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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44664 ***
+
+ HISTOIRE
+ DES
+ SALONS DE PARIS.
+
+
+ TOME CINQUIÈME.
+
+
+
+
+ L'HISTOIRE DES SALONS DE PARIS
+
+
+ FORMERA 6 VOL. IN-8º,
+
+ Qui paraîtront par livraisons de deux volumes.
+
+ La 2e a paru le 11 janvier;
+ La 3e paraîtra le 15 avril.
+
+ Les souscripteurs, chez l'éditeur, recevront _franco_ l'ouvrage
+ le jour même de la mise en vente.
+
+
+ PARIS.--IMPRIMERIE DE CASIMIR,
+ Rue de la Vieille-Monnaie, nº 12.
+
+
+
+
+ HISTOIRE
+ DES
+ SALONS DE PARIS
+
+
+ TABLEAUX ET PORTRAITS
+ DU GRAND MONDE,
+
+ SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE,
+ LA RESTAURATION,
+ ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE Ier;
+
+
+ PAR
+
+ LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.
+
+
+ TOME CINQUIÈME.
+
+
+
+
+ À PARIS,
+ CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE
+ DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS,
+ PLACE DU PALAIS-ROYAL.
+
+ M DCCC XXXVIII.
+
+
+
+
+SALON
+
+DE
+
+L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE.
+
+
+PREMIÈRE PARTIE.
+
+MADAME BONAPARTE.
+
+
+Toutes les personnes qui ont connu Joséphine peuvent sans doute
+invoquer leurs souvenirs sur ce qui la concerne; mais dans le nombre
+il en est cependant qui ressentent plus vivement la force de ces
+mêmes souvenirs et peuvent les retrouver avec d'autant plus de
+fidélité que ces mêmes personnes ont vécu près de la femme dont
+on est aujourd'hui si désireux de connaître les actions, alors
+qu'elle était la compagne aimée de l'homme du siècle. On veut
+surtout connaître l'époque où la France, fatiguée à la suite d'un
+long paroxysme de souffrances, s'était endormie et n'offrait plus à
+l'étranger les immenses ressources _sociables_ qui l'attirent dans
+notre beau pays plus que tous ses autres avantages. Alors Paris était
+une vaste solitude dans laquelle d'anciens amis revenus de l'exil
+osaient à peine se reconnaître. Ce n'était plus qu'en tremblant
+qu'on se demandait à soi-même si l'on était toujours Français. Plus
+de gaieté, plus de cette insouciance qui rendait à nos pères la vie
+si facile, tout était devenu danger. On tremblait de parler; on
+tremblait de se taire; le caractère français, jadis si confiant,
+avait changé sa nature en une sombre inquiétude qui dévorait
+l'existence; on était méfiant; et comment ne pas l'être, on avait été
+si souvent trahi! Aussi, plus de réunions, plus de ces causeries, de
+ces maisons ouvertes, où vingt personnes allaient chaque jour rire
+et causer avant un souper joyeux; plus de société enfin! Plus de
+société en France! cette société habituelle qui faisait notre vie!...
+Aussi quel voile de deuil était jeté sur toutes les familles! il
+semblait que la mort eût passé par cette ville jadis résonnant du
+bruit des chansons, des bals et des fêtes. Était-ce bien la même
+cité où les femmes ne s'occupaient que du soin d'être aimables et
+aimées?... où les hommes, braves comme les Français l'ont toujours
+été, n'en étaient pas moins soigneux de plaire, prévenants et
+polis?... On ne voyait plus dans nos promenades, aux spectacles, que
+de ridicules poupées, ayant même oublié le beau langage pour parler
+un sot et ridicule idiome.--Les femmes elles-mêmes, oubliant ce
+qu'elles se devaient, acceptaient aussi le titre très-justement donné
+d'_incroyables_ et de _merveilleuses_... Quelle époque et quelle
+complète déraison!
+
+Ce fut alors que le 18 brumaire dissipa les premières ténèbres qui
+enveloppaient la France ou du moins les plus épaisses... Alors nous
+entrevîmes un horizon plus clair; il fut permis de se dire Français,
+et à peine une année s'était-elle écoulée qu'on était de nouveau fier
+de l'être. Alors on regarda autour de soi, on rappela ses souvenirs.
+Pourquoi ne pas vivre comme vivaient nos pères? dirent ceux qui,
+depuis leur retour de l'exil, languissaient isolés et n'osaient
+appeler aucun ami autour d'eux... et de nouveau l'hospitalité des
+châteaux ne fut plus un crime; on put se voir, se parler, se
+communiquer ses pensées. L'amour de la sociabilité reprit ses droits,
+et cette coutume si douce de se voir chaque jour, de se réunir,
+redevint encore une fois l'existence de tout ce qui avait connu une
+manière de vivre si excellente et si bien faite pour le bonheur.
+
+Bonaparte, en arrivant au premier degré de ce pouvoir, qu'il sut
+ensuite conquérir tout entier, comprit à merveille qu'il fallait
+réorganiser le système _sociable_ pour arriver au système _social_;
+il fit alors des efforts pour ramener les Français à un état
+semblable à celui dans lequel ils vivaient avant la Révolution en le
+bornant à la vie habituelle: ce n'était pas là qu'étaient les abus.
+
+Quelques semaines après son _avénement_ au consulat, Bonaparte quitta
+le Luxembourg pour venir habiter les Tuileries. Ce premier pas vers
+le pouvoir absolu lui donna aussi la pensée de faire revivre cette
+belle société de France dont les pays les plus lointains étaient
+jadis fiers d'imiter jusqu'aux travers, car ces mêmes travers étaient
+encore aimables. Bonaparte, tout en le souhaitant, comprit que ce
+qu'on appelait l'_ancien régime alors_, pouvait seul apprendre _aux
+siens_ ces belles manières et cette courtoisie si nécessaires à
+la vie habituelle même la plus simple. Il le comprit et travailla
+dans le sens utile pour acquérir à son parti les hommes de celui
+que toute sa vie il avait combattu, car les temps étaient changés,
+et Bonaparte premier Consul, préludant à l'Empire, n'était plus le
+général Bonaparte combattant à Arcole pour la liberté de la France.
+Il demeura toujours l'homme de la gloire, seulement il la comprit
+autrement. Ce fut à cette époque du Consulat qu'il conçut et mit en
+oeuvre son système de fusion, et les Tuileries devinrent un lieu de
+réunion, non seulement dans le salon de madame Bonaparte, mais dans
+les grands appartements du premier Consul. Il y eut d'abord un grand
+mélange: cela devait être; on ignorait encore ce qu'on demanderait.
+On voulait ensuite connaître de plus près cet homme qui préludait à
+la souveraineté par une vie complète de gloire à trente ans, et qui
+paraissait devoir dominer toutes les renommées passées, et faire
+pâlir à côté de lui tous les conquérants du pouvoir. Ne repoussant
+personne, accueillant tous les partis, quelque méfiance qu'il eût de
+celui de Clichy et de celui du Manége, Bonaparte entra avec assurance
+dans l'arène, où personne, au reste, n'osa descendre pour lui
+disputer un prix qu'on jugeait bien ne pouvoir être obtenu que par
+lui.
+
+Bonaparte ne connaissait nullement la haute société de Paris, à
+l'époque où il venait chez ma mère, lorsqu'avant la Révolution elle
+le faisait sortir de l'école militaire au moment des vacances; il
+était trop jeune alors pour apprécier le genre de société qui venait
+chez elle; lorsque plus tard il fut assidu dans notre maison, après
+la mort de mon père, il n'y avait personne à Paris; le salon le plus
+fréquenté par la bonne compagnie était ou en deuil ou désert, et
+quand le Directoire vint nous donner la parodie d'une cour, on sait
+assez quel genre de courtisans les directeurs rassemblèrent autour
+d'eux. Même Barras qui, par sa naissance[1], était bien capable
+de connaître ceux qui devaient venir chez lui et traiter avec eux
+de puissance à puissance. Bonaparte ne pouvait donc connaître que
+par une tradition orale ce qu'on appelait _la bonne compagnie_ et
+ce qu'il voulait avoir autour du trône, encore dans l'ombre, qu'il
+édifiait déjà, et que devait, mais seulement pour quelque temps,
+remplacer le fauteuil consulaire.
+
+[Note 1: Les Barras étaient une de ces douze grandes familles de la
+Provence, qui avaient, avec juste raison, de hautes prétentions à
+une noblesse que peu de familles pouvaient leur disputer en France.
+L'ancienneté des Barras était passée en proverbe: _Noble comme un
+Barras_, disait-on en Provence; _les Barras sont aussi anciens que
+nos rochers_, disaient les paysans.]
+
+Madame Bonaparte pouvait lui être en cela d'un grand secours, mais
+beaucoup moins cependant que Bonaparte ne se le figurait. Madame
+Bonaparte n'avait jamais été présentée à la cour de Louis XVI.
+Les Beauharnais étaient bien nés, bons gentilshommes, mais là
+s'arrêtaient leurs droits pour la présentation. Quant à madame de
+Beauharnais, elle ne fut même présentée qu'en 1789; elle n'était pas
+noble, si ce n'est de cette noblesse des colonies que celle d'Europe
+ne reconnaissait que lorsque la filiation était tellement positive
+qu'on ne la pouvait nier. Sans doute madame de Beauharnais était une
+femme _comme il faut_, pour me servir de l'expression voulue; mais
+Bonaparte crut sa position beaucoup plus importante et capable de
+diriger une opinion. Il revint ensuite là-dessus et j'en ai acquis
+la preuve dans une conversation que j'eus avec lui-même avant le
+divorce[2]. Mais il est certain qu'au moment du mariage il crut avoir
+contracté une union avec une famille qui valait au moins celle des
+Montmorency.
+
+[Note 2: Étant un jour avec lui dans son cabinet[2-A], il me dit,
+en me parlant de quelques amis intimes que j'avais dans le faubourg
+Saint-Germain, et qu'il n'aimait pas alors:--Je ne crains pas _votre_
+faubourg Saint-Germain... pas plus que _votre_ hôtel de Luynes...
+je ne les crains pas plus que je ne les aime... et que je ne les
+aimais lorsque je croyais que l'impératrice (Joséphine alors) était
+elle-même un _gros bonnet_ parmi tout ce monde-là.]
+
+[Note 2-A: C'est de cette conversation que lui-même rend compte dans
+le _Mémorial de Sainte-Hélène_, et dans lequel il avoue lui-même
+aussi que je le traitai comme _un petit garçon_.]
+
+L'erreur se prolongea quelque temps sous le consulat, et le faubourg
+Saint-Germain lui-même y contribua tout le premier. Chacun voulait
+être rayé. On n'en était pas venu encore à écrire quatre lettres
+dans une semaine pour avoir une clef de chambellan au haut de la
+basque de son habit, mais on y préludait; on voulait rentrer dans sa
+maison enfin, et pour cela on se faisait cousin, oncle, grand-oncle,
+arrière-petit-cousin de la femme du premier Consul, car la parenté
+était commune... Mais quoi qu'il en fût de ce que pensait Bonaparte
+de cette foule qui se pressait déjà aux portes des Tuileries, il
+voulut la juger par lui-même: ce fut alors qu'il donna les dîners de
+trois cents couverts dans la galerie de Diane, où étaient admis tous
+les partis et tout ce qui avait une position quelle qu'elle fût dans
+l'État.
+
+J'ai su par une voie qui pour moi ne peut être douteuse, que
+Bonaparte regretta alors souvent d'être mal avec ma mère; il savait
+que le fond de sa société était le faubourg Saint-Germain dans son
+plus grand _purisme_; et les noms qui se prononçaient à la porte
+du salon de ma mère en étaient la preuve; il chargea non-seulement
+madame Leclerc[3] de faire une tentative pour renouer ses relations
+avec ma mère, mais il en parla vivement à Junot et plusieurs fois il
+m'insinua le désir qu'il en avait; mais ce fut inutilement. Ma mère
+avait consenti à revoir le général Bonaparte le jour où elle donna
+un bal au moment de mon mariage; elle consentit encore, _pour moi_,
+à rendre une visite à madame Bonaparte; mais aucune instance ne put
+vaincre sa répugnance; elle était bien malade d'ailleurs à cette
+époque et déjà fort souffrante, et son refus fut positif.
+
+[Note 3: Ce nom de madame Leclerc me rappelle un livre qui m'est
+tombé sous la main l'autre jour, et qui s'intitule: _Mémoires d'une
+Femme de qualité_, dont l'auteur est, dit-on, madame du C...., les
+documents en sont tellement fautifs, que je parle ici de cet ouvrage
+pour engager à le lire comme un livre spirituel et parfaitement
+écrit, mais d'une telle inexactitude, que je recommande aussi de ne
+pas s'y fier pour les renseignements qui concernent le Consulat et
+l'Empire. C'est ainsi qu'on y voit toute une histoire, ou plutôt
+un roman sur madame Leclerc (princesse Pauline), sur laquelle, en
+vérité, il y a bien assez de choses vraies à dire. L'auteur lui
+fait épouser le général Leclerc, la première année du Consulat,
+tandis qu'elle l'a épousé à Milan, en 1796, cinq ans auparavant!...
+Ils partirent tous deux pour Saint-Domingue, où le général Leclerc
+mourut, en 1802 (au commencement); elle revint en Europe, et, en
+1803, elle épousa le prince Borghèse. Mais ce n'est pas tout: on
+fait du général Leclerc un _charmant et beau cavalier_... lui qui
+était petit, chétif et de la plus insignifiante figure; si ce n'est
+pourtant qu'il avait toujours l'air de méchante humeur, ce qui lui
+faisait une expression comme une autre. Quant à être amoureuse du
+général Leclerc, sa femme n'y a jamais songé: ce fut un mariage de
+convenance, arrangé par Bonaparte, et accepté par l'ambition de
+Leclerc. Tout ce qui a rapport à Madame-Mère est aussi peu vrai. J'ai
+déjà réfuté tout ce qui frappait sur elle pour le reproche d'avarice,
+et crois l'avoir fait de manière à convaincre. Je continuerai ici
+pour son esprit. Jamais madame Lætitia (comme on l'appelait pour la
+distinguer de sa belle-fille), n'a dit une parole inconvenante; et,
+certes, tous les dialogues où elle entre en scène sont inconcevables
+de bêtise, pour dire le mot. Quel est, ensuite, ce titre
+d'_Impératrice-Mère_, qu'elle n'eut jamais? Si c'est une dérision, je
+ne la comprends pas; si c'est une erreur, elle est trop forte. Mais
+ce n'est pas seulement pour la famille Bonaparte que l'auteur s'est
+mépris; il paraît qu'il n'aimait pas à suivre la publication des
+bans: il fait marier le général Moreau avant le 18 brumaire et même
+le retour d'Égypte, tandis qu'il s'est marié depuis. Il en est de
+même de M. de Turenne (Lostanges); l'auteur des _Mémoires d'une Femme
+de qualité_ le fait conduire sa femme chez madame Bonaparte, un mois
+après le 18 brumaire. M. de Turenne n'était pas marié à cette époque;
+ou, s'il l'était, sa femme n'allait pas aux Tuileries, et n'était pas
+même à Paris. Quant à M. de Turenne, ce fut beaucoup plus tard qu'il
+fut lui-même admis aux Tuileries.
+
+Il en est de même d'une foule de détails sur lesquels le livre repose
+en entier, et qui ne sont pas plus vrais. Aucun des personnages n'est
+même ressemblant physiquement, quand il lui arrive de parler de leur
+figure. C'est ainsi que madame Lætitia a, selon lui, la physionomie
+PÉTULANTE, tandis que jamais visage ne fut plus calme et plus reposé:
+ce fut même toujours son expression habituelle. L'auteur n'est pas
+mieux instruit du reste. Il fait causer Hortense et Joséphine avec
+madame de Nansouty, qui n'était pas mariée non plus alors, et qui,
+d'ailleurs, n'a jamais articulé que de spirituelles et convenables
+paroles: c'est une charmante personne, aussi aimable que bonne, toute
+gracieuse et surtout n'ayant jamais rempli le rôle de _flatteuse_,
+que lui donne si bénévolement l'auteur des _Mémoires_. Je lui fais
+aussi le reproche d'être tout aussi mal instruit des choses frivoles
+qui nous concernent. Je lui ferai donc observer que Leroy ne faisait
+que des chapeaux et des modes à l'époque du Consulat. C'étaient
+madame Germont et madame Raimbaud qui étaient les Camille et les
+Palmyre de cette époque. Mesdames Bonaparte et Hortense se servaient
+de préférence de madame Germont. Madame Raimbaud était la couturière
+de madame Récamier, de madame Hainguerlot, de la société financière
+élégante et rivale de celle des Tuileries. On n'a jamais dit non
+plus _madame Despaux_,--toujours mademoiselle Despaux.--Son mari
+s'appelait M. Hyxe, et était marchand de chevaux et non pas chef de
+division à la guerre. Tout cela serait de peu d'importance, sans
+doute, si le livre ne se composait d'autres choses; mais ces faits
+liés ensemble par des conversations tenues par des personnages nommés
+plus haut forment les quatre cents pages de ce volume, et il n'y a
+même pas l'illusion.
+
+C'est ainsi qu'on fait tenir à Rapp un propos qu'il ne peut avoir
+dit: l'auteur des _Mémoires d'une Femme de qualité_ lui fait prendre
+fort à coeur la première nouvelle du concordat (1802), et Rapp
+s'écrie: «Pourvu qu'on ne fasse prêtres ni nos aides-de-camp ni
+nos cuisiniers! J'en suis fâchée pour Rapp, car le mot est bien
+pour un homme comme lui, mais il ne peut pas l'avoir dit. Rapp, à
+l'époque du concordat, n'était que lieutenant-colonel, n'avait pas
+d'aides-de-camp et l'était lui-même. Mais je ne puis relever toutes
+les fautes. M. de Narbonne, que la _femme de qualité_ fait aller,
+pendant le Consulat, aux Tuileries, n'y alla que sous l'Empire. Il
+n'y avait pas non plus d'officiers du palais _chamarrés de cordons
+et de croix_ sous le Consulat, en 1802; la Légion-d'Honneur ne fut
+elle-même distribuée qu'en 1804. Jamais non plus on n'a annoncé
+_Madame, femme du premier Consul_. Où l'auteur a-t-il été prendre
+de pareilles histoires? C'est comme Junot arrêtant le colonel
+Fournier!... et surtout le tutoyant! l'un est aussi peu vrai
+que l'autre pour qui les aurait vus un moment ensemble--ils se
+connaissaient à peine et ne s'aimaient pas du tout, ayant été sous la
+bannière différente de l'armée du Rhin et de l'armée d'Italie.
+
+L'affaire de Cerrachi est tout aussi faussement rapportée, comme on
+peut le voir dans mes Mémoires et ceux de Bourrienne: ces derniers
+sont vrais quand la passion ne le domine pas. L'auteur des _Mémoires
+d'une Femme de qualité_ ne consulte même pas le _Moniteur_: il fait
+arrêter Cerrachi le 9 novembre 1801, et il le fut le 25 octobre
+1800; ce fut le général Junot, alors commandant de Paris, qui en
+fut chargé, et non pas le général Lannes, qui, en sa qualité de
+commandant de la garde, n'y avait que faire. J'ai une époque précise
+pour me rappeler cette circonstance; mon contrat de mariage devait
+être signé ce jour-là, et il ne le fut que le surlendemain, en
+raison de cet événement; mais voilà ce qui arrive lorsque l'on fait
+des livres avec des ouï-dire et des propos répétés. Des mémoires ne
+doivent être faits que par des personnes ayant vu les acteurs du
+drame qu'elles racontent. Sans cette condition observée, il arrive
+qu'on parle des gens comme la _femme de qualité_ parle de M. de
+Metternich, qu'elle représente avec une coiffure comme celle de
+Mirabeau! Je ne fais aucune remarque; assez de personnes ont connu
+ou seulement vu M. de Metternich, et se rappellent sa charmante
+tournure; aussi je ne veux pas répondre là-dessus à la _femme de
+qualité_, qui peut bien être de qualité, mais qui n'est pas toujours
+exacte.
+
+Je finirai ma critique en lui rappelant qu'elle devrait retrancher
+dans une nouvelle édition ce qu'elle dit de Madame-Mère, «Madame
+Lætitia, dit-elle dans le premier volume, faisait argent de tout
+et se faisait payer pour chaque place qu'elle faisait obtenir.»
+Ceci n'est plus une erreur, c'est une calomnie!... Je l'ai vu
+seulement hier en parcourant ce volume dont on m'avait parlé, et je
+déclare aussitôt que c'est une des plus odieuses calomnies que l'on
+puisse élever contre quelqu'un dont l'honorable caractère, dans la
+prospérité comme dans le malheur, aurait dû lui être une sauvegarde
+contre une attaque de ce genre. Madame Lætitia a un caractère
+noblement antique. Il faudrait un Plutarque pour la louer dignement.]
+
+L'étiquette observée à ces dîners des _quintidis_ n'était celle
+d'aucun temps ni d'aucune cour. En effet comment expliquer ce que le
+chef d'un gouvernement pouvait vouloir faire de cette foule immense
+rassemblée dans une même enceinte comme pour passer une revue!
+Bonaparte, déjà souverain par sa volonté, ne l'était pas encore
+cependant de fait; mais il voulait choisir ses courtisans tout en
+essayant la royauté.
+
+Comment ces pensées ne lui seraient-elles pas venues en effet?...
+Je me rappelle l'enthousiasme qui animait Paris tout entier le jour
+où il alla du Luxembourg aux Tuileries... Cette circonstance était
+d'une immense importance pour Bonaparte... Les Tuileries!... cette
+résidence royale! l'habitation de Louis XVI... de ce roi malheureux,
+mais si bon, si excellent!... dont lui-même avait pleuré la mort...
+Oui, cet événement était pour Napoléon d'une grande portée... Aussi
+lorsque le 30 _pluviôse_ il se réveilla, sa première parole fut:
+_Nous allons donc aujourd'hui coucher aux Tuileries!...._ Et il
+répétait ce mot avec une sorte de joie en embrassant Joséphine.
+
+--Ce jour du 50 pluviôse[4] est un jour remarquable dans l'histoire
+de Napoléon. Il a fixé dans son âme la pensée de la royauté, qui
+peut-être jusque là n'y avait fait qu'apparaître...
+
+[Note 4: Ces détails ne se trouvent pas dans mes Mémoires, parce
+que la place me manquait pour mettre un détail spécial pour chaque
+événement.]
+
+L'étiquette observée pour le cortége fut à peu près comme plus
+tard celle des dîners des quintidis. On voulait une sorte de
+représentation, et comme jusque-là le Directoire n'en permettait
+aucune aux corps de l'État, aucun d'eux n'avait ce qui lui était
+nécessaire. On vit donc le Conseil d'État aller dans des fiacres
+dont les numéros étaient cachés par du papier de la couleur de la
+caisse... Les ministres seuls avaient des voitures et des manières de
+livrées... La véritable splendeur du cortége, c'était les troupes.
+On y admirait surtout la beauté du régiment des guides ou chasseurs
+de la garde, commandés par Bessières et Eugène, ce régiment dont le
+premier Consul affectionnait tant l'uniforme...
+
+La voiture du premier Consul était simple, mais attelée de six
+chevaux blancs magnifiques. Ces chevaux rappelaient un beau
+souvenir!... Ils avaient été donnés par l'Empereur d'Autriche au
+général Bonaparte après le traité de Campo-Formio... Lorsque
+cette circonstance fut connue du peuple, ce ne furent plus des
+acclamations... ce furent des cris de délire et d'enthousiasme qui
+retentissaient à l'autre extrémité de Paris... Cette pensée était
+belle en effet lorsqu'on s'arrêtait sur elle... lorsqu'on voyait ce
+jeune homme dont le courage et l'esprit habile avaient donné la paix
+avec la gloire à la France, lorsqu'il n'avait encore que vingt-huit
+ans!... Et lui, comme il était heureux ce même jour en écoutant ces
+cris de joie et d'amour!... Il remerciait la foule enivrée avec un
+sourire, un regard si doux, tout en s'appuyant sur un magnifique
+sabre également don de l'Empereur d'Allemagne!.. mais en serrant la
+riche poignée de cette arme, Bonaparte semblait dire à ce peuple: Ne
+craignez point avec moi pour votre gloire, Français... Cette arme
+me fut donnée pour avoir fait la paix... mais je saurai la tirer du
+fourreau pour votre défense, si jamais on vous insulte...
+
+Le premier Consul était dans le fond de la voiture à droite; sur le
+devant était le troisième Consul, Lebrun. Cambacérès, comme second
+Consul, était à côté du général Bonaparte; quant à madame Bonaparte,
+elle était venue aux Tuileries avant le cortége. Il n'y avait encore
+pour elle aucune ombre de royauté. Elle s'y était donc rendue avec
+mademoiselle de Beauharnais, madame de Lavalette, madame Murat,
+qui était déjà mariée, mais seulement depuis quelques jours, et
+quelques autres femmes fort élégamment parées. Elle alla se mettre
+aux fenêtres de l'appartement du Consul Lebrun, dans le pavillon de
+Flore[5].
+
+[Note 5: Aucune de nous n'était encore mariée à cette époque de la
+translation du gouvernement du Luxembourg aux Tuileries; presque tous
+les mariages se firent dans l'année.]
+
+Une particularité assez remarquable fut ce qui arriva ce même jour,
+au moment de l'entrée des consuls dans la cour des Tuileries. Cette
+cour n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui; elle était entourée de
+planches et fort mal disposée; deux corps-de-garde, qui avaient été
+faits probablement à l'époque de la Révolution, existaient encore.
+Ceci est simple; mais ce qui ne l'était pas, c'est une inscription
+qu'on voyait sur celui de droite, ainsi conçue: LE 10 AOÛT 1792, LA
+ROYAUTÉ EN FRANCE EST ABOLIE, ET NE SE RELÈVERA JAMAIS!....
+
+Et elle entrait triomphante dans le palais des rois!... En voyant
+cette inscription plusieurs soldats qui formaient la haie ne purent
+retenir des exclamations vives, et plusieurs imprécations accablèrent
+encore la royauté vaincue au 10 août... En les entendant, le premier
+Consul sourit d'une si singulière manière, que ce sourire demeura
+bien longtemps dans la mémoire de celui qui en fut témoin et qui me
+l'a redit.
+
+L'ironie qui anima la physionomie du premier Consul ne pouvait être
+traduite par celui qui avait vu le sourire. Je crois en avoir trouvé
+la raison dans la colère des soldats qui invectivaient la royauté,
+tout en remplissant une fonction qui ne s'accorde qu'à cette même
+royauté et qui est même une de ses prérogatives comme pour Dieu!...
+c'est de former la haie!... Quoi qu'il en soit, les troupes se mirent
+en bataille lorsqu'elles furent arrivées dans la cour; et dès que la
+voiture fut arrêtée, le premier Consul en descendit rapidement, et
+sauta plutôt qu'il ne monta à cheval; car alors, il était jeune et
+leste, et aussi prompt à exécuter qu'à concevoir. Après lui descendit
+Cambacérès, dont la grave personne ne se mettait en mouvement qu'avec
+une lenteur qui contrastait d'une manière comique avec tous les
+mouvements de celui qui marchait avant lui. Venait ensuite Lebrun,
+dont l'énorme rotondité lui donnait déjà l'aspect d'un vieillard.
+Les deux consuls laissèrent leur collègue passer les troupes en
+revue. C'était pour eux chose étrangère à leurs habitudes, et ils
+montèrent dans les appartements de réception: les ministres, le corps
+diplomatique, le Conseil d'État les y attendaient.
+
+Les années peuvent s'écouler, mais jamais elles n'affaibliront la
+force, le souvenir de pareils temps!... Le Carrousel entier était
+couvert d'un peuple immense, dont les cris répétés allaient frapper
+le ciel: _Vive le premier Consul!... vive le général Bonaparte!....._
+Et ces masses pressées étaient formées d'ouvriers, de peuple méritant
+vraiment ce beau nom, et le méritant alors par tout ce qu'il demande
+de grand et de beau dans ses sentiments. Aux fenêtres des maisons
+du Carrousel, à celles du Louvre, on voyait une foule de femmes
+élégamment parées et portant le costume grec, qui alors était encore
+à la mode. Ces femmes faisaient voler en l'air des écharpes de soie,
+des mouchoirs... leur enthousiasme était un délire... Oh! quelle
+journée pour Bonaparte!...
+
+Mais une circonstance dont le souvenir, non seulement ne s'effacera
+jamais de mon âme, et dont la puissance, je crois, sera toujours
+aussi vive dans le coeur de tout Français ayant assisté à cette
+journée, ce fut ce qui arriva au moment où le premier Consul vit
+passer devant lui les drapeaux de plusieurs demi-brigades. Lorsque
+le porte-drapeau de la 43e inclina celui qu'il portait devant son
+général, on ne vit qu'un simple bâton surmonté de quelques lambeaux
+criblés, mutilés par les balles, et noircis par la fumée de la
+poudre... En l'apercevant au moment du salut, Napoléon parut frappé
+de respect... Son noble visage prit une expression toute sublime; il
+ôta son chapeau et s'inclina profondément avec une émotion visible
+devant ces enseignes de la république, mutilées dans les batailles.
+Celles de la 30e et de la 96e étaient dans le même état. En voyant
+la troisième s'incliner devant lui, le premier Consul parut encore
+plus ému que pour la 43e. On voyait que plus les preuves de notre
+gloire se multipliaient à ses yeux, plus il était heureux et fier de
+commander une armée dont les hauts faits parlaient un tel langage.
+Son émotion avait sa source dans de hautes et nobles pensées, sans
+doute; car, en ce moment, un rayon lumineux semblait entourer son
+visage. Le peuple le vit et le comprit! Alors ce ne furent plus de
+ces cris simplement animés de: Vive le premier Consul!... Ce fut une
+explosion d'amour et de délire... Des masses entières s'ébranlaient
+pour aller à lui; on voulait le voir de plus près, le contempler,
+le toucher... Les femmes, les hommes, les enfants, les vieillards,
+tous, tous voulaient aller à lui; tous articulaient des paroles
+d'affection, tous poussaient des cris frénétiques d'amour et de
+joie... Oh! qui donc pourrait dire qu'alors il n'était pas l'idole de
+la France!
+
+Madame Lætitia m'avait demandée à ma mère pour cette journée, et
+j'étais avec elle et madame Leclerc à une fenêtre de l'hôtel de
+Brionne[6] chez M. Benezeth... Quel souvenir que celui de cette mère,
+dont le noble et beau visage était couvert de larmes de joie!... de
+ces larmes qui effacent tout un passé de malheur, et font croire à
+tout un avenir heureux.
+
+[Note 6: L'hôtel de Brionne n'existe plus. Il était situé à la place
+de la porte et du guichet des gens à pied, qui se trouvent près de
+l'escalier pour aller chez le trésorier de la couronne. Madame Murat
+alla y loger dès que son frère fut aux Tuileries, et elle y fit même
+ses couches lorsque naquit le prince Achille, son fils aîné.]
+
+Ceci me rappelle une circonstance que j'ai omise en parlant du 18
+brumaire; elle montrera combien peu Bonaparte se laissait deviner par
+les siens.
+
+Le 19 brumaire de l'an VII, ma mère, qui était fort attachée, comme
+on le sait, à la famille Bonaparte, et chez laquelle cette famille
+tout entière passait sa vie, voyant l'inquiétude de son amie[7]
+Lætitia, lui proposa de venir dîner avec nous, ainsi que madame
+Leclerc, et puis ensuite d'aller ensemble à Feydeau, pour y voir un
+fort joli spectacle, dans lequel jouaient Martin et Elleviou. Ces
+dames acceptèrent: le dîner se passa tristement. Madame Lætitia était
+inquiète sans savoir pourquoi, ou plutôt parce quelle le devinait.
+Mais en véritable mère d'un grand homme, tout ce qu'elle éprouvait
+demeurait au fond de son âme; et même avec ma mère, elle fut
+silencieuse.
+
+[Note 7: Madame Lætitia et ma mère avaient été élevées ensemble,
+et cela dès l'enfance; les maisons de leurs mères se touchant
+immédiatement; et, depuis, cette liaison s'était encore resserrée par
+l'événement de la mort de M. Bonaparte le père dans la maison de ma
+mère, à Montpellier.
+
+M. Benezeth avait été ministre de l'intérieur; il était aussi fort
+ami de ma famille, qu'il avait connue en Languedoc.]
+
+Mon beau-frère, ami intime de Lucien, et qui ne le quitta pas dans
+toute cette journée, était parti depuis le matin, et ses adieux
+ne nous avaient pas rassurées, ma mère et moi; car nous aimions
+tendrement Lucien, et ne pouvions nous dissimuler qu'il y avait
+beaucoup à craindre dans les heures qui allaient s'écouler, quoique
+nous ne sussions que très-imparfaitement ce qui se tenterait...
+J'aimais Lucien et Louis comme des frères; et bien que je ne
+comprisse pas la politique, j'en savais assez pour être au moins
+inquiète; et pour moi, c'était souffrir.
+
+Aucune nouvelle ne parvint d'une manière positive jusqu'à sept
+heures. Alors ma mère demanda ses chevaux, et nous partîmes avec
+madame Leclerc, madame Lætitia et mon frère Albert pour Feydeau.
+
+Je ne me rappelle plus maintenant quelle était la pièce qu'on jouait
+premièrement. Je n'ai gardé le souvenir que de celle qui terminait
+le spectacle: c'était _l'Auteur dans son ménage_. Nous étions assez
+calmes, et même presque gaies, car rien ne nous était parvenu.
+Albert était sorti plusieurs fois et avait parcouru le foyer et les
+corridors sans rien apprendre de nouveau; nous nous disposions à
+écouter la dernière pièce, lorsque le rideau se lève avant le moment,
+et l'acteur qui devait remplir le rôle principal se présente en robe
+de chambre de piqué blanc, costume de ce rôle[8], et s'avançant sur
+le devant de la scène, dit au public: _Citoyens, une révolution vient
+d'avoir lieu à Saint-Cloud; le général Bonaparte a eu le bonheur
+d'échapper au poignard du représentant Arena et de ses complices. Les
+assassins sont arrêtés._
+
+[Note 8: On jouait _l'Auteur dans son Ménage_, jolie petite pièce, je
+crois, d'Hoffmann.]
+
+Au moment où le mot, _vient d'échapper au poignard_, fut prononcé,
+un cri perçant retentit dans la salle... Il partait de notre loge:
+c'était madame Leclerc qui l'avait jeté, et qui était dans un état
+vraiment alarmant. Elle sanglotait et ne pouvait pleurer; ses nerfs,
+horriblement contractés, lui causaient des convulsions tellement
+fortes, qu'Albert commençait à ne pouvoir la contenir. Madame
+Lætitia était pâle comme une statue de marbre; mais quels que fussent
+les déchirements de son coeur, on n'en voyait d'autre trace sur son
+visage encore si beau à cette époque, qu'une légère contraction
+autour des lèvres. Se penchant sur sa fille, elle prit ses mains, les
+serra fortement, et dit d'une voix sévère:
+
+«Paulette[9], pourquoi cet éclat? Tais-toi. N'as-tu pas entendu qu'il
+n'est rien arrivé à ton frère?... Silence donc... et lève-toi; il
+faut aller chercher des nouvelles.»
+
+[Note 9: On lui donnait ce nom dans sa famille où personne ne
+l'appelait Pauline. Nous l'appelions aussi Paulette.]
+
+La voix de sa mère frappa plus madame Leclerc que toutes nos
+consolations. Les miennes, d'ailleurs, étaient plutôt de nature à
+l'alarmer qu'à la rassurer. Je craignais pour mes deux frères de
+coeur, Lucien et Louis; et je pleurais tellement, que ma mère me
+gronda tout aussi sévèrement que Paulette. Enfin nous pûmes partir.
+Albert, que nous avions envoyé pour savoir si la voiture de ma mère
+était arrivée, nous annonça qu'elle nous attendait. Il prit madame
+Leclerc dans ses bras, et la porta, plutôt qu'il ne la conduisit,
+à la voiture dans laquelle nous nous hâtâmes de monter; car on
+sortait en foule du théâtre pour aller aux nouvelles; et plusieurs
+personnes ayant reconnu ma mère et les femmes qui étaient avec nous,
+disaient: «C'est la mère et la soeur du général Bonaparte!...» La
+beauté incomparable de Paulette, qui était encore doublée, je crois,
+par sa pâleur en ce moment, suffisait déjà bien assez pour attrouper
+les curieux. Qu'on juge de l'effet que produisirent ce peu de mots:
+_C'est la soeur du général Bonaparte!_
+
+«Où voulez-vous aller? dit ma mère à madame Lætitia, lorsque son
+domestique lui demanda ses ordres. Est-ce rue du Rocher[10], ou bien
+rue Chantereine?
+
+[Note 10: C'était alors dans cette maison, qui appartenait à Joseph,
+que logeait madame Lætitia.]
+
+--Rue Chantereine, répondit madame Lætitia, après avoir réfléchi un
+moment. Joseph ne serait pas chez lui, et Julie ne saurait rien...
+
+--Si nous allions rue Verte[11]?» dis-je à madame Lætitia.
+
+[Note 11: Lucien logeait alors rue Verte, et je voulais que nous
+fussions chez lui, pour avoir de ses nouvelles par sa femme.]
+
+--Ce serait inutile. Christine[12] ne sait rien; et peut-être même
+pourrions-nous l'alarmer... non, non, rue Chantereine.»
+
+[Note 12: Première femme de Lucien.]
+
+Nous arrivâmes rue Chantereine; mais il fut d'abord impossible
+d'approcher de la maison. C'était une confusion à rendre sourd par le
+fracas que faisaient les cochers en criant et en jurant; les hommes
+à cheval arrivant au galop, et culbutant tout ce qui se trouvait
+devant eux; des gens à pied, les uns demandant des nouvelles, les
+autres criant qu'ils en apportaient... Et tout ce fracas, ce tumulte
+au milieu d'une nuit de novembre, sombre et froide... Quelques hommes
+de la bonne compagnie étaient parmi eux pour apprendre quelque chose;
+car on racontait d'étranges événements qui, du reste, devaient
+bientôt se réaliser. Dans le nombre de ces curieux malveillants se
+trouvait Hippolyte de R..., l'un des habitués les plus intimes du
+salon de ma mère. Il reconnut notre voiture; et ne voyant pas quelles
+étaient les personnes qui étaient avec nous: «Eh bien! s'écria-t-il,
+voilà de la belle besogne!... Votre ami Lucien, mademoiselle Laure,
+poursuivit-il en s'adressant à moi, qu'il voyait contre la portière,
+avec tout son républicanisme et sa colère contre notre club de
+Clichy, vient de faire un roi de son frère le caporal.»
+
+M. de Rastignac était fort près de la portière; je fus obligée
+non-seulement de lui dire très-vivement de se taire, mais de frapper
+sur sa main, car il n'entendait rien. Alors il reconnut madame
+Lætitia et madame Leclerc qu'il voyait journellement chez ma mère, où
+il passait sa vie ainsi que ses frères: cette vue le frappa tellement
+qu'il s'en alla en courant. Ce n'était pas qu'il craignît; tout au
+contraire son opinion était bien connue, et ses frères et lui ne
+voulurent jamais accepter aucune place sous l'Empire.
