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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 18:47:33 -0700
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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44613 ***
+
+ Au lecteur:
+
+ L'orthographe d'origine a été conservée, mais quelques erreurs
+ typographiques évidentes ont été corrigées. La liste de ces
+ corrections se trouve à la fin du texte.
+
+ Une table des matières a été ajoutée.
+
+
+
+
+ LES
+ BELLES-DE-NUIT.
+
+
+
+
+ IMPRIMERIE DE G. STAPLEAUX.
+
+
+
+
+ LES
+
+ BELLES-DE-NUIT
+
+ OU
+
+ LES ANGES DE LA FAMILLE
+
+
+ PAR
+
+ Paul Féval.
+
+
+ TOME II
+
+
+ BRUXELLES.
+
+ MELINE, CANS ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS.
+
+ LIVOURNE. LEIPZIG.
+ MÊME MAISON. J. P. MELINE.
+
+ 1850
+
+
+
+
+DEUXIÈME PARTIE.
+
+LE MANOIR.
+
+(SUITE.)
+
+
+
+
+III
+
+MYSTÈRES.
+
+
+La partie grave et discrète de l'assemblée, qui se respectait trop pour
+prendre part à la danse, commençait à trouver le bal monotone et long.
+Les commérages languissaient, parce qu'on avait déjà médit de tout le
+monde. L'évanouissement de Blanche fit à l'ennui naissant une diversion
+tout agréable et vint raviver l'entretien.
+
+Ce cercle respectable se composait de trois vicomtes, qui avaient été
+des hommes à succès dans leur jeunesse au temps des états de Bretagne,
+d'une demi-douzaine de bourgeois qu'on avait laissés se décrasser et
+mettre un _de_ au-devant de leurs noms, parce qu'ils avaient mille écus
+de rente, et d'un nombre à peu près égal de dames antiques, portant,
+avec une solennité impossible à décrire, le ridicule orgueilleux de
+leur toilette et la laideur choisie de leurs visages.
+
+On remarquait surtout trois petites personnes, toutes trois également
+jaunes, sèches, roides et vêtues de robes de soie violette d'une
+ancienneté incontestable. Bien qu'elles fussent encore célibataires,
+aux environs de la cinquantaine, ce qui déprécie, elles donnaient le
+ton à la _société_, parce que leur talent de médire était hors ligne,
+et que chacun de leurs coups de langue emportait net le morceau. Leurs
+rivales elles-mêmes, madame la chevalière de Kerbichel, épouse de
+l'adjoint au maire de Glénac, et madame Claire Lebinihic, jeune veuve
+à peine âgée de quarante-cinq ans, autour de laquelle soupiraient les
+trois vicomtes, étaient forcées de reconnaître la supériorité des
+demoiselles Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang.
+
+Il faut dire qu'elles avaient tout pour elles. L'aînée, mademoiselle
+Amarante, chantait, en s'accompagnant de la guitare, l'ariette légère;
+la seconde, mademoiselle Églantine, la tremblante romance; la
+troisième, mademoiselle Héloïse, attaquait, toujours avec la guitare,
+le grand morceau de caractère.
+
+A cause de cela, le jeune M. de Pontalès, à qui tout était permis parce
+qu'il était l'héritier de son père, les avait surnommées en masse les
+trois Grâces, et en détail _l'Ariette_, _la Romance_, et _la Cavatine_.
+
+Elles avaient un petit frère, M. Numa Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang,
+qui se tenait un peu à l'ombre de leur gloire, mais qui, néanmoins,
+passait pour un fort agréable joueur de reversi.
+
+Quand Madame, aidée de l'oncle Jean, eut emmené Blanche, l'imposante
+réunion se rassit. Ses membres se regardèrent durant quelques secondes
+en silence.
+
+—Voilà déjà deux fois que la pauvre petite demoiselle se trouve mal
+aujourd'hui!... dit le père Chauvette, qui seul, parmi tout ce monde
+aigre et roide, représentait l'élément charitable.
+
+—Je ne voudrais rien dire d'inconvenant, murmura madame Claire
+Lebinihic, mais c'est tout à fait comme cela que j'étais la première
+année de mon mariage.
+
+Les trois Grâces baissèrent les yeux. Les trois vicomtes eurent un
+sourire très-égrillard.
+
+—Avez-vous remarqué, reprit l'adjoint, chevalier de Kerbichel,
+hobereau taillé en Hercule et qui portait de jolies petites boucles
+d'oreilles, avez-vous remarqué comme le fils Pontalès a fait des yeux
+au Robert de Blois quand mademoiselle est tombée?
+
+—C'est un joli garçon!... répliqua la Romance.
+
+—Un franc mauvais sujet! appuyèrent l'Ariette et la Cavatine en
+donnant à ce mot une acception toute flatteuse.
+
+—Ce que je voudrais bien savoir, reprit la Romance, c'est le sentiment
+de M. de Penhoël sur les assiduités du fils Pontalès auprès de madame
+Lola...
+
+Le cercle entier sourit.
+
+—Madame Lola!... madame Lola!... répéta la chevalière de Kerbichel,
+ces créatures ont des noms à elles.
+
+—Quant à cela, madame, repartit la Romance qui se crut attaquée dans
+son doux nom d'Églantine, tout le monde n'est pas forcé de s'appeler
+Suzon ou Fanchette, comme les filles du commun!...
+
+Madame de Kerbichel s'appelait Fanchon. Le cercle rit encore, excepté
+le chevalier-adjoint, qui secoua le tabac de son jabot d'un air
+mortifié.
+
+—Tout cela n'empêche pas, reprit l'Ariette, qu'il se passe de drôles
+de choses dans cette maison!... Les maîtres font les honneurs, Dieu
+sait comme!... Voici madame partie; où est monsieur?
+
+—En conférence avec le marquis de Pontalès, répondit le frère Numa.
+
+—En bonne conscience, voulut dire le père Chauvette, on peut bien
+avoir des affaires...
+
+Mais personne n'avait la simplicité d'accorder la moindre attention au
+pauvre maître d'école.
+
+—Toujours avec le marquis! poursuivit l'Ariette.
+
+—Et avec l'homme de loi! ajouta la Cavatine.
+
+—Ah! dit la Romance d'un ton capable, des gens bien informés
+prétendent que Penhoël file un mauvais coton, pour parler comme les
+gens du peuple... Il emprunte sans cesse de l'argent au marquis, et
+l'homme de loi le Hivain sait des choses qui étonneraient bien du monde!
+
+—C'est que la Lola aime trop les dentelles! dit l'un des vicomtes.
+
+—Et les cachemires, ajouta un second vicomte.
+
+—Et les diamants, ajouta le troisième vicomte.
+
+—Et tout cela coûte de l'argent! fit observer madame Claire Lebinihic:
+rien que mon châle de noces, qui n'était pas de l'Inde pourtant, valait
+cent cinquante écus...
+
+—Et puis tant de charges! reprit la chevalière de Kerbichel; c'est la
+maison du bon Dieu que ce manoir!... On y mange et on y boit toute la
+journée... Je vous demande un peu si ce n'est pas de la folie que de
+nourrir à rien faire ce grand garçon de Roger de Launoy?
+
+—Et ce barbouilleur qui est venu de Paris pour mettre du rouge et du
+bleu sur les murailles? dit la Romance.
+
+—Permettez, chère sœur, interrompit le frère Numa qui était méchant,
+lui aussi, quand il pouvait; ces deux messieurs ne sont pas si
+complétement inutiles que vous voulez bien le dire.
+
+—A quoi servent-ils, s'il vous plaît?
+
+—A quoi?... Je n'en sais rien... mais si vous me demandiez à qui...
+
+—Ah! ah! s'écrièrent à la fois Églantine, Héloïse et Amarante,
+enchantées de l'esprit de leur frère; voilà qui est adorable!
+
+Et comme une partie du cercle ne comprenait point, la Romance ajouta en
+baissant pudiquement ses paupières jaunes et dépouillées:
+
+—Mon frère veut dire qu'ils servent aux deux petites filles de l'oncle
+Jean...
+
+Tonnerre d'applaudissements des vicomtes; gros rires de l'assemblée en
+chœur. Le mot valait bien cela.
+
+—Ah! mademoiselle!... mademoiselle!... commença le bon maître d'école
+avec reproche.
+
+Mais sa voix fut couverte par celle du chevalier-adjoint de Kerbichel,
+qui avait l'intelligence lente et qui riait toujours après coup.
+
+Numa Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, alléché par le succès qu'il venait
+d'obtenir, désira un nouveau triomphe.
+
+—Pourriez-vous me dire, mesdames, demanda-t-il d'un air innocent, si
+c'est à madame de Penhoël ou à sa fille que M. Robert de Blois _fait
+attention_?
+
+—A la fille, répondit la chevalière de Kerbichel.
+
+—A la mère, ripostèrent les vicomtes.
+
+—En vérité, ceci est une question, dit gravement la Romance. Je ne
+sais pas si vous avez vu comme moi que M. Robert de Blois échangeait
+certains signes avec Madame pendant la contredanse?...
+
+—J'ai vu cela, dit Kerbichel.
+
+—Moi aussi!
+
+—Moi aussi!
+
+—Et avez-vous remarqué la manière dont Madame a repoussé M. de Blois
+quand celui-ci a voulu relever Blanche évanouie?
+
+Tout le monde répondit affirmativement.
+
+La Romance poursuivit en baissant la voix et en prenant cet air timide
+qui annonçait toujours quelque méchanceté noire:
+
+—Quand on repousse ainsi un homme, c'est qu'on le connaît beaucoup...
+beaucoup!... beaucoup!!...
+
+—C'est juste... dit avec goguenardise la partie masculine de
+l'assemblée.
+
+—Comme mademoiselle Églantine sait ces choses-là! murmura la
+chevalière de Kerbichel, qui avait une vengeance à exercer.
+
+—En outre, reprit la Romance, comment expliquer ce mouvement si
+brusque, sinon par un petit grain de jalousie?...
+
+—C'est vrai!... opina derechef l'assemblée convaincue; c'est pourtant
+vrai!...
+
+Le pauvre maître d'école n'essaya pas même de protester, tant il se
+sentait faible contre le sentiment général.
+
+—Ainsi va le monde! reprit encore la Romance; M. de Penhoël achète
+des cachemires à la Lola... il fait peindre son manoir du haut en bas
+pour la Lola... il plante des salons de verdure, il tend de soie les
+vieilles chambres que ses pères habitaient bien toutes nues!... Pendant
+ce temps-là madame s'ennuie... Elle est bien conservée au moins!...
+
+—Elle est encore très-jolie femme!
+
+—Que faire quand on est délaissée?... Elle remarque un beau
+cavalier... Mon Dieu, je n'affirme rien!... Ce n'est pas moi, Dieu
+merci, qui voudrais faire des cancans sur une famille riche et
+respectable... mais je dis que si cela était... Enfin, soyons de bon
+compte, tout est possible! Il ne faudrait pas être trop sévère à
+l'égard de la pauvre dame...
+
+—Ma foi non, répliquèrent les vicomtes, Penhoël ne l'aurait pas
+volé!...
+
+Le bal se poursuivait, mais languissant et triste désormais. Diane et
+Cyprienne, qui tout à l'heure égayaient si franchement la fête, ne
+pouvaient plus cacher leur tristesse. Elles essayaient encore pourtant,
+et semblaient s'exciter mutuellement à sourire.
+
+A chaque instant leurs yeux inquiets se tournaient vers l'entrée du
+salon de verdure.
+
+On eût dit qu'elles restaient là maintenant à contre-cœur, et qu'une
+mystérieuse tâche les appelait loin du bal.
+
+L'annonce de l'accident arrivé à Blanche de Penhoël avait franchi
+l'enceinte du jardin et produit plus d'effet encore, peut-être, sur
+l'aire que dans le salon de verdure. La danse rustique avait fini;
+tandis que le feu de joie éteignait ses dernières lueurs, jeunes gars
+et jeunes filles s'étaient rassemblés en cercle autour des vieillards,
+assis à la porte de la ferme.
+
+Il n'y avait plus, sur le milieu de l'aire, que M. Blaise, qui se
+promenait les mains dans ses poches et affectait de ne point vouloir
+mêler son importante personne à toute cette populace.
+
+On parlait bas dans le groupe des paysans, justement à cause de M.
+Blaise, qui passait pour avoir l'oreille fine.
+
+Le père Géraud tenait le centre du groupe et interrogeait un petit
+garçon qui venait de sortir du jardin, où il avait servi des
+rafraîchissements aux hôtes de Penhoël.
+
+—Conte-nous ce que tu as vu, petit Francin, disait le bon aubergiste
+du _Mouton couronné_.
+
+—Tout le monde regardait la Lola, répondit l'enfant. Quelle belle
+fille tout de même! Je ne sais pas ce qu'elle a autour de son cou qui
+brille comme des charbons allumés... mais les dames et les messieurs
+disaient qu'il y avait là de quoi racheter la Forêt-Neuve!... Tout d'un
+coup la petite demoiselle a crié... j'ai regardé comme les autres, et
+je l'ai vue couchée par terre... Il n'y avait auprès d'elle que M.
+de Blois... Quand il a voulu la relever, oh! si vous aviez vu Madame
+arriver sur lui!... j'ai cru qu'elle allait l'étrangler...
+
+—Elle n'a rien dit? demanda le père Géraud.
+
+—Non fait!... mais on voyait bien qu'elle avait son idée... C'est M.
+de Blois, bien sûr, qui a fait du chagrin à l'Ange!...
+
+Un menaçant murmure courut parmi les paysans.
+
+Le père Géraud passa le revers de sa main sur son front.
+
+—Oui... oui... pensa-t-il tout haut, cet homme-là est le malheur de
+Penhoël!... Et c'est moi qui lui ai enseigné le chemin du manoir!...
+Qu'auriez-vous fait, vous autres? ajouta-t-il avec brusquerie en
+s'adressant aux vieux métayers qui l'entouraient. Il arriva chez moi...
+il me parla de l'aîné... voyez-vous, on ne devine pas ces choses-là,
+bien sûr qu'il a connu notre M. Louis quelque part!... Quand il me dit
+qu'il était l'ami de Penhoël, moi je lui aurais donné le dernier écu de
+ma bourse!...
+
+Il mit sa tête grise entre ses deux mains, et poussa un gros soupir.
+
+—Allons, allons, père Géraud, dit le fermier du Port-Corbeau, les
+temps sont mauvais pour nos maîtres, mais ça pourra revenir... Et quant
+à ce qui est de vous, tout le monde sait bien que vous êtes un bon
+cœur!... Penhoël est riche, après tout!...
+
+—Riche?... interrompit l'aubergiste de Redon; si vous saviez!...
+
+Les métayers se rapprochèrent curieusement.
+
+Mais le vieux Géraud n'en voulait point dire davantage.
+
+—C'est moi qui lui ai montré le chemin du manoir! répéta-t-il, comme
+si cette idée l'eût poursuivi sans cesse; c'est moi!... Écoutez!...
+avant de monter jusqu'à la ferme, je suis entré tantôt chez Benoît
+Haligan, qui est bien près de mourir... car tous ceux qui aiment
+Penhoël s'en vont les uns après les autres!... le pauvre Benoît a le
+_grolet_[1] sur sa paillasse. Ce n'est pas d'hier qu'il a dit pour la
+première fois que l'Ange et les deux filles de Jean de Penhoël feraient
+trois pauvres _belles-de-nuit_, avant le déris de l'hiver qui vient...
+Il m'a dit encore, poursuivit le père Géraud en baissant la voix
+davantage, que notre M. Louis reviendrait quelque jour... mais qu'il
+reviendrait trop tard!
+
+ [1] Le râle de la mort.
+
+Le père Géraud se tut, et il se fit un silence autour de lui.
+
+Chacun avait le cœur serré. Cette fête, commencée dans la joie,
+s'achevait morne et lugubre.
+
+La plupart des paysans rassemblés dans l'aire n'avaient pas donné
+grande attention jusqu'alors aux vagues menaces qui pesaient sur la
+maison de Penhoël; mais, ce jour-là, personne ne doutait: on sentait en
+quelque sorte le malheur planer au-dessus du manoir.
+
+Les jeunes gars oubliaient de parler d'amour à leurs promises, et le
+tonneau de cidre, encore plein aux trois quarts, ne couronnait plus de
+mousse petillante la grande écuelle qui, dans ces sortes d'occasions,
+faisait si joyeusement d'ordinaire le tour de l'assemblée.
+
+Un seul fidèle restait auprès du tonneau, un pauvre diable maigre comme
+un clou, qui buvait avec acharnement, couché tout de son long dans la
+poussière.
+
+Personne ne daignait lui parler, pas même l'Endormeur, bien que le
+pauvre diable fût sa vieille connaissance, l'ex-uhlan Bibandier.
+
+Bibandier fumait sa pipe en philosophe et semblait se soucier assez peu
+du mépris général. Il fumait et buvait comme s'il se fût engagé à vider
+tout seul le grand tonneau de cidre.
+
+Dans le groupe rassemblé à la porte de la ferme, ce fut le petit
+Francin qui rompit le silence.
+
+—M. Blaise!... dit-il tout à coup.
+
+Le domestique de Robert de Blois s'avançait en effet à pas comptés vers
+le groupe des paysans.
+
+—Eh bien, mes enfants!... cria-t-il de loin, ne boit-on plus à la
+santé du roi et de M. le maire?
+
+Personne ne répondit. Le père Géraud s'était redressé.
+
+—Petit Francin, murmura-t-il rapidement, retourne au jardin... Tu
+viendras nous dire s'il y a du nouveau...
+
+Puis il ajouta en se tournant vers les vieux métayers assis à ses côtés:
+
+—Vous autres, j'aurai à vous parler après la veillée... Il ne sera pas
+dit que personne n'a fait un pas ou donné un écu pour sauver Penhoël!...
+
+Blaise entrait dans le cercle tenant à la main la grande écuelle pleine.
+
+Le petit Francin remontait en courant vers le jardin du manoir.
+
+La partie grave de l'assemblée était en ce moment maîtresse du terrain.
+Les trois demoiselles Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang et les autres
+membres de la société avaient quitté leurs postes pour envahir le
+gazon, occupé naguère par les danseurs. L'orchestre chômait. Quelques
+gens avisés voyaient venir avec effroi le moment où Églantine, Héloïse
+et Amarante allaient demander leur redoutable guitare, sous prétexte
+de ranimer la fête. L'espoir secret que nourrissaient ces aimables
+personnes de faire entendre, savoir: Amarante son ariette, Églantine sa
+romance, et la jeune Héloïse son grand morceau d'opéra, leur donnait
+des airs un peu moins revêches et les empêchait surtout d'invectiver
+trop aigrement les Penhoël, qui abandonnaient ainsi leurs hôtes au beau
+milieu de la soirée.
+
+Il n'y avait plus, en effet, dans le salon de verdure, aucun
+représentant de la famille. Le maître du manoir était toujours dans son
+appartement; Madame n'avait point reparu, non plus que l'oncle Jean.
+Enfin Cyprienne et Diane, qui avaient présidé si longtemps à la danse,
+s'étaient éclipsées tout à coup et avec une sorte de mystère, puisque
+leurs cavaliers eux-mêmes les avaient cherchées en vain parmi la foule.
+
+Étienne et Roger avaient déserté à leur tour le salon de verdure, pour
+explorer sans doute les allées du jardin.
+
+C'étaient maintenant Robert de Blois et Lola qui, en qualité
+d'habitants ordinaires du manoir, faisaient les honneurs.
+
+Le jardin était illuminé, comme nous l'avons dit, d'un bout à l'autre,
+et l'on n'y eût pas trouvé un endroit pouvant servir de cachette.
+
+Étienne et Roger avaient quitté le bal sans se prévenir mutuellement.
+Ils se rencontrèrent face à face au détour d'une allée.
+
+Étienne était tout pensif. Les cheveux de Roger étaient baignés de
+sueur.
+
+Il s'arrêta, essoufflé, devant le peintre.
+
+—Tu ne les as pas rencontrées? lui demanda-t-il vivement.
+
+—Non, répliqua Étienne.
+
+—Je vais chercher encore, dit Roger qui voulut reprendre sa course.
+
+Le jeune peintre l'arrêta.
+
+—Tu ne les trouveras pas... dit-il; tandis que tu cherchais à gauche,
+moi je cherchais à droite... A nous deux nous avons parcouru tout le
+jardin... Elles n'y sont pas.
+
+—Alors où sont elles?
+
+—Je ne sais.
+
+L'agitation de Roger de Launoy semblait croître à chaque instant.
+Étienne, au contraire, restait calme, bien que sa voix si gaie
+d'ordinaire eût un vague accent de tristesse.
+
+—Où sont elles?... répéta Roger; mon Dieu, tout cela est bien étrange!
+
+—Étrange!... interrompit Étienne en souriant; pourquoi?... Nous
+doivent-elles compte de leurs actions?
+
+—Tu n'aimes pas, toi!... murmura Roger.
+
+Le peintre garda le silence; mais sa main serra plus fortement le bras
+de son ami.
+
+—Moi, j'aime, reprit Roger, comme un pauvre fou!... Quand je suis
+auprès d'elle, je ne sais plus qu'admirer et croire... Son sourire est
+si pur, et on voit si bien son cœur sur son visage... J'ai honte de
+mes soupçons.
+
+—Tu as donc des soupçons?... demanda tout bas Étienne.
+
+Roger baissa les yeux et ne répondit pas tout de suite.
+
+—Que sais-je?... s'écria-t-il enfin en appuyant sa main contre son
+front mouillé de sueur. Je ne suis pas fou, et je ne rêvais pas... j'ai
+vu...
+
+Il hésita.
+
+—Qu'as tu vu?... demanda Étienne.
+
+Et comme Roger se taisait encore, il ajouta d'un accent triste et lent:
+
+—Tu peux parler... j'ai vu, moi aussi, bien des choses!
+
+Roger le regarda avec une sorte d'effroi. On eût dit qu'il avait gardé
+un vague espoir de s'être trompé, et qu'il redoutait par-dessus tout la
+certitude.
+
+—Je ne parle pas de Cyprienne, répondit le peintre; mais Diane a un
+secret... Il y a longtemps que je le sais.
+
+—Et ce secret?...
+
+—J'ai confiance, parce que j'aime... Jamais je n'ai cherché à le
+surprendre.
+
+—Oh!... s'écria Roger, parce que j'aime, moi, je me défie!... C'est
+tout mon bonheur et tout mon espoir!... Si je pensais que Cyprienne en
+aimât un autre!
+
+Il s'arrêta, et reprit avec amertume:
+
+—Mon Dieu! cette idée-là me vient souvent... Et comment ne me
+viendrait-elle pas?... Tu dis que tu as vu bien des choses!... Mais il
+y a voir et voir... Ce que j'ai vu, moi, est tellement étrange, que
+j'hésite à le confier même à mon meilleur ami. Et pourtant, poursuivit
+Roger après avoir attendu une question qui n'était point venue, cela me
+pèse trop sur le cœur!... Te souviens-tu, Étienne, de cette soirée que
+nous passâmes à parler d'elles au bord du marais, de l'autre côté de
+Glénac?... L'heure nous surprit... Quand nous rentrâmes au manoir, le
+souper était fini depuis longtemps, et tout le monde dormait... Nous le
+croyions du moins... Nous prîmes chacun sans bruit le chemin de notre
+chambre.
+
+«La lampe du grand corridor était éteinte... Il me semblait entendre
+devant moi un bruit de pas légers et timides... Je m'avançai les bras
+tendus, touchant des deux côtés les murs du corridor...
+
+«Le bruit avait cessé à mon approche... Je croyais m'être trompé,
+lorsque je sentis sous mes doigts deux coiffes de toile qui glissèrent
+au premier contact, et que je ne pus retrouver dans l'ombre. Les pas
+se faisaient entendre de nouveau, légers et rapides, dans la partie du
+corridor que je venais de parcourir. On fuyait... mais au moment où
+ma main s'était refermée, une des coiffes de toile avait laissé son
+attache entre mes doigts... Et je riais, tout en ouvrant la porte de ma
+chambre, parce que je me disais: «J'ai là de quoi savoir laquelle des
+servantes de Penhoël va courir la nuit le guilledou!»
+
+«J'allumai ma chandelle, et je reconnus le petit ruban de soie bleu que
+j'avais vu dans la journée à la coiffe de Cyprienne...»
+
+Roger de Launoy se tut, attendant évidemment une parole d'étonnement;
+mais le peintre ne parla point.
+
+Il demeurait pensif et la tête inclinée.
+
+—Eh bien?... dit Roger.
+
+—Est-ce tout ce que tu as vu? demanda froidement Étienne.
+
+Roger était presque désappointé du peu d'effet produit par son histoire.
+
+—N'est-ce pas assez?... s'écria-t-il.
+
+—Ce n'est rien.
+
+—Tu as vu quelque chose de plus extraordinaire?
+
+—Tu en jugeras, répondit le peintre.
+
+—Alors il faut parler.
+
+—Tout à l'heure... continue.
+
+—Écoute donc encore, reprit Roger. Quelques jours après, je revenais
+de Redon à pied... C'était à la hauteur du bourg de Bains, au milieu
+de la lande... il faisait clair de lune... J'entendais au loin sur
+la bruyère le galop de deux chevaux... Je ne prenais point garde, et
+je poursuivais ma route... Au moment où les deux chevaux passaient
+près de moi lancés à pleine course, je levai la tête... Les deux
+chevaux étaient montés par des femmes... Je criai: «Diane! Cyprienne!»
+Nulle voix ne me répondit. Je voulus courir; mais les deux femmes se
+perdaient déjà dans l'ombre, et le pas de leurs chevaux s'étouffait au
+loin sur la lande.
+
+—Il était tard? demanda Étienne.
+
+—Onze heures du soir.
+
+—Et ce jour-là, les Pontalès n'étaient-ils pas à Redon?...
+
+Roger se frappa le front.
+
+—Tu m'y fais songer! s'écria-t-il, les Pontalès étaient à Redon!
+
+—Mais était-ce bien elles?... dit le peintre.
+
+—Tu vas voir!... Il n'y avait pas possibilité de les rejoindre...
+Après avoir fait quelques pas en courant comme un fou, je repris le
+chemin de Penhoël. En arrivant au bac, je demandai au vieux Benoît si
+quelqu'un avait passé l'eau dans la soirée.
+
+«Il me répondit:
+
+«—Personne.
+
+«Cela me fit grand bien... Je crus avoir rêvé... Pourtant, une fois
+arrivé au manoir, il me restait des doutes... Au lieu de gagner mon lit
+tout de suite, je me dirigeai, sans trop avoir la conscience de ce que
+je faisais, vers la chambre de Diane et de Cyprienne...
+
+«Je collai mon oreille à la serrure. On n'entendait aucun bruit.
+
+«Elles dorment peut-être, me disais-je... Ma pauvre Cyprienne!... Je
+suis un misérable fou!...
+
+«Et cependant, ma main s'appuyait malgré moi sur le bouton de la porte.
+La porte s'ouvrit. Je reculai d'abord, effrayé de mon action...
+
+«Puis mon regard se glissa dans la chambre. Les rayons de la lune
+tombaient d'aplomb sur les deux petits lits blancs, qui étaient vides.»
+
+—Est-ce tout?... demanda Étienne, tandis que Roger passait le revers
+de sa main sur son front où perlaient des gouttes de sueur.
+
+—Si c'est tout!... murmura Roger; mais que veux-tu de plus?
+
+—Je crois en elles... dit le peintre.
+
+—Moi aussi! moi aussi! s'écria Roger; je crois en elle... Je l'aime
+tant!... Quand je la vois sourire à mes côtés, je ne doute plus... Il
+me semble que j'ai fait un rêve douloureux et impossible... Mais quand
+je me retrouve seul, face à face avec moi-même, je me souviens, et je
+souffre!... Bien des fois j'ai été sur le point de parler et d'implorer
+une explication... mais elle paraissait me deviner... Son regard
+souriait, se reposait sur moi si calme et si pur!... Je sais bien que
+je n'oserai jamais l'interroger!
+
+Tout en causant, ils marchaient le long des allées du jardin. Ils
+s'éloignaient d'instinct du salon de verdure, où les hôtes de Penhoël
+étaient toujours rassemblés. Roger allait la tête basse et l'air
+consterné; Étienne portait sur son visage qui voulait sourire les
+traces d'une émotion contenue. Peut-être se faisait-il plus fort qu'il
+ne l'était réellement.
+
+—Ce que tu as vu est étrange, dit-il enfin, ce que j'ai vu est plus
+étrange encore... Ce mystère qui les entoure, j'aurais pu le percer
+peut-être... mais je ne l'ai pas voulu... Moi aussi, j'ai rencontré
+une fois Diane et Cyprienne dans les corridors du manoir au milieu
+de la nuit... J'étais caché par la saillie d'une embrasure: elles ne
+m'apercevaient point... Je les vis traverser sans bruit la galerie...
+Elles dépassèrent ta chambre, la chambre de Penhoël, et je crus
+qu'elles allaient entrer chez Madame... Mais elles dépassèrent aussi la
+porte de Madame... Il n'y a rien au delà, sinon l'appartement occupé
+par M. Robert de Blois.
+
+—C'était chez lui qu'elles se rendaient?... demanda Roger vivement.
+
+—Je ne sais... répliqua le peintre. La galerie fait un coude... Elles
+disparurent.
+
+—Et tu ne les suivis pas?...
+
+—Je ne les suivis pas.
+
+—Ce Robert, qu'elles font semblant de mépriser et de détester! murmura
+Roger de Launoy.
+
+—Elles méprisent aussi, elles détestent les deux Pontalès, dit Étienne
+dont la voix baissa involontairement, et pourtant je les ai vues
+s'introduire au château après minuit sonné!
+
+—Au château de Pontalès?... s'écria Roger stupéfait.
+
+—Au château de Pontalès... La nuit était sombre, cette fois, et je ne
+les aurais pas reconnues si je n'avais entendu la douce voix de Diane
+sur la lisière de la forêt.
+
+«—Aide-moi, disait-elle.
+
+«Elles s'approchèrent toutes deux de la muraille du parc. Cyprienne
+s'appuya des deux mains contre le mur, et, avec son secours, Diane
+franchit la clôture.»
+
+—Après?... fit Roger, dont le souffle haletait.
+
+—Je revenais de la Gacilly, à cheval, répliqua le peintre, mon cœur
+battait et mon front brûlait... Mais je ne suis pas comme toi, Roger,
+et je n'aurais jamais ouvert la porte de la chambre des filles de Jean
+de Penhoël... J'enfonçai les éperons dans le ventre de mon cheval, qui
+m'emporta au travers des taillis...
+
+—Oh!... fit Roger; tu n'aimes pas! tu n'aimes pas!
+
+—Si Diane de Penhoël n'est pas ma femme, répliqua le peintre, je ne
+me marierai jamais... Il ne m'arrivait pas souvent autrefois de songer
+à l'avenir... maintenant j'y pense toujours, parce que l'avenir, c'est
+elle... Tu es rassuré quand tu les vois sourire, Roger; moi, si un
+doute pouvait me venir, il me viendrait en ces moments... Mais que
+de fois, parmi la joie feinte, que de fois j'ai surpris des larmes
+dans les yeux de Diane!... C'est un cœur vaillant et fort contre la
+souffrance!... Sous cette frêle beauté de jeune fille, j'ai deviné le
+courage d'un homme... Ces larmes furtives qui me serrent le cœur, je
+les bénis et je les admire... Oh! que Diane garde son secret!... Au
+fond d'une âme comme la sienne, il ne peut y avoir que de nobles élans
+et de saintes pensées!...
+
+La tête de Roger ne se relevait point. Il gardait le silence.
+
+—Chacun dans le pays sait cela, reprit le peintre, les plus pauvres
+comme les plus riches. Il y a un grand malheur sur la maison de
+Penhoël... Dieu se sert parfois du faible courage d'un enfant pour
+combattre la force des méchants...
+
+Étienne s'interrompit brusquement, et sa voix, qui était lente et
+rêveuse, se fit brève tout à coup et décidée.
+
+—Et puis, que m'importe tout cela? s'écria-t-il. Je faisais un songe
+charmant... Le réveil est venu... Que Diane soit ceci ou cela, un ange
+ou une pécheresse, je la verrai demain pour la dernière fois.
+
+—Que dis-tu là?... demanda Roger en tressaillant.
+
+Ils étaient arrivés sur la terrasse qui bordait la rampe descendante
+au passage de Port-Corbeau. Ils s'arrêtèrent d'un commun accord, et le
+peintre s'accouda contre la balustrade de pierre.
+
+—Ce matin, reprit-il, M. Robert de Blois, qui paraît être maintenant
+le maître au manoir, m'a payé mes travaux et m'a fait entendre qu'on
+n'avait plus besoin de moi.
+
+—Mais Penhoël!... s'écria Roger, qui saisit la main de son ami; tu
+aurais dû voir Penhoël.
+
+—J'ai vu Penhoël, répliqua Étienne, dont l'accent mélancolique prit
+une nuance d'amertume, et je pars demain pour Paris...
+
+Au moment où le jeune peintre prononçait ces derniers mots, un faible
+cri se fit entendre au pied de la terrasse.
+
+Les deux amis se penchèrent en même temps sur la balustrade et virent
+deux formes blanches se glisser entre les châtaigniers des taillis.
+
+—Ce sont elles! s'écria Roger.
+
+Il voulut s'élancer, mais Étienne le retint de force.
+
+—Tu restes..., dit-il; tu es heureux!... Crois-moi, veille sur elles
+pour les protéger, et non pas pour les épier!
+
+
+
+
+IV
+
+MÈRE ET FILLE.
+
+
+C'était la chambre de l'ange de Penhoël: un petit lit entouré de
+rideaux blancs, dont la mousseline transparente laissait voir dans la
+ruelle une image de la sainte Vierge, ornée d'un laurier-fleur bénit,
+quelques siéges brodés par Madame et représentant des sujets enfantins
+et gracieux, de jolies estampes de piété le long des lambris, et dans
+une bibliothèque mignonne, en bois de rose, des livres du premier âge.
+
+Dans ce réduit si frais, à peine pressentait-on la jeune fille.
+C'était l'enfant qui se montrait encore, l'enfant candide et
+insouciante.
+
+Quelque chose disait que cette couche calme ignorait jusqu'à ces
+rêves vagues qui bercent, à quinze ans, le sommeil de la vierge. Tout
+était riant, mais froid. L'enfant se jouait, heureuse, au seuil de la
+puberté. Elle tardait à naître femme.
+
+Et encore ce qui souriait dans cette chambre gentille, ce qui était
+frais, gracieux, coquet, n'appartenait pas à Blanche toute seule.
+C'était Marthe de Penhoël qui avait orné avec amour la retraite de
+son enfant. Elle était redevenue jeune à penser pour sa fille; et si
+parfois un peu d'espoir consolait la tristesse de sa nuit solitaire,
+c'est qu'elle songeait qu'entre ces rideaux blancs son doux ange
+dormait, ignorant à la fois les angoisses du présent et les menaces de
+l'avenir.
+
+Chacun, si malheureux qu'il soit, possède aussi, au fond de son cœur,
+une sorte d'asile où abriter sa pensée. Il est toujours un coin de
+l'âme où Dieu clément laisse un rayon d'espoir.
+
+Marthe de Penhoël souffrait. Autour d'elle, les menaces s'accumulaient.
+Son pauvre cœur, blessé depuis des années, saignait. Pour elle, le
+passé n'avait que des regrets amers, le présent que navrant martyre,
+l'avenir... hélas! il y avait là de si cruelles tortures, que mieux
+valait fermer les yeux, et attendre comme le condamné à qui la suprême
+pitié de la loi met un bandeau sur la vue...
+
+C'était quelques instants après l'accident qui avait troublé le bal,
+au salon de verdure. Le bon oncle Jean, Madame et Blanche venaient
+d'arriver dans la chambre de cette dernière.
+
+Blanche était pâle encore, et semblait prête à perdre de nouveau ses
+sens.
+
+Madame, qui l'avait assise dans une bergère, l'entourait de ses bras.
+La pauvre femme essayait de sourire, mais il y avait sur son visage un
+découragement mortel.
+
+L'oncle Jean s'était arrêté au seuil de la porte. L'effort qu'il avait
+fait pour soutenir la jeune fille avait ramené sur sa joue les mèches
+légères et blanches de sa chevelure. La mélancolie douce, qui était
+d'ordinaire sur ses traits, faisait place à une profonde désolation.
+
+Il regardait les deux femmes, et ses yeux étaient humides.
+
+L'évanouissement tout seul ne pouvait avoir produit ces émotions
+poignantes, et derrière le hasard de cet événement, il devait y avoir
+bien d'autres douleurs anciennes et cachées.
+
+Blanche renversait sur le dos de la bergère sa tête charmante, dont les
+contours délicats et purs semblaient taillés dans de l'albâtre.
+
+—Ce ne sera rien..., murmura Madame d'une voix qui voulait être gaie,
+mais où se devinaient les sanglots contenus; où souffres-tu, ma pauvre
+enfant?...
+
+Blanche porta sa main à sa ceinture.
+
+—J'étouffe!... dit-elle.
+
+Sous le sourire forcé de Madame, il y eut un tressaillement d'angoisse.
+
+Elle répéta pourtant d'un accent morne et brisé.
+
+—Ce ne sera rien!...
+
+Puis elle se tourna vers l'oncle Jean qui s'appuyait, immobile, au
+montant de la porte, et lui fit signe de se retirer.
+
+Le vieillard sortit aussitôt sans mot dire. A travers la porte
+refermée, on entendit un instant le bruit de ses sabots dans le
+corridor.
+
+Il allait d'un pas lent et la tête courbée. Quand il passait devant
+l'une des fenêtres, et que les lumières répandues dans le jardin
+arrivaient jusqu'à lui, on aurait pu le voir presser son front de ses
+deux mains tremblantes.
+
+Blanche était seule avec sa mère. Ce n'était pas à cause de la présence
+de l'oncle que Madame se forçait à sourire, car son regard devint plus
+caressant encore.
+
+—Soulève-toi un peu, murmura-t-elle; ta robe est peut-être trop
+serrée.
+
+—Oh! non..., dit l'Ange; tu sais bien, mère, qu'on a élargi ma robe il
+y a quelques jours...
+
+—Qu'importe! si tu souffres.
+
+—Ce n'est pas cela, ce n'est pas cela, répliqua la jeune fille, qui se
+révoltait naïvement contre l'évidence; je grandis, bonne mère... mais
+en quatre jours ma taille n'a pas pu changer... N'as-tu point eu cette
+maladie quand tu étais jeune fille?
+
+La paupière de Madame se baissa; elle ne répondit point.
+
+—Mon Dieu! reprit Blanche en appuyant ses deux mains contre sa
+poitrine oppressée, je crois que tu as raison, mère... mon corset
+m'étouffe!... Si cela continue, il faudra me faire faire des robes à
+cœur comme madame l'adjointe... Je suis bien malheureuse!
+
+—Petite folle! dit Madame, il faut bien souffrir un peu pour devenir
+une grande et belle demoiselle.
+
+—Mes cousines Diane et Cyprienne sont grandes... elles sont bien
+jolies... et je ne les ai jamais vues souffrir ainsi...
+
+—C'est que tu ne te souviens pas, ma pauvre Blanche!
+
+La jeune fille poussa un soupir où son enfantine coquetterie avait
+plus de part que les élancements de son mal. Elle fit effort pour se
+soulever à demi, et Madame, passant derrière elle, détacha les agrafes
+de sa robe.
+
+Dans cette position où elle ne pouvait être vue, Marthe de Penhoël ne
+se contraignit plus. Ce sourire, retenu péniblement, qui éclairait
+naguère sa figure, faisait place à une tristesse morne et découragée.
+
+La robe de Blanche portait en effet les traces du travail de la
+couturière; mais ce n'était pas une fois seulement, comme elle le
+croyait, qu'on avait élargi sa robe. Trois plis manquaient derrière son
+corsage, trois plis, défaits un à un, et les deux premiers à son insu,
+par la propre main de sa mère.
+
+Les agrafes, détachées, laissaient voir maintenant le corset. Entre les
+baleines du corset, il y avait un large espace vide.
+
+—Fais vite, mère... j'étouffe..., murmurait l'Ange dont la respiration
+devenait de plus en plus pénible.
+
+Les doigts de Madame tremblaient, tandis qu'elle cherchait à
+débrouiller le nœud du lacet.
+
+—Vite! oh! vite! je t'en prie..., disait la jeune fille haletante.
+
+Les mains de Madame, maladroites et comme engourdies, serraient le
+nœud au lieu de le lâcher. Plus elle s'efforçait, plus le filet de
+soie s'enchevêtrait en des nœuds nouveaux et inextricables.
+
+Elle saisit une paire de ciseaux sur la cheminée et trancha le lacet.
+
+Les flancs de l'Ange bondirent, débarrassés de la pression qui les
+étranglait. Elle poussa un cri de bien-être.
+
+Le corset, détendu, s'était retiré à droite et à gauche, et cachait
+maintenant ses baleines jusque sous l'étoffe de sa robe.
+
+—Oh! tu avais raison, mère, dit Blanche soulagée tout à coup; c'était
+ce vilain corset qui me faisait souffrir... Il me semble, à présent,
+que je suis dans le paradis!
+
+Elle respirait avec délices.
+
+L'œil de Madame se fixait avidement sur les reins de sa fille, où les
+plis de la chemise demeuraient aplatis et collés en quelque sorte à la
+chair, endolorie par la récente pression des baleines. Puis son regard
+mesura l'écartement des deux parties du corset, comme si elle eût voulu
+se rendre compte de la force soudaine qui les avait séparées.
+
+Tout à l'heure, lorsque sa robe était encore agrafée, Blanche gardait
+la taille d'une jeune fille; mais cette apparence de juvénile finesse
+était due tout entière au moule élastique qui modelait ses reins.
+
+Le moule était brisé; la taille de Blanche apparaissait déformée.
+
+Les yeux de Madame se levèrent au ciel; une larme roula sur sa joue. On
+eût dit qu'une pensée odieuse et toujours combattue entrait malgré elle
+dans son âme.
+
+—Que fais-tu donc là, mère?... demanda Blanche.
+
+Madame essuya vivement sa paupière humide, et sépara doucement les
+beaux cheveux blonds de l'Ange pour lui mettre sur le front un baiser,
+rempli d'ardent amour.
+
+—Je te disais bien, ma fille, murmura-t-elle, que ce ne serait rien...
+Les jeunes filles ont comme cela des malaises étranges... Il n'y faut
+plus songer.
+
+Blanche lui rendait ses caresses, et disait:
+
+—Bonne mère!... c'est toi, toujours toi qui me guéris et me
+consoles!... Sans toi, quand ces souffrances me prennent, j'aurais peur
+de mourir!
+
+—Mourir!... répéta Marthe de Penhoël, qui s'assit auprès d'elle et
+l'attira sur ses genoux.
+
+—Si tu savais!... reprit l'Ange; autrefois, durant ma petite enfance,
+j'étais souvent malade... mais cela ne ressemblait point à ce que
+j'éprouve aujourd'hui... Tout à coup quelque chose tressaille en moi:
+mon souffle s'arrête et le cœur me manque...
+
+Elle s'arrêta pour cacher sa tête charmante dans le sein de sa mère, et
+ajouta tout bas:
+
+—Oh! quelquefois j'ai peur... grand'peur!
+
+Le regard de Madame se perdait dans le vide. Les paroles de l'Ange
+glissaient sur son esprit inattentif. Elle n'écoutait pas.
+
+Pendant le court silence qui suivit, le rouge et la pâleur se
+succédèrent plusieurs fois sur sa joue. A deux ou trois reprises, elle
+ouvrit la bouche comme si une question se fût pressée sur sa lèvre.
+
+Elle n'osait pas.
+
+Au bout de quelques secondes, elle serra sa fille contre sa poitrine
+avec une sorte de brusquerie. Un effort soudain qu'elle fit sur
+elle-même donna une apparence de gaieté vive à sa physionomie.
+
+—Causons!... dit-elle. Te voilà comme autrefois sur mes genoux,
+Blanche!... Te souviens-tu que tu aimais à t'endormir ainsi tous les
+soirs?
+
+—On est si bien auprès de ton cœur!... murmura l'Ange en fermant ses
+paupières à demi, et en reposant sa prunelle limpide sur les yeux de sa
+mère.
+
+—Avant de t'endormir, poursuivit Madame, tu me disais tout ce que tu
+avais fait dans la journée... En ce temps-là, tu n'avais pas de secret
+pour moi...
+
+—En ai-je donc à présent?... demanda Blanche étonnée.
+
+L'hésitation de Madame devint plus forte. Évidemment, elle voulait
+interroger, et quelque scrupule arrêtait ses questions au passage.
+
+—Je ne sais..., dit-elle pourtant; les jeunes filles aiment à faire du
+mystère...
+
+—Moi j'aime à être auprès de toi, interrompit l'Ange qui souriait,
+candide comme la Vérité même; j'aime à te montrer mon âme... Je ne
+pourrais pas plus te cacher ma conscience qu'à Dieu.
+
+Cette fois, ce fut une vraie joie qui brilla sur le visage de Marthe de
+Penhoël. Elle poursuivit en tenant sa bouche contre la joue de Blanche
+et en coupant chaque parole par un baiser:
+
+—Je te crois... Est-ce qu'il pourrait en être autrement?... Ne sais-tu
+pas combien je t'aime?... Et cependant...
+
+Elle s'interrompit... un nuage avait passé déjà sur sa joie.
+
+—Et cependant?... répéta Blanche en se jouant.
+
+«Mon Dieu! mon Dieu! pensait Madame dont la sérénité d'emprunt cachait
+mal son angoisse revenue; faites que je me sois trompée, et doublez le
+fardeau de mes autres douleurs!...»
+
+—Je voulais dire, reprit-elle tout haut, qu'il n'y a pas de ta faute,
+ma pauvre Blanche... Les enfants ne savent pas voir clair au fond de
+leur propre cœur... Je me souviens du temps où j'étais à ton âge...
+
+—Que tu devais être belle et aimée!... murmura Blanche, qui regardait
+Madame avec l'admiration de son amour filial.
+
+—J'étais comme toi, Blanche, moins jolie que toi, et j'avais perdu ma
+mère... Oh! il me semble que si j'avais eu ma mère auprès de moi comme
+tu as la tienne, ma pauvre enfant chérie... il me semble que ma vie eût
+été autrement... Mais que vais-je dire là? se reprit-elle en retrouvant
+dans son courage la force de sourire encore; je te ferais croire que je
+suis malheureuse!
+
+Blanche, qui s'était redressée un instant avec inquiétude, posa de
+nouveau sa tête paresseuse sur le sein de sa mère. En ce moment où sa
+souffrance faisait trêve, elle subissait l'effet des fatigues de la
+journée. Ses paupières battaient appesanties, et le sommeil effleurait
+déjà son beau front.
+
+Madame voyait cela, et pourtant elle ne pouvait réussir à formuler
+enfin la question qui était toujours sur sa lèvre.
+
+Pour quiconque aurait pu observer à nu cette âme brisée par une suprême
+angoisse, la scène, si calme en apparence, aurait pris un caractère
+terrible et à la fois souverainement touchant.
+
+Sur cette douce enfant qui s'endormait, souriante, il y avait une
+fatalité mystérieuse. Madame avait deviné un secret funeste, une chose
+cruelle, inattendue, accablante, une chose extraordinaire jusqu'à
+paraître impossible.
+
+Mais dans le passé de Marthe de Penhoël, il y avait un mystère du
+même genre, qui la faisait crédule, et pouvait lui donner foi à
+l'impossibilité...
+
+Elle avait douté d'abord, cependant. Comment ne pas douter en face
+de cette pure et radieuse innocence? La candeur de l'Ange parlait en
+quelque sorte plus haut que l'évidence elle-même.
+
+Dès que venait le doute bienfaisant, Madame l'accueillait avec ardeur.
+Elle espérait; ses craintes lui paraissaient alors insensées. Puis
+ses propres souvenirs revenant en aide à l'évidence, elle croyait de
+nouveau et retombait au plus profond de son découragement...
+
+Et, depuis quelques jours, sa vie se passait en ces alternatives.
+Toutes ses autres souffrances faisaient trêve; toutes ses autres
+craintes se taisaient...
+
+En ce moment, l'évidence reprenait ses droits. Marthe de Penhoël venait
+de voir et de toucher, pour ainsi dire. Mais, au-devant de la vérité
+dure et implacable, se plaçait le tranquille visage de l'enfant; ce
+front calme était comme le miroir sans tache où se reflétait une âme
+ignorante de tout mal.
+
+La question qui se pressait depuis si longtemps sur la lèvre de Madame
+aurait mis fin sans doute à son incertitude, mais Madame ne trouvait
+point de paroles pour la formuler à son gré. La pudeur des mères est,
+entre toutes les pudeurs, la plus délicate et la plus timide. Et
+parfois, en interrogeant, on enseigne...
+
+Marthe cherchait.
+
+Les beaux yeux bleus de l'Ange disparaissaient presque sous ses
+paupières alourdies.
+
+—Ne vas-tu pas retourner à la danse?... demanda tout à coup Madame,
+qui affecta un redoublement de gaieté.
+
+En même temps, elle ouvrit ses bras comme pour inviter Blanche à se
+lever.
+
+La jeune fille s'appuya, plus paresseuse, contre le sein de sa mère.
+
+—Je suis si lasse!... murmura-t-elle.
+
+—Autrefois, quand il s'agissait d'un bal, tu avais beau être lasse, tu
+ne le disais pas!...
+
+—J'étais une enfant!... répliqua Blanche.
+
+—Cela ne t'amuse donc plus?
+
+Blanche rouvrit à demi les yeux.
+
+—Oh! si... toujours! répondit-elle.
+
+—Parmi les jeunes gens qui sont à Penhoël, reprit Madame dont la voix
+trembla légèrement, quoi qu'elle pût faire, lequel aimes-tu le mieux?
+
+Blanche ne répondit pas tout de suite; puis elle répéta lentement:
+
+—Parmi ceux qui sont à Penhoël?...
+
+—Oui.
+
+—Je ne sais pas...
+
+Madame prenait courage, à mesure qu'elle avançait dans cet
+interrogatoire, entamé avec tant de crainte.
+
+—Voyons! poursuivit-elle, est-ce Roger de Launoy?
+
+—J'aime bien Roger.
+
+—Est-ce Étienne Moreau?
+
+—Il est bon... mais...
+
+—Est-ce M. Alain de Pontalès?
+
+—Non... Il a l'air orgueilleux et méchant.
+
+—Est-ce M. Robert de Blois? demanda encore Madame en baissant la voix
+involontairement.
+
+Blanche rouvrit les yeux tout à fait, et la regarda d'un air étonné.
+
+—Oh!... fit-elle avec reproche; quelle idée!... M. Robert de Blois!
+
+Madame respira et la baisa. Un instant encore, elle oublia le récent
+témoignage de ses yeux.
+
+—Eh bien! reprit-elle entre deux caresses, tu ne veux pas me dire qui
+tu aimes le mieux?
+
+—Celui que j'aime le mieux n'est pas à Penhoël, répondit l'Ange dont
+la joue devint toute rose; depuis que mon cousin Vincent est sur la
+mer, je pense à lui souvent et je le regrette... J'ai bien tort de le
+regretter, ajouta-t-elle d'un air fâché, car il ne m'a pas même dit
+adieu avant de partir!...
+
+Madame était devenue tout à coup rêveuse; ses soupçons ne s'étaient
+jamais portés de ce côté. Ses souvenirs, éveillés brusquement, lui
+montrèrent la pâle figure de Vincent avec ses grands yeux toujours
+fixés sur Blanche.
+
+Un instant, elle demeura muette et le cœur serré.
+
+—Vincent!... murmura-t-elle sans savoir qu'elle parlait. T'es-tu
+trouvée quelquefois seule avec lui, ma fille?
+
+Blanche se prit à rire.
+
+—Je me trouvais seule avec lui tous les jours, répondit-elle.
+
+—Tous les jours!... répéta machinalement Marthe de Penhoël. Et te
+disait-il parfois qu'il t'aimait, Blanche?
+
+—Il n'osait pas...
+
+—Il ne te l'a jamais dit?
+
+—Jamais.
+
+Un instant, Madame avait entrevu l'explication du mystère, mais le
+mystère devenait plus impénétrable que jamais, car Blanche ne pouvait
+pas mentir.
+
+Et à mesure que l'interrogatoire avançait, Madame sentait mieux la
+difficulté de le pousser plus loin.
+
+Jusqu'alors, Blanche n'avait rien deviné des motifs qui dictaient ces
+questions, faites sur un ton de gaieté légère; mais un mot de plus
+allait peut-être la mettre en éveil.
+
+Et pourtant il fallait savoir...
+
+—Pauvre Vincent! dit Madame cherchant une transition au hasard; voilà
+bien longtemps que nous n'avons eu de ses nouvelles!
+
+—Oh! oui, soupira Blanche; cinq mois!... c'est bien long!
+
+Elle avait compté les mois. Madame l'examina à la dérobée. Son joli
+visage restait tranquille et s'imprégnait à peine d'une légère teinte
+de mélancolie.
+
+On ne pouvait point s'y tromper, si le cœur de Blanche battait
+plus doucement au nom de Vincent de Penhoël, c'était une préférence
+d'enfant, une tendresse naïve et insouciante. Cela pouvait changer
+plus tard et devenir un autre sentiment; mais ce n'était pas encore de
+l'amour.
+
+—Tu vois bien, dit Madame en passant ses doigts parmi les ondes
+soyeuses des cheveux de l'Ange, tu avais un secret que je ne savais
+pas!...
+
+—Si j'avais su que c'était un secret, répondit Blanche que reprenait
+le sommeil, je te l'aurais confié bien vite.
+
+Madame hésita encore une fois; puis un incarnat léger vint teindre sa
+joue, tandis qu'elle murmurait cette dernière question:
+
+—Et d'autres que Vincent ne t'ont-ils pas dit qu'ils t'aimaient?
+
+—Si d'autres que Vincent me l'avaient dit, répliqua Blanche, je me
+serais fâchée.
+
+—De sorte que tu n'as pas d'autre secret?
+
+—Non, mère.
+
+Les yeux de l'Ange s'étaient fermés tout à fait. Les regards de Madame
+tombaient sur elle, plus tendres et plus maternels, tandis qu'elle la
+berçait doucement contre son cœur, comme un enfant qu'on veut endormir.
+
+Pendant quelques secondes que dura le silence, la pensée de Marthe de
+Penhoël sommeilla au contact du sommeil de sa fille. Elle retardait le
+plus qu'elle pouvait, la pauvre femme, le réveil trop prochain de sa
+conscience.
+
+—Mère, balbutia Blanche sans ouvrir les yeux et de cette voix lente
+des gens qui s'endorment, je me suis trompée... J'ai un secret... je
+vais te le dire... je ne sais pas pourquoi je ne te l'ai pas dit plus
+tôt... C'était vers le printemps de cette année... Il faisait chaud
+comme aujourd'hui et je m'étais endormie, vers le soir, dans le berceau
+qui est au bout du jardin... M'écoutes-tu, mère?...
+
+Madame s'était redressée inquiète, attentive. Elle ne répondit à la
+demande de l'enfant que par la pression plus forte de ses bras.
+
+Blanche poursuivit:
+
+—Je fis un rêve bien effrayant, va!... Il me semblait qu'il y avait
+un homme là, près de moi, qui me serrait de toute sa force contre
+sa poitrine... J'étouffais... je sentais son souffle brûlant sur ma
+bouche... M'écoutes-tu, mère?...
+
+La pâleur de Marthe de Penhoël était devenue livide; ses yeux grands
+ouverts et fixes exprimaient une angoisse profonde.
+
+L'enfant poursuivait de sa voix paresseuse et tranquille:
+
+—C'est drôle les rêves!... Je savais bien que je dormais... et
+pourtant, je ne pouvais pas m'éveiller... Il se passait en moi quelque
+chose d'étrange, et je n'ai jamais rien éprouvé de semblable, ni
+auparavant, ni depuis... Mais voilà qui est plus étrange encore!...
+Quand je m'éveillai enfin, je ne saurais trop dire si c'était la suite
+de mon rêve... je crus voir véritablement un homme qui s'enfuyait sous
+la charmille...
+
+—Et tu le reconnus?... demanda Marthe d'une voix sourde.
+
+—Non... seulement, comme je retournais au château, je rencontrai sur
+mon chemin M. Robert de Blois...
+
+—Robert de Blois!... répéta Madame, dont l'œil étincela d'un feu
+sombre.
+
+—C'est étonnant, n'est-ce pas? dit encore Blanche, dont la paupière
+s'ouvrit à demi pour se fermer aussitôt.
+
+Son souffle se fit entendre régulier et plus bruyant.
+
+Elle dormait.
+
+Mais elle en avait dit assez; Marthe de Penhoël n'avait plus rien à
+apprendre.
+
+Un instant elle demeura comme atterrée; puis, par un mouvement
+instinctif et violent, sa main tremblante tâta et pressa les flancs de
+l'Ange qui gémit dans son sommeil.
+
+—Perdue!... dit-elle prononçant pour la première fois ce mot qui
+était depuis si longtemps au fond de sa pensée; perdue comme moi!...
+innocente comme moi!... Qu'ai-je fait, mon Dieu! pour être punie jusque
+dans mon enfant?
+
+Elle souleva l'Ange entre ses bras et l'étendit, toujours endormie, sur
+le lit.
+
+Puis elle se laissa choir dans un fauteuil et couvrit son visage de ses
+deux mains.
+
+Elle demeura longtemps ainsi. Ses yeux étaient secs et brûlants, des
+sanglots déchiraient sa poitrine.
+
+—Mon Dieu!... mon Dieu!... prononça-t-elle enfin d'une voix étouffée;
+il y a bien longtemps que je souffre!... Vous m'avez pris mon bonheur
+dès le jour de ma jeunesse, et je n'ai point murmuré!... J'ai vu
+votre main s'appesantir sur la maison de Penhoël; j'ai vu l'étrangère
+s'asseoir à ma place; j'ai senti la mortelle menace suspendue au-dessus
+de ma tête, et je n'ai point murmuré encore!... Mais ma fille, mon
+Dieu! ma fille!...
+
+Ses larmes jaillirent au travers de ses doigts...
+
+—Ma fille, répéta-t-elle avec égarement; contre ce dernier coup je
+suis trop faible!... Ayez pitié de moi, mon Dieu, car je suis une
+pauvre abandonnée... Pas une voix amie pour me consoler!... pas une
+main pour me défendre!...
+
+Il lui sembla, en ce moment, qu'un double soupir répondait à sa
+plainte. Elle ouvrit les yeux.
+
+Cyprienne et Diane, à genoux à ses côtés, couvraient ses deux mains de
+baisers.
+
+
+
+
+V
+
+DIANE ET CYPRIENNE.
+
+
+Au manoir de Penhoël, Cyprienne et Diane n'étaient pas traitées tout à
+fait comme les filles de la maison. Elles étaient bien de la famille,
+mais on laissait entre elles et leur cousine Blanche une distance si
+grande, qu'elles ne pouvaient point se croire placées sur le même degré
+de l'échelle sociale.
+
+Blanche était l'héritière, la véritable mademoiselle de Penhoël. Bien
+rarement désignait-on par ce titre les deux filles de l'oncle Jean,
+que les paysans nommaient les petites demoiselles, et la _société_
+simplement _les petites_.
+
+L'oncle Jean lui-même avait contribué à trancher plus profondément la
+ligne qui séparait ses filles de leur cousine. Dès leur enfance, il
+les avait habituées à regarder le berceau de Blanche avec une sorte de
+respect. Il n'avait point voulu qu'elles s'habillassent comme Blanche,
+et jamais il ne leur avait permis de porter d'autre costume que celui
+des paysannes du Morbihan.
+
+Il y avait bien longtemps que l'oncle Jean vivait à la charge de ses
+parents de la branche aînée. Autrefois, dans sa jeunesse, il avait
+porté l'épée et il avait été, disait-on, un fier soldat; mais tandis
+qu'il se battait à l'autre bout de la France, les gens trop zélés qui
+représentaient la république dans le district de Redon vendaient à
+l'encan son modeste héritage.
+
+Quand il était revenu au pays, il avait trouvé un asile chez le vieux
+commandant de Penhoël, père de Louis et de René. Depuis lors, il
+n'avait plus quitté le manoir.
+
+C'était un cœur bon et tendre, possédant d'instinct toutes les
+délicatesses. Le souvenir reconnaissant du bienfait était en lui une
+religion. Il donna la première place de ses affections aux deux fils de
+son bienfaiteur.
+
+Et s'il leur fit une part inégale, ce fut à son insu et malgré lui.
+Louis avait une âme si grande et si noble! Son absence laissait un vide
+si profond dans le cœur de tous ceux qui l'avaient connu!...
+
+Avant d'être soldat, l'oncle Jean avait été un pauvre jeune
+gentilhomme, à peine plus riche que l'unique fermier de son père. Il ne
+savait pas grand'chose, et la seule éducation qu'il avait pu donner à
+ses filles se réduisait à ce double principe, règle fondamentale de sa
+propre vie: _Adorez Dieu; aimez Penhoël!_
+
+Cyprienne et Diane aimaient Penhoël comme elles adoraient Dieu.
+C'était un dévouement passionné, inaltérable, sans bornes, qui avait
+ses racines aux premiers jours de leur enfance et qui, à mesure que
+s'écoulaient les années, grandissait, loin de faiblir.
+
+Tout ce qui portait le nom de Penhoël leur était cher et sacré. Elles
+respectaient le maître, tout en connaissant mieux que personne les
+misères de sa nature et les fautes de sa vie; elles avaient pour
+Blanche une tendresse protectrice et comme maternelle. Quant à Madame,
+elles allaient bien au delà des prescriptions de leur père; elles
+l'adoraient à l'égal de Dieu.
+
+Madame semblait bien loin de répondre par une tendresse égale à l'amour
+expansif et à la fois respectueux que lui portaient Cyprienne et Diane.
+Elle était bonne et douce pour elles comme pour tout le monde: voilà
+tout. Et même un observateur clairvoyant aurait pu distinguer chez
+elle, vis-à-vis des deux jeunes filles, une nuance de froideur qui
+n'était point dans sa nature.
+
+Cela était d'autant plus étrange que Marthe traitait l'oncle Jean comme
+un père, et prenait à tâche de le dédommager des brusqueries souvent
+brutales du maître de Penhoël.
+
+Mais Marthe avait pour sa fille un amour exclusif sans doute. En ce
+cœur plein il ne restait plus de place pour un sentiment secondaire.
+
+Diane et Cyprienne ne se plaignaient point. C'étaient toujours le
+même empressement et la même ardeur. On eût dit parfois, tant elles
+gardaient de courage à aimer Madame, malgré sa froideur inflexible, on
+eût dit qu'elles pensaient que cette froideur était feinte.
+
+Elles avaient à peine connu leur mère, qui était morte peu de temps
+après leur naissance. Enfants, elles avaient été libres et même un peu
+abandonnées; jeunes filles, elles étaient libres encore. Personne, au
+manoir, ne s'avisait de contrôler leurs actions. L'oncle Jean avait
+en elles une pleine confiance. Le maître de Penhoël n'exigeait rien
+d'elles sinon parfois, le soir, à des intervalles de plus en plus
+rares, quelques-unes de ces anciennes chansons bretonnes qu'elles
+disaient en s'accompagnant de leurs harpes. Madame semblait affecter
+de ne leur demander jamais compte de leur conduite.
+
+Elles allaient et venaient, toujours seules, ou en compagnie d'Étienne
+et de Roger, qui passaient leurs jours à les poursuivre et qui ne les
+trouvaient pas toujours, car l'existence de Diane et de Cyprienne avait
+son côté mystérieux.
+
+Elles n'avaient point de compagne de leur âge. Rien ne les appelait ici
+plutôt que là; rien ne les retenait au manoir, si ce n'est le désir de
+faire compagnie à Blanche, qui les aimait tendrement pour tout l'amour
+qu'elles lui témoignaient.
+
+Elles étaient les idoles des bonnes gens du pays, entre Redon et
+Carentoir. On aimait Blanche, mais il y avait trop de respect dans
+la tendresse qu'on lui portait. On ne la voyait pas assez souvent ni
+d'assez près, tandis qu'il ne se passait guère de journée sans que
+les gens des villages voisins eussent occasion de saluer Diane et
+Cyprienne. Et Dieu sait qu'ils les saluaient de bon cœur, les chères
+filles, malgré leur costume de paysanne.
+
+On les rencontrait le jour; et quelques-uns disaient que, la nuit
+aussi, quand la lumière de la lune glissait, pâle, sur la lande
+solitaire...
+
+Mais c'étaient là des contes de veillées, où le fantastique et
+l'impossible entraient à forte dose.
+
+Ce qui était bien certain, c'est qu'elles étaient bonnes comme leur
+père, le meilleur des hommes, et comme leur défunte mère, dont tout le
+monde se souvenait; c'est qu'elles étaient plus jolies que les anges
+qu'on voyait sourire dans les tableaux de la paroisse; c'est qu'enfin
+elles ressemblaient, au dire des vieillards, à ce fils aîné de Penhoël,
+beau et vaillant comme les héros des traditions antiques.
+
+En revanche, Cyprienne et Diane n'avaient point su trouver grâce
+auprès de la _société_. Le chevalier et la chevalière de Kerbichel,
+les trois vicomtes, madame veuve Claire Lebinihic, les demoiselles
+Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, leur jeune frère Numa et autres notables
+les tenaient au plus bas de leurs dédains. La Romance, l'Ariette et
+la Cavatine déclaraient, à qui voulait les entendre, que ces petites
+mendiantes, n'ayant ni sou ni maille, étaient la honte du pays.
+
+Elles dansaient comme des effrontées avec leurs jupes de cinq sous et
+leurs bonnets ronds! Elles montaient à cheval et galopaient comme des
+garçons! Elles raclaient de la harpe, enfin, à la grâce de Dieu, et
+criaillaient de vieilles, vieilles chansons d'avant le déluge!
+
+Haine d'artistes...
+
+Les deux sœurs en avaient soulevé de plus graves qui se taisaient et
+qui attendaient. L'homme de loi le Hivain, surnommé Macrocéphale, les
+abhorrait pour cause; M. Robert de Blois et son domestique Blaise les
+détestaient cordialement; il n'y avait pas jusqu'au puissant marquis de
+Pontalès qui n'eût contre elles une aversion bien décidée.
+
+De tout cela elles ne s'inquiétaient point trop en apparence. Elles
+continuaient leur vie solitaire, et qu'on aurait pu croire occupée
+à quelque œuvre mystérieuse, si la frivolité de leur âge et leur
+inaltérable gaieté n'avaient repoussé bien loin ce soupçon.
+
+On les voyait, en effet, toujours joyeuses, comme si leur conscience
+eût souri sur la sereine beauté de leurs jeunes visages.
+
+Étienne seul et Roger avaient pu voir parfois, en des occasions bien
+rares, leurs fronts soucieux...
+
+Elles avaient alors à peu près dix-huit ans. Toutes deux étaient de ces
+natures qu'il faut expliquer, parce qu'on ne les devine point. Malgré
+leur extrême jeunesse, elles portaient un masque attaché solidement. Ce
+masque, c'était leur gaieté même.
+
+Au temps où nous les avons vues, dans le salon de Penhoël, poursuivre
+avec Roger de Launoy leur causette enfantine, leur gaieté vive et
+franche n'avait rien d'emprunté. La famille était heureuse alors.
+Madame avait bien quelque peine cachée; le maître montrait bien parfois
+des inquiétudes et des soupçons inexplicables, mais, en somme, le
+seul mal que connussent les hôtes du manoir était l'ennui monotone et
+austère.
+
+Maintenant tout avait bien changé! A ce calme plat de la vie
+campagnarde, où l'existence est une longue apathie et où l'on arrive
+à la vieillesse avant d'avoir vécu, avait succédé comme une sourde
+tempête.
+
+Au dehors, il n'en paraissait trop rien. C'est à peine si quelques
+symptômes vagues laissaient deviner aux bonnes gens d'alentour la
+mortelle fièvre qui minait la race de Penhoël.
+
+Au dedans même, tous ne comprenaient pas également la gravité du mal.
+Mais Cyprienne et Diane avaient surpris, par hasard d'abord, puis par
+l'effet de leur volonté, des secrets terribles.
+
+Elles voyaient, engagée auprès d'elles, une lutte ténébreuse dont le
+résultat devait être la ruine et le déshonneur de Penhoël...
+
+D'un côté se réunissaient, ligués par l'intérêt, Robert de Blois,
+maître le Hivain, le vieux marquis de Pontalès et d'autres alliés
+subalternes, tous gens actifs et âpres à la curée, tous habiles,
+audacieux et forts des avantages déjà remportés.
+
+De l'autre, le maître de Penhoël et Madame. Le maître n'avait jamais
+été un esprit bien robuste; mais ces trois années pesaient sur lui
+comme un demi-siècle. Il n'était plus que l'ombre de lui-même. Le peu
+d'énergie qu'il avait autrefois s'était usée par le découragement
+et aussi par des habitudes d'ivresse, où il s'était jeté lâchement,
+comme en un refuge contre l'amertume de ses pensées. Marthe de Penhoël
+était, au contraire, un cœur haut et vaillant. Au premier moment,
+elle s'était placée de front entre le maître et ses ennemis; mais,
+à un instant donné, un coup mystérieux avait soudainement brisé sa
+résistance. On eût dit que son courage était tombé devant quelque
+talisman irrésistible. Elle ne se défendait plus.
+
+De sorte que les coups des ennemis ligués contre Penhoël tombaient sur
+un adversaire sans armes. La ruine avançait, avançait...
+
+Il était même étrange que le combat pût durer encore, et la chute de
+la maison de Penhoël eût été consommée depuis longtemps si une main
+mystérieuse, inconnue également aux vainqueurs et aux vaincus, n'était
+venue retarder plus d'une fois le dénoûment fatal du drame.
+
+Cyprienne et Diane s'évertuaient dans l'ombre. Elles étaient jeunes,
+isolées; elles ignoraient la vie; mais, sous leur beauté gracieuse, il
+y avait un courage viril.
+
+Elles travaillaient, infatigables et alertes, à une tâche qui eût
+épouvanté des hommes forts.
+
+Elles devinaient la haine qui s'envenimait autour d'elles; les conseils
+ne leur avaient point manqué; car une voix prophétique, en qui elles
+avaient confiance, leur avait souvent dit que la mort était au bout de
+ce combat désespéré.
+
+La mort pour elles, si jeunes, si charmantes! Pour elles, qui
+commençaient à aimer!...
+
+Elles allaient foulant aux pieds toutes craintes.
+
+Parfois,—quelle jeune fille n'a ses heures où le rêve chéri vient
+caresser l'âme et l'amollir?—parfois Diane entrevoyait l'avenir bien
+heureux avec Étienne, Cyprienne avec Roger; la faiblesse de la femme
+prenait le dessus durant un instant; une larme glissait entre les cils
+baissés de leurs beaux yeux. Mais cela durait peu; elles s'embrassaient
+silencieusement, et ce baiser voulait dire: «Pauvre sœur, tu es comme
+moi, tu l'aimes, et tu n'auras pas le temps d'être à lui.»
+
+Vous les eussiez vues alors, muettes et pensives, les bras entrelacés,
+la tête inclinée...
+
+Quand elles se redressaient, il y avait sur leurs fronts d'enfants une
+intrépidité calme et sereine. Elles s'étaient comprises; il fallait
+combattre et combattre seules, car elles aimaient déjà trop pour mêler
+Roger ou Étienne à ces sourdes batailles où il s'agissait de mort.
+
+Et, eussent-elles aimé cent fois davantage, l'idée ne leur serait point
+venue d'abandonner la tâche commencée.
+
+D'ailleurs, il y avait des moments où elles espéraient la victoire.
+Et que de joie alors! Avoir sauvé le maître qui avait été bon pour
+leur enfance et qui donnait sa maison à leur vieux père sans asile!
+Avoir sauvé Madame qui se mourait à souffrir d'une angoisse inconnue,
+Madame, leur profond et tendre amour! Avoir sauvé Blanche enfin, la
+pauvre enfant, le doux ange de Penhoël, sur qui planait aussi la menace
+commune!
+
+Quand ces espoirs venaient, elles ne voyaient plus le monceau
+d'obstacles qu'il fallait soulever, et leur cœur, ivre, bondissait
+d'allégresse par avance.
+
+C'était cela qui les soutenait. Le courage, si grand qu'on pût le
+supposer, n'aurait point suffi; il fallait les illusions et l'espérance.
+
+Et ici leur ignorance complète de la vie, et la simplicité qui leur
+montrait au loin une route ouverte au travers de l'impossible, étaient
+puissamment aidées par la nature romanesque de leur esprit.
+
+Tout, depuis leur enfance, avait accru cette prédisposition qu'elles
+avaient à compter avec le merveilleux.
+
+Elles étaient de ce pays où les traditions sont de beaux contes de
+fées, et où les imaginations tristes et poétiques tâchent sans cesse
+à soulever le voile qui recouvre les choses surnaturelles. Leurs
+premières nuits avaient été bercées par ces étranges récits qui
+épouvantent et charment les chaumières bretonnes. Nul enseignement
+raisonné n'avait arraché ces germes qui, au contraire, avaient grandi
+dans la libre solitude où s'était passée leur enfance. Elles avaient
+appris à lire dans les vieux livres de la bibliothèque du manoir, qui
+se composait presque entièrement d'anciens poëmes et de romans oubliés
+dans la poudre. Benoît Haligan les avait tenues bien souvent sur ses
+genoux, toutes petites qu'elles étaient, et leur avait récité, avec
+sa voix profonde et son mélancolique sourire, les étranges légendes
+qui emplissaient sa mémoire. Enfin, il n'y avait pas jusqu'au souvenir
+vivace, laissé dans le pays par leur oncle, l'aîné de Penhoël, qui
+n'eût affecté bizarrement leurs jeunes esprits.
+
+On parlait de sa disparition mystérieuse, et l'on en parlait sans
+cesse. Pour Diane et Cyprienne, c'était là encore un roman, mais un
+roman réel qui les touchait de près, et leur servait de pont, en
+quelque sorte, pour arriver à croire tout ce que disaient les vieux
+livres de la bibliothèque.
+
+A mesure que les années étaient venues, leur foi s'était néanmoins
+modifiée. L'élément intelligent et juste qui était en elles avait fait
+peu à peu la part de l'impossible et de l'absurde, mais l'amour du
+merveilleux avait surnagé.
+
+Et par un singulier travail de leur pensée, cette tendance, désormais
+indestructible en elles, s'était détournée des vieilles fables pour
+arranger miraculeusement le présent inconnu.
+
+Il était un lieu au monde qui leur apparaissait de loin, environné
+d'un radieux prestige. Elles y rêvaient la nuit et le jour. Elles le
+voyaient à travers ce prisme féerique qui montrait jadis aux crédules
+matelots de l'Espagne les prodiges de l'Eldorado. Ce lieu, c'était
+Paris.
+
+On ne saurait dire précisément d'où leur étaient venues les idées
+qu'elles se faisaient de Paris. Elles les avaient prises çà et là,
+récoltant d'un côté un renseignement, de l'autre un mensonge. Elles
+avaient écouté d'abord les bonnes gens des environs, pour qui la
+grande ville était un pays plus lointain et plus invraisemblable que
+l'Amérique, au temps de Christophe Colomb. Elles avaient interrogé
+la bibliothèque, dont les bouquins, un peu plus avancés, leur
+fournissaient des détails tels quels. En outre, parmi les hobereaux
+du voisinage, il en était jusqu'à deux ou trois qui se vantaient avec
+orgueil d'avoir passé quinze jours, en leur vie, dans la capitale du
+monde civilisé.
+
+Or les hobereaux qui ont fait le grand voyage ont une manière à eux
+d'exagérer leurs impressions et d'enluminer la vérité.
+
+Cyprienne et Diane en auraient pu apprendre bien plus long auprès de
+Robert de Blois et des deux Pontalès, mais une répulsion énergique les
+éloignait de ces derniers, et Robert, qu'elles étaient forcées de voir
+tous les jours, prenait plaisir à entasser fables sur fables.
+
+Il en était un peu de même d'Étienne Moreau, le jeune peintre. Certes,
+ce n'était point chez lui mauvais vouloir ou amour du mensonge, mais,
+dès qu'il s'agissait de Paris, le regard des deux sœurs brillait et
+s'animait; Étienne les voyait écouter avec une attention si passionnée,
+qu'à son insu sa verve s'échauffait. Les couleurs du tableau
+changeaient sous sa parole jeune et vive. Il aimait Paris, lui aussi,
+et son souvenir avait des yeux de vingt ans. Malgré lui, la réalité
+disparaissait sous un brillant manteau de poésie.
+
+Tant de notions diverses se mêlaient et s'amoncelaient dans la mémoire
+de Diane et de Cyprienne. Elles n'en oubliaient aucune, et les
+gardaient jalousement au dedans d'elles-mêmes comme un trésor cher.
+
+Elles n'avaient nul moyen de distinguer le vrai du faux. Aussi loin que
+pussent se porter leurs regards, nul point de comparaison n'existait
+autour d'elles.
+
+La plus grande ville qu'il leur eût été donné de voir était Redon, cité
+de deux mille âmes.
+
+Il fallait que leur imagination bondît par-dessus toutes choses
+connues, pour arriver à l'idée de Paris, et c'est justement dans ces
+conditions particulières que l'imagination enivrée s'exalte et peut
+élargir à l'infini l'horizon des rêves.
+
+Paris était pour elles l'enfer et le paradis; tous les miracles y
+devenaient possibles.
+
+C'était le grand trésor du monde, où chacun venait puiser, à proportion
+de sa force, de son génie ou de sa beauté.
+
+Ce qu'on demandait en échange à la beauté, au génie ou à la force,
+elles n'en savaient rien, elles n'avaient jamais songé à s'en
+instruire. Leurs yeux s'éblouissaient à contempler ce magique royaume
+de la gloire et de la richesse.
+
+Bien souvent elles songeaient au bonheur de ceux qui pouvaient
+lutter et vaincre dans cette arène splendide. Là, on devenait riche,
+puissant; on pouvait approcher du roi, dont elles entendaient parler
+avec une religieuse emphase, et dont le pouvoir leur semblait égal à
+celui d'un dieu.
+
+On y arrivait pauvre; on en ressortait chargé d'or...
+
+Et leurs mains frémissaient d'envie à la pensée de cet or conquis,
+non pas pour elles, les pauvres enfants, mais pour Penhoël, que
+n'oubliaient jamais leurs âmes dévouées...
+
+Hélas! il y avait si loin de Glénac jusqu'à Paris! Et puis, il aurait
+fallu abandonner leur tâche, déserter le poste qu'elles s'étaient
+assigné, quitter leur vieux père, et Madame, et l'Ange, qu'elles
+devaient défendre et protéger.
+
+C'était impossible!
+
+Pourtant elles y songeaient sans cesse, car, à leur âge, l'impossible
+n'arrête jamais le désir; elles nourrissaient avec amour de folles
+idées qui leur semblaient être le comble de la sagesse; sur des bases
+naïvement insensées, elles bâtissaient de beaux plans raisonnables.
+
+Et, comme elles avaient entendu dire que l'art était un sûr moyen de
+vaincre dans ce grand tournoi, si confus et si brillant à leur pensée,
+elles quittaient leurs couches bien souvent dès l'aube pour se glisser
+dans le salon de Penhoël, et chercher avec ardeur sur leurs petites
+harpes des accords nouveaux...
+
+Pauvres filles! Les provinces sont pleines d'aspirations pareilles,
+avec moins de candeur ignorante et quelques notions de plus sur les
+mystères de la vie parisienne.
+
+Et les cent routes qui débouchent dans la ville immense amènent chaque
+jour bien des vierges, entraînées par l'ardent et vague espoir. Elles
+sont belles, jeunes; l'avenir est vaste; la vie sourit au-devant
+d'elles. Combien vont rester mortes sur le champ de bataille! combien
+vont retourner sur leurs pas, brisées, avec la honte sur le front et
+dans le cœur!
+
+Au village, les mères ont raison quand elles disent tremblantes et
+pâles:
+
+«Paris est un monstre qui dévore les jeunes filles.»
+
+Mais les mères parlent en vain, depuis que le monde est monde...
+
+ * * * * *
+
+Cyprienne et Diane étaient entrées sans bruit dans la chambre de
+l'Ange; elles venaient s'informer et savoir si l'accident du bal
+n'avait pas eu de suites.
+
+Elles ne virent rien d'abord en dépassant le seuil, parce que la
+chambre était éclairée seulement par les reflets de l'illumination du
+dehors; mais, tandis qu'elles s'avançaient sur la pointe des pieds,
+elles avaient entendu la respiration pénible et oppressée de Madame.
+
+Elles s'étaient arrêtées auprès du fauteuil où Marthe de Penhoël
+s'était laissée choir, après avoir déposé Blanche endormie sur son lit.
+Marthe se croyait seule et ne retenait point les paroles désolées qui
+tombaient de sa bouche parmi ses sanglots.
+
+Cyprienne et Diane avaient leurs yeux pleins de larmes. Elles
+écoutaient, navrées, n'osant ni se retirer, ni arracher Madame à sa
+rêverie douloureuse.
+
+Elles s'étaient mises à genoux, et ce fut seulement lorsque Madame se
+découvrit le visage qu'elles annoncèrent leur présence en mettant leurs
+lèvres sur ses mains pâles et froides.
+
+Le premier mouvement de Marthe de Penhoël fut tout entier à l'effroi.
+
+Elle tressaillit, et poussa un cri étouffé.
+
+—Y a-t-il longtemps que vous êtes ici?... murmura-t-elle; ai-je
+parlé?...
+
+Les deux filles de l'oncle Jean serraient ses mains contre leur cœur.
+
+—Dieu nous garde de surprendre vos secrets, madame! répondit Diane
+d'une voix douce et triste; nous avons entendu seulement que vous
+disiez: «Je suis seule... je n'ai personne pour me défendre et pour
+m'aimer!...» Mon Dieu, mon Dieu! vous ne pensez jamais que nous sommes
+là! nous, qui vous aimons tant!... nous, qui voudrions donner notre vie
+pour vous!...
+
+
+
+
+VI
+
+UN COIN DU VOILE.
+
+
+Diane et Cyprienne fixaient sur Madame leurs yeux humides. Leur âme
+tout entière était dans ce regard.
+
+Il y avait, au contraire, sur le visage de Marthe de Penhoël, de
+l'hésitation et de la contrainte. Et quiconque aurait assisté à cette
+scène, sans connaître le fond du cœur de Marthe, se fût demandé
+assurément pourquoi tant de froideur obstinée chez cette femme si
+généreuse et si bonne, vis-à-vis de deux pauvres enfants qui semblaient
+implorer chaque jour, à genoux, un peu de sa tendresse.
+
+Que Marthe préférât son enfant à elles, on ne pouvait s'en étonner,
+mais elle aimait l'oncle Jean; pourquoi ce front sévère et glacé chaque
+fois que les filles du bon vieillard s'approchaient d'elle?
+
+Ce ne pouvait être un pur caprice. Les bonnes langues de la _société_
+disaient bien que Madame était jalouse et qu'elle enrageait, suivant
+l'expression des trois Grâces Baboin, de voir les _petites mendiantes_
+surpasser en beauté l'héritière de Penhoël. Mais le moyen de soupçonner
+un sentiment si bas dans l'âme haute et digne de Marthe!...
+
+Il y avait de quoi, pourtant, être jalouse. L'Ange de Penhoël méritait
+bien son nom. Impossible de rêver une figure plus virginale et plus
+céleste. Mais, dans la régularité même de ce visage exquis, un peu de
+monotonie s'engendrait. L'ensemble de ses traits mignons révélait une
+langueur paresseuse qui se retrouvait dans la démarche, dans la pose,
+partout. Le piquant, d'ailleurs, pouvait manquer à sa physionomie trop
+douce, dont les lignes se fondaient, effacées, sous les masses de cette
+chevelure blonde, pâle et presque divine auréole qui donnait au front
+de l'enfant une sérénité uniforme et inaltérable.
+
+Chez les filles de l'oncle Jean, au contraire, tout était mouvement,
+vie, force, jeunesse. Leurs tailles sveltes et souples avaient une
+élasticité pleine de vigueur. C'étaient les vierges robustes et
+hardies, qui pouvaient s'asseoir d'un bond sur la croupe nue des
+chevaux du pays et courir, franchissant haies et palissades, sans
+autre frein que la sauvage crinière de leurs montures. C'étaient aussi
+les vierges timides, vives à sourire et promptes à rougir, moqueuses
+parfois, aimantes toujours, fougueuses à chercher le plaisir et
+ardentes à poursuivre le mystère inconnu de la vie.
+
+Romanesques et gaies à la fois, sensibles à l'excès et fermes pourtant
+à l'occasion comme des hommes courageux; de bonnes filles avec cela,
+simples, franches, le cœur sur la main, et dignes pourtant quand il
+le fallait: de vraies Penhoël, ma foi! sachant redresser leurs têtes
+fières et mettre je ne sais quel dédain victorieux dans leurs jolis
+sourires...
+
+Et si vous les eussiez vues, que d'élégance véritable et choisie sous
+leurs petits costumes de paysannes! Malgré leurs jupes courtes et leurs
+souliers à boucles, malgré les petits bonnets ronds, sans rubans ni
+dentelles, qui avaient peine à retenir la richesse prodigue de leurs
+chevelures, il était bien impossible de se méprendre. C'étaient des
+demoiselles! Où avaient-elles pris cette grâce noble et aisée, ce
+charme indicible qui se respire comme un parfum et qu'on ne peut point
+définir, ces _manières_, pour emprunter encore une fois le langage des
+trois demoiselles Baboin? On ne savait.
+
+Il fallait fermer les yeux ou avouer qu'elles étaient adorables, et que
+jamais jeunes filles n'avaient possédé plus de franches séductions,
+plus d'entraînements chastes, plus de brillant, plus de piquant, plus
+de naïfs pouvoirs d'ensorceler les cœurs.
+
+Et cependant, il n'y avait point foule de soupirants autour d'elles.
+Roger aimait Cyprienne; Étienne aimait Diane: c'était tout. Les autres
+jeunes gens de la contrée étaient de braves gaillards qui voulaient
+épouser _quelques sous_, pour vivre et vieillir, en honnêtes crustacés,
+dans les gros souliers de leurs aïeux. Nulle part, en ce monde, fût-ce
+dans la Chaussée-d'Antin ou dans le quartier de la Banque, fût-ce même
+dans ces ruelles du vieux Paris où moisit l'usure crochue, on ne compte
+si bien qu'aux champs.
+
+Le spectacle de la belle nature élève l'âme et détourne des mariages
+d'amour. Chloé avait des rentes; Estelle était une héritière. Sans
+cela, Némorin ni Daphnis ne leur eussent point fait la cour. C'est la
+civilisation qui a trouvé le roman. Les sauvages ne marchandent-ils
+pas, quand il s'agit d'épouser, comme s'il était question de se donner
+une jument ou douze chèvres?
+
+Or Cyprienne et Diane ne possédaient pas un pouce de terre au soleil.
+Elles n'étaient point le fait des jeunes messieurs de Glénac, de Bains
+ou de Carentoir, qui pouvaient décemment demander mieux...
+
+Dans tout ce que nous venons de dire, nous avons toujours parlé
+d'elles collectivement; cependant, il y avait entre elles de grandes
+différences. Elles se ressemblaient bien cœur pour cœur; mais leur
+visage et leur esprit n'étaient point pareils.
+
+Diane était plus grande que sa sœur, plus sérieuse et peut-être plus
+belle. Ses beaux cheveux, d'un châtain foncé, se bouclaient autour d'un
+front fier et pensif, qui prenait un rayonnement de grâce irrésistible
+au moindre sourire. Ses grands yeux bruns, que la gaieté faisait si
+doux, rêvaient souvent et perdaient dans le vide leur regard voilé. Il
+y avait dans ses traits, parmi les indices d'une simplicité presque
+enfantine, une intelligence vive et forte, et surtout une volonté
+virile.
+
+Cyprienne réfléchissait moins, et riait davantage. Elle avait de
+ces yeux, d'un bleu obscur, qui petillent et réjouissent la vue. Sa
+physionomie exprimait la gaieté jointe à une pétulance fougueuse.
+
+Quand on les voyait séparées, l'œil saisissait entre elles une
+ressemblance très-frappante; quand elles se trouvaient l'une près
+de l'autre, cette ressemblance disparaissait, et l'on s'étonnait de
+chercher en vain ce qu'on avait cru voir. C'est qu'elles étaient, en
+quelque sorte, et nous l'avons dit déjà, séparées par un type commun
+duquel se rapprochait, par des côtés divers, l'un et l'autre de leurs
+jolis visages. Et l'on ne pouvait les comparer à ce type qui n'existait
+plus...
+
+Agenouillées, comme elles l'étaient en ce moment, aux deux côtés du
+fauteuil de Madame, l'esprit aurait cherché naturellement dans les
+beaux traits de Marthe de Penhoël ce lien mystérieux dont nous parlons;
+mais Marthe ne ressemblait à aucune des deux sœurs: elle n'était
+Penhoël que par alliance.
+
+Diane et Cyprienne tenaient toujours ses mains pressées contre leur
+poitrine. Madame gardait le silence; ses yeux restaient baissés; sa
+froide contrainte ne l'abandonnait point.
+
+—Nous serions si heureuses de nous dévouer pour vous! reprit Diane.
+
+—Mourir!... vous dévouer!... murmura Marthe de Penhoël; ce sont des
+idées étranges que vous avez là, mes filles!...
+
+Elle ajouta en essayant de donner à sa voix un accent de plaisanterie:
+
+—On dirait que vous vous croyez dans quelqu'un de ces vieux châteaux
+où les félons chevaliers de vos romans enchaînent et torturent de
+pauvres victimes...
+
+—Nous vous voyons si souvent pleurer!... interrompit Diane.
+
+Madame retira sa main.
+
+—Vous êtes curieuses, mes filles, dit-elle avec sécheresse, et je
+trouve que vous voyez trop de choses!
+
+Cyprienne rougit, blessée. Le front de Diane devint pâle.
+
+—Il faut nous pardonner, dit-elle d'un ton soumis; quand vous
+êtes triste, il nous semble que votre souffrance est à nous... Ah!
+que n'êtes-vous heureuse, madame! nous vous laisserions tout votre
+bonheur!...
+
+L'émotion commença à percer sous la froideur de Marthe; son regard
+glissa, malgré elle, entre ses paupières demi-closes, et partagea entre
+les deux jeunes filles une œillade furtive.
+
+Diane et Cyprienne n'osaient point relever les yeux. Le joli front de
+Cyprienne se teignait encore de ce rouge vif qui monte du cœur froissé
+au visage. La figure de Diane n'exprimait que respect et douceur.
+Mais quelle que fût la différence de leurs impressions présentes, le
+dévouement égal et profond qui était au fond de leur âme se lisait à
+travers la rancune enfantine de Cyprienne comme sur la belle patience
+de Diane.
+
+Cyprienne n'avait point parlé encore; Diane, qui devinait sur sa lèvre
+mutine un mot de reproche prêt à s'élancer, l'arrêta du geste et reprit:
+
+—Si nous nous trompons, madame, et Dieu le veuille, je vous en prie,
+ne soyez pas fâchée contre nous!...
+
+Tandis qu'elles avaient les yeux baissés, Marthe de Penhoël se pencha
+au-dessus d'elles et les baisa toutes deux. Elles tressaillirent;
+Cyprienne ne put retenir un petit cri de joie.
+
+—Pauvres enfants!... dit Marthe, je ne suis pas fâchée contre vous...
+mais, croyez-moi, jouissez en paix des plaisirs de votre âge...
+Parfois, les années insouciantes et bonnes sont bien courtes pour nous
+autres femmes!... Qui sait si demain vous ne commencerez pas à penser
+et à souffrir?... Jusque-là, pauvres enfants, n'essayez pas de deviner
+une peine que vous ne pourriez point soulager... L'heure viendra pour
+vous comme pour toutes, mes filles, ajouta-t-elle plus tristement;
+pourquoi la devancer?... Avez-vous donc tant de hâte de souffrir?...
+
+—Nous vous aimons, madame..., répondit Diane.
+
+Marthe retira celle de ses mains que tenait la jeune fille pour la
+porter lentement à son front, comme on fait quand la migraine aiguë et
+lourde accable le cerveau.
+
+—Nous vous aimons, répéta Diane, et, à cause de cela, l'heure est
+venue déjà pour nous de penser et de souffrir.
+
+Ses paupières ne se baissaient plus, et ses grands yeux humides se
+relevaient sur Marthe de Penhoël.
+
+Cyprienne laissait dire Diane, parce qu'il lui semblait que c'était son
+propre cœur qui parlait. Elle se sentait trop étourdie pour risquer
+une parole devant cette pauvre femme que l'excès de son malheur rendait
+ombrageuse et défiante, mais elle enviait tout bas le rôle de sa sœur,
+et se payait de son silence, la petite jalouse, en tenant ses lèvres
+collées sur la main de Madame.
+
+Celle-ci n'avait pas voulu soutenir le regard de Diane, qui était une
+muette question.
+
+—Vous me croyez donc bien malheureuse?... murmura-t-elle en baissant
+les yeux à son tour.
+
+Et comme Diane tardait à répondre, cette fois Cyprienne répéta tout bas:
+
+—Oh oui! bien malheureuse!...
+
+Madame lui retira sa main.
+
+—Qui vous a dit cela? demanda-t-elle en retrouvant son accent de
+sécheresse.
+
+La pauvre Cyprienne rougit, et demeura muette.
+
+—Vous m'épiez!... reprit Madame; j'ai cru déjà m'en apercevoir plus
+d'une fois... Je vous défends de m'épier!
+
+Une larme roula sur la joue de Cyprienne.
+
+Diane regardait toujours Madame avec ses grands yeux tristes et doux.
+
+—Si vous m'aimez, poursuivit Marthe qui changea encore de ton, je vous
+en prie, mes filles, ne cherchez pas à savoir!...
+
+—Oh! madame! madame!... interrompit Cyprienne baignée de pleurs, vous
+voulez donc nous ôter jusqu'à la possibilité de vous défendre?...
+
+Marthe se redressa plus inquiète.
+
+—Et Blanche! continua Cyprienne qui ne voyait plus les signes de sa
+sœur; notre pauvre ange! Hélas!... a-t-on besoin d'épier, madame,
+quand tout ici menace et parle de malheur?
+
+Marthe jeta un coup d'œil furtif vers le lit où Blanche sommeillait
+paisiblement.
+
+—Savez-vous donc quelque chose? prononça-t-elle d'un ton si bas que
+les deux jeunes filles eurent peine à l'entendre, quelque chose sur
+Blanche de Penhoël?...
+
+—Oui..., répondit Cyprienne.
+
+—Non!... répliqua Diane d'un accent qui avait quelque chose
+d'impérieux.
+
+Cyprienne arrêta au passage les paroles qui allaient s'échapper de sa
+lèvre. Les deux sœurs s'aimaient trop pour qu'il n'y eût pas entre
+elles égalité parfaite; néanmoins, à cause de cette tendresse même,
+Cyprienne reconnaissait volontiers la prudence supérieure de Diane, et
+ne refusait jamais de se laisser guider par elle.
+
+Lorsque Cyprienne se laissait emporter par la fougue étourdie de sa
+nature, un mot de Diane suffisait toujours pour la retenir.
+
+L'attention de Madame était cependant excitée vivement. Elle attendait,
+les yeux fixés sur Cyprienne. Comme celle-ci gardait le silence, Marthe
+tourna vers Diane son regard où il y avait une défiance mêlée de
+reproche.
+
+—Votre sœur allait m'avouer la vérité..., dit-elle; vous êtes experte
+aux belles protestations, Diane... mais il ne faut pas toujours vous
+croire.
+
+Cyprienne, qui était toujours à genoux, se dressa sur ses pieds, le
+rouge au front. Ses jolis sourcils se froncèrent.
+
+—Oh!... dit-elle en contenant sa voix, si une autre que vous, madame,
+accusait ma sœur de mensonge...
+
+Marthe de Penhoël eut comme un sourire à voir l'élan de cette ardente
+affection.
+
+—J'ai tort..., murmura-t-elle, et vous avez raison de vous aimer, mes
+filles.
+
+Elle tendit ses mains aux deux sœurs. Cyprienne s'était déjà remise à
+genoux.
+
+La délicate intelligence de Diane lui disait qu'il fallait néanmoins
+une explication à ce _oui_ et à ce _non_, tombés en même temps de ses
+lèvres et de celles de sa sœur.
+
+—Comme le visage de notre ange est beau dans son sommeil! dit-elle en
+couvrant sa jeune cousine d'un regard ami et tendrement protecteur.
+Nous n'avons pas le droit de dire que nous l'aimons autant que vous,
+madame, puisque vous êtes sa mère... Mais Cyprienne qui se tait
+maintenant, timide, sait parler mieux que moi, quand nous sommes seules
+toutes deux... Combien de fois a-t-elle souhaité que Dieu fît deux
+parts de notre avenir!... et que, pour notre chère Blanche, il pût
+garder toutes les joies et tout le bonheur!... Vous demandiez tout
+à l'heure si nous savions quelque chose sur elle... Ma sœur vous a
+répondu oui... C'est que notre oreille entend de bien loin dès que l'on
+prononce le nom de Blanche!... Oh! croyez-nous, madame, ce n'est point
+curiosité vaine... quand on parle de l'Ange ou de sa mère, c'est notre
+cœur qui écoute... Nous ne savons rien, sinon ce qui se dit chez les
+pauvres métayers des alentours et dans le salon même de Penhoël...
+
+—Et que dit-on? demanda Madame.
+
+—On dit que l'Ange est une belle jeune fille, douce et bonne comme le
+nom qui lui fut donné... mais on parle de mystérieux malheurs suspendus
+au-dessus de sa tête... On répète tout bas que les mauvais jours sont
+venus pour la race de Penhoël... On raille au salon, dans les fermes on
+s'attriste, car les bonnes gens se souviennent de tous les bienfaits
+répandus sur le pays par la main de Penhoël, depuis nos grands aïeux
+qui possédaient toute la contrée, jusqu'à notre oncle Louis, que Dieu
+protége dans son exil!
+
+—L'avenir n'appartient à personne..., murmura Madame; mais, dans le
+présent, ne dit-on pas que la fille de René de Penhoël est heureuse et
+riche?
+
+Diane secoua la tête lentement et garda le silence.
+
+—Répondez!... reprit Madame; je vous en prie... et je le veux!
+
+—Ce sont de vagues bruits, répliqua enfin Diane. On dit que l'avenir
+assombrit déjà le présent; on dit que Blanche est en effet aujourd'hui
+heureuse et riche... du moins on est bien sûr qu'elle l'était hier...
+mais on se demande si elle le sera demain...
+
+Marthe était pâle. Sa voix trembla lorsqu'elle demanda encore:
+
+—Et sur quoi se fondent tous ces bruits, ma fille?
+
+—Au salon, personne ne le dit, repartit Diane; dans les fermes, on
+répète que le jour où les étrangers sont entrés au manoir fut un jour
+de malédiction et de malheur!...
+
+—Ce qui se passe ici est-il donc déjà la fable du pays? murmura
+Marthe, tandis que la honte mettait un fugitif incarnat à sa joue.
+
+—Nous sommes vos nièces, madame, répondit la jeune fille; chacun nous
+parle avec respect à cause de vous... On se borne à nous dire que cet
+homme et cette femme sont la cause de tout le mal... C'est elle qui
+entraîne le maître à sa ruine... C'est lui qui a ramené au manoir
+l'ennemi mortel de nos pères... Pontalès, dont le fils parle déjà comme
+s'il était possesseur des biens de Penhoël.
+
+Diane s'arrêta. Madame sembla hésiter et faire sur elle-même un effort
+pénible.
+
+—Et le nom de cet homme, dit-elle en baissant les yeux, n'est-il
+jamais prononcé, que vous sachiez, en même temps que mon nom?...
+
+—Au salon, peut-être... Chez les anciens vassaux de Penhoël, qui donc
+oserait joindre le nom d'un homme détesté comme un démon au nom de la
+femme que tous vénèrent à l'égal d'une sainte?
+
+Une autre question se pressait sur les lèvres de Madame. Diane la
+devina, et répondit à voix basse:
+
+—Je n'ai jamais rien entendu moi-même à ce sujet... mais Cyprienne...
+
+Madame se tourna vivement vers cette dernière.
+
+—Ce sont des menteurs!... s'écria la jeune fille; des menteurs et des
+méchants!... Je n'ai pas bien compris leurs paroles, mais voici ce
+qu'ils disaient:
+
+«—Le maître de Penhoël ne peut rien refuser à M. Robert, et M. Robert
+veut que l'Ange de Penhoël soit sa femme...»
+
+«Jusque-là, je comprenais bien, mais ils disaient encore:
+
+«—Madame est dans le même cas que le maître, elle ne peut pas dire
+non... Pourtant, comme elle est fière et que les femmes bravent tout
+quelquefois quand il s'agit de leur enfant, M. Robert s'est arrangé
+pour que Marthe de Penhoël ne pût faire autre chose que de mettre dans
+sa main la main de mademoiselle Blanche.»
+
+—C'est donc bien lui!... murmura Madame sans savoir qu'elle parlait.
+
+Ses yeux étaient fixes, et ses mains froides tremblaient dans les mains
+des deux jeunes filles.
+
+Elle se leva brusquement et s'approcha du lit de Blanche.
+
+Un instant elle contempla le visage tranquille et pur de l'enfant, qui
+semblait sourire.
+
+—Venez!... dit-elle d'une voix brève et sourde.
+
+Cyprienne et Diane s'avancèrent obéissantes.
+
+—A genoux!... reprit Marthe.
+
+Les deux sœurs s'agenouillèrent.
+
+Marthe dit encore:
+
+—Priez!...
+
+Puis elle ajouta avec exaltation:
+
+—Priez du fond du cœur et comme vous n'avez jamais prié en votre
+vie!... Vous dites que vous m'aimez... vous dites que vous voudriez
+donner pour moi votre sang et votre bonheur!... Eh bien! priez Dieu
+qu'il prenne votre bonheur et votre sang pourvu que ma fille soit
+heureuse!
+
+Diane et Cyprienne joignirent leurs mains et répétèrent du fond du
+cœur la prière que leur dictait Madame.
+
+Celle-ci appuyait son front baigné de sueur contre la couverture de son
+lit, et murmurait dans ses sanglots déchirants:
+
+—Tout pour elle, mon Dieu!... Tout pour elle!... Ayez pitié de mon
+enfant!...
+
+Quand elle se releva, ses yeux étaient secs, et un rouge vif colorait
+son visage. Diane et Cyprienne l'examinaient à la dérobée avec
+inquiétude. Il leur semblait voir dans ses yeux une sorte d'égarement.
+
+Elle contemplait toujours Blanche, mais froidement, comme si elle n'eût
+point su ce qu'elle faisait.
+
+—Votre vie, dit-elle enfin d'une voix changée, votre sang et votre
+bonheur!... Tout pour elle!... Pourquoi cela?...
+
+—Parce qu'elle est votre fille..., murmura Cyprienne.
+
+—Ma fille!... répéta Marthe qui semblait ne plus comprendre.
+
+—Parce qu'elle est adorée, ajouta Diane tristement, et qu'on ne nous
+aime pas!...
+
+Marthe jeta sur elles tour à tour un regard si étrange et si brûlant,
+que les deux jeunes filles tressaillirent jusqu'au fond de l'âme.
+
+—On ne vous aime pas?... prononça Marthe d'un accent plaintif et doux:
+c'est vrai!... pauvres enfants, on ne vous aime pas!...
+
+Un sourire indéfinissable vint se jouer autour de sa lèvre. Elle les
+attira vers elle d'abord tout doucement; puis, d'un geste plein de
+véhémente passion, elle les pressa toutes deux contre sa poitrine
+haletante.
+
+—Oh!... oh!... fit-elle en couvrant de baisers leurs fronts unis.
+
+Puis, sa voix éclatant malgré elle:
+
+—On ne vous aime pas!... s'écria-t-elle avec folie, on ne vous aime
+pas, vous!... Oh! mon Dieu! m'avez-vous faite assez malheureuse!...
+
+Diane et Cyprienne demeuraient muettes d'étonnement. Elles ouvraient
+de grands yeux pour regarder Madame, dont la joue se couvrait d'une
+rougeur ardente et dont l'œil était de feu.
+
+Dans leur surprise, il y avait de la frayeur et aussi de vagues espoirs.
+
+Elles sentaient battre avec violence le sein de Madame, dont les bras
+tremblaient.
+
+—Écoutez-moi!... reprit Marthe, le moment est venu... Il faut tout
+vous dire!... Sait-on qui est la plus aimée des trois filles de
+Penhoël? Écoutez!... écoutez!... Les yeux de la pauvre femme ont
+pleuré; son cœur a saigné! Quand vous dormez, voyez-vous parfois votre
+mère en songe?...
+
+Diane cherchait à comprendre. Cyprienne écoutait comme on suit un rêve.
+
+Avant qu'elles pussent répondre, Madame reprit encore d'une voix plus
+sourde et en perdant son regard plus troublé dans le vide:
+
+—Pauvre femme!... pauvre mère!... Écoutez!...
+
+Elle s'interrompit; sa bouche resta entr'ouverte. Les deux jeunes
+filles, qui attendaient, la sentirent chanceler. Son visage se couvrit
+tout à coup d'une pâleur livide.
+
+Les jeunes filles n'eurent que le temps de la soutenir. Elle
+s'affaissa, faible et privée de mouvement, entre leurs bras.
+
+Diane et Cyprienne la déposèrent sur un siége. Elle n'avait point perdu
+le souffle, mais on eût dit une morte, tant son corps immobile était
+glacé.
+
+Durant quelques minutes, les deux filles de l'oncle Jean s'empressèrent
+autour d'elle. Au bout de ce temps, la poitrine de Madame se souleva
+en un long soupir; ses yeux tombèrent sur Diane et Cyprienne qui
+interrogeaient avec effroi son visage.
+
+—Vous voilà!... dit-elle, pourquoi n'êtes-vous pas à danser?...
+
+Sa voix était calme et froide.
+
+Les deux jeunes filles ne savaient que répondre.
+
+—Le bal est-il donc fini déjà?... reprit Marthe.
+
+Il y avait entre sa froideur présente et la fièvre qui l'emportait
+naguère un contraste étrange. Évidemment, elle ne se souvenait plus...
+
+Diane fit effort pour oser. Elle prit la main de Madame et la baisa
+respectueusement.
+
+—Il y a longtemps que nous sommes ici..., murmura-t-elle; nous
+parlions de vous, madame, et du danger qui menace votre fille...
+
+Marthe sourit d'un air incrédule.
+
+—Nous parlions de cela!... répéta-t-elle; un danger pour Blanche!...
+Qui donc serait assez cruel pour s'attaquer à une pauvre enfant?
+
+Elle se tourna vers le lit de l'Ange, dont le sommeil paisible n'avait
+point été troublé.
+
+—Des dangers!... répéta-t-elle en touchant du doigt la joue de Diane
+avec un sourire protecteur et distrait, les jeunes filles se font comme
+cela des idées!... Allez rire et danser, mes enfants... Il n'y a de
+malheurs et de mystères que dans vos petites têtes folles!... Voici
+notre Blanche guérie... Allez dire là-bas aux musiciens de jouer leur
+air le plus joyeux... Puisque Penhoël donne bal, il faut que ses hôtes
+s'amusent!
+
+
+
+
+VII
+
+SOUS LA TOUR-DU-CADET.
+
+
+Cyprienne et Diane venaient de quitter la chambre de l'Ange. Elles
+marchaient côte à côte, sans se parler, le long des corridors
+du manoir. Il ne faisait pas un souffle d'air au dehors, et les
+illuminations du jardin restaient intactes. Des fenêtres de la galerie,
+on pouvait voir les longues lignes de lumière qui marquaient les allées
+et le cercle plus brillant du salon de verdure.
+
+On entendait, dans cette dernière direction, comme un bruit sourd de
+casseroles fêlées, dominé par des cris déchirants et insensés. C'était
+mademoiselle Héloïse Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, la Cavatine, qui
+chantait son grand morceau d'opéra avec accompagnement de guitare.
+
+En écoutant ces prodigieuses clameurs, un étranger n'aurait pas manqué
+de concevoir des idées sinistres et de penser à quelque attentat commis
+dans le voisinage; mais les deux filles de l'oncle Jean ne pouvaient
+point s'y méprendre; elles connaissaient trop la voix de la plus jeune
+et de la plus timide des Grâces Baboin.
+
+Au lieu d'obéir à l'injonction de Madame, en rentrant dans le jardin
+pour gagner le bal, elles descendirent l'escalier menant à la cour.
+Les domestiques étaient tous dans l'aire; la cuisine et l'office se
+trouvaient déserts. Diane et Cyprienne sortirent du château, sans être
+aperçues, par la porte de la cour.
+
+Cette issue donnait sur le seul chemin praticable aux voitures, et
+pouvant conduire du Port-Corbeau à Penhoël. Il descendait la montée en
+zigzag, pour éluder la pente, et coupait en dix endroits différents le
+taillis de châtaigniers.
+
+Diane et Cyprienne suivirent le chemin qui longeait d'abord, pendant
+une centaine de pas, cette robuste et gothique muraille, aboutissant
+d'un côté à la Tour-du-Cadet, et, de l'autre, servant de terrasse aux
+jardins de Penhoël.
+
+Elles marchaient lentement, perdues qu'elles étaient dans leurs
+réflexions. Aucune d'elles n'avait rompu encore le silence.
+
+Elles songeaient à ce qui venait de se passer dans la chambre de
+l'Ange. Bien des fois déjà, elles avaient surpris la douleur de
+Marthe de Penhoël; mais qu'il y avait loin de ce qu'elles avaient vu
+jusqu'alors à ce qu'elles venaient d'entendre et de voir! Qu'il y avait
+loin des larmes de Madame, silencieuses et résignées, à ce transport
+subit, à ces paroles fiévreuses, à ce délire!
+
+Et ces paroles entendues, que signifiaient-elles?...
+
+Qu'y avait-il au fond de ce mystérieux désespoir, dont l'objet apparent
+n'était plus ni le danger de Blanche, ni la ruine prochaine de
+Penhoël?...
+
+Un instant, elles avaient pu croire que cette angoisse fougueuse se
+rapportait à elles, Diane et Cyprienne. N'était-ce pas en les pressant
+contre son cœur avec ivresse que Marthe avait prononcé ces bizarres
+paroles?
+
+Les pauvres enfants, qui mendiaient chaque jour à genoux quelque
+distraite caresse, avaient pu se croire un instant adorées à l'égal de
+Blanche elle-même!
+
+Mais ce n'avait été qu'un instant. Après cet ardent baiser qui les
+avait réunies sur le sein palpitant de Marthe, quel froid sourire et
+quels mots glacés! Bien qu'elles fussent habituées à l'indifférence,
+il leur semblait qu'on les avait congédiées, cette fois, avec plus de
+dédain encore qu'à l'ordinaire.
+
+Que croire? Cyprienne avait beau mettre son esprit à la torture, elle
+cherchait en vain. Diane elle-même perdait l'effort de son esprit
+clairvoyant et subtil à vouloir soulever le voile.
+
+Parfois, elle croyait entrevoir le mot de l'énigme; mais c'était une
+chose si invraisemblable, si impossible!...
+
+Diane repoussait la supposition accueillie; elle retombait au plus
+profond de ses doutes, et se retrouvait en face du problème insoluble.
+
+Que croire? Rien, hélas! sinon que Madame, outre les douleurs qu'elles
+avaient déjà devinées, avait une autre torture plus mystérieuse encore,
+et qu'il ne fallait point espérer de guérir!...
+
+Elles allaient la tête penchée; leurs mains s'étaient unies à leur
+insu, et bien qu'elles ne se parlassent point, leurs pensées se
+répondaient.
+
+Au moment où elles arrivaient sous la partie des anciennes
+fortifications qui servait maintenant de terrasse aux jardins du
+manoir, elles s'arrêtèrent toutes deux d'un mouvement brusque et
+commun.
+
+Elles prêtèrent l'oreille.
+
+Des voix se faisaient entendre sur la terrasse, et quelques mots
+descendaient jusqu'à elles.
+
+Elles relevèrent la tête. La saillie de la muraille leur cachait les
+illuminations du jardin; mais les mille feux allumés le long des allées
+mettaient un rayonnement dans l'atmosphère épaisse et lourde. Il y
+avait comme un fond lumineux derrière la ligne noire de la terrasse.
+
+Sur ce fond, Cyprienne et Diane virent se détacher deux têtes connues.
+C'étaient Étienne et Roger qui poursuivaient là leur conversation
+entamée dans le jardin.
+
+Nous savons que les noms des deux filles de l'oncle Jean revenaient
+bien souvent dans leur causerie. Diane et Cyprienne ne pouvaient saisir
+le sens des paroles, mais elles entendaient leurs noms prononcés, et
+toutes deux restaient.
+
+Elles étaient bien jeunes. A l'âge qu'elles avaient, il faut peu de
+chose pour faire diversion aux préoccupations les plus graves.
+
+A se voir ainsi, par hasard, aux écoutes, la gaieté naturelle de
+leur caractère revenait au galop. Quand c'était Roger qui parlait,
+un sourire se jouait autour des jolies lèvres de Cyprienne; quand la
+voix d'Étienne se faisait entendre, la charmante figure de Diane
+s'éclairait à son tour.
+
+Elles aimaient toutes deux; peut-être aimaient-elles bien plus qu'elles
+ne le croyaient elles-mêmes.
+
+Il y avait déjà plusieurs minutes qu'elles étaient là, écoutant et
+tâchant de relier en se jouant les lambeaux de phrases qui tombaient
+jusqu'à elles, lorsque Étienne et Roger s'accoudèrent sur la balustrade
+de la terrasse. Les deux jeunes filles se rapprochèrent davantage de
+la muraille et se cachèrent parmi les touffes d'épines et de houx qui
+en masquaient les fondements. Dans cette nouvelle position, elles
+pouvaient tout entendre.
+
+Aussi, lorsque Étienne annonça son départ pour Paris, un cri
+d'étonnement douloureux s'échappa de la poitrine de Diane.
+
+Ce cri fut entendu par Étienne et Roger, qui se penchèrent vivement en
+dehors de la balustrade; mais déjà les deux jeunes filles se perdaient
+derrière les branches du taillis.
+
+Diane courait, entraînant maintenant sa sœur à travers les pousses
+des châtaigniers. On aurait pu croire qu'elle avait un but qu'il lui
+fallait atteindre à tout prix. Et pourtant elle ne savait pas où elle
+allait.
+
+Cyprienne la suivait en silence.
+
+En quelques minutes, le taillis fut traversé. Les deux sœurs se
+trouvaient de l'autre côté de la maison, au bout de l'antique muraille
+et sous la Tour-du-Cadet, dont les créneaux à jour surplombaient
+au-dessus de leurs têtes.
+
+Diane s'arrêta, essoufflée. Elle porta la main à son front brûlant,
+puis à son cœur qui battait douloureusement.
+
+—As-tu entendu?... murmura-t-elle.
+
+—J'ai entendu, répondit Cyprienne; ma pauvre sœur!...
+
+Elle voulut lui prendre la main; Diane se jeta dans ses bras en
+pleurant.
+
+—Demain..., disait-elle parmi ses larmes, dans quelques heures, je
+l'aurai vu pour la dernière fois!... Oh! sait-on comme on aime?... Hier
+j'aurais cru pouvoir sourire en parlant de son départ!...
+
+—Si tu lui disais de rester..., murmura Cyprienne, il resterait.
+
+Diane garda le silence. Un instant, les deux sœurs se tinrent encore
+embrassées; puis Diane se redressa tout à coup. Elle essuya ses yeux où
+restaient quelques pleurs.
+
+—Non, non! dit-elle; je ne lui demanderai pas de rester!... Autour
+de nous il n'y a que malheur... Ce malheur est à nous, qui sommes
+les filles de Penhoël; pourquoi le faire partager à ceux que nous
+aimons?... Qu'il parte, dût-il m'oublier!... Si Dieu exauce mes
+prières, il sera bien heureux...
+
+Tandis qu'elle parlait, sa belle tête intelligente et pensive
+s'inclinait sur sa poitrine. Il y avait dans sa voix un accent de
+tristesse profonde. Elle sentait aujourd'hui, pour la première fois
+peut-être, qu'à son insu son cœur s'était donné tout entier.
+
+Cyprienne faisait un retour sur elle-même, et songeait en frémissant
+que Roger pourrait partir aussi à son tour.
+
+Elle cherchait en vain quelque bonne parole d'espérance et de
+consolation. Ce fut Diane qui rompit le silence. Sa voix était changée.
+Une fermeté grave remplaçait la mélancolie de tout à l'heure.
+
+—Nous ne sommes pas ici pour nous occuper de nous-mêmes, dit-elle.
+Étienne est jeune et fort... l'avenir s'ouvre devant lui: que Dieu
+l'assiste!... Auprès de nous, il y a des faibles à protéger et à
+défendre... Songeons à Penhoël, ma sœur, et hâtons-nous... car quelque
+chose me dit que l'heure mortelle approche...
+
+Cyprienne serra la main de sa sœur contre son sein.
+
+—Tu l'aimes, pourtant!... murmura-t-elle; je t'en prie, cherchons un
+moyen de le retenir!...
+
+—Cherchons un moyen de sauver Penhoël!... répondit Diane dont les
+grands yeux se levaient au ciel avec une résignation angélique;
+cherchons un moyen de sauver Madame et de sauver la pauvre Blanche!
+
+Le lieu où elles se trouvaient en ce moment formait l'extrême sommet de
+la colline. Vers l'orient, au delà de la Tour-du-Cadet, il n'y avait
+rien qu'une rampe rocheuse descendant à la lande. Entre cette rampe et
+le chemin qui longeait la muraille, une sorte de guérite demi-ruinée,
+protégeant une poterne, se collait aux fondements de la tour. En cet
+endroit, le taillis plus touffu faisait à la guérite un impénétrable
+abri de verdure.
+
+Comme la vue était magnifique de ce point culminant, on avait ménagé,
+sous les châtaigniers, une étroite esplanade, où régnait un banc de
+gazon.
+
+Les vieux paysans se souvenaient que le commandant de Penhoël aimait
+particulièrement ce site. Bien souvent, durant les beaux soirs de
+l'été, on le voyait jadis monter la route abrupte, appuyé sur le bras
+de son fils Louis, le favori de sa vieillesse. Ils disparaissaient tous
+les deux derrière l'épais rempart de feuillage, et ceux qui passaient
+alors dans le chemin pouvaient entendre la voix grave du vieux marin,
+enseignant à l'aîné de sa maison les nobles sentiments qui avaient
+guidé sa propre vie.
+
+La mémoire du commandant de Penhoël était vénérée comme celle d'un
+saint. D'année en année, lorsqu'on faisait des coupes dans le taillis,
+on respectait toujours les quelques châtaigniers groupés autour de la
+guérite. Les châtaigniers étaient devenus de grands arbres, dont les
+troncs robustes s'élançaient bien au-dessus de la barrière de verdure
+qui entourait toujours leurs pieds.
+
+Depuis la mort du commandant, le maître actuel du manoir semblait,
+en vérité, craindre tout ce qui rappelait la mémoire du temps passé.
+Pas une seule fois peut-être il n'était venu visiter ce lieu, où il
+aurait revu les images unies de son père mort et de son frère absent.
+Le passage qui conduisait de la route au banc de gazon disparaissait
+maintenant, à demi bouché par les broussailles et les pousses du
+taillis.
+
+En revanche, on aurait pu remarquer un autre passage, pratiqué dans la
+direction opposée, et donnant sur un petit sentier à pic qui descendait
+au bord de l'eau.
+
+La Tour-du-Cadet se dressait immédiatement au-dessus de la cabane de
+Benoît Haligan, le passeur. C'était Benoît Haligan qui avait pratiqué
+ce sentier à travers les taillis, en venant presque chaque soir
+s'agenouiller à la place occupée jadis par son vieux maître.
+
+Benoît trouvait là ce qu'il aimait: une nature grande et sombre, des
+souvenirs tristes et des pensées de mort.
+
+Maintenant que la maladie et la vieillesse le clouaient à son grabat,
+ce qu'il regrettait le plus au monde, c'était l'heure qu'il passait
+tous les soirs, autrefois, à genoux au pied de la Tour-du-Cadet.
+
+Cyprienne et Diane venaient de percer l'enceinte de feuillage. Elles
+étaient assises sur le banc de gazon.
+
+—Dieu m'est témoin, disait Cyprienne, que je n'ai jamais eu la pensée
+de reculer!... mais nous sommes trop faibles, ma pauvre sœur, et ils
+sont trop puissants... Un instant j'ai cru que nous avions réussi à les
+effrayer en faisant courir le bruit du retour de notre oncle Louis...
+L'amour que tout le pays porte à l'aîné de Penhoël est si grand!...
+Ils se sont arrêtés; ils ont hésité durant quelques jours... Hélas!
+notre oncle Louis n'est pas revenu, et ils ont oublié leur épouvante...
+Que faire désormais?... Nous avons épuisé toutes nos ressources! Nos
+efforts ont pu retarder un peu le coup qui menace Penhoël... mais,
+à mesure que nous détruisons une arme prête à le frapper, une arme
+nouvelle est forgée... d'autres piéges se tendent... et deux pauvres
+enfants comme nous peuvent-ils défendre toujours l'homme qui ne se
+défend pas lui-même?...
+
+—Ce sont des gens habiles, répliqua Diane avec amertume; ils ont
+commencé par empoisonner son cœur et par aveugler son intelligence!...
+Puis on lui a pris sa force... Chaque soir, on l'assoit à une table de
+jeu, entre cette créature sans âme qu'il aime d'une passion insensée,
+et le flacon d'eau-de-vie qui va lui enlever le reste de sa raison!...
+Ils sont là, les lâches! rangés autour de cette proie facile... Oh!
+quand je vois le front de Penhoël se rougir, son œil s'éteindre et
+sa voix trembler en mêlant les cartes déloyales, il me semble que la
+justice de Dieu nous abandonne!
+
+—Quand je vois cela, moi, s'écria impétueusement Cyprienne, je pense
+que, si j'étais homme, il n'y aurait déjà plus autant de misérables
+autour de ce tapis vert!... Pourquoi notre frère Vincent a-t-il quitté
+le manoir?...
+
+—Si notre frère est heureux, reprit Diane, que le ciel soit béni! N'y
+a-t-il pas ici assez de cœurs à souffrir?... Ma sœur, il vaut mieux
+que nous soyons seules dans cette lutte... et s'il ne nous fallait que
+des bras forts et des cœurs vaillants, n'aurions-nous pas Étienne et
+Roger?
+
+Cyprienne baissa la tête.
+
+—Oui... oui..., murmura-t-elle; il vaut mieux que nous soyons
+seules... Étienne et Roger voudraient combattre à visage découvert,
+et nous savons trop que ces hommes ne reculeraient pas devant
+l'assassinat...
+
+Elle baisa Diane au front et reprit avec une sorte de gaieté:
+
+—Pardonne-moi, ma sœur... Tu sais bien que je suis brave, malgré mes
+instants de faiblesse!...
+
+—Je sais que tu es un cœur dévoué, ma pauvre Cyprienne, répondit
+Diane qui lui rendit son baiser avec une tendresse de mère; je sais que
+tu es prête à donner ta vie pour ceux que nous aimons... toi si jeune
+et si belle!... toi qui pourrais être heureuse avec le mari de ton
+choix!... Écoute!... il nous reste bien peu de chances de vaincre... et
+ce que nous faisons toutes deux, une seule pourrait le faire... Si tu
+m'aimais bien... si tu étais toujours ma petite sœur chérie...
+
+—Je te laisserais seule en face de ces maudits, n'est-ce pas?...
+s'écria Cyprienne indignée; je tâcherais de fermer les yeux pour ne
+point voir que tu meurs à la peine!...
+
+—N'est-ce pas assez d'une victime?... murmura Diane.
+
+Cyprienne lui ferma la bouche d'un geste où la colère et la tendresse
+se mêlaient à doses presque égales.
+
+—Si c'est assez d'une victime, ma sœur, dit-elle, Étienne part,
+Étienne vous aime... Que n'allez-vous avec lui à Paris?...
+
+Elle passa son bras autour de la taille de sa sœur.
+
+—Non, non!... se reprit-elle, oh! non! ne m'abandonne pas!... Que
+ferais-je sans toi?... Mais ne me parle plus de fuir, quand tu restes,
+je t'en prie!...
+
+Diane l'attira contre son cœur.
+
+—Je ne t'en parlerai plus, dit-elle; pardonne-moi... Je t'aime tant et
+j'aurais tant de joie à te voir heureuse!... Et puis, tu ne sais pas,
+ma pauvre sœur! on commence à nous combattre comme si nous étions des
+hommes!... S'ils allaient te tuer avant moi!...
+
+—Me tuer?... répéta Cyprienne.
+
+—Hier, dans notre chambre, poursuivit Diane, je t'ai fermé la bouche
+au moment où tu allais me rendre compte de ta soirée... moi-même je ne
+t'ai rien dit de ce que j'avais fait... c'est que notre chambre n'est
+plus à nous, ma sœur!... Nous sommes épiées à notre tour... et dans
+le corridor qui mène aux appartements de Penhoël, j'avais entrevu la
+figure de Blaise qui nous suit comme notre ombre.
+
+—En te voyant garder le silence, dit Cyprienne, j'ai pensé que tu
+n'avais pas réussi.
+
+—Je n'ai pas échoué... Maître le Hivain était à son bureau... Je crois
+savoir dans quel casier de son secrétaire sont les papiers qui peuvent
+perdre Penhoël.
+
+—Alors, il faut y retourner ce soir; car je sais, moi, qu'ils
+redoublent d'obsession auprès de Penhoël, et que c'est tout au plus
+s'il pourra résister un jour encore!...
+
+—J'y retournerai, dit Diane.
+
+—Pas toi!... s'écria vivement Cyprienne; c'est à mon tour!
+
+—Puisque je sais où sont les papiers...
+
+Cyprienne appuya sa joue contre l'épaule de sa sœur, et reprit à voix
+basse:
+
+—Crois-tu donc que je ne t'ai pas devinée?... Il y a là un danger plus
+grand que de coutume... et tu veux encore l'affronter toute seule!...
+C'est toi qui penses pour nous deux, ma sœur... Dans la guerre que
+nous faisons, je ne suis qu'un soldat, et tu es le capitaine...
+Laisse-moi au moins ma part de travail!
+
+La tête de Diane, qui s'inclinait pensive, se redressa en ce moment, et
+sa voix prit un accent de gaieté.
+
+—Soit!... dit-elle, mon petit soldat!... Tu pousseras ce soir une
+reconnaissance jusque dans le camp ennemi... Je sais que tu es brave
+comme la poudre, mais il faut bien pourtant te prévenir... Hier,
+dans une escarmouche pareille à celle que tu vas engager, ton pauvre
+capitaine a eu de rudes assauts à soutenir... Tu n'exagères en rien,
+quand tu parles de bataille, ma sœur... Cette nuit, on m'a tiré deux
+coups de fusil, et j'ai eu mon cheval tué sous moi!
+
+Diane sentit sa sœur tressaillir entre ses bras; ce n'était pas de la
+crainte.
+
+Au contraire, le cœur impétueux de la jeune fille s'exaltait à ce
+danger nouveau.
+
+—Et tu voulais y retourner toute seule!... s'écria-t-elle.
+
+Puis elle reprit avec pétulance:
+
+—Sais-tu?... Je prendrai ce soir les pistolets de Roger, toi, ceux
+d'Étienne, et les lâches qui ont tiré sur toi verront beau jeu!...
+
+Diane souriait. Mais au bout de quelques minutes, elle secoua la tête
+et poursuivit d'un ton plus grave:
+
+—A ce genre de combat, ma pauvre sœur, nous ne serions pas les plus
+fortes... ce qu'il nous faut, c'est de l'adresse et l'aide de Dieu...
+
+Cyprienne ne répliqua point, mais on pouvait voir qu'elle renonçait
+avec chagrin à l'idée de faire le coup de pistolet.
+
+—Et toi, reprit Diane, qu'as-tu fait hier?
+
+—Ce que nous faisons chaque soir tour à tour, répondit Cyprienne.
+J'ai joué mon rôle d'apparition... J'ai dit à Penhoël, d'une voix de
+fantôme, qu'un bon génie veillait sur sa maison, et qu'il fallait
+résister avec courage... Mais Penhoël n'a plus de force... Il ne sait
+que trembler et fermer ses oreilles!... C'est malgré lui qu'il faudra
+le sauver... Quant à ceux qui l'entourent, acharnés à sa perte, ils
+triomphent, ma sœur... Ils se voient au bout de leur peine... et je
+les entendis hier se dire entre eux que cette nuit même Penhoël leur
+abandonnerait le dernier morceau de pain de sa femme et de son enfant!
+
+—Le manoir?...
+
+—Il a vendu la semaine dernière ce qui restait des biens donnés en
+partage à notre oncle Louis... Il n'a plus rien que le manoir!...
+Et à l'heure où nous parlons, ils sont sans doute autour de lui...
+Robert, Pontalès et cette femme qui l'a ensorcelé!... Ils l'obsèdent,
+ils le menacent de ces papiers qui sont entre leurs mains une arme si
+terrible!...
+
+Diane se leva.
+
+—Ces papiers, il nous les faut, dit-elle, dussions-nous rester cette
+fois sur la place... Partons, ma sœur!
+
+Cyprienne était toujours prête quand on parlait d'agir. Les deux
+jeunes filles descendirent ensemble le sentier roide et difficile qui
+conduisait au bord de l'eau.
+
+A mesure qu'elles descendaient, une sorte de chant rauque et lugubre
+arrivait jusqu'à leurs oreilles. Quand elles commencèrent à découvrir,
+au travers du taillis, la lueur faible qui sortait de la loge de Benoît
+Haligan, elles reconnurent la voix et le chant.
+
+C'était le vieux passeur lui-même qui psalmodiait lentement et avec
+peine les versets du _De profundis_.
+
+Diane et Cyprienne continuèrent leur route. Au moment où elles
+passaient devant la loge, la voix du vieillard, éteinte et creuse,
+interrompit son chant pour prononcer leurs noms.
+
+Cyprienne hésita.
+
+—Ma sœur, dit-elle, quand je vois cet homme, et que j'entends ses
+sombres menaces, je n'ai plus de courage...
+
+—Il a servi fidèlement Penhoël, répliqua Diane, et tout le monde
+l'abandonne...
+
+La voix cassée du vieillard se reprit à chanter; mais ce n'était plus
+le _De profundis_.
+
+Il disait:
+
+ «C'est bien vous qu'on voit sous les saules:
+ «Blanches épaules,
+ «Sein de vierge, front gracieux
+ «Et blonds cheveux...»
+
+Ce chant, que nous avons entendu tomber si doux des lèvres de Cyprienne
+et de Diane enfants, prenait, en passant par la bouche du vieillard,
+des modulations funèbres.
+
+Le bras de Cyprienne frissonnait sous celui de sa sœur.
+
+—Il est seul et il souffre..., dit Diane; entrons...
+
+ * * * * *
+
+Au sommet de la colline, tout près de l'endroit où les deux jeunes
+filles s'asseyaient naguère, deux hommes s'arrêtaient au pied des
+châtaigniers.
+
+Si les deux sœurs avaient tardé une minute, elles n'auraient point
+descendu la montée, parce qu'elles auraient entendu les nouveaux venus
+prononcer à voix basse, dans une conversation animée, le nom de Madame
+et celui de René de Penhoël.
+
+
+
+
+VIII
+
+MAITRE LE HIVAIN.
+
+
+Les deux hommes qui venaient de s'arrêter au bout de la muraille
+gothique sous la Tour-du-Cadet sortaient de l'appartement de René de
+Penhoël.
+
+C'étaient maître Protais le Hivain, surnommé Macrocéphale, homme de loi
+des bourgs de Bains et de Glénac, et M. le marquis de Pontalès.
+
+Tandis que l'on dansait dans le salon de verdure, une partie s'était
+engagée, suivant la coutume, chez le maître de Penhoël.
+
+C'était vers le tomber du jour, une heure environ avant que le feu de
+joie fût allumé sur l'aire. Robert de Blois était là, en ce moment,
+ainsi que Lola, les deux Pontalès et maître le Hivain.
+
+La partie avait lieu dans la chambre à coucher de Penhoël, comme si
+l'on avait voulu en faire mystère au commun des hôtes du manoir.
+
+Un grand luxe régnait maintenant dans l'appartement du maître.
+L'ameublement tout neuf était à la dernière mode de Paris. Trois
+ans auparavant, si nous avions pénétré dans cette chambre simple et
+modestement ornée, nous y eussions trouvé les portraits du commandant
+de Penhoël, de Louis enfant et de Marthe.
+
+Maintenant, il n'y avait plus qu'un seul portrait dans un cadre
+splendide: c'était celui de Lola.
+
+Derrière le lit, une porte s'ouvrait, signalée plutôt que masquée par
+d'éclatantes draperies de velours; c'était la porte de la chambre de
+Lola.
+
+Évidemment, on ne prenait même plus la peine de dissimuler. Le désordre
+avait pris droit de bourgeoisie au manoir, et Penhoël, se faisant comme
+un bouclier de sa lourde apathie, ne s'inquiétait point de savoir si sa
+conduite était un scandale ou passait inaperçue.
+
+Il était le maître. Sa dégradation avouée s'abritait derrière cette
+grande et belle autorité du chef de la famille, qui avait servi jadis
+l'austère vertu de ses ancêtres.
+
+Il tenait le jeu contre M. Robert de Blois, auprès de qui s'asseyaient
+les deux Pontalès. A sa droite, la charmante Lola, en costume de bal,
+s'étendait paresseusement dans une bergère; à sa gauche, maître Protais
+le Hivain, portant sur son nez coupant et long de rondes lunettes de
+fer, suivait le jeu d'un œil avide.
+
+Pontalès et son fils s'abstenaient de tout conseil. L'homme de loi, au
+contraire, prodiguait les siens avec une remarquable générosité.
+
+Quant à Lola, elle ne quittait sa pose nonchalante que pour emplir de
+sa jolie main, couverte de bagues, un verre placé sur la table à côté
+de Penhoël.
+
+Et Penhoël buvait! buvait!
+
+Ces trois années avaient pesé sur lui d'une façon véritablement
+extraordinaire. Bien qu'il eût à peine trente-huit ans, c'était déjà un
+vieillard; son épaisse chevelure blonde avait blanchi entièrement; son
+front s'était ridé: sa haute taille s'était courbée. Il n'y avait plus
+ni volonté ni intelligence dans son regard éteint et stupéfié par une
+ivresse de chaque jour.
+
+A peine aurait-on pu reconnaître dans cette figure bouffie et pâle,
+que tachaient çà et là d'ardentes piqûres, les mâles traits de René de
+Penhoël.
+
+L'effet produit sur sa nature morale par ce laps de temps si court
+était du reste plus désastreux encore. Certes, le maître de Penhoël
+n'avait jamais été un esprit d'élite; mais il possédait du moins
+autrefois une part de cette vaillance énergique qui était comme
+l'héritage de sa race.
+
+A présent, plus rien. De cet homme jeune et fort, que nous avons vu
+jadis bondir dans le chaland vermoulu de Benoît, et braver, sur ce pont
+frêle, la violence de l'orage, il ne restait qu'une manière de cadavre,
+un vieillard impotent et lourd, sans force ni pensée.
+
+L'eau-de-vie, l'amour et le jeu, ces trois choses dont une seule suffit
+à exalter l'homme, pouvaient à peine, réunies, galvaniser sa morne
+inertie.
+
+Il tenait ses cartes d'une main tremblante et comme engourdie. A mesure
+que la partie avançait, des gouttes de sueur plus grosses coulaient
+dans les rides de son front, et les taches rouges qui marbraient sa
+face livide s'allumaient plus brillantes.
+
+En face de lui Robert, souriant et calme, causait avec les Pontalès,
+intéressés sans doute dans sa partie.
+
+Le jeune comte Alain de Pontalès était un assez joli garçon, qui ne
+se cachait point trop pour lancer du côté de Lola des œillades
+suffisamment significatives.
+
+Son père, le marquis, était un petit vieillard: cheveux blancs comme
+neige, œil vif, sourire bon et spirituel. A juger l'homme seulement
+par les dehors, ce devait être le plus aimable marquis du monde.
+
+Les gens qui regardent de très-près, et prétendent voir mieux que le
+vulgaire, auraient peut-être découvert, sous son avenant sourire, un
+petit fonds de sécheresse et de moquerie. Mais c'était peu de chose,
+et d'ailleurs quelque légère nuance de scepticisme voltairien s'allie
+merveilleusement, comme on sait, à la riante bienveillance de ces vieux
+gentilshommes.
+
+Ce qui dominait dans la physionomie du marquis, c'étaient la finesse et
+la bonté. Ce devait être un homme souverainement adroit, et sa bonhomie
+devait empêcher son adresse d'être dangereuse.
+
+Ses ennemis, et il en avait bien peu d'avoués à cause de ses soixante
+mille livres de rente, prétendaient qu'il était plus fin encore qu'il
+n'en avait l'air, mais que sa bonhomie ne valait pas le diable.
+
+C'étaient des jaloux peut-être. En tout cas, dans ce pays patriarcal,
+où l'estime publique est en raison directe de la somme portée au
+bordereau du percepteur, la médisance n'avait pas beau jeu contre M.
+le marquis de Pontalès.
+
+La _société_ le reconnaissait pour roi. Il possédait l'estime éclairée
+du chevalier adjoint et de la chevalière adjointe de Kerbichel; il
+avait l'admiration des trois vicomtes, épris de madame veuve Claire
+Lebinihic; les trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang auraient
+volontiers employé le reste de leur jeunesse à chanter ses louanges à
+l'univers avec accompagnement de guitare.
+
+Ce qui, du reste, aurait milité sérieusement en sa faveur auprès
+de tout homme non prévenu, c'était l'empressement mis par lui à
+terminer cette longue haine qui avait séparé jadis le manoir et le
+château. Pontalès s'était prêté vraiment de bien bonne grâce à cette
+réconciliation; l'entremise du jeune M. Robert de Blois s'était bornée
+à une simple démarche après laquelle M. le marquis, quoique le plus
+âgé, le plus riche et le plus haut titré, avait fait immédiatement les
+premiers pas.
+
+Depuis le rapprochement, Penhoël, au su de tout le monde, avait profité
+plus d'une fois de sa bonne volonté. Cet excellent marquis montrait une
+obligeance inépuisable. Pour n'en donner qu'un exemple et fournir d'un
+seul coup la preuve de sa bienveillante délicatesse, nous dirons qu'il
+avait été jusqu'à renoncer au titre de maire de Glénac pour donner à la
+vanité de Penhoël cette satisfaction enviée.
+
+Il y avait bien une heure que la partie engagée durait. Les enjeux
+étaient lourds, et l'on jouait argent sur table. Penhoël perdait.
+
+Entouré comme il l'était, d'un côté par Macrocéphale qui avait tout
+juste la probité d'un homme de loi campagnard, de l'autre par une femme
+ayant droit au titre d'aventurière, son malheur constant aurait pu
+n'être point naturel. Lola était admirablement placée pour faire des
+signes, et la longue figure de maître Protais le Hivain pouvait dire
+bien des choses.
+
+Mais le jeune M. Robert de Blois n'en était pas à user de ces fraudes
+élémentaires. C'était un gentilhomme! S'il trompait, il y mettait du
+moins une grâce charmante et une habileté de premier ordre.
+
+Penhoël ne pouvait soupçonner ces mains loyales, toujours à découvert,
+et qui battaient les cartes avec une nonchalante aisance.
+
+D'ailleurs, Dieu sait que le jeune M. de Blois ne se montrait guère
+empressé de jouer. Ce n'était jamais lui qui entamait la partie, et il
+fallait chaque jour que Penhoël priât, mais priât sérieusement, pour
+que le jeune M. de Blois voulût bien consentir à lui gagner ses doubles
+louis.
+
+Ce gain constant le fatiguait au lieu de lui être agréable, tant il
+avait de généreux désintéressement. Chaque fois qu'il était contraint
+par le sort à empocher l'argent du maître, il ne pouvait retenir les
+marques de sa mauvaise humeur.
+
+Penhoël, lui, s'obstinait avec l'entêtement sombre du joueur dépouillé.
+Depuis trois ans il avait perdu des sommes énormes. Il voulait les
+regagner. Sur ce tapis avaient passé tour à tour les fermes, les
+moulins, les forêts qui composaient l'héritage de son père. Il
+prétendait rompre la veine funeste et reconquérir tout cela.
+
+Chaque jour son espoir se brisait contre l'arrêt inflexible du sort,
+mais rien ne tue l'espoir tenace du joueur.
+
+Penhoël revenait le lendemain s'asseoir à la même place que la veille.
+Sa main avide et tremblante interrogeait avidement l'oracle toujours
+contraire. Il perdait. Durant quelques heures, il restait là le feu
+dans la poitrine et la sueur au front, jusqu'à ce que Robert, ému de
+compassion, le tendre et bon jeune homme, lui refusât une dernière
+revanche!
+
+Robert venait de gagner une partie et Penhoël cherchait au fond de
+sa poche, tout à l'heure pleine, les quelques pièces d'or qui lui
+restaient.
+
+—Je donnerais vingt louis pour vous voir gagner cette partie, dit le
+jeune M. Robert, un bonheur comme le mien ne se conçoit pas et finit
+par être fatigant!...
+
+Penhoël tendit son verre, que Lola s'empressa de remplir.
+
+—On dit qu'on ne peut pas être heureux à la fois au jeu et en
+amour..., murmura le fils de Pontalès en fixant sur le maître un regard
+où il y avait de la moquerie.
+
+Le marquis lui fit un signe de sévère reproche.
+
+—Moi, j'ai beau parier pour M. de Blois, dit-il avec la bonhomie
+douce qui distinguait ses manières, tous mes vœux sont pour mon ami
+Penhoël... C'est une veine comme on n'en a jamais vu!... Dérangez un
+peu votre chaise, vicomte; on dit que ces choses-là changent le sort.
+
+Penhoël fit glisser sa chaise sur le parquet avec cette docilité
+superstitieuse et stupide du joueur vaincu dont la tête se perd.
+
+Ses sourcils étaient froncés violemment; sa respiration s'embarrassait
+dans sa poitrine. Il ne prononçait pas une parole.
+
+Le vieux marquis, non content d'avoir donné à son hôte un généreux
+conseil, changea les deux bougies de place, et dérangea un peu la table.
+
+Grâce à ces manœuvres classiques, il était bien difficile, on en
+conviendra, que la veine ne fût pas coupée comme avec un rasoir.
+
+Penhoël perdit encore.
+
+Le vieux marquis joignit les mains avec découragement.
+
+—C'est folie de lutter quand le diable s'en mêle!... murmura-t-il.
+
+Penhoël cependant fouillait dans sa poche, où il n'y avait plus rien.
+
+—Trente louis sur parole!... dit-il d'une voix creuse et sonore.
+
+C'était le premier mot qu'il eût prononcé depuis une heure.
+
+Les deux Pontalès et M. de Blois échangèrent un rapide regard.
+
+—Écoutez, Penhoël, répliqua Robert, vous savez bien que je ne voudrais
+pas vous refuser... je jouerais contre vous des millions sur parole...
+mais, dans ce moment, ce serait vous voler votre argent... Nous
+resterions là jusqu'à demain que vous perdriez toujours!
+
+—Trente louis! répéta Penhoël dont la main tremblante serrait
+machinalement son verre plein d'eau-de-vie.
+
+Robert mêla les cartes avec une répugnance visible.
+
+Au moment où Penhoël coupait, un domestique entr'ouvrit la porte de la
+chambre.
+
+—On attend M. le maire, dit-il, pour allumer le feu de joie.
+
+—Qu'on attende!... voulut répondre Penhoël.
+
+Mais Robert et les deux Pontalès s'étaient levés déjà.
+
+Quand le maître vit son adversaire lui échapper ainsi, son front
+s'empourpra, et sa lèvre blême trembla de colère.
+
+Sa langue épaissie balbutia des reproches inintelligibles.
+
+Robert et Pontalès le prirent chacun par un bras, tandis que Lola
+s'éclipsait avec le jeune vicomte Alain.
+
+Maître le Hivain remettait ses lunettes de fer au fourreau.
+
+—Allons, allons, Penhoël!... disait cependant le marquis de cet accent
+paternel qu'on prend avec les enfants révoltés, ne voulez-vous pas
+faire crier toute la paroisse?... Prenez une demi-heure pour remplir
+votre devoir... et, après cela, parbleu! nous vous donnerons votre
+revanche...
+
+—Puisque vous êtes un enragé!... ajouta Robert qui l'entraîna au
+dehors.
+
+Avant de sortir, il avait fait signe à maître le Hivain de ne pas
+s'éloigner.
+
+Les paysans attendaient dans l'aire. Le feu de joie fut allumé à l'aide
+d'une torche bleue fleurdelisée, et il y eut le nombre convenable de
+salves d'acclamations parmi les pétards.
+
+Pendant que la flamme montait, tortueuse et bleuâtre, le long des
+fagots amoncelés, Penhoël, qui avait jeté sa torche, errait dans la
+foule et cherchait en vain ses partenaires. De tous côtés les paysans
+le saluaient respectueusement, et il ne les voyait point.
+
+Quand le brave père Géraud du _Mouton couronné_ vint à son tour lui
+tirer sa révérence, le maître lui demanda d'un air absorbé:
+
+—N'as-tu point vu M. Robert de Blois?
+
+Puis il se détourna sans attendre la réponse du vieil aubergiste qui
+secoua la tête en murmurant:
+
+—Cet homme l'a ensorcelé!... Et c'est moi qui lui ai montré le chemin
+du manoir!...
+
+A défaut de Robert et des Pontalès, qui se faisaient maintenant
+invisibles, Penhoël rencontrait partout sur ses pas maître Protais le
+Hivain. Celui-ci se tenait à distance respectueuse, mais il ne perdait
+jamais de vue René de Penhoël et semblait attendre l'occasion de
+l'aborder.
+
+—Où sont-ils?... où sont-ils?... lui cria enfin René à bout de
+patience.
+
+Macrocéphale s'approcha aussitôt.
+
+—Je pense que M. le vicomte veut parler de ces messieurs..., dit-il.
+Sans doute qu'ils auront attendu M. le vicomte dans sa chambre...
+
+—C'est vrai!... dit René, allons-y!
+
+L'homme de loi lui présenta son bras, sur lequel René appuya sa marche
+lourde et pénible. En passant devant le salon de verdure, il s'arrêta,
+et un murmure sourd gronda dans sa gorge. L'orchestre jouait une
+hongroise que Lola dansait la tête sur l'épaule d'Alain de Pontalès.
+
+—Elle aimerait mieux être avec vous que là, M. le vicomte!... murmura
+Macrocéphale; partout où vous n'êtes pas, la pauvre jeune dame a l'air
+de s'ennuyer!
+
+—Parlez-vous vrai?... demanda Penhoël.
+
+—Regardez plutôt!
+
+Ceci était audacieux, car Lola semblait être aux anges. Mais René eut
+un vague sourire, et reprit, content, le chemin de sa chambre.
+
+Dans sa chambre, il ne trouva ni Pontalès ni Robert de Blois.
+
+—Ils vont venir..., dit Macrocéphale en installant René dans son
+fauteuil avec les soins empressés d'un valet de chambre. S'il m'était
+permis de parler ainsi, je dirais: «Ils ne viendront que trop tôt!...»
+Bon Jésus! ces hommes-là vous ont-ils gagné de l'argent, Penhoël!
+
+—Donnez-moi mon verre, M. le Hivain, dit Penhoël au lieu de répondre,
+il faudra bien que la veine change un jour ou l'autre!...
+
+—Si j'étais fée ou sorcier, s'écria Macrocéphale dont le laid visage
+grimaçait le dévouement, il y aurait longtemps que la veine aurait
+changé!... Voyez-vous, Penhoël, je ne sais pas faire de grandes
+phrases, moi, mais je n'aime que vous parmi les gentilshommes du
+pays... Et, aussi vrai que Dieu est Dieu, je me ferais hacher en mille
+morceaux pour votre service!
+
+—Ils ne viendront donc pas! murmura Penhoël.
+
+L'homme de loi s'assit sur le coin d'une chaise, tout auprès de lui.
+
+—Avant qu'ils viennent, reprit-il, nous pourrions bien causer un peu
+d'affaires.
+
+Une expression d'effroi et de répugnance invincible se peignit sur le
+visage de René.
+
+—Non... non! répliqua-t-il, pas aujourd'hui!
+
+—C'est que nous sommes bien bas!...
+
+—Qu'y faire?... murmura René avec fatigue. Allez-vous me rappeler
+encore ce qui a été fait? Je sais bien qu'un jour venant je n'aurai pas
+d'autre ressource qu'un coup de pistolet à travers le crâne...
+
+—Un jour venant, répéta l'homme de loi d'un ton qui voulait dire: «Ce
+jour-là est plus proche que vous ne pensez.»
+
+Puis il ajouta doucereusement:
+
+—Ce qui est fait est fait, Penhoël, et je ne vous parlerai point des
+signatures fausses... Ne craignez rien; personne ne nous écoute!... Je
+voulais vous demander seulement s'il vous reste beaucoup d'argent sur
+le prix de la forêt de Quintaine.
+
+La tête de Penhoël se pencha sur sa poitrine.
+
+—Oh! la veine!... la veine!... murmura-t-il en crispant ses doigts
+autour des bras de son fauteuil, je viens de perdre mon dernier louis!
+
+—Et pourtant vous voulez jouer encore?
+
+—Je veux gagner!
+
+—Mais si vous perdez?
+
+—Je veux gagner! vous dis-je, s'écria le maître en se redressant
+tout à coup. Blanche de Penhoël est-elle faite pour mendier son pain,
+monsieur?... Je veux regagner mes forêts, mes étangs, mes métairies!...
+et avec cela tous les biens que Pontalès a volés à mon père!...
+
+—Je donnerais mon bras droit pour que cela pût arriver, Penhoël!...
+Mais si vous n'avez plus d'argent...
+
+—Il faut vendre!... Aussi bien Lola veut faire venir de Rennes une
+nouvelle parure...
+
+—Vendre!... répéta l'homme de loi, qui se fit une mine plus allongée
+encore que de coutume: pour vendre, il faut avoir.
+
+René tressaillit et le regarda en face.
+
+—Qu'est-ce à dire? s'écria-t-il; n'ai-je donc plus rien?
+
+—Si fait..., répliqua Macrocéphale, M. le vicomte possède encore son
+manoir de Penhoël, quitte de toute hypothèque.
+
+—Et avec cela?...
+
+—Rien..., repartit tout bas Macrocéphale.
+
+Penhoël demeura un instant immobile et muet. On eût dit un homme
+foudroyé. Puis il se couvrit le visage de ses deux mains.
+
+—Le manoir de Penhoël, reprenait cependant l'homme de loi, est une
+magnifique propriété; nous en trouverions assurément un bon prix... et
+je suis sûr que M. le marquis de Pontalès...
+
+—Jamais! interrompit René avec angoisse. C'est ici qu'est mort mon
+père... Jamais!
+
+—Ce n'est pas moi qui donnerais à M. le vicomte le conseil de vendre
+le manoir, poursuivit Macrocéphale en prêtant à sa voix une expression
+plus humble et plus insinuante; mais, ayant l'honneur d'être le conseil
+de M. le vicomte, je me permettrai de lui faire observer que le manoir
+est pour lui une lourde charge... Avec une habitation si belle, il
+faudrait des rentes...
+
+—Et je n'en ai plus! murmura Penhoël.
+
+—Pas beaucoup, s'il faut parler franchement... D'un autre côté, comme
+vous le disiez tout à l'heure, la veine peut changer... et avec des
+fonds...
+
+Penhoël laissa retomber ses deux mains sur ses genoux. La douleur
+profonde qu'il ressentait réveillait son apathie. La torture avait
+trouvé un coin vif au fond de son cœur engourdi.
+
+Ces trois ans écoulés passaient comme une vision rapide au-devant de
+ses yeux.
+
+—J'étais heureux..., pensait-il tout haut, j'étais riche... le nom de
+mon père restait pur... Oh! Haligan disait-il vrai?... Cet homme est-il
+venu pour me prendre le salut de mon âme et la vie de mon corps?...
+
+—Une observation qu'il est important de faire, poursuivait l'homme de
+loi, c'est que toutes les ventes, consenties par vous jusqu'à ce jour,
+sont conditionnelles et frappées d'une clause de réméré... Dans le
+cas où vous feriez une nouvelle affaire avec le marquis... ou avec un
+autre... on pourrait obtenir des conditions pareilles.
+
+—Le terme du réméré est-il le même pour tout ce que j'ai aliéné?
+demanda Penhoël.
+
+—Le même... Il finit au 1er novembre de la présente année.
+
+—Et nous sommes à la fin d'août! repartit Penhoël.
+
+—En deux mois et onze jours, on peut faire bien des choses, M. le
+vicomte!... Dans le cas où il vous plairait de mettre en vente le
+manoir, je pourrais tâter Pontalès ce soir même.
+
+René de Penhoël ne répondit point tout de suite. Quand il prit enfin
+la parole, ce fut tête haute et d'une voix ferme. Il semblait qu'une
+étincelle de son ancienne énergie se fût réveillée en lui.
+
+—Je vous défends de me reparler jamais de cela!... dit-il. Je ne sais
+pas ce que Dieu décidera de mon sort, mais la maison où ma fille unique
+est née ne sera jamais vendue par mon fait.
+
+—Bien parlé!... s'écria Macrocéphale avec un brusque attendrissement;
+ah! vous êtes un vrai gentilhomme, Penhoël, et nous verrons, j'en suis
+bien sûr, la fin de tout ceci!
+
+—Laissez-moi!... dit le maître.
+
+Macrocéphale se leva aussitôt pour obéir. Mais avant de quitter la
+chambre, il eut le temps de dire encore:
+
+—Si vous saviez comme cela me fend le cœur, chaque fois qu'un des
+domaines de Penhoël passe comme cela en des mains étrangères... Je n'ai
+rien à dire contre Pontalès, Dieu merci, ni contre personne... mais je
+suis, avant tout, le serviteur et l'ami de Penhoël... Et si j'avais des
+trésors, je saurais bien à quoi les employer!...
+
+Il fit un salut respectueux, et prit congé du maître, qui était retombé
+dans son immobilité stupéfiée.
+
+Au bas du perron, donnant sur le jardin, il rencontra Robert de Blois,
+qui l'attendait sans doute, et qui passa vivement son bras sous le sien.
+
+—Eh bien! roi des habiles, demanda Robert, qu'avons-nous fait?
+
+Maître le Hivain hocha la tête.
+
+—Heu! heu! fit-il, on ne vend pas comme cela sa dernière chemise sans
+gronder quelque peu!
+
+—Il accepte, en attendant?
+
+—Il refuse.
+
+—Diable!... grommela Robert, ça nous retarde encore!... Avez-vous bien
+fait tout ce que vous avez pu?
+
+Macrocéphale prit un accent pénétré.
+
+—M. de Blois, dit-il, on n'est pas maître de ces choses-là... Je ne
+vous connais que depuis trois ans, mais je vous aime comme si vous
+étiez mon propre fils!...
+
+—Je suis bien reconnaissant..., répliqua Robert.
+
+L'homme de loi l'interrompit.
+
+—Je voudrais que vous me missiez à l'épreuve!... dit-il. Aussi vrai
+que Dieu est Dieu, je me ferais hacher en mille pièces pour votre
+service! Je n'ai rien à dire contre Penhoël ou contre Pontalès... mais
+il n'y a pas à balancer: votre intérêt avant tout... voilà ma règle.
+
+—En temps et lieu, maître le Hivain, dit Robert, vous verrez que vous
+n'avez pas eu affaire à un ingrat... Pour commencer, dès demain je
+consulterai votre expérience sur quelques petites contestations qui
+pourraient bien nous diviser, Penhoël et moi, dans l'avenir.
+
+—A vos ordres, mon cher M. Robert.
+
+—Mais pour revenir à l'affaire qui nous occupe, vous ne voyez pas la
+possibilité...?
+
+—Par moi, non, répondit Macrocéphale.
+
+—Alors il faut employer les grands moyens, n'est-ce pas?
+
+—C'est mon avis... et s'il m'était permis de vous donner un conseil...
+
+—Cela vous est permis, pardieu! M. le Hivain.
+
+Depuis quelques minutes, tout en suivant la conversation, Robert
+réfléchissait. En ce moment il semblait sourire à une excellente idée.
+
+—Le conseil que je me permettrais de vous donner, poursuivit l'homme
+de loi, serait celui-ci... La charmante madame Lola possède sur Penhoël
+un pouvoir sans bornes...
+
+—M. le Hivain, interrompit Robert, vous êtes un observateur
+extrêmement spirituel... Lola nous a déjà servis, la chère fille,
+presque autant que le jeu et l'eau-de-vie!... Mais aujourd'hui j'ai
+mieux que cela encore!
+
+—Mieux que cela?... répéta Macrocéphale d'un air galamment incrédule.
+
+Robert ôta son bras de dessous le sien.
+
+—On est bien mal ici pour parler d'affaires, reprit-il; veuillez
+chercher M. le marquis de Pontalès, et allez m'attendre avec lui
+quelque part où l'on puisse causer sans témoins.
+
+—Du côté de la Tour-du-Cadet, si vous voulez?...
+
+—Soit!... La place est excellente, et vous ne m'y attendrez pas
+longtemps... Avant une demi-heure, vous pourrez juger ce que vaut mon
+moyen.
+
+Robert avait une figure triomphante.
+
+Ils se séparèrent.
+
+L'homme de loi descendit l'allée qui menait au salon de verdure pour
+chercher le marquis de Pontalès, et Robert de Blois monta lestement le
+perron du manoir.
+
+Au lieu d'entrer dans la chambre du maître de Penhoël, dont la porte
+se présentait la première dans le corridor, il se dirigea vers
+l'appartement de Madame.
+
+
+
+
+IX
+
+RENDEZ-VOUS.
+
+
+Le marquis de Pontalès et maître Protais le Hivain arrivaient sous la
+Tour-du-Cadet pour attendre Robert de Blois, qui leur avait assigné ce
+rendez-vous.
+
+La soirée était déjà fort avancée, et le salon de verdure, déserté tour
+à tour par tous ceux qui pouvaient diriger la fête, restait décidément
+en proie aux trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, qui se
+passaient de main en main la redoutable guitare, et faisaient boire,
+jusqu'à la lie, aux convives découragés, le calice de leur antique
+répertoire.
+
+Pontalès et l'homme de loi causaient en suivant le sentier qui menait à
+la tour.
+
+—Il avait l'air sûr de son affaire?... demandait le vieux marquis.
+
+Macrocéphale haussa ses épaules pointues et fit une grimace de dédain.
+
+—Ça ne doute de rien, vous savez! répliqua-t-il. Parce que ça sait
+faire sauter la coupe et pêcher le roi en brouillant les cartes,
+ça se croit un homme bien habile!... Ah! M. le marquis, sans le
+dévouement profond que je vous porte, je ne resterais pas une minute
+de plus dans toutes ces affaires-là... Ce Robert, voyez-vous, est un
+aventurier de bas étage, et je n'aime que les gens comme il faut...
+Vous, par exemple, M. le marquis, et le jeune M. Alain... voilà des
+gentilshommes!... Ah! je vous parle franchement, je ne m'inquiète guère
+plus de ce Robert que de Penhoël lui-même!... Mais quant à ce qui vous
+regarde, je me ferais hacher en mille pièces pour votre service!
+
+Le vieux marquis l'écoutait avec son sourire bonhomme, et prenait de
+tout cela juste ce qu'il fallait.
+
+—Je sais que vous êtes un ami sûr, M. le Hivain, dit-il, vous êtes
+en outre un homme de beaucoup de sens, et je crois que vous avez des
+idées très-justes sur M. Robert de Blois... Mais nous avons encore
+besoin de lui jusqu'à la fin de cette affaire... Quand il en sera
+temps (il mit sa main sur l'épaule de Macrocéphale), soyez sûr que je
+saurai faire la part de mes vrais amis... Il y a dans le pays bien des
+gens qui ne vous valent pas et qu'on regarde comme des gros bonnets,
+maître le Hivain... Viennent les événements que nous préparons, je vous
+promets, moi, que vous aurez plus d'un jaloux entre Redon et Carentoir!
+
+Ces paroles étaient douces comme miel aux longues oreilles de
+Macrocéphale; il écoutait et faisait d'avance le gros dos en songeant à
+son importance prochaine.
+
+—Mais il faut d'abord que Penhoël disparaisse..., reprit le marquis en
+baissant la voix; je vous parle franc, comme vous voyez... Il ne s'agit
+pas de lui enlever la moitié de sa fortune... les deux tiers, les trois
+quarts... les quatre-vingt-dix-neuf centièmes!... Il faut qu'il soit
+forcé de fuir et qu'on n'entende plus jamais parler de lui: sans cela,
+rien de fait!
+
+Macrocéphale se frotta les mains.
+
+—A la bonne heure!... s'écria-t-il, j'aime à voir comprendre les
+affaires de cette façon-là!... ça s'appelle au moins trancher dans le
+vif!... Eh bien! M. le marquis, nous marchons, que diable!... Il me
+semble que nous sommes bien près de notre but!
+
+Ils arrivaient au bout de la route et touchaient à ces grands
+châtaigniers derrière lesquels Diane et Cyprienne abritaient naguère
+leur causerie. Pontalès s'arrêta.
+
+—Plus bas!... fit-il en jetant un regard inquiet autour de lui. C'est
+ici que Robert doit venir?
+
+—Ici même.
+
+—Est-on bien à l'abri des oreilles indiscrètes?...
+
+—A moins de choisir le beau milieu de la lande de Renac ou le
+centre des marais, je ne connais pas de meilleur endroit pour causer
+tranquillement d'affaires... La muraille est haute; d'un autre côté
+le taillis s'éloigne tout exprès pour nous enlever la chance d'être
+écoutés... Derrière nous, la route est découverte.
+
+—Mais devant nous?... fit Pontalès en montrant du doigt le massif de
+châtaigniers.
+
+Macrocéphale se prit à sourire.
+
+—C'est différent! répliqua-t-il avec l'intention évidente de faire une
+bonne plaisanterie; derrière ces arbres-là, il pourrait bien se trouver
+quelque revenant aux écoutes.
+
+—Que voulez-vous dire?
+
+—Je demande pardon à M. le marquis de parler avec cette légèreté en
+sa présence... Le fait est qu'il y a là un espace de quelques pieds
+carrés où le plus vaillant gars des bourgs voisins n'oserait pas
+pénétrer après la nuit tombée, parce que le vieux commandant de Penhoël
+_y revient_...
+
+—C'est égal... dit Pontalès: excès de prudence ne nuit jamais... et je
+voudrais voir...
+
+—Ça peut se faire.
+
+Macrocéphale, toujours complaisant, écarta de la main les branches de
+châtaigniers qui bouchaient l'entrée du massif et se fraya un passage.
+
+—Veuillez vous donner la peine d'entrer, M. le marquis, dit-il,
+puisque vous n'avez pas peur des revenants.
+
+Il disparut derrière l'enceinte de verdure, et Pontalès le suivit.
+
+La nuit était noire. Sous les châtaigniers, le feuillage touffu rendait
+l'obscurité encore plus profonde. Sans cette circonstance, l'homme de
+loi et Pontalès auraient pu voir qu'ils étaient très-pâles tous les
+deux et qu'ils avaient l'air assez peu rassurés.
+
+Malgré l'ombre épaisse, on distinguait vaguement la guérite et le banc,
+couvert d'herbe longue.
+
+—Comme on se cacherait ici!... murmura le marquis d'une voix
+légèrement émue.
+
+—Oh! oh! repartit Macrocéphale en tâchant de prendre un accent
+fanfaron, il me semble que votre voix tremble! Soyez tranquille!... le
+vieux Penhoël est bien mort... et du diable si les vivants ont l'idée
+de venir visiter son boudoir!...
+
+Une feuille sèche vint à bruire sous le pied du marquis. Maître Protais
+le Hivain s'interrompit pour pousser un petit cri de frayeur.
+
+—Avez-vous entendu?... demanda-t-il en retenant son souffle.
+
+Pontalès avait reconnu que l'esplanade et la guérite étaient également
+désertes.
+
+—Ma foi! reprit l'homme de loi honteux de son alerte, j'ai cru... il
+m'a semblé... Au fait, mon métier n'est pas d'être brave!... Maintenant
+que nous avons bien dûment inspecté les lieux, M. le marquis, je vote
+pour que nous retournions sur la voie publique.
+
+—Et n'est-il pas possible, demanda Pontalès, d'arriver ici par un
+autre passage que la route?
+
+—Regardez plutôt! répondit Macrocéphale, une muraille de trente pieds
+et des rampes à pic!... Je propose de lever la séance.
+
+Il écarta de nouveau les branches et poussa un long soupir de bien-être
+quand il revit le ciel au-dessus de sa tête. C'était un esprit fort.
+
+Pontalès visita une dernière fois tous les recoins de l'enceinte de
+verdure, et repassa sur la route à son tour.
+
+Le Hivain avait retrouvé sa vaillance.
+
+—A part les revenants, dit-il, il y a pourtant un homme qui aime à se
+cacher dans ce trou noir comme le fond de mon écritoire.
+
+—Qui ça?
+
+—Le vieux fou de Benoît Haligan, l'ancien passeur du bac de
+Port-Corbeau... Mais je pense bien qu'il n'y montera plus, car il est
+à l'agonie... Ah! M. le marquis! tout de même, ce que c'est que de
+nous!... Quand le vieux commandant venait s'asseoir là, sur son banc de
+gazon, il était le chef d'une famille puissante... A présent, le pauvre
+Protais le Hivain ne voudrait pas changer de place avec le maître de
+Penhoël!...
+
+—Le pauvre Protais le Hivain, dit M. de Pontalès, sera bientôt en
+position de ne changer son sort contre celui de personne... Mais
+parlons un peu du présent... Depuis que ces misérables enfants sont
+venues dans mon propre château de Pontalès enlever, à dix pas de moi,
+dans ma chambre, ces papiers que je n'aurais pas donnés pour cinquante
+mille écus, je ne sais plus bien au juste quelles sont nos armes contre
+Penhoël...
+
+Maître le Hivain cligna de l'œil.
+
+—Il nous en reste de bonnes!... répliqua-t-il; chaque fois que Penhoël
+a vendu une pièce de terre appartenant à l'aîné, il lui a fallu faire
+un faux de plus... C'est pour cela que j'ai morcelé les ventes et
+multiplié les contrats.
+
+—Vous êtes un homme d'or!...
+
+—Je connais assez passablement mon état!... et, sans parler d'autre
+chose, il m'a fallu, dans le principe, une certaine triture, que
+j'oserai dire assez rare, pour constituer cet aventurier de Robert qui
+arrivait un pied chaussé et l'autre nu, pour le constituer, dis-je,
+en quelques semaines, créancier de Penhoël pour une somme assez
+importante! Il est vrai que ce coquin de Robert avait attaqué l'affaire
+avec un entrain admirable... Si vous l'aviez vu lorsqu'il arriva au
+manoir, il y a trois ans, avec son domestique Blaise!... Pour ma part,
+j'aurais fait serment qu'il était millionnaire!... Et puis, il avait
+deux jolies cordes à son arc, cet homme-là: le roi de carreau et la
+dame de cœur!...
+
+Macrocéphale se mit à rire.
+
+—Vous sentez bien, reprit-il, que je veux parler de la Lola. Ce
+Robert est un gaillard après tout... Il a beaucoup faibli depuis
+qu'il a quelque chose à perdre... mais le jour où il redeviendrait un
+aventurier sans feu ni lieu, je ne voudrais pas me frotter à lui!...
+Franchement, M. le marquis, Penhoël chassé, vous ne serez pas encore
+maître du manoir.
+
+—En temps et lieu j'aurai recours à vos excellents conseils, mon bon
+ami, répliqua Pontalès. Je ne me donne pas, hélas! pour un diplomate
+bien habile!... Sans vous, je serais certainement resté en chemin...
+Mais revenons aux titres qui sont en votre possession... Vous les tenez
+en lieu de sûreté, j'espère?
+
+—Ma maison n'est pas si forte, ni si bien gardée peut-être que le beau
+château de Pontalès... répondit Macrocéphale avec suffisance; néanmoins
+on fait de son mieux!... Et je vous réponds des pièces corps pour
+corps... Eh! eh! les petites rôdent autour de chez moi comme autour
+de chez vous... Ce sont des diables incarnés que ces enfants-là!...
+Avant de soupçonner leur savoir-faire, et alors que je n'étais pas
+encore sur mes gardes, je les ai laissées plus d'une fois se moquer de
+moi... Elles m'ont volé bien des obligations souscrites par Penhoël...
+Et, sans leurs manœuvres, la chose n'aurait pas duré si longtemps...
+Mais ma maison est armée en guerre, maintenant... Et je ne pense pas
+qu'elles veuillent goûter une seconde fois du plat qu'on leur a servi
+pas plus tard que hier soir.
+
+—J'ai entendu parler d'un coup de fusil... commença Pontalès.
+
+—Deux coups de fusil!... dont l'un a porté bien près du but... car on
+a trouvé un cheval couché sur la lande avec une balle dans la tête.
+
+—Ce sont des moyens bien violents, maître le Hivain! Et si l'on
+m'avait consulté...
+
+—M. le marquis, je crois avoir droit de prétendre à la réputation
+d'homme prudent... Nos landes cachent assez de bandits pour qu'un
+honnête propriétaire ait un peu le droit d'armer ses gens... La loi
+est dure, mais positive... Quiconque s'avise de forcer une serrure
+peut s'attendre à trouver, derrière la porte, le maître de la maison
+prêt à défendre son bien... Si nous passons à la question d'utilité,
+poursuivit-il en prenant le ton d'un avocat qui plaide, je n'aurai pas
+de peine à établir, par des raisons impossibles à révoquer en doute,
+qu'entre tous les obstacles qui nous barrent le chemin, ces deux
+petits démons sont à la fois les plus gênants et les plus dangereux...
+J'aimerais mieux avoir affaire à une demi-douzaine d'hommes... Ne vous
+y trompez pas: elles savent tous nos secrets aussi bien que nous-mêmes,
+et si le hasard leur donnait quelque jour un appui, je vous promets que
+nous aurions, tous tant que nous sommes, bien du fil à retordre!
+
+—Je ne dis pas... cependant...
+
+—Écoutez!... Je suis l'ennemi déclaré des moyens violents dans les
+cas ordinaires... mais dans la circonstance présente, M. le marquis,
+soyez bien persuadé que c'est votre intérêt seul qui m'anime... Vous
+avez dépensé trois ans de votre vie et des sommes énormes pour arriver
+à un but parfaitement légal... Il se trouve que vos adversaires
+vous attaquent et m'attaquent, moi, votre conseil, par des moyens
+inqualifiables... Je ne sors pas de la légalité, mais je prends l'arme
+la plus extrême que la loi puisse donner à un citoyen, et je m'en sers!
+
+Pontalès gardait le silence.
+
+—Quand je dis: «Je m'en sers,» reprit Macrocéphale, j'emploie une
+figure, car je n'ai pas tiré le coup moi-même... Je ne connais point le
+maniement du fusil... Mais Robert de Blois, je dois vous en prévenir,
+veut aller beaucoup plus loin que cela!... Les petits démons le
+tourmentent nuit et jour... Elles entrent dans sa chambre fermée par le
+trou de la serrure!... Elles s'affublent en fantômes et vont prévenir
+Penhoël de tout ce que nous méditons contre lui... Elles s'agitent,
+elles défont tout ce que nous faisons... et Robert est décidé à prendre
+l'offensive.
+
+—S'il a un expédient convenable... dit Pontalès en cherchant ses mots,
+un biais... vous m'entendez?... quelque chose d'adroit et de sûr...
+
+Il s'interrompit pour prêter vivement l'oreille. On entendait un bruit
+de pas sur la route, dans la direction de l'entrée du manoir.
+
+Pontalès et l'homme de loi s'éloignèrent un peu de la route battue,
+afin de se mettre à l'écart derrière les premières branches du taillis.
+
+Les pas approchaient; on put bientôt distinguer dans l'ombre deux
+personnes qui s'avançaient lentement.
+
+—C'est lui, dit Pontalès.
+
+—Avec une femme... répliqua l'homme de loi.
+
+—Lola, sans doute?
+
+Macrocéphale avança la tête en dehors des branches pour mieux voir.
+
+—Non pas!... dit-il d'un accent étonné, c'est madame de Penhoël!...
+
+ * * * * *
+
+Quand Robert et la femme qui l'accompagnait furent arrivés tout auprès
+de la Tour-du-Cadet, quelques mots de leur entretien parvinrent
+jusqu'aux oreilles de Pontalès et de maître le Hivain.
+
+C'était bien Marthe de Penhoël. Malgré l'obscurité, on ne pouvait
+plus s'y méprendre. Elle donnait le bras à Robert, qui la soutenait
+cavalièrement et marchait d'un pas de parade.
+
+Quand Marthe parlait, Pontalès et l'homme de loi n'entendaient qu'un
+murmure; quand, au contraire, le jeune M. de Blois fournissait la
+réplique, ils ne perdaient pas une parole. La voix de Robert était
+haute, gaillarde, et dénotait beaucoup de bonne humeur.
+
+—Belle dame, disait-il en ce moment, Penhoël n'a pas été plus heureux
+ce soir que d'habitude... C'est étonnant! le sort ne se lasse pas de
+persécuter ce pauvre ami!... Avant de mettre le feu à la pile de fagots
+qu'on a brûlée dans l'aire, Penhoël avait perdu sa dernière pièce de
+vingt francs... Vous devriez user de votre influence, belle dame, pour
+le guérir de cette détestable passion!
+
+—Il y a trois ans, répondit Marthe, on ne pouvait pas perdre plus d'un
+louis d'or dans sa soirée au jeu que jouait le maître de Penhoël...
+
+—Ah! ah! fit Robert, les choses ont donc bien changé!... Au jeu que
+joue Penhoël, rien n'est plus aisé que de perdre maintenant dans sa
+soirée une bonne métairie ou quelques arpents de futaie...
+
+—Quel ton!... murmura Pontalès. Il y a dans ce Robert du maraud et du
+grand seigneur!
+
+—Mais comment diable Madame consent-elle à se promener avec lui, en ce
+lieu et à cette heure?... répliqua maître le Hivain.
+
+Marthe avait répondu quelques mots d'une voix faible et brisée.
+
+Robert reprit:
+
+—Ne m'accusez pas, belle dame!... Je lui ai dit vingt fois qu'il avait
+là deux vices pitoyables... On peut aimer à jouer et à boire... mais il
+joue comme une dupe et boit comme un charretier!
+
+Tout en parlant, Robert jetait ses regards à droite et à gauche; il
+cherchait évidemment quelque auditeur invisible.
+
+—Je ne veux point vous cacher, belle dame, poursuivit-il, que je vous
+ai entraînée jusqu'ici pour parler un peu d'affaires d'intérêt... Mais,
+auparavant, permettez-moi de vous demander si l'indisposition de la
+chère demoiselle Blanche n'a pas eu de suites fâcheuses?
+
+Robert put sentir le bras de Madame tressaillir sous le sien.
+
+—Qu'avait-elle donc?... demanda-t-il encore.
+
+Marthe cessa de marcher, ses jambes chancelaient.
+
+—Ce qu'elle avait?... prononça-t-elle d'une voix pénible et sourde, ne
+le savez-vous pas?...
+
+Robert hésita un instant; puis il répondit d'un ton délibéré, mais
+peut-être au hasard:
+
+—Ma foi! belle dame, je crois bien que je m'en doute.
+
+Marthe arracha brusquement son bras qui s'appuyait naguère à celui de
+M. de Blois.
+
+—Ah!... fit-elle d'un ton si étrange que Robert se pencha pour
+examiner son visage.
+
+Mais la nuit était trop noire pour qu'il fût possible de rien
+distinguer sur une physionomie.
+
+Marthe ne disait plus rien, elle restait immobile, les bras tombants et
+la tête courbée. On entendait sa respiration courte et pénible.
+
+Robert sentait vaguement qu'il y avait là encore un mystère. Il avait
+envie d'interroger, mais, pour une confidence d'une certaine espèce,
+les oreilles qu'il supposait ouvertes sous le feuillage pouvaient bien
+être de trop...
+
+—Chère dame, s'écria-t-il, je suppose, d'après votre geste, que vous
+êtes très en colère... Il n'y a vraiment pas de quoi... Un de ces
+jours, je veux avoir avec vous un entretien au sujet de mademoiselle
+votre fille...
+
+—Tout de suite! interrompit Madame avec vivacité, au nom du ciel,
+monsieur!...
+
+—Belle dame, vous me voyez désolé de vous refuser... Ce n'est
+véritablement pas le moment... Et, si vous le permettez, je vais vous
+parler du motif de notre entrevue...
+
+—Ah çà!... grommelait Macrocéphale derrière les branches du taillis,
+est-ce qu'il faudrait ajouter foi, par hasard, à ce que disent les
+Baboin et les Kerbichel?... Est-ce qu'il y aurait sérieusement quelque
+chose entre Madame et ce Robert?...
+
+—Pour pécher, répliqua Pontalès, il n'y a rien de tel que les
+saintes... Mais vous, qui avez l'oreille plus jeune que moi, maître le
+Hivain, entendez-vous ce qu'ils disent?
+
+—J'entends Robert... Et Dieu me pardonne s'ils ne parlent pas de tout,
+excepté de la vente du manoir!
+
+Comme s'il avait pu entendre ce reproche, le jeune M. de Blois abordait
+justement à cet instant le chapitre de la vente, et la réponse de
+Madame étant probablement un refus, il reprenait, sans abandonner son
+accent de politesse aisée et légèrement railleuse:
+
+—Belle dame! je ne m'attendais pas à cela! j'avais absolument compté
+sur vous... Je ne sais pas si vous avez remarqué un fait assez bizarre:
+depuis trois ans que vous me devez toute sorte de gratitude, je ne vous
+ai pas demandé le moindre service!
+
+—N'est-ce pas assez, murmura Marthe, de m'avoir fermé la bouche alors
+que je voyais un abîme au devant des pas de mon mari?...
+
+—Ceci, c'est du silence... un bon office purement négatif!... Pour
+tout ce qui exigeait un effort quelconque, je me suis toujours
+adressé à cette pauvre Lola... Voyons! pour une fois que je mets votre
+obligeance à contribution, allez-vous me repousser?
+
+Pontalès et le Hivain entendirent ce murmure faible qui annonçait la
+réponse de Madame.
+
+C'était encore un refus, sans doute, car Robert laissa échapper
+une exclamation d'impatience. Néanmoins il ne se fâcha pas encore.
+Il reprit le bras de Madame, et continua son plaidoyer en revenant
+lentement sur ses pas, le long de la route déjà parcourue.
+
+Dans ce mouvement, ils s'éloignaient tous deux du marquis et de l'homme
+de loi, qui ne pouvaient même plus saisir le sens des paroles de Robert.
+
+—C'est un fin matois tout de même!... dit Macrocéphale. Il aura su
+prendre la pauvre femme dans quelque piége diabolique!...
+
+—Oui... oui, pensa tout haut Pontalès, c'est un homme habile à la
+façon des intrigants de comédie... Il a comme cela une douzaine de fils
+qu'il fait mouvoir assez artistement... C'est un fanfaron d'astuce...
+un bachelier ès tours de passe-passe!... Les hommes de bon sens comme
+vous et moi, maître le Hivain, laissent aller les choses, attendent
+l'occasion, et dament le pion souvent à ces brillants joueurs de
+gobelets!...
+
+—Belle dame, disait Robert en revenant une seconde fois sur ses pas,
+c'est un projet arrêté... vous aurez beau vous débattre... il faut que
+cela soit fait ce soir!
+
+La voix de Marthe était suppliante.
+
+—C'est la dernière ressource de ma pauvre enfant! murmurait-elle.
+Monsieur!... monsieur, ayez pitié de nous!...
+
+—Je le voudrais, mais c'est impossible... Une dernière fois,
+consentez-vous?
+
+—Vous savez bien que je ne le puis pas!
+
+Robert s'arrêta; il touchait presque à l'arbre qui servait d'abri à
+Pontalès et à l'homme de loi.
+
+Ceux-ci le virent mettre la main à sa poche et en retirer un objet de
+petite dimension, dont l'obscurité les empêcha de connaître la nature.
+
+C'était un portefeuille. Robert l'approcha des yeux de Marthe, qui se
+couvrit le visage de ses mains.
+
+—Il est pénible d'en venir à ces extrémités, madame, poursuivit Robert
+en baissant la voix, mais c'est vous seule qui m'y forcez, à tout
+prendre!... Pourtant, vous savez bien ce que je puis contre vous!...
+
+Il frappa sur le maroquin du portefeuille. Marthe demeurait immobile.
+
+—Voyons! reprit Robert, ne me contraignez pas à faire un coup
+d'éclat!... Vous savez si j'ai été discret durant ces trois années...
+Ne soyez pas plus cruelle que moi envers vous-même... Si vous continuez
+à me refuser, malgré ma répugnance qui est grande, je me déciderai
+à faire usage de cette arme... Si vous consentez, comme je l'espère
+encore, vous pouvez compter, autant que par le passé, sur ma discrétion
+à toute épreuve!
+
+Madame hésita encore durant un instant. La nuit cachait l'angoisse
+mortelle qui était sur son visage.
+
+—Je ne puis pas vous résister, monsieur... dit-elle enfin d'une voix à
+peine intelligible, ce que vous ordonnerez, je le ferai!
+
+—A la bonne heure! s'écria gaiement Robert qui remit le portefeuille
+dans sa poche; avec une femme d'esprit on a toujours de la ressource...
+
+Puis il ajouta en parlant comme un acteur à la cantonade:
+
+—Holà... n'y a-t-il personne ici?
+
+Maître le Hivain sortit de sa cachette.
+
+A sa vue, Marthe se recula effrayée.
+
+—J'ai l'honneur de vous présenter mon très-humble respect, madame,
+dit Macrocéphale de son ton le plus doucereux, je n'ai rien entendu;
+et quand même j'aurais entendu, ajouta-t-il en se penchant à l'oreille
+de Marthe, humiliée et tremblante, ne savez-vous pas que vous avez en
+moi un serviteur fidèle qui se ferait hacher en mille pièces pour votre
+service?...
+
+—Maître le Hivain, dit Robert, vous allez avoir la bonté de suivre
+madame de Penhoël au manoir... vous entrerez avec elle dans la chambre
+de son mari qui, sur sa demande, vous remettra un pouvoir écrit de
+vendre le manoir et ses dépendances.
+
+Il baisa la main de Madame d'une façon toute galante et ajouta:
+
+—Faites vite, s'il est possible, maître le Hivain... Je vous attends!
+
+
+
+
+X
+
+PRÉDICTIONS.
+
+
+Diane et Cyprienne étaient déjà depuis quelques instants dans la loge
+du passeur du Port-Corbeau. A leur entrée, Benoît avait cessé de
+chanter; il s'était soulevé sur le coude, afin de saluer avec respect
+les filles de Penhoël.
+
+Depuis lors, il restait immobile sur son grabat, les yeux fixes et
+tournés vers les solives enfumées qui composaient la charpente de sa
+loge.
+
+A le voir ainsi, hâve et décharné, la joue creuse, la bouche
+entr'ouverte, on aurait cru déjà qu'il n'était plus de ce monde,
+d'autant mieux qu'il avait placé lui-même sur sa poitrine le crucifix
+de bois noir qui garde contre les influences du malin esprit la couche
+froide des trépassés.
+
+Une chandelle de résine, mince et fumeuse, était fichée dans la
+muraille à son chevet, un peu en arrière du lit; ses traits amaigris
+s'éclairaient à revers, et les saillies osseuses de son visage jetaient
+des ombres profondes.
+
+Cyprienne était toute pâle et tremblait à le regarder.
+
+La lumière de la résine n'éclairait guère que le grabat et un billot
+de bois sur lequel reposait un pot d'eau bénite avec son goupillon. Le
+reste de la chambre se perdait dans une demi-obscurité d'où sortaient
+çà et là, quand la résine crépitante jetait une flamme plus vive, les
+misérables objets qui composaient le mobilier du passeur.
+
+Au dehors l'air était lourd; dans la loge on respirait à peine:
+l'atmosphère se chargeait de ces miasmes tièdes et froids qui semblent
+exhaler l'agonie.
+
+Diane se tenait debout auprès du lit de Benoît Haligan.
+
+Cyprienne s'était assise un peu à l'écart, et mêlait un breuvage dans
+une petite écuelle de faïence.
+
+—Eh bien! Benoît... disait Diane, vous ne voulez pas nous répondre, ce
+soir?... Nous vous avons entendu chanter tout à l'heure, pourquoi vous
+taisez-vous maintenant?
+
+Le vieillard ne répliqua point. Sa respiration, d'ordinaire bruyante et
+pénible, était si faible en ce moment, qu'on ne l'entendait plus.
+
+—Ma sœur... ma sœur, murmurait Cyprienne effrayée, allons chercher
+le vicaire... Nous sommes peut-être dans la chambre d'un mort!...
+
+Aucun mouvement du vieux passeur ne protesta contre cette crainte. Il
+restait toujours étendu, la bouche et les yeux ouverts, les bras en
+croix sur sa poitrine, pareil à ces statues couchées qu'on voit sur les
+anciennes tombes.
+
+—Benoît... mon pauvre Benoît! reprit Diane, vous savez bien que
+nous vous aimons... pourquoi nous effrayer ainsi? Nous sommes venues
+bien tard ce soir, mais il n'y a pas de notre faute... Benoît,
+répondez-nous, je vous en prie!
+
+Même silence. Cyprienne avait du froid dans les veines, et ses jambes
+chancelaient sous le poids léger de son corps.
+
+Diane s'approcha davantage du chevet de Benoît et reprit encore:
+
+—Vous aviez soif, peut-être, et vous n'avez pas pu vous lever pour
+boire; pauvre homme!... Vous nous avez appelées... L'heure où nous
+venons d'ordinaire s'est passée, et vous avez cru que nous vous avions
+oublié!...
+
+Toujours le même silence. Seulement, la flamme de la résine se prit à
+trembler, et les déplacements de l'ombre et de la lumière mirent une
+espèce de vie factice sur le visage morne du vieillard.
+
+Cyprienne, à bout de courage, eut la pensée de s'enfuir. Diane, au
+contraire, fit un pas de plus vers le chevet du passeur, et saisit son
+bras, afin de lui tâter le pouls.
+
+Au contact des doigts de la jeune fille, Benoît eut un tressaillement
+faible. Un soupir s'exhala de ses lèvres décolorées, et ses paupières
+battirent comme si le charme qui le tenait enchaîné se fût rompu tout à
+coup.
+
+—Le feu de joie a bien brûlé, dit-il en fermant ses yeux avec fatigue,
+j'ai vu sa lueur rouge à travers la porte de ma loge... C'est un joyeux
+jour, jeunes filles!... On danse sur l'aire et l'on danse dans le
+jardin de Penhoël!... Le pauvre Benoît reste seul... Il met trop de
+temps à mourir!
+
+Diane prit l'écuelle des mains de Cyprienne et la lui présenta. Benoît
+secoua la tête en signe de refus.
+
+—J'ai vu le temps, continua-t-il, où Penhoël venait dire adieu à ses
+serviteurs mourants... Alors, tout ce qui était bon et noble, Penhoël
+n'oubliait jamais de le faire... Mais il y a une autre agonie que celle
+du corps, et je n'en veux pas au fils de mon maître...
+
+—Buvez, répéta Diane, cela vous soulagera.
+
+—Il n'y a qu'une chose au monde qui puisse me soulager, répliqua le
+vieillard dont les traits flétris eurent presque un sourire; c'est
+d'entendre votre voix douce auprès de mon oreille, Diane de Penhoël...
+Il y avait un homme que j'aimais plus qu'un père n'aime son fils
+unique et adoré... A mesure que j'avance vers mon dernier jour, les
+yeux de mon esprit voient mieux et plus loin... Il n'est pas mort...
+il reviendra peut-être quand il ne sera plus temps! Mes filles, vous
+avez ses grands yeux de feu et vous avez son bon cœur... Quand je vais
+être là-haut à la porte du paradis, avant de parler pour moi-même, je
+prierai pour lui et pour vous...
+
+Sa voix s'animait peu à peu, et sa tête renversée parmi les longues
+mèches de ses cheveux gris semblait prête à quitter l'oreiller.
+
+—Non!... non!... reprit-il répondant aux paroles qu'il avait entendues
+naguère, alors qu'il restait immobile et comme mort; non, je ne suis
+pas fâché contre vous, mes filles... Je savais que vous viendriez
+encore aujourd'hui... mais demain...
+
+Il s'arrêta.
+
+—Nous vous promettons de venir... voulut dire Diane.
+
+Le passeur se souleva lentement et avec effort; il parvint à se mettre
+sur son séant.
+
+—Approchez ici toutes deux, poursuivit-il d'une voix plus lente et
+toute pleine d'émotion; que je vous voie encore une fois, ma belle
+Diane... et vous, ma jolie Cyprienne... douces fleurs du manoir!... Oh!
+oui, si l'aîné de Penhoël était revenu, le vieux sang aurait eu encore
+de beaux jours!... Mais il tarde... il tarde!... Je crois que Dieu ne
+veut pas!...
+
+Il rejeta en arrière ses grands cheveux gris. Ses yeux commençaient à
+briller au milieu de sa face pâle, sillonnée de rides profondes.
+
+Les deux sœurs l'écoutaient avec une attention émue.
+
+—Je vois bien des choses! poursuivit encore le vieillard. Pourquoi
+faut-il que ma volonté soit stérile? Enfants, si vous ne venez plus,
+demain je serai seul... car tout le monde a délaissé mon lit de
+souffrance... Dieu m'aura pris ma dernière joie sur la terre!
+
+—Mais nous viendrons, interrompit Diane.
+
+Et Cyprienne ajouta en essayant de sourire:
+
+—Ne faut-il pas bien que je vienne préparer votre tisane, bon père
+Benoît? moi, qui suis votre médecin!
+
+—Pour ce qui est de moi, répondit le passeur, je n'ai besoin de rien,
+mes filles... abandonné ou non, mes heures sont comptées... La faim,
+la soif et la maladie ne pourront pas me tuer, puisque Dieu a marqué
+la manière dont je dois mourir... Je sais le nombre des jours qui me
+restent à vivre... C'est bien long!... Cyprienne de Penhoël, vous qui
+vouliez aller chercher tout à l'heure le prêtre pour dire sur moi la
+prière des trépassés, vous vous en irez avant moi, ma fille.
+
+Cyprienne, tremblante, baissait la tête. Elle était habituée à croire
+les paroles du vieillard comme autant d'oracles.
+
+—Ne dites pas cela!... murmura Diane, vous savez bien que nous avons
+besoin de tout notre courage!...
+
+Mais Benoît Haligan semblait céder à un pouvoir irrésistible. Ce
+n'était plus le même homme. Sa taille s'était redressée; son visage
+s'inspirait; une flamme étrange brûlait au fond de ses yeux caves.
+
+—Et vous aussi, Diane de Penhoël!... continua-t-il. Toutes deux...
+toutes deux ensemble!... Ne m'interrompez plus, car ce moment de force
+que Dieu me rend sera court, et quand je vais me taire, ce sera pour
+longtemps!... Je suis seul... je n'ai ni fils ni fille... Je n'aime
+personne en ce monde, si ce n'est vous et l'absent... depuis soixante
+et dix ans que dure ma vie, je suis un pauvre homme... Et pourtant j'ai
+amassé un petit trésor qui est enfoui au pied du grand aune qui baigne
+ses branches dans la rivière et auquel j'attachais mon bac, au temps où
+je pouvais encore passer l'eau... Écoutez bien ceci, car nulle créature
+humaine n'est infaillible, et peut-être mes prophéties sont-elles les
+rêves d'un vieil homme qui se meurt... Dieu le veuille, enfants, Dieu
+le veuille!...
+
+«Sous l'aune, il y a cent pièces de six livres, enfermées dans un pot
+de grès... Je les ai mises là une à une, et il m'a fallu bien des
+années de fatigue!...
+
+«Alors que Penhoël était heureux et riche, je comptais donner mon
+argent aux prêtres, après ma mort, afin qu'il fût dit des messes pour
+le repos de mon âme, et aussi pour les bleus que j'ai tués sur la lande
+pendant la guerre.
+
+«Depuis que Penhoël est pauvre, ne m'interrompez pas, je sais ce que je
+dis! ses serviteurs n'ont plus le droit de penser à eux-mêmes.
+
+«Je me disais: Mon argent sera pour Madame, pour l'absent, qui
+reviendra peut-être et qui n'aura plus de patrimoine, ou pour les
+filles de Jean de Penhoël...
+
+«Mettez ceci dans votre mémoire, car je ne vous en reparlerai plus...
+Quoi qu'il arrive, que je sois vivant ou mort, que ce soit aujourd'hui
+même ou dans dix ans, vous êtes mes héritières, et les cent pièces de
+six livres sont votre bien...»
+
+Cyprienne et Diane avaient des larmes dans les yeux.
+
+—Pauvre bon père Benoît!... dirent-elles en même temps.
+
+Le vieillard souriait d'un sourire amer et triste.
+
+—Ne me remerciez pas, reprit-il, à moins que vous ne veuillez suivre
+mon conseil.
+
+—Quel conseil?...
+
+—Aujourd'hui, à l'heure même où je vous parle... dites-moi adieu pour
+l'éternité, et sans prendre le temps de remonter au manoir, allez
+chercher l'argent qui est sous l'aune... Quand vous l'aurez, vous
+passerez l'eau et vous vous enfuirez, mes filles, aussi loin que la
+terre pourra porter vos pas.
+
+Diane et Cyprienne secouèrent la tête.
+
+—Et notre père?... murmurèrent-elles en même temps. Et Madame... et
+l'Ange?...
+
+—Que peut faire un pauvre vieillard contre la volonté de Dieu?...
+pensa tout haut Benoît Haligan.
+
+Puis il garda quelques instants le silence, les bras croisés sur sa
+poitrine et les yeux au ciel.
+
+Diane et Cyprienne se tenaient par la main. Leurs charmants visages,
+qu'éclairait faiblement la lumière tremblante de la résine, exprimaient
+une résignation mélancolique.
+
+Toutes deux avaient une foi égale aux paroles prophétiques du passeur;
+toutes deux croyaient à cette annonce d'une mort violente et prochaine.
+Elles donnaient leurs âmes à Dieu, et ne voulaient point fuir.
+
+Le sacrifice était consommé au fond de leur cœur, sans faste et avec
+un calme pieux. Elles regardaient en face le martyre.
+
+Au bout de quelques secondes, Benoît reprit comme en se parlant à
+lui-même:
+
+—Mon Dieu! pourquoi montrez-vous l'avenir à ceux qui sont trop faibles
+pour prévenir le malheur ou le combattre?... Depuis que cet homme mit
+le pied sur mon bac, par un soir d'orage... depuis qu'un éclair me
+montra pour la première fois sa figure, une voix s'est élevée au fond
+de ma conscience... Il y a trois ans que mes rêves me le montrent, la
+nuit, le jour, dans la veille et dans le sommeil... et je vois toujours
+la même chose... Malheur!... rien que malheur!...
+
+Un peu de sang remonta à sa joue pâlie; ses yeux brillèrent davantage.
+
+—Oh! si j'avais encore les bras d'un homme!... s'écria-t-il, mais je
+ne suis plus qu'un cadavre!... Il est arrivé par un déris, le soir
+où le moulin des Houssaies fut emporté par l'inondation... Il est
+arrivé avec les désastres et avec la tempête... C'est un déris qui
+l'emportera, un déris et une tempête!... Mais avant ce jour-là, il
+prendra la vie de plus d'un et de plus d'une au manoir de Penhoël!...
+De toutes les douces filles du manoir, il fera des belles-de-nuit...
+et cette heure-là est bien proche, Diane!... bien proche, Cyprienne!
+Je regardais ce soir le beau soleil d'automne descendre derrière la
+colline... et je me disais: Les filles de Jean de Penhoël sont jeunes,
+belles, aimées... Demain, le soleil reviendra éclairer ma cabane... Où
+seront, à cette heure, les filles de Jean de Penhoël?
+
+Cyprienne et Diane frissonnèrent.
+
+—Quoi?... sitôt que cela!... prononça Diane à voix basse.
+
+—Le marais est profond, murmura le passeur, et bien que les eaux
+soient basses, il y a de quoi noyer deux pauvres enfants au tournant de
+la _Femme-Blanche_!...
+
+Cyprienne mit sa tête sur le sein de Diane, qui la pressa en silence
+contre son cœur.
+
+—Après cela, poursuivit Benoît Haligan, l'esprit du mal sera maître
+au manoir... Pauvre Marthe!... comme je la vois pleurer en appelant sa
+fille!...
+
+—Blanche aussi!... dit Diane qui n'avait point pleuré sur elle-même et
+qui eut une larme pour le sort de l'Ange.
+
+—Et Penhoël!... s'écria le passeur en agitant les mèches mêlées de sa
+chevelure, et Penhoël... Oh! qui donc va-t-il tuer?...
+
+Les yeux du vieillard devinrent sanglants, et sa voix s'embarrassa dans
+sa gorge.
+
+—Penhoël!... reprit-il en cherchant un fantôme dans le vide, pitié!...
+c'est votre frère!...
+
+Ses bras retombèrent sur la couverture.
+
+—Je l'avais dit... poursuivit-il avec épuisement, son corps et son
+âme!...
+
+Il s'affaissa lourdement et ne parla plus.
+
+Cyprienne et Diane restaient frappées de terreur.
+
+Durant quelques minutes un silence lugubre régna dans la loge; puis une
+étincelle sembla se rallumer dans l'œil éteint du vieillard.
+
+—Écoutez... dit-il d'une voix brève et basse. Écoutez!...
+
+Son geste commandait le silence, comme s'il eût cherché à saisir un
+son faible et lointain.
+
+—Écoutez!... répéta-t-il pour la troisième fois, n'entendez-vous pas
+qu'on parle de vous là-haut, sous la Tour-du-Cadet?
+
+Les deux sœurs le regardèrent étonnées. La distance qui séparait la
+loge de la tour était telle qu'il eût fallu crier bien fort pour se
+faire entendre de l'une à l'autre.
+
+—Ils sont là!... poursuivit cependant Benoît, les assassins lâches et
+avides!... Fuyez!... fuyez, mes filles!... Il en est temps encore!
+
+Et comme Cyprienne et Diane restaient immobiles, Benoît poursuivit
+lentement:
+
+—Ils sont là, vous dis-je!... Si vous ne voulez pas fuir, allez du
+moins apprendre le sort qu'ils vous réservent!...
+
+Il y avait dans l'accent du passeur une conviction si profonde que
+Cyprienne et Diane ne songèrent plus à la distance qui les séparait de
+la tour.
+
+Elles s'élancèrent au dehors comme s'il leur eût suffi de sortir pour
+entendre ces voix qui prononçaient leur arrêt.
+
+Au dehors, le silence régnait. L'atmosphère pesante laissait immobile
+le feuillage du taillis. Les deux sœurs commencèrent à gravir le
+sentier à pic qui conduisait à la Tour-du-Cadet.
+
+Elles ne se rendaient nul compte de leur action, et leur esprit
+restait tout entier aux funèbres pensées que Benoît Haligan venait
+d'évoquer en elles.
+
+Mais, comme elles approchaient du haut de la montée, Diane s'arrêta
+tout à coup et serra fortement le bras de Cyprienne.
+
+Benoît Haligan ne les avait point trompées. Elles entendaient plusieurs
+voix sous la Tour-du-Cadet, et il leur sembla saisir de loin leurs
+noms, répétés à diverses reprises.
+
+
+
+
+XI
+
+CONCILIABULE.
+
+
+Cyprienne et Diane étaient à une vingtaine de pas du banc de gazon,
+où elles s'étaient assises naguère, avant de descendre chez Benoît
+Haligan. Elles franchirent sans bruit et avec précaution la faible
+distance qui les séparait de la Tour-du-Cadet, car elles ne savaient
+encore si les voix se faisaient entendre en deçà ou au delà de
+l'enceinte de verdure.
+
+L'enceinte était vide comme elles l'avaient laissée, mais les
+interlocuteurs invisibles n'étaient maintenant séparés d'elles que par
+les basses branches des châtaigniers.
+
+Les deux jeunes filles écartèrent doucement les rameaux, et mirent
+leurs têtes entre le feuillage. Elles ne virent rien d'abord, mais le
+son des voix les guidait, et à force d'interroger l'obscurité, elles
+aperçurent trois ombres qui s'agitaient à quelques pas d'elles.
+
+Elles reconnurent M. le marquis de Pontalès, Robert de Blois, et
+Blaise, le domestique de ce dernier.
+
+C'était Blaise qui avait prononcé à plusieurs reprises le nom des deux
+sœurs.
+
+_L'Endormeur_ n'était plus tout à fait le joyeux coquin que nous avons
+vu à l'auberge de Redon. Il avait attendu trois ans à l'office, tandis
+que son camarade Robert, dit _l'Américain_, se prélassait superbement
+au salon. Cette longue attente lui avait fait le caractère hargneux et
+l'humeur acariâtre. Il avait pris en outre les vices de l'antichambre,
+car on n'est pas valet en vain, même pour la montre. Blaise s'était
+fait insolent, méchant, important, menteur, et il était resté voleur.
+
+Point n'est besoin de dire qu'il détestait son prétendu maître. Il
+détestait en outre Pontalès, à cause de sa fortune; il détestait
+l'oncle Jean, que ses gros sabots et sa pauvreté n'empêchaient
+point de s'asseoir à la table des gentilshommes; il détestait
+Penhoël, Madame, la _société_ tout entière, depuis les trois Grâces
+Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, jusqu'au plus mince des trois vicomtes;
+il détestait les domestiques, qui avaient l'impudente prétention de ne
+lui devoir qu'un médiocre respect, les paysans qui ne le saluaient pas
+assez bas, et maître le Hivain qui l'accablait pourtant de politesse et
+de sourires.
+
+Malgré cette misanthropie universelle, il vivait bien, et ne se
+laissait point trop aller à la tristesse. C'était un gros garçon,
+assez rond toujours, et ses aversions envieuses ne se haussaient point
+jusqu'à la haine, excepté une pourtant. M. Blaise, comme il fallait
+l'appeler, avait cru remarquer trop souvent les jolis yeux de Diane et
+de Cyprienne fixés sur lui avec moquerie. Ces petites filles avaient
+eu le front de railler plus d'une fois sa fière importance! Il les
+haïssait par préférence à tous et du fond de son cœur.
+
+Malgré sa mauvaise humeur et les dispositions hostiles où il
+s'entretenait à l'égard de son prétendu maître, Blaise faisait sa
+besogne en conscience. Sa besogne, bien entendu, n'était point celle
+d'un valet ordinaire; il avait mission d'observer, d'écouter aux portes
+et d'espionner, ce dont il s'acquittait à merveille.
+
+En somme, c'était dans son intérêt qu'il travaillait, car une fois la
+bataille gagnée, M. Blaise comptait bien se reposer sur ses lauriers.
+
+Il y avait déjà quelques minutes qu'il avait rejoint Robert de Blois et
+M. le marquis de Pontalès.
+
+Le fruit de ses observations de la journée était sans doute plus
+important que d'habitude, car Blaise avait pris une physionomie grave
+et ce ton imposant qu'on emploie pour annoncer les grandes nouvelles.
+
+—Eh bien, ami Blaise... avait dit d'abord Robert en l'abordant,
+savons-nous quelque chose de bon?
+
+Blaise hocha la tête avec lenteur.
+
+—Nous savons quelque chose... répondit-il, nous savons même beaucoup
+de choses... mais nous ne savons rien de bon!
+
+—Qu'y a-t-il donc?
+
+—Il y a que vous allez un train de tortue, M. Robert, et que, pendant
+ce temps-là, votre partie pourrait bien se gâter.
+
+—Expliquez-vous!...
+
+—Ma foi! j'ai entendu aujourd'hui tant d'histoires que je ne sais par
+où commencer... Avez-vous pensé quelquefois que ce serait une furieuse
+danse, si les gars de Glénac et de Bains prenaient un beau jour leurs
+bâtons,—car ils n'auraient pas même besoin de leurs fusils,—pour
+venir défendre Penhoël malgré lui, et le délivrer de notre compagnie?
+
+—Quelle idée!
+
+—Comme vous dites, c'est une idée!... Je ne me vante pas de l'avoir
+eue tout seul...
+
+—Il vous resterait toujours le château de Pontalès, mon cher M. de
+Blois, dit le marquis; vous ne doutez pas, je l'espère, du plaisir que
+j'aurais à vous offrir l'hospitalité.
+
+Robert salua. Blaise reprit:
+
+—Pontalès est un bien beau château!... et si l'on y mettait le feu,
+les murs resteraient debout, car ils sont en bonne pierre de taille...
+
+—Le feu? balbutia le marquis: qui vous fait parler ainsi?
+
+—C'est encore une idée... une idée qui n'est pas de moi...
+
+—Est-ce qu'il y aurait quelque complot?... demanda Pontalès d'une voix
+altérée.
+
+—Oui, M. le marquis... répliqua Blaise avec ce sang-froid de comédien
+qui ouvre toutes grandes les oreilles du parterre, il y a un complot...
+et si vous ne vous dépêchez pas, je parierais contre vous pour les bons
+gars de Glénac et de Bains!
+
+Pontalès essaya de sourire.
+
+—Vous voulez nous effrayer, mon cher M. Blaise.... murmura-t-il.
+
+—Voyons! dit Robert. Il ne s'agit pas de parler en énigmes!
+
+—Je vais tâcher de me faire comprendre... Je vous ai dit bien souvent:
+«Prenez garde aux filles de l'oncle en sabots!... Elles vous joueront
+quelque méchant tour.» Vous répondiez: «Ce sont des enfants!...» Eh
+bien! ces enfants-là ont soulevé contre vous une véritable armée...
+Si vous aviez entendu, comme moi, ce qui se disait tout à l'heure sur
+l'aire, pendant le feu de joie!... Vous avez mis Penhoël bien bas, mais
+son nom a encore un prestige, car jeunes gens et vieillards parlent de
+mourir pour lui comme d'une chose toute simple!... Ils savent vaguement
+ce qui se passe... Ils prononcent votre nom, M. le marquis, le vôtre,
+M. Robert, et celui de Lola, qu'ils voudraient mettre en pièces... Pour
+en connaître si long, il faut qu'on les ait endoctrinés... Et qui a pu
+se charger de ce soin, sinon ces maudites enfants?...
+
+—C'est vrai... dit Robert.
+
+Pontalès gardait le silence.
+
+—J'ai fait de mon mieux pour vous en débarrasser, reprit Blaise,
+mais on ne m'aide pas... Pour en revenir aux lourdauds de Glénac et
+de Bains, c'est, ma foi, une affaire sérieuse!... Vous les connaissez
+aussi bien que moi, M. de Pontalès... Si une fois l'idée de nous faire
+un mauvais parti se fourre dans leurs grosses têtes chevelues, du
+diable si la justice et les gendarmes pourront nous protéger!
+
+—Bah!... fit Robert, il y a longtemps qu'ils grondent...
+
+—Ce soir, ils faisaient mieux que gronder... Ils ont un chef
+maintenant... notre ancienne connaissance, M. Robert... le vieux
+Géraud du Mouton couronné... Et ce chef-là m'a l'air de n'être que le
+lieutenant d'un personnage invisible...
+
+—Qui serait?... demanda Robert.
+
+—Peut-être ces deux petits diables, les filles de l'oncle en sabots,
+répliqua Blaise.
+
+C'était en ce moment que Cyprienne et Diane se glissaient à pas de loup
+derrière les châtaigniers.
+
+Blaise poursuivait:
+
+—Le père Géraud parle d'elles avec un respect étrange... Il a l'air
+d'attacher à leur aide une sorte de vertu surnaturelle... Mais
+peut-être y a-t-il encore un autre chef...
+
+—Qui donc?... demandèrent en même temps Robert et Pontalès.
+
+Les deux jeunes filles étaient tout oreilles; aucune parole ne leur
+échappait désormais.
+
+—Ils parlent à mots couverts, répondit Blaise dont la voix baissa
+involontairement, on voit qu'ils font allusion à une nouvelle toute
+récente et incertaine encore... Mais j'ai deviné leur espérance et j'ai
+peur que l'absent ne soit de retour.
+
+Pontalès et Robert tressaillirent comme si leur corps eût éprouvé un
+choc matériel.
+
+Derrière le feuillage, Cyprienne et Diane cherchaient à modérer les
+battements de leurs cœurs. C'étaient elles qui avaient répandu dans
+le pays, au hasard et comme suprême ressource, la fausse nouvelle du
+retour de Louis de Penhoël. Et pourtant, cette nouvelle, répétée par
+des bouches ennemies, faisait naître en elles une vague espérance.
+
+L'émotion qu'elles ressentaient au nom de l'aîné de Penhoël leur
+faisait presque oublier qu'elles-mêmes avaient inventé le mensonge de
+son retour.
+
+—S'il allait revenir!... Voilà déjà deux fois que j'entends parler de
+cela!... murmura Pontalès.
+
+—D'après ce qu'on dit de l'homme, ajouta Robert, il ne s'agirait plus
+de plaisanter... Ce serait une autre histoire que les petites filles
+ou que le vieux gargotier de Redon, ameutant contre nous cinq ou six
+douzaines de balourds!... Vous l'avez connu, vous, M. le marquis?
+
+—Je l'ai connu, répliqua Pontalès. C'était alors un enfant... S'il
+n'a pas changé, que Dieu nous garde de le rencontrer jamais face à
+face!...
