jeune fille s'exaltait à ce +danger nouveau. + +--Et tu voulais y retourner toute seule!... s'écria-t-elle. + +Puis elle reprit avec pétulance: + +--Sais-tu?... Je prendrai ce soir les pistolets de Roger, toi, ceux +d'Étienne, et les lâches qui ont tiré sur toi verront beau jeu!... + +Diane souriait. Mais au bout de quelques minutes, elle secoua la tête +et poursuivit d'un ton plus grave: + +--A ce genre de combat, ma pauvre soeur, nous ne serions pas les plus +fortes... ce qu'il nous faut, c'est de l'adresse et l'aide de Dieu... + +Cyprienne ne répliqua point, mais on pouvait voir qu'elle renonçait +avec chagrin à l'idée de faire le coup de pistolet. + +--Et toi, reprit Diane, qu'as-tu fait hier? + +--Ce que nous faisons chaque soir tour à tour, répondit Cyprienne. +J'ai joué mon rôle d'apparition... J'ai dit à Penhoël, d'une voix de +fantôme, qu'un bon génie veillait sur sa maison, et qu'il fallait +résister avec courage... Mais Penhoël n'a plus de force... Il ne sait +que trembler et fermer ses oreilles!... C'est malgré lui qu'il faudra +le sauver... Quant à ceux qui l'entourent, acharnés à sa perte, ils +triomphent, ma soeur... Ils se voient au bout de leur peine... et je +les entendis hier se dire entre eux que cette nuit même Penhoël leur +abandonnerait le dernier morceau de pain de sa femme et de son enfant! + +--Le manoir?... + +--Il a vendu la semaine dernière ce qui restait des biens donnés en +partage à notre oncle Louis... Il n'a plus rien que le manoir!... +Et à l'heure où nous parlons, ils sont sans doute autour de lui... +Robert, Pontalès et cette femme qui l'a ensorcelé!... Ils l'obsèdent, +ils le menacent de ces papiers qui sont entre leurs mains une arme si +terrible!... + +Diane se leva. + +--Ces papiers, il nous les faut, dit-elle, dussions-nous rester cette +fois sur la place... Partons, ma soeur! + +Cyprienne était toujours prête quand on parlait d'agir. Les deux +jeunes filles descendirent ensemble le sentier roide et difficile qui +conduisait au bord de l'eau. + +A mesure qu'elles descendaient, une sorte de chant rauque et lugubre +arrivait jusqu'à leurs oreilles. Quand elles commencèrent à découvrir, +au travers du taillis, la lueur faible qui sortait de la loge de Benoît +Haligan, elles reconnurent la voix et le chant. + +C'était le vieux passeur lui-même qui psalmodiait lentement et avec +peine les versets du _De profundis_. + +Diane et Cyprienne continuèrent leur route. Au moment où elles +passaient devant la loge, la voix du vieillard, éteinte et creuse, +interrompit son chant pour prononcer leurs noms. + +Cyprienne hésita. + +--Ma soeur, dit-elle, quand je vois cet homme, et que j'entends ses +sombres menaces, je n'ai plus de courage... + +--Il a servi fidèlement Penhoël, répliqua Diane, et tout le monde +l'abandonne... + +La voix cassée du vieillard se reprit à chanter; mais ce n'était plus +le _De profundis_. + +Il disait: + + «C'est bien vous qu'on voit sous les saules: + «Blanches épaules, + «Sein de vierge, front gracieux + «Et blonds cheveux...» + +Ce chant, que nous avons entendu tomber si doux des lèvres de Cyprienne +et de Diane enfants, prenait, en passant par la bouche du vieillard, +des modulations funèbres. + +Le bras de Cyprienne frissonnait sous celui de sa soeur. + +--Il est seul et il souffre..., dit Diane; entrons... + + * * * * * + +Au sommet de la colline, tout près de l'endroit où les deux jeunes +filles s'asseyaient naguère, deux hommes s'arrêtaient au pied des +châtaigniers. + +Si les deux soeurs avaient tardé une minute, elles n'auraient point +descendu la montée, parce qu'elles auraient entendu les nouveaux venus +prononcer à voix basse, dans une conversation animée, le nom de Madame +et celui de René de Penhoël. + + + + +VIII + +MAITRE LE HIVAIN. + + +Les deux hommes qui venaient de s'arrêter au bout de la muraille +gothique sous la Tour-du-Cadet sortaient de l'appartement de René de +Penhoël. + +C'étaient maître Protais le Hivain, surnommé Macrocéphale, homme de loi +des bourgs de Bains et de Glénac, et M. le marquis de Pontalès. + +Tandis que l'on dansait dans le salon de verdure, une partie s'était +engagée, suivant la coutume, chez le maître de Penhoël. + +C'était vers le tomber du jour, une heure environ avant que le feu de +joie fût allumé sur l'aire. Robert de Blois était là, en ce moment, +ainsi que Lola, les deux Pontalès et maître le Hivain. + +La partie avait lieu dans la chambre à coucher de Penhoël, comme si +l'on avait voulu en faire mystère au commun des hôtes du manoir. + +Un grand luxe régnait maintenant dans l'appartement du maître. +L'ameublement tout neuf était à la dernière mode de Paris. Trois +ans auparavant, si nous avions pénétré dans cette chambre simple et +modestement ornée, nous y eussions trouvé les portraits du commandant +de Penhoël, de Louis enfant et de Marthe. + +Maintenant, il n'y avait plus qu'un seul portrait dans un cadre +splendide: c'était celui de Lola. + +Derrière le lit, une porte s'ouvrait, signalée plutôt que masquée par +d'éclatantes draperies de velours; c'était la porte de la chambre de +Lola. + +Évidemment, on ne prenait même plus la peine de dissimuler. Le désordre +avait pris droit de bourgeoisie au manoir, et Penhoël, se faisant comme +un bouclier de sa lourde apathie, ne s'inquiétait point de savoir si sa +conduite était un scandale ou passait inaperçue. + +Il était le maître. Sa dégradation avouée s'abritait derrière cette +grande et belle autorité du chef de la famille, qui avait servi jadis +l'austère vertu de ses ancêtres. + +Il tenait le jeu contre M. Robert de Blois, auprès de qui s'asseyaient +les deux Pontalès. A sa droite, la charmante Lola, en costume de bal, +s'étendait paresseusement dans une bergère; à sa gauche, maître Protais +le Hivain, portant sur son nez coupant et long de rondes lunettes de +fer, suivait le jeu d'un oeil avide. + +Pontalès et son fils s'abstenaient de tout conseil. L'homme de loi, au +contraire, prodiguait les siens avec une remarquable générosité. + +Quant à Lola, elle ne quittait sa pose nonchalante que pour emplir de +sa jolie main, couverte de bagues, un verre placé sur la table à côté +de Penhoël. + +Et Penhoël buvait! buvait! + +Ces trois années avaient pesé sur lui d'une façon véritablement +extraordinaire. Bien qu'il eût à peine trente-huit ans, c'était déjà un +vieillard; son épaisse chevelure blonde avait blanchi entièrement; son +front s'était ridé: sa haute taille s'était courbée. Il n'y avait plus +ni volonté ni intelligence dans son regard éteint et stupéfié par une +ivresse de chaque jour. + +A peine aurait-on pu reconnaître dans cette figure bouffie et pâle, +que tachaient çà et là d'ardentes piqûres, les mâles traits de René de +Penhoël. + +L'effet produit sur sa nature morale par ce laps de temps si court +était du reste plus désastreux encore. Certes, le maître de Penhoël +n'avait jamais été un esprit d'élite; mais il possédait du moins +autrefois une part de cette vaillance énergique qui était comme +l'héritage de sa race. + +A présent, plus rien. De cet homme jeune et fort, que nous avons vu +jadis bondir dans le chaland vermoulu de Benoît, et braver, sur ce pont +frêle, la violence de l'orage, il ne restait qu'une manière de cadavre, +un vieillard impotent et lourd, sans force ni pensée. + +L'eau-de-vie, l'amour et le jeu, ces trois choses dont une seule suffit +à exalter l'homme, pouvaient à peine, réunies, galvaniser sa morne +inertie. + +Il tenait ses cartes d'une main tremblante et comme engourdie. A mesure +que la partie avançait, des gouttes de sueur plus grosses coulaient +dans les rides de son front, et les taches rouges qui marbraient sa +face livide s'allumaient plus brillantes. + +En face de lui Robert, souriant et calme, causait avec les Pontalès, +intéressés sans doute dans sa partie. + +Le jeune comte Alain de Pontalès était un assez joli garçon, qui ne +se cachait point trop pour lancer du côté de Lola des oeillades +suffisamment significatives. + +Son père, le marquis, était un petit vieillard: cheveux blancs comme +neige, oeil vif, sourire bon et spirituel. A juger l'homme seulement +par les dehors, ce devait être le plus aimable marquis du monde. + +Les gens qui regardent de très-près, et prétendent voir mieux que le +vulgaire, auraient peut-être découvert, sous son avenant sourire, un +petit fonds de sécheresse et de moquerie. Mais c'était peu de chose, +et d'ailleurs quelque légère nuance de scepticisme voltairien s'allie +merveilleusement, comme on sait, à la riante bienveillance de ces vieux +gentilshommes. + +Ce qui dominait dans la physionomie du marquis, c'étaient la finesse et +la bonté. Ce devait être un homme souverainement adroit, et sa bonhomie +devait empêcher son adresse d'être dangereuse. + +Ses ennemis, et il en avait bien peu d'avoués à cause de ses soixante +mille livres de rente, prétendaient qu'il était plus fin encore qu'il +n'en avait l'air, mais que sa bonhomie ne valait pas le diable. + +C'étaient des jaloux peut-être. En tout cas, dans ce pays patriarcal, +où l'estime publique est en raison directe de la somme portée au +bordereau du percepteur, la médisance n'avait pas beau jeu contre M. +le marquis de Pontalès. + +La _société_ le reconnaissait pour roi. Il possédait l'estime éclairée +du chevalier adjoint et de la chevalière adjointe de Kerbichel; il +avait l'admiration des trois vicomtes, épris de madame veuve Claire +Lebinihic; les trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang auraient +volontiers employé le reste de leur jeunesse à chanter ses louanges à +l'univers avec accompagnement de guitare. + +Ce qui, du reste, aurait milité sérieusement en sa faveur auprès +de tout homme non prévenu, c'était l'empressement mis par lui à +terminer cette longue haine qui avait séparé jadis le manoir et le +château. Pontalès s'était prêté vraiment de bien bonne grâce à cette +réconciliation; l'entremise du jeune M. Robert de Blois s'était bornée +à une simple démarche après laquelle M. le marquis, quoique le plus +âgé, le plus riche et le plus haut titré, avait fait immédiatement les +premiers pas. + +Depuis le rapprochement, Penhoël, au su de tout le monde, avait profité +plus d'une fois de sa bonne volonté. Cet excellent marquis montrait une +obligeance inépuisable. Pour n'en donner qu'un exemple et fournir d'un +seul coup la preuve de sa bienveillante délicatesse, nous dirons qu'il +avait été jusqu'à renoncer au titre de maire de Glénac pour donner à la +vanité de Penhoël cette satisfaction enviée. + +Il y avait bien une heure que la partie engagée durait. Les enjeux +étaient lourds, et l'on jouait argent sur table. Penhoël perdait. + +Entouré comme il l'était, d'un côté par Macrocéphale qui avait tout +juste la probité d'un homme de loi campagnard, de l'autre par une femme +ayant droit au titre d'aventurière, son malheur constant aurait pu +n'être point naturel. Lola était admirablement placée pour faire des +signes, et la longue figure de maître Protais le Hivain pouvait dire +bien des choses. + +Mais le jeune M. Robert de Blois n'en était pas à user de ces fraudes +élémentaires. C'était un gentilhomme! S'il trompait, il y mettait du +moins une grâce charmante et une habileté de premier ordre. + +Penhoël ne pouvait soupçonner ces mains loyales, toujours à découvert, +et qui battaient les cartes avec une nonchalante aisance. + +D'ailleurs, Dieu sait que le jeune M. de Blois ne se montrait guère +empressé de jouer. Ce n'était jamais lui qui entamait la partie, et il +fallait chaque jour que Penhoël priât, mais priât sérieusement, pour +que le jeune M. de Blois voulût bien consentir à lui gagner ses doubles +louis. + +Ce gain constant le fatiguait au lieu de lui être agréable, tant il +avait de généreux désintéressement. Chaque fois qu'il était contraint +par le sort à empocher l'argent du maître, il ne pouvait retenir les +marques de sa mauvaise humeur. + +Penhoël, lui, s'obstinait avec l'entêtement sombre du joueur dépouillé. +Depuis trois ans il avait perdu des sommes énormes. Il voulait les +regagner. Sur ce tapis avaient passé tour à tour les fermes, les +moulins, les forêts qui composaient l'héritage de son père. Il +prétendait rompre la veine funeste et reconquérir tout cela. + +Chaque jour son espoir se brisait contre l'arrêt inflexible du sort, +mais rien ne tue l'espoir tenace du joueur. + +Penhoël revenait le lendemain s'asseoir à la même place que la veille. +Sa main avide et tremblante interrogeait avidement l'oracle toujours +contraire. Il perdait. Durant quelques heures, il restait là le feu +dans la poitrine et la sueur au front, jusqu'à ce que Robert, ému de +compassion, le tendre et bon jeune homme, lui refusât une dernière +revanche! + +Robert venait de gagner une partie et Penhoël cherchait au fond de +sa poche, tout à l'heure pleine, les quelques pièces d'or qui lui +restaient. + +--Je donnerais vingt louis pour vous voir gagner cette partie, dit le +jeune M. Robert, un bonheur comme le mien ne se conçoit pas et finit +par être fatigant!... + +Penhoël tendit son verre, que Lola s'empressa de remplir. + +--On dit qu'on ne peut pas être heureux à la fois au jeu et en +amour..., murmura le fils de Pontalès en fixant sur le maître un regard +où il y avait de la moquerie. + +Le marquis lui fit un signe de sévère reproche. + +--Moi, j'ai beau parier pour M. de Blois, dit-il avec la bonhomie +douce qui distinguait ses manières, tous mes voeux sont pour mon ami +Penhoël... C'est une veine comme on n'en a jamais vu!... Dérangez un +peu votre chaise, vicomte; on dit que ces choses-là changent le sort. + +Penhoël fit glisser sa chaise sur le parquet avec cette docilité +superstitieuse et stupide du joueur vaincu dont la tête se perd. + +Ses sourcils étaient froncés violemment; sa respiration s'embarrassait +dans sa poitrine. Il ne prononçait pas une parole. + +Le vieux marquis, non content d'avoir donné à son hôte un généreux +conseil, changea les deux bougies de place, et dérangea un peu la table. + +Grâce à ces manoeuvres classiques, il était bien difficile, on en +conviendra, que la veine ne fût pas coupée comme avec un rasoir. + +Penhoël perdit encore. + +Le vieux marquis joignit les mains avec découragement. + +--C'est folie de lutter quand le diable s'en mêle!... murmura-t-il. + +Penhoël cependant fouillait dans sa poche, où il n'y avait plus rien. + +--Trente louis sur parole!... dit-il d'une voix creuse et sonore. + +C'était le premier mot qu'il eût prononcé depuis une heure. + +Les deux Pontalès et M. de Blois échangèrent un rapide regard. + +--Écoutez, Penhoël, répliqua Robert, vous savez bien que je ne voudrais +pas vous refuser... je jouerais contre vous des millions sur parole... +mais, dans ce moment, ce serait vous voler votre argent... Nous +resterions là jusqu'à demain que vous perdriez toujours! + +--Trente louis! répéta Penhoël dont la main tremblante serrait +machinalement son verre plein d'eau-de-vie. + +Robert mêla les cartes avec une répugnance visible. + +Au moment où Penhoël coupait, un domestique entr'ouvrit la porte de la +chambre. + +--On attend M. le maire, dit-il, pour allumer le feu de joie. + +--Qu'on attende!... voulut répondre Penhoël. + +Mais Robert et les deux Pontalès s'étaient levés déjà. + +Quand le maître vit son adversaire lui échapper ainsi, son front +s'empourpra, et sa lèvre blême trembla de colère. + +Sa langue épaissie balbutia des reproches inintelligibles. + +Robert et Pontalès le prirent chacun par un bras, tandis que Lola +s'éclipsait avec le jeune vicomte Alain. + +Maître le Hivain remettait ses lunettes de fer au fourreau. + +--Allons, allons, Penhoël!... disait cependant le marquis de cet accent +paternel qu'on prend avec les enfants révoltés, ne voulez-vous pas +faire crier toute la paroisse?... Prenez une demi-heure pour remplir +votre devoir... et, après cela, parbleu! nous vous donnerons votre +revanche... + +--Puisque vous êtes un enragé!... ajouta Robert qui l'entraîna au +dehors. + +Avant de sortir, il avait fait signe à maître le Hivain de ne pas +s'éloigner. + +Les paysans attendaient dans l'aire. Le feu de joie fut allumé à l'aide +d'une torche bleue fleurdelisée, et il y eut le nombre convenable de +salves d'acclamations parmi les pétards. + +Pendant que la flamme montait, tortueuse et bleuâtre, le long des +fagots amoncelés, Penhoël, qui avait jeté sa torche, errait dans la +foule et cherchait en vain ses partenaires. De tous côtés les paysans +le saluaient respectueusement, et il ne les voyait point. + +Quand le brave père Géraud du _Mouton couronné_ vint à son tour lui +tirer sa révérence, le maître lui demanda d'un air absorbé: + +--N'as-tu point vu M. Robert de Blois? + +Puis il se détourna sans attendre la réponse du vieil aubergiste qui +secoua la tête en murmurant: + +--Cet homme l'a ensorcelé!... Et c'est moi qui lui ai montré le chemin +du manoir!... + +A défaut de Robert et des Pontalès, qui se faisaient maintenant +invisibles, Penhoël rencontrait partout sur ses pas maître Protais le +Hivain. Celui-ci se tenait à distance respectueuse, mais il ne perdait +jamais de vue René de Penhoël et semblait attendre l'occasion de +l'aborder. + +--Où sont-ils?... où sont-ils?... lui cria enfin René à bout de +patience. + +Macrocéphale s'approcha aussitôt. + +--Je pense que M. le vicomte veut parler de ces messieurs..., dit-il. +Sans doute qu'ils auront attendu M. le vicomte dans sa chambre... + +--C'est vrai!... dit René, allons-y! + +L'homme de loi lui présenta son bras, sur lequel René appuya sa marche +lourde et pénible. En passant devant le salon de verdure, il s'arrêta, +et un murmure sourd gronda dans sa gorge. L'orchestre jouait une +hongroise que Lola dansait la tête sur l'épaule d'Alain de Pontalès. + +--Elle aimerait mieux être avec vous que là, M. le vicomte!... murmura +Macrocéphale; partout où vous n'êtes pas, la pauvre jeune dame a l'air +de s'ennuyer! + +--Parlez-vous vrai?... demanda Penhoël. + +--Regardez plutôt! + +Ceci était audacieux, car Lola semblait être aux anges. Mais René eut +un vague sourire, et reprit, content, le chemin de sa chambre. + +Dans sa chambre, il ne trouva ni Pontalès ni Robert de Blois. + +--Ils vont venir..., dit Macrocéphale en installant René dans son +fauteuil avec les soins empressés d'un valet de chambre. S'il m'était +permis de parler ainsi, je dirais: «Ils ne viendront que trop tôt!...» +Bon Jésus! ces hommes-là vous ont-ils gagné de l'argent, Penhoël! + +--Donnez-moi mon verre, M. le Hivain, dit Penhoël au lieu de répondre, +il faudra bien que la veine change un jour ou l'autre!... + +--Si j'étais fée ou sorcier, s'écria Macrocéphale dont le laid visage +grimaçait le dévouement, il y aurait longtemps que la veine aurait +changé!... Voyez-vous, Penhoël, je ne sais pas faire de grandes +phrases, moi, mais je n'aime que vous parmi les gentilshommes du +pays... Et, aussi vrai que Dieu est Dieu, je me ferais hacher en mille +morceaux pour votre service! + +--Ils ne viendront donc pas! murmura Penhoël. + +L'homme de loi s'assit sur le coin d'une chaise, tout auprès de lui. + +--Avant qu'ils viennent, reprit-il, nous pourrions bien causer un peu +d'affaires. + +Une expression d'effroi et de répugnance invincible se peignit sur le +visage de René. + +--Non... non! répliqua-t-il, pas aujourd'hui! + +--C'est que nous sommes bien bas!... + +--Qu'y faire?... murmura René avec fatigue. Allez-vous me rappeler +encore ce qui a été fait? Je sais bien qu'un jour venant je n'aurai pas +d'autre ressource qu'un coup de pistolet à travers le crâne... + +--Un jour venant, répéta l'homme de loi d'un ton qui voulait dire: «Ce +jour-là est plus proche que vous ne pensez.» + +Puis il ajouta doucereusement: + +--Ce qui est fait est fait, Penhoël, et je ne vous parlerai point des +signatures fausses... Ne craignez rien; personne ne nous écoute!... Je +voulais vous demander seulement s'il vous reste beaucoup d'argent sur +le prix de la forêt de Quintaine. + +La tête de Penhoël se pencha sur sa poitrine. + +--Oh! la veine!... la veine!... murmura-t-il en crispant ses doigts +autour des bras de son fauteuil, je viens de perdre mon dernier louis! + +--Et pourtant vous voulez jouer encore? + +--Je veux gagner! + +--Mais si vous perdez? + +--Je veux gagner! vous dis-je, s'écria le maître en se redressant +tout à coup. Blanche de Penhoël est-elle faite pour mendier son pain, +monsieur?... Je veux regagner mes forêts, mes étangs, mes métairies!... +et avec cela tous les biens que Pontalès a volés à mon père!... + +--Je donnerais mon bras droit pour que cela pût arriver, Penhoël!... +Mais si vous n'avez plus d'argent... + +--Il faut vendre!... Aussi bien Lola veut faire venir de Rennes une +nouvelle parure... + +--Vendre!... répéta l'homme de loi, qui se fit une mine plus allongée +encore que de coutume: pour vendre, il faut avoir. + +René tressaillit et le regarda en face. + +--Qu'est-ce à dire? s'écria-t-il; n'ai-je donc plus rien? + +--Si fait..., répliqua Macrocéphale, M. le vicomte possède encore son +manoir de Penhoël, quitte de toute hypothèque. + +--Et avec cela?... + +--Rien..., repartit tout bas Macrocéphale. + +Penhoël demeura un instant immobile et muet. On eût dit un homme +foudroyé. Puis il se couvrit le visage de ses deux mains. + +--Le manoir de Penhoël, reprenait cependant l'homme de loi, est une +magnifique propriété; nous en trouverions assurément un bon prix... et +je suis sûr que M. le marquis de Pontalès... + +--Jamais! interrompit René avec angoisse. C'est ici qu'est mort mon +père... Jamais! + +--Ce n'est pas moi qui donnerais à M. le vicomte le conseil de vendre +le manoir, poursuivit Macrocéphale en prêtant à sa voix une expression +plus humble et plus insinuante; mais, ayant l'honneur d'être le conseil +de M. le vicomte, je me permettrai de lui faire observer que le manoir +est pour lui une lourde charge... Avec une habitation si belle, il +faudrait des rentes... + +--Et je n'en ai plus! murmura Penhoël. + +--Pas beaucoup, s'il faut parler franchement... D'un autre côté, comme +vous le disiez tout à l'heure, la veine peut changer... et avec des +fonds... + +Penhoël laissa retomber ses deux mains sur ses genoux. La douleur +profonde qu'il ressentait réveillait son apathie. La torture avait +trouvé un coin vif au fond de son coeur engourdi. + +Ces trois ans écoulés passaient comme une vision rapide au-devant de +ses yeux. + +--J'étais heureux..., pensait-il tout haut, j'étais riche... le nom de +mon père restait pur... Oh! Haligan disait-il vrai?... Cet homme est-il +venu pour me prendre le salut de mon âme et la vie de mon corps?... + +--Une observation qu'il est important de faire, poursuivait l'homme de +loi, c'est que toutes les ventes, consenties par vous jusqu'à ce jour, +sont conditionnelles et frappées d'une clause de réméré... Dans le +cas où vous feriez une nouvelle affaire avec le marquis... ou avec un +autre... on pourrait obtenir des conditions pareilles. + +--Le terme du réméré est-il le même pour tout ce que j'ai aliéné? +demanda Penhoël. + +--Le même... Il finit au 1er novembre de la présente année. + +--Et nous sommes à la fin d'août! repartit Penhoël. + +--En deux mois et onze jours, on peut faire bien des choses, M. le +vicomte!... Dans le cas où il vous plairait de mettre en vente le +manoir, je pourrais tâter Pontalès ce soir même. + +René de Penhoël ne répondit point tout de suite. Quand il prit enfin +la parole, ce fut tête haute et d'une voix ferme. Il semblait qu'une +étincelle de son ancienne énergie se fût réveillée en lui. + +--Je vous défends de me reparler jamais de cela!... dit-il. Je ne sais +pas ce que Dieu décidera de mon sort, mais la maison où ma fille unique +est née ne sera jamais vendue par mon fait. + +--Bien parlé!... s'écria Macrocéphale avec un brusque attendrissement; +ah! vous êtes un vrai gentilhomme, Penhoël, et nous verrons, j'en suis +bien sûr, la fin de tout ceci! + +--Laissez-moi!... dit le maître. + +Macrocéphale se leva aussitôt pour obéir. Mais avant de quitter la +chambre, il eut le temps de dire encore: + +--Si vous saviez comme cela me fend le coeur, chaque fois qu'un des +domaines de Penhoël passe comme cela en des mains étrangères... Je n'ai +rien à dire contre Pontalès, Dieu merci, ni contre personne... mais je +suis, avant tout, le serviteur et l'ami de Penhoël... Et si j'avais des +trésors, je saurais bien à quoi les employer!... + +Il fit un salut respectueux, et prit congé du maître, qui était retombé +dans son immobilité stupéfiée. + +Au bas du perron, donnant sur le jardin, il rencontra Robert de Blois, +qui l'attendait sans doute, et qui passa vivement son bras sous le sien. + +--Eh bien! roi des habiles, demanda Robert, qu'avons-nous fait? + +Maître le Hivain hocha la tête. + +--Heu! heu! fit-il, on ne vend pas comme cela sa dernière chemise sans +gronder quelque peu! + +--Il accepte, en attendant? + +--Il refuse. + +--Diable!... grommela Robert, ça nous retarde encore!... Avez-vous bien +fait tout ce que vous avez pu? + +Macrocéphale prit un accent pénétré. + +--M. de Blois, dit-il, on n'est pas maître de ces choses-là... Je ne +vous connais que depuis trois ans, mais je vous aime comme si vous +étiez mon propre fils!... + +--Je suis bien reconnaissant..., répliqua Robert. + +L'homme de loi l'interrompit. + +--Je voudrais que vous me missiez à l'épreuve!... dit-il. Aussi vrai +que Dieu est Dieu, je me ferais hacher en mille pièces pour votre +service! Je n'ai rien à dire contre Penhoël ou contre Pontalès... mais +il n'y a pas à balancer: votre intérêt avant tout... voilà ma règle. + +--En temps et lieu, maître le Hivain, dit Robert, vous verrez que vous +n'avez pas eu affaire à un ingrat... Pour commencer, dès demain je +consulterai votre expérience sur quelques petites contestations qui +pourraient bien nous diviser, Penhoël et moi, dans l'avenir. + +--A vos ordres, mon cher M. Robert. + +--Mais pour revenir à l'affaire qui nous occupe, vous ne voyez pas la +possibilité...? + +--Par moi, non, répondit Macrocéphale. + +--Alors il faut employer les grands moyens, n'est-ce pas? + +--C'est mon avis... et s'il m'était permis de vous donner un conseil... + +--Cela vous est permis, pardieu! M. le Hivain. + +Depuis quelques minutes, tout en suivant la conversation, Robert +réfléchissait. En ce moment il semblait sourire à une excellente idée. + +--Le conseil que je me permettrais de vous donner, poursuivit l'homme +de loi, serait celui-ci... La charmante madame Lola possède sur Penhoël +un pouvoir sans bornes... + +--M. le Hivain, interrompit Robert, vous êtes un observateur +extrêmement spirituel... Lola nous a déjà servis, la chère fille, +presque autant que le jeu et l'eau-de-vie!... Mais aujourd'hui j'ai +mieux que cela encore! + +--Mieux que cela?... répéta Macrocéphale d'un air galamment incrédule. + +Robert ôta son bras de dessous le sien. + +--On est bien mal ici pour parler d'affaires, reprit-il; veuillez +chercher M. le marquis de Pontalès, et allez m'attendre avec lui +quelque part où l'on puisse causer sans témoins. + +--Du côté de la Tour-du-Cadet, si vous voulez?... + +--Soit!... La place est excellente, et vous ne m'y attendrez pas +longtemps... Avant une demi-heure, vous pourrez juger ce que vaut mon +moyen. + +Robert avait une figure triomphante. + +Ils se séparèrent. + +L'homme de loi descendit l'allée qui menait au salon de verdure pour +chercher le marquis de Pontalès, et Robert de Blois monta lestement le +perron du manoir. + +Au lieu d'entrer dans la chambre du maître de Penhoël, dont la porte +se présentait la première dans le corridor, il se dirigea vers +l'appartement de Madame. + + + + +IX + +RENDEZ-VOUS. + + +Le marquis de Pontalès et maître Protais le Hivain arrivaient sous la +Tour-du-Cadet pour attendre Robert de Blois, qui leur avait assigné ce +rendez-vous. + +La soirée était déjà fort avancée, et le salon de verdure, déserté tour +à tour par tous ceux qui pouvaient diriger la fête, restait décidément +en proie aux trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, qui se +passaient de main en main la redoutable guitare, et faisaient boire, +jusqu'à la lie, aux convives découragés, le calice de leur antique +répertoire. + +Pontalès et l'homme de loi causaient en suivant le sentier qui menait à +la tour. + +--Il avait l'air sûr de son affaire?... demandait le vieux marquis. + +Macrocéphale haussa ses épaules pointues et fit une grimace de dédain. + +--Ça ne doute de rien, vous savez! répliqua-t-il. Parce que ça sait +faire sauter la coupe et pêcher le roi en brouillant les cartes, +ça se croit un homme bien habile!... Ah! M. le marquis, sans le +dévouement profond que je vous porte, je ne resterais pas une minute +de plus dans toutes ces affaires-là... Ce Robert, voyez-vous, est un +aventurier de bas étage, et je n'aime que les gens comme il faut... +Vous, par exemple, M. le marquis, et le jeune M. Alain... voilà des +gentilshommes!... Ah! je vous parle franchement, je ne m'inquiète guère +plus de ce Robert que de Penhoël lui-même!... Mais quant à ce qui vous +regarde, je me ferais hacher en mille pièces pour votre service! + +Le vieux marquis l'écoutait avec son sourire bonhomme, et prenait de +tout cela juste ce qu'il fallait. + +--Je sais que vous êtes un ami sûr, M. le Hivain, dit-il, vous êtes +en outre un homme de beaucoup de sens, et je crois que vous avez des +idées très-justes sur M. Robert de Blois... Mais nous avons encore +besoin de lui jusqu'à la fin de cette affaire... Quand il en sera +temps (il mit sa main sur l'épaule de Macrocéphale), soyez sûr que je +saurai faire la part de mes vrais amis... Il y a dans le pays bien des +gens qui ne vous valent pas et qu'on regarde comme des gros bonnets, +maître le Hivain... Viennent les événements que nous préparons, je vous +promets, moi, que vous aurez plus d'un jaloux entre Redon et Carentoir! + +Ces paroles étaient douces comme miel aux longues oreilles de +Macrocéphale; il écoutait et faisait d'avance le gros dos en songeant à +son importance prochaine. + +--Mais il faut d'abord que Penhoël disparaisse..., reprit le marquis en +baissant la voix; je vous parle franc, comme vous voyez... Il ne s'agit +pas de lui enlever la moitié de sa fortune... les deux tiers, les trois +quarts... les quatre-vingt-dix-neuf centièmes!... Il faut qu'il soit +forcé de fuir et qu'on n'entende plus jamais parler de lui: sans cela, +rien de fait! + +Macrocéphale se frotta les mains. + +--A la bonne heure!... s'écria-t-il, j'aime à voir comprendre les +affaires de cette façon-là!... ça s'appelle au moins trancher dans le +vif!... Eh bien! M. le marquis, nous marchons, que diable!... Il me +semble que nous sommes bien près de notre but! + +Ils arrivaient au bout de la route et touchaient à ces grands +châtaigniers derrière lesquels Diane et Cyprienne abritaient naguère +leur causerie. Pontalès s'arrêta. + +--Plus bas!... fit-il en jetant un regard inquiet autour de lui. C'est +ici que Robert doit venir? + +--Ici même. + +--Est-on bien à l'abri des oreilles indiscrètes?... + +--A moins de choisir le beau milieu de la lande de Renac ou le +centre des marais, je ne connais pas de meilleur endroit pour causer +tranquillement d'affaires... La muraille est haute; d'un autre côté +le taillis s'éloigne tout exprès pour nous enlever la chance d'être +écoutés... Derrière nous, la route est découverte. + +--Mais devant nous?... fit Pontalès en montrant du doigt le massif de +châtaigniers. + +Macrocéphale se prit à sourire. + +--C'est différent! répliqua-t-il avec l'intention évidente de faire une +bonne plaisanterie; derrière ces arbres-là, il pourrait bien se trouver +quelque revenant aux écoutes. + +--Que voulez-vous dire? + +--Je demande pardon à M. le marquis de parler avec cette légèreté en +sa présence... Le fait est qu'il y a là un espace de quelques pieds +carrés où le plus vaillant gars des bourgs voisins n'oserait pas +pénétrer après la nuit tombée, parce que le vieux commandant de Penhoël +_y revient_... + +--C'est égal... dit Pontalès: excès de prudence ne nuit jamais... et je +voudrais voir... + +--Ça peut se faire. + +Macrocéphale, toujours complaisant, écarta de la main les branches de +châtaigniers qui bouchaient l'entrée du massif et se fraya un passage. + +--Veuillez vous donner la peine d'entrer, M. le marquis, dit-il, +puisque vous n'avez pas peur des revenants. + +Il disparut derrière l'enceinte de verdure, et Pontalès le suivit. + +La nuit était noire. Sous les châtaigniers, le feuillage touffu rendait +l'obscurité encore plus profonde. Sans cette circonstance, l'homme de +loi et Pontalès auraient pu voir qu'ils étaient très-pâles tous les +deux et qu'ils avaient l'air assez peu rassurés. + +Malgré l'ombre épaisse, on distinguait vaguement la guérite et le banc, +couvert d'herbe longue. + +--Comme on se cacherait ici!... murmura le marquis d'une voix +légèrement émue. + +--Oh! oh! repartit Macrocéphale en tâchant de prendre un accent +fanfaron, il me semble que votre voix tremble! Soyez tranquille!... le +vieux Penhoël est bien mort... et du diable si les vivants ont l'idée +de venir visiter son boudoir!... + +Une feuille sèche vint à bruire sous le pied du marquis. Maître Protais +le Hivain s'interrompit pour pousser un petit cri de frayeur. + +--Avez-vous entendu?... demanda-t-il en retenant son souffle. + +Pontalès avait reconnu que l'esplanade et la guérite étaient également +désertes. + +--Ma foi! reprit l'homme de loi honteux de son alerte, j'ai cru... il +m'a semblé... Au fait, mon métier n'est pas d'être brave!... Maintenant +que nous avons bien dûment inspecté les lieux, M. le marquis, je vote +pour que nous retournions sur la voie publique. + +--Et n'est-il pas possible, demanda Pontalès, d'arriver ici par un +autre passage que la route? + +--Regardez plutôt! répondit Macrocéphale, une muraille de trente pieds +et des rampes à pic!... Je propose de lever la séance. + +Il écarta de nouveau les branches et poussa un long soupir de bien-être +quand il revit le ciel au-dessus de sa tête. C'était un esprit fort. + +Pontalès visita une dernière fois tous les recoins de l'enceinte de +verdure, et repassa sur la route à son tour. + +Le Hivain avait retrouvé sa vaillance. + +--A part les revenants, dit-il, il y a pourtant un homme qui aime à se +cacher dans ce trou noir comme le fond de mon écritoire. + +--Qui ça? + +--Le vieux fou de Benoît Haligan, l'ancien passeur du bac de +Port-Corbeau... Mais je pense bien qu'il n'y montera plus, car il est +à l'agonie... Ah! M. le marquis! tout de même, ce que c'est que de +nous!... Quand le vieux commandant venait s'asseoir là, sur son banc de +gazon, il était le chef d'une famille puissante... A présent, le pauvre +Protais le Hivain ne voudrait pas changer de place avec le maître de +Penhoël!... + +--Le pauvre Protais le Hivain, dit M. de Pontalès, sera bientôt en +position de ne changer son sort contre celui de personne... Mais +parlons un peu du présent... Depuis que ces misérables enfants sont +venues dans mon propre château de Pontalès enlever, à dix pas de moi, +dans ma chambre, ces papiers que je n'aurais pas donnés pour cinquante +mille écus, je ne sais plus bien au juste quelles sont nos armes contre +Penhoël... + +Maître le Hivain cligna de l'oeil. + +--Il nous en reste de bonnes!... répliqua-t-il; chaque fois que Penhoël +a vendu une pièce de terre appartenant à l'aîné, il lui a fallu faire +un faux de plus... C'est pour cela que j'ai morcelé les ventes et +multiplié les contrats. + +--Vous êtes un homme d'or!... + +--Je connais assez passablement mon état!... et, sans parler d'autre +chose, il m'a fallu, dans le principe, une certaine triture, que +j'oserai dire assez rare, pour constituer cet aventurier de Robert qui +arrivait un pied chaussé et l'autre nu, pour le constituer, dis-je, +en quelques semaines, créancier de Penhoël pour une somme assez +importante! Il est vrai que ce coquin de Robert avait attaqué l'affaire +avec un entrain admirable... Si vous l'aviez vu lorsqu'il arriva au +manoir, il y a trois ans, avec son domestique Blaise!... Pour ma part, +j'aurais fait serment qu'il était millionnaire!... Et puis, il avait +deux jolies cordes à son arc, cet homme-là: le roi de carreau et la +dame de coeur!... + +Macrocéphale se mit à rire. + +--Vous sentez bien, reprit-il, que je veux parler de la Lola. Ce +Robert est un gaillard après tout... Il a beaucoup faibli depuis +qu'il a quelque chose à perdre... mais le jour où il redeviendrait un +aventurier sans feu ni lieu, je ne voudrais pas me frotter à lui!... +Franchement, M. le marquis, Penhoël chassé, vous ne serez pas encore +maître du manoir. + +--En temps et lieu j'aurai recours à vos excellents conseils, mon bon +ami, répliqua Pontalès. Je ne me donne pas, hélas! pour un diplomate +bien habile!... Sans vous, je serais certainement resté en chemin... +Mais revenons aux titres qui sont en votre possession... Vous les tenez +en lieu de sûreté, j'espère? + +--Ma maison n'est pas si forte, ni si bien gardée peut-être que le beau +château de Pontalès... répondit Macrocéphale avec suffisance; néanmoins +on fait de son mieux!... Et je vous réponds des pièces corps pour +corps... Eh! eh! les petites rôdent autour de chez moi comme autour +de chez vous... Ce sont des diables incarnés que ces enfants-là!... +Avant de soupçonner leur savoir-faire, et alors que je n'étais pas +encore sur mes gardes, je les ai laissées plus d'une fois se moquer de +moi... Elles m'ont volé bien des obligations souscrites par Penhoël... +Et, sans leurs manoeuvres, la chose n'aurait pas duré si longtemps... +Mais ma maison est armée en guerre, maintenant... Et je ne pense pas +qu'elles veuillent goûter une seconde fois du plat qu'on leur a servi +pas plus tard que hier soir. + +--J'ai entendu parler d'un coup de fusil... commença Pontalès. + +--Deux coups de fusil!... dont l'un a porté bien près du but... car on +a trouvé un cheval couché sur la lande avec une balle dans la tête. + +--Ce sont des moyens bien violents, maître le Hivain! Et si l'on +m'avait consulté... + +--M. le marquis, je crois avoir droit de prétendre à la réputation +d'homme prudent... Nos landes cachent assez de bandits pour qu'un +honnête propriétaire ait un peu le droit d'armer ses gens... La loi +est dure, mais positive... Quiconque s'avise de forcer une serrure +peut s'attendre à trouver, derrière la porte, le maître de la maison +prêt à défendre son bien... Si nous passons à la question d'utilité, +poursuivit-il en prenant le ton d'un avocat qui plaide, je n'aurai pas +de peine à établir, par des raisons impossibles à révoquer en doute, +qu'entre tous les obstacles qui nous barrent le chemin, ces deux +petits démons sont à la fois les plus gênants et les plus dangereux... +J'aimerais mieux avoir affaire à une demi-douzaine d'hommes... Ne vous +y trompez pas: elles savent tous nos secrets aussi bien que nous-mêmes, +et si le hasard leur donnait quelque jour un appui, je vous promets que +nous aurions, tous tant que nous sommes, bien du fil à retordre! + +--Je ne dis pas... cependant... + +--Écoutez!... Je suis l'ennemi déclaré des moyens violents dans les +cas ordinaires... mais dans la circonstance présente, M. le marquis, +soyez bien persuadé que c'est votre intérêt seul qui m'anime... Vous +avez dépensé trois ans de votre vie et des sommes énormes pour arriver +à un but parfaitement légal... Il se trouve que vos adversaires +vous attaquent et m'attaquent, moi, votre conseil, par des moyens +inqualifiables... Je ne sors pas de la légalité, mais je prends l'arme +la plus extrême que la loi puisse donner à un citoyen, et je m'en sers! + +Pontalès gardait le silence. + +--Quand je dis: «Je m'en sers,» reprit Macrocéphale, j'emploie une +figure, car je n'ai pas tiré le coup moi-même... Je ne connais point le +maniement du fusil... Mais Robert de Blois, je dois vous en prévenir, +veut aller beaucoup plus loin que cela!... Les petits démons le +tourmentent nuit et jour... Elles entrent dans sa chambre fermée par le +trou de la serrure!... Elles s'affublent en fantômes et vont prévenir +Penhoël de tout ce que nous méditons contre lui... Elles s'agitent, +elles défont tout ce que nous faisons... et Robert est décidé à prendre +l'offensive. + +--S'il a un expédient convenable... dit Pontalès en cherchant ses mots, +un biais... vous m'entendez?... quelque chose d'adroit et de sûr... + +Il s'interrompit pour prêter vivement l'oreille. On entendait un bruit +de pas sur la route, dans la direction de l'entrée du manoir. + +Pontalès et l'homme de loi s'éloignèrent un peu de la route battue, +afin de se mettre à l'écart derrière les premières branches du taillis. + +Les pas approchaient; on put bientôt distinguer dans l'ombre deux +personnes qui s'avançaient lentement. + +--C'est lui, dit Pontalès. + +--Avec une femme... répliqua l'homme de loi. + +--Lola, sans doute? + +Macrocéphale avança la tête en dehors des branches pour mieux voir. + +--Non pas!... dit-il d'un accent étonné, c'est madame de Penhoël!... + + * * * * * + +Quand Robert et la femme qui l'accompagnait furent arrivés tout auprès +de la Tour-du-Cadet, quelques mots de leur entretien parvinrent +jusqu'aux oreilles de Pontalès et de maître le Hivain. + +C'était bien Marthe de Penhoël. Malgré l'obscurité, on ne pouvait +plus s'y méprendre. Elle donnait le bras à Robert, qui la soutenait +cavalièrement et marchait d'un pas de parade. + +Quand Marthe parlait, Pontalès et l'homme de loi n'entendaient qu'un +murmure; quand, au contraire, le jeune M. de Blois fournissait la +réplique, ils ne perdaient pas une parole. La voix de Robert était +haute, gaillarde, et dénotait beaucoup de bonne humeur. + +--Belle dame, disait-il en ce moment, Penhoël n'a pas été plus heureux +ce soir que d'habitude... C'est étonnant! le sort ne se lasse pas de +persécuter ce pauvre ami!... Avant de mettre le feu à la pile de fagots +qu'on a brûlée dans l'aire, Penhoël avait perdu sa dernière pièce de +vingt francs... Vous devriez user de votre influence, belle dame, pour +le guérir de cette détestable passion! + +--Il y a trois ans, répondit Marthe, on ne pouvait pas perdre plus d'un +louis d'or dans sa soirée au jeu que jouait le maître de Penhoël... + +--Ah! ah! fit Robert, les choses ont donc bien changé!... Au jeu que +joue Penhoël, rien n'est plus aisé que de perdre maintenant dans sa +soirée une bonne métairie ou quelques arpents de futaie... + +--Quel ton!... murmura Pontalès. Il y a dans ce Robert du maraud et du +grand seigneur! + +--Mais comment diable Madame consent-elle à se promener avec lui, en ce +lieu et à cette heure?... répliqua maître le Hivain. + +Marthe avait répondu quelques mots d'une voix faible et brisée. + +Robert reprit: + +--Ne m'accusez pas, belle dame!... Je lui ai dit vingt fois qu'il avait +là deux vices pitoyables... On peut aimer à jouer et à boire... mais il +joue comme une dupe et boit comme un charretier! + +Tout en parlant, Robert jetait ses regards à droite et à gauche; il +cherchait évidemment quelque auditeur invisible. + +--Je ne veux point vous cacher, belle dame, poursuivit-il, que je vous +ai entraînée jusqu'ici pour parler un peu d'affaires d'intérêt... Mais, +auparavant, permettez-moi de vous demander si l'indisposition de la +chère demoiselle Blanche n'a pas eu de suites fâcheuses? + +Robert put sentir le bras de Madame tressaillir sous le sien. + +--Qu'avait-elle donc?... demanda-t-il encore. + +Marthe cessa de marcher, ses jambes chancelaient. + +--Ce qu'elle avait?... prononça-t-elle d'une voix pénible et sourde, ne +le savez-vous pas?... + +Robert hésita un instant; puis il répondit d'un ton délibéré, mais +peut-être au hasard: + +--Ma foi! belle dame, je crois bien que je m'en doute. + +Marthe arracha brusquement son bras qui s'appuyait naguère à celui de +M. de Blois. + +--Ah!... fit-elle d'un ton si étrange que Robert se pencha pour +examiner son visage. + +Mais la nuit était trop noire pour qu'il fût possible de rien +distinguer sur une physionomie. + +Marthe ne disait plus rien, elle restait immobile, les bras tombants et +la tête courbée. On entendait sa respiration courte et pénible. + +Robert sentait vaguement qu'il y avait là encore un mystère. Il avait +envie d'interroger, mais, pour une confidence d'une certaine espèce, +les oreilles qu'il supposait ouvertes sous le feuillage pouvaient bien +être de trop... + +--Chère dame, s'écria-t-il, je suppose, d'après votre geste, que vous +êtes très en colère... Il n'y a vraiment pas de quoi... Un de ces +jours, je veux avoir avec vous un entretien au sujet de mademoiselle +votre fille... + +--Tout de suite! interrompit Madame avec vivacité, au nom du ciel, +monsieur!... + +--Belle dame, vous me voyez désolé de vous refuser... Ce n'est +véritablement pas le moment... Et, si vous le permettez, je vais vous +parler du motif de notre entrevue... + +--Ah çà!... grommelait Macrocéphale derrière les branches du taillis, +est-ce qu'il faudrait ajouter foi, par hasard, à ce que disent les +Baboin et les Kerbichel?... Est-ce qu'il y aurait sérieusement quelque +chose entre Madame et ce Robert?... + +--Pour pécher, répliqua Pontalès, il n'y a rien de tel que les +saintes... Mais vous, qui avez l'oreille plus jeune que moi, maître le +Hivain, entendez-vous ce qu'ils disent? + +--J'entends Robert... Et Dieu me pardonne s'ils ne parlent pas de tout, +excepté de la vente du manoir! + +Comme s'il avait pu entendre ce reproche, le jeune M. de Blois abordait +justement à cet instant le chapitre de la vente, et la réponse de +Madame étant probablement un refus, il reprenait, sans abandonner son +accent de politesse aisée et légèrement railleuse: + +--Belle dame! je ne m'attendais pas à cela! j'avais absolument compté +sur vous... Je ne sais pas si vous avez remarqué un fait assez bizarre: +depuis trois ans que vous me devez toute sorte de gratitude, je ne vous +ai pas demandé le moindre service! + +--N'est-ce pas assez, murmura Marthe, de m'avoir fermé la bouche alors +que je voyais un abîme au devant des pas de mon mari?... + +--Ceci, c'est du silence... un bon office purement négatif!... Pour +tout ce qui exigeait un effort quelconque, je me suis toujours +adressé à cette pauvre Lola... Voyons! pour une fois que je mets votre +obligeance à contribution, allez-vous me repousser? + +Pontalès et le Hivain entendirent ce murmure faible qui annonçait la +réponse de Madame. + +C'était encore un refus, sans doute, car Robert laissa échapper +une exclamation d'impatience. Néanmoins il ne se fâcha pas encore. +Il reprit le bras de Madame, et continua son plaidoyer en revenant +lentement sur ses pas, le long de la route déjà parcourue. + +Dans ce mouvement, ils s'éloignaient tous deux du marquis et de l'homme +de loi, qui ne pouvaient même plus saisir le sens des paroles de Robert. + +--C'est un fin matois tout de même!... dit Macrocéphale. Il aura su +prendre la pauvre femme dans quelque piége diabolique!... + +--Oui... oui, pensa tout haut Pontalès, c'est un homme habile à la +façon des intrigants de comédie... Il a comme cela une douzaine de fils +qu'il fait mouvoir assez artistement... C'est un fanfaron d'astuce... +un bachelier ès tours de passe-passe!... Les hommes de bon sens comme +vous et moi, maître le Hivain, laissent aller les choses, attendent +l'occasion, et dament le pion souvent à ces brillants joueurs de +gobelets!... + +--Belle dame, disait Robert en revenant une seconde fois sur ses pas, +c'est un projet arrêté... vous aurez beau vous débattre... il faut que +cela soit fait ce soir! + +La voix de Marthe était suppliante. + +--C'est la dernière ressource de ma pauvre enfant! murmurait-elle. +Monsieur!... monsieur, ayez pitié de nous!... + +--Je le voudrais, mais c'est impossible... Une dernière fois, +consentez-vous? + +--Vous savez bien que je ne le puis pas! + +Robert s'arrêta; il touchait presque à l'arbre qui servait d'abri à +Pontalès et à l'homme de loi. + +Ceux-ci le virent mettre la main à sa poche et en retirer un objet de +petite dimension, dont l'obscurité les empêcha de connaître la nature. + +C'était un portefeuille. Robert l'approcha des yeux de Marthe, qui se +couvrit le visage de ses mains. + +--Il est pénible d'en venir à ces extrémités, madame, poursuivit Robert +en baissant la voix, mais c'est vous seule qui m'y forcez, à tout +prendre!... Pourtant, vous savez bien ce que je puis contre vous!... + +Il frappa sur le maroquin du portefeuille. Marthe demeurait immobile. + +--Voyons! reprit Robert, ne me contraignez pas à faire un coup +d'éclat!... Vous savez si j'ai été discret durant ces trois années... +Ne soyez pas plus cruelle que moi envers vous-même... Si vous continuez +à me refuser, malgré ma répugnance qui est grande, je me déciderai +à faire usage de cette arme... Si vous consentez, comme je l'espère +encore, vous pouvez compter, autant que par le passé, sur ma discrétion +à toute épreuve! + +Madame hésita encore durant un instant. La nuit cachait l'angoisse +mortelle qui était sur son visage. + +--Je ne puis pas vous résister, monsieur... dit-elle enfin d'une voix à +peine intelligible, ce que vous ordonnerez, je le ferai! + +--A la bonne heure! s'écria gaiement Robert qui remit le portefeuille +dans sa poche; avec une femme d'esprit on a toujours de la ressource... + +Puis il ajouta en parlant comme un acteur à la cantonade: + +--Holà... n'y a-t-il personne ici? + +Maître le Hivain sortit de sa cachette. + +A sa vue, Marthe se recula effrayée. + +--J'ai l'honneur de vous présenter mon très-humble respect, madame, +dit Macrocéphale de son ton le plus doucereux, je n'ai rien entendu; +et quand même j'aurais entendu, ajouta-t-il en se penchant à l'oreille +de Marthe, humiliée et tremblante, ne savez-vous pas que vous avez en +moi un serviteur fidèle qui se ferait hacher en mille pièces pour votre +service?... + +--Maître le Hivain, dit Robert, vous allez avoir la bonté de suivre +madame de Penhoël au manoir... vous entrerez avec elle dans la chambre +de son mari qui, sur sa demande, vous remettra un pouvoir écrit de +vendre le manoir et ses dépendances. + +Il baisa la main de Madame d'une façon toute galante et ajouta: + +--Faites vite, s'il est possible, maître le Hivain... Je vous attends! + + + + +X + +PRÉDICTIONS. + + +Diane et Cyprienne étaient déjà depuis quelques instants dans la loge +du passeur du Port-Corbeau. A leur entrée, Benoît avait cessé de +chanter; il s'était soulevé sur le coude, afin de saluer avec respect +les filles de Penhoël. + +Depuis lors, il restait immobile sur son grabat, les yeux fixes et +tournés vers les solives enfumées qui composaient la charpente de sa +loge. + +A le voir ainsi, hâve et décharné, la joue creuse, la bouche +entr'ouverte, on aurait cru déjà qu'il n'était plus de ce monde, +d'autant mieux qu'il avait placé lui-même sur sa poitrine le crucifix +de bois noir qui garde contre les influences du malin esprit la couche +froide des trépassés. + +Une chandelle de résine, mince et fumeuse, était fichée dans la +muraille à son chevet, un peu en arrière du lit; ses traits amaigris +s'éclairaient à revers, et les saillies osseuses de son visage jetaient +des ombres profondes. + +Cyprienne était toute pâle et tremblait à le regarder. + +La lumière de la résine n'éclairait guère que le grabat et un billot +de bois sur lequel reposait un pot d'eau bénite avec son goupillon. Le +reste de la chambre se perdait dans une demi-obscurité d'où sortaient +çà et là, quand la résine crépitante jetait une flamme plus vive, les +misérables objets qui composaient le mobilier du passeur. + +Au dehors l'air était lourd; dans la loge on respirait à peine: +l'atmosphère se chargeait de ces miasmes tièdes et froids qui semblent +exhaler l'agonie. + +Diane se tenait debout auprès du lit de Benoît Haligan. + +Cyprienne s'était assise un peu à l'écart, et mêlait un breuvage dans +une petite écuelle de faïence. + +--Eh bien! Benoît... disait Diane, vous ne voulez pas nous répondre, ce +soir?... Nous vous avons entendu chanter tout à l'heure, pourquoi vous +taisez-vous maintenant? + +Le vieillard ne répliqua point. Sa respiration, d'ordinaire bruyante et +pénible, était si faible en ce moment, qu'on ne l'entendait plus. + +--Ma soeur... ma soeur, murmurait Cyprienne effrayée, allons chercher +le vicaire... Nous sommes peut-être dans la chambre d'un mort!... + +Aucun mouvement du vieux passeur ne protesta contre cette crainte. Il +restait toujours étendu, la bouche et les yeux ouverts, les bras en +croix sur sa poitrine, pareil à ces statues couchées qu'on voit sur les +anciennes tombes. + +--Benoît... mon pauvre Benoît! reprit Diane, vous savez bien que +nous vous aimons... pourquoi nous effrayer ainsi? Nous sommes venues +bien tard ce soir, mais il n'y a pas de notre faute... Benoît, +répondez-nous, je vous en prie! + +Même silence. Cyprienne avait du froid dans les veines, et ses jambes +chancelaient sous le poids léger de son corps. + +Diane s'approcha davantage du chevet de Benoît et reprit encore: + +--Vous aviez soif, peut-être, et vous n'avez pas pu vous lever pour +boire; pauvre homme!... Vous nous avez appelées... L'heure où nous +venons d'ordinaire s'est passée, et vous avez cru que nous vous avions +oublié!... + +Toujours le même silence. Seulement, la flamme de la résine se prit à +trembler, et les déplacements de l'ombre et de la lumière mirent une +espèce de vie factice sur le visage morne du vieillard. + +Cyprienne, à bout de courage, eut la pensée de s'enfuir. Diane, au +contraire, fit un pas de plus vers le chevet du passeur, et saisit son +bras, afin de lui tâter le pouls. + +Au contact des doigts de la jeune fille, Benoît eut un tressaillement +faible. Un soupir s'exhala de ses lèvres décolorées, et ses paupières +battirent comme si le charme qui le tenait enchaîné se fût rompu tout à +coup. + +--Le feu de joie a bien brûlé, dit-il en fermant ses yeux avec fatigue, +j'ai vu sa lueur rouge à travers la porte de ma loge... C'est un joyeux +jour, jeunes filles!... On danse sur l'aire et l'on danse dans le +jardin de Penhoël!... Le pauvre Benoît reste seul... Il met trop de +temps à mourir! + +Diane prit l'écuelle des mains de Cyprienne et la lui présenta. Benoît +secoua la tête en signe de refus. + +--J'ai vu le temps, continua-t-il, où Penhoël venait dire adieu à ses +serviteurs mourants... Alors, tout ce qui était bon et noble, Penhoël +n'oubliait jamais de le faire... Mais il y a une autre agonie que celle +du corps, et je n'en veux pas au fils de mon maître... + +--Buvez, répéta Diane, cela vous soulagera. + +--Il n'y a qu'une chose au monde qui puisse me soulager, répliqua le +vieillard dont les traits flétris eurent presque un sourire; c'est +d'entendre votre voix douce auprès de mon oreille, Diane de Penhoël... +Il y avait un homme que j'aimais plus qu'un père n'aime son fils +unique et adoré... A mesure que j'avance vers mon dernier jour, les +yeux de mon esprit voient mieux et plus loin... Il n'est pas mort... +il reviendra peut-être quand il ne sera plus temps! Mes filles, vous +avez ses grands yeux de feu et vous avez son bon coeur... Quand je vais +être là-haut à la porte du paradis, avant de parler pour moi-même, je +prierai pour lui et pour vous... + +Sa voix s'animait peu à peu, et sa tête renversée parmi les longues +mèches de ses cheveux gris semblait prête à quitter l'oreiller. + +--Non!... non!... reprit-il répondant aux paroles qu'il avait entendues +naguère, alors qu'il restait immobile et comme mort; non, je ne suis +pas fâché contre vous, mes filles... Je savais que vous viendriez +encore aujourd'hui... mais demain... + +Il s'arrêta. + +--Nous vous promettons de venir... voulut dire Diane. + +Le passeur se souleva lentement et avec effort; il parvint à se mettre +sur son séant. + +--Approchez ici toutes deux, poursuivit-il d'une voix plus lente et +toute pleine d'émotion; que je vous voie encore une fois, ma belle +Diane... et vous, ma jolie Cyprienne... douces fleurs du manoir!... Oh! +oui, si l'aîné de Penhoël était revenu, le vieux sang aurait eu encore +de beaux jours!... Mais il tarde... il tarde!... Je crois que Dieu ne +veut pas!... + +Il rejeta en arrière ses grands cheveux gris. Ses yeux commençaient à +briller au milieu de sa face pâle, sillonnée de rides profondes. + +Les deux soeurs l'écoutaient avec une attention émue. + +--Je vois bien des choses! poursuivit encore le vieillard. Pourquoi +faut-il que ma volonté soit stérile? Enfants, si vous ne venez plus, +demain je serai seul... car tout le monde a délaissé mon lit de +souffrance... Dieu m'aura pris ma dernière joie sur la terre! + +--Mais nous viendrons, interrompit Diane. + +Et Cyprienne ajouta en essayant de sourire: + +--Ne faut-il pas bien que je vienne préparer votre tisane, bon père +Benoît? moi, qui suis votre médecin! + +--Pour ce qui est de moi, répondit le passeur, je n'ai besoin de rien, +mes filles... abandonné ou non, mes heures sont comptées... La faim, +la soif et la maladie ne pourront pas me tuer, puisque Dieu a marqué +la manière dont je dois mourir... Je sais le nombre des jours qui me +restent à vivre... C'est bien long!... Cyprienne de Penhoël, vous qui +vouliez aller chercher tout à l'heure le prêtre pour dire sur moi la +prière des trépassés, vous vous en irez avant moi, ma fille. + +Cyprienne, tremblante, baissait la tête. Elle était habituée à croire +les paroles du vieillard comme autant d'oracles. + +--Ne dites pas cela!... murmura Diane, vous savez bien que nous avons +besoin de tout notre courage!... + +Mais Benoît Haligan semblait céder à un pouvoir irrésistible. Ce +n'était plus le même homme. Sa taille s'était redressée; son visage +s'inspirait; une flamme étrange brûlait au fond de ses yeux caves. + +--Et vous aussi, Diane de Penhoël!... continua-t-il. Toutes deux... +toutes deux ensemble!... Ne m'interrompez plus, car ce moment de force +que Dieu me rend sera court, et quand je vais me taire, ce sera pour +longtemps!... Je suis seul... je n'ai ni fils ni fille... Je n'aime +personne en ce monde, si ce n'est vous et l'absent... depuis soixante +et dix ans que dure ma vie, je suis un pauvre homme... Et pourtant j'ai +amassé un petit trésor qui est enfoui au pied du grand aune qui baigne +ses branches dans la rivière et auquel j'attachais mon bac, au temps où +je pouvais encore passer l'eau... Écoutez bien ceci, car nulle créature +humaine n'est infaillible, et peut-être mes prophéties sont-elles les +rêves d'un vieil homme qui se meurt... Dieu le veuille, enfants, Dieu +le veuille!... + +«Sous l'aune, il y a cent pièces de six livres, enfermées dans un pot +de grès... Je les ai mises là une à une, et il m'a fallu bien des +années de fatigue!... + +«Alors que Penhoël était heureux et riche, je comptais donner mon +argent aux prêtres, après ma mort, afin qu'il fût dit des messes pour +le repos de mon âme, et aussi pour les bleus que j'ai tués sur la lande +pendant la guerre. + +«Depuis que Penhoël est pauvre, ne m'interrompez pas, je sais ce que je +dis! ses serviteurs n'ont plus le droit de penser à eux-mêmes. + +«Je me disais: Mon argent sera pour Madame, pour l'absent, qui +reviendra peut-être et qui n'aura plus de patrimoine, ou pour les +filles de Jean de Penhoël... + +«Mettez ceci dans votre mémoire, car je ne vous en reparlerai plus... +Quoi qu'il arrive, que je sois vivant ou mort, que ce soit aujourd'hui +même ou dans dix ans, vous êtes mes héritières, et les cent pièces de +six livres sont votre bien...» + +Cyprienne et Diane avaient des larmes dans les yeux. + +--Pauvre bon père Benoît!... dirent-elles en même temps. + +Le vieillard souriait d'un sourire amer et triste. + +--Ne me remerciez pas, reprit-il, à moins que vous ne veuillez suivre +mon conseil. + +--Quel conseil?... + +--Aujourd'hui, à l'heure même où je vous parle... dites-moi adieu pour +l'éternité, et sans prendre le temps de remonter au manoir, allez +chercher l'argent qui est sous l'aune... Quand vous l'aurez, vous +passerez l'eau et vous vous enfuirez, mes filles, aussi loin que la +terre pourra porter vos pas. + +Diane et Cyprienne secouèrent la tête. + +--Et notre père?... murmurèrent-elles en même temps. Et Madame... et +l'Ange?... + +--Que peut faire un pauvre vieillard contre la volonté de Dieu?... +pensa tout haut Benoît Haligan. + +Puis il garda quelques instants le silence, les bras croisés sur sa +poitrine et les yeux au ciel. + +Diane et Cyprienne se tenaient par la main. Leurs charmants visages, +qu'éclairait faiblement la lumière tremblante de la résine, exprimaient +une résignation mélancolique. + +Toutes deux avaient une foi égale aux paroles prophétiques du passeur; +toutes deux croyaient à cette annonce d'une mort violente et prochaine. +Elles donnaient leurs âmes à Dieu, et ne voulaient point fuir. + +Le sacrifice était consommé au fond de leur coeur, sans faste et avec +un calme pieux. Elles regardaient en face le martyre. + +Au bout de quelques secondes, Benoît reprit comme en se parlant à +lui-même: + +--Mon Dieu! pourquoi montrez-vous l'avenir à ceux qui sont trop faibles +pour prévenir le malheur ou le combattre?... Depuis que cet homme mit +le pied sur mon bac, par un soir d'orage... depuis qu'un éclair me +montra pour la première fois sa figure, une voix s'est élevée au fond +de ma conscience... Il y a trois ans que mes rêves me le montrent, la +nuit, le jour, dans la veille et dans le sommeil... et je vois toujours +la même chose... Malheur!... rien que malheur!... + +Un peu de sang remonta à sa joue pâlie; ses yeux brillèrent davantage. + +--Oh! si j'avais encore les bras d'un homme!... s'écria-t-il, mais je +ne suis plus qu'un cadavre!... Il est arrivé par un déris, le soir +où le moulin des Houssaies fut emporté par l'inondation... Il est +arrivé avec les désastres et avec la tempête... C'est un déris qui +l'emportera, un déris et une tempête!... Mais avant ce jour-là, il +prendra la vie de plus d'un et de plus d'une au manoir de Penhoël!... +De toutes les douces filles du manoir, il fera des belles-de-nuit... +et cette heure-là est bien proche, Diane!... bien proche, Cyprienne! +Je regardais ce soir le beau soleil d'automne descendre derrière la +colline... et