+
+Cependant notre voiture avançait; enfin nous parvînmes dans cette
+allée qui précède la cour de la petite maison de la rue Chantereine
+et nous arrivâmes devant le perron. Madame Lætitia envoya Albert pour
+savoir si le général Bonaparte était revenu de Saint-Cloud. Au moment
+où mon frère descendait de voiture un officier entrait au grand galop
+dans la cour suivi de deux ordonnances. Les lumières du vestibule
+nous le montrèrent et nous reconnûmes M. de Geouffre mon beau-frère,
+qui dans cette journée avait été l'aide-de-camp de Lucien.
+
+--Tout va bien! nous cria-t-il du plus loin qu'il nous vit!... et
+il nous raconta les événements miraculeux de la journée... Tout
+était fini. Il y avait une commission consulaire dont deux membres
+du Directoire faisaient partie et le général Bonaparte était le
+troisième.
+
+--Voilà un brochet qui mangera les deux autres poissons, dit ma mère.
+
+--Oh Panoria! dit madame Lætitia avec un accent de reproche, car à
+cette époque elle croyait au républicanisme pur de son fils.
+
+--Ma mère ne répondit pas, mais elle était convaincue. Madame
+Bonaparte et madame Leclerc descendirent pour aller trouver Joséphine
+et attendre la venue de Napoléon. Nous les laissâmes et revînmes chez
+ma mère où nous trouvâmes vingt personnes qui l'attendaient comme
+cela était toujours quand elle allait au spectacle; mais ce soir-là
+on espérait des nouvelles et le cercle était doublé.
+
+J'ai interverti l'ordre des choses pour rappeler ce fait. Il montre
+combien peu étaient connus les projets de Bonaparte dans sa famille
+même la plus intime, puisque sa mère et sa soeur bien-aimée étaient
+aussi ignorantes de ce qui devait se passer le 19 brumaire que la
+personne de Paris le moins avant dans son intimité.
+
+Pour rejoindre l'époque où nous sommes maintenant, il faut nous
+retrouver à l'une des fenêtres de l'hôtel de Brionne chez M. de
+Benezeth, regardant la magnifique revue passée par le premier Consul
+le 30 pluviôse de l'an VIII. Toutes les croisées ayant jour sur la
+place et sur la cour étaient garnies de femmes élégamment parées et
+dans ce costume grec qui était si gracieux porté par des femmes qui
+se mettaient bien... et puis il allait à cet enthousiasme qui nous
+agitait alors. Nous étions vraiment des femmes de Sparte et d'Athènes
+en écoutant les récits de ces fêtes de gloire, de ces batailles où
+notre noblesse prit et reçut son blason. Et puis comment croire à
+cette tyrannie qui nous était prophétisée lorsqu'il parut une lettre
+écrite à un sergent de grenadiers, par le premier _Consul lui-même_,
+au moment de la distribution des sabres et des fusils d'honneur[13].
+L'un des élus avait écrit à Bonaparte pour le remercier, et le
+premier Consul lui répondit:
+
+«J'ai reçu votre lettre, _mon brave camarade_, vous n'avez pas besoin
+de me parler de vos actions. Je les connais, vous êtes un des plus
+braves grenadiers de l'armée depuis la mort de Benezeth. Vous êtes
+compris dans la distribution des cent sabres d'honneur que j'ai fait
+distribuer. Tous les soldats de votre corps étaient d'accord que
+c'était vous qui le méritiez davantage.
+
+«Je désire beaucoup vous revoir; le ministre de la guerre vous envoie
+l'ordre de venir à Paris.»
+
+[Note 13: Les sabres et les fusils, les baguettes, les pistolets
+d'honneur, furent une des premières institutions du Consulat. La loi
+qui les créa fut rendue au Luxembourg. Ce fut à la même époque que
+M. de Talleyrand fit observer au premier Consul que les journaux
+devaient être limités. Déjà ils l'avaient été par l'influence du
+directeur Sieyès, mais on ne trouva pas assez longue la coupure de
+ses ciseaux, et l'on rendit un arrêté où il était dit:
+
+Le ministre de la police ne laissera paraître pendant toute la durée
+de la guerre que les journaux ci-après nommés:
+
+ _Le Moniteur Universel._
+ _Le Journal de Paris._
+ _Le Bien-Informé._
+ _Le Publiciste._
+ _L'Ami des Lois._
+ _La Clef du Cabinet._
+ _Le Citoyen Français._
+ _La Gazette de France._
+ _Le Journal des Hommes Libres._
+ _Le Journal du soir des frères Chaigneau._
+ _Le Journal des Défenseurs de la Patrie._
+ _La Décade Philosophique_ et les journaux s'occupant
+ exclusivement des arts, etc.]
+
+Cette lettre est un chef-d'oeuvre d'adresse. Comme il est habile de
+reconnaître presque le droit aux soldats de désigner le plus brave
+parmi eux! Et puis ce titre _de brave camarade_ accordé à un sergent.
+Cette lettre, qui devait nécessairement courir dans tous les rangs de
+l'armée, devait en même temps faire des amis et même des fanatiques à
+la religion de Napoléon.
+
+Le jeune homme à qui s'adressait cette lettre s'appelait _Léon Aune_;
+il était sergent de grenadiers, je ne me rappelle plus dans quel
+régiment.
+
+Aussi nous étions sous le charme d'une pensée; c'est que le
+gouvernement consulaire ramènerait avec lui les formes polies
+d'autrefois, la sécurité, le bonheur, et en même temps qu'il
+fonderait le règne de cette liberté toujours appelée, toujours
+désirée et toujours inconnue: c'était un rêve sans doute, mais ne
+rêve-t-on jamais?...
+
+Madame Bonaparte était rayonnante de beauté le jour de cette revue
+ainsi qu'Hortense, qui était vraiment charmante à cette époque de sa
+vie, avec sa taille élancée, ses beaux cheveux blonds, ses grands
+et doux yeux bleus et sa grâce toute créole et toute française à la
+fois!... Elles étaient toutes deux aux fenêtres du troisième Consul
+Lebrun, entourées d'une espèce de cour qu'il n'avait pas fallu
+longtemps pour former.
+
+Napoléon était un homme trop universel, son génie, qui embrassait
+toutes choses, était trop vaste pour n'avoir pas jugé de quelle haute
+importance il était pour son plan de rétablir l'ordre non-seulement
+dans la vie politique et générale, mais dans la vie privée de
+chaque famille. Ces familles formaient les masses après tout, et
+Napoléon, tout en n'ayant pas de formes polies et gracieuses, savait
+parfaitement les apprécier. Sans vouloir que les femmes eussent de
+la puissance, il désirait cependant qu'elles prissent en quelque
+sorte la conduite d'une partie des choses de ce monde. Il redoutait
+des femmes comme madame de Staël; mais il comprenait tout le bien
+que pouvait faire madame de Genlis ou quelqu'un dans ce genre. Il
+redoutait le génie de la première comme un rival, tandis qu'il
+aimait et recherchait l'esprit de l'autre comme un allié ami... en
+tout ce qui concernait l'étiquette, la vie de société, ce qui tenait
+enfin à l'existence du monde et à l'influence qu'elle exerce: tout
+cela était pour le premier Consul et plus tard pour l'Empereur d'une
+importance que pourront difficilement croire ceux qui ne l'ont pas
+approché comme moi[14].
+
+[Note 14: En voici une preuve. Napoléon ne cessait de me parler du
+faubourg Saint-Germain, de mes amis, de leur opinion... et ce sujet
+de conversation ne tarissait jamais jusqu'au moment où lui-même
+s'entoura du faubourg Saint Germain, qui du reste ne demandait pas
+mieux, et lorsque je vis toutes les nominations, qui se trouvent
+encore au reste dans les almanachs des années 1808-9-10 et 11, je fus
+peu surprise. Je m'y attendais.
+
+C'était pour lui une chose de prévention; il ne comptait que sur tout
+ce qui avait un nom pour former la cour. Je dirai là-dessus ce qui
+m'est arrivé à mon retour de Lisbonne après mon ambassade, cela fera
+juger de l'importance que l'Empereur attachait à tout ce qui tenait à
+la _cour_.
+
+Je n'avais vu l'Empereur qu'au cercle de la cour et il m'avait
+seulement parlé comme à son ordinaire. Me trouvant de service un
+dimanche, au dîner de famille où j'avais accompagné MADAME Mère,
+je fus appelée dans un petit salon ou plutôt l'un des cabinets de
+l'Empereur, où il se tenait souvent le dimanche après dîner pour
+causer avec ses soeurs, sa mère et l'Impératrice. L'Empereur voulait
+me faire causer sur le Portugal et sur la cour; je lui répondis
+ainsi que sur l'Espagne, et la conversation fut tellement longue et
+de son goût, que Madame voulant se retirer, il lui dit deux fois:
+«Un moment, madame Lætitia.» Il appelait toujours sa mère ainsi
+lorsqu'il était de bonne humeur; il disait même: _Signora Lætizia_.
+Enfin, lorsqu'il eut assez causé et questionné, il se recueillit d'un
+air sérieux et dit à l'Impératrice en me montrant à elle: «C'est
+inconcevable comme elle a encore gagné depuis son séjour dans une
+cour étrangère. Eh! ce n'est que là, dans le fait, qu'on sait ce que
+c'est que le monde!... Je souris.--Pourquoi riez-vous, madame?--Parce
+que Votre Majesté attribue à une influence qui est imaginaire, ce qui
+peut lui plaire dans mes manières.--Comment? Que voulez-vous dire?»
+Je continuai de sourire sans répondre.--«Eh bien, ne voulez-vous pas
+me dire le sujet de votre gaieté?--C'est que je crois, sire, que je
+puis en apprendre beaucoup plus en ce genre à ceux que vous croyez
+mes maîtres que je ne recevrais de leçons d'eux.» Il fut étonné et
+puis se mit à rire; mais il ne me croyait pas alors; il jugeait du
+Portugal par dom Lorenço de Lima, qui était ambassadeur de Portugal à
+Paris, et qui a les bonnes et parfaites manières d'un vrai don Juan
+du temps de la Régence.--Le marquis d'Alorna, le comte Sabugal, tout
+cela était très-bien, mais la cour!... c'était une parodie!]
+
+Le salon de madame Bonaparte aux Tuileries, lorsqu'elle y vint le
+30 pluviôse, n'était pas encore formé, quelque désir qu'en eût le
+premier Consul. Madame de la Rochefoucault, petite bossue, bonne
+personne, quoique spirituelle, et parente, je ne sais comment, de
+madame Bonaparte; madame de la Valette, douce, bonne, toujours
+jolie en dépit de la petite vérole et du monde qui la trouvait
+encore trop bien malgré son malheur; madame de Lameth, sphérique et
+barbue, deux choses peu agréables pour des femmes, mais bonne et
+spirituelle, ce qui leur va toujours bien; madame Delaplace faisant
+tout géométriquement, jusqu'à ses révérences pour plaire à son
+mari; madame de Luçay, madame de Lauriston, bonne, toujours égale
+dans son accueil et généralement aimée; madame de Rémusat, femme
+supérieure et d'un grand attrait pour qui la savait comprendre;
+madame de Thalouet qui se rappelait trop qu'elle avait été jolie et
+pas assez qu'elle ne l'était plus; madame d'Harville, impolie par
+système et polie par hasard, voilà les femmes qui formèrent d'abord
+le cercle le plus habituel de Joséphine à l'époque du Consulat
+_préparatoire_, ainsi que j'appelle le Consulat de l'année 1800 et
+de 1801. Mais quelques mois après, les généraux qui entouraient le
+premier Consul se marièrent et leurs femmes arrivèrent aux Tuileries
+pour y préluder aux dames du palais. Alors ce qu'on pouvait appeler
+la cour consulaire changea d'aspect. Toutes étaient jeunes et
+plutôt jolies qu'autrement; car la jeunesse a du moins cet avantage
+de n'avoir jamais une laideur entière; mais d'ailleurs, bien loin
+de là, les jeunes femmes qui devenaient _les grandes dames_ de la
+cour consulaire étaient même charmantes. Madame Lannes était alors
+dans la fleur de cette beauté vraiment digne d'admiration, qui
+du reste fut connue en Europe comme elle devait l'être. Madame
+Lannes était bonne, elle avait un esprit juste et sans aigreur qui
+me plaisait; nos maris étaient frères d'armes; nous nous convînmes
+aussi, et depuis l'instant de notre entrée à la cour des Tuileries
+jusqu'au moment où nous l'avons quittée, nos relations furent
+toujours bienveillantes et amicales; venait ensuite madame Savary
+(mademoiselle de Faudoas, parente de l'Impératrice); madame Savary
+était une fort belle personne, mais ayant la malheureuse manie de ne
+pas vouloir être brune, ce qui lui faisait faire des choses tout à
+fait contraires à sa beauté; elle était bien faite, fort élégante,
+quoique un peu poupée de la foire lorsqu'elle entrait dans un bal.
+L'un des frères d'armes de nos maris s'était aussi marié, mais il
+n'avait pas fait comme eux, en ce que les autres s'étaient presque
+tous mariés par amour et avaient conséquemment épousé de jolies
+femmes; mais lui avait pris pour sa compagne de route en ce monde une
+de ces héritières à figure désagréable et peu courtoise... à figure
+d'héritière enfin, car ce mot dit tout. Ce n'eût été que peu de chose
+encore; mais le caractère accompagnait la désagréable figure et ne
+la démentait en rien: impolie et violente, la jeune héritière ne fut
+jamais aimée dans le monde ni dans son intérieur, où elle rendait son
+mari malheureux, tandis qu'il méritait d'être le plus heureux des
+hommes.
+
+Madame Mortier, aujourd'hui duchesse de Trévise, n'avait rien du
+portrait que je viens de tracer: elle avait au contraire une extrême
+douceur et son commerce était si facile et si doux qu'on l'aimait en
+la connaissant. Le général Mortier commandait alors la 1re division
+militaire, et ses fréquents rapports avec Junot, qui était commandant
+de Paris, me mettant à même de beaucoup voir madame Mortier, j'ai pu
+me convaincre par moi-même de la vérité du portrait que j'en donne.
+
+Une agréable femme aussi qui vint au milieu de nous vers ce temps-là,
+ce fut madame Bessières (duchesse d'Istrie); elle était gaie, bonne,
+égale, jolie, d'une politesse prévenante, de bonne compagnie,
+ce qui faisait qu'on lui savait gré d'avance, parce qu'il était
+visible qu'elle le faisait par un mouvement attractif: j'ai toujours
+distingué et aimé madame Bessières, et depuis tant d'années écoulées,
+sa vie noble et pure justifie le bien qu'on a toujours dit et pensé
+d'elle.
+
+Chaque jour notre cercle s'agrandissait; le premier Consul forçait au
+mariage.
+
+«Mariez-vous, disait-il à tous les officiers généraux, même aux
+colonels; mariez-vous et recevez du monde. Ayez _un salon_.»
+
+C'était son mot.
+
+La société des Tuileries était donc alors la base sur laquelle
+s'établissaient toutes celles qui se formaient à Paris; il y avait
+bien de la confusion, et rarement un dîner, une grande réunion du
+soir avaient lieu, sans qu'un événement plus ou moins plaisant prêtât
+à rire aux bonnes âmes qui étaient appelées à ces premières fêtes
+qui ressemblent bien peu à celles qui suivirent, non-seulement sous
+l'Empire, mais dans les années 1802 et 1803.
+
+La Malmaison était un lieu dans lequel on essayait tout ce qu'on
+voulait faire passer comme innovation à ces coutumes vulgaires, qui
+avaient pris d'autant plus d'empire sur nous pendant la Révolution,
+qu'elles étaient faciles et peu gênantes; mais combien nous en avons
+ri plus tard, lorsque toute l'étiquette fut imposée, non-seulement
+aux habitants des Tuileries, mais à ceux de cette même Malmaison et
+de Saint-Cloud! la Malmaison, surtout, qui ne retrouva jamais au
+reste ses premiers beaux jours.
+
+Qui croirait que, la première année du Consulat, on craignît d'être
+attaqué sur la route de la Malmaison à Paris? Ne semble-t-il pas
+entendre raconter une histoire du moyen âge lorsque la société
+était encore dans l'enfance. Il est pourtant vrai que ces craintes
+existaient; et, de plus, qu'elles étaient fondées... On redoutait
+deux dangers: celui d'être compris dans une tentative sur le premier
+Consul, et d'être attaqué par les voleurs qui étaient en grand
+nombre, et on le savait, dans ces carrières qui, alors, étaient
+ouvertes et se trouvaient à gauche de la route en venant de Paris
+entre le Chant-du-Coq et Nanterre. Voici un fait assez curieux.
+
+Nous répétions les _Folies amoureuses_ de Régnard; le premier Consul
+avait demandé ce spectacle et le désirait beaucoup. Bourrienne,
+qui jouait admirablement les rôles à manteaux, remplissait celui
+d'Albert, moi celui d'Agathe, madame Murat, malgré son terrible
+accent à cette époque de sa vie, celui de Lisette, monsieur
+d'Abrantès celui d'Eraste, et monsieur Didelot, excellent dans
+l'emploi des Monrose, faisait Crispin; mais la pièce était d'autant
+plus difficile à faire marcher que nous avions des acteurs qui
+jouaient si mal, qu'en vérité c'était la plus burlesque des
+représentations que de les voir seulement à une répétition. Dugazon,
+qui était mon répétiteur, me disait avec son cynisme ordinaire:
+
+«Ah ça! pourriez-vous me dire quelle est la loi qui LA force à jouer
+la comédie?»
+
+Quoi qu'il en soit enfin, la pièce allait lentement et mal, parce
+que, lorsqu'un principal rôle est rempli par une personne sans
+mémoire, disant à contre-sens, ricanant lorsqu'elle se trompait, ce
+qui arrivait souvent et n'était pas drôle du tout, ricanant pour
+sourire, même lorsqu'il faut du sérieux, alors la pièce va mal et ne
+va même pas du tout; en conséquence nous répétions, nous répétions,
+nous répétions toujours, et nous ne nous en trouvions pas plus
+avancés: enfin on déclara qu'on ne pouvait demeurer d'une manière
+fixe à la Malmaison et qu'on viendrait répéter de Paris. Cela se fit
+en effet. M. d'Abrantès avait une sorte de tilbury à deux chevaux,
+dans lequel on faisait la route en moins d'une heure. Les chevaux
+qui étaient attelés à cette petite voiture étaient d'une vitesse
+extrême: surtout lorsque devant eux courait un piqueur qui faisait
+ranger une multitude de petites charrettes de maraîchers retournant à
+leurs villages vers le soir, à l'heure où nous revenions à Paris pour
+dîner: on était alors à la fin de l'hiver.
+
+Un jour, il était plus tard que jamais (ce qui était difficile),
+parce que la répétition avait été encore plus mal que de coutume: il
+était six heures; nous avions du monde à dîner et nous avions hâte
+d'arriver à Paris; Junot pressait donc ses chevaux de la voix et du
+fouet, et nous parcourions la route avec la rapidité du vent.
+
+Maintenant, pour l'intelligence de ce qui va suivre, il faut savoir
+que M. d'Abrantès avait alors une livrée exactement semblable à celle
+du premier Consul, pour la couleur de l'habit, qui était verte. La
+seule différence entre elles, c'est que la livrée du premier Consul
+n'avait ni collet, ni parements d'une autre couleur, et que celle
+de M. d'Abrantès en avait en drap cramoisi; mais on comprendra
+facilement qu'au mois de mars, à six heures du soir, on puisse ne
+voir d'abord à vingt pas que la couleur de l'habit du piqueur.
+Derrière nous venait un petit groom également habillé de vert[15].
+
+[Note 15: Il est évident que l'homme qui s'élança au-devant du
+tilbury a été trompé par la couleur de la livrée et qu'il nous a pris
+pour le premier Consul, qui revenait quelquefois seul, avec Joséphine
+ou Bourrienne, n'ayant qu'un ou deux piqueurs. Depuis ce jour-là cela
+n'arriva plus.
+
+Cet événement ne se trouve pas rapporté dans mes Mémoires, parce
+qu'alors on me dit que dans l'intérêt de l'Empereur il ne fallait pas
+parler du grand nombre de tentatives faites contre lui: plus éclairée
+moi-même depuis lors, je crois que la vérité _tout entière_ est ce
+qui vaut le mieux touchant un homme comme Napoléon.]
+
+Nous allions donc rapidement, ainsi que je l'ai dit, lorsque tout à
+coup, au moment où nous passions devant les carrières qui existaient
+alors entre le Chant-du-Coq et Nanterre, une masse quelconque vint se
+jeter au-devant des chevaux, lorsqu'ils étaient lancés avec le plus
+de vitesse... Ils s'arrêtèrent... Je poussai un cri, et M. d'Abrantès
+articula quelques paroles violemment accentuées. Tout cela fut prompt
+et n'eut que la durée d'un éclair. Lorsque le vertige produit par
+la rapidité de la course et le choc que nous venions d'éprouver fut
+dissipé, nous vîmes à côté du tilbury un grand homme couvert d'une
+redingote très-ample, ayant sur la tête un chapeau rond qui lui
+cachait le haut du visage. À quelques pas de la route, sur la droite,
+on distinguait deux ou trois autres individus...
+
+--«Qui êtes-vous?» dit M. d'Abrantès à l'homme qui était le plus près
+de nous. Mais au lieu de nous répondre, le grand homme, après l'avoir
+considéré aux dernières lueurs du crépuscule, s'écria:
+
+--«Ce n'est pas le premier Consul!...
+
+--Que lui vouliez-vous?» s'écria M. d'Abrantès, comme cet homme
+s'éloignait à grands pas pour rejoindre ses compagnons.
+
+L'homme s'arrêta, et fut quelques secondes avant de répondre; enfin
+il se retourna et dit:
+
+--«Lui remettre une pétition.»
+
+Et lui et ses camarades disparurent dans la profondeur des carrières.
+
+M. d'Abrantès réfléchit un moment; puis, appelant son groom:
+
+--«Cours après, Étienne, lui dit-il, et donne-lui ordre de venir me
+rejoindre à la Malmaison, où je retourne.»
+
+En effet le piqueur, qui n'avait pu entendre, avait toujours galopé
+et devait être loin. Cependant le groom le rejoignit.
+
+Au moment où le général Junot allait faire tourner ses chevaux, il
+s'arrêta.
+
+--«Que diable peuvent-ils avoir jeté sous les jambes des chevaux?»
+dit-il en se penchant pour mieux voir une grande masse brune qui
+était sur la route...
+
+C'était une immense bourrée. En la voyant nous fûmes étonnés qu'elle
+n'eût pas fait trébucher les chevaux. M. d'Abrantès était dans une
+extrême agitation.
+
+--«Les misérables!...» s'écriait-il par moment.
+
+Arrivés dans la cour, où déjà il y avait deux factionnaires à cheval,
+deux hommes de la belle garde consulaire, Junot appela un valet
+de pied pour demeurer auprès des chevaux, que ma main n'aurait pu
+contenir en repos, et il fut trouver le premier Consul, qui, en
+effet, était encore dans son cabinet.
+
+Je demeurai à peu près dix minutes seule; au bout de ce temps,
+j'entendis une voix m'appeler: c'était celle de Duroc.
+
+--«Venez, me dit-il; le premier Consul veut vous parler...
+
+--Eh mon Dieu! que me veut-il?...
+
+--Je ne sais, mais venez.»
+
+Il me fit faire le tour par le jardin, et j'entrai dans le cabinet du
+premier Consul, sanctuaire impénétrable, où tant de grandes choses
+furent conçues pour la gloire de la France.
+
+Il était en ce moment dans la pièce faite comme une tente qui se
+trouve encore sous la même forme, malgré l'horrible dégradation de la
+maison... oh!... cette dégradation est la honte de la France!... Quel
+est le peuple qui n'élèverait un monument à cette place!... Tous le
+feraient... et nous!... Nous demeurons inactifs!...
+
+Le premier Consul était avec Cambacérès, Bourrienne et Junot. Après
+m'avoir introduite, Duroc allait se retirer: le premier Consul le
+rappela.
+
+--«Madame Junot, me dit Bonaparte avec une expression sérieuse, mais
+dans laquelle il y avait de la bonté, je vous ai fait dire de venir
+ici, pour que votre version puisse être une clarté de plus à celle de
+Junot; car j'avoue que ce qu'il me dit me paraît bien étonnant.»
+
+Je racontai la chose telle qu'elle venait de se passer, bien
+certaine que Junot l'aurait racontée comme moi. Le premier Consul dit
+à Cambacérès:
+
+--«C'est bien cela!... Et cet homme prétendait avoir une pétition à
+me remettre?
+
+--En effet, il avait un papier plié à la main, dis-je; je l'ai vu
+lorsqu'il était auprès de nous.
+
+--Avez-vous distingué ses traits? me demanda Bonaparte.
+
+--L'ensemble de sa personne, oui, général; mais pas du tout les
+traits de son visage: son chapeau lui couvrait non seulement les
+yeux, mais toute la partie supérieure de la figure.
+
+--Et quelle est sa tournure?
+
+--Celle d'un homme fort grand et maigre.
+
+--Plus grand que Bourrienne?
+
+--Oui. Mais ensuite je puis me tromper: il était tard et j'étais mal
+placée pour juger de la proportion juste d'une taille.
+
+Pour dire la vérité, je tremblais de frayeur en pensant que mon dire
+allait peut-être faire arrêter un homme. Pour m'encourager, je devais
+me dire que cet homme était un misérable et en voulait à la vie de
+celui que nous adorions comme notre idole.
+
+Le premier Consul me fit répéter l'histoire trois fois. Je ne me
+servis que des mêmes termes chaque fois: cette exactitude lui fit
+plaisir.
+
+--«Écoutez, me dit-il en m'amenant par le bout de l'oreille à l'autre
+bout de la chambre, gardez-vous bien de répéter un mot de tout cela
+à Joséphine et à mademoiselle Hortense. Ceci est _une défense_,
+entendez-vous bien; mais vous comprenez jusqu'où elle va?... Me
+comprenez-vous, vous dis-je?...»
+
+Je le regardai en silence, quoique je le comprisse: ce silence lui
+donna de l'humeur.
+
+--«Je veux parler de votre mère, de Lucien, de Joseph... En résumé,
+je vous demande le silence pour la maison de la rue Sainte-Croix
+comme pour toutes les autres; promettez-le-moi.
+
+--Eh bien!... je vous le promets, général.
+
+--Votre parole d'honneur!
+
+--Ma parole d'honneur! répondis-je en riant de ce qu'il exigeait une
+telle assurance de la part d'une femme.
+
+--Pourquoi riez-vous? C'est mal. Donnez-moi votre parole, et sans
+rire.
+
+--Général, plus vous me recommanderez de ne pas rire, et moins
+j'attraperai mon sérieux. Vous riez si peu, que cela doit vous
+réjouir le coeur de voir rire.»
+
+Il me regarda.
+
+--«Vous êtes une singulière personne, dit-il... Ainsi vous
+promettez...
+
+--Je le promets...
+
+--C'est bien! Allons dîner: vous resterez avec Junot.
+
+--Mais, général, nous avons du monde...
+
+--Eh bien! ils dîneront sans vous.»
+
+Il appela Junot et lui parla un moment à l'oreille, et Junot écrivit
+deux lettres que son piqueur porta sur l'heure à Paris.
+
+--«Allons, dit le premier Consul, maintenant il faut dîner. Allez
+tous dans le salon et ne parlez de rien. Je vous suis dans l'instant.
+
+--Et que faudra-t-il que je dise pour motiver mon retour?»
+m'écriai-je fort embarrassée de ma responsabilité. Mais Bonaparte
+était déjà rentré avec M. d'Abrantès et Bourrienne dans son cabinet
+intérieur[16], et Cambacérès, exact à l'ordre, comme s'il fût né
+caporal, me disait à chaque instant, en me tirant par le bras:
+
+«Allons donc au salon...»
+
+[Note 16: Celui qui est au bout du château contre le petit pont.]
+
+Et enfin il fit tant qu'il m'y entraîna presque de force.
+
+Je peindrais difficilement la surprise dans laquelle tout le monde
+fut de mon retour.
+
+«Grand Dieu! que vous est-il donc arrivé?... Qu'est-il survenu?...
+
+--Mais rien du tout que je sache, répondis-je: le premier Consul a
+fait courir après le général Junot, pour qu'il revînt, et me voilà...
+
+--Tant mieux, tant mieux! me dit Eugène; vous nous verrez répéter _le
+Collatéral_?
+
+--Oui, que nous ne savons pas, dit Hortense[17].
+
+[Note 17: Elle devait faire le rôle de la Créole, mais je crois
+qu'une grossesse l'en empêcha et que ce fut madame Davoust qui prit
+le rôle, et qui jouait bien mal, autant que je puis me le rappeler.]
+
+--Eh bien! elle passera sa soirée avec nous, reprit gracieusement
+Joséphine[18]; il n'y pas grand mal de faire trêve un jour à une
+répétition...
+
+[Note 18: Le voyage de madame Bonaparte à Plombières n'avait pas eu
+lieu à cette époque, et nous étions au mieux, le premier Consul et
+moi. Qu'on voie le détail de cette scène, dont, au reste, le souvenir
+l'a suivi à Sainte-Hélène, dans le quatrième volume de mes Mémoires,
+1re édition.]
+
+--Citoyen Cambacérès, auriez-vous faim? dit d'une voix forte le
+premier Consul en entrant dans le salon appuyé sur le bras de Junot.
+
+--Mais, général, il est permis de dire que oui, répondit Cambacérès,
+et il montrait l'aiguille d'une magnifique pendule du temps de madame
+Dubarry, qui marquait sept heures et demie.
+
+--Bath! Qu'est-ce que fait l'heure?... Je suis levé depuis cinq
+heures du matin, moi, eh bien! j'attends patiemment... tandis que
+vous qui vous êtes levé, j'en réponds, à dix heures, vous vous
+plaignez d'attendre une heure! qu'est-ce qu'une heure?
+
+Les deux portes s'ouvrirent, et on annonça qu'on avait servi...
+
+Le premier Consul passa le premier et _seul_. Cambacérès donna la
+main à madame Bonaparte... tout le monde suivit sans aucun ordre. Le
+premier Consul s'assit d'abord et nomma, pour être auprès de lui, sa
+belle-fille et moi...
+
+Le dîner fut gai; il y avait cependant de quoi être au moins
+soucieux; M. d'Abrantès était pensif, Duroc également; quant à
+Bourrienne il ne dînait jamais avec le premier Consul; il retournait
+toujours à Ruel pour dîner, afin d'avoir à lui ce moment de liberté,
+et le passer avec sa famille qu'il voyait à peine.
+
+J'ai dit que le premier Consul était ce même jour d'une grande
+gaieté, voulait-il éloigner toute pensée de ceux qui l'entouraient
+d'un danger auquel il aurait échappé, ou voulait-il faire parvenir à
+ceux qui le menaçaient combien la crainte pouvait peu sur son âme?
+Qu'elle était la plus dominante de ces deux idées? Peut-être toutes
+deux avaient-elles de la puissance sur son âme? je le croirais du
+moins, parce qu'il me dit très-bas au moment où l'on allait se lever
+de table:
+
+--«Vous voyez que les méchants ne peuvent rien sur moi... ils n'ont
+pas même le pouvoir de me faire craindre...
+
+--Ah! lui répondis-je, ayez toujours de la confiance en Dieu! il vous
+doit à la France pour son bonheur!
+
+--Vraiment! le pensez-vous?
+
+--N'est-ce pas ainsi que pensent tous les miens?.. tous ceux que
+j'aime au moins?
+
+--Ah! votre frère, votre mari... mais ensuite... votre beau-frère est
+tout à Lucien... votre mère également n'aime que Lucien et Joseph...
+mais moi, c'est différent...»
+
+Je me retournai vers Eugène qui était à ma droite et je lui parlai de
+son rôle. Il me répondit avec un sourire de malice qui ne disparut
+pas de ses lèvres, lorsque abandonnant une phrase à peine commencée,
+je me tournai subitement vers le premier Consul... C'est qu'il venait
+de me pincer au bras gauche avec une telle violence que j'en eus le
+bras encore noir quinze jours après...
+
+--«Voulez-vous me faire l'honneur de me répondre, lorsque je vous
+parle? me dit-il moitié fâché, moitié riant de voir ma figure
+sérieuse qui voulait être en colère...
+
+--Mais je vous ai dit, général, que jamais je ne vous répondrais
+lorsqu'il serait question de ma mère parce qu'alors nous ne nous
+entendons pas...
+
+--C'est vrai; vous m'avez donné votre _ultimatum_ à ce sujet-là. À
+propos de mère et de fille, voyez-vous souvent madame Moreau et la
+famille Hulot?
+
+--Non, général.
+
+--Comment, non!
+
+--Non, général.
+
+--Comment! votre mère n'est pas très-liée avec madame Hulot?
+
+--Jamais elle ne lui a parlé; et de plus, elles ne vont pas l'une
+chez l'autre.
+
+--Comment donc alors votre frère a-t-il dû épouser mademoiselle Hulot?
+
+--Des amis communs en avaient eu la pensée mais mon frère ne voulut
+pas revenir d'Italie pour conclure un mariage de convenance, quelque
+jolie que fût la future, et les choses n'allèrent jamais plus loin.
+En vérité j'admire, général, comme vous êtes bien informé!»
+
+L'expression moqueuse avec laquelle je lui dis ce peu de mots lui fit
+faire un mouvement:
+
+--«Connaissez-vous madame Moreau? me demanda-t-il.
+
+--Je l'ai vue dans le monde où nous allions ensemble comme jeunes
+filles.
+
+--N'est-elle pas fort habile en toutes choses?
+
+--Oui, je sais qu'elle danse remarquablement: Steibelt, qui est mon
+maître comme le sien, m'a dit qu'après madame Delarue-Beaumarchais
+mademoiselle Hulot était la plus forte de ses écolières; elle peint
+la miniature; elle sait plusieurs langues, et, de plus, elle est fort
+jolie.
+
+--Oh! de cela j'en puis juger comme tout le monde, et je ne le trouve
+pas. Elle a une figure en casse-noisette, une expression méchante et
+en tout une enveloppe déplaisante.»
+
+Depuis qu'il était question de madame Moreau il parlait très-haut et
+tout le monde écoutait: madame Bonaparte sourit, et avec sa bonté
+ordinaire, car sa bonté, pour être banale, n'était pas moins de la
+bonté, elle dit doucement:
+
+--«Tu ne l'aimes pas, et tu es injuste.
+
+--Sans doute je ne l'aime pas, et cela, par une raison toute simple,
+c'est qu'elle me hait, ce qui est plus fort que de ne pas m'aimer;
+et cela pourquoi?.. Elle et sa mère sont les deux mauvais anges de
+Moreau: elles le poussent à mal faire... et c'est sous leur direction
+qu'il fait toutes ses fautes... Qui croiriez-vous, dit le premier
+Consul à Cambacérès, lorsqu'on fut de retour dans le salon, qui
+croiriez-vous que Joséphine me donna l'autre jour pour convive à
+dîner?... madame Hulot!... Madame Hulot!... à la Malmaison!
+
+--Mais, dit madame Bonaparte, elle venait en conciliatrice, et...
+
+--En conciliatrice!... Elle? madame Hulot?... Ma pauvre Joséphine, tu
+es bien crédule et bien bonne, ma chère enfant!...»
+
+Et prenant sa femme dans ses bras, il l'embrassa trois ou quatre fois
+sur les joues et sur le front, et finit en lui pinçant l'oreille avec
+une telle force qu'elle jeta un cri... Bonaparte poursuivit:
+
+--«Je te dis que ce sont deux méchantes _femmelettes_, et que cette
+dernière impertinence de madame Hulot mérite une correction. Bien
+loin de là, voilà que tu l'accueilles et lui fais politesse.
+
+--Qu'a-t-elle donc fait? se hasarda à demander Cambacérès qui
+sommeillait dans un fauteuil, après avoir pris son café.
+
+--Mon Dieu, dit madame Bonaparte, madame Moreau voulait voir
+Bonaparte: elle est venue trois ou quatre fois aux Tuileries sans y
+parvenir, et l'humeur s'en est mêlée...
+
+--Et Joséphine, qui ne vous dit pas tout, ne vous dit pas aussi que
+la dernière fois madame Hulot dit en se retirant: _Ce n'est pas
+la femme du vainqueur d'Hohenlinden qui doit faire antichambre...
+Les directeurs eussent été plus polis._ Ainsi madame Hulot regrette
+le beau règne du Directoire, parce que le _chef de l'État_ ne peut
+disposer du temps qu'il donne à des travaux sérieux pour bavarder
+avec des femmes!... Et toi, tu es assez simple pour chercher à calmer
+l'irritation que ces méchantes femmes ont éprouvée, et qui n'est
+autre chose que de la colère!...»
+
+Joséphine, qui s'était éloignée du premier Consul lorsqu'il lui avait
+pincé l'oreille, revint auprès de lui et passant un bras autour de
+son cou, elle posa sa tête gracieusement sur son épaule. Napoléon
+sourit et l'embrassa. Il avait résolu d'être charmant ce jour-là, et
+il le fut en effet.
+
+--«Allons! s'écria-t-il... laissons tout cela et prenons une
+vacance... il faut jouer. À quoi jouerons-nous? aux petits jeux?
+
+--Non, non! s'écria-t-on de toutes parts.
+
+--Eh bien! au vingt et un?... au reversi?
+
+--Oui, oui! au vingt et un.»
+
+On apporta une grande table ronde et nous nous mîmes tous autour.
+
+--«Qui sera le banquier, demanda Joséphine, pour commencer?
+
+
+LE PREMIER CONSUL.
+
+Duroc, prends les cartes et tiens la banque; tu nous montreras
+comment il faut faire.
+
+
+MADAME BONAPARTE.
+
+Mais je n'ai pas d'argent...
+
+
+MADEMOISELLE DE BEAUHARNAIS.
+
+Ni moi.
+
+
+MADAME DE LAVALETTE.
+
+Ni moi.
+
+
+LE PREMIER CONSUL.
+
+Mesdames, arrangez-vous, mais je ne veux pas jouer contre des jetons;
+je ne veux pas jouer à crédit... Je fais mon jeu avec de l'or, et
+si vous me gagnez je veux aussi vous gagner; demandez de l'argent à
+vos maris... Lavalette, donne donc de l'argent à ta femme[19]... (Il
+cherche dans ses poches, où jamais il n'avait d'argent.) Donne-moi de
+l'argent, Duroc!... (Tout le monde se met à rire.) Riez... Tenez...
+
+[Note 19: Émilie de Beauharnais, fille du marquis de Beauharnais,
+beau-frère de Joséphine, dont la mère avait épousé un nègre.]
+
+Le sérieux du premier Consul nous fit beaucoup rire, nous eûmes
+bientôt devant nous ce qu'il fallait pour faire nos mises, et le jeu
+commença; mais ce fut pour éveiller une nouvelle gaieté... Napoléon
+trichait horriblement; il fit d'abord une mise modeste de cinq
+francs... Duroc tira et donna les cartes: lorsque tout fut fait,
+Napoléon avança la main après avoir regardé ses cartes.
+
+
+LE GÉNÉRAL DUROC.
+
+Voulez-vous une carte, mon général?
+
+
+LE PREMIER CONSUL.