+
+—Bah!... s'écria Blaise, est-il donc assez fort pour nous faire peur
+avec son ombre?... Vous voilà tout déconcertés d'avance!... C'est
+peut-être un faux bruit... Si l'homme en question était de retour, et
+qu'il fût aussi terrible que vous le dites, nous aurait-il laissés
+poursuivre paisiblement notre besogne?... Allons, messieurs, j'ai mes
+petits intérêts dans l'affaire... Ma voix compte au chapitre, bien que
+je sois votre humble valet... Vous avez trop tardé; il faut réparer
+d'un seul coup le temps perdu!
+
+—Nous avons devancé votre conseil, ami Blaise, répondit Robert. Dans
+quelques minutes, M. de Pontalès sera propriétaire du manoir de Penhoël.
+
+—Vous avez la signature?
+
+—Nous l'attendons.
+
+Blaise se frotta les mains.
+
+—Bien joué, cette fois! s'écria-t-il, le meilleur levier ne peut pas
+grand chose sans point d'appui... Une fois que Penhoël n'aura plus chez
+nous un pouce de terre, les paysans réfléchiront... Pour un gentilhomme
+à moitié ruiné, on se dévoue encore... Mais pour un mendiant...
+
+—D'ailleurs, Penhoël ne pourra rester au pays... ajouta Pontalès.
+
+—Avec les faux, dit Robert, nous l'enverrons au bout du monde!
+
+—Et une fois le maître parti, poursuivit Pontalès, tout ira sur des
+roulettes... Nous n'aurons plus à craindre les filles de l'oncle Jean,
+d'abord, et c'est un point à considérer. Ensuite, ce père Géraud, qui
+fait le méchant, s'est ruiné lui-même, à force de prêter de l'argent à
+Penhoël... En achetant quelques créances, on aura bon marché de lui...
+Que Penhoël signe ce soir, et je réponds du reste!
+
+Diane et Cyprienne écoutaient. Mille pensées se croisaient, confuses,
+dans leur esprit. En face de cette ruine prochaine et inévitable, elles
+avaient la volonté de lutter encore, mais elles sentaient leurs mains
+trop faibles et sans armes.
+
+Que faire? L'idée leur venait de courir au manoir et de se placer
+au-devant du maître. Mais il n'était plus temps déjà sans doute...
+
+Elles restaient là, indécises et comme anéanties par le découragement.
+
+—Il y a pourtant une personne au manoir, disait en ce moment Robert,
+qui ne partira pas... et à ce propos, M. de Pontalès, je désire avoir
+deux mots d'explication avec vous... Votre fils est fort assidu auprès
+de Blanche.
+
+Blaise haussa les épaules en aparté.
+
+—Cela me déplaît, continua Robert d'un ton sec et presque impérieux.
+
+Pontalès lui tendit la main.
+
+—Mon excellent ami, dit-il avec cordialité, je voudrais avoir à vous
+donner des preuves d'affection plus grandes... Soyez certain que mon
+fils sera réprimandé sévèrement... Il saura, une fois pour toutes,
+qu'entre lui et vous, mon cher M. de Blois, je n'hésiterais pas un seul
+instant... Ceci posé, m'est-il permis de vous demander ce que vous
+comptez faire de mademoiselle de Penhoël?
+
+—Je l'aime... répliqua Robert, je l'épouserai peut-être...
+
+Blaise éclata de rire.
+
+—Un bon parti!... s'écria-t-il, mais il me semble que j'entends venir
+la signature...
+
+Un bruit de pas se faisait en effet sur la route, et l'instant d'après
+on vit arriver maître Protais le Hivain.
+
+—Enfin!... s'écrièrent nos trois compagnons.
+
+Et Pontalès ajouta:
+
+—L'acte est-il bien en règle?
+
+Macrocéphale ôta son chapeau et tira de sa poche un mouchoir à carreaux
+de taille considérable, afin de tamponner la sueur qui mouillait son
+front pointu. Évidemment, il avait fourni la course à toutes jambes.
+
+—Parlez donc!... dit Robert impatient, s'est-il bien débattu?
+
+Un soupir s'échappa de la poitrine de l'homme de loi. Personne ne prit
+encore d'inquiétude, tant on se croyait sûr du résultat, d'après la
+promesse de Madame.
+
+Macrocéphale regarda tour à tour ses trois interlocuteurs.
+
+—Parler!... grommela-t-il en faisant aller ses yeux de Blaise à
+Pontalès, sais-je s'il faut parler comme cela devant tout le monde?...
+
+—Eh bien?... fit Robert.
+
+—M. le marquis... commença Macrocéphale.
+
+—Maître le Hivain, interrompit sèchement Pontalès, du moment que M.
+Robert de Blois vous dit de parler, cela suffit... M. de Blois et moi
+nous ne faisons qu'un!... voilà vingt fois que je vous le répète!...
+
+—A la bonne heure, M. le marquis... C'est juste!... voilà vingt fois
+que vous me le dites!... je vais parler.
+
+L'homme de loi cessa d'essuyer son front et poussa un second soupir.
+
+—Diable d'homme!... diable d'homme!... dit-il d'un ton lamentable,
+il a encore un poignet, savez-vous, à vous casser la tête comme une
+noisette!... Vous demandez s'il s'est débattu!... il m'a même battu! et
+très-grièvement!...
+
+—Et l'acte? demanda le trio.
+
+—Il m'a donné un coup de poing dans la poitrine... un très-fort coup
+de poing!... Il m'a pris par les épaules avec brutalité... il m'a lancé
+dans l'escalier, au risque de commettre un meurtre sur ma personne!...
+
+—Pauvre M. le Hivain!... Mais l'acte?... l'acte?...
+
+—L'acte?... répéta Macrocéphale en dépliant de nouveau son vaste
+mouchoir, j'aurais voulu vous y voir! Je vous dis qu'il est enragé ce
+soir, et qu'il n'y a rien à faire!...
+
+Les trois compagnons se regardèrent. Aucun d'eux n'avait compté sur ce
+résultat.
+
+Cyprienne et Diane se serraient la main en silence et remerciaient Dieu
+de tout leur cœur.
+
+Ce fut Pontalès qui se remit le premier.
+
+—Ainsi, dit-il, Penhoël a refusé de signer?...
+
+—Formellement!
+
+—Et Madame?... demanda Robert avec menace. M'aurait-elle trompé?
+
+—Madame a fait ce qu'elle a pu... mais il est fier comme Artaban,
+ce soir, et ne veut rien entendre!... Je ne l'avais jamais vu comme
+cela!... On dirait qu'il ne comprend plus du tout sa situation, ou que
+le diable lui a donné les moyens d'y faire face!...
+
+—Le retour de l'aîné... murmura Pontalès; peut-être en sait-il plus
+long que nous à cet égard?
+
+Robert frappa du pied.
+
+—Ah! il ne veut pas signer!... prononça-t-il d'une voix étouffée par
+la colère. Tant pis pour lui!...
+
+—Dès le premier mot que j'ai voulu risquer, reprit Macrocéphale, il
+m'a fermé la bouche... «Dieu lui-même, a-t-il dit deux ou trois fois,
+s'oppose à ce que Penhoël vende la terre de son nom!»
+
+—Encore ces diables incarnés! s'écria Blaise; je savais bien que
+j'oubliais de vous dire quelque chose!... Ce n'est pas que Dieu qui
+s'oppose à la vente du manoir... Ce sont tout bonnement les petites
+filles!... Elles profitent du moment où Penhoël, à moitié ivre, chaque
+soir, tombe comme une masse entre ses draps, pour venir jouer à son
+chevet le rôle d'apparitions...
+
+—Toujours elles!... gronda Robert qui cherchait sur qui décharger sa
+rage sourde.
+
+—C'est donc cela!... reprit Macrocéphale. Voilà bien des fois que
+Penhoël me parle de visions et d'ordres venus d'en haut...
+
+Cyprienne et Diane se tenaient serrées l'une contre l'autre; elles
+avaient des larmes de joie dans les yeux. Chacune des paroles qu'elles
+entendaient retentissait au fond de leur cœur et voulait dire:
+«Enfants, vous avez sauvé Penhoël!...»
+
+Tandis qu'elles triomphaient, les pauvres enfants, laissant aller leurs
+âmes à l'espoir, un mot vint les frapper comme un coup de massue.
+
+C'était Robert qui parlait.
+
+—A tout prix, disait-il d'une voix brève et résolue, il faut que ces
+petites filles meurent!
+
+—S'il s'agit d'un assassinat, murmura Pontalès, je me retire.
+
+—M. le marquis, on se passera de vous!
+
+—Si l'on dépasse les bornes de la légalité, dit à son tour
+Macrocéphale, je m'abstiens.
+
+—Monsieur l'homme de loi, on se privera de vos services!... Mais il ne
+sera pas dit que deux misérables enfants nous auront impunément barré
+la route! Où est Bibandier?
+
+Cette question s'adressait à Blaise.
+
+—Auprès de la tonne de cidre, répondit le domestique; il boit à la
+santé du roi.
+
+—Peut-on toujours compter sur lui?
+
+—Je le laisse jeûner depuis trois ans, répliqua Blaise, pour le tenir
+en haleine... Il est maigre et affamé comme un bon chien de chasse.
+
+Robert se retourna vers Pontalès.
+
+—M. le marquis, dit-il, chacun de nous, cette nuit, doit avoir
+sa part de besogne... Il faut que tout soit fait demain matin, car
+il y a comme un menaçant mystère autour de nous, et peut-être nous
+repentirions-nous toute notre vie d'avoir perdu quelques heures dans
+les circonstances où nous sommes... Je me charge des petites filles.
+
+—Où les trouverez-vous? demanda Pontalès.
+
+—Bibandier est un limier de premier ordre, répondit Blaise.
+
+—Quant à vous, M. le marquis, reprit Robert, vous vous chargerez de
+Penhoël... Maître le Hivain, les faux sont-ils toujours chez vous?
+
+—Toujours, répliqua Macrocéphale; seulement, depuis que les petits
+démons rôdent, la nuit, autour de chez moi, j'ai ôté le portefeuille
+du tiroir où je l'avais serré, pour l'enfouir sous les carreaux de mon
+cabinet de travail... Dérangez mon fauteuil et enlevez une toile, vous
+avez la chose!
+
+Cyprienne et Diane, qui retenaient leur souffle pour écouter mieux,
+échangèrent un signe de muette intelligence.
+
+—Rien n'est perdu, alors, reprit Robert, et je vous réponds, moi, que
+nous aurons cette nuit la signature de Penhoël!... Maître le Hivain va
+nous rapporter les pièces... Quand Penhoël verra qu'on lui met sous la
+gorge comme un pistolet prêt à faire feu les faux commis par lui, nous
+verrons bien s'il résistera!
+
+—En route, M. le Hivain! dit Pontalès, nous jouons notre dernière
+partie!
+
+Diane et Cyprienne avaient quitté leur poste d'observation. Elles
+tombèrent dans les bras l'une de l'autre.
+
+—Ma sœur, dit Diane tout bas, il faut que nous soyons avant eux à la
+maison de M. le Hivain... nous savons maintenant où sont les papiers
+qui menacent Penhoël!
+
+—Allons bien vite!... murmura Cyprienne.
+
+Elles échangèrent un dernier baiser; puis Diane dit encore d'un ton de
+résignation simple et douce:
+
+—Ma sœur, nous allons risquer notre vie... si l'une de nous deux
+meurt, l'autre continuera la tâche commencée... si nous mourons toutes
+deux, nous prierons Dieu là-haut pour Penhoël!...
+
+Diane s'élança la première dans le sentier conduisant au bord de l'eau
+et s'y laissa glisser sans bruit; mais au moment où Cyprienne allait
+descendre à son tour, le pan de sa robe s'accrocha aux piquants d'une
+touffe de ronces.
+
+L'étoffe se déchira. Les deux jeunes filles précipitèrent leur fuite.
+
+Robert, Pontalès et leurs deux compagnons se séparaient, lorsque le
+bruit léger produit par la robe déchirée vint jusqu'à leurs oreilles.
+
+—Avez-vous entendu?... dit Macrocéphale.
+
+Personne ne répondit.
+
+Pontalès, Robert et Blaise s'étaient élancés déjà de l'autre côté du
+rempart de verdure.
+
+L'enceinte fut fouillée en un clin d'œil; elle était vide.
+
+—Il y avait quelqu'un là, pourtant! dit Pontalès d'une voix altérée.
+
+Blaise battait son briquet de fumeur et Macrocéphale ouvrait la petite
+lanterne qui éclairait sa marche dans les bas chemins, quand il
+regagnait son logis après la nuit tombée.
+
+La lanterne s'alluma. Nos quatre compagnons virent d'abord leurs
+propres visages pâlis et bouleversés par la peur.
+
+Puis chacun d'eux fit l'examen des moindres recoins de l'enceinte.
+
+—Il n'y a rien, dit Macrocéphale, qui venait de regarder dans la
+guérite; et ce lieu est sans issue.
+
+—Ce sera quelque lièvre, commença Blaise.
+
+Mais la voix de Pontalès l'interrompit.
+
+—Voici une issue! dit-il; un véritable sentier qui descend à la
+rivière!...
+
+Il ajouta en se penchant vivement pour ramasser quelque chose:
+
+—Qu'est-ce que cela?
+
+Les trois autres se rapprochèrent. Pontalès tenait à la main un lambeau
+de la robe de Cyprienne, qui était resté attaché aux épines du buisson
+de ronces.
+
+Tout le monde reconnut l'étoffe. Il y eut un silence consterné.
+
+—J'avais tort!... dit enfin Pontalès d'une voix basse et brève, et
+vous avez raison, M. de Blois... Elles en savent trop long désormais...
+Il faut qu'elles meurent, n'importe où ni comment... qu'elles meurent
+cette nuit même!
+
+—Il y a dix à parier contre un, dit Robert, qu'elles sont à la maison
+de maître le Hivain...
+
+—En avant! s'écria Blaise; sans sortir des bornes respectables
+de la légalité, nous allons leur faire faire connaissance avec le
+Bibandier!...
+
+
+
+
+XII
+
+PETITS DÉMONS.
+
+
+Robert et Pontalès se dirigèrent ensemble vers la rivière, non point
+par le petit sentier à pic où venaient de s'engager les jeunes filles,
+mais par la route qui longeait les anciennes fortifications.
+
+Pendant ce temps-là, maître le Hivain remontait en toute hâte au
+manoir, pour avoir la clef du bac, et Blaise retournait à l'aire, afin
+de trouver Bibandier.
+
+Bibandier allait bien encore quelquefois se promener solitairement
+sur la lande ou dans les sentiers de la Forêt-Neuve, quand les nuits
+étaient sans lune, mais il n'y mettait plus le même cœur qu'autrefois.
+Il avait laissé dans les taillis de Bains son armée de manches à balai
+habillés en brigands; son chien était mort de faim depuis longtemps; et
+s'il continuait lui-même à mener son métier de rôdeur, c'était vocation
+irrésistible, car jamais le hasard ne l'avait payé de ses peines.
+
+Que faire en un pays où les poches ne contiennent que des gros sous, et
+où les bâtons sont des massues?
+
+Bibandier avait dû espérer un instant un sort meilleur en voyant deux
+de ses camarades intimes occuper une bonne position dans le pays; mais
+Robert et Blaise l'avaient systématiquement tenu à distance, et le
+pauvre diable n'avait jamais pu réclamer trop haut, parce que le bagne
+de Brest est un bercail incessamment ouvert, où les brebis égarées
+comme lui rentrent au premier mot.
+
+Il se taisait. Peut-être n'en pensait-il pas moins. Cependant, c'était
+un coquin assez débonnaire, et la rancune qu'il gardait à ses anciens
+camarades n'atteignait pas des proportions bien tragiques.
+
+D'ailleurs, on n'était pas sans lui faire entrevoir de temps à autre un
+meilleur avenir. Bien qu'il ne connût pas en détail ce qui se passait
+à Penhoël, il pouvait voir, comme tout le monde, qu'une lutte était
+engagée. On pouvait avoir besoin de lui, et alors il faudrait bien lui
+donner sa part de l'aubaine...
+
+En attendant, Blaise lui jetait çà et là une pièce blanche pour
+l'empêcher de s'impatienter trop fort, et M. de Blois lui avait fait
+obtenir, par son crédit, une petite position officielle.
+
+Bibandier était fossoyeur de la paroisse de Glénac, aux appointements
+fixes de douze francs par an, plus le casuel.
+
+Mais, malgré les fièvres du marais et deux médecins qui s'étaient
+établis depuis peu à la Gacilly, la mort ne donnait guère au bourg de
+Glénac. Le pauvre Bibandier était maigre à faire compassion.
+
+Blaise le trouva, comme il l'avait annoncé, sous le tonneau de cidre
+qu'on avait mis en perce dans un coin de l'aire. Bibandier était couché
+paresseusement dans la poussière; sa tête reposait sur une de ses
+mains, et l'autre tenait une écuelle demi-pleine. Sa figure longue, et
+dont les teintes ternes tiraient sur le gris, s'empourprait légèrement;
+son œil cave veloutait son regard; il y avait dans sa physionomie un
+repos content et parfait.
+
+Il restait là depuis le matin, buvant tout seul et voyant la vie
+couleur de rose. C'était son jour de fête. Il ne buvait ainsi, à sa
+soif, qu'une fois tous les ans.
+
+Au premier mot que Blaise lui glissa tout bas dans l'oreille, il quitta
+sa pose nonchalante et se dressa d'un bond sur ses pieds. On eût pu
+le voir alors dans toute la longueur de sa taille, avec ses membres
+étiques et osseux ballottant dans un vêtement de futaine trop large, et
+qui n'avait plus que la corde.
+
+—Oh! oh!... dit-il avec gaieté; il s'agit des chers petits anges!...
+ça me paraît très-faisable!
+
+Il y avait tant de joyeuse humeur dans son accent, et l'expression de
+son visage restait si débonnaire, que Blaise ne put s'empêcher de lui
+dire:
+
+—Me comprends-tu bien?
+
+—Parfaitement!... répliqua Bibandier sans rien perdre de sa
+tranquillité sereine; quand quelque chose démange, on se gratte, mon
+fils... c'est tout simple... L'Américain en est-il?
+
+—C'est lui qui monte le coup.
+
+—Bonne affaire! moi je n'ai pas encore travaillé dans ce genre-là...
+mais chacun gagne sa vie comme il peut... pas vrai?
+
+On eût dit que Blaise s'était attendu à plus de résistance, car il
+regardait Bibandier d'un œil surpris et même un peu inquiet.
+
+Celui-ci parut comprendre ce que Blaise avait dans l'esprit. Il emplit
+l'écuelle et la lui présenta d'un geste cordial.
+
+—On peut se déboutonner ici, dit-il en montrant du doigt le groupe des
+paysans qui se pressaient autour du père Géraud à la porte de la ferme;
+voilà deux heures qu'ils oublient le tonneau pour écouter les sornettes
+du vieux gargotier de Redon!... Bois un coup, l'Endormeur!... Je savais
+bien que Robert et toi, vous en viendriez là quelque jour, et je vous
+attendais.
+
+Son regard, qui prit une nuance de mélancolie, tomba sur la futaine
+usée de sa veste.
+
+—J'avais grand besoin de me refaire!... reprit-il, grand besoin!...
+L'Américain et toi, vous n'avez pas été gentils avec un vieux
+camarade... Mais on ne peut pas payer celui qui ne fait rien...
+pas vrai?... Je dis donc que je suis content d'avoir l'occasion de
+travailler pour vous...
+
+—Voilà un brave garçon!... s'écria Blaise; sois tranquille... Tu seras
+payé comme il faut!
+
+—Quant à ça, répliqua Bibandier, je ferai mon prix moi-même en temps
+et lieu... Tu dis que c'est pressé, mon fils? Eh bien, partons!
+
+Blaise ne bougea pas; son regard exprimait toujours la même défiance.
+
+Le fait est qu'il était difficile d'accorder les paroles de Bibandier
+avec l'expression de douceur patiente qui était sur son pauvre visage,
+maigre, pâle et défait. Il semblait à Blaise que son vieux camarade
+souriait aussi par trop débonnairement en parlant de meurtre.
+
+—Ah çà! reprit-il d'un ton d'hésitation, es-tu bien sûr de ne pas
+faiblir?... Elles sont si jeunes... si jolies!...
+
+—Ça ne me fait rien... répondit l'ancien uhlan; chacun pour soi!... Je
+ne dis pas que je me servirais volontiers du couteau avec de pauvres
+chérubins comme ça!... J'espère bien qu'on me laissera la liberté de
+m'y prendre à ma guise?
+
+—Carte blanche!... pourvu que ce soit fait.
+
+—Ça sera fait, mon bonhomme... et proprement!
+
+—Viens donc, dit Blaise, qui se mit en marche.
+
+Bibandier but une dernière écuelle de cidre, et n'eut besoin pour le
+rejoindre que d'allonger un peu le pas de ses grandes jambes.
+
+Chemin faisant, Blaise lui expliqua plus en détail ce qu'on attendait
+de lui; Bibandier, tout en écoutant, fredonnait avec sa voix de
+basse-taille un air à roulades. Plus d'une fois, avant d'arriver au
+Port-Corbeau, Blaise s'arrêta court pour lui dire:
+
+—Du diable si je te comprends, mon vieux! Moi qui n'ai pas le cœur
+tendre, je ne pourrais pas chanter à l'heure qu'il est!
+
+—C'est que tu manges tous les jours, toi!... répliquait Bibandier
+doucement et le sourire aux lèvres; si tu avais été trois ans à mon
+régime, tu m'en dirais des nouvelles!
+
+Et cela était dit si bonnement! C'était de la quintessence de
+férocité...
+
+En approchant du passage, Bibandier coupa la parole à Blaise, qui
+continuait ses instructions.
+
+—Voilà qui est entendu!... dit-il; l'affaire des petites est réglée,
+et tu seras content de moi... Quant aux dépenses de l'entreprise...
+c'est deux mouchoirs et quelques bouts de corde... Mais l'Américain
+n'est pas seul!... Qui diable avons-nous là?
+
+Devant le bac, dont l'amarre était déjà détachée, trois hommes se
+tenaient en effet debout.
+
+M. de Blois seul avait le visage découvert; les deux autres cachaient
+soigneusement leurs figures sous les larges bords de leurs chapeaux de
+paysans.
+
+Bibandier, qui était toujours d'excellente composition, fit semblant
+de ne pas les reconnaître.
+
+Il salua respectueusement Robert, et entra le premier dans le bac.
+
+—Je connais un peu les habitudes des chers petits anges, murmura-t-il;
+je les rencontre souvent au clair de lune, quand je me promène, la
+nuit, pour ma santé... Elles auront passé l'eau dans leur batelet, qui
+doit être amarré là-bas sous les saules.
+
+Robert s'était rapproché de Blaise.
+
+—Eh bien?... demanda-t-il tout bas.
+
+—Un cœur de pierre!... répliqua le gros garçon. Dur comme une lame de
+poignard!... Je ne le croyais pas si fort que cela!
+
+—Tant mieux!... dit Robert.
+
+Bibandier s'était emparé de la perche du passeur. Au lieu de se diriger
+vers la route de Redon, qui lui faisait face, il remonta un peu le
+courant, pour gagner un rideau de saules qui baignaient leurs basses
+branches dans la rivière.
+
+A l'aide de sa perche, il écarta le grêle feuillage et finit par
+rencontrer, après deux ou trois tentatives inutiles, un objet qui sonna
+contre le bois de sa gaffe.
+
+—Qu'est-ce que je disais? s'écria-t-il joyeusement; perchez un peu,
+s'il vous plaît, M. Blaise, pendant que je vais voir là-dessous.
+
+Il abandonna la gaffe en effet, et gagna le bout du chaland qui passait
+sous les saules. On entendit un léger bruit, puis on vit un petit
+bateau qui s'en allait à la dérive le long du bord, du côté du marais.
+
+Bibandier, qui reparut au même instant, regarda fuir la barque et dit
+avec un gros rire bonasse:
+
+—Quand les petits chérubins voudront repasser l'eau... c'est elles qui
+seront bien attrapées!
+
+Chacun pensa sur le chaland que Bibandier valait son pesant d'or...
+
+ * * * * *
+
+Il y avait dix minutes environ que Diane et Cyprienne avaient traversé
+l'Oust, au moyen du batelet trouvé par Bibandier sous les saules.
+
+En quittant leur cachette, au pied de la Tour-du-Cadet, elles se
+doutaient bien que le bruit de la robe déchirée avait trahi leur
+présence et qu'on allait les poursuivre: mais elles avaient de
+l'avance, parce que Pontalès et ses compagnons ne pouvaient parvenir
+à l'autre rive qu'à l'aide du bac, dont la clef était au manoir.
+En outre, le sentier qu'elles suivaient les conduisait en quelque
+sorte d'un saut jusqu'au bord de l'eau, tandis que la route commune
+nécessitait un long détour.
+
+Ce n'était pas la première fois que les deux filles de l'oncle Jean
+couraient un danger prochain et terrible; mais en ces moments leurs
+forces semblaient grandir avec le péril. Cyprienne semblait lutter
+avec un enthousiasme fougueux qu'exaltait la pensée du martyre; Diane
+demeurait plus calme et se dévouait de sang-froid.
+
+Elles avaient entendu l'entretien des ennemis de Penhoël. Elles
+savaient que leur sexe et leur jeunesse ne les défendraient point
+contre la colère de ces hommes. Elles n'espéraient point de quartier.
+
+Mais loin de s'arrêter devant la menace entendue, elles y puisaient un
+nouveau courage. Dans leur vaillance virile, un sentiment d'orgueil
+enfantin s'élevait. On les craignait! On prenait, pour les combattre,
+les mêmes armes qu'on eût employées contre des hommes! Elles étaient
+fières.
+
+N'avaient-elles pas entendu tomber de ces bouches ennemies l'aveu de
+leur puissance? Sans elles, pauvres jeunes filles, Penhoël aurait
+succombé depuis longtemps!...
+
+Leur cœur battait de joie et non point de frayeur, car la lutte
+n'avait pas été stérile. Grâce à l'effort de leurs bras d'enfants,
+René, Madame et l'Ange restaient en équilibre au bord du précipice.
+
+La ruine qui menaçait toujours n'était pas encore accomplie; et,
+d'après ce qu'elles venaient d'entendre, il ne restait à Pontalès et à
+Robert qu'une seule arme contre la résistance tardive de Penhoël.
+
+Mais c'était une arme cruelle, qui suspendait sur la tête de René
+l'infamie en même temps que le malheur. Des faux! il y avait des
+faux!... C'était sans doute le résultat de quelque obsession perfide;
+mais les pièces existaient, et ce n'était plus seulement la misère qui
+menaçait Penhoël!
+
+Il y avait longtemps déjà que Cyprienne et Diane avaient surpris le
+secret de ces fausses signatures, arrachées à l'ivresse quotidienne
+de René. Elles en avaient reconquis et détruit une partie, en
+s'introduisant, la nuit, au château de Pontalès. L'autre portion,
+déposée chez l'homme de loi, avait défié jusqu'alors toutes leurs
+tentatives.
+
+Mais elles savaient maintenant l'endroit précis où se trouvaient les
+papiers. Avec l'aide de Dieu, si on leur donnait le temps d'agir, elles
+pouvaient encore sauver Penhoël.
+
+Diane détacha d'une main ferme l'amarre du bateau, caché parmi les
+glaïeuls, sous la loge de Benoît Haligan, et Cyprienne saisit la perche.
+
+L'Oust n'était pas débordée, mais elle coulait à pleines rives et
+laissait couvertes les parties basses du marais. Tout en perchant, les
+deux jeunes filles entendaient, parmi le silence de la nuit, le bruit
+sourd et continu, produit par le tournant de Trémeulé. Dans l'ombre,
+les vapeurs qui se suspendent au-dessus du gouffre rayonnaient une
+lueur faible et pâle. Elles voyaient au loin le gigantesque fantôme de
+la Femme-Blanche qui se balançait et planait sur les eaux tranquilles
+du marais.
+
+Derrière elles, au-dessus des taillis de châtaigniers, les jardins de
+Penhoël gardaient leur illumination brillante; la fête n'était pas
+finie; quelques accords, jetés par l'orchestre campagnard, arrivaient,
+par bouffées, jusqu'à leurs oreilles.
+
+Quand elles touchèrent le bord opposé, nul mouvement ne se faisait
+remarquer encore du côté du bac, qui allait s'ébranler bientôt pour les
+poursuivre.
+
+Elles sautèrent lestement sur la rive, et au lieu de prendre la route
+de Redon, qui les eût conduites à la maison de maître le Hivain, elles
+se dirigèrent, en courant, vers le marais.
+
+Dans l'immense prairie, où se déroulaient de toutes parts d'étroits
+filets d'eau, on apercevait un mouvement confus au milieu des ténèbres:
+c'étaient les troupeaux de Glénac et de Saint-Vincent qui erraient en
+liberté sur le pâturage commun.
+
+Tout en courant sur l'herbe courte et unie comme un tapis, Cyprienne et
+Diane appelaient doucement:
+
+—Mignon!... Bijou!...
+
+Leurs voix se perdaient dans la nuit. Quelques moutons effrayés
+prenaient la fuite sur leur passage, et les oies, éveillées,
+allongeaient le cou pour jeter leurs cris plaintifs et discordants.
+
+Les deux jeunes filles appelaient toujours...
+
+Au bout de deux ou trois minutes, un piétinement sourd se fit entendre
+au loin sur le gazon. L'instant d'après Bijou et Mignon, deux jolis
+petits chevaux demi-sauvages, arrêtaient leur galop et restaient
+immobiles, la fumée aux naseaux et les jarrets tendus.
+
+Diane et Cyprienne s'élancèrent à cru sur leurs dos. En quelques
+secondes, elles eurent regagné le temps perdu à courir sur le marais.
+
+Bijou et Mignon étaient deux vrais bretons, noirs tous deux, robustes
+d'encolure, trapus de formes et pouvant soutenir durant des heures
+leur galop rude et vif.
+
+Ils allaient côte à côte, d'une ardeur égale. La voix des jeunes filles
+les excitait sans cesse, et leur course perçant droit devant soi, à
+travers champs, landes et haies, ressemblait à un tourbillon.
+
+Diane et Cyprienne, excellentes cavalières, ne s'inquiétaient point
+des obstacles de la route; quand il y avait un fossé large à franchir
+d'un bond, elles plongeaient leurs petites mains blanches dans la dure
+crinière des bretons; quand il fallait traverser un taillis, elles se
+couchaient presque sur leurs chevaux et passaient rapides, comme des
+flèches, au travers du fourré.
+
+Sur la lande rase elles se redressaient.
+
+—Hope! Mignon! hope! Bijou!
+
+Elles caressaient doucement le cou déjà baigné de sueur de leurs
+montures.
+
+Les deux chevaux, lancés à fond de train, dévoraient l'espace...
+
+Si quelque paysan les eût rencontrées, glissant comme deux traits dans
+la nuit, il se fût signé sans doute avec terreur, en recommandant son
+âme à Dieu. Et, après la terreur passée, il se serait vanté jusqu'au
+jour de sa mort d'avoir vu, par une nuit d'automne, les fées se rendant
+au sabbat!
+
+Vraiment, c'était une course étrange. Les chevaux noirs disparaissaient
+dans les ténèbres; on n'eût pu voir que deux jeunes filles, à la taille
+svelte et comme aérienne, entraînées par une force mystérieuse. Elles
+semblaient glisser, assises sur un nuage rapide. C'étaient bien des
+fées légères et gracieuses. L'œil ne pouvait les suivre. L'aile du
+vent les emportait et laissait flotter derrière elles les boucles
+molles de leurs longs cheveux.
+
+—Hope! Bijou!... hope! Mignon!...
+
+Il y a une grande lieue de pays entre Port-Corbeau et le bourg de
+Bains. Quelques minutes avaient suffi à ce trajet. Cyprienne et Diane
+descendirent de cheval, laissant Bijou et Mignon sur la lisière de la
+lande.
+
+Maître Protais le Hivain occupait une maison isolée qui s'élevait à
+cent pas en avant de l'unique rue du bourg.
+
+Pour acquérir cette propriété, il lui avait fallu susciter bien
+des discordes dans les campagnes voisines, ruiner bien des pauvres
+cultivateurs et jeter plus d'un orphelin sur la paille. Mais c'étaient
+là sa vocation et son plaisir. Maître le Hivain était, en fait de
+chicane, un véritable artiste. On peut dire que la vue seule de sa
+figure jaune et démesurément longue donnait aux paysans la fantaisie de
+plaider.
+
+Cyprienne et Diane avaient déjà rôdé bien souvent autour de sa
+maison, mais la vigilance rusée de l'homme de loi avait trompé
+jusqu'alors toutes leurs tentatives. Aujourd'hui, elles avaient deux
+chances nouvelles pour arriver à leur but: d'abord elles savaient
+où trouver les papiers, ensuite le domestique de maître le Hivain
+qui, d'ordinaire, faisait bonne garde, était en ce moment à fêter la
+Saint-Louis de l'autre côté de l'eau, dans l'aire du fermier de Penhoël.
+
+En donnant cette vacance à son domestique, maître le Hivain avait
+compté sur l'effet du coup de fusil tiré la veille au bord de la lande,
+et aussi sur le bal qui devait assurément retenir au manoir les deux
+filles de l'oncle Jean.
+
+Il n'y avait pour défendre sa maison, ce soir-là, qu'une servante
+septuagénaire, assistée par un chien de garde accablé de vieillesse.
+
+La bonne femme et le chien dormaient sans doute d'un profond sommeil,
+sur la foi des gros verrous qui fermaient toutes les ouvertures, car
+les deux sœurs purent escalader les murailles du jardin sans éveiller
+le moindre mouvement dans la maison.
+
+Du côté du jardin, les fenêtres n'avaient point de contrevents. En un
+clin d'œil, à l'aide d'une échelle que leurs jolies mains eurent bien
+de la peine à dresser contre le mur de la maison, Cyprienne et Diane
+furent dans le cabinet de travail de l'homme de loi.
+
+Elles battirent son propre briquet, et allumèrent sa propre lampe.
+
+Il eût fallu les voir en ce moment, animées par la course qu'elles
+venaient de fournir et par la joie vive du premier succès! Leurs
+joues se coloraient d'un incarnat charmant: leurs yeux petillaient
+d'impatience et de désir; un sourire espiègle se jouait déjà autour de
+leurs lèvres fraîches, tant elles se croyaient sûres du triomphe!
+
+Leur gaieté d'enfant était revenue. Le moment avait beau être solennel,
+puisqu'il s'agissait en définitive du sort de toute une famille aimée;
+il y avait dans la nature même de leur acte quelque chose d'étrange et
+de gaillard qui éloignait toute idée tragique.
+
+Elles riaient en descellant les carreaux du cabinet.
+
+Leur recherche ne fut pas longue. Sous le fauteuil même où Macrocéphale
+ruminait chaque soir ses consultations diaboliques, il y avait un trou
+creusé au couteau, qui renfermait un petit carnet crasseux.
+
+La vue de ce carnet fit battre bien fort le cœur de Diane et de
+Cyprienne. Elles ne songeaient plus à rire. C'était là le salut de
+Penhoël.
+
+Elles restèrent un instant à genoux, levant au ciel leurs yeux humides,
+afin de remercier Dieu.
+
+Elles songeaient à Madame et à la pauvre Blanche...
+
+Mais le temps pressait. Diane serra le portefeuille dans son sein, et
+toutes deux redescendirent l'échelle.
+
+La vieille femme et le vieux chien dormaient toujours comme des
+bienheureux. C'était une réussite complète.
+
+—Hope! Bijou!... hope! Mignon!...
+
+Comme elles avaient toutes deux le cœur léger en reprenant la route
+parcourue! Comme elles caressaient gaiement le cou de leurs petits
+chevaux! Comme elles étaient heureuses!
+
+—Tiens... dit Diane tandis que Mignon franchissait un large fossé,
+c'est là qu'on a tiré sur moi hier... Le corps du pauvre Cabry est
+encore au fond du trou!...
+
+La course ne se ralentit point, mais elles se penchèrent toutes deux;
+leurs bras s'enlacèrent et leurs joues s'unirent dans l'ombre.
+
+—C'est la dernière fois que tu seras exposée à un danger pareil, ma
+petite sœur, s'écria Cyprienne; ils sont vaincus!...
+
+—Et qui sait? ajouta Diane; peut-être y a-t-il dans ce portefeuille de
+quoi rendre à Penhoël la fortune qu'on lui a volée?...
+
+Elles étaient à moitié chemin déjà. Diane arrêta tout à coup le galop
+de son cheval.
+
+—J'y pense!... reprit-elle. Ils doivent nous attendre sur cette
+route!...
+
+—Je voudrais bien savoir lequel d'entre eux, répliqua Cyprienne que la
+victoire rendait fanfaronne, est capable de barrer la route à Bijou?
+
+—S'ils ont des armes?
+
+—Nous leur passerons sur le corps!
+
+—Et s'ils nous guettaient au passage du Port-Corbeau?...
+
+Cyprienne arrêta son cheval à son tour.
+
+—Ce n'est pas pour moi que j'ai peur... reprit Diane; mais maintenant
+nous avons à garder un trésor.
+
+—Eh bien! remontons jusqu'aux Houssaies... Nous passerons sur le pont
+du moulin.
+
+L'avis était bon. Les deux sœurs changèrent aussitôt de direction et
+se mirent à galoper vers les Houssaies.
+
+Mais il se trouva que d'autres avaient eu la même idée qu'elles, car
+en arrivant au bord de l'eau, elles virent que la tête du pont était
+occupée par deux hommes, en qui elles crurent reconnaître Robert de
+Blois et M. le marquis de Pontalès.
+
+—Prenons du champ, dit Cyprienne que rien n'effrayait, et passons.
+
+—Essayons plutôt de passer à Port-Corbeau, répliqua Diane; il sera
+toujours temps de revenir ou de mettre nos chevaux à la nage...
+
+La course recommença le long de la rivière.
+
+Quand elles arrivèrent au passage du bac, il y avait à peine trois
+quarts d'heure qu'elles avaient enfourché pour la première fois leurs
+vaillants petits chevaux.
+
+Il n'était pas tout à fait minuit, et le jardin de Penhoël montrait
+toujours, au haut de la colline, ses illuminations intactes. La fête en
+avait encore au moins pour une bonne heure.
+
+Rien de suspect n'apparaissait, cette fois, sur la rive. Les deux
+sœurs rendirent la liberté à Bijou et à Mignon, qui regagnèrent en
+caracolant leur lit de gazon. Elles pensaient que bien leur en avait
+pris de ne point tenter le passage au pont des Houssaies, car ici aucun
+obstacle ne leur barrait la route.
+
+—Allons! dit Cyprienne en descendant vers les saules, nous voici à bon
+port... et nous aurons encore le temps de danser une contredanse...
+
+Diane écarta les branches du saule...
+
+Comme elle ouvrait la bouche pour lancer quelque gaie repartie, trois
+hommes, couchés dans l'herbe haute qui croissait au bord de l'eau, se
+dressèrent tout à coup sur leurs pieds.
+
+Les deux jeunes filles eurent à peine le temps de pousser un cri, tant
+on mit de presse à leur nouer solidement des mouchoirs sur la bouche...
+
+
+
+
+XIII
+
+DEUX PIERRES.
+
+
+M. le marquis de Pontalès était un homme prudent, qui n'avait aucun
+goût pour les aventures. C'était uniquement par nécessité qu'il s'était
+joint à l'expédition de cette nuit. M. de Blois et lui traitaient en
+effet de puissance à puissance, et du moment que M. de Blois se mettait
+à l'œuvre, Pontalès ne pouvait point reculer.
+
+C'était la première fois qu'il se livrait ainsi. Jusqu'alors il
+s'était toujours tenu derrière Robert, contribuant volontiers aux frais
+de la guerre, mais ne combattant jamais en personne.
+
+Cela lui allait mieux.
+
+Et, en vérité, il aurait regardé sans doute comme un imposteur
+quiconque lui aurait annoncé, le matin même, les événements de cette
+soirée. Lui, le marquis de Pontalès, propriétaire de soixante mille
+livres de rente, jouant au loup-garou dans les taillis et bravant la
+cour d'assises comme un malheureux!...
+
+Mais les circonstances entraînent, et l'homme le plus habile, engagé
+dans certaines entreprises, doit jouer le tout pour le tout à un moment
+donné.
+
+Cela ne veut point dire que Pontalès, en passant la rivière de l'Oust
+avec ses quatre compagnons, ne fît des réflexions assez chagrines. Il
+eût vidé sa bourse, sans doute, de grand cœur, pour être transporté
+tout à coup entre les murailles de son château. On peut penser même
+que, malgré le désir ancien et passionné qu'il avait de détruire la
+vieille influence des Penhoël et de se mettre à leur place, il n'aurait
+point engagé la bataille s'il avait prévu, dès le principe, les dangers
+de cette nuit.
+
+Maintenant, il était trop avancé pour reculer. Le péril était en
+arrière comme en avant, et les chances de salut se trouvaient tout
+entières du côté du crime.
+
+Une fois qu'on eut pris terre de l'autre côté de l'eau, Bibandier fut
+choisi tout d'une voix pour diriger les opérations. Ce n'est point
+déroger que de servir sous les ordres d'un glorieux général. Pontalès
+était marquis, Robert se disait gentilhomme, et Bibandier n'était qu'un
+simple échappé de bagne; mais l'histoire est pleine de ces exemples, où
+l'on voit des princes céder le commandement à de vaillants officiers de
+fortune.
+
+Bibandier se montra tout de suite à la hauteur de son autorité
+nouvelle. Son premier soin fut de se raviser au sujet du petit bateau
+qui avait servi au passage des deux filles de l'oncle Jean.
+
+—Nous allons avoir besoin de ce joujou, dit-il en saisissant la perche
+du bac.
+
+Et il se mit à courir le long de la rive jusqu'à ce qu'il eût atteint
+le batelet, entraîné par le courant. Il s'accrocha au moyen de sa
+perche et l'amarra, au-dessous de la route de Redon, à l'un de ces
+mêmes saules qui avaient servi de refuge à Robert et à Blaise, la nuit
+de leur arrivée à Penhoël.
+
+Puis il revint vers sa troupe tranquillement et sans se presser.
+
+—La petite barque allait tout droit vers le trou de la
+_Femme-Blanche_, grommela-t-il; on n'aura besoin que de se laisser
+mener...
+
+—Ah çà! dit Robert, il faut prendre un parti... Elles doivent avoir de
+l'avance, et nous aurons de la peine à les rattraper!...
+
+—Les rattraper!... répéta le uhlan; il faudrait de meilleures jambes
+que les nôtres... Si vous les aviez vues comme moi courir la nuit sur
+la lande... Hope! Bijou!... hope! Mignon!... Ce sont de jolies petites
+filles tout de même!...
+
+—Mais qu'allons-nous faire?
+
+Bibandier tira de sa poche sa pipe et son briquet.
+
+—Voulez-vous vous allumer, M. Robert?... dit-il; nous avons joliment
+le temps d'en fumer une.
+
+—Il ne s'agit pas de plaisanter..., commença M. de Blois d'un ton
+impérieux.
+
+D'un seul coup sec et merveilleusement ajusté, l'ancien uhlan mit le
+feu à son amadou; puis il atteignit sa pipe toute chargée et l'alluma
+en faisant claquer savamment ses lèvres.
+
+Pontalès avait piteuse mine derrière les bords de son grand chapeau.
+La froide impertinence de ce drôle, comme il l'appelait au fond de son
+cœur, ne lui présageait rien de bon. Maître le Hivain songeait à sa
+maison dévastée.
+
+Blaise s'approcha de Robert, qui frappait du pied avec impatience.
+
+—Si vous ne le laissez pas marcher à sa guise, dit-il tout bas, nous
+n'en ferons rien cette nuit.
+
+—Qu'il s'explique au moins!
+
+—Quant à ça, dit Bibandier en s'appuyant sur l'herbe, on va te faire
+un programme, Américain!
+
+Robert tressaillit. Il y avait bien trois ans qu'on ne lui avait
+donné ce nom, et depuis le même espace de temps, le pauvre Bibandier
+affectait en toute circonstance, vis-à-vis de lui, le plus profond
+respect.
+
+L'ancien uhlan reprit, tandis que Blaise riait sous cape de la
+déconvenue de son maître:
+
+—Il n'y a donc de sage ici que l'Endormeur et moi!...
+
+Blaise cessa de rire.
+
+—Monsieur l'homme de loi, poursuivit Bibandier, qui se croit si bien
+caché derrière son chapeau de paille, pourrait vous dire que, dans un
+procès, le client ne donne pas de conseil à son avocat!...
+
+La figure de Macrocéphale s'allongea notablement. Le marquis tremblait
+d'avoir été reconnu à son tour.
+
+Mais Bibandier, soit qu'il ignorât véritablement le nom de son
+quatrième compagnon, soit qu'il eût fantaisie d'épargner Pontalès,
+reprit presque aussitôt:
+
+—Quant à l'autre, je ne puis pas parler, n'ayant pas l'avantage de
+le connaître... Ah çà! ne te fais pas de mal, Américain; voilà le
+programme des opérations, comme disait Bonaparte: attendre et faire le
+mort!
+
+—Et pendant ce temps, dit Macrocéphale, on va piller mon domicile!...
+
+—Exactement, père la Chicane!
+
+—Et les pièces seront enlevées!... ajouta Robert.
+
+—Ça me paraît vraisemblable, mon fils.
+
+—Écoute, dit Robert qui voulut essayer de l'autorité; on t'a promis
+de te payer grassement, mais cela ne te donne pas droit d'insolence...
+Fais ta besogne, ou va-t'en!
+
+—Où ça?... demanda Bibandier tout doucement; à Redon?... Dire à M. le
+procureur du roi ce qui se passe ici?... Américain, tu ne m'en crois
+pas capable!... Que diable! on est plat comme une galette aujourd'hui
+pour devenir insolent demain comme un bureaucrate. Tu sais bien que
+c'est la vie!... Voyons, ajouta-t-il en changeant de ton, sommes-nous
+donc des enfants, M. Robert? Mettons que j'aie eu tort, et veuillez
+recevoir mes très-humbles excuses... Entre gentilshommes, ma foi! on
+ne peut faire davantage.
+
+Il se leva et tendit, avec une grâce très-noble, sa main, que Robert
+n'osa pas repousser.
+
+—Ainsi, poursuivit-il, voici une affaire arrangée!... l'honneur est
+satisfait!... Maintenant, parlons de choses sérieuses... Si nous étions
+dans un pays civilisé, où l'on ne fait qu'une route pour aller d'un
+endroit à un autre, je vous dirais: Marchons et poursuivons nos petits
+anges, l'épée dans les reins... Mais d'ici au bourg de Bains, il y a
+une diable de lande, où plus de cent routes se mêlent et se croisent...
+nous aurons beau nous séparer et prendre chacun notre sentier: il y a
+dix à parier contre un que les petites passeront entre nos doigts comme
+des anguilles!
+
+—C'est vrai, dit Blaise.
+
+Et, de fait, le raisonnement était si rigoureusement juste, que
+personne n'y put trouver d'objection.
+
+—Vous auriez pu vous expliquer tout de suite!... grommela seulement
+Robert.
+
+—Je pourrais relever cette parole, répliqua Bibandier avec gravité,
+mais je sacrifie une susceptibilité légitime à l'intérêt de tous...
+Il est donc bien entendu que donner la chasse aux petites serait une
+ânerie... Reste à savoir comment nous les pincerons... Je crois avoir
+résolu le problème d'avance en vous disant: Attendons.
+
+—Mais si elles passent la rivière ailleurs?... objecta Macrocéphale.
+
+—Bonne idée!... Ailleurs, cela veut dire au moulin des Houssaies, car
+il n'y a pas d'autre passage... Eh bien! l'Américain et ce monsieur que
+je n'ai pas l'honneur de connaître peuvent prendre leurs jambes à leur
+cou et aller garder le pont des Houssaies.
+
+—C'est cela!... s'écria Pontalès ravi d'avoir un prétexte pour
+s'éloigner du lieu probable de l'action; M. de Blois, je suis à vos
+ordres.
+
+—Et si elles viennent là-bas... demanda Robert, nous leur barrerons le
+passage?
+
+—Du tout!... répliqua Bibandier; vous vous rangerez bien poliment,
+parce que vous aurez eu le temps d'enlever cinq ou six planches du
+pont... et que la rivière est large et profonde au moulin des Houssaies.
+
+Pontalès avait froid jusqu'à la moelle des os, malgré l'étouffante
+chaleur de la soirée.
+
+Robert le prit par le bras, et ils remontèrent le cours de l'eau à
+grands pas.
+
+—Cinq ou six planches au moins!... plutôt six que cinq!... leur
+cria de loin le bon fossoyeur, car Bijou et Mignon sautent comme des
+chèvres!...
+
+Pontalès et Robert se perdaient déjà dans la nuit.
+
+—Nous autres, dit Bibandier en conduisant ses deux camarades vers
+les saules, en faction, s'il vous plaît!... Faites comme moi, M.
+Blaise; préparez votre mouchoir... Vous, père la Chicane, vous êtes
+spécialement chargé des cordes... et maintenant, du silence!
+
+Ils étaient couchés tous les trois dans l'herbe.
+
+En combinant la partie de son plan relative au pont des Houssaies,
+Bibandier avait compté sans l'étonnante vitesse des deux petits
+chevaux. Pontalès et Robert en étaient encore à déclouer la première
+planche, lorsqu'ils entendirent sur la lande le galop de Bijou et de
+Mignon. Ils se relevèrent, irrésolus, et vinrent à la tête du pont,
+sans savoir ce qu'ils allaient faire.
+
+Leur vue seule arrêta les deux jeunes filles, qui dirigèrent leur
+course vers le bac.
+
+Pontalès et Robert quittèrent alors leur poste pour les suivre de loin.
+
+Quand ils arrivèrent à Port-Corbeau, ils trouvèrent la besogne bien
+avancée. Cyprienne et Diane, un bâillon sur la bouche et garrottées
+solidement toutes les deux, étaient au fond du petit bateau.
+
+Bibandier tenait en main la perche.
+
+—Ah! ah!... dit-il en éprouvant les cordes qui liaient les jambes et
+les bras des deux jeunes filles, voilà qui est proprement fait, et vous
+savez établir un nœud, père la Chicane!
+
+—Avaient-elles les pièces?... demanda vivement Robert.
+
+—Certainement... certainement!... répliqua Bibandier; ah! avec des
+petits anges comme ça, on ferait sa fortune à Paris... Ça passe par le
+trou d'une serrure.
+
+—Donne-moi les pièces!... dit encore Robert.
+
+Bibandier le repoussa tranquillement.
+
+—On ne compte pas les manger, tes pièces, mon bonhomme!...
+murmura-t-il; mais il faut que les choses se fassent avec régularité...
+Je rendrai mes comptes quand tout sera fini... D'ici là, patience!
+
+—Je veux que tu me donnes ces papiers, répéta Robert d'un ton
+impérieux.
+
+—Le roi dit: «Nous voulons...» grommela l'ancien uhlan; moi, je veux
+que tu me laisses tranquille!... Et si tu ne me laisses pas tranquille,
+ajouta-t-il en redressant sa taille longue et maigre, je te plante là,
+mon fils... tu achèveras la besogne à ta fantaisie!...
+
+—N'insistez pas!... murmura Pontalès à l'oreille de Robert; cet homme
+veut quelques louis de plus; on les lui donnera.
+
+—Maintenant, messieurs, dit Bibandier, faites-moi le plaisir de me
+souhaiter bon voyage... Je vais partir.
+
+—Pas seul!... s'écria Robert, qui concevait de vagues soupçons; il
+faut que Blaise au moins vous accompagne!
+
+Blaise fit la grimace dans son coin, mais il n'eut pas même la peine de
+refuser.
+
+—Le petit bateau ne porterait pas quatre personnes..., objecta
+Bibandier sans rien perdre du calme singulier, mêlé d'une nuance de
+moquerie, qu'il gardait depuis le commencement de l'aventure; je veux
+bien noyer mon prochain, mais le suicide répugne à mes principes.
+
+Il entra dans la barque et mit un soin scrupuleux à écarter les deux
+jeunes filles, de droite et de gauche, pour pouvoir manœuvrer sans
+leur faire de mal.
+
+—Les deux petits chérubins seront là comme dans leur lit! dit-il en
+donnant au fond de l'eau son premier coup de perche.
+
+Personne, parmi les quatre complices du crime, ne pouvait se défendre
+d'un serrement de cœur. Tous les yeux se fixaient, par une sorte de
+fascination, sur les deux pauvres enfants couchées dans le bateau.
+La gaieté du uhlan assombrissait encore le caractère atroce de cette
+scène.
+
+Diane et Cyprienne étaient étendues sur le dos, les bras liés en croix.
+
+La lune, qui perçait maintenant çà et là les nuages déchirés, montrait
+la grâce exquise de leurs tailles et leurs pâles figures, où se lisait
+la résignation du martyre.
+
+Bibandier seul restait parfaitement à son aise en face de ce navrant
+spectacle.
+
+—Messieurs, dit-il, tandis que le bateau s'ébranlait, je vais vous
+donner un dernier bon conseil... La fête se continue là-haut... Allez
+faire, croyez-moi, un petit tour de bal... Il est toujours agréable, le
+cas échéant, de pouvoir établir un _alibi_.
+
+Ce terme de palais et de bagne sonna comme une menace aux oreilles
+des trois complices, qui se dirigèrent en silence vers le bac; mais
+Bibandier les rappela tout à coup.
+
+—Encore un service, s'il vous plaît! dit-il; j'oubliais d'embarquer
+deux pierres, pour empêcher les petites de remonter sur l'eau...
+
+Une sueur froide perça sous les cheveux de Pontalès.
+
+Ce fut Macrocéphale qui apporta les deux pierres; il pensa se trouver
+mal en regagnant le bac.
+
+Bibandier quitta enfin la rive et se laissa dériver au fil de l'eau, en
+chantant une de ces chansons lentes et tristes qui mesurent le travail
+des forçats à la fatigue.
+
+La lune s'était levée tout à fait et mettait des nuances argentées à la
+colonne de vapeur suspendue au-dessus du tournant de Trémeulé.
+
+La _Femme-Blanche_ semblait grandir et osciller lentement au-dessus du
+gouffre.
+
+Durant quelques minutes, les quatre compagnons virent la petite barque
+glisser sur l'eau calme du marais.
+
+Puis elle disparut dans les longs plis de vapeur qui formaient le
+vêtement de la _Femme-Blanche_.
+
+
+
+
+XIV
+
+PAUVRES FILLES!
+
+
+Robert de Blois, le marquis de Pontalès et leurs deux compagnons
+remontaient au manoir de Penhoël. Ils marchaient en silence. De temps
+en temps l'un d'eux se retournait, comme malgré lui, pour jeter un
+furtif regard vers le marais où la _Femme-Blanche_ se dressait aux
+rayons de la lune.
+
+Il leur semblait ouïr de loin le clapotement sinistre et sourd du
+tournant de Trémeulé.
+
+Dans le taillis qui couvrait tout le versant de la colline, une route
+était percée pour conduire à la loge de Benoît Haligan. Les quatre
+complices traversèrent cette route à cinquante pas au-dessus de la
+pauvre cabane du vieillard. Ils entendirent Benoît Haligan qui chantait
+de sa voix creuse et tremblante la prière de l'agonie.
+
+Ils pressèrent leur marche en frémissant.
+
+Comme ils arrivaient à la porte du manoir, Robert s'arrêta et releva
+brusquement la tête.
+
+—C'était nécessaire!... dit-il à voix basse; et d'ailleurs, ce qui est
+fait est fait!... Prenons le dessus, messieurs, et ne rentrons pas au
+manoir avec des figures d'enterrement!
+
+—C'est juste, dit Blaise.
+
+Et Macrocéphale ajouta:
+
+—On ne peut rien contre les faits accomplis... Je chargerai la vieille
+Yvonne, ma servante, de prier pour elles tous les soirs... Et je suis
+bien sûr que M. le marquis de Pontalès sacrifiera volontiers une
+vingtaine d'écus pour faire dire des messes...
+
+Pontalès essuya la sueur de son front.
+
+—Je donnerai vingt louis à l'église de Glénac!... balbutia-t-il,
+cinquante louis à l'église de Redon!... cent louis à l'église de
+Rennes!...
+
+—Ma foi! dit l'homme de loi naïvement, si elles ne sont pas contentes
+avec cela!...
+
+Robert et Blaise ne purent s'empêcher de rire. L'impression lugubre
+était en partie secouée, et comme, en définitive, aucun des quatre
+complices ne se repentait véritablement, ils n'eurent pas grand'peine à
+rappeler sur leurs visages le calme souriant qui convenait à ce jour de
+fête.
+
+Ils se séparèrent, afin de rentrer dans le bal par différents côtés.
+
+La danse s'était ranimée au salon de verdure. Jeunes gens et jeunes
+filles prenaient leur revanche. On se dédommageait de la longue heure
+d'ennui qu'on avait éprouvée à entendre les gémissements des trois
+Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang. Au moment de finir, le bal
+retrouve presque toujours ainsi une gaieté plus vive. A la ville,
+l'orchestre redouble de verve et d'entrain; à la campagne, les danseurs
+cabriolent, battent des mains et crient; à la Courtille, vers cette
+heure consacrée, où l'allégresse atteint son plus chaud paroxysme, on
+brise les verres, on se poche les yeux et on marche sur la tête...
+
+Les musiciens de Glénac jouaient comme des possédés. Ils avaient
+entonné cette gigue interminable, connue sous le nom de _bal breton_,
+et qui peut dérouler jusqu'à cent cinquante figures diverses, suivant
+la renommée. Danseurs et danseuses, enlevés par les cahots de cette
+musique nationale, bondissaient avec enthousiasme. On se mêlait, on
+se choquait, on tombait sur le gazon avec de grands éclats de rire.
+C'était charmant!
+
+Et les invités de Penhoël ne pouvaient plus se plaindre d'être
+abandonnés par leurs hôtes. Le maître, il est vrai, ne s'était pas
+montré de la soirée, mais Madame avait reparu, apportant de bonnes
+nouvelles de l'Ange.
+
+Elle présidait à la fête maintenant, assise auprès de Jean de Penhoël.
+Sa figure était bien pâle, mais l'effort qu'elle faisait gardait à ses
+traits réguliers et nobles une apparence de sérénité.
+
+Il n'y avait de triste que la partie respectable de l'assemblée. Ces
+dames et ces messieurs avaient regagné leur coin, et présentaient
+un aspect de plus en plus maussade. Là, toutes les figures étaient
+refrognées, tous les yeux se chargeaient de sommeil.
+
+Le chevalier adjoint et la chevalière adjointe de Kerbichel,
+madame veuve Claire Lebinihic et les trois vicomtes restaient sous
+l'impression produite par les talents des trois Grâces Baboin. De
+périodiques bâillements faisaient le tour du cercle. Les trois Grâces
+Baboin, de leur côté, regardaient avec haine la danse victorieuse et ne
+pouvaient cacher leur détestable humeur. L'Ariette avait eu, en effet,
+peu de succès; la Romance était tombée à plat, et la Cavatine, plus
+malheureuse encore, en achevant la série de glapissements déplorables
+qu'elle appelait son _grand air_, avait pu constater que le salon de
+verdure s'était changé en solitude. Seul, le petit frère Numa l'avait
+écoutée jusqu'au bout, comme c'était son rigoureux devoir.
+
+Dans ces dispositions, la galerie était un peu moins loquace que
+naguère, mais aussi son venin était plus épais et plus âcre: chaque
+coup de langue était une morsure.
+
+On allait des grands aux petits; tout le monde avait son paquet; on
+assassinait ceux qu'on n'avait pas daigné piquer au commencement de la
+soirée.
+
+Personne n'a été sans remarquer que la province, si prude et si
+peu charitable, ne choisit pas toujours ses expressions parmi les
+plus châtiées, lorsqu'il s'agit de calomnier ou de médire. Quand la
+conversation arrive à un certain degré, quand les dents grincent, quand
+les langues s'aiguisent, la province est comme le latin qui, _dans
+les mots, brave l'honnêteté_, et il n'est point rare d'entendre des
+locutions très-téméraires tomber alors des bouches les plus vénérables.
+
+En ce moment, la société faisait de la calomnie légère. Elle allait de
+l'un à l'autre, donnant à Lola, par exemple, qui s'affichait avec le
+jeune Pontalès, des épithètes extrêmement caractéristiques, déchirant
+un peu sur Penhoël absent, et risquant sur Madame des hypothèses devant
+lesquelles une valetaille insolente eût assurément reculé. Ensuite on
+passait à l'Ange, pour retomber sur quelqu'un des couples occupés à
+danser le bal breton. Puis on se demandait quelle vie menaient ces deux
+petites dévergondées, Cyprienne et Diane, qui étaient absentes depuis
+plus de deux heures!
+
+Et c'était, ma foi, très-significatif. On avait vu disparaître presque
+en même temps qu'elles ces deux grands fainéants de Robert et d'Étienne.
+
+Les trois Grâces Baboin échangeaient, à ce sujet, avec la chevalière
+adjointe de Kerbichel, des observations d'une philosophie si avancée,
+que le chevalier adjoint et les trois vicomtes avaient envie de rougir.
+
+Une chose bizarre, c'est que ces deux grands garçons d'Étienne et de
+Roger étaient revenus sans les petites! La Romance expliquait cela en
+disant que ces demoiselles avaient dû friper un peu leurs toilettes,
+pendant deux heures de promenade...
+
+—Et déranger leurs coiffures..., ajoutait l'Ariette.
+
+L'aigre Cavatine enchérissait.
+
+Et la charitable assemblée se laissait arracher quelques hargneux
+applaudissements.
+
+Étienne et Roger étaient rentrés ensemble dans le bal à peu près
+en même temps que Robert de Blois, M. le marquis de Pontalès et
+Macrocéphale.
+
+Tandis que ces derniers affectaient de se saluer en passant, comme
+gens qui ne se sont pas vus depuis longtemps déjà, Étienne et Roger
+parcouraient d'un regard triste les groupes animés des danseurs.
+
+Leur recherche s'était inutilement prolongée, et en revenant au salon
+de verdure, ils avaient l'espoir d'y retrouver Cyprienne et Diane.
+
+—Elles ne sont pas là!... dit Roger avec un gros soupir. Deux heures
+d'absence au milieu d'un bal!...
+
+La physionomie d'Étienne était mélancolique et pensive.
+
+—Nous ne les reverrons pas ce soir... murmura-t-il, et il faut que je
+sois à Redon demain avant le jour... Je ne pourrai pas lui faire mes
+adieux... Veux-tu te charger auprès d'elle de mon dernier message?
+
+—Avant de partir, répliqua Roger, tu peux encore la voir...
+
+Le jeune peintre secoua la tête.
+
+—Ce serait un moment cruel... dit-il, les heures de repos sont pour
+elles courtes et rares... Pourquoi les troubler?... Et puis, au moment
+de la séparation, je serais faible peut-être... Quand tu la verras,
+Roger, tu lui diras que je l'aimais... que je n'aimerai jamais une
+autre femme en ma vie... et qu'au prix de tout mon bonheur, je la
+voudrais voir heureuse...
+
+Sa voix tremblait. Il y avait dans son accent une sensibilité profonde
+qui faisait contraste avec ses habitudes d'insouciance et la gaieté
+leste de sa philosophie parisienne.
+
+Roger lui serra la main.
+
+—Je lui dirai que tu es le plus loyal garçon qui soit au monde!...
+répondit-il. Je lui dirai que tu as la fortune peut-être au bout de
+tes pinceaux... et que, si Dieu bénit ton travail, tu reviendras en
+Bretagne afin de la prendre pour femme.
+
+Les yeux d'Étienne étaient humides.
+
+—Merci! murmura-t-il.
+
+—Nous sommes jeunes!... reprit Roger avec un sourire ému, et Dieu est
+bon... peut-être que nous serons heureux tous ensemble quelque jour!...
+
+Pendant qu'ils causaient ainsi, Pontalès, Robert et l'homme de loi
+parcouraient le bal, et soutenaient leur rôle de gaieté forcée. Blaise
+servait des rafraîchissements, afin de faire acte de présence.
+
+Au moment où Roger prononçait ces dernières paroles, pleines d'espoir
+souriant et de foi dans l'avenir, la figure de Bibandier sortit de
+l'ombre, à quelques pas derrière lui.
+
+Le maigre visage du uhlan était couvert de pâleur; ses yeux roulaient,
+hagards, et ses cheveux mêlés se hérissaient sur son crâne.
+
+Les deux jeunes gens ne le voyaient point; par contre, les complices
+qui guettaient son arrivée l'aperçurent tous à la fois.
+
+Le sourire contraint de Robert et de Pontalès se glaça sur leurs
+lèvres. Macrocéphale aurait voulu fuir, et Blaise faillit laisser
+tomber le plateau qu'il tenait à la main.
+
+Il leur semblait à tous que le bal entier devait voir à nu leur
+détresse et deviner ce que signifiait l'apparition de ce visage livide
+du uhlan, qui se montrait à demi derrière l'une des portes du salon de
+verdure.
+
+Cette apparition ne dura, d'ailleurs, qu'un instant. Lorsque les
+quatre complices s'enhardirent à jeter vers la porte un second regard,
+Bibandier avait déjà disparu.
+
+Il prit une des allées du jardin au hasard et se dirigea vers un
+berceau désert.
+
+Sur son passage, sans savoir ce qu'il faisait, il éteignait les
+lampions, comme si la lumière eût blessé sa vue.
+
+L'obscurité se fit ainsi autour du berceau où Bibandier s'arrêta.
+
+Il n'attendit pas longtemps. Une minute s'était à peine écoulée que les
+quatre complices arrivèrent l'un après l'autre.
+
+Personne n'osait interroger.
+
+—Eh bien!... dit Bibandier d'une voix étouffée, vous ne me demandez
+pas mon histoire?
+
+Il y avait quelque chose d'étrange et de solennel dans l'émotion
+suprême de ce bandit sans cœur, qui avait conservé si longtemps, en
+face du crime, sa froide et cynique gaieté.
+
+En ce moment, tout son corps tremblait, il semblait prêt à défaillir.
+
+—Que vous est-il donc arrivé?... demanda enfin Robert.
+
+Bibandier s'appuya chancelant contre le treillage du berceau.
+
+—Elles sont mortes!... dit-il. Elles étaient bien belles toutes
+deux!... Maintenant elles sont mortes!...
+
+—Et personne ne vous a vu?... demanda Macrocéphale.
+
+—Mortes!... répéta le uhlan qui mit sa tête entre ses mains; tandis
+que je chantais en les conduisant vers le trou, elles me regardaient
+toutes deux avec leurs yeux angéliques... Je les vois encore... se
+reprit-il en frissonnant... leurs pauvres jolis corps couchés sur la
+planche...
+
+Il s'arrêta; sa voix s'embarrassait dans sa gorge.
+
+Les quatre complices l'écoutaient immobiles; une sueur froide leur
+baignait le front.
+
+—Quelqu'un n'a-t-il pas demandé, reprit-il sans relever la tête, si
+personne ne m'avait vu?...
+
+—Moi... balbutia le Hivain.
+
+—Un homme m'a vu... répondit Bibandier, et il vous a vus aussi, tous
+tant que vous êtes!...
+
+—Qui est cet homme?... demandèrent les quatre complices d'une seule
+voix.
+
+Bibandier garda le silence.
+
+Puis il reprit, comme en se parlant à lui-même:
+
+—J'avais promis! il fallait en finir... quand j'ai soulevé la première
+dans mes bras, l'autre s'est agitée au fond du bateau et j'ai vu ses
+grands yeux se remplir de larmes... Elles ne pouvaient point parler,
+mais leurs regards se cherchaient... J'ai eu pitié!... j'ai rapproché
+leurs deux visages et leurs bouches ont pu s'unir encore une fois.
+Puis je leur ai mis au cou les deux pierres que M. le Hivain m'avait
+données...
+
+ * * * * *
+
+Le surlendemain au matin, le bourg de Glénac vit une solennité.
+C'était une fête d'un genre bien différent. La petite église avait son
+portail tendu de noir, et les paysans, que nous avons vus rassemblés
+sur l'aire, autour du feu de joie de la Saint-Louis, s'échelonnaient,
+tristes et silencieux, dans le cimetière.
+
+On venait de dire la messe des morts sur deux cercueils, entourés de
+voiles blancs et ornés de ces fraîches fleurs qu'on jette, dernière
+parure, sur la tombe des jeunes filles.
+
+Nous eussions retrouvé là tous les invités du manoir; mais la famille
+n'était représentée que par un seul de ses membres, le vieil oncle
+Jean, bien que le nom de Penhoël eût été prononcé deux fois dans
+l'oraison mortuaire.
+
+Les cercueils fleuris contenaient les corps de Diane et de Cyprienne.
+
+René, Madame et l'Ange avaient manqué à la messe funèbre. Ce qui avait
+causé plus de surprise encore, ç'avait été de ne voir ni Roger de
+Launoy, ni le jeune peintre Étienne aux côtés de l'oncle en sabots.
+
+Étienne et Roger, en ce moment, étaient bien loin de Glénac. Ils
+ignoraient tous les deux les événements de la nuit de la Saint-Louis.
+
+Voici ce qui leur était arrivé:
+
+Vers le point du jour, quelques heures après la fin du bal, ils
+avaient descendu l'escalier du manoir, afin de prendre la route de
+Redon. Roger faisait la conduite à son ami.
+
+En passant sous la fenêtre des deux jeunes filles, Étienne s'arrêta, et
+Roger appela Cyprienne et Diane par leurs noms à plusieurs reprises.
+
+Point de réponse.
+
+—Elles dorment... dit Étienne qui jeta sur son épaule son petit paquet
+de voyage et partit enfin à grands pas.
+
+La route fut silencieuse entre les deux jeunes gens. A Redon, au moment
+de monter en voiture, Étienne dit à Roger en lui serrant une dernière
+fois la main:
+
+—Écoute... ce Robert te déteste presque autant que moi... et Penhoël
+n'est plus le maître... Si tu étais forcé de quitter le manoir, quelque
+jour, souviens-toi que je suis ton frère et que ma demeure, si petite
+et si pauvre qu'elle soit, sera toujours assez grande pour nous abriter
+tous deux.
+
+La voiture partit pour Rennes, et Roger resta seul.
+
+Les dernières paroles de son ami soulevaient en lui de vagues craintes,
+mais il était bien loin de penser, cependant, qu'il dût être réduit
+jamais à profiter de l'hospitalité offerte.
+
+Comme il entrait à l'auberge du père Géraud pour déjeuner, celui-ci
+lui remit une lettre arrivant par exprès du manoir.
+
+La lettre était écrite par M. Robert de Blois, et René de Penhoël avait
+mis au bas sa signature.
+
+Cela s'était fait le matin même. Robert semblait avoir profité de la
+courte absence du jeune homme pour lui porter ce coup plus à son aise.
+
+C'étaient quelques phrases sèches et sentant la raillerie où l'on
+disait à Roger, en substance, qu'il arrivait à l'âge d'homme, que les
+voyages forment la jeunesse, et que c'était pitié de le voir croupir,
+loin du monde, dans le petit bourg de Glénac.
+
+Roger lisait cela le rouge au front. La forme de ce congé le rendait
+plus cruel encore.
+
+Se voir éconduit froidement et avec moqueries, lui, le fils adoptif,
+dont l'enfance avait été entourée de tendresse, lui, qu'on avait aimé
+pendant vingt ans!
+
+Hélas! les pressentiments d'Étienne se réalisaient bien vite...
+
+Roger n'hésita pas; il avait le cœur fier, et le nom de Penhoël était
+au bas de la lettre. Il fallait partir; mais Cyprienne...
+
+Avant de quitter le pays pour toujours, sa première idée fut de
+retourner au manoir, afin de dire adieu à la pauvre fille dont il
+emportait l'amour. Ce fut la crainte de se trouver face à face avec le
+maître de Penhoël qui l'arrêta. Il s'enferma dans une des chambres du
+_Mouton couronné_, et se mit à écrire.
+
+Le papier où courait sa plume fut mouillé plus d'une fois de ses
+larmes, et pourtant, parmi ses phrases désolées, il y avait de
+l'espoir, car il était jeune et plein de courage.
+
+Il parlait pour lui et pour Étienne, dont il ne pouvait plus faire les
+adieux de vive voix; il disait aux deux sœurs:
+
+/#
+ «Nous vous aimons, nous travaillerons, nous reviendrons...»
+#/
+
+Le père Géraud fut chargé de porter la lettre que les deux pauvres
+jeunes filles ne devaient pas lire, hélas! et Roger monta à cheval pour
+courir après la voiture de Rennes.
+
+Au lieu de remettre son message, le bon aubergiste s'agenouilla dans
+l'église de Glénac et pria pour les deux pauvres filles mortes...
+
+En l'absence du maître de Penhoël et de Madame, c'étaient M. le marquis
+de Pontalès et Robert de Blois qui représentaient la famille en qualité
+d'amis, car le pauvre oncle Jean, écrasé sous sa douleur trop lourde,
+était incapable de s'occuper de rien.
+
+En cette circonstance, il fallait bien le reconnaître, le marquis,
+Robert et même M. le Hivain avaient témoigné à la famille une
+affection empressée. Il n'y avait pas jusqu'au fossoyeur de la
+paroisse, le pauvre Bibandier, qui n'eût fait preuve d'un dévouement
+très-méritoire.
+
+Les deux jeunes filles s'étaient noyées dans le marais, on ne savait
+trop comment. Les circonstances de leur fin restaient entourées d'un
+vague mystère. On disait seulement qu'ayant voulu traverser l'Oust sur
+un frêle batelet, elles avaient été emportées par le courant jusqu'à la
+_Femme-Blanche_.
+
+Le fossoyeur Bibandier avait retrouvé sur le rivage, le lendemain
+matin, des débris de la barque, et c'était lui qui avait donné l'éveil.
+
+Après une journée entière de recherches infructueuses, Pontalès, maître
+le Hivain, Robert de Blois et son domestique Blaise étaient restés
+seuls sur le lieu présumé de la catastrophe avec le fossoyeur Bibandier.
+
+Ce dernier, disait-on, avait plongé une grande partie de la nuit aux
+environs du tournant et avait fini par repêcher les deux corps. Du
+moins avait-on trouvé, le lendemain matin, deux cercueils déjà cloués à
+la porte de l'église.
+
+Les actes de décès avaient dû se faire en famille, M. de Penhoël étant
+maire.
+
+Quant au curé, c'était un petit cousin du marquis de Pontalès.
+
+D'ailleurs, personne ne songeait à douter; le malheur n'était que
+trop évident! Chacun pleurait et priait autour de ces pauvres petits
+cercueils que la terre allait sitôt recouvrir.
+
+S'il y avait des doutes parmi la foule sombre et consternée, ce n'était
+pas sur la mort elle-même, mais bien sur les circonstances qui avaient
+accompagné la mort.
+
+Cyprienne et Diane savaient conduire un bateau sur le marais aussi bien
+que pas un pêcheur de macles. Elles étaient habiles nageuses: comment
+ne pas concevoir des soupçons?
+
+Plus d'un regard défiant se fixait à la dérobée sur Pontalès et sur
+Robert.
+
+Il eût suffi d'un mot peut-être pour changer la douleur commune en
+colère, et alors, malheur aux assassins! Mais ce mot, personne ne le
+prononçait. Il n'y avait point de preuves, et certes, le crime ne
+pouvait point se lire sur les figures tranquilles du marquis et de M.
+de Blois.
+
+L'impression d'horreur, produite par la scène nocturne du Port-Corbeau,
+avait eu déjà le temps de s'effacer. En somme, ce meurtre était
+nécessaire, et s'ils frissonnaient encore en songeant aux détails
+repoussants de leur crime, en revanche, ils s'applaudissaient. La joie
+compensait bien le remords.
+
+Ils étaient là, remplaçant la famille; les paysans pouvaient voir sur
+leurs physionomies, composées habilement, une tristesse recueillie et
+calme.
+
+Les soupçons tombaient; d'ailleurs, parmi les paysans, ceux qui ne
+récitaient point la prière funèbre étaient occupés tout entiers à
+parler de la catastrophe et des pauvres enfants qu'on avaient vues,
+l'avant-veille encore, si jeunes et si belles, ouvrir le bal de la
+Saint-Louis.
+
+Hommes et femmes chuchotaient à la porte de l'église et, comme c'est
+l'habitude des bonnes gens de Bretagne, chacun cherchait dans ses
+souvenirs un présage à cette mort funeste.
+
+—Le vieux Benoît l'avait bien dit!... murmurait-on, personne ne
+voulait le croire, quand il répétait que les filles de Penhoël seraient
+trois belles-de-nuit avant le jour de sa mort... En voici deux déjà!...
+
+—Et la petite demoiselle Blanche est bien malade!...
+
+—Elles _reviendront_, les chères filles!... reprenait une ménagère en
+égrenant son chapelet.
+
+Une voix effrayée s'éleva au milieu du groupe et dit:
+
+—Elles sont déjà revenues!
+
+Chacun tressaillit et se rapprocha.
+
+C'était le petit Francin qui avait parlé. Il était tremblant et tout
+pâle.
+
+—Oui... oui... poursuivit-il en baissant les yeux, c'est moi qui ai
+dit le premier _De profundis_ pour le salut de leurs âmes... car je les
+ai vues cette nuit... et j'ai bien reconnu qu'elles étaient mortes.
+
+Le père Géraud avait fendu la presse et tenait l'enfant par le bras.
+
+—Tu les as vues?... balbutia-t-il.
+
+Le petit paysan frémissait de tous ses membres.
+
+—C'était ce matin, une heure avant le jour... dit-il, j'allais
+au marais chercher nos chevaux... j'ai vu quelque chose de blanc
+qui se remuait au pied de l'aune où l'on amarre le grand bac de
+Port-Corbeau... J'avais peur, mais j'ai pensé tout de suite aux
+demoiselles... Oh! je les ai bien reconnues!... Elles portaient les
+mêmes robes que le soir du bal!... Elles étaient là toutes deux
+agenouillées au pied de l'arbre, et il me semblait qu'elles creusaient
+la terre... J'ai fait du bruit en me sauvant, et quand je me suis
+retourné pour voir encore, elles avaient disparu...
+
+On entamait la dernière hymne sous la porte de l'église. Les paysans se
+turent et mêlèrent leurs voix émues à celles des prêtres.
+
+La _société_, qui avait occupé durant le service la place d'honneur,
+au-devant de l'autel, sortait à ce moment; la _société_ causait ici
+comme dans le salon de verdure.
+
+—Pauvres chères filles!... gémissait l'aînée des trois Grâces Baboin;
+qui aurait pensé jamais cela?...
+
+Elle essuya une larme entièrement fictive.
+
+—Ce que c'est que de nous!... soupira la Romance.
+
+Madame veuve Claire Lebinihic regardait du coin de l'œil les trois
+vicomtes pour constater l'effet produit par sa toilette de deuil.
+
+—Mesdames, dit gravement le chevalier adjoint de Kerbichel, c'est la
+loi commune.
+
+Le petit frère Numa fit observer ceci:
+
+ Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre,
+ Est sujet à ses lois;
+
+Le chevalier adjoint interrompit:
+
+ Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
+ N'en défend pas nos rois!
+
+—Ah! murmura la Cavatine, les hommes n'ont pas de cœur!... Au lieu de
+pleurer comme nous autres femmes, ils citent des passages de Bossuet ou
+de Voltaire...
+
+La porte de l'église s'ouvrit à deux battants, et le convoi sortit,
+escorté par les jeunes filles du bourg. Devant les cercueils, les
+danseuses du bal de la Saint-Louis marchaient vêtues encore de leurs
+robes blanches.
+
+L'oncle Jean, soutenu par le père Chauvette, suivait le cortége, ainsi
+que Pontalès, Robert, maître le Hivain et Blaise.
+
+—Prêtez-moi votre flacon, ma chère demoiselle, dit la chevalière
+adjointe à Églantine Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, j'ai bien peur de
+me trouver mal!...
+
+—Ma chère dame, répliqua la Romance, il faut se faire une raison,
+voyez-vous!... Dieu sait que mes sœurs et moi nous aimions les pauvres
+petites plus que personne, mais à présent tout est fini et le désespoir
+n'y fait rien!
+
+—D'ailleurs... reprit la Cavatine passant des sanglots au commérage
+par une habile tangente, faut-il beaucoup regretter la vie pour elles?
+
+Toute la partie féminine de la _société_ poussa en cœur un gros soupir.
+
+—Hélas! reprit la Romance, elles n'étaient pas heureuses!... C'est
+au point que je ne me suis pas révoltée, comme j'aurais dû le faire
+peut-être, quand on m'a parlé de suicide...
+
+La Romance prononça ces derniers mots discrètement et juste assez haut
+pour que tout le monde pût les entendre.
+
+—Oh!... mademoiselle!... se récrièrent les vicomtes.
+
+Madame veuve Claire Lebinihic et la chevalière adjointe ouvraient les
+yeux et les oreilles, flairant une médisance de haut goût.
+
+La Romance baissa la voix davantage et leva ses regards au ciel.
+
+—Je ne connais pas ces choses-là!... murmura-t-elle, mais on dit que
+quand les jeunes filles ont été trompées...
+
+—Ça arrive tous les jours!... interrompit madame Claire Lebinihic.
+
+—Et voyez!... reprit la Romance encouragée, voyez si Roger et ce
+vagabond d'Étienne ont osé paraître à l'enterrement!...
+
+On chercha des yeux les deux jeunes gens.
+
+—C'est vrai!... dit un des vicomtes, je n'avais pas songé à cela.
+
+Et dans l'esprit de chacun la mémoire des deux filles de l'oncle Jean
+fut ternie.
+
+Le convoi atteignait la partie du cimetière où se trouvaient les
+sépultures des Penhoël. Les trois Grâces Baboin gardèrent le silence,
+contentes désormais d'avoir jeté quelques fleurs sur ces pauvres
+tombes...
+
+L'aspect du cimetière était triste et morne, les chants faisaient
+trêve. Les paysans, muets et le rosaire à la main, se rangeaient autour
+des deux fosses ouvertes.
+
+Bibandier était à son poste de fossoyeur.
+
+Au moment où il étendait la main pour mettre le premier cercueil en
+terre, un bras se posa au-devant de lui et le fit reculer.
+
+En même temps une clameur sourde, mêlée de surprise et d'épouvante,
+courut dans le cercle des bonnes gens.
+
+Entre le fossoyeur et les deux bières, une sorte de fantôme, que sa
+maigreur faisait paraître d'une taille démesurée, venait de se dresser,
+sortant on ne sait d'où.
+
+Il était là si hâve et si décharné, que tous, en ce premier moment,
+crurent que la terre s'était ouverte pour lui livrer passage.
+
+Puis un nom domina les murmures de la foule.
+
+—Benoît Haligan! disait-on, Benoît le sorcier!
+
+Le voir en ce lieu était aussi étrange assurément que de voir un vrai
+spectre percer la terre.
+
+Comment avait-il quitté le grabat où sa longue agonie le clouait depuis
+des mois entiers? Quelle force mystérieuse l'avait aidé à monter la
+colline?...
+
+Chacun, dans le cimetière, regardait avec stupéfaction.
+
+Benoît se tenait droit et roide auprès des fosses. Son œil cave se
+fixa d'abord sur Bibandier, qui tourna la tête; puis sur Pontalès,
+Robert de Blois, maître le Hivain et Blaise, qui ne purent s'empêcher
+de baisser les yeux.
+
+Après quelques secondes de silence, le vieux passeur courba lentement
+sa haute taille et soupesa les deux bières l'une après l'autre.
+
+Tandis qu'il se redressait, on vit autour de sa lèvre flétrie une sorte
+de sourire...
+
+—Que Dieu prenne en pitié ceux qui vivent et ceux qui sont morts!...
+dit-il en croisant ses bras sur sa poitrine.
+
+Il salua Jean de Penhoël en l'appelant par son nom, et sortit du
+cimetière. La foule lui fit un large passage.
+
+En redescendant la colline, ses jambes amaigries chancelaient sous le
+poids de son corps, mais il ne s'arrêtait point. Il ne cessa de marcher
+qu'en atteignant le rivage de l'Oust, au pied de l'aune où le grand bac
+était amarré.
+
+Une fois là, il se mit sur ses genoux et approcha sa tête du sol qui
+semblait avoir été remué fraîchement.
+
+Ses mains ridées se joignirent, et il se laissa choir, épuisé, sur
+l'herbe en murmurant:
+
+—Que Dieu et la Vierge les protégent!...
+
+ * * * * *
+
+Au cimetière, la fête funèbre était finie, et Bibandier, achevant son
+office de fossoyeur, recouvrait de terre les tombes de Diane et de
+Cyprienne...
+
+
+
+
+XV
+
+DEUX TOMBES.
+
+
+On entendait jusque dans la chambre de l'Ange le son métallique et
+vibrant de la grande pendule du salon, qui sonnait lentement neuf
+heures.
+
+C'était le soir de la messe funèbre, dite à la paroisse de Glénac, pour
+Diane et Cyprienne de Penhoël.
+
+La veille, à ce même moment, la grande pendule du salon aurait bien
+pu sonner pendant un quart d'heure sans que personne y prît garde, au
+milieu des joyeux bruits de la fête. Mais c'était du plaisir que les
+hôtes de Penhoël étaient venus chercher au manoir; ils avaient fui
+devant ce deuil qui s'était glissé tout à coup parmi la joie promise.
+
+Que faire en une maison mortuaire? Les hôtes de Penhoël étaient tous
+partis jusqu'au dernier. A présent, au lieu des gaies rumeurs du bal,
+on avait le silence morne; au lieu de cette foule remuante et rieuse
+qui animait les verts bosquets du jardin, la solitude; au lieu des
+illuminations prodiguées, les ténèbres épaisses et muettes.
+
+On eût dit une maison abandonnée. Sur toute la façade du manoir on ne
+voyait que deux lueurs faibles et perçant à peine la soie des tentures;
+une de ces lumières brûlait chez René de Penhoël, l'autre éclairait la
+chambre de l'Ange.
+
+Madame était assise au chevet de sa fille, dont les yeux alourdis par
+les larmes venaient de se fermer depuis quelques minutes. Blanche
+dormait d'un sommeil inquiet et plein de tressaillements. La douleur
+qui l'avait navrée durant tout le jour revenait sans doute en ses
+rêves, car la pauvre enfant se plaignait et gémissait dans son sommeil.
+
+Blanche avait bien pleuré; Cyprienne et Diane n'étaient plus là, ses
+deux cousines qu'elle aimait tant! La veille encore, elle enviait leur
+sourire, et maintenant on les avait mises en terre. La pauvre Blanche
+avait subi, durant toute la journée, cette douleur pleine d'étonnement
+et d'effroi qui prend les enfants au premier aspect de la mort.
+
+A son âge et quand on n'a pas vu encore s'en aller pour jamais une
+personne chère, on ne croit pas tout de suite à l'éternelle séparation.
+L'esprit repousse longtemps l'idée de la mort, et de vagues espoirs
+s'obstinent au fond du cœur.
+
+Blanche avait pensé plus d'une fois dans la journée que tout cela était
+un songe funeste. Dès que ses paupières se fermaient, fatiguées de
+larmes, elle croyait voir les douces figures de ses cousines sourire à
+son chevet.
+
+Est-ce qu'on meurt ainsi toute jeune et toute belle? Est-ce que la
+tombe peut s'ouvrir au seuil de la salle de bal?
+
+Les yeux de l'Ange étaient rouges et humides encore. Le sommeil l'avait
+surprise, sans doute, au milieu d'une prière, car ses mains restaient
+jointes sous sa couverture. Elle était beaucoup plus changée que le
+soir de la Saint-Louis. La maladie ne pouvait point lui enlever son
+exquise beauté, mais son visage portait les traces de la souffrance
+physique et de l'affaiblissement.
+
+Il n'en fallait pas tant d'ordinaire pour que l'œil de Madame,
+attentif et inquiet, ne quittât pas un seul instant les traits de sa
+fille chérie. Mais aujourd'hui, Marthe de Penhoël tenait ses regards
+cloués au sol et semblait oublier la présence de l'Ange.
+
+Elle n'entendait pas la plainte qui s'exhalait de la bouche de sa
+fille; elle ne voyait point la pauvre enfant s'agiter sur son lit, et
+pâlir parfois tout à coup aux élancements d'une douleur plus aiguë.
+
+La figure de Marthe semblait être de pierre. Depuis la tombée du jour,
+elle était assise à la même place. Elle n'avait pas fait un mouvement.
+
+Ses yeux, fixés à terre, n'avaient point de pensée. Le sang avait
+abandonné complétement sa joue livide et comme morte.
+
+Plusieurs fois avant de s'endormir, accablée, Blanche lui avait adressé
+la parole. Point de réponse.
+
+Et c'était étrange! Madame accueillait si avidement d'ordinaire chaque
+mot tombant des lèvres de sa fille!...
+
+Elle n'entendait pas. Quand une torture trop poignante déchire l'âme,
+on devient insensible et sourd.
+
+Mais quelle était cette torture? Du vivant des filles de l'oncle Jean,
+Marthe de Penhoël était bien froide envers elles. La mort des deux
+pauvres enfants l'avait-elle donc changée au point de mettre à la place
+de sa froideur des regrets navrants et passionnés?
+
+Ou sa douleur avait-elle une autre cause?
+
+Marthe était seule, et nulle oreille amie ne s'ouvrait pour recevoir sa
+confidence. Sa pensée restait un secret entre elle et Dieu.
+
+Quand le son de la pendule du salon arriva jusqu'à son oreille, à
+travers les murailles épaisses, sa tête, qui se renversait au dossier
+de son fauteuil, se pencha en avant, comme pour écouter.
+
+Elle compta jusqu'à neuf: puis ses mains se croisèrent froides et
+blanches sur sa robe de deuil.
+
+—Neuf heures!... murmura-t-elle d'une voix brève et altérée; la
+dernière fois qu'elles chantèrent, l'heure sonna pendant le second
+couplet... Je m'en souviens, c'était neuf heures!
+
+Elle s'arrêta comme si son esprit eût écouté en songe une lointaine
+mélodie.
+
+Puis deux larmes brillèrent dans ses yeux, jusqu'alors secs et brûlants.
+
+Elle se prit à dire lentement, et comme si elle n'avait point eu la
+conscience de ses propres paroles, les derniers vers du chant des
+_Belles-de-Nuit_:
+
+ Cette brise, c'est ton haleine,
+ Pauvre âme en peine;
+ Et l'eau qui perle sur les fleurs,
+ Ce sont tes pleurs...
+
+Un long soupir souleva sa poitrine.
+
+—Toutes deux!... murmura-t-elle; s'il revient... que lui dirai-je?...
+
+En ce moment, Blanche rendit une plainte plus distincte; Madame releva
+les yeux sur elle. Mais son regard, au lieu de cet amour exclusif et
+jaloux qui l'animait naguère lorsqu'elle contemplait l'Ange, exprima
+une sorte de colère concentrée.
+
+—Mademoiselle de Penhoël!... prononça-t-elle avec un sourire amer;
+l'héritière!... Toutes les joies vous étaient dues!... Tous les
+respects... et tout l'amour!... Pour elles, rien!... Étaient-elles
+moins belles ou moins bonnes?... Mon Dieu! mon Dieu! toutes mes
+caresses étaient pour l'une, et les autres souffraient, dédaignées...
+les autres qui se dévouaient et qui mouraient pour moi!...
+
+Ses sourcils étaient froncés; son regard se fixait toujours, dur et
+froid, sur Blanche endormie.
+
+—Mademoiselle de Penhoël!... répéta-t-elle avec une amertume
+croissante; la fille de la maison!... Les autres s'asseyaient au bas
+bout de la table... et n'était-ce pas par charité qu'elles mangeaient
+le pain du manoir?...
+
+Elle se leva d'un mouvement brusque, et continua en s'adressant à
+l'Ange, comme si la pauvre enfant eût pu l'entendre:
+
+—Vous leur aviez tout pris, vous!... leur place dans le monde... leur
+héritage... jusqu'au sourire de leur mère!...
+
+Une larme vint mouiller les cils baissés de Blanche qui rêvait. La tête
+de Madame se pencha sur sa poitrine.
+
+—Jusqu'au dernier jour!... reprit-elle; oh!... il m'a fallu rester
+auprès de votre lit, tandis que des étrangers jetaient la terre bénite
+sur leur tombe!... Abandonnées!... abandonnées depuis le berceau
+jusqu'à la mort!...
+
+Elle se couvrit le visage de ses mains et garda le silence durant
+quelques minutes; puis, se redressant tout à coup, elle dit avec un
+élan de passion:
+
+—Après la mort, du moins, on peut les aimer, je pense!... Dormez
+heureuse, Blanche de Penhoël... Pour la première fois, je vais vous
+abandonner, ma fille, afin de prier pour elles!...
+
+Marthe oublia de mettre un baiser sur le front de sa fille. Elle
+traversa la chambre à pas lents et s'engagea dans les corridors du
+manoir, après avoir fermé la porte à double tour.
+
+Elle ne rencontra ni valets ni maître sur son chemin. La maison
+semblait déserte.
+
+Une fois dehors, elle pressa le pas pour se diriger vers la paroisse de
+Glénac, qui était distante d'un grand quart de lieue.
+
+Le temps était lourd et accablant comme la veille; seulement une
+brise tiède soufflait par rafales et déchirait çà et là le voile de
+nuages qui couvrait le ciel. La lune se montrait par intervalles,
+faisant sortir des ténèbres les marais et les montagnes. Cela durait
+une minute, et tout disparaissait, envahi de nouveau par la nuit
+victorieuse.
+
+Le long de la route solitaire, Marthe de Penhoël chancela plus d'une
+fois, car elle était bien faible. Plus d'une fois elle s'arrêta saisie
+d'une sorte d'épouvante, parce qu'un rayon de lune glissant tout à coup
+à travers les arbres lui montrait, couchées sur l'herbe, deux enfants
+immobiles et endormies dans leurs robes blanches...
+
+D'autres fois, quand son regard se tournait vers le marais qui
+s'étendait sur sa gauche à perte de vue, il lui semblait qu'une voix
+triste murmurait à son oreille les mélancoliques paroles du chant
+breton.
+
+C'était l'heure où les vierges mortes viennent pleurer la vie sous les
+saules. Marthe apercevait comme des ombres vagues qui se mouvaient au
+bord de l'eau. Pauvres belles-de-nuit!... Marthe était une fille de la
+Bretagne. Ses yeux se mouillaient de larmes, et ses bras s'étendaient
+vers les saules.
+
+Elle poursuivait sa route. Autour de son intelligence frappée il
+y avait comme une brume. Ses pensées flottaient, confuses. Elle se
+surprenait à sourire au milieu de ses larmes, et ne trouvait plus la
+fin de la prière commencée...
+
+Elle avait tant souffert!
+
+Le cimetière de Glénac fait le tour de la petite église, dont les
+murailles indigentes et décrépites s'élèvent à mi-coteau, dominant
+tout le passage que nous avons décrit plus d'une fois. L'unique rue
+du bourg descend tortueusement vers le marais et baigne ses dernières
+maisons dans les grandes eaux, lorsque vient le _déris_. Le tournant
+de Trémeulé est situé sur la paroisse de Glénac, et la _Femme-Blanche_
+a mis bien des fois en branle les cloches de la flèche pointue et
+bleue, pour sonner le glas des noyés. Derrière l'église il y a deux
+grands ifs, si touffus qu'on ne voit point le ciel à travers leurs
+branches. Ils dépassent en hauteur la croix de pierre qui marque, sur
+la toiture, la place de l'autel. Les vieillards disent que les pères de
+leurs grands-pères ont vu ces arbres hauts et touffus déjà: ils ont des
+siècles d'âge...
+
+Entre les deux ifs, une balustrade en bois séparait du commun des
+tombes un espace carré: c'était la sépulture de Penhoël depuis qu'on
+n'enterrait plus sous les dalles de l'église.
+
+Marthe entra dans l'enceinte où la lumière de la lune lui montra les
+deux tombes toutes fraîches et que nulle pierre ne recouvrait encore.
+
+Marthe se mit à genoux entre les deux tombes, et demeura longtemps
+immobile. L'air sentait l'orage: le vent commençait à se lever,
+fouettant l'atmosphère pesante; le gras feuillage des ifs s'agitait
+par intervalles, et la girouette de l'église, tournant à ce souffle
+incertain qui précède la tempête, jetait dans la nuit sa plainte rauque.
+
+Marthe n'entendait rien; seulement, quand le vent portait et que le
+bruit sourd du tournant de Trémeulé montait jusqu'à elle, son corps
+semblait éprouver un choc soudain.
+
+Elle savait que les cadavres des deux jeunes filles avaient été
+retrouvés sous la _Femme-Blanche_.
+
+Les minutes s'écoulaient. Marthe restait toujours muette et sans
+mouvement. Au bout d'un quart d'heure environ, elle rejeta en arrière
+ses longs cheveux qui lui couvraient le visage, car elle était sortie
+tête nue. Sans l'ombre épaisse projetée par les deux ifs, on eût pu
+voir en ce moment sur ses traits un sourire tranquille et doux.
+
+Sa douleur s'endormait en un rêve...
+
+—Diane!... dit-elle tout bas.
+
+Et comme le silence répondait seul à cet appel, Marthe se tourna vers
+l'autre tombe.
+
+—Cyprienne!... dit-elle encore.
+
+Toujours le silence.
+
+Marthe mit ses deux mains sur son cœur; un éclair se faisait dans la
+nuit de son intelligence.
+
+—C'est donc bien vrai!... murmura-t-elle. Je ne verrai plus
+leur sourire!... Elles sont là toutes deux dans la terre!...
+M'entendent-elles?... Savent-elles comme je les trompais... et tout ce
+qu'il y avait pour elles d'amour au fond de mon cœur?...
+
+Elle joignit ses mains sur ses genoux; ses yeux ne pouvaient point
+pleurer, mais dans sa voix brisée il y avait des larmes.
+
+—Pauvres enfants! reprit-elle; pauvres enfants chéris!... Belles
+âmes qui viviez de dévouement et de tendresse! Elles se croyaient
+dédaignées... Autour d'elles, il n'y avait que froideur... et jamais
+une plainte!... Il y a deux jours encore, quand je les trouvai
+agenouillées à mes côtés comme deux anges consolateurs, elles me
+parlèrent de mourir pour moi... Et moi je n'eus que des paroles
+de raillerie!... Oh! pitié!... pardon!... je vous aimais! je vous
+aimais!...
+
+Des pleurs brûlants inondaient maintenant sa joue, et des sanglots
+soulevaient sa poitrine haletante.
+
+—Je vous aimais!... poursuivit-elle en faisant signe de presser contre
+son cœur une personne chère; Dieu le savait... Dieu voyait mes larmes
+et connaissait mon martyre!... Oh! vous ne souffriez pas seules,
+pauvres enfants!... Et maintenant que vous êtes des saintes dans le
+ciel, priez pour moi qui reste après vous à souffrir!...
+
+Elle n'avait plus de voix. Le silence régna dans le cimetière.
+
+Quand Marthe reprit la parole, son accent était doux et tout plein de
+caresses.
+
+—Dieu est bon..., dit-elle; je sens bien que je ne serai pas
+longtemps sans vous revoir... Que de baisers quand nous serons toutes
+ensemble!... Je ne me cacherai plus... Je vous montrerai mon âme...
+Nous aimer!... nous aimer!... ce sera notre joie dans le paradis!
+
+Elle tressaillit et releva tout à coup sa taille affaissée.
+
+—Blanche!... dit-elle, comme si une voix eût murmuré ce nom à son
+oreille; c'est vrai... je l'avais oubliée...
+
+Puis elle ajouta avec amertume:
+
+—Toujours elle entre vous et moi... Toujours!... Et vous l'aimiez,
+pauvres martyres, cette enfant heureuse qui vous prenait ma
+tendresse... Blanche!... oui, je suis sa mère... il faut que je veille
+sur elle... et je n'ai pas le temps de rester avec vous!...
+
+Avant de se relever, elle toucha de ses lèvres la terre humide qui
+recouvrait les deux tombes.
+
+—Au revoir!... murmura-t-elle, je reviendrai demain.
+
+Elle sortit du cimetière. Tandis qu'elle reprenait la route parcourue,
+le vent, qui gagnait à chaque instant en violence, la frappait au
+visage. Au bout de quelques minutes, l'espèce de voile qui était sur
+son esprit se déchira. Durant l'heure qui venait de s'écouler, elle
+avait agi et parlé comme en un rêve. Maintenant elle se retrouvait tout
+à coup en face de la réalité; la pensée de sa fille envahissait de
+nouveau son cœur.
+
+Elle n'avait pas tout perdu, puisque Blanche lui restait, Blanche son
+cher trésor!...
+
+Si on lui eût rappelé l'amertume récente de ses paroles, alors qu'elle
+s'agenouillait entre les deux tombes, Marthe n'y aurait point voulu
+croire.
+
+Reprocher à l'enfant adorée l'amour qu'on lui prodiguait, n'était-ce
+pas un blasphème?
+
+Marthe pressait le pas.
+
+Elle se disait que l'Ange se serait peut-être réveillée durant son
+absence, et qu'elle aurait appelé en vain.
+
+Elle se voyait d'avance rentrant dans la chambre un moment désertée
+et s'élançant vers le petit lit pour couvrir de baisers le front de
+l'Ange.... de l'Ange qui souriait contente et guérie....
+
+Oh! il y avait encore du bonheur dans sa misère!
+
+Ces pauvres cœurs frappés prennent tout à l'extrême. Ils n'ont plus de
+règle parce que leur force est brisée. On les voit passer du désespoir
+à l'allégresse, et tout sentiment chez eux semble exalté par une sorte
+de fièvre.
+
+L'âme de Marthe s'inondait de joie. Blanche était tout pour elle en ce
+moment. Toutes ses facultés d'aimer se rattachaient à Blanche.
+
+Le même paysage triste était toujours autour d'elle: la colline, tantôt
+ensevelie dans la nuit, tantôt effleurée par la lueur pâle qui tombait
+de la lune; le marais immense et plat, au milieu duquel se dressait
+la fantastique figure de la _Femme-Blanche_, qui aurait dû lui parler
+encore des deux jeunes filles mortes...
+
+Mais elle ne voyait plus avec les mêmes yeux. Il lui semblait que la
+nuit souriait au-devant de ses pas. Elle était forte; sa marche ne
+chancelait plus. Elle se hâtait, consolée, parce qu'elle voyait briller
+au loin, sur la façade sombre du manoir, la lumière qu'elle avait
+laissée dans la chambre de sa fille...
+
+ * * * * *
+
+Vers cette même heure, un cavalier suivait la route de la Gacilly à une
+demi-lieue de Redon.
+
+Ce cavalier avait la même pensée que Madame, et son cœur joyeux
+battait bien fort au souvenir de Blanche qu'il allait revoir.
+
+C'était Vincent de Penhoël arrivant de Brest, à l'aide des pièces d'or
+que Berry Montalt, le nabab de Mascate, lui avait données.
+
+Vincent avait payé le capitaine anglais et s'était dirigé vers
+l'Ille-et-Vilaine, sans passe-port, au risque de tomber entre les mains
+de la justice. Il était si pressé de revoir Penhoël!
+
+Il poussait son cheval, et ne s'inquiétait guère plus que Madame de
+l'orage menaçant, qui courbait déjà les branches flexibles des taillis.
+
+Comme il arrivait à la hauteur du bourg de Bains, dans ce même chemin
+creux où nous avons vu l'armée du uhlan Bibandier arrêter jadis
+Robert et Blaise, il entendit au-devant de lui le pas d'un cheval, et
+l'instant d'après un cavalier passa au grand galop à son côté.
+
+Vincent crut apercevoir confusément que le cheval portait un double
+fardeau, un homme et une femme.
+
+Cela ne le regardait point assurément, et pourtant son cœur se serra.
+
+Sans se rendre compte de ce qu'il faisait, il appela le cavalier et le
+somma de s'arrêter.
+
+Mais celui-ci avait déjà disparu à un coude de la route. Vincent n'eut
+point de réponse.
+
+Un irrésistible instinct lui fit tourner la tête de son cheval; il fit
+même quelques pas en arrière, et la pensée que l'inconnu était beaucoup
+mieux monté que lui put seule l'arrêter.
+
+Il continua sa route vers Penhoël la tête basse et frappé par un
+pressentiment triste qu'il ne pouvait point secouer...
+
+ * * * * *
+
+Madame venait de rentrer au manoir de Penhoël. Les corridors étaient
+toujours déserts. Elle trouva la porte de l'Ange fermée à double tour
+comme elle l'avait laissée.
+
+Elle fit tourner vivement la clef dans la serrure et s'élança vers le
+lit les bras tendus, le sourire aux lèvres.
+
+Le lit était vide.
+
+Madame ne perdit point son sourire.
+
+—Petite méchante, murmura-t-elle, qui a voulu me punir de l'avoir
+laissée seule un instant!...
+
+Elle chercha en se jouant derrière les rideaux et sous les portières.
+
+—Blanche!... appela-t-elle sans élever la voix, où es-tu?
+
+Blanche ne répondait pas.
+
+Madame ouvrit les portes des cabinets et en fouilla les moindre recoins.
+
+—Blanche!... répétait-elle d'une voix altérée déjà; ne cherche pas à
+m'effrayer plus longtemps, ma fille... Si tu savais, je n'ai que trop
+de raisons de craindre!... Blanche!... Blanche!... je t'en prie!...
+
+Elle tremblait; mais elle souriait encore.
+
+Tout à coup elle poussa un grand cri et se laissa choir sur ses deux
+genoux.
+
+Elle venait de voir la fenêtre ouverte et la tête d'une échelle dont
+les derniers barreaux dépassaient le balcon...
+
+
+FIN DU DEUXIÈME VOLUME.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ TABLE DES MATIÈRES
+ DU DEUXIÈME VOLUME.
+
+ Deuxième partie.
+ Le manoir.
+ (Suite.)
+
+ III Mystères. 1
+ IV Mère et fille. 27
+ V Diane et Cyprienne. 47
+ VI Un coin du voile. 67
+ VII Sous la Tour-du-Cadet. 87
+ VIII Maître le Hivain. 107
+ IX Rendez-vous. 129
+ X Prédictions. 149
+ XI Conciliabule. 163
+ XII Petits démons. 183
+ XIII Deux pierres. 205
+ XIV Pauvres filles! 219
+ XV Deux tombes. 245
+
+
+ Corrections.
+
+ Pages 3, 7, 14, 52: «Babouin» remplacé par «Baboin»
+ (Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang).
+ Page 6: «un» remplacé par «une» (une partie du cercle).
+ Page 19: «désappoinié» par «désappointé» (Roger était presque
+ désappointé).
+ Page 51: «Carentoire» par «Carentoir» (entre Redon et Carentoir).
+ Page 58: «Halligan» par «Haligan» (Benoît Haligan les avait
+ tenues).
+ Page 62: «tournois» par «tournoi» (dans ce grand tournoi).
+ Page 123: «close» par «clause» (frappées d'une clause de réméré).
+ Page 129: «atttendre» par «attendre» (pour attendre Robert de
+ Blois).
+ Page 131: «Carantoir» par «Carentoir» (entre Redon et Carentoir).
+ Page 133: «une» par «un» (un espace de quelques pieds carrés).
+ Page 167: «décendre» par «défendre» (défendre Penhoël malgré lui).
+ Page 171: «queston» par «question» (l'homme en question).
+ Page 196: «quant» par «quand» (quand il fallait traverser un
+ taillis).
+ Page 237: «a» par «as» (Tu les as vues).
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Les belles-de-nuit, Tome II, by Paul Féval
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44613 ***
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+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44613 ***</div>
+
+<div class="box" id="au_lecteur">
+<p>Au lecteur:</p>
+
+<p>L'orthographe d'origine a été conservée, mais quelques erreurs
+typographiques évidentes ont été corrigées.</p>
+
+<p><span class="screenonly">Pour voir ces corrections, faites glisser votre souris, sans cliquer,
+sur un mot souligné <ins title="texte original">en pointillés gris</ins> et le texte d'origine apparaîtra.</span>
+<span class="handonly">La <a href="#cor_list">liste</a> de ces corrections se trouve à la fin du texte.</span></p>
+
+<p>Une <a href="#toc">table des matières</a> a été ajoutée.</p>
+</div>
+
+<p class="sep4 cent">LES<br />
+<span class="t1">BELLES-DE-NUIT.</span></p>
+
+<hr class="hr50" />
+
+<p class="cent t4 sepb">IMPRIMERIE DE G. STAPLEAUX.</p>
+
+<div class="npage">
+
+<h1><span class="t4">LES</span><br />
+<span class="t2">BELLES-DE-NUIT</span></h1>
+
+<p class="sep2 cent"><span class="t4">OU</span></p>
+
+<p class="cent t2"><b>LES ANGES DE LA FAMILLE</b></p>
+
+<p class="sep2 cent t4">PAR</p>
+
+<p class="cent t2"><b>Paul Féval.</b></p>
+
+<div class="figcenter" style="width: 300px;">
+<img class="sep2" src="images/im-01.jpg" width="300" height="125" alt="TOME II" title="TOME II" />
+</div>
+
+<p class="sep2 cent t2">BRUXELLES.</p>
+
+<p class="cent">MELINE, CANS ET C<sup>ie</sup>, LIBRAIRES-ÉDITEURS.</p>
+
+<table summary="Éditeurs associés">
+<tr>
+ <td style="border-right: solid 1px; padding-right: 1em;"><p class="cent t4"><b>LIVOURNE.</b><br />
+ MÊME MAISON.</p></td>
+ <td style="padding-left: 1em; padding-right: 1em;"><p class="cent t4"><b>LEIPZIG.</b><br />
+ J. P. MELINE.</p></td>
+</tr>
+</table>
+
+<hr class="mini" />
+
+<p class="cent t2">1850</p>
+
+</div>
+
+<h2 id="Page_1">DEUXIÈME PARTIE.<br />
+<b>LE MANOIR.</b><br />
+<span class="t4">(SUITE.)</span></h2>
+
+<div class="figcenter" style="width: 150px;">
+<img class="sep2" src="images/filet.jpg" width="150" height="11" alt="" title="" />
+</div>
+
+<h3 style="margin-top: 2em;">III<br />
+<b>MYSTÈRES</b>.</h3>
+
+<p>La partie grave et discrète de l'assemblée,
+qui se respectait trop pour prendre part à la
+danse, commençait à trouver le bal monotone
+et long. Les commérages languissaient, parce
+qu'on avait déjà médit de tout le monde. L'évanouissement
+de Blanche fit à l'ennui naissant
+une diversion tout agréable et vint raviver l'entretien.</p>
+
+<p>Ce cercle respectable se composait de trois
+vicomtes, qui avaient été des hommes à succès
+<span class="pagenum" id="Page_2">2</span>
+dans leur jeunesse au temps des états de Bretagne,
+d'une demi-douzaine de bourgeois qu'on
+avait laissés se décrasser et mettre un <i>de</i> au-devant
+de leurs noms, parce qu'ils avaient mille
+écus de rente, et d'un nombre à peu près égal
+de dames antiques, portant, avec une solennité
+impossible à décrire, le ridicule orgueilleux de
+leur toilette et la laideur choisie de leurs visages.</p>
+
+<p>On remarquait surtout trois petites personnes,
+toutes trois également jaunes, sèches, roides et
+vêtues de robes de soie violette d'une ancienneté
+incontestable. Bien qu'elles fussent encore célibataires,
+aux environs de la cinquantaine, ce
+qui déprécie, elles donnaient le ton à la <i>société</i>,
+parce que leur talent de médire était hors ligne,
+et que chacun de leurs coups de langue emportait
+net le morceau. Leurs rivales elles-mêmes,
+madame la chevalière de Kerbichel, épouse de
+l'adjoint au maire de Glénac, et madame Claire
+Lebinihic, jeune veuve à peine âgée de quarante-cinq
+ans, autour de laquelle soupiraient les
+trois vicomtes, étaient forcées de reconnaître la
+supériorité des demoiselles Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang.</p>
+
+<p>Il faut dire qu'elles avaient tout pour elles.
+L'aînée, mademoiselle Amarante, chantait, en
+s'accompagnant de la guitare, l'ariette légère; la
+seconde, mademoiselle Églantine, la tremblante
+<span class="pagenum" id="Page_3">3</span>
+romance; la troisième, mademoiselle Héloïse,
+attaquait, toujours avec la guitare, le grand
+morceau de caractère.</p>
+
+<p>A cause de cela, le jeune M. de Pontalès, à
+qui tout était permis parce qu'il était l'héritier
+de son père, les avait surnommées en masse les
+trois Grâces, et en détail <i>l'Ariette</i>, <i>la Romance</i>,
+et <i>la Cavatine</i>.</p>
+
+<p>Elles avaient un petit frère, M. Numa <ins id="cor_1" title="original: Babouin">Baboin</ins>-des-Roseaux-de-l'Étang,
+qui se tenait un peu à
+l'ombre de leur gloire, mais qui, néanmoins,
+passait pour un fort agréable joueur de reversi.</p>
+
+<p>Quand Madame, aidée de l'oncle Jean, eut
+emmené Blanche, l'imposante réunion se rassit.
+Ses membres se regardèrent durant quelques
+secondes en silence.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà déjà deux fois que la pauvre petite
+demoiselle se trouve mal aujourd'hui!... dit le
+père Chauvette, qui seul, parmi tout ce monde
+aigre et roide, représentait l'élément charitable.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne voudrais rien dire d'inconvenant,
+murmura madame Claire Lebinihic, mais c'est
+tout à fait comme cela que j'étais la première
+année de mon mariage.</p>
+
+<p>Les trois Grâces baissèrent les yeux. Les trois
+vicomtes eurent un sourire très-égrillard.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous remarqué, reprit l'adjoint, chevalier
+de Kerbichel, hobereau taillé en Hercule
+<span class="pagenum" id="Page_4">4</span>
+et qui portait de jolies petites boucles d'oreilles,
+avez-vous remarqué comme le fils Pontalès a fait
+des yeux au Robert de Blois quand mademoiselle
+est tombée?</p>
+
+<p>&mdash;C'est un joli garçon!... répliqua la Romance.</p>
+
+<p>&mdash;Un franc mauvais sujet! appuyèrent l'Ariette
+et la Cavatine en donnant à ce mot une
+acception toute flatteuse.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je voudrais bien savoir, reprit la
+Romance, c'est le sentiment de M. de Penhoël
+sur les assiduités du fils Pontalès auprès de madame
+Lola...</p>
+
+<p>Le cercle entier sourit.</p>
+
+<p>&mdash;Madame Lola!... madame Lola!... répéta
+la chevalière de Kerbichel, ces créatures ont des
+noms à elles.</p>
+
+<p>&mdash;Quant à cela, madame, repartit la Romance
+qui se crut attaquée dans son doux nom
+d'Églantine, tout le monde n'est pas forcé de
+s'appeler Suzon ou Fanchette, comme les filles
+du commun!...</p>
+
+<p>Madame de Kerbichel s'appelait Fanchon. Le
+cercle rit encore, excepté le chevalier-adjoint,
+qui secoua le tabac de son jabot d'un air mortifié.</p>
+
+<p>&mdash;Tout cela n'empêche pas, reprit l'Ariette,
+qu'il se passe de drôles de choses dans cette maison!...
+<span class="pagenum" id="Page_5">5</span>
+Les maîtres font les honneurs, Dieu sait
+comme!... Voici madame partie; où est monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;En conférence avec le marquis de Pontalès,
+répondit le frère Numa.</p>
+
+<p>&mdash;En bonne conscience, voulut dire le père
+Chauvette, on peut bien avoir des affaires...</p>
+
+<p>Mais personne n'avait la simplicité d'accorder
+la moindre attention au pauvre maître d'école.</p>
+
+<p>&mdash;Toujours avec le marquis! poursuivit
+l'Ariette.</p>
+
+<p>&mdash;Et avec l'homme de loi! ajouta la Cavatine.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit la Romance d'un ton capable, des
+gens bien informés prétendent que Penhoël file
+un mauvais coton, pour parler comme les gens
+du peuple... Il emprunte sans cesse de l'argent
+au marquis, et l'homme de loi le Hivain sait des
+choses qui étonneraient bien du monde!</p>
+
+<p>&mdash;C'est que la Lola aime trop les dentelles!
+dit l'un des vicomtes.</p>
+
+<p>&mdash;Et les cachemires, ajouta un second
+vicomte.</p>
+
+<p>&mdash;Et les diamants, ajouta le troisième
+vicomte.</p>
+
+<p>&mdash;Et tout cela coûte de l'argent! fit observer
+madame Claire Lebinihic: rien que mon châle
+de noces, qui n'était pas de l'Inde pourtant, valait
+cent cinquante écus...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_6">6</span>
+&mdash;Et puis tant de charges! reprit la chevalière
+de Kerbichel; c'est la maison du bon Dieu
+que ce manoir!... On y mange et on y boit
+toute la journée... Je vous demande un peu si
+ce n'est pas de la folie que de nourrir à rien
+faire ce grand garçon de Roger de Launoy?</p>
+
+<p>&mdash;Et ce barbouilleur qui est venu de Paris
+pour mettre du rouge et du bleu sur les murailles?
+dit la Romance.</p>
+
+<p>&mdash;Permettez, chère s&oelig;ur, interrompit le
+frère Numa qui était méchant, lui aussi, quand
+il pouvait; ces deux messieurs ne sont pas si
+complétement inutiles que vous voulez bien le
+dire.</p>
+
+<p>&mdash;A quoi servent-ils, s'il vous plaît?</p>
+
+<p>&mdash;A quoi?... Je n'en sais rien... mais si vous
+me demandiez à qui...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! s'écrièrent à la fois Églantine,
+Héloïse et Amarante, enchantées de l'esprit de
+leur frère; voilà qui est adorable!</p>
+
+<p>Et comme <ins id="cor_2" title="original: un">une</ins> partie du cercle ne comprenait
+point, la Romance ajouta en baissant pudiquement
+ses paupières jaunes et dépouillées:</p>
+
+<p>&mdash;Mon frère veut dire qu'ils servent aux
+deux petites filles de l'oncle Jean...</p>
+
+<p>Tonnerre d'applaudissements des vicomtes;
+gros rires de l'assemblée en ch&oelig;ur. Le mot valait
+bien cela.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_7">7</span>
+&mdash;Ah! mademoiselle!... mademoiselle!...
+commença le bon maître d'école avec reproche.</p>
+
+<p>Mais sa voix fut couverte par celle du chevalier-adjoint
+de Kerbichel, qui avait l'intelligence
+lente et qui riait toujours après coup.</p>
+
+<p>Numa <ins id="cor_3" title="original: Babouin">Baboin</ins>-des-Roseaux-de-l'Étang, alléché
+par le succès qu'il venait d'obtenir, désira
+un nouveau triomphe.</p>
+
+<p>&mdash;Pourriez-vous me dire, mesdames, demanda-t-il
+d'un air innocent, si c'est à madame
+de Penhoël ou à sa fille que M. Robert de
+Blois <i>fait attention</i>?</p>
+
+<p>&mdash;A la fille, répondit la chevalière de Kerbichel.</p>
+
+<p>&mdash;A la mère, ripostèrent les vicomtes.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, ceci est une question, dit gravement
+la Romance. Je ne sais pas si vous avez
+vu comme moi que M. Robert de Blois échangeait
+certains signes avec Madame pendant la
+contredanse?...</p>
+
+<p>&mdash;J'ai vu cela, dit Kerbichel.</p>
+
+<p>&mdash;Moi aussi!</p>
+
+<p>&mdash;Moi aussi!</p>
+
+<p>&mdash;Et avez-vous remarqué la manière dont
+Madame a repoussé M. de Blois quand celui-ci
+a voulu relever Blanche évanouie?</p>
+
+<p>Tout le monde répondit affirmativement.</p>
+
+<p>La Romance poursuivit en baissant la voix
+<span class="pagenum" id="Page_8">8</span>
+et en prenant cet air timide qui annonçait toujours
+quelque méchanceté noire:</p>
+
+<p>&mdash;Quand on repousse ainsi un homme, c'est
+qu'on le connaît beaucoup... beaucoup!... beaucoup!!...</p>
+
+<p>&mdash;C'est juste... dit avec goguenardise la partie
+masculine de l'assemblée.</p>
+
+<p>&mdash;Comme mademoiselle Églantine sait ces
+choses-là! murmura la chevalière de Kerbichel,
+qui avait une vengeance à exercer.</p>
+
+<p>&mdash;En outre, reprit la Romance, comment
+expliquer ce mouvement si brusque, sinon par
+un petit grain de jalousie?...</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai!... opina derechef l'assemblée
+convaincue; c'est pourtant vrai!...</p>
+
+<p>Le pauvre maître d'école n'essaya pas même
+de protester, tant il se sentait faible contre le
+sentiment général.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi va le monde! reprit encore la Romance;
+M. de Penhoël achète des cachemires à
+la Lola... il fait peindre son manoir du haut en
+bas pour la Lola... il plante des salons de verdure,
+il tend de soie les vieilles chambres que
+ses pères habitaient bien toutes nues!... Pendant
+ce temps-là madame s'ennuie... Elle est
+bien conservée au moins!...</p>
+
+<p>&mdash;Elle est encore très-jolie femme!</p>
+
+<p>&mdash;Que faire quand on est délaissée?... Elle
+<span class="pagenum" id="Page_9">9</span>
+remarque un beau cavalier... Mon Dieu, je
+n'affirme rien!... Ce n'est pas moi, Dieu merci,
+qui voudrais faire des cancans sur une famille
+riche et respectable... mais je dis que si cela
+était... Enfin, soyons de bon compte, tout est
+possible! Il ne faudrait pas être trop sévère à
+l'égard de la pauvre dame...</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi non, répliquèrent les vicomtes,
+Penhoël ne l'aurait pas volé!...</p>
+
+<p>Le bal se poursuivait, mais languissant et
+triste désormais. Diane et Cyprienne, qui tout
+à l'heure égayaient si franchement la fête, ne
+pouvaient plus cacher leur tristesse. Elles essayaient
+encore pourtant, et semblaient s'exciter
+mutuellement à sourire.</p>
+
+<p>A chaque instant leurs yeux inquiets se tournaient
+vers l'entrée du salon de verdure.</p>
+
+<p>On eût dit qu'elles restaient là maintenant à
+contre-c&oelig;ur, et qu'une mystérieuse tâche les
+appelait loin du bal.</p>
+
+<p>L'annonce de l'accident arrivé à Blanche de
+Penhoël avait franchi l'enceinte du jardin et
+produit plus d'effet encore, peut-être, sur l'aire
+que dans le salon de verdure. La danse rustique
+avait fini; tandis que le feu de joie éteignait ses
+dernières lueurs, jeunes gars et jeunes filles s'étaient
+rassemblés en cercle autour des vieillards,
+assis à la porte de la ferme.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_10">10</span>
+Il n'y avait plus, sur le milieu de l'aire, que
+M. Blaise, qui se promenait les mains dans ses
+poches et affectait de ne point vouloir mêler son
+importante personne à toute cette populace.</p>
+
+<p>On parlait bas dans le groupe des paysans, justement
+à cause de M. Blaise, qui passait pour
+avoir l'oreille fine.</p>
+
+<p>Le père Géraud tenait le centre du groupe et
+interrogeait un petit garçon qui venait de sortir
+du jardin, où il avait servi des rafraîchissements
+aux hôtes de Penhoël.</p>
+
+<p>&mdash;Conte-nous ce que tu as vu, petit Francin,
+disait le bon aubergiste du <i>Mouton couronné</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Tout le monde regardait la Lola, répondit
+l'enfant. Quelle belle fille tout de même! Je ne
+sais pas ce qu'elle a autour de son cou qui brille
+comme des charbons allumés... mais les dames
+et les messieurs disaient qu'il y avait là de quoi
+racheter la Forêt-Neuve!... Tout d'un coup la
+petite demoiselle a crié... j'ai regardé comme les
+autres, et je l'ai vue couchée par terre... Il n'y
+avait auprès d'elle que M. de Blois... Quand il a
+voulu la relever, oh! si vous aviez vu Madame
+arriver sur lui!... j'ai cru qu'elle allait l'étrangler...</p>
+
+<p>&mdash;Elle n'a rien dit? demanda le père Géraud.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_11">11</span>
+&mdash;Non fait!... mais on voyait bien qu'elle
+avait son idée... C'est M. de Blois, bien sûr, qui
+a fait du chagrin à l'Ange!...</p>
+
+<p>Un menaçant murmure courut parmi les
+paysans.</p>
+
+<p>Le père Géraud passa le revers de sa main sur
+son front.</p>
+
+<p>&mdash;Oui... oui... pensa-t-il tout haut, cet
+homme-là est le malheur de Penhoël!... Et c'est
+moi qui lui ai enseigné le chemin du manoir!...
+Qu'auriez-vous fait, vous autres? ajouta-t-il avec
+brusquerie en s'adressant aux vieux métayers
+qui l'entouraient. Il arriva chez moi... il me
+parla de l'aîné... voyez-vous, on ne devine pas
+ces choses-là, bien sûr qu'il a connu notre
+M. Louis quelque part!... Quand il me dit qu'il
+était l'ami de Penhoël, moi je lui aurais donné
+le dernier écu de ma bourse!...</p>
+
+<p>Il mit sa tête grise entre ses deux mains, et
+poussa un gros soupir.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, allons, père Géraud, dit le fermier
+du Port-Corbeau, les temps sont mauvais pour
+nos maîtres, mais ça pourra revenir... Et quant
+à ce qui est de vous, tout le monde sait bien
+que vous êtes un bon c&oelig;ur!... Penhoël est riche,
+après tout!...</p>
+
+<p>&mdash;Riche?... interrompit l'aubergiste de Redon;
+si vous saviez!...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_12">12</span>
+Les métayers se rapprochèrent curieusement.</p>
+
+<p>Mais le vieux Géraud n'en voulait point dire
+davantage.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi qui lui ai montré le chemin du
+manoir! répéta-t-il, comme si cette idée l'eût
+poursuivi sans cesse; c'est moi!... Écoutez!...
+avant de monter jusqu'à la ferme, je suis
+entré tantôt chez Benoît Haligan, qui est bien
+près de mourir... car tous ceux qui aiment Penhoël
+s'en vont les uns après les autres!... le pauvre
+Benoît a le <i>grolet</i><a name="FNanchor_1" id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a> sur sa paillasse. Ce n'est
+pas d'hier qu'il a dit pour la première fois que
+l'Ange et les deux filles de Jean de Penhoël
+feraient trois pauvres <i>belles-de-nuit</i>, avant le
+déris de l'hiver qui vient... Il m'a dit encore,
+poursuivit le père Géraud en baissant
+la voix davantage, que notre M. Louis reviendrait
+quelque jour... mais qu'il reviendrait trop
+tard!</p>
+
+<div class="footnote">
+<p><span class="label"><a name="Footnote_1" id="Footnote_1" href="#FNanchor_1">[1]</a></span> Le râle de la mort.</p>
+</div>
+
+<p>Le père Géraud se tut, et il se fit un silence
+autour de lui.</p>
+
+<p>Chacun avait le c&oelig;ur serré. Cette fête, commencée
+dans la joie, s'achevait morne et lugubre.</p>
+
+<p>La plupart des paysans rassemblés dans l'aire
+n'avaient pas donné grande attention jusqu'alors
+<span class="pagenum" id="Page_13">13</span>
+aux vagues menaces qui pesaient sur la maison
+de Penhoël; mais, ce jour-là, personne ne doutait:
+on sentait en quelque sorte le malheur planer
+au-dessus du manoir.</p>
+
+<p>Les jeunes gars oubliaient de parler d'amour à
+leurs promises, et le tonneau de cidre, encore
+plein aux trois quarts, ne couronnait plus de
+mousse petillante la grande écuelle qui, dans
+ces sortes d'occasions, faisait si joyeusement
+d'ordinaire le tour de l'assemblée.</p>
+
+<p>Un seul fidèle restait auprès du tonneau, un
+pauvre diable maigre comme un clou, qui buvait
+avec acharnement, couché tout de son long
+dans la poussière.</p>
+
+<p>Personne ne daignait lui parler, pas même
+l'Endormeur, bien que le pauvre diable fût sa
+vieille connaissance, l'ex-uhlan Bibandier.</p>
+
+<p>Bibandier fumait sa pipe en philosophe et
+semblait se soucier assez peu du mépris général.
+Il fumait et buvait comme s'il se fût engagé à
+vider tout seul le grand tonneau de cidre.</p>
+
+<p>Dans le groupe rassemblé à la porte de la
+ferme, ce fut le petit Francin qui rompit le silence.</p>
+
+<p>&mdash;M. Blaise!... dit-il tout à coup.</p>
+
+<p>Le domestique de Robert de Blois s'avançait
+en effet à pas comptés vers le groupe des paysans.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_14">14</span>
+&mdash;Eh bien, mes enfants!... cria-t-il de loin,
+ne boit-on plus à la santé du roi et de M. le
+maire?</p>
+
+<p>Personne ne répondit. Le père Géraud s'était
+redressé.</p>
+
+<p>&mdash;Petit Francin, murmura-t-il rapidement,
+retourne au jardin... Tu viendras nous dire s'il
+y a du nouveau...</p>
+
+<p>Puis il ajouta en se tournant vers les vieux
+métayers assis à ses côtés:</p>
+
+<p>&mdash;Vous autres, j'aurai à vous parler après la
+veillée... Il ne sera pas dit que personne n'a fait
+un pas ou donné un écu pour sauver Penhoël!...</p>
+
+<p>Blaise entrait dans le cercle tenant à la main
+la grande écuelle pleine.</p>
+
+<p>Le petit Francin remontait en courant vers le
+jardin du manoir.</p>
+
+<p>La partie grave de l'assemblée était en ce
+moment maîtresse du terrain. Les trois demoiselles
+<ins id="cor_4" title="original: Babouin">Baboin</ins>-des-Roseaux-de-l'Étang et les autres
+membres de la société avaient quitté leurs
+postes pour envahir le gazon, occupé naguère
+par les danseurs. L'orchestre chômait. Quelques
+gens avisés voyaient venir avec effroi le moment
+où Églantine, Héloïse et Amarante allaient demander
+leur redoutable guitare, sous prétexte de
+ranimer la fête. L'espoir secret que nourrissaient
+<span class="pagenum" id="Page_15">15</span>
+ces aimables personnes de faire entendre, savoir:
+Amarante son ariette, Églantine sa romance,
+et la jeune Héloïse son grand morceau d'opéra,
+leur donnait des airs un peu moins revêches et
+les empêchait surtout d'invectiver trop aigrement
+les Penhoël, qui abandonnaient ainsi leurs
+hôtes au beau milieu de la soirée.</p>
+
+<p>Il n'y avait plus, en effet, dans le salon de
+verdure, aucun représentant de la famille. Le
+maître du manoir était toujours dans son appartement;
+Madame n'avait point reparu, non
+plus que l'oncle Jean. Enfin Cyprienne et Diane,
+qui avaient présidé si longtemps à la danse, s'étaient
+éclipsées tout à coup et avec une sorte
+de mystère, puisque leurs cavaliers eux-mêmes
+les avaient cherchées en vain parmi la foule.</p>
+
+<p>Étienne et Roger avaient déserté à leur tour
+le salon de verdure, pour explorer sans doute
+les allées du jardin.</p>
+
+<p>C'étaient maintenant Robert de Blois et Lola
+qui, en qualité d'habitants ordinaires du manoir,
+faisaient les honneurs.</p>
+
+<p>Le jardin était illuminé, comme nous l'avons
+dit, d'un bout à l'autre, et l'on n'y eût pas trouvé
+un endroit pouvant servir de cachette.</p>
+
+<p>Étienne et Roger avaient quitté le bal sans se
+prévenir mutuellement. Ils se rencontrèrent face
+à face au détour d'une allée.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_16">16</span>
+Étienne était tout pensif. Les cheveux de
+Roger étaient baignés de sueur.</p>
+
+<p>Il s'arrêta, essoufflé, devant le peintre.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne les as pas rencontrées? lui demanda-t-il
+vivement.</p>
+
+<p>&mdash;Non, répliqua Étienne.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais chercher encore, dit Roger qui
+voulut reprendre sa course.</p>
+
+<p>Le jeune peintre l'arrêta.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne les trouveras pas... dit-il; tandis
+que tu cherchais à gauche, moi je cherchais à
+droite... A nous deux nous avons parcouru tout
+le jardin... Elles n'y sont pas.</p>
+
+<p>&mdash;Alors où sont elles?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais.</p>
+
+<p>L'agitation de Roger de Launoy semblait croître
+à chaque instant. Étienne, au contraire, restait
+calme, bien que sa voix si gaie d'ordinaire
+eût un vague accent de tristesse.</p>
+
+<p>&mdash;Où sont elles?... répéta Roger; mon Dieu,
+tout cela est bien étrange!</p>
+
+<p>&mdash;Étrange!... interrompit Étienne en souriant;
+pourquoi?... Nous doivent-elles compte de
+leurs actions?</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'aimes pas, toi!... murmura Roger.</p>
+
+<p>Le peintre garda le silence; mais sa main serra
+plus fortement le bras de son ami.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, j'aime, reprit Roger, comme un pauvre fou!...
+<span class="pagenum" id="Page_17">17</span>
+Quand je suis auprès d'elle, je ne sais
+plus qu'admirer et croire... Son sourire est si
+pur, et on voit si bien son c&oelig;ur sur son visage...
+J'ai honte de mes soupçons.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as donc des soupçons?... demanda tout
+bas Étienne.</p>
+
+<p>Roger baissa les yeux et ne répondit pas tout
+de suite.</p>
+
+<p>&mdash;Que sais-je?... s'écria-t-il enfin en appuyant
+sa main contre son front mouillé de
+sueur. Je ne suis pas fou, et je ne rêvais pas...
+j'ai vu...</p>
+
+<p>Il hésita.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as tu vu?... demanda Étienne.</p>
+
+<p>Et comme Roger se taisait encore, il ajouta
+d'un accent triste et lent:</p>
+
+<p>&mdash;Tu peux parler... j'ai vu, moi aussi, bien
+des choses!</p>
+
+<p>Roger le regarda avec une sorte d'effroi. On
+eût dit qu'il avait gardé un vague espoir de
+s'être trompé, et qu'il redoutait par-dessus tout
+la certitude.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne parle pas de Cyprienne, répondit le
+peintre; mais Diane a un secret... Il y a longtemps
+que je le sais.</p>
+
+<p>&mdash;Et ce secret?...</p>
+
+<p>&mdash;J'ai confiance, parce que j'aime... Jamais
+je n'ai cherché à le surprendre.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_18">18</span>
+&mdash;Oh!... s'écria Roger, parce que j'aime,
+moi, je me défie!... C'est tout mon bonheur et
+tout mon espoir!... Si je pensais que Cyprienne
+en aimât un autre!</p>
+
+<p>Il s'arrêta, et reprit avec amertume:</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! cette idée-là me vient souvent...
+Et comment ne me viendrait-elle pas?... Tu dis
+que tu as vu bien des choses!... Mais il y a voir
+et voir... Ce que j'ai vu, moi, est tellement étrange,
+que j'hésite à le confier même à mon meilleur
+ami. Et pourtant, poursuivit Roger après avoir
+attendu une question qui n'était point venue,
+cela me pèse trop sur le c&oelig;ur!... Te souviens-tu,
+Étienne, de cette soirée que nous passâmes à
+parler d'elles au bord du marais, de l'autre côté
+de Glénac?... L'heure nous surprit... Quand
+nous rentrâmes au manoir, le souper était fini
+depuis longtemps, et tout le monde dormait...
+Nous le croyions du moins... Nous prîmes chacun
+sans bruit le chemin de notre chambre.</p>
+
+<p>«La lampe du grand corridor était éteinte... Il
+me semblait entendre devant moi un bruit de
+pas légers et timides... Je m'avançai les bras tendus,
+touchant des deux côtés les murs du corridor...</p>
+
+<p>«Le bruit avait cessé à mon approche... Je
+croyais m'être trompé, lorsque je sentis sous mes
+doigts deux coiffes de toile qui glissèrent au
+<span class="pagenum" id="Page_19">19</span>
+premier contact, et que je ne pus retrouver dans
+l'ombre. Les pas se faisaient entendre de nouveau,
+légers et rapides, dans la partie du corridor
+que je venais de parcourir. On fuyait... mais au
+moment où ma main s'était refermée, une des
+coiffes de toile avait laissé son attache entre mes
+doigts... Et je riais, tout en ouvrant la porte de
+ma chambre, parce que je me disais: «J'ai là de
+quoi savoir laquelle des servantes de Penhoël va
+courir la nuit le guilledou!»</p>
+
+<p>«J'allumai ma chandelle, et je reconnus le petit
+ruban de soie bleu que j'avais vu dans la journée
+à la coiffe de Cyprienne...»</p>
+
+<p>Roger de Launoy se tut, attendant évidemment
+une parole d'étonnement; mais le peintre
+ne parla point.</p>
+
+<p>Il demeurait pensif et la tête inclinée.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?... dit Roger.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce tout ce que tu as vu? demanda froidement
+Étienne.</p>
+
+<p>Roger était presque <ins id="cor_5" title="original: désappoinié">désappointé</ins> du peu d'effet
+produit par son histoire.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas assez?... s'écria-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est rien.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as vu quelque chose de plus extraordinaire?</p>
+
+<p>&mdash;Tu en jugeras, répondit le peintre.</p>
+
+<p>&mdash;Alors il faut parler.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_20">20</span>
+&mdash;Tout à l'heure... continue.</p>
+
+<p>&mdash;Écoute donc encore, reprit Roger. Quelques
+jours après, je revenais de Redon à pied...
+C'était à la hauteur du bourg de Bains, au milieu
+de la lande... il faisait clair de lune... J'entendais
+au loin sur la bruyère le galop de deux
+chevaux... Je ne prenais point garde, et je poursuivais
+ma route... Au moment où les deux chevaux
+passaient près de moi lancés à pleine
+course, je levai la tête... Les deux chevaux
+étaient montés par des femmes... Je criai:
+«Diane! Cyprienne!» Nulle voix ne me répondit.
+Je voulus courir; mais les deux femmes se
+perdaient déjà dans l'ombre, et le pas de leurs
+chevaux s'étouffait au loin sur la lande.</p>
+
+<p>&mdash;Il était tard? demanda Étienne.</p>
+
+<p>&mdash;Onze heures du soir.</p>
+
+<p>&mdash;Et ce jour-là, les Pontalès n'étaient-ils pas
+à Redon?...</p>
+
+<p>Roger se frappa le front.</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'y fais songer! s'écria-t-il, les Pontalès
+étaient à Redon!</p>
+
+<p>&mdash;Mais était-ce bien elles?... dit le peintre.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas voir!... Il n'y avait pas possibilité
+de les rejoindre... Après avoir fait quelques pas
+en courant comme un fou, je repris le chemin de
+Penhoël. En arrivant au bac, je demandai au vieux
+<span class="pagenum" id="Page_21">21</span>
+Benoît si quelqu'un avait passé l'eau dans la soirée.</p>
+
+<p>«Il me répondit:</p>
+
+<p>«&mdash;Personne.</p>
+
+<p>«Cela me fit grand bien... Je crus avoir rêvé...
+Pourtant, une fois arrivé au manoir, il me restait
+des doutes... Au lieu de gagner mon lit tout
+de suite, je me dirigeai, sans trop avoir la conscience
+de ce que je faisais, vers la chambre de
+Diane et de Cyprienne...</p>
+
+<p>«Je collai mon oreille à la serrure. On n'entendait
+aucun bruit.</p>
+
+<p>«Elles dorment peut-être, me disais-je... Ma
+pauvre Cyprienne!... Je suis un misérable fou!...</p>
+
+<p>«Et cependant, ma main s'appuyait malgré
+moi sur le bouton de la porte. La porte s'ouvrit. Je
+reculai d'abord, effrayé de mon action...</p>
+
+<p>«Puis mon regard se glissa dans la chambre.
+Les rayons de la lune tombaient d'aplomb sur
+les deux petits lits blancs, qui étaient vides.»</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce tout?... demanda Étienne, tandis
+que Roger passait le revers de sa main sur son
+front où perlaient des gouttes de sueur.</p>
+
+<p>&mdash;Si c'est tout!... murmura Roger; mais que
+veux-tu de plus?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois en elles... dit le peintre.</p>
+
+<p>&mdash;Moi aussi! moi aussi! s'écria Roger; je
+crois en elle... Je l'aime tant!... Quand je la
+vois sourire à mes côtés, je ne doute plus... Il
+<span class="pagenum" id="Page_22">22</span>
+me semble que j'ai fait un rêve douloureux et impossible...
+Mais quand je me retrouve seul, face
+à face avec moi-même, je me souviens, et je
+souffre!... Bien des fois j'ai été sur le point de
+parler et d'implorer une explication... mais elle
+paraissait me deviner... Son regard souriait, se
+reposait sur moi si calme et si pur!... Je sais
+bien que je n'oserai jamais l'interroger!</p>
+
+<p>Tout en causant, ils marchaient le long
+des allées du jardin. Ils s'éloignaient d'instinct
+du salon de verdure, où les hôtes de Penhoël
+étaient toujours rassemblés. Roger allait la tête
+basse et l'air consterné; Étienne portait sur son
+visage qui voulait sourire les traces d'une émotion
+contenue. Peut-être se faisait-il plus fort
+qu'il ne l'était réellement.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que tu as vu est étrange, dit-il enfin, ce
+que j'ai vu est plus étrange encore... Ce mystère
+qui les entoure, j'aurais pu le percer peut-être...
+mais je ne l'ai pas voulu... Moi aussi, j'ai rencontré
+une fois Diane et Cyprienne dans les corridors
+du manoir au milieu de la nuit... J'étais
+caché par la saillie d'une embrasure: elles ne
+m'apercevaient point... Je les vis traverser sans
+bruit la galerie... Elles dépassèrent ta chambre,
+la chambre de Penhoël, et je crus qu'elles allaient
+entrer chez Madame... Mais elles dépassèrent
+aussi la porte de Madame... Il n'y a rien
+<span class="pagenum" id="Page_23">23</span>
+au delà, sinon l'appartement occupé par M. Robert
+de Blois.</p>
+
+<p>&mdash;C'était chez lui qu'elles se rendaient?...
+demanda Roger vivement.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais... répliqua le peintre. La galerie
+fait un coude... Elles disparurent.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu ne les suivis pas?...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne les suivis pas.</p>
+
+<p>&mdash;Ce Robert, qu'elles font semblant de mépriser
+et de détester! murmura Roger de Launoy.</p>
+
+<p>&mdash;Elles méprisent aussi, elles détestent les
+deux Pontalès, dit Étienne dont la voix baissa
+involontairement, et pourtant je les ai vues s'introduire
+au château après minuit sonné!</p>
+
+<p>&mdash;Au château de Pontalès?... s'écria Roger
+stupéfait.</p>
+
+<p>&mdash;Au château de Pontalès... La nuit était
+sombre, cette fois, et je ne les aurais pas reconnues
+si je n'avais entendu la douce voix de Diane
+sur la lisière de la forêt.</p>
+
+<p>«&mdash;Aide-moi, disait-elle.</p>
+
+<p>«Elles s'approchèrent toutes deux de la muraille
+du parc. Cyprienne s'appuya des deux
+mains contre le mur, et, avec son secours, Diane
+franchit la clôture.»</p>
+
+<p>&mdash;Après?... fit Roger, dont le souffle haletait.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_24">24</span>
+&mdash;Je revenais de la Gacilly, à cheval, répliqua
+le peintre, mon c&oelig;ur battait et mon front
+brûlait... Mais je ne suis pas comme toi, Roger,
+et je n'aurais jamais ouvert la porte de la chambre
+des filles de Jean de Penhoël... J'enfonçai
+les éperons dans le ventre de mon cheval, qui
+m'emporta au travers des taillis...</p>
+
+<p>&mdash;Oh!... fit Roger; tu n'aimes pas! tu
+n'aimes pas!</p>
+
+<p>&mdash;Si Diane de Penhoël n'est pas ma femme,
+répliqua le peintre, je ne me marierai jamais...
+Il ne m'arrivait pas souvent autrefois de songer
+à l'avenir... maintenant j'y pense toujours,
+parce que l'avenir, c'est elle... Tu es rassuré
+quand tu les vois sourire, Roger; moi, si un
+doute pouvait me venir, il me viendrait en ces
+moments... Mais que de fois, parmi la joie feinte,
+que de fois j'ai surpris des larmes dans les yeux
+de Diane!... C'est un c&oelig;ur vaillant et fort
+contre la souffrance!... Sous cette frêle beauté
+de jeune fille, j'ai deviné le courage d'un
+homme... Ces larmes furtives qui me serrent
+le c&oelig;ur, je les bénis et je les admire... Oh! que
+Diane garde son secret!... Au fond d'une âme
+comme la sienne, il ne peut y avoir que de nobles
+élans et de saintes pensées!...</p>
+
+<p>La tête de Roger ne se relevait point. Il gardait
+le silence.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_25">25</span>
+&mdash;Chacun dans le pays sait cela, reprit le
+peintre, les plus pauvres comme les plus riches.
+Il y a un grand malheur sur la maison de Penhoël...
+Dieu se sert parfois du faible courage
+d'un enfant pour combattre la force des méchants...</p>
+
+<p>Étienne s'interrompit brusquement, et sa
+voix, qui était lente et rêveuse, se fit brève tout
+à coup et décidée.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, que m'importe tout cela? s'écria-t-il.
+Je faisais un songe charmant... Le réveil
+est venu... Que Diane soit ceci ou cela, un ange
+ou une pécheresse, je la verrai demain pour la
+dernière fois.</p>
+
+<p>&mdash;Que dis-tu là?... demanda Roger en tressaillant.</p>
+
+<p>Ils étaient arrivés sur la terrasse qui bordait
+la rampe descendante au passage de Port-Corbeau.
+Ils s'arrêtèrent d'un commun accord, et
+le peintre s'accouda contre la balustrade de
+pierre.</p>
+
+<p>&mdash;Ce matin, reprit-il, M. Robert de Blois, qui
+paraît être maintenant le maître au manoir, m'a
+payé mes travaux et m'a fait entendre qu'on
+n'avait plus besoin de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Mais Penhoël!... s'écria Roger, qui saisit
+la main de son ami; tu aurais dû voir Penhoël.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai vu Penhoël, répliqua Étienne, dont
+<span class="pagenum" id="Page_26">26</span>
+l'accent mélancolique prit une nuance d'amertume,
+et je pars demain pour Paris...</p>
+
+<p>Au moment où le jeune peintre prononçait
+ces derniers mots, un faible cri se fit entendre
+au pied de la terrasse.</p>
+
+<p>Les deux amis se penchèrent en même temps
+sur la balustrade et virent deux formes blanches
+se glisser entre les châtaigniers des taillis.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont elles! s'écria Roger.</p>
+
+<p>Il voulut s'élancer, mais Étienne le retint de
+force.</p>
+
+<p>&mdash;Tu restes..., dit-il; tu es heureux!... Crois-moi,
+veille sur elles pour les protéger, et non
+pas pour les épier!</p>
+
+<div class="npage">
+
+<h3 id="Page_27">IV<br />
+<b>MÈRE ET FILLE</b>.</h3>
+
+<p>C'était la chambre de l'ange de Penhoël: un
+petit lit entouré de rideaux blancs, dont la
+mousseline transparente laissait voir dans la
+ruelle une image de la sainte Vierge, ornée
+d'un laurier-fleur bénit, quelques siéges brodés
+par Madame et représentant des sujets enfantins
+et gracieux, de jolies estampes de piété le long
+des lambris, et dans une bibliothèque mignonne,
+en bois de rose, des livres du premier
+âge.</p>
+
+</div>
+
+<p>Dans ce réduit si frais, à peine pressentait-on
+<span class="pagenum" id="Page_28">28</span>
+la jeune fille. C'était l'enfant qui se montrait encore,
+l'enfant candide et insouciante.</p>
+
+<p>Quelque chose disait que cette couche calme
+ignorait jusqu'à ces rêves vagues qui bercent,
+à quinze ans, le sommeil de la vierge. Tout
+était riant, mais froid. L'enfant se jouait, heureuse,
+au seuil de la puberté. Elle tardait à
+naître femme.</p>
+
+<p>Et encore ce qui souriait dans cette chambre
+gentille, ce qui était frais, gracieux, coquet,
+n'appartenait pas à Blanche toute seule. C'était
+Marthe de Penhoël qui avait orné avec amour
+la retraite de son enfant. Elle était redevenue
+jeune à penser pour sa fille; et si parfois un peu
+d'espoir consolait la tristesse de sa nuit solitaire,
+c'est qu'elle songeait qu'entre ces rideaux blancs
+son doux ange dormait, ignorant à la fois les
+angoisses du présent et les menaces de l'avenir.</p>
+
+<p>Chacun, si malheureux qu'il soit, possède
+aussi, au fond de son c&oelig;ur, une sorte d'asile où
+abriter sa pensée. Il est toujours un coin de l'âme
+où Dieu clément laisse un rayon d'espoir.</p>
+
+<p>Marthe de Penhoël souffrait. Autour d'elle,
+les menaces s'accumulaient. Son pauvre c&oelig;ur,
+blessé depuis des années, saignait. Pour elle, le
+passé n'avait que des regrets amers, le présent
+que navrant martyre, l'avenir... hélas! il y avait
+là de si cruelles tortures, que mieux valait fermer
+<span class="pagenum" id="Page_29">29</span>
+les yeux, et attendre comme le condamné
+à qui la suprême pitié de la loi met un bandeau
+sur la vue...</p>
+
+<p>C'était quelques instants après l'accident qui
+avait troublé le bal, au salon de verdure. Le
+bon oncle Jean, Madame et Blanche venaient
+d'arriver dans la chambre de cette dernière.</p>
+
+<p>Blanche était pâle encore, et semblait prête à
+perdre de nouveau ses sens.</p>
+
+<p>Madame, qui l'avait assise dans une bergère,
+l'entourait de ses bras. La pauvre femme essayait
+de sourire, mais il y avait sur son visage
+un découragement mortel.</p>
+
+<p>L'oncle Jean s'était arrêté au seuil de la porte.
+L'effort qu'il avait fait pour soutenir la jeune
+fille avait ramené sur sa joue les mèches légères
+et blanches de sa chevelure. La mélancolie douce,
+qui était d'ordinaire sur ses traits, faisait place
+à une profonde désolation.</p>
+
+<p>Il regardait les deux femmes, et ses yeux
+étaient humides.</p>
+
+<p>L'évanouissement tout seul ne pouvait avoir
+produit ces émotions poignantes, et derrière le
+hasard de cet événement, il devait y avoir bien
+d'autres douleurs anciennes et cachées.</p>
+
+<p>Blanche renversait sur le dos de la bergère sa
+tête charmante, dont les contours délicats et
+purs semblaient taillés dans de l'albâtre.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_30">30</span>
+&mdash;Ce ne sera rien..., murmura Madame d'une
+voix qui voulait être gaie, mais où se devinaient les
+sanglots contenus; où souffres-tu, ma pauvre
+enfant?...</p>
+
+<p>Blanche porta sa main à sa ceinture.</p>
+
+<p>&mdash;J'étouffe!... dit-elle.</p>
+
+<p>Sous le sourire forcé de Madame, il y eut un
+tressaillement d'angoisse.</p>
+
+<p>Elle répéta pourtant d'un accent morne et
+brisé.</p>
+
+<p>&mdash;Ce ne sera rien!...</p>
+
+<p>Puis elle se tourna vers l'oncle Jean qui s'appuyait,
+immobile, au montant de la porte, et
+lui fit signe de se retirer.</p>
+
+<p>Le vieillard sortit aussitôt sans mot dire. A
+travers la porte refermée, on entendit un instant
+le bruit de ses sabots dans le corridor.</p>
+
+<p>Il allait d'un pas lent et la tête courbée.
+Quand il passait devant l'une des fenêtres, et que
+les lumières répandues dans le jardin arrivaient
+jusqu'à lui, on aurait pu le voir presser
+son front de ses deux mains tremblantes.</p>
+
+<p>Blanche était seule avec sa mère. Ce n'était
+pas à cause de la présence de l'oncle que Madame
+se forçait à sourire, car son regard devint
+plus caressant encore.</p>
+
+<p>&mdash;Soulève-toi un peu, murmura-t-elle; ta
+robe est peut-être trop serrée.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_31">31</span>
+&mdash;Oh! non..., dit l'Ange; tu sais bien, mère,
+qu'on a élargi ma robe il y a quelques jours...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'importe! si tu souffres.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas cela, ce n'est pas cela, répliqua
+la jeune fille, qui se révoltait naïvement
+contre l'évidence; je grandis, bonne mère...
+mais en quatre jours ma taille n'a pas pu changer...
+N'as-tu point eu cette maladie quand tu
+étais jeune fille?</p>
+
+<p>La paupière de Madame se baissa; elle ne répondit
+point.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! reprit Blanche en appuyant
+ses deux mains contre sa poitrine oppressée, je
+crois que tu as raison, mère... mon corset m'étouffe!...
+Si cela continue, il faudra me faire
+faire des robes à c&oelig;ur comme madame l'adjointe...
+Je suis bien malheureuse!</p>
+
+<p>&mdash;Petite folle! dit Madame, il faut bien souffrir
+un peu pour devenir une grande et belle
+demoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Mes cousines Diane et Cyprienne sont
+grandes... elles sont bien jolies... et je ne les ai
+jamais vues souffrir ainsi...</p>
+
+<p>&mdash;C'est que tu ne te souviens pas, ma pauvre
+Blanche!</p>
+
+<p>La jeune fille poussa un soupir où son enfantine
+coquetterie avait plus de part que les élancements
+de son mal. Elle fit effort pour se soulever
+<span class="pagenum" id="Page_32">32</span>
+à demi, et Madame, passant derrière elle,
+détacha les agrafes de sa robe.</p>
+
+<p>Dans cette position où elle ne pouvait être
+vue, Marthe de Penhoël ne se contraignit plus.
+Ce sourire, retenu péniblement, qui éclairait
+naguère sa figure, faisait place à une tristesse
+morne et découragée.</p>
+
+<p>La robe de Blanche portait en effet les traces
+du travail de la couturière; mais ce n'était pas
+une fois seulement, comme elle le croyait, qu'on
+avait élargi sa robe. Trois plis manquaient derrière
+son corsage, trois plis, défaits un à un, et
+les deux premiers à son insu, par la propre
+main de sa mère.</p>
+
+<p>Les agrafes, détachées, laissaient voir maintenant
+le corset. Entre les baleines du corset, il y
+avait un large espace vide.</p>
+
+<p>&mdash;Fais vite, mère... j'étouffe..., murmurait
+l'Ange dont la respiration devenait de plus en
+plus pénible.</p>
+
+<p>Les doigts de Madame tremblaient, tandis
+qu'elle cherchait à débrouiller le n&oelig;ud du lacet.</p>
+
+<p>&mdash;Vite! oh! vite! je t'en prie..., disait la
+jeune fille haletante.</p>
+
+<p>Les mains de Madame, maladroites et comme
+engourdies, serraient le n&oelig;ud au lieu de le lâcher.
+Plus elle s'efforçait, plus le filet de soie
+<span class="pagenum" id="Page_33">33</span>
+s'enchevêtrait en des n&oelig;uds nouveaux et inextricables.</p>
+
+<p>Elle saisit une paire de ciseaux sur la cheminée
+et trancha le lacet.</p>
+
+<p>Les flancs de l'Ange bondirent, débarrassés
+de la pression qui les étranglait. Elle poussa un
+cri de bien-être.</p>
+
+<p>Le corset, détendu, s'était retiré à droite et à
+gauche, et cachait maintenant ses baleines jusque
+sous l'étoffe de sa robe.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! tu avais raison, mère, dit Blanche
+soulagée tout à coup; c'était ce vilain corset qui
+me faisait souffrir... Il me semble, à présent, que
+je suis dans le paradis!</p>
+
+<p>Elle respirait avec délices.</p>
+
+<p>L'&oelig;il de Madame se fixait avidement sur les
+reins de sa fille, où les plis de la chemise demeuraient
+aplatis et collés en quelque sorte à
+la chair, endolorie par la récente pression des
+baleines. Puis son regard mesura l'écartement
+des deux parties du corset, comme si elle eût
+voulu se rendre compte de la force soudaine
+qui les avait séparées.</p>
+
+<p>Tout à l'heure, lorsque sa robe était encore
+agrafée, Blanche gardait la taille d'une jeune
+fille; mais cette apparence de juvénile finesse
+était due tout entière au moule élastique qui
+modelait ses reins.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_34">34</span>
+Le moule était brisé; la taille de Blanche apparaissait
+déformée.</p>
+
+<p>Les yeux de Madame se levèrent au ciel; une
+larme roula sur sa joue. On eût dit qu'une pensée
+odieuse et toujours combattue entrait malgré
+elle dans son âme.</p>
+
+<p>&mdash;Que fais-tu donc là, mère?... demanda
+Blanche.</p>
+
+<p>Madame essuya vivement sa paupière humide,
+et sépara doucement les beaux cheveux
+blonds de l'Ange pour lui mettre sur le front un
+baiser, rempli d'ardent amour.</p>
+
+<p>&mdash;Je te disais bien, ma fille, murmura-t-elle,
+que ce ne serait rien... Les jeunes filles ont
+comme cela des malaises étranges... Il n'y faut
+plus songer.</p>
+
+<p>Blanche lui rendait ses caresses, et disait:</p>
+
+<p>&mdash;Bonne mère!... c'est toi, toujours toi qui
+me guéris et me consoles!... Sans toi, quand ces
+souffrances me prennent, j'aurais peur de mourir!</p>
+
+<p>&mdash;Mourir!... répéta Marthe de Penhoël, qui
+s'assit auprès d'elle et l'attira sur ses genoux.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu savais!... reprit l'Ange; autrefois,
+durant ma petite enfance, j'étais souvent malade...
+mais cela ne ressemblait point à ce que
+j'éprouve aujourd'hui... Tout à coup quelque
+<span class="pagenum" id="Page_35">35</span>
+chose tressaille en moi: mon souffle s'arrête et
+le c&oelig;ur me manque...</p>
+
+<p>Elle s'arrêta pour cacher sa tête charmante
+dans le sein de sa mère, et ajouta tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! quelquefois j'ai peur... grand'peur!</p>
+
+<p>Le regard de Madame se perdait dans le vide.
+Les paroles de l'Ange glissaient sur son esprit
+inattentif. Elle n'écoutait pas.</p>
+
+<p>Pendant le court silence qui suivit, le rouge
+et la pâleur se succédèrent plusieurs fois sur sa
+joue. A deux ou trois reprises, elle ouvrit la
+bouche comme si une question se fût pressée
+sur sa lèvre.</p>
+
+<p>Elle n'osait pas.</p>
+
+<p>Au bout de quelques secondes, elle serra sa
+fille contre sa poitrine avec une sorte de brusquerie.
+Un effort soudain qu'elle fit sur elle-même
+donna une apparence de gaieté vive à sa
+physionomie.</p>
+
+<p>&mdash;Causons!... dit-elle. Te voilà comme autrefois
+sur mes genoux, Blanche!... Te souviens-tu
+que tu aimais à t'endormir ainsi tous les soirs?</p>
+
+<p>&mdash;On est si bien auprès de ton c&oelig;ur!... murmura
+l'Ange en fermant ses paupières à demi,
+et en reposant sa prunelle limpide sur les yeux
+de sa mère.</p>
+
+<p>&mdash;Avant de t'endormir, poursuivit Madame,
+tu me disais tout ce que tu avais fait dans la
+<span class="pagenum" id="Page_36">36</span>
+journée... En ce temps-là, tu n'avais pas de secret
+pour moi...</p>
+
+<p>&mdash;En ai-je donc à présent?... demanda Blanche
+étonnée.</p>
+
+<p>L'hésitation de Madame devint plus forte.
+Évidemment, elle voulait interroger, et quelque
+scrupule arrêtait ses questions au passage.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais..., dit-elle pourtant; les jeunes
+filles aiment à faire du mystère...</p>
+
+<p>&mdash;Moi j'aime à être auprès de toi, interrompit
+l'Ange qui souriait, candide comme la Vérité
+même; j'aime à te montrer mon âme... Je ne
+pourrais pas plus te cacher ma conscience qu'à
+Dieu.</p>
+
+<p>Cette fois, ce fut une vraie joie qui brilla sur le
+visage de Marthe de Penhoël. Elle poursuivit en
+tenant sa bouche contre la joue de Blanche et
+en coupant chaque parole par un baiser:</p>
+
+<p>&mdash;Je te crois... Est-ce qu'il pourrait en être
+autrement?... Ne sais-tu pas combien je t'aime?...
+Et cependant...</p>
+
+<p>Elle s'interrompit... un nuage avait passé déjà
+sur sa joie.</p>
+
+<p>&mdash;Et cependant?... répéta Blanche en se
+jouant.</p>
+
+<p>«Mon Dieu! mon Dieu! pensait Madame
+dont la sérénité d'emprunt cachait mal son angoisse
+revenue; faites que je me sois trompée,
+<span class="pagenum" id="Page_37">37</span>
+et doublez le fardeau de mes autres douleurs!...»</p>
+
+<p>&mdash;Je voulais dire, reprit-elle tout haut, qu'il
+n'y a pas de ta faute, ma pauvre Blanche... Les
+enfants ne savent pas voir clair au fond de leur
+propre c&oelig;ur... Je me souviens du temps où
+j'étais à ton âge...</p>
+
+<p>&mdash;Que tu devais être belle et aimée!... murmura
+Blanche, qui regardait Madame avec l'admiration
+de son amour filial.</p>
+
+<p>&mdash;J'étais comme toi, Blanche, moins jolie
+que toi, et j'avais perdu ma mère... Oh! il me
+semble que si j'avais eu ma mère auprès de moi
+comme tu as la tienne, ma pauvre enfant chérie...
+il me semble que ma vie eût été autrement...
+Mais que vais-je dire là? se reprit-elle
+en retrouvant dans son courage la force de sourire
+encore; je te ferais croire que je suis malheureuse!</p>
+
+<p>Blanche, qui s'était redressée un instant avec
+inquiétude, posa de nouveau sa tête paresseuse
+sur le sein de sa mère. En ce moment où sa
+souffrance faisait trêve, elle subissait l'effet des
+fatigues de la journée. Ses paupières battaient
+appesanties, et le sommeil effleurait déjà son
+beau front.</p>
+
+<p>Madame voyait cela, et pourtant elle ne pouvait
+réussir à formuler enfin la question qui
+était toujours sur sa lèvre.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_38">38</span>
+Pour quiconque aurait pu observer à nu cette
+âme brisée par une suprême angoisse, la scène,
+si calme en apparence, aurait pris un caractère
+terrible et à la fois souverainement touchant.</p>
+
+<p>Sur cette douce enfant qui s'endormait, souriante,
+il y avait une fatalité mystérieuse. Madame
+avait deviné un secret funeste, une chose
+cruelle, inattendue, accablante, une chose extraordinaire
+jusqu'à paraître impossible.</p>
+
+<p>Mais dans le passé de Marthe de Penhoël, il
+y avait un mystère du même genre, qui la faisait
+crédule, et pouvait lui donner foi à l'impossibilité...</p>
+
+<p>Elle avait douté d'abord, cependant. Comment
+ne pas douter en face de cette pure et
+radieuse innocence? La candeur de l'Ange parlait
+en quelque sorte plus haut que l'évidence
+elle-même.</p>
+
+<p>Dès que venait le doute bienfaisant, Madame
+l'accueillait avec ardeur. Elle espérait;
+ses craintes lui paraissaient alors insensées. Puis
+ses propres souvenirs revenant en aide à l'évidence,
+elle croyait de nouveau et retombait au
+plus profond de son découragement...</p>
+
+<p>Et, depuis quelques jours, sa vie se passait
+en ces alternatives. Toutes ses autres souffrances
+faisaient trêve; toutes ses autres craintes se taisaient...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_39">39</span>
+En ce moment, l'évidence reprenait ses droits.
+Marthe de Penhoël venait de voir et de toucher,
+pour ainsi dire. Mais, au-devant de la vérité
+dure et implacable, se plaçait le tranquille visage
+de l'enfant; ce front calme était comme le
+miroir sans tache où se reflétait une âme ignorante
+de tout mal.</p>
+
+<p>La question qui se pressait depuis si longtemps
+sur la lèvre de Madame aurait mis fin
+sans doute à son incertitude, mais Madame ne
+trouvait point de paroles pour la formuler à son
+gré. La pudeur des mères est, entre toutes les
+pudeurs, la plus délicate et la plus timide. Et
+parfois, en interrogeant, on enseigne...</p>
+
+<p>Marthe cherchait.</p>
+
+<p>Les beaux yeux bleus de l'Ange disparaissaient
+presque sous ses paupières alourdies.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vas-tu pas retourner à la danse?...
+demanda tout à coup Madame, qui affecta un
+redoublement de gaieté.</p>
+
+<p>En même temps, elle ouvrit ses bras comme
+pour inviter Blanche à se lever.</p>
+
+<p>La jeune fille s'appuya, plus paresseuse, contre
+le sein de sa mère.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis si lasse!... murmura-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Autrefois, quand il s'agissait d'un bal, tu
+avais beau être lasse, tu ne le disais pas!...</p>
+
+<p>&mdash;J'étais une enfant!... répliqua Blanche.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_40">40</span>
+&mdash;Cela ne t'amuse donc plus?</p>
+
+<p>Blanche rouvrit à demi les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si... toujours! répondit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Parmi les jeunes gens qui sont à Penhoël,
+reprit Madame dont la voix trembla légèrement,
+quoi qu'elle pût faire, lequel aimes-tu le mieux?</p>
+
+<p>Blanche ne répondit pas tout de suite; puis
+elle répéta lentement:</p>
+
+<p>&mdash;Parmi ceux qui sont à Penhoël?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas...</p>
+
+<p>Madame prenait courage, à mesure qu'elle
+avançait dans cet interrogatoire, entamé avec
+tant de crainte.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons! poursuivit-elle, est-ce Roger de
+Launoy?</p>
+
+<p>&mdash;J'aime bien Roger.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce Étienne Moreau?</p>
+
+<p>&mdash;Il est bon... mais...</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce M. Alain de Pontalès?</p>
+
+<p>&mdash;Non... Il a l'air orgueilleux et méchant.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce M. Robert de Blois? demanda encore
+Madame en baissant la voix involontairement.</p>
+
+<p>Blanche rouvrit les yeux tout à fait, et la regarda
+d'un air étonné.</p>
+
+<p>&mdash;Oh!... fit-elle avec reproche; quelle idée!...
+M. Robert de Blois!</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_41">41</span>
+Madame respira et la baisa. Un instant encore,
+elle oublia le récent témoignage de ses
+yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! reprit-elle entre deux caresses,
+tu ne veux pas me dire qui tu aimes le mieux?</p>
+
+<p>&mdash;Celui que j'aime le mieux n'est pas à Penhoël,
+répondit l'Ange dont la joue devint toute
+rose; depuis que mon cousin Vincent est sur la
+mer, je pense à lui souvent et je le regrette...
+J'ai bien tort de le regretter, ajouta-t-elle d'un
+air fâché, car il ne m'a pas même dit adieu avant
+de partir!...</p>
+
+<p>Madame était devenue tout à coup rêveuse;
+ses soupçons ne s'étaient jamais portés de ce
+côté. Ses souvenirs, éveillés brusquement, lui
+montrèrent la pâle figure de Vincent avec ses
+grands yeux toujours fixés sur Blanche.</p>
+
+<p>Un instant, elle demeura muette et le c&oelig;ur
+serré.</p>
+
+<p>&mdash;Vincent!... murmura-t-elle sans savoir
+qu'elle parlait. T'es-tu trouvée quelquefois seule
+avec lui, ma fille?</p>
+
+<p>Blanche se prit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Je me trouvais seule avec lui tous les
+jours, répondit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Tous les jours!... répéta machinalement
+Marthe de Penhoël. Et te disait-il parfois qu'il
+t'aimait, Blanche?</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_42">42</span>
+&mdash;Il n'osait pas...</p>
+
+<p>&mdash;Il ne te l'a jamais dit?</p>
+
+<p>&mdash;Jamais.</p>
+
+<p>Un instant, Madame avait entrevu l'explication
+du mystère, mais le mystère devenait plus
+impénétrable que jamais, car Blanche ne pouvait
+pas mentir.</p>
+
+<p>Et à mesure que l'interrogatoire avançait,
+Madame sentait mieux la difficulté de le pousser
+plus loin.</p>
+
+<p>Jusqu'alors, Blanche n'avait rien deviné des
+motifs qui dictaient ces questions, faites sur un
+ton de gaieté légère; mais un mot de plus allait
+peut-être la mettre en éveil.</p>
+
+<p>Et pourtant il fallait savoir...</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre Vincent! dit Madame cherchant
+une transition au hasard; voilà bien longtemps
+que nous n'avons eu de ses nouvelles!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, soupira Blanche; cinq mois!...
+c'est bien long!</p>
+
+<p>Elle avait compté les mois. Madame l'examina
+à la dérobée. Son joli visage restait tranquille et
+s'imprégnait à peine d'une légère teinte de
+mélancolie.</p>
+
+<p>On ne pouvait point s'y tromper, si le c&oelig;ur
+de Blanche battait plus doucement au nom de
+Vincent de Penhoël, c'était une préférence d'enfant,
+une tendresse naïve et insouciante. Cela
+<span class="pagenum" id="Page_43">43</span>
+pouvait changer plus tard et devenir un autre
+sentiment; mais ce n'était pas encore de l'amour.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois bien, dit Madame en passant ses
+doigts parmi les ondes soyeuses des cheveux de
+l'Ange, tu avais un secret que je ne savais pas!...</p>
+
+<p>&mdash;Si j'avais su que c'était un secret, répondit
+Blanche que reprenait le sommeil, je te
+l'aurais confié bien vite.</p>
+
+<p>Madame hésita encore une fois; puis un incarnat
+léger vint teindre sa joue, tandis qu'elle
+murmurait cette dernière question:</p>
+
+<p>&mdash;Et d'autres que Vincent ne t'ont-ils pas
+dit qu'ils t'aimaient?</p>
+
+<p>&mdash;Si d'autres que Vincent me l'avaient dit,
+répliqua Blanche, je me serais fâchée.</p>
+
+<p>&mdash;De sorte que tu n'as pas d'autre secret?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mère.</p>
+
+<p>Les yeux de l'Ange s'étaient fermés tout à
+fait. Les regards de Madame tombaient sur elle,
+plus tendres et plus maternels, tandis qu'elle la
+berçait doucement contre son c&oelig;ur, comme un
+enfant qu'on veut endormir.</p>
+
+<p>Pendant quelques secondes que dura le silence,
+la pensée de Marthe de Penhoël sommeilla
+au contact du sommeil de sa fille. Elle
+retardait le plus qu'elle pouvait, la pauvre femme,
+le réveil trop prochain de sa conscience.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_44">44</span>
+&mdash;Mère, balbutia Blanche sans ouvrir les
+yeux et de cette voix lente des gens qui s'endorment,
+je me suis trompée... J'ai un secret...
+je vais te le dire... je ne sais pas pourquoi je ne
+te l'ai pas dit plus tôt... C'était vers le printemps
+de cette année... Il faisait chaud comme
+aujourd'hui et je m'étais endormie, vers le soir,
+dans le berceau qui est au bout du jardin...
+M'écoutes-tu, mère?...</p>
+
+<p>Madame s'était redressée inquiète, attentive.
+Elle ne répondit à la demande de l'enfant que
+par la pression plus forte de ses bras.</p>
+
+<p>Blanche poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Je fis un rêve bien effrayant, va!... Il me
+semblait qu'il y avait un homme là, près de moi,
+qui me serrait de toute sa force contre sa poitrine...
+J'étouffais... je sentais son souffle brûlant
+sur ma bouche... M'écoutes-tu, mère?...</p>
+
+<p>La pâleur de Marthe de Penhoël était devenue
+livide; ses yeux grands ouverts et fixes
+exprimaient une angoisse profonde.</p>
+
+<p>L'enfant poursuivait de sa voix paresseuse
+et tranquille:</p>
+
+<p>&mdash;C'est drôle les rêves!... Je savais bien que je
+dormais... et pourtant, je ne pouvais pas m'éveiller...
+Il se passait en moi quelque chose
+d'étrange, et je n'ai jamais rien éprouvé de semblable,
+ni auparavant, ni depuis... Mais voilà
+<span class="pagenum" id="Page_45">45</span>
+qui est plus étrange encore!... Quand je m'éveillai
+enfin, je ne saurais trop dire si c'était la
+suite de mon rêve... je crus voir véritablement
+un homme qui s'enfuyait sous la charmille...</p>
+
+<p>&mdash;Et tu le reconnus?... demanda Marthe
+d'une voix sourde.</p>
+
+<p>&mdash;Non... seulement, comme je retournais
+au château, je rencontrai sur mon chemin
+M. Robert de Blois...</p>
+
+<p>&mdash;Robert de Blois!... répéta Madame, dont
+l'&oelig;il étincela d'un feu sombre.</p>
+
+<p>&mdash;C'est étonnant, n'est-ce pas? dit encore
+Blanche, dont la paupière s'ouvrit à demi pour
+se fermer aussitôt.</p>
+
+<p>Son souffle se fit entendre régulier et plus
+bruyant.</p>
+
+<p>Elle dormait.</p>
+
+<p>Mais elle en avait dit assez; Marthe de Penhoël
+n'avait plus rien à apprendre.</p>
+
+<p>Un instant elle demeura comme atterrée; puis,
+par un mouvement instinctif et violent, sa main
+tremblante tâta et pressa les flancs de l'Ange qui
+gémit dans son sommeil.</p>
+
+<p>&mdash;Perdue!... dit-elle prononçant pour la
+première fois ce mot qui était depuis si longtemps
+au fond de sa pensée; perdue comme
+moi!... innocente comme moi!... Qu'ai-je fait,
+mon Dieu! pour être punie jusque dans mon
+enfant?</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_46">46</span>
+Elle souleva l'Ange entre ses bras et l'étendit,
+toujours endormie, sur le lit.</p>
+
+<p>Puis elle se laissa choir dans un fauteuil et
+couvrit son visage de ses deux mains.</p>
+
+<p>Elle demeura longtemps ainsi. Ses yeux étaient
+secs et brûlants, des sanglots déchiraient sa poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu!... mon Dieu!... prononça-t-elle
+enfin d'une voix étouffée; il y a bien longtemps
+que je souffre!... Vous m'avez pris mon
+bonheur dès le jour de ma jeunesse, et je n'ai
+point murmuré!... J'ai vu votre main s'appesantir
+sur la maison de Penhoël; j'ai vu l'étrangère
+s'asseoir à ma place; j'ai senti la mortelle
+menace suspendue au-dessus de ma tête, et je
+n'ai point murmuré encore!... Mais ma fille,
+mon Dieu! ma fille!...</p>
+
+<p>Ses larmes jaillirent au travers de ses doigts...</p>
+
+<p>&mdash;Ma fille, répéta-t-elle avec égarement;
+contre ce dernier coup je suis trop faible!...
+Ayez pitié de moi, mon Dieu, car je suis une
+pauvre abandonnée... Pas une voix amie pour
+me consoler!... pas une main pour me défendre!...</p>
+
+<p>Il lui sembla, en ce moment, qu'un double soupir
+répondait à sa plainte. Elle ouvrit les yeux.</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane, à genoux à ses côtés,
+couvraient ses deux mains de baisers.</p>
+
+<div class="npage">
+
+<h3 id="Page_47">V<br />
+<b>DIANE ET CYPRIENNE</b>.</h3>
+
+<p>Au manoir de Penhoël, Cyprienne et Diane
+n'étaient pas traitées tout à fait comme les filles
+de la maison. Elles étaient bien de la famille,
+mais on laissait entre elles et leur cousine
+Blanche une distance si grande, qu'elles ne pouvaient
+point se croire placées sur le même degré
+de l'échelle sociale.</p>
+
+</div>
+
+<p>Blanche était l'héritière, la véritable mademoiselle
+de Penhoël. Bien rarement désignait-on
+par ce titre les deux filles de l'oncle Jean,
+que les paysans nommaient les petites demoiselles,
+et la <i>société</i> simplement <i>les petites</i>.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_48">48</span>
+L'oncle Jean lui-même avait contribué à trancher
+plus profondément la ligne qui séparait
+ses filles de leur cousine. Dès leur enfance, il les
+avait habituées à regarder le berceau de Blanche
+avec une sorte de respect. Il n'avait point voulu
+qu'elles s'habillassent comme Blanche, et jamais
+il ne leur avait permis de porter d'autre costume
+que celui des paysannes du Morbihan.</p>
+
+<p>Il y avait bien longtemps que l'oncle Jean vivait
+à la charge de ses parents de la branche
+aînée. Autrefois, dans sa jeunesse, il avait porté
+l'épée et il avait été, disait-on, un fier soldat;
+mais tandis qu'il se battait à l'autre bout de la
+France, les gens trop zélés qui représentaient la
+république dans le district de Redon vendaient
+à l'encan son modeste héritage.</p>
+
+<p>Quand il était revenu au pays, il avait trouvé
+un asile chez le vieux commandant de Penhoël,
+père de Louis et de René. Depuis lors, il n'avait
+plus quitté le manoir.</p>
+
+<p>C'était un c&oelig;ur bon et tendre, possédant
+d'instinct toutes les délicatesses. Le souvenir reconnaissant
+du bienfait était en lui une religion.
+Il donna la première place de ses affections aux
+deux fils de son bienfaiteur.</p>
+
+<p>Et s'il leur fit une part inégale, ce fut à son
+insu et malgré lui. Louis avait une âme si grande
+et si noble! Son absence laissait un vide si profond
+<span class="pagenum" id="Page_49">49</span>
+dans le c&oelig;ur de tous ceux qui l'avaient
+connu!...</p>
+
+<p>Avant d'être soldat, l'oncle Jean avait été un
+pauvre jeune gentilhomme, à peine plus riche
+que l'unique fermier de son père. Il ne savait
+pas grand'chose, et la seule éducation qu'il avait
+pu donner à ses filles se réduisait à ce double
+principe, règle fondamentale de sa propre vie:
+<i>Adorez Dieu; aimez Penhoël!</i></p>
+
+<p>Cyprienne et Diane aimaient Penhoël comme
+elles adoraient Dieu. C'était un dévouement passionné,
+inaltérable, sans bornes, qui avait ses
+racines aux premiers jours de leur enfance et
+qui, à mesure que s'écoulaient les années, grandissait,
+loin de faiblir.</p>
+
+<p>Tout ce qui portait le nom de Penhoël leur
+était cher et sacré. Elles respectaient le maître,
+tout en connaissant mieux que personne les misères
+de sa nature et les fautes de sa vie; elles
+avaient pour Blanche une tendresse protectrice
+et comme maternelle. Quant à Madame, elles
+allaient bien au delà des prescriptions de leur
+père; elles l'adoraient à l'égal de Dieu.</p>
+
+<p>Madame semblait bien loin de répondre par
+une tendresse égale à l'amour expansif et à la
+fois respectueux que lui portaient Cyprienne et
+Diane. Elle était bonne et douce pour elles
+comme pour tout le monde: voilà tout. Et
+<span class="pagenum" id="Page_50">50</span>
+même un observateur clairvoyant aurait pu distinguer
+chez elle, vis-à-vis des deux jeunes filles,
+une nuance de froideur qui n'était point dans sa
+nature.</p>
+
+<p>Cela était d'autant plus étrange que Marthe
+traitait l'oncle Jean comme un père, et prenait à
+tâche de le dédommager des brusqueries souvent
+brutales du maître de Penhoël.</p>
+
+<p>Mais Marthe avait pour sa fille un amour exclusif
+sans doute. En ce c&oelig;ur plein il ne restait
+plus de place pour un sentiment secondaire.</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne ne se plaignaient point.
+C'étaient toujours le même empressement et la
+même ardeur. On eût dit parfois, tant elles
+gardaient de courage à aimer Madame, malgré
+sa froideur inflexible, on eût dit qu'elles pensaient
+que cette froideur était feinte.</p>
+
+<p>Elles avaient à peine connu leur mère, qui
+était morte peu de temps après leur naissance.
+Enfants, elles avaient été libres et même un peu
+abandonnées; jeunes filles, elles étaient libres
+encore. Personne, au manoir, ne s'avisait de
+contrôler leurs actions. L'oncle Jean avait en
+elles une pleine confiance. Le maître de Penhoël
+n'exigeait rien d'elles sinon parfois, le soir,
+à des intervalles de plus en plus rares, quelques-unes
+de ces anciennes chansons bretonnes
+qu'elles disaient en s'accompagnant de leurs
+<span class="pagenum" id="Page_51">51</span>
+harpes. Madame semblait affecter de ne leur
+demander jamais compte de leur conduite.</p>
+
+<p>Elles allaient et venaient, toujours seules, ou
+en compagnie d'Étienne et de Roger, qui passaient
+leurs jours à les poursuivre et qui ne les
+trouvaient pas toujours, car l'existence de Diane
+et de Cyprienne avait son côté mystérieux.</p>
+
+<p>Elles n'avaient point de compagne de leur
+âge. Rien ne les appelait ici plutôt que là; rien
+ne les retenait au manoir, si ce n'est le désir
+de faire compagnie à Blanche, qui les aimait
+tendrement pour tout l'amour qu'elles lui témoignaient.</p>
+
+<p>Elles étaient les idoles des bonnes gens du
+pays, entre Redon et <ins id="cor_6" title="original: Carentoire">Carentoir</ins>. On aimait
+Blanche, mais il y avait trop de respect dans la
+tendresse qu'on lui portait. On ne la voyait pas
+assez souvent ni d'assez près, tandis qu'il ne se
+passait guère de journée sans que les gens des
+villages voisins eussent occasion de saluer Diane
+et Cyprienne. Et Dieu sait qu'ils les saluaient de
+bon c&oelig;ur, les chères filles, malgré leur costume
+de paysanne.</p>
+
+<p>On les rencontrait le jour; et quelques-uns
+disaient que, la nuit aussi, quand la lumière de
+la lune glissait, pâle, sur la lande solitaire...</p>
+
+<p>Mais c'étaient là des contes de veillées, où le
+fantastique et l'impossible entraient à forte dose.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_52">52</span>
+Ce qui était bien certain, c'est qu'elles étaient
+bonnes comme leur père, le meilleur des
+hommes, et comme leur défunte mère, dont tout
+le monde se souvenait; c'est qu'elles étaient plus
+jolies que les anges qu'on voyait sourire dans
+les tableaux de la paroisse; c'est qu'enfin elles
+ressemblaient, au dire des vieillards, à ce fils
+aîné de Penhoël, beau et vaillant comme les
+héros des traditions antiques.</p>
+
+<p>En revanche, Cyprienne et Diane n'avaient
+point su trouver grâce auprès de la <i>société</i>. Le
+chevalier et la chevalière de Kerbichel, les trois
+vicomtes, madame veuve Claire Lebinihic, les
+demoiselles <ins id="cor_7" title="original: Babouin">Baboin</ins>-des-Roseaux-de-l'Étang,
+leur jeune frère Numa et autres notables les
+tenaient au plus bas de leurs dédains. La Romance,
+l'Ariette et la Cavatine déclaraient, à
+qui voulait les entendre, que ces petites mendiantes,
+n'ayant ni sou ni maille, étaient la
+honte du pays.</p>
+
+<p>Elles dansaient comme des effrontées avec
+leurs jupes de cinq sous et leurs bonnets ronds!
+Elles montaient à cheval et galopaient comme
+des garçons! Elles raclaient de la harpe, enfin,
+à la grâce de Dieu, et criaillaient de vieilles,
+vieilles chansons d'avant le déluge!</p>
+
+<p>Haine d'artistes...</p>
+
+<p>Les deux s&oelig;urs en avaient soulevé de plus
+<span class="pagenum" id="Page_53">53</span>
+graves qui se taisaient et qui attendaient.
+L'homme de loi le Hivain, surnommé Macrocéphale,
+les abhorrait pour cause; M. Robert de
+Blois et son domestique Blaise les détestaient
+cordialement; il n'y avait pas jusqu'au puissant
+marquis de Pontalès qui n'eût contre elles une
+aversion bien décidée.</p>
+
+<p>De tout cela elles ne s'inquiétaient point trop
+en apparence. Elles continuaient leur vie solitaire,
+et qu'on aurait pu croire occupée à quelque
+&oelig;uvre mystérieuse, si la frivolité de leur âge
+et leur inaltérable gaieté n'avaient repoussé
+bien loin ce soupçon.</p>
+
+<p>On les voyait, en effet, toujours joyeuses,
+comme si leur conscience eût souri sur la sereine
+beauté de leurs jeunes visages.</p>
+
+<p>Étienne seul et Roger avaient pu voir parfois,
+en des occasions bien rares, leurs fronts soucieux...</p>
+
+<p>Elles avaient alors à peu près dix-huit ans.
+Toutes deux étaient de ces natures qu'il faut
+expliquer, parce qu'on ne les devine point.
+Malgré leur extrême jeunesse, elles portaient
+un masque attaché solidement. Ce masque,
+c'était leur gaieté même.</p>
+
+<p>Au temps où nous les avons vues, dans le
+salon de Penhoël, poursuivre avec Roger de
+Launoy leur causette enfantine, leur gaieté vive
+<span class="pagenum" id="Page_54">54</span>
+et franche n'avait rien d'emprunté. La famille
+était heureuse alors. Madame avait bien quelque
+peine cachée; le maître montrait bien parfois
+des inquiétudes et des soupçons inexplicables,
+mais, en somme, le seul mal que connussent les
+hôtes du manoir était l'ennui monotone et austère.</p>
+
+<p>Maintenant tout avait bien changé! A ce calme
+plat de la vie campagnarde, où l'existence est
+une longue apathie et où l'on arrive à la vieillesse
+avant d'avoir vécu, avait succédé comme
+une sourde tempête.</p>
+
+<p>Au dehors, il n'en paraissait trop rien. C'est à
+peine si quelques symptômes vagues laissaient
+deviner aux bonnes gens d'alentour la mortelle
+fièvre qui minait la race de Penhoël.</p>
+
+<p>Au dedans même, tous ne comprenaient pas
+également la gravité du mal. Mais Cyprienne et
+Diane avaient surpris, par hasard d'abord, puis
+par l'effet de leur volonté, des secrets terribles.</p>
+
+<p>Elles voyaient, engagée auprès d'elles, une
+lutte ténébreuse dont le résultat devait être la
+ruine et le déshonneur de Penhoël...</p>
+
+<p>D'un côté se réunissaient, ligués par l'intérêt,
+Robert de Blois, maître le Hivain, le vieux marquis
+de Pontalès et d'autres alliés subalternes,
+tous gens actifs et âpres à la curée, tous habiles,
+<span class="pagenum" id="Page_55">55</span>
+audacieux et forts des avantages déjà remportés.</p>
+
+<p>De l'autre, le maître de Penhoël et Madame. Le
+maître n'avait jamais été un esprit bien robuste;
+mais ces trois années pesaient sur lui comme un
+demi-siècle. Il n'était plus que l'ombre de lui-même.
+Le peu d'énergie qu'il avait autrefois
+s'était usée par le découragement et aussi par des
+habitudes d'ivresse, où il s'était jeté lâchement,
+comme en un refuge contre l'amertume de ses
+pensées. Marthe de Penhoël était, au contraire,
+un c&oelig;ur haut et vaillant. Au premier moment,
+elle s'était placée de front entre le maître et ses
+ennemis; mais, à un instant donné, un coup
+mystérieux avait soudainement brisé sa résistance.
+On eût dit que son courage était tombé
+devant quelque talisman irrésistible. Elle ne se
+défendait plus.</p>
+
+<p>De sorte que les coups des ennemis ligués
+contre Penhoël tombaient sur un adversaire
+sans armes. La ruine avançait, avançait...</p>
+
+<p>Il était même étrange que le combat pût durer
+encore, et la chute de la maison de Penhoël eût
+été consommée depuis longtemps si une main
+mystérieuse, inconnue également aux vainqueurs
+et aux vaincus, n'était venue retarder plus d'une
+fois le dénoûment fatal du drame.</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane s'évertuaient dans l'ombre.
+Elles étaient jeunes, isolées; elles ignoraient la
+<span class="pagenum" id="Page_56">56</span>
+vie; mais, sous leur beauté gracieuse, il y avait
+un courage viril.</p>
+
+<p>Elles travaillaient, infatigables et alertes, à
+une tâche qui eût épouvanté des hommes forts.</p>
+
+<p>Elles devinaient la haine qui s'envenimait autour
+d'elles; les conseils ne leur avaient point
+manqué; car une voix prophétique, en qui elles
+avaient confiance, leur avait souvent dit que la
+mort était au bout de ce combat désespéré.</p>
+
+<p>La mort pour elles, si jeunes, si charmantes!
+Pour elles, qui commençaient à aimer!...</p>
+
+<p>Elles allaient foulant aux pieds toutes craintes.</p>
+
+<p>Parfois,&mdash;quelle jeune fille n'a ses heures où le
+rêve chéri vient caresser l'âme et l'amollir?&mdash;parfois
+Diane entrevoyait l'avenir bien heureux
+avec Étienne, Cyprienne avec Roger; la faiblesse
+de la femme prenait le dessus durant un instant;
+une larme glissait entre les cils baissés de leurs
+beaux yeux. Mais cela durait peu; elles s'embrassaient
+silencieusement, et ce baiser voulait
+dire: «Pauvre s&oelig;ur, tu es comme moi, tu
+l'aimes, et tu n'auras pas le temps d'être à lui.»</p>
+
+<p>Vous les eussiez vues alors, muettes et pensives,
+les bras entrelacés, la tête inclinée...</p>
+
+<p>Quand elles se redressaient, il y avait sur
+leurs fronts d'enfants une intrépidité calme et
+sereine. Elles s'étaient comprises; il fallait combattre
+et combattre seules, car elles aimaient
+<span class="pagenum" id="Page_57">57</span>
+déjà trop pour mêler Roger ou Étienne à ces
+sourdes batailles où il s'agissait de mort.</p>
+
+<p>Et, eussent-elles aimé cent fois davantage,
+l'idée ne leur serait point venue d'abandonner
+la tâche commencée.</p>
+
+<p>D'ailleurs, il y avait des moments où elles
+espéraient la victoire. Et que de joie alors!
+Avoir sauvé le maître qui avait été bon pour
+leur enfance et qui donnait sa maison à leur
+vieux père sans asile! Avoir sauvé Madame qui
+se mourait à souffrir d'une angoisse inconnue,
+Madame, leur profond et tendre amour! Avoir
+sauvé Blanche enfin, la pauvre enfant, le doux
+ange de Penhoël, sur qui planait aussi la menace
+commune!</p>
+
+<p>Quand ces espoirs venaient, elles ne voyaient
+plus le monceau d'obstacles qu'il fallait soulever,
+et leur c&oelig;ur, ivre, bondissait d'allégresse par
+avance.</p>
+
+<p>C'était cela qui les soutenait. Le courage, si
+grand qu'on pût le supposer, n'aurait point
+suffi; il fallait les illusions et l'espérance.</p>
+
+<p>Et ici leur ignorance complète de la vie, et la
+simplicité qui leur montrait au loin une route
+ouverte au travers de l'impossible, étaient puissamment
+aidées par la nature romanesque de
+leur esprit.</p>
+
+<p>Tout, depuis leur enfance, avait accru cette
+<span class="pagenum" id="Page_58">58</span>
+prédisposition qu'elles avaient à compter avec le
+merveilleux.</p>
+
+<p>Elles étaient de ce pays où les traditions sont
+de beaux contes de fées, et où les imaginations
+tristes et poétiques tâchent sans cesse à soulever
+le voile qui recouvre les choses surnaturelles.
+Leurs premières nuits avaient été bercées par ces
+étranges récits qui épouvantent et charment les
+chaumières bretonnes. Nul enseignement raisonné
+n'avait arraché ces germes qui, au contraire,
+avaient grandi dans la libre solitude où
+s'était passée leur enfance. Elles avaient appris
+à lire dans les vieux livres de la bibliothèque du
+manoir, qui se composait presque entièrement
+d'anciens poëmes et de romans oubliés dans la
+poudre. Benoît <ins id="cor_8" title="original: Halligan">Haligan</ins> les avait tenues bien
+souvent sur ses genoux, toutes petites qu'elles
+étaient, et leur avait récité, avec sa voix profonde
+et son mélancolique sourire, les étranges
+légendes qui emplissaient sa mémoire. Enfin,
+il n'y avait pas jusqu'au souvenir vivace, laissé
+dans le pays par leur oncle, l'aîné de Penhoël,
+qui n'eût affecté bizarrement leurs jeunes esprits.</p>
+
+<p>On parlait de sa disparition mystérieuse, et
+l'on en parlait sans cesse. Pour Diane et Cyprienne,
+c'était là encore un roman, mais un
+roman réel qui les touchait de près, et leur servait
+de pont, en quelque sorte, pour arriver à
+<span class="pagenum" id="Page_59">59</span>
+croire tout ce que disaient les vieux livres de la
+bibliothèque.</p>
+
+<p>A mesure que les années étaient venues, leur
+foi s'était néanmoins modifiée. L'élément intelligent
+et juste qui était en elles avait fait peu à
+peu la part de l'impossible et de l'absurde, mais
+l'amour du merveilleux avait surnagé.</p>
+
+<p>Et par un singulier travail de leur pensée,
+cette tendance, désormais indestructible en elles,
+s'était détournée des vieilles fables pour arranger
+miraculeusement le présent inconnu.</p>
+
+<p>Il était un lieu au monde qui leur apparaissait
+de loin, environné d'un radieux prestige.
+Elles y rêvaient la nuit et le jour. Elles le
+voyaient à travers ce prisme féerique qui montrait
+jadis aux crédules matelots de l'Espagne
+les prodiges de l'Eldorado. Ce lieu, c'était Paris.</p>
+
+<p>On ne saurait dire précisément d'où leur
+étaient venues les idées qu'elles se faisaient de
+Paris. Elles les avaient prises çà et là, récoltant
+d'un côté un renseignement, de l'autre un
+mensonge. Elles avaient écouté d'abord les
+bonnes gens des environs, pour qui la grande
+ville était un pays plus lointain et plus invraisemblable
+que l'Amérique, au temps de Christophe
+Colomb. Elles avaient interrogé la bibliothèque,
+dont les bouquins, un peu plus avancés,
+leur fournissaient des détails tels quels. En
+<span class="pagenum" id="Page_60">60</span>
+outre, parmi les hobereaux du voisinage, il en
+était jusqu'à deux ou trois qui se vantaient avec
+orgueil d'avoir passé quinze jours, en leur vie,
+dans la capitale du monde civilisé.</p>
+
+<p>Or les hobereaux qui ont fait le grand voyage
+ont une manière à eux d'exagérer leurs impressions
+et d'enluminer la vérité.</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane en auraient pu apprendre
+bien plus long auprès de Robert de Blois et des
+deux Pontalès, mais une répulsion énergique les
+éloignait de ces derniers, et Robert, qu'elles
+étaient forcées de voir tous les jours, prenait
+plaisir à entasser fables sur fables.</p>
+
+<p>Il en était un peu de même d'Étienne Moreau,
+le jeune peintre. Certes, ce n'était point
+chez lui mauvais vouloir ou amour du mensonge,
+mais, dès qu'il s'agissait de Paris, le regard des
+deux s&oelig;urs brillait et s'animait; Étienne les
+voyait écouter avec une attention si passionnée,
+qu'à son insu sa verve s'échauffait. Les couleurs
+du tableau changeaient sous sa parole jeune et
+vive. Il aimait Paris, lui aussi, et son souvenir
+avait des yeux de vingt ans. Malgré lui, la réalité
+disparaissait sous un brillant manteau de
+poésie.</p>
+
+<p>Tant de notions diverses se mêlaient et s'amoncelaient
+dans la mémoire de Diane et de
+Cyprienne. Elles n'en oubliaient aucune, et les
+<span class="pagenum" id="Page_61">61</span>
+gardaient jalousement au dedans d'elles-mêmes
+comme un trésor cher.</p>
+
+<p>Elles n'avaient nul moyen de distinguer le
+vrai du faux. Aussi loin que pussent se porter
+leurs regards, nul point de comparaison n'existait
+autour d'elles.</p>
+
+<p>La plus grande ville qu'il leur eût été donné
+de voir était Redon, cité de deux mille
+âmes.</p>
+
+<p>Il fallait que leur imagination bondît par-dessus
+toutes choses connues, pour arriver à
+l'idée de Paris, et c'est justement dans ces conditions
+particulières que l'imagination enivrée
+s'exalte et peut élargir à l'infini l'horizon des
+rêves.</p>
+
+<p>Paris était pour elles l'enfer et le paradis; tous
+les miracles y devenaient possibles.</p>
+
+<p>C'était le grand trésor du monde, où chacun
+venait puiser, à proportion de sa force, de son
+génie ou de sa beauté.</p>
+
+<p>Ce qu'on demandait en échange à la beauté,
+au génie ou à la force, elles n'en savaient rien,
+elles n'avaient jamais songé à s'en instruire. Leurs
+yeux s'éblouissaient à contempler ce magique
+royaume de la gloire et de la richesse.</p>
+
+<p>Bien souvent elles songeaient au bonheur
+de ceux qui pouvaient lutter et vaincre dans
+cette arène splendide. Là, on devenait riche,
+<span class="pagenum" id="Page_62">62</span>
+puissant; on pouvait approcher du roi, dont
+elles entendaient parler avec une religieuse emphase,
+et dont le pouvoir leur semblait égal à
+celui d'un dieu.</p>
+
+<p>On y arrivait pauvre; on en ressortait chargé
+d'or...</p>
+
+<p>Et leurs mains frémissaient d'envie à la pensée
+de cet or conquis, non pas pour elles, les
+pauvres enfants, mais pour Penhoël, que n'oubliaient
+jamais leurs âmes dévouées...</p>
+
+<p>Hélas! il y avait si loin de Glénac jusqu'à
+Paris! Et puis, il aurait fallu abandonner leur
+tâche, déserter le poste qu'elles s'étaient assigné,
+quitter leur vieux père, et Madame,
+et l'Ange, qu'elles devaient défendre et protéger.</p>
+
+<p>C'était impossible!</p>
+
+<p>Pourtant elles y songeaient sans cesse, car, à
+leur âge, l'impossible n'arrête jamais le désir;
+elles nourrissaient avec amour de folles idées
+qui leur semblaient être le comble de la sagesse;
+sur des bases naïvement insensées, elles bâtissaient
+de beaux plans raisonnables.</p>
+
+<p>Et, comme elles avaient entendu dire que
+l'art était un sûr moyen de vaincre dans ce
+grand <ins id="cor_9" title="original: tournois">tournoi</ins>, si confus et si brillant à leur
+pensée, elles quittaient leurs couches bien souvent
+dès l'aube pour se glisser dans le salon de
+<span class="pagenum" id="Page_63">63</span>
+Penhoël, et chercher avec ardeur sur leurs
+petites harpes des accords nouveaux...</p>
+
+<p>Pauvres filles! Les provinces sont pleines
+d'aspirations pareilles, avec moins de candeur
+ignorante et quelques notions de plus sur les
+mystères de la vie parisienne.</p>
+
+<p>Et les cent routes qui débouchent dans la
+ville immense amènent chaque jour bien des
+vierges, entraînées par l'ardent et vague espoir.
+Elles sont belles, jeunes; l'avenir est vaste; la
+vie sourit au-devant d'elles. Combien vont rester
+mortes sur le champ de bataille! combien vont
+retourner sur leurs pas, brisées, avec la honte
+sur le front et dans le c&oelig;ur!</p>
+
+<p>Au village, les mères ont raison quand elles
+disent tremblantes et pâles:</p>
+
+<p>«Paris est un monstre qui dévore les jeunes
+filles.»</p>
+
+<p>Mais les mères parlent en vain, depuis que le
+monde est monde...</p>
+
+<hr class="light" />
+
+<p>Cyprienne et Diane étaient entrées sans bruit
+dans la chambre de l'Ange; elles venaient s'informer
+et savoir si l'accident du bal n'avait pas
+eu de suites.</p>
+
+<p>Elles ne virent rien d'abord en dépassant le
+seuil, parce que la chambre était éclairée seulement
+par les reflets de l'illumination du dehors;
+<span class="pagenum" id="Page_64">64</span>
+mais, tandis qu'elles s'avançaient sur la
+pointe des pieds, elles avaient entendu la respiration
+pénible et oppressée de Madame.</p>
+
+<p>Elles s'étaient arrêtées auprès du fauteuil où
+Marthe de Penhoël s'était laissée choir, après
+avoir déposé Blanche endormie sur son lit. Marthe
+se croyait seule et ne retenait point les paroles
+désolées qui tombaient de sa bouche parmi
+ses sanglots.</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane avaient leurs yeux pleins
+de larmes. Elles écoutaient, navrées, n'osant ni
+se retirer, ni arracher Madame à sa rêverie douloureuse.</p>
+
+<p>Elles s'étaient mises à genoux, et ce fut seulement
+lorsque Madame se découvrit le visage
+qu'elles annoncèrent leur présence en mettant
+leurs lèvres sur ses mains pâles et froides.</p>
+
+<p>Le premier mouvement de Marthe de Penhoël
+fut tout entier à l'effroi.</p>
+
+<p>Elle tressaillit, et poussa un cri étouffé.</p>
+
+<p>&mdash;Y a-t-il longtemps que vous êtes ici?...
+murmura-t-elle; ai-je parlé?...</p>
+
+<p>Les deux filles de l'oncle Jean serraient ses
+mains contre leur c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu nous garde de surprendre vos secrets,
+madame! répondit Diane d'une voix douce
+et triste; nous avons entendu seulement que
+vous disiez: «Je suis seule... je n'ai personne
+<span class="pagenum" id="Page_65">65</span>
+pour me défendre et pour m'aimer!...» Mon
+Dieu, mon Dieu! vous ne pensez jamais que
+nous sommes là! nous, qui vous aimons tant!...
+nous, qui voudrions donner notre vie pour
+vous!...</p>
+
+<div class="npage">
+
+<h3 id="Page_67">VI<br />
+<b>UN COIN DU VOILE</b>.</h3>
+
+<p>Diane et Cyprienne fixaient sur Madame leurs
+yeux humides. Leur âme tout entière était dans
+ce regard.</p>
+
+</div>
+
+<p>Il y avait, au contraire, sur le visage de
+Marthe de Penhoël, de l'hésitation et de la contrainte.
+Et quiconque aurait assisté à cette
+scène, sans connaître le fond du c&oelig;ur de Marthe,
+se fût demandé assurément pourquoi tant de
+froideur obstinée chez cette femme si généreuse
+et si bonne, vis-à-vis de deux pauvres enfants
+qui semblaient implorer chaque jour, à genoux,
+un peu de sa tendresse.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_68">68</span>
+Que Marthe préférât son enfant à elles, on
+ne pouvait s'en étonner, mais elle aimait l'oncle
+Jean; pourquoi ce front sévère et glacé chaque
+fois que les filles du bon vieillard s'approchaient
+d'elle?</p>
+
+<p>Ce ne pouvait être un pur caprice. Les
+bonnes langues de la <i>société</i> disaient bien que
+Madame était jalouse et qu'elle enrageait, suivant
+l'expression des trois Grâces Baboin, de
+voir les <i>petites mendiantes</i> surpasser en beauté
+l'héritière de Penhoël. Mais le moyen de soupçonner
+un sentiment si bas dans l'âme haute et
+digne de Marthe!...</p>
+
+<p>Il y avait de quoi, pourtant, être jalouse.
+L'Ange de Penhoël méritait bien son nom.
+Impossible de rêver une figure plus virginale et
+plus céleste. Mais, dans la régularité même de
+ce visage exquis, un peu de monotonie s'engendrait.
+L'ensemble de ses traits mignons révélait
+une langueur paresseuse qui se retrouvait dans
+la démarche, dans la pose, partout. Le piquant,
+d'ailleurs, pouvait manquer à sa physionomie
+trop douce, dont les lignes se fondaient, effacées,
+sous les masses de cette chevelure blonde,
+pâle et presque divine auréole qui donnait au
+front de l'enfant une sérénité uniforme et inaltérable.</p>
+
+<p>Chez les filles de l'oncle Jean, au contraire,
+<span class="pagenum" id="Page_69">69</span>
+tout était mouvement, vie, force, jeunesse.
+Leurs tailles sveltes et souples avaient une élasticité
+pleine de vigueur. C'étaient les vierges
+robustes et hardies, qui pouvaient s'asseoir d'un
+bond sur la croupe nue des chevaux du pays et
+courir, franchissant haies et palissades, sans
+autre frein que la sauvage crinière de leurs
+montures. C'étaient aussi les vierges timides,
+vives à sourire et promptes à rougir, moqueuses
+parfois, aimantes toujours, fougueuses à chercher
+le plaisir et ardentes à poursuivre le mystère
+inconnu de la vie.</p>
+
+<p>Romanesques et gaies à la fois, sensibles à
+l'excès et fermes pourtant à l'occasion comme
+des hommes courageux; de bonnes filles avec
+cela, simples, franches, le c&oelig;ur sur la main, et
+dignes pourtant quand il le fallait: de vraies
+Penhoël, ma foi! sachant redresser leurs têtes
+fières et mettre je ne sais quel dédain victorieux
+dans leurs jolis sourires...</p>
+
+<p>Et si vous les eussiez vues, que d'élégance
+véritable et choisie sous leurs petits costumes
+de paysannes! Malgré leurs jupes courtes et
+leurs souliers à boucles, malgré les petits bonnets
+ronds, sans rubans ni dentelles, qui avaient
+peine à retenir la richesse prodigue de leurs
+chevelures, il était bien impossible de se méprendre.
+C'étaient des demoiselles! Où avaient-elles
+<span class="pagenum" id="Page_70">70</span>
+pris cette grâce noble et aisée, ce charme
+indicible qui se respire comme un parfum et
+qu'on ne peut point définir, ces <i>manières</i>, pour
+emprunter encore une fois le langage des trois
+demoiselles Baboin? On ne savait.</p>
+
+<p>Il fallait fermer les yeux ou avouer qu'elles
+étaient adorables, et que jamais jeunes filles
+n'avaient possédé plus de franches séductions,
+plus d'entraînements chastes, plus de brillant,
+plus de piquant, plus de naïfs pouvoirs d'ensorceler
+les c&oelig;urs.</p>
+
+<p>Et cependant, il n'y avait point foule de soupirants
+autour d'elles. Roger aimait Cyprienne;
+Étienne aimait Diane: c'était tout. Les autres
+jeunes gens de la contrée étaient de braves gaillards
+qui voulaient épouser <i>quelques sous</i>, pour
+vivre et vieillir, en honnêtes crustacés, dans les
+gros souliers de leurs aïeux. Nulle part, en ce
+monde, fût-ce dans la Chaussée-d'Antin ou dans
+le quartier de la Banque, fût-ce même dans ces
+ruelles du vieux Paris où moisit l'usure crochue,
+on ne compte si bien qu'aux champs.</p>
+
+<p>Le spectacle de la belle nature élève l'âme et
+détourne des mariages d'amour. Chloé avait des
+rentes; Estelle était une héritière. Sans cela,
+Némorin ni Daphnis ne leur eussent point fait
+la cour. C'est la civilisation qui a trouvé le
+roman. Les sauvages ne marchandent-ils pas,
+<span class="pagenum" id="Page_71">71</span>
+quand il s'agit d'épouser, comme s'il était question
+de se donner une jument ou douze chèvres?</p>
+
+<p>Or Cyprienne et Diane ne possédaient pas un
+pouce de terre au soleil. Elles n'étaient point le
+fait des jeunes messieurs de Glénac, de Bains ou
+de Carentoir, qui pouvaient décemment demander
+mieux...</p>
+
+<p>Dans tout ce que nous venons de dire, nous
+avons toujours parlé d'elles collectivement;
+cependant, il y avait entre elles de grandes
+différences. Elles se ressemblaient bien c&oelig;ur
+pour c&oelig;ur; mais leur visage et leur esprit
+n'étaient point pareils.</p>
+
+<p>Diane était plus grande que sa s&oelig;ur, plus
+sérieuse et peut-être plus belle. Ses beaux
+cheveux, d'un châtain foncé, se bouclaient
+autour d'un front fier et pensif, qui prenait un
+rayonnement de grâce irrésistible au moindre
+sourire. Ses grands yeux bruns, que la gaieté
+faisait si doux, rêvaient souvent et perdaient
+dans le vide leur regard voilé. Il y avait dans
+ses traits, parmi les indices d'une simplicité
+presque enfantine, une intelligence vive et forte,
+et surtout une volonté virile.</p>
+
+<p>Cyprienne réfléchissait moins, et riait davantage.
+Elle avait de ces yeux, d'un bleu obscur,
+qui petillent et réjouissent la vue. Sa physionomie
+<span class="pagenum" id="Page_72">72</span>
+exprimait la gaieté jointe à une pétulance
+fougueuse.</p>
+
+<p>Quand on les voyait séparées, l'&oelig;il saisissait
+entre elles une ressemblance très-frappante;
+quand elles se trouvaient l'une près de l'autre,
+cette ressemblance disparaissait, et l'on s'étonnait
+de chercher en vain ce qu'on avait cru voir.