je me disais: Les filles de Jean de Penhoël sont jeunes, +belles, aimées... Demain, le soleil reviendra éclairer ma cabane... Où +seront, à cette heure, les filles de Jean de Penhoël? + +Cyprienne et Diane frissonnèrent. + +--Quoi?... sitôt que cela!... prononça Diane à voix basse. + +--Le marais est profond, murmura le passeur, et bien que les eaux +soient basses, il y a de quoi noyer deux pauvres enfants au tournant de +la _Femme-Blanche_!... + +Cyprienne mit sa tête sur le sein de Diane, qui la pressa en silence +contre son coeur. + +--Après cela, poursuivit Benoît Haligan, l'esprit du mal sera maître +au manoir... Pauvre Marthe!... comme je la vois pleurer en appelant sa +fille!... + +--Blanche aussi!... dit Diane qui n'avait point pleuré sur elle-même et +qui eut une larme pour le sort de l'Ange. + +--Et Penhoël!... s'écria le passeur en agitant les mèches mêlées de sa +chevelure, et Penhoël... Oh! qui donc va-t-il tuer?... + +Les yeux du vieillard devinrent sanglants, et sa voix s'embarrassa dans +sa gorge. + +--Penhoël!... reprit-il en cherchant un fantôme dans le vide, pitié!... +c'est votre frère!... + +Ses bras retombèrent sur la couverture. + +--Je l'avais dit... poursuivit-il avec épuisement, son corps et son +âme!... + +Il s'affaissa lourdement et ne parla plus. + +Cyprienne et Diane restaient frappées de terreur. + +Durant quelques minutes un silence lugubre régna dans la loge; puis une +étincelle sembla se rallumer dans l'oeil éteint du vieillard. + +--Écoutez... dit-il d'une voix brève et basse. Écoutez!... + +Son geste commandait le silence, comme s'il eût cherché à saisir un +son faible et lointain. + +--Écoutez!... répéta-t-il pour la troisième fois, n'entendez-vous pas +qu'on parle de vous là-haut, sous la Tour-du-Cadet? + +Les deux soeurs le regardèrent étonnées. La distance qui séparait la +loge de la tour était telle qu'il eût fallu crier bien fort pour se +faire entendre de l'une à l'autre. + +--Ils sont là!... poursuivit cependant Benoît, les assassins lâches et +avides!... Fuyez!... fuyez, mes filles!... Il en est temps encore! + +Et comme Cyprienne et Diane restaient immobiles, Benoît poursuivit +lentement: + +--Ils sont là, vous dis-je!... Si vous ne voulez pas fuir, allez du +moins apprendre le sort qu'ils vous réservent!... + +Il y avait dans l'accent du passeur une conviction si profonde que +Cyprienne et Diane ne songèrent plus à la distance qui les séparait de +la tour. + +Elles s'élancèrent au dehors comme s'il leur eût suffi de sortir pour +entendre ces voix qui prononçaient leur arrêt. + +Au dehors, le silence régnait. L'atmosphère pesante laissait immobile +le feuillage du taillis. Les deux soeurs commencèrent à gravir le +sentier à pic qui conduisait à la Tour-du-Cadet. + +Elles ne se rendaient nul compte de leur action, et leur esprit +restait tout entier aux funèbres pensées que Benoît Haligan venait +d'évoquer en elles. + +Mais, comme elles approchaient du haut de la montée, Diane s'arrêta +tout à coup et serra fortement le bras de Cyprienne. + +Benoît Haligan ne les avait point trompées. Elles entendaient plusieurs +voix sous la Tour-du-Cadet, et il leur sembla saisir de loin leurs +noms, répétés à diverses reprises. + + + + +XI + +CONCILIABULE. + + +Cyprienne et Diane étaient à une vingtaine de pas du banc de gazon, +où elles s'étaient assises naguère, avant de descendre chez Benoît +Haligan. Elles franchirent sans bruit et avec précaution la faible +distance qui les séparait de la Tour-du-Cadet, car elles ne savaient +encore si les voix se faisaient entendre en deçà ou au delà de +l'enceinte de verdure. + +L'enceinte était vide comme elles l'avaient laissée, mais les +interlocuteurs invisibles n'étaient maintenant séparés d'elles que par +les basses branches des châtaigniers. + +Les deux jeunes filles écartèrent doucement les rameaux, et mirent +leurs têtes entre le feuillage. Elles ne virent rien d'abord, mais le +son des voix les guidait, et à force d'interroger l'obscurité, elles +aperçurent trois ombres qui s'agitaient à quelques pas d'elles. + +Elles reconnurent M. le marquis de Pontalès, Robert de Blois, et +Blaise, le domestique de ce dernier. + +C'était Blaise qui avait prononcé à plusieurs reprises le nom des deux +soeurs. + +_L'Endormeur_ n'était plus tout à fait le joyeux coquin que nous avons +vu à l'auberge de Redon. Il avait attendu trois ans à l'office, tandis +que son camarade Robert, dit _l'Américain_, se prélassait superbement +au salon. Cette longue attente lui avait fait le caractère hargneux et +l'humeur acariâtre. Il avait pris en outre les vices de l'antichambre, +car on n'est pas valet en vain, même pour la montre. Blaise s'était +fait insolent, méchant, important, menteur, et il était resté voleur. + +Point n'est besoin de dire qu'il détestait son prétendu maître. Il +détestait en outre Pontalès, à cause de sa fortune; il détestait +l'oncle Jean, que ses gros sabots et sa pauvreté n'empêchaient +point de s'asseoir à la table des gentilshommes; il détestait +Penhoël, Madame, la _société_ tout entière, depuis les trois Grâces +Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, jusqu'au plus mince des trois vicomtes; +il détestait les domestiques, qui avaient l'impudente prétention de ne +lui devoir qu'un médiocre respect, les paysans qui ne le saluaient pas +assez bas, et maître le Hivain qui l'accablait pourtant de politesse et +de sourires. + +Malgré cette misanthropie universelle, il vivait bien, et ne se +laissait point trop aller à la tristesse. C'était un gros garçon, +assez rond toujours, et ses aversions envieuses ne se haussaient point +jusqu'à la haine, excepté une pourtant. M. Blaise, comme il fallait +l'appeler, avait cru remarquer trop souvent les jolis yeux de Diane et +de Cyprienne fixés sur lui avec moquerie. Ces petites filles avaient +eu le front de railler plus d'une fois sa fière importance! Il les +haïssait par préférence à tous et du fond de son coeur. + +Malgré sa mauvaise humeur et les dispositions hostiles où il +s'entretenait à l'égard de son prétendu maître, Blaise faisait sa +besogne en conscience. Sa besogne, bien entendu, n'était point celle +d'un valet ordinaire; il avait mission d'observer, d'écouter aux portes +et d'espionner, ce dont il s'acquittait à merveille. + +En somme, c'était dans son intérêt qu'il travaillait, car une fois la +bataille gagnée, M. Blaise comptait bien se reposer sur ses lauriers. + +Il y avait déjà quelques minutes qu'il avait rejoint Robert de Blois et +M. le marquis de Pontalès. + +Le fruit de ses observations de la journée était sans doute plus +important que d'habitude, car Blaise avait pris une physionomie grave +et ce ton imposant qu'on emploie pour annoncer les grandes nouvelles. + +--Eh bien, ami Blaise... avait dit d'abord Robert en l'abordant, +savons-nous quelque chose de bon? + +Blaise hocha la tête avec lenteur. + +--Nous savons quelque chose... répondit-il, nous savons même beaucoup +de choses... mais nous ne savons rien de bon! + +--Qu'y a-t-il donc? + +--Il y a que vous allez un train de tortue, M. Robert, et que, pendant +ce temps-là, votre partie pourrait bien se gâter. + +--Expliquez-vous!... + +--Ma foi! j'ai entendu aujourd'hui tant d'histoires que je ne sais par +où commencer... Avez-vous pensé quelquefois que ce serait une furieuse +danse, si les gars de Glénac et de Bains prenaient un beau jour leurs +bâtons,--car ils n'auraient pas même besoin de leurs fusils,--pour +venir défendre Penhoël malgré lui, et le délivrer de notre compagnie? + +--Quelle idée! + +--Comme vous dites, c'est une idée!... Je ne me vante pas de l'avoir +eue tout seul... + +--Il vous resterait toujours le château de Pontalès, mon cher M. de +Blois, dit le marquis; vous ne doutez pas, je l'espère, du plaisir que +j'aurais à vous offrir l'hospitalité. + +Robert salua. Blaise reprit: + +--Pontalès est un bien beau château!... et si l'on y mettait le feu, +les murs resteraient debout, car ils sont en bonne pierre de taille... + +--Le feu? balbutia le marquis: qui vous fait parler ainsi? + +--C'est encore une idée... une idée qui n'est pas de moi... + +--Est-ce qu'il y aurait quelque complot?... demanda Pontalès d'une voix +altérée. + +--Oui, M. le marquis... répliqua Blaise avec ce sang-froid de comédien +qui ouvre toutes grandes les oreilles du parterre, il y a un complot... +et si vous ne vous dépêchez pas, je parierais contre vous pour les bons +gars de Glénac et de Bains! + +Pontalès essaya de sourire. + +--Vous voulez nous effrayer, mon cher M. Blaise.... murmura-t-il. + +--Voyons! dit Robert. Il ne s'agit pas de parler en énigmes! + +--Je vais tâcher de me faire comprendre... Je vous ai dit bien souvent: +«Prenez garde aux filles de l'oncle en sabots!... Elles vous joueront +quelque méchant tour.» Vous répondiez: «Ce sont des enfants!...» Eh +bien! ces enfants-là ont soulevé contre vous une véritable armée... +Si vous aviez entendu, comme moi, ce qui se disait tout à l'heure sur +l'aire, pendant le feu de joie!... Vous avez mis Penhoël bien bas, mais +son nom a encore un prestige, car jeunes gens et vieillards parlent de +mourir pour lui comme d'une chose toute simple!... Ils savent vaguement +ce qui se passe... Ils prononcent votre nom, M. le marquis, le vôtre, +M. Robert, et celui de Lola, qu'ils voudraient mettre en pièces... Pour +en connaître si long, il faut qu'on les ait endoctrinés... Et qui a pu +se charger de ce soin, sinon ces maudites enfants?... + +--C'est vrai... dit Robert. + +Pontalès gardait le silence. + +--J'ai fait de mon mieux pour vous en débarrasser, reprit Blaise, +mais on ne m'aide pas... Pour en revenir aux lourdauds de Glénac et +de Bains, c'est, ma foi, une affaire sérieuse!... Vous les connaissez +aussi bien que moi, M. de Pontalès... Si une fois l'idée de nous faire +un mauvais parti se fourre dans leurs grosses têtes chevelues, du +diable si la justice et les gendarmes pourront nous protéger! + +--Bah!... fit Robert, il y a longtemps qu'ils grondent... + +--Ce soir, ils faisaient mieux que gronder... Ils ont un chef +maintenant... notre ancienne connaissance, M. Robert... le vieux +Géraud du Mouton couronné... Et ce chef-là m'a l'air de n'être que le +lieutenant d'un personnage invisible... + +--Qui serait?... demanda Robert. + +--Peut-être ces deux petits diables, les filles de l'oncle en sabots, +répliqua Blaise. + +C'était en ce moment que Cyprienne et Diane se glissaient à pas de loup +derrière les châtaigniers. + +Blaise poursuivait: + +--Le père Géraud parle d'elles avec un respect étrange... Il a l'air +d'attacher à leur aide une sorte de vertu surnaturelle... Mais +peut-être y a-t-il encore un autre chef... + +--Qui donc?... demandèrent en même temps Robert et Pontalès. + +Les deux jeunes filles étaient tout oreilles; aucune parole ne leur +échappait désormais. + +--Ils parlent à mots couverts, répondit Blaise dont la voix baissa +involontairement, on voit qu'ils font allusion à une nouvelle toute +récente et incertaine encore... Mais j'ai deviné leur espérance et j'ai +peur que l'absent ne soit de retour. + +Pontalès et Robert tressaillirent comme si leur corps eût éprouvé un +choc matériel. + +Derrière le feuillage, Cyprienne et Diane cherchaient à modérer les +battements de leurs coeurs. C'étaient elles qui avaient répandu dans +le pays, au hasard et comme suprême ressource, la fausse nouvelle du +retour de Louis de Penhoël. Et pourtant, cette nouvelle, répétée par +des bouches ennemies, faisait naître en elles une vague espérance. + +L'émotion qu'elles ressentaient au nom de l'aîné de Penhoël leur +faisait presque oublier qu'elles-mêmes avaient inventé le mensonge de +son retour. + +--S'il allait revenir!... Voilà déjà deux fois que j'entends parler de +cela!... murmura Pontalès. + +--D'après ce qu'on dit de l'homme, ajouta Robert, il ne s'agirait plus +de plaisanter... Ce serait une autre histoire que les petites filles +ou que le vieux gargotier de Redon, ameutant contre nous cinq ou six +douzaines de balourds!... Vous l'avez connu, vous, M. le marquis? + +--Je l'ai connu, répliqua Pontalès. C'était alors un enfant... S'il +n'a pas changé, que Dieu nous garde de le rencontrer jamais face à +face!... + +--Bah!... s'écria Blaise, est-il donc assez fort pour nous faire peur +avec son ombre?... Vous voilà tout déconcertés d'avance!... C'est +peut-être un faux bruit... Si l'homme en question était de retour, et +qu'il fût aussi terrible que vous le dites, nous aurait-il laissés +poursuivre paisiblement notre besogne?... Allons, messieurs, j'ai mes +petits intérêts dans l'affaire... Ma voix compte au chapitre, bien que +je sois votre humble valet... Vous avez trop tardé; il faut réparer +d'un seul coup le temps perdu! + +--Nous avons devancé votre conseil, ami Blaise, répondit Robert. Dans +quelques minutes, M. de Pontalès sera propriétaire du manoir de Penhoël. + +--Vous avez la signature? + +--Nous l'attendons. + +Blaise se frotta les mains. + +--Bien joué, cette fois! s'écria-t-il, le meilleur levier ne peut pas +grand chose sans point d'appui... Une fois que Penhoël n'aura plus chez +nous un pouce de terre, les paysans réfléchiront... Pour un gentilhomme +à moitié ruiné, on se dévoue encore... Mais pour un mendiant... + +--D'ailleurs, Penhoël ne pourra rester au pays... ajouta Pontalès. + +--Avec les faux, dit Robert, nous l'enverrons au bout du monde! + +--Et une fois le maître parti, poursuivit Pontalès, tout ira sur des +roulettes... Nous n'aurons plus à craindre les filles de l'oncle Jean, +d'abord, et c'est un point à considérer. Ensuite, ce père Géraud, qui +fait le méchant, s'est ruiné lui-même, à force de prêter de l'argent à +Penhoël... En achetant quelques créances, on aura bon marché de lui... +Que Penhoël signe ce soir, et je réponds du reste! + +Diane et Cyprienne écoutaient. Mille pensées se croisaient, confuses, +dans leur esprit. En face de cette ruine prochaine et inévitable, elles +avaient la volonté de lutter encore, mais elles sentaient leurs mains +trop faibles et sans armes. + +Que faire? L'idée leur venait de courir au manoir et de se placer +au-devant du maître. Mais il n'était plus temps déjà sans doute... + +Elles restaient là, indécises et comme anéanties par le découragement. + +--Il y a pourtant une personne au manoir, disait en ce moment Robert, +qui ne partira pas... et à ce propos, M. de Pontalès, je désire avoir +deux mots d'explication avec vous... Votre fils est fort assidu auprès +de Blanche. + +Blaise haussa les épaules en aparté. + +--Cela me déplaît, continua Robert d'un ton sec et presque impérieux. + +Pontalès lui tendit la main. + +--Mon excellent ami, dit-il avec cordialité, je voudrais avoir à vous +donner des preuves d'affection plus grandes... Soyez certain que mon +fils sera réprimandé sévèrement... Il saura, une fois pour toutes, +qu'entre lui et vous, mon cher M. de Blois, je n'hésiterais pas un seul +instant... Ceci posé, m'est-il permis de vous demander ce que vous +comptez faire de mademoiselle de Penhoël? + +--Je l'aime... répliqua Robert, je l'épouserai peut-être... + +Blaise éclata de rire. + +--Un bon parti!... s'écria-t-il, mais il me semble que j'entends venir +la signature... + +Un bruit de pas se faisait en effet sur la route, et l'instant d'après +on vit arriver maître Protais le Hivain. + +--Enfin!... s'écrièrent nos trois compagnons. + +Et Pontalès ajouta: + +--L'acte est-il bien en règle? + +Macrocéphale ôta son chapeau et tira de sa poche un mouchoir à carreaux +de taille considérable, afin de tamponner la sueur qui mouillait son +front pointu. Évidemment, il avait fourni la course à toutes jambes. + +--Parlez donc!... dit Robert impatient, s'est-il bien débattu? + +Un soupir s'échappa de la poitrine de l'homme de loi. Personne ne prit +encore d'inquiétude, tant on se croyait sûr du résultat, d'après la +promesse de Madame. + +Macrocéphale regarda tour à tour ses trois interlocuteurs. + +--Parler!... grommela-t-il en faisant aller ses yeux de Blaise à +Pontalès, sais-je s'il faut parler comme cela devant tout le monde?... + +--Eh bien?... fit Robert. + +--M. le marquis... commença Macrocéphale. + +--Maître le Hivain, interrompit sèchement Pontalès, du moment que M. +Robert de Blois vous dit de parler, cela suffit... M. de Blois et moi +nous ne faisons qu'un!... voilà vingt fois que je vous le répète!... + +--A la bonne heure, M. le marquis... C'est juste!... voilà vingt fois +que vous me le dites!... je vais parler. + +L'homme de loi cessa d'essuyer son front et poussa un second soupir. + +--Diable d'homme!... diable d'homme!... dit-il d'un ton lamentable, +il a encore un poignet, savez-vous, à vous casser la tête comme une +noisette!... Vous demandez s'il s'est débattu!... il m'a même battu! et +très-grièvement!... + +--Et l'acte? demanda le trio. + +--Il m'a donné un coup de poing dans la poitrine... un très-fort coup +de poing!... Il m'a pris par les épaules avec brutalité... il m'a lancé +dans l'escalier, au risque de commettre un meurtre sur ma personne!... + +--Pauvre M. le Hivain!... Mais l'acte?... l'acte?... + +--L'acte?... répéta Macrocéphale en dépliant de nouveau son vaste +mouchoir, j'aurais voulu vous y voir! Je vous dis qu'il est enragé ce +soir, et qu'il n'y a rien à faire!... + +Les trois compagnons se regardèrent. Aucun d'eux n'avait compté sur ce +résultat. + +Cyprienne et Diane se serraient la main en silence et remerciaient Dieu +de tout leur coeur. + +Ce fut Pontalès qui se remit le premier. + +--Ainsi, dit-il, Penhoël a refusé de signer?... + +--Formellement! + +--Et Madame?... demanda Robert avec menace. M'aurait-elle trompé? + +--Madame a fait ce qu'elle a pu... mais il est fier comme Artaban, +ce soir, et ne veut rien entendre!... Je ne l'avais jamais vu comme +cela!... On dirait qu'il ne comprend plus du tout sa situation, ou que +le diable lui a donné les moyens d'y faire face!... + +--Le retour de l'aîné... murmura Pontalès; peut-être en sait-il plus +long que nous à cet égard? + +Robert frappa du pied. + +--Ah! il ne veut pas signer!... prononça-t-il d'une voix étouffée par +la colère. Tant pis pour lui!... + +--Dès le premier mot que j'ai voulu risquer, reprit Macrocéphale, il +m'a fermé la bouche... «Dieu lui-même, a-t-il dit deux ou trois fois, +s'oppose à ce que Penhoël vende la terre de son nom!» + +--Encore ces diables incarnés! s'écria Blaise; je savais bien que +j'oubliais de vous dire quelque chose!... Ce n'est pas que Dieu qui +s'oppose à la vente du manoir... Ce sont tout bonnement les petites +filles!... Elles profitent du moment où Penhoël, à moitié ivre, chaque +soir, tombe comme une masse entre ses draps, pour venir jouer à son +chevet le rôle d'apparitions... + +--Toujours elles!... gronda Robert qui cherchait sur qui décharger sa +rage sourde. + +--C'est donc cela!... reprit Macrocéphale. Voilà bien des fois que +Penhoël me parle de visions et d'ordres venus d'en haut... + +Cyprienne et Diane se tenaient serrées l'une contre l'autre; elles +avaient des larmes de joie dans les yeux. Chacune des paroles qu'elles +entendaient retentissait au fond de leur coeur et voulait dire: +«Enfants, vous avez sauvé Penhoël!...» + +Tandis qu'elles triomphaient, les pauvres enfants, laissant aller leurs +âmes à l'espoir, un mot vint les frapper comme un coup de massue. + +C'était Robert qui parlait. + +--A tout prix, disait-il d'une voix brève et résolue, il faut que ces +petites filles meurent! + +--S'il s'agit d'un assassinat, murmura Pontalès, je me retire. + +--M. le marquis, on se passera de vous! + +--Si l'on dépasse les bornes de la légalité, dit à son tour +Macrocéphale, je m'abstiens. + +--Monsieur l'homme de loi, on se privera de vos services!... Mais il ne +sera pas dit que deux misérables enfants nous auront impunément barré +la route! Où est Bibandier? + +Cette question s'adressait à Blaise. + +--Auprès de la tonne de cidre, répondit le domestique; il boit à la +santé du roi. + +--Peut-on toujours compter sur lui? + +--Je le laisse jeûner depuis trois ans, répliqua Blaise, pour le tenir +en haleine... Il est maigre et affamé comme un bon chien de chasse. + +Robert se retourna vers Pontalès. + +--M. le marquis, dit-il, chacun de nous, cette nuit, doit avoir +sa part de besogne... Il faut que tout soit fait demain matin, car +il y a comme un menaçant mystère autour de nous, et peut-être nous +repentirions-nous toute notre vie d'avoir perdu quelques heures dans +les circonstances où nous sommes... Je me charge des petites filles. + +--Où les trouverez-vous? demanda Pontalès. + +--Bibandier est un limier de premier ordre, répondit Blaise. + +--Quant à vous, M. le marquis, reprit Robert, vous vous chargerez de +Penhoël... Maître le Hivain, les faux sont-ils toujours chez vous? + +--Toujours, répliqua Macrocéphale; seulement, depuis que les petits +démons rôdent, la nuit, autour de chez moi, j'ai ôté le portefeuille +du tiroir où je l'avais serré, pour l'enfouir sous les carreaux de mon +cabinet de travail... Dérangez mon fauteuil et enlevez une toile, vous +avez la chose! + +Cyprienne et Diane, qui retenaient leur souffle pour écouter mieux, +échangèrent un signe de muette intelligence. + +--Rien n'est perdu, alors, reprit Robert, et je vous réponds, moi, que +nous aurons cette nuit la signature de Penhoël!... Maître le Hivain va +nous rapporter les pièces... Quand Penhoël verra qu'on lui met sous la +gorge comme un pistolet prêt à faire feu les faux commis par lui, nous +verrons bien s'il résistera! + +--En route, M. le Hivain! dit Pontalès, nous jouons notre dernière +partie! + +Diane et Cyprienne avaient quitté leur poste d'observation. Elles +tombèrent dans les bras l'une de l'autre. + +--Ma soeur, dit Diane tout bas, il faut que nous soyons avant eux à la +maison de M. le Hivain... nous savons maintenant où sont les papiers +qui menacent Penhoël! + +--Allons bien vite!... murmura Cyprienne. + +Elles échangèrent un dernier baiser; puis Diane dit encore d'un ton de +résignation simple et douce: + +--Ma soeur, nous allons risquer notre vie... si l'une de nous deux +meurt, l'autre continuera la tâche commencée... si nous mourons toutes +deux, nous prierons Dieu là-haut pour Penhoël!... + +Diane s'élança la première dans le sentier conduisant au bord de l'eau +et s'y laissa glisser sans bruit; mais au moment où Cyprienne allait +descendre à son tour, le pan de sa robe s'accrocha aux piquants d'une +touffe de ronces. + +L'étoffe se déchira. Les deux jeunes filles précipitèrent leur fuite. + +Robert, Pontalès et leurs deux compagnons se séparaient, lorsque le +bruit léger produit par la robe déchirée vint jusqu'à leurs oreilles. + +--Avez-vous entendu?... dit Macrocéphale. + +Personne ne répondit. + +Pontalès, Robert et Blaise s'étaient élancés déjà de l'autre côté du +rempart de verdure. + +L'enceinte fut fouillée en un clin d'oeil; elle était vide. + +--Il y avait quelqu'un là, pourtant! dit Pontalès d'une voix altérée. + +Blaise battait son briquet de fumeur et Macrocéphale ouvrait la petite +lanterne qui éclairait sa marche dans les bas chemins, quand il +regagnait son logis après la nuit tombée. + +La lanterne s'alluma. Nos quatre compagnons virent d'abord leurs +propres visages pâlis et bouleversés par la peur. + +Puis chacun d'eux fit l'examen des moindres recoins de l'enceinte. + +--Il n'y a rien, dit Macrocéphale, qui venait de regarder dans la +guérite; et ce lieu est sans issue. + +--Ce sera quelque lièvre, commença Blaise. + +Mais la voix de Pontalès l'interrompit. + +--Voici une issue! dit-il; un véritable sentier qui descend à la +rivière!... + +Il ajouta en se penchant vivement pour ramasser quelque chose: + +--Qu'est-ce que cela? + +Les trois autres se rapprochèrent. Pontalès tenait à la main un lambeau +de la robe de Cyprienne, qui était resté attaché aux épines du buisson +de ronces. + +Tout le monde reconnut l'étoffe. Il y eut un silence consterné. + +--J'avais tort!... dit enfin Pontalès d'une voix basse et brève, et +vous avez raison, M. de Blois... Elles en savent trop long désormais... +Il faut qu'elles meurent, n'importe où ni comment... qu'elles meurent +cette nuit même! + +--Il y a dix à parier contre un, dit Robert, qu'elles sont à la maison +de maître le Hivain... + +--En avant! s'écria Blaise; sans sortir des bornes respectables +de la légalité, nous allons leur faire faire connaissance avec le +Bibandier!... + + + + +XII + +PETITS DÉMONS. + + +Robert et Pontalès se dirigèrent ensemble vers la rivière, non point +par le petit sentier à pic où venaient de s'engager les jeunes filles, +mais par la route qui longeait les anciennes fortifications. + +Pendant ce temps-là, maître le Hivain remontait en toute hâte au +manoir, pour avoir la clef du bac, et Blaise retournait à l'aire, afin +de trouver Bibandier. + +Bibandier allait bien encore quelquefois se promener solitairement +sur la lande ou dans les sentiers de la Forêt-Neuve, quand les nuits +étaient sans lune, mais il n'y mettait plus le même coeur qu'autrefois. +Il avait laissé dans les taillis de Bains son armée de manches à balai +habillés en brigands; son chien était mort de faim depuis longtemps; et +s'il continuait lui-même à mener son métier de rôdeur, c'était vocation +irrésistible, car jamais le hasard ne l'avait payé de ses peines. + +Que faire en un pays où les poches ne contiennent que des gros sous, et +où les bâtons sont des massues? + +Bibandier avait dû espérer un instant un sort meilleur en voyant deux +de ses camarades intimes occuper une bonne position dans le pays; mais +Robert et Blaise l'avaient systématiquement tenu à distance, et le +pauvre diable n'avait jamais pu réclamer trop haut, parce que le bagne +de Brest est un bercail incessamment ouvert, où les brebis égarées +comme lui rentrent au premier mot. + +Il se taisait. Peut-être n'en pensait-il pas moins. Cependant, c'était +un coquin assez débonnaire, et la rancune qu'il gardait à ses anciens +camarades n'atteignait pas des proportions bien tragiques. + +D'ailleurs, on n'était pas sans lui faire entrevoir de temps à autre un +meilleur avenir. Bien qu'il ne connût pas en détail ce qui se passait +à Penhoël, il pouvait voir, comme tout le monde, qu'une lutte était +engagée. On pouvait avoir besoin de lui, et alors il faudrait bien lui +donner sa part de l'aubaine... + +En attendant, Blaise lui jetait çà et là une pièce blanche pour +l'empêcher de s'impatienter trop fort, et M. de Blois lui avait fait +obtenir, par son crédit, une petite position officielle. + +Bibandier était fossoyeur de la paroisse de Glénac, aux appointements +fixes de douze francs par an, plus le casuel. + +Mais, malgré les fièvres du marais et deux médecins qui s'étaient +établis depuis peu à la Gacilly, la mort ne donnait guère au bourg de +Glénac. Le pauvre Bibandier était maigre à faire compassion. + +Blaise le trouva, comme il l'avait annoncé, sous le tonneau de cidre +qu'on avait mis en perce dans un coin de l'aire. Bibandier était couché +paresseusement dans la poussière; sa tête reposait sur une de ses +mains, et l'autre tenait une écuelle demi-pleine. Sa figure longue, et +dont les teintes ternes tiraient sur le gris, s'empourprait légèrement; +son oeil cave veloutait son regard; il y avait dans sa physionomie un +repos content et parfait. + +Il restait là depuis le matin, buvant tout seul et voyant la vie +couleur de rose. C'était son jour de fête. Il ne buvait ainsi, à sa +soif, qu'une fois tous les ans. + +Au premier mot que Blaise lui glissa tout bas dans l'oreille, il quitta +sa pose nonchalante et se dressa d'un bond sur ses pieds. On eût pu +le voir alors dans toute la longueur de sa taille, avec ses membres +étiques et osseux ballottant dans un vêtement de futaine trop large, et +qui n'avait plus que la corde. + +--Oh! oh!... dit-il avec gaieté; il s'agit des chers petits anges!... +ça me paraît très-faisable! + +Il y avait tant de joyeuse humeur dans son accent, et l'expression de +son visage restait si débonnaire, que Blaise ne put s'empêcher de lui +dire: + +--Me comprends-tu bien? + +--Parfaitement!... répliqua Bibandier sans rien perdre de sa +tranquillité sereine; quand quelque chose démange, on se gratte, mon +fils... c'est tout simple... L'Américain en est-il? + +--C'est lui qui monte le coup. + +--Bonne affaire! moi je n'ai pas encore travaillé dans ce genre-là... +mais chacun gagne sa vie comme il peut... pas vrai? + +On eût dit que Blaise s'était attendu à plus de résistance, car il +regardait Bibandier d'un oeil surpris et même un peu inquiet. + +Celui-ci parut comprendre ce que Blaise avait dans l'esprit. Il emplit +l'écuelle et la lui présenta d'un geste cordial. + +--On peut se déboutonner ici, dit-il en montrant du doigt le groupe des +paysans qui se pressaient autour du père Géraud à la porte de la ferme; +voilà deux heures qu'ils oublient le tonneau pour écouter les sornettes +du vieux gargotier de Redon!... Bois un coup, l'Endormeur!... Je savais +bien que Robert et toi, vous en viendriez là quelque jour, et je vous +attendais. + +Son regard, qui prit une nuance de mélancolie, tomba sur la futaine +usée de sa veste. + +--J'avais grand besoin de me refaire!... reprit-il, grand besoin!... +L'Américain et toi, vous n'avez pas été gentils avec un vieux +camarade... Mais on ne peut pas payer celui qui ne fait rien... +pas vrai?... Je dis donc que je suis content d'avoir l'occasion de +travailler pour vous... + +--Voilà un brave garçon!... s'écria Blaise; sois tranquille... Tu seras +payé comme il faut! + +--Quant à ça, répliqua Bibandier, je ferai mon prix moi-même en temps +et lieu... Tu dis que c'est pressé, mon fils? Eh bien, partons! + +Blaise ne bougea pas; son regard exprimait toujours la même défiance. + +Le fait est qu'il était difficile d'accorder les paroles de Bibandier +avec l'expression de douceur patiente qui était sur son pauvre visage, +maigre, pâle et défait. Il semblait à Blaise que son vieux camarade +souriait aussi par trop débonnairement en parlant de meurtre. + +--Ah çà! reprit-il d'un ton d'hésitation, es-tu bien sûr de ne pas +faiblir?... Elles sont si jeunes... si jolies!... + +--Ça ne me fait rien... répondit l'ancien uhlan; chacun pour soi!... Je +ne dis pas que je me servirais volontiers du couteau avec de pauvres +chérubins comme ça!... J'espère bien qu'on me laissera la liberté de +m'y prendre à ma guise? + +--Carte blanche!... pourvu que ce soit fait. + +--Ça sera fait, mon bonhomme... et proprement! + +--Viens donc, dit Blaise, qui se mit en marche. + +Bibandier but une dernière écuelle de cidre, et n'eut besoin pour le +rejoindre que d'allonger un peu le pas de ses grandes jambes. + +Chemin faisant, Blaise lui expliqua plus en détail ce qu'on attendait +de lui; Bibandier, tout en écoutant, fredonnait avec sa voix de +basse-taille un air à roulades. Plus d'une fois, avant d'arriver au +Port-Corbeau, Blaise s'arrêta court pour lui dire: + +--Du diable si je te comprends, mon vieux! Moi qui n'ai pas le coeur +tendre, je ne pourrais pas chanter à l'heure qu'il est! + +--C'est que tu manges tous les jours, toi!... répliquait Bibandier +doucement et le sourire aux lèvres; si tu avais été trois ans à mon +régime, tu m'en dirais des nouvelles! + +Et cela était dit si bonnement! C'était de la quintessence de +férocité... + +En approchant du passage, Bibandier coupa la parole à Blaise, qui +continuait ses instructions. + +--Voilà qui est entendu!... dit-il; l'affaire des petites est réglée, +et tu seras content de moi... Quant aux dépenses de l'entreprise... +c'est deux mouchoirs et quelques bouts de corde... Mais l'Américain +n'est pas seul!... Qui diable avons-nous là? + +Devant le bac, dont l'amarre était déjà détachée, trois hommes se +tenaient en effet debout. + +M. de Blois seul avait le visage découvert; les deux autres cachaient +soigneusement leurs figures sous les larges bords de leurs chapeaux de +paysans. + +Bibandier, qui était toujours d'excellente composition, fit semblant +de ne pas les reconnaître. + +Il salua respectueusement Robert, et entra le premier dans le bac. + +--Je connais un peu les habitudes des chers petits anges, murmura-t-il; +je les rencontre souvent au clair de lune, quand je me promène, la +nuit, pour ma santé... Elles auront passé l'eau dans leur batelet, qui +doit être amarré là-bas sous les saules. + +Robert s'était rapproché de Blaise. + +--Eh bien?... demanda-t-il tout bas. + +--Un coeur de pierre!... répliqua le gros garçon. Dur comme une lame de +poignard!... Je ne le croyais pas si fort que cela! + +--Tant mieux!... dit Robert. + +Bibandier s'était emparé de la perche du passeur. Au lieu de se diriger +vers la route de Redon, qui lui faisait face, il remonta un peu le +courant, pour gagner un rideau de saules qui baignaient leurs basses +branches dans la rivière. + +A l'aide de sa perche, il écarta le grêle feuillage et finit par +rencontrer, après deux ou trois tentatives inutiles, un objet qui sonna +contre le bois de sa gaffe. + +--Qu'est-ce que je disais? s'écria-t-il joyeusement; perchez un peu, +s'il vous plaît, M. Blaise, pendant que je vais voir là-dessous. + +Il abandonna la gaffe en effet, et gagna le bout du chaland qui passait +sous les saules. On entendit un léger bruit, puis on vit un petit +bateau qui s'en allait à la dérive le long du bord, du côté du marais. + +Bibandier, qui reparut au même instant, regarda fuir la barque et dit +avec un gros rire bonasse: + +--Quand les petits chérubins voudront repasser l'eau... c'est elles qui +seront bien attrapées! + +Chacun pensa sur le chaland que Bibandier valait son pesant d'or... + + * * * * * + +Il y avait dix minutes environ que Diane et Cyprienne avaient traversé +l'Oust, au moyen du batelet trouvé par Bibandier sous les saules. + +En quittant leur cachette, au pied de la Tour-du-Cadet, elles se +doutaient bien que le bruit de la robe déchirée avait trahi leur +présence et qu'on allait les poursuivre: mais elles avaient de +l'avance, parce que Pontalès et ses compagnons ne pouvaient parvenir +à l'autre rive qu'à l'aide du bac, dont la clef était au manoir. +En outre, le sentier qu'elles suivaient les conduisait en quelque +sorte d'un saut jusqu'au bord de l'eau, tandis que la route commune +nécessitait un long détour. + +Ce n'était pas la première fois que les deux filles de l'oncle Jean +couraient un danger prochain et terrible; mais en ces moments leurs +forces semblaient grandir avec le péril. Cyprienne semblait lutter +avec un enthousiasme fougueux qu'exaltait la pensée du martyre; Diane +demeurait plus calme et se dévouait de sang-froid. + +Elles avaient entendu l'entretien des ennemis de Penhoël. Elles +savaient que leur sexe et leur jeunesse ne les défendraient point +contre la colère de ces hommes. Elles n'espéraient point de quartier. + +Mais loin de s'arrêter devant la menace entendue, elles y puisaient un +nouveau courage. Dans leur vaillance virile, un sentiment d'orgueil +enfantin s'élevait. On les craignait! On prenait, pour les combattre, +les mêmes armes qu'on eût employées contre des hommes! Elles étaient +fières. + +N'avaient-elles pas entendu tomber de ces bouches ennemies l'aveu de +leur puissance? Sans elles, pauvres jeunes filles, Penhoël aurait +succombé depuis longtemps!... + +Leur coeur battait de joie et non point de frayeur, car la lutte +n'avait pas été stérile. Grâce à l'effort de leurs bras d'enfants, +René, Madame et l'Ange restaient en équilibre au bord du précipice. + +La ruine qui menaçait toujours n'était pas encore accomplie; et, +d'après ce qu'elles venaient d'entendre, il ne restait à Pontalès et à +Robert qu'une seule arme contre la résistance tardive de Penhoël. + +Mais c'était une arme cruelle, qui suspendait sur la tête de René +l'infamie en même temps que le malheur. Des faux! il y avait des +faux!... C'était sans doute le résultat de quelque obsession perfide; +mais les pièces existaient, et ce n'était plus seulement la misère qui +menaçait Penhoël! + +Il y avait longtemps déjà que Cyprienne et Diane avaient surpris le +secret de ces fausses signatures, arrachées à l'ivresse quotidienne +de René. Elles en avaient reconquis et détruit une partie, en +s'introduisant, la nuit, au château de Pontalès. L'autre portion, +déposée chez l'homme de loi, avait défié jusqu'alors toutes leurs +tentatives. + +Mais elles savaient maintenant l'endroit précis où se trouvaient les +papiers. Avec l'aide de Dieu, si on leur donnait le temps d'agir, elles +pouvaient encore sauver Penhoël. + +Diane détacha d'une main ferme l'amarre du bateau, caché parmi les +glaïeuls, sous la loge de Benoît Haligan, et Cyprienne saisit la perche. + +L'Oust n'était pas débordée, mais elle coulait à pleines rives et +laissait couvertes les parties basses du marais. Tout en perchant, les +deux jeunes filles entendaient, parmi le silence de la nuit, le bruit +sourd et continu, produit par le tournant de Trémeulé. Dans l'ombre, +les vapeurs qui se suspendent au-dessus du gouffre rayonnaient une +lueur faible et pâle. Elles voyaient au loin le gigantesque fantôme de +la Femme-Blanche qui se balançait et planait sur les eaux tranquilles +du marais. + +Derrière elles, au-dessus des taillis de châtaigniers, les jardins de +Penhoël gardaient leur illumination brillante; la fête n'était pas +finie; quelques accords, jetés par l'orchestre campagnard, arrivaient, +par bouffées, jusqu'à leurs oreilles. + +Quand elles touchèrent le bord opposé, nul mouvement ne se faisait +remarquer encore du côté du bac, qui allait s'ébranler bientôt pour les +poursuivre. + +Elles sautèrent lestement sur la rive, et au lieu de prendre la route +de Redon, qui les eût conduites à la maison de maître le Hivain, elles +se dirigèrent, en courant, vers le marais. + +Dans l'immense prairie, où se déroulaient de toutes parts d'étroits +filets d'eau, on apercevait un mouvement confus au milieu des ténèbres: +c'étaient les troupeaux de Glénac et de Saint-Vincent qui erraient en +liberté sur le pâturage commun. + +Tout en courant sur l'herbe courte et unie comme un tapis, Cyprienne et +Diane appelaient doucement: + +--Mignon!... Bijou!... + +Leurs voix se perdaient dans la nuit. Quelques moutons effrayés +prenaient la fuite sur leur passage, et les oies, éveillées, +allongeaient le cou pour jeter leurs cris plaintifs et discordants. + +Les deux jeunes filles appelaient toujours... + +Au bout de deux ou trois minutes, un piétinement sourd se fit entendre +au loin sur le gazon. L'instant d'après Bijou et Mignon, deux jolis +petits chevaux demi-sauvages, arrêtaient leur galop et restaient +immobiles, la fumée aux naseaux et les jarrets tendus. + +Diane et Cyprienne s'élancèrent à cru sur leurs dos. En quelques +secondes, elles eurent regagné le temps perdu à courir sur le marais. + +Bijou et Mignon étaient deux vrais bretons, noirs tous deux, robustes +d'encolure, trapus de formes et pouvant soutenir durant des heures +leur galop rude et vif. + +Ils allaient côte à côte, d'une ardeur égale. La voix des jeunes filles +les excitait sans cesse, et leur course perçant droit devant soi, à +travers champs, landes et haies, ressemblait à un tourbillon. + +Diane et Cyprienne, excellentes cavalières, ne s'inquiétaient point +des obstacles de la route; quand il y avait un fossé large à franchir +d'un bond, elles plongeaient leurs petites mains blanches dans la dure +crinière des bretons; quand il fallait traverser un taillis, elles se +couchaient presque sur leurs chevaux et passaient rapides, comme des +flèches, au travers du fourré. + +Sur la lande rase elles se redressaient. + +--Hope! Mignon! hope! Bijou! + +Elles caressaient doucement le cou déjà baigné de sueur de leurs +montures. + +Les deux chevaux, lancés à fond de train, dévoraient l'espace... + +Si quelque paysan les eût rencontrées, glissant comme deux traits dans +la nuit, il se fût signé sans doute avec terreur, en recommandant son +âme à Dieu. Et, après la terreur passée, il se serait vanté jusqu'au +jour de sa mort d'avoir vu, par une nuit d'automne, les fées se rendant +au sabbat! + +Vraiment, c'était une course étrange. Les chevaux noirs disparaissaient +dans les ténèbres; on n'eût pu voir que deux jeunes filles, à la taille +svelte et comme aérienne, entraînées par une force mystérieuse. Elles +semblaient glisser, assises sur un nuage rapide. C'étaient bien des +fées légères et gracieuses. L'oeil ne pouvait les suivre. L'aile du +vent les emportait et laissait flotter derrière elles les boucles +molles de leurs longs cheveux. + +--Hope! Bijou!... hope! Mignon!... + +Il y a une grande lieue de pays entre Port-Corbeau et le bourg de +Bains. Quelques minutes avaient suffi à ce trajet. Cyprienne et Diane +descendirent de cheval, laissant Bijou et Mignon sur la lisière de la +lande. + +Maître Protais le Hivain occupait une maison isolée qui s'élevait à +cent pas en avant de l'unique rue du bourg. + +Pour acquérir cette propriété, il lui avait fallu susciter bien +des discordes dans les campagnes voisines, ruiner bien des pauvres +cultivateurs et jeter plus d'un orphelin sur la paille. Mais c'étaient +là sa vocation et son plaisir. Maître le Hivain était, en fait de +chicane, un véritable artiste. On peut dire que la vue seule de sa +figure jaune et démesurément longue donnait aux paysans la fantaisie de +plaider. + +Cyprienne et Diane avaient déjà rôdé bien souvent autour de sa +maison, mais la vigilance rusée de l'homme de loi avait trompé +jusqu'alors toutes leurs tentatives. Aujourd'hui, elles avaient deux +chances nouvelles pour arriver à leur but: d'abord elles savaient +où trouver les papiers, ensuite le domestique de maître le Hivain +qui, d'ordinaire, faisait bonne garde, était en ce moment à fêter la +Saint-Louis de l'autre côté de l'eau, dans l'aire du fermier de Penhoël. + +En donnant cette vacance à son domestique, maître le Hivain avait +compté sur l'effet du coup de fusil tiré la veille au bord de la lande, +et aussi sur le bal qui devait assurément retenir au manoir les deux +filles de l'oncle Jean. + +Il n'y avait pour défendre sa maison, ce soir-là, qu'une servante +septuagénaire, assistée par un chien de garde accablé de vieillesse. + +La bonne femme et le chien dormaient sans doute d'un profond sommeil, +sur la foi des gros verrous qui fermaient toutes les ouvertures, car +les deux soeurs purent escalader les murailles du jardin sans éveiller +le moindre mouvement dans la maison. + +Du côté du jardin, les fenêtres n'avaient point de contrevents. En un +clin d'oeil, à l'aide d'une échelle que leurs jolies mains eurent bien +de la peine à dresser contre le mur de la maison, Cyprienne et Diane +furent dans le cabinet de travail de l'homme de loi. + +Elles battirent son propre briquet, et allumèrent sa propre lampe. + +Il eût fallu les voir en ce moment, animées par la course qu'elles +venaient de fournir et par la joie vive du premier succès! Leurs +joues se coloraient d'un incarnat charmant: leurs yeux petillaient +d'impatience et de désir; un sourire espiègle se jouait déjà autour de +leurs lèvres fraîches, tant elles se croyaient sûres du triomphe! + +Leur gaieté d'enfant était revenue. Le moment avait beau être solennel, +puisqu'il s'agissait en définitive du sort de toute une famille aimée; +il y avait dans la nature même de leur acte quelque chose d'étrange et +de gaillard qui éloignait toute idée tragique. + +Elles riaient en descellant les carreaux du cabinet. + +Leur recherche ne fut pas longue. Sous le fauteuil même où Macrocéphale +ruminait chaque soir ses consultations diaboliques, il y avait un trou +creusé au couteau, qui renfermait un petit carnet crasseux. + +La vue de ce carnet fit battre bien fort le coeur de Diane et de +Cyprienne. Elles ne songeaient plus à rire. C'était là le salut de +Penhoël. + +Elles restèrent un instant à genoux, levant au ciel leurs yeux humides, +afin de remercier Dieu. + +Elles songeaient à Madame et à la pauvre Blanche... + +Mais le temps pressait. Diane serra le portefeuille dans son sein, et +toutes deux redescendirent l'échelle. + +La vieille femme et le vieux chien dormaient toujours comme des +bienheureux. C'était une réussite complète. + +--Hope! Bijou!... hope! Mignon!... + +Comme elles avaient toutes deux le coeur léger en reprenant la route +parcourue! Comme elles caressaient gaiement le cou de leurs petits +chevaux! Comme elles étaient heureuses! + +--Tiens... dit Diane tandis que Mignon franchissait un large fossé, +c'est là qu'on a tiré sur moi hier... Le corps du pauvre Cabry est +encore au fond du trou!... + +La course ne se ralentit point, mais elles se penchèrent toutes deux; +leurs bras s'enlacèrent et leurs joues s'unirent dans l'ombre. + +--C'est la dernière fois que tu seras exposée à un danger pareil, ma +petite soeur, s'écria Cyprienne; ils sont vaincus!... + +--Et qui sait? ajouta Diane; peut-être y a-t-il dans ce portefeuille de +quoi rendre à Penhoël la fortune qu'on lui a volée?... + +Elles étaient à moitié chemin déjà. Diane arrêta tout à coup le galop +de son cheval. + +--J'y pense!... reprit-elle. Ils doivent nous attendre sur cette +route!... + +--Je voudrais bien savoir lequel d'entre eux, répliqua Cyprienne que la +victoire rendait fanfaronne, est capable de barrer la route à Bijou? + +--S'ils ont des armes? + +--Nous leur passerons sur le corps! + +--Et s'ils nous guettaient au passage du Port-Corbeau?... + +Cyprienne arrêta son cheval à son tour. + +--Ce n'est pas pour moi que j'ai peur... reprit Diane; mais maintenant +nous avons à garder un trésor. + +--Eh bien! remontons jusqu'aux Houssaies... Nous passerons sur le pont +du moulin. + +L'avis était bon. Les deux soeurs changèrent aussitôt de direction et +se mirent à galoper vers les Houssaies. + +Mais il se trouva que d'autres avaient eu la même idée qu'elles, car +en arrivant au bord de l'eau, elles virent que la tête du pont était +occupée par deux hommes, en qui elles crurent reconnaître Robert de +Blois et M. le marquis de Pontalès. + +--Prenons du champ, dit Cyprienne que rien n'effrayait, et passons. + +--Essayons plutôt de passer à Port-Corbeau, répliqua Diane; il sera +toujours temps de revenir ou de mettre nos chevaux à la nage... + +La course recommença le long de la rivière. + +Quand elles arrivèrent au passage du bac, il y avait à peine trois +quarts d'heure qu'elles avaient enfourché pour la première fois leurs +vaillants petits chevaux. + +Il n'était pas tout à fait minuit, et le jardin de Penhoël montrait +toujours, au haut de la colline, ses illuminations intactes. La fête en +avait encore au moins pour une bonne heure. + +Rien de suspect n'apparaissait, cette fois, sur la rive. Les deux +soeurs rendirent la liberté à Bijou et à Mignon, qui regagnèrent en +caracolant leur lit de gazon. Elles pensaient que bien leur en avait +pris de ne point tenter le passage au pont des Houssaies, car ici aucun +obstacle ne leur barrait la route. + +--Allons! dit Cyprienne en descendant vers les saules, nous voici à bon +port... et nous aurons encore le temps de danser une contredanse... + +Diane écarta les branches du saule... + +Comme elle ouvrait la bouche pour lancer quelque gaie repartie, trois +hommes, couchés dans l'herbe haute qui croissait au bord de l'eau, se +dressèrent tout à coup sur leurs pieds. + +Les deux jeunes filles eurent à peine le temps de pousser un cri, tant +on mit de presse à leur nouer solidement des mouchoirs sur la bouche... + + + + +XIII + +DEUX PIERRES. + + +M. le marquis de Pontalès était un homme prudent, qui n'avait aucun +goût pour les aventures. C'était uniquement par nécessité qu'il s'était +joint à l'expédition de cette nuit. M. de Blois et lui traitaient en +effet de puissance à puissance, et du moment que M. de Blois se mettait +à l'oeuvre, Pontalès ne pouvait point reculer. + +C'était la première fois qu'il se livrait ainsi. Jusqu'alors il +s'était toujours tenu derrière Robert, contribuant volontiers aux frais +de la guerre, mais ne combattant jamais en personne. + +Cela lui allait mieux. + +Et, en vérité, il aurait regardé sans doute comme un imposteur +quiconque lui aurait annoncé, le matin même, les événements de cette +soirée. Lui, le marquis de Pontalès, propriétaire de soixante mille +livres de rente, jouant au loup-garou dans les taillis et bravant la +cour d'assises comme un malheureux!... + +Mais les circonstances entraînent, et l'homme le plus habile, engagé +dans certaines entreprises, doit jouer le tout pour le tout à un moment +donné. + +Cela ne veut point dire que Pontalès, en passant la rivière de l'Oust +avec ses quatre compagnons, ne fît des réflexions assez chagrines. Il +eût vidé sa bourse, sans doute, de grand coeur, pour être transporté +tout à coup entre les murailles de son château. On peut penser même +que, malgré le désir ancien et passionné qu'il avait de détruire la +vieille influence des Penhoël et de se mettre à leur place, il n'aurait +point engagé la bataille s'il avait prévu, dès le principe, les dangers +de cette nuit. + +Maintenant, il était trop avancé pour reculer. Le péril était en +arrière comme en avant, et les chances de salut se trouvaient tout +entières du côté du crime. + +Une fois qu'on eut pris terre de l'autre côté de l'eau, Bibandier fut +choisi tout d'une voix pour diriger les opérations. Ce n'est point +déroger que de servir sous les ordres d'un glorieux général. Pontalès +était marquis, Robert se disait gentilhomme, et Bibandier n'était qu'un +simple échappé de bagne; mais l'histoire est pleine de ces exemples, où +l'on voit des princes céder le commandement à de vaillants officiers de +fortune. + +Bibandier se montra tout de suite à la hauteur de son autorité +nouvelle. Son premier soin fut de se raviser au sujet du petit bateau +qui avait servi au passage des deux filles de l'oncle Jean. + +--Nous allons avoir besoin de ce joujou, dit-il en saisissant la perche +du bac. + +Et il se mit à courir le long de la rive jusqu'à ce qu'il eût atteint +le batelet, entraîné par le courant. Il s'accrocha au moyen de sa +perche et l'amarra, au-dessous de la route de Redon, à l'un de ces +mêmes saules qui avaient servi de refuge à Robert et à Blaise, la nuit +de leur arrivée à Penhoël. + +Puis il revint vers sa troupe tranquillement et sans se presser. + +--La petite barque allait tout droit vers le trou de la +_Femme-Blanche_, grommela-t-il; on n'aura besoin que de se laisser +mener... + +--Ah çà! dit Robert, il faut prendre un parti... Elles doivent avoir de +l'avance, et nous aurons de la peine à les rattraper!... + +--Les rattraper!... répéta le uhlan; il faudrait de meilleures jambes +que les nôtres... Si vous les aviez vues comme moi courir la nuit sur +la lande... Hope! Bijou!... hope! Mignon!... Ce sont de jolies petites +filles tout de même!... + +--Mais qu'allons-nous faire? + +Bibandier tira de sa poche sa pipe et son briquet. + +--Voulez-vous vous allumer, M. Robert?... dit-il; nous avons joliment +le temps d'en fumer une. + +--Il ne s'agit pas de plaisanter..., commença M. de Blois d'un ton +impérieux. + +D'un seul coup sec et merveilleusement ajusté, l'ancien uhlan mit le +feu à son amadou; puis il atteignit sa pipe toute chargée et l'alluma +en faisant claquer savamment ses lèvres. + +Pontalès avait piteuse mine derrière les bords de son grand chapeau. +La froide impertinence de ce drôle, comme il l'appelait au fond de son +coeur, ne lui présageait rien de bon. Maître le Hivain songeait à sa +maison dévastée. + +Blaise s'approcha de Robert, qui frappait du pied avec impatience. + +--Si vous ne le laissez pas marcher à sa guise, dit-il tout bas, nous +n'en ferons rien cette nuit. + +--Qu'il s'explique au moins! + +--Quant à ça, dit Bibandier en s'appuyant sur l'herbe, on va te faire +un programme, Américain! + +Robert tressaillit. Il y avait bien trois ans qu'on ne lui avait +donné ce nom, et depuis le même espace de temps, le pauvre Bibandier +affectait en toute circonstance, vis-à-vis de lui, le plus profond +respect. + +L'ancien uhlan reprit, tandis que Blaise riait sous cape de la +déconvenue de son maître: + +--Il n'y a donc de sage ici que l'Endormeur et moi!... + +Blaise cessa de rire. + +--Monsieur l'homme de loi, poursuivit Bibandier, qui se croit si bien +caché derrière son chapeau de paille, pourrait vous dire que, dans un +procès, le client ne donne pas de conseil à son avocat!... + +La figure de Macrocéphale s'allongea notablement. Le marquis tremblait +d'avoir été reconnu à son tour. + +Mais Bibandier, soit qu'il ignorât véritablement le nom de son +quatrième compagnon, soit qu'il eût fantaisie d'épargner Pontalès, +reprit presque aussitôt: + +--Quant à l'autre, je ne puis pas parler, n'ayant pas l'avantage de +le connaître... Ah çà! ne te fais pas de mal, Américain; voilà le +programme des opérations, comme disait Bonaparte: attendre et faire le +mort! + +--Et pendant ce temps, dit Macrocéphale, on va piller mon domicile!... + +--Exactement, père la Chicane! + +--Et les pièces seront enlevées!... ajouta Robert. + +--Ça me paraît vraisemblable, mon fils. + +--Écoute, dit Robert qui voulut essayer de l'autorité; on t'a promis +de te payer grassement, mais cela ne te donne pas droit d'insolence... +Fais ta besogne, ou va-t'en! + +--Où ça?... demanda Bibandier tout doucement; à Redon?... Dire à M. le +procureur du roi ce qui se passe ici?... Américain, tu ne m'en crois +pas capable!... Que diable! on est plat comme une galette aujourd'hui +pour devenir insolent demain comme un bureaucrate. Tu sais bien que +c'est la vie!... Voyons, ajouta-t-il en changeant de ton, sommes-nous +donc des enfants, M. Robert? Mettons que j'aie eu tort, et veuillez +recevoir mes très-humbles excuses... Entre gentilshommes, ma foi! on +ne peut faire davantage. + +Il se leva et tendit, avec une grâce très-noble, sa main, que Robert +n'osa pas repousser. + +--Ainsi, poursuivit-il, voici une affaire arrangée!... l'honneur est +satisfait!... Maintenant, parlons de choses sérieuses... Si nous étions +dans un pays civilisé, où l'on ne fait qu'une route pour aller d'un +endroit à un autre, je vous dirais: Marchons et poursuivons nos petits +anges, l'épée dans les reins... Mais d'ici au bourg de Bains, il y a +une diable de lande, où plus de cent routes se mêlent et se croisent... +nous aurons beau nous séparer et prendre chacun notre sentier: il y a +dix à parier contre un que les petites passeront entre nos doigts comme +des anguilles! + +--C'est vrai, dit Blaise. + +Et, de fait, le raisonnement était si rigoureusement juste, que +personne n'y put trouver d'objection. + +--Vous auriez pu vous expliquer tout de suite!... grommela seulement +Robert. + +--Je pourrais relever cette parole, répliqua Bibandier avec gravité, +mais je sacrifie une susceptibilité légitime à l'intérêt de tous... +Il est donc bien entendu que donner la chasse aux petites serait une +ânerie... Reste à savoir comment nous les pincerons... Je crois avoir +résolu le problème d'avance en vous disant: Attendons. + +--Mais si elles passent la rivière ailleurs?... objecta Macrocéphale. + +--Bonne idée!... Ailleurs, cela veut dire au moulin des Houssaies, car +il n'y a pas d'autre passage... Eh bien! l'Américain et ce monsieur que +je n'ai pas l'honneur de connaître peuvent prendre leurs jambes à leur +cou et aller garder le pont des Houssaies. + +--C'est cela!... s'écria Pontalès ravi d'avoir un prétexte pour +s'éloigner du lieu probable de l'action; M. de Blois, je suis à vos +ordres. + +--Et si elles viennent là-bas... demanda Robert, nous leur barrerons le +passage? + +--Du tout!... répliqua Bibandier; vous vous rangerez bien poliment, +parce que vous aurez eu le temps d'enlever cinq ou six planches du +pont... et que la rivière est large et profonde au moulin des Houssaies. + +Pontalès avait froid jusqu'à la ¿moelle des os, malgré l'étouffante +chaleur de la soirée. + +Robert le prit par le bras, et ils remontèrent le cours de l'eau à +grands pas. + +--Cinq ou six planches au moins!... plutôt six que cinq!... leur +cria de loin le bon fossoyeur, car Bijou et Mignon sautent comme des +chèvres!... + +Pontalès et Robert se perdaient déjà dans la nuit. + +--Nous autres, dit Bibandier en conduisant ses deux camarades vers +les saules, en faction, s'il vous plaît!... Faites comme moi, M. +Blaise; préparez votre mouchoir... Vous, père la Chicane, vous êtes +spécialement chargé des cordes... et maintenant, du silence! + +Ils étaient couchés tous les trois dans l'herbe. + +En combinant la partie de son plan relative au pont des Houssaies, +Bibandier avait compté sans l'étonnante vitesse des deux petits +chevaux. Pontalès et Robert en étaient encore à déclouer la première +planche, lorsqu'ils entendirent sur la lande le galop de Bijou et de +Mignon. Ils se relevèrent, irrésolus, et vinrent à la tête du pont, +sans savoir ce qu'ils allaient faire. + +Leur vue seule arrêta les deux jeunes filles, qui dirigèrent leur +course vers le bac. + +Pontalès et Robert quittèrent alors leur poste pour les suivre de loin. + +Quand ils arrivèrent à Port-Corbeau, ils trouvèrent la besogne bien +avancée. Cyprienne et Diane, un bâillon sur la bouche et garrottées +solidement toutes les deux, étaient au fond du petit bateau. + +Bibandier tenait en main la perche. + +--Ah! ah!... dit-il en éprouvant les cordes qui liaient les jambes et +les bras des deux jeunes filles, voilà qui est proprement fait, et vous +savez établir un noeud, père la Chicane! + +--Avaient-elles les pièces?... demanda vivement Robert. + +--Certainement... certainement!... répliqua Bibandier; ah! avec des +petits anges comme ça, on ferait sa fortune à Paris... Ça passe par le +trou d'une serrure. + +--Donne-moi les pièces!... dit encore Robert. + +Bibandier le repoussa tranquillement. + +--On ne compte pas les manger, tes pièces, mon bonhomme!... +murmura-t-il; mais il faut que les choses se fassent avec régularité... +Je rendrai mes comptes quand tout sera fini... D'ici là, patience! + +--Je veux que tu me donnes ces papiers, répéta Robert d'un ton +impérieux. + +--Le roi dit: «Nous voulons...» grommela l'ancien uhlan; moi, je veux +que tu me laisses tranquille!... Et si tu ne me laisses pas tranquille, +ajouta-t-il en redressant sa taille longue et maigre, je te plante là, +mon fils... tu achèveras la besogne à ta fantaisie!... + +--N'insistez pas!... murmura Pontalès à l'oreille de Robert; cet homme +veut quelques louis de plus; on les lui donnera. + +--Maintenant, messieurs, dit Bibandier, faites-moi le plaisir de me +souhaiter bon voyage... Je vais partir. + +--Pas seul!... s'écria Robert, qui concevait de vagues soupçons; il +faut que Blaise au moins vous accompagne! + +Blaise fit la grimace dans son coin, mais il n'eut pas même la peine de +refuser. + +--Le petit bateau ne porterait pas quatre personnes..., objecta +Bibandier sans rien perdre du calme singulier, mêlé d'une nuance de +moquerie, qu'il gardait depuis le commencement de l'aventure; je veux +bien noyer mon prochain, mais le suicide répugne à mes principes. + +Il entra dans la barque et mit un soin scrupuleux à écarter les deux +jeunes filles, de droite et de gauche, pour pouvoir manoeuvrer sans +leur faire de mal. + +--Les deux petits chérubins seront là comme dans leur lit! dit-il en +donnant au fond de l'eau son premier coup de perche. + +Personne, parmi les quatre complices du crime, ne pouvait se défendre +d'un serrement de coeur. Tous les yeux se fixaient, par une sorte de +fascination, sur les deux pauvres enfants couchées dans le bateau. +La gaieté du uhlan assombrissait encore le caractère atroce de cette +scène. + +Diane et Cyprienne étaient étendues sur le dos, les bras liés en croix. + +La lune, qui perçait maintenant çà et là les nuages déchirés, montrait +la grâce exquise de leurs tailles et leurs pâles figures, où se lisait +la résignation du martyre. + +Bibandier seul restait parfaitement à son aise en face de ce navrant +spectacle. + +--Messieurs, dit-il, tandis que le bateau s'ébranlait, je vais vous +donner un dernier bon conseil... La fête se continue là-haut... Allez +faire, croyez-moi, un petit tour de bal... Il est toujours agréable, le +cas échéant, de pouvoir établir un _alibi_. + +Ce terme de palais et de bagne sonna comme une menace aux oreilles +des trois complices, qui se dirigèrent en silence vers le bac; mais +Bibandier les rappela tout à coup. + +--Encore un service, s'il vous plaît! dit-il; j'oubliais d'embarquer +deux pierres, pour empêcher les petites de remonter sur l'eau... + +Une sueur froide perça sous les cheveux de Pontalès. + +Ce fut Macrocéphale qui apporta les deux pierres; il pensa se trouver +mal en regagnant le bac. + +Bibandier quitta enfin la rive et se laissa dériver au fil de l'eau, en +chantant une de ces chansons lentes et tristes qui mesurent le travail +des forçats à la fatigue. + +La lune s'était levée tout à fait et mettait des nuances argentées à la +colonne de vapeur suspendue au-dessus du tournant de Trémeulé. + +La _Femme-Blanche_ semblait grandir et osciller lentement au-dessus du +gouffre. + +Durant quelques minutes, les quatre compagnons virent la petite barque +glisser sur l'eau calme du marais. + +Puis elle disparut dans les longs plis de vapeur qui formaient le +vêtement de la _Femme-Blanche_. + + + + +XIV + +PAUVRES FILLES! + + +Robert de Blois, le marquis de Pontalès et leurs deux compagnons +remontaient au manoir de Penhoël. Ils marchaient en silence. De temps +en temps l'un d'eux se retournait, comme malgré lui, pour jeter un +furtif regard vers le marais où la _Femme-Blanche_ se dressait aux +rayons de la lune. + +Il leur semblait ouïr de loin le clapotement sinistre et sourd du +tournant de Trémeulé. + +Dans le taillis qui couvrait tout le versant de la colline, une route +était percée pour conduire à la loge de Benoît Haligan. Les quatre +complices traversèrent cette route à cinquante pas au-dessus de la +pauvre cabane du vieillard. Ils entendirent Benoît Haligan qui chantait +de sa voix creuse et tremblante la prière de l'agonie. + +Ils pressèrent leur marche en frémissant. + +Comme ils arrivaient à la porte du manoir, Robert s'arrêta et releva +brusquement la tête. + +--C'était nécessaire!... dit-il à voix basse; et d'ailleurs, ce