+
+Oui. (Après avoir eu sa carte:) À la bonne heure au moins... voilà
+qui est bien donné! Tu es un brave banquier, Duroc.
+
+ Le général Duroc tirant pour lui sur quinze (car il
+ devait croire que Bonaparte avait eu vingt et un) amène
+ un neuf.
+
+Ah!... perdu! j'ai vingt-quatre... Mon général, n'avez-vous pas vingt
+et un?
+
+
+LE PREMIER CONSUL.
+
+Sans doute! sans doute!... paie-moi cinq francs!
+
+
+MADAME BONAPARTE.
+
+Voyons donc ton jeu, Bonaparte.
+
+
+LE PREMIER CONSUL, retenant ses cartes.
+
+Non, non!... Je ne veux pas que vous voyez à quel point je suis
+téméraire... j'ai tiré sur dix-huit!...
+
+ Madame Bonaparte insista et voulut prendre les cartes;
+ Bonaparte résistait, tous deux riaient de leur lutte
+ comme deux enfants.
+
+
+LE PREMIER CONSUL.
+
+Non, non! je n'ai pas _triché cette fois-ci_!... J'ai gagné
+loyalement. Duroc, paie-moi ma mise... C'est bien... Je fais
+paroli... (Il regarde son jeu.) Carte... c'est bien...
+
+
+MADAME LAVALETTE.
+
+Carte... un huit!... J'ai perdu. (Elle jette ses cartes.)
+
+
+LE GÉNÉRAL DUROC.
+
+À nous deux, mon général! (Il tire sur son jeu qui est douze et amène
+un quatre... Il retire encore et amène un six.) J'ai perdu... Quel
+point aviez-vous donc, mon général?...
+
+
+LE PREMIER CONSUL, frappant ses mains l'une contre l'autre, et
+s'agitant sur sa chaise.
+
+Gagné! encore gagné!... Je montre mon jeu...
+
+ Et fièrement il étala dix-neuf; il avait tiré
+ _témérairement_, comme il le disait, sur quinze, et
+ avait eu un quatre.
+
+Je refais mon jeu, s'écria-t-il tout enchanté; et il mit de nouveau
+cinq francs devant lui...
+
+
+LE GÉNÉRAL DUROC, tirant et donnant les cartes, arrive au premier
+Consul, qui, après avoir regardé son jeu, demande carte; il le
+regarde quelque temps et en demande une autre... puis il dit:
+
+C'est bien.
+
+ Puis, tirant pour lui.
+
+Vingt et un!... Et vous, mon général?...
+
+
+LE PREMIER CONSUL.
+
+Laisse-moi tranquille! voilà ton argent!...
+
+ Il lui jeta tout son argent, mit ses cartes avec toutes
+ les autres; et, en même temps, il se leva en disant:
+
+Allons, c'est très-bien: en voilà assez pour ce soir.
+
+Madame Bonaparte et moi, qui étions près de lui, nous voulûmes
+voir quel jeu il avait d'abord. Il avait tiré sur seize, avait eu
+ensuite un deux, et puis un huit, ce qui lui faisait vingt-six.
+Nous rîmes beaucoup de son silence. Voilà ce qu'il faisait pour
+_tricher_. Après avoir fait sa mise, il demandait une carte; si elle
+le faisait perdre, il ne disait mot au banquier; mais il attendait
+que le banquier eût tiré la sienne; si elle était bonne, alors
+Napoléon jetait son jeu sans en parler, et abandonnait sa mise. Si au
+contraire le banquier perdait, Napoléon se faisait payer en jetant
+toujours ses cartes. Ces petites _tricheries_-là l'amusaient comme
+un enfant... Il était visible qu'il voulait forcer le hasard de
+suivre sa volonté au jeu comme il forçait pour ainsi dire la fortune
+de servir ses armes. Après tout, il faut dire qu'avant de se séparer,
+il rendait tout ce qu'il avait gagné, et on se le partageait. Je
+me rappelle une soirée passée à la Malmaison, où nous jouâmes au
+reversis. Le général Bonaparte avait toujours les douze coeurs. Je
+ne sais comment il s'arrangeait. Je crois qu'il les reprenait dans
+ses levées. Le fait est que lorsqu'il avait le quinola, il avait une
+procession de coeurs qui empêchaient _de le forcer_. Notre ressource
+alors était de le lui faire _gorger_. Quand cela arrivait, les rires
+et les éclats joyeux étaient aussi éclatants que ceux d'une troupe
+d'écoliers. Le premier Consul lui-même n'était certes pas en reste,
+et montrait peut-être même plus de contentement qu'aucune de nous,
+bien que la plus âgée n'eût pas plus de dix-huit ans à cette époque.
+
+On voit comment était formé ce qu'on appelait alors _le salon_ de la
+Malmaison, et la société du premier Consul et de madame Bonaparte.
+Un an plus tard, cette société fut plus étendue. Duroc se maria,
+et ce fut une femme de plus dans l'intimité de madame Bonaparte,
+quoiqu'elle ne l'aimât pas beaucoup. La maréchale Ney vint ensuite,
+mais elle c'était différent, tout le monde l'aimait. Elle était
+bonne et agréable... Pendant cette année de 1802, on fut encore à la
+Malmaison, quoiqu'on pensât déjà à Saint-Cloud. On s'amusait encore
+à la Malmaison. Le premier Consul aimait à voir beaucoup de jeunes
+et riants visages autour de lui; et quelque ennui que cette volonté
+causât à madame Bonaparte, il lui en fallut passer par là, et, qui
+plus est, il fallut dîner souvent en plein air. Il était assez égal
+à nos figures de dix-huit ans de braver le grand jour et le soleil;
+mais Joséphine n'aimait pas cela. Quelquefois aussi, après le dîner,
+lorsque le temps était beau, le premier Consul jouait aux barres avec
+nous. Eh bien! dans ce jeu il _trichait_ encore... et il nous faisait
+très-bien tomber, lorsque nous étions au moment de l'attraper, ce qui
+était surtout facile à sa belle-fille Hortense, qui courait comme
+une biche. Une des grandes joies de ces récréations pour Napoléon,
+c'était de nous voir courir sous les arbres, habillées de blanc. Rien
+ne le touchait comme une femme portant avec grâce une robe blanche...
+Joséphine, qui savait cela, portait presque toujours des robes de
+mousseline de l'Inde... En général, _l'uniforme_ des femmes, à la
+Malmaison, était une robe blanche.
+
+Napoléon aimait avec passion le séjour de la Malmaison...[20] Aussi
+l'a-t-il toujours affectionnée au point d'en faire le but positif de
+ses promenades de distraction jusqu'au moment du divorce... Vers la
+fin du printemps de 1802, il fut s'établir à Saint-Cloud.
+
+[Note 20: Cela seul aurait dû rendre la Malmaison un lieu consacré
+pour la France... Mais son intérêt devrait au moins éveiller sa
+reconnaissance. Ne sait-on pas que c'est à la Malmaison que la
+plupart de ces plans gigantesques, dont l'exécution nous transporte
+d'admiration aujourd'hui, ont été conçus et tracés, lorsque Napoléon,
+dont la France était la maîtresse adorée, voulait la rendre la plus
+puissante et la plus belle entre les nations de l'univers?--Ces
+quais, ces marchés, ces monuments, ces arcs de triomphe, qui donc a
+décrété qu'ils seraient élevés, qu'ils seraient bâtis?--C'est lui...
+Ces rues si larges, ces places, ces promenades, qui donc a dit que le
+cordeau les tracerait? Toujours lui... oh! nous sommes ingrats!...]
+
+«Les Tuileries sont une véritable prison, disait-il, on ne peut même
+prendre l'air à une fenêtre sans devenir l'objet de l'attention de
+trois mille personnes.»
+
+Souvent il descendait dans le jardin des Tuileries, mais après la
+fermeture des portes.
+
+Avant d'aller à Saint-Cloud, et immédiatement après l'événement que
+je viens de rapporter, les carrières de Nanterre furent fermées.
+Je n'ai jamais su si la police avait trouvé les hommes qui avaient
+arrêté notre voiture.
+
+Le salon de Saint-Cloud, aussitôt qu'il fut ouvert, fut un salon
+de souverain. Napoléon préluda dans cette maison de rois à une
+souveraineté plus positive qu'au consulat à vie. Mais ce ne fut
+pas à Saint-Cloud qu'il se fixa d'abord. Il ne pouvait quitter
+cette Malmaison, où il avait été le plus glorieux, le plus grand
+des hommes!... Il fit réparer le chemin de traverse qui mène de
+Saint-Cloud à la Malmaison, pour pouvoir y aller dès qu'il lui
+en prendrait fantaisie. Nous continuâmes à jouer la comédie à la
+Malmaison, et nous y passâmes encore de beaux jours. Mais dès lors la
+république n'était plus qu'une fiction, et le Consulat une ombre pour
+couvrir une clarté qui bientôt devait être lumineuse, ou plutôt le
+Consulat n'était plus qu'un souvenir historique.
+
+Une particularité assez frappante, parce qu'elle eut lieu dans un
+temps où Bonaparte ne proclamait pas ses intentions, ce fut l'ordre
+qu'il donna, le lendemain de son arrivée aux Tuileries[21], d'abattre
+les deux arbres de la liberté qui étaient plantés dans la cour. Ces
+arbres n'étaient plus un symbole, à la vérité; ils n'étaient plus que
+des simulacres, et Bonaparte le savait bien.
+
+[Note 21: 30 pluviôse an VIII.]
+
+Le consulat à vie montra de suite tout l'avenir.
+
+Je vis arriver dans le salon de Saint-Cloud plusieurs personnes qui
+n'étaient pas à la Malmaison. Dans ce nombre était la duchesse de
+Raguse, alors madame Marmont. Elle avait été longtemps en Italie
+avec son mari qui commandait l'artillerie de l'armée. Elle était
+charmante, alors, non seulement par sa jolie et gracieuse figure,
+mais par son esprit fin, gai, profond et propre à toutes les
+conversations. Quoique plus âgée que moi de quelques années, elle
+était encore fort jeune à cette époque, et surtout fort jolie.
+
+Une nouvelle mariée vint aussi augmenter le nombre des jeunes et
+jolies femmes de la cour de madame Bonaparte: ce fut madame Duchatel.
+Charmante et toute grâce, toute douceur, ayant à la fois un joli
+visage, une tournure élégante, madame Duchatel fit beaucoup d'effet.
+Il y avait surtout un charme irrésistible dans le regard prolongé
+de son grand oeil bleu foncé, à double paupière: son sourire était
+fin et doux, et disait avec esprit toute une phrase dans un simple
+mouvement de ses lèvres, car il était en accord avec son regard;
+avantage si rare dans la physionomie et si précieux dans celle d'une
+femme. Son esprit était également celui qu'on voulait trouver dans
+une personne comme madame Duchatel.. En la voyant, je désirai d'abord
+me lier avec elle. Elle eut pour moi le même sentiment; et, depuis ce
+temps, je lui suis demeurée invariablement attachée par affection et
+par attrait. Elle me rappelait, à cette époque où elle parut à notre
+cour, ce que je me figurais d'une de ces femmes du siècle de Louis
+XIV, tout esprit et toute grâce. Je ne m'étais pas trompée.
+
+Dans ce même temps, où tous les yeux étaient fixés sur cette cour
+consulaire qui se formait déjà visiblement, il survint un événement
+qui arrêta définitivement la pensée de ceux qui pouvaient encore
+douter: ce fut le mariage de madame Leclerc avec le prince Camille
+Borghèse. Elle était ravissante de beauté, c'est vrai; mais le
+prince Borghèse était jeune et joli garçon; on ne savait pas encore
+l'étendue de sa nullité; et deux millions de rente, le titre de
+princesse, furent comme une sorte d'annonce pour ceux qui voulaient
+savoir où allait le premier Consul.
+
+J'avais vu la princesse, avec laquelle j'étais intimement liée, ainsi
+que ma mère, la veille du jour où elle devait faire _sa visite de
+noce_ à Saint-Cloud. Elle détestait sa belle-soeur... mais la bonne
+petite âme n'était pas, au reste, plus aimante pour ses soeurs. Aussi
+quelle douce joie elle éprouvait en faisant la revue de sa toilette
+du lendemain...
+
+«Mon Dieu! lui disais-je, vous êtes si jolie!... Voilà votre
+véritable motif de joie, voilà où vous les dominez toutes, voilà le
+vrai triomphe.»
+
+Mais elle n'entendait rien; et le lendemain, elle voulut écraser sa
+belle-soeur surtout, car c'était sur elle que sa haine portait plus
+spécialement: Hortense et sa soeur Caroline n'arrivaient qu'après.
+Quant à Élisa...
+
+«Oh! pour celle-là, disait-elle plaisamment, lorsque j'aurai la folie
+d'en être jalouse, je n'aurai qu'à lui demander de jouer Alzire,
+comme elle nous a fait le plaisir de le faire à Neuilly, et tout ira
+bien.[22]»
+
+[Note 22: Cette représentation à laquelle elle faisait allusion avait
+eu lieu en effet à Neuilly, dans une maison où logeait Lucien et
+qu'on appelait alors la Folie de Saint-James... Lucien faisait Zamore
+et madame Bacciochi Alzire. On ne peut se figurer la tournure qu'elle
+avait avec cette couronne de plumes _et le reste_. Mais ce n'était
+rien auprès de la traduction et des gestes; aussi le premier Consul,
+qui était venu accompagné de _la troupe_ de la Malmaison qui était
+rivale de celle de Neuilly, dit-il à son frère et à sa soeur, après
+la représentation, qu'ils avaient _parodié Alzire_ à merveille.]
+
+Je me rendis à Saint-Cloud le même soir pour connaître la manière de
+penser des deux camps. À peine fus-je arrivé que madame Bonaparte
+vint à moi:
+
+--«Eh bien! avez-vous vu la nouvelle princesse? on dit qu'elle est
+radieuse!
+
+--Ah! vous savez, madame, combien elle est jolie; c'est un être idéal
+de beauté.
+
+--Oh! mon Dieu! cela est tellement connu maintenant que la chose
+commence à paraître moins frappante.
+
+--On ne se lasse jamais d'un beau tableau, madame; ni de la vue d'un
+chef-d'oeuvre! jugez lorsqu'il est animé!»
+
+Madame Bonaparte n'avait aucun fiel; et si elle montrait tant
+d'aigreur contre sa belle-soeur, ce n'était pas par envie; c'était
+comme une habitude défensive et elle savait fort bien que madame
+Leclerc n'était vulnérable que dans sa beauté; elle ne continua
+donc pas la conversation presque hostile commencée entre nous: elle
+connaissait d'ailleurs l'intimité qui existait entre nous et combien
+ma mère aimait madame Leclerc; elle fut donc à merveille avec moi,
+et loin de me montrer de l'humeur elle m'engagea à dîner pour le
+lendemain.
+
+--«Car c'est demain qu'elle doit faire _ici sa visite officielle_, me
+dit madame Bonaparte... Je présume qu'elle se dispose à nous arriver
+aussi resplendissante que possible... Savez-vous comment elle sera
+mise, madame Junot, poursuivit-elle en s'adressant directement à moi.»
+
+Je le savais; mais madame Borghèse ne m'aurait pas pardonné d'avoir
+trahi un tel secret: je répondis négativement, et madame Bonaparte,
+qui avait fait la question avec nonchalance comme n'y attachant
+aucune importance, ne voulut pas insister, quelque persuadée qu'elle
+fût que j'en étais instruite.
+
+En arrivant le lendemain à Saint-Cloud, je fus frappée de la
+simplicité de la toilette de madame Bonaparte; mais cette simplicité
+était elle-même un grand art... On sait que Joséphine avait une
+taille et une tournure ravissantes; à cet égard elle pouvait lutter,
+et même avec succès, contre sa belle-soeur qui n'avait pas une grâce
+aussi parfaite qu'elle dans tous ses mouvements... Connaissant
+donc tous ses avantages, Joséphine en usa pour disputer au moins
+la victoire à celle qui ne redoutait personne en ce monde pour sa
+beauté, aussitôt qu'elle paraissait et montrait son adorable visage.
+
+Madame Bonaparte portait ce jour-là, quoiqu'on fût en hiver, une robe
+de mousseline de l'Inde, que son bon goût lui faisait faire, dès
+cette époque, beaucoup plus ample de la jupe qu'on ne faisait alors
+les robes, pour qu'elle formât plus de gros plis. Au bas était une
+petite bordure large comme le doigt en lame d'or et figurant comme un
+petit ruisseau d'or. Le corsage, drapé à gros plis sur sa poitrine,
+était arrêté sur les épaules par deux têtes de lion en or émaillées
+de noir autour... La ceinture, formée d'une bandelette brodée comme
+la bordure, était fermée sur le devant par une agrafe comme les
+têtes en or émaillées qui étaient aux épaules... Les manches étaient
+courtes, froncées et à poignets comme on en portait dans ce temps-là,
+et le poignet ouvert sur le bras était retenu par deux petits
+boutons semblables aux agrafes de la ceinture. Les bras étaient nus:
+Joséphine les avait très-beaux, surtout le haut du bras.
+
+Sa coiffure était ravissante. Elle ressemblait à celle d'un camée
+antique. Ses cheveux, relevés sur le haut de la tête, étaient
+contenus dans un réseau de chaînes d'or dont chaque carreau était
+marqué comme on en voit aux bustes romains, et était fait par une
+petite rosace en or émaillée de noir. Ce réseau à la manière antique
+venait se rejoindre sur le devant de la tête et fermait avec une
+sorte de camée en or émaillé de noir comme le reste. À son cou était
+un serpent en or dont les écailles étaient imitées par de l'émail
+noir; les bracelets pareils, ainsi que les boucles d'oreilles.
+
+Lorsque je vis madame Bonaparte, je ne pus m'empêcher de lui dire
+combien elle était charmante avec ce nuage vaporeux formé par cette
+mousseline[23], que bien certainement Juvénal eût appelée _une robe
+de brouillard_ à plus juste titre que celles de ses dames romaines...
+Et puis, cette parure lui allait admirablement... Voilà comment
+Joséphine a mérité sa réputation de femme parfaitement élégante:
+c'est en adaptant la mode à la convenance de sa personne. Ici elle
+avait songé à tout!... même à l'ameublement du grand salon de Saint
+Cloud, qui alors était bleu et or, et allait ainsi très-bien avec
+cette mousseline neigeuse et cet or qui tous deux s'harmoniaient
+parfaitement ensemble.
+
+[Note 23: Je ne vois plus de ces mousselines dont je parle; les
+pièces n'avaient que huit aunes, et la mousseline était si fine et
+si claire que dans l'Inde on est obligé de la travailler dans l'eau
+pour que les fils ne cassent pas. Le prix de ces mousselines était
+exorbitant: je crois que la pièce de huit aunes revenait à six cents
+francs.]
+
+Aussitôt que le premier Consul entra dans le salon, où il arrivait
+alors presque toujours, par le balcon circulaire, au moment où
+l'on s'y attendait le moins, il fut frappé comme moi de l'ensemble
+vraiment charmant de Joséphine. Aussi fut-il à elle aussitôt, et la
+prenant par les deux mains, il la conduisit devant la glace de la
+cheminée pour la voir en même temps de tous côtés, et l'embrassant
+sur l'épaule et sur le front, car il ne pouvait encore se défaire
+de cette habitude bourgeoise, il lui dit: «Ah! çà, Joséphine, je
+serai jaloux! Vous avez des projets! Pourquoi donc es-tu si belle
+aujourd'hui?
+
+--Je sais que tu aimes que je sois en blanc... et j'ai mis une robe
+blanche: voilà tout.
+
+--Eh bien! si c'est pour me plaire, tu as réussi.»
+
+Et il l'embrassa encore une fois.
+
+--«Avez-vous vu la nouvelle princesse?» me demanda le premier Consul
+à dîner.
+
+Je répondis affirmativement, et j'ajoutai qu'elle devait venir le
+soir même pour faire sa visite de noce à madame Bonaparte et lui être
+présentée par son mari.
+
+--«Mais c'est chose faite, dit le premier Consul... D'ailleurs
+Joséphine est sa belle-soeur.
+
+--Oui, général, mais elle est aussi femme du premier magistrat de la
+France.
+
+--Ah! ah! c'est donc comme étiquette que cette visite a lieu? et qui
+donc en a tant appris à Paulette? ce n'est pas le prince Borghèse.»
+
+Il dit ce mot avec une expression qui traduisait l'opinion qu'il
+s'était déjà formée de cet homme, qui, tout prince qu'il était,
+montrait plus de vulgarité qu'aucun _transtévérin_ de Rome[24].
+
+[Note 24: Les Transtévérins ou hommes au-delà du Tibre sont
+très-beaux, mais tout à fait communs. C'est dans les Transtévérines
+que les peintres retrouvent encore les vraies madones de Raphaël.]
+
+--«Ce n'est pas Paulette qui d'elle-même aura eu cette pensée...» Il
+se tourna alors vers moi.
+
+«Je suis sûr que c'est chez votre mère qu'on lui a dit cela?»
+
+C'était vrai. C'était madame de Bouillé[25] qui le lui avait dit.
+J'en convins, et la nommai au premier Consul...
+
+[Note 25: Mère de madame de Contades. Elle entendait à ravir tout
+ce qui tenait à l'étiquette de la cour. J'ai rapporté ce fait pour
+montrer à quel point Bonaparte attachait de l'importance à ces sortes
+de choses.]
+
+--«J'en étais sûr,» répéta-t-il avec un accent de satisfaction qui
+disait que certainement il aurait recours à cette noblesse, qu'il
+n'aimait pas comme homme d'État, mais dont il ne pouvait se refuser
+à reconnaître la nécessaire influence dans une société élégante, et
+surtout dans une cour.
+
+Quoiqu'on demeurât beaucoup plus de temps à table depuis qu'on y
+était servi avec tout le luxe royal, il était à peine huit heures
+lorsqu'on en sortit. Le premier Consul se promena quelque temps en
+attendant sa soeur qu'il voulait voir arriver dans toute sa gloire de
+princesse et de jolie femme; mais à huit heures et demie il perdit
+patience et s'en fut travailler dans son cabinet.
+
+Madame Borghèse avait préparé son entrée pour produire de l'effet.
+Redoutant l'inégalité de son frère, qui souvent se mettait à table à
+huit heures et demie, elle ne voulut prudemment arriver qu'à neuf
+heures passées, ce qui lui fit manquer le premier Consul.
+
+Elle avait voulu frapper depuis le vestibule jusqu'au salon, tous
+deux inclusivement. Elle était venue dans une magnifique voiture
+chargée des armoiries des Borghèses: cette voiture, attelée de six
+chevaux, avait trois laquais portant des torches... un piqueur en
+avant et un garçon d'attelage en arrière, l'un et l'autre ayant aussi
+une torche, complétaient cette magnificence encore fort inconnue, en
+France, pour la génération alors au pouvoir.
+
+Lorsque le prince et la princesse arrivèrent à la porte du salon
+consulaire, l'huissier, préludant à l'Empire, ouvrit les deux
+battants et dit à haute voix:
+
+«_Monseigneur_ le prince et madame la princesse Borghèse.»
+
+Nous nous levâmes toutes à l'instant. Joséphine se leva aussi; mais
+elle demeura immobile devant son fauteuil et laissa la princesse
+avancer jusqu'à elle et traverser ainsi une grande partie du salon.
+Mais la chose lui fut plutôt agréable qu'autrement, par une raison
+que je dirai plus tard, et à laquelle on ne s'attend guère.
+
+Elle était en effet _resplendissante_, comme elle l'avait annoncé:
+sa robe était d'un magnifique velours vert, mais d'un vert doux
+et point tranchant. Le devant de cette robe et le tour de la jupe
+étaient brodés en diamants, non pas en _strass_, mais en _vrais_
+diamants, et les plus beaux qu'on pût voir[26]. Le corsage et les
+manches en étaient également couverts, ainsi que ses bras et son cou.
+Sur sa tête était un magnifique diadème où les plus belles émeraudes
+que j'aie jamais vues étaient entourées de diamants; enfin, pour
+compléter cette magnifique parure, la princesse avait au côté un
+bouquet composé de poires d'émeraudes et de poires en perles d'un
+prix inestimable. Maintenant, qu'on se figure l'être fantastique
+de beauté qui était au milieu de toutes ces merveilles, et on aura
+une imparfaite idée encore de la princesse Borghèse entrant dans le
+salon de Saint-Cloud le soir de _sa présentation_, comme elle-même le
+disait!
+
+[Note 26: _Le trésor_ de la famille Borghèse, comme eux-mêmes
+l'appelaient, était estimé plus de trois millions. Madame Leclerc
+avait déjà de beaux diamants à elle en propre, et le prince Borghèse
+avait ajouté pour plus de trois cent mille francs à ceux de sa
+famille pour ce mariage.]
+
+
+
+Je connaissais et la toilette, et les trésors, et la beauté;
+cependant, je l'avoue, je fus moi-même surprise par l'effet que
+produisit la princesse à son entrée dans le salon. Quant à son mari,
+il fut là ce qu'il fut toujours depuis, le premier chambellan de sa
+femme...
+
+Joséphine, après le premier moment d'étonnement causé par cette
+profusion de pierreries qui ruisselaient sur les vêtements de sa
+belle-soeur, se remit, et la conversation devint générale. On servit
+des glaces, et alors il y eut un mouvement.
+
+--«Eh bien! me dit la Princesse, comment me trouvez-vous?
+
+--Ravissante! et jamais on ne fut si jolie avec autant de
+magnificence.
+
+
+LA PRINCESSE.
+
+En vérité!
+
+
+MADAME JUNOT.
+
+C'est très-vrai.
+
+
+LA PRINCESSE.
+
+Vous m'aimez, et vous me gâtez...
+
+
+MADAME JUNOT.
+
+Vous êtes enfant!... Mais, dites-moi pourquoi vous êtes venue si tard?
+
+
+LA PRINCESSE.
+
+Vraiment, je l'ai fait exprès!... je ne voulais pas vous trouver à
+table. Il m'est bien égal de n'avoir pas vu mon frère!... C'était
+_elle_, que je voulais trouver et désespérer... Laurette, Laurette!
+Regardez donc comme elle est bouleversée!... oh! que je suis contente!
+
+
+MADAME JUNOT.
+
+Prenez garde, on peut vous entendre.
+
+
+LA PRINCESSE.
+
+Que m'importe! je ne l'aime pas!... Tout à l'heure elle a cru me
+faire une chose désagréable en me faisant traverser le salon; eh
+bien! elle m'a charmée.
+
+
+MADAME JUNOT.
+
+Et pourquoi donc?
+
+
+LA PRINCESSE.
+
+Parce que la queue de ma robe ne se serait pas déployée, si elle
+était venue au-devant de moi, tandis qu'elle a été admirée en son
+entier.
+
+Je ne pus retenir un éclat de rire; mais la Princesse n'en fut pas
+blessée. Ce soir-là on aurait pu tout lui dire, excepté qu'elle était
+laide...
+
+
+LA PRINCESSE, regardant sa belle-soeur.
+
+Elle est bien mise, après tout!... Ce blanc et or fait admirablement
+sur ce velours bleu...
+
+Tout à coup la Princesse s'arrête... une pensée semble la saisir;
+elle jette les yeux alternativement sur sa robe et sur celle de
+madame Bonaparte.
+
+
+LA PRINCESSE, soupirant profondément.
+
+Ah, mon Dieu! mon Dieu!
+
+
+MADAME JUNOT.
+
+Qu'est-ce donc?
+
+
+LA PRINCESSE.
+
+Comment n'ai-je pas songé à la couleur du meuble de salon!... Et
+vous, vous, Laurette... vous, qui êtes mon amie, que j'aime comme ma
+soeur (ce qui ne disait pas beaucoup), comment ne me prévenez-vous
+pas?
+
+
+MADAME JUNOT.
+
+Eh! de quoi donc, encore une fois! que le meuble du salon de
+Saint-Cloud est bleu? Mais vous le saviez aussi bien que moi.
+
+
+LA PRINCESSE.
+
+Sans doute; mais dans un pareil moment on est troublée, on ne sait
+plus ce qu'on savait; et voilà ce qui m'arrive... J'ai mis une robe
+verte pour venir m'asseoir dans un fauteuil bleu!
+
+Non, les années s'écouleront et amèneront l'oubli, que je ne perdrai
+jamais de vue la physionomie de la Princesse en prononçant ces
+paroles... Et puis l'accent, l'accent désolé, contrit... C'était
+admirable!
+
+
+LA PRINCESSE.
+
+Je suis sûre que je dois être hideuse! Ce vert et ce bleu... Comment
+appelle-t-on ce ruban[27]? _Préjugé vaincu!..._ Je dois être bien
+laide, n'est-ce pas?
+
+[Note 27: Dans les premiers moments de la Révolution, on fit un ruban
+où des raies vertes et bleues se mélangeaient.]
+
+
+MADAME JUNOT.
+
+Vous êtes charmante! Quelle idée allez-vous vous mettre en tête!
+
+
+LA PRINCESSE.
+
+Non, non, je dois être horrible! le reflet de ces deux couleurs doit
+me tuer. Voulez-vous revenir avec moi à Paris, Laurette?
+
+
+MADAME JUNOT.
+
+Merci! j'ai ma voiture. Et vous, votre mari...
+
+
+LA PRINCESSE.
+
+C'est-à-dire que je suis toute seule.
+
+
+MADAME JUNOT.
+
+Comment? et votre lune de miel ne fait que commencer.
+
+
+LA PRINCESSE, haussant les épaules.
+
+Quelles sottises me dites-vous là, chère amie! Une lune de miel avec
+cet IMBÉCILE-LA!... Mais vous voulez rire probablement?
+
+
+MADAME JUNOT.
+
+Point du tout, je le croyais; c'était une erreur seulement, mais
+pas une sottise... Et puisque je ne dérangerai pas un tête-à-tête,
+j'accepte, pour être avec vous d'abord, et puis pour juger si, en
+effet tout espoir de lune de miel est perdu.
+
+ * * * * *
+
+La Princesse se leva alors majestueusement, et fut droit à madame
+Bonaparte pour prendre congé d'elle; les deux belles-soeurs
+s'embrassèrent en souriant!... Judas n'avait jamais été si bien
+représenté.
+
+Mais ce fut en regagnant sa voiture que la princesse fut vraiment un
+type particulier à étudier... Elle ralentit sa marche lorsqu'elle
+fut arrivée sur le premier palier du grand escalier, et traversa la
+longue haie formée par tous les domestiques et même les valets de
+pied du château avec une gravité royale toute comique; mais ce qu'on
+ne peut rendre, c'est le balancement du corps, les mouvements de
+la tête, le clignement des yeux, toute l'attitude de la personne.
+Elle marchait seule en avant; son mari suivait, ayant la grotesque
+tournure que nous lui avons connue, malgré sa jolie figure. Il avait
+un habit de je ne sais quelle couleur et quelle forme, qu'il portait
+à la Cour du Pape; et, comme l'épée n'était pas un meuble fort en
+usage à la Cour papale, il s'embarrassait dans la sienne, et finit
+par tomber sur le nez en montant en voiture. Le retour fut rempli par
+de continuelles doléances de la Princesse sur son chagrin d'avoir mis
+une robe verte dans un salon bleu.
+
+Le lendemain nous nous trouvâmes chez ma mère, qui voulait avoir
+des détails sur la présentation, et avec qui _Paulette_ n'osait pas
+encore faire la princesse.
+
+--«Ainsi donc, dit-elle à la Princesse, tu étais bien charmante!»
+
+Et elle la baisait au front avec ces caresses de mère qu'on ne donne
+qu'à une fille chérie.
+
+--«Oh! maman Panoria[28], demandez à Laurette.»
+
+[Note 28: Nom d'amitié qu'elle donnait à ma mère. Ce nom de Panoria
+qui, au fait, était celui de ma mère, en grec signifie la plus
+belle.]
+
+Je certifiai de la vérité de la chose... Ma mère sourit avec autant
+de joie que pour mon triomphe.
+
+--«Mais, dit ma mère, il faut maintenant faire la princesse
+avec dignité et surtout convenance, Paulette; et quand je dis
+_convenance_, j'entends politesse. Tu es enfant gâtée, nous savons
+cela. Ainsi, par exemple, chère enfant, vous ne rendez pas de visite;
+cela n'est pas bien. Je ne me plains pas, moi, puisque vous êtes tous
+les jours chez moi, mais d'autres s'en plaignent.»
+
+La Princesse prit un air boudeur. Ma mère n'eut pas l'air de s'en
+apercevoir, et continua son sermon jusqu'au moment où madame de
+Bouillé et madame de Caseaux entrèrent dans le salon. On leur soumit
+la question, et la réponse fut conforme aux conclusions de ma mère.
+
+--«Vous voilà une grande dame, lui dirent-elles, _par votre alliance
+avec le prince Borghèse_. Il faut donc être ce qu'étaient les grandes
+dames de la Cour de France. Ce qui les distinguait était surtout
+une extrême politesse. Ainsi donc, rendre les visites qu'on vous
+fait, reconduire avec des degrés d'égards pour le rang de celles qui
+vous viennent voir; ne jamais passer la première lorsque vous vous
+trouvez à la porte d'un salon avec une femme, votre égale ou votre
+supérieure, ou plus âgée que vous; ne jamais monter dans votre
+voiture avant la femme qui est avec vous, à moins que ce ne soit une
+dame de compagnie; ne pas oublier de placer chacun selon son rang
+dans votre salon et à votre table; offrir aux femmes qui sont auprès
+du Prince, deux ou trois fois, des choses à votre portée pendant
+le dîner; être prévenante avec dignité; enfin, voilà votre code de
+politesse à suivre, si vous voulez vous placer dans le monde.»
+
+Au moment où ces dames parlèrent de ne pas monter la première dans la
+voiture, je souris; ma mère, qui vit ce sourire, dit à Paulette:
+
+--«Est-ce que, lorsque tu conduis Laurette dans ta voiture, tu montes
+avant elle?»
+
+La Princesse rougit.
+
+--«Est-ce que hier, poursuivit ma mère plus vivement, cela serait
+surtout arrivé?»
+
+La Princesse me regarda d'un air suppliant; elle craignait beaucoup
+ma mère, tout en l'aimant.
+
+--«Non, non, m'empressai-je de dire; la princesse m'a fait la
+politesse de m'offrir de monter avant elle.
+
+--C'est que, voyez-vous, dit ma mère, ce serait beaucoup plus sérieux
+hier qu'un autre jour. Ma fille et vous, Paulette, vous avez été,
+comme vous l'êtes encore, presque égales dans mon coeur, comme vous
+l'êtes dans le coeur de l'excellente madame Lætitia. Vous êtes donc
+soeurs, pour ainsi dire, et soeurs par affection. Je ne puis donc
+supporter la pensée qu'un jour Paulette oubliera cette affection,
+parce qu'on l'appelle Princesse et qu'elle a de beaux diamants et
+tout le luxe d'une nouvelle existence. Mais cela n'a pas été... tout
+est donc au mieux.
+
+--Mais, reprit doucement Paulette en se penchant sur ma mère et
+s'appuyant sur son épaule, je suis soeur du premier Consul!... je
+suis...
+
+--Quoi! qu'est-ce que soeur du premier Consul?... Qu'est-ce que la
+soeur de Barras était pour nous?
+
+--Mais ce n'est pas la même chose, maman Panoria!
+
+--Absolument de même pour ce qui concerne l'étiquette. Ton frère a
+une dignité temporaire; elle lui est personnelle; et même, pour le
+dire en passant, elle ne devrait pas lui donner le droit de prendre
+la licence de ne rendre aucune visite. Il est venu au bal que j'ai
+donné pour le mariage de ma fille, et _il ne s'est pas fait écrire
+chez moi_.»
+
+J'ai mis avec détail cette conversation pour faire juger de l'état où
+était la société en France, à cette époque: d'un côté, elle montrait
+et observait toujours cette extrême politesse, cette observance
+exacte des moindres devoirs; de l'autre, un oubli entier de ces mêmes
+détails dont se forme l'existence du monde, et la volonté de les
+connaître et de les mettre en pratique. On voit que ma mère, malgré
+toutes les secousses révolutionnaires par lesquelles la société
+avait été ébranlée, s'étonne que le général Bonaparte, même après
+les victoires d'Italie, d'Égypte et de Marengo, sa haute position
+politique, ne se _fût pas fait écrire chez elle_, après y avoir passé
+la soirée.
+
+--«Mais il est bien grand, lui disait Albert, pour la calmer
+là-dessus.
+
+--Eh bien! qu'importe? Le maréchal de Saxe était bien grand aussi...
+et il faisait des visites[29].»
+
+[Note 29: Ma mère avait connu l'Empereur tellement enfant, que, pour
+elle, la gloire du vainqueur de l'Italie et la haute position du
+premier magistrat de la république n'étaient pas aussi éblouissantes
+que pour les autres. Je me suis souvent demandé, connaissant sa
+manière de voir et son opinion très-tranchée pour un autre ordre de
+choses, comment elle aurait pris l'Empire.]
+
+La société de Paris, au moment de la transition de l'état
+révolutionnaire, c'est-à-dire de la République à l'Empire, était
+donc divisée, comme on le voit, et sans qu'aucune des diverses
+parties prît le chemin de se rejoindre à l'autre. Ce qui contribuait
+à maintenir cet état était le défaut de maisons où l'on reçût
+habituellement. On le voyait, mais peu, dans la Cour consulaire;
+toutes les femmes étaient jeunes, et beaucoup hors d'état d'être
+maîtresses de maison autrement que pour en diriger le matériel. On
+allait à Tivoli voir le feu d'artifice et se promener dans ses jolis
+jardins; on allait beaucoup au spectacle; on se donnait de grands
+dîners, pour copier la Cour consulaire, où les invitations allaient
+par trois cents les quintidis; on allait au pavillon d'Hanovre, à
+Frascati, prendre des glaces en sortant de l'Opéra, tout cela avec
+un grand luxe de toilette et sans que l'on y prît garde encore; on
+allait à des concerts où chantait Garat, qui alors _faisait fureur_,
+et la vie habituelle se passait ainsi. Mais la société ne fut pas
+longtemps dans cet état de suspension. 1804 vit arriver l'Empire;
+et, du moment où il fut déclaré, un nouveau jour brilla sur toute la
+France; tout y fut grand et beau; rien ne fut hors de sa place, et
+l'ordonnance de chaque chose fut toujours ce qu'elle devait être.
+
+
+
+
+DEUXIÈME PARTIE.
+
+L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE.
+
+
+C'était le 2 décembre 1809; l'anniversaire du couronnement et de
+la bataille d'Austerlitz devait être célébré magnifiquement à
+l'Hôtel-de-Ville. L'Empereur avait accepté le banquet d'usage, et
+la liste soumise à sa sanction par le maréchal Duroc, à qui je la
+remettais après l'avoir reçue de Frochot, avait été arrêtée; et tous
+les ordres donnés pour la fête, qui fut, ce qu'elle avait toujours
+été et ce qu'elle est encore à l'Hôtel-de-Ville, digne de la grande
+cité qui l'offre à son souverain.