+C'est qu'elles étaient, en quelque sorte, et nous
+l'avons dit déjà, séparées par un type commun
+duquel se rapprochait, par des côtés divers, l'un
+et l'autre de leurs jolis visages. Et l'on ne pouvait
+les comparer à ce type qui n'existait plus...</p>
+
+<p>Agenouillées, comme elles l'étaient en ce
+moment, aux deux côtés du fauteuil de Madame,
+l'esprit aurait cherché naturellement dans les
+beaux traits de Marthe de Penhoël ce lien mystérieux
+dont nous parlons; mais Marthe ne ressemblait
+à aucune des deux s&oelig;urs: elle n'était
+Penhoël que par alliance.</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne tenaient toujours ses
+mains pressées contre leur poitrine. Madame
+gardait le silence; ses yeux restaient baissés; sa
+froide contrainte ne l'abandonnait point.</p>
+
+<p>&mdash;Nous serions si heureuses de nous dévouer
+pour vous! reprit Diane.</p>
+
+<p>&mdash;Mourir!... vous dévouer!... murmura
+Marthe de Penhoël; ce sont des idées étranges
+que vous avez là, mes filles!...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_73">73</span>
+Elle ajouta en essayant de donner à sa voix
+un accent de plaisanterie:</p>
+
+<p>&mdash;On dirait que vous vous croyez dans quelqu'un
+de ces vieux châteaux où les félons chevaliers
+de vos romans enchaînent et torturent
+de pauvres victimes...</p>
+
+<p>&mdash;Nous vous voyons si souvent pleurer!...
+interrompit Diane.</p>
+
+<p>Madame retira sa main.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes curieuses, mes filles, dit-elle
+avec sécheresse, et je trouve que vous voyez
+trop de choses!</p>
+
+<p>Cyprienne rougit, blessée. Le front de Diane
+devint pâle.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut nous pardonner, dit-elle d'un ton
+soumis; quand vous êtes triste, il nous semble
+que votre souffrance est à nous... Ah! que
+n'êtes-vous heureuse, madame! nous vous laisserions
+tout votre bonheur!...</p>
+
+<p>L'émotion commença à percer sous la froideur
+de Marthe; son regard glissa, malgré elle, entre
+ses paupières demi-closes, et partagea entre les
+deux jeunes filles une &oelig;illade furtive.</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne n'osaient point relever les
+yeux. Le joli front de Cyprienne se teignait
+encore de ce rouge vif qui monte du c&oelig;ur froissé
+au visage. La figure de Diane n'exprimait que
+respect et douceur. Mais quelle que fût la différence
+<span class="pagenum" id="Page_74">74</span>
+de leurs impressions présentes, le dévouement
+égal et profond qui était au fond de leur
+âme se lisait à travers la rancune enfantine de
+Cyprienne comme sur la belle patience de Diane.</p>
+
+<p>Cyprienne n'avait point parlé encore; Diane,
+qui devinait sur sa lèvre mutine un mot de reproche
+prêt à s'élancer, l'arrêta du geste et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Si nous nous trompons, madame, et Dieu
+le veuille, je vous en prie, ne soyez pas fâchée
+contre nous!...</p>
+
+<p>Tandis qu'elles avaient les yeux baissés, Marthe
+de Penhoël se pencha au-dessus d'elles et les
+baisa toutes deux. Elles tressaillirent; Cyprienne
+ne put retenir un petit cri de joie.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvres enfants!... dit Marthe, je ne suis
+pas fâchée contre vous... mais, croyez-moi,
+jouissez en paix des plaisirs de votre âge... Parfois,
+les années insouciantes et bonnes sont bien
+courtes pour nous autres femmes!... Qui sait si
+demain vous ne commencerez pas à penser et à
+souffrir?... Jusque-là, pauvres enfants, n'essayez
+pas de deviner une peine que vous ne pourriez
+point soulager... L'heure viendra pour vous
+comme pour toutes, mes filles, ajouta-t-elle plus
+tristement; pourquoi la devancer?... Avez-vous
+donc tant de hâte de souffrir?...</p>
+
+<p>&mdash;Nous vous aimons, madame..., répondit
+Diane.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_75">75</span>
+Marthe retira celle de ses mains que tenait la
+jeune fille pour la porter lentement à son front,
+comme on fait quand la migraine aiguë et lourde
+accable le cerveau.</p>
+
+<p>&mdash;Nous vous aimons, répéta Diane, et, à
+cause de cela, l'heure est venue déjà pour nous
+de penser et de souffrir.</p>
+
+<p>Ses paupières ne se baissaient plus, et ses
+grands yeux humides se relevaient sur Marthe
+de Penhoël.</p>
+
+<p>Cyprienne laissait dire Diane, parce qu'il lui
+semblait que c'était son propre c&oelig;ur qui parlait.
+Elle se sentait trop étourdie pour risquer une
+parole devant cette pauvre femme que l'excès de
+son malheur rendait ombrageuse et défiante,
+mais elle enviait tout bas le rôle de sa s&oelig;ur, et
+se payait de son silence, la petite jalouse, en
+tenant ses lèvres collées sur la main de Madame.</p>
+
+<p>Celle-ci n'avait pas voulu soutenir le regard
+de Diane, qui était une muette question.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me croyez donc bien malheureuse?...
+murmura-t-elle en baissant les yeux à son tour.</p>
+
+<p>Et comme Diane tardait à répondre, cette
+fois Cyprienne répéta tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;Oh oui! bien malheureuse!...</p>
+
+<p>Madame lui retira sa main.</p>
+
+<p>&mdash;Qui vous a dit cela? demanda-t-elle en
+retrouvant son accent de sécheresse.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_76">76</span>
+La pauvre Cyprienne rougit, et demeura muette.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'épiez!... reprit Madame; j'ai cru
+déjà m'en apercevoir plus d'une fois... Je vous
+défends de m'épier!</p>
+
+<p>Une larme roula sur la joue de Cyprienne.</p>
+
+<p>Diane regardait toujours Madame avec ses
+grands yeux tristes et doux.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous m'aimez, poursuivit Marthe qui
+changea encore de ton, je vous en prie, mes
+filles, ne cherchez pas à savoir!...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! madame! madame!... interrompit
+Cyprienne baignée de pleurs, vous voulez donc
+nous ôter jusqu'à la possibilité de vous défendre?...</p>
+
+<p>Marthe se redressa plus inquiète.</p>
+
+<p>&mdash;Et Blanche! continua Cyprienne qui ne
+voyait plus les signes de sa s&oelig;ur; notre pauvre
+ange! Hélas!... a-t-on besoin d'épier, madame,
+quand tout ici menace et parle de malheur?</p>
+
+<p>Marthe jeta un coup d'&oelig;il furtif vers le lit où
+Blanche sommeillait paisiblement.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous donc quelque chose? prononça-t-elle
+d'un ton si bas que les deux jeunes filles
+eurent peine à l'entendre, quelque chose sur
+Blanche de Penhoël?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui..., répondit Cyprienne.</p>
+
+<p>&mdash;Non!... répliqua Diane d'un accent qui
+avait quelque chose d'impérieux.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_77">77</span>
+Cyprienne arrêta au passage les paroles qui
+allaient s'échapper de sa lèvre. Les deux s&oelig;urs
+s'aimaient trop pour qu'il n'y eût pas entre elles
+égalité parfaite; néanmoins, à cause de cette
+tendresse même, Cyprienne reconnaissait volontiers
+la prudence supérieure de Diane, et ne
+refusait jamais de se laisser guider par elle.</p>
+
+<p>Lorsque Cyprienne se laissait emporter par
+la fougue étourdie de sa nature, un mot de
+Diane suffisait toujours pour la retenir.</p>
+
+<p>L'attention de Madame était cependant excitée
+vivement. Elle attendait, les yeux fixés sur
+Cyprienne. Comme celle-ci gardait le silence,
+Marthe tourna vers Diane son regard où il y
+avait une défiance mêlée de reproche.</p>
+
+<p>&mdash;Votre s&oelig;ur allait m'avouer la vérité..., dit-elle;
+vous êtes experte aux belles protestations,
+Diane... mais il ne faut pas toujours vous croire.</p>
+
+<p>Cyprienne, qui était toujours à genoux, se
+dressa sur ses pieds, le rouge au front. Ses jolis
+sourcils se froncèrent.</p>
+
+<p>&mdash;Oh!... dit-elle en contenant sa voix, si
+une autre que vous, madame, accusait ma s&oelig;ur
+de mensonge...</p>
+
+<p>Marthe de Penhoël eut comme un sourire à
+voir l'élan de cette ardente affection.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai tort..., murmura-t-elle, et vous avez
+raison de vous aimer, mes filles.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_78">78</span>
+Elle tendit ses mains aux deux s&oelig;urs. Cyprienne
+s'était déjà remise à genoux.</p>
+
+<p>La délicate intelligence de Diane lui disait
+qu'il fallait néanmoins une explication à ce <i>oui</i>
+et à ce <i>non</i>, tombés en même temps de ses
+lèvres et de celles de sa s&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Comme le visage de notre ange est beau
+dans son sommeil! dit-elle en couvrant sa jeune
+cousine d'un regard ami et tendrement protecteur.
+Nous n'avons pas le droit de dire que nous
+l'aimons autant que vous, madame, puisque
+vous êtes sa mère... Mais Cyprienne qui se tait
+maintenant, timide, sait parler mieux que moi,
+quand nous sommes seules toutes deux... Combien
+de fois a-t-elle souhaité que Dieu fît deux
+parts de notre avenir!... et que, pour notre
+chère Blanche, il pût garder toutes les joies et
+tout le bonheur!... Vous demandiez tout à
+l'heure si nous savions quelque chose sur elle...
+Ma s&oelig;ur vous a répondu oui... C'est que notre
+oreille entend de bien loin dès que l'on prononce
+le nom de Blanche!... Oh! croyez-nous,
+madame, ce n'est point curiosité vaine... quand
+on parle de l'Ange ou de sa mère, c'est notre
+c&oelig;ur qui écoute... Nous ne savons rien, sinon
+ce qui se dit chez les pauvres métayers des
+alentours et dans le salon même de Penhoël...</p>
+
+<p>&mdash;Et que dit-on? demanda Madame.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_79">79</span>
+&mdash;On dit que l'Ange est une belle jeune fille,
+douce et bonne comme le nom qui lui fut
+donné... mais on parle de mystérieux malheurs
+suspendus au-dessus de sa tête... On répète
+tout bas que les mauvais jours sont venus pour
+la race de Penhoël... On raille au salon, dans les
+fermes on s'attriste, car les bonnes gens se souviennent
+de tous les bienfaits répandus sur le
+pays par la main de Penhoël, depuis nos grands
+aïeux qui possédaient toute la contrée, jusqu'à
+notre oncle Louis, que Dieu protége dans son
+exil!</p>
+
+<p>&mdash;L'avenir n'appartient à personne..., murmura
+Madame; mais, dans le présent, ne dit-on
+pas que la fille de René de Penhoël est heureuse
+et riche?</p>
+
+<p>Diane secoua la tête lentement et garda le
+silence.</p>
+
+<p>&mdash;Répondez!... reprit Madame; je vous en
+prie... et je le veux!</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont de vagues bruits, répliqua enfin
+Diane. On dit que l'avenir assombrit déjà le
+présent; on dit que Blanche est en effet aujourd'hui
+heureuse et riche... du moins on est bien
+sûr qu'elle l'était hier... mais on se demande si
+elle le sera demain...</p>
+
+<p>Marthe était pâle. Sa voix trembla lorsqu'elle
+demanda encore:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_80">80</span>
+&mdash;Et sur quoi se fondent tous ces bruits, ma
+fille?</p>
+
+<p>&mdash;Au salon, personne ne le dit, repartit
+Diane; dans les fermes, on répète que le jour
+où les étrangers sont entrés au manoir fut un
+jour de malédiction et de malheur!...</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui se passe ici est-il donc déjà la fable
+du pays? murmura Marthe, tandis que la honte
+mettait un fugitif incarnat à sa joue.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes vos nièces, madame, répondit
+la jeune fille; chacun nous parle avec respect
+à cause de vous... On se borne à nous dire que
+cet homme et cette femme sont la cause de tout
+le mal... C'est elle qui entraîne le maître à sa
+ruine... C'est lui qui a ramené au manoir l'ennemi
+mortel de nos pères... Pontalès, dont le
+fils parle déjà comme s'il était possesseur des
+biens de Penhoël.</p>
+
+<p>Diane s'arrêta. Madame sembla hésiter et
+faire sur elle-même un effort pénible.</p>
+
+<p>&mdash;Et le nom de cet homme, dit-elle en baissant
+les yeux, n'est-il jamais prononcé, que vous
+sachiez, en même temps que mon nom?...</p>
+
+<p>&mdash;Au salon, peut-être... Chez les anciens
+vassaux de Penhoël, qui donc oserait joindre le
+nom d'un homme détesté comme un démon au
+nom de la femme que tous vénèrent à l'égal
+d'une sainte?</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_81">81</span>
+Une autre question se pressait sur les lèvres
+de Madame. Diane la devina, et répondit à voix
+basse:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai jamais rien entendu moi-même à
+ce sujet... mais Cyprienne...</p>
+
+<p>Madame se tourna vivement vers cette dernière.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont des menteurs!... s'écria la jeune
+fille; des menteurs et des méchants!... Je n'ai
+pas bien compris leurs paroles, mais voici ce
+qu'ils disaient:</p>
+
+<p>«&mdash;Le maître de Penhoël ne peut rien refuser
+à M. Robert, et M. Robert veut que l'Ange
+de Penhoël soit sa femme...»</p>
+
+<p>«Jusque-là, je comprenais bien, mais ils disaient
+encore:</p>
+
+<p>«&mdash;Madame est dans le même cas que le
+maître, elle ne peut pas dire non... Pourtant,
+comme elle est fière et que les femmes bravent
+tout quelquefois quand il s'agit de leur enfant,
+M. Robert s'est arrangé pour que Marthe de
+Penhoël ne pût faire autre chose que de mettre
+dans sa main la main de mademoiselle Blanche.»</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc bien lui!... murmura Madame
+sans savoir qu'elle parlait.</p>
+
+<p>Ses yeux étaient fixes, et ses mains froides
+tremblaient dans les mains des deux jeunes filles.</p>
+
+<p>Elle se leva brusquement et s'approcha du lit
+de Blanche.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_82">82</span>
+Un instant elle contempla le visage tranquille
+et pur de l'enfant, qui semblait sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Venez!... dit-elle d'une voix brève et
+sourde.</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane s'avancèrent obéissantes.</p>
+
+<p>&mdash;A genoux!... reprit Marthe.</p>
+
+<p>Les deux s&oelig;urs s'agenouillèrent.</p>
+
+<p>Marthe dit encore:</p>
+
+<p>&mdash;Priez!...</p>
+
+<p>Puis elle ajouta avec exaltation:</p>
+
+<p>&mdash;Priez du fond du c&oelig;ur et comme vous
+n'avez jamais prié en votre vie!... Vous dites
+que vous m'aimez... vous dites que vous voudriez
+donner pour moi votre sang et votre bonheur!...
+Eh bien! priez Dieu qu'il prenne votre
+bonheur et votre sang pourvu que ma fille soit
+heureuse!</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne joignirent leurs mains et
+répétèrent du fond du c&oelig;ur la prière que leur
+dictait Madame.</p>
+
+<p>Celle-ci appuyait son front baigné de sueur
+contre la couverture de son lit, et murmurait
+dans ses sanglots déchirants:</p>
+
+<p>&mdash;Tout pour elle, mon Dieu!... Tout pour
+elle!... Ayez pitié de mon enfant!...</p>
+
+<p>Quand elle se releva, ses yeux étaient secs,
+et un rouge vif colorait son visage. Diane et
+Cyprienne l'examinaient à la dérobée avec
+<span class="pagenum" id="Page_83">83</span>
+inquiétude. Il leur semblait voir dans ses yeux
+une sorte d'égarement.</p>
+
+<p>Elle contemplait toujours Blanche, mais froidement,
+comme si elle n'eût point su ce qu'elle
+faisait.</p>
+
+<p>&mdash;Votre vie, dit-elle enfin d'une voix changée,
+votre sang et votre bonheur!... Tout pour
+elle!... Pourquoi cela?...</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'elle est votre fille..., murmura
+Cyprienne.</p>
+
+<p>&mdash;Ma fille!... répéta Marthe qui semblait ne
+plus comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'elle est adorée, ajouta Diane
+tristement, et qu'on ne nous aime pas!...</p>
+
+<p>Marthe jeta sur elles tour à tour un regard si
+étrange et si brûlant, que les deux jeunes filles
+tressaillirent jusqu'au fond de l'âme.</p>
+
+<p>&mdash;On ne vous aime pas?... prononça Marthe
+d'un accent plaintif et doux: c'est vrai!... pauvres
+enfants, on ne vous aime pas!...</p>
+
+<p>Un sourire indéfinissable vint se jouer autour
+de sa lèvre. Elle les attira vers elle d'abord tout
+doucement; puis, d'un geste plein de véhémente
+passion, elle les pressa toutes deux contre sa
+poitrine haletante.</p>
+
+<p>&mdash;Oh!... oh!... fit-elle en couvrant de baisers
+leurs fronts unis.</p>
+
+<p>Puis, sa voix éclatant malgré elle:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_84">84</span>
+&mdash;On ne vous aime pas!... s'écria-t-elle avec
+folie, on ne vous aime pas, vous!... Oh! mon
+Dieu! m'avez-vous faite assez malheureuse!...</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne demeuraient muettes
+d'étonnement. Elles ouvraient de grands yeux
+pour regarder Madame, dont la joue se couvrait
+d'une rougeur ardente et dont l'&oelig;il était de
+feu.</p>
+
+<p>Dans leur surprise, il y avait de la frayeur et
+aussi de vagues espoirs.</p>
+
+<p>Elles sentaient battre avec violence le sein de
+Madame, dont les bras tremblaient.</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez-moi!... reprit Marthe, le moment
+est venu... Il faut tout vous dire!... Sait-on qui
+est la plus aimée des trois filles de Penhoël?
+Écoutez!... écoutez!... Les yeux de la pauvre
+femme ont pleuré; son c&oelig;ur a saigné! Quand
+vous dormez, voyez-vous parfois votre mère en
+songe?...</p>
+
+<p>Diane cherchait à comprendre. Cyprienne
+écoutait comme on suit un rêve.</p>
+
+<p>Avant qu'elles pussent répondre, Madame
+reprit encore d'une voix plus sourde et en perdant
+son regard plus troublé dans le vide:</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre femme!... pauvre mère!... Écoutez!...</p>
+
+<p>Elle s'interrompit; sa bouche resta entr'ouverte.
+Les deux jeunes filles, qui attendaient,
+<span class="pagenum" id="Page_85">85</span>
+la sentirent chanceler. Son visage se couvrit
+tout à coup d'une pâleur livide.</p>
+
+<p>Les jeunes filles n'eurent que le temps de la
+soutenir. Elle s'affaissa, faible et privée de mouvement,
+entre leurs bras.</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne la déposèrent sur un
+siége. Elle n'avait point perdu le souffle, mais
+on eût dit une morte, tant son corps immobile
+était glacé.</p>
+
+<p>Durant quelques minutes, les deux filles de
+l'oncle Jean s'empressèrent autour d'elle. Au
+bout de ce temps, la poitrine de Madame se
+souleva en un long soupir; ses yeux tombèrent
+sur Diane et Cyprienne qui interrogeaient avec
+effroi son visage.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voilà!... dit-elle, pourquoi n'êtes-vous
+pas à danser?...</p>
+
+<p>Sa voix était calme et froide.</p>
+
+<p>Les deux jeunes filles ne savaient que répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Le bal est-il donc fini déjà?... reprit
+Marthe.</p>
+
+<p>Il y avait entre sa froideur présente et la
+fièvre qui l'emportait naguère un contraste
+étrange. Évidemment, elle ne se souvenait
+plus...</p>
+
+<p>Diane fit effort pour oser. Elle prit la main
+de Madame et la baisa respectueusement.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_86">86</span>
+&mdash;Il y a longtemps que nous sommes ici...,
+murmura-t-elle; nous parlions de vous, madame,
+et du danger qui menace votre fille...</p>
+
+<p>Marthe sourit d'un air incrédule.</p>
+
+<p>&mdash;Nous parlions de cela!... répéta-t-elle;
+un danger pour Blanche!... Qui donc serait
+assez cruel pour s'attaquer à une pauvre enfant?</p>
+
+<p>Elle se tourna vers le lit de l'Ange, dont le
+sommeil paisible n'avait point été troublé.</p>
+
+<p>&mdash;Des dangers!... répéta-t-elle en touchant
+du doigt la joue de Diane avec un sourire protecteur
+et distrait, les jeunes filles se font
+comme cela des idées!... Allez rire et danser,
+mes enfants... Il n'y a de malheurs et de mystères
+que dans vos petites têtes folles!... Voici
+notre Blanche guérie... Allez dire là-bas aux
+musiciens de jouer leur air le plus joyeux...
+Puisque Penhoël donne bal, il faut que ses
+hôtes s'amusent!</p>
+
+<div class="npage">
+
+<h3 id="Page_87">VII<br />
+<b>SOUS LA TOUR-DU-CADET</b>.</h3>
+
+<p>Cyprienne et Diane venaient de quitter la
+chambre de l'Ange. Elles marchaient côte à côte,
+sans se parler, le long des corridors du manoir.
+Il ne faisait pas un souffle d'air au dehors, et
+les illuminations du jardin restaient intactes.
+Des fenêtres de la galerie, on pouvait voir les
+longues lignes de lumière qui marquaient les
+allées et le cercle plus brillant du salon de verdure.</p>
+
+</div>
+
+<p>On entendait, dans cette dernière direction,
+comme un bruit sourd de casseroles fêlées, dominé
+par des cris déchirants et insensés. C'était
+<span class="pagenum" id="Page_88">88</span>
+mademoiselle Héloïse Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang,
+la Cavatine, qui chantait son grand
+morceau d'opéra avec accompagnement de guitare.</p>
+
+<p>En écoutant ces prodigieuses clameurs, un
+étranger n'aurait pas manqué de concevoir des
+idées sinistres et de penser à quelque attentat
+commis dans le voisinage; mais les deux filles de
+l'oncle Jean ne pouvaient point s'y méprendre;
+elles connaissaient trop la voix de la plus jeune
+et de la plus timide des Grâces Baboin.</p>
+
+<p>Au lieu d'obéir à l'injonction de Madame, en
+rentrant dans le jardin pour gagner le bal, elles
+descendirent l'escalier menant à la cour. Les
+domestiques étaient tous dans l'aire; la cuisine
+et l'office se trouvaient déserts. Diane et Cyprienne
+sortirent du château, sans être aperçues,
+par la porte de la cour.</p>
+
+<p>Cette issue donnait sur le seul chemin praticable
+aux voitures, et pouvant conduire du Port-Corbeau
+à Penhoël. Il descendait la montée en
+zigzag, pour éluder la pente, et coupait en dix
+endroits différents le taillis de châtaigniers.</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne suivirent le chemin qui
+longeait d'abord, pendant une centaine de pas,
+cette robuste et gothique muraille, aboutissant
+d'un côté à la Tour-du-Cadet, et, de l'autre, servant
+de terrasse aux jardins de Penhoël.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_89">89</span>
+Elles marchaient lentement, perdues qu'elles
+étaient dans leurs réflexions. Aucune d'elles
+n'avait rompu encore le silence.</p>
+
+<p>Elles songeaient à ce qui venait de se passer
+dans la chambre de l'Ange. Bien des fois déjà,
+elles avaient surpris la douleur de Marthe de
+Penhoël; mais qu'il y avait loin de ce qu'elles
+avaient vu jusqu'alors à ce qu'elles venaient
+d'entendre et de voir! Qu'il y avait loin des larmes
+de Madame, silencieuses et résignées, à ce
+transport subit, à ces paroles fiévreuses, à ce délire!</p>
+
+<p>Et ces paroles entendues, que signifiaient-elles?...</p>
+
+<p>Qu'y avait-il au fond de ce mystérieux désespoir,
+dont l'objet apparent n'était plus ni le danger
+de Blanche, ni la ruine prochaine de Penhoël?...</p>
+
+<p>Un instant, elles avaient pu croire que cette
+angoisse fougueuse se rapportait à elles, Diane
+et Cyprienne. N'était-ce pas en les pressant
+contre son c&oelig;ur avec ivresse que Marthe avait
+prononcé ces bizarres paroles?</p>
+
+<p>Les pauvres enfants, qui mendiaient chaque
+jour à genoux quelque distraite caresse, avaient
+pu se croire un instant adorées à l'égal de Blanche
+elle-même!</p>
+
+<p>Mais ce n'avait été qu'un instant. Après cet
+<span class="pagenum" id="Page_90">90</span>
+ardent baiser qui les avait réunies sur le sein
+palpitant de Marthe, quel froid sourire et quels
+mots glacés! Bien qu'elles fussent habituées à
+l'indifférence, il leur semblait qu'on les avait
+congédiées, cette fois, avec plus de dédain encore
+qu'à l'ordinaire.</p>
+
+<p>Que croire? Cyprienne avait beau mettre son
+esprit à la torture, elle cherchait en vain. Diane
+elle-même perdait l'effort de son esprit clairvoyant
+et subtil à vouloir soulever le voile.</p>
+
+<p>Parfois, elle croyait entrevoir le mot de l'énigme;
+mais c'était une chose si invraisemblable,
+si impossible!...</p>
+
+<p>Diane repoussait la supposition accueillie;
+elle retombait au plus profond de ses doutes, et
+se retrouvait en face du problème insoluble.</p>
+
+<p>Que croire? Rien, hélas! sinon que Madame,
+outre les douleurs qu'elles avaient déjà devinées,
+avait une autre torture plus mystérieuse
+encore, et qu'il ne fallait point espérer de guérir!...</p>
+
+<p>Elles allaient la tête penchée; leurs mains
+s'étaient unies à leur insu, et bien qu'elles ne
+se parlassent point, leurs pensées se répondaient.</p>
+
+<p>Au moment où elles arrivaient sous la partie
+des anciennes fortifications qui servait maintenant
+de terrasse aux jardins du manoir, elles
+<span class="pagenum" id="Page_91">91</span>
+s'arrêtèrent toutes deux d'un mouvement brusque
+et commun.</p>
+
+<p>Elles prêtèrent l'oreille.</p>
+
+<p>Des voix se faisaient entendre sur la terrasse,
+et quelques mots descendaient jusqu'à elles.</p>
+
+<p>Elles relevèrent la tête. La saillie de la muraille
+leur cachait les illuminations du jardin;
+mais les mille feux allumés le long des allées mettaient
+un rayonnement dans l'atmosphère épaisse
+et lourde. Il y avait comme un fond lumineux
+derrière la ligne noire de la terrasse.</p>
+
+<p>Sur ce fond, Cyprienne et Diane virent se
+détacher deux têtes connues. C'étaient Étienne
+et Roger qui poursuivaient là leur conversation
+entamée dans le jardin.</p>
+
+<p>Nous savons que les noms des deux filles de
+l'oncle Jean revenaient bien souvent dans leur
+causerie. Diane et Cyprienne ne pouvaient saisir
+le sens des paroles, mais elles entendaient leurs
+noms prononcés, et toutes deux restaient.</p>
+
+<p>Elles étaient bien jeunes. A l'âge qu'elles
+avaient, il faut peu de chose pour faire diversion
+aux préoccupations les plus graves.</p>
+
+<p>A se voir ainsi, par hasard, aux écoutes, la
+gaieté naturelle de leur caractère revenait au
+galop. Quand c'était Roger qui parlait, un sourire
+se jouait autour des jolies lèvres de Cyprienne;
+quand la voix d'Étienne se faisait entendre,
+<span class="pagenum" id="Page_92">92</span>
+la charmante figure de Diane s'éclairait
+à son tour.</p>
+
+<p>Elles aimaient toutes deux; peut-être aimaient-elles
+bien plus qu'elles ne le croyaient elles-mêmes.</p>
+
+<p>Il y avait déjà plusieurs minutes qu'elles étaient
+là, écoutant et tâchant de relier en se jouant
+les lambeaux de phrases qui tombaient jusqu'à
+elles, lorsque Étienne et Roger s'accoudèrent sur
+la balustrade de la terrasse. Les deux jeunes
+filles se rapprochèrent davantage de la muraille
+et se cachèrent parmi les touffes d'épines et de
+houx qui en masquaient les fondements. Dans
+cette nouvelle position, elles pouvaient tout entendre.</p>
+
+<p>Aussi, lorsque Étienne annonça son départ
+pour Paris, un cri d'étonnement douloureux
+s'échappa de la poitrine de Diane.</p>
+
+<p>Ce cri fut entendu par Étienne et Roger, qui
+se penchèrent vivement en dehors de la balustrade;
+mais déjà les deux jeunes filles se perdaient
+derrière les branches du taillis.</p>
+
+<p>Diane courait, entraînant maintenant sa s&oelig;ur
+à travers les pousses des châtaigniers. On aurait
+pu croire qu'elle avait un but qu'il lui fallait
+atteindre à tout prix. Et pourtant elle ne savait
+pas où elle allait.</p>
+
+<p>Cyprienne la suivait en silence.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_93">93</span>
+En quelques minutes, le taillis fut traversé.
+Les deux s&oelig;urs se trouvaient de l'autre côté de
+la maison, au bout de l'antique muraille et sous
+la Tour-du-Cadet, dont les créneaux à jour surplombaient
+au-dessus de leurs têtes.</p>
+
+<p>Diane s'arrêta, essoufflée. Elle porta la main
+à son front brûlant, puis à son c&oelig;ur qui battait
+douloureusement.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu entendu?... murmura-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai entendu, répondit Cyprienne; ma
+pauvre s&oelig;ur!...</p>
+
+<p>Elle voulut lui prendre la main; Diane se jeta
+dans ses bras en pleurant.</p>
+
+<p>&mdash;Demain..., disait-elle parmi ses larmes,
+dans quelques heures, je l'aurai vu pour la dernière
+fois!... Oh! sait-on comme on aime?...
+Hier j'aurais cru pouvoir sourire en parlant de
+son départ!...</p>
+
+<p>&mdash;Si tu lui disais de rester..., murmura
+Cyprienne, il resterait.</p>
+
+<p>Diane garda le silence. Un instant, les deux
+s&oelig;urs se tinrent encore embrassées; puis Diane
+se redressa tout à coup. Elle essuya ses yeux où
+restaient quelques pleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! dit-elle; je ne lui demanderai
+pas de rester!... Autour de nous il n'y a que malheur...
+Ce malheur est à nous, qui sommes les
+filles de Penhoël; pourquoi le faire partager à
+<span class="pagenum" id="Page_94">94</span>
+ceux que nous aimons?... Qu'il parte, dût-il
+m'oublier!... Si Dieu exauce mes prières, il sera
+bien heureux...</p>
+
+<p>Tandis qu'elle parlait, sa belle tête intelligente
+et pensive s'inclinait sur sa poitrine. Il y
+avait dans sa voix un accent de tristesse profonde.
+Elle sentait aujourd'hui, pour la première
+fois peut-être, qu'à son insu son c&oelig;ur
+s'était donné tout entier.</p>
+
+<p>Cyprienne faisait un retour sur elle-même, et
+songeait en frémissant que Roger pourrait partir
+aussi à son tour.</p>
+
+<p>Elle cherchait en vain quelque bonne parole
+d'espérance et de consolation. Ce fut Diane qui
+rompit le silence. Sa voix était changée. Une
+fermeté grave remplaçait la mélancolie de tout
+à l'heure.</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne sommes pas ici pour nous occuper
+de nous-mêmes, dit-elle. Étienne est jeune
+et fort... l'avenir s'ouvre devant lui: que Dieu
+l'assiste!... Auprès de nous, il y a des faibles à
+protéger et à défendre... Songeons à Penhoël,
+ma s&oelig;ur, et hâtons-nous... car quelque chose
+me dit que l'heure mortelle approche...</p>
+
+<p>Cyprienne serra la main de sa s&oelig;ur contre son
+sein.</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'aimes, pourtant!... murmura-t-elle; je
+t'en prie, cherchons un moyen de le retenir!...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_95">95</span>
+&mdash;Cherchons un moyen de sauver Penhoël!...
+répondit Diane dont les grands yeux
+se levaient au ciel avec une résignation angélique;
+cherchons un moyen de sauver Madame et
+de sauver la pauvre Blanche!</p>
+
+<p>Le lieu où elles se trouvaient en ce moment
+formait l'extrême sommet de la colline. Vers
+l'orient, au delà de la Tour-du-Cadet, il n'y
+avait rien qu'une rampe rocheuse descendant à
+la lande. Entre cette rampe et le chemin qui
+longeait la muraille, une sorte de guérite demi-ruinée,
+protégeant une poterne, se collait aux
+fondements de la tour. En cet endroit, le taillis
+plus touffu faisait à la guérite un impénétrable
+abri de verdure.</p>
+
+<p>Comme la vue était magnifique de ce point
+culminant, on avait ménagé, sous les châtaigniers,
+une étroite esplanade, où régnait un banc
+de gazon.</p>
+
+<p>Les vieux paysans se souvenaient que le commandant
+de Penhoël aimait particulièrement
+ce site. Bien souvent, durant les beaux soirs de
+l'été, on le voyait jadis monter la route abrupte,
+appuyé sur le bras de son fils Louis, le favori
+de sa vieillesse. Ils disparaissaient tous les deux
+derrière l'épais rempart de feuillage, et ceux
+qui passaient alors dans le chemin pouvaient
+entendre la voix grave du vieux marin, enseignant
+<span class="pagenum" id="Page_96">96</span>
+à l'aîné de sa maison les nobles sentiments
+qui avaient guidé sa propre vie.</p>
+
+<p>La mémoire du commandant de Penhoël était
+vénérée comme celle d'un saint. D'année en année,
+lorsqu'on faisait des coupes dans le taillis,
+on respectait toujours les quelques châtaigniers
+groupés autour de la guérite. Les châtaigniers
+étaient devenus de grands arbres, dont les troncs
+robustes s'élançaient bien au-dessus de la barrière
+de verdure qui entourait toujours leurs
+pieds.</p>
+
+<p>Depuis la mort du commandant, le maître actuel
+du manoir semblait, en vérité, craindre
+tout ce qui rappelait la mémoire du temps passé.
+Pas une seule fois peut-être il n'était venu visiter
+ce lieu, où il aurait revu les images unies
+de son père mort et de son frère absent. Le
+passage qui conduisait de la route au banc de
+gazon disparaissait maintenant, à demi bouché
+par les broussailles et les pousses du taillis.</p>
+
+<p>En revanche, on aurait pu remarquer un
+autre passage, pratiqué dans la direction opposée,
+et donnant sur un petit sentier à pic qui
+descendait au bord de l'eau.</p>
+
+<p>La Tour-du-Cadet se dressait immédiatement
+au-dessus de la cabane de Benoît Haligan, le
+passeur. C'était Benoît Haligan qui avait pratiqué
+ce sentier à travers les taillis, en venant
+<span class="pagenum" id="Page_97">97</span>
+presque chaque soir s'agenouiller à la place
+occupée jadis par son vieux maître.</p>
+
+<p>Benoît trouvait là ce qu'il aimait: une nature
+grande et sombre, des souvenirs tristes et des
+pensées de mort.</p>
+
+<p>Maintenant que la maladie et la vieillesse le
+clouaient à son grabat, ce qu'il regrettait le plus
+au monde, c'était l'heure qu'il passait tous les
+soirs, autrefois, à genoux au pied de la Tour-du-Cadet.</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane venaient de percer l'enceinte
+de feuillage. Elles étaient assises sur le
+banc de gazon.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu m'est témoin, disait Cyprienne, que je
+n'ai jamais eu la pensée de reculer!... mais nous
+sommes trop faibles, ma pauvre s&oelig;ur, et ils
+sont trop puissants... Un instant j'ai cru que
+nous avions réussi à les effrayer en faisant courir
+le bruit du retour de notre oncle Louis...
+L'amour que tout le pays porte à l'aîné de Penhoël
+est si grand!... Ils se sont arrêtés; ils ont
+hésité durant quelques jours... Hélas! notre
+oncle Louis n'est pas revenu, et ils ont oublié
+leur épouvante... Que faire désormais?... Nous
+avons épuisé toutes nos ressources! Nos efforts
+ont pu retarder un peu le coup qui menace Penhoël...
+mais, à mesure que nous détruisons une
+arme prête à le frapper, une arme nouvelle est
+<span class="pagenum" id="Page_98">98</span>
+forgée... d'autres piéges se tendent... et deux
+pauvres enfants comme nous peuvent-ils défendre
+toujours l'homme qui ne se défend pas lui-même?...</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont des gens habiles, répliqua Diane
+avec amertume; ils ont commencé par empoisonner
+son c&oelig;ur et par aveugler son intelligence!...
+Puis on lui a pris sa force... Chaque
+soir, on l'assoit à une table de jeu, entre cette
+créature sans âme qu'il aime d'une passion insensée,
+et le flacon d'eau-de-vie qui va lui enlever
+le reste de sa raison!... Ils sont là, les lâches!
+rangés autour de cette proie facile... Oh! quand
+je vois le front de Penhoël se rougir, son &oelig;il
+s'éteindre et sa voix trembler en mêlant les
+cartes déloyales, il me semble que la justice de
+Dieu nous abandonne!</p>
+
+<p>&mdash;Quand je vois cela, moi, s'écria impétueusement
+Cyprienne, je pense que, si j'étais
+homme, il n'y aurait déjà plus autant de misérables
+autour de ce tapis vert!... Pourquoi notre
+frère Vincent a-t-il quitté le manoir?...</p>
+
+<p>&mdash;Si notre frère est heureux, reprit Diane,
+que le ciel soit béni! N'y a-t-il pas ici assez de
+c&oelig;urs à souffrir?... Ma s&oelig;ur, il vaut mieux que
+nous soyons seules dans cette lutte... et s'il ne
+nous fallait que des bras forts et des c&oelig;urs vaillants,
+n'aurions-nous pas Étienne et Roger?</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_99">99</span>
+Cyprienne baissa la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Oui... oui..., murmura-t-elle; il vaut mieux
+que nous soyons seules... Étienne et Roger voudraient
+combattre à visage découvert, et nous
+savons trop que ces hommes ne reculeraient pas
+devant l'assassinat...</p>
+
+<p>Elle baisa Diane au front et reprit avec une
+sorte de gaieté:</p>
+
+<p>&mdash;Pardonne-moi, ma s&oelig;ur... Tu sais bien
+que je suis brave, malgré mes instants de faiblesse!...</p>
+
+<p>&mdash;Je sais que tu es un c&oelig;ur dévoué, ma
+pauvre Cyprienne, répondit Diane qui lui rendit
+son baiser avec une tendresse de mère; je
+sais que tu es prête à donner ta vie pour ceux
+que nous aimons... toi si jeune et si belle!... toi
+qui pourrais être heureuse avec le mari de ton
+choix!... Écoute!... il nous reste bien peu de
+chances de vaincre... et ce que nous faisons
+toutes deux, une seule pourrait le faire... Si tu
+m'aimais bien... si tu étais toujours ma petite
+s&oelig;ur chérie...</p>
+
+<p>&mdash;Je te laisserais seule en face de ces maudits,
+n'est-ce pas?... s'écria Cyprienne indignée;
+je tâcherais de fermer les yeux pour ne point
+voir que tu meurs à la peine!...</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas assez d'une victime?... murmura
+Diane.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_100">100</span>
+Cyprienne lui ferma la bouche d'un geste où
+la colère et la tendresse se mêlaient à doses
+presque égales.</p>
+
+<p>&mdash;Si c'est assez d'une victime, ma s&oelig;ur, dit-elle,
+Étienne part, Étienne vous aime... Que
+n'allez-vous avec lui à Paris?...</p>
+
+<p>Elle passa son bras autour de la taille de sa s&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non!... se reprit-elle, oh! non! ne
+m'abandonne pas!... Que ferais-je sans toi?...
+Mais ne me parle plus de fuir, quand tu restes,
+je t'en prie!...</p>
+
+<p>Diane l'attira contre son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne t'en parlerai plus, dit-elle; pardonne-moi...
+Je t'aime tant et j'aurais tant de joie à te
+voir heureuse!... Et puis, tu ne sais pas, ma
+pauvre s&oelig;ur! on commence à nous combattre
+comme si nous étions des hommes!... S'ils
+allaient te tuer avant moi!...</p>
+
+<p>&mdash;Me tuer?... répéta Cyprienne.</p>
+
+<p>&mdash;Hier, dans notre chambre, poursuivit
+Diane, je t'ai fermé la bouche au moment où tu
+allais me rendre compte de ta soirée... moi-même
+je ne t'ai rien dit de ce que j'avais fait... c'est
+que notre chambre n'est plus à nous, ma s&oelig;ur!...
+Nous sommes épiées à notre tour... et dans le
+corridor qui mène aux appartements de Penhoël,
+j'avais entrevu la figure de Blaise qui nous
+suit comme notre ombre.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_101">101</span>
+&mdash;En te voyant garder le silence, dit Cyprienne,
+j'ai pensé que tu n'avais pas réussi.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas échoué... Maître le Hivain était
+à son bureau... Je crois savoir dans quel casier
+de son secrétaire sont les papiers qui peuvent
+perdre Penhoël.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, il faut y retourner ce soir; car je
+sais, moi, qu'ils redoublent d'obsession auprès
+de Penhoël, et que c'est tout au plus s'il pourra
+résister un jour encore!...</p>
+
+<p>&mdash;J'y retournerai, dit Diane.</p>
+
+<p>&mdash;Pas toi!... s'écria vivement Cyprienne;
+c'est à mon tour!</p>
+
+<p>&mdash;Puisque je sais où sont les papiers...</p>
+
+<p>Cyprienne appuya sa joue contre l'épaule de
+sa s&oelig;ur, et reprit à voix basse:</p>
+
+<p>&mdash;Crois-tu donc que je ne t'ai pas devinée?...
+Il y a là un danger plus grand que de coutume...
+et tu veux encore l'affronter toute
+seule!... C'est toi qui penses pour nous deux,
+ma s&oelig;ur... Dans la guerre que nous faisons, je
+ne suis qu'un soldat, et tu es le capitaine...
+Laisse-moi au moins ma part de travail!</p>
+
+<p>La tête de Diane, qui s'inclinait pensive, se
+redressa en ce moment, et sa voix prit un accent
+de gaieté.</p>
+
+<p>&mdash;Soit!... dit-elle, mon petit soldat!... Tu
+pousseras ce soir une reconnaissance jusque
+<span class="pagenum" id="Page_102">102</span>
+dans le camp ennemi... Je sais que tu es brave
+comme la poudre, mais il faut bien pourtant te
+prévenir... Hier, dans une escarmouche pareille
+à celle que tu vas engager, ton pauvre capitaine
+a eu de rudes assauts à soutenir... Tu n'exagères
+en rien, quand tu parles de bataille, ma
+s&oelig;ur... Cette nuit, on m'a tiré deux coups de
+fusil, et j'ai eu mon cheval tué sous moi!</p>
+
+<p>Diane sentit sa s&oelig;ur tressaillir entre ses bras;
+ce n'était pas de la crainte.</p>
+
+<p>Au contraire, le c&oelig;ur impétueux de la jeune
+fille s'exaltait à ce danger nouveau.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu voulais y retourner toute seule!...
+s'écria-t-elle.</p>
+
+<p>Puis elle reprit avec pétulance:</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu?... Je prendrai ce soir les pistolets
+de Roger, toi, ceux d'Étienne, et les lâches qui
+ont tiré sur toi verront beau jeu!...</p>
+
+<p>Diane souriait. Mais au bout de quelques
+minutes, elle secoua la tête et poursuivit d'un
+ton plus grave:</p>
+
+<p>&mdash;A ce genre de combat, ma pauvre s&oelig;ur,
+nous ne serions pas les plus fortes... ce qu'il
+nous faut, c'est de l'adresse et l'aide de Dieu...</p>
+
+<p>Cyprienne ne répliqua point, mais on pouvait
+voir qu'elle renonçait avec chagrin à l'idée de
+faire le coup de pistolet.</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, reprit Diane, qu'as-tu fait hier?</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_103">103</span>
+&mdash;Ce que nous faisons chaque soir tour à
+tour, répondit Cyprienne. J'ai joué mon rôle
+d'apparition... J'ai dit à Penhoël, d'une voix de
+fantôme, qu'un bon génie veillait sur sa maison,
+et qu'il fallait résister avec courage... Mais Penhoël
+n'a plus de force... Il ne sait que trembler
+et fermer ses oreilles!... C'est malgré lui qu'il
+faudra le sauver... Quant à ceux qui l'entourent,
+acharnés à sa perte, ils triomphent, ma s&oelig;ur...
+Ils se voient au bout de leur peine... et je les
+entendis hier se dire entre eux que cette nuit
+même Penhoël leur abandonnerait le dernier
+morceau de pain de sa femme et de son enfant!</p>
+
+<p>&mdash;Le manoir?...</p>
+
+<p>&mdash;Il a vendu la semaine dernière ce qui
+restait des biens donnés en partage à notre
+oncle Louis... Il n'a plus rien que le manoir!...
+Et à l'heure où nous parlons, ils sont sans doute
+autour de lui... Robert, Pontalès et cette femme
+qui l'a ensorcelé!... Ils l'obsèdent, ils le menacent
+de ces papiers qui sont entre leurs mains
+une arme si terrible!...</p>
+
+<p>Diane se leva.</p>
+
+<p>&mdash;Ces papiers, il nous les faut, dit-elle, dussions-nous
+rester cette fois sur la place... Partons,
+ma s&oelig;ur!</p>
+
+<p>Cyprienne était toujours prête quand on
+parlait d'agir. Les deux jeunes filles descendirent
+<span class="pagenum" id="Page_104">104</span>
+ensemble le sentier roide et difficile qui
+conduisait au bord de l'eau.</p>
+
+<p>A mesure qu'elles descendaient, une sorte de
+chant rauque et lugubre arrivait jusqu'à leurs
+oreilles. Quand elles commencèrent à découvrir,
+au travers du taillis, la lueur faible qui
+sortait de la loge de Benoît Haligan, elles
+reconnurent la voix et le chant.</p>
+
+<p>C'était le vieux passeur lui-même qui psalmodiait
+lentement et avec peine les versets du
+<i>De profundis</i>.</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne continuèrent leur route.
+Au moment où elles passaient devant la loge,
+la voix du vieillard, éteinte et creuse, interrompit
+son chant pour prononcer leurs noms.</p>
+
+<p>Cyprienne hésita.</p>
+
+<p>&mdash;Ma s&oelig;ur, dit-elle, quand je vois cet
+homme, et que j'entends ses sombres menaces,
+je n'ai plus de courage...</p>
+
+<p>&mdash;Il a servi fidèlement Penhoël, répliqua
+Diane, et tout le monde l'abandonne...</p>
+
+<p>La voix cassée du vieillard se reprit à chanter;
+mais ce n'était plus le <i>De profundis</i>.</p>
+
+<p>Il disait:</p>
+
+<div class="poem">
+<div class="verse12">«C'est bien vous qu'on voit sous les saules:</div>
+<div class="verse6">«Blanches épaules,</div>
+<div class="verse12">«Sein de vierge, front gracieux</div>
+<div class="verse6">«Et blonds cheveux...»</div>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_105">105</span>
+Ce chant, que nous avons entendu tomber
+si doux des lèvres de Cyprienne et de Diane
+enfants, prenait, en passant par la bouche du
+vieillard, des modulations funèbres.</p>
+
+<p>Le bras de Cyprienne frissonnait sous celui
+de sa s&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Il est seul et il souffre..., dit Diane; entrons...</p>
+
+<hr class="light" />
+
+<p>Au sommet de la colline, tout près de l'endroit
+où les deux jeunes filles s'asseyaient naguère,
+deux hommes s'arrêtaient au pied des
+châtaigniers.</p>
+
+<p>Si les deux s&oelig;urs avaient tardé une minute,
+elles n'auraient point descendu la montée, parce
+qu'elles auraient entendu les nouveaux venus
+prononcer à voix basse, dans une conversation
+animée, le nom de Madame et celui de René de
+Penhoël.</p>
+
+<div class="pagenum" id="Page_106"></div>
+
+<div class="npage">
+
+<h3 id="Page_107">VIII<br />
+<b>MAITRE LE HIVAIN</b>.</h3>
+
+<p>Les deux hommes qui venaient de s'arrêter au
+bout de la muraille gothique sous la Tour-du-Cadet
+sortaient de l'appartement de René de
+Penhoël.</p>
+
+</div>
+
+<p>C'étaient maître Protais le Hivain, surnommé
+Macrocéphale, homme de loi des bourgs de
+Bains et de Glénac, et M. le marquis de Pontalès.</p>
+
+<p>Tandis que l'on dansait dans le salon de verdure,
+une partie s'était engagée, suivant la coutume,
+chez le maître de Penhoël.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_108">108</span>
+C'était vers le tomber du jour, une heure environ
+avant que le feu de joie fût allumé sur
+l'aire. Robert de Blois était là, en ce moment,
+ainsi que Lola, les deux Pontalès et maître
+le Hivain.</p>
+
+<p>La partie avait lieu dans la chambre à coucher
+de Penhoël, comme si l'on avait voulu en
+faire mystère au commun des hôtes du manoir.</p>
+
+<p>Un grand luxe régnait maintenant dans l'appartement
+du maître. L'ameublement tout neuf
+était à la dernière mode de Paris. Trois ans auparavant,
+si nous avions pénétré dans cette
+chambre simple et modestement ornée, nous y
+eussions trouvé les portraits du commandant de
+Penhoël, de Louis enfant et de Marthe.</p>
+
+<p>Maintenant, il n'y avait plus qu'un seul portrait
+dans un cadre splendide: c'était celui de Lola.</p>
+
+<p>Derrière le lit, une porte s'ouvrait, signalée
+plutôt que masquée par d'éclatantes draperies de
+velours; c'était la porte de la chambre de Lola.</p>
+
+<p>Évidemment, on ne prenait même plus la
+peine de dissimuler. Le désordre avait pris droit
+de bourgeoisie au manoir, et Penhoël, se faisant
+comme un bouclier de sa lourde apathie, ne
+s'inquiétait point de savoir si sa conduite était un
+scandale ou passait inaperçue.</p>
+
+<p>Il était le maître. Sa dégradation avouée s'abritait
+derrière cette grande et belle autorité du
+<span class="pagenum" id="Page_109">109</span>
+chef de la famille, qui avait servi jadis l'austère
+vertu de ses ancêtres.</p>
+
+<p>Il tenait le jeu contre M. Robert de Blois,
+auprès de qui s'asseyaient les deux Pontalès. A
+sa droite, la charmante Lola, en costume de bal,
+s'étendait paresseusement dans une bergère; à
+sa gauche, maître Protais le Hivain, portant sur
+son nez coupant et long de rondes lunettes de
+fer, suivait le jeu d'un &oelig;il avide.</p>
+
+<p>Pontalès et son fils s'abstenaient de tout conseil.
+L'homme de loi, au contraire, prodiguait
+les siens avec une remarquable générosité.</p>
+
+<p>Quant à Lola, elle ne quittait sa pose nonchalante
+que pour emplir de sa jolie main, couverte
+de bagues, un verre placé sur la table à
+côté de Penhoël.</p>
+
+<p>Et Penhoël buvait! buvait!</p>
+
+<p>Ces trois années avaient pesé sur lui d'une
+façon véritablement extraordinaire. Bien qu'il
+eût à peine trente-huit ans, c'était déjà un vieillard;
+son épaisse chevelure blonde avait blanchi
+entièrement; son front s'était ridé: sa haute
+taille s'était courbée. Il n'y avait plus ni volonté
+ni intelligence dans son regard éteint et stupéfié
+par une ivresse de chaque jour.</p>
+
+<p>A peine aurait-on pu reconnaître dans cette
+figure bouffie et pâle, que tachaient çà et là d'ardentes
+piqûres, les mâles traits de René de Penhoël.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_110">110</span>
+L'effet produit sur sa nature morale par ce
+laps de temps si court était du reste plus
+désastreux encore. Certes, le maître de Penhoël
+n'avait jamais été un esprit d'élite; mais il possédait du
+moins autrefois une part de cette vaillance
+énergique qui était comme l'héritage de sa
+race.</p>
+
+<p>A présent, plus rien. De cet homme jeune et
+fort, que nous avons vu jadis bondir dans le chaland
+vermoulu de Benoît, et braver, sur ce pont
+frêle, la violence de l'orage, il ne restait qu'une
+manière de cadavre, un vieillard impotent et
+lourd, sans force ni pensée.</p>
+
+<p>L'eau-de-vie, l'amour et le jeu, ces trois choses
+dont une seule suffit à exalter l'homme, pouvaient
+à peine, réunies, galvaniser sa morne
+inertie.</p>
+
+<p>Il tenait ses cartes d'une main tremblante et
+comme engourdie. A mesure que la partie avançait,
+des gouttes de sueur plus grosses coulaient
+dans les rides de son front, et les taches rouges
+qui marbraient sa face livide s'allumaient plus
+brillantes.</p>
+
+<p>En face de lui Robert, souriant et calme, causait
+avec les Pontalès, intéressés sans doute dans
+sa partie.</p>
+
+<p>Le jeune comte Alain de Pontalès était un
+assez joli garçon, qui ne se cachait point trop
+<span class="pagenum" id="Page_111">111</span>
+pour lancer du côté de Lola des &oelig;illades suffisamment
+significatives.</p>
+
+<p>Son père, le marquis, était un petit vieillard:
+cheveux blancs comme neige, &oelig;il vif, sourire
+bon et spirituel. A juger l'homme seulement
+par les dehors, ce devait être le plus aimable
+marquis du monde.</p>
+
+<p>Les gens qui regardent de très-près, et prétendent
+voir mieux que le vulgaire, auraient
+peut-être découvert, sous son avenant sourire,
+un petit fonds de sécheresse et de moquerie.
+Mais c'était peu de chose, et d'ailleurs quelque
+légère nuance de scepticisme voltairien s'allie
+merveilleusement, comme on sait, à la riante
+bienveillance de ces vieux gentilshommes.</p>
+
+<p>Ce qui dominait dans la physionomie du marquis,
+c'étaient la finesse et la bonté. Ce devait être
+un homme souverainement adroit, et sa bonhomie
+devait empêcher son adresse d'être dangereuse.</p>
+
+<p>Ses ennemis, et il en avait bien peu d'avoués
+à cause de ses soixante mille livres de rente,
+prétendaient qu'il était plus fin encore qu'il n'en
+avait l'air, mais que sa bonhomie ne valait pas
+le diable.</p>
+
+<p>C'étaient des jaloux peut-être. En tout cas,
+dans ce pays patriarcal, où l'estime publique
+est en raison directe de la somme portée au
+<span class="pagenum" id="Page_112">112</span>
+bordereau du percepteur, la médisance n'avait
+pas beau jeu contre M. le marquis de Pontalès.</p>
+
+<p>La <i>société</i> le reconnaissait pour roi. Il possédait
+l'estime éclairée du chevalier adjoint et de
+la chevalière adjointe de Kerbichel; il avait
+l'admiration des trois vicomtes, épris de madame
+veuve Claire Lebinihic; les trois Grâces
+Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang auraient volontiers
+employé le reste de leur jeunesse à chanter
+ses louanges à l'univers avec accompagnement
+de guitare.</p>
+
+<p>Ce qui, du reste, aurait milité sérieusement
+en sa faveur auprès de tout homme non prévenu,
+c'était l'empressement mis par lui à terminer
+cette longue haine qui avait séparé jadis le manoir
+et le château. Pontalès s'était prêté vraiment
+de bien bonne grâce à cette réconciliation;
+l'entremise du jeune M. Robert de Blois s'était
+bornée à une simple démarche après laquelle M. le
+marquis, quoique le plus âgé, le plus riche et le
+plus haut titré, avait fait immédiatement les premiers
+pas.</p>
+
+<p>Depuis le rapprochement, Penhoël, au su de
+tout le monde, avait profité plus d'une fois de sa
+bonne volonté. Cet excellent marquis montrait
+une obligeance inépuisable. Pour n'en donner
+qu'un exemple et fournir d'un seul coup la
+preuve de sa bienveillante délicatesse, nous dirons
+<span class="pagenum" id="Page_113">113</span>
+qu'il avait été jusqu'à renoncer au titre de
+maire de Glénac pour donner à la vanité de
+Penhoël cette satisfaction enviée.</p>
+
+<p>Il y avait bien une heure que la partie engagée
+durait. Les enjeux étaient lourds, et l'on
+jouait argent sur table. Penhoël perdait.</p>
+
+<p>Entouré comme il l'était, d'un côté par Macrocéphale
+qui avait tout juste la probité d'un
+homme de loi campagnard, de l'autre par une
+femme ayant droit au titre d'aventurière, son
+malheur constant aurait pu n'être point naturel.
+Lola était admirablement placée pour faire
+des signes, et la longue figure de maître Protais
+le Hivain pouvait dire bien des choses.</p>
+
+<p>Mais le jeune M. Robert de Blois n'en était
+pas à user de ces fraudes élémentaires. C'était
+un gentilhomme! S'il trompait, il y mettait du
+moins une grâce charmante et une habileté de
+premier ordre.</p>
+
+<p>Penhoël ne pouvait soupçonner ces mains
+loyales, toujours à découvert, et qui battaient les
+cartes avec une nonchalante aisance.</p>
+
+<p>D'ailleurs, Dieu sait que le jeune M. de Blois
+ne se montrait guère empressé de jouer. Ce
+n'était jamais lui qui entamait la partie, et il
+fallait chaque jour que Penhoël priât, mais priât
+sérieusement, pour que le jeune M. de Blois voulût
+bien consentir à lui gagner ses doubles louis.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_114">114</span>
+Ce gain constant le fatiguait au lieu de lui
+être agréable, tant il avait de généreux désintéressement.
+Chaque fois qu'il était contraint par
+le sort à empocher l'argent du maître, il ne pouvait
+retenir les marques de sa mauvaise humeur.</p>
+
+<p>Penhoël, lui, s'obstinait avec l'entêtement
+sombre du joueur dépouillé. Depuis trois ans il
+avait perdu des sommes énormes. Il voulait les
+regagner. Sur ce tapis avaient passé tour à tour
+les fermes, les moulins, les forêts qui composaient
+l'héritage de son père. Il prétendait
+rompre la veine funeste et reconquérir tout cela.</p>
+
+<p>Chaque jour son espoir se brisait contre l'arrêt
+inflexible du sort, mais rien ne tue l'espoir
+tenace du joueur.</p>
+
+<p>Penhoël revenait le lendemain s'asseoir à la
+même place que la veille. Sa main avide et
+tremblante interrogeait avidement l'oracle toujours
+contraire. Il perdait. Durant quelques
+heures, il restait là le feu dans la poitrine et la
+sueur au front, jusqu'à ce que Robert, ému de
+compassion, le tendre et bon jeune homme, lui
+refusât une dernière revanche!</p>
+
+<p>Robert venait de gagner une partie et Penhoël
+cherchait au fond de sa poche, tout à l'heure
+pleine, les quelques pièces d'or qui lui restaient.</p>
+
+<p>&mdash;Je donnerais vingt louis pour vous voir
+gagner cette partie, dit le jeune M. Robert, un
+<span class="pagenum" id="Page_115">115</span>
+bonheur comme le mien ne se conçoit pas et
+finit par être fatigant!...</p>
+
+<p>Penhoël tendit son verre, que Lola s'empressa
+de remplir.</p>
+
+<p>&mdash;On dit qu'on ne peut pas être heureux à
+la fois au jeu et en amour..., murmura le fils de
+Pontalès en fixant sur le maître un regard où il
+y avait de la moquerie.</p>
+
+<p>Le marquis lui fit un signe de sévère reproche.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, j'ai beau parier pour M. de Blois,
+dit-il avec la bonhomie douce qui distinguait ses
+manières, tous mes v&oelig;ux sont pour mon ami Penhoël...
+C'est une veine comme on n'en a jamais
+vu!... Dérangez un peu votre chaise, vicomte;
+on dit que ces choses-là changent le sort.</p>
+
+<p>Penhoël fit glisser sa chaise sur le parquet
+avec cette docilité superstitieuse et stupide du
+joueur vaincu dont la tête se perd.</p>
+
+<p>Ses sourcils étaient froncés violemment; sa
+respiration s'embarrassait dans sa poitrine. Il
+ne prononçait pas une parole.</p>
+
+<p>Le vieux marquis, non content d'avoir donné
+à son hôte un généreux conseil, changea les
+deux bougies de place, et dérangea un peu la
+table.</p>
+
+<p>Grâce à ces man&oelig;uvres classiques, il était
+bien difficile, on en conviendra, que la veine ne
+fût pas coupée comme avec un rasoir.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_116">116</span>
+Penhoël perdit encore.</p>
+
+<p>Le vieux marquis joignit les mains avec
+découragement.</p>
+
+<p>&mdash;C'est folie de lutter quand le diable s'en
+mêle!... murmura-t-il.</p>
+
+<p>Penhoël cependant fouillait dans sa poche, où
+il n'y avait plus rien.</p>
+
+<p>&mdash;Trente louis sur parole!... dit-il d'une
+voix creuse et sonore.</p>
+
+<p>C'était le premier mot qu'il eût prononcé
+depuis une heure.</p>
+
+<p>Les deux Pontalès et M. de Blois échangèrent
+un rapide regard.</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez, Penhoël, répliqua Robert, vous
+savez bien que je ne voudrais pas vous refuser...
+je jouerais contre vous des millions sur parole...
+mais, dans ce moment, ce serait vous voler
+votre argent... Nous resterions là jusqu'à demain
+que vous perdriez toujours!</p>
+
+<p>&mdash;Trente louis! répéta Penhoël dont la main
+tremblante serrait machinalement son verre
+plein d'eau-de-vie.</p>
+
+<p>Robert mêla les cartes avec une répugnance
+visible.</p>
+
+<p>Au moment où Penhoël coupait, un domestique
+entr'ouvrit la porte de la chambre.</p>
+
+<p>&mdash;On attend M. le maire, dit-il, pour allumer
+le feu de joie.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_117">117</span>
+&mdash;Qu'on attende!... voulut répondre Penhoël.</p>
+
+<p>Mais Robert et les deux Pontalès s'étaient
+levés déjà.</p>
+
+<p>Quand le maître vit son adversaire lui échapper
+ainsi, son front s'empourpra, et sa lèvre
+blême trembla de colère.</p>
+
+<p>Sa langue épaissie balbutia des reproches
+inintelligibles.</p>
+
+<p>Robert et Pontalès le prirent chacun par un
+bras, tandis que Lola s'éclipsait avec le jeune
+vicomte Alain.</p>
+
+<p>Maître le Hivain remettait ses lunettes de fer
+au fourreau.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, allons, Penhoël!... disait cependant
+le marquis de cet accent paternel qu'on
+prend avec les enfants révoltés, ne voulez-vous
+pas faire crier toute la paroisse?... Prenez une
+demi-heure pour remplir votre devoir... et,
+après cela, parbleu! nous vous donnerons votre
+revanche...</p>
+
+<p>&mdash;Puisque vous êtes un enragé!... ajouta
+Robert qui l'entraîna au dehors.</p>
+
+<p>Avant de sortir, il avait fait signe à maître
+le Hivain de ne pas s'éloigner.</p>
+
+<p>Les paysans attendaient dans l'aire. Le feu de
+joie fut allumé à l'aide d'une torche bleue fleurdelisée,
+et il y eut le nombre convenable de
+salves d'acclamations parmi les pétards.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_118">118</span>
+Pendant que la flamme montait, tortueuse et
+bleuâtre, le long des fagots amoncelés, Penhoël,
+qui avait jeté sa torche, errait dans la foule et
+cherchait en vain ses partenaires. De tous côtés
+les paysans le saluaient respectueusement, et il
+ne les voyait point.</p>
+
+<p>Quand le brave père Géraud du <i>Mouton couronné</i>
+vint à son tour lui tirer sa révérence, le
+maître lui demanda d'un air absorbé:</p>
+
+<p>&mdash;N'as-tu point vu M. Robert de Blois?</p>
+
+<p>Puis il se détourna sans attendre la réponse
+du vieil aubergiste qui secoua la tête en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Cet homme l'a ensorcelé!... Et c'est moi
+qui lui ai montré le chemin du manoir!...</p>
+
+<p>A défaut de Robert et des Pontalès, qui se
+faisaient maintenant invisibles, Penhoël rencontrait
+partout sur ses pas maître Protais le Hivain.
+Celui-ci se tenait à distance respectueuse, mais
+il ne perdait jamais de vue René de Penhoël et
+semblait attendre l'occasion de l'aborder.</p>
+
+<p>&mdash;Où sont-ils?... où sont-ils?... lui cria
+enfin René à bout de patience.</p>
+
+<p>Macrocéphale s'approcha aussitôt.</p>
+
+<p>&mdash;Je pense que M. le vicomte veut parler de
+ces messieurs..., dit-il. Sans doute qu'ils auront
+attendu M. le vicomte dans sa chambre...</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai!... dit René, allons-y!</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_119">119</span>
+L'homme de loi lui présenta son bras, sur
+lequel René appuya sa marche lourde et pénible.
+En passant devant le salon de verdure, il s'arrêta,
+et un murmure sourd gronda dans sa
+gorge. L'orchestre jouait une hongroise que
+Lola dansait la tête sur l'épaule d'Alain de Pontalès.</p>
+
+<p>&mdash;Elle aimerait mieux être avec vous que là,
+M. le vicomte!... murmura Macrocéphale; partout
+où vous n'êtes pas, la pauvre jeune dame a
+l'air de s'ennuyer!</p>
+
+<p>&mdash;Parlez-vous vrai?... demanda Penhoël.</p>
+
+<p>&mdash;Regardez plutôt!</p>
+
+<p>Ceci était audacieux, car Lola semblait être
+aux anges. Mais René eut un vague sourire, et
+reprit, content, le chemin de sa chambre.</p>
+
+<p>Dans sa chambre, il ne trouva ni Pontalès ni
+Robert de Blois.</p>
+
+<p>&mdash;Ils vont venir..., dit Macrocéphale en
+installant René dans son fauteuil avec les soins
+empressés d'un valet de chambre. S'il m'était
+permis de parler ainsi, je dirais: «Ils ne viendront
+que trop tôt!...» Bon Jésus! ces hommes-là
+vous ont-ils gagné de l'argent, Penhoël!</p>
+
+<p>&mdash;Donnez-moi mon verre, M. le Hivain,
+dit Penhoël au lieu de répondre, il faudra bien
+que la veine change un jour ou l'autre!...</p>
+
+<p>&mdash;Si j'étais fée ou sorcier, s'écria Macrocéphale
+<span class="pagenum" id="Page_120">120</span>
+dont le laid visage grimaçait le dévouement,
+il y aurait longtemps que la veine aurait
+changé!... Voyez-vous, Penhoël, je ne sais pas
+faire de grandes phrases, moi, mais je n'aime
+que vous parmi les gentilshommes du pays...
+Et, aussi vrai que Dieu est Dieu, je me ferais
+hacher en mille morceaux pour votre service!</p>
+
+<p>&mdash;Ils ne viendront donc pas! murmura Penhoël.</p>
+
+<p>L'homme de loi s'assit sur le coin d'une chaise,
+tout auprès de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Avant qu'ils viennent, reprit-il, nous
+pourrions bien causer un peu d'affaires.</p>
+
+<p>Une expression d'effroi et de répugnance
+invincible se peignit sur le visage de René.</p>
+
+<p>&mdash;Non... non! répliqua-t-il, pas aujourd'hui!</p>
+
+<p>&mdash;C'est que nous sommes bien bas!...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y faire?... murmura René avec fatigue.
+Allez-vous me rappeler encore ce qui a été fait?
+Je sais bien qu'un jour venant je n'aurai pas
+d'autre ressource qu'un coup de pistolet à travers
+le crâne...</p>
+
+<p>&mdash;Un jour venant, répéta l'homme de loi
+d'un ton qui voulait dire: «Ce jour-là est plus
+proche que vous ne pensez.»</p>
+
+<p>Puis il ajouta doucereusement:</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui est fait est fait, Penhoël, et je ne
+<span class="pagenum" id="Page_121">121</span>
+vous parlerai point des signatures fausses... Ne
+craignez rien; personne ne nous écoute!... Je
+voulais vous demander seulement s'il vous reste
+beaucoup d'argent sur le prix de la forêt de
+Quintaine.</p>
+
+<p>La tête de Penhoël se pencha sur sa poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! la veine!... la veine!... murmura-t-il
+en crispant ses doigts autour des bras de son
+fauteuil, je viens de perdre mon dernier louis!</p>
+
+<p>&mdash;Et pourtant vous voulez jouer encore?</p>
+
+<p>&mdash;Je veux gagner!</p>
+
+<p>&mdash;Mais si vous perdez?</p>
+
+<p>&mdash;Je veux gagner! vous dis-je, s'écria le
+maître en se redressant tout à coup. Blanche de
+Penhoël est-elle faite pour mendier son pain,
+monsieur?... Je veux regagner mes forêts, mes
+étangs, mes métairies!... et avec cela tous les
+biens que Pontalès a volés à mon père!...</p>
+
+<p>&mdash;Je donnerais mon bras droit pour que
+cela pût arriver, Penhoël!... Mais si vous n'avez
+plus d'argent...</p>
+
+<p>&mdash;Il faut vendre!... Aussi bien Lola veut
+faire venir de Rennes une nouvelle parure...</p>
+
+<p>&mdash;Vendre!... répéta l'homme de loi, qui se
+fit une mine plus allongée encore que de coutume:
+pour vendre, il faut avoir.</p>
+
+<p>René tressaillit et le regarda en face.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_122">122</span>
+&mdash;Qu'est-ce à dire? s'écria-t-il; n'ai-je donc
+plus rien?</p>
+
+<p>&mdash;Si fait..., répliqua Macrocéphale, M. le
+vicomte possède encore son manoir de Penhoël,
+quitte de toute hypothèque.</p>
+
+<p>&mdash;Et avec cela?...</p>
+
+<p>&mdash;Rien..., repartit tout bas Macrocéphale.</p>
+
+<p>Penhoël demeura un instant immobile et
+muet. On eût dit un homme foudroyé. Puis il
+se couvrit le visage de ses deux mains.</p>
+
+<p>&mdash;Le manoir de Penhoël, reprenait cependant
+l'homme de loi, est une magnifique propriété;
+nous en trouverions assurément un bon
+prix... et je suis sûr que M. le marquis de Pontalès...</p>
+
+<p>&mdash;Jamais! interrompit René avec angoisse.
+C'est ici qu'est mort mon père... Jamais!</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas moi qui donnerais à M. le
+vicomte le conseil de vendre le manoir, poursuivit
+Macrocéphale en prêtant à sa voix une
+expression plus humble et plus insinuante;
+mais, ayant l'honneur d'être le conseil de M. le
+vicomte, je me permettrai de lui faire observer
+que le manoir est pour lui une lourde charge...
+Avec une habitation si belle, il faudrait des
+rentes...</p>
+
+<p>&mdash;Et je n'en ai plus! murmura Penhoël.</p>
+
+<p>&mdash;Pas beaucoup, s'il faut parler franchement...
+<span class="pagenum" id="Page_123">123</span>
+D'un autre côté, comme vous le disiez
+tout à l'heure, la veine peut changer... et avec
+des fonds...</p>
+
+<p>Penhoël laissa retomber ses deux mains sur
+ses genoux. La douleur profonde qu'il ressentait
+réveillait son apathie. La torture avait trouvé
+un coin vif au fond de son c&oelig;ur engourdi.</p>
+
+<p>Ces trois ans écoulés passaient comme une
+vision rapide au-devant de ses yeux.</p>
+
+<p>&mdash;J'étais heureux..., pensait-il tout haut,
+j'étais riche... le nom de mon père restait pur...
+Oh! Haligan disait-il vrai?... Cet homme est-il
+venu pour me prendre le salut de mon âme et
+la vie de mon corps?...</p>
+
+<p>&mdash;Une observation qu'il est important de
+faire, poursuivait l'homme de loi, c'est que
+toutes les ventes, consenties par vous jusqu'à
+ce jour, sont conditionnelles et frappées d'une
+<ins id="cor_10" title="original: close">clause</ins> de réméré... Dans le cas où vous feriez
+une nouvelle affaire avec le marquis... ou avec
+un autre... on pourrait obtenir des conditions
+pareilles.</p>
+
+<p>&mdash;Le terme du réméré est-il le même pour
+tout ce que j'ai aliéné? demanda Penhoël.</p>
+
+<p>&mdash;Le même... Il finit au 1<sup>er</sup> novembre de la
+présente année.</p>
+
+<p>&mdash;Et nous sommes à la fin d'août! repartit
+Penhoël.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_124">124</span>
+&mdash;En deux mois et onze jours, on peut faire
+bien des choses, M. le vicomte!... Dans le cas où
+il vous plairait de mettre en vente le manoir, je
+pourrais tâter Pontalès ce soir même.</p>
+
+<p>René de Penhoël ne répondit point tout de
+suite. Quand il prit enfin la parole, ce fut tête
+haute et d'une voix ferme. Il semblait qu'une
+étincelle de son ancienne énergie se fût réveillée
+en lui.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous défends de me reparler jamais de
+cela!... dit-il. Je ne sais pas ce que Dieu décidera
+de mon sort, mais la maison où ma fille
+unique est née ne sera jamais vendue par mon
+fait.</p>
+
+<p>&mdash;Bien parlé!... s'écria Macrocéphale avec
+un brusque attendrissement; ah! vous êtes un
+vrai gentilhomme, Penhoël, et nous verrons,
+j'en suis bien sûr, la fin de tout ceci!</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi!... dit le maître.</p>
+
+<p>Macrocéphale se leva aussitôt pour obéir.
+Mais avant de quitter la chambre, il eut le temps
+de dire encore:</p>
+
+<p>&mdash;Si vous saviez comme cela me fend le
+c&oelig;ur, chaque fois qu'un des domaines de Penhoël
+passe comme cela en des mains étrangères... Je
+n'ai rien à dire contre Pontalès, Dieu merci, ni
+contre personne... mais je suis, avant tout, le
+serviteur et l'ami de Penhoël... Et si j'avais des
+<span class="pagenum" id="Page_125">125</span>
+trésors, je saurais bien à quoi les employer!...</p>
+
+<p>Il fit un salut respectueux, et prit congé du
+maître, qui était retombé dans son immobilité
+stupéfiée.</p>
+
+<p>Au bas du perron, donnant sur le jardin, il
+rencontra Robert de Blois, qui l'attendait sans
+doute, et qui passa vivement son bras sous le
+sien.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! roi des habiles, demanda Robert,
+qu'avons-nous fait?</p>
+
+<p>Maître le Hivain hocha la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Heu! heu! fit-il, on ne vend pas comme
+cela sa dernière chemise sans gronder quelque
+peu!</p>
+
+<p>&mdash;Il accepte, en attendant?</p>
+
+<p>&mdash;Il refuse.</p>
+
+<p>&mdash;Diable!... grommela Robert, ça nous
+retarde encore!... Avez-vous bien fait tout ce
+que vous avez pu?</p>
+
+<p>Macrocéphale prit un accent pénétré.</p>
+
+<p>&mdash;M. de Blois, dit-il, on n'est pas maître de
+ces choses-là... Je ne vous connais que depuis
+trois ans, mais je vous aime comme si vous étiez
+mon propre fils!...</p>
+
+<p>&mdash;Je suis bien reconnaissant..., répliqua
+Robert.</p>
+
+<p>L'homme de loi l'interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais que vous me missiez à l'épreuve!...
+<span class="pagenum" id="Page_126">126</span>
+dit-il. Aussi vrai que Dieu est Dieu,
+je me ferais hacher en mille pièces pour votre
+service! Je n'ai rien à dire contre Penhoël ou
+contre Pontalès... mais il n'y a pas à balancer:
+votre intérêt avant tout... voilà ma règle.</p>
+
+<p>&mdash;En temps et lieu, maître le Hivain, dit
+Robert, vous verrez que vous n'avez pas eu
+affaire à un ingrat... Pour commencer, dès
+demain je consulterai votre expérience sur quelques
+petites contestations qui pourraient bien
+nous diviser, Penhoël et moi, dans l'avenir.</p>
+
+<p>&mdash;A vos ordres, mon cher M. Robert.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pour revenir à l'affaire qui nous
+occupe, vous ne voyez pas la possibilité...?</p>
+
+<p>&mdash;Par moi, non, répondit Macrocéphale.</p>
+
+<p>&mdash;Alors il faut employer les grands moyens,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;C'est mon avis... et s'il m'était permis de
+vous donner un conseil...</p>
+
+<p>&mdash;Cela vous est permis, pardieu! M. le
+Hivain.</p>
+
+<p>Depuis quelques minutes, tout en suivant la
+conversation, Robert réfléchissait. En ce moment
+il semblait sourire à une excellente idée.</p>
+
+<p>&mdash;Le conseil que je me permettrais de vous
+donner, poursuivit l'homme de loi, serait celui-ci...
+La charmante madame Lola possède sur
+Penhoël un pouvoir sans bornes...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_127">127</span>
+&mdash;M. le Hivain, interrompit Robert, vous
+êtes un observateur extrêmement spirituel...
+Lola nous a déjà servis, la chère fille, presque
+autant que le jeu et l'eau-de-vie!... Mais aujourd'hui
+j'ai mieux que cela encore!</p>
+
+<p>&mdash;Mieux que cela?... répéta Macrocéphale
+d'un air galamment incrédule.</p>
+
+<p>Robert ôta son bras de dessous le sien.</p>
+
+<p>&mdash;On est bien mal ici pour parler d'affaires,
+reprit-il; veuillez chercher M. le marquis de
+Pontalès, et allez m'attendre avec lui quelque
+part où l'on puisse causer sans témoins.</p>
+
+<p>&mdash;Du côté de la Tour-du-Cadet, si vous
+voulez?...</p>
+
+<p>&mdash;Soit!... La place est excellente, et vous
+ne m'y attendrez pas longtemps... Avant une
+demi-heure, vous pourrez juger ce que vaut
+mon moyen.</p>
+
+<p>Robert avait une figure triomphante.</p>
+
+<p>Ils se séparèrent.</p>
+
+<p>L'homme de loi descendit l'allée qui menait
+au salon de verdure pour chercher le marquis
+de Pontalès, et Robert de Blois monta lestement
+le perron du manoir.</p>
+
+<p>Au lieu d'entrer dans la chambre du maître
+de Penhoël, dont la porte se présentait la première
+dans le corridor, il se dirigea vers l'appartement
+de Madame.</p>
+
+<div class="pagenum" id="Page_128"></div>
+
+<div class="npage">
+
+<h3 id="Page_129">IX<br />
+<b>RENDEZ-VOUS</b>.</h3>
+
+<p>Le marquis de Pontalès et maître Protais le
+Hivain arrivaient sous la Tour-du-Cadet pour
+<ins id="cor_11" title="original: atttendre">attendre</ins> Robert de Blois, qui leur avait assigné
+ce rendez-vous.</p>
+
+</div>
+
+<p>La soirée était déjà fort avancée, et le salon
+de verdure, déserté tour à tour par tous ceux
+qui pouvaient diriger la fête, restait décidément
+en proie aux trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang,
+qui se passaient de main
+en main la redoutable guitare, et faisaient boire,
+<span class="pagenum" id="Page_130">130</span>
+jusqu'à la lie, aux convives découragés, le calice
+de leur antique répertoire.</p>
+
+<p>Pontalès et l'homme de loi causaient en suivant
+le sentier qui menait à la tour.</p>
+
+<p>&mdash;Il avait l'air sûr de son affaire?... demandait
+le vieux marquis.</p>
+
+<p>Macrocéphale haussa ses épaules pointues et
+fit une grimace de dédain.</p>
+
+<p>&mdash;Ça ne doute de rien, vous savez! répliqua-t-il.
+Parce que ça sait faire sauter la coupe
+et pêcher le roi en brouillant les cartes, ça se
+croit un homme bien habile!... Ah! M. le marquis,
+sans le dévouement profond que je vous
+porte, je ne resterais pas une minute de plus
+dans toutes ces affaires-là... Ce Robert, voyez-vous,
+est un aventurier de bas étage, et je
+n'aime que les gens comme il faut... Vous, par
+exemple, M. le marquis, et le jeune M. Alain...
+voilà des gentilshommes!... Ah! je vous parle
+franchement, je ne m'inquiète guère plus de ce
+Robert que de Penhoël lui-même!... Mais quant
+à ce qui vous regarde, je me ferais hacher en
+mille pièces pour votre service!</p>
+
+<p>Le vieux marquis l'écoutait avec son sourire
+bonhomme, et prenait de tout cela juste ce qu'il
+fallait.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais que vous êtes un ami sûr, M. le
+Hivain, dit-il, vous êtes en outre un homme de
+<span class="pagenum" id="Page_131">131</span>
+beaucoup de sens, et je crois que vous avez des
+idées très-justes sur M. Robert de Blois... Mais
+nous avons encore besoin de lui jusqu'à la fin
+de cette affaire... Quand il en sera temps (il mit
+sa main sur l'épaule de Macrocéphale), soyez
+sûr que je saurai faire la part de mes vrais
+amis... Il y a dans le pays bien des gens qui ne
+vous valent pas et qu'on regarde comme des
+gros bonnets, maître le Hivain... Viennent les
+événements que nous préparons, je vous promets,
+moi, que vous aurez plus d'un jaloux
+entre Redon et <ins id="cor_12" title="original: Carantoir">Carentoir</ins>!</p>
+
+<p>Ces paroles étaient douces comme miel aux
+longues oreilles de Macrocéphale; il écoutait et
+faisait d'avance le gros dos en songeant à son
+importance prochaine.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il faut d'abord que Penhoël disparaisse...,
+reprit le marquis en baissant la voix;
+je vous parle franc, comme vous voyez... Il ne
+s'agit pas de lui enlever la moitié de sa fortune...
+les deux tiers, les trois quarts... les quatre-vingt-dix-neuf
+centièmes!... Il faut qu'il soit
+forcé de fuir et qu'on n'entende plus jamais
+parler de lui: sans cela, rien de fait!</p>
+
+<p>Macrocéphale se frotta les mains.</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure!... s'écria-t-il, j'aime à
+voir comprendre les affaires de cette façon-là!...
+ça s'appelle au moins trancher dans le vif!... Eh
+<span class="pagenum" id="Page_132">132</span>
+bien! M. le marquis, nous marchons, que diable!...
+Il me semble que nous sommes bien
+près de notre but!</p>
+
+<p>Ils arrivaient au bout de la route et touchaient
+à ces grands châtaigniers derrière lesquels
+Diane et Cyprienne abritaient naguère
+leur causerie. Pontalès s'arrêta.</p>
+
+<p>&mdash;Plus bas!... fit-il en jetant un regard
+inquiet autour de lui. C'est ici que Robert doit
+venir?</p>
+
+<p>&mdash;Ici même.</p>
+
+<p>&mdash;Est-on bien à l'abri des oreilles indiscrètes?...</p>
+
+<p>&mdash;A moins de choisir le beau milieu de la
+lande de Renac ou le centre des marais, je ne
+connais pas de meilleur endroit pour causer
+tranquillement d'affaires... La muraille est haute;
+d'un autre côté le taillis s'éloigne tout exprès
+pour nous enlever la chance d'être écoutés...
+Derrière nous, la route est découverte.</p>
+
+<p>&mdash;Mais devant nous?... fit Pontalès en montrant
+du doigt le massif de châtaigniers.</p>
+
+<p>Macrocéphale se prit à sourire.</p>
+
+<p>&mdash;C'est différent! répliqua-t-il avec l'intention
+évidente de faire une bonne plaisanterie;
+derrière ces arbres-là, il pourrait bien se trouver
+quelque revenant aux écoutes.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire?</p>
+
+<p>&mdash;Je demande pardon à M. le marquis de
+<span class="pagenum" id="Page_133">133</span>
+parler avec cette légèreté en sa présence... Le
+fait est qu'il y a là <ins id="cor_13" title="original: une">un</ins> espace de quelques pieds
+carrés où le plus vaillant gars des bourgs voisins
+n'oserait pas pénétrer après la nuit tombée,
+parce que le vieux commandant de Penhoël <i>y
+revient</i>...</p>
+
+<p>&mdash;C'est égal... dit Pontalès: excès de prudence
+ne nuit jamais... et je voudrais voir...</p>
+
+<p>&mdash;Ça peut se faire.</p>
+
+<p>Macrocéphale, toujours complaisant, écarta
+de la main les branches de châtaigniers qui bouchaient
+l'entrée du massif et se fraya un passage.</p>
+
+<p>&mdash;Veuillez vous donner la peine d'entrer,
+M. le marquis, dit-il, puisque vous n'avez pas
+peur des revenants.</p>
+
+<p>Il disparut derrière l'enceinte de verdure, et
+Pontalès le suivit.</p>
+
+<p>La nuit était noire. Sous les châtaigniers, le
+feuillage touffu rendait l'obscurité encore plus
+profonde. Sans cette circonstance, l'homme de
+loi et Pontalès auraient pu voir qu'ils étaient
+très-pâles tous les deux et qu'ils avaient l'air
+assez peu rassurés.</p>
+
+<p>Malgré l'ombre épaisse, on distinguait vaguement
+la guérite et le banc, couvert d'herbe
+longue.</p>
+
+<p>&mdash;Comme on se cacherait ici!... murmura
+le marquis d'une voix légèrement émue.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_134">134</span>
+&mdash;Oh! oh! repartit Macrocéphale en tâchant
+de prendre un accent fanfaron, il me semble
+que votre voix tremble! Soyez tranquille!... le
+vieux Penhoël est bien mort... et du diable si
+les vivants ont l'idée de venir visiter son boudoir!...</p>
+
+<p>Une feuille sèche vint à bruire sous le pied
+du marquis. Maître Protais le Hivain s'interrompit
+pour pousser un petit cri de frayeur.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous entendu?... demanda-t-il en
+retenant son souffle.</p>
+
+<p>Pontalès avait reconnu que l'esplanade et la
+guérite étaient également désertes.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi! reprit l'homme de loi honteux de
+son alerte, j'ai cru... il m'a semblé... Au fait,
+mon métier n'est pas d'être brave!... Maintenant
+que nous avons bien dûment inspecté
+les lieux, M. le marquis, je vote pour que nous
+retournions sur la voie publique.</p>
+
+<p>&mdash;Et n'est-il pas possible, demanda Pontalès,
+d'arriver ici par un autre passage que la route?</p>
+
+<p>&mdash;Regardez plutôt! répondit Macrocéphale,
+une muraille de trente pieds et des rampes à
+pic!... Je propose de lever la séance.</p>
+
+<p>Il écarta de nouveau les branches et poussa
+un long soupir de bien-être quand il revit le
+ciel au-dessus de sa tête. C'était un esprit fort.</p>
+
+<p>Pontalès visita une dernière fois tous les
+<span class="pagenum" id="Page_135">135</span>
+recoins de l'enceinte de verdure, et repassa sur
+la route à son tour.</p>
+
+<p>Le Hivain avait retrouvé sa vaillance.</p>
+
+<p>&mdash;A part les revenants, dit-il, il y a pourtant
+un homme qui aime à se cacher dans ce trou
+noir comme le fond de mon écritoire.</p>
+
+<p>&mdash;Qui ça?</p>
+
+<p>&mdash;Le vieux fou de Benoît Haligan, l'ancien
+passeur du bac de Port-Corbeau... Mais je pense
+bien qu'il n'y montera plus, car il est à l'agonie...
+Ah! M. le marquis! tout de même, ce que
+c'est que de nous!... Quand le vieux commandant
+venait s'asseoir là, sur son banc de gazon,
+il était le chef d'une famille puissante... A présent,
+le pauvre Protais le Hivain ne voudrait
+pas changer de place avec le maître de Penhoël!...</p>
+
+<p>&mdash;Le pauvre Protais le Hivain, dit M. de
+Pontalès, sera bientôt en position de ne changer
+son sort contre celui de personne...
+Mais parlons un peu du présent... Depuis que
+ces misérables enfants sont venues dans mon
+propre château de Pontalès enlever, à dix pas
+de moi, dans ma chambre, ces papiers que je
+n'aurais pas donnés pour cinquante mille écus,
+je ne sais plus bien au juste quelles sont nos
+armes contre Penhoël...</p>
+
+<p>Maître le Hivain cligna de l'&oelig;il.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_136">136</span>
+&mdash;Il nous en reste de bonnes!... répliqua-t-il;
+chaque fois que Penhoël a vendu une pièce
+de terre appartenant à l'aîné, il lui a fallu faire
+un faux de plus... C'est pour cela que j'ai morcelé
+les ventes et multiplié les contrats.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes un homme d'or!...</p>
+
+<p>&mdash;Je connais assez passablement mon état!...
+et, sans parler d'autre chose, il m'a fallu, dans
+le principe, une certaine triture, que j'oserai
+dire assez rare, pour constituer cet aventurier
+de Robert qui arrivait un pied chaussé et l'autre
+nu, pour le constituer, dis-je, en quelques
+semaines, créancier de Penhoël pour une somme
+assez importante! Il est vrai que ce coquin de
+Robert avait attaqué l'affaire avec un entrain
+admirable... Si vous l'aviez vu lorsqu'il arriva
+au manoir, il y a trois ans, avec son domestique
+Blaise!... Pour ma part, j'aurais fait serment
+qu'il était millionnaire!... Et puis, il avait deux
+jolies cordes à son arc, cet homme-là: le roi de
+carreau et la dame de c&oelig;ur!...</p>
+
+<p>Macrocéphale se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Vous sentez bien, reprit-il, que je veux
+parler de la Lola. Ce Robert est un gaillard
+après tout... Il a beaucoup faibli depuis qu'il a
+quelque chose à perdre... mais le jour où il
+redeviendrait un aventurier sans feu ni lieu, je
+ne voudrais pas me frotter à lui!... Franchement,
+<span class="pagenum" id="Page_137">137</span>
+M. le marquis, Penhoël chassé, vous ne
+serez pas encore maître du manoir.</p>
+
+<p>&mdash;En temps et lieu j'aurai recours à vos
+excellents conseils, mon bon ami, répliqua Pontalès.
+Je ne me donne pas, hélas! pour un
+diplomate bien habile!... Sans vous, je serais
+certainement resté en chemin... Mais revenons
+aux titres qui sont en votre possession... Vous
+les tenez en lieu de sûreté, j'espère?</p>
+
+<p>&mdash;Ma maison n'est pas si forte, ni si bien
+gardée peut-être que le beau château de Pontalès...
+répondit Macrocéphale avec suffisance;
+néanmoins on fait de son mieux!... Et je vous
+réponds des pièces corps pour corps... Eh! eh!
+les petites rôdent autour de chez moi comme
+autour de chez vous... Ce sont des diables incarnés
+que ces enfants-là!... Avant de soupçonner
+leur savoir-faire, et alors que je n'étais pas
+encore sur mes gardes, je les ai laissées plus
+d'une fois se moquer de moi... Elles m'ont volé
+bien des obligations souscrites par Penhoël...
+Et, sans leurs man&oelig;uvres, la chose n'aurait pas
+duré si longtemps... Mais ma maison est armée
+en guerre, maintenant... Et je ne pense pas
+qu'elles veuillent goûter une seconde fois du plat
+qu'on leur a servi pas plus tard que hier soir.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai entendu parler d'un coup de fusil...
+commença Pontalès.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_138">138</span>
+&mdash;Deux coups de fusil!... dont l'un a porté
+bien près du but... car on a trouvé un cheval
+couché sur la lande avec une balle dans la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont des moyens bien violents, maître
+le Hivain! Et si l'on m'avait consulté...</p>
+
+<p>&mdash;M. le marquis, je crois avoir droit de prétendre
+à la réputation d'homme prudent... Nos
+landes cachent assez de bandits pour qu'un honnête
+propriétaire ait un peu le droit d'armer ses
+gens... La loi est dure, mais positive... Quiconque
+s'avise de forcer une serrure peut s'attendre
+à trouver, derrière la porte, le maître de la
+maison prêt à défendre son bien... Si nous passons
+à la question d'utilité, poursuivit-il en prenant
+le ton d'un avocat qui plaide, je n'aurai
+pas de peine à établir, par des raisons impossibles
+à révoquer en doute, qu'entre tous les
+obstacles qui nous barrent le chemin, ces deux
+petits démons sont à la fois les plus gênants et
+les plus dangereux... J'aimerais mieux avoir
+affaire à une demi-douzaine d'hommes... Ne
+vous y trompez pas: elles savent tous nos secrets
+aussi bien que nous-mêmes, et si le hasard leur
+donnait quelque jour un appui, je vous promets
+que nous aurions, tous tant que nous sommes,
+bien du fil à retordre!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas... cependant...</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez!... Je suis l'ennemi déclaré des
+<span class="pagenum" id="Page_139">139</span>
+moyens violents dans les cas ordinaires... mais
+dans la circonstance présente, M. le marquis,
+soyez bien persuadé que c'est votre intérêt seul
+qui m'anime... Vous avez dépensé trois ans de
+votre vie et des sommes énormes pour arriver
+à un but parfaitement légal... Il se trouve que
+vos adversaires vous attaquent et m'attaquent,
+moi, votre conseil, par des moyens inqualifiables...
+Je ne sors pas de la légalité, mais je
+prends l'arme la plus extrême que la loi puisse
+donner à un citoyen, et je m'en sers!</p>
+
+<p>Pontalès gardait le silence.</p>
+
+<p>&mdash;Quand je dis: «Je m'en sers,» reprit Macrocéphale,
+j'emploie une figure, car je n'ai pas
+tiré le coup moi-même... Je ne connais point le
+maniement du fusil... Mais Robert de Blois, je
+dois vous en prévenir, veut aller beaucoup plus
+loin que cela!... Les petits démons le tourmentent
+nuit et jour... Elles entrent dans sa chambre
+fermée par le trou de la serrure!... Elles
+s'affublent en fantômes et vont prévenir Penhoël
+de tout ce que nous méditons contre lui...
+Elles s'agitent, elles défont tout ce que nous faisons...
+et Robert est décidé à prendre l'offensive.</p>
+
+<p>&mdash;S'il a un expédient convenable... dit Pontalès
+en cherchant ses mots, un biais... vous
+m'entendez?... quelque chose d'adroit et de
+sûr...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_140">140</span>
+Il s'interrompit pour prêter vivement l'oreille.
+On entendait un bruit de pas sur la route, dans
+la direction de l'entrée du manoir.</p>
+
+<p>Pontalès et l'homme de loi s'éloignèrent un
+peu de la route battue, afin de se mettre à
+l'écart derrière les premières branches du taillis.</p>
+
+<p>Les pas approchaient; on put bientôt distinguer
+dans l'ombre deux personnes qui s'avançaient
+lentement.</p>
+
+<p>&mdash;C'est lui, dit Pontalès.</p>
+
+<p>&mdash;Avec une femme... répliqua l'homme de
+loi.</p>
+
+<p>&mdash;Lola, sans doute?</p>
+
+<p>Macrocéphale avança la tête en dehors des
+branches pour mieux voir.</p>
+
+<p>&mdash;Non pas!... dit-il d'un accent étonné,
+c'est madame de Penhoël!...</p>
+
+<hr class="light" />
+
+<p>Quand Robert et la femme qui l'accompagnait
+furent arrivés tout auprès de la Tour-du-Cadet,
+quelques mots de leur entretien parvinrent
+jusqu'aux oreilles de Pontalès et de maître le
+Hivain.</p>
+
+<p>C'était bien Marthe de Penhoël. Malgré l'obscurité,
+on ne pouvait plus s'y méprendre. Elle
+donnait le bras à Robert, qui la soutenait
+cavalièrement et marchait d'un pas de parade.</p>
+
+<p>Quand Marthe parlait, Pontalès et l'homme
+<span class="pagenum" id="Page_141">141</span>
+de loi n'entendaient qu'un murmure; quand, au
+contraire, le jeune M. de Blois fournissait la
+réplique, ils ne perdaient pas une parole. La
+voix de Robert était haute, gaillarde, et dénotait
+beaucoup de bonne humeur.</p>
+
+<p>&mdash;Belle dame, disait-il en ce moment, Penhoël
+n'a pas été plus heureux ce soir que d'habitude...
+C'est étonnant! le sort ne se lasse pas de
+persécuter ce pauvre ami!... Avant de mettre le
+feu à la pile de fagots qu'on a brûlée dans l'aire,
+Penhoël avait perdu sa dernière pièce de vingt
+francs... Vous devriez user de votre influence,
+belle dame, pour le guérir de cette détestable
+passion!</p>
+
+<p>&mdash;Il y a trois ans, répondit Marthe, on ne
+pouvait pas perdre plus d'un louis d'or dans sa
+soirée au jeu que jouait le maître de Penhoël...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! fit Robert, les choses ont donc
+bien changé!... Au jeu que joue Penhoël, rien
+n'est plus aisé que de perdre maintenant dans
+sa soirée une bonne métairie ou quelques
+arpents de futaie...</p>
+
+<p>&mdash;Quel ton!... murmura Pontalès. Il y a
+dans ce Robert du maraud et du grand seigneur!</p>
+
+<p>&mdash;Mais comment diable Madame consent-elle
+à se promener avec lui, en ce lieu et à cette
+heure?... répliqua maître le Hivain.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_142">142</span>
+Marthe avait répondu quelques mots d'une
+voix faible et brisée.</p>
+
+<p>Robert reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Ne m'accusez pas, belle dame!... Je lui ai
+dit vingt fois qu'il avait là deux vices pitoyables...
+On peut aimer à jouer et à boire... mais
+il joue comme une dupe et boit comme un charretier!</p>
+
+<p>Tout en parlant, Robert jetait ses regards à
+droite et à gauche; il cherchait évidemment
+quelque auditeur invisible.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux point vous cacher, belle dame,
+poursuivit-il, que je vous ai entraînée jusqu'ici
+pour parler un peu d'affaires d'intérêt... Mais,
+auparavant, permettez-moi de vous demander
+si l'indisposition de la chère demoiselle Blanche
+n'a pas eu de suites fâcheuses?</p>
+
+<p>Robert put sentir le bras de Madame tressaillir
+sous le sien.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avait-elle donc?... demanda-t-il encore.</p>
+
+<p>Marthe cessa de marcher, ses jambes chancelaient.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'elle avait?... prononça-t-elle d'une
+voix pénible et sourde, ne le savez-vous pas?...</p>
+
+<p>Robert hésita un instant; puis il répondit
+d'un ton délibéré, mais peut-être au hasard:</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi! belle dame, je crois bien que je
+m'en doute.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_143">143</span>
+Marthe arracha brusquement son bras qui
+s'appuyait naguère à celui de M. de Blois.</p>
+
+<p>&mdash;Ah!... fit-elle d'un ton si étrange que
+Robert se pencha pour examiner son visage.</p>
+
+<p>Mais la nuit était trop noire pour qu'il fût
+possible de rien distinguer sur une physionomie.</p>
+
+<p>Marthe ne disait plus rien, elle restait immobile,
+les bras tombants et la tête courbée. On
+entendait sa respiration courte et pénible.</p>
+
+<p>Robert sentait vaguement qu'il y avait là
+encore un mystère. Il avait envie d'interroger,
+mais, pour une confidence d'une certaine espèce,
+les oreilles qu'il supposait ouvertes sous le feuillage
+pouvaient bien être de trop...</p>
+
+<p>&mdash;Chère dame, s'écria-t-il, je suppose,
+d'après votre geste, que vous êtes très en colère...
+Il n'y a vraiment pas de quoi... Un de ces jours,
+je veux avoir avec vous un entretien au sujet de
+mademoiselle votre fille...</p>
+
+<p>&mdash;Tout de suite! interrompit Madame avec
+vivacité, au nom du ciel, monsieur!...</p>
+
+<p>&mdash;Belle dame, vous me voyez désolé de vous
+refuser... Ce n'est véritablement pas le moment...
+Et, si vous le permettez, je vais vous
+parler du motif de notre entrevue...</p>
+
+<p>&mdash;Ah çà!... grommelait Macrocéphale derrière
+les branches du taillis, est-ce qu'il faudrait
+<span class="pagenum" id="Page_144">144</span>
+ajouter foi, par hasard, à ce que disent les
+Baboin et les Kerbichel?... Est-ce qu'il y aurait
+sérieusement quelque chose entre Madame et ce
+Robert?...</p>
+
+<p>&mdash;Pour pécher, répliqua Pontalès, il n'y a
+rien de tel que les saintes... Mais vous, qui avez
+l'oreille plus jeune que moi, maître le Hivain,
+entendez-vous ce qu'ils disent?</p>
+
+<p>&mdash;J'entends Robert... Et Dieu me pardonne
+s'ils ne parlent pas de tout, excepté de la vente
+du manoir!</p>
+
+<p>Comme s'il avait pu entendre ce reproche, le
+jeune M. de Blois abordait justement à cet instant
+le chapitre de la vente, et la réponse de
+Madame étant probablement un refus, il reprenait,
+sans abandonner son accent de politesse
+aisée et légèrement railleuse:</p>
+
+<p>&mdash;Belle dame! je ne m'attendais pas à cela!
+j'avais absolument compté sur vous... Je ne sais
+pas si vous avez remarqué un fait assez bizarre:
+depuis trois ans que vous me devez toute sorte
+de gratitude, je ne vous ai pas demandé le
+moindre service!</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas assez, murmura Marthe, de
+m'avoir fermé la bouche alors que je voyais un
+abîme au devant des pas de mon mari?...</p>
+
+<p>&mdash;Ceci, c'est du silence... un bon office purement
+négatif!... Pour tout ce qui exigeait un
+<span class="pagenum" id="Page_145">145</span>
+effort quelconque, je me suis toujours adressé
+à cette pauvre Lola... Voyons! pour une fois
+que je mets votre obligeance à contribution,
+allez-vous me repousser?</p>
+
+<p>Pontalès et le Hivain entendirent ce murmure
+faible qui annonçait la réponse de Madame.</p>
+
+<p>C'était encore un refus, sans doute, car
+Robert laissa échapper une exclamation d'impatience.
+Néanmoins il ne se fâcha pas encore.
+Il reprit le bras de Madame, et continua
+son plaidoyer en revenant lentement sur ses
+pas, le long de la route déjà parcourue.</p>
+
+<p>Dans ce mouvement, ils s'éloignaient tous
+deux du marquis et de l'homme de loi, qui ne
+pouvaient même plus saisir le sens des paroles
+de Robert.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un fin matois tout de même!... dit
+Macrocéphale. Il aura su prendre la pauvre
+femme dans quelque piége diabolique!...</p>
+
+<p>&mdash;Oui... oui, pensa tout haut Pontalès, c'est
+un homme habile à la façon des intrigants de
+comédie... Il a comme cela une douzaine de fils
+qu'il fait mouvoir assez artistement... C'est un
+fanfaron d'astuce... un bachelier ès tours de
+passe-passe!... Les hommes de bon sens comme
+vous et moi, maître le Hivain, laissent aller les
+choses, attendent l'occasion, et dament le pion
+souvent à ces brillants joueurs de gobelets!...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_146">146</span>
+&mdash;Belle dame, disait Robert en revenant une
+seconde fois sur ses pas, c'est un projet arrêté...
+vous aurez beau vous débattre... il faut que
+cela soit fait ce soir!</p>
+
+<p>La voix de Marthe était suppliante.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la dernière ressource de ma pauvre
+enfant! murmurait-elle. Monsieur!... monsieur,
+ayez pitié de nous!...</p>
+
+<p>&mdash;Je le voudrais, mais c'est impossible...
+Une dernière fois, consentez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez bien que je ne le puis pas!</p>
+
+<p>Robert s'arrêta; il touchait presque à l'arbre
+qui servait d'abri à Pontalès et à l'homme de loi.</p>
+
+<p>Ceux-ci le virent mettre la main à sa poche
+et en retirer un objet de petite dimension, dont
+l'obscurité les empêcha de connaître la nature.</p>
+
+<p>C'était un portefeuille. Robert l'approcha des
+yeux de Marthe, qui se couvrit le visage de ses
+mains.</p>
+
+<p>&mdash;Il est pénible d'en venir à ces extrémités,
+madame, poursuivit Robert en baissant la voix,
+mais c'est vous seule qui m'y forcez, à tout
+prendre!... Pourtant, vous savez bien ce que je
+puis contre vous!...</p>
+
+<p>Il frappa sur le maroquin du portefeuille.
+Marthe demeurait immobile.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons! reprit Robert, ne me contraignez
+pas à faire un coup d'éclat!... Vous savez
+<span class="pagenum" id="Page_147">147</span>
+si j'ai été discret durant ces trois années... Ne
+soyez pas plus cruelle que moi envers vous-même...
+Si vous continuez à me refuser, malgré
+ma répugnance qui est grande, je me déciderai
+à faire usage de cette arme... Si vous consentez,
+comme je l'espère encore, vous pouvez compter,
+autant que par le passé, sur ma discrétion à
+toute épreuve!</p>
+
+<p>Madame hésita encore durant un instant. La
+nuit cachait l'angoisse mortelle qui était sur son
+visage.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis pas vous résister, monsieur...
+dit-elle enfin d'une voix à peine intelligible, ce
+que vous ordonnerez, je le ferai!</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure! s'écria gaiement
+Robert qui remit le portefeuille dans sa poche;
+avec une femme d'esprit on a toujours de la
+ressource...</p>
+
+<p>Puis il ajouta en parlant comme un acteur à
+la cantonade:</p>
+
+<p>&mdash;Holà... n'y a-t-il personne ici?</p>
+
+<p>Maître le Hivain sortit de sa cachette.</p>
+
+<p>A sa vue, Marthe se recula effrayée.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai l'honneur de vous présenter mon très-humble
+respect, madame, dit Macrocéphale de
+son ton le plus doucereux, je n'ai rien entendu;
+et quand même j'aurais entendu, ajouta-t-il en
+se penchant à l'oreille de Marthe, humiliée et
+<span class="pagenum" id="Page_148">148</span>
+tremblante, ne savez-vous pas que vous avez
+en moi un serviteur fidèle qui se ferait hacher
+en mille pièces pour votre service?...</p>
+
+<p>&mdash;Maître le Hivain, dit Robert, vous allez
+avoir la bonté de suivre madame de Penhoël
+au manoir... vous entrerez avec elle dans la
+chambre de son mari qui, sur sa demande,
+vous remettra un pouvoir écrit de vendre le
+manoir et ses dépendances.</p>
+
+<p>Il baisa la main de Madame d'une façon toute
+galante et ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Faites vite, s'il est possible, maître le
+Hivain... Je vous attends!</p>
+
+<div class="npage">
+
+<h3 id="Page_149">X<br />
+<b>PRÉDICTIONS</b>.</h3>
+
+<p>Diane et Cyprienne étaient déjà depuis quelques
+instants dans la loge du passeur du Port-Corbeau.
+A leur entrée, Benoît avait cessé de
+chanter; il s'était soulevé sur le coude, afin de
+saluer avec respect les filles de Penhoël.</p>
+
+</div>
+
+<p>Depuis lors, il restait immobile sur son grabat,
+les yeux fixes et tournés vers les solives
+enfumées qui composaient la charpente de sa
+loge.</p>
+
+<p>A le voir ainsi, hâve et décharné, la joue
+creuse, la bouche entr'ouverte, on aurait cru
+<span class="pagenum" id="Page_150">150</span>
+déjà qu'il n'était plus de ce monde, d'autant
+mieux qu'il avait placé lui-même sur sa poitrine
+le crucifix de bois noir qui garde contre les
+influences du malin esprit la couche froide des
+trépassés.</p>
+
+<p>Une chandelle de résine, mince et fumeuse,
+était fichée dans la muraille à son chevet, un
+peu en arrière du lit; ses traits amaigris s'éclairaient
+à revers, et les saillies osseuses de son
+visage jetaient des ombres profondes.</p>
+
+<p>Cyprienne était toute pâle et tremblait à le
+regarder.</p>
+
+<p>La lumière de la résine n'éclairait guère que
+le grabat et un billot de bois sur lequel reposait
+un pot d'eau bénite avec son goupillon. Le reste
+de la chambre se perdait dans une demi-obscurité
+d'où sortaient çà et là, quand la résine crépitante
+jetait une flamme plus vive, les misérables
+objets qui composaient le mobilier du passeur.</p>
+
+<p>Au dehors l'air était lourd; dans la loge on
+respirait à peine: l'atmosphère se chargeait de
+ces miasmes tièdes et froids qui semblent
+exhaler l'agonie.</p>
+
+<p>Diane se tenait debout auprès du lit de Benoît
+Haligan.</p>
+
+<p>Cyprienne s'était assise un peu à l'écart, et
+mêlait un breuvage dans une petite écuelle de
+faïence.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_151">151</span>
+&mdash;Eh bien! Benoît... disait Diane, vous ne
+voulez pas nous répondre, ce soir?... Nous
+vous avons entendu chanter tout à l'heure,
+pourquoi vous taisez-vous maintenant?</p>
+
+<p>Le vieillard ne répliqua point. Sa respiration,
+d'ordinaire bruyante et pénible, était si faible
+en ce moment, qu'on ne l'entendait plus.</p>
+
+<p>&mdash;Ma s&oelig;ur... ma s&oelig;ur, murmurait Cyprienne
+effrayée, allons chercher le vicaire... Nous
+sommes peut-être dans la chambre d'un mort!...</p>
+
+<p>Aucun mouvement du vieux passeur ne protesta
+contre cette crainte. Il restait toujours
+étendu, la bouche et les yeux ouverts, les bras
+en croix sur sa poitrine, pareil à ces statues
+couchées qu'on voit sur les anciennes tombes.</p>
+
+<p>&mdash;Benoît... mon pauvre Benoît! reprit
+Diane, vous savez bien que nous vous aimons...
+pourquoi nous effrayer ainsi? Nous sommes
+venues bien tard ce soir, mais il n'y a pas de
+notre faute... Benoît, répondez-nous, je vous en
+prie!</p>
+
+<p>Même silence. Cyprienne avait du froid dans
+les veines, et ses jambes chancelaient sous le
+poids léger de son corps.</p>
+
+<p>Diane s'approcha davantage du chevet de
+Benoît et reprit encore:</p>
+
+<p>&mdash;Vous aviez soif, peut-être, et vous n'avez
+pas pu vous lever pour boire; pauvre homme!...
+<span class="pagenum" id="Page_152">152</span>
+Vous nous avez appelées... L'heure où nous
+venons d'ordinaire s'est passée, et vous avez cru
+que nous vous avions oublié!...</p>
+
+<p>Toujours le même silence. Seulement, la
+flamme de la résine se prit à trembler, et les
+déplacements de l'ombre et de la lumière mirent
+une espèce de vie factice sur le visage morne du
+vieillard.</p>
+
+<p>Cyprienne, à bout de courage, eut la pensée
+de s'enfuir. Diane, au contraire, fit un pas de
+plus vers le chevet du passeur, et saisit son bras,
+afin de lui tâter le pouls.</p>
+
+<p>Au contact des doigts de la jeune fille, Benoît
+eut un tressaillement faible. Un soupir s'exhala
+de ses lèvres décolorées, et ses paupières battirent
+comme si le charme qui le tenait enchaîné
+se fût rompu tout à coup.</p>
+
+<p>&mdash;Le feu de joie a bien brûlé, dit-il en fermant
+ses yeux avec fatigue, j'ai vu sa lueur
+rouge à travers la porte de ma loge... C'est un
+joyeux jour, jeunes filles!... On danse sur l'aire
+et l'on danse dans le jardin de Penhoël!... Le
+pauvre Benoît reste seul... Il met trop de temps
+à mourir!</p>
+
+<p>Diane prit l'écuelle des mains de Cyprienne
+et la lui présenta. Benoît secoua la tête en signe
+de refus.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai vu le temps, continua-t-il, où Penhoël
+<span class="pagenum" id="Page_153">153</span>
+venait dire adieu à ses serviteurs mourants...
+Alors, tout ce qui était bon et noble, Penhoël
+n'oubliait jamais de le faire... Mais il y a une
+autre agonie que celle du corps, et je n'en veux
+pas au fils de mon maître...</p>
+
+<p>&mdash;Buvez, répéta Diane, cela vous soulagera.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a qu'une chose au monde qui puisse
+me soulager, répliqua le vieillard dont les
+traits flétris eurent presque un sourire; c'est
+d'entendre votre voix douce auprès de mon
+oreille, Diane de Penhoël... Il y avait un homme
+que j'aimais plus qu'un père n'aime son fils
+unique et adoré... A mesure que j'avance vers
+mon dernier jour, les yeux de mon esprit voient
+mieux et plus loin... Il n'est pas mort... il
+reviendra peut-être quand il ne sera plus
+temps! Mes filles, vous avez ses grands yeux de
+feu et vous avez son bon c&oelig;ur... Quand je vais
+être là-haut à la porte du paradis, avant de
+parler pour moi-même, je prierai pour lui et
+pour vous...</p>
+
+<p>Sa voix s'animait peu à peu, et sa tête renversée
+parmi les longues mèches de ses cheveux
+gris semblait prête à quitter l'oreiller.</p>
+
+<p>&mdash;Non!... non!... reprit-il répondant aux
+paroles qu'il avait entendues naguère, alors
+qu'il restait immobile et comme mort; non, je
+ne suis pas fâché contre vous, mes filles... Je
+<span class="pagenum" id="Page_154">154</span>
+savais que vous viendriez encore aujourd'hui...
+mais demain...</p>
+
+<p>Il s'arrêta.</p>
+
+<p>&mdash;Nous vous promettons de venir... voulut
+dire Diane.</p>
+
+<p>Le passeur se souleva lentement et avec effort;
+il parvint à se mettre sur son séant.</p>
+
+<p>&mdash;Approchez ici toutes deux, poursuivit-il
+d'une voix plus lente et toute pleine d'émotion;
+que je vous voie encore une fois, ma belle
+Diane... et vous, ma jolie Cyprienne... douces
+fleurs du manoir!... Oh! oui, si l'aîné de Penhoël
+était revenu, le vieux sang aurait eu encore
+de beaux jours!... Mais il tarde... il tarde!...
+Je crois que Dieu ne veut pas!...</p>
+
+<p>Il rejeta en arrière ses grands cheveux gris.
+Ses yeux commençaient à briller au milieu de
+sa face pâle, sillonnée de rides profondes.</p>
+
+<p>Les deux s&oelig;urs l'écoutaient avec une attention
+émue.</p>
+
+<p>&mdash;Je vois bien des choses! poursuivit encore
+le vieillard. Pourquoi faut-il que ma volonté
+soit stérile? Enfants, si vous ne venez plus,
+demain je serai seul... car tout le monde a
+délaissé mon lit de souffrance... Dieu m'aura
+pris ma dernière joie sur la terre!</p>
+
+<p>&mdash;Mais nous viendrons, interrompit Diane.</p>
+
+<p>Et Cyprienne ajouta en essayant de sourire:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_155">155</span>
+&mdash;Ne faut-il pas bien que je vienne préparer
+votre tisane, bon père Benoît? moi, qui suis
+votre médecin!</p>
+
+<p>&mdash;Pour ce qui est de moi, répondit le passeur,
+je n'ai besoin de rien, mes filles... abandonné
+ou non, mes heures sont comptées... La
+faim, la soif et la maladie ne pourront pas me
+tuer, puisque Dieu a marqué la manière dont
+je dois mourir... Je sais le nombre des jours
+qui me restent à vivre... C'est bien long!...
+Cyprienne de Penhoël, vous qui vouliez aller
+chercher tout à l'heure le prêtre pour dire sur
+moi la prière des trépassés, vous vous en irez
+avant moi, ma fille.</p>
+
+<p>Cyprienne, tremblante, baissait la tête. Elle
+était habituée à croire les paroles du vieillard
+comme autant d'oracles.</p>
+
+<p>&mdash;Ne dites pas cela!... murmura Diane,
+vous savez bien que nous avons besoin de tout
+notre courage!...</p>
+
+<p>Mais Benoît Haligan semblait céder à un pouvoir
+irrésistible. Ce n'était plus le même homme.
+Sa taille s'était redressée; son visage s'inspirait;
+une flamme étrange brûlait au fond de
+ses yeux caves.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous aussi, Diane de Penhoël!... continua-t-il.
+Toutes deux... toutes deux ensemble!...
+Ne m'interrompez plus, car ce moment
+<span class="pagenum" id="Page_156">156</span>
+de force que Dieu me rend sera court, et quand
+je vais me taire, ce sera pour longtemps!... Je
+suis seul... je n'ai ni fils ni fille... Je n'aime
+personne en ce monde, si ce n'est vous et l'absent...
+depuis soixante et dix ans que dure ma
+vie, je suis un pauvre homme... Et pourtant
+j'ai amassé un petit trésor qui est enfoui au pied
+du grand aune qui baigne ses branches dans la
+rivière et auquel j'attachais mon bac, au temps
+où je pouvais encore passer l'eau... Écoutez bien
+ceci, car nulle créature humaine n'est infaillible,
+et peut-être mes prophéties sont-elles les rêves
+d'un vieil homme qui se meurt... Dieu le veuille,
+enfants, Dieu le veuille!...</p>
+
+<p>«Sous l'aune, il y a cent pièces de six livres,
+enfermées dans un pot de grès... Je les ai mises
+là une à une, et il m'a fallu bien des années de
+fatigue!...</p>
+
+<p>«Alors que Penhoël était heureux et riche,
+je comptais donner mon argent aux prêtres,
+après ma mort, afin qu'il fût dit des messes
+pour le repos de mon âme, et aussi pour les
+bleus que j'ai tués sur la lande pendant la
+guerre.</p>
+
+<p>«Depuis que Penhoël est pauvre, ne m'interrompez
+pas, je sais ce que je dis! ses serviteurs
+n'ont plus le droit de penser à eux-mêmes.</p>
+
+<p>«Je me disais: Mon argent sera pour Madame,
+<span class="pagenum" id="Page_157">157</span>
+pour l'absent, qui reviendra peut-être et qui
+n'aura plus de patrimoine, ou pour les filles de
+Jean de Penhoël...</p>
+
+<p>«Mettez ceci dans votre mémoire, car je ne
+vous en reparlerai plus... Quoi qu'il arrive, que
+je sois vivant ou mort, que ce soit aujourd'hui
+même ou dans dix ans, vous êtes mes héritières,
+et les cent pièces de six livres sont votre
+bien...»</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane avaient des larmes dans
+les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre bon père Benoît!... dirent-elles
+en même temps.</p>
+
+<p>Le vieillard souriait d'un sourire amer et
+triste.</p>
+
+<p>&mdash;Ne me remerciez pas, reprit-il, à moins
+que vous ne veuillez suivre mon conseil.</p>
+
+<p>&mdash;Quel conseil?...</p>
+
+<p>&mdash;Aujourd'hui, à l'heure même où je vous
+parle... dites-moi adieu pour l'éternité, et sans
+prendre le temps de remonter au manoir, allez
+chercher l'argent qui est sous l'aune... Quand
+vous l'aurez, vous passerez l'eau et vous vous
+enfuirez, mes filles, aussi loin que la terre
+pourra porter vos pas.</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne secouèrent la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Et notre père?... murmurèrent-elles en
+même temps. Et Madame... et l'Ange?...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_158">158</span>
+&mdash;Que peut faire un pauvre vieillard contre
+la volonté de Dieu?... pensa tout haut Benoît
+Haligan.</p>
+
+<p>Puis il garda quelques instants le silence, les
+bras croisés sur sa poitrine et les yeux au ciel.</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne se tenaient par la main.
+Leurs charmants visages, qu'éclairait faiblement
+la lumière tremblante de la résine, exprimaient
+une résignation mélancolique.</p>
+
+<p>Toutes deux avaient une foi égale aux paroles
+prophétiques du passeur; toutes deux croyaient
+à cette annonce d'une mort violente et prochaine.
+Elles donnaient leurs âmes à Dieu, et ne
+voulaient point fuir.</p>
+
+<p>Le sacrifice était consommé au fond de leur
+c&oelig;ur, sans faste et avec un calme pieux. Elles
+regardaient en face le martyre.</p>
+
+<p>Au bout de quelques secondes, Benoît reprit
+comme en se parlant à lui-même:</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! pourquoi montrez-vous l'avenir
+à ceux qui sont trop faibles pour prévenir
+le malheur ou le combattre?... Depuis que cet
+homme mit le pied sur mon bac, par un soir
+d'orage... depuis qu'un éclair me montra pour
+la première fois sa figure, une voix s'est élevée
+au fond de ma conscience... Il y a trois ans que
+mes rêves me le montrent, la nuit, le jour, dans la
+veille et dans le sommeil... et je vois toujours la
+<span class="pagenum" id="Page_159">159</span>
+même chose... Malheur!... rien que malheur!...</p>
+
+<p>Un peu de sang remonta à sa joue pâlie; ses
+yeux brillèrent davantage.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si j'avais encore les bras d'un
+homme!... s'écria-t-il, mais je ne suis plus
+qu'un cadavre!... Il est arrivé par un déris, le
+soir où le moulin des Houssaies fut emporté par
+l'inondation... Il est arrivé avec les désastres et
+avec la tempête... C'est un déris qui l'emportera,
+un déris et une tempête!... Mais avant ce
+jour-là, il prendra la vie de plus d'un et de plus
+d'une au manoir de Penhoël!... De toutes les
+douces filles du manoir, il fera des belles-de-nuit...
+et cette heure-là est bien proche,
+Diane!... bien proche, Cyprienne! Je regardais
+ce soir le beau soleil d'automne descendre derrière
+la colline... et je me disais: Les filles de
+Jean de Penhoël sont jeunes, belles, aimées...
+Demain, le soleil reviendra éclairer ma cabane...
+Où seront, à cette heure, les filles de Jean de
+Penhoël?</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane frissonnèrent.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi?... sitôt que cela!... prononça Diane
+à voix basse.</p>
+
+<p>&mdash;Le marais est profond, murmura le passeur,
+et bien que les eaux soient basses, il y a
+de quoi noyer deux pauvres enfants au tournant
+de la <i>Femme-Blanche</i>!...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_160">160</span>
+Cyprienne mit sa tête sur le sein de Diane,
+qui la pressa en silence contre son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Après cela, poursuivit Benoît Haligan,
+l'esprit du mal sera maître au manoir... Pauvre
+Marthe!... comme je la vois pleurer en appelant
+sa fille!...</p>
+
+<p>&mdash;Blanche aussi!... dit Diane qui n'avait
+point pleuré sur elle-même et qui eut une
+larme pour le sort de l'Ange.</p>
+
+<p>&mdash;Et Penhoël!... s'écria le passeur en agitant
+les mèches mêlées de sa chevelure, et Penhoël...
+Oh! qui donc va-t-il tuer?...</p>
+
+<p>Les yeux du vieillard devinrent sanglants, et
+sa voix s'embarrassa dans sa gorge.</p>
+
+<p>&mdash;Penhoël!... reprit-il en cherchant un fantôme
+dans le vide, pitié!... c'est votre frère!...</p>
+
+<p>Ses bras retombèrent sur la couverture.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'avais dit... poursuivit-il avec épuisement,
+son corps et son âme!...</p>
+
+<p>Il s'affaissa lourdement et ne parla plus.</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane restaient frappées de terreur.</p>
+
+<p>Durant quelques minutes un silence lugubre
+régna dans la loge; puis une étincelle sembla
+se rallumer dans l'&oelig;il éteint du vieillard.</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez... dit-il d'une voix brève et basse.
+Écoutez!...</p>
+
+<p>Son geste commandait le silence, comme s'il
+<span class="pagenum" id="Page_161">161</span>
+eût cherché à saisir un son faible et lointain.</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez!... répéta-t-il pour la troisième
+fois, n'entendez-vous pas qu'on parle de vous
+là-haut, sous la Tour-du-Cadet?</p>
+
+<p>Les deux s&oelig;urs le regardèrent étonnées. La
+distance qui séparait la loge de la tour était
+telle qu'il eût fallu crier bien fort pour se faire
+entendre de l'une à l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Ils sont là!... poursuivit cependant Benoît,
+les assassins lâches et avides!... Fuyez!...
+fuyez, mes filles!... Il en est temps encore!</p>
+
+<p>Et comme Cyprienne et Diane restaient
+immobiles, Benoît poursuivit lentement:</p>
+
+<p>&mdash;Ils sont là, vous dis-je!... Si vous ne voulez
+pas fuir, allez du moins apprendre le sort
+qu'ils vous réservent!...</p>
+
+<p>Il y avait dans l'accent du passeur une conviction
+si profonde que Cyprienne et Diane ne
+songèrent plus à la distance qui les séparait de
+la tour.</p>
+
+<p>Elles s'élancèrent au dehors comme s'il leur
+eût suffi de sortir pour entendre ces voix qui
+prononçaient leur arrêt.</p>
+
+<p>Au dehors, le silence régnait. L'atmosphère
+pesante laissait immobile le feuillage du taillis.
+Les deux s&oelig;urs commencèrent à gravir le sentier
+à pic qui conduisait à la Tour-du-Cadet.</p>
+
+<p>Elles ne se rendaient nul compte de leur
+<span class="pagenum" id="Page_162">162</span>
+action, et leur esprit restait tout entier aux
+funèbres pensées que Benoît Haligan venait
+d'évoquer en elles.</p>
+
+<p>Mais, comme elles approchaient du haut de la
+montée, Diane s'arrêta tout à coup et serra
+fortement le bras de Cyprienne.</p>
+
+<p>Benoît Haligan ne les avait point trompées.
+Elles entendaient plusieurs voix sous la Tour-du-Cadet,
+et il leur sembla saisir de loin leurs
+noms, répétés à diverses reprises.</p>
+
+<div class="npage">
+
+<h3 id="Page_163">XI<br />
+<b>CONCILIABULE</b>.</h3>
+
+<p>Cyprienne et Diane étaient à une vingtaine
+de pas du banc de gazon, où elles s'étaient assises
+naguère, avant de descendre chez Benoît Haligan.
+Elles franchirent sans bruit et avec précaution
+la faible distance qui les séparait de la
+Tour-du-Cadet, car elles ne savaient encore si
+les voix se faisaient entendre en deçà ou au delà
+de l'enceinte de verdure.</p>
+
+</div>
+
+<p>L'enceinte était vide comme elles l'avaient
+laissée, mais les interlocuteurs invisibles n'étaient
+<span class="pagenum" id="Page_164">164</span>
+maintenant séparés d'elles que par les basses
+branches des châtaigniers.</p>
+
+<p>Les deux jeunes filles écartèrent doucement
+les rameaux, et mirent leurs têtes entre le feuillage.
+Elles ne virent rien d'abord, mais le son
+des voix les guidait, et à force d'interroger l'obscurité,
+elles aperçurent trois ombres qui s'agitaient
+à quelques pas d'elles.</p>
+
+<p>Elles reconnurent M. le marquis de Pontalès,
+Robert de Blois, et Blaise, le domestique de ce
+dernier.</p>
+
+<p>C'était Blaise qui avait prononcé à plusieurs
+reprises le nom des deux s&oelig;urs.</p>
+
+<p><i>L'Endormeur</i> n'était plus tout à fait le joyeux
+coquin que nous avons vu à l'auberge de Redon.
+Il avait attendu trois ans à l'office, tandis que
+son camarade Robert, dit <i>l'Américain</i>, se prélassait
+superbement au salon. Cette longue attente
+lui avait fait le caractère hargneux et l'humeur
+acariâtre. Il avait pris en outre les vices
+de l'antichambre, car on n'est pas valet en vain,
+même pour la montre. Blaise s'était fait insolent,
+méchant, important, menteur, et il était resté
+voleur.</p>
+
+<p>Point n'est besoin de dire qu'il détestait son
+prétendu maître. Il détestait en outre Pontalès,
+à cause de sa fortune; il détestait l'oncle Jean,
+que ses gros sabots et sa pauvreté n'empêchaient
+<span class="pagenum" id="Page_165">165</span>
+point de s'asseoir à la table des gentilshommes;
+il détestait Penhoël, Madame, la <i>société</i> tout entière,
+depuis les trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang,
+jusqu'au plus mince des trois
+vicomtes; il détestait les domestiques, qui avaient
+l'impudente prétention de ne lui devoir qu'un
+médiocre respect, les paysans qui ne le saluaient
+pas assez bas, et maître le Hivain qui l'accablait
+pourtant de politesse et de sourires.</p>
+
+<p>Malgré cette misanthropie universelle, il vivait
+bien, et ne se laissait point trop aller à la tristesse.
+C'était un gros garçon, assez rond toujours,
+et ses aversions envieuses ne se haussaient
+point jusqu'à la haine, excepté une pourtant.
+M. Blaise, comme il fallait l'appeler, avait cru
+remarquer trop souvent les jolis yeux de Diane
+et de Cyprienne fixés sur lui avec moquerie.
+Ces petites filles avaient eu le front de railler
+plus d'une fois sa fière importance! Il les haïssait
+par préférence à tous et du fond de son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Malgré sa mauvaise humeur et les dispositions
+hostiles où il s'entretenait à l'égard de son
+prétendu maître, Blaise faisait sa besogne en
+conscience. Sa besogne, bien entendu, n'était
+point celle d'un valet ordinaire; il avait mission
+d'observer, d'écouter aux portes et d'espionner,
+ce dont il s'acquittait à merveille.</p>
+
+<p>En somme, c'était dans son intérêt qu'il travaillait,
+<span class="pagenum" id="Page_166">166</span>
+car une fois la bataille gagnée, M. Blaise
+comptait bien se reposer sur ses lauriers.</p>
+
+<p>Il y avait déjà quelques minutes qu'il avait
+rejoint Robert de Blois et M. le marquis de Pontalès.</p>
+
+<p>Le fruit de ses observations de la journée
+était sans doute plus important que d'habitude,
+car Blaise avait pris une physionomie grave et
+ce ton imposant qu'on emploie pour annoncer
+les grandes nouvelles.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, ami Blaise... avait dit d'abord
+Robert en l'abordant, savons-nous quelque chose
+de bon?</p>
+
+<p>Blaise hocha la tête avec lenteur.</p>
+
+<p>&mdash;Nous savons quelque chose... répondit-il,
+nous savons même beaucoup de choses... mais
+nous ne savons rien de bon!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il donc?</p>
+
+<p>&mdash;Il y a que vous allez un train de tortue,
+M. Robert, et que, pendant ce temps-là, votre
+partie pourrait bien se gâter.</p>
+
+<p>&mdash;Expliquez-vous!...</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi! j'ai entendu aujourd'hui tant
+d'histoires que je ne sais par où commencer...
+Avez-vous pensé quelquefois que ce serait une
+furieuse danse, si les gars de Glénac et de Bains
+prenaient un beau jour leurs bâtons,&mdash;car ils
+n'auraient pas même besoin de leurs fusils,&mdash;pour
+<span class="pagenum" id="Page_167">167</span>
+venir <ins id="cor_14" title="original: décendre">défendre</ins> Penhoël malgré lui, et le
+délivrer de notre compagnie?</p>
+
+<p>&mdash;Quelle idée!</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous dites, c'est une idée!... Je ne
+me vante pas de l'avoir eue tout seul...</p>
+
+<p>&mdash;Il vous resterait toujours le château de
+Pontalès, mon cher M. de Blois, dit le marquis;
+vous ne doutez pas, je l'espère, du plaisir que
+j'aurais à vous offrir l'hospitalité.</p>
+
+<p>Robert salua. Blaise reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Pontalès est un bien beau château!... et
+si l'on y mettait le feu, les murs resteraient debout,
+car ils sont en bonne pierre de taille...</p>
+
+<p>&mdash;Le feu? balbutia le marquis: qui vous fait
+parler ainsi?</p>
+
+<p>&mdash;C'est encore une idée... une idée qui n'est
+pas de moi...</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'il y aurait quelque complot?...
+demanda Pontalès d'une voix altérée.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, M. le marquis... répliqua Blaise avec
+ce sang-froid de comédien qui ouvre toutes
+grandes les oreilles du parterre, il y a un complot...
+et si vous ne vous dépêchez pas, je parierais
+contre vous pour les bons gars de Glénac
+et de Bains!</p>
+
+<p>Pontalès essaya de sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez nous effrayer, mon cher
+M. Blaise.... murmura-t-il.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_168">168</span>
+&mdash;Voyons! dit Robert. Il ne s'agit pas de
+parler en énigmes!</p>
+
+<p>&mdash;Je vais tâcher de me faire comprendre...
+Je vous ai dit bien souvent: «Prenez garde aux
+filles de l'oncle en sabots!... Elles vous joueront
+quelque méchant tour.» Vous répondiez: «Ce
+sont des enfants!...» Eh bien! ces enfants-là ont
+soulevé contre vous une véritable armée... Si
+vous aviez entendu, comme moi, ce qui se disait
+tout à l'heure sur l'aire, pendant le feu de joie!...
+Vous avez mis Penhoël bien bas, mais son nom
+a encore un prestige, car jeunes gens et vieillards
+parlent de mourir pour lui comme d'une
+chose toute simple!... Ils savent vaguement ce
+qui se passe... Ils prononcent votre nom, M. le
+marquis, le vôtre, M. Robert, et celui de Lola,
+qu'ils voudraient mettre en pièces... Pour en
+connaître si long, il faut qu'on les ait endoctrinés...
+Et qui a pu se charger de ce soin, sinon
+ces maudites enfants?...</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai... dit Robert.</p>
+
+<p>Pontalès gardait le silence.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai fait de mon mieux pour vous en
+débarrasser, reprit Blaise, mais on ne m'aide
+pas... Pour en revenir aux lourdauds de Glénac
+et de Bains, c'est, ma foi, une affaire sérieuse!...
+Vous les connaissez aussi bien que moi, M. de
+Pontalès... Si une fois l'idée de nous faire un
+<span class="pagenum" id="Page_169">169</span>
+mauvais parti se fourre dans leurs grosses têtes
+chevelues, du diable si la justice et les gendarmes
+pourront nous protéger!</p>
+
+<p>&mdash;Bah!... fit Robert, il y a longtemps qu'ils
+grondent...</p>
+
+<p>&mdash;Ce soir, ils faisaient mieux que gronder...
+Ils ont un chef maintenant... notre ancienne
+connaissance, M. Robert... le vieux Géraud du
+Mouton couronné... Et ce chef-là m'a l'air de
+n'être que le lieutenant d'un personnage invisible...</p>
+
+<p>&mdash;Qui serait?... demanda Robert.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être ces deux petits diables, les filles
+de l'oncle en sabots, répliqua Blaise.</p>
+
+<p>C'était en ce moment que Cyprienne et Diane
+se glissaient à pas de loup derrière les châtaigniers.</p>
+
+<p>Blaise poursuivait:</p>
+
+<p>&mdash;Le père Géraud parle d'elles avec un respect
+étrange... Il a l'air d'attacher à leur aide
+une sorte de vertu surnaturelle... Mais peut-être
+y a-t-il encore un autre chef...</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc?... demandèrent en même temps
+Robert et Pontalès.</p>
+
+<p>Les deux jeunes filles étaient tout oreilles;
+aucune parole ne leur échappait désormais.</p>
+
+<p>&mdash;Ils parlent à mots couverts, répondit
+Blaise dont la voix baissa involontairement, on
+<span class="pagenum" id="Page_170">170</span>
+voit qu'ils font allusion à une nouvelle toute
+récente et incertaine encore... Mais j'ai deviné
+leur espérance et j'ai peur que l'absent ne soit
+de retour.</p>
+
+<p>Pontalès et Robert tressaillirent comme si
+leur corps eût éprouvé un choc matériel.</p>
+
+<p>Derrière le feuillage, Cyprienne et Diane
+cherchaient à modérer les battements de leurs
+c&oelig;urs. C'étaient elles qui avaient répandu dans
+le pays, au hasard et comme suprême ressource,
+la fausse nouvelle du retour de Louis de Penhoël.
+Et pourtant, cette nouvelle, répétée par des
+bouches ennemies, faisait naître en elles une
+vague espérance.</p>
+
+<p>L'émotion qu'elles ressentaient au nom de
+l'aîné de Penhoël leur faisait presque oublier
+qu'elles-mêmes avaient inventé le mensonge de
+son retour.</p>
+
+<p>&mdash;S'il allait revenir!... Voilà déjà deux fois
+que j'entends parler de cela!... murmura Pontalès.</p>
+
+<p>&mdash;D'après ce qu'on dit de l'homme, ajouta
+Robert, il ne s'agirait plus de plaisanter... Ce
+serait une autre histoire que les petites filles
+ou que le vieux gargotier de Redon, ameutant
+contre nous cinq ou six douzaines de balourds!...
+Vous l'avez connu, vous, M. le marquis?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai connu, répliqua Pontalès. C'était
+<span class="pagenum" id="Page_171">171</span>
+alors un enfant... S'il n'a pas changé, que Dieu
+nous garde de le rencontrer jamais face à face!...</p>
+
+<p>&mdash;Bah!... s'écria Blaise, est-il donc assez
+fort pour nous faire peur avec son ombre?...
+Vous voilà tout déconcertés d'avance!... C'est
+peut-être un faux bruit... Si l'homme en <ins id="cor_15" title="original: queston">question</ins>
+était de retour, et qu'il fût aussi terrible
+que vous le dites, nous aurait-il laissés poursuivre
+paisiblement notre besogne?... Allons,
+messieurs, j'ai mes petits intérêts dans l'affaire...
+Ma voix compte au chapitre, bien que
+je sois votre humble valet... Vous avez trop
+tardé; il faut réparer d'un seul coup le temps
+perdu!</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons devancé votre conseil, ami
+Blaise, répondit Robert. Dans quelques minutes,
+M. de Pontalès sera propriétaire du manoir de
+Penhoël.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez la signature?</p>
+
+<p>&mdash;Nous l'attendons.</p>
+
+<p>Blaise se frotta les mains.</p>
+
+<p>&mdash;Bien joué, cette fois! s'écria-t-il, le meilleur
+levier ne peut pas grand chose sans point
+d'appui... Une fois que Penhoël n'aura plus chez
+nous un pouce de terre, les paysans réfléchiront...
+Pour un gentilhomme à moitié ruiné,
+on se dévoue encore... Mais pour un mendiant...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_172">172</span>
+&mdash;D'ailleurs, Penhoël ne pourra rester au
+pays... ajouta Pontalès.</p>
+
+<p>&mdash;Avec les faux, dit Robert, nous l'enverrons
+au bout du monde!</p>
+
+<p>&mdash;Et une fois le maître parti, poursuivit
+Pontalès, tout ira sur des roulettes... Nous
+n'aurons plus à craindre les filles de l'oncle
+Jean, d'abord, et c'est un point à considérer.
+Ensuite, ce père Géraud, qui fait le méchant,
+s'est ruiné lui-même, à force de prêter de l'argent
+à Penhoël... En achetant quelques créances,
+on aura bon marché de lui... Que Penhoël signe
+ce soir, et je réponds du reste!</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne écoutaient. Mille pensées
+se croisaient, confuses, dans leur esprit. En
+face de cette ruine prochaine et inévitable, elles
+avaient la volonté de lutter encore, mais elles
+sentaient leurs mains trop faibles et sans armes.</p>
+
+<p>Que faire? L'idée leur venait de courir au
+manoir et de se placer au-devant du maître.
+Mais il n'était plus temps déjà sans doute...</p>
+
+<p>Elles restaient là, indécises et comme anéanties
+par le découragement.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a pourtant une personne au manoir,
+disait en ce moment Robert, qui ne partira pas...
+et à ce propos, M. de Pontalès, je désire avoir
+deux mots d'explication avec vous... Votre fils
+est fort assidu auprès de Blanche.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_173">173</span>
+Blaise haussa les épaules en aparté.</p>
+
+<p>&mdash;Cela me déplaît, continua Robert d'un ton
+sec et presque impérieux.</p>
+
+<p>Pontalès lui tendit la main.</p>
+
+<p>&mdash;Mon excellent ami, dit-il avec cordialité,
+je voudrais avoir à vous donner des preuves
+d'affection plus grandes... Soyez certain que
+mon fils sera réprimandé sévèrement... Il saura,
+une fois pour toutes, qu'entre lui et vous, mon
+cher M. de Blois, je n'hésiterais pas un seul
+instant... Ceci posé, m'est-il permis de vous
+demander ce que vous comptez faire de mademoiselle
+de Penhoël?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'aime... répliqua Robert, je l'épouserai
+peut-être...</p>
+
+<p>Blaise éclata de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Un bon parti!... s'écria-t-il, mais il me
+semble que j'entends venir la signature...</p>
+
+<p>Un bruit de pas se faisait en effet sur la route,
+et l'instant d'après on vit arriver maître Protais
+le Hivain.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin!... s'écrièrent nos trois compagnons.</p>
+
+<p>Et Pontalès ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;L'acte est-il bien en règle?</p>
+
+<p>Macrocéphale ôta son chapeau et tira de sa
+poche un mouchoir à carreaux de taille considérable,
+afin de tamponner la sueur qui mouillait
+<span class="pagenum" id="Page_174">174</span>
+son front pointu. Évidemment, il avait
+fourni la course à toutes jambes.</p>
+
+<p>&mdash;Parlez donc!... dit Robert impatient,
+s'est-il bien débattu?</p>
+
+<p>Un soupir s'échappa de la poitrine de l'homme
+de loi. Personne ne prit encore d'inquiétude,
+tant on se croyait sûr du résultat, d'après la
+promesse de Madame.</p>
+
+<p>Macrocéphale regarda tour à tour ses trois
+interlocuteurs.</p>
+
+<p>&mdash;Parler!... grommela-t-il en faisant aller
+ses yeux de Blaise à Pontalès, sais-je s'il faut
+parler comme cela devant tout le monde?...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?... fit Robert.</p>
+
+<p>&mdash;M. le marquis... commença Macrocéphale.</p>
+
+<p>&mdash;Maître le Hivain, interrompit sèchement
+Pontalès, du moment que M. Robert de Blois
+vous dit de parler, cela suffit... M. de Blois et
+moi nous ne faisons qu'un!... voilà vingt fois
+que je vous le répète!...</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure, M. le marquis... C'est
+juste!... voilà vingt fois que vous me le dites!...
+je vais parler.</p>
+
+<p>L'homme de loi cessa d'essuyer son front et
+poussa un second soupir.</p>
+
+<p>&mdash;Diable d'homme!... diable d'homme!...
+dit-il d'un ton lamentable, il a encore un poignet,
+savez-vous, à vous casser la tête comme
+<span class="pagenum" id="Page_175">175</span>
+une noisette!... Vous demandez s'il s'est débattu!...
+il m'a même battu! et très-grièvement!...</p>
+
+<p>&mdash;Et l'acte? demanda le trio.</p>
+
+<p>&mdash;Il m'a donné un coup de poing dans la
+poitrine... un très-fort coup de poing!... Il m'a
+pris par les épaules avec brutalité... il m'a lancé
+dans l'escalier, au risque de commettre un
+meurtre sur ma personne!...</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre M. le Hivain!... Mais l'acte?...
+l'acte?...</p>
+
+<p>&mdash;L'acte?... répéta Macrocéphale en dépliant
+de nouveau son vaste mouchoir, j'aurais voulu
+vous y voir! Je vous dis qu'il est enragé ce soir,
+et qu'il n'y a rien à faire!...</p>
+
+<p>Les trois compagnons se regardèrent. Aucun
+d'eux n'avait compté sur ce résultat.</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane se serraient la main en
+silence et remerciaient Dieu de tout leur c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Ce fut Pontalès qui se remit le premier.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, dit-il, Penhoël a refusé de signer?...</p>
+
+<p>&mdash;Formellement!</p>
+
+<p>&mdash;Et Madame?... demanda Robert avec
+menace. M'aurait-elle trompé?</p>
+
+<p>&mdash;Madame a fait ce qu'elle a pu... mais il est
+fier comme Artaban, ce soir, et ne veut rien
+entendre!... Je ne l'avais jamais vu comme
+cela!... On dirait qu'il ne comprend plus du
+<span class="pagenum" id="Page_176">176</span>
+tout sa situation, ou que le diable lui a donné
+les moyens d'y faire face!...</p>
+
+<p>&mdash;Le retour de l'aîné... murmura Pontalès;
+peut-être en sait-il plus long que nous à cet
+égard?</p>
+
+<p>Robert frappa du pied.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! il ne veut pas signer!... prononça-t-il
+d'une voix étouffée par la colère. Tant pis pour
+lui!...</p>
+
+<p>&mdash;Dès le premier mot que j'ai voulu risquer,
+reprit Macrocéphale, il m'a fermé la bouche...
+«Dieu lui-même, a-t-il dit deux ou trois fois,
+s'oppose à ce que Penhoël vende la terre de son
+nom!»</p>
+
+<p>&mdash;Encore ces diables incarnés! s'écria Blaise;
+je savais bien que j'oubliais de vous dire quelque
+chose!... Ce n'est pas que Dieu qui s'oppose à la
+vente du manoir... Ce sont tout bonnement les
+petites filles!... Elles profitent du moment où
+Penhoël, à moitié ivre, chaque soir, tombe
+comme une masse entre ses draps, pour venir
+jouer à son chevet le rôle d'apparitions...</p>
+
+<p>&mdash;Toujours elles!... gronda Robert qui cherchait
+sur qui décharger sa rage sourde.</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc cela!... reprit Macrocéphale.
+Voilà bien des fois que Penhoël me parle de
+visions et d'ordres venus d'en haut...</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane se tenaient serrées l'une
+<span class="pagenum" id="Page_177">177</span>
+contre l'autre; elles avaient des larmes de joie
+dans les yeux. Chacune des paroles qu'elles entendaient
+retentissait au fond de leur c&oelig;ur et voulait
+dire: «Enfants, vous avez sauvé Penhoël!...»</p>
+
+<p>Tandis qu'elles triomphaient, les pauvres enfants,
+laissant aller leurs âmes à l'espoir, un mot
+vint les frapper comme un coup de massue.</p>
+
+<p>C'était Robert qui parlait.</p>
+
+<p>&mdash;A tout prix, disait-il d'une voix brève et
+résolue, il faut que ces petites filles meurent!</p>
+
+<p>&mdash;S'il s'agit d'un assassinat, murmura Pontalès,
+je me retire.</p>
+
+<p>&mdash;M. le marquis, on se passera de vous!</p>
+
+<p>&mdash;Si l'on dépasse les bornes de la légalité, dit
+à son tour Macrocéphale, je m'abstiens.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'homme de loi, on se privera de
+vos services!... Mais il ne sera pas dit que deux
+misérables enfants nous auront impunément
+barré la route! Où est Bibandier?</p>
+
+<p>Cette question s'adressait à Blaise.</p>
+
+<p>&mdash;Auprès de la tonne de cidre, répondit le
+domestique; il boit à la santé du roi.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-on toujours compter sur lui?</p>
+
+<p>&mdash;Je le laisse jeûner depuis trois ans, répliqua
+Blaise, pour le tenir en haleine... Il est
+maigre et affamé comme un bon chien de chasse.</p>
+
+<p>Robert se retourna vers Pontalès.</p>
+
+<p>&mdash;M. le marquis, dit-il, chacun de nous,
+<span class="pagenum" id="Page_178">178</span>
+cette nuit, doit avoir sa part de besogne... Il
+faut que tout soit fait demain matin, car il y a
+comme un menaçant mystère autour de nous, et
+peut-être nous repentirions-nous toute notre vie
+d'avoir perdu quelques heures dans les circonstances
+où nous sommes... Je me charge des
+petites filles.</p>
+
+<p>&mdash;Où les trouverez-vous? demanda Pontalès.</p>
+
+<p>&mdash;Bibandier est un limier de premier ordre,
+répondit Blaise.</p>
+
+<p>&mdash;Quant à vous, M. le marquis, reprit Robert,
+vous vous chargerez de Penhoël... Maître
+le Hivain, les faux sont-ils toujours chez vous?</p>
+
+<p>&mdash;Toujours, répliqua Macrocéphale; seulement,
+depuis que les petits démons rôdent, la
+nuit, autour de chez moi, j'ai ôté le portefeuille
+du tiroir où je l'avais serré, pour l'enfouir sous les
+carreaux de mon cabinet de travail... Dérangez
+mon fauteuil et enlevez une toile, vous avez la
+chose!</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane, qui retenaient leur souffle
+pour écouter mieux, échangèrent un signe de
+muette intelligence.</p>
+
+<p>&mdash;Rien n'est perdu, alors, reprit Robert, et
+je vous réponds, moi, que nous aurons cette
+nuit la signature de Penhoël!... Maître le Hivain
+va nous rapporter les pièces... Quand Penhoël
+verra qu'on lui met sous la gorge comme un
+<span class="pagenum" id="Page_179">179</span>
+pistolet prêt à faire feu les faux commis par lui,
+nous verrons bien s'il résistera!</p>
+
+<p>&mdash;En route, M. le Hivain! dit Pontalès,
+nous jouons notre dernière partie!</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne avaient quitté leur poste
+d'observation. Elles tombèrent dans les bras
+l'une de l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Ma s&oelig;ur, dit Diane tout bas, il faut que
+nous soyons avant eux à la maison de M. le Hivain...
+nous savons maintenant où sont les papiers
+qui menacent Penhoël!</p>
+
+<p>&mdash;Allons bien vite!... murmura Cyprienne.</p>
+
+<p>Elles échangèrent un dernier baiser; puis
+Diane dit encore d'un ton de résignation simple
+et douce:</p>
+
+<p>&mdash;Ma s&oelig;ur, nous allons risquer notre vie...
+si l'une de nous deux meurt, l'autre continuera
+la tâche commencée... si nous mourons
+toutes deux, nous prierons Dieu là-haut pour
+Penhoël!...</p>
+
+<p>Diane s'élança la première dans le sentier conduisant
+au bord de l'eau et s'y laissa glisser sans
+bruit; mais au moment où Cyprienne allait descendre
+à son tour, le pan de sa robe s'accrocha
+aux piquants d'une touffe de ronces.</p>
+
+<p>L'étoffe se déchira. Les deux jeunes filles
+précipitèrent leur fuite.</p>
+
+<p>Robert, Pontalès et leurs deux compagnons
+<span class="pagenum" id="Page_180">180</span>
+se séparaient, lorsque le bruit léger produit par
+la robe déchirée vint jusqu'à leurs oreilles.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous entendu?... dit Macrocéphale.</p>
+
+<p>Personne ne répondit.</p>
+
+<p>Pontalès, Robert et Blaise s'étaient élancés
+déjà de l'autre côté du rempart de verdure.</p>
+
+<p>L'enceinte fut fouillée en un clin d'&oelig;il; elle
+était vide.</p>
+
+<p>&mdash;Il y avait quelqu'un là, pourtant! dit Pontalès
+d'une voix altérée.</p>
+
+<p>Blaise battait son briquet de fumeur et Macrocéphale
+ouvrait la petite lanterne qui éclairait
+sa marche dans les bas chemins, quand il
+regagnait son logis après la nuit tombée.</p>
+
+<p>La lanterne s'alluma. Nos quatre compagnons
+virent d'abord leurs propres visages pâlis et bouleversés
+par la peur.</p>
+
+<p>Puis chacun d'eux fit l'examen des moindres
+recoins de l'enceinte.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a rien, dit Macrocéphale, qui venait
+de regarder dans la guérite; et ce lieu est sans
+issue.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sera quelque lièvre, commença Blaise.</p>
+
+<p>Mais la voix de Pontalès l'interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;Voici une issue! dit-il; un véritable sentier
+qui descend à la rivière!...</p>
+
+<p>Il ajouta en se penchant vivement pour ramasser
+quelque chose:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_181">181</span>
+&mdash;Qu'est-ce que cela?</p>
+
+<p>Les trois autres se rapprochèrent. Pontalès
+tenait à la main un lambeau de la robe de
+Cyprienne, qui était resté attaché aux épines
+du buisson de ronces.</p>
+
+<p>Tout le monde reconnut l'étoffe. Il y eut un
+silence consterné.</p>
+
+<p>&mdash;J'avais tort!... dit enfin Pontalès d'une
+voix basse et brève, et vous avez raison, M. de
+Blois... Elles en savent trop long désormais... Il
+faut qu'elles meurent, n'importe où ni comment...
+qu'elles meurent cette nuit même!</p>
+
+<p>&mdash;Il y a dix à parier contre un, dit Robert,
+qu'elles sont à la maison de maître le Hivain...</p>
+
+<p>&mdash;En avant! s'écria Blaise; sans sortir des
+bornes respectables de la légalité, nous allons
+leur faire faire connaissance avec le Bibandier!...</p>
+
+<div class="pagenum" id="Page_182"></div>
+
+<div class="npage">
+
+<h3 id="Page_183">XII<br />
+<b>PETITS DÉMONS</b>.</h3>
+
+<p>Robert et Pontalès se dirigèrent ensemble
+vers la rivière, non point par le petit sentier à
+pic où venaient de s'engager les jeunes filles,
+mais par la route qui longeait les anciennes
+fortifications.</p>
+
+</div>
+
+<p>Pendant ce temps-là, maître le Hivain remontait
+en toute hâte au manoir, pour avoir la clef
+du bac, et Blaise retournait à l'aire, afin de
+trouver Bibandier.</p>
+
+<p>Bibandier allait bien encore quelquefois se
+promener solitairement sur la lande ou dans les
+<span class="pagenum" id="Page_184">184</span>
+sentiers de la Forêt-Neuve, quand les nuits
+étaient sans lune, mais il n'y mettait plus le
+même c&oelig;ur qu'autrefois. Il avait laissé dans les
+taillis de Bains son armée de manches à balai
+habillés en brigands; son chien était mort de
+faim depuis longtemps; et s'il continuait lui-même
+à mener son métier de rôdeur, c'était
+vocation irrésistible, car jamais le hasard ne
+l'avait payé de ses peines.</p>
+
+<p>Que faire en un pays où les poches ne contiennent
+que des gros sous, et où les bâtons
+sont des massues?</p>
+
+<p>Bibandier avait dû espérer un instant un sort
+meilleur en voyant deux de ses camarades intimes
+occuper une bonne position dans le pays;
+mais Robert et Blaise l'avaient systématiquement
+tenu à distance, et le pauvre diable n'avait
+jamais pu réclamer trop haut, parce que le
+bagne de Brest est un bercail incessamment ouvert,
+où les brebis égarées comme lui rentrent
+au premier mot.</p>
+
+<p>Il se taisait. Peut-être n'en pensait-il pas
+moins. Cependant, c'était un coquin assez débonnaire,
+et la rancune qu'il gardait à ses anciens
+camarades n'atteignait pas des proportions
+bien tragiques.</p>
+
+<p>D'ailleurs, on n'était pas sans lui faire entrevoir
+de temps à autre un meilleur avenir. Bien
+<span class="pagenum" id="Page_185">185</span>
+qu'il ne connût pas en détail ce qui se passait à
+Penhoël, il pouvait voir, comme tout le monde,
+qu'une lutte était engagée. On pouvait avoir
+besoin de lui, et alors il faudrait bien lui donner
+sa part de l'aubaine...</p>
+
+<p>En attendant, Blaise lui jetait çà et là une
+pièce blanche pour l'empêcher de s'impatienter
+trop fort, et M. de Blois lui avait fait obtenir,
+par son crédit, une petite position officielle.</p>
+
+<p>Bibandier était fossoyeur de la paroisse de
+Glénac, aux appointements fixes de douze francs
+par an, plus le casuel.</p>
+
+<p>Mais, malgré les fièvres du marais et deux
+médecins qui s'étaient établis depuis peu à la
+Gacilly, la mort ne donnait guère au bourg de
+Glénac. Le pauvre Bibandier était maigre à
+faire compassion.</p>
+
+<p>Blaise le trouva, comme il l'avait annoncé,
+sous le tonneau de cidre qu'on avait mis en
+perce dans un coin de l'aire. Bibandier était
+couché paresseusement dans la poussière; sa tête
+reposait sur une de ses mains, et l'autre tenait
+une écuelle demi-pleine. Sa figure longue, et
+dont les teintes ternes tiraient sur le gris, s'empourprait
+légèrement; son &oelig;il cave veloutait
+son regard; il y avait dans sa physionomie un
+repos content et parfait.</p>
+
+<p>Il restait là depuis le matin, buvant tout seul
+<span class="pagenum" id="Page_186">186</span>
+et voyant la vie couleur de rose. C'était son jour
+de fête. Il ne buvait ainsi, à sa soif, qu'une fois
+tous les ans.</p>
+
+<p>Au premier mot que Blaise lui glissa tout bas
+dans l'oreille, il quitta sa pose nonchalante et
+se dressa d'un bond sur ses pieds. On eût pu le
+voir alors dans toute la longueur de sa taille,
+avec ses membres étiques et osseux ballottant
+dans un vêtement de futaine trop large, et qui
+n'avait plus que la corde.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh!... dit-il avec gaieté; il s'agit des
+chers petits anges!... ça me paraît très-faisable!</p>
+
+<p>Il y avait tant de joyeuse humeur dans son
+accent, et l'expression de son visage restait si
+débonnaire, que Blaise ne put s'empêcher de
+lui dire:</p>
+
+<p>&mdash;Me comprends-tu bien?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement!... répliqua Bibandier sans
+rien perdre de sa tranquillité sereine; quand
+quelque chose démange, on se gratte, mon
+fils... c'est tout simple... L'Américain en est-il?</p>
+
+<p>&mdash;C'est lui qui monte le coup.</p>
+
+<p>&mdash;Bonne affaire! moi je n'ai pas encore travaillé
+dans ce genre-là... mais chacun gagne sa
+vie comme il peut... pas vrai?</p>
+
+<p>On eût dit que Blaise s'était attendu à plus
+de résistance, car il regardait Bibandier d'un
+&oelig;il surpris et même un peu inquiet.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_187">187</span>
+Celui-ci parut comprendre ce que Blaise avait
+dans l'esprit. Il emplit l'écuelle et la lui présenta
+d'un geste cordial.</p>
+
+<p>&mdash;On peut se déboutonner ici, dit-il en montrant
+du doigt le groupe des paysans qui se
+pressaient autour du père Géraud à la porte de
+la ferme; voilà deux heures qu'ils oublient le
+tonneau pour écouter les sornettes du vieux
+gargotier de Redon!... Bois un coup, l'Endormeur!...
+Je savais bien que Robert et toi, vous
+en viendriez là quelque jour, et je vous attendais.</p>
+
+<p>Son regard, qui prit une nuance de mélancolie,
+tomba sur la futaine usée de sa veste.</p>
+
+<p>&mdash;J'avais grand besoin de me refaire!... reprit-il,
+grand besoin!... L'Américain et toi,
+vous n'avez pas été gentils avec un vieux camarade...
+Mais on ne peut pas payer celui qui ne
+fait rien... pas vrai?... Je dis donc que je suis
+content d'avoir l'occasion de travailler pour
+vous...</p>
+
+<p>&mdash;Voilà un brave garçon!... s'écria Blaise;
+sois tranquille... Tu seras payé comme il faut!</p>
+
+<p>&mdash;Quant à ça, répliqua Bibandier, je ferai
+mon prix moi-même en temps et lieu... Tu dis
+que c'est pressé, mon fils? Eh bien, partons!</p>
+
+<p>Blaise ne bougea pas; son regard exprimait
+toujours la même défiance.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_188">188</span>
+Le fait est qu'il était difficile d'accorder les
+paroles de Bibandier avec l'expression de douceur
+patiente qui était sur son pauvre visage,
+maigre, pâle et défait. Il semblait à Blaise que
+son vieux camarade souriait aussi par trop débonnairement
+en parlant de meurtre.</p>
+
+<p>&mdash;Ah çà! reprit-il d'un ton d'hésitation,
+es-tu bien sûr de ne pas faiblir?... Elles sont si
+jeunes... si jolies!...</p>
+
+<p>&mdash;Ça ne me fait rien... répondit l'ancien
+uhlan; chacun pour soi!... Je ne dis pas que
+je me servirais volontiers du couteau avec de
+pauvres chérubins comme ça!... J'espère bien
+qu'on me laissera la liberté de m'y prendre à
+ma guise?</p>
+
+<p>&mdash;Carte blanche!... pourvu que ce soit
+fait.</p>
+
+<p>&mdash;Ça sera fait, mon bonhomme... et proprement!</p>
+
+<p>&mdash;Viens donc, dit Blaise, qui se mit en
+marche.</p>
+
+<p>Bibandier but une dernière écuelle de cidre,
+et n'eut besoin pour le rejoindre que d'allonger
+un peu le pas de ses grandes jambes.</p>
+
+<p>Chemin faisant, Blaise lui expliqua plus en
+détail ce qu'on attendait de lui; Bibandier, tout
+en écoutant, fredonnait avec sa voix de basse-taille
+un air à roulades. Plus d'une fois, avant
+<span class="pagenum" id="Page_189">189</span>
+d'arriver au Port-Corbeau, Blaise s'arrêta court
+pour lui dire:</p>
+
+<p>&mdash;Du diable si je te comprends, mon vieux!
+Moi qui n'ai pas le c&oelig;ur tendre, je ne pourrais
+pas chanter à l'heure qu'il est!</p>
+
+<p>&mdash;C'est que tu manges tous les jours, toi!...
+répliquait Bibandier doucement et le sourire
+aux lèvres; si tu avais été trois ans à mon régime,
+tu m'en dirais des nouvelles!</p>
+
+<p>Et cela était dit si bonnement! C'était de la
+quintessence de férocité...</p>
+
+<p>En approchant du passage, Bibandier coupa
+la parole à Blaise, qui continuait ses instructions.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà qui est entendu!... dit-il; l'affaire
+des petites est réglée, et tu seras content de
+moi... Quant aux dépenses de l'entreprise...
+c'est deux mouchoirs et quelques bouts de
+corde... Mais l'Américain n'est pas seul!... Qui
+diable avons-nous là?</p>
+
+<p>Devant le bac, dont l'amarre était déjà détachée,
+trois hommes se tenaient en effet debout.</p>
+
+<p>M. de Blois seul avait le visage découvert;
+les deux autres cachaient soigneusement leurs
+figures sous les larges bords de leurs chapeaux
+de paysans.</p>
+
+<p>Bibandier, qui était toujours d'excellente
+<span class="pagenum" id="Page_190">190</span>
+composition, fit semblant de ne pas les reconnaître.</p>
+
+<p>Il salua respectueusement Robert, et entra le
+premier dans le bac.</p>
+
+<p>&mdash;Je connais un peu les habitudes des chers
+petits anges, murmura-t-il; je les rencontre
+souvent au clair de lune, quand je me promène,
+la nuit, pour ma santé... Elles auront passé
+l'eau dans leur batelet, qui doit être amarré là-bas
+sous les saules.</p>
+
+<p>Robert s'était rapproché de Blaise.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?... demanda-t-il tout bas.</p>
+
+<p>&mdash;Un c&oelig;ur de pierre!... répliqua le gros
+garçon. Dur comme une lame de poignard!...
+Je ne le croyais pas si fort que cela!</p>
+
+<p>&mdash;Tant mieux!... dit Robert.</p>
+
+<p>Bibandier s'était emparé de la perche du passeur.
+Au lieu de se diriger vers la route de Redon,
+qui lui faisait face, il remonta un peu le
+courant, pour gagner un rideau de saules qui
+baignaient leurs basses branches dans la rivière.</p>
+
+<p>A l'aide de sa perche, il écarta le grêle feuillage
+et finit par rencontrer, après deux ou trois
+tentatives inutiles, un objet qui sonna contre le
+bois de sa gaffe.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que je disais? s'écria-t-il joyeusement;
+perchez un peu, s'il vous plaît,
+<span class="pagenum" id="Page_191">191</span>
+M. Blaise, pendant que je vais voir là-dessous.</p>
+
+<p>Il abandonna la gaffe en effet, et gagna le bout
+du chaland qui passait sous les saules. On entendit
+un léger bruit, puis on vit un petit bateau
+qui s'en allait à la dérive le long du bord,
+du côté du marais.</p>
+
+<p>Bibandier, qui reparut au même instant, regarda
+fuir la barque et dit avec un gros rire
+bonasse:</p>
+
+<p>&mdash;Quand les petits chérubins voudront repasser
+l'eau... c'est elles qui seront bien attrapées!</p>
+
+<p>Chacun pensa sur le chaland que Bibandier
+valait son pesant d'or...</p>
+
+<hr class="light" />
+
+<p>Il y avait dix minutes environ que Diane et
+Cyprienne avaient traversé l'Oust, au moyen du
+batelet trouvé par Bibandier sous les saules.</p>
+
+<p>En quittant leur cachette, au pied de la Tour-du-Cadet,
+elles se doutaient bien que le bruit
+de la robe déchirée avait trahi leur présence et
+qu'on allait les poursuivre: mais elles avaient
+de l'avance, parce que Pontalès et ses compagnons
+ne pouvaient parvenir à l'autre rive qu'à
+l'aide du bac, dont la clef était au manoir. En
+outre, le sentier qu'elles suivaient les conduisait
+en quelque sorte d'un saut jusqu'au bord de
+<span class="pagenum" id="Page_192">192</span>
+l'eau, tandis que la route commune nécessitait
+un long détour.</p>
+
+<p>Ce n'était pas la première fois que les deux
+filles de l'oncle Jean couraient un danger prochain
+et terrible; mais en ces moments leurs
+forces semblaient grandir avec le péril. Cyprienne
+semblait lutter avec un enthousiasme
+fougueux qu'exaltait la pensée du martyre;
+Diane demeurait plus calme et se dévouait de
+sang-froid.</p>
+
+<p>Elles avaient entendu l'entretien des ennemis
+de Penhoël. Elles savaient que leur sexe et leur
+jeunesse ne les défendraient point contre la
+colère de ces hommes. Elles n'espéraient point
+de quartier.</p>
+
+<p>Mais loin de s'arrêter devant la menace entendue,
+elles y puisaient un nouveau courage.
+Dans leur vaillance virile, un sentiment d'orgueil
+enfantin s'élevait. On les craignait! On
+prenait, pour les combattre, les mêmes armes
+qu'on eût employées contre des hommes! Elles
+étaient fières.</p>
+
+<p>N'avaient-elles pas entendu tomber de ces
+bouches ennemies l'aveu de leur puissance?
+Sans elles, pauvres jeunes filles, Penhoël aurait
+succombé depuis longtemps!...</p>
+
+<p>Leur c&oelig;ur battait de joie et non point de
+frayeur, car la lutte n'avait pas été stérile. Grâce
+<span class="pagenum" id="Page_193">193</span>
+à l'effort de leurs bras d'enfants, René, Madame
+et l'Ange restaient en équilibre au bord du précipice.</p>
+
+<p>La ruine qui menaçait toujours n'était pas
+encore accomplie; et, d'après ce qu'elles venaient
+d'entendre, il ne restait à Pontalès et à
+Robert qu'une seule arme contre la résistance
+tardive de Penhoël.</p>
+
+<p>Mais c'était une arme cruelle, qui suspendait
+sur la tête de René l'infamie en même temps
+que le malheur. Des faux! il y avait des faux!...
+C'était sans doute le résultat de quelque obsession
+perfide; mais les pièces existaient, et ce
+n'était plus seulement la misère qui menaçait
+Penhoël!</p>
+
+<p>Il y avait longtemps déjà que Cyprienne et
+Diane avaient surpris le secret de ces fausses
+signatures, arrachées à l'ivresse quotidienne de
+René. Elles en avaient reconquis et détruit une
+partie, en s'introduisant, la nuit, au château de
+Pontalès. L'autre portion, déposée chez l'homme
+de loi, avait défié jusqu'alors toutes leurs tentatives.</p>
+
+<p>Mais elles savaient maintenant l'endroit précis
+où se trouvaient les papiers. Avec l'aide de
+Dieu, si on leur donnait le temps d'agir, elles
+pouvaient encore sauver Penhoël.</p>
+
+<p>Diane détacha d'une main ferme l'amarre du
+<span class="pagenum" id="Page_194">194</span>
+bateau, caché parmi les glaïeuls, sous la loge
+de Benoît Haligan, et Cyprienne saisit la
+perche.</p>
+
+<p>L'Oust n'était pas débordée, mais elle coulait
+à pleines rives et laissait couvertes les parties
+basses du marais. Tout en perchant, les deux
+jeunes filles entendaient, parmi le silence de la
+nuit, le bruit sourd et continu, produit par le
+tournant de Trémeulé. Dans l'ombre, les vapeurs
+qui se suspendent au-dessus du gouffre
+rayonnaient une lueur faible et pâle. Elles
+voyaient au loin le gigantesque fantôme de la
+Femme-Blanche qui se balançait et planait sur
+les eaux tranquilles du marais.</p>
+
+<p>Derrière elles, au-dessus des taillis de châtaigniers,
+les jardins de Penhoël gardaient leur
+illumination brillante; la fête n'était pas finie;
+quelques accords, jetés par l'orchestre campagnard,
+arrivaient, par bouffées, jusqu'à leurs
+oreilles.</p>
+
+<p>Quand elles touchèrent le bord opposé, nul
+mouvement ne se faisait remarquer encore du
+côté du bac, qui allait s'ébranler bientôt pour
+les poursuivre.</p>
+
+<p>Elles sautèrent lestement sur la rive, et au
+lieu de prendre la route de Redon, qui les eût
+conduites à la maison de maître le Hivain, elles
+se dirigèrent, en courant, vers le marais.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_195">195</span>
+Dans l'immense prairie, où se déroulaient de
+toutes parts d'étroits filets d'eau, on apercevait
+un mouvement confus au milieu des ténèbres:
+c'étaient les troupeaux de Glénac et de Saint-Vincent
+qui erraient en liberté sur le pâturage
+commun.</p>
+
+<p>Tout en courant sur l'herbe courte et unie
+comme un tapis, Cyprienne et Diane appelaient
+doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Mignon!... Bijou!...</p>
+
+<p>Leurs voix se perdaient dans la nuit. Quelques
+moutons effrayés prenaient la fuite sur
+leur passage, et les oies, éveillées, allongeaient
+le cou pour jeter leurs cris plaintifs et discordants.</p>
+
+<p>Les deux jeunes filles appelaient toujours...</p>
+
+<p>Au bout de deux ou trois minutes, un piétinement
+sourd se fit entendre au loin sur le gazon.
+L'instant d'après Bijou et Mignon, deux
+jolis petits chevaux demi-sauvages, arrêtaient
+leur galop et restaient immobiles, la fumée aux
+naseaux et les jarrets tendus.</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne s'élancèrent à cru sur
+leurs dos. En quelques secondes, elles eurent
+regagné le temps perdu à courir sur le marais.</p>
+
+<p>Bijou et Mignon étaient deux vrais bretons,
+noirs tous deux, robustes d'encolure, trapus de
+<span class="pagenum" id="Page_196">196</span>
+formes et pouvant soutenir durant des heures
+leur galop rude et vif.</p>
+
+<p>Ils allaient côte à côte, d'une ardeur égale.
+La voix des jeunes filles les excitait sans cesse,
+et leur course perçant droit devant soi, à travers
+champs, landes et haies, ressemblait à un
+tourbillon.</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne, excellentes cavalières,
+ne s'inquiétaient point des obstacles de la route;
+quand il y avait un fossé large à franchir d'un
+bond, elles plongeaient leurs petites mains blanches
+dans la dure crinière des bretons; <ins id="cor_16" title="original: quant">quand</ins> il
+fallait traverser un taillis, elles se couchaient
+presque sur leurs chevaux et passaient rapides,
+comme des flèches, au travers du fourré.</p>
+
+<p>Sur la lande rase elles se redressaient.</p>
+
+<p>&mdash;Hope! Mignon! hope! Bijou!</p>
+
+<p>Elles caressaient doucement le cou déjà baigné
+de sueur de leurs montures.</p>
+
+<p>Les deux chevaux, lancés à fond de train,
+dévoraient l'espace...</p>
+
+<p>Si quelque paysan les eût rencontrées, glissant
+comme deux traits dans la nuit, il se fût
+signé sans doute avec terreur, en recommandant
+son âme à Dieu. Et, après la terreur passée,
+il se serait vanté jusqu'au jour de sa mort
+d'avoir vu, par une nuit d'automne, les fées se
+rendant au sabbat!</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_197">197</span>
+Vraiment, c'était une course étrange. Les
+chevaux noirs disparaissaient dans les ténèbres;
+on n'eût pu voir que deux jeunes filles, à la
+taille svelte et comme aérienne, entraînées par
+une force mystérieuse. Elles semblaient glisser,
+assises sur un nuage rapide. C'étaient bien des
+fées légères et gracieuses. L'&oelig;il ne pouvait les
+suivre. L'aile du vent les emportait et laissait
+flotter derrière elles les boucles molles de leurs
+longs cheveux.</p>
+
+<p>&mdash;Hope! Bijou!... hope! Mignon!...</p>
+
+<p>Il y a une grande lieue de pays entre Port-Corbeau
+et le bourg de Bains. Quelques minutes
+avaient suffi à ce trajet. Cyprienne et Diane
+descendirent de cheval, laissant Bijou et Mignon
+sur la lisière de la lande.</p>
+
+<p>Maître Protais le Hivain occupait une maison
+isolée qui s'élevait à cent pas en avant de l'unique
+rue du bourg.</p>
+
+<p>Pour acquérir cette propriété, il lui avait
+fallu susciter bien des discordes dans les campagnes
+voisines, ruiner bien des pauvres cultivateurs
+et jeter plus d'un orphelin sur la paille.
+Mais c'étaient là sa vocation et son plaisir. Maître
+le Hivain était, en fait de chicane, un véritable
+artiste. On peut dire que la vue seule de sa
+figure jaune et démesurément longue donnait
+aux paysans la fantaisie de plaider.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_198">198</span>
+Cyprienne et Diane avaient déjà rôdé bien
+souvent autour de sa maison, mais la vigilance
+rusée de l'homme de loi avait trompé jusqu'alors
+toutes leurs tentatives. Aujourd'hui, elles avaient
+deux chances nouvelles pour arriver à leur but:
+d'abord elles savaient où trouver les papiers,
+ensuite le domestique de maître le Hivain qui,
+d'ordinaire, faisait bonne garde, était en ce
+moment à fêter la Saint-Louis de l'autre côté
+de l'eau, dans l'aire du fermier de Penhoël.</p>
+
+<p>En donnant cette vacance à son domestique,
+maître le Hivain avait compté sur l'effet du coup
+de fusil tiré la veille au bord de la lande, et
+aussi sur le bal qui devait assurément retenir au
+manoir les deux filles de l'oncle Jean.</p>
+
+<p>Il n'y avait pour défendre sa maison, ce soir-là,
+qu'une servante septuagénaire, assistée par
+un chien de garde accablé de vieillesse.</p>
+
+<p>La bonne femme et le chien dormaient sans
+doute d'un profond sommeil, sur la foi des gros
+verrous qui fermaient toutes les ouvertures,
+car les deux s&oelig;urs purent escalader les murailles
+du jardin sans éveiller le moindre mouvement
+dans la maison.</p>
+
+<p>Du côté du jardin, les fenêtres n'avaient point
+de contrevents. En un clin d'&oelig;il, à l'aide d'une
+échelle que leurs jolies mains eurent bien de la
+peine à dresser contre le mur de la maison,
+<span class="pagenum" id="Page_199">199</span>
+Cyprienne et Diane furent dans le cabinet de
+travail de l'homme de loi.</p>
+
+<p>Elles battirent son propre briquet, et allumèrent
+sa propre lampe.</p>
+
+<p>Il eût fallu les voir en ce moment, animées
+par la course qu'elles venaient de fournir et par
+la joie vive du premier succès! Leurs joues se
+coloraient d'un incarnat charmant: leurs yeux
+petillaient d'impatience et de désir; un sourire
+espiègle se jouait déjà autour de leurs lèvres
+fraîches, tant elles se croyaient sûres du triomphe!</p>
+
+<p>Leur gaieté d'enfant était revenue. Le moment
+avait beau être solennel, puisqu'il s'agissait
+en définitive du sort de toute une famille
+aimée; il y avait dans la nature même de leur
+acte quelque chose d'étrange et de gaillard qui
+éloignait toute idée tragique.</p>
+
+<p>Elles riaient en descellant les carreaux du
+cabinet.</p>
+
+<p>Leur recherche ne fut pas longue. Sous le
+fauteuil même où Macrocéphale ruminait chaque
+soir ses consultations diaboliques, il y avait
+un trou creusé au couteau, qui renfermait un
+petit carnet crasseux.</p>
+
+<p>La vue de ce carnet fit battre bien fort le
+c&oelig;ur de Diane et de Cyprienne. Elles ne songeaient
+plus à rire. C'était là le salut de Penhoël.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_200">200</span>
+Elles restèrent un instant à genoux, levant au
+ciel leurs yeux humides, afin de remercier Dieu.</p>
+
+<p>Elles songeaient à Madame et à la pauvre
+Blanche...</p>
+
+<p>Mais le temps pressait. Diane serra le portefeuille
+dans son sein, et toutes deux redescendirent
+l'échelle.</p>
+
+<p>La vieille femme et le vieux chien dormaient
+toujours comme des bienheureux. C'était une
+réussite complète.</p>
+
+<p>&mdash;Hope! Bijou!... hope! Mignon!...</p>
+
+<p>Comme elles avaient toutes deux le c&oelig;ur léger
+en reprenant la route parcourue! Comme elles
+caressaient gaiement le cou de leurs petits chevaux!
+Comme elles étaient heureuses!</p>
+
+<p>&mdash;Tiens... dit Diane tandis que Mignon
+franchissait un large fossé, c'est là qu'on a tiré
+sur moi hier... Le corps du pauvre Cabry est
+encore au fond du trou!...</p>
+
+<p>La course ne se ralentit point, mais elles se
+penchèrent toutes deux; leurs bras s'enlacèrent
+et leurs joues s'unirent dans l'ombre.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la dernière fois que tu seras exposée
+à un danger pareil, ma petite s&oelig;ur, s'écria
+Cyprienne; ils sont vaincus!...</p>
+
+<p>&mdash;Et qui sait? ajouta Diane; peut-être y
+a-t-il dans ce portefeuille de quoi rendre à
+Penhoël la fortune qu'on lui a volée?...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_201">201</span>
+Elles étaient à moitié chemin déjà. Diane arrêta
+tout à coup le galop de son cheval.</p>
+
+<p>&mdash;J'y pense!... reprit-elle. Ils doivent nous
+attendre sur cette route!...</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais bien savoir lequel d'entre eux,
+répliqua Cyprienne que la victoire rendait fanfaronne,
+est capable de barrer la route à Bijou?</p>
+
+<p>&mdash;S'ils ont des armes?</p>
+
+<p>&mdash;Nous leur passerons sur le corps!</p>
+
+<p>&mdash;Et s'ils nous guettaient au passage du Port-Corbeau?...</p>
+
+<p>Cyprienne arrêta son cheval à son tour.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas pour moi que j'ai peur... reprit
+Diane; mais maintenant nous avons à garder
+un trésor.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! remontons jusqu'aux Houssaies...
+Nous passerons sur le pont du moulin.</p>
+
+<p>L'avis était bon. Les deux s&oelig;urs changèrent
+aussitôt de direction et se mirent à galoper vers
+les Houssaies.</p>
+
+<p>Mais il se trouva que d'autres avaient eu la
+même idée qu'elles, car en arrivant au bord de
+l'eau, elles virent que la tête du pont était occupée
+par deux hommes, en qui elles crurent reconnaître
+Robert de Blois et M. le marquis de
+Pontalès.</p>
+
+<p>&mdash;Prenons du champ, dit Cyprienne que
+rien n'effrayait, et passons.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_202">202</span>
+&mdash;Essayons plutôt de passer à Port-Corbeau,
+répliqua Diane; il sera toujours temps de revenir
+ou de mettre nos chevaux à la nage...</p>
+
+<p>La course recommença le long de la rivière.</p>
+
+<p>Quand elles arrivèrent au passage du bac, il
+y avait à peine trois quarts d'heure qu'elles
+avaient enfourché pour la première fois leurs
+vaillants petits chevaux.</p>
+
+<p>Il n'était pas tout à fait minuit, et le jardin
+de Penhoël montrait toujours, au haut de la
+colline, ses illuminations intactes. La fête en
+avait encore au moins pour une bonne heure.</p>
+
+<p>Rien de suspect n'apparaissait, cette fois, sur
+la rive. Les deux s&oelig;urs rendirent la liberté à
+Bijou et à Mignon, qui regagnèrent en caracolant
+leur lit de gazon. Elles pensaient que bien
+leur en avait pris de ne point tenter le passage
+au pont des Houssaies, car ici aucun obstacle
+ne leur barrait la route.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! dit Cyprienne en descendant vers
+les saules, nous voici à bon port... et nous aurons
+encore le temps de danser une contredanse...</p>
+
+<p>Diane écarta les branches du saule...</p>
+
+<p>Comme elle ouvrait la bouche pour lancer
+quelque gaie repartie, trois hommes, couchés
+dans l'herbe haute qui croissait au bord de l'eau,
+se dressèrent tout à coup sur leurs pieds.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_203">203</span>
+Les deux jeunes filles eurent à peine le temps
+de pousser un cri, tant on mit de presse à
+leur nouer solidement des mouchoirs sur la
+bouche...</p>
+
+<div class="pagenum" id="Page_204"></div>
+
+<div class="npage">
+
+<h3 id="Page_205">XIII<br />
+<b>DEUX PIERRES</b>.</h3>
+
+<p>M. le marquis de Pontalès était un homme
+prudent, qui n'avait aucun goût pour les aventures.
+C'était uniquement par nécessité qu'il
+s'était joint à l'expédition de cette nuit. M. de
+Blois et lui traitaient en effet de puissance à
+puissance, et du moment que M. de Blois se
+mettait à l'&oelig;uvre, Pontalès ne pouvait point
+reculer.</p>
+
+</div>
+
+<p>C'était la première fois qu'il se livrait ainsi.
+<span class="pagenum" id="Page_206">206</span>
+Jusqu'alors il s'était toujours tenu derrière
+Robert, contribuant volontiers aux frais de
+la guerre, mais ne combattant jamais en personne.</p>
+
+<p>Cela lui allait mieux.</p>
+
+<p>Et, en vérité, il aurait regardé sans doute
+comme un imposteur quiconque lui aurait annoncé,
+le matin même, les événements de cette
+soirée. Lui, le marquis de Pontalès, propriétaire
+de soixante mille livres de rente, jouant
+au loup-garou dans les taillis et bravant la cour
+d'assises comme un malheureux!...</p>
+
+<p>Mais les circonstances entraînent, et l'homme
+le plus habile, engagé dans certaines entreprises,
+doit jouer le tout pour le tout à un moment
+donné.</p>
+
+<p>Cela ne veut point dire que Pontalès, en passant
+la rivière de l'Oust avec ses quatre compagnons,
+ne fît des réflexions assez chagrines. Il
+eût vidé sa bourse, sans doute, de grand c&oelig;ur,
+pour être transporté tout à coup entre les murailles
+de son château. On peut penser même
+que, malgré le désir ancien et passionné qu'il
+avait de détruire la vieille influence des Penhoël
+et de se mettre à leur place, il n'aurait point
+engagé la bataille s'il avait prévu, dès le principe,
+les dangers de cette nuit.</p>
+
+<p>Maintenant, il était trop avancé pour reculer.
+<span class="pagenum" id="Page_207">207</span>
+Le péril était en arrière comme en avant, et les
+chances de salut se trouvaient tout entières du
+côté du crime.</p>
+
+<p>Une fois qu'on eut pris terre de l'autre côté
+de l'eau, Bibandier fut choisi tout d'une voix
+pour diriger les opérations. Ce n'est point déroger
+que de servir sous les ordres d'un glorieux
+général. Pontalès était marquis, Robert se disait
+gentilhomme, et Bibandier n'était qu'un simple
+échappé de bagne; mais l'histoire est pleine de
+ces exemples, où l'on voit des princes céder le
+commandement à de vaillants officiers de fortune.</p>
+
+<p>Bibandier se montra tout de suite à la hauteur
+de son autorité nouvelle. Son premier soin fut
+de se raviser au sujet du petit bateau qui avait
+servi au passage des deux filles de l'oncle Jean.</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons avoir besoin de ce joujou,
+dit-il en saisissant la perche du bac.</p>
+
+<p>Et il se mit à courir le long de la rive jusqu'à
+ce qu'il eût atteint le batelet, entraîné par le
+courant. Il s'accrocha au moyen de sa perche et
+l'amarra, au-dessous de la route de Redon, à l'un
+de ces mêmes saules qui avaient servi de refuge
+à Robert et à Blaise, la nuit de leur arrivée à
+Penhoël.</p>
+
+<p>Puis il revint vers sa troupe tranquillement et
+sans se presser.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_208">208</span>
+&mdash;La petite barque allait tout droit vers le
+trou de la <i>Femme-Blanche</i>, grommela-t-il;
+on n'aura besoin que de se laisser mener...</p>
+
+<p>&mdash;Ah çà! dit Robert, il faut prendre un
+parti... Elles doivent avoir de l'avance, et nous
+aurons de la peine à les rattraper!...</p>
+
+<p>&mdash;Les rattraper!... répéta le uhlan; il faudrait
+de meilleures jambes que les nôtres... Si
+vous les aviez vues comme moi courir la nuit
+sur la lande... Hope! Bijou!... hope! Mignon!...
+Ce sont de jolies petites filles tout de même!...</p>
+
+<p>&mdash;Mais qu'allons-nous faire?</p>
+
+<p>Bibandier tira de sa poche sa pipe et son
+briquet.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous vous allumer, M. Robert?...
+dit-il; nous avons joliment le temps d'en fumer
+une.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit pas de plaisanter..., commença
+M. de Blois d'un ton impérieux.</p>
+
+<p>D'un seul coup sec et merveilleusement ajusté,
+l'ancien uhlan mit le feu à son amadou; puis
+il atteignit sa pipe toute chargée et l'alluma en
+faisant claquer savamment ses lèvres.</p>
+
+<p>Pontalès avait piteuse mine derrière les bords
+de son grand chapeau. La froide impertinence
+de ce drôle, comme il l'appelait au fond de son
+c&oelig;ur, ne lui présageait rien de bon. Maître
+le Hivain songeait à sa maison dévastée.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_209">209</span>
+Blaise s'approcha de Robert, qui frappait du
+pied avec impatience.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous ne le laissez pas marcher à sa guise,
+dit-il tout bas, nous n'en ferons rien cette
+nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il s'explique au moins!</p>
+
+<p>&mdash;Quant à ça, dit Bibandier en s'appuyant
+sur l'herbe, on va te faire un programme, Américain!</p>
+
+<p>Robert tressaillit. Il y avait bien trois ans
+qu'on ne lui avait donné ce nom, et depuis le
+même espace de temps, le pauvre Bibandier
+affectait en toute circonstance, vis-à-vis de lui,
+le plus profond respect.</p>
+
+<p>L'ancien uhlan reprit, tandis que Blaise riait
+sous cape de la déconvenue de son maître:</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a donc de sage ici que l'Endormeur
+et moi!...</p>
+
+<p>Blaise cessa de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'homme de loi, poursuivit Bibandier,
+qui se croit si bien caché derrière son chapeau
+de paille, pourrait vous dire que, dans un
+procès, le client ne donne pas de conseil à son
+avocat!...</p>
+
+<p>La figure de Macrocéphale s'allongea notablement.
+Le marquis tremblait d'avoir été reconnu
+à son tour.</p>
+
+<p>Mais Bibandier, soit qu'il ignorât véritablement
+<span class="pagenum" id="Page_210">210</span>
+le nom de son quatrième compagnon, soit
+qu'il eût fantaisie d'épargner Pontalès, reprit
+presque aussitôt:</p>
+
+<p>&mdash;Quant à l'autre, je ne puis pas parler,
+n'ayant pas l'avantage de le connaître... Ah çà!
+ne te fais pas de mal, Américain; voilà le programme
+des opérations, comme disait Bonaparte:
+attendre et faire le mort!</p>
+
+<p>&mdash;Et pendant ce temps, dit Macrocéphale, on
+va piller mon domicile!...</p>
+
+<p>&mdash;Exactement, père la Chicane!</p>
+
+<p>&mdash;Et les pièces seront enlevées!... ajouta
+Robert.</p>
+
+<p>&mdash;Ça me paraît vraisemblable, mon fils.</p>
+
+<p>&mdash;Écoute, dit Robert qui voulut essayer de
+l'autorité; on t'a promis de te payer grassement,
+mais cela ne te donne pas droit d'insolence...
+Fais ta besogne, ou va-t'en!</p>
+
+<p>&mdash;Où ça?... demanda Bibandier tout doucement;
+à Redon?... Dire à M. le procureur du
+roi ce qui se passe ici?... Américain, tu ne m'en
+crois pas capable!... Que diable! on est plat
+comme une galette aujourd'hui pour devenir
+insolent demain comme un bureaucrate. Tu sais
+bien que c'est la vie!... Voyons, ajouta-t-il en
+changeant de ton, sommes-nous donc des enfants,
+M. Robert? Mettons que j'aie eu tort, et
+veuillez recevoir mes très-humbles excuses...
+<span class="pagenum" id="Page_211">211</span>
+Entre gentilshommes, ma foi! on ne peut faire
+davantage.</p>
+
+<p>Il se leva et tendit, avec une grâce très-noble,
+sa main, que Robert n'osa pas repousser.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, poursuivit-il, voici une affaire arrangée!...
+l'honneur est satisfait!... Maintenant, parlons
+de choses sérieuses... Si nous étions dans un
+pays civilisé, où l'on ne fait qu'une route pour aller
+d'un endroit à un autre, je vous dirais: Marchons
+et poursuivons nos petits anges, l'épée
+dans les reins... Mais d'ici au bourg de Bains, il
+y a une diable de lande, où plus de cent routes
+se mêlent et se croisent... nous aurons beau
+nous séparer et prendre chacun notre sentier:
+il y a dix à parier contre un que les petites passeront
+entre nos doigts comme des anguilles!</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, dit Blaise.</p>
+
+<p>Et, de fait, le raisonnement était si rigoureusement
+juste, que personne n'y put trouver
+d'objection.</p>
+
+<p>&mdash;Vous auriez pu vous expliquer tout de
+suite!... grommela seulement Robert.</p>
+
+<p>&mdash;Je pourrais relever cette parole, répliqua
+Bibandier avec gravité, mais je sacrifie une
+susceptibilité légitime à l'intérêt de tous... Il
+est donc bien entendu que donner la chasse
+aux petites serait une ânerie... Reste à savoir
+comment nous les pincerons... Je crois avoir
+<span class="pagenum" id="Page_212">212</span>
+résolu le problème d'avance en vous disant:
+Attendons.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si elles passent la rivière ailleurs?...
+objecta Macrocéphale.</p>
+
+<p>&mdash;Bonne idée!... Ailleurs, cela veut dire au
+moulin des Houssaies, car il n'y a pas d'autre
+passage... Eh bien! l'Américain et ce monsieur
+que je n'ai pas l'honneur de connaître peuvent
+prendre leurs jambes à leur cou et aller garder
+le pont des Houssaies.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela!... s'écria Pontalès ravi d'avoir
+un prétexte pour s'éloigner du lieu probable de
+l'action; M. de Blois, je suis à vos ordres.</p>
+
+<p>&mdash;Et si elles viennent là-bas... demanda
+Robert, nous leur barrerons le passage?</p>
+
+<p>&mdash;Du tout!... répliqua Bibandier; vous vous
+rangerez bien poliment, parce que vous aurez
+eu le temps d'enlever cinq ou six planches du
+pont... et que la rivière est large et profonde au
+moulin des Houssaies.</p>
+
+<p>Pontalès avait froid jusqu'à la ¿moelle des os,
+malgré l'étouffante chaleur de la soirée.</p>
+
+<p>Robert le prit par le bras, et ils remontèrent
+le cours de l'eau à grands pas.</p>
+
+<p>&mdash;Cinq ou six planches au moins!... plutôt
+six que cinq!... leur cria de loin le bon fossoyeur,
+car Bijou et Mignon sautent comme des
+chèvres!...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_213">213</span>
+Pontalès et Robert se perdaient déjà dans
+la nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Nous autres, dit Bibandier en conduisant ses
+deux camarades vers les saules, en faction, s'il
+vous plaît!... Faites comme moi, M. Blaise; préparez
+votre mouchoir... Vous, père la Chicane,
+vous êtes spécialement chargé des cordes... et
+maintenant, du silence!</p>
+
+<p>Ils étaient couchés tous les trois dans l'herbe.</p>
+
+<p>En combinant la partie de son plan relative
+au pont des Houssaies, Bibandier avait compté
+sans l'étonnante vitesse des deux petits chevaux.
+Pontalès et Robert en étaient encore à déclouer
+la première planche, lorsqu'ils entendirent sur
+la lande le galop de Bijou et de Mignon. Ils se
+relevèrent, irrésolus, et vinrent à la tête du
+pont, sans savoir ce qu'ils allaient faire.</p>
+
+<p>Leur vue seule arrêta les deux jeunes filles,
+qui dirigèrent leur course vers le bac.</p>
+
+<p>Pontalès et Robert quittèrent alors leur poste
+pour les suivre de loin.</p>
+
+<p>Quand ils arrivèrent à Port-Corbeau, ils trouvèrent
+la besogne bien avancée. Cyprienne et
+Diane, un bâillon sur la bouche et garrottées
+solidement toutes les deux, étaient au fond du
+petit bateau.</p>
+
+<p>Bibandier tenait en main la perche.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah!... dit-il en éprouvant les cordes
+<span class="pagenum" id="Page_214">214</span>
+qui liaient les jambes et les bras des deux jeunes
+filles, voilà qui est proprement fait, et vous savez
+établir un n&oelig;ud, père la Chicane!</p>
+
+<p>&mdash;Avaient-elles les pièces?... demanda vivement
+Robert.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement... certainement!... répliqua
+Bibandier; ah! avec des petits anges comme ça,
+on ferait sa fortune à Paris... Ça passe par le
+trou d'une serrure.</p>
+
+<p>&mdash;Donne-moi les pièces!... dit encore Robert.</p>
+
+<p>Bibandier le repoussa tranquillement.</p>
+
+<p>&mdash;On ne compte pas les manger, tes pièces,
+mon bonhomme!... murmura-t-il; mais il faut
+que les choses se fassent avec régularité... Je
+rendrai mes comptes quand tout sera fini... D'ici
+là, patience!</p>
+
+<p>&mdash;Je veux que tu me donnes ces papiers,
+répéta Robert d'un ton impérieux.</p>
+
+<p>&mdash;Le roi dit: «Nous voulons...» grommela
+l'ancien uhlan; moi, je veux que tu me laisses
+tranquille!... Et si tu ne me laisses pas tranquille,
+ajouta-t-il en redressant sa taille longue
+et maigre, je te plante là, mon fils... tu achèveras
+la besogne à ta fantaisie!...</p>
+
+<p>&mdash;N'insistez pas!... murmura Pontalès à
+l'oreille de Robert; cet homme veut quelques
+louis de plus; on les lui donnera.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, messieurs, dit Bibandier,
+<span class="pagenum" id="Page_215">215</span>
+faites-moi le plaisir de me souhaiter bon
+voyage... Je vais partir.</p>
+
+<p>&mdash;Pas seul!... s'écria Robert, qui concevait
+de vagues soupçons; il faut que Blaise au moins
+vous accompagne!</p>
+
+<p>Blaise fit la grimace dans son coin, mais il
+n'eut pas même la peine de refuser.</p>
+
+<p>&mdash;Le petit bateau ne porterait pas quatre
+personnes..., objecta Bibandier sans rien perdre
+du calme singulier, mêlé d'une nuance de
+moquerie, qu'il gardait depuis le commencement
+de l'aventure; je veux bien noyer mon
+prochain, mais le suicide répugne à mes principes.</p>
+
+<p>Il entra dans la barque et mit un soin scrupuleux
+à écarter les deux jeunes filles, de droite
+et de gauche, pour pouvoir man&oelig;uvrer sans
+leur faire de mal.</p>
+
+<p>&mdash;Les deux petits chérubins seront là comme
+dans leur lit! dit-il en donnant au fond de l'eau
+son premier coup de perche.</p>
+
+<p>Personne, parmi les quatre complices du
+crime, ne pouvait se défendre d'un serrement
+de c&oelig;ur. Tous les yeux se fixaient, par une
+sorte de fascination, sur les deux pauvres enfants
+couchées dans le bateau. La gaieté du
+uhlan assombrissait encore le caractère atroce
+de cette scène.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_216">216</span>
+Diane et Cyprienne étaient étendues sur le
+dos, les bras liés en croix.</p>
+
+<p>La lune, qui perçait maintenant çà et là les
+nuages déchirés, montrait la grâce exquise
+de leurs tailles et leurs pâles figures, où se lisait
+la résignation du martyre.</p>
+
+<p>Bibandier seul restait parfaitement à son aise
+en face de ce navrant spectacle.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, dit-il, tandis que le bateau
+s'ébranlait, je vais vous donner un dernier bon
+conseil... La fête se continue là-haut... Allez
+faire, croyez-moi, un petit tour de bal... Il est
+toujours agréable, le cas échéant, de pouvoir
+établir un <i>alibi</i>.</p>
+
+<p>Ce terme de palais et de bagne sonna comme
+une menace aux oreilles des trois complices,
+qui se dirigèrent en silence vers le bac; mais
+Bibandier les rappela tout à coup.</p>
+
+<p>&mdash;Encore un service, s'il vous plaît! dit-il;
+j'oubliais d'embarquer deux pierres, pour empêcher
+les petites de remonter sur l'eau...</p>
+
+<p>Une sueur froide perça sous les cheveux de
+Pontalès.</p>
+
+<p>Ce fut Macrocéphale qui apporta les deux
+pierres; il pensa se trouver mal en regagnant
+le bac.</p>
+
+<p>Bibandier quitta enfin la rive et se laissa dériver
+au fil de l'eau, en chantant une de ces chansons
+<span class="pagenum" id="Page_217">217</span>
+lentes et tristes qui mesurent le travail des
+forçats à la fatigue.</p>
+
+<p>La lune s'était levée tout à fait et mettait des
+nuances argentées à la colonne de vapeur suspendue
+au-dessus du tournant de Trémeulé.</p>
+
+<p>La <i>Femme-Blanche</i> semblait grandir et osciller
+lentement au-dessus du gouffre.</p>
+
+<p>Durant quelques minutes, les quatre compagnons
+virent la petite barque glisser sur l'eau
+calme du marais.</p>
+
+<p>Puis elle disparut dans les longs plis de vapeur
+qui formaient le vêtement de la <i>Femme-Blanche</i>.</p>
+
+<div class="pagenum" id="Page_218"></div>
+
+<div class="npage">
+
+<h3 id="Page_219">XIV<br />
+<b>PAUVRES FILLES</b>!</h3>
+
+<p>Robert de Blois, le marquis de Pontalès et
+leurs deux compagnons remontaient au manoir
+de Penhoël. Ils marchaient en silence. De temps
+en temps l'un d'eux se retournait, comme malgré
+lui, pour jeter un furtif regard vers le marais
+où la <i>Femme-Blanche</i> se dressait aux rayons de
+la lune.</p>
+
+</div>
+
+<p>Il leur semblait ouïr de loin le clapotement
+sinistre et sourd du tournant de Trémeulé.</p>
+
+<p>Dans le taillis qui couvrait tout le versant de
+la colline, une route était percée pour conduire
+<span class="pagenum" id="Page_220">220</span>
+à la loge de Benoît Haligan. Les quatre complices
+traversèrent cette route à cinquante pas
+au-dessus de la pauvre cabane du vieillard. Ils
+entendirent Benoît Haligan qui chantait de sa
+voix creuse et tremblante la prière de l'agonie.</p>
+
+<p>Ils pressèrent leur marche en frémissant.</p>
+
+<p>Comme ils arrivaient à la porte du manoir,
+Robert s'arrêta et releva brusquement la tête.</p>
+
+<p>&mdash;C'était nécessaire!... dit-il à voix basse; et
+d'ailleurs, ce qui est fait est fait!... Prenons le
+dessus, messieurs, et ne rentrons pas au manoir
+avec des figures d'enterrement!</p>
+
+<p>&mdash;C'est juste, dit Blaise.</p>
+
+<p>Et Macrocéphale ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;On ne peut rien contre les faits accomplis...
+Je chargerai la vieille Yvonne, ma servante,
+de prier pour elles tous les soirs... Et je
+suis bien sûr que M. le marquis de Pontalès
+sacrifiera volontiers une vingtaine d'écus pour
+faire dire des messes...</p>
+
+<p>Pontalès essuya la sueur de son front.</p>
+
+<p>&mdash;Je donnerai vingt louis à l'église de Glénac!...
+balbutia-t-il, cinquante louis à l'église
+de Redon!... cent louis à l'église de Rennes!...</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi! dit l'homme de loi naïvement, si
+elles ne sont pas contentes avec cela!...</p>
+
+<p>Robert et Blaise ne purent s'empêcher de
+rire. L'impression lugubre était en partie secouée,
+<span class="pagenum" id="Page_221">221</span>
+et comme, en définitive, aucun des quatre
+complices ne se repentait véritablement, ils
+n'eurent pas grand'peine à rappeler sur leurs
+visages le calme souriant qui convenait à ce jour
+de fête.</p>
+
+<p>Ils se séparèrent, afin de rentrer dans le bal
+par différents côtés.</p>
+
+<p>La danse s'était ranimée au salon de verdure.
+Jeunes gens et jeunes filles prenaient leur revanche.
+On se dédommageait de la longue heure
+d'ennui qu'on avait éprouvée à entendre les
+gémissements des trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang.
+Au moment de finir, le bal
+retrouve presque toujours ainsi une gaieté plus
+vive. A la ville, l'orchestre redouble de verve et
+d'entrain; à la campagne, les danseurs cabriolent,
+battent des mains et crient; à la Courtille,
+vers cette heure consacrée, où l'allégresse atteint
+son plus chaud paroxysme, on brise les verres,
+on se poche les yeux et on marche sur la tête...</p>
+
+<p>Les musiciens de Glénac jouaient comme des
+possédés. Ils avaient entonné cette gigue interminable,
+connue sous le nom de <i>bal breton</i>, et
+qui peut dérouler jusqu'à cent cinquante figures
+diverses, suivant la renommée. Danseurs et danseuses,
+enlevés par les cahots de cette musique
+nationale, bondissaient avec enthousiasme. On
+se mêlait, on se choquait, on tombait sur le
+<span class="pagenum" id="Page_222">222</span>
+gazon avec de grands éclats de rire. C'était charmant!</p>
+
+<p>Et les invités de Penhoël ne pouvaient plus se
+plaindre d'être abandonnés par leurs hôtes. Le
+maître, il est vrai, ne s'était pas montré de la
+soirée, mais Madame avait reparu, apportant de
+bonnes nouvelles de l'Ange.</p>
+
+<p>Elle présidait à la fête maintenant, assise auprès
+de Jean de Penhoël. Sa figure était bien
+pâle, mais l'effort qu'elle faisait gardait à ses
+traits réguliers et nobles une apparence de
+sérénité.</p>
+
+<p>Il n'y avait de triste que la partie respectable
+de l'assemblée. Ces dames et ces messieurs
+avaient regagné leur coin, et présentaient un
+aspect de plus en plus maussade. Là, toutes les
+figures étaient refrognées, tous les yeux se chargeaient
+de sommeil.</p>
+
+<p>Le chevalier adjoint et la chevalière adjointe
+de Kerbichel, madame veuve Claire Lebinihic et
+les trois vicomtes restaient sous l'impression
+produite par les talents des trois Grâces Baboin.
+De périodiques bâillements faisaient le tour du
+cercle. Les trois Grâces Baboin, de leur côté,
+regardaient avec haine la danse victorieuse et
+ne pouvaient cacher leur détestable humeur.
+L'Ariette avait eu, en effet, peu de succès; la
+Romance était tombée à plat, et la Cavatine, plus
+<span class="pagenum" id="Page_223">223</span>
+malheureuse encore, en achevant la série de
+glapissements déplorables qu'elle appelait son
+<i>grand air</i>, avait pu constater que le salon de
+verdure s'était changé en solitude. Seul, le petit
+frère Numa l'avait écoutée jusqu'au bout, comme
+c'était son rigoureux devoir.</p>
+
+<p>Dans ces dispositions, la galerie était un peu
+moins loquace que naguère, mais aussi son venin
+était plus épais et plus âcre: chaque coup de
+langue était une morsure.</p>
+
+<p>On allait des grands aux petits; tout le monde
+avait son paquet; on assassinait ceux qu'on
+n'avait pas daigné piquer au commencement
+de la soirée.</p>
+
+<p>Personne n'a été sans remarquer que la province,
+si prude et si peu charitable, ne choisit
+pas toujours ses expressions parmi les plus châtiées,
+lorsqu'il s'agit de calomnier ou de médire.
+Quand la conversation arrive à un certain degré,
+quand les dents grincent, quand les langues
+s'aiguisent, la province est comme le latin qui,
+<i>dans les mots, brave l'honnêteté</i>, et il n'est point
+rare d'entendre des locutions très-téméraires
+tomber alors des bouches les plus vénérables.</p>
+
+<p>En ce moment, la société faisait de la calomnie
+légère. Elle allait de l'un à l'autre, donnant
+à Lola, par exemple, qui s'affichait avec le jeune
+Pontalès, des épithètes extrêmement caractéristiques,
+<span class="pagenum" id="Page_224">224</span>
+déchirant un peu sur Penhoël absent,
+et risquant sur Madame des hypothèses devant
+lesquelles une valetaille insolente eût assurément
+reculé. Ensuite on passait à l'Ange, pour
+retomber sur quelqu'un des couples occupés à
+danser le bal breton. Puis on se demandait
+quelle vie menaient ces deux petites dévergondées,
+Cyprienne et Diane, qui étaient absentes
+depuis plus de deux heures!</p>
+
+<p>Et c'était, ma foi, très-significatif. On avait
+vu disparaître presque en même temps qu'elles
+ces deux grands fainéants de Robert et d'Étienne.</p>
+
+<p>Les trois Grâces Baboin échangeaient, à ce
+sujet, avec la chevalière adjointe de Kerbichel,
+des observations d'une philosophie si avancée,
+que le chevalier adjoint et les trois vicomtes
+avaient envie de rougir.</p>
+
+<p>Une chose bizarre, c'est que ces deux grands
+garçons d'Étienne et de Roger étaient revenus
+sans les petites! La Romance expliquait cela en
+disant que ces demoiselles avaient dû friper un
+peu leurs toilettes, pendant deux heures de promenade...</p>
+
+<p>&mdash;Et déranger leurs coiffures..., ajoutait
+l'Ariette.</p>
+
+<p>L'aigre Cavatine enchérissait.</p>
+
+<p>Et la charitable assemblée se laissait arracher
+quelques hargneux applaudissements.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_225">225</span>
+Étienne et Roger étaient rentrés ensemble
+dans le bal à peu près en même temps que
+Robert de Blois, M. le marquis de Pontalès et
+Macrocéphale.</p>
+
+<p>Tandis que ces derniers affectaient de se
+saluer en passant, comme gens qui ne se sont
+pas vus depuis longtemps déjà, Étienne et Roger
+parcouraient d'un regard triste les groupes
+animés des danseurs.</p>
+
+<p>Leur recherche s'était inutilement prolongée,
+et en revenant au salon de verdure, ils avaient
+l'espoir d'y retrouver Cyprienne et Diane.</p>
+
+<p>&mdash;Elles ne sont pas là!... dit Roger avec un
+gros soupir. Deux heures d'absence au milieu
+d'un bal!...</p>
+
+<p>La physionomie d'Étienne était mélancolique
+et pensive.</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne les reverrons pas ce soir... murmura-t-il,
+et il faut que je sois à Redon demain
+avant le jour... Je ne pourrai pas lui faire mes
+adieux... Veux-tu te charger auprès d'elle de
+mon dernier message?</p>
+
+<p>&mdash;Avant de partir, répliqua Roger, tu peux
+encore la voir...</p>
+
+<p>Le jeune peintre secoua la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Ce serait un moment cruel... dit-il, les
+heures de repos sont pour elles courtes et
+rares... Pourquoi les troubler?... Et puis, au
+<span class="pagenum" id="Page_226">226</span>
+moment de la séparation, je serais faible peut-être...