qui est +fait est fait!... Prenons le dessus, messieurs, et ne rentrons pas au +manoir avec des figures d'enterrement! + +--C'est juste, dit Blaise. + +Et Macrocéphale ajouta: + +--On ne peut rien contre les faits accomplis... Je chargerai la vieille +Yvonne, ma servante, de prier pour elles tous les soirs... Et je suis +bien sûr que M. le marquis de Pontalès sacrifiera volontiers une +vingtaine d'écus pour faire dire des messes... + +Pontalès essuya la sueur de son front. + +--Je donnerai vingt louis à l'église de Glénac!... balbutia-t-il, +cinquante louis à l'église de Redon!... cent louis à l'église de +Rennes!... + +--Ma foi! dit l'homme de loi naïvement, si elles ne sont pas contentes +avec cela!... + +Robert et Blaise ne purent s'empêcher de rire. L'impression lugubre +était en partie secouée, et comme, en définitive, aucun des quatre +complices ne se repentait véritablement, ils n'eurent pas grand'peine à +rappeler sur leurs visages le calme souriant qui convenait à ce jour de +fête. + +Ils se séparèrent, afin de rentrer dans le bal par différents côtés. + +La danse s'était ranimée au salon de verdure. Jeunes gens et jeunes +filles prenaient leur revanche. On se dédommageait de la longue heure +d'ennui qu'on avait éprouvée à entendre les gémissements des trois +Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang. Au moment de finir, le bal +retrouve presque toujours ainsi une gaieté plus vive. A la ville, +l'orchestre redouble de verve et d'entrain; à la campagne, les danseurs +cabriolent, battent des mains et crient; à la Courtille, vers cette +heure consacrée, où l'allégresse atteint son plus chaud paroxysme, on +brise les verres, on se poche les yeux et on marche sur la tête... + +Les musiciens de Glénac jouaient comme des possédés. Ils avaient +entonné cette gigue interminable, connue sous le nom de _bal breton_, +et qui peut dérouler jusqu'à cent cinquante figures diverses, suivant +la renommée. Danseurs et danseuses, enlevés par les cahots de cette +musique nationale, bondissaient avec enthousiasme. On se mêlait, on +se choquait, on tombait sur le gazon avec de grands éclats de rire. +C'était charmant! + +Et les invités de Penhoël ne pouvaient plus se plaindre d'être +abandonnés par leurs hôtes. Le maître, il est vrai, ne s'était pas +montré de la soirée, mais Madame avait reparu, apportant de bonnes +nouvelles de l'Ange. + +Elle présidait à la fête maintenant, assise auprès de Jean de Penhoël. +Sa figure était bien pâle, mais l'effort qu'elle faisait gardait à ses +traits réguliers et nobles une apparence de sérénité. + +Il n'y avait de triste que la partie respectable de l'assemblée. Ces +dames et ces messieurs avaient regagné leur coin, et présentaient +un aspect de plus en plus maussade. Là, toutes les figures étaient +refrognées, tous les yeux se chargeaient de sommeil. + +Le chevalier adjoint et la chevalière adjointe de Kerbichel, +madame veuve Claire Lebinihic et les trois vicomtes restaient sous +l'impression produite par les talents des trois Grâces Baboin. De +périodiques bâillements faisaient le tour du cercle. Les trois Grâces +Baboin, de leur côté, regardaient avec haine la danse victorieuse et ne +pouvaient cacher leur détestable humeur. L'Ariette avait eu, en effet, +peu de succès; la Romance était tombée à plat, et la Cavatine, plus +malheureuse encore, en achevant la série de glapissements déplorables +qu'elle appelait son _grand air_, avait pu constater que le salon de +verdure s'était changé en solitude. Seul, le petit frère Numa l'avait +écoutée jusqu'au bout, comme c'était son rigoureux devoir. + +Dans ces dispositions, la galerie était un peu moins loquace que +naguère, mais aussi son venin était plus épais et plus âcre: chaque +coup de langue était une morsure. + +On allait des grands aux petits; tout le monde avait son paquet; on +assassinait ceux qu'on n'avait pas daigné piquer au commencement de la +soirée. + +Personne n'a été sans remarquer que la province, si prude et si +peu charitable, ne choisit pas toujours ses expressions parmi les +plus châtiées, lorsqu'il s'agit de calomnier ou de médire. Quand la +conversation arrive à un certain degré, quand les dents grincent, quand +les langues s'aiguisent, la province est comme le latin qui, _dans +les mots, brave l'honnêteté_, et il n'est point rare d'entendre des +locutions très-téméraires tomber alors des bouches les plus vénérables. + +En ce moment, la société faisait de la calomnie légère. Elle allait de +l'un à l'autre, donnant à Lola, par exemple, qui s'affichait avec le +jeune Pontalès, des épithètes extrêmement caractéristiques, déchirant +un peu sur Penhoël absent, et risquant sur Madame des hypothèses devant +lesquelles une valetaille insolente eût assurément reculé. Ensuite on +passait à l'Ange, pour retomber sur quelqu'un des couples occupés à +danser le bal breton. Puis on se demandait quelle vie menaient ces deux +petites dévergondées, Cyprienne et Diane, qui étaient absentes depuis +plus de deux heures! + +Et c'était, ma foi, très-significatif. On avait vu disparaître presque +en même temps qu'elles ces deux grands fainéants de Robert et d'Étienne. + +Les trois Grâces Baboin échangeaient, à ce sujet, avec la chevalière +adjointe de Kerbichel, des observations d'une philosophie si avancée, +que le chevalier adjoint et les trois vicomtes avaient envie de rougir. + +Une chose bizarre, c'est que ces deux grands garçons d'Étienne et de +Roger étaient revenus sans les petites! La Romance expliquait cela en +disant que ces demoiselles avaient dû friper un peu leurs toilettes, +pendant deux heures de promenade... + +--Et déranger leurs coiffures..., ajoutait l'Ariette. + +L'aigre Cavatine enchérissait. + +Et la charitable assemblée se laissait arracher quelques hargneux +applaudissements. + +Étienne et Roger étaient rentrés ensemble dans le bal à peu près +en même temps que Robert de Blois, M. le marquis de Pontalès et +Macrocéphale. + +Tandis que ces derniers affectaient de se saluer en passant, comme +gens qui ne se sont pas vus depuis longtemps déjà, Étienne et Roger +parcouraient d'un regard triste les groupes animés des danseurs. + +Leur recherche s'était inutilement prolongée, et en revenant au salon +de verdure, ils avaient l'espoir d'y retrouver Cyprienne et Diane. + +--Elles ne sont pas là!... dit Roger avec un gros soupir. Deux heures +d'absence au milieu d'un bal!... + +La physionomie d'Étienne était mélancolique et pensive. + +--Nous ne les reverrons pas ce soir... murmura-t-il, et il faut que je +sois à Redon demain avant le jour... Je ne pourrai pas lui faire mes +adieux... Veux-tu te charger auprès d'elle de mon dernier message? + +--Avant de partir, répliqua Roger, tu peux encore la voir... + +Le jeune peintre secoua la tête. + +--Ce serait un moment cruel... dit-il, les heures de repos sont pour +elles courtes et rares... Pourquoi les troubler?... Et puis, au moment +de la séparation, je serais faible peut-être... Quand tu la verras, +Roger, tu lui diras que je l'aimais... que je n'aimerai jamais une +autre femme en ma vie... et qu'au prix de tout mon bonheur, je la +voudrais voir heureuse... + +Sa voix tremblait. Il y avait dans son accent une sensibilité profonde +qui faisait contraste avec ses habitudes d'insouciance et la gaieté +leste de sa philosophie parisienne. + +Roger lui serra la main. + +--Je lui dirai que tu es le plus loyal garçon qui soit au monde!... +répondit-il. Je lui dirai que tu as la fortune peut-être au bout de +tes pinceaux... et que, si Dieu bénit ton travail, tu reviendras en +Bretagne afin de la prendre pour femme. + +Les yeux d'Étienne étaient humides. + +--Merci! murmura-t-il. + +--Nous sommes jeunes!... reprit Roger avec un sourire ému, et Dieu est +bon... peut-être que nous serons heureux tous ensemble quelque jour!... + +Pendant qu'ils causaient ainsi, Pontalès, Robert et l'homme de loi +parcouraient le bal, et soutenaient leur rôle de gaieté forcée. Blaise +servait des rafraîchissements, afin de faire acte de présence. + +Au moment où Roger prononçait ces dernières paroles, pleines d'espoir +souriant et de foi dans l'avenir, la figure de Bibandier sortit de +l'ombre, à quelques pas derrière lui. + +Le maigre visage du uhlan était couvert de pâleur; ses yeux roulaient, +hagards, et ses cheveux mêlés se hérissaient sur son crâne. + +Les deux jeunes gens ne le voyaient point; par contre, les complices +qui guettaient son arrivée l'aperçurent tous à la fois. + +Le sourire contraint de Robert et de Pontalès se glaça sur leurs +lèvres. Macrocéphale aurait voulu fuir, et Blaise faillit laisser +tomber le plateau qu'il tenait à la main. + +Il leur semblait à tous que le bal entier devait voir à nu leur +détresse et deviner ce que signifiait l'apparition de ce visage livide +du uhlan, qui se montrait à demi derrière l'une des portes du salon de +verdure. + +Cette apparition ne dura, d'ailleurs, qu'un instant. Lorsque les +quatre complices s'enhardirent à jeter vers la porte un second regard, +Bibandier avait déjà disparu. + +Il prit une des allées du jardin au hasard et se dirigea vers un +berceau désert. + +Sur son passage, sans savoir ce qu'il faisait, il éteignait les +lampions, comme si la lumière eût blessé sa vue. + +L'obscurité se fit ainsi autour du berceau où Bibandier s'arrêta. + +Il n'attendit pas longtemps. Une minute s'était à peine écoulée que les +quatre complices arrivèrent l'un après l'autre. + +Personne n'osait interroger. + +--Eh bien!... dit Bibandier d'une voix étouffée, vous ne me demandez +pas mon histoire? + +Il y avait quelque chose d'étrange et de solennel dans l'émotion +suprême de ce bandit sans coeur, qui avait conservé si longtemps, en +face du crime, sa froide et cynique gaieté. + +En ce moment, tout son corps tremblait, il semblait prêt à défaillir. + +--Que vous est-il donc arrivé?... demanda enfin Robert. + +Bibandier s'appuya chancelant contre le treillage du berceau. + +--Elles sont mortes!... dit-il. Elles étaient bien belles toutes +deux!... Maintenant elles sont mortes!... + +--Et personne ne vous a vu?... demanda Macrocéphale. + +--Mortes!... répéta le uhlan qui mit sa tête entre ses mains; tandis +que je chantais en les conduisant vers le trou, elles me regardaient +toutes deux avec leurs yeux angéliques... Je les vois encore... se +reprit-il en frissonnant... leurs pauvres jolis corps couchés sur la +planche... + +Il s'arrêta; sa voix s'embarrassait dans sa gorge. + +Les quatre complices l'écoutaient immobiles; une sueur froide leur +baignait le front. + +--Quelqu'un n'a-t-il pas demandé, reprit-il sans relever la tête, si +personne ne m'avait vu?... + +--Moi... balbutia le Hivain. + +--Un homme m'a vu... répondit Bibandier, et il vous a vus aussi, tous +tant que vous êtes!... + +--Qui est cet homme?... demandèrent les quatre complices d'une seule +voix. + +Bibandier garda le silence. + +Puis il reprit, comme en se parlant à lui-même: + +--J'avais promis! il fallait en finir... quand j'ai soulevé la première +dans mes bras, l'autre s'est agitée au fond du bateau et j'ai vu ses +grands yeux se remplir de larmes... Elles ne pouvaient point parler, +mais leurs regards se cherchaient... J'ai eu pitié!... j'ai rapproché +leurs deux visages et leurs bouches ont pu s'unir encore une fois. +Puis je leur ai mis au cou les deux pierres que M. le Hivain m'avait +données... + + * * * * * + +Le surlendemain au matin, le bourg de Glénac vit une solennité. +C'était une fête d'un genre bien différent. La petite église avait son +portail tendu de noir, et les paysans, que nous avons vus rassemblés +sur l'aire, autour du feu de joie de la Saint-Louis, s'échelonnaient, +tristes et silencieux, dans le cimetière. + +On venait de dire la messe des morts sur deux cercueils, entourés de +voiles blancs et ornés de ces fraîches fleurs qu'on jette, dernière +parure, sur la tombe des jeunes filles. + +Nous eussions retrouvé là tous les invités du manoir; mais la famille +n'était représentée que par un seul de ses membres, le vieil oncle +Jean, bien que le nom de Penhoël eût été prononcé deux fois dans +l'oraison mortuaire. + +Les cercueils fleuris contenaient les corps de Diane et de Cyprienne. + +René, Madame et l'Ange avaient manqué à la messe funèbre. Ce qui avait +causé plus de surprise encore, ç'avait été de ne voir ni Roger de +Launoy, ni le jeune peintre Étienne aux côtés de l'oncle en sabots. + +Étienne et Roger, en ce moment, étaient bien loin de Glénac. Ils +ignoraient tous les deux les événements de la nuit de la Saint-Louis. + +Voici ce qui leur était arrivé: + +Vers le point du jour, quelques heures après la fin du bal, ils +avaient descendu l'escalier du manoir, afin de prendre la route de +Redon. Roger faisait la conduite à son ami. + +En passant sous la fenêtre des deux jeunes filles, Étienne s'arrêta, et +Roger appela Cyprienne et Diane par leurs noms à plusieurs reprises. + +Point de réponse. + +--Elles dorment... dit Étienne qui jeta sur son épaule son petit paquet +de voyage et partit enfin à grands pas. + +La route fut silencieuse entre les deux jeunes gens. A Redon, au moment +de monter en voiture, Étienne dit à Roger en lui serrant une dernière +fois la main: + +--Écoute... ce Robert te déteste presque autant que moi... et Penhoël +n'est plus le maître... Si tu étais forcé de quitter le manoir, quelque +jour, souviens-toi que je suis ton frère et que ma demeure, si petite +et si pauvre qu'elle soit, sera toujours assez grande pour nous abriter +tous deux. + +La voiture partit pour Rennes, et Roger resta seul. + +Les dernières paroles de son ami soulevaient en lui de vagues craintes, +mais il était bien loin de penser, cependant, qu'il dût être réduit +jamais à profiter de l'hospitalité offerte. + +Comme il entrait à l'auberge du père Géraud pour déjeuner, celui-ci +lui remit une lettre arrivant par exprès du manoir. + +La lettre était écrite par M. Robert de Blois, et René de Penhoël avait +mis au bas sa signature. + +Cela s'était fait le matin même. Robert semblait avoir profité de la +courte absence du jeune homme pour lui porter ce coup plus à son aise. + +C'étaient quelques phrases sèches et sentant la raillerie où l'on +disait à Roger, en substance, qu'il arrivait à l'âge d'homme, que les +voyages forment la jeunesse, et que c'était pitié de le voir croupir, +loin du monde, dans le petit bourg de Glénac. + +Roger lisait cela le rouge au front. La forme de ce congé le rendait +plus cruel encore. + +Se voir éconduit froidement et avec moqueries, lui, le fils adoptif, +dont l'enfance avait été entourée de tendresse, lui, qu'on avait aimé +pendant vingt ans! + +Hélas! les pressentiments d'Étienne se réalisaient bien vite... + +Roger n'hésita pas; il avait le coeur fier, et le nom de Penhoël était +au bas de la lettre. Il fallait partir; mais Cyprienne... + +Avant de quitter le pays pour toujours, sa première idée fut de +retourner au manoir, afin de dire adieu à la pauvre fille dont il +emportait l'amour. Ce fut la crainte de se trouver face à face avec le +maître de Penhoël qui l'arrêta. Il s'enferma dans une des chambres du +_Mouton couronné_, et se mit à écrire. + +Le papier où courait sa plume fut mouillé plus d'une fois de ses +larmes, et pourtant, parmi ses phrases désolées, il y avait de +l'espoir, car il était jeune et plein de courage. + +Il parlait pour lui et pour Étienne, dont il ne pouvait plus faire les +adieux de vive voix; il disait aux deux soeurs: + +/# + «Nous vous aimons, nous travaillerons, nous reviendrons...» +#/ + +Le père Géraud fut chargé de porter la lettre que les deux pauvres +jeunes filles ne devaient pas lire, hélas! et Roger monta à cheval pour +courir après la voiture de Rennes. + +Au lieu de remettre son message, le bon aubergiste s'agenouilla dans +l'église de Glénac et pria pour les deux pauvres filles mortes... + +En l'absence du maître de Penhoël et de Madame, c'étaient M. le marquis +de Pontalès et Robert de Blois qui représentaient la famille en qualité +d'amis, car le pauvre oncle Jean, écrasé sous sa douleur trop lourde, +était incapable de s'occuper de rien. + +En cette circonstance, il fallait bien le reconnaître, le marquis, +Robert et même M. le Hivain avaient témoigné à la famille une +affection empressée. Il n'y avait pas jusqu'au fossoyeur de la +paroisse, le pauvre Bibandier, qui n'eût fait preuve d'un dévouement +très-méritoire. + +Les deux jeunes filles s'étaient noyées dans le marais, on ne savait +trop comment. Les circonstances de leur fin restaient entourées d'un +vague mystère. On disait seulement qu'ayant voulu traverser l'Oust sur +un frêle batelet, elles avaient été emportées par le courant jusqu'à la +_Femme-Blanche_. + +Le fossoyeur Bibandier avait retrouvé sur le rivage, le lendemain +matin, des débris de la barque, et c'était lui qui avait donné l'éveil. + +Après une journée entière de recherches infructueuses, Pontalès, maître +le Hivain, Robert de Blois et son domestique Blaise étaient restés +seuls sur le lieu présumé de la catastrophe avec le fossoyeur Bibandier. + +Ce dernier, disait-on, avait plongé une grande partie de la nuit aux +environs du tournant et avait fini par repêcher les deux corps. Du +moins avait-on trouvé, le lendemain matin, deux cercueils déjà cloués à +la porte de l'église. + +Les actes de décès avaient dû se faire en famille, M. de Penhoël étant +maire. + +Quant au curé, c'était un petit cousin du marquis de Pontalès. + +D'ailleurs, personne ne songeait à douter; le malheur n'était que +trop évident! Chacun pleurait et priait autour de ces pauvres petits +cercueils que la terre allait sitôt recouvrir. + +S'il y avait des doutes parmi la foule sombre et consternée, ce n'était +pas sur la mort elle-même, mais bien sur les circonstances qui avaient +accompagné la mort. + +Cyprienne et Diane savaient conduire un bateau sur le marais aussi bien +que pas un pêcheur de macles. Elles étaient habiles nageuses: comment +ne pas concevoir des soupçons? + +Plus d'un regard défiant se fixait à la dérobée sur Pontalès et sur +Robert. + +Il eût suffi d'un mot peut-être pour changer la douleur commune en +colère, et alors, malheur aux assassins! Mais ce mot, personne ne le +prononçait. Il n'y avait point de preuves, et certes, le crime ne +pouvait point se lire sur les figures tranquilles du marquis et de M. +de Blois. + +L'impression d'horreur, produite par la scène nocturne du Port-Corbeau, +avait eu déjà le temps de s'effacer. En somme, ce meurtre était +nécessaire, et s'ils frissonnaient encore en songeant aux détails +repoussants de leur crime, en revanche, ils s'applaudissaient. La joie +compensait bien le remords. + +Ils étaient là, remplaçant la famille; les paysans pouvaient voir sur +leurs physionomies, composées habilement, une tristesse recueillie et +calme. + +Les soupçons tombaient; d'ailleurs, parmi les paysans, ceux qui ne +récitaient point la prière funèbre étaient occupés tout entiers à +parler de la catastrophe et des pauvres enfants qu'on avaient vues, +l'avant-veille encore, si jeunes et si belles, ouvrir le bal de la +Saint-Louis. + +Hommes et femmes chuchotaient à la porte de l'église et, comme c'est +l'habitude des bonnes gens de Bretagne, chacun cherchait dans ses +souvenirs un présage à cette mort funeste. + +--Le vieux Benoît l'avait bien dit!... murmurait-on, personne ne +voulait le croire, quand il répétait que les filles de Penhoël seraient +trois belles-de-nuit avant le jour de sa mort... En voici deux déjà!... + +--Et la petite demoiselle Blanche est bien malade!... + +--Elles _reviendront_, les chères filles!... reprenait une ménagère en +égrenant son chapelet. + +Une voix effrayée s'éleva au milieu du groupe et dit: + +--Elles sont déjà revenues! + +Chacun tressaillit et se rapprocha. + +C'était le petit Francin qui avait parlé. Il était tremblant et tout +pâle. + +--Oui... oui... poursuivit-il en baissant les yeux, c'est moi qui ai +dit le premier _De profundis_ pour le salut de leurs âmes... car je les +ai vues cette nuit... et j'ai bien reconnu qu'elles étaient mortes. + +Le père Géraud avait fendu la presse et tenait l'enfant par le bras. + +--Tu les as vues?... balbutia-t-il. + +Le petit paysan frémissait de tous ses membres. + +--C'était ce matin, une heure avant le jour... dit-il, j'allais +au marais chercher nos chevaux... j'ai vu quelque chose de blanc +qui se remuait au pied de l'aune où l'on amarre le grand bac de +Port-Corbeau... J'avais peur, mais j'ai pensé tout de suite aux +demoiselles... Oh! je les ai bien reconnues!... Elles portaient les +mêmes robes que le soir du bal!... Elles étaient là toutes deux +agenouillées au pied de l'arbre, et il me semblait qu'elles creusaient +la terre... J'ai fait du bruit en me sauvant, et quand je me suis +retourné pour voir encore, elles avaient disparu... + +On entamait la dernière hymne sous la porte de l'église. Les paysans se +turent et mêlèrent leurs voix émues à celles des prêtres. + +La _société_, qui avait occupé durant le service la place d'honneur, +au-devant de l'autel, sortait à ce moment; la _société_ causait ici +comme dans le salon de verdure. + +--Pauvres chères filles!... gémissait l'aînée des trois Grâces Baboin; +qui aurait pensé jamais cela?... + +Elle essuya une larme entièrement fictive. + +--Ce que c'est que de nous!... soupira la Romance. + +Madame veuve Claire Lebinihic regardait du coin de l'oeil les trois +vicomtes pour constater l'effet produit par sa toilette de deuil. + +--Mesdames, dit gravement le chevalier adjoint de Kerbichel, c'est la +loi commune. + +Le petit frère Numa fit observer ceci: + + Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre, + Est sujet à ses lois; + +Le chevalier adjoint interrompit: + + Et la garde qui veille aux barrières du Louvre + N'en défend pas nos rois! + +--Ah! murmura la Cavatine, les hommes n'ont pas de coeur!... Au lieu de +pleurer comme nous autres femmes, ils citent des passages de Bossuet ou +de Voltaire... + +La porte de l'église s'ouvrit à deux battants, et le convoi sortit, +escorté par les jeunes filles du bourg. Devant les cercueils, les +danseuses du bal de la Saint-Louis marchaient vêtues encore de leurs +robes blanches. + +L'oncle Jean, soutenu par le père Chauvette, suivait le cortége, ainsi +que Pontalès, Robert, maître le Hivain et Blaise. + +--Prêtez-moi votre flacon, ma chère demoiselle, dit la chevalière +adjointe à Églantine Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, j'ai bien peur de +me trouver mal!... + +--Ma chère dame, répliqua la Romance, il faut se faire une raison, +voyez-vous!... Dieu sait que mes soeurs et moi nous aimions les pauvres +petites plus que personne, mais à présent tout est fini et le désespoir +n'y fait rien! + +--D'ailleurs... reprit la Cavatine passant des sanglots au commérage +par une habile tangente, faut-il beaucoup regretter la vie pour elles? + +Toute la partie féminine de la _société_ poussa en coeur un gros soupir. + +--Hélas! reprit la Romance, elles n'étaient pas heureuses!... C'est +au point que je ne me suis pas révoltée, comme j'aurais dû le faire +peut-être, quand on m'a parlé de suicide... + +La Romance prononça ces derniers mots discrètement et juste assez haut +pour que tout le monde pût les entendre. + +--Oh!... mademoiselle!... se récrièrent les vicomtes. + +Madame veuve Claire Lebinihic et la chevalière adjointe ouvraient les +yeux et les oreilles, flairant une médisance de haut goût. + +La Romance baissa la voix davantage et leva ses regards au ciel. + +--Je ne connais pas ces choses-là!... murmura-t-elle, mais on dit que +quand les jeunes filles ont été trompées... + +--Ça arrive tous les jours!... interrompit madame Claire Lebinihic. + +--Et voyez!... reprit la Romance encouragée, voyez si Roger et ce +vagabond d'Étienne ont osé paraître à l'enterrement!... + +On chercha des yeux les deux jeunes gens. + +--C'est vrai!... dit un des vicomtes, je n'avais pas songé à cela. + +Et dans l'esprit de chacun la mémoire des deux filles de l'oncle Jean +fut ternie. + +Le convoi atteignait la partie du cimetière où se trouvaient les +sépultures des Penhoël. Les trois Grâces Baboin gardèrent le silence, +contentes désormais d'avoir jeté quelques fleurs sur ces pauvres +tombes... + +L'aspect du cimetière était triste et morne, les chants faisaient +trêve. Les paysans, muets et le rosaire à la main, se rangeaient autour +des deux fosses ouvertes. + +Bibandier était à son poste de fossoyeur. + +Au moment où il étendait la main pour mettre le premier cercueil en +terre, un bras se posa au-devant de lui et le fit reculer. + +En même temps une clameur sourde, mêlée de surprise et d'épouvante, +courut dans le cercle des bonnes gens. + +Entre le fossoyeur et les deux bières, une sorte de fantôme, que sa +maigreur faisait paraître d'une taille démesurée, venait de se dresser, +sortant on ne sait d'où. + +Il était là si hâve et si décharné, que tous, en ce premier moment, +crurent que la terre s'était ouverte pour lui livrer passage. + +Puis un nom domina les murmures de la foule. + +--Benoît Haligan! disait-on, Benoît le sorcier! + +Le voir en ce lieu était aussi étrange assurément que de voir un vrai +spectre percer la terre. + +Comment avait-il quitté le grabat où sa longue agonie le clouait depuis +des mois entiers? Quelle force mystérieuse l'avait aidé à monter la +colline?... + +Chacun, dans le cimetière, regardait avec stupéfaction. + +Benoît se tenait droit et roide auprès des fosses. Son oeil cave se +fixa d'abord sur Bibandier, qui tourna la tête; puis sur Pontalès, +Robert de Blois, maître le Hivain et Blaise, qui ne purent s'empêcher +de baisser les yeux. + +Après quelques secondes de silence, le vieux passeur courba lentement +sa haute taille et soupesa les deux bières l'une après l'autre. + +Tandis qu'il se redressait, on vit autour de sa lèvre flétrie une sorte +de sourire... + +--Que Dieu prenne en pitié ceux qui vivent et ceux qui sont morts!... +dit-il en croisant ses bras sur sa poitrine. + +Il salua Jean de Penhoël en l'appelant par son nom, et sortit du +cimetière. La foule lui fit un large passage. + +En redescendant la colline, ses jambes amaigries chancelaient sous le +poids de son corps, mais il ne s'arrêtait point. Il ne cessa de marcher +qu'en atteignant le rivage de l'Oust, au pied de l'aune où le grand bac +était amarré. + +Une fois là, il se mit sur ses genoux et approcha sa tête du sol qui +semblait avoir été remué fraîchement. + +Ses mains ridées se joignirent, et il se laissa choir, épuisé, sur +l'herbe en murmurant: + +--Que Dieu et la Vierge les protégent!... + + * * * * * + +Au cimetière, la fête funèbre était finie, et Bibandier, achevant son +office de fossoyeur, recouvrait de terre les tombes de Diane et de +Cyprienne... + + + + +XV + +DEUX TOMBES. + + +On entendait jusque dans la chambre de l'Ange le son métallique et +vibrant de la grande pendule du salon, qui sonnait lentement neuf +heures. + +C'était le soir de la messe funèbre, dite à la paroisse de Glénac, pour +Diane et Cyprienne de Penhoël. + +La veille, à ce même moment, la grande pendule du salon aurait bien +pu sonner pendant un quart d'heure sans que personne y prît garde, au +milieu des joyeux bruits de la fête. Mais c'était du plaisir que les +hôtes de Penhoël étaient venus chercher au manoir; ils avaient fui +devant ce deuil qui s'était glissé tout à coup parmi la joie promise. + +Que faire en une maison mortuaire? Les hôtes de Penhoël étaient tous +partis jusqu'au dernier. A présent, au lieu des gaies rumeurs du bal, +on avait le silence morne; au lieu de cette foule remuante et rieuse +qui animait les verts bosquets du jardin, la solitude; au lieu des +illuminations prodiguées, les ténèbres épaisses et muettes. + +On eût dit une maison abandonnée. Sur toute la façade du manoir on ne +voyait que deux lueurs faibles et perçant à peine la soie des tentures; +une de ces lumières brûlait chez René de Penhoël, l'autre éclairait la +chambre de l'Ange. + +Madame était assise au chevet de sa fille, dont les yeux alourdis par +les larmes venaient de se fermer depuis quelques minutes. Blanche +dormait d'un sommeil inquiet et plein de tressaillements. La douleur +qui l'avait navrée durant tout le jour revenait sans doute en ses +rêves, car la pauvre enfant se plaignait et gémissait dans son sommeil. + +Blanche avait bien pleuré; Cyprienne et Diane n'étaient plus là, ses +deux cousines qu'elle aimait tant! La veille encore, elle enviait leur +sourire, et maintenant on les avait mises en terre. La pauvre Blanche +avait subi, durant toute la journée, cette douleur pleine d'étonnement +et d'effroi qui prend les enfants au premier aspect de la mort. + +A son âge et quand on n'a pas vu encore s'en aller pour jamais une +personne chère, on ne croit pas tout de suite à l'éternelle séparation. +L'esprit repousse longtemps l'idée de la mort, et de vagues espoirs +s'obstinent au fond du coeur. + +Blanche avait pensé plus d'une fois dans la journée que tout cela était +un songe funeste. Dès que ses paupières se fermaient, fatiguées de +larmes, elle croyait voir les douces figures de ses cousines sourire à +son chevet. + +Est-ce qu'on meurt ainsi toute jeune et toute belle? Est-ce que la +tombe peut s'ouvrir au seuil de la salle de bal? + +Les yeux de l'Ange étaient rouges et humides encore. Le sommeil l'avait +surprise, sans doute, au milieu d'une prière, car ses mains restaient +jointes sous sa couverture. Elle était beaucoup plus changée que le +soir de la Saint-Louis. La maladie ne pouvait point lui enlever son +exquise beauté, mais son visage portait les traces de la souffrance +physique et de l'affaiblissement. + +Il n'en fallait pas tant d'ordinaire pour que l'oeil de Madame, +attentif et inquiet, ne quittât pas un seul instant les traits de sa +fille chérie. Mais aujourd'hui, Marthe de Penhoël tenait ses regards +cloués au sol et semblait oublier la présence de l'Ange. + +Elle n'entendait pas la plainte qui s'exhalait de la bouche de sa +fille; elle ne voyait point la pauvre enfant s'agiter sur son lit, et +pâlir parfois tout à coup aux élancements d'une douleur plus aiguë. + +La figure de Marthe semblait être de pierre. Depuis la tombée du jour, +elle était assise à la même place. Elle n'avait pas fait un mouvement. + +Ses yeux, fixés à terre, n'avaient point de pensée. Le sang avait +abandonné complétement sa joue livide et comme morte. + +Plusieurs fois avant de s'endormir, accablée, Blanche lui avait adressé +la parole. Point de réponse. + +Et c'était étrange! Madame accueillait si avidement d'ordinaire chaque +mot tombant des lèvres de sa fille!... + +Elle n'entendait pas. Quand une torture trop poignante déchire l'âme, +on devient insensible et sourd. + +Mais quelle était cette torture? Du vivant des filles de l'oncle Jean, +Marthe de Penhoël était bien froide envers elles. La mort des deux +pauvres enfants l'avait-elle donc changée au point de mettre à la place +de sa froideur des regrets navrants et passionnés? + +Ou sa douleur avait-elle une autre cause? + +Marthe était seule, et nulle oreille amie ne s'ouvrait pour recevoir sa +confidence. Sa pensée restait un secret entre elle et Dieu. + +Quand le son de la pendule du salon arriva jusqu'à son oreille, à +travers les murailles épaisses, sa tête, qui se renversait au dossier +de son fauteuil, se pencha en avant, comme pour écouter. + +Elle compta jusqu'à neuf: puis ses mains se croisèrent froides et +blanches sur sa robe de deuil. + +--Neuf heures!... murmura-t-elle d'une voix brève et altérée; la +dernière fois qu'elles chantèrent, l'heure sonna pendant le second +couplet... Je m'en souviens, c'était neuf heures! + +Elle s'arrêta comme si son esprit eût écouté en songe une lointaine +mélodie. + +Puis deux larmes brillèrent dans ses yeux, jusqu'alors secs et brûlants. + +Elle se prit à dire lentement, et comme si elle n'avait point eu la +conscience de ses propres paroles, les derniers vers du chant des +_Belles-de-Nuit_: + + Cette brise, c'est ton haleine, + Pauvre âme en peine; + Et l'eau qui perle sur les fleurs, + Ce sont tes pleurs... + +Un long soupir souleva sa poitrine. + +--Toutes deux!... murmura-t-elle; s'il revient... que lui dirai-je?... + +En ce moment, Blanche rendit une plainte plus distincte; Madame releva +les yeux sur elle. Mais son regard, au lieu de cet amour exclusif et +jaloux qui l'animait naguère lorsqu'elle contemplait l'Ange, exprima +une sorte de colère concentrée. + +--Mademoiselle de Penhoël!... prononça-t-elle avec un sourire amer; +l'héritière!... Toutes les joies vous étaient dues!... Tous les +respects... et tout l'amour!... Pour elles, rien!... Étaient-elles +moins belles ou moins bonnes?... Mon Dieu! mon Dieu! toutes mes +caresses étaient pour l'une, et les autres souffraient, dédaignées... +les autres qui se dévouaient et qui mouraient pour moi!... + +Ses sourcils étaient froncés; son regard se fixait toujours, dur et +froid, sur Blanche endormie. + +--Mademoiselle de Penhoël!... répéta-t-elle avec une amertume +croissante; la fille de la maison!... Les autres s'asseyaient au bas +bout de la table... et n'était-ce pas par charité qu'elles mangeaient +le pain du manoir?... + +Elle se leva d'un mouvement brusque, et continua en s'adressant à +l'Ange, comme si la pauvre enfant eût pu l'entendre: + +--Vous leur aviez tout pris, vous!... leur place dans le monde... leur +héritage... jusqu'au sourire de leur mère!... + +Une larme vint mouiller les cils baissés de Blanche qui rêvait. La tête +de Madame se pencha sur sa poitrine. + +--Jusqu'au dernier jour!... reprit-elle; oh!... il m'a fallu rester +auprès de votre lit, tandis que des étrangers jetaient la terre bénite +sur leur tombe!... Abandonnées!... abandonnées depuis le berceau +jusqu'à la mort!... + +Elle se couvrit le visage de ses mains et garda le silence durant +quelques minutes; puis, se redressant tout à coup, elle dit avec un +élan de passion: + +--Après la mort, du moins, on peut les aimer, je pense!... Dormez +heureuse, Blanche de Penhoël... Pour la première fois, je vais vous +abandonner, ma fille, afin de prier pour elles!... + +Marthe oublia de mettre un baiser sur le front de sa fille. Elle +traversa la chambre à pas lents et s'engagea dans les corridors du +manoir, après avoir fermé la porte à double tour. + +Elle ne rencontra ni valets ni maître sur son chemin. La maison +semblait déserte. + +Une fois dehors, elle pressa le pas pour se diriger vers la paroisse de +Glénac, qui était distante d'un grand quart de lieue. + +Le temps était lourd et accablant comme la veille; seulement une +brise tiède soufflait par rafales et déchirait çà et là le voile de +nuages qui couvrait le ciel. La lune se montrait par intervalles, +faisant sortir des ténèbres les marais et les montagnes. Cela durait +une minute, et tout disparaissait, envahi de nouveau par la nuit +victorieuse. + +Le long de la route solitaire, Marthe de Penhoël chancela plus d'une +fois, car elle était bien faible. Plus d'une fois elle s'arrêta saisie +d'une sorte d'épouvante, parce qu'un rayon de lune glissant tout à coup +à travers les arbres lui montrait, couchées sur l'herbe, deux enfants +immobiles et endormies dans leurs robes blanches... + +D'autres fois, quand son regard se tournait vers le marais qui +s'étendait sur sa gauche à perte de vue, il lui semblait qu'une voix +triste murmurait à son oreille les mélancoliques paroles du chant +breton. + +C'était l'heure où les vierges mortes viennent pleurer la vie sous les +saules. Marthe apercevait comme des ombres vagues qui se mouvaient au +bord de l'eau. Pauvres belles-de-nuit!... Marthe était une fille de la +Bretagne. Ses yeux se mouillaient de larmes, et ses bras s'étendaient +vers les saules. + +Elle poursuivait sa route. Autour de son intelligence frappée il +y avait comme une brume. Ses pensées flottaient, confuses. Elle se +surprenait à sourire au milieu de ses larmes, et ne trouvait plus la +fin de la prière commencée... + +Elle avait tant souffert! + +Le cimetière de Glénac fait le tour de la petite église, dont les +murailles indigentes et décrépites s'élèvent à mi-coteau, dominant +tout le passage que nous avons décrit plus d'une fois. L'unique rue +du bourg descend tortueusement vers le marais et baigne ses dernières +maisons dans les grandes eaux, lorsque vient le _déris_. Le tournant +de Trémeulé est situé sur la paroisse de Glénac, et la _Femme-Blanche_ +a mis bien des fois en branle les cloches de la flèche pointue et +bleue, pour sonner le glas des noyés. Derrière l'église il y a deux +grands ifs, si touffus qu'on ne voit point le ciel à travers leurs +branches. Ils dépassent en hauteur la croix de pierre qui marque, sur +la toiture, la place de l'autel. Les vieillards disent que les pères de +leurs grands-pères ont vu ces arbres hauts et touffus déjà: ils ont des +siècles d'âge... + +Entre les deux ifs, une balustrade en bois séparait du commun des +tombes un espace carré: c'était la sépulture de Penhoël depuis qu'on +n'enterrait plus sous les dalles de l'église. + +Marthe entra dans l'enceinte où la lumière de la lune lui montra les +deux tombes toutes fraîches et que nulle pierre ne recouvrait encore. + +Marthe se mit à genoux entre les deux tombes, et demeura longtemps +immobile. L'air sentait l'orage: le vent commençait à se lever, +fouettant l'atmosphère pesante; le gras feuillage des ifs s'agitait +par intervalles, et la girouette de l'église, tournant à ce souffle +incertain qui précède la tempête, jetait dans la nuit sa plainte rauque. + +Marthe n'entendait rien; seulement, quand le vent portait et que le +bruit sourd du tournant de Trémeulé montait jusqu'à elle, son corps +semblait éprouver un choc soudain. + +Elle savait que les cadavres des deux jeunes filles avaient été +retrouvés sous la _Femme-Blanche_. + +Les minutes s'écoulaient. Marthe restait toujours muette et sans +mouvement. Au bout d'un quart d'heure environ, elle rejeta en arrière +ses longs cheveux qui lui couvraient le visage, car elle était sortie +tête nue. Sans l'ombre épaisse projetée par les deux ifs, on eût pu +voir en ce moment sur ses traits un sourire tranquille et doux. + +Sa douleur s'endormait en un rêve... + +--Diane!... dit-elle tout bas. + +Et comme le silence répondait seul à cet appel, Marthe se tourna vers +l'autre tombe. + +--Cyprienne!... dit-elle encore. + +Toujours le silence. + +Marthe mit ses deux mains sur son coeur; un éclair se faisait dans la +nuit de son intelligence. + +--C'est donc bien vrai!... murmura-t-elle. Je ne verrai plus +leur sourire!... Elles sont là toutes deux dans la terre!... +M'entendent-elles?... Savent-elles comme je les trompais... et tout ce +qu'il y avait pour elles d'amour au fond de mon coeur?... + +Elle joignit ses mains sur ses genoux; ses yeux ne pouvaient point +pleurer, mais dans sa voix brisée il y avait des larmes. + +--Pauvres enfants! reprit-elle; pauvres enfants chéris!... Belles +âmes qui viviez de dévouement et de tendresse! Elles se croyaient +dédaignées... Autour d'elles, il n'y avait que froideur... et jamais +une plainte!... Il y a deux jours encore, quand je les trouvai +agenouillées à mes côtés comme deux anges consolateurs, elles me +parlèrent de mourir pour moi... Et moi je n'eus que des paroles +de raillerie!... Oh! pitié!... pardon!... je vous aimais! je vous +aimais!... + +Des pleurs brûlants inondaient maintenant sa joue, et des sanglots +soulevaient sa poitrine haletante. + +--Je vous aimais!... poursuivit-elle en faisant signe de presser contre +son coeur une personne chère; Dieu le savait... Dieu voyait mes larmes +et connaissait mon martyre!... Oh! vous ne souffriez pas seules, +pauvres enfants!... Et maintenant que vous êtes des saintes dans le +ciel, priez pour moi qui reste après vous à souffrir!... + +Elle n'avait plus de voix. Le silence régna dans le cimetière. + +Quand Marthe reprit la parole, son accent était doux et tout plein de +caresses. + +--Dieu est bon..., dit-elle; je sens bien que je ne serai pas +longtemps sans vous revoir... Que de baisers quand nous serons toutes +ensemble!... Je ne me cacherai plus... Je vous montrerai mon âme... +Nous aimer!... nous aimer!... ce sera notre joie dans le paradis! + +Elle tressaillit et releva tout à coup sa taille affaissée. + +--Blanche!... dit-elle, comme si une voix eût murmuré ce nom à son +oreille; c'est vrai... je l'avais oubliée... + +Puis elle ajouta avec amertume: + +--Toujours elle entre vous et moi... Toujours!... Et vous l'aimiez, +pauvres martyres, cette enfant heureuse qui vous prenait ma +tendresse... Blanche!... oui, je suis sa mère... il faut que je veille +sur elle... et je n'ai pas le temps de rester avec vous!... + +Avant de se relever, elle toucha de ses lèvres la terre humide qui +recouvrait les deux tombes. + +--Au revoir!... murmura-t-elle, je reviendrai demain. + +Elle sortit du cimetière. Tandis qu'elle reprenait la route parcourue, +le vent, qui gagnait à chaque instant en violence, la frappait au +visage. Au bout de quelques minutes, l'espèce de voile qui était sur +son esprit se déchira. Durant l'heure qui venait de s'écouler, elle +avait agi et parlé comme en un rêve. Maintenant elle se retrouvait tout +à coup en face de la réalité; la pensée de sa fille envahissait de +nouveau son coeur. + +Elle n'avait pas tout perdu, puisque Blanche lui restait, Blanche son +cher trésor!... + +Si on lui eût rappelé l'amertume récente de ses paroles, alors qu'elle +s'agenouillait entre les deux tombes, Marthe n'y aurait point voulu +croire. + +Reprocher à l'enfant adorée l'amour qu'on lui prodiguait, n'était-ce +pas un blasphème? + +Marthe pressait le pas. + +Elle se disait que l'Ange se serait peut-être réveillée durant son +absence, et qu'elle aurait appelé en vain. + +Elle se voyait d'avance rentrant dans la chambre un moment désertée +et s'élançant vers le petit lit pour couvrir de baisers le front de +l'Ange.... de l'Ange qui souriait contente et guérie.... + +Oh! il y avait encore du bonheur dans sa misère! + +Ces pauvres coeurs frappés prennent tout à l'extrême. Ils n'ont plus de +règle parce que leur force est brisée. On les voit passer du désespoir +à l'allégresse, et tout sentiment chez eux semble exalté par une sorte +de fièvre. + +L'âme de Marthe s'inondait de joie. Blanche était tout pour elle en ce +moment. Toutes ses facultés d'aimer se rattachaient à Blanche. + +Le même paysage triste était toujours autour d'elle: la colline, tantôt +ensevelie dans la nuit, tantôt effleurée par la lueur pâle qui tombait +de la lune; le marais immense et plat, au milieu duquel se dressait +la fantastique figure de la _Femme-Blanche_, qui aurait dû lui parler +encore des deux jeunes filles mortes... + +Mais elle ne voyait plus avec les mêmes yeux. Il lui semblait que la +nuit souriait au-devant de ses pas. Elle était forte; sa marche ne +chancelait plus. Elle se hâtait, consolée, parce qu'elle voyait briller +au loin, sur la façade sombre du manoir, la lumière qu'elle avait +laissée dans la chambre de sa fille... + + * * * * * + +Vers cette même heure, un cavalier suivait la route de la Gacilly à une +demi-lieue de Redon. + +Ce cavalier avait la même pensée que Madame, et son coeur joyeux +battait bien fort au souvenir de Blanche qu'il allait revoir. + +C'était Vincent de Penhoël arrivant de Brest, à l'aide des pièces d'or +que Berry Montalt, le nabab de Mascate, lui avait données. + +Vincent avait payé le capitaine anglais et s'était dirigé vers +l'Ille-et-Vilaine, sans passe-port, au risque de tomber entre les mains +de la justice. Il était si pressé de revoir Penhoël! + +Il poussait son cheval, et ne s'inquiétait guère plus que Madame de +l'orage menaçant, qui courbait déjà les branches flexibles des taillis. + +Comme il arrivait à la hauteur du bourg de Bains, dans ce même chemin +creux où nous avons vu l'armée du uhlan Bibandier arrêter jadis +Robert et Blaise, il entendit au-devant de lui le pas d'un cheval, et +l'instant d'après un cavalier passa au grand galop à son côté. + +Vincent crut apercevoir confusément que le cheval portait un double +fardeau, un homme et une femme. + +Cela ne le regardait point assurément, et pourtant son coeur se serra. + +Sans se rendre compte de ce qu'il faisait, il appela le cavalier et le +somma de s'arrêter. + +Mais celui-ci avait déjà disparu à un coude de la route. Vincent n'eut +point de réponse. + +Un irrésistible instinct lui fit tourner la tête de son cheval; il fit +même quelques pas en arrière, et la pensée que l'inconnu était beaucoup +mieux monté que lui put seule l'arrêter. + +Il continua sa route vers Penhoël la tête basse et frappé par un +pressentiment triste qu'il ne pouvait point secouer... + + * * * * * + +Madame venait de rentrer au manoir de Penhoël. Les corridors étaient +toujours déserts. Elle trouva la porte de l'Ange fermée à double tour +comme elle l'avait laissée. + +Elle fit tourner vivement la clef dans la serrure et s'élança vers le +lit les bras tendus, le sourire aux lèvres. + +Le lit était vide. + +Madame ne perdit point son sourire. + +--Petite méchante, murmura-t-elle, qui a voulu me punir de l'avoir +laissée seule un instant!... + +Elle chercha en se jouant derrière les rideaux et sous les portières. + +--Blanche!... appela-t-elle sans élever la voix, où es-tu? + +Blanche ne répondait pas. + +Madame ouvrit les portes des cabinets et en fouilla les moindre recoins. + +--Blanche!... répétait-elle d'une voix altérée déjà; ne cherche pas à +m'effrayer plus longtemps, ma fille... Si tu savais, je n'ai que trop +de raisons de craindre!... Blanche!... Blanche!... je t'en prie!... + +Elle tremblait; mais elle souriait encore. + +Tout à coup elle poussa un grand cri et se laissa choir sur ses deux +genoux. + +Elle venait de voir la fenêtre ouverte et la tête d'une échelle dont +les derniers barreaux dépassaient le balcon... + + +FIN DU DEUXIÈME VOLUME. + + + * * * * * + + + TABLE DES MATIÈRES + DU DEUXIÈME VOLUME. + + Deuxième partie. + Le manoir. + (Suite.) + + III Mystères. 1 + IV Mère et fille. 27 + V Diane et Cyprienne. 47 + VI Un coin du voile. 67 + VII Sous la Tour-du-Cadet. 87 + VIII Maître le Hivain. 107 + IX Rendez-vous. 129 + X Prédictions. 149 + XI Conciliabule. 163 + XII Petits démons. 183 + XIII Deux pierres. 205 + XIV Pauvres filles! 219 + XV Deux tombes. 245 + + + Corrections. + + Pages 3, 7, 14, 52: «Babouin» remplacé par «Baboin» + (Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang). + Page 6: «un» remplacé par «une» (une partie du cercle). + Page 19: «désappoinié» par «désappointé» (Roger était presque + désappointé). + Page 51: «Carentoire» par «Carentoir» (entre Redon et Carentoir). + Page 58: «Halligan» par «Haligan» (Benoît Haligan les avait + tenues). + Page 62: «tournois» par «tournoi» (dans ce grand tournoi). + Page 123: «close» par «clause» (frappées d'une clause de réméré). + Page 129: «atttendre» par «attendre» (pour attendre Robert de + Blois). + Page 131: «Carantoir» par «Carentoir» (entre Redon et Carentoir). + Page 133: «une» par «un» (un espace de quelques pieds carrés). + Page 167: «décendre» par «défendre» (défendre Penhoël malgré lui). + Page 171: «queston» par «question» (l'homme en question). + Page 196: «quant» par «quand» (quand il fallait traverser un + taillis). + Page 237: «a» par «as» (Tu les as vues). + + + + + +End of Project Gutenberg's Les belles-de-nuit, Tome II, by Paul Féval + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES BELLES-DE-NUIT, TOME II *** + +***** This file should be named 44613-8.txt or 44613-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/6/1/44613/ + +Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the +Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net +(This file was produced from images generously made +available by The Internet Archive/Canadian Libraries) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation information page at www.gutenberg.org + + +Section 3. 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Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For forty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/44613-8.zip b/old/44613-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..7d610b1 --- /dev/null +++ b/old/44613-8.zip diff --git a/old/44613-h.zip b/old/44613-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..f4e0367 --- /dev/null +++ b/old/44613-h.zip diff --git a/old/44613-h/44613-h.htm b/old/44613-h/44613-h.htm new file mode 100644 index 0000000..dc79cce --- /dev/null +++ b/old/44613-h/44613-h.htm @@ -0,0 +1,9471 @@ + +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" +"http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> + <head> + <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" /> + <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> + <title>The Project Gutenberg eBook of Les belles-de-nuit Tome II, by Paul Féval.</title> + +<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> + + <style type="text/css"> + +h1,h2,h3 {text-align: center; clear: both;} +h1 {font-size: 1.5em;} +h2 {font-weight: normal; font-size: 1.5em; line-height: 180%; + margin-top: 4em;} +h2 b {font-size: 0.7em;} +h3 {line-height: 180%; margin-top: 4em; margin-bottom: 1.5em;} +h3 b {font-size: 0.7em;} + +p {margin-top: 0.5em; text-align: justify; margin-bottom: 0.5em; + text-indent: 1.5em;} + +.pagenum {position: absolute; right: 90%; font-size: small; + font-style: normal; font-weight: normal; letter-spacing: normal; + color: #ccc; text-align: right;} /* page numbers shown */ + +/* titles */ +.cent {text-align: center; text-indent: 0; clear: both;} +.t1 {font-size: 2em;} +.t2 {font-size: 1.5em;} +.t4 {font-size: 0.8em;} +.t5 {font-size: 0.7em;} + +/* spacing */ +.sep2 {margin-top: 2em;} +.sep4 {margin-top: 4em;} +.sepb {margin-bottom: 6em;} + +/* styling */ +ins {text-decoration: none; border-bottom: thin dotted gray;} +sup {font-size: 0.7em; font-style: normal;} +.manuscr {margin: 1em 3% 1em 3%; font-size: 0.9em;} + +/* tables - lists */ +table {margin-left: auto; margin-right: auto; border: none;} +.tdl {text-align: left; vertical-align: top; padding-left: 1.4em; + text-indent: -1.4em; padding-right: 1em; font-size: 0.9em;} +.tdn {text-align: center; vertical-align: top; padding-left: 1.4em; + text-indent: -1.4em; padding-right: 1em; font-size: 0.9em;} +.tdp {text-align: right; vertical-align: top; padding-right: 2em;} +.tdr {text-align: right; vertical-align: top; padding-left: 2em;} + +/* box */ +.box {margin-left: auto; margin-right: auto; max-width: 36em; + background-color: #f6f6f6; padding: 1em; border: solid 1px #ccc; + font-size: 0.9em;} + +/* lines */ +hr {border-style: solid none none; clear: both; margin: 1em 0 1em 0;} +hr.hr50 {margin: 6em 20% 0 20%;} +hr.light {border-top: thin dotted silver;} +hr.mini {margin: 1em 45% 0 45%;} + +/* illustrations */ +.figcenter {margin: 15px auto 30px auto; text-align: center;} + +/* Poetry */ +.poem {margin: 1em 0 1em 10%; text-align: left; font-size: 0.9em;} +.poem .verse6 {padding-left: 8em; text-indent: -4em;} +.poem .verse10 {padding-left: 8em; text-indent: -6em;} +.poem .verse12 {padding-left: 8em; text-indent: -8em;} + +/* Footnotes */ +.footnote {background-color: #f6f6f6; padding: 0.25em 1em 0.5em 1em; + margin: 0.8em 5% 1.5em 5%; font-size: 0.9em; border: solid 1px #ccc;} +.fnanchor {vertical-align: super; font-size: 0.7em; + text-decoration: none; font-style: normal; letter-spacing: normal;} +.footnote .label {position: relative; right: 1.5em; + text-align: right; font-size: 0.9em;} + +/* Media */ +@media screen +{ + body {margin-left: 15%; margin-right: 12%;} + p {margin: .75em auto 0.75em auto; text-align: justify;} + span.screenonly {display: inline;} + .handonly {display: none;} +} + +@media print, handheld +{ + p {margin-top: .75em; text-align: justify; margin-bottom: .75em;} + .screenonly {display: none;} +} + +@media handheld +{ + body {margin: 0; padding: 0; width: 90%;} + h2,h3 {page-break-before: always;} + div.handonly {display: block;} + span.screenonly {display: none;} + span.handonly {display: inline;} + .npage {page-break-before: always;} +} + +/* links */ +a:link {color:#996; text-decoration: none;} +a:visited {color:#996; text-decoration: none;} +a:hover {color:#000; text-decoration: underline;} + + </style> + </head> + <body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Les belles-de-nuit, Tome II, by Paul Féval + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les belles-de-nuit, Tome II + ou les anges de la famille + +Author: Paul Féval + +Release Date: January 7, 2014 [EBook #44613] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES BELLES-DE-NUIT, TOME II *** + + + + +Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the +Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net +(This file was produced from images generously made +available by The Internet Archive/Canadian Libraries) + + + + + + +</pre> + + +<div class="box" id="au_lecteur"> +<p>Au lecteur:</p> + +<p>L'orthographe d'origine a été conservée, mais quelques erreurs +typographiques évidentes ont été corrigées.</p> + +<p><span class="screenonly">Pour voir ces corrections, faites glisser votre souris, sans cliquer, +sur un mot souligné <ins title="texte original">en pointillés gris</ins> et le texte d'origine apparaîtra.</span> +<span class="handonly">La <a href="#cor_list">liste</a> de ces corrections se trouve à la fin du texte.</span></p> + +<p>Une <a href="#toc">table des matières</a> a été ajoutée.</p> +</div> + +<p class="sep4 cent">LES<br /> +<span class="t1">BELLES-DE-NUIT.</span></p> + +<hr class="hr50" /> + +<p class="cent t4 sepb">IMPRIMERIE DE G. STAPLEAUX.</p> + +<div class="npage"> + +<h1><span class="t4">LES</span><br /> +<span class="t2">BELLES-DE-NUIT</span></h1> + +<p class="sep2 cent"><span class="t4">OU</span></p> + +<p class="cent t2"><b>LES ANGES DE LA FAMILLE</b></p> + +<p class="sep2 cent t4">PAR</p> + +<p class="cent t2"><b>Paul Féval.</b></p> + +<div class="figcenter" style="width: 300px;"> +<img class="sep2" src="images/im-01.jpg" width="300" height="125" alt="TOME II" title="TOME II" /> +</div> + +<p class="sep2 cent t2">BRUXELLES.</p> + +<p class="cent">MELINE, CANS ET C<sup>ie</sup>, LIBRAIRES-ÉDITEURS.</p> + +<table summary="Éditeurs associés"> +<tr> + <td style="border-right: solid 1px; padding-right: 1em;"><p class="cent t4"><b>LIVOURNE.</b><br /> + MÊME MAISON.</p></td> + <td style="padding-left: 1em; padding-right: 1em;"><p class="cent t4"><b>LEIPZIG.</b><br /> + J. P. MELINE.</p></td> +</tr> +</table> + +<hr class="mini" /> + +<p class="cent t2">1850</p> + +</div> + +<h2 id="Page_1">DEUXIÈME PARTIE.<br /> +<b>LE MANOIR.</b><br /> +<span class="t4">(SUITE.)</span></h2> + +<div class="figcenter" style="width: 150px;"> +<img class="sep2" src="images/filet.jpg" width="150" height="11" alt="" title="" /> +</div> + +<h3 style="margin-top: 2em;">III<br /> +<b>MYSTÈRES</b>.</h3> + +<p>La partie grave et discrète de l'assemblée, +qui se respectait trop pour prendre part à la +danse, commençait à trouver le bal monotone +et long. Les commérages languissaient, parce +qu'on avait déjà médit de tout le monde. L'évanouissement +de Blanche fit à l'ennui naissant +une diversion tout agréable et vint raviver l'entretien.</p> + +<p>Ce cercle respectable se composait de trois +vicomtes, qui avaient été des hommes à succès +<span class="pagenum" id="Page_2">2</span> +dans leur jeunesse au temps des états de Bretagne, +d'une demi-douzaine de bourgeois qu'on +avait laissés se décrasser et mettre un <i>de</i> au-devant +de leurs noms, parce qu'ils avaient mille +écus de rente, et d'un nombre à peu près égal +de dames antiques, portant, avec une solennité +impossible à décrire, le ridicule orgueilleux de +leur toilette et la laideur choisie de leurs visages.</p> + +<p>On remarquait surtout trois petites personnes, +toutes trois également jaunes, sèches, roides et +vêtues de robes de soie violette d'une ancienneté +incontestable. Bien qu'elles fussent encore célibataires, +aux environs de la cinquantaine, ce +qui déprécie, elles donnaient le ton à la <i>société</i>, +parce que leur talent de médire était hors ligne, +et que chacun de leurs coups de langue emportait +net le morceau. Leurs rivales elles-mêmes, +madame la chevalière de Kerbichel, épouse de +l'adjoint au maire de Glénac, et madame Claire +Lebinihic, jeune veuve à peine âgée de quarante-cinq +ans, autour de laquelle soupiraient les +trois vicomtes, étaient forcées de reconnaître la +supériorité des demoiselles Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang.</p> + +<p>Il faut dire qu'elles avaient tout pour elles. +L'aînée, mademoiselle Amarante, chantait, en +s'accompagnant de la guitare, l'ariette légère; la +seconde, mademoiselle Églantine, la tremblante +<span class="pagenum" id="Page_3">3</span> +romance; la troisième, mademoiselle Héloïse, +attaquait, toujours avec la guitare, le grand +morceau de caractère.</p> + +<p>A cause de cela, le jeune M. de Pontalès, à +qui tout était permis parce qu'il était l'héritier +de son père, les avait surnommées en masse les +trois Grâces, et en détail <i>l'Ariette</i>, <i>la Romance</i>, +et <i>la Cavatine</i>.</p> + +<p>Elles avaient un petit frère, M. Numa <ins id="cor_1" title="original: Babouin">Baboin</ins>-des-Roseaux-de-l'Étang, +qui se tenait un peu à +l'ombre de leur gloire, mais qui, néanmoins, +passait pour un fort agréable joueur de reversi.</p> + +<p>Quand Madame, aidée de l'oncle Jean, eut +emmené Blanche, l'imposante réunion se rassit. +Ses membres se regardèrent durant quelques +secondes en silence.</p> + +<p>—Voilà déjà deux fois que la pauvre petite +demoiselle se trouve mal aujourd'hui!... dit le +père Chauvette, qui seul, parmi tout ce monde +aigre et roide, représentait l'élément charitable.</p> + +<p>—Je ne voudrais rien dire d'inconvenant, +murmura madame Claire Lebinihic, mais c'est +tout à fait comme cela que j'étais la première +année de mon mariage.</p> + +<p>Les trois Grâces baissèrent les yeux. Les trois +vicomtes eurent un sourire très-égrillard.</p> + +<p>—Avez-vous remarqué, reprit l'adjoint, chevalier +de Kerbichel, hobereau taillé en Hercule +<span class="pagenum" id="Page_4">4</span> +et qui portait de jolies petites boucles d'oreilles, +avez-vous remarqué comme le fils Pontalès a fait +des yeux au Robert de Blois quand mademoiselle +est tombée?</p> + +<p>—C'est un joli garçon!... répliqua la Romance.</p> + +<p>—Un franc mauvais sujet! appuyèrent l'Ariette +et la Cavatine en donnant à ce mot une +acception toute flatteuse.</p> + +<p>—Ce que je voudrais bien savoir, reprit la +Romance, c'est le sentiment de M. de Penhoël +sur les assiduités du fils Pontalès auprès de madame +Lola...</p> + +<p>Le cercle entier sourit.</p> + +<p>—Madame Lola!... madame Lola!... répéta +la chevalière de Kerbichel, ces créatures ont des +noms à elles.</p> + +<p>—Quant à cela, madame, repartit la Romance +qui se crut attaquée dans son doux nom +d'Églantine, tout le monde n'est pas forcé de +s'appeler Suzon ou Fanchette, comme les filles +du commun!...</p> + +<p>Madame de Kerbichel s'appelait Fanchon. Le +cercle rit encore, excepté le chevalier-adjoint, +qui secoua le tabac de son jabot d'un air mortifié.</p> + +<p>—Tout cela n'empêche pas, reprit l'Ariette, +qu'il se passe de drôles de choses dans cette maison!... +<span class="pagenum" id="Page_5">5</span> +Les maîtres font les honneurs, Dieu sait +comme!... Voici madame partie; où est monsieur?</p> + +<p>—En conférence avec le marquis de Pontalès, +répondit le frère Numa.</p> + +<p>—En bonne conscience, voulut dire le père +Chauvette, on peut bien avoir des affaires...</p> + +<p>Mais personne n'avait la simplicité d'accorder +la moindre attention au pauvre maître d'école.</p> + +<p>—Toujours avec le marquis! poursuivit +l'Ariette.</p> + +<p>—Et avec l'homme de loi! ajouta la Cavatine.</p> + +<p>—Ah! dit la Romance d'un ton capable, des +gens bien informés prétendent que Penhoël file +un mauvais coton, pour parler comme les gens +du peuple... Il emprunte sans cesse de l'argent +au marquis, et l'homme de loi le Hivain sait des +choses qui étonneraient bien du monde!</p> + +<p>—C'est que la Lola aime trop les dentelles! +dit l'un des vicomtes.</p> + +<p>—Et les cachemires, ajouta un second +vicomte.</p> + +<p>—Et les diamants, ajouta le troisième +vicomte.</p> + +<p>—Et tout cela coûte de l'argent! fit observer +madame Claire Lebinihic: rien que mon châle +de noces, qui n'était pas de l'Inde pourtant, valait +cent cinquante écus...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_6">6</span> +—Et puis tant de charges! reprit la chevalière +de Kerbichel; c'est la maison du bon Dieu +que ce manoir!... On y mange et on y boit +toute la journée... Je vous demande un peu si +ce n'est pas de la folie que de nourrir à rien +faire ce grand garçon de Roger de Launoy?</p> + +<p>—Et ce barbouilleur qui est venu de Paris +pour mettre du rouge et du bleu sur les murailles? +dit la Romance.</p> + +<p>—Permettez, chère sœur, interrompit le +frère Numa qui était méchant, lui aussi, quand +il pouvait; ces deux messieurs ne sont pas si +complétement inutiles que vous voulez bien le +dire.</p> + +<p>—A quoi servent-ils, s'il vous plaît?</p> + +<p>—A quoi?... Je n'en sais rien... mais si vous +me demandiez à qui...</p> + +<p>—Ah! ah! s'écrièrent à la fois Églantine, +Héloïse et Amarante, enchantées de l'esprit de +leur frère; voilà qui est adorable!</p> + +<p>Et comme <ins id="cor_2" title="original: un">une</ins> partie du cercle ne comprenait +point, la Romance ajouta en baissant pudiquement +ses paupières jaunes et dépouillées:</p> + +<p>—Mon frère veut dire qu'ils servent aux +deux petites filles de l'oncle Jean...</p> + +<p>Tonnerre d'applaudissements des vicomtes; +gros rires de l'assemblée en chœur. Le mot valait +bien cela.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_7">7</span> +—Ah! mademoiselle!... mademoiselle!... +commença le bon maître d'école avec reproche.</p> + +<p>Mais sa voix fut couverte par celle du chevalier-adjoint +de Kerbichel, qui avait l'intelligence +lente et qui riait toujours après coup.