+
+Quelques jours avant, l'archi-chancelier, qui ne faisait guère de
+visites, me fit l'honneur de me venir voir. J'étais alors fort
+souffrante d'un mal de poitrine qui n'eut heureusement aucune suite,
+mais qui alors me rendait fort malade. Je crachais beaucoup de sang,
+et j'avais peur de ne pouvoir aller à l'Hôtel-de-Ville pour remplir
+mon devoir. L'archi-chancelier était soucieux. Je lui parlai des
+bruits de divorce... Le Prince me répondit d'abord avec ambiguïté, et
+puis finit par me dire qu'il le croyait _sûr_.
+
+--«Ah, mon Dieu! m'écriai-je, et quelle époque fixez-vous à cette
+catastrophe? car je regarde la chose comme un malheur, surtout si
+l'Empereur épouse une princesse étrangère...
+
+--C'est ce que je lui ai dit.
+
+--Vous avez eu ce courage, monseigneur?...
+
+--Oui, certes; je regarde le bonheur de la France comme intéressé
+dans cette grande question.
+
+--Et l'Impératrice, comment a-t-elle reçu cette nouvelle?...
+
+--Elle ne fait encore que la pressentir; mais il y a quelqu'un qui
+prendra soin qu'elle soit instruite...»
+
+Je regardai l'archi-chancelier comme pour lui demander un nom; mais
+avec sa circonspection ordinaire, et déjà presque fâché d'avoir
+été si loin, il porta son regard ailleurs que sur les miens, et
+changea d'entretien. Ce ne fut que longtemps après que j'acquis la
+connaissance de ce qui avait motivé ses paroles en ce moment de crise
+où chacun craignait pour soi la colère terrible de l'Empereur.
+
+Soit qu'il fût excité par les femmes de la famille impériale, qui
+ne savaient pas ce qu'elles faisaient lorsqu'elles voulaient changer
+de belle-soeur; soit qu'il voulût malgré l'Empereur pénétrer dans
+son secret, se rendre nécessaire, et forcer sa confiance, il est
+certain que Fouché avait pénétré jusqu'à l'Impératrice, et lui avait
+apporté de ces consolations perfides, qui font plus de mal qu'elles
+ne laissent de douceur après elles. Mais le genre d'émotion convenait
+à Joséphine; elle était femme et créole! deux motifs pour aimer les
+pleurs et les évanouissements. Malheureusement pour elle et son
+bonheur, Napoléon était un homme, et un grand homme... deux natures
+qui font repousser les larmes et les plaintes: Joséphine souffrait,
+et Joséphine se plaignait; il est vrai que cette plainte était bien
+douce, mais elle était quotidienne et même continuelle, et l'Empereur
+commençait à ne pouvoir soutenir un aussi lourd fardeau.
+
+À chaque marque nouvelle d'indifférence, l'Impératrice pleurait
+encore plus amèrement. Le lendemain, sa plainte était plus amère, et
+Napoléon, chaque jour plus aigri, en vint à ne plus vouloir supporter
+une scène qu'il ne cherchait pas, mais qu'on venait lui apporter.
+
+Un jour l'Impératrice, après avoir écouté les rapports de madame
+de L..., de madame de Th..., de madame de L..., de madame Sa..., et
+d'une foule de femmes en sous-ordre, avec lesquelles surtout elle
+aimait malheureusement à s'entretenir de ses affaires, l'impératrice
+reçut la visite de Fouché. Fouché, en apparence tout dévoué aux
+femmes de la famille impériale, leur faisait des rapports plus ou
+moins vrais, mais qu'il savait flatter leurs passions ou leurs
+intérêts. Joséphine était une proie facile à mettre sous la serre du
+vautour: aussi n'eut-il qu'à parler deux fois à l'Impératrice, et il
+eut sur elle un pouvoir presque égal à celui de ses amis, lui qui
+n'arrivait là qu'en ennemi.
+
+Il y venait envoyé par les belles-soeurs surtout, qui, poussées
+par un mauvais génie, voulaient remplacer celle qui, après tout,
+était bonne pour elles, leur donnait journellement à toutes ce qui
+pouvait leur plaire, et tâchait de conjurer une haine dont les
+marques étaient plus visibles chaque jour. Fouché, qui joignait à
+son esprit naturel et acquis dans les affaires une finesse exquise
+pour reconnaître ce qui pouvait lui servir, en avait découvert une
+mine abondante dans les intrigues du divorce. Être un des personnages
+actifs de ce grand drame lui parut une des parties les plus
+importantes de sa vie politique. Faible et facile à circonvenir, il
+comprit que Joséphine était celle qui lui serait le plus favorable:
+aussi dirigea-t-il ses batteries sur elle.
+
+Il commença par lui demander si elle connaissait les bruits de
+Paris... Joséphine, déjà fort alarmée par le changement marqué des
+manières de l'Empereur avec elle, frémit à cette question et ne
+répondit qu'en tremblant qu'elle se doutait bien d'un malheur, mais
+qu'elle n'était sûre de rien.
+
+Fouché lui dit alors que tous les salons de Paris, comme les cafés
+des faubourgs, ne retentissaient que d'une nouvelle: c'était que
+l'Empereur voulait se séparer d'elle.
+
+--«Je vous afflige, madame, lui dit Fouché; mais je ne puis vous
+céler la vérité; Votre Majesté me l'a demandée: la voilà sans
+déguisement et telle qu'elle me parvient.»
+
+Joséphine pleura.--«Que dois-je faire? dit-elle.
+
+--Ah! dit l'hypocrite, il y aurait un rôle admirable dans ce drame,
+si madame avait le courage de le prendre: son attitude serait bien
+grande et bien belle aux yeux de toute l'Europe, dont en ce moment
+elle est le point de mire.
+
+--Conseillez-moi, dit Joséphine avec anxiété...
+
+--Mais il est difficile... Il faut beaucoup de courage.
+
+--Ah! croyez que j'en ai eu beaucoup depuis deux ans!... Il m'en a
+fallu davantage pour supporter le changement de l'Empereur que je
+n'en aurai peut-être besoin pour sa perte.
+
+--Eh bien! madame, il faut le prévenir, il faut écrire au Sénat...
+Il faut vous-même demander la dissolution de ces mêmes liens que
+l'Empereur va briser à regret sans doute; mais la politique le lui
+ordonne... Soyez grande en allant au-devant[30]; le beau côté de
+l'action vous demeure, parce que le monde voit toujours ainsi le
+dévouement.»
+
+[Note 30: Ces détails sont positifs.]
+
+Étourdie par une aussi étrange proposition, Joséphine fut d'abord
+tellement étonnée qu'elle ne put répondre au duc d'Otrante; sa nature
+était trop faible; elle n'avait pas une élévation suffisante dans
+l'âme pour comprendre une obligation d'elle-même dans ce sacrifice.
+Aussi fondit-elle en larmes et ne répondit que par des gémissements
+étouffés à la proposition de Fouché.
+
+Celui-ci, désespéré de cette tempête qu'aucune parole raisonnable
+ne pouvait apaiser, essaya enfin de la calmer en lui parlant de son
+empire sur l'Empereur, de son ancien amour pour elle, amour et empire
+à lui bien connus, mais autrefois; et en faisant cette observation
+à l'Impératrice le personnage était bien aise de savoir à quoi s'en
+tenir sur l'état présent des choses... Mais Joséphine pleurait et ne
+répondait rien. C'était un enfant gâté pleurant sur un jouet brisé,
+plutôt qu'une souveraine devant un sceptre et une couronne perdus.
+Cependant Fouché n'abandonnait pas facilement la partie commencée, et
+il revint de nouveau en parlant à Joséphine de l'amour de l'Empereur
+pour elle.
+
+--«Il ne m'aime plus, dit la pauvre affligée... Il ne m'aime plus!...
+Maintenant quand il est à l'armée, il ne m'écrit plus des lettres
+brûlantes de passion comme les lettres d'Italie et d'Austerlitz. Ah!
+monsieur le duc, les temps sont bien changés!... Tenez: vous allez en
+juger.»
+
+Elle se leva, fut à un meuble en bois des Indes précieusement monté
+et formant un secrétaire tout à la fois et un lieu sûr pour y placer
+des objets précieux. Elle y prit plusieurs lettres qui ne contenaient
+que quelques lignes à peine lisibles. Le duc d'Otrante s'en empara
+aussitôt et y jetant les yeux avant que l'Impératrice les lui eût
+traduites en lui expliquant les signes hiéroglyfiques plutôt que
+les lettres qui voulaient passer pour de l'écriture, il vit qu'en
+effet l'Empereur était bien changé pour l'Impératrice. Ces lettres
+ne contenaient qu'une même phrase insignifiante par elle-même; il
+y en avait de Bayonne, d'Espagne, d'Allemagne lors de la campagne
+de Wagram... Ces dernières lettres étaient toutes récentes... J'ai
+vu, depuis, ces preuves du changement de l'Empereur, et elles me
+frappèrent avec une vive peine comme tout ce qui détruit. Je ne crois
+pas que Fouché en ait été affecté comme moi; mais il l'était d'une
+autre manière: il regardait ces lettres et relisait la même phrase
+plusieurs fois. Cet examen lui présentait, je crois, l'Empereur
+sous un nouveau jour dont, je pense, il n'avait été jamais éclairé:
+c'était l'Empereur se contraignant à faire une chose qui visiblement
+lui déplaisait, et on n'en pouvait douter en lisant ces lettres...
+
+
+«À L'IMPÉRATRICE, À BORDEAUX.
+
+ »Marac, le 21 avril 1808.
+
+»Je reçois ta lettre du 19 avril. J'ai eu hier le prince des Asturies
+et sa Cour à dîner. _Cela m'a donné bien des embarras_[31]. J'attends
+Charles IV et la reine.
+
+»Ma santé est bonne. Je suis bien établi actuellement à la campagne.
+
+»Adieu, mon amie, je reçois toujours avec plaisir de tes nouvelles.
+
+ »NAPOLÉON.»
+
+[Note 31: Que pouvait-il entendre par ces paroles? De quel embarras
+parle-t-il; il ne communiquait jamais un plan ni même un projet
+politique à Joséphine, dont il connaissait la discrétion.]
+
+
+«À L'IMPÉRATRICE, À PARIS[32].
+
+ »Burgos, le 14 novembre 1808.
+
+»Les affaires marchent ici avec une grande activité. Le temps est
+fort beau. Nous avons des succès. Ma santé est fort bonne.
+
+ »NAPOLÉON.»
+
+[Note 32: Ces lettres sont copiées sur celles _originales_, fournies
+par la reine Hortense, à qui elles sont revenues après la mort de
+l'Impératrice.]
+
+
+«À L'IMPÉRATRICE, À STRASBOURG.
+
+ »Saint-Polten, le 9 mai 1809.
+
+»Mon amie, je t'écris de Saint-Polten[33]. Demain je serai devant
+Vienne: ce sera juste un mois après le même jour où les Autrichiens
+ont passé l'Inn et violé la paix.
+
+»Ma santé est bonne, le temps est superbe et les soldats sont gais:
+il y a ici du vin.
+
+»Porte-toi bien.
+
+»Tout à toi:
+
+ »NAPOLÉON.»
+
+[Note 33: La poste avant Vienne.]
+
+
+En parcourant ces lettres, dont la suite était semblable à ce que je
+viens de citer, le duc d'Otrante sourit en son âme; car sa besogne
+lui paraissait maintenant bien faite. Il lui était démontré que
+l'Empereur voulait le divorce, et que tous les obstacles que lui-même
+paraissait y apporter n'étaient qu'une feinte à laquelle il serait
+adroit de ne pas ajouter foi par sa conduite, si on paraissait le
+faire en apparence. Joséphine suivait son regard à mesure qu'il
+parcourait ces lettres sur lesquelles elle avait elle-même souvent
+pleuré. Fouché les lui rendit en silence.
+
+--«Eh bien? lui dit-elle...
+
+--Eh bien! madame, ce que je viens de voir me donne la conviction
+entière de ce dont j'étais déjà presque sûr.»
+
+Joséphine sanglota avec un déchirement de coeur qui aurait attendri
+un autre homme que Fouché.
+
+--«Vous ne voulez pas en croire mon attachement pour vous, madame;
+et pourtant Dieu sait qu'il est réel. Eh bien! voulez-vous prendre
+conseil d'une personne qui vous est non-seulement attachée, mais qui
+peut être pour vous un excellent guide dans cette très-importante
+situation? Je l'ai vue dans le salon de service: c'est madame de
+Rémusat.
+
+--Oui! oui!... s'écria Joséphine.»
+
+Et madame de Rémusat fut appelée.
+
+C'était une femme d'un esprit et d'une âme supérieurs que madame de
+Rémusat. Lorsque Joséphine ne se conduisait que d'après ses conseils,
+tout allait bien; mais quand elle en demandait à la première personne
+venue de son service, les choses devenaient tout autres. Madame de
+Rémusat joignait ensuite à son esprit et à sa grande connaissance du
+monde un attachement réel pour l'Impératrice.
+
+En écoutant le duc d'Otrante elle pâlit, car, tout habile qu'elle
+était, elle-même fut prise par la finesse de l'homme de tous les
+temps. Elle ne put croire qu'une telle démarche fût possible de la
+part d'un ministre de l'Empereur, si l'Empereur lui-même ne l'y avait
+autorisé. Cette réflexion s'offrit à elle d'abord, et lui donna de
+vives craintes pour l'Impératrice. Fouché la comprit; et cet effet,
+qu'il ne s'était pas proposé, lui parut devoir être exploité à
+l'avantage de ce qu'il tramait.
+
+--«Ce que vous demandez à sa majesté est grave, monsieur le duc...
+Je ne puis ni lui conseiller une démarche aussi importante, ni l'en
+détourner, car je vois...»
+
+Elle n'osa pas achever sa phrase, car _ce qu'elle voyait_ était assez
+imposant pour arrêter sa parole.
+
+--«J'ai fait mon devoir de fidèle serviteur de sa majesté, dit le duc
+d'Otrante. Je la supplie de réfléchir à ce que j'ai eu l'honneur de
+lui dire: c'est à l'avantage de sa vie à venir.»
+
+Et il prit congé de l'Impératrice, en la laissant au désespoir.
+Madame de Rémusat resta longtemps auprès d'elle, tentant vainement de
+la consoler; car elle-même était convaincue que l'Empereur lui-même
+dirigeait toute cette affaire. Dès que Joséphine fut plus calme, elle
+lui demanda la permission de la quitter, pour aller, lui dit-elle,
+travailler dans son intérêt.
+
+C'était chez le duc d'Otrante qu'elle voulait se rendre.
+
+«Cet homme est bien fin, ou plutôt bien rusé, se dit-elle; mais une
+femme ayant de bonnes intentions le sera pour le moins autant que
+lui...»
+
+Mais elle acquit la preuve qu'avec un homme comme Fouché il n'y
+avait aucune prévision possible.... Et elle sortit de chez lui aussi
+embarrassée qu'en y arrivant.
+
+Cependant la position était critique; il devenait d'une grande
+importance de suivre les conseils de Fouché, si ces _conseils_
+étaient des ordres de l'Empereur. Madame de Rémusat le croyait
+fermement, et toutefois n'osait le dire à Joséphine. Celle-ci le
+sentait instinctivement, mais n'osait s'élever entre la dame du
+palais, alors son amie, et elle-même, dans ces moments de confiance
+expansive, qui étaient moins fréquents cependant depuis cette
+visite du duc d'Otrante. Car il semblait à ces deux femmes que de
+parler d'une aussi immense catastrophe, c'était admettre sa réalité
+immédiate.
+
+--«Mon Dieu! disait Joséphine, que faire? donnez-moi du courage!»
+
+Et elle pleurait.
+
+--«Madame, lui disait madame de Rémusat, que votre majesté se
+rappelle que le duc d'Otrante lui a répété souvent que l'Empereur
+n'aimait pas les scènes ni les pleurs!»
+
+Alors Joséphine n'osait plus provoquer une explication entre elle et
+l'Empereur. Un mur de glace, qui devait devenir d'airain, commençait
+déjà à s'élever entre eux. Fouché a été peut-être la cause la plus
+immédiate du divorce de Napoléon, en amenant entre les deux époux ce
+qui n'avait jamais existé: une froideur et un manque de confiance
+dont mutuellement chacun se trouva blessé. L'Empereur avait beaucoup
+aimé Joséphine. L'amour n'existait plus; mais après l'amour, quel
+est le coeur qui ne renferme pas un sentiment profond d'amitié pour
+la femme qui nous fut chère?... Et Napoléon était fortement dominé
+par le sentiment qui l'avait autrefois attaché à sa femme... Qui
+sait ce qui pouvait résulter d'une explication où elle lui aurait
+plutôt proposé l'adoption d'un de ses enfants naturels, tous deux des
+garçons, et son propre sang, enfin[34]!
+
+[Note 34: Le comte Valesky,--le comte Léon.]
+
+Mais il ne fut rien de tout cela... L'Impératrice garda le silence.
+Madame de Rémusat ne laissa rien transpirer de tout ce qui se
+préparait, et la chose marchait vers sa fin sans aucune opposition.
+
+Fouché revit souvent l'Impératrice et madame de Rémusat. Il fallait
+suivre une marche pour laquelle des conseils étaient nécessaires.
+Madame de Rémusat, convaincue que tout se faisait par ordre de
+l'Empereur, suivait les avis de Fouché; et la pauvre Joséphine, au
+désespoir, ne savait comment il se pouvait que Napoléon fût devenu
+tout à coup si peu confiant pour elle...
+
+Le duc d'Otrante avait conseillé, comme le moyen le plus digne,
+d'écrire une lettre au Sénat, dans laquelle l'Impératrice
+reconnaissant que l'Empereur se devait avant tout à la nation qu'il
+gouvernait, et devant assurer sa tranquillité à venir par une
+succession qui devait lui donner l'assurance de n'être pas troublée
+dans les temps futurs, déclarerait qu'il fallait que pour cet effet
+l'Empereur eût des fils à présenter à la France, et que, n'étant pas
+assez heureuse pour pouvoir lui en donner, elle descendait d'un trône
+qu'elle ne pouvait occuper, pour laisser la place à une plus heureuse.
+
+Tel était le texte de la lettre que l'Impératrice devait écrire au
+Sénat avant de partir pour la Malmaison. Elle ne devait pas dire un
+mot qui pût faire présumer son dessein, et laisser une lettre d'adieu
+à l'Empereur.
+
+Le matin même du jour où le brouillon de cette lettre, ou plutôt du
+message au Sénat, eut été donné par Fouché à Joséphine, madame de
+Rémusat fut témoin d'une scène si cruelle; elle vit un tel désespoir
+dans cette femme résignée à se donner elle-même le coup de couteau
+qui l'égorgerait, que des réflexions très-sérieuses vinrent se
+mêler à son chagrin... Pour la première fois il lui parut étrange
+que l'Empereur, qui lui témoignait constamment de l'estime et de
+l'intérêt, ne lui eût jamais parlé de toute cette affaire, où il
+savait qu'elle prenait une grande part, s'il savait quelque chose.
+
+Une fois que le doute apparaît dans une affaire quelle qu'elle
+soit, il devient presque aussitôt une certitude, si jamais il ne
+s'est offert à vous. Madame de Rémusat devint inquiète sans oser le
+témoigner à Joséphine, mais se promettant bien qu'elle ne ferait
+rien sans un plus ample informé. Elle s'attendait à une démarche de
+l'Empereur dans cette même journée, puisque c'était le lendemain
+matin, à neuf heures, que le message de l'Impératrice devait être
+porté au Sénat par M. d'Harville ou M. de Beaumont; mais la journée
+s'écoula, et pas un mot, pas une action même la plus indifférente, ne
+parut indiquer que l'Empereur sût la moindre chose du grand acte de
+dévouement de l'Impératrice... Ce silence éclaira madame de Rémusat,
+et lui fit voir que Joséphine était la victime de quelque machination
+infernale... La soirée se passa comme le jour entier; et lorsque
+Joséphine rentra dans son appartement intérieur, elle avait reçu de
+l'Empereur le même bonsoir que chaque jour.
+
+--«Ah! dit-elle à madame de Rémusat, je ne pourrai jamais écrire
+cette lettre!...»
+
+Et elle lui montrait le brouillon de sa lettre au Sénat!...
+
+--«Madame veut-elle me permettre de lui demander une faveur?
+Veut-elle me promettre de ne point envoyer, de ne pas écrire même
+cette lettre, avant que je me sois rendue près d'elle?»
+
+Joséphine le lui promit avec d'autant plus de plaisir que, pour elle,
+c'était un répit de quelques heures; et madame de Rémusat prit congé
+d'elle en l'engageant à se calmer.
+
+«Non, se dit-elle en traversant les salons de l'appartement de
+Joséphine, non, cela est impossible!... L'Empereur ne peut être assez
+dur pour ne donner aucun réconfort à cette infortunée, au moment où
+il lui enlève une couronne et son amour. Non, cela ne se peut!...
+l'Empereur ne sait rien.»
+
+Et sans aller joindre sa voiture, elle monta l'escalier du pavillon
+de Flore, et s'en fut au salon de service. C'était, je crois,
+Lemarrois qui était de service. Je laisse à penser quel fut son
+étonnement en voyant madame de Rémusat au milieu de leur bivouac.
+
+--«Ce n'est pas pour vous que je viens, leur dit-elle... Il faut que
+je voie l'Empereur. Allez lui demander cinq minutes d'audience.
+
+--Mais il est couché.
+
+--C'est égal. IL FAUT que je le voie, il le faut absolument.»
+
+Lemarrois fut frapper à la porte de l'Empereur, et lui dit le message
+de madame de Rémusat.
+
+--«Madame de Rémusat! à cette heure! Que peut-elle vouloir?... Mais
+j'ai envie de dormir; dites-lui, Lemarrois, de revenir demain matin,
+à sept heures, ou à huit au plus tard.»
+
+Lemarrois rapporta cette réponse à madame de Rémusat, qui dit à
+son tour: «Je ne puis m'en aller. C'est la gloire, le salut de
+l'Empereur... Allez lui dire, mon cher général, que ce n'est pas pour
+moi que je le veux voir... que c'est pour lui-même.»
+
+Le général Lemarrois revint avec l'ordre d'introduire madame de
+Rémusat. Elle trouva Napoléon coiffé d'un madras tourné autour
+de la tête et couché dans un petit lit qu'il affectionnait
+particulièrement... Il fit signe à madame de Rémusat de s'asseoir
+sur une chaise qui était auprès de lui... Elle était émue, et ce
+fut avec un violent battement de coeur qu'elle raconta brièvement à
+l'Empereur ce qui devait se passer le lendemain... À mesure qu'elle
+parlait, l'Empereur prenait, quoique couché, une de ces attitudes qui
+n'étaient qu'à lui et en lui, comme il avait un sourire unique, un
+regard unique.
+
+--«Mais quel peut être son but? s'écria-t-il enfin...
+
+--Évidemment il en a un, Sire: celui de vous plaire peut-être en
+allant au-devant de votre volonté... Car il ne peut avoir que
+celui-là...
+
+--Mais, interrompit Napoléon, si vous avez pu m'accuser un moment,
+vous ne le croyez plus maintenant, madame, j'espère, dit-il d'une
+voix plus sévère!... je n'aime pas les détours... et je suis l'homme
+de la vérité, parce que je suis fort avant tout.»
+
+Madame Rémusat expliqua à l'Empereur comment elle était venue à lui.
+
+--«C'est parce que j'ai vu que Votre Majesté l'ignorait, lui
+dit-elle...
+
+--Cette pauvre Joséphine! dit Napoléon, comme elle a dû souffrir!...
+
+--Ah, Sire!... vous ne pourrez jamais avoir la mesure des peines qui
+ont torturé son âme pendant ces jours qui viennent de s'écouler...
+et peut-être votre majesté appréciera-t-elle le silence que
+l'Impératrice a gardé.»
+
+Pour qui connaissait Joséphine comme l'Empereur, c'était un
+compliment cherché par celle qui était son guide et son conseil.
+Aussi Napoléon, qui ne voulait pas mettre encore ses projets au jour,
+eut-il soin de reporter à madame de Rémusat l'obligation presque
+entière du silence de l'Impératrice...
+
+--«Et comment l'avez-vous laissée? lui demanda-t-il.
+
+--Au désespoir et prête à se mettre au lit; j'ai recommandé à ses
+femmes de ne la point quitter dans la crainte d'un accident, mais
+elle s'est obstinée à vouloir demeurer seule... Elle va passer une
+triste et cruelle nuit.
+
+--Allez vous reposer, madame de Rémusat: vous devez en avoir
+besoin... Bonsoir, demain nous nous reverrons; croyez que je
+n'oublierai jamais le service que vous m'avez rendu ce soir.»
+
+Et la congédiant d'une main, il tira de l'autre sa sonnette avec
+violence...
+
+«Ma robe de chambre, dit-il d'une voix brève à Constant qui était
+accouru...»
+
+Il se donna à peine le temps de l'attacher: il prit un bougeoir
+et commença à descendre les marches d'un très-petit escalier qui
+conduisait aux appartements inférieurs et qui donnait dans son
+cabinet. Ce cabinet avait été jadis l'oratoire de Marie de Médicis.
+
+À mesure que Napoléon descendait cet escalier, il éprouvait une
+émotion dont il était en général peu susceptible; mais la conduite
+de Joséphine l'avait touché profondément. Cette résignation dans
+une femme couronnée par lui, et qui devait s'attendre à mourir sur
+le trône où lui-même l'avait placée, lui parut digne d'une haute
+récompense... Un moment, une pensée lui traversa l'esprit, mais elle
+eut la durée d'un éclair... et avant que sa main eût touché le bouton
+de la porte, il n'apportait plus que des consolations.
+
+Comme il approchait de la chambre à coucher, il entendit des plaintes
+et des sanglots; c'était la voix de Joséphine. Cette voix avait
+un charme particulier, et l'Empereur en avait souvent éprouvé les
+effets. Cette voix lui causait une telle impression, qu'un jour,
+étant premier Consul, après la parade passée dans la cour des
+Tuileries, en entendant les acclamations non-seulement du peuple dont
+la foule immense remplissait la cour et la place, mais de toute la
+garde, il dit à Bourrienne:
+
+«Ah! qu'on est heureux d'être aimé ainsi d'un grand peuple! ces cris
+me sont presque aussi doux que la voix de Joséphine.»
+
+Comme il l'aimait alors!
+
+Mais dans ce temps-là cette voix harmonieuse n'avait à moduler que
+des paroles heureuses, et maintenant elle s'éteignait dans la
+plainte et la douleur... Son charme eût été bien plus puissant si
+elle n'avait pas rappelé qu'elle prouvait un tort; quel est l'homme,
+quelque grand qu'il soit, qui veuille qu'on lui prouve QU'IL A
+TORT?...
+
+Napoléon souffrit cependant d'une vive angoisse au coeur en entendant
+cette plainte douloureuse; il ouvrit doucement la porte et se trouva
+dans la chambre de Joséphine qui sanglotait dans son lit, ne se
+doutant pas de la venue de celui qui s'approchait d'elle.
+
+--«Pourquoi pleures-tu, Joséphine?» lui dit-il en prenant sa main.
+
+Elle poussa un cri.
+
+--«Pourquoi cette surprise? ne m'attendais-tu pas? ne devais-je pas
+venir aussitôt que j'ai su que tu souffrais? Tu sais que je t'aime,
+mon amie, et qu'une douleur n'est jamais infligée volontairement par
+moi à ton âme.»
+
+Joséphine, à la voix de Napoléon, s'était levée sur son séant, et
+croyait à peine ce qu'elle entendait et voyait à la lueur incertaine
+de la lampe d'albâtre qui était près de son lit... L'Empereur la
+tenait dans ses bras encore toute tremblante de sa surprise et de son
+émotion en écoutant ces paroles d'amour qui, depuis si longtemps,
+n'avaient frappé son oreille... Accablée sous le poids de tant de
+vives impressions, elle retomba sur l'épaule de Napoléon et pleura de
+nouveau avec sanglots, oubliant sans doute que l'Empereur n'aimait
+pas ces sortes de scènes prolongées.
+
+--«Mais pourquoi pleures-tu toujours, ma Joséphine? lui dit-il
+cependant avec douceur. Je viens à toi pour t'apporter une
+consolation, et tu continues à te désespérer comme si je te donnais
+une nouvelle douleur. Pourquoi donc ne pas m'entendre?
+
+--Ah! c'est que j'ai au coeur un sentiment qui m'avertit que le
+bonheur ne me revient que passagèrement... et que... tôt ou tard!...
+
+--Écoute! dit Napoléon en la rapprochant de lui et la serrant contre
+son coeur, écoute-moi, Joséphine! tu m'es infiniment chère; mais
+la France est ma femme, ma maîtresse chérie aussi... Je dois donc
+écouter sa voix lorsqu'elle me demande une garantie; et qu'elle
+veut un fils de celui à qui elle s'est si loyalement donnée... Je
+ne puis donc répondre d'aucun événement, ajouta-t-il en soupirant
+profondément; mais, quoiqu'il arrive, Joséphine, tu me seras toujours
+chère, et tu peux y compter! Ainsi donc plus de larmes, mon amie,
+plus de ce désespoir concentré qui m'afflige et te tue. Sois la
+compagne d'un homme sur lequel l'Europe a les yeux en ce moment;
+sois la compagne de sa gloire, comme tu es celle de son coeur... et
+surtout fie-toi à moi!»
+
+Cette explication, franchement donnée par l'Empereur, devait
+suffire à Joséphine; peut-être la paix se serait-elle rétablie
+entre eux: mais, pour elle, c'eût été trop de modération... Et huit
+jours n'étaient pas écoulés que les mêmes bouderies et les mêmes
+tracasseries avaient recommencé.
+
+Un jour j'étais de service auprès de Madame-Mère; on était en
+automne[35]... J'attendais que Madame descendît de chez elle... Elle
+occupait en ce moment les salons du rez-de-chaussée, parce qu'on
+réparait quelque chose dans l'appartement du premier. J'étais assise
+à côté de la fenêtre, et je lisais; tout à coup j'entends frapper un
+coup très-fort au carreau de la porte vitrée donnant sur le jardin.
+Je regarde, et je vois l'Empereur, enveloppé dans une redingote verte
+fourrée, comme si l'on eût été au mois de décembre: il était entré
+par la porte donnant sur la rue de l'Université... Duroc était avec
+lui.
+
+[Note 35: Et même à la fin; il faisait déjà froid. J'arrivais des
+Pyrénées, et l'Empereur revenait d'Allemagne après la campagne de
+Wagram.]
+
+Je me levai aussitôt et fus ouvrir moi-même la porte.
+
+--«Comment, c'est vous qui me rendez ce service? dit l'Empereur. Où
+sont donc vos chambellans,... vos écuyers?...»
+
+Je répondis que Madame avait permis à M. le comte de Beaumont de
+s'absenter pour deux jours, et que M. de Brissac, étant malade, ne
+devait venir qu'à deux heures.
+
+--«Alors M. de Laville doit prendre le service... Vous êtes exacte,
+vous, madame _la Gouverneuse_[36]... C'est bien... Je ne le croyais
+pas... On me disait que vous étiez toujours malade... Puis-je voir
+Madame?»
+
+[Note 36: C'était ainsi qu'il m'appelait lorsqu'il y avait peu de
+monde, et même les jours de fête, à l'Hôtel-de-Ville lorsqu'il était
+de bonne humeur.]
+
+Je lui dis que j'allais l'avertir de l'arrivée de Sa Majesté.
+
+--«Non, non, restez ici avec Duroc, je m'annoncerai moi-même.»
+
+Et il monta chez sa mère, où il demeura plus d'une heure. Tandis
+qu'ils causaient ensemble, Duroc et moi nous parlions aussi de cette
+visite, on peut le dire, extraordinaire, car l'Empereur allait peu
+chez sa mère et ses soeurs, si ce n'est pourtant la princesse Pauline.
+
+--«Il y a de l'orage dans l'air, me dit Duroc; la question du divorce
+s'agite plus vivement que jamais. L'Impératrice, qui jamais au
+reste n'a compris sa véritable position, n'a pas même cette seconde
+vue qui vient aux mourants à leur dernière heure... Aucune lueur ne
+lui montre le péril de la route où elle s'engage. Chaque jour elle
+redouble d'importunités auprès de l'Empereur, comme si un coeur se
+rattachait par conviction de paroles! C'est absurde!
+
+--Vous avez une vieille rancune, mon ami! lui dis-je en riant.
+
+--Ah! je vous jure que je ne suis pas coupable _de ce crime-là_ bien
+positivement! Jamais l'Impératrice n'aura à me reprocher d'avoir aidé
+à sa chute... mais... je ne l'empêcherai pas.»
+
+Ce mot m'étonna; Duroc était si bon, si parfait pour ceux qu'il
+aimait, que j'ignorais, moi, jusqu'à quel point le ressentiment
+pouvait acquérir de force dans son âme. Je le regardai, et, lui
+serrant la main, je lui demandai où en étaient les affaires
+positivement; car, me rappelant la cause de l'inimitié qui existait
+entre Duroc et Joséphine, j'en savais assez pour le comprendre.
+
+--«Tout est à peu près terminé, me dit-il; la résolution de
+l'Empereur a cependant fléchi ces jours derniers; mais la maladresse
+de l'Impératrice a tout détruit... D'abord, des plaintes sans nombre
+d'une foule de marchands, qui sont parvenues à l'Empereur, l'ont
+fortement aigri... et puis, il y a eu hier une histoire qui est
+vraiment étonnante, et dans laquelle je crois que Madame-Mère se
+trouve mêlée... L'Empereur a voulu s'en éclaircir, et il est venu
+lui-même chez Madame, au lieu de lui écrire...» Et voici ce que Duroc
+me raconta:
+
+Une femme, une revendeuse à la toilette, espèce de personne assez
+douteuse, avait été bannie du château, parce que, disait l'Empereur,
+il ne convient pas à l'Impératrice d'acheter un bijou qui ait été
+porté par une autre, ou même fait pour une autre. À cela on avait
+répondu que cette femme ne venait que pour les femmes de chambre!
+
+«Que les femmes de chambre aillent hors du château faire leurs
+affaires, avait dit l'Empereur; je ne veux pas que _des revendeuses à
+la toilette_ mettent le pied _chez moi_...»
+
+Depuis cet ordre, exprimé et donné avec un accent qui ne permettait
+aucune réplique, les femmes de cette sorte ne revenaient plus aux
+Tuileries. L'Empereur s'en occupait beaucoup... Il demandait souvent
+si on avait pris quelqu'une de _ces friponnes_, et alors, si elles
+avaient été chassées comme elles le méritaient.
+
+La veille de ce même jour, l'Empereur avait été chasser à
+Fontainebleau. Vers midi la chasse tourna mal, le temps devint
+mauvais, et l'Empereur, ne voulant pas continuer, donna l'ordre de
+préparer ses voitures, et revint à Paris. Mais, par un soin qu'une
+pensée intérieure éveilla sûrement, et qui probablement avait rapport
+à l'Impératrice, il descendit de voiture à l'entrée de la cour,
+défendit qu'on battît aux champs, et entra dans le château sans qu'on
+eût avis de son arrivée. Comme le jour commençait à tomber, on ne le
+vit pas entrer, et il pénétra chez l'Impératrice comme un Espagnol du
+temps d'Isabelle, au moment où certes elle s'y attendait le moins.
+
+On connaît le goût ou plutôt la passion insensée de Joséphine pour
+les tireuses de cartes et toutes les affaires de _nécromancie_.
+Napoléon s'en était d'abord amusé, puis moqué; et enfin il avait
+compris que rien n'était plus en opposition avec la majesté
+souveraine que ces petitesses d'esprit et de jugement qui vous
+asservissent à des êtres si bas et si vils, que vous rougissez de les
+admettre dans votre salon, même pour n'y faire que leur métier. Mais
+Joséphine, tout en promettant de ne plus faire venir mademoiselle
+Lenormand, l'admettait toujours chez elle dans son intimité, la
+comblait de présents et faisait également venir tous les hommes et
+toutes les femmes qui savaient tenir une carte _de Taro_. Il y avait
+alors à Paris un homme dans le genre de mademoiselle Lenormand.
+Cet homme s'appelait Hermann; il était Allemand, et logeait dans
+une maison presque en ruines au faubourg Saint-Martin, dans une rue
+appelée la rue _des Marais_. Cet homme avait une étrange apparence.
+Il était jeune, il était beau, et montrait un désintéressement
+extraordinaire dans la profession qu'il paraissait exercer: Joséphine
+parla un jour de cet homme devant l'Empereur, et vanta son talent,
+qui lui avait été révélé par deux femmes qui en racontaient des
+merveilles. L'Empereur ne dit rien; mais, deux jours après, il dit
+à l'Impératrice: «Je vous défends de faire venir cet Hermann au
+château. J'ai fait prendre des informations sur cet homme, et il y a
+des soupçons contre lui.»
+
+Joséphine promit; mais la défense stimula son désir de voir M.
+Hermann, et elle le fit venir précisément ce même jour où l'Empereur
+était à Fontainebleau. Il était donc établi chez Joséphine au moment
+où Napoléon y pénétra!... et quelle était la troisième personne?...
+la revendeuse à la toilette!...
+
+La colère de l'Empereur fut terrible!... Il faillit tuer cet homme...
+Et, allant comme la foudre à l'Impératrice, il lui dit en criant et
+en levant la main sur elle:
+
+--Comment pouvez-vous ainsi violer mes ordres!... et comment vous
+trouvez-vous avec de pareilles gens?...»
+
+L'Impératrice avait une crainte de l'Empereur qu'on ne peut
+apprécier, à moins d'en avoir été témoin... Pétrifiée de sa venue,
+tremblante des suites de cette scène, elle ne put que balbutier:
+«C'est madame Lætitia qui me l'a adressée...»
+
+Et, de sa main, elle indiquait la femme qui s'était blottie dans
+les rideaux de la fenêtre, et semblait moins grosse que le ballot
+de châles qui n'était pas encore ouvert, tant la peur la faisait se
+replier sur elle-même.
+
+--«Comment cet homme se trouve-t-il en ce lieu? poursuivit Napoléon
+continuant son enquête, et sans s'arrêter à ce qu'avait dit Joséphine
+sur Madame-Mère.
+
+--C'est madame qui l'a amené avec elle,» dit Joséphine en lançant
+un coup d'oeil du côté de la femme qui, j'en suis sûre, faisait des
+voeux pour sortir vivante du palais. Quant à l'homme, il se redressa
+de toute la hauteur de sa taille, et dit avec un accent de fermeté,
+qui frappa l'Empereur:
+
+--«En venant dans le palais impérial de France, je ne croyais pas y
+courir le risque de ma vie ou de ma liberté. J'ai obéi à l'appel qui
+m'a été adressé; j'ai voulu dévoiler l'avenir à celle qui croit à
+la _science_, et je ne me reprocherai pas de lui avoir refusé mon
+secours. Quant à vous, Sire, vous feriez mieux de consulter les
+astres que de les braver.»
+
+En écoutant cet homme, dont la figure remarquablement belle ne
+témoignait aucune frayeur en se trouvant ainsi dans l'antre du lion
+et sous sa griffe terrible, Napoléon le regarda avec une sorte de
+curiosité difficilement éveillée en lui.
+
+--«Qui donc es-tu? demanda-t-il à Hermann... et que fais-tu dans
+Paris?
+
+--Ce que je fais, vous le savez déjà (et il montrait de la main
+ses cartes de Taro encore sur la table); ce que je suis est plus
+difficile à dire; moi-même, le sais-je? Qui se connaît?...»