+Quand tu la verras, Roger, tu lui diras
+que je l'aimais... que je n'aimerai jamais une
+autre femme en ma vie... et qu'au prix de
+tout mon bonheur, je la voudrais voir heureuse...</p>
+
+<p>Sa voix tremblait. Il y avait dans son accent
+une sensibilité profonde qui faisait contraste
+avec ses habitudes d'insouciance et la gaieté
+leste de sa philosophie parisienne.</p>
+
+<p>Roger lui serra la main.</p>
+
+<p>&mdash;Je lui dirai que tu es le plus loyal garçon
+qui soit au monde!... répondit-il. Je lui dirai
+que tu as la fortune peut-être au bout de tes
+pinceaux... et que, si Dieu bénit ton travail, tu
+reviendras en Bretagne afin de la prendre pour
+femme.</p>
+
+<p>Les yeux d'Étienne étaient humides.</p>
+
+<p>&mdash;Merci! murmura-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes jeunes!... reprit Roger avec
+un sourire ému, et Dieu est bon... peut-être
+que nous serons heureux tous ensemble quelque
+jour!...</p>
+
+<p>Pendant qu'ils causaient ainsi, Pontalès,
+Robert et l'homme de loi parcouraient le bal,
+et soutenaient leur rôle de gaieté forcée. Blaise
+servait des rafraîchissements, afin de faire acte
+de présence.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_227">227</span>
+Au moment où Roger prononçait ces dernières
+paroles, pleines d'espoir souriant et de
+foi dans l'avenir, la figure de Bibandier sortit de
+l'ombre, à quelques pas derrière lui.</p>
+
+<p>Le maigre visage du uhlan était couvert de
+pâleur; ses yeux roulaient, hagards, et ses cheveux
+mêlés se hérissaient sur son crâne.</p>
+
+<p>Les deux jeunes gens ne le voyaient point;
+par contre, les complices qui guettaient son
+arrivée l'aperçurent tous à la fois.</p>
+
+<p>Le sourire contraint de Robert et de Pontalès
+se glaça sur leurs lèvres. Macrocéphale aurait
+voulu fuir, et Blaise faillit laisser tomber le plateau
+qu'il tenait à la main.</p>
+
+<p>Il leur semblait à tous que le bal entier devait
+voir à nu leur détresse et deviner ce que signifiait
+l'apparition de ce visage livide du uhlan,
+qui se montrait à demi derrière l'une des portes
+du salon de verdure.</p>
+
+<p>Cette apparition ne dura, d'ailleurs, qu'un
+instant. Lorsque les quatre complices s'enhardirent
+à jeter vers la porte un second regard,
+Bibandier avait déjà disparu.</p>
+
+<p>Il prit une des allées du jardin au hasard et
+se dirigea vers un berceau désert.</p>
+
+<p>Sur son passage, sans savoir ce qu'il faisait,
+il éteignait les lampions, comme si la lumière
+eût blessé sa vue.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_228">228</span>
+L'obscurité se fit ainsi autour du berceau où
+Bibandier s'arrêta.</p>
+
+<p>Il n'attendit pas longtemps. Une minute
+s'était à peine écoulée que les quatre complices
+arrivèrent l'un après l'autre.</p>
+
+<p>Personne n'osait interroger.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien!... dit Bibandier d'une voix
+étouffée, vous ne me demandez pas mon histoire?</p>
+
+<p>Il y avait quelque chose d'étrange et de solennel
+dans l'émotion suprême de ce bandit sans
+c&oelig;ur, qui avait conservé si longtemps, en face
+du crime, sa froide et cynique gaieté.</p>
+
+<p>En ce moment, tout son corps tremblait, il
+semblait prêt à défaillir.</p>
+
+<p>&mdash;Que vous est-il donc arrivé?... demanda
+enfin Robert.</p>
+
+<p>Bibandier s'appuya chancelant contre le treillage
+du berceau.</p>
+
+<p>&mdash;Elles sont mortes!... dit-il. Elles étaient
+bien belles toutes deux!... Maintenant elles sont
+mortes!...</p>
+
+<p>&mdash;Et personne ne vous a vu?... demanda
+Macrocéphale.</p>
+
+<p>&mdash;Mortes!... répéta le uhlan qui mit sa tête
+entre ses mains; tandis que je chantais en les
+conduisant vers le trou, elles me regardaient
+toutes deux avec leurs yeux angéliques... Je les
+<span class="pagenum" id="Page_229">229</span>
+vois encore... se reprit-il en frissonnant... leurs
+pauvres jolis corps couchés sur la planche...</p>
+
+<p>Il s'arrêta; sa voix s'embarrassait dans sa
+gorge.</p>
+
+<p>Les quatre complices l'écoutaient immobiles;
+une sueur froide leur baignait le front.</p>
+
+<p>&mdash;Quelqu'un n'a-t-il pas demandé, reprit-il
+sans relever la tête, si personne ne m'avait
+vu?...</p>
+
+<p>&mdash;Moi... balbutia le Hivain.</p>
+
+<p>&mdash;Un homme m'a vu... répondit Bibandier,
+et il vous a vus aussi, tous tant que vous êtes!...</p>
+
+<p>&mdash;Qui est cet homme?... demandèrent les
+quatre complices d'une seule voix.</p>
+
+<p>Bibandier garda le silence.</p>
+
+<p>Puis il reprit, comme en se parlant à lui-même:</p>
+
+<p>&mdash;J'avais promis! il fallait en finir... quand
+j'ai soulevé la première dans mes bras, l'autre
+s'est agitée au fond du bateau et j'ai vu ses
+grands yeux se remplir de larmes... Elles ne
+pouvaient point parler, mais leurs regards se
+cherchaient... J'ai eu pitié!... j'ai rapproché
+leurs deux visages et leurs bouches ont pu
+s'unir encore une fois. Puis je leur ai mis au
+cou les deux pierres que M. le Hivain m'avait
+données...</p>
+
+<hr class="light" />
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_230">230</span>
+Le surlendemain au matin, le bourg de Glénac
+vit une solennité. C'était une fête d'un genre
+bien différent. La petite église avait son portail
+tendu de noir, et les paysans, que nous avons
+vus rassemblés sur l'aire, autour du feu de joie
+de la Saint-Louis, s'échelonnaient, tristes et
+silencieux, dans le cimetière.</p>
+
+<p>On venait de dire la messe des morts sur
+deux cercueils, entourés de voiles blancs et
+ornés de ces fraîches fleurs qu'on jette, dernière
+parure, sur la tombe des jeunes filles.</p>
+
+<p>Nous eussions retrouvé là tous les invités du
+manoir; mais la famille n'était représentée que
+par un seul de ses membres, le vieil oncle Jean,
+bien que le nom de Penhoël eût été prononcé
+deux fois dans l'oraison mortuaire.</p>
+
+<p>Les cercueils fleuris contenaient les corps de
+Diane et de Cyprienne.</p>
+
+<p>René, Madame et l'Ange avaient manqué à
+la messe funèbre. Ce qui avait causé plus de
+surprise encore, ç'avait été de ne voir ni Roger
+de Launoy, ni le jeune peintre Étienne aux
+côtés de l'oncle en sabots.</p>
+
+<p>Étienne et Roger, en ce moment, étaient bien
+loin de Glénac. Ils ignoraient tous les deux les
+événements de la nuit de la Saint-Louis.</p>
+
+<p>Voici ce qui leur était arrivé:</p>
+
+<p>Vers le point du jour, quelques heures après
+<span class="pagenum" id="Page_231">231</span>
+la fin du bal, ils avaient descendu l'escalier du
+manoir, afin de prendre la route de Redon.
+Roger faisait la conduite à son ami.</p>
+
+<p>En passant sous la fenêtre des deux jeunes
+filles, Étienne s'arrêta, et Roger appela Cyprienne
+et Diane par leurs noms à plusieurs reprises.</p>
+
+<p>Point de réponse.</p>
+
+<p>&mdash;Elles dorment... dit Étienne qui jeta sur
+son épaule son petit paquet de voyage et partit
+enfin à grands pas.</p>
+
+<p>La route fut silencieuse entre les deux jeunes
+gens. A Redon, au moment de monter en voiture,
+Étienne dit à Roger en lui serrant une
+dernière fois la main:</p>
+
+<p>&mdash;Écoute... ce Robert te déteste presque
+autant que moi... et Penhoël n'est plus le maître...
+Si tu étais forcé de quitter le manoir,
+quelque jour, souviens-toi que je suis ton frère
+et que ma demeure, si petite et si pauvre qu'elle
+soit, sera toujours assez grande pour nous abriter
+tous deux.</p>
+
+<p>La voiture partit pour Rennes, et Roger resta
+seul.</p>
+
+<p>Les dernières paroles de son ami soulevaient
+en lui de vagues craintes, mais il était bien loin
+de penser, cependant, qu'il dût être réduit
+jamais à profiter de l'hospitalité offerte.</p>
+
+<p>Comme il entrait à l'auberge du père Géraud
+<span class="pagenum" id="Page_232">232</span>
+pour déjeuner, celui-ci lui remit une lettre arrivant
+par exprès du manoir.</p>
+
+<p>La lettre était écrite par M. Robert de Blois,
+et René de Penhoël avait mis au bas sa signature.</p>
+
+<p>Cela s'était fait le matin même. Robert semblait
+avoir profité de la courte absence du jeune
+homme pour lui porter ce coup plus à son aise.</p>
+
+<p>C'étaient quelques phrases sèches et sentant
+la raillerie où l'on disait à Roger, en substance,
+qu'il arrivait à l'âge d'homme, que les voyages
+forment la jeunesse, et que c'était pitié de le
+voir croupir, loin du monde, dans le petit bourg
+de Glénac.</p>
+
+<p>Roger lisait cela le rouge au front. La forme
+de ce congé le rendait plus cruel encore.</p>
+
+<p>Se voir éconduit froidement et avec moqueries,
+lui, le fils adoptif, dont l'enfance avait été
+entourée de tendresse, lui, qu'on avait aimé
+pendant vingt ans!</p>
+
+<p>Hélas! les pressentiments d'Étienne se réalisaient
+bien vite...</p>
+
+<p>Roger n'hésita pas; il avait le c&oelig;ur fier, et le
+nom de Penhoël était au bas de la lettre. Il
+fallait partir; mais Cyprienne...</p>
+
+<p>Avant de quitter le pays pour toujours, sa
+première idée fut de retourner au manoir, afin
+de dire adieu à la pauvre fille dont il emportait
+l'amour. Ce fut la crainte de se trouver face à
+<span class="pagenum" id="Page_233">233</span>
+face avec le maître de Penhoël qui l'arrêta. Il
+s'enferma dans une des chambres du <i>Mouton
+couronné</i>, et se mit à écrire.</p>
+
+<p>Le papier où courait sa plume fut mouillé
+plus d'une fois de ses larmes, et pourtant, parmi
+ses phrases désolées, il y avait de l'espoir, car il
+était jeune et plein de courage.</p>
+
+<p>Il parlait pour lui et pour Étienne, dont il ne
+pouvait plus faire les adieux de vive voix; il
+disait aux deux s&oelig;urs:</p>
+
+<div class="manuscr">
+<p>«Nous vous aimons, nous travaillerons,
+nous reviendrons...»</p>
+</div>
+
+<p>Le père Géraud fut chargé de porter la lettre
+que les deux pauvres jeunes filles ne devaient
+pas lire, hélas! et Roger monta à cheval pour
+courir après la voiture de Rennes.</p>
+
+<p>Au lieu de remettre son message, le bon
+aubergiste s'agenouilla dans l'église de Glénac
+et pria pour les deux pauvres filles mortes...</p>
+
+<p>En l'absence du maître de Penhoël et de
+Madame, c'étaient M. le marquis de Pontalès et
+Robert de Blois qui représentaient la famille en
+qualité d'amis, car le pauvre oncle Jean, écrasé
+sous sa douleur trop lourde, était incapable de
+s'occuper de rien.</p>
+
+<p>En cette circonstance, il fallait bien le reconnaître,
+le marquis, Robert et même M. le Hivain
+<span class="pagenum" id="Page_234">234</span>
+avaient témoigné à la famille une affection
+empressée. Il n'y avait pas jusqu'au fossoyeur
+de la paroisse, le pauvre Bibandier, qui n'eût
+fait preuve d'un dévouement très-méritoire.</p>
+
+<p>Les deux jeunes filles s'étaient noyées dans le
+marais, on ne savait trop comment. Les circonstances
+de leur fin restaient entourées d'un
+vague mystère. On disait seulement qu'ayant
+voulu traverser l'Oust sur un frêle batelet, elles
+avaient été emportées par le courant jusqu'à la
+<i>Femme-Blanche</i>.</p>
+
+<p>Le fossoyeur Bibandier avait retrouvé sur
+le rivage, le lendemain matin, des débris de la
+barque, et c'était lui qui avait donné l'éveil.</p>
+
+<p>Après une journée entière de recherches
+infructueuses, Pontalès, maître le Hivain, Robert
+de Blois et son domestique Blaise étaient
+restés seuls sur le lieu présumé de la catastrophe
+avec le fossoyeur Bibandier.</p>
+
+<p>Ce dernier, disait-on, avait plongé une grande
+partie de la nuit aux environs du tournant et
+avait fini par repêcher les deux corps. Du moins
+avait-on trouvé, le lendemain matin, deux cercueils
+déjà cloués à la porte de l'église.</p>
+
+<p>Les actes de décès avaient dû se faire en
+famille, M. de Penhoël étant maire.</p>
+
+<p>Quant au curé, c'était un petit cousin du
+marquis de Pontalès.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_235">235</span>
+D'ailleurs, personne ne songeait à douter; le
+malheur n'était que trop évident! Chacun pleurait
+et priait autour de ces pauvres petits cercueils
+que la terre allait sitôt recouvrir.</p>
+
+<p>S'il y avait des doutes parmi la foule sombre
+et consternée, ce n'était pas sur la mort elle-même,
+mais bien sur les circonstances qui
+avaient accompagné la mort.</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane savaient conduire un
+bateau sur le marais aussi bien que pas un
+pêcheur de macles. Elles étaient habiles nageuses:
+comment ne pas concevoir des soupçons?</p>
+
+<p>Plus d'un regard défiant se fixait à la dérobée
+sur Pontalès et sur Robert.</p>
+
+<p>Il eût suffi d'un mot peut-être pour changer
+la douleur commune en colère, et alors, malheur
+aux assassins! Mais ce mot, personne ne
+le prononçait. Il n'y avait point de preuves, et
+certes, le crime ne pouvait point se lire sur les
+figures tranquilles du marquis et de M. de
+Blois.</p>
+
+<p>L'impression d'horreur, produite par la scène
+nocturne du Port-Corbeau, avait eu déjà le
+temps de s'effacer. En somme, ce meurtre était
+nécessaire, et s'ils frissonnaient encore en songeant
+aux détails repoussants de leur crime, en
+revanche, ils s'applaudissaient. La joie compensait
+bien le remords.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_236">236</span>
+Ils étaient là, remplaçant la famille; les
+paysans pouvaient voir sur leurs physionomies,
+composées habilement, une tristesse recueillie
+et calme.</p>
+
+<p>Les soupçons tombaient; d'ailleurs, parmi les
+paysans, ceux qui ne récitaient point la prière
+funèbre étaient occupés tout entiers à parler de
+la catastrophe et des pauvres enfants qu'on
+avaient vues, l'avant-veille encore, si jeunes et
+si belles, ouvrir le bal de la Saint-Louis.</p>
+
+<p>Hommes et femmes chuchotaient à la porte
+de l'église et, comme c'est l'habitude des
+bonnes gens de Bretagne, chacun cherchait dans
+ses souvenirs un présage à cette mort funeste.</p>
+
+<p>&mdash;Le vieux Benoît l'avait bien dit!... murmurait-on,
+personne ne voulait le croire, quand
+il répétait que les filles de Penhoël seraient trois
+belles-de-nuit avant le jour de sa mort... En
+voici deux déjà!...</p>
+
+<p>&mdash;Et la petite demoiselle Blanche est bien
+malade!...</p>
+
+<p>&mdash;Elles <i>reviendront</i>, les chères filles!...
+reprenait une ménagère en égrenant son chapelet.</p>
+
+<p>Une voix effrayée s'éleva au milieu du groupe
+et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Elles sont déjà revenues!</p>
+
+<p>Chacun tressaillit et se rapprocha.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_237">237</span>
+C'était le petit Francin qui avait parlé. Il était
+tremblant et tout pâle.</p>
+
+<p>&mdash;Oui... oui... poursuivit-il en baissant les
+yeux, c'est moi qui ai dit le premier <i>De profundis</i>
+pour le salut de leurs âmes... car je les ai
+vues cette nuit... et j'ai bien reconnu qu'elles
+étaient mortes.</p>
+
+<p>Le père Géraud avait fendu la presse et tenait
+l'enfant par le bras.</p>
+
+<p>&mdash;Tu les <ins id="cor_17" title="original: a">as</ins> vues?... balbutia-t-il.</p>
+
+<p>Le petit paysan frémissait de tous ses membres.</p>
+
+<p>&mdash;C'était ce matin, une heure avant le jour...
+dit-il, j'allais au marais chercher nos chevaux...
+j'ai vu quelque chose de blanc qui se remuait au
+pied de l'aune où l'on amarre le grand bac de
+Port-Corbeau... J'avais peur, mais j'ai pensé
+tout de suite aux demoiselles... Oh! je les ai
+bien reconnues!... Elles portaient les mêmes
+robes que le soir du bal!... Elles étaient là
+toutes deux agenouillées au pied de l'arbre, et
+il me semblait qu'elles creusaient la terre... J'ai
+fait du bruit en me sauvant, et quand je me
+suis retourné pour voir encore, elles avaient
+disparu...</p>
+
+<p>On entamait la dernière hymne sous la porte
+de l'église. Les paysans se turent et mêlèrent
+leurs voix émues à celles des prêtres.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_238">238</span>
+La <i>société</i>, qui avait occupé durant le service
+la place d'honneur, au-devant de l'autel, sortait
+à ce moment; la <i>société</i> causait ici comme dans
+le salon de verdure.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvres chères filles!... gémissait l'aînée
+des trois Grâces Baboin; qui aurait pensé jamais
+cela?...</p>
+
+<p>Elle essuya une larme entièrement fictive.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que c'est que de nous!... soupira la
+Romance.</p>
+
+<p>Madame veuve Claire Lebinihic regardait du
+coin de l'&oelig;il les trois vicomtes pour constater
+l'effet produit par sa toilette de deuil.</p>
+
+<p>&mdash;Mesdames, dit gravement le chevalier
+adjoint de Kerbichel, c'est la loi commune.</p>
+
+<p>Le petit frère Numa fit observer ceci:</p>
+
+<div class="poem">
+<div class="verse12">Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre,</div>
+<div class="verse6">Est sujet à ses lois;</div>
+</div>
+
+<p>Le chevalier adjoint interrompit:</p>
+
+<div class="poem">
+<div class="verse12">Et la garde qui veille aux barrières du Louvre</div>
+<div class="verse6">N'en défend pas nos rois!</div>
+</div>
+
+<p>&mdash;Ah! murmura la Cavatine, les hommes
+n'ont pas de c&oelig;ur!... Au lieu de pleurer comme
+nous autres femmes, ils citent des passages de
+Bossuet ou de Voltaire...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_239">239</span>
+La porte de l'église s'ouvrit à deux battants,
+et le convoi sortit, escorté par les jeunes filles
+du bourg. Devant les cercueils, les danseuses du
+bal de la Saint-Louis marchaient vêtues encore
+de leurs robes blanches.</p>
+
+<p>L'oncle Jean, soutenu par le père Chauvette,
+suivait le cortége, ainsi que Pontalès, Robert,
+maître le Hivain et Blaise.</p>
+
+<p>&mdash;Prêtez-moi votre flacon, ma chère demoiselle,
+dit la chevalière adjointe à Églantine
+Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, j'ai bien peur
+de me trouver mal!...</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère dame, répliqua la Romance,
+il faut se faire une raison, voyez-vous!... Dieu
+sait que mes s&oelig;urs et moi nous aimions les
+pauvres petites plus que personne, mais à présent
+tout est fini et le désespoir n'y fait rien!</p>
+
+<p>&mdash;D'ailleurs... reprit la Cavatine passant
+des sanglots au commérage par une habile tangente,
+faut-il beaucoup regretter la vie pour
+elles?</p>
+
+<p>Toute la partie féminine de la <i>société</i> poussa
+en c&oelig;ur un gros soupir.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! reprit la Romance, elles n'étaient
+pas heureuses!... C'est au point que je ne me
+suis pas révoltée, comme j'aurais dû le faire
+peut-être, quand on m'a parlé de suicide...</p>
+
+<p>La Romance prononça ces derniers mots discrètement
+<span class="pagenum" id="Page_240">240</span>
+et juste assez haut pour que tout le
+monde pût les entendre.</p>
+
+<p>&mdash;Oh!... mademoiselle!... se récrièrent les
+vicomtes.</p>
+
+<p>Madame veuve Claire Lebinihic et la chevalière
+adjointe ouvraient les yeux et les oreilles,
+flairant une médisance de haut goût.</p>
+
+<p>La Romance baissa la voix davantage et leva
+ses regards au ciel.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne connais pas ces choses-là!... murmura-t-elle,
+mais on dit que quand les jeunes
+filles ont été trompées...</p>
+
+<p>&mdash;Ça arrive tous les jours!... interrompit
+madame Claire Lebinihic.</p>
+
+<p>&mdash;Et voyez!... reprit la Romance encouragée,
+voyez si Roger et ce vagabond d'Étienne
+ont osé paraître à l'enterrement!...</p>
+
+<p>On chercha des yeux les deux jeunes gens.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai!... dit un des vicomtes, je
+n'avais pas songé à cela.</p>
+
+<p>Et dans l'esprit de chacun la mémoire des
+deux filles de l'oncle Jean fut ternie.</p>
+
+<p>Le convoi atteignait la partie du cimetière où
+se trouvaient les sépultures des Penhoël. Les
+trois Grâces Baboin gardèrent le silence, contentes
+désormais d'avoir jeté quelques fleurs sur
+ces pauvres tombes...</p>
+
+<p>L'aspect du cimetière était triste et morne,
+<span class="pagenum" id="Page_241">241</span>
+les chants faisaient trêve. Les paysans, muets
+et le rosaire à la main, se rangeaient autour des
+deux fosses ouvertes.</p>
+
+<p>Bibandier était à son poste de fossoyeur.</p>
+
+<p>Au moment où il étendait la main pour
+mettre le premier cercueil en terre, un bras se
+posa au-devant de lui et le fit reculer.</p>
+
+<p>En même temps une clameur sourde, mêlée
+de surprise et d'épouvante, courut dans le cercle
+des bonnes gens.</p>
+
+<p>Entre le fossoyeur et les deux bières, une
+sorte de fantôme, que sa maigreur faisait paraître
+d'une taille démesurée, venait de se dresser,
+sortant on ne sait d'où.</p>
+
+<p>Il était là si hâve et si décharné, que tous,
+en ce premier moment, crurent que la terre
+s'était ouverte pour lui livrer passage.</p>
+
+<p>Puis un nom domina les murmures de la
+foule.</p>
+
+<p>&mdash;Benoît Haligan! disait-on, Benoît le sorcier!</p>
+
+<p>Le voir en ce lieu était aussi étrange assurément
+que de voir un vrai spectre percer la
+terre.</p>
+
+<p>Comment avait-il quitté le grabat où sa longue
+agonie le clouait depuis des mois entiers? Quelle
+force mystérieuse l'avait aidé à monter la colline?...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_242">242</span>
+Chacun, dans le cimetière, regardait avec
+stupéfaction.</p>
+
+<p>Benoît se tenait droit et roide auprès des
+fosses. Son &oelig;il cave se fixa d'abord sur Bibandier,
+qui tourna la tête; puis sur Pontalès,
+Robert de Blois, maître le Hivain et Blaise, qui
+ne purent s'empêcher de baisser les yeux.</p>
+
+<p>Après quelques secondes de silence, le vieux
+passeur courba lentement sa haute taille et soupesa
+les deux bières l'une après l'autre.</p>
+
+<p>Tandis qu'il se redressait, on vit autour de
+sa lèvre flétrie une sorte de sourire...</p>
+
+<p>&mdash;Que Dieu prenne en pitié ceux qui vivent
+et ceux qui sont morts!... dit-il en croisant ses
+bras sur sa poitrine.</p>
+
+<p>Il salua Jean de Penhoël en l'appelant par son
+nom, et sortit du cimetière. La foule lui fit un
+large passage.</p>
+
+<p>En redescendant la colline, ses jambes amaigries
+chancelaient sous le poids de son corps,
+mais il ne s'arrêtait point. Il ne cessa de marcher
+qu'en atteignant le rivage de l'Oust, au pied de
+l'aune où le grand bac était amarré.</p>
+
+<p>Une fois là, il se mit sur ses genoux et approcha
+sa tête du sol qui semblait avoir été remué
+fraîchement.</p>
+
+<p>Ses mains ridées se joignirent, et il se laissa
+choir, épuisé, sur l'herbe en murmurant:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_243">243</span>
+&mdash;Que Dieu et la Vierge les protégent!...</p>
+
+<hr class="light" />
+
+<p>Au cimetière, la fête funèbre était finie, et
+Bibandier, achevant son office de fossoyeur,
+recouvrait de terre les tombes de Diane et de
+Cyprienne...</p>
+
+<div class="pagenum" id="Page_244"></div>
+
+<div class="npage">
+
+<h3 id="Page_245">XV<br />
+<b>DEUX TOMBES</b>.</h3>
+
+<p>On entendait jusque dans la chambre de
+l'Ange le son métallique et vibrant de la grande
+pendule du salon, qui sonnait lentement neuf
+heures.</p>
+
+</div>
+
+<p>C'était le soir de la messe funèbre, dite à la
+paroisse de Glénac, pour Diane et Cyprienne de
+Penhoël.</p>
+
+<p>La veille, à ce même moment, la grande pendule
+du salon aurait bien pu sonner pendant un
+quart d'heure sans que personne y prît garde,
+au milieu des joyeux bruits de la fête. Mais
+c'était du plaisir que les hôtes de Penhoël étaient
+venus chercher au manoir; ils avaient fui
+<span class="pagenum" id="Page_246">246</span>
+devant ce deuil qui s'était glissé tout à coup
+parmi la joie promise.</p>
+
+<p>Que faire en une maison mortuaire? Les
+hôtes de Penhoël étaient tous partis jusqu'au dernier.
+A présent, au lieu des gaies rumeurs du
+bal, on avait le silence morne; au lieu de cette
+foule remuante et rieuse qui animait les verts
+bosquets du jardin, la solitude; au lieu des illuminations
+prodiguées, les ténèbres épaisses et
+muettes.</p>
+
+<p>On eût dit une maison abandonnée. Sur toute
+la façade du manoir on ne voyait que deux lueurs
+faibles et perçant à peine la soie des tentures;
+une de ces lumières brûlait chez René de Penhoël,
+l'autre éclairait la chambre de l'Ange.</p>
+
+<p>Madame était assise au chevet de sa fille, dont
+les yeux alourdis par les larmes venaient de se
+fermer depuis quelques minutes. Blanche dormait
+d'un sommeil inquiet et plein de tressaillements.
+La douleur qui l'avait navrée durant
+tout le jour revenait sans doute en ses rêves, car
+la pauvre enfant se plaignait et gémissait dans
+son sommeil.</p>
+
+<p>Blanche avait bien pleuré; Cyprienne et
+Diane n'étaient plus là, ses deux cousines qu'elle
+aimait tant! La veille encore, elle enviait leur
+sourire, et maintenant on les avait mises en
+terre. La pauvre Blanche avait subi, durant toute
+<span class="pagenum" id="Page_247">247</span>
+la journée, cette douleur pleine d'étonnement
+et d'effroi qui prend les enfants au premier aspect
+de la mort.</p>
+
+<p>A son âge et quand on n'a pas vu encore s'en
+aller pour jamais une personne chère, on ne
+croit pas tout de suite à l'éternelle séparation.
+L'esprit repousse longtemps l'idée de la mort, et
+de vagues espoirs s'obstinent au fond du c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Blanche avait pensé plus d'une fois dans la
+journée que tout cela était un songe funeste. Dès
+que ses paupières se fermaient, fatiguées de
+larmes, elle croyait voir les douces figures de
+ses cousines sourire à son chevet.</p>
+
+<p>Est-ce qu'on meurt ainsi toute jeune et toute
+belle? Est-ce que la tombe peut s'ouvrir au seuil
+de la salle de bal?</p>
+
+<p>Les yeux de l'Ange étaient rouges et humides
+encore. Le sommeil l'avait surprise, sans doute,
+au milieu d'une prière, car ses mains restaient
+jointes sous sa couverture. Elle était beaucoup
+plus changée que le soir de la Saint-Louis. La
+maladie ne pouvait point lui enlever son exquise
+beauté, mais son visage portait les traces de la
+souffrance physique et de l'affaiblissement.</p>
+
+<p>Il n'en fallait pas tant d'ordinaire pour que
+l'&oelig;il de Madame, attentif et inquiet, ne quittât
+pas un seul instant les traits de sa fille chérie.
+Mais aujourd'hui, Marthe de Penhoël tenait ses
+<span class="pagenum" id="Page_248">248</span>
+regards cloués au sol et semblait oublier la présence
+de l'Ange.</p>
+
+<p>Elle n'entendait pas la plainte qui s'exhalait
+de la bouche de sa fille; elle ne voyait point la
+pauvre enfant s'agiter sur son lit, et pâlir parfois
+tout à coup aux élancements d'une douleur
+plus aiguë.</p>
+
+<p>La figure de Marthe semblait être de pierre.
+Depuis la tombée du jour, elle était assise à la
+même place. Elle n'avait pas fait un mouvement.</p>
+
+<p>Ses yeux, fixés à terre, n'avaient point de
+pensée. Le sang avait abandonné complétement
+sa joue livide et comme morte.</p>
+
+<p>Plusieurs fois avant de s'endormir, accablée,
+Blanche lui avait adressé la parole. Point de réponse.</p>
+
+<p>Et c'était étrange! Madame accueillait si avidement
+d'ordinaire chaque mot tombant des
+lèvres de sa fille!...</p>
+
+<p>Elle n'entendait pas. Quand une torture trop
+poignante déchire l'âme, on devient insensible
+et sourd.</p>
+
+<p>Mais quelle était cette torture? Du vivant des
+filles de l'oncle Jean, Marthe de Penhoël était
+bien froide envers elles. La mort des deux
+pauvres enfants l'avait-elle donc changée au
+point de mettre à la place de sa froideur des
+regrets navrants et passionnés?</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_249">249</span>
+Ou sa douleur avait-elle une autre cause?</p>
+
+<p>Marthe était seule, et nulle oreille amie ne
+s'ouvrait pour recevoir sa confidence. Sa pensée
+restait un secret entre elle et Dieu.</p>
+
+<p>Quand le son de la pendule du salon arriva
+jusqu'à son oreille, à travers les murailles
+épaisses, sa tête, qui se renversait au dossier de
+son fauteuil, se pencha en avant, comme pour
+écouter.</p>
+
+<p>Elle compta jusqu'à neuf: puis ses mains se
+croisèrent froides et blanches sur sa robe de
+deuil.</p>
+
+<p>&mdash;Neuf heures!... murmura-t-elle d'une voix
+brève et altérée; la dernière fois qu'elles chantèrent,
+l'heure sonna pendant le second couplet...
+Je m'en souviens, c'était neuf heures!</p>
+
+<p>Elle s'arrêta comme si son esprit eût écouté en
+songe une lointaine mélodie.</p>
+
+<p>Puis deux larmes brillèrent dans ses yeux,
+jusqu'alors secs et brûlants.</p>
+
+<p>Elle se prit à dire lentement, et comme si elle
+n'avait point eu la conscience de ses propres paroles,
+les derniers vers du chant des <i>Belles-de-Nuit</i>:</p>
+
+<div class="poem">
+<div class="verse12">Cette brise, c'est ton haleine,</div>
+<div class="verse10">Pauvre âme en peine;</div>
+<div class="verse12">Et l'eau qui perle sur les fleurs,</div>
+<div class="verse10">Ce sont tes pleurs...</div>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_250">250</span>
+Un long soupir souleva sa poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;Toutes deux!... murmura-t-elle; s'il revient...
+que lui dirai-je?...</p>
+
+<p>En ce moment, Blanche rendit une plainte
+plus distincte; Madame releva les yeux sur elle.
+Mais son regard, au lieu de cet amour exclusif
+et jaloux qui l'animait naguère lorsqu'elle contemplait
+l'Ange, exprima une sorte de colère
+concentrée.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle de Penhoël!... prononça-t-elle
+avec un sourire amer; l'héritière!...
+Toutes les joies vous étaient dues!... Tous les
+respects... et tout l'amour!... Pour elles, rien!...
+Étaient-elles moins belles ou moins bonnes?...
+Mon Dieu! mon Dieu! toutes mes caresses
+étaient pour l'une, et les autres souffraient, dédaignées...
+les autres qui se dévouaient et qui
+mouraient pour moi!...</p>
+
+<p>Ses sourcils étaient froncés; son regard se fixait
+toujours, dur et froid, sur Blanche endormie.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle de Penhoël!... répéta-t-elle
+avec une amertume croissante; la fille de la
+maison!... Les autres s'asseyaient au bas bout
+de la table... et n'était-ce pas par charité qu'elles
+mangeaient le pain du manoir?...</p>
+
+<p>Elle se leva d'un mouvement brusque, et continua
+en s'adressant à l'Ange, comme si la pauvre
+enfant eût pu l'entendre:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_251">251</span>
+&mdash;Vous leur aviez tout pris, vous!... leur
+place dans le monde... leur héritage... jusqu'au
+sourire de leur mère!...</p>
+
+<p>Une larme vint mouiller les cils baissés de
+Blanche qui rêvait. La tête de Madame se pencha
+sur sa poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;Jusqu'au dernier jour!... reprit-elle; oh!...
+il m'a fallu rester auprès de votre lit, tandis que
+des étrangers jetaient la terre bénite sur leur
+tombe!... Abandonnées!... abandonnées depuis
+le berceau jusqu'à la mort!...</p>
+
+<p>Elle se couvrit le visage de ses mains et garda
+le silence durant quelques minutes; puis, se redressant
+tout à coup, elle dit avec un élan de
+passion:</p>
+
+<p>&mdash;Après la mort, du moins, on peut les aimer,
+je pense!... Dormez heureuse, Blanche de
+Penhoël... Pour la première fois, je vais vous
+abandonner, ma fille, afin de prier pour elles!...</p>
+
+<p>Marthe oublia de mettre un baiser sur le front
+de sa fille. Elle traversa la chambre à pas lents
+et s'engagea dans les corridors du manoir, après
+avoir fermé la porte à double tour.</p>
+
+<p>Elle ne rencontra ni valets ni maître sur son
+chemin. La maison semblait déserte.</p>
+
+<p>Une fois dehors, elle pressa le pas pour se diriger
+vers la paroisse de Glénac, qui était distante
+d'un grand quart de lieue.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_252">252</span>
+Le temps était lourd et accablant comme la
+veille; seulement une brise tiède soufflait par
+rafales et déchirait çà et là le voile de nuages
+qui couvrait le ciel. La lune se montrait par intervalles,
+faisant sortir des ténèbres les marais
+et les montagnes. Cela durait une minute, et
+tout disparaissait, envahi de nouveau par la
+nuit victorieuse.</p>
+
+<p>Le long de la route solitaire, Marthe de Penhoël
+chancela plus d'une fois, car elle était bien
+faible. Plus d'une fois elle s'arrêta saisie d'une
+sorte d'épouvante, parce qu'un rayon de lune
+glissant tout à coup à travers les arbres lui montrait,
+couchées sur l'herbe, deux enfants immobiles
+et endormies dans leurs robes blanches...</p>
+
+<p>D'autres fois, quand son regard se tournait
+vers le marais qui s'étendait sur sa gauche à
+perte de vue, il lui semblait qu'une voix triste
+murmurait à son oreille les mélancoliques paroles
+du chant breton.</p>
+
+<p>C'était l'heure où les vierges mortes viennent
+pleurer la vie sous les saules. Marthe apercevait
+comme des ombres vagues qui se mouvaient au
+bord de l'eau. Pauvres belles-de-nuit!... Marthe
+était une fille de la Bretagne. Ses yeux se mouillaient
+de larmes, et ses bras s'étendaient vers les
+saules.</p>
+
+<p>Elle poursuivait sa route. Autour de son intelligence
+<span class="pagenum" id="Page_253">253</span>
+frappée il y avait comme une brume.
+Ses pensées flottaient, confuses. Elle se surprenait
+à sourire au milieu de ses larmes, et ne trouvait
+plus la fin de la prière commencée...</p>
+
+<p>Elle avait tant souffert!</p>
+
+<p>Le cimetière de Glénac fait le tour de la petite
+église, dont les murailles indigentes et décrépites
+s'élèvent à mi-coteau, dominant tout le passage
+que nous avons décrit plus d'une fois. L'unique
+rue du bourg descend tortueusement vers
+le marais et baigne ses dernières maisons dans
+les grandes eaux, lorsque vient le <i>déris</i>. Le
+tournant de Trémeulé est situé sur la paroisse
+de Glénac, et la <i>Femme-Blanche</i> a mis bien des
+fois en branle les cloches de la flèche pointue et
+bleue, pour sonner le glas des noyés. Derrière
+l'église il y a deux grands ifs, si touffus qu'on
+ne voit point le ciel à travers leurs branches.
+Ils dépassent en hauteur la croix de pierre qui
+marque, sur la toiture, la place de l'autel. Les
+vieillards disent que les pères de leurs grands-pères
+ont vu ces arbres hauts et touffus déjà:
+ils ont des siècles d'âge...</p>
+
+<p>Entre les deux ifs, une balustrade en bois séparait
+du commun des tombes un espace carré:
+c'était la sépulture de Penhoël depuis qu'on n'enterrait
+plus sous les dalles de l'église.</p>
+
+<p>Marthe entra dans l'enceinte où la lumière de
+<span class="pagenum" id="Page_254">254</span>
+la lune lui montra les deux tombes toutes fraîches
+et que nulle pierre ne recouvrait encore.</p>
+
+<p>Marthe se mit à genoux entre les deux tombes,
+et demeura longtemps immobile. L'air sentait
+l'orage: le vent commençait à se lever, fouettant
+l'atmosphère pesante; le gras feuillage des ifs
+s'agitait par intervalles, et la girouette de l'église,
+tournant à ce souffle incertain qui précède la
+tempête, jetait dans la nuit sa plainte rauque.</p>
+
+<p>Marthe n'entendait rien; seulement, quand le
+vent portait et que le bruit sourd du tournant
+de Trémeulé montait jusqu'à elle, son corps
+semblait éprouver un choc soudain.</p>
+
+<p>Elle savait que les cadavres des deux jeunes
+filles avaient été retrouvés sous la <i>Femme-Blanche</i>.</p>
+
+<p>Les minutes s'écoulaient. Marthe restait toujours
+muette et sans mouvement. Au bout d'un
+quart d'heure environ, elle rejeta en arrière
+ses longs cheveux qui lui couvraient le visage,
+car elle était sortie tête nue. Sans l'ombre
+épaisse projetée par les deux ifs, on eût pu voir
+en ce moment sur ses traits un sourire tranquille
+et doux.</p>
+
+<p>Sa douleur s'endormait en un rêve...</p>
+
+<p>&mdash;Diane!... dit-elle tout bas.</p>
+
+<p>Et comme le silence répondait seul à cet appel,
+Marthe se tourna vers l'autre tombe.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_255">255</span>
+&mdash;Cyprienne!... dit-elle encore.</p>
+
+<p>Toujours le silence.</p>
+
+<p>Marthe mit ses deux mains sur son c&oelig;ur; un
+éclair se faisait dans la nuit de son intelligence.</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc bien vrai!... murmura-t-elle.
+Je ne verrai plus leur sourire!... Elles sont là
+toutes deux dans la terre!... M'entendent-elles?...
+Savent-elles comme je les trompais... et tout ce
+qu'il y avait pour elles d'amour au fond de mon
+c&oelig;ur?...</p>
+
+<p>Elle joignit ses mains sur ses genoux; ses
+yeux ne pouvaient point pleurer, mais dans sa
+voix brisée il y avait des larmes.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvres enfants! reprit-elle; pauvres enfants
+chéris!... Belles âmes qui viviez de dévouement
+et de tendresse! Elles se croyaient
+dédaignées... Autour d'elles, il n'y avait que froideur...
+et jamais une plainte!... Il y a deux
+jours encore, quand je les trouvai agenouillées à
+mes côtés comme deux anges consolateurs, elles
+me parlèrent de mourir pour moi... Et moi je
+n'eus que des paroles de raillerie!... Oh! pitié!...
+pardon!... je vous aimais! je vous
+aimais!...</p>
+
+<p>Des pleurs brûlants inondaient maintenant sa
+joue, et des sanglots soulevaient sa poitrine haletante.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_256">256</span>
+&mdash;Je vous aimais!... poursuivit-elle en faisant
+signe de presser contre son c&oelig;ur une personne
+chère; Dieu le savait... Dieu voyait mes
+larmes et connaissait mon martyre!... Oh! vous
+ne souffriez pas seules, pauvres enfants!... Et
+maintenant que vous êtes des saintes dans le
+ciel, priez pour moi qui reste après vous à souffrir!...</p>
+
+<p>Elle n'avait plus de voix. Le silence régna
+dans le cimetière.</p>
+
+<p>Quand Marthe reprit la parole, son accent était
+doux et tout plein de caresses.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu est bon..., dit-elle; je sens bien que
+je ne serai pas longtemps sans vous revoir... Que
+de baisers quand nous serons toutes ensemble!...
+Je ne me cacherai plus... Je vous montrerai
+mon âme... Nous aimer!... nous aimer!... ce
+sera notre joie dans le paradis!</p>
+
+<p>Elle tressaillit et releva tout à coup sa taille
+affaissée.</p>
+
+<p>&mdash;Blanche!... dit-elle, comme si une voix
+eût murmuré ce nom à son oreille; c'est vrai...
+je l'avais oubliée...</p>
+
+<p>Puis elle ajouta avec amertume:</p>
+
+<p>&mdash;Toujours elle entre vous et moi... Toujours!...
+Et vous l'aimiez, pauvres martyres,
+cette enfant heureuse qui vous prenait ma tendresse...
+Blanche!... oui, je suis sa mère... il
+<span class="pagenum" id="Page_257">257</span>
+faut que je veille sur elle... et je n'ai pas le temps
+de rester avec vous!...</p>
+
+<p>Avant de se relever, elle toucha de ses lèvres
+la terre humide qui recouvrait les deux tombes.</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir!... murmura-t-elle, je reviendrai
+demain.</p>
+
+<p>Elle sortit du cimetière. Tandis qu'elle reprenait
+la route parcourue, le vent, qui gagnait à
+chaque instant en violence, la frappait au visage.
+Au bout de quelques minutes, l'espèce de voile
+qui était sur son esprit se déchira. Durant l'heure
+qui venait de s'écouler, elle avait agi et parlé
+comme en un rêve. Maintenant elle se retrouvait
+tout à coup en face de la réalité; la pensée de sa
+fille envahissait de nouveau son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Elle n'avait pas tout perdu, puisque Blanche
+lui restait, Blanche son cher trésor!...</p>
+
+<p>Si on lui eût rappelé l'amertume récente de
+ses paroles, alors qu'elle s'agenouillait entre les
+deux tombes, Marthe n'y aurait point voulu
+croire.</p>
+
+<p>Reprocher à l'enfant adorée l'amour qu'on lui
+prodiguait, n'était-ce pas un blasphème?</p>
+
+<p>Marthe pressait le pas.</p>
+
+<p>Elle se disait que l'Ange se serait peut-être réveillée
+durant son absence, et qu'elle aurait appelé
+en vain.</p>
+
+<p>Elle se voyait d'avance rentrant dans la chambre
+<span class="pagenum" id="Page_258">258</span>
+un moment désertée et s'élançant vers le petit
+lit pour couvrir de baisers le front de l'Ange....
+de l'Ange qui souriait contente et guérie....</p>
+
+<p>Oh! il y avait encore du bonheur dans sa misère!</p>
+
+<p>Ces pauvres c&oelig;urs frappés prennent tout à
+l'extrême. Ils n'ont plus de règle parce que leur
+force est brisée. On les voit passer du désespoir
+à l'allégresse, et tout sentiment chez eux semble
+exalté par une sorte de fièvre.</p>
+
+<p>L'âme de Marthe s'inondait de joie. Blanche
+était tout pour elle en ce moment. Toutes ses
+facultés d'aimer se rattachaient à Blanche.</p>
+
+<p>Le même paysage triste était toujours autour
+d'elle: la colline, tantôt ensevelie dans la nuit,
+tantôt effleurée par la lueur pâle qui tombait de
+la lune; le marais immense et plat, au milieu
+duquel se dressait la fantastique figure de la
+<i>Femme-Blanche</i>, qui aurait dû lui parler encore
+des deux jeunes filles mortes...</p>
+
+<p>Mais elle ne voyait plus avec les mêmes yeux.
+Il lui semblait que la nuit souriait au-devant de
+ses pas. Elle était forte; sa marche ne chancelait
+plus. Elle se hâtait, consolée, parce qu'elle
+voyait briller au loin, sur la façade sombre du
+manoir, la lumière qu'elle avait laissée dans la
+chambre de sa fille...</p>
+
+<hr class="light" />
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_259">259</span>
+Vers cette même heure, un cavalier suivait
+la route de la Gacilly à une demi-lieue de Redon.</p>
+
+<p>Ce cavalier avait la même pensée que Madame,
+et son c&oelig;ur joyeux battait bien fort au
+souvenir de Blanche qu'il allait revoir.</p>
+
+<p>C'était Vincent de Penhoël arrivant de Brest,
+à l'aide des pièces d'or que Berry Montalt, le
+nabab de Mascate, lui avait données.</p>
+
+<p>Vincent avait payé le capitaine anglais et s'était
+dirigé vers l'Ille-et-Vilaine, sans passe-port,
+au risque de tomber entre les mains de la justice.
+Il était si pressé de revoir Penhoël!</p>
+
+<p>Il poussait son cheval, et ne s'inquiétait guère
+plus que Madame de l'orage menaçant, qui
+courbait déjà les branches flexibles des taillis.</p>
+
+<p>Comme il arrivait à la hauteur du bourg de
+Bains, dans ce même chemin creux où nous
+avons vu l'armée du uhlan Bibandier arrêter
+jadis Robert et Blaise, il entendit au-devant de
+lui le pas d'un cheval, et l'instant d'après un
+cavalier passa au grand galop à son côté.</p>
+
+<p>Vincent crut apercevoir confusément que le
+cheval portait un double fardeau, un homme et
+une femme.</p>
+
+<p>Cela ne le regardait point assurément, et
+pourtant son c&oelig;ur se serra.</p>
+
+<p>Sans se rendre compte de ce qu'il faisait, il
+<span class="pagenum" id="Page_260">260</span>
+appela le cavalier et le somma de s'arrêter.</p>
+
+<p>Mais celui-ci avait déjà disparu à un coude
+de la route. Vincent n'eut point de réponse.</p>
+
+<p>Un irrésistible instinct lui fit tourner la tête
+de son cheval; il fit même quelques pas en arrière,
+et la pensée que l'inconnu était beaucoup
+mieux monté que lui put seule l'arrêter.</p>
+
+<p>Il continua sa route vers Penhoël la tête
+basse et frappé par un pressentiment triste qu'il
+ne pouvait point secouer...</p>
+
+<hr class="light" />
+
+<p>Madame venait de rentrer au manoir de Penhoël.
+Les corridors étaient toujours déserts. Elle
+trouva la porte de l'Ange fermée à double tour
+comme elle l'avait laissée.</p>
+
+<p>Elle fit tourner vivement la clef dans la serrure
+et s'élança vers le lit les bras tendus, le
+sourire aux lèvres.</p>
+
+<p>Le lit était vide.</p>
+
+<p>Madame ne perdit point son sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Petite méchante, murmura-t-elle, qui
+a voulu me punir de l'avoir laissée seule un
+instant!...</p>
+
+<p>Elle chercha en se jouant derrière les rideaux
+et sous les portières.</p>
+
+<p>&mdash;Blanche!... appela-t-elle sans élever la
+voix, où es-tu?</p>
+
+<p>Blanche ne répondait pas.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_261">261</span>
+Madame ouvrit les portes des cabinets et en
+fouilla les moindre recoins.</p>
+
+<p>&mdash;Blanche!... répétait-elle d'une voix altérée
+déjà; ne cherche pas à m'effrayer plus
+longtemps, ma fille... Si tu savais, je n'ai que
+trop de raisons de craindre!... Blanche!...
+Blanche!... je t'en prie!...</p>
+
+<p>Elle tremblait; mais elle souriait encore.</p>
+
+<p>Tout à coup elle poussa un grand cri et se
+laissa choir sur ses deux genoux.</p>
+
+<p>Elle venait de voir la fenêtre ouverte et la
+tête d'une échelle dont les derniers barreaux
+dépassaient le balcon...</p>
+
+<p class="sep4 cent t4">FIN DU DEUXIÈME VOLUME.</p>
+
+<h2 id="toc">TABLE DES MATIÈRES<br />
+<span class="t5">DU DEUXIÈME VOLUME.</span></h2>
+
+<table summary="Table" class="sepb">
+ <tr style="height: 4em;">
+ <td colspan="3"><b>Deuxième partie.</b><br />
+ Le manoir. (Suite.)</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">III</td>
+ <td class="tdl">Mystères.</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_1">1</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">IV</td>
+ <td class="tdl">Mère et fille.</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_27">27</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">V</td>
+ <td class="tdl">Diane et Cyprienne.</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_47">47</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">VI</td>
+ <td class="tdl">Un coin du voile.</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_67">67</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">VII</td>
+ <td class="tdl">Sous la Tour-du-Cadet.</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_87">87</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">VIII</td>
+ <td class="tdl">Maître le Hivain.</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_107">107</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">IX</td>
+ <td class="tdl">Rendez-vous.</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_129">129</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">X</td>
+ <td class="tdl">Prédictions.</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_149">149</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">XI</td>
+ <td class="tdl">Conciliabule.</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_163">163</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">XII</td>
+ <td class="tdl">Petits démons.</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_183">183</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">XIII</td>
+ <td class="tdl">Deux pierres.</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_205">205</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">XIV</td>
+ <td class="tdl">Pauvres filles!</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_219">219</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">XV</td>
+ <td class="tdl">Deux tombes.</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_245">245</a></td>
+ </tr>
+</table>
+
+<div class="box sep4 npage handonly" id="cor_list">
+
+<p>Corrections:</p>
+
+<table summary="Corrections">
+ <tr>
+ <td class="tdp">Page</td>
+ <td class="tdl">&nbsp;</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_1">3</a>, <a href="#cor_3">7</a>, <a href="#cor_4">14</a>, <a href="#cor_7">52</a></td>
+ <td class="tdl">«Babouin» remplacé par «Baboin» (Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_2">6</a></td>
+ <td class="tdl">«un» remplacé par «une» (une partie du cercle).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_5">19</a></td>
+ <td class="tdl">«désappoinié» par «désappointé» (Roger était presque
+ désappointé).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_6">51</a></td>
+ <td class="tdl">«Carentoire» par «Carentoir» (entre Redon et Carentoir).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_8">58</a></td>
+ <td class="tdl">«Halligan» par «Haligan» (Benoît Haligan les avait
+ tenues).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_9">62</a></td>
+ <td class="tdl">«tournois» par «tournoi» (dans ce grand tournoi).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_10">123</a></td>
+ <td class="tdl">«close» par «clause» (frappées d'une clause de réméré).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_11">129</a></td>
+ <td class="tdl">«atttendre» par «attendre» (pour attendre Robert de
+ Blois).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_12">131</a></td>
+ <td class="tdl">«Carantoir» par «Carentoir» (entre Redon et Carentoir).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_13">133</a></td>
+ <td class="tdl">«une» par «un» (un espace de quelques pieds carrés).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_14">167</a></td>
+ <td class="tdl">«décendre» par «défendre» (défendre Penhoël malgré lui).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_15">171</a></td>
+ <td class="tdl">«queston» par «question» (l'homme en question).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_16">196</a></td>
+ <td class="tdl">«quant» par «quand» (quand il fallait traverser un
+ taillis).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_17">237</a></td>
+ <td class="tdl">«a» par «as» (Tu les as vues).</td>
+ </tr>
+</table>
+
+</div>
+
+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44613 ***</div>
+</body>
+</html>
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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+The Project Gutenberg EBook of Les belles-de-nuit, Tome II, by Paul Féval
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les belles-de-nuit, Tome II
+ ou les anges de la famille
+
+Author: Paul Féval
+
+Release Date: January 7, 2014 [EBook #44613]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES BELLES-DE-NUIT, TOME II ***
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+
+Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the
+Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
+(This file was produced from images generously made
+available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
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+ Au lecteur:
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+ L'orthographe d'origine a été conservée, mais quelques erreurs
+ typographiques évidentes ont été corrigées. La liste de ces
+ corrections se trouve à la fin du texte.
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+ Une table des matières a été ajoutée.
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+
+
+
+ LES
+ BELLES-DE-NUIT.
+
+
+
+
+ IMPRIMERIE DE G. STAPLEAUX.
+
+
+
+
+ LES
+
+ BELLES-DE-NUIT
+
+ OU
+
+ LES ANGES DE LA FAMILLE
+
+
+ PAR
+
+ Paul Féval.
+
+
+ TOME II
+
+
+ BRUXELLES.
+
+ MELINE, CANS ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS.
+
+ LIVOURNE. LEIPZIG.
+ MÊME MAISON. J. P. MELINE.
+
+ 1850
+
+
+
+
+DEUXIÈME PARTIE.
+
+LE MANOIR.
+
+(SUITE.)
+
+
+
+
+III
+
+MYSTÈRES.
+
+
+La partie grave et discrète de l'assemblée, qui se respectait trop pour
+prendre part à la danse, commençait à trouver le bal monotone et long.
+Les commérages languissaient, parce qu'on avait déjà médit de tout le
+monde. L'évanouissement de Blanche fit à l'ennui naissant une diversion
+tout agréable et vint raviver l'entretien.
+
+Ce cercle respectable se composait de trois vicomtes, qui avaient été
+des hommes à succès dans leur jeunesse au temps des états de Bretagne,
+d'une demi-douzaine de bourgeois qu'on avait laissés se décrasser et
+mettre un _de_ au-devant de leurs noms, parce qu'ils avaient mille écus
+de rente, et d'un nombre à peu près égal de dames antiques, portant,
+avec une solennité impossible à décrire, le ridicule orgueilleux de
+leur toilette et la laideur choisie de leurs visages.
+
+On remarquait surtout trois petites personnes, toutes trois également
+jaunes, sèches, roides et vêtues de robes de soie violette d'une
+ancienneté incontestable. Bien qu'elles fussent encore célibataires,
+aux environs de la cinquantaine, ce qui déprécie, elles donnaient le
+ton à la _société_, parce que leur talent de médire était hors ligne,
+et que chacun de leurs coups de langue emportait net le morceau. Leurs
+rivales elles-mêmes, madame la chevalière de Kerbichel, épouse de
+l'adjoint au maire de Glénac, et madame Claire Lebinihic, jeune veuve
+à peine âgée de quarante-cinq ans, autour de laquelle soupiraient les
+trois vicomtes, étaient forcées de reconnaître la supériorité des
+demoiselles Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang.
+
+Il faut dire qu'elles avaient tout pour elles. L'aînée, mademoiselle
+Amarante, chantait, en s'accompagnant de la guitare, l'ariette légère;
+la seconde, mademoiselle Églantine, la tremblante romance; la
+troisième, mademoiselle Héloïse, attaquait, toujours avec la guitare,
+le grand morceau de caractère.
+
+A cause de cela, le jeune M. de Pontalès, à qui tout était permis parce
+qu'il était l'héritier de son père, les avait surnommées en masse les
+trois Grâces, et en détail _l'Ariette_, _la Romance_, et _la Cavatine_.
+
+Elles avaient un petit frère, M. Numa Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang,
+qui se tenait un peu à l'ombre de leur gloire, mais qui, néanmoins,
+passait pour un fort agréable joueur de reversi.
+
+Quand Madame, aidée de l'oncle Jean, eut emmené Blanche, l'imposante
+réunion se rassit. Ses membres se regardèrent durant quelques secondes
+en silence.
+
+—Voilà déjà deux fois que la pauvre petite demoiselle se trouve mal
+aujourd'hui!... dit le père Chauvette, qui seul, parmi tout ce monde
+aigre et roide, représentait l'élément charitable.
+
+—Je ne voudrais rien dire d'inconvenant, murmura madame Claire
+Lebinihic, mais c'est tout à fait comme cela que j'étais la première
+année de mon mariage.
+
+Les trois Grâces baissèrent les yeux. Les trois vicomtes eurent un
+sourire très-égrillard.
+
+—Avez-vous remarqué, reprit l'adjoint, chevalier de Kerbichel,
+hobereau taillé en Hercule et qui portait de jolies petites boucles
+d'oreilles, avez-vous remarqué comme le fils Pontalès a fait des yeux
+au Robert de Blois quand mademoiselle est tombée?
+
+—C'est un joli garçon!... répliqua la Romance.
+
+—Un franc mauvais sujet! appuyèrent l'Ariette et la Cavatine en
+donnant à ce mot une acception toute flatteuse.
+
+—Ce que je voudrais bien savoir, reprit la Romance, c'est le sentiment
+de M. de Penhoël sur les assiduités du fils Pontalès auprès de madame
+Lola...
+
+Le cercle entier sourit.
+
+—Madame Lola!... madame Lola!... répéta la chevalière de Kerbichel,
+ces créatures ont des noms à elles.
+
+—Quant à cela, madame, repartit la Romance qui se crut attaquée dans
+son doux nom d'Églantine, tout le monde n'est pas forcé de s'appeler
+Suzon ou Fanchette, comme les filles du commun!...
+
+Madame de Kerbichel s'appelait Fanchon. Le cercle rit encore, excepté
+le chevalier-adjoint, qui secoua le tabac de son jabot d'un air
+mortifié.
+
+—Tout cela n'empêche pas, reprit l'Ariette, qu'il se passe de drôles
+de choses dans cette maison!... Les maîtres font les honneurs, Dieu
+sait comme!... Voici madame partie; où est monsieur?
+
+—En conférence avec le marquis de Pontalès, répondit le frère Numa.
+
+—En bonne conscience, voulut dire le père Chauvette, on peut bien
+avoir des affaires...
+
+Mais personne n'avait la simplicité d'accorder la moindre attention au
+pauvre maître d'école.
+
+—Toujours avec le marquis! poursuivit l'Ariette.
+
+—Et avec l'homme de loi! ajouta la Cavatine.
+
+—Ah! dit la Romance d'un ton capable, des gens bien informés
+prétendent que Penhoël file un mauvais coton, pour parler comme les
+gens du peuple... Il emprunte sans cesse de l'argent au marquis, et
+l'homme de loi le Hivain sait des choses qui étonneraient bien du monde!
+
+—C'est que la Lola aime trop les dentelles! dit l'un des vicomtes.
+
+—Et les cachemires, ajouta un second vicomte.
+
+—Et les diamants, ajouta le troisième vicomte.
+
+—Et tout cela coûte de l'argent! fit observer madame Claire Lebinihic:
+rien que mon châle de noces, qui n'était pas de l'Inde pourtant, valait
+cent cinquante écus...
+
+—Et puis tant de charges! reprit la chevalière de Kerbichel; c'est la
+maison du bon Dieu que ce manoir!... On y mange et on y boit toute la
+journée... Je vous demande un peu si ce n'est pas de la folie que de
+nourrir à rien faire ce grand garçon de Roger de Launoy?
+
+—Et ce barbouilleur qui est venu de Paris pour mettre du rouge et du
+bleu sur les murailles? dit la Romance.
+
+—Permettez, chère sœur, interrompit le frère Numa qui était méchant,
+lui aussi, quand il pouvait; ces deux messieurs ne sont pas si
+complétement inutiles que vous voulez bien le dire.
+
+—A quoi servent-ils, s'il vous plaît?
+
+—A quoi?... Je n'en sais rien... mais si vous me demandiez à qui...
+
+—Ah! ah! s'écrièrent à la fois Églantine, Héloïse et Amarante,
+enchantées de l'esprit de leur frère; voilà qui est adorable!
+
+Et comme une partie du cercle ne comprenait point, la Romance ajouta en
+baissant pudiquement ses paupières jaunes et dépouillées:
+
+—Mon frère veut dire qu'ils servent aux deux petites filles de l'oncle
+Jean...
+
+Tonnerre d'applaudissements des vicomtes; gros rires de l'assemblée en
+chœur. Le mot valait bien cela.
+
+—Ah! mademoiselle!... mademoiselle!... commença le bon maître d'école
+avec reproche.
+
+Mais sa voix fut couverte par celle du chevalier-adjoint de Kerbichel,
+qui avait l'intelligence lente et qui riait toujours après coup.
+
+Numa Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, alléché par le succès qu'il venait
+d'obtenir, désira un nouveau triomphe.
+
+—Pourriez-vous me dire, mesdames, demanda-t-il d'un air innocent, si
+c'est à madame de Penhoël ou à sa fille que M. Robert de Blois _fait
+attention_?
+
+—A la fille, répondit la chevalière de Kerbichel.
+
+—A la mère, ripostèrent les vicomtes.
+
+—En vérité, ceci est une question, dit gravement la Romance. Je ne
+sais pas si vous avez vu comme moi que M. Robert de Blois échangeait
+certains signes avec Madame pendant la contredanse?...
+
+—J'ai vu cela, dit Kerbichel.
+
+—Moi aussi!
+
+—Moi aussi!
+
+—Et avez-vous remarqué la manière dont Madame a repoussé M. de Blois
+quand celui-ci a voulu relever Blanche évanouie?
+
+Tout le monde répondit affirmativement.
+
+La Romance poursuivit en baissant la voix et en prenant cet air timide
+qui annonçait toujours quelque méchanceté noire:
+
+—Quand on repousse ainsi un homme, c'est qu'on le connaît beaucoup...
+beaucoup!... beaucoup!!...
+
+—C'est juste... dit avec goguenardise la partie masculine de
+l'assemblée.
+
+—Comme mademoiselle Églantine sait ces choses-là! murmura la
+chevalière de Kerbichel, qui avait une vengeance à exercer.
+
+—En outre, reprit la Romance, comment expliquer ce mouvement si
+brusque, sinon par un petit grain de jalousie?...
+
+—C'est vrai!... opina derechef l'assemblée convaincue; c'est pourtant
+vrai!...
+
+Le pauvre maître d'école n'essaya pas même de protester, tant il se
+sentait faible contre le sentiment général.
+
+—Ainsi va le monde! reprit encore la Romance; M. de Penhoël achète
+des cachemires à la Lola... il fait peindre son manoir du haut en bas
+pour la Lola... il plante des salons de verdure, il tend de soie les
+vieilles chambres que ses pères habitaient bien toutes nues!... Pendant
+ce temps-là madame s'ennuie... Elle est bien conservée au moins!...
+
+—Elle est encore très-jolie femme!
+
+—Que faire quand on est délaissée?... Elle remarque un beau
+cavalier... Mon Dieu, je n'affirme rien!... Ce n'est pas moi, Dieu
+merci, qui voudrais faire des cancans sur une famille riche et
+respectable... mais je dis que si cela était... Enfin, soyons de bon
+compte, tout est possible! Il ne faudrait pas être trop sévère à
+l'égard de la pauvre dame...
+
+—Ma foi non, répliquèrent les vicomtes, Penhoël ne l'aurait pas
+volé!...
+
+Le bal se poursuivait, mais languissant et triste désormais. Diane et
+Cyprienne, qui tout à l'heure égayaient si franchement la fête, ne
+pouvaient plus cacher leur tristesse. Elles essayaient encore pourtant,
+et semblaient s'exciter mutuellement à sourire.
+
+A chaque instant leurs yeux inquiets se tournaient vers l'entrée du
+salon de verdure.
+
+On eût dit qu'elles restaient là maintenant à contre-cœur, et qu'une
+mystérieuse tâche les appelait loin du bal.
+
+L'annonce de l'accident arrivé à Blanche de Penhoël avait franchi
+l'enceinte du jardin et produit plus d'effet encore, peut-être, sur
+l'aire que dans le salon de verdure. La danse rustique avait fini;
+tandis que le feu de joie éteignait ses dernières lueurs, jeunes gars
+et jeunes filles s'étaient rassemblés en cercle autour des vieillards,
+assis à la porte de la ferme.
+
+Il n'y avait plus, sur le milieu de l'aire, que M. Blaise, qui se
+promenait les mains dans ses poches et affectait de ne point vouloir
+mêler son importante personne à toute cette populace.
+
+On parlait bas dans le groupe des paysans, justement à cause de M.
+Blaise, qui passait pour avoir l'oreille fine.
+
+Le père Géraud tenait le centre du groupe et interrogeait un petit
+garçon qui venait de sortir du jardin, où il avait servi des
+rafraîchissements aux hôtes de Penhoël.
+
+—Conte-nous ce que tu as vu, petit Francin, disait le bon aubergiste
+du _Mouton couronné_.
+
+—Tout le monde regardait la Lola, répondit l'enfant. Quelle belle
+fille tout de même! Je ne sais pas ce qu'elle a autour de son cou qui
+brille comme des charbons allumés... mais les dames et les messieurs
+disaient qu'il y avait là de quoi racheter la Forêt-Neuve!... Tout d'un
+coup la petite demoiselle a crié... j'ai regardé comme les autres, et
+je l'ai vue couchée par terre... Il n'y avait auprès d'elle que M.
+de Blois... Quand il a voulu la relever, oh! si vous aviez vu Madame
+arriver sur lui!... j'ai cru qu'elle allait l'étrangler...
+
+—Elle n'a rien dit? demanda le père Géraud.
+
+—Non fait!... mais on voyait bien qu'elle avait son idée... C'est M.
+de Blois, bien sûr, qui a fait du chagrin à l'Ange!...
+
+Un menaçant murmure courut parmi les paysans.
+
+Le père Géraud passa le revers de sa main sur son front.
+
+—Oui... oui... pensa-t-il tout haut, cet homme-là est le malheur de
+Penhoël!... Et c'est moi qui lui ai enseigné le chemin du manoir!...
+Qu'auriez-vous fait, vous autres? ajouta-t-il avec brusquerie en
+s'adressant aux vieux métayers qui l'entouraient. Il arriva chez moi...
+il me parla de l'aîné... voyez-vous, on ne devine pas ces choses-là,
+bien sûr qu'il a connu notre M. Louis quelque part!... Quand il me dit
+qu'il était l'ami de Penhoël, moi je lui aurais donné le dernier écu de
+ma bourse!...
+
+Il mit sa tête grise entre ses deux mains, et poussa un gros soupir.
+
+—Allons, allons, père Géraud, dit le fermier du Port-Corbeau, les
+temps sont mauvais pour nos maîtres, mais ça pourra revenir... Et quant
+à ce qui est de vous, tout le monde sait bien que vous êtes un bon
+cœur!... Penhoël est riche, après tout!...
+
+—Riche?... interrompit l'aubergiste de Redon; si vous saviez!...
+
+Les métayers se rapprochèrent curieusement.
+
+Mais le vieux Géraud n'en voulait point dire davantage.
+
+—C'est moi qui lui ai montré le chemin du manoir! répéta-t-il, comme
+si cette idée l'eût poursuivi sans cesse; c'est moi!... Écoutez!...
+avant de monter jusqu'à la ferme, je suis entré tantôt chez Benoît
+Haligan, qui est bien près de mourir... car tous ceux qui aiment
+Penhoël s'en vont les uns après les autres!... le pauvre Benoît a le
+_grolet_[1] sur sa paillasse. Ce n'est pas d'hier qu'il a dit pour la
+première fois que l'Ange et les deux filles de Jean de Penhoël feraient
+trois pauvres _belles-de-nuit_, avant le déris de l'hiver qui vient...
+Il m'a dit encore, poursuivit le père Géraud en baissant la voix
+davantage, que notre M. Louis reviendrait quelque jour... mais qu'il
+reviendrait trop tard!
+
+ [1] Le râle de la mort.
+
+Le père Géraud se tut, et il se fit un silence autour de lui.
+
+Chacun avait le cœur serré. Cette fête, commencée dans la joie,
+s'achevait morne et lugubre.
+
+La plupart des paysans rassemblés dans l'aire n'avaient pas donné
+grande attention jusqu'alors aux vagues menaces qui pesaient sur la
+maison de Penhoël; mais, ce jour-là, personne ne doutait: on sentait en
+quelque sorte le malheur planer au-dessus du manoir.
+
+Les jeunes gars oubliaient de parler d'amour à leurs promises, et le
+tonneau de cidre, encore plein aux trois quarts, ne couronnait plus de
+mousse petillante la grande écuelle qui, dans ces sortes d'occasions,
+faisait si joyeusement d'ordinaire le tour de l'assemblée.
+
+Un seul fidèle restait auprès du tonneau, un pauvre diable maigre comme
+un clou, qui buvait avec acharnement, couché tout de son long dans la
+poussière.
+
+Personne ne daignait lui parler, pas même l'Endormeur, bien que le
+pauvre diable fût sa vieille connaissance, l'ex-uhlan Bibandier.
+
+Bibandier fumait sa pipe en philosophe et semblait se soucier assez peu
+du mépris général. Il fumait et buvait comme s'il se fût engagé à vider
+tout seul le grand tonneau de cidre.
+
+Dans le groupe rassemblé à la porte de la ferme, ce fut le petit
+Francin qui rompit le silence.
+
+—M. Blaise!... dit-il tout à coup.
+
+Le domestique de Robert de Blois s'avançait en effet à pas comptés vers
+le groupe des paysans.
+
+—Eh bien, mes enfants!... cria-t-il de loin, ne boit-on plus à la
+santé du roi et de M. le maire?
+
+Personne ne répondit. Le père Géraud s'était redressé.
+
+—Petit Francin, murmura-t-il rapidement, retourne au jardin... Tu
+viendras nous dire s'il y a du nouveau...
+
+Puis il ajouta en se tournant vers les vieux métayers assis à ses côtés:
+
+—Vous autres, j'aurai à vous parler après la veillée... Il ne sera pas
+dit que personne n'a fait un pas ou donné un écu pour sauver Penhoël!...
+
+Blaise entrait dans le cercle tenant à la main la grande écuelle pleine.
+
+Le petit Francin remontait en courant vers le jardin du manoir.
+
+La partie grave de l'assemblée était en ce moment maîtresse du terrain.
+Les trois demoiselles Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang et les autres
+membres de la société avaient quitté leurs postes pour envahir le
+gazon, occupé naguère par les danseurs. L'orchestre chômait. Quelques
+gens avisés voyaient venir avec effroi le moment où Églantine, Héloïse
+et Amarante allaient demander leur redoutable guitare, sous prétexte
+de ranimer la fête. L'espoir secret que nourrissaient ces aimables
+personnes de faire entendre, savoir: Amarante son ariette, Églantine sa
+romance, et la jeune Héloïse son grand morceau d'opéra, leur donnait
+des airs un peu moins revêches et les empêchait surtout d'invectiver
+trop aigrement les Penhoël, qui abandonnaient ainsi leurs hôtes au beau
+milieu de la soirée.
+
+Il n'y avait plus, en effet, dans le salon de verdure, aucun
+représentant de la famille. Le maître du manoir était toujours dans son
+appartement; Madame n'avait point reparu, non plus que l'oncle Jean.
+Enfin Cyprienne et Diane, qui avaient présidé si longtemps à la danse,
+s'étaient éclipsées tout à coup et avec une sorte de mystère, puisque
+leurs cavaliers eux-mêmes les avaient cherchées en vain parmi la foule.
+
+Étienne et Roger avaient déserté à leur tour le salon de verdure, pour
+explorer sans doute les allées du jardin.
+
+C'étaient maintenant Robert de Blois et Lola qui, en qualité
+d'habitants ordinaires du manoir, faisaient les honneurs.
+
+Le jardin était illuminé, comme nous l'avons dit, d'un bout à l'autre,
+et l'on n'y eût pas trouvé un endroit pouvant servir de cachette.
+
+Étienne et Roger avaient quitté le bal sans se prévenir mutuellement.
+Ils se rencontrèrent face à face au détour d'une allée.
+
+Étienne était tout pensif. Les cheveux de Roger étaient baignés de
+sueur.
+
+Il s'arrêta, essoufflé, devant le peintre.
+
+—Tu ne les as pas rencontrées? lui demanda-t-il vivement.
+
+—Non, répliqua Étienne.
+
+—Je vais chercher encore, dit Roger qui voulut reprendre sa course.
+
+Le jeune peintre l'arrêta.
+
+—Tu ne les trouveras pas... dit-il; tandis que tu cherchais à gauche,
+moi je cherchais à droite... A nous deux nous avons parcouru tout le
+jardin... Elles n'y sont pas.
+
+—Alors où sont elles?
+
+—Je ne sais.
+
+L'agitation de Roger de Launoy semblait croître à chaque instant.
+Étienne, au contraire, restait calme, bien que sa voix si gaie
+d'ordinaire eût un vague accent de tristesse.
+
+—Où sont elles?... répéta Roger; mon Dieu, tout cela est bien étrange!
+
+—Étrange!... interrompit Étienne en souriant; pourquoi?... Nous
+doivent-elles compte de leurs actions?
+
+—Tu n'aimes pas, toi!... murmura Roger.
+
+Le peintre garda le silence; mais sa main serra plus fortement le bras
+de son ami.
+
+—Moi, j'aime, reprit Roger, comme un pauvre fou!... Quand je suis
+auprès d'elle, je ne sais plus qu'admirer et croire... Son sourire est
+si pur, et on voit si bien son cœur sur son visage... J'ai honte de
+mes soupçons.
+
+—Tu as donc des soupçons?... demanda tout bas Étienne.
+
+Roger baissa les yeux et ne répondit pas tout de suite.
+
+—Que sais-je?... s'écria-t-il enfin en appuyant sa main contre son
+front mouillé de sueur. Je ne suis pas fou, et je ne rêvais pas... j'ai
+vu...
+
+Il hésita.
+
+—Qu'as tu vu?... demanda Étienne.
+
+Et comme Roger se taisait encore, il ajouta d'un accent triste et lent:
+
+—Tu peux parler... j'ai vu, moi aussi, bien des choses!
+
+Roger le regarda avec une sorte d'effroi. On eût dit qu'il avait gardé
+un vague espoir de s'être trompé, et qu'il redoutait par-dessus tout la
+certitude.
+
+—Je ne parle pas de Cyprienne, répondit le peintre; mais Diane a un
+secret... Il y a longtemps que je le sais.
+
+—Et ce secret?...
+
+—J'ai confiance, parce que j'aime... Jamais je n'ai cherché à le
+surprendre.
+
+—Oh!... s'écria Roger, parce que j'aime, moi, je me défie!... C'est
+tout mon bonheur et tout mon espoir!... Si je pensais que Cyprienne en
+aimât un autre!
+
+Il s'arrêta, et reprit avec amertume:
+
+—Mon Dieu! cette idée-là me vient souvent... Et comment ne me
+viendrait-elle pas?... Tu dis que tu as vu bien des choses!... Mais il
+y a voir et voir... Ce que j'ai vu, moi, est tellement étrange, que
+j'hésite à le confier même à mon meilleur ami. Et pourtant, poursuivit
+Roger après avoir attendu une question qui n'était point venue, cela me
+pèse trop sur le cœur!... Te souviens-tu, Étienne, de cette soirée que
+nous passâmes à parler d'elles au bord du marais, de l'autre côté de
+Glénac?... L'heure nous surprit... Quand nous rentrâmes au manoir, le
+souper était fini depuis longtemps, et tout le monde dormait... Nous le
+croyions du moins... Nous prîmes chacun sans bruit le chemin de notre
+chambre.
+
+«La lampe du grand corridor était éteinte... Il me semblait entendre
+devant moi un bruit de pas légers et timides... Je m'avançai les bras
+tendus, touchant des deux côtés les murs du corridor...
+
+«Le bruit avait cessé à mon approche... Je croyais m'être trompé,
+lorsque je sentis sous mes doigts deux coiffes de toile qui glissèrent
+au premier contact, et que je ne pus retrouver dans l'ombre. Les pas
+se faisaient entendre de nouveau, légers et rapides, dans la partie du
+corridor que je venais de parcourir. On fuyait... mais au moment où
+ma main s'était refermée, une des coiffes de toile avait laissé son
+attache entre mes doigts... Et je riais, tout en ouvrant la porte de ma
+chambre, parce que je me disais: «J'ai là de quoi savoir laquelle des
+servantes de Penhoël va courir la nuit le guilledou!»
+
+«J'allumai ma chandelle, et je reconnus le petit ruban de soie bleu que
+j'avais vu dans la journée à la coiffe de Cyprienne...»
+
+Roger de Launoy se tut, attendant évidemment une parole d'étonnement;
+mais le peintre ne parla point.
+
+Il demeurait pensif et la tête inclinée.
+
+—Eh bien?... dit Roger.
+
+—Est-ce tout ce que tu as vu? demanda froidement Étienne.
+
+Roger était presque désappointé du peu d'effet produit par son histoire.
+
+—N'est-ce pas assez?... s'écria-t-il.
+
+—Ce n'est rien.
+
+—Tu as vu quelque chose de plus extraordinaire?
+
+—Tu en jugeras, répondit le peintre.
+
+—Alors il faut parler.
+
+—Tout à l'heure... continue.
+
+—Écoute donc encore, reprit Roger. Quelques jours après, je revenais
+de Redon à pied... C'était à la hauteur du bourg de Bains, au milieu
+de la lande... il faisait clair de lune... J'entendais au loin sur
+la bruyère le galop de deux chevaux... Je ne prenais point garde, et
+je poursuivais ma route... Au moment où les deux chevaux passaient
+près de moi lancés à pleine course, je levai la tête... Les deux
+chevaux étaient montés par des femmes... Je criai: «Diane! Cyprienne!»
+Nulle voix ne me répondit. Je voulus courir; mais les deux femmes se
+perdaient déjà dans l'ombre, et le pas de leurs chevaux s'étouffait au
+loin sur la lande.
+
+—Il était tard? demanda Étienne.
+
+—Onze heures du soir.
+
+—Et ce jour-là, les Pontalès n'étaient-ils pas à Redon?...
+
+Roger se frappa le front.
+
+—Tu m'y fais songer! s'écria-t-il, les Pontalès étaient à Redon!
+
+—Mais était-ce bien elles?... dit le peintre.
+
+—Tu vas voir!... Il n'y avait pas possibilité de les rejoindre...
+Après avoir fait quelques pas en courant comme un fou, je repris le
+chemin de Penhoël. En arrivant au bac, je demandai au vieux Benoît si
+quelqu'un avait passé l'eau dans la soirée.
+
+«Il me répondit:
+
+«—Personne.
+
+«Cela me fit grand bien... Je crus avoir rêvé... Pourtant, une fois
+arrivé au manoir, il me restait des doutes... Au lieu de gagner mon lit
+tout de suite, je me dirigeai, sans trop avoir la conscience de ce que
+je faisais, vers la chambre de Diane et de Cyprienne...
+
+«Je collai mon oreille à la serrure. On n'entendait aucun bruit.
+
+«Elles dorment peut-être, me disais-je... Ma pauvre Cyprienne!... Je
+suis un misérable fou!...
+
+«Et cependant, ma main s'appuyait malgré moi sur le bouton de la porte.
+La porte s'ouvrit. Je reculai d'abord, effrayé de mon action...
+
+«Puis mon regard se glissa dans la chambre. Les rayons de la lune
+tombaient d'aplomb sur les deux petits lits blancs, qui étaient vides.»
+
+—Est-ce tout?... demanda Étienne, tandis que Roger passait le revers
+de sa main sur son front où perlaient des gouttes de sueur.
+
+—Si c'est tout!... murmura Roger; mais que veux-tu de plus?
+
+—Je crois en elles... dit le peintre.
+
+—Moi aussi! moi aussi! s'écria Roger; je crois en elle... Je l'aime
+tant!... Quand je la vois sourire à mes côtés, je ne doute plus... Il
+me semble que j'ai fait un rêve douloureux et impossible... Mais quand
+je me retrouve seul, face à face avec moi-même, je me souviens, et je
+souffre!... Bien des fois j'ai été sur le point de parler et d'implorer
+une explication... mais elle paraissait me deviner... Son regard
+souriait, se reposait sur moi si calme et si pur!... Je sais bien que
+je n'oserai jamais l'interroger!
+
+Tout en causant, ils marchaient le long des allées du jardin. Ils
+s'éloignaient d'instinct du salon de verdure, où les hôtes de Penhoël
+étaient toujours rassemblés. Roger allait la tête basse et l'air
+consterné; Étienne portait sur son visage qui voulait sourire les
+traces d'une émotion contenue. Peut-être se faisait-il plus fort qu'il
+ne l'était réellement.
+
+—Ce que tu as vu est étrange, dit-il enfin, ce que j'ai vu est plus
+étrange encore... Ce mystère qui les entoure, j'aurais pu le percer
+peut-être... mais je ne l'ai pas voulu... Moi aussi, j'ai rencontré
+une fois Diane et Cyprienne dans les corridors du manoir au milieu
+de la nuit... J'étais caché par la saillie d'une embrasure: elles ne
+m'apercevaient point... Je les vis traverser sans bruit la galerie...
+Elles dépassèrent ta chambre, la chambre de Penhoël, et je crus
+qu'elles allaient entrer chez Madame... Mais elles dépassèrent aussi la
+porte de Madame... Il n'y a rien au delà, sinon l'appartement occupé
+par M. Robert de Blois.
+
+—C'était chez lui qu'elles se rendaient?... demanda Roger vivement.
+
+—Je ne sais... répliqua le peintre. La galerie fait un coude... Elles
+disparurent.
+
+—Et tu ne les suivis pas?...
+
+—Je ne les suivis pas.
+
+—Ce Robert, qu'elles font semblant de mépriser et de détester! murmura
+Roger de Launoy.
+
+—Elles méprisent aussi, elles détestent les deux Pontalès, dit Étienne
+dont la voix baissa involontairement, et pourtant je les ai vues
+s'introduire au château après minuit sonné!
+
+—Au château de Pontalès?... s'écria Roger stupéfait.
+
+—Au château de Pontalès... La nuit était sombre, cette fois, et je ne
+les aurais pas reconnues si je n'avais entendu la douce voix de Diane
+sur la lisière de la forêt.
+
+«—Aide-moi, disait-elle.
+
+«Elles s'approchèrent toutes deux de la muraille du parc. Cyprienne
+s'appuya des deux mains contre le mur, et, avec son secours, Diane
+franchit la clôture.»
+
+—Après?... fit Roger, dont le souffle haletait.
+
+—Je revenais de la Gacilly, à cheval, répliqua le peintre, mon cœur
+battait et mon front brûlait... Mais je ne suis pas comme toi, Roger,
+et je n'aurais jamais ouvert la porte de la chambre des filles de Jean
+de Penhoël... J'enfonçai les éperons dans le ventre de mon cheval, qui
+m'emporta au travers des taillis...
+
+—Oh!... fit Roger; tu n'aimes pas! tu n'aimes pas!
+
+—Si Diane de Penhoël n'est pas ma femme, répliqua le peintre, je ne
+me marierai jamais... Il ne m'arrivait pas souvent autrefois de songer
+à l'avenir... maintenant j'y pense toujours, parce que l'avenir, c'est
+elle... Tu es rassuré quand tu les vois sourire, Roger; moi, si un
+doute pouvait me venir, il me viendrait en ces moments... Mais que
+de fois, parmi la joie feinte, que de fois j'ai surpris des larmes
+dans les yeux de Diane!... C'est un cœur vaillant et fort contre la
+souffrance!... Sous cette frêle beauté de jeune fille, j'ai deviné le
+courage d'un homme... Ces larmes furtives qui me serrent le cœur, je
+les bénis et je les admire... Oh! que Diane garde son secret!... Au
+fond d'une âme comme la sienne, il ne peut y avoir que de nobles élans
+et de saintes pensées!...
+
+La tête de Roger ne se relevait point. Il gardait le silence.
+
+—Chacun dans le pays sait cela, reprit le peintre, les plus pauvres
+comme les plus riches. Il y a un grand malheur sur la maison de
+Penhoël... Dieu se sert parfois du faible courage d'un enfant pour
+combattre la force des méchants...
+
+Étienne s'interrompit brusquement, et sa voix, qui était lente et
+rêveuse, se fit brève tout à coup et décidée.
+
+—Et puis, que m'importe tout cela? s'écria-t-il. Je faisais un songe
+charmant... Le réveil est venu... Que Diane soit ceci ou cela, un ange
+ou une pécheresse, je la verrai demain pour la dernière fois.
+
+—Que dis-tu là?... demanda Roger en tressaillant.
+
+Ils étaient arrivés sur la terrasse qui bordait la rampe descendante
+au passage de Port-Corbeau. Ils s'arrêtèrent d'un commun accord, et le
+peintre s'accouda contre la balustrade de pierre.
+
+—Ce matin, reprit-il, M. Robert de Blois, qui paraît être maintenant
+le maître au manoir, m'a payé mes travaux et m'a fait entendre qu'on
+n'avait plus besoin de moi.
+
+—Mais Penhoël!... s'écria Roger, qui saisit la main de son ami; tu
+aurais dû voir Penhoël.
+
+—J'ai vu Penhoël, répliqua Étienne, dont l'accent mélancolique prit
+une nuance d'amertume, et je pars demain pour Paris...
+
+Au moment où le jeune peintre prononçait ces derniers mots, un faible
+cri se fit entendre au pied de la terrasse.
+
+Les deux amis se penchèrent en même temps sur la balustrade et virent
+deux formes blanches se glisser entre les châtaigniers des taillis.
+
+—Ce sont elles! s'écria Roger.
+
+Il voulut s'élancer, mais Étienne le retint de force.
+
+—Tu restes..., dit-il; tu es heureux!... Crois-moi, veille sur elles
+pour les protéger, et non pas pour les épier!
+
+
+
+
+IV
+
+MÈRE ET FILLE.
+
+
+C'était la chambre de l'ange de Penhoël: un petit lit entouré de
+rideaux blancs, dont la mousseline transparente laissait voir dans la
+ruelle une image de la sainte Vierge, ornée d'un laurier-fleur bénit,
+quelques siéges brodés par Madame et représentant des sujets enfantins
+et gracieux, de jolies estampes de piété le long des lambris, et dans
+une bibliothèque mignonne, en bois de rose, des livres du premier âge.
+
+Dans ce réduit si frais, à peine pressentait-on la jeune fille.
+C'était l'enfant qui se montrait encore, l'enfant candide et
+insouciante.
+
+Quelque chose disait que cette couche calme ignorait jusqu'à ces
+rêves vagues qui bercent, à quinze ans, le sommeil de la vierge. Tout
+était riant, mais froid. L'enfant se jouait, heureuse, au seuil de la
+puberté. Elle tardait à naître femme.
+
+Et encore ce qui souriait dans cette chambre gentille, ce qui était
+frais, gracieux, coquet, n'appartenait pas à Blanche toute seule.
+C'était Marthe de Penhoël qui avait orné avec amour la retraite de
+son enfant. Elle était redevenue jeune à penser pour sa fille; et si
+parfois un peu d'espoir consolait la tristesse de sa nuit solitaire,
+c'est qu'elle songeait qu'entre ces rideaux blancs son doux ange
+dormait, ignorant à la fois les angoisses du présent et les menaces de
+l'avenir.
+
+Chacun, si malheureux qu'il soit, possède aussi, au fond de son cœur,
+une sorte d'asile où abriter sa pensée. Il est toujours un coin de
+l'âme où Dieu clément laisse un rayon d'espoir.
+
+Marthe de Penhoël souffrait. Autour d'elle, les menaces s'accumulaient.
+Son pauvre cœur, blessé depuis des années, saignait. Pour elle, le
+passé n'avait que des regrets amers, le présent que navrant martyre,
+l'avenir... hélas! il y avait là de si cruelles tortures, que mieux
+valait fermer les yeux, et attendre comme le condamné à qui la suprême
+pitié de la loi met un bandeau sur la vue...
+
+C'était quelques instants après l'accident qui avait troublé le bal,
+au salon de verdure. Le bon oncle Jean, Madame et Blanche venaient
+d'arriver dans la chambre de cette dernière.
+
+Blanche était pâle encore, et semblait prête à perdre de nouveau ses
+sens.
+
+Madame, qui l'avait assise dans une bergère, l'entourait de ses bras.
+La pauvre femme essayait de sourire, mais il y avait sur son visage un
+découragement mortel.
+
+L'oncle Jean s'était arrêté au seuil de la porte. L'effort qu'il avait
+fait pour soutenir la jeune fille avait ramené sur sa joue les mèches
+légères et blanches de sa chevelure. La mélancolie douce, qui était
+d'ordinaire sur ses traits, faisait place à une profonde désolation.
+
+Il regardait les deux femmes, et ses yeux étaient humides.
+
+L'évanouissement tout seul ne pouvait avoir produit ces émotions
+poignantes, et derrière le hasard de cet événement, il devait y avoir
+bien d'autres douleurs anciennes et cachées.
+
+Blanche renversait sur le dos de la bergère sa tête charmante, dont les
+contours délicats et purs semblaient taillés dans de l'albâtre.
+
+—Ce ne sera rien..., murmura Madame d'une voix qui voulait être gaie,
+mais où se devinaient les sanglots contenus; où souffres-tu, ma pauvre
+enfant?...
+
+Blanche porta sa main à sa ceinture.
+
+—J'étouffe!... dit-elle.
+
+Sous le sourire forcé de Madame, il y eut un tressaillement d'angoisse.
+
+Elle répéta pourtant d'un accent morne et brisé.
+
+—Ce ne sera rien!...
+
+Puis elle se tourna vers l'oncle Jean qui s'appuyait, immobile, au
+montant de la porte, et lui fit signe de se retirer.
+
+Le vieillard sortit aussitôt sans mot dire. A travers la porte
+refermée, on entendit un instant le bruit de ses sabots dans le
+corridor.
+
+Il allait d'un pas lent et la tête courbée. Quand il passait devant
+l'une des fenêtres, et que les lumières répandues dans le jardin
+arrivaient jusqu'à lui, on aurait pu le voir presser son front de ses
+deux mains tremblantes.
+
+Blanche était seule avec sa mère. Ce n'était pas à cause de la présence
+de l'oncle que Madame se forçait à sourire, car son regard devint plus
+caressant encore.
+
+—Soulève-toi un peu, murmura-t-elle; ta robe est peut-être trop
+serrée.
+
+—Oh! non..., dit l'Ange; tu sais bien, mère, qu'on a élargi ma robe il
+y a quelques jours...
+
+—Qu'importe! si tu souffres.
+
+—Ce n'est pas cela, ce n'est pas cela, répliqua la jeune fille, qui se
+révoltait naïvement contre l'évidence; je grandis, bonne mère... mais
+en quatre jours ma taille n'a pas pu changer... N'as-tu point eu cette
+maladie quand tu étais jeune fille?
+
+La paupière de Madame se baissa; elle ne répondit point.
+
+—Mon Dieu! reprit Blanche en appuyant ses deux mains contre sa
+poitrine oppressée, je crois que tu as raison, mère... mon corset
+m'étouffe!... Si cela continue, il faudra me faire faire des robes à
+cœur comme madame l'adjointe... Je suis bien malheureuse!
+
+—Petite folle! dit Madame, il faut bien souffrir un peu pour devenir
+une grande et belle demoiselle.
+
+—Mes cousines Diane et Cyprienne sont grandes... elles sont bien
+jolies... et je ne les ai jamais vues souffrir ainsi...
+
+—C'est que tu ne te souviens pas, ma pauvre Blanche!
+
+La jeune fille poussa un soupir où son enfantine coquetterie avait
+plus de part que les élancements de son mal. Elle fit effort pour se
+soulever à demi, et Madame, passant derrière elle, détacha les agrafes
+de sa robe.
+
+Dans cette position où elle ne pouvait être vue, Marthe de Penhoël ne
+se contraignit plus. Ce sourire, retenu péniblement, qui éclairait
+naguère sa figure, faisait place à une tristesse morne et découragée.
+
+La robe de Blanche portait en effet les traces du travail de la
+couturière; mais ce n'était pas une fois seulement, comme elle le
+croyait, qu'on avait élargi sa robe. Trois plis manquaient derrière son
+corsage, trois plis, défaits un à un, et les deux premiers à son insu,
+par la propre main de sa mère.
+
+Les agrafes, détachées, laissaient voir maintenant le corset. Entre les
+baleines du corset, il y avait un large espace vide.
+
+—Fais vite, mère... j'étouffe..., murmurait l'Ange dont la respiration
+devenait de plus en plus pénible.
+
+Les doigts de Madame tremblaient, tandis qu'elle cherchait à
+débrouiller le nœud du lacet.
+
+—Vite! oh! vite! je t'en prie..., disait la jeune fille haletante.
+
+Les mains de Madame, maladroites et comme engourdies, serraient le
+nœud au lieu de le lâcher. Plus elle s'efforçait, plus le filet de
+soie s'enchevêtrait en des nœuds nouveaux et inextricables.
+
+Elle saisit une paire de ciseaux sur la cheminée et trancha le lacet.
+
+Les flancs de l'Ange bondirent, débarrassés de la pression qui les
+étranglait. Elle poussa un cri de bien-être.
+
+Le corset, détendu, s'était retiré à droite et à gauche, et cachait
+maintenant ses baleines jusque sous l'étoffe de sa robe.
+
+—Oh! tu avais raison, mère, dit Blanche soulagée tout à coup; c'était
+ce vilain corset qui me faisait souffrir... Il me semble, à présent,
+que je suis dans le paradis!
+
+Elle respirait avec délices.
+
+L'œil de Madame se fixait avidement sur les reins de sa fille, où les
+plis de la chemise demeuraient aplatis et collés en quelque sorte à la
+chair, endolorie par la récente pression des baleines. Puis son regard
+mesura l'écartement des deux parties du corset, comme si elle eût voulu
+se rendre compte de la force soudaine qui les avait séparées.
+
+Tout à l'heure, lorsque sa robe était encore agrafée, Blanche gardait
+la taille d'une jeune fille; mais cette apparence de juvénile finesse
+était due tout entière au moule élastique qui modelait ses reins.
+
+Le moule était brisé; la taille de Blanche apparaissait déformée.
+
+Les yeux de Madame se levèrent au ciel; une larme roula sur sa joue. On
+eût dit qu'une pensée odieuse et toujours combattue entrait malgré elle
+dans son âme.
+
+—Que fais-tu donc là, mère?... demanda Blanche.
+
+Madame essuya vivement sa paupière humide, et sépara doucement les
+beaux cheveux blonds de l'Ange pour lui mettre sur le front un baiser,
+rempli d'ardent amour.
+
+—Je te disais bien, ma fille, murmura-t-elle, que ce ne serait rien...
+Les jeunes filles ont comme cela des malaises étranges... Il n'y faut
+plus songer.
+
+Blanche lui rendait ses caresses, et disait:
+
+—Bonne mère!... c'est toi, toujours toi qui me guéris et me
+consoles!... Sans toi, quand ces souffrances me prennent, j'aurais peur
+de mourir!
+
+—Mourir!... répéta Marthe de Penhoël, qui s'assit auprès d'elle et
+l'attira sur ses genoux.
+
+—Si tu savais!... reprit l'Ange; autrefois, durant ma petite enfance,
+j'étais souvent malade... mais cela ne ressemblait point à ce que
+j'éprouve aujourd'hui... Tout à coup quelque chose tressaille en moi:
+mon souffle s'arrête et le cœur me manque...
+
+Elle s'arrêta pour cacher sa tête charmante dans le sein de sa mère, et
+ajouta tout bas:
+
+—Oh! quelquefois j'ai peur... grand'peur!
+
+Le regard de Madame se perdait dans le vide. Les paroles de l'Ange
+glissaient sur son esprit inattentif. Elle n'écoutait pas.
+
+Pendant le court silence qui suivit, le rouge et la pâleur se
+succédèrent plusieurs fois sur sa joue. A deux ou trois reprises, elle
+ouvrit la bouche comme si une question se fût pressée sur sa lèvre.
+
+Elle n'osait pas.
+
+Au bout de quelques secondes, elle serra sa fille contre sa poitrine
+avec une sorte de brusquerie. Un effort soudain qu'elle fit sur
+elle-même donna une apparence de gaieté vive à sa physionomie.
+
+—Causons!... dit-elle. Te voilà comme autrefois sur mes genoux,
+Blanche!... Te souviens-tu que tu aimais à t'endormir ainsi tous les
+soirs?
+
+—On est si bien auprès de ton cœur!... murmura l'Ange en fermant ses
+paupières à demi, et en reposant sa prunelle limpide sur les yeux de sa
+mère.
+
+—Avant de t'endormir, poursuivit Madame, tu me disais tout ce que tu
+avais fait dans la journée... En ce temps-là, tu n'avais pas de secret
+pour moi...
+
+—En ai-je donc à présent?... demanda Blanche étonnée.
+
+L'hésitation de Madame devint plus forte. Évidemment, elle voulait
+interroger, et quelque scrupule arrêtait ses questions au passage.
+
+—Je ne sais..., dit-elle pourtant; les jeunes filles aiment à faire du
+mystère...
+
+—Moi j'aime à être auprès de toi, interrompit l'Ange qui souriait,
+candide comme la Vérité même; j'aime à te montrer mon âme... Je ne
+pourrais pas plus te cacher ma conscience qu'à Dieu.
+
+Cette fois, ce fut une vraie joie qui brilla sur le visage de Marthe de
+Penhoël. Elle poursuivit en tenant sa bouche contre la joue de Blanche
+et en coupant chaque parole par un baiser:
+
+—Je te crois... Est-ce qu'il pourrait en être autrement?... Ne sais-tu
+pas combien je t'aime?... Et cependant...
+
+Elle s'interrompit... un nuage avait passé déjà sur sa joie.
+
+—Et cependant?... répéta Blanche en se jouant.
+
+«Mon Dieu! mon Dieu! pensait Madame dont la sérénité d'emprunt cachait
+mal son angoisse revenue; faites que je me sois trompée, et doublez le
+fardeau de mes autres douleurs!...»
+
+—Je voulais dire, reprit-elle tout haut, qu'il n'y a pas de ta faute,
+ma pauvre Blanche... Les enfants ne savent pas voir clair au fond de
+leur propre cœur... Je me souviens du temps où j'étais à ton âge...
+
+—Que tu devais être belle et aimée!... murmura Blanche, qui regardait
+Madame avec l'admiration de son amour filial.
+
+—J'étais comme toi, Blanche, moins jolie que toi, et j'avais perdu ma
+mère... Oh! il me semble que si j'avais eu ma mère auprès de moi comme
+tu as la tienne, ma pauvre enfant chérie... il me semble que ma vie eût
+été autrement... Mais que vais-je dire là? se reprit-elle en retrouvant
+dans son courage la force de sourire encore; je te ferais croire que je
+suis malheureuse!
+
+Blanche, qui s'était redressée un instant avec inquiétude, posa de
+nouveau sa tête paresseuse sur le sein de sa mère. En ce moment où sa
+souffrance faisait trêve, elle subissait l'effet des fatigues de la
+journée. Ses paupières battaient appesanties, et le sommeil effleurait
+déjà son beau front.
+
+Madame voyait cela, et pourtant elle ne pouvait réussir à formuler
+enfin la question qui était toujours sur sa lèvre.
+
+Pour quiconque aurait pu observer à nu cette âme brisée par une suprême
+angoisse, la scène, si calme en apparence, aurait pris un caractère
+terrible et à la fois souverainement touchant.
+
+Sur cette douce enfant qui s'endormait, souriante, il y avait une
+fatalité mystérieuse. Madame avait deviné un secret funeste, une chose
+cruelle, inattendue, accablante, une chose extraordinaire jusqu'à
+paraître impossible.
+
+Mais dans le passé de Marthe de Penhoël, il y avait un mystère du
+même genre, qui la faisait crédule, et pouvait lui donner foi à
+l'impossibilité...
+
+Elle avait douté d'abord, cependant. Comment ne pas douter en face
+de cette pure et radieuse innocence? La candeur de l'Ange parlait en
+quelque sorte plus haut que l'évidence elle-même.
+
+Dès que venait le doute bienfaisant, Madame l'accueillait avec ardeur.
+Elle espérait; ses craintes lui paraissaient alors insensées. Puis
+ses propres souvenirs revenant en aide à l'évidence, elle croyait de
+nouveau et retombait au plus profond de son découragement...
+
+Et, depuis quelques jours, sa vie se passait en ces alternatives.
+Toutes ses autres souffrances faisaient trêve; toutes ses autres
+craintes se taisaient...
+
+En ce moment, l'évidence reprenait ses droits. Marthe de Penhoël venait
+de voir et de toucher, pour ainsi dire. Mais, au-devant de la vérité
+dure et implacable, se plaçait le tranquille visage de l'enfant; ce
+front calme était comme le miroir sans tache où se reflétait une âme
+ignorante de tout mal.
+
+La question qui se pressait depuis si longtemps sur la lèvre de Madame
+aurait mis fin sans doute à son incertitude, mais Madame ne trouvait
+point de paroles pour la formuler à son gré. La pudeur des mères est,
+entre toutes les pudeurs, la plus délicate et la plus timide. Et
+parfois, en interrogeant, on enseigne...
+
+Marthe cherchait.
+
+Les beaux yeux bleus de l'Ange disparaissaient presque sous ses
+paupières alourdies.
+
+—Ne vas-tu pas retourner à la danse?... demanda tout à coup Madame,
+qui affecta un redoublement de gaieté.
+
+En même temps, elle ouvrit ses bras comme pour inviter Blanche à se
+lever.
+
+La jeune fille s'appuya, plus paresseuse, contre le sein de sa mère.
+
+—Je suis si lasse!... murmura-t-elle.
+
+—Autrefois, quand il s'agissait d'un bal, tu avais beau être lasse, tu
+ne le disais pas!...
+
+—J'étais une enfant!... répliqua Blanche.
+
+—Cela ne t'amuse donc plus?
+
+Blanche rouvrit à demi les yeux.
+
+—Oh! si... toujours! répondit-elle.
+
+—Parmi les jeunes gens qui sont à Penhoël, reprit Madame dont la voix
+trembla légèrement, quoi qu'elle pût faire, lequel aimes-tu le mieux?
+
+Blanche ne répondit pas tout de suite; puis elle répéta lentement:
+
+—Parmi ceux qui sont à Penhoël?...
+
+—Oui.
+
+—Je ne sais pas...
+
+Madame prenait courage, à mesure qu'elle avançait dans cet
+interrogatoire, entamé avec tant de crainte.
+
+—Voyons! poursuivit-elle, est-ce Roger de Launoy?
+
+—J'aime bien Roger.
+
+—Est-ce Étienne Moreau?
+
+—Il est bon... mais...
+
+—Est-ce M. Alain de Pontalès?
+
+—Non... Il a l'air orgueilleux et méchant.
+
+—Est-ce M. Robert de Blois? demanda encore Madame en baissant la voix
+involontairement.
+
+Blanche rouvrit les yeux tout à fait, et la regarda d'un air étonné.
+
+—Oh!... fit-elle avec reproche; quelle idée!... M. Robert de Blois!
+
+Madame respira et la baisa. Un instant encore, elle oublia le récent
+témoignage de ses yeux.
+
+—Eh bien! reprit-elle entre deux caresses, tu ne veux pas me dire qui
+tu aimes le mieux?
+
+—Celui que j'aime le mieux n'est pas à Penhoël, répondit l'Ange dont
+la joue devint toute rose; depuis que mon cousin Vincent est sur la
+mer, je pense à lui souvent et je le regrette... J'ai bien tort de le
+regretter, ajouta-t-elle d'un air fâché, car il ne m'a pas même dit
+adieu avant de partir!...
+
+Madame était devenue tout à coup rêveuse; ses soupçons ne s'étaient
+jamais portés de ce côté. Ses souvenirs, éveillés brusquement, lui
+montrèrent la pâle figure de Vincent avec ses grands yeux toujours
+fixés sur Blanche.
+
+Un instant, elle demeura muette et le cœur serré.
+
+—Vincent!... murmura-t-elle sans savoir qu'elle parlait. T'es-tu
+trouvée quelquefois seule avec lui, ma fille?
+
+Blanche se prit à rire.
+
+—Je me trouvais seule avec lui tous les jours, répondit-elle.
+
+—Tous les jours!... répéta machinalement Marthe de Penhoël. Et te
+disait-il parfois qu'il t'aimait, Blanche?
+
+—Il n'osait pas...
+
+—Il ne te l'a jamais dit?
+
+—Jamais.
+
+Un instant, Madame avait entrevu l'explication du mystère, mais le
+mystère devenait plus impénétrable que jamais, car Blanche ne pouvait
+pas mentir.
+
+Et à mesure que l'interrogatoire avançait, Madame sentait mieux la
+difficulté de le pousser plus loin.
+
+Jusqu'alors, Blanche n'avait rien deviné des motifs qui dictaient ces
+questions, faites sur un ton de gaieté légère; mais un mot de plus
+allait peut-être la mettre en éveil.
+
+Et pourtant il fallait savoir...
+
+—Pauvre Vincent! dit Madame cherchant une transition au hasard; voilà
+bien longtemps que nous n'avons eu de ses nouvelles!
+
+—Oh! oui, soupira Blanche; cinq mois!... c'est bien long!
+
+Elle avait compté les mois. Madame l'examina à la dérobée. Son joli
+visage restait tranquille et s'imprégnait à peine d'une légère teinte
+de mélancolie.
+
+On ne pouvait point s'y tromper, si le cœur de Blanche battait
+plus doucement au nom de Vincent de Penhoël, c'était une préférence
+d'enfant, une tendresse naïve et insouciante. Cela pouvait changer
+plus tard et devenir un autre sentiment; mais ce n'était pas encore de
+l'amour.
+
+—Tu vois bien, dit Madame en passant ses doigts parmi les ondes
+soyeuses des cheveux de l'Ange, tu avais un secret que je ne savais
+pas!...
+
+—Si j'avais su que c'était un secret, répondit Blanche que reprenait
+le sommeil, je te l'aurais confié bien vite.
+
+Madame hésita encore une fois; puis un incarnat léger vint teindre sa
+joue, tandis qu'elle murmurait cette dernière question:
+
+—Et d'autres que Vincent ne t'ont-ils pas dit qu'ils t'aimaient?
+
+—Si d'autres que Vincent me l'avaient dit, répliqua Blanche, je me
+serais fâchée.
+
+—De sorte que tu n'as pas d'autre secret?
+
+—Non, mère.
+
+Les yeux de l'Ange s'étaient fermés tout à fait. Les regards de Madame
+tombaient sur elle, plus tendres et plus maternels, tandis qu'elle la
+berçait doucement contre son cœur, comme un enfant qu'on veut endormir.
+
+Pendant quelques secondes que dura le silence, la pensée de Marthe de
+Penhoël sommeilla au contact du sommeil de sa fille. Elle retardait le
+plus qu'elle pouvait, la pauvre femme, le réveil trop prochain de sa
+conscience.
+
+—Mère, balbutia Blanche sans ouvrir les yeux et de cette voix lente
+des gens qui s'endorment, je me suis trompée... J'ai un secret... je
+vais te le dire... je ne sais pas pourquoi je ne te l'ai pas dit plus
+tôt... C'était vers le printemps de cette année... Il faisait chaud
+comme aujourd'hui et je m'étais endormie, vers le soir, dans le berceau
+qui est au bout du jardin... M'écoutes-tu, mère?...
+
+Madame s'était redressée inquiète, attentive. Elle ne répondit à la
+demande de l'enfant que par la pression plus forte de ses bras.
+
+Blanche poursuivit:
+
+—Je fis un rêve bien effrayant, va!... Il me semblait qu'il y avait
+un homme là, près de moi, qui me serrait de toute sa force contre
+sa poitrine... J'étouffais... je sentais son souffle brûlant sur ma
+bouche... M'écoutes-tu, mère?...
+
+La pâleur de Marthe de Penhoël était devenue livide; ses yeux grands
+ouverts et fixes exprimaient une angoisse profonde.
+
+L'enfant poursuivait de sa voix paresseuse et tranquille:
+
+—C'est drôle les rêves!... Je savais bien que je dormais... et
+pourtant, je ne pouvais pas m'éveiller... Il se passait en moi quelque
+chose d'étrange, et je n'ai jamais rien éprouvé de semblable, ni
+auparavant, ni depuis... Mais voilà qui est plus étrange encore!...
+Quand je m'éveillai enfin, je ne saurais trop dire si c'était la suite
+de mon rêve... je crus voir véritablement un homme qui s'enfuyait sous
+la charmille...
+
+—Et tu le reconnus?... demanda Marthe d'une voix sourde.
+
+—Non... seulement, comme je retournais au château, je rencontrai sur
+mon chemin M. Robert de Blois...
+
+—Robert de Blois!... répéta Madame, dont l'œil étincela d'un feu
+sombre.
+
+—C'est étonnant, n'est-ce pas? dit encore Blanche, dont la paupière
+s'ouvrit à demi pour se fermer aussitôt.
+
+Son souffle se fit entendre régulier et plus bruyant.
+
+Elle dormait.
+
+Mais elle en avait dit assez; Marthe de Penhoël n'avait plus rien à
+apprendre.
+
+Un instant elle demeura comme atterrée; puis, par un mouvement
+instinctif et violent, sa main tremblante tâta et pressa les flancs de
+l'Ange qui gémit dans son sommeil.
+
+—Perdue!... dit-elle prononçant pour la première fois ce mot qui
+était depuis si longtemps au fond de sa pensée; perdue comme moi!...
+innocente comme moi!... Qu'ai-je fait, mon Dieu! pour être punie jusque
+dans mon enfant?
+
+Elle souleva l'Ange entre ses bras et l'étendit, toujours endormie, sur
+le lit.
+
+Puis elle se laissa choir dans un fauteuil et couvrit son visage de ses
+deux mains.
+
+Elle demeura longtemps ainsi. Ses yeux étaient secs et brûlants, des
+sanglots déchiraient sa poitrine.
+
+—Mon Dieu!... mon Dieu!... prononça-t-elle enfin d'une voix étouffée;
+il y a bien longtemps que je souffre!... Vous m'avez pris mon bonheur
+dès le jour de ma jeunesse, et je n'ai point murmuré!... J'ai vu
+votre main s'appesantir sur la maison de Penhoël; j'ai vu l'étrangère
+s'asseoir à ma place; j'ai senti la mortelle menace suspendue au-dessus
+de ma tête, et je n'ai point murmuré encore!... Mais ma fille, mon
+Dieu! ma fille!...
+
+Ses larmes jaillirent au travers de ses doigts...
+
+—Ma fille, répéta-t-elle avec égarement; contre ce dernier coup je
+suis trop faible!... Ayez pitié de moi, mon Dieu, car je suis une
+pauvre abandonnée... Pas une voix amie pour me consoler!... pas une
+main pour me défendre!...
+
+Il lui sembla, en ce moment, qu'un double soupir répondait à sa
+plainte. Elle ouvrit les yeux.
+
+Cyprienne et Diane, à genoux à ses côtés, couvraient ses deux mains de
+baisers.
+
+
+
+
+V
+
+DIANE ET CYPRIENNE.
+
+
+Au manoir de Penhoël, Cyprienne et Diane n'étaient pas traitées tout à
+fait comme les filles de la maison. Elles étaient bien de la famille,
+mais on laissait entre elles et leur cousine Blanche une distance si
+grande, qu'elles ne pouvaient point se croire placées sur le même degré
+de l'échelle sociale.
+
+Blanche était l'héritière, la véritable mademoiselle de Penhoël. Bien
+rarement désignait-on par ce titre les deux filles de l'oncle Jean,
+que les paysans nommaient les petites demoiselles, et la _société_
+simplement _les petites_.
+
+L'oncle Jean lui-même avait contribué à trancher plus profondément la
+ligne qui séparait ses filles de leur cousine. Dès leur enfance, il
+les avait habituées à regarder le berceau de Blanche avec une sorte de
+respect. Il n'avait point voulu qu'elles s'habillassent comme Blanche,
+et jamais il ne leur avait permis de porter d'autre costume que celui
+des paysannes du Morbihan.
+
+Il y avait bien longtemps que l'oncle Jean vivait à la charge de ses
+parents de la branche aînée. Autrefois, dans sa jeunesse, il avait
+porté l'épée et il avait été, disait-on, un fier soldat; mais tandis
+qu'il se battait à l'autre bout de la France, les gens trop zélés qui
+représentaient la république dans le district de Redon vendaient à
+l'encan son modeste héritage.
+
+Quand il était revenu au pays, il avait trouvé un asile chez le vieux
+commandant de Penhoël, père de Louis et de René. Depuis lors, il
+n'avait plus quitté le manoir.
+
+C'était un cœur bon et tendre, possédant d'instinct toutes les
+délicatesses. Le souvenir reconnaissant du bienfait était en lui une
+religion. Il donna la première place de ses affections aux deux fils de
+son bienfaiteur.
+
+Et s'il leur fit une part inégale, ce fut à son insu et malgré lui.
+Louis avait une âme si grande et si noble! Son absence laissait un vide
+si profond dans le cœur de tous ceux qui l'avaient connu!...
+
+Avant d'être soldat, l'oncle Jean avait été un pauvre jeune
+gentilhomme, à peine plus riche que l'unique fermier de son père. Il ne
+savait pas grand'chose, et la seule éducation qu'il avait pu donner à
+ses filles se réduisait à ce double principe, règle fondamentale de sa
+propre vie: _Adorez Dieu; aimez Penhoël!_
+
+Cyprienne et Diane aimaient Penhoël comme elles adoraient Dieu.
+C'était un dévouement passionné, inaltérable, sans bornes, qui avait
+ses racines aux premiers jours de leur enfance et qui, à mesure que
+s'écoulaient les années, grandissait, loin de faiblir.
+
+Tout ce qui portait le nom de Penhoël leur était cher et sacré. Elles
+respectaient le maître, tout en connaissant mieux que personne les
+misères de sa nature et les fautes de sa vie; elles avaient pour
+Blanche une tendresse protectrice et comme maternelle. Quant à Madame,
+elles allaient bien au delà des prescriptions de leur père; elles
+l'adoraient à l'égal de Dieu.
+
+Madame semblait bien loin de répondre par une tendresse égale à l'amour
+expansif et à la fois respectueux que lui portaient Cyprienne et Diane.
+Elle était bonne et douce pour elles comme pour tout le monde: voilà
+tout. Et même un observateur clairvoyant aurait pu distinguer chez
+elle, vis-à-vis des deux jeunes filles, une nuance de froideur qui
+n'était point dans sa nature.
+
+Cela était d'autant plus étrange que Marthe traitait l'oncle Jean comme
+un père, et prenait à tâche de le dédommager des brusqueries souvent
+brutales du maître de Penhoël.
+
+Mais Marthe avait pour sa fille un amour exclusif sans doute. En ce
+cœur plein il ne restait plus de place pour un sentiment secondaire.
+
+Diane et Cyprienne ne se plaignaient point. C'étaient toujours le
+même empressement et la même ardeur. On eût dit parfois, tant elles
+gardaient de courage à aimer Madame, malgré sa froideur inflexible, on
+eût dit qu'elles pensaient que cette froideur était feinte.
+
+Elles avaient à peine connu leur mère, qui était morte peu de temps
+après leur naissance. Enfants, elles avaient été libres et même un peu
+abandonnées; jeunes filles, elles étaient libres encore. Personne, au
+manoir, ne s'avisait de contrôler leurs actions. L'oncle Jean avait
+en elles une pleine confiance. Le maître de Penhoël n'exigeait rien
+d'elles sinon parfois, le soir, à des intervalles de plus en plus
+rares, quelques-unes de ces anciennes chansons bretonnes qu'elles
+disaient en s'accompagnant de leurs harpes. Madame semblait affecter
+de ne leur demander jamais compte de leur conduite.
+
+Elles allaient et venaient, toujours seules, ou en compagnie d'Étienne
+et de Roger, qui passaient leurs jours à les poursuivre et qui ne les
+trouvaient pas toujours, car l'existence de Diane et de Cyprienne avait
+son côté mystérieux.
+
+Elles n'avaient point de compagne de leur âge. Rien ne les appelait ici
+plutôt que là; rien ne les retenait au manoir, si ce n'est le désir de
+faire compagnie à Blanche, qui les aimait tendrement pour tout l'amour
+qu'elles lui témoignaient.
+
+Elles étaient les idoles des bonnes gens du pays, entre Redon et
+Carentoir. On aimait Blanche, mais il y avait trop de respect dans
+la tendresse qu'on lui portait. On ne la voyait pas assez souvent ni
+d'assez près, tandis qu'il ne se passait guère de journée sans que
+les gens des villages voisins eussent occasion de saluer Diane et
+Cyprienne. Et Dieu sait qu'ils les saluaient de bon cœur, les chères
+filles, malgré leur costume de paysanne.
+
+On les rencontrait le jour; et quelques-uns disaient que, la nuit
+aussi, quand la lumière de la lune glissait, pâle, sur la lande
+solitaire...
+
+Mais c'étaient là des contes de veillées, où le fantastique et
+l'impossible entraient à forte dose.
+
+Ce qui était bien certain, c'est qu'elles étaient bonnes comme leur
+père, le meilleur des hommes, et comme leur défunte mère, dont tout le
+monde se souvenait; c'est qu'elles étaient plus jolies que les anges
+qu'on voyait sourire dans les tableaux de la paroisse; c'est qu'enfin
+elles ressemblaient, au dire des vieillards, à ce fils aîné de Penhoël,
+beau et vaillant comme les héros des traditions antiques.
+
+En revanche, Cyprienne et Diane n'avaient point su trouver grâce
+auprès de la _société_. Le chevalier et la chevalière de Kerbichel,
+les trois vicomtes, madame veuve Claire Lebinihic, les demoiselles
+Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, leur jeune frère Numa et autres notables
+les tenaient au plus bas de leurs dédains. La Romance, l'Ariette et
+la Cavatine déclaraient, à qui voulait les entendre, que ces petites
+mendiantes, n'ayant ni sou ni maille, étaient la honte du pays.
+
+Elles dansaient comme des effrontées avec leurs jupes de cinq sous et
+leurs bonnets ronds! Elles montaient à cheval et galopaient comme des
+garçons! Elles raclaient de la harpe, enfin, à la grâce de Dieu, et
+criaillaient de vieilles, vieilles chansons d'avant le déluge!
+
+Haine d'artistes...
+
+Les deux sœurs en avaient soulevé de plus graves qui se taisaient et
+qui attendaient. L'homme de loi le Hivain, surnommé Macrocéphale, les
+abhorrait pour cause; M. Robert de Blois et son domestique Blaise les
+détestaient cordialement; il n'y avait pas jusqu'au puissant marquis de
+Pontalès qui n'eût contre elles une aversion bien décidée.
+
+De tout cela elles ne s'inquiétaient point trop en apparence. Elles
+continuaient leur vie solitaire, et qu'on aurait pu croire occupée
+à quelque œuvre mystérieuse, si la frivolité de leur âge et leur
+inaltérable gaieté n'avaient repoussé bien loin ce soupçon.
+
+On les voyait, en effet, toujours joyeuses, comme si leur conscience
+eût souri sur la sereine beauté de leurs jeunes visages.
+
+Étienne seul et Roger avaient pu voir parfois, en des occasions bien
+rares, leurs fronts soucieux...
+
+Elles avaient alors à peu près dix-huit ans. Toutes deux étaient de ces
+natures qu'il faut expliquer, parce qu'on ne les devine point. Malgré
+leur extrême jeunesse, elles portaient un masque attaché solidement. Ce
+masque, c'était leur gaieté même.
+
+Au temps où nous les avons vues, dans le salon de Penhoël, poursuivre
+avec Roger de Launoy leur causette enfantine, leur gaieté vive et
+franche n'avait rien d'emprunté. La famille était heureuse alors.
+Madame avait bien quelque peine cachée; le maître montrait bien parfois
+des inquiétudes et des soupçons inexplicables, mais, en somme, le
+seul mal que connussent les hôtes du manoir était l'ennui monotone et
+austère.
+
+Maintenant tout avait bien changé! A ce calme plat de la vie
+campagnarde, où l'existence est une longue apathie et où l'on arrive
+à la vieillesse avant d'avoir vécu, avait succédé comme une sourde
+tempête.
+
+Au dehors, il n'en paraissait trop rien. C'est à peine si quelques
+symptômes vagues laissaient deviner aux bonnes gens d'alentour la
+mortelle fièvre qui minait la race de Penhoël.
+
+Au dedans même, tous ne comprenaient pas également la gravité du mal.
+Mais Cyprienne et Diane avaient surpris, par hasard d'abord, puis par
+l'effet de leur volonté, des secrets terribles.
+
+Elles voyaient, engagée auprès d'elles, une lutte ténébreuse dont le
+résultat devait être la ruine et le déshonneur de Penhoël...
+
+D'un côté se réunissaient, ligués par l'intérêt, Robert de Blois,
+maître le Hivain, le vieux marquis de Pontalès et d'autres alliés
+subalternes, tous gens actifs et âpres à la curée, tous habiles,
+audacieux et forts des avantages déjà remportés.
+
+De l'autre, le maître de Penhoël et Madame. Le maître n'avait jamais
+été un esprit bien robuste; mais ces trois années pesaient sur lui
+comme un demi-siècle. Il n'était plus que l'ombre de lui-même. Le peu
+d'énergie qu'il avait autrefois s'était usée par le découragement
+et aussi par des habitudes d'ivresse, où il s'était jeté lâchement,
+comme en un refuge contre l'amertume de ses pensées. Marthe de Penhoël
+était, au contraire, un cœur haut et vaillant. Au premier moment,
+elle s'était placée de front entre le maître et ses ennemis; mais,
+à un instant donné, un coup mystérieux avait soudainement brisé sa
+résistance. On eût dit que son courage était tombé devant quelque
+talisman irrésistible. Elle ne se défendait plus.
+
+De sorte que les coups des ennemis ligués contre Penhoël tombaient sur
+un adversaire sans armes. La ruine avançait, avançait...
+
+Il était même étrange que le combat pût durer encore, et la chute de
+la maison de Penhoël eût été consommée depuis longtemps si une main
+mystérieuse, inconnue également aux vainqueurs et aux vaincus, n'était
+venue retarder plus d'une fois le dénoûment fatal du drame.
+
+Cyprienne et Diane s'évertuaient dans l'ombre. Elles étaient jeunes,
+isolées; elles ignoraient la vie; mais, sous leur beauté gracieuse, il
+y avait un courage viril.
+
+Elles travaillaient, infatigables et alertes, à une tâche qui eût
+épouvanté des hommes forts.
+
+Elles devinaient la haine qui s'envenimait autour d'elles; les conseils
+ne leur avaient point manqué; car une voix prophétique, en qui elles
+avaient confiance, leur avait souvent dit que la mort était au bout de
+ce combat désespéré.
+
+La mort pour elles, si jeunes, si charmantes! Pour elles, qui
+commençaient à aimer!...
+
+Elles allaient foulant aux pieds toutes craintes.
+
+Parfois,—quelle jeune fille n'a ses heures où le rêve chéri vient
+caresser l'âme et l'amollir?—parfois Diane entrevoyait l'avenir bien
+heureux avec Étienne, Cyprienne avec Roger; la faiblesse de la femme
+prenait le dessus durant un instant; une larme glissait entre les cils
+baissés de leurs beaux yeux. Mais cela durait peu; elles s'embrassaient
+silencieusement, et ce baiser voulait dire: «Pauvre sœur, tu es comme
+moi, tu l'aimes, et tu n'auras pas le temps d'être à lui.»
+
+Vous les eussiez vues alors, muettes et pensives, les bras entrelacés,
+la tête inclinée...
+
+Quand elles se redressaient, il y avait sur leurs fronts d'enfants une
+intrépidité calme et sereine. Elles s'étaient comprises; il fallait
+combattre et combattre seules, car elles aimaient déjà trop pour mêler
+Roger ou Étienne à ces sourdes batailles où il s'agissait de mort.
+
+Et, eussent-elles aimé cent fois davantage, l'idée ne leur serait point
+venue d'abandonner la tâche commencée.
+
+D'ailleurs, il y avait des moments où elles espéraient la victoire.
+Et que de joie alors! Avoir sauvé le maître qui avait été bon pour
+leur enfance et qui donnait sa maison à leur vieux père sans asile!
+Avoir sauvé Madame qui se mourait à souffrir d'une angoisse inconnue,
+Madame, leur profond et tendre amour! Avoir sauvé Blanche enfin, la
+pauvre enfant, le doux ange de Penhoël, sur qui planait aussi la menace
+commune!
+
+Quand ces espoirs venaient, elles ne voyaient plus le monceau
+d'obstacles qu'il fallait soulever, et leur cœur, ivre, bondissait
+d'allégresse par avance.
+
+C'était cela qui les soutenait. Le courage, si grand qu'on pût le
+supposer, n'aurait point suffi; il fallait les illusions et l'espérance.
+
+Et ici leur ignorance complète de la vie, et la simplicité qui leur
+montrait au loin une route ouverte au travers de l'impossible, étaient
+puissamment aidées par la nature romanesque de leur esprit.
+
+Tout, depuis leur enfance, avait accru cette prédisposition qu'elles
+avaient à compter avec le merveilleux.
+
+Elles étaient de ce pays où les traditions sont de beaux contes de
+fées, et où les imaginations tristes et poétiques tâchent sans cesse
+à soulever le voile qui recouvre les choses surnaturelles. Leurs
+premières nuits avaient été bercées par ces étranges récits qui
+épouvantent et charment les chaumières bretonnes. Nul enseignement
+raisonné n'avait arraché ces germes qui, au contraire, avaient grandi
+dans la libre solitude où s'était passée leur enfance. Elles avaient
+appris à lire dans les vieux livres de la bibliothèque du manoir, qui
+se composait presque entièrement d'anciens poëmes et de romans oubliés
+dans la poudre. Benoît Haligan les avait tenues bien souvent sur ses
+genoux, toutes petites qu'elles étaient, et leur avait récité, avec
+sa voix profonde et son mélancolique sourire, les étranges légendes
+qui emplissaient sa mémoire. Enfin, il n'y avait pas jusqu'au souvenir
+vivace, laissé dans le pays par leur oncle, l'aîné de Penhoël, qui
+n'eût affecté bizarrement leurs jeunes esprits.
+
+On parlait de sa disparition mystérieuse, et l'on en parlait sans
+cesse. Pour Diane et Cyprienne, c'était là encore un roman, mais un
+roman réel qui les touchait de près, et leur servait de pont, en
+quelque sorte, pour arriver à croire tout ce que disaient les vieux
+livres de la bibliothèque.
+
+A mesure que les années étaient venues, leur foi s'était néanmoins
+modifiée. L'élément intelligent et juste qui était en elles avait fait
+peu à peu la part de l'impossible et de l'absurde, mais l'amour du
+merveilleux avait surnagé.
+
+Et par un singulier travail de leur pensée, cette tendance, désormais
+indestructible en elles, s'était détournée des vieilles fables pour
+arranger miraculeusement le présent inconnu.
+
+Il était un lieu au monde qui leur apparaissait de loin, environné
+d'un radieux prestige. Elles y rêvaient la nuit et le jour. Elles le
+voyaient à travers ce prisme féerique qui montrait jadis aux crédules
+matelots de l'Espagne les prodiges de l'Eldorado. Ce lieu, c'était
+Paris.
+
+On ne saurait dire précisément d'où leur étaient venues les idées
+qu'elles se faisaient de Paris. Elles les avaient prises çà et là,
+récoltant d'un côté un renseignement, de l'autre un mensonge. Elles
+avaient écouté d'abord les bonnes gens des environs, pour qui la
+grande ville était un pays plus lointain et plus invraisemblable que
+l'Amérique, au temps de Christophe Colomb. Elles avaient interrogé
+la bibliothèque, dont les bouquins, un peu plus avancés, leur
+fournissaient des détails tels quels. En outre, parmi les hobereaux
+du voisinage, il en était jusqu'à deux ou trois qui se vantaient avec
+orgueil d'avoir passé quinze jours, en leur vie, dans la capitale du
+monde civilisé.
+
+Or les hobereaux qui ont fait le grand voyage ont une manière à eux
+d'exagérer leurs impressions et d'enluminer la vérité.
+
+Cyprienne et Diane en auraient pu apprendre bien plus long auprès de
+Robert de Blois et des deux Pontalès, mais une répulsion énergique les
+éloignait de ces derniers, et Robert, qu'elles étaient forcées de voir
+tous les jours, prenait plaisir à entasser fables sur fables.
+
+Il en était un peu de même d'Étienne Moreau, le jeune peintre. Certes,
+ce n'était point chez lui mauvais vouloir ou amour du mensonge, mais,
+dès qu'il s'agissait de Paris, le regard des deux sœurs brillait et
+s'animait; Étienne les voyait écouter avec une attention si passionnée,
+qu'à son insu sa verve s'échauffait. Les couleurs du tableau
+changeaient sous sa parole jeune et vive. Il aimait Paris, lui aussi,
+et son souvenir avait des yeux de vingt ans. Malgré lui, la réalité
+disparaissait sous un brillant manteau de poésie.
+
+Tant de notions diverses se mêlaient et s'amoncelaient dans la mémoire
+de Diane et de Cyprienne. Elles n'en oubliaient aucune, et les
+gardaient jalousement au dedans d'elles-mêmes comme un trésor cher.
+
+Elles n'avaient nul moyen de distinguer le vrai du faux. Aussi loin que
+pussent se porter leurs regards, nul point de comparaison n'existait
+autour d'elles.
+
+La plus grande ville qu'il leur eût été donné de voir était Redon, cité
+de deux mille âmes.
+
+Il fallait que leur imagination bondît par-dessus toutes choses
+connues, pour arriver à l'idée de Paris, et c'est justement dans ces
+conditions particulières que l'imagination enivrée s'exalte et peut
+élargir à l'infini l'horizon des rêves.
+
+Paris était pour elles l'enfer et le paradis; tous les miracles y
+devenaient possibles.
+
+C'était le grand trésor du monde, où chacun venait puiser, à proportion
+de sa force, de son génie ou de sa beauté.
+
+Ce qu'on demandait en échange à la beauté, au génie ou à la force,
+elles n'en savaient rien, elles n'avaient jamais songé à s'en
+instruire. Leurs yeux s'éblouissaient à contempler ce magique royaume
+de la gloire et de la richesse.
+
+Bien souvent elles songeaient au bonheur de ceux qui pouvaient
+lutter et vaincre dans cette arène splendide. Là, on devenait riche,
+puissant; on pouvait approcher du roi, dont elles entendaient parler
+avec une religieuse emphase, et dont le pouvoir leur semblait égal à
+celui d'un dieu.
+
+On y arrivait pauvre; on en ressortait chargé d'or...
+
+Et leurs mains frémissaient d'envie à la pensée de cet or conquis,
+non pas pour elles, les pauvres enfants, mais pour Penhoël, que
+n'oubliaient jamais leurs âmes dévouées...
+
+Hélas! il y avait si loin de Glénac jusqu'à Paris! Et puis, il aurait
+fallu abandonner leur tâche, déserter le poste qu'elles s'étaient
+assigné, quitter leur vieux père, et Madame, et l'Ange, qu'elles
+devaient défendre et protéger.
+
+C'était impossible!
+
+Pourtant elles y songeaient sans cesse, car, à leur âge, l'impossible
+n'arrête jamais le désir; elles nourrissaient avec amour de folles
+idées qui leur semblaient être le comble de la sagesse; sur des bases
+naïvement insensées, elles bâtissaient de beaux plans raisonnables.
+
+Et, comme elles avaient entendu dire que l'art était un sûr moyen de
+vaincre dans ce grand tournoi, si confus et si brillant à leur pensée,
+elles quittaient leurs couches bien souvent dès l'aube pour se glisser
+dans le salon de Penhoël, et chercher avec ardeur sur leurs petites
+harpes des accords nouveaux...
+
+Pauvres filles! Les provinces sont pleines d'aspirations pareilles,
+avec moins de candeur ignorante et quelques notions de plus sur les
+mystères de la vie parisienne.
+
+Et les cent routes qui débouchent dans la ville immense amènent chaque
+jour bien des vierges, entraînées par l'ardent et vague espoir. Elles
+sont belles, jeunes; l'avenir est vaste; la vie sourit au-devant
+d'elles. Combien vont rester mortes sur le champ de bataille! combien
+vont retourner sur leurs pas, brisées, avec la honte sur le front et
+dans le cœur!
+
+Au village, les mères ont raison quand elles disent tremblantes et
+pâles:
+
+«Paris est un monstre qui dévore les jeunes filles.»
+
+Mais les mères parlent en vain, depuis que le monde est monde...
+
+ * * * * *
+
+Cyprienne et Diane étaient entrées sans bruit dans la chambre de
+l'Ange; elles venaient s'informer et savoir si l'accident du bal
+n'avait pas eu de suites.
+
+Elles ne virent rien d'abord en dépassant le seuil, parce que la
+chambre était éclairée seulement par les reflets de l'illumination du
+dehors; mais, tandis qu'elles s'avançaient sur la pointe des pieds,
+elles avaient entendu la respiration pénible et oppressée de Madame.
+
+Elles s'étaient arrêtées auprès du fauteuil où Marthe de Penhoël
+s'était laissée choir, après avoir déposé Blanche endormie sur son lit.
+Marthe se croyait seule et ne retenait point les paroles désolées qui
+tombaient de sa bouche parmi ses sanglots.
+
+Cyprienne et Diane avaient leurs yeux pleins de larmes. Elles
+écoutaient, navrées, n'osant ni se retirer, ni arracher Madame à sa
+rêverie douloureuse.
+
+Elles s'étaient mises à genoux, et ce fut seulement lorsque Madame se
+découvrit le visage qu'elles annoncèrent leur présence en mettant leurs
+lèvres sur ses mains pâles et froides.
+
+Le premier mouvement de Marthe de Penhoël fut tout entier à l'effroi.
+
+Elle tressaillit, et poussa un cri étouffé.
+
+—Y a-t-il longtemps que vous êtes ici?... murmura-t-elle; ai-je
+parlé?...
+
+Les deux filles de l'oncle Jean serraient ses mains contre leur cœur.
+
+—Dieu nous garde de surprendre vos secrets, madame! répondit Diane
+d'une voix douce et triste; nous avons entendu seulement que vous
+disiez: «Je suis seule... je n'ai personne pour me défendre et pour
+m'aimer!...» Mon Dieu, mon Dieu! vous ne pensez jamais que nous sommes
+là! nous, qui vous aimons tant!... nous, qui voudrions donner notre vie
+pour vous!...
+
+
+
+
+VI
+
+UN COIN DU VOILE.
+
+
+Diane et Cyprienne fixaient sur Madame leurs yeux humides. Leur âme
+tout entière était dans ce regard.
+
+Il y avait, au contraire, sur le visage de Marthe de Penhoël, de
+l'hésitation et de la contrainte. Et quiconque aurait assisté à cette
+scène, sans connaître le fond du cœur de Marthe, se fût demandé
+assurément pourquoi tant de froideur obstinée chez cette femme si
+généreuse et si bonne, vis-à-vis de deux pauvres enfants qui semblaient
+implorer chaque jour, à genoux, un peu de sa tendresse.
+
+Que Marthe préférât son enfant à elles, on ne pouvait s'en étonner,
+mais elle aimait l'oncle Jean; pourquoi ce front sévère et glacé chaque
+fois que les filles du bon vieillard s'approchaient d'elle?
+
+Ce ne pouvait être un pur caprice. Les bonnes langues de la _société_
+disaient bien que Madame était jalouse et qu'elle enrageait, suivant
+l'expression des trois Grâces Baboin, de voir les _petites mendiantes_
+surpasser en beauté l'héritière de Penhoël. Mais le moyen de soupçonner
+un sentiment si bas dans l'âme haute et digne de Marthe!...
+
+Il y avait de quoi, pourtant, être jalouse. L'Ange de Penhoël méritait
+bien son nom. Impossible de rêver une figure plus virginale et plus
+céleste. Mais, dans la régularité même de ce visage exquis, un peu de
+monotonie s'engendrait. L'ensemble de ses traits mignons révélait une
+langueur paresseuse qui se retrouvait dans la démarche, dans la pose,
+partout. Le piquant, d'ailleurs, pouvait manquer à sa physionomie trop
+douce, dont les lignes se fondaient, effacées, sous les masses de cette
+chevelure blonde, pâle et presque divine auréole qui donnait au front
+de l'enfant une sérénité uniforme et inaltérable.
+
+Chez les filles de l'oncle Jean, au contraire, tout était mouvement,
+vie, force, jeunesse. Leurs tailles sveltes et souples avaient une
+élasticité pleine de vigueur. C'étaient les vierges robustes et
+hardies, qui pouvaient s'asseoir d'un bond sur la croupe nue des
+chevaux du pays et courir, franchissant haies et palissades, sans
+autre frein que la sauvage crinière de leurs montures. C'étaient aussi
+les vierges timides, vives à sourire et promptes à rougir, moqueuses
+parfois, aimantes toujours, fougueuses à chercher le plaisir et
+ardentes à poursuivre le mystère inconnu de la vie.
+
+Romanesques et gaies à la fois, sensibles à l'excès et fermes pourtant
+à l'occasion comme des hommes courageux; de bonnes filles avec cela,
+simples, franches, le cœur sur la main, et dignes pourtant quand il
+le fallait: de vraies Penhoël, ma foi! sachant redresser leurs têtes
+fières et mettre je ne sais quel dédain victorieux dans leurs jolis
+sourires...
+
+Et si vous les eussiez vues, que d'élégance véritable et choisie sous
+leurs petits costumes de paysannes! Malgré leurs jupes courtes et leurs
+souliers à boucles, malgré les petits bonnets ronds, sans rubans ni
+dentelles, qui avaient peine à retenir la richesse prodigue de leurs
+chevelures, il était bien impossible de se méprendre. C'étaient des
+demoiselles! Où avaient-elles pris cette grâce noble et aisée, ce
+charme indicible qui se respire comme un parfum et qu'on ne peut point
+définir, ces _manières_, pour emprunter encore une fois le langage des
+trois demoiselles Baboin? On ne savait.
+
+Il fallait fermer les yeux ou avouer qu'elles étaient adorables, et que
+jamais jeunes filles n'avaient possédé plus de franches séductions,
+plus d'entraînements chastes, plus de brillant, plus de piquant, plus
+de naïfs pouvoirs d'ensorceler les cœurs.
+
+Et cependant, il n'y avait point foule de soupirants autour d'elles.
+Roger aimait Cyprienne; Étienne aimait Diane: c'était tout. Les autres
+jeunes gens de la contrée étaient de braves gaillards qui voulaient
+épouser _quelques sous_, pour vivre et vieillir, en honnêtes crustacés,
+dans les gros souliers de leurs aïeux. Nulle part, en ce monde, fût-ce
+dans la Chaussée-d'Antin ou dans le quartier de la Banque, fût-ce même
+dans ces ruelles du vieux Paris où moisit l'usure crochue, on ne compte
+si bien qu'aux champs.
+
+Le spectacle de la belle nature élève l'âme et détourne des mariages
+d'amour. Chloé avait des rentes; Estelle était une héritière. Sans
+cela, Némorin ni Daphnis ne leur eussent point fait la cour. C'est la
+civilisation qui a trouvé le roman. Les sauvages ne marchandent-ils
+pas, quand il s'agit d'épouser, comme s'il était question de se donner
+une jument ou douze chèvres?
+
+Or Cyprienne et Diane ne possédaient pas un pouce de terre au soleil.
+Elles n'étaient point le fait des jeunes messieurs de Glénac, de Bains
+ou de Carentoir, qui pouvaient décemment demander mieux...
+
+Dans tout ce que nous venons de dire, nous avons toujours parlé
+d'elles collectivement; cependant, il y avait entre elles de grandes
+différences. Elles se ressemblaient bien cœur pour cœur; mais leur
+visage et leur esprit n'étaient point pareils.
+
+Diane était plus grande que sa sœur, plus sérieuse et peut-être plus
+belle. Ses beaux cheveux, d'un châtain foncé, se bouclaient autour d'un
+front fier et pensif, qui prenait un rayonnement de grâce irrésistible
+au moindre sourire. Ses grands yeux bruns, que la gaieté faisait si
+doux, rêvaient souvent et perdaient dans le vide leur regard voilé. Il
+y avait dans ses traits, parmi les indices d'une simplicité presque
+enfantine, une intelligence vive et forte, et surtout une volonté
+virile.
+
+Cyprienne réfléchissait moins, et riait davantage. Elle avait de
+ces yeux, d'un bleu obscur, qui petillent et réjouissent la vue. Sa
+physionomie exprimait la gaieté jointe à une pétulance fougueuse.
+
+Quand on les voyait séparées, l'œil saisissait entre elles une
+ressemblance très-frappante; quand elles se trouvaient l'une près
+de l'autre, cette ressemblance disparaissait, et l'on s'étonnait de
+chercher en vain ce qu'on avait cru voir. C'est qu'elles étaient, en
+quelque sorte, et nous l'avons dit déjà, séparées par un type commun
+duquel se rapprochait, par des côtés divers, l'un et l'autre de leurs
+jolis visages. Et l'on ne pouvait les comparer à ce type qui n'existait
+plus...
+
+Agenouillées, comme elles l'étaient en ce moment, aux deux côtés du
+fauteuil de Madame, l'esprit aurait cherché naturellement dans les
+beaux traits de Marthe de Penhoël ce lien mystérieux dont nous parlons;
+mais Marthe ne ressemblait à aucune des deux sœurs: elle n'était
+Penhoël que par alliance.
+
+Diane et Cyprienne tenaient toujours ses mains pressées contre leur
+poitrine. Madame gardait le silence; ses yeux restaient baissés; sa
+froide contrainte ne l'abandonnait point.
+
+—Nous serions si heureuses de nous dévouer pour vous! reprit Diane.
+
+—Mourir!... vous dévouer!... murmura Marthe de Penhoël; ce sont des
+idées étranges que vous avez là, mes filles!...
+
+Elle ajouta en essayant de donner à sa voix un accent de plaisanterie:
+
+—On dirait que vous vous croyez dans quelqu'un de ces vieux châteaux
+où les félons chevaliers de vos romans enchaînent et torturent de
+pauvres victimes...
+
+—Nous vous voyons si souvent pleurer!... interrompit Diane.
+
+Madame retira sa main.
+
+—Vous êtes curieuses, mes filles, dit-elle avec sécheresse, et je
+trouve que vous voyez trop de choses!
+
+Cyprienne rougit, blessée. Le front de Diane devint pâle.
+
+—Il faut nous pardonner, dit-elle d'un ton soumis; quand vous
+êtes triste, il nous semble que votre souffrance est à nous... Ah!
+que n'êtes-vous heureuse, madame! nous vous laisserions tout votre
+bonheur!...
+
+L'émotion commença à percer sous la froideur de Marthe; son regard
+glissa, malgré elle, entre ses paupières demi-closes, et partagea entre
+les deux jeunes filles une œillade furtive.
+
+Diane et Cyprienne n'osaient point relever les yeux. Le joli front de
+Cyprienne se teignait encore de ce rouge vif qui monte du cœur froissé
+au visage. La figure de Diane n'exprimait que respect et douceur.
+Mais quelle que fût la différence de leurs impressions présentes, le
+dévouement égal et profond qui était au fond de leur âme se lisait à
+travers la rancune enfantine de Cyprienne comme sur la belle patience
+de Diane.
+
+Cyprienne n'avait point parlé encore; Diane, qui devinait sur sa lèvre
+mutine un mot de reproche prêt à s'élancer, l'arrêta du geste et reprit:
+
+—Si nous nous trompons, madame, et Dieu le veuille, je vous en prie,
+ne soyez pas fâchée contre nous!...
+
+Tandis qu'elles avaient les yeux baissés, Marthe de Penhoël se pencha
+au-dessus d'elles et les baisa toutes deux. Elles tressaillirent;
+Cyprienne ne put retenir un petit cri de joie.
+
+—Pauvres enfants!... dit Marthe, je ne suis pas fâchée contre vous...
+mais, croyez-moi, jouissez en paix des plaisirs de votre âge...
+Parfois, les années insouciantes et bonnes sont bien courtes pour nous
+autres femmes!... Qui sait si demain vous ne commencerez pas à penser
+et à souffrir?... Jusque-là, pauvres enfants, n'essayez pas de deviner
+une peine que vous ne pourriez point soulager... L'heure viendra pour
+vous comme pour toutes, mes filles, ajouta-t-elle plus tristement;
+pourquoi la devancer?... Avez-vous donc tant de hâte de souffrir?...
+
+—Nous vous aimons, madame..., répondit Diane.
+
+Marthe retira celle de ses mains que tenait la jeune fille pour la
+porter lentement à son front, comme on fait quand la migraine aiguë et
+lourde accable le cerveau.
+
+—Nous vous aimons, répéta Diane, et, à cause de cela, l'heure est
+venue déjà pour nous de penser et de souffrir.
+
+Ses paupières ne se baissaient plus, et ses grands yeux humides se
+relevaient sur Marthe de Penhoël.
+
+Cyprienne laissait dire Diane, parce qu'il lui semblait que c'était son
+propre cœur qui parlait. Elle se sentait trop étourdie pour risquer
+une parole devant cette pauvre femme que l'excès de son malheur rendait
+ombrageuse et défiante, mais elle enviait tout bas le rôle de sa sœur,
+et se payait de son silence, la petite jalouse, en tenant ses lèvres
+collées sur la main de Madame.
+
+Celle-ci n'avait pas voulu soutenir le regard de Diane, qui était une
+muette question.
+
+—Vous me croyez donc bien malheureuse?... murmura-t-elle en baissant
+les yeux à son tour.
+
+Et comme Diane tardait à répondre, cette fois Cyprienne répéta tout bas:
+
+—Oh oui! bien malheureuse!...
+
+Madame lui retira sa main.
+
+—Qui vous a dit cela? demanda-t-elle en retrouvant son accent de
+sécheresse.
+
+La pauvre Cyprienne rougit, et demeura muette.
+
+—Vous m'épiez!... reprit Madame; j'ai cru déjà m'en apercevoir plus
+d'une fois... Je vous défends de m'épier!
+
+Une larme roula sur la joue de Cyprienne.
+
+Diane regardait toujours Madame avec ses grands yeux tristes et doux.
+
+—Si vous m'aimez, poursuivit Marthe qui changea encore de ton, je vous
+en prie, mes filles, ne cherchez pas à savoir!...
+
+—Oh! madame! madame!... interrompit Cyprienne baignée de pleurs, vous
+voulez donc nous ôter jusqu'à la possibilité de vous défendre?...
+
+Marthe se redressa plus inquiète.
+
+—Et Blanche! continua Cyprienne qui ne voyait plus les signes de sa
+sœur; notre pauvre ange! Hélas!... a-t-on besoin d'épier, madame,
+quand tout ici menace et parle de malheur?
+
+Marthe jeta un coup d'œil furtif vers le lit où Blanche sommeillait
+paisiblement.
+
+—Savez-vous donc quelque chose? prononça-t-elle d'un ton si bas que
+les deux jeunes filles eurent peine à l'entendre, quelque chose sur
+Blanche de Penhoël?...
+
+—Oui..., répondit Cyprienne.
+
+—Non!... répliqua Diane d'un accent qui avait quelque chose
+d'impérieux.
+
+Cyprienne arrêta au passage les paroles qui allaient s'échapper de sa
+lèvre. Les deux sœurs s'aimaient trop pour qu'il n'y eût pas entre
+elles égalité parfaite; néanmoins, à cause de cette tendresse même,
+Cyprienne reconnaissait volontiers la prudence supérieure de Diane, et
+ne refusait jamais de se laisser guider par elle.
+
+Lorsque Cyprienne se laissait emporter par la fougue étourdie de sa
+nature, un mot de Diane suffisait toujours pour la retenir.
+
+L'attention de Madame était cependant excitée vivement. Elle attendait,
+les yeux fixés sur Cyprienne. Comme celle-ci gardait le silence, Marthe
+tourna vers Diane son regard où il y avait une défiance mêlée de
+reproche.
+
+—Votre sœur allait m'avouer la vérité..., dit-elle; vous êtes experte
+aux belles protestations, Diane... mais il ne faut pas toujours vous
+croire.
+
+Cyprienne, qui était toujours à genoux, se dressa sur ses pieds, le
+rouge au front. Ses jolis sourcils se froncèrent.
+
+—Oh!... dit-elle en contenant sa voix, si une autre que vous, madame,
+accusait ma sœur de mensonge...
+
+Marthe de Penhoël eut comme un sourire à voir l'élan de cette ardente
+affection.
+
+—J'ai tort..., murmura-t-elle, et vous avez raison de vous aimer, mes
+filles.
+
+Elle tendit ses mains aux deux sœurs. Cyprienne s'était déjà remise à
+genoux.
+
+La délicate intelligence de Diane lui disait qu'il fallait néanmoins
+une explication à ce _oui_ et à ce _non_, tombés en même temps de ses
+lèvres et de celles de sa sœur.
+
+—Comme le visage de notre ange est beau dans son sommeil! dit-elle en
+couvrant sa jeune cousine d'un regard ami et tendrement protecteur.
+Nous n'avons pas le droit de dire que nous l'aimons autant que vous,
+madame, puisque vous êtes sa mère... Mais Cyprienne qui se tait
+maintenant, timide, sait parler mieux que moi, quand nous sommes seules
+toutes deux... Combien de fois a-t-elle souhaité que Dieu fît deux
+parts de notre avenir!... et que, pour notre chère Blanche, il pût
+garder toutes les joies et tout le bonheur!... Vous demandiez tout
+à l'heure si nous savions quelque chose sur elle... Ma sœur vous a
+répondu oui... C'est que notre oreille entend de bien loin dès que l'on
+prononce le nom de Blanche!... Oh! croyez-nous, madame, ce n'est point
+curiosité vaine... quand on parle de l'Ange ou de sa mère, c'est notre
+cœur qui écoute... Nous ne savons rien, sinon ce qui se dit chez les
+pauvres métayers des alentours et dans le salon même de Penhoël...
+
+—Et que dit-on? demanda Madame.
+
+—On dit que l'Ange est une belle jeune fille, douce et bonne comme le
+nom qui lui fut donné... mais on parle de mystérieux malheurs suspendus
+au-dessus de sa tête... On répète tout bas que les mauvais jours sont
+venus pour la race de Penhoël... On raille au salon, dans les fermes on
+s'attriste, car les bonnes gens se souviennent de tous les bienfaits
+répandus sur le pays par la main de Penhoël, depuis nos grands aïeux
+qui possédaient toute la contrée, jusqu'à notre oncle Louis, que Dieu
+protége dans son exil!
+
+—L'avenir n'appartient à personne..., murmura Madame; mais, dans le
+présent, ne dit-on pas que la fille de René de Penhoël est heureuse et
+riche?
+
+Diane secoua la tête lentement et garda le silence.
+
+—Répondez!... reprit Madame; je vous en prie... et je le veux!
+
+—Ce sont de vagues bruits, répliqua enfin Diane. On dit que l'avenir
+assombrit déjà le présent; on dit que Blanche est en effet aujourd'hui
+heureuse et riche... du moins on est bien sûr qu'elle l'était hier...
+mais on se demande si elle le sera demain...
+
+Marthe était pâle. Sa voix trembla lorsqu'elle demanda encore:
+
+—Et sur quoi se fondent tous ces bruits, ma fille?
+
+—Au salon, personne ne le dit, repartit Diane; dans les fermes, on
+répète que le jour où les étrangers sont entrés au manoir fut un jour
+de malédiction et de malheur!...
+
+—Ce qui se passe ici est-il donc déjà la fable du pays? murmura
+Marthe, tandis que la honte mettait un fugitif incarnat à sa joue.
+
+—Nous sommes vos nièces, madame, répondit la jeune fille; chacun nous
+parle avec respect à cause de vous... On se borne à nous dire que cet
+homme et cette femme sont la cause de tout le mal... C'est elle qui
+entraîne le maître à sa ruine... C'est lui qui a ramené au manoir
+l'ennemi mortel de nos pères... Pontalès, dont le fils parle déjà comme
+s'il était possesseur des biens de Penhoël.
+
+Diane s'arrêta. Madame sembla hésiter et faire sur elle-même un effort
+pénible.
+
+—Et le nom de cet homme, dit-elle en baissant les yeux, n'est-il
+jamais prononcé, que vous sachiez, en même temps que mon nom?...
+
+—Au salon, peut-être... Chez les anciens vassaux de Penhoël, qui donc
+oserait joindre le nom d'un homme détesté comme un démon au nom de la
+femme que tous vénèrent à l'égal d'une sainte?
+
+Une autre question se pressait sur les lèvres de Madame. Diane la
+devina, et répondit à voix basse:
+
+—Je n'ai jamais rien entendu moi-même à ce sujet... mais Cyprienne...
+
+Madame se tourna vivement vers cette dernière.
+
+—Ce sont des menteurs!... s'écria la jeune fille; des menteurs et des
+méchants!... Je n'ai pas bien compris leurs paroles, mais voici ce
+qu'ils disaient:
+
+«—Le maître de Penhoël ne peut rien refuser à M. Robert, et M. Robert
+veut que l'Ange de Penhoël soit sa femme...»
+
+«Jusque-là, je comprenais bien, mais ils disaient encore:
+
+«—Madame est dans le même cas que le maître, elle ne peut pas dire
+non... Pourtant, comme elle est fière et que les femmes bravent tout
+quelquefois quand il s'agit de leur enfant, M. Robert s'est arrangé
+pour que Marthe de Penhoël ne pût faire autre chose que de mettre dans
+sa main la main de mademoiselle Blanche.»
+
+—C'est donc bien lui!... murmura Madame sans savoir qu'elle parlait.
+
+Ses yeux étaient fixes, et ses mains froides tremblaient dans les mains
+des deux jeunes filles.
+
+Elle se leva brusquement et s'approcha du lit de Blanche.
+
+Un instant elle contempla le visage tranquille et pur de l'enfant, qui
+semblait sourire.
+
+—Venez!... dit-elle d'une voix brève et sourde.
+
+Cyprienne et Diane s'avancèrent obéissantes.
+
+—A genoux!... reprit Marthe.
+
+Les deux sœurs s'agenouillèrent.
+
+Marthe dit encore:
+
+—Priez!...
+
+Puis elle ajouta avec exaltation:
+
+—Priez du fond du cœur et comme vous n'avez jamais prié en votre
+vie!... Vous dites que vous m'aimez... vous dites que vous voudriez
+donner pour moi votre sang et votre bonheur!... Eh bien! priez Dieu
+qu'il prenne votre bonheur et votre sang pourvu que ma fille soit
+heureuse!
+
+Diane et Cyprienne joignirent leurs mains et répétèrent du fond du
+cœur la prière que leur dictait Madame.
+
+Celle-ci appuyait son front baigné de sueur contre la couverture de son
+lit, et murmurait dans ses sanglots déchirants:
+
+—Tout pour elle, mon Dieu!... Tout pour elle!... Ayez pitié de mon
+enfant!...
+
+Quand elle se releva, ses yeux étaient secs, et un rouge vif colorait
+son visage. Diane et Cyprienne l'examinaient à la dérobée avec
+inquiétude. Il leur semblait voir dans ses yeux une sorte d'égarement.
+
+Elle contemplait toujours Blanche, mais froidement, comme si elle n'eût
+point su ce qu'elle faisait.
+
+—Votre vie, dit-elle enfin d'une voix changée, votre sang et votre
+bonheur!... Tout pour elle!... Pourquoi cela?...
+
+—Parce qu'elle est votre fille..., murmura Cyprienne.
+
+—Ma fille!... répéta Marthe qui semblait ne plus comprendre.
+
+—Parce qu'elle est adorée, ajouta Diane tristement, et qu'on ne nous
+aime pas!...
+
+Marthe jeta sur elles tour à tour un regard si étrange et si brûlant,
+que les deux jeunes filles tressaillirent jusqu'au fond de l'âme.
+
+—On ne vous aime pas?... prononça Marthe d'un accent plaintif et doux:
+c'est vrai!... pauvres enfants, on ne vous aime pas!...
+
+Un sourire indéfinissable vint se jouer autour de sa lèvre. Elle les
+attira vers elle d'abord tout doucement; puis, d'un geste plein de
+véhémente passion, elle les pressa toutes deux contre sa poitrine
+haletante.
+
+—Oh!... oh!... fit-elle en couvrant de baisers leurs fronts unis.
+
+Puis, sa voix éclatant malgré elle:
+
+—On ne vous aime pas!... s'écria-t-elle avec folie, on ne vous aime
+pas, vous!... Oh! mon Dieu! m'avez-vous faite assez malheureuse!...
+
+Diane et Cyprienne demeuraient muettes d'étonnement. Elles ouvraient
+de grands yeux pour regarder Madame, dont la joue se couvrait d'une
+rougeur ardente et dont l'œil était de feu.
+
+Dans leur surprise, il y avait de la frayeur et aussi de vagues espoirs.
+
+Elles sentaient battre avec violence le sein de Madame, dont les bras
+tremblaient.
+
+—Écoutez-moi!... reprit Marthe, le moment est venu... Il faut tout
+vous dire!... Sait-on qui est la plus aimée des trois filles de
+Penhoël? Écoutez!... écoutez!... Les yeux de la pauvre femme ont
+pleuré; son cœur a saigné! Quand vous dormez, voyez-vous parfois votre
+mère en songe?...
+
+Diane cherchait à comprendre. Cyprienne écoutait comme on suit un rêve.
+
+Avant qu'elles pussent répondre, Madame reprit encore d'une voix plus
+sourde et en perdant son regard plus troublé dans le vide:
+
+—Pauvre femme!... pauvre mère!... Écoutez!...
+
+Elle s'interrompit; sa bouche resta entr'ouverte. Les deux jeunes
+filles, qui attendaient, la sentirent chanceler. Son visage se couvrit
+tout à coup d'une pâleur livide.
+
+Les jeunes filles n'eurent que le temps de la soutenir. Elle
+s'affaissa, faible et privée de mouvement, entre leurs bras.
+
+Diane et Cyprienne la déposèrent sur un siége. Elle n'avait point perdu
+le souffle, mais on eût dit une morte, tant son corps immobile était
+glacé.
+
+Durant quelques minutes, les deux filles de l'oncle Jean s'empressèrent
+autour d'elle. Au bout de ce temps, la poitrine de Madame se souleva
+en un long soupir; ses yeux tombèrent sur Diane et Cyprienne qui
+interrogeaient avec effroi son visage.
+
+—Vous voilà!... dit-elle, pourquoi n'êtes-vous pas à danser?...
+
+Sa voix était calme et froide.
+
+Les deux jeunes filles ne savaient que répondre.
+
+—Le bal est-il donc fini déjà?... reprit Marthe.
+
+Il y avait entre sa froideur présente et la fièvre qui l'emportait
+naguère un contraste étrange. Évidemment, elle ne se souvenait plus...
+
+Diane fit effort pour oser. Elle prit la main de Madame et la baisa
+respectueusement.
+
+—Il y a longtemps que nous sommes ici..., murmura-t-elle; nous
+parlions de vous, madame, et du danger qui menace votre fille...
+
+Marthe sourit d'un air incrédule.
+
+—Nous parlions de cela!... répéta-t-elle; un danger pour Blanche!...
+Qui donc serait assez cruel pour s'attaquer à une pauvre enfant?
+
+Elle se tourna vers le lit de l'Ange, dont le sommeil paisible n'avait
+point été troublé.
+
+—Des dangers!... répéta-t-elle en touchant du doigt la joue de Diane
+avec un sourire protecteur et distrait, les jeunes filles se font comme
+cela des idées!... Allez rire et danser, mes enfants... Il n'y a de
+malheurs et de mystères que dans vos petites têtes folles!... Voici
+notre Blanche guérie... Allez dire là-bas aux musiciens de jouer leur
+air le plus joyeux... Puisque Penhoël donne bal, il faut que ses hôtes
+s'amusent!
+
+
+
+
+VII
+
+SOUS LA TOUR-DU-CADET.
+
+
+Cyprienne et Diane venaient de quitter la chambre de l'Ange. Elles
+marchaient côte à côte, sans se parler, le long des corridors
+du manoir. Il ne faisait pas un souffle d'air au dehors, et les
+illuminations du jardin restaient intactes. Des fenêtres de la galerie,
+on pouvait voir les longues lignes de lumière qui marquaient les allées
+et le cercle plus brillant du salon de verdure.
+
+On entendait, dans cette dernière direction, comme un bruit sourd de
+casseroles fêlées, dominé par des cris déchirants et insensés. C'était
+mademoiselle Héloïse Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, la Cavatine, qui
+chantait son grand morceau d'opéra avec accompagnement de guitare.
+
+En écoutant ces prodigieuses clameurs, un étranger n'aurait pas manqué
+de concevoir des idées sinistres et de penser à quelque attentat commis
+dans le voisinage; mais les deux filles de l'oncle Jean ne pouvaient
+point s'y méprendre; elles connaissaient trop la voix de la plus jeune
+et de la plus timide des Grâces Baboin.
+
+Au lieu d'obéir à l'injonction de Madame, en rentrant dans le jardin
+pour gagner le bal, elles descendirent l'escalier menant à la cour.
+Les domestiques étaient tous dans l'aire; la cuisine et l'office se
+trouvaient déserts. Diane et Cyprienne sortirent du château, sans être
+aperçues, par la porte de la cour.
+
+Cette issue donnait sur le seul chemin praticable aux voitures, et
+pouvant conduire du Port-Corbeau à Penhoël. Il descendait la montée en
+zigzag, pour éluder la pente, et coupait en dix endroits différents le
+taillis de châtaigniers.
+
+Diane et Cyprienne suivirent le chemin qui longeait d'abord, pendant
+une centaine de pas, cette robuste et gothique muraille, aboutissant
+d'un côté à la Tour-du-Cadet, et, de l'autre, servant de terrasse aux
+jardins de Penhoël.
+
+Elles marchaient lentement, perdues qu'elles étaient dans leurs
+réflexions. Aucune d'elles n'avait rompu encore le silence.
+
+Elles songeaient à ce qui venait de se passer dans la chambre de
+l'Ange. Bien des fois déjà, elles avaient surpris la douleur de
+Marthe de Penhoël; mais qu'il y avait loin de ce qu'elles avaient vu
+jusqu'alors à ce qu'elles venaient d'entendre et de voir! Qu'il y avait
+loin des larmes de Madame, silencieuses et résignées, à ce transport
+subit, à ces paroles fiévreuses, à ce délire!
+
+Et ces paroles entendues, que signifiaient-elles?...
+
+Qu'y avait-il au fond de ce mystérieux désespoir, dont l'objet apparent
+n'était plus ni le danger de Blanche, ni la ruine prochaine de
+Penhoël?...
+
+Un instant, elles avaient pu croire que cette angoisse fougueuse se
+rapportait à elles, Diane et Cyprienne. N'était-ce pas en les pressant
+contre son cœur avec ivresse que Marthe avait prononcé ces bizarres
+paroles?
+
+Les pauvres enfants, qui mendiaient chaque jour à genoux quelque
+distraite caresse, avaient pu se croire un instant adorées à l'égal de
+Blanche elle-même!
+
+Mais ce n'avait été qu'un instant. Après cet ardent baiser qui les
+avait réunies sur le sein palpitant de Marthe, quel froid sourire et
+quels mots glacés! Bien qu'elles fussent habituées à l'indifférence,
+il leur semblait qu'on les avait congédiées, cette fois, avec plus de
+dédain encore qu'à l'ordinaire.
+
+Que croire? Cyprienne avait beau mettre son esprit à la torture, elle
+cherchait en vain. Diane elle-même perdait l'effort de son esprit
+clairvoyant et subtil à vouloir soulever le voile.
+
+Parfois, elle croyait entrevoir le mot de l'énigme; mais c'était une
+chose si invraisemblable, si impossible!...
+
+Diane repoussait la supposition accueillie; elle retombait au plus
+profond de ses doutes, et se retrouvait en face du problème insoluble.
+
+Que croire? Rien, hélas! sinon que Madame, outre les douleurs qu'elles
+avaient déjà devinées, avait une autre torture plus mystérieuse encore,
+et qu'il ne fallait point espérer de guérir!...
+
+Elles allaient la tête penchée; leurs mains s'étaient unies à leur
+insu, et bien qu'elles ne se parlassent point, leurs pensées se
+répondaient.
+
+Au moment où elles arrivaient sous la partie des anciennes
+fortifications qui servait maintenant de terrasse aux jardins du
+manoir, elles s'arrêtèrent toutes deux d'un mouvement brusque et
+commun.
+
+Elles prêtèrent l'oreille.
+
+Des voix se faisaient entendre sur la terrasse, et quelques mots
+descendaient jusqu'à elles.
+
+Elles relevèrent la tête. La saillie de la muraille leur cachait les
+illuminations du jardin; mais les mille feux allumés le long des allées
+mettaient un rayonnement dans l'atmosphère épaisse et lourde. Il y
+avait comme un fond lumineux derrière la ligne noire de la terrasse.
+
+Sur ce fond, Cyprienne et Diane virent se détacher deux têtes connues.
+C'étaient Étienne et Roger qui poursuivaient là leur conversation
+entamée dans le jardin.
+
+Nous savons que les noms des deux filles de l'oncle Jean revenaient
+bien souvent dans leur causerie. Diane et Cyprienne ne pouvaient saisir
+le sens des paroles, mais elles entendaient leurs noms prononcés, et
+toutes deux restaient.
+
+Elles étaient bien jeunes. A l'âge qu'elles avaient, il faut peu de
+chose pour faire diversion aux préoccupations les plus graves.
+
+A se voir ainsi, par hasard, aux écoutes, la gaieté naturelle de
+leur caractère revenait au galop. Quand c'était Roger qui parlait,
+un sourire se jouait autour des jolies lèvres de Cyprienne; quand la
+voix d'Étienne se faisait entendre, la charmante figure de Diane
+s'éclairait à son tour.
+
+Elles aimaient toutes deux; peut-être aimaient-elles bien plus qu'elles
+ne le croyaient elles-mêmes.
+
+Il y avait déjà plusieurs minutes qu'elles étaient là, écoutant et
+tâchant de relier en se jouant les lambeaux de phrases qui tombaient
+jusqu'à elles, lorsque Étienne et Roger s'accoudèrent sur la balustrade
+de la terrasse. Les deux jeunes filles se rapprochèrent davantage de
+la muraille et se cachèrent parmi les touffes d'épines et de houx qui
+en masquaient les fondements. Dans cette nouvelle position, elles
+pouvaient tout entendre.
+
+Aussi, lorsque Étienne annonça son départ pour Paris, un cri
+d'étonnement douloureux s'échappa de la poitrine de Diane.
+
+Ce cri fut entendu par Étienne et Roger, qui se penchèrent vivement en
+dehors de la balustrade; mais déjà les deux jeunes filles se perdaient
+derrière les branches du taillis.
+
+Diane courait, entraînant maintenant sa sœur à travers les pousses
+des châtaigniers. On aurait pu croire qu'elle avait un but qu'il lui
+fallait atteindre à tout prix. Et pourtant elle ne savait pas où elle
+allait.
+
+Cyprienne la suivait en silence.
+
+En quelques minutes, le taillis fut traversé. Les deux sœurs se
+trouvaient de l'autre côté de la maison, au bout de l'antique muraille
+et sous la Tour-du-Cadet, dont les créneaux à jour surplombaient
+au-dessus de leurs têtes.
+
+Diane s'arrêta, essoufflée. Elle porta la main à son front brûlant,
+puis à son cœur qui battait douloureusement.
+
+—As-tu entendu?... murmura-t-elle.
+
+—J'ai entendu, répondit Cyprienne; ma pauvre sœur!...
+
+Elle voulut lui prendre la main; Diane se jeta dans ses bras en
+pleurant.
+
+—Demain..., disait-elle parmi ses larmes, dans quelques heures, je
+l'aurai vu pour la dernière fois!... Oh! sait-on comme on aime?... Hier
+j'aurais cru pouvoir sourire en parlant de son départ!...
+
+—Si tu lui disais de rester..., murmura Cyprienne, il resterait.
+
+Diane garda le silence. Un instant, les deux sœurs se tinrent encore
+embrassées; puis Diane se redressa tout à coup. Elle essuya ses yeux où
+restaient quelques pleurs.
+
+—Non, non! dit-elle; je ne lui demanderai pas de rester!... Autour
+de nous il n'y a que malheur... Ce malheur est à nous, qui sommes
+les filles de Penhoël; pourquoi le faire partager à ceux que nous
+aimons?... Qu'il parte, dût-il m'oublier!... Si Dieu exauce mes
+prières, il sera bien heureux...
+
+Tandis qu'elle parlait, sa belle tête intelligente et pensive
+s'inclinait sur sa poitrine. Il y avait dans sa voix un accent de
+tristesse profonde. Elle sentait aujourd'hui, pour la première fois
+peut-être, qu'à son insu son cœur s'était donné tout entier.
+
+Cyprienne faisait un retour sur elle-même, et songeait en frémissant
+que Roger pourrait partir aussi à son tour.
+
+Elle cherchait en vain quelque bonne parole d'espérance et de
+consolation. Ce fut Diane qui rompit le silence. Sa voix était changée.
+Une fermeté grave remplaçait la mélancolie de tout à l'heure.
+
+—Nous ne sommes pas ici pour nous occuper de nous-mêmes, dit-elle.
+Étienne est jeune et fort... l'avenir s'ouvre devant lui: que Dieu
+l'assiste!... Auprès de nous, il y a des faibles à protéger et à
+défendre... Songeons à Penhoël, ma sœur, et hâtons-nous... car quelque
+chose me dit que l'heure mortelle approche...
+
+Cyprienne serra la main de sa sœur contre son sein.
+
+—Tu l'aimes, pourtant!... murmura-t-elle; je t'en prie, cherchons un
+moyen de le retenir!...
+
+—Cherchons un moyen de sauver Penhoël!... répondit Diane dont les
+grands yeux se levaient au ciel avec une résignation angélique;
+cherchons un moyen de sauver Madame et de sauver la pauvre Blanche!
+
+Le lieu où elles se trouvaient en ce moment formait l'extrême sommet de
+la colline. Vers l'orient, au delà de la Tour-du-Cadet, il n'y avait
+rien qu'une rampe rocheuse descendant à la lande. Entre cette rampe et
+le chemin qui longeait la muraille, une sorte de guérite demi-ruinée,
+protégeant une poterne, se collait aux fondements de la tour. En cet
+endroit, le taillis plus touffu faisait à la guérite un impénétrable
+abri de verdure.
+
+Comme la vue était magnifique de ce point culminant, on avait ménagé,
+sous les châtaigniers, une étroite esplanade, où régnait un banc de
+gazon.
+
+Les vieux paysans se souvenaient que le commandant de Penhoël aimait
+particulièrement ce site. Bien souvent, durant les beaux soirs de
+l'été, on le voyait jadis monter la route abrupte, appuyé sur le bras
+de son fils Louis, le favori de sa vieillesse. Ils disparaissaient tous
+les deux derrière l'épais rempart de feuillage, et ceux qui passaient
+alors dans le chemin pouvaient entendre la voix grave du vieux marin,
+enseignant à l'aîné de sa maison les nobles sentiments qui avaient
+guidé sa propre vie.
+
+La mémoire du commandant de Penhoël était vénérée comme celle d'un
+saint. D'année en année, lorsqu'on faisait des coupes dans le taillis,
+on respectait toujours les quelques châtaigniers groupés autour de la
+guérite. Les châtaigniers étaient devenus de grands arbres, dont les
+troncs robustes s'élançaient bien au-dessus de la barrière de verdure
+qui entourait toujours leurs pieds.
+
+Depuis la mort du commandant, le maître actuel du manoir semblait,
+en vérité, craindre tout ce qui rappelait la mémoire du temps passé.
+Pas une seule fois peut-être il n'était venu visiter ce lieu, où il
+aurait revu les images unies de son père mort et de son frère absent.
+Le passage qui conduisait de la route au banc de gazon disparaissait
+maintenant, à demi bouché par les broussailles et les pousses du
+taillis.
+
+En revanche, on aurait pu remarquer un autre passage, pratiqué dans la
+direction opposée, et donnant sur un petit sentier à pic qui descendait
+au bord de l'eau.
+
+La Tour-du-Cadet se dressait immédiatement au-dessus de la cabane de
+Benoît Haligan, le passeur. C'était Benoît Haligan qui avait pratiqué
+ce sentier à travers les taillis, en venant presque chaque soir
+s'agenouiller à la place occupée jadis par son vieux maître.
+
+Benoît trouvait là ce qu'il aimait: une nature grande et sombre, des
+souvenirs tristes et des pensées de mort.
+
+Maintenant que la maladie et la vieillesse le clouaient à son grabat,
+ce qu'il regrettait le plus au monde, c'était l'heure qu'il passait
+tous les soirs, autrefois, à genoux au pied de la Tour-du-Cadet.
+
+Cyprienne et Diane venaient de percer l'enceinte de feuillage. Elles
+étaient assises sur le banc de gazon.
+
+—Dieu m'est témoin, disait Cyprienne, que je n'ai jamais eu la pensée
+de reculer!... mais nous sommes trop faibles, ma pauvre sœur, et ils
+sont trop puissants... Un instant j'ai cru que nous avions réussi à les
+effrayer en faisant courir le bruit du retour de notre oncle Louis...
+L'amour que tout le pays porte à l'aîné de Penhoël est si grand!...
+Ils se sont arrêtés; ils ont hésité durant quelques jours... Hélas!
+notre oncle Louis n'est pas revenu, et ils ont oublié leur épouvante...
+Que faire désormais?... Nous avons épuisé toutes nos ressources! Nos
+efforts ont pu retarder un peu le coup qui menace Penhoël... mais,
+à mesure que nous détruisons une arme prête à le frapper, une arme
+nouvelle est forgée... d'autres piéges se tendent... et deux pauvres
+enfants comme nous peuvent-ils défendre toujours l'homme qui ne se
+défend pas lui-même?...
+
+—Ce sont des gens habiles, répliqua Diane avec amertume; ils ont
+commencé par empoisonner son cœur et par aveugler son intelligence!...
+Puis on lui a pris sa force... Chaque soir, on l'assoit à une table de
+jeu, entre cette créature sans âme qu'il aime d'une passion insensée,
+et le flacon d'eau-de-vie qui va lui enlever le reste de sa raison!...
+Ils sont là, les lâches! rangés autour de cette proie facile... Oh!
+quand je vois le front de Penhoël se rougir, son œil s'éteindre et
+sa voix trembler en mêlant les cartes déloyales, il me semble que la
+justice de Dieu nous abandonne!
+
+—Quand je vois cela, moi, s'écria impétueusement Cyprienne, je pense
+que, si j'étais homme, il n'y aurait déjà plus autant de misérables
+autour de ce tapis vert!... Pourquoi notre frère Vincent a-t-il quitté
+le manoir?...
+
+—Si notre frère est heureux, reprit Diane, que le ciel soit béni! N'y
+a-t-il pas ici assez de cœurs à souffrir?... Ma sœur, il vaut mieux
+que nous soyons seules dans cette lutte... et s'il ne nous fallait que
+des bras forts et des cœurs vaillants, n'aurions-nous pas Étienne et
+Roger?
+
+Cyprienne baissa la tête.
+
+—Oui... oui..., murmura-t-elle; il vaut mieux que nous soyons
+seules... Étienne et Roger voudraient combattre à visage découvert,
+et nous savons trop que ces hommes ne reculeraient pas devant
+l'assassinat...
+
+Elle baisa Diane au front et reprit avec une sorte de gaieté:
+
+—Pardonne-moi, ma sœur... Tu sais bien que je suis brave, malgré mes
+instants de faiblesse!...
+
+—Je sais que tu es un cœur dévoué, ma pauvre Cyprienne, répondit
+Diane qui lui rendit son baiser avec une tendresse de mère; je sais que
+tu es prête à donner ta vie pour ceux que nous aimons... toi si jeune
+et si belle!... toi qui pourrais être heureuse avec le mari de ton
+choix!... Écoute!... il nous reste bien peu de chances de vaincre... et
+ce que nous faisons toutes deux, une seule pourrait le faire... Si tu
+m'aimais bien... si tu étais toujours ma petite sœur chérie...
+
+—Je te laisserais seule en face de ces maudits, n'est-ce pas?...
+s'écria Cyprienne indignée; je tâcherais de fermer les yeux pour ne
+point voir que tu meurs à la peine!...
+
+—N'est-ce pas assez d'une victime?... murmura Diane.
+
+Cyprienne lui ferma la bouche d'un geste où la colère et la tendresse
+se mêlaient à doses presque égales.
+
+—Si c'est assez d'une victime, ma sœur, dit-elle, Étienne part,
+Étienne vous aime... Que n'allez-vous avec lui à Paris?...
+
+Elle passa son bras autour de la taille de sa sœur.
+
+—Non, non!... se reprit-elle, oh! non! ne m'abandonne pas!... Que
+ferais-je sans toi?... Mais ne me parle plus de fuir, quand tu restes,
+je t'en prie!...
+
+Diane l'attira contre son cœur.
+
+—Je ne t'en parlerai plus, dit-elle; pardonne-moi... Je t'aime tant et
+j'aurais tant de joie à te voir heureuse!... Et puis, tu ne sais pas,
+ma pauvre sœur! on commence à nous combattre comme si nous étions des
+hommes!... S'ils allaient te tuer avant moi!...
+
+—Me tuer?... répéta Cyprienne.
+
+—Hier, dans notre chambre, poursuivit Diane, je t'ai fermé la bouche
+au moment où tu allais me rendre compte de ta soirée... moi-même je ne
+t'ai rien dit de ce que j'avais fait... c'est que notre chambre n'est
+plus à nous, ma sœur!... Nous sommes épiées à notre tour... et dans
+le corridor qui mène aux appartements de Penhoël, j'avais entrevu la
+figure de Blaise qui nous suit comme notre ombre.
+
+—En te voyant garder le silence, dit Cyprienne, j'ai pensé que tu
+n'avais pas réussi.
+
+—Je n'ai pas échoué... Maître le Hivain était à son bureau... Je crois
+savoir dans quel casier de son secrétaire sont les papiers qui peuvent
+perdre Penhoël.
+
+—Alors, il faut y retourner ce soir; car je sais, moi, qu'ils
+redoublent d'obsession auprès de Penhoël, et que c'est tout au plus
+s'il pourra résister un jour encore!...
+
+—J'y retournerai, dit Diane.
+
+—Pas toi!... s'écria vivement Cyprienne; c'est à mon tour!
+
+—Puisque je sais où sont les papiers...
+
+Cyprienne appuya sa joue contre l'épaule de sa sœur, et reprit à voix
+basse:
+
+—Crois-tu donc que je ne t'ai pas devinée?... Il y a là un danger plus
+grand que de coutume... et tu veux encore l'affronter toute seule!...
+C'est toi qui penses pour nous deux, ma sœur... Dans la guerre que
+nous faisons, je ne suis qu'un soldat, et tu es le capitaine...
+Laisse-moi au moins ma part de travail!
+
+La tête de Diane, qui s'inclinait pensive, se redressa en ce moment, et
+sa voix prit un accent de gaieté.
+
+—Soit!... dit-elle, mon petit soldat!... Tu pousseras ce soir une
+reconnaissance jusque dans le camp ennemi... Je sais que tu es brave
+comme la poudre, mais il faut bien pourtant te prévenir... Hier,
+dans une escarmouche pareille à celle que tu vas engager, ton pauvre
+capitaine a eu de rudes assauts à soutenir... Tu n'exagères en rien,
+quand tu parles de bataille, ma sœur... Cette nuit, on m'a tiré deux
+coups de fusil, et j'ai eu mon cheval tué sous moi!
+
+Diane sentit sa sœur tressaillir entre ses bras; ce n'était pas de la
+crainte.
+
+Au contraire, le cœur impétueux de la jeune fille s'exaltait à ce
+danger nouveau.
+
+—Et tu voulais y retourner toute seule!... s'écria-t-elle.
+
+Puis elle reprit avec pétulance:
+
+—Sais-tu?... Je prendrai ce soir les pistolets de Roger, toi, ceux
+d'Étienne, et les lâches qui ont tiré sur toi verront beau jeu!...
+
+Diane souriait. Mais au bout de quelques minutes, elle secoua la tête
+et poursuivit d'un ton plus grave:
+
+—A ce genre de combat, ma pauvre sœur, nous ne serions pas les plus
+fortes... ce qu'il nous faut, c'est de l'adresse et l'aide de Dieu...
+
+Cyprienne ne répliqua point, mais on pouvait voir qu'elle renonçait
+avec chagrin à l'idée de faire le coup de pistolet.
+
+—Et toi, reprit Diane, qu'as-tu fait hier?
+
+—Ce que nous faisons chaque soir tour à tour, répondit Cyprienne.
+J'ai joué mon rôle d'apparition... J'ai dit à Penhoël, d'une voix de
+fantôme, qu'un bon génie veillait sur sa maison, et qu'il fallait
+résister avec courage... Mais Penhoël n'a plus de force... Il ne sait
+que trembler et fermer ses oreilles!... C'est malgré lui qu'il faudra
+le sauver... Quant à ceux qui l'entourent, acharnés à sa perte, ils
+triomphent, ma sœur... Ils se voient au bout de leur peine... et je
+les entendis hier se dire entre eux que cette nuit même Penhoël leur
+abandonnerait le dernier morceau de pain de sa femme et de son enfant!
+
+—Le manoir?...
+
+—Il a vendu la semaine dernière ce qui restait des biens donnés en
+partage à notre oncle Louis... Il n'a plus rien que le manoir!...
+Et à l'heure où nous parlons, ils sont sans doute autour de lui...
+Robert, Pontalès et cette femme qui l'a ensorcelé!... Ils l'obsèdent,
+ils le menacent de ces papiers qui sont entre leurs mains une arme si
+terrible!...
+
+Diane se leva.
+
+—Ces papiers, il nous les faut, dit-elle, dussions-nous rester cette
+fois sur la place... Partons, ma sœur!
+
+Cyprienne était toujours prête quand on parlait d'agir. Les deux
+jeunes filles descendirent ensemble le sentier roide et difficile qui
+conduisait au bord de l'eau.
+
+A mesure qu'elles descendaient, une sorte de chant rauque et lugubre
+arrivait jusqu'à leurs oreilles. Quand elles commencèrent à découvrir,
+au travers du taillis, la lueur faible qui sortait de la loge de Benoît
+Haligan, elles reconnurent la voix et le chant.
+
+C'était le vieux passeur lui-même qui psalmodiait lentement et avec
+peine les versets du _De profundis_.
+
+Diane et Cyprienne continuèrent leur route. Au moment où elles
+passaient devant la loge, la voix du vieillard, éteinte et creuse,
+interrompit son chant pour prononcer leurs noms.
+
+Cyprienne hésita.
+
+—Ma sœur, dit-elle, quand je vois cet homme, et que j'entends ses
+sombres menaces, je n'ai plus de courage...
+
+—Il a servi fidèlement Penhoël, répliqua Diane, et tout le monde
+l'abandonne...
+
+La voix cassée du vieillard se reprit à chanter; mais ce n'était plus
+le _De profundis_.
+
+Il disait:
+
+ «C'est bien vous qu'on voit sous les saules:
+ «Blanches épaules,
+ «Sein de vierge, front gracieux
+ «Et blonds cheveux...»
+
+Ce chant, que nous avons entendu tomber si doux des lèvres de Cyprienne
+et de Diane enfants, prenait, en passant par la bouche du vieillard,
+des modulations funèbres.
+
+Le bras de Cyprienne frissonnait sous celui de sa sœur.
+
+—Il est seul et il souffre..., dit Diane; entrons...
+
+ * * * * *
+
+Au sommet de la colline, tout près de l'endroit où les deux jeunes
+filles s'asseyaient naguère, deux hommes s'arrêtaient au pied des
+châtaigniers.
+
+Si les deux sœurs avaient tardé une minute, elles n'auraient point
+descendu la montée, parce qu'elles auraient entendu les nouveaux venus
+prononcer à voix basse, dans une conversation animée, le nom de Madame
+et celui de René de Penhoël.
+
+
+
+
+VIII
+
+MAITRE LE HIVAIN.
+
+
+Les deux hommes qui venaient de s'arrêter au bout de la muraille
+gothique sous la Tour-du-Cadet sortaient de l'appartement de René de
+Penhoël.
+
+C'étaient maître Protais le Hivain, surnommé Macrocéphale, homme de loi
+des bourgs de Bains et de Glénac, et M. le marquis de Pontalès.
+
+Tandis que l'on dansait dans le salon de verdure, une partie s'était
+engagée, suivant la coutume, chez le maître de Penhoël.
+
+C'était vers le tomber du jour, une heure environ avant que le feu de
+joie fût allumé sur l'aire. Robert de Blois était là, en ce moment,
+ainsi que Lola, les deux Pontalès et maître le Hivain.
+
+La partie avait lieu dans la chambre à coucher de Penhoël, comme si
+l'on avait voulu en faire mystère au commun des hôtes du manoir.
+
+Un grand luxe régnait maintenant dans l'appartement du maître.
+L'ameublement tout neuf était à la dernière mode de Paris. Trois
+ans auparavant, si nous avions pénétré dans cette chambre simple et
+modestement ornée, nous y eussions trouvé les portraits du commandant
+de Penhoël, de Louis enfant et de Marthe.
+
+Maintenant, il n'y avait plus qu'un seul portrait dans un cadre
+splendide: c'était celui de Lola.
+
+Derrière le lit, une porte s'ouvrait, signalée plutôt que masquée par
+d'éclatantes draperies de velours; c'était la porte de la chambre de
+Lola.
+
+Évidemment, on ne prenait même plus la peine de dissimuler. Le désordre
+avait pris droit de bourgeoisie au manoir, et Penhoël, se faisant comme
+un bouclier de sa lourde apathie, ne s'inquiétait point de savoir si sa
+conduite était un scandale ou passait inaperçue.
+
+Il était le maître. Sa dégradation avouée s'abritait derrière cette
+grande et belle autorité du chef de la famille, qui avait servi jadis
+l'austère vertu de ses ancêtres.
+
+Il tenait le jeu contre M. Robert de Blois, auprès de qui s'asseyaient
+les deux Pontalès. A sa droite, la charmante Lola, en costume de bal,
+s'étendait paresseusement dans une bergère; à sa gauche, maître Protais
+le Hivain, portant sur son nez coupant et long de rondes lunettes de
+fer, suivait le jeu d'un œil avide.
+
+Pontalès et son fils s'abstenaient de tout conseil. L'homme de loi, au
+contraire, prodiguait les siens avec une remarquable générosité.
+
+Quant à Lola, elle ne quittait sa pose nonchalante que pour emplir de
+sa jolie main, couverte de bagues, un verre placé sur la table à côté
+de Penhoël.
+
+Et Penhoël buvait! buvait!
+
+Ces trois années avaient pesé sur lui d'une façon véritablement
+extraordinaire. Bien qu'il eût à peine trente-huit ans, c'était déjà un
+vieillard; son épaisse chevelure blonde avait blanchi entièrement; son
+front s'était ridé: sa haute taille s'était courbée. Il n'y avait plus
+ni volonté ni intelligence dans son regard éteint et stupéfié par une
+ivresse de chaque jour.
+
+A peine aurait-on pu reconnaître dans cette figure bouffie et pâle,
+que tachaient çà et là d'ardentes piqûres, les mâles traits de René de
+Penhoël.
+
+L'effet produit sur sa nature morale par ce laps de temps si court
+était du reste plus désastreux encore. Certes, le maître de Penhoël
+n'avait jamais été un esprit d'élite; mais il possédait du moins
+autrefois une part de cette vaillance énergique qui était comme
+l'héritage de sa race.
+
+A présent, plus rien. De cet homme jeune et fort, que nous avons vu
+jadis bondir dans le chaland vermoulu de Benoît, et braver, sur ce pont
+frêle, la violence de l'orage, il ne restait qu'une manière de cadavre,
+un vieillard impotent et lourd, sans force ni pensée.
+
+L'eau-de-vie, l'amour et le jeu, ces trois choses dont une seule suffit
+à exalter l'homme, pouvaient à peine, réunies, galvaniser sa morne
+inertie.
+
+Il tenait ses cartes d'une main tremblante et comme engourdie. A mesure
+que la partie avançait, des gouttes de sueur plus grosses coulaient
+dans les rides de son front, et les taches rouges qui marbraient sa
+face livide s'allumaient plus brillantes.
+
+En face de lui Robert, souriant et calme, causait avec les Pontalès,
+intéressés sans doute dans sa partie.
+
+Le jeune comte Alain de Pontalès était un assez joli garçon, qui ne
+se cachait point trop pour lancer du côté de Lola des œillades
+suffisamment significatives.
+
+Son père, le marquis, était un petit vieillard: cheveux blancs comme
+neige, œil vif, sourire bon et spirituel. A juger l'homme seulement
+par les dehors, ce devait être le plus aimable marquis du monde.
+
+Les gens qui regardent de très-près, et prétendent voir mieux que le
+vulgaire, auraient peut-être découvert, sous son avenant sourire, un
+petit fonds de sécheresse et de moquerie. Mais c'était peu de chose,
+et d'ailleurs quelque légère nuance de scepticisme voltairien s'allie
+merveilleusement, comme on sait, à la riante bienveillance de ces vieux
+gentilshommes.
+
+Ce qui dominait dans la physionomie du marquis, c'étaient la finesse et
+la bonté. Ce devait être un homme souverainement adroit, et sa bonhomie
+devait empêcher son adresse d'être dangereuse.
+
+Ses ennemis, et il en avait bien peu d'avoués à cause de ses soixante
+mille livres de rente, prétendaient qu'il était plus fin encore qu'il
+n'en avait l'air, mais que sa bonhomie ne valait pas le diable.
+
+C'étaient des jaloux peut-être. En tout cas, dans ce pays patriarcal,
+où l'estime publique est en raison directe de la somme portée au
+bordereau du percepteur, la médisance n'avait pas beau jeu contre M.
+le marquis de Pontalès.
+
+La _société_ le reconnaissait pour roi. Il possédait l'estime éclairée
+du chevalier adjoint et de la chevalière adjointe de Kerbichel; il
+avait l'admiration des trois vicomtes, épris de madame veuve Claire
+Lebinihic; les trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang auraient
+volontiers employé le reste de leur jeunesse à chanter ses louanges à
+l'univers avec accompagnement de guitare.
+
+Ce qui, du reste, aurait milité sérieusement en sa faveur auprès
+de tout homme non prévenu, c'était l'empressement mis par lui à
+terminer cette longue haine qui avait séparé jadis le manoir et le
+château. Pontalès s'était prêté vraiment de bien bonne grâce à cette
+réconciliation; l'entremise du jeune M. Robert de Blois s'était bornée
+à une simple démarche après laquelle M. le marquis, quoique le plus
+âgé, le plus riche et le plus haut titré, avait fait immédiatement les
+premiers pas.
+
+Depuis le rapprochement, Penhoël, au su de tout le monde, avait profité
+plus d'une fois de sa bonne volonté. Cet excellent marquis montrait une
+obligeance inépuisable. Pour n'en donner qu'un exemple et fournir d'un
+seul coup la preuve de sa bienveillante délicatesse, nous dirons qu'il
+avait été jusqu'à renoncer au titre de maire de Glénac pour donner à la
+vanité de Penhoël cette satisfaction enviée.
+
+Il y avait bien une heure que la partie engagée durait. Les enjeux
+étaient lourds, et l'on jouait argent sur table. Penhoël perdait.
+
+Entouré comme il l'était, d'un côté par Macrocéphale qui avait tout
+juste la probité d'un homme de loi campagnard, de l'autre par une femme
+ayant droit au titre d'aventurière, son malheur constant aurait pu
+n'être point naturel. Lola était admirablement placée pour faire des
+signes, et la longue figure de maître Protais le Hivain pouvait dire
+bien des choses.
+
+Mais le jeune M. Robert de Blois n'en était pas à user de ces fraudes
+élémentaires. C'était un gentilhomme! S'il trompait, il y mettait du
+moins une grâce charmante et une habileté de premier ordre.
+
+Penhoël ne pouvait soupçonner ces mains loyales, toujours à découvert,
+et qui battaient les cartes avec une nonchalante aisance.
+
+D'ailleurs, Dieu sait que le jeune M. de Blois ne se montrait guère
+empressé de jouer. Ce n'était jamais lui qui entamait la partie, et il
+fallait chaque jour que Penhoël priât, mais priât sérieusement, pour
+que le jeune M. de Blois voulût bien consentir à lui gagner ses doubles
+louis.
+
+Ce gain constant le fatiguait au lieu de lui être agréable, tant il
+avait de généreux désintéressement. Chaque fois qu'il était contraint
+par le sort à empocher l'argent du maître, il ne pouvait retenir les
+marques de sa mauvaise humeur.
+
+Penhoël, lui, s'obstinait avec l'entêtement sombre du joueur dépouillé.
+Depuis trois ans il avait perdu des sommes énormes. Il voulait les
+regagner. Sur ce tapis avaient passé tour à tour les fermes, les
+moulins, les forêts qui composaient l'héritage de son père. Il
+prétendait rompre la veine funeste et reconquérir tout cela.
+
+Chaque jour son espoir se brisait contre l'arrêt inflexible du sort,
+mais rien ne tue l'espoir tenace du joueur.
+
+Penhoël revenait le lendemain s'asseoir à la même place que la veille.
+Sa main avide et tremblante interrogeait avidement l'oracle toujours
+contraire. Il perdait. Durant quelques heures, il restait là le feu
+dans la poitrine et la sueur au front, jusqu'à ce que Robert, ému de
+compassion, le tendre et bon jeune homme, lui refusât une dernière
+revanche!
+
+Robert venait de gagner une partie et Penhoël cherchait au fond de
+sa poche, tout à l'heure pleine, les quelques pièces d'or qui lui
+restaient.
+
+—Je donnerais vingt louis pour vous voir gagner cette partie, dit le
+jeune M. Robert, un bonheur comme le mien ne se conçoit pas et finit
+par être fatigant!...
+
+Penhoël tendit son verre, que Lola s'empressa de remplir.
+
+—On dit qu'on ne peut pas être heureux à la fois au jeu et en
+amour..., murmura le fils de Pontalès en fixant sur le maître un regard
+où il y avait de la moquerie.
+
+Le marquis lui fit un signe de sévère reproche.
+
+—Moi, j'ai beau parier pour M. de Blois, dit-il avec la bonhomie
+douce qui distinguait ses manières, tous mes vœux sont pour mon ami
+Penhoël... C'est une veine comme on n'en a jamais vu!... Dérangez un
+peu votre chaise, vicomte; on dit que ces choses-là changent le sort.
+
+Penhoël fit glisser sa chaise sur le parquet avec cette docilité
+superstitieuse et stupide du joueur vaincu dont la tête se perd.
+
+Ses sourcils étaient froncés violemment; sa respiration s'embarrassait
+dans sa poitrine. Il ne prononçait pas une parole.
+
+Le vieux marquis, non content d'avoir donné à son hôte un généreux
+conseil, changea les deux bougies de place, et dérangea un peu la table.
+
+Grâce à ces manœuvres classiques, il était bien difficile, on en
+conviendra, que la veine ne fût pas coupée comme avec un rasoir.
+
+Penhoël perdit encore.
+
+Le vieux marquis joignit les mains avec découragement.
+
+—C'est folie de lutter quand le diable s'en mêle!... murmura-t-il.
+
+Penhoël cependant fouillait dans sa poche, où il n'y avait plus rien.
+
+—Trente louis sur parole!... dit-il d'une voix creuse et sonore.
+
+C'était le premier mot qu'il eût prononcé depuis une heure.
+
+Les deux Pontalès et M. de Blois échangèrent un rapide regard.
+
+—Écoutez, Penhoël, répliqua Robert, vous savez bien que je ne voudrais
+pas vous refuser... je jouerais contre vous des millions sur parole...
+mais, dans ce moment, ce serait vous voler votre argent... Nous
+resterions là jusqu'à demain que vous perdriez toujours!
+
+—Trente louis! répéta Penhoël dont la main tremblante serrait
+machinalement son verre plein d'eau-de-vie.
+
+Robert mêla les cartes avec une répugnance visible.
+
+Au moment où Penhoël coupait, un domestique entr'ouvrit la porte de la
+chambre.
+
+—On attend M. le maire, dit-il, pour allumer le feu de joie.
+
+—Qu'on attende!... voulut répondre Penhoël.
+
+Mais Robert et les deux Pontalès s'étaient levés déjà.
+
+Quand le maître vit son adversaire lui échapper ainsi, son front
+s'empourpra, et sa lèvre blême trembla de colère.
+
+Sa langue épaissie balbutia des reproches inintelligibles.
+
+Robert et Pontalès le prirent chacun par un bras, tandis que Lola
+s'éclipsait avec le jeune vicomte Alain.
+
+Maître le Hivain remettait ses lunettes de fer au fourreau.
+
+—Allons, allons, Penhoël!... disait cependant le marquis de cet accent
+paternel qu'on prend avec les enfants révoltés, ne voulez-vous pas
+faire crier toute la paroisse?... Prenez une demi-heure pour remplir
+votre devoir... et, après cela, parbleu! nous vous donnerons votre
+revanche...
+
+—Puisque vous êtes un enragé!... ajouta Robert qui l'entraîna au
+dehors.
+
+Avant de sortir, il avait fait signe à maître le Hivain de ne pas
+s'éloigner.
+
+Les paysans attendaient dans l'aire. Le feu de joie fut allumé à l'aide
+d'une torche bleue fleurdelisée, et il y eut le nombre convenable de
+salves d'acclamations parmi les pétards.
+
+Pendant que la flamme montait, tortueuse et bleuâtre, le long des
+fagots amoncelés, Penhoël, qui avait jeté sa torche, errait dans la
+foule et cherchait en vain ses partenaires. De tous côtés les paysans
+le saluaient respectueusement, et il ne les voyait point.
+
+Quand le brave père Géraud du _Mouton couronné_ vint à son tour lui
+tirer sa révérence, le maître lui demanda d'un air absorbé:
+
+—N'as-tu point vu M. Robert de Blois?
+
+Puis il se détourna sans attendre la réponse du vieil aubergiste qui
+secoua la tête en murmurant:
+
+—Cet homme l'a ensorcelé!... Et c'est moi qui lui ai montré le chemin
+du manoir!...
+
+A défaut de Robert et des Pontalès, qui se faisaient maintenant
+invisibles, Penhoël rencontrait partout sur ses pas maître Protais le
+Hivain. Celui-ci se tenait à distance respectueuse, mais il ne perdait
+jamais de vue René de Penhoël et semblait attendre l'occasion de
+l'aborder.
+
+—Où sont-ils?... où sont-ils?... lui cria enfin René à bout de
+patience.
+
+Macrocéphale s'approcha aussitôt.
+
+—Je pense que M. le vicomte veut parler de ces messieurs..., dit-il.
+Sans doute qu'ils auront attendu M. le vicomte dans sa chambre...
+
+—C'est vrai!... dit René, allons-y!
+
+L'homme de loi lui présenta son bras, sur lequel René appuya sa marche
+lourde et pénible. En passant devant le salon de verdure, il s'arrêta,
+et un murmure sourd gronda dans sa gorge. L'orchestre jouait une
+hongroise que Lola dansait la tête sur l'épaule d'Alain de Pontalès.
+
+—Elle aimerait mieux être avec vous que là, M. le vicomte!... murmura
+Macrocéphale; partout où vous n'êtes pas, la pauvre jeune dame a l'air
+de s'ennuyer!
+
+—Parlez-vous vrai?... demanda Penhoël.
+
+—Regardez plutôt!
+
+Ceci était audacieux, car Lola semblait être aux anges. Mais René eut
+un vague sourire, et reprit, content, le chemin de sa chambre.
+
+Dans sa chambre, il ne trouva ni Pontalès ni Robert de Blois.
+
+—Ils vont venir..., dit Macrocéphale en installant René dans son
+fauteuil avec les soins empressés d'un valet de chambre. S'il m'était
+permis de parler ainsi, je dirais: «Ils ne viendront que trop tôt!...»
+Bon Jésus! ces hommes-là vous ont-ils gagné de l'argent, Penhoël!
+
+—Donnez-moi mon verre, M. le Hivain, dit Penhoël au lieu de répondre,
+il faudra bien que la veine change un jour ou l'autre!...
+
+—Si j'étais fée ou sorcier, s'écria Macrocéphale dont le laid visage
+grimaçait le dévouement, il y aurait longtemps que la veine aurait
+changé!... Voyez-vous, Penhoël, je ne sais pas faire de grandes
+phrases, moi, mais je n'aime que vous parmi les gentilshommes du
+pays... Et, aussi vrai que Dieu est Dieu, je me ferais hacher en mille
+morceaux pour votre service!
+
+—Ils ne viendront donc pas! murmura Penhoël.
+
+L'homme de loi s'assit sur le coin d'une chaise, tout auprès de lui.
+
+—Avant qu'ils viennent, reprit-il, nous pourrions bien causer un peu
+d'affaires.
+
+Une expression d'effroi et de répugnance invincible se peignit sur le
+visage de René.
+
+—Non... non! répliqua-t-il, pas aujourd'hui!
+
+—C'est que nous sommes bien bas!...
+
+—Qu'y faire?... murmura René avec fatigue. Allez-vous me rappeler
+encore ce qui a été fait? Je sais bien qu'un jour venant je n'aurai pas
+d'autre ressource qu'un coup de pistolet à travers le crâne...
+
+—Un jour venant, répéta l'homme de loi d'un ton qui voulait dire: «Ce
+jour-là est plus proche que vous ne pensez.»
+
+Puis il ajouta doucereusement:
+
+—Ce qui est fait est fait, Penhoël, et je ne vous parlerai point des
+signatures fausses... Ne craignez rien; personne ne nous écoute!... Je
+voulais vous demander seulement s'il vous reste beaucoup d'argent sur
+le prix de la forêt de Quintaine.
+
+La tête de Penhoël se pencha sur sa poitrine.
+
+—Oh! la veine!... la veine!... murmura-t-il en crispant ses doigts
+autour des bras de son fauteuil, je viens de perdre mon dernier louis!
+
+—Et pourtant vous voulez jouer encore?
+
+—Je veux gagner!
+
+—Mais si vous perdez?
+
+—Je veux gagner! vous dis-je, s'écria le maître en se redressant
+tout à coup. Blanche de Penhoël est-elle faite pour mendier son pain,
+monsieur?... Je veux regagner mes forêts, mes étangs, mes métairies!...
+et avec cela tous les biens que Pontalès a volés à mon père!...
+
+—Je donnerais mon bras droit pour que cela pût arriver, Penhoël!...
+Mais si vous n'avez plus d'argent...
+
+—Il faut vendre!... Aussi bien Lola veut faire venir de Rennes une
+nouvelle parure...
+
+—Vendre!... répéta l'homme de loi, qui se fit une mine plus allongée
+encore que de coutume: pour vendre, il faut avoir.
+
+René tressaillit et le regarda en face.
+
+—Qu'est-ce à dire? s'écria-t-il; n'ai-je donc plus rien?
+
+—Si fait..., répliqua Macrocéphale, M. le vicomte possède encore son
+manoir de Penhoël, quitte de toute hypothèque.
+
+—Et avec cela?...
+
+—Rien..., repartit tout bas Macrocéphale.
+
+Penhoël demeura un instant immobile et muet. On eût dit un homme
+foudroyé. Puis il se couvrit le visage de ses deux mains.
+
+—Le manoir de Penhoël, reprenait cependant l'homme de loi, est une
+magnifique propriété; nous en trouverions assurément un bon prix... et
+je suis sûr que M. le marquis de Pontalès...
+
+—Jamais! interrompit René avec angoisse. C'est ici qu'est mort mon
+père... Jamais!
+
+—Ce n'est pas moi qui donnerais à M. le vicomte le conseil de vendre
+le manoir, poursuivit Macrocéphale en prêtant à sa voix une expression
+plus humble et plus insinuante; mais, ayant l'honneur d'être le conseil
+de M. le vicomte, je me permettrai de lui faire observer que le manoir
+est pour lui une lourde charge... Avec une habitation si belle, il
+faudrait des rentes...
+
+—Et je n'en ai plus! murmura Penhoël.
+
+—Pas beaucoup, s'il faut parler franchement... D'un autre côté, comme
+vous le disiez tout à l'heure, la veine peut changer... et avec des
+fonds...
+
+Penhoël laissa retomber ses deux mains sur ses genoux. La douleur
+profonde qu'il ressentait réveillait son apathie. La torture avait
+trouvé un coin vif au fond de son cœur engourdi.
+
+Ces trois ans écoulés passaient comme une vision rapide au-devant de
+ses yeux.
+
+—J'étais heureux..., pensait-il tout haut, j'étais riche... le nom de
+mon père restait pur... Oh! Haligan disait-il vrai?... Cet homme est-il
+venu pour me prendre le salut de mon âme et la vie de mon corps?...
+
+—Une observation qu'il est important de faire, poursuivait l'homme de
+loi, c'est que toutes les ventes, consenties par vous jusqu'à ce jour,
+sont conditionnelles et frappées d'une clause de réméré... Dans le
+cas où vous feriez une nouvelle affaire avec le marquis... ou avec un
+autre... on pourrait obtenir des conditions pareilles.
+
+—Le terme du réméré est-il le même pour tout ce que j'ai aliéné?
+demanda Penhoël.
+
+—Le même... Il finit au 1er novembre de la présente année.
+
+—Et nous sommes à la fin d'août! repartit Penhoël.
+
+—En deux mois et onze jours, on peut faire bien des choses, M. le
+vicomte!... Dans le cas où il vous plairait de mettre en vente le
+manoir, je pourrais tâter Pontalès ce soir même.
+
+René de Penhoël ne répondit point tout de suite. Quand il prit enfin
+la parole, ce fut tête haute et d'une voix ferme. Il semblait qu'une
+étincelle de son ancienne énergie se fût réveillée en lui.
+
+—Je vous défends de me reparler jamais de cela!... dit-il. Je ne sais
+pas ce que Dieu décidera de mon sort, mais la maison où ma fille unique
+est née ne sera jamais vendue par mon fait.
+
+—Bien parlé!... s'écria Macrocéphale avec un brusque attendrissement;
+ah! vous êtes un vrai gentilhomme, Penhoël, et nous verrons, j'en suis
+bien sûr, la fin de tout ceci!
+
+—Laissez-moi!... dit le maître.
+
+Macrocéphale se leva aussitôt pour obéir. Mais avant de quitter la
+chambre, il eut le temps de dire encore:
+
+—Si vous saviez comme cela me fend le cœur, chaque fois qu'un des
+domaines de Penhoël passe comme cela en des mains étrangères... Je n'ai
+rien à dire contre Pontalès, Dieu merci, ni contre personne... mais je
+suis, avant tout, le serviteur et l'ami de Penhoël... Et si j'avais des
+trésors, je saurais bien à quoi les employer!...
+
+Il fit un salut respectueux, et prit congé du maître, qui était retombé
+dans son immobilité stupéfiée.
+
+Au bas du perron, donnant sur le jardin, il rencontra Robert de Blois,
+qui l'attendait sans doute, et qui passa vivement son bras sous le sien.
+
+—Eh bien! roi des habiles, demanda Robert, qu'avons-nous fait?
+
+Maître le Hivain hocha la tête.
+
+—Heu! heu! fit-il, on ne vend pas comme cela sa dernière chemise sans
+gronder quelque peu!
+
+—Il accepte, en attendant?
+
+—Il refuse.
+
+—Diable!... grommela Robert, ça nous retarde encore!... Avez-vous bien
+fait tout ce que vous avez pu?
+
+Macrocéphale prit un accent pénétré.
+
+—M. de Blois, dit-il, on n'est pas maître de ces choses-là... Je ne
+vous connais que depuis trois ans, mais je vous aime comme si vous
+étiez mon propre fils!...
+
+—Je suis bien reconnaissant..., répliqua Robert.
+
+L'homme de loi l'interrompit.
+
+—Je voudrais que vous me missiez à l'épreuve!... dit-il. Aussi vrai
+que Dieu est Dieu, je me ferais hacher en mille pièces pour votre
+service! Je n'ai rien à dire contre Penhoël ou contre Pontalès... mais
+il n'y a pas à balancer: votre intérêt avant tout... voilà ma règle.
+
+—En temps et lieu, maître le Hivain, dit Robert, vous verrez que vous
+n'avez pas eu affaire à un ingrat... Pour commencer, dès demain je
+consulterai votre expérience sur quelques petites contestations qui
+pourraient bien nous diviser, Penhoël et moi, dans l'avenir.
+
+—A vos ordres, mon cher M. Robert.
+
+—Mais pour revenir à l'affaire qui nous occupe, vous ne voyez pas la
+possibilité...?
+
+—Par moi, non, répondit Macrocéphale.
+
+—Alors il faut employer les grands moyens, n'est-ce pas?
+
+—C'est mon avis... et s'il m'était permis de vous donner un conseil...
+
+—Cela vous est permis, pardieu! M. le Hivain.
+
+Depuis quelques minutes, tout en suivant la conversation, Robert
+réfléchissait. En ce moment il semblait sourire à une excellente idée.
+
+—Le conseil que je me permettrais de vous donner, poursuivit l'homme
+de loi, serait celui-ci... La charmante madame Lola possède sur Penhoël
+un pouvoir sans bornes...
+
+—M. le Hivain, interrompit Robert, vous êtes un observateur
+extrêmement spirituel... Lola nous a déjà servis, la chère fille,
+presque autant que le jeu et l'eau-de-vie!... Mais aujourd'hui j'ai
+mieux que cela encore!
+
+—Mieux que cela?... répéta Macrocéphale d'un air galamment incrédule.
+
+Robert ôta son bras de dessous le sien.
+
+—On est bien mal ici pour parler d'affaires, reprit-il; veuillez
+chercher M. le marquis de Pontalès, et allez m'attendre avec lui
+quelque part où l'on puisse causer sans témoins.
+
+—Du côté de la Tour-du-Cadet, si vous voulez?...
+
+—Soit!... La place est excellente, et vous ne m'y attendrez pas
+longtemps... Avant une demi-heure, vous pourrez juger ce que vaut mon
+moyen.
+
+Robert avait une figure triomphante.
+
+Ils se séparèrent.
+
+L'homme de loi descendit l'allée qui menait au salon de verdure pour
+chercher le marquis de Pontalès, et Robert de Blois monta lestement le
+perron du manoir.
+
+Au lieu d'entrer dans la chambre du maître de Penhoël, dont la porte
+se présentait la première dans le corridor, il se dirigea vers
+l'appartement de Madame.
+
+
+
+
+IX
+
+RENDEZ-VOUS.
+
+
+Le marquis de Pontalès et maître Protais le Hivain arrivaient sous la
+Tour-du-Cadet pour attendre Robert de Blois, qui leur avait assigné ce
+rendez-vous.
+
+La soirée était déjà fort avancée, et le salon de verdure, déserté tour
+à tour par tous ceux qui pouvaient diriger la fête, restait décidément
+en proie aux trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, qui se
+passaient de main en main la redoutable guitare, et faisaient boire,
+jusqu'à la lie, aux convives découragés, le calice de leur antique
+répertoire.
+
+Pontalès et l'homme de loi causaient en suivant le sentier qui menait à
+la tour.
+
+—Il avait l'air sûr de son affaire?... demandait le vieux marquis.
+
+Macrocéphale haussa ses épaules pointues et fit une grimace de dédain.
+
+—Ça ne doute de rien, vous savez! répliqua-t-il. Parce que ça sait
+faire sauter la coupe et pêcher le roi en brouillant les cartes,
+ça se croit un homme bien habile!... Ah! M. le marquis, sans le
+dévouement profond que je vous porte, je ne resterais pas une minute
+de plus dans toutes ces affaires-là... Ce Robert, voyez-vous, est un
+aventurier de bas étage, et je n'aime que les gens comme il faut...