</p> + +<p>Numa <ins id="cor_3" title="original: Babouin">Baboin</ins>-des-Roseaux-de-l'Étang, alléché +par le succès qu'il venait d'obtenir, désira +un nouveau triomphe.</p> + +<p>—Pourriez-vous me dire, mesdames, demanda-t-il +d'un air innocent, si c'est à madame +de Penhoël ou à sa fille que M. Robert de +Blois <i>fait attention</i>?</p> + +<p>—A la fille, répondit la chevalière de Kerbichel.</p> + +<p>—A la mère, ripostèrent les vicomtes.</p> + +<p>—En vérité, ceci est une question, dit gravement +la Romance. Je ne sais pas si vous avez +vu comme moi que M. Robert de Blois échangeait +certains signes avec Madame pendant la +contredanse?...</p> + +<p>—J'ai vu cela, dit Kerbichel.</p> + +<p>—Moi aussi!</p> + +<p>—Moi aussi!</p> + +<p>—Et avez-vous remarqué la manière dont +Madame a repoussé M. de Blois quand celui-ci +a voulu relever Blanche évanouie?</p> + +<p>Tout le monde répondit affirmativement.</p> + +<p>La Romance poursuivit en baissant la voix +<span class="pagenum" id="Page_8">8</span> +et en prenant cet air timide qui annonçait toujours +quelque méchanceté noire:</p> + +<p>—Quand on repousse ainsi un homme, c'est +qu'on le connaît beaucoup... beaucoup!... beaucoup!!...</p> + +<p>—C'est juste... dit avec goguenardise la partie +masculine de l'assemblée.</p> + +<p>—Comme mademoiselle Églantine sait ces +choses-là! murmura la chevalière de Kerbichel, +qui avait une vengeance à exercer.</p> + +<p>—En outre, reprit la Romance, comment +expliquer ce mouvement si brusque, sinon par +un petit grain de jalousie?...</p> + +<p>—C'est vrai!... opina derechef l'assemblée +convaincue; c'est pourtant vrai!...</p> + +<p>Le pauvre maître d'école n'essaya pas même +de protester, tant il se sentait faible contre le +sentiment général.</p> + +<p>—Ainsi va le monde! reprit encore la Romance; +M. de Penhoël achète des cachemires à +la Lola... il fait peindre son manoir du haut en +bas pour la Lola... il plante des salons de verdure, +il tend de soie les vieilles chambres que +ses pères habitaient bien toutes nues!... Pendant +ce temps-là madame s'ennuie... Elle est +bien conservée au moins!...</p> + +<p>—Elle est encore très-jolie femme!</p> + +<p>—Que faire quand on est délaissée?... Elle +<span class="pagenum" id="Page_9">9</span> +remarque un beau cavalier... Mon Dieu, je +n'affirme rien!... Ce n'est pas moi, Dieu merci, +qui voudrais faire des cancans sur une famille +riche et respectable... mais je dis que si cela +était... Enfin, soyons de bon compte, tout est +possible! Il ne faudrait pas être trop sévère à +l'égard de la pauvre dame...</p> + +<p>—Ma foi non, répliquèrent les vicomtes, +Penhoël ne l'aurait pas volé!...</p> + +<p>Le bal se poursuivait, mais languissant et +triste désormais. Diane et Cyprienne, qui tout +à l'heure égayaient si franchement la fête, ne +pouvaient plus cacher leur tristesse. Elles essayaient +encore pourtant, et semblaient s'exciter +mutuellement à sourire.</p> + +<p>A chaque instant leurs yeux inquiets se tournaient +vers l'entrée du salon de verdure.</p> + +<p>On eût dit qu'elles restaient là maintenant à +contre-cœur, et qu'une mystérieuse tâche les +appelait loin du bal.</p> + +<p>L'annonce de l'accident arrivé à Blanche de +Penhoël avait franchi l'enceinte du jardin et +produit plus d'effet encore, peut-être, sur l'aire +que dans le salon de verdure. La danse rustique +avait fini; tandis que le feu de joie éteignait ses +dernières lueurs, jeunes gars et jeunes filles s'étaient +rassemblés en cercle autour des vieillards, +assis à la porte de la ferme.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_10">10</span> +Il n'y avait plus, sur le milieu de l'aire, que +M. Blaise, qui se promenait les mains dans ses +poches et affectait de ne point vouloir mêler son +importante personne à toute cette populace.</p> + +<p>On parlait bas dans le groupe des paysans, justement +à cause de M. Blaise, qui passait pour +avoir l'oreille fine.</p> + +<p>Le père Géraud tenait le centre du groupe et +interrogeait un petit garçon qui venait de sortir +du jardin, où il avait servi des rafraîchissements +aux hôtes de Penhoël.</p> + +<p>—Conte-nous ce que tu as vu, petit Francin, +disait le bon aubergiste du <i>Mouton couronné</i>.</p> + +<p>—Tout le monde regardait la Lola, répondit +l'enfant. Quelle belle fille tout de même! Je ne +sais pas ce qu'elle a autour de son cou qui brille +comme des charbons allumés... mais les dames +et les messieurs disaient qu'il y avait là de quoi +racheter la Forêt-Neuve!... Tout d'un coup la +petite demoiselle a crié... j'ai regardé comme les +autres, et je l'ai vue couchée par terre... Il n'y +avait auprès d'elle que M. de Blois... Quand il a +voulu la relever, oh! si vous aviez vu Madame +arriver sur lui!... j'ai cru qu'elle allait l'étrangler...</p> + +<p>—Elle n'a rien dit? demanda le père Géraud.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_11">11</span> +—Non fait!... mais on voyait bien qu'elle +avait son idée... C'est M. de Blois, bien sûr, qui +a fait du chagrin à l'Ange!...</p> + +<p>Un menaçant murmure courut parmi les +paysans.</p> + +<p>Le père Géraud passa le revers de sa main sur +son front.</p> + +<p>—Oui... oui... pensa-t-il tout haut, cet +homme-là est le malheur de Penhoël!... Et c'est +moi qui lui ai enseigné le chemin du manoir!... +Qu'auriez-vous fait, vous autres? ajouta-t-il avec +brusquerie en s'adressant aux vieux métayers +qui l'entouraient. Il arriva chez moi... il me +parla de l'aîné... voyez-vous, on ne devine pas +ces choses-là, bien sûr qu'il a connu notre +M. Louis quelque part!... Quand il me dit qu'il +était l'ami de Penhoël, moi je lui aurais donné +le dernier écu de ma bourse!...</p> + +<p>Il mit sa tête grise entre ses deux mains, et +poussa un gros soupir.</p> + +<p>—Allons, allons, père Géraud, dit le fermier +du Port-Corbeau, les temps sont mauvais pour +nos maîtres, mais ça pourra revenir... Et quant +à ce qui est de vous, tout le monde sait bien +que vous êtes un bon cœur!... Penhoël est riche, +après tout!...</p> + +<p>—Riche?... interrompit l'aubergiste de Redon; +si vous saviez!...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_12">12</span> +Les métayers se rapprochèrent curieusement.</p> + +<p>Mais le vieux Géraud n'en voulait point dire +davantage.</p> + +<p>—C'est moi qui lui ai montré le chemin du +manoir! répéta-t-il, comme si cette idée l'eût +poursuivi sans cesse; c'est moi!... Écoutez!... +avant de monter jusqu'à la ferme, je suis +entré tantôt chez Benoît Haligan, qui est bien +près de mourir... car tous ceux qui aiment Penhoël +s'en vont les uns après les autres!... le pauvre +Benoît a le <i>grolet</i><a name="FNanchor_1" id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a> sur sa paillasse. Ce n'est +pas d'hier qu'il a dit pour la première fois que +l'Ange et les deux filles de Jean de Penhoël +feraient trois pauvres <i>belles-de-nuit</i>, avant le +déris de l'hiver qui vient... Il m'a dit encore, +poursuivit le père Géraud en baissant +la voix davantage, que notre M. Louis reviendrait +quelque jour... mais qu'il reviendrait trop +tard!</p> + +<div class="footnote"> +<p><span class="label"><a name="Footnote_1" id="Footnote_1" href="#FNanchor_1">[1]</a></span> Le râle de la mort.</p> +</div> + +<p>Le père Géraud se tut, et il se fit un silence +autour de lui.</p> + +<p>Chacun avait le cœur serré. Cette fête, commencée +dans la joie, s'achevait morne et lugubre.</p> + +<p>La plupart des paysans rassemblés dans l'aire +n'avaient pas donné grande attention jusqu'alors +<span class="pagenum" id="Page_13">13</span> +aux vagues menaces qui pesaient sur la maison +de Penhoël; mais, ce jour-là, personne ne doutait: +on sentait en quelque sorte le malheur planer +au-dessus du manoir.</p> + +<p>Les jeunes gars oubliaient de parler d'amour à +leurs promises, et le tonneau de cidre, encore +plein aux trois quarts, ne couronnait plus de +mousse petillante la grande écuelle qui, dans +ces sortes d'occasions, faisait si joyeusement +d'ordinaire le tour de l'assemblée.</p> + +<p>Un seul fidèle restait auprès du tonneau, un +pauvre diable maigre comme un clou, qui buvait +avec acharnement, couché tout de son long +dans la poussière.</p> + +<p>Personne ne daignait lui parler, pas même +l'Endormeur, bien que le pauvre diable fût sa +vieille connaissance, l'ex-uhlan Bibandier.</p> + +<p>Bibandier fumait sa pipe en philosophe et +semblait se soucier assez peu du mépris général. +Il fumait et buvait comme s'il se fût engagé à +vider tout seul le grand tonneau de cidre.</p> + +<p>Dans le groupe rassemblé à la porte de la +ferme, ce fut le petit Francin qui rompit le silence.</p> + +<p>—M. Blaise!... dit-il tout à coup.</p> + +<p>Le domestique de Robert de Blois s'avançait +en effet à pas comptés vers le groupe des paysans.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_14">14</span> +—Eh bien, mes enfants!... cria-t-il de loin, +ne boit-on plus à la santé du roi et de M. le +maire?</p> + +<p>Personne ne répondit. Le père Géraud s'était +redressé.</p> + +<p>—Petit Francin, murmura-t-il rapidement, +retourne au jardin... Tu viendras nous dire s'il +y a du nouveau...</p> + +<p>Puis il ajouta en se tournant vers les vieux +métayers assis à ses côtés:</p> + +<p>—Vous autres, j'aurai à vous parler après la +veillée... Il ne sera pas dit que personne n'a fait +un pas ou donné un écu pour sauver Penhoël!...</p> + +<p>Blaise entrait dans le cercle tenant à la main +la grande écuelle pleine.</p> + +<p>Le petit Francin remontait en courant vers le +jardin du manoir.</p> + +<p>La partie grave de l'assemblée était en ce +moment maîtresse du terrain. Les trois demoiselles +<ins id="cor_4" title="original: Babouin">Baboin</ins>-des-Roseaux-de-l'Étang et les autres +membres de la société avaient quitté leurs +postes pour envahir le gazon, occupé naguère +par les danseurs. L'orchestre chômait. Quelques +gens avisés voyaient venir avec effroi le moment +où Églantine, Héloïse et Amarante allaient demander +leur redoutable guitare, sous prétexte de +ranimer la fête. L'espoir secret que nourrissaient +<span class="pagenum" id="Page_15">15</span> +ces aimables personnes de faire entendre, savoir: +Amarante son ariette, Églantine sa romance, +et la jeune Héloïse son grand morceau d'opéra, +leur donnait des airs un peu moins revêches et +les empêchait surtout d'invectiver trop aigrement +les Penhoël, qui abandonnaient ainsi leurs +hôtes au beau milieu de la soirée.</p> + +<p>Il n'y avait plus, en effet, dans le salon de +verdure, aucun représentant de la famille. Le +maître du manoir était toujours dans son appartement; +Madame n'avait point reparu, non +plus que l'oncle Jean. Enfin Cyprienne et Diane, +qui avaient présidé si longtemps à la danse, s'étaient +éclipsées tout à coup et avec une sorte +de mystère, puisque leurs cavaliers eux-mêmes +les avaient cherchées en vain parmi la foule.</p> + +<p>Étienne et Roger avaient déserté à leur tour +le salon de verdure, pour explorer sans doute +les allées du jardin.</p> + +<p>C'étaient maintenant Robert de Blois et Lola +qui, en qualité d'habitants ordinaires du manoir, +faisaient les honneurs.</p> + +<p>Le jardin était illuminé, comme nous l'avons +dit, d'un bout à l'autre, et l'on n'y eût pas trouvé +un endroit pouvant servir de cachette.</p> + +<p>Étienne et Roger avaient quitté le bal sans se +prévenir mutuellement. Ils se rencontrèrent face +à face au détour d'une allée.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_16">16</span> +Étienne était tout pensif. Les cheveux de +Roger étaient baignés de sueur.</p> + +<p>Il s'arrêta, essoufflé, devant le peintre.</p> + +<p>—Tu ne les as pas rencontrées? lui demanda-t-il +vivement.</p> + +<p>—Non, répliqua Étienne.</p> + +<p>—Je vais chercher encore, dit Roger qui +voulut reprendre sa course.</p> + +<p>Le jeune peintre l'arrêta.</p> + +<p>—Tu ne les trouveras pas... dit-il; tandis +que tu cherchais à gauche, moi je cherchais à +droite... A nous deux nous avons parcouru tout +le jardin... Elles n'y sont pas.</p> + +<p>—Alors où sont elles?</p> + +<p>—Je ne sais.</p> + +<p>L'agitation de Roger de Launoy semblait croître +à chaque instant. Étienne, au contraire, restait +calme, bien que sa voix si gaie d'ordinaire +eût un vague accent de tristesse.</p> + +<p>—Où sont elles?... répéta Roger; mon Dieu, +tout cela est bien étrange!</p> + +<p>—Étrange!... interrompit Étienne en souriant; +pourquoi?... Nous doivent-elles compte de +leurs actions?</p> + +<p>—Tu n'aimes pas, toi!... murmura Roger.</p> + +<p>Le peintre garda le silence; mais sa main serra +plus fortement le bras de son ami.</p> + +<p>—Moi, j'aime, reprit Roger, comme un pauvre fou!... +<span class="pagenum" id="Page_17">17</span> +Quand je suis auprès d'elle, je ne sais +plus qu'admirer et croire... Son sourire est si +pur, et on voit si bien son cœur sur son visage... +J'ai honte de mes soupçons.</p> + +<p>—Tu as donc des soupçons?... demanda tout +bas Étienne.</p> + +<p>Roger baissa les yeux et ne répondit pas tout +de suite.</p> + +<p>—Que sais-je?... s'écria-t-il enfin en appuyant +sa main contre son front mouillé de +sueur. Je ne suis pas fou, et je ne rêvais pas... +j'ai vu...</p> + +<p>Il hésita.</p> + +<p>—Qu'as tu vu?... demanda Étienne.</p> + +<p>Et comme Roger se taisait encore, il ajouta +d'un accent triste et lent:</p> + +<p>—Tu peux parler... j'ai vu, moi aussi, bien +des choses!</p> + +<p>Roger le regarda avec une sorte d'effroi. On +eût dit qu'il avait gardé un vague espoir de +s'être trompé, et qu'il redoutait par-dessus tout +la certitude.</p> + +<p>—Je ne parle pas de Cyprienne, répondit le +peintre; mais Diane a un secret... Il y a longtemps +que je le sais.</p> + +<p>—Et ce secret?...</p> + +<p>—J'ai confiance, parce que j'aime... Jamais +je n'ai cherché à le surprendre.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_18">18</span> +—Oh!... s'écria Roger, parce que j'aime, +moi, je me défie!... C'est tout mon bonheur et +tout mon espoir!... Si je pensais que Cyprienne +en aimât un autre!</p> + +<p>Il s'arrêta, et reprit avec amertume:</p> + +<p>—Mon Dieu! cette idée-là me vient souvent... +Et comment ne me viendrait-elle pas?... Tu dis +que tu as vu bien des choses!... Mais il y a voir +et voir... Ce que j'ai vu, moi, est tellement étrange, +que j'hésite à le confier même à mon meilleur +ami. Et pourtant, poursuivit Roger après avoir +attendu une question qui n'était point venue, +cela me pèse trop sur le cœur!... Te souviens-tu, +Étienne, de cette soirée que nous passâmes à +parler d'elles au bord du marais, de l'autre côté +de Glénac?... L'heure nous surprit... Quand +nous rentrâmes au manoir, le souper était fini +depuis longtemps, et tout le monde dormait... +Nous le croyions du moins... Nous prîmes chacun +sans bruit le chemin de notre chambre.</p> + +<p>«La lampe du grand corridor était éteinte... Il +me semblait entendre devant moi un bruit de +pas légers et timides... Je m'avançai les bras tendus, +touchant des deux côtés les murs du corridor...</p> + +<p>«Le bruit avait cessé à mon approche... Je +croyais m'être trompé, lorsque je sentis sous mes +doigts deux coiffes de toile qui glissèrent au +<span class="pagenum" id="Page_19">19</span> +premier contact, et que je ne pus retrouver dans +l'ombre. Les pas se faisaient entendre de nouveau, +légers et rapides, dans la partie du corridor +que je venais de parcourir. On fuyait... mais au +moment où ma main s'était refermée, une des +coiffes de toile avait laissé son attache entre mes +doigts... Et je riais, tout en ouvrant la porte de +ma chambre, parce que je me disais: «J'ai là de +quoi savoir laquelle des servantes de Penhoël va +courir la nuit le guilledou!»</p> + +<p>«J'allumai ma chandelle, et je reconnus le petit +ruban de soie bleu que j'avais vu dans la journée +à la coiffe de Cyprienne...»</p> + +<p>Roger de Launoy se tut, attendant évidemment +une parole d'étonnement; mais le peintre +ne parla point.</p> + +<p>Il demeurait pensif et la tête inclinée.</p> + +<p>—Eh bien?... dit Roger.</p> + +<p>—Est-ce tout ce que tu as vu? demanda froidement +Étienne.</p> + +<p>Roger était presque <ins id="cor_5" title="original: désappoinié">désappointé</ins> du peu d'effet +produit par son histoire.</p> + +<p>—N'est-ce pas assez?... s'écria-t-il.</p> + +<p>—Ce n'est rien.</p> + +<p>—Tu as vu quelque chose de plus extraordinaire?</p> + +<p>—Tu en jugeras, répondit le peintre.</p> + +<p>—Alors il faut parler.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_20">20</span> +—Tout à l'heure... continue.</p> + +<p>—Écoute donc encore, reprit Roger. Quelques +jours après, je revenais de Redon à pied... +C'était à la hauteur du bourg de Bains, au milieu +de la lande... il faisait clair de lune... J'entendais +au loin sur la bruyère le galop de deux +chevaux... Je ne prenais point garde, et je poursuivais +ma route... Au moment où les deux chevaux +passaient près de moi lancés à pleine +course, je levai la tête... Les deux chevaux +étaient montés par des femmes... Je criai: +«Diane! Cyprienne!» Nulle voix ne me répondit. +Je voulus courir; mais les deux femmes se +perdaient déjà dans l'ombre, et le pas de leurs +chevaux s'étouffait au loin sur la lande.</p> + +<p>—Il était tard? demanda Étienne.</p> + +<p>—Onze heures du soir.</p> + +<p>—Et ce jour-là, les Pontalès n'étaient-ils pas +à Redon?...</p> + +<p>Roger se frappa le front.</p> + +<p>—Tu m'y fais songer! s'écria-t-il, les Pontalès +étaient à Redon!</p> + +<p>—Mais était-ce bien elles?... dit le peintre.</p> + +<p>—Tu vas voir!... Il n'y avait pas possibilité +de les rejoindre... Après avoir fait quelques pas +en courant comme un fou, je repris le chemin de +Penhoël. En arrivant au bac, je demandai au vieux +<span class="pagenum" id="Page_21">21</span> +Benoît si quelqu'un avait passé l'eau dans la soirée.</p> + +<p>«Il me répondit:</p> + +<p>«—Personne.</p> + +<p>«Cela me fit grand bien... Je crus avoir rêvé... +Pourtant, une fois arrivé au manoir, il me restait +des doutes... Au lieu de gagner mon lit tout +de suite, je me dirigeai, sans trop avoir la conscience +de ce que je faisais, vers la chambre de +Diane et de Cyprienne...</p> + +<p>«Je collai mon oreille à la serrure. On n'entendait +aucun bruit.</p> + +<p>«Elles dorment peut-être, me disais-je... Ma +pauvre Cyprienne!... Je suis un misérable fou!...</p> + +<p>«Et cependant, ma main s'appuyait malgré +moi sur le bouton de la porte. La porte s'ouvrit. Je +reculai d'abord, effrayé de mon action...</p> + +<p>«Puis mon regard se glissa dans la chambre. +Les rayons de la lune tombaient d'aplomb sur +les deux petits lits blancs, qui étaient vides.»</p> + +<p>—Est-ce tout?... demanda Étienne, tandis +que Roger passait le revers de sa main sur son +front où perlaient des gouttes de sueur.</p> + +<p>—Si c'est tout!... murmura Roger; mais que +veux-tu de plus?</p> + +<p>—Je crois en elles... dit le peintre.</p> + +<p>—Moi aussi! moi aussi! s'écria Roger; je +crois en elle... Je l'aime tant!... Quand je la +vois sourire à mes côtés, je ne doute plus... Il +<span class="pagenum" id="Page_22">22</span> +me semble que j'ai fait un rêve douloureux et impossible... +Mais quand je me retrouve seul, face +à face avec moi-même, je me souviens, et je +souffre!... Bien des fois j'ai été sur le point de +parler et d'implorer une explication... mais elle +paraissait me deviner... Son regard souriait, se +reposait sur moi si calme et si pur!... Je sais +bien que je n'oserai jamais l'interroger!</p> + +<p>Tout en causant, ils marchaient le long +des allées du jardin. Ils s'éloignaient d'instinct +du salon de verdure, où les hôtes de Penhoël +étaient toujours rassemblés. Roger allait la tête +basse et l'air consterné; Étienne portait sur son +visage qui voulait sourire les traces d'une émotion +contenue. Peut-être se faisait-il plus fort +qu'il ne l'était réellement.</p> + +<p>—Ce que tu as vu est étrange, dit-il enfin, ce +que j'ai vu est plus étrange encore... Ce mystère +qui les entoure, j'aurais pu le percer peut-être... +mais je ne l'ai pas voulu... Moi aussi, j'ai rencontré +une fois Diane et Cyprienne dans les corridors +du manoir au milieu de la nuit... J'étais +caché par la saillie d'une embrasure: elles ne +m'apercevaient point... Je les vis traverser sans +bruit la galerie... Elles dépassèrent ta chambre, +la chambre de Penhoël, et je crus qu'elles allaient +entrer chez Madame... Mais elles dépassèrent +aussi la porte de Madame... Il n'y a rien +<span class="pagenum" id="Page_23">23</span> +au delà, sinon l'appartement occupé par M. Robert +de Blois.</p> + +<p>—C'était chez lui qu'elles se rendaient?... +demanda Roger vivement.</p> + +<p>—Je ne sais... répliqua le peintre. La galerie +fait un coude... Elles disparurent.</p> + +<p>—Et tu ne les suivis pas?...</p> + +<p>—Je ne les suivis pas.</p> + +<p>—Ce Robert, qu'elles font semblant de mépriser +et de détester! murmura Roger de Launoy.</p> + +<p>—Elles méprisent aussi, elles détestent les +deux Pontalès, dit Étienne dont la voix baissa +involontairement, et pourtant je les ai vues s'introduire +au château après minuit sonné!</p> + +<p>—Au château de Pontalès?... s'écria Roger +stupéfait.</p> + +<p>—Au château de Pontalès... La nuit était +sombre, cette fois, et je ne les aurais pas reconnues +si je n'avais entendu la douce voix de Diane +sur la lisière de la forêt.</p> + +<p>«—Aide-moi, disait-elle.</p> + +<p>«Elles s'approchèrent toutes deux de la muraille +du parc. Cyprienne s'appuya des deux +mains contre le mur, et, avec son secours, Diane +franchit la clôture.»</p> + +<p>—Après?... fit Roger, dont le souffle haletait.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_24">24</span> +—Je revenais de la Gacilly, à cheval, répliqua +le peintre, mon cœur battait et mon front +brûlait... Mais je ne suis pas comme toi, Roger, +et je n'aurais jamais ouvert la porte de la chambre +des filles de Jean de Penhoël... J'enfonçai +les éperons dans le ventre de mon cheval, qui +m'emporta au travers des taillis...</p> + +<p>—Oh!... fit Roger; tu n'aimes pas! tu +n'aimes pas!</p> + +<p>—Si Diane de Penhoël n'est pas ma femme, +répliqua le peintre, je ne me marierai jamais... +Il ne m'arrivait pas souvent autrefois de songer +à l'avenir... maintenant j'y pense toujours, +parce que l'avenir, c'est elle... Tu es rassuré +quand tu les vois sourire, Roger; moi, si un +doute pouvait me venir, il me viendrait en ces +moments... Mais que de fois, parmi la joie feinte, +que de fois j'ai surpris des larmes dans les yeux +de Diane!... C'est un cœur vaillant et fort +contre la souffrance!... Sous cette frêle beauté +de jeune fille, j'ai deviné le courage d'un +homme... Ces larmes furtives qui me serrent +le cœur, je les bénis et je les admire... Oh! que +Diane garde son secret!... Au fond d'une âme +comme la sienne, il ne peut y avoir que de nobles +élans et de saintes pensées!...</p> + +<p>La tête de Roger ne se relevait point. Il gardait +le silence.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_25">25</span> +—Chacun dans le pays sait cela, reprit le +peintre, les plus pauvres comme les plus riches. +Il y a un grand malheur sur la maison de Penhoël... +Dieu se sert parfois du faible courage +d'un enfant pour combattre la force des méchants...</p> + +<p>Étienne s'interrompit brusquement, et sa +voix, qui était lente et rêveuse, se fit brève tout +à coup et décidée.</p> + +<p>—Et puis, que m'importe tout cela? s'écria-t-il. +Je faisais un songe charmant... Le réveil +est venu... Que Diane soit ceci ou cela, un ange +ou une pécheresse, je la verrai demain pour la +dernière fois.</p> + +<p>—Que dis-tu là?... demanda Roger en tressaillant.</p> + +<p>Ils étaient arrivés sur la terrasse qui bordait +la rampe descendante au passage de Port-Corbeau. +Ils s'arrêtèrent d'un commun accord, et +le peintre s'accouda contre la balustrade de +pierre.</p> + +<p>—Ce matin, reprit-il, M. Robert de Blois, qui +paraît être maintenant le maître au manoir, m'a +payé mes travaux et m'a fait entendre qu'on +n'avait plus besoin de moi.</p> + +<p>—Mais Penhoël!... s'écria Roger, qui saisit +la main de son ami; tu aurais dû voir Penhoël.</p> + +<p>—J'ai vu Penhoël, répliqua Étienne, dont +<span class="pagenum" id="Page_26">26</span> +l'accent mélancolique prit une nuance d'amertume, +et je pars demain pour Paris...</p> + +<p>Au moment où le jeune peintre prononçait +ces derniers mots, un faible cri se fit entendre +au pied de la terrasse.</p> + +<p>Les deux amis se penchèrent en même temps +sur la balustrade et virent deux formes blanches +se glisser entre les châtaigniers des taillis.</p> + +<p>—Ce sont elles! s'écria Roger.</p> + +<p>Il voulut s'élancer, mais Étienne le retint de +force.</p> + +<p>—Tu restes..., dit-il; tu es heureux!... Crois-moi, +veille sur elles pour les protéger, et non +pas pour les épier!</p> + +<div class="npage"> + +<h3 id="Page_27">IV<br /> +<b>MÈRE ET FILLE</b>.</h3> + +<p>C'était la chambre de l'ange de Penhoël: un +petit lit entouré de rideaux blancs, dont la +mousseline transparente laissait voir dans la +ruelle une image de la sainte Vierge, ornée +d'un laurier-fleur bénit, quelques siéges brodés +par Madame et représentant des sujets enfantins +et gracieux, de jolies estampes de piété le long +des lambris, et dans une bibliothèque mignonne, +en bois de rose, des livres du premier +âge.</p> + +</div> + +<p>Dans ce réduit si frais, à peine pressentait-on +<span class="pagenum" id="Page_28">28</span> +la jeune fille. C'était l'enfant qui se montrait encore, +l'enfant candide et insouciante.</p> + +<p>Quelque chose disait que cette couche calme +ignorait jusqu'à ces rêves vagues qui bercent, +à quinze ans, le sommeil de la vierge. Tout +était riant, mais froid. L'enfant se jouait, heureuse, +au seuil de la puberté. Elle tardait à +naître femme.</p> + +<p>Et encore ce qui souriait dans cette chambre +gentille, ce qui était frais, gracieux, coquet, +n'appartenait pas à Blanche toute seule. C'était +Marthe de Penhoël qui avait orné avec amour +la retraite de son enfant. Elle était redevenue +jeune à penser pour sa fille; et si parfois un peu +d'espoir consolait la tristesse de sa nuit solitaire, +c'est qu'elle songeait qu'entre ces rideaux blancs +son doux ange dormait, ignorant à la fois les +angoisses du présent et les menaces de l'avenir.</p> + +<p>Chacun, si malheureux qu'il soit, possède +aussi, au fond de son cœur, une sorte d'asile où +abriter sa pensée. Il est toujours un coin de l'âme +où Dieu clément laisse un rayon d'espoir.</p> + +<p>Marthe de Penhoël souffrait. Autour d'elle, +les menaces s'accumulaient. Son pauvre cœur, +blessé depuis des années, saignait. Pour elle, le +passé n'avait que des regrets amers, le présent +que navrant martyre, l'avenir... hélas! il y avait +là de si cruelles tortures, que mieux valait fermer +<span class="pagenum" id="Page_29">29</span> +les yeux, et attendre comme le condamné +à qui la suprême pitié de la loi met un bandeau +sur la vue...</p> + +<p>C'était quelques instants après l'accident qui +avait troublé le bal, au salon de verdure. Le +bon oncle Jean, Madame et Blanche venaient +d'arriver dans la chambre de cette dernière.</p> + +<p>Blanche était pâle encore, et semblait prête à +perdre de nouveau ses sens.</p> + +<p>Madame, qui l'avait assise dans une bergère, +l'entourait de ses bras. La pauvre femme essayait +de sourire, mais il y avait sur son visage +un découragement mortel.</p> + +<p>L'oncle Jean s'était arrêté au seuil de la porte. +L'effort qu'il avait fait pour soutenir la jeune +fille avait ramené sur sa joue les mèches légères +et blanches de sa chevelure. La mélancolie douce, +qui était d'ordinaire sur ses traits, faisait place +à une profonde désolation.</p> + +<p>Il regardait les deux femmes, et ses yeux +étaient humides.</p> + +<p>L'évanouissement tout seul ne pouvait avoir +produit ces émotions poignantes, et derrière le +hasard de cet événement, il devait y avoir bien +d'autres douleurs anciennes et cachées.</p> + +<p>Blanche renversait sur le dos de la bergère sa +tête charmante, dont les contours délicats et +purs semblaient taillés dans de l'albâtre.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_30">30</span> +—Ce ne sera rien..., murmura Madame d'une +voix qui voulait être gaie, mais où se devinaient les +sanglots contenus; où souffres-tu, ma pauvre +enfant?...</p> + +<p>Blanche porta sa main à sa ceinture.</p> + +<p>—J'étouffe!... dit-elle.</p> + +<p>Sous le sourire forcé de Madame, il y eut un +tressaillement d'angoisse.</p> + +<p>Elle répéta pourtant d'un accent morne et +brisé.</p> + +<p>—Ce ne sera rien!...</p> + +<p>Puis elle se tourna vers l'oncle Jean qui s'appuyait, +immobile, au montant de la porte, et +lui fit signe de se retirer.</p> + +<p>Le vieillard sortit aussitôt sans mot dire. A +travers la porte refermée, on entendit un instant +le bruit de ses sabots dans le corridor.</p> + +<p>Il allait d'un pas lent et la tête courbée. +Quand il passait devant l'une des fenêtres, et que +les lumières répandues dans le jardin arrivaient +jusqu'à lui, on aurait pu le voir presser +son front de ses deux mains tremblantes.</p> + +<p>Blanche était seule avec sa mère. Ce n'était +pas à cause de la présence de l'oncle que Madame +se forçait à sourire, car son regard devint +plus caressant encore.</p> + +<p>—Soulève-toi un peu, murmura-t-elle; ta +robe est peut-être trop serrée.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_31">31</span> +—Oh! non..., dit l'Ange; tu sais bien, mère, +qu'on a élargi ma robe il y a quelques jours...</p> + +<p>—Qu'importe! si tu souffres.</p> + +<p>—Ce n'est pas cela, ce n'est pas cela, répliqua +la jeune fille, qui se révoltait naïvement +contre l'évidence; je grandis, bonne mère... +mais en quatre jours ma taille n'a pas pu changer... +N'as-tu point eu cette maladie quand tu +étais jeune fille?</p> + +<p>La paupière de Madame se baissa; elle ne répondit +point.</p> + +<p>—Mon Dieu! reprit Blanche en appuyant +ses deux mains contre sa poitrine oppressée, je +crois que tu as raison, mère... mon corset m'étouffe!... +Si cela continue, il faudra me faire +faire des robes à cœur comme madame l'adjointe... +Je suis bien malheureuse!</p> + +<p>—Petite folle! dit Madame, il faut bien souffrir +un peu pour devenir une grande et belle +demoiselle.</p> + +<p>—Mes cousines Diane et Cyprienne sont +grandes... elles sont bien jolies... et je ne les ai +jamais vues souffrir ainsi...</p> + +<p>—C'est que tu ne te souviens pas, ma pauvre +Blanche!</p> + +<p>La jeune fille poussa un soupir où son enfantine +coquetterie avait plus de part que les élancements +de son mal. Elle fit effort pour se soulever +<span class="pagenum" id="Page_32">32</span> +à demi, et Madame, passant derrière elle, +détacha les agrafes de sa robe.</p> + +<p>Dans cette position où elle ne pouvait être +vue, Marthe de Penhoël ne se contraignit plus. +Ce sourire, retenu péniblement, qui éclairait +naguère sa figure, faisait place à une tristesse +morne et découragée.</p> + +<p>La robe de Blanche portait en effet les traces +du travail de la couturière; mais ce n'était pas +une fois seulement, comme elle le croyait, qu'on +avait élargi sa robe. Trois plis manquaient derrière +son corsage, trois plis, défaits un à un, et +les deux premiers à son insu, par la propre +main de sa mère.</p> + +<p>Les agrafes, détachées, laissaient voir maintenant +le corset. Entre les baleines du corset, il y +avait un large espace vide.</p> + +<p>—Fais vite, mère... j'étouffe..., murmurait +l'Ange dont la respiration devenait de plus en +plus pénible.</p> + +<p>Les doigts de Madame tremblaient, tandis +qu'elle cherchait à débrouiller le nœud du lacet.</p> + +<p>—Vite! oh! vite! je t'en prie..., disait la +jeune fille haletante.</p> + +<p>Les mains de Madame, maladroites et comme +engourdies, serraient le nœud au lieu de le lâcher. +Plus elle s'efforçait, plus le filet de soie +<span class="pagenum" id="Page_33">33</span> +s'enchevêtrait en des nœuds nouveaux et inextricables.</p> + +<p>Elle saisit une paire de ciseaux sur la cheminée +et trancha le lacet.</p> + +<p>Les flancs de l'Ange bondirent, débarrassés +de la pression qui les étranglait. Elle poussa un +cri de bien-être.</p> + +<p>Le corset, détendu, s'était retiré à droite et à +gauche, et cachait maintenant ses baleines jusque +sous l'étoffe de sa robe.</p> + +<p>—Oh! tu avais raison, mère, dit Blanche +soulagée tout à coup; c'était ce vilain corset qui +me faisait souffrir... Il me semble, à présent, que +je suis dans le paradis!</p> + +<p>Elle respirait avec délices.</p> + +<p>L'œil de Madame se fixait avidement sur les +reins de sa fille, où les plis de la chemise demeuraient +aplatis et collés en quelque sorte à +la chair, endolorie par la récente pression des +baleines. Puis son regard mesura l'écartement +des deux parties du corset, comme si elle eût +voulu se rendre compte de la force soudaine +qui les avait séparées.</p> + +<p>Tout à l'heure, lorsque sa robe était encore +agrafée, Blanche gardait la taille d'une jeune +fille; mais cette apparence de juvénile finesse +était due tout entière au moule élastique qui +modelait ses reins.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_34">34</span> +Le moule était brisé; la taille de Blanche apparaissait +déformée.</p> + +<p>Les yeux de Madame se levèrent au ciel; une +larme roula sur sa joue. On eût dit qu'une pensée +odieuse et toujours combattue entrait malgré +elle dans son âme.</p> + +<p>—Que fais-tu donc là, mère?... demanda +Blanche.</p> + +<p>Madame essuya vivement sa paupière humide, +et sépara doucement les beaux cheveux +blonds de l'Ange pour lui mettre sur le front un +baiser, rempli d'ardent amour.</p> + +<p>—Je te disais bien, ma fille, murmura-t-elle, +que ce ne serait rien... Les jeunes filles ont +comme cela des malaises étranges... Il n'y faut +plus songer.</p> + +<p>Blanche lui rendait ses caresses, et disait:</p> + +<p>—Bonne mère!... c'est toi, toujours toi qui +me guéris et me consoles!... Sans toi, quand ces +souffrances me prennent, j'aurais peur de mourir!</p> + +<p>—Mourir!... répéta Marthe de Penhoël, qui +s'assit auprès d'elle et l'attira sur ses genoux.</p> + +<p>—Si tu savais!... reprit l'Ange; autrefois, +durant ma petite enfance, j'étais souvent malade... +mais cela ne ressemblait point à ce que +j'éprouve aujourd'hui... Tout à coup quelque +<span class="pagenum" id="Page_35">35</span> +chose tressaille en moi: mon souffle s'arrête et +le cœur me manque...</p> + +<p>Elle s'arrêta pour cacher sa tête charmante +dans le sein de sa mère, et ajouta tout bas:</p> + +<p>—Oh! quelquefois j'ai peur... grand'peur!</p> + +<p>Le regard de Madame se perdait dans le vide. +Les paroles de l'Ange glissaient sur son esprit +inattentif. Elle n'écoutait pas.</p> + +<p>Pendant le court silence qui suivit, le rouge +et la pâleur se succédèrent plusieurs fois sur sa +joue. A deux ou trois reprises, elle ouvrit la +bouche comme si une question se fût pressée +sur sa lèvre.</p> + +<p>Elle n'osait pas.</p> + +<p>Au bout de quelques secondes, elle serra sa +fille contre sa poitrine avec une sorte de brusquerie. +Un effort soudain qu'elle fit sur elle-même +donna une apparence de gaieté vive à sa +physionomie.</p> + +<p>—Causons!... dit-elle. Te voilà comme autrefois +sur mes genoux, Blanche!... Te souviens-tu +que tu aimais à t'endormir ainsi tous les soirs?</p> + +<p>—On est si bien auprès de ton cœur!... murmura +l'Ange en fermant ses paupières à demi, +et en reposant sa prunelle limpide sur les yeux +de sa mère.</p> + +<p>—Avant de t'endormir, poursuivit Madame, +tu me disais tout ce que tu avais fait dans la +<span class="pagenum" id="Page_36">36</span> +journée... En ce temps-là, tu n'avais pas de secret +pour moi...</p> + +<p>—En ai-je donc à présent?... demanda Blanche +étonnée.</p> + +<p>L'hésitation de Madame devint plus forte. +Évidemment, elle voulait interroger, et quelque +scrupule arrêtait ses questions au passage.</p> + +<p>—Je ne sais..., dit-elle pourtant; les jeunes +filles aiment à faire du mystère...</p> + +<p>—Moi j'aime à être auprès de toi, interrompit +l'Ange qui souriait, candide comme la Vérité +même; j'aime à te montrer mon âme... Je ne +pourrais pas plus te cacher ma conscience qu'à +Dieu.</p> + +<p>Cette fois, ce fut une vraie joie qui brilla sur le +visage de Marthe de Penhoël. Elle poursuivit en +tenant sa bouche contre la joue de Blanche et +en coupant chaque parole par un baiser:</p> + +<p>—Je te crois... Est-ce qu'il pourrait en être +autrement?... Ne sais-tu pas combien je t'aime?... +Et cependant...</p> + +<p>Elle s'interrompit... un nuage avait passé déjà +sur sa joie.</p> + +<p>—Et cependant?... répéta Blanche en se +jouant.</p> + +<p>«Mon Dieu! mon Dieu! pensait Madame +dont la sérénité d'emprunt cachait mal son angoisse +revenue; faites que je me sois trompée, +<span class="pagenum" id="Page_37">37</span> +et doublez le fardeau de mes autres douleurs!...»</p> + +<p>—Je voulais dire, reprit-elle tout haut, qu'il +n'y a pas de ta faute, ma pauvre Blanche... Les +enfants ne savent pas voir clair au fond de leur +propre cœur... Je me souviens du temps où +j'étais à ton âge...</p> + +<p>—Que tu devais être belle et aimée!... murmura +Blanche, qui regardait Madame avec l'admiration +de son amour filial.</p> + +<p>—J'étais comme toi, Blanche, moins jolie +que toi, et j'avais perdu ma mère... Oh! il me +semble que si j'avais eu ma mère auprès de moi +comme tu as la tienne, ma pauvre enfant chérie... +il me semble que ma vie eût été autrement... +Mais que vais-je dire là? se reprit-elle +en retrouvant dans son courage la force de sourire +encore; je te ferais croire que je suis malheureuse!</p> + +<p>Blanche, qui s'était redressée un instant avec +inquiétude, posa de nouveau sa tête paresseuse +sur le sein de sa mère. En ce moment où sa +souffrance faisait trêve, elle subissait l'effet des +fatigues de la journée. Ses paupières battaient +appesanties, et le sommeil effleurait déjà son +beau front.</p> + +<p>Madame voyait cela, et pourtant elle ne pouvait +réussir à formuler enfin la question qui +était toujours sur sa lèvre.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_38">38</span> +Pour quiconque aurait pu observer à nu cette +âme brisée par une suprême angoisse, la scène, +si calme en apparence, aurait pris un caractère +terrible et à la fois souverainement touchant.</p> + +<p>Sur cette douce enfant qui s'endormait, souriante, +il y avait une fatalité mystérieuse. Madame +avait deviné un secret funeste, une chose +cruelle, inattendue, accablante, une chose extraordinaire +jusqu'à paraître impossible.</p> + +<p>Mais dans le passé de Marthe de Penhoël, il +y avait un mystère du même genre, qui la faisait +crédule, et pouvait lui donner foi à l'impossibilité...</p> + +<p>Elle avait douté d'abord, cependant. Comment +ne pas douter en face de cette pure et +radieuse innocence? La candeur de l'Ange parlait +en quelque sorte plus haut que l'évidence +elle-même.</p> + +<p>Dès que venait le doute bienfaisant, Madame +l'accueillait avec ardeur. Elle espérait; +ses craintes lui paraissaient alors insensées. Puis +ses propres souvenirs revenant en aide à l'évidence, +elle croyait de nouveau et retombait au +plus profond de son découragement...</p> + +<p>Et, depuis quelques jours, sa vie se passait +en ces alternatives. Toutes ses autres souffrances +faisaient trêve; toutes ses autres craintes se taisaient...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_39">39</span> +En ce moment, l'évidence reprenait ses droits. +Marthe de Penhoël venait de voir et de toucher, +pour ainsi dire. Mais, au-devant de la vérité +dure et implacable, se plaçait le tranquille visage +de l'enfant; ce front calme était comme le +miroir sans tache où se reflétait une âme ignorante +de tout mal.</p> + +<p>La question qui se pressait depuis si longtemps +sur la lèvre de Madame aurait mis fin +sans doute à son incertitude, mais Madame ne +trouvait point de paroles pour la formuler à son +gré. La pudeur des mères est, entre toutes les +pudeurs, la plus délicate et la plus timide. Et +parfois, en interrogeant, on enseigne...</p> + +<p>Marthe cherchait.</p> + +<p>Les beaux yeux bleus de l'Ange disparaissaient +presque sous ses paupières alourdies.</p> + +<p>—Ne vas-tu pas retourner à la danse?... +demanda tout à coup Madame, qui affecta un +redoublement de gaieté.</p> + +<p>En même temps, elle ouvrit ses bras comme +pour inviter Blanche à se lever.</p> + +<p>La jeune fille s'appuya, plus paresseuse, contre +le sein de sa mère.</p> + +<p>—Je suis si lasse!... murmura-t-elle.</p> + +<p>—Autrefois, quand il s'agissait d'un bal, tu +avais beau être lasse, tu ne le disais pas!...</p> + +<p>—J'étais une enfant!... répliqua Blanche.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_40">40</span> +—Cela ne t'amuse donc plus?</p> + +<p>Blanche rouvrit à demi les yeux.</p> + +<p>—Oh! si... toujours! répondit-elle.</p> + +<p>—Parmi les jeunes gens qui sont à Penhoël, +reprit Madame dont la voix trembla légèrement, +quoi qu'elle pût faire, lequel aimes-tu le mieux?</p> + +<p>Blanche ne répondit pas tout de suite; puis +elle répéta lentement:</p> + +<p>—Parmi ceux qui sont à Penhoël?...</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Je ne sais pas...</p> + +<p>Madame prenait courage, à mesure qu'elle +avançait dans cet interrogatoire, entamé avec +tant de crainte.</p> + +<p>—Voyons! poursuivit-elle, est-ce Roger de +Launoy?</p> + +<p>—J'aime bien Roger.</p> + +<p>—Est-ce Étienne Moreau?</p> + +<p>—Il est bon... mais...</p> + +<p>—Est-ce M. Alain de Pontalès?</p> + +<p>—Non... Il a l'air orgueilleux et méchant.</p> + +<p>—Est-ce M. Robert de Blois? demanda encore +Madame en baissant la voix involontairement.</p> + +<p>Blanche rouvrit les yeux tout à fait, et la regarda +d'un air étonné.</p> + +<p>—Oh!... fit-elle avec reproche; quelle idée!... +M. Robert de Blois!</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_41">41</span> +Madame respira et la baisa. Un instant encore, +elle oublia le récent témoignage de ses +yeux.</p> + +<p>—Eh bien! reprit-elle entre deux caresses, +tu ne veux pas me dire qui tu aimes le mieux?</p> + +<p>—Celui que j'aime le mieux n'est pas à Penhoël, +répondit l'Ange dont la joue devint toute +rose; depuis que mon cousin Vincent est sur la +mer, je pense à lui souvent et je le regrette... +J'ai bien tort de le regretter, ajouta-t-elle d'un +air fâché, car il ne m'a pas même dit adieu avant +de partir!...</p> + +<p>Madame était devenue tout à coup rêveuse; +ses soupçons ne s'étaient jamais portés de ce +côté. Ses souvenirs, éveillés brusquement, lui +montrèrent la pâle figure de Vincent avec ses +grands yeux toujours fixés sur Blanche.</p> + +<p>Un instant, elle demeura muette et le cœur +serré.</p> + +<p>—Vincent!... murmura-t-elle sans savoir +qu'elle parlait. T'es-tu trouvée quelquefois seule +avec lui, ma fille?</p> + +<p>Blanche se prit à rire.</p> + +<p>—Je me trouvais seule avec lui tous les +jours, répondit-elle.</p> + +<p>—Tous les jours!... répéta machinalement +Marthe de Penhoël. Et te disait-il parfois qu'il +t'aimait, Blanche?</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_42">42</span> +—Il n'osait pas...</p> + +<p>—Il ne te l'a jamais dit?</p> + +<p>—Jamais.</p> + +<p>Un instant, Madame avait entrevu l'explication +du mystère, mais le mystère devenait plus +impénétrable que jamais, car Blanche ne pouvait +pas mentir.</p> + +<p>Et à mesure que l'interrogatoire avançait, +Madame sentait mieux la difficulté de le pousser +plus loin.</p> + +<p>Jusqu'alors, Blanche n'avait rien deviné des +motifs qui dictaient ces questions, faites sur un +ton de gaieté légère; mais un mot de plus allait +peut-être la mettre en éveil.</p> + +<p>Et pourtant il fallait savoir...</p> + +<p>—Pauvre Vincent! dit Madame cherchant +une transition au hasard; voilà bien longtemps +que nous n'avons eu de ses nouvelles!</p> + +<p>—Oh! oui, soupira Blanche; cinq mois!... +c'est bien long!</p> + +<p>Elle avait compté les mois. Madame l'examina +à la dérobée. Son joli visage restait tranquille et +s'imprégnait à peine d'une légère teinte de +mélancolie.</p> + +<p>On ne pouvait point s'y tromper, si le cœur +de Blanche battait plus doucement au nom de +Vincent de Penhoël, c'était une préférence d'enfant, +une tendresse naïve et insouciante. Cela +<span class="pagenum" id="Page_43">43</span> +pouvait changer plus tard et devenir un autre +sentiment; mais ce n'était pas encore de l'amour.</p> + +<p>—Tu vois bien, dit Madame en passant ses +doigts parmi les ondes soyeuses des cheveux de +l'Ange, tu avais un secret que je ne savais pas!...</p> + +<p>—Si j'avais su que c'était un secret, répondit +Blanche que reprenait le sommeil, je te +l'aurais confié bien vite.</p> + +<p>Madame hésita encore une fois; puis un incarnat +léger vint teindre sa joue, tandis qu'elle +murmurait cette dernière question:</p> + +<p>—Et d'autres que Vincent ne t'ont-ils pas +dit qu'ils t'aimaient?</p> + +<p>—Si d'autres que Vincent me l'avaient dit, +répliqua Blanche, je me serais fâchée.</p> + +<p>—De sorte que tu n'as pas d'autre secret?</p> + +<p>—Non, mère.</p> + +<p>Les yeux de l'Ange s'étaient fermés tout à +fait. Les regards de Madame tombaient sur elle, +plus tendres et plus maternels, tandis qu'elle la +berçait doucement contre son cœur, comme un +enfant qu'on veut endormir.</p> + +<p>Pendant quelques secondes que dura le silence, +la pensée de Marthe de Penhoël sommeilla +au contact du sommeil de sa fille. Elle +retardait le plus qu'elle pouvait, la pauvre femme, +le réveil trop prochain de sa conscience.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_44">44</span> +—Mère, balbutia Blanche sans ouvrir les +yeux et de cette voix lente des gens qui s'endorment, +je me suis trompée... J'ai un secret... +je vais te le dire... je ne sais pas pourquoi je ne +te l'ai pas dit plus tôt... C'était vers le printemps +de cette année... Il faisait chaud comme +aujourd'hui et je m'étais endormie, vers le soir, +dans le berceau qui est au bout du jardin... +M'écoutes-tu, mère?...</p> + +<p>Madame s'était redressée inquiète, attentive. +Elle ne répondit à la demande de l'enfant que +par la pression plus forte de ses bras.</p> + +<p>Blanche poursuivit:</p> + +<p>—Je fis un rêve bien effrayant, va!... Il me +semblait qu'il y avait un homme là, près de moi, +qui me serrait de toute sa force contre sa poitrine... +J'étouffais... je sentais son souffle brûlant +sur ma bouche... M'écoutes-tu, mère?...</p> + +<p>La pâleur de Marthe de Penhoël était devenue +livide; ses yeux grands ouverts et fixes +exprimaient une angoisse profonde.</p> + +<p>L'enfant poursuivait de sa voix paresseuse +et tranquille:</p> + +<p>—C'est drôle les rêves!... Je savais bien que je +dormais... et pourtant, je ne pouvais pas m'éveiller... +Il se passait en moi quelque chose +d'étrange, et je n'ai jamais rien éprouvé de semblable, +ni auparavant, ni depuis... Mais voilà +<span class="pagenum" id="Page_45">45</span> +qui est plus étrange encore!... Quand je m'éveillai +enfin, je ne saurais trop dire si c'était la +suite de mon rêve... je crus voir véritablement +un homme qui s'enfuyait sous la charmille...</p> + +<p>—Et tu le reconnus?... demanda Marthe +d'une voix sourde.</p> + +<p>—Non... seulement, comme je retournais +au château, je rencontrai sur mon chemin +M. Robert de Blois...</p> + +<p>—Robert de Blois!... répéta Madame, dont +l'œil étincela d'un feu sombre.</p> + +<p>—C'est étonnant, n'est-ce pas? dit encore +Blanche, dont la paupière s'ouvrit à demi pour +se fermer aussitôt.</p> + +<p>Son souffle se fit entendre régulier et plus +bruyant.</p> + +<p>Elle dormait.</p> + +<p>Mais elle en avait dit assez; Marthe de Penhoël +n'avait plus rien à apprendre.</p> + +<p>Un instant elle demeura comme atterrée; puis, +par un mouvement instinctif et violent, sa main +tremblante tâta et pressa les flancs de l'Ange qui +gémit dans son sommeil.</p> + +<p>—Perdue!... dit-elle prononçant pour la +première fois ce mot qui était depuis si longtemps +au fond de sa pensée; perdue comme +moi!... innocente comme moi!... Qu'ai-je fait, +mon Dieu! pour être punie jusque dans mon +enfant?</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_46">46</span> +Elle souleva l'Ange entre ses bras et l'étendit, +toujours endormie, sur le lit.</p> + +<p>Puis elle se laissa choir dans un fauteuil et +couvrit son visage de ses deux mains.</p> + +<p>Elle demeura longtemps ainsi. Ses yeux étaient +secs et brûlants, des sanglots déchiraient sa poitrine.</p> + +<p>—Mon Dieu!... mon Dieu!... prononça-t-elle +enfin d'une voix étouffée; il y a bien longtemps +que je souffre!... Vous m'avez pris mon +bonheur dès le jour de ma jeunesse, et je n'ai +point murmuré!... J'ai vu votre main s'appesantir +sur la maison de Penhoël; j'ai vu l'étrangère +s'asseoir à ma place; j'ai senti la mortelle +menace suspendue au-dessus de ma tête, et je +n'ai point murmuré encore!... Mais ma fille, +mon Dieu! ma fille!...</p> + +<p>Ses larmes jaillirent au travers de ses doigts...</p> + +<p>—Ma fille, répéta-t-elle avec égarement; +contre ce dernier coup je suis trop faible!... +Ayez pitié de moi, mon Dieu, car je suis une +pauvre abandonnée... Pas une voix amie pour +me consoler!... pas une main pour me défendre!...</p> + +<p>Il lui sembla, en ce moment, qu'un double soupir +répondait à sa plainte. Elle ouvrit les yeux.</p> + +<p>Cyprienne et Diane, à genoux à ses côtés, +couvraient ses deux mains de baisers.</p> + +<div class="npage"> + +<h3 id="Page_47">V<br /> +<b>DIANE ET CYPRIENNE</b>.</h3> + +<p>Au manoir de Penhoël, Cyprienne et Diane +n'étaient pas traitées tout à fait comme les filles +de la maison. Elles étaient bien de la famille, +mais on laissait entre elles et leur cousine +Blanche une distance si grande, qu'elles ne pouvaient +point se croire placées sur le même degré +de l'échelle sociale.</p> + +</div> + +<p>Blanche était l'héritière, la véritable mademoiselle +de Penhoël. Bien rarement désignait-on +par ce titre les deux filles de l'oncle Jean, +que les paysans nommaient les petites demoiselles, +et la <i>société</i> simplement <i>les petites</i>.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_48">48</span> +L'oncle Jean lui-même avait contribué à trancher +plus profondément la ligne qui séparait +ses filles de leur cousine. Dès leur enfance, il les +avait habituées à regarder le berceau de Blanche +avec une sorte de respect. Il n'avait point voulu +qu'elles s'habillassent comme Blanche, et jamais +il ne leur avait permis de porter d'autre costume +que celui des paysannes du Morbihan.</p> + +<p>Il y avait bien longtemps que l'oncle Jean vivait +à la charge de ses parents de la branche +aînée. Autrefois, dans sa jeunesse, il avait porté +l'épée et il avait été, disait-on, un fier soldat; +mais tandis qu'il se battait à l'autre bout de la +France, les gens trop zélés qui représentaient la +république dans le district de Redon vendaient +à l'encan son modeste héritage.</p> + +<p>Quand il était revenu au pays, il avait trouvé +un asile chez le vieux commandant de Penhoël, +père de Louis et de René. Depuis lors, il n'avait +plus quitté le manoir.</p> + +<p>C'était un cœur bon et tendre, possédant +d'instinct toutes les délicatesses. Le souvenir reconnaissant +du bienfait était en lui une religion. +Il donna la première place de ses affections aux +deux fils de son bienfaiteur.</p> + +<p>Et s'il leur fit une part inégale, ce fut à son +insu et malgré lui. Louis avait une âme si grande +et si noble! Son absence laissait un vide si profond +<span class="pagenum" id="Page_49">49</span> +dans le cœur de tous ceux qui l'avaient +connu!...</p> + +<p>Avant d'être soldat, l'oncle Jean avait été un +pauvre jeune gentilhomme, à peine plus riche +que l'unique fermier de son père. Il ne savait +pas grand'chose, et la seule éducation qu'il avait +pu donner à ses filles se réduisait à ce double +principe, règle fondamentale de sa propre vie: +<i>Adorez Dieu; aimez Penhoël!</i></p> + +<p>Cyprienne et Diane aimaient Penhoël comme +elles adoraient Dieu. C'était un dévouement passionné, +inaltérable, sans bornes, qui avait ses +racines aux premiers jours de leur enfance et +qui, à mesure que s'écoulaient les années, grandissait, +loin de faiblir.</p> + +<p>Tout ce qui portait le nom de Penhoël leur +était cher et sacré. Elles respectaient le maître, +tout en connaissant mieux que personne les misères +de sa nature et les fautes de sa vie; elles +avaient pour Blanche une tendresse protectrice +et comme maternelle. Quant à Madame, elles +allaient bien au delà des prescriptions de leur +père; elles l'adoraient à l'égal de Dieu.</p> + +<p>Madame semblait bien loin de répondre par +une tendresse égale à l'amour expansif et à la +fois respectueux que lui portaient Cyprienne et +Diane. Elle était bonne et douce pour elles +comme pour tout le monde: voilà tout. Et +<span class="pagenum" id="Page_50">50</span> +même un observateur clairvoyant aurait pu distinguer +chez elle, vis-à-vis des deux jeunes filles, +une nuance de froideur qui n'était point dans sa +nature.</p> + +<p>Cela était d'autant plus étrange que Marthe +traitait l'oncle Jean comme un père, et prenait à +tâche de le dédommager des brusqueries souvent +brutales du maître de Penhoël.</p> + +<p>Mais Marthe avait pour sa fille un amour exclusif +sans doute. En ce cœur plein il ne restait +plus de place pour un sentiment secondaire.</p> + +<p>Diane et Cyprienne ne se plaignaient point. +C'étaient toujours le même empressement et la +même ardeur. On eût dit parfois, tant elles +gardaient de courage à aimer Madame, malgré +sa froideur inflexible, on eût dit qu'elles pensaient +que cette froideur était feinte.</p> + +<p>Elles avaient à peine connu leur mère, qui +était morte peu de temps après leur naissance. +Enfants, elles avaient été libres et même un peu +abandonnées; jeunes filles, elles étaient libres +encore. Personne, au manoir, ne s'avisait de +contrôler leurs actions. L'oncle Jean avait en +elles une pleine confiance. Le maître de Penhoël +n'exigeait rien d'elles sinon parfois, le soir, +à des intervalles de plus en plus rares, quelques-unes +de ces anciennes chansons bretonnes +qu'elles disaient en s'accompagnant de leurs +<span class="pagenum" id="Page_51">51</span> +harpes. Madame semblait affecter de ne leur +demander jamais compte de leur conduite.</p> + +<p>Elles allaient et venaient, toujours seules, ou +en compagnie d'Étienne et de Roger, qui passaient +leurs jours à les poursuivre et qui ne les +trouvaient pas toujours, car l'existence de Diane +et de Cyprienne avait son côté mystérieux.</p> + +<p>Elles n'avaient point de compagne de leur +âge. Rien ne les appelait ici plutôt que là; rien +ne les retenait au manoir, si ce n'est le désir +de faire compagnie à Blanche, qui les aimait +tendrement pour tout l'amour qu'elles lui témoignaient.</p> + +<p>Elles étaient les idoles des bonnes gens du +pays, entre Redon et <ins id="cor_6" title="original: Carentoire">Carentoir</ins>. On aimait +Blanche, mais il y avait trop de respect dans la +tendresse qu'on lui portait. On ne la voyait pas +assez souvent ni d'assez près, tandis qu'il ne se +passait guère de journée sans que les gens des +villages voisins eussent occasion de saluer Diane +et Cyprienne. Et Dieu sait qu'ils les saluaient de +bon cœur, les chères filles, malgré leur costume +de paysanne.</p> + +<p>On les rencontrait le jour; et quelques-uns +disaient que, la nuit aussi, quand la lumière de +la lune glissait, pâle, sur la lande solitaire...</p> + +<p>Mais c'étaient là des contes de veillées, où le +fantastique et l'impossible entraient à forte dose.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_52">52</span> +Ce qui était bien certain, c'est qu'elles étaient +bonnes comme leur père, le meilleur des +hommes, et comme leur défunte mère, dont tout +le monde se souvenait; c'est qu'elles étaient plus +jolies que les anges qu'on voyait sourire dans +les tableaux de la paroisse; c'est qu'enfin elles +ressemblaient, au dire des vieillards, à ce fils +aîné de Penhoël, beau et vaillant comme les +héros des traditions antiques.</p> + +<p>En revanche, Cyprienne et Diane n'avaient +point su trouver grâce auprès de la <i>société</i>. Le +chevalier et la chevalière de Kerbichel, les trois +vicomtes, madame veuve Claire Lebinihic, les +demoiselles <ins id="cor_7" title="original: Babouin">Baboin</ins>-des-Roseaux-de-l'Étang, +leur jeune frère Numa et autres notables les +tenaient au plus bas de leurs dédains. La Romance, +l'Ariette et la Cavatine déclaraient, à +qui voulait les entendre, que ces petites mendiantes, +n'ayant ni sou ni maille, étaient la +honte du pays.</p> + +<p>Elles dansaient comme des effrontées avec +leurs jupes de cinq sous et leurs bonnets ronds! +Elles montaient à cheval et galopaient comme +des garçons! Elles raclaient de la harpe, enfin, +à la grâce de Dieu, et criaillaient de vieilles, +vieilles chansons d'avant le déluge!</p> + +<p>Haine d'artistes...</p> + +<p>Les deux sœurs en avaient soulevé de plus +<span class="pagenum" id="Page_53">53</span> +graves qui se taisaient et qui attendaient. +L'homme de loi le Hivain, surnommé Macrocéphale, +les abhorrait pour cause; M. Robert de +Blois et son domestique Blaise les détestaient +cordialement; il n'y avait pas jusqu'au puissant +marquis de Pontalès qui n'eût contre elles une +aversion bien décidée.</p> + +<p>De tout cela elles ne s'inquiétaient point trop +en apparence. Elles continuaient leur vie solitaire, +et qu'on aurait pu croire occupée à quelque +œuvre mystérieuse, si la frivolité de leur âge +et leur inaltérable gaieté n'avaient repoussé +bien loin ce soupçon.</p> + +<p>On les voyait, en effet, toujours joyeuses, +comme si leur conscience eût souri sur la sereine +beauté de leurs jeunes visages.</p> + +<p>Étienne seul et Roger avaient pu voir parfois, +en des occasions bien rares, leurs fronts soucieux...</p> + +<p>Elles avaient alors à peu près dix-huit ans. +Toutes deux étaient de ces natures qu'il faut +expliquer, parce qu'on ne les devine point. +Malgré leur extrême jeunesse, elles portaient +un masque attaché solidement. Ce masque, +c'était leur gaieté même.</p> + +<p>Au temps où nous les avons vues, dans le +salon de Penhoël, poursuivre avec Roger de +Launoy leur causette enfantine, leur gaieté vive +<span class="pagenum" id="Page_54">54</span> +et franche n'avait rien d'emprunté. La famille +était heureuse alors. Madame avait bien quelque +peine cachée; le maître montrait bien parfois +des inquiétudes et des soupçons inexplicables, +mais, en somme, le seul mal que connussent les +hôtes du manoir était l'ennui monotone et austère.</p> + +<p>Maintenant tout avait bien changé! A ce calme +plat de la vie campagnarde, où l'existence est +une longue apathie et où l'on arrive à la vieillesse +avant d'avoir vécu, avait succédé comme +une sourde tempête.</p> + +<p>Au dehors, il n'en paraissait trop rien. C'est à +peine si quelques symptômes vagues laissaient +deviner aux bonnes gens d'alentour la mortelle +fièvre qui minait la race de Penhoël.</p> + +<p>Au dedans même, tous ne comprenaient pas +également la gravité du mal. Mais Cyprienne et +Diane avaient surpris, par hasard d'abord, puis +par l'effet de leur volonté, des secrets terribles.</p> + +<p>Elles voyaient, engagée auprès d'elles, une +lutte ténébreuse dont le résultat devait être la +ruine et le déshonneur de Penhoël...</p> + +<p>D'un côté se réunissaient, ligués par l'intérêt, +Robert de Blois, maître le Hivain, le vieux marquis +de Pontalès et d'autres alliés subalternes, +tous gens actifs et âpres à la curée, tous habiles, +<span class="pagenum" id="Page_55">55</span> +audacieux et forts des avantages déjà remportés.</p> + +<p>De l'autre, le maître de Penhoël et Madame. Le +maître n'avait jamais été un esprit bien robuste; +mais ces trois années pesaient sur lui comme un +demi-siècle. Il n'était plus que l'ombre de lui-même. +Le peu d'énergie qu'il avait autrefois +s'était usée par le découragement et aussi par des +habitudes d'ivresse, où il s'était jeté lâchement, +comme en un refuge contre l'amertume de ses +pensées. Marthe de Penhoël était, au contraire, +un cœur haut et vaillant. Au premier moment, +elle s'était placée de front entre le maître et ses +ennemis; mais, à un instant donné, un coup +mystérieux avait soudainement brisé sa résistance. +On eût dit que son courage était tombé +devant quelque talisman irrésistible. Elle ne se +défendait plus.</p> + +<p>De sorte que les coups des ennemis ligués +contre Penhoël tombaient sur un adversaire +sans armes. La ruine avançait, avançait...</p> + +<p>Il était même étrange que le combat pût durer +encore, et la chute de la maison de Penhoël eût +été consommée depuis longtemps si une main +mystérieuse, inconnue également aux vainqueurs +et aux vaincus, n'était venue retarder plus d'une +fois le dénoûment fatal du drame.</p> + +<p>Cyprienne et Diane s'évertuaient dans l'ombre. +Elles étaient jeunes, isolées; elles ignoraient la +<span class="pagenum" id="Page_56">56</span> +vie; mais, sous leur beauté gracieuse, il y avait +un courage viril.</p> + +<p>Elles travaillaient, infatigables et alertes, à +une tâche qui eût épouvanté des hommes forts.</p> + +<p>Elles devinaient la haine qui s'envenimait autour +d'elles; les conseils ne leur avaient point +manqué; car une voix prophétique, en qui elles +avaient confiance, leur avait souvent dit que la +mort était au bout de ce combat désespéré.</p> + +<p>La mort pour elles, si jeunes, si charmantes! +Pour elles, qui commençaient à aimer!...</p> + +<p>Elles allaient foulant aux pieds toutes craintes.</p> + +<p>Parfois,—quelle jeune fille n'a ses heures où le +rêve chéri vient caresser l'âme et l'amollir?—parfois +Diane entrevoyait l'avenir bien heureux +avec Étienne, Cyprienne avec Roger; la faiblesse +de la femme prenait le dessus durant un instant; +une larme glissait entre les cils baissés de leurs +beaux yeux. Mais cela durait peu; elles s'embrassaient +silencieusement, et ce baiser voulait +dire: «Pauvre sœur, tu es comme moi, tu +l'aimes, et tu n'auras pas le temps d'être à lui.»</p> + +<p>Vous les eussiez vues alors, muettes et pensives, +les bras entrelacés, la tête inclinée...