+
+L'Empereur fronça fortement le sourcil, et marcha aussitôt vers
+l'étranger. Celui-ci soutint l'examen que Napoléon dirigea sur
+toute sa personne avec un sang-froid et une fermeté remarquables.
+L'Empereur ne proféra pas une parole; mais il sortit de la chambre
+aussitôt, et fit demander le maréchal Duroc.
+
+«Que cette femme soit mise à l'instant hors du palais,» lui dit-il
+en rentrant avec lui dans la chambre de l'Impératrice qu'il trouva
+immobile, à la même place où il l'avait laissée.
+
+Et Napoléon désignait la femme aux châles...
+
+--«Comment êtes-vous venu ici? demanda-t-il à Hermann.
+
+--Je suis venu avec madame, répondit l'Allemand.»
+
+L'Empereur fit un mouvement, puis il dit à Duroc d'exécuter ce qu'il
+lui avait ordonné.
+
+--«Je fis sortir cette femme, poursuivit Duroc, qui me racontait ce
+que je viens de dire, et j'emmenai le jeune Allemand avec moi. C'est
+un homme fort remarquable.
+
+--Qu'est-il donc devenu?
+
+--Mais, me dit Duroc en souriant, que voulez-vous qu'on en ait fait?»
+
+Et son oeil avait une expression singulière en me regardant; il y
+avait presque du reproche.
+
+--«Dès que vous vous en êtes chargé, mon cher maréchal, je le
+maintiens aussi en sûreté, et même bien plus que dans ma propre
+maison.»
+
+Duroc prit ma main, et je serrai la sienne, comme en expiation de la
+pensée tacitement supposée qui avait fait élever entre nous comme
+un fantôme, mais aussi qui s'était évanouie de même.... Singulière
+époque!...
+
+Duroc acheva l'histoire en me disant qu'au lieu d'écrire à
+Madame-Mère, qui aurait été forcée d'employer un secrétaire pour
+lui répondre, l'Empereur avait préféré venir chercher lui-même ses
+renseignements. Il était donc en ce moment occupé à questionner sa
+mère sur la femme aux châles et le jeune et beau sorcier.
+
+Il y avait au moins une heure que l'Empereur était chez Madame,
+lorsque nous le vîmes rentrer dans le salon où nous étions: il
+paraissait agité et il était fort pâle... Il me dit bonjour en
+traversant rapidement le salon, ouvrit lui-même la porte donnant
+sur le jardin, et, faisant signe à Duroc de le suivre, il disparut
+presque aussitôt par la porte de la rue de l'Université.
+
+Cette apparition à cette heure de la journée, et ce que j'en savais,
+tout cela me troublait malgré moi. Je restais là immobile, sans
+songer à refermer cette porte, quoiqu'un vent froid soufflât sur moi,
+lorsque je sentis une petite main se poser sur mon épaule: c'était
+Madame.
+
+Sa belle physionomie, toujours si calme, paraissait altérée comme
+celle de son fils. Je l'aimais avec une grande tendresse, à laquelle
+se joignait un profond respect. Je lui connaissais tant de vertus,
+tant de hautes et sublimes qualités, en même temps que je savais
+toute la fausseté des accusations qu'un public bavard et méchant
+répétait sans savoir seulement ce qu'il disait, comme toujours. Je
+fus donc affectée du changement que je remarquai sur sa physionomie,
+et je pris la liberté de le lui dire. Elle était parfaitement bonne
+pour moi; aussi me raconta-t-elle l'histoire de la veille, que je
+ne savais que très-sommairement par Duroc. Madame me dit qu'on
+croyait être certain que cet homme, cet Hermann, était un espion
+très-actif et très-remarquable comme intelligence, envoyé en France
+par l'Angleterre. Je ne pus retenir une exclamation... Un espion
+de l'Angleterre dans le palais des Tuileries!... dans la chambre
+de l'Impératrice!... Voilà ce que la discrétion de Duroc m'avait
+caché... Cela ne me surprit pas.
+
+--«Vous concevez,» me dit Madame, «ce que j'ai dû éprouver lorsque
+l'Empereur me questionna sur une vendeuse de châles, _que j'avais_,
+MOI, recommandée à l'Impératrice, ainsi qu'un homme qui devait lui
+parler des destinées de l'Empereur!...»
+
+Madame hésita un moment... puis elle ajouta:
+
+--«J'avais d'abord dit à l'Empereur que j'avais en effet adressé
+cette femme et cet homme à l'Impératrice... Elle m'en avait suppliée;
+et moi qui croyais qu'il ne s'agissait que de couvrir une nouvelle
+folie, voulant cacher ce qui pouvait amener une querelle, je lui
+avais promis de faire ce qu'elle souhaitait...»
+
+Et Madame, voyant l'expression curieuse de mon visage, probablement,
+me dit que le matin, à sept heures, elle avait été réveillée par un
+message _secret_ de l'Impératrice. C'était une lettre dans laquelle
+elle suppliait sa belle-mère de dire à l'Empereur que la femme aux
+châles avait été envoyée par elle à l'Impératrice.
+
+--«Je l'ai dit d'abord pour maintenir la paix,» poursuivit
+Madame-Mère; «mais lorsque l'Empereur me dit que sa vie était
+peut-être intéressée dans cette affaire, je ne vis plus que lui, et
+je lui confessai que je n'étais pour rien dans ce qui s'était passé
+hier aux Tuileries...»
+
+Madame était accablée par cette longue conversation avec l'Empereur.
+Il paraît qu'il avait ouvert son coeur à sa mère avec l'abandon d'un
+fils, et qu'il avait montré des plaies saignantes... Madame était
+indignée. Je voulus excuser l'Impératrice, mais Madame m'imposa
+silence...
+
+--«J'espère,» me dit-elle, «que l'Empereur aura le courage cette
+fois de prendre un parti que non-seulement la France, mais l'Europe,
+attend avec anxiété: son divorce est un acte nécessaire[37].»
+
+[Note 37: Tous ces détails ne pouvaient trouver place dans mes
+mémoires, qui étaient déjà bien longs. Je ne mis que le fait du
+divorce, sur lequel d'ailleurs, et par égard, j'avais alors les mains
+liées.]
+
+Madame dit cette dernière parole avec une force et une conviction
+qui me firent juger que l'Impératrice Joséphine était perdue.
+
+Ce que je viens de raconter se passait, comme je l'ai dit, le 5 ou le
+6 de novembre 1809.
+
+Madame me recommanda le secret. Je lui jurai que jamais une parole
+dite par elle ne serait révélée par moi, et j'ai tenu ma promesse. Je
+ne jugeai pas à propos, même, de lui dire que j'avais su la première
+partie de ce drame; car c'était plus qu'une histoire, _c'était de
+l'histoire_!...
+
+Mais, quel que fût mon attachement pour l'Impératrice, sa conduite
+me parut de nature à être blâmée. Eh quoi! cette famille qu'elle
+accusait elle-même de son malheur, elle venait la solliciter
+pour cacher des fautes qui devaient nécessairement être la plus
+forte partie des accusations qu'on devait former contre elle pour
+déterminer l'Empereur à s'en séparer! Il n'y avait là ni dignité, ni
+rien même qui pût motiver l'intérêt qu'elle réclamait de nous. Je
+le sentais avec peine; car Joséphine, quoique faible et se laissant
+aisément dominer par tout ce qui l'approchait, avait néanmoins des
+qualités attachantes. Elle était gracieuse comme une enfant gâtée...
+C'était la _câlinerie_ créole tout entière, lorsqu'elle voulait
+nous conquérir ou se placer dans une position qu'on lui refusait.
+Aussi je souffrais de la pensée de son éloignement. Je savais ce
+qu'elle était; j'ignorais ce qui nous serait donné. C'était une
+nouvelle étude à faire, me disais-je. Hélas!... c'était presque un
+pressentiment!
+
+Le soir du même jour je trouvai, en rentrant chez moi, un petit mot
+de madame de Rémusat, dans lequel elle me priait _instamment_ de lui
+dire le moment où je la pourrais voir... Il était alors onze heures
+et demie. Je regardai la date du billet: il portait 6 heures du soir.
+Je combinai tout ce que je savais avec ce qui s'était passé, et je
+conclus que madame de Rémusat, amie encore plus que dame du palais de
+Joséphine, avait calculé qu'en raison de l'attachement de Madame-Mère
+pour moi, j'étais la personne la plus influente à employer là-dedans.
+On avait appris la visite du matin à l'hôtel de _Madame_; et son
+importance avait tout à coup grandi en quelques heures... mais on
+ne savait pas que j'étais de service... Mon silence, alors, devait
+paraître étrange... Mes chevaux étaient à peine dételés: je donnai
+l'ordre de les remettre à la voiture, et je fus à l'instant chez
+madame de Rémusat... On sortait de chez elle, et elle-même venait
+de sonner sa femme de chambre, pour se mettre au lit, lorsqu'on
+m'annonça. Elle me fit aussitôt entrer dans sa chambre à coucher, et
+son premier mot fut un remerciement; car elle avait appris dans la
+soirée par le sénateur Clément de Ris que j'étais de service auprès
+de Madame.
+
+--«Cela n'en est que mieux pour nous, me dit-elle...» Et tout
+aussitôt elle entra en matière.
+
+Je ne m'étais pas trompée: c'était _un message voilé_ de
+l'Impératrice. Madame de Rémusat, très-dévouée à Joséphine, crut
+peut-être que son amitié pourrait lui donner le pouvoir d'abuser
+sur la vérité; mais pour cela, il eût fallu ne pas connaître
+non-seulement la cour, mais l'intérieur de la famille impériale,
+comme intérieur privé.
+
+--«Madame peut beaucoup sur l'Empereur,» me dit madame de Rémusat...
+«Vous pouvez beaucoup sur elle... vous pouvez _tout_. J'ai quelque
+crédit sur l'Impératrice, assez enfin pour être son garant pour
+toutes les promesses qu'elle pourra faire. Le prince Eugène sera
+là pour soutenir sa mère; la reine Hortense donnera à nos efforts
+un appui certain, celui de ses enfants... L'archi-chancelier est
+aussi contre le divorce: voyez à quelle belle association vous vous
+unissez.»
+
+J'ai déjà dit combien j'aimais le visage de madame de Rémusat: ses
+yeux, en ce moment, étaient admirables. Ils étincelaient du feu
+du sentiment; car elle aimait l'impératrice Joséphine, madame de
+Rémusat... et sa conduite envers elle fut toujours noble et dictée
+par le coeur.
+
+--Mais elle ne pouvait arriver à aucun résultat avec ses nouvelles
+combinaisons, qu'elle me montrait comme _certaines_. Je savais _trop
+bien_ la véritable volonté des gens dont elle venait de me parler,
+pour m'engager d'un pas dans la route qu'elle me montrait comme si
+sûre. D'un autre côté, je ne pouvais parler; cependant je crus de mon
+devoir de l'éclairer sur la véritable position de l'Impératrice...
+Elle m'écouta en femme de coeur et d'esprit, recueillit avec soin ce
+que je lui laissai voir, ne chercha nullement à me pénétrer sur le
+reste, et en tout se montra à moi comme une femme qui était faite
+pour être aimée et estimée.
+
+Elle me parla de la tentative de l'Impératrice auprès de sa
+belle-mère, ainsi que de l'histoire de la veille.
+
+--«Si j'eusse été près d'elle, au lieu de cette sotte de madame de
+***, me dit-elle, ni l'une ni l'autre n'aurait eu lieu, je vous le
+jure! Mais _le salon_ de l'Impératrice, vous le savez, est composé
+non-seulement de ses dames du palais, mais de beaucoup d'autres
+femmes, qui lui donnent d'abord des conseils à leur profit, puis
+ensuite d'autres conseils qui sont perfides pour elle... Voilà ce
+que nous détruirions; et j'ai la parole de l'Impératrice qu'elle me
+seconderait dans ce travail.»
+
+Nous demeurâmes ainsi jusqu'à deux heures du matin... Madame
+de Rémusat espérant m'amener à une conviction qui était que,
+l'Impératrice pouvait encore occuper le trône à côté de Napoléon;
+et moi, trop instruite de ce _qui était_, pour me laisser aller à
+une crédulité impossible. Enfin, nous nous séparâmes; mais avant de
+quitter madame de Rémusat, je m'engageai de bon coeur à parler à
+Madame, et d'essayer de changer sa manière de voir sur cette affaire
+du divorce...
+
+Je le fis en effet; mais que pouvaient quelques vagues contre
+un rocher profondément attaché à la terre?... et telle était
+malheureusement la volonté de la famille de Napoléon relativement au
+divorce.
+
+C'est au milieu de ces agitations que nous atteignîmes le 2 décembre
+1809... Pendant le peu de jours qui s'écoulèrent entre ces deux
+journées, je fus assidue à faire ma cour à l'Impératrice. Sa
+tristesse était visible; et, loin de la cacher, elle la montrait
+même, en l'augmentant; ce qui donnait une humeur très-marquée à
+l'Empereur. Joséphine m'engagea deux fois à déjeuner pendant cette
+époque, remarquable pour elle, qui précéda immédiatement son malheur.
+Après déjeuner, il y avait toujours un cercle fort nombreux, et une
+foule de femmes que Joséphine y admettait, en vérité on ne sait pas
+pourquoi. C'est en vain que madame d'Arberg, madame de Rémusat, lui
+répétaient, chaque matin, combien cela déplaisait à l'Empereur...
+Elle promettait, et recommençait le lendemain...
+
+--Ah! me disait-elle dans l'une de ces conversations que nous eûmes
+dans une sorte de tête-à-tête, si je promets une fois, _à présent_,
+de faire tout ce que veut l'Empereur, je n'y manquerai pas...
+
+Elle tenait en ce moment sous son bras un petit loup blanc, de ces
+chiens qu'on appelle _chiens de Vienne_. Je ne pus m'empêcher de lui
+dire, en le lui montrant: Ah, madame!... Elle me comprit, car elle ne
+me répondit pas.
+
+Ce fait de la vie de Joséphine ne doit pas être omis en parlant de
+son salon, où ces malheureux chiens jouaient un très-ennuyeux rôle...
+Elle avait auprès d'elle, en se mariant avec Napoléon, deux horribles
+Carlins, les plus laids, les plus hargneux, les plus insociables que
+j'aie connus... Ces chiens n'aimaient pas même leur maîtresse; ils
+aboyaient bien incessamment après tout ce qui s'approchait d'elle,
+mais pas à autre fin que de déchirer un bras, une main, une jambe, ou
+tout au moins une robe. Les couleurs voyantes étaient en défaveur
+auprès de _Carlin_ et de _Carline_; tels étaient les noms des deux
+petits monstres... Le corps diplomatique avait toujours une provision
+de gimblettes et de sucre d'orge dans ses poches... Le cardinal
+Caprara, nonce du Pape, avait un reste de jambes qu'il voulait
+sauver; en conséquence, il faisait des bassesses auprès de messieurs
+les tyrans, qui, connaissant bientôt leur empire, faisaient d'abord
+un chamaillis de désespérés dès qu'ils le voyaient... parce que pour
+les faire taire il leur jetait du sucre d'orge, des friandises, comme
+à des enfants, et n'en avait pas moins les jambes dévorées par les
+féroces bêtes; ce qu'on ne voyait pas, grâce à ses bas rouges. Mais
+il le sentait, lui...
+
+Quelquefois ces malheureux chiens causaient une rumeur inusitée dans
+un palais de souverain. Un jour je fus témoin de ce fait.
+
+Chacun de nous ayant survécu à l'Empire se rappelle encore sûrement
+madame la comtesse de La Place, femme du sénateur, du géomètre... et,
+dès que son nom est présent à la mémoire, on se rappelle aussi, sans
+doute, ses mille et une révérences, ses mines, ses _grâces_, et tout
+ce qui enfin en faisait une personne un peu différente des autres.
+C'était elle qui répondait, lorsqu'on lui demandait où était M. de La
+Place:
+
+--_Il est avec sa compagne fidèle... la géométrie!_
+
+Enfin, telle qu'elle était, elle n'en était pas moins dame
+d'honneur de la grande-duchesse de Toscane, lorsque celle-ci était
+_seulement_ princesse de Lucques. Madame de La Place partait donc
+un jour et quittait Paris pour aller faire six mois de service en
+Italie, et venait prendre les ordres de l'Impératrice pour celle
+de ses belles-soeurs qui lui voulait le moins de mal parce qu'elle
+avait plus d'esprit que les autres... Joséphine le savait; aussi
+voulut-elle ajouter verbalement quelques mots à sa lettre, et
+appela-t-elle madame de La Place auprès d'elle, en lui montrant
+une place sur son canapé pour lui parler avec plus de facilité.
+Madame de La Place y parvint de révérence en révérence, et s'assit
+sur le bord du sopha. Cela fut bien pendant le premier moment du
+discours de Joséphine; mais, voulant dire un mot plus bas et plus
+près, la comtesse s'avança sur le bord du canapé et se pencha vers
+l'impératrice. Il y avait ce jour-là plus de quarante personnes
+dans le salon jaune... et, pour dire la vérité, presque tous les
+yeux étaient fixés sur la personne favorisée... Tout à coup la
+comtesse pousse un cri perçant, s'élance du canapé, et vient bondir
+au milieu du salon, en tenant à deux mains une partie d'elle-même
+qu'heureusement elle avait très-charnue, mais que le vieux carlin
+avait mordue avec une telle rage que la robe et la jupe étaient en
+lambeaux. La maudite bête, non contente d'avoir mordu une comtesse
+aussi irrévérencieusement, s'était élancée après elle, et faisait des
+cris et des hurlements inhumains. La pauvre femme souffrait et tenait
+à deux mains la partie blessée, tout en répétant avec sa voix douce
+et polie à l'Impératrice, qui lui disait: _mon Dieu! ils vous ont
+fait bien du mal?_...
+
+--_Non, madame!... Non, du tout!... au contraire_, ce qu'on dit enfin
+quand on se laisse tomber... vous savez...
+
+La chose n'était que risible ce jour-là, parce que entre la vilaine
+bête et la patiente il y avait je ne sais combien de jupons; mais
+quand le hargneux animal mordait quiconque passait à portée de ses
+dents, la chose devenait plus ennuyeuse. Napoléon l'avait éprouvé...
+Naturellement distrait par les hautes pensées qui l'occupaient, il
+arriva que pendant longtemps il fut la principale victime de ces
+horribles bêtes; mais tel était alors son affection pour Joséphine,
+qu'il ne voulut pas lui demander un sacrifice qu'elle devait
+naturellement lui offrir. Napoléon ne parla jamais de noyer Carlin
+et Carline, et même il poussa la bonté jusqu'à faire venir pour
+Joséphine un de ces petits loups, de ces chiens appelés vulgairement
+_chiens de Vienne_, pour remplacer le défunt, car le monstre Carlin
+s'endormit plein de jours comme une créature honnête et sortit de
+ce monde ainsi que Carline. Joséphine avait là une belle occasion
+pour faire preuve de générosité: elle ne connaissait pas le chien de
+Vienne; il le fallait renvoyer: elle n'en eut pas le courage; et il y
+eut de nouveau un autre pouvoir à flatter; car il est de fait qu'un
+moyen de faire parvenir une pétition favorablement à l'Impératrice,
+était d'en charger le chien lorsqu'on pouvait gagner un huissier
+de la chambre, ou une dame d'annonce. Alors on plaçait la pétition
+dans le collier du chien qui apportait le papier aux pieds de sa
+maîtresse. J'ai vu trois exemples de ce que je dis là; et la chose
+réussir!...
+
+Eh bien! jamais l'Impératrice Joséphine n'a eu assez de force sur
+elle-même, pour éloigner d'elle un objet aussi peu dans sa vie qu'un
+chien inconnu!... et quand elle se refusa à éloigner le chien de
+Vienne, elle répondit à madame de Rémusat:
+
+--«Je prouve par là mon pouvoir sur l'Empereur à ceux qui en
+doutent!... voyez s'il en a dit un mot!..
+
+Que peut-on faire pour une personne qui connaît aussi peu sa
+position, et ne comprend pas que la patience n'est jamais plus
+grande que lorsque la chose devient indifférente? L'amour n'est
+importun _que lorsqu'il aime_.»
+
+L'Allemagne tout entière arrivait à Paris pour cet hiver de
+1809; nous avions l'ordre de recevoir, de donner des fêtes, de
+grands dîners, des chasses, et tout ce qu'on pouvait faire pour
+montrer aux étrangers ce qu'était la France... Plus on faisait de
+projets pour que l'hiver fût splendidement magnifique et que notre
+hospitalité laissât des souvenirs profonds dans la mémoire des rois
+et des princes allemands, et plus l'Impératrice était triste. On
+voyait qu'une parole avait jeté du trouble dans cette âme... Il y
+avait quelquefois, le matin, chez elle, jusqu'à quarante femmes;
+ordinairement elle causait... provoquait elle-même, alimentait
+la conversation: maintenant elle était quelquefois morose et
+continuellement mélancolique; elle me faisait une peine profonde, car
+je l'aimais tout en reconnaissant qu'elle avait souvent tort.
+
+Le prince Eugène était à Paris; il n'avait pas amené la vice-reine,
+qui, à ce qu'on disait, était charmante; il causait volontiers avec
+moi lorsque nous nous trouvions ensemble: c'était surtout chez sa
+soeur que nous parlions de ce qui l'occupait. Il aimait sa mère
+avec une extrême tendresse et ne pouvait supporter cette idée du
+divorce, et ce fut agité des plus tristes pensées qu'il arriva à
+Paris, pour y remplir ses funestes fonctions en cette circonstance
+d'archi-chancelier d'État...
+
+Voilà les événements qui avaient précédé ce jour du 2 décembre de
+l'année 1809, dont j'ai parlé au commencement de ce _discours sur
+l'Impératrice_ Joséphine, comme aurait dit Brantôme...
+
+La reine de Naples était attendue pour cette fête de
+l'Hôtel-de-Ville; je fus, la veille, faire ma cour à la reine
+Hortense; elle me parut frappée d'un pressentiment terrible; je
+n'osai pas la rassurer, car j'étais moi-même inquiète et ne savais
+comment lui montrer un avenir moins sombre que celui qu'elle
+redoutait...
+
+Dans les trois jours qui avaient précédé cette fête, j'avais remis la
+liste des dames qui devaient venir recevoir l'Impératrice avec moi
+à la porte de l'Hôtel-de-Ville. Cette liste avait été lue dans le
+salon de Joséphine, et je me rappelle que plusieurs remarques assez
+critiques furent faites en entendant nommer quelques noms; deux dames
+attachées à l'impératrice, surtout, firent sur madame Thibon, femme
+du sous-gouverneur de la Banque, des réflexions que l'Impératrice
+aurait dû réprimer. Hélas! savait-elle ce qui lui arriverait quelques
+jours plus tard en face de cette même femme dont la tournure pouvait
+prêter à rire, ce que d'ailleurs je ne trouvais pas, mais qui était
+sûre au moins de son état et de sa position.
+
+Le 2 décembre, je m'habillai de bonne heure pour me trouver à
+l'Hôtel-de-Ville, avant celle fixée pour la venue de l'Impératrice.
+Je trouvai une chambre dans laquelle il y avait un bon feu, ce dont
+je remerciai Frochot, car le froid était très-vif et le temps sombre.
+Il y avait du malheur dans l'air! À trois heures, je vis arriver le
+comte de Ségur, le grand-maître des cérémonies, il était conduit par
+Frochot, et ne savait pas où celui-ci le menait. Quelque impassible
+que fût sa physionomie, il était en ce moment visiblement ému, et
+ce qu'il avait à me dire paraissait lui être pénible. On sait que
+M. de Ségur avait de l'affection pour l'impératrice Joséphine, qui,
+elle-même, aimait beaucoup son esprit aimable et ses bonnes manières.
+
+--«Savez-vous ce qui arrive?... me dit-il aussitôt que nous fûmes
+dans une embrasure de fenêtre, et loin de plusieurs femmes qui
+étaient dans la pièce où nous nous trouvions. Un malheur des plus
+grands.
+
+--Qu'est-ce donc? demandai-je à mon tour tout effrayée.
+
+--Je vous apporte l'ordre de l'Empereur de ne pas aller au-devant de
+l'Impératrice!»
+
+Je demeurai d'abord stupéfaite; puis, revenant à moi, je dis à M. de
+Ségur, en avançant la main:
+
+--«Voyons cet ordre.
+
+--Mais je n'ai rien d'écrit!.. Comment voulez-vous qu'on écrive
+pareille chose?
+
+--Et comment voulez-vous, lui dis-je à mon tour, lorsque j'ai une
+mission _officielle_ de l'Empereur à remplir, comment irai-je m'en
+exempter sur une simple parole verbale, pour être ensuite chargée de
+tout ce que pourrait produire et amener une semblable démarche?»
+
+M. de Ségur me regarda un moment sans me répondre, puis il me dit:
+
+--«Je crois que vous avez raison... Je retourne au château; je vais
+parler au maréchal Duroc.»
+
+Il partit, en effet, et revint au bout d'un quart d'heure, porteur
+d'un mot de Duroc[38], qui me disait que l'Empereur, pour empêcher
+le cérémonial d'être aussi long pour son arrivée à l'Hôtel-de-Ville,
+autorisait tout ce qui pouvait simplifier l'arrivée de l'Impératrice,
+qui précédait l'Empereur ordinairement de quelques minutes. En
+conséquence, l'Impératrice _ne serait pas reçue ce jour-là par les
+Dames de la ville de Paris_!.. Et devait aller SEULE, avec son
+service, de sa voiture à la salle du trône.
+
+[Note 38: J'ai cette lettre.]
+
+En lisant cet étrange billet, je ne pus m'empêcher de lever les yeux
+sur M. de Ségur. Il était sérieux et paraissait même péniblement
+affecté.
+
+--«Qu'est-ce donc que cette mesure, lui dis-je enfin? Il ne me
+répondit qu'en levant les épaules et par un regard profondément
+touché...
+
+--Que voulez-vous, me dit-il, les conseils ont eu leur effet et pour
+cela il n'a fallu que quelques heures.
+
+Je le compris. Hélas! je savais par moi-même que le Vésuve faisait du
+mal à d'autres qu'à ceux qui demeuraient à Portici... Je le savais
+déjà et je devais bientôt en avoir une nouvelle preuve.
+
+--«Mais, que faire? demandai-je à M. de Ségur.
+
+--Que puis-je vous conseiller! me dit-il. Je crois cependant,
+poursuivit-il après un long silence, que vous devez monter dans
+la salle du trône, faire placer vos dames, dont les places sont
+réservées ainsi que la vôtre, pour ne pas faire de trop grands
+mouvements lorsque l'Impératrice sera une fois placée.»
+
+J'étais désolée; il y avait une intention tellement marquée au coin
+de la méchanceté dans cet ordre, que j'y reconnus en effet une autre
+volonté que celle de l'Empereur. Cependant il fallut obéir. Je dis à
+ces dames, à madame Fulchiron entre autres, qui avait un ascendant
+assez marqué sur beaucoup de femmes dans la banque et dans le haut
+commerce de Paris, ce qui venait de m'être ordonné; et, sans faire
+aucune réflexion, car elles eussent été trop fortes pour peu qu'un
+mot eût été prononcé, nous nous dirigeâmes vers la salle du trône,
+où nos places étaient réservées auprès du trône et de l'Impératrice.
+Notre arrivée causa un mouvement général, et c'était, au reste, ce
+qu'on voulait. Parmi l'immense foule qui remplissait non-seulement
+la salle Saint-Jean, mais tous les appartements qu'il nous fallut
+traverser, il y avait les soeurs, les mères, les cousines, les amies
+des femmes nommées pour accompagner l'Impératrice. Toutes se disaient
+depuis qu'elles étaient arrivées:
+
+--«Nous allons voir arriver l'Impératrice avec son cortége; ma fille
+est avec elle... ma fille est du cortége... Voyez-vous, madame, cette
+dame avec une robe rose _et une guirlande nakarat_... cette dame qui
+_est si bien mise_?... c'est ma fille...»
+
+Et cette phrase était répétée par les personnes intéressées à
+chacun de ses voisins... On pense combien l'étonnement fut suivi
+d'un mécontentement général, lorsqu'on vit arriver le cortége ne
+suivant personne. Il me vint en tête ensuite un mensonge que je n'eus
+malheureusement pas la présence d'esprit de dire aussitôt que le
+billet me parvint. C'était d'annoncer que l'Impératrice était malade
+et ne venait pas; et, lorsqu'elle serait arrivée, de faire circuler,
+que s'étant trouvée mieux, elle était venue. Mais je n'en fis rien,
+malheureusement; et, lorsque j'entendis battre aux champs et que
+le mouvement général annonça son arrivée, je ne puis dire ce que
+j'éprouvai... Elle entra dans la salle du trône, conduite par Frochot
+et son seul service!... Elle était non-seulement abattue, mais ses
+yeux étaient remplis de larmes que ses paupières retenaient avec
+peine; à chaque pas qu'elle faisait, on voyait que ses pas étaient
+chancelants. La malheureuse femme, dans cette manière tacite de lui
+annoncer que l'heure de son infortune allait enfin sonner, voyait se
+réaliser et se former en malheur certain ce qu'elle redoutait depuis
+plusieurs années. Elle souriait en saluant à mesure qu'elle avançait
+vers le trône, mais ce sourire avait une expression déchirante.
+Je fus au moment d'éclater lorsqu'elle fut près de moi... Elle me
+regarda et me sourit avec une attention marquée. Elle comprit tout
+ce qu'il y avait pour elle dans mon coeur dans un tel moment, et ce
+regard y répondit avec l'expression la plus entière du malheur et
+d'une résignation qui redoublait la pitié qu'inspirait cette femme
+couronnée de fleurs, chargée de pierreries, et dont l'âme, en cette
+heure terrible, était plus saignante d'une blessure qui jamais ne
+se devait fermer, qu'aucune des femmes qui étaient dans cette vaste
+enceinte... Et pourtant elle était assise sur un trône!... mais
+quelle est la femme qui peut dire: Je ne souffre pas!... Sans doute,
+mais quelles souffrances pouvaient égaler celles de Joséphine, au
+moment où, en montant les marches du premier trône du monde alors,
+l'infortunée se dit:
+
+--«C'est la dernière fois que je m'y asseoirai!...»
+
+Lorsqu'elle y fut, a-t-elle dit ensuite, elle reprit un peu de force;
+mais il était temps, car ses jambes se dérobaient sous elle!... Elle
+promena lentement ses yeux sur cette foule, dont les regards étaient
+attachés sur elle... et de nouveau son coeur se serra. Elle comprit
+que même son sourire était interprété dans cette triste journée, et
+ne put s'empêcher de dire en son coeur, avec amertume, qu'on aurait
+pu du moins lui épargner cette scène cruelle... Mais on voulait, au
+contraire, qu'elle y remplît un rôle!...
+
+Enfin, on battit aux champs... c'était l'Empereur!... Il monta
+rapidement, arriva dans la salle du trône et marcha d'abord, sans
+s'arrêter, vers le fauteuil qui était à côté de l'Impératrice... Ce
+fut alors qu'il eut visiblement un mouvement fort singulier, pour
+lui surtout qui n'était facilement atteint par aucune émotion;
+et certes, pour le drame qui se jouait en ce moment, il y avait
+longtemps qu'il y était préparé... Mais au moment où il venait
+de lancer, au milieu des habitants de Paris, la nouvelle presque
+certaine de l'événement important qu'on prévoyait depuis longtemps,
+sans croire qu'il serait jamais réalisé, il éprouva sans doute
+une impression qui le maîtrisa au moment de revoir Joséphine...
+Il redoutait peut-être une scène, un évanouissement, des larmes
+impossibles à retenir... On le vit tout à coup s'arrêter pour parler
+je ne sais à quelle femme, et il demeura ainsi quelques secondes...
+C'était, je n'en doute pas, pour calmer l'agitation de son âme et les
+battements de son coeur... Combien je souffrais aussi, pendant qu'il
+se dirigeait vers le trône! Il était suivi de la reine de Naples, de
+Murat, de M. d'Abrantès, de Frochot et de tout son service.... Il
+portait l'uniforme de la garde, non pas celui des guides; il y avait
+longtemps qu'il l'avait abandonné. Il portait celui de la garde;
+l'habit bleu à revers blancs. Cet habit ne lui allait pas aussi bien
+que l'autre, mais il le préférait alors; et, dans cette journée, je
+ne fus pas fâchée de le lui voir, car l'autre me l'aurait rappelé
+trop vivement aux jours du bonheur de l'infortunée dont les larmes
+retombaient en silence sur son coeur et devaient le brûler!...
+
+La reine de Naples était arrivée le matin même!.. elle n'avait pas
+perdu de temps, comme on le voit, pour renouveler connaissance
+avec la bonne ville de Paris... Je l'examinai attentivement
+lorsqu'elle entra dans cette salle où quelques années avant (trois
+ans seulement), elle avait été la véritable reine de la fête qu'on
+donna dans l'Hôtel-de-Ville pour le mariage de son frère le roi de
+Westphalie; alors elle n'était encore que grande duchesse de Berg...
+mais elle fut la véritable personne à qui la fête était dédiée. On
+aurait voulu retrouver sur son front de femme l'expression d'un coeur
+de femme... une émotion enfin... un signe qui dît à un être qui
+l'aurait comprise dans cette foule immense: _Je me souviens!_... mais
+tout demeura de marbre; alors il était indifférent, en effet, que ce
+front devînt plus ému... La campagne d'Iéna était terminée et la paix
+de Wagram faisait espérer une longue paix.
+
+La fête fut presque lugubre; ce fut en vain que l'Empereur fit
+plusieurs fois le tour de la salle Saint-Jean et de l'immense
+vaisseau formé par la cour transformée en salle de bal... Ce fut en
+vain que l'Impératrice le suivit en adressant un mot aimable à chaque
+femme... Ce qu'elle faisait, au contraire, amena ce qu'on voulait
+éloigner... une sorte d'impression pénible éclata. L'Impératrice
+était fort aimée dans Paris; on lui trouvait ce qu'elle avait, en
+effet, une grande douceur, une bonté qui était vraie et n'avait que
+le défaut d'une grande banalité; mais rien n'égalait sa grâce dans
+ces fêtes publiques de la ville, et chaque mot qu'elle adressait aux
+femmes les plus obscures par leur position sociale, portait avec lui
+une douceur et un tel attrait, qu'elle était vraiment aimée par ce
+qu'on appelait les masses en général de la ville de Paris. La reine
+de Naples, au contraire, n'était pas aimée... On lui trouvait de la
+raideur, de la sécheresse, et c'était vrai; à la cour, elle avait
+un ricanement perpétuel qui était odieux et impatientant au dernier
+point, si je peux mettre ces deux mots ensemble... et comme elle
+avait peu d'esprit, rien ne venait compenser chez elle la perte de
+sa beauté, qui déjà, en 1809 et 1810 la quittait. Elle n'avait au
+reste jamais eu que de la fraîcheur et une fort belle peau; une fois
+cette fraîcheur perdue, il ne restait qu'une femme fort ordinaire,
+si elle n'eut pas été reine. Murat, au contraire, avait une urbanité
+qui voulait jouer au chevalier du treizième siècle, ce qui, au fait,
+était toujours de la bonté. Il y avait dans cet homme du ridicule;
+mais, pourtant, il était bon, et lorsque Napoléon fut abandonné plus
+tard par lui, il n'aurait pas fait cette indigne action si sa femme
+ne l'y eût pas excité. Je le sais à n'en pouvoir douter.
+
+Le jour de cette fête, Murat était fort beau: il portait l'habit de
+sa garde; habit blanc, avec les revers amarante et les brandebourgs
+en or, formant comme une cuirasse d'or sur sa poitrine, sur laquelle
+brillaient en même temps plusieurs ordres en diamant, au milieu
+desquels on voyait étinceler l'étoile de la Légion-d'Honneur. Murat
+était radieux; il allait à chaque femme renouveler les hommages
+qu'il leur rendait lorsqu'il n'était encore que le général Murat, et
+cela avec une bonté qui dégageait sa démarche de toute apparence de
+ridicule. Derrière lui marchait un homme que la mort a aussi frappé
+depuis, et qui, à cette époque, était parfaitement beau: c'était le
+duc de Lavauguyon..... De la taille du Roi à peu près, mais beaucoup
+plus élégant cependant de tournure et de manières, d'une beauté de
+traits plus positive, il se faisait remarquer par la noblesse de
+sa tenue et la manière dont il portait sa tête... Son habit était
+le même que celui du Roi, et, de loin, on pouvait s'y tromper, si
+l'on n'avait pas connu la différence qui existait dans la tournure
+des deux hommes. Le duc de Lavauguyon était grand seigneur dans
+l'acception véritable du mot; et Murat, malgré ses broderies, ses
+panaches et toutes ses parures, qui ressemblaient à des soins de
+femme, ne put jamais imiter autre chose qu'un roi de théâtre, un roi
+de Franconi, comme on le disait à cinquante pas de lui.
+
+Deux hommes, qui le connaissaient depuis bien des années, me dirent
+un jour:
+
+--«Vous seriez bien étonnée si je vous racontais que Murat, dont la
+valeur si brillante est aujourd'hui une renommée établie et mérite
+tant de l'être, a faibli pourtant un jour devant l'ennemi, et que cet
+homme si brave a eu peur.
+
+--Peur! lui! Murat! m'écriai-je; allons donc!
+
+--C'est la vérité: il n'était alors que chef de bataillon; c'était
+en Italie, à Mantoue... Il reçut un ordre de prendre deux compagnies
+et d'aller débusquer un corps plus nombreux que le sien; mais, comme
+depuis le commencement de la campagne l'armée d'Italie ne faisait
+pas autre chose que de se battre contre un corps plus fort que ceux
+qu'elle opposait, la chose ne fut pas l'objet d'une réflexion; mais
+Murat _eut peur_ et n'avança pas; au contraire, _il recula_. Cette
+affaire, que le général en chef sut le même jour, lui donna longtemps
+de la prévention contre Murat; et ce furent madame Bonaparte et
+madame Tallien qui le firent nommer général de brigade, lorsqu'il
+apporta au Directoire les drapeaux de je ne sais plus quelle
+bataille. L'Empereur revint ensuite sur le compte de Murat, parce que
+celui-ci effaça le souvenir de Mantoue par tant d'actions glorieuses
+que celle-là ne servit plus que pour prouver ce qu'on dit depuis
+longtemps: c'est que l'homme le plus brave ne peut pas dire que
+jamais il n'a eu peur.»
+
+J'ai raconté ce fait, pour dire que Murat avait de grandes
+obligations à Joséphine, obligations qu'il ne reconnut que par une
+sorte d'ingratitude, au moment du divorce. Mais cet homme, qui
+n'avait plus d'amour pour sa femme, et qui avait les intrigues les
+plus fortes pour éloigner même l'apparence de l'affection entre
+eux (et l'on sait par des gens qui, certes, étaient bien instruits
+qu'à Naples les scènes les plus violentes avaient lieu entre eux),
+eh bien! cette femme qu'il n'aimait plus le dominait au point que,
+dînant avec eux dans ce voyage, lorsqu'ils eurent quitté le pavillon
+de Flore pour l'Élysée, après le départ du Roi de Saxe, j'entendis
+plusieurs fois la Reine imposer silence à Murat pendant le dîner[39].