+Vous, par exemple, M. le marquis, et le jeune M. Alain... voilà des
+gentilshommes!... Ah! je vous parle franchement, je ne m'inquiète guère
+plus de ce Robert que de Penhoël lui-même!... Mais quant à ce qui vous
+regarde, je me ferais hacher en mille pièces pour votre service!
+
+Le vieux marquis l'écoutait avec son sourire bonhomme, et prenait de
+tout cela juste ce qu'il fallait.
+
+—Je sais que vous êtes un ami sûr, M. le Hivain, dit-il, vous êtes
+en outre un homme de beaucoup de sens, et je crois que vous avez des
+idées très-justes sur M. Robert de Blois... Mais nous avons encore
+besoin de lui jusqu'à la fin de cette affaire... Quand il en sera
+temps (il mit sa main sur l'épaule de Macrocéphale), soyez sûr que je
+saurai faire la part de mes vrais amis... Il y a dans le pays bien des
+gens qui ne vous valent pas et qu'on regarde comme des gros bonnets,
+maître le Hivain... Viennent les événements que nous préparons, je vous
+promets, moi, que vous aurez plus d'un jaloux entre Redon et Carentoir!
+
+Ces paroles étaient douces comme miel aux longues oreilles de
+Macrocéphale; il écoutait et faisait d'avance le gros dos en songeant à
+son importance prochaine.
+
+—Mais il faut d'abord que Penhoël disparaisse..., reprit le marquis en
+baissant la voix; je vous parle franc, comme vous voyez... Il ne s'agit
+pas de lui enlever la moitié de sa fortune... les deux tiers, les trois
+quarts... les quatre-vingt-dix-neuf centièmes!... Il faut qu'il soit
+forcé de fuir et qu'on n'entende plus jamais parler de lui: sans cela,
+rien de fait!
+
+Macrocéphale se frotta les mains.
+
+—A la bonne heure!... s'écria-t-il, j'aime à voir comprendre les
+affaires de cette façon-là!... ça s'appelle au moins trancher dans le
+vif!... Eh bien! M. le marquis, nous marchons, que diable!... Il me
+semble que nous sommes bien près de notre but!
+
+Ils arrivaient au bout de la route et touchaient à ces grands
+châtaigniers derrière lesquels Diane et Cyprienne abritaient naguère
+leur causerie. Pontalès s'arrêta.
+
+—Plus bas!... fit-il en jetant un regard inquiet autour de lui. C'est
+ici que Robert doit venir?
+
+—Ici même.
+
+—Est-on bien à l'abri des oreilles indiscrètes?...
+
+—A moins de choisir le beau milieu de la lande de Renac ou le
+centre des marais, je ne connais pas de meilleur endroit pour causer
+tranquillement d'affaires... La muraille est haute; d'un autre côté
+le taillis s'éloigne tout exprès pour nous enlever la chance d'être
+écoutés... Derrière nous, la route est découverte.
+
+—Mais devant nous?... fit Pontalès en montrant du doigt le massif de
+châtaigniers.
+
+Macrocéphale se prit à sourire.
+
+—C'est différent! répliqua-t-il avec l'intention évidente de faire une
+bonne plaisanterie; derrière ces arbres-là, il pourrait bien se trouver
+quelque revenant aux écoutes.
+
+—Que voulez-vous dire?
+
+—Je demande pardon à M. le marquis de parler avec cette légèreté en
+sa présence... Le fait est qu'il y a là un espace de quelques pieds
+carrés où le plus vaillant gars des bourgs voisins n'oserait pas
+pénétrer après la nuit tombée, parce que le vieux commandant de Penhoël
+_y revient_...
+
+—C'est égal... dit Pontalès: excès de prudence ne nuit jamais... et je
+voudrais voir...
+
+—Ça peut se faire.
+
+Macrocéphale, toujours complaisant, écarta de la main les branches de
+châtaigniers qui bouchaient l'entrée du massif et se fraya un passage.
+
+—Veuillez vous donner la peine d'entrer, M. le marquis, dit-il,
+puisque vous n'avez pas peur des revenants.
+
+Il disparut derrière l'enceinte de verdure, et Pontalès le suivit.
+
+La nuit était noire. Sous les châtaigniers, le feuillage touffu rendait
+l'obscurité encore plus profonde. Sans cette circonstance, l'homme de
+loi et Pontalès auraient pu voir qu'ils étaient très-pâles tous les
+deux et qu'ils avaient l'air assez peu rassurés.
+
+Malgré l'ombre épaisse, on distinguait vaguement la guérite et le banc,
+couvert d'herbe longue.
+
+—Comme on se cacherait ici!... murmura le marquis d'une voix
+légèrement émue.
+
+—Oh! oh! repartit Macrocéphale en tâchant de prendre un accent
+fanfaron, il me semble que votre voix tremble! Soyez tranquille!... le
+vieux Penhoël est bien mort... et du diable si les vivants ont l'idée
+de venir visiter son boudoir!...
+
+Une feuille sèche vint à bruire sous le pied du marquis. Maître Protais
+le Hivain s'interrompit pour pousser un petit cri de frayeur.
+
+—Avez-vous entendu?... demanda-t-il en retenant son souffle.
+
+Pontalès avait reconnu que l'esplanade et la guérite étaient également
+désertes.
+
+—Ma foi! reprit l'homme de loi honteux de son alerte, j'ai cru... il
+m'a semblé... Au fait, mon métier n'est pas d'être brave!... Maintenant
+que nous avons bien dûment inspecté les lieux, M. le marquis, je vote
+pour que nous retournions sur la voie publique.
+
+—Et n'est-il pas possible, demanda Pontalès, d'arriver ici par un
+autre passage que la route?
+
+—Regardez plutôt! répondit Macrocéphale, une muraille de trente pieds
+et des rampes à pic!... Je propose de lever la séance.
+
+Il écarta de nouveau les branches et poussa un long soupir de bien-être
+quand il revit le ciel au-dessus de sa tête. C'était un esprit fort.
+
+Pontalès visita une dernière fois tous les recoins de l'enceinte de
+verdure, et repassa sur la route à son tour.
+
+Le Hivain avait retrouvé sa vaillance.
+
+—A part les revenants, dit-il, il y a pourtant un homme qui aime à se
+cacher dans ce trou noir comme le fond de mon écritoire.
+
+—Qui ça?
+
+—Le vieux fou de Benoît Haligan, l'ancien passeur du bac de
+Port-Corbeau... Mais je pense bien qu'il n'y montera plus, car il est
+à l'agonie... Ah! M. le marquis! tout de même, ce que c'est que de
+nous!... Quand le vieux commandant venait s'asseoir là, sur son banc de
+gazon, il était le chef d'une famille puissante... A présent, le pauvre
+Protais le Hivain ne voudrait pas changer de place avec le maître de
+Penhoël!...
+
+—Le pauvre Protais le Hivain, dit M. de Pontalès, sera bientôt en
+position de ne changer son sort contre celui de personne... Mais
+parlons un peu du présent... Depuis que ces misérables enfants sont
+venues dans mon propre château de Pontalès enlever, à dix pas de moi,
+dans ma chambre, ces papiers que je n'aurais pas donnés pour cinquante
+mille écus, je ne sais plus bien au juste quelles sont nos armes contre
+Penhoël...
+
+Maître le Hivain cligna de l'œil.
+
+—Il nous en reste de bonnes!... répliqua-t-il; chaque fois que Penhoël
+a vendu une pièce de terre appartenant à l'aîné, il lui a fallu faire
+un faux de plus... C'est pour cela que j'ai morcelé les ventes et
+multiplié les contrats.
+
+—Vous êtes un homme d'or!...
+
+—Je connais assez passablement mon état!... et, sans parler d'autre
+chose, il m'a fallu, dans le principe, une certaine triture, que
+j'oserai dire assez rare, pour constituer cet aventurier de Robert qui
+arrivait un pied chaussé et l'autre nu, pour le constituer, dis-je,
+en quelques semaines, créancier de Penhoël pour une somme assez
+importante! Il est vrai que ce coquin de Robert avait attaqué l'affaire
+avec un entrain admirable... Si vous l'aviez vu lorsqu'il arriva au
+manoir, il y a trois ans, avec son domestique Blaise!... Pour ma part,
+j'aurais fait serment qu'il était millionnaire!... Et puis, il avait
+deux jolies cordes à son arc, cet homme-là: le roi de carreau et la
+dame de cœur!...
+
+Macrocéphale se mit à rire.
+
+—Vous sentez bien, reprit-il, que je veux parler de la Lola. Ce
+Robert est un gaillard après tout... Il a beaucoup faibli depuis
+qu'il a quelque chose à perdre... mais le jour où il redeviendrait un
+aventurier sans feu ni lieu, je ne voudrais pas me frotter à lui!...
+Franchement, M. le marquis, Penhoël chassé, vous ne serez pas encore
+maître du manoir.
+
+—En temps et lieu j'aurai recours à vos excellents conseils, mon bon
+ami, répliqua Pontalès. Je ne me donne pas, hélas! pour un diplomate
+bien habile!... Sans vous, je serais certainement resté en chemin...
+Mais revenons aux titres qui sont en votre possession... Vous les tenez
+en lieu de sûreté, j'espère?
+
+—Ma maison n'est pas si forte, ni si bien gardée peut-être que le beau
+château de Pontalès... répondit Macrocéphale avec suffisance; néanmoins
+on fait de son mieux!... Et je vous réponds des pièces corps pour
+corps... Eh! eh! les petites rôdent autour de chez moi comme autour
+de chez vous... Ce sont des diables incarnés que ces enfants-là!...
+Avant de soupçonner leur savoir-faire, et alors que je n'étais pas
+encore sur mes gardes, je les ai laissées plus d'une fois se moquer de
+moi... Elles m'ont volé bien des obligations souscrites par Penhoël...
+Et, sans leurs manœuvres, la chose n'aurait pas duré si longtemps...
+Mais ma maison est armée en guerre, maintenant... Et je ne pense pas
+qu'elles veuillent goûter une seconde fois du plat qu'on leur a servi
+pas plus tard que hier soir.
+
+—J'ai entendu parler d'un coup de fusil... commença Pontalès.
+
+—Deux coups de fusil!... dont l'un a porté bien près du but... car on
+a trouvé un cheval couché sur la lande avec une balle dans la tête.
+
+—Ce sont des moyens bien violents, maître le Hivain! Et si l'on
+m'avait consulté...
+
+—M. le marquis, je crois avoir droit de prétendre à la réputation
+d'homme prudent... Nos landes cachent assez de bandits pour qu'un
+honnête propriétaire ait un peu le droit d'armer ses gens... La loi
+est dure, mais positive... Quiconque s'avise de forcer une serrure
+peut s'attendre à trouver, derrière la porte, le maître de la maison
+prêt à défendre son bien... Si nous passons à la question d'utilité,
+poursuivit-il en prenant le ton d'un avocat qui plaide, je n'aurai pas
+de peine à établir, par des raisons impossibles à révoquer en doute,
+qu'entre tous les obstacles qui nous barrent le chemin, ces deux
+petits démons sont à la fois les plus gênants et les plus dangereux...
+J'aimerais mieux avoir affaire à une demi-douzaine d'hommes... Ne vous
+y trompez pas: elles savent tous nos secrets aussi bien que nous-mêmes,
+et si le hasard leur donnait quelque jour un appui, je vous promets que
+nous aurions, tous tant que nous sommes, bien du fil à retordre!
+
+—Je ne dis pas... cependant...
+
+—Écoutez!... Je suis l'ennemi déclaré des moyens violents dans les
+cas ordinaires... mais dans la circonstance présente, M. le marquis,
+soyez bien persuadé que c'est votre intérêt seul qui m'anime... Vous
+avez dépensé trois ans de votre vie et des sommes énormes pour arriver
+à un but parfaitement légal... Il se trouve que vos adversaires
+vous attaquent et m'attaquent, moi, votre conseil, par des moyens
+inqualifiables... Je ne sors pas de la légalité, mais je prends l'arme
+la plus extrême que la loi puisse donner à un citoyen, et je m'en sers!
+
+Pontalès gardait le silence.
+
+—Quand je dis: «Je m'en sers,» reprit Macrocéphale, j'emploie une
+figure, car je n'ai pas tiré le coup moi-même... Je ne connais point le
+maniement du fusil... Mais Robert de Blois, je dois vous en prévenir,
+veut aller beaucoup plus loin que cela!... Les petits démons le
+tourmentent nuit et jour... Elles entrent dans sa chambre fermée par le
+trou de la serrure!... Elles s'affublent en fantômes et vont prévenir
+Penhoël de tout ce que nous méditons contre lui... Elles s'agitent,
+elles défont tout ce que nous faisons... et Robert est décidé à prendre
+l'offensive.
+
+—S'il a un expédient convenable... dit Pontalès en cherchant ses mots,
+un biais... vous m'entendez?... quelque chose d'adroit et de sûr...
+
+Il s'interrompit pour prêter vivement l'oreille. On entendait un bruit
+de pas sur la route, dans la direction de l'entrée du manoir.
+
+Pontalès et l'homme de loi s'éloignèrent un peu de la route battue,
+afin de se mettre à l'écart derrière les premières branches du taillis.
+
+Les pas approchaient; on put bientôt distinguer dans l'ombre deux
+personnes qui s'avançaient lentement.
+
+—C'est lui, dit Pontalès.
+
+—Avec une femme... répliqua l'homme de loi.
+
+—Lola, sans doute?
+
+Macrocéphale avança la tête en dehors des branches pour mieux voir.
+
+—Non pas!... dit-il d'un accent étonné, c'est madame de Penhoël!...
+
+ * * * * *
+
+Quand Robert et la femme qui l'accompagnait furent arrivés tout auprès
+de la Tour-du-Cadet, quelques mots de leur entretien parvinrent
+jusqu'aux oreilles de Pontalès et de maître le Hivain.
+
+C'était bien Marthe de Penhoël. Malgré l'obscurité, on ne pouvait
+plus s'y méprendre. Elle donnait le bras à Robert, qui la soutenait
+cavalièrement et marchait d'un pas de parade.
+
+Quand Marthe parlait, Pontalès et l'homme de loi n'entendaient qu'un
+murmure; quand, au contraire, le jeune M. de Blois fournissait la
+réplique, ils ne perdaient pas une parole. La voix de Robert était
+haute, gaillarde, et dénotait beaucoup de bonne humeur.
+
+—Belle dame, disait-il en ce moment, Penhoël n'a pas été plus heureux
+ce soir que d'habitude... C'est étonnant! le sort ne se lasse pas de
+persécuter ce pauvre ami!... Avant de mettre le feu à la pile de fagots
+qu'on a brûlée dans l'aire, Penhoël avait perdu sa dernière pièce de
+vingt francs... Vous devriez user de votre influence, belle dame, pour
+le guérir de cette détestable passion!
+
+—Il y a trois ans, répondit Marthe, on ne pouvait pas perdre plus d'un
+louis d'or dans sa soirée au jeu que jouait le maître de Penhoël...
+
+—Ah! ah! fit Robert, les choses ont donc bien changé!... Au jeu que
+joue Penhoël, rien n'est plus aisé que de perdre maintenant dans sa
+soirée une bonne métairie ou quelques arpents de futaie...
+
+—Quel ton!... murmura Pontalès. Il y a dans ce Robert du maraud et du
+grand seigneur!
+
+—Mais comment diable Madame consent-elle à se promener avec lui, en ce
+lieu et à cette heure?... répliqua maître le Hivain.
+
+Marthe avait répondu quelques mots d'une voix faible et brisée.
+
+Robert reprit:
+
+—Ne m'accusez pas, belle dame!... Je lui ai dit vingt fois qu'il avait
+là deux vices pitoyables... On peut aimer à jouer et à boire... mais il
+joue comme une dupe et boit comme un charretier!
+
+Tout en parlant, Robert jetait ses regards à droite et à gauche; il
+cherchait évidemment quelque auditeur invisible.
+
+—Je ne veux point vous cacher, belle dame, poursuivit-il, que je vous
+ai entraînée jusqu'ici pour parler un peu d'affaires d'intérêt... Mais,
+auparavant, permettez-moi de vous demander si l'indisposition de la
+chère demoiselle Blanche n'a pas eu de suites fâcheuses?
+
+Robert put sentir le bras de Madame tressaillir sous le sien.
+
+—Qu'avait-elle donc?... demanda-t-il encore.
+
+Marthe cessa de marcher, ses jambes chancelaient.
+
+—Ce qu'elle avait?... prononça-t-elle d'une voix pénible et sourde, ne
+le savez-vous pas?...
+
+Robert hésita un instant; puis il répondit d'un ton délibéré, mais
+peut-être au hasard:
+
+—Ma foi! belle dame, je crois bien que je m'en doute.
+
+Marthe arracha brusquement son bras qui s'appuyait naguère à celui de
+M. de Blois.
+
+—Ah!... fit-elle d'un ton si étrange que Robert se pencha pour
+examiner son visage.
+
+Mais la nuit était trop noire pour qu'il fût possible de rien
+distinguer sur une physionomie.
+
+Marthe ne disait plus rien, elle restait immobile, les bras tombants et
+la tête courbée. On entendait sa respiration courte et pénible.
+
+Robert sentait vaguement qu'il y avait là encore un mystère. Il avait
+envie d'interroger, mais, pour une confidence d'une certaine espèce,
+les oreilles qu'il supposait ouvertes sous le feuillage pouvaient bien
+être de trop...
+
+—Chère dame, s'écria-t-il, je suppose, d'après votre geste, que vous
+êtes très en colère... Il n'y a vraiment pas de quoi... Un de ces
+jours, je veux avoir avec vous un entretien au sujet de mademoiselle
+votre fille...
+
+—Tout de suite! interrompit Madame avec vivacité, au nom du ciel,
+monsieur!...
+
+—Belle dame, vous me voyez désolé de vous refuser... Ce n'est
+véritablement pas le moment... Et, si vous le permettez, je vais vous
+parler du motif de notre entrevue...
+
+—Ah çà!... grommelait Macrocéphale derrière les branches du taillis,
+est-ce qu'il faudrait ajouter foi, par hasard, à ce que disent les
+Baboin et les Kerbichel?... Est-ce qu'il y aurait sérieusement quelque
+chose entre Madame et ce Robert?...
+
+—Pour pécher, répliqua Pontalès, il n'y a rien de tel que les
+saintes... Mais vous, qui avez l'oreille plus jeune que moi, maître le
+Hivain, entendez-vous ce qu'ils disent?
+
+—J'entends Robert... Et Dieu me pardonne s'ils ne parlent pas de tout,
+excepté de la vente du manoir!
+
+Comme s'il avait pu entendre ce reproche, le jeune M. de Blois abordait
+justement à cet instant le chapitre de la vente, et la réponse de
+Madame étant probablement un refus, il reprenait, sans abandonner son
+accent de politesse aisée et légèrement railleuse:
+
+—Belle dame! je ne m'attendais pas à cela! j'avais absolument compté
+sur vous... Je ne sais pas si vous avez remarqué un fait assez bizarre:
+depuis trois ans que vous me devez toute sorte de gratitude, je ne vous
+ai pas demandé le moindre service!
+
+—N'est-ce pas assez, murmura Marthe, de m'avoir fermé la bouche alors
+que je voyais un abîme au devant des pas de mon mari?...
+
+—Ceci, c'est du silence... un bon office purement négatif!... Pour
+tout ce qui exigeait un effort quelconque, je me suis toujours
+adressé à cette pauvre Lola... Voyons! pour une fois que je mets votre
+obligeance à contribution, allez-vous me repousser?
+
+Pontalès et le Hivain entendirent ce murmure faible qui annonçait la
+réponse de Madame.
+
+C'était encore un refus, sans doute, car Robert laissa échapper
+une exclamation d'impatience. Néanmoins il ne se fâcha pas encore.
+Il reprit le bras de Madame, et continua son plaidoyer en revenant
+lentement sur ses pas, le long de la route déjà parcourue.
+
+Dans ce mouvement, ils s'éloignaient tous deux du marquis et de l'homme
+de loi, qui ne pouvaient même plus saisir le sens des paroles de Robert.
+
+—C'est un fin matois tout de même!... dit Macrocéphale. Il aura su
+prendre la pauvre femme dans quelque piége diabolique!...
+
+—Oui... oui, pensa tout haut Pontalès, c'est un homme habile à la
+façon des intrigants de comédie... Il a comme cela une douzaine de fils
+qu'il fait mouvoir assez artistement... C'est un fanfaron d'astuce...
+un bachelier ès tours de passe-passe!... Les hommes de bon sens comme
+vous et moi, maître le Hivain, laissent aller les choses, attendent
+l'occasion, et dament le pion souvent à ces brillants joueurs de
+gobelets!...
+
+—Belle dame, disait Robert en revenant une seconde fois sur ses pas,
+c'est un projet arrêté... vous aurez beau vous débattre... il faut que
+cela soit fait ce soir!
+
+La voix de Marthe était suppliante.
+
+—C'est la dernière ressource de ma pauvre enfant! murmurait-elle.
+Monsieur!... monsieur, ayez pitié de nous!...
+
+—Je le voudrais, mais c'est impossible... Une dernière fois,
+consentez-vous?
+
+—Vous savez bien que je ne le puis pas!
+
+Robert s'arrêta; il touchait presque à l'arbre qui servait d'abri à
+Pontalès et à l'homme de loi.
+
+Ceux-ci le virent mettre la main à sa poche et en retirer un objet de
+petite dimension, dont l'obscurité les empêcha de connaître la nature.
+
+C'était un portefeuille. Robert l'approcha des yeux de Marthe, qui se
+couvrit le visage de ses mains.
+
+—Il est pénible d'en venir à ces extrémités, madame, poursuivit Robert
+en baissant la voix, mais c'est vous seule qui m'y forcez, à tout
+prendre!... Pourtant, vous savez bien ce que je puis contre vous!...
+
+Il frappa sur le maroquin du portefeuille. Marthe demeurait immobile.
+
+—Voyons! reprit Robert, ne me contraignez pas à faire un coup
+d'éclat!... Vous savez si j'ai été discret durant ces trois années...
+Ne soyez pas plus cruelle que moi envers vous-même... Si vous continuez
+à me refuser, malgré ma répugnance qui est grande, je me déciderai
+à faire usage de cette arme... Si vous consentez, comme je l'espère
+encore, vous pouvez compter, autant que par le passé, sur ma discrétion
+à toute épreuve!
+
+Madame hésita encore durant un instant. La nuit cachait l'angoisse
+mortelle qui était sur son visage.
+
+—Je ne puis pas vous résister, monsieur... dit-elle enfin d'une voix à
+peine intelligible, ce que vous ordonnerez, je le ferai!
+
+—A la bonne heure! s'écria gaiement Robert qui remit le portefeuille
+dans sa poche; avec une femme d'esprit on a toujours de la ressource...
+
+Puis il ajouta en parlant comme un acteur à la cantonade:
+
+—Holà... n'y a-t-il personne ici?
+
+Maître le Hivain sortit de sa cachette.
+
+A sa vue, Marthe se recula effrayée.
+
+—J'ai l'honneur de vous présenter mon très-humble respect, madame,
+dit Macrocéphale de son ton le plus doucereux, je n'ai rien entendu;
+et quand même j'aurais entendu, ajouta-t-il en se penchant à l'oreille
+de Marthe, humiliée et tremblante, ne savez-vous pas que vous avez en
+moi un serviteur fidèle qui se ferait hacher en mille pièces pour votre
+service?...
+
+—Maître le Hivain, dit Robert, vous allez avoir la bonté de suivre
+madame de Penhoël au manoir... vous entrerez avec elle dans la chambre
+de son mari qui, sur sa demande, vous remettra un pouvoir écrit de
+vendre le manoir et ses dépendances.
+
+Il baisa la main de Madame d'une façon toute galante et ajouta:
+
+—Faites vite, s'il est possible, maître le Hivain... Je vous attends!
+
+
+
+
+X
+
+PRÉDICTIONS.
+
+
+Diane et Cyprienne étaient déjà depuis quelques instants dans la loge
+du passeur du Port-Corbeau. A leur entrée, Benoît avait cessé de
+chanter; il s'était soulevé sur le coude, afin de saluer avec respect
+les filles de Penhoël.
+
+Depuis lors, il restait immobile sur son grabat, les yeux fixes et
+tournés vers les solives enfumées qui composaient la charpente de sa
+loge.
+
+A le voir ainsi, hâve et décharné, la joue creuse, la bouche
+entr'ouverte, on aurait cru déjà qu'il n'était plus de ce monde,
+d'autant mieux qu'il avait placé lui-même sur sa poitrine le crucifix
+de bois noir qui garde contre les influences du malin esprit la couche
+froide des trépassés.
+
+Une chandelle de résine, mince et fumeuse, était fichée dans la
+muraille à son chevet, un peu en arrière du lit; ses traits amaigris
+s'éclairaient à revers, et les saillies osseuses de son visage jetaient
+des ombres profondes.
+
+Cyprienne était toute pâle et tremblait à le regarder.
+
+La lumière de la résine n'éclairait guère que le grabat et un billot
+de bois sur lequel reposait un pot d'eau bénite avec son goupillon. Le
+reste de la chambre se perdait dans une demi-obscurité d'où sortaient
+çà et là, quand la résine crépitante jetait une flamme plus vive, les
+misérables objets qui composaient le mobilier du passeur.
+
+Au dehors l'air était lourd; dans la loge on respirait à peine:
+l'atmosphère se chargeait de ces miasmes tièdes et froids qui semblent
+exhaler l'agonie.
+
+Diane se tenait debout auprès du lit de Benoît Haligan.
+
+Cyprienne s'était assise un peu à l'écart, et mêlait un breuvage dans
+une petite écuelle de faïence.
+
+—Eh bien! Benoît... disait Diane, vous ne voulez pas nous répondre, ce
+soir?... Nous vous avons entendu chanter tout à l'heure, pourquoi vous
+taisez-vous maintenant?
+
+Le vieillard ne répliqua point. Sa respiration, d'ordinaire bruyante et
+pénible, était si faible en ce moment, qu'on ne l'entendait plus.
+
+—Ma sœur... ma sœur, murmurait Cyprienne effrayée, allons chercher
+le vicaire... Nous sommes peut-être dans la chambre d'un mort!...
+
+Aucun mouvement du vieux passeur ne protesta contre cette crainte. Il
+restait toujours étendu, la bouche et les yeux ouverts, les bras en
+croix sur sa poitrine, pareil à ces statues couchées qu'on voit sur les
+anciennes tombes.
+
+—Benoît... mon pauvre Benoît! reprit Diane, vous savez bien que
+nous vous aimons... pourquoi nous effrayer ainsi? Nous sommes venues
+bien tard ce soir, mais il n'y a pas de notre faute... Benoît,
+répondez-nous, je vous en prie!
+
+Même silence. Cyprienne avait du froid dans les veines, et ses jambes
+chancelaient sous le poids léger de son corps.
+
+Diane s'approcha davantage du chevet de Benoît et reprit encore:
+
+—Vous aviez soif, peut-être, et vous n'avez pas pu vous lever pour
+boire; pauvre homme!... Vous nous avez appelées... L'heure où nous
+venons d'ordinaire s'est passée, et vous avez cru que nous vous avions
+oublié!...
+
+Toujours le même silence. Seulement, la flamme de la résine se prit à
+trembler, et les déplacements de l'ombre et de la lumière mirent une
+espèce de vie factice sur le visage morne du vieillard.
+
+Cyprienne, à bout de courage, eut la pensée de s'enfuir. Diane, au
+contraire, fit un pas de plus vers le chevet du passeur, et saisit son
+bras, afin de lui tâter le pouls.
+
+Au contact des doigts de la jeune fille, Benoît eut un tressaillement
+faible. Un soupir s'exhala de ses lèvres décolorées, et ses paupières
+battirent comme si le charme qui le tenait enchaîné se fût rompu tout à
+coup.
+
+—Le feu de joie a bien brûlé, dit-il en fermant ses yeux avec fatigue,
+j'ai vu sa lueur rouge à travers la porte de ma loge... C'est un joyeux
+jour, jeunes filles!... On danse sur l'aire et l'on danse dans le
+jardin de Penhoël!... Le pauvre Benoît reste seul... Il met trop de
+temps à mourir!
+
+Diane prit l'écuelle des mains de Cyprienne et la lui présenta. Benoît
+secoua la tête en signe de refus.
+
+—J'ai vu le temps, continua-t-il, où Penhoël venait dire adieu à ses
+serviteurs mourants... Alors, tout ce qui était bon et noble, Penhoël
+n'oubliait jamais de le faire... Mais il y a une autre agonie que celle
+du corps, et je n'en veux pas au fils de mon maître...
+
+—Buvez, répéta Diane, cela vous soulagera.
+
+—Il n'y a qu'une chose au monde qui puisse me soulager, répliqua le
+vieillard dont les traits flétris eurent presque un sourire; c'est
+d'entendre votre voix douce auprès de mon oreille, Diane de Penhoël...
+Il y avait un homme que j'aimais plus qu'un père n'aime son fils
+unique et adoré... A mesure que j'avance vers mon dernier jour, les
+yeux de mon esprit voient mieux et plus loin... Il n'est pas mort...
+il reviendra peut-être quand il ne sera plus temps! Mes filles, vous
+avez ses grands yeux de feu et vous avez son bon cœur... Quand je vais
+être là-haut à la porte du paradis, avant de parler pour moi-même, je
+prierai pour lui et pour vous...
+
+Sa voix s'animait peu à peu, et sa tête renversée parmi les longues
+mèches de ses cheveux gris semblait prête à quitter l'oreiller.
+
+—Non!... non!... reprit-il répondant aux paroles qu'il avait entendues
+naguère, alors qu'il restait immobile et comme mort; non, je ne suis
+pas fâché contre vous, mes filles... Je savais que vous viendriez
+encore aujourd'hui... mais demain...
+
+Il s'arrêta.
+
+—Nous vous promettons de venir... voulut dire Diane.
+
+Le passeur se souleva lentement et avec effort; il parvint à se mettre
+sur son séant.
+
+—Approchez ici toutes deux, poursuivit-il d'une voix plus lente et
+toute pleine d'émotion; que je vous voie encore une fois, ma belle
+Diane... et vous, ma jolie Cyprienne... douces fleurs du manoir!... Oh!
+oui, si l'aîné de Penhoël était revenu, le vieux sang aurait eu encore
+de beaux jours!... Mais il tarde... il tarde!... Je crois que Dieu ne
+veut pas!...
+
+Il rejeta en arrière ses grands cheveux gris. Ses yeux commençaient à
+briller au milieu de sa face pâle, sillonnée de rides profondes.
+
+Les deux sœurs l'écoutaient avec une attention émue.
+
+—Je vois bien des choses! poursuivit encore le vieillard. Pourquoi
+faut-il que ma volonté soit stérile? Enfants, si vous ne venez plus,
+demain je serai seul... car tout le monde a délaissé mon lit de
+souffrance... Dieu m'aura pris ma dernière joie sur la terre!
+
+—Mais nous viendrons, interrompit Diane.
+
+Et Cyprienne ajouta en essayant de sourire:
+
+—Ne faut-il pas bien que je vienne préparer votre tisane, bon père
+Benoît? moi, qui suis votre médecin!
+
+—Pour ce qui est de moi, répondit le passeur, je n'ai besoin de rien,
+mes filles... abandonné ou non, mes heures sont comptées... La faim,
+la soif et la maladie ne pourront pas me tuer, puisque Dieu a marqué
+la manière dont je dois mourir... Je sais le nombre des jours qui me
+restent à vivre... C'est bien long!... Cyprienne de Penhoël, vous qui
+vouliez aller chercher tout à l'heure le prêtre pour dire sur moi la
+prière des trépassés, vous vous en irez avant moi, ma fille.
+
+Cyprienne, tremblante, baissait la tête. Elle était habituée à croire
+les paroles du vieillard comme autant d'oracles.
+
+—Ne dites pas cela!... murmura Diane, vous savez bien que nous avons
+besoin de tout notre courage!...
+
+Mais Benoît Haligan semblait céder à un pouvoir irrésistible. Ce
+n'était plus le même homme. Sa taille s'était redressée; son visage
+s'inspirait; une flamme étrange brûlait au fond de ses yeux caves.
+
+—Et vous aussi, Diane de Penhoël!... continua-t-il. Toutes deux...
+toutes deux ensemble!... Ne m'interrompez plus, car ce moment de force
+que Dieu me rend sera court, et quand je vais me taire, ce sera pour
+longtemps!... Je suis seul... je n'ai ni fils ni fille... Je n'aime
+personne en ce monde, si ce n'est vous et l'absent... depuis soixante
+et dix ans que dure ma vie, je suis un pauvre homme... Et pourtant j'ai
+amassé un petit trésor qui est enfoui au pied du grand aune qui baigne
+ses branches dans la rivière et auquel j'attachais mon bac, au temps où
+je pouvais encore passer l'eau... Écoutez bien ceci, car nulle créature
+humaine n'est infaillible, et peut-être mes prophéties sont-elles les
+rêves d'un vieil homme qui se meurt... Dieu le veuille, enfants, Dieu
+le veuille!...
+
+«Sous l'aune, il y a cent pièces de six livres, enfermées dans un pot
+de grès... Je les ai mises là une à une, et il m'a fallu bien des
+années de fatigue!...
+
+«Alors que Penhoël était heureux et riche, je comptais donner mon
+argent aux prêtres, après ma mort, afin qu'il fût dit des messes pour
+le repos de mon âme, et aussi pour les bleus que j'ai tués sur la lande
+pendant la guerre.
+
+«Depuis que Penhoël est pauvre, ne m'interrompez pas, je sais ce que je
+dis! ses serviteurs n'ont plus le droit de penser à eux-mêmes.
+
+«Je me disais: Mon argent sera pour Madame, pour l'absent, qui
+reviendra peut-être et qui n'aura plus de patrimoine, ou pour les
+filles de Jean de Penhoël...
+
+«Mettez ceci dans votre mémoire, car je ne vous en reparlerai plus...
+Quoi qu'il arrive, que je sois vivant ou mort, que ce soit aujourd'hui
+même ou dans dix ans, vous êtes mes héritières, et les cent pièces de
+six livres sont votre bien...»
+
+Cyprienne et Diane avaient des larmes dans les yeux.
+
+—Pauvre bon père Benoît!... dirent-elles en même temps.
+
+Le vieillard souriait d'un sourire amer et triste.
+
+—Ne me remerciez pas, reprit-il, à moins que vous ne veuillez suivre
+mon conseil.
+
+—Quel conseil?...
+
+—Aujourd'hui, à l'heure même où je vous parle... dites-moi adieu pour
+l'éternité, et sans prendre le temps de remonter au manoir, allez
+chercher l'argent qui est sous l'aune... Quand vous l'aurez, vous
+passerez l'eau et vous vous enfuirez, mes filles, aussi loin que la
+terre pourra porter vos pas.
+
+Diane et Cyprienne secouèrent la tête.
+
+—Et notre père?... murmurèrent-elles en même temps. Et Madame... et
+l'Ange?...
+
+—Que peut faire un pauvre vieillard contre la volonté de Dieu?...
+pensa tout haut Benoît Haligan.
+
+Puis il garda quelques instants le silence, les bras croisés sur sa
+poitrine et les yeux au ciel.
+
+Diane et Cyprienne se tenaient par la main. Leurs charmants visages,
+qu'éclairait faiblement la lumière tremblante de la résine, exprimaient
+une résignation mélancolique.
+
+Toutes deux avaient une foi égale aux paroles prophétiques du passeur;
+toutes deux croyaient à cette annonce d'une mort violente et prochaine.
+Elles donnaient leurs âmes à Dieu, et ne voulaient point fuir.
+
+Le sacrifice était consommé au fond de leur cœur, sans faste et avec
+un calme pieux. Elles regardaient en face le martyre.
+
+Au bout de quelques secondes, Benoît reprit comme en se parlant à
+lui-même:
+
+—Mon Dieu! pourquoi montrez-vous l'avenir à ceux qui sont trop faibles
+pour prévenir le malheur ou le combattre?... Depuis que cet homme mit
+le pied sur mon bac, par un soir d'orage... depuis qu'un éclair me
+montra pour la première fois sa figure, une voix s'est élevée au fond
+de ma conscience... Il y a trois ans que mes rêves me le montrent, la
+nuit, le jour, dans la veille et dans le sommeil... et je vois toujours
+la même chose... Malheur!... rien que malheur!...
+
+Un peu de sang remonta à sa joue pâlie; ses yeux brillèrent davantage.
+
+—Oh! si j'avais encore les bras d'un homme!... s'écria-t-il, mais je
+ne suis plus qu'un cadavre!... Il est arrivé par un déris, le soir
+où le moulin des Houssaies fut emporté par l'inondation... Il est
+arrivé avec les désastres et avec la tempête... C'est un déris qui
+l'emportera, un déris et une tempête!... Mais avant ce jour-là, il
+prendra la vie de plus d'un et de plus d'une au manoir de Penhoël!...
+De toutes les douces filles du manoir, il fera des belles-de-nuit...
+et cette heure-là est bien proche, Diane!... bien proche, Cyprienne!
+Je regardais ce soir le beau soleil d'automne descendre derrière la
+colline... et je me disais: Les filles de Jean de Penhoël sont jeunes,
+belles, aimées... Demain, le soleil reviendra éclairer ma cabane... Où
+seront, à cette heure, les filles de Jean de Penhoël?
+
+Cyprienne et Diane frissonnèrent.
+
+—Quoi?... sitôt que cela!... prononça Diane à voix basse.
+
+—Le marais est profond, murmura le passeur, et bien que les eaux
+soient basses, il y a de quoi noyer deux pauvres enfants au tournant de
+la _Femme-Blanche_!...
+
+Cyprienne mit sa tête sur le sein de Diane, qui la pressa en silence
+contre son cœur.
+
+—Après cela, poursuivit Benoît Haligan, l'esprit du mal sera maître
+au manoir... Pauvre Marthe!... comme je la vois pleurer en appelant sa
+fille!...
+
+—Blanche aussi!... dit Diane qui n'avait point pleuré sur elle-même et
+qui eut une larme pour le sort de l'Ange.
+
+—Et Penhoël!... s'écria le passeur en agitant les mèches mêlées de sa
+chevelure, et Penhoël... Oh! qui donc va-t-il tuer?...
+
+Les yeux du vieillard devinrent sanglants, et sa voix s'embarrassa dans
+sa gorge.
+
+—Penhoël!... reprit-il en cherchant un fantôme dans le vide, pitié!...
+c'est votre frère!...
+
+Ses bras retombèrent sur la couverture.
+
+—Je l'avais dit... poursuivit-il avec épuisement, son corps et son
+âme!...
+
+Il s'affaissa lourdement et ne parla plus.
+
+Cyprienne et Diane restaient frappées de terreur.
+
+Durant quelques minutes un silence lugubre régna dans la loge; puis une
+étincelle sembla se rallumer dans l'œil éteint du vieillard.
+
+—Écoutez... dit-il d'une voix brève et basse. Écoutez!...
+
+Son geste commandait le silence, comme s'il eût cherché à saisir un
+son faible et lointain.
+
+—Écoutez!... répéta-t-il pour la troisième fois, n'entendez-vous pas
+qu'on parle de vous là-haut, sous la Tour-du-Cadet?
+
+Les deux sœurs le regardèrent étonnées. La distance qui séparait la
+loge de la tour était telle qu'il eût fallu crier bien fort pour se
+faire entendre de l'une à l'autre.
+
+—Ils sont là!... poursuivit cependant Benoît, les assassins lâches et
+avides!... Fuyez!... fuyez, mes filles!... Il en est temps encore!
+
+Et comme Cyprienne et Diane restaient immobiles, Benoît poursuivit
+lentement:
+
+—Ils sont là, vous dis-je!... Si vous ne voulez pas fuir, allez du
+moins apprendre le sort qu'ils vous réservent!...
+
+Il y avait dans l'accent du passeur une conviction si profonde que
+Cyprienne et Diane ne songèrent plus à la distance qui les séparait de
+la tour.
+
+Elles s'élancèrent au dehors comme s'il leur eût suffi de sortir pour
+entendre ces voix qui prononçaient leur arrêt.
+
+Au dehors, le silence régnait. L'atmosphère pesante laissait immobile
+le feuillage du taillis. Les deux sœurs commencèrent à gravir le
+sentier à pic qui conduisait à la Tour-du-Cadet.
+
+Elles ne se rendaient nul compte de leur action, et leur esprit
+restait tout entier aux funèbres pensées que Benoît Haligan venait
+d'évoquer en elles.
+
+Mais, comme elles approchaient du haut de la montée, Diane s'arrêta
+tout à coup et serra fortement le bras de Cyprienne.
+
+Benoît Haligan ne les avait point trompées. Elles entendaient plusieurs
+voix sous la Tour-du-Cadet, et il leur sembla saisir de loin leurs
+noms, répétés à diverses reprises.
+
+
+
+
+XI
+
+CONCILIABULE.
+
+
+Cyprienne et Diane étaient à une vingtaine de pas du banc de gazon,
+où elles s'étaient assises naguère, avant de descendre chez Benoît
+Haligan. Elles franchirent sans bruit et avec précaution la faible
+distance qui les séparait de la Tour-du-Cadet, car elles ne savaient
+encore si les voix se faisaient entendre en deçà ou au delà de
+l'enceinte de verdure.
+
+L'enceinte était vide comme elles l'avaient laissée, mais les
+interlocuteurs invisibles n'étaient maintenant séparés d'elles que par
+les basses branches des châtaigniers.
+
+Les deux jeunes filles écartèrent doucement les rameaux, et mirent
+leurs têtes entre le feuillage. Elles ne virent rien d'abord, mais le
+son des voix les guidait, et à force d'interroger l'obscurité, elles
+aperçurent trois ombres qui s'agitaient à quelques pas d'elles.
+
+Elles reconnurent M. le marquis de Pontalès, Robert de Blois, et
+Blaise, le domestique de ce dernier.
+
+C'était Blaise qui avait prononcé à plusieurs reprises le nom des deux
+sœurs.
+
+_L'Endormeur_ n'était plus tout à fait le joyeux coquin que nous avons
+vu à l'auberge de Redon. Il avait attendu trois ans à l'office, tandis
+que son camarade Robert, dit _l'Américain_, se prélassait superbement
+au salon. Cette longue attente lui avait fait le caractère hargneux et
+l'humeur acariâtre. Il avait pris en outre les vices de l'antichambre,
+car on n'est pas valet en vain, même pour la montre. Blaise s'était
+fait insolent, méchant, important, menteur, et il était resté voleur.
+
+Point n'est besoin de dire qu'il détestait son prétendu maître. Il
+détestait en outre Pontalès, à cause de sa fortune; il détestait
+l'oncle Jean, que ses gros sabots et sa pauvreté n'empêchaient
+point de s'asseoir à la table des gentilshommes; il détestait
+Penhoël, Madame, la _société_ tout entière, depuis les trois Grâces
+Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, jusqu'au plus mince des trois vicomtes;
+il détestait les domestiques, qui avaient l'impudente prétention de ne
+lui devoir qu'un médiocre respect, les paysans qui ne le saluaient pas
+assez bas, et maître le Hivain qui l'accablait pourtant de politesse et
+de sourires.
+
+Malgré cette misanthropie universelle, il vivait bien, et ne se
+laissait point trop aller à la tristesse. C'était un gros garçon,
+assez rond toujours, et ses aversions envieuses ne se haussaient point
+jusqu'à la haine, excepté une pourtant. M. Blaise, comme il fallait
+l'appeler, avait cru remarquer trop souvent les jolis yeux de Diane et
+de Cyprienne fixés sur lui avec moquerie. Ces petites filles avaient
+eu le front de railler plus d'une fois sa fière importance! Il les
+haïssait par préférence à tous et du fond de son cœur.
+
+Malgré sa mauvaise humeur et les dispositions hostiles où il
+s'entretenait à l'égard de son prétendu maître, Blaise faisait sa
+besogne en conscience. Sa besogne, bien entendu, n'était point celle
+d'un valet ordinaire; il avait mission d'observer, d'écouter aux portes
+et d'espionner, ce dont il s'acquittait à merveille.
+
+En somme, c'était dans son intérêt qu'il travaillait, car une fois la
+bataille gagnée, M. Blaise comptait bien se reposer sur ses lauriers.
+
+Il y avait déjà quelques minutes qu'il avait rejoint Robert de Blois et
+M. le marquis de Pontalès.
+
+Le fruit de ses observations de la journée était sans doute plus
+important que d'habitude, car Blaise avait pris une physionomie grave
+et ce ton imposant qu'on emploie pour annoncer les grandes nouvelles.
+
+—Eh bien, ami Blaise... avait dit d'abord Robert en l'abordant,
+savons-nous quelque chose de bon?
+
+Blaise hocha la tête avec lenteur.
+
+—Nous savons quelque chose... répondit-il, nous savons même beaucoup
+de choses... mais nous ne savons rien de bon!
+
+—Qu'y a-t-il donc?
+
+—Il y a que vous allez un train de tortue, M. Robert, et que, pendant
+ce temps-là, votre partie pourrait bien se gâter.
+
+—Expliquez-vous!...
+
+—Ma foi! j'ai entendu aujourd'hui tant d'histoires que je ne sais par
+où commencer... Avez-vous pensé quelquefois que ce serait une furieuse
+danse, si les gars de Glénac et de Bains prenaient un beau jour leurs
+bâtons,—car ils n'auraient pas même besoin de leurs fusils,—pour
+venir défendre Penhoël malgré lui, et le délivrer de notre compagnie?
+
+—Quelle idée!
+
+—Comme vous dites, c'est une idée!... Je ne me vante pas de l'avoir
+eue tout seul...
+
+—Il vous resterait toujours le château de Pontalès, mon cher M. de
+Blois, dit le marquis; vous ne doutez pas, je l'espère, du plaisir que
+j'aurais à vous offrir l'hospitalité.
+
+Robert salua. Blaise reprit:
+
+—Pontalès est un bien beau château!... et si l'on y mettait le feu,
+les murs resteraient debout, car ils sont en bonne pierre de taille...
+
+—Le feu? balbutia le marquis: qui vous fait parler ainsi?
+
+—C'est encore une idée... une idée qui n'est pas de moi...
+
+—Est-ce qu'il y aurait quelque complot?... demanda Pontalès d'une voix
+altérée.
+
+—Oui, M. le marquis... répliqua Blaise avec ce sang-froid de comédien
+qui ouvre toutes grandes les oreilles du parterre, il y a un complot...
+et si vous ne vous dépêchez pas, je parierais contre vous pour les bons
+gars de Glénac et de Bains!
+
+Pontalès essaya de sourire.
+
+—Vous voulez nous effrayer, mon cher M. Blaise.... murmura-t-il.
+
+—Voyons! dit Robert. Il ne s'agit pas de parler en énigmes!
+
+—Je vais tâcher de me faire comprendre... Je vous ai dit bien souvent:
+«Prenez garde aux filles de l'oncle en sabots!... Elles vous joueront
+quelque méchant tour.» Vous répondiez: «Ce sont des enfants!...» Eh
+bien! ces enfants-là ont soulevé contre vous une véritable armée...
+Si vous aviez entendu, comme moi, ce qui se disait tout à l'heure sur
+l'aire, pendant le feu de joie!... Vous avez mis Penhoël bien bas, mais
+son nom a encore un prestige, car jeunes gens et vieillards parlent de
+mourir pour lui comme d'une chose toute simple!... Ils savent vaguement
+ce qui se passe... Ils prononcent votre nom, M. le marquis, le vôtre,
+M. Robert, et celui de Lola, qu'ils voudraient mettre en pièces... Pour
+en connaître si long, il faut qu'on les ait endoctrinés... Et qui a pu
+se charger de ce soin, sinon ces maudites enfants?...
+
+—C'est vrai... dit Robert.
+
+Pontalès gardait le silence.
+
+—J'ai fait de mon mieux pour vous en débarrasser, reprit Blaise,
+mais on ne m'aide pas... Pour en revenir aux lourdauds de Glénac et
+de Bains, c'est, ma foi, une affaire sérieuse!... Vous les connaissez
+aussi bien que moi, M. de Pontalès... Si une fois l'idée de nous faire
+un mauvais parti se fourre dans leurs grosses têtes chevelues, du
+diable si la justice et les gendarmes pourront nous protéger!
+
+—Bah!... fit Robert, il y a longtemps qu'ils grondent...
+
+—Ce soir, ils faisaient mieux que gronder... Ils ont un chef
+maintenant... notre ancienne connaissance, M. Robert... le vieux
+Géraud du Mouton couronné... Et ce chef-là m'a l'air de n'être que le
+lieutenant d'un personnage invisible...
+
+—Qui serait?... demanda Robert.
+
+—Peut-être ces deux petits diables, les filles de l'oncle en sabots,
+répliqua Blaise.
+
+C'était en ce moment que Cyprienne et Diane se glissaient à pas de loup
+derrière les châtaigniers.
+
+Blaise poursuivait:
+
+—Le père Géraud parle d'elles avec un respect étrange... Il a l'air
+d'attacher à leur aide une sorte de vertu surnaturelle... Mais
+peut-être y a-t-il encore un autre chef...
+
+—Qui donc?... demandèrent en même temps Robert et Pontalès.
+
+Les deux jeunes filles étaient tout oreilles; aucune parole ne leur
+échappait désormais.
+
+—Ils parlent à mots couverts, répondit Blaise dont la voix baissa
+involontairement, on voit qu'ils font allusion à une nouvelle toute
+récente et incertaine encore... Mais j'ai deviné leur espérance et j'ai
+peur que l'absent ne soit de retour.
+
+Pontalès et Robert tressaillirent comme si leur corps eût éprouvé un
+choc matériel.
+
+Derrière le feuillage, Cyprienne et Diane cherchaient à modérer les
+battements de leurs cœurs. C'étaient elles qui avaient répandu dans
+le pays, au hasard et comme suprême ressource, la fausse nouvelle du
+retour de Louis de Penhoël. Et pourtant, cette nouvelle, répétée par
+des bouches ennemies, faisait naître en elles une vague espérance.
+
+L'émotion qu'elles ressentaient au nom de l'aîné de Penhoël leur
+faisait presque oublier qu'elles-mêmes avaient inventé le mensonge de
+son retour.
+
+—S'il allait revenir!... Voilà déjà deux fois que j'entends parler de
+cela!... murmura Pontalès.
+
+—D'après ce qu'on dit de l'homme, ajouta Robert, il ne s'agirait plus
+de plaisanter... Ce serait une autre histoire que les petites filles
+ou que le vieux gargotier de Redon, ameutant contre nous cinq ou six
+douzaines de balourds!... Vous l'avez connu, vous, M. le marquis?
+
+—Je l'ai connu, répliqua Pontalès. C'était alors un enfant... S'il
+n'a pas changé, que Dieu nous garde de le rencontrer jamais face à
+face!...
+
+—Bah!... s'écria Blaise, est-il donc assez fort pour nous faire peur
+avec son ombre?... Vous voilà tout déconcertés d'avance!... C'est
+peut-être un faux bruit... Si l'homme en question était de retour, et
+qu'il fût aussi terrible que vous le dites, nous aurait-il laissés
+poursuivre paisiblement notre besogne?... Allons, messieurs, j'ai mes
+petits intérêts dans l'affaire... Ma voix compte au chapitre, bien que
+je sois votre humble valet... Vous avez trop tardé; il faut réparer
+d'un seul coup le temps perdu!
+
+—Nous avons devancé votre conseil, ami Blaise, répondit Robert. Dans
+quelques minutes, M. de Pontalès sera propriétaire du manoir de Penhoël.
+
+—Vous avez la signature?
+
+—Nous l'attendons.
+
+Blaise se frotta les mains.
+
+—Bien joué, cette fois! s'écria-t-il, le meilleur levier ne peut pas
+grand chose sans point d'appui... Une fois que Penhoël n'aura plus chez
+nous un pouce de terre, les paysans réfléchiront... Pour un gentilhomme
+à moitié ruiné, on se dévoue encore... Mais pour un mendiant...
+
+—D'ailleurs, Penhoël ne pourra rester au pays... ajouta Pontalès.
+
+—Avec les faux, dit Robert, nous l'enverrons au bout du monde!
+
+—Et une fois le maître parti, poursuivit Pontalès, tout ira sur des
+roulettes... Nous n'aurons plus à craindre les filles de l'oncle Jean,
+d'abord, et c'est un point à considérer. Ensuite, ce père Géraud, qui
+fait le méchant, s'est ruiné lui-même, à force de prêter de l'argent à
+Penhoël... En achetant quelques créances, on aura bon marché de lui...
+Que Penhoël signe ce soir, et je réponds du reste!
+
+Diane et Cyprienne écoutaient. Mille pensées se croisaient, confuses,
+dans leur esprit. En face de cette ruine prochaine et inévitable, elles
+avaient la volonté de lutter encore, mais elles sentaient leurs mains
+trop faibles et sans armes.
+
+Que faire? L'idée leur venait de courir au manoir et de se placer
+au-devant du maître. Mais il n'était plus temps déjà sans doute...
+
+Elles restaient là, indécises et comme anéanties par le découragement.
+
+—Il y a pourtant une personne au manoir, disait en ce moment Robert,
+qui ne partira pas... et à ce propos, M. de Pontalès, je désire avoir
+deux mots d'explication avec vous... Votre fils est fort assidu auprès
+de Blanche.
+
+Blaise haussa les épaules en aparté.
+
+—Cela me déplaît, continua Robert d'un ton sec et presque impérieux.
+
+Pontalès lui tendit la main.
+
+—Mon excellent ami, dit-il avec cordialité, je voudrais avoir à vous
+donner des preuves d'affection plus grandes... Soyez certain que mon
+fils sera réprimandé sévèrement... Il saura, une fois pour toutes,
+qu'entre lui et vous, mon cher M. de Blois, je n'hésiterais pas un seul
+instant... Ceci posé, m'est-il permis de vous demander ce que vous
+comptez faire de mademoiselle de Penhoël?
+
+—Je l'aime... répliqua Robert, je l'épouserai peut-être...
+
+Blaise éclata de rire.
+
+—Un bon parti!... s'écria-t-il, mais il me semble que j'entends venir
+la signature...
+
+Un bruit de pas se faisait en effet sur la route, et l'instant d'après
+on vit arriver maître Protais le Hivain.
+
+—Enfin!... s'écrièrent nos trois compagnons.
+
+Et Pontalès ajouta:
+
+—L'acte est-il bien en règle?
+
+Macrocéphale ôta son chapeau et tira de sa poche un mouchoir à carreaux
+de taille considérable, afin de tamponner la sueur qui mouillait son
+front pointu. Évidemment, il avait fourni la course à toutes jambes.
+
+—Parlez donc!... dit Robert impatient, s'est-il bien débattu?
+
+Un soupir s'échappa de la poitrine de l'homme de loi. Personne ne prit
+encore d'inquiétude, tant on se croyait sûr du résultat, d'après la
+promesse de Madame.
+
+Macrocéphale regarda tour à tour ses trois interlocuteurs.
+
+—Parler!... grommela-t-il en faisant aller ses yeux de Blaise à
+Pontalès, sais-je s'il faut parler comme cela devant tout le monde?...
+
+—Eh bien?... fit Robert.
+
+—M. le marquis... commença Macrocéphale.
+
+—Maître le Hivain, interrompit sèchement Pontalès, du moment que M.
+Robert de Blois vous dit de parler, cela suffit... M. de Blois et moi
+nous ne faisons qu'un!... voilà vingt fois que je vous le répète!...
+
+—A la bonne heure, M. le marquis... C'est juste!... voilà vingt fois
+que vous me le dites!... je vais parler.
+
+L'homme de loi cessa d'essuyer son front et poussa un second soupir.
+
+—Diable d'homme!... diable d'homme!... dit-il d'un ton lamentable,
+il a encore un poignet, savez-vous, à vous casser la tête comme une
+noisette!... Vous demandez s'il s'est débattu!... il m'a même battu! et
+très-grièvement!...
+
+—Et l'acte? demanda le trio.
+
+—Il m'a donné un coup de poing dans la poitrine... un très-fort coup
+de poing!... Il m'a pris par les épaules avec brutalité... il m'a lancé
+dans l'escalier, au risque de commettre un meurtre sur ma personne!...
+
+—Pauvre M. le Hivain!... Mais l'acte?... l'acte?...
+
+—L'acte?... répéta Macrocéphale en dépliant de nouveau son vaste
+mouchoir, j'aurais voulu vous y voir! Je vous dis qu'il est enragé ce
+soir, et qu'il n'y a rien à faire!...
+
+Les trois compagnons se regardèrent. Aucun d'eux n'avait compté sur ce
+résultat.
+
+Cyprienne et Diane se serraient la main en silence et remerciaient Dieu
+de tout leur cœur.
+
+Ce fut Pontalès qui se remit le premier.
+
+—Ainsi, dit-il, Penhoël a refusé de signer?...
+
+—Formellement!
+
+—Et Madame?... demanda Robert avec menace. M'aurait-elle trompé?
+
+—Madame a fait ce qu'elle a pu... mais il est fier comme Artaban,
+ce soir, et ne veut rien entendre!... Je ne l'avais jamais vu comme
+cela!... On dirait qu'il ne comprend plus du tout sa situation, ou que
+le diable lui a donné les moyens d'y faire face!...
+
+—Le retour de l'aîné... murmura Pontalès; peut-être en sait-il plus
+long que nous à cet égard?
+
+Robert frappa du pied.
+
+—Ah! il ne veut pas signer!... prononça-t-il d'une voix étouffée par
+la colère. Tant pis pour lui!...
+
+—Dès le premier mot que j'ai voulu risquer, reprit Macrocéphale, il
+m'a fermé la bouche... «Dieu lui-même, a-t-il dit deux ou trois fois,
+s'oppose à ce que Penhoël vende la terre de son nom!»
+
+—Encore ces diables incarnés! s'écria Blaise; je savais bien que
+j'oubliais de vous dire quelque chose!... Ce n'est pas que Dieu qui
+s'oppose à la vente du manoir... Ce sont tout bonnement les petites
+filles!... Elles profitent du moment où Penhoël, à moitié ivre, chaque
+soir, tombe comme une masse entre ses draps, pour venir jouer à son
+chevet le rôle d'apparitions...
+
+—Toujours elles!... gronda Robert qui cherchait sur qui décharger sa
+rage sourde.
+
+—C'est donc cela!... reprit Macrocéphale. Voilà bien des fois que
+Penhoël me parle de visions et d'ordres venus d'en haut...
+
+Cyprienne et Diane se tenaient serrées l'une contre l'autre; elles
+avaient des larmes de joie dans les yeux. Chacune des paroles qu'elles
+entendaient retentissait au fond de leur cœur et voulait dire:
+«Enfants, vous avez sauvé Penhoël!...»
+
+Tandis qu'elles triomphaient, les pauvres enfants, laissant aller leurs
+âmes à l'espoir, un mot vint les frapper comme un coup de massue.
+
+C'était Robert qui parlait.
+
+—A tout prix, disait-il d'une voix brève et résolue, il faut que ces
+petites filles meurent!
+
+—S'il s'agit d'un assassinat, murmura Pontalès, je me retire.
+
+—M. le marquis, on se passera de vous!
+
+—Si l'on dépasse les bornes de la légalité, dit à son tour
+Macrocéphale, je m'abstiens.
+
+—Monsieur l'homme de loi, on se privera de vos services!... Mais il ne
+sera pas dit que deux misérables enfants nous auront impunément barré
+la route! Où est Bibandier?
+
+Cette question s'adressait à Blaise.
+
+—Auprès de la tonne de cidre, répondit le domestique; il boit à la
+santé du roi.
+
+—Peut-on toujours compter sur lui?
+
+—Je le laisse jeûner depuis trois ans, répliqua Blaise, pour le tenir
+en haleine... Il est maigre et affamé comme un bon chien de chasse.
+
+Robert se retourna vers Pontalès.
+
+—M. le marquis, dit-il, chacun de nous, cette nuit, doit avoir
+sa part de besogne... Il faut que tout soit fait demain matin, car
+il y a comme un menaçant mystère autour de nous, et peut-être nous
+repentirions-nous toute notre vie d'avoir perdu quelques heures dans
+les circonstances où nous sommes... Je me charge des petites filles.
+
+—Où les trouverez-vous? demanda Pontalès.
+
+—Bibandier est un limier de premier ordre, répondit Blaise.
+
+—Quant à vous, M. le marquis, reprit Robert, vous vous chargerez de
+Penhoël... Maître le Hivain, les faux sont-ils toujours chez vous?
+
+—Toujours, répliqua Macrocéphale; seulement, depuis que les petits
+démons rôdent, la nuit, autour de chez moi, j'ai ôté le portefeuille
+du tiroir où je l'avais serré, pour l'enfouir sous les carreaux de mon
+cabinet de travail... Dérangez mon fauteuil et enlevez une toile, vous
+avez la chose!
+
+Cyprienne et Diane, qui retenaient leur souffle pour écouter mieux,
+échangèrent un signe de muette intelligence.
+
+—Rien n'est perdu, alors, reprit Robert, et je vous réponds, moi, que
+nous aurons cette nuit la signature de Penhoël!... Maître le Hivain va
+nous rapporter les pièces... Quand Penhoël verra qu'on lui met sous la
+gorge comme un pistolet prêt à faire feu les faux commis par lui, nous
+verrons bien s'il résistera!
+
+—En route, M. le Hivain! dit Pontalès, nous jouons notre dernière
+partie!
+
+Diane et Cyprienne avaient quitté leur poste d'observation. Elles
+tombèrent dans les bras l'une de l'autre.
+
+—Ma sœur, dit Diane tout bas, il faut que nous soyons avant eux à la
+maison de M. le Hivain... nous savons maintenant où sont les papiers
+qui menacent Penhoël!
+
+—Allons bien vite!... murmura Cyprienne.
+
+Elles échangèrent un dernier baiser; puis Diane dit encore d'un ton de
+résignation simple et douce:
+
+—Ma sœur, nous allons risquer notre vie... si l'une de nous deux
+meurt, l'autre continuera la tâche commencée... si nous mourons toutes
+deux, nous prierons Dieu là-haut pour Penhoël!...
+
+Diane s'élança la première dans le sentier conduisant au bord de l'eau
+et s'y laissa glisser sans bruit; mais au moment où Cyprienne allait
+descendre à son tour, le pan de sa robe s'accrocha aux piquants d'une
+touffe de ronces.
+
+L'étoffe se déchira. Les deux jeunes filles précipitèrent leur fuite.
+
+Robert, Pontalès et leurs deux compagnons se séparaient, lorsque le
+bruit léger produit par la robe déchirée vint jusqu'à leurs oreilles.
+
+—Avez-vous entendu?... dit Macrocéphale.
+
+Personne ne répondit.
+
+Pontalès, Robert et Blaise s'étaient élancés déjà de l'autre côté du
+rempart de verdure.
+
+L'enceinte fut fouillée en un clin d'œil; elle était vide.
+
+—Il y avait quelqu'un là, pourtant! dit Pontalès d'une voix altérée.
+
+Blaise battait son briquet de fumeur et Macrocéphale ouvrait la petite
+lanterne qui éclairait sa marche dans les bas chemins, quand il
+regagnait son logis après la nuit tombée.
+
+La lanterne s'alluma. Nos quatre compagnons virent d'abord leurs
+propres visages pâlis et bouleversés par la peur.
+
+Puis chacun d'eux fit l'examen des moindres recoins de l'enceinte.
+
+—Il n'y a rien, dit Macrocéphale, qui venait de regarder dans la
+guérite; et ce lieu est sans issue.
+
+—Ce sera quelque lièvre, commença Blaise.
+
+Mais la voix de Pontalès l'interrompit.
+
+—Voici une issue! dit-il; un véritable sentier qui descend à la
+rivière!...
+
+Il ajouta en se penchant vivement pour ramasser quelque chose:
+
+—Qu'est-ce que cela?
+
+Les trois autres se rapprochèrent. Pontalès tenait à la main un lambeau
+de la robe de Cyprienne, qui était resté attaché aux épines du buisson
+de ronces.
+
+Tout le monde reconnut l'étoffe. Il y eut un silence consterné.
+
+—J'avais tort!... dit enfin Pontalès d'une voix basse et brève, et
+vous avez raison, M. de Blois... Elles en savent trop long désormais...
+Il faut qu'elles meurent, n'importe où ni comment... qu'elles meurent
+cette nuit même!
+
+—Il y a dix à parier contre un, dit Robert, qu'elles sont à la maison
+de maître le Hivain...
+
+—En avant! s'écria Blaise; sans sortir des bornes respectables
+de la légalité, nous allons leur faire faire connaissance avec le
+Bibandier!...
+
+
+
+
+XII
+
+PETITS DÉMONS.
+
+
+Robert et Pontalès se dirigèrent ensemble vers la rivière, non point
+par le petit sentier à pic où venaient de s'engager les jeunes filles,
+mais par la route qui longeait les anciennes fortifications.
+
+Pendant ce temps-là, maître le Hivain remontait en toute hâte au
+manoir, pour avoir la clef du bac, et Blaise retournait à l'aire, afin
+de trouver Bibandier.
+
+Bibandier allait bien encore quelquefois se promener solitairement
+sur la lande ou dans les sentiers de la Forêt-Neuve, quand les nuits
+étaient sans lune, mais il n'y mettait plus le même cœur qu'autrefois.
+Il avait laissé dans les taillis de Bains son armée de manches à balai
+habillés en brigands; son chien était mort de faim depuis longtemps; et
+s'il continuait lui-même à mener son métier de rôdeur, c'était vocation
+irrésistible, car jamais le hasard ne l'avait payé de ses peines.
+
+Que faire en un pays où les poches ne contiennent que des gros sous, et
+où les bâtons sont des massues?
+
+Bibandier avait dû espérer un instant un sort meilleur en voyant deux
+de ses camarades intimes occuper une bonne position dans le pays; mais
+Robert et Blaise l'avaient systématiquement tenu à distance, et le
+pauvre diable n'avait jamais pu réclamer trop haut, parce que le bagne
+de Brest est un bercail incessamment ouvert, où les brebis égarées
+comme lui rentrent au premier mot.
+
+Il se taisait. Peut-être n'en pensait-il pas moins. Cependant, c'était
+un coquin assez débonnaire, et la rancune qu'il gardait à ses anciens
+camarades n'atteignait pas des proportions bien tragiques.
+
+D'ailleurs, on n'était pas sans lui faire entrevoir de temps à autre un
+meilleur avenir. Bien qu'il ne connût pas en détail ce qui se passait
+à Penhoël, il pouvait voir, comme tout le monde, qu'une lutte était
+engagée. On pouvait avoir besoin de lui, et alors il faudrait bien lui
+donner sa part de l'aubaine...
+
+En attendant, Blaise lui jetait çà et là une pièce blanche pour
+l'empêcher de s'impatienter trop fort, et M. de Blois lui avait fait
+obtenir, par son crédit, une petite position officielle.
+
+Bibandier était fossoyeur de la paroisse de Glénac, aux appointements
+fixes de douze francs par an, plus le casuel.
+
+Mais, malgré les fièvres du marais et deux médecins qui s'étaient
+établis depuis peu à la Gacilly, la mort ne donnait guère au bourg de
+Glénac. Le pauvre Bibandier était maigre à faire compassion.
+
+Blaise le trouva, comme il l'avait annoncé, sous le tonneau de cidre
+qu'on avait mis en perce dans un coin de l'aire. Bibandier était couché
+paresseusement dans la poussière; sa tête reposait sur une de ses
+mains, et l'autre tenait une écuelle demi-pleine. Sa figure longue, et
+dont les teintes ternes tiraient sur le gris, s'empourprait légèrement;
+son œil cave veloutait son regard; il y avait dans sa physionomie un
+repos content et parfait.
+
+Il restait là depuis le matin, buvant tout seul et voyant la vie
+couleur de rose. C'était son jour de fête. Il ne buvait ainsi, à sa
+soif, qu'une fois tous les ans.
+
+Au premier mot que Blaise lui glissa tout bas dans l'oreille, il quitta
+sa pose nonchalante et se dressa d'un bond sur ses pieds. On eût pu
+le voir alors dans toute la longueur de sa taille, avec ses membres
+étiques et osseux ballottant dans un vêtement de futaine trop large, et
+qui n'avait plus que la corde.
+
+—Oh! oh!... dit-il avec gaieté; il s'agit des chers petits anges!...
+ça me paraît très-faisable!
+
+Il y avait tant de joyeuse humeur dans son accent, et l'expression de
+son visage restait si débonnaire, que Blaise ne put s'empêcher de lui
+dire:
+
+—Me comprends-tu bien?
+
+—Parfaitement!... répliqua Bibandier sans rien perdre de sa
+tranquillité sereine; quand quelque chose démange, on se gratte, mon
+fils... c'est tout simple... L'Américain en est-il?
+
+—C'est lui qui monte le coup.
+
+—Bonne affaire! moi je n'ai pas encore travaillé dans ce genre-là...
+mais chacun gagne sa vie comme il peut... pas vrai?
+
+On eût dit que Blaise s'était attendu à plus de résistance, car il
+regardait Bibandier d'un œil surpris et même un peu inquiet.
+
+Celui-ci parut comprendre ce que Blaise avait dans l'esprit. Il emplit
+l'écuelle et la lui présenta d'un geste cordial.
+
+—On peut se déboutonner ici, dit-il en montrant du doigt le groupe des
+paysans qui se pressaient autour du père Géraud à la porte de la ferme;
+voilà deux heures qu'ils oublient le tonneau pour écouter les sornettes
+du vieux gargotier de Redon!... Bois un coup, l'Endormeur!... Je savais
+bien que Robert et toi, vous en viendriez là quelque jour, et je vous
+attendais.
+
+Son regard, qui prit une nuance de mélancolie, tomba sur la futaine
+usée de sa veste.
+
+—J'avais grand besoin de me refaire!... reprit-il, grand besoin!...
+L'Américain et toi, vous n'avez pas été gentils avec un vieux
+camarade... Mais on ne peut pas payer celui qui ne fait rien...
+pas vrai?... Je dis donc que je suis content d'avoir l'occasion de
+travailler pour vous...
+
+—Voilà un brave garçon!... s'écria Blaise; sois tranquille... Tu seras
+payé comme il faut!
+
+—Quant à ça, répliqua Bibandier, je ferai mon prix moi-même en temps
+et lieu... Tu dis que c'est pressé, mon fils? Eh bien, partons!
+
+Blaise ne bougea pas; son regard exprimait toujours la même défiance.
+
+Le fait est qu'il était difficile d'accorder les paroles de Bibandier
+avec l'expression de douceur patiente qui était sur son pauvre visage,
+maigre, pâle et défait. Il semblait à Blaise que son vieux camarade
+souriait aussi par trop débonnairement en parlant de meurtre.
+
+—Ah çà! reprit-il d'un ton d'hésitation, es-tu bien sûr de ne pas
+faiblir?... Elles sont si jeunes... si jolies!...
+
+—Ça ne me fait rien... répondit l'ancien uhlan; chacun pour soi!... Je
+ne dis pas que je me servirais volontiers du couteau avec de pauvres
+chérubins comme ça!... J'espère bien qu'on me laissera la liberté de
+m'y prendre à ma guise?
+
+—Carte blanche!... pourvu que ce soit fait.
+
+—Ça sera fait, mon bonhomme... et proprement!
+
+—Viens donc, dit Blaise, qui se mit en marche.
+
+Bibandier but une dernière écuelle de cidre, et n'eut besoin pour le
+rejoindre que d'allonger un peu le pas de ses grandes jambes.
+
+Chemin faisant, Blaise lui expliqua plus en détail ce qu'on attendait
+de lui; Bibandier, tout en écoutant, fredonnait avec sa voix de
+basse-taille un air à roulades. Plus d'une fois, avant d'arriver au
+Port-Corbeau, Blaise s'arrêta court pour lui dire:
+
+—Du diable si je te comprends, mon vieux! Moi qui n'ai pas le cœur
+tendre, je ne pourrais pas chanter à l'heure qu'il est!
+
+—C'est que tu manges tous les jours, toi!... répliquait Bibandier
+doucement et le sourire aux lèvres; si tu avais été trois ans à mon
+régime, tu m'en dirais des nouvelles!
+
+Et cela était dit si bonnement! C'était de la quintessence de
+férocité...
+
+En approchant du passage, Bibandier coupa la parole à Blaise, qui
+continuait ses instructions.
+
+—Voilà qui est entendu!... dit-il; l'affaire des petites est réglée,
+et tu seras content de moi... Quant aux dépenses de l'entreprise...
+c'est deux mouchoirs et quelques bouts de corde... Mais l'Américain
+n'est pas seul!... Qui diable avons-nous là?
+
+Devant le bac, dont l'amarre était déjà détachée, trois hommes se
+tenaient en effet debout.
+
+M. de Blois seul avait le visage découvert; les deux autres cachaient
+soigneusement leurs figures sous les larges bords de leurs chapeaux de
+paysans.
+
+Bibandier, qui était toujours d'excellente composition, fit semblant
+de ne pas les reconnaître.
+
+Il salua respectueusement Robert, et entra le premier dans le bac.
+
+—Je connais un peu les habitudes des chers petits anges, murmura-t-il;
+je les rencontre souvent au clair de lune, quand je me promène, la
+nuit, pour ma santé... Elles auront passé l'eau dans leur batelet, qui
+doit être amarré là-bas sous les saules.
+
+Robert s'était rapproché de Blaise.
+
+—Eh bien?... demanda-t-il tout bas.
+
+—Un cœur de pierre!... répliqua le gros garçon. Dur comme une lame de
+poignard!... Je ne le croyais pas si fort que cela!
+
+—Tant mieux!... dit Robert.
+
+Bibandier s'était emparé de la perche du passeur. Au lieu de se diriger
+vers la route de Redon, qui lui faisait face, il remonta un peu le
+courant, pour gagner un rideau de saules qui baignaient leurs basses
+branches dans la rivière.
+
+A l'aide de sa perche, il écarta le grêle feuillage et finit par
+rencontrer, après deux ou trois tentatives inutiles, un objet qui sonna
+contre le bois de sa gaffe.
+
+—Qu'est-ce que je disais? s'écria-t-il joyeusement; perchez un peu,
+s'il vous plaît, M. Blaise, pendant que je vais voir là-dessous.
+
+Il abandonna la gaffe en effet, et gagna le bout du chaland qui passait
+sous les saules. On entendit un léger bruit, puis on vit un petit
+bateau qui s'en allait à la dérive le long du bord, du côté du marais.
+
+Bibandier, qui reparut au même instant, regarda fuir la barque et dit
+avec un gros rire bonasse:
+
+—Quand les petits chérubins voudront repasser l'eau... c'est elles qui
+seront bien attrapées!
+
+Chacun pensa sur le chaland que Bibandier valait son pesant d'or...
+
+ * * * * *
+
+Il y avait dix minutes environ que Diane et Cyprienne avaient traversé
+l'Oust, au moyen du batelet trouvé par Bibandier sous les saules.
+
+En quittant leur cachette, au pied de la Tour-du-Cadet, elles se
+doutaient bien que le bruit de la robe déchirée avait trahi leur
+présence et qu'on allait les poursuivre: mais elles avaient de
+l'avance, parce que Pontalès et ses compagnons ne pouvaient parvenir
+à l'autre rive qu'à l'aide du bac, dont la clef était au manoir.
+En outre, le sentier qu'elles suivaient les conduisait en quelque
+sorte d'un saut jusqu'au bord de l'eau, tandis que la route commune
+nécessitait un long détour.
+
+Ce n'était pas la première fois que les deux filles de l'oncle Jean
+couraient un danger prochain et terrible; mais en ces moments leurs
+forces semblaient grandir avec le péril. Cyprienne semblait lutter
+avec un enthousiasme fougueux qu'exaltait la pensée du martyre; Diane
+demeurait plus calme et se dévouait de sang-froid.
+
+Elles avaient entendu l'entretien des ennemis de Penhoël. Elles
+savaient que leur sexe et leur jeunesse ne les défendraient point
+contre la colère de ces hommes. Elles n'espéraient point de quartier.
+
+Mais loin de s'arrêter devant la menace entendue, elles y puisaient un
+nouveau courage. Dans leur vaillance virile, un sentiment d'orgueil
+enfantin s'élevait. On les craignait! On prenait, pour les combattre,
+les mêmes armes qu'on eût employées contre des hommes! Elles étaient
+fières.
+
+N'avaient-elles pas entendu tomber de ces bouches ennemies l'aveu de
+leur puissance? Sans elles, pauvres jeunes filles, Penhoël aurait
+succombé depuis longtemps!...
+
+Leur cœur battait de joie et non point de frayeur, car la lutte
+n'avait pas été stérile. Grâce à l'effort de leurs bras d'enfants,
+René, Madame et l'Ange restaient en équilibre au bord du précipice.
+
+La ruine qui menaçait toujours n'était pas encore accomplie; et,
+d'après ce qu'elles venaient d'entendre, il ne restait à Pontalès et à
+Robert qu'une seule arme contre la résistance tardive de Penhoël.
+
+Mais c'était une arme cruelle, qui suspendait sur la tête de René
+l'infamie en même temps que le malheur. Des faux! il y avait des
+faux!... C'était sans doute le résultat de quelque obsession perfide;
+mais les pièces existaient, et ce n'était plus seulement la misère qui
+menaçait Penhoël!
+
+Il y avait longtemps déjà que Cyprienne et Diane avaient surpris le
+secret de ces fausses signatures, arrachées à l'ivresse quotidienne
+de René. Elles en avaient reconquis et détruit une partie, en
+s'introduisant, la nuit, au château de Pontalès. L'autre portion,
+déposée chez l'homme de loi, avait défié jusqu'alors toutes leurs
+tentatives.
+
+Mais elles savaient maintenant l'endroit précis où se trouvaient les
+papiers. Avec l'aide de Dieu, si on leur donnait le temps d'agir, elles
+pouvaient encore sauver Penhoël.
+
+Diane détacha d'une main ferme l'amarre du bateau, caché parmi les
+glaïeuls, sous la loge de Benoît Haligan, et Cyprienne saisit la perche.
+
+L'Oust n'était pas débordée, mais elle coulait à pleines rives et
+laissait couvertes les parties basses du marais. Tout en perchant, les
+deux jeunes filles entendaient, parmi le silence de la nuit, le bruit
+sourd et continu, produit par le tournant de Trémeulé. Dans l'ombre,
+les vapeurs qui se suspendent au-dessus du gouffre rayonnaient une
+lueur faible et pâle. Elles voyaient au loin le gigantesque fantôme de
+la Femme-Blanche qui se balançait et planait sur les eaux tranquilles
+du marais.
+
+Derrière elles, au-dessus des taillis de châtaigniers, les jardins de
+Penhoël gardaient leur illumination brillante; la fête n'était pas
+finie; quelques accords, jetés par l'orchestre campagnard, arrivaient,
+par bouffées, jusqu'à leurs oreilles.
+
+Quand elles touchèrent le bord opposé, nul mouvement ne se faisait
+remarquer encore du côté du bac, qui allait s'ébranler bientôt pour les
+poursuivre.
+
+Elles sautèrent lestement sur la rive, et au lieu de prendre la route
+de Redon, qui les eût conduites à la maison de maître le Hivain, elles
+se dirigèrent, en courant, vers le marais.
+
+Dans l'immense prairie, où se déroulaient de toutes parts d'étroits
+filets d'eau, on apercevait un mouvement confus au milieu des ténèbres:
+c'étaient les troupeaux de Glénac et de Saint-Vincent qui erraient en
+liberté sur le pâturage commun.
+
+Tout en courant sur l'herbe courte et unie comme un tapis, Cyprienne et
+Diane appelaient doucement:
+
+—Mignon!... Bijou!...
+
+Leurs voix se perdaient dans la nuit. Quelques moutons effrayés
+prenaient la fuite sur leur passage, et les oies, éveillées,
+allongeaient le cou pour jeter leurs cris plaintifs et discordants.
+
+Les deux jeunes filles appelaient toujours...
+
+Au bout de deux ou trois minutes, un piétinement sourd se fit entendre
+au loin sur le gazon. L'instant d'après Bijou et Mignon, deux jolis
+petits chevaux demi-sauvages, arrêtaient leur galop et restaient
+immobiles, la fumée aux naseaux et les jarrets tendus.
+
+Diane et Cyprienne s'élancèrent à cru sur leurs dos. En quelques
+secondes, elles eurent regagné le temps perdu à courir sur le marais.
+
+Bijou et Mignon étaient deux vrais bretons, noirs tous deux, robustes
+d'encolure, trapus de formes et pouvant soutenir durant des heures
+leur galop rude et vif.
+
+Ils allaient côte à côte, d'une ardeur égale. La voix des jeunes filles
+les excitait sans cesse, et leur course perçant droit devant soi, à
+travers champs, landes et haies, ressemblait à un tourbillon.
+
+Diane et Cyprienne, excellentes cavalières, ne s'inquiétaient point
+des obstacles de la route; quand il y avait un fossé large à franchir
+d'un bond, elles plongeaient leurs petites mains blanches dans la dure
+crinière des bretons; quand il fallait traverser un taillis, elles se
+couchaient presque sur leurs chevaux et passaient rapides, comme des
+flèches, au travers du fourré.
+
+Sur la lande rase elles se redressaient.
+
+—Hope! Mignon! hope! Bijou!
+
+Elles caressaient doucement le cou déjà baigné de sueur de leurs
+montures.
+
+Les deux chevaux, lancés à fond de train, dévoraient l'espace...
+
+Si quelque paysan les eût rencontrées, glissant comme deux traits dans
+la nuit, il se fût signé sans doute avec terreur, en recommandant son
+âme à Dieu. Et, après la terreur passée, il se serait vanté jusqu'au
+jour de sa mort d'avoir vu, par une nuit d'automne, les fées se rendant
+au sabbat!
+
+Vraiment, c'était une course étrange. Les chevaux noirs disparaissaient
+dans les ténèbres; on n'eût pu voir que deux jeunes filles, à la taille
+svelte et comme aérienne, entraînées par une force mystérieuse. Elles
+semblaient glisser, assises sur un nuage rapide. C'étaient bien des
+fées légères et gracieuses. L'œil ne pouvait les suivre. L'aile du
+vent les emportait et laissait flotter derrière elles les boucles
+molles de leurs longs cheveux.
+
+—Hope! Bijou!... hope! Mignon!...
+
+Il y a une grande lieue de pays entre Port-Corbeau et le bourg de
+Bains. Quelques minutes avaient suffi à ce trajet. Cyprienne et Diane
+descendirent de cheval, laissant Bijou et Mignon sur la lisière de la
+lande.
+
+Maître Protais le Hivain occupait une maison isolée qui s'élevait à
+cent pas en avant de l'unique rue du bourg.
+
+Pour acquérir cette propriété, il lui avait fallu susciter bien
+des discordes dans les campagnes voisines, ruiner bien des pauvres
+cultivateurs et jeter plus d'un orphelin sur la paille. Mais c'étaient
+là sa vocation et son plaisir. Maître le Hivain était, en fait de
+chicane, un véritable artiste. On peut dire que la vue seule de sa
+figure jaune et démesurément longue donnait aux paysans la fantaisie de
+plaider.
+
+Cyprienne et Diane avaient déjà rôdé bien souvent autour de sa
+maison, mais la vigilance rusée de l'homme de loi avait trompé
+jusqu'alors toutes leurs tentatives. Aujourd'hui, elles avaient deux
+chances nouvelles pour arriver à leur but: d'abord elles savaient
+où trouver les papiers, ensuite le domestique de maître le Hivain
+qui, d'ordinaire, faisait bonne garde, était en ce moment à fêter la
+Saint-Louis de l'autre côté de l'eau, dans l'aire du fermier de Penhoël.
+
+En donnant cette vacance à son domestique, maître le Hivain avait
+compté sur l'effet du coup de fusil tiré la veille au bord de la lande,
+et aussi sur le bal qui devait assurément retenir au manoir les deux
+filles de l'oncle Jean.
+
+Il n'y avait pour défendre sa maison, ce soir-là, qu'une servante
+septuagénaire, assistée par un chien de garde accablé de vieillesse.
+
+La bonne femme et le chien dormaient sans doute d'un profond sommeil,
+sur la foi des gros verrous qui fermaient toutes les ouvertures, car
+les deux sœurs purent escalader les murailles du jardin sans éveiller
+le moindre mouvement dans la maison.
+
+Du côté du jardin, les fenêtres n'avaient point de contrevents. En un
+clin d'œil, à l'aide d'une échelle que leurs jolies mains eurent bien
+de la peine à dresser contre le mur de la maison, Cyprienne et Diane
+furent dans le cabinet de travail de l'homme de loi.
+
+Elles battirent son propre briquet, et allumèrent sa propre lampe.
+
+Il eût fallu les voir en ce moment, animées par la course qu'elles
+venaient de fournir et par la joie vive du premier succès! Leurs
+joues se coloraient d'un incarnat charmant: leurs yeux petillaient
+d'impatience et de désir; un sourire espiègle se jouait déjà autour de
+leurs lèvres fraîches, tant elles se croyaient sûres du triomphe!
+
+Leur gaieté d'enfant était revenue. Le moment avait beau être solennel,
+puisqu'il s'agissait en définitive du sort de toute une famille aimée;
+il y avait dans la nature même de leur acte quelque chose d'étrange et
+de gaillard qui éloignait toute idée tragique.
+
+Elles riaient en descellant les carreaux du cabinet.
+
+Leur recherche ne fut pas longue. Sous le fauteuil même où Macrocéphale
+ruminait chaque soir ses consultations diaboliques, il y avait un trou
+creusé au couteau, qui renfermait un petit carnet crasseux.
+
+La vue de ce carnet fit battre bien fort le cœur de Diane et de
+Cyprienne. Elles ne songeaient plus à rire. C'était là le salut de
+Penhoël.
+
+Elles restèrent un instant à genoux, levant au ciel leurs yeux humides,
+afin de remercier Dieu.
+
+Elles songeaient à Madame et à la pauvre Blanche...
+
+Mais le temps pressait. Diane serra le portefeuille dans son sein, et
+toutes deux redescendirent l'échelle.
+
+La vieille femme et le vieux chien dormaient toujours comme des
+bienheureux. C'était une réussite complète.
+
+—Hope! Bijou!... hope! Mignon!...
+
+Comme elles avaient toutes deux le cœur léger en reprenant la route
+parcourue! Comme elles caressaient gaiement le cou de leurs petits
+chevaux! Comme elles étaient heureuses!
+
+—Tiens... dit Diane tandis que Mignon franchissait un large fossé,
+c'est là qu'on a tiré sur moi hier... Le corps du pauvre Cabry est
+encore au fond du trou!...
+
+La course ne se ralentit point, mais elles se penchèrent toutes deux;
+leurs bras s'enlacèrent et leurs joues s'unirent dans l'ombre.
+
+—C'est la dernière fois que tu seras exposée à un danger pareil, ma
+petite sœur, s'écria Cyprienne; ils sont vaincus!...
+
+—Et qui sait? ajouta Diane; peut-être y a-t-il dans ce portefeuille de
+quoi rendre à Penhoël la fortune qu'on lui a volée?...
+
+Elles étaient à moitié chemin déjà. Diane arrêta tout à coup le galop
+de son cheval.
+
+—J'y pense!... reprit-elle. Ils doivent nous attendre sur cette
+route!...
+
+—Je voudrais bien savoir lequel d'entre eux, répliqua Cyprienne que la
+victoire rendait fanfaronne, est capable de barrer la route à Bijou?
+
+—S'ils ont des armes?
+
+—Nous leur passerons sur le corps!
+
+—Et s'ils nous guettaient au passage du Port-Corbeau?...
+
+Cyprienne arrêta son cheval à son tour.
+
+—Ce n'est pas pour moi que j'ai peur... reprit Diane; mais maintenant
+nous avons à garder un trésor.
+
+—Eh bien! remontons jusqu'aux Houssaies... Nous passerons sur le pont
+du moulin.
+
+L'avis était bon. Les deux sœurs changèrent aussitôt de direction et
+se mirent à galoper vers les Houssaies.
+
+Mais il se trouva que d'autres avaient eu la même idée qu'elles, car
+en arrivant au bord de l'eau, elles virent que la tête du pont était
+occupée par deux hommes, en qui elles crurent reconnaître Robert de
+Blois et M. le marquis de Pontalès.
+
+—Prenons du champ, dit Cyprienne que rien n'effrayait, et passons.
+
+—Essayons plutôt de passer à Port-Corbeau, répliqua Diane; il sera
+toujours temps de revenir ou de mettre nos chevaux à la nage...
+
+La course recommença le long de la rivière.
+
+Quand elles arrivèrent au passage du bac, il y avait à peine trois
+quarts d'heure qu'elles avaient enfourché pour la première fois leurs
+vaillants petits chevaux.
+
+Il n'était pas tout à fait minuit, et le jardin de Penhoël montrait
+toujours, au haut de la colline, ses illuminations intactes. La fête en
+avait encore au moins pour une bonne heure.
+
+Rien de suspect n'apparaissait, cette fois, sur la rive. Les deux
+sœurs rendirent la liberté à Bijou et à Mignon, qui regagnèrent en
+caracolant leur lit de gazon. Elles pensaient que bien leur en avait
+pris de ne point tenter le passage au pont des Houssaies, car ici aucun
+obstacle ne leur barrait la route.
+
+—Allons! dit Cyprienne en descendant vers les saules, nous voici à bon
+port... et nous aurons encore le temps de danser une contredanse...
+
+Diane écarta les branches du saule...
+
+Comme elle ouvrait la bouche pour lancer quelque gaie repartie, trois
+hommes, couchés dans l'herbe haute qui croissait au bord de l'eau, se
+dressèrent tout à coup sur leurs pieds.
+
+Les deux jeunes filles eurent à peine le temps de pousser un cri, tant
+on mit de presse à leur nouer solidement des mouchoirs sur la bouche...
+
+
+
+
+XIII
+
+DEUX PIERRES.
+
+
+M. le marquis de Pontalès était un homme prudent, qui n'avait aucun
+goût pour les aventures. C'était uniquement par nécessité qu'il s'était
+joint à l'expédition de cette nuit. M. de Blois et lui traitaient en
+effet de puissance à puissance, et du moment que M. de Blois se mettait
+à l'œuvre, Pontalès ne pouvait point reculer.
+
+C'était la première fois qu'il se livrait ainsi. Jusqu'alors il
+s'était toujours tenu derrière Robert, contribuant volontiers aux frais
+de la guerre, mais ne combattant jamais en personne.
+
+Cela lui allait mieux.
+
+Et, en vérité, il aurait regardé sans doute comme un imposteur
+quiconque lui aurait annoncé, le matin même, les événements de cette
+soirée. Lui, le marquis de Pontalès, propriétaire de soixante mille
+livres de rente, jouant au loup-garou dans les taillis et bravant la
+cour d'assises comme un malheureux!...
+
+Mais les circonstances entraînent, et l'homme le plus habile, engagé
+dans certaines entreprises, doit jouer le tout pour le tout à un moment
+donné.
+
+Cela ne veut point dire que Pontalès, en passant la rivière de l'Oust
+avec ses quatre compagnons, ne fît des réflexions assez chagrines. Il
+eût vidé sa bourse, sans doute, de grand cœur, pour être transporté
+tout à coup entre les murailles de son château. On peut penser même
+que, malgré le désir ancien et passionné qu'il avait de détruire la
+vieille influence des Penhoël et de se mettre à leur place, il n'aurait
+point engagé la bataille s'il avait prévu, dès le principe, les dangers
+de cette nuit.
+
+Maintenant, il était trop avancé pour reculer. Le péril était en
+arrière comme en avant, et les chances de salut se trouvaient tout
+entières du côté du crime.
+
+Une fois qu'on eut pris terre de l'autre côté de l'eau, Bibandier fut
+choisi tout d'une voix pour diriger les opérations. Ce n'est point
+déroger que de servir sous les ordres d'un glorieux général. Pontalès
+était marquis, Robert se disait gentilhomme, et Bibandier n'était qu'un
+simple échappé de bagne; mais l'histoire est pleine de ces exemples, où
+l'on voit des princes céder le commandement à de vaillants officiers de
+fortune.
+
+Bibandier se montra tout de suite à la hauteur de son autorité
+nouvelle. Son premier soin fut de se raviser au sujet du petit bateau
+qui avait servi au passage des deux filles de l'oncle Jean.
+
+—Nous allons avoir besoin de ce joujou, dit-il en saisissant la perche
+du bac.
+
+Et il se mit à courir le long de la rive jusqu'à ce qu'il eût atteint
+le batelet, entraîné par le courant. Il s'accrocha au moyen de sa
+perche et l'amarra, au-dessous de la route de Redon, à l'un de ces
+mêmes saules qui avaient servi de refuge à Robert et à Blaise, la nuit
+de leur arrivée à Penhoël.
+
+Puis il revint vers sa troupe tranquillement et sans se presser.
+
+—La petite barque allait tout droit vers le trou de la
+_Femme-Blanche_, grommela-t-il; on n'aura besoin que de se laisser
+mener...
+
+—Ah çà! dit Robert, il faut prendre un parti... Elles doivent avoir de
+l'avance, et nous aurons de la peine à les rattraper!...
+
+—Les rattraper!... répéta le uhlan; il faudrait de meilleures jambes
+que les nôtres... Si vous les aviez vues comme moi courir la nuit sur
+la lande... Hope! Bijou!... hope! Mignon!... Ce sont de jolies petites
+filles tout de même!...
+
+—Mais qu'allons-nous faire?
+
+Bibandier tira de sa poche sa pipe et son briquet.
+
+—Voulez-vous vous allumer, M. Robert?... dit-il; nous avons joliment
+le temps d'en fumer une.
+
+—Il ne s'agit pas de plaisanter..., commença M. de Blois d'un ton
+impérieux.
+
+D'un seul coup sec et merveilleusement ajusté, l'ancien uhlan mit le
+feu à son amadou; puis il atteignit sa pipe toute chargée et l'alluma
+en faisant claquer savamment ses lèvres.
+
+Pontalès avait piteuse mine derrière les bords de son grand chapeau.
+La froide impertinence de ce drôle, comme il l'appelait au fond de son
+cœur, ne lui présageait rien de bon. Maître le Hivain songeait à sa
+maison dévastée.
+
+Blaise s'approcha de Robert, qui frappait du pied avec impatience.
+
+—Si vous ne le laissez pas marcher à sa guise, dit-il tout bas, nous
+n'en ferons rien cette nuit.
+
+—Qu'il s'explique au moins!
+
+—Quant à ça, dit Bibandier en s'appuyant sur l'herbe, on va te faire
+un programme, Américain!
+
+Robert tressaillit. Il y avait bien trois ans qu'on ne lui avait
+donné ce nom, et depuis le même espace de temps, le pauvre Bibandier
+affectait en toute circonstance, vis-à-vis de lui, le plus profond
+respect.
+
+L'ancien uhlan reprit, tandis que Blaise riait sous cape de la
+déconvenue de son maître:
+
+—Il n'y a donc de sage ici que l'Endormeur et moi!...
+
+Blaise cessa de rire.
+
+—Monsieur l'homme de loi, poursuivit Bibandier, qui se croit si bien
+caché derrière son chapeau de paille, pourrait vous dire que, dans un
+procès, le client ne donne pas de conseil à son avocat!...
+
+La figure de Macrocéphale s'allongea notablement. Le marquis tremblait
+d'avoir été reconnu à son tour.
+
+Mais Bibandier, soit qu'il ignorât véritablement le nom de son
+quatrième compagnon, soit qu'il eût fantaisie d'épargner Pontalès,
+reprit presque aussitôt:
+
+—Quant à l'autre, je ne puis pas parler, n'ayant pas l'avantage de
+le connaître... Ah çà! ne te fais pas de mal, Américain; voilà le
+programme des opérations, comme disait Bonaparte: attendre et faire le
+mort!
+
+—Et pendant ce temps, dit Macrocéphale, on va piller mon domicile!...
+
+—Exactement, père la Chicane!
+
+—Et les pièces seront enlevées!... ajouta Robert.
+
+—Ça me paraît vraisemblable, mon fils.
+
+—Écoute, dit Robert qui voulut essayer de l'autorité; on t'a promis
+de te payer grassement, mais cela ne te donne pas droit d'insolence...
+Fais ta besogne, ou va-t'en!
+
+—Où ça?... demanda Bibandier tout doucement; à Redon?... Dire à M. le
+procureur du roi ce qui se passe ici?... Américain, tu ne m'en crois
+pas capable!... Que diable! on est plat comme une galette aujourd'hui
+pour devenir insolent demain comme un bureaucrate. Tu sais bien que
+c'est la vie!... Voyons, ajouta-t-il en changeant de ton, sommes-nous
+donc des enfants, M. Robert? Mettons que j'aie eu tort, et veuillez
+recevoir mes très-humbles excuses... Entre gentilshommes, ma foi! on
+ne peut faire davantage.
+
+Il se leva et tendit, avec une grâce très-noble, sa main, que Robert
+n'osa pas repousser.
+
+—Ainsi, poursuivit-il, voici une affaire arrangée!... l'honneur est
+satisfait!... Maintenant, parlons de choses sérieuses... Si nous étions
+dans un pays civilisé, où l'on ne fait qu'une route pour aller d'un
+endroit à un autre, je vous dirais: Marchons et poursuivons nos petits
+anges, l'épée dans les reins... Mais d'ici au bourg de Bains, il y a
+une diable de lande, où plus de cent routes se mêlent et se croisent...
+nous aurons beau nous séparer et prendre chacun notre sentier: il y a
+dix à parier contre un que les petites passeront entre nos doigts comme
+des anguilles!
+
+—C'est vrai, dit Blaise.
+
+Et, de fait, le raisonnement était si rigoureusement juste, que
+personne n'y put trouver d'objection.
+
+—Vous auriez pu vous expliquer tout de suite!... grommela seulement
+Robert.
+
+—Je pourrais relever cette parole, répliqua Bibandier avec gravité,
+mais je sacrifie une susceptibilité légitime à l'intérêt de tous...
+Il est donc bien entendu que donner la chasse aux petites serait une
+ânerie... Reste à savoir comment nous les pincerons... Je crois avoir
+résolu le problème d'avance en vous disant: Attendons.
+
+—Mais si elles passent la rivière ailleurs?... objecta Macrocéphale.
+
+—Bonne idée!... Ailleurs, cela veut dire au moulin des Houssaies, car
+il n'y a pas d'autre passage... Eh bien! l'Américain et ce monsieur que
+je n'ai pas l'honneur de connaître peuvent prendre leurs jambes à leur
+cou et aller garder le pont des Houssaies.
+
+—C'est cela!... s'écria Pontalès ravi d'avoir un prétexte pour
+s'éloigner du lieu probable de l'action; M. de Blois, je suis à vos
+ordres.
+
+—Et si elles viennent là-bas... demanda Robert, nous leur barrerons le
+passage?
+
+—Du tout!... répliqua Bibandier; vous vous rangerez bien poliment,
+parce que vous aurez eu le temps d'enlever cinq ou six planches du
+pont... et que la rivière est large et profonde au moulin des Houssaies.
+
+Pontalès avait froid jusqu'à la moelle des os, malgré l'étouffante
+chaleur de la soirée.
+
+Robert le prit par le bras, et ils remontèrent le cours de l'eau à
+grands pas.
+
+—Cinq ou six planches au moins!... plutôt six que cinq!... leur
+cria de loin le bon fossoyeur, car Bijou et Mignon sautent comme des
+chèvres!...
+
+Pontalès et Robert se perdaient déjà dans la nuit.
+
+—Nous autres, dit Bibandier en conduisant ses deux camarades vers
+les saules, en faction, s'il vous plaît!... Faites comme moi, M.
+Blaise; préparez votre mouchoir... Vous, père la Chicane, vous êtes
+spécialement chargé des cordes... et maintenant, du silence!
+
+Ils étaient couchés tous les trois dans l'herbe.
+
+En combinant la partie de son plan relative au pont des Houssaies,
+Bibandier avait compté sans l'étonnante vitesse des deux petits
+chevaux. Pontalès et Robert en étaient encore à déclouer la première
+planche, lorsqu'ils entendirent sur la lande le galop de Bijou et de
+Mignon. Ils se relevèrent, irrésolus, et vinrent à la tête du pont,
+sans savoir ce qu'ils allaient faire.
+
+Leur vue seule arrêta les deux jeunes filles, qui dirigèrent leur
+course vers le bac.
+
+Pontalès et Robert quittèrent alors leur poste pour les suivre de loin.
+
+Quand ils arrivèrent à Port-Corbeau, ils trouvèrent la besogne bien
+avancée. Cyprienne et Diane, un bâillon sur la bouche et garrottées
+solidement toutes les deux, étaient au fond du petit bateau.
+
+Bibandier tenait en main la perche.
+
+—Ah! ah!... dit-il en éprouvant les cordes qui liaient les jambes et
+les bras des deux jeunes filles, voilà qui est proprement fait, et vous
+savez établir un nœud, père la Chicane!
+
+—Avaient-elles les pièces?... demanda vivement Robert.
+
+—Certainement... certainement!... répliqua Bibandier; ah! avec des
+petits anges comme ça, on ferait sa fortune à Paris... Ça passe par le
+trou d'une serrure.
+
+—Donne-moi les pièces!... dit encore Robert.
+
+Bibandier le repoussa tranquillement.
+
+—On ne compte pas les manger, tes pièces, mon bonhomme!...
+murmura-t-il; mais il faut que les choses se fassent avec régularité...
+Je rendrai mes comptes quand tout sera fini... D'ici là, patience!
+
+—Je veux que tu me donnes ces papiers, répéta Robert d'un ton
+impérieux.
+
+—Le roi dit: «Nous voulons...» grommela l'ancien uhlan; moi, je veux
+que tu me laisses tranquille!... Et si tu ne me laisses pas tranquille,
+ajouta-t-il en redressant sa taille longue et maigre, je te plante là,
+mon fils... tu achèveras la besogne à ta fantaisie!...
+
+—N'insistez pas!... murmura Pontalès à l'oreille de Robert; cet homme
+veut quelques louis de plus; on les lui donnera.
+
+—Maintenant, messieurs, dit Bibandier, faites-moi le plaisir de me
+souhaiter bon voyage... Je vais partir.
+
+—Pas seul!... s'écria Robert, qui concevait de vagues soupçons; il
+faut que Blaise au moins vous accompagne!
+
+Blaise fit la grimace dans son coin, mais il n'eut pas même la peine de
+refuser.
+
+—Le petit bateau ne porterait pas quatre personnes..., objecta
+Bibandier sans rien perdre du calme singulier, mêlé d'une nuance de
+moquerie, qu'il gardait depuis le commencement de l'aventure; je veux
+bien noyer mon prochain, mais le suicide répugne à mes principes.
+
+Il entra dans la barque et mit un soin scrupuleux à écarter les deux
+jeunes filles, de droite et de gauche, pour pouvoir manœuvrer sans
+leur faire de mal.
+
+—Les deux petits chérubins seront là comme dans leur lit! dit-il en
+donnant au fond de l'eau son premier coup de perche.
+
+Personne, parmi les quatre complices du crime, ne pouvait se défendre
+d'un serrement de cœur. Tous les yeux se fixaient, par une sorte de
+fascination, sur les deux pauvres enfants couchées dans le bateau.
+La gaieté du uhlan assombrissait encore le caractère atroce de cette
+scène.
+
+Diane et Cyprienne étaient étendues sur le dos, les bras liés en croix.
+
+La lune, qui perçait maintenant çà et là les nuages déchirés, montrait
+la grâce exquise de leurs tailles et leurs pâles figures, où se lisait
+la résignation du martyre.
+
+Bibandier seul restait parfaitement à son aise en face de ce navrant
+spectacle.
+
+—Messieurs, dit-il, tandis que le bateau s'ébranlait, je vais vous
+donner un dernier bon conseil... La fête se continue là-haut... Allez
+faire, croyez-moi, un petit tour de bal... Il est toujours agréable, le
+cas échéant, de pouvoir établir un _alibi_.
+
+Ce terme de palais et de bagne sonna comme une menace aux oreilles
+des trois complices, qui se dirigèrent en silence vers le bac; mais
+Bibandier les rappela tout à coup.
+
+—Encore un service, s'il vous plaît! dit-il; j'oubliais d'embarquer
+deux pierres, pour empêcher les petites de remonter sur l'eau...
+
+Une sueur froide perça sous les cheveux de Pontalès.
+
+Ce fut Macrocéphale qui apporta les deux pierres; il pensa se trouver
+mal en regagnant le bac.
+
+Bibandier quitta enfin la rive et se laissa dériver au fil de l'eau, en
+chantant une de ces chansons lentes et tristes qui mesurent le travail
+des forçats à la fatigue.
+
+La lune s'était levée tout à fait et mettait des nuances argentées à la
+colonne de vapeur suspendue au-dessus du tournant de Trémeulé.
+
+La _Femme-Blanche_ semblait grandir et osciller lentement au-dessus du
+gouffre.
+
+Durant quelques minutes, les quatre compagnons virent la petite barque
+glisser sur l'eau calme du marais.
+
+Puis elle disparut dans les longs plis de vapeur qui formaient le
+vêtement de la _Femme-Blanche_.
+
+
+
+
+XIV
+
+PAUVRES FILLES!
+
+
+Robert de Blois, le marquis de Pontalès et leurs deux compagnons
+remontaient au manoir de Penhoël. Ils marchaient en silence. De temps
+en temps l'un d'eux se retournait, comme malgré lui, pour jeter un
+furtif regard vers le marais où la _Femme-Blanche_ se dressait aux
+rayons de la lune.
+
+Il leur semblait ouïr de loin le clapotement sinistre et sourd du
+tournant de Trémeulé.
+
+Dans le taillis qui couvrait tout le versant de la colline, une route
+était percée pour conduire à la loge de Benoît Haligan. Les quatre
+complices traversèrent cette route à cinquante pas au-dessus de la
+pauvre cabane du vieillard. Ils entendirent Benoît Haligan qui chantait
+de sa voix creuse et tremblante la prière de l'agonie.
+
+Ils pressèrent leur marche en frémissant.
+
+Comme ils arrivaient à la porte du manoir, Robert s'arrêta et releva
+brusquement la tête.
+
+—C'était nécessaire!... dit-il à voix basse; et d'ailleurs, ce qui est
+fait est fait!... Prenons le dessus, messieurs, et ne rentrons pas au
+manoir avec des figures d'enterrement!
+
+—C'est juste, dit Blaise.
+
+Et Macrocéphale ajouta:
+
+—On ne peut rien contre les faits accomplis... Je chargerai la vieille
+Yvonne, ma servante, de prier pour elles tous les soirs... Et je suis
+bien sûr que M. le marquis de Pontalès sacrifiera volontiers une
+vingtaine d'écus pour faire dire des messes...
+
+Pontalès essuya la sueur de son front.
+
+—Je donnerai vingt louis à l'église de Glénac!... balbutia-t-il,
+cinquante louis à l'église de Redon!... cent louis à l'église de
+Rennes!...
+
+—Ma foi! dit l'homme de loi naïvement, si elles ne sont pas contentes
+avec cela!...
+
+Robert et Blaise ne purent s'empêcher de rire. L'impression lugubre
+était en partie secouée, et comme, en définitive, aucun des quatre
+complices ne se repentait véritablement, ils n'eurent pas grand'peine à
+rappeler sur leurs visages le calme souriant qui convenait à ce jour de
+fête.
+
+Ils se séparèrent, afin de rentrer dans le bal par différents côtés.
+
+La danse s'était ranimée au salon de verdure. Jeunes gens et jeunes
+filles prenaient leur revanche. On se dédommageait de la longue heure
+d'ennui qu'on avait éprouvée à entendre les gémissements des trois
+Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang. Au moment de finir, le bal
+retrouve presque toujours ainsi une gaieté plus vive. A la ville,
+l'orchestre redouble de verve et d'entrain; à la campagne, les danseurs
+cabriolent, battent des mains et crient; à la Courtille, vers cette
+heure consacrée, où l'allégresse atteint son plus chaud paroxysme, on
+brise les verres, on se poche les yeux et on marche sur la tête...
+
+Les musiciens de Glénac jouaient comme des possédés. Ils avaient
+entonné cette gigue interminable, connue sous le nom de _bal breton_,
+et qui peut dérouler jusqu'à cent cinquante figures diverses, suivant
+la renommée. Danseurs et danseuses, enlevés par les cahots de cette
+musique nationale, bondissaient avec enthousiasme. On se mêlait, on
+se choquait, on tombait sur le gazon avec de grands éclats de rire.
+C'était charmant!
+
+Et les invités de Penhoël ne pouvaient plus se plaindre d'être
+abandonnés par leurs hôtes. Le maître, il est vrai, ne s'était pas
+montré de la soirée, mais Madame avait reparu, apportant de bonnes
+nouvelles de l'Ange.
+
+Elle présidait à la fête maintenant, assise auprès de Jean de Penhoël.
+Sa figure était bien pâle, mais l'effort qu'elle faisait gardait à ses
+traits réguliers et nobles une apparence de sérénité.
+
+Il n'y avait de triste que la partie respectable de l'assemblée. Ces
+dames et ces messieurs avaient regagné leur coin, et présentaient
+un aspect de plus en plus maussade. Là, toutes les figures étaient
+refrognées, tous les yeux se chargeaient de sommeil.
+
+Le chevalier adjoint et la chevalière adjointe de Kerbichel,
+madame veuve Claire Lebinihic et les trois vicomtes restaient sous
+l'impression produite par les talents des trois Grâces Baboin. De
+périodiques bâillements faisaient le tour du cercle. Les trois Grâces
+Baboin, de leur côté, regardaient avec haine la danse victorieuse et ne
+pouvaient cacher leur détestable humeur. L'Ariette avait eu, en effet,
+peu de succès; la Romance était tombée à plat, et la Cavatine, plus
+malheureuse encore, en achevant la série de glapissements déplorables
+qu'elle appelait son _grand air_, avait pu constater que le salon de
+verdure s'était changé en solitude. Seul, le petit frère Numa l'avait
+écoutée jusqu'au bout, comme c'était son rigoureux devoir.
+
+Dans ces dispositions, la galerie était un peu moins loquace que
+naguère, mais aussi son venin était plus épais et plus âcre: chaque
+coup de langue était une morsure.
+
+On allait des grands aux petits; tout le monde avait son paquet; on
+assassinait ceux qu'on n'avait pas daigné piquer au commencement de la
+soirée.
+
+Personne n'a été sans remarquer que la province, si prude et si
+peu charitable, ne choisit pas toujours ses expressions parmi les
+plus châtiées, lorsqu'il s'agit de calomnier ou de médire. Quand la
+conversation arrive à un certain degré, quand les dents grincent, quand
+les langues s'aiguisent, la province est comme le latin qui, _dans
+les mots, brave l'honnêteté_, et il n'est point rare d'entendre des
+locutions très-téméraires tomber alors des bouches les plus vénérables.
+
+En ce moment, la société faisait de la calomnie légère. Elle allait de
+l'un à l'autre, donnant à Lola, par exemple, qui s'affichait avec le
+jeune Pontalès, des épithètes extrêmement caractéristiques, déchirant
+un peu sur Penhoël absent, et risquant sur Madame des hypothèses devant
+lesquelles une valetaille insolente eût assurément reculé. Ensuite on
+passait à l'Ange, pour retomber sur quelqu'un des couples occupés à
+danser le bal breton. Puis on se demandait quelle vie menaient ces deux
+petites dévergondées, Cyprienne et Diane, qui étaient absentes depuis
+plus de deux heures!
+
+Et c'était, ma foi, très-significatif. On avait vu disparaître presque
+en même temps qu'elles ces deux grands fainéants de Robert et d'Étienne.
+
+Les trois Grâces Baboin échangeaient, à ce sujet, avec la chevalière
+adjointe de Kerbichel, des observations d'une philosophie si avancée,
+que le chevalier adjoint et les trois vicomtes avaient envie de rougir.
+
+Une chose bizarre, c'est que ces deux grands garçons d'Étienne et de
+Roger étaient revenus sans les petites! La Romance expliquait cela en
+disant que ces demoiselles avaient dû friper un peu leurs toilettes,
+pendant deux heures de promenade...
+
+—Et déranger leurs coiffures..., ajoutait l'Ariette.
+
+L'aigre Cavatine enchérissait.
+
+Et la charitable assemblée se laissait arracher quelques hargneux
+applaudissements.
+
+Étienne et Roger étaient rentrés ensemble dans le bal à peu près
+en même temps que Robert de Blois, M. le marquis de Pontalès et
+Macrocéphale.
+
+Tandis que ces derniers affectaient de se saluer en passant, comme
+gens qui ne se sont pas vus depuis longtemps déjà, Étienne et Roger
+parcouraient d'un regard triste les groupes animés des danseurs.
+
+Leur recherche s'était inutilement prolongée, et en revenant au salon
+de verdure, ils avaient l'espoir d'y retrouver Cyprienne et Diane.
+
+—Elles ne sont pas là!... dit Roger avec un gros soupir. Deux heures
+d'absence au milieu d'un bal!...
+
+La physionomie d'Étienne était mélancolique et pensive.
+
+—Nous ne les reverrons pas ce soir... murmura-t-il, et il faut que je
+sois à Redon demain avant le jour... Je ne pourrai pas lui faire mes
+adieux... Veux-tu te charger auprès d'elle de mon dernier message?
+
+—Avant de partir, répliqua Roger, tu peux encore la voir...
+
+Le jeune peintre secoua la tête.
+
+—Ce serait un moment cruel... dit-il, les heures de repos sont pour
+elles courtes et rares... Pourquoi les troubler?... Et puis, au moment
+de la séparation, je serais faible peut-être... Quand tu la verras,
+Roger, tu lui diras que je l'aimais... que je n'aimerai jamais une
+autre femme en ma vie... et qu'au prix de tout mon bonheur, je la
+voudrais voir heureuse...
+
+Sa voix tremblait. Il y avait dans son accent une sensibilité profonde
+qui faisait contraste avec ses habitudes d'insouciance et la gaieté
+leste de sa philosophie parisienne.
+
+Roger lui serra la main.
+
+—Je lui dirai que tu es le plus loyal garçon qui soit au monde!...
+répondit-il. Je lui dirai que tu as la fortune peut-être au bout de
+tes pinceaux... et que, si Dieu bénit ton travail, tu reviendras en
+Bretagne afin de la prendre pour femme.
+
+Les yeux d'Étienne étaient humides.
+
+—Merci! murmura-t-il.
+
+—Nous sommes jeunes!... reprit Roger avec un sourire ému, et Dieu est
+bon... peut-être que nous serons heureux tous ensemble quelque jour!...
+
+Pendant qu'ils causaient ainsi, Pontalès, Robert et l'homme de loi
+parcouraient le bal, et soutenaient leur rôle de gaieté forcée. Blaise
+servait des rafraîchissements, afin de faire acte de présence.
+
+Au moment où Roger prononçait ces dernières paroles, pleines d'espoir
+souriant et de foi dans l'avenir, la figure de Bibandier sortit de
+l'ombre, à quelques pas derrière lui.
+
+Le maigre visage du uhlan était couvert de pâleur; ses yeux roulaient,
+hagards, et ses cheveux mêlés se hérissaient sur son crâne.
+
+Les deux jeunes gens ne le voyaient point; par contre, les complices
+qui guettaient son arrivée l'aperçurent tous à la fois.
+
+Le sourire contraint de Robert et de Pontalès se glaça sur leurs
+lèvres. Macrocéphale aurait voulu fuir, et Blaise faillit laisser
+tomber le plateau qu'il tenait à la main.
+
+Il leur semblait à tous que le bal entier devait voir à nu leur
+détresse et deviner ce que signifiait l'apparition de ce visage livide
+du uhlan, qui se montrait à demi derrière l'une des portes du salon de
+verdure.
+
+Cette apparition ne dura, d'ailleurs, qu'un instant. Lorsque les
+quatre complices s'enhardirent à jeter vers la porte un second regard,
+Bibandier avait déjà disparu.
+
+Il prit une des allées du jardin au hasard et se dirigea vers un
+berceau désert.
+
+Sur son passage, sans savoir ce qu'il faisait, il éteignait les
+lampions, comme si la lumière eût blessé sa vue.
+
+L'obscurité se fit ainsi autour du berceau où Bibandier s'arrêta.
+
+Il n'attendit pas longtemps. Une minute s'était à peine écoulée que les
+quatre complices arrivèrent l'un après l'autre.
+
+Personne n'osait interroger.
+
+—Eh bien!... dit Bibandier d'une voix étouffée, vous ne me demandez
+pas mon histoire?
+
+Il y avait quelque chose d'étrange et de solennel dans l'émotion
+suprême de ce bandit sans cœur, qui avait conservé si longtemps, en
+face du crime, sa froide et cynique gaieté.
+
+En ce moment, tout son corps tremblait, il semblait prêt à défaillir.
+
+—Que vous est-il donc arrivé?... demanda enfin Robert.
+
+Bibandier s'appuya chancelant contre le treillage du berceau.
+
+—Elles sont mortes!... dit-il. Elles étaient bien belles toutes
+deux!... Maintenant elles sont mortes!...
+
+—Et personne ne vous a vu?... demanda Macrocéphale.
+
+—Mortes!... répéta le uhlan qui mit sa tête entre ses mains; tandis
+que je chantais en les conduisant vers le trou, elles me regardaient
+toutes deux avec leurs yeux angéliques... Je les vois encore... se
+reprit-il en frissonnant... leurs pauvres jolis corps couchés sur la
+planche...
+
+Il s'arrêta; sa voix s'embarrassait dans sa gorge.
+
+Les quatre complices l'écoutaient immobiles; une sueur froide leur
+baignait le front.
+
+—Quelqu'un n'a-t-il pas demandé, reprit-il sans relever la tête, si
+personne ne m'avait vu?...
+
+—Moi... balbutia le Hivain.
+
+—Un homme m'a vu... répondit Bibandier, et il vous a vus aussi, tous
+tant que vous êtes!...
+
+—Qui est cet homme?... demandèrent les quatre complices d'une seule
+voix.
+
+Bibandier garda le silence.
+
+Puis il reprit, comme en se parlant à lui-même:
+
+—J'avais promis! il fallait en finir... quand j'ai soulevé la première
+dans mes bras, l'autre s'est agitée au fond du bateau et j'ai vu ses
+grands yeux se remplir de larmes... Elles ne pouvaient point parler,
+mais leurs regards se cherchaient... J'ai eu pitié!... j'ai rapproché
+leurs deux visages et leurs bouches ont pu s'unir encore une fois.
+Puis je leur ai mis au cou les deux pierres que M. le Hivain m'avait
+données...
+
+ * * * * *
+
+Le surlendemain au matin, le bourg de Glénac vit une solennité.
+C'était une fête d'un genre bien différent. La petite église avait son
+portail tendu de noir, et les paysans, que nous avons vus rassemblés
+sur l'aire, autour du feu de joie de la Saint-Louis, s'échelonnaient,
+tristes et silencieux, dans le cimetière.
+
+On venait de dire la messe des morts sur deux cercueils, entourés de
+voiles blancs et ornés de ces fraîches fleurs qu'on jette, dernière
+parure, sur la tombe des jeunes filles.
+
+Nous eussions retrouvé là tous les invités du manoir; mais la famille
+n'était représentée que par un seul de ses membres, le vieil oncle
+Jean, bien que le nom de Penhoël eût été prononcé deux fois dans
+l'oraison mortuaire.
+
+Les cercueils fleuris contenaient les corps de Diane et de Cyprienne.
+
+René, Madame et l'Ange avaient manqué à la messe funèbre. Ce qui avait
+causé plus de surprise encore, ç'avait été de ne voir ni Roger de
+Launoy, ni le jeune peintre Étienne aux côtés de l'oncle en sabots.
+
+Étienne et Roger, en ce moment, étaient bien loin de Glénac. Ils
+ignoraient tous les deux les événements de la nuit de la Saint-Louis.
+
+Voici ce qui leur était arrivé:
+
+Vers le point du jour, quelques heures après la fin du bal, ils
+avaient descendu l'escalier du manoir, afin de prendre la route de
+Redon. Roger faisait la conduite à son ami.
+
+En passant sous la fenêtre des deux jeunes filles, Étienne s'arrêta, et
+Roger appela Cyprienne et Diane par leurs noms à plusieurs reprises.
+
+Point de réponse.
+
+—Elles dorment... dit Étienne qui jeta sur son épaule son petit paquet
+de voyage et partit enfin à grands pas.
+
+La route fut silencieuse entre les deux jeunes gens. A Redon, au moment
+de monter en voiture, Étienne dit à Roger en lui serrant une dernière
+fois la main:
+
+—Écoute... ce Robert te déteste presque autant que moi... et Penhoël
+n'est plus le maître... Si tu étais forcé de quitter le manoir, quelque
+jour, souviens-toi que je suis ton frère et que ma demeure, si petite
+et si pauvre qu'elle soit, sera toujours assez grande pour nous abriter
+tous deux.
+
+La voiture partit pour Rennes, et Roger resta seul.
+
+Les dernières paroles de son ami soulevaient en lui de vagues craintes,
+mais il était bien loin de penser, cependant, qu'il dût être réduit
+jamais à profiter de l'hospitalité offerte.
+
+Comme il entrait à l'auberge du père Géraud pour déjeuner, celui-ci
+lui remit une lettre arrivant par exprès du manoir.
+
+La lettre était écrite par M. Robert de Blois, et René de Penhoël avait
+mis au bas sa signature.
+
+Cela s'était fait le matin même. Robert semblait avoir profité de la
+courte absence du jeune homme pour lui porter ce coup plus à son aise.
+
+C'étaient quelques phrases sèches et sentant la raillerie où l'on
+disait à Roger, en substance, qu'il arrivait à l'âge d'homme, que les
+voyages forment la jeunesse, et que c'était pitié de le voir croupir,
+loin du monde, dans le petit bourg de Glénac.
+
+Roger lisait cela le rouge au front. La forme de ce congé le rendait
+plus cruel encore.
+
+Se voir éconduit froidement et avec moqueries, lui, le fils adoptif,
+dont l'enfance avait été entourée de tendresse, lui, qu'on avait aimé
+pendant vingt ans!
+
+Hélas! les pressentiments d'Étienne se réalisaient bien vite...
+
+Roger n'hésita pas; il avait le cœur fier, et le nom de Penhoël était
+au bas de la lettre. Il fallait partir; mais Cyprienne...
+
+Avant de quitter le pays pour toujours, sa première idée fut de
+retourner au manoir, afin de dire adieu à la pauvre fille dont il
+emportait l'amour. Ce fut la crainte de se trouver face à face avec le
+maître de Penhoël qui l'arrêta. Il s'enferma dans une des chambres du
+_Mouton couronné_, et se mit à écrire.
+
+Le papier où courait sa plume fut mouillé plus d'une fois de ses
+larmes, et pourtant, parmi ses phrases désolées, il y avait de
+l'espoir, car il était jeune et plein de courage.
+
+Il parlait pour lui et pour Étienne, dont il ne pouvait plus faire les
+adieux de vive voix; il disait aux deux sœurs:
+
+/#
+ «Nous vous aimons, nous travaillerons, nous reviendrons...»
+#/
+
+Le père Géraud fut chargé de porter la lettre que les deux pauvres
+jeunes filles ne devaient pas lire, hélas! et Roger monta à cheval pour
+courir après la voiture de Rennes.
+
+Au lieu de remettre son message, le bon aubergiste s'agenouilla dans
+l'église de Glénac et pria pour les deux pauvres filles mortes...
+
+En l'absence du maître de Penhoël et de Madame, c'étaient M. le marquis
+de Pontalès et Robert de Blois qui représentaient la famille en qualité
+d'amis, car le pauvre oncle Jean, écrasé sous sa douleur trop lourde,
+était incapable de s'occuper de rien.
+
+En cette circonstance, il fallait bien le reconnaître, le marquis,
+Robert et même M. le Hivain avaient témoigné à la famille une
+affection empressée. Il n'y avait pas jusqu'au fossoyeur de la
+paroisse, le pauvre Bibandier, qui n'eût fait preuve d'un dévouement
+très-méritoire.
+
+Les deux jeunes filles s'étaient noyées dans le marais, on ne savait
+trop comment. Les circonstances de leur fin restaient entourées d'un
+vague mystère. On disait seulement qu'ayant voulu traverser l'Oust sur
+un frêle batelet, elles avaient été emportées par le courant jusqu'à la
+_Femme-Blanche_.
+
+Le fossoyeur Bibandier avait retrouvé sur le rivage, le lendemain
+matin, des débris de la barque, et c'était lui qui avait donné l'éveil.
+
+Après une journée entière de recherches infructueuses, Pontalès, maître
+le Hivain, Robert de Blois et son domestique Blaise étaient restés
+seuls sur le lieu présumé de la catastrophe avec le fossoyeur Bibandier.
+
+Ce dernier, disait-on, avait plongé une grande partie de la nuit aux
+environs du tournant et avait fini par repêcher les deux corps. Du
+moins avait-on trouvé, le lendemain matin, deux cercueils déjà cloués à
+la porte de l'église.
+
+Les actes de décès avaient dû se faire en famille, M. de Penhoël étant
+maire.
+
+Quant au curé, c'était un petit cousin du marquis de Pontalès.
+
+D'ailleurs, personne ne songeait à douter; le malheur n'était que
+trop évident! Chacun pleurait et priait autour de ces pauvres petits
+cercueils que la terre allait sitôt recouvrir.
+
+S'il y avait des doutes parmi la foule sombre et consternée, ce n'était
+pas sur la mort elle-même, mais bien sur les circonstances qui avaient
+accompagné la mort.
+
+Cyprienne et Diane savaient conduire un bateau sur le marais aussi bien
+que pas un pêcheur de macles. Elles étaient habiles nageuses: comment
+ne pas concevoir des soupçons?
+
+Plus d'un regard défiant se fixait à la dérobée sur Pontalès et sur
+Robert.
+
+Il eût suffi d'un mot peut-être pour changer la douleur commune en
+colère, et alors, malheur aux assassins! Mais ce mot, personne ne le
+prononçait. Il n'y avait point de preuves, et certes, le crime ne
+pouvait point se lire sur les figures tranquilles du marquis et de M.
+de Blois.
+
+L'impression d'horreur, produite par la scène nocturne du Port-Corbeau,
+avait eu déjà le temps de s'effacer. En somme, ce meurtre était
+nécessaire, et s'ils frissonnaient encore en songeant aux détails
+repoussants de leur crime, en revanche, ils s'applaudissaient. La joie
+compensait bien le remords.
+
+Ils étaient là, remplaçant la famille; les paysans pouvaient voir sur
+leurs physionomies, composées habilement, une tristesse recueillie et
+calme.
+
+Les soupçons tombaient; d'ailleurs, parmi les paysans, ceux qui ne
+récitaient point la prière funèbre étaient occupés tout entiers à
+parler de la catastrophe et des pauvres enfants qu'on avaient vues,
+l'avant-veille encore, si jeunes et si belles, ouvrir le bal de la
+Saint-Louis.
+
+Hommes et femmes chuchotaient à la porte de l'église et, comme c'est
+l'habitude des bonnes gens de Bretagne, chacun cherchait dans ses
+souvenirs un présage à cette mort funeste.
+
+—Le vieux Benoît l'avait bien dit!... murmurait-on, personne ne
+voulait le croire, quand il répétait que les filles de Penhoël seraient
+trois belles-de-nuit avant le jour de sa mort... En voici deux déjà!...
+
+—Et la petite demoiselle Blanche est bien malade!...
+
+—Elles _reviendront_, les chères filles!... reprenait une ménagère en
+égrenant son chapelet.
+
+Une voix effrayée s'éleva au milieu du groupe et dit:
+
+—Elles sont déjà revenues!
+
+Chacun tressaillit et se rapprocha.
+
+C'était le petit Francin qui avait parlé. Il était tremblant et tout
+pâle.
+
+—Oui... oui... poursuivit-il en baissant les yeux, c'est moi qui ai
+dit le premier _De profundis_ pour le salut de leurs âmes... car je les
+ai vues cette nuit... et j'ai bien reconnu qu'elles étaient mortes.
+
+Le père Géraud avait fendu la presse et tenait l'enfant par le bras.
+
+—Tu les as vues?... balbutia-t-il.
+
+Le petit paysan frémissait de tous ses membres.
+
+—C'était ce matin, une heure avant le jour... dit-il, j'allais
+au marais chercher nos chevaux... j'ai vu quelque chose de blanc
+qui se remuait au pied de l'aune où l'on amarre le grand bac de
+Port-Corbeau... J'avais peur, mais j'ai pensé tout de suite aux
+demoiselles... Oh! je les ai bien reconnues!... Elles portaient les
+mêmes robes que le soir du bal!... Elles étaient là toutes deux
+agenouillées au pied de l'arbre, et il me semblait qu'elles creusaient
+la terre... J'ai fait du bruit en me sauvant, et quand je me suis
+retourné pour voir encore, elles avaient disparu...
+
+On entamait la dernière hymne sous la porte de l'église. Les paysans se
+turent et mêlèrent leurs voix émues à celles des prêtres.
+
+La _société_, qui avait occupé durant le service la place d'honneur,
+au-devant de l'autel, sortait à ce moment; la _société_ causait ici
+comme dans le salon de verdure.
+
+—Pauvres chères filles!... gémissait l'aînée des trois Grâces Baboin;
+qui aurait pensé jamais cela?...
+
+Elle essuya une larme entièrement fictive.
+
+—Ce que c'est que de nous!... soupira la Romance.
+
+Madame veuve Claire Lebinihic regardait du coin de l'œil les trois
+vicomtes pour constater l'effet produit par sa toilette de deuil.
+
+—Mesdames, dit gravement le chevalier adjoint de Kerbichel, c'est la
+loi commune.
+
+Le petit frère Numa fit observer ceci:
+
+ Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre,
+ Est sujet à ses lois;
+
+Le chevalier adjoint interrompit:
+
+ Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
+ N'en défend pas nos rois!
+
+—Ah! murmura la Cavatine, les hommes n'ont pas de cœur!... Au lieu de
+pleurer comme nous autres femmes, ils citent des passages de Bossuet ou
+de Voltaire...
+
+La porte de l'église s'ouvrit à deux battants, et le convoi sortit,
+escorté par les jeunes filles du bourg. Devant les cercueils, les
+danseuses du bal de la Saint-Louis marchaient vêtues encore de leurs
+robes blanches.
+
+L'oncle Jean, soutenu par le père Chauvette, suivait le cortége, ainsi
+que Pontalès, Robert, maître le Hivain et Blaise.
+
+—Prêtez-moi votre flacon, ma chère demoiselle, dit la chevalière
+adjointe à Églantine Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, j'ai bien peur de
+me trouver mal!...
+
+—Ma chère dame, répliqua la Romance, il faut se faire une raison,
+voyez-vous!... Dieu sait que mes sœurs et moi nous aimions les pauvres
+petites plus que personne, mais à présent tout est fini et le désespoir
+n'y fait rien!
+
+—D'ailleurs... reprit la Cavatine passant des sanglots au commérage
+par une habile tangente, faut-il beaucoup regretter la vie pour elles?
+
+Toute la partie féminine de la _société_ poussa en cœur un gros soupir.
+
+—Hélas! reprit la Romance, elles n'étaient pas heureuses!... C'est
+au point que je ne me suis pas révoltée, comme j'aurais dû le faire
+peut-être, quand on m'a parlé de suicide...
+
+La Romance prononça ces derniers mots discrètement et juste assez haut
+pour que tout le monde pût les entendre.
+
+—Oh!... mademoiselle!... se récrièrent les vicomtes.
+
+Madame veuve Claire Lebinihic et la chevalière adjointe ouvraient les
+yeux et les oreilles, flairant une médisance de haut goût.
+
+La Romance baissa la voix davantage et leva ses regards au ciel.
+
+—Je ne connais pas ces choses-là!... murmura-t-elle, mais on dit que
+quand les jeunes filles ont été trompées...
+
+—Ça arrive tous les jours!... interrompit madame Claire Lebinihic.
+
+—Et voyez!... reprit la Romance encouragée, voyez si Roger et ce
+vagabond d'Étienne ont osé paraître à l'enterrement!...
+
+On chercha des yeux les deux jeunes gens.
+
+—C'est vrai!... dit un des vicomtes, je n'avais pas songé à cela.
+
+Et dans l'esprit de chacun la mémoire des deux filles de l'oncle Jean
+fut ternie.
+
+Le convoi atteignait la partie du cimetière où se trouvaient les
+sépultures des Penhoël. Les trois Grâces Baboin gardèrent le silence,
+contentes désormais d'avoir jeté quelques fleurs sur ces pauvres
+tombes...
+
+L'aspect du cimetière était triste et morne, les chants faisaient
+trêve. Les paysans, muets et le rosaire à la main, se rangeaient autour
+des deux fosses ouvertes.
+
+Bibandier était à son poste de fossoyeur.
+
+Au moment où il étendait la main pour mettre le premier cercueil en
+terre, un bras se posa au-devant de lui et le fit reculer.
+
+En même temps une clameur sourde, mêlée de surprise et d'épouvante,
+courut dans le cercle des bonnes gens.
+
+Entre le fossoyeur et les deux bières, une sorte de fantôme, que sa
+maigreur faisait paraître d'une taille démesurée, venait de se dresser,
+sortant on ne sait d'où.
+
+Il était là si hâve et si décharné, que tous, en ce premier moment,
+crurent que la terre s'était ouverte pour lui livrer passage.
+
+Puis un nom domina les murmures de la foule.
+
+—Benoît Haligan! disait-on, Benoît le sorcier!
+
+Le voir en ce lieu était aussi étrange assurément que de voir un vrai
+spectre percer la terre.
+
+Comment avait-il quitté le grabat où sa longue agonie le clouait depuis
+des mois entiers? Quelle force mystérieuse l'avait aidé à monter la
+colline?...
+
+Chacun, dans le cimetière, regardait avec stupéfaction.
+
+Benoît se tenait droit et roide auprès des fosses. Son œil cave se
+fixa d'abord sur Bibandier, qui tourna la tête; puis sur Pontalès,
+Robert de Blois, maître le Hivain et Blaise, qui ne purent s'empêcher
+de baisser les yeux.
+
+Après quelques secondes de silence, le vieux passeur courba lentement
+sa haute taille et soupesa les deux bières l'une après l'autre.
+
+Tandis qu'il se redressait, on vit autour de sa lèvre flétrie une sorte
+de sourire...
+
+—Que Dieu prenne en pitié ceux qui vivent et ceux qui sont morts!...
+dit-il en croisant ses bras sur sa poitrine.
+
+Il salua Jean de Penhoël en l'appelant par son nom, et sortit du
+cimetière. La foule lui fit un large passage.
+
+En redescendant la colline, ses jambes amaigries chancelaient sous le
+poids de son corps, mais il ne s'arrêtait point. Il ne cessa de marcher
+qu'en atteignant le rivage de l'Oust, au pied de l'aune où le grand bac
+était amarré.
+
+Une fois là, il se mit sur ses genoux et approcha sa tête du sol qui
+semblait avoir été remué fraîchement.
+
+Ses mains ridées se joignirent, et il se laissa choir, épuisé, sur
+l'herbe en murmurant:
+
+—Que Dieu et la Vierge les protégent!...
+
+ * * * * *
+
+Au cimetière, la fête funèbre était finie, et Bibandier, achevant son
+office de fossoyeur, recouvrait de terre les tombes de Diane et de
+Cyprienne...
+
+
+
+
+XV
+
+DEUX TOMBES.
+
+
+On entendait jusque dans la chambre de l'Ange le son métallique et
+vibrant de la grande pendule du salon, qui sonnait lentement neuf
+heures.
+
+C'était le soir de la messe funèbre, dite à la paroisse de Glénac, pour
+Diane et Cyprienne de Penhoël.
+
+La veille, à ce même moment, la grande pendule du salon aurait bien
+pu sonner pendant un quart d'heure sans que personne y prît garde, au
+milieu des joyeux bruits de la fête. Mais c'était du plaisir que les
+hôtes de Penhoël étaient venus chercher au manoir; ils avaient fui
+devant ce deuil qui s'était glissé tout à coup parmi la joie promise.
+
+Que faire en une maison mortuaire? Les hôtes de Penhoël étaient tous
+partis jusqu'au dernier. A présent, au lieu des gaies rumeurs du bal,
+on avait le silence morne; au lieu de cette foule remuante et rieuse
+qui animait les verts bosquets du jardin, la solitude; au lieu des
+illuminations prodiguées, les ténèbres épaisses et muettes.
+
+On eût dit une maison abandonnée. Sur toute la façade du manoir on ne
+voyait que deux lueurs faibles et perçant à peine la soie des tentures;
+une de ces lumières brûlait chez René de Penhoël, l'autre éclairait la
+chambre de l'Ange.
+
+Madame était assise au chevet de sa fille, dont les yeux alourdis par
+les larmes venaient de se fermer depuis quelques minutes. Blanche
+dormait d'un sommeil inquiet et plein de tressaillements. La douleur
+qui l'avait navrée durant tout le jour revenait sans doute en ses
+rêves, car la pauvre enfant se plaignait et gémissait dans son sommeil.
+
+Blanche avait bien pleuré; Cyprienne et Diane n'étaient plus là, ses
+deux cousines qu'elle aimait tant! La veille encore, elle enviait leur
+sourire, et maintenant on les avait mises en terre. La pauvre Blanche
+avait subi, durant toute la journée, cette douleur pleine d'étonnement
+et d'effroi qui prend les enfants au premier aspect de la mort.
+
+A son âge et quand on n'a pas vu encore s'en aller pour jamais une
+personne chère, on ne croit pas tout de suite à l'éternelle séparation.
+L'esprit repousse longtemps l'idée de la mort, et de vagues espoirs
+s'obstinent au fond du cœur.
+
+Blanche avait pensé plus d'une fois dans la journée que tout cela était
+un songe funeste. Dès que ses paupières se fermaient, fatiguées de
+larmes, elle croyait voir les douces figures de ses cousines sourire à
+son chevet.
+
+Est-ce qu'on meurt ainsi toute jeune et toute belle? Est-ce que la
+tombe peut s'ouvrir au seuil de la salle de bal?
+
+Les yeux de l'Ange étaient rouges et humides encore. Le sommeil l'avait
+surprise, sans doute, au milieu d'une prière, car ses mains restaient
+jointes sous sa couverture. Elle était beaucoup plus changée que le
+soir de la Saint-Louis. La maladie ne pouvait point lui enlever son
+exquise beauté, mais son visage portait les traces de la souffrance
+physique et de l'affaiblissement.
+
+Il n'en fallait pas tant d'ordinaire pour que l'œil de Madame,
+attentif et inquiet, ne quittât pas un seul instant les traits de sa
+fille chérie. Mais aujourd'hui, Marthe de Penhoël tenait ses regards
+cloués au sol et semblait oublier la présence de l'Ange.
+
+Elle n'entendait pas la plainte qui s'exhalait de la bouche de sa
+fille; elle ne voyait point la pauvre enfant s'agiter sur son lit, et
+pâlir parfois tout à coup aux élancements d'une douleur plus aiguë.
+
+La figure de Marthe semblait être de pierre. Depuis la tombée du jour,
+elle était assise à la même place. Elle n'avait pas fait un mouvement.
+
+Ses yeux, fixés à terre, n'avaient point de pensée. Le sang avait
+abandonné complétement sa joue livide et comme morte.
+
+Plusieurs fois avant de s'endormir, accablée, Blanche lui avait adressé
+la parole. Point de réponse.
+
+Et c'était étrange! Madame accueillait si avidement d'ordinaire chaque
+mot tombant des lèvres de sa fille!...
+
+Elle n'entendait pas. Quand une torture trop poignante déchire l'âme,
+on devient insensible et sourd.
+
+Mais quelle était cette torture? Du vivant des filles de l'oncle Jean,
+Marthe de Penhoël était bien froide envers elles. La mort des deux
+pauvres enfants l'avait-elle donc changée au point de mettre à la place
+de sa froideur des regrets navrants et passionnés?
+
+Ou sa douleur avait-elle une autre cause?
+
+Marthe était seule, et nulle oreille amie ne s'ouvrait pour recevoir sa
+confidence. Sa pensée restait un secret entre elle et Dieu.
+
+Quand le son de la pendule du salon arriva jusqu'à son oreille, à
+travers les murailles épaisses, sa tête, qui se renversait au dossier
+de son fauteuil, se pencha en avant, comme pour écouter.
+
+Elle compta jusqu'à neuf: puis ses mains se croisèrent froides et
+blanches sur sa robe de deuil.
+
+—Neuf heures!... murmura-t-elle d'une voix brève et altérée; la
+dernière fois qu'elles chantèrent, l'heure sonna pendant le second
+couplet... Je m'en souviens, c'était neuf heures!
+
+Elle s'arrêta comme si son esprit eût écouté en songe une lointaine
+mélodie.
+
+Puis deux larmes brillèrent dans ses yeux, jusqu'alors secs et brûlants.
+
+Elle se prit à dire lentement, et comme si elle n'avait point eu la
+conscience de ses propres paroles, les derniers vers du chant des
+_Belles-de-Nuit_:
+
+ Cette brise, c'est ton haleine,
+ Pauvre âme en peine;
+ Et l'eau qui perle sur les fleurs,
+ Ce sont tes pleurs...
+
+Un long soupir souleva sa poitrine.
+
+—Toutes deux!... murmura-t-elle; s'il revient... que lui dirai-je?...
+
+En ce moment, Blanche rendit une plainte plus distincte; Madame releva
+les yeux sur elle. Mais son regard, au lieu de cet amour exclusif et
+jaloux qui l'animait naguère lorsqu'elle contemplait l'Ange, exprima
+une sorte de colère concentrée.
+
+—Mademoiselle de Penhoël!... prononça-t-elle avec un sourire amer;
+l'héritière!... Toutes les joies vous étaient dues!... Tous les
+respects... et tout l'amour!... Pour elles, rien!... Étaient-elles
+moins belles ou moins bonnes?... Mon Dieu! mon Dieu! toutes mes
+caresses étaient pour l'une, et les autres souffraient, dédaignées...
+les autres qui se dévouaient et qui mouraient pour moi!...
+
+Ses sourcils étaient froncés; son regard se fixait toujours, dur et
+froid, sur Blanche endormie.
+
+—Mademoiselle de Penhoël!... répéta-t-elle avec une amertume
+croissante; la fille de la maison!... Les autres s'asseyaient au bas
+bout de la table... et n'était-ce pas par charité qu'elles mangeaient
+le pain du manoir?...
+
+Elle se leva d'un mouvement brusque, et continua en s'adressant à
+l'Ange, comme si la pauvre enfant eût pu l'entendre:
+
+—Vous leur aviez tout pris, vous!... leur place dans le monde... leur
+héritage... jusqu'au sourire de leur mère!...
+
+Une larme vint mouiller les cils baissés de Blanche qui rêvait. La tête
+de Madame se pencha sur sa poitrine.
+
+—Jusqu'au dernier jour!... reprit-elle; oh!... il m'a fallu rester
+auprès de votre lit, tandis que des étrangers jetaient la terre bénite
+sur leur tombe!... Abandonnées!... abandonnées depuis le berceau
+jusqu'à la mort!...
+
+Elle se couvrit le visage de ses mains et garda le silence durant
+quelques minutes; puis, se redressant tout à coup, elle dit avec un
+élan de passion:
+
+—Après la mort, du moins, on peut les aimer, je pense!... Dormez
+heureuse, Blanche de Penhoël... Pour la première fois, je vais vous
+abandonner, ma fille, afin de prier pour elles!...
+
+Marthe oublia de mettre un baiser sur le front de sa fille. Elle
+traversa la chambre à pas lents et s'engagea dans les corridors du
+manoir, après avoir fermé la porte à double tour.
+
+Elle ne rencontra ni valets ni maître sur son chemin. La maison
+semblait déserte.
+
+Une fois dehors, elle pressa le pas pour se diriger vers la paroisse de
+Glénac, qui était distante d'un grand quart de lieue.
+
+Le temps était lourd et accablant comme la veille; seulement une
+brise tiède soufflait par rafales et déchirait çà et là le voile de
+nuages qui couvrait le ciel. La lune se montrait par intervalles,
+faisant sortir des ténèbres les marais et les montagnes. Cela durait
+une minute, et tout disparaissait, envahi de nouveau par la nuit
+victorieuse.
+
+Le long de la route solitaire, Marthe de Penhoël chancela plus d'une
+fois, car elle était bien faible. Plus d'une fois elle s'arrêta saisie
+d'une sorte d'épouvante, parce qu'un rayon de lune glissant tout à coup
+à travers les arbres lui montrait, couchées sur l'herbe, deux enfants
+immobiles et endormies dans leurs robes blanches...
+
+D'autres fois, quand son regard se tournait vers le marais qui
+s'étendait sur sa gauche à perte de vue, il lui semblait qu'une voix
+triste murmurait à son oreille les mélancoliques paroles du chant
+breton.
+
+C'était l'heure où les vierges mortes viennent pleurer la vie sous les
+saules. Marthe apercevait comme des ombres vagues qui se mouvaient au
+bord de l'eau. Pauvres belles-de-nuit!... Marthe était une fille de la
+Bretagne. Ses yeux se mouillaient de larmes, et ses bras s'étendaient
+vers les saules.
+
+Elle poursuivait sa route. Autour de son intelligence frappée il
+y avait comme une brume. Ses pensées flottaient, confuses. Elle se
+surprenait à sourire au milieu de ses larmes, et ne trouvait plus la
+fin de la prière commencée...
+
+Elle avait tant souffert!
+
+Le cimetière de Glénac fait le tour de la petite église, dont les
+murailles indigentes et décrépites s'élèvent à mi-coteau, dominant
+tout le passage que nous avons décrit plus d'une fois. L'unique rue
+du bourg descend tortueusement vers le marais et baigne ses dernières
+maisons dans les grandes eaux, lorsque vient le _déris_. Le tournant
+de Trémeulé est situé sur la paroisse de Glénac, et la _Femme-Blanche_
+a mis bien des fois en branle les cloches de la flèche pointue et
+bleue, pour sonner le glas des noyés. Derrière l'église il y a deux
+grands ifs, si touffus qu'on ne voit point le ciel à travers leurs
+branches. Ils dépassent en hauteur la croix de pierre qui marque, sur
+la toiture, la place de l'autel. Les vieillards disent que les pères de
+leurs grands-pères ont vu ces arbres hauts et touffus déjà: ils ont des
+siècles d'âge...
+
+Entre les deux ifs, une balustrade en bois séparait du commun des
+tombes un espace carré: c'était la sépulture de Penhoël depuis qu'on
+n'enterrait plus sous les dalles de l'église.
+
+Marthe entra dans l'enceinte où la lumière de la lune lui montra les
+deux tombes toutes fraîches et que nulle pierre ne recouvrait encore.
+
+Marthe se mit à genoux entre les deux tombes, et demeura longtemps
+immobile. L'air sentait l'orage: le vent commençait à se lever,
+fouettant l'atmosphère pesante; le gras feuillage des ifs s'agitait
+par intervalles, et la girouette de l'église, tournant à ce souffle
+incertain qui précède la tempête, jetait dans la nuit sa plainte rauque.
+
+Marthe n'entendait rien; seulement, quand le vent portait et que le
+bruit sourd du tournant de Trémeulé montait jusqu'à elle, son corps
+semblait éprouver un choc soudain.
+
+Elle savait que les cadavres des deux jeunes filles avaient été
+retrouvés sous la _Femme-Blanche_.
+
+Les minutes s'écoulaient. Marthe restait toujours muette et sans
+mouvement. Au bout d'un quart d'heure environ, elle rejeta en arrière
+ses longs cheveux qui lui couvraient le visage, car elle était sortie
+tête nue. Sans l'ombre épaisse projetée par les deux ifs, on eût pu
+voir en ce moment sur ses traits un sourire tranquille et doux.
+
+Sa douleur s'endormait en un rêve...
+
+—Diane!... dit-elle tout bas.
+
+Et comme le silence répondait seul à cet appel, Marthe se tourna vers
+l'autre tombe.
+
+—Cyprienne!... dit-elle encore.
+
+Toujours le silence.
+
+Marthe mit ses deux mains sur son cœur; un éclair se faisait dans la
+nuit de son intelligence.
+
+—C'est donc bien vrai!... murmura-t-elle. Je ne verrai plus
+leur sourire!... Elles sont là toutes deux dans la terre!...
+M'entendent-elles?... Savent-elles comme je les trompais... et tout ce
+qu'il y avait pour elles d'amour au fond de mon cœur?...
+
+Elle joignit ses mains sur ses genoux; ses yeux ne pouvaient point
+pleurer, mais dans sa voix brisée il y avait des larmes.
+
+—Pauvres enfants! reprit-elle; pauvres enfants chéris!... Belles
+âmes qui viviez de dévouement et de tendresse! Elles se croyaient
+dédaignées... Autour d'elles, il n'y avait que froideur... et jamais
+une plainte!... Il y a deux jours encore, quand je les trouvai
+agenouillées à mes côtés comme deux anges consolateurs, elles me
+parlèrent de mourir pour moi... Et moi je n'eus que des paroles
+de raillerie!... Oh! pitié!... pardon!... je vous aimais! je vous
+aimais!...
+
+Des pleurs brûlants inondaient maintenant sa joue, et des sanglots
+soulevaient sa poitrine haletante.
+
+—Je vous aimais!... poursuivit-elle en faisant signe de presser contre
+son cœur une personne chère; Dieu le savait... Dieu voyait mes larmes
+et connaissait mon martyre!... Oh! vous ne souffriez pas seules,
+pauvres enfants!... Et maintenant que vous êtes des saintes dans le
+ciel, priez pour moi qui reste après vous à souffrir!...
+
+Elle n'avait plus de voix. Le silence régna dans le cimetière.
+
+Quand Marthe reprit la parole, son accent était doux et tout plein de
+caresses.
+
+—Dieu est bon..., dit-elle; je sens bien que je ne serai pas
+longtemps sans vous revoir... Que de baisers quand nous serons toutes
+ensemble!... Je ne me cacherai plus... Je vous montrerai mon âme...
+Nous aimer!... nous aimer!... ce sera notre joie dans le paradis!
+
+Elle tressaillit et releva tout à coup sa taille affaissée.
+
+—Blanche!... dit-elle, comme si une voix eût murmuré ce nom à son
+oreille; c'est vrai... je l'avais oubliée...
+
+Puis elle ajouta avec amertume:
+
+—Toujours elle entre vous et moi... Toujours!... Et vous l'aimiez,
+pauvres martyres, cette enfant heureuse qui vous prenait ma
+tendresse... Blanche!... oui, je suis sa mère... il faut que je veille
+sur elle... et je n'ai pas le temps de rester avec vous!...
+
+Avant de se relever, elle toucha de ses lèvres la terre humide qui
+recouvrait les deux tombes.
+
+—Au revoir!... murmura-t-elle, je reviendrai demain.
+
+Elle sortit du cimetière. Tandis qu'elle reprenait la route parcourue,
+le vent, qui gagnait à chaque instant en violence, la frappait au
+visage. Au bout de quelques minutes, l'espèce de voile qui était sur
+son esprit se déchira. Durant l'heure qui venait de s'écouler, elle
+avait agi et parlé comme en un rêve. Maintenant elle se retrouvait tout
+à coup en face de la réalité; la pensée de sa fille envahissait de
+nouveau son cœur.
+
+Elle n'avait pas tout perdu, puisque Blanche lui restait, Blanche son
+cher trésor!...
+
+Si on lui eût rappelé l'amertume récente de ses paroles, alors qu'elle
+s'agenouillait entre les deux tombes, Marthe n'y aurait point voulu
+croire.
+
+Reprocher à l'enfant adorée l'amour qu'on lui prodiguait, n'était-ce
+pas un blasphème?
+
+Marthe pressait le pas.
+
+Elle se disait que l'Ange se serait peut-être réveillée durant son
+absence, et qu'elle aurait appelé en vain.
+
+Elle se voyait d'avance rentrant dans la chambre un moment désertée
+et s'élançant vers le petit lit pour couvrir de baisers le front de
+l'Ange.... de l'Ange qui souriait contente et guérie....
+
+Oh! il y avait encore du bonheur dans sa misère!
+
+Ces pauvres cœurs frappés prennent tout à l'extrême. Ils n'ont plus de
+règle parce que leur force est brisée. On les voit passer du désespoir
+à l'allégresse, et tout sentiment chez eux semble exalté par une sorte
+de fièvre.
+
+L'âme de Marthe s'inondait de joie. Blanche était tout pour elle en ce
+moment. Toutes ses facultés d'aimer se rattachaient à Blanche.
+
+Le même paysage triste était toujours autour d'elle: la colline, tantôt
+ensevelie dans la nuit, tantôt effleurée par la lueur pâle qui tombait
+de la lune; le marais immense et plat, au milieu duquel se dressait
+la fantastique figure de la _Femme-Blanche_, qui aurait dû lui parler
+encore des deux jeunes filles mortes...
+
+Mais elle ne voyait plus avec les mêmes yeux. Il lui semblait que la
+nuit souriait au-devant de ses pas. Elle était forte; sa marche ne
+chancelait plus. Elle se hâtait, consolée, parce qu'elle voyait briller
+au loin, sur la façade sombre du manoir, la lumière qu'elle avait
+laissée dans la chambre de sa fille...
+
+ * * * * *
+
+Vers cette même heure, un cavalier suivait la route de la Gacilly à une
+demi-lieue de Redon.
+
+Ce cavalier avait la même pensée que Madame, et son cœur joyeux
+battait bien fort au souvenir de Blanche qu'il allait revoir.
+
+C'était Vincent de Penhoël arrivant de Brest, à l'aide des pièces d'or
+que Berry Montalt, le nabab de Mascate, lui avait données.
+
+Vincent avait payé le capitaine anglais et s'était dirigé vers
+l'Ille-et-Vilaine, sans passe-port, au risque de tomber entre les mains
+de la justice. Il était si pressé de revoir Penhoël!
+
+Il poussait son cheval, et ne s'inquiétait guère plus que Madame de
+l'orage menaçant, qui courbait déjà les branches flexibles des taillis.
+
+Comme il arrivait à la hauteur du bourg de Bains, dans ce même chemin
+creux où nous avons vu l'armée du uhlan Bibandier arrêter jadis
+Robert et Blaise, il entendit au-devant de lui le pas d'un cheval, et
+l'instant d'après un cavalier passa au grand galop à son côté.
+
+Vincent crut apercevoir confusément que le cheval portait un double
+fardeau, un homme et une femme.
+
+Cela ne le regardait point assurément, et pourtant son cœur se serra.
+
+Sans se rendre compte de ce qu'il faisait, il appela le cavalier et le
+somma de s'arrêter.
+
+Mais celui-ci avait déjà disparu à un coude de la route. Vincent n'eut
+point de réponse.
+
+Un irrésistible instinct lui fit tourner la tête de son cheval; il fit
+même quelques pas en arrière, et la pensée que l'inconnu était beaucoup
+mieux monté que lui put seule l'arrêter.
+
+Il continua sa route vers Penhoël la tête basse et frappé par un
+pressentiment triste qu'il ne pouvait point secouer...
+
+ * * * * *
+
+Madame venait de rentrer au manoir de Penhoël. Les corridors étaient
+toujours déserts. Elle trouva la porte de l'Ange fermée à double tour
+comme elle l'avait laissée.
+
+Elle fit tourner vivement la clef dans la serrure et s'élança vers le
+lit les bras tendus, le sourire aux lèvres.
+
+Le lit était vide.
+
+Madame ne perdit point son sourire.
+
+—Petite méchante, murmura-t-elle, qui a voulu me punir de l'avoir
+laissée seule un instant!...
+
+Elle chercha en se jouant derrière les rideaux et sous les portières.
+
+—Blanche!... appela-t-elle sans élever la voix, où es-tu?
+
+Blanche ne répondait pas.
+
+Madame ouvrit les portes des cabinets et en fouilla les moindre recoins.
+
+—Blanche!... répétait-elle d'une voix altérée déjà; ne cherche pas à
+m'effrayer plus longtemps, ma fille... Si tu savais, je n'ai que trop
+de raisons de craindre!... Blanche!... Blanche!... je t'en prie!...
+
+Elle tremblait; mais elle souriait encore.
+
+Tout à coup elle poussa un grand cri et se laissa choir sur ses deux
+genoux.
+
+Elle venait de voir la fenêtre ouverte et la tête d'une échelle dont
+les derniers barreaux dépassaient le balcon...
+
+
+FIN DU DEUXIÈME VOLUME.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ TABLE DES MATIÈRES
+ DU DEUXIÈME VOLUME.
+
+ Deuxième partie.
+ Le manoir.
+ (Suite.)
+
+ III Mystères. 1
+ IV Mère et fille. 27
+ V Diane et Cyprienne. 47
+ VI Un coin du voile. 67
+ VII Sous la Tour-du-Cadet. 87
+ VIII Maître le Hivain. 107
+ IX Rendez-vous. 129
+ X Prédictions. 149
+ XI Conciliabule. 163
+ XII Petits démons. 183
+ XIII Deux pierres. 205
+ XIV Pauvres filles! 219
+ XV Deux tombes. 245
+
+
+ Corrections.
+
+ Pages 3, 7, 14, 52: «Babouin» remplacé par «Baboin»
+ (Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang).
+ Page 6: «un» remplacé par «une» (une partie du cercle).
+ Page 19: «désappoinié» par «désappointé» (Roger était presque
+ désappointé).
+ Page 51: «Carentoire» par «Carentoir» (entre Redon et Carentoir).
+ Page 58: «Halligan» par «Haligan» (Benoît Haligan les avait
+ tenues).
+ Page 62: «tournois» par «tournoi» (dans ce grand tournoi).
+ Page 123: «close» par «clause» (frappées d'une clause de réméré).
+ Page 129: «atttendre» par «attendre» (pour attendre Robert de
+ Blois).
+ Page 131: «Carantoir» par «Carentoir» (entre Redon et Carentoir).
+ Page 133: «une» par «un» (un espace de quelques pieds carrés).
+ Page 167: «décendre» par «défendre» (défendre Penhoël malgré lui).
+ Page 171: «queston» par «question» (l'homme en question).
+ Page 196: «quant» par «quand» (quand il fallait traverser un
+ taillis).
+ Page 237: «a» par «as» (Tu les as vues).
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Les belles-de-nuit, Tome II, by Paul Féval
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES BELLES-DE-NUIT, TOME II ***
+
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+available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
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+
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+will be renamed.
+
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+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
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+subject to the trademark license, especially commercial
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+
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+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
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+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
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+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
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+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
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+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
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+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
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+
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+The Project Gutenberg EBook of Les belles-de-nuit, Tome II, by Paul Féval
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les belles-de-nuit, Tome II
+ ou les anges de la famille
+
+Author: Paul Féval
+
+Release Date: January 7, 2014 [EBook #44613]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES BELLES-DE-NUIT, TOME II ***
+
+
+
+
+Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the
+Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
+(This file was produced from images generously made
+available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
+
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+ Au lecteur:
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+ L'orthographe d'origine a été conservée, mais quelques erreurs
+ typographiques évidentes ont été corrigées. La liste de ces
+ corrections se trouve à la fin du texte.
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+ Une table des matières a été ajoutée.
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+ LES
+ BELLES-DE-NUIT.
+
+
+
+
+ IMPRIMERIE DE G. STAPLEAUX.
+
+
+
+
+ LES
+
+ BELLES-DE-NUIT
+
+ OU
+
+ LES ANGES DE LA FAMILLE
+
+
+ PAR
+
+ Paul Féval.
+
+
+ TOME II
+
+
+ BRUXELLES.
+
+ MELINE, CANS ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS.
+
+ LIVOURNE. LEIPZIG.
+ MÊME MAISON. J. P. MELINE.
+
+ 1850
+
+
+
+
+DEUXIÈME PARTIE.
+
+LE MANOIR.
+
+(SUITE.)
+
+
+
+
+III
+
+MYSTÈRES.
+
+
+La partie grave et discrète de l'assemblée, qui se respectait trop pour
+prendre part à la danse, commençait à trouver le bal monotone et long.
+Les commérages languissaient, parce qu'on avait déjà médit de tout le
+monde. L'évanouissement de Blanche fit à l'ennui naissant une diversion
+tout agréable et vint raviver l'entretien.
+
+Ce cercle respectable se composait de trois vicomtes, qui avaient été
+des hommes à succès dans leur jeunesse au temps des états de Bretagne,
+d'une demi-douzaine de bourgeois qu'on avait laissés se décrasser et
+mettre un _de_ au-devant de leurs noms, parce qu'ils avaient mille écus
+de rente, et d'un nombre à peu près égal de dames antiques, portant,
+avec une solennité impossible à décrire, le ridicule orgueilleux de
+leur toilette et la laideur choisie de leurs visages.
+
+On remarquait surtout trois petites personnes, toutes trois également
+jaunes, sèches, roides et vêtues de robes de soie violette d'une
+ancienneté incontestable. Bien qu'elles fussent encore célibataires,
+aux environs de la cinquantaine, ce qui déprécie, elles donnaient le
+ton à la _société_, parce que leur talent de médire était hors ligne,
+et que chacun de leurs coups de langue emportait net le morceau. Leurs
+rivales elles-mêmes, madame la chevalière de Kerbichel, épouse de
+l'adjoint au maire de Glénac, et madame Claire Lebinihic, jeune veuve
+à peine âgée de quarante-cinq ans, autour de laquelle soupiraient les
+trois vicomtes, étaient forcées de reconnaître la supériorité des
+demoiselles Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang.
+
+Il faut dire qu'elles avaient tout pour elles. L'aînée, mademoiselle
+Amarante, chantait, en s'accompagnant de la guitare, l'ariette légère;
+la seconde, mademoiselle Églantine, la tremblante romance; la
+troisième, mademoiselle Héloïse, attaquait, toujours avec la guitare,
+le grand morceau de caractère.
+
+A cause de cela, le jeune M. de Pontalès, à qui tout était permis parce
+qu'il était l'héritier de son père, les avait surnommées en masse les
+trois Grâces, et en détail _l'Ariette_, _la Romance_, et _la Cavatine_.
+
+Elles avaient un petit frère, M. Numa Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang,
+qui se tenait un peu à l'ombre de leur gloire, mais qui, néanmoins,
+passait pour un fort agréable joueur de reversi.
+
+Quand Madame, aidée de l'oncle Jean, eut emmené Blanche, l'imposante
+réunion se rassit. Ses membres se regardèrent durant quelques secondes
+en silence.
+
+--Voilà déjà deux fois que la pauvre petite demoiselle se trouve mal
+aujourd'hui!... dit le père Chauvette, qui seul, parmi tout ce monde
+aigre et roide, représentait l'élément charitable.
+
+--Je ne voudrais rien dire d'inconvenant, murmura madame Claire
+Lebinihic, mais c'est tout à fait comme cela que j'étais la première
+année de mon mariage.
+
+Les trois Grâces baissèrent les yeux. Les trois vicomtes eurent un
+sourire très-égrillard.
+
+--Avez-vous remarqué, reprit l'adjoint, chevalier de Kerbichel,
+hobereau taillé en Hercule et qui portait de jolies petites boucles
+d'oreilles, avez-vous remarqué comme le fils Pontalès a fait des yeux
+au Robert de Blois quand mademoiselle est tombée?
+
+--C'est un joli garçon!... répliqua la Romance.
+
+--Un franc mauvais sujet! appuyèrent l'Ariette et la Cavatine en
+donnant à ce mot une acception toute flatteuse.
+
+--Ce que je voudrais bien savoir, reprit la Romance, c'est le sentiment
+de M. de Penhoël sur les assiduités du fils Pontalès auprès de madame
+Lola...
+
+Le cercle entier sourit.
+
+--Madame Lola!... madame Lola!... répéta la chevalière de Kerbichel,
+ces créatures ont des noms à elles.
+
+--Quant à cela, madame, repartit la Romance qui se crut attaquée dans
+son doux nom d'Églantine, tout le monde n'est pas forcé de s'appeler
+Suzon ou Fanchette, comme les filles du commun!...
+
+Madame de Kerbichel s'appelait Fanchon. Le cercle rit encore, excepté
+le chevalier-adjoint, qui secoua le tabac de son jabot d'un air
+mortifié.
+
+--Tout cela n'empêche pas, reprit l'Ariette, qu'il se passe de drôles
+de choses dans cette maison!... Les maîtres font les honneurs, Dieu
+sait comme!... Voici madame partie; où est monsieur?
+
+--En conférence avec le marquis de Pontalès, répondit le frère Numa.
+
+--En bonne conscience, voulut dire le père Chauvette, on peut bien
+avoir des affaires...
+
+Mais personne n'avait la simplicité d'accorder la moindre attention au
+pauvre maître d'école.
+
+--Toujours avec le marquis! poursuivit l'Ariette.
+
+--Et avec l'homme de loi! ajouta la Cavatine.
+
+--Ah! dit la Romance d'un ton capable, des gens bien informés
+prétendent que Penhoël file un mauvais coton, pour parler comme les
+gens du peuple... Il emprunte sans cesse de l'argent au marquis, et
+l'homme de loi le Hivain sait des choses qui étonneraient bien du monde!
+
+--C'est que la Lola aime trop les dentelles! dit l'un des vicomtes.
+
+--Et les cachemires, ajouta un second vicomte.
+
+--Et les diamants, ajouta le troisième vicomte.
+
+--Et tout cela coûte de l'argent! fit observer madame Claire Lebinihic:
+rien que mon châle de noces, qui n'était pas de l'Inde pourtant, valait
+cent cinquante écus...
+
+--Et puis tant de charges! reprit la chevalière de Kerbichel; c'est la
+maison du bon Dieu que ce manoir!... On y mange et on y boit toute la
+journée... Je vous demande un peu si ce n'est pas de la folie que de
+nourrir à rien faire ce grand garçon de Roger de Launoy?
+
+--Et ce barbouilleur qui est venu de Paris pour mettre du rouge et du
+bleu sur les murailles? dit la Romance.
+
+--Permettez, chère soeur, interrompit le frère Numa qui était méchant,
+lui aussi, quand il pouvait; ces deux messieurs ne sont pas si
+complétement inutiles que vous voulez bien le dire.
+
+--A quoi servent-ils, s'il vous plaît?
+
+--A quoi?... Je n'en sais rien... mais si vous me demandiez à qui...
+
+--Ah! ah! s'écrièrent à la fois Églantine, Héloïse et Amarante,
+enchantées de l'esprit de leur frère; voilà qui est adorable!
+
+Et comme une partie du cercle ne comprenait point, la Romance ajouta en
+baissant pudiquement ses paupières jaunes et dépouillées:
+
+--Mon frère veut dire qu'ils servent aux deux petites filles de l'oncle
+Jean...
+
+Tonnerre d'applaudissements des vicomtes; gros rires de l'assemblée en
+choeur. Le mot valait bien cela.
+
+--Ah! mademoiselle!... mademoiselle!... commença le bon maître d'école
+avec reproche.
+
+Mais sa voix fut couverte par celle du chevalier-adjoint de Kerbichel,
+qui avait l'intelligence lente et qui riait toujours après coup.
+
+Numa Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, alléché par le succès qu'il venait
+d'obtenir, désira un nouveau triomphe.
+
+--Pourriez-vous me dire, mesdames, demanda-t-il d'un air innocent, si
+c'est à madame de Penhoël ou à sa fille que M. Robert de Blois _fait
+attention_?
+
+--A la fille, répondit la chevalière de Kerbichel.
+
+--A la mère, ripostèrent les vicomtes.
+
+--En vérité, ceci est une question, dit gravement la Romance. Je ne
+sais pas si vous avez vu comme moi que M. Robert de Blois échangeait
+certains signes avec Madame pendant la contredanse?...
+
+--J'ai vu cela, dit Kerbichel.
+
+--Moi aussi!
+
+--Moi aussi!
+
+--Et avez-vous remarqué la manière dont Madame a repoussé M. de Blois
+quand celui-ci a voulu relever Blanche évanouie?
+
+Tout le monde répondit affirmativement.
+
+La Romance poursuivit en baissant la voix et en prenant cet air timide
+qui annonçait toujours quelque méchanceté noire:
+
+--Quand on repousse ainsi un homme, c'est qu'on le connaît beaucoup...
+beaucoup!... beaucoup!!...
+
+--C'est juste... dit avec goguenardise la partie masculine de
+l'assemblée.
+
+--Comme mademoiselle Églantine sait ces choses-là! murmura la
+chevalière de Kerbichel, qui avait une vengeance à exercer.
+
+--En outre, reprit la Romance, comment expliquer ce mouvement si
+brusque, sinon par un petit grain de jalousie?...
+
+--C'est vrai!... opina derechef l'assemblée convaincue; c'est pourtant
+vrai!...
+
+Le pauvre maître d'école n'essaya pas même de protester, tant il se
+sentait faible contre le sentiment général.
+
+--Ainsi va le monde! reprit encore la Romance; M. de Penhoël achète
+des cachemires à la Lola... il fait peindre son manoir du haut en bas
+pour la Lola... il plante des salons de verdure, il tend de soie les
+vieilles chambres que ses pères habitaient bien toutes nues!... Pendant
+ce temps-là madame s'ennuie... Elle est bien conservée au moins!...
+
+--Elle est encore très-jolie femme!
+
+--Que faire quand on est délaissée?... Elle remarque un beau
+cavalier... Mon Dieu, je n'affirme rien!... Ce n'est pas moi, Dieu
+merci, qui voudrais faire des cancans sur une famille riche et
+respectable... mais je dis que si cela était... Enfin, soyons de bon
+compte, tout est possible! Il ne faudrait pas être trop sévère à
+l'égard de la pauvre dame...
+
+--Ma foi non, répliquèrent les vicomtes, Penhoël ne l'aurait pas
+volé!...
+
+Le bal se poursuivait, mais languissant et triste désormais. Diane et
+Cyprienne, qui tout à l'heure égayaient si franchement la fête, ne
+pouvaient plus cacher leur tristesse. Elles essayaient encore pourtant,
+et semblaient s'exciter mutuellement à sourire.
+
+A chaque instant leurs yeux inquiets se tournaient vers l'entrée du
+salon de verdure.
+
+On eût dit qu'elles restaient là maintenant à contre-coeur, et qu'une
+mystérieuse tâche les appelait loin du bal.
+
+L'annonce de l'accident arrivé à Blanche de Penhoël avait franchi
+l'enceinte du jardin et produit plus d'effet encore, peut-être, sur
+l'aire que dans le salon de verdure. La danse rustique avait fini;
+tandis que le feu de joie éteignait ses dernières lueurs, jeunes gars
+et jeunes filles s'étaient rassemblés en cercle autour des vieillards,
+assis à la porte de la ferme.
+
+Il n'y avait plus, sur le milieu de l'aire, que M. Blaise, qui se
+promenait les mains dans ses poches et affectait de ne point vouloir
+mêler son importante personne à toute cette populace.
+
+On parlait bas dans le groupe des paysans, justement à cause de M.
+Blaise, qui passait pour avoir l'oreille fine.
+
+Le père Géraud tenait le centre du groupe et interrogeait un petit
+garçon qui venait de sortir du jardin, où il avait servi des
+rafraîchissements aux hôtes de Penhoël.
+
+--Conte-nous ce que tu as vu, petit Francin, disait le bon aubergiste
+du _Mouton couronné_.
+
+--Tout le monde regardait la Lola, répondit l'enfant. Quelle belle
+fille tout de même! Je ne sais pas ce qu'elle a autour de son cou qui
+brille comme des charbons allumés... mais les dames et les messieurs
+disaient qu'il y avait là de quoi racheter la Forêt-Neuve!... Tout d'un
+coup la petite demoiselle a crié... j'ai regardé comme les autres, et
+je l'ai vue couchée par terre... Il n'y avait auprès d'elle que M.
+de Blois... Quand il a voulu la relever, oh! si vous aviez vu Madame
+arriver sur lui!... j'ai cru qu'elle allait l'étrangler...
+
+--Elle n'a rien dit? demanda le père Géraud.
+
+--Non fait!... mais on voyait bien qu'elle avait son idée... C'est M.
+de Blois, bien sûr, qui a fait du chagrin à l'Ange!...
+
+Un menaçant murmure courut parmi les paysans.
+
+Le père Géraud passa le revers de sa main sur son front.
+
+--Oui... oui... pensa-t-il tout haut, cet homme-là est le malheur de
+Penhoël!... Et c'est moi qui lui ai enseigné le chemin du manoir!...
+Qu'auriez-vous fait, vous autres? ajouta-t-il avec brusquerie en
+s'adressant aux vieux métayers qui l'entouraient. Il arriva chez moi...
+il me parla de l'aîné... voyez-vous, on ne devine pas ces choses-là,
+bien sûr qu'il a connu notre M. Louis quelque part!... Quand il me dit
+qu'il était l'ami de Penhoël, moi je lui aurais donné le dernier écu de
+ma bourse!...
+
+Il mit sa tête grise entre ses deux mains, et poussa un gros soupir.
+
+--Allons, allons, père Géraud, dit le fermier du Port-Corbeau, les
+temps sont mauvais pour nos maîtres, mais ça pourra revenir... Et quant
+à ce qui est de vous, tout le monde sait bien que vous êtes un bon
+coeur!... Penhoël est riche, après tout!...
+
+--Riche?... interrompit l'aubergiste de Redon; si vous saviez!...
+
+Les métayers se rapprochèrent curieusement.
+
+Mais le vieux Géraud n'en voulait point dire davantage.
+
+--C'est moi qui lui ai montré le chemin du manoir! répéta-t-il, comme
+si cette idée l'eût poursuivi sans cesse; c'est moi!... Écoutez!...
+avant de monter jusqu'à la ferme, je suis entré tantôt chez Benoît
+Haligan, qui est bien près de mourir... car tous ceux qui aiment
+Penhoël s'en vont les uns après les autres!... le pauvre Benoît a le
+_grolet_[1] sur sa paillasse. Ce n'est pas d'hier qu'il a dit pour la
+première fois que l'Ange et les deux filles de Jean de Penhoël feraient
+trois pauvres _belles-de-nuit_, avant le déris de l'hiver qui vient...
+Il m'a dit encore, poursuivit le père Géraud en baissant la voix
+davantage, que notre M. Louis reviendrait quelque jour... mais qu'il
+reviendrait trop tard!
+
+ [1] Le râle de la mort.
+
+Le père Géraud se tut, et il se fit un silence autour de lui.
+
+Chacun avait le coeur serré. Cette fête, commencée dans la joie,
+s'achevait morne et lugubre.
+
+La plupart des paysans rassemblés dans l'aire n'avaient pas donné
+grande attention jusqu'alors aux vagues menaces qui pesaient sur la
+maison de Penhoël; mais, ce jour-là, personne ne doutait: on sentait en
+quelque sorte le malheur planer au-dessus du manoir.
+
+Les jeunes gars oubliaient de parler d'amour à leurs promises, et le
+tonneau de cidre, encore plein aux trois quarts, ne couronnait plus de
+mousse petillante la grande écuelle qui, dans ces sortes d'occasions,
+faisait si joyeusement d'ordinaire le tour de l'assemblée.
+
+Un seul fidèle restait auprès du tonneau, un pauvre diable maigre comme
+un clou, qui buvait avec acharnement, couché tout de son long dans la
+poussière.
+
+Personne ne daignait lui parler, pas même l'Endormeur, bien que le
+pauvre diable fût sa vieille connaissance, l'ex-uhlan Bibandier.
+
+Bibandier fumait sa pipe en philosophe et semblait se soucier assez peu
+du mépris général. Il fumait et buvait comme s'il se fût engagé à vider
+tout seul le grand tonneau de cidre.
+
+Dans le groupe rassemblé à la porte de la ferme, ce fut le petit
+Francin qui rompit le silence.
+
+--M. Blaise!... dit-il tout à coup.
+
+Le domestique de Robert de Blois s'avançait en effet à pas comptés vers
+le groupe des paysans.
+
+--Eh bien, mes enfants!... cria-t-il de loin, ne boit-on plus à la
+santé du roi et de M. le maire?
+
+Personne ne répondit. Le père Géraud s'était redressé.
+
+--Petit Francin, murmura-t-il rapidement, retourne au jardin... Tu
+viendras nous dire s'il y a du nouveau...
+
+Puis il ajouta en se tournant vers les vieux métayers assis à ses côtés:
+
+--Vous autres, j'aurai à vous parler après la veillée... Il ne sera pas
+dit que personne n'a fait un pas ou donné un écu pour sauver Penhoël!...
+
+Blaise entrait dans le cercle tenant à la main la grande écuelle pleine.
+
+Le petit Francin remontait en courant vers le jardin du manoir.
+
+La partie grave de l'assemblée était en ce moment maîtresse du terrain.
+Les trois demoiselles Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang et les autres
+membres de la société avaient quitté leurs postes pour envahir le
+gazon, occupé naguère par les danseurs. L'orchestre chômait. Quelques
+gens avisés voyaient venir avec effroi le moment où Églantine, Héloïse
+et Amarante allaient demander leur redoutable guitare, sous prétexte
+de ranimer la fête. L'espoir secret que nourrissaient ces aimables
+personnes de faire entendre, savoir: Amarante son ariette, Églantine sa
+romance, et la jeune Héloïse son grand morceau d'opéra, leur donnait
+des airs un peu moins revêches et les empêchait surtout d'invectiver
+trop aigrement les Penhoël, qui abandonnaient ainsi leurs hôtes au beau
+milieu de la soirée.
+
+Il n'y avait plus, en effet, dans le salon de verdure, aucun
+représentant de la famille. Le maître du manoir était toujours dans son
+appartement; Madame n'avait point reparu, non plus que l'oncle Jean.
+Enfin Cyprienne et Diane, qui avaient présidé si longtemps à la danse,
+s'étaient éclipsées tout à coup et avec une sorte de mystère, puisque
+leurs cavaliers eux-mêmes les avaient cherchées en vain parmi la foule.
+
+Étienne et Roger avaient déserté à leur tour le salon de verdure, pour
+explorer sans doute les allées du jardin.
+
+C'étaient maintenant Robert de Blois et Lola qui, en qualité
+d'habitants ordinaires du manoir, faisaient les honneurs.
+
+Le jardin était illuminé, comme nous l'avons dit, d'un bout à l'autre,
+et l'on n'y eût pas trouvé un endroit pouvant servir de cachette.
+
+Étienne et Roger avaient quitté le bal sans se prévenir mutuellement.
+Ils se rencontrèrent face à face au détour d'une allée.
+
+Étienne était tout pensif. Les cheveux de Roger étaient baignés de
+sueur.
+
+Il s'arrêta, essoufflé, devant le peintre.
+
+--Tu ne les as pas rencontrées? lui demanda-t-il vivement.
+
+--Non, répliqua Étienne.
+
+--Je vais chercher encore, dit Roger qui voulut reprendre sa course.
+
+Le jeune peintre l'arrêta.
+
+--Tu ne les trouveras pas... dit-il; tandis que tu cherchais à gauche,
+moi je cherchais à droite... A nous deux nous avons parcouru tout le
+jardin... Elles n'y sont pas.
+
+--Alors où sont elles?
+
+--Je ne sais.
+
+L'agitation de Roger de Launoy semblait croître à chaque instant.
+Étienne, au contraire, restait calme, bien que sa voix si gaie
+d'ordinaire eût un vague accent de tristesse.
+
+--Où sont elles?... répéta Roger; mon Dieu, tout cela est bien étrange!
+
+--Étrange!... interrompit Étienne en souriant; pourquoi?... Nous
+doivent-elles compte de leurs actions?
+
+--Tu n'aimes pas, toi!... murmura Roger.
+
+Le peintre garda le silence; mais sa main serra plus fortement le bras
+de son ami.
+
+--Moi, j'aime, reprit Roger, comme un pauvre fou!... Quand je suis
+auprès d'elle, je ne sais plus qu'admirer et croire... Son sourire est
+si pur, et on voit si bien son coeur sur son visage... J'ai honte de
+mes soupçons.
+
+--Tu as donc des soupçons?... demanda tout bas Étienne.
+
+Roger baissa les yeux et ne répondit pas tout de suite.
+
+--Que sais-je?... s'écria-t-il enfin en appuyant sa main contre son
+front mouillé de sueur. Je ne suis pas fou, et je ne rêvais pas... j'ai
+vu...
+
+Il hésita.
+
+--Qu'as tu vu?... demanda Étienne.
+
+Et comme Roger se taisait encore, il ajouta d'un accent triste et lent:
+
+--Tu peux parler... j'ai vu, moi aussi, bien des choses!
+
+Roger le regarda avec une sorte d'effroi. On eût dit qu'il avait gardé
+un vague espoir de s'être trompé, et qu'il redoutait par-dessus tout la
+certitude.
+
+--Je ne parle pas de Cyprienne, répondit le peintre; mais Diane a un
+secret... Il y a longtemps que je le sais.
+
+--Et ce secret?...
+
+--J'ai confiance, parce que j'aime... Jamais je n'ai cherché à le
+surprendre.
+
+--Oh!... s'écria Roger, parce que j'aime, moi, je me défie!... C'est
+tout mon bonheur et tout mon espoir!... Si je pensais que Cyprienne en
+aimât un autre!
+
+Il s'arrêta, et reprit avec amertume:
+
+--Mon Dieu! cette idée-là me vient souvent... Et comment ne me
+viendrait-elle pas?... Tu dis que tu as vu bien des choses!... Mais il
+y a voir et voir... Ce que j'ai vu, moi, est tellement étrange, que
+j'hésite à le confier même à mon meilleur ami. Et pourtant, poursuivit
+Roger après avoir attendu une question qui n'était point venue, cela me
+pèse trop sur le coeur!... Te souviens-tu, Étienne, de cette soirée que
+nous passâmes à parler d'elles au bord du marais, de l'autre côté de
+Glénac?... L'heure nous surprit... Quand nous rentrâmes au manoir, le
+souper était fini depuis longtemps, et tout le monde dormait... Nous le
+croyions du moins... Nous prîmes chacun sans bruit le chemin de notre
+chambre.
+
+«La lampe du grand corridor était éteinte... Il me semblait entendre
+devant moi un bruit de pas légers et timides... Je m'avançai les bras
+tendus, touchant des deux côtés les murs du corridor...
+
+«Le bruit avait cessé à mon approche... Je croyais m'être trompé,
+lorsque je sentis sous mes doigts deux coiffes de toile qui glissèrent
+au premier contact, et que je ne pus retrouver dans l'ombre. Les pas
+se faisaient entendre de nouveau, légers et rapides, dans la partie du
+corridor que je venais de parcourir. On fuyait... mais au moment où
+ma main s'était refermée, une des coiffes de toile avait laissé son
+attache entre mes doigts... Et je riais, tout en ouvrant la porte de ma
+chambre, parce que je me disais: «J'ai là de quoi savoir laquelle des
+servantes de Penhoël va courir la nuit le guilledou!»
+
+«J'allumai ma chandelle, et je reconnus le petit ruban de soie bleu que
+j'avais vu dans la journée à la coiffe de Cyprienne...»
+
+Roger de Launoy se tut, attendant évidemment une parole d'étonnement;
+mais le peintre ne parla point.
+
+Il demeurait pensif et la tête inclinée.
+
+--Eh bien?... dit Roger.
+
+--Est-ce tout ce que tu as vu? demanda froidement Étienne.
+
+Roger était presque désappointé du peu d'effet produit par son histoire.
+
+--N'est-ce pas assez?... s'écria-t-il.
+
+--Ce n'est rien.
+
+--Tu as vu quelque chose de plus extraordinaire?
+
+--Tu en jugeras, répondit le peintre.
+
+--Alors il faut parler.
+
+--Tout à l'heure... continue.
+
+--Écoute donc encore, reprit Roger. Quelques jours après, je revenais
+de Redon à pied... C'était à la hauteur du bourg de Bains, au milieu
+de la lande... il faisait clair de lune... J'entendais au loin sur
+la bruyère le galop de deux chevaux... Je ne prenais point garde, et
+je poursuivais ma route... Au moment où les deux chevaux passaient
+près de moi lancés à pleine course, je levai la tête... Les deux
+chevaux étaient montés par des femmes... Je criai: «Diane! Cyprienne!»
+Nulle voix ne me répondit. Je voulus courir; mais les deux femmes se
+perdaient déjà dans l'ombre, et le pas de leurs chevaux s'étouffait au
+loin sur la lande.
+
+--Il était tard? demanda Étienne.
+
+--Onze heures du soir.
+
+--Et ce jour-là, les Pontalès n'étaient-ils pas à Redon?...
+
+Roger se frappa le front.
+
+--Tu m'y fais songer! s'écria-t-il, les Pontalès étaient à Redon!
+
+--Mais était-ce bien elles?... dit le peintre.
+
+--Tu vas voir!... Il n'y avait pas possibilité de les rejoindre...
+Après avoir fait quelques pas en courant comme un fou, je repris le
+chemin de Penhoël. En arrivant au bac, je demandai au vieux Benoît si
+quelqu'un avait passé l'eau dans la soirée.
+
+«Il me répondit:
+
+«--Personne.
+
+«Cela me fit grand bien... Je crus avoir rêvé... Pourtant, une fois
+arrivé au manoir, il me restait des doutes... Au lieu de gagner mon lit
+tout de suite, je me dirigeai, sans trop avoir la conscience de ce que
+je faisais, vers la chambre de Diane et de Cyprienne...
+
+«Je collai mon oreille à la serrure. On n'entendait aucun bruit.
+
+«Elles dorment peut-être, me disais-je... Ma pauvre Cyprienne!... Je
+suis un misérable fou!...
+
+«Et cependant, ma main s'appuyait malgré moi sur le bouton de la porte.
+La porte s'ouvrit. Je reculai d'abord, effrayé de mon action...
+
+«Puis mon regard se glissa dans la chambre. Les rayons de la lune
+tombaient d'aplomb sur les deux petits lits blancs, qui étaient vides.»
+
+--Est-ce tout?... demanda Étienne, tandis que Roger passait le revers
+de sa main sur son front où perlaient des gouttes de sueur.
+
+--Si c'est tout!... murmura Roger; mais que veux-tu de plus?
+
+--Je crois en elles... dit le peintre.
+
+--Moi aussi! moi aussi! s'écria Roger; je crois en elle... Je l'aime
+tant!... Quand je la vois sourire à mes côtés, je ne doute plus... Il
+me semble que j'ai fait un rêve douloureux et impossible... Mais quand
+je me retrouve seul, face à face avec moi-même, je me souviens, et je
+souffre!... Bien des fois j'ai été sur le point de parler et d'implorer
+une explication... mais elle paraissait me deviner... Son regard
+souriait, se reposait sur moi si calme et si pur!... Je sais bien que
+je n'oserai jamais l'interroger!
+
+Tout en causant, ils marchaient le long des allées du jardin. Ils
+s'éloignaient d'instinct du salon de verdure, où les hôtes de Penhoël
+étaient toujours rassemblés. Roger allait la tête basse et l'air
+consterné; Étienne portait sur son visage qui voulait sourire les
+traces d'une émotion contenue. Peut-être se faisait-il plus fort qu'il
+ne l'était réellement.
+
+--Ce que tu as vu est étrange, dit-il enfin, ce que j'ai vu est plus
+étrange encore... Ce mystère qui les entoure, j'aurais pu le percer
+peut-être... mais je ne l'ai pas voulu... Moi aussi, j'ai rencontré
+une fois Diane et Cyprienne dans les corridors du manoir au milieu
+de la nuit... J'étais caché par la saillie d'une embrasure: elles ne
+m'apercevaient point... Je les vis traverser sans bruit la galerie...
+Elles dépassèrent ta chambre, la chambre de Penhoël, et je crus
+qu'elles allaient entrer chez Madame... Mais elles dépassèrent aussi la
+porte de Madame... Il n'y a rien au delà, sinon l'appartement occupé
+par M. Robert de Blois.
+
+--C'était chez lui qu'elles se rendaient?... demanda Roger vivement.
+
+--Je ne sais... répliqua le peintre. La galerie fait un coude... Elles
+disparurent.
+
+--Et tu ne les suivis pas?...
+
+--Je ne les suivis pas.
+
+--Ce Robert, qu'elles font semblant de mépriser et de détester! murmura
+Roger de Launoy.
+
+--Elles méprisent aussi, elles détestent les deux Pontalès, dit Étienne
+dont la voix baissa involontairement, et pourtant je les ai vues
+s'introduire au château après minuit sonné!
+
+--Au château de Pontalès?... s'écria Roger stupéfait.
+
+--Au château de Pontalès... La nuit était sombre, cette fois, et je ne
+les aurais pas reconnues si je n'avais entendu la douce voix de Diane
+sur la lisière de la forêt.
+
+«--Aide-moi, disait-elle.
+
+«Elles s'approchèrent toutes deux de la muraille du parc. Cyprienne
+s'appuya des deux mains contre le mur, et, avec son secours, Diane
+franchit la clôture.»
+
+--Après?... fit Roger, dont le souffle haletait.
+
+--Je revenais de la Gacilly, à cheval, répliqua le peintre, mon coeur
+battait et mon front brûlait... Mais je ne suis pas comme toi, Roger,
+et je n'aurais jamais ouvert la porte de la chambre des filles de Jean
+de Penhoël... J'enfonçai les éperons dans le ventre de mon cheval, qui
+m'emporta au travers des taillis...
+
+--Oh!... fit Roger; tu n'aimes pas! tu n'aimes pas!
+
+--Si Diane de Penhoël n'est pas ma femme, répliqua le peintre, je ne
+me marierai jamais... Il ne m'arrivait pas souvent autrefois de songer
+à l'avenir... maintenant j'y pense toujours, parce que l'avenir, c'est
+elle... Tu es rassuré quand tu les vois sourire, Roger; moi, si un
+doute pouvait me venir, il me viendrait en ces moments... Mais que
+de fois, parmi la joie feinte, que de fois j'ai surpris des larmes
+dans les yeux de Diane!... C'est un coeur vaillant et fort contre la
+souffrance!... Sous cette frêle beauté de jeune fille, j'ai deviné le
+courage d'un homme... Ces larmes furtives qui me serrent le coeur, je
+les bénis et je les admire... Oh! que Diane garde son secret!... Au
+fond d'une âme comme la sienne, il ne peut y avoir que de nobles élans
+et de saintes pensées!...
+
+La tête de Roger ne se relevait point. Il gardait le silence.
+
+--Chacun dans le pays sait cela, reprit le peintre, les plus pauvres
+comme les plus riches. Il y a un grand malheur sur la maison de
+Penhoël... Dieu se sert parfois du faible courage d'un enfant pour
+combattre la force des méchants...
+
+Étienne s'interrompit brusquement, et sa voix, qui était lente et
+rêveuse, se fit brève tout à coup et décidée.
+
+--Et puis, que m'importe tout cela? s'écria-t-il. Je faisais un songe
+charmant... Le réveil est venu... Que Diane soit ceci ou cela, un ange
+ou une pécheresse, je la verrai demain pour la dernière fois.
+
+--Que dis-tu là?... demanda Roger en tressaillant.
+
+Ils étaient arrivés sur la terrasse qui bordait la rampe descendante
+au passage de Port-Corbeau. Ils s'arrêtèrent d'un commun accord, et le
+peintre s'accouda contre la balustrade de pierre.
+
+--Ce matin, reprit-il, M. Robert de Blois, qui paraît être maintenant
+le maître au manoir, m'a payé mes travaux et m'a fait entendre qu'on
+n'avait plus besoin de moi.
+
+--Mais Penhoël!... s'écria Roger, qui saisit la main de son ami; tu
+aurais dû voir Penhoël.
+
+--J'ai vu Penhoël, répliqua Étienne, dont l'accent mélancolique prit
+une nuance d'amertume, et je pars demain pour Paris...
+
+Au moment où le jeune peintre prononçait ces derniers mots, un faible
+cri se fit entendre au pied de la terrasse.
+
+Les deux amis se penchèrent en même temps sur la balustrade et virent
+deux formes blanches se glisser entre les châtaigniers des taillis.
+
+--Ce sont elles! s'écria Roger.
+
+Il voulut s'élancer, mais Étienne le retint de force.
+
+--Tu restes..., dit-il; tu es heureux!... Crois-moi, veille sur elles
+pour les protéger, et non pas pour les épier!
+
+
+
+
+IV
+
+MÈRE ET FILLE.
+
+
+C'était la chambre de l'ange de Penhoël: un petit lit entouré de
+rideaux blancs, dont la mousseline transparente laissait voir dans la
+ruelle une image de la sainte Vierge, ornée d'un laurier-fleur bénit,
+quelques siéges brodés par Madame et représentant des sujets enfantins
+et gracieux, de jolies estampes de piété le long des lambris, et dans
+une bibliothèque mignonne, en bois de rose, des livres du premier âge.
+
+Dans ce réduit si frais, à peine pressentait-on la jeune fille.
+C'était l'enfant qui se montrait encore, l'enfant candide et
+insouciante.
+
+Quelque chose disait que cette couche calme ignorait jusqu'à ces
+rêves vagues qui bercent, à quinze ans, le sommeil de la vierge. Tout
+était riant, mais froid. L'enfant se jouait, heureuse, au seuil de la
+puberté. Elle tardait à naître femme.
+
+Et encore ce qui souriait dans cette chambre gentille, ce qui était
+frais, gracieux, coquet, n'appartenait pas à Blanche toute seule.
+C'était Marthe de Penhoël qui avait orné avec amour la retraite de
+son enfant. Elle était redevenue jeune à penser pour sa fille; et si
+parfois un peu d'espoir consolait la tristesse de sa nuit solitaire,
+c'est qu'elle songeait qu'entre ces rideaux blancs son doux ange
+dormait, ignorant à la fois les angoisses du présent et les menaces de
+l'avenir.
+
+Chacun, si malheureux qu'il soit, possède aussi, au fond de son coeur,
+une sorte d'asile où abriter sa pensée. Il est toujours un coin de
+l'âme où Dieu clément laisse un rayon d'espoir.
+
+Marthe de Penhoël souffrait. Autour d'elle, les menaces s'accumulaient.
+Son pauvre coeur, blessé depuis des années, saignait. Pour elle, le
+passé n'avait que des regrets amers, le présent que navrant martyre,
+l'avenir... hélas! il y avait là de si cruelles tortures, que mieux
+valait fermer les yeux, et attendre comme le condamné à qui la suprême
+pitié de la loi met un bandeau sur la vue...
+
+C'était quelques instants après l'accident qui avait troublé le bal,
+au salon de verdure. Le bon oncle Jean, Madame et Blanche venaient
+d'arriver dans la chambre de cette dernière.
+
+Blanche était pâle encore, et semblait prête à perdre de nouveau ses
+sens.
+
+Madame, qui l'avait assise dans une bergère, l'entourait de ses bras.
+La pauvre femme essayait de sourire, mais il y avait sur son visage un
+découragement mortel.
+
+L'oncle Jean s'était arrêté au seuil de la porte. L'effort qu'il avait
+fait pour soutenir la jeune fille avait ramené sur sa joue les mèches
+légères et blanches de sa chevelure. La mélancolie douce, qui était
+d'ordinaire sur ses traits, faisait place à une profonde désolation.
+
+Il regardait les deux femmes, et ses yeux étaient humides.
+
+L'évanouissement tout seul ne pouvait avoir produit ces émotions
+poignantes, et derrière le hasard de cet événement, il devait y avoir
+bien d'autres douleurs anciennes et cachées.
+
+Blanche renversait sur le dos de la bergère sa tête charmante, dont les
+contours délicats et purs semblaient taillés dans de l'albâtre.
+
+--Ce ne sera rien..., murmura Madame d'une voix qui voulait être gaie,
+mais où se devinaient les sanglots contenus; où souffres-tu, ma pauvre
+enfant?...
+
+Blanche porta sa main à sa ceinture.
+
+--J'étouffe!... dit-elle.
+
+Sous le sourire forcé de Madame, il y eut un tressaillement d'angoisse.
+
+Elle répéta pourtant d'un accent morne et brisé.
+
+--Ce ne sera rien!...
+
+Puis elle se tourna vers l'oncle Jean qui s'appuyait, immobile, au
+montant de la porte, et lui fit signe de se retirer.
+
+Le vieillard sortit aussitôt sans mot dire. A travers la porte
+refermée, on entendit un instant le bruit de ses sabots dans le
+corridor.
+
+Il allait d'un pas lent et la tête courbée. Quand il passait devant
+l'une des fenêtres, et que les lumières répandues dans le jardin
+arrivaient jusqu'à lui, on aurait pu le voir presser son front de ses
+deux mains tremblantes.
+
+Blanche était seule avec sa mère. Ce n'était pas à cause de la présence
+de l'oncle que Madame se forçait à sourire, car son regard devint plus
+caressant encore.
+
+--Soulève-toi un peu, murmura-t-elle; ta robe est peut-être trop
+serrée.
+
+--Oh! non..., dit l'Ange; tu sais bien, mère, qu'on a élargi ma robe il
+y a quelques jours...
+
+--Qu'importe! si tu souffres.
+
+--Ce n'est pas cela, ce n'est pas cela, répliqua la jeune fille, qui se
+révoltait naïvement contre l'évidence; je grandis, bonne mère... mais
+en quatre jours ma taille n'a pas pu changer... N'as-tu point eu cette
+maladie quand tu étais jeune fille?
+
+La paupière de Madame se baissa; elle ne répondit point.
+
+--Mon Dieu! reprit Blanche en appuyant ses deux mains contre sa
+poitrine oppressée, je crois que tu as raison, mère... mon corset
+m'étouffe!... Si cela continue, il faudra me faire faire des robes à
+coeur comme madame l'adjointe... Je suis bien malheureuse!
+
+--Petite folle! dit Madame, il faut bien souffrir un peu pour devenir
+une grande et belle demoiselle.
+
+--Mes cousines Diane et Cyprienne sont grandes... elles sont bien
+jolies... et je ne les ai jamais vues souffrir ainsi...
+
+--C'est que tu ne te souviens pas, ma pauvre Blanche!
+
+La jeune fille poussa un soupir où son enfantine coquetterie avait
+plus de part que les élancements de son mal. Elle fit effort pour se
+soulever à demi, et Madame, passant derrière elle, détacha les agrafes
+de sa robe.
+
+Dans cette position où elle ne pouvait être vue, Marthe de Penhoël ne
+se contraignit plus. Ce sourire, retenu péniblement, qui éclairait
+naguère sa figure, faisait place à une tristesse morne et découragée.
+
+La robe de Blanche portait en effet les traces du travail de la
+couturière; mais ce n'était pas une fois seulement, comme elle le
+croyait, qu'on avait élargi sa robe. Trois plis manquaient derrière son
+corsage, trois plis, défaits un à un, et les deux premiers à son insu,
+par la propre main de sa mère.
+
+Les agrafes, détachées, laissaient voir maintenant le corset. Entre les
+baleines du corset, il y avait un large espace vide.
+
+--Fais vite, mère... j'étouffe..., murmurait l'Ange dont la respiration
+devenait de plus en plus pénible.
+
+Les doigts de Madame tremblaient, tandis qu'elle cherchait à
+débrouiller le noeud du lacet.
+
+--Vite! oh! vite! je t'en prie..., disait la jeune fille haletante.
+
+Les mains de Madame, maladroites et comme engourdies, serraient le
+noeud au lieu de le lâcher. Plus elle s'efforçait, plus le filet de
+soie s'enchevêtrait en des noeuds nouveaux et inextricables.
+
+Elle saisit une paire de ciseaux sur la cheminée et trancha le lacet.
+
+Les flancs de l'Ange bondirent, débarrassés de la pression qui les
+étranglait. Elle poussa un cri de bien-être.
+
+Le corset, détendu, s'était retiré à droite et à gauche, et cachait
+maintenant ses baleines jusque sous l'étoffe de sa robe.
+
+--Oh! tu avais raison, mère, dit Blanche soulagée tout à coup; c'était
+ce vilain corset qui me faisait souffrir... Il me semble, à présent,
+que je suis dans le paradis!
+
+Elle respirait avec délices.
+
+L'oeil de Madame se fixait avidement sur les reins de sa fille, où les
+plis de la chemise demeuraient aplatis et collés en quelque sorte à la
+chair, endolorie par la récente pression des baleines. Puis son regard
+mesura l'écartement des deux parties du corset, comme si elle eût voulu
+se rendre compte de la force soudaine qui les avait séparées.
+
+Tout à l'heure, lorsque sa robe était encore agrafée, Blanche gardait
+la taille d'une jeune fille; mais cette apparence de juvénile finesse
+était due tout entière au moule élastique qui modelait ses reins.
+
+Le moule était brisé; la taille de Blanche apparaissait déformée.
+
+Les yeux de Madame se levèrent au ciel; une larme roula sur sa joue. On
+eût dit qu'une pensée odieuse et toujours combattue entrait malgré elle
+dans son âme.
+
+--Que fais-tu donc là, mère?... demanda Blanche.
+
+Madame essuya vivement sa paupière humide, et sépara doucement les
+beaux cheveux blonds de l'Ange pour lui mettre sur le front un baiser,
+rempli d'ardent amour.
+
+--Je te disais bien, ma fille, murmura-t-elle, que ce ne serait rien...
+Les jeunes filles ont comme cela des malaises étranges... Il n'y faut
+plus songer.
+
+Blanche lui rendait ses caresses, et disait:
+
+--Bonne mère!... c'est toi, toujours toi qui me guéris et me
+consoles!... Sans toi, quand ces souffrances me prennent, j'aurais peur
+de mourir!
+
+--Mourir!... répéta Marthe de Penhoël, qui s'assit auprès d'elle et
+l'attira sur ses genoux.
+
+--Si tu savais!... reprit l'Ange; autrefois, durant ma petite enfance,
+j'étais souvent malade... mais cela ne ressemblait point à ce que
+j'éprouve aujourd'hui... Tout à coup quelque chose tressaille en moi:
+mon souffle s'arrête et le coeur me manque...
+
+Elle s'arrêta pour cacher sa tête charmante dans le sein de sa mère, et
+ajouta tout bas:
+
+--Oh! quelquefois j'ai peur... grand'peur!
+
+Le regard de Madame se perdait dans le vide. Les paroles de l'Ange
+glissaient sur son esprit inattentif. Elle n'écoutait pas.
+
+Pendant le court silence qui suivit, le rouge et la pâleur se
+succédèrent plusieurs fois sur sa joue. A deux ou trois reprises, elle
+ouvrit la bouche comme si une question se fût pressée sur sa lèvre.
+
+Elle n'osait pas.
+
+Au bout de quelques secondes, elle serra sa fille contre sa poitrine
+avec une sorte de brusquerie. Un effort soudain qu'elle fit sur
+elle-même donna une apparence de gaieté vive à sa physionomie.
+
+--Causons!... dit-elle. Te voilà comme autrefois sur mes genoux,
+Blanche!... Te souviens-tu que tu aimais à t'endormir ainsi tous les
+soirs?
+
+--On est si bien auprès de ton coeur!... murmura l'Ange en fermant ses
+paupières à demi, et en reposant sa prunelle limpide sur les yeux de sa
+mère.
+
+--Avant de t'endormir, poursuivit Madame, tu me disais tout ce que tu
+avais fait dans la journée... En ce temps-là, tu n'avais pas de secret
+pour moi...
+
+--En ai-je donc à présent?... demanda Blanche étonnée.
+
+L'hésitation de Madame devint plus forte. Évidemment, elle voulait
+interroger, et quelque scrupule arrêtait ses questions au passage.
+
+--Je ne sais..., dit-elle pourtant; les jeunes filles aiment à faire du
+mystère...
+
+--Moi j'aime à être auprès de toi, interrompit l'Ange qui souriait,
+candide comme la Vérité même; j'aime à te montrer mon âme... Je ne
+pourrais pas plus te cacher ma conscience qu'à Dieu.
+
+Cette fois, ce fut une vraie joie qui brilla sur le visage de Marthe de
+Penhoël. Elle poursuivit en tenant sa bouche contre la joue de Blanche
+et en coupant chaque parole par un baiser:
+
+--Je te crois... Est-ce qu'il pourrait en être autrement?... Ne sais-tu
+pas combien je t'aime?... Et cependant...
+
+Elle s'interrompit... un nuage avait passé déjà sur sa joie.
+
+--Et cependant?... répéta Blanche en se jouant.
+
+«Mon Dieu! mon Dieu! pensait Madame dont la sérénité d'emprunt cachait
+mal son angoisse revenue; faites que je me sois trompée, et doublez le
+fardeau de mes autres douleurs!...»
+
+--Je voulais dire, reprit-elle tout haut, qu'il n'y a pas de ta faute,
+ma pauvre Blanche... Les enfants ne savent pas voir clair au fond de
+leur propre coeur... Je me souviens du temps où j'étais à ton âge...
+
+--Que tu devais être belle et aimée!... murmura Blanche, qui regardait
+Madame avec l'admiration de son amour filial.
+
+--J'étais comme toi, Blanche, moins jolie que toi, et j'avais perdu ma
+mère... Oh! il me semble que si j'avais eu ma mère auprès de moi comme
+tu as la tienne, ma pauvre enfant chérie... il me semble que ma vie eût
+été autrement... Mais que vais-je dire là? se reprit-elle en retrouvant
+dans son courage la force de sourire encore; je te ferais croire que je
+suis malheureuse!
+
+Blanche, qui s'était redressée un instant avec inquiétude, posa de
+nouveau sa tête paresseuse sur le sein de sa mère. En ce moment où sa
+souffrance faisait trêve, elle subissait l'effet des fatigues de la
+journée. Ses paupières battaient appesanties, et le sommeil effleurait
+déjà son beau front.
+
+Madame voyait cela, et pourtant elle ne pouvait réussir à formuler
+enfin la question qui était toujours sur sa lèvre.
+
+Pour quiconque aurait pu observer à nu cette âme brisée par une suprême
+angoisse, la scène, si calme en apparence, aurait pris un caractère
+terrible et à la fois souverainement touchant.
+
+Sur cette douce enfant qui s'endormait, souriante, il y avait une
+fatalité mystérieuse. Madame avait deviné un secret funeste, une chose
+cruelle, inattendue, accablante, une chose extraordinaire jusqu'à
+paraître impossible.
+
+Mais dans le passé de Marthe de Penhoël, il y avait un mystère du
+même genre, qui la faisait crédule, et pouvait lui donner foi à
+l'impossibilité...
+
+Elle avait douté d'abord, cependant. Comment ne pas douter en face
+de cette pure et radieuse innocence? La candeur de l'Ange parlait en
+quelque sorte plus haut que l'évidence elle-même.
+
+Dès que venait le doute bienfaisant, Madame l'accueillait avec ardeur.
+Elle espérait; ses craintes lui paraissaient alors insensées. Puis
+ses propres souvenirs revenant en aide à l'évidence, elle croyait de
+nouveau et retombait au plus profond de son découragement...
+
+Et, depuis quelques jours, sa vie se passait en ces alternatives.
+Toutes ses autres souffrances faisaient trêve; toutes ses autres
+craintes se taisaient...
+
+En ce moment, l'évidence reprenait ses droits. Marthe de Penhoël venait
+de voir et de toucher, pour ainsi dire. Mais, au-devant de la vérité
+dure et implacable, se plaçait le tranquille visage de l'enfant; ce
+front calme était comme le miroir sans tache où se reflétait une âme
+ignorante de tout mal.
+
+La question qui se pressait depuis si longtemps sur la lèvre de Madame
+aurait mis fin sans doute à son incertitude, mais Madame ne trouvait
+point de paroles pour la formuler à son gré. La pudeur des mères est,
+entre toutes les pudeurs, la plus délicate et la plus timide. Et
+parfois, en interrogeant, on enseigne...
+
+Marthe cherchait.
+
+Les beaux yeux bleus de l'Ange disparaissaient presque sous ses
+paupières alourdies.
+
+--Ne vas-tu pas retourner à la danse?... demanda tout à coup Madame,
+qui affecta un redoublement de gaieté.
+
+En même temps, elle ouvrit ses bras comme pour inviter Blanche à se
+lever.
+
+La jeune fille s'appuya, plus paresseuse, contre le sein de sa mère.
+
+--Je suis si lasse!... murmura-t-elle.
+
+--Autrefois, quand il s'agissait d'un bal, tu avais beau être lasse, tu
+ne le disais pas!...
+
+--J'étais une enfant!... répliqua Blanche.
+
+--Cela ne t'amuse donc plus?
+
+Blanche rouvrit à demi les yeux.
+
+--Oh! si... toujours! répondit-elle.
+
+--Parmi les jeunes gens qui sont à Penhoël, reprit Madame dont la voix
+trembla légèrement, quoi qu'elle pût faire, lequel aimes-tu le mieux?
+
+Blanche ne répondit pas tout de suite; puis elle répéta lentement:
+
+--Parmi ceux qui sont à Penhoël?...
+
+--Oui.
+
+--Je ne sais pas...
+
+Madame prenait courage, à mesure qu'elle avançait dans cet
+interrogatoire, entamé avec tant de crainte.
+
+--Voyons! poursuivit-elle, est-ce Roger de Launoy?
+
+--J'aime bien Roger.
+
+--Est-ce Étienne Moreau?
+
+--Il est bon... mais...
+
+--Est-ce M. Alain de Pontalès?
+
+--Non... Il a l'air orgueilleux et méchant.
+
+--Est-ce M. Robert de Blois? demanda encore Madame en baissant la voix
+involontairement.
+
+Blanche rouvrit les yeux tout à fait, et la regarda d'un air étonné.
+
+--Oh!... fit-elle avec reproche; quelle idée!... M. Robert de Blois!
+
+Madame respira et la baisa. Un instant encore, elle oublia le récent
+témoignage de ses yeux.
+
+--Eh bien! reprit-elle entre deux caresses, tu ne veux pas me dire qui
+tu aimes le mieux?
+
+--Celui que j'aime le mieux n'est pas à Penhoël, répondit l'Ange dont
+la joue devint toute rose; depuis que mon cousin Vincent est sur la
+mer, je pense à lui souvent et je le regrette... J'ai bien tort de le
+regretter, ajouta-t-elle d'un air fâché, car il ne m'a pas même dit
+adieu avant de partir!...
+
+Madame était devenue tout à coup rêveuse; ses soupçons ne s'étaient
+jamais portés de ce côté. Ses souvenirs, éveillés brusquement, lui
+montrèrent la pâle figure de Vincent avec ses grands yeux toujours
+fixés sur Blanche.
+
+Un instant, elle demeura muette et le coeur serré.