</p> + +<p>Quand elles se redressaient, il y avait sur +leurs fronts d'enfants une intrépidité calme et +sereine. Elles s'étaient comprises; il fallait combattre +et combattre seules, car elles aimaient +<span class="pagenum" id="Page_57">57</span> +déjà trop pour mêler Roger ou Étienne à ces +sourdes batailles où il s'agissait de mort.</p> + +<p>Et, eussent-elles aimé cent fois davantage, +l'idée ne leur serait point venue d'abandonner +la tâche commencée.</p> + +<p>D'ailleurs, il y avait des moments où elles +espéraient la victoire. Et que de joie alors! +Avoir sauvé le maître qui avait été bon pour +leur enfance et qui donnait sa maison à leur +vieux père sans asile! Avoir sauvé Madame qui +se mourait à souffrir d'une angoisse inconnue, +Madame, leur profond et tendre amour! Avoir +sauvé Blanche enfin, la pauvre enfant, le doux +ange de Penhoël, sur qui planait aussi la menace +commune!</p> + +<p>Quand ces espoirs venaient, elles ne voyaient +plus le monceau d'obstacles qu'il fallait soulever, +et leur cœur, ivre, bondissait d'allégresse par +avance.</p> + +<p>C'était cela qui les soutenait. Le courage, si +grand qu'on pût le supposer, n'aurait point +suffi; il fallait les illusions et l'espérance.</p> + +<p>Et ici leur ignorance complète de la vie, et la +simplicité qui leur montrait au loin une route +ouverte au travers de l'impossible, étaient puissamment +aidées par la nature romanesque de +leur esprit.</p> + +<p>Tout, depuis leur enfance, avait accru cette +<span class="pagenum" id="Page_58">58</span> +prédisposition qu'elles avaient à compter avec le +merveilleux.</p> + +<p>Elles étaient de ce pays où les traditions sont +de beaux contes de fées, et où les imaginations +tristes et poétiques tâchent sans cesse à soulever +le voile qui recouvre les choses surnaturelles. +Leurs premières nuits avaient été bercées par ces +étranges récits qui épouvantent et charment les +chaumières bretonnes. Nul enseignement raisonné +n'avait arraché ces germes qui, au contraire, +avaient grandi dans la libre solitude où +s'était passée leur enfance. Elles avaient appris +à lire dans les vieux livres de la bibliothèque du +manoir, qui se composait presque entièrement +d'anciens poëmes et de romans oubliés dans la +poudre. Benoît <ins id="cor_8" title="original: Halligan">Haligan</ins> les avait tenues bien +souvent sur ses genoux, toutes petites qu'elles +étaient, et leur avait récité, avec sa voix profonde +et son mélancolique sourire, les étranges +légendes qui emplissaient sa mémoire. Enfin, +il n'y avait pas jusqu'au souvenir vivace, laissé +dans le pays par leur oncle, l'aîné de Penhoël, +qui n'eût affecté bizarrement leurs jeunes esprits.</p> + +<p>On parlait de sa disparition mystérieuse, et +l'on en parlait sans cesse. Pour Diane et Cyprienne, +c'était là encore un roman, mais un +roman réel qui les touchait de près, et leur servait +de pont, en quelque sorte, pour arriver à +<span class="pagenum" id="Page_59">59</span> +croire tout ce que disaient les vieux livres de la +bibliothèque.</p> + +<p>A mesure que les années étaient venues, leur +foi s'était néanmoins modifiée. L'élément intelligent +et juste qui était en elles avait fait peu à +peu la part de l'impossible et de l'absurde, mais +l'amour du merveilleux avait surnagé.</p> + +<p>Et par un singulier travail de leur pensée, +cette tendance, désormais indestructible en elles, +s'était détournée des vieilles fables pour arranger +miraculeusement le présent inconnu.</p> + +<p>Il était un lieu au monde qui leur apparaissait +de loin, environné d'un radieux prestige. +Elles y rêvaient la nuit et le jour. Elles le +voyaient à travers ce prisme féerique qui montrait +jadis aux crédules matelots de l'Espagne +les prodiges de l'Eldorado. Ce lieu, c'était Paris.</p> + +<p>On ne saurait dire précisément d'où leur +étaient venues les idées qu'elles se faisaient de +Paris. Elles les avaient prises çà et là, récoltant +d'un côté un renseignement, de l'autre un +mensonge. Elles avaient écouté d'abord les +bonnes gens des environs, pour qui la grande +ville était un pays plus lointain et plus invraisemblable +que l'Amérique, au temps de Christophe +Colomb. Elles avaient interrogé la bibliothèque, +dont les bouquins, un peu plus avancés, +leur fournissaient des détails tels quels. En +<span class="pagenum" id="Page_60">60</span> +outre, parmi les hobereaux du voisinage, il en +était jusqu'à deux ou trois qui se vantaient avec +orgueil d'avoir passé quinze jours, en leur vie, +dans la capitale du monde civilisé.</p> + +<p>Or les hobereaux qui ont fait le grand voyage +ont une manière à eux d'exagérer leurs impressions +et d'enluminer la vérité.</p> + +<p>Cyprienne et Diane en auraient pu apprendre +bien plus long auprès de Robert de Blois et des +deux Pontalès, mais une répulsion énergique les +éloignait de ces derniers, et Robert, qu'elles +étaient forcées de voir tous les jours, prenait +plaisir à entasser fables sur fables.</p> + +<p>Il en était un peu de même d'Étienne Moreau, +le jeune peintre. Certes, ce n'était point +chez lui mauvais vouloir ou amour du mensonge, +mais, dès qu'il s'agissait de Paris, le regard des +deux sœurs brillait et s'animait; Étienne les +voyait écouter avec une attention si passionnée, +qu'à son insu sa verve s'échauffait. Les couleurs +du tableau changeaient sous sa parole jeune et +vive. Il aimait Paris, lui aussi, et son souvenir +avait des yeux de vingt ans. Malgré lui, la réalité +disparaissait sous un brillant manteau de +poésie.</p> + +<p>Tant de notions diverses se mêlaient et s'amoncelaient +dans la mémoire de Diane et de +Cyprienne. Elles n'en oubliaient aucune, et les +<span class="pagenum" id="Page_61">61</span> +gardaient jalousement au dedans d'elles-mêmes +comme un trésor cher.</p> + +<p>Elles n'avaient nul moyen de distinguer le +vrai du faux. Aussi loin que pussent se porter +leurs regards, nul point de comparaison n'existait +autour d'elles.</p> + +<p>La plus grande ville qu'il leur eût été donné +de voir était Redon, cité de deux mille +âmes.</p> + +<p>Il fallait que leur imagination bondît par-dessus +toutes choses connues, pour arriver à +l'idée de Paris, et c'est justement dans ces conditions +particulières que l'imagination enivrée +s'exalte et peut élargir à l'infini l'horizon des +rêves.</p> + +<p>Paris était pour elles l'enfer et le paradis; tous +les miracles y devenaient possibles.</p> + +<p>C'était le grand trésor du monde, où chacun +venait puiser, à proportion de sa force, de son +génie ou de sa beauté.</p> + +<p>Ce qu'on demandait en échange à la beauté, +au génie ou à la force, elles n'en savaient rien, +elles n'avaient jamais songé à s'en instruire. Leurs +yeux s'éblouissaient à contempler ce magique +royaume de la gloire et de la richesse.</p> + +<p>Bien souvent elles songeaient au bonheur +de ceux qui pouvaient lutter et vaincre dans +cette arène splendide. Là, on devenait riche, +<span class="pagenum" id="Page_62">62</span> +puissant; on pouvait approcher du roi, dont +elles entendaient parler avec une religieuse emphase, +et dont le pouvoir leur semblait égal à +celui d'un dieu.</p> + +<p>On y arrivait pauvre; on en ressortait chargé +d'or...</p> + +<p>Et leurs mains frémissaient d'envie à la pensée +de cet or conquis, non pas pour elles, les +pauvres enfants, mais pour Penhoël, que n'oubliaient +jamais leurs âmes dévouées...</p> + +<p>Hélas! il y avait si loin de Glénac jusqu'à +Paris! Et puis, il aurait fallu abandonner leur +tâche, déserter le poste qu'elles s'étaient assigné, +quitter leur vieux père, et Madame, +et l'Ange, qu'elles devaient défendre et protéger.</p> + +<p>C'était impossible!</p> + +<p>Pourtant elles y songeaient sans cesse, car, à +leur âge, l'impossible n'arrête jamais le désir; +elles nourrissaient avec amour de folles idées +qui leur semblaient être le comble de la sagesse; +sur des bases naïvement insensées, elles bâtissaient +de beaux plans raisonnables.</p> + +<p>Et, comme elles avaient entendu dire que +l'art était un sûr moyen de vaincre dans ce +grand <ins id="cor_9" title="original: tournois">tournoi</ins>, si confus et si brillant à leur +pensée, elles quittaient leurs couches bien souvent +dès l'aube pour se glisser dans le salon de +<span class="pagenum" id="Page_63">63</span> +Penhoël, et chercher avec ardeur sur leurs +petites harpes des accords nouveaux...</p> + +<p>Pauvres filles! Les provinces sont pleines +d'aspirations pareilles, avec moins de candeur +ignorante et quelques notions de plus sur les +mystères de la vie parisienne.</p> + +<p>Et les cent routes qui débouchent dans la +ville immense amènent chaque jour bien des +vierges, entraînées par l'ardent et vague espoir. +Elles sont belles, jeunes; l'avenir est vaste; la +vie sourit au-devant d'elles. Combien vont rester +mortes sur le champ de bataille! combien vont +retourner sur leurs pas, brisées, avec la honte +sur le front et dans le cœur!</p> + +<p>Au village, les mères ont raison quand elles +disent tremblantes et pâles:</p> + +<p>«Paris est un monstre qui dévore les jeunes +filles.»</p> + +<p>Mais les mères parlent en vain, depuis que le +monde est monde...</p> + +<hr class="light" /> + +<p>Cyprienne et Diane étaient entrées sans bruit +dans la chambre de l'Ange; elles venaient s'informer +et savoir si l'accident du bal n'avait pas +eu de suites.</p> + +<p>Elles ne virent rien d'abord en dépassant le +seuil, parce que la chambre était éclairée seulement +par les reflets de l'illumination du dehors; +<span class="pagenum" id="Page_64">64</span> +mais, tandis qu'elles s'avançaient sur la +pointe des pieds, elles avaient entendu la respiration +pénible et oppressée de Madame.</p> + +<p>Elles s'étaient arrêtées auprès du fauteuil où +Marthe de Penhoël s'était laissée choir, après +avoir déposé Blanche endormie sur son lit. Marthe +se croyait seule et ne retenait point les paroles +désolées qui tombaient de sa bouche parmi +ses sanglots.</p> + +<p>Cyprienne et Diane avaient leurs yeux pleins +de larmes. Elles écoutaient, navrées, n'osant ni +se retirer, ni arracher Madame à sa rêverie douloureuse.</p> + +<p>Elles s'étaient mises à genoux, et ce fut seulement +lorsque Madame se découvrit le visage +qu'elles annoncèrent leur présence en mettant +leurs lèvres sur ses mains pâles et froides.</p> + +<p>Le premier mouvement de Marthe de Penhoël +fut tout entier à l'effroi.</p> + +<p>Elle tressaillit, et poussa un cri étouffé.</p> + +<p>—Y a-t-il longtemps que vous êtes ici?... +murmura-t-elle; ai-je parlé?...</p> + +<p>Les deux filles de l'oncle Jean serraient ses +mains contre leur cœur.</p> + +<p>—Dieu nous garde de surprendre vos secrets, +madame! répondit Diane d'une voix douce +et triste; nous avons entendu seulement que +vous disiez: «Je suis seule... je n'ai personne +<span class="pagenum" id="Page_65">65</span> +pour me défendre et pour m'aimer!...» Mon +Dieu, mon Dieu! vous ne pensez jamais que +nous sommes là! nous, qui vous aimons tant!... +nous, qui voudrions donner notre vie pour +vous!...</p> + +<div class="npage"> + +<h3 id="Page_67">VI<br /> +<b>UN COIN DU VOILE</b>.</h3> + +<p>Diane et Cyprienne fixaient sur Madame leurs +yeux humides. Leur âme tout entière était dans +ce regard.</p> + +</div> + +<p>Il y avait, au contraire, sur le visage de +Marthe de Penhoël, de l'hésitation et de la contrainte. +Et quiconque aurait assisté à cette +scène, sans connaître le fond du cœur de Marthe, +se fût demandé assurément pourquoi tant de +froideur obstinée chez cette femme si généreuse +et si bonne, vis-à-vis de deux pauvres enfants +qui semblaient implorer chaque jour, à genoux, +un peu de sa tendresse.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_68">68</span> +Que Marthe préférât son enfant à elles, on +ne pouvait s'en étonner, mais elle aimait l'oncle +Jean; pourquoi ce front sévère et glacé chaque +fois que les filles du bon vieillard s'approchaient +d'elle?</p> + +<p>Ce ne pouvait être un pur caprice. Les +bonnes langues de la <i>société</i> disaient bien que +Madame était jalouse et qu'elle enrageait, suivant +l'expression des trois Grâces Baboin, de +voir les <i>petites mendiantes</i> surpasser en beauté +l'héritière de Penhoël. Mais le moyen de soupçonner +un sentiment si bas dans l'âme haute et +digne de Marthe!...</p> + +<p>Il y avait de quoi, pourtant, être jalouse. +L'Ange de Penhoël méritait bien son nom. +Impossible de rêver une figure plus virginale et +plus céleste. Mais, dans la régularité même de +ce visage exquis, un peu de monotonie s'engendrait. +L'ensemble de ses traits mignons révélait +une langueur paresseuse qui se retrouvait dans +la démarche, dans la pose, partout. Le piquant, +d'ailleurs, pouvait manquer à sa physionomie +trop douce, dont les lignes se fondaient, effacées, +sous les masses de cette chevelure blonde, +pâle et presque divine auréole qui donnait au +front de l'enfant une sérénité uniforme et inaltérable.</p> + +<p>Chez les filles de l'oncle Jean, au contraire, +<span class="pagenum" id="Page_69">69</span> +tout était mouvement, vie, force, jeunesse. +Leurs tailles sveltes et souples avaient une élasticité +pleine de vigueur. C'étaient les vierges +robustes et hardies, qui pouvaient s'asseoir d'un +bond sur la croupe nue des chevaux du pays et +courir, franchissant haies et palissades, sans +autre frein que la sauvage crinière de leurs +montures. C'étaient aussi les vierges timides, +vives à sourire et promptes à rougir, moqueuses +parfois, aimantes toujours, fougueuses à chercher +le plaisir et ardentes à poursuivre le mystère +inconnu de la vie.</p> + +<p>Romanesques et gaies à la fois, sensibles à +l'excès et fermes pourtant à l'occasion comme +des hommes courageux; de bonnes filles avec +cela, simples, franches, le cœur sur la main, et +dignes pourtant quand il le fallait: de vraies +Penhoël, ma foi! sachant redresser leurs têtes +fières et mettre je ne sais quel dédain victorieux +dans leurs jolis sourires...</p> + +<p>Et si vous les eussiez vues, que d'élégance +véritable et choisie sous leurs petits costumes +de paysannes! Malgré leurs jupes courtes et +leurs souliers à boucles, malgré les petits bonnets +ronds, sans rubans ni dentelles, qui avaient +peine à retenir la richesse prodigue de leurs +chevelures, il était bien impossible de se méprendre. +C'étaient des demoiselles! Où avaient-elles +<span class="pagenum" id="Page_70">70</span> +pris cette grâce noble et aisée, ce charme +indicible qui se respire comme un parfum et +qu'on ne peut point définir, ces <i>manières</i>, pour +emprunter encore une fois le langage des trois +demoiselles Baboin? On ne savait.</p> + +<p>Il fallait fermer les yeux ou avouer qu'elles +étaient adorables, et que jamais jeunes filles +n'avaient possédé plus de franches séductions, +plus d'entraînements chastes, plus de brillant, +plus de piquant, plus de naïfs pouvoirs d'ensorceler +les cœurs.</p> + +<p>Et cependant, il n'y avait point foule de soupirants +autour d'elles. Roger aimait Cyprienne; +Étienne aimait Diane: c'était tout. Les autres +jeunes gens de la contrée étaient de braves gaillards +qui voulaient épouser <i>quelques sous</i>, pour +vivre et vieillir, en honnêtes crustacés, dans les +gros souliers de leurs aïeux. Nulle part, en ce +monde, fût-ce dans la Chaussée-d'Antin ou dans +le quartier de la Banque, fût-ce même dans ces +ruelles du vieux Paris où moisit l'usure crochue, +on ne compte si bien qu'aux champs.</p> + +<p>Le spectacle de la belle nature élève l'âme et +détourne des mariages d'amour. Chloé avait des +rentes; Estelle était une héritière. Sans cela, +Némorin ni Daphnis ne leur eussent point fait +la cour. C'est la civilisation qui a trouvé le +roman. Les sauvages ne marchandent-ils pas, +<span class="pagenum" id="Page_71">71</span> +quand il s'agit d'épouser, comme s'il était question +de se donner une jument ou douze chèvres?</p> + +<p>Or Cyprienne et Diane ne possédaient pas un +pouce de terre au soleil. Elles n'étaient point le +fait des jeunes messieurs de Glénac, de Bains ou +de Carentoir, qui pouvaient décemment demander +mieux...</p> + +<p>Dans tout ce que nous venons de dire, nous +avons toujours parlé d'elles collectivement; +cependant, il y avait entre elles de grandes +différences. Elles se ressemblaient bien cœur +pour cœur; mais leur visage et leur esprit +n'étaient point pareils.</p> + +<p>Diane était plus grande que sa sœur, plus +sérieuse et peut-être plus belle. Ses beaux +cheveux, d'un châtain foncé, se bouclaient +autour d'un front fier et pensif, qui prenait un +rayonnement de grâce irrésistible au moindre +sourire. Ses grands yeux bruns, que la gaieté +faisait si doux, rêvaient souvent et perdaient +dans le vide leur regard voilé. Il y avait dans +ses traits, parmi les indices d'une simplicité +presque enfantine, une intelligence vive et forte, +et surtout une volonté virile.</p> + +<p>Cyprienne réfléchissait moins, et riait davantage. +Elle avait de ces yeux, d'un bleu obscur, +qui petillent et réjouissent la vue. Sa physionomie +<span class="pagenum" id="Page_72">72</span> +exprimait la gaieté jointe à une pétulance +fougueuse.</p> + +<p>Quand on les voyait séparées, l'œil saisissait +entre elles une ressemblance très-frappante; +quand elles se trouvaient l'une près de l'autre, +cette ressemblance disparaissait, et l'on s'étonnait +de chercher en vain ce qu'on avait cru voir. +C'est qu'elles étaient, en quelque sorte, et nous +l'avons dit déjà, séparées par un type commun +duquel se rapprochait, par des côtés divers, l'un +et l'autre de leurs jolis visages. Et l'on ne pouvait +les comparer à ce type qui n'existait plus...</p> + +<p>Agenouillées, comme elles l'étaient en ce +moment, aux deux côtés du fauteuil de Madame, +l'esprit aurait cherché naturellement dans les +beaux traits de Marthe de Penhoël ce lien mystérieux +dont nous parlons; mais Marthe ne ressemblait +à aucune des deux sœurs: elle n'était +Penhoël que par alliance.</p> + +<p>Diane et Cyprienne tenaient toujours ses +mains pressées contre leur poitrine. Madame +gardait le silence; ses yeux restaient baissés; sa +froide contrainte ne l'abandonnait point.</p> + +<p>—Nous serions si heureuses de nous dévouer +pour vous! reprit Diane.</p> + +<p>—Mourir!... vous dévouer!... murmura +Marthe de Penhoël; ce sont des idées étranges +que vous avez là, mes filles!...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_73">73</span> +Elle ajouta en essayant de donner à sa voix +un accent de plaisanterie:</p> + +<p>—On dirait que vous vous croyez dans quelqu'un +de ces vieux châteaux où les félons chevaliers +de vos romans enchaînent et torturent +de pauvres victimes...</p> + +<p>—Nous vous voyons si souvent pleurer!... +interrompit Diane.</p> + +<p>Madame retira sa main.</p> + +<p>—Vous êtes curieuses, mes filles, dit-elle +avec sécheresse, et je trouve que vous voyez +trop de choses!</p> + +<p>Cyprienne rougit, blessée. Le front de Diane +devint pâle.</p> + +<p>—Il faut nous pardonner, dit-elle d'un ton +soumis; quand vous êtes triste, il nous semble +que votre souffrance est à nous... Ah! que +n'êtes-vous heureuse, madame! nous vous laisserions +tout votre bonheur!...</p> + +<p>L'émotion commença à percer sous la froideur +de Marthe; son regard glissa, malgré elle, entre +ses paupières demi-closes, et partagea entre les +deux jeunes filles une œillade furtive.</p> + +<p>Diane et Cyprienne n'osaient point relever les +yeux. Le joli front de Cyprienne se teignait +encore de ce rouge vif qui monte du cœur froissé +au visage. La figure de Diane n'exprimait que +respect et douceur. Mais quelle que fût la différence +<span class="pagenum" id="Page_74">74</span> +de leurs impressions présentes, le dévouement +égal et profond qui était au fond de leur +âme se lisait à travers la rancune enfantine de +Cyprienne comme sur la belle patience de Diane.</p> + +<p>Cyprienne n'avait point parlé encore; Diane, +qui devinait sur sa lèvre mutine un mot de reproche +prêt à s'élancer, l'arrêta du geste et reprit:</p> + +<p>—Si nous nous trompons, madame, et Dieu +le veuille, je vous en prie, ne soyez pas fâchée +contre nous!...</p> + +<p>Tandis qu'elles avaient les yeux baissés, Marthe +de Penhoël se pencha au-dessus d'elles et les +baisa toutes deux. Elles tressaillirent; Cyprienne +ne put retenir un petit cri de joie.</p> + +<p>—Pauvres enfants!... dit Marthe, je ne suis +pas fâchée contre vous... mais, croyez-moi, +jouissez en paix des plaisirs de votre âge... Parfois, +les années insouciantes et bonnes sont bien +courtes pour nous autres femmes!... Qui sait si +demain vous ne commencerez pas à penser et à +souffrir?... Jusque-là, pauvres enfants, n'essayez +pas de deviner une peine que vous ne pourriez +point soulager... L'heure viendra pour vous +comme pour toutes, mes filles, ajouta-t-elle plus +tristement; pourquoi la devancer?... Avez-vous +donc tant de hâte de souffrir?...</p> + +<p>—Nous vous aimons, madame..., répondit +Diane.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_75">75</span> +Marthe retira celle de ses mains que tenait la +jeune fille pour la porter lentement à son front, +comme on fait quand la migraine aiguë et lourde +accable le cerveau.</p> + +<p>—Nous vous aimons, répéta Diane, et, à +cause de cela, l'heure est venue déjà pour nous +de penser et de souffrir.</p> + +<p>Ses paupières ne se baissaient plus, et ses +grands yeux humides se relevaient sur Marthe +de Penhoël.</p> + +<p>Cyprienne laissait dire Diane, parce qu'il lui +semblait que c'était son propre cœur qui parlait. +Elle se sentait trop étourdie pour risquer une +parole devant cette pauvre femme que l'excès de +son malheur rendait ombrageuse et défiante, +mais elle enviait tout bas le rôle de sa sœur, et +se payait de son silence, la petite jalouse, en +tenant ses lèvres collées sur la main de Madame.</p> + +<p>Celle-ci n'avait pas voulu soutenir le regard +de Diane, qui était une muette question.</p> + +<p>—Vous me croyez donc bien malheureuse?... +murmura-t-elle en baissant les yeux à son tour.</p> + +<p>Et comme Diane tardait à répondre, cette +fois Cyprienne répéta tout bas:</p> + +<p>—Oh oui! bien malheureuse!...</p> + +<p>Madame lui retira sa main.</p> + +<p>—Qui vous a dit cela? demanda-t-elle en +retrouvant son accent de sécheresse.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_76">76</span> +La pauvre Cyprienne rougit, et demeura muette.</p> + +<p>—Vous m'épiez!... reprit Madame; j'ai cru +déjà m'en apercevoir plus d'une fois... Je vous +défends de m'épier!</p> + +<p>Une larme roula sur la joue de Cyprienne.</p> + +<p>Diane regardait toujours Madame avec ses +grands yeux tristes et doux.</p> + +<p>—Si vous m'aimez, poursuivit Marthe qui +changea encore de ton, je vous en prie, mes +filles, ne cherchez pas à savoir!...</p> + +<p>—Oh! madame! madame!... interrompit +Cyprienne baignée de pleurs, vous voulez donc +nous ôter jusqu'à la possibilité de vous défendre?...</p> + +<p>Marthe se redressa plus inquiète.</p> + +<p>—Et Blanche! continua Cyprienne qui ne +voyait plus les signes de sa sœur; notre pauvre +ange! Hélas!... a-t-on besoin d'épier, madame, +quand tout ici menace et parle de malheur?</p> + +<p>Marthe jeta un coup d'œil furtif vers le lit où +Blanche sommeillait paisiblement.</p> + +<p>—Savez-vous donc quelque chose? prononça-t-elle +d'un ton si bas que les deux jeunes filles +eurent peine à l'entendre, quelque chose sur +Blanche de Penhoël?...</p> + +<p>—Oui..., répondit Cyprienne.</p> + +<p>—Non!... répliqua Diane d'un accent qui +avait quelque chose d'impérieux.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_77">77</span> +Cyprienne arrêta au passage les paroles qui +allaient s'échapper de sa lèvre. Les deux sœurs +s'aimaient trop pour qu'il n'y eût pas entre elles +égalité parfaite; néanmoins, à cause de cette +tendresse même, Cyprienne reconnaissait volontiers +la prudence supérieure de Diane, et ne +refusait jamais de se laisser guider par elle.</p> + +<p>Lorsque Cyprienne se laissait emporter par +la fougue étourdie de sa nature, un mot de +Diane suffisait toujours pour la retenir.</p> + +<p>L'attention de Madame était cependant excitée +vivement. Elle attendait, les yeux fixés sur +Cyprienne. Comme celle-ci gardait le silence, +Marthe tourna vers Diane son regard où il y +avait une défiance mêlée de reproche.</p> + +<p>—Votre sœur allait m'avouer la vérité..., dit-elle; +vous êtes experte aux belles protestations, +Diane... mais il ne faut pas toujours vous croire.</p> + +<p>Cyprienne, qui était toujours à genoux, se +dressa sur ses pieds, le rouge au front. Ses jolis +sourcils se froncèrent.</p> + +<p>—Oh!... dit-elle en contenant sa voix, si +une autre que vous, madame, accusait ma sœur +de mensonge...</p> + +<p>Marthe de Penhoël eut comme un sourire à +voir l'élan de cette ardente affection.</p> + +<p>—J'ai tort..., murmura-t-elle, et vous avez +raison de vous aimer, mes filles.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_78">78</span> +Elle tendit ses mains aux deux sœurs. Cyprienne +s'était déjà remise à genoux.</p> + +<p>La délicate intelligence de Diane lui disait +qu'il fallait néanmoins une explication à ce <i>oui</i> +et à ce <i>non</i>, tombés en même temps de ses +lèvres et de celles de sa sœur.</p> + +<p>—Comme le visage de notre ange est beau +dans son sommeil! dit-elle en couvrant sa jeune +cousine d'un regard ami et tendrement protecteur. +Nous n'avons pas le droit de dire que nous +l'aimons autant que vous, madame, puisque +vous êtes sa mère... Mais Cyprienne qui se tait +maintenant, timide, sait parler mieux que moi, +quand nous sommes seules toutes deux... Combien +de fois a-t-elle souhaité que Dieu fît deux +parts de notre avenir!... et que, pour notre +chère Blanche, il pût garder toutes les joies et +tout le bonheur!... Vous demandiez tout à +l'heure si nous savions quelque chose sur elle... +Ma sœur vous a répondu oui... C'est que notre +oreille entend de bien loin dès que l'on prononce +le nom de Blanche!... Oh! croyez-nous, +madame, ce n'est point curiosité vaine... quand +on parle de l'Ange ou de sa mère, c'est notre +cœur qui écoute... Nous ne savons rien, sinon +ce qui se dit chez les pauvres métayers des +alentours et dans le salon même de Penhoël...</p> + +<p>—Et que dit-on? demanda Madame.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_79">79</span> +—On dit que l'Ange est une belle jeune fille, +douce et bonne comme le nom qui lui fut +donné... mais on parle de mystérieux malheurs +suspendus au-dessus de sa tête... On répète +tout bas que les mauvais jours sont venus pour +la race de Penhoël... On raille au salon, dans les +fermes on s'attriste, car les bonnes gens se souviennent +de tous les bienfaits répandus sur le +pays par la main de Penhoël, depuis nos grands +aïeux qui possédaient toute la contrée, jusqu'à +notre oncle Louis, que Dieu protége dans son +exil!</p> + +<p>—L'avenir n'appartient à personne..., murmura +Madame; mais, dans le présent, ne dit-on +pas que la fille de René de Penhoël est heureuse +et riche?</p> + +<p>Diane secoua la tête lentement et garda le +silence.</p> + +<p>—Répondez!... reprit Madame; je vous en +prie... et je le veux!</p> + +<p>—Ce sont de vagues bruits, répliqua enfin +Diane. On dit que l'avenir assombrit déjà le +présent; on dit que Blanche est en effet aujourd'hui +heureuse et riche... du moins on est bien +sûr qu'elle l'était hier... mais on se demande si +elle le sera demain...</p> + +<p>Marthe était pâle. Sa voix trembla lorsqu'elle +demanda encore:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_80">80</span> +—Et sur quoi se fondent tous ces bruits, ma +fille?</p> + +<p>—Au salon, personne ne le dit, repartit +Diane; dans les fermes, on répète que le jour +où les étrangers sont entrés au manoir fut un +jour de malédiction et de malheur!...</p> + +<p>—Ce qui se passe ici est-il donc déjà la fable +du pays? murmura Marthe, tandis que la honte +mettait un fugitif incarnat à sa joue.</p> + +<p>—Nous sommes vos nièces, madame, répondit +la jeune fille; chacun nous parle avec respect +à cause de vous... On se borne à nous dire que +cet homme et cette femme sont la cause de tout +le mal... C'est elle qui entraîne le maître à sa +ruine... C'est lui qui a ramené au manoir l'ennemi +mortel de nos pères... Pontalès, dont le +fils parle déjà comme s'il était possesseur des +biens de Penhoël.</p> + +<p>Diane s'arrêta. Madame sembla hésiter et +faire sur elle-même un effort pénible.</p> + +<p>—Et le nom de cet homme, dit-elle en baissant +les yeux, n'est-il jamais prononcé, que vous +sachiez, en même temps que mon nom?...</p> + +<p>—Au salon, peut-être... Chez les anciens +vassaux de Penhoël, qui donc oserait joindre le +nom d'un homme détesté comme un démon au +nom de la femme que tous vénèrent à l'égal +d'une sainte?</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_81">81</span> +Une autre question se pressait sur les lèvres +de Madame. Diane la devina, et répondit à voix +basse:</p> + +<p>—Je n'ai jamais rien entendu moi-même à +ce sujet... mais Cyprienne...</p> + +<p>Madame se tourna vivement vers cette dernière.</p> + +<p>—Ce sont des menteurs!... s'écria la jeune +fille; des menteurs et des méchants!... Je n'ai +pas bien compris leurs paroles, mais voici ce +qu'ils disaient:</p> + +<p>«—Le maître de Penhoël ne peut rien refuser +à M. Robert, et M. Robert veut que l'Ange +de Penhoël soit sa femme...»</p> + +<p>«Jusque-là, je comprenais bien, mais ils disaient +encore:</p> + +<p>«—Madame est dans le même cas que le +maître, elle ne peut pas dire non... Pourtant, +comme elle est fière et que les femmes bravent +tout quelquefois quand il s'agit de leur enfant, +M. Robert s'est arrangé pour que Marthe de +Penhoël ne pût faire autre chose que de mettre +dans sa main la main de mademoiselle Blanche.»</p> + +<p>—C'est donc bien lui!... murmura Madame +sans savoir qu'elle parlait.</p> + +<p>Ses yeux étaient fixes, et ses mains froides +tremblaient dans les mains des deux jeunes filles.</p> + +<p>Elle se leva brusquement et s'approcha du lit +de Blanche.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_82">82</span> +Un instant elle contempla le visage tranquille +et pur de l'enfant, qui semblait sourire.</p> + +<p>—Venez!... dit-elle d'une voix brève et +sourde.</p> + +<p>Cyprienne et Diane s'avancèrent obéissantes.</p> + +<p>—A genoux!... reprit Marthe.</p> + +<p>Les deux sœurs s'agenouillèrent.</p> + +<p>Marthe dit encore:</p> + +<p>—Priez!...</p> + +<p>Puis elle ajouta avec exaltation:</p> + +<p>—Priez du fond du cœur et comme vous +n'avez jamais prié en votre vie!... Vous dites +que vous m'aimez... vous dites que vous voudriez +donner pour moi votre sang et votre bonheur!... +Eh bien! priez Dieu qu'il prenne votre +bonheur et votre sang pourvu que ma fille soit +heureuse!</p> + +<p>Diane et Cyprienne joignirent leurs mains et +répétèrent du fond du cœur la prière que leur +dictait Madame.</p> + +<p>Celle-ci appuyait son front baigné de sueur +contre la couverture de son lit, et murmurait +dans ses sanglots déchirants:</p> + +<p>—Tout pour elle, mon Dieu!... Tout pour +elle!... Ayez pitié de mon enfant!...</p> + +<p>Quand elle se releva, ses yeux étaient secs, +et un rouge vif colorait son visage. Diane et +Cyprienne l'examinaient à la dérobée avec +<span class="pagenum" id="Page_83">83</span> +inquiétude. Il leur semblait voir dans ses yeux +une sorte d'égarement.</p> + +<p>Elle contemplait toujours Blanche, mais froidement, +comme si elle n'eût point su ce qu'elle +faisait.</p> + +<p>—Votre vie, dit-elle enfin d'une voix changée, +votre sang et votre bonheur!... Tout pour +elle!... Pourquoi cela?...</p> + +<p>—Parce qu'elle est votre fille..., murmura +Cyprienne.</p> + +<p>—Ma fille!... répéta Marthe qui semblait ne +plus comprendre.</p> + +<p>—Parce qu'elle est adorée, ajouta Diane +tristement, et qu'on ne nous aime pas!...</p> + +<p>Marthe jeta sur elles tour à tour un regard si +étrange et si brûlant, que les deux jeunes filles +tressaillirent jusqu'au fond de l'âme.</p> + +<p>—On ne vous aime pas?... prononça Marthe +d'un accent plaintif et doux: c'est vrai!... pauvres +enfants, on ne vous aime pas!...</p> + +<p>Un sourire indéfinissable vint se jouer autour +de sa lèvre. Elle les attira vers elle d'abord tout +doucement; puis, d'un geste plein de véhémente +passion, elle les pressa toutes deux contre sa +poitrine haletante.</p> + +<p>—Oh!... oh!... fit-elle en couvrant de baisers +leurs fronts unis.</p> + +<p>Puis, sa voix éclatant malgré elle:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_84">84</span> +—On ne vous aime pas!... s'écria-t-elle avec +folie, on ne vous aime pas, vous!... Oh! mon +Dieu! m'avez-vous faite assez malheureuse!...</p> + +<p>Diane et Cyprienne demeuraient muettes +d'étonnement. Elles ouvraient de grands yeux +pour regarder Madame, dont la joue se couvrait +d'une rougeur ardente et dont l'œil était de +feu.</p> + +<p>Dans leur surprise, il y avait de la frayeur et +aussi de vagues espoirs.</p> + +<p>Elles sentaient battre avec violence le sein de +Madame, dont les bras tremblaient.</p> + +<p>—Écoutez-moi!... reprit Marthe, le moment +est venu... Il faut tout vous dire!... Sait-on qui +est la plus aimée des trois filles de Penhoël? +Écoutez!... écoutez!... Les yeux de la pauvre +femme ont pleuré; son cœur a saigné! Quand +vous dormez, voyez-vous parfois votre mère en +songe?...</p> + +<p>Diane cherchait à comprendre. Cyprienne +écoutait comme on suit un rêve.</p> + +<p>Avant qu'elles pussent répondre, Madame +reprit encore d'une voix plus sourde et en perdant +son regard plus troublé dans le vide:</p> + +<p>—Pauvre femme!... pauvre mère!... Écoutez!...</p> + +<p>Elle s'interrompit; sa bouche resta entr'ouverte. +Les deux jeunes filles, qui attendaient, +<span class="pagenum" id="Page_85">85</span> +la sentirent chanceler. Son visage se couvrit +tout à coup d'une pâleur livide.</p> + +<p>Les jeunes filles n'eurent que le temps de la +soutenir. Elle s'affaissa, faible et privée de mouvement, +entre leurs bras.</p> + +<p>Diane et Cyprienne la déposèrent sur un +siége. Elle n'avait point perdu le souffle, mais +on eût dit une morte, tant son corps immobile +était glacé.</p> + +<p>Durant quelques minutes, les deux filles de +l'oncle Jean s'empressèrent autour d'elle. Au +bout de ce temps, la poitrine de Madame se +souleva en un long soupir; ses yeux tombèrent +sur Diane et Cyprienne qui interrogeaient avec +effroi son visage.</p> + +<p>—Vous voilà!... dit-elle, pourquoi n'êtes-vous +pas à danser?...</p> + +<p>Sa voix était calme et froide.</p> + +<p>Les deux jeunes filles ne savaient que répondre.</p> + +<p>—Le bal est-il donc fini déjà?... reprit +Marthe.</p> + +<p>Il y avait entre sa froideur présente et la +fièvre qui l'emportait naguère un contraste +étrange. Évidemment, elle ne se souvenait +plus...</p> + +<p>Diane fit effort pour oser. Elle prit la main +de Madame et la baisa respectueusement.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_86">86</span> +—Il y a longtemps que nous sommes ici..., +murmura-t-elle; nous parlions de vous, madame, +et du danger qui menace votre fille...</p> + +<p>Marthe sourit d'un air incrédule.</p> + +<p>—Nous parlions de cela!... répéta-t-elle; +un danger pour Blanche!... Qui donc serait +assez cruel pour s'attaquer à une pauvre enfant?</p> + +<p>Elle se tourna vers le lit de l'Ange, dont le +sommeil paisible n'avait point été troublé.</p> + +<p>—Des dangers!... répéta-t-elle en touchant +du doigt la joue de Diane avec un sourire protecteur +et distrait, les jeunes filles se font +comme cela des idées!... Allez rire et danser, +mes enfants... Il n'y a de malheurs et de mystères +que dans vos petites têtes folles!... Voici +notre Blanche guérie... Allez dire là-bas aux +musiciens de jouer leur air le plus joyeux... +Puisque Penhoël donne bal, il faut que ses +hôtes s'amusent!</p> + +<div class="npage"> + +<h3 id="Page_87">VII<br /> +<b>SOUS LA TOUR-DU-CADET</b>.</h3> + +<p>Cyprienne et Diane venaient de quitter la +chambre de l'Ange. Elles marchaient côte à côte, +sans se parler, le long des corridors du manoir. +Il ne faisait pas un souffle d'air au dehors, et +les illuminations du jardin restaient intactes. +Des fenêtres de la galerie, on pouvait voir les +longues lignes de lumière qui marquaient les +allées et le cercle plus brillant du salon de verdure.</p> + +</div> + +<p>On entendait, dans cette dernière direction, +comme un bruit sourd de casseroles fêlées, dominé +par des cris déchirants et insensés. C'était +<span class="pagenum" id="Page_88">88</span> +mademoiselle Héloïse Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, +la Cavatine, qui chantait son grand +morceau d'opéra avec accompagnement de guitare.</p> + +<p>En écoutant ces prodigieuses clameurs, un +étranger n'aurait pas manqué de concevoir des +idées sinistres et de penser à quelque attentat +commis dans le voisinage; mais les deux filles de +l'oncle Jean ne pouvaient point s'y méprendre; +elles connaissaient trop la voix de la plus jeune +et de la plus timide des Grâces Baboin.</p> + +<p>Au lieu d'obéir à l'injonction de Madame, en +rentrant dans le jardin pour gagner le bal, elles +descendirent l'escalier menant à la cour. Les +domestiques étaient tous dans l'aire; la cuisine +et l'office se trouvaient déserts. Diane et Cyprienne +sortirent du château, sans être aperçues, +par la porte de la cour.</p> + +<p>Cette issue donnait sur le seul chemin praticable +aux voitures, et pouvant conduire du Port-Corbeau +à Penhoël. Il descendait la montée en +zigzag, pour éluder la pente, et coupait en dix +endroits différents le taillis de châtaigniers.</p> + +<p>Diane et Cyprienne suivirent le chemin qui +longeait d'abord, pendant une centaine de pas, +cette robuste et gothique muraille, aboutissant +d'un côté à la Tour-du-Cadet, et, de l'autre, servant +de terrasse aux jardins de Penhoël.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_89">89</span> +Elles marchaient lentement, perdues qu'elles +étaient dans leurs réflexions. Aucune d'elles +n'avait rompu encore le silence.</p> + +<p>Elles songeaient à ce qui venait de se passer +dans la chambre de l'Ange. Bien des fois déjà, +elles avaient surpris la douleur de Marthe de +Penhoël; mais qu'il y avait loin de ce qu'elles +avaient vu jusqu'alors à ce qu'elles venaient +d'entendre et de voir! Qu'il y avait loin des larmes +de Madame, silencieuses et résignées, à ce +transport subit, à ces paroles fiévreuses, à ce délire!</p> + +<p>Et ces paroles entendues, que signifiaient-elles?...</p> + +<p>Qu'y avait-il au fond de ce mystérieux désespoir, +dont l'objet apparent n'était plus ni le danger +de Blanche, ni la ruine prochaine de Penhoël?...</p> + +<p>Un instant, elles avaient pu croire que cette +angoisse fougueuse se rapportait à elles, Diane +et Cyprienne. N'était-ce pas en les pressant +contre son cœur avec ivresse que Marthe avait +prononcé ces bizarres paroles?</p> + +<p>Les pauvres enfants, qui mendiaient chaque +jour à genoux quelque distraite caresse, avaient +pu se croire un instant adorées à l'égal de Blanche +elle-même!</p> + +<p>Mais ce n'avait été qu'un instant. Après cet +<span class="pagenum" id="Page_90">90</span> +ardent baiser qui les avait réunies sur le sein +palpitant de Marthe, quel froid sourire et quels +mots glacés! Bien qu'elles fussent habituées à +l'indifférence, il leur semblait qu'on les avait +congédiées, cette fois, avec plus de dédain encore +qu'à l'ordinaire.</p> + +<p>Que croire? Cyprienne avait beau mettre son +esprit à la torture, elle cherchait en vain. Diane +elle-même perdait l'effort de son esprit clairvoyant +et subtil à vouloir soulever le voile.</p> + +<p>Parfois, elle croyait entrevoir le mot de l'énigme; +mais c'était une chose si invraisemblable, +si impossible!...</p> + +<p>Diane repoussait la supposition accueillie; +elle retombait au plus profond de ses doutes, et +se retrouvait en face du problème insoluble.</p> + +<p>Que croire? Rien, hélas! sinon que Madame, +outre les douleurs qu'elles avaient déjà devinées, +avait une autre torture plus mystérieuse +encore, et qu'il ne fallait point espérer de guérir!...</p> + +<p>Elles allaient la tête penchée; leurs mains +s'étaient unies à leur insu, et bien qu'elles ne +se parlassent point, leurs pensées se répondaient.</p> + +<p>Au moment où elles arrivaient sous la partie +des anciennes fortifications qui servait maintenant +de terrasse aux jardins du manoir, elles +<span class="pagenum" id="Page_91">91</span> +s'arrêtèrent toutes deux d'un mouvement brusque +et commun.</p> + +<p>Elles prêtèrent l'oreille.</p> + +<p>Des voix se faisaient entendre sur la terrasse, +et quelques mots descendaient jusqu'à elles.</p> + +<p>Elles relevèrent la tête. La saillie de la muraille +leur cachait les illuminations du jardin; +mais les mille feux allumés le long des allées mettaient +un rayonnement dans l'atmosphère épaisse +et lourde. Il y avait comme un fond lumineux +derrière la ligne noire de la terrasse.</p> + +<p>Sur ce fond, Cyprienne et Diane virent se +détacher deux têtes connues. C'étaient Étienne +et Roger qui poursuivaient là leur conversation +entamée dans le jardin.</p> + +<p>Nous savons que les noms des deux filles de +l'oncle Jean revenaient bien souvent dans leur +causerie. Diane et Cyprienne ne pouvaient saisir +le sens des paroles, mais elles entendaient leurs +noms prononcés, et toutes deux restaient.</p> + +<p>Elles étaient bien jeunes. A l'âge qu'elles +avaient, il faut peu de chose pour faire diversion +aux préoccupations les plus graves.</p> + +<p>A se voir ainsi, par hasard, aux écoutes, la +gaieté naturelle de leur caractère revenait au +galop. Quand c'était Roger qui parlait, un sourire +se jouait autour des jolies lèvres de Cyprienne; +quand la voix d'Étienne se faisait entendre, +<span class="pagenum" id="Page_92">92</span> +la charmante figure de Diane s'éclairait +à son tour.</p> + +<p>Elles aimaient toutes deux; peut-être aimaient-elles +bien plus qu'elles ne le croyaient elles-mêmes.</p> + +<p>Il y avait déjà plusieurs minutes qu'elles étaient +là, écoutant et tâchant de relier en se jouant +les lambeaux de phrases qui tombaient jusqu'à +elles, lorsque Étienne et Roger s'accoudèrent sur +la balustrade de la terrasse. Les deux jeunes +filles se rapprochèrent davantage de la muraille +et se cachèrent parmi les touffes d'épines et de +houx qui en masquaient les fondements. Dans +cette nouvelle position, elles pouvaient tout entendre.</p> + +<p>Aussi, lorsque Étienne annonça son départ +pour Paris, un cri d'étonnement douloureux +s'échappa de la poitrine de Diane.</p> + +<p>Ce cri fut entendu par Étienne et Roger, qui +se penchèrent vivement en dehors de la balustrade; +mais déjà les deux jeunes filles se perdaient +derrière les branches du taillis.</p> + +<p>Diane courait, entraînant maintenant sa sœur +à travers les pousses des châtaigniers. On aurait +pu croire qu'elle avait un but qu'il lui fallait +atteindre à tout prix. Et pourtant elle ne savait +pas où elle allait.</p> + +<p>Cyprienne la suivait en silence.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_93">93</span> +En quelques minutes, le taillis fut traversé. +Les deux sœurs se trouvaient de l'autre côté de +la maison, au bout de l'antique muraille et sous +la Tour-du-Cadet, dont les créneaux à jour surplombaient +au-dessus de leurs têtes.</p> + +<p>Diane s'arrêta, essoufflée. Elle porta la main +à son front brûlant, puis à son cœur qui battait +douloureusement.</p> + +<p>—As-tu entendu?... murmura-t-elle.</p> + +<p>—J'ai entendu, répondit Cyprienne; ma +pauvre sœur!...</p> + +<p>Elle voulut lui prendre la main; Diane se jeta +dans ses bras en pleurant.</p> + +<p>—Demain..., disait-elle parmi ses larmes, +dans quelques heures, je l'aurai vu pour la dernière +fois!... Oh! sait-on comme on aime?... +Hier j'aurais cru pouvoir sourire en parlant de +son départ!...</p> + +<p>—Si tu lui disais de rester..., murmura +Cyprienne, il resterait.</p> + +<p>Diane garda le silence. Un instant, les deux +sœurs se tinrent encore embrassées; puis Diane +se redressa tout à coup. Elle essuya ses yeux où +restaient quelques pleurs.</p> + +<p>—Non, non! dit-elle; je ne lui demanderai +pas de rester!... Autour de nous il n'y a que malheur... +Ce malheur est à nous, qui sommes les +filles de Penhoël; pourquoi le faire partager à +<span class="pagenum" id="Page_94">94</span> +ceux que nous aimons?... Qu'il parte, dût-il +m'oublier!... Si Dieu exauce mes prières, il sera +bien heureux...</p> + +<p>Tandis qu'elle parlait, sa belle tête intelligente +et pensive s'inclinait sur sa poitrine. Il y +avait dans sa voix un accent de tristesse profonde. +Elle sentait aujourd'hui, pour la première +fois peut-être, qu'à son insu son cœur +s'était donné tout entier.</p> + +<p>Cyprienne faisait un retour sur elle-même, et +songeait en frémissant que Roger pourrait partir +aussi à son tour.</p> + +<p>Elle cherchait en vain quelque bonne parole +d'espérance et de consolation. Ce fut Diane qui +rompit le silence. Sa voix était changée. Une +fermeté grave remplaçait la mélancolie de tout +à l'heure.</p> + +<p>—Nous ne sommes pas ici pour nous occuper +de nous-mêmes, dit-elle. Étienne est jeune +et fort... l'avenir s'ouvre devant lui: que Dieu +l'assiste!... Auprès de nous, il y a des faibles à +protéger et à défendre... Songeons à Penhoël, +ma sœur, et hâtons-nous... car quelque chose +me dit que l'heure mortelle approche...</p> + +<p>Cyprienne serra la main de sa sœur contre son +sein.</p> + +<p>—Tu l'aimes, pourtant!... murmura-t-elle; je +t'en prie, cherchons un moyen de le retenir!...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_95">95</span> +—Cherchons un moyen de sauver Penhoël!... +répondit Diane dont les grands yeux +se levaient au ciel avec une résignation angélique; +cherchons un moyen de sauver Madame et +de sauver la pauvre Blanche!</p> + +<p>Le lieu où elles se trouvaient en ce moment +formait l'extrême sommet de la colline. Vers +l'orient, au delà de la Tour-du-Cadet, il n'y +avait rien qu'une rampe rocheuse descendant à +la lande. Entre cette rampe et le chemin qui +longeait la muraille, une sorte de guérite demi-ruinée, +protégeant une poterne, se collait aux +fondements de la tour. En cet endroit, le taillis +plus touffu faisait à la guérite un impénétrable +abri de verdure.</p> + +<p>Comme la vue était magnifique de ce point +culminant, on avait ménagé, sous les châtaigniers, +une étroite esplanade, où régnait un banc +de gazon.</p> + +<p>Les vieux paysans se souvenaient que le commandant +de Penhoël aimait particulièrement +ce site. Bien souvent, durant les beaux soirs de +l'été, on le voyait jadis monter la route abrupte, +appuyé sur le bras de son fils Louis, le favori +de sa vieillesse. Ils disparaissaient tous les deux +derrière l'épais rempart de feuillage, et ceux +qui passaient alors dans le chemin pouvaient +entendre la voix grave du vieux marin, enseignant +<span class="pagenum" id="Page_96">96</span> +à l'aîné de sa maison les nobles sentiments +qui avaient guidé sa propre vie.</p> + +<p>La mémoire du commandant de Penhoël était +vénérée comme celle d'un saint. D'année en année, +lorsqu'on faisait des coupes dans le taillis, +on respectait toujours les quelques châtaigniers +groupés autour de la guérite. Les châtaigniers +étaient devenus de grands arbres, dont les troncs +robustes s'élançaient bien au-dessus de la barrière +de verdure qui entourait toujours leurs +pieds.</p> + +<p>Depuis la mort du commandant, le maître actuel +du manoir semblait, en vérité, craindre +tout ce qui rappelait la mémoire du temps passé. +Pas une seule fois peut-être il n'était venu visiter +ce lieu, où il aurait revu les images unies +de son père mort et de son frère absent. Le +passage qui conduisait de la route au banc de +gazon disparaissait maintenant, à demi bouché +par les broussailles et les pousses du taillis.</p> + +<p>En revanche, on aurait pu remarquer un +autre passage, pratiqué dans la direction opposée, +et donnant sur un petit sentier à pic qui +descendait au bord de l'eau.</p> + +<p>La Tour-du-Cadet se dressait immédiatement +au-dessus de la cabane de Benoît Haligan, le +passeur. C'était Benoît Haligan qui avait pratiqué +ce sentier à travers les taillis, en venant +<span class="pagenum" id="Page_97">97</span> +presque chaque soir s'agenouiller à la place +occupée jadis par son vieux maître.</p> + +<p>Benoît trouvait là ce qu'il aimait: une nature +grande et sombre, des souvenirs tristes et des +pensées de mort.</p> + +<p>Maintenant que la maladie et la vieillesse le +clouaient à son grabat, ce qu'il regrettait le plus +au monde, c'était l'heure qu'il passait tous les +soirs, autrefois, à genoux au pied de la Tour-du-Cadet.</p> + +<p>Cyprienne et Diane venaient de percer l'enceinte +de feuillage. Elles étaient assises sur le +banc de gazon.</p> + +<p>—Dieu m'est témoin, disait Cyprienne, que je +n'ai jamais eu la pensée de reculer!... mais nous +sommes trop faibles, ma pauvre sœur, et ils +sont trop puissants... Un instant j'ai cru que +nous avions réussi à les effrayer en faisant courir +le bruit du retour de notre oncle Louis... +L'amour que tout le pays porte à l'aîné de Penhoël +est si grand!... Ils se sont arrêtés; ils ont +hésité durant quelques jours... Hélas! notre +oncle Louis n'est pas revenu, et ils ont oublié +leur épouvante... Que faire désormais?... Nous +avons épuisé toutes nos ressources! Nos efforts +ont pu retarder un peu le coup qui menace Penhoël... +mais, à mesure que nous détruisons une +arme prête à le frapper, une arme nouvelle est +<span class="pagenum" id="Page_98">98</span> +forgée... d'autres piéges se tendent... et deux +pauvres enfants comme nous peuvent-ils défendre +toujours l'homme qui ne se défend pas lui-même?...</p> + +<p>—Ce sont des gens habiles, répliqua Diane +avec amertume; ils ont commencé par empoisonner +son cœur et par aveugler son intelligence!... +Puis on lui a pris sa force... Chaque +soir, on l'assoit à une table de jeu, entre cette +créature sans âme qu'il aime d'une passion insensée, +et le flacon d'eau-de-vie qui va lui enlever +le reste de sa raison!... Ils sont là, les lâches! +rangés autour de cette proie facile... Oh! quand +je vois le front de Penhoël se rougir, son œil +s'éteindre et sa voix trembler en mêlant les +cartes déloyales, il me semble que la justice de +Dieu nous abandonne!</p> + +<p>—Quand je vois cela, moi, s'écria impétueusement +Cyprienne, je pense que, si j'étais +homme, il n'y aurait déjà plus autant de misérables +autour de ce tapis vert!... Pourquoi notre +frère Vincent a-t-il quitté le manoir?...</p> + +<p>—Si notre frère est heureux, reprit Diane, +que le ciel soit béni! N'y a-t-il pas ici assez de +cœurs à souffrir?... Ma sœur, il vaut mieux que +nous soyons seules dans cette lutte... et s'il ne +nous fallait que des bras forts et des cœurs vaillants, +n'aurions-nous pas Étienne et Roger?</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_99">99</span> +Cyprienne baissa la tête.</p> + +<p>—Oui... oui..., murmura-t-elle; il vaut mieux +que nous soyons seules... Étienne et Roger voudraient +combattre à visage découvert, et nous +savons trop que ces hommes ne reculeraient pas +devant l'assassinat...</p> + +<p>Elle baisa Diane au front et reprit avec une +sorte de gaieté:</p> + +<p>—Pardonne-moi, ma sœur... Tu sais bien +que je suis brave, malgré mes instants de faiblesse!...</p> + +<p>—Je sais que tu es un cœur dévoué, ma +pauvre Cyprienne, répondit Diane qui lui rendit +son baiser avec une tendresse de mère; je +sais que tu es prête à donner ta vie pour ceux +que nous aimons... toi si jeune et si belle!... toi +qui pourrais être heureuse avec le mari de ton +choix!... Écoute!... il nous reste bien peu de +chances de vaincre... et ce que nous faisons +toutes deux, une seule pourrait le faire... Si tu +m'aimais bien... si tu étais toujours ma petite +sœur chérie...</p> + +<p>—Je te laisserais seule en face de ces maudits, +n'est-ce pas?... s'écria Cyprienne indignée; +je tâcherais de fermer les yeux pour ne point +voir que tu meurs à la peine!...</p> + +<p>—N'est-ce pas assez d'une victime?... murmura +Diane.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_100">100</span> +Cyprienne lui ferma la bouche d'un geste où +la colère et la tendresse se mêlaient à doses +presque égales.</p> + +<p>—Si c'est assez d'une victime, ma sœur, dit-elle, +Étienne part, Étienne vous aime... Que +n'allez-vous avec lui à Paris?...</p> + +<p>Elle passa son bras autour de la taille de sa sœur.</p> + +<p>—Non, non!... se reprit-elle, oh! non! ne +m'abandonne pas!... Que ferais-je sans toi?... +Mais ne me parle plus de fuir, quand tu restes, +je t'en prie!...</p> + +<p>Diane l'attira contre son cœur.</p> + +<p>—Je ne t'en parlerai plus, dit-elle; pardonne-moi... +Je t'aime tant et j'aurais tant de joie à te +voir heureuse!... Et puis, tu ne sais pas, ma +pauvre sœur! on commence à nous combattre +comme si nous étions des hommes!... S'ils +allaient te tuer avant moi!...</p> + +<p>—Me tuer?... répéta Cyprienne.</p> + +<p>—Hier, dans notre chambre, poursuivit +Diane, je t'ai fermé la bouche au moment où tu +allais me rendre compte de ta soirée... moi-même +je ne t'ai rien dit de ce que j'avais fait... c'est +que notre chambre n'est plus à nous, ma sœur!... +Nous sommes épiées à notre tour... et dans le +corridor qui mène aux appartements de Penhoël, +j'avais entrevu la figure de Blaise qui nous +suit comme notre ombre.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_101">101</span> +—En te voyant garder le silence, dit Cyprienne, +j'ai pensé que tu n'avais pas réussi.</p> + +<p>—Je n'ai pas échoué... Maître le Hivain était +à son bureau... Je crois savoir dans quel casier +de son secrétaire sont les papiers qui peuvent +perdre Penhoël.</p> + +<p>—Alors, il faut y retourner ce soir; car je +sais, moi, qu'ils redoublent d'obsession auprès +de Penhoël, et que c'est tout au plus s'il pourra +résister un jour encore!...</p> + +<p>—J'y retournerai, dit Diane.</p> + +<p>—Pas toi!... s'écria vivement Cyprienne; +c'est à mon tour!</p> + +<p>—Puisque je sais où sont les papiers...</p> + +<p>Cyprienne appuya sa joue contre l'épaule de +sa sœur, et reprit à voix basse:</p> + +<p>—Crois-tu donc que je ne t'ai pas devinée?... +Il y a là un danger plus grand que de coutume... +et tu veux encore l'affronter toute +seule!... C'est toi qui penses pour nous deux, +ma sœur... Dans la guerre que nous faisons, je +ne suis qu'un soldat, et tu es le capitaine... +Laisse-moi au moins ma part de travail!</p> + +<p>La tête de Diane, qui s'inclinait pensive, se +redressa en ce moment, et sa voix prit un accent +de gaieté.</p> + +<p>—Soit!... dit-elle, mon petit soldat!... Tu +pousseras ce soir une reconnaissance jusque +<span class="pagenum" id="Page_102">102</span> +dans le camp ennemi... Je sais que tu es brave +comme la poudre, mais il faut bien pourtant te +prévenir... Hier, dans une escarmouche pareille +à celle que tu vas engager, ton pauvre capitaine +a eu de rudes assauts à soutenir... Tu n'exagères +en rien, quand tu parles de bataille, ma +sœur... Cette nuit, on m'a tiré deux coups de +fusil, et j'ai eu mon cheval tué sous moi!</p> + +<p>Diane sentit sa sœur tressaillir entre ses bras; +ce n'était pas de la crainte.</p> + +<p>Au contraire, le cœur impétueux de la jeune +fille s'exaltait à ce danger nouveau.</p> + +<p>—Et tu voulais y retourner toute seule!... +s'écria-t-elle.</p> + +<p>Puis elle reprit avec pétulance:</p> + +<p>—Sais-tu?... Je prendrai ce soir les pistolets +de Roger, toi, ceux d'Étienne, et les lâches qui +ont tiré sur toi verront beau jeu!...</p> + +<p>Diane souriait. Mais au bout de quelques +minutes, elle secoua la tête et poursuivit d'un +ton plus grave:</p> + +<p>—A ce genre de combat, ma pauvre sœur, +nous ne serions pas les plus fortes... ce qu'il +nous faut, c'est de l'adresse et l'aide de Dieu...</p> + +<p>Cyprienne ne répliqua point, mais on pouvait +voir qu'elle renonçait avec chagrin à l'idée de +faire le coup de pistolet.</p> + +<p>—Et toi, reprit Diane, qu'as-tu fait hier?</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_103">103</span> +—Ce que nous faisons chaque soir tour à +tour, répondit Cyprienne. J'ai joué mon rôle +d'apparition... J'ai dit à Penhoël, d'une voix de +fantôme, qu'un bon génie veillait sur sa maison, +et qu'il fallait résister avec courage... Mais Penhoël +n'a plus de force... Il ne sait que trembler +et fermer ses oreilles!... C'est malgré lui qu'il +faudra le sauver... Quant à ceux qui l'entourent, +acharnés à sa perte, ils triomphent, ma sœur... +Ils se voient au bout de leur peine... et je les +entendis hier se dire entre eux que cette nuit +même Penhoël leur abandonnerait le dernier +morceau de pain de sa femme et de son enfant!</p> + +<p>—Le manoir?...</p> + +<p>—Il a vendu la semaine dernière ce qui +restait des biens donnés en partage à notre +oncle Louis... Il n'a plus rien que le manoir!... +Et à l'heure où nous parlons, ils sont sans doute +autour de lui... Robert, Pontalès et cette femme +qui l'a ensorcelé!... Ils l'obsèdent, ils le menacent +de ces papiers qui sont entre leurs mains +une arme si terrible!...</p> + +<p>Diane se leva.</p> + +<p>—Ces papiers, il nous les faut, dit-elle, dussions-nous +rester cette fois sur la place... Partons, +ma sœur!</p> + +<p>Cyprienne était toujours prête quand on +parlait d'agir. Les deux jeunes filles descendirent +<span class="pagenum" id="Page_104">104</span> +ensemble le sentier roide et difficile qui +conduisait au bord de l'eau.</p> + +<p>A mesure qu'elles descendaient, une sorte de +chant rauque et lugubre arrivait jusqu'à leurs +oreilles. Quand elles commencèrent à découvrir, +au travers du taillis, la lueur faible qui +sortait de la loge de Benoît Haligan, elles +reconnurent la voix et le chant.</p> + +<p>C'était le vieux passeur lui-même qui psalmodiait +lentement et avec peine les versets du +<i>De profundis</i>.</p> + +<p>Diane et Cyprienne continuèrent leur route. +Au moment où elles passaient devant la loge, +la voix du vieillard, éteinte et creuse, interrompit +son chant pour prononcer leurs noms.</p> + +<p>Cyprienne hésita.</p> + +<p>—Ma sœur, dit-elle, quand je vois cet +homme, et que j'entends ses sombres menaces, +je n'ai plus de courage...</p> + +<p>—Il a servi fidèlement Penhoël, répliqua +Diane, et tout le monde l'abandonne...</p> + +<p>La voix cassée du vieillard se reprit à chanter; +mais ce n'était plus le <i>De profundis</i>.</p> + +<p>Il disait:</p> + +<div class="poem"> +<div class="verse12">«C'est bien vous qu'on voit sous les saules:</div> +<div class="verse6">«Blanches épaules,</div> +<div class="verse12">«Sein de vierge, front gracieux</div> +<div class="verse6">«Et blonds cheveux...»</div> +</div> + +<p><span class="pagenum" id="Page_105">105</span> +Ce chant, que nous avons entendu tomber +si doux des lèvres de Cyprienne et de Diane +enfants, prenait, en passant par la bouche du +vieillard, des modulations funèbres.</p> + +<p>Le bras de Cyprienne frissonnait sous celui +de sa sœur.</p> + +<p>—Il est seul et il souffre..., dit Diane; entrons...</p> + +<hr class="light" /> + +<p>Au sommet de la colline, tout près de l'endroit +où les deux jeunes filles s'asseyaient naguère, +deux hommes s'arrêtaient au pied des +châtaigniers.</p> + +<p>Si les deux sœurs avaient tardé une minute, +elles n'auraient point descendu la montée, parce +qu'elles auraient entendu les nouveaux venus +prononcer à voix basse, dans une conversation +animée, le nom de Madame et celui de René de +Penhoël.</p> + +<div class="pagenum" id="Page_106"></div> + +<div class="npage"> + +<h3 id="Page_107">VIII<br /> +<b>MAITRE LE HIVAIN</b>.</h3> + +<p>Les deux hommes qui venaient de s'arrêter au +bout de la muraille gothique sous la Tour-du-Cadet +sortaient de l'appartement de René de +Penhoël.</p> + +</div> + +<p>C'étaient maître Protais le Hivain, surnommé +Macrocéphale, homme de loi des bourgs de +Bains et de Glénac, et M. le marquis de Pontalès.</p> + +<p>Tandis que l'on dansait dans le salon de verdure, +une partie s'était engagée, suivant la coutume, +chez le maître de Penhoël.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_108">108</span> +C'était vers le tomber du jour, une heure environ +avant que le feu de joie fût allumé sur +l'aire. Robert de Blois était là, en ce moment, +ainsi que Lola, les deux Pontalès et maître +le Hivain.</p> + +<p>La partie avait lieu dans la chambre à coucher +de Penhoël, comme si l'on avait voulu en +faire mystère au commun des hôtes du manoir.</p> + +<p>Un grand luxe régnait maintenant dans l'appartement +du maître. L'ameublement tout neuf +était à la dernière mode de Paris. Trois ans auparavant, +si nous avions pénétré dans cette +chambre simple et modestement ornée, nous y +eussions trouvé les portraits du commandant de +Penhoël, de Louis enfant et de Marthe.</p> + +<p>Maintenant, il n'y avait plus qu'un seul portrait +dans un cadre splendide: c'était celui de Lola.</p> + +<p>Derrière le lit, une porte s'ouvrait, signalée +plutôt que masquée par d'éclatantes draperies de +velours; c'était la porte de la chambre de Lola.</p> + +<p>Évidemment, on ne prenait même plus la +peine de dissimuler. Le désordre avait pris droit +de bourgeoisie au manoir, et Penhoël, se faisant +comme un bouclier de sa lourde apathie, ne +s'inquiétait point de savoir si sa conduite était un +scandale ou passait inaperçue.</p> + +<p>Il était le maître. Sa dégradation avouée s'abritait +derrière cette grande et belle autorité du +<span class="pagenum" id="Page_109">109</span> +chef de la famille, qui avait servi jadis l'austère +vertu de ses ancêtres.</p> + +<p>Il tenait le jeu contre M. Robert de Blois, +auprès de qui s'asseyaient les deux Pontalès. A +sa droite, la charmante Lola, en costume de bal, +s'étendait paresseusement dans une bergère; à +sa gauche, maître Protais le Hivain, portant sur +son nez coupant et long de rondes lunettes de +fer, suivait le jeu d'un œil avide.</p> + +<p>Pontalès et son fils s'abstenaient de tout conseil. +L'homme de loi, au contraire, prodiguait +les siens avec une remarquable générosité.