+Nous n'étions à la vérité que nous quatre, Murat et la Reine, moi
+_et mon mari_. N'est-ce pas que c'était une singulière partie que
+celle-là?...
+
+[Note 39: Le sujet de la contestation était l'opinion plus que
+tranchée qu'avait la Reine sur la famille de Naples exilée en Sicile;
+Murat reprenait sa femme sur des mots trop durs dits par elle sur la
+reine Caroline et le roi Ferdinand!... elle le fit taire!...]
+
+Le duc de Lavauguyon[40] est mort d'une manière plus douloureuse
+qu'une autre pour ses amis; il souffrait si cruellement depuis
+plusieurs années qu'on n'a pas pu regretter la vie pour lui; mais
+ceux qui l'aimaient, ceux qui avaient pour lui l'amitié que je lui
+portais, ont regretté de le voir quitter le monde et la vie sans leur
+laisser un adieu et un souvenir presque; et sa mort, pour ainsi dire
+subite, a doublé le deuil de sa perte dans le coeur de ses amis.
+
+[Note 40: Le malheureux duc de Lavauguyon était tombé dans un marasme
+complet, quelques années avant sa mort. Il ne voyait plus que moi et
+son beau-frère le prince de Beaufremont, lorsqu'il était à Paris:
+la plus tendre amitié m'attachait à lui, et j'ai cherché, par tous
+les moyens que cette même amitié peut inspirer, à détourner de sa
+pensée de funestes projets qui prenaient quelquefois une telle action
+sur lui, que je le retenais de force pour dîner avec moi, ou pour
+prolonger une conversation qui pût le distraire. Que de fois, j'ai
+mis de pieuses fraudes en oeuvre, afin de détourner un orage dont
+les effets me faisaient trembler!... Alors cet homme que j'avais
+vu si brillant et si heureux... cet homme que j'avais connu si
+pénétré, surtout de son bonheur, n'était plus qu'un faible enfant,
+pleurant devant des souvenirs..... Oh! de quelles scènes cruelles
+j'ai été témoin!... Quelles douleurs j'ai vues dans cette âme;
+quelles blessures profondes!... Mais une vérité que je dois dire,
+c'est que jamais, dans aucun temps, il n'a démenti son affection pour
+Murat; jamais il n'a pu soutenir que je misse, dans une page de mes
+mémoires, un mot qui pût faire penser qu'il m'avait dit quelque chose
+contre Murat. On me croira un ingrat, me répétait-il!... Enfin, pour
+calmer sa tête qui s'échauffait pour la moindre chose, je fis une
+note dans laquelle je disais que je ne tenais mes renseignements,
+en aucune manière, de M. le duc de Lavauguyon, quoique je le visse
+souvent. Tout ce qu'il m'a révélé et confié au reste est en grande
+partie au moins de nature à être caché plutôt qu'à être publié.
+C'était un homme profondément malheureux que le duc de Lavauguyon, et
+il n'était pas fait pour l'être. Il avait de l'âme et du coeur, et
+ce ne fut qu'après avoir été violemment frappé par le sort qu'il a
+été en hostilité, comme il l'était, avec ses meilleurs amis. Dans les
+dernières années de sa vie, il ne voyait que moi et son beau-frère;
+encore choisissait-il, de préférence, les heures où j'étais seule.
+Lorsqu'il perdit son beau-frère, je crus qu'il mourrait avec lui.
+
+«Je n'ai plus que vous,» m'écrivait-il le lendemain de cette mort.
+«Mon Dieu! ne soyez pas malade, car mon affection porte le malheur
+avec elle!... Je frappe de mort tout ce que j'aime!...»
+
+Et c'est moi qui lui ai survécu!
+
+Il aimait Murat avec une telle tendresse, que jamais il ne voulait
+me permettre de parler de lui en plaisantant; et un jour il faillit
+attaquer de propos une personne de ma société, qu'il trouva chez moi,
+et qui parla légèrement de Murat.
+
+«J'ai un regret qui devient chaque jour un remords, me disait-il...
+c'est d'avoir trompé Murat!... J'ai trompé cet homme, en partageant
+une affection avec lui. C'est indigne à moi.»
+
+La première fois qu'il me dit ce que je viens de rapporter, je crus
+qu'il voulait rire; car certes il savait bien qu'il n'était pas
+le seul!... mais pas du tout, la chose était des plus sérieuses.
+Non-seulement il la répéta _sans varier_; mais j'ai dix lettres de
+lui, dans lesquelles il me le rappelle. Le curieux de cela, c'est que
+la femme était devenue pour lui un être odieux!...
+
+Il me racontait qu'un jour, étant à Naples, il était auprès de cette
+femme (elle logeait au palais). Son valet de chambre de confiance
+vint l'avertir que le roi le demandait... Aussitôt M. de Lavauguyon
+s'élança dans un escalier dérobé qui conduisait à une galerie
+commune, de laquelle il pouvait facilement regagner son appartement;
+mais, à l'instant où il y arrivait, le roi y arrivait de son côté. Il
+était pâle, agité. Une pensée instinctive lui révélait qu'il était
+trahi... Il s'élança sur le duc, et, saisissant le bouton de sa
+redingote, il lui dit d'une voix étouffée:
+
+--«D'où venez-vous, monsieur?
+
+--Je ne puis le dire à Votre Majesté, répondit le duc avec fermeté.
+
+--Je veux le savoir.»
+
+Le duc ne répondit rien.
+
+--«Je le sais,» s'écria Murat furieux!
+
+Le duc le regarda fixement:--«Non, sire, vous ne le savez pas et vous
+ne le saurez jamais.»
+
+Le roi se frappa le front, et retourna dans son appartement...
+
+--«Si vous saviez tout ce que j'ai souffert pendant que cet homme,
+qui avait tant fait pour moi, était là, comme un juge, pour me
+reprocher ma perfidie!... Il aurait été vengé s'il l'avait pu voir...
+Eh bien! croiriez-vous, poursuivit le duc de Lavauguyon, que lorsque
+je racontai cette entrevue terrible à cette femme, elle ne comprit
+pas que le dramatique de cette scène était tout entier dans la
+perfidie dont elle et moi nous nous rendions coupables?
+
+--Oh! lui dis-je, je vous comprends, moi!... et plus que vous ne le
+pouvez croire!... J'ai aussi mes souvenirs!..
+
+--Oui!... et comme ceux du duc de Lavauguyon, ils sont ineffaçables,
+c'est-à-dire qu'à côté s'élève une pensée de vengeance. Si, jusqu'à
+cette heure, le mal qui fut fait ne fut reconnu que par le silence,
+c'est que j'ai obéi à la voix de Dieu, qui commande l'oubli des
+injures. Il est des êtres qui lassent toutes les patiences...]
+
+Je lui ai parlé de la conduite de Murat envers Joséphine, et il m'a
+confirmé dans la pensée que j'avais déjà, qui était que sa femme
+avait considérablement aidé à mettre Murat dans le parti ennemi;
+j'ajouterai même que, dînant chez moi un jour avec le duc de Valmy,
+il disculpa totalement Murat d'être l'unique auteur du traité avec
+l'Autriche.
+
+Quoi qu'il en fût, ce même soir de la fête de l'Hôtel-de-Ville, je
+vis tout ce qui allait résulter de ce qui s'annonçait; et l'arrivée
+de la reine de Naples me parut du plus mauvais augure pour Joséphine.
+
+La chaleur était étouffante dans toutes les salles de
+l'Hôtel-de-Ville, quelque grandes qu'elles fussent. L'Empereur qui
+souffrait de rester en place dans cette triste journée parlait
+beaucoup plus souvent aux femmes.
+
+On aurait dit qu'il voulait commencer son rôle d'Impératrice; car,
+pendant le temps qui devait s'écouler entre le départ de l'ancienne
+et l'arrivée de la nouvelle Impératrice, il devait être chargé, à
+lui seul, du poids tout entier de la couronne... Il venait de faire
+une de ces tournées, et c'était toujours un mouvement extraordinaire
+que cela occasionnait, en raison de la foule qui l'entourait. Dans
+l'un de ces moments, je me trouvai debout et absolument derrière
+l'énorme corps de M. de Ponté, chambellan de l'Empereur. Je lui criai
+qu'il m'étouffait; mais il était si grand que pour faire arriver mes
+paroles à son oreille, il eût fallu un porte-voix; bien loin donc de
+s'éloigner, je le sentis tout à coup _s'asseoir_ pour ainsi dire sur
+ma poitrine. Je poussai un cri et m'évanouis tout à fait.
+
+On me porta dans l'appartement intérieur de Frochot, où sa femme de
+charge vint me soigner; mais je fus trop malade pour rentrer dans la
+salle de bal: je m'enveloppai dans ma pelisse, et retournai chez moi.
+J'ignore donc comment la fête fut terminée; mais j'ai su par ceux de
+mes amis qui s'y trouvaient que rien d'extraordinaire ne s'y passa
+jusqu'au départ de la cour.
+
+L'Impératrice fut au désespoir; et, en rentrant aux Tuileries, les
+larmes qu'elle avait si longtemps contenues coulèrent en abondance.
+Elle avait passé sa vie à redouter un malheur comme celui du divorce;
+et pourtant la faiblesse de son caractère le lui montrait toujours
+impossible.... et maintenant elle frémissait devant ce même malheur,
+à présent qu'elle le voyait se dresser devant elle comme un fantôme,
+menaçant et au moment de frapper.
+
+Malgré ce qui s'était passé à l'Hôtel-de-Ville, Joséphine et
+l'Empereur n'eurent aucune explication: depuis longtemps elle et
+lui en étaient à les redouter... Elles étaient funestes à tous
+deux. Napoléon détestait tout ce qui faisait _scène_; et Joséphine,
+soit dans la croyance qu'une femme est plus intéressante quand elle
+pleure, soit que ce fût naturellement, ne pouvait dire une parole
+sans fondre en larmes; et l'Empereur, alors, devenait furieux
+contre elle et contre lui-même... Quelque terreur que lui inspirât
+l'Empereur, cependant, Joséphine comprenait qu'il lui fallait parler;
+mais jamais elle n'osait ouvrir cette petite porte qui conduisait
+à son cabinet!... Elle avait une extrême peur de l'Empereur; et je
+vais en donner une preuve, qui est plutôt le fait d'une enfant que
+d'une souveraine, ou d'une femme prochainement destinée à l'être.
+Le fait que je vais citer s'est passé dans l'année qui précéda le
+couronnement.
+
+Foncier[41], le bijoutier à la mode de l'époque de mon mariage,
+avait la clientèle non-seulement de l'Empereur, mais aussi de
+Joséphine. On ne portait pas une chaîne, un bijou, quel qu'il fût,
+qui ne sortît de la boutique de Foncier... Il avait en outre de
+très-belles choses que madame Bonaparte lui achetait fort souvent. Un
+jour il lui apporte des perles tellement belles, que voilà la pauvre
+Joséphine dans le plus cruel état. Ces perles lui tournaient la tête;
+mais le moyen d'aller parler _perles_ à Bonaparte!... Il aurait
+répondu comme Louis XVI: J'aime mieux un vaisseau. Avec l'argent des
+perles, l'Empereur aurait eu un bataillon de 500 hommes; les perles
+coûtaient 500,000 fr.--Joséphine n'osa donc rien dire de ces perles
+si désirées; mais elle ne crut pas devoir être aussi discrète avec
+Bourrienne; Bourrienne, homme vénal, et qui reçut son congé pour
+des motifs graves, comme le savent ceux qui approchaient alors des
+Tuileries. Eh bien! il arrangea l'affaire. On fit je ne sais quel
+arrangement pour que Berthier fît payer à la guerre un fripon qui
+n'aurait été payé que dans dix ans, à cent pour cent de perte, et
+qui le fut intégralement tout de suite; aussi, en reconnaissance,
+il donna un million: ce million fut partagé je ne sais comment. Ce
+que je sais, c'est que le collier passa des magasins de Foncier dans
+l'écrin de Joséphine. Mais ce n'était rien de l'y avoir fait venir;
+il fallait le pouvoir porter; et cela était difficile avec Napoléon,
+dont la mémoire était terrible de lucidité pour ces sortes de choses.
+
+[Note 41: Foncier et Marguerite. Ils étaient à côté de Biennais,
+le singe violet. Foncier avait beaucoup de goût, mais il était
+horriblement cher. Sa famille était fort nombreuse et fort unie. Sa
+belle-soeur était madame Jouanne, bonne et digne femme que je voyais
+beaucoup à Versailles, et pour qui j'avais une sincère amitié, ainsi
+que pour son mari qui est le plus honnête et le meilleur des hommes.
+Elle était mère de madame Alexandre Doumerc, cette femme spirituelle
+qui chantait si bien, et qui était si agréable. Madame Jouanne est
+morte. C'est sa fille qui occupe sa maison de Versailles avec son
+père.]
+
+--«Mon Dieu!» disait-elle à madame de Rémusat, qui était dans
+la confidence, c'est-à-dire de l'embarras de mettre les perles
+(Joséphine la connaissait trop bien pour lui parler de la façon dont
+elles avaient été payées)... «Mon Dieu!» lui disait Joséphine, «je
+ne sais comment faire pour porter ces perles... Bonaparte me ferait
+une scène!.. et pourtant c'est le présent d'un père, à qui j'ai fait
+avoir la grâce de son fils.»
+
+C'était dans de pareilles occasions que l'Impératrice était
+étonnante. Elle croyait que nous prenions tout cela pour vérité...
+Madame de Rémusat ne répondit rien; mais elle observa que, pour une
+cause aussi juste, aussi belle, le premier Consul ne dirait que peu
+de choses.
+
+--«Non, non!» s'écriait Joséphine toute tremblante; «non, non!... Oh!
+je frémis d'y penser!...»
+
+Cependant il fallut prendre un parti. Voilà celui que conseilla
+Bourrienne, vrai Figaro, ayant toujours un expédient tout prêt.
+Madame Bonaparte mit les belles perles de Foncier, et se présenta
+hardiment, un jour d'opéra, devant le premier Consul. Napoléon
+aimait beaucoup les perles: c'était, avec une robe blanche, ce qu'il
+préférait pour une femme. Aussitôt qu'il vit Joséphine avec ces
+belles perles, il fut à elle, et, l'embrassant, comme toujours alors,
+aussitôt qu'il la voyait:--«Comme tu es magnifique! lui dit-il...
+Qu'est-ce donc que ces belles perles?... Ma foi, on les dirait fines,
+tant elles _ont de l'Orient_.
+
+--Mais,» répondit madame Bonaparte, «elles sont fines aussi, et tu
+les connais... tu les a vues cent fois!...
+
+--Moi?...» Et le premier Consul, stupéfait, regardait alternativement
+et sa femme et les perles.
+
+--«Sans doute! ce sont les perles que la république cisalpine m'a
+données.
+
+--Pas possible!
+
+--C'est la vérité... Tiens, demande à Bourrienne et à madame de
+Rémusat...» Celle-ci s'inclina mais sans dire un mot. Bourrienne ne
+fut pas aussi avare de paroles: il dit effrontément et même avec
+un sourire ironique «qu'en effet c'était la république cisalpine
+qui avait donné les perles;» et il ajoutait, en racontant ensuite
+l'histoire à Hambourg et à Altona:
+
+--«Je le crois bien que c'est la république cisalpine qui avait donné
+les perles... Elles ont été payées avec l'argent d'une fourniture
+mal régularisée par Berthier, et que, maintenant, la république
+cisalpine va payer.»
+
+Napoléon, tout en disant: «C'est bien étonnant!» crut à la république
+cisalpine, et les perles demeurèrent... Bientôt elles se fondirent
+dans tous les bijoux de la couronne de France, et devinrent un des
+joyaux les moins précieux de l'écrin impérial.
+
+Une autre fois il s'agissait, pour Joséphine, de déclarer toutes ses
+dettes. Jamais elle ne voulait convenir de la totalité de la somme.
+
+--«Il me _tuerait_!» criait-elle toute désespérée; «il me _tuerait_!»
+Et jamais elle ne voulut que Duroc le déclarât à l'Empereur.
+
+--«Je paierai sur _mes économies_,» dit-elle.
+
+Cette colère, en effet, était terrible à affronter... Cependant,
+deux jours après le 2 décembre, elle se résolut à parler à
+l'Empereur. Elle prit conseil de madame de Rémusat, d'abord, et, à
+celle-là, son conseil fut bon. Son avis était pour le silence, mais,
+malheureusement, le salon de Joséphine renfermait une foule de gens,
+et surtout de femmes, qui lui étaient funestes. Madame de Rémusat le
+lui dit; mais voyant qu'elle ne voulait rien écouter, elle rentra
+chez elle fort attristée. Joséphine, après avoir rassemblé toutes
+ses forces, monta en tremblant le petit escalier qui conduisait
+à l'oratoire[42] d'Anne d'Autriche!.. En approchant elle entendit
+parler... Le coeur lui battit..; elle n'osait pas redescendre..; elle
+n'osait pas entrer... Cependant elle s'y hasarda et frappa un faible
+coup...
+
+[Note 42: Il formait le premier cabinet particulier de l'Empereur.]
+
+--«Entrez!» dit Napoléon... L'Impératrice recula devant la figure
+qui se présenta à elle à côté de l'Empereur:... c'était Fouché;...
+c'était son mauvais génie; la malheureuse femme le savait!
+
+En voyant Joséphine, l'Empereur fronça le sourcil; mais il ne la
+renvoya pas... Il dit au contraire:
+
+--«C'est bien! duc d'Otrante... Revenez ce soir; nous achèverons
+cette conférence.»
+
+Fouché se retira en jetant sur Joséphine un regard de méchanceté
+satisfaite; car entre eux désormais c'en était venu à la mort, ou
+tout au moins à la perte de l'un d'eux. Ce qui est étrange, c'est que
+l'Impératrice, qui toujours a parlé de Fouché comme de son ennemi,
+n'a jamais donné une cause de cette haine. Elle disait seulement
+qu'elle lui était inculquée par ses belles-soeurs; voilà tout!
+
+--«Que me voulez-vous?» demanda Napoléon à Joséphine.
+
+Le ton glacial dont il lui fit cette demande la mit aussitôt en
+situation, et elle fondit en larmes... Elle demanda à l'Empereur
+_pourquoi il voulait la quitter_? «Ne sommes-nous pas heureux!»
+dit-elle.
+
+--«Heureux! s'écria Napoléon!... Heureux!... Mais le dernier commis
+d'un de mes ministères est plus heureux que moi!... Heureux! est-ce
+donc une moquerie que vous faites!... Pour être heureux, il ne
+faudrait pas être tourmenté par votre jalousie insensée comme je
+le suis!... Chaque fois que je parle au cercle à une jeune femme
+agréable ou jolie, je suis certain d'avoir dans mon intérieur le plus
+terrible des orages... Heureux! répétait-il... Oui, je l'ai été...
+Je serais même peut-être demeuré éternellement dans cette position,
+me rappelant assez notre amour pour n'en pas chercher un autre;
+mais quand l'enfer est venu remplacer la paix; lorsque la jalousie,
+la méfiance et la colère sont venues s'asseoir à mon foyer pour en
+chasser le bonheur et le repos, alors j'ai cherché, en effet, une
+autre vie... J'ai prêté l'oreille à la voix de mes peuples, qui
+me demandent une garantie; j'ai vu que je sacrifiais de hauts et
+puissants intérêts à des chimères, et j'ai cédé...
+
+--Ainsi donc, tout est fini?» dit Joséphine d'une voix brisée...
+
+--«J'ai dû cimenter, je le répète, le bonheur de mes peuples;
+pourquoi m'avoir amené vous-même à voir un intérêt avant le vôtre;
+croyez que je souffre plus que vous peut-être..; car c'est moi qui
+vous afflige...»
+
+Mais Joséphine n'écoutait aucune consolation; la parole de l'Empereur
+ne frappait son oreille qu'avec un son: _il faut nous séparer!_...
+Bientôt elle tomba sans connaissance aux pieds de Napoléon.
+
+En voyant cette femme qu'il avait tant aimée, qu'il aimait encore,
+gisant à ses pieds sans aucun sentiment, l'Empereur eut un moment de
+remords... Il la souleva; elle était pâle et froide, son coeur ne
+battait plus. Je l'ai crue morte,» dit-il le même soir à Duroc!...
+Enfin, voyant qu'elle ne revenait pas à elle-même, il entr'ouvrit
+la porte de son cabinet et regarda dans le salon de service: par
+un hasard singulier, il ne s'y trouvait en ce moment que M. de
+Beausset[43]; l'Empereur l'appela.
+
+[Note 43: M. le marquis de Beausset, neveu de l'archevêque de
+Beausset, homme de grand esprit et d'une mémoire la plus rare qui ait
+existé jamais.]
+
+--«Pouvez-vous porter l'Impératrice dans vos bras,» lui dit
+l'Empereur, «et la descendre chez elle?»
+
+Pour comprendre le burlesque à côté du drame, il faut connaître
+M. le marquis de Beausset; (je ne parle ici ni de son amabilité
+ni de sa bonté, mais seulement de sa personne): il est absolument
+sphérique; et c'est un homme non-seulement très-gros, mais avec un
+si énorme abdomen et des bras si courts, que d'emporter Joséphine
+était pour lui un événement. Il y tâcha cependant, et, au bout de
+plusieurs efforts, il parvint à l'enlever dans ses bras; mais il
+fallait qu'elle et lui la portant dans ses bras pussent passer par
+ce petit escalier dans lequel l'Impératrice elle-même avait peine à
+se retourner. Cependant il s'engagea dans le chemin périlleux, et
+commença à descendre doucement; mais qu'on se figure le tourment de
+M. de Beausset lorsqu'il entendit tout à coup une voix doucement lui
+dire:
+
+--«Prenez garde, vous me blessez avec votre habit et la garde de
+votre épée.»
+
+C'était en effet la poignée de son épée, qui entrait dans l'épaule
+de l'Impératrice, et devait la blesser cruellement, ainsi que la
+broderie de l'habit. M. de Beausset le comprit et voulut retirer
+la malencontreuse épée; mais, dans ce mouvement, il faillit tomber
+avec son fardeau; alors l'Empereur accourut. Il fit remonter M.
+de Beausset, et, prenant les pieds de l'Impératrice, _toujours
+évanouie_, il descendit le premier, aidant ainsi M. de Beausset.
+
+Le désespoir de l'Impératrice fut horrible. L'Empereur, résolu
+maintenant d'effectuer le projet de divorce, eut alors une fermeté
+toute romaine. Je me sers de ce mot parce que je suis certaine
+qu'elle n'a été mise à l'épreuve que par la plus grande majorité des
+opinions qui l'entouraient. Je suis certaine que jamais Napoléon
+n'aurait divorcé sans ses soeurs et sa famille.
+
+Ce fut à cette époque que nous reçûmes une invitation pour aller à
+une chasse à Grosbois, chez le prince de Neufchâtel. Le temps était
+très-froid; nous y fûmes le matin déjeuner. Berthier était très-bon
+avec tous les défauts qu'on lui a connus, et, parmi eux, on ne
+voyait pas encore celui de trahir un jour son bienfaiteur!... aussi
+l'aimions-nous; et, lorsque je voulus refuser, à cause du froid
+excessif qu'il faisait, mon mari s'y opposa. Joséphine était à cette
+chasse, mais d'une tristesse profonde; et l'Empereur, affectait une
+gaieté qu'il n'éprouvait certes pas, la chose était facile à voir. Il
+y avait à peu près vingt femmes de priées pour la chasse, et autant
+pour le soir. La chasse fut gaie en apparence; on se plaça comme on
+voulut dans les calèches, et la chose n'en fut que mieux. J'étais
+avec madame Duchatel, cette femme si excellente et si parfaite, et
+d'un esprit si charmant. Je passai ainsi une des matinées plus
+agréables que j'eusse passées depuis longtemps. La conversation ne
+tarit jamais avec madame Duchatel: elle comprend tout, répond à tout,
+et provoque en même temps une causerie féconde en reparties: il est
+plus facile d'avoir de l'esprit que d'en faire avoir aux autres.
+
+La seule chose qui nous parut bizarre dans cette journée où tout fut
+à merveille, du reste, ce fut la manière dont nous fûmes logées; on
+nous avait prévenu à l'avance que nous ne pouvions mener qu'un nombre
+de femmes de chambre pour nous toutes; cela était gênant parce qu'il
+fallait nécessairement se r'habiller pour le dîner. On avait pris un
+espace très-considérable pour le service actif de l'Impératrice; de
+manière que le service d'honneur se trouva logé de la plus ridicule
+façon: nous étions dix dans la même chambre...; enfin, nous nous en
+tirâmes tant bien que mal, et notre toilette s'en ressentit fort peu,
+en résumé, malgré les éclats de rire que nous faisions au milieu de
+la confusion générale.
+
+Après le dîner, Berthier avait imaginé de faire venir les acteurs de
+quelques petits théâtres. Jusque-là c'était bien, et son intention
+était louable; mais Berthier était gauche avant tout, et il était un
+peu comme la duchesse de Mazarin; il le prouva ce jour-là, comme tous
+les autres... Il devait lire la pièce, qu'on jouait chez lui, devant
+l'Empereur; il n'en fit rien. Qu'arriva-t-il? que Brunet, à qui il ne
+fallait pas demander d'avoir des procédés, choisit une des pièces où
+il faisait le plus rire; _Cadet-Roussel, maître de déclamation_. Dans
+cette malheureuse pièce, Cadet-Roussel parle à chaque instant de la
+nécessité où il se voit de divorcer avec sa femme, parce qu'il _veut
+avoir des descendants ou des ancêtres_.
+
+Au premier mot de cette pièce, l'Empereur, soit qu'il la connût,
+soit qu'il sût ce qu'elle contenait, fronça le sourcil, puis se mit
+à rire, comme s'il n'y eût aucune application à faire; mais Berthier
+était à lui seul une comédie entière... Aussitôt qu'il eut compris sa
+faute, il devint de mille couleurs, et cela en un seul instant!...
+Il y avait sur son visage un tel désappointement, qu'il fallait rire
+en le regardant. On sait qu'il mangeait beaucoup ses ongles...: ce
+fut à eux qu'il s'en prit ce soir-là. Il travaillait ses doigts et
+les mettait en sang!... pour faire surtout comprendre le comique
+de sa position, il faut dire qu'il était placé contre le théâtre,
+et de manière que tout le monde le voyait parfaitement. Quant à la
+Princesse, bonne et excellente personne, ne pouvant penser que bien
+et bonté, elle riait de tout son coeur en entendant les bons mots
+de Brunet, convertis en sottises ce jour-là... Enfin, la pièce
+finit au grand contentement de tous, je crois...; car nous étions
+aussi malheureux que Berthier. Nous écoutions; nous comprenions
+et nous n'osions pas lever les yeux du côté de l'Empereur ni de
+l'Impératrice. Enfin, la pièce une fois jouée, le rideau baissé,
+tout fut fini, et l'Empereur, je crois, bien soulagé de cette sotte
+position, dans laquelle Berthier l'avait placé. Il y eut bal ensuite,
+et du moins, pendant qu'on dansait, l'Impératrice ne craignit aucune
+remarque, aucun regard d'allusion... Pauvre femme!...
+
+Le lendemain de cette chasse, je fus déjeuner aux Tuileries.
+L'Impératrice m'avait engagée la veille, et je m'y rendis avec
+d'autant plus d'empressement que sa position me faisait véritablement
+de la peine. Je savais ce que nous avions, et j'ignorais ce que nous
+aurions. Hélas! lorsque je faisais cette réflexion, je ne savais pas
+être aussi près de la vérité...
+
+Lorsque j'arrivai, Freyre[44] me dit que l'Impératrice me faisait
+prier de passer chez elle par les couloirs extérieurs, sans entrer
+dans le salon jaune. Je la trouvai dans un boudoir qui était auprès
+de sa chambre à coucher. Elle était fort abattue et fort malheureuse:
+la chose devait être. Je la consolai, comme il faudrait toujours
+consoler les affligés, en pleurant avec elle... Elle me demanda ce
+que Junot pensait de son divorce, et si, dans Paris, on en parlait
+beaucoup. Le terrain était glissant. On blâmait l'Empereur dans
+la masse des opinions de Paris. Mais comment oser lui dire que
+Paris la plaignait? Je connaissais son imprudence: elle m'aurait
+infailliblement nommée; elle eût été cause que l'Empereur m'aurait
+témoigné un extrême mécontentement, et cela sans aucun but, sans
+résultat et sans qu'il en pût résulter rien de bon pour elle. Je
+lui répondis que je ne voyais jamais les rapports qu'on envoyait au
+gouverneur de Paris, ce qui était vrai d'ailleurs, et que le duc
+d'Abrantès en savait plus que moi.
+
+[Note 44: Freyre était valet de chambre de confiance de
+l'Impératrice. Il lui était fort attaché.]
+
+--«Eh bien! me dit-elle, engagez-le, de ma part, à venir déjeuner
+demain avec moi.»
+
+Quelquefois elle avait un ou deux hommes à déjeuner avec elle, mais
+très-rarement; en général, c'étaient des femmes.
+
+Elle fut extrêmement affectueuse avec moi ce même jour; et, pendant
+le déjeuner, elle me combla de marques d'affection. Combien je
+souffris encore en quittant les Tuileries ce jour-là... car je
+prévoyais que je n'y reviendrais plus pour elle.
+
+Je remarquai ce même jour où je déjeunai pour la dernière fois aux
+Tuileries, la grande affluence de monde qui vint, après déjeuner,
+pour faire sa cour à l'Impératrice. «C'est tous les jours ainsi, me
+dit madame Rémusat. Je ne puis vous dire combien je reçois pour elle
+de marques d'intérêt! Tous les jours je dois répondre à douze ou
+quinze lettres... On l'aime... Et puis, savons-nous qui nous aurons?»
+
+Elle pensait comme moi! et je crois que son doute s'est terminé,
+comme le mien, par une certitude qui nous fit encore plus regretter
+Joséphine...
+
+«Concevez-vous, me dit madame de Rémusat, que plusieurs de ces dames
+que vous voyez assises là, dans ce même salon, ont déjà minuté leur
+demande à l'Empereur pour la nouvelle maison de l'Impératrice?»
+
+Je demeurai stupéfaite.
+
+«Oui,» poursuivit-elle, et elle me désigna sept dames du palais qui
+n'avaient été nommées qu'à la demande de Joséphine; l'une d'elles,
+entre autres, n'ayant aucune fortune, portant un nom ordinaire, et
+n'étant enfin qu'une femme ordinaire elle-même, eh bien! cette femme
+était une des premières en tête...
+
+J'ai toujours eu de la répulsion pour les caractères plats et
+vils. J'éprouvai alors plus que cela: je ressentis une profonde
+indignation;.. et lorsque je rencontre l'une de ces femmes-là
+aujourd'hui, je me fais violence pour la saluer...
+
+Mais lorsque j'appris que madame de Larochefoucault, parente et amie
+de l'Impératrice... madame de Larochefoucault, que Joséphine n'avait
+obtenue de Napoléon qu'à force de demandes et d'importunités, lorsque
+j'appris que celle-là avait demandé à la quitter... à l'abandonner...
+je le répète, j'ai éprouvé une de ces sensations plus douloureuses
+pour ceux qui les éprouvent que pour ceux qui en sont l'objet. Que
+sentent-ils ceux-là? Puisqu'ils bravent la honte, ils ne la redoutent
+pas!
+
+Enfin le divorce fut prononcé. Tous les liens qui attachaient
+Napoléon à Joséphine furent rompus!... Ils avaient été mariés d'abord
+à la mairie, puis ensuite devant l'église, quatre ou cinq jours avant
+le sacre; le Pape le voulut ainsi, et Napoléon, qui espérait toujours
+un enfant d'elle à cette époque, ne songeait pas encore au divorce...
+
+Ce premier contrat de mariage, ou plutôt le relevé de l'état civil,
+est singulièrement fait; le nom de Joséphine y est étrangement
+écrit[45]. Par exemple, l'Impératrice n'y est pas nommée de la
+Pagerie. Elle est née le 20 juin 1763, et dans l'acte délivré le
+29 février 1829, sur lequel j'ai copié ce que je viens d'écrire,
+lequel acte est aussi authentique que possible, puisqu'il est
+copié sur l'état civil, il y est dit qu'elle est née le 23 juin
+1767. L'empereur, né le 5 août 1769, y est nommé comme étant
+né le 5 février 1768. Je ne comprends rien à cela, et ne puis
+l'expliquer que d'une façon, c'est que Napoléon n'a pas voulu dire
+qu'il avait épousé une femme plus âgée que lui de six ans... Il
+s'en est rapproché autant qu'il l'a pu. On ne peut expliquer le
+fait que de cette manière. Il est aussi à remarquer que l'officier
+civil l'appelle toujours _Bonaparte_; lui, en signant, a écrit
+_Buonaparte_. Ce n'est, en effet, qu'après Campo-Formio qu'il signa
+_Bonaparte_. Quant au mariage chrétien, il fut béni par le cardinal
+Fesch, dans la chapelle des Tuileries, ainsi que je l'ai dit,
+quelques jours avant le sacre. Le prince Eugène emporta l'acte de
+mariage avec lui en Italie. Sa famille doit toujours le posséder.
+
+[Note 45: Du dix-neuvième jour du mois de ventôse de l'an IV de
+la république française, acte de mariage de NAPOLIONE Bonaparte,
+général en chef de l'armée de l'intérieur, âgé de vingt-huit ans,
+né à Ajaccio, domicilié à Paris, rue d'Antin, nº...; et
+de Marie-Joséphine-Rose de Tascher, âgée de vingt-huit ans, née
+à la Martinique, dans les îles sous le vent, domiciliée à Paris
+rue Chantereine, nº..., fille de Joseph-Gaspard de Tascher,
+capitaine de dragons, et de Rose-Claire Desvergers, dite Anaïs, son
+épouse.
+
+Moi, Charles-Théodore Leclerc, officier public de l'état-civil du
+deuxième arrondissement du canton de Paris, après avoir fait lecture,
+en présence des parties et témoins, 1º de l'acte de naissance de
+Napolione Bonaparte, qui constate qu'il est né, le 5 février 1768,
+de légitime mariage de Charles Bonaparte et de Lætitia Ramolini;
+2º de l'acte de naissance de Marie-Joséphine-Rose de Tascher, qui
+constate qu'elle est née, le 23 juin 1767, de légitime mariage de
+Joseph-Gaspard, etc.., j'ai prononcé à haute voix que Napolione
+Bonaparte et Marie-Joséphine-Rose de Tacher étaient unis en légitime
+mariage. Et ce en présence des témoins majeurs ci-après nommés,
+savoir: Paul Barras, membre du Directoire exécutif, domicilié
+au palais du Luxembourg; Jean Lemarrois, aide-de-camp-capitaine
+du général Bonaparte, domicilié rue des Capucins; Jean-Lambert
+Tallien, membre du corps législatif, domicilié à Chaillot;
+Étienne-Jacques-Jérôme Calmelet, homme de loi, domicilié rue de la
+place Vendôme, nº 207; qui tous ont signé avec les parties et moi.
+(Suivent les signatures.)]
+
+La conduite du prince Eugène fut admirable dans cette circonstance.
+Obligé par sa charge d'archi-chancelier d'État d'aller lui-même au
+Sénat pour y lire le message de l'Empereur, ce que tout le monde
+trouva d'une dureté accomplie, il fut admirable, et le peu de mots
+qu'il laissa échapper de son coeur brisé fut retenti dans le coeur
+de tous!...
+
+«Les larmes de l'Empereur,» dit le prince avec une noble dignité,
+«suffisent à la gloire de ma mère!...»
+
+Belles paroles, et touchantes dans leur simplicité!...
+
+Je ne parlerai pas de tout ce qui eut lieu alors. Les journaux ont
+raconté ce qui se fit... Les choses officielles sont généralement
+connues de tous. Je parlerai seulement de ce qui était plus à portée
+de ma connaissance que de celle du public.
+
+Le lendemain du jour où le divorce fut publiquement annoncé (c'était,
+je crois, le 16 ou le 17 décembre), je me disposai à aller à la
+Malmaison, où l'Impératrice s'était retirée. Je fis demander à une
+femme de la Cour, que je ne nommerai pas, si elle voulait que je la
+conduisisse à la Malmaison: elle me répondit qu'elle _ne voulait_
+pas y aller. Du moins celle-là n'était pas fausse, si elle était
+ingrate. Je le fis proposer à une autre, qui refusa à l'appui d'un si
+pauvre prétexte, qu'il aurait mieux valu pour elle qu'elle fît comme
+la première. Je réfléchissais sur le peu de générosité et même de
+respect humain qu'on rencontre dans ce pays de Cour, lorsque je reçus
+un billet de la comtesse Duchatel.
+
+«Mon mari se sert de mes chevaux,» m'écrivait-elle; «voulez-vous
+de moi? Je vous demande cela sans m'informer si vous allez à la
+Malmaison; car je vous connais, et je suis sûre que vous avez le
+besoin de consoler un coeur souffrant.»
+
+Et moi aussi, j'étais sûre qu'elle irait à la Malmaison.
+
+Je lui répondis avec joie que j'étais reconnaissante qu'elle m'eût
+choisie pour faire cette course, ou plutôt ce triste pèlerinage avec
+elle; et que j'irais la prendre à une heure.
+
+Lorsque nous arrivâmes à la Malmaison, nous trouvâmes les avenues
+remplies de voitures; je fus bien aise de voir cette affluence, et
+je souffris moins en songeant à l'ingratitude de quelques personnes
+plus remarquées par leur éloignement, alors que si elles y eussent
+été... Lorsque nous fûmes entrées dans le château, nous eûmes de la
+peine, une fois arrivées au billard, à parvenir au salon où se tenait
+l'Impératrice.
+
+Nous la trouvâmes fort entourée. Jamais la Cour ne fut si grosse chez
+elle, même aux plus beaux jours de sa faveur. Mais les souvenirs
+de la Malmaison étaient terribles dans une pareille journée pour
+la pauvre femme!... car ils étaient heureux!.. Elle paraissait
+bien comprendre au reste toute la force de cette comparaison d'un
+bonheur passé avec un malheur présent. Elle était assise près de
+la cheminée, à droite en entrant, au-dessous du tableau d'Ossian,
+par Girodet[46]... Sa figure était bouleversée. Elle avait eu la
+précaution de mettre une immense capote de gros de Naples blanc, qui
+avançait sur ses yeux, et cachait ses larmes lorsqu'elle pleurait
+plus abondamment à la vue de quelques personnes qui lui rappelaient
+ses beaux jours passés. Lorsqu'elle me vit, elle me tendit la main et
+m'attira à elle.
+
+[Note 46: Ce n'est pas la Malvina et l'Ossian de Gérard; c'est le
+sujet assez confus, représentant les guerriers d'Ossian recevant
+Kléber, Hoche, Marceau, etc., aux Champs-Élysées.]
+
+--«J'ai presque envie de vous embrasser,» me dit-elle... «Vous êtes
+venue le jour du deuil!...»
+
+Je pris sa main et la portai à mes lèvres... Elle me paraissait, en
+ce moment, digne des respects de l'univers.
+
+Mais lorsque je la quittai pour aller m'asseoir, et que je pus
+l'examiner à mon aise, il se joignit à ce sentiment une profonde
+pitié, en voyant à quel point elle devait être malheureuse!...