+
+--Vincent!... murmura-t-elle sans savoir qu'elle parlait. T'es-tu
+trouvée quelquefois seule avec lui, ma fille?
+
+Blanche se prit à rire.
+
+--Je me trouvais seule avec lui tous les jours, répondit-elle.
+
+--Tous les jours!... répéta machinalement Marthe de Penhoël. Et te
+disait-il parfois qu'il t'aimait, Blanche?
+
+--Il n'osait pas...
+
+--Il ne te l'a jamais dit?
+
+--Jamais.
+
+Un instant, Madame avait entrevu l'explication du mystère, mais le
+mystère devenait plus impénétrable que jamais, car Blanche ne pouvait
+pas mentir.
+
+Et à mesure que l'interrogatoire avançait, Madame sentait mieux la
+difficulté de le pousser plus loin.
+
+Jusqu'alors, Blanche n'avait rien deviné des motifs qui dictaient ces
+questions, faites sur un ton de gaieté légère; mais un mot de plus
+allait peut-être la mettre en éveil.
+
+Et pourtant il fallait savoir...
+
+--Pauvre Vincent! dit Madame cherchant une transition au hasard; voilà
+bien longtemps que nous n'avons eu de ses nouvelles!
+
+--Oh! oui, soupira Blanche; cinq mois!... c'est bien long!
+
+Elle avait compté les mois. Madame l'examina à la dérobée. Son joli
+visage restait tranquille et s'imprégnait à peine d'une légère teinte
+de mélancolie.
+
+On ne pouvait point s'y tromper, si le coeur de Blanche battait
+plus doucement au nom de Vincent de Penhoël, c'était une préférence
+d'enfant, une tendresse naïve et insouciante. Cela pouvait changer
+plus tard et devenir un autre sentiment; mais ce n'était pas encore de
+l'amour.
+
+--Tu vois bien, dit Madame en passant ses doigts parmi les ondes
+soyeuses des cheveux de l'Ange, tu avais un secret que je ne savais
+pas!...
+
+--Si j'avais su que c'était un secret, répondit Blanche que reprenait
+le sommeil, je te l'aurais confié bien vite.
+
+Madame hésita encore une fois; puis un incarnat léger vint teindre sa
+joue, tandis qu'elle murmurait cette dernière question:
+
+--Et d'autres que Vincent ne t'ont-ils pas dit qu'ils t'aimaient?
+
+--Si d'autres que Vincent me l'avaient dit, répliqua Blanche, je me
+serais fâchée.
+
+--De sorte que tu n'as pas d'autre secret?
+
+--Non, mère.
+
+Les yeux de l'Ange s'étaient fermés tout à fait. Les regards de Madame
+tombaient sur elle, plus tendres et plus maternels, tandis qu'elle la
+berçait doucement contre son coeur, comme un enfant qu'on veut endormir.
+
+Pendant quelques secondes que dura le silence, la pensée de Marthe de
+Penhoël sommeilla au contact du sommeil de sa fille. Elle retardait le
+plus qu'elle pouvait, la pauvre femme, le réveil trop prochain de sa
+conscience.
+
+--Mère, balbutia Blanche sans ouvrir les yeux et de cette voix lente
+des gens qui s'endorment, je me suis trompée... J'ai un secret... je
+vais te le dire... je ne sais pas pourquoi je ne te l'ai pas dit plus
+tôt... C'était vers le printemps de cette année... Il faisait chaud
+comme aujourd'hui et je m'étais endormie, vers le soir, dans le berceau
+qui est au bout du jardin... M'écoutes-tu, mère?...
+
+Madame s'était redressée inquiète, attentive. Elle ne répondit à la
+demande de l'enfant que par la pression plus forte de ses bras.
+
+Blanche poursuivit:
+
+--Je fis un rêve bien effrayant, va!... Il me semblait qu'il y avait
+un homme là, près de moi, qui me serrait de toute sa force contre
+sa poitrine... J'étouffais... je sentais son souffle brûlant sur ma
+bouche... M'écoutes-tu, mère?...
+
+La pâleur de Marthe de Penhoël était devenue livide; ses yeux grands
+ouverts et fixes exprimaient une angoisse profonde.
+
+L'enfant poursuivait de sa voix paresseuse et tranquille:
+
+--C'est drôle les rêves!... Je savais bien que je dormais... et
+pourtant, je ne pouvais pas m'éveiller... Il se passait en moi quelque
+chose d'étrange, et je n'ai jamais rien éprouvé de semblable, ni
+auparavant, ni depuis... Mais voilà qui est plus étrange encore!...
+Quand je m'éveillai enfin, je ne saurais trop dire si c'était la suite
+de mon rêve... je crus voir véritablement un homme qui s'enfuyait sous
+la charmille...
+
+--Et tu le reconnus?... demanda Marthe d'une voix sourde.
+
+--Non... seulement, comme je retournais au château, je rencontrai sur
+mon chemin M. Robert de Blois...
+
+--Robert de Blois!... répéta Madame, dont l'oeil étincela d'un feu
+sombre.
+
+--C'est étonnant, n'est-ce pas? dit encore Blanche, dont la paupière
+s'ouvrit à demi pour se fermer aussitôt.
+
+Son souffle se fit entendre régulier et plus bruyant.
+
+Elle dormait.
+
+Mais elle en avait dit assez; Marthe de Penhoël n'avait plus rien à
+apprendre.
+
+Un instant elle demeura comme atterrée; puis, par un mouvement
+instinctif et violent, sa main tremblante tâta et pressa les flancs de
+l'Ange qui gémit dans son sommeil.
+
+--Perdue!... dit-elle prononçant pour la première fois ce mot qui
+était depuis si longtemps au fond de sa pensée; perdue comme moi!...
+innocente comme moi!... Qu'ai-je fait, mon Dieu! pour être punie jusque
+dans mon enfant?
+
+Elle souleva l'Ange entre ses bras et l'étendit, toujours endormie, sur
+le lit.
+
+Puis elle se laissa choir dans un fauteuil et couvrit son visage de ses
+deux mains.
+
+Elle demeura longtemps ainsi. Ses yeux étaient secs et brûlants, des
+sanglots déchiraient sa poitrine.
+
+--Mon Dieu!... mon Dieu!... prononça-t-elle enfin d'une voix étouffée;
+il y a bien longtemps que je souffre!... Vous m'avez pris mon bonheur
+dès le jour de ma jeunesse, et je n'ai point murmuré!... J'ai vu
+votre main s'appesantir sur la maison de Penhoël; j'ai vu l'étrangère
+s'asseoir à ma place; j'ai senti la mortelle menace suspendue au-dessus
+de ma tête, et je n'ai point murmuré encore!... Mais ma fille, mon
+Dieu! ma fille!...
+
+Ses larmes jaillirent au travers de ses doigts...
+
+--Ma fille, répéta-t-elle avec égarement; contre ce dernier coup je
+suis trop faible!... Ayez pitié de moi, mon Dieu, car je suis une
+pauvre abandonnée... Pas une voix amie pour me consoler!... pas une
+main pour me défendre!...
+
+Il lui sembla, en ce moment, qu'un double soupir répondait à sa
+plainte. Elle ouvrit les yeux.
+
+Cyprienne et Diane, à genoux à ses côtés, couvraient ses deux mains de
+baisers.
+
+
+
+
+V
+
+DIANE ET CYPRIENNE.
+
+
+Au manoir de Penhoël, Cyprienne et Diane n'étaient pas traitées tout à
+fait comme les filles de la maison. Elles étaient bien de la famille,
+mais on laissait entre elles et leur cousine Blanche une distance si
+grande, qu'elles ne pouvaient point se croire placées sur le même degré
+de l'échelle sociale.
+
+Blanche était l'héritière, la véritable mademoiselle de Penhoël. Bien
+rarement désignait-on par ce titre les deux filles de l'oncle Jean,
+que les paysans nommaient les petites demoiselles, et la _société_
+simplement _les petites_.
+
+L'oncle Jean lui-même avait contribué à trancher plus profondément la
+ligne qui séparait ses filles de leur cousine. Dès leur enfance, il
+les avait habituées à regarder le berceau de Blanche avec une sorte de
+respect. Il n'avait point voulu qu'elles s'habillassent comme Blanche,
+et jamais il ne leur avait permis de porter d'autre costume que celui
+des paysannes du Morbihan.
+
+Il y avait bien longtemps que l'oncle Jean vivait à la charge de ses
+parents de la branche aînée. Autrefois, dans sa jeunesse, il avait
+porté l'épée et il avait été, disait-on, un fier soldat; mais tandis
+qu'il se battait à l'autre bout de la France, les gens trop zélés qui
+représentaient la république dans le district de Redon vendaient à
+l'encan son modeste héritage.
+
+Quand il était revenu au pays, il avait trouvé un asile chez le vieux
+commandant de Penhoël, père de Louis et de René. Depuis lors, il
+n'avait plus quitté le manoir.
+
+C'était un coeur bon et tendre, possédant d'instinct toutes les
+délicatesses. Le souvenir reconnaissant du bienfait était en lui une
+religion. Il donna la première place de ses affections aux deux fils de
+son bienfaiteur.
+
+Et s'il leur fit une part inégale, ce fut à son insu et malgré lui.
+Louis avait une âme si grande et si noble! Son absence laissait un vide
+si profond dans le coeur de tous ceux qui l'avaient connu!...
+
+Avant d'être soldat, l'oncle Jean avait été un pauvre jeune
+gentilhomme, à peine plus riche que l'unique fermier de son père. Il ne
+savait pas grand'chose, et la seule éducation qu'il avait pu donner à
+ses filles se réduisait à ce double principe, règle fondamentale de sa
+propre vie: _Adorez Dieu; aimez Penhoël!_
+
+Cyprienne et Diane aimaient Penhoël comme elles adoraient Dieu.
+C'était un dévouement passionné, inaltérable, sans bornes, qui avait
+ses racines aux premiers jours de leur enfance et qui, à mesure que
+s'écoulaient les années, grandissait, loin de faiblir.
+
+Tout ce qui portait le nom de Penhoël leur était cher et sacré. Elles
+respectaient le maître, tout en connaissant mieux que personne les
+misères de sa nature et les fautes de sa vie; elles avaient pour
+Blanche une tendresse protectrice et comme maternelle. Quant à Madame,
+elles allaient bien au delà des prescriptions de leur père; elles
+l'adoraient à l'égal de Dieu.
+
+Madame semblait bien loin de répondre par une tendresse égale à l'amour
+expansif et à la fois respectueux que lui portaient Cyprienne et Diane.
+Elle était bonne et douce pour elles comme pour tout le monde: voilà
+tout. Et même un observateur clairvoyant aurait pu distinguer chez
+elle, vis-à-vis des deux jeunes filles, une nuance de froideur qui
+n'était point dans sa nature.
+
+Cela était d'autant plus étrange que Marthe traitait l'oncle Jean comme
+un père, et prenait à tâche de le dédommager des brusqueries souvent
+brutales du maître de Penhoël.
+
+Mais Marthe avait pour sa fille un amour exclusif sans doute. En ce
+coeur plein il ne restait plus de place pour un sentiment secondaire.
+
+Diane et Cyprienne ne se plaignaient point. C'étaient toujours le
+même empressement et la même ardeur. On eût dit parfois, tant elles
+gardaient de courage à aimer Madame, malgré sa froideur inflexible, on
+eût dit qu'elles pensaient que cette froideur était feinte.
+
+Elles avaient à peine connu leur mère, qui était morte peu de temps
+après leur naissance. Enfants, elles avaient été libres et même un peu
+abandonnées; jeunes filles, elles étaient libres encore. Personne, au
+manoir, ne s'avisait de contrôler leurs actions. L'oncle Jean avait
+en elles une pleine confiance. Le maître de Penhoël n'exigeait rien
+d'elles sinon parfois, le soir, à des intervalles de plus en plus
+rares, quelques-unes de ces anciennes chansons bretonnes qu'elles
+disaient en s'accompagnant de leurs harpes. Madame semblait affecter
+de ne leur demander jamais compte de leur conduite.
+
+Elles allaient et venaient, toujours seules, ou en compagnie d'Étienne
+et de Roger, qui passaient leurs jours à les poursuivre et qui ne les
+trouvaient pas toujours, car l'existence de Diane et de Cyprienne avait
+son côté mystérieux.
+
+Elles n'avaient point de compagne de leur âge. Rien ne les appelait ici
+plutôt que là; rien ne les retenait au manoir, si ce n'est le désir de
+faire compagnie à Blanche, qui les aimait tendrement pour tout l'amour
+qu'elles lui témoignaient.
+
+Elles étaient les idoles des bonnes gens du pays, entre Redon et
+Carentoir. On aimait Blanche, mais il y avait trop de respect dans
+la tendresse qu'on lui portait. On ne la voyait pas assez souvent ni
+d'assez près, tandis qu'il ne se passait guère de journée sans que
+les gens des villages voisins eussent occasion de saluer Diane et
+Cyprienne. Et Dieu sait qu'ils les saluaient de bon coeur, les chères
+filles, malgré leur costume de paysanne.
+
+On les rencontrait le jour; et quelques-uns disaient que, la nuit
+aussi, quand la lumière de la lune glissait, pâle, sur la lande
+solitaire...
+
+Mais c'étaient là des contes de veillées, où le fantastique et
+l'impossible entraient à forte dose.
+
+Ce qui était bien certain, c'est qu'elles étaient bonnes comme leur
+père, le meilleur des hommes, et comme leur défunte mère, dont tout le
+monde se souvenait; c'est qu'elles étaient plus jolies que les anges
+qu'on voyait sourire dans les tableaux de la paroisse; c'est qu'enfin
+elles ressemblaient, au dire des vieillards, à ce fils aîné de Penhoël,
+beau et vaillant comme les héros des traditions antiques.
+
+En revanche, Cyprienne et Diane n'avaient point su trouver grâce
+auprès de la _société_. Le chevalier et la chevalière de Kerbichel,
+les trois vicomtes, madame veuve Claire Lebinihic, les demoiselles
+Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, leur jeune frère Numa et autres notables
+les tenaient au plus bas de leurs dédains. La Romance, l'Ariette et
+la Cavatine déclaraient, à qui voulait les entendre, que ces petites
+mendiantes, n'ayant ni sou ni maille, étaient la honte du pays.
+
+Elles dansaient comme des effrontées avec leurs jupes de cinq sous et
+leurs bonnets ronds! Elles montaient à cheval et galopaient comme des
+garçons! Elles raclaient de la harpe, enfin, à la grâce de Dieu, et
+criaillaient de vieilles, vieilles chansons d'avant le déluge!
+
+Haine d'artistes...
+
+Les deux soeurs en avaient soulevé de plus graves qui se taisaient et
+qui attendaient. L'homme de loi le Hivain, surnommé Macrocéphale, les
+abhorrait pour cause; M. Robert de Blois et son domestique Blaise les
+détestaient cordialement; il n'y avait pas jusqu'au puissant marquis de
+Pontalès qui n'eût contre elles une aversion bien décidée.
+
+De tout cela elles ne s'inquiétaient point trop en apparence. Elles
+continuaient leur vie solitaire, et qu'on aurait pu croire occupée
+à quelque oeuvre mystérieuse, si la frivolité de leur âge et leur
+inaltérable gaieté n'avaient repoussé bien loin ce soupçon.
+
+On les voyait, en effet, toujours joyeuses, comme si leur conscience
+eût souri sur la sereine beauté de leurs jeunes visages.
+
+Étienne seul et Roger avaient pu voir parfois, en des occasions bien
+rares, leurs fronts soucieux...
+
+Elles avaient alors à peu près dix-huit ans. Toutes deux étaient de ces
+natures qu'il faut expliquer, parce qu'on ne les devine point. Malgré
+leur extrême jeunesse, elles portaient un masque attaché solidement. Ce
+masque, c'était leur gaieté même.
+
+Au temps où nous les avons vues, dans le salon de Penhoël, poursuivre
+avec Roger de Launoy leur causette enfantine, leur gaieté vive et
+franche n'avait rien d'emprunté. La famille était heureuse alors.
+Madame avait bien quelque peine cachée; le maître montrait bien parfois
+des inquiétudes et des soupçons inexplicables, mais, en somme, le
+seul mal que connussent les hôtes du manoir était l'ennui monotone et
+austère.
+
+Maintenant tout avait bien changé! A ce calme plat de la vie
+campagnarde, où l'existence est une longue apathie et où l'on arrive
+à la vieillesse avant d'avoir vécu, avait succédé comme une sourde
+tempête.
+
+Au dehors, il n'en paraissait trop rien. C'est à peine si quelques
+symptômes vagues laissaient deviner aux bonnes gens d'alentour la
+mortelle fièvre qui minait la race de Penhoël.
+
+Au dedans même, tous ne comprenaient pas également la gravité du mal.
+Mais Cyprienne et Diane avaient surpris, par hasard d'abord, puis par
+l'effet de leur volonté, des secrets terribles.
+
+Elles voyaient, engagée auprès d'elles, une lutte ténébreuse dont le
+résultat devait être la ruine et le déshonneur de Penhoël...
+
+D'un côté se réunissaient, ligués par l'intérêt, Robert de Blois,
+maître le Hivain, le vieux marquis de Pontalès et d'autres alliés
+subalternes, tous gens actifs et âpres à la curée, tous habiles,
+audacieux et forts des avantages déjà remportés.
+
+De l'autre, le maître de Penhoël et Madame. Le maître n'avait jamais
+été un esprit bien robuste; mais ces trois années pesaient sur lui
+comme un demi-siècle. Il n'était plus que l'ombre de lui-même. Le peu
+d'énergie qu'il avait autrefois s'était usée par le découragement
+et aussi par des habitudes d'ivresse, où il s'était jeté lâchement,
+comme en un refuge contre l'amertume de ses pensées. Marthe de Penhoël
+était, au contraire, un coeur haut et vaillant. Au premier moment,
+elle s'était placée de front entre le maître et ses ennemis; mais,
+à un instant donné, un coup mystérieux avait soudainement brisé sa
+résistance. On eût dit que son courage était tombé devant quelque
+talisman irrésistible. Elle ne se défendait plus.
+
+De sorte que les coups des ennemis ligués contre Penhoël tombaient sur
+un adversaire sans armes. La ruine avançait, avançait...
+
+Il était même étrange que le combat pût durer encore, et la chute de
+la maison de Penhoël eût été consommée depuis longtemps si une main
+mystérieuse, inconnue également aux vainqueurs et aux vaincus, n'était
+venue retarder plus d'une fois le dénoûment fatal du drame.
+
+Cyprienne et Diane s'évertuaient dans l'ombre. Elles étaient jeunes,
+isolées; elles ignoraient la vie; mais, sous leur beauté gracieuse, il
+y avait un courage viril.
+
+Elles travaillaient, infatigables et alertes, à une tâche qui eût
+épouvanté des hommes forts.
+
+Elles devinaient la haine qui s'envenimait autour d'elles; les conseils
+ne leur avaient point manqué; car une voix prophétique, en qui elles
+avaient confiance, leur avait souvent dit que la mort était au bout de
+ce combat désespéré.
+
+La mort pour elles, si jeunes, si charmantes! Pour elles, qui
+commençaient à aimer!...
+
+Elles allaient foulant aux pieds toutes craintes.
+
+Parfois,--quelle jeune fille n'a ses heures où le rêve chéri vient
+caresser l'âme et l'amollir?--parfois Diane entrevoyait l'avenir bien
+heureux avec Étienne, Cyprienne avec Roger; la faiblesse de la femme
+prenait le dessus durant un instant; une larme glissait entre les cils
+baissés de leurs beaux yeux. Mais cela durait peu; elles s'embrassaient
+silencieusement, et ce baiser voulait dire: «Pauvre soeur, tu es comme
+moi, tu l'aimes, et tu n'auras pas le temps d'être à lui.»
+
+Vous les eussiez vues alors, muettes et pensives, les bras entrelacés,
+la tête inclinée...
+
+Quand elles se redressaient, il y avait sur leurs fronts d'enfants une
+intrépidité calme et sereine. Elles s'étaient comprises; il fallait
+combattre et combattre seules, car elles aimaient déjà trop pour mêler
+Roger ou Étienne à ces sourdes batailles où il s'agissait de mort.
+
+Et, eussent-elles aimé cent fois davantage, l'idée ne leur serait point
+venue d'abandonner la tâche commencée.
+
+D'ailleurs, il y avait des moments où elles espéraient la victoire.
+Et que de joie alors! Avoir sauvé le maître qui avait été bon pour
+leur enfance et qui donnait sa maison à leur vieux père sans asile!
+Avoir sauvé Madame qui se mourait à souffrir d'une angoisse inconnue,
+Madame, leur profond et tendre amour! Avoir sauvé Blanche enfin, la
+pauvre enfant, le doux ange de Penhoël, sur qui planait aussi la menace
+commune!
+
+Quand ces espoirs venaient, elles ne voyaient plus le monceau
+d'obstacles qu'il fallait soulever, et leur coeur, ivre, bondissait
+d'allégresse par avance.
+
+C'était cela qui les soutenait. Le courage, si grand qu'on pût le
+supposer, n'aurait point suffi; il fallait les illusions et l'espérance.
+
+Et ici leur ignorance complète de la vie, et la simplicité qui leur
+montrait au loin une route ouverte au travers de l'impossible, étaient
+puissamment aidées par la nature romanesque de leur esprit.
+
+Tout, depuis leur enfance, avait accru cette prédisposition qu'elles
+avaient à compter avec le merveilleux.
+
+Elles étaient de ce pays où les traditions sont de beaux contes de
+fées, et où les imaginations tristes et poétiques tâchent sans cesse
+à soulever le voile qui recouvre les choses surnaturelles. Leurs
+premières nuits avaient été bercées par ces étranges récits qui
+épouvantent et charment les chaumières bretonnes. Nul enseignement
+raisonné n'avait arraché ces germes qui, au contraire, avaient grandi
+dans la libre solitude où s'était passée leur enfance. Elles avaient
+appris à lire dans les vieux livres de la bibliothèque du manoir, qui
+se composait presque entièrement d'anciens poëmes et de romans oubliés
+dans la poudre. Benoît Haligan les avait tenues bien souvent sur ses
+genoux, toutes petites qu'elles étaient, et leur avait récité, avec
+sa voix profonde et son mélancolique sourire, les étranges légendes
+qui emplissaient sa mémoire. Enfin, il n'y avait pas jusqu'au souvenir
+vivace, laissé dans le pays par leur oncle, l'aîné de Penhoël, qui
+n'eût affecté bizarrement leurs jeunes esprits.
+
+On parlait de sa disparition mystérieuse, et l'on en parlait sans
+cesse. Pour Diane et Cyprienne, c'était là encore un roman, mais un
+roman réel qui les touchait de près, et leur servait de pont, en
+quelque sorte, pour arriver à croire tout ce que disaient les vieux
+livres de la bibliothèque.
+
+A mesure que les années étaient venues, leur foi s'était néanmoins
+modifiée. L'élément intelligent et juste qui était en elles avait fait
+peu à peu la part de l'impossible et de l'absurde, mais l'amour du
+merveilleux avait surnagé.
+
+Et par un singulier travail de leur pensée, cette tendance, désormais
+indestructible en elles, s'était détournée des vieilles fables pour
+arranger miraculeusement le présent inconnu.
+
+Il était un lieu au monde qui leur apparaissait de loin, environné
+d'un radieux prestige. Elles y rêvaient la nuit et le jour. Elles le
+voyaient à travers ce prisme féerique qui montrait jadis aux crédules
+matelots de l'Espagne les prodiges de l'Eldorado. Ce lieu, c'était
+Paris.
+
+On ne saurait dire précisément d'où leur étaient venues les idées
+qu'elles se faisaient de Paris. Elles les avaient prises çà et là,
+récoltant d'un côté un renseignement, de l'autre un mensonge. Elles
+avaient écouté d'abord les bonnes gens des environs, pour qui la
+grande ville était un pays plus lointain et plus invraisemblable que
+l'Amérique, au temps de Christophe Colomb. Elles avaient interrogé
+la bibliothèque, dont les bouquins, un peu plus avancés, leur
+fournissaient des détails tels quels. En outre, parmi les hobereaux
+du voisinage, il en était jusqu'à deux ou trois qui se vantaient avec
+orgueil d'avoir passé quinze jours, en leur vie, dans la capitale du
+monde civilisé.
+
+Or les hobereaux qui ont fait le grand voyage ont une manière à eux
+d'exagérer leurs impressions et d'enluminer la vérité.
+
+Cyprienne et Diane en auraient pu apprendre bien plus long auprès de
+Robert de Blois et des deux Pontalès, mais une répulsion énergique les
+éloignait de ces derniers, et Robert, qu'elles étaient forcées de voir
+tous les jours, prenait plaisir à entasser fables sur fables.
+
+Il en était un peu de même d'Étienne Moreau, le jeune peintre. Certes,
+ce n'était point chez lui mauvais vouloir ou amour du mensonge, mais,
+dès qu'il s'agissait de Paris, le regard des deux soeurs brillait et
+s'animait; Étienne les voyait écouter avec une attention si passionnée,
+qu'à son insu sa verve s'échauffait. Les couleurs du tableau
+changeaient sous sa parole jeune et vive. Il aimait Paris, lui aussi,
+et son souvenir avait des yeux de vingt ans. Malgré lui, la réalité
+disparaissait sous un brillant manteau de poésie.
+
+Tant de notions diverses se mêlaient et s'amoncelaient dans la mémoire
+de Diane et de Cyprienne. Elles n'en oubliaient aucune, et les
+gardaient jalousement au dedans d'elles-mêmes comme un trésor cher.
+
+Elles n'avaient nul moyen de distinguer le vrai du faux. Aussi loin que
+pussent se porter leurs regards, nul point de comparaison n'existait
+autour d'elles.
+
+La plus grande ville qu'il leur eût été donné de voir était Redon, cité
+de deux mille âmes.
+
+Il fallait que leur imagination bondît par-dessus toutes choses
+connues, pour arriver à l'idée de Paris, et c'est justement dans ces
+conditions particulières que l'imagination enivrée s'exalte et peut
+élargir à l'infini l'horizon des rêves.
+
+Paris était pour elles l'enfer et le paradis; tous les miracles y
+devenaient possibles.
+
+C'était le grand trésor du monde, où chacun venait puiser, à proportion
+de sa force, de son génie ou de sa beauté.
+
+Ce qu'on demandait en échange à la beauté, au génie ou à la force,
+elles n'en savaient rien, elles n'avaient jamais songé à s'en
+instruire. Leurs yeux s'éblouissaient à contempler ce magique royaume
+de la gloire et de la richesse.
+
+Bien souvent elles songeaient au bonheur de ceux qui pouvaient
+lutter et vaincre dans cette arène splendide. Là, on devenait riche,
+puissant; on pouvait approcher du roi, dont elles entendaient parler
+avec une religieuse emphase, et dont le pouvoir leur semblait égal à
+celui d'un dieu.
+
+On y arrivait pauvre; on en ressortait chargé d'or...
+
+Et leurs mains frémissaient d'envie à la pensée de cet or conquis,
+non pas pour elles, les pauvres enfants, mais pour Penhoël, que
+n'oubliaient jamais leurs âmes dévouées...
+
+Hélas! il y avait si loin de Glénac jusqu'à Paris! Et puis, il aurait
+fallu abandonner leur tâche, déserter le poste qu'elles s'étaient
+assigné, quitter leur vieux père, et Madame, et l'Ange, qu'elles
+devaient défendre et protéger.
+
+C'était impossible!
+
+Pourtant elles y songeaient sans cesse, car, à leur âge, l'impossible
+n'arrête jamais le désir; elles nourrissaient avec amour de folles
+idées qui leur semblaient être le comble de la sagesse; sur des bases
+naïvement insensées, elles bâtissaient de beaux plans raisonnables.
+
+Et, comme elles avaient entendu dire que l'art était un sûr moyen de
+vaincre dans ce grand tournoi, si confus et si brillant à leur pensée,
+elles quittaient leurs couches bien souvent dès l'aube pour se glisser
+dans le salon de Penhoël, et chercher avec ardeur sur leurs petites
+harpes des accords nouveaux...
+
+Pauvres filles! Les provinces sont pleines d'aspirations pareilles,
+avec moins de candeur ignorante et quelques notions de plus sur les
+mystères de la vie parisienne.
+
+Et les cent routes qui débouchent dans la ville immense amènent chaque
+jour bien des vierges, entraînées par l'ardent et vague espoir. Elles
+sont belles, jeunes; l'avenir est vaste; la vie sourit au-devant
+d'elles. Combien vont rester mortes sur le champ de bataille! combien
+vont retourner sur leurs pas, brisées, avec la honte sur le front et
+dans le coeur!
+
+Au village, les mères ont raison quand elles disent tremblantes et
+pâles:
+
+«Paris est un monstre qui dévore les jeunes filles.»
+
+Mais les mères parlent en vain, depuis que le monde est monde...
+
+ * * * * *
+
+Cyprienne et Diane étaient entrées sans bruit dans la chambre de
+l'Ange; elles venaient s'informer et savoir si l'accident du bal
+n'avait pas eu de suites.
+
+Elles ne virent rien d'abord en dépassant le seuil, parce que la
+chambre était éclairée seulement par les reflets de l'illumination du
+dehors; mais, tandis qu'elles s'avançaient sur la pointe des pieds,
+elles avaient entendu la respiration pénible et oppressée de Madame.
+
+Elles s'étaient arrêtées auprès du fauteuil où Marthe de Penhoël
+s'était laissée choir, après avoir déposé Blanche endormie sur son lit.
+Marthe se croyait seule et ne retenait point les paroles désolées qui
+tombaient de sa bouche parmi ses sanglots.
+
+Cyprienne et Diane avaient leurs yeux pleins de larmes. Elles
+écoutaient, navrées, n'osant ni se retirer, ni arracher Madame à sa
+rêverie douloureuse.
+
+Elles s'étaient mises à genoux, et ce fut seulement lorsque Madame se
+découvrit le visage qu'elles annoncèrent leur présence en mettant leurs
+lèvres sur ses mains pâles et froides.
+
+Le premier mouvement de Marthe de Penhoël fut tout entier à l'effroi.
+
+Elle tressaillit, et poussa un cri étouffé.
+
+--Y a-t-il longtemps que vous êtes ici?... murmura-t-elle; ai-je
+parlé?...
+
+Les deux filles de l'oncle Jean serraient ses mains contre leur coeur.
+
+--Dieu nous garde de surprendre vos secrets, madame! répondit Diane
+d'une voix douce et triste; nous avons entendu seulement que vous
+disiez: «Je suis seule... je n'ai personne pour me défendre et pour
+m'aimer!...» Mon Dieu, mon Dieu! vous ne pensez jamais que nous sommes
+là! nous, qui vous aimons tant!... nous, qui voudrions donner notre vie
+pour vous!...
+
+
+
+
+VI
+
+UN COIN DU VOILE.
+
+
+Diane et Cyprienne fixaient sur Madame leurs yeux humides. Leur âme
+tout entière était dans ce regard.
+
+Il y avait, au contraire, sur le visage de Marthe de Penhoël, de
+l'hésitation et de la contrainte. Et quiconque aurait assisté à cette
+scène, sans connaître le fond du coeur de Marthe, se fût demandé
+assurément pourquoi tant de froideur obstinée chez cette femme si
+généreuse et si bonne, vis-à-vis de deux pauvres enfants qui semblaient
+implorer chaque jour, à genoux, un peu de sa tendresse.
+
+Que Marthe préférât son enfant à elles, on ne pouvait s'en étonner,
+mais elle aimait l'oncle Jean; pourquoi ce front sévère et glacé chaque
+fois que les filles du bon vieillard s'approchaient d'elle?
+
+Ce ne pouvait être un pur caprice. Les bonnes langues de la _société_
+disaient bien que Madame était jalouse et qu'elle enrageait, suivant
+l'expression des trois Grâces Baboin, de voir les _petites mendiantes_
+surpasser en beauté l'héritière de Penhoël. Mais le moyen de soupçonner
+un sentiment si bas dans l'âme haute et digne de Marthe!...
+
+Il y avait de quoi, pourtant, être jalouse. L'Ange de Penhoël méritait
+bien son nom. Impossible de rêver une figure plus virginale et plus
+céleste. Mais, dans la régularité même de ce visage exquis, un peu de
+monotonie s'engendrait. L'ensemble de ses traits mignons révélait une
+langueur paresseuse qui se retrouvait dans la démarche, dans la pose,
+partout. Le piquant, d'ailleurs, pouvait manquer à sa physionomie trop
+douce, dont les lignes se fondaient, effacées, sous les masses de cette
+chevelure blonde, pâle et presque divine auréole qui donnait au front
+de l'enfant une sérénité uniforme et inaltérable.
+
+Chez les filles de l'oncle Jean, au contraire, tout était mouvement,
+vie, force, jeunesse. Leurs tailles sveltes et souples avaient une
+élasticité pleine de vigueur. C'étaient les vierges robustes et
+hardies, qui pouvaient s'asseoir d'un bond sur la croupe nue des
+chevaux du pays et courir, franchissant haies et palissades, sans
+autre frein que la sauvage crinière de leurs montures. C'étaient aussi
+les vierges timides, vives à sourire et promptes à rougir, moqueuses
+parfois, aimantes toujours, fougueuses à chercher le plaisir et
+ardentes à poursuivre le mystère inconnu de la vie.
+
+Romanesques et gaies à la fois, sensibles à l'excès et fermes pourtant
+à l'occasion comme des hommes courageux; de bonnes filles avec cela,
+simples, franches, le coeur sur la main, et dignes pourtant quand il
+le fallait: de vraies Penhoël, ma foi! sachant redresser leurs têtes
+fières et mettre je ne sais quel dédain victorieux dans leurs jolis
+sourires...
+
+Et si vous les eussiez vues, que d'élégance véritable et choisie sous
+leurs petits costumes de paysannes! Malgré leurs jupes courtes et leurs
+souliers à boucles, malgré les petits bonnets ronds, sans rubans ni
+dentelles, qui avaient peine à retenir la richesse prodigue de leurs
+chevelures, il était bien impossible de se méprendre. C'étaient des
+demoiselles! Où avaient-elles pris cette grâce noble et aisée, ce
+charme indicible qui se respire comme un parfum et qu'on ne peut point
+définir, ces _manières_, pour emprunter encore une fois le langage des
+trois demoiselles Baboin? On ne savait.
+
+Il fallait fermer les yeux ou avouer qu'elles étaient adorables, et que
+jamais jeunes filles n'avaient possédé plus de franches séductions,
+plus d'entraînements chastes, plus de brillant, plus de piquant, plus
+de naïfs pouvoirs d'ensorceler les coeurs.
+
+Et cependant, il n'y avait point foule de soupirants autour d'elles.
+Roger aimait Cyprienne; Étienne aimait Diane: c'était tout. Les autres
+jeunes gens de la contrée étaient de braves gaillards qui voulaient
+épouser _quelques sous_, pour vivre et vieillir, en honnêtes crustacés,
+dans les gros souliers de leurs aïeux. Nulle part, en ce monde, fût-ce
+dans la Chaussée-d'Antin ou dans le quartier de la Banque, fût-ce même
+dans ces ruelles du vieux Paris où moisit l'usure crochue, on ne compte
+si bien qu'aux champs.
+
+Le spectacle de la belle nature élève l'âme et détourne des mariages
+d'amour. Chloé avait des rentes; Estelle était une héritière. Sans
+cela, Némorin ni Daphnis ne leur eussent point fait la cour. C'est la
+civilisation qui a trouvé le roman. Les sauvages ne marchandent-ils
+pas, quand il s'agit d'épouser, comme s'il était question de se donner
+une jument ou douze chèvres?
+
+Or Cyprienne et Diane ne possédaient pas un pouce de terre au soleil.
+Elles n'étaient point le fait des jeunes messieurs de Glénac, de Bains
+ou de Carentoir, qui pouvaient décemment demander mieux...
+
+Dans tout ce que nous venons de dire, nous avons toujours parlé
+d'elles collectivement; cependant, il y avait entre elles de grandes
+différences. Elles se ressemblaient bien coeur pour coeur; mais leur
+visage et leur esprit n'étaient point pareils.
+
+Diane était plus grande que sa soeur, plus sérieuse et peut-être plus
+belle. Ses beaux cheveux, d'un châtain foncé, se bouclaient autour d'un
+front fier et pensif, qui prenait un rayonnement de grâce irrésistible
+au moindre sourire. Ses grands yeux bruns, que la gaieté faisait si
+doux, rêvaient souvent et perdaient dans le vide leur regard voilé. Il
+y avait dans ses traits, parmi les indices d'une simplicité presque
+enfantine, une intelligence vive et forte, et surtout une volonté
+virile.
+
+Cyprienne réfléchissait moins, et riait davantage. Elle avait de
+ces yeux, d'un bleu obscur, qui petillent et réjouissent la vue. Sa
+physionomie exprimait la gaieté jointe à une pétulance fougueuse.
+
+Quand on les voyait séparées, l'oeil saisissait entre elles une
+ressemblance très-frappante; quand elles se trouvaient l'une près
+de l'autre, cette ressemblance disparaissait, et l'on s'étonnait de
+chercher en vain ce qu'on avait cru voir. C'est qu'elles étaient, en
+quelque sorte, et nous l'avons dit déjà, séparées par un type commun
+duquel se rapprochait, par des côtés divers, l'un et l'autre de leurs
+jolis visages. Et l'on ne pouvait les comparer à ce type qui n'existait
+plus...
+
+Agenouillées, comme elles l'étaient en ce moment, aux deux côtés du
+fauteuil de Madame, l'esprit aurait cherché naturellement dans les
+beaux traits de Marthe de Penhoël ce lien mystérieux dont nous parlons;
+mais Marthe ne ressemblait à aucune des deux soeurs: elle n'était
+Penhoël que par alliance.
+
+Diane et Cyprienne tenaient toujours ses mains pressées contre leur
+poitrine. Madame gardait le silence; ses yeux restaient baissés; sa
+froide contrainte ne l'abandonnait point.
+
+--Nous serions si heureuses de nous dévouer pour vous! reprit Diane.
+
+--Mourir!... vous dévouer!... murmura Marthe de Penhoël; ce sont des
+idées étranges que vous avez là, mes filles!...
+
+Elle ajouta en essayant de donner à sa voix un accent de plaisanterie:
+
+--On dirait que vous vous croyez dans quelqu'un de ces vieux châteaux
+où les félons chevaliers de vos romans enchaînent et torturent de
+pauvres victimes...
+
+--Nous vous voyons si souvent pleurer!... interrompit Diane.
+
+Madame retira sa main.
+
+--Vous êtes curieuses, mes filles, dit-elle avec sécheresse, et je
+trouve que vous voyez trop de choses!
+
+Cyprienne rougit, blessée. Le front de Diane devint pâle.
+
+--Il faut nous pardonner, dit-elle d'un ton soumis; quand vous
+êtes triste, il nous semble que votre souffrance est à nous... Ah!
+que n'êtes-vous heureuse, madame! nous vous laisserions tout votre
+bonheur!...
+
+L'émotion commença à percer sous la froideur de Marthe; son regard
+glissa, malgré elle, entre ses paupières demi-closes, et partagea entre
+les deux jeunes filles une oeillade furtive.
+
+Diane et Cyprienne n'osaient point relever les yeux. Le joli front de
+Cyprienne se teignait encore de ce rouge vif qui monte du coeur froissé
+au visage. La figure de Diane n'exprimait que respect et douceur.
+Mais quelle que fût la différence de leurs impressions présentes, le
+dévouement égal et profond qui était au fond de leur âme se lisait à
+travers la rancune enfantine de Cyprienne comme sur la belle patience
+de Diane.
+
+Cyprienne n'avait point parlé encore; Diane, qui devinait sur sa lèvre
+mutine un mot de reproche prêt à s'élancer, l'arrêta du geste et reprit:
+
+--Si nous nous trompons, madame, et Dieu le veuille, je vous en prie,
+ne soyez pas fâchée contre nous!...
+
+Tandis qu'elles avaient les yeux baissés, Marthe de Penhoël se pencha
+au-dessus d'elles et les baisa toutes deux. Elles tressaillirent;
+Cyprienne ne put retenir un petit cri de joie.
+
+--Pauvres enfants!... dit Marthe, je ne suis pas fâchée contre vous...
+mais, croyez-moi, jouissez en paix des plaisirs de votre âge...
+Parfois, les années insouciantes et bonnes sont bien courtes pour nous
+autres femmes!... Qui sait si demain vous ne commencerez pas à penser
+et à souffrir?... Jusque-là, pauvres enfants, n'essayez pas de deviner
+une peine que vous ne pourriez point soulager... L'heure viendra pour
+vous comme pour toutes, mes filles, ajouta-t-elle plus tristement;
+pourquoi la devancer?... Avez-vous donc tant de hâte de souffrir?...
+
+--Nous vous aimons, madame..., répondit Diane.
+
+Marthe retira celle de ses mains que tenait la jeune fille pour la
+porter lentement à son front, comme on fait quand la migraine aiguë et
+lourde accable le cerveau.
+
+--Nous vous aimons, répéta Diane, et, à cause de cela, l'heure est
+venue déjà pour nous de penser et de souffrir.
+
+Ses paupières ne se baissaient plus, et ses grands yeux humides se
+relevaient sur Marthe de Penhoël.
+
+Cyprienne laissait dire Diane, parce qu'il lui semblait que c'était son
+propre coeur qui parlait. Elle se sentait trop étourdie pour risquer
+une parole devant cette pauvre femme que l'excès de son malheur rendait
+ombrageuse et défiante, mais elle enviait tout bas le rôle de sa soeur,
+et se payait de son silence, la petite jalouse, en tenant ses lèvres
+collées sur la main de Madame.
+
+Celle-ci n'avait pas voulu soutenir le regard de Diane, qui était une
+muette question.
+
+--Vous me croyez donc bien malheureuse?... murmura-t-elle en baissant
+les yeux à son tour.
+
+Et comme Diane tardait à répondre, cette fois Cyprienne répéta tout bas:
+
+--Oh oui! bien malheureuse!...
+
+Madame lui retira sa main.
+
+--Qui vous a dit cela? demanda-t-elle en retrouvant son accent de
+sécheresse.
+
+La pauvre Cyprienne rougit, et demeura muette.
+
+--Vous m'épiez!... reprit Madame; j'ai cru déjà m'en apercevoir plus
+d'une fois... Je vous défends de m'épier!
+
+Une larme roula sur la joue de Cyprienne.
+
+Diane regardait toujours Madame avec ses grands yeux tristes et doux.
+
+--Si vous m'aimez, poursuivit Marthe qui changea encore de ton, je vous
+en prie, mes filles, ne cherchez pas à savoir!...
+
+--Oh! madame! madame!... interrompit Cyprienne baignée de pleurs, vous
+voulez donc nous ôter jusqu'à la possibilité de vous défendre?...
+
+Marthe se redressa plus inquiète.
+
+--Et Blanche! continua Cyprienne qui ne voyait plus les signes de sa
+soeur; notre pauvre ange! Hélas!... a-t-on besoin d'épier, madame,
+quand tout ici menace et parle de malheur?
+
+Marthe jeta un coup d'oeil furtif vers le lit où Blanche sommeillait
+paisiblement.
+
+--Savez-vous donc quelque chose? prononça-t-elle d'un ton si bas que
+les deux jeunes filles eurent peine à l'entendre, quelque chose sur
+Blanche de Penhoël?...
+
+--Oui..., répondit Cyprienne.
+
+--Non!... répliqua Diane d'un accent qui avait quelque chose
+d'impérieux.
+
+Cyprienne arrêta au passage les paroles qui allaient s'échapper de sa
+lèvre. Les deux soeurs s'aimaient trop pour qu'il n'y eût pas entre
+elles égalité parfaite; néanmoins, à cause de cette tendresse même,
+Cyprienne reconnaissait volontiers la prudence supérieure de Diane, et
+ne refusait jamais de se laisser guider par elle.
+
+Lorsque Cyprienne se laissait emporter par la fougue étourdie de sa
+nature, un mot de Diane suffisait toujours pour la retenir.
+
+L'attention de Madame était cependant excitée vivement. Elle attendait,
+les yeux fixés sur Cyprienne. Comme celle-ci gardait le silence, Marthe
+tourna vers Diane son regard où il y avait une défiance mêlée de
+reproche.
+
+--Votre soeur allait m'avouer la vérité..., dit-elle; vous êtes experte
+aux belles protestations, Diane... mais il ne faut pas toujours vous
+croire.
+
+Cyprienne, qui était toujours à genoux, se dressa sur ses pieds, le
+rouge au front. Ses jolis sourcils se froncèrent.
+
+--Oh!... dit-elle en contenant sa voix, si une autre que vous, madame,
+accusait ma soeur de mensonge...
+
+Marthe de Penhoël eut comme un sourire à voir l'élan de cette ardente
+affection.
+
+--J'ai tort..., murmura-t-elle, et vous avez raison de vous aimer, mes
+filles.
+
+Elle tendit ses mains aux deux soeurs. Cyprienne s'était déjà remise à
+genoux.
+
+La délicate intelligence de Diane lui disait qu'il fallait néanmoins
+une explication à ce _oui_ et à ce _non_, tombés en même temps de ses
+lèvres et de celles de sa soeur.
+
+--Comme le visage de notre ange est beau dans son sommeil! dit-elle en
+couvrant sa jeune cousine d'un regard ami et tendrement protecteur.
+Nous n'avons pas le droit de dire que nous l'aimons autant que vous,
+madame, puisque vous êtes sa mère... Mais Cyprienne qui se tait
+maintenant, timide, sait parler mieux que moi, quand nous sommes seules
+toutes deux... Combien de fois a-t-elle souhaité que Dieu fît deux
+parts de notre avenir!... et que, pour notre chère Blanche, il pût
+garder toutes les joies et tout le bonheur!... Vous demandiez tout
+à l'heure si nous savions quelque chose sur elle... Ma soeur vous a
+répondu oui... C'est que notre oreille entend de bien loin dès que l'on
+prononce le nom de Blanche!... Oh! croyez-nous, madame, ce n'est point
+curiosité vaine... quand on parle de l'Ange ou de sa mère, c'est notre
+coeur qui écoute... Nous ne savons rien, sinon ce qui se dit chez les
+pauvres métayers des alentours et dans le salon même de Penhoël...
+
+--Et que dit-on? demanda Madame.
+
+--On dit que l'Ange est une belle jeune fille, douce et bonne comme le
+nom qui lui fut donné... mais on parle de mystérieux malheurs suspendus
+au-dessus de sa tête... On répète tout bas que les mauvais jours sont
+venus pour la race de Penhoël... On raille au salon, dans les fermes on
+s'attriste, car les bonnes gens se souviennent de tous les bienfaits
+répandus sur le pays par la main de Penhoël, depuis nos grands aïeux
+qui possédaient toute la contrée, jusqu'à notre oncle Louis, que Dieu
+protége dans son exil!
+
+--L'avenir n'appartient à personne..., murmura Madame; mais, dans le
+présent, ne dit-on pas que la fille de René de Penhoël est heureuse et
+riche?
+
+Diane secoua la tête lentement et garda le silence.
+
+--Répondez!... reprit Madame; je vous en prie... et je le veux!
+
+--Ce sont de vagues bruits, répliqua enfin Diane. On dit que l'avenir
+assombrit déjà le présent; on dit que Blanche est en effet aujourd'hui
+heureuse et riche... du moins on est bien sûr qu'elle l'était hier...
+mais on se demande si elle le sera demain...
+
+Marthe était pâle. Sa voix trembla lorsqu'elle demanda encore:
+
+--Et sur quoi se fondent tous ces bruits, ma fille?
+
+--Au salon, personne ne le dit, repartit Diane; dans les fermes, on
+répète que le jour où les étrangers sont entrés au manoir fut un jour
+de malédiction et de malheur!...
+
+--Ce qui se passe ici est-il donc déjà la fable du pays? murmura
+Marthe, tandis que la honte mettait un fugitif incarnat à sa joue.
+
+--Nous sommes vos nièces, madame, répondit la jeune fille; chacun nous
+parle avec respect à cause de vous... On se borne à nous dire que cet
+homme et cette femme sont la cause de tout le mal... C'est elle qui
+entraîne le maître à sa ruine... C'est lui qui a ramené au manoir
+l'ennemi mortel de nos pères... Pontalès, dont le fils parle déjà comme
+s'il était possesseur des biens de Penhoël.
+
+Diane s'arrêta. Madame sembla hésiter et faire sur elle-même un effort
+pénible.
+
+--Et le nom de cet homme, dit-elle en baissant les yeux, n'est-il
+jamais prononcé, que vous sachiez, en même temps que mon nom?...
+
+--Au salon, peut-être... Chez les anciens vassaux de Penhoël, qui donc
+oserait joindre le nom d'un homme détesté comme un démon au nom de la
+femme que tous vénèrent à l'égal d'une sainte?
+
+Une autre question se pressait sur les lèvres de Madame. Diane la
+devina, et répondit à voix basse:
+
+--Je n'ai jamais rien entendu moi-même à ce sujet... mais Cyprienne...
+
+Madame se tourna vivement vers cette dernière.
+
+--Ce sont des menteurs!... s'écria la jeune fille; des menteurs et des
+méchants!... Je n'ai pas bien compris leurs paroles, mais voici ce
+qu'ils disaient:
+
+«--Le maître de Penhoël ne peut rien refuser à M. Robert, et M. Robert
+veut que l'Ange de Penhoël soit sa femme...»
+
+«Jusque-là, je comprenais bien, mais ils disaient encore:
+
+«--Madame est dans le même cas que le maître, elle ne peut pas dire
+non... Pourtant, comme elle est fière et que les femmes bravent tout
+quelquefois quand il s'agit de leur enfant, M. Robert s'est arrangé
+pour que Marthe de Penhoël ne pût faire autre chose que de mettre dans
+sa main la main de mademoiselle Blanche.»
+
+--C'est donc bien lui!... murmura Madame sans savoir qu'elle parlait.
+
+Ses yeux étaient fixes, et ses mains froides tremblaient dans les mains
+des deux jeunes filles.
+
+Elle se leva brusquement et s'approcha du lit de Blanche.
+
+Un instant elle contempla le visage tranquille et pur de l'enfant, qui
+semblait sourire.
+
+--Venez!... dit-elle d'une voix brève et sourde.
+
+Cyprienne et Diane s'avancèrent obéissantes.
+
+--A genoux!... reprit Marthe.
+
+Les deux soeurs s'agenouillèrent.
+
+Marthe dit encore:
+
+--Priez!...
+
+Puis elle ajouta avec exaltation:
+
+--Priez du fond du coeur et comme vous n'avez jamais prié en votre
+vie!... Vous dites que vous m'aimez... vous dites que vous voudriez
+donner pour moi votre sang et votre bonheur!... Eh bien! priez Dieu
+qu'il prenne votre bonheur et votre sang pourvu que ma fille soit
+heureuse!
+
+Diane et Cyprienne joignirent leurs mains et répétèrent du fond du
+coeur la prière que leur dictait Madame.
+
+Celle-ci appuyait son front baigné de sueur contre la couverture de son
+lit, et murmurait dans ses sanglots déchirants:
+
+--Tout pour elle, mon Dieu!... Tout pour elle!... Ayez pitié de mon
+enfant!...
+
+Quand elle se releva, ses yeux étaient secs, et un rouge vif colorait
+son visage. Diane et Cyprienne l'examinaient à la dérobée avec
+inquiétude. Il leur semblait voir dans ses yeux une sorte d'égarement.
+
+Elle contemplait toujours Blanche, mais froidement, comme si elle n'eût
+point su ce qu'elle faisait.
+
+--Votre vie, dit-elle enfin d'une voix changée, votre sang et votre
+bonheur!... Tout pour elle!... Pourquoi cela?...
+
+--Parce qu'elle est votre fille..., murmura Cyprienne.
+
+--Ma fille!... répéta Marthe qui semblait ne plus comprendre.
+
+--Parce qu'elle est adorée, ajouta Diane tristement, et qu'on ne nous
+aime pas!...
+
+Marthe jeta sur elles tour à tour un regard si étrange et si brûlant,
+que les deux jeunes filles tressaillirent jusqu'au fond de l'âme.
+
+--On ne vous aime pas?... prononça Marthe d'un accent plaintif et doux:
+c'est vrai!... pauvres enfants, on ne vous aime pas!...
+
+Un sourire indéfinissable vint se jouer autour de sa lèvre. Elle les
+attira vers elle d'abord tout doucement; puis, d'un geste plein de
+véhémente passion, elle les pressa toutes deux contre sa poitrine
+haletante.
+
+--Oh!... oh!... fit-elle en couvrant de baisers leurs fronts unis.
+
+Puis, sa voix éclatant malgré elle:
+
+--On ne vous aime pas!... s'écria-t-elle avec folie, on ne vous aime
+pas, vous!... Oh! mon Dieu! m'avez-vous faite assez malheureuse!...
+
+Diane et Cyprienne demeuraient muettes d'étonnement. Elles ouvraient
+de grands yeux pour regarder Madame, dont la joue se couvrait d'une
+rougeur ardente et dont l'oeil était de feu.
+
+Dans leur surprise, il y avait de la frayeur et aussi de vagues espoirs.
+
+Elles sentaient battre avec violence le sein de Madame, dont les bras
+tremblaient.
+
+--Écoutez-moi!... reprit Marthe, le moment est venu... Il faut tout
+vous dire!... Sait-on qui est la plus aimée des trois filles de
+Penhoël? Écoutez!... écoutez!... Les yeux de la pauvre femme ont
+pleuré; son coeur a saigné! Quand vous dormez, voyez-vous parfois votre
+mère en songe?...
+
+Diane cherchait à comprendre. Cyprienne écoutait comme on suit un rêve.
+
+Avant qu'elles pussent répondre, Madame reprit encore d'une voix plus
+sourde et en perdant son regard plus troublé dans le vide:
+
+--Pauvre femme!... pauvre mère!... Écoutez!...
+
+Elle s'interrompit; sa bouche resta entr'ouverte. Les deux jeunes
+filles, qui attendaient, la sentirent chanceler. Son visage se couvrit
+tout à coup d'une pâleur livide.
+
+Les jeunes filles n'eurent que le temps de la soutenir. Elle
+s'affaissa, faible et privée de mouvement, entre leurs bras.
+
+Diane et Cyprienne la déposèrent sur un siége. Elle n'avait point perdu
+le souffle, mais on eût dit une morte, tant son corps immobile était
+glacé.
+
+Durant quelques minutes, les deux filles de l'oncle Jean s'empressèrent
+autour d'elle. Au bout de ce temps, la poitrine de Madame se souleva
+en un long soupir; ses yeux tombèrent sur Diane et Cyprienne qui
+interrogeaient avec effroi son visage.
+
+--Vous voilà!... dit-elle, pourquoi n'êtes-vous pas à danser?...
+
+Sa voix était calme et froide.
+
+Les deux jeunes filles ne savaient que répondre.
+
+--Le bal est-il donc fini déjà?... reprit Marthe.
+
+Il y avait entre sa froideur présente et la fièvre qui l'emportait
+naguère un contraste étrange. Évidemment, elle ne se souvenait plus...
+
+Diane fit effort pour oser. Elle prit la main de Madame et la baisa
+respectueusement.
+
+--Il y a longtemps que nous sommes ici..., murmura-t-elle; nous
+parlions de vous, madame, et du danger qui menace votre fille...
+
+Marthe sourit d'un air incrédule.
+
+--Nous parlions de cela!... répéta-t-elle; un danger pour Blanche!...
+Qui donc serait assez cruel pour s'attaquer à une pauvre enfant?
+
+Elle se tourna vers le lit de l'Ange, dont le sommeil paisible n'avait
+point été troublé.
+
+--Des dangers!... répéta-t-elle en touchant du doigt la joue de Diane
+avec un sourire protecteur et distrait, les jeunes filles se font comme
+cela des idées!... Allez rire et danser, mes enfants... Il n'y a de
+malheurs et de mystères que dans vos petites têtes folles!... Voici
+notre Blanche guérie... Allez dire là-bas aux musiciens de jouer leur
+air le plus joyeux... Puisque Penhoël donne bal, il faut que ses hôtes
+s'amusent!
+
+
+
+
+VII
+
+SOUS LA TOUR-DU-CADET.
+
+
+Cyprienne et Diane venaient de quitter la chambre de l'Ange. Elles
+marchaient côte à côte, sans se parler, le long des corridors
+du manoir. Il ne faisait pas un souffle d'air au dehors, et les
+illuminations du jardin restaient intactes. Des fenêtres de la galerie,
+on pouvait voir les longues lignes de lumière qui marquaient les allées
+et le cercle plus brillant du salon de verdure.
+
+On entendait, dans cette dernière direction, comme un bruit sourd de
+casseroles fêlées, dominé par des cris déchirants et insensés. C'était
+mademoiselle Héloïse Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, la Cavatine, qui
+chantait son grand morceau d'opéra avec accompagnement de guitare.
+
+En écoutant ces prodigieuses clameurs, un étranger n'aurait pas manqué
+de concevoir des idées sinistres et de penser à quelque attentat commis
+dans le voisinage; mais les deux filles de l'oncle Jean ne pouvaient
+point s'y méprendre; elles connaissaient trop la voix de la plus jeune
+et de la plus timide des Grâces Baboin.
+
+Au lieu d'obéir à l'injonction de Madame, en rentrant dans le jardin
+pour gagner le bal, elles descendirent l'escalier menant à la cour.
+Les domestiques étaient tous dans l'aire; la cuisine et l'office se
+trouvaient déserts. Diane et Cyprienne sortirent du château, sans être
+aperçues, par la porte de la cour.
+
+Cette issue donnait sur le seul chemin praticable aux voitures, et
+pouvant conduire du Port-Corbeau à Penhoël. Il descendait la montée en
+zigzag, pour éluder la pente, et coupait en dix endroits différents le
+taillis de châtaigniers.
+
+Diane et Cyprienne suivirent le chemin qui longeait d'abord, pendant
+une centaine de pas, cette robuste et gothique muraille, aboutissant
+d'un côté à la Tour-du-Cadet, et, de l'autre, servant de terrasse aux
+jardins de Penhoël.
+
+Elles marchaient lentement, perdues qu'elles étaient dans leurs
+réflexions. Aucune d'elles n'avait rompu encore le silence.
+
+Elles songeaient à ce qui venait de se passer dans la chambre de
+l'Ange. Bien des fois déjà, elles avaient surpris la douleur de
+Marthe de Penhoël; mais qu'il y avait loin de ce qu'elles avaient vu
+jusqu'alors à ce qu'elles venaient d'entendre et de voir! Qu'il y avait
+loin des larmes de Madame, silencieuses et résignées, à ce transport
+subit, à ces paroles fiévreuses, à ce délire!
+
+Et ces paroles entendues, que signifiaient-elles?...
+
+Qu'y avait-il au fond de ce mystérieux désespoir, dont l'objet apparent
+n'était plus ni le danger de Blanche, ni la ruine prochaine de
+Penhoël?...
+
+Un instant, elles avaient pu croire que cette angoisse fougueuse se
+rapportait à elles, Diane et Cyprienne. N'était-ce pas en les pressant
+contre son coeur avec ivresse que Marthe avait prononcé ces bizarres
+paroles?
+
+Les pauvres enfants, qui mendiaient chaque jour à genoux quelque
+distraite caresse, avaient pu se croire un instant adorées à l'égal de
+Blanche elle-même!
+
+Mais ce n'avait été qu'un instant. Après cet ardent baiser qui les
+avait réunies sur le sein palpitant de Marthe, quel froid sourire et
+quels mots glacés! Bien qu'elles fussent habituées à l'indifférence,
+il leur semblait qu'on les avait congédiées, cette fois, avec plus de
+dédain encore qu'à l'ordinaire.
+
+Que croire? Cyprienne avait beau mettre son esprit à la torture, elle
+cherchait en vain. Diane elle-même perdait l'effort de son esprit
+clairvoyant et subtil à vouloir soulever le voile.
+
+Parfois, elle croyait entrevoir le mot de l'énigme; mais c'était une
+chose si invraisemblable, si impossible!...
+
+Diane repoussait la supposition accueillie; elle retombait au plus
+profond de ses doutes, et se retrouvait en face du problème insoluble.
+
+Que croire? Rien, hélas! sinon que Madame, outre les douleurs qu'elles
+avaient déjà devinées, avait une autre torture plus mystérieuse encore,
+et qu'il ne fallait point espérer de guérir!...
+
+Elles allaient la tête penchée; leurs mains s'étaient unies à leur
+insu, et bien qu'elles ne se parlassent point, leurs pensées se
+répondaient.
+
+Au moment où elles arrivaient sous la partie des anciennes
+fortifications qui servait maintenant de terrasse aux jardins du
+manoir, elles s'arrêtèrent toutes deux d'un mouvement brusque et
+commun.
+
+Elles prêtèrent l'oreille.
+
+Des voix se faisaient entendre sur la terrasse, et quelques mots
+descendaient jusqu'à elles.
+
+Elles relevèrent la tête. La saillie de la muraille leur cachait les
+illuminations du jardin; mais les mille feux allumés le long des allées
+mettaient un rayonnement dans l'atmosphère épaisse et lourde. Il y
+avait comme un fond lumineux derrière la ligne noire de la terrasse.
+
+Sur ce fond, Cyprienne et Diane virent se détacher deux têtes connues.
+C'étaient Étienne et Roger qui poursuivaient là leur conversation
+entamée dans le jardin.
+
+Nous savons que les noms des deux filles de l'oncle Jean revenaient
+bien souvent dans leur causerie. Diane et Cyprienne ne pouvaient saisir
+le sens des paroles, mais elles entendaient leurs noms prononcés, et
+toutes deux restaient.
+
+Elles étaient bien jeunes. A l'âge qu'elles avaient, il faut peu de
+chose pour faire diversion aux préoccupations les plus graves.
+
+A se voir ainsi, par hasard, aux écoutes, la gaieté naturelle de
+leur caractère revenait au galop. Quand c'était Roger qui parlait,
+un sourire se jouait autour des jolies lèvres de Cyprienne; quand la
+voix d'Étienne se faisait entendre, la charmante figure de Diane
+s'éclairait à son tour.
+
+Elles aimaient toutes deux; peut-être aimaient-elles bien plus qu'elles
+ne le croyaient elles-mêmes.
+
+Il y avait déjà plusieurs minutes qu'elles étaient là, écoutant et
+tâchant de relier en se jouant les lambeaux de phrases qui tombaient
+jusqu'à elles, lorsque Étienne et Roger s'accoudèrent sur la balustrade
+de la terrasse. Les deux jeunes filles se rapprochèrent davantage de
+la muraille et se cachèrent parmi les touffes d'épines et de houx qui
+en masquaient les fondements. Dans cette nouvelle position, elles
+pouvaient tout entendre.
+
+Aussi, lorsque Étienne annonça son départ pour Paris, un cri
+d'étonnement douloureux s'échappa de la poitrine de Diane.
+
+Ce cri fut entendu par Étienne et Roger, qui se penchèrent vivement en
+dehors de la balustrade; mais déjà les deux jeunes filles se perdaient
+derrière les branches du taillis.
+
+Diane courait, entraînant maintenant sa soeur à travers les pousses
+des châtaigniers. On aurait pu croire qu'elle avait un but qu'il lui
+fallait atteindre à tout prix. Et pourtant elle ne savait pas où elle
+allait.
+
+Cyprienne la suivait en silence.
+
+En quelques minutes, le taillis fut traversé. Les deux soeurs se
+trouvaient de l'autre côté de la maison, au bout de l'antique muraille
+et sous la Tour-du-Cadet, dont les créneaux à jour surplombaient
+au-dessus de leurs têtes.
+
+Diane s'arrêta, essoufflée. Elle porta la main à son front brûlant,
+puis à son coeur qui battait douloureusement.
+
+--As-tu entendu?... murmura-t-elle.
+
+--J'ai entendu, répondit Cyprienne; ma pauvre soeur!...
+
+Elle voulut lui prendre la main; Diane se jeta dans ses bras en
+pleurant.
+
+--Demain..., disait-elle parmi ses larmes, dans quelques heures, je
+l'aurai vu pour la dernière fois!... Oh! sait-on comme on aime?... Hier
+j'aurais cru pouvoir sourire en parlant de son départ!...
+
+--Si tu lui disais de rester..., murmura Cyprienne, il resterait.
+
+Diane garda le silence. Un instant, les deux soeurs se tinrent encore
+embrassées; puis Diane se redressa tout à coup. Elle essuya ses yeux où
+restaient quelques pleurs.
+
+--Non, non! dit-elle; je ne lui demanderai pas de rester!... Autour
+de nous il n'y a que malheur... Ce malheur est à nous, qui sommes
+les filles de Penhoël; pourquoi le faire partager à ceux que nous
+aimons?... Qu'il parte, dût-il m'oublier!... Si Dieu exauce mes
+prières, il sera bien heureux...
+
+Tandis qu'elle parlait, sa belle tête intelligente et pensive
+s'inclinait sur sa poitrine. Il y avait dans sa voix un accent de
+tristesse profonde. Elle sentait aujourd'hui, pour la première fois
+peut-être, qu'à son insu son coeur s'était donné tout entier.
+
+Cyprienne faisait un retour sur elle-même, et songeait en frémissant
+que Roger pourrait partir aussi à son tour.
+
+Elle cherchait en vain quelque bonne parole d'espérance et de
+consolation. Ce fut Diane qui rompit le silence. Sa voix était changée.
+Une fermeté grave remplaçait la mélancolie de tout à l'heure.
+
+--Nous ne sommes pas ici pour nous occuper de nous-mêmes, dit-elle.
+Étienne est jeune et fort... l'avenir s'ouvre devant lui: que Dieu
+l'assiste!... Auprès de nous, il y a des faibles à protéger et à
+défendre... Songeons à Penhoël, ma soeur, et hâtons-nous... car quelque
+chose me dit que l'heure mortelle approche...
+
+Cyprienne serra la main de sa soeur contre son sein.
+
+--Tu l'aimes, pourtant!... murmura-t-elle; je t'en prie, cherchons un
+moyen de le retenir!...
+
+--Cherchons un moyen de sauver Penhoël!... répondit Diane dont les
+grands yeux se levaient au ciel avec une résignation angélique;
+cherchons un moyen de sauver Madame et de sauver la pauvre Blanche!
+
+Le lieu où elles se trouvaient en ce moment formait l'extrême sommet de
+la colline. Vers l'orient, au delà de la Tour-du-Cadet, il n'y avait
+rien qu'une rampe rocheuse descendant à la lande. Entre cette rampe et
+le chemin qui longeait la muraille, une sorte de guérite demi-ruinée,
+protégeant une poterne, se collait aux fondements de la tour. En cet
+endroit, le taillis plus touffu faisait à la guérite un impénétrable
+abri de verdure.
+
+Comme la vue était magnifique de ce point culminant, on avait ménagé,
+sous les châtaigniers, une étroite esplanade, où régnait un banc de
+gazon.
+
+Les vieux paysans se souvenaient que le commandant de Penhoël aimait
+particulièrement ce site. Bien souvent, durant les beaux soirs de
+l'été, on le voyait jadis monter la route abrupte, appuyé sur le bras
+de son fils Louis, le favori de sa vieillesse. Ils disparaissaient tous
+les deux derrière l'épais rempart de feuillage, et ceux qui passaient
+alors dans le chemin pouvaient entendre la voix grave du vieux marin,
+enseignant à l'aîné de sa maison les nobles sentiments qui avaient
+guidé sa propre vie.
+
+La mémoire du commandant de Penhoël était vénérée comme celle d'un
+saint. D'année en année, lorsqu'on faisait des coupes dans le taillis,
+on respectait toujours les quelques châtaigniers groupés autour de la
+guérite. Les châtaigniers étaient devenus de grands arbres, dont les
+troncs robustes s'élançaient bien au-dessus de la barrière de verdure
+qui entourait toujours leurs pieds.
+
+Depuis la mort du commandant, le maître actuel du manoir semblait,
+en vérité, craindre tout ce qui rappelait la mémoire du temps passé.
+Pas une seule fois peut-être il n'était venu visiter ce lieu, où il
+aurait revu les images unies de son père mort et de son frère absent.
+Le passage qui conduisait de la route au banc de gazon disparaissait
+maintenant, à demi bouché par les broussailles et les pousses du
+taillis.
+
+En revanche, on aurait pu remarquer un autre passage, pratiqué dans la
+direction opposée, et donnant sur un petit sentier à pic qui descendait
+au bord de l'eau.
+
+La Tour-du-Cadet se dressait immédiatement au-dessus de la cabane de
+Benoît Haligan, le passeur. C'était Benoît Haligan qui avait pratiqué
+ce sentier à travers les taillis, en venant presque chaque soir
+s'agenouiller à la place occupée jadis par son vieux maître.
+
+Benoît trouvait là ce qu'il aimait: une nature grande et sombre, des
+souvenirs tristes et des pensées de mort.
+
+Maintenant que la maladie et la vieillesse le clouaient à son grabat,
+ce qu'il regrettait le plus au monde, c'était l'heure qu'il passait
+tous les soirs, autrefois, à genoux au pied de la Tour-du-Cadet.
+
+Cyprienne et Diane venaient de percer l'enceinte de feuillage. Elles
+étaient assises sur le banc de gazon.
+
+--Dieu m'est témoin, disait Cyprienne, que je n'ai jamais eu la pensée
+de reculer!... mais nous sommes trop faibles, ma pauvre soeur, et ils
+sont trop puissants... Un instant j'ai cru que nous avions réussi à les
+effrayer en faisant courir le bruit du retour de notre oncle Louis...
+L'amour que tout le pays porte à l'aîné de Penhoël est si grand!...
+Ils se sont arrêtés; ils ont hésité durant quelques jours... Hélas!
+notre oncle Louis n'est pas revenu, et ils ont oublié leur épouvante...
+Que faire désormais?... Nous avons épuisé toutes nos ressources! Nos
+efforts ont pu retarder un peu le coup qui menace Penhoël... mais,
+à mesure que nous détruisons une arme prête à le frapper, une arme
+nouvelle est forgée... d'autres piéges se tendent... et deux pauvres
+enfants comme nous peuvent-ils défendre toujours l'homme qui ne se
+défend pas lui-même?...
+
+--Ce sont des gens habiles, répliqua Diane avec amertume; ils ont
+commencé par empoisonner son coeur et par aveugler son intelligence!...
+Puis on lui a pris sa force... Chaque soir, on l'assoit à une table de
+jeu, entre cette créature sans âme qu'il aime d'une passion insensée,
+et le flacon d'eau-de-vie qui va lui enlever le reste de sa raison!...
+Ils sont là, les lâches! rangés autour de cette proie facile... Oh!
+quand je vois le front de Penhoël se rougir, son oeil s'éteindre et
+sa voix trembler en mêlant les cartes déloyales, il me semble que la
+justice de Dieu nous abandonne!
+
+--Quand je vois cela, moi, s'écria impétueusement Cyprienne, je pense
+que, si j'étais homme, il n'y aurait déjà plus autant de misérables
+autour de ce tapis vert!... Pourquoi notre frère Vincent a-t-il quitté
+le manoir?...
+
+--Si notre frère est heureux, reprit Diane, que le ciel soit béni! N'y
+a-t-il pas ici assez de coeurs à souffrir?... Ma soeur, il vaut mieux
+que nous soyons seules dans cette lutte... et s'il ne nous fallait que
+des bras forts et des coeurs vaillants, n'aurions-nous pas Étienne et
+Roger?
+
+Cyprienne baissa la tête.
+
+--Oui... oui..., murmura-t-elle; il vaut mieux que nous soyons
+seules... Étienne et Roger voudraient combattre à visage découvert,
+et nous savons trop que ces hommes ne reculeraient pas devant
+l'assassinat...
+
+Elle baisa Diane au front et reprit avec une sorte de gaieté:
+
+--Pardonne-moi, ma soeur... Tu sais bien que je suis brave, malgré mes
+instants de faiblesse!...
+
+--Je sais que tu es un coeur dévoué, ma pauvre Cyprienne, répondit
+Diane qui lui rendit son baiser avec une tendresse de mère; je sais que
+tu es prête à donner ta vie pour ceux que nous aimons... toi si jeune
+et si belle!... toi qui pourrais être heureuse avec le mari de ton
+choix!... Écoute!... il nous reste bien peu de chances de vaincre... et
+ce que nous faisons toutes deux, une seule pourrait le faire... Si tu
+m'aimais bien... si tu étais toujours ma petite soeur chérie...
+
+--Je te laisserais seule en face de ces maudits, n'est-ce pas?...
+s'écria Cyprienne indignée; je tâcherais de fermer les yeux pour ne
+point voir que tu meurs à la peine!...
+
+--N'est-ce pas assez d'une victime?... murmura Diane.
+
+Cyprienne lui ferma la bouche d'un geste où la colère et la tendresse
+se mêlaient à doses presque égales.
+
+--Si c'est assez d'une victime, ma soeur, dit-elle, Étienne part,
+Étienne vous aime... Que n'allez-vous avec lui à Paris?...
+
+Elle passa son bras autour de la taille de sa soeur.
+
+--Non, non!... se reprit-elle, oh! non! ne m'abandonne pas!... Que
+ferais-je sans toi?... Mais ne me parle plus de fuir, quand tu restes,
+je t'en prie!...
+
+Diane l'attira contre son coeur.
+
+--Je ne t'en parlerai plus, dit-elle; pardonne-moi... Je t'aime tant et
+j'aurais tant de joie à te voir heureuse!... Et puis, tu ne sais pas,
+ma pauvre soeur! on commence à nous combattre comme si nous étions des
+hommes!... S'ils allaient te tuer avant moi!...
+
+--Me tuer?... répéta Cyprienne.
+
+--Hier, dans notre chambre, poursuivit Diane, je t'ai fermé la bouche
+au moment où tu allais me rendre compte de ta soirée... moi-même je ne
+t'ai rien dit de ce que j'avais fait... c'est que notre chambre n'est
+plus à nous, ma soeur!... Nous sommes épiées à notre tour... et dans
+le corridor qui mène aux appartements de Penhoël, j'avais entrevu la
+figure de Blaise qui nous suit comme notre ombre.
+
+--En te voyant garder le silence, dit Cyprienne, j'ai pensé que tu
+n'avais pas réussi.
+
+--Je n'ai pas échoué... Maître le Hivain était à son bureau... Je crois
+savoir dans quel casier de son secrétaire sont les papiers qui peuvent
+perdre Penhoël.
+
+--Alors, il faut y retourner ce soir; car je sais, moi, qu'ils
+redoublent d'obsession auprès de Penhoël, et que c'est tout au plus
+s'il pourra résister un jour encore!...
+
+--J'y retournerai, dit Diane.
+
+--Pas toi!... s'écria vivement Cyprienne; c'est à mon tour!
+
+--Puisque je sais où sont les papiers...
+
+Cyprienne appuya sa joue contre l'épaule de sa soeur, et reprit à voix
+basse:
+
+--Crois-tu donc que je ne t'ai pas devinée?... Il y a là un danger plus
+grand que de coutume... et tu veux encore l'affronter toute seule!...
+C'est toi qui penses pour nous deux, ma soeur... Dans la guerre que
+nous faisons, je ne suis qu'un soldat, et tu es le capitaine...
+Laisse-moi au moins ma part de travail!
+
+La tête de Diane, qui s'inclinait pensive, se redressa en ce moment, et
+sa voix prit un accent de gaieté.
+
+--Soit!... dit-elle, mon petit soldat!... Tu pousseras ce soir une
+reconnaissance jusque dans le camp ennemi... Je sais que tu es brave
+comme la poudre, mais il faut bien pourtant te prévenir... Hier,
+dans une escarmouche pareille à celle que tu vas engager, ton pauvre
+capitaine a eu de rudes assauts à soutenir... Tu n'exagères en rien,
+quand tu parles de bataille, ma soeur... Cette nuit, on m'a tiré deux
+coups de fusil, et j'ai eu mon cheval tué sous moi!
+
+Diane sentit sa soeur tressaillir entre ses bras; ce n'était pas de la
+crainte.
+
+Au contraire, le coeur impétueux de la jeune fille s'exaltait à ce
+danger nouveau.
+
+--Et tu voulais y retourner toute seule!... s'écria-t-elle.
+
+Puis elle reprit avec pétulance:
+
+--Sais-tu?... Je prendrai ce soir les pistolets de Roger, toi, ceux
+d'Étienne, et les lâches qui ont tiré sur toi verront beau jeu!...
+
+Diane souriait. Mais au bout de quelques minutes, elle secoua la tête
+et poursuivit d'un ton plus grave:
+
+--A ce genre de combat, ma pauvre soeur, nous ne serions pas les plus
+fortes... ce qu'il nous faut, c'est de l'adresse et l'aide de Dieu...
+
+Cyprienne ne répliqua point, mais on pouvait voir qu'elle renonçait
+avec chagrin à l'idée de faire le coup de pistolet.
+
+--Et toi, reprit Diane, qu'as-tu fait hier?
+
+--Ce que nous faisons chaque soir tour à tour, répondit Cyprienne.
+J'ai joué mon rôle d'apparition... J'ai dit à Penhoël, d'une voix de
+fantôme, qu'un bon génie veillait sur sa maison, et qu'il fallait
+résister avec courage... Mais Penhoël n'a plus de force... Il ne sait
+que trembler et fermer ses oreilles!... C'est malgré lui qu'il faudra
+le sauver... Quant à ceux qui l'entourent, acharnés à sa perte, ils
+triomphent, ma soeur... Ils se voient au bout de leur peine... et je
+les entendis hier se dire entre eux que cette nuit même Penhoël leur
+abandonnerait le dernier morceau de pain de sa femme et de son enfant!
+
+--Le manoir?...
+
+--Il a vendu la semaine dernière ce qui restait des biens donnés en
+partage à notre oncle Louis... Il n'a plus rien que le manoir!...
+Et à l'heure où nous parlons, ils sont sans doute autour de lui...
+Robert, Pontalès et cette femme qui l'a ensorcelé!... Ils l'obsèdent,
+ils le menacent de ces papiers qui sont entre leurs mains une arme si
+terrible!...
+
+Diane se leva.
+
+--Ces papiers, il nous les faut, dit-elle, dussions-nous rester cette
+fois sur la place... Partons, ma soeur!
+
+Cyprienne était toujours prête quand on parlait d'agir. Les deux
+jeunes filles descendirent ensemble le sentier roide et difficile qui
+conduisait au bord de l'eau.
+
+A mesure qu'elles descendaient, une sorte de chant rauque et lugubre
+arrivait jusqu'à leurs oreilles. Quand elles commencèrent à découvrir,
+au travers du taillis, la lueur faible qui sortait de la loge de Benoît
+Haligan, elles reconnurent la voix et le chant.
+
+C'était le vieux passeur lui-même qui psalmodiait lentement et avec
+peine les versets du _De profundis_.
+
+Diane et Cyprienne continuèrent leur route. Au moment où elles
+passaient devant la loge, la voix du vieillard, éteinte et creuse,
+interrompit son chant pour prononcer leurs noms.
+
+Cyprienne hésita.
+
+--Ma soeur, dit-elle, quand je vois cet homme, et que j'entends ses
+sombres menaces, je n'ai plus de courage...
+
+--Il a servi fidèlement Penhoël, répliqua Diane, et tout le monde
+l'abandonne...
+
+La voix cassée du vieillard se reprit à chanter; mais ce n'était plus
+le _De profundis_.
+
+Il disait:
+
+ «C'est bien vous qu'on voit sous les saules:
+ «Blanches épaules,
+ «Sein de vierge, front gracieux
+ «Et blonds cheveux...»
+
+Ce chant, que nous avons entendu tomber si doux des lèvres de Cyprienne
+et de Diane enfants, prenait, en passant par la bouche du vieillard,
+des modulations funèbres.
+
+Le bras de Cyprienne frissonnait sous celui de sa soeur.
+
+--Il est seul et il souffre..., dit Diane; entrons...
+
+ * * * * *
+
+Au sommet de la colline, tout près de l'endroit où les deux jeunes
+filles s'asseyaient naguère, deux hommes s'arrêtaient au pied des
+châtaigniers.
+
+Si les deux soeurs avaient tardé une minute, elles n'auraient point
+descendu la montée, parce qu'elles auraient entendu les nouveaux venus
+prononcer à voix basse, dans une conversation animée, le nom de Madame
+et celui de René de Penhoël.
+
+
+
+
+VIII
+
+MAITRE LE HIVAIN.
+
+
+Les deux hommes qui venaient de s'arrêter au bout de la muraille
+gothique sous la Tour-du-Cadet sortaient de l'appartement de René de
+Penhoël.
+
+C'étaient maître Protais le Hivain, surnommé Macrocéphale, homme de loi
+des bourgs de Bains et de Glénac, et M. le marquis de Pontalès.
+
+Tandis que l'on dansait dans le salon de verdure, une partie s'était
+engagée, suivant la coutume, chez le maître de Penhoël.
+
+C'était vers le tomber du jour, une heure environ avant que le feu de
+joie fût allumé sur l'aire. Robert de Blois était là, en ce moment,
+ainsi que Lola, les deux Pontalès et maître le Hivain.
+
+La partie avait lieu dans la chambre à coucher de Penhoël, comme si
+l'on avait voulu en faire mystère au commun des hôtes du manoir.
+
+Un grand luxe régnait maintenant dans l'appartement du maître.
+L'ameublement tout neuf était à la dernière mode de Paris. Trois
+ans auparavant, si nous avions pénétré dans cette chambre simple et
+modestement ornée, nous y eussions trouvé les portraits du commandant
+de Penhoël, de Louis enfant et de Marthe.
+
+Maintenant, il n'y avait plus qu'un seul portrait dans un cadre
+splendide: c'était celui de Lola.
+
+Derrière le lit, une porte s'ouvrait, signalée plutôt que masquée par
+d'éclatantes draperies de velours; c'était la porte de la chambre de
+Lola.
+
+Évidemment, on ne prenait même plus la peine de dissimuler. Le désordre
+avait pris droit de bourgeoisie au manoir, et Penhoël, se faisant comme
+un bouclier de sa lourde apathie, ne s'inquiétait point de savoir si sa
+conduite était un scandale ou passait inaperçue.
+
+Il était le maître. Sa dégradation avouée s'abritait derrière cette
+grande et belle autorité du chef de la famille, qui avait servi jadis
+l'austère vertu de ses ancêtres.
+
+Il tenait le jeu contre M. Robert de Blois, auprès de qui s'asseyaient
+les deux Pontalès. A sa droite, la charmante Lola, en costume de bal,
+s'étendait paresseusement dans une bergère; à sa gauche, maître Protais
+le Hivain, portant sur son nez coupant et long de rondes lunettes de
+fer, suivait le jeu d'un oeil avide.
+
+Pontalès et son fils s'abstenaient de tout conseil. L'homme de loi, au
+contraire, prodiguait les siens avec une remarquable générosité.
+
+Quant à Lola, elle ne quittait sa pose nonchalante que pour emplir de
+sa jolie main, couverte de bagues, un verre placé sur la table à côté
+de Penhoël.
+
+Et Penhoël buvait! buvait!
+
+Ces trois années avaient pesé sur lui d'une façon véritablement
+extraordinaire. Bien qu'il eût à peine trente-huit ans, c'était déjà un
+vieillard; son épaisse chevelure blonde avait blanchi entièrement; son
+front s'était ridé: sa haute taille s'était courbée. Il n'y avait plus
+ni volonté ni intelligence dans son regard éteint et stupéfié par une
+ivresse de chaque jour.
+
+A peine aurait-on pu reconnaître dans cette figure bouffie et pâle,
+que tachaient çà et là d'ardentes piqûres, les mâles traits de René de
+Penhoël.
+
+L'effet produit sur sa nature morale par ce laps de temps si court
+était du reste plus désastreux encore. Certes, le maître de Penhoël
+n'avait jamais été un esprit d'élite; mais il possédait du moins
+autrefois une part de cette vaillance énergique qui était comme
+l'héritage de sa race.
+
+A présent, plus rien. De cet homme jeune et fort, que nous avons vu
+jadis bondir dans le chaland vermoulu de Benoît, et braver, sur ce pont
+frêle, la violence de l'orage, il ne restait qu'une manière de cadavre,
+un vieillard impotent et lourd, sans force ni pensée.
+
+L'eau-de-vie, l'amour et le jeu, ces trois choses dont une seule suffit
+à exalter l'homme, pouvaient à peine, réunies, galvaniser sa morne
+inertie.
+
+Il tenait ses cartes d'une main tremblante et comme engourdie. A mesure
+que la partie avançait, des gouttes de sueur plus grosses coulaient
+dans les rides de son front, et les taches rouges qui marbraient sa
+face livide s'allumaient plus brillantes.
+
+En face de lui Robert, souriant et calme, causait avec les Pontalès,
+intéressés sans doute dans sa partie.
+
+Le jeune comte Alain de Pontalès était un assez joli garçon, qui ne
+se cachait point trop pour lancer du côté de Lola des oeillades
+suffisamment significatives.
+
+Son père, le marquis, était un petit vieillard: cheveux blancs comme
+neige, oeil vif, sourire bon et spirituel. A juger l'homme seulement
+par les dehors, ce devait être le plus aimable marquis du monde.
+
+Les gens qui regardent de très-près, et prétendent voir mieux que le
+vulgaire, auraient peut-être découvert, sous son avenant sourire, un
+petit fonds de sécheresse et de moquerie. Mais c'était peu de chose,
+et d'ailleurs quelque légère nuance de scepticisme voltairien s'allie
+merveilleusement, comme on sait, à la riante bienveillance de ces vieux
+gentilshommes.
+
+Ce qui dominait dans la physionomie du marquis, c'étaient la finesse et
+la bonté. Ce devait être un homme souverainement adroit, et sa bonhomie
+devait empêcher son adresse d'être dangereuse.
+
+Ses ennemis, et il en avait bien peu d'avoués à cause de ses soixante
+mille livres de rente, prétendaient qu'il était plus fin encore qu'il
+n'en avait l'air, mais que sa bonhomie ne valait pas le diable.
+
+C'étaient des jaloux peut-être. En tout cas, dans ce pays patriarcal,
+où l'estime publique est en raison directe de la somme portée au
+bordereau du percepteur, la médisance n'avait pas beau jeu contre M.
+le marquis de Pontalès.
+
+La _société_ le reconnaissait pour roi. Il possédait l'estime éclairée
+du chevalier adjoint et de la chevalière adjointe de Kerbichel; il
+avait l'admiration des trois vicomtes, épris de madame veuve Claire
+Lebinihic; les trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang auraient
+volontiers employé le reste de leur jeunesse à chanter ses louanges à
+l'univers avec accompagnement de guitare.
+
+Ce qui, du reste, aurait milité sérieusement en sa faveur auprès
+de tout homme non prévenu, c'était l'empressement mis par lui à
+terminer cette longue haine qui avait séparé jadis le manoir et le
+château. Pontalès s'était prêté vraiment de bien bonne grâce à cette
+réconciliation; l'entremise du jeune M. Robert de Blois s'était bornée
+à une simple démarche après laquelle M. le marquis, quoique le plus
+âgé, le plus riche et le plus haut titré, avait fait immédiatement les
+premiers pas.
+
+Depuis le rapprochement, Penhoël, au su de tout le monde, avait profité
+plus d'une fois de sa bonne volonté. Cet excellent marquis montrait une
+obligeance inépuisable. Pour n'en donner qu'un exemple et fournir d'un
+seul coup la preuve de sa bienveillante délicatesse, nous dirons qu'il
+avait été jusqu'à renoncer au titre de maire de Glénac pour donner à la
+vanité de Penhoël cette satisfaction enviée.
+
+Il y avait bien une heure que la partie engagée durait. Les enjeux
+étaient lourds, et l'on jouait argent sur table. Penhoël perdait.
+
+Entouré comme il l'était, d'un côté par Macrocéphale qui avait tout
+juste la probité d'un homme de loi campagnard, de l'autre par une femme
+ayant droit au titre d'aventurière, son malheur constant aurait pu
+n'être point naturel. Lola était admirablement placée pour faire des
+signes, et la longue figure de maître Protais le Hivain pouvait dire
+bien des choses.
+
+Mais le jeune M. Robert de Blois n'en était pas à user de ces fraudes
+élémentaires. C'était un gentilhomme! S'il trompait, il y mettait du
+moins une grâce charmante et une habileté de premier ordre.
+
+Penhoël ne pouvait soupçonner ces mains loyales, toujours à découvert,
+et qui battaient les cartes avec une nonchalante aisance.
+
+D'ailleurs, Dieu sait que le jeune M. de Blois ne se montrait guère
+empressé de jouer. Ce n'était jamais lui qui entamait la partie, et il
+fallait chaque jour que Penhoël priât, mais priât sérieusement, pour
+que le jeune M. de Blois voulût bien consentir à lui gagner ses doubles
+louis.
+
+Ce gain constant le fatiguait au lieu de lui être agréable, tant il
+avait de généreux désintéressement. Chaque fois qu'il était contraint
+par le sort à empocher l'argent du maître, il ne pouvait retenir les
+marques de sa mauvaise humeur.
+
+Penhoël, lui, s'obstinait avec l'entêtement sombre du joueur dépouillé.
+Depuis trois ans il avait perdu des sommes énormes. Il voulait les
+regagner. Sur ce tapis avaient passé tour à tour les fermes, les
+moulins, les forêts qui composaient l'héritage de son père. Il
+prétendait rompre la veine funeste et reconquérir tout cela.
+
+Chaque jour son espoir se brisait contre l'arrêt inflexible du sort,
+mais rien ne tue l'espoir tenace du joueur.
+
+Penhoël revenait le lendemain s'asseoir à la même place que la veille.
+Sa main avide et tremblante interrogeait avidement l'oracle toujours
+contraire. Il perdait. Durant quelques heures, il restait là le feu
+dans la poitrine et la sueur au front, jusqu'à ce que Robert, ému de
+compassion, le tendre et bon jeune homme, lui refusât une dernière
+revanche!
+
+Robert venait de gagner une partie et Penhoël cherchait au fond de
+sa poche, tout à l'heure pleine, les quelques pièces d'or qui lui
+restaient.
+
+--Je donnerais vingt louis pour vous voir gagner cette partie, dit le
+jeune M. Robert, un bonheur comme le mien ne se conçoit pas et finit
+par être fatigant!...
+
+Penhoël tendit son verre, que Lola s'empressa de remplir.
+
+--On dit qu'on ne peut pas être heureux à la fois au jeu et en
+amour..., murmura le fils de Pontalès en fixant sur le maître un regard
+où il y avait de la moquerie.
+
+Le marquis lui fit un signe de sévère reproche.
+
+--Moi, j'ai beau parier pour M. de Blois, dit-il avec la bonhomie
+douce qui distinguait ses manières, tous mes voeux sont pour mon ami
+Penhoël... C'est une veine comme on n'en a jamais vu!... Dérangez un
+peu votre chaise, vicomte; on dit que ces choses-là changent le sort.
+
+Penhoël fit glisser sa chaise sur le parquet avec cette docilité
+superstitieuse et stupide du joueur vaincu dont la tête se perd.
+
+Ses sourcils étaient froncés violemment; sa respiration s'embarrassait
+dans sa poitrine. Il ne prononçait pas une parole.
+
+Le vieux marquis, non content d'avoir donné à son hôte un généreux
+conseil, changea les deux bougies de place, et dérangea un peu la table.
+
+Grâce à ces manoeuvres classiques, il était bien difficile, on en
+conviendra, que la veine ne fût pas coupée comme avec un rasoir.
+
+Penhoël perdit encore.
+
+Le vieux marquis joignit les mains avec découragement.
+
+--C'est folie de lutter quand le diable s'en mêle!... murmura-t-il.
+
+Penhoël cependant fouillait dans sa poche, où il n'y avait plus rien.
+
+--Trente louis sur parole!... dit-il d'une voix creuse et sonore.
+
+C'était le premier mot qu'il eût prononcé depuis une heure.
+
+Les deux Pontalès et M. de Blois échangèrent un rapide regard.
+
+--Écoutez, Penhoël, répliqua Robert, vous savez bien que je ne voudrais
+pas vous refuser... je jouerais contre vous des millions sur parole...
+mais, dans ce moment, ce serait vous voler votre argent... Nous
+resterions là jusqu'à demain que vous perdriez toujours!
+
+--Trente louis! répéta Penhoël dont la main tremblante serrait
+machinalement son verre plein d'eau-de-vie.
+
+Robert mêla les cartes avec une répugnance visible.
+
+Au moment où Penhoël coupait, un domestique entr'ouvrit la porte de la
+chambre.
+
+--On attend M. le maire, dit-il, pour allumer le feu de joie.
+
+--Qu'on attende!... voulut répondre Penhoël.
+
+Mais Robert et les deux Pontalès s'étaient levés déjà.
+
+Quand le maître vit son adversaire lui échapper ainsi, son front
+s'empourpra, et sa lèvre blême trembla de colère.
+
+Sa langue épaissie balbutia des reproches inintelligibles.
+
+Robert et Pontalès le prirent chacun par un bras, tandis que Lola
+s'éclipsait avec le jeune vicomte Alain.
+
+Maître le Hivain remettait ses lunettes de fer au fourreau.
+
+--Allons, allons, Penhoël!... disait cependant le marquis de cet accent
+paternel qu'on prend avec les enfants révoltés, ne voulez-vous pas
+faire crier toute la paroisse?... Prenez une demi-heure pour remplir
+votre devoir... et, après cela, parbleu! nous vous donnerons votre
+revanche...
+
+--Puisque vous êtes un enragé!... ajouta Robert qui l'entraîna au
+dehors.
+
+Avant de sortir, il avait fait signe à maître le Hivain de ne pas
+s'éloigner.
+
+Les paysans attendaient dans l'aire. Le feu de joie fut allumé à l'aide
+d'une torche bleue fleurdelisée, et il y eut le nombre convenable de
+salves d'acclamations parmi les pétards.
+
+Pendant que la flamme montait, tortueuse et bleuâtre, le long des
+fagots amoncelés, Penhoël, qui avait jeté sa torche, errait dans la
+foule et cherchait en vain ses partenaires. De tous côtés les paysans
+le saluaient respectueusement, et il ne les voyait point.
+
+Quand le brave père Géraud du _Mouton couronné_ vint à son tour lui
+tirer sa révérence, le maître lui demanda d'un air absorbé:
+
+--N'as-tu point vu M. Robert de Blois?
+
+Puis il se détourna sans attendre la réponse du vieil aubergiste qui
+secoua la tête en murmurant:
+
+--Cet homme l'a ensorcelé!... Et c'est moi qui lui ai montré le chemin
+du manoir!...
+
+A défaut de Robert et des Pontalès, qui se faisaient maintenant
+invisibles, Penhoël rencontrait partout sur ses pas maître Protais le
+Hivain. Celui-ci se tenait à distance respectueuse, mais il ne perdait
+jamais de vue René de Penhoël et semblait attendre l'occasion de
+l'aborder.
+
+--Où sont-ils?... où sont-ils?... lui cria enfin René à bout de
+patience.
+
+Macrocéphale s'approcha aussitôt.
+
+--Je pense que M. le vicomte veut parler de ces messieurs..., dit-il.
+Sans doute qu'ils auront attendu M. le vicomte dans sa chambre...
+
+--C'est vrai!... dit René, allons-y!
+
+L'homme de loi lui présenta son bras, sur lequel René appuya sa marche
+lourde et pénible. En passant devant le salon de verdure, il s'arrêta,
+et un murmure sourd gronda dans sa gorge. L'orchestre jouait une
+hongroise que Lola dansait la tête sur l'épaule d'Alain de Pontalès.
+
+--Elle aimerait mieux être avec vous que là, M. le vicomte!... murmura
+Macrocéphale; partout où vous n'êtes pas, la pauvre jeune dame a l'air
+de s'ennuyer!
+
+--Parlez-vous vrai?... demanda Penhoël.
+
+--Regardez plutôt!
+
+Ceci était audacieux, car Lola semblait être aux anges. Mais René eut
+un vague sourire, et reprit, content, le chemin de sa chambre.
+
+Dans sa chambre, il ne trouva ni Pontalès ni Robert de Blois.
+
+--Ils vont venir..., dit Macrocéphale en installant René dans son
+fauteuil avec les soins empressés d'un valet de chambre. S'il m'était
+permis de parler ainsi, je dirais: «Ils ne viendront que trop tôt!...»
+Bon Jésus! ces hommes-là vous ont-ils gagné de l'argent, Penhoël!
+
+--Donnez-moi mon verre, M. le Hivain, dit Penhoël au lieu de répondre,
+il faudra bien que la veine change un jour ou l'autre!...
+
+--Si j'étais fée ou sorcier, s'écria Macrocéphale dont le laid visage
+grimaçait le dévouement, il y aurait longtemps que la veine aurait
+changé!... Voyez-vous, Penhoël, je ne sais pas faire de grandes
+phrases, moi, mais je n'aime que vous parmi les gentilshommes du
+pays... Et, aussi vrai que Dieu est Dieu, je me ferais hacher en mille
+morceaux pour votre service!
+
+--Ils ne viendront donc pas! murmura Penhoël.
+
+L'homme de loi s'assit sur le coin d'une chaise, tout auprès de lui.
+
+--Avant qu'ils viennent, reprit-il, nous pourrions bien causer un peu
+d'affaires.
+
+Une expression d'effroi et de répugnance invincible se peignit sur le
+visage de René.
+
+--Non... non! répliqua-t-il, pas aujourd'hui!
+
+--C'est que nous sommes bien bas!...
+
+--Qu'y faire?... murmura René avec fatigue. Allez-vous me rappeler
+encore ce qui a été fait? Je sais bien qu'un jour venant je n'aurai pas
+d'autre ressource qu'un coup de pistolet à travers le crâne...
+
+--Un jour venant, répéta l'homme de loi d'un ton qui voulait dire: «Ce
+jour-là est plus proche que vous ne pensez.»
+
+Puis il ajouta doucereusement:
+
+--Ce qui est fait est fait, Penhoël, et je ne vous parlerai point des
+signatures fausses... Ne craignez rien; personne ne nous écoute!... Je
+voulais vous demander seulement s'il vous reste beaucoup d'argent sur
+le prix de la forêt de Quintaine.
+
+La tête de Penhoël se pencha sur sa poitrine.
+
+--Oh! la veine!... la veine!... murmura-t-il en crispant ses doigts
+autour des bras de son fauteuil, je viens de perdre mon dernier louis!
+
+--Et pourtant vous voulez jouer encore?
+
+--Je veux gagner!
+
+--Mais si vous perdez?
+
+--Je veux gagner! vous dis-je, s'écria le maître en se redressant
+tout à coup. Blanche de Penhoël est-elle faite pour mendier son pain,
+monsieur?... Je veux regagner mes forêts, mes étangs, mes métairies!...
+et avec cela tous les biens que Pontalès a volés à mon père!...
+
+--Je donnerais mon bras droit pour que cela pût arriver, Penhoël!...
+Mais si vous n'avez plus d'argent...
+
+--Il faut vendre!... Aussi bien Lola veut faire venir de Rennes une
+nouvelle parure...
+
+--Vendre!... répéta l'homme de loi, qui se fit une mine plus allongée
+encore que de coutume: pour vendre, il faut avoir.
+
+René tressaillit et le regarda en face.
+
+--Qu'est-ce à dire? s'écria-t-il; n'ai-je donc plus rien?
+
+--Si fait..., répliqua Macrocéphale, M. le vicomte possède encore son
+manoir de Penhoël, quitte de toute hypothèque.
+
+--Et avec cela?...
+
+--Rien..., repartit tout bas Macrocéphale.
+
+Penhoël demeura un instant immobile et muet. On eût dit un homme
+foudroyé. Puis il se couvrit le visage de ses deux mains.
+
+--Le manoir de Penhoël, reprenait cependant l'homme de loi, est une
+magnifique propriété; nous en trouverions assurément un bon prix... et
+je suis sûr que M. le marquis de Pontalès...
+
+--Jamais! interrompit René avec angoisse. C'est ici qu'est mort mon
+père... Jamais!
+
+--Ce n'est pas moi qui donnerais à M. le vicomte le conseil de vendre
+le manoir, poursuivit Macrocéphale en prêtant à sa voix une expression
+plus humble et plus insinuante; mais, ayant l'honneur d'être le conseil
+de M. le vicomte, je me permettrai de lui faire observer que le manoir
+est pour lui une lourde charge... Avec une habitation si belle, il
+faudrait des rentes...
+
+--Et je n'en ai plus! murmura Penhoël.
+
+--Pas beaucoup, s'il faut parler franchement... D'un autre côté, comme
+vous le disiez tout à l'heure, la veine peut changer... et avec des
+fonds...
+
+Penhoël laissa retomber ses deux mains sur ses genoux. La douleur
+profonde qu'il ressentait réveillait son apathie. La torture avait
+trouvé un coin vif au fond de son coeur engourdi.
+
+Ces trois ans écoulés passaient comme une vision rapide au-devant de
+ses yeux.
+
+--J'étais heureux..., pensait-il tout haut, j'étais riche... le nom de
+mon père restait pur... Oh! Haligan disait-il vrai?... Cet homme est-il
+venu pour me prendre le salut de mon âme et la vie de mon corps?...
+
+--Une observation qu'il est important de faire, poursuivait l'homme de
+loi, c'est que toutes les ventes, consenties par vous jusqu'à ce jour,
+sont conditionnelles et frappées d'une clause de réméré... Dans le
+cas où vous feriez une nouvelle affaire avec le marquis... ou avec un
+autre... on pourrait obtenir des conditions pareilles.
+
+--Le terme du réméré est-il le même pour tout ce que j'ai aliéné?
+demanda Penhoël.
+
+--Le même... Il finit au 1er novembre de la présente année.
+
+--Et nous sommes à la fin d'août! repartit Penhoël.
+
+--En deux mois et onze jours, on peut faire bien des choses, M. le
+vicomte!... Dans le cas où il vous plairait de mettre en vente le
+manoir, je pourrais tâter Pontalès ce soir même.
+
+René de Penhoël ne répondit point tout de suite. Quand il prit enfin
+la parole, ce fut tête haute et d'une voix ferme. Il semblait qu'une
+étincelle de son ancienne énergie se fût réveillée en lui.
+
+--Je vous défends de me reparler jamais de cela!... dit-il. Je ne sais
+pas ce que Dieu décidera de mon sort, mais la maison où ma fille unique
+est née ne sera jamais vendue par mon fait.
+
+--Bien parlé!... s'écria Macrocéphale avec un brusque attendrissement;
+ah! vous êtes un vrai gentilhomme, Penhoël, et nous verrons, j'en suis
+bien sûr, la fin de tout ceci!
+
+--Laissez-moi!... dit le maître.
+
+Macrocéphale se leva aussitôt pour obéir. Mais avant de quitter la
+chambre, il eut le temps de dire encore:
+
+--Si vous saviez comme cela me fend le coeur, chaque fois qu'un des
+domaines de Penhoël passe comme cela en des mains étrangères... Je n'ai
+rien à dire contre Pontalès, Dieu merci, ni contre personne... mais je
+suis, avant tout, le serviteur et l'ami de Penhoël... Et si j'avais des
+trésors, je saurais bien à quoi les employer!...
+
+Il fit un salut respectueux, et prit congé du maître, qui était retombé
+dans son immobilité stupéfiée.
+
+Au bas du perron, donnant sur le jardin, il rencontra Robert de Blois,
+qui l'attendait sans doute, et qui passa vivement son bras sous le sien.
+
+--Eh bien! roi des habiles, demanda Robert, qu'avons-nous fait?
+
+Maître le Hivain hocha la tête.
+
+--Heu! heu! fit-il, on ne vend pas comme cela sa dernière chemise sans
+gronder quelque peu!
+
+--Il accepte, en attendant?
+
+--Il refuse.
+
+--Diable!... grommela Robert, ça nous retarde encore!... Avez-vous bien
+fait tout ce que vous avez pu?
+
+Macrocéphale prit un accent pénétré.
+
+--M. de Blois, dit-il, on n'est pas maître de ces choses-là... Je ne
+vous connais que depuis trois ans, mais je vous aime comme si vous
+étiez mon propre fils!...
+
+--Je suis bien reconnaissant..., répliqua Robert.
+
+L'homme de loi l'interrompit.
+
+--Je voudrais que vous me missiez à l'épreuve!... dit-il. Aussi vrai
+que Dieu est Dieu, je me ferais hacher en mille pièces pour votre
+service! Je n'ai rien à dire contre Penhoël ou contre Pontalès... mais
+il n'y a pas à balancer: votre intérêt avant tout... voilà ma règle.
+
+--En temps et lieu, maître le Hivain, dit Robert, vous verrez que vous
+n'avez pas eu affaire à un ingrat... Pour commencer, dès demain je
+consulterai votre expérience sur quelques petites contestations qui
+pourraient bien nous diviser, Penhoël et moi, dans l'avenir.
+
+--A vos ordres, mon cher M. Robert.
+
+--Mais pour revenir à l'affaire qui nous occupe, vous ne voyez pas la
+possibilité...?
+
+--Par moi, non, répondit Macrocéphale.
+
+--Alors il faut employer les grands moyens, n'est-ce pas?
+
+--C'est mon avis... et s'il m'était permis de vous donner un conseil...
+
+--Cela vous est permis, pardieu! M. le Hivain.
+
+Depuis quelques minutes, tout en suivant la conversation, Robert
+réfléchissait. En ce moment il semblait sourire à une excellente idée.
+
+--Le conseil que je me permettrais de vous donner, poursuivit l'homme
+de loi, serait celui-ci... La charmante madame Lola possède sur Penhoël
+un pouvoir sans bornes...
+
+--M. le Hivain, interrompit Robert, vous êtes un observateur
+extrêmement spirituel... Lola nous a déjà servis, la chère fille,
+presque autant que le jeu et l'eau-de-vie!... Mais aujourd'hui j'ai
+mieux que cela encore!
+
+--Mieux que cela?... répéta Macrocéphale d'un air galamment incrédule.
+
+Robert ôta son bras de dessous le sien.
+
+--On est bien mal ici pour parler d'affaires, reprit-il; veuillez
+chercher M. le marquis de Pontalès, et allez m'attendre avec lui
+quelque part où l'on puisse causer sans témoins.
+
+--Du côté de la Tour-du-Cadet, si vous voulez?...
+
+--Soit!... La place est excellente, et vous ne m'y attendrez pas
+longtemps... Avant une demi-heure, vous pourrez juger ce que vaut mon
+moyen.
+
+Robert avait une figure triomphante.
+
+Ils se séparèrent.
+
+L'homme de loi descendit l'allée qui menait au salon de verdure pour
+chercher le marquis de Pontalès, et Robert de Blois monta lestement le
+perron du manoir.
+
+Au lieu d'entrer dans la chambre du maître de Penhoël, dont la porte
+se présentait la première dans le corridor, il se dirigea vers
+l'appartement de Madame.
+
+
+
+
+IX
+
+RENDEZ-VOUS.
+
+
+Le marquis de Pontalès et maître Protais le Hivain arrivaient sous la
+Tour-du-Cadet pour attendre Robert de Blois, qui leur avait assigné ce
+rendez-vous.
+
+La soirée était déjà fort avancée, et le salon de verdure, déserté tour
+à tour par tous ceux qui pouvaient diriger la fête, restait décidément
+en proie aux trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, qui se
+passaient de main en main la redoutable guitare, et faisaient boire,
+jusqu'à la lie, aux convives découragés, le calice de leur antique
+répertoire.
+
+Pontalès et l'homme de loi causaient en suivant le sentier qui menait à
+la tour.
+
+--Il avait l'air sûr de son affaire?... demandait le vieux marquis.
+
+Macrocéphale haussa ses épaules pointues et fit une grimace de dédain.
+
+--Ça ne doute de rien, vous savez! répliqua-t-il. Parce que ça sait
+faire sauter la coupe et pêcher le roi en brouillant les cartes,
+ça se croit un homme bien habile!... Ah! M. le marquis, sans le
+dévouement profond que je vous porte, je ne resterais pas une minute
+de plus dans toutes ces affaires-là... Ce Robert, voyez-vous, est un
+aventurier de bas étage, et je n'aime que les gens comme il faut...
+Vous, par exemple, M. le marquis, et le jeune M. Alain... voilà des
+gentilshommes!... Ah! je vous parle franchement, je ne m'inquiète guère
+plus de ce Robert que de Penhoël lui-même!... Mais quant à ce qui vous
+regarde, je me ferais hacher en mille pièces pour votre service!
+
+Le vieux marquis l'écoutait avec son sourire bonhomme, et prenait de
+tout cela juste ce qu'il fallait.
+
+--Je sais que vous êtes un ami sûr, M. le Hivain, dit-il, vous êtes
+en outre un homme de beaucoup de sens, et je crois que vous avez des
+idées très-justes sur M. Robert de Blois... Mais nous avons encore
+besoin de lui jusqu'à la fin de cette affaire... Quand il en sera
+temps (il mit sa main sur l'épaule de Macrocéphale), soyez sûr que je
+saurai faire la part de mes vrais amis... Il y a dans le pays bien des
+gens qui ne vous valent pas et qu'on regarde comme des gros bonnets,
+maître le Hivain... Viennent les événements que nous préparons, je vous
+promets, moi, que vous aurez plus d'un jaloux entre Redon et Carentoir!
+
+Ces paroles étaient douces comme miel aux longues oreilles de
+Macrocéphale; il écoutait et faisait d'avance le gros dos en songeant à
+son importance prochaine.
+
+--Mais il faut d'abord que Penhoël disparaisse..., reprit le marquis en
+baissant la voix; je vous parle franc, comme vous voyez... Il ne s'agit
+pas de lui enlever la moitié de sa fortune... les deux tiers, les trois
+quarts... les quatre-vingt-dix-neuf centièmes!... Il faut qu'il soit
+forcé de fuir et qu'on n'entende plus jamais parler de lui: sans cela,
+rien de fait!
+
+Macrocéphale se frotta les mains.
+
+--A la bonne heure!... s'écria-t-il, j'aime à voir comprendre les
+affaires de cette façon-là!... ça s'appelle au moins trancher dans le
+vif!... Eh bien! M. le marquis, nous marchons, que diable!... Il me
+semble que nous sommes bien près de notre but!
+
+Ils arrivaient au bout de la route et touchaient à ces grands
+châtaigniers derrière lesquels Diane et Cyprienne abritaient naguère
+leur causerie. Pontalès s'arrêta.
+
+--Plus bas!... fit-il en jetant un regard inquiet autour de lui. C'est
+ici que Robert doit venir?
+
+--Ici même.
+
+--Est-on bien à l'abri des oreilles indiscrètes?...
+
+--A moins de choisir le beau milieu de la lande de Renac ou le
+centre des marais, je ne connais pas de meilleur endroit pour causer
+tranquillement d'affaires... La muraille est haute; d'un autre côté
+le taillis s'éloigne tout exprès pour nous enlever la chance d'être
+écoutés... Derrière nous, la route est découverte.
+
+--Mais devant nous?... fit Pontalès en montrant du doigt le massif de
+châtaigniers.
+
+Macrocéphale se prit à sourire.
+
+--C'est différent! répliqua-t-il avec l'intention évidente de faire une
+bonne plaisanterie; derrière ces arbres-là, il pourrait bien se trouver
+quelque revenant aux écoutes.
+
+--Que voulez-vous dire?
+
+--Je demande pardon à M. le marquis de parler avec cette légèreté en
+sa présence... Le fait est qu'il y a là un espace de quelques pieds
+carrés où le plus vaillant gars des bourgs voisins n'oserait pas
+pénétrer après la nuit tombée, parce que le vieux commandant de Penhoël
+_y revient_...
+
+--C'est égal... dit Pontalès: excès de prudence ne nuit jamais... et je
+voudrais voir...
+
+--Ça peut se faire.
+
+Macrocéphale, toujours complaisant, écarta de la main les branches de
+châtaigniers qui bouchaient l'entrée du massif et se fraya un passage.
+
+--Veuillez vous donner la peine d'entrer, M. le marquis, dit-il,
+puisque vous n'avez pas peur des revenants.
+
+Il disparut derrière l'enceinte de verdure, et Pontalès le suivit.
+
+La nuit était noire. Sous les châtaigniers, le feuillage touffu rendait
+l'obscurité encore plus profonde. Sans cette circonstance, l'homme de
+loi et Pontalès auraient pu voir qu'ils étaient très-pâles tous les
+deux et qu'ils avaient l'air assez peu rassurés.
+
+Malgré l'ombre épaisse, on distinguait vaguement la guérite et le banc,
+couvert d'herbe longue.
+
+--Comme on se cacherait ici!... murmura le marquis d'une voix
+légèrement émue.
+
+--Oh! oh! repartit Macrocéphale en tâchant de prendre un accent
+fanfaron, il me semble que votre voix tremble! Soyez tranquille!... le
+vieux Penhoël est bien mort... et du diable si les vivants ont l'idée
+de venir visiter son boudoir!...
+
+Une feuille sèche vint à bruire sous le pied du marquis. Maître Protais
+le Hivain s'interrompit pour pousser un petit cri de frayeur.
+
+--Avez-vous entendu?... demanda-t-il en retenant son souffle.
+
+Pontalès avait reconnu que l'esplanade et la guérite étaient également
+désertes.
+
+--Ma foi! reprit l'homme de loi honteux de son alerte, j'ai cru... il
+m'a semblé... Au fait, mon métier n'est pas d'être brave!... Maintenant
+que nous avons bien dûment inspecté les lieux, M. le marquis, je vote
+pour que nous retournions sur la voie publique.
+
+--Et n'est-il pas possible, demanda Pontalès, d'arriver ici par un
+autre passage que la route?
+
+--Regardez plutôt! répondit Macrocéphale, une muraille de trente pieds
+et des rampes à pic!... Je propose de lever la séance.
+
+Il écarta de nouveau les branches et poussa un long soupir de bien-être
+quand il revit le ciel au-dessus de sa tête. C'était un esprit fort.
+
+Pontalès visita une dernière fois tous les recoins de l'enceinte de
+verdure, et repassa sur la route à son tour.
+
+Le Hivain avait retrouvé sa vaillance.
+
+--A part les revenants, dit-il, il y a pourtant un homme qui aime à se
+cacher dans ce trou noir comme le fond de mon écritoire.
+
+--Qui ça?
+
+--Le vieux fou de Benoît Haligan, l'ancien passeur du bac de
+Port-Corbeau... Mais je pense bien qu'il n'y montera plus, car il est
+à l'agonie... Ah! M. le marquis! tout de même, ce que c'est que de
+nous!... Quand le vieux commandant venait s'asseoir là, sur son banc de
+gazon, il était le chef d'une famille puissante... A présent, le pauvre
+Protais le Hivain ne voudrait pas changer de place avec le maître de
+Penhoël!...
+
+--Le pauvre Protais le Hivain, dit M. de Pontalès, sera bientôt en
+position de ne changer son sort contre celui de personne... Mais
+parlons un peu du présent... Depuis que ces misérables enfants sont
+venues dans mon propre château de Pontalès enlever, à dix pas de moi,
+dans ma chambre, ces papiers que je n'aurais pas donnés pour cinquante
+mille écus, je ne sais plus bien au juste quelles sont nos armes contre
+Penhoël...
+
+Maître le Hivain cligna de l'oeil.
+
+--Il nous en reste de bonnes!... répliqua-t-il; chaque fois que Penhoël
+a vendu une pièce de terre appartenant à l'aîné, il lui a fallu faire
+un faux de plus... C'est pour cela que j'ai morcelé les ventes et
+multiplié les contrats.
+
+--Vous êtes un homme d'or!...
+
+--Je connais assez passablement mon état!... et, sans parler d'autre
+chose, il m'a fallu, dans le principe, une certaine triture, que
+j'oserai dire assez rare, pour constituer cet aventurier de Robert qui
+arrivait un pied chaussé et l'autre nu, pour le constituer, dis-je,
+en quelques semaines, créancier de Penhoël pour une somme assez
+importante! Il est vrai que ce coquin de Robert avait attaqué l'affaire
+avec un entrain admirable... Si vous l'aviez vu lorsqu'il arriva au
+manoir, il y a trois ans, avec son domestique Blaise!... Pour ma part,
+j'aurais fait serment qu'il était millionnaire!... Et puis, il avait
+deux jolies cordes à son arc, cet homme-là: le roi de carreau et la
+dame de coeur!...
+
+Macrocéphale se mit à rire.
+
+--Vous sentez bien, reprit-il, que je veux parler de la Lola. Ce
+Robert est un gaillard après tout... Il a beaucoup faibli depuis
+qu'il a quelque chose à perdre... mais le jour où il redeviendrait un
+aventurier sans feu ni lieu, je ne voudrais pas me frotter à lui!...
+Franchement, M. le marquis, Penhoël chassé, vous ne serez pas encore
+maître du manoir.
+
+--En temps et lieu j'aurai recours à vos excellents conseils, mon bon
+ami, répliqua Pontalès. Je ne me donne pas, hélas! pour un diplomate
+bien habile!... Sans vous, je serais certainement resté en chemin...
+Mais revenons aux titres qui sont en votre possession... Vous les tenez
+en lieu de sûreté, j'espère?
+
+--Ma maison n'est pas si forte, ni si bien gardée peut-être que le beau
+château de Pontalès... répondit Macrocéphale avec suffisance; néanmoins
+on fait de son mieux!... Et je vous réponds des pièces corps pour
+corps... Eh! eh! les petites rôdent autour de chez moi comme autour
+de chez vous... Ce sont des diables incarnés que ces enfants-là!...
+Avant de soupçonner leur savoir-faire, et alors que je n'étais pas
+encore sur mes gardes, je les ai laissées plus d'une fois se moquer de
+moi... Elles m'ont volé bien des obligations souscrites par Penhoël...
+Et, sans leurs manoeuvres, la chose n'aurait pas duré si longtemps...
+Mais ma maison est armée en guerre, maintenant... Et je ne pense pas
+qu'elles veuillent goûter une seconde fois du plat qu'on leur a servi
+pas plus tard que hier soir.
+
+--J'ai entendu parler d'un coup de fusil... commença Pontalès.
+
+--Deux coups de fusil!... dont l'un a porté bien près du but... car on
+a trouvé un cheval couché sur la lande avec une balle dans la tête.
+
+--Ce sont des moyens bien violents, maître le Hivain! Et si l'on
+m'avait consulté...
+
+--M. le marquis, je crois avoir droit de prétendre à la réputation
+d'homme prudent... Nos landes cachent assez de bandits pour qu'un
+honnête propriétaire ait un peu le droit d'armer ses gens... La loi
+est dure, mais positive... Quiconque s'avise de forcer une serrure
+peut s'attendre à trouver, derrière la porte, le maître de la maison
+prêt à défendre son bien... Si nous passons à la question d'utilité,
+poursuivit-il en prenant le ton d'un avocat qui plaide, je n'aurai pas
+de peine à établir, par des raisons impossibles à révoquer en doute,
+qu'entre tous les obstacles qui nous barrent le chemin, ces deux
+petits démons sont à la fois les plus gênants et les plus dangereux...
+J'aimerais mieux avoir affaire à une demi-douzaine d'hommes... Ne vous
+y trompez pas: elles savent tous nos secrets aussi bien que nous-mêmes,
+et si le hasard leur donnait quelque jour un appui, je vous promets que
+nous aurions, tous tant que nous sommes, bien du fil à retordre!
+
+--Je ne dis pas... cependant...
+
+--Écoutez!... Je suis l'ennemi déclaré des moyens violents dans les
+cas ordinaires... mais dans la circonstance présente, M. le marquis,
+soyez bien persuadé que c'est votre intérêt seul qui m'anime... Vous
+avez dépensé trois ans de votre vie et des sommes énormes pour arriver
+à un but parfaitement légal... Il se trouve que vos adversaires
+vous attaquent et m'attaquent, moi, votre conseil, par des moyens
+inqualifiables... Je ne sors pas de la légalité, mais je prends l'arme
+la plus extrême que la loi puisse donner à un citoyen, et je m'en sers!
+
+Pontalès gardait le silence.
+
+--Quand je dis: «Je m'en sers,» reprit Macrocéphale, j'emploie une
+figure, car je n'ai pas tiré le coup moi-même... Je ne connais point le
+maniement du fusil... Mais Robert de Blois, je dois vous en prévenir,
+veut aller beaucoup plus loin que cela!... Les petits démons le
+tourmentent nuit et jour... Elles entrent dans sa chambre fermée par le
+trou de la serrure!... Elles s'affublent en fantômes et vont prévenir
+Penhoël de tout ce que nous méditons contre lui... Elles s'agitent,
+elles défont tout ce que nous faisons... et Robert est décidé à prendre
+l'offensive.
+
+--S'il a un expédient convenable... dit Pontalès en cherchant ses mots,
+un biais... vous m'entendez?... quelque chose d'adroit et de sûr...
+
+Il s'interrompit pour prêter vivement l'oreille. On entendait un bruit
+de pas sur la route, dans la direction de l'entrée du manoir.
+
+Pontalès et l'homme de loi s'éloignèrent un peu de la route battue,
+afin de se mettre à l'écart derrière les premières branches du taillis.
+
+Les pas approchaient; on put bientôt distinguer dans l'ombre deux
+personnes qui s'avançaient lentement.
+
+--C'est lui, dit Pontalès.
+
+--Avec une femme... répliqua l'homme de loi.
+
+--Lola, sans doute?
+
+Macrocéphale avança la tête en dehors des branches pour mieux voir.
+
+--Non pas!... dit-il d'un accent étonné, c'est madame de Penhoël!...
+
+ * * * * *
+
+Quand Robert et la femme qui l'accompagnait furent arrivés tout auprès
+de la Tour-du-Cadet, quelques mots de leur entretien parvinrent
+jusqu'aux oreilles de Pontalès et de maître le Hivain.
+
+C'était bien Marthe de Penhoël. Malgré l'obscurité, on ne pouvait
+plus s'y méprendre. Elle donnait le bras à Robert, qui la soutenait
+cavalièrement et marchait d'un pas de parade.
+
+Quand Marthe parlait, Pontalès et l'homme de loi n'entendaient qu'un
+murmure; quand, au contraire, le jeune M. de Blois fournissait la
+réplique, ils ne perdaient pas une parole. La voix de Robert était
+haute, gaillarde, et dénotait beaucoup de bonne humeur.
+
+--Belle dame, disait-il en ce moment, Penhoël n'a pas été plus heureux
+ce soir que d'habitude... C'est étonnant! le sort ne se lasse pas de
+persécuter ce pauvre ami!... Avant de mettre le feu à la pile de fagots
+qu'on a brûlée dans l'aire, Penhoël avait perdu sa dernière pièce de
+vingt francs... Vous devriez user de votre influence, belle dame, pour
+le guérir de cette détestable passion!
+
+--Il y a trois ans, répondit Marthe, on ne pouvait pas perdre plus d'un
+louis d'or dans sa soirée au jeu que jouait le maître de Penhoël...
+
+--Ah! ah! fit Robert, les choses ont donc bien changé!... Au jeu que
+joue Penhoël, rien n'est plus aisé que de perdre maintenant dans sa
+soirée une bonne métairie ou quelques arpents de futaie...
+
+--Quel ton!... murmura Pontalès. Il y a dans ce Robert du maraud et du
+grand seigneur!
+
+--Mais comment diable Madame consent-elle à se promener avec lui, en ce
+lieu et à cette heure?... répliqua maître le Hivain.
+
+Marthe avait répondu quelques mots d'une voix faible et brisée.
+
+Robert reprit:
+
+--Ne m'accusez pas, belle dame!... Je lui ai dit vingt fois qu'il avait
+là deux vices pitoyables... On peut aimer à jouer et à boire... mais il
+joue comme une dupe et boit comme un charretier!
+
+Tout en parlant, Robert jetait ses regards à droite et à gauche; il
+cherchait évidemment quelque auditeur invisible.
+
+--Je ne veux point vous cacher, belle dame, poursuivit-il, que je vous
+ai entraînée jusqu'ici pour parler un peu d'affaires d'intérêt... Mais,
+auparavant, permettez-moi de vous demander si l'indisposition de la
+chère demoiselle Blanche n'a pas eu de suites fâcheuses?
+
+Robert put sentir le bras de Madame tressaillir sous le sien.
+
+--Qu'avait-elle donc?... demanda-t-il encore.
+
+Marthe cessa de marcher, ses jambes chancelaient.
+
+--Ce qu'elle avait?... prononça-t-elle d'une voix pénible et sourde, ne
+le savez-vous pas?...
+
+Robert hésita un instant; puis il répondit d'un ton délibéré, mais
+peut-être au hasard:
+
+--Ma foi! belle dame, je crois bien que je m'en doute.
+
+Marthe arracha brusquement son bras qui s'appuyait naguère à celui de
+M. de Blois.
+
+--Ah!... fit-elle d'un ton si étrange que Robert se pencha pour
+examiner son visage.
+
+Mais la nuit était trop noire pour qu'il fût possible de rien
+distinguer sur une physionomie.
+
+Marthe ne disait plus rien, elle restait immobile, les bras tombants et
+la tête courbée. On entendait sa respiration courte et pénible.
+
+Robert sentait vaguement qu'il y avait là encore un mystère. Il avait
+envie d'interroger, mais, pour une confidence d'une certaine espèce,
+les oreilles qu'il supposait ouvertes sous le feuillage pouvaient bien
+être de trop...
+
+--Chère dame, s'écria-t-il, je suppose, d'après votre geste, que vous
+êtes très en colère... Il n'y a vraiment pas de quoi... Un de ces
+jours, je veux avoir avec vous un entretien au sujet de mademoiselle
+votre fille...
+
+--Tout de suite! interrompit Madame avec vivacité, au nom du ciel,
+monsieur!...
+
+--Belle dame, vous me voyez désolé de vous refuser... Ce n'est
+véritablement pas le moment... Et, si vous le permettez, je vais vous
+parler du motif de notre entrevue...
+
+--Ah çà!... grommelait Macrocéphale derrière les branches du taillis,
+est-ce qu'il faudrait ajouter foi, par hasard, à ce que disent les
+Baboin et les Kerbichel?... Est-ce qu'il y aurait sérieusement quelque
+chose entre Madame et ce Robert?...
+
+--Pour pécher, répliqua Pontalès, il n'y a rien de tel que les
+saintes... Mais vous, qui avez l'oreille plus jeune que moi, maître le
+Hivain, entendez-vous ce qu'ils disent?
+
+--J'entends Robert... Et Dieu me pardonne s'ils ne parlent pas de tout,
+excepté de la vente du manoir!
+
+Comme s'il avait pu entendre ce reproche, le jeune M. de Blois abordait
+justement à cet instant le chapitre de la vente, et la réponse de
+Madame étant probablement un refus, il reprenait, sans abandonner son
+accent de politesse aisée et légèrement railleuse:
+
+--Belle dame! je ne m'attendais pas à cela! j'avais absolument compté
+sur vous... Je ne sais pas si vous avez remarqué un fait assez bizarre:
+depuis trois ans que vous me devez toute sorte de gratitude, je ne vous
+ai pas demandé le moindre service!
+
+--N'est-ce pas assez, murmura Marthe, de m'avoir fermé la bouche alors
+que je voyais un abîme au devant des pas de mon mari?...
+
+--Ceci, c'est du silence... un bon office purement négatif!... Pour
+tout ce qui exigeait un effort quelconque, je me suis toujours
+adressé à cette pauvre Lola... Voyons! pour une fois que je mets votre
+obligeance à contribution, allez-vous me repousser?
+
+Pontalès et le Hivain entendirent ce murmure faible qui annonçait la
+réponse de Madame.
+
+C'était encore un refus, sans doute, car Robert laissa échapper
+une exclamation d'impatience. Néanmoins il ne se fâcha pas encore.
+Il reprit le bras de Madame, et continua son plaidoyer en revenant
+lentement sur ses pas, le long de la route déjà parcourue.
+
+Dans ce mouvement, ils s'éloignaient tous deux du marquis et de l'homme
+de loi, qui ne pouvaient même plus saisir le sens des paroles de Robert.
+
+--C'est un fin matois tout de même!... dit Macrocéphale. Il aura su
+prendre la pauvre femme dans quelque piége diabolique!...
+
+--Oui... oui, pensa tout haut Pontalès, c'est un homme habile à la
+façon des intrigants de comédie... Il a comme cela une douzaine de fils
+qu'il fait mouvoir assez artistement... C'est un fanfaron d'astuce...
+un bachelier ès tours de passe-passe!... Les hommes de bon sens comme
+vous et moi, maître le Hivain, laissent aller les choses, attendent
+l'occasion, et dament le pion souvent à ces brillants joueurs de
+gobelets!...
+
+--Belle dame, disait Robert en revenant une seconde fois sur ses pas,
+c'est un projet arrêté... vous aurez beau vous débattre... il faut que
+cela soit fait ce soir!
+
+La voix de Marthe était suppliante.
+
+--C'est la dernière ressource de ma pauvre enfant! murmurait-elle.
+Monsieur!... monsieur, ayez pitié de nous!...
+
+--Je le voudrais, mais c'est impossible... Une dernière fois,
+consentez-vous?
+
+--Vous savez bien que je ne le puis pas!
+
+Robert s'arrêta; il touchait presque à l'arbre qui servait d'abri à
+Pontalès et à l'homme de loi.
+
+Ceux-ci le virent mettre la main à sa poche et en retirer un objet de
+petite dimension, dont l'obscurité les empêcha de connaître la nature.
+
+C'était un portefeuille. Robert l'approcha des yeux de Marthe, qui se
+couvrit le visage de ses mains.
+
+--Il est pénible d'en venir à ces extrémités, madame, poursuivit Robert
+en baissant la voix, mais c'est vous seule qui m'y forcez, à tout
+prendre!... Pourtant, vous savez bien ce que je puis contre vous!...
+
+Il frappa sur le maroquin du portefeuille. Marthe demeurait immobile.
+
+--Voyons! reprit Robert, ne me contraignez pas à faire un coup
+d'éclat!... Vous savez si j'ai été discret durant ces trois années...
+Ne soyez pas plus cruelle que moi envers vous-même... Si vous continuez
+à me refuser, malgré ma répugnance qui est grande, je me déciderai
+à faire usage de cette arme... Si vous consentez, comme je l'espère
+encore, vous pouvez compter, autant que par le passé, sur ma discrétion
+à toute épreuve!
+
+Madame hésita encore durant un instant. La nuit cachait l'angoisse
+mortelle qui était sur son visage.
+
+--Je ne puis pas vous résister, monsieur... dit-elle enfin d'une voix à
+peine intelligible, ce que vous ordonnerez, je le ferai!
+
+--A la bonne heure! s'écria gaiement Robert qui remit le portefeuille
+dans sa poche; avec une femme d'esprit on a toujours de la ressource...
+
+Puis il ajouta en parlant comme un acteur à la cantonade:
+
+--Holà... n'y a-t-il personne ici?
+
+Maître le Hivain sortit de sa cachette.
+
+A sa vue, Marthe se recula effrayée.
+
+--J'ai l'honneur de vous présenter mon très-humble respect, madame,
+dit Macrocéphale de son ton le plus doucereux, je n'ai rien entendu;
+et quand même j'aurais entendu, ajouta-t-il en se penchant à l'oreille
+de Marthe, humiliée et tremblante, ne savez-vous pas que vous avez en
+moi un serviteur fidèle qui se ferait hacher en mille pièces pour votre
+service?...
+
+--Maître le Hivain, dit Robert, vous allez avoir la bonté de suivre
+madame de Penhoël au manoir... vous entrerez avec elle dans la chambre
+de son mari qui, sur sa demande, vous remettra un pouvoir écrit de
+vendre le manoir et ses dépendances.
+
+Il baisa la main de Madame d'une façon toute galante et ajouta:
+
+--Faites vite, s'il est possible, maître le Hivain... Je vous attends!
+
+
+
+
+X
+
+PRÉDICTIONS.
+
+
+Diane et Cyprienne étaient déjà depuis quelques instants dans la loge
+du passeur du Port-Corbeau. A leur entrée, Benoît avait cessé de
+chanter; il s'était soulevé sur le coude, afin de saluer avec respect
+les filles de Penhoël.
+
+Depuis lors, il restait immobile sur son grabat, les yeux fixes et
+tournés vers les solives enfumées qui composaient la charpente de sa
+loge.
+
+A le voir ainsi, hâve et décharné, la joue creuse, la bouche
+entr'ouverte, on aurait cru déjà qu'il n'était plus de ce monde,
+d'autant mieux qu'il avait placé lui-même sur sa poitrine le crucifix
+de bois noir qui garde contre les influences du malin esprit la couche
+froide des trépassés.
+
+Une chandelle de résine, mince et fumeuse, était fichée dans la
+muraille à son chevet, un peu en arrière du lit; ses traits amaigris
+s'éclairaient à revers, et les saillies osseuses de son visage jetaient
+des ombres profondes.
+
+Cyprienne était toute pâle et tremblait à le regarder.
+
+La lumière de la résine n'éclairait guère que le grabat et un billot
+de bois sur lequel reposait un pot d'eau bénite avec son goupillon. Le
+reste de la chambre se perdait dans une demi-obscurité d'où sortaient
+çà et là, quand la résine crépitante jetait une flamme plus vive, les
+misérables objets qui composaient le mobilier du passeur.
+
+Au dehors l'air était lourd; dans la loge on respirait à peine:
+l'atmosphère se chargeait de ces miasmes tièdes et froids qui semblent
+exhaler l'agonie.
+
+Diane se tenait debout auprès du lit de Benoît Haligan.
+
+Cyprienne s'était assise un peu à l'écart, et mêlait un breuvage dans
+une petite écuelle de faïence.
+
+--Eh bien! Benoît... disait Diane, vous ne voulez pas nous répondre, ce
+soir?... Nous vous avons entendu chanter tout à l'heure, pourquoi vous
+taisez-vous maintenant?
+
+Le vieillard ne répliqua point. Sa respiration, d'ordinaire bruyante et
+pénible, était si faible en ce moment, qu'on ne l'entendait plus.
+
+--Ma soeur... ma soeur, murmurait Cyprienne effrayée, allons chercher
+le vicaire... Nous sommes peut-être dans la chambre d'un mort!...
+
+Aucun mouvement du vieux passeur ne protesta contre cette crainte. Il
+restait toujours étendu, la bouche et les yeux ouverts, les bras en
+croix sur sa poitrine, pareil à ces statues couchées qu'on voit sur les
+anciennes tombes.
+
+--Benoît... mon pauvre Benoît! reprit Diane, vous savez bien que
+nous vous aimons... pourquoi nous effrayer ainsi? Nous sommes venues
+bien tard ce soir, mais il n'y a pas de notre faute... Benoît,
+répondez-nous, je vous en prie!
+
+Même silence. Cyprienne avait du froid dans les veines, et ses jambes
+chancelaient sous le poids léger de son corps.
+
+Diane s'approcha davantage du chevet de Benoît et reprit encore:
+
+--Vous aviez soif, peut-être, et vous n'avez pas pu vous lever pour
+boire; pauvre homme!... Vous nous avez appelées... L'heure où nous
+venons d'ordinaire s'est passée, et vous avez cru que nous vous avions
+oublié!...
+
+Toujours le même silence. Seulement, la flamme de la résine se prit à
+trembler, et les déplacements de l'ombre et de la lumière mirent une
+espèce de vie factice sur le visage morne du vieillard.
+
+Cyprienne, à bout de courage, eut la pensée de s'enfuir. Diane, au
+contraire, fit un pas de plus vers le chevet du passeur, et saisit son
+bras, afin de lui tâter le pouls.
+
+Au contact des doigts de la jeune fille, Benoît eut un tressaillement
+faible. Un soupir s'exhala de ses lèvres décolorées, et ses paupières
+battirent comme si le charme qui le tenait enchaîné se fût rompu tout à
+coup.
+
+--Le feu de joie a bien brûlé, dit-il en fermant ses yeux avec fatigue,
+j'ai vu sa lueur rouge à travers la porte de ma loge... C'est un joyeux
+jour, jeunes filles!... On danse sur l'aire et l'on danse dans le
+jardin de Penhoël!... Le pauvre Benoît reste seul... Il met trop de
+temps à mourir!
+
+Diane prit l'écuelle des mains de Cyprienne et la lui présenta. Benoît
+secoua la tête en signe de refus.
+
+--J'ai vu le temps, continua-t-il, où Penhoël venait dire adieu à ses
+serviteurs mourants... Alors, tout ce qui était bon et noble, Penhoël
+n'oubliait jamais de le faire... Mais il y a une autre agonie que celle
+du corps, et je n'en veux pas au fils de mon maître...
+
+--Buvez, répéta Diane, cela vous soulagera.
+
+--Il n'y a qu'une chose au monde qui puisse me soulager, répliqua le
+vieillard dont les traits flétris eurent presque un sourire; c'est
+d'entendre votre voix douce auprès de mon oreille, Diane de Penhoël...
+Il y avait un homme que j'aimais plus qu'un père n'aime son fils
+unique et adoré... A mesure que j'avance vers mon dernier jour, les
+yeux de mon esprit voient mieux et plus loin... Il n'est pas mort...
+il reviendra peut-être quand il ne sera plus temps! Mes filles, vous
+avez ses grands yeux de feu et vous avez son bon coeur... Quand je vais
+être là-haut à la porte du paradis, avant de parler pour moi-même, je
+prierai pour lui et pour vous...
+
+Sa voix s'animait peu à peu, et sa tête renversée parmi les longues
+mèches de ses cheveux gris semblait prête à quitter l'oreiller.
+
+--Non!... non!... reprit-il répondant aux paroles qu'il avait entendues
+naguère, alors qu'il restait immobile et comme mort; non, je ne suis
+pas fâché contre vous, mes filles... Je savais que vous viendriez
+encore aujourd'hui... mais demain...
+
+Il s'arrêta.
+
+--Nous vous promettons de venir... voulut dire Diane.
+
+Le passeur se souleva lentement et avec effort; il parvint à se mettre
+sur son séant.
+
+--Approchez ici toutes deux, poursuivit-il d'une voix plus lente et
+toute pleine d'émotion; que je vous voie encore une fois, ma belle
+Diane... et vous, ma jolie Cyprienne... douces fleurs du manoir!... Oh!
+oui, si l'aîné de Penhoël était revenu, le vieux sang aurait eu encore
+de beaux jours!... Mais il tarde... il tarde!... Je crois que Dieu ne
+veut pas!...
+
+Il rejeta en arrière ses grands cheveux gris. Ses yeux commençaient à
+briller au milieu de sa face pâle, sillonnée de rides profondes.
+
+Les deux soeurs l'écoutaient avec une attention émue.
+
+--Je vois bien des choses! poursuivit encore le vieillard. Pourquoi
+faut-il que ma volonté soit stérile? Enfants, si vous ne venez plus,
+demain je serai seul... car tout le monde a délaissé mon lit de
+souffrance... Dieu m'aura pris ma dernière joie sur la terre!
+
+--Mais nous viendrons, interrompit Diane.
+
+Et Cyprienne ajouta en essayant de sourire:
+
+--Ne faut-il pas bien que je vienne préparer votre tisane, bon père
+Benoît? moi, qui suis votre médecin!
+
+--Pour ce qui est de moi, répondit le passeur, je n'ai besoin de rien,
+mes filles... abandonné ou non, mes heures sont comptées... La faim,
+la soif et la maladie ne pourront pas me tuer, puisque Dieu a marqué
+la manière dont je dois mourir... Je sais le nombre des jours qui me
+restent à vivre... C'est bien long!... Cyprienne de Penhoël, vous qui
+vouliez aller chercher tout à l'heure le prêtre pour dire sur moi la
+prière des trépassés, vous vous en irez avant moi, ma fille.
+
+Cyprienne, tremblante, baissait la tête. Elle était habituée à croire
+les paroles du vieillard comme autant d'oracles.
+
+--Ne dites pas cela!... murmura Diane, vous savez bien que nous avons
+besoin de tout notre courage!...
+
+Mais Benoît Haligan semblait céder à un pouvoir irrésistible. Ce
+n'était plus le même homme. Sa taille s'était redressée; son visage
+s'inspirait; une flamme étrange brûlait au fond de ses yeux caves.
+
+--Et vous aussi, Diane de Penhoël!... continua-t-il. Toutes deux...
+toutes deux ensemble!... Ne m'interrompez plus, car ce moment de force
+que Dieu me rend sera court, et quand je vais me taire, ce sera pour
+longtemps!... Je suis seul... je n'ai ni fils ni fille... Je n'aime
+personne en ce monde, si ce n'est vous et l'absent... depuis soixante
+et dix ans que dure ma vie, je suis un pauvre homme... Et pourtant j'ai
+amassé un petit trésor qui est enfoui au pied du grand aune qui baigne
+ses branches dans la rivière et auquel j'attachais mon bac, au temps où
+je pouvais encore passer l'eau... Écoutez bien ceci, car nulle créature
+humaine n'est infaillible, et peut-être mes prophéties sont-elles les
+rêves d'un vieil homme qui se meurt... Dieu le veuille, enfants, Dieu
+le veuille!...
+
+«Sous l'aune, il y a cent pièces de six livres, enfermées dans un pot
+de grès... Je les ai mises là une à une, et il m'a fallu bien des
+années de fatigue!...
+
+«Alors que Penhoël était heureux et riche, je comptais donner mon
+argent aux prêtres, après ma mort, afin qu'il fût dit des messes pour
+le repos de mon âme, et aussi pour les bleus que j'ai tués sur la lande
+pendant la guerre.
+
+«Depuis que Penhoël est pauvre, ne m'interrompez pas, je sais ce que je
+dis! ses serviteurs n'ont plus le droit de penser à eux-mêmes.
+
+«Je me disais: Mon argent sera pour Madame, pour l'absent, qui
+reviendra peut-être et qui n'aura plus de patrimoine, ou pour les
+filles de Jean de Penhoël...
+
+«Mettez ceci dans votre mémoire, car je ne vous en reparlerai plus...
+Quoi qu'il arrive, que je sois vivant ou mort, que ce soit aujourd'hui
+même ou dans dix ans, vous êtes mes héritières, et les cent pièces de
+six livres sont votre bien...»
+
+Cyprienne et Diane avaient des larmes dans les yeux.
+
+--Pauvre bon père Benoît!... dirent-elles en même temps.
+
+Le vieillard souriait d'un sourire amer et triste.
+
+--Ne me remerciez pas, reprit-il, à moins que vous ne veuillez suivre
+mon conseil.
+
+--Quel conseil?...
+
+--Aujourd'hui, à l'heure même où je vous parle... dites-moi adieu pour
+l'éternité, et sans prendre le temps de remonter au manoir, allez
+chercher l'argent qui est sous l'aune... Quand vous l'aurez, vous
+passerez l'eau et vous vous enfuirez, mes filles, aussi loin que la
+terre pourra porter vos pas.
+
+Diane et Cyprienne secouèrent la tête.
+
+--Et notre père?... murmurèrent-elles en même temps. Et Madame... et
+l'Ange?...
+
+--Que peut faire un pauvre vieillard contre la volonté de Dieu?...
+pensa tout haut Benoît Haligan.
+
+Puis il garda quelques instants le silence, les bras croisés sur sa
+poitrine et les yeux au ciel.
+
+Diane et Cyprienne se tenaient par la main. Leurs charmants visages,
+qu'éclairait faiblement la lumière tremblante de la résine, exprimaient
+une résignation mélancolique.
+
+Toutes deux avaient une foi égale aux paroles prophétiques du passeur;
+toutes deux croyaient à cette annonce d'une mort violente et prochaine.
+Elles donnaient leurs âmes à Dieu, et ne voulaient point fuir.
+
+Le sacrifice était consommé au fond de leur coeur, sans faste et avec
+un calme pieux. Elles regardaient en face le martyre.
+
+Au bout de quelques secondes, Benoît reprit comme en se parlant à
+lui-même:
+
+--Mon Dieu! pourquoi montrez-vous l'avenir à ceux qui sont trop faibles
+pour prévenir le malheur ou le combattre?... Depuis que cet homme mit
+le pied sur mon bac, par un soir d'orage... depuis qu'un éclair me
+montra pour la première fois sa figure, une voix s'est élevée au fond
+de ma conscience... Il y a trois ans que mes rêves me le montrent, la
+nuit, le jour, dans la veille et dans le sommeil... et je vois toujours
+la même chose... Malheur!... rien que malheur!...
+
+Un peu de sang remonta à sa joue pâlie; ses yeux brillèrent davantage.
+
+--Oh! si j'avais encore les bras d'un homme!... s'écria-t-il, mais je
+ne suis plus qu'un cadavre!... Il est arrivé par un déris, le soir
+où le moulin des Houssaies fut emporté par l'inondation... Il est
+arrivé avec les désastres et avec la tempête... C'est un déris qui
+l'emportera, un déris et une tempête!... Mais avant ce jour-là, il
+prendra la vie de plus d'un et de plus d'une au manoir de Penhoël!...
+De toutes les douces filles du manoir, il fera des belles-de-nuit...
+et cette heure-là est bien proche, Diane!... bien proche, Cyprienne!
+Je regardais ce soir le beau soleil d'automne descendre derrière la
+colline... et je me disais: Les filles de Jean de Penhoël sont jeunes,
+belles, aimées... Demain, le soleil reviendra éclairer ma cabane... Où
+seront, à cette heure, les filles de Jean de Penhoël?
+
+Cyprienne et Diane frissonnèrent.
+
+--Quoi?... sitôt que cela!... prononça Diane à voix basse.
+
+--Le marais est profond, murmura le passeur, et bien que les eaux
+soient basses, il y a de quoi noyer deux pauvres enfants au tournant de
+la _Femme-Blanche_!...
+
+Cyprienne mit sa tête sur le sein de Diane, qui la pressa en silence
+contre son coeur.
+
+--Après cela, poursuivit Benoît Haligan, l'esprit du mal sera maître
+au manoir... Pauvre Marthe!... comme je la vois pleurer en appelant sa
+fille!...
+
+--Blanche aussi!... dit Diane qui n'avait point pleuré sur elle-même et
+qui eut une larme pour le sort de l'Ange.
+
+--Et Penhoël!... s'écria le passeur en agitant les mèches mêlées de sa
+chevelure, et Penhoël... Oh! qui donc va-t-il tuer?...
+
+Les yeux du vieillard devinrent sanglants, et sa voix s'embarrassa dans
+sa gorge.
+
+--Penhoël!... reprit-il en cherchant un fantôme dans le vide, pitié!...
+c'est votre frère!...
+
+Ses bras retombèrent sur la couverture.
+
+--Je l'avais dit... poursuivit-il avec épuisement, son corps et son
+âme!...
+
+Il s'affaissa lourdement et ne parla plus.
+
+Cyprienne et Diane restaient frappées de terreur.
+
+Durant quelques minutes un silence lugubre régna dans la loge; puis une
+étincelle sembla se rallumer dans l'oeil éteint du vieillard.
+
+--Écoutez... dit-il d'une voix brève et basse. Écoutez!...
+
+Son geste commandait le silence, comme s'il eût cherché à saisir un
+son faible et lointain.
+
+--Écoutez!... répéta-t-il pour la troisième fois, n'entendez-vous pas
+qu'on parle de vous là-haut, sous la Tour-du-Cadet?
+
+Les deux soeurs le regardèrent étonnées. La distance qui séparait la
+loge de la tour était telle qu'il eût fallu crier bien fort pour se
+faire entendre de l'une à l'autre.
+
+--Ils sont là!... poursuivit cependant Benoît, les assassins lâches et
+avides!... Fuyez!... fuyez, mes filles!... Il en est temps encore!
+
+Et comme Cyprienne et Diane restaient immobiles, Benoît poursuivit
+lentement:
+
+--Ils sont là, vous dis-je!... Si vous ne voulez pas fuir, allez du
+moins apprendre le sort qu'ils vous réservent!...
+
+Il y avait dans l'accent du passeur une conviction si profonde que
+Cyprienne et Diane ne songèrent plus à la distance qui les séparait de
+la tour.
+
+Elles s'élancèrent au dehors comme s'il leur eût suffi de sortir pour
+entendre ces voix qui prononçaient leur arrêt.
+
+Au dehors, le silence régnait. L'atmosphère pesante laissait immobile
+le feuillage du taillis. Les deux soeurs commencèrent à gravir le
+sentier à pic qui conduisait à la Tour-du-Cadet.
+
+Elles ne se rendaient nul compte de leur action, et leur esprit
+restait tout entier aux funèbres pensées que Benoît Haligan venait
+d'évoquer en elles.
+
+Mais, comme elles approchaient du haut de la montée, Diane s'arrêta
+tout à coup et serra fortement le bras de Cyprienne.
+
+Benoît Haligan ne les avait point trompées. Elles entendaient plusieurs
+voix sous la Tour-du-Cadet, et il leur sembla saisir de loin leurs
+noms, répétés à diverses reprises.
+
+
+
+
+XI
+
+CONCILIABULE.
+
+
+Cyprienne et Diane étaient à une vingtaine de pas du banc de gazon,
+où elles s'étaient assises naguère, avant de descendre chez Benoît
+Haligan. Elles franchirent sans bruit et avec précaution la faible
+distance qui les séparait de la Tour-du-Cadet, car elles ne savaient
+encore si les voix se faisaient entendre en deçà ou au delà de
+l'enceinte de verdure.
+
+L'enceinte était vide comme elles l'avaient laissée, mais les
+interlocuteurs invisibles n'étaient maintenant séparés d'elles que par
+les basses branches des châtaigniers.
+
+Les deux jeunes filles écartèrent doucement les rameaux, et mirent
+leurs têtes entre le feuillage. Elles ne virent rien d'abord, mais le
+son des voix les guidait, et à force d'interroger l'obscurité, elles
+aperçurent trois ombres qui s'agitaient à quelques pas d'elles.
+
+Elles reconnurent M. le marquis de Pontalès, Robert de Blois, et
+Blaise, le domestique de ce dernier.
+
+C'était Blaise qui avait prononcé à plusieurs reprises le nom des deux
+soeurs.
+
+_L'Endormeur_ n'était plus tout à fait le joyeux coquin que nous avons
+vu à l'auberge de Redon. Il avait attendu trois ans à l'office, tandis
+que son camarade Robert, dit _l'Américain_, se prélassait superbement
+au salon. Cette longue attente lui avait fait le caractère hargneux et
+l'humeur acariâtre. Il avait pris en outre les vices de l'antichambre,
+car on n'est pas valet en vain, même pour la montre. Blaise s'était
+fait insolent, méchant, important, menteur, et il était resté voleur.
+
+Point n'est besoin de dire qu'il détestait son prétendu maître. Il
+détestait en outre Pontalès, à cause de sa fortune; il détestait
+l'oncle Jean, que ses gros sabots et sa pauvreté n'empêchaient
+point de s'asseoir à la table des gentilshommes; il détestait
+Penhoël, Madame, la _société_ tout entière, depuis les trois Grâces
+Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, jusqu'au plus mince des trois vicomtes;
+il détestait les domestiques, qui avaient l'impudente prétention de ne
+lui devoir qu'un médiocre respect, les paysans qui ne le saluaient pas
+assez bas, et maître le Hivain qui l'accablait pourtant de politesse et
+de sourires.
+
+Malgré cette misanthropie universelle, il vivait bien, et ne se
+laissait point trop aller à la tristesse. C'était un gros garçon,
+assez rond toujours, et ses aversions envieuses ne se haussaient point
+jusqu'à la haine, excepté une pourtant. M. Blaise, comme il fallait
+l'appeler, avait cru remarquer trop souvent les jolis yeux de Diane et
+de Cyprienne fixés sur lui avec moquerie. Ces petites filles avaient
+eu le front de railler plus d'une fois sa fière importance! Il les
+haïssait par préférence à tous et du fond de son coeur.
+
+Malgré sa mauvaise humeur et les dispositions hostiles où il
+s'entretenait à l'égard de son prétendu maître, Blaise faisait sa
+besogne en conscience. Sa besogne, bien entendu, n'était point celle
+d'un valet ordinaire; il avait mission d'observer, d'écouter aux portes
+et d'espionner, ce dont il s'acquittait à merveille.
+
+En somme, c'était dans son intérêt qu'il travaillait, car une fois la
+bataille gagnée, M. Blaise comptait bien se reposer sur ses lauriers.
+
+Il y avait déjà quelques minutes qu'il avait rejoint Robert de Blois et
+M. le marquis de Pontalès.
+
+Le fruit de ses observations de la journée était sans doute plus
+important que d'habitude, car Blaise avait pris une physionomie grave
+et ce ton imposant qu'on emploie pour annoncer les grandes nouvelles.
+
+--Eh bien, ami Blaise... avait dit d'abord Robert en l'abordant,
+savons-nous quelque chose de bon?
+
+Blaise hocha la tête avec lenteur.
+
+--Nous savons quelque chose... répondit-il, nous savons même beaucoup
+de choses... mais nous ne savons rien de bon!
+
+--Qu'y a-t-il donc?
+
+--Il y a que vous allez un train de tortue, M. Robert, et que, pendant
+ce temps-là, votre partie pourrait bien se gâter.
+
+--Expliquez-vous!...
+
+--Ma foi! j'ai entendu aujourd'hui tant d'histoires que je ne sais par
+où commencer... Avez-vous pensé quelquefois que ce serait une furieuse
+danse, si les gars de Glénac et de Bains prenaient un beau jour leurs
+bâtons,--car ils n'auraient pas même besoin de leurs fusils,--pour
+venir défendre Penhoël malgré lui, et le délivrer de notre compagnie?
+
+--Quelle idée!
+
+--Comme vous dites, c'est une idée!... Je ne me vante pas de l'avoir
+eue tout seul...
+
+--Il vous resterait toujours le château de Pontalès, mon cher M. de
+Blois, dit le marquis; vous ne doutez pas, je l'espère, du plaisir que
+j'aurais à vous offrir l'hospitalité.
+
+Robert salua. Blaise reprit:
+
+--Pontalès est un bien beau château!... et si l'on y mettait le feu,
+les murs resteraient debout, car ils sont en bonne pierre de taille...
+
+--Le feu? balbutia le marquis: qui vous fait parler ainsi?
+
+--C'est encore une idée... une idée qui n'est pas de moi...
+
+--Est-ce qu'il y aurait quelque complot?... demanda Pontalès d'une voix
+altérée.
+
+--Oui, M. le marquis... répliqua Blaise avec ce sang-froid de comédien
+qui ouvre toutes grandes les oreilles du parterre, il y a un complot...
+et si vous ne vous dépêchez pas, je parierais contre vous pour les bons
+gars de Glénac et de Bains!
+
+Pontalès essaya de sourire.
+
+--Vous voulez nous effrayer, mon cher M. Blaise.... murmura-t-il.
+
+--Voyons! dit Robert. Il ne s'agit pas de parler en énigmes!
+
+--Je vais tâcher de me faire comprendre... Je vous ai dit bien souvent:
+«Prenez garde aux filles de l'oncle en sabots!... Elles vous joueront
+quelque méchant tour.» Vous répondiez: «Ce sont des enfants!...» Eh
+bien! ces enfants-là ont soulevé contre vous une véritable armée...
+Si vous aviez entendu, comme moi, ce qui se disait tout à l'heure sur
+l'aire, pendant le feu de joie!... Vous avez mis Penhoël bien bas, mais
+son nom a encore un prestige, car jeunes gens et vieillards parlent de
+mourir pour lui comme d'une chose toute simple!... Ils savent vaguement
+ce qui se passe... Ils prononcent votre nom, M. le marquis, le vôtre,
+M. Robert, et celui de Lola, qu'ils voudraient mettre en pièces... Pour
+en connaître si long, il faut qu'on les ait endoctrinés... Et qui a pu
+se charger de ce soin, sinon ces maudites enfants?...
+
+--C'est vrai... dit Robert.
+
+Pontalès gardait le silence.
+
+--J'ai fait de mon mieux pour vous en débarrasser, reprit Blaise,
+mais on ne m'aide pas... Pour en revenir aux lourdauds de Glénac et
+de Bains, c'est, ma foi, une affaire sérieuse!... Vous les connaissez
+aussi bien que moi, M. de Pontalès... Si une fois l'idée de nous faire
+un mauvais parti se fourre dans leurs grosses têtes chevelues, du
+diable si la justice et les gendarmes pourront nous protéger!
+
+--Bah!... fit Robert, il y a longtemps qu'ils grondent...
+
+--Ce soir, ils faisaient mieux que gronder... Ils ont un chef
+maintenant... notre ancienne connaissance, M. Robert... le vieux
+Géraud du Mouton couronné... Et ce chef-là m'a l'air de n'être que le
+lieutenant d'un personnage invisible...
+
+--Qui serait?... demanda Robert.
+
+--Peut-être ces deux petits diables, les filles de l'oncle en sabots,
+répliqua Blaise.
+
+C'était en ce moment que Cyprienne et Diane se glissaient à pas de loup
+derrière les châtaigniers.
+
+Blaise poursuivait:
+
+--Le père Géraud parle d'elles avec un respect étrange... Il a l'air
+d'attacher à leur aide une sorte de vertu surnaturelle... Mais
+peut-être y a-t-il encore un autre chef...
+
+--Qui donc?... demandèrent en même temps Robert et Pontalès.
+
+Les deux jeunes filles étaient tout oreilles; aucune parole ne leur
+échappait désormais.
+
+--Ils parlent à mots couverts, répondit Blaise dont la voix baissa
+involontairement, on voit qu'ils font allusion à une nouvelle toute
+récente et incertaine encore... Mais j'ai deviné leur espérance et j'ai
+peur que l'absent ne soit de retour.
+
+Pontalès et Robert tressaillirent comme si leur corps eût éprouvé un
+choc matériel.
+
+Derrière le feuillage, Cyprienne et Diane cherchaient à modérer les
+battements de leurs coeurs. C'étaient elles qui avaient répandu dans
+le pays, au hasard et comme suprême ressource, la fausse nouvelle du
+retour de Louis de Penhoël. Et pourtant, cette nouvelle, répétée par
+des bouches ennemies, faisait naître en elles une vague espérance.
+
+L'émotion qu'elles ressentaient au nom de l'aîné de Penhoël leur
+faisait presque oublier qu'elles-mêmes avaient inventé le mensonge de
+son retour.
+
+--S'il allait revenir!... Voilà déjà deux fois que j'entends parler de
+cela!... murmura Pontalès.
+
+--D'après ce qu'on dit de l'homme, ajouta Robert, il ne s'agirait plus
+de plaisanter... Ce serait une autre histoire que les petites filles
+ou que le vieux gargotier de Redon, ameutant contre nous cinq ou six
+douzaines de balourds!... Vous l'avez connu, vous, M. le marquis?
+
+--Je l'ai connu, répliqua Pontalès. C'était alors un enfant... S'il
+n'a pas changé, que Dieu nous garde de le rencontrer jamais face à
+face!...
+
+--Bah!... s'écria Blaise, est-il donc assez fort pour nous faire peur
+avec son ombre?... Vous voilà tout déconcertés d'avance!... C'est
+peut-être un faux bruit... Si l'homme en question était de retour, et
+qu'il fût aussi terrible que vous le dites, nous aurait-il laissés
+poursuivre paisiblement notre besogne?... Allons, messieurs, j'ai mes
+petits intérêts dans l'affaire... Ma voix compte au chapitre, bien que
+je sois votre humble valet... Vous avez trop tardé; il faut réparer
+d'un seul coup le temps perdu!
+
+--Nous avons devancé votre conseil, ami Blaise, répondit Robert. Dans
+quelques minutes, M. de Pontalès sera propriétaire du manoir de Penhoël.
+
+--Vous avez la signature?
+
+--Nous l'attendons.
+
+Blaise se frotta les mains.
+
+--Bien joué, cette fois! s'écria-t-il, le meilleur levier ne peut pas
+grand chose sans point d'appui... Une fois que Penhoël n'aura plus chez
+nous un pouce de terre, les paysans réfléchiront... Pour un gentilhomme
+à moitié ruiné, on se dévoue encore... Mais pour un mendiant...
+
+--D'ailleurs, Penhoël ne pourra rester au pays... ajouta Pontalès.
+
+--Avec les faux, dit Robert, nous l'enverrons au bout du monde!
+
+--Et une fois le maître parti, poursuivit Pontalès, tout ira sur des
+roulettes... Nous n'aurons plus à craindre les filles de l'oncle Jean,
+d'abord, et c'est un point à considérer. Ensuite, ce père Géraud, qui
+fait le méchant, s'est ruiné lui-même, à force de prêter de l'argent à
+Penhoël... En achetant quelques créances, on aura bon marché de lui...
+Que Penhoël signe ce soir, et je réponds du reste!
+
+Diane et Cyprienne écoutaient. Mille pensées se croisaient, confuses,
+dans leur esprit. En face de cette ruine prochaine et inévitable, elles
+avaient la volonté de lutter encore, mais elles sentaient leurs mains
+trop faibles et sans armes.
+
+Que faire? L'idée leur venait de courir au manoir et de se placer
+au-devant du maître. Mais il n'était plus temps déjà sans doute...
+
+Elles restaient là, indécises et comme anéanties par le découragement.
+
+--Il y a pourtant une personne au manoir, disait en ce moment Robert,
+qui ne partira pas... et à ce propos, M. de Pontalès, je désire avoir
+deux mots d'explication avec vous... Votre fils est fort assidu auprès
+de Blanche.
+
+Blaise haussa les épaules en aparté.
+
+--Cela me déplaît, continua Robert d'un ton sec et presque impérieux.
+
+Pontalès lui tendit la main.
+
+--Mon excellent ami, dit-il avec cordialité, je voudrais avoir à vous
+donner des preuves d'affection plus grandes... Soyez certain que mon
+fils sera réprimandé sévèrement... Il saura, une fois pour toutes,
+qu'entre lui et vous, mon cher M. de Blois, je n'hésiterais pas un seul
+instant... Ceci posé, m'est-il permis de vous demander ce que vous
+comptez faire de mademoiselle de Penhoël?
+
+--Je l'aime... répliqua Robert, je l'épouserai peut-être...
+
+Blaise éclata de rire.
+
+--Un bon parti!... s'écria-t-il, mais il me semble que j'entends venir
+la signature...
+
+Un bruit de pas se faisait en effet sur la route, et l'instant d'après
+on vit arriver maître Protais le Hivain.
+
+--Enfin!... s'écrièrent nos trois compagnons.
+
+Et Pontalès ajouta:
+
+--L'acte est-il bien en règle?
+
+Macrocéphale ôta son chapeau et tira de sa poche un mouchoir à carreaux
+de taille considérable, afin de tamponner la sueur qui mouillait son
+front pointu. Évidemment, il avait fourni la course à toutes jambes.
+
+--Parlez donc!... dit Robert impatient, s'est-il bien débattu?
+
+Un soupir s'échappa de la poitrine de l'homme de loi. Personne ne prit
+encore d'inquiétude, tant on se croyait sûr du résultat, d'après la
+promesse de Madame.
+
+Macrocéphale regarda tour à tour ses trois interlocuteurs.
+
+--Parler!... grommela-t-il en faisant aller ses yeux de Blaise à
+Pontalès, sais-je s'il faut parler comme cela devant tout le monde?...
+
+--Eh bien?... fit Robert.
+
+--M. le marquis... commença Macrocéphale.
+
+--Maître le Hivain, interrompit sèchement Pontalès, du moment que M.
+Robert de Blois vous dit de parler, cela suffit... M. de Blois et moi
+nous ne faisons qu'un!... voilà vingt fois que je vous le répète!...
+
+--A la bonne heure, M. le marquis... C'est juste!... voilà vingt fois
+que vous me le dites!... je vais parler.
+
+L'homme de loi cessa d'essuyer son front et poussa un second soupir.
+
+--Diable d'homme!... diable d'homme!... dit-il d'un ton lamentable,
+il a encore un poignet, savez-vous, à vous casser la tête comme une
+noisette!... Vous demandez s'il s'est débattu!... il m'a même battu! et
+très-grièvement!...
+
+--Et l'acte? demanda le trio.
+
+--Il m'a donné un coup de poing dans la poitrine... un très-fort coup
+de poing!... Il m'a pris par les épaules avec brutalité... il m'a lancé
+dans l'escalier, au risque de commettre un meurtre sur ma personne!...
+
+--Pauvre M. le Hivain!... Mais l'acte?... l'acte?...
+
+--L'acte?... répéta Macrocéphale en dépliant de nouveau son vaste
+mouchoir, j'aurais voulu vous y voir! Je vous dis qu'il est enragé ce
+soir, et qu'il n'y a rien à faire!...
+
+Les trois compagnons se regardèrent. Aucun d'eux n'avait compté sur ce
+résultat.
+
+Cyprienne et Diane se serraient la main en silence et remerciaient Dieu
+de tout leur coeur.
+
+Ce fut Pontalès qui se remit le premier.
+
+--Ainsi, dit-il, Penhoël a refusé de signer?...
+
+--Formellement!
+
+--Et Madame?... demanda Robert avec menace. M'aurait-elle trompé?
+
+--Madame a fait ce qu'elle a pu... mais il est fier comme Artaban,
+ce soir, et ne veut rien entendre!... Je ne l'avais jamais vu comme
+cela!... On dirait qu'il ne comprend plus du tout sa situation, ou que
+le diable lui a donné les moyens d'y faire face!...
+
+--Le retour de l'aîné... murmura Pontalès; peut-être en sait-il plus
+long que nous à cet égard?
+
+Robert frappa du pied.
+
+--Ah! il ne veut pas signer!... prononça-t-il d'une voix étouffée par
+la colère. Tant pis pour lui!...
+
+--Dès le premier mot que j'ai voulu risquer, reprit Macrocéphale, il
+m'a fermé la bouche... «Dieu lui-même, a-t-il dit deux ou trois fois,
+s'oppose à ce que Penhoël vende la terre de son nom!»
+
+--Encore ces diables incarnés! s'écria Blaise; je savais bien que
+j'oubliais de vous dire quelque chose!... Ce n'est pas que Dieu qui
+s'oppose à la vente du manoir... Ce sont tout bonnement les petites
+filles!... Elles profitent du moment où Penhoël, à moitié ivre, chaque
+soir, tombe comme une masse entre ses draps, pour venir jouer à son
+chevet le rôle d'apparitions...
+
+--Toujours elles!... gronda Robert qui cherchait sur qui décharger sa
+rage sourde.
+
+--C'est donc cela!... reprit Macrocéphale. Voilà bien des fois que
+Penhoël me parle de visions et d'ordres venus d'en haut...
+
+Cyprienne et Diane se tenaient serrées l'une contre l'autre; elles
+avaient des larmes de joie dans les yeux. Chacune des paroles qu'elles
+entendaient retentissait au fond de leur coeur et voulait dire:
+«Enfants, vous avez sauvé Penhoël!...»
+
+Tandis qu'elles triomphaient, les pauvres enfants, laissant aller leurs
+âmes à l'espoir, un mot vint les frapper comme un coup de massue.
+
+C'était Robert qui parlait.
+
+--A tout prix, disait-il d'une voix brève et résolue, il faut que ces
+petites filles meurent!
+
+--S'il s'agit d'un assassinat, murmura Pontalès, je me retire.
+
+--M. le marquis, on se passera de vous!
+
+--Si l'on dépasse les bornes de la légalité, dit à son tour
+Macrocéphale, je m'abstiens.
+
+--Monsieur l'homme de loi, on se privera de vos services!... Mais il ne
+sera pas dit que deux misérables enfants nous auront impunément barré
+la route! Où est Bibandier?
+
+Cette question s'adressait à Blaise.
+
+--Auprès de la tonne de cidre, répondit le domestique; il boit à la
+santé du roi.
+
+--Peut-on toujours compter sur lui?
+
+--Je le laisse jeûner depuis trois ans, répliqua Blaise, pour le tenir
+en haleine... Il est maigre et affamé comme un bon chien de chasse.
+
+Robert se retourna vers Pontalès.
+
+--M. le marquis, dit-il, chacun de nous, cette nuit, doit avoir
+sa part de besogne... Il faut que tout soit fait demain matin, car
+il y a comme un menaçant mystère autour de nous, et peut-être nous
+repentirions-nous toute notre vie d'avoir perdu quelques heures dans
+les circonstances où nous sommes... Je me charge des petites filles.
+
+--Où les trouverez-vous? demanda Pontalès.
+
+--Bibandier est un limier de premier ordre, répondit Blaise.
+
+--Quant à vous, M. le marquis, reprit Robert, vous vous chargerez de
+Penhoël... Maître le Hivain, les faux sont-ils toujours chez vous?
+
+--Toujours, répliqua Macrocéphale; seulement, depuis que les petits
+démons rôdent, la nuit, autour de chez moi, j'ai ôté le portefeuille
+du tiroir où je l'avais serré, pour l'enfouir sous les carreaux de mon
+cabinet de travail... Dérangez mon fauteuil et enlevez une toile, vous
+avez la chose!
+
+Cyprienne et Diane, qui retenaient leur souffle pour écouter mieux,
+échangèrent un signe de muette intelligence.
+
+--Rien n'est perdu, alors, reprit Robert, et je vous réponds, moi, que
+nous aurons cette nuit la signature de Penhoël!... Maître le Hivain va
+nous rapporter les pièces... Quand Penhoël verra qu'on lui met sous la
+gorge comme un pistolet prêt à faire feu les faux commis par lui, nous
+verrons bien s'il résistera!
+
+--En route, M. le Hivain! dit Pontalès, nous jouons notre dernière
+partie!
+
+Diane et Cyprienne avaient quitté leur poste d'observation. Elles
+tombèrent dans les bras l'une de l'autre.
+
+--Ma soeur, dit Diane tout bas, il faut que nous soyons avant eux à la
+maison de M. le Hivain... nous savons maintenant où sont les papiers
+qui menacent Penhoël!
+
+--Allons bien vite!... murmura Cyprienne.
+
+Elles échangèrent un dernier baiser; puis Diane dit encore d'un ton de
+résignation simple et douce:
+
+--Ma soeur, nous allons risquer notre vie... si l'une de nous deux
+meurt, l'autre continuera la tâche commencée... si nous mourons toutes
+deux, nous prierons Dieu là-haut pour Penhoël!...
+
+Diane s'élança la première dans le sentier conduisant au bord de l'eau
+et s'y laissa glisser sans bruit; mais au moment où Cyprienne allait
+descendre à son tour, le pan de sa robe s'accrocha aux piquants d'une
+touffe de ronces.
+
+L'étoffe se déchira. Les deux jeunes filles précipitèrent leur fuite.
+
+Robert, Pontalès et leurs deux compagnons se séparaient, lorsque le
+bruit léger produit par la robe déchirée vint jusqu'à leurs oreilles.
+
+--Avez-vous entendu?... dit Macrocéphale.
+
+Personne ne répondit.
+
+Pontalès, Robert et Blaise s'étaient élancés déjà de l'autre côté du
+rempart de verdure.
+
+L'enceinte fut fouillée en un clin d'oeil; elle était vide.
+
+--Il y avait quelqu'un là, pourtant! dit Pontalès d'une voix altérée.
+
+Blaise battait son briquet de fumeur et Macrocéphale ouvrait la petite
+lanterne qui éclairait sa marche dans les bas chemins, quand il
+regagnait son logis après la nuit tombée.
+
+La lanterne s'alluma. Nos quatre compagnons virent d'abord leurs
+propres visages pâlis et bouleversés par la peur.
+
+Puis chacun d'eux fit l'examen des moindres recoins de l'enceinte.
+
+--Il n'y a rien, dit Macrocéphale, qui venait de regarder dans la
+guérite; et ce lieu est sans issue.
+
+--Ce sera quelque lièvre, commença Blaise.
+
+Mais la voix de Pontalès l'interrompit.
+
+--Voici une issue! dit-il; un véritable sentier qui descend à la
+rivière!...
+
+Il ajouta en se penchant vivement pour ramasser quelque chose:
+
+--Qu'est-ce que cela?
+
+Les trois autres se rapprochèrent. Pontalès tenait à la main un lambeau
+de la robe de Cyprienne, qui était resté attaché aux épines du buisson
+de ronces.
+
+Tout le monde reconnut l'étoffe. Il y eut un silence consterné.
+
+--J'avais tort!... dit enfin Pontalès d'une voix basse et brève, et
+vous avez raison, M. de Blois... Elles en savent trop long désormais...
+Il faut qu'elles meurent, n'importe où ni comment... qu'elles meurent
+cette nuit même!
+
+--Il y a dix à parier contre un, dit Robert, qu'elles sont à la maison
+de maître le Hivain...
+
+--En avant! s'écria Blaise; sans sortir des bornes respectables
+de la légalité, nous allons leur faire faire connaissance avec le
+Bibandier!...
+
+
+
+
+XII
+
+PETITS DÉMONS.
+
+
+Robert et Pontalès se dirigèrent ensemble vers la rivière, non point
+par le petit sentier à pic où venaient de s'engager les jeunes filles,
+mais par la route qui longeait les anciennes fortifications.
+
+Pendant ce temps-là, maître le Hivain remontait en toute hâte au
+manoir, pour avoir la clef du bac, et Blaise retournait à l'aire, afin
+de trouver Bibandier.
+
+Bibandier allait bien encore quelquefois se promener solitairement
+sur la lande ou dans les sentiers de la Forêt-Neuve, quand les nuits
+étaient sans lune, mais il n'y mettait plus le même coeur qu'autrefois.
+Il avait laissé dans les taillis de Bains son armée de manches à balai
+habillés en brigands; son chien était mort de faim depuis longtemps; et
+s'il continuait lui-même à mener son métier de rôdeur, c'était vocation
+irrésistible, car jamais le hasard ne l'avait payé de ses peines.
+
+Que faire en un pays où les poches ne contiennent que des gros sous, et
+où les bâtons sont des massues?
+
+Bibandier avait dû espérer un instant un sort meilleur en voyant deux
+de ses camarades intimes occuper une bonne position dans le pays; mais
+Robert et Blaise l'avaient systématiquement tenu à distance, et le
+pauvre diable n'avait jamais pu réclamer trop haut, parce que le bagne
+de Brest est un bercail incessamment ouvert, où les brebis égarées
+comme lui rentrent au premier mot.
+
+Il se taisait. Peut-être n'en pensait-il pas moins. Cependant, c'était
+un coquin assez débonnaire, et la rancune qu'il gardait à ses anciens
+camarades n'atteignait pas des proportions bien tragiques.
+
+D'ailleurs, on n'était pas sans lui faire entrevoir de temps à autre un
+meilleur avenir. Bien qu'il ne connût pas en détail ce qui se passait
+à Penhoël, il pouvait voir, comme tout le monde, qu'une lutte était
+engagée. On pouvait avoir besoin de lui, et alors il faudrait bien lui
+donner sa part de l'aubaine...
+
+En attendant, Blaise lui jetait çà et là une pièce blanche pour
+l'empêcher de s'impatienter trop fort, et M. de Blois lui avait fait
+obtenir, par son crédit, une petite position officielle.
+
+Bibandier était fossoyeur de la paroisse de Glénac, aux appointements
+fixes de douze francs par an, plus le casuel.
+
+Mais, malgré les fièvres du marais et deux médecins qui s'étaient
+établis depuis peu à la Gacilly, la mort ne donnait guère au bourg de
+Glénac. Le pauvre Bibandier était maigre à faire compassion.
+
+Blaise le trouva, comme il l'avait annoncé, sous le tonneau de cidre
+qu'on avait mis en perce dans un coin de l'aire. Bibandier était couché
+paresseusement dans la poussière; sa tête reposait sur une de ses
+mains, et l'autre tenait une écuelle demi-pleine. Sa figure longue, et
+dont les teintes ternes tiraient sur le gris, s'empourprait légèrement;
+son oeil cave veloutait son regard; il y avait dans sa physionomie un
+repos content et parfait.
+
+Il restait là depuis le matin, buvant tout seul et voyant la vie
+couleur de rose. C'était son jour de fête. Il ne buvait ainsi, à sa
+soif, qu'une fois tous les ans.
+
+Au premier mot que Blaise lui glissa tout bas dans l'oreille, il quitta
+sa pose nonchalante et se dressa d'un bond sur ses pieds. On eût pu
+le voir alors dans toute la longueur de sa taille, avec ses membres
+étiques et osseux ballottant dans un vêtement de futaine trop large, et
+qui n'avait plus que la corde.
+
+--Oh! oh!... dit-il avec gaieté; il s'agit des chers petits anges!...
+ça me paraît très-faisable!
+
+Il y avait tant de joyeuse humeur dans son accent, et l'expression de
+son visage restait si débonnaire, que Blaise ne put s'empêcher de lui
+dire:
+
+--Me comprends-tu bien?
+
+--Parfaitement!... répliqua Bibandier sans rien perdre de sa
+tranquillité sereine; quand quelque chose démange, on se gratte, mon
+fils... c'est tout simple... L'Américain en est-il?
+
+--C'est lui qui monte le coup.
+
+--Bonne affaire! moi je n'ai pas encore travaillé dans ce genre-là...
+mais chacun gagne sa vie comme il peut... pas vrai?
+
+On eût dit que Blaise s'était attendu à plus de résistance, car il
+regardait Bibandier d'un oeil surpris et même un peu inquiet.
+
+Celui-ci parut comprendre ce que Blaise avait dans l'esprit. Il emplit
+l'écuelle et la lui présenta d'un geste cordial.
+
+--On peut se déboutonner ici, dit-il en montrant du doigt le groupe des
+paysans qui se pressaient autour du père Géraud à la porte de la ferme;
+voilà deux heures qu'ils oublient le tonneau pour écouter les sornettes
+du vieux gargotier de Redon!... Bois un coup, l'Endormeur!... Je savais
+bien que Robert et toi, vous en viendriez là quelque jour, et je vous
+attendais.
+
+Son regard, qui prit une nuance de mélancolie, tomba sur la futaine
+usée de sa veste.
+
+--J'avais grand besoin de me refaire!... reprit-il, grand besoin!...
+L'Américain et toi, vous n'avez pas été gentils avec un vieux
+camarade... Mais on ne peut pas payer celui qui ne fait rien...
+pas vrai?... Je dis donc que je suis content d'avoir l'occasion de
+travailler pour vous...
+
+--Voilà un brave garçon!... s'écria Blaise; sois tranquille... Tu seras
+payé comme il faut!
+
+--Quant à ça, répliqua Bibandier, je ferai mon prix moi-même en temps
+et lieu... Tu dis que c'est pressé, mon fils? Eh bien, partons!
+
+Blaise ne bougea pas; son regard exprimait toujours la même défiance.
+
+Le fait est qu'il était difficile d'accorder les paroles de Bibandier
+avec l'expression de douceur patiente qui était sur son pauvre visage,
+maigre, pâle et défait. Il semblait à Blaise que son vieux camarade
+souriait aussi par trop débonnairement en parlant de meurtre.
+
+--Ah çà! reprit-il d'un ton d'hésitation, es-tu bien sûr de ne pas
+faiblir?... Elles sont si jeunes... si jolies!...
+
+--Ça ne me fait rien... répondit l'ancien uhlan; chacun pour soi!... Je
+ne dis pas que je me servirais volontiers du couteau avec de pauvres
+chérubins comme ça!... J'espère bien qu'on me laissera la liberté de
+m'y prendre à ma guise?
+
+--Carte blanche!... pourvu que ce soit fait.
+
+--Ça sera fait, mon bonhomme... et proprement!
+
+--Viens donc, dit Blaise, qui se mit en marche.
+
+Bibandier but une dernière écuelle de cidre, et n'eut besoin pour le
+rejoindre que d'allonger un peu le pas de ses grandes jambes.
+
+Chemin faisant, Blaise lui expliqua plus en détail ce qu'on attendait
+de lui; Bibandier, tout en écoutant, fredonnait avec sa voix de
+basse-taille un air à roulades. Plus d'une fois, avant d'arriver au
+Port-Corbeau, Blaise s'arrêta court pour lui dire:
+
+--Du diable si je te comprends, mon vieux! Moi qui n'ai pas le coeur
+tendre, je ne pourrais pas chanter à l'heure qu'il est!
+
+--C'est que tu manges tous les jours, toi!... répliquait Bibandier
+doucement et le sourire aux lèvres; si tu avais été trois ans à mon
+régime, tu m'en dirais des nouvelles!
+
+Et cela était dit si bonnement! C'était de la quintessence de
+férocité...
+
+En approchant du passage, Bibandier coupa la parole à Blaise, qui
+continuait ses instructions.
+
+--Voilà qui est entendu!... dit-il; l'affaire des petites est réglée,
+et tu seras content de moi... Quant aux dépenses de l'entreprise...
+c'est deux mouchoirs et quelques bouts de corde... Mais l'Américain
+n'est pas seul!... Qui diable avons-nous là?
+
+Devant le bac, dont l'amarre était déjà détachée, trois hommes se
+tenaient en effet debout.
+
+M. de Blois seul avait le visage découvert; les deux autres cachaient
+soigneusement leurs figures sous les larges bords de leurs chapeaux de
+paysans.
+
+Bibandier, qui était toujours d'excellente composition, fit semblant
+de ne pas les reconnaître.
+
+Il salua respectueusement Robert, et entra le premier dans le bac.
+
+--Je connais un peu les habitudes des chers petits anges, murmura-t-il;
+je les rencontre souvent au clair de lune, quand je me promène, la
+nuit, pour ma santé... Elles auront passé l'eau dans leur batelet, qui
+doit être amarré là-bas sous les saules.
+
+Robert s'était rapproché de Blaise.
+
+--Eh bien?... demanda-t-il tout bas.
+
+--Un coeur de pierre!... répliqua le gros garçon. Dur comme une lame de
+poignard!... Je ne le croyais pas si fort que cela!
+
+--Tant mieux!... dit Robert.
+
+Bibandier s'était emparé de la perche du passeur. Au lieu de se diriger
+vers la route de Redon, qui lui faisait face, il remonta un peu le
+courant, pour gagner un rideau de saules qui baignaient leurs basses
+branches dans la rivière.
+
+A l'aide de sa perche, il écarta le grêle feuillage et finit par
+rencontrer, après deux ou trois tentatives inutiles, un objet qui sonna
+contre le bois de sa gaffe.
+
+--Qu'est-ce que je disais? s'écria-t-il joyeusement; perchez un peu,
+s'il vous plaît, M. Blaise, pendant que je vais voir là-dessous.
+
+Il abandonna la gaffe en effet, et gagna le bout du chaland qui passait
+sous les saules. On entendit un léger bruit, puis on vit un petit
+bateau qui s'en allait à la dérive le long du bord, du côté du marais.
+
+Bibandier, qui reparut au même instant, regarda fuir la barque et dit
+avec un gros rire bonasse:
+
+--Quand les petits chérubins voudront repasser l'eau... c'est elles qui
+seront bien attrapées!
+
+Chacun pensa sur le chaland que Bibandier valait son pesant d'or...
+
+ * * * * *
+
+Il y avait dix minutes environ que Diane et Cyprienne avaient traversé
+l'Oust, au moyen du batelet trouvé par Bibandier sous les saules.
+
+En quittant leur cachette, au pied de la Tour-du-Cadet, elles se
+doutaient bien que le bruit de la robe déchirée avait trahi leur
+présence et qu'on allait les poursuivre: mais elles avaient de
+l'avance, parce que Pontalès et ses compagnons ne pouvaient parvenir
+à l'autre rive qu'à l'aide du bac, dont la clef était au manoir.
+En outre, le sentier qu'elles suivaient les conduisait en quelque
+sorte d'un saut jusqu'au bord de l'eau, tandis que la route commune
+nécessitait un long détour.
+
+Ce n'était pas la première fois que les deux filles de l'oncle Jean
+couraient un danger prochain et terrible; mais en ces moments leurs
+forces semblaient grandir avec le péril. Cyprienne semblait lutter
+avec un enthousiasme fougueux qu'exaltait la pensée du martyre; Diane
+demeurait plus calme et se dévouait de sang-froid.
+
+Elles avaient entendu l'entretien des ennemis de Penhoël. Elles
+savaient que leur sexe et leur jeunesse ne les défendraient point
+contre la colère de ces hommes. Elles n'espéraient point de quartier.
+
+Mais loin de s'arrêter devant la menace entendue, elles y puisaient un
+nouveau courage. Dans leur vaillance virile, un sentiment d'orgueil
+enfantin s'élevait. On les craignait! On prenait, pour les combattre,
+les mêmes armes qu'on eût employées contre des hommes! Elles étaient
+fières.
+
+N'avaient-elles pas entendu tomber de ces bouches ennemies l'aveu de
+leur puissance? Sans elles, pauvres jeunes filles, Penhoël aurait
+succombé depuis longtemps!...
+
+Leur coeur battait de joie et non point de frayeur, car la lutte
+n'avait pas été stérile. Grâce à l'effort de leurs bras d'enfants,
+René, Madame et l'Ange restaient en équilibre au bord du précipice.
+
+La ruine qui menaçait toujours n'était pas encore accomplie; et,
+d'après ce qu'elles venaient d'entendre, il ne restait à Pontalès et à
+Robert qu'une seule arme contre la résistance tardive de Penhoël.
+
+Mais c'était une arme cruelle, qui suspendait sur la tête de René
+l'infamie en même temps que le malheur. Des faux! il y avait des
+faux!... C'était sans doute le résultat de quelque obsession perfide;
+mais les pièces existaient, et ce n'était plus seulement la misère qui
+menaçait Penhoël!
+
+Il y avait longtemps déjà que Cyprienne et Diane avaient surpris le
+secret de ces fausses signatures, arrachées à l'ivresse quotidienne
+de René. Elles en avaient reconquis et détruit une partie, en
+s'introduisant, la nuit, au château de Pontalès. L'autre portion,
+déposée chez l'homme de loi, avait défié jusqu'alors toutes leurs
+tentatives.
+
+Mais elles savaient maintenant l'endroit précis où se trouvaient les
+papiers. Avec l'aide de Dieu, si on leur donnait le temps d'agir, elles
+pouvaient encore sauver Penhoël.
+
+Diane détacha d'une main ferme l'amarre du bateau, caché parmi les
+glaïeuls, sous la loge de Benoît Haligan, et Cyprienne saisit la perche.
+
+L'Oust n'était pas débordée, mais elle coulait à pleines rives et
+laissait couvertes les parties basses du marais. Tout en perchant, les
+deux jeunes filles entendaient, parmi le silence de la nuit, le bruit
+sourd et continu, produit par le tournant de Trémeulé. Dans l'ombre,
+les vapeurs qui se suspendent au-dessus du gouffre rayonnaient une
+lueur faible et pâle. Elles voyaient au loin le gigantesque fantôme de
+la Femme-Blanche qui se balançait et planait sur les eaux tranquilles
+du marais.
+
+Derrière elles, au-dessus des taillis de châtaigniers, les jardins de
+Penhoël gardaient leur illumination brillante; la fête n'était pas
+finie; quelques accords, jetés par l'orchestre campagnard, arrivaient,
+par bouffées, jusqu'à leurs oreilles.
+
+Quand elles touchèrent le bord opposé, nul mouvement ne se faisait
+remarquer encore du côté du bac, qui allait s'ébranler bientôt pour les
+poursuivre.
+
+Elles sautèrent lestement sur la rive, et au lieu de prendre la route
+de Redon, qui les eût conduites à la maison de maître le Hivain, elles
+se dirigèrent, en courant, vers le marais.
+
+Dans l'immense prairie, où se déroulaient de toutes parts d'étroits
+filets d'eau, on apercevait un mouvement confus au milieu des ténèbres:
+c'étaient les troupeaux de Glénac et de Saint-Vincent qui erraient en
+liberté sur le pâturage commun.
+
+Tout en courant sur l'herbe courte et unie comme un tapis, Cyprienne et
+Diane appelaient doucement:
+
+--Mignon!... Bijou!...
+
+Leurs voix se perdaient dans la nuit. Quelques moutons effrayés
+prenaient la fuite sur leur passage, et les oies, éveillées,
+allongeaient le cou pour jeter leurs cris plaintifs et discordants.
+
+Les deux jeunes filles appelaient toujours...
+
+Au bout de deux ou trois minutes, un piétinement sourd se fit entendre
+au loin sur le gazon. L'instant d'après Bijou et Mignon, deux jolis
+petits chevaux demi-sauvages, arrêtaient leur galop et restaient
+immobiles, la fumée aux naseaux et les jarrets tendus.
+
+Diane et Cyprienne s'élancèrent à cru sur leurs dos. En quelques
+secondes, elles eurent regagné le temps perdu à courir sur le marais.
+
+Bijou et Mignon étaient deux vrais bretons, noirs tous deux, robustes
+d'encolure, trapus de formes et pouvant soutenir durant des heures
+leur galop rude et vif.
+
+Ils allaient côte à côte, d'une ardeur égale. La voix des jeunes filles
+les excitait sans cesse, et leur course perçant droit devant soi, à
+travers champs, landes et haies, ressemblait à un tourbillon.
+
+Diane et Cyprienne, excellentes cavalières, ne s'inquiétaient point
+des obstacles de la route; quand il y avait un fossé large à franchir
+d'un bond, elles plongeaient leurs petites mains blanches dans la dure
+crinière des bretons; quand il fallait traverser un taillis, elles se
+couchaient presque sur leurs chevaux et passaient rapides, comme des
+flèches, au travers du fourré.
+
+Sur la lande rase elles se redressaient.
+
+--Hope! Mignon! hope! Bijou!
+
+Elles caressaient doucement le cou déjà baigné de sueur de leurs
+montures.
+
+Les deux chevaux, lancés à fond de train, dévoraient l'espace...
+
+Si quelque paysan les eût rencontrées, glissant comme deux traits dans
+la nuit, il se fût signé sans doute avec terreur, en recommandant son
+âme à Dieu. Et, après la terreur passée, il se serait vanté jusqu'au
+jour de sa mort d'avoir vu, par une nuit d'automne, les fées se rendant
+au sabbat!
+
+Vraiment, c'était une course étrange. Les chevaux noirs disparaissaient
+dans les ténèbres; on n'eût pu voir que deux jeunes filles, à la taille
+svelte et comme aérienne, entraînées par une force mystérieuse. Elles
+semblaient glisser, assises sur un nuage rapide. C'étaient bien des
+fées légères et gracieuses. L'oeil ne pouvait les suivre. L'aile du
+vent les emportait et laissait flotter derrière elles les boucles
+molles de leurs longs cheveux.
+
+--Hope! Bijou!... hope! Mignon!...
+
+Il y a une grande lieue de pays entre Port-Corbeau et le bourg de
+Bains. Quelques minutes avaient suffi à ce trajet. Cyprienne et Diane
+descendirent de cheval, laissant Bijou et Mignon sur la lisière de la
+lande.
+
+Maître Protais le Hivain occupait une maison isolée qui s'élevait à
+cent pas en avant de l'unique rue du bourg.
+
+Pour acquérir cette propriété, il lui avait fallu susciter bien
+des discordes dans les campagnes voisines, ruiner bien des pauvres
+cultivateurs et jeter plus d'un orphelin sur la paille. Mais c'étaient
+là sa vocation et son plaisir. Maître le Hivain était, en fait de
+chicane, un véritable artiste. On peut dire que la vue seule de sa
+figure jaune et démesurément longue donnait aux paysans la fantaisie de
+plaider.
+
+Cyprienne et Diane avaient déjà rôdé bien souvent autour de sa
+maison, mais la vigilance rusée de l'homme de loi avait trompé
+jusqu'alors toutes leurs tentatives. Aujourd'hui, elles avaient deux
+chances nouvelles pour arriver à leur but: d'abord elles savaient
+où trouver les papiers, ensuite le domestique de maître le Hivain
+qui, d'ordinaire, faisait bonne garde, était en ce moment à fêter la
+Saint-Louis de l'autre côté de l'eau, dans l'aire du fermier de Penhoël.
+
+En donnant cette vacance à son domestique, maître le Hivain avait
+compté sur l'effet du coup de fusil tiré la veille au bord de la lande,
+et aussi sur le bal qui devait assurément retenir au manoir les deux
+filles de l'oncle Jean.
+
+Il n'y avait pour défendre sa maison, ce soir-là, qu'une servante
+septuagénaire, assistée par un chien de garde accablé de vieillesse.
+
+La bonne femme et le chien dormaient sans doute d'un profond sommeil,
+sur la foi des gros verrous qui fermaient toutes les ouvertures, car
+les deux soeurs purent escalader les murailles du jardin sans éveiller
+le moindre mouvement dans la maison.
+
+Du côté du jardin, les fenêtres n'avaient point de contrevents. En un
+clin d'oeil, à l'aide d'une échelle que leurs jolies mains eurent bien
+de la peine à dresser contre le mur de la maison, Cyprienne et Diane
+furent dans le cabinet de travail de l'homme de loi.
+
+Elles battirent son propre briquet, et allumèrent sa propre lampe.
+
+Il eût fallu les voir en ce moment, animées par la course qu'elles
+venaient de fournir et par la joie vive du premier succès! Leurs
+joues se coloraient d'un incarnat charmant: leurs yeux petillaient
+d'impatience et de désir; un sourire espiègle se jouait déjà autour de
+leurs lèvres fraîches, tant elles se croyaient sûres du triomphe!
+
+Leur gaieté d'enfant était revenue. Le moment avait beau être solennel,
+puisqu'il s'agissait en définitive du sort de toute une famille aimée;
+il y avait dans la nature même de leur acte quelque chose d'étrange et
+de gaillard qui éloignait toute idée tragique.
+
+Elles riaient en descellant les carreaux du cabinet.
+
+Leur recherche ne fut pas longue. Sous le fauteuil même où Macrocéphale
+ruminait chaque soir ses consultations diaboliques, il y avait un trou
+creusé au couteau, qui renfermait un petit carnet crasseux.
+
+La vue de ce carnet fit battre bien fort le coeur de Diane et de
+Cyprienne. Elles ne songeaient plus à rire. C'était là le salut de
+Penhoël.
+
+Elles restèrent un instant à genoux, levant au ciel leurs yeux humides,
+afin de remercier Dieu.
+
+Elles songeaient à Madame et à la pauvre Blanche...
+
+Mais le temps pressait. Diane serra le portefeuille dans son sein, et
+toutes deux redescendirent l'échelle.
+
+La vieille femme et le vieux chien dormaient toujours comme des
+bienheureux. C'était une réussite complète.
+
+--Hope! Bijou!... hope! Mignon!...
+
+Comme elles avaient toutes deux le coeur léger en reprenant la route
+parcourue! Comme elles caressaient gaiement le cou de leurs petits
+chevaux! Comme elles étaient heureuses!
+
+--Tiens... dit Diane tandis que Mignon franchissait un large fossé,
+c'est là qu'on a tiré sur moi hier... Le corps du pauvre Cabry est
+encore au fond du trou!...
+
+La course ne se ralentit point, mais elles se penchèrent toutes deux;
+leurs bras s'enlacèrent et leurs joues s'unirent dans l'ombre.
+
+--C'est la dernière fois que tu seras exposée à un danger pareil, ma
+petite soeur, s'écria Cyprienne; ils sont vaincus!...
+
+--Et qui sait? ajouta Diane; peut-être y a-t-il dans ce portefeuille de
+quoi rendre à Penhoël la fortune qu'on lui a volée?...
+
+Elles étaient à moitié chemin déjà. Diane arrêta tout à coup le galop
+de son cheval.
+
+--J'y pense!... reprit-elle. Ils doivent nous attendre sur cette
+route!...
+
+--Je voudrais bien savoir lequel d'entre eux, répliqua Cyprienne que la
+victoire rendait fanfaronne, est capable de barrer la route à Bijou?
+
+--S'ils ont des armes?
+
+--Nous leur passerons sur le corps!
+
+--Et s'ils nous guettaient au passage du Port-Corbeau?...
+
+Cyprienne arrêta son cheval à son tour.
+
+--Ce n'est pas pour moi que j'ai peur... reprit Diane; mais maintenant
+nous avons à garder un trésor.
+
+--Eh bien! remontons jusqu'aux Houssaies... Nous passerons sur le pont
+du moulin.
+
+L'avis était bon. Les deux soeurs changèrent aussitôt de direction et
+se mirent à galoper vers les Houssaies.
+
+Mais il se trouva que d'autres avaient eu la même idée qu'elles, car
+en arrivant au bord de l'eau, elles virent que la tête du pont était
+occupée par deux hommes, en qui elles crurent reconnaître Robert de
+Blois et M. le marquis de Pontalès.
+
+--Prenons du champ, dit Cyprienne que rien n'effrayait, et passons.
+
+--Essayons plutôt de passer à Port-Corbeau, répliqua Diane; il sera
+toujours temps de revenir ou de mettre nos chevaux à la nage...
+
+La course recommença le long de la rivière.
+
+Quand elles arrivèrent au passage du bac, il y avait à peine trois
+quarts d'heure qu'elles avaient enfourché pour la première fois leurs
+vaillants petits chevaux.
+
+Il n'était pas tout à fait minuit, et le jardin de Penhoël montrait
+toujours, au haut de la colline, ses illuminations intactes. La fête en
+avait encore au moins pour une bonne heure.
+
+Rien de suspect n'apparaissait, cette fois, sur la rive. Les deux
+soeurs rendirent la liberté à Bijou et à Mignon, qui regagnèrent en
+caracolant leur lit de gazon. Elles pensaient que bien leur en avait
+pris de ne point tenter le passage au pont des Houssaies, car ici aucun
+obstacle ne leur barrait la route.
+
+--Allons! dit Cyprienne en descendant vers les saules, nous voici à bon
+port... et nous aurons encore le temps de danser une contredanse...
+
+Diane écarta les branches du saule...
+
+Comme elle ouvrait la bouche pour lancer quelque gaie repartie, trois
+hommes, couchés dans l'herbe haute qui croissait au bord de l'eau, se
+dressèrent tout à coup sur leurs pieds.
+
+Les deux jeunes filles eurent à peine le temps de pousser un cri, tant
+on mit de presse à leur nouer solidement des mouchoirs sur la bouche...
+
+
+
+
+XIII
+
+DEUX PIERRES.
+
+
+M. le marquis de Pontalès était un homme prudent, qui n'avait aucun
+goût pour les aventures. C'était uniquement par nécessité qu'il s'était
+joint à l'expédition de cette nuit. M. de Blois et lui traitaient en
+effet de puissance à puissance, et du moment que M. de Blois se mettait
+à l'oeuvre, Pontalès ne pouvait point reculer.
+
+C'était la première fois qu'il se livrait ainsi. Jusqu'alors il
+s'était toujours tenu derrière Robert, contribuant volontiers aux frais
+de la guerre, mais ne combattant jamais en personne.
+
+Cela lui allait mieux.
+
+Et, en vérité, il aurait regardé sans doute comme un imposteur
+quiconque lui aurait annoncé, le matin même, les événements de cette
+soirée. Lui, le marquis de Pontalès, propriétaire de soixante mille
+livres de rente, jouant au loup-garou dans les taillis et bravant la
+cour d'assises comme un malheureux!...
+
+Mais les circonstances entraînent, et l'homme le plus habile, engagé
+dans certaines entreprises, doit jouer le tout pour le tout à un moment
+donné.
+
+Cela ne veut point dire que Pontalès, en passant la rivière de l'Oust
+avec ses quatre compagnons, ne fît des réflexions assez chagrines. Il
+eût vidé sa bourse, sans doute, de grand coeur, pour être transporté
+tout à coup entre les murailles de son château. On peut penser même
+que, malgré le désir ancien et passionné qu'il avait de détruire la
+vieille influence des Penhoël et de se mettre à leur place, il n'aurait
+point engagé la bataille s'il avait prévu, dès le principe, les dangers
+de cette nuit.
+
+Maintenant, il était trop avancé pour reculer. Le péril était en
+arrière comme en avant, et les chances de salut se trouvaient tout
+entières du côté du crime.
+
+Une fois qu'on eut pris terre de l'autre côté de l'eau, Bibandier fut
+choisi tout d'une voix pour diriger les opérations. Ce n'est point
+déroger que de servir sous les ordres d'un glorieux général. Pontalès
+était marquis, Robert se disait gentilhomme, et Bibandier n'était qu'un
+simple échappé de bagne; mais l'histoire est pleine de ces exemples, où
+l'on voit des princes céder le commandement à de vaillants officiers de
+fortune.
+
+Bibandier se montra tout de suite à la hauteur de son autorité
+nouvelle. Son premier soin fut de se raviser au sujet du petit bateau
+qui avait servi au passage des deux filles de l'oncle Jean.
+
+--Nous allons avoir besoin de ce joujou, dit-il en saisissant la perche
+du bac.
+
+Et il se mit à courir le long de la rive jusqu'à ce qu'il eût atteint
+le batelet, entraîné par le courant. Il s'accrocha au moyen de sa
+perche et l'amarra, au-dessous de la route de Redon, à l'un de ces
+mêmes saules qui avaient servi de refuge à Robert et à Blaise, la nuit
+de leur arrivée à Penhoël.
+
+Puis il revint vers sa troupe tranquillement et sans se presser.
+
+--La petite barque allait tout droit vers le trou de la
+_Femme-Blanche_, grommela-t-il; on n'aura besoin que de se laisser
+mener...
+
+--Ah çà! dit Robert, il faut prendre un parti... Elles doivent avoir de
+l'avance, et nous aurons de la peine à les rattraper!...
+
+--Les rattraper!... répéta le uhlan; il faudrait de meilleures jambes
+que les nôtres... Si vous les aviez vues comme moi courir la nuit sur
+la lande... Hope! Bijou!... hope! Mignon!... Ce sont de jolies petites
+filles tout de même!...
+
+--Mais qu'allons-nous faire?
+
+Bibandier tira de sa poche sa pipe et son briquet.
+
+--Voulez-vous vous allumer, M. Robert?... dit-il; nous avons joliment
+le temps d'en fumer une.
+
+--Il ne s'agit pas de plaisanter..., commença M. de Blois d'un ton
+impérieux.
+
+D'un seul coup sec et merveilleusement ajusté, l'ancien uhlan mit le
+feu à son amadou; puis il atteignit sa pipe toute chargée et l'alluma
+en faisant claquer savamment ses lèvres.
+
+Pontalès avait piteuse mine derrière les bords de son grand chapeau.
+La froide impertinence de ce drôle, comme il l'appelait au fond de son
+coeur, ne lui présageait rien de bon. Maître le Hivain songeait à sa
+maison dévastée.
+
+Blaise s'approcha de Robert, qui frappait du pied avec impatience.
+
+--Si vous ne le laissez pas marcher à sa guise, dit-il tout bas, nous
+n'en ferons rien cette nuit.
+
+--Qu'il s'explique au moins!
+
+--Quant à ça, dit Bibandier en s'appuyant sur l'herbe, on va te faire
+un programme, Américain!
+
+Robert tressaillit. Il y avait bien trois ans qu'on ne lui avait
+donné ce nom, et depuis le même espace de temps, le pauvre Bibandier
+affectait en toute circonstance, vis-à-vis de lui, le plus profond
+respect.
+
+L'ancien uhlan reprit, tandis que Blaise riait sous cape de la
+déconvenue de son maître:
+
+--Il n'y a donc de sage ici que l'Endormeur et moi!...
+
+Blaise cessa de rire.
+
+--Monsieur l'homme de loi, poursuivit Bibandier, qui se croit si bien
+caché derrière son chapeau de paille, pourrait vous dire que, dans un
+procès, le client ne donne pas de conseil à son avocat!...
+
+La figure de Macrocéphale s'allongea notablement. Le marquis tremblait
+d'avoir été reconnu à son tour.
+
+Mais Bibandier, soit qu'il ignorât véritablement le nom de son
+quatrième compagnon, soit qu'il eût fantaisie d'épargner Pontalès,
+reprit presque aussitôt:
+
+--Quant à l'autre, je ne puis pas parler, n'ayant pas l'avantage de
+le connaître... Ah çà! ne te fais pas de mal, Américain; voilà le
+programme des opérations, comme disait Bonaparte: attendre et faire le
+mort!
+
+--Et pendant ce temps, dit Macrocéphale, on va piller mon domicile!...
+
+--Exactement, père la Chicane!
+
+--Et les pièces seront enlevées!... ajouta Robert.
+
+--Ça me paraît vraisemblable, mon fils.
+
+--Écoute, dit Robert qui voulut essayer de l'autorité; on t'a promis
+de te payer grassement, mais cela ne te donne pas droit d'insolence...
+Fais ta besogne, ou va-t'en!
+
+--Où ça?... demanda Bibandier tout doucement; à Redon?... Dire à M. le
+procureur du roi ce qui se passe ici?... Américain, tu ne m'en crois
+pas capable!... Que diable! on est plat comme une galette aujourd'hui
+pour devenir insolent demain comme un bureaucrate. Tu sais bien que
+c'est la vie!... Voyons, ajouta-t-il en changeant de ton, sommes-nous
+donc des enfants, M. Robert? Mettons que j'aie eu tort, et veuillez
+recevoir mes très-humbles excuses... Entre gentilshommes, ma foi! on
+ne peut faire davantage.
+
+Il se leva et tendit, avec une grâce très-noble, sa main, que Robert
+n'osa pas repousser.
+
+--Ainsi, poursuivit-il, voici une affaire arrangée!... l'honneur est
+satisfait!... Maintenant, parlons de choses sérieuses... Si nous étions
+dans un pays civilisé, où l'on ne fait qu'une route pour aller d'un
+endroit à un autre, je vous dirais: Marchons et poursuivons nos petits
+anges, l'épée dans les reins... Mais d'ici au bourg de Bains, il y a
+une diable de lande, où plus de cent routes se mêlent et se croisent...
+nous aurons beau nous séparer et prendre chacun notre sentier: il y a
+dix à parier contre un que les petites passeront entre nos doigts comme
+des anguilles!
+
+--C'est vrai, dit Blaise.
+
+Et, de fait, le raisonnement était si rigoureusement juste, que
+personne n'y put trouver d'objection.
+
+--Vous auriez pu vous expliquer tout de suite!... grommela seulement
+Robert.
+
+--Je pourrais relever cette parole, répliqua Bibandier avec gravité,
+mais je sacrifie une susceptibilité légitime à l'intérêt de tous...
+Il est donc bien entendu que donner la chasse aux petites serait une
+ânerie... Reste à savoir comment nous les pincerons... Je crois avoir
+résolu le problème d'avance en vous disant: Attendons.
+
+--Mais si elles passent la rivière ailleurs?... objecta Macrocéphale.
+
+--Bonne idée!... Ailleurs, cela veut dire au moulin des Houssaies, car
+il n'y a pas d'autre passage... Eh bien! l'Américain et ce monsieur que
+je n'ai pas l'honneur de connaître peuvent prendre leurs jambes à leur
+cou et aller garder le pont des Houssaies.
+
+--C'est cela!... s'écria Pontalès ravi d'avoir un prétexte pour
+s'éloigner du lieu probable de l'action; M. de Blois, je suis à vos
+ordres.
+
+--Et si elles viennent là-bas... demanda Robert, nous leur barrerons le
+passage?
+
+--Du tout!... répliqua Bibandier; vous vous rangerez bien poliment,
+parce que vous aurez eu le temps d'enlever cinq ou six planches du
+pont... et que la rivière est large et profonde au moulin des Houssaies.
+
+Pontalès avait froid jusqu'à la ¿moelle des os, malgré l'étouffante
+chaleur de la soirée.
+
+Robert le prit par le bras, et ils remontèrent le cours de l'eau à
+grands pas.
+
+--Cinq ou six planches au moins!... plutôt six que cinq!... leur
+cria de loin le bon fossoyeur, car Bijou et Mignon sautent comme des
+chèvres!...
+
+Pontalès et Robert se perdaient déjà dans la nuit.
+
+--Nous autres, dit Bibandier en conduisant ses deux camarades vers
+les saules, en faction, s'il vous plaît!... Faites comme moi, M.
+Blaise; préparez votre mouchoir... Vous, père la Chicane, vous êtes
+spécialement chargé des cordes... et maintenant, du silence!
+
+Ils étaient couchés tous les trois dans l'herbe.
+
+En combinant la partie de son plan relative au pont des Houssaies,
+Bibandier avait compté sans l'étonnante vitesse des deux petits
+chevaux. Pontalès et Robert en étaient encore à déclouer la première
+planche, lorsqu'ils entendirent sur la lande le galop de Bijou et de
+Mignon. Ils se relevèrent, irrésolus, et vinrent à la tête du pont,
+sans savoir ce qu'ils allaient faire.
+
+Leur vue seule arrêta les deux jeunes filles, qui dirigèrent leur
+course vers le bac.
+
+Pontalès et Robert quittèrent alors leur poste pour les suivre de loin.
+
+Quand ils arrivèrent à Port-Corbeau, ils trouvèrent la besogne bien
+avancée. Cyprienne et Diane, un bâillon sur la bouche et garrottées
+solidement toutes les deux, étaient au fond du petit bateau.
+
+Bibandier tenait en main la perche.
+
+--Ah! ah!... dit-il en éprouvant les cordes qui liaient les jambes et
+les bras des deux jeunes filles, voilà qui est proprement fait, et vous
+savez établir un noeud, père la Chicane!
+
+--Avaient-elles les pièces?... demanda vivement Robert.
+
+--Certainement... certainement!... répliqua Bibandier; ah! avec des
+petits anges comme ça, on ferait sa fortune à Paris... Ça passe par le
+trou d'une serrure.
+
+--Donne-moi les pièces!... dit encore Robert.
+
+Bibandier le repoussa tranquillement.
+
+--On ne compte pas les manger, tes pièces, mon bonhomme!...
+murmura-t-il; mais il faut que les choses se fassent avec régularité...
+Je rendrai mes comptes quand tout sera fini... D'ici là, patience!
+
+--Je veux que tu me donnes ces papiers, répéta Robert d'un ton
+impérieux.
+
+--Le roi dit: «Nous voulons...» grommela l'ancien uhlan; moi, je veux
+que tu me laisses tranquille!... Et si tu ne me laisses pas tranquille,
+ajouta-t-il en redressant sa taille longue et maigre, je te plante là,
+mon fils... tu achèveras la besogne à ta fantaisie!...
+
+--N'insistez pas!... murmura Pontalès à l'oreille de Robert; cet homme
+veut quelques louis de plus; on les lui donnera.
+
+--Maintenant, messieurs, dit Bibandier, faites-moi le plaisir de me
+souhaiter bon voyage... Je vais partir.