</p> + +<p>Quant à Lola, elle ne quittait sa pose nonchalante +que pour emplir de sa jolie main, couverte +de bagues, un verre placé sur la table à +côté de Penhoël.</p> + +<p>Et Penhoël buvait! buvait!</p> + +<p>Ces trois années avaient pesé sur lui d'une +façon véritablement extraordinaire. Bien qu'il +eût à peine trente-huit ans, c'était déjà un vieillard; +son épaisse chevelure blonde avait blanchi +entièrement; son front s'était ridé: sa haute +taille s'était courbée. Il n'y avait plus ni volonté +ni intelligence dans son regard éteint et stupéfié +par une ivresse de chaque jour.</p> + +<p>A peine aurait-on pu reconnaître dans cette +figure bouffie et pâle, que tachaient çà et là d'ardentes +piqûres, les mâles traits de René de Penhoël.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_110">110</span> +L'effet produit sur sa nature morale par ce +laps de temps si court était du reste plus +désastreux encore. Certes, le maître de Penhoël +n'avait jamais été un esprit d'élite; mais il possédait du +moins autrefois une part de cette vaillance +énergique qui était comme l'héritage de sa +race.</p> + +<p>A présent, plus rien. De cet homme jeune et +fort, que nous avons vu jadis bondir dans le chaland +vermoulu de Benoît, et braver, sur ce pont +frêle, la violence de l'orage, il ne restait qu'une +manière de cadavre, un vieillard impotent et +lourd, sans force ni pensée.</p> + +<p>L'eau-de-vie, l'amour et le jeu, ces trois choses +dont une seule suffit à exalter l'homme, pouvaient +à peine, réunies, galvaniser sa morne +inertie.</p> + +<p>Il tenait ses cartes d'une main tremblante et +comme engourdie. A mesure que la partie avançait, +des gouttes de sueur plus grosses coulaient +dans les rides de son front, et les taches rouges +qui marbraient sa face livide s'allumaient plus +brillantes.</p> + +<p>En face de lui Robert, souriant et calme, causait +avec les Pontalès, intéressés sans doute dans +sa partie.</p> + +<p>Le jeune comte Alain de Pontalès était un +assez joli garçon, qui ne se cachait point trop +<span class="pagenum" id="Page_111">111</span> +pour lancer du côté de Lola des œillades suffisamment +significatives.</p> + +<p>Son père, le marquis, était un petit vieillard: +cheveux blancs comme neige, œil vif, sourire +bon et spirituel. A juger l'homme seulement +par les dehors, ce devait être le plus aimable +marquis du monde.</p> + +<p>Les gens qui regardent de très-près, et prétendent +voir mieux que le vulgaire, auraient +peut-être découvert, sous son avenant sourire, +un petit fonds de sécheresse et de moquerie. +Mais c'était peu de chose, et d'ailleurs quelque +légère nuance de scepticisme voltairien s'allie +merveilleusement, comme on sait, à la riante +bienveillance de ces vieux gentilshommes.</p> + +<p>Ce qui dominait dans la physionomie du marquis, +c'étaient la finesse et la bonté. Ce devait être +un homme souverainement adroit, et sa bonhomie +devait empêcher son adresse d'être dangereuse.</p> + +<p>Ses ennemis, et il en avait bien peu d'avoués +à cause de ses soixante mille livres de rente, +prétendaient qu'il était plus fin encore qu'il n'en +avait l'air, mais que sa bonhomie ne valait pas +le diable.</p> + +<p>C'étaient des jaloux peut-être. En tout cas, +dans ce pays patriarcal, où l'estime publique +est en raison directe de la somme portée au +<span class="pagenum" id="Page_112">112</span> +bordereau du percepteur, la médisance n'avait +pas beau jeu contre M. le marquis de Pontalès.</p> + +<p>La <i>société</i> le reconnaissait pour roi. Il possédait +l'estime éclairée du chevalier adjoint et de +la chevalière adjointe de Kerbichel; il avait +l'admiration des trois vicomtes, épris de madame +veuve Claire Lebinihic; les trois Grâces +Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang auraient volontiers +employé le reste de leur jeunesse à chanter +ses louanges à l'univers avec accompagnement +de guitare.</p> + +<p>Ce qui, du reste, aurait milité sérieusement +en sa faveur auprès de tout homme non prévenu, +c'était l'empressement mis par lui à terminer +cette longue haine qui avait séparé jadis le manoir +et le château. Pontalès s'était prêté vraiment +de bien bonne grâce à cette réconciliation; +l'entremise du jeune M. Robert de Blois s'était +bornée à une simple démarche après laquelle M. le +marquis, quoique le plus âgé, le plus riche et le +plus haut titré, avait fait immédiatement les premiers +pas.</p> + +<p>Depuis le rapprochement, Penhoël, au su de +tout le monde, avait profité plus d'une fois de sa +bonne volonté. Cet excellent marquis montrait +une obligeance inépuisable. Pour n'en donner +qu'un exemple et fournir d'un seul coup la +preuve de sa bienveillante délicatesse, nous dirons +<span class="pagenum" id="Page_113">113</span> +qu'il avait été jusqu'à renoncer au titre de +maire de Glénac pour donner à la vanité de +Penhoël cette satisfaction enviée.</p> + +<p>Il y avait bien une heure que la partie engagée +durait. Les enjeux étaient lourds, et l'on +jouait argent sur table. Penhoël perdait.</p> + +<p>Entouré comme il l'était, d'un côté par Macrocéphale +qui avait tout juste la probité d'un +homme de loi campagnard, de l'autre par une +femme ayant droit au titre d'aventurière, son +malheur constant aurait pu n'être point naturel. +Lola était admirablement placée pour faire +des signes, et la longue figure de maître Protais +le Hivain pouvait dire bien des choses.</p> + +<p>Mais le jeune M. Robert de Blois n'en était +pas à user de ces fraudes élémentaires. C'était +un gentilhomme! S'il trompait, il y mettait du +moins une grâce charmante et une habileté de +premier ordre.</p> + +<p>Penhoël ne pouvait soupçonner ces mains +loyales, toujours à découvert, et qui battaient les +cartes avec une nonchalante aisance.</p> + +<p>D'ailleurs, Dieu sait que le jeune M. de Blois +ne se montrait guère empressé de jouer. Ce +n'était jamais lui qui entamait la partie, et il +fallait chaque jour que Penhoël priât, mais priât +sérieusement, pour que le jeune M. de Blois voulût +bien consentir à lui gagner ses doubles louis.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_114">114</span> +Ce gain constant le fatiguait au lieu de lui +être agréable, tant il avait de généreux désintéressement. +Chaque fois qu'il était contraint par +le sort à empocher l'argent du maître, il ne pouvait +retenir les marques de sa mauvaise humeur.</p> + +<p>Penhoël, lui, s'obstinait avec l'entêtement +sombre du joueur dépouillé. Depuis trois ans il +avait perdu des sommes énormes. Il voulait les +regagner. Sur ce tapis avaient passé tour à tour +les fermes, les moulins, les forêts qui composaient +l'héritage de son père. Il prétendait +rompre la veine funeste et reconquérir tout cela.</p> + +<p>Chaque jour son espoir se brisait contre l'arrêt +inflexible du sort, mais rien ne tue l'espoir +tenace du joueur.</p> + +<p>Penhoël revenait le lendemain s'asseoir à la +même place que la veille. Sa main avide et +tremblante interrogeait avidement l'oracle toujours +contraire. Il perdait. Durant quelques +heures, il restait là le feu dans la poitrine et la +sueur au front, jusqu'à ce que Robert, ému de +compassion, le tendre et bon jeune homme, lui +refusât une dernière revanche!</p> + +<p>Robert venait de gagner une partie et Penhoël +cherchait au fond de sa poche, tout à l'heure +pleine, les quelques pièces d'or qui lui restaient.</p> + +<p>—Je donnerais vingt louis pour vous voir +gagner cette partie, dit le jeune M. Robert, un +<span class="pagenum" id="Page_115">115</span> +bonheur comme le mien ne se conçoit pas et +finit par être fatigant!...</p> + +<p>Penhoël tendit son verre, que Lola s'empressa +de remplir.</p> + +<p>—On dit qu'on ne peut pas être heureux à +la fois au jeu et en amour..., murmura le fils de +Pontalès en fixant sur le maître un regard où il +y avait de la moquerie.</p> + +<p>Le marquis lui fit un signe de sévère reproche.</p> + +<p>—Moi, j'ai beau parier pour M. de Blois, +dit-il avec la bonhomie douce qui distinguait ses +manières, tous mes vœux sont pour mon ami Penhoël... +C'est une veine comme on n'en a jamais +vu!... Dérangez un peu votre chaise, vicomte; +on dit que ces choses-là changent le sort.</p> + +<p>Penhoël fit glisser sa chaise sur le parquet +avec cette docilité superstitieuse et stupide du +joueur vaincu dont la tête se perd.</p> + +<p>Ses sourcils étaient froncés violemment; sa +respiration s'embarrassait dans sa poitrine. Il +ne prononçait pas une parole.</p> + +<p>Le vieux marquis, non content d'avoir donné +à son hôte un généreux conseil, changea les +deux bougies de place, et dérangea un peu la +table.</p> + +<p>Grâce à ces manœuvres classiques, il était +bien difficile, on en conviendra, que la veine ne +fût pas coupée comme avec un rasoir.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_116">116</span> +Penhoël perdit encore.</p> + +<p>Le vieux marquis joignit les mains avec +découragement.</p> + +<p>—C'est folie de lutter quand le diable s'en +mêle!... murmura-t-il.</p> + +<p>Penhoël cependant fouillait dans sa poche, où +il n'y avait plus rien.</p> + +<p>—Trente louis sur parole!... dit-il d'une +voix creuse et sonore.</p> + +<p>C'était le premier mot qu'il eût prononcé +depuis une heure.</p> + +<p>Les deux Pontalès et M. de Blois échangèrent +un rapide regard.</p> + +<p>—Écoutez, Penhoël, répliqua Robert, vous +savez bien que je ne voudrais pas vous refuser... +je jouerais contre vous des millions sur parole... +mais, dans ce moment, ce serait vous voler +votre argent... Nous resterions là jusqu'à demain +que vous perdriez toujours!</p> + +<p>—Trente louis! répéta Penhoël dont la main +tremblante serrait machinalement son verre +plein d'eau-de-vie.</p> + +<p>Robert mêla les cartes avec une répugnance +visible.</p> + +<p>Au moment où Penhoël coupait, un domestique +entr'ouvrit la porte de la chambre.</p> + +<p>—On attend M. le maire, dit-il, pour allumer +le feu de joie.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_117">117</span> +—Qu'on attende!... voulut répondre Penhoël.</p> + +<p>Mais Robert et les deux Pontalès s'étaient +levés déjà.</p> + +<p>Quand le maître vit son adversaire lui échapper +ainsi, son front s'empourpra, et sa lèvre +blême trembla de colère.</p> + +<p>Sa langue épaissie balbutia des reproches +inintelligibles.</p> + +<p>Robert et Pontalès le prirent chacun par un +bras, tandis que Lola s'éclipsait avec le jeune +vicomte Alain.</p> + +<p>Maître le Hivain remettait ses lunettes de fer +au fourreau.</p> + +<p>—Allons, allons, Penhoël!... disait cependant +le marquis de cet accent paternel qu'on +prend avec les enfants révoltés, ne voulez-vous +pas faire crier toute la paroisse?... Prenez une +demi-heure pour remplir votre devoir... et, +après cela, parbleu! nous vous donnerons votre +revanche...</p> + +<p>—Puisque vous êtes un enragé!... ajouta +Robert qui l'entraîna au dehors.</p> + +<p>Avant de sortir, il avait fait signe à maître +le Hivain de ne pas s'éloigner.</p> + +<p>Les paysans attendaient dans l'aire. Le feu de +joie fut allumé à l'aide d'une torche bleue fleurdelisée, +et il y eut le nombre convenable de +salves d'acclamations parmi les pétards.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_118">118</span> +Pendant que la flamme montait, tortueuse et +bleuâtre, le long des fagots amoncelés, Penhoël, +qui avait jeté sa torche, errait dans la foule et +cherchait en vain ses partenaires. De tous côtés +les paysans le saluaient respectueusement, et il +ne les voyait point.</p> + +<p>Quand le brave père Géraud du <i>Mouton couronné</i> +vint à son tour lui tirer sa révérence, le +maître lui demanda d'un air absorbé:</p> + +<p>—N'as-tu point vu M. Robert de Blois?</p> + +<p>Puis il se détourna sans attendre la réponse +du vieil aubergiste qui secoua la tête en murmurant:</p> + +<p>—Cet homme l'a ensorcelé!... Et c'est moi +qui lui ai montré le chemin du manoir!...</p> + +<p>A défaut de Robert et des Pontalès, qui se +faisaient maintenant invisibles, Penhoël rencontrait +partout sur ses pas maître Protais le Hivain. +Celui-ci se tenait à distance respectueuse, mais +il ne perdait jamais de vue René de Penhoël et +semblait attendre l'occasion de l'aborder.</p> + +<p>—Où sont-ils?... où sont-ils?... lui cria +enfin René à bout de patience.</p> + +<p>Macrocéphale s'approcha aussitôt.</p> + +<p>—Je pense que M. le vicomte veut parler de +ces messieurs..., dit-il. Sans doute qu'ils auront +attendu M. le vicomte dans sa chambre...</p> + +<p>—C'est vrai!... dit René, allons-y!</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_119">119</span> +L'homme de loi lui présenta son bras, sur +lequel René appuya sa marche lourde et pénible. +En passant devant le salon de verdure, il s'arrêta, +et un murmure sourd gronda dans sa +gorge. L'orchestre jouait une hongroise que +Lola dansait la tête sur l'épaule d'Alain de Pontalès.</p> + +<p>—Elle aimerait mieux être avec vous que là, +M. le vicomte!... murmura Macrocéphale; partout +où vous n'êtes pas, la pauvre jeune dame a +l'air de s'ennuyer!</p> + +<p>—Parlez-vous vrai?... demanda Penhoël.</p> + +<p>—Regardez plutôt!</p> + +<p>Ceci était audacieux, car Lola semblait être +aux anges. Mais René eut un vague sourire, et +reprit, content, le chemin de sa chambre.</p> + +<p>Dans sa chambre, il ne trouva ni Pontalès ni +Robert de Blois.</p> + +<p>—Ils vont venir..., dit Macrocéphale en +installant René dans son fauteuil avec les soins +empressés d'un valet de chambre. S'il m'était +permis de parler ainsi, je dirais: «Ils ne viendront +que trop tôt!...» Bon Jésus! ces hommes-là +vous ont-ils gagné de l'argent, Penhoël!</p> + +<p>—Donnez-moi mon verre, M. le Hivain, +dit Penhoël au lieu de répondre, il faudra bien +que la veine change un jour ou l'autre!...</p> + +<p>—Si j'étais fée ou sorcier, s'écria Macrocéphale +<span class="pagenum" id="Page_120">120</span> +dont le laid visage grimaçait le dévouement, +il y aurait longtemps que la veine aurait +changé!... Voyez-vous, Penhoël, je ne sais pas +faire de grandes phrases, moi, mais je n'aime +que vous parmi les gentilshommes du pays... +Et, aussi vrai que Dieu est Dieu, je me ferais +hacher en mille morceaux pour votre service!</p> + +<p>—Ils ne viendront donc pas! murmura Penhoël.</p> + +<p>L'homme de loi s'assit sur le coin d'une chaise, +tout auprès de lui.</p> + +<p>—Avant qu'ils viennent, reprit-il, nous +pourrions bien causer un peu d'affaires.</p> + +<p>Une expression d'effroi et de répugnance +invincible se peignit sur le visage de René.</p> + +<p>—Non... non! répliqua-t-il, pas aujourd'hui!</p> + +<p>—C'est que nous sommes bien bas!...</p> + +<p>—Qu'y faire?... murmura René avec fatigue. +Allez-vous me rappeler encore ce qui a été fait? +Je sais bien qu'un jour venant je n'aurai pas +d'autre ressource qu'un coup de pistolet à travers +le crâne...</p> + +<p>—Un jour venant, répéta l'homme de loi +d'un ton qui voulait dire: «Ce jour-là est plus +proche que vous ne pensez.»</p> + +<p>Puis il ajouta doucereusement:</p> + +<p>—Ce qui est fait est fait, Penhoël, et je ne +<span class="pagenum" id="Page_121">121</span> +vous parlerai point des signatures fausses... Ne +craignez rien; personne ne nous écoute!... Je +voulais vous demander seulement s'il vous reste +beaucoup d'argent sur le prix de la forêt de +Quintaine.</p> + +<p>La tête de Penhoël se pencha sur sa poitrine.</p> + +<p>—Oh! la veine!... la veine!... murmura-t-il +en crispant ses doigts autour des bras de son +fauteuil, je viens de perdre mon dernier louis!</p> + +<p>—Et pourtant vous voulez jouer encore?</p> + +<p>—Je veux gagner!</p> + +<p>—Mais si vous perdez?</p> + +<p>—Je veux gagner! vous dis-je, s'écria le +maître en se redressant tout à coup. Blanche de +Penhoël est-elle faite pour mendier son pain, +monsieur?... Je veux regagner mes forêts, mes +étangs, mes métairies!... et avec cela tous les +biens que Pontalès a volés à mon père!...</p> + +<p>—Je donnerais mon bras droit pour que +cela pût arriver, Penhoël!... Mais si vous n'avez +plus d'argent...</p> + +<p>—Il faut vendre!... Aussi bien Lola veut +faire venir de Rennes une nouvelle parure...</p> + +<p>—Vendre!... répéta l'homme de loi, qui se +fit une mine plus allongée encore que de coutume: +pour vendre, il faut avoir.</p> + +<p>René tressaillit et le regarda en face.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_122">122</span> +—Qu'est-ce à dire? s'écria-t-il; n'ai-je donc +plus rien?</p> + +<p>—Si fait..., répliqua Macrocéphale, M. le +vicomte possède encore son manoir de Penhoël, +quitte de toute hypothèque.</p> + +<p>—Et avec cela?...</p> + +<p>—Rien..., repartit tout bas Macrocéphale.</p> + +<p>Penhoël demeura un instant immobile et +muet. On eût dit un homme foudroyé. Puis il +se couvrit le visage de ses deux mains.</p> + +<p>—Le manoir de Penhoël, reprenait cependant +l'homme de loi, est une magnifique propriété; +nous en trouverions assurément un bon +prix... et je suis sûr que M. le marquis de Pontalès...</p> + +<p>—Jamais! interrompit René avec angoisse. +C'est ici qu'est mort mon père... Jamais!</p> + +<p>—Ce n'est pas moi qui donnerais à M. le +vicomte le conseil de vendre le manoir, poursuivit +Macrocéphale en prêtant à sa voix une +expression plus humble et plus insinuante; +mais, ayant l'honneur d'être le conseil de M. le +vicomte, je me permettrai de lui faire observer +que le manoir est pour lui une lourde charge... +Avec une habitation si belle, il faudrait des +rentes...</p> + +<p>—Et je n'en ai plus! murmura Penhoël.</p> + +<p>—Pas beaucoup, s'il faut parler franchement... +<span class="pagenum" id="Page_123">123</span> +D'un autre côté, comme vous le disiez +tout à l'heure, la veine peut changer... et avec +des fonds...</p> + +<p>Penhoël laissa retomber ses deux mains sur +ses genoux. La douleur profonde qu'il ressentait +réveillait son apathie. La torture avait trouvé +un coin vif au fond de son cœur engourdi.</p> + +<p>Ces trois ans écoulés passaient comme une +vision rapide au-devant de ses yeux.</p> + +<p>—J'étais heureux..., pensait-il tout haut, +j'étais riche... le nom de mon père restait pur... +Oh! Haligan disait-il vrai?... Cet homme est-il +venu pour me prendre le salut de mon âme et +la vie de mon corps?...</p> + +<p>—Une observation qu'il est important de +faire, poursuivait l'homme de loi, c'est que +toutes les ventes, consenties par vous jusqu'à +ce jour, sont conditionnelles et frappées d'une +<ins id="cor_10" title="original: close">clause</ins> de réméré... Dans le cas où vous feriez +une nouvelle affaire avec le marquis... ou avec +un autre... on pourrait obtenir des conditions +pareilles.</p> + +<p>—Le terme du réméré est-il le même pour +tout ce que j'ai aliéné? demanda Penhoël.</p> + +<p>—Le même... Il finit au 1<sup>er</sup> novembre de la +présente année.</p> + +<p>—Et nous sommes à la fin d'août! repartit +Penhoël.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_124">124</span> +—En deux mois et onze jours, on peut faire +bien des choses, M. le vicomte!... Dans le cas où +il vous plairait de mettre en vente le manoir, je +pourrais tâter Pontalès ce soir même.</p> + +<p>René de Penhoël ne répondit point tout de +suite. Quand il prit enfin la parole, ce fut tête +haute et d'une voix ferme. Il semblait qu'une +étincelle de son ancienne énergie se fût réveillée +en lui.</p> + +<p>—Je vous défends de me reparler jamais de +cela!... dit-il. Je ne sais pas ce que Dieu décidera +de mon sort, mais la maison où ma fille +unique est née ne sera jamais vendue par mon +fait.</p> + +<p>—Bien parlé!... s'écria Macrocéphale avec +un brusque attendrissement; ah! vous êtes un +vrai gentilhomme, Penhoël, et nous verrons, +j'en suis bien sûr, la fin de tout ceci!</p> + +<p>—Laissez-moi!... dit le maître.</p> + +<p>Macrocéphale se leva aussitôt pour obéir. +Mais avant de quitter la chambre, il eut le temps +de dire encore:</p> + +<p>—Si vous saviez comme cela me fend le +cœur, chaque fois qu'un des domaines de Penhoël +passe comme cela en des mains étrangères... Je +n'ai rien à dire contre Pontalès, Dieu merci, ni +contre personne... mais je suis, avant tout, le +serviteur et l'ami de Penhoël... Et si j'avais des +<span class="pagenum" id="Page_125">125</span> +trésors, je saurais bien à quoi les employer!...</p> + +<p>Il fit un salut respectueux, et prit congé du +maître, qui était retombé dans son immobilité +stupéfiée.</p> + +<p>Au bas du perron, donnant sur le jardin, il +rencontra Robert de Blois, qui l'attendait sans +doute, et qui passa vivement son bras sous le +sien.</p> + +<p>—Eh bien! roi des habiles, demanda Robert, +qu'avons-nous fait?</p> + +<p>Maître le Hivain hocha la tête.</p> + +<p>—Heu! heu! fit-il, on ne vend pas comme +cela sa dernière chemise sans gronder quelque +peu!</p> + +<p>—Il accepte, en attendant?</p> + +<p>—Il refuse.</p> + +<p>—Diable!... grommela Robert, ça nous +retarde encore!... Avez-vous bien fait tout ce +que vous avez pu?</p> + +<p>Macrocéphale prit un accent pénétré.</p> + +<p>—M. de Blois, dit-il, on n'est pas maître de +ces choses-là... Je ne vous connais que depuis +trois ans, mais je vous aime comme si vous étiez +mon propre fils!...</p> + +<p>—Je suis bien reconnaissant..., répliqua +Robert.</p> + +<p>L'homme de loi l'interrompit.</p> + +<p>—Je voudrais que vous me missiez à l'épreuve!... +<span class="pagenum" id="Page_126">126</span> +dit-il. Aussi vrai que Dieu est Dieu, +je me ferais hacher en mille pièces pour votre +service! Je n'ai rien à dire contre Penhoël ou +contre Pontalès... mais il n'y a pas à balancer: +votre intérêt avant tout... voilà ma règle.</p> + +<p>—En temps et lieu, maître le Hivain, dit +Robert, vous verrez que vous n'avez pas eu +affaire à un ingrat... Pour commencer, dès +demain je consulterai votre expérience sur quelques +petites contestations qui pourraient bien +nous diviser, Penhoël et moi, dans l'avenir.</p> + +<p>—A vos ordres, mon cher M. Robert.</p> + +<p>—Mais pour revenir à l'affaire qui nous +occupe, vous ne voyez pas la possibilité...?</p> + +<p>—Par moi, non, répondit Macrocéphale.</p> + +<p>—Alors il faut employer les grands moyens, +n'est-ce pas?</p> + +<p>—C'est mon avis... et s'il m'était permis de +vous donner un conseil...</p> + +<p>—Cela vous est permis, pardieu! M. le +Hivain.</p> + +<p>Depuis quelques minutes, tout en suivant la +conversation, Robert réfléchissait. En ce moment +il semblait sourire à une excellente idée.</p> + +<p>—Le conseil que je me permettrais de vous +donner, poursuivit l'homme de loi, serait celui-ci... +La charmante madame Lola possède sur +Penhoël un pouvoir sans bornes...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_127">127</span> +—M. le Hivain, interrompit Robert, vous +êtes un observateur extrêmement spirituel... +Lola nous a déjà servis, la chère fille, presque +autant que le jeu et l'eau-de-vie!... Mais aujourd'hui +j'ai mieux que cela encore!</p> + +<p>—Mieux que cela?... répéta Macrocéphale +d'un air galamment incrédule.</p> + +<p>Robert ôta son bras de dessous le sien.</p> + +<p>—On est bien mal ici pour parler d'affaires, +reprit-il; veuillez chercher M. le marquis de +Pontalès, et allez m'attendre avec lui quelque +part où l'on puisse causer sans témoins.</p> + +<p>—Du côté de la Tour-du-Cadet, si vous +voulez?...</p> + +<p>—Soit!... La place est excellente, et vous +ne m'y attendrez pas longtemps... Avant une +demi-heure, vous pourrez juger ce que vaut +mon moyen.</p> + +<p>Robert avait une figure triomphante.</p> + +<p>Ils se séparèrent.</p> + +<p>L'homme de loi descendit l'allée qui menait +au salon de verdure pour chercher le marquis +de Pontalès, et Robert de Blois monta lestement +le perron du manoir.</p> + +<p>Au lieu d'entrer dans la chambre du maître +de Penhoël, dont la porte se présentait la première +dans le corridor, il se dirigea vers l'appartement +de Madame.</p> + +<div class="pagenum" id="Page_128"></div> + +<div class="npage"> + +<h3 id="Page_129">IX<br /> +<b>RENDEZ-VOUS</b>.</h3> + +<p>Le marquis de Pontalès et maître Protais le +Hivain arrivaient sous la Tour-du-Cadet pour +<ins id="cor_11" title="original: atttendre">attendre</ins> Robert de Blois, qui leur avait assigné +ce rendez-vous.</p> + +</div> + +<p>La soirée était déjà fort avancée, et le salon +de verdure, déserté tour à tour par tous ceux +qui pouvaient diriger la fête, restait décidément +en proie aux trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, +qui se passaient de main +en main la redoutable guitare, et faisaient boire, +<span class="pagenum" id="Page_130">130</span> +jusqu'à la lie, aux convives découragés, le calice +de leur antique répertoire.</p> + +<p>Pontalès et l'homme de loi causaient en suivant +le sentier qui menait à la tour.</p> + +<p>—Il avait l'air sûr de son affaire?... demandait +le vieux marquis.</p> + +<p>Macrocéphale haussa ses épaules pointues et +fit une grimace de dédain.</p> + +<p>—Ça ne doute de rien, vous savez! répliqua-t-il. +Parce que ça sait faire sauter la coupe +et pêcher le roi en brouillant les cartes, ça se +croit un homme bien habile!... Ah! M. le marquis, +sans le dévouement profond que je vous +porte, je ne resterais pas une minute de plus +dans toutes ces affaires-là... Ce Robert, voyez-vous, +est un aventurier de bas étage, et je +n'aime que les gens comme il faut... Vous, par +exemple, M. le marquis, et le jeune M. Alain... +voilà des gentilshommes!... Ah! je vous parle +franchement, je ne m'inquiète guère plus de ce +Robert que de Penhoël lui-même!... Mais quant +à ce qui vous regarde, je me ferais hacher en +mille pièces pour votre service!</p> + +<p>Le vieux marquis l'écoutait avec son sourire +bonhomme, et prenait de tout cela juste ce qu'il +fallait.</p> + +<p>—Je sais que vous êtes un ami sûr, M. le +Hivain, dit-il, vous êtes en outre un homme de +<span class="pagenum" id="Page_131">131</span> +beaucoup de sens, et je crois que vous avez des +idées très-justes sur M. Robert de Blois... Mais +nous avons encore besoin de lui jusqu'à la fin +de cette affaire... Quand il en sera temps (il mit +sa main sur l'épaule de Macrocéphale), soyez +sûr que je saurai faire la part de mes vrais +amis... Il y a dans le pays bien des gens qui ne +vous valent pas et qu'on regarde comme des +gros bonnets, maître le Hivain... Viennent les +événements que nous préparons, je vous promets, +moi, que vous aurez plus d'un jaloux +entre Redon et <ins id="cor_12" title="original: Carantoir">Carentoir</ins>!</p> + +<p>Ces paroles étaient douces comme miel aux +longues oreilles de Macrocéphale; il écoutait et +faisait d'avance le gros dos en songeant à son +importance prochaine.</p> + +<p>—Mais il faut d'abord que Penhoël disparaisse..., +reprit le marquis en baissant la voix; +je vous parle franc, comme vous voyez... Il ne +s'agit pas de lui enlever la moitié de sa fortune... +les deux tiers, les trois quarts... les quatre-vingt-dix-neuf +centièmes!... Il faut qu'il soit +forcé de fuir et qu'on n'entende plus jamais +parler de lui: sans cela, rien de fait!</p> + +<p>Macrocéphale se frotta les mains.</p> + +<p>—A la bonne heure!... s'écria-t-il, j'aime à +voir comprendre les affaires de cette façon-là!... +ça s'appelle au moins trancher dans le vif!... Eh +<span class="pagenum" id="Page_132">132</span> +bien! M. le marquis, nous marchons, que diable!... +Il me semble que nous sommes bien +près de notre but!</p> + +<p>Ils arrivaient au bout de la route et touchaient +à ces grands châtaigniers derrière lesquels +Diane et Cyprienne abritaient naguère +leur causerie. Pontalès s'arrêta.</p> + +<p>—Plus bas!... fit-il en jetant un regard +inquiet autour de lui. C'est ici que Robert doit +venir?</p> + +<p>—Ici même.</p> + +<p>—Est-on bien à l'abri des oreilles indiscrètes?...</p> + +<p>—A moins de choisir le beau milieu de la +lande de Renac ou le centre des marais, je ne +connais pas de meilleur endroit pour causer +tranquillement d'affaires... La muraille est haute; +d'un autre côté le taillis s'éloigne tout exprès +pour nous enlever la chance d'être écoutés... +Derrière nous, la route est découverte.</p> + +<p>—Mais devant nous?... fit Pontalès en montrant +du doigt le massif de châtaigniers.</p> + +<p>Macrocéphale se prit à sourire.</p> + +<p>—C'est différent! répliqua-t-il avec l'intention +évidente de faire une bonne plaisanterie; +derrière ces arbres-là, il pourrait bien se trouver +quelque revenant aux écoutes.</p> + +<p>—Que voulez-vous dire?</p> + +<p>—Je demande pardon à M. le marquis de +<span class="pagenum" id="Page_133">133</span> +parler avec cette légèreté en sa présence... Le +fait est qu'il y a là <ins id="cor_13" title="original: une">un</ins> espace de quelques pieds +carrés où le plus vaillant gars des bourgs voisins +n'oserait pas pénétrer après la nuit tombée, +parce que le vieux commandant de Penhoël <i>y +revient</i>...</p> + +<p>—C'est égal... dit Pontalès: excès de prudence +ne nuit jamais... et je voudrais voir...</p> + +<p>—Ça peut se faire.</p> + +<p>Macrocéphale, toujours complaisant, écarta +de la main les branches de châtaigniers qui bouchaient +l'entrée du massif et se fraya un passage.</p> + +<p>—Veuillez vous donner la peine d'entrer, +M. le marquis, dit-il, puisque vous n'avez pas +peur des revenants.</p> + +<p>Il disparut derrière l'enceinte de verdure, et +Pontalès le suivit.</p> + +<p>La nuit était noire. Sous les châtaigniers, le +feuillage touffu rendait l'obscurité encore plus +profonde. Sans cette circonstance, l'homme de +loi et Pontalès auraient pu voir qu'ils étaient +très-pâles tous les deux et qu'ils avaient l'air +assez peu rassurés.</p> + +<p>Malgré l'ombre épaisse, on distinguait vaguement +la guérite et le banc, couvert d'herbe +longue.</p> + +<p>—Comme on se cacherait ici!... murmura +le marquis d'une voix légèrement émue.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_134">134</span> +—Oh! oh! repartit Macrocéphale en tâchant +de prendre un accent fanfaron, il me semble +que votre voix tremble! Soyez tranquille!... le +vieux Penhoël est bien mort... et du diable si +les vivants ont l'idée de venir visiter son boudoir!...</p> + +<p>Une feuille sèche vint à bruire sous le pied +du marquis. Maître Protais le Hivain s'interrompit +pour pousser un petit cri de frayeur.</p> + +<p>—Avez-vous entendu?... demanda-t-il en +retenant son souffle.</p> + +<p>Pontalès avait reconnu que l'esplanade et la +guérite étaient également désertes.</p> + +<p>—Ma foi! reprit l'homme de loi honteux de +son alerte, j'ai cru... il m'a semblé... Au fait, +mon métier n'est pas d'être brave!... Maintenant +que nous avons bien dûment inspecté +les lieux, M. le marquis, je vote pour que nous +retournions sur la voie publique.</p> + +<p>—Et n'est-il pas possible, demanda Pontalès, +d'arriver ici par un autre passage que la route?</p> + +<p>—Regardez plutôt! répondit Macrocéphale, +une muraille de trente pieds et des rampes à +pic!... Je propose de lever la séance.</p> + +<p>Il écarta de nouveau les branches et poussa +un long soupir de bien-être quand il revit le +ciel au-dessus de sa tête. C'était un esprit fort.</p> + +<p>Pontalès visita une dernière fois tous les +<span class="pagenum" id="Page_135">135</span> +recoins de l'enceinte de verdure, et repassa sur +la route à son tour.</p> + +<p>Le Hivain avait retrouvé sa vaillance.</p> + +<p>—A part les revenants, dit-il, il y a pourtant +un homme qui aime à se cacher dans ce trou +noir comme le fond de mon écritoire.</p> + +<p>—Qui ça?</p> + +<p>—Le vieux fou de Benoît Haligan, l'ancien +passeur du bac de Port-Corbeau... Mais je pense +bien qu'il n'y montera plus, car il est à l'agonie... +Ah! M. le marquis! tout de même, ce que +c'est que de nous!... Quand le vieux commandant +venait s'asseoir là, sur son banc de gazon, +il était le chef d'une famille puissante... A présent, +le pauvre Protais le Hivain ne voudrait +pas changer de place avec le maître de Penhoël!...</p> + +<p>—Le pauvre Protais le Hivain, dit M. de +Pontalès, sera bientôt en position de ne changer +son sort contre celui de personne... +Mais parlons un peu du présent... Depuis que +ces misérables enfants sont venues dans mon +propre château de Pontalès enlever, à dix pas +de moi, dans ma chambre, ces papiers que je +n'aurais pas donnés pour cinquante mille écus, +je ne sais plus bien au juste quelles sont nos +armes contre Penhoël...</p> + +<p>Maître le Hivain cligna de l'œil.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_136">136</span> +—Il nous en reste de bonnes!... répliqua-t-il; +chaque fois que Penhoël a vendu une pièce +de terre appartenant à l'aîné, il lui a fallu faire +un faux de plus... C'est pour cela que j'ai morcelé +les ventes et multiplié les contrats.</p> + +<p>—Vous êtes un homme d'or!...</p> + +<p>—Je connais assez passablement mon état!... +et, sans parler d'autre chose, il m'a fallu, dans +le principe, une certaine triture, que j'oserai +dire assez rare, pour constituer cet aventurier +de Robert qui arrivait un pied chaussé et l'autre +nu, pour le constituer, dis-je, en quelques +semaines, créancier de Penhoël pour une somme +assez importante! Il est vrai que ce coquin de +Robert avait attaqué l'affaire avec un entrain +admirable... Si vous l'aviez vu lorsqu'il arriva +au manoir, il y a trois ans, avec son domestique +Blaise!... Pour ma part, j'aurais fait serment +qu'il était millionnaire!... Et puis, il avait deux +jolies cordes à son arc, cet homme-là: le roi de +carreau et la dame de cœur!...</p> + +<p>Macrocéphale se mit à rire.</p> + +<p>—Vous sentez bien, reprit-il, que je veux +parler de la Lola. Ce Robert est un gaillard +après tout... Il a beaucoup faibli depuis qu'il a +quelque chose à perdre... mais le jour où il +redeviendrait un aventurier sans feu ni lieu, je +ne voudrais pas me frotter à lui!... Franchement, +<span class="pagenum" id="Page_137">137</span> +M. le marquis, Penhoël chassé, vous ne +serez pas encore maître du manoir.</p> + +<p>—En temps et lieu j'aurai recours à vos +excellents conseils, mon bon ami, répliqua Pontalès. +Je ne me donne pas, hélas! pour un +diplomate bien habile!... Sans vous, je serais +certainement resté en chemin... Mais revenons +aux titres qui sont en votre possession... Vous +les tenez en lieu de sûreté, j'espère?</p> + +<p>—Ma maison n'est pas si forte, ni si bien +gardée peut-être que le beau château de Pontalès... +répondit Macrocéphale avec suffisance; +néanmoins on fait de son mieux!... Et je vous +réponds des pièces corps pour corps... Eh! eh! +les petites rôdent autour de chez moi comme +autour de chez vous... Ce sont des diables incarnés +que ces enfants-là!... Avant de soupçonner +leur savoir-faire, et alors que je n'étais pas +encore sur mes gardes, je les ai laissées plus +d'une fois se moquer de moi... Elles m'ont volé +bien des obligations souscrites par Penhoël... +Et, sans leurs manœuvres, la chose n'aurait pas +duré si longtemps... Mais ma maison est armée +en guerre, maintenant... Et je ne pense pas +qu'elles veuillent goûter une seconde fois du plat +qu'on leur a servi pas plus tard que hier soir.</p> + +<p>—J'ai entendu parler d'un coup de fusil... +commença Pontalès.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_138">138</span> +—Deux coups de fusil!... dont l'un a porté +bien près du but... car on a trouvé un cheval +couché sur la lande avec une balle dans la tête.</p> + +<p>—Ce sont des moyens bien violents, maître +le Hivain! Et si l'on m'avait consulté...</p> + +<p>—M. le marquis, je crois avoir droit de prétendre +à la réputation d'homme prudent... Nos +landes cachent assez de bandits pour qu'un honnête +propriétaire ait un peu le droit d'armer ses +gens... La loi est dure, mais positive... Quiconque +s'avise de forcer une serrure peut s'attendre +à trouver, derrière la porte, le maître de la +maison prêt à défendre son bien... Si nous passons +à la question d'utilité, poursuivit-il en prenant +le ton d'un avocat qui plaide, je n'aurai +pas de peine à établir, par des raisons impossibles +à révoquer en doute, qu'entre tous les +obstacles qui nous barrent le chemin, ces deux +petits démons sont à la fois les plus gênants et +les plus dangereux... J'aimerais mieux avoir +affaire à une demi-douzaine d'hommes... Ne +vous y trompez pas: elles savent tous nos secrets +aussi bien que nous-mêmes, et si le hasard leur +donnait quelque jour un appui, je vous promets +que nous aurions, tous tant que nous sommes, +bien du fil à retordre!</p> + +<p>—Je ne dis pas... cependant...</p> + +<p>—Écoutez!... Je suis l'ennemi déclaré des +<span class="pagenum" id="Page_139">139</span> +moyens violents dans les cas ordinaires... mais +dans la circonstance présente, M. le marquis, +soyez bien persuadé que c'est votre intérêt seul +qui m'anime... Vous avez dépensé trois ans de +votre vie et des sommes énormes pour arriver +à un but parfaitement légal... Il se trouve que +vos adversaires vous attaquent et m'attaquent, +moi, votre conseil, par des moyens inqualifiables... +Je ne sors pas de la légalité, mais je +prends l'arme la plus extrême que la loi puisse +donner à un citoyen, et je m'en sers!</p> + +<p>Pontalès gardait le silence.</p> + +<p>—Quand je dis: «Je m'en sers,» reprit Macrocéphale, +j'emploie une figure, car je n'ai pas +tiré le coup moi-même... Je ne connais point le +maniement du fusil... Mais Robert de Blois, je +dois vous en prévenir, veut aller beaucoup plus +loin que cela!... Les petits démons le tourmentent +nuit et jour... Elles entrent dans sa chambre +fermée par le trou de la serrure!... Elles +s'affublent en fantômes et vont prévenir Penhoël +de tout ce que nous méditons contre lui... +Elles s'agitent, elles défont tout ce que nous faisons... +et Robert est décidé à prendre l'offensive.</p> + +<p>—S'il a un expédient convenable... dit Pontalès +en cherchant ses mots, un biais... vous +m'entendez?... quelque chose d'adroit et de +sûr...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_140">140</span> +Il s'interrompit pour prêter vivement l'oreille. +On entendait un bruit de pas sur la route, dans +la direction de l'entrée du manoir.</p> + +<p>Pontalès et l'homme de loi s'éloignèrent un +peu de la route battue, afin de se mettre à +l'écart derrière les premières branches du taillis.</p> + +<p>Les pas approchaient; on put bientôt distinguer +dans l'ombre deux personnes qui s'avançaient +lentement.</p> + +<p>—C'est lui, dit Pontalès.</p> + +<p>—Avec une femme... répliqua l'homme de +loi.</p> + +<p>—Lola, sans doute?</p> + +<p>Macrocéphale avança la tête en dehors des +branches pour mieux voir.</p> + +<p>—Non pas!... dit-il d'un accent étonné, +c'est madame de Penhoël!...</p> + +<hr class="light" /> + +<p>Quand Robert et la femme qui l'accompagnait +furent arrivés tout auprès de la Tour-du-Cadet, +quelques mots de leur entretien parvinrent +jusqu'aux oreilles de Pontalès et de maître le +Hivain.</p> + +<p>C'était bien Marthe de Penhoël. Malgré l'obscurité, +on ne pouvait plus s'y méprendre. Elle +donnait le bras à Robert, qui la soutenait +cavalièrement et marchait d'un pas de parade.</p> + +<p>Quand Marthe parlait, Pontalès et l'homme +<span class="pagenum" id="Page_141">141</span> +de loi n'entendaient qu'un murmure; quand, au +contraire, le jeune M. de Blois fournissait la +réplique, ils ne perdaient pas une parole. La +voix de Robert était haute, gaillarde, et dénotait +beaucoup de bonne humeur.</p> + +<p>—Belle dame, disait-il en ce moment, Penhoël +n'a pas été plus heureux ce soir que d'habitude... +C'est étonnant! le sort ne se lasse pas de +persécuter ce pauvre ami!... Avant de mettre le +feu à la pile de fagots qu'on a brûlée dans l'aire, +Penhoël avait perdu sa dernière pièce de vingt +francs... Vous devriez user de votre influence, +belle dame, pour le guérir de cette détestable +passion!</p> + +<p>—Il y a trois ans, répondit Marthe, on ne +pouvait pas perdre plus d'un louis d'or dans sa +soirée au jeu que jouait le maître de Penhoël...</p> + +<p>—Ah! ah! fit Robert, les choses ont donc +bien changé!... Au jeu que joue Penhoël, rien +n'est plus aisé que de perdre maintenant dans +sa soirée une bonne métairie ou quelques +arpents de futaie...</p> + +<p>—Quel ton!... murmura Pontalès. Il y a +dans ce Robert du maraud et du grand seigneur!</p> + +<p>—Mais comment diable Madame consent-elle +à se promener avec lui, en ce lieu et à cette +heure?... répliqua maître le Hivain.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_142">142</span> +Marthe avait répondu quelques mots d'une +voix faible et brisée.</p> + +<p>Robert reprit:</p> + +<p>—Ne m'accusez pas, belle dame!... Je lui ai +dit vingt fois qu'il avait là deux vices pitoyables... +On peut aimer à jouer et à boire... mais +il joue comme une dupe et boit comme un charretier!</p> + +<p>Tout en parlant, Robert jetait ses regards à +droite et à gauche; il cherchait évidemment +quelque auditeur invisible.</p> + +<p>—Je ne veux point vous cacher, belle dame, +poursuivit-il, que je vous ai entraînée jusqu'ici +pour parler un peu d'affaires d'intérêt... Mais, +auparavant, permettez-moi de vous demander +si l'indisposition de la chère demoiselle Blanche +n'a pas eu de suites fâcheuses?</p> + +<p>Robert put sentir le bras de Madame tressaillir +sous le sien.</p> + +<p>—Qu'avait-elle donc?... demanda-t-il encore.</p> + +<p>Marthe cessa de marcher, ses jambes chancelaient.</p> + +<p>—Ce qu'elle avait?... prononça-t-elle d'une +voix pénible et sourde, ne le savez-vous pas?...</p> + +<p>Robert hésita un instant; puis il répondit +d'un ton délibéré, mais peut-être au hasard:</p> + +<p>—Ma foi! belle dame, je crois bien que je +m'en doute.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_143">143</span> +Marthe arracha brusquement son bras qui +s'appuyait naguère à celui de M. de Blois.</p> + +<p>—Ah!... fit-elle d'un ton si étrange que +Robert se pencha pour examiner son visage.</p> + +<p>Mais la nuit était trop noire pour qu'il fût +possible de rien distinguer sur une physionomie.</p> + +<p>Marthe ne disait plus rien, elle restait immobile, +les bras tombants et la tête courbée. On +entendait sa respiration courte et pénible.</p> + +<p>Robert sentait vaguement qu'il y avait là +encore un mystère. Il avait envie d'interroger, +mais, pour une confidence d'une certaine espèce, +les oreilles qu'il supposait ouvertes sous le feuillage +pouvaient bien être de trop...</p> + +<p>—Chère dame, s'écria-t-il, je suppose, +d'après votre geste, que vous êtes très en colère... +Il n'y a vraiment pas de quoi... Un de ces jours, +je veux avoir avec vous un entretien au sujet de +mademoiselle votre fille...</p> + +<p>—Tout de suite! interrompit Madame avec +vivacité, au nom du ciel, monsieur!...</p> + +<p>—Belle dame, vous me voyez désolé de vous +refuser... Ce n'est véritablement pas le moment... +Et, si vous le permettez, je vais vous +parler du motif de notre entrevue...</p> + +<p>—Ah çà!... grommelait Macrocéphale derrière +les branches du taillis, est-ce qu'il faudrait +<span class="pagenum" id="Page_144">144</span> +ajouter foi, par hasard, à ce que disent les +Baboin et les Kerbichel?... Est-ce qu'il y aurait +sérieusement quelque chose entre Madame et ce +Robert?...</p> + +<p>—Pour pécher, répliqua Pontalès, il n'y a +rien de tel que les saintes... Mais vous, qui avez +l'oreille plus jeune que moi, maître le Hivain, +entendez-vous ce qu'ils disent?</p> + +<p>—J'entends Robert... Et Dieu me pardonne +s'ils ne parlent pas de tout, excepté de la vente +du manoir!</p> + +<p>Comme s'il avait pu entendre ce reproche, le +jeune M. de Blois abordait justement à cet instant +le chapitre de la vente, et la réponse de +Madame étant probablement un refus, il reprenait, +sans abandonner son accent de politesse +aisée et légèrement railleuse:</p> + +<p>—Belle dame! je ne m'attendais pas à cela! +j'avais absolument compté sur vous... Je ne sais +pas si vous avez remarqué un fait assez bizarre: +depuis trois ans que vous me devez toute sorte +de gratitude, je ne vous ai pas demandé le +moindre service!</p> + +<p>—N'est-ce pas assez, murmura Marthe, de +m'avoir fermé la bouche alors que je voyais un +abîme au devant des pas de mon mari?...</p> + +<p>—Ceci, c'est du silence... un bon office purement +négatif!... Pour tout ce qui exigeait un +<span class="pagenum" id="Page_145">145</span> +effort quelconque, je me suis toujours adressé +à cette pauvre Lola... Voyons! pour une fois +que je mets votre obligeance à contribution, +allez-vous me repousser?</p> + +<p>Pontalès et le Hivain entendirent ce murmure +faible qui annonçait la réponse de Madame.</p> + +<p>C'était encore un refus, sans doute, car +Robert laissa échapper une exclamation d'impatience. +Néanmoins il ne se fâcha pas encore. +Il reprit le bras de Madame, et continua +son plaidoyer en revenant lentement sur ses +pas, le long de la route déjà parcourue.</p> + +<p>Dans ce mouvement, ils s'éloignaient tous +deux du marquis et de l'homme de loi, qui ne +pouvaient même plus saisir le sens des paroles +de Robert.</p> + +<p>—C'est un fin matois tout de même!... dit +Macrocéphale. Il aura su prendre la pauvre +femme dans quelque piége diabolique!...</p> + +<p>—Oui... oui, pensa tout haut Pontalès, c'est +un homme habile à la façon des intrigants de +comédie... Il a comme cela une douzaine de fils +qu'il fait mouvoir assez artistement... C'est un +fanfaron d'astuce... un bachelier ès tours de +passe-passe!... Les hommes de bon sens comme +vous et moi, maître le Hivain, laissent aller les +choses, attendent l'occasion, et dament le pion +souvent à ces brillants joueurs de gobelets!...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_146">146</span> +—Belle dame, disait Robert en revenant une +seconde fois sur ses pas, c'est un projet arrêté... +vous aurez beau vous débattre... il faut que +cela soit fait ce soir!</p> + +<p>La voix de Marthe était suppliante.</p> + +<p>—C'est la dernière ressource de ma pauvre +enfant! murmurait-elle. Monsieur!... monsieur, +ayez pitié de nous!...</p> + +<p>—Je le voudrais, mais c'est impossible... +Une dernière fois, consentez-vous?</p> + +<p>—Vous savez bien que je ne le puis pas!</p> + +<p>Robert s'arrêta; il touchait presque à l'arbre +qui servait d'abri à Pontalès et à l'homme de loi.</p> + +<p>Ceux-ci le virent mettre la main à sa poche +et en retirer un objet de petite dimension, dont +l'obscurité les empêcha de connaître la nature.</p> + +<p>C'était un portefeuille. Robert l'approcha des +yeux de Marthe, qui se couvrit le visage de ses +mains.</p> + +<p>—Il est pénible d'en venir à ces extrémités, +madame, poursuivit Robert en baissant la voix, +mais c'est vous seule qui m'y forcez, à tout +prendre!... Pourtant, vous savez bien ce que je +puis contre vous!...</p> + +<p>Il frappa sur le maroquin du portefeuille. +Marthe demeurait immobile.</p> + +<p>—Voyons! reprit Robert, ne me contraignez +pas à faire un coup d'éclat!... Vous savez +<span class="pagenum" id="Page_147">147</span> +si j'ai été discret durant ces trois années... Ne +soyez pas plus cruelle que moi envers vous-même... +Si vous continuez à me refuser, malgré +ma répugnance qui est grande, je me déciderai +à faire usage de cette arme... Si vous consentez, +comme je l'espère encore, vous pouvez compter, +autant que par le passé, sur ma discrétion à +toute épreuve!</p> + +<p>Madame hésita encore durant un instant. La +nuit cachait l'angoisse mortelle qui était sur son +visage.</p> + +<p>—Je ne puis pas vous résister, monsieur... +dit-elle enfin d'une voix à peine intelligible, ce +que vous ordonnerez, je le ferai!</p> + +<p>—A la bonne heure! s'écria gaiement +Robert qui remit le portefeuille dans sa poche; +avec une femme d'esprit on a toujours de la +ressource...</p> + +<p>Puis il ajouta en parlant comme un acteur à +la cantonade:</p> + +<p>—Holà... n'y a-t-il personne ici?</p> + +<p>Maître le Hivain sortit de sa cachette.</p> + +<p>A sa vue, Marthe se recula effrayée.</p> + +<p>—J'ai l'honneur de vous présenter mon très-humble +respect, madame, dit Macrocéphale de +son ton le plus doucereux, je n'ai rien entendu; +et quand même j'aurais entendu, ajouta-t-il en +se penchant à l'oreille de Marthe, humiliée et +<span class="pagenum" id="Page_148">148</span> +tremblante, ne savez-vous pas que vous avez +en moi un serviteur fidèle qui se ferait hacher +en mille pièces pour votre service?...</p> + +<p>—Maître le Hivain, dit Robert, vous allez +avoir la bonté de suivre madame de Penhoël +au manoir... vous entrerez avec elle dans la +chambre de son mari qui, sur sa demande, +vous remettra un pouvoir écrit de vendre le +manoir et ses dépendances.</p> + +<p>Il baisa la main de Madame d'une façon toute +galante et ajouta:</p> + +<p>—Faites vite, s'il est possible, maître le +Hivain... Je vous attends!</p> + +<div class="npage"> + +<h3 id="Page_149">X<br /> +<b>PRÉDICTIONS</b>.</h3> + +<p>Diane et Cyprienne étaient déjà depuis quelques +instants dans la loge du passeur du Port-Corbeau. +A leur entrée, Benoît avait cessé de +chanter; il s'était soulevé sur le coude, afin de +saluer avec respect les filles de Penhoël.</p> + +</div> + +<p>Depuis lors, il restait immobile sur son grabat, +les yeux fixes et tournés vers les solives +enfumées qui composaient la charpente de sa +loge.</p> + +<p>A le voir ainsi, hâve et décharné, la joue +creuse, la bouche entr'ouverte, on aurait cru +<span class="pagenum" id="Page_150">150</span> +déjà qu'il n'était plus de ce monde, d'autant +mieux qu'il avait placé lui-même sur sa poitrine +le crucifix de bois noir qui garde contre les +influences du malin esprit la couche froide des +trépassés.</p> + +<p>Une chandelle de résine, mince et fumeuse, +était fichée dans la muraille à son chevet, un +peu en arrière du lit; ses traits amaigris s'éclairaient +à revers, et les saillies osseuses de son +visage jetaient des ombres profondes.</p> + +<p>Cyprienne était toute pâle et tremblait à le +regarder.</p> + +<p>La lumière de la résine n'éclairait guère que +le grabat et un billot de bois sur lequel reposait +un pot d'eau bénite avec son goupillon. Le reste +de la chambre se perdait dans une demi-obscurité +d'où sortaient çà et là, quand la résine crépitante +jetait une flamme plus vive, les misérables +objets qui composaient le mobilier du passeur.</p> + +<p>Au dehors l'air était lourd; dans la loge on +respirait à peine: l'atmosphère se chargeait de +ces miasmes tièdes et froids qui semblent +exhaler l'agonie.</p> + +<p>Diane se tenait debout auprès du lit de Benoît +Haligan.</p> + +<p>Cyprienne s'était assise un peu à l'écart, et +mêlait un breuvage dans une petite écuelle de +faïence.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_151">151</span> +—Eh bien! Benoît... disait Diane, vous ne +voulez pas nous répondre, ce soir?... Nous +vous avons entendu chanter tout à l'heure, +pourquoi vous taisez-vous maintenant?</p> + +<p>Le vieillard ne répliqua point. Sa respiration, +d'ordinaire bruyante et pénible, était si faible +en ce moment, qu'on ne l'entendait plus.</p> + +<p>—Ma sœur... ma sœur, murmurait Cyprienne +effrayée, allons chercher le vicaire... Nous +sommes peut-être dans la chambre d'un mort!...</p> + +<p>Aucun mouvement du vieux passeur ne protesta +contre cette crainte. Il restait toujours +étendu, la bouche et les yeux ouverts, les bras +en croix sur sa poitrine, pareil à ces statues +couchées qu'on voit sur les anciennes tombes.</p> + +<p>—Benoît... mon pauvre Benoît! reprit +Diane, vous savez bien que nous vous aimons... +pourquoi nous effrayer ainsi? Nous sommes +venues bien tard ce soir, mais il n'y a pas de +notre faute... Benoît, répondez-nous, je vous en +prie!</p> + +<p>Même silence. Cyprienne avait du froid dans +les veines, et ses jambes chancelaient sous le +poids léger de son corps.</p> + +<p>Diane s'approcha davantage du chevet de +Benoît et reprit encore:</p> + +<p>—Vous aviez soif, peut-être, et vous n'avez +pas pu vous lever pour boire; pauvre homme!... +<span class="pagenum" id="Page_152">152</span> +Vous nous avez appelées... L'heure où nous +venons d'ordinaire s'est passée, et vous avez cru +que nous vous avions oublié!...</p> + +<p>Toujours le même silence. Seulement, la +flamme de la résine se prit à trembler, et les +déplacements de l'ombre et de la lumière mirent +une espèce de vie factice sur le visage morne du +vieillard.</p> + +<p>Cyprienne, à bout de courage, eut la pensée +de s'enfuir. Diane, au contraire, fit un pas de +plus vers le chevet du passeur, et saisit son bras, +afin de lui tâter le pouls.</p> + +<p>Au contact des doigts de la jeune fille, Benoît +eut un tressaillement faible. Un soupir s'exhala +de ses lèvres décolorées, et ses paupières battirent +comme si le charme qui le tenait enchaîné +se fût rompu tout à coup.</p> + +<p>—Le feu de joie a bien brûlé, dit-il en fermant +ses yeux avec fatigue, j'ai vu sa lueur +rouge à travers la porte de ma loge... C'est un +joyeux jour, jeunes filles!... On danse sur l'aire +et l'on danse dans le jardin de Penhoël!... Le +pauvre Benoît reste seul... Il met trop de temps +à mourir!</p> + +<p>Diane prit l'écuelle des mains de Cyprienne +et la lui présenta. Benoît secoua la tête en signe +de refus.</p> + +<p>—J'ai vu le temps, continua-t-il, où Penhoël +<span class="pagenum" id="Page_153">153</span> +venait dire adieu à ses serviteurs mourants... +Alors, tout ce qui était bon et noble, Penhoël +n'oubliait jamais de le faire... Mais il y a une +autre agonie que celle du corps, et je n'en veux +pas au fils de mon maître...</p> + +<p>—Buvez, répéta Diane, cela vous soulagera.</p> + +<p>—Il n'y a qu'une chose au monde qui puisse +me soulager, répliqua le vieillard dont les +traits flétris eurent presque un sourire; c'est +d'entendre votre voix douce auprès de mon +oreille, Diane de Penhoël... Il y avait un homme +que j'aimais plus qu'un père n'aime son fils +unique et adoré... A mesure que j'avance vers +mon dernier jour, les yeux de mon esprit voient +mieux et plus loin... Il n'est pas mort... il +reviendra peut-être quand il ne sera plus +temps! Mes filles, vous avez ses grands yeux de +feu et vous avez son bon cœur... Quand je vais +être là-haut à la porte du paradis, avant de +parler pour moi-même, je prierai pour lui et +pour vous...</p> + +<p>Sa voix s'animait peu à peu, et sa tête renversée +parmi les longues mèches de ses cheveux +gris semblait prête à quitter l'oreiller.</p> + +<p>—Non!... non!... reprit-il répondant aux +paroles qu'il avait entendues naguère, alors +qu'il restait immobile et comme mort; non, je +ne suis pas fâché contre vous, mes filles... Je +<span class="pagenum" id="Page_154">154</span> +savais que vous viendriez encore aujourd'hui... +mais demain...</p> + +<p>Il s'arrêta.</p> + +<p>—Nous vous promettons de venir... voulut +dire Diane.</p> + +<p>Le passeur se souleva lentement et avec effort; +il parvint à se mettre sur son séant.</p> + +<p>—Approchez ici toutes deux, poursuivit-il +d'une voix plus lente et toute pleine d'émotion; +que je vous voie encore une fois, ma belle +Diane... et vous, ma jolie Cyprienne... douces +fleurs du manoir!... Oh! oui, si l'aîné de Penhoël +était revenu, le vieux sang aurait eu encore +de beaux jours!... Mais il tarde... il tarde!... +Je crois que Dieu ne veut pas!...</p> + +<p>Il rejeta en arrière ses grands cheveux gris. +Ses yeux commençaient à briller au milieu de +sa face pâle, sillonnée de rides profondes.</p> + +<p>Les deux sœurs l'écoutaient avec une attention +émue.</p> + +<p>—Je vois bien des choses! poursuivit encore +le vieillard. Pourquoi faut-il que ma volonté +soit stérile? Enfants, si vous ne venez plus, +demain je serai seul... car tout le monde a +délaissé mon lit de souffrance... Dieu m'aura +pris ma dernière joie sur la terre!</p> + +<p>—Mais nous viendrons, interrompit Diane.</p> + +<p>Et Cyprienne ajouta en essayant de sourire:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_155">155</span> +—Ne faut-il pas bien que je vienne préparer +votre tisane, bon père Benoît? moi, qui suis +votre médecin!</p> + +<p>—Pour ce qui est de moi, répondit le passeur, +je n'ai besoin de rien, mes filles... abandonné +ou non, mes heures sont comptées... La +faim, la soif et la maladie ne pourront pas me +tuer, puisque Dieu a marqué la manière dont +je dois mourir... Je sais le nombre des jours +qui me restent à vivre... C'est bien long!... +Cyprienne de Penhoël, vous qui vouliez aller +chercher tout à l'heure le prêtre pour dire sur +moi la prière des trépassés, vous vous en irez +avant moi, ma fille.</p> + +<p>Cyprienne, tremblante, baissait la tête. Elle +était habituée à croire les paroles du vieillard +comme autant d'oracles.</p> + +<p>—Ne dites pas cela!... murmura Diane, +vous savez bien que nous avons besoin de tout +notre courage!...</p> + +<p>Mais Benoît Haligan semblait céder à un pouvoir +irrésistible. Ce n'était plus le même homme. +Sa taille s'était redressée; son visage s'inspirait; +une flamme étrange brûlait au fond de +ses yeux caves.</p> + +<p>—Et vous aussi, Diane de Penhoël!... continua-t-il. +Toutes deux... toutes deux ensemble!... +Ne m'interrompez plus, car ce moment +<span class="pagenum" id="Page_156">156</span> +de force que Dieu me rend sera court, et quand +je vais me taire, ce sera pour longtemps!... Je +suis seul... je n'ai ni fils ni fille... Je n'aime +personne en ce monde, si ce n'est vous et l'absent... +depuis soixante et dix ans que dure ma +vie, je suis un pauvre homme... Et pourtant +j'ai amassé un petit trésor qui est enfoui au pied +du grand aune qui baigne ses branches dans la +rivière et auquel j'attachais mon bac, au temps +où je pouvais encore passer l'eau... Écoutez bien +ceci, car nulle créature humaine n'est infaillible, +et peut-être mes prophéties sont-elles les rêves +d'un vieil homme qui se meurt... Dieu le veuille, +enfants, Dieu le veuille!...</p> + +<p>«Sous l'aune, il y a cent pièces de six livres, +enfermées dans un pot de grès... Je les ai mises +là une à une, et il m'a fallu bien des années de +fatigue!...</p> + +<p>«Alors que Penhoël était heureux et riche, +je comptais donner mon argent aux prêtres, +après ma mort, afin qu'il fût dit des messes +pour le repos de mon âme, et aussi pour les +bleus que j'ai tués sur la lande pendant la +guerre.</p> + +<p>«Depuis que Penhoël est pauvre, ne m'interrompez +pas, je sais ce que je dis! ses serviteurs +n'ont plus le droit de penser à eux-mêmes.</p> + +<p>«Je me disais: Mon argent sera pour Madame, +<span class="pagenum" id="Page_157">157</span> +pour l'absent, qui reviendra peut-être et qui +n'aura plus de patrimoine, ou pour les filles de +Jean de Penhoël...</p> + +<p>«Mettez ceci dans votre mémoire, car je ne +vous en reparlerai plus... Quoi qu'il arrive, que +je sois vivant ou mort, que ce soit aujourd'hui +même ou dans dix ans, vous êtes mes héritières, +et les cent pièces de six livres sont votre +bien...»</p> + +<p>Cyprienne et Diane avaient des larmes dans +les yeux.</p> + +<p>—Pauvre bon père Benoît!... dirent-elles +en même temps.</p> + +<p>Le vieillard souriait d'un sourire amer et +triste.</p> + +<p>—Ne me remerciez pas, reprit-il, à moins +que vous ne veuillez suivre mon conseil.</p> + +<p>—Quel conseil?...</p> + +<p>—Aujourd'hui, à l'heure même où je vous +parle... dites-moi adieu pour l'éternité, et sans +prendre le temps de remonter au manoir, allez +chercher l'argent qui est sous l'aune... Quand +vous l'aurez, vous passerez l'eau et vous vous +enfuirez, mes filles, aussi loin que la terre +pourra porter vos pas.</p> + +<p>Diane et Cyprienne secouèrent la tête.</p> + +<p>—Et notre père?... murmurèrent-elles en +même temps. Et Madame... et l'Ange?...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_158">158</span> +—Que peut faire un pauvre vieillard contre +la volonté de Dieu?... pensa tout haut Benoît +Haligan.</p> + +<p>Puis il garda quelques instants le silence, les +bras croisés sur sa poitrine et les yeux au ciel.</p> + +<p>Diane et Cyprienne se tenaient par la main. +Leurs charmants visages, qu'éclairait faiblement +la lumière tremblante de la résine, exprimaient +une résignation mélancolique.</p> + +<p>Toutes deux avaient une foi égale aux paroles +prophétiques du passeur; toutes deux croyaient +à cette annonce d'une mort violente et prochaine. +Elles donnaient leurs âmes à Dieu, et ne +voulaient point fuir.</p> + +<p>Le sacrifice était consommé au fond de leur +cœur, sans faste et avec un calme pieux. Elles +regardaient en face le martyre.</p> + +<p>Au bout de quelques secondes, Benoît reprit +comme en se parlant à lui-même:</p> + +<p>—Mon Dieu! pourquoi montrez-vous l'avenir +à ceux qui sont trop faibles pour prévenir +le malheur ou le combattre?... Depuis que cet +homme mit le pied sur mon bac, par un soir +d'orage... depuis qu'un éclair me montra pour +la première fois sa figure, une voix s'est élevée +au fond de ma conscience... Il y a trois ans que +mes rêves me le montrent, la nuit, le jour, dans la +veille et dans le sommeil... et je vois toujours la +<span class="pagenum" id="Page_159">159</span> +même chose... Malheur!... rien que malheur!...</p> + +<p>Un peu de sang remonta à sa joue pâlie; ses +yeux brillèrent davantage.</p> + +<p>—Oh! si j'avais encore les bras d'un +homme!... s'écria-t-il, mais je ne suis plus +qu'un cadavre!... Il est arrivé par un déris, le +soir où le moulin des Houssaies fut emporté par +l'inondation... Il est arrivé avec les désastres et +avec la tempête... C'est un déris qui l'emportera, +un déris et une tempête!... Mais avant ce +jour-là, il prendra la vie de plus d'un et de plus +d'une au manoir de Penhoël!... De toutes les +douces filles du manoir, il fera des belles-de-nuit... +et cette heure-là est bien proche, +Diane!... bien proche, Cyprienne! Je regardais +ce soir le beau soleil d'automne descendre derrière +la colline... et je me disais: Les filles de +Jean de Penhoël sont jeunes, belles, aimées... +Demain, le soleil reviendra éclairer ma cabane... +Où seront, à cette heure, les filles de Jean de +Penhoël?</p> + +<p>Cyprienne et Diane frissonnèrent.</p> + +<p>—Quoi?... sitôt que cela!... prononça Diane +à voix basse.</p> + +<p>—Le marais est profond, murmura le passeur, +et bien que les eaux soient basses, il y a +de quoi noyer deux pauvres enfants au tournant +de la <i>Femme-Blanche</i>!...