+C'était la douleur la plus vive, la plus avant dans l'âme. Elle
+souriait à chaque arrivant, en inclinant doucement la tête avec cette
+même grâce qu'elle avait toujours... Mais en même temps, on voyait
+malgré ses efforts, les larmes jaillir de ses yeux... elles roulaient
+sur ses joues, venaient tomber sur la soie de sa robe, et cela
+sans effort. C'était le coeur qui repoussait au dehors les larmes
+dont il était rempli. On voyait qu'il lui fallait pleurer, ou bien
+qu'elle aurait étouffé... Je repartis vers cinq heures avec madame
+Duchatel... Nous nous communiquâmes nos réflexions: elles étaient
+les mêmes. Et, en effet, tout ce qui avait une âme ne pouvait penser
+que d'une manière.
+
+La reine Hortense était auprès de sa mère, pour l'aider à supporter
+le poids de ces pénibles journées, qui avaient toute l'amertume de la
+nouveauté d'un malheur... Nous parlâmes longtemps des temps passés...
+Pauvre fleur brisée elle aussi!... Que d'heureux jours elle avait vu
+s'écouler dans cette retraite enchantée... où, maintenant, le deuil
+et le malheur étaient venus remplacer des joies que rien n'avait pu
+égaler, comme rien aussi n'avait pu les faire oublier...
+
+--«Vous viendrez souvent nous voir, n'est-ce pas?» me dit-elle. Elle
+vit que j'étais émue... et me prit la main en me disant: «J'ai tort
+de vous demander une chose que je suis certaine que vous ferez.»
+
+Elle avait raison.
+
+L'Empereur fut presque reconnaissant pour les femmes qui avaient été
+à la Malmaison. Celles qui, au contraire, n'y furent que plusieurs
+jours après, furent mal notées dans son esprit... J'y remarquai, dans
+les premiers moments, la duchesse de Bassano, la duchesse de Rovigo,
+madame Octave de Ségur, madame de Luçay, sa fille, madame de Ségur
+(Philippe), la duchesse de Raguse, toutes les dames de la reine
+Hortense, la Maréchale Ney et plusieurs dames du palais, mais pas
+toutes... Comme l'Empereur n'avait rien ordonné, il y eut plusieurs
+personnes qui crurent le deviner et faire merveille en agissant
+contre sa parole en croyant suivre sa pensée, elles se trompèrent en
+entier et le virent plus tard.
+
+La nouvelle cour de l'Impératrice à la Malmaison fut formée selon
+son goût, pour la plus grande partie des femmes qui la composaient:
+madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur et comme surintendante
+de la maison de l'Impératrice, madame Octave de Ségur, madame de
+Rémusat, madame de Vieil-Castel, madame Gazani, et puis, plus tard,
+mesdemoiselles de Mackau et de Castellane. Tout cet entourage formait
+une maison agréable, surtout en y ajoutant celle de la reine Hortense
+et surtout elle-même... Quant aux hommes, excepté M. de Beaumont et
+M. Pourtalès, je n'aimais pas les autres. M. de Monaco surtout et M.
+de Montliveau étaient pour moi deux répulsifs; j'ai toujours eu en
+aversion les hommes impolis; je ne sais pourquoi j'en ai peur comme
+de quelque chose de nuisible. Cela annonce, dans une femme comme
+dans un homme, au reste, de la sottise et de la méchanceté mêlée
+d'orgueil. M. de M*****, au reste, inspirait le même sentiment; car
+le jour où M. de Pourtalès le remplaça comme écuyer, les chevaux se
+réjouirent dans leur écurie. M. de Beaumont, chevalier d'honneur de
+l'impératrice, était bon et fort amusant; je l'aimais beaucoup, ainsi
+que son frère que nous avions chez Madame. L'autre chambellan était
+M. de Vieil-Castel, homme considérablement nul. Plus tard il y eut
+un autre homme que j'aimais et estimais bien ainsi que sa femme; cet
+homme, attaché à la maison de l'Impératrice, comme capitaine de ses
+chasses, M. Van Berchem, était le plus cher ami de mon mari et il
+est demeuré le mien; il est celui, au reste, de tous ceux qui ont
+du coeur et savent apprécier son noble et bon caractère; sa femme,
+charmante personne, augmentait encore le nombre des jolies femmes de
+la cour de la Malmaison.
+
+À mon retour d'Espagne j'y fus souvent: je n'aimais pas Marie-Louise
+et j'aimais Joséphine. Elle m'engagea à venir pour quelques semaines
+à la Malmaison; mais je ne pus accepter: j'étais alors bien malade
+et l'état de ma santé ne fit qu'empirer. Mais j'y allais souvent et
+toujours avec le même plaisir.
+
+La vie y était uniforme: l'Impératrice descendait à dix heures; à dix
+heures et demie on servait le déjeuner, auquel se trouvaient toujours
+quelques personnes de Paris; l'Impératrice plaçait auprès d'elle
+les deux personnes les plus éminentes. Lorsque le vice-roi était à
+la Malmaison, il se plaçait en face d'elle et mettait à ses côtés
+les deux personnes après celles que sa mère avait choisies; la reine
+Hortense également. Madame d'Arberg nommait aussi deux personnes
+pour être placées à côté d'elle. Cet usage était pour dîner comme
+pour déjeuner; après déjeuner, on allait se promener dans le parc;
+c'était en 1809 la même allée qu'en 1800. On allait jusqu'à la serre,
+ou bien, l'Impératrice allait voir les pintades, les faisans dorés
+qui étaient dans les volières avec d'autres oiseaux rares, et leur
+porter du pain. Quelquefois après dîner, et en été nous allions sur
+l'eau avec le vice-roi qui nous faisait des peurs à mourir, puis on
+rentrait; l'Impératrice se plaçait à son métier de tapisserie, et
+lorsqu'il y avait peu de monde, on faisait la lecture, tandis que
+l'aiguille passait et repassait dans le canevas. Mais à la Malmaison
+cependant, il était difficile que cela fût. Après dîner, le plus
+souvent on allait se promener, et en rentrant on faisait de la
+musique dans la galerie, tandis que l'Impératrice faisait un wisk ou
+ses éternelles patiences... On prenait le thé et puis la soirée était
+terminée. Une fois que l'impératrice fut revenue à la Malmaison comme
+dans un exil, il fut impossible d'y ramener cette gaieté qui y avait
+régné pendant les premières années du Consulat. Ainsi, il n'y eut
+plus de spectacle et la salle ne servit plus à rien. Navarre fut plus
+bruyant. Je raconterai la vie de Navarre dans la troisième partie de
+cet article.
+
+
+
+
+TROISIÈME PARTIE.
+
+NAVARRE.
+
+
+C'était un beau lieu que Navarre, mais humide et malsain; il y
+avait des arbres tels que la Normandie les produit, de ces arbres
+séculaires qui ont vu passer sous leur ombrage ce qui fut, ce qui est
+et qui bientôt ne doit plus être. Le parc était planté à la manière
+de Le Nôtre et en partie à l'anglaise: le dernier duc de Bouillon,
+qui mourut tranquillement à Navarre et que tout le monde aimait et
+qui aimait à son tour beaucoup de gens et beaucoup de choses, entre
+autres la joie et le plaisir; le dernier Duc avait jadis orné la
+terre de Navarre, où il passait une partie de sa vie, avec une grande
+recherche. Cette recherche avait même quelque peu d'extrême qui
+touchait à l'inconvenance; il y avait un peu de moeurs payennes dans
+la vie du Duc; et l'on disait que la distribution du parc en avait
+un grand reflet. On racontait traditionnellement beaucoup de choses
+sur un certain temple que je n'ai plus trouvé à Navarre lorsque j'y
+suis allée, mais dont le souvenir était toujours dans le pays. Le
+Duc aimait aussi les fleurs avec passion et cultivait, à Navarre,
+les plus belles qui fussent alors connues en France; le Duc avait de
+grandes et belles manières; il voulait que tout ce qui était chez lui
+eût, comme lui, ce qui pouvait lui plaire. Or il pensait aussi que
+les fleurs et les jolis visages étaient les objets les plus agréables
+à la vue. En conséquence, il était ordonné à une des jeunes filles
+attachées aux serres et au jardin de fleurs du Prince de porter le
+matin un bouquet dans la chambre de la dernière personne arrivée,
+quelle qu'elle fût, femme ou garçon... et d'être parfaitement à ses
+ordres!... Cet usage assez bizarre était encore en exercice au moment
+de la Révolution.
+
+Rien de charmant comme la vie de Navarre, du vivant de M. le duc de
+Bouillon: quand la Révolution éclata, il était fort souffrant et
+presque hors d'état de faire lui-même les honneurs de sa magnifique
+demeure à ceux qui allaient lui faire leur cour; mais on voit par ce
+que je viens de dire qu'il prenait soin de ses hôtes... Il portait
+la sollicitude à cet égard aussi loin qu'un particulier de nos jours
+le ferait. On allait prendre les ordres de la personne nouvellement
+arrivée, le matin dans son appartement; elle déjeunait chez elle,
+seule, ou bien avec les personnes désignées par elle. Si on voulait
+aller se promener, on le pouvait en demandant une calèche et des
+chevaux; on dînait même chez soi, si la chose convenait. C'était, au
+reste, la coutume de presque tous les châteaux de princes[47].
+
+[Note 47: M. le duc de Bouillon était extrêmement aimé dans sa terre
+de Navarre ainsi qu'à Évreux. Aussi ne lui est-il rien arrivé dans la
+Révolution.]
+
+Lorsque Joséphine fut à Navarre, elle trouva le parc dans un triste
+état, à cause de l'humidité causée par la rupture de plusieurs
+canaux. Elle demanda à l'Empereur une somme très-forte pour réparer
+Navarre, et cela fut trouvé étrange, à cause du moment quelle choisit
+pour faire cette demande, d'autant mieux que quelques semaines avant
+l'Empereur lui avait accordé ce qu'on va voir dans la lettre que je
+transcris en ce moment sur la lettre originale écrite à l'impératrice
+Joséphine. On verra que Napoléon savait comment pouvoir la consoler
+de toutes choses.
+
+
+À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON.
+
+ Dimanche à 8 heures du soir 1810[48].
+
+«J'ai été bien content de t'avoir vue hier; je sens combien ta
+société a de charmes pour moi. J'ai travaillé aujourd'hui avec
+Estève. J'ai accordé 100,000 francs pour l'extraordinaire de 1810,
+pour Malmaison; tu peux donc faire planter tant que tu le voudras;
+tu distribueras cette somme comme tu l'entendras. J'ai chargé aussi
+Estève de remettre 200,000 francs aussitôt que le contrat de la
+maison Julien[49] serait passé... J'ai ordonné que l'on paierait ta
+parure de rubis, laquelle sera évaluée par l'intendance, car je ne
+veux pas de voleries de bijoutiers. Ainsi voilà déjà 400,000 francs
+que cela me coûte.
+
+»J'ai ordonné que l'on tînt le million que la liste civile doit te
+donner pour 1810, à la disposition de ton homme d'affaires pour payer
+tes dettes.
+
+»Tu dois trouver dans l'armoire de Malmaison 5 ou 600,000 francs; tu
+peux les prendre pour faire ton argenterie et ton linge.
+
+»J'ai ordonné qu'on te fît un beau service de porcelaine à Sèvres;
+l'on prendra tes ordres pour qu'il soit très-beau.
+
+ »NAPOLÉON.»
+
+[Note 48: Cette lettre est sans date de mois dans l'original. Mais
+d'après ce que dit Napoléon pour les plantations, on présume que
+c'est du mois de janvier ou de février.]
+
+[Note 49: Bois-Préau, la maison de mademoiselle Julien, à Ruelle,
+celle que Napoléon appelait _la vieille fille_. Il la détestait parce
+qu'elle n'avait jamais voulu lui vendre sa maison tant qu'elle
+vécut.]
+
+
+Voici une lettre écrite à l'Impératrice par l'Empereur, quelques
+jours après la précédente:
+
+
+À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON.
+
+ Samedi, à une heure après midi.
+
+«Mon amie, j'ai vu Eugène, qui m'a dit que tu recevrais les Rois[50].
+J'ai été au conseil jusqu'à huit heures. Je n'ai dîné seul qu'à cette
+heure-là.
+
+»Je désire bien te voir. Si je ne viens pas aujourd'hui, je viendrai
+après la messe.
+
+»Adieu, mon amie[51]! J'espère te trouver sage et bien portante. Ce
+temps-là doit bien te peser.
+
+ »NAPOLÉON.»
+
+[Note 50: Le roi de Bavière et la reine, le roi de Wurtemberg, le roi
+de Saxe, le roi de Westphalie et tous les princes d'Allemagne alors à
+Paris, où ils étaient en foule.]
+
+[Note 51: Toutes ces lettres ont été fournies en original par
+la reine Hortense, et sont fidèlement transcrites sur ces mêmes
+originaux.]
+
+
+En voici une autre que je transcris ici, pour répondre aux sottes
+jalousies de Marie-Louise, et montrer la loyauté et la délicatesse de
+l'Empereur en se séparant de Joséphine.
+
+
+À L'IMPÉRATRICE, À L'ÉLYSÉE NAPOLÉON[52].
+
+ 19 février 1810.
+
+«Mon amie, j'ai reçu ta lettre; mais les réflexions que tu fais
+peuvent être vraies. Il y a peut-être du danger à nous trouver sous
+le même toit pendant la première année. Cependant la campagne[53] de
+Bessières est trop loin pour revenir; d'un autre côté, je suis bien
+enrhumé, et je ne suis pas sûr d'y aller.
+
+»Adieu, mon amie!
+
+ »NAPOLÉON.»
+
+[Note 52: L'impératrice ayant fait la remarque que, lorsqu'elle
+voulait venir à Paris, elle ne savait où descendre, l'Empereur fit
+arranger pour elle l'Élysée-Napoléon.]
+
+[Note 53: La campagne de Bessières était Grignon... à sept ou huit
+lieues de Paris. Bessières avait imaginé ce rapprochement comme si
+_tout_ n'était pas rompu! Ces lettres doivent montrer à Marie-Louise
+combien sa fausse jalousie était absurde, et combien elle était peu
+fondée, puisque, même avant le mariage, toute relation était rompue
+entre Joséphine et Napoléon.]
+
+
+À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON.
+
+ Le 12 mars 1810.
+
+«Mon amie, j'espère que tu auras été contente de ce que j'ai fait
+pour Navarre... Tu y auras vu un nouveau témoignage du désir que
+j'ai de t'être agréable.
+
+»Fais prendre possession de Navarre; tu pourras y aller le 25 mars,
+et y passer le mois d'avril.
+
+»Adieu, mon amie!
+
+ »NAPOLÉON.»
+
+
+DE L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE À L'EMPEREUR NAPOLÉON, À COMPIÈGNE.
+
+ Navarre, le 19 avril 1810.
+
+«Sire,
+
+»J'ai reçu par mon fils l'assurance que Votre Majesté consent à mon
+retour à Malmaison, et qu'elle veut bien m'accorder les avances que
+je lui ai demandées pour rendre le château de Navarre habitable.
+
+»Cette double faveur, sire, dissipe en grande partie les grandes
+inquiétudes et même les craintes que le long silence de Votre Majesté
+m'avait inspirées. J'avais peur d'être entièrement bannie de son
+souvenir. Je vois aujourd'hui que je ne le suis pas. Je suis donc
+moins malheureuse et même aussi heureuse qu'il m'est possible de
+l'être désormais.
+
+»J'irai à la fin du mois à la Malmaison, puisque votre majesté n'y
+voit aucun obstacle; mais, je dois vous le dire, sire, je n'aurais
+pas sitôt profité de la liberté que Votre Majesté me laisse à cet
+égard, si la maison de Navarre n'exigeait pas, pour ma santé et pour
+celle des personnes attachées à ma maison, des réparations urgentes.
+Mon projet est de demeurer à Malmaison fort peu de temps. Je m'en
+éloignerai bientôt pour aller aux eaux; mais pendant que je serai
+à Malmaison, Votre Majesté peut être sûre que j'y vivrai comme si
+j'étais à mille lieues de Paris. J'ai fait un grand sacrifice, sire,
+et chaque jour je sens davantage toute son étendue... Cependant ce
+sacrifice sera ce qu'il doit être: il sera entier de ma part. Votre
+Majesté ne sera troublée dans son bonheur par aucune expression de
+mes regrets.
+
+»Je ferai sans cesse des voeux pour que Votre Majesté soit heureuse;
+peut-être même en ferai-je pour la revoir. Mais, que Votre Majesté
+en soit convaincue, je respecterai toujours sa nouvelle situation.
+Je la respecterai en silence; confiante dans les sentiments qu'elle
+me portait autrefois, je n'en provoquerai aucune preuve nouvelle.
+J'attendrai tout de sa justice et de son coeur.
+
+»Je ne lui demanderai qu'une grâce, c'est qu'elle _cherche même
+un moyen_ de convaincre quelquefois, et moi-même et ceux qui
+m'entourent, que j'ai toujours une petite place dans son souvenir
+et une grande place dans son estime et dans son amitié. Ce moyen,
+quel qu'il soit, adoucira mes peines, sans pouvoir, ce me semble,
+compromettre ce qui m'importe avant tout, le bonheur de Votre
+Majesté[54].
+
+ »JOSÉPHINE.»
+
+[Note 54: Cette lettre, écrite au moment où elle le fut, contenant
+une demande _d'argent et de faveur extérieure_, c'est-à-dire
+pour contenter l'amour-propre, fut une des démarches les plus
+inconvenantes que l'on ait conseillées à l'impératrice Joséphine;
+l'Empereur le sentit amèrement.]
+
+
+À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, À NAVARRE.
+
+ Compiègne, 21 avril 1810.
+
+«Mon amie, je reçois ta lettre du 19 avril; elle est d'un mauvais
+style. Je suis toujours le même; _mes pareils_ ne changent jamais. Je
+ne sais ce qu'Eugène a pu te dire. Je ne t'ai pas écrit, parce que
+tu ne l'as pas fait, et que j'ai désiré tout ce qui pouvait t'être
+agréable.
+
+»Je vois avec plaisir que tu ailles à Malmaison, et que tu sois
+contente; moi, je le serai de recevoir de tes nouvelles et de te
+donner des miennes. Je n'en dis pas davantage, jusqu'à ce que tu
+aies comparé ta lettre à la mienne; et, après cela, je te laisse
+juger qui est meilleur ou de toi ou de moi.
+
+»Adieu, mon amie; porte-toi bien, et sois juste pour toi et pour moi.
+
+ »NAPOLÉON.»
+
+
+Je vais maintenant aborder un sujet délicat et peu traité jusqu'à
+cette heure. Il est relatif à Joséphine et à tout ce qui l'entourait.
+J'ai fait voir, par les différentes lettres que j'ai transcrites de
+l'Empereur et de l'Impératrice, et données par la reine Hortense
+elle-même, que Napoléon avait eu, dans toute l'affaire du mariage et
+dans celle du divorce, une délicatesse vraiment admirable. Sa réponse
+à l'Impératrice est remplie de coeur, tandis qu'il faut convenir
+que la lettre de Joséphine contenait des pensées vraiment pénibles
+à faire connaître pour une autre femme. Cette demande d'argent, au
+moment où l'Empereur venait de lui accorder deux millions[55] et un
+magnifique service de porcelaine de Sèvres, était peu délicate...
+Tout cela, ajouté à la volonté de Napoléon de rendre Marie-Louise
+heureuse, me prouverait qu'il n'était pas étranger à une lettre qui
+fut écrite à l'Impératrice, par madame de Rémusat, lorsqu'elle fut à
+Genève en 1810.
+
+[Note 55: 100,000 francs pour Malmaison; 200,000 francs pour l'achat
+de Boispréau, la terre de mademoiselle Julien; 100,000 fr. pour la
+parure de rubis; 1,000,000 pour payer les dettes et 600,000 francs
+trouvés dans l'armoire de Malmaison.]
+
+Cette lettre est un document précieux pour l'histoire, c'est encore
+la reine Hortense qui nous l'a fait connaître et en a fourni
+l'original.
+
+L'Impératrice avait demandé la permission à l'Empereur de faire ce
+voyage d'Aix en Savoie, et l'avait entrepris avec une volonté de
+faire parler d'elle. Napoléon en eut de l'humeur; il lui parut que,
+dans cette première année, une retraite complète valait mieux qu'un
+voyage. L'Impératrice voyagea sous le nom de madame d'Arberg, et
+visita une partie de la Suisse. Ce fut dans ce voyage qu'elle faillit
+périr, dit-on, sur le lac de Genève, dans une promenade où elle se
+trouvait dans la même barque que plusieurs personnes de Paris comme
+M. de Flahaut, etc. L'Empereur, en l'apprenant, lui écrivit cette
+lettre:
+
+
+À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, AUX EAUX D'AIX EN SAVOIE.
+
+ Saint-Cloud, 10 juin 1810.
+
+«J'ai reçu ta lettre; j'ai vu avec peine le danger que tu as couru.
+Pour une habitante d'une île de l'océan, mourir dans un lac, c'eût
+été fatalité.
+
+»La Reine[56] se porte mieux, et j'espère que sa santé deviendra
+bonne. Son mari est en Bohême, à ce qu'il paraît, ne sachant que
+faire.
+
+»Je me porte assez bien, et te prie de croire à tous mes sentiments.
+
+ »NAPOLÉON.»
+
+[Note 56: La reine Hortense avait été fort affectée de l'abdication
+de son mari, qui renonça à la couronne de Hollande, comme un honnête
+homme qu'il était, lorsque Napoléon voulut lui faire faire ce que sa
+conscience lui défendait. Il se retira en Bohême, puis ensuite en
+Styrie, à Gratz.]
+
+
+C'est alors que Joséphine acheta cette maison ou plutôt ce petit
+château de Prégny, près de Genève. Tout cela ne plut pas à
+l'Empereur. Il vit là-dedans cette continuation d'un manque continuel
+de dignité... Enfin, il en eut de l'humeur, et beaucoup. Quoi qu'il
+en soit, l'Impératrice reçut tout à coup une lettre de madame de
+Rémusat, qui, après l'avoir d'abord accompagnée, était ensuite
+revenue à Paris. Je rapporte ici cette lettre presque en son entier,
+parce que, dans la vie de l'Impératrice, elle est fort importante.
+Joséphine logeait alors dans l'auberge de Secheron, chez Dejean.
+
+
+LETTRE DE MADAME DE RÉMUSAT À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE.
+
+«Madame,
+
+»J'ai un peu tardé d'écrire à Votre Majesté, parce qu'elle m'avait
+ordonné à mon retour de lui conter quelque chose de la grande ville.
+Si j'avais suivi mon impatience, dès le lendemain de mon arrivée
+je lui aurais adressé les expressions de ma reconnaissance. Ses
+bontés pour moi sont notre entretien ordinaire depuis que je suis
+rentrée dans mon intérieur; en retrouvant mon mari, mes enfants, j'ai
+rapporté au milieu d'eux le souvenir des heures si douces que je vous
+dois[57].
+
+[Note 57: J'omets les phrases inutiles du compliment de madame de
+Rémusat. Cela me paraît inutile à l'objet principal de la lettre.]
+
+ ..............................................
+ ..............................................
+
+»... Je n'ai pas encore paru à la cour; mais j'ai déjà vu quelques
+personnages importants, et j'ai été questionnée sur Votre Majesté
+avec trop de soin, pour qu'il ne m'ait pas été facile de conclure
+que ces questions qui m'étaient adressées venaient d'un intérêt
+plus élevé. On me demandait souvent des nouvelles de votre santé;
+on voulait savoir comment vous passiez votre temps; si vous étiez
+tranquille, heureuse, dans la retraite où vous aviez vécu; si vous
+aviez reçu sur votre route les témoignages d'affection que vous
+méritez d'inspirer. Combien il m'était doux de n'avoir à répondre que
+des choses satisfaisantes, etc...
+
+»... Mais, madame, j'ai questionné à mon tour; j'ai observé de
+mon côté, et j'ose soumettre à votre raison le résultat de mes
+observations, avec la confiance de mon attachement.
+
+»La grossesse de l'Impératrice est une joie publique, une espérance
+nouvelle, que chacun saisit avec empressement. Votre Majesté le
+comprendra facilement, elle, à qui j'ai vu envisager ce grand
+événement, comme la récompense d'un grand sacrifice. Eh bien! madame,
+d'après ce que j'ai cru remarquer, il me semble qu'il vous reste
+encore un pas à faire, pour mettre le complément à votre ouvrage,
+et je me sens la force de m'expliquer, parce qu'il paraît que la
+dernière privation que votre raison vous impose ne peut être pour
+cette fois que momentanée... Vous vous rappelez sans doute d'avoir
+regretté quelquefois avec moi que l'Empereur n'eût pas, au moment de
+son mariage, pressé l'entrevue de deux personnes qu'il se flattait
+de rapprocher facilement, parce qu'il les réunissait _alors_ dans
+ses affections. Vous m'avez dit que, depuis, il avait espéré qu'une
+grossesse, en tranquillisant l'Impératrice sur ses droits, lui
+donnerait les moyens d'accomplir le voeu de son coeur. Mais, madame,
+si je ne me suis pas trompée dans mes observations, le temps n'est
+pas venu pour un pareil rapprochement.
+
+»L'Impératrice paraît avoir apporté avec elle une imagination vive et
+prompte à s'alarmer... Elle aime avec la tendresse, avec l'abandon
+d'un premier amour; mais ce sentiment même semble porter avec lui
+un peu d'inquiétude, dont il est, en effet, si rarement séparé...
+La preuve en est dans une petite anecdote que le Grand-Maréchal m'a
+racontée, et qui appuiera ce que j'ai l'honneur de dire à Votre
+Majesté.
+
+»Un jour, l'Empereur, se promenant avec elle dans les environs de la
+Malmaison, lui offrit, en votre absence, de voir ce joli séjour. À
+l'instant même, le visage de l'Impératrice fut inondé de larmes...
+Elle n'osait pas refuser, mais les marques de sa douleur étaient trop
+visibles pour que l'Empereur essayât d'insister. Cette disposition
+à la jalousie, que le temps affaiblira sans doute, ne pourra être
+qu'augmentée dans ce moment par la présence de Votre Majesté... Elle
+se souviendra peut-être que cet été, en la voyant si fraîche, si
+reposée, j'oserai dire si embellie par le calme de la vie que nous
+menions, j'osai lui dire, en riant, qu'il n'y avait pas d'adresse
+à rapporter à Paris tant de moyens de succès, et que je sentais
+parfaitement qu'à la place d'une autre je serais tout au moins
+inquiète. En vérité, madame, cette plaisanterie me semble aujourd'hui
+le cri de la raison... Le Grand-Maréchal[58], avec lequel j'ai
+causé, m'a témoigné aussi des inquiétudes que je partage... Il m'a
+paru qu'il n'osait pas faire expliquer l'Empereur sur un sujet qu'il
+ne traite qu'avec douleur. Il m'a parlé avec un accent vrai de cet
+attachement que vous inspirez encore, qui doit lui-même inviter à une
+grande circonspection. Les nouvelles situations inspirent de nouveaux
+devoirs; et, si j'osais, je dirais qu'il n'appartient pas à une âme
+comme la vôtre de rien faire qui puisse engager l'Empereur à manquer
+aux siens[59].
+
+[Note 58: Duroc, grand-maréchal du palais.]
+
+[Note 59: Cette phrase est de l'Empereur lui-même, ainsi que
+plusieurs autres qui se reconnaissent aisément. L'Empereur a
+conseillé d'écrire la lettre, et puis ensuite il l'a dictée à moitié.]
+
+»Ici, au milieu de la joie que cause cette grossesse, à l'époque de
+la naissance d'un enfant attendu avec tant d'impatience, au milieu
+des fêtes qui suivront cet événement, que feriez-vous, madame?...
+Que ferait l'Empereur, qui se devrait aux ménagements qu'exigerait
+l'état de cette jeune mère, et qui serait encore troublé par le
+souvenir des sentiments qu'il vous conserve?... Il souffrirait,
+quoique votre délicatesse ne se permît de rien exiger. Mais vous
+souffririez aussi; vous n'entendriez pas impunément le cri de tant
+de réjouissances, livrée, comme vous le seriez peut-être, à l'oubli
+de toute une nation, ou devenue l'objet de la pitié de quelques-uns
+qui vous plaindraient peut-être, mais seulement par esprit de parti.
+Peu à peu votre situation deviendrait si pénible, qu'un éloignement
+complet parviendrait seul à tout remettre en ordre. Puisque j'ai
+commencé, souffrez que j'achève... Il vous faudrait quitter Paris. La
+Malmaison, Navarre même, seraient trop près des clameurs d'une ville
+oisive et quelquefois malintentionnée. Obligée de vous retirer, vous
+auriez l'air de fuir par ordre, et vous perdriez tout l'honneur que
+donne l'initiative dans une conduite généreuse.
+
+»Voilà les observations que j'ai voulu vous soumettre; voilà le
+résultat des longues conversations que j'ai eues avec mon mari,
+et encore d'un entretien _que le hasard_ m'a procuré avec le
+Grand-Maréchal. Moins animé que nous sur vos intérêts, et accoutumé,
+comme vous le savez, à ne pas arrêter ses opinions quand il n'a pas
+reçu d'ordre de les transmettre, c'est avec beaucoup de temps et un
+peu d'adresse que j'ai tiré de lui quelques-unes de ses pensées. Mais
+aussitôt que je les ai entrevues, j'ai pu conclure qu'il vous restait
+encore un sacrifice à faire, et qu'il était digne de vous de ne point
+attendre les événements, et de les prévenir en écrivant à l'Empereur
+pour lui annoncer une courageuse détermination. En lui évitant
+un embarras dont vous l'empêchez seule de sortir, vous acquerrez
+de nouveaux droits à sa reconnaissance. Et, d'ailleurs, outre la
+récompense toujours attachée à une action droite et raisonnable, avec
+cet aimable caractère qui vous distingue, cette disposition à plaire
+et à vous faire aimer, peut-être trouverez-vous dans un voyage un
+peu plus prolongé des plaisirs que vous ne prévoyez pas d'abord. À
+Milan, le spectacle si doux des succès mérités d'un fils vous attend.
+Florence, Rome même, offriraient à vos goûts des jouissances qui
+embelliraient cet éloignement momentané. Vous trouveriez à chaque
+pas, en Italie, des souvenirs que l'Empereur ne s'irriterait pas de
+voir renouveler, parce qu'ils s'attachent pour lui aux époques de sa
+première gloire.
+
+»Tout ce que m'a dit le Grand-Maréchal me prouve assez que Sa Majesté
+veut que vous conserviez à jamais les dignités du rang où vous avez
+été élevée par ses succès et sa tendresse. Et cependant l'hiver se
+passerait; la saison où l'on peut habiter Navarre vous ramènerait
+aux occupations d'embellissements qui vous y attendent. Le temps, ce
+grand réparateur de toutes choses, aurait tout consolidé, et vous
+auriez mis le complément à cette conduite noble qui vous assure
+la reconnaissance de toute une nation. Je ne sais si je m'abuse,
+madame, mais je crois qu'il y a encore du bonheur dans l'exercice de
+semblables devoirs. Le coeur d'une femme sait trouver du plaisir dans
+le sacrifice qu'il fait à celui qu'elle aime. Prévenir l'embarras
+dont l'Empereur pourrait sortir lui-même, s'il vous aimait moins;
+rassurer les inquiétudes d'une jeune femme, que le temps et cette
+expérience de vous-même rendront plus calme: tout cela est digne de
+vous. Si vous étiez moins sûre de l'effet que peuvent encore produire
+les grâces de votre personne, votre rôle serait moins difficile; mais
+il me semble que c'est parce que Votre Majesté sait très-bien qu'elle
+possède des avantages qui peuvent établir une concurrence, qu'elle
+doit avoir la délicatesse de tous les procédés.
+
+»J'espère que Votre Majesté me pardonnera une aussi longue lettre,
+et les réflexions qu'elle contient. Quand j'appuie si fortement sur
+cette _impérieuse nécessité_ de s'éloigner de nous pour quelque
+temps, je me flatte qu'elle daignera penser que, peut-être, jamais
+je ne lui ai donné de plus véritables marques des sentiments qui
+m'attachent à elle.
+
+»Je suis, avec un profond respect, madame, de Votre Majesté,
+
+»La très-humble et très-obéissante servante,
+
+ »VERGENNES DE RÉMUSAT[60].»
+
+[Note 60: Cette lettre est un chef-d'oeuvre d'habileté pour qui
+connaissait l'impératrice Joséphine; ainsi la placer comme rivale
+_triomphante_ d'une jeune femme de dix-huit ans, et lui parler de _sa
+fraîcheur_ quand la seule beauté réelle de Marie-Louise était une
+peau éblouissante et un teint admirable, était aussi habile que peu
+croyable pour tout autre.]
+
+
+Maintenant, voici la lettre écrite par l'Empereur, et que Joséphine
+reçut presque en même temps que celle de madame de Rémusat.
+
+
+À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, À GENÈVE.
+
+ Fontainebleau, 1er octobre 1810.
+
+«J'ai reçu ta lettre. Hortense, que j'ai vue, te dira ce que je
+pense. Va voir ton fils cet hiver; reviens aux eaux d'Aix l'année
+prochaine, ou bien reste au printemps à Navarre. Je te conseillerais
+bien d'aller à Navarre tout de suite, si je ne craignais que tu
+ne t'y ennuiasses. Mon opinion est que tu ne peux être, l'hiver,
+convenablement _qu'à Milan ou à Navarre_. Après cela, j'approuve tout
+ce que tu feras; car je ne veux te gêner en rien.
+
+»Adieu, mon amie. L'Impératrice est grosse de quatre mois. Je
+nomme madame de Montesquiou gouvernante des enfants de France.
+Sois contente et ne te monte pas la tête; ne doute jamais de mes
+sentiments.
+
+ »NAPOLÉON.»
+
+
+De toutes les choses adroitement combinées que l'Empereur ait jamais
+pu entreprendre ou tenter, je n'en connais pas une au-dessus de
+celle-ci; mais pour rendre justice à chacun, rien ne peut aussi
+égaler l'adresse avec laquelle madame de Rémusat a exécuté ou plutôt
+tenté la mission... Quelle admirable lettre! surtout lorsqu'on
+connaît la personne à laquelle elle a été écrite! Comme Joséphine
+est enveloppée dans un filet de flatterie, qui devait l'empêcher de
+regarder en arrière, et devait, en effet, la faire courir au-devant
+de nouvelles fêtes, de nouveaux succès; mais l'excès même de la
+chose, sa perfection, fut ce qui en empêcha la réussite: convaincue
+de cette pensée, que madame de Rémusat cherchait à lui inculquer,
+pour lui inspirer une noble résolution, Joséphine se crut toujours
+passionnément aimée de l'Empereur; mais ce n'était plus vrai:
+sans doute il l'avait aimée d'amour, mais les temps non-seulement
+étaient changés, mais les circonstances, TOUT l'était autour d'elle
+et dans elle-même. Cette flatterie de madame de Rémusat, sur son
+état de santé, était précisément ce qui l'empêchait de plaire comme
+par le passé. Le grand charme de Joséphine était dans la grâce
+de sa tournure, bien plus que dans la beauté de son visage; elle
+n'avait aucun trait, et son visage avait en lui-même un défaut, qui
+était tellement terrible et redoutable que jamais on n'a songé à
+placer l'amour à côté de cette infirmité dans son royaume; je veux
+parler bien moins encore de ses dents entièrement perdues, que de
+l'épouvantable résultat qui en provenait. À l'époque où madame de
+Rémusat lui écrivait cette lettre, Joséphine commençait à prendre
+aussi cet embonpoint qui lui enleva sa charmante tournure. Sans
+doute, la grâce qui était inhérente à sa nature ne l'abandonna
+jamais; on la retrouvait partout, et toujours dans le moindre
+mot, dans un geste; mais qu'est-ce qu'un geste et un mot gracieux
+pour combattre une jeune personne de dix-huit ans, grande, forte
+peut-être, mais d'une fraîcheur de rose, quoique laide, ayant de
+beaux cheveux, de belles dents, une haleine fraîche et pure, et
+cette foule d'avantages qui entourent toujours la jeunesse dans ses
+premiers jours et son premier bonheur. Ensuite, ce qu'on savait
+très-bien, c'est que l'Empereur en était fort occupé. Il cherchait
+tous les moyens de la rendre heureuse, et je suis convaincue que
+connaissant la légèreté de Joséphine, et cependant l'effet profond
+que devait produire l'annonce de la grossesse de Marie-Louise, il
+redouta pour le repos de tous des scènes qui seraient publiques, se
+passant à la Malmaison et à Navarre, devant plus de vingt femmes.
+Madame de Rémusat fut donc chargée de la délicate mission de faire
+comprendre à l'impératrice Joséphine que l'impératrice Marie-Louise
+devenait la véritable souveraine, du moment qu'elle donnait tout à
+la fois à l'Empereur un héritier comme père et chef de famille, et
+un successeur comme souverain d'un grand empire; mais ces pensées
+étaient trop élevées pour elle; elle n'ouvrit l'oreille qu'aux sons
+qui lui apportaient cette conviction après laquelle elle courait,
+depuis le jour où pour la première fois on fit retentir autour
+d'elle le mot de divorce... Quoi qu'il en fût, l'Empereur lui fit
+donc écrire par madame de Rémusat. Joséphine ne comprit ni la
+lettre de l'Empereur, ni celle de madame de Rémusat, elle ne tint
+compte _d'aucun avis_. Elle revint à la Malmaison d'abord; puis
+ensuite elle partit pour Navarre, où elle passa l'hiver, s'amusant
+et ayant autour d'elle une petite cour. Napoléon fut vivement
+contrarié; quelque soin qu'il apportât à ne laisser approcher de
+Marie-Louise que des personnes sûres, telles que la duchesse de
+Montebello, dont l'esprit juste et posé, quoiqu'elle fût jeune, et
+les soins assidus empêchaient tous les propos absurdes d'arriver
+à l'Impératrice, cependant la dame d'honneur n'était pas toujours
+là... Il y avait d'autres femmes, que je ne veux pas nommer et que
+leur service amenait auprès de Marie-Louise. Celles-là n'étaient pas
+comme la duchesse de Montebello. On racontait à Marie-Louise que
+Joséphine avait telle ou telle qualité, une beauté, un agrément, une
+perfection, tellement accomplis, qu'il fallait désespérer de jamais
+l'égaler, et tout cela dit de manière à redouter la ressemblance,
+parce qu'à chaque chose arrivait le correctif. Un jour l'Empereur
+entra chez Marie-Louise à l'improviste, et la trouva pleurant.
+C'était deux mois à peu près après la naissance du roi de Rome... En
+voyant son visage rosé, ordinairement l'image de la santé et même
+de la gaieté d'une enfant, tout couvert de larmes, l'Empereur fut
+alarmé.
+
+--«Qu'avez-vous, Louise? lui demanda-t-il en la prenant dans ses
+bras... Eh bien continua-t-il en riant, que caches-tu donc là?..»
+
+Et cherchant à voir ce que l'Impératrice cherchait à lui dérober sous
+son châle, il prit dans sa main un petit médaillon renfermant un
+portrait. Quelle fut sa surprise en reconnaissant celui de Joséphine!