+
+--Pas seul!... s'écria Robert, qui concevait de vagues soupçons; il
+faut que Blaise au moins vous accompagne!
+
+Blaise fit la grimace dans son coin, mais il n'eut pas même la peine de
+refuser.
+
+--Le petit bateau ne porterait pas quatre personnes..., objecta
+Bibandier sans rien perdre du calme singulier, mêlé d'une nuance de
+moquerie, qu'il gardait depuis le commencement de l'aventure; je veux
+bien noyer mon prochain, mais le suicide répugne à mes principes.
+
+Il entra dans la barque et mit un soin scrupuleux à écarter les deux
+jeunes filles, de droite et de gauche, pour pouvoir manoeuvrer sans
+leur faire de mal.
+
+--Les deux petits chérubins seront là comme dans leur lit! dit-il en
+donnant au fond de l'eau son premier coup de perche.
+
+Personne, parmi les quatre complices du crime, ne pouvait se défendre
+d'un serrement de coeur. Tous les yeux se fixaient, par une sorte de
+fascination, sur les deux pauvres enfants couchées dans le bateau.
+La gaieté du uhlan assombrissait encore le caractère atroce de cette
+scène.
+
+Diane et Cyprienne étaient étendues sur le dos, les bras liés en croix.
+
+La lune, qui perçait maintenant çà et là les nuages déchirés, montrait
+la grâce exquise de leurs tailles et leurs pâles figures, où se lisait
+la résignation du martyre.
+
+Bibandier seul restait parfaitement à son aise en face de ce navrant
+spectacle.
+
+--Messieurs, dit-il, tandis que le bateau s'ébranlait, je vais vous
+donner un dernier bon conseil... La fête se continue là-haut... Allez
+faire, croyez-moi, un petit tour de bal... Il est toujours agréable, le
+cas échéant, de pouvoir établir un _alibi_.
+
+Ce terme de palais et de bagne sonna comme une menace aux oreilles
+des trois complices, qui se dirigèrent en silence vers le bac; mais
+Bibandier les rappela tout à coup.
+
+--Encore un service, s'il vous plaît! dit-il; j'oubliais d'embarquer
+deux pierres, pour empêcher les petites de remonter sur l'eau...
+
+Une sueur froide perça sous les cheveux de Pontalès.
+
+Ce fut Macrocéphale qui apporta les deux pierres; il pensa se trouver
+mal en regagnant le bac.
+
+Bibandier quitta enfin la rive et se laissa dériver au fil de l'eau, en
+chantant une de ces chansons lentes et tristes qui mesurent le travail
+des forçats à la fatigue.
+
+La lune s'était levée tout à fait et mettait des nuances argentées à la
+colonne de vapeur suspendue au-dessus du tournant de Trémeulé.
+
+La _Femme-Blanche_ semblait grandir et osciller lentement au-dessus du
+gouffre.
+
+Durant quelques minutes, les quatre compagnons virent la petite barque
+glisser sur l'eau calme du marais.
+
+Puis elle disparut dans les longs plis de vapeur qui formaient le
+vêtement de la _Femme-Blanche_.
+
+
+
+
+XIV
+
+PAUVRES FILLES!
+
+
+Robert de Blois, le marquis de Pontalès et leurs deux compagnons
+remontaient au manoir de Penhoël. Ils marchaient en silence. De temps
+en temps l'un d'eux se retournait, comme malgré lui, pour jeter un
+furtif regard vers le marais où la _Femme-Blanche_ se dressait aux
+rayons de la lune.
+
+Il leur semblait ouïr de loin le clapotement sinistre et sourd du
+tournant de Trémeulé.
+
+Dans le taillis qui couvrait tout le versant de la colline, une route
+était percée pour conduire à la loge de Benoît Haligan. Les quatre
+complices traversèrent cette route à cinquante pas au-dessus de la
+pauvre cabane du vieillard. Ils entendirent Benoît Haligan qui chantait
+de sa voix creuse et tremblante la prière de l'agonie.
+
+Ils pressèrent leur marche en frémissant.
+
+Comme ils arrivaient à la porte du manoir, Robert s'arrêta et releva
+brusquement la tête.
+
+--C'était nécessaire!... dit-il à voix basse; et d'ailleurs, ce qui est
+fait est fait!... Prenons le dessus, messieurs, et ne rentrons pas au
+manoir avec des figures d'enterrement!
+
+--C'est juste, dit Blaise.
+
+Et Macrocéphale ajouta:
+
+--On ne peut rien contre les faits accomplis... Je chargerai la vieille
+Yvonne, ma servante, de prier pour elles tous les soirs... Et je suis
+bien sûr que M. le marquis de Pontalès sacrifiera volontiers une
+vingtaine d'écus pour faire dire des messes...
+
+Pontalès essuya la sueur de son front.
+
+--Je donnerai vingt louis à l'église de Glénac!... balbutia-t-il,
+cinquante louis à l'église de Redon!... cent louis à l'église de
+Rennes!...
+
+--Ma foi! dit l'homme de loi naïvement, si elles ne sont pas contentes
+avec cela!...
+
+Robert et Blaise ne purent s'empêcher de rire. L'impression lugubre
+était en partie secouée, et comme, en définitive, aucun des quatre
+complices ne se repentait véritablement, ils n'eurent pas grand'peine à
+rappeler sur leurs visages le calme souriant qui convenait à ce jour de
+fête.
+
+Ils se séparèrent, afin de rentrer dans le bal par différents côtés.
+
+La danse s'était ranimée au salon de verdure. Jeunes gens et jeunes
+filles prenaient leur revanche. On se dédommageait de la longue heure
+d'ennui qu'on avait éprouvée à entendre les gémissements des trois
+Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang. Au moment de finir, le bal
+retrouve presque toujours ainsi une gaieté plus vive. A la ville,
+l'orchestre redouble de verve et d'entrain; à la campagne, les danseurs
+cabriolent, battent des mains et crient; à la Courtille, vers cette
+heure consacrée, où l'allégresse atteint son plus chaud paroxysme, on
+brise les verres, on se poche les yeux et on marche sur la tête...
+
+Les musiciens de Glénac jouaient comme des possédés. Ils avaient
+entonné cette gigue interminable, connue sous le nom de _bal breton_,
+et qui peut dérouler jusqu'à cent cinquante figures diverses, suivant
+la renommée. Danseurs et danseuses, enlevés par les cahots de cette
+musique nationale, bondissaient avec enthousiasme. On se mêlait, on
+se choquait, on tombait sur le gazon avec de grands éclats de rire.
+C'était charmant!
+
+Et les invités de Penhoël ne pouvaient plus se plaindre d'être
+abandonnés par leurs hôtes. Le maître, il est vrai, ne s'était pas
+montré de la soirée, mais Madame avait reparu, apportant de bonnes
+nouvelles de l'Ange.
+
+Elle présidait à la fête maintenant, assise auprès de Jean de Penhoël.
+Sa figure était bien pâle, mais l'effort qu'elle faisait gardait à ses
+traits réguliers et nobles une apparence de sérénité.
+
+Il n'y avait de triste que la partie respectable de l'assemblée. Ces
+dames et ces messieurs avaient regagné leur coin, et présentaient
+un aspect de plus en plus maussade. Là, toutes les figures étaient
+refrognées, tous les yeux se chargeaient de sommeil.
+
+Le chevalier adjoint et la chevalière adjointe de Kerbichel,
+madame veuve Claire Lebinihic et les trois vicomtes restaient sous
+l'impression produite par les talents des trois Grâces Baboin. De
+périodiques bâillements faisaient le tour du cercle. Les trois Grâces
+Baboin, de leur côté, regardaient avec haine la danse victorieuse et ne
+pouvaient cacher leur détestable humeur. L'Ariette avait eu, en effet,
+peu de succès; la Romance était tombée à plat, et la Cavatine, plus
+malheureuse encore, en achevant la série de glapissements déplorables
+qu'elle appelait son _grand air_, avait pu constater que le salon de
+verdure s'était changé en solitude. Seul, le petit frère Numa l'avait
+écoutée jusqu'au bout, comme c'était son rigoureux devoir.
+
+Dans ces dispositions, la galerie était un peu moins loquace que
+naguère, mais aussi son venin était plus épais et plus âcre: chaque
+coup de langue était une morsure.
+
+On allait des grands aux petits; tout le monde avait son paquet; on
+assassinait ceux qu'on n'avait pas daigné piquer au commencement de la
+soirée.
+
+Personne n'a été sans remarquer que la province, si prude et si
+peu charitable, ne choisit pas toujours ses expressions parmi les
+plus châtiées, lorsqu'il s'agit de calomnier ou de médire. Quand la
+conversation arrive à un certain degré, quand les dents grincent, quand
+les langues s'aiguisent, la province est comme le latin qui, _dans
+les mots, brave l'honnêteté_, et il n'est point rare d'entendre des
+locutions très-téméraires tomber alors des bouches les plus vénérables.
+
+En ce moment, la société faisait de la calomnie légère. Elle allait de
+l'un à l'autre, donnant à Lola, par exemple, qui s'affichait avec le
+jeune Pontalès, des épithètes extrêmement caractéristiques, déchirant
+un peu sur Penhoël absent, et risquant sur Madame des hypothèses devant
+lesquelles une valetaille insolente eût assurément reculé. Ensuite on
+passait à l'Ange, pour retomber sur quelqu'un des couples occupés à
+danser le bal breton. Puis on se demandait quelle vie menaient ces deux
+petites dévergondées, Cyprienne et Diane, qui étaient absentes depuis
+plus de deux heures!
+
+Et c'était, ma foi, très-significatif. On avait vu disparaître presque
+en même temps qu'elles ces deux grands fainéants de Robert et d'Étienne.
+
+Les trois Grâces Baboin échangeaient, à ce sujet, avec la chevalière
+adjointe de Kerbichel, des observations d'une philosophie si avancée,
+que le chevalier adjoint et les trois vicomtes avaient envie de rougir.
+
+Une chose bizarre, c'est que ces deux grands garçons d'Étienne et de
+Roger étaient revenus sans les petites! La Romance expliquait cela en
+disant que ces demoiselles avaient dû friper un peu leurs toilettes,
+pendant deux heures de promenade...
+
+--Et déranger leurs coiffures..., ajoutait l'Ariette.
+
+L'aigre Cavatine enchérissait.
+
+Et la charitable assemblée se laissait arracher quelques hargneux
+applaudissements.
+
+Étienne et Roger étaient rentrés ensemble dans le bal à peu près
+en même temps que Robert de Blois, M. le marquis de Pontalès et
+Macrocéphale.
+
+Tandis que ces derniers affectaient de se saluer en passant, comme
+gens qui ne se sont pas vus depuis longtemps déjà, Étienne et Roger
+parcouraient d'un regard triste les groupes animés des danseurs.
+
+Leur recherche s'était inutilement prolongée, et en revenant au salon
+de verdure, ils avaient l'espoir d'y retrouver Cyprienne et Diane.
+
+--Elles ne sont pas là!... dit Roger avec un gros soupir. Deux heures
+d'absence au milieu d'un bal!...
+
+La physionomie d'Étienne était mélancolique et pensive.
+
+--Nous ne les reverrons pas ce soir... murmura-t-il, et il faut que je
+sois à Redon demain avant le jour... Je ne pourrai pas lui faire mes
+adieux... Veux-tu te charger auprès d'elle de mon dernier message?
+
+--Avant de partir, répliqua Roger, tu peux encore la voir...
+
+Le jeune peintre secoua la tête.
+
+--Ce serait un moment cruel... dit-il, les heures de repos sont pour
+elles courtes et rares... Pourquoi les troubler?... Et puis, au moment
+de la séparation, je serais faible peut-être... Quand tu la verras,
+Roger, tu lui diras que je l'aimais... que je n'aimerai jamais une
+autre femme en ma vie... et qu'au prix de tout mon bonheur, je la
+voudrais voir heureuse...
+
+Sa voix tremblait. Il y avait dans son accent une sensibilité profonde
+qui faisait contraste avec ses habitudes d'insouciance et la gaieté
+leste de sa philosophie parisienne.
+
+Roger lui serra la main.
+
+--Je lui dirai que tu es le plus loyal garçon qui soit au monde!...
+répondit-il. Je lui dirai que tu as la fortune peut-être au bout de
+tes pinceaux... et que, si Dieu bénit ton travail, tu reviendras en
+Bretagne afin de la prendre pour femme.
+
+Les yeux d'Étienne étaient humides.
+
+--Merci! murmura-t-il.
+
+--Nous sommes jeunes!... reprit Roger avec un sourire ému, et Dieu est
+bon... peut-être que nous serons heureux tous ensemble quelque jour!...
+
+Pendant qu'ils causaient ainsi, Pontalès, Robert et l'homme de loi
+parcouraient le bal, et soutenaient leur rôle de gaieté forcée. Blaise
+servait des rafraîchissements, afin de faire acte de présence.
+
+Au moment où Roger prononçait ces dernières paroles, pleines d'espoir
+souriant et de foi dans l'avenir, la figure de Bibandier sortit de
+l'ombre, à quelques pas derrière lui.
+
+Le maigre visage du uhlan était couvert de pâleur; ses yeux roulaient,
+hagards, et ses cheveux mêlés se hérissaient sur son crâne.
+
+Les deux jeunes gens ne le voyaient point; par contre, les complices
+qui guettaient son arrivée l'aperçurent tous à la fois.
+
+Le sourire contraint de Robert et de Pontalès se glaça sur leurs
+lèvres. Macrocéphale aurait voulu fuir, et Blaise faillit laisser
+tomber le plateau qu'il tenait à la main.
+
+Il leur semblait à tous que le bal entier devait voir à nu leur
+détresse et deviner ce que signifiait l'apparition de ce visage livide
+du uhlan, qui se montrait à demi derrière l'une des portes du salon de
+verdure.
+
+Cette apparition ne dura, d'ailleurs, qu'un instant. Lorsque les
+quatre complices s'enhardirent à jeter vers la porte un second regard,
+Bibandier avait déjà disparu.
+
+Il prit une des allées du jardin au hasard et se dirigea vers un
+berceau désert.
+
+Sur son passage, sans savoir ce qu'il faisait, il éteignait les
+lampions, comme si la lumière eût blessé sa vue.
+
+L'obscurité se fit ainsi autour du berceau où Bibandier s'arrêta.
+
+Il n'attendit pas longtemps. Une minute s'était à peine écoulée que les
+quatre complices arrivèrent l'un après l'autre.
+
+Personne n'osait interroger.
+
+--Eh bien!... dit Bibandier d'une voix étouffée, vous ne me demandez
+pas mon histoire?
+
+Il y avait quelque chose d'étrange et de solennel dans l'émotion
+suprême de ce bandit sans coeur, qui avait conservé si longtemps, en
+face du crime, sa froide et cynique gaieté.
+
+En ce moment, tout son corps tremblait, il semblait prêt à défaillir.
+
+--Que vous est-il donc arrivé?... demanda enfin Robert.
+
+Bibandier s'appuya chancelant contre le treillage du berceau.
+
+--Elles sont mortes!... dit-il. Elles étaient bien belles toutes
+deux!... Maintenant elles sont mortes!...
+
+--Et personne ne vous a vu?... demanda Macrocéphale.
+
+--Mortes!... répéta le uhlan qui mit sa tête entre ses mains; tandis
+que je chantais en les conduisant vers le trou, elles me regardaient
+toutes deux avec leurs yeux angéliques... Je les vois encore... se
+reprit-il en frissonnant... leurs pauvres jolis corps couchés sur la
+planche...
+
+Il s'arrêta; sa voix s'embarrassait dans sa gorge.
+
+Les quatre complices l'écoutaient immobiles; une sueur froide leur
+baignait le front.
+
+--Quelqu'un n'a-t-il pas demandé, reprit-il sans relever la tête, si
+personne ne m'avait vu?...
+
+--Moi... balbutia le Hivain.
+
+--Un homme m'a vu... répondit Bibandier, et il vous a vus aussi, tous
+tant que vous êtes!...
+
+--Qui est cet homme?... demandèrent les quatre complices d'une seule
+voix.
+
+Bibandier garda le silence.
+
+Puis il reprit, comme en se parlant à lui-même:
+
+--J'avais promis! il fallait en finir... quand j'ai soulevé la première
+dans mes bras, l'autre s'est agitée au fond du bateau et j'ai vu ses
+grands yeux se remplir de larmes... Elles ne pouvaient point parler,
+mais leurs regards se cherchaient... J'ai eu pitié!... j'ai rapproché
+leurs deux visages et leurs bouches ont pu s'unir encore une fois.
+Puis je leur ai mis au cou les deux pierres que M. le Hivain m'avait
+données...
+
+ * * * * *
+
+Le surlendemain au matin, le bourg de Glénac vit une solennité.
+C'était une fête d'un genre bien différent. La petite église avait son
+portail tendu de noir, et les paysans, que nous avons vus rassemblés
+sur l'aire, autour du feu de joie de la Saint-Louis, s'échelonnaient,
+tristes et silencieux, dans le cimetière.
+
+On venait de dire la messe des morts sur deux cercueils, entourés de
+voiles blancs et ornés de ces fraîches fleurs qu'on jette, dernière
+parure, sur la tombe des jeunes filles.
+
+Nous eussions retrouvé là tous les invités du manoir; mais la famille
+n'était représentée que par un seul de ses membres, le vieil oncle
+Jean, bien que le nom de Penhoël eût été prononcé deux fois dans
+l'oraison mortuaire.
+
+Les cercueils fleuris contenaient les corps de Diane et de Cyprienne.
+
+René, Madame et l'Ange avaient manqué à la messe funèbre. Ce qui avait
+causé plus de surprise encore, ç'avait été de ne voir ni Roger de
+Launoy, ni le jeune peintre Étienne aux côtés de l'oncle en sabots.
+
+Étienne et Roger, en ce moment, étaient bien loin de Glénac. Ils
+ignoraient tous les deux les événements de la nuit de la Saint-Louis.
+
+Voici ce qui leur était arrivé:
+
+Vers le point du jour, quelques heures après la fin du bal, ils
+avaient descendu l'escalier du manoir, afin de prendre la route de
+Redon. Roger faisait la conduite à son ami.
+
+En passant sous la fenêtre des deux jeunes filles, Étienne s'arrêta, et
+Roger appela Cyprienne et Diane par leurs noms à plusieurs reprises.
+
+Point de réponse.
+
+--Elles dorment... dit Étienne qui jeta sur son épaule son petit paquet
+de voyage et partit enfin à grands pas.
+
+La route fut silencieuse entre les deux jeunes gens. A Redon, au moment
+de monter en voiture, Étienne dit à Roger en lui serrant une dernière
+fois la main:
+
+--Écoute... ce Robert te déteste presque autant que moi... et Penhoël
+n'est plus le maître... Si tu étais forcé de quitter le manoir, quelque
+jour, souviens-toi que je suis ton frère et que ma demeure, si petite
+et si pauvre qu'elle soit, sera toujours assez grande pour nous abriter
+tous deux.
+
+La voiture partit pour Rennes, et Roger resta seul.
+
+Les dernières paroles de son ami soulevaient en lui de vagues craintes,
+mais il était bien loin de penser, cependant, qu'il dût être réduit
+jamais à profiter de l'hospitalité offerte.
+
+Comme il entrait à l'auberge du père Géraud pour déjeuner, celui-ci
+lui remit une lettre arrivant par exprès du manoir.
+
+La lettre était écrite par M. Robert de Blois, et René de Penhoël avait
+mis au bas sa signature.
+
+Cela s'était fait le matin même. Robert semblait avoir profité de la
+courte absence du jeune homme pour lui porter ce coup plus à son aise.
+
+C'étaient quelques phrases sèches et sentant la raillerie où l'on
+disait à Roger, en substance, qu'il arrivait à l'âge d'homme, que les
+voyages forment la jeunesse, et que c'était pitié de le voir croupir,
+loin du monde, dans le petit bourg de Glénac.
+
+Roger lisait cela le rouge au front. La forme de ce congé le rendait
+plus cruel encore.
+
+Se voir éconduit froidement et avec moqueries, lui, le fils adoptif,
+dont l'enfance avait été entourée de tendresse, lui, qu'on avait aimé
+pendant vingt ans!
+
+Hélas! les pressentiments d'Étienne se réalisaient bien vite...
+
+Roger n'hésita pas; il avait le coeur fier, et le nom de Penhoël était
+au bas de la lettre. Il fallait partir; mais Cyprienne...
+
+Avant de quitter le pays pour toujours, sa première idée fut de
+retourner au manoir, afin de dire adieu à la pauvre fille dont il
+emportait l'amour. Ce fut la crainte de se trouver face à face avec le
+maître de Penhoël qui l'arrêta. Il s'enferma dans une des chambres du
+_Mouton couronné_, et se mit à écrire.
+
+Le papier où courait sa plume fut mouillé plus d'une fois de ses
+larmes, et pourtant, parmi ses phrases désolées, il y avait de
+l'espoir, car il était jeune et plein de courage.
+
+Il parlait pour lui et pour Étienne, dont il ne pouvait plus faire les
+adieux de vive voix; il disait aux deux soeurs:
+
+/#
+ «Nous vous aimons, nous travaillerons, nous reviendrons...»
+#/
+
+Le père Géraud fut chargé de porter la lettre que les deux pauvres
+jeunes filles ne devaient pas lire, hélas! et Roger monta à cheval pour
+courir après la voiture de Rennes.
+
+Au lieu de remettre son message, le bon aubergiste s'agenouilla dans
+l'église de Glénac et pria pour les deux pauvres filles mortes...
+
+En l'absence du maître de Penhoël et de Madame, c'étaient M. le marquis
+de Pontalès et Robert de Blois qui représentaient la famille en qualité
+d'amis, car le pauvre oncle Jean, écrasé sous sa douleur trop lourde,
+était incapable de s'occuper de rien.
+
+En cette circonstance, il fallait bien le reconnaître, le marquis,
+Robert et même M. le Hivain avaient témoigné à la famille une
+affection empressée. Il n'y avait pas jusqu'au fossoyeur de la
+paroisse, le pauvre Bibandier, qui n'eût fait preuve d'un dévouement
+très-méritoire.
+
+Les deux jeunes filles s'étaient noyées dans le marais, on ne savait
+trop comment. Les circonstances de leur fin restaient entourées d'un
+vague mystère. On disait seulement qu'ayant voulu traverser l'Oust sur
+un frêle batelet, elles avaient été emportées par le courant jusqu'à la
+_Femme-Blanche_.
+
+Le fossoyeur Bibandier avait retrouvé sur le rivage, le lendemain
+matin, des débris de la barque, et c'était lui qui avait donné l'éveil.
+
+Après une journée entière de recherches infructueuses, Pontalès, maître
+le Hivain, Robert de Blois et son domestique Blaise étaient restés
+seuls sur le lieu présumé de la catastrophe avec le fossoyeur Bibandier.
+
+Ce dernier, disait-on, avait plongé une grande partie de la nuit aux
+environs du tournant et avait fini par repêcher les deux corps. Du
+moins avait-on trouvé, le lendemain matin, deux cercueils déjà cloués à
+la porte de l'église.
+
+Les actes de décès avaient dû se faire en famille, M. de Penhoël étant
+maire.
+
+Quant au curé, c'était un petit cousin du marquis de Pontalès.
+
+D'ailleurs, personne ne songeait à douter; le malheur n'était que
+trop évident! Chacun pleurait et priait autour de ces pauvres petits
+cercueils que la terre allait sitôt recouvrir.
+
+S'il y avait des doutes parmi la foule sombre et consternée, ce n'était
+pas sur la mort elle-même, mais bien sur les circonstances qui avaient
+accompagné la mort.
+
+Cyprienne et Diane savaient conduire un bateau sur le marais aussi bien
+que pas un pêcheur de macles. Elles étaient habiles nageuses: comment
+ne pas concevoir des soupçons?
+
+Plus d'un regard défiant se fixait à la dérobée sur Pontalès et sur
+Robert.
+
+Il eût suffi d'un mot peut-être pour changer la douleur commune en
+colère, et alors, malheur aux assassins! Mais ce mot, personne ne le
+prononçait. Il n'y avait point de preuves, et certes, le crime ne
+pouvait point se lire sur les figures tranquilles du marquis et de M.
+de Blois.
+
+L'impression d'horreur, produite par la scène nocturne du Port-Corbeau,
+avait eu déjà le temps de s'effacer. En somme, ce meurtre était
+nécessaire, et s'ils frissonnaient encore en songeant aux détails
+repoussants de leur crime, en revanche, ils s'applaudissaient. La joie
+compensait bien le remords.
+
+Ils étaient là, remplaçant la famille; les paysans pouvaient voir sur
+leurs physionomies, composées habilement, une tristesse recueillie et
+calme.
+
+Les soupçons tombaient; d'ailleurs, parmi les paysans, ceux qui ne
+récitaient point la prière funèbre étaient occupés tout entiers à
+parler de la catastrophe et des pauvres enfants qu'on avaient vues,
+l'avant-veille encore, si jeunes et si belles, ouvrir le bal de la
+Saint-Louis.
+
+Hommes et femmes chuchotaient à la porte de l'église et, comme c'est
+l'habitude des bonnes gens de Bretagne, chacun cherchait dans ses
+souvenirs un présage à cette mort funeste.
+
+--Le vieux Benoît l'avait bien dit!... murmurait-on, personne ne
+voulait le croire, quand il répétait que les filles de Penhoël seraient
+trois belles-de-nuit avant le jour de sa mort... En voici deux déjà!...
+
+--Et la petite demoiselle Blanche est bien malade!...
+
+--Elles _reviendront_, les chères filles!... reprenait une ménagère en
+égrenant son chapelet.
+
+Une voix effrayée s'éleva au milieu du groupe et dit:
+
+--Elles sont déjà revenues!
+
+Chacun tressaillit et se rapprocha.
+
+C'était le petit Francin qui avait parlé. Il était tremblant et tout
+pâle.
+
+--Oui... oui... poursuivit-il en baissant les yeux, c'est moi qui ai
+dit le premier _De profundis_ pour le salut de leurs âmes... car je les
+ai vues cette nuit... et j'ai bien reconnu qu'elles étaient mortes.
+
+Le père Géraud avait fendu la presse et tenait l'enfant par le bras.
+
+--Tu les as vues?... balbutia-t-il.
+
+Le petit paysan frémissait de tous ses membres.
+
+--C'était ce matin, une heure avant le jour... dit-il, j'allais
+au marais chercher nos chevaux... j'ai vu quelque chose de blanc
+qui se remuait au pied de l'aune où l'on amarre le grand bac de
+Port-Corbeau... J'avais peur, mais j'ai pensé tout de suite aux
+demoiselles... Oh! je les ai bien reconnues!... Elles portaient les
+mêmes robes que le soir du bal!... Elles étaient là toutes deux
+agenouillées au pied de l'arbre, et il me semblait qu'elles creusaient
+la terre... J'ai fait du bruit en me sauvant, et quand je me suis
+retourné pour voir encore, elles avaient disparu...
+
+On entamait la dernière hymne sous la porte de l'église. Les paysans se
+turent et mêlèrent leurs voix émues à celles des prêtres.
+
+La _société_, qui avait occupé durant le service la place d'honneur,
+au-devant de l'autel, sortait à ce moment; la _société_ causait ici
+comme dans le salon de verdure.
+
+--Pauvres chères filles!... gémissait l'aînée des trois Grâces Baboin;
+qui aurait pensé jamais cela?...
+
+Elle essuya une larme entièrement fictive.
+
+--Ce que c'est que de nous!... soupira la Romance.
+
+Madame veuve Claire Lebinihic regardait du coin de l'oeil les trois
+vicomtes pour constater l'effet produit par sa toilette de deuil.
+
+--Mesdames, dit gravement le chevalier adjoint de Kerbichel, c'est la
+loi commune.
+
+Le petit frère Numa fit observer ceci:
+
+ Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre,
+ Est sujet à ses lois;
+
+Le chevalier adjoint interrompit:
+
+ Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
+ N'en défend pas nos rois!
+
+--Ah! murmura la Cavatine, les hommes n'ont pas de coeur!... Au lieu de
+pleurer comme nous autres femmes, ils citent des passages de Bossuet ou
+de Voltaire...
+
+La porte de l'église s'ouvrit à deux battants, et le convoi sortit,
+escorté par les jeunes filles du bourg. Devant les cercueils, les
+danseuses du bal de la Saint-Louis marchaient vêtues encore de leurs
+robes blanches.
+
+L'oncle Jean, soutenu par le père Chauvette, suivait le cortége, ainsi
+que Pontalès, Robert, maître le Hivain et Blaise.
+
+--Prêtez-moi votre flacon, ma chère demoiselle, dit la chevalière
+adjointe à Églantine Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, j'ai bien peur de
+me trouver mal!...
+
+--Ma chère dame, répliqua la Romance, il faut se faire une raison,
+voyez-vous!... Dieu sait que mes soeurs et moi nous aimions les pauvres
+petites plus que personne, mais à présent tout est fini et le désespoir
+n'y fait rien!
+
+--D'ailleurs... reprit la Cavatine passant des sanglots au commérage
+par une habile tangente, faut-il beaucoup regretter la vie pour elles?
+
+Toute la partie féminine de la _société_ poussa en coeur un gros soupir.
+
+--Hélas! reprit la Romance, elles n'étaient pas heureuses!... C'est
+au point que je ne me suis pas révoltée, comme j'aurais dû le faire
+peut-être, quand on m'a parlé de suicide...
+
+La Romance prononça ces derniers mots discrètement et juste assez haut
+pour que tout le monde pût les entendre.
+
+--Oh!... mademoiselle!... se récrièrent les vicomtes.
+
+Madame veuve Claire Lebinihic et la chevalière adjointe ouvraient les
+yeux et les oreilles, flairant une médisance de haut goût.
+
+La Romance baissa la voix davantage et leva ses regards au ciel.
+
+--Je ne connais pas ces choses-là!... murmura-t-elle, mais on dit que
+quand les jeunes filles ont été trompées...
+
+--Ça arrive tous les jours!... interrompit madame Claire Lebinihic.
+
+--Et voyez!... reprit la Romance encouragée, voyez si Roger et ce
+vagabond d'Étienne ont osé paraître à l'enterrement!...
+
+On chercha des yeux les deux jeunes gens.
+
+--C'est vrai!... dit un des vicomtes, je n'avais pas songé à cela.
+
+Et dans l'esprit de chacun la mémoire des deux filles de l'oncle Jean
+fut ternie.
+
+Le convoi atteignait la partie du cimetière où se trouvaient les
+sépultures des Penhoël. Les trois Grâces Baboin gardèrent le silence,
+contentes désormais d'avoir jeté quelques fleurs sur ces pauvres
+tombes...
+
+L'aspect du cimetière était triste et morne, les chants faisaient
+trêve. Les paysans, muets et le rosaire à la main, se rangeaient autour
+des deux fosses ouvertes.
+
+Bibandier était à son poste de fossoyeur.
+
+Au moment où il étendait la main pour mettre le premier cercueil en
+terre, un bras se posa au-devant de lui et le fit reculer.
+
+En même temps une clameur sourde, mêlée de surprise et d'épouvante,
+courut dans le cercle des bonnes gens.
+
+Entre le fossoyeur et les deux bières, une sorte de fantôme, que sa
+maigreur faisait paraître d'une taille démesurée, venait de se dresser,
+sortant on ne sait d'où.
+
+Il était là si hâve et si décharné, que tous, en ce premier moment,
+crurent que la terre s'était ouverte pour lui livrer passage.
+
+Puis un nom domina les murmures de la foule.
+
+--Benoît Haligan! disait-on, Benoît le sorcier!
+
+Le voir en ce lieu était aussi étrange assurément que de voir un vrai
+spectre percer la terre.
+
+Comment avait-il quitté le grabat où sa longue agonie le clouait depuis
+des mois entiers? Quelle force mystérieuse l'avait aidé à monter la
+colline?...
+
+Chacun, dans le cimetière, regardait avec stupéfaction.
+
+Benoît se tenait droit et roide auprès des fosses. Son oeil cave se
+fixa d'abord sur Bibandier, qui tourna la tête; puis sur Pontalès,
+Robert de Blois, maître le Hivain et Blaise, qui ne purent s'empêcher
+de baisser les yeux.
+
+Après quelques secondes de silence, le vieux passeur courba lentement
+sa haute taille et soupesa les deux bières l'une après l'autre.
+
+Tandis qu'il se redressait, on vit autour de sa lèvre flétrie une sorte
+de sourire...
+
+--Que Dieu prenne en pitié ceux qui vivent et ceux qui sont morts!...
+dit-il en croisant ses bras sur sa poitrine.
+
+Il salua Jean de Penhoël en l'appelant par son nom, et sortit du
+cimetière. La foule lui fit un large passage.
+
+En redescendant la colline, ses jambes amaigries chancelaient sous le
+poids de son corps, mais il ne s'arrêtait point. Il ne cessa de marcher
+qu'en atteignant le rivage de l'Oust, au pied de l'aune où le grand bac
+était amarré.
+
+Une fois là, il se mit sur ses genoux et approcha sa tête du sol qui
+semblait avoir été remué fraîchement.
+
+Ses mains ridées se joignirent, et il se laissa choir, épuisé, sur
+l'herbe en murmurant:
+
+--Que Dieu et la Vierge les protégent!...
+
+ * * * * *
+
+Au cimetière, la fête funèbre était finie, et Bibandier, achevant son
+office de fossoyeur, recouvrait de terre les tombes de Diane et de
+Cyprienne...
+
+
+
+
+XV
+
+DEUX TOMBES.
+
+
+On entendait jusque dans la chambre de l'Ange le son métallique et
+vibrant de la grande pendule du salon, qui sonnait lentement neuf
+heures.
+
+C'était le soir de la messe funèbre, dite à la paroisse de Glénac, pour
+Diane et Cyprienne de Penhoël.
+
+La veille, à ce même moment, la grande pendule du salon aurait bien
+pu sonner pendant un quart d'heure sans que personne y prît garde, au
+milieu des joyeux bruits de la fête. Mais c'était du plaisir que les
+hôtes de Penhoël étaient venus chercher au manoir; ils avaient fui
+devant ce deuil qui s'était glissé tout à coup parmi la joie promise.
+
+Que faire en une maison mortuaire? Les hôtes de Penhoël étaient tous
+partis jusqu'au dernier. A présent, au lieu des gaies rumeurs du bal,
+on avait le silence morne; au lieu de cette foule remuante et rieuse
+qui animait les verts bosquets du jardin, la solitude; au lieu des
+illuminations prodiguées, les ténèbres épaisses et muettes.
+
+On eût dit une maison abandonnée. Sur toute la façade du manoir on ne
+voyait que deux lueurs faibles et perçant à peine la soie des tentures;
+une de ces lumières brûlait chez René de Penhoël, l'autre éclairait la
+chambre de l'Ange.
+
+Madame était assise au chevet de sa fille, dont les yeux alourdis par
+les larmes venaient de se fermer depuis quelques minutes. Blanche
+dormait d'un sommeil inquiet et plein de tressaillements. La douleur
+qui l'avait navrée durant tout le jour revenait sans doute en ses
+rêves, car la pauvre enfant se plaignait et gémissait dans son sommeil.
+
+Blanche avait bien pleuré; Cyprienne et Diane n'étaient plus là, ses
+deux cousines qu'elle aimait tant! La veille encore, elle enviait leur
+sourire, et maintenant on les avait mises en terre. La pauvre Blanche
+avait subi, durant toute la journée, cette douleur pleine d'étonnement
+et d'effroi qui prend les enfants au premier aspect de la mort.
+
+A son âge et quand on n'a pas vu encore s'en aller pour jamais une
+personne chère, on ne croit pas tout de suite à l'éternelle séparation.
+L'esprit repousse longtemps l'idée de la mort, et de vagues espoirs
+s'obstinent au fond du coeur.
+
+Blanche avait pensé plus d'une fois dans la journée que tout cela était
+un songe funeste. Dès que ses paupières se fermaient, fatiguées de
+larmes, elle croyait voir les douces figures de ses cousines sourire à
+son chevet.
+
+Est-ce qu'on meurt ainsi toute jeune et toute belle? Est-ce que la
+tombe peut s'ouvrir au seuil de la salle de bal?
+
+Les yeux de l'Ange étaient rouges et humides encore. Le sommeil l'avait
+surprise, sans doute, au milieu d'une prière, car ses mains restaient
+jointes sous sa couverture. Elle était beaucoup plus changée que le
+soir de la Saint-Louis. La maladie ne pouvait point lui enlever son
+exquise beauté, mais son visage portait les traces de la souffrance
+physique et de l'affaiblissement.
+
+Il n'en fallait pas tant d'ordinaire pour que l'oeil de Madame,
+attentif et inquiet, ne quittât pas un seul instant les traits de sa
+fille chérie. Mais aujourd'hui, Marthe de Penhoël tenait ses regards
+cloués au sol et semblait oublier la présence de l'Ange.
+
+Elle n'entendait pas la plainte qui s'exhalait de la bouche de sa
+fille; elle ne voyait point la pauvre enfant s'agiter sur son lit, et
+pâlir parfois tout à coup aux élancements d'une douleur plus aiguë.
+
+La figure de Marthe semblait être de pierre. Depuis la tombée du jour,
+elle était assise à la même place. Elle n'avait pas fait un mouvement.
+
+Ses yeux, fixés à terre, n'avaient point de pensée. Le sang avait
+abandonné complétement sa joue livide et comme morte.
+
+Plusieurs fois avant de s'endormir, accablée, Blanche lui avait adressé
+la parole. Point de réponse.
+
+Et c'était étrange! Madame accueillait si avidement d'ordinaire chaque
+mot tombant des lèvres de sa fille!...
+
+Elle n'entendait pas. Quand une torture trop poignante déchire l'âme,
+on devient insensible et sourd.
+
+Mais quelle était cette torture? Du vivant des filles de l'oncle Jean,
+Marthe de Penhoël était bien froide envers elles. La mort des deux
+pauvres enfants l'avait-elle donc changée au point de mettre à la place
+de sa froideur des regrets navrants et passionnés?
+
+Ou sa douleur avait-elle une autre cause?
+
+Marthe était seule, et nulle oreille amie ne s'ouvrait pour recevoir sa
+confidence. Sa pensée restait un secret entre elle et Dieu.
+
+Quand le son de la pendule du salon arriva jusqu'à son oreille, à
+travers les murailles épaisses, sa tête, qui se renversait au dossier
+de son fauteuil, se pencha en avant, comme pour écouter.
+
+Elle compta jusqu'à neuf: puis ses mains se croisèrent froides et
+blanches sur sa robe de deuil.
+
+--Neuf heures!... murmura-t-elle d'une voix brève et altérée; la
+dernière fois qu'elles chantèrent, l'heure sonna pendant le second
+couplet... Je m'en souviens, c'était neuf heures!
+
+Elle s'arrêta comme si son esprit eût écouté en songe une lointaine
+mélodie.
+
+Puis deux larmes brillèrent dans ses yeux, jusqu'alors secs et brûlants.
+
+Elle se prit à dire lentement, et comme si elle n'avait point eu la
+conscience de ses propres paroles, les derniers vers du chant des
+_Belles-de-Nuit_:
+
+ Cette brise, c'est ton haleine,
+ Pauvre âme en peine;
+ Et l'eau qui perle sur les fleurs,
+ Ce sont tes pleurs...
+
+Un long soupir souleva sa poitrine.
+
+--Toutes deux!... murmura-t-elle; s'il revient... que lui dirai-je?...
+
+En ce moment, Blanche rendit une plainte plus distincte; Madame releva
+les yeux sur elle. Mais son regard, au lieu de cet amour exclusif et
+jaloux qui l'animait naguère lorsqu'elle contemplait l'Ange, exprima
+une sorte de colère concentrée.
+
+--Mademoiselle de Penhoël!... prononça-t-elle avec un sourire amer;
+l'héritière!... Toutes les joies vous étaient dues!... Tous les
+respects... et tout l'amour!... Pour elles, rien!... Étaient-elles
+moins belles ou moins bonnes?... Mon Dieu! mon Dieu! toutes mes
+caresses étaient pour l'une, et les autres souffraient, dédaignées...
+les autres qui se dévouaient et qui mouraient pour moi!...
+
+Ses sourcils étaient froncés; son regard se fixait toujours, dur et
+froid, sur Blanche endormie.
+
+--Mademoiselle de Penhoël!... répéta-t-elle avec une amertume
+croissante; la fille de la maison!... Les autres s'asseyaient au bas
+bout de la table... et n'était-ce pas par charité qu'elles mangeaient
+le pain du manoir?...
+
+Elle se leva d'un mouvement brusque, et continua en s'adressant à
+l'Ange, comme si la pauvre enfant eût pu l'entendre:
+
+--Vous leur aviez tout pris, vous!... leur place dans le monde... leur
+héritage... jusqu'au sourire de leur mère!...
+
+Une larme vint mouiller les cils baissés de Blanche qui rêvait. La tête
+de Madame se pencha sur sa poitrine.
+
+--Jusqu'au dernier jour!... reprit-elle; oh!... il m'a fallu rester
+auprès de votre lit, tandis que des étrangers jetaient la terre bénite
+sur leur tombe!... Abandonnées!... abandonnées depuis le berceau
+jusqu'à la mort!...
+
+Elle se couvrit le visage de ses mains et garda le silence durant
+quelques minutes; puis, se redressant tout à coup, elle dit avec un
+élan de passion:
+
+--Après la mort, du moins, on peut les aimer, je pense!... Dormez
+heureuse, Blanche de Penhoël... Pour la première fois, je vais vous
+abandonner, ma fille, afin de prier pour elles!...
+
+Marthe oublia de mettre un baiser sur le front de sa fille. Elle
+traversa la chambre à pas lents et s'engagea dans les corridors du
+manoir, après avoir fermé la porte à double tour.
+
+Elle ne rencontra ni valets ni maître sur son chemin. La maison
+semblait déserte.
+
+Une fois dehors, elle pressa le pas pour se diriger vers la paroisse de
+Glénac, qui était distante d'un grand quart de lieue.
+
+Le temps était lourd et accablant comme la veille; seulement une
+brise tiède soufflait par rafales et déchirait çà et là le voile de
+nuages qui couvrait le ciel. La lune se montrait par intervalles,
+faisant sortir des ténèbres les marais et les montagnes. Cela durait
+une minute, et tout disparaissait, envahi de nouveau par la nuit
+victorieuse.
+
+Le long de la route solitaire, Marthe de Penhoël chancela plus d'une
+fois, car elle était bien faible. Plus d'une fois elle s'arrêta saisie
+d'une sorte d'épouvante, parce qu'un rayon de lune glissant tout à coup
+à travers les arbres lui montrait, couchées sur l'herbe, deux enfants
+immobiles et endormies dans leurs robes blanches...
+
+D'autres fois, quand son regard se tournait vers le marais qui
+s'étendait sur sa gauche à perte de vue, il lui semblait qu'une voix
+triste murmurait à son oreille les mélancoliques paroles du chant
+breton.
+
+C'était l'heure où les vierges mortes viennent pleurer la vie sous les
+saules. Marthe apercevait comme des ombres vagues qui se mouvaient au
+bord de l'eau. Pauvres belles-de-nuit!... Marthe était une fille de la
+Bretagne. Ses yeux se mouillaient de larmes, et ses bras s'étendaient
+vers les saules.
+
+Elle poursuivait sa route. Autour de son intelligence frappée il
+y avait comme une brume. Ses pensées flottaient, confuses. Elle se
+surprenait à sourire au milieu de ses larmes, et ne trouvait plus la
+fin de la prière commencée...
+
+Elle avait tant souffert!
+
+Le cimetière de Glénac fait le tour de la petite église, dont les
+murailles indigentes et décrépites s'élèvent à mi-coteau, dominant
+tout le passage que nous avons décrit plus d'une fois. L'unique rue
+du bourg descend tortueusement vers le marais et baigne ses dernières
+maisons dans les grandes eaux, lorsque vient le _déris_. Le tournant
+de Trémeulé est situé sur la paroisse de Glénac, et la _Femme-Blanche_
+a mis bien des fois en branle les cloches de la flèche pointue et
+bleue, pour sonner le glas des noyés. Derrière l'église il y a deux
+grands ifs, si touffus qu'on ne voit point le ciel à travers leurs
+branches. Ils dépassent en hauteur la croix de pierre qui marque, sur
+la toiture, la place de l'autel. Les vieillards disent que les pères de
+leurs grands-pères ont vu ces arbres hauts et touffus déjà: ils ont des
+siècles d'âge...
+
+Entre les deux ifs, une balustrade en bois séparait du commun des
+tombes un espace carré: c'était la sépulture de Penhoël depuis qu'on
+n'enterrait plus sous les dalles de l'église.
+
+Marthe entra dans l'enceinte où la lumière de la lune lui montra les
+deux tombes toutes fraîches et que nulle pierre ne recouvrait encore.
+
+Marthe se mit à genoux entre les deux tombes, et demeura longtemps
+immobile. L'air sentait l'orage: le vent commençait à se lever,
+fouettant l'atmosphère pesante; le gras feuillage des ifs s'agitait
+par intervalles, et la girouette de l'église, tournant à ce souffle
+incertain qui précède la tempête, jetait dans la nuit sa plainte rauque.
+
+Marthe n'entendait rien; seulement, quand le vent portait et que le
+bruit sourd du tournant de Trémeulé montait jusqu'à elle, son corps
+semblait éprouver un choc soudain.
+
+Elle savait que les cadavres des deux jeunes filles avaient été
+retrouvés sous la _Femme-Blanche_.
+
+Les minutes s'écoulaient. Marthe restait toujours muette et sans
+mouvement. Au bout d'un quart d'heure environ, elle rejeta en arrière
+ses longs cheveux qui lui couvraient le visage, car elle était sortie
+tête nue. Sans l'ombre épaisse projetée par les deux ifs, on eût pu
+voir en ce moment sur ses traits un sourire tranquille et doux.
+
+Sa douleur s'endormait en un rêve...
+
+--Diane!... dit-elle tout bas.
+
+Et comme le silence répondait seul à cet appel, Marthe se tourna vers
+l'autre tombe.
+
+--Cyprienne!... dit-elle encore.
+
+Toujours le silence.
+
+Marthe mit ses deux mains sur son coeur; un éclair se faisait dans la
+nuit de son intelligence.
+
+--C'est donc bien vrai!... murmura-t-elle. Je ne verrai plus
+leur sourire!... Elles sont là toutes deux dans la terre!...
+M'entendent-elles?... Savent-elles comme je les trompais... et tout ce
+qu'il y avait pour elles d'amour au fond de mon coeur?...
+
+Elle joignit ses mains sur ses genoux; ses yeux ne pouvaient point
+pleurer, mais dans sa voix brisée il y avait des larmes.
+
+--Pauvres enfants! reprit-elle; pauvres enfants chéris!... Belles
+âmes qui viviez de dévouement et de tendresse! Elles se croyaient
+dédaignées... Autour d'elles, il n'y avait que froideur... et jamais
+une plainte!... Il y a deux jours encore, quand je les trouvai
+agenouillées à mes côtés comme deux anges consolateurs, elles me
+parlèrent de mourir pour moi... Et moi je n'eus que des paroles
+de raillerie!... Oh! pitié!... pardon!... je vous aimais! je vous
+aimais!...
+
+Des pleurs brûlants inondaient maintenant sa joue, et des sanglots
+soulevaient sa poitrine haletante.
+
+--Je vous aimais!... poursuivit-elle en faisant signe de presser contre
+son coeur une personne chère; Dieu le savait... Dieu voyait mes larmes
+et connaissait mon martyre!... Oh! vous ne souffriez pas seules,
+pauvres enfants!... Et maintenant que vous êtes des saintes dans le
+ciel, priez pour moi qui reste après vous à souffrir!...
+
+Elle n'avait plus de voix. Le silence régna dans le cimetière.
+
+Quand Marthe reprit la parole, son accent était doux et tout plein de
+caresses.
+
+--Dieu est bon..., dit-elle; je sens bien que je ne serai pas
+longtemps sans vous revoir... Que de baisers quand nous serons toutes
+ensemble!... Je ne me cacherai plus... Je vous montrerai mon âme...
+Nous aimer!... nous aimer!... ce sera notre joie dans le paradis!
+
+Elle tressaillit et releva tout à coup sa taille affaissée.
+
+--Blanche!... dit-elle, comme si une voix eût murmuré ce nom à son
+oreille; c'est vrai... je l'avais oubliée...
+
+Puis elle ajouta avec amertume:
+
+--Toujours elle entre vous et moi... Toujours!... Et vous l'aimiez,
+pauvres martyres, cette enfant heureuse qui vous prenait ma
+tendresse... Blanche!... oui, je suis sa mère... il faut que je veille
+sur elle... et je n'ai pas le temps de rester avec vous!...
+
+Avant de se relever, elle toucha de ses lèvres la terre humide qui
+recouvrait les deux tombes.
+
+--Au revoir!... murmura-t-elle, je reviendrai demain.
+
+Elle sortit du cimetière. Tandis qu'elle reprenait la route parcourue,
+le vent, qui gagnait à chaque instant en violence, la frappait au
+visage. Au bout de quelques minutes, l'espèce de voile qui était sur
+son esprit se déchira. Durant l'heure qui venait de s'écouler, elle
+avait agi et parlé comme en un rêve. Maintenant elle se retrouvait tout
+à coup en face de la réalité; la pensée de sa fille envahissait de
+nouveau son coeur.
+
+Elle n'avait pas tout perdu, puisque Blanche lui restait, Blanche son
+cher trésor!...
+
+Si on lui eût rappelé l'amertume récente de ses paroles, alors qu'elle
+s'agenouillait entre les deux tombes, Marthe n'y aurait point voulu
+croire.
+
+Reprocher à l'enfant adorée l'amour qu'on lui prodiguait, n'était-ce
+pas un blasphème?
+
+Marthe pressait le pas.
+
+Elle se disait que l'Ange se serait peut-être réveillée durant son
+absence, et qu'elle aurait appelé en vain.
+
+Elle se voyait d'avance rentrant dans la chambre un moment désertée
+et s'élançant vers le petit lit pour couvrir de baisers le front de
+l'Ange.... de l'Ange qui souriait contente et guérie....
+
+Oh! il y avait encore du bonheur dans sa misère!
+
+Ces pauvres coeurs frappés prennent tout à l'extrême. Ils n'ont plus de
+règle parce que leur force est brisée. On les voit passer du désespoir
+à l'allégresse, et tout sentiment chez eux semble exalté par une sorte
+de fièvre.
+
+L'âme de Marthe s'inondait de joie. Blanche était tout pour elle en ce
+moment. Toutes ses facultés d'aimer se rattachaient à Blanche.
+
+Le même paysage triste était toujours autour d'elle: la colline, tantôt
+ensevelie dans la nuit, tantôt effleurée par la lueur pâle qui tombait
+de la lune; le marais immense et plat, au milieu duquel se dressait
+la fantastique figure de la _Femme-Blanche_, qui aurait dû lui parler
+encore des deux jeunes filles mortes...
+
+Mais elle ne voyait plus avec les mêmes yeux. Il lui semblait que la
+nuit souriait au-devant de ses pas. Elle était forte; sa marche ne
+chancelait plus. Elle se hâtait, consolée, parce qu'elle voyait briller
+au loin, sur la façade sombre du manoir, la lumière qu'elle avait
+laissée dans la chambre de sa fille...
+
+ * * * * *
+
+Vers cette même heure, un cavalier suivait la route de la Gacilly à une
+demi-lieue de Redon.
+
+Ce cavalier avait la même pensée que Madame, et son coeur joyeux
+battait bien fort au souvenir de Blanche qu'il allait revoir.
+
+C'était Vincent de Penhoël arrivant de Brest, à l'aide des pièces d'or
+que Berry Montalt, le nabab de Mascate, lui avait données.
+
+Vincent avait payé le capitaine anglais et s'était dirigé vers
+l'Ille-et-Vilaine, sans passe-port, au risque de tomber entre les mains
+de la justice. Il était si pressé de revoir Penhoël!
+
+Il poussait son cheval, et ne s'inquiétait guère plus que Madame de
+l'orage menaçant, qui courbait déjà les branches flexibles des taillis.
+
+Comme il arrivait à la hauteur du bourg de Bains, dans ce même chemin
+creux où nous avons vu l'armée du uhlan Bibandier arrêter jadis
+Robert et Blaise, il entendit au-devant de lui le pas d'un cheval, et
+l'instant d'après un cavalier passa au grand galop à son côté.
+
+Vincent crut apercevoir confusément que le cheval portait un double
+fardeau, un homme et une femme.
+
+Cela ne le regardait point assurément, et pourtant son coeur se serra.
+
+Sans se rendre compte de ce qu'il faisait, il appela le cavalier et le
+somma de s'arrêter.
+
+Mais celui-ci avait déjà disparu à un coude de la route. Vincent n'eut
+point de réponse.
+
+Un irrésistible instinct lui fit tourner la tête de son cheval; il fit
+même quelques pas en arrière, et la pensée que l'inconnu était beaucoup
+mieux monté que lui put seule l'arrêter.
+
+Il continua sa route vers Penhoël la tête basse et frappé par un
+pressentiment triste qu'il ne pouvait point secouer...
+
+ * * * * *
+
+Madame venait de rentrer au manoir de Penhoël. Les corridors étaient
+toujours déserts. Elle trouva la porte de l'Ange fermée à double tour
+comme elle l'avait laissée.
+
+Elle fit tourner vivement la clef dans la serrure et s'élança vers le
+lit les bras tendus, le sourire aux lèvres.
+
+Le lit était vide.
+
+Madame ne perdit point son sourire.
+
+--Petite méchante, murmura-t-elle, qui a voulu me punir de l'avoir
+laissée seule un instant!...
+
+Elle chercha en se jouant derrière les rideaux et sous les portières.
+
+--Blanche!... appela-t-elle sans élever la voix, où es-tu?
+
+Blanche ne répondait pas.
+
+Madame ouvrit les portes des cabinets et en fouilla les moindre recoins.
+
+--Blanche!... répétait-elle d'une voix altérée déjà; ne cherche pas à
+m'effrayer plus longtemps, ma fille... Si tu savais, je n'ai que trop
+de raisons de craindre!... Blanche!... Blanche!... je t'en prie!...
+
+Elle tremblait; mais elle souriait encore.
+
+Tout à coup elle poussa un grand cri et se laissa choir sur ses deux
+genoux.
+
+Elle venait de voir la fenêtre ouverte et la tête d'une échelle dont
+les derniers barreaux dépassaient le balcon...
+
+
+FIN DU DEUXIÈME VOLUME.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ TABLE DES MATIÈRES
+ DU DEUXIÈME VOLUME.
+
+ Deuxième partie.
+ Le manoir.
+ (Suite.)
+
+ III Mystères. 1
+ IV Mère et fille. 27
+ V Diane et Cyprienne. 47
+ VI Un coin du voile. 67
+ VII Sous la Tour-du-Cadet. 87
+ VIII Maître le Hivain. 107
+ IX Rendez-vous. 129
+ X Prédictions. 149
+ XI Conciliabule. 163
+ XII Petits démons. 183
+ XIII Deux pierres. 205
+ XIV Pauvres filles! 219
+ XV Deux tombes. 245
+
+
+ Corrections.
+
+ Pages 3, 7, 14, 52: «Babouin» remplacé par «Baboin»
+ (Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang).
+ Page 6: «un» remplacé par «une» (une partie du cercle).
+ Page 19: «désappoinié» par «désappointé» (Roger était presque
+ désappointé).
+ Page 51: «Carentoire» par «Carentoir» (entre Redon et Carentoir).
+ Page 58: «Halligan» par «Haligan» (Benoît Haligan les avait
+ tenues).
+ Page 62: «tournois» par «tournoi» (dans ce grand tournoi).
+ Page 123: «close» par «clause» (frappées d'une clause de réméré).
+ Page 129: «atttendre» par «attendre» (pour attendre Robert de
+ Blois).
+ Page 131: «Carantoir» par «Carentoir» (entre Redon et Carentoir).
+ Page 133: «une» par «un» (un espace de quelques pieds carrés).
+ Page 167: «décendre» par «défendre» (défendre Penhoël malgré lui).
+ Page 171: «queston» par «question» (l'homme en question).
+ Page 196: «quant» par «quand» (quand il fallait traverser un
+ taillis).
+ Page 237: «a» par «as» (Tu les as vues).
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Les belles-de-nuit, Tome II, by Paul Féval
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES BELLES-DE-NUIT, TOME II ***
+
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+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
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+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
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+Foundation as set forth in Section 3 below.
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+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
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+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
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+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
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+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
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+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
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+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
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+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation information page at www.gutenberg.org
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
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+North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
+contact links and up to date contact information can be found at the
+Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
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+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
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+works.
+
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+concept of a library of electronic works that could be freely shared
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+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Les belles-de-nuit, Tome II, by Paul Féval
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les belles-de-nuit, Tome II
+ ou les anges de la famille
+
+Author: Paul Féval
+
+Release Date: January 7, 2014 [EBook #44613]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES BELLES-DE-NUIT, TOME II ***
+
+
+
+
+Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the
+Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
+(This file was produced from images generously made
+available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+<div class="box" id="au_lecteur">
+<p>Au lecteur:</p>
+
+<p>L'orthographe d'origine a été conservée, mais quelques erreurs
+typographiques évidentes ont été corrigées.</p>
+
+<p><span class="screenonly">Pour voir ces corrections, faites glisser votre souris, sans cliquer,
+sur un mot souligné <ins title="texte original">en pointillés gris</ins> et le texte d'origine apparaîtra.</span>
+<span class="handonly">La <a href="#cor_list">liste</a> de ces corrections se trouve à la fin du texte.</span></p>
+
+<p>Une <a href="#toc">table des matières</a> a été ajoutée.</p>
+</div>
+
+<p class="sep4 cent">LES<br />
+<span class="t1">BELLES-DE-NUIT.</span></p>
+
+<hr class="hr50" />
+
+<p class="cent t4 sepb">IMPRIMERIE DE G. STAPLEAUX.</p>
+
+<div class="npage">
+
+<h1><span class="t4">LES</span><br />
+<span class="t2">BELLES-DE-NUIT</span></h1>
+
+<p class="sep2 cent"><span class="t4">OU</span></p>
+
+<p class="cent t2"><b>LES ANGES DE LA FAMILLE</b></p>
+
+<p class="sep2 cent t4">PAR</p>
+
+<p class="cent t2"><b>Paul Féval.</b></p>
+
+<div class="figcenter" style="width: 300px;">
+<img class="sep2" src="images/im-01.jpg" width="300" height="125" alt="TOME II" title="TOME II" />
+</div>
+
+<p class="sep2 cent t2">BRUXELLES.</p>
+
+<p class="cent">MELINE, CANS ET C<sup>ie</sup>, LIBRAIRES-ÉDITEURS.</p>
+
+<table summary="Éditeurs associés">
+<tr>
+ <td style="border-right: solid 1px; padding-right: 1em;"><p class="cent t4"><b>LIVOURNE.</b><br />
+ MÊME MAISON.</p></td>
+ <td style="padding-left: 1em; padding-right: 1em;"><p class="cent t4"><b>LEIPZIG.</b><br />
+ J. P. MELINE.</p></td>
+</tr>
+</table>
+
+<hr class="mini" />
+
+<p class="cent t2">1850</p>
+
+</div>
+
+<h2 id="Page_1">DEUXIÈME PARTIE.<br />
+<b>LE MANOIR.</b><br />
+<span class="t4">(SUITE.)</span></h2>
+
+<div class="figcenter" style="width: 150px;">
+<img class="sep2" src="images/filet.jpg" width="150" height="11" alt="" title="" />
+</div>
+
+<h3 style="margin-top: 2em;">III<br />
+<b>MYSTÈRES</b>.</h3>
+
+<p>La partie grave et discrète de l'assemblée,
+qui se respectait trop pour prendre part à la
+danse, commençait à trouver le bal monotone
+et long. Les commérages languissaient, parce
+qu'on avait déjà médit de tout le monde. L'évanouissement
+de Blanche fit à l'ennui naissant
+une diversion tout agréable et vint raviver l'entretien.</p>
+
+<p>Ce cercle respectable se composait de trois
+vicomtes, qui avaient été des hommes à succès
+<span class="pagenum" id="Page_2">2</span>
+dans leur jeunesse au temps des états de Bretagne,
+d'une demi-douzaine de bourgeois qu'on
+avait laissés se décrasser et mettre un <i>de</i> au-devant
+de leurs noms, parce qu'ils avaient mille
+écus de rente, et d'un nombre à peu près égal
+de dames antiques, portant, avec une solennité
+impossible à décrire, le ridicule orgueilleux de
+leur toilette et la laideur choisie de leurs visages.</p>
+
+<p>On remarquait surtout trois petites personnes,
+toutes trois également jaunes, sèches, roides et
+vêtues de robes de soie violette d'une ancienneté
+incontestable. Bien qu'elles fussent encore célibataires,
+aux environs de la cinquantaine, ce
+qui déprécie, elles donnaient le ton à la <i>société</i>,
+parce que leur talent de médire était hors ligne,
+et que chacun de leurs coups de langue emportait
+net le morceau. Leurs rivales elles-mêmes,
+madame la chevalière de Kerbichel, épouse de
+l'adjoint au maire de Glénac, et madame Claire
+Lebinihic, jeune veuve à peine âgée de quarante-cinq
+ans, autour de laquelle soupiraient les
+trois vicomtes, étaient forcées de reconnaître la
+supériorité des demoiselles Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang.</p>
+
+<p>Il faut dire qu'elles avaient tout pour elles.
+L'aînée, mademoiselle Amarante, chantait, en
+s'accompagnant de la guitare, l'ariette légère; la
+seconde, mademoiselle Églantine, la tremblante
+<span class="pagenum" id="Page_3">3</span>
+romance; la troisième, mademoiselle Héloïse,
+attaquait, toujours avec la guitare, le grand
+morceau de caractère.</p>
+
+<p>A cause de cela, le jeune M. de Pontalès, à
+qui tout était permis parce qu'il était l'héritier
+de son père, les avait surnommées en masse les
+trois Grâces, et en détail <i>l'Ariette</i>, <i>la Romance</i>,
+et <i>la Cavatine</i>.</p>
+
+<p>Elles avaient un petit frère, M. Numa <ins id="cor_1" title="original: Babouin">Baboin</ins>-des-Roseaux-de-l'Étang,
+qui se tenait un peu à
+l'ombre de leur gloire, mais qui, néanmoins,
+passait pour un fort agréable joueur de reversi.</p>
+
+<p>Quand Madame, aidée de l'oncle Jean, eut
+emmené Blanche, l'imposante réunion se rassit.
+Ses membres se regardèrent durant quelques
+secondes en silence.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà déjà deux fois que la pauvre petite
+demoiselle se trouve mal aujourd'hui!... dit le
+père Chauvette, qui seul, parmi tout ce monde
+aigre et roide, représentait l'élément charitable.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne voudrais rien dire d'inconvenant,
+murmura madame Claire Lebinihic, mais c'est
+tout à fait comme cela que j'étais la première
+année de mon mariage.</p>
+
+<p>Les trois Grâces baissèrent les yeux. Les trois
+vicomtes eurent un sourire très-égrillard.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous remarqué, reprit l'adjoint, chevalier
+de Kerbichel, hobereau taillé en Hercule
+<span class="pagenum" id="Page_4">4</span>
+et qui portait de jolies petites boucles d'oreilles,
+avez-vous remarqué comme le fils Pontalès a fait
+des yeux au Robert de Blois quand mademoiselle
+est tombée?</p>
+
+<p>&mdash;C'est un joli garçon!... répliqua la Romance.</p>
+
+<p>&mdash;Un franc mauvais sujet! appuyèrent l'Ariette
+et la Cavatine en donnant à ce mot une
+acception toute flatteuse.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je voudrais bien savoir, reprit la
+Romance, c'est le sentiment de M. de Penhoël
+sur les assiduités du fils Pontalès auprès de madame
+Lola...</p>
+
+<p>Le cercle entier sourit.</p>
+
+<p>&mdash;Madame Lola!... madame Lola!... répéta
+la chevalière de Kerbichel, ces créatures ont des
+noms à elles.</p>
+
+<p>&mdash;Quant à cela, madame, repartit la Romance
+qui se crut attaquée dans son doux nom
+d'Églantine, tout le monde n'est pas forcé de
+s'appeler Suzon ou Fanchette, comme les filles
+du commun!...</p>
+
+<p>Madame de Kerbichel s'appelait Fanchon. Le
+cercle rit encore, excepté le chevalier-adjoint,
+qui secoua le tabac de son jabot d'un air mortifié.</p>
+
+<p>&mdash;Tout cela n'empêche pas, reprit l'Ariette,
+qu'il se passe de drôles de choses dans cette maison!...
+<span class="pagenum" id="Page_5">5</span>
+Les maîtres font les honneurs, Dieu sait
+comme!... Voici madame partie; où est monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;En conférence avec le marquis de Pontalès,
+répondit le frère Numa.</p>
+
+<p>&mdash;En bonne conscience, voulut dire le père
+Chauvette, on peut bien avoir des affaires...</p>
+
+<p>Mais personne n'avait la simplicité d'accorder
+la moindre attention au pauvre maître d'école.</p>
+
+<p>&mdash;Toujours avec le marquis! poursuivit
+l'Ariette.</p>
+
+<p>&mdash;Et avec l'homme de loi! ajouta la Cavatine.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit la Romance d'un ton capable, des
+gens bien informés prétendent que Penhoël file
+un mauvais coton, pour parler comme les gens
+du peuple... Il emprunte sans cesse de l'argent
+au marquis, et l'homme de loi le Hivain sait des
+choses qui étonneraient bien du monde!</p>
+
+<p>&mdash;C'est que la Lola aime trop les dentelles!
+dit l'un des vicomtes.</p>
+
+<p>&mdash;Et les cachemires, ajouta un second
+vicomte.</p>
+
+<p>&mdash;Et les diamants, ajouta le troisième
+vicomte.</p>
+
+<p>&mdash;Et tout cela coûte de l'argent! fit observer
+madame Claire Lebinihic: rien que mon châle
+de noces, qui n'était pas de l'Inde pourtant, valait
+cent cinquante écus...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_6">6</span>
+&mdash;Et puis tant de charges! reprit la chevalière
+de Kerbichel; c'est la maison du bon Dieu
+que ce manoir!... On y mange et on y boit
+toute la journée... Je vous demande un peu si
+ce n'est pas de la folie que de nourrir à rien
+faire ce grand garçon de Roger de Launoy?</p>
+
+<p>&mdash;Et ce barbouilleur qui est venu de Paris
+pour mettre du rouge et du bleu sur les murailles?
+dit la Romance.</p>
+
+<p>&mdash;Permettez, chère s&oelig;ur, interrompit le
+frère Numa qui était méchant, lui aussi, quand
+il pouvait; ces deux messieurs ne sont pas si
+complétement inutiles que vous voulez bien le
+dire.</p>
+
+<p>&mdash;A quoi servent-ils, s'il vous plaît?</p>
+
+<p>&mdash;A quoi?... Je n'en sais rien... mais si vous
+me demandiez à qui...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! s'écrièrent à la fois Églantine,
+Héloïse et Amarante, enchantées de l'esprit de
+leur frère; voilà qui est adorable!</p>
+
+<p>Et comme <ins id="cor_2" title="original: un">une</ins> partie du cercle ne comprenait
+point, la Romance ajouta en baissant pudiquement
+ses paupières jaunes et dépouillées:</p>
+
+<p>&mdash;Mon frère veut dire qu'ils servent aux
+deux petites filles de l'oncle Jean...</p>
+
+<p>Tonnerre d'applaudissements des vicomtes;
+gros rires de l'assemblée en ch&oelig;ur. Le mot valait
+bien cela.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_7">7</span>
+&mdash;Ah! mademoiselle!... mademoiselle!...
+commença le bon maître d'école avec reproche.</p>
+
+<p>Mais sa voix fut couverte par celle du chevalier-adjoint
+de Kerbichel, qui avait l'intelligence
+lente et qui riait toujours après coup.</p>
+
+<p>Numa <ins id="cor_3" title="original: Babouin">Baboin</ins>-des-Roseaux-de-l'Étang, alléché
+par le succès qu'il venait d'obtenir, désira
+un nouveau triomphe.</p>
+
+<p>&mdash;Pourriez-vous me dire, mesdames, demanda-t-il
+d'un air innocent, si c'est à madame
+de Penhoël ou à sa fille que M. Robert de
+Blois <i>fait attention</i>?</p>
+
+<p>&mdash;A la fille, répondit la chevalière de Kerbichel.</p>
+
+<p>&mdash;A la mère, ripostèrent les vicomtes.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, ceci est une question, dit gravement
+la Romance. Je ne sais pas si vous avez
+vu comme moi que M. Robert de Blois échangeait
+certains signes avec Madame pendant la
+contredanse?...</p>
+
+<p>&mdash;J'ai vu cela, dit Kerbichel.</p>
+
+<p>&mdash;Moi aussi!</p>
+
+<p>&mdash;Moi aussi!</p>
+
+<p>&mdash;Et avez-vous remarqué la manière dont
+Madame a repoussé M. de Blois quand celui-ci
+a voulu relever Blanche évanouie?</p>
+
+<p>Tout le monde répondit affirmativement.</p>
+
+<p>La Romance poursuivit en baissant la voix
+<span class="pagenum" id="Page_8">8</span>
+et en prenant cet air timide qui annonçait toujours
+quelque méchanceté noire:</p>
+
+<p>&mdash;Quand on repousse ainsi un homme, c'est
+qu'on le connaît beaucoup... beaucoup!... beaucoup!!...</p>
+
+<p>&mdash;C'est juste... dit avec goguenardise la partie
+masculine de l'assemblée.</p>
+
+<p>&mdash;Comme mademoiselle Églantine sait ces
+choses-là! murmura la chevalière de Kerbichel,
+qui avait une vengeance à exercer.</p>
+
+<p>&mdash;En outre, reprit la Romance, comment
+expliquer ce mouvement si brusque, sinon par
+un petit grain de jalousie?...</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai!... opina derechef l'assemblée
+convaincue; c'est pourtant vrai!...</p>
+
+<p>Le pauvre maître d'école n'essaya pas même
+de protester, tant il se sentait faible contre le
+sentiment général.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi va le monde! reprit encore la Romance;
+M. de Penhoël achète des cachemires à
+la Lola... il fait peindre son manoir du haut en
+bas pour la Lola... il plante des salons de verdure,
+il tend de soie les vieilles chambres que
+ses pères habitaient bien toutes nues!... Pendant
+ce temps-là madame s'ennuie... Elle est
+bien conservée au moins!...</p>
+
+<p>&mdash;Elle est encore très-jolie femme!</p>
+
+<p>&mdash;Que faire quand on est délaissée?... Elle
+<span class="pagenum" id="Page_9">9</span>
+remarque un beau cavalier... Mon Dieu, je
+n'affirme rien!... Ce n'est pas moi, Dieu merci,
+qui voudrais faire des cancans sur une famille
+riche et respectable... mais je dis que si cela
+était... Enfin, soyons de bon compte, tout est
+possible! Il ne faudrait pas être trop sévère à
+l'égard de la pauvre dame...</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi non, répliquèrent les vicomtes,
+Penhoël ne l'aurait pas volé!...</p>
+
+<p>Le bal se poursuivait, mais languissant et
+triste désormais. Diane et Cyprienne, qui tout
+à l'heure égayaient si franchement la fête, ne
+pouvaient plus cacher leur tristesse. Elles essayaient
+encore pourtant, et semblaient s'exciter
+mutuellement à sourire.</p>
+
+<p>A chaque instant leurs yeux inquiets se tournaient
+vers l'entrée du salon de verdure.</p>
+
+<p>On eût dit qu'elles restaient là maintenant à
+contre-c&oelig;ur, et qu'une mystérieuse tâche les
+appelait loin du bal.</p>
+
+<p>L'annonce de l'accident arrivé à Blanche de
+Penhoël avait franchi l'enceinte du jardin et
+produit plus d'effet encore, peut-être, sur l'aire
+que dans le salon de verdure. La danse rustique
+avait fini; tandis que le feu de joie éteignait ses
+dernières lueurs, jeunes gars et jeunes filles s'étaient
+rassemblés en cercle autour des vieillards,
+assis à la porte de la ferme.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_10">10</span>
+Il n'y avait plus, sur le milieu de l'aire, que
+M. Blaise, qui se promenait les mains dans ses
+poches et affectait de ne point vouloir mêler son
+importante personne à toute cette populace.</p>
+
+<p>On parlait bas dans le groupe des paysans, justement
+à cause de M. Blaise, qui passait pour
+avoir l'oreille fine.</p>
+
+<p>Le père Géraud tenait le centre du groupe et
+interrogeait un petit garçon qui venait de sortir
+du jardin, où il avait servi des rafraîchissements
+aux hôtes de Penhoël.</p>
+
+<p>&mdash;Conte-nous ce que tu as vu, petit Francin,
+disait le bon aubergiste du <i>Mouton couronné</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Tout le monde regardait la Lola, répondit
+l'enfant. Quelle belle fille tout de même! Je ne
+sais pas ce qu'elle a autour de son cou qui brille
+comme des charbons allumés... mais les dames
+et les messieurs disaient qu'il y avait là de quoi
+racheter la Forêt-Neuve!... Tout d'un coup la
+petite demoiselle a crié... j'ai regardé comme les
+autres, et je l'ai vue couchée par terre... Il n'y
+avait auprès d'elle que M. de Blois... Quand il a
+voulu la relever, oh! si vous aviez vu Madame
+arriver sur lui!... j'ai cru qu'elle allait l'étrangler...</p>
+
+<p>&mdash;Elle n'a rien dit? demanda le père Géraud.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_11">11</span>
+&mdash;Non fait!... mais on voyait bien qu'elle
+avait son idée... C'est M. de Blois, bien sûr, qui
+a fait du chagrin à l'Ange!...</p>
+
+<p>Un menaçant murmure courut parmi les
+paysans.</p>
+
+<p>Le père Géraud passa le revers de sa main sur
+son front.</p>
+
+<p>&mdash;Oui... oui... pensa-t-il tout haut, cet
+homme-là est le malheur de Penhoël!... Et c'est
+moi qui lui ai enseigné le chemin du manoir!...
+Qu'auriez-vous fait, vous autres? ajouta-t-il avec
+brusquerie en s'adressant aux vieux métayers
+qui l'entouraient. Il arriva chez moi... il me
+parla de l'aîné... voyez-vous, on ne devine pas
+ces choses-là, bien sûr qu'il a connu notre
+M. Louis quelque part!... Quand il me dit qu'il
+était l'ami de Penhoël, moi je lui aurais donné
+le dernier écu de ma bourse!...</p>
+
+<p>Il mit sa tête grise entre ses deux mains, et
+poussa un gros soupir.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, allons, père Géraud, dit le fermier
+du Port-Corbeau, les temps sont mauvais pour
+nos maîtres, mais ça pourra revenir... Et quant
+à ce qui est de vous, tout le monde sait bien
+que vous êtes un bon c&oelig;ur!... Penhoël est riche,
+après tout!...</p>
+
+<p>&mdash;Riche?... interrompit l'aubergiste de Redon;
+si vous saviez!...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_12">12</span>
+Les métayers se rapprochèrent curieusement.</p>
+
+<p>Mais le vieux Géraud n'en voulait point dire
+davantage.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi qui lui ai montré le chemin du
+manoir! répéta-t-il, comme si cette idée l'eût
+poursuivi sans cesse; c'est moi!... Écoutez!...
+avant de monter jusqu'à la ferme, je suis
+entré tantôt chez Benoît Haligan, qui est bien
+près de mourir... car tous ceux qui aiment Penhoël
+s'en vont les uns après les autres!... le pauvre
+Benoît a le <i>grolet</i><a name="FNanchor_1" id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a> sur sa paillasse. Ce n'est
+pas d'hier qu'il a dit pour la première fois que
+l'Ange et les deux filles de Jean de Penhoël
+feraient trois pauvres <i>belles-de-nuit</i>, avant le
+déris de l'hiver qui vient... Il m'a dit encore,
+poursuivit le père Géraud en baissant
+la voix davantage, que notre M. Louis reviendrait
+quelque jour... mais qu'il reviendrait trop
+tard!</p>
+
+<div class="footnote">
+<p><span class="label"><a name="Footnote_1" id="Footnote_1" href="#FNanchor_1">[1]</a></span> Le râle de la mort.</p>
+</div>
+
+<p>Le père Géraud se tut, et il se fit un silence
+autour de lui.</p>
+
+<p>Chacun avait le c&oelig;ur serré. Cette fête, commencée
+dans la joie, s'achevait morne et lugubre.</p>
+
+<p>La plupart des paysans rassemblés dans l'aire
+n'avaient pas donné grande attention jusqu'alors
+<span class="pagenum" id="Page_13">13</span>
+aux vagues menaces qui pesaient sur la maison
+de Penhoël; mais, ce jour-là, personne ne doutait:
+on sentait en quelque sorte le malheur planer
+au-dessus du manoir.</p>
+
+<p>Les jeunes gars oubliaient de parler d'amour à
+leurs promises, et le tonneau de cidre, encore
+plein aux trois quarts, ne couronnait plus de
+mousse petillante la grande écuelle qui, dans
+ces sortes d'occasions, faisait si joyeusement
+d'ordinaire le tour de l'assemblée.</p>
+
+<p>Un seul fidèle restait auprès du tonneau, un
+pauvre diable maigre comme un clou, qui buvait
+avec acharnement, couché tout de son long
+dans la poussière.</p>
+
+<p>Personne ne daignait lui parler, pas même
+l'Endormeur, bien que le pauvre diable fût sa
+vieille connaissance, l'ex-uhlan Bibandier.</p>
+
+<p>Bibandier fumait sa pipe en philosophe et
+semblait se soucier assez peu du mépris général.
+Il fumait et buvait comme s'il se fût engagé à
+vider tout seul le grand tonneau de cidre.</p>
+
+<p>Dans le groupe rassemblé à la porte de la
+ferme, ce fut le petit Francin qui rompit le silence.</p>
+
+<p>&mdash;M. Blaise!... dit-il tout à coup.</p>
+
+<p>Le domestique de Robert de Blois s'avançait
+en effet à pas comptés vers le groupe des paysans.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_14">14</span>
+&mdash;Eh bien, mes enfants!... cria-t-il de loin,
+ne boit-on plus à la santé du roi et de M. le
+maire?</p>
+
+<p>Personne ne répondit. Le père Géraud s'était
+redressé.</p>
+
+<p>&mdash;Petit Francin, murmura-t-il rapidement,
+retourne au jardin... Tu viendras nous dire s'il
+y a du nouveau...</p>
+
+<p>Puis il ajouta en se tournant vers les vieux
+métayers assis à ses côtés:</p>
+
+<p>&mdash;Vous autres, j'aurai à vous parler après la
+veillée... Il ne sera pas dit que personne n'a fait
+un pas ou donné un écu pour sauver Penhoël!...</p>
+
+<p>Blaise entrait dans le cercle tenant à la main
+la grande écuelle pleine.</p>
+
+<p>Le petit Francin remontait en courant vers le
+jardin du manoir.</p>
+
+<p>La partie grave de l'assemblée était en ce
+moment maîtresse du terrain. Les trois demoiselles
+<ins id="cor_4" title="original: Babouin">Baboin</ins>-des-Roseaux-de-l'Étang et les autres
+membres de la société avaient quitté leurs
+postes pour envahir le gazon, occupé naguère
+par les danseurs. L'orchestre chômait. Quelques
+gens avisés voyaient venir avec effroi le moment
+où Églantine, Héloïse et Amarante allaient demander
+leur redoutable guitare, sous prétexte de
+ranimer la fête. L'espoir secret que nourrissaient
+<span class="pagenum" id="Page_15">15</span>
+ces aimables personnes de faire entendre, savoir:
+Amarante son ariette, Églantine sa romance,
+et la jeune Héloïse son grand morceau d'opéra,
+leur donnait des airs un peu moins revêches et
+les empêchait surtout d'invectiver trop aigrement
+les Penhoël, qui abandonnaient ainsi leurs
+hôtes au beau milieu de la soirée.</p>
+
+<p>Il n'y avait plus, en effet, dans le salon de
+verdure, aucun représentant de la famille. Le
+maître du manoir était toujours dans son appartement;
+Madame n'avait point reparu, non
+plus que l'oncle Jean. Enfin Cyprienne et Diane,
+qui avaient présidé si longtemps à la danse, s'étaient
+éclipsées tout à coup et avec une sorte
+de mystère, puisque leurs cavaliers eux-mêmes
+les avaient cherchées en vain parmi la foule.</p>
+
+<p>Étienne et Roger avaient déserté à leur tour
+le salon de verdure, pour explorer sans doute
+les allées du jardin.</p>
+
+<p>C'étaient maintenant Robert de Blois et Lola
+qui, en qualité d'habitants ordinaires du manoir,
+faisaient les honneurs.</p>
+
+<p>Le jardin était illuminé, comme nous l'avons
+dit, d'un bout à l'autre, et l'on n'y eût pas trouvé
+un endroit pouvant servir de cachette.</p>
+
+<p>Étienne et Roger avaient quitté le bal sans se
+prévenir mutuellement. Ils se rencontrèrent face
+à face au détour d'une allée.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_16">16</span>
+Étienne était tout pensif. Les cheveux de
+Roger étaient baignés de sueur.</p>
+
+<p>Il s'arrêta, essoufflé, devant le peintre.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne les as pas rencontrées? lui demanda-t-il
+vivement.</p>
+
+<p>&mdash;Non, répliqua Étienne.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais chercher encore, dit Roger qui
+voulut reprendre sa course.</p>
+
+<p>Le jeune peintre l'arrêta.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne les trouveras pas... dit-il; tandis
+que tu cherchais à gauche, moi je cherchais à
+droite... A nous deux nous avons parcouru tout
+le jardin... Elles n'y sont pas.</p>
+
+<p>&mdash;Alors où sont elles?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais.</p>
+
+<p>L'agitation de Roger de Launoy semblait croître
+à chaque instant. Étienne, au contraire, restait
+calme, bien que sa voix si gaie d'ordinaire
+eût un vague accent de tristesse.</p>
+
+<p>&mdash;Où sont elles?... répéta Roger; mon Dieu,
+tout cela est bien étrange!</p>
+
+<p>&mdash;Étrange!... interrompit Étienne en souriant;
+pourquoi?... Nous doivent-elles compte de
+leurs actions?</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'aimes pas, toi!... murmura Roger.</p>
+
+<p>Le peintre garda le silence; mais sa main serra
+plus fortement le bras de son ami.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, j'aime, reprit Roger, comme un pauvre fou!...
+<span class="pagenum" id="Page_17">17</span>
+Quand je suis auprès d'elle, je ne sais
+plus qu'admirer et croire... Son sourire est si
+pur, et on voit si bien son c&oelig;ur sur son visage...
+J'ai honte de mes soupçons.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as donc des soupçons?... demanda tout
+bas Étienne.</p>
+
+<p>Roger baissa les yeux et ne répondit pas tout
+de suite.</p>
+
+<p>&mdash;Que sais-je?... s'écria-t-il enfin en appuyant
+sa main contre son front mouillé de
+sueur. Je ne suis pas fou, et je ne rêvais pas...
+j'ai vu...</p>
+
+<p>Il hésita.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as tu vu?... demanda Étienne.</p>
+
+<p>Et comme Roger se taisait encore, il ajouta
+d'un accent triste et lent:</p>
+
+<p>&mdash;Tu peux parler... j'ai vu, moi aussi, bien
+des choses!</p>
+
+<p>Roger le regarda avec une sorte d'effroi. On
+eût dit qu'il avait gardé un vague espoir de
+s'être trompé, et qu'il redoutait par-dessus tout
+la certitude.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne parle pas de Cyprienne, répondit le
+peintre; mais Diane a un secret... Il y a longtemps
+que je le sais.</p>
+
+<p>&mdash;Et ce secret?...</p>
+
+<p>&mdash;J'ai confiance, parce que j'aime... Jamais
+je n'ai cherché à le surprendre.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_18">18</span>
+&mdash;Oh!... s'écria Roger, parce que j'aime,
+moi, je me défie!... C'est tout mon bonheur et
+tout mon espoir!... Si je pensais que Cyprienne
+en aimât un autre!</p>
+
+<p>Il s'arrêta, et reprit avec amertume:</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! cette idée-là me vient souvent...
+Et comment ne me viendrait-elle pas?... Tu dis
+que tu as vu bien des choses!... Mais il y a voir
+et voir... Ce que j'ai vu, moi, est tellement étrange,
+que j'hésite à le confier même à mon meilleur
+ami. Et pourtant, poursuivit Roger après avoir
+attendu une question qui n'était point venue,
+cela me pèse trop sur le c&oelig;ur!... Te souviens-tu,
+Étienne, de cette soirée que nous passâmes à
+parler d'elles au bord du marais, de l'autre côté
+de Glénac?... L'heure nous surprit... Quand
+nous rentrâmes au manoir, le souper était fini
+depuis longtemps, et tout le monde dormait...
+Nous le croyions du moins... Nous prîmes chacun
+sans bruit le chemin de notre chambre.</p>
+
+<p>«La lampe du grand corridor était éteinte... Il
+me semblait entendre devant moi un bruit de
+pas légers et timides... Je m'avançai les bras tendus,
+touchant des deux côtés les murs du corridor...</p>
+
+<p>«Le bruit avait cessé à mon approche... Je
+croyais m'être trompé, lorsque je sentis sous mes
+doigts deux coiffes de toile qui glissèrent au
+<span class="pagenum" id="Page_19">19</span>
+premier contact, et que je ne pus retrouver dans
+l'ombre. Les pas se faisaient entendre de nouveau,
+légers et rapides, dans la partie du corridor
+que je venais de parcourir. On fuyait... mais au
+moment où ma main s'était refermée, une des
+coiffes de toile avait laissé son attache entre mes
+doigts... Et je riais, tout en ouvrant la porte de
+ma chambre, parce que je me disais: «J'ai là de
+quoi savoir laquelle des servantes de Penhoël va
+courir la nuit le guilledou!»</p>
+
+<p>«J'allumai ma chandelle, et je reconnus le petit
+ruban de soie bleu que j'avais vu dans la journée
+à la coiffe de Cyprienne...»</p>
+
+<p>Roger de Launoy se tut, attendant évidemment
+une parole d'étonnement; mais le peintre
+ne parla point.</p>
+
+<p>Il demeurait pensif et la tête inclinée.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?... dit Roger.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce tout ce que tu as vu? demanda froidement
+Étienne.</p>
+
+<p>Roger était presque <ins id="cor_5" title="original: désappoinié">désappointé</ins> du peu d'effet
+produit par son histoire.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas assez?... s'écria-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est rien.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as vu quelque chose de plus extraordinaire?</p>
+
+<p>&mdash;Tu en jugeras, répondit le peintre.</p>
+
+<p>&mdash;Alors il faut parler.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_20">20</span>
+&mdash;Tout à l'heure... continue.</p>
+
+<p>&mdash;Écoute donc encore, reprit Roger. Quelques
+jours après, je revenais de Redon à pied...
+C'était à la hauteur du bourg de Bains, au milieu
+de la lande... il faisait clair de lune... J'entendais
+au loin sur la bruyère le galop de deux
+chevaux... Je ne prenais point garde, et je poursuivais
+ma route... Au moment où les deux chevaux
+passaient près de moi lancés à pleine
+course, je levai la tête... Les deux chevaux
+étaient montés par des femmes... Je criai:
+«Diane! Cyprienne!» Nulle voix ne me répondit.
+Je voulus courir; mais les deux femmes se
+perdaient déjà dans l'ombre, et le pas de leurs
+chevaux s'étouffait au loin sur la lande.</p>
+
+<p>&mdash;Il était tard? demanda Étienne.</p>
+
+<p>&mdash;Onze heures du soir.</p>
+
+<p>&mdash;Et ce jour-là, les Pontalès n'étaient-ils pas
+à Redon?...</p>
+
+<p>Roger se frappa le front.</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'y fais songer! s'écria-t-il, les Pontalès
+étaient à Redon!</p>
+
+<p>&mdash;Mais était-ce bien elles?... dit le peintre.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas voir!... Il n'y avait pas possibilité
+de les rejoindre... Après avoir fait quelques pas
+en courant comme un fou, je repris le chemin de
+Penhoël. En arrivant au bac, je demandai au vieux
+<span class="pagenum" id="Page_21">21</span>
+Benoît si quelqu'un avait passé l'eau dans la soirée.</p>
+
+<p>«Il me répondit:</p>
+
+<p>«&mdash;Personne.</p>
+
+<p>«Cela me fit grand bien... Je crus avoir rêvé...
+Pourtant, une fois arrivé au manoir, il me restait
+des doutes... Au lieu de gagner mon lit tout
+de suite, je me dirigeai, sans trop avoir la conscience
+de ce que je faisais, vers la chambre de
+Diane et de Cyprienne...</p>
+
+<p>«Je collai mon oreille à la serrure. On n'entendait
+aucun bruit.</p>
+
+<p>«Elles dorment peut-être, me disais-je... Ma
+pauvre Cyprienne!... Je suis un misérable fou!...</p>
+
+<p>«Et cependant, ma main s'appuyait malgré
+moi sur le bouton de la porte. La porte s'ouvrit. Je
+reculai d'abord, effrayé de mon action...</p>
+
+<p>«Puis mon regard se glissa dans la chambre.
+Les rayons de la lune tombaient d'aplomb sur
+les deux petits lits blancs, qui étaient vides.»</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce tout?... demanda Étienne, tandis
+que Roger passait le revers de sa main sur son
+front où perlaient des gouttes de sueur.</p>
+
+<p>&mdash;Si c'est tout!... murmura Roger; mais que
+veux-tu de plus?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois en elles... dit le peintre.</p>
+
+<p>&mdash;Moi aussi! moi aussi! s'écria Roger; je
+crois en elle... Je l'aime tant!... Quand je la
+vois sourire à mes côtés, je ne doute plus... Il
+<span class="pagenum" id="Page_22">22</span>
+me semble que j'ai fait un rêve douloureux et impossible...
+Mais quand je me retrouve seul, face
+à face avec moi-même, je me souviens, et je
+souffre!... Bien des fois j'ai été sur le point de
+parler et d'implorer une explication... mais elle
+paraissait me deviner... Son regard souriait, se
+reposait sur moi si calme et si pur!... Je sais
+bien que je n'oserai jamais l'interroger!</p>
+
+<p>Tout en causant, ils marchaient le long
+des allées du jardin. Ils s'éloignaient d'instinct
+du salon de verdure, où les hôtes de Penhoël
+étaient toujours rassemblés. Roger allait la tête
+basse et l'air consterné; Étienne portait sur son
+visage qui voulait sourire les traces d'une émotion
+contenue. Peut-être se faisait-il plus fort
+qu'il ne l'était réellement.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que tu as vu est étrange, dit-il enfin, ce
+que j'ai vu est plus étrange encore... Ce mystère
+qui les entoure, j'aurais pu le percer peut-être...
+mais je ne l'ai pas voulu... Moi aussi, j'ai rencontré
+une fois Diane et Cyprienne dans les corridors
+du manoir au milieu de la nuit... J'étais
+caché par la saillie d'une embrasure: elles ne
+m'apercevaient point... Je les vis traverser sans
+bruit la galerie... Elles dépassèrent ta chambre,
+la chambre de Penhoël, et je crus qu'elles allaient
+entrer chez Madame... Mais elles dépassèrent
+aussi la porte de Madame... Il n'y a rien
+<span class="pagenum" id="Page_23">23</span>
+au delà, sinon l'appartement occupé par M. Robert
+de Blois.</p>
+
+<p>&mdash;C'était chez lui qu'elles se rendaient?...
+demanda Roger vivement.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais... répliqua le peintre. La galerie
+fait un coude... Elles disparurent.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu ne les suivis pas?...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne les suivis pas.</p>
+
+<p>&mdash;Ce Robert, qu'elles font semblant de mépriser
+et de détester! murmura Roger de Launoy.</p>
+
+<p>&mdash;Elles méprisent aussi, elles détestent les
+deux Pontalès, dit Étienne dont la voix baissa
+involontairement, et pourtant je les ai vues s'introduire
+au château après minuit sonné!</p>
+
+<p>&mdash;Au château de Pontalès?... s'écria Roger
+stupéfait.</p>
+
+<p>&mdash;Au château de Pontalès... La nuit était
+sombre, cette fois, et je ne les aurais pas reconnues
+si je n'avais entendu la douce voix de Diane
+sur la lisière de la forêt.</p>
+
+<p>«&mdash;Aide-moi, disait-elle.</p>
+
+<p>«Elles s'approchèrent toutes deux de la muraille
+du parc. Cyprienne s'appuya des deux
+mains contre le mur, et, avec son secours, Diane
+franchit la clôture.»</p>
+
+<p>&mdash;Après?... fit Roger, dont le souffle haletait.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_24">24</span>
+&mdash;Je revenais de la Gacilly, à cheval, répliqua
+le peintre, mon c&oelig;ur battait et mon front
+brûlait... Mais je ne suis pas comme toi, Roger,
+et je n'aurais jamais ouvert la porte de la chambre
+des filles de Jean de Penhoël... J'enfonçai
+les éperons dans le ventre de mon cheval, qui
+m'emporta au travers des taillis...</p>
+
+<p>&mdash;Oh!... fit Roger; tu n'aimes pas! tu
+n'aimes pas!</p>
+
+<p>&mdash;Si Diane de Penhoël n'est pas ma femme,
+répliqua le peintre, je ne me marierai jamais...
+Il ne m'arrivait pas souvent autrefois de songer
+à l'avenir... maintenant j'y pense toujours,
+parce que l'avenir, c'est elle... Tu es rassuré
+quand tu les vois sourire, Roger; moi, si un
+doute pouvait me venir, il me viendrait en ces
+moments... Mais que de fois, parmi la joie feinte,
+que de fois j'ai surpris des larmes dans les yeux
+de Diane!... C'est un c&oelig;ur vaillant et fort
+contre la souffrance!... Sous cette frêle beauté
+de jeune fille, j'ai deviné le courage d'un
+homme... Ces larmes furtives qui me serrent
+le c&oelig;ur, je les bénis et je les admire... Oh! que
+Diane garde son secret!... Au fond d'une âme
+comme la sienne, il ne peut y avoir que de nobles
+élans et de saintes pensées!...</p>
+
+<p>La tête de Roger ne se relevait point. Il gardait
+le silence.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_25">25</span>
+&mdash;Chacun dans le pays sait cela, reprit le
+peintre, les plus pauvres comme les plus riches.
+Il y a un grand malheur sur la maison de Penhoël...
+Dieu se sert parfois du faible courage
+d'un enfant pour combattre la force des méchants...</p>
+
+<p>Étienne s'interrompit brusquement, et sa
+voix, qui était lente et rêveuse, se fit brève tout
+à coup et décidée.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, que m'importe tout cela? s'écria-t-il.
+Je faisais un songe charmant... Le réveil
+est venu... Que Diane soit ceci ou cela, un ange
+ou une pécheresse, je la verrai demain pour la
+dernière fois.</p>
+
+<p>&mdash;Que dis-tu là?... demanda Roger en tressaillant.</p>
+
+<p>Ils étaient arrivés sur la terrasse qui bordait
+la rampe descendante au passage de Port-Corbeau.
+Ils s'arrêtèrent d'un commun accord, et
+le peintre s'accouda contre la balustrade de
+pierre.</p>
+
+<p>&mdash;Ce matin, reprit-il, M. Robert de Blois, qui
+paraît être maintenant le maître au manoir, m'a
+payé mes travaux et m'a fait entendre qu'on
+n'avait plus besoin de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Mais Penhoël!... s'écria Roger, qui saisit
+la main de son ami; tu aurais dû voir Penhoël.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai vu Penhoël, répliqua Étienne, dont
+<span class="pagenum" id="Page_26">26</span>
+l'accent mélancolique prit une nuance d'amertume,
+et je pars demain pour Paris...</p>
+
+<p>Au moment où le jeune peintre prononçait
+ces derniers mots, un faible cri se fit entendre
+au pied de la terrasse.</p>
+
+<p>Les deux amis se penchèrent en même temps
+sur la balustrade et virent deux formes blanches
+se glisser entre les châtaigniers des taillis.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont elles! s'écria Roger.</p>
+
+<p>Il voulut s'élancer, mais Étienne le retint de
+force.</p>
+
+<p>&mdash;Tu restes..., dit-il; tu es heureux!... Crois-moi,
+veille sur elles pour les protéger, et non
+pas pour les épier!</p>
+
+<div class="npage">
+
+<h3 id="Page_27">IV<br />
+<b>MÈRE ET FILLE</b>.</h3>
+
+<p>C'était la chambre de l'ange de Penhoël: un
+petit lit entouré de rideaux blancs, dont la
+mousseline transparente laissait voir dans la
+ruelle une image de la sainte Vierge, ornée
+d'un laurier-fleur bénit, quelques siéges brodés
+par Madame et représentant des sujets enfantins
+et gracieux, de jolies estampes de piété le long
+des lambris, et dans une bibliothèque mignonne,
+en bois de rose, des livres du premier
+âge.</p>
+
+</div>
+
+<p>Dans ce réduit si frais, à peine pressentait-on
+<span class="pagenum" id="Page_28">28</span>
+la jeune fille. C'était l'enfant qui se montrait encore,
+l'enfant candide et insouciante.</p>
+
+<p>Quelque chose disait que cette couche calme
+ignorait jusqu'à ces rêves vagues qui bercent,
+à quinze ans, le sommeil de la vierge. Tout
+était riant, mais froid. L'enfant se jouait, heureuse,
+au seuil de la puberté. Elle tardait à
+naître femme.</p>
+
+<p>Et encore ce qui souriait dans cette chambre
+gentille, ce qui était frais, gracieux, coquet,
+n'appartenait pas à Blanche toute seule. C'était
+Marthe de Penhoël qui avait orné avec amour
+la retraite de son enfant. Elle était redevenue
+jeune à penser pour sa fille; et si parfois un peu
+d'espoir consolait la tristesse de sa nuit solitaire,
+c'est qu'elle songeait qu'entre ces rideaux blancs
+son doux ange dormait, ignorant à la fois les
+angoisses du présent et les menaces de l'avenir.</p>
+
+<p>Chacun, si malheureux qu'il soit, possède
+aussi, au fond de son c&oelig;ur, une sorte d'asile où
+abriter sa pensée. Il est toujours un coin de l'âme
+où Dieu clément laisse un rayon d'espoir.</p>
+
+<p>Marthe de Penhoël souffrait. Autour d'elle,
+les menaces s'accumulaient. Son pauvre c&oelig;ur,
+blessé depuis des années, saignait. Pour elle, le
+passé n'avait que des regrets amers, le présent
+que navrant martyre, l'avenir... hélas! il y avait
+là de si cruelles tortures, que mieux valait fermer
+<span class="pagenum" id="Page_29">29</span>
+les yeux, et attendre comme le condamné
+à qui la suprême pitié de la loi met un bandeau
+sur la vue...</p>
+
+<p>C'était quelques instants après l'accident qui
+avait troublé le bal, au salon de verdure. Le
+bon oncle Jean, Madame et Blanche venaient
+d'arriver dans la chambre de cette dernière.</p>
+
+<p>Blanche était pâle encore, et semblait prête à
+perdre de nouveau ses sens.</p>
+
+<p>Madame, qui l'avait assise dans une bergère,
+l'entourait de ses bras. La pauvre femme essayait
+de sourire, mais il y avait sur son visage
+un découragement mortel.</p>
+
+<p>L'oncle Jean s'était arrêté au seuil de la porte.
+L'effort qu'il avait fait pour soutenir la jeune
+fille avait ramené sur sa joue les mèches légères
+et blanches de sa chevelure. La mélancolie douce,
+qui était d'ordinaire sur ses traits, faisait place
+à une profonde désolation.</p>
+
+<p>Il regardait les deux femmes, et ses yeux
+étaient humides.</p>
+
+<p>L'évanouissement tout seul ne pouvait avoir
+produit ces émotions poignantes, et derrière le
+hasard de cet événement, il devait y avoir bien
+d'autres douleurs anciennes et cachées.</p>
+
+<p>Blanche renversait sur le dos de la bergère sa
+tête charmante, dont les contours délicats et
+purs semblaient taillés dans de l'albâtre.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_30">30</span>
+&mdash;Ce ne sera rien..., murmura Madame d'une
+voix qui voulait être gaie, mais où se devinaient les
+sanglots contenus; où souffres-tu, ma pauvre
+enfant?...</p>
+
+<p>Blanche porta sa main à sa ceinture.</p>
+
+<p>&mdash;J'étouffe!... dit-elle.</p>
+
+<p>Sous le sourire forcé de Madame, il y eut un
+tressaillement d'angoisse.</p>
+
+<p>Elle répéta pourtant d'un accent morne et
+brisé.</p>
+
+<p>&mdash;Ce ne sera rien!...</p>
+
+<p>Puis elle se tourna vers l'oncle Jean qui s'appuyait,
+immobile, au montant de la porte, et
+lui fit signe de se retirer.</p>
+
+<p>Le vieillard sortit aussitôt sans mot dire. A
+travers la porte refermée, on entendit un instant
+le bruit de ses sabots dans le corridor.</p>
+
+<p>Il allait d'un pas lent et la tête courbée.
+Quand il passait devant l'une des fenêtres, et que
+les lumières répandues dans le jardin arrivaient
+jusqu'à lui, on aurait pu le voir presser
+son front de ses deux mains tremblantes.</p>
+
+<p>Blanche était seule avec sa mère. Ce n'était
+pas à cause de la présence de l'oncle que Madame
+se forçait à sourire, car son regard devint
+plus caressant encore.</p>
+
+<p>&mdash;Soulève-toi un peu, murmura-t-elle; ta
+robe est peut-être trop serrée.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_31">31</span>
+&mdash;Oh! non..., dit l'Ange; tu sais bien, mère,
+qu'on a élargi ma robe il y a quelques jours...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'importe! si tu souffres.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas cela, ce n'est pas cela, répliqua
+la jeune fille, qui se révoltait naïvement
+contre l'évidence; je grandis, bonne mère...
+mais en quatre jours ma taille n'a pas pu changer...
+N'as-tu point eu cette maladie quand tu
+étais jeune fille?</p>
+
+<p>La paupière de Madame se baissa; elle ne répondit
+point.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! reprit Blanche en appuyant
+ses deux mains contre sa poitrine oppressée, je
+crois que tu as raison, mère... mon corset m'étouffe!...
+Si cela continue, il faudra me faire
+faire des robes à c&oelig;ur comme madame l'adjointe...
+Je suis bien malheureuse!</p>
+
+<p>&mdash;Petite folle! dit Madame, il faut bien souffrir
+un peu pour devenir une grande et belle
+demoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Mes cousines Diane et Cyprienne sont
+grandes... elles sont bien jolies... et je ne les ai
+jamais vues souffrir ainsi...</p>
+
+<p>&mdash;C'est que tu ne te souviens pas, ma pauvre
+Blanche!</p>
+
+<p>La jeune fille poussa un soupir où son enfantine
+coquetterie avait plus de part que les élancements
+de son mal. Elle fit effort pour se soulever
+<span class="pagenum" id="Page_32">32</span>
+à demi, et Madame, passant derrière elle,
+détacha les agrafes de sa robe.</p>
+
+<p>Dans cette position où elle ne pouvait être
+vue, Marthe de Penhoël ne se contraignit plus.
+Ce sourire, retenu péniblement, qui éclairait
+naguère sa figure, faisait place à une tristesse
+morne et découragée.</p>
+
+<p>La robe de Blanche portait en effet les traces
+du travail de la couturière; mais ce n'était pas
+une fois seulement, comme elle le croyait, qu'on
+avait élargi sa robe. Trois plis manquaient derrière
+son corsage, trois plis, défaits un à un, et
+les deux premiers à son insu, par la propre
+main de sa mère.</p>
+
+<p>Les agrafes, détachées, laissaient voir maintenant
+le corset. Entre les baleines du corset, il y
+avait un large espace vide.</p>
+
+<p>&mdash;Fais vite, mère... j'étouffe..., murmurait
+l'Ange dont la respiration devenait de plus en
+plus pénible.</p>
+
+<p>Les doigts de Madame tremblaient, tandis
+qu'elle cherchait à débrouiller le n&oelig;ud du lacet.</p>
+
+<p>&mdash;Vite! oh! vite! je t'en prie..., disait la
+jeune fille haletante.</p>
+
+<p>Les mains de Madame, maladroites et comme
+engourdies, serraient le n&oelig;ud au lieu de le lâcher.
+Plus elle s'efforçait, plus le filet de soie
+<span class="pagenum" id="Page_33">33</span>
+s'enchevêtrait en des n&oelig;uds nouveaux et inextricables.</p>
+
+<p>Elle saisit une paire de ciseaux sur la cheminée
+et trancha le lacet.</p>
+
+<p>Les flancs de l'Ange bondirent, débarrassés
+de la pression qui les étranglait. Elle poussa un
+cri de bien-être.</p>
+
+<p>Le corset, détendu, s'était retiré à droite et à
+gauche, et cachait maintenant ses baleines jusque
+sous l'étoffe de sa robe.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! tu avais raison, mère, dit Blanche
+soulagée tout à coup; c'était ce vilain corset qui
+me faisait souffrir... Il me semble, à présent, que
+je suis dans le paradis!</p>
+
+<p>Elle respirait avec délices.</p>
+
+<p>L'&oelig;il de Madame se fixait avidement sur les
+reins de sa fille, où les plis de la chemise demeuraient
+aplatis et collés en quelque sorte à
+la chair, endolorie par la récente pression des
+baleines. Puis son regard mesura l'écartement
+des deux parties du corset, comme si elle eût
+voulu se rendre compte de la force soudaine
+qui les avait séparées.</p>
+
+<p>Tout à l'heure, lorsque sa robe était encore
+agrafée, Blanche gardait la taille d'une jeune
+fille; mais cette apparence de juvénile finesse
+était due tout entière au moule élastique qui
+modelait ses reins.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_34">34</span>
+Le moule était brisé; la taille de Blanche apparaissait
+déformée.</p>
+
+<p>Les yeux de Madame se levèrent au ciel; une
+larme roula sur sa joue. On eût dit qu'une pensée
+odieuse et toujours combattue entrait malgré
+elle dans son âme.</p>
+
+<p>&mdash;Que fais-tu donc là, mère?... demanda
+Blanche.</p>
+
+<p>Madame essuya vivement sa paupière humide,
+et sépara doucement les beaux cheveux
+blonds de l'Ange pour lui mettre sur le front un
+baiser, rempli d'ardent amour.</p>
+
+<p>&mdash;Je te disais bien, ma fille, murmura-t-elle,
+que ce ne serait rien... Les jeunes filles ont
+comme cela des malaises étranges... Il n'y faut
+plus songer.</p>
+
+<p>Blanche lui rendait ses caresses, et disait:</p>
+
+<p>&mdash;Bonne mère!... c'est toi, toujours toi qui
+me guéris et me consoles!... Sans toi, quand ces
+souffrances me prennent, j'aurais peur de mourir!</p>
+
+<p>&mdash;Mourir!... répéta Marthe de Penhoël, qui
+s'assit auprès d'elle et l'attira sur ses genoux.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu savais!... reprit l'Ange; autrefois,
+durant ma petite enfance, j'étais souvent malade...
+mais cela ne ressemblait point à ce que
+j'éprouve aujourd'hui... Tout à coup quelque
+<span class="pagenum" id="Page_35">35</span>
+chose tressaille en moi: mon souffle s'arrête et
+le c&oelig;ur me manque...</p>
+
+<p>Elle s'arrêta pour cacher sa tête charmante
+dans le sein de sa mère, et ajouta tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! quelquefois j'ai peur... grand'peur!</p>
+
+<p>Le regard de Madame se perdait dans le vide.
+Les paroles de l'Ange glissaient sur son esprit
+inattentif. Elle n'écoutait pas.</p>
+
+<p>Pendant le court silence qui suivit, le rouge
+et la pâleur se succédèrent plusieurs fois sur sa
+joue. A deux ou trois reprises, elle ouvrit la
+bouche comme si une question se fût pressée
+sur sa lèvre.</p>
+
+<p>Elle n'osait pas.</p>
+
+<p>Au bout de quelques secondes, elle serra sa
+fille contre sa poitrine avec une sorte de brusquerie.
+Un effort soudain qu'elle fit sur elle-même
+donna une apparence de gaieté vive à sa
+physionomie.</p>
+
+<p>&mdash;Causons!... dit-elle. Te voilà comme autrefois
+sur mes genoux, Blanche!... Te souviens-tu
+que tu aimais à t'endormir ainsi tous les soirs?</p>
+
+<p>&mdash;On est si bien auprès de ton c&oelig;ur!... murmura
+l'Ange en fermant ses paupières à demi,
+et en reposant sa prunelle limpide sur les yeux
+de sa mère.</p>
+
+<p>&mdash;Avant de t'endormir, poursuivit Madame,
+tu me disais tout ce que tu avais fait dans la
+<span class="pagenum" id="Page_36">36</span>
+journée... En ce temps-là, tu n'avais pas de secret
+pour moi...</p>
+
+<p>&mdash;En ai-je donc à présent?... demanda Blanche
+étonnée.</p>
+
+<p>L'hésitation de Madame devint plus forte.
+Évidemment, elle voulait interroger, et quelque
+scrupule arrêtait ses questions au passage.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais..., dit-elle pourtant; les jeunes
+filles aiment à faire du mystère...</p>
+
+<p>&mdash;Moi j'aime à être auprès de toi, interrompit
+l'Ange qui souriait, candide comme la Vérité
+même; j'aime à te montrer mon âme... Je ne
+pourrais pas plus te cacher ma conscience qu'à
+Dieu.</p>
+
+<p>Cette fois, ce fut une vraie joie qui brilla sur le
+visage de Marthe de Penhoël. Elle poursuivit en
+tenant sa bouche contre la joue de Blanche et
+en coupant chaque parole par un baiser:</p>
+
+<p>&mdash;Je te crois... Est-ce qu'il pourrait en être
+autrement?... Ne sais-tu pas combien je t'aime?...
+Et cependant...</p>
+
+<p>Elle s'interrompit... un nuage avait passé déjà
+sur sa joie.</p>
+
+<p>&mdash;Et cependant?... répéta Blanche en se
+jouant.</p>
+
+<p>«Mon Dieu! mon Dieu! pensait Madame
+dont la sérénité d'emprunt cachait mal son angoisse
+revenue; faites que je me sois trompée,
+<span class="pagenum" id="Page_37">37</span>
+et doublez le fardeau de mes autres douleurs!...»</p>
+
+<p>&mdash;Je voulais dire, reprit-elle tout haut, qu'il
+n'y a pas de ta faute, ma pauvre Blanche... Les
+enfants ne savent pas voir clair au fond de leur
+propre c&oelig;ur... Je me souviens du temps où
+j'étais à ton âge...</p>
+
+<p>&mdash;Que tu devais être belle et aimée!... murmura
+Blanche, qui regardait Madame avec l'admiration
+de son amour filial.</p>
+
+<p>&mdash;J'étais comme toi, Blanche, moins jolie
+que toi, et j'avais perdu ma mère... Oh! il me
+semble que si j'avais eu ma mère auprès de moi
+comme tu as la tienne, ma pauvre enfant chérie...
+il me semble que ma vie eût été autrement...
+Mais que vais-je dire là? se reprit-elle
+en retrouvant dans son courage la force de sourire
+encore; je te ferais croire que je suis malheureuse!</p>
+
+<p>Blanche, qui s'était redressée un instant avec
+inquiétude, posa de nouveau sa tête paresseuse
+sur le sein de sa mère. En ce moment où sa
+souffrance faisait trêve, elle subissait l'effet des
+fatigues de la journée. Ses paupières battaient
+appesanties, et le sommeil effleurait déjà son
+beau front.</p>
+
+<p>Madame voyait cela, et pourtant elle ne pouvait
+réussir à formuler enfin la question qui
+était toujours sur sa lèvre.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_38">38</span>
+Pour quiconque aurait pu observer à nu cette
+âme brisée par une suprême angoisse, la scène,
+si calme en apparence, aurait pris un caractère
+terrible et à la fois souverainement touchant.</p>
+
+<p>Sur cette douce enfant qui s'endormait, souriante,
+il y avait une fatalité mystérieuse. Madame
+avait deviné un secret funeste, une chose
+cruelle, inattendue, accablante, une chose extraordinaire
+jusqu'à paraître impossible.</p>
+
+<p>Mais dans le passé de Marthe de Penhoël, il
+y avait un mystère du même genre, qui la faisait
+crédule, et pouvait lui donner foi à l'impossibilité...</p>
+
+<p>Elle avait douté d'abord, cependant. Comment
+ne pas douter en face de cette pure et
+radieuse innocence? La candeur de l'Ange parlait
+en quelque sorte plus haut que l'évidence
+elle-même.</p>
+
+<p>Dès que venait le doute bienfaisant, Madame
+l'accueillait avec ardeur. Elle espérait;
+ses craintes lui paraissaient alors insensées. Puis
+ses propres souvenirs revenant en aide à l'évidence,
+elle croyait de nouveau et retombait au
+plus profond de son découragement...</p>
+
+<p>Et, depuis quelques jours, sa vie se passait
+en ces alternatives. Toutes ses autres souffrances
+faisaient trêve; toutes ses autres craintes se taisaient...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_39">39</span>
+En ce moment, l'évidence reprenait ses droits.
+Marthe de Penhoël venait de voir et de toucher,
+pour ainsi dire. Mais, au-devant de la vérité
+dure et implacable, se plaçait le tranquille visage
+de l'enfant; ce front calme était comme le
+miroir sans tache où se reflétait une âme ignorante
+de tout mal.</p>
+
+<p>La question qui se pressait depuis si longtemps
+sur la lèvre de Madame aurait mis fin
+sans doute à son incertitude, mais Madame ne
+trouvait point de paroles pour la formuler à son
+gré. La pudeur des mères est, entre toutes les
+pudeurs, la plus délicate et la plus timide. Et
+parfois, en interrogeant, on enseigne...</p>
+
+<p>Marthe cherchait.</p>
+
+<p>Les beaux yeux bleus de l'Ange disparaissaient
+presque sous ses paupières alourdies.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vas-tu pas retourner à la danse?...
+demanda tout à coup Madame, qui affecta un
+redoublement de gaieté.</p>
+
+<p>En même temps, elle ouvrit ses bras comme
+pour inviter Blanche à se lever.</p>
+
+<p>La jeune fille s'appuya, plus paresseuse, contre
+le sein de sa mère.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis si lasse!... murmura-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Autrefois, quand il s'agissait d'un bal, tu
+avais beau être lasse, tu ne le disais pas!...</p>
+
+<p>&mdash;J'étais une enfant!... répliqua Blanche.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_40">40</span>
+&mdash;Cela ne t'amuse donc plus?</p>
+
+<p>Blanche rouvrit à demi les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si... toujours! répondit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Parmi les jeunes gens qui sont à Penhoël,
+reprit Madame dont la voix trembla légèrement,
+quoi qu'elle pût faire, lequel aimes-tu le mieux?</p>
+
+<p>Blanche ne répondit pas tout de suite; puis
+elle répéta lentement:</p>
+
+<p>&mdash;Parmi ceux qui sont à Penhoël?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas...</p>
+
+<p>Madame prenait courage, à mesure qu'elle
+avançait dans cet interrogatoire, entamé avec
+tant de crainte.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons! poursuivit-elle, est-ce Roger de
+Launoy?</p>
+
+<p>&mdash;J'aime bien Roger.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce Étienne Moreau?</p>
+
+<p>&mdash;Il est bon... mais...</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce M. Alain de Pontalès?</p>
+
+<p>&mdash;Non... Il a l'air orgueilleux et méchant.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce M. Robert de Blois? demanda encore
+Madame en baissant la voix involontairement.</p>
+
+<p>Blanche rouvrit les yeux tout à fait, et la regarda
+d'un air étonné.</p>
+
+<p>&mdash;Oh!... fit-elle avec reproche; quelle idée!...
+M. Robert de Blois!</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_41">41</span>
+Madame respira et la baisa. Un instant encore,
+elle oublia le récent témoignage de ses
+yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! reprit-elle entre deux caresses,
+tu ne veux pas me dire qui tu aimes le mieux?</p>
+
+<p>&mdash;Celui que j'aime le mieux n'est pas à Penhoël,
+répondit l'Ange dont la joue devint toute
+rose; depuis que mon cousin Vincent est sur la
+mer, je pense à lui souvent et je le regrette...
+J'ai bien tort de le regretter, ajouta-t-elle d'un
+air fâché, car il ne m'a pas même dit adieu avant
+de partir!...</p>
+
+<p>Madame était devenue tout à coup rêveuse;
+ses soupçons ne s'étaient jamais portés de ce
+côté. Ses souvenirs, éveillés brusquement, lui
+montrèrent la pâle figure de Vincent avec ses
+grands yeux toujours fixés sur Blanche.</p>
+
+<p>Un instant, elle demeura muette et le c&oelig;ur
+serré.</p>
+
+<p>&mdash;Vincent!... murmura-t-elle sans savoir
+qu'elle parlait. T'es-tu trouvée quelquefois seule
+avec lui, ma fille?</p>
+
+<p>Blanche se prit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Je me trouvais seule avec lui tous les
+jours, répondit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Tous les jours!... répéta machinalement
+Marthe de Penhoël. Et te disait-il parfois qu'il
+t'aimait, Blanche?</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_42">42</span>
+&mdash;Il n'osait pas...</p>
+
+<p>&mdash;Il ne te l'a jamais dit?</p>
+
+<p>&mdash;Jamais.</p>
+
+<p>Un instant, Madame avait entrevu l'explication
+du mystère, mais le mystère devenait plus
+impénétrable que jamais, car Blanche ne pouvait
+pas mentir.</p>
+
+<p>Et à mesure que l'interrogatoire avançait,
+Madame sentait mieux la difficulté de le pousser
+plus loin.</p>
+
+<p>Jusqu'alors, Blanche n'avait rien deviné des
+motifs qui dictaient ces questions, faites sur un
+ton de gaieté légère; mais un mot de plus allait
+peut-être la mettre en éveil.</p>
+
+<p>Et pourtant il fallait savoir...</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre Vincent! dit Madame cherchant
+une transition au hasard; voilà bien longtemps
+que nous n'avons eu de ses nouvelles!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, soupira Blanche; cinq mois!...
+c'est bien long!</p>
+
+<p>Elle avait compté les mois. Madame l'examina
+à la dérobée. Son joli visage restait tranquille et
+s'imprégnait à peine d'une légère teinte de
+mélancolie.</p>
+
+<p>On ne pouvait point s'y tromper, si le c&oelig;ur
+de Blanche battait plus doucement au nom de
+Vincent de Penhoël, c'était une préférence d'enfant,
+une tendresse naïve et insouciante. Cela
+<span class="pagenum" id="Page_43">43</span>
+pouvait changer plus tard et devenir un autre
+sentiment; mais ce n'était pas encore de l'amour.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois bien, dit Madame en passant ses
+doigts parmi les ondes soyeuses des cheveux de
+l'Ange, tu avais un secret que je ne savais pas!...</p>
+
+<p>&mdash;Si j'avais su que c'était un secret, répondit
+Blanche que reprenait le sommeil, je te
+l'aurais confié bien vite.</p>
+
+<p>Madame hésita encore une fois; puis un incarnat
+léger vint teindre sa joue, tandis qu'elle
+murmurait cette dernière question:</p>
+
+<p>&mdash;Et d'autres que Vincent ne t'ont-ils pas
+dit qu'ils t'aimaient?</p>
+
+<p>&mdash;Si d'autres que Vincent me l'avaient dit,
+répliqua Blanche, je me serais fâchée.</p>
+
+<p>&mdash;De sorte que tu n'as pas d'autre secret?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mère.</p>
+
+<p>Les yeux de l'Ange s'étaient fermés tout à
+fait. Les regards de Madame tombaient sur elle,
+plus tendres et plus maternels, tandis qu'elle la
+berçait doucement contre son c&oelig;ur, comme un
+enfant qu'on veut endormir.</p>
+
+<p>Pendant quelques secondes que dura le silence,
+la pensée de Marthe de Penhoël sommeilla
+au contact du sommeil de sa fille. Elle
+retardait le plus qu'elle pouvait, la pauvre femme,
+le réveil trop prochain de sa conscience.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_44">44</span>
+&mdash;Mère, balbutia Blanche sans ouvrir les
+yeux et de cette voix lente des gens qui s'endorment,
+je me suis trompée... J'ai un secret...
+je vais te le dire... je ne sais pas pourquoi je ne
+te l'ai pas dit plus tôt... C'était vers le printemps
+de cette année... Il faisait chaud comme
+aujourd'hui et je m'étais endormie, vers le soir,
+dans le berceau qui est au bout du jardin...
+M'écoutes-tu, mère?...</p>
+
+<p>Madame s'était redressée inquiète, attentive.
+Elle ne répondit à la demande de l'enfant que
+par la pression plus forte de ses bras.</p>
+
+<p>Blanche poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Je fis un rêve bien effrayant, va!... Il me
+semblait qu'il y avait un homme là, près de moi,
+qui me serrait de toute sa force contre sa poitrine...
+J'étouffais... je sentais son souffle brûlant
+sur ma bouche... M'écoutes-tu, mère?...</p>
+
+<p>La pâleur de Marthe de Penhoël était devenue
+livide; ses yeux grands ouverts et fixes
+exprimaient une angoisse profonde.</p>
+
+<p>L'enfant poursuivait de sa voix paresseuse
+et tranquille:</p>
+
+<p>&mdash;C'est drôle les rêves!... Je savais bien que je
+dormais... et pourtant, je ne pouvais pas m'éveiller...
+Il se passait en moi quelque chose
+d'étrange, et je n'ai jamais rien éprouvé de semblable,
+ni auparavant, ni depuis... Mais voilà
+<span class="pagenum" id="Page_45">45</span>
+qui est plus étrange encore!... Quand je m'éveillai
+enfin, je ne saurais trop dire si c'était la
+suite de mon rêve... je crus voir véritablement
+un homme qui s'enfuyait sous la charmille...</p>
+
+<p>&mdash;Et tu le reconnus?... demanda Marthe
+d'une voix sourde.</p>
+
+<p>&mdash;Non... seulement, comme je retournais
+au château, je rencontrai sur mon chemin
+M. Robert de Blois...</p>
+
+<p>&mdash;Robert de Blois!... répéta Madame, dont
+l'&oelig;il étincela d'un feu sombre.</p>
+
+<p>&mdash;C'est étonnant, n'est-ce pas? dit encore
+Blanche, dont la paupière s'ouvrit à demi pour
+se fermer aussitôt.</p>
+
+<p>Son souffle se fit entendre régulier et plus
+bruyant.</p>
+
+<p>Elle dormait.</p>
+
+<p>Mais elle en avait dit assez; Marthe de Penhoël
+n'avait plus rien à apprendre.</p>
+
+<p>Un instant elle demeura comme atterrée; puis,
+par un mouvement instinctif et violent, sa main
+tremblante tâta et pressa les flancs de l'Ange qui
+gémit dans son sommeil.</p>
+
+<p>&mdash;Perdue!... dit-elle prononçant pour la
+première fois ce mot qui était depuis si longtemps
+au fond de sa pensée; perdue comme
+moi!... innocente comme moi!... Qu'ai-je fait,
+mon Dieu! pour être punie jusque dans mon
+enfant?</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_46">46</span>
+Elle souleva l'Ange entre ses bras et l'étendit,
+toujours endormie, sur le lit.</p>
+
+<p>Puis elle se laissa choir dans un fauteuil et
+couvrit son visage de ses deux mains.</p>
+
+<p>Elle demeura longtemps ainsi. Ses yeux étaient
+secs et brûlants, des sanglots déchiraient sa poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu!... mon Dieu!... prononça-t-elle
+enfin d'une voix étouffée; il y a bien longtemps
+que je souffre!... Vous m'avez pris mon
+bonheur dès le jour de ma jeunesse, et je n'ai
+point murmuré!... J'ai vu votre main s'appesantir
+sur la maison de Penhoël; j'ai vu l'étrangère
+s'asseoir à ma place; j'ai senti la mortelle
+menace suspendue au-dessus de ma tête, et je
+n'ai point murmuré encore!... Mais ma fille,
+mon Dieu! ma fille!...</p>
+
+<p>Ses larmes jaillirent au travers de ses doigts...</p>
+
+<p>&mdash;Ma fille, répéta-t-elle avec égarement;
+contre ce dernier coup je suis trop faible!...
+Ayez pitié de moi, mon Dieu, car je suis une
+pauvre abandonnée... Pas une voix amie pour
+me consoler!... pas une main pour me défendre!...</p>
+
+<p>Il lui sembla, en ce moment, qu'un double soupir
+répondait à sa plainte. Elle ouvrit les yeux.</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane, à genoux à ses côtés,
+couvraient ses deux mains de baisers.</p>
+
+<div class="npage">
+
+<h3 id="Page_47">V<br />
+<b>DIANE ET CYPRIENNE</b>.</h3>
+
+<p>Au manoir de Penhoël, Cyprienne et Diane
+n'étaient pas traitées tout à fait comme les filles
+de la maison. Elles étaient bien de la famille,
+mais on laissait entre elles et leur cousine
+Blanche une distance si grande, qu'elles ne pouvaient
+point se croire placées sur le même degré
+de l'échelle sociale.</p>
+
+</div>
+
+<p>Blanche était l'héritière, la véritable mademoiselle
+de Penhoël. Bien rarement désignait-on
+par ce titre les deux filles de l'oncle Jean,
+que les paysans nommaient les petites demoiselles,
+et la <i>société</i> simplement <i>les petites</i>.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_48">48</span>
+L'oncle Jean lui-même avait contribué à trancher
+plus profondément la ligne qui séparait
+ses filles de leur cousine. Dès leur enfance, il les
+avait habituées à regarder le berceau de Blanche
+avec une sorte de respect. Il n'avait point voulu
+qu'elles s'habillassent comme Blanche, et jamais
+il ne leur avait permis de porter d'autre costume
+que celui des paysannes du Morbihan.</p>
+
+<p>Il y avait bien longtemps que l'oncle Jean vivait
+à la charge de ses parents de la branche
+aînée. Autrefois, dans sa jeunesse, il avait porté
+l'épée et il avait été, disait-on, un fier soldat;
+mais tandis qu'il se battait à l'autre bout de la
+France, les gens trop zélés qui représentaient la
+république dans le district de Redon vendaient
+à l'encan son modeste héritage.</p>
+
+<p>Quand il était revenu au pays, il avait trouvé
+un asile chez le vieux commandant de Penhoël,
+père de Louis et de René. Depuis lors, il n'avait
+plus quitté le manoir.</p>
+
+<p>C'était un c&oelig;ur bon et tendre, possédant
+d'instinct toutes les délicatesses. Le souvenir reconnaissant
+du bienfait était en lui une religion.
+Il donna la première place de ses affections aux
+deux fils de son bienfaiteur.</p>
+
+<p>Et s'il leur fit une part inégale, ce fut à son
+insu et malgré lui. Louis avait une âme si grande
+et si noble! Son absence laissait un vide si profond
+<span class="pagenum" id="Page_49">49</span>
+dans le c&oelig;ur de tous ceux qui l'avaient
+connu!...</p>
+
+<p>Avant d'être soldat, l'oncle Jean avait été un
+pauvre jeune gentilhomme, à peine plus riche
+que l'unique fermier de son père. Il ne savait
+pas grand'chose, et la seule éducation qu'il avait
+pu donner à ses filles se réduisait à ce double
+principe, règle fondamentale de sa propre vie:
+<i>Adorez Dieu; aimez Penhoël!</i></p>
+
+<p>Cyprienne et Diane aimaient Penhoël comme
+elles adoraient Dieu. C'était un dévouement passionné,
+inaltérable, sans bornes, qui avait ses
+racines aux premiers jours de leur enfance et
+qui, à mesure que s'écoulaient les années, grandissait,
+loin de faiblir.</p>
+
+<p>Tout ce qui portait le nom de Penhoël leur
+était cher et sacré. Elles respectaient le maître,
+tout en connaissant mieux que personne les misères
+de sa nature et les fautes de sa vie; elles
+avaient pour Blanche une tendresse protectrice
+et comme maternelle. Quant à Madame, elles
+allaient bien au delà des prescriptions de leur
+père; elles l'adoraient à l'égal de Dieu.</p>
+
+<p>Madame semblait bien loin de répondre par
+une tendresse égale à l'amour expansif et à la
+fois respectueux que lui portaient Cyprienne et
+Diane. Elle était bonne et douce pour elles
+comme pour tout le monde: voilà tout. Et
+<span class="pagenum" id="Page_50">50</span>
+même un observateur clairvoyant aurait pu distinguer
+chez elle, vis-à-vis des deux jeunes filles,
+une nuance de froideur qui n'était point dans sa
+nature.</p>
+
+<p>Cela était d'autant plus étrange que Marthe
+traitait l'oncle Jean comme un père, et prenait à
+tâche de le dédommager des brusqueries souvent
+brutales du maître de Penhoël.</p>
+
+<p>Mais Marthe avait pour sa fille un amour exclusif
+sans doute. En ce c&oelig;ur plein il ne restait
+plus de place pour un sentiment secondaire.</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne ne se plaignaient point.
+C'étaient toujours le même empressement et la
+même ardeur. On eût dit parfois, tant elles
+gardaient de courage à aimer Madame, malgré
+sa froideur inflexible, on eût dit qu'elles pensaient
+que cette froideur était feinte.</p>
+
+<p>Elles avaient à peine connu leur mère, qui
+était morte peu de temps après leur naissance.
+Enfants, elles avaient été libres et même un peu
+abandonnées; jeunes filles, elles étaient libres
+encore. Personne, au manoir, ne s'avisait de
+contrôler leurs actions. L'oncle Jean avait en
+elles une pleine confiance. Le maître de Penhoël
+n'exigeait rien d'elles sinon parfois, le soir,
+à des intervalles de plus en plus rares, quelques-unes
+de ces anciennes chansons bretonnes
+qu'elles disaient en s'accompagnant de leurs
+<span class="pagenum" id="Page_51">51</span>
+harpes. Madame semblait affecter de ne leur
+demander jamais compte de leur conduite.</p>
+
+<p>Elles allaient et venaient, toujours seules, ou
+en compagnie d'Étienne et de Roger, qui passaient
+leurs jours à les poursuivre et qui ne les
+trouvaient pas toujours, car l'existence de Diane
+et de Cyprienne avait son côté mystérieux.</p>
+
+<p>Elles n'avaient point de compagne de leur
+âge. Rien ne les appelait ici plutôt que là; rien
+ne les retenait au manoir, si ce n'est le désir
+de faire compagnie à Blanche, qui les aimait
+tendrement pour tout l'amour qu'elles lui témoignaient.</p>
+
+<p>Elles étaient les idoles des bonnes gens du
+pays, entre Redon et <ins id="cor_6" title="original: Carentoire">Carentoir</ins>. On aimait
+Blanche, mais il y avait trop de respect dans la
+tendresse qu'on lui portait. On ne la voyait pas
+assez souvent ni d'assez près, tandis qu'il ne se
+passait guère de journée sans que les gens des
+villages voisins eussent occasion de saluer Diane
+et Cyprienne. Et Dieu sait qu'ils les saluaient de
+bon c&oelig;ur, les chères filles, malgré leur costume
+de paysanne.</p>
+
+<p>On les rencontrait le jour; et quelques-uns
+disaient que, la nuit aussi, quand la lumière de
+la lune glissait, pâle, sur la lande solitaire...</p>
+
+<p>Mais c'étaient là des contes de veillées, où le
+fantastique et l'impossible entraient à forte dose.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_52">52</span>
+Ce qui était bien certain, c'est qu'elles étaient
+bonnes comme leur père, le meilleur des
+hommes, et comme leur défunte mère, dont tout
+le monde se souvenait; c'est qu'elles étaient plus
+jolies que les anges qu'on voyait sourire dans
+les tableaux de la paroisse; c'est qu'enfin elles
+ressemblaient, au dire des vieillards, à ce fils
+aîné de Penhoël, beau et vaillant comme les
+héros des traditions antiques.</p>
+
+<p>En revanche, Cyprienne et Diane n'avaient
+point su trouver grâce auprès de la <i>société</i>. Le
+chevalier et la chevalière de Kerbichel, les trois
+vicomtes, madame veuve Claire Lebinihic, les
+demoiselles <ins id="cor_7" title="original: Babouin">Baboin</ins>-des-Roseaux-de-l'Étang,
+leur jeune frère Numa et autres notables les
+tenaient au plus bas de leurs dédains. La Romance,
+l'Ariette et la Cavatine déclaraient, à
+qui voulait les entendre, que ces petites mendiantes,
+n'ayant ni sou ni maille, étaient la
+honte du pays.</p>
+
+<p>Elles dansaient comme des effrontées avec
+leurs jupes de cinq sous et leurs bonnets ronds!
+Elles montaient à cheval et galopaient comme
+des garçons! Elles raclaient de la harpe, enfin,
+à la grâce de Dieu, et criaillaient de vieilles,
+vieilles chansons d'avant le déluge!</p>
+
+<p>Haine d'artistes...</p>
+
+<p>Les deux s&oelig;urs en avaient soulevé de plus
+<span class="pagenum" id="Page_53">53</span>
+graves qui se taisaient et qui attendaient.
+L'homme de loi le Hivain, surnommé Macrocéphale,
+les abhorrait pour cause; M. Robert de
+Blois et son domestique Blaise les détestaient
+cordialement; il n'y avait pas jusqu'au puissant
+marquis de Pontalès qui n'eût contre elles une
+aversion bien décidée.</p>
+
+<p>De tout cela elles ne s'inquiétaient point trop
+en apparence. Elles continuaient leur vie solitaire,
+et qu'on aurait pu croire occupée à quelque
+&oelig;uvre mystérieuse, si la frivolité de leur âge
+et leur inaltérable gaieté n'avaient repoussé
+bien loin ce soupçon.</p>
+
+<p>On les voyait, en effet, toujours joyeuses,
+comme si leur conscience eût souri sur la sereine
+beauté de leurs jeunes visages.</p>
+
+<p>Étienne seul et Roger avaient pu voir parfois,
+en des occasions bien rares, leurs fronts soucieux...</p>
+
+<p>Elles avaient alors à peu près dix-huit ans.
+Toutes deux étaient de ces natures qu'il faut
+expliquer, parce qu'on ne les devine point.
+Malgré leur extrême jeunesse, elles portaient
+un masque attaché solidement. Ce masque,
+c'était leur gaieté même.</p>
+
+<p>Au temps où nous les avons vues, dans le
+salon de Penhoël, poursuivre avec Roger de
+Launoy leur causette enfantine, leur gaieté vive
+<span class="pagenum" id="Page_54">54</span>
+et franche n'avait rien d'emprunté. La famille
+était heureuse alors. Madame avait bien quelque
+peine cachée; le maître montrait bien parfois
+des inquiétudes et des soupçons inexplicables,
+mais, en somme, le seul mal que connussent les
+hôtes du manoir était l'ennui monotone et austère.</p>
+
+<p>Maintenant tout avait bien changé! A ce calme
+plat de la vie campagnarde, où l'existence est
+une longue apathie et où l'on arrive à la vieillesse
+avant d'avoir vécu, avait succédé comme
+une sourde tempête.</p>
+
+<p>Au dehors, il n'en paraissait trop rien. C'est à
+peine si quelques symptômes vagues laissaient
+deviner aux bonnes gens d'alentour la mortelle
+fièvre qui minait la race de Penhoël.</p>
+
+<p>Au dedans même, tous ne comprenaient pas
+également la gravité du mal. Mais Cyprienne et
+Diane avaient surpris, par hasard d'abord, puis
+par l'effet de leur volonté, des secrets terribles.</p>
+
+<p>Elles voyaient, engagée auprès d'elles, une
+lutte ténébreuse dont le résultat devait être la
+ruine et le déshonneur de Penhoël...</p>
+
+<p>D'un côté se réunissaient, ligués par l'intérêt,
+Robert de Blois, maître le Hivain, le vieux marquis
+de Pontalès et d'autres alliés subalternes,
+tous gens actifs et âpres à la curée, tous habiles,
+<span class="pagenum" id="Page_55">55</span>
+audacieux et forts des avantages déjà remportés.</p>
+
+<p>De l'autre, le maître de Penhoël et Madame. Le
+maître n'avait jamais été un esprit bien robuste;
+mais ces trois années pesaient sur lui comme un
+demi-siècle. Il n'était plus que l'ombre de lui-même.
+Le peu d'énergie qu'il avait autrefois
+s'était usée par le découragement et aussi par des
+habitudes d'ivresse, où il s'était jeté lâchement,
+comme en un refuge contre l'amertume de ses
+pensées. Marthe de Penhoël était, au contraire,
+un c&oelig;ur haut et vaillant. Au premier moment,
+elle s'était placée de front entre le maître et ses
+ennemis; mais, à un instant donné, un coup
+mystérieux avait soudainement brisé sa résistance.
+On eût dit que son courage était tombé
+devant quelque talisman irrésistible. Elle ne se
+défendait plus.</p>
+
+<p>De sorte que les coups des ennemis ligués
+contre Penhoël tombaient sur un adversaire
+sans armes. La ruine avançait, avançait...</p>
+
+<p>Il était même étrange que le combat pût durer
+encore, et la chute de la maison de Penhoël eût
+été consommée depuis longtemps si une main
+mystérieuse, inconnue également aux vainqueurs
+et aux vaincus, n'était venue retarder plus d'une
+fois le dénoûment fatal du drame.</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane s'évertuaient dans l'ombre.
+Elles étaient jeunes, isolées; elles ignoraient la
+<span class="pagenum" id="Page_56">56</span>
+vie; mais, sous leur beauté gracieuse, il y avait
+un courage viril.</p>
+
+<p>Elles travaillaient, infatigables et alertes, à
+une tâche qui eût épouvanté des hommes forts.</p>
+
+<p>Elles devinaient la haine qui s'envenimait autour
+d'elles; les conseils ne leur avaient point
+manqué; car une voix prophétique, en qui elles
+avaient confiance, leur avait souvent dit que la
+mort était au bout de ce combat désespéré.</p>
+
+<p>La mort pour elles, si jeunes, si charmantes!
+Pour elles, qui commençaient à aimer!...</p>
+
+<p>Elles allaient foulant aux pieds toutes craintes.</p>
+
+<p>Parfois,&mdash;quelle jeune fille n'a ses heures où le
+rêve chéri vient caresser l'âme et l'amollir?&mdash;parfois
+Diane entrevoyait l'avenir bien heureux
+avec Étienne, Cyprienne avec Roger; la faiblesse
+de la femme prenait le dessus durant un instant;
+une larme glissait entre les cils baissés de leurs
+beaux yeux. Mais cela durait peu; elles s'embrassaient
+silencieusement, et ce baiser voulait
+dire: «Pauvre s&oelig;ur, tu es comme moi, tu
+l'aimes, et tu n'auras pas le temps d'être à lui.»</p>
+
+<p>Vous les eussiez vues alors, muettes et pensives,
+les bras entrelacés, la tête inclinée...</p>
+
+<p>Quand elles se redressaient, il y avait sur
+leurs fronts d'enfants une intrépidité calme et
+sereine. Elles s'étaient comprises; il fallait combattre
+et combattre seules, car elles aimaient
+<span class="pagenum" id="Page_57">57</span>
+déjà trop pour mêler Roger ou Étienne à ces
+sourdes batailles où il s'agissait de mort.</p>
+
+<p>Et, eussent-elles aimé cent fois davantage,
+l'idée ne leur serait point venue d'abandonner
+la tâche commencée.</p>
+
+<p>D'ailleurs, il y avait des moments où elles
+espéraient la victoire. Et que de joie alors!
+Avoir sauvé le maître qui avait été bon pour
+leur enfance et qui donnait sa maison à leur
+vieux père sans asile! Avoir sauvé Madame qui
+se mourait à souffrir d'une angoisse inconnue,
+Madame, leur profond et tendre amour! Avoir
+sauvé Blanche enfin, la pauvre enfant, le doux
+ange de Penhoël, sur qui planait aussi la menace
+commune!</p>
+
+<p>Quand ces espoirs venaient, elles ne voyaient
+plus le monceau d'obstacles qu'il fallait soulever,
+et leur c&oelig;ur, ivre, bondissait d'allégresse par
+avance.</p>
+
+<p>C'était cela qui les soutenait. Le courage, si
+grand qu'on pût le supposer, n'aurait point
+suffi; il fallait les illusions et l'espérance.</p>
+
+<p>Et ici leur ignorance complète de la vie, et la
+simplicité qui leur montrait au loin une route
+ouverte au travers de l'impossible, étaient puissamment
+aidées par la nature romanesque de
+leur esprit.</p>
+
+<p>Tout, depuis leur enfance, avait accru cette
+<span class="pagenum" id="Page_58">58</span>
+prédisposition qu'elles avaient à compter avec le
+merveilleux.</p>
+
+<p>Elles étaient de ce pays où les traditions sont
+de beaux contes de fées, et où les imaginations
+tristes et poétiques tâchent sans cesse à soulever
+le voile qui recouvre les choses surnaturelles.
+Leurs premières nuits avaient été bercées par ces
+étranges récits qui épouvantent et charment les
+chaumières bretonnes. Nul enseignement raisonné
+n'avait arraché ces germes qui, au contraire,
+avaient grandi dans la libre solitude où
+s'était passée leur enfance. Elles avaient appris
+à lire dans les vieux livres de la bibliothèque du
+manoir, qui se composait presque entièrement
+d'anciens poëmes et de romans oubliés dans la
+poudre. Benoît <ins id="cor_8" title="original: Halligan">Haligan</ins> les avait tenues bien
+souvent sur ses genoux, toutes petites qu'elles
+étaient, et leur avait récité, avec sa voix profonde
+et son mélancolique sourire, les étranges
+légendes qui emplissaient sa mémoire. Enfin,
+il n'y avait pas jusqu'au souvenir vivace, laissé
+dans le pays par leur oncle, l'aîné de Penhoël,
+qui n'eût affecté bizarrement leurs jeunes esprits.</p>
+
+<p>On parlait de sa disparition mystérieuse, et
+l'on en parlait sans cesse. Pour Diane et Cyprienne,
+c'était là encore un roman, mais un
+roman réel qui les touchait de près, et leur servait
+de pont, en quelque sorte, pour arriver à
+<span class="pagenum" id="Page_59">59</span>
+croire tout ce que disaient les vieux livres de la
+bibliothèque.</p>
+
+<p>A mesure que les années étaient venues, leur
+foi s'était néanmoins modifiée. L'élément intelligent
+et juste qui était en elles avait fait peu à
+peu la part de l'impossible et de l'absurde, mais
+l'amour du merveilleux avait surnagé.</p>
+
+<p>Et par un singulier travail de leur pensée,
+cette tendance, désormais indestructible en elles,
+s'était détournée des vieilles fables pour arranger
+miraculeusement le présent inconnu.</p>
+
+<p>Il était un lieu au monde qui leur apparaissait
+de loin, environné d'un radieux prestige.
+Elles y rêvaient la nuit et le jour. Elles le
+voyaient à travers ce prisme féerique qui montrait
+jadis aux crédules matelots de l'Espagne
+les prodiges de l'Eldorado. Ce lieu, c'était Paris.</p>
+
+<p>On ne saurait dire précisément d'où leur
+étaient venues les idées qu'elles se faisaient de
+Paris. Elles les avaient prises çà et là, récoltant
+d'un côté un renseignement, de l'autre un
+mensonge. Elles avaient écouté d'abord les
+bonnes gens des environs, pour qui la grande
+ville était un pays plus lointain et plus invraisemblable
+que l'Amérique, au temps de Christophe
+Colomb. Elles avaient interrogé la bibliothèque,
+dont les bouquins, un peu plus avancés,
+leur fournissaient des détails tels quels. En
+<span class="pagenum" id="Page_60">60</span>
+outre, parmi les hobereaux du voisinage, il en
+était jusqu'à deux ou trois qui se vantaient avec
+orgueil d'avoir passé quinze jours, en leur vie,
+dans la capitale du monde civilisé.</p>
+
+<p>Or les hobereaux qui ont fait le grand voyage
+ont une manière à eux d'exagérer leurs impressions
+et d'enluminer la vérité.</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane en auraient pu apprendre
+bien plus long auprès de Robert de Blois et des
+deux Pontalès, mais une répulsion énergique les
+éloignait de ces derniers, et Robert, qu'elles
+étaient forcées de voir tous les jours, prenait
+plaisir à entasser fables sur fables.</p>
+
+<p>Il en était un peu de même d'Étienne Moreau,
+le jeune peintre. Certes, ce n'était point
+chez lui mauvais vouloir ou amour du mensonge,
+mais, dès qu'il s'agissait de Paris, le regard des
+deux s&oelig;urs brillait et s'animait; Étienne les
+voyait écouter avec une attention si passionnée,
+qu'à son insu sa verve s'échauffait. Les couleurs
+du tableau changeaient sous sa parole jeune et
+vive. Il aimait Paris, lui aussi, et son souvenir
+avait des yeux de vingt ans. Malgré lui, la réalité
+disparaissait sous un brillant manteau de
+poésie.</p>
+
+<p>Tant de notions diverses se mêlaient et s'amoncelaient
+dans la mémoire de Diane et de
+Cyprienne. Elles n'en oubliaient aucune, et les
+<span class="pagenum" id="Page_61">61</span>
+gardaient jalousement au dedans d'elles-mêmes
+comme un trésor cher.</p>
+
+<p>Elles n'avaient nul moyen de distinguer le
+vrai du faux. Aussi loin que pussent se porter
+leurs regards, nul point de comparaison n'existait
+autour d'elles.</p>
+
+<p>La plus grande ville qu'il leur eût été donné
+de voir était Redon, cité de deux mille
+âmes.</p>
+
+<p>Il fallait que leur imagination bondît par-dessus
+toutes choses connues, pour arriver à
+l'idée de Paris, et c'est justement dans ces conditions
+particulières que l'imagination enivrée
+s'exalte et peut élargir à l'infini l'horizon des
+rêves.</p>
+
+<p>Paris était pour elles l'enfer et le paradis; tous
+les miracles y devenaient possibles.</p>
+
+<p>C'était le grand trésor du monde, où chacun
+venait puiser, à proportion de sa force, de son
+génie ou de sa beauté.</p>
+
+<p>Ce qu'on demandait en échange à la beauté,
+au génie ou à la force, elles n'en savaient rien,
+elles n'avaient jamais songé à s'en instruire. Leurs
+yeux s'éblouissaient à contempler ce magique
+royaume de la gloire et de la richesse.</p>
+
+<p>Bien souvent elles songeaient au bonheur
+de ceux qui pouvaient lutter et vaincre dans
+cette arène splendide. Là, on devenait riche,
+<span class="pagenum" id="Page_62">62</span>
+puissant; on pouvait approcher du roi, dont
+elles entendaient parler avec une religieuse emphase,
+et dont le pouvoir leur semblait égal à
+celui d'un dieu.</p>
+
+<p>On y arrivait pauvre; on en ressortait chargé
+d'or...</p>
+
+<p>Et leurs mains frémissaient d'envie à la pensée
+de cet or conquis, non pas pour elles, les
+pauvres enfants, mais pour Penhoël, que n'oubliaient
+jamais leurs âmes dévouées...</p>
+
+<p>Hélas! il y avait si loin de Glénac jusqu'à
+Paris! Et puis, il aurait fallu abandonner leur
+tâche, déserter le poste qu'elles s'étaient assigné,
+quitter leur vieux père, et Madame,
+et l'Ange, qu'elles devaient défendre et protéger.</p>
+
+<p>C'était impossible!</p>
+
+<p>Pourtant elles y songeaient sans cesse, car, à
+leur âge, l'impossible n'arrête jamais le désir;
+elles nourrissaient avec amour de folles idées
+qui leur semblaient être le comble de la sagesse;
+sur des bases naïvement insensées, elles bâtissaient
+de beaux plans raisonnables.</p>
+
+<p>Et, comme elles avaient entendu dire que
+l'art était un sûr moyen de vaincre dans ce
+grand <ins id="cor_9" title="original: tournois">tournoi</ins>, si confus et si brillant à leur
+pensée, elles quittaient leurs couches bien souvent
+dès l'aube pour se glisser dans le salon de
+<span class="pagenum" id="Page_63">63</span>
+Penhoël, et chercher avec ardeur sur leurs
+petites harpes des accords nouveaux...</p>
+
+<p>Pauvres filles! Les provinces sont pleines
+d'aspirations pareilles, avec moins de candeur
+ignorante et quelques notions de plus sur les
+mystères de la vie parisienne.</p>
+
+<p>Et les cent routes qui débouchent dans la
+ville immense amènent chaque jour bien des
+vierges, entraînées par l'ardent et vague espoir.
+Elles sont belles, jeunes; l'avenir est vaste; la
+vie sourit au-devant d'elles. Combien vont rester
+mortes sur le champ de bataille! combien vont
+retourner sur leurs pas, brisées, avec la honte
+sur le front et dans le c&oelig;ur!</p>
+
+<p>Au village, les mères ont raison quand elles
+disent tremblantes et pâles:</p>
+
+<p>«Paris est un monstre qui dévore les jeunes
+filles.»</p>
+
+<p>Mais les mères parlent en vain, depuis que le
+monde est monde...</p>
+
+<hr class="light" />
+
+<p>Cyprienne et Diane étaient entrées sans bruit
+dans la chambre de l'Ange; elles venaient s'informer
+et savoir si l'accident du bal n'avait pas
+eu de suites.</p>
+
+<p>Elles ne virent rien d'abord en dépassant le
+seuil, parce que la chambre était éclairée seulement
+par les reflets de l'illumination du dehors;
+<span class="pagenum" id="Page_64">64</span>
+mais, tandis qu'elles s'avançaient sur la
+pointe des pieds, elles avaient entendu la respiration
+pénible et oppressée de Madame.</p>
+
+<p>Elles s'étaient arrêtées auprès du fauteuil où
+Marthe de Penhoël s'était laissée choir, après
+avoir déposé Blanche endormie sur son lit. Marthe
+se croyait seule et ne retenait point les paroles
+désolées qui tombaient de sa bouche parmi
+ses sanglots.</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane avaient leurs yeux pleins
+de larmes. Elles écoutaient, navrées, n'osant ni
+se retirer, ni arracher Madame à sa rêverie douloureuse.</p>
+
+<p>Elles s'étaient mises à genoux, et ce fut seulement
+lorsque Madame se découvrit le visage
+qu'elles annoncèrent leur présence en mettant
+leurs lèvres sur ses mains pâles et froides.</p>
+
+<p>Le premier mouvement de Marthe de Penhoël
+fut tout entier à l'effroi.</p>
+
+<p>Elle tressaillit, et poussa un cri étouffé.</p>
+
+<p>&mdash;Y a-t-il longtemps que vous êtes ici?...
+murmura-t-elle; ai-je parlé?...</p>
+
+<p>Les deux filles de l'oncle Jean serraient ses
+mains contre leur c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu nous garde de surprendre vos secrets,
+madame! répondit Diane d'une voix douce
+et triste; nous avons entendu seulement que
+vous disiez: «Je suis seule... je n'ai personne
+<span class="pagenum" id="Page_65">65</span>
+pour me défendre et pour m'aimer!...» Mon
+Dieu, mon Dieu! vous ne pensez jamais que
+nous sommes là! nous, qui vous aimons tant!...
+nous, qui voudrions donner notre vie pour
+vous!...</p>
+
+<div class="npage">
+
+<h3 id="Page_67">VI<br />
+<b>UN COIN DU VOILE</b>.</h3>
+
+<p>Diane et Cyprienne fixaient sur Madame leurs
+yeux humides. Leur âme tout entière était dans
+ce regard.</p>
+
+</div>
+
+<p>Il y avait, au contraire, sur le visage de
+Marthe de Penhoël, de l'hésitation et de la contrainte.
+Et quiconque aurait assisté à cette
+scène, sans connaître le fond du c&oelig;ur de Marthe,
+se fût demandé assurément pourquoi tant de
+froideur obstinée chez cette femme si généreuse
+et si bonne, vis-à-vis de deux pauvres enfants
+qui semblaient implorer chaque jour, à genoux,
+un peu de sa tendresse.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_68">68</span>
+Que Marthe préférât son enfant à elles, on
+ne pouvait s'en étonner, mais elle aimait l'oncle
+Jean; pourquoi ce front sévère et glacé chaque
+fois que les filles du bon vieillard s'approchaient
+d'elle?</p>
+
+<p>Ce ne pouvait être un pur caprice. Les
+bonnes langues de la <i>société</i> disaient bien que
+Madame était jalouse et qu'elle enrageait, suivant
+l'expression des trois Grâces Baboin, de
+voir les <i>petites mendiantes</i> surpasser en beauté
+l'héritière de Penhoël. Mais le moyen de soupçonner
+un sentiment si bas dans l'âme haute et
+digne de Marthe!...</p>
+
+<p>Il y avait de quoi, pourtant, être jalouse.
+L'Ange de Penhoël méritait bien son nom.
+Impossible de rêver une figure plus virginale et
+plus céleste. Mais, dans la régularité même de
+ce visage exquis, un peu de monotonie s'engendrait.
+L'ensemble de ses traits mignons révélait
+une langueur paresseuse qui se retrouvait dans
+la démarche, dans la pose, partout. Le piquant,
+d'ailleurs, pouvait manquer à sa physionomie
+trop douce, dont les lignes se fondaient, effacées,
+sous les masses de cette chevelure blonde,
+pâle et presque divine auréole qui donnait au
+front de l'enfant une sérénité uniforme et inaltérable.</p>
+
+<p>Chez les filles de l'oncle Jean, au contraire,
+<span class="pagenum" id="Page_69">69</span>
+tout était mouvement, vie, force, jeunesse.
+Leurs tailles sveltes et souples avaient une élasticité
+pleine de vigueur. C'étaient les vierges
+robustes et hardies, qui pouvaient s'asseoir d'un
+bond sur la croupe nue des chevaux du pays et
+courir, franchissant haies et palissades, sans
+autre frein que la sauvage crinière de leurs
+montures. C'étaient aussi les vierges timides,
+vives à sourire et promptes à rougir, moqueuses
+parfois, aimantes toujours, fougueuses à chercher
+le plaisir et ardentes à poursuivre le mystère
+inconnu de la vie.</p>
+
+<p>Romanesques et gaies à la fois, sensibles à
+l'excès et fermes pourtant à l'occasion comme
+des hommes courageux; de bonnes filles avec
+cela, simples, franches, le c&oelig;ur sur la main, et
+dignes pourtant quand il le fallait: de vraies
+Penhoël, ma foi! sachant redresser leurs têtes
+fières et mettre je ne sais quel dédain victorieux
+dans leurs jolis sourires...</p>
+
+<p>Et si vous les eussiez vues, que d'élégance
+véritable et choisie sous leurs petits costumes
+de paysannes! Malgré leurs jupes courtes et
+leurs souliers à boucles, malgré les petits bonnets
+ronds, sans rubans ni dentelles, qui avaient
+peine à retenir la richesse prodigue de leurs
+chevelures, il était bien impossible de se méprendre.
+C'étaient des demoiselles! Où avaient-elles
+<span class="pagenum" id="Page_70">70</span>
+pris cette grâce noble et aisée, ce charme
+indicible qui se respire comme un parfum et
+qu'on ne peut point définir, ces <i>manières</i>, pour
+emprunter encore une fois le langage des trois
+demoiselles Baboin? On ne savait.</p>
+
+<p>Il fallait fermer les yeux ou avouer qu'elles
+étaient adorables, et que jamais jeunes filles
+n'avaient possédé plus de franches séductions,
+plus d'entraînements chastes, plus de brillant,
+plus de piquant, plus de naïfs pouvoirs d'ensorceler
+les c&oelig;urs.</p>
+
+<p>Et cependant, il n'y avait point foule de soupirants
+autour d'elles. Roger aimait Cyprienne;
+Étienne aimait Diane: c'était tout. Les autres
+jeunes gens de la contrée étaient de braves gaillards
+qui voulaient épouser <i>quelques sous</i>, pour
+vivre et vieillir, en honnêtes crustacés, dans les
+gros souliers de leurs aïeux. Nulle part, en ce
+monde, fût-ce dans la Chaussée-d'Antin ou dans
+le quartier de la Banque, fût-ce même dans ces
+ruelles du vieux Paris où moisit l'usure crochue,
+on ne compte si bien qu'aux champs.</p>
+
+<p>Le spectacle de la belle nature élève l'âme et
+détourne des mariages d'amour. Chloé avait des
+rentes; Estelle était une héritière. Sans cela,
+Némorin ni Daphnis ne leur eussent point fait
+la cour. C'est la civilisation qui a trouvé le
+roman. Les sauvages ne marchandent-ils pas,
+<span class="pagenum" id="Page_71">71</span>
+quand il s'agit d'épouser, comme s'il était question
+de se donner une jument ou douze chèvres?</p>
+
+<p>Or Cyprienne et Diane ne possédaient pas un
+pouce de terre au soleil. Elles n'étaient point le
+fait des jeunes messieurs de Glénac, de Bains ou
+de Carentoir, qui pouvaient décemment demander
+mieux...</p>
+
+<p>Dans tout ce que nous venons de dire, nous
+avons toujours parlé d'elles collectivement;
+cependant, il y avait entre elles de grandes
+différences. Elles se ressemblaient bien c&oelig;ur
+pour c&oelig;ur; mais leur visage et leur esprit
+n'étaient point pareils.</p>
+
+<p>Diane était plus grande que sa s&oelig;ur, plus
+sérieuse et peut-être plus belle. Ses beaux
+cheveux, d'un châtain foncé, se bouclaient
+autour d'un front fier et pensif, qui prenait un
+rayonnement de grâce irrésistible au moindre
+sourire. Ses grands yeux bruns, que la gaieté
+faisait si doux, rêvaient souvent et perdaient
+dans le vide leur regard voilé. Il y avait dans
+ses traits, parmi les indices d'une simplicité
+presque enfantine, une intelligence vive et forte,
+et surtout une volonté virile.</p>
+
+<p>Cyprienne réfléchissait moins, et riait davantage.
+Elle avait de ces yeux, d'un bleu obscur,
+qui petillent et réjouissent la vue. Sa physionomie
+<span class="pagenum" id="Page_72">72</span>
+exprimait la gaieté jointe à une pétulance
+fougueuse.</p>
+
+<p>Quand on les voyait séparées, l'&oelig;il saisissait
+entre elles une ressemblance très-frappante;
+quand elles se trouvaient l'une près de l'autre,
+cette ressemblance disparaissait, et l'on s'étonnait
+de chercher en vain ce qu'on avait cru voir.
+C'est qu'elles étaient, en quelque sorte, et nous
+l'avons dit déjà, séparées par un type commun
+duquel se rapprochait, par des côtés divers, l'un
+et l'autre de leurs jolis visages. Et l'on ne pouvait
+les comparer à ce type qui n'existait plus...</p>
+
+<p>Agenouillées, comme elles l'étaient en ce
+moment, aux deux côtés du fauteuil de Madame,
+l'esprit aurait cherché naturellement dans les
+beaux traits de Marthe de Penhoël ce lien mystérieux
+dont nous parlons; mais Marthe ne ressemblait
+à aucune des deux s&oelig;urs: elle n'était
+Penhoël que par alliance.</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne tenaient toujours ses
+mains pressées contre leur poitrine. Madame
+gardait le silence; ses yeux restaient baissés; sa
+froide contrainte ne l'abandonnait point.</p>
+
+<p>&mdash;Nous serions si heureuses de nous dévouer
+pour vous! reprit Diane.</p>
+
+<p>&mdash;Mourir!... vous dévouer!... murmura
+Marthe de Penhoël; ce sont des idées étranges
+que vous avez là, mes filles!...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_73">73</span>
+Elle ajouta en essayant de donner à sa voix
+un accent de plaisanterie:</p>
+
+<p>&mdash;On dirait que vous vous croyez dans quelqu'un
+de ces vieux châteaux où les félons chevaliers
+de vos romans enchaînent et torturent
+de pauvres victimes...</p>
+
+<p>&mdash;Nous vous voyons si souvent pleurer!...
+interrompit Diane.</p>
+
+<p>Madame retira sa main.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes curieuses, mes filles, dit-elle
+avec sécheresse, et je trouve que vous voyez
+trop de choses!</p>
+
+<p>Cyprienne rougit, blessée. Le front de Diane
+devint pâle.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut nous pardonner, dit-elle d'un ton
+soumis; quand vous êtes triste, il nous semble
+que votre souffrance est à nous... Ah! que
+n'êtes-vous heureuse, madame! nous vous laisserions
+tout votre bonheur!...</p>
+
+<p>L'émotion commença à percer sous la froideur
+de Marthe; son regard glissa, malgré elle, entre
+ses paupières demi-closes, et partagea entre les
+deux jeunes filles une &oelig;illade furtive.</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne n'osaient point relever les
+yeux. Le joli front de Cyprienne se teignait
+encore de ce rouge vif qui monte du c&oelig;ur froissé
+au visage. La figure de Diane n'exprimait que
+respect et douceur. Mais quelle que fût la différence
+<span class="pagenum" id="Page_74">74</span>
+de leurs impressions présentes, le dévouement
+égal et profond qui était au fond de leur
+âme se lisait à travers la rancune enfantine de
+Cyprienne comme sur la belle patience de Diane.</p>
+
+<p>Cyprienne n'avait point parlé encore; Diane,
+qui devinait sur sa lèvre mutine un mot de reproche
+prêt à s'élancer, l'arrêta du geste et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Si nous nous trompons, madame, et Dieu
+le veuille, je vous en prie, ne soyez pas fâchée
+contre nous!...</p>
+
+<p>Tandis qu'elles avaient les yeux baissés, Marthe
+de Penhoël se pencha au-dessus d'elles et les
+baisa toutes deux. Elles tressaillirent; Cyprienne
+ne put retenir un petit cri de joie.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvres enfants!... dit Marthe, je ne suis
+pas fâchée contre vous... mais, croyez-moi,
+jouissez en paix des plaisirs de votre âge... Parfois,
+les années insouciantes et bonnes sont bien
+courtes pour nous autres femmes!... Qui sait si
+demain vous ne commencerez pas à penser et à
+souffrir?... Jusque-là, pauvres enfants, n'essayez
+pas de deviner une peine que vous ne pourriez
+point soulager... L'heure viendra pour vous
+comme pour toutes, mes filles, ajouta-t-elle plus
+tristement; pourquoi la devancer?... Avez-vous
+donc tant de hâte de souffrir?...</p>
+
+<p>&mdash;Nous vous aimons, madame..., répondit
+Diane.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_75">75</span>
+Marthe retira celle de ses mains que tenait la
+jeune fille pour la porter lentement à son front,
+comme on fait quand la migraine aiguë et lourde
+accable le cerveau.</p>
+
+<p>&mdash;Nous vous aimons, répéta Diane, et, à
+cause de cela, l'heure est venue déjà pour nous
+de penser et de souffrir.</p>
+
+<p>Ses paupières ne se baissaient plus, et ses
+grands yeux humides se relevaient sur Marthe
+de Penhoël.</p>
+
+<p>Cyprienne laissait dire Diane, parce qu'il lui
+semblait que c'était son propre c&oelig;ur qui parlait.
+Elle se sentait trop étourdie pour risquer une
+parole devant cette pauvre femme que l'excès de
+son malheur rendait ombrageuse et défiante,
+mais elle enviait tout bas le rôle de sa s&oelig;ur, et
+se payait de son silence, la petite jalouse, en
+tenant ses lèvres collées sur la main de Madame.</p>
+
+<p>Celle-ci n'avait pas voulu soutenir le regard
+de Diane, qui était une muette question.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me croyez donc bien malheureuse?...
+murmura-t-elle en baissant les yeux à son tour.</p>
+
+<p>Et comme Diane tardait à répondre, cette
+fois Cyprienne répéta tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;Oh oui! bien malheureuse!...</p>
+
+<p>Madame lui retira sa main.</p>
+
+<p>&mdash;Qui vous a dit cela? demanda-t-elle en
+retrouvant son accent de sécheresse.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_76">76</span>
+La pauvre Cyprienne rougit, et demeura muette.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'épiez!... reprit Madame; j'ai cru
+déjà m'en apercevoir plus d'une fois... Je vous
+défends de m'épier!</p>
+
+<p>Une larme roula sur la joue de Cyprienne.</p>
+
+<p>Diane regardait toujours Madame avec ses
+grands yeux tristes et doux.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous m'aimez, poursuivit Marthe qui
+changea encore de ton, je vous en prie, mes
+filles, ne cherchez pas à savoir!...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! madame! madame!... interrompit
+Cyprienne baignée de pleurs, vous voulez donc
+nous ôter jusqu'à la possibilité de vous défendre?...</p>
+
+<p>Marthe se redressa plus inquiète.</p>
+
+<p>&mdash;Et Blanche! continua Cyprienne qui ne
+voyait plus les signes de sa s&oelig;ur; notre pauvre
+ange! Hélas!... a-t-on besoin d'épier, madame,
+quand tout ici menace et parle de malheur?</p>
+
+<p>Marthe jeta un coup d'&oelig;il furtif vers le lit où
+Blanche sommeillait paisiblement.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous donc quelque chose? prononça-t-elle
+d'un ton si bas que les deux jeunes filles
+eurent peine à l'entendre, quelque chose sur
+Blanche de Penhoël?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui..., répondit Cyprienne.</p>
+
+<p>&mdash;Non!... répliqua Diane d'un accent qui
+avait quelque chose d'impérieux.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_77">77</span>
+Cyprienne arrêta au passage les paroles qui
+allaient s'échapper de sa lèvre. Les deux s&oelig;urs
+s'aimaient trop pour qu'il n'y eût pas entre elles
+égalité parfaite; néanmoins, à cause de cette
+tendresse même, Cyprienne reconnaissait volontiers
+la prudence supérieure de Diane, et ne
+refusait jamais de se laisser guider par elle.</p>
+
+<p>Lorsque Cyprienne se laissait emporter par
+la fougue étourdie de sa nature, un mot de
+Diane suffisait toujours pour la retenir.</p>
+
+<p>L'attention de Madame était cependant excitée
+vivement. Elle attendait, les yeux fixés sur
+Cyprienne. Comme celle-ci gardait le silence,
+Marthe tourna vers Diane son regard où il y
+avait une défiance mêlée de reproche.</p>
+
+<p>&mdash;Votre s&oelig;ur allait m'avouer la vérité..., dit-elle;
+vous êtes experte aux belles protestations,
+Diane... mais il ne faut pas toujours vous croire.</p>
+
+<p>Cyprienne, qui était toujours à genoux, se
+dressa sur ses pieds, le rouge au front. Ses jolis
+sourcils se froncèrent.</p>
+
+<p>&mdash;Oh!... dit-elle en contenant sa voix, si
+une autre que vous, madame, accusait ma s&oelig;ur
+de mensonge...</p>
+
+<p>Marthe de Penhoël eut comme un sourire à
+voir l'élan de cette ardente affection.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai tort..., murmura-t-elle, et vous avez
+raison de vous aimer, mes filles.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_78">78</span>
+Elle tendit ses mains aux deux s&oelig;urs. Cyprienne
+s'était déjà remise à genoux.</p>
+
+<p>La délicate intelligence de Diane lui disait
+qu'il fallait néanmoins une explication à ce <i>oui</i>
+et à ce <i>non</i>, tombés en même temps de ses
+lèvres et de celles de sa s&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Comme le visage de notre ange est beau
+dans son sommeil! dit-elle en couvrant sa jeune
+cousine d'un regard ami et tendrement protecteur.
+Nous n'avons pas le droit de dire que nous
+l'aimons autant que vous, madame, puisque
+vous êtes sa mère... Mais Cyprienne qui se tait
+maintenant, timide, sait parler mieux que moi,
+quand nous sommes seules toutes deux... Combien
+de fois a-t-elle souhaité que Dieu fît deux
+parts de notre avenir!... et que, pour notre
+chère Blanche, il pût garder toutes les joies et
+tout le bonheur!... Vous demandiez tout à
+l'heure si nous savions quelque chose sur elle...
+Ma s&oelig;ur vous a répondu oui... C'est que notre
+oreille entend de bien loin dès que l'on prononce
+le nom de Blanche!... Oh! croyez-nous,
+madame, ce n'est point curiosité vaine... quand
+on parle de l'Ange ou de sa mère, c'est notre
+c&oelig;ur qui écoute... Nous ne savons rien, sinon
+ce qui se dit chez les pauvres métayers des
+alentours et dans le salon même de Penhoël...</p>
+
+<p>&mdash;Et que dit-on? demanda Madame.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_79">79</span>
+&mdash;On dit que l'Ange est une belle jeune fille,
+douce et bonne comme le nom qui lui fut
+donné... mais on parle de mystérieux malheurs
+suspendus au-dessus de sa tête... On répète
+tout bas que les mauvais jours sont venus pour
+la race de Penhoël... On raille au salon, dans les
+fermes on s'attriste, car les bonnes gens se souviennent
+de tous les bienfaits répandus sur le
+pays par la main de Penhoël, depuis nos grands
+aïeux qui possédaient toute la contrée, jusqu'à
+notre oncle Louis, que Dieu protége dans son
+exil!</p>
+
+<p>&mdash;L'avenir n'appartient à personne..., murmura
+Madame; mais, dans le présent, ne dit-on
+pas que la fille de René de Penhoël est heureuse
+et riche?</p>
+
+<p>Diane secoua la tête lentement et garda le
+silence.</p>
+
+<p>&mdash;Répondez!... reprit Madame; je vous en
+prie... et je le veux!</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont de vagues bruits, répliqua enfin
+Diane. On dit que l'avenir assombrit déjà le
+présent; on dit que Blanche est en effet aujourd'hui
+heureuse et riche... du moins on est bien
+sûr qu'elle l'était hier... mais on se demande si
+elle le sera demain...</p>
+
+<p>Marthe était pâle. Sa voix trembla lorsqu'elle
+demanda encore:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_80">80</span>
+&mdash;Et sur quoi se fondent tous ces bruits, ma
+fille?</p>
+
+<p>&mdash;Au salon, personne ne le dit, repartit
+Diane; dans les fermes, on répète que le jour
+où les étrangers sont entrés au manoir fut un
+jour de malédiction et de malheur!...</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui se passe ici est-il donc déjà la fable
+du pays? murmura Marthe, tandis que la honte
+mettait un fugitif incarnat à sa joue.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes vos nièces, madame, répondit
+la jeune fille; chacun nous parle avec respect
+à cause de vous... On se borne à nous dire que
+cet homme et cette femme sont la cause de tout
+le mal... C'est elle qui entraîne le maître à sa
+ruine... C'est lui qui a ramené au manoir l'ennemi
+mortel de nos pères... Pontalès, dont le
+fils parle déjà comme s'il était possesseur des
+biens de Penhoël.</p>
+
+<p>Diane s'arrêta. Madame sembla hésiter et
+faire sur elle-même un effort pénible.</p>
+
+<p>&mdash;Et le nom de cet homme, dit-elle en baissant
+les yeux, n'est-il jamais prononcé, que vous
+sachiez, en même temps que mon nom?...</p>
+
+<p>&mdash;Au salon, peut-être... Chez les anciens
+vassaux de Penhoël, qui donc oserait joindre le
+nom d'un homme détesté comme un démon au
+nom de la femme que tous vénèrent à l'égal
+d'une sainte?</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_81">81</span>
+Une autre question se pressait sur les lèvres
+de Madame. Diane la devina, et répondit à voix
+basse:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai jamais rien entendu moi-même à
+ce sujet... mais Cyprienne...</p>
+
+<p>Madame se tourna vivement vers cette dernière.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont des menteurs!... s'écria la jeune
+fille; des menteurs et des méchants!... Je n'ai
+pas bien compris leurs paroles, mais voici ce
+qu'ils disaient:</p>
+
+<p>«&mdash;Le maître de Penhoël ne peut rien refuser
+à M. Robert, et M. Robert veut que l'Ange
+de Penhoël soit sa femme...»</p>
+
+<p>«Jusque-là, je comprenais bien, mais ils disaient
+encore:</p>
+
+<p>«&mdash;Madame est dans le même cas que le
+maître, elle ne peut pas dire non... Pourtant,
+comme elle est fière et que les femmes bravent
+tout quelquefois quand il s'agit de leur enfant,
+M. Robert s'est arrangé pour que Marthe de
+Penhoël ne pût faire autre chose que de mettre
+dans sa main la main de mademoiselle Blanche.»</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc bien lui!... murmura Madame
+sans savoir qu'elle parlait.</p>
+
+<p>Ses yeux étaient fixes, et ses mains froides
+tremblaient dans les mains des deux jeunes filles.</p>
+
+<p>Elle se leva brusquement et s'approcha du lit
+de Blanche.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_82">82</span>
+Un instant elle contempla le visage tranquille
+et pur de l'enfant, qui semblait sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Venez!... dit-elle d'une voix brève et
+sourde.</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane s'avancèrent obéissantes.</p>
+
+<p>&mdash;A genoux!... reprit Marthe.</p>
+
+<p>Les deux s&oelig;urs s'agenouillèrent.</p>
+
+<p>Marthe dit encore:</p>
+
+<p>&mdash;Priez!...</p>
+
+<p>Puis elle ajouta avec exaltation:</p>
+
+<p>&mdash;Priez du fond du c&oelig;ur et comme vous
+n'avez jamais prié en votre vie!... Vous dites
+que vous m'aimez... vous dites que vous voudriez
+donner pour moi votre sang et votre bonheur!...
+Eh bien! priez Dieu qu'il prenne votre
+bonheur et votre sang pourvu que ma fille soit
+heureuse!</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne joignirent leurs mains et
+répétèrent du fond du c&oelig;ur la prière que leur
+dictait Madame.</p>
+
+<p>Celle-ci appuyait son front baigné de sueur
+contre la couverture de son lit, et murmurait
+dans ses sanglots déchirants:</p>
+
+<p>&mdash;Tout pour elle, mon Dieu!... Tout pour
+elle!... Ayez pitié de mon enfant!...</p>
+
+<p>Quand elle se releva, ses yeux étaient secs,
+et un rouge vif colorait son visage. Diane et
+Cyprienne l'examinaient à la dérobée avec
+<span class="pagenum" id="Page_83">83</span>
+inquiétude. Il leur semblait voir dans ses yeux
+une sorte d'égarement.</p>
+
+<p>Elle contemplait toujours Blanche, mais froidement,
+comme si elle n'eût point su ce qu'elle
+faisait.</p>
+
+<p>&mdash;Votre vie, dit-elle enfin d'une voix changée,
+votre sang et votre bonheur!... Tout pour
+elle!... Pourquoi cela?...</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'elle est votre fille..., murmura
+Cyprienne.</p>
+
+<p>&mdash;Ma fille!... répéta Marthe qui semblait ne
+plus comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'elle est adorée, ajouta Diane
+tristement, et qu'on ne nous aime pas!...</p>
+
+<p>Marthe jeta sur elles tour à tour un regard si
+étrange et si brûlant, que les deux jeunes filles
+tressaillirent jusqu'au fond de l'âme.</p>
+
+<p>&mdash;On ne vous aime pas?... prononça Marthe
+d'un accent plaintif et doux: c'est vrai!... pauvres
+enfants, on ne vous aime pas!...</p>
+
+<p>Un sourire indéfinissable vint se jouer autour
+de sa lèvre. Elle les attira vers elle d'abord tout
+doucement; puis, d'un geste plein de véhémente
+passion, elle les pressa toutes deux contre sa
+poitrine haletante.</p>
+
+<p>&mdash;Oh!... oh!... fit-elle en couvrant de baisers
+leurs fronts unis.</p>
+
+<p>Puis, sa voix éclatant malgré elle:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_84">84</span>
+&mdash;On ne vous aime pas!... s'écria-t-elle avec
+folie, on ne vous aime pas, vous!... Oh! mon
+Dieu! m'avez-vous faite assez malheureuse!...</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne demeuraient muettes
+d'étonnement. Elles ouvraient de grands yeux
+pour regarder Madame, dont la joue se couvrait
+d'une rougeur ardente et dont l'&oelig;il était de
+feu.</p>
+
+<p>Dans leur surprise, il y avait de la frayeur et
+aussi de vagues espoirs.</p>
+
+<p>Elles sentaient battre avec violence le sein de
+Madame, dont les bras tremblaient.</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez-moi!... reprit Marthe, le moment
+est venu... Il faut tout vous dire!... Sait-on qui
+est la plus aimée des trois filles de Penhoël?
+Écoutez!... écoutez!... Les yeux de la pauvre
+femme ont pleuré; son c&oelig;ur a saigné! Quand
+vous dormez, voyez-vous parfois votre mère en
+songe?...</p>
+
+<p>Diane cherchait à comprendre. Cyprienne
+écoutait comme on suit un rêve.</p>
+
+<p>Avant qu'elles pussent répondre, Madame
+reprit encore d'une voix plus sourde et en perdant
+son regard plus troublé dans le vide:</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre femme!... pauvre mère!... Écoutez!...</p>
+
+<p>Elle s'interrompit; sa bouche resta entr'ouverte.
+Les deux jeunes filles, qui attendaient,
+<span class="pagenum" id="Page_85">85</span>
+la sentirent chanceler. Son visage se couvrit
+tout à coup d'une pâleur livide.</p>
+
+<p>Les jeunes filles n'eurent que le temps de la
+soutenir. Elle s'affaissa, faible et privée de mouvement,
+entre leurs bras.</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne la déposèrent sur un
+siége. Elle n'avait point perdu le souffle, mais
+on eût dit une morte, tant son corps immobile
+était glacé.</p>
+
+<p>Durant quelques minutes, les deux filles de
+l'oncle Jean s'empressèrent autour d'elle. Au
+bout de ce temps, la poitrine de Madame se
+souleva en un long soupir; ses yeux tombèrent
+sur Diane et Cyprienne qui interrogeaient avec
+effroi son visage.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voilà!... dit-elle, pourquoi n'êtes-vous
+pas à danser?...</p>
+
+<p>Sa voix était calme et froide.</p>
+
+<p>Les deux jeunes filles ne savaient que répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Le bal est-il donc fini déjà?... reprit
+Marthe.</p>
+
+<p>Il y avait entre sa froideur présente et la
+fièvre qui l'emportait naguère un contraste
+étrange. Évidemment, elle ne se souvenait
+plus...</p>
+
+<p>Diane fit effort pour oser. Elle prit la main
+de Madame et la baisa respectueusement.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_86">86</span>
+&mdash;Il y a longtemps que nous sommes ici...,
+murmura-t-elle; nous parlions de vous, madame,
+et du danger qui menace votre fille...</p>
+
+<p>Marthe sourit d'un air incrédule.</p>
+
+<p>&mdash;Nous parlions de cela!... répéta-t-elle;
+un danger pour Blanche!... Qui donc serait
+assez cruel pour s'attaquer à une pauvre enfant?</p>
+
+<p>Elle se tourna vers le lit de l'Ange, dont le
+sommeil paisible n'avait point été troublé.</p>
+
+<p>&mdash;Des dangers!... répéta-t-elle en touchant
+du doigt la joue de Diane avec un sourire protecteur
+et distrait, les jeunes filles se font
+comme cela des idées!... Allez rire et danser,
+mes enfants... Il n'y a de malheurs et de mystères
+que dans vos petites têtes folles!... Voici
+notre Blanche guérie... Allez dire là-bas aux
+musiciens de jouer leur air le plus joyeux...
+Puisque Penhoël donne bal, il faut que ses
+hôtes s'amusent!</p>
+
+<div class="npage">
+
+<h3 id="Page_87">VII<br />
+<b>SOUS LA TOUR-DU-CADET</b>.</h3>
+
+<p>Cyprienne et Diane venaient de quitter la
+chambre de l'Ange. Elles marchaient côte à côte,
+sans se parler, le long des corridors du manoir.
+Il ne faisait pas un souffle d'air au dehors, et
+les illuminations du jardin restaient intactes.
+Des fenêtres de la galerie, on pouvait voir les
+longues lignes de lumière qui marquaient les
+allées et le cercle plus brillant du salon de verdure.</p>
+
+</div>
+
+<p>On entendait, dans cette dernière direction,
+comme un bruit sourd de casseroles fêlées, dominé
+par des cris déchirants et insensés. C'était
+<span class="pagenum" id="Page_88">88</span>
+mademoiselle Héloïse Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang,
+la Cavatine, qui chantait son grand
+morceau d'opéra avec accompagnement de guitare.</p>
+
+<p>En écoutant ces prodigieuses clameurs, un
+étranger n'aurait pas manqué de concevoir des
+idées sinistres et de penser à quelque attentat
+commis dans le voisinage; mais les deux filles de
+l'oncle Jean ne pouvaient point s'y méprendre;
+elles connaissaient trop la voix de la plus jeune
+et de la plus timide des Grâces Baboin.</p>
+
+<p>Au lieu d'obéir à l'injonction de Madame, en
+rentrant dans le jardin pour gagner le bal, elles
+descendirent l'escalier menant à la cour. Les
+domestiques étaient tous dans l'aire; la cuisine
+et l'office se trouvaient déserts. Diane et Cyprienne
+sortirent du château, sans être aperçues,
+par la porte de la cour.</p>
+
+<p>Cette issue donnait sur le seul chemin praticable
+aux voitures, et pouvant conduire du Port-Corbeau
+à Penhoël. Il descendait la montée en
+zigzag, pour éluder la pente, et coupait en dix
+endroits différents le taillis de châtaigniers.</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne suivirent le chemin qui
+longeait d'abord, pendant une centaine de pas,
+cette robuste et gothique muraille, aboutissant
+d'un côté à la Tour-du-Cadet, et, de l'autre, servant
+de terrasse aux jardins de Penhoël.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_89">89</span>
+Elles marchaient lentement, perdues qu'elles
+étaient dans leurs réflexions. Aucune d'elles
+n'avait rompu encore le silence.</p>
+
+<p>Elles songeaient à ce qui venait de se passer
+dans la chambre de l'Ange. Bien des fois déjà,
+elles avaient surpris la douleur de Marthe de
+Penhoël; mais qu'il y avait loin de ce qu'elles
+avaient vu jusqu'alors à ce qu'elles venaient
+d'entendre et de voir! Qu'il y avait loin des larmes
+de Madame, silencieuses et résignées, à ce
+transport subit, à ces paroles fiévreuses, à ce délire!</p>
+
+<p>Et ces paroles entendues, que signifiaient-elles?...</p>
+
+<p>Qu'y avait-il au fond de ce mystérieux désespoir,
+dont l'objet apparent n'était plus ni le danger
+de Blanche, ni la ruine prochaine de Penhoël?...</p>
+
+<p>Un instant, elles avaient pu croire que cette
+angoisse fougueuse se rapportait à elles, Diane
+et Cyprienne. N'était-ce pas en les pressant
+contre son c&oelig;ur avec ivresse que Marthe avait
+prononcé ces bizarres paroles?</p>
+
+<p>Les pauvres enfants, qui mendiaient chaque
+jour à genoux quelque distraite caresse, avaient
+pu se croire un instant adorées à l'égal de Blanche
+elle-même!</p>
+
+<p>Mais ce n'avait été qu'un instant. Après cet
+<span class="pagenum" id="Page_90">90</span>
+ardent baiser qui les avait réunies sur le sein
+palpitant de Marthe, quel froid sourire et quels
+mots glacés! Bien qu'elles fussent habituées à
+l'indifférence, il leur semblait qu'on les avait
+congédiées, cette fois, avec plus de dédain encore
+qu'à l'ordinaire.</p>
+
+<p>Que croire? Cyprienne avait beau mettre son
+esprit à la torture, elle cherchait en vain. Diane
+elle-même perdait l'effort de son esprit clairvoyant
+et subtil à vouloir soulever le voile.</p>
+
+<p>Parfois, elle croyait entrevoir le mot de l'énigme;
+mais c'était une chose si invraisemblable,
+si impossible!...</p>
+
+<p>Diane repoussait la supposition accueillie;
+elle retombait au plus profond de ses doutes, et
+se retrouvait en face du problème insoluble.</p>
+
+<p>Que croire? Rien, hélas! sinon que Madame,
+outre les douleurs qu'elles avaient déjà devinées,
+avait une autre torture plus mystérieuse
+encore, et qu'il ne fallait point espérer de guérir!...</p>
+
+<p>Elles allaient la tête penchée; leurs mains
+s'étaient unies à leur insu, et bien qu'elles ne
+se parlassent point, leurs pensées se répondaient.</p>
+
+<p>Au moment où elles arrivaient sous la partie
+des anciennes fortifications qui servait maintenant
+de terrasse aux jardins du manoir, elles
+<span class="pagenum" id="Page_91">91</span>
+s'arrêtèrent toutes deux d'un mouvement brusque
+et commun.</p>
+
+<p>Elles prêtèrent l'oreille.</p>
+
+<p>Des voix se faisaient entendre sur la terrasse,
+et quelques mots descendaient jusqu'à elles.</p>
+
+<p>Elles relevèrent la tête. La saillie de la muraille
+leur cachait les illuminations du jardin;
+mais les mille feux allumés le long des allées mettaient
+un rayonnement dans l'atmosphère épaisse
+et lourde. Il y avait comme un fond lumineux
+derrière la ligne noire de la terrasse.</p>
+
+<p>Sur ce fond, Cyprienne et Diane virent se
+détacher deux têtes connues. C'étaient Étienne
+et Roger qui poursuivaient là leur conversation
+entamée dans le jardin.</p>
+
+<p>Nous savons que les noms des deux filles de
+l'oncle Jean revenaient bien souvent dans leur
+causerie. Diane et Cyprienne ne pouvaient saisir
+le sens des paroles, mais elles entendaient leurs
+noms prononcés, et toutes deux restaient.</p>
+
+<p>Elles étaient bien jeunes. A l'âge qu'elles
+avaient, il faut peu de chose pour faire diversion
+aux préoccupations les plus graves.</p>
+
+<p>A se voir ainsi, par hasard, aux écoutes, la
+gaieté naturelle de leur caractère revenait au
+galop. Quand c'était Roger qui parlait, un sourire
+se jouait autour des jolies lèvres de Cyprienne;
+quand la voix d'Étienne se faisait entendre,
+<span class="pagenum" id="Page_92">92</span>
+la charmante figure de Diane s'éclairait
+à son tour.</p>
+
+<p>Elles aimaient toutes deux; peut-être aimaient-elles
+bien plus qu'elles ne le croyaient elles-mêmes.</p>
+
+<p>Il y avait déjà plusieurs minutes qu'elles étaient
+là, écoutant et tâchant de relier en se jouant
+les lambeaux de phrases qui tombaient jusqu'à
+elles, lorsque Étienne et Roger s'accoudèrent sur
+la balustrade de la terrasse. Les deux jeunes
+filles se rapprochèrent davantage de la muraille
+et se cachèrent parmi les touffes d'épines et de
+houx qui en masquaient les fondements. Dans
+cette nouvelle position, elles pouvaient tout entendre.</p>
+
+<p>Aussi, lorsque Étienne annonça son départ
+pour Paris, un cri d'étonnement douloureux
+s'échappa de la poitrine de Diane.</p>
+
+<p>Ce cri fut entendu par Étienne et Roger, qui
+se penchèrent vivement en dehors de la balustrade;
+mais déjà les deux jeunes filles se perdaient
+derrière les branches du taillis.</p>
+
+<p>Diane courait, entraînant maintenant sa s&oelig;ur
+à travers les pousses des châtaigniers. On aurait
+pu croire qu'elle avait un but qu'il lui fallait
+atteindre à tout prix. Et pourtant elle ne savait
+pas où elle allait.</p>
+
+<p>Cyprienne la suivait en silence.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_93">93</span>
+En quelques minutes, le taillis fut traversé.
+Les deux s&oelig;urs se trouvaient de l'autre côté de
+la maison, au bout de l'antique muraille et sous
+la Tour-du-Cadet, dont les créneaux à jour surplombaient
+au-dessus de leurs têtes.</p>
+
+<p>Diane s'arrêta, essoufflée. Elle porta la main
+à son front brûlant, puis à son c&oelig;ur qui battait
+douloureusement.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu entendu?... murmura-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai entendu, répondit Cyprienne; ma
+pauvre s&oelig;ur!...</p>
+
+<p>Elle voulut lui prendre la main; Diane se jeta
+dans ses bras en pleurant.</p>
+
+<p>&mdash;Demain..., disait-elle parmi ses larmes,
+dans quelques heures, je l'aurai vu pour la dernière
+fois!... Oh! sait-on comme on aime?...
+Hier j'aurais cru pouvoir sourire en parlant de
+son départ!...</p>
+
+<p>&mdash;Si tu lui disais de rester..., murmura
+Cyprienne, il resterait.</p>
+
+<p>Diane garda le silence. Un instant, les deux
+s&oelig;urs se tinrent encore embrassées; puis Diane
+se redressa tout à coup. Elle essuya ses yeux où
+restaient quelques pleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! dit-elle; je ne lui demanderai
+pas de rester!... Autour de nous il n'y a que malheur...
+Ce malheur est à nous, qui sommes les
+filles de Penhoël; pourquoi le faire partager à
+<span class="pagenum" id="Page_94">94</span>
+ceux que nous aimons?... Qu'il parte, dût-il
+m'oublier!... Si Dieu exauce mes prières, il sera
+bien heureux...</p>
+
+<p>Tandis qu'elle parlait, sa belle tête intelligente
+et pensive s'inclinait sur sa poitrine. Il y
+avait dans sa voix un accent de tristesse profonde.
+Elle sentait aujourd'hui, pour la première
+fois peut-être, qu'à son insu son c&oelig;ur
+s'était donné tout entier.</p>
+
+<p>Cyprienne faisait un retour sur elle-même, et
+songeait en frémissant que Roger pourrait partir
+aussi à son tour.</p>
+
+<p>Elle cherchait en vain quelque bonne parole
+d'espérance et de consolation. Ce fut Diane qui
+rompit le silence. Sa voix était changée. Une
+fermeté grave remplaçait la mélancolie de tout
+à l'heure.</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne sommes pas ici pour nous occuper
+de nous-mêmes, dit-elle. Étienne est jeune
+et fort... l'avenir s'ouvre devant lui: que Dieu
+l'assiste!... Auprès de nous, il y a des faibles à
+protéger et à défendre... Songeons à Penhoël,
+ma s&oelig;ur, et hâtons-nous... car quelque chose
+me dit que l'heure mortelle approche...</p>
+
+<p>Cyprienne serra la main de sa s&oelig;ur contre son
+sein.</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'aimes, pourtant!... murmura-t-elle; je
+t'en prie, cherchons un moyen de le retenir!...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_95">95</span>
+&mdash;Cherchons un moyen de sauver Penhoël!...
+répondit Diane dont les grands yeux
+se levaient au ciel avec une résignation angélique;
+cherchons un moyen de sauver Madame et
+de sauver la pauvre Blanche!</p>
+
+<p>Le lieu où elles se trouvaient en ce moment
+formait l'extrême sommet de la colline. Vers
+l'orient, au delà de la Tour-du-Cadet, il n'y
+avait rien qu'une rampe rocheuse descendant à
+la lande. Entre cette rampe et le chemin qui
+longeait la muraille, une sorte de guérite demi-ruinée,
+protégeant une poterne, se collait aux
+fondements de la tour. En cet endroit, le taillis
+plus touffu faisait à la guérite un impénétrable
+abri de verdure.</p>
+
+<p>Comme la vue était magnifique de ce point
+culminant, on avait ménagé, sous les châtaigniers,
+une étroite esplanade, où régnait un banc
+de gazon.</p>
+
+<p>Les vieux paysans se souvenaient que le commandant
+de Penhoël aimait particulièrement
+ce site. Bien souvent, durant les beaux soirs de
+l'été, on le voyait jadis monter la route abrupte,
+appuyé sur le bras de son fils Louis, le favori
+de sa vieillesse. Ils disparaissaient tous les deux
+derrière l'épais rempart de feuillage, et ceux
+qui passaient alors dans le chemin pouvaient
+entendre la voix grave du vieux marin, enseignant
+<span class="pagenum" id="Page_96">96</span>
+à l'aîné de sa maison les nobles sentiments
+qui avaient guidé sa propre vie.</p>
+
+<p>La mémoire du commandant de Penhoël était
+vénérée comme celle d'un saint. D'année en année,
+lorsqu'on faisait des coupes dans le taillis,
+on respectait toujours les quelques châtaigniers
+groupés autour de la guérite. Les châtaigniers
+étaient devenus de grands arbres, dont les troncs
+robustes s'élançaient bien au-dessus de la barrière
+de verdure qui entourait toujours leurs
+pieds.</p>
+
+<p>Depuis la mort du commandant, le maître actuel
+du manoir semblait, en vérité, craindre
+tout ce qui rappelait la mémoire du temps passé.
+Pas une seule fois peut-être il n'était venu visiter
+ce lieu, où il aurait revu les images unies
+de son père mort et de son frère absent. Le
+passage qui conduisait de la route au banc de
+gazon disparaissait maintenant, à demi bouché
+par les broussailles et les pousses du taillis.</p>
+
+<p>En revanche, on aurait pu remarquer un
+autre passage, pratiqué dans la direction opposée,
+et donnant sur un petit sentier à pic qui
+descendait au bord de l'eau.</p>
+
+<p>La Tour-du-Cadet se dressait immédiatement
+au-dessus de la cabane de Benoît Haligan, le
+passeur. C'était Benoît Haligan qui avait pratiqué
+ce sentier à travers les taillis, en venant
+<span class="pagenum" id="Page_97">97</span>
+presque chaque soir s'agenouiller à la place
+occupée jadis par son vieux maître.</p>
+
+<p>Benoît trouvait là ce qu'il aimait: une nature
+grande et sombre, des souvenirs tristes et des
+pensées de mort.</p>
+
+<p>Maintenant que la maladie et la vieillesse le
+clouaient à son grabat, ce qu'il regrettait le plus
+au monde, c'était l'heure qu'il passait tous les
+soirs, autrefois, à genoux au pied de la Tour-du-Cadet.</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane venaient de percer l'enceinte
+de feuillage. Elles étaient assises sur le
+banc de gazon.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu m'est témoin, disait Cyprienne, que je
+n'ai jamais eu la pensée de reculer!... mais nous
+sommes trop faibles, ma pauvre s&oelig;ur, et ils
+sont trop puissants... Un instant j'ai cru que
+nous avions réussi à les effrayer en faisant courir
+le bruit du retour de notre oncle Louis...
+L'amour que tout le pays porte à l'aîné de Penhoël
+est si grand!... Ils se sont arrêtés; ils ont
+hésité durant quelques jours... Hélas! notre
+oncle Louis n'est pas revenu, et ils ont oublié
+leur épouvante... Que faire désormais?... Nous
+avons épuisé toutes nos ressources! Nos efforts
+ont pu retarder un peu le coup qui menace Penhoël...
+mais, à mesure que nous détruisons une
+arme prête à le frapper, une arme nouvelle est
+<span class="pagenum" id="Page_98">98</span>
+forgée... d'autres piéges se tendent... et deux
+pauvres enfants comme nous peuvent-ils défendre
+toujours l'homme qui ne se défend pas lui-même?...</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont des gens habiles, répliqua Diane
+avec amertume; ils ont commencé par empoisonner
+son c&oelig;ur et par aveugler son intelligence!...
+Puis on lui a pris sa force... Chaque
+soir, on l'assoit à une table de jeu, entre cette
+créature sans âme qu'il aime d'une passion insensée,
+et le flacon d'eau-de-vie qui va lui enlever
+le reste de sa raison!... Ils sont là, les lâches!
+rangés autour de cette proie facile... Oh! quand
+je vois le front de Penhoël se rougir, son &oelig;il
+s'éteindre et sa voix trembler en mêlant les
+cartes déloyales, il me semble que la justice de
+Dieu nous abandonne!</p>
+
+<p>&mdash;Quand je vois cela, moi, s'écria impétueusement
+Cyprienne, je pense que, si j'étais
+homme, il n'y aurait déjà plus autant de misérables
+autour de ce tapis vert!... Pourquoi notre
+frère Vincent a-t-il quitté le manoir?...</p>
+
+<p>&mdash;Si notre frère est heureux, reprit Diane,
+que le ciel soit béni! N'y a-t-il pas ici assez de
+c&oelig;urs à souffrir?... Ma s&oelig;ur, il vaut mieux que
+nous soyons seules dans cette lutte... et s'il ne
+nous fallait que des bras forts et des c&oelig;urs vaillants,
+n'aurions-nous pas Étienne et Roger?</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_99">99</span>
+Cyprienne baissa la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Oui... oui..., murmura-t-elle; il vaut mieux
+que nous soyons seules... Étienne et Roger voudraient
+combattre à visage découvert, et nous
+savons trop que ces hommes ne reculeraient pas
+devant l'assassinat...</p>
+
+<p>Elle baisa Diane au front et reprit avec une
+sorte de gaieté:</p>
+
+<p>&mdash;Pardonne-moi, ma s&oelig;ur... Tu sais bien
+que je suis brave, malgré mes instants de faiblesse!...</p>
+
+<p>&mdash;Je sais que tu es un c&oelig;ur dévoué, ma
+pauvre Cyprienne, répondit Diane qui lui rendit
+son baiser avec une tendresse de mère; je
+sais que tu es prête à donner ta vie pour ceux
+que nous aimons... toi si jeune et si belle!... toi
+qui pourrais être heureuse avec le mari de ton
+choix!... Écoute!... il nous reste bien peu de
+chances de vaincre... et ce que nous faisons
+toutes deux, une seule pourrait le faire... Si tu
+m'aimais bien... si tu étais toujours ma petite
+s&oelig;ur chérie...</p>
+
+<p>&mdash;Je te laisserais seule en face de ces maudits,
+n'est-ce pas?... s'écria Cyprienne indignée;
+je tâcherais de fermer les yeux pour ne point
+voir que tu meurs à la peine!...</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas assez d'une victime?... murmura
+Diane.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_100">100</span>
+Cyprienne lui ferma la bouche d'un geste où
+la colère et la tendresse se mêlaient à doses
+presque égales.</p>
+
+<p>&mdash;Si c'est assez d'une victime, ma s&oelig;ur, dit-elle,
+Étienne part, Étienne vous aime... Que
+n'allez-vous avec lui à Paris?...</p>
+
+<p>Elle passa son bras autour de la taille de sa s&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non!... se reprit-elle, oh! non! ne
+m'abandonne pas!... Que ferais-je sans toi?...
+Mais ne me parle plus de fuir, quand tu restes,
+je t'en prie!...</p>
+
+<p>Diane l'attira contre son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne t'en parlerai plus, dit-elle; pardonne-moi...
+Je t'aime tant et j'aurais tant de joie à te
+voir heureuse!... Et puis, tu ne sais pas, ma
+pauvre s&oelig;ur! on commence à nous combattre
+comme si nous étions des hommes!... S'ils
+allaient te tuer avant moi!...</p>
+
+<p>&mdash;Me tuer?... répéta Cyprienne.</p>
+
+<p>&mdash;Hier, dans notre chambre, poursuivit
+Diane, je t'ai fermé la bouche au moment où tu
+allais me rendre compte de ta soirée... moi-même
+je ne t'ai rien dit de ce que j'avais fait... c'est
+que notre chambre n'est plus à nous, ma s&oelig;ur!...
+Nous sommes épiées à notre tour... et dans le
+corridor qui mène aux appartements de Penhoël,
+j'avais entrevu la figure de Blaise qui nous
+suit comme notre ombre.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_101">101</span>
+&mdash;En te voyant garder le silence, dit Cyprienne,
+j'ai pensé que tu n'avais pas réussi.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas échoué... Maître le Hivain était
+à son bureau... Je crois savoir dans quel casier
+de son secrétaire sont les papiers qui peuvent
+perdre Penhoël.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, il faut y retourner ce soir; car je
+sais, moi, qu'ils redoublent d'obsession auprès
+de Penhoël, et que c'est tout au plus s'il pourra
+résister un jour encore!...</p>
+
+<p>&mdash;J'y retournerai, dit Diane.</p>
+
+<p>&mdash;Pas toi!... s'écria vivement Cyprienne;
+c'est à mon tour!</p>
+
+<p>&mdash;Puisque je sais où sont les papiers...</p>
+
+<p>Cyprienne appuya sa joue contre l'épaule de
+sa s&oelig;ur, et reprit à voix basse:</p>
+
+<p>&mdash;Crois-tu donc que je ne t'ai pas devinée?...
+Il y a là un danger plus grand que de coutume...
+et tu veux encore l'affronter toute
+seule!... C'est toi qui penses pour nous deux,
+ma s&oelig;ur... Dans la guerre que nous faisons, je
+ne suis qu'un soldat, et tu es le capitaine...
+Laisse-moi au moins ma part de travail!</p>
+
+<p>La tête de Diane, qui s'inclinait pensive, se
+redressa en ce moment, et sa voix prit un accent
+de gaieté.</p>
+
+<p>&mdash;Soit!... dit-elle, mon petit soldat!... Tu
+pousseras ce soir une reconnaissance jusque
+<span class="pagenum" id="Page_102">102</span>
+dans le camp ennemi... Je sais que tu es brave
+comme la poudre, mais il faut bien pourtant te
+prévenir... Hier, dans une escarmouche pareille
+à celle que tu vas engager, ton pauvre capitaine
+a eu de rudes assauts à soutenir... Tu n'exagères
+en rien, quand tu parles de bataille, ma
+s&oelig;ur... Cette nuit, on m'a tiré deux coups de
+fusil, et j'ai eu mon cheval tué sous moi!</p>
+
+<p>Diane sentit sa s&oelig;ur tressaillir entre ses bras;
+ce n'était pas de la crainte.</p>
+
+<p>Au contraire, le c&oelig;ur impétueux de la jeune
+fille s'exaltait à ce danger nouveau.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu voulais y retourner toute seule!...
+s'écria-t-elle.</p>
+
+<p>Puis elle reprit avec pétulance:</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu?... Je prendrai ce soir les pistolets
+de Roger, toi, ceux d'Étienne, et les lâches qui
+ont tiré sur toi verront beau jeu!...</p>
+
+<p>Diane souriait. Mais au bout de quelques
+minutes, elle secoua la tête et poursuivit d'un
+ton plus grave:</p>
+
+<p>&mdash;A ce genre de combat, ma pauvre s&oelig;ur,
+nous ne serions pas les plus fortes... ce qu'il
+nous faut, c'est de l'adresse et l'aide de Dieu...</p>
+
+<p>Cyprienne ne répliqua point, mais on pouvait
+voir qu'elle renonçait avec chagrin à l'idée de
+faire le coup de pistolet.</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, reprit Diane, qu'as-tu fait hier?</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_103">103</span>
+&mdash;Ce que nous faisons chaque soir tour à
+tour, répondit Cyprienne. J'ai joué mon rôle
+d'apparition... J'ai dit à Penhoël, d'une voix de
+fantôme, qu'un bon génie veillait sur sa maison,
+et qu'il fallait résister avec courage... Mais Penhoël
+n'a plus de force... Il ne sait que trembler
+et fermer ses oreilles!... C'est malgré lui qu'il
+faudra le sauver... Quant à ceux qui l'entourent,
+acharnés à sa perte, ils triomphent, ma s&oelig;ur...
+Ils se voient au bout de leur peine... et je les
+entendis hier se dire entre eux que cette nuit
+même Penhoël leur abandonnerait le dernier
+morceau de pain de sa femme et de son enfant!</p>
+
+<p>&mdash;Le manoir?...</p>
+
+<p>&mdash;Il a vendu la semaine dernière ce qui
+restait des biens donnés en partage à notre
+oncle Louis... Il n'a plus rien que le manoir!...
+Et à l'heure où nous parlons, ils sont sans doute
+autour de lui... Robert, Pontalès et cette femme
+qui l'a ensorcelé!... Ils l'obsèdent, ils le menacent
+de ces papiers qui sont entre leurs mains
+une arme si terrible!...</p>
+
+<p>Diane se leva.</p>
+
+<p>&mdash;Ces papiers, il nous les faut, dit-elle, dussions-nous
+rester cette fois sur la place... Partons,
+ma s&oelig;ur!</p>
+
+<p>Cyprienne était toujours prête quand on
+parlait d'agir. Les deux jeunes filles descendirent
+<span class="pagenum" id="Page_104">104</span>
+ensemble le sentier roide et difficile qui
+conduisait au bord de l'eau.</p>
+
+<p>A mesure qu'elles descendaient, une sorte de
+chant rauque et lugubre arrivait jusqu'à leurs
+oreilles. Quand elles commencèrent à découvrir,
+au travers du taillis, la lueur faible qui
+sortait de la loge de Benoît Haligan, elles
+reconnurent la voix et le chant.</p>
+
+<p>C'était le vieux passeur lui-même qui psalmodiait
+lentement et avec peine les versets du
+<i>De profundis</i>.</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne continuèrent leur route.
+Au moment où elles passaient devant la loge,
+la voix du vieillard, éteinte et creuse, interrompit
+son chant pour prononcer leurs noms.</p>
+
+<p>Cyprienne hésita.</p>
+
+<p>&mdash;Ma s&oelig;ur, dit-elle, quand je vois cet
+homme, et que j'entends ses sombres menaces,
+je n'ai plus de courage...</p>
+
+<p>&mdash;Il a servi fidèlement Penhoël, répliqua
+Diane, et tout le monde l'abandonne...</p>
+
+<p>La voix cassée du vieillard se reprit à chanter;
+mais ce n'était plus le <i>De profundis</i>.</p>
+
+<p>Il disait:</p>
+
+<div class="poem">
+<div class="verse12">«C'est bien vous qu'on voit sous les saules:</div>
+<div class="verse6">«Blanches épaules,</div>
+<div class="verse12">«Sein de vierge, front gracieux</div>
+<div class="verse6">«Et blonds cheveux...»</div>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_105">105</span>
+Ce chant, que nous avons entendu tomber
+si doux des lèvres de Cyprienne et de Diane
+enfants, prenait, en passant par la bouche du
+vieillard, des modulations funèbres.</p>
+
+<p>Le bras de Cyprienne frissonnait sous celui
+de sa s&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Il est seul et il souffre..., dit Diane; entrons...</p>
+
+<hr class="light" />
+
+<p>Au sommet de la colline, tout près de l'endroit
+où les deux jeunes filles s'asseyaient naguère,
+deux hommes s'arrêtaient au pied des
+châtaigniers.</p>
+
+<p>Si les deux s&oelig;urs avaient tardé une minute,
+elles n'auraient point descendu la montée, parce
+qu'elles auraient entendu les nouveaux venus
+prononcer à voix basse, dans une conversation
+animée, le nom de Madame et celui de René de
+Penhoël.</p>
+
+<div class="pagenum" id="Page_106"></div>
+
+<div class="npage">
+
+<h3 id="Page_107">VIII<br />
+<b>MAITRE LE HIVAIN</b>.</h3>
+
+<p>Les deux hommes qui venaient de s'arrêter au
+bout de la muraille gothique sous la Tour-du-Cadet
+sortaient de l'appartement de René de
+Penhoël.</p>
+
+</div>
+
+<p>C'étaient maître Protais le Hivain, surnommé
+Macrocéphale, homme de loi des bourgs de
+Bains et de Glénac, et M. le marquis de Pontalès.</p>
+
+<p>Tandis que l'on dansait dans le salon de verdure,
+une partie s'était engagée, suivant la coutume,
+chez le maître de Penhoël.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_108">108</span>
+C'était vers le tomber du jour, une heure environ
+avant que le feu de joie fût allumé sur
+l'aire. Robert de Blois était là, en ce moment,
+ainsi que Lola, les deux Pontalès et maître
+le Hivain.</p>
+
+<p>La partie avait lieu dans la chambre à coucher
+de Penhoël, comme si l'on avait voulu en
+faire mystère au commun des hôtes du manoir.</p>
+
+<p>Un grand luxe régnait maintenant dans l'appartement
+du maître. L'ameublement tout neuf
+était à la dernière mode de Paris. Trois ans auparavant,
+si nous avions pénétré dans cette
+chambre simple et modestement ornée, nous y
+eussions trouvé les portraits du commandant de
+Penhoël, de Louis enfant et de Marthe.</p>
+
+<p>Maintenant, il n'y avait plus qu'un seul portrait
+dans un cadre splendide: c'était celui de Lola.</p>
+
+<p>Derrière le lit, une porte s'ouvrait, signalée
+plutôt que masquée par d'éclatantes draperies de
+velours; c'était la porte de la chambre de Lola.</p>
+
+<p>Évidemment, on ne prenait même plus la
+peine de dissimuler. Le désordre avait pris droit
+de bourgeoisie au manoir, et Penhoël, se faisant
+comme un bouclier de sa lourde apathie, ne
+s'inquiétait point de savoir si sa conduite était un
+scandale ou passait inaperçue.</p>
+
+<p>Il était le maître. Sa dégradation avouée s'abritait
+derrière cette grande et belle autorité du
+<span class="pagenum" id="Page_109">109</span>
+chef de la famille, qui avait servi jadis l'austère
+vertu de ses ancêtres.</p>
+
+<p>Il tenait le jeu contre M. Robert de Blois,
+auprès de qui s'asseyaient les deux Pontalès. A
+sa droite, la charmante Lola, en costume de bal,
+s'étendait paresseusement dans une bergère; à
+sa gauche, maître Protais le Hivain, portant sur
+son nez coupant et long de rondes lunettes de
+fer, suivait le jeu d'un &oelig;il avide.</p>
+
+<p>Pontalès et son fils s'abstenaient de tout conseil.