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_160">160</span> +Cyprienne mit sa tête sur le sein de Diane, +qui la pressa en silence contre son cœur.</p> + +<p>—Après cela, poursuivit Benoît Haligan, +l'esprit du mal sera maître au manoir... Pauvre +Marthe!... comme je la vois pleurer en appelant +sa fille!...</p> + +<p>—Blanche aussi!... dit Diane qui n'avait +point pleuré sur elle-même et qui eut une +larme pour le sort de l'Ange.</p> + +<p>—Et Penhoël!... s'écria le passeur en agitant +les mèches mêlées de sa chevelure, et Penhoël... +Oh! qui donc va-t-il tuer?...</p> + +<p>Les yeux du vieillard devinrent sanglants, et +sa voix s'embarrassa dans sa gorge.</p> + +<p>—Penhoël!... reprit-il en cherchant un fantôme +dans le vide, pitié!... c'est votre frère!...</p> + +<p>Ses bras retombèrent sur la couverture.</p> + +<p>—Je l'avais dit... poursuivit-il avec épuisement, +son corps et son âme!...</p> + +<p>Il s'affaissa lourdement et ne parla plus.</p> + +<p>Cyprienne et Diane restaient frappées de terreur.</p> + +<p>Durant quelques minutes un silence lugubre +régna dans la loge; puis une étincelle sembla +se rallumer dans l'œil éteint du vieillard.</p> + +<p>—Écoutez... dit-il d'une voix brève et basse. +Écoutez!...</p> + +<p>Son geste commandait le silence, comme s'il +<span class="pagenum" id="Page_161">161</span> +eût cherché à saisir un son faible et lointain.</p> + +<p>—Écoutez!... répéta-t-il pour la troisième +fois, n'entendez-vous pas qu'on parle de vous +là-haut, sous la Tour-du-Cadet?</p> + +<p>Les deux sœurs le regardèrent étonnées. La +distance qui séparait la loge de la tour était +telle qu'il eût fallu crier bien fort pour se faire +entendre de l'une à l'autre.</p> + +<p>—Ils sont là!... poursuivit cependant Benoît, +les assassins lâches et avides!... Fuyez!... +fuyez, mes filles!... Il en est temps encore!</p> + +<p>Et comme Cyprienne et Diane restaient +immobiles, Benoît poursuivit lentement:</p> + +<p>—Ils sont là, vous dis-je!... Si vous ne voulez +pas fuir, allez du moins apprendre le sort +qu'ils vous réservent!...</p> + +<p>Il y avait dans l'accent du passeur une conviction +si profonde que Cyprienne et Diane ne +songèrent plus à la distance qui les séparait de +la tour.</p> + +<p>Elles s'élancèrent au dehors comme s'il leur +eût suffi de sortir pour entendre ces voix qui +prononçaient leur arrêt.</p> + +<p>Au dehors, le silence régnait. L'atmosphère +pesante laissait immobile le feuillage du taillis. +Les deux sœurs commencèrent à gravir le sentier +à pic qui conduisait à la Tour-du-Cadet.</p> + +<p>Elles ne se rendaient nul compte de leur +<span class="pagenum" id="Page_162">162</span> +action, et leur esprit restait tout entier aux +funèbres pensées que Benoît Haligan venait +d'évoquer en elles.</p> + +<p>Mais, comme elles approchaient du haut de la +montée, Diane s'arrêta tout à coup et serra +fortement le bras de Cyprienne.</p> + +<p>Benoît Haligan ne les avait point trompées. +Elles entendaient plusieurs voix sous la Tour-du-Cadet, +et il leur sembla saisir de loin leurs +noms, répétés à diverses reprises.</p> + +<div class="npage"> + +<h3 id="Page_163">XI<br /> +<b>CONCILIABULE</b>.</h3> + +<p>Cyprienne et Diane étaient à une vingtaine +de pas du banc de gazon, où elles s'étaient assises +naguère, avant de descendre chez Benoît Haligan. +Elles franchirent sans bruit et avec précaution +la faible distance qui les séparait de la +Tour-du-Cadet, car elles ne savaient encore si +les voix se faisaient entendre en deçà ou au delà +de l'enceinte de verdure.</p> + +</div> + +<p>L'enceinte était vide comme elles l'avaient +laissée, mais les interlocuteurs invisibles n'étaient +<span class="pagenum" id="Page_164">164</span> +maintenant séparés d'elles que par les basses +branches des châtaigniers.</p> + +<p>Les deux jeunes filles écartèrent doucement +les rameaux, et mirent leurs têtes entre le feuillage. +Elles ne virent rien d'abord, mais le son +des voix les guidait, et à force d'interroger l'obscurité, +elles aperçurent trois ombres qui s'agitaient +à quelques pas d'elles.</p> + +<p>Elles reconnurent M. le marquis de Pontalès, +Robert de Blois, et Blaise, le domestique de ce +dernier.</p> + +<p>C'était Blaise qui avait prononcé à plusieurs +reprises le nom des deux sœurs.</p> + +<p><i>L'Endormeur</i> n'était plus tout à fait le joyeux +coquin que nous avons vu à l'auberge de Redon. +Il avait attendu trois ans à l'office, tandis que +son camarade Robert, dit <i>l'Américain</i>, se prélassait +superbement au salon. Cette longue attente +lui avait fait le caractère hargneux et l'humeur +acariâtre. Il avait pris en outre les vices +de l'antichambre, car on n'est pas valet en vain, +même pour la montre. Blaise s'était fait insolent, +méchant, important, menteur, et il était resté +voleur.</p> + +<p>Point n'est besoin de dire qu'il détestait son +prétendu maître. Il détestait en outre Pontalès, +à cause de sa fortune; il détestait l'oncle Jean, +que ses gros sabots et sa pauvreté n'empêchaient +<span class="pagenum" id="Page_165">165</span> +point de s'asseoir à la table des gentilshommes; +il détestait Penhoël, Madame, la <i>société</i> tout entière, +depuis les trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, +jusqu'au plus mince des trois +vicomtes; il détestait les domestiques, qui avaient +l'impudente prétention de ne lui devoir qu'un +médiocre respect, les paysans qui ne le saluaient +pas assez bas, et maître le Hivain qui l'accablait +pourtant de politesse et de sourires.</p> + +<p>Malgré cette misanthropie universelle, il vivait +bien, et ne se laissait point trop aller à la tristesse. +C'était un gros garçon, assez rond toujours, +et ses aversions envieuses ne se haussaient +point jusqu'à la haine, excepté une pourtant. +M. Blaise, comme il fallait l'appeler, avait cru +remarquer trop souvent les jolis yeux de Diane +et de Cyprienne fixés sur lui avec moquerie. +Ces petites filles avaient eu le front de railler +plus d'une fois sa fière importance! Il les haïssait +par préférence à tous et du fond de son cœur.</p> + +<p>Malgré sa mauvaise humeur et les dispositions +hostiles où il s'entretenait à l'égard de son +prétendu maître, Blaise faisait sa besogne en +conscience. Sa besogne, bien entendu, n'était +point celle d'un valet ordinaire; il avait mission +d'observer, d'écouter aux portes et d'espionner, +ce dont il s'acquittait à merveille.</p> + +<p>En somme, c'était dans son intérêt qu'il travaillait, +<span class="pagenum" id="Page_166">166</span> +car une fois la bataille gagnée, M. Blaise +comptait bien se reposer sur ses lauriers.</p> + +<p>Il y avait déjà quelques minutes qu'il avait +rejoint Robert de Blois et M. le marquis de Pontalès.</p> + +<p>Le fruit de ses observations de la journée +était sans doute plus important que d'habitude, +car Blaise avait pris une physionomie grave et +ce ton imposant qu'on emploie pour annoncer +les grandes nouvelles.</p> + +<p>—Eh bien, ami Blaise... avait dit d'abord +Robert en l'abordant, savons-nous quelque chose +de bon?</p> + +<p>Blaise hocha la tête avec lenteur.</p> + +<p>—Nous savons quelque chose... répondit-il, +nous savons même beaucoup de choses... mais +nous ne savons rien de bon!</p> + +<p>—Qu'y a-t-il donc?</p> + +<p>—Il y a que vous allez un train de tortue, +M. Robert, et que, pendant ce temps-là, votre +partie pourrait bien se gâter.</p> + +<p>—Expliquez-vous!...</p> + +<p>—Ma foi! j'ai entendu aujourd'hui tant +d'histoires que je ne sais par où commencer... +Avez-vous pensé quelquefois que ce serait une +furieuse danse, si les gars de Glénac et de Bains +prenaient un beau jour leurs bâtons,—car ils +n'auraient pas même besoin de leurs fusils,—pour +<span class="pagenum" id="Page_167">167</span> +venir <ins id="cor_14" title="original: décendre">défendre</ins> Penhoël malgré lui, et le +délivrer de notre compagnie?</p> + +<p>—Quelle idée!</p> + +<p>—Comme vous dites, c'est une idée!... Je ne +me vante pas de l'avoir eue tout seul...</p> + +<p>—Il vous resterait toujours le château de +Pontalès, mon cher M. de Blois, dit le marquis; +vous ne doutez pas, je l'espère, du plaisir que +j'aurais à vous offrir l'hospitalité.</p> + +<p>Robert salua. Blaise reprit:</p> + +<p>—Pontalès est un bien beau château!... et +si l'on y mettait le feu, les murs resteraient debout, +car ils sont en bonne pierre de taille...</p> + +<p>—Le feu? balbutia le marquis: qui vous fait +parler ainsi?</p> + +<p>—C'est encore une idée... une idée qui n'est +pas de moi...</p> + +<p>—Est-ce qu'il y aurait quelque complot?... +demanda Pontalès d'une voix altérée.</p> + +<p>—Oui, M. le marquis... répliqua Blaise avec +ce sang-froid de comédien qui ouvre toutes +grandes les oreilles du parterre, il y a un complot... +et si vous ne vous dépêchez pas, je parierais +contre vous pour les bons gars de Glénac +et de Bains!</p> + +<p>Pontalès essaya de sourire.</p> + +<p>—Vous voulez nous effrayer, mon cher +M. Blaise.... murmura-t-il.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_168">168</span> +—Voyons! dit Robert. Il ne s'agit pas de +parler en énigmes!</p> + +<p>—Je vais tâcher de me faire comprendre... +Je vous ai dit bien souvent: «Prenez garde aux +filles de l'oncle en sabots!... Elles vous joueront +quelque méchant tour.» Vous répondiez: «Ce +sont des enfants!...» Eh bien! ces enfants-là ont +soulevé contre vous une véritable armée... Si +vous aviez entendu, comme moi, ce qui se disait +tout à l'heure sur l'aire, pendant le feu de joie!... +Vous avez mis Penhoël bien bas, mais son nom +a encore un prestige, car jeunes gens et vieillards +parlent de mourir pour lui comme d'une +chose toute simple!... Ils savent vaguement ce +qui se passe... Ils prononcent votre nom, M. le +marquis, le vôtre, M. Robert, et celui de Lola, +qu'ils voudraient mettre en pièces... Pour en +connaître si long, il faut qu'on les ait endoctrinés... +Et qui a pu se charger de ce soin, sinon +ces maudites enfants?...</p> + +<p>—C'est vrai... dit Robert.</p> + +<p>Pontalès gardait le silence.</p> + +<p>—J'ai fait de mon mieux pour vous en +débarrasser, reprit Blaise, mais on ne m'aide +pas... Pour en revenir aux lourdauds de Glénac +et de Bains, c'est, ma foi, une affaire sérieuse!... +Vous les connaissez aussi bien que moi, M. de +Pontalès... Si une fois l'idée de nous faire un +<span class="pagenum" id="Page_169">169</span> +mauvais parti se fourre dans leurs grosses têtes +chevelues, du diable si la justice et les gendarmes +pourront nous protéger!</p> + +<p>—Bah!... fit Robert, il y a longtemps qu'ils +grondent...</p> + +<p>—Ce soir, ils faisaient mieux que gronder... +Ils ont un chef maintenant... notre ancienne +connaissance, M. Robert... le vieux Géraud du +Mouton couronné... Et ce chef-là m'a l'air de +n'être que le lieutenant d'un personnage invisible...</p> + +<p>—Qui serait?... demanda Robert.</p> + +<p>—Peut-être ces deux petits diables, les filles +de l'oncle en sabots, répliqua Blaise.</p> + +<p>C'était en ce moment que Cyprienne et Diane +se glissaient à pas de loup derrière les châtaigniers.</p> + +<p>Blaise poursuivait:</p> + +<p>—Le père Géraud parle d'elles avec un respect +étrange... Il a l'air d'attacher à leur aide +une sorte de vertu surnaturelle... Mais peut-être +y a-t-il encore un autre chef...</p> + +<p>—Qui donc?... demandèrent en même temps +Robert et Pontalès.</p> + +<p>Les deux jeunes filles étaient tout oreilles; +aucune parole ne leur échappait désormais.</p> + +<p>—Ils parlent à mots couverts, répondit +Blaise dont la voix baissa involontairement, on +<span class="pagenum" id="Page_170">170</span> +voit qu'ils font allusion à une nouvelle toute +récente et incertaine encore... Mais j'ai deviné +leur espérance et j'ai peur que l'absent ne soit +de retour.</p> + +<p>Pontalès et Robert tressaillirent comme si +leur corps eût éprouvé un choc matériel.</p> + +<p>Derrière le feuillage, Cyprienne et Diane +cherchaient à modérer les battements de leurs +cœurs. C'étaient elles qui avaient répandu dans +le pays, au hasard et comme suprême ressource, +la fausse nouvelle du retour de Louis de Penhoël. +Et pourtant, cette nouvelle, répétée par des +bouches ennemies, faisait naître en elles une +vague espérance.</p> + +<p>L'émotion qu'elles ressentaient au nom de +l'aîné de Penhoël leur faisait presque oublier +qu'elles-mêmes avaient inventé le mensonge de +son retour.</p> + +<p>—S'il allait revenir!... Voilà déjà deux fois +que j'entends parler de cela!... murmura Pontalès.</p> + +<p>—D'après ce qu'on dit de l'homme, ajouta +Robert, il ne s'agirait plus de plaisanter... Ce +serait une autre histoire que les petites filles +ou que le vieux gargotier de Redon, ameutant +contre nous cinq ou six douzaines de balourds!... +Vous l'avez connu, vous, M. le marquis?</p> + +<p>—Je l'ai connu, répliqua Pontalès. C'était +<span class="pagenum" id="Page_171">171</span> +alors un enfant... S'il n'a pas changé, que Dieu +nous garde de le rencontrer jamais face à face!...</p> + +<p>—Bah!... s'écria Blaise, est-il donc assez +fort pour nous faire peur avec son ombre?... +Vous voilà tout déconcertés d'avance!... C'est +peut-être un faux bruit... Si l'homme en <ins id="cor_15" title="original: queston">question</ins> +était de retour, et qu'il fût aussi terrible +que vous le dites, nous aurait-il laissés poursuivre +paisiblement notre besogne?... Allons, +messieurs, j'ai mes petits intérêts dans l'affaire... +Ma voix compte au chapitre, bien que +je sois votre humble valet... Vous avez trop +tardé; il faut réparer d'un seul coup le temps +perdu!</p> + +<p>—Nous avons devancé votre conseil, ami +Blaise, répondit Robert. Dans quelques minutes, +M. de Pontalès sera propriétaire du manoir de +Penhoël.</p> + +<p>—Vous avez la signature?</p> + +<p>—Nous l'attendons.</p> + +<p>Blaise se frotta les mains.</p> + +<p>—Bien joué, cette fois! s'écria-t-il, le meilleur +levier ne peut pas grand chose sans point +d'appui... Une fois que Penhoël n'aura plus chez +nous un pouce de terre, les paysans réfléchiront... +Pour un gentilhomme à moitié ruiné, +on se dévoue encore... Mais pour un mendiant...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_172">172</span> +—D'ailleurs, Penhoël ne pourra rester au +pays... ajouta Pontalès.</p> + +<p>—Avec les faux, dit Robert, nous l'enverrons +au bout du monde!</p> + +<p>—Et une fois le maître parti, poursuivit +Pontalès, tout ira sur des roulettes... Nous +n'aurons plus à craindre les filles de l'oncle +Jean, d'abord, et c'est un point à considérer. +Ensuite, ce père Géraud, qui fait le méchant, +s'est ruiné lui-même, à force de prêter de l'argent +à Penhoël... En achetant quelques créances, +on aura bon marché de lui... Que Penhoël signe +ce soir, et je réponds du reste!</p> + +<p>Diane et Cyprienne écoutaient. Mille pensées +se croisaient, confuses, dans leur esprit. En +face de cette ruine prochaine et inévitable, elles +avaient la volonté de lutter encore, mais elles +sentaient leurs mains trop faibles et sans armes.</p> + +<p>Que faire? L'idée leur venait de courir au +manoir et de se placer au-devant du maître. +Mais il n'était plus temps déjà sans doute...</p> + +<p>Elles restaient là, indécises et comme anéanties +par le découragement.</p> + +<p>—Il y a pourtant une personne au manoir, +disait en ce moment Robert, qui ne partira pas... +et à ce propos, M. de Pontalès, je désire avoir +deux mots d'explication avec vous... Votre fils +est fort assidu auprès de Blanche.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_173">173</span> +Blaise haussa les épaules en aparté.</p> + +<p>—Cela me déplaît, continua Robert d'un ton +sec et presque impérieux.</p> + +<p>Pontalès lui tendit la main.</p> + +<p>—Mon excellent ami, dit-il avec cordialité, +je voudrais avoir à vous donner des preuves +d'affection plus grandes... Soyez certain que +mon fils sera réprimandé sévèrement... Il saura, +une fois pour toutes, qu'entre lui et vous, mon +cher M. de Blois, je n'hésiterais pas un seul +instant... Ceci posé, m'est-il permis de vous +demander ce que vous comptez faire de mademoiselle +de Penhoël?</p> + +<p>—Je l'aime... répliqua Robert, je l'épouserai +peut-être...</p> + +<p>Blaise éclata de rire.</p> + +<p>—Un bon parti!... s'écria-t-il, mais il me +semble que j'entends venir la signature...</p> + +<p>Un bruit de pas se faisait en effet sur la route, +et l'instant d'après on vit arriver maître Protais +le Hivain.</p> + +<p>—Enfin!... s'écrièrent nos trois compagnons.</p> + +<p>Et Pontalès ajouta:</p> + +<p>—L'acte est-il bien en règle?</p> + +<p>Macrocéphale ôta son chapeau et tira de sa +poche un mouchoir à carreaux de taille considérable, +afin de tamponner la sueur qui mouillait +<span class="pagenum" id="Page_174">174</span> +son front pointu. Évidemment, il avait +fourni la course à toutes jambes.</p> + +<p>—Parlez donc!... dit Robert impatient, +s'est-il bien débattu?</p> + +<p>Un soupir s'échappa de la poitrine de l'homme +de loi. Personne ne prit encore d'inquiétude, +tant on se croyait sûr du résultat, d'après la +promesse de Madame.</p> + +<p>Macrocéphale regarda tour à tour ses trois +interlocuteurs.</p> + +<p>—Parler!... grommela-t-il en faisant aller +ses yeux de Blaise à Pontalès, sais-je s'il faut +parler comme cela devant tout le monde?...</p> + +<p>—Eh bien?... fit Robert.</p> + +<p>—M. le marquis... commença Macrocéphale.</p> + +<p>—Maître le Hivain, interrompit sèchement +Pontalès, du moment que M. Robert de Blois +vous dit de parler, cela suffit... M. de Blois et +moi nous ne faisons qu'un!... voilà vingt fois +que je vous le répète!...</p> + +<p>—A la bonne heure, M. le marquis... C'est +juste!... voilà vingt fois que vous me le dites!... +je vais parler.</p> + +<p>L'homme de loi cessa d'essuyer son front et +poussa un second soupir.</p> + +<p>—Diable d'homme!... diable d'homme!... +dit-il d'un ton lamentable, il a encore un poignet, +savez-vous, à vous casser la tête comme +<span class="pagenum" id="Page_175">175</span> +une noisette!... Vous demandez s'il s'est débattu!... +il m'a même battu! et très-grièvement!...</p> + +<p>—Et l'acte? demanda le trio.</p> + +<p>—Il m'a donné un coup de poing dans la +poitrine... un très-fort coup de poing!... Il m'a +pris par les épaules avec brutalité... il m'a lancé +dans l'escalier, au risque de commettre un +meurtre sur ma personne!...</p> + +<p>—Pauvre M. le Hivain!... Mais l'acte?... +l'acte?...</p> + +<p>—L'acte?... répéta Macrocéphale en dépliant +de nouveau son vaste mouchoir, j'aurais voulu +vous y voir! Je vous dis qu'il est enragé ce soir, +et qu'il n'y a rien à faire!...</p> + +<p>Les trois compagnons se regardèrent. Aucun +d'eux n'avait compté sur ce résultat.</p> + +<p>Cyprienne et Diane se serraient la main en +silence et remerciaient Dieu de tout leur cœur.</p> + +<p>Ce fut Pontalès qui se remit le premier.</p> + +<p>—Ainsi, dit-il, Penhoël a refusé de signer?...</p> + +<p>—Formellement!</p> + +<p>—Et Madame?... demanda Robert avec +menace. M'aurait-elle trompé?</p> + +<p>—Madame a fait ce qu'elle a pu... mais il est +fier comme Artaban, ce soir, et ne veut rien +entendre!... Je ne l'avais jamais vu comme +cela!... On dirait qu'il ne comprend plus du +<span class="pagenum" id="Page_176">176</span> +tout sa situation, ou que le diable lui a donné +les moyens d'y faire face!...</p> + +<p>—Le retour de l'aîné... murmura Pontalès; +peut-être en sait-il plus long que nous à cet +égard?</p> + +<p>Robert frappa du pied.</p> + +<p>—Ah! il ne veut pas signer!... prononça-t-il +d'une voix étouffée par la colère. Tant pis pour +lui!...</p> + +<p>—Dès le premier mot que j'ai voulu risquer, +reprit Macrocéphale, il m'a fermé la bouche... +«Dieu lui-même, a-t-il dit deux ou trois fois, +s'oppose à ce que Penhoël vende la terre de son +nom!»</p> + +<p>—Encore ces diables incarnés! s'écria Blaise; +je savais bien que j'oubliais de vous dire quelque +chose!... Ce n'est pas que Dieu qui s'oppose à la +vente du manoir... Ce sont tout bonnement les +petites filles!... Elles profitent du moment où +Penhoël, à moitié ivre, chaque soir, tombe +comme une masse entre ses draps, pour venir +jouer à son chevet le rôle d'apparitions...</p> + +<p>—Toujours elles!... gronda Robert qui cherchait +sur qui décharger sa rage sourde.</p> + +<p>—C'est donc cela!... reprit Macrocéphale. +Voilà bien des fois que Penhoël me parle de +visions et d'ordres venus d'en haut...</p> + +<p>Cyprienne et Diane se tenaient serrées l'une +<span class="pagenum" id="Page_177">177</span> +contre l'autre; elles avaient des larmes de joie +dans les yeux. Chacune des paroles qu'elles entendaient +retentissait au fond de leur cœur et voulait +dire: «Enfants, vous avez sauvé Penhoël!...»</p> + +<p>Tandis qu'elles triomphaient, les pauvres enfants, +laissant aller leurs âmes à l'espoir, un mot +vint les frapper comme un coup de massue.</p> + +<p>C'était Robert qui parlait.</p> + +<p>—A tout prix, disait-il d'une voix brève et +résolue, il faut que ces petites filles meurent!</p> + +<p>—S'il s'agit d'un assassinat, murmura Pontalès, +je me retire.</p> + +<p>—M. le marquis, on se passera de vous!</p> + +<p>—Si l'on dépasse les bornes de la légalité, dit +à son tour Macrocéphale, je m'abstiens.</p> + +<p>—Monsieur l'homme de loi, on se privera de +vos services!... Mais il ne sera pas dit que deux +misérables enfants nous auront impunément +barré la route! Où est Bibandier?</p> + +<p>Cette question s'adressait à Blaise.</p> + +<p>—Auprès de la tonne de cidre, répondit le +domestique; il boit à la santé du roi.</p> + +<p>—Peut-on toujours compter sur lui?</p> + +<p>—Je le laisse jeûner depuis trois ans, répliqua +Blaise, pour le tenir en haleine... Il est +maigre et affamé comme un bon chien de chasse.</p> + +<p>Robert se retourna vers Pontalès.</p> + +<p>—M. le marquis, dit-il, chacun de nous, +<span class="pagenum" id="Page_178">178</span> +cette nuit, doit avoir sa part de besogne... Il +faut que tout soit fait demain matin, car il y a +comme un menaçant mystère autour de nous, et +peut-être nous repentirions-nous toute notre vie +d'avoir perdu quelques heures dans les circonstances +où nous sommes... Je me charge des +petites filles.</p> + +<p>—Où les trouverez-vous? demanda Pontalès.</p> + +<p>—Bibandier est un limier de premier ordre, +répondit Blaise.</p> + +<p>—Quant à vous, M. le marquis, reprit Robert, +vous vous chargerez de Penhoël... Maître +le Hivain, les faux sont-ils toujours chez vous?</p> + +<p>—Toujours, répliqua Macrocéphale; seulement, +depuis que les petits démons rôdent, la +nuit, autour de chez moi, j'ai ôté le portefeuille +du tiroir où je l'avais serré, pour l'enfouir sous les +carreaux de mon cabinet de travail... Dérangez +mon fauteuil et enlevez une toile, vous avez la +chose!</p> + +<p>Cyprienne et Diane, qui retenaient leur souffle +pour écouter mieux, échangèrent un signe de +muette intelligence.</p> + +<p>—Rien n'est perdu, alors, reprit Robert, et +je vous réponds, moi, que nous aurons cette +nuit la signature de Penhoël!... Maître le Hivain +va nous rapporter les pièces... Quand Penhoël +verra qu'on lui met sous la gorge comme un +<span class="pagenum" id="Page_179">179</span> +pistolet prêt à faire feu les faux commis par lui, +nous verrons bien s'il résistera!</p> + +<p>—En route, M. le Hivain! dit Pontalès, +nous jouons notre dernière partie!</p> + +<p>Diane et Cyprienne avaient quitté leur poste +d'observation. Elles tombèrent dans les bras +l'une de l'autre.</p> + +<p>—Ma sœur, dit Diane tout bas, il faut que +nous soyons avant eux à la maison de M. le Hivain... +nous savons maintenant où sont les papiers +qui menacent Penhoël!</p> + +<p>—Allons bien vite!... murmura Cyprienne.</p> + +<p>Elles échangèrent un dernier baiser; puis +Diane dit encore d'un ton de résignation simple +et douce:</p> + +<p>—Ma sœur, nous allons risquer notre vie... +si l'une de nous deux meurt, l'autre continuera +la tâche commencée... si nous mourons +toutes deux, nous prierons Dieu là-haut pour +Penhoël!...</p> + +<p>Diane s'élança la première dans le sentier conduisant +au bord de l'eau et s'y laissa glisser sans +bruit; mais au moment où Cyprienne allait descendre +à son tour, le pan de sa robe s'accrocha +aux piquants d'une touffe de ronces.</p> + +<p>L'étoffe se déchira. Les deux jeunes filles +précipitèrent leur fuite.</p> + +<p>Robert, Pontalès et leurs deux compagnons +<span class="pagenum" id="Page_180">180</span> +se séparaient, lorsque le bruit léger produit par +la robe déchirée vint jusqu'à leurs oreilles.</p> + +<p>—Avez-vous entendu?... dit Macrocéphale.</p> + +<p>Personne ne répondit.</p> + +<p>Pontalès, Robert et Blaise s'étaient élancés +déjà de l'autre côté du rempart de verdure.</p> + +<p>L'enceinte fut fouillée en un clin d'œil; elle +était vide.</p> + +<p>—Il y avait quelqu'un là, pourtant! dit Pontalès +d'une voix altérée.</p> + +<p>Blaise battait son briquet de fumeur et Macrocéphale +ouvrait la petite lanterne qui éclairait +sa marche dans les bas chemins, quand il +regagnait son logis après la nuit tombée.</p> + +<p>La lanterne s'alluma. Nos quatre compagnons +virent d'abord leurs propres visages pâlis et bouleversés +par la peur.</p> + +<p>Puis chacun d'eux fit l'examen des moindres +recoins de l'enceinte.</p> + +<p>—Il n'y a rien, dit Macrocéphale, qui venait +de regarder dans la guérite; et ce lieu est sans +issue.</p> + +<p>—Ce sera quelque lièvre, commença Blaise.</p> + +<p>Mais la voix de Pontalès l'interrompit.</p> + +<p>—Voici une issue! dit-il; un véritable sentier +qui descend à la rivière!...</p> + +<p>Il ajouta en se penchant vivement pour ramasser +quelque chose:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_181">181</span> +—Qu'est-ce que cela?</p> + +<p>Les trois autres se rapprochèrent. Pontalès +tenait à la main un lambeau de la robe de +Cyprienne, qui était resté attaché aux épines +du buisson de ronces.</p> + +<p>Tout le monde reconnut l'étoffe. Il y eut un +silence consterné.</p> + +<p>—J'avais tort!... dit enfin Pontalès d'une +voix basse et brève, et vous avez raison, M. de +Blois... Elles en savent trop long désormais... Il +faut qu'elles meurent, n'importe où ni comment... +qu'elles meurent cette nuit même!</p> + +<p>—Il y a dix à parier contre un, dit Robert, +qu'elles sont à la maison de maître le Hivain...</p> + +<p>—En avant! s'écria Blaise; sans sortir des +bornes respectables de la légalité, nous allons +leur faire faire connaissance avec le Bibandier!...</p> + +<div class="pagenum" id="Page_182"></div> + +<div class="npage"> + +<h3 id="Page_183">XII<br /> +<b>PETITS DÉMONS</b>.</h3> + +<p>Robert et Pontalès se dirigèrent ensemble +vers la rivière, non point par le petit sentier à +pic où venaient de s'engager les jeunes filles, +mais par la route qui longeait les anciennes +fortifications.</p> + +</div> + +<p>Pendant ce temps-là, maître le Hivain remontait +en toute hâte au manoir, pour avoir la clef +du bac, et Blaise retournait à l'aire, afin de +trouver Bibandier.</p> + +<p>Bibandier allait bien encore quelquefois se +promener solitairement sur la lande ou dans les +<span class="pagenum" id="Page_184">184</span> +sentiers de la Forêt-Neuve, quand les nuits +étaient sans lune, mais il n'y mettait plus le +même cœur qu'autrefois. Il avait laissé dans les +taillis de Bains son armée de manches à balai +habillés en brigands; son chien était mort de +faim depuis longtemps; et s'il continuait lui-même +à mener son métier de rôdeur, c'était +vocation irrésistible, car jamais le hasard ne +l'avait payé de ses peines.</p> + +<p>Que faire en un pays où les poches ne contiennent +que des gros sous, et où les bâtons +sont des massues?</p> + +<p>Bibandier avait dû espérer un instant un sort +meilleur en voyant deux de ses camarades intimes +occuper une bonne position dans le pays; +mais Robert et Blaise l'avaient systématiquement +tenu à distance, et le pauvre diable n'avait +jamais pu réclamer trop haut, parce que le +bagne de Brest est un bercail incessamment ouvert, +où les brebis égarées comme lui rentrent +au premier mot.</p> + +<p>Il se taisait. Peut-être n'en pensait-il pas +moins. Cependant, c'était un coquin assez débonnaire, +et la rancune qu'il gardait à ses anciens +camarades n'atteignait pas des proportions +bien tragiques.</p> + +<p>D'ailleurs, on n'était pas sans lui faire entrevoir +de temps à autre un meilleur avenir. Bien +<span class="pagenum" id="Page_185">185</span> +qu'il ne connût pas en détail ce qui se passait à +Penhoël, il pouvait voir, comme tout le monde, +qu'une lutte était engagée. On pouvait avoir +besoin de lui, et alors il faudrait bien lui donner +sa part de l'aubaine...</p> + +<p>En attendant, Blaise lui jetait çà et là une +pièce blanche pour l'empêcher de s'impatienter +trop fort, et M. de Blois lui avait fait obtenir, +par son crédit, une petite position officielle.</p> + +<p>Bibandier était fossoyeur de la paroisse de +Glénac, aux appointements fixes de douze francs +par an, plus le casuel.</p> + +<p>Mais, malgré les fièvres du marais et deux +médecins qui s'étaient établis depuis peu à la +Gacilly, la mort ne donnait guère au bourg de +Glénac. Le pauvre Bibandier était maigre à +faire compassion.</p> + +<p>Blaise le trouva, comme il l'avait annoncé, +sous le tonneau de cidre qu'on avait mis en +perce dans un coin de l'aire. Bibandier était +couché paresseusement dans la poussière; sa tête +reposait sur une de ses mains, et l'autre tenait +une écuelle demi-pleine. Sa figure longue, et +dont les teintes ternes tiraient sur le gris, s'empourprait +légèrement; son œil cave veloutait +son regard; il y avait dans sa physionomie un +repos content et parfait.</p> + +<p>Il restait là depuis le matin, buvant tout seul +<span class="pagenum" id="Page_186">186</span> +et voyant la vie couleur de rose. C'était son jour +de fête. Il ne buvait ainsi, à sa soif, qu'une fois +tous les ans.</p> + +<p>Au premier mot que Blaise lui glissa tout bas +dans l'oreille, il quitta sa pose nonchalante et +se dressa d'un bond sur ses pieds. On eût pu le +voir alors dans toute la longueur de sa taille, +avec ses membres étiques et osseux ballottant +dans un vêtement de futaine trop large, et qui +n'avait plus que la corde.</p> + +<p>—Oh! oh!... dit-il avec gaieté; il s'agit des +chers petits anges!... ça me paraît très-faisable!</p> + +<p>Il y avait tant de joyeuse humeur dans son +accent, et l'expression de son visage restait si +débonnaire, que Blaise ne put s'empêcher de +lui dire:</p> + +<p>—Me comprends-tu bien?</p> + +<p>—Parfaitement!... répliqua Bibandier sans +rien perdre de sa tranquillité sereine; quand +quelque chose démange, on se gratte, mon +fils... c'est tout simple... L'Américain en est-il?</p> + +<p>—C'est lui qui monte le coup.</p> + +<p>—Bonne affaire! moi je n'ai pas encore travaillé +dans ce genre-là... mais chacun gagne sa +vie comme il peut... pas vrai?</p> + +<p>On eût dit que Blaise s'était attendu à plus +de résistance, car il regardait Bibandier d'un +œil surpris et même un peu inquiet.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_187">187</span> +Celui-ci parut comprendre ce que Blaise avait +dans l'esprit. Il emplit l'écuelle et la lui présenta +d'un geste cordial.</p> + +<p>—On peut se déboutonner ici, dit-il en montrant +du doigt le groupe des paysans qui se +pressaient autour du père Géraud à la porte de +la ferme; voilà deux heures qu'ils oublient le +tonneau pour écouter les sornettes du vieux +gargotier de Redon!... Bois un coup, l'Endormeur!... +Je savais bien que Robert et toi, vous +en viendriez là quelque jour, et je vous attendais.</p> + +<p>Son regard, qui prit une nuance de mélancolie, +tomba sur la futaine usée de sa veste.</p> + +<p>—J'avais grand besoin de me refaire!... reprit-il, +grand besoin!... L'Américain et toi, +vous n'avez pas été gentils avec un vieux camarade... +Mais on ne peut pas payer celui qui ne +fait rien... pas vrai?... Je dis donc que je suis +content d'avoir l'occasion de travailler pour +vous...</p> + +<p>—Voilà un brave garçon!... s'écria Blaise; +sois tranquille... Tu seras payé comme il faut!</p> + +<p>—Quant à ça, répliqua Bibandier, je ferai +mon prix moi-même en temps et lieu... Tu dis +que c'est pressé, mon fils? Eh bien, partons!</p> + +<p>Blaise ne bougea pas; son regard exprimait +toujours la même défiance.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_188">188</span> +Le fait est qu'il était difficile d'accorder les +paroles de Bibandier avec l'expression de douceur +patiente qui était sur son pauvre visage, +maigre, pâle et défait. Il semblait à Blaise que +son vieux camarade souriait aussi par trop débonnairement +en parlant de meurtre.</p> + +<p>—Ah çà! reprit-il d'un ton d'hésitation, +es-tu bien sûr de ne pas faiblir?... Elles sont si +jeunes... si jolies!...</p> + +<p>—Ça ne me fait rien... répondit l'ancien +uhlan; chacun pour soi!... Je ne dis pas que +je me servirais volontiers du couteau avec de +pauvres chérubins comme ça!... J'espère bien +qu'on me laissera la liberté de m'y prendre à +ma guise?</p> + +<p>—Carte blanche!... pourvu que ce soit +fait.</p> + +<p>—Ça sera fait, mon bonhomme... et proprement!</p> + +<p>—Viens donc, dit Blaise, qui se mit en +marche.</p> + +<p>Bibandier but une dernière écuelle de cidre, +et n'eut besoin pour le rejoindre que d'allonger +un peu le pas de ses grandes jambes.</p> + +<p>Chemin faisant, Blaise lui expliqua plus en +détail ce qu'on attendait de lui; Bibandier, tout +en écoutant, fredonnait avec sa voix de basse-taille +un air à roulades. Plus d'une fois, avant +<span class="pagenum" id="Page_189">189</span> +d'arriver au Port-Corbeau, Blaise s'arrêta court +pour lui dire:</p> + +<p>—Du diable si je te comprends, mon vieux! +Moi qui n'ai pas le cœur tendre, je ne pourrais +pas chanter à l'heure qu'il est!</p> + +<p>—C'est que tu manges tous les jours, toi!... +répliquait Bibandier doucement et le sourire +aux lèvres; si tu avais été trois ans à mon régime, +tu m'en dirais des nouvelles!</p> + +<p>Et cela était dit si bonnement! C'était de la +quintessence de férocité...</p> + +<p>En approchant du passage, Bibandier coupa +la parole à Blaise, qui continuait ses instructions.</p> + +<p>—Voilà qui est entendu!... dit-il; l'affaire +des petites est réglée, et tu seras content de +moi... Quant aux dépenses de l'entreprise... +c'est deux mouchoirs et quelques bouts de +corde... Mais l'Américain n'est pas seul!... Qui +diable avons-nous là?</p> + +<p>Devant le bac, dont l'amarre était déjà détachée, +trois hommes se tenaient en effet debout.</p> + +<p>M. de Blois seul avait le visage découvert; +les deux autres cachaient soigneusement leurs +figures sous les larges bords de leurs chapeaux +de paysans.</p> + +<p>Bibandier, qui était toujours d'excellente +<span class="pagenum" id="Page_190">190</span> +composition, fit semblant de ne pas les reconnaître.</p> + +<p>Il salua respectueusement Robert, et entra le +premier dans le bac.</p> + +<p>—Je connais un peu les habitudes des chers +petits anges, murmura-t-il; je les rencontre +souvent au clair de lune, quand je me promène, +la nuit, pour ma santé... Elles auront passé +l'eau dans leur batelet, qui doit être amarré là-bas +sous les saules.</p> + +<p>Robert s'était rapproché de Blaise.</p> + +<p>—Eh bien?... demanda-t-il tout bas.</p> + +<p>—Un cœur de pierre!... répliqua le gros +garçon. Dur comme une lame de poignard!... +Je ne le croyais pas si fort que cela!</p> + +<p>—Tant mieux!... dit Robert.</p> + +<p>Bibandier s'était emparé de la perche du passeur. +Au lieu de se diriger vers la route de Redon, +qui lui faisait face, il remonta un peu le +courant, pour gagner un rideau de saules qui +baignaient leurs basses branches dans la rivière.</p> + +<p>A l'aide de sa perche, il écarta le grêle feuillage +et finit par rencontrer, après deux ou trois +tentatives inutiles, un objet qui sonna contre le +bois de sa gaffe.</p> + +<p>—Qu'est-ce que je disais? s'écria-t-il joyeusement; +perchez un peu, s'il vous plaît, +<span class="pagenum" id="Page_191">191</span> +M. Blaise, pendant que je vais voir là-dessous.</p> + +<p>Il abandonna la gaffe en effet, et gagna le bout +du chaland qui passait sous les saules. On entendit +un léger bruit, puis on vit un petit bateau +qui s'en allait à la dérive le long du bord, +du côté du marais.</p> + +<p>Bibandier, qui reparut au même instant, regarda +fuir la barque et dit avec un gros rire +bonasse:</p> + +<p>—Quand les petits chérubins voudront repasser +l'eau... c'est elles qui seront bien attrapées!</p> + +<p>Chacun pensa sur le chaland que Bibandier +valait son pesant d'or...</p> + +<hr class="light" /> + +<p>Il y avait dix minutes environ que Diane et +Cyprienne avaient traversé l'Oust, au moyen du +batelet trouvé par Bibandier sous les saules.</p> + +<p>En quittant leur cachette, au pied de la Tour-du-Cadet, +elles se doutaient bien que le bruit +de la robe déchirée avait trahi leur présence et +qu'on allait les poursuivre: mais elles avaient +de l'avance, parce que Pontalès et ses compagnons +ne pouvaient parvenir à l'autre rive qu'à +l'aide du bac, dont la clef était au manoir. En +outre, le sentier qu'elles suivaient les conduisait +en quelque sorte d'un saut jusqu'au bord de +<span class="pagenum" id="Page_192">192</span> +l'eau, tandis que la route commune nécessitait +un long détour.</p> + +<p>Ce n'était pas la première fois que les deux +filles de l'oncle Jean couraient un danger prochain +et terrible; mais en ces moments leurs +forces semblaient grandir avec le péril. Cyprienne +semblait lutter avec un enthousiasme +fougueux qu'exaltait la pensée du martyre; +Diane demeurait plus calme et se dévouait de +sang-froid.</p> + +<p>Elles avaient entendu l'entretien des ennemis +de Penhoël. Elles savaient que leur sexe et leur +jeunesse ne les défendraient point contre la +colère de ces hommes. Elles n'espéraient point +de quartier.</p> + +<p>Mais loin de s'arrêter devant la menace entendue, +elles y puisaient un nouveau courage. +Dans leur vaillance virile, un sentiment d'orgueil +enfantin s'élevait. On les craignait! On +prenait, pour les combattre, les mêmes armes +qu'on eût employées contre des hommes! Elles +étaient fières.</p> + +<p>N'avaient-elles pas entendu tomber de ces +bouches ennemies l'aveu de leur puissance? +Sans elles, pauvres jeunes filles, Penhoël aurait +succombé depuis longtemps!...</p> + +<p>Leur cœur battait de joie et non point de +frayeur, car la lutte n'avait pas été stérile. Grâce +<span class="pagenum" id="Page_193">193</span> +à l'effort de leurs bras d'enfants, René, Madame +et l'Ange restaient en équilibre au bord du précipice.</p> + +<p>La ruine qui menaçait toujours n'était pas +encore accomplie; et, d'après ce qu'elles venaient +d'entendre, il ne restait à Pontalès et à +Robert qu'une seule arme contre la résistance +tardive de Penhoël.</p> + +<p>Mais c'était une arme cruelle, qui suspendait +sur la tête de René l'infamie en même temps +que le malheur. Des faux! il y avait des faux!... +C'était sans doute le résultat de quelque obsession +perfide; mais les pièces existaient, et ce +n'était plus seulement la misère qui menaçait +Penhoël!</p> + +<p>Il y avait longtemps déjà que Cyprienne et +Diane avaient surpris le secret de ces fausses +signatures, arrachées à l'ivresse quotidienne de +René. Elles en avaient reconquis et détruit une +partie, en s'introduisant, la nuit, au château de +Pontalès. L'autre portion, déposée chez l'homme +de loi, avait défié jusqu'alors toutes leurs tentatives.</p> + +<p>Mais elles savaient maintenant l'endroit précis +où se trouvaient les papiers. Avec l'aide de +Dieu, si on leur donnait le temps d'agir, elles +pouvaient encore sauver Penhoël.</p> + +<p>Diane détacha d'une main ferme l'amarre du +<span class="pagenum" id="Page_194">194</span> +bateau, caché parmi les glaïeuls, sous la loge +de Benoît Haligan, et Cyprienne saisit la +perche.</p> + +<p>L'Oust n'était pas débordée, mais elle coulait +à pleines rives et laissait couvertes les parties +basses du marais. Tout en perchant, les deux +jeunes filles entendaient, parmi le silence de la +nuit, le bruit sourd et continu, produit par le +tournant de Trémeulé. Dans l'ombre, les vapeurs +qui se suspendent au-dessus du gouffre +rayonnaient une lueur faible et pâle. Elles +voyaient au loin le gigantesque fantôme de la +Femme-Blanche qui se balançait et planait sur +les eaux tranquilles du marais.</p> + +<p>Derrière elles, au-dessus des taillis de châtaigniers, +les jardins de Penhoël gardaient leur +illumination brillante; la fête n'était pas finie; +quelques accords, jetés par l'orchestre campagnard, +arrivaient, par bouffées, jusqu'à leurs +oreilles.</p> + +<p>Quand elles touchèrent le bord opposé, nul +mouvement ne se faisait remarquer encore du +côté du bac, qui allait s'ébranler bientôt pour +les poursuivre.</p> + +<p>Elles sautèrent lestement sur la rive, et au +lieu de prendre la route de Redon, qui les eût +conduites à la maison de maître le Hivain, elles +se dirigèrent, en courant, vers le marais.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_195">195</span> +Dans l'immense prairie, où se déroulaient de +toutes parts d'étroits filets d'eau, on apercevait +un mouvement confus au milieu des ténèbres: +c'étaient les troupeaux de Glénac et de Saint-Vincent +qui erraient en liberté sur le pâturage +commun.</p> + +<p>Tout en courant sur l'herbe courte et unie +comme un tapis, Cyprienne et Diane appelaient +doucement:</p> + +<p>—Mignon!... Bijou!...</p> + +<p>Leurs voix se perdaient dans la nuit. Quelques +moutons effrayés prenaient la fuite sur +leur passage, et les oies, éveillées, allongeaient +le cou pour jeter leurs cris plaintifs et discordants.</p> + +<p>Les deux jeunes filles appelaient toujours...</p> + +<p>Au bout de deux ou trois minutes, un piétinement +sourd se fit entendre au loin sur le gazon. +L'instant d'après Bijou et Mignon, deux +jolis petits chevaux demi-sauvages, arrêtaient +leur galop et restaient immobiles, la fumée aux +naseaux et les jarrets tendus.</p> + +<p>Diane et Cyprienne s'élancèrent à cru sur +leurs dos. En quelques secondes, elles eurent +regagné le temps perdu à courir sur le marais.</p> + +<p>Bijou et Mignon étaient deux vrais bretons, +noirs tous deux, robustes d'encolure, trapus de +<span class="pagenum" id="Page_196">196</span> +formes et pouvant soutenir durant des heures +leur galop rude et vif.</p> + +<p>Ils allaient côte à côte, d'une ardeur égale. +La voix des jeunes filles les excitait sans cesse, +et leur course perçant droit devant soi, à travers +champs, landes et haies, ressemblait à un +tourbillon.</p> + +<p>Diane et Cyprienne, excellentes cavalières, +ne s'inquiétaient point des obstacles de la route; +quand il y avait un fossé large à franchir d'un +bond, elles plongeaient leurs petites mains blanches +dans la dure crinière des bretons; <ins id="cor_16" title="original: quant">quand</ins> il +fallait traverser un taillis, elles se couchaient +presque sur leurs chevaux et passaient rapides, +comme des flèches, au travers du fourré.</p> + +<p>Sur la lande rase elles se redressaient.</p> + +<p>—Hope! Mignon! hope! Bijou!</p> + +<p>Elles caressaient doucement le cou déjà baigné +de sueur de leurs montures.</p> + +<p>Les deux chevaux, lancés à fond de train, +dévoraient l'espace...</p> + +<p>Si quelque paysan les eût rencontrées, glissant +comme deux traits dans la nuit, il se fût +signé sans doute avec terreur, en recommandant +son âme à Dieu. Et, après la terreur passée, +il se serait vanté jusqu'au jour de sa mort +d'avoir vu, par une nuit d'automne, les fées se +rendant au sabbat!</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_197">197</span> +Vraiment, c'était une course étrange. Les +chevaux noirs disparaissaient dans les ténèbres; +on n'eût pu voir que deux jeunes filles, à la +taille svelte et comme aérienne, entraînées par +une force mystérieuse. Elles semblaient glisser, +assises sur un nuage rapide. C'étaient bien des +fées légères et gracieuses. L'œil ne pouvait les +suivre. L'aile du vent les emportait et laissait +flotter derrière elles les boucles molles de leurs +longs cheveux.</p> + +<p>—Hope! Bijou!... hope! Mignon!...</p> + +<p>Il y a une grande lieue de pays entre Port-Corbeau +et le bourg de Bains. Quelques minutes +avaient suffi à ce trajet. Cyprienne et Diane +descendirent de cheval, laissant Bijou et Mignon +sur la lisière de la lande.</p> + +<p>Maître Protais le Hivain occupait une maison +isolée qui s'élevait à cent pas en avant de l'unique +rue du bourg.</p> + +<p>Pour acquérir cette propriété, il lui avait +fallu susciter bien des discordes dans les campagnes +voisines, ruiner bien des pauvres cultivateurs +et jeter plus d'un orphelin sur la paille. +Mais c'étaient là sa vocation et son plaisir. Maître +le Hivain était, en fait de chicane, un véritable +artiste. On peut dire que la vue seule de sa +figure jaune et démesurément longue donnait +aux paysans la fantaisie de plaider.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_198">198</span> +Cyprienne et Diane avaient déjà rôdé bien +souvent autour de sa maison, mais la vigilance +rusée de l'homme de loi avait trompé jusqu'alors +toutes leurs tentatives. Aujourd'hui, elles avaient +deux chances nouvelles pour arriver à leur but: +d'abord elles savaient où trouver les papiers, +ensuite le domestique de maître le Hivain qui, +d'ordinaire, faisait bonne garde, était en ce +moment à fêter la Saint-Louis de l'autre côté +de l'eau, dans l'aire du fermier de Penhoël.</p> + +<p>En donnant cette vacance à son domestique, +maître le Hivain avait compté sur l'effet du coup +de fusil tiré la veille au bord de la lande, et +aussi sur le bal qui devait assurément retenir au +manoir les deux filles de l'oncle Jean.</p> + +<p>Il n'y avait pour défendre sa maison, ce soir-là, +qu'une servante septuagénaire, assistée par +un chien de garde accablé de vieillesse.</p> + +<p>La bonne femme et le chien dormaient sans +doute d'un profond sommeil, sur la foi des gros +verrous qui fermaient toutes les ouvertures, +car les deux sœurs purent escalader les murailles +du jardin sans éveiller le moindre mouvement +dans la maison.</p> + +<p>Du côté du jardin, les fenêtres n'avaient point +de contrevents. En un clin d'œil, à l'aide d'une +échelle que leurs jolies mains eurent bien de la +peine à dresser contre le mur de la maison, +<span class="pagenum" id="Page_199">199</span> +Cyprienne et Diane furent dans le cabinet de +travail de l'homme de loi.</p> + +<p>Elles battirent son propre briquet, et allumèrent +sa propre lampe.</p> + +<p>Il eût fallu les voir en ce moment, animées +par la course qu'elles venaient de fournir et par +la joie vive du premier succès! Leurs joues se +coloraient d'un incarnat charmant: leurs yeux +petillaient d'impatience et de désir; un sourire +espiègle se jouait déjà autour de leurs lèvres +fraîches, tant elles se croyaient sûres du triomphe!</p> + +<p>Leur gaieté d'enfant était revenue. Le moment +avait beau être solennel, puisqu'il s'agissait +en définitive du sort de toute une famille +aimée; il y avait dans la nature même de leur +acte quelque chose d'étrange et de gaillard qui +éloignait toute idée tragique.</p> + +<p>Elles riaient en descellant les carreaux du +cabinet.</p> + +<p>Leur recherche ne fut pas longue. Sous le +fauteuil même où Macrocéphale ruminait chaque +soir ses consultations diaboliques, il y avait +un trou creusé au couteau, qui renfermait un +petit carnet crasseux.</p> + +<p>La vue de ce carnet fit battre bien fort le +cœur de Diane et de Cyprienne. Elles ne songeaient +plus à rire. C'était là le salut de Penhoël.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_200">200</span> +Elles restèrent un instant à genoux, levant au +ciel leurs yeux humides, afin de remercier Dieu.</p> + +<p>Elles songeaient à Madame et à la pauvre +Blanche...</p> + +<p>Mais le temps pressait. Diane serra le portefeuille +dans son sein, et toutes deux redescendirent +l'échelle.</p> + +<p>La vieille femme et le vieux chien dormaient +toujours comme des bienheureux. C'était une +réussite complète.</p> + +<p>—Hope! Bijou!... hope! Mignon!...</p> + +<p>Comme elles avaient toutes deux le cœur léger +en reprenant la route parcourue! Comme elles +caressaient gaiement le cou de leurs petits chevaux! +Comme elles étaient heureuses!</p> + +<p>—Tiens... dit Diane tandis que Mignon +franchissait un large fossé, c'est là qu'on a tiré +sur moi hier... Le corps du pauvre Cabry est +encore au fond du trou!...</p> + +<p>La course ne se ralentit point, mais elles se +penchèrent toutes deux; leurs bras s'enlacèrent +et leurs joues s'unirent dans l'ombre.</p> + +<p>—C'est la dernière fois que tu seras exposée +à un danger pareil, ma petite sœur, s'écria +Cyprienne; ils sont vaincus!...</p> + +<p>—Et qui sait? ajouta Diane; peut-être y +a-t-il dans ce portefeuille de quoi rendre à +Penhoël la fortune qu'on lui a volée?...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_201">201</span> +Elles étaient à moitié chemin déjà. Diane arrêta +tout à coup le galop de son cheval.</p> + +<p>—J'y pense!... reprit-elle. Ils doivent nous +attendre sur cette route!...</p> + +<p>—Je voudrais bien savoir lequel d'entre eux, +répliqua Cyprienne que la victoire rendait fanfaronne, +est capable de barrer la route à Bijou?</p> + +<p>—S'ils ont des armes?</p> + +<p>—Nous leur passerons sur le corps!</p> + +<p>—Et s'ils nous guettaient au passage du Port-Corbeau?...</p> + +<p>Cyprienne arrêta son cheval à son tour.</p> + +<p>—Ce n'est pas pour moi que j'ai peur... reprit +Diane; mais maintenant nous avons à garder +un trésor.</p> + +<p>—Eh bien! remontons jusqu'aux Houssaies... +Nous passerons sur le pont du moulin.</p> + +<p>L'avis était bon. Les deux sœurs changèrent +aussitôt de direction et se mirent à galoper vers +les Houssaies.</p> + +<p>Mais il se trouva que d'autres avaient eu la +même idée qu'elles, car en arrivant au bord de +l'eau, elles virent que la tête du pont était occupée +par deux hommes, en qui elles crurent reconnaître +Robert de Blois et M. le marquis de +Pontalès.</p> + +<p>—Prenons du champ, dit Cyprienne que +rien n'effrayait, et passons.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_202">202</span> +—Essayons plutôt de passer à Port-Corbeau, +répliqua Diane; il sera toujours temps de revenir +ou de mettre nos chevaux à la nage...</p> + +<p>La course recommença le long de la rivière.</p> + +<p>Quand elles arrivèrent au passage du bac, il +y avait à peine trois quarts d'heure qu'elles +avaient enfourché pour la première fois leurs +vaillants petits chevaux.</p> + +<p>Il n'était pas tout à fait minuit, et le jardin +de Penhoël montrait toujours, au haut de la +colline, ses illuminations intactes. La fête en +avait encore au moins pour une bonne heure.</p> + +<p>Rien de suspect n'apparaissait, cette fois, sur +la rive. Les deux sœurs rendirent la liberté à +Bijou et à Mignon, qui regagnèrent en caracolant +leur lit de gazon. Elles pensaient que bien +leur en avait pris de ne point tenter le passage +au pont des Houssaies, car ici aucun obstacle +ne leur barrait la route.</p> + +<p>—Allons! dit Cyprienne en descendant vers +les saules, nous voici à bon port... et nous aurons +encore le temps de danser une contredanse...</p> + +<p>Diane écarta les branches du saule...</p> + +<p>Comme elle ouvrait la bouche pour lancer +quelque gaie repartie, trois hommes, couchés +dans l'herbe haute qui croissait au bord de l'eau, +se dressèrent tout à coup sur leurs pieds.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_203">203</span> +Les deux jeunes filles eurent à peine le temps +de pousser un cri, tant on mit de presse à +leur nouer solidement des mouchoirs sur la +bouche...</p> + +<div class="pagenum" id="Page_204"></div> + +<div class="npage"> + +<h3 id="Page_205">XIII<br /> +<b>DEUX PIERRES</b>.</h3> + +<p>M. le marquis de Pontalès était un homme +prudent, qui n'avait aucun goût pour les aventures. +C'était uniquement par nécessité qu'il +s'était joint à l'expédition de cette nuit. M. de +Blois et lui traitaient en effet de puissance à +puissance, et du moment que M. de Blois se +mettait à l'œuvre, Pontalès ne pouvait point +reculer.</p> + +</div> + +<p>C'était la première fois qu'il se livrait ainsi. +<span class="pagenum" id="Page_206">206</span> +Jusqu'alors il s'était toujours tenu derrière +Robert, contribuant volontiers aux frais de +la guerre, mais ne combattant jamais en personne.</p> + +<p>Cela lui allait mieux.</p> + +<p>Et, en vérité, il aurait regardé sans doute +comme un imposteur quiconque lui aurait annoncé, +le matin même, les événements de cette +soirée. Lui, le marquis de Pontalès, propriétaire +de soixante mille livres de rente, jouant +au loup-garou dans les taillis et bravant la cour +d'assises comme un malheureux!...</p> + +<p>Mais les circonstances entraînent, et l'homme +le plus habile, engagé dans certaines entreprises, +doit jouer le tout pour le tout à un moment +donné.</p> + +<p>Cela ne veut point dire que Pontalès, en passant +la rivière de l'Oust avec ses quatre compagnons, +ne fît des réflexions assez chagrines. Il +eût vidé sa bourse, sans doute, de grand cœur, +pour être transporté tout à coup entre les murailles +de son château. On peut penser même +que, malgré le désir ancien et passionné qu'il +avait de détruire la vieille influence des Penhoël +et de se mettre à leur place, il n'aurait point +engagé la bataille s'il avait prévu, dès le principe, +les dangers de cette nuit.</p> + +<p>Maintenant, il était trop avancé pour reculer. +<span class="pagenum" id="Page_207">207</span> +Le péril était en arrière comme en avant, et les +chances de salut se trouvaient tout entières du +côté du crime.</p> + +<p>Une fois qu'on eut pris terre de l'autre côté +de l'eau, Bibandier fut choisi tout d'une voix +pour diriger les opérations. Ce n'est point déroger +que de servir sous les ordres d'un glorieux +général. Pontalès était marquis, Robert se disait +gentilhomme, et Bibandier n'était qu'un simple +échappé de bagne; mais l'histoire est pleine de +ces exemples, où l'on voit des princes céder le +commandement à de vaillants officiers de fortune.</p> + +<p>Bibandier se montra tout de suite à la hauteur +de son autorité nouvelle. Son premier soin fut +de se raviser au sujet du petit bateau qui avait +servi au passage des deux filles de l'oncle Jean.</p> + +<p>—Nous allons avoir besoin de ce joujou, +dit-il en saisissant la perche du bac.</p> + +<p>Et il se mit à courir le long de la rive jusqu'à +ce qu'il eût atteint le batelet, entraîné par le +courant. Il s'accrocha au moyen de sa perche et +l'amarra, au-dessous de la route de Redon, à l'un +de ces mêmes saules qui avaient servi de refuge +à Robert et à Blaise, la nuit de leur arrivée à +Penhoël.</p> + +<p>Puis il revint vers sa troupe tranquillement et +sans se presser.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_208">208</span> +—La petite barque allait tout droit vers le +trou de la <i>Femme-Blanche</i>, grommela-t-il; +on n'aura besoin que de se laisser mener...</p> + +<p>—Ah çà! dit Robert, il faut prendre un +parti... Elles doivent avoir de l'avance, et nous +aurons de la peine à les rattraper!...</p> + +<p>—Les rattraper!... répéta le uhlan; il faudrait +de meilleures jambes que les nôtres... Si +vous les aviez vues comme moi courir la nuit +sur la lande... Hope! Bijou!... hope! Mignon!... +Ce sont de jolies petites filles tout de même!...</p> + +<p>—Mais qu'allons-nous faire?</p> + +<p>Bibandier tira de sa poche sa pipe et son +briquet.</p> + +<p>—Voulez-vous vous allumer, M. Robert?... +dit-il; nous avons joliment le temps d'en fumer +une.</p> + +<p>—Il ne s'agit pas de plaisanter..., commença +M. de Blois d'un ton impérieux.</p> + +<p>D'un seul coup sec et merveilleusement ajusté, +l'ancien uhlan mit le feu à son amadou; puis +il atteignit sa pipe toute chargée et l'alluma en +faisant claquer savamment ses lèvres.</p> + +<p>Pontalès avait piteuse mine derrière les bords +de son grand chapeau. La froide impertinence +de ce drôle, comme il l'appelait au fond de son +cœur, ne lui présageait rien de bon. Maître +le Hivain songeait à sa maison dévastée.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_209">209</span> +Blaise s'approcha de Robert, qui frappait du +pied avec impatience.</p> + +<p>—Si vous ne le laissez pas marcher à sa guise, +dit-il tout bas, nous n'en ferons rien cette +nuit.</p> + +<p>—Qu'il s'explique au moins!</p> + +<p>—Quant à ça, dit Bibandier en s'appuyant +sur l'herbe, on va te faire un programme, Américain!</p> + +<p>Robert tressaillit. Il y avait bien trois ans +qu'on ne lui avait donné ce nom, et depuis le +même espace de temps, le pauvre Bibandier +affectait en toute circonstance, vis-à-vis de lui, +le plus profond respect.</p> + +<p>L'ancien uhlan reprit, tandis que Blaise riait +sous cape de la déconvenue de son maître:</p> + +<p>—Il n'y a donc de sage ici que l'Endormeur +et moi!...</p> + +<p>Blaise cessa de rire.</p> + +<p>—Monsieur l'homme de loi, poursuivit Bibandier, +qui se croit si bien caché derrière son chapeau +de paille, pourrait vous dire que, dans un +procès, le client ne donne pas de conseil à son +avocat!...</p> + +<p>La figure de Macrocéphale s'allongea notablement. +Le marquis tremblait d'avoir été reconnu +à son tour.</p> + +<p>Mais Bibandier, soit qu'il ignorât véritablement +<span class="pagenum" id="Page_210">210</span> +le nom de son quatrième compagnon, soit +qu'il eût fantaisie d'épargner Pontalès, reprit +presque aussitôt:</p> + +<p>—Quant à l'autre, je ne puis pas parler, +n'ayant pas l'avantage de le connaître... Ah çà! +ne te fais pas de mal, Américain; voilà le programme +des opérations, comme disait Bonaparte: +attendre et faire le mort!</p> + +<p>—Et pendant ce temps, dit Macrocéphale, on +va piller mon domicile!...</p> + +<p>—Exactement, père la Chicane!</p> + +<p>—Et les pièces seront enlevées!... ajouta +Robert.</p> + +<p>—Ça me paraît vraisemblable, mon fils.</p> + +<p>—Écoute, dit Robert qui voulut essayer de +l'autorité; on t'a promis de te payer grassement, +mais cela ne te donne pas droit d'insolence... +Fais ta besogne, ou va-t'en!</p> + +<p>—Où ça?... demanda Bibandier tout doucement; +à Redon?... Dire à M. le procureur du +roi ce qui se passe ici?... Américain, tu ne m'en +crois pas capable!... Que diable! on est plat +comme une galette aujourd'hui pour devenir +insolent demain comme un bureaucrate. Tu sais +bien que c'est la vie!... Voyons, ajouta-t-il en +changeant de ton, sommes-nous donc des enfants, +M. Robert? Mettons que j'aie eu tort, et +veuillez recevoir mes très-humbles excuses... +<span class="pagenum" id="Page_211">211</span> +Entre gentilshommes, ma foi! on ne peut faire +davantage.</p> + +<p>Il se leva et tendit, avec une grâce très-noble, +sa main, que Robert n'osa pas repousser.</p> + +<p>—Ainsi, poursuivit-il, voici une affaire arrangée!... +l'honneur est satisfait!... Maintenant, parlons +de choses sérieuses... Si nous étions dans un +pays civilisé, où l'on ne fait qu'une route pour aller +d'un endroit à un autre, je vous dirais: Marchons +et poursuivons nos petits anges, l'épée +dans les reins... Mais d'ici au bourg de Bains, il +y a une diable de lande, où plus de cent routes +se mêlent et se croisent... nous aurons beau +nous séparer et prendre chacun notre sentier: +il y a dix à parier contre un que les petites passeront +entre nos doigts comme des anguilles!</p> + +<p>—C'est vrai, dit Blaise.</p> + +<p>Et, de fait, le raisonnement était si rigoureusement +juste, que personne n'y put trouver +d'objection.</p> + +<p>—Vous auriez pu vous expliquer tout de +suite!... grommela seulement Robert.</p> + +<p>—Je pourrais relever cette parole, répliqua +Bibandier avec gravité, mais je sacrifie une +susceptibilité légitime à l'intérêt de tous... Il +est donc bien entendu que donner la chasse +aux petites serait une ânerie... Reste à savoir +comment nous les pincerons... Je crois avoir +<span class="pagenum" id="Page_212">212</span> +résolu le problème d'avance en vous disant: +Attendons.</p> + +<p>—Mais si elles passent la rivière ailleurs?... +objecta Macrocéphale.</p> + +<p>—Bonne idée!... Ailleurs, cela veut dire au +moulin des Houssaies, car il n'y a pas d'autre +passage... Eh bien! l'Américain et ce monsieur +que je n'ai pas l'honneur de connaître peuvent +prendre leurs jambes à leur cou et aller garder +le pont des Houssaies.</p> + +<p>—C'est cela!... s'écria Pontalès ravi d'avoir +un prétexte pour s'éloigner du lieu probable de +l'action; M. de Blois, je suis à vos ordres.</p> + +<p>—Et si elles viennent là-bas... demanda +Robert, nous leur barrerons le passage?</p> + +<p>—Du tout!... répliqua Bibandier; vous vous +rangerez bien poliment, parce que vous aurez +eu le temps d'enlever cinq ou six planches du +pont... et que la rivière est large et profonde au +moulin des Houssaies.</p> + +<p>Pontalès avait froid jusqu'à la ¿moelle des os, +malgré l'étouffante chaleur de la soirée.</p> + +<p>Robert le prit par le bras, et ils remontèrent +le cours de l'eau à grands pas.</p> + +<p>—Cinq ou six planches au moins!... plutôt +six que cinq!... leur cria de loin le bon fossoyeur, +car Bijou et Mignon sautent comme des +chèvres!...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_213">213</span> +Pontalès et Robert se perdaient déjà dans +la nuit.</p> + +<p>—Nous autres, dit Bibandier en conduisant ses +deux camarades vers les saules, en faction, s'il +vous plaît!... Faites comme moi, M. Blaise; préparez +votre mouchoir... Vous, père la Chicane, +vous êtes spécialement chargé des cordes... et +maintenant, du silence!</p> + +<p>Ils étaient couchés tous les trois dans l'herbe.</p> + +<p>En combinant la partie de son plan relative +au pont des Houssaies, Bibandier avait compté +sans l'étonnante vitesse des deux petits chevaux. +Pontalès et Robert en étaient encore à déclouer +la première planche, lorsqu'ils entendirent sur +la lande le galop de Bijou et de Mignon. Ils se +relevèrent, irrésolus, et vinrent à la tête du +pont, sans savoir ce qu'ils allaient faire.</p> + +<p>Leur vue seule arrêta les deux jeunes filles, +qui dirigèrent leur course vers le bac.</p> + +<p>Pontalès et Robert quittèrent alors leur poste +pour les suivre de loin.