+L'homme de loi, au contraire, prodiguait
+les siens avec une remarquable générosité.</p>
+
+<p>Quant à Lola, elle ne quittait sa pose nonchalante
+que pour emplir de sa jolie main, couverte
+de bagues, un verre placé sur la table à
+côté de Penhoël.</p>
+
+<p>Et Penhoël buvait! buvait!</p>
+
+<p>Ces trois années avaient pesé sur lui d'une
+façon véritablement extraordinaire. Bien qu'il
+eût à peine trente-huit ans, c'était déjà un vieillard;
+son épaisse chevelure blonde avait blanchi
+entièrement; son front s'était ridé: sa haute
+taille s'était courbée. Il n'y avait plus ni volonté
+ni intelligence dans son regard éteint et stupéfié
+par une ivresse de chaque jour.</p>
+
+<p>A peine aurait-on pu reconnaître dans cette
+figure bouffie et pâle, que tachaient çà et là d'ardentes
+piqûres, les mâles traits de René de Penhoël.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_110">110</span>
+L'effet produit sur sa nature morale par ce
+laps de temps si court était du reste plus
+désastreux encore. Certes, le maître de Penhoël
+n'avait jamais été un esprit d'élite; mais il possédait du
+moins autrefois une part de cette vaillance
+énergique qui était comme l'héritage de sa
+race.</p>
+
+<p>A présent, plus rien. De cet homme jeune et
+fort, que nous avons vu jadis bondir dans le chaland
+vermoulu de Benoît, et braver, sur ce pont
+frêle, la violence de l'orage, il ne restait qu'une
+manière de cadavre, un vieillard impotent et
+lourd, sans force ni pensée.</p>
+
+<p>L'eau-de-vie, l'amour et le jeu, ces trois choses
+dont une seule suffit à exalter l'homme, pouvaient
+à peine, réunies, galvaniser sa morne
+inertie.</p>
+
+<p>Il tenait ses cartes d'une main tremblante et
+comme engourdie. A mesure que la partie avançait,
+des gouttes de sueur plus grosses coulaient
+dans les rides de son front, et les taches rouges
+qui marbraient sa face livide s'allumaient plus
+brillantes.</p>
+
+<p>En face de lui Robert, souriant et calme, causait
+avec les Pontalès, intéressés sans doute dans
+sa partie.</p>
+
+<p>Le jeune comte Alain de Pontalès était un
+assez joli garçon, qui ne se cachait point trop
+<span class="pagenum" id="Page_111">111</span>
+pour lancer du côté de Lola des &oelig;illades suffisamment
+significatives.</p>
+
+<p>Son père, le marquis, était un petit vieillard:
+cheveux blancs comme neige, &oelig;il vif, sourire
+bon et spirituel. A juger l'homme seulement
+par les dehors, ce devait être le plus aimable
+marquis du monde.</p>
+
+<p>Les gens qui regardent de très-près, et prétendent
+voir mieux que le vulgaire, auraient
+peut-être découvert, sous son avenant sourire,
+un petit fonds de sécheresse et de moquerie.
+Mais c'était peu de chose, et d'ailleurs quelque
+légère nuance de scepticisme voltairien s'allie
+merveilleusement, comme on sait, à la riante
+bienveillance de ces vieux gentilshommes.</p>
+
+<p>Ce qui dominait dans la physionomie du marquis,
+c'étaient la finesse et la bonté. Ce devait être
+un homme souverainement adroit, et sa bonhomie
+devait empêcher son adresse d'être dangereuse.</p>
+
+<p>Ses ennemis, et il en avait bien peu d'avoués
+à cause de ses soixante mille livres de rente,
+prétendaient qu'il était plus fin encore qu'il n'en
+avait l'air, mais que sa bonhomie ne valait pas
+le diable.</p>
+
+<p>C'étaient des jaloux peut-être. En tout cas,
+dans ce pays patriarcal, où l'estime publique
+est en raison directe de la somme portée au
+<span class="pagenum" id="Page_112">112</span>
+bordereau du percepteur, la médisance n'avait
+pas beau jeu contre M. le marquis de Pontalès.</p>
+
+<p>La <i>société</i> le reconnaissait pour roi. Il possédait
+l'estime éclairée du chevalier adjoint et de
+la chevalière adjointe de Kerbichel; il avait
+l'admiration des trois vicomtes, épris de madame
+veuve Claire Lebinihic; les trois Grâces
+Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang auraient volontiers
+employé le reste de leur jeunesse à chanter
+ses louanges à l'univers avec accompagnement
+de guitare.</p>
+
+<p>Ce qui, du reste, aurait milité sérieusement
+en sa faveur auprès de tout homme non prévenu,
+c'était l'empressement mis par lui à terminer
+cette longue haine qui avait séparé jadis le manoir
+et le château. Pontalès s'était prêté vraiment
+de bien bonne grâce à cette réconciliation;
+l'entremise du jeune M. Robert de Blois s'était
+bornée à une simple démarche après laquelle M. le
+marquis, quoique le plus âgé, le plus riche et le
+plus haut titré, avait fait immédiatement les premiers
+pas.</p>
+
+<p>Depuis le rapprochement, Penhoël, au su de
+tout le monde, avait profité plus d'une fois de sa
+bonne volonté. Cet excellent marquis montrait
+une obligeance inépuisable. Pour n'en donner
+qu'un exemple et fournir d'un seul coup la
+preuve de sa bienveillante délicatesse, nous dirons
+<span class="pagenum" id="Page_113">113</span>
+qu'il avait été jusqu'à renoncer au titre de
+maire de Glénac pour donner à la vanité de
+Penhoël cette satisfaction enviée.</p>
+
+<p>Il y avait bien une heure que la partie engagée
+durait. Les enjeux étaient lourds, et l'on
+jouait argent sur table. Penhoël perdait.</p>
+
+<p>Entouré comme il l'était, d'un côté par Macrocéphale
+qui avait tout juste la probité d'un
+homme de loi campagnard, de l'autre par une
+femme ayant droit au titre d'aventurière, son
+malheur constant aurait pu n'être point naturel.
+Lola était admirablement placée pour faire
+des signes, et la longue figure de maître Protais
+le Hivain pouvait dire bien des choses.</p>
+
+<p>Mais le jeune M. Robert de Blois n'en était
+pas à user de ces fraudes élémentaires. C'était
+un gentilhomme! S'il trompait, il y mettait du
+moins une grâce charmante et une habileté de
+premier ordre.</p>
+
+<p>Penhoël ne pouvait soupçonner ces mains
+loyales, toujours à découvert, et qui battaient les
+cartes avec une nonchalante aisance.</p>
+
+<p>D'ailleurs, Dieu sait que le jeune M. de Blois
+ne se montrait guère empressé de jouer. Ce
+n'était jamais lui qui entamait la partie, et il
+fallait chaque jour que Penhoël priât, mais priât
+sérieusement, pour que le jeune M. de Blois voulût
+bien consentir à lui gagner ses doubles louis.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_114">114</span>
+Ce gain constant le fatiguait au lieu de lui
+être agréable, tant il avait de généreux désintéressement.
+Chaque fois qu'il était contraint par
+le sort à empocher l'argent du maître, il ne pouvait
+retenir les marques de sa mauvaise humeur.</p>
+
+<p>Penhoël, lui, s'obstinait avec l'entêtement
+sombre du joueur dépouillé. Depuis trois ans il
+avait perdu des sommes énormes. Il voulait les
+regagner. Sur ce tapis avaient passé tour à tour
+les fermes, les moulins, les forêts qui composaient
+l'héritage de son père. Il prétendait
+rompre la veine funeste et reconquérir tout cela.</p>
+
+<p>Chaque jour son espoir se brisait contre l'arrêt
+inflexible du sort, mais rien ne tue l'espoir
+tenace du joueur.</p>
+
+<p>Penhoël revenait le lendemain s'asseoir à la
+même place que la veille. Sa main avide et
+tremblante interrogeait avidement l'oracle toujours
+contraire. Il perdait. Durant quelques
+heures, il restait là le feu dans la poitrine et la
+sueur au front, jusqu'à ce que Robert, ému de
+compassion, le tendre et bon jeune homme, lui
+refusât une dernière revanche!</p>
+
+<p>Robert venait de gagner une partie et Penhoël
+cherchait au fond de sa poche, tout à l'heure
+pleine, les quelques pièces d'or qui lui restaient.</p>
+
+<p>&mdash;Je donnerais vingt louis pour vous voir
+gagner cette partie, dit le jeune M. Robert, un
+<span class="pagenum" id="Page_115">115</span>
+bonheur comme le mien ne se conçoit pas et
+finit par être fatigant!...</p>
+
+<p>Penhoël tendit son verre, que Lola s'empressa
+de remplir.</p>
+
+<p>&mdash;On dit qu'on ne peut pas être heureux à
+la fois au jeu et en amour..., murmura le fils de
+Pontalès en fixant sur le maître un regard où il
+y avait de la moquerie.</p>
+
+<p>Le marquis lui fit un signe de sévère reproche.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, j'ai beau parier pour M. de Blois,
+dit-il avec la bonhomie douce qui distinguait ses
+manières, tous mes v&oelig;ux sont pour mon ami Penhoël...
+C'est une veine comme on n'en a jamais
+vu!... Dérangez un peu votre chaise, vicomte;
+on dit que ces choses-là changent le sort.</p>
+
+<p>Penhoël fit glisser sa chaise sur le parquet
+avec cette docilité superstitieuse et stupide du
+joueur vaincu dont la tête se perd.</p>
+
+<p>Ses sourcils étaient froncés violemment; sa
+respiration s'embarrassait dans sa poitrine. Il
+ne prononçait pas une parole.</p>
+
+<p>Le vieux marquis, non content d'avoir donné
+à son hôte un généreux conseil, changea les
+deux bougies de place, et dérangea un peu la
+table.</p>
+
+<p>Grâce à ces man&oelig;uvres classiques, il était
+bien difficile, on en conviendra, que la veine ne
+fût pas coupée comme avec un rasoir.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_116">116</span>
+Penhoël perdit encore.</p>
+
+<p>Le vieux marquis joignit les mains avec
+découragement.</p>
+
+<p>&mdash;C'est folie de lutter quand le diable s'en
+mêle!... murmura-t-il.</p>
+
+<p>Penhoël cependant fouillait dans sa poche, où
+il n'y avait plus rien.</p>
+
+<p>&mdash;Trente louis sur parole!... dit-il d'une
+voix creuse et sonore.</p>
+
+<p>C'était le premier mot qu'il eût prononcé
+depuis une heure.</p>
+
+<p>Les deux Pontalès et M. de Blois échangèrent
+un rapide regard.</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez, Penhoël, répliqua Robert, vous
+savez bien que je ne voudrais pas vous refuser...
+je jouerais contre vous des millions sur parole...
+mais, dans ce moment, ce serait vous voler
+votre argent... Nous resterions là jusqu'à demain
+que vous perdriez toujours!</p>
+
+<p>&mdash;Trente louis! répéta Penhoël dont la main
+tremblante serrait machinalement son verre
+plein d'eau-de-vie.</p>
+
+<p>Robert mêla les cartes avec une répugnance
+visible.</p>
+
+<p>Au moment où Penhoël coupait, un domestique
+entr'ouvrit la porte de la chambre.</p>
+
+<p>&mdash;On attend M. le maire, dit-il, pour allumer
+le feu de joie.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_117">117</span>
+&mdash;Qu'on attende!... voulut répondre Penhoël.</p>
+
+<p>Mais Robert et les deux Pontalès s'étaient
+levés déjà.</p>
+
+<p>Quand le maître vit son adversaire lui échapper
+ainsi, son front s'empourpra, et sa lèvre
+blême trembla de colère.</p>
+
+<p>Sa langue épaissie balbutia des reproches
+inintelligibles.</p>
+
+<p>Robert et Pontalès le prirent chacun par un
+bras, tandis que Lola s'éclipsait avec le jeune
+vicomte Alain.</p>
+
+<p>Maître le Hivain remettait ses lunettes de fer
+au fourreau.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, allons, Penhoël!... disait cependant
+le marquis de cet accent paternel qu'on
+prend avec les enfants révoltés, ne voulez-vous
+pas faire crier toute la paroisse?... Prenez une
+demi-heure pour remplir votre devoir... et,
+après cela, parbleu! nous vous donnerons votre
+revanche...</p>
+
+<p>&mdash;Puisque vous êtes un enragé!... ajouta
+Robert qui l'entraîna au dehors.</p>
+
+<p>Avant de sortir, il avait fait signe à maître
+le Hivain de ne pas s'éloigner.</p>
+
+<p>Les paysans attendaient dans l'aire. Le feu de
+joie fut allumé à l'aide d'une torche bleue fleurdelisée,
+et il y eut le nombre convenable de
+salves d'acclamations parmi les pétards.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_118">118</span>
+Pendant que la flamme montait, tortueuse et
+bleuâtre, le long des fagots amoncelés, Penhoël,
+qui avait jeté sa torche, errait dans la foule et
+cherchait en vain ses partenaires. De tous côtés
+les paysans le saluaient respectueusement, et il
+ne les voyait point.</p>
+
+<p>Quand le brave père Géraud du <i>Mouton couronné</i>
+vint à son tour lui tirer sa révérence, le
+maître lui demanda d'un air absorbé:</p>
+
+<p>&mdash;N'as-tu point vu M. Robert de Blois?</p>
+
+<p>Puis il se détourna sans attendre la réponse
+du vieil aubergiste qui secoua la tête en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Cet homme l'a ensorcelé!... Et c'est moi
+qui lui ai montré le chemin du manoir!...</p>
+
+<p>A défaut de Robert et des Pontalès, qui se
+faisaient maintenant invisibles, Penhoël rencontrait
+partout sur ses pas maître Protais le Hivain.
+Celui-ci se tenait à distance respectueuse, mais
+il ne perdait jamais de vue René de Penhoël et
+semblait attendre l'occasion de l'aborder.</p>
+
+<p>&mdash;Où sont-ils?... où sont-ils?... lui cria
+enfin René à bout de patience.</p>
+
+<p>Macrocéphale s'approcha aussitôt.</p>
+
+<p>&mdash;Je pense que M. le vicomte veut parler de
+ces messieurs..., dit-il. Sans doute qu'ils auront
+attendu M. le vicomte dans sa chambre...</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai!... dit René, allons-y!</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_119">119</span>
+L'homme de loi lui présenta son bras, sur
+lequel René appuya sa marche lourde et pénible.
+En passant devant le salon de verdure, il s'arrêta,
+et un murmure sourd gronda dans sa
+gorge. L'orchestre jouait une hongroise que
+Lola dansait la tête sur l'épaule d'Alain de Pontalès.</p>
+
+<p>&mdash;Elle aimerait mieux être avec vous que là,
+M. le vicomte!... murmura Macrocéphale; partout
+où vous n'êtes pas, la pauvre jeune dame a
+l'air de s'ennuyer!</p>
+
+<p>&mdash;Parlez-vous vrai?... demanda Penhoël.</p>
+
+<p>&mdash;Regardez plutôt!</p>
+
+<p>Ceci était audacieux, car Lola semblait être
+aux anges. Mais René eut un vague sourire, et
+reprit, content, le chemin de sa chambre.</p>
+
+<p>Dans sa chambre, il ne trouva ni Pontalès ni
+Robert de Blois.</p>
+
+<p>&mdash;Ils vont venir..., dit Macrocéphale en
+installant René dans son fauteuil avec les soins
+empressés d'un valet de chambre. S'il m'était
+permis de parler ainsi, je dirais: «Ils ne viendront
+que trop tôt!...» Bon Jésus! ces hommes-là
+vous ont-ils gagné de l'argent, Penhoël!</p>
+
+<p>&mdash;Donnez-moi mon verre, M. le Hivain,
+dit Penhoël au lieu de répondre, il faudra bien
+que la veine change un jour ou l'autre!...</p>
+
+<p>&mdash;Si j'étais fée ou sorcier, s'écria Macrocéphale
+<span class="pagenum" id="Page_120">120</span>
+dont le laid visage grimaçait le dévouement,
+il y aurait longtemps que la veine aurait
+changé!... Voyez-vous, Penhoël, je ne sais pas
+faire de grandes phrases, moi, mais je n'aime
+que vous parmi les gentilshommes du pays...
+Et, aussi vrai que Dieu est Dieu, je me ferais
+hacher en mille morceaux pour votre service!</p>
+
+<p>&mdash;Ils ne viendront donc pas! murmura Penhoël.</p>
+
+<p>L'homme de loi s'assit sur le coin d'une chaise,
+tout auprès de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Avant qu'ils viennent, reprit-il, nous
+pourrions bien causer un peu d'affaires.</p>
+
+<p>Une expression d'effroi et de répugnance
+invincible se peignit sur le visage de René.</p>
+
+<p>&mdash;Non... non! répliqua-t-il, pas aujourd'hui!</p>
+
+<p>&mdash;C'est que nous sommes bien bas!...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y faire?... murmura René avec fatigue.
+Allez-vous me rappeler encore ce qui a été fait?
+Je sais bien qu'un jour venant je n'aurai pas
+d'autre ressource qu'un coup de pistolet à travers
+le crâne...</p>
+
+<p>&mdash;Un jour venant, répéta l'homme de loi
+d'un ton qui voulait dire: «Ce jour-là est plus
+proche que vous ne pensez.»</p>
+
+<p>Puis il ajouta doucereusement:</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui est fait est fait, Penhoël, et je ne
+<span class="pagenum" id="Page_121">121</span>
+vous parlerai point des signatures fausses... Ne
+craignez rien; personne ne nous écoute!... Je
+voulais vous demander seulement s'il vous reste
+beaucoup d'argent sur le prix de la forêt de
+Quintaine.</p>
+
+<p>La tête de Penhoël se pencha sur sa poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! la veine!... la veine!... murmura-t-il
+en crispant ses doigts autour des bras de son
+fauteuil, je viens de perdre mon dernier louis!</p>
+
+<p>&mdash;Et pourtant vous voulez jouer encore?</p>
+
+<p>&mdash;Je veux gagner!</p>
+
+<p>&mdash;Mais si vous perdez?</p>
+
+<p>&mdash;Je veux gagner! vous dis-je, s'écria le
+maître en se redressant tout à coup. Blanche de
+Penhoël est-elle faite pour mendier son pain,
+monsieur?... Je veux regagner mes forêts, mes
+étangs, mes métairies!... et avec cela tous les
+biens que Pontalès a volés à mon père!...</p>
+
+<p>&mdash;Je donnerais mon bras droit pour que
+cela pût arriver, Penhoël!... Mais si vous n'avez
+plus d'argent...</p>
+
+<p>&mdash;Il faut vendre!... Aussi bien Lola veut
+faire venir de Rennes une nouvelle parure...</p>
+
+<p>&mdash;Vendre!... répéta l'homme de loi, qui se
+fit une mine plus allongée encore que de coutume:
+pour vendre, il faut avoir.</p>
+
+<p>René tressaillit et le regarda en face.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_122">122</span>
+&mdash;Qu'est-ce à dire? s'écria-t-il; n'ai-je donc
+plus rien?</p>
+
+<p>&mdash;Si fait..., répliqua Macrocéphale, M. le
+vicomte possède encore son manoir de Penhoël,
+quitte de toute hypothèque.</p>
+
+<p>&mdash;Et avec cela?...</p>
+
+<p>&mdash;Rien..., repartit tout bas Macrocéphale.</p>
+
+<p>Penhoël demeura un instant immobile et
+muet. On eût dit un homme foudroyé. Puis il
+se couvrit le visage de ses deux mains.</p>
+
+<p>&mdash;Le manoir de Penhoël, reprenait cependant
+l'homme de loi, est une magnifique propriété;
+nous en trouverions assurément un bon
+prix... et je suis sûr que M. le marquis de Pontalès...</p>
+
+<p>&mdash;Jamais! interrompit René avec angoisse.
+C'est ici qu'est mort mon père... Jamais!</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas moi qui donnerais à M. le
+vicomte le conseil de vendre le manoir, poursuivit
+Macrocéphale en prêtant à sa voix une
+expression plus humble et plus insinuante;
+mais, ayant l'honneur d'être le conseil de M. le
+vicomte, je me permettrai de lui faire observer
+que le manoir est pour lui une lourde charge...
+Avec une habitation si belle, il faudrait des
+rentes...</p>
+
+<p>&mdash;Et je n'en ai plus! murmura Penhoël.</p>
+
+<p>&mdash;Pas beaucoup, s'il faut parler franchement...
+<span class="pagenum" id="Page_123">123</span>
+D'un autre côté, comme vous le disiez
+tout à l'heure, la veine peut changer... et avec
+des fonds...</p>
+
+<p>Penhoël laissa retomber ses deux mains sur
+ses genoux. La douleur profonde qu'il ressentait
+réveillait son apathie. La torture avait trouvé
+un coin vif au fond de son c&oelig;ur engourdi.</p>
+
+<p>Ces trois ans écoulés passaient comme une
+vision rapide au-devant de ses yeux.</p>
+
+<p>&mdash;J'étais heureux..., pensait-il tout haut,
+j'étais riche... le nom de mon père restait pur...
+Oh! Haligan disait-il vrai?... Cet homme est-il
+venu pour me prendre le salut de mon âme et
+la vie de mon corps?...</p>
+
+<p>&mdash;Une observation qu'il est important de
+faire, poursuivait l'homme de loi, c'est que
+toutes les ventes, consenties par vous jusqu'à
+ce jour, sont conditionnelles et frappées d'une
+<ins id="cor_10" title="original: close">clause</ins> de réméré... Dans le cas où vous feriez
+une nouvelle affaire avec le marquis... ou avec
+un autre... on pourrait obtenir des conditions
+pareilles.</p>
+
+<p>&mdash;Le terme du réméré est-il le même pour
+tout ce que j'ai aliéné? demanda Penhoël.</p>
+
+<p>&mdash;Le même... Il finit au 1<sup>er</sup> novembre de la
+présente année.</p>
+
+<p>&mdash;Et nous sommes à la fin d'août! repartit
+Penhoël.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_124">124</span>
+&mdash;En deux mois et onze jours, on peut faire
+bien des choses, M. le vicomte!... Dans le cas où
+il vous plairait de mettre en vente le manoir, je
+pourrais tâter Pontalès ce soir même.</p>
+
+<p>René de Penhoël ne répondit point tout de
+suite. Quand il prit enfin la parole, ce fut tête
+haute et d'une voix ferme. Il semblait qu'une
+étincelle de son ancienne énergie se fût réveillée
+en lui.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous défends de me reparler jamais de
+cela!... dit-il. Je ne sais pas ce que Dieu décidera
+de mon sort, mais la maison où ma fille
+unique est née ne sera jamais vendue par mon
+fait.</p>
+
+<p>&mdash;Bien parlé!... s'écria Macrocéphale avec
+un brusque attendrissement; ah! vous êtes un
+vrai gentilhomme, Penhoël, et nous verrons,
+j'en suis bien sûr, la fin de tout ceci!</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi!... dit le maître.</p>
+
+<p>Macrocéphale se leva aussitôt pour obéir.
+Mais avant de quitter la chambre, il eut le temps
+de dire encore:</p>
+
+<p>&mdash;Si vous saviez comme cela me fend le
+c&oelig;ur, chaque fois qu'un des domaines de Penhoël
+passe comme cela en des mains étrangères... Je
+n'ai rien à dire contre Pontalès, Dieu merci, ni
+contre personne... mais je suis, avant tout, le
+serviteur et l'ami de Penhoël... Et si j'avais des
+<span class="pagenum" id="Page_125">125</span>
+trésors, je saurais bien à quoi les employer!...</p>
+
+<p>Il fit un salut respectueux, et prit congé du
+maître, qui était retombé dans son immobilité
+stupéfiée.</p>
+
+<p>Au bas du perron, donnant sur le jardin, il
+rencontra Robert de Blois, qui l'attendait sans
+doute, et qui passa vivement son bras sous le
+sien.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! roi des habiles, demanda Robert,
+qu'avons-nous fait?</p>
+
+<p>Maître le Hivain hocha la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Heu! heu! fit-il, on ne vend pas comme
+cela sa dernière chemise sans gronder quelque
+peu!</p>
+
+<p>&mdash;Il accepte, en attendant?</p>
+
+<p>&mdash;Il refuse.</p>
+
+<p>&mdash;Diable!... grommela Robert, ça nous
+retarde encore!... Avez-vous bien fait tout ce
+que vous avez pu?</p>
+
+<p>Macrocéphale prit un accent pénétré.</p>
+
+<p>&mdash;M. de Blois, dit-il, on n'est pas maître de
+ces choses-là... Je ne vous connais que depuis
+trois ans, mais je vous aime comme si vous étiez
+mon propre fils!...</p>
+
+<p>&mdash;Je suis bien reconnaissant..., répliqua
+Robert.</p>
+
+<p>L'homme de loi l'interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais que vous me missiez à l'épreuve!...
+<span class="pagenum" id="Page_126">126</span>
+dit-il. Aussi vrai que Dieu est Dieu,
+je me ferais hacher en mille pièces pour votre
+service! Je n'ai rien à dire contre Penhoël ou
+contre Pontalès... mais il n'y a pas à balancer:
+votre intérêt avant tout... voilà ma règle.</p>
+
+<p>&mdash;En temps et lieu, maître le Hivain, dit
+Robert, vous verrez que vous n'avez pas eu
+affaire à un ingrat... Pour commencer, dès
+demain je consulterai votre expérience sur quelques
+petites contestations qui pourraient bien
+nous diviser, Penhoël et moi, dans l'avenir.</p>
+
+<p>&mdash;A vos ordres, mon cher M. Robert.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pour revenir à l'affaire qui nous
+occupe, vous ne voyez pas la possibilité...?</p>
+
+<p>&mdash;Par moi, non, répondit Macrocéphale.</p>
+
+<p>&mdash;Alors il faut employer les grands moyens,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;C'est mon avis... et s'il m'était permis de
+vous donner un conseil...</p>
+
+<p>&mdash;Cela vous est permis, pardieu! M. le
+Hivain.</p>
+
+<p>Depuis quelques minutes, tout en suivant la
+conversation, Robert réfléchissait. En ce moment
+il semblait sourire à une excellente idée.</p>
+
+<p>&mdash;Le conseil que je me permettrais de vous
+donner, poursuivit l'homme de loi, serait celui-ci...
+La charmante madame Lola possède sur
+Penhoël un pouvoir sans bornes...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_127">127</span>
+&mdash;M. le Hivain, interrompit Robert, vous
+êtes un observateur extrêmement spirituel...
+Lola nous a déjà servis, la chère fille, presque
+autant que le jeu et l'eau-de-vie!... Mais aujourd'hui
+j'ai mieux que cela encore!</p>
+
+<p>&mdash;Mieux que cela?... répéta Macrocéphale
+d'un air galamment incrédule.</p>
+
+<p>Robert ôta son bras de dessous le sien.</p>
+
+<p>&mdash;On est bien mal ici pour parler d'affaires,
+reprit-il; veuillez chercher M. le marquis de
+Pontalès, et allez m'attendre avec lui quelque
+part où l'on puisse causer sans témoins.</p>
+
+<p>&mdash;Du côté de la Tour-du-Cadet, si vous
+voulez?...</p>
+
+<p>&mdash;Soit!... La place est excellente, et vous
+ne m'y attendrez pas longtemps... Avant une
+demi-heure, vous pourrez juger ce que vaut
+mon moyen.</p>
+
+<p>Robert avait une figure triomphante.</p>
+
+<p>Ils se séparèrent.</p>
+
+<p>L'homme de loi descendit l'allée qui menait
+au salon de verdure pour chercher le marquis
+de Pontalès, et Robert de Blois monta lestement
+le perron du manoir.</p>
+
+<p>Au lieu d'entrer dans la chambre du maître
+de Penhoël, dont la porte se présentait la première
+dans le corridor, il se dirigea vers l'appartement
+de Madame.</p>
+
+<div class="pagenum" id="Page_128"></div>
+
+<div class="npage">
+
+<h3 id="Page_129">IX<br />
+<b>RENDEZ-VOUS</b>.</h3>
+
+<p>Le marquis de Pontalès et maître Protais le
+Hivain arrivaient sous la Tour-du-Cadet pour
+<ins id="cor_11" title="original: atttendre">attendre</ins> Robert de Blois, qui leur avait assigné
+ce rendez-vous.</p>
+
+</div>
+
+<p>La soirée était déjà fort avancée, et le salon
+de verdure, déserté tour à tour par tous ceux
+qui pouvaient diriger la fête, restait décidément
+en proie aux trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang,
+qui se passaient de main
+en main la redoutable guitare, et faisaient boire,
+<span class="pagenum" id="Page_130">130</span>
+jusqu'à la lie, aux convives découragés, le calice
+de leur antique répertoire.</p>
+
+<p>Pontalès et l'homme de loi causaient en suivant
+le sentier qui menait à la tour.</p>
+
+<p>&mdash;Il avait l'air sûr de son affaire?... demandait
+le vieux marquis.</p>
+
+<p>Macrocéphale haussa ses épaules pointues et
+fit une grimace de dédain.</p>
+
+<p>&mdash;Ça ne doute de rien, vous savez! répliqua-t-il.
+Parce que ça sait faire sauter la coupe
+et pêcher le roi en brouillant les cartes, ça se
+croit un homme bien habile!... Ah! M. le marquis,
+sans le dévouement profond que je vous
+porte, je ne resterais pas une minute de plus
+dans toutes ces affaires-là... Ce Robert, voyez-vous,
+est un aventurier de bas étage, et je
+n'aime que les gens comme il faut... Vous, par
+exemple, M. le marquis, et le jeune M. Alain...
+voilà des gentilshommes!... Ah! je vous parle
+franchement, je ne m'inquiète guère plus de ce
+Robert que de Penhoël lui-même!... Mais quant
+à ce qui vous regarde, je me ferais hacher en
+mille pièces pour votre service!</p>
+
+<p>Le vieux marquis l'écoutait avec son sourire
+bonhomme, et prenait de tout cela juste ce qu'il
+fallait.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais que vous êtes un ami sûr, M. le
+Hivain, dit-il, vous êtes en outre un homme de
+<span class="pagenum" id="Page_131">131</span>
+beaucoup de sens, et je crois que vous avez des
+idées très-justes sur M. Robert de Blois... Mais
+nous avons encore besoin de lui jusqu'à la fin
+de cette affaire... Quand il en sera temps (il mit
+sa main sur l'épaule de Macrocéphale), soyez
+sûr que je saurai faire la part de mes vrais
+amis... Il y a dans le pays bien des gens qui ne
+vous valent pas et qu'on regarde comme des
+gros bonnets, maître le Hivain... Viennent les
+événements que nous préparons, je vous promets,
+moi, que vous aurez plus d'un jaloux
+entre Redon et <ins id="cor_12" title="original: Carantoir">Carentoir</ins>!</p>
+
+<p>Ces paroles étaient douces comme miel aux
+longues oreilles de Macrocéphale; il écoutait et
+faisait d'avance le gros dos en songeant à son
+importance prochaine.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il faut d'abord que Penhoël disparaisse...,
+reprit le marquis en baissant la voix;
+je vous parle franc, comme vous voyez... Il ne
+s'agit pas de lui enlever la moitié de sa fortune...
+les deux tiers, les trois quarts... les quatre-vingt-dix-neuf
+centièmes!... Il faut qu'il soit
+forcé de fuir et qu'on n'entende plus jamais
+parler de lui: sans cela, rien de fait!</p>
+
+<p>Macrocéphale se frotta les mains.</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure!... s'écria-t-il, j'aime à
+voir comprendre les affaires de cette façon-là!...
+ça s'appelle au moins trancher dans le vif!... Eh
+<span class="pagenum" id="Page_132">132</span>
+bien! M. le marquis, nous marchons, que diable!...
+Il me semble que nous sommes bien
+près de notre but!</p>
+
+<p>Ils arrivaient au bout de la route et touchaient
+à ces grands châtaigniers derrière lesquels
+Diane et Cyprienne abritaient naguère
+leur causerie. Pontalès s'arrêta.</p>
+
+<p>&mdash;Plus bas!... fit-il en jetant un regard
+inquiet autour de lui. C'est ici que Robert doit
+venir?</p>
+
+<p>&mdash;Ici même.</p>
+
+<p>&mdash;Est-on bien à l'abri des oreilles indiscrètes?...</p>
+
+<p>&mdash;A moins de choisir le beau milieu de la
+lande de Renac ou le centre des marais, je ne
+connais pas de meilleur endroit pour causer
+tranquillement d'affaires... La muraille est haute;
+d'un autre côté le taillis s'éloigne tout exprès
+pour nous enlever la chance d'être écoutés...
+Derrière nous, la route est découverte.</p>
+
+<p>&mdash;Mais devant nous?... fit Pontalès en montrant
+du doigt le massif de châtaigniers.</p>
+
+<p>Macrocéphale se prit à sourire.</p>
+
+<p>&mdash;C'est différent! répliqua-t-il avec l'intention
+évidente de faire une bonne plaisanterie;
+derrière ces arbres-là, il pourrait bien se trouver
+quelque revenant aux écoutes.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire?</p>
+
+<p>&mdash;Je demande pardon à M. le marquis de
+<span class="pagenum" id="Page_133">133</span>
+parler avec cette légèreté en sa présence... Le
+fait est qu'il y a là <ins id="cor_13" title="original: une">un</ins> espace de quelques pieds
+carrés où le plus vaillant gars des bourgs voisins
+n'oserait pas pénétrer après la nuit tombée,
+parce que le vieux commandant de Penhoël <i>y
+revient</i>...</p>
+
+<p>&mdash;C'est égal... dit Pontalès: excès de prudence
+ne nuit jamais... et je voudrais voir...</p>
+
+<p>&mdash;Ça peut se faire.</p>
+
+<p>Macrocéphale, toujours complaisant, écarta
+de la main les branches de châtaigniers qui bouchaient
+l'entrée du massif et se fraya un passage.</p>
+
+<p>&mdash;Veuillez vous donner la peine d'entrer,
+M. le marquis, dit-il, puisque vous n'avez pas
+peur des revenants.</p>
+
+<p>Il disparut derrière l'enceinte de verdure, et
+Pontalès le suivit.</p>
+
+<p>La nuit était noire. Sous les châtaigniers, le
+feuillage touffu rendait l'obscurité encore plus
+profonde. Sans cette circonstance, l'homme de
+loi et Pontalès auraient pu voir qu'ils étaient
+très-pâles tous les deux et qu'ils avaient l'air
+assez peu rassurés.</p>
+
+<p>Malgré l'ombre épaisse, on distinguait vaguement
+la guérite et le banc, couvert d'herbe
+longue.</p>
+
+<p>&mdash;Comme on se cacherait ici!... murmura
+le marquis d'une voix légèrement émue.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_134">134</span>
+&mdash;Oh! oh! repartit Macrocéphale en tâchant
+de prendre un accent fanfaron, il me semble
+que votre voix tremble! Soyez tranquille!... le
+vieux Penhoël est bien mort... et du diable si
+les vivants ont l'idée de venir visiter son boudoir!...</p>
+
+<p>Une feuille sèche vint à bruire sous le pied
+du marquis. Maître Protais le Hivain s'interrompit
+pour pousser un petit cri de frayeur.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous entendu?... demanda-t-il en
+retenant son souffle.</p>
+
+<p>Pontalès avait reconnu que l'esplanade et la
+guérite étaient également désertes.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi! reprit l'homme de loi honteux de
+son alerte, j'ai cru... il m'a semblé... Au fait,
+mon métier n'est pas d'être brave!... Maintenant
+que nous avons bien dûment inspecté
+les lieux, M. le marquis, je vote pour que nous
+retournions sur la voie publique.</p>
+
+<p>&mdash;Et n'est-il pas possible, demanda Pontalès,
+d'arriver ici par un autre passage que la route?</p>
+
+<p>&mdash;Regardez plutôt! répondit Macrocéphale,
+une muraille de trente pieds et des rampes à
+pic!... Je propose de lever la séance.</p>
+
+<p>Il écarta de nouveau les branches et poussa
+un long soupir de bien-être quand il revit le
+ciel au-dessus de sa tête. C'était un esprit fort.</p>
+
+<p>Pontalès visita une dernière fois tous les
+<span class="pagenum" id="Page_135">135</span>
+recoins de l'enceinte de verdure, et repassa sur
+la route à son tour.</p>
+
+<p>Le Hivain avait retrouvé sa vaillance.</p>
+
+<p>&mdash;A part les revenants, dit-il, il y a pourtant
+un homme qui aime à se cacher dans ce trou
+noir comme le fond de mon écritoire.</p>
+
+<p>&mdash;Qui ça?</p>
+
+<p>&mdash;Le vieux fou de Benoît Haligan, l'ancien
+passeur du bac de Port-Corbeau... Mais je pense
+bien qu'il n'y montera plus, car il est à l'agonie...
+Ah! M. le marquis! tout de même, ce que
+c'est que de nous!... Quand le vieux commandant
+venait s'asseoir là, sur son banc de gazon,
+il était le chef d'une famille puissante... A présent,
+le pauvre Protais le Hivain ne voudrait
+pas changer de place avec le maître de Penhoël!...</p>
+
+<p>&mdash;Le pauvre Protais le Hivain, dit M. de
+Pontalès, sera bientôt en position de ne changer
+son sort contre celui de personne...
+Mais parlons un peu du présent... Depuis que
+ces misérables enfants sont venues dans mon
+propre château de Pontalès enlever, à dix pas
+de moi, dans ma chambre, ces papiers que je
+n'aurais pas donnés pour cinquante mille écus,
+je ne sais plus bien au juste quelles sont nos
+armes contre Penhoël...</p>
+
+<p>Maître le Hivain cligna de l'&oelig;il.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_136">136</span>
+&mdash;Il nous en reste de bonnes!... répliqua-t-il;
+chaque fois que Penhoël a vendu une pièce
+de terre appartenant à l'aîné, il lui a fallu faire
+un faux de plus... C'est pour cela que j'ai morcelé
+les ventes et multiplié les contrats.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes un homme d'or!...</p>
+
+<p>&mdash;Je connais assez passablement mon état!...
+et, sans parler d'autre chose, il m'a fallu, dans
+le principe, une certaine triture, que j'oserai
+dire assez rare, pour constituer cet aventurier
+de Robert qui arrivait un pied chaussé et l'autre
+nu, pour le constituer, dis-je, en quelques
+semaines, créancier de Penhoël pour une somme
+assez importante! Il est vrai que ce coquin de
+Robert avait attaqué l'affaire avec un entrain
+admirable... Si vous l'aviez vu lorsqu'il arriva
+au manoir, il y a trois ans, avec son domestique
+Blaise!... Pour ma part, j'aurais fait serment
+qu'il était millionnaire!... Et puis, il avait deux
+jolies cordes à son arc, cet homme-là: le roi de
+carreau et la dame de c&oelig;ur!...</p>
+
+<p>Macrocéphale se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Vous sentez bien, reprit-il, que je veux
+parler de la Lola. Ce Robert est un gaillard
+après tout... Il a beaucoup faibli depuis qu'il a
+quelque chose à perdre... mais le jour où il
+redeviendrait un aventurier sans feu ni lieu, je
+ne voudrais pas me frotter à lui!... Franchement,
+<span class="pagenum" id="Page_137">137</span>
+M. le marquis, Penhoël chassé, vous ne
+serez pas encore maître du manoir.</p>
+
+<p>&mdash;En temps et lieu j'aurai recours à vos
+excellents conseils, mon bon ami, répliqua Pontalès.
+Je ne me donne pas, hélas! pour un
+diplomate bien habile!... Sans vous, je serais
+certainement resté en chemin... Mais revenons
+aux titres qui sont en votre possession... Vous
+les tenez en lieu de sûreté, j'espère?</p>
+
+<p>&mdash;Ma maison n'est pas si forte, ni si bien
+gardée peut-être que le beau château de Pontalès...
+répondit Macrocéphale avec suffisance;
+néanmoins on fait de son mieux!... Et je vous
+réponds des pièces corps pour corps... Eh! eh!
+les petites rôdent autour de chez moi comme
+autour de chez vous... Ce sont des diables incarnés
+que ces enfants-là!... Avant de soupçonner
+leur savoir-faire, et alors que je n'étais pas
+encore sur mes gardes, je les ai laissées plus
+d'une fois se moquer de moi... Elles m'ont volé
+bien des obligations souscrites par Penhoël...
+Et, sans leurs man&oelig;uvres, la chose n'aurait pas
+duré si longtemps... Mais ma maison est armée
+en guerre, maintenant... Et je ne pense pas
+qu'elles veuillent goûter une seconde fois du plat
+qu'on leur a servi pas plus tard que hier soir.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai entendu parler d'un coup de fusil...
+commença Pontalès.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_138">138</span>
+&mdash;Deux coups de fusil!... dont l'un a porté
+bien près du but... car on a trouvé un cheval
+couché sur la lande avec une balle dans la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont des moyens bien violents, maître
+le Hivain! Et si l'on m'avait consulté...</p>
+
+<p>&mdash;M. le marquis, je crois avoir droit de prétendre
+à la réputation d'homme prudent... Nos
+landes cachent assez de bandits pour qu'un honnête
+propriétaire ait un peu le droit d'armer ses
+gens... La loi est dure, mais positive... Quiconque
+s'avise de forcer une serrure peut s'attendre
+à trouver, derrière la porte, le maître de la
+maison prêt à défendre son bien... Si nous passons
+à la question d'utilité, poursuivit-il en prenant
+le ton d'un avocat qui plaide, je n'aurai
+pas de peine à établir, par des raisons impossibles
+à révoquer en doute, qu'entre tous les
+obstacles qui nous barrent le chemin, ces deux
+petits démons sont à la fois les plus gênants et
+les plus dangereux... J'aimerais mieux avoir
+affaire à une demi-douzaine d'hommes... Ne
+vous y trompez pas: elles savent tous nos secrets
+aussi bien que nous-mêmes, et si le hasard leur
+donnait quelque jour un appui, je vous promets
+que nous aurions, tous tant que nous sommes,
+bien du fil à retordre!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas... cependant...</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez!... Je suis l'ennemi déclaré des
+<span class="pagenum" id="Page_139">139</span>
+moyens violents dans les cas ordinaires... mais
+dans la circonstance présente, M. le marquis,
+soyez bien persuadé que c'est votre intérêt seul
+qui m'anime... Vous avez dépensé trois ans de
+votre vie et des sommes énormes pour arriver
+à un but parfaitement légal... Il se trouve que
+vos adversaires vous attaquent et m'attaquent,
+moi, votre conseil, par des moyens inqualifiables...
+Je ne sors pas de la légalité, mais je
+prends l'arme la plus extrême que la loi puisse
+donner à un citoyen, et je m'en sers!</p>
+
+<p>Pontalès gardait le silence.</p>
+
+<p>&mdash;Quand je dis: «Je m'en sers,» reprit Macrocéphale,
+j'emploie une figure, car je n'ai pas
+tiré le coup moi-même... Je ne connais point le
+maniement du fusil... Mais Robert de Blois, je
+dois vous en prévenir, veut aller beaucoup plus
+loin que cela!... Les petits démons le tourmentent
+nuit et jour... Elles entrent dans sa chambre
+fermée par le trou de la serrure!... Elles
+s'affublent en fantômes et vont prévenir Penhoël
+de tout ce que nous méditons contre lui...
+Elles s'agitent, elles défont tout ce que nous faisons...
+et Robert est décidé à prendre l'offensive.</p>
+
+<p>&mdash;S'il a un expédient convenable... dit Pontalès
+en cherchant ses mots, un biais... vous
+m'entendez?... quelque chose d'adroit et de
+sûr...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_140">140</span>
+Il s'interrompit pour prêter vivement l'oreille.
+On entendait un bruit de pas sur la route, dans
+la direction de l'entrée du manoir.</p>
+
+<p>Pontalès et l'homme de loi s'éloignèrent un
+peu de la route battue, afin de se mettre à
+l'écart derrière les premières branches du taillis.</p>
+
+<p>Les pas approchaient; on put bientôt distinguer
+dans l'ombre deux personnes qui s'avançaient
+lentement.</p>
+
+<p>&mdash;C'est lui, dit Pontalès.</p>
+
+<p>&mdash;Avec une femme... répliqua l'homme de
+loi.</p>
+
+<p>&mdash;Lola, sans doute?</p>
+
+<p>Macrocéphale avança la tête en dehors des
+branches pour mieux voir.</p>
+
+<p>&mdash;Non pas!... dit-il d'un accent étonné,
+c'est madame de Penhoël!...</p>
+
+<hr class="light" />
+
+<p>Quand Robert et la femme qui l'accompagnait
+furent arrivés tout auprès de la Tour-du-Cadet,
+quelques mots de leur entretien parvinrent
+jusqu'aux oreilles de Pontalès et de maître le
+Hivain.</p>
+
+<p>C'était bien Marthe de Penhoël. Malgré l'obscurité,
+on ne pouvait plus s'y méprendre. Elle
+donnait le bras à Robert, qui la soutenait
+cavalièrement et marchait d'un pas de parade.</p>
+
+<p>Quand Marthe parlait, Pontalès et l'homme
+<span class="pagenum" id="Page_141">141</span>
+de loi n'entendaient qu'un murmure; quand, au
+contraire, le jeune M. de Blois fournissait la
+réplique, ils ne perdaient pas une parole. La
+voix de Robert était haute, gaillarde, et dénotait
+beaucoup de bonne humeur.</p>
+
+<p>&mdash;Belle dame, disait-il en ce moment, Penhoël
+n'a pas été plus heureux ce soir que d'habitude...
+C'est étonnant! le sort ne se lasse pas de
+persécuter ce pauvre ami!... Avant de mettre le
+feu à la pile de fagots qu'on a brûlée dans l'aire,
+Penhoël avait perdu sa dernière pièce de vingt
+francs... Vous devriez user de votre influence,
+belle dame, pour le guérir de cette détestable
+passion!</p>
+
+<p>&mdash;Il y a trois ans, répondit Marthe, on ne
+pouvait pas perdre plus d'un louis d'or dans sa
+soirée au jeu que jouait le maître de Penhoël...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! fit Robert, les choses ont donc
+bien changé!... Au jeu que joue Penhoël, rien
+n'est plus aisé que de perdre maintenant dans
+sa soirée une bonne métairie ou quelques
+arpents de futaie...</p>
+
+<p>&mdash;Quel ton!... murmura Pontalès. Il y a
+dans ce Robert du maraud et du grand seigneur!</p>
+
+<p>&mdash;Mais comment diable Madame consent-elle
+à se promener avec lui, en ce lieu et à cette
+heure?... répliqua maître le Hivain.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_142">142</span>
+Marthe avait répondu quelques mots d'une
+voix faible et brisée.</p>
+
+<p>Robert reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Ne m'accusez pas, belle dame!... Je lui ai
+dit vingt fois qu'il avait là deux vices pitoyables...
+On peut aimer à jouer et à boire... mais
+il joue comme une dupe et boit comme un charretier!</p>
+
+<p>Tout en parlant, Robert jetait ses regards à
+droite et à gauche; il cherchait évidemment
+quelque auditeur invisible.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux point vous cacher, belle dame,
+poursuivit-il, que je vous ai entraînée jusqu'ici
+pour parler un peu d'affaires d'intérêt... Mais,
+auparavant, permettez-moi de vous demander
+si l'indisposition de la chère demoiselle Blanche
+n'a pas eu de suites fâcheuses?</p>
+
+<p>Robert put sentir le bras de Madame tressaillir
+sous le sien.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avait-elle donc?... demanda-t-il encore.</p>
+
+<p>Marthe cessa de marcher, ses jambes chancelaient.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'elle avait?... prononça-t-elle d'une
+voix pénible et sourde, ne le savez-vous pas?...</p>
+
+<p>Robert hésita un instant; puis il répondit
+d'un ton délibéré, mais peut-être au hasard:</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi! belle dame, je crois bien que je
+m'en doute.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_143">143</span>
+Marthe arracha brusquement son bras qui
+s'appuyait naguère à celui de M. de Blois.</p>
+
+<p>&mdash;Ah!... fit-elle d'un ton si étrange que
+Robert se pencha pour examiner son visage.</p>
+
+<p>Mais la nuit était trop noire pour qu'il fût
+possible de rien distinguer sur une physionomie.</p>
+
+<p>Marthe ne disait plus rien, elle restait immobile,
+les bras tombants et la tête courbée. On
+entendait sa respiration courte et pénible.</p>
+
+<p>Robert sentait vaguement qu'il y avait là
+encore un mystère. Il avait envie d'interroger,
+mais, pour une confidence d'une certaine espèce,
+les oreilles qu'il supposait ouvertes sous le feuillage
+pouvaient bien être de trop...</p>
+
+<p>&mdash;Chère dame, s'écria-t-il, je suppose,
+d'après votre geste, que vous êtes très en colère...
+Il n'y a vraiment pas de quoi... Un de ces jours,
+je veux avoir avec vous un entretien au sujet de
+mademoiselle votre fille...</p>
+
+<p>&mdash;Tout de suite! interrompit Madame avec
+vivacité, au nom du ciel, monsieur!...</p>
+
+<p>&mdash;Belle dame, vous me voyez désolé de vous
+refuser... Ce n'est véritablement pas le moment...
+Et, si vous le permettez, je vais vous
+parler du motif de notre entrevue...</p>
+
+<p>&mdash;Ah çà!... grommelait Macrocéphale derrière
+les branches du taillis, est-ce qu'il faudrait
+<span class="pagenum" id="Page_144">144</span>
+ajouter foi, par hasard, à ce que disent les
+Baboin et les Kerbichel?... Est-ce qu'il y aurait
+sérieusement quelque chose entre Madame et ce
+Robert?...</p>
+
+<p>&mdash;Pour pécher, répliqua Pontalès, il n'y a
+rien de tel que les saintes... Mais vous, qui avez
+l'oreille plus jeune que moi, maître le Hivain,
+entendez-vous ce qu'ils disent?</p>
+
+<p>&mdash;J'entends Robert... Et Dieu me pardonne
+s'ils ne parlent pas de tout, excepté de la vente
+du manoir!</p>
+
+<p>Comme s'il avait pu entendre ce reproche, le
+jeune M. de Blois abordait justement à cet instant
+le chapitre de la vente, et la réponse de
+Madame étant probablement un refus, il reprenait,
+sans abandonner son accent de politesse
+aisée et légèrement railleuse:</p>
+
+<p>&mdash;Belle dame! je ne m'attendais pas à cela!
+j'avais absolument compté sur vous... Je ne sais
+pas si vous avez remarqué un fait assez bizarre:
+depuis trois ans que vous me devez toute sorte
+de gratitude, je ne vous ai pas demandé le
+moindre service!</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas assez, murmura Marthe, de
+m'avoir fermé la bouche alors que je voyais un
+abîme au devant des pas de mon mari?...</p>
+
+<p>&mdash;Ceci, c'est du silence... un bon office purement
+négatif!... Pour tout ce qui exigeait un
+<span class="pagenum" id="Page_145">145</span>
+effort quelconque, je me suis toujours adressé
+à cette pauvre Lola... Voyons! pour une fois
+que je mets votre obligeance à contribution,
+allez-vous me repousser?</p>
+
+<p>Pontalès et le Hivain entendirent ce murmure
+faible qui annonçait la réponse de Madame.</p>
+
+<p>C'était encore un refus, sans doute, car
+Robert laissa échapper une exclamation d'impatience.
+Néanmoins il ne se fâcha pas encore.
+Il reprit le bras de Madame, et continua
+son plaidoyer en revenant lentement sur ses
+pas, le long de la route déjà parcourue.</p>
+
+<p>Dans ce mouvement, ils s'éloignaient tous
+deux du marquis et de l'homme de loi, qui ne
+pouvaient même plus saisir le sens des paroles
+de Robert.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un fin matois tout de même!... dit
+Macrocéphale. Il aura su prendre la pauvre
+femme dans quelque piége diabolique!...</p>
+
+<p>&mdash;Oui... oui, pensa tout haut Pontalès, c'est
+un homme habile à la façon des intrigants de
+comédie... Il a comme cela une douzaine de fils
+qu'il fait mouvoir assez artistement... C'est un
+fanfaron d'astuce... un bachelier ès tours de
+passe-passe!... Les hommes de bon sens comme
+vous et moi, maître le Hivain, laissent aller les
+choses, attendent l'occasion, et dament le pion
+souvent à ces brillants joueurs de gobelets!...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_146">146</span>
+&mdash;Belle dame, disait Robert en revenant une
+seconde fois sur ses pas, c'est un projet arrêté...
+vous aurez beau vous débattre... il faut que
+cela soit fait ce soir!</p>
+
+<p>La voix de Marthe était suppliante.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la dernière ressource de ma pauvre
+enfant! murmurait-elle. Monsieur!... monsieur,
+ayez pitié de nous!...</p>
+
+<p>&mdash;Je le voudrais, mais c'est impossible...
+Une dernière fois, consentez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez bien que je ne le puis pas!</p>
+
+<p>Robert s'arrêta; il touchait presque à l'arbre
+qui servait d'abri à Pontalès et à l'homme de loi.</p>
+
+<p>Ceux-ci le virent mettre la main à sa poche
+et en retirer un objet de petite dimension, dont
+l'obscurité les empêcha de connaître la nature.</p>
+
+<p>C'était un portefeuille. Robert l'approcha des
+yeux de Marthe, qui se couvrit le visage de ses
+mains.</p>
+
+<p>&mdash;Il est pénible d'en venir à ces extrémités,
+madame, poursuivit Robert en baissant la voix,
+mais c'est vous seule qui m'y forcez, à tout
+prendre!... Pourtant, vous savez bien ce que je
+puis contre vous!...</p>
+
+<p>Il frappa sur le maroquin du portefeuille.
+Marthe demeurait immobile.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons! reprit Robert, ne me contraignez
+pas à faire un coup d'éclat!... Vous savez
+<span class="pagenum" id="Page_147">147</span>
+si j'ai été discret durant ces trois années... Ne
+soyez pas plus cruelle que moi envers vous-même...
+Si vous continuez à me refuser, malgré
+ma répugnance qui est grande, je me déciderai
+à faire usage de cette arme... Si vous consentez,
+comme je l'espère encore, vous pouvez compter,
+autant que par le passé, sur ma discrétion à
+toute épreuve!</p>
+
+<p>Madame hésita encore durant un instant. La
+nuit cachait l'angoisse mortelle qui était sur son
+visage.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis pas vous résister, monsieur...
+dit-elle enfin d'une voix à peine intelligible, ce
+que vous ordonnerez, je le ferai!</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure! s'écria gaiement
+Robert qui remit le portefeuille dans sa poche;
+avec une femme d'esprit on a toujours de la
+ressource...</p>
+
+<p>Puis il ajouta en parlant comme un acteur à
+la cantonade:</p>
+
+<p>&mdash;Holà... n'y a-t-il personne ici?</p>
+
+<p>Maître le Hivain sortit de sa cachette.</p>
+
+<p>A sa vue, Marthe se recula effrayée.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai l'honneur de vous présenter mon très-humble
+respect, madame, dit Macrocéphale de
+son ton le plus doucereux, je n'ai rien entendu;
+et quand même j'aurais entendu, ajouta-t-il en
+se penchant à l'oreille de Marthe, humiliée et
+<span class="pagenum" id="Page_148">148</span>
+tremblante, ne savez-vous pas que vous avez
+en moi un serviteur fidèle qui se ferait hacher
+en mille pièces pour votre service?...</p>
+
+<p>&mdash;Maître le Hivain, dit Robert, vous allez
+avoir la bonté de suivre madame de Penhoël
+au manoir... vous entrerez avec elle dans la
+chambre de son mari qui, sur sa demande,
+vous remettra un pouvoir écrit de vendre le
+manoir et ses dépendances.</p>
+
+<p>Il baisa la main de Madame d'une façon toute
+galante et ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Faites vite, s'il est possible, maître le
+Hivain... Je vous attends!</p>
+
+<div class="npage">
+
+<h3 id="Page_149">X<br />
+<b>PRÉDICTIONS</b>.</h3>
+
+<p>Diane et Cyprienne étaient déjà depuis quelques
+instants dans la loge du passeur du Port-Corbeau.
+A leur entrée, Benoît avait cessé de
+chanter; il s'était soulevé sur le coude, afin de
+saluer avec respect les filles de Penhoël.</p>
+
+</div>
+
+<p>Depuis lors, il restait immobile sur son grabat,
+les yeux fixes et tournés vers les solives
+enfumées qui composaient la charpente de sa
+loge.</p>
+
+<p>A le voir ainsi, hâve et décharné, la joue
+creuse, la bouche entr'ouverte, on aurait cru
+<span class="pagenum" id="Page_150">150</span>
+déjà qu'il n'était plus de ce monde, d'autant
+mieux qu'il avait placé lui-même sur sa poitrine
+le crucifix de bois noir qui garde contre les
+influences du malin esprit la couche froide des
+trépassés.</p>
+
+<p>Une chandelle de résine, mince et fumeuse,
+était fichée dans la muraille à son chevet, un
+peu en arrière du lit; ses traits amaigris s'éclairaient
+à revers, et les saillies osseuses de son
+visage jetaient des ombres profondes.</p>
+
+<p>Cyprienne était toute pâle et tremblait à le
+regarder.</p>
+
+<p>La lumière de la résine n'éclairait guère que
+le grabat et un billot de bois sur lequel reposait
+un pot d'eau bénite avec son goupillon. Le reste
+de la chambre se perdait dans une demi-obscurité
+d'où sortaient çà et là, quand la résine crépitante
+jetait une flamme plus vive, les misérables
+objets qui composaient le mobilier du passeur.</p>
+
+<p>Au dehors l'air était lourd; dans la loge on
+respirait à peine: l'atmosphère se chargeait de
+ces miasmes tièdes et froids qui semblent
+exhaler l'agonie.</p>
+
+<p>Diane se tenait debout auprès du lit de Benoît
+Haligan.</p>
+
+<p>Cyprienne s'était assise un peu à l'écart, et
+mêlait un breuvage dans une petite écuelle de
+faïence.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_151">151</span>
+&mdash;Eh bien! Benoît... disait Diane, vous ne
+voulez pas nous répondre, ce soir?... Nous
+vous avons entendu chanter tout à l'heure,
+pourquoi vous taisez-vous maintenant?</p>
+
+<p>Le vieillard ne répliqua point. Sa respiration,
+d'ordinaire bruyante et pénible, était si faible
+en ce moment, qu'on ne l'entendait plus.</p>
+
+<p>&mdash;Ma s&oelig;ur... ma s&oelig;ur, murmurait Cyprienne
+effrayée, allons chercher le vicaire... Nous
+sommes peut-être dans la chambre d'un mort!...</p>
+
+<p>Aucun mouvement du vieux passeur ne protesta
+contre cette crainte. Il restait toujours
+étendu, la bouche et les yeux ouverts, les bras
+en croix sur sa poitrine, pareil à ces statues
+couchées qu'on voit sur les anciennes tombes.</p>
+
+<p>&mdash;Benoît... mon pauvre Benoît! reprit
+Diane, vous savez bien que nous vous aimons...
+pourquoi nous effrayer ainsi? Nous sommes
+venues bien tard ce soir, mais il n'y a pas de
+notre faute... Benoît, répondez-nous, je vous en
+prie!</p>
+
+<p>Même silence. Cyprienne avait du froid dans
+les veines, et ses jambes chancelaient sous le
+poids léger de son corps.</p>
+
+<p>Diane s'approcha davantage du chevet de
+Benoît et reprit encore:</p>
+
+<p>&mdash;Vous aviez soif, peut-être, et vous n'avez
+pas pu vous lever pour boire; pauvre homme!...
+<span class="pagenum" id="Page_152">152</span>
+Vous nous avez appelées... L'heure où nous
+venons d'ordinaire s'est passée, et vous avez cru
+que nous vous avions oublié!...</p>
+
+<p>Toujours le même silence. Seulement, la
+flamme de la résine se prit à trembler, et les
+déplacements de l'ombre et de la lumière mirent
+une espèce de vie factice sur le visage morne du
+vieillard.</p>
+
+<p>Cyprienne, à bout de courage, eut la pensée
+de s'enfuir. Diane, au contraire, fit un pas de
+plus vers le chevet du passeur, et saisit son bras,
+afin de lui tâter le pouls.</p>
+
+<p>Au contact des doigts de la jeune fille, Benoît
+eut un tressaillement faible. Un soupir s'exhala
+de ses lèvres décolorées, et ses paupières battirent
+comme si le charme qui le tenait enchaîné
+se fût rompu tout à coup.</p>
+
+<p>&mdash;Le feu de joie a bien brûlé, dit-il en fermant
+ses yeux avec fatigue, j'ai vu sa lueur
+rouge à travers la porte de ma loge... C'est un
+joyeux jour, jeunes filles!... On danse sur l'aire
+et l'on danse dans le jardin de Penhoël!... Le
+pauvre Benoît reste seul... Il met trop de temps
+à mourir!</p>
+
+<p>Diane prit l'écuelle des mains de Cyprienne
+et la lui présenta. Benoît secoua la tête en signe
+de refus.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai vu le temps, continua-t-il, où Penhoël
+<span class="pagenum" id="Page_153">153</span>
+venait dire adieu à ses serviteurs mourants...
+Alors, tout ce qui était bon et noble, Penhoël
+n'oubliait jamais de le faire... Mais il y a une
+autre agonie que celle du corps, et je n'en veux
+pas au fils de mon maître...</p>
+
+<p>&mdash;Buvez, répéta Diane, cela vous soulagera.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a qu'une chose au monde qui puisse
+me soulager, répliqua le vieillard dont les
+traits flétris eurent presque un sourire; c'est
+d'entendre votre voix douce auprès de mon
+oreille, Diane de Penhoël... Il y avait un homme
+que j'aimais plus qu'un père n'aime son fils
+unique et adoré... A mesure que j'avance vers
+mon dernier jour, les yeux de mon esprit voient
+mieux et plus loin... Il n'est pas mort... il
+reviendra peut-être quand il ne sera plus
+temps! Mes filles, vous avez ses grands yeux de
+feu et vous avez son bon c&oelig;ur... Quand je vais
+être là-haut à la porte du paradis, avant de
+parler pour moi-même, je prierai pour lui et
+pour vous...</p>
+
+<p>Sa voix s'animait peu à peu, et sa tête renversée
+parmi les longues mèches de ses cheveux
+gris semblait prête à quitter l'oreiller.</p>
+
+<p>&mdash;Non!... non!... reprit-il répondant aux
+paroles qu'il avait entendues naguère, alors
+qu'il restait immobile et comme mort; non, je
+ne suis pas fâché contre vous, mes filles... Je
+<span class="pagenum" id="Page_154">154</span>
+savais que vous viendriez encore aujourd'hui...
+mais demain...</p>
+
+<p>Il s'arrêta.</p>
+
+<p>&mdash;Nous vous promettons de venir... voulut
+dire Diane.</p>
+
+<p>Le passeur se souleva lentement et avec effort;
+il parvint à se mettre sur son séant.</p>
+
+<p>&mdash;Approchez ici toutes deux, poursuivit-il
+d'une voix plus lente et toute pleine d'émotion;
+que je vous voie encore une fois, ma belle
+Diane... et vous, ma jolie Cyprienne... douces
+fleurs du manoir!... Oh! oui, si l'aîné de Penhoël
+était revenu, le vieux sang aurait eu encore
+de beaux jours!... Mais il tarde... il tarde!...
+Je crois que Dieu ne veut pas!...</p>
+
+<p>Il rejeta en arrière ses grands cheveux gris.
+Ses yeux commençaient à briller au milieu de
+sa face pâle, sillonnée de rides profondes.</p>
+
+<p>Les deux s&oelig;urs l'écoutaient avec une attention
+émue.</p>
+
+<p>&mdash;Je vois bien des choses! poursuivit encore
+le vieillard. Pourquoi faut-il que ma volonté
+soit stérile? Enfants, si vous ne venez plus,
+demain je serai seul... car tout le monde a
+délaissé mon lit de souffrance... Dieu m'aura
+pris ma dernière joie sur la terre!</p>
+
+<p>&mdash;Mais nous viendrons, interrompit Diane.</p>
+
+<p>Et Cyprienne ajouta en essayant de sourire:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_155">155</span>
+&mdash;Ne faut-il pas bien que je vienne préparer
+votre tisane, bon père Benoît? moi, qui suis
+votre médecin!</p>
+
+<p>&mdash;Pour ce qui est de moi, répondit le passeur,
+je n'ai besoin de rien, mes filles... abandonné
+ou non, mes heures sont comptées... La
+faim, la soif et la maladie ne pourront pas me
+tuer, puisque Dieu a marqué la manière dont
+je dois mourir... Je sais le nombre des jours
+qui me restent à vivre... C'est bien long!...
+Cyprienne de Penhoël, vous qui vouliez aller
+chercher tout à l'heure le prêtre pour dire sur
+moi la prière des trépassés, vous vous en irez
+avant moi, ma fille.</p>
+
+<p>Cyprienne, tremblante, baissait la tête. Elle
+était habituée à croire les paroles du vieillard
+comme autant d'oracles.</p>
+
+<p>&mdash;Ne dites pas cela!... murmura Diane,
+vous savez bien que nous avons besoin de tout
+notre courage!...</p>
+
+<p>Mais Benoît Haligan semblait céder à un pouvoir
+irrésistible. Ce n'était plus le même homme.
+Sa taille s'était redressée; son visage s'inspirait;
+une flamme étrange brûlait au fond de
+ses yeux caves.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous aussi, Diane de Penhoël!... continua-t-il.
+Toutes deux... toutes deux ensemble!...
+Ne m'interrompez plus, car ce moment
+<span class="pagenum" id="Page_156">156</span>
+de force que Dieu me rend sera court, et quand
+je vais me taire, ce sera pour longtemps!... Je
+suis seul... je n'ai ni fils ni fille... Je n'aime
+personne en ce monde, si ce n'est vous et l'absent...
+depuis soixante et dix ans que dure ma
+vie, je suis un pauvre homme... Et pourtant
+j'ai amassé un petit trésor qui est enfoui au pied
+du grand aune qui baigne ses branches dans la
+rivière et auquel j'attachais mon bac, au temps
+où je pouvais encore passer l'eau... Écoutez bien
+ceci, car nulle créature humaine n'est infaillible,
+et peut-être mes prophéties sont-elles les rêves
+d'un vieil homme qui se meurt... Dieu le veuille,
+enfants, Dieu le veuille!...</p>
+
+<p>«Sous l'aune, il y a cent pièces de six livres,
+enfermées dans un pot de grès... Je les ai mises
+là une à une, et il m'a fallu bien des années de
+fatigue!...</p>
+
+<p>«Alors que Penhoël était heureux et riche,
+je comptais donner mon argent aux prêtres,
+après ma mort, afin qu'il fût dit des messes
+pour le repos de mon âme, et aussi pour les
+bleus que j'ai tués sur la lande pendant la
+guerre.</p>
+
+<p>«Depuis que Penhoël est pauvre, ne m'interrompez
+pas, je sais ce que je dis! ses serviteurs
+n'ont plus le droit de penser à eux-mêmes.</p>
+
+<p>«Je me disais: Mon argent sera pour Madame,
+<span class="pagenum" id="Page_157">157</span>
+pour l'absent, qui reviendra peut-être et qui
+n'aura plus de patrimoine, ou pour les filles de
+Jean de Penhoël...</p>
+
+<p>«Mettez ceci dans votre mémoire, car je ne
+vous en reparlerai plus... Quoi qu'il arrive, que
+je sois vivant ou mort, que ce soit aujourd'hui
+même ou dans dix ans, vous êtes mes héritières,
+et les cent pièces de six livres sont votre
+bien...»</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane avaient des larmes dans
+les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre bon père Benoît!... dirent-elles
+en même temps.</p>
+
+<p>Le vieillard souriait d'un sourire amer et
+triste.</p>
+
+<p>&mdash;Ne me remerciez pas, reprit-il, à moins
+que vous ne veuillez suivre mon conseil.</p>
+
+<p>&mdash;Quel conseil?...</p>
+
+<p>&mdash;Aujourd'hui, à l'heure même où je vous
+parle... dites-moi adieu pour l'éternité, et sans
+prendre le temps de remonter au manoir, allez
+chercher l'argent qui est sous l'aune... Quand
+vous l'aurez, vous passerez l'eau et vous vous
+enfuirez, mes filles, aussi loin que la terre
+pourra porter vos pas.</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne secouèrent la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Et notre père?... murmurèrent-elles en
+même temps. Et Madame... et l'Ange?...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_158">158</span>
+&mdash;Que peut faire un pauvre vieillard contre
+la volonté de Dieu?... pensa tout haut Benoît
+Haligan.</p>
+
+<p>Puis il garda quelques instants le silence, les
+bras croisés sur sa poitrine et les yeux au ciel.</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne se tenaient par la main.
+Leurs charmants visages, qu'éclairait faiblement
+la lumière tremblante de la résine, exprimaient
+une résignation mélancolique.</p>
+
+<p>Toutes deux avaient une foi égale aux paroles
+prophétiques du passeur; toutes deux croyaient
+à cette annonce d'une mort violente et prochaine.
+Elles donnaient leurs âmes à Dieu, et ne
+voulaient point fuir.</p>
+
+<p>Le sacrifice était consommé au fond de leur
+c&oelig;ur, sans faste et avec un calme pieux. Elles
+regardaient en face le martyre.</p>
+
+<p>Au bout de quelques secondes, Benoît reprit
+comme en se parlant à lui-même:</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! pourquoi montrez-vous l'avenir
+à ceux qui sont trop faibles pour prévenir
+le malheur ou le combattre?... Depuis que cet
+homme mit le pied sur mon bac, par un soir
+d'orage... depuis qu'un éclair me montra pour
+la première fois sa figure, une voix s'est élevée
+au fond de ma conscience... Il y a trois ans que
+mes rêves me le montrent, la nuit, le jour, dans la
+veille et dans le sommeil... et je vois toujours la
+<span class="pagenum" id="Page_159">159</span>
+même chose... Malheur!... rien que malheur!...</p>
+
+<p>Un peu de sang remonta à sa joue pâlie; ses
+yeux brillèrent davantage.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si j'avais encore les bras d'un
+homme!... s'écria-t-il, mais je ne suis plus
+qu'un cadavre!... Il est arrivé par un déris, le
+soir où le moulin des Houssaies fut emporté par
+l'inondation... Il est arrivé avec les désastres et
+avec la tempête... C'est un déris qui l'emportera,
+un déris et une tempête!... Mais avant ce
+jour-là, il prendra la vie de plus d'un et de plus
+d'une au manoir de Penhoël!... De toutes les
+douces filles du manoir, il fera des belles-de-nuit...
+et cette heure-là est bien proche,
+Diane!... bien proche, Cyprienne! Je regardais
+ce soir le beau soleil d'automne descendre derrière
+la colline... et je me disais: Les filles de
+Jean de Penhoël sont jeunes, belles, aimées...
+Demain, le soleil reviendra éclairer ma cabane...
+Où seront, à cette heure, les filles de Jean de
+Penhoël?</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane frissonnèrent.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi?... sitôt que cela!... prononça Diane
+à voix basse.</p>
+
+<p>&mdash;Le marais est profond, murmura le passeur,
+et bien que les eaux soient basses, il y a
+de quoi noyer deux pauvres enfants au tournant
+de la <i>Femme-Blanche</i>!...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_160">160</span>
+Cyprienne mit sa tête sur le sein de Diane,
+qui la pressa en silence contre son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Après cela, poursuivit Benoît Haligan,
+l'esprit du mal sera maître au manoir... Pauvre
+Marthe!... comme je la vois pleurer en appelant
+sa fille!...</p>
+
+<p>&mdash;Blanche aussi!... dit Diane qui n'avait
+point pleuré sur elle-même et qui eut une
+larme pour le sort de l'Ange.</p>
+
+<p>&mdash;Et Penhoël!... s'écria le passeur en agitant
+les mèches mêlées de sa chevelure, et Penhoël...
+Oh! qui donc va-t-il tuer?...</p>
+
+<p>Les yeux du vieillard devinrent sanglants, et
+sa voix s'embarrassa dans sa gorge.</p>
+
+<p>&mdash;Penhoël!... reprit-il en cherchant un fantôme
+dans le vide, pitié!... c'est votre frère!...</p>
+
+<p>Ses bras retombèrent sur la couverture.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'avais dit... poursuivit-il avec épuisement,
+son corps et son âme!...</p>
+
+<p>Il s'affaissa lourdement et ne parla plus.</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane restaient frappées de terreur.</p>
+
+<p>Durant quelques minutes un silence lugubre
+régna dans la loge; puis une étincelle sembla
+se rallumer dans l'&oelig;il éteint du vieillard.</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez... dit-il d'une voix brève et basse.
+Écoutez!...</p>
+
+<p>Son geste commandait le silence, comme s'il
+<span class="pagenum" id="Page_161">161</span>
+eût cherché à saisir un son faible et lointain.</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez!... répéta-t-il pour la troisième
+fois, n'entendez-vous pas qu'on parle de vous
+là-haut, sous la Tour-du-Cadet?</p>
+
+<p>Les deux s&oelig;urs le regardèrent étonnées. La
+distance qui séparait la loge de la tour était
+telle qu'il eût fallu crier bien fort pour se faire
+entendre de l'une à l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Ils sont là!... poursuivit cependant Benoît,
+les assassins lâches et avides!... Fuyez!...
+fuyez, mes filles!... Il en est temps encore!</p>
+
+<p>Et comme Cyprienne et Diane restaient
+immobiles, Benoît poursuivit lentement:</p>
+
+<p>&mdash;Ils sont là, vous dis-je!... Si vous ne voulez
+pas fuir, allez du moins apprendre le sort
+qu'ils vous réservent!...</p>
+
+<p>Il y avait dans l'accent du passeur une conviction
+si profonde que Cyprienne et Diane ne
+songèrent plus à la distance qui les séparait de
+la tour.</p>
+
+<p>Elles s'élancèrent au dehors comme s'il leur
+eût suffi de sortir pour entendre ces voix qui
+prononçaient leur arrêt.</p>
+
+<p>Au dehors, le silence régnait. L'atmosphère
+pesante laissait immobile le feuillage du taillis.
+Les deux s&oelig;urs commencèrent à gravir le sentier
+à pic qui conduisait à la Tour-du-Cadet.</p>
+
+<p>Elles ne se rendaient nul compte de leur
+<span class="pagenum" id="Page_162">162</span>
+action, et leur esprit restait tout entier aux
+funèbres pensées que Benoît Haligan venait
+d'évoquer en elles.</p>
+
+<p>Mais, comme elles approchaient du haut de la
+montée, Diane s'arrêta tout à coup et serra
+fortement le bras de Cyprienne.</p>
+
+<p>Benoît Haligan ne les avait point trompées.
+Elles entendaient plusieurs voix sous la Tour-du-Cadet,
+et il leur sembla saisir de loin leurs
+noms, répétés à diverses reprises.</p>
+
+<div class="npage">
+
+<h3 id="Page_163">XI<br />
+<b>CONCILIABULE</b>.</h3>
+
+<p>Cyprienne et Diane étaient à une vingtaine
+de pas du banc de gazon, où elles s'étaient assises
+naguère, avant de descendre chez Benoît Haligan.
+Elles franchirent sans bruit et avec précaution
+la faible distance qui les séparait de la
+Tour-du-Cadet, car elles ne savaient encore si
+les voix se faisaient entendre en deçà ou au delà
+de l'enceinte de verdure.</p>
+
+</div>
+
+<p>L'enceinte était vide comme elles l'avaient
+laissée, mais les interlocuteurs invisibles n'étaient
+<span class="pagenum" id="Page_164">164</span>
+maintenant séparés d'elles que par les basses
+branches des châtaigniers.</p>
+
+<p>Les deux jeunes filles écartèrent doucement
+les rameaux, et mirent leurs têtes entre le feuillage.
+Elles ne virent rien d'abord, mais le son
+des voix les guidait, et à force d'interroger l'obscurité,
+elles aperçurent trois ombres qui s'agitaient
+à quelques pas d'elles.</p>
+
+<p>Elles reconnurent M. le marquis de Pontalès,
+Robert de Blois, et Blaise, le domestique de ce
+dernier.</p>
+
+<p>C'était Blaise qui avait prononcé à plusieurs
+reprises le nom des deux s&oelig;urs.</p>
+
+<p><i>L'Endormeur</i> n'était plus tout à fait le joyeux
+coquin que nous avons vu à l'auberge de Redon.
+Il avait attendu trois ans à l'office, tandis que
+son camarade Robert, dit <i>l'Américain</i>, se prélassait
+superbement au salon. Cette longue attente
+lui avait fait le caractère hargneux et l'humeur
+acariâtre. Il avait pris en outre les vices
+de l'antichambre, car on n'est pas valet en vain,
+même pour la montre. Blaise s'était fait insolent,
+méchant, important, menteur, et il était resté
+voleur.</p>
+
+<p>Point n'est besoin de dire qu'il détestait son
+prétendu maître. Il détestait en outre Pontalès,
+à cause de sa fortune; il détestait l'oncle Jean,
+que ses gros sabots et sa pauvreté n'empêchaient
+<span class="pagenum" id="Page_165">165</span>
+point de s'asseoir à la table des gentilshommes;
+il détestait Penhoël, Madame, la <i>société</i> tout entière,
+depuis les trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang,
+jusqu'au plus mince des trois
+vicomtes; il détestait les domestiques, qui avaient
+l'impudente prétention de ne lui devoir qu'un
+médiocre respect, les paysans qui ne le saluaient
+pas assez bas, et maître le Hivain qui l'accablait
+pourtant de politesse et de sourires.</p>
+
+<p>Malgré cette misanthropie universelle, il vivait
+bien, et ne se laissait point trop aller à la tristesse.
+C'était un gros garçon, assez rond toujours,
+et ses aversions envieuses ne se haussaient
+point jusqu'à la haine, excepté une pourtant.
+M. Blaise, comme il fallait l'appeler, avait cru
+remarquer trop souvent les jolis yeux de Diane
+et de Cyprienne fixés sur lui avec moquerie.
+Ces petites filles avaient eu le front de railler
+plus d'une fois sa fière importance! Il les haïssait
+par préférence à tous et du fond de son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Malgré sa mauvaise humeur et les dispositions
+hostiles où il s'entretenait à l'égard de son
+prétendu maître, Blaise faisait sa besogne en
+conscience. Sa besogne, bien entendu, n'était
+point celle d'un valet ordinaire; il avait mission
+d'observer, d'écouter aux portes et d'espionner,
+ce dont il s'acquittait à merveille.</p>
+
+<p>En somme, c'était dans son intérêt qu'il travaillait,
+<span class="pagenum" id="Page_166">166</span>
+car une fois la bataille gagnée, M. Blaise
+comptait bien se reposer sur ses lauriers.</p>
+
+<p>Il y avait déjà quelques minutes qu'il avait
+rejoint Robert de Blois et M. le marquis de Pontalès.</p>
+
+<p>Le fruit de ses observations de la journée
+était sans doute plus important que d'habitude,
+car Blaise avait pris une physionomie grave et
+ce ton imposant qu'on emploie pour annoncer
+les grandes nouvelles.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, ami Blaise... avait dit d'abord
+Robert en l'abordant, savons-nous quelque chose
+de bon?</p>
+
+<p>Blaise hocha la tête avec lenteur.</p>
+
+<p>&mdash;Nous savons quelque chose... répondit-il,
+nous savons même beaucoup de choses... mais
+nous ne savons rien de bon!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il donc?</p>
+
+<p>&mdash;Il y a que vous allez un train de tortue,
+M. Robert, et que, pendant ce temps-là, votre
+partie pourrait bien se gâter.</p>
+
+<p>&mdash;Expliquez-vous!...</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi! j'ai entendu aujourd'hui tant
+d'histoires que je ne sais par où commencer...
+Avez-vous pensé quelquefois que ce serait une
+furieuse danse, si les gars de Glénac et de Bains
+prenaient un beau jour leurs bâtons,&mdash;car ils
+n'auraient pas même besoin de leurs fusils,&mdash;pour
+<span class="pagenum" id="Page_167">167</span>
+venir <ins id="cor_14" title="original: décendre">défendre</ins> Penhoël malgré lui, et le
+délivrer de notre compagnie?</p>
+
+<p>&mdash;Quelle idée!</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous dites, c'est une idée!... Je ne
+me vante pas de l'avoir eue tout seul...</p>
+
+<p>&mdash;Il vous resterait toujours le château de
+Pontalès, mon cher M. de Blois, dit le marquis;
+vous ne doutez pas, je l'espère, du plaisir que
+j'aurais à vous offrir l'hospitalité.</p>
+
+<p>Robert salua. Blaise reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Pontalès est un bien beau château!... et
+si l'on y mettait le feu, les murs resteraient debout,
+car ils sont en bonne pierre de taille...</p>
+
+<p>&mdash;Le feu? balbutia le marquis: qui vous fait
+parler ainsi?</p>
+
+<p>&mdash;C'est encore une idée... une idée qui n'est
+pas de moi...</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'il y aurait quelque complot?...
+demanda Pontalès d'une voix altérée.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, M. le marquis... répliqua Blaise avec
+ce sang-froid de comédien qui ouvre toutes
+grandes les oreilles du parterre, il y a un complot...
+et si vous ne vous dépêchez pas, je parierais
+contre vous pour les bons gars de Glénac
+et de Bains!</p>
+
+<p>Pontalès essaya de sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez nous effrayer, mon cher
+M. Blaise.... murmura-t-il.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_168">168</span>
+&mdash;Voyons! dit Robert. Il ne s'agit pas de
+parler en énigmes!</p>
+
+<p>&mdash;Je vais tâcher de me faire comprendre...
+Je vous ai dit bien souvent: «Prenez garde aux
+filles de l'oncle en sabots!... Elles vous joueront
+quelque méchant tour.» Vous répondiez: «Ce
+sont des enfants!...» Eh bien! ces enfants-là ont
+soulevé contre vous une véritable armée... Si
+vous aviez entendu, comme moi, ce qui se disait
+tout à l'heure sur l'aire, pendant le feu de joie!...
+Vous avez mis Penhoël bien bas, mais son nom
+a encore un prestige, car jeunes gens et vieillards
+parlent de mourir pour lui comme d'une
+chose toute simple!... Ils savent vaguement ce
+qui se passe... Ils prononcent votre nom, M. le
+marquis, le vôtre, M. Robert, et celui de Lola,
+qu'ils voudraient mettre en pièces... Pour en
+connaître si long, il faut qu'on les ait endoctrinés...
+Et qui a pu se charger de ce soin, sinon
+ces maudites enfants?...</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai... dit Robert.</p>
+
+<p>Pontalès gardait le silence.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai fait de mon mieux pour vous en
+débarrasser, reprit Blaise, mais on ne m'aide
+pas... Pour en revenir aux lourdauds de Glénac
+et de Bains, c'est, ma foi, une affaire sérieuse!...
+Vous les connaissez aussi bien que moi, M. de
+Pontalès... Si une fois l'idée de nous faire un
+<span class="pagenum" id="Page_169">169</span>
+mauvais parti se fourre dans leurs grosses têtes
+chevelues, du diable si la justice et les gendarmes
+pourront nous protéger!</p>
+
+<p>&mdash;Bah!... fit Robert, il y a longtemps qu'ils
+grondent...</p>
+
+<p>&mdash;Ce soir, ils faisaient mieux que gronder...
+Ils ont un chef maintenant... notre ancienne
+connaissance, M. Robert... le vieux Géraud du
+Mouton couronné... Et ce chef-là m'a l'air de
+n'être que le lieutenant d'un personnage invisible...</p>
+
+<p>&mdash;Qui serait?... demanda Robert.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être ces deux petits diables, les filles
+de l'oncle en sabots, répliqua Blaise.</p>
+
+<p>C'était en ce moment que Cyprienne et Diane
+se glissaient à pas de loup derrière les châtaigniers.</p>
+
+<p>Blaise poursuivait:</p>
+
+<p>&mdash;Le père Géraud parle d'elles avec un respect
+étrange... Il a l'air d'attacher à leur aide
+une sorte de vertu surnaturelle... Mais peut-être
+y a-t-il encore un autre chef...</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc?... demandèrent en même temps
+Robert et Pontalès.</p>
+
+<p>Les deux jeunes filles étaient tout oreilles;
+aucune parole ne leur échappait désormais.</p>
+
+<p>&mdash;Ils parlent à mots couverts, répondit
+Blaise dont la voix baissa involontairement, on
+<span class="pagenum" id="Page_170">170</span>
+voit qu'ils font allusion à une nouvelle toute
+récente et incertaine encore... Mais j'ai deviné
+leur espérance et j'ai peur que l'absent ne soit
+de retour.</p>
+
+<p>Pontalès et Robert tressaillirent comme si
+leur corps eût éprouvé un choc matériel.</p>
+
+<p>Derrière le feuillage, Cyprienne et Diane
+cherchaient à modérer les battements de leurs
+c&oelig;urs. C'étaient elles qui avaient répandu dans
+le pays, au hasard et comme suprême ressource,
+la fausse nouvelle du retour de Louis de Penhoël.
+Et pourtant, cette nouvelle, répétée par des
+bouches ennemies, faisait naître en elles une
+vague espérance.</p>
+
+<p>L'émotion qu'elles ressentaient au nom de
+l'aîné de Penhoël leur faisait presque oublier
+qu'elles-mêmes avaient inventé le mensonge de
+son retour.</p>
+
+<p>&mdash;S'il allait revenir!... Voilà déjà deux fois
+que j'entends parler de cela!... murmura Pontalès.</p>
+
+<p>&mdash;D'après ce qu'on dit de l'homme, ajouta
+Robert, il ne s'agirait plus de plaisanter... Ce
+serait une autre histoire que les petites filles
+ou que le vieux gargotier de Redon, ameutant
+contre nous cinq ou six douzaines de balourds!...
+Vous l'avez connu, vous, M. le marquis?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai connu, répliqua Pontalès. C'était
+<span class="pagenum" id="Page_171">171</span>
+alors un enfant... S'il n'a pas changé, que Dieu
+nous garde de le rencontrer jamais face à face!...</p>
+
+<p>&mdash;Bah!... s'écria Blaise, est-il donc assez
+fort pour nous faire peur avec son ombre?...
+Vous voilà tout déconcertés d'avance!... C'est
+peut-être un faux bruit... Si l'homme en <ins id="cor_15" title="original: queston">question</ins>
+était de retour, et qu'il fût aussi terrible
+que vous le dites, nous aurait-il laissés poursuivre
+paisiblement notre besogne?... Allons,
+messieurs, j'ai mes petits intérêts dans l'affaire...
+Ma voix compte au chapitre, bien que
+je sois votre humble valet... Vous avez trop
+tardé; il faut réparer d'un seul coup le temps
+perdu!</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons devancé votre conseil, ami
+Blaise, répondit Robert. Dans quelques minutes,
+M. de Pontalès sera propriétaire du manoir de
+Penhoël.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez la signature?</p>
+
+<p>&mdash;Nous l'attendons.</p>
+
+<p>Blaise se frotta les mains.</p>
+
+<p>&mdash;Bien joué, cette fois! s'écria-t-il, le meilleur
+levier ne peut pas grand chose sans point
+d'appui... Une fois que Penhoël n'aura plus chez
+nous un pouce de terre, les paysans réfléchiront...
+Pour un gentilhomme à moitié ruiné,
+on se dévoue encore... Mais pour un mendiant...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_172">172</span>
+&mdash;D'ailleurs, Penhoël ne pourra rester au
+pays... ajouta Pontalès.</p>
+
+<p>&mdash;Avec les faux, dit Robert, nous l'enverrons
+au bout du monde!</p>
+
+<p>&mdash;Et une fois le maître parti, poursuivit
+Pontalès, tout ira sur des roulettes... Nous
+n'aurons plus à craindre les filles de l'oncle
+Jean, d'abord, et c'est un point à considérer.
+Ensuite, ce père Géraud, qui fait le méchant,
+s'est ruiné lui-même, à force de prêter de l'argent
+à Penhoël... En achetant quelques créances,
+on aura bon marché de lui... Que Penhoël signe
+ce soir, et je réponds du reste!</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne écoutaient. Mille pensées
+se croisaient, confuses, dans leur esprit. En
+face de cette ruine prochaine et inévitable, elles
+avaient la volonté de lutter encore, mais elles
+sentaient leurs mains trop faibles et sans armes.</p>
+
+<p>Que faire? L'idée leur venait de courir au
+manoir et de se placer au-devant du maître.
+Mais il n'était plus temps déjà sans doute...</p>
+
+<p>Elles restaient là, indécises et comme anéanties
+par le découragement.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a pourtant une personne au manoir,
+disait en ce moment Robert, qui ne partira pas...
+et à ce propos, M. de Pontalès, je désire avoir
+deux mots d'explication avec vous... Votre fils
+est fort assidu auprès de Blanche.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_173">173</span>
+Blaise haussa les épaules en aparté.</p>
+
+<p>&mdash;Cela me déplaît, continua Robert d'un ton
+sec et presque impérieux.</p>
+
+<p>Pontalès lui tendit la main.</p>
+
+<p>&mdash;Mon excellent ami, dit-il avec cordialité,
+je voudrais avoir à vous donner des preuves
+d'affection plus grandes... Soyez certain que
+mon fils sera réprimandé sévèrement... Il saura,
+une fois pour toutes, qu'entre lui et vous, mon
+cher M. de Blois, je n'hésiterais pas un seul
+instant... Ceci posé, m'est-il permis de vous
+demander ce que vous comptez faire de mademoiselle
+de Penhoël?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'aime... répliqua Robert, je l'épouserai
+peut-être...</p>
+
+<p>Blaise éclata de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Un bon parti!... s'écria-t-il, mais il me
+semble que j'entends venir la signature...</p>
+
+<p>Un bruit de pas se faisait en effet sur la route,
+et l'instant d'après on vit arriver maître Protais
+le Hivain.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin!... s'écrièrent nos trois compagnons.</p>
+
+<p>Et Pontalès ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;L'acte est-il bien en règle?</p>
+
+<p>Macrocéphale ôta son chapeau et tira de sa
+poche un mouchoir à carreaux de taille considérable,
+afin de tamponner la sueur qui mouillait
+<span class="pagenum" id="Page_174">174</span>
+son front pointu. Évidemment, il avait
+fourni la course à toutes jambes.</p>
+
+<p>&mdash;Parlez donc!... dit Robert impatient,
+s'est-il bien débattu?</p>
+
+<p>Un soupir s'échappa de la poitrine de l'homme
+de loi. Personne ne prit encore d'inquiétude,
+tant on se croyait sûr du résultat, d'après la
+promesse de Madame.</p>
+
+<p>Macrocéphale regarda tour à tour ses trois
+interlocuteurs.</p>
+
+<p>&mdash;Parler!... grommela-t-il en faisant aller
+ses yeux de Blaise à Pontalès, sais-je s'il faut
+parler comme cela devant tout le monde?...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?... fit Robert.</p>
+
+<p>&mdash;M. le marquis... commença Macrocéphale.</p>
+
+<p>&mdash;Maître le Hivain, interrompit sèchement
+Pontalès, du moment que M. Robert de Blois
+vous dit de parler, cela suffit... M. de Blois et
+moi nous ne faisons qu'un!... voilà vingt fois
+que je vous le répète!...</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure, M. le marquis... C'est
+juste!... voilà vingt fois que vous me le dites!...
+je vais parler.</p>
+
+<p>L'homme de loi cessa d'essuyer son front et
+poussa un second soupir.</p>
+
+<p>&mdash;Diable d'homme!... diable d'homme!...
+dit-il d'un ton lamentable, il a encore un poignet,
+savez-vous, à vous casser la tête comme
+<span class="pagenum" id="Page_175">175</span>
+une noisette!... Vous demandez s'il s'est débattu!...
+il m'a même battu! et très-grièvement!...</p>
+
+<p>&mdash;Et l'acte? demanda le trio.</p>
+
+<p>&mdash;Il m'a donné un coup de poing dans la
+poitrine... un très-fort coup de poing!... Il m'a
+pris par les épaules avec brutalité... il m'a lancé
+dans l'escalier, au risque de commettre un
+meurtre sur ma personne!...</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre M. le Hivain!... Mais l'acte?...
+l'acte?...</p>
+
+<p>&mdash;L'acte?... répéta Macrocéphale en dépliant
+de nouveau son vaste mouchoir, j'aurais voulu
+vous y voir! Je vous dis qu'il est enragé ce soir,
+et qu'il n'y a rien à faire!...</p>
+
+<p>Les trois compagnons se regardèrent. Aucun
+d'eux n'avait compté sur ce résultat.</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane se serraient la main en
+silence et remerciaient Dieu de tout leur c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Ce fut Pontalès qui se remit le premier.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, dit-il, Penhoël a refusé de signer?...</p>
+
+<p>&mdash;Formellement!</p>
+
+<p>&mdash;Et Madame?... demanda Robert avec
+menace. M'aurait-elle trompé?</p>
+
+<p>&mdash;Madame a fait ce qu'elle a pu... mais il est
+fier comme Artaban, ce soir, et ne veut rien
+entendre!... Je ne l'avais jamais vu comme
+cela!... On dirait qu'il ne comprend plus du
+<span class="pagenum" id="Page_176">176</span>
+tout sa situation, ou que le diable lui a donné
+les moyens d'y faire face!...</p>
+
+<p>&mdash;Le retour de l'aîné... murmura Pontalès;
+peut-être en sait-il plus long que nous à cet
+égard?</p>
+
+<p>Robert frappa du pied.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! il ne veut pas signer!... prononça-t-il
+d'une voix étouffée par la colère. Tant pis pour
+lui!...</p>
+
+<p>&mdash;Dès le premier mot que j'ai voulu risquer,
+reprit Macrocéphale, il m'a fermé la bouche...
+«Dieu lui-même, a-t-il dit deux ou trois fois,
+s'oppose à ce que Penhoël vende la terre de son
+nom!»</p>
+
+<p>&mdash;Encore ces diables incarnés! s'écria Blaise;
+je savais bien que j'oubliais de vous dire quelque
+chose!... Ce n'est pas que Dieu qui s'oppose à la
+vente du manoir... Ce sont tout bonnement les
+petites filles!... Elles profitent du moment où
+Penhoël, à moitié ivre, chaque soir, tombe
+comme une masse entre ses draps, pour venir
+jouer à son chevet le rôle d'apparitions...</p>
+
+<p>&mdash;Toujours elles!... gronda Robert qui cherchait
+sur qui décharger sa rage sourde.</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc cela!... reprit Macrocéphale.
+Voilà bien des fois que Penhoël me parle de
+visions et d'ordres venus d'en haut...</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane se tenaient serrées l'une
+<span class="pagenum" id="Page_177">177</span>
+contre l'autre; elles avaient des larmes de joie
+dans les yeux. Chacune des paroles qu'elles entendaient
+retentissait au fond de leur c&oelig;ur et voulait
+dire: «Enfants, vous avez sauvé Penhoël!...»</p>
+
+<p>Tandis qu'elles triomphaient, les pauvres enfants,
+laissant aller leurs âmes à l'espoir, un mot
+vint les frapper comme un coup de massue.</p>
+
+<p>C'était Robert qui parlait.</p>
+
+<p>&mdash;A tout prix, disait-il d'une voix brève et
+résolue, il faut que ces petites filles meurent!</p>
+
+<p>&mdash;S'il s'agit d'un assassinat, murmura Pontalès,
+je me retire.</p>
+
+<p>&mdash;M. le marquis, on se passera de vous!</p>
+
+<p>&mdash;Si l'on dépasse les bornes de la légalité, dit
+à son tour Macrocéphale, je m'abstiens.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'homme de loi, on se privera de
+vos services!... Mais il ne sera pas dit que deux
+misérables enfants nous auront impunément
+barré la route! Où est Bibandier?</p>
+
+<p>Cette question s'adressait à Blaise.</p>
+
+<p>&mdash;Auprès de la tonne de cidre, répondit le
+domestique; il boit à la santé du roi.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-on toujours compter sur lui?</p>
+
+<p>&mdash;Je le laisse jeûner depuis trois ans, répliqua
+Blaise, pour le tenir en haleine... Il est
+maigre et affamé comme un bon chien de chasse.</p>
+
+<p>Robert se retourna vers Pontalès.</p>
+
+<p>&mdash;M. le marquis, dit-il, chacun de nous,
+<span class="pagenum" id="Page_178">178</span>
+cette nuit, doit avoir sa part de besogne... Il
+faut que tout soit fait demain matin, car il y a
+comme un menaçant mystère autour de nous, et
+peut-être nous repentirions-nous toute notre vie
+d'avoir perdu quelques heures dans les circonstances
+où nous sommes... Je me charge des
+petites filles.</p>
+
+<p>&mdash;Où les trouverez-vous? demanda Pontalès.</p>
+
+<p>&mdash;Bibandier est un limier de premier ordre,
+répondit Blaise.</p>
+
+<p>&mdash;Quant à vous, M. le marquis, reprit Robert,
+vous vous chargerez de Penhoël... Maître
+le Hivain, les faux sont-ils toujours chez vous?</p>
+
+<p>&mdash;Toujours, répliqua Macrocéphale; seulement,
+depuis que les petits démons rôdent, la
+nuit, autour de chez moi, j'ai ôté le portefeuille
+du tiroir où je l'avais serré, pour l'enfouir sous les
+carreaux de mon cabinet de travail... Dérangez
+mon fauteuil et enlevez une toile, vous avez la
+chose!</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane, qui retenaient leur souffle
+pour écouter mieux, échangèrent un signe de
+muette intelligence.</p>
+
+<p>&mdash;Rien n'est perdu, alors, reprit Robert, et
+je vous réponds, moi, que nous aurons cette
+nuit la signature de Penhoël!... Maître le Hivain
+va nous rapporter les pièces... Quand Penhoël
+verra qu'on lui met sous la gorge comme un
+<span class="pagenum" id="Page_179">179</span>
+pistolet prêt à faire feu les faux commis par lui,
+nous verrons bien s'il résistera!</p>
+
+<p>&mdash;En route, M. le Hivain! dit Pontalès,
+nous jouons notre dernière partie!</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne avaient quitté leur poste
+d'observation. Elles tombèrent dans les bras
+l'une de l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Ma s&oelig;ur, dit Diane tout bas, il faut que
+nous soyons avant eux à la maison de M. le Hivain...
+nous savons maintenant où sont les papiers
+qui menacent Penhoël!</p>
+
+<p>&mdash;Allons bien vite!... murmura Cyprienne.</p>
+
+<p>Elles échangèrent un dernier baiser; puis
+Diane dit encore d'un ton de résignation simple
+et douce:</p>
+
+<p>&mdash;Ma s&oelig;ur, nous allons risquer notre vie...
+si l'une de nous deux meurt, l'autre continuera
+la tâche commencée... si nous mourons
+toutes deux, nous prierons Dieu là-haut pour
+Penhoël!...</p>
+
+<p>Diane s'élança la première dans le sentier conduisant
+au bord de l'eau et s'y laissa glisser sans
+bruit; mais au moment où Cyprienne allait descendre
+à son tour, le pan de sa robe s'accrocha
+aux piquants d'une touffe de ronces.</p>
+
+<p>L'étoffe se déchira. Les deux jeunes filles
+précipitèrent leur fuite.</p>
+
+<p>Robert, Pontalès et leurs deux compagnons
+<span class="pagenum" id="Page_180">180</span>
+se séparaient, lorsque le bruit léger produit par
+la robe déchirée vint jusqu'à leurs oreilles.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous entendu?... dit Macrocéphale.</p>
+
+<p>Personne ne répondit.</p>
+
+<p>Pontalès, Robert et Blaise s'étaient élancés
+déjà de l'autre côté du rempart de verdure.</p>
+
+<p>L'enceinte fut fouillée en un clin d'&oelig;il; elle
+était vide.</p>
+
+<p>&mdash;Il y avait quelqu'un là, pourtant! dit Pontalès
+d'une voix altérée.</p>
+
+<p>Blaise battait son briquet de fumeur et Macrocéphale
+ouvrait la petite lanterne qui éclairait
+sa marche dans les bas chemins, quand il
+regagnait son logis après la nuit tombée.</p>
+
+<p>La lanterne s'alluma. Nos quatre compagnons
+virent d'abord leurs propres visages pâlis et bouleversés
+par la peur.</p>
+
+<p>Puis chacun d'eux fit l'examen des moindres
+recoins de l'enceinte.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a rien, dit Macrocéphale, qui venait
+de regarder dans la guérite; et ce lieu est sans
+issue.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sera quelque lièvre, commença Blaise.</p>
+
+<p>Mais la voix de Pontalès l'interrompit.</p>
+
+<p>&mdash;Voici une issue! dit-il; un véritable sentier
+qui descend à la rivière!...</p>
+
+<p>Il ajouta en se penchant vivement pour ramasser
+quelque chose:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_181">181</span>
+&mdash;Qu'est-ce que cela?</p>
+
+<p>Les trois autres se rapprochèrent. Pontalès
+tenait à la main un lambeau de la robe de
+Cyprienne, qui était resté attaché aux épines
+du buisson de ronces.</p>
+
+<p>Tout le monde reconnut l'étoffe. Il y eut un
+silence consterné.</p>
+
+<p>&mdash;J'avais tort!... dit enfin Pontalès d'une
+voix basse et brève, et vous avez raison, M. de
+Blois... Elles en savent trop long désormais... Il
+faut qu'elles meurent, n'importe où ni comment...
+qu'elles meurent cette nuit même!</p>
+
+<p>&mdash;Il y a dix à parier contre un, dit Robert,
+qu'elles sont à la maison de maître le Hivain...</p>
+
+<p>&mdash;En avant! s'écria Blaise; sans sortir des
+bornes respectables de la légalité, nous allons
+leur faire faire connaissance avec le Bibandier!...</p>
+
+<div class="pagenum" id="Page_182"></div>
+
+<div class="npage">
+
+<h3 id="Page_183">XII<br />
+<b>PETITS DÉMONS</b>.</h3>
+
+<p>Robert et Pontalès se dirigèrent ensemble
+vers la rivière, non point par le petit sentier à
+pic où venaient de s'engager les jeunes filles,
+mais par la route qui longeait les anciennes
+fortifications.</p>
+
+</div>
+
+<p>Pendant ce temps-là, maître le Hivain remontait
+en toute hâte au manoir, pour avoir la clef
+du bac, et Blaise retournait à l'aire, afin de
+trouver Bibandier.</p>
+
+<p>Bibandier allait bien encore quelquefois se
+promener solitairement sur la lande ou dans les
+<span class="pagenum" id="Page_184">184</span>
+sentiers de la Forêt-Neuve, quand les nuits
+étaient sans lune, mais il n'y mettait plus le
+même c&oelig;ur qu'autrefois. Il avait laissé dans les
+taillis de Bains son armée de manches à balai
+habillés en brigands; son chien était mort de
+faim depuis longtemps; et s'il continuait lui-même
+à mener son métier de rôdeur, c'était
+vocation irrésistible, car jamais le hasard ne
+l'avait payé de ses peines.</p>
+
+<p>Que faire en un pays où les poches ne contiennent
+que des gros sous, et où les bâtons
+sont des massues?</p>
+
+<p>Bibandier avait dû espérer un instant un sort
+meilleur en voyant deux de ses camarades intimes
+occuper une bonne position dans le pays;
+mais Robert et Blaise l'avaient systématiquement
+tenu à distance, et le pauvre diable n'avait
+jamais pu réclamer trop haut, parce que le
+bagne de Brest est un bercail incessamment ouvert,
+où les brebis égarées comme lui rentrent
+au premier mot.</p>
+
+<p>Il se taisait. Peut-être n'en pensait-il pas
+moins. Cependant, c'était un coquin assez débonnaire,
+et la rancune qu'il gardait à ses anciens
+camarades n'atteignait pas des proportions
+bien tragiques.</p>
+
+<p>D'ailleurs, on n'était pas sans lui faire entrevoir
+de temps à autre un meilleur avenir. Bien
+<span class="pagenum" id="Page_185">185</span>
+qu'il ne connût pas en détail ce qui se passait à
+Penhoël, il pouvait voir, comme tout le monde,
+qu'une lutte était engagée. On pouvait avoir
+besoin de lui, et alors il faudrait bien lui donner
+sa part de l'aubaine...</p>
+
+<p>En attendant, Blaise lui jetait çà et là une
+pièce blanche pour l'empêcher de s'impatienter
+trop fort, et M. de Blois lui avait fait obtenir,
+par son crédit, une petite position officielle.</p>
+
+<p>Bibandier était fossoyeur de la paroisse de
+Glénac, aux appointements fixes de douze francs
+par an, plus le casuel.</p>
+
+<p>Mais, malgré les fièvres du marais et deux
+médecins qui s'étaient établis depuis peu à la
+Gacilly, la mort ne donnait guère au bourg de
+Glénac. Le pauvre Bibandier était maigre à
+faire compassion.</p>
+
+<p>Blaise le trouva, comme il l'avait annoncé,
+sous le tonneau de cidre qu'on avait mis en
+perce dans un coin de l'aire. Bibandier était
+couché paresseusement dans la poussière; sa tête
+reposait sur une de ses mains, et l'autre tenait
+une écuelle demi-pleine. Sa figure longue, et
+dont les teintes ternes tiraient sur le gris, s'empourprait
+légèrement; son &oelig;il cave veloutait
+son regard; il y avait dans sa physionomie un
+repos content et parfait.</p>
+
+<p>Il restait là depuis le matin, buvant tout seul
+<span class="pagenum" id="Page_186">186</span>
+et voyant la vie couleur de rose. C'était son jour
+de fête. Il ne buvait ainsi, à sa soif, qu'une fois
+tous les ans.</p>
+
+<p>Au premier mot que Blaise lui glissa tout bas
+dans l'oreille, il quitta sa pose nonchalante et
+se dressa d'un bond sur ses pieds. On eût pu le
+voir alors dans toute la longueur de sa taille,
+avec ses membres étiques et osseux ballottant
+dans un vêtement de futaine trop large, et qui
+n'avait plus que la corde.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh!... dit-il avec gaieté; il s'agit des
+chers petits anges!... ça me paraît très-faisable!</p>
+
+<p>Il y avait tant de joyeuse humeur dans son
+accent, et l'expression de son visage restait si
+débonnaire, que Blaise ne put s'empêcher de
+lui dire:</p>
+
+<p>&mdash;Me comprends-tu bien?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement!... répliqua Bibandier sans
+rien perdre de sa tranquillité sereine; quand
+quelque chose démange, on se gratte, mon
+fils... c'est tout simple... L'Américain en est-il?</p>
+
+<p>&mdash;C'est lui qui monte le coup.</p>
+
+<p>&mdash;Bonne affaire! moi je n'ai pas encore travaillé
+dans ce genre-là... mais chacun gagne sa
+vie comme il peut... pas vrai?</p>
+
+<p>On eût dit que Blaise s'était attendu à plus
+de résistance, car il regardait Bibandier d'un
+&oelig;il surpris et même un peu inquiet.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_187">187</span>
+Celui-ci parut comprendre ce que Blaise avait
+dans l'esprit. Il emplit l'écuelle et la lui présenta
+d'un geste cordial.</p>
+
+<p>&mdash;On peut se déboutonner ici, dit-il en montrant
+du doigt le groupe des paysans qui se
+pressaient autour du père Géraud à la porte de
+la ferme; voilà deux heures qu'ils oublient le
+tonneau pour écouter les sornettes du vieux
+gargotier de Redon!... Bois un coup, l'Endormeur!...
+Je savais bien que Robert et toi, vous
+en viendriez là quelque jour, et je vous attendais.</p>
+
+<p>Son regard, qui prit une nuance de mélancolie,
+tomba sur la futaine usée de sa veste.</p>
+
+<p>&mdash;J'avais grand besoin de me refaire!... reprit-il,
+grand besoin!... L'Américain et toi,
+vous n'avez pas été gentils avec un vieux camarade...
+Mais on ne peut pas payer celui qui ne
+fait rien... pas vrai?... Je dis donc que je suis
+content d'avoir l'occasion de travailler pour
+vous...</p>
+
+<p>&mdash;Voilà un brave garçon!... s'écria Blaise;
+sois tranquille... Tu seras payé comme il faut!</p>
+
+<p>&mdash;Quant à ça, répliqua Bibandier, je ferai
+mon prix moi-même en temps et lieu... Tu dis
+que c'est pressé, mon fils? Eh bien, partons!</p>
+
+<p>Blaise ne bougea pas; son regard exprimait
+toujours la même défiance.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_188">188</span>
+Le fait est qu'il était difficile d'accorder les
+paroles de Bibandier avec l'expression de douceur
+patiente qui était sur son pauvre visage,
+maigre, pâle et défait. Il semblait à Blaise que
+son vieux camarade souriait aussi par trop débonnairement
+en parlant de meurtre.</p>
+
+<p>&mdash;Ah çà! reprit-il d'un ton d'hésitation,
+es-tu bien sûr de ne pas faiblir?... Elles sont si
+jeunes... si jolies!...</p>
+
+<p>&mdash;Ça ne me fait rien... répondit l'ancien
+uhlan; chacun pour soi!... Je ne dis pas que
+je me servirais volontiers du couteau avec de
+pauvres chérubins comme ça!... J'espère bien
+qu'on me laissera la liberté de m'y prendre à
+ma guise?</p>
+
+<p>&mdash;Carte blanche!... pourvu que ce soit
+fait.</p>
+
+<p>&mdash;Ça sera fait, mon bonhomme... et proprement!</p>
+
+<p>&mdash;Viens donc, dit Blaise, qui se mit en
+marche.</p>
+
+<p>Bibandier but une dernière écuelle de cidre,
+et n'eut besoin pour le rejoindre que d'allonger
+un peu le pas de ses grandes jambes.</p>
+
+<p>Chemin faisant, Blaise lui expliqua plus en
+détail ce qu'on attendait de lui; Bibandier, tout
+en écoutant, fredonnait avec sa voix de basse-taille
+un air à roulades. Plus d'une fois, avant
+<span class="pagenum" id="Page_189">189</span>
+d'arriver au Port-Corbeau, Blaise s'arrêta court
+pour lui dire:</p>
+
+<p>&mdash;Du diable si je te comprends, mon vieux!
+Moi qui n'ai pas le c&oelig;ur tendre, je ne pourrais
+pas chanter à l'heure qu'il est!</p>
+
+<p>&mdash;C'est que tu manges tous les jours, toi!...
+répliquait Bibandier doucement et le sourire
+aux lèvres; si tu avais été trois ans à mon régime,
+tu m'en dirais des nouvelles!</p>
+
+<p>Et cela était dit si bonnement! C'était de la
+quintessence de férocité...</p>
+
+<p>En approchant du passage, Bibandier coupa
+la parole à Blaise, qui continuait ses instructions.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà qui est entendu!... dit-il; l'affaire
+des petites est réglée, et tu seras content de
+moi... Quant aux dépenses de l'entreprise...
+c'est deux mouchoirs et quelques bouts de
+corde... Mais l'Américain n'est pas seul!... Qui
+diable avons-nous là?</p>
+
+<p>Devant le bac, dont l'amarre était déjà détachée,
+trois hommes se tenaient en effet debout.</p>
+
+<p>M. de Blois seul avait le visage découvert;
+les deux autres cachaient soigneusement leurs
+figures sous les larges bords de leurs chapeaux
+de paysans.</p>
+
+<p>Bibandier, qui était toujours d'excellente
+<span class="pagenum" id="Page_190">190</span>
+composition, fit semblant de ne pas les reconnaître.</p>
+
+<p>Il salua respectueusement Robert, et entra le
+premier dans le bac.</p>
+
+<p>&mdash;Je connais un peu les habitudes des chers
+petits anges, murmura-t-il; je les rencontre
+souvent au clair de lune, quand je me promène,
+la nuit, pour ma santé... Elles auront passé
+l'eau dans leur batelet, qui doit être amarré là-bas
+sous les saules.</p>
+
+<p>Robert s'était rapproché de Blaise.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?... demanda-t-il tout bas.</p>
+
+<p>&mdash;Un c&oelig;ur de pierre!... répliqua le gros
+garçon. Dur comme une lame de poignard!...
+Je ne le croyais pas si fort que cela!</p>
+
+<p>&mdash;Tant mieux!... dit Robert.</p>
+
+<p>Bibandier s'était emparé de la perche du passeur.
+Au lieu de se diriger vers la route de Redon,
+qui lui faisait face, il remonta un peu le
+courant, pour gagner un rideau de saules qui
+baignaient leurs basses branches dans la rivière.</p>
+
+<p>A l'aide de sa perche, il écarta le grêle feuillage
+et finit par rencontrer, après deux ou trois
+tentatives inutiles, un objet qui sonna contre le
+bois de sa gaffe.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que je disais? s'écria-t-il joyeusement;
+perchez un peu, s'il vous plaît,
+<span class="pagenum" id="Page_191">191</span>
+M. Blaise, pendant que je vais voir là-dessous.</p>
+
+<p>Il abandonna la gaffe en effet, et gagna le bout
+du chaland qui passait sous les saules. On entendit
+un léger bruit, puis on vit un petit bateau
+qui s'en allait à la dérive le long du bord,
+du côté du marais.</p>
+
+<p>Bibandier, qui reparut au même instant, regarda
+fuir la barque et dit avec un gros rire
+bonasse:</p>
+
+<p>&mdash;Quand les petits chérubins voudront repasser
+l'eau... c'est elles qui seront bien attrapées!</p>
+
+<p>Chacun pensa sur le chaland que Bibandier
+valait son pesant d'or...</p>
+
+<hr class="light" />
+
+<p>Il y avait dix minutes environ que Diane et
+Cyprienne avaient traversé l'Oust, au moyen du
+batelet trouvé par Bibandier sous les saules.</p>
+
+<p>En quittant leur cachette, au pied de la Tour-du-Cadet,
+elles se doutaient bien que le bruit
+de la robe déchirée avait trahi leur présence et
+qu'on allait les poursuivre: mais elles avaient
+de l'avance, parce que Pontalès et ses compagnons
+ne pouvaient parvenir à l'autre rive qu'à
+l'aide du bac, dont la clef était au manoir. En
+outre, le sentier qu'elles suivaient les conduisait
+en quelque sorte d'un saut jusqu'au bord de
+<span class="pagenum" id="Page_192">192</span>
+l'eau, tandis que la route commune nécessitait
+un long détour.</p>
+
+<p>Ce n'était pas la première fois que les deux
+filles de l'oncle Jean couraient un danger prochain
+et terrible; mais en ces moments leurs
+forces semblaient grandir avec le péril. Cyprienne
+semblait lutter avec un enthousiasme
+fougueux qu'exaltait la pensée du martyre;
+Diane demeurait plus calme et se dévouait de
+sang-froid.</p>
+
+<p>Elles avaient entendu l'entretien des ennemis
+de Penhoël. Elles savaient que leur sexe et leur
+jeunesse ne les défendraient point contre la
+colère de ces hommes. Elles n'espéraient point
+de quartier.</p>
+
+<p>Mais loin de s'arrêter devant la menace entendue,
+elles y puisaient un nouveau courage.
+Dans leur vaillance virile, un sentiment d'orgueil
+enfantin s'élevait. On les craignait! On
+prenait, pour les combattre, les mêmes armes
+qu'on eût employées contre des hommes! Elles
+étaient fières.</p>
+
+<p>N'avaient-elles pas entendu tomber de ces
+bouches ennemies l'aveu de leur puissance?
+Sans elles, pauvres jeunes filles, Penhoël aurait
+succombé depuis longtemps!...</p>
+
+<p>Leur c&oelig;ur battait de joie et non point de
+frayeur, car la lutte n'avait pas été stérile. Grâce
+<span class="pagenum" id="Page_193">193</span>
+à l'effort de leurs bras d'enfants, René, Madame
+et l'Ange restaient en équilibre au bord du précipice.</p>
+
+<p>La ruine qui menaçait toujours n'était pas
+encore accomplie; et, d'après ce qu'elles venaient
+d'entendre, il ne restait à Pontalès et à
+Robert qu'une seule arme contre la résistance
+tardive de Penhoël.</p>
+
+<p>Mais c'était une arme cruelle, qui suspendait
+sur la tête de René l'infamie en même temps
+que le malheur. Des faux! il y avait des faux!...
+C'était sans doute le résultat de quelque obsession
+perfide; mais les pièces existaient, et ce
+n'était plus seulement la misère qui menaçait
+Penhoël!</p>
+
+<p>Il y avait longtemps déjà que Cyprienne et
+Diane avaient surpris le secret de ces fausses
+signatures, arrachées à l'ivresse quotidienne de
+René. Elles en avaient reconquis et détruit une
+partie, en s'introduisant, la nuit, au château de
+Pontalès. L'autre portion, déposée chez l'homme
+de loi, avait défié jusqu'alors toutes leurs tentatives.</p>
+
+<p>Mais elles savaient maintenant l'endroit précis
+où se trouvaient les papiers. Avec l'aide de
+Dieu, si on leur donnait le temps d'agir, elles
+pouvaient encore sauver Penhoël.</p>
+
+<p>Diane détacha d'une main ferme l'amarre du
+<span class="pagenum" id="Page_194">194</span>
+bateau, caché parmi les glaïeuls, sous la loge
+de Benoît Haligan, et Cyprienne saisit la
+perche.</p>
+
+<p>L'Oust n'était pas débordée, mais elle coulait
+à pleines rives et laissait couvertes les parties
+basses du marais. Tout en perchant, les deux
+jeunes filles entendaient, parmi le silence de la
+nuit, le bruit sourd et continu, produit par le
+tournant de Trémeulé. Dans l'ombre, les vapeurs
+qui se suspendent au-dessus du gouffre
+rayonnaient une lueur faible et pâle. Elles
+voyaient au loin le gigantesque fantôme de la
+Femme-Blanche qui se balançait et planait sur
+les eaux tranquilles du marais.</p>
+
+<p>Derrière elles, au-dessus des taillis de châtaigniers,
+les jardins de Penhoël gardaient leur
+illumination brillante; la fête n'était pas finie;
+quelques accords, jetés par l'orchestre campagnard,
+arrivaient, par bouffées, jusqu'à leurs
+oreilles.</p>
+
+<p>Quand elles touchèrent le bord opposé, nul
+mouvement ne se faisait remarquer encore du
+côté du bac, qui allait s'ébranler bientôt pour
+les poursuivre.</p>
+
+<p>Elles sautèrent lestement sur la rive, et au
+lieu de prendre la route de Redon, qui les eût
+conduites à la maison de maître le Hivain, elles
+se dirigèrent, en courant, vers le marais.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_195">195</span>
+Dans l'immense prairie, où se déroulaient de
+toutes parts d'étroits filets d'eau, on apercevait
+un mouvement confus au milieu des ténèbres:
+c'étaient les troupeaux de Glénac et de Saint-Vincent
+qui erraient en liberté sur le pâturage
+commun.</p>
+
+<p>Tout en courant sur l'herbe courte et unie
+comme un tapis, Cyprienne et Diane appelaient
+doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Mignon!... Bijou!...</p>
+
+<p>Leurs voix se perdaient dans la nuit. Quelques
+moutons effrayés prenaient la fuite sur
+leur passage, et les oies, éveillées, allongeaient
+le cou pour jeter leurs cris plaintifs et discordants.</p>
+
+<p>Les deux jeunes filles appelaient toujours...</p>
+
+<p>Au bout de deux ou trois minutes, un piétinement
+sourd se fit entendre au loin sur le gazon.
+L'instant d'après Bijou et Mignon, deux
+jolis petits chevaux demi-sauvages, arrêtaient
+leur galop et restaient immobiles, la fumée aux
+naseaux et les jarrets tendus.</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne s'élancèrent à cru sur
+leurs dos. En quelques secondes, elles eurent
+regagné le temps perdu à courir sur le marais.</p>
+
+<p>Bijou et Mignon étaient deux vrais bretons,
+noirs tous deux, robustes d'encolure, trapus de
+<span class="pagenum" id="Page_196">196</span>
+formes et pouvant soutenir durant des heures
+leur galop rude et vif.</p>
+
+<p>Ils allaient côte à côte, d'une ardeur égale.
+La voix des jeunes filles les excitait sans cesse,
+et leur course perçant droit devant soi, à travers
+champs, landes et haies, ressemblait à un
+tourbillon.</p>
+
+<p>Diane et Cyprienne, excellentes cavalières,
+ne s'inquiétaient point des obstacles de la route;
+quand il y avait un fossé large à franchir d'un
+bond, elles plongeaient leurs petites mains blanches
+dans la dure crinière des bretons; <ins id="cor_16" title="original: quant">quand</ins> il
+fallait traverser un taillis, elles se couchaient
+presque sur leurs chevaux et passaient rapides,
+comme des flèches, au travers du fourré.</p>
+
+<p>Sur la lande rase elles se redressaient.</p>
+
+<p>&mdash;Hope! Mignon! hope! Bijou!</p>
+
+<p>Elles caressaient doucement le cou déjà baigné
+de sueur de leurs montures.</p>
+
+<p>Les deux chevaux, lancés à fond de train,
+dévoraient l'espace...</p>
+
+<p>Si quelque paysan les eût rencontrées, glissant
+comme deux traits dans la nuit, il se fût
+signé sans doute avec terreur, en recommandant
+son âme à Dieu. Et, après la terreur passée,
+il se serait vanté jusqu'au jour de sa mort
+d'avoir vu, par une nuit d'automne, les fées se
+rendant au sabbat!</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_197">197</span>
+Vraiment, c'était une course étrange. Les
+chevaux noirs disparaissaient dans les ténèbres;
+on n'eût pu voir que deux jeunes filles, à la
+taille svelte et comme aérienne, entraînées par
+une force mystérieuse. Elles semblaient glisser,
+assises sur un nuage rapide. C'étaient bien des
+fées légères et gracieuses. L'&oelig;il ne pouvait les
+suivre. L'aile du vent les emportait et laissait
+flotter derrière elles les boucles molles de leurs
+longs cheveux.</p>
+
+<p>&mdash;Hope! Bijou!... hope! Mignon!...</p>
+
+<p>Il y a une grande lieue de pays entre Port-Corbeau
+et le bourg de Bains. Quelques minutes
+avaient suffi à ce trajet. Cyprienne et Diane
+descendirent de cheval, laissant Bijou et Mignon
+sur la lisière de la lande.</p>
+
+<p>Maître Protais le Hivain occupait une maison
+isolée qui s'élevait à cent pas en avant de l'unique
+rue du bourg.</p>
+
+<p>Pour acquérir cette propriété, il lui avait
+fallu susciter bien des discordes dans les campagnes
+voisines, ruiner bien des pauvres cultivateurs
+et jeter plus d'un orphelin sur la paille.
+Mais c'étaient là sa vocation et son plaisir. Maître
+le Hivain était, en fait de chicane, un véritable
+artiste. On peut dire que la vue seule de sa
+figure jaune et démesurément longue donnait
+aux paysans la fantaisie de plaider.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_198">198</span>
+Cyprienne et Diane avaient déjà rôdé bien
+souvent autour de sa maison, mais la vigilance
+rusée de l'homme de loi avait trompé jusqu'alors
+toutes leurs tentatives. Aujourd'hui, elles avaient
+deux chances nouvelles pour arriver à leur but:
+d'abord elles savaient où trouver les papiers,
+ensuite le domestique de maître le Hivain qui,
+d'ordinaire, faisait bonne garde, était en ce
+moment à fêter la Saint-Louis de l'autre côté
+de l'eau, dans l'aire du fermier de Penhoël.</p>
+
+<p>En donnant cette vacance à son domestique,
+maître le Hivain avait compté sur l'effet du coup
+de fusil tiré la veille au bord de la lande, et
+aussi sur le bal qui devait assurément retenir au
+manoir les deux filles de l'oncle Jean.</p>
+
+<p>Il n'y avait pour défendre sa maison, ce soir-là,
+qu'une servante septuagénaire, assistée par
+un chien de garde accablé de vieillesse.</p>
+
+<p>La bonne femme et le chien dormaient sans
+doute d'un profond sommeil, sur la foi des gros
+verrous qui fermaient toutes les ouvertures,
+car les deux s&oelig;urs purent escalader les murailles
+du jardin sans éveiller le moindre mouvement
+dans la maison.</p>
+
+<p>Du côté du jardin, les fenêtres n'avaient point
+de contrevents. En un clin d'&oelig;il, à l'aide d'une
+échelle que leurs jolies mains eurent bien de la
+peine à dresser contre le mur de la maison,
+<span class="pagenum" id="Page_199">199</span>
+Cyprienne et Diane furent dans le cabinet de
+travail de l'homme de loi.</p>
+
+<p>Elles battirent son propre briquet, et allumèrent
+sa propre lampe.</p>
+
+<p>Il eût fallu les voir en ce moment, animées
+par la course qu'elles venaient de fournir et par
+la joie vive du premier succès! Leurs joues se
+coloraient d'un incarnat charmant: leurs yeux
+petillaient d'impatience et de désir; un sourire
+espiègle se jouait déjà autour de leurs lèvres
+fraîches, tant elles se croyaient sûres du triomphe!</p>
+
+<p>Leur gaieté d'enfant était revenue. Le moment
+avait beau être solennel, puisqu'il s'agissait
+en définitive du sort de toute une famille
+aimée; il y avait dans la nature même de leur
+acte quelque chose d'étrange et de gaillard qui
+éloignait toute idée tragique.</p>
+
+<p>Elles riaient en descellant les carreaux du
+cabinet.</p>
+
+<p>Leur recherche ne fut pas longue. Sous le
+fauteuil même où Macrocéphale ruminait chaque
+soir ses consultations diaboliques, il y avait
+un trou creusé au couteau, qui renfermait un
+petit carnet crasseux.</p>
+
+<p>La vue de ce carnet fit battre bien fort le
+c&oelig;ur de Diane et de Cyprienne. Elles ne songeaient
+plus à rire. C'était là le salut de Penhoël.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_200">200</span>
+Elles restèrent un instant à genoux, levant au
+ciel leurs yeux humides, afin de remercier Dieu.</p>
+
+<p>Elles songeaient à Madame et à la pauvre
+Blanche...</p>
+
+<p>Mais le temps pressait. Diane serra le portefeuille
+dans son sein, et toutes deux redescendirent
+l'échelle.</p>
+
+<p>La vieille femme et le vieux chien dormaient
+toujours comme des bienheureux. C'était une
+réussite complète.</p>
+
+<p>&mdash;Hope! Bijou!... hope! Mignon!...</p>
+
+<p>Comme elles avaient toutes deux le c&oelig;ur léger
+en reprenant la route parcourue! Comme elles
+caressaient gaiement le cou de leurs petits chevaux!
+Comme elles étaient heureuses!</p>
+
+<p>&mdash;Tiens... dit Diane tandis que Mignon
+franchissait un large fossé, c'est là qu'on a tiré
+sur moi hier... Le corps du pauvre Cabry est
+encore au fond du trou!...</p>
+
+<p>La course ne se ralentit point, mais elles se
+penchèrent toutes deux; leurs bras s'enlacèrent
+et leurs joues s'unirent dans l'ombre.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la dernière fois que tu seras exposée
+à un danger pareil, ma petite s&oelig;ur, s'écria
+Cyprienne; ils sont vaincus!...</p>
+
+<p>&mdash;Et qui sait? ajouta Diane; peut-être y
+a-t-il dans ce portefeuille de quoi rendre à
+Penhoël la fortune qu'on lui a volée?...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_201">201</span>
+Elles étaient à moitié chemin déjà. Diane arrêta
+tout à coup le galop de son cheval.</p>
+
+<p>&mdash;J'y pense!... reprit-elle. Ils doivent nous
+attendre sur cette route!...</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais bien savoir lequel d'entre eux,
+répliqua Cyprienne que la victoire rendait fanfaronne,
+est capable de barrer la route à Bijou?</p>
+
+<p>&mdash;S'ils ont des armes?</p>
+
+<p>&mdash;Nous leur passerons sur le corps!</p>
+
+<p>&mdash;Et s'ils nous guettaient au passage du Port-Corbeau?...</p>
+
+<p>Cyprienne arrêta son cheval à son tour.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas pour moi que j'ai peur... reprit
+Diane; mais maintenant nous avons à garder
+un trésor.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! remontons jusqu'aux Houssaies...
+Nous passerons sur le pont du moulin.</p>
+
+<p>L'avis était bon. Les deux s&oelig;urs changèrent
+aussitôt de direction et se mirent à galoper vers
+les Houssaies.</p>
+
+<p>Mais il se trouva que d'autres avaient eu la
+même idée qu'elles, car en arrivant au bord de
+l'eau, elles virent que la tête du pont était occupée
+par deux hommes, en qui elles crurent reconnaître
+Robert de Blois et M. le marquis de
+Pontalès.</p>
+
+<p>&mdash;Prenons du champ, dit Cyprienne que
+rien n'effrayait, et passons.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_202">202</span>
+&mdash;Essayons plutôt de passer à Port-Corbeau,
+répliqua Diane; il sera toujours temps de revenir
+ou de mettre nos chevaux à la nage...</p>
+
+<p>La course recommença le long de la rivière.</p>
+
+<p>Quand elles arrivèrent au passage du bac, il
+y avait à peine trois quarts d'heure qu'elles
+avaient enfourché pour la première fois leurs
+vaillants petits chevaux.</p>
+
+<p>Il n'était pas tout à fait minuit, et le jardin
+de Penhoël montrait toujours, au haut de la
+colline, ses illuminations intactes. La fête en
+avait encore au moins pour une bonne heure.</p>
+
+<p>Rien de suspect n'apparaissait, cette fois, sur
+la rive. Les deux s&oelig;urs rendirent la liberté à
+Bijou et à Mignon, qui regagnèrent en caracolant
+leur lit de gazon. Elles pensaient que bien
+leur en avait pris de ne point tenter le passage
+au pont des Houssaies, car ici aucun obstacle
+ne leur barrait la route.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! dit Cyprienne en descendant vers
+les saules, nous voici à bon port... et nous aurons
+encore le temps de danser une contredanse...</p>
+
+<p>Diane écarta les branches du saule...</p>
+
+<p>Comme elle ouvrait la bouche pour lancer
+quelque gaie repartie, trois hommes, couchés
+dans l'herbe haute qui croissait au bord de l'eau,
+se dressèrent tout à coup sur leurs pieds.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_203">203</span>
+Les deux jeunes filles eurent à peine le temps
+de pousser un cri, tant on mit de presse à
+leur nouer solidement des mouchoirs sur la
+bouche...</p>
+
+<div class="pagenum" id="Page_204"></div>
+
+<div class="npage">
+
+<h3 id="Page_205">XIII<br />
+<b>DEUX PIERRES</b>.</h3>
+
+<p>M. le marquis de Pontalès était un homme
+prudent, qui n'avait aucun goût pour les aventures.
+C'était uniquement par nécessité qu'il
+s'était joint à l'expédition de cette nuit. M. de
+Blois et lui traitaient en effet de puissance à
+puissance, et du moment que M. de Blois se
+mettait à l'&oelig;uvre, Pontalès ne pouvait point
+reculer.</p>
+
+</div>
+
+<p>C'était la première fois qu'il se livrait ainsi.
+<span class="pagenum" id="Page_206">206</span>
+Jusqu'alors il s'était toujours tenu derrière
+Robert, contribuant volontiers aux frais de
+la guerre, mais ne combattant jamais en personne.</p>
+
+<p>Cela lui allait mieux.</p>
+
+<p>Et, en vérité, il aurait regardé sans doute
+comme un imposteur quiconque lui aurait annoncé,
+le matin même, les événements de cette
+soirée. Lui, le marquis de Pontalès, propriétaire
+de soixante mille livres de rente, jouant
+au loup-garou dans les taillis et bravant la cour
+d'assises comme un malheureux!...</p>
+
+<p>Mais les circonstances entraînent, et l'homme
+le plus habile, engagé dans certaines entreprises,
+doit jouer le tout pour le tout à un moment
+donné.</p>
+
+<p>Cela ne veut point dire que Pontalès, en passant
+la rivière de l'Oust avec ses quatre compagnons,
+ne fît des réflexions assez chagrines. Il
+eût vidé sa bourse, sans doute, de grand c&oelig;ur,
+pour être transporté tout à coup entre les murailles
+de son château. On peut penser même
+que, malgré le désir ancien et passionné qu'il
+avait de détruire la vieille influence des Penhoël
+et de se mettre à leur place, il n'aurait point
+engagé la bataille s'il avait prévu, dès le principe,
+les dangers de cette nuit.</p>
+
+<p>Maintenant, il était trop avancé pour reculer.
+<span class="pagenum" id="Page_207">207</span>
+Le péril était en arrière comme en avant, et les
+chances de salut se trouvaient tout entières du
+côté du crime.</p>
+
+<p>Une fois qu'on eut pris terre de l'autre côté
+de l'eau, Bibandier fut choisi tout d'une voix
+pour diriger les opérations. Ce n'est point déroger
+que de servir sous les ordres d'un glorieux
+général. Pontalès était marquis, Robert se disait
+gentilhomme, et Bibandier n'était qu'un simple
+échappé de bagne; mais l'histoire est pleine de
+ces exemples, où l'on voit des princes céder le
+commandement à de vaillants officiers de fortune.</p>
+
+<p>Bibandier se montra tout de suite à la hauteur
+de son autorité nouvelle. Son premier soin fut
+de se raviser au sujet du petit bateau qui avait
+servi au passage des deux filles de l'oncle Jean.</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons avoir besoin de ce joujou,
+dit-il en saisissant la perche du bac.</p>
+
+<p>Et il se mit à courir le long de la rive jusqu'à
+ce qu'il eût atteint le batelet, entraîné par le
+courant. Il s'accrocha au moyen de sa perche et
+l'amarra, au-dessous de la route de Redon, à l'un
+de ces mêmes saules qui avaient servi de refuge
+à Robert et à Blaise, la nuit de leur arrivée à
+Penhoël.</p>
+
+<p>Puis il revint vers sa troupe tranquillement et
+sans se presser.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_208">208</span>
+&mdash;La petite barque allait tout droit vers le
+trou de la <i>Femme-Blanche</i>, grommela-t-il;
+on n'aura besoin que de se laisser mener...</p>
+
+<p>&mdash;Ah çà! dit Robert, il faut prendre un
+parti... Elles doivent avoir de l'avance, et nous
+aurons de la peine à les rattraper!...</p>
+
+<p>&mdash;Les rattraper!... répéta le uhlan; il faudrait
+de meilleures jambes que les nôtres... Si
+vous les aviez vues comme moi courir la nuit
+sur la lande... Hope! Bijou!... hope! Mignon!...
+Ce sont de jolies petites filles tout de même!...</p>
+
+<p>&mdash;Mais qu'allons-nous faire?</p>
+
+<p>Bibandier tira de sa poche sa pipe et son
+briquet.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous vous allumer, M. Robert?...
+dit-il; nous avons joliment le temps d'en fumer
+une.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit pas de plaisanter..., commença
+M. de Blois d'un ton impérieux.</p>
+
+<p>D'un seul coup sec et merveilleusement ajusté,
+l'ancien uhlan mit le feu à son amadou; puis
+il atteignit sa pipe toute chargée et l'alluma en
+faisant claquer savamment ses lèvres.</p>
+
+<p>Pontalès avait piteuse mine derrière les bords
+de son grand chapeau. La froide impertinence
+de ce drôle, comme il l'appelait au fond de son
+c&oelig;ur, ne lui présageait rien de bon. Maître
+le Hivain songeait à sa maison dévastée.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_209">209</span>
+Blaise s'approcha de Robert, qui frappait du
+pied avec impatience.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous ne le laissez pas marcher à sa guise,
+dit-il tout bas, nous n'en ferons rien cette
+nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il s'explique au moins!</p>
+
+<p>&mdash;Quant à ça, dit Bibandier en s'appuyant
+sur l'herbe, on va te faire un programme, Américain!</p>
+
+<p>Robert tressaillit. Il y avait bien trois ans
+qu'on ne lui avait donné ce nom, et depuis le
+même espace de temps, le pauvre Bibandier
+affectait en toute circonstance, vis-à-vis de lui,
+le plus profond respect.</p>
+
+<p>L'ancien uhlan reprit, tandis que Blaise riait
+sous cape de la déconvenue de son maître:</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a donc de sage ici que l'Endormeur
+et moi!...</p>
+
+<p>Blaise cessa de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'homme de loi, poursuivit Bibandier,
+qui se croit si bien caché derrière son chapeau
+de paille, pourrait vous dire que, dans un
+procès, le client ne donne pas de conseil à son
+avocat!...</p>
+
+<p>La figure de Macrocéphale s'allongea notablement.
+Le marquis tremblait d'avoir été reconnu
+à son tour.</p>
+
+<p>Mais Bibandier, soit qu'il ignorât véritablement
+<span class="pagenum" id="Page_210">210</span>
+le nom de son quatrième compagnon, soit
+qu'il eût fantaisie d'épargner Pontalès, reprit
+presque aussitôt:</p>
+
+<p>&mdash;Quant à l'autre, je ne puis pas parler,
+n'ayant pas l'avantage de le connaître... Ah çà!
+ne te fais pas de mal, Américain; voilà le programme
+des opérations, comme disait Bonaparte:
+attendre et faire le mort!</p>
+
+<p>&mdash;Et pendant ce temps, dit Macrocéphale, on
+va piller mon domicile!...</p>
+
+<p>&mdash;Exactement, père la Chicane!</p>
+
+<p>&mdash;Et les pièces seront enlevées!... ajouta
+Robert.</p>
+
+<p>&mdash;Ça me paraît vraisemblable, mon fils.</p>
+
+<p>&mdash;Écoute, dit Robert qui voulut essayer de
+l'autorité; on t'a promis de te payer grassement,
+mais cela ne te donne pas droit d'insolence...
+Fais ta besogne, ou va-t'en!</p>
+
+<p>&mdash;Où ça?... demanda Bibandier tout doucement;
+à Redon?... Dire à M. le procureur du
+roi ce qui se passe ici?... Américain, tu ne m'en
+crois pas capable!... Que diable! on est plat
+comme une galette aujourd'hui pour devenir
+insolent demain comme un bureaucrate. Tu sais
+bien que c'est la vie!... Voyons, ajouta-t-il en
+changeant de ton, sommes-nous donc des enfants,
+M. Robert? Mettons que j'aie eu tort, et
+veuillez recevoir mes très-humbles excuses...
+<span class="pagenum" id="Page_211">211</span>
+Entre gentilshommes, ma foi! on ne peut faire
+davantage.</p>
+
+<p>Il se leva et tendit, avec une grâce très-noble,
+sa main, que Robert n'osa pas repousser.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, poursuivit-il, voici une affaire arrangée!...
+l'honneur est satisfait!... Maintenant, parlons
+de choses sérieuses... Si nous étions dans un
+pays civilisé, où l'on ne fait qu'une route pour aller
+d'un endroit à un autre, je vous dirais: Marchons
+et poursuivons nos petits anges, l'épée
+dans les reins... Mais d'ici au bourg de Bains, il
+y a une diable de lande, où plus de cent routes
+se mêlent et se croisent... nous aurons beau
+nous séparer et prendre chacun notre sentier:
+il y a dix à parier contre un que les petites passeront
+entre nos doigts comme des anguilles!</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, dit Blaise.</p>
+
+<p>Et, de fait, le raisonnement était si rigoureusement
+juste, que personne n'y put trouver
+d'objection.</p>
+
+<p>&mdash;Vous auriez pu vous expliquer tout de
+suite!... grommela seulement Robert.</p>
+
+<p>&mdash;Je pourrais relever cette parole, répliqua
+Bibandier avec gravité, mais je sacrifie une
+susceptibilité légitime à l'intérêt de tous... Il
+est donc bien entendu que donner la chasse
+aux petites serait une ânerie... Reste à savoir
+comment nous les pincerons... Je crois avoir
+<span class="pagenum" id="Page_212">212</span>
+résolu le problème d'avance en vous disant:
+Attendons.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si elles passent la rivière ailleurs?...
+objecta Macrocéphale.</p>
+
+<p>&mdash;Bonne idée!... Ailleurs, cela veut dire au
+moulin des Houssaies, car il n'y a pas d'autre
+passage... Eh bien! l'Américain et ce monsieur
+que je n'ai pas l'honneur de connaître peuvent
+prendre leurs jambes à leur cou et aller garder
+le pont des Houssaies.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela!... s'écria Pontalès ravi d'avoir
+un prétexte pour s'éloigner du lieu probable de
+l'action; M. de Blois, je suis à vos ordres.</p>
+
+<p>&mdash;Et si elles viennent là-bas... demanda
+Robert, nous leur barrerons le passage?</p>
+
+<p>&mdash;Du tout!... répliqua Bibandier; vous vous
+rangerez bien poliment, parce que vous aurez
+eu le temps d'enlever cinq ou six planches du
+pont... et que la rivière est large et profonde au
+moulin des Houssaies.</p>
+
+<p>Pontalès avait froid jusqu'à la ¿moelle des os,
+malgré l'étouffante chaleur de la soirée.</p>
+
+<p>Robert le prit par le bras, et ils remontèrent
+le cours de l'eau à grands pas.</p>
+
+<p>&mdash;Cinq ou six planches au moins!... plutôt
+six que cinq!... leur cria de loin le bon fossoyeur,
+car Bijou et Mignon sautent comme des
+chèvres!...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_213">213</span>
+Pontalès et Robert se perdaient déjà dans
+la nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Nous autres, dit Bibandier en conduisant ses
+deux camarades vers les saules, en faction, s'il
+vous plaît!... Faites comme moi, M. Blaise; préparez
+votre mouchoir... Vous, père la Chicane,
+vous êtes spécialement chargé des cordes... et
+maintenant, du silence!</p>
+
+<p>Ils étaient couchés tous les trois dans l'herbe.</p>
+
+<p>En combinant la partie de son plan relative
+au pont des Houssaies, Bibandier avait compté
+sans l'étonnante vitesse des deux petits chevaux.
+Pontalès et Robert en étaient encore à déclouer
+la première planche, lorsqu'ils entendirent sur
+la lande le galop de Bijou et de Mignon. Ils se
+relevèrent, irrésolus, et vinrent à la tête du
+pont, sans savoir ce qu'ils allaient faire.</p>
+
+<p>Leur vue seule arrêta les deux jeunes filles,
+qui dirigèrent leur course vers le bac.</p>
+
+<p>Pontalès et Robert quittèrent alors leur poste
+pour les suivre de loin.</p>
+
+<p>Quand ils arrivèrent à Port-Corbeau, ils trouvèrent
+la besogne bien avancée. Cyprienne et
+Diane, un bâillon sur la bouche et garrottées
+solidement toutes les deux, étaient au fond du
+petit bateau.</p>
+
+<p>Bibandier tenait en main la perche.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah!... dit-il en éprouvant les cordes
+<span class="pagenum" id="Page_214">214</span>
+qui liaient les jambes et les bras des deux jeunes
+filles, voilà qui est proprement fait, et vous savez
+établir un n&oelig;ud, père la Chicane!</p>
+
+<p>&mdash;Avaient-elles les pièces?... demanda vivement
+Robert.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement... certainement!... répliqua
+Bibandier; ah! avec des petits anges comme ça,
+on ferait sa fortune à Paris... Ça passe par le
+trou d'une serrure.</p>
+
+<p>&mdash;Donne-moi les pièces!... dit encore Robert.</p>
+
+<p>Bibandier le repoussa tranquillement.</p>
+
+<p>&mdash;On ne compte pas les manger, tes pièces,
+mon bonhomme!... murmura-t-il; mais il faut
+que les choses se fassent avec régularité... Je
+rendrai mes comptes quand tout sera fini... D'ici
+là, patience!</p>
+
+<p>&mdash;Je veux que tu me donnes ces papiers,
+répéta Robert d'un ton impérieux.</p>
+
+<p>&mdash;Le roi dit: «Nous voulons...» grommela
+l'ancien uhlan; moi, je veux que tu me laisses
+tranquille!... Et si tu ne me laisses pas tranquille,
+ajouta-t-il en redressant sa taille longue
+et maigre, je te plante là, mon fils... tu achèveras
+la besogne à ta fantaisie!...</p>
+
+<p>&mdash;N'insistez pas!... murmura Pontalès à
+l'oreille de Robert; cet homme veut quelques
+louis de plus; on les lui donnera.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, messieurs, dit Bibandier,
+<span class="pagenum" id="Page_215">215</span>
+faites-moi le plaisir de me souhaiter bon
+voyage... Je vais partir.</p>
+
+<p>&mdash;Pas seul!... s'écria Robert, qui concevait
+de vagues soupçons; il faut que Blaise au moins
+vous accompagne!</p>
+
+<p>Blaise fit la grimace dans son coin, mais il
+n'eut pas même la peine de refuser.</p>
+
+<p>&mdash;Le petit bateau ne porterait pas quatre
+personnes..., objecta Bibandier sans rien perdre
+du calme singulier, mêlé d'une nuance de
+moquerie, qu'il gardait depuis le commencement
+de l'aventure; je veux bien noyer mon
+prochain, mais le suicide répugne à mes principes.</p>
+
+<p>Il entra dans la barque et mit un soin scrupuleux
+à écarter les deux jeunes filles, de droite
+et de gauche, pour pouvoir man&oelig;uvrer sans
+leur faire de mal.</p>
+
+<p>&mdash;Les deux petits chérubins seront là comme
+dans leur lit! dit-il en donnant au fond de l'eau
+son premier coup de perche.</p>
+
+<p>Personne, parmi les quatre complices du
+crime, ne pouvait se défendre d'un serrement
+de c&oelig;ur. Tous les yeux se fixaient, par une
+sorte de fascination, sur les deux pauvres enfants
+couchées dans le bateau. La gaieté du
+uhlan assombrissait encore le caractère atroce
+de cette scène.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_216">216</span>
+Diane et Cyprienne étaient étendues sur le
+dos, les bras liés en croix.</p>
+
+<p>La lune, qui perçait maintenant çà et là les
+nuages déchirés, montrait la grâce exquise
+de leurs tailles et leurs pâles figures, où se lisait
+la résignation du martyre.</p>
+
+<p>Bibandier seul restait parfaitement à son aise
+en face de ce navrant spectacle.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, dit-il, tandis que le bateau
+s'ébranlait, je vais vous donner un dernier bon
+conseil... La fête se continue là-haut... Allez
+faire, croyez-moi, un petit tour de bal... Il est
+toujours agréable, le cas échéant, de pouvoir
+établir un <i>alibi</i>.</p>
+
+<p>Ce terme de palais et de bagne sonna comme
+une menace aux oreilles des trois complices,
+qui se dirigèrent en silence vers le bac; mais
+Bibandier les rappela tout à coup.</p>
+
+<p>&mdash;Encore un service, s'il vous plaît! dit-il;
+j'oubliais d'embarquer deux pierres, pour empêcher
+les petites de remonter sur l'eau...</p>
+
+<p>Une sueur froide perça sous les cheveux de
+Pontalès.</p>
+
+<p>Ce fut Macrocéphale qui apporta les deux
+pierres; il pensa se trouver mal en regagnant
+le bac.</p>
+
+<p>Bibandier quitta enfin la rive et se laissa dériver
+au fil de l'eau, en chantant une de ces chansons
+<span class="pagenum" id="Page_217">217</span>
+lentes et tristes qui mesurent le travail des
+forçats à la fatigue.</p>
+
+<p>La lune s'était levée tout à fait et mettait des
+nuances argentées à la colonne de vapeur suspendue
+au-dessus du tournant de Trémeulé.</p>
+
+<p>La <i>Femme-Blanche</i> semblait grandir et osciller
+lentement au-dessus du gouffre.</p>
+
+<p>Durant quelques minutes, les quatre compagnons
+virent la petite barque glisser sur l'eau
+calme du marais.</p>
+
+<p>Puis elle disparut dans les longs plis de vapeur
+qui formaient le vêtement de la <i>Femme-Blanche</i>.</p>
+
+<div class="pagenum" id="Page_218"></div>
+
+<div class="npage">
+
+<h3 id="Page_219">XIV<br />
+<b>PAUVRES FILLES</b>!</h3>
+
+<p>Robert de Blois, le marquis de Pontalès et
+leurs deux compagnons remontaient au manoir
+de Penhoël. Ils marchaient en silence. De temps
+en temps l'un d'eux se retournait, comme malgré
+lui, pour jeter un furtif regard vers le marais
+où la <i>Femme-Blanche</i> se dressait aux rayons de
+la lune.</p>
+
+</div>
+
+<p>Il leur semblait ouïr de loin le clapotement
+sinistre et sourd du tournant de Trémeulé.</p>
+
+<p>Dans le taillis qui couvrait tout le versant de
+la colline, une route était percée pour conduire
+<span class="pagenum" id="Page_220">220</span>
+à la loge de Benoît Haligan. Les quatre complices
+traversèrent cette route à cinquante pas
+au-dessus de la pauvre cabane du vieillard. Ils
+entendirent Benoît Haligan qui chantait de sa
+voix creuse et tremblante la prière de l'agonie.</p>
+
+<p>Ils pressèrent leur marche en frémissant.</p>
+
+<p>Comme ils arrivaient à la porte du manoir,
+Robert s'arrêta et releva brusquement la tête.</p>
+
+<p>&mdash;C'était nécessaire!... dit-il à voix basse; et
+d'ailleurs, ce qui est fait est fait!... Prenons le
+dessus, messieurs, et ne rentrons pas au manoir
+avec des figures d'enterrement!</p>
+
+<p>&mdash;C'est juste, dit Blaise.</p>
+
+<p>Et Macrocéphale ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;On ne peut rien contre les faits accomplis...
+Je chargerai la vieille Yvonne, ma servante,
+de prier pour elles tous les soirs... Et je
+suis bien sûr que M. le marquis de Pontalès
+sacrifiera volontiers une vingtaine d'écus pour
+faire dire des messes...</p>
+
+<p>Pontalès essuya la sueur de son front.</p>
+
+<p>&mdash;Je donnerai vingt louis à l'église de Glénac!...
+balbutia-t-il, cinquante louis à l'église
+de Redon!... cent louis à l'église de Rennes!...</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi! dit l'homme de loi naïvement, si
+elles ne sont pas contentes avec cela!...</p>
+
+<p>Robert et Blaise ne purent s'empêcher de
+rire. L'impression lugubre était en partie secouée,
+<span class="pagenum" id="Page_221">221</span>
+et comme, en définitive, aucun des quatre
+complices ne se repentait véritablement, ils
+n'eurent pas grand'peine à rappeler sur leurs
+visages le calme souriant qui convenait à ce jour
+de fête.</p>
+
+<p>Ils se séparèrent, afin de rentrer dans le bal
+par différents côtés.</p>
+
+<p>La danse s'était ranimée au salon de verdure.
+Jeunes gens et jeunes filles prenaient leur revanche.
+On se dédommageait de la longue heure
+d'ennui qu'on avait éprouvée à entendre les
+gémissements des trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang.
+Au moment de finir, le bal
+retrouve presque toujours ainsi une gaieté plus
+vive. A la ville, l'orchestre redouble de verve et
+d'entrain; à la campagne, les danseurs cabriolent,
+battent des mains et crient; à la Courtille,
+vers cette heure consacrée, où l'allégresse atteint
+son plus chaud paroxysme, on brise les verres,
+on se poche les yeux et on marche sur la tête...</p>
+
+<p>Les musiciens de Glénac jouaient comme des
+possédés. Ils avaient entonné cette gigue interminable,
+connue sous le nom de <i>bal breton</i>, et
+qui peut dérouler jusqu'à cent cinquante figures
+diverses, suivant la renommée. Danseurs et danseuses,
+enlevés par les cahots de cette musique
+nationale, bondissaient avec enthousiasme. On
+se mêlait, on se choquait, on tombait sur le
+<span class="pagenum" id="Page_222">222</span>
+gazon avec de grands éclats de rire. C'était charmant!</p>
+
+<p>Et les invités de Penhoël ne pouvaient plus se
+plaindre d'être abandonnés par leurs hôtes. Le
+maître, il est vrai, ne s'était pas montré de la
+soirée, mais Madame avait reparu, apportant de
+bonnes nouvelles de l'Ange.</p>
+
+<p>Elle présidait à la fête maintenant, assise auprès
+de Jean de Penhoël. Sa figure était bien
+pâle, mais l'effort qu'elle faisait gardait à ses
+traits réguliers et nobles une apparence de
+sérénité.</p>
+
+<p>Il n'y avait de triste que la partie respectable
+de l'assemblée. Ces dames et ces messieurs
+avaient regagné leur coin, et présentaient un
+aspect de plus en plus maussade. Là, toutes les
+figures étaient refrognées, tous les yeux se chargeaient
+de sommeil.</p>
+
+<p>Le chevalier adjoint et la chevalière adjointe
+de Kerbichel, madame veuve Claire Lebinihic et
+les trois vicomtes restaient sous l'impression
+produite par les talents des trois Grâces Baboin.
+De périodiques bâillements faisaient le tour du
+cercle. Les trois Grâces Baboin, de leur côté,
+regardaient avec haine la danse victorieuse et
+ne pouvaient cacher leur détestable humeur.
+L'Ariette avait eu, en effet, peu de succès; la
+Romance était tombée à plat, et la Cavatine, plus
+<span class="pagenum" id="Page_223">223</span>
+malheureuse encore, en achevant la série de
+glapissements déplorables qu'elle appelait son
+<i>grand air</i>, avait pu constater que le salon de
+verdure s'était changé en solitude. Seul, le petit
+frère Numa l'avait écoutée jusqu'au bout, comme
+c'était son rigoureux devoir.</p>
+
+<p>Dans ces dispositions, la galerie était un peu
+moins loquace que naguère, mais aussi son venin
+était plus épais et plus âcre: chaque coup de
+langue était une morsure.</p>
+
+<p>On allait des grands aux petits; tout le monde
+avait son paquet; on assassinait ceux qu'on
+n'avait pas daigné piquer au commencement
+de la soirée.</p>
+
+<p>Personne n'a été sans remarquer que la province,
+si prude et si peu charitable, ne choisit
+pas toujours ses expressions parmi les plus châtiées,
+lorsqu'il s'agit de calomnier ou de médire.
+Quand la conversation arrive à un certain degré,
+quand les dents grincent, quand les langues
+s'aiguisent, la province est comme le latin qui,
+<i>dans les mots, brave l'honnêteté</i>, et il n'est point
+rare d'entendre des locutions très-téméraires
+tomber alors des bouches les plus vénérables.</p>
+
+<p>En ce moment, la société faisait de la calomnie
+légère. Elle allait de l'un à l'autre, donnant
+à Lola, par exemple, qui s'affichait avec le jeune
+Pontalès, des épithètes extrêmement caractéristiques,
+<span class="pagenum" id="Page_224">224</span>
+déchirant un peu sur Penhoël absent,
+et risquant sur Madame des hypothèses devant
+lesquelles une valetaille insolente eût assurément
+reculé. Ensuite on passait à l'Ange, pour
+retomber sur quelqu'un des couples occupés à
+danser le bal breton. Puis on se demandait
+quelle vie menaient ces deux petites dévergondées,
+Cyprienne et Diane, qui étaient absentes
+depuis plus de deux heures!</p>
+
+<p>Et c'était, ma foi, très-significatif. On avait
+vu disparaître presque en même temps qu'elles
+ces deux grands fainéants de Robert et d'Étienne.</p>
+
+<p>Les trois Grâces Baboin échangeaient, à ce
+sujet, avec la chevalière adjointe de Kerbichel,
+des observations d'une philosophie si avancée,
+que le chevalier adjoint et les trois vicomtes
+avaient envie de rougir.</p>
+
+<p>Une chose bizarre, c'est que ces deux grands
+garçons d'Étienne et de Roger étaient revenus
+sans les petites! La Romance expliquait cela en
+disant que ces demoiselles avaient dû friper un
+peu leurs toilettes, pendant deux heures de promenade...</p>
+
+<p>&mdash;Et déranger leurs coiffures..., ajoutait
+l'Ariette.</p>
+
+<p>L'aigre Cavatine enchérissait.</p>
+
+<p>Et la charitable assemblée se laissait arracher
+quelques hargneux applaudissements.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_225">225</span>
+Étienne et Roger étaient rentrés ensemble
+dans le bal à peu près en même temps que
+Robert de Blois, M. le marquis de Pontalès et
+Macrocéphale.</p>
+
+<p>Tandis que ces derniers affectaient de se
+saluer en passant, comme gens qui ne se sont
+pas vus depuis longtemps déjà, Étienne et Roger
+parcouraient d'un regard triste les groupes
+animés des danseurs.</p>
+
+<p>Leur recherche s'était inutilement prolongée,
+et en revenant au salon de verdure, ils avaient
+l'espoir d'y retrouver Cyprienne et Diane.</p>
+
+<p>&mdash;Elles ne sont pas là!... dit Roger avec un
+gros soupir. Deux heures d'absence au milieu
+d'un bal!...</p>
+
+<p>La physionomie d'Étienne était mélancolique
+et pensive.</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne les reverrons pas ce soir... murmura-t-il,
+et il faut que je sois à Redon demain
+avant le jour... Je ne pourrai pas lui faire mes
+adieux... Veux-tu te charger auprès d'elle de
+mon dernier message?</p>
+
+<p>&mdash;Avant de partir, répliqua Roger, tu peux
+encore la voir...</p>
+
+<p>Le jeune peintre secoua la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Ce serait un moment cruel... dit-il, les
+heures de repos sont pour elles courtes et
+rares... Pourquoi les troubler?... Et puis, au
+<span class="pagenum" id="Page_226">226</span>
+moment de la séparation, je serais faible peut-être...
+Quand tu la verras, Roger, tu lui diras
+que je l'aimais... que je n'aimerai jamais une
+autre femme en ma vie... et qu'au prix de
+tout mon bonheur, je la voudrais voir heureuse...</p>
+
+<p>Sa voix tremblait. Il y avait dans son accent
+une sensibilité profonde qui faisait contraste
+avec ses habitudes d'insouciance et la gaieté
+leste de sa philosophie parisienne.</p>
+
+<p>Roger lui serra la main.</p>
+
+<p>&mdash;Je lui dirai que tu es le plus loyal garçon
+qui soit au monde!... répondit-il. Je lui dirai
+que tu as la fortune peut-être au bout de tes
+pinceaux... et que, si Dieu bénit ton travail, tu
+reviendras en Bretagne afin de la prendre pour
+femme.</p>
+
+<p>Les yeux d'Étienne étaient humides.</p>
+
+<p>&mdash;Merci! murmura-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes jeunes!... reprit Roger avec
+un sourire ému, et Dieu est bon... peut-être
+que nous serons heureux tous ensemble quelque
+jour!...</p>
+
+<p>Pendant qu'ils causaient ainsi, Pontalès,
+Robert et l'homme de loi parcouraient le bal,
+et soutenaient leur rôle de gaieté forcée. Blaise
+servait des rafraîchissements, afin de faire acte
+de présence.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_227">227</span>
+Au moment où Roger prononçait ces dernières
+paroles, pleines d'espoir souriant et de
+foi dans l'avenir, la figure de Bibandier sortit de
+l'ombre, à quelques pas derrière lui.</p>
+
+<p>Le maigre visage du uhlan était couvert de
+pâleur; ses yeux roulaient, hagards, et ses cheveux
+mêlés se hérissaient sur son crâne.</p>
+
+<p>Les deux jeunes gens ne le voyaient point;
+par contre, les complices qui guettaient son
+arrivée l'aperçurent tous à la fois.</p>
+
+<p>Le sourire contraint de Robert et de Pontalès
+se glaça sur leurs lèvres. Macrocéphale aurait
+voulu fuir, et Blaise faillit laisser tomber le plateau
+qu'il tenait à la main.</p>
+
+<p>Il leur semblait à tous que le bal entier devait
+voir à nu leur détresse et deviner ce que signifiait
+l'apparition de ce visage livide du uhlan,
+qui se montrait à demi derrière l'une des portes
+du salon de verdure.</p>
+
+<p>Cette apparition ne dura, d'ailleurs, qu'un
+instant. Lorsque les quatre complices s'enhardirent
+à jeter vers la porte un second regard,
+Bibandier avait déjà disparu.</p>
+
+<p>Il prit une des allées du jardin au hasard et
+se dirigea vers un berceau désert.</p>
+
+<p>Sur son passage, sans savoir ce qu'il faisait,
+il éteignait les lampions, comme si la lumière
+eût blessé sa vue.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_228">228</span>
+L'obscurité se fit ainsi autour du berceau où
+Bibandier s'arrêta.</p>
+
+<p>Il n'attendit pas longtemps. Une minute
+s'était à peine écoulée que les quatre complices
+arrivèrent l'un après l'autre.</p>
+
+<p>Personne n'osait interroger.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien!... dit Bibandier d'une voix
+étouffée, vous ne me demandez pas mon histoire?</p>
+
+<p>Il y avait quelque chose d'étrange et de solennel
+dans l'émotion suprême de ce bandit sans
+c&oelig;ur, qui avait conservé si longtemps, en face
+du crime, sa froide et cynique gaieté.</p>
+
+<p>En ce moment, tout son corps tremblait, il
+semblait prêt à défaillir.</p>
+
+<p>&mdash;Que vous est-il donc arrivé?... demanda
+enfin Robert.</p>
+
+<p>Bibandier s'appuya chancelant contre le treillage
+du berceau.</p>
+
+<p>&mdash;Elles sont mortes!... dit-il. Elles étaient
+bien belles toutes deux!... Maintenant elles sont
+mortes!...</p>
+
+<p>&mdash;Et personne ne vous a vu?... demanda
+Macrocéphale.</p>
+
+<p>&mdash;Mortes!... répéta le uhlan qui mit sa tête
+entre ses mains; tandis que je chantais en les
+conduisant vers le trou, elles me regardaient
+toutes deux avec leurs yeux angéliques... Je les
+<span class="pagenum" id="Page_229">229</span>
+vois encore... se reprit-il en frissonnant... leurs
+pauvres jolis corps couchés sur la planche...</p>
+
+<p>Il s'arrêta; sa voix s'embarrassait dans sa
+gorge.</p>
+
+<p>Les quatre complices l'écoutaient immobiles;
+une sueur froide leur baignait le front.</p>
+
+<p>&mdash;Quelqu'un n'a-t-il pas demandé, reprit-il
+sans relever la tête, si personne ne m'avait
+vu?...</p>
+
+<p>&mdash;Moi... balbutia le Hivain.</p>
+
+<p>&mdash;Un homme m'a vu... répondit Bibandier,
+et il vous a vus aussi, tous tant que vous êtes!...</p>
+
+<p>&mdash;Qui est cet homme?... demandèrent les
+quatre complices d'une seule voix.</p>
+
+<p>Bibandier garda le silence.</p>
+
+<p>Puis il reprit, comme en se parlant à lui-même:</p>
+
+<p>&mdash;J'avais promis! il fallait en finir... quand
+j'ai soulevé la première dans mes bras, l'autre
+s'est agitée au fond du bateau et j'ai vu ses
+grands yeux se remplir de larmes... Elles ne
+pouvaient point parler, mais leurs regards se
+cherchaient... J'ai eu pitié!... j'ai rapproché
+leurs deux visages et leurs bouches ont pu
+s'unir encore une fois. Puis je leur ai mis au
+cou les deux pierres que M. le Hivain m'avait
+données...</p>
+
+<hr class="light" />
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_230">230</span>
+Le surlendemain au matin, le bourg de Glénac
+vit une solennité. C'était une fête d'un genre
+bien différent. La petite église avait son portail
+tendu de noir, et les paysans, que nous avons
+vus rassemblés sur l'aire, autour du feu de joie
+de la Saint-Louis, s'échelonnaient, tristes et
+silencieux, dans le cimetière.</p>
+
+<p>On venait de dire la messe des morts sur
+deux cercueils, entourés de voiles blancs et
+ornés de ces fraîches fleurs qu'on jette, dernière
+parure, sur la tombe des jeunes filles.</p>
+
+<p>Nous eussions retrouvé là tous les invités du
+manoir; mais la famille n'était représentée que
+par un seul de ses membres, le vieil oncle Jean,
+bien que le nom de Penhoël eût été prononcé
+deux fois dans l'oraison mortuaire.</p>
+
+<p>Les cercueils fleuris contenaient les corps de
+Diane et de Cyprienne.</p>
+
+<p>René, Madame et l'Ange avaient manqué à
+la messe funèbre. Ce qui avait causé plus de
+surprise encore, ç'avait été de ne voir ni Roger
+de Launoy, ni le jeune peintre Étienne aux
+côtés de l'oncle en sabots.</p>
+
+<p>Étienne et Roger, en ce moment, étaient bien
+loin de Glénac. Ils ignoraient tous les deux les
+événements de la nuit de la Saint-Louis.</p>
+
+<p>Voici ce qui leur était arrivé:</p>
+
+<p>Vers le point du jour, quelques heures après
+<span class="pagenum" id="Page_231">231</span>
+la fin du bal, ils avaient descendu l'escalier du
+manoir, afin de prendre la route de Redon.
+Roger faisait la conduite à son ami.</p>
+
+<p>En passant sous la fenêtre des deux jeunes
+filles, Étienne s'arrêta, et Roger appela Cyprienne
+et Diane par leurs noms à plusieurs reprises.</p>
+
+<p>Point de réponse.</p>
+
+<p>&mdash;Elles dorment... dit Étienne qui jeta sur
+son épaule son petit paquet de voyage et partit
+enfin à grands pas.</p>
+
+<p>La route fut silencieuse entre les deux jeunes
+gens. A Redon, au moment de monter en voiture,
+Étienne dit à Roger en lui serrant une
+dernière fois la main:</p>
+
+<p>&mdash;Écoute... ce Robert te déteste presque
+autant que moi... et Penhoël n'est plus le maître...
+Si tu étais forcé de quitter le manoir,
+quelque jour, souviens-toi que je suis ton frère
+et que ma demeure, si petite et si pauvre qu'elle
+soit, sera toujours assez grande pour nous abriter
+tous deux.</p>
+
+<p>La voiture partit pour Rennes, et Roger resta
+seul.</p>
+
+<p>Les dernières paroles de son ami soulevaient
+en lui de vagues craintes, mais il était bien loin
+de penser, cependant, qu'il dût être réduit
+jamais à profiter de l'hospitalité offerte.</p>
+
+<p>Comme il entrait à l'auberge du père Géraud
+<span class="pagenum" id="Page_232">232</span>
+pour déjeuner, celui-ci lui remit une lettre arrivant
+par exprès du manoir.</p>
+
+<p>La lettre était écrite par M. Robert de Blois,
+et René de Penhoël avait mis au bas sa signature.</p>
+
+<p>Cela s'était fait le matin même. Robert semblait
+avoir profité de la courte absence du jeune
+homme pour lui porter ce coup plus à son aise.</p>
+
+<p>C'étaient quelques phrases sèches et sentant
+la raillerie où l'on disait à Roger, en substance,
+qu'il arrivait à l'âge d'homme, que les voyages
+forment la jeunesse, et que c'était pitié de le
+voir croupir, loin du monde, dans le petit bourg
+de Glénac.</p>
+
+<p>Roger lisait cela le rouge au front. La forme
+de ce congé le rendait plus cruel encore.</p>
+
+<p>Se voir éconduit froidement et avec moqueries,
+lui, le fils adoptif, dont l'enfance avait été
+entourée de tendresse, lui, qu'on avait aimé
+pendant vingt ans!</p>
+
+<p>Hélas! les pressentiments d'Étienne se réalisaient
+bien vite...</p>
+
+<p>Roger n'hésita pas; il avait le c&oelig;ur fier, et le
+nom de Penhoël était au bas de la lettre. Il
+fallait partir; mais Cyprienne...</p>
+
+<p>Avant de quitter le pays pour toujours, sa
+première idée fut de retourner au manoir, afin
+de dire adieu à la pauvre fille dont il emportait
+l'amour. Ce fut la crainte de se trouver face à
+<span class="pagenum" id="Page_233">233</span>
+face avec le maître de Penhoël qui l'arrêta. Il
+s'enferma dans une des chambres du <i>Mouton
+couronné</i>, et se mit à écrire.</p>
+
+<p>Le papier où courait sa plume fut mouillé
+plus d'une fois de ses larmes, et pourtant, parmi
+ses phrases désolées, il y avait de l'espoir, car il
+était jeune et plein de courage.</p>
+
+<p>Il parlait pour lui et pour Étienne, dont il ne
+pouvait plus faire les adieux de vive voix; il
+disait aux deux s&oelig;urs:</p>
+
+<div class="manuscr">
+<p>«Nous vous aimons, nous travaillerons,
+nous reviendrons...»</p>
+</div>
+
+<p>Le père Géraud fut chargé de porter la lettre
+que les deux pauvres jeunes filles ne devaient
+pas lire, hélas! et Roger monta à cheval pour
+courir après la voiture de Rennes.</p>
+
+<p>Au lieu de remettre son message, le bon
+aubergiste s'agenouilla dans l'église de Glénac
+et pria pour les deux pauvres filles mortes...</p>
+
+<p>En l'absence du maître de Penhoël et de
+Madame, c'étaient M. le marquis de Pontalès et
+Robert de Blois qui représentaient la famille en
+qualité d'amis, car le pauvre oncle Jean, écrasé
+sous sa douleur trop lourde, était incapable de
+s'occuper de rien.</p>
+
+<p>En cette circonstance, il fallait bien le reconnaître,
+le marquis, Robert et même M. le Hivain
+<span class="pagenum" id="Page_234">234</span>
+avaient témoigné à la famille une affection
+empressée. Il n'y avait pas jusqu'au fossoyeur
+de la paroisse, le pauvre Bibandier, qui n'eût
+fait preuve d'un dévouement très-méritoire.</p>
+
+<p>Les deux jeunes filles s'étaient noyées dans le
+marais, on ne savait trop comment. Les circonstances
+de leur fin restaient entourées d'un
+vague mystère. On disait seulement qu'ayant
+voulu traverser l'Oust sur un frêle batelet, elles
+avaient été emportées par le courant jusqu'à la
+<i>Femme-Blanche</i>.</p>
+
+<p>Le fossoyeur Bibandier avait retrouvé sur
+le rivage, le lendemain matin, des débris de la
+barque, et c'était lui qui avait donné l'éveil.</p>
+
+<p>Après une journée entière de recherches
+infructueuses, Pontalès, maître le Hivain, Robert
+de Blois et son domestique Blaise étaient
+restés seuls sur le lieu présumé de la catastrophe
+avec le fossoyeur Bibandier.</p>
+
+<p>Ce dernier, disait-on, avait plongé une grande
+partie de la nuit aux environs du tournant et
+avait fini par repêcher les deux corps. Du moins
+avait-on trouvé, le lendemain matin, deux cercueils
+déjà cloués à la porte de l'église.</p>
+
+<p>Les actes de décès avaient dû se faire en
+famille, M. de Penhoël étant maire.</p>
+
+<p>Quant au curé, c'était un petit cousin du
+marquis de Pontalès.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_235">235</span>
+D'ailleurs, personne ne songeait à douter; le
+malheur n'était que trop évident! Chacun pleurait
+et priait autour de ces pauvres petits cercueils
+que la terre allait sitôt recouvrir.</p>
+
+<p>S'il y avait des doutes parmi la foule sombre
+et consternée, ce n'était pas sur la mort elle-même,
+mais bien sur les circonstances qui
+avaient accompagné la mort.</p>
+
+<p>Cyprienne et Diane savaient conduire un
+bateau sur le marais aussi bien que pas un
+pêcheur de macles. Elles étaient habiles nageuses:
+comment ne pas concevoir des soupçons?</p>
+
+<p>Plus d'un regard défiant se fixait à la dérobée
+sur Pontalès et sur Robert.</p>
+
+<p>Il eût suffi d'un mot peut-être pour changer
+la douleur commune en colère, et alors, malheur
+aux assassins! Mais ce mot, personne ne
+le prononçait. Il n'y avait point de preuves, et
+certes, le crime ne pouvait point se lire sur les
+figures tranquilles du marquis et de M. de
+Blois.</p>
+
+<p>L'impression d'horreur, produite par la scène
+nocturne du Port-Corbeau, avait eu déjà le
+temps de s'effacer. En somme, ce meurtre était
+nécessaire, et s'ils frissonnaient encore en songeant
+aux détails repoussants de leur crime, en
+revanche, ils s'applaudissaient. La joie compensait
+bien le remords.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_236">236</span>
+Ils étaient là, remplaçant la famille; les
+paysans pouvaient voir sur leurs physionomies,
+composées habilement, une tristesse recueillie
+et calme.</p>
+
+<p>Les soupçons tombaient; d'ailleurs, parmi les
+paysans, ceux qui ne récitaient point la prière
+funèbre étaient occupés tout entiers à parler de
+la catastrophe et des pauvres enfants qu'on
+avaient vues, l'avant-veille encore, si jeunes et
+si belles, ouvrir le bal de la Saint-Louis.</p>
+
+<p>Hommes et femmes chuchotaient à la porte
+de l'église et, comme c'est l'habitude des
+bonnes gens de Bretagne, chacun cherchait dans
+ses souvenirs un présage à cette mort funeste.</p>
+
+<p>&mdash;Le vieux Benoît l'avait bien dit!... murmurait-on,
+personne ne voulait le croire, quand
+il répétait que les filles de Penhoël seraient trois
+belles-de-nuit avant le jour de sa mort... En
+voici deux déjà!...</p>
+
+<p>&mdash;Et la petite demoiselle Blanche est bien
+malade!...</p>
+
+<p>&mdash;Elles <i>reviendront</i>, les chères filles!...
+reprenait une ménagère en égrenant son chapelet.</p>
+
+<p>Une voix effrayée s'éleva au milieu du groupe
+et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Elles sont déjà revenues!</p>
+
+<p>Chacun tressaillit et se rapprocha.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_237">237</span>
+C'était le petit Francin qui avait parlé. Il était
+tremblant et tout pâle.</p>
+
+<p>&mdash;Oui... oui... poursuivit-il en baissant les
+yeux, c'est moi qui ai dit le premier <i>De profundis</i>
+pour le salut de leurs âmes... car je les ai
+vues cette nuit... et j'ai bien reconnu qu'elles
+étaient mortes.</p>
+
+<p>Le père Géraud avait fendu la presse et tenait
+l'enfant par le bras.</p>
+
+<p>&mdash;Tu les <ins id="cor_17" title="original: a">as</ins> vues?... balbutia-t-il.</p>
+
+<p>Le petit paysan frémissait de tous ses membres.</p>
+
+<p>&mdash;C'était ce matin, une heure avant le jour...
+dit-il, j'allais au marais chercher nos chevaux...
+j'ai vu quelque chose de blanc qui se remuait au
+pied de l'aune où l'on amarre le grand bac de
+Port-Corbeau... J'avais peur, mais j'ai pensé
+tout de suite aux demoiselles... Oh! je les ai
+bien reconnues!... Elles portaient les mêmes
+robes que le soir du bal!... Elles étaient là
+toutes deux agenouillées au pied de l'arbre, et
+il me semblait qu'elles creusaient la terre... J'ai
+fait du bruit en me sauvant, et quand je me
+suis retourné pour voir encore, elles avaient
+disparu...</p>
+
+<p>On entamait la dernière hymne sous la porte
+de l'église. Les paysans se turent et mêlèrent
+leurs voix émues à celles des prêtres.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_238">238</span>
+La <i>société</i>, qui avait occupé durant le service
+la place d'honneur, au-devant de l'autel, sortait
+à ce moment; la <i>société</i> causait ici comme dans
+le salon de verdure.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvres chères filles!... gémissait l'aînée
+des trois Grâces Baboin; qui aurait pensé jamais
+cela?...</p>
+
+<p>Elle essuya une larme entièrement fictive.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que c'est que de nous!... soupira la
+Romance.</p>
+
+<p>Madame veuve Claire Lebinihic regardait du
+coin de l'&oelig;il les trois vicomtes pour constater
+l'effet produit par sa toilette de deuil.</p>
+
+<p>&mdash;Mesdames, dit gravement le chevalier
+adjoint de Kerbichel, c'est la loi commune.</p>
+
+<p>Le petit frère Numa fit observer ceci:</p>
+
+<div class="poem">
+<div class="verse12">Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre,</div>
+<div class="verse6">Est sujet à ses lois;</div>
+</div>
+
+<p>Le chevalier adjoint interrompit:</p>
+
+<div class="poem">
+<div class="verse12">Et la garde qui veille aux barrières du Louvre</div>
+<div class="verse6">N'en défend pas nos rois!</div>
+</div>
+
+<p>&mdash;Ah! murmura la Cavatine, les hommes
+n'ont pas de c&oelig;ur!... Au lieu de pleurer comme
+nous autres femmes, ils citent des passages de
+Bossuet ou de Voltaire...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_239">239</span>
+La porte de l'église s'ouvrit à deux battants,
+et le convoi sortit, escorté par les jeunes filles
+du bourg. Devant les cercueils, les danseuses du
+bal de la Saint-Louis marchaient vêtues encore
+de leurs robes blanches.</p>
+
+<p>L'oncle Jean, soutenu par le père Chauvette,
+suivait le cortége, ainsi que Pontalès, Robert,
+maître le Hivain et Blaise.</p>
+
+<p>&mdash;Prêtez-moi votre flacon, ma chère demoiselle,
+dit la chevalière adjointe à Églantine
+Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, j'ai bien peur
+de me trouver mal!...</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère dame, répliqua la Romance,
+il faut se faire une raison, voyez-vous!... Dieu
+sait que mes s&oelig;urs et moi nous aimions les
+pauvres petites plus que personne, mais à présent
+tout est fini et le désespoir n'y fait rien!</p>
+
+<p>&mdash;D'ailleurs... reprit la Cavatine passant
+des sanglots au commérage par une habile tangente,
+faut-il beaucoup regretter la vie pour
+elles?</p>
+
+<p>Toute la partie féminine de la <i>société</i> poussa
+en c&oelig;ur un gros soupir.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! reprit la Romance, elles n'étaient
+pas heureuses!... C'est au point que je ne me
+suis pas révoltée, comme j'aurais dû le faire
+peut-être, quand on m'a parlé de suicide...</p>
+
+<p>La Romance prononça ces derniers mots discrètement
+<span class="pagenum" id="Page_240">240</span>
+et juste assez haut pour que tout le
+monde pût les entendre.</p>
+
+<p>&mdash;Oh!... mademoiselle!... se récrièrent les
+vicomtes.</p>
+
+<p>Madame veuve Claire Lebinihic et la chevalière
+adjointe ouvraient les yeux et les oreilles,
+flairant une médisance de haut goût.</p>
+
+<p>La Romance baissa la voix davantage et leva
+ses regards au ciel.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne connais pas ces choses-là!... murmura-t-elle,
+mais on dit que quand les jeunes
+filles ont été trompées...</p>
+
+<p>&mdash;Ça arrive tous les jours!... interrompit
+madame Claire Lebinihic.</p>
+
+<p>&mdash;Et voyez!... reprit la Romance encouragée,
+voyez si Roger et ce vagabond d'Étienne
+ont osé paraître à l'enterrement!...</p>
+
+<p>On chercha des yeux les deux jeunes gens.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai!... dit un des vicomtes, je
+n'avais pas songé à cela.</p>
+
+<p>Et dans l'esprit de chacun la mémoire des
+deux filles de l'oncle Jean fut ternie.</p>
+
+<p>Le convoi atteignait la partie du cimetière où
+se trouvaient les sépultures des Penhoël. Les
+trois Grâces Baboin gardèrent le silence, contentes
+désormais d'avoir jeté quelques fleurs sur
+ces pauvres tombes...</p>
+
+<p>L'aspect du cimetière était triste et morne,
+<span class="pagenum" id="Page_241">241</span>
+les chants faisaient trêve. Les paysans, muets
+et le rosaire à la main, se rangeaient autour des
+deux fosses ouvertes.</p>
+
+<p>Bibandier était à son poste de fossoyeur.</p>
+
+<p>Au moment où il étendait la main pour
+mettre le premier cercueil en terre, un bras se
+posa au-devant de lui et le fit reculer.</p>
+
+<p>En même temps une clameur sourde, mêlée
+de surprise et d'épouvante, courut dans le cercle
+des bonnes gens.</p>
+
+<p>Entre le fossoyeur et les deux bières, une
+sorte de fantôme, que sa maigreur faisait paraître
+d'une taille démesurée, venait de se dresser,
+sortant on ne sait d'où.</p>
+
+<p>Il était là si hâve et si décharné, que tous,
+en ce premier moment, crurent que la terre
+s'était ouverte pour lui livrer passage.</p>
+
+<p>Puis un nom domina les murmures de la
+foule.</p>
+
+<p>&mdash;Benoît Haligan! disait-on, Benoît le sorcier!</p>
+
+<p>Le voir en ce lieu était aussi étrange assurément
+que de voir un vrai spectre percer la
+terre.</p>
+
+<p>Comment avait-il quitté le grabat où sa longue
+agonie le clouait depuis des mois entiers? Quelle
+force mystérieuse l'avait aidé à monter la colline?...</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_242">242</span>
+Chacun, dans le cimetière, regardait avec
+stupéfaction.</p>
+
+<p>Benoît se tenait droit et roide auprès des
+fosses. Son &oelig;il cave se fixa d'abord sur Bibandier,
+qui tourna la tête; puis sur Pontalès,
+Robert de Blois, maître le Hivain et Blaise, qui
+ne purent s'empêcher de baisser les yeux.</p>
+
+<p>Après quelques secondes de silence, le vieux
+passeur courba lentement sa haute taille et soupesa
+les deux bières l'une après l'autre.</p>
+
+<p>Tandis qu'il se redressait, on vit autour de
+sa lèvre flétrie une sorte de sourire...</p>
+
+<p>&mdash;Que Dieu prenne en pitié ceux qui vivent
+et ceux qui sont morts!... dit-il en croisant ses
+bras sur sa poitrine.</p>
+
+<p>Il salua Jean de Penhoël en l'appelant par son
+nom, et sortit du cimetière. La foule lui fit un
+large passage.</p>
+
+<p>En redescendant la colline, ses jambes amaigries
+chancelaient sous le poids de son corps,
+mais il ne s'arrêtait point. Il ne cessa de marcher
+qu'en atteignant le rivage de l'Oust, au pied de
+l'aune où le grand bac était amarré.</p>
+
+<p>Une fois là, il se mit sur ses genoux et approcha
+sa tête du sol qui semblait avoir été remué
+fraîchement.</p>
+
+<p>Ses mains ridées se joignirent, et il se laissa
+choir, épuisé, sur l'herbe en murmurant:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_243">243</span>
+&mdash;Que Dieu et la Vierge les protégent!...</p>
+
+<hr class="light" />
+
+<p>Au cimetière, la fête funèbre était finie, et
+Bibandier, achevant son office de fossoyeur,
+recouvrait de terre les tombes de Diane et de
+Cyprienne...</p>
+
+<div class="pagenum" id="Page_244"></div>
+
+<div class="npage">
+
+<h3 id="Page_245">XV<br />
+<b>DEUX TOMBES</b>.</h3>
+
+<p>On entendait jusque dans la chambre de
+l'Ange le son métallique et vibrant de la grande
+pendule du salon, qui sonnait lentement neuf
+heures.</p>
+
+</div>
+
+<p>C'était le soir de la messe funèbre, dite à la
+paroisse de Glénac, pour Diane et Cyprienne de
+Penhoël.</p>
+
+<p>La veille, à ce même moment, la grande pendule
+du salon aurait bien pu sonner pendant un
+quart d'heure sans que personne y prît garde,
+au milieu des joyeux bruits de la fête. Mais
+c'était du plaisir que les hôtes de Penhoël étaient
+venus chercher au manoir; ils avaient fui
+<span class="pagenum" id="Page_246">246</span>
+devant ce deuil qui s'était glissé tout à coup
+parmi la joie promise.</p>
+
+<p>Que faire en une maison mortuaire? Les
+hôtes de Penhoël étaient tous partis jusqu'au dernier.
+A présent, au lieu des gaies rumeurs du
+bal, on avait le silence morne; au lieu de cette
+foule remuante et rieuse qui animait les verts
+bosquets du jardin, la solitude; au lieu des illuminations
+prodiguées, les ténèbres épaisses et
+muettes.</p>
+
+<p>On eût dit une maison abandonnée. Sur toute
+la façade du manoir on ne voyait que deux lueurs
+faibles et perçant à peine la soie des tentures;
+une de ces lumières brûlait chez René de Penhoël,
+l'autre éclairait la chambre de l'Ange.</p>
+
+<p>Madame était assise au chevet de sa fille, dont
+les yeux alourdis par les larmes venaient de se
+fermer depuis quelques minutes. Blanche dormait
+d'un sommeil inquiet et plein de tressaillements.
+La douleur qui l'avait navrée durant
+tout le jour revenait sans doute en ses rêves, car
+la pauvre enfant se plaignait et gémissait dans
+son sommeil.</p>
+
+<p>Blanche avait bien pleuré; Cyprienne et
+Diane n'étaient plus là, ses deux cousines qu'elle
+aimait tant! La veille encore, elle enviait leur
+sourire, et maintenant on les avait mises en
+terre. La pauvre Blanche avait subi, durant toute
+<span class="pagenum" id="Page_247">247</span>
+la journée, cette douleur pleine d'étonnement
+et d'effroi qui prend les enfants au premier aspect
+de la mort.</p>
+
+<p>A son âge et quand on n'a pas vu encore s'en
+aller pour jamais une personne chère, on ne
+croit pas tout de suite à l'éternelle séparation.
+L'esprit repousse longtemps l'idée de la mort, et
+de vagues espoirs s'obstinent au fond du c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Blanche avait pensé plus d'une fois dans la
+journée que tout cela était un songe funeste. Dès
+que ses paupières se fermaient, fatiguées de
+larmes, elle croyait voir les douces figures de
+ses cousines sourire à son chevet.</p>
+
+<p>Est-ce qu'on meurt ainsi toute jeune et toute
+belle? Est-ce que la tombe peut s'ouvrir au seuil
+de la salle de bal?</p>
+
+<p>Les yeux de l'Ange étaient rouges et humides
+encore. Le sommeil l'avait surprise, sans doute,
+au milieu d'une prière, car ses mains restaient
+jointes sous sa couverture. Elle était beaucoup
+plus changée que le soir de la Saint-Louis. La
+maladie ne pouvait point lui enlever son exquise
+beauté, mais son visage portait les traces de la
+souffrance physique et de l'affaiblissement.</p>
+
+<p>Il n'en fallait pas tant d'ordinaire pour que
+l'&oelig;il de Madame, attentif et inquiet, ne quittât
+pas un seul instant les traits de sa fille chérie.
+Mais aujourd'hui, Marthe de Penhoël tenait ses
+<span class="pagenum" id="Page_248">248</span>
+regards cloués au sol et semblait oublier la présence
+de l'Ange.</p>
+
+<p>Elle n'entendait pas la plainte qui s'exhalait
+de la bouche de sa fille; elle ne voyait point la
+pauvre enfant s'agiter sur son lit, et pâlir parfois
+tout à coup aux élancements d'une douleur
+plus aiguë.</p>
+
+<p>La figure de Marthe semblait être de pierre.
+Depuis la tombée du jour, elle était assise à la
+même place. Elle n'avait pas fait un mouvement.</p>
+
+<p>Ses yeux, fixés à terre, n'avaient point de
+pensée. Le sang avait abandonné complétement
+sa joue livide et comme morte.</p>
+
+<p>Plusieurs fois avant de s'endormir, accablée,
+Blanche lui avait adressé la parole. Point de réponse.</p>
+
+<p>Et c'était étrange! Madame accueillait si avidement
+d'ordinaire chaque mot tombant des
+lèvres de sa fille!...</p>
+
+<p>Elle n'entendait pas. Quand une torture trop
+poignante déchire l'âme, on devient insensible
+et sourd.</p>
+
+<p>Mais quelle était cette torture? Du vivant des
+filles de l'oncle Jean, Marthe de Penhoël était
+bien froide envers elles. La mort des deux
+pauvres enfants l'avait-elle donc changée au
+point de mettre à la place de sa froideur des
+regrets navrants et passionnés?</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_249">249</span>
+Ou sa douleur avait-elle une autre cause?</p>
+
+<p>Marthe était seule, et nulle oreille amie ne
+s'ouvrait pour recevoir sa confidence. Sa pensée
+restait un secret entre elle et Dieu.</p>
+
+<p>Quand le son de la pendule du salon arriva
+jusqu'à son oreille, à travers les murailles
+épaisses, sa tête, qui se renversait au dossier de
+son fauteuil, se pencha en avant, comme pour
+écouter.</p>
+
+<p>Elle compta jusqu'à neuf: puis ses mains se
+croisèrent froides et blanches sur sa robe de
+deuil.</p>
+
+<p>&mdash;Neuf heures!... murmura-t-elle d'une voix
+brève et altérée; la dernière fois qu'elles chantèrent,
+l'heure sonna pendant le second couplet...
+Je m'en souviens, c'était neuf heures!</p>
+
+<p>Elle s'arrêta comme si son esprit eût écouté en
+songe une lointaine mélodie.</p>
+
+<p>Puis deux larmes brillèrent dans ses yeux,
+jusqu'alors secs et brûlants.</p>
+
+<p>Elle se prit à dire lentement, et comme si elle
+n'avait point eu la conscience de ses propres paroles,
+les derniers vers du chant des <i>Belles-de-Nuit</i>:</p>
+
+<div class="poem">
+<div class="verse12">Cette brise, c'est ton haleine,</div>
+<div class="verse10">Pauvre âme en peine;</div>
+<div class="verse12">Et l'eau qui perle sur les fleurs,</div>
+<div class="verse10">Ce sont tes pleurs...</div>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_250">250</span>
+Un long soupir souleva sa poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;Toutes deux!... murmura-t-elle; s'il revient...
+que lui dirai-je?...</p>
+
+<p>En ce moment, Blanche rendit une plainte
+plus distincte; Madame releva les yeux sur elle.
+Mais son regard, au lieu de cet amour exclusif
+et jaloux qui l'animait naguère lorsqu'elle contemplait
+l'Ange, exprima une sorte de colère
+concentrée.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle de Penhoël!... prononça-t-elle
+avec un sourire amer; l'héritière!...
+Toutes les joies vous étaient dues!... Tous les
+respects... et tout l'amour!... Pour elles, rien!...
+Étaient-elles moins belles ou moins bonnes?...
+Mon Dieu! mon Dieu! toutes mes caresses
+étaient pour l'une, et les autres souffraient, dédaignées...
+les autres qui se dévouaient et qui
+mouraient pour moi!...</p>
+
+<p>Ses sourcils étaient froncés; son regard se fixait
+toujours, dur et froid, sur Blanche endormie.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle de Penhoël!... répéta-t-elle
+avec une amertume croissante; la fille de la
+maison!... Les autres s'asseyaient au bas bout
+de la table... et n'était-ce pas par charité qu'elles
+mangeaient le pain du manoir?...</p>
+
+<p>Elle se leva d'un mouvement brusque, et continua
+en s'adressant à l'Ange, comme si la pauvre
+enfant eût pu l'entendre:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_251">251</span>
+&mdash;Vous leur aviez tout pris, vous!... leur
+place dans le monde... leur héritage... jusqu'au
+sourire de leur mère!...</p>
+
+<p>Une larme vint mouiller les cils baissés de
+Blanche qui rêvait. La tête de Madame se pencha
+sur sa poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;Jusqu'au dernier jour!... reprit-elle; oh!...
+il m'a fallu rester auprès de votre lit, tandis que
+des étrangers jetaient la terre bénite sur leur
+tombe!... Abandonnées!... abandonnées depuis
+le berceau jusqu'à la mort!...</p>
+
+<p>Elle se couvrit le visage de ses mains et garda
+le silence durant quelques minutes; puis, se redressant
+tout à coup, elle dit avec un élan de
+passion:</p>
+
+<p>&mdash;Après la mort, du moins, on peut les aimer,
+je pense!... Dormez heureuse, Blanche de
+Penhoël... Pour la première fois, je vais vous
+abandonner, ma fille, afin de prier pour elles!...</p>
+
+<p>Marthe oublia de mettre un baiser sur le front
+de sa fille. Elle traversa la chambre à pas lents
+et s'engagea dans les corridors du manoir, après
+avoir fermé la porte à double tour.</p>
+
+<p>Elle ne rencontra ni valets ni maître sur son
+chemin. La maison semblait déserte.</p>
+
+<p>Une fois dehors, elle pressa le pas pour se diriger
+vers la paroisse de Glénac, qui était distante
+d'un grand quart de lieue.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_252">252</span>
+Le temps était lourd et accablant comme la
+veille; seulement une brise tiède soufflait par
+rafales et déchirait çà et là le voile de nuages
+qui couvrait le ciel. La lune se montrait par intervalles,
+faisant sortir des ténèbres les marais
+et les montagnes. Cela durait une minute, et
+tout disparaissait, envahi de nouveau par la
+nuit victorieuse.</p>
+
+<p>Le long de la route solitaire, Marthe de Penhoël
+chancela plus d'une fois, car elle était bien
+faible. Plus d'une fois elle s'arrêta saisie d'une
+sorte d'épouvante, parce qu'un rayon de lune
+glissant tout à coup à travers les arbres lui montrait,
+couchées sur l'herbe, deux enfants immobiles
+et endormies dans leurs robes blanches...</p>
+
+<p>D'autres fois, quand son regard se tournait
+vers le marais qui s'étendait sur sa gauche à
+perte de vue, il lui semblait qu'une voix triste
+murmurait à son oreille les mélancoliques paroles
+du chant breton.</p>
+
+<p>C'était l'heure où les vierges mortes viennent
+pleurer la vie sous les saules. Marthe apercevait
+comme des ombres vagues qui se mouvaient au
+bord de l'eau. Pauvres belles-de-nuit!... Marthe
+était une fille de la Bretagne. Ses yeux se mouillaient
+de larmes, et ses bras s'étendaient vers les
+saules.</p>
+
+<p>Elle poursuivait sa route. Autour de son intelligence
+<span class="pagenum" id="Page_253">253</span>
+frappée il y avait comme une brume.
+Ses pensées flottaient, confuses. Elle se surprenait
+à sourire au milieu de ses larmes, et ne trouvait
+plus la fin de la prière commencée...</p>
+
+<p>Elle avait tant souffert!</p>
+
+<p>Le cimetière de Glénac fait le tour de la petite
+église, dont les murailles indigentes et décrépites
+s'élèvent à mi-coteau, dominant tout le passage
+que nous avons décrit plus d'une fois. L'unique
+rue du bourg descend tortueusement vers
+le marais et baigne ses dernières maisons dans
+les grandes eaux, lorsque vient le <i>déris</i>. Le
+tournant de Trémeulé est situé sur la paroisse
+de Glénac, et la <i>Femme-Blanche</i> a mis bien des
+fois en branle les cloches de la flèche pointue et
+bleue, pour sonner le glas des noyés. Derrière
+l'église il y a deux grands ifs, si touffus qu'on
+ne voit point le ciel à travers leurs branches.
+Ils dépassent en hauteur la croix de pierre qui
+marque, sur la toiture, la place de l'autel. Les
+vieillards disent que les pères de leurs grands-pères
+ont vu ces arbres hauts et touffus déjà:
+ils ont des siècles d'âge...</p>
+
+<p>Entre les deux ifs, une balustrade en bois séparait
+du commun des tombes un espace carré:
+c'était la sépulture de Penhoël depuis qu'on n'enterrait
+plus sous les dalles de l'église.</p>
+
+<p>Marthe entra dans l'enceinte où la lumière de
+<span class="pagenum" id="Page_254">254</span>
+la lune lui montra les deux tombes toutes fraîches
+et que nulle pierre ne recouvrait encore.</p>
+
+<p>Marthe se mit à genoux entre les deux tombes,
+et demeura longtemps immobile. L'air sentait
+l'orage: le vent commençait à se lever, fouettant
+l'atmosphère pesante; le gras feuillage des ifs
+s'agitait par intervalles, et la girouette de l'église,
+tournant à ce souffle incertain qui précède la
+tempête, jetait dans la nuit sa plainte rauque.</p>
+
+<p>Marthe n'entendait rien; seulement, quand le
+vent portait et que le bruit sourd du tournant
+de Trémeulé montait jusqu'à elle, son corps
+semblait éprouver un choc soudain.</p>
+
+<p>Elle savait que les cadavres des deux jeunes
+filles avaient été retrouvés sous la <i>Femme-Blanche</i>.</p>
+
+<p>Les minutes s'écoulaient. Marthe restait toujours
+muette et sans mouvement. Au bout d'un
+quart d'heure environ, elle rejeta en arrière
+ses longs cheveux qui lui couvraient le visage,
+car elle était sortie tête nue. Sans l'ombre
+épaisse projetée par les deux ifs, on eût pu voir
+en ce moment sur ses traits un sourire tranquille
+et doux.</p>
+
+<p>Sa douleur s'endormait en un rêve...</p>
+
+<p>&mdash;Diane!... dit-elle tout bas.</p>
+
+<p>Et comme le silence répondait seul à cet appel,
+Marthe se tourna vers l'autre tombe.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_255">255</span>
+&mdash;Cyprienne!... dit-elle encore.</p>
+
+<p>Toujours le silence.</p>
+
+<p>Marthe mit ses deux mains sur son c&oelig;ur; un
+éclair se faisait dans la nuit de son intelligence.</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc bien vrai!... murmura-t-elle.
+Je ne verrai plus leur sourire!... Elles sont là
+toutes deux dans la terre!... M'entendent-elles?...
+Savent-elles comme je les trompais... et tout ce
+qu'il y avait pour elles d'amour au fond de mon
+c&oelig;ur?...</p>
+
+<p>Elle joignit ses mains sur ses genoux; ses
+yeux ne pouvaient point pleurer, mais dans sa
+voix brisée il y avait des larmes.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvres enfants! reprit-elle; pauvres enfants
+chéris!... Belles âmes qui viviez de dévouement
+et de tendresse! Elles se croyaient
+dédaignées... Autour d'elles, il n'y avait que froideur...
+et jamais une plainte!... Il y a deux
+jours encore, quand je les trouvai agenouillées à
+mes côtés comme deux anges consolateurs, elles
+me parlèrent de mourir pour moi... Et moi je
+n'eus que des paroles de raillerie!... Oh! pitié!...
+pardon!... je vous aimais! je vous
+aimais!...</p>
+
+<p>Des pleurs brûlants inondaient maintenant sa
+joue, et des sanglots soulevaient sa poitrine haletante.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_256">256</span>
+&mdash;Je vous aimais!... poursuivit-elle en faisant
+signe de presser contre son c&oelig;ur une personne
+chère; Dieu le savait... Dieu voyait mes
+larmes et connaissait mon martyre!... Oh! vous
+ne souffriez pas seules, pauvres enfants!... Et
+maintenant que vous êtes des saintes dans le
+ciel, priez pour moi qui reste après vous à souffrir!...</p>
+
+<p>Elle n'avait plus de voix. Le silence régna
+dans le cimetière.</p>
+
+<p>Quand Marthe reprit la parole, son accent était
+doux et tout plein de caresses.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu est bon..., dit-elle; je sens bien que
+je ne serai pas longtemps sans vous revoir... Que
+de baisers quand nous serons toutes ensemble!...
+Je ne me cacherai plus... Je vous montrerai
+mon âme... Nous aimer!... nous aimer!... ce
+sera notre joie dans le paradis!</p>
+
+<p>Elle tressaillit et releva tout à coup sa taille
+affaissée.</p>
+
+<p>&mdash;Blanche!... dit-elle, comme si une voix
+eût murmuré ce nom à son oreille; c'est vrai...
+je l'avais oubliée...</p>
+
+<p>Puis elle ajouta avec amertume:</p>
+
+<p>&mdash;Toujours elle entre vous et moi... Toujours!...
+Et vous l'aimiez, pauvres martyres,
+cette enfant heureuse qui vous prenait ma tendresse...
+Blanche!... oui, je suis sa mère... il
+<span class="pagenum" id="Page_257">257</span>
+faut que je veille sur elle... et je n'ai pas le temps
+de rester avec vous!...</p>
+
+<p>Avant de se relever, elle toucha de ses lèvres
+la terre humide qui recouvrait les deux tombes.</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir!... murmura-t-elle, je reviendrai
+demain.</p>
+
+<p>Elle sortit du cimetière. Tandis qu'elle reprenait
+la route parcourue, le vent, qui gagnait à
+chaque instant en violence, la frappait au visage.
+Au bout de quelques minutes, l'espèce de voile
+qui était sur son esprit se déchira. Durant l'heure
+qui venait de s'écouler, elle avait agi et parlé
+comme en un rêve. Maintenant elle se retrouvait
+tout à coup en face de la réalité; la pensée de sa
+fille envahissait de nouveau son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Elle n'avait pas tout perdu, puisque Blanche
+lui restait, Blanche son cher trésor!...</p>
+
+<p>Si on lui eût rappelé l'amertume récente de
+ses paroles, alors qu'elle s'agenouillait entre les
+deux tombes, Marthe n'y aurait point voulu
+croire.</p>
+
+<p>Reprocher à l'enfant adorée l'amour qu'on lui
+prodiguait, n'était-ce pas un blasphème?</p>
+
+<p>Marthe pressait le pas.</p>
+
+<p>Elle se disait que l'Ange se serait peut-être réveillée
+durant son absence, et qu'elle aurait appelé
+en vain.</p>
+
+<p>Elle se voyait d'avance rentrant dans la chambre
+<span class="pagenum" id="Page_258">258</span>
+un moment désertée et s'élançant vers le petit
+lit pour couvrir de baisers le front de l'Ange....
+de l'Ange qui souriait contente et guérie....</p>
+
+<p>Oh! il y avait encore du bonheur dans sa misère!</p>
+
+<p>Ces pauvres c&oelig;urs frappés prennent tout à
+l'extrême. Ils n'ont plus de règle parce que leur
+force est brisée. On les voit passer du désespoir
+à l'allégresse, et tout sentiment chez eux semble
+exalté par une sorte de fièvre.</p>
+
+<p>L'âme de Marthe s'inondait de joie. Blanche
+était tout pour elle en ce moment. Toutes ses
+facultés d'aimer se rattachaient à Blanche.</p>
+
+<p>Le même paysage triste était toujours autour
+d'elle: la colline, tantôt ensevelie dans la nuit,
+tantôt effleurée par la lueur pâle qui tombait de
+la lune; le marais immense et plat, au milieu
+duquel se dressait la fantastique figure de la
+<i>Femme-Blanche</i>, qui aurait dû lui parler encore
+des deux jeunes filles mortes...</p>
+
+<p>Mais elle ne voyait plus avec les mêmes yeux.
+Il lui semblait que la nuit souriait au-devant de
+ses pas. Elle était forte; sa marche ne chancelait
+plus. Elle se hâtait, consolée, parce qu'elle
+voyait briller au loin, sur la façade sombre du
+manoir, la lumière qu'elle avait laissée dans la
+chambre de sa fille...</p>
+
+<hr class="light" />
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_259">259</span>
+Vers cette même heure, un cavalier suivait
+la route de la Gacilly à une demi-lieue de Redon.</p>
+
+<p>Ce cavalier avait la même pensée que Madame,
+et son c&oelig;ur joyeux battait bien fort au
+souvenir de Blanche qu'il allait revoir.</p>
+
+<p>C'était Vincent de Penhoël arrivant de Brest,
+à l'aide des pièces d'or que Berry Montalt, le
+nabab de Mascate, lui avait données.</p>
+
+<p>Vincent avait payé le capitaine anglais et s'était
+dirigé vers l'Ille-et-Vilaine, sans passe-port,
+au risque de tomber entre les mains de la justice.
+Il était si pressé de revoir Penhoël!</p>
+
+<p>Il poussait son cheval, et ne s'inquiétait guère
+plus que Madame de l'orage menaçant, qui
+courbait déjà les branches flexibles des taillis.</p>
+
+<p>Comme il arrivait à la hauteur du bourg de
+Bains, dans ce même chemin creux où nous
+avons vu l'armée du uhlan Bibandier arrêter
+jadis Robert et Blaise, il entendit au-devant de
+lui le pas d'un cheval, et l'instant d'après un
+cavalier passa au grand galop à son côté.</p>
+
+<p>Vincent crut apercevoir confusément que le
+cheval portait un double fardeau, un homme et
+une femme.</p>
+
+<p>Cela ne le regardait point assurément, et
+pourtant son c&oelig;ur se serra.</p>
+
+<p>Sans se rendre compte de ce qu'il faisait, il
+<span class="pagenum" id="Page_260">260</span>
+appela le cavalier et le somma de s'arrêter.</p>
+
+<p>Mais celui-ci avait déjà disparu à un coude
+de la route. Vincent n'eut point de réponse.</p>
+
+<p>Un irrésistible instinct lui fit tourner la tête
+de son cheval; il fit même quelques pas en arrière,
+et la pensée que l'inconnu était beaucoup
+mieux monté que lui put seule l'arrêter.</p>
+
+<p>Il continua sa route vers Penhoël la tête
+basse et frappé par un pressentiment triste qu'il
+ne pouvait point secouer...</p>
+
+<hr class="light" />
+
+<p>Madame venait de rentrer au manoir de Penhoël.
+Les corridors étaient toujours déserts. Elle
+trouva la porte de l'Ange fermée à double tour
+comme elle l'avait laissée.</p>
+
+<p>Elle fit tourner vivement la clef dans la serrure
+et s'élança vers le lit les bras tendus, le
+sourire aux lèvres.</p>
+
+<p>Le lit était vide.</p>
+
+<p>Madame ne perdit point son sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Petite méchante, murmura-t-elle, qui
+a voulu me punir de l'avoir laissée seule un
+instant!...</p>
+
+<p>Elle chercha en se jouant derrière les rideaux
+et sous les portières.</p>
+
+<p>&mdash;Blanche!... appela-t-elle sans élever la
+voix, où es-tu?</p>
+
+<p>Blanche ne répondait pas.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_261">261</span>
+Madame ouvrit les portes des cabinets et en
+fouilla les moindre recoins.</p>
+
+<p>&mdash;Blanche!... répétait-elle d'une voix altérée
+déjà; ne cherche pas à m'effrayer plus
+longtemps, ma fille... Si tu savais, je n'ai que
+trop de raisons de craindre!... Blanche!...
+Blanche!... je t'en prie!...</p>
+
+<p>Elle tremblait; mais elle souriait encore.</p>
+
+<p>Tout à coup elle poussa un grand cri et se
+laissa choir sur ses deux genoux.</p>
+
+<p>Elle venait de voir la fenêtre ouverte et la
+tête d'une échelle dont les derniers barreaux
+dépassaient le balcon...</p>
+
+<p class="sep4 cent t4">FIN DU DEUXIÈME VOLUME.</p>
+
+<h2 id="toc">TABLE DES MATIÈRES<br />
+<span class="t5">DU DEUXIÈME VOLUME.</span></h2>
+
+<table summary="Table" class="sepb">
+ <tr style="height: 4em;">
+ <td colspan="3"><b>Deuxième partie.</b><br />
+ Le manoir. (Suite.)</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">III</td>
+ <td class="tdl">Mystères.</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_1">1</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">IV</td>
+ <td class="tdl">Mère et fille.</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_27">27</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">V</td>
+ <td class="tdl">Diane et Cyprienne.</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_47">47</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">VI</td>
+ <td class="tdl">Un coin du voile.</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_67">67</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">VII</td>
+ <td class="tdl">Sous la Tour-du-Cadet.</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_87">87</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">VIII</td>
+ <td class="tdl">Maître le Hivain.</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_107">107</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">IX</td>
+ <td class="tdl">Rendez-vous.</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_129">129</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">X</td>
+ <td class="tdl">Prédictions.</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_149">149</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">XI</td>
+ <td class="tdl">Conciliabule.</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_163">163</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">XII</td>
+ <td class="tdl">Petits démons.</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_183">183</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">XIII</td>
+ <td class="tdl">Deux pierres.</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_205">205</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">XIV</td>
+ <td class="tdl">Pauvres filles!</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_219">219</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdn">XV</td>
+ <td class="tdl">Deux tombes.</td>
+ <td class="tdr"><a href="#Page_245">245</a></td>
+ </tr>
+</table>
+
+<div class="box sep4 npage handonly" id="cor_list">
+
+<p>Corrections:</p>
+
+<table summary="Corrections">
+ <tr>
+ <td class="tdp">Page</td>
+ <td class="tdl">&nbsp;</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_1">3</a>, <a href="#cor_3">7</a>, <a href="#cor_4">14</a>, <a href="#cor_7">52</a></td>
+ <td class="tdl">«Babouin» remplacé par «Baboin» (Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_2">6</a></td>
+ <td class="tdl">«un» remplacé par «une» (une partie du cercle).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_5">19</a></td>
+ <td class="tdl">«désappoinié» par «désappointé» (Roger était presque
+ désappointé).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_6">51</a></td>
+ <td class="tdl">«Carentoire» par «Carentoir» (entre Redon et Carentoir).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_8">58</a></td>
+ <td class="tdl">«Halligan» par «Haligan» (Benoît Haligan les avait
+ tenues).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_9">62</a></td>
+ <td class="tdl">«tournois» par «tournoi» (dans ce grand tournoi).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_10">123</a></td>
+ <td class="tdl">«close» par «clause» (frappées d'une clause de réméré).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_11">129</a></td>
+ <td class="tdl">«atttendre» par «attendre» (pour attendre Robert de
+ Blois).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_12">131</a></td>
+ <td class="tdl">«Carantoir» par «Carentoir» (entre Redon et Carentoir).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_13">133</a></td>
+ <td class="tdl">«une» par «un» (un espace de quelques pieds carrés).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_14">167</a></td>
+ <td class="tdl">«décendre» par «défendre» (défendre Penhoël malgré lui).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_15">171</a></td>
+ <td class="tdl">«queston» par «question» (l'homme en question).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_16">196</a></td>
+ <td class="tdl">«quant» par «quand» (quand il fallait traverser un
+ taillis).</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdp"><a href="#cor_17">237</a></td>
+ <td class="tdl">«a» par «as» (Tu les as vues).</td>
+ </tr>
+</table>
+
+</div>
+
+
+
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+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Les belles-de-nuit, Tome II, by Paul Féval
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES BELLES-DE-NUIT, TOME II ***
+
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
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+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
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+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
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+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
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+electronic work or group of works on different terms than are set
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+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
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+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
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+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation information page at www.gutenberg.org
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at 809
+North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
+contact links and up to date contact information can be found at the
+Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
+
+For additional contact information:
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+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
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+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit www.gutenberg.org/donate
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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