</p> + +<p>Quand ils arrivèrent à Port-Corbeau, ils trouvèrent +la besogne bien avancée. Cyprienne et +Diane, un bâillon sur la bouche et garrottées +solidement toutes les deux, étaient au fond du +petit bateau.</p> + +<p>Bibandier tenait en main la perche.</p> + +<p>—Ah! ah!... dit-il en éprouvant les cordes +<span class="pagenum" id="Page_214">214</span> +qui liaient les jambes et les bras des deux jeunes +filles, voilà qui est proprement fait, et vous savez +établir un nœud, père la Chicane!</p> + +<p>—Avaient-elles les pièces?... demanda vivement +Robert.</p> + +<p>—Certainement... certainement!... répliqua +Bibandier; ah! avec des petits anges comme ça, +on ferait sa fortune à Paris... Ça passe par le +trou d'une serrure.</p> + +<p>—Donne-moi les pièces!... dit encore Robert.</p> + +<p>Bibandier le repoussa tranquillement.</p> + +<p>—On ne compte pas les manger, tes pièces, +mon bonhomme!... murmura-t-il; mais il faut +que les choses se fassent avec régularité... Je +rendrai mes comptes quand tout sera fini... D'ici +là, patience!</p> + +<p>—Je veux que tu me donnes ces papiers, +répéta Robert d'un ton impérieux.</p> + +<p>—Le roi dit: «Nous voulons...» grommela +l'ancien uhlan; moi, je veux que tu me laisses +tranquille!... Et si tu ne me laisses pas tranquille, +ajouta-t-il en redressant sa taille longue +et maigre, je te plante là, mon fils... tu achèveras +la besogne à ta fantaisie!...</p> + +<p>—N'insistez pas!... murmura Pontalès à +l'oreille de Robert; cet homme veut quelques +louis de plus; on les lui donnera.</p> + +<p>—Maintenant, messieurs, dit Bibandier, +<span class="pagenum" id="Page_215">215</span> +faites-moi le plaisir de me souhaiter bon +voyage... Je vais partir.</p> + +<p>—Pas seul!... s'écria Robert, qui concevait +de vagues soupçons; il faut que Blaise au moins +vous accompagne!</p> + +<p>Blaise fit la grimace dans son coin, mais il +n'eut pas même la peine de refuser.</p> + +<p>—Le petit bateau ne porterait pas quatre +personnes..., objecta Bibandier sans rien perdre +du calme singulier, mêlé d'une nuance de +moquerie, qu'il gardait depuis le commencement +de l'aventure; je veux bien noyer mon +prochain, mais le suicide répugne à mes principes.</p> + +<p>Il entra dans la barque et mit un soin scrupuleux +à écarter les deux jeunes filles, de droite +et de gauche, pour pouvoir manœuvrer sans +leur faire de mal.</p> + +<p>—Les deux petits chérubins seront là comme +dans leur lit! dit-il en donnant au fond de l'eau +son premier coup de perche.</p> + +<p>Personne, parmi les quatre complices du +crime, ne pouvait se défendre d'un serrement +de cœur. Tous les yeux se fixaient, par une +sorte de fascination, sur les deux pauvres enfants +couchées dans le bateau. La gaieté du +uhlan assombrissait encore le caractère atroce +de cette scène.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_216">216</span> +Diane et Cyprienne étaient étendues sur le +dos, les bras liés en croix.</p> + +<p>La lune, qui perçait maintenant çà et là les +nuages déchirés, montrait la grâce exquise +de leurs tailles et leurs pâles figures, où se lisait +la résignation du martyre.</p> + +<p>Bibandier seul restait parfaitement à son aise +en face de ce navrant spectacle.</p> + +<p>—Messieurs, dit-il, tandis que le bateau +s'ébranlait, je vais vous donner un dernier bon +conseil... La fête se continue là-haut... Allez +faire, croyez-moi, un petit tour de bal... Il est +toujours agréable, le cas échéant, de pouvoir +établir un <i>alibi</i>.</p> + +<p>Ce terme de palais et de bagne sonna comme +une menace aux oreilles des trois complices, +qui se dirigèrent en silence vers le bac; mais +Bibandier les rappela tout à coup.</p> + +<p>—Encore un service, s'il vous plaît! dit-il; +j'oubliais d'embarquer deux pierres, pour empêcher +les petites de remonter sur l'eau...</p> + +<p>Une sueur froide perça sous les cheveux de +Pontalès.</p> + +<p>Ce fut Macrocéphale qui apporta les deux +pierres; il pensa se trouver mal en regagnant +le bac.</p> + +<p>Bibandier quitta enfin la rive et se laissa dériver +au fil de l'eau, en chantant une de ces chansons +<span class="pagenum" id="Page_217">217</span> +lentes et tristes qui mesurent le travail des +forçats à la fatigue.</p> + +<p>La lune s'était levée tout à fait et mettait des +nuances argentées à la colonne de vapeur suspendue +au-dessus du tournant de Trémeulé.</p> + +<p>La <i>Femme-Blanche</i> semblait grandir et osciller +lentement au-dessus du gouffre.</p> + +<p>Durant quelques minutes, les quatre compagnons +virent la petite barque glisser sur l'eau +calme du marais.</p> + +<p>Puis elle disparut dans les longs plis de vapeur +qui formaient le vêtement de la <i>Femme-Blanche</i>.</p> + +<div class="pagenum" id="Page_218"></div> + +<div class="npage"> + +<h3 id="Page_219">XIV<br /> +<b>PAUVRES FILLES</b>!</h3> + +<p>Robert de Blois, le marquis de Pontalès et +leurs deux compagnons remontaient au manoir +de Penhoël. Ils marchaient en silence. De temps +en temps l'un d'eux se retournait, comme malgré +lui, pour jeter un furtif regard vers le marais +où la <i>Femme-Blanche</i> se dressait aux rayons de +la lune.</p> + +</div> + +<p>Il leur semblait ouïr de loin le clapotement +sinistre et sourd du tournant de Trémeulé.</p> + +<p>Dans le taillis qui couvrait tout le versant de +la colline, une route était percée pour conduire +<span class="pagenum" id="Page_220">220</span> +à la loge de Benoît Haligan. Les quatre complices +traversèrent cette route à cinquante pas +au-dessus de la pauvre cabane du vieillard. Ils +entendirent Benoît Haligan qui chantait de sa +voix creuse et tremblante la prière de l'agonie.</p> + +<p>Ils pressèrent leur marche en frémissant.</p> + +<p>Comme ils arrivaient à la porte du manoir, +Robert s'arrêta et releva brusquement la tête.</p> + +<p>—C'était nécessaire!... dit-il à voix basse; et +d'ailleurs, ce qui est fait est fait!... Prenons le +dessus, messieurs, et ne rentrons pas au manoir +avec des figures d'enterrement!</p> + +<p>—C'est juste, dit Blaise.</p> + +<p>Et Macrocéphale ajouta:</p> + +<p>—On ne peut rien contre les faits accomplis... +Je chargerai la vieille Yvonne, ma servante, +de prier pour elles tous les soirs... Et je +suis bien sûr que M. le marquis de Pontalès +sacrifiera volontiers une vingtaine d'écus pour +faire dire des messes...</p> + +<p>Pontalès essuya la sueur de son front.</p> + +<p>—Je donnerai vingt louis à l'église de Glénac!... +balbutia-t-il, cinquante louis à l'église +de Redon!... cent louis à l'église de Rennes!...</p> + +<p>—Ma foi! dit l'homme de loi naïvement, si +elles ne sont pas contentes avec cela!...</p> + +<p>Robert et Blaise ne purent s'empêcher de +rire. L'impression lugubre était en partie secouée, +<span class="pagenum" id="Page_221">221</span> +et comme, en définitive, aucun des quatre +complices ne se repentait véritablement, ils +n'eurent pas grand'peine à rappeler sur leurs +visages le calme souriant qui convenait à ce jour +de fête.</p> + +<p>Ils se séparèrent, afin de rentrer dans le bal +par différents côtés.</p> + +<p>La danse s'était ranimée au salon de verdure. +Jeunes gens et jeunes filles prenaient leur revanche. +On se dédommageait de la longue heure +d'ennui qu'on avait éprouvée à entendre les +gémissements des trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang. +Au moment de finir, le bal +retrouve presque toujours ainsi une gaieté plus +vive. A la ville, l'orchestre redouble de verve et +d'entrain; à la campagne, les danseurs cabriolent, +battent des mains et crient; à la Courtille, +vers cette heure consacrée, où l'allégresse atteint +son plus chaud paroxysme, on brise les verres, +on se poche les yeux et on marche sur la tête...</p> + +<p>Les musiciens de Glénac jouaient comme des +possédés. Ils avaient entonné cette gigue interminable, +connue sous le nom de <i>bal breton</i>, et +qui peut dérouler jusqu'à cent cinquante figures +diverses, suivant la renommée. Danseurs et danseuses, +enlevés par les cahots de cette musique +nationale, bondissaient avec enthousiasme. On +se mêlait, on se choquait, on tombait sur le +<span class="pagenum" id="Page_222">222</span> +gazon avec de grands éclats de rire. C'était charmant!</p> + +<p>Et les invités de Penhoël ne pouvaient plus se +plaindre d'être abandonnés par leurs hôtes. Le +maître, il est vrai, ne s'était pas montré de la +soirée, mais Madame avait reparu, apportant de +bonnes nouvelles de l'Ange.</p> + +<p>Elle présidait à la fête maintenant, assise auprès +de Jean de Penhoël. Sa figure était bien +pâle, mais l'effort qu'elle faisait gardait à ses +traits réguliers et nobles une apparence de +sérénité.</p> + +<p>Il n'y avait de triste que la partie respectable +de l'assemblée. Ces dames et ces messieurs +avaient regagné leur coin, et présentaient un +aspect de plus en plus maussade. Là, toutes les +figures étaient refrognées, tous les yeux se chargeaient +de sommeil.</p> + +<p>Le chevalier adjoint et la chevalière adjointe +de Kerbichel, madame veuve Claire Lebinihic et +les trois vicomtes restaient sous l'impression +produite par les talents des trois Grâces Baboin. +De périodiques bâillements faisaient le tour du +cercle. Les trois Grâces Baboin, de leur côté, +regardaient avec haine la danse victorieuse et +ne pouvaient cacher leur détestable humeur. +L'Ariette avait eu, en effet, peu de succès; la +Romance était tombée à plat, et la Cavatine, plus +<span class="pagenum" id="Page_223">223</span> +malheureuse encore, en achevant la série de +glapissements déplorables qu'elle appelait son +<i>grand air</i>, avait pu constater que le salon de +verdure s'était changé en solitude. Seul, le petit +frère Numa l'avait écoutée jusqu'au bout, comme +c'était son rigoureux devoir.</p> + +<p>Dans ces dispositions, la galerie était un peu +moins loquace que naguère, mais aussi son venin +était plus épais et plus âcre: chaque coup de +langue était une morsure.</p> + +<p>On allait des grands aux petits; tout le monde +avait son paquet; on assassinait ceux qu'on +n'avait pas daigné piquer au commencement +de la soirée.</p> + +<p>Personne n'a été sans remarquer que la province, +si prude et si peu charitable, ne choisit +pas toujours ses expressions parmi les plus châtiées, +lorsqu'il s'agit de calomnier ou de médire. +Quand la conversation arrive à un certain degré, +quand les dents grincent, quand les langues +s'aiguisent, la province est comme le latin qui, +<i>dans les mots, brave l'honnêteté</i>, et il n'est point +rare d'entendre des locutions très-téméraires +tomber alors des bouches les plus vénérables.</p> + +<p>En ce moment, la société faisait de la calomnie +légère. Elle allait de l'un à l'autre, donnant +à Lola, par exemple, qui s'affichait avec le jeune +Pontalès, des épithètes extrêmement caractéristiques, +<span class="pagenum" id="Page_224">224</span> +déchirant un peu sur Penhoël absent, +et risquant sur Madame des hypothèses devant +lesquelles une valetaille insolente eût assurément +reculé. Ensuite on passait à l'Ange, pour +retomber sur quelqu'un des couples occupés à +danser le bal breton. Puis on se demandait +quelle vie menaient ces deux petites dévergondées, +Cyprienne et Diane, qui étaient absentes +depuis plus de deux heures!</p> + +<p>Et c'était, ma foi, très-significatif. On avait +vu disparaître presque en même temps qu'elles +ces deux grands fainéants de Robert et d'Étienne.</p> + +<p>Les trois Grâces Baboin échangeaient, à ce +sujet, avec la chevalière adjointe de Kerbichel, +des observations d'une philosophie si avancée, +que le chevalier adjoint et les trois vicomtes +avaient envie de rougir.</p> + +<p>Une chose bizarre, c'est que ces deux grands +garçons d'Étienne et de Roger étaient revenus +sans les petites! La Romance expliquait cela en +disant que ces demoiselles avaient dû friper un +peu leurs toilettes, pendant deux heures de promenade...</p> + +<p>—Et déranger leurs coiffures..., ajoutait +l'Ariette.</p> + +<p>L'aigre Cavatine enchérissait.</p> + +<p>Et la charitable assemblée se laissait arracher +quelques hargneux applaudissements.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_225">225</span> +Étienne et Roger étaient rentrés ensemble +dans le bal à peu près en même temps que +Robert de Blois, M. le marquis de Pontalès et +Macrocéphale.</p> + +<p>Tandis que ces derniers affectaient de se +saluer en passant, comme gens qui ne se sont +pas vus depuis longtemps déjà, Étienne et Roger +parcouraient d'un regard triste les groupes +animés des danseurs.</p> + +<p>Leur recherche s'était inutilement prolongée, +et en revenant au salon de verdure, ils avaient +l'espoir d'y retrouver Cyprienne et Diane.</p> + +<p>—Elles ne sont pas là!... dit Roger avec un +gros soupir. Deux heures d'absence au milieu +d'un bal!...</p> + +<p>La physionomie d'Étienne était mélancolique +et pensive.</p> + +<p>—Nous ne les reverrons pas ce soir... murmura-t-il, +et il faut que je sois à Redon demain +avant le jour... Je ne pourrai pas lui faire mes +adieux... Veux-tu te charger auprès d'elle de +mon dernier message?</p> + +<p>—Avant de partir, répliqua Roger, tu peux +encore la voir...</p> + +<p>Le jeune peintre secoua la tête.</p> + +<p>—Ce serait un moment cruel... dit-il, les +heures de repos sont pour elles courtes et +rares... Pourquoi les troubler?... Et puis, au +<span class="pagenum" id="Page_226">226</span> +moment de la séparation, je serais faible peut-être... +Quand tu la verras, Roger, tu lui diras +que je l'aimais... que je n'aimerai jamais une +autre femme en ma vie... et qu'au prix de +tout mon bonheur, je la voudrais voir heureuse...</p> + +<p>Sa voix tremblait. Il y avait dans son accent +une sensibilité profonde qui faisait contraste +avec ses habitudes d'insouciance et la gaieté +leste de sa philosophie parisienne.</p> + +<p>Roger lui serra la main.</p> + +<p>—Je lui dirai que tu es le plus loyal garçon +qui soit au monde!... répondit-il. Je lui dirai +que tu as la fortune peut-être au bout de tes +pinceaux... et que, si Dieu bénit ton travail, tu +reviendras en Bretagne afin de la prendre pour +femme.</p> + +<p>Les yeux d'Étienne étaient humides.</p> + +<p>—Merci! murmura-t-il.</p> + +<p>—Nous sommes jeunes!... reprit Roger avec +un sourire ému, et Dieu est bon... peut-être +que nous serons heureux tous ensemble quelque +jour!...</p> + +<p>Pendant qu'ils causaient ainsi, Pontalès, +Robert et l'homme de loi parcouraient le bal, +et soutenaient leur rôle de gaieté forcée. Blaise +servait des rafraîchissements, afin de faire acte +de présence.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_227">227</span> +Au moment où Roger prononçait ces dernières +paroles, pleines d'espoir souriant et de +foi dans l'avenir, la figure de Bibandier sortit de +l'ombre, à quelques pas derrière lui.</p> + +<p>Le maigre visage du uhlan était couvert de +pâleur; ses yeux roulaient, hagards, et ses cheveux +mêlés se hérissaient sur son crâne.</p> + +<p>Les deux jeunes gens ne le voyaient point; +par contre, les complices qui guettaient son +arrivée l'aperçurent tous à la fois.</p> + +<p>Le sourire contraint de Robert et de Pontalès +se glaça sur leurs lèvres. Macrocéphale aurait +voulu fuir, et Blaise faillit laisser tomber le plateau +qu'il tenait à la main.</p> + +<p>Il leur semblait à tous que le bal entier devait +voir à nu leur détresse et deviner ce que signifiait +l'apparition de ce visage livide du uhlan, +qui se montrait à demi derrière l'une des portes +du salon de verdure.</p> + +<p>Cette apparition ne dura, d'ailleurs, qu'un +instant. Lorsque les quatre complices s'enhardirent +à jeter vers la porte un second regard, +Bibandier avait déjà disparu.</p> + +<p>Il prit une des allées du jardin au hasard et +se dirigea vers un berceau désert.</p> + +<p>Sur son passage, sans savoir ce qu'il faisait, +il éteignait les lampions, comme si la lumière +eût blessé sa vue.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_228">228</span> +L'obscurité se fit ainsi autour du berceau où +Bibandier s'arrêta.</p> + +<p>Il n'attendit pas longtemps. Une minute +s'était à peine écoulée que les quatre complices +arrivèrent l'un après l'autre.</p> + +<p>Personne n'osait interroger.</p> + +<p>—Eh bien!... dit Bibandier d'une voix +étouffée, vous ne me demandez pas mon histoire?</p> + +<p>Il y avait quelque chose d'étrange et de solennel +dans l'émotion suprême de ce bandit sans +cœur, qui avait conservé si longtemps, en face +du crime, sa froide et cynique gaieté.</p> + +<p>En ce moment, tout son corps tremblait, il +semblait prêt à défaillir.</p> + +<p>—Que vous est-il donc arrivé?... demanda +enfin Robert.</p> + +<p>Bibandier s'appuya chancelant contre le treillage +du berceau.</p> + +<p>—Elles sont mortes!... dit-il. Elles étaient +bien belles toutes deux!... Maintenant elles sont +mortes!...</p> + +<p>—Et personne ne vous a vu?... demanda +Macrocéphale.</p> + +<p>—Mortes!... répéta le uhlan qui mit sa tête +entre ses mains; tandis que je chantais en les +conduisant vers le trou, elles me regardaient +toutes deux avec leurs yeux angéliques... Je les +<span class="pagenum" id="Page_229">229</span> +vois encore... se reprit-il en frissonnant... leurs +pauvres jolis corps couchés sur la planche...</p> + +<p>Il s'arrêta; sa voix s'embarrassait dans sa +gorge.</p> + +<p>Les quatre complices l'écoutaient immobiles; +une sueur froide leur baignait le front.</p> + +<p>—Quelqu'un n'a-t-il pas demandé, reprit-il +sans relever la tête, si personne ne m'avait +vu?...</p> + +<p>—Moi... balbutia le Hivain.</p> + +<p>—Un homme m'a vu... répondit Bibandier, +et il vous a vus aussi, tous tant que vous êtes!...</p> + +<p>—Qui est cet homme?... demandèrent les +quatre complices d'une seule voix.</p> + +<p>Bibandier garda le silence.</p> + +<p>Puis il reprit, comme en se parlant à lui-même:</p> + +<p>—J'avais promis! il fallait en finir... quand +j'ai soulevé la première dans mes bras, l'autre +s'est agitée au fond du bateau et j'ai vu ses +grands yeux se remplir de larmes... Elles ne +pouvaient point parler, mais leurs regards se +cherchaient... J'ai eu pitié!... j'ai rapproché +leurs deux visages et leurs bouches ont pu +s'unir encore une fois. Puis je leur ai mis au +cou les deux pierres que M. le Hivain m'avait +données...</p> + +<hr class="light" /> + +<p><span class="pagenum" id="Page_230">230</span> +Le surlendemain au matin, le bourg de Glénac +vit une solennité. C'était une fête d'un genre +bien différent. La petite église avait son portail +tendu de noir, et les paysans, que nous avons +vus rassemblés sur l'aire, autour du feu de joie +de la Saint-Louis, s'échelonnaient, tristes et +silencieux, dans le cimetière.</p> + +<p>On venait de dire la messe des morts sur +deux cercueils, entourés de voiles blancs et +ornés de ces fraîches fleurs qu'on jette, dernière +parure, sur la tombe des jeunes filles.</p> + +<p>Nous eussions retrouvé là tous les invités du +manoir; mais la famille n'était représentée que +par un seul de ses membres, le vieil oncle Jean, +bien que le nom de Penhoël eût été prononcé +deux fois dans l'oraison mortuaire.</p> + +<p>Les cercueils fleuris contenaient les corps de +Diane et de Cyprienne.</p> + +<p>René, Madame et l'Ange avaient manqué à +la messe funèbre. Ce qui avait causé plus de +surprise encore, ç'avait été de ne voir ni Roger +de Launoy, ni le jeune peintre Étienne aux +côtés de l'oncle en sabots.</p> + +<p>Étienne et Roger, en ce moment, étaient bien +loin de Glénac. Ils ignoraient tous les deux les +événements de la nuit de la Saint-Louis.</p> + +<p>Voici ce qui leur était arrivé:</p> + +<p>Vers le point du jour, quelques heures après +<span class="pagenum" id="Page_231">231</span> +la fin du bal, ils avaient descendu l'escalier du +manoir, afin de prendre la route de Redon. +Roger faisait la conduite à son ami.</p> + +<p>En passant sous la fenêtre des deux jeunes +filles, Étienne s'arrêta, et Roger appela Cyprienne +et Diane par leurs noms à plusieurs reprises.</p> + +<p>Point de réponse.</p> + +<p>—Elles dorment... dit Étienne qui jeta sur +son épaule son petit paquet de voyage et partit +enfin à grands pas.</p> + +<p>La route fut silencieuse entre les deux jeunes +gens. A Redon, au moment de monter en voiture, +Étienne dit à Roger en lui serrant une +dernière fois la main:</p> + +<p>—Écoute... ce Robert te déteste presque +autant que moi... et Penhoël n'est plus le maître... +Si tu étais forcé de quitter le manoir, +quelque jour, souviens-toi que je suis ton frère +et que ma demeure, si petite et si pauvre qu'elle +soit, sera toujours assez grande pour nous abriter +tous deux.</p> + +<p>La voiture partit pour Rennes, et Roger resta +seul.</p> + +<p>Les dernières paroles de son ami soulevaient +en lui de vagues craintes, mais il était bien loin +de penser, cependant, qu'il dût être réduit +jamais à profiter de l'hospitalité offerte.</p> + +<p>Comme il entrait à l'auberge du père Géraud +<span class="pagenum" id="Page_232">232</span> +pour déjeuner, celui-ci lui remit une lettre arrivant +par exprès du manoir.</p> + +<p>La lettre était écrite par M. Robert de Blois, +et René de Penhoël avait mis au bas sa signature.</p> + +<p>Cela s'était fait le matin même. Robert semblait +avoir profité de la courte absence du jeune +homme pour lui porter ce coup plus à son aise.</p> + +<p>C'étaient quelques phrases sèches et sentant +la raillerie où l'on disait à Roger, en substance, +qu'il arrivait à l'âge d'homme, que les voyages +forment la jeunesse, et que c'était pitié de le +voir croupir, loin du monde, dans le petit bourg +de Glénac.</p> + +<p>Roger lisait cela le rouge au front. La forme +de ce congé le rendait plus cruel encore.</p> + +<p>Se voir éconduit froidement et avec moqueries, +lui, le fils adoptif, dont l'enfance avait été +entourée de tendresse, lui, qu'on avait aimé +pendant vingt ans!</p> + +<p>Hélas! les pressentiments d'Étienne se réalisaient +bien vite...</p> + +<p>Roger n'hésita pas; il avait le cœur fier, et le +nom de Penhoël était au bas de la lettre. Il +fallait partir; mais Cyprienne...</p> + +<p>Avant de quitter le pays pour toujours, sa +première idée fut de retourner au manoir, afin +de dire adieu à la pauvre fille dont il emportait +l'amour. Ce fut la crainte de se trouver face à +<span class="pagenum" id="Page_233">233</span> +face avec le maître de Penhoël qui l'arrêta. Il +s'enferma dans une des chambres du <i>Mouton +couronné</i>, et se mit à écrire.</p> + +<p>Le papier où courait sa plume fut mouillé +plus d'une fois de ses larmes, et pourtant, parmi +ses phrases désolées, il y avait de l'espoir, car il +était jeune et plein de courage.</p> + +<p>Il parlait pour lui et pour Étienne, dont il ne +pouvait plus faire les adieux de vive voix; il +disait aux deux sœurs:</p> + +<div class="manuscr"> +<p>«Nous vous aimons, nous travaillerons, +nous reviendrons...»</p> +</div> + +<p>Le père Géraud fut chargé de porter la lettre +que les deux pauvres jeunes filles ne devaient +pas lire, hélas! et Roger monta à cheval pour +courir après la voiture de Rennes.</p> + +<p>Au lieu de remettre son message, le bon +aubergiste s'agenouilla dans l'église de Glénac +et pria pour les deux pauvres filles mortes...</p> + +<p>En l'absence du maître de Penhoël et de +Madame, c'étaient M. le marquis de Pontalès et +Robert de Blois qui représentaient la famille en +qualité d'amis, car le pauvre oncle Jean, écrasé +sous sa douleur trop lourde, était incapable de +s'occuper de rien.</p> + +<p>En cette circonstance, il fallait bien le reconnaître, +le marquis, Robert et même M. le Hivain +<span class="pagenum" id="Page_234">234</span> +avaient témoigné à la famille une affection +empressée. Il n'y avait pas jusqu'au fossoyeur +de la paroisse, le pauvre Bibandier, qui n'eût +fait preuve d'un dévouement très-méritoire.</p> + +<p>Les deux jeunes filles s'étaient noyées dans le +marais, on ne savait trop comment. Les circonstances +de leur fin restaient entourées d'un +vague mystère. On disait seulement qu'ayant +voulu traverser l'Oust sur un frêle batelet, elles +avaient été emportées par le courant jusqu'à la +<i>Femme-Blanche</i>.</p> + +<p>Le fossoyeur Bibandier avait retrouvé sur +le rivage, le lendemain matin, des débris de la +barque, et c'était lui qui avait donné l'éveil.</p> + +<p>Après une journée entière de recherches +infructueuses, Pontalès, maître le Hivain, Robert +de Blois et son domestique Blaise étaient +restés seuls sur le lieu présumé de la catastrophe +avec le fossoyeur Bibandier.</p> + +<p>Ce dernier, disait-on, avait plongé une grande +partie de la nuit aux environs du tournant et +avait fini par repêcher les deux corps. Du moins +avait-on trouvé, le lendemain matin, deux cercueils +déjà cloués à la porte de l'église.</p> + +<p>Les actes de décès avaient dû se faire en +famille, M. de Penhoël étant maire.</p> + +<p>Quant au curé, c'était un petit cousin du +marquis de Pontalès.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_235">235</span> +D'ailleurs, personne ne songeait à douter; le +malheur n'était que trop évident! Chacun pleurait +et priait autour de ces pauvres petits cercueils +que la terre allait sitôt recouvrir.</p> + +<p>S'il y avait des doutes parmi la foule sombre +et consternée, ce n'était pas sur la mort elle-même, +mais bien sur les circonstances qui +avaient accompagné la mort.</p> + +<p>Cyprienne et Diane savaient conduire un +bateau sur le marais aussi bien que pas un +pêcheur de macles. Elles étaient habiles nageuses: +comment ne pas concevoir des soupçons?</p> + +<p>Plus d'un regard défiant se fixait à la dérobée +sur Pontalès et sur Robert.</p> + +<p>Il eût suffi d'un mot peut-être pour changer +la douleur commune en colère, et alors, malheur +aux assassins! Mais ce mot, personne ne +le prononçait. Il n'y avait point de preuves, et +certes, le crime ne pouvait point se lire sur les +figures tranquilles du marquis et de M. de +Blois.</p> + +<p>L'impression d'horreur, produite par la scène +nocturne du Port-Corbeau, avait eu déjà le +temps de s'effacer. En somme, ce meurtre était +nécessaire, et s'ils frissonnaient encore en songeant +aux détails repoussants de leur crime, en +revanche, ils s'applaudissaient. La joie compensait +bien le remords.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_236">236</span> +Ils étaient là, remplaçant la famille; les +paysans pouvaient voir sur leurs physionomies, +composées habilement, une tristesse recueillie +et calme.</p> + +<p>Les soupçons tombaient; d'ailleurs, parmi les +paysans, ceux qui ne récitaient point la prière +funèbre étaient occupés tout entiers à parler de +la catastrophe et des pauvres enfants qu'on +avaient vues, l'avant-veille encore, si jeunes et +si belles, ouvrir le bal de la Saint-Louis.</p> + +<p>Hommes et femmes chuchotaient à la porte +de l'église et, comme c'est l'habitude des +bonnes gens de Bretagne, chacun cherchait dans +ses souvenirs un présage à cette mort funeste.</p> + +<p>—Le vieux Benoît l'avait bien dit!... murmurait-on, +personne ne voulait le croire, quand +il répétait que les filles de Penhoël seraient trois +belles-de-nuit avant le jour de sa mort... En +voici deux déjà!...</p> + +<p>—Et la petite demoiselle Blanche est bien +malade!...</p> + +<p>—Elles <i>reviendront</i>, les chères filles!... +reprenait une ménagère en égrenant son chapelet.</p> + +<p>Une voix effrayée s'éleva au milieu du groupe +et dit:</p> + +<p>—Elles sont déjà revenues!</p> + +<p>Chacun tressaillit et se rapprocha.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_237">237</span> +C'était le petit Francin qui avait parlé. Il était +tremblant et tout pâle.</p> + +<p>—Oui... oui... poursuivit-il en baissant les +yeux, c'est moi qui ai dit le premier <i>De profundis</i> +pour le salut de leurs âmes... car je les ai +vues cette nuit... et j'ai bien reconnu qu'elles +étaient mortes.</p> + +<p>Le père Géraud avait fendu la presse et tenait +l'enfant par le bras.</p> + +<p>—Tu les <ins id="cor_17" title="original: a">as</ins> vues?... balbutia-t-il.</p> + +<p>Le petit paysan frémissait de tous ses membres.</p> + +<p>—C'était ce matin, une heure avant le jour... +dit-il, j'allais au marais chercher nos chevaux... +j'ai vu quelque chose de blanc qui se remuait au +pied de l'aune où l'on amarre le grand bac de +Port-Corbeau... J'avais peur, mais j'ai pensé +tout de suite aux demoiselles... Oh! je les ai +bien reconnues!... Elles portaient les mêmes +robes que le soir du bal!... Elles étaient là +toutes deux agenouillées au pied de l'arbre, et +il me semblait qu'elles creusaient la terre... J'ai +fait du bruit en me sauvant, et quand je me +suis retourné pour voir encore, elles avaient +disparu...</p> + +<p>On entamait la dernière hymne sous la porte +de l'église. Les paysans se turent et mêlèrent +leurs voix émues à celles des prêtres.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_238">238</span> +La <i>société</i>, qui avait occupé durant le service +la place d'honneur, au-devant de l'autel, sortait +à ce moment; la <i>société</i> causait ici comme dans +le salon de verdure.</p> + +<p>—Pauvres chères filles!... gémissait l'aînée +des trois Grâces Baboin; qui aurait pensé jamais +cela?...</p> + +<p>Elle essuya une larme entièrement fictive.</p> + +<p>—Ce que c'est que de nous!... soupira la +Romance.</p> + +<p>Madame veuve Claire Lebinihic regardait du +coin de l'œil les trois vicomtes pour constater +l'effet produit par sa toilette de deuil.</p> + +<p>—Mesdames, dit gravement le chevalier +adjoint de Kerbichel, c'est la loi commune.</p> + +<p>Le petit frère Numa fit observer ceci:</p> + +<div class="poem"> +<div class="verse12">Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre,</div> +<div class="verse6">Est sujet à ses lois;</div> +</div> + +<p>Le chevalier adjoint interrompit:</p> + +<div class="poem"> +<div class="verse12">Et la garde qui veille aux barrières du Louvre</div> +<div class="verse6">N'en défend pas nos rois!</div> +</div> + +<p>—Ah! murmura la Cavatine, les hommes +n'ont pas de cœur!... Au lieu de pleurer comme +nous autres femmes, ils citent des passages de +Bossuet ou de Voltaire...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_239">239</span> +La porte de l'église s'ouvrit à deux battants, +et le convoi sortit, escorté par les jeunes filles +du bourg. Devant les cercueils, les danseuses du +bal de la Saint-Louis marchaient vêtues encore +de leurs robes blanches.</p> + +<p>L'oncle Jean, soutenu par le père Chauvette, +suivait le cortége, ainsi que Pontalès, Robert, +maître le Hivain et Blaise.</p> + +<p>—Prêtez-moi votre flacon, ma chère demoiselle, +dit la chevalière adjointe à Églantine +Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, j'ai bien peur +de me trouver mal!...</p> + +<p>—Ma chère dame, répliqua la Romance, +il faut se faire une raison, voyez-vous!... Dieu +sait que mes sœurs et moi nous aimions les +pauvres petites plus que personne, mais à présent +tout est fini et le désespoir n'y fait rien!</p> + +<p>—D'ailleurs... reprit la Cavatine passant +des sanglots au commérage par une habile tangente, +faut-il beaucoup regretter la vie pour +elles?</p> + +<p>Toute la partie féminine de la <i>société</i> poussa +en cœur un gros soupir.</p> + +<p>—Hélas! reprit la Romance, elles n'étaient +pas heureuses!... C'est au point que je ne me +suis pas révoltée, comme j'aurais dû le faire +peut-être, quand on m'a parlé de suicide...</p> + +<p>La Romance prononça ces derniers mots discrètement +<span class="pagenum" id="Page_240">240</span> +et juste assez haut pour que tout le +monde pût les entendre.</p> + +<p>—Oh!... mademoiselle!... se récrièrent les +vicomtes.</p> + +<p>Madame veuve Claire Lebinihic et la chevalière +adjointe ouvraient les yeux et les oreilles, +flairant une médisance de haut goût.</p> + +<p>La Romance baissa la voix davantage et leva +ses regards au ciel.</p> + +<p>—Je ne connais pas ces choses-là!... murmura-t-elle, +mais on dit que quand les jeunes +filles ont été trompées...</p> + +<p>—Ça arrive tous les jours!... interrompit +madame Claire Lebinihic.</p> + +<p>—Et voyez!... reprit la Romance encouragée, +voyez si Roger et ce vagabond d'Étienne +ont osé paraître à l'enterrement!...</p> + +<p>On chercha des yeux les deux jeunes gens.</p> + +<p>—C'est vrai!... dit un des vicomtes, je +n'avais pas songé à cela.</p> + +<p>Et dans l'esprit de chacun la mémoire des +deux filles de l'oncle Jean fut ternie.</p> + +<p>Le convoi atteignait la partie du cimetière où +se trouvaient les sépultures des Penhoël. Les +trois Grâces Baboin gardèrent le silence, contentes +désormais d'avoir jeté quelques fleurs sur +ces pauvres tombes...</p> + +<p>L'aspect du cimetière était triste et morne, +<span class="pagenum" id="Page_241">241</span> +les chants faisaient trêve. Les paysans, muets +et le rosaire à la main, se rangeaient autour des +deux fosses ouvertes.</p> + +<p>Bibandier était à son poste de fossoyeur.</p> + +<p>Au moment où il étendait la main pour +mettre le premier cercueil en terre, un bras se +posa au-devant de lui et le fit reculer.</p> + +<p>En même temps une clameur sourde, mêlée +de surprise et d'épouvante, courut dans le cercle +des bonnes gens.</p> + +<p>Entre le fossoyeur et les deux bières, une +sorte de fantôme, que sa maigreur faisait paraître +d'une taille démesurée, venait de se dresser, +sortant on ne sait d'où.</p> + +<p>Il était là si hâve et si décharné, que tous, +en ce premier moment, crurent que la terre +s'était ouverte pour lui livrer passage.</p> + +<p>Puis un nom domina les murmures de la +foule.</p> + +<p>—Benoît Haligan! disait-on, Benoît le sorcier!</p> + +<p>Le voir en ce lieu était aussi étrange assurément +que de voir un vrai spectre percer la +terre.</p> + +<p>Comment avait-il quitté le grabat où sa longue +agonie le clouait depuis des mois entiers? Quelle +force mystérieuse l'avait aidé à monter la colline?...</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_242">242</span> +Chacun, dans le cimetière, regardait avec +stupéfaction.</p> + +<p>Benoît se tenait droit et roide auprès des +fosses. Son œil cave se fixa d'abord sur Bibandier, +qui tourna la tête; puis sur Pontalès, +Robert de Blois, maître le Hivain et Blaise, qui +ne purent s'empêcher de baisser les yeux.</p> + +<p>Après quelques secondes de silence, le vieux +passeur courba lentement sa haute taille et soupesa +les deux bières l'une après l'autre.</p> + +<p>Tandis qu'il se redressait, on vit autour de +sa lèvre flétrie une sorte de sourire...</p> + +<p>—Que Dieu prenne en pitié ceux qui vivent +et ceux qui sont morts!... dit-il en croisant ses +bras sur sa poitrine.</p> + +<p>Il salua Jean de Penhoël en l'appelant par son +nom, et sortit du cimetière. La foule lui fit un +large passage.</p> + +<p>En redescendant la colline, ses jambes amaigries +chancelaient sous le poids de son corps, +mais il ne s'arrêtait point. Il ne cessa de marcher +qu'en atteignant le rivage de l'Oust, au pied de +l'aune où le grand bac était amarré.</p> + +<p>Une fois là, il se mit sur ses genoux et approcha +sa tête du sol qui semblait avoir été remué +fraîchement.</p> + +<p>Ses mains ridées se joignirent, et il se laissa +choir, épuisé, sur l'herbe en murmurant:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_243">243</span> +—Que Dieu et la Vierge les protégent!...</p> + +<hr class="light" /> + +<p>Au cimetière, la fête funèbre était finie, et +Bibandier, achevant son office de fossoyeur, +recouvrait de terre les tombes de Diane et de +Cyprienne...</p> + +<div class="pagenum" id="Page_244"></div> + +<div class="npage"> + +<h3 id="Page_245">XV<br /> +<b>DEUX TOMBES</b>.</h3> + +<p>On entendait jusque dans la chambre de +l'Ange le son métallique et vibrant de la grande +pendule du salon, qui sonnait lentement neuf +heures.</p> + +</div> + +<p>C'était le soir de la messe funèbre, dite à la +paroisse de Glénac, pour Diane et Cyprienne de +Penhoël.</p> + +<p>La veille, à ce même moment, la grande pendule +du salon aurait bien pu sonner pendant un +quart d'heure sans que personne y prît garde, +au milieu des joyeux bruits de la fête. Mais +c'était du plaisir que les hôtes de Penhoël étaient +venus chercher au manoir; ils avaient fui +<span class="pagenum" id="Page_246">246</span> +devant ce deuil qui s'était glissé tout à coup +parmi la joie promise.</p> + +<p>Que faire en une maison mortuaire? Les +hôtes de Penhoël étaient tous partis jusqu'au dernier. +A présent, au lieu des gaies rumeurs du +bal, on avait le silence morne; au lieu de cette +foule remuante et rieuse qui animait les verts +bosquets du jardin, la solitude; au lieu des illuminations +prodiguées, les ténèbres épaisses et +muettes.</p> + +<p>On eût dit une maison abandonnée. Sur toute +la façade du manoir on ne voyait que deux lueurs +faibles et perçant à peine la soie des tentures; +une de ces lumières brûlait chez René de Penhoël, +l'autre éclairait la chambre de l'Ange.</p> + +<p>Madame était assise au chevet de sa fille, dont +les yeux alourdis par les larmes venaient de se +fermer depuis quelques minutes. Blanche dormait +d'un sommeil inquiet et plein de tressaillements. +La douleur qui l'avait navrée durant +tout le jour revenait sans doute en ses rêves, car +la pauvre enfant se plaignait et gémissait dans +son sommeil.</p> + +<p>Blanche avait bien pleuré; Cyprienne et +Diane n'étaient plus là, ses deux cousines qu'elle +aimait tant! La veille encore, elle enviait leur +sourire, et maintenant on les avait mises en +terre. La pauvre Blanche avait subi, durant toute +<span class="pagenum" id="Page_247">247</span> +la journée, cette douleur pleine d'étonnement +et d'effroi qui prend les enfants au premier aspect +de la mort.</p> + +<p>A son âge et quand on n'a pas vu encore s'en +aller pour jamais une personne chère, on ne +croit pas tout de suite à l'éternelle séparation. +L'esprit repousse longtemps l'idée de la mort, et +de vagues espoirs s'obstinent au fond du cœur.</p> + +<p>Blanche avait pensé plus d'une fois dans la +journée que tout cela était un songe funeste. Dès +que ses paupières se fermaient, fatiguées de +larmes, elle croyait voir les douces figures de +ses cousines sourire à son chevet.</p> + +<p>Est-ce qu'on meurt ainsi toute jeune et toute +belle? Est-ce que la tombe peut s'ouvrir au seuil +de la salle de bal?</p> + +<p>Les yeux de l'Ange étaient rouges et humides +encore. Le sommeil l'avait surprise, sans doute, +au milieu d'une prière, car ses mains restaient +jointes sous sa couverture. Elle était beaucoup +plus changée que le soir de la Saint-Louis. La +maladie ne pouvait point lui enlever son exquise +beauté, mais son visage portait les traces de la +souffrance physique et de l'affaiblissement.</p> + +<p>Il n'en fallait pas tant d'ordinaire pour que +l'œil de Madame, attentif et inquiet, ne quittât +pas un seul instant les traits de sa fille chérie. +Mais aujourd'hui, Marthe de Penhoël tenait ses +<span class="pagenum" id="Page_248">248</span> +regards cloués au sol et semblait oublier la présence +de l'Ange.</p> + +<p>Elle n'entendait pas la plainte qui s'exhalait +de la bouche de sa fille; elle ne voyait point la +pauvre enfant s'agiter sur son lit, et pâlir parfois +tout à coup aux élancements d'une douleur +plus aiguë.</p> + +<p>La figure de Marthe semblait être de pierre. +Depuis la tombée du jour, elle était assise à la +même place. Elle n'avait pas fait un mouvement.</p> + +<p>Ses yeux, fixés à terre, n'avaient point de +pensée. Le sang avait abandonné complétement +sa joue livide et comme morte.</p> + +<p>Plusieurs fois avant de s'endormir, accablée, +Blanche lui avait adressé la parole. Point de réponse.</p> + +<p>Et c'était étrange! Madame accueillait si avidement +d'ordinaire chaque mot tombant des +lèvres de sa fille!...</p> + +<p>Elle n'entendait pas. Quand une torture trop +poignante déchire l'âme, on devient insensible +et sourd.</p> + +<p>Mais quelle était cette torture? Du vivant des +filles de l'oncle Jean, Marthe de Penhoël était +bien froide envers elles. La mort des deux +pauvres enfants l'avait-elle donc changée au +point de mettre à la place de sa froideur des +regrets navrants et passionnés?</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_249">249</span> +Ou sa douleur avait-elle une autre cause?</p> + +<p>Marthe était seule, et nulle oreille amie ne +s'ouvrait pour recevoir sa confidence. Sa pensée +restait un secret entre elle et Dieu.</p> + +<p>Quand le son de la pendule du salon arriva +jusqu'à son oreille, à travers les murailles +épaisses, sa tête, qui se renversait au dossier de +son fauteuil, se pencha en avant, comme pour +écouter.</p> + +<p>Elle compta jusqu'à neuf: puis ses mains se +croisèrent froides et blanches sur sa robe de +deuil.</p> + +<p>—Neuf heures!... murmura-t-elle d'une voix +brève et altérée; la dernière fois qu'elles chantèrent, +l'heure sonna pendant le second couplet... +Je m'en souviens, c'était neuf heures!</p> + +<p>Elle s'arrêta comme si son esprit eût écouté en +songe une lointaine mélodie.</p> + +<p>Puis deux larmes brillèrent dans ses yeux, +jusqu'alors secs et brûlants.</p> + +<p>Elle se prit à dire lentement, et comme si elle +n'avait point eu la conscience de ses propres paroles, +les derniers vers du chant des <i>Belles-de-Nuit</i>:</p> + +<div class="poem"> +<div class="verse12">Cette brise, c'est ton haleine,</div> +<div class="verse10">Pauvre âme en peine;</div> +<div class="verse12">Et l'eau qui perle sur les fleurs,</div> +<div class="verse10">Ce sont tes pleurs...</div> +</div> + +<p><span class="pagenum" id="Page_250">250</span> +Un long soupir souleva sa poitrine.</p> + +<p>—Toutes deux!... murmura-t-elle; s'il revient... +que lui dirai-je?...</p> + +<p>En ce moment, Blanche rendit une plainte +plus distincte; Madame releva les yeux sur elle. +Mais son regard, au lieu de cet amour exclusif +et jaloux qui l'animait naguère lorsqu'elle contemplait +l'Ange, exprima une sorte de colère +concentrée.</p> + +<p>—Mademoiselle de Penhoël!... prononça-t-elle +avec un sourire amer; l'héritière!... +Toutes les joies vous étaient dues!... Tous les +respects... et tout l'amour!... Pour elles, rien!... +Étaient-elles moins belles ou moins bonnes?... +Mon Dieu! mon Dieu! toutes mes caresses +étaient pour l'une, et les autres souffraient, dédaignées... +les autres qui se dévouaient et qui +mouraient pour moi!...</p> + +<p>Ses sourcils étaient froncés; son regard se fixait +toujours, dur et froid, sur Blanche endormie.</p> + +<p>—Mademoiselle de Penhoël!... répéta-t-elle +avec une amertume croissante; la fille de la +maison!... Les autres s'asseyaient au bas bout +de la table... et n'était-ce pas par charité qu'elles +mangeaient le pain du manoir?...</p> + +<p>Elle se leva d'un mouvement brusque, et continua +en s'adressant à l'Ange, comme si la pauvre +enfant eût pu l'entendre:</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_251">251</span> +—Vous leur aviez tout pris, vous!... leur +place dans le monde... leur héritage... jusqu'au +sourire de leur mère!...</p> + +<p>Une larme vint mouiller les cils baissés de +Blanche qui rêvait. La tête de Madame se pencha +sur sa poitrine.</p> + +<p>—Jusqu'au dernier jour!... reprit-elle; oh!... +il m'a fallu rester auprès de votre lit, tandis que +des étrangers jetaient la terre bénite sur leur +tombe!... Abandonnées!... abandonnées depuis +le berceau jusqu'à la mort!...</p> + +<p>Elle se couvrit le visage de ses mains et garda +le silence durant quelques minutes; puis, se redressant +tout à coup, elle dit avec un élan de +passion:</p> + +<p>—Après la mort, du moins, on peut les aimer, +je pense!... Dormez heureuse, Blanche de +Penhoël... Pour la première fois, je vais vous +abandonner, ma fille, afin de prier pour elles!...</p> + +<p>Marthe oublia de mettre un baiser sur le front +de sa fille. Elle traversa la chambre à pas lents +et s'engagea dans les corridors du manoir, après +avoir fermé la porte à double tour.</p> + +<p>Elle ne rencontra ni valets ni maître sur son +chemin. La maison semblait déserte.</p> + +<p>Une fois dehors, elle pressa le pas pour se diriger +vers la paroisse de Glénac, qui était distante +d'un grand quart de lieue.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_252">252</span> +Le temps était lourd et accablant comme la +veille; seulement une brise tiède soufflait par +rafales et déchirait çà et là le voile de nuages +qui couvrait le ciel. La lune se montrait par intervalles, +faisant sortir des ténèbres les marais +et les montagnes. Cela durait une minute, et +tout disparaissait, envahi de nouveau par la +nuit victorieuse.</p> + +<p>Le long de la route solitaire, Marthe de Penhoël +chancela plus d'une fois, car elle était bien +faible. Plus d'une fois elle s'arrêta saisie d'une +sorte d'épouvante, parce qu'un rayon de lune +glissant tout à coup à travers les arbres lui montrait, +couchées sur l'herbe, deux enfants immobiles +et endormies dans leurs robes blanches...</p> + +<p>D'autres fois, quand son regard se tournait +vers le marais qui s'étendait sur sa gauche à +perte de vue, il lui semblait qu'une voix triste +murmurait à son oreille les mélancoliques paroles +du chant breton.</p> + +<p>C'était l'heure où les vierges mortes viennent +pleurer la vie sous les saules. Marthe apercevait +comme des ombres vagues qui se mouvaient au +bord de l'eau. Pauvres belles-de-nuit!... Marthe +était une fille de la Bretagne. Ses yeux se mouillaient +de larmes, et ses bras s'étendaient vers les +saules.</p> + +<p>Elle poursuivait sa route. Autour de son intelligence +<span class="pagenum" id="Page_253">253</span> +frappée il y avait comme une brume. +Ses pensées flottaient, confuses. Elle se surprenait +à sourire au milieu de ses larmes, et ne trouvait +plus la fin de la prière commencée...</p> + +<p>Elle avait tant souffert!</p> + +<p>Le cimetière de Glénac fait le tour de la petite +église, dont les murailles indigentes et décrépites +s'élèvent à mi-coteau, dominant tout le passage +que nous avons décrit plus d'une fois. L'unique +rue du bourg descend tortueusement vers +le marais et baigne ses dernières maisons dans +les grandes eaux, lorsque vient le <i>déris</i>. Le +tournant de Trémeulé est situé sur la paroisse +de Glénac, et la <i>Femme-Blanche</i> a mis bien des +fois en branle les cloches de la flèche pointue et +bleue, pour sonner le glas des noyés. Derrière +l'église il y a deux grands ifs, si touffus qu'on +ne voit point le ciel à travers leurs branches. +Ils dépassent en hauteur la croix de pierre qui +marque, sur la toiture, la place de l'autel. Les +vieillards disent que les pères de leurs grands-pères +ont vu ces arbres hauts et touffus déjà: +ils ont des siècles d'âge...</p> + +<p>Entre les deux ifs, une balustrade en bois séparait +du commun des tombes un espace carré: +c'était la sépulture de Penhoël depuis qu'on n'enterrait +plus sous les dalles de l'église.</p> + +<p>Marthe entra dans l'enceinte où la lumière de +<span class="pagenum" id="Page_254">254</span> +la lune lui montra les deux tombes toutes fraîches +et que nulle pierre ne recouvrait encore.</p> + +<p>Marthe se mit à genoux entre les deux tombes, +et demeura longtemps immobile. L'air sentait +l'orage: le vent commençait à se lever, fouettant +l'atmosphère pesante; le gras feuillage des ifs +s'agitait par intervalles, et la girouette de l'église, +tournant à ce souffle incertain qui précède la +tempête, jetait dans la nuit sa plainte rauque.</p> + +<p>Marthe n'entendait rien; seulement, quand le +vent portait et que le bruit sourd du tournant +de Trémeulé montait jusqu'à elle, son corps +semblait éprouver un choc soudain.</p> + +<p>Elle savait que les cadavres des deux jeunes +filles avaient été retrouvés sous la <i>Femme-Blanche</i>.</p> + +<p>Les minutes s'écoulaient. Marthe restait toujours +muette et sans mouvement. Au bout d'un +quart d'heure environ, elle rejeta en arrière +ses longs cheveux qui lui couvraient le visage, +car elle était sortie tête nue. Sans l'ombre +épaisse projetée par les deux ifs, on eût pu voir +en ce moment sur ses traits un sourire tranquille +et doux.</p> + +<p>Sa douleur s'endormait en un rêve...</p> + +<p>—Diane!... dit-elle tout bas.</p> + +<p>Et comme le silence répondait seul à cet appel, +Marthe se tourna vers l'autre tombe.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_255">255</span> +—Cyprienne!... dit-elle encore.</p> + +<p>Toujours le silence.</p> + +<p>Marthe mit ses deux mains sur son cœur; un +éclair se faisait dans la nuit de son intelligence.</p> + +<p>—C'est donc bien vrai!... murmura-t-elle. +Je ne verrai plus leur sourire!... Elles sont là +toutes deux dans la terre!... M'entendent-elles?... +Savent-elles comme je les trompais... et tout ce +qu'il y avait pour elles d'amour au fond de mon +cœur?...</p> + +<p>Elle joignit ses mains sur ses genoux; ses +yeux ne pouvaient point pleurer, mais dans sa +voix brisée il y avait des larmes.</p> + +<p>—Pauvres enfants! reprit-elle; pauvres enfants +chéris!... Belles âmes qui viviez de dévouement +et de tendresse! Elles se croyaient +dédaignées... Autour d'elles, il n'y avait que froideur... +et jamais une plainte!... Il y a deux +jours encore, quand je les trouvai agenouillées à +mes côtés comme deux anges consolateurs, elles +me parlèrent de mourir pour moi... Et moi je +n'eus que des paroles de raillerie!... Oh! pitié!... +pardon!... je vous aimais! je vous +aimais!...</p> + +<p>Des pleurs brûlants inondaient maintenant sa +joue, et des sanglots soulevaient sa poitrine haletante.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_256">256</span> +—Je vous aimais!... poursuivit-elle en faisant +signe de presser contre son cœur une personne +chère; Dieu le savait... Dieu voyait mes +larmes et connaissait mon martyre!... Oh! vous +ne souffriez pas seules, pauvres enfants!... Et +maintenant que vous êtes des saintes dans le +ciel, priez pour moi qui reste après vous à souffrir!...</p> + +<p>Elle n'avait plus de voix. Le silence régna +dans le cimetière.</p> + +<p>Quand Marthe reprit la parole, son accent était +doux et tout plein de caresses.</p> + +<p>—Dieu est bon..., dit-elle; je sens bien que +je ne serai pas longtemps sans vous revoir... Que +de baisers quand nous serons toutes ensemble!... +Je ne me cacherai plus... Je vous montrerai +mon âme... Nous aimer!... nous aimer!... ce +sera notre joie dans le paradis!</p> + +<p>Elle tressaillit et releva tout à coup sa taille +affaissée.</p> + +<p>—Blanche!... dit-elle, comme si une voix +eût murmuré ce nom à son oreille; c'est vrai... +je l'avais oubliée...</p> + +<p>Puis elle ajouta avec amertume:</p> + +<p>—Toujours elle entre vous et moi... Toujours!... +Et vous l'aimiez, pauvres martyres, +cette enfant heureuse qui vous prenait ma tendresse... +Blanche!... oui, je suis sa mère... il +<span class="pagenum" id="Page_257">257</span> +faut que je veille sur elle... et je n'ai pas le temps +de rester avec vous!...</p> + +<p>Avant de se relever, elle toucha de ses lèvres +la terre humide qui recouvrait les deux tombes.</p> + +<p>—Au revoir!... murmura-t-elle, je reviendrai +demain.</p> + +<p>Elle sortit du cimetière. Tandis qu'elle reprenait +la route parcourue, le vent, qui gagnait à +chaque instant en violence, la frappait au visage. +Au bout de quelques minutes, l'espèce de voile +qui était sur son esprit se déchira. Durant l'heure +qui venait de s'écouler, elle avait agi et parlé +comme en un rêve. Maintenant elle se retrouvait +tout à coup en face de la réalité; la pensée de sa +fille envahissait de nouveau son cœur.</p> + +<p>Elle n'avait pas tout perdu, puisque Blanche +lui restait, Blanche son cher trésor!...</p> + +<p>Si on lui eût rappelé l'amertume récente de +ses paroles, alors qu'elle s'agenouillait entre les +deux tombes, Marthe n'y aurait point voulu +croire.</p> + +<p>Reprocher à l'enfant adorée l'amour qu'on lui +prodiguait, n'était-ce pas un blasphème?</p> + +<p>Marthe pressait le pas.</p> + +<p>Elle se disait que l'Ange se serait peut-être réveillée +durant son absence, et qu'elle aurait appelé +en vain.</p> + +<p>Elle se voyait d'avance rentrant dans la chambre +<span class="pagenum" id="Page_258">258</span> +un moment désertée et s'élançant vers le petit +lit pour couvrir de baisers le front de l'Ange.... +de l'Ange qui souriait contente et guérie....</p> + +<p>Oh! il y avait encore du bonheur dans sa misère!</p> + +<p>Ces pauvres cœurs frappés prennent tout à +l'extrême. Ils n'ont plus de règle parce que leur +force est brisée. On les voit passer du désespoir +à l'allégresse, et tout sentiment chez eux semble +exalté par une sorte de fièvre.</p> + +<p>L'âme de Marthe s'inondait de joie. Blanche +était tout pour elle en ce moment. Toutes ses +facultés d'aimer se rattachaient à Blanche.</p> + +<p>Le même paysage triste était toujours autour +d'elle: la colline, tantôt ensevelie dans la nuit, +tantôt effleurée par la lueur pâle qui tombait de +la lune; le marais immense et plat, au milieu +duquel se dressait la fantastique figure de la +<i>Femme-Blanche</i>, qui aurait dû lui parler encore +des deux jeunes filles mortes...</p> + +<p>Mais elle ne voyait plus avec les mêmes yeux. +Il lui semblait que la nuit souriait au-devant de +ses pas. Elle était forte; sa marche ne chancelait +plus. Elle se hâtait, consolée, parce qu'elle +voyait briller au loin, sur la façade sombre du +manoir, la lumière qu'elle avait laissée dans la +chambre de sa fille...</p> + +<hr class="light" /> + +<p><span class="pagenum" id="Page_259">259</span> +Vers cette même heure, un cavalier suivait +la route de la Gacilly à une demi-lieue de Redon.</p> + +<p>Ce cavalier avait la même pensée que Madame, +et son cœur joyeux battait bien fort au +souvenir de Blanche qu'il allait revoir.</p> + +<p>C'était Vincent de Penhoël arrivant de Brest, +à l'aide des pièces d'or que Berry Montalt, le +nabab de Mascate, lui avait données.</p> + +<p>Vincent avait payé le capitaine anglais et s'était +dirigé vers l'Ille-et-Vilaine, sans passe-port, +au risque de tomber entre les mains de la justice. +Il était si pressé de revoir Penhoël!</p> + +<p>Il poussait son cheval, et ne s'inquiétait guère +plus que Madame de l'orage menaçant, qui +courbait déjà les branches flexibles des taillis.</p> + +<p>Comme il arrivait à la hauteur du bourg de +Bains, dans ce même chemin creux où nous +avons vu l'armée du uhlan Bibandier arrêter +jadis Robert et Blaise, il entendit au-devant de +lui le pas d'un cheval, et l'instant d'après un +cavalier passa au grand galop à son côté.</p> + +<p>Vincent crut apercevoir confusément que le +cheval portait un double fardeau, un homme et +une femme.</p> + +<p>Cela ne le regardait point assurément, et +pourtant son cœur se serra.</p> + +<p>Sans se rendre compte de ce qu'il faisait, il +<span class="pagenum" id="Page_260">260</span> +appela le cavalier et le somma de s'arrêter.</p> + +<p>Mais celui-ci avait déjà disparu à un coude +de la route. Vincent n'eut point de réponse.</p> + +<p>Un irrésistible instinct lui fit tourner la tête +de son cheval; il fit même quelques pas en arrière, +et la pensée que l'inconnu était beaucoup +mieux monté que lui put seule l'arrêter.</p> + +<p>Il continua sa route vers Penhoël la tête +basse et frappé par un pressentiment triste qu'il +ne pouvait point secouer...</p> + +<hr class="light" /> + +<p>Madame venait de rentrer au manoir de Penhoël. +Les corridors étaient toujours déserts. Elle +trouva la porte de l'Ange fermée à double tour +comme elle l'avait laissée.</p> + +<p>Elle fit tourner vivement la clef dans la serrure +et s'élança vers le lit les bras tendus, le +sourire aux lèvres.</p> + +<p>Le lit était vide.</p> + +<p>Madame ne perdit point son sourire.</p> + +<p>—Petite méchante, murmura-t-elle, qui +a voulu me punir de l'avoir laissée seule un +instant!...</p> + +<p>Elle chercha en se jouant derrière les rideaux +et sous les portières.</p> + +<p>—Blanche!... appela-t-elle sans élever la +voix, où es-tu?</p> + +<p>Blanche ne répondait pas.</p> + +<p><span class="pagenum" id="Page_261">261</span> +Madame ouvrit les portes des cabinets et en +fouilla les moindre recoins.</p> + +<p>—Blanche!... répétait-elle d'une voix altérée +déjà; ne cherche pas à m'effrayer plus +longtemps, ma fille... Si tu savais, je n'ai que +trop de raisons de craindre!... Blanche!... +Blanche!... je t'en prie!...</p> + +<p>Elle tremblait; mais elle souriait encore.</p> + +<p>Tout à coup elle poussa un grand cri et se +laissa choir sur ses deux genoux.</p> + +<p>Elle venait de voir la fenêtre ouverte et la +tête d'une échelle dont les derniers barreaux +dépassaient le balcon...</p> + +<p class="sep4 cent t4">FIN DU DEUXIÈME VOLUME.</p> + +<h2 id="toc">TABLE DES MATIÈRES<br /> +<span class="t5">DU DEUXIÈME VOLUME.</span></h2> + +<table summary="Table" class="sepb"> + <tr style="height: 4em;"> + <td colspan="3"><b>Deuxième partie.</b><br /> + Le manoir. (Suite.)</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">III</td> + <td class="tdl">Mystères.</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_1">1</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">IV</td> + <td class="tdl">Mère et fille.</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_27">27</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">V</td> + <td class="tdl">Diane et Cyprienne.</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_47">47</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">VI</td> + <td class="tdl">Un coin du voile.</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_67">67</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">VII</td> + <td class="tdl">Sous la Tour-du-Cadet.</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_87">87</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">VIII</td> + <td class="tdl">Maître le Hivain.</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_107">107</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">IX</td> + <td class="tdl">Rendez-vous.</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_129">129</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">X</td> + <td class="tdl">Prédictions.</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_149">149</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">XI</td> + <td class="tdl">Conciliabule.</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_163">163</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">XII</td> + <td class="tdl">Petits démons.</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_183">183</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">XIII</td> + <td class="tdl">Deux pierres.</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_205">205</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">XIV</td> + <td class="tdl">Pauvres filles!</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_219">219</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdn">XV</td> + <td class="tdl">Deux tombes.</td> + <td class="tdr"><a href="#Page_245">245</a></td> + </tr> +</table> + +<div class="box sep4 npage handonly" id="cor_list"> + +<p>Corrections:</p> + +<table summary="Corrections"> + <tr> + <td class="tdp">Page</td> + <td class="tdl"> </td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_1">3</a>, <a href="#cor_3">7</a>, <a href="#cor_4">14</a>, <a href="#cor_7">52</a></td> + <td class="tdl">«Babouin» remplacé par «Baboin» (Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_2">6</a></td> + <td class="tdl">«un» remplacé par «une» (une partie du cercle).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_5">19</a></td> + <td class="tdl">«désappoinié» par «désappointé» (Roger était presque + désappointé).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_6">51</a></td> + <td class="tdl">«Carentoire» par «Carentoir» (entre Redon et Carentoir).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_8">58</a></td> + <td class="tdl">«Halligan» par «Haligan» (Benoît Haligan les avait + tenues).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_9">62</a></td> + <td class="tdl">«tournois» par «tournoi» (dans ce grand tournoi).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_10">123</a></td> + <td class="tdl">«close» par «clause» (frappées d'une clause de réméré).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_11">129</a></td> + <td class="tdl">«atttendre» par «attendre» (pour attendre Robert de + Blois).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_12">131</a></td> + <td class="tdl">«Carantoir» par «Carentoir» (entre Redon et Carentoir).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_13">133</a></td> + <td class="tdl">«une» par «un» (un espace de quelques pieds carrés).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_14">167</a></td> + <td class="tdl">«décendre» par «défendre» (défendre Penhoël malgré lui).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_15">171</a></td> + <td class="tdl">«queston» par «question» (l'homme en question).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_16">196</a></td> + <td class="tdl">«quant» par «quand» (quand il fallait traverser un + taillis).</td> + </tr> + <tr> + <td class="tdp"><a href="#cor_17">237</a></td> + <td class="tdl">«a» par «as» (Tu les as vues).</td> + </tr> +</table> + +</div> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Les belles-de-nuit, Tome II, by Paul Féval + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES BELLES-DE-NUIT, TOME II *** + +***** This file should be named 44613-h.htm or 44613-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/6/1/44613/ + +Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the +Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net +(This file was produced from images generously made +available by The Internet Archive/Canadian Libraries) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation information page at www.gutenberg.org + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at 809 +North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email +contact links and up to date contact information can be found at the +Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For forty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. 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