+mais charmant et rajeuni de plus de vingt ans; c'était Joséphine à
+vingt-cinq tout au plus, et mise néanmoins comme au moment où le
+portrait était entre les mains de la jalouse jeune femme.
+
+--«Qui t'a donné ce portrait, Louise?» dit l'Empereur avec un
+sentiment de colère qui faisait craindre pour celui ou celle qui
+aurait excité cette colère?...
+
+L'Impératrice ne répondit rien, mais ses sanglots redoublèrent et
+elle se jeta dans les bras de l'Empereur en le serrant convulsivement
+contre elle.
+
+--«Enfant! dit Napoléon ému par l'effusion d'un sentiment qu'il
+devait alors croire vrai... Enfant! qu'as-tu donc? pourquoi ces
+larmes? Encore une fois, Louise, qui t'a remis ce portrait?.. je veux
+le savoir, poursuivit-il en frappant du pied avec colère...»
+
+Marie-Louise fut effrayée; mais elle ne répondit rien.
+
+--«Eh bien!.. tu ne veux pas me le dire?..
+
+--Je n'en sais rien, murmura-t-elle d'une voix tremblante, je l'ai
+trouvé sur ce canapé comme j'entrais tout-à-l'heure dans cette
+chambre.
+
+--Et pourquoi pleurais-tu en regardant ce portrait?» Marie-Louise
+sanglotait encore plus fort et continuait à cacher son visage en
+pleurs dans la poitrine de Napoléon. Il la serra dans ses bras et
+lui dit avec amour de ces paroles qui vont au coeur quand elles
+sont vraies, et Napoléon a été aimant et sincère avec la femme qui
+a eu la lâcheté de l'abandonner dans son malheur. Enfin, il parvint
+à la calmer, mais ce fut au bout d'un long temps. L'impératrice
+Marie-Louise l'aimait alors, je dois le croire au moins.
+
+Quelle sourde manoeuvre employait aussi le parti de Navarre! N'est-il
+pas possible que l'Empereur, en apprenant qu'on mettait en oeuvre
+de semblables moyens, se résolût à éloigner Joséphine pendant la
+grossesse et les couches de Marie-Louise? Un événement de bien
+peu d'importance amène souvent des effets terribles dans l'une ou
+l'autre de ces deux positions. Je crois que la lettre de madame de
+Rémusat fut le résultat de quelque tentative du genre de celle du
+portrait. Napoléon ne voulait cependant pas être _tyran_, même à
+la façon de croque-mitaine, et il _l'engagea_ seulement à aller à
+Milan; Joséphine ne comprenait pas les hautes résolutions d'un grand
+coeur. Lorsqu'elle avait enfin cédé pour écrire cette fameuse lettre
+au président du Sénat, sans que l'Empereur le sut, elle avait été
+surtout frappée de l'idée de porter le deuil immédiatement après la
+lettre partie, et de le porter pendant un an!...
+
+L'Empereur savait tout cela. Une âme tendre et en même temps élevée,
+une femme digne de son affection, la seule femme qu'il ait aimée
+enfin, et qui existe toujours à Paris, me présente le type de la
+femme que j'aurais voulue à l'Empereur. Je ne parle pas ici de la
+femme qui fut sa maîtresse en Égypte, une nommée Pauline[61], sur
+laquelle il existe quelques biographies, toutes inconnues, parce que
+la femme n'est pas un texte à biographie; et une fois qu'on a dit
+qu'elle avait été la maîtresse de Napoléon on a dit la plus belle
+page de sa vie; mais on les trouve cependant en les cherchant; je
+parle d'une femme digne d'être aimée d'un homme comme l'Empereur; et
+certes il en est peu... Voilà le caractère que j'aurais voulu à la
+femme qui partageait le premier trône du monde avec lui!
+
+[Note 61: Croirait-on qu'en 1833 ou 32, j'ai oublié l'époque, j'ai
+reçu une lettre de cette madame Pauline, qui était fort scandalisée
+de ce que j'avais mis sur elle dans mes Mémoires. Mais savez-vous
+ce qu'elle blâmait? Peut-être ce que je disais pour l'Égypte?...
+Ah bien oui!... Pas du tout: madame Pauline réclamait contre
+l'insertion d'un fait qui, je le vois bien, en effet, n'était point
+vrai.--Elle m'affirmait que j'avais commis une erreur en disant
+qu'elle avait voulu consacrer sa fortune à sauver l'Empereur quand
+il était à Sainte-Hélène... Je n'ai pas répondu à cette belle épître
+pour deux raisons: d'abord parce qu'elle était sotte, et puis
+parce qu'il devenait inutile de prendre près d'elle de nouveaux
+renseignemens.--Ceux que j'avais eus sur elle ne pouvaient être
+douteux pour moi; et quant à cette dernière partie de sa vie, j'étais
+pleinement convaincue. La femme qui peut se défendre d'avoir voulu
+sauver Napoléon, lorsqu'elle pouvait invoquer pour cette action le
+droit d'en avoir été aimée; la femme qui peut nier l'avoir voulu
+faire cette action est incapable de l'avoir en effet jamais imaginée.]
+
+Lorsque le divorce fut public, je parlai sur ce fait comme les
+autres. On racontait alors que l'Impératrice-Mère avait, en Russie,
+refusé la main de la Grande-Duchesse. Il paraissait incertain que
+nous obtinssions la princesse autrichienne... Dans cette sorte
+d'incertitude peu convenable pour la France, je dis que je ne
+comprenais pas comment l'Empereur ne prenait pas le parti de choisir
+dans les familles qui l'entouraient. Le cardinal Maury, qui dînait
+chez moi, me dit:
+
+--«Mais où donc voulez-vous qu'il prenne une femme?...
+
+--Où je veux qu'il choisisse une femme, monseigneur?... Dans la
+noblesse ancienne et illustrée, ou bien dans la sienne.»
+
+Le cardinal me regarda attentivement.
+
+--«Oui, je prétends que si demain l'ancienne noblesse voyait une de
+ses filles sur le trône impérial de France, cette noblesse, affiliée
+par cette alliance à tout ce que l'armée a fait depuis dix-sept
+ans... en devient non-seulement complice, mais l'alliée et le
+soutien. Mademoiselle de Montmorency, ou mademoiselle de Mortemart,
+ou mademoiselle de Noailles serait toujours heureuse, si elle n'était
+pas fière, de monter sur le trône de France, lorsque son dais est
+formé de mille drapeaux conquis dans cent batailles!... Quant à la
+nouvelle noblesse, elle serait peut-être plus reconnaissante[62] que
+l'ancienne, et son appui, qui commence à faiblir, serait renouvelé
+par cette alliance sainte entre le chef et ses phalanges...
+
+[Note 62: L'ancienne noblesse s'est alliée souvent à nos rois. Un
+Montmorency a épousé la veuve de Louis-le-Gros.]
+
+--Et quelle est donc la personne que vous faites impératrice parmi
+les jeunes filles que nous voyons à la cour et dans les fêtes?
+
+--Mademoiselle Masséna[63]?...»
+
+[Note 63: Elle n'avait pas encore épousé le général Reil. Elle était
+charmante.]
+
+Tout le monde s'écria que j'avais raison!... et qu'en effet elle
+était une belle et ravissante personne, ayant une dot de gloire
+bien digne d'approcher de celle de l'Empereur: et certes leurs deux
+couronnes pouvaient se tresser des mêmes lauriers... Cette pensée
+m'obséda tellement que j'en parlai à Duroc. Le lendemain le cardinal
+Maury fut à Saint-Cloud, où était Napoléon.
+
+--«Dites à votre amie, monsieur le cardinal, dit Napoléon en
+souriant, que je la prie de ne se pas mêler de mes affaires _de
+ménage_. Est-il vrai qu'hier elle voulait me marier à la fille de
+Masséna?
+
+--Oui, sire!
+
+--Et qu'en disiez-vous?»
+
+Le cardinal demeura interdit.
+
+--«Eh bien!... vous ne voulez pas me donner aussi votre avis?
+
+--Je crois, sire, répondit le cardinal, qui, ordinairement, ne
+demeurait pas longtemps interdit, que l'avis de madame la duchesse
+d'Abrantès peut avoir du bon, parce qu'elle ne parlait pas seulement
+de mademoiselle Masséna.
+
+--Ah! ah!... vous vous rappelez l'Assemblée constituante? L'abbé
+Maury, le soutien du côté droit, est en ce moment à la place du
+cardinal français de l'Empire!...»
+
+Le cardinal se mit à rire de ce gros rire qui faisait trembler les
+vitres d'un appartement... Il était toujours charmé quand on le
+reportait aux jours de l'Assemblée constituante, à ce temps de sa
+belle éloquence... L'Empereur n'aimait pas extraordinairement le
+cardinal, et je le conçois. Ses formes étaient trop acerbes et sa
+voix si retentissante qu'elle semblait toujours imposer silence, même
+à Dieu, quand il officiait...
+
+Cette dissertation nous a entraînés loin de Navarre.
+
+L'Empereur fut contrarié en apprenant que l'Impératrice, au lieu de
+gagner Milan par le Simplon, et d'aller demander à son fils et à sa
+belle-fille des jours heureux et paisibles, s'en revint, comme je
+l'ai dit, à la Malmaison d'abord, où elle reçut tout Paris, et puis
+partit pour Navarre, malgré le froid assez rigoureux qu'il faisait.
+Son retour fit du bruit, beaucoup de bruit même, non-seulement par
+ce même retour, mais par celui des personnes de sa maison qui,
+ne pouvant faire du bruit en leur nom, en faisaient au nom de
+L'IMPÉRATRICE... Cette qualité, ce nom, amenaient encore des scènes
+pénibles à l'Empereur. L'Impératrice Joséphine avait la même livrée
+que l'Empereur, et, conséquemment, que Marie-Louise. À l'époque de
+ce retour de Genève, il y eut une querelle entre des domestiques
+subalternes; malgré l'obscurité où leur nom les mettait, cela vint à
+la connaissance de l'Empereur, et il eut de l'humeur... Il pressa le
+départ pour Navarre, en écrivant à cet égard spécialement à madame la
+comtesse d'Arberg, dame d'honneur et comme surintendante de la maison
+de l'Impératrice, pour lui recommander l'ordre et la régularité dans
+cette maison de l'Impératrice.
+
+«Songez, écrivait Napoléon, que cette maison est nouvellement
+instituée. L'Impératrice Joséphine n'avait aucune dette il y a sept
+mois, donnez à ses affaires, madame, le coup d'oeil d'une amie en
+laquelle elle et moi nous avons toute confiance.»
+
+Mais il s'était élevé entre Joséphine et l'Empereur un mur de glace,
+et c'était elle-même qui avait élevé cette séparation... Son refus
+d'aller à Milan auprès de son fils, pour lui rendre la paix que
+son séjour à Malmaison troublait, ce refus prouva à l'Empereur que
+Joséphine l'aimait pour elle seule.
+
+Il lui écrivait, au mois de novembre (24) 1810:
+
+
+«J'ai reçu ta lettre; Hortense m'a parlé de toi. Je vois avec plaisir
+que tu es contente; j'espère que tu ne t'ennuies pas trop à Navarre.
+
+«Ma santé est fort bonne. L'Impératrice avance fort heureusement dans
+sa grossesse; je ferai les différentes choses que tu me demande pour
+ta maison. Soigne ta santé, sois contente et ne doute jamais de mes
+sentiments pour toi.
+
+ »NAPOLÉON.»
+
+
+On voit combien le style est changé; autrefois il était naturel;
+maintenant il est guindé et mal avec lui-même; cette contrainte
+augmentera encore.
+
+Tandis que Marie-Louise, entourée de soins et de la tendresse de
+l'Empereur, avançait dans sa grossesse et passait ses soirées à
+jouer au billard ou au reversis et à faire tourner son oreille[64],
+Joséphine était à Navarre où elle tâchait de s'établir le plus
+convenablement possible pour y passer l'hiver, mais la chose était de
+difficile exécution; j'ai déjà dit que depuis M. le duc de Bouillon
+cela n'avait point été ou, du moins, très-peu habité; et lorsque
+l'Impératrice vint avec sa cour, toute jeune et toute gracieuse,
+prendre possession de ce vieux manoir, on aurait pu comparer cette
+arrivée à celle d'une noble châtelaine visitant un de ses vieux
+châteaux.
+
+[Note 64: J'ai déjà parlé de cette singulière propriété de l'oreille
+de Marie-Louise. Elle la faisait tourner sur elle-même par un simple
+mouvement de la mâchoire.]
+
+La société de Navarre était composée des personnes dont voici les
+noms:
+
+Madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur; madame la comtesse
+Octave de Ségur, madame la comtesse de Colbert, madame la comtesse
+de Rémusat, madame du Vieil-Castel, madame d'Audenarde, mademoiselle
+de Mackau, mademoiselle Louise de Castellane, madame la comtesse de
+Serant, dames du palais; madame Gazani, lectrice.
+
+Les hommes étaient à peu près ceux que nous connaissions à Malmaison.
+M. de Beaumont, homme d'une société douce et de bonne compagnie:
+il était chevalier d'honneur; monseigneur de Barral, archevêque de
+Tours, premier aumônier; M. Turpin de Crissé, chambellan. C'est
+lui dont le charmant talent de peinture se fait admirer tous
+les ans à l'Exposition: il est doux et modeste, deux qualités
+précieuses à rencontrer dans un homme de naissance comme lui, et
+ayant vécu à la cour. M. de Montholon venait ensuite; ce M. Louis
+de Montholon était le frère, s'il ne l'est même encore, de M. de
+Montholon-Sainte-Hélène... Et puis encore dans les chambellans,
+on voyait M. de Vieil-Castel, dont on apprenait l'existence parce
+que sa femme est bonne et excellente, et, à cette époque, elle
+était ravissante de beauté!... Pour compléter la maison d'honneur
+de l'Impératrice, il faut nommer M. Fritz Pourtalès, aimable et
+bon garçon, ayant quelquefois un peu de raideur genevoise ou
+_neufchâteloise_; mais elle se perdit peu de temps après... Il avait
+le désir de plaire, et cela rend si doux!... Et puis enfin M. de
+Guitry; tous deux étaient écuyers sous M. Honoré de Monaco, neveu
+du prince Joseph de Monaco, père de mesdames de Louvois et de la
+Tour-du-Pin.
+
+On sait que madame la comtesse d'Arberg avait remplacé madame de
+la Rochefoucault. Celle-ci demanda à rester auprès de la nouvelle
+souveraine... L'Empereur ne la mit pas à la nouvelle cour, et la
+retira de l'ancienne. Cette punition est admirable.
+
+Madame d'Arberg avait tout pouvoir sur la maison de l'Impératrice.
+Napoléon, qui savait que l'argent fondait dans ses mains, autorisa,
+en son nom, madame d'Arberg à résister aux dépenses folles de
+l'Impératrice. Jamais on ne s'acquitta plus noblement, et en même
+temps plus dignement, d'un devoir pour justifier la confiance de
+l'Empereur. La maison de l'Impératrice fut montée comme celle de
+Joséphine régnant aux Tuileries; le luxe ne fut pas diminué, et
+cependant la dépense fut toujours raisonnablement dirigée. On ne
+l'appelait jamais que la grande maîtresse, quoique ce titre ne
+fût pas le sien; mais Joséphine l'appelait elle-même _ma grande
+maîtresse_.
+
+Elle avait été belle comme un ange dans sa jeunesse, et sa belle
+tournure, ses traits si purs, le galbe de son visage, l'expression
+doucement recueillie de sa physionomie, lui donnaient une beauté de
+tout âge, que toutes les femmes enviaient.
+
+Sa soeur était cette belle comtesse d'Albany, née comtesse de
+Stolberg, qui fut tant aimée d'Alfiéri; celle qu'il appela toujours:
+_Nobil donna!_
+
+Le secrétaire des commandements de l'Impératrice était un homme fort
+spirituel, nommé M. Deschamps. Il est connu par plusieurs productions
+vraiment charmantes; il contribuait, pour sa part, d'une manière
+agréable aux soirées de Navarre, bien longues et bien tristes surtout
+en hiver, lorsque le vent sifflait et venait en longues rafales se
+briser contre les vieux murs du château.
+
+Mais un homme bien aimable, qui vint aussitôt faire sa cour à
+l'Impératrice, et qui fut toujours soigneux de lui rendre les
+devoirs quelle devait attendre de lui, c'était l'évêque d'Évreux,
+l'abbé Bourlier; il était ami de M. de Talleyrand, qui n'accorde son
+amitié, on le sait, qu'à ceux qui sont dignes de la comprendre et de
+l'apprécier: l'abbé Bourlier venait très-souvent dîner à Navarre,
+et puis il faisait la partie de trictrac de l'Impératrice. M. de
+Chambaudoin, préfet d'Évreux à cette époque, était aussi un homme
+qui tenait sa place dans le salon de l'Impératrice. J'ai longtemps
+cherché ce qu'on pouvait dire de M. de Chambaudoin, et je n'ai trouvé
+que ceci:
+
+«M. de Chambaudoin, préfet du département de l'Eure.»
+
+Ou bien encore:
+
+«M. de Chambaudoin, préfet d'Évreux.»
+
+C'est une variante.
+
+Il y avait aussi fort souvent des visites de Paris. La maréchale Ney,
+madame de Nansouty, plusieurs personnes qui, sans être attachées
+à la maison de l'Impératrice, venaient lui faire leur cour. De ce
+nombre était madame Campan, et puis presque toute la maison de la
+reine Hortense, qui regardait comme un devoir de rendre des soins à
+la mère de leur reine. Et lorsque le prince Eugène venait à Paris, la
+maison de l'Impératrice s'augmentait de tout ce qui était auprès du
+vice-roi, et Navarre devenait un lieu enchanté, surtout si la reine
+Hortense y était aussi.
+
+Le train de vie qu'on menait à Navarre ressemblait un peu à celui de
+la Malmaison. On déjeunait à dix heures tous les jours. Le dimanche
+seulement on changeait l'heure de ce repas, qui avait lieu plus
+tard. L'Impératrice, à moins d'être malade, entendait la messe tous
+les dimanches, ainsi que les jours de fêtes. M. de Barral n'officiait
+que les jours de fêtes.
+
+Le déjeuner de Navarre avait une plus grande apparence que celui de
+la Malmaison: à la Malmaison l'Impératrice déjeunait toujours dans
+un petit salon très-bas, dans lequel tenaient à peine dix à douze
+personnes. Plus tard, après le divorce, on prit le parti de déjeuner
+dans la grande salle à manger qui est auprès du cabinet de l'Empereur.
+
+À Navarre, tout était ordonné comme on se figure que ce devait l'être
+dans un vieux château du moyen âge: la richesse de la vaisselle,
+l'abondance des mets, le grand nombre des domestiques, tout cela
+avait un air féodal. Quatre maîtres d'hôtel, deux officiers, un
+sommeiller, un premier[65] maître d'hôtel (premier officier de la
+bouche) inspectant le service, un valet de pied derrière chaque
+convive, voilà quel était le service de Navarre. Derrière le fauteuil
+de l'Impératrice se tenaient, pour son service spécial, deux valets
+de chambre, un basque, un chasseur et le premier maître d'hôtel.
+
+[Note 65: Ce premier maître d'hôtel s'appelait _Réchaud_. Ils étaient
+deux frères, sortant tous deux de chez le prince de Condé, aussi
+fameux l'un que l'autre. L'autre frère était à mon service.]
+
+Après le déjeuner, qui durait une heure environ, on rentrait dans
+la galerie, et l'Impératrice se mettait à un métier de tapisserie.
+La matinée se passait à causer, travailler et lire tout haut. On
+dînait à six heures, et, en été, on allait se promener dans la
+forêt. L'Impératrice rentrait ensuite, et elle faisait sa partie de
+whist avec M. Deschamps et M. Pierlot, l'un, intendant de sa maison,
+et l'autre son secrétaire des commandements; ou bien sa partie de
+trictrac avec monseigneur l'évêque d'Évreux. Pendant la partie de
+l'Impératrice, toutes les jeunes femmes, avec la reine Hortense,
+allaient dans la pièce voisine, et là on dansait, on faisait de la
+musique, on s'amusait enfin.
+
+On a vu par toutes les lettres que j'ai transcrites sur les pièces
+fournies par la reine _Hortense elle-même_, et dont son fils le
+prince Louis possède toujours les originaux, que l'Empereur était
+aussi bon qu'il est possible de l'être dans la position nouvelle
+qu'il avait choisie pour l'Impératrice Joséphine: elle ne reconnut
+pas cette extrême bonté, je le dis avec peine; et loin d'écouter les
+conseils de l'amitié qui lui étaient évidemment transmis, elle accrut
+elle-même la douleur de sa position.
+
+L'Empereur eut de l'humeur de son retour à la Malmaison, en 1810;
+on le voit dans une lettre par laquelle il est visible qu'il ne lui
+avait pas encore annoncé la grossesse de Marie-Louise. Cette lettre,
+en date du 14 septembre 1810, n'a que quelques lignes; mais elle dut
+porter coup à une personne aussi impressionnable que Joséphine pour
+tout ce qui lui venait de l'Empereur.
+
+
+ «Saint-Cloud, 14 septembre 1810.
+
+»Je reçois ta lettre, et je vois avec plaisir que tu te portes bien;
+l'Impératrice est _effectivement_ grosse de quatre mois. _Elle m'est
+fort attachée_, etc.»
+
+
+On voit par le mot _effectivement_ que l'Empereur confirmait une
+demande presque douteuse.
+
+Oui, il eut à cette époque beaucoup d'humeur du séjour de Joséphine
+en France. Napoléon était l'homme le plus désireux de ne faire
+aucunement parler sur lui et sa famille relativement à leur vie
+privée... Il connaissait assez la France et surtout les salons
+de Paris pour être certain que les beaux parleurs et les belles
+parleuses ne se feraient faute de saisir un si beau sujet de discours
+que celui de l'oraison funèbre de toutes les espérances de Joséphine
+à la naissance d'un héritier de l'Empire; et il avait raison. Pour
+compléter son mécontentement, Joséphine ne lui écrivait que pour lui
+demander de l'argent; il semblait que depuis que cette grossesse de
+Marie-Louise était annoncée, elle spéculât sur les consolations qu'il
+fallait qu'elle en reçût. Je vois dans une autre lettre de l'Empereur
+en date du 14 novembre 1810:
+
+«... _Je ferai les différentes choses que tu me demandes pour ta
+maison_... etc.»
+
+Et puis le 8 juin 1811:
+
+«... J'arrangerai toutes les affaires dont tu me parles... etc.»
+
+Et enfin au mois d'août 1813 (25 août):
+
+
+«... Mets de l'ordre dans tes affaires; ne dépense que quinze cent
+mille francs par an, et mets de côté quinze cent mille francs; cela
+fera une réserve de quinze millions en dix ans, pour tes petits
+enfants: il est doux de pouvoir faire cette chose pour eux. Au lieu
+de cela, l'on me dit que tu as des dettes. Cela serait bien vilain.
+Occupe-toi de tes affaires, et ne donne pas à qui veut prendre. Si
+tu veux me plaire, fais que je sache que tu as un gros trésor: juge
+combien j'aurais mauvaise opinion de toi si je te savais endettée
+avec trois millions de revenu.
+
+»Adieu, mon amie; porte-toi bien.
+
+ »NAPOLÉON.[66]»
+
+[Note 66: Cette lettre est, comme les autres, copiée sur les lettres
+originales fournies par la reine Hortense.]
+
+
+Cette lettre fit un effet d'autant plus douloureux sur l'Impératrice
+Joséphine, qu'elle fut écrite le jour de la fête de Marie-Louise
+et porte la date du 25 août... Lorsque sa rivale était entourée de
+fleurs, d'hommages, d'encens et de caresses, on lui donnait à elle
+les remontrances, les larmes et les chagrins!... Napoléon n'y avait
+certes pas songé, mais Joséphine le crut, et dans de pareils moments,
+sa dignité de femme était toute en oubli; elle fut malade, et la
+reine Hortense le dit à l'Empereur. Napoléon était bon quoiqu'il ne
+fût pas très-sensible: il envoya aussitôt un page à la Malmaison avec
+une lettre de quelques lignes que voici:
+
+
+ «Trianon, vendredi, huit heures du matin.
+
+»J'envoie savoir comment tu te portes, car Hortense m'a dit que tu
+étais au lit hier. J'ai été fâché contre toi pour tes dettes... Je
+ne veux pas que tu en aies; au contraire, j'espère que tu mettras
+un million de côté tous les ans pour donner à tes petites-filles
+lorsqu'elles se marieront.
+
+»Toutefois, ne doute jamais de mon amitié pour toi, et ne te fais
+aucun chagrin là-dessus, etc.»
+
+
+Ces malheureuses dettes faisaient le tourment de l'Empereur, et ce
+tourment était incurable parce que Joséphine était incorrigible;
+partout où elle trouvait une tentation elle y cédait: une fois
+c'était un châle de douze mille francs qu'elle ne pouvait se
+dispenser de prendre parce que la couleur en était unique; une autre
+fois c'était une pièce d'orfévrerie en vermeil, ou bien une parure,
+un tableau; tout cela était acheté aussitôt que présenté. Un jour,
+à Genève, elle va se promener à Prégny[67]: le site lui plaît; elle
+achète la maison. Qu'est-ce en effet? un chalet un peu plus orné
+qu'un autre; mais ce chalet est trop petit, les femmes de chambre
+sont mal logées, les valets de chambre murmurent: l'Impératrice
+était bonne, elle ne voulait faire crier personne, et pour cela elle
+fait bâtir à Prégny. C'est _peu de chose_, sans doute, mais ensuite
+il fallut meubler cette maison... on y recevait... Enfin ce chalet
+devint une occasion de dépense; et comme tout est relatif, ce qui
+augmenterait le passif d'un budget d'une fortune de 100,000 francs de
+rentes, de cinq ou six mille au moins, produit relativement le même
+effet dans une maison de prince.
+
+[Note 67: Propriété qu'avait l'Impératrice tout près de Genève.]
+
+Tout ce que je dis là est bien prosaïque; mais la vie matérielle ne
+l'est-elle pas en effet? Il faut vivre, et les jours n'ont qu'un
+nombre d'heures fixe. Tout doit être régulier comme le cours du
+temps, et l'Empereur voulait cette régularité autour de lui. Duroc
+avait cimenté sa faveur et l'attachement de l'Empereur pour lui par
+le grand ordre qu'il avait établi dans le palais impérial. Il avait
+voulu, d'après l'ordre de Napoléon mettre le même ordre dans les
+affaires de Joséphine; mais l'entreprise n'avait pu avoir lieu, avec
+elle la chose était impossible.
+
+Toutefois Joséphine, malgré sa légèreté, était foncièrement bonne, et
+son attachement pour Napoléon était profond. Elle avait été blessée
+de cet ordre voilé pour le voyage d'Italie, mais ensuite elle se
+détermina à aller voir sa belle-fille, dont elle était adorée. Elle
+y alla en 1812 et fut reçue à Milan avec enthousiasme; elle-même
+éprouva un très-vif sentiment de bonheur en revoyant ces mêmes lieux
+où la passion la plus brûlante était ressentie pour elle, et par
+quel coeur!.. par celui du plus grand homme que l'histoire du monde
+nous présente!... et lorsque cette passion lui donnait le bonheur
+non-seulement du coeur, mais de l'orgueil!... dans ces mêmes lieux
+où plus tard cette même affection moins vive, mais toujours aussi
+tendre, lui mettait une nouvelle couronne sur la tête... Mais si
+Joséphine ne retrouva pas ensuite, dans cette cour de la vice-reine,
+ce bonheur qu'elle pleurait, elle y retrouva tout le respect,
+tous les soins que jadis la cour impériale lui avait offerts. Sa
+belle-fille mit sa gloire à remplacer son Eugène, comme toujours elle
+l'appelait, auprès de sa mère.
+
+J'ai peu parlé de la princesse Auguste; j'ai seulement dit combien
+elle était belle. Mais lorsqu'on la connaissait on savait qu'elle
+était encore meilleure; et, comme souveraine, comme princesse, elle
+avait le pouvoir de doubler le charme de la femme dans l'exercice de
+sa bonté, et jamais elle ne perdit un de ses droits. Elle était bien
+aimée à Milan... Le prince Eugène l'adorait.
+
+Je vais transcrire ici une lettre du prince Eugène à sa mère. Cette
+lettre fut écrite par lui du fond de la Russie, où il était, tandis
+que Joséphine avait été consoler sa belle-fille et la soigner dans
+ses couches. Elle fut reçue admirablement... On la logea à la _Villa
+Bonaparte_, où était la vice-reine, et elle occupa l'appartement du
+vice-roi. Pendant ce voyage la princesse Auguste fut pour elle la
+plus tendre et la plus attentive des filles. Elle était grosse, et
+déjà fort avancée dans sa grossesse. Elle était déjà entourée de
+trois beaux enfants: un garçon et deux filles[68]. On était alors
+au milieu de l'été de 1812... Les inquiétudes commençaient déjà à
+remplacer les joies et les victoires. En quittant l'Impératrice à la
+Malmaison, j'en reçus la promesse de venir aux eaux d'Aix, avant de
+rentrer en France.
+
+[Note 68: Le prince Auguste-Charles-Eugène, né à Milan, le 9 décembre
+1810; la princesse Joséphine, mariée au prince Oscar de Suède; et la
+princesse Eugénie-Hortense, née à Milan, le 23 décembre 1808, mariée
+au prince héréditaire de Hohenzollern-Hechingen.]
+
+--«Hélas!» me dit-elle ensuite, «qui sait où nous serons tous cet
+automne!...»
+
+Elle était profondément triste.
+
+La vue de la famille de son fils la ranima. L'impératrice Joséphine
+avait un coeur excellent et se plaisait dans ses affections de
+famille. Ses petits-enfants l'adoraient... Le prince Napoléon, fils
+aîné de la reine Hortense, disait un jour, à la Malmaison, en voyant
+partir madame la comtesse de Tascher[69], sa cousine, qui allait
+joindre son mari:
+
+--«Il faut que ma cousine aime bien son mari, pour quitter
+grand'-maman!...»
+
+[Note 69: La princesse de La Leyen, mariée au comte Tascher, cousin
+germain de l'impératrice Joséphine.]
+
+En voyant la famille de son fils bien-aimé, Joséphine éprouva
+un sentiment de joie bien vif (écrivait-elle elle-même à la
+reine Hortense). Cependant tous ces enfants si beaux... si bien
+portants... ce fils qui aurait dû porter le nom _de César_, et que
+Napoléon eût peut-être mieux fait de choisir pour son héritier et
+son successeur... toutes ces pensées aussi l'assaillirent et lui
+donnèrent une vive peine au milieu de sa joie. Elle en parlait avec
+un naturel de coeur fort touchant. La vice-reine accoucha le 31
+juillet d'une fille[70], et l'Impératrice la garda et la soigna comme
+l'aurait pu faire une bourgeoise de la rue Saint-Denis. C'était dans
+de pareils moments que Joséphine était incomparable de bonté et de
+charme de sentiment.
+
+[Note 70: La princesse Amélie, née à Milan, le 31 juillet 1812,
+mariée à l'empereur du Brésil.]
+
+
+«Ma bonne mère,» lui écrivait Eugène, «je t'écris du champ de
+bataille. Je me porte bien. L'Empereur a remporté une grande victoire
+sur les Russes. On s'est battu treize heures. Je commandais la
+gauche. Nous avons tous fait notre devoir. J'espère que l'Empereur
+sera content.
+
+»Je ne puis assez te remercier de tes soins, de tes bontés pour ma
+petite famille. Tu es adorée à Milan, comme partout. On m'écrit des
+choses charmantes, et tu as fait tourner les têtes de toutes les
+personnes qui t'ont approchée.
+
+»Adieu. Veux-tu donner de mes nouvelles à ma soeur? je lui écrirai
+demain.
+
+»Ton affectionné fils,
+
+ »EUGÈNE.»
+
+
+Lorsque l'impératrice Joséphine arriva à Aix en Savoie, Aix était
+rempli de la famille impériale. La princesse Pauline, Madame-Mère,
+la reine d'Espagne, la princesse de Suède: c'était à n'y pas tenir
+pour l'Impératrice, qui savait combien toute cette famille avait
+poussé au divorce. Je l'assurai de ce dont j'étais sûre, c'est que
+la reine Julie n'avait en rien porté l'Empereur à cette action, et
+qu'elle avait au contraire employé son crédit sur lui pour l'en
+empêcher. Quant à la reine de Naples, c'était autre chose, ainsi que
+la princesse Borghèse.
+
+Je trouvai l'Impératrice très-abattue. Les revers de Russie n'étaient
+pourtant pas encore connus, ni même prévus par notre insouciance, ce
+qui est bien étonnant!... Joséphine seule paraissait craindre, elle
+si confiante et si légère!... Il semblait que cette malheureuse femme
+eût une seconde vue du malheur de l'homme dont elle avait été si
+longtemps comme l'étoile préservatrice.
+
+--«Voyez, me disait-elle, voilà encore un ami de moins pour moi!...
+Tout ce qui m'aime est frappé de mort ou de malheur!»
+
+C'était en apprenant la mort de ce pauvre Auguste de Caulaincourt...
+Sa mère, dame d'honneur de la reine Hortense, et l'une des plus
+anciennes amies de l'Impératrice, était atteinte au coeur par cette
+mort de l'un de ses fils, lorsque la blessure faite par l'infortune
+de l'aîné saignait encore!... Le comte de Caulaincourt (Auguste)
+était aussi de mes amis, et de mes amis d'enfance.
+
+L'Impératrice, déjà accablée par tout ce qui l'avait frappée
+depuis quelques années, reçut le dernier coup par les malheurs de
+la campagne de Russie. Hors d'état d'opposer par sa nature une
+résistance assez forte à l'orage qui fondait sur elle et sur ceux
+qu'elle aimait, elle reçut dès lors la première atteinte du coup dont
+elle mourut plus tard. Je la revis à mon retour d'Aix, et la trouvai
+bien changée. Elle était à la Malmaison, et revenait de Navarre, où
+l'humidité du lieu lui avait également fait beaucoup de mal. Il est
+impossible d'être plus aimable qu'elle ne l'était alors. C'était
+avec un charme tout entier d'attraction qu'on se sentait attirer
+vers la Malmaison. À la vérité Joséphine avait été bien heureuse de
+l'ordre qu'avait donné l'Empereur qu'on lui fît voir le roi de Rome;
+l'entrevue avait eu lieu sans que Marie-Louise le sût.
+
+Elle voulait que je fusse à Navarre; mais ma santé s'y opposa
+longtemps. La vie qu'on y menait était au reste à peu près la même
+qu'à la Malmaison. L'Impératrice était seulement plus entourée de
+son service... et madame d'Arberg, investie d'une grande confiance
+par l'Empereur, veillait à ce que l'Impératrice ne fît pas des
+dépenses exagérées, et par là n'éveillât pas le mécontentement de
+l'Empereur. Il y avait aussi une autre chose sur laquelle Napoléon
+appelait toute la surveillance de madame d'Arberg; c'était _le
+décorum_ du rang de l'Impératrice. Ayant appris que Joséphine, pour
+mettre plus de laisser-aller dans les relations qui existaient entre
+les personnes de son service d'honneur et elle, avait permis à
+l'officier commandant sa garde et à ses chambellans de l'accompagner
+à la promenade en habit bourgeois, l'Empereur écrivit à madame
+d'Arberg que l'impératrice Joséphine avait été sacrée, que ce
+caractère _était indélébile_; qu'elle devait, en conséquence, songer
+à se faire _respecter_, et qu'il ordonnait que jamais elle ne sortît
+sans être accompagnée par ses officiers en tenue.--«J'ai oublié les
+pages dans la formation de sa maison, ajoutait Napoléon; mais je les
+nommerai incessamment, et les enverrai.»
+
+Ce qu'il fit peu de temps après.
+
+Le château de Navarre paraît fort grand, et pourtant il contient peu
+de logement. Lorsque la reine Hortense venait voir sa mère, qu'elle
+adorait, et pour qui elle était la plus soigneuse des filles, elle
+logeait, avec son service, dans le petit château, qui n'est séparé
+du grand que par un petit espace; mais il y a une cour à traverser.
+Aussi gagna-t-on des rhumes dont on ne pouvait guérir que longtemps
+après, pour avoir passé quelques jours à Navarre dans une grande
+chambre où le vent sifflait de tous côtés, et d'une telle force,
+que les rideaux des fenêtres voltigeaient sous le souffle d'un vent
+de bise vraiment glacial, surtout à l'époque de l'année où l'on fut
+voir l'Impératrice. Cette chambre, plus tard, fut comparée par moi
+à l'appartement de lady Rowena, dans _Ivanhoé_... L'appartement de
+l'Impératrice était chaud et confortable; mais c'était le seul de la
+maison, avec les grandes salles de réception du rez-de-chaussée.
+
+Du temps du duc de Bouillon, Navarre était autrement distribué que
+de celui de Joséphine, mais sa position était la même. La plus
+agréable manière de s'y rendre est de prendre la route de Rouen. De
+Rouen à Évreux le pays est ravissant, les sites ont un aspect tout
+autre que dans le reste de la France; ils sont à la fois fertiles et
+pittoresques. Dans la vallée d'Andelle, au milieu de laquelle s'élève
+le charmant village de Fleury, partout des eaux vives, partout de
+la fraîcheur et de la vie dans la nature qui vous entoure... D'un
+côté, la montagne des Deux-Amants rappelle une vieille légende...
+d'un autre, on voit Charleval, et tout cela entouré, surmonté de
+collines couvertes de bois, dans lesquels des sources jaillissantes
+entretiennent une continuelle verdure tant que dure l'été... Enfin,
+on traverse Louviers... cette ville, qui fut un temps si fameuse
+par ses fabriques de draps, et qui maintenant n'a plus que des
+souvenirs... Et puis, au milieu d'une jolie vallée, on trouve
+enfin Évreux... l'antique _Eburovicum Mediolanum_ des Romains...
+Évreux était presque entièrement bâtie en bois avant la Révolution;
+depuis, on a beaucoup reconstruit, mais le temps ne peut rien aux
+localités... Navarre est à une fort petite distance d'Évreux. Le
+château a été construit par un des Mansard. L'architecture, quoique
+très-modifiée par les propriétaires successeurs de M. de Bouillon,
+se ressent de la première intention de l'architecte. L'édifice
+_d'honneur_ est surmonté d'une coupole assez mauvaise, destinée à
+couvrir un immense salon central, vaste comme une halle, où venaient,
+du temps du duc, aboutir les divers appartements au rez-de-chaussée.
+Ce salon était octogone. Je ne sais si maintenant il subsiste
+toujours. Le duc de Bouillon avait été d'abord exilé à Navarre,
+alors la plus belle terre de France; et puis ensuite il adopta, par
+haine et ressentiment contre la cour, les opinions démagogiques, et
+mourut tranquille dans son château de Navarre, d'une hydropisie, pour
+laquelle il a subi vingt-trois opérations...
+
+Son intérieur, comme je l'ai dit, était bizarrement ordonné pour
+un homme de son âge... Navarre était renommé pour ses plaisirs de
+chaque jour, soit comme spectacle, chasse, dîners, soupers joyeux,
+et surtout liberté tellement grande, qu'on pouvait l'appeler
+_licence_... et le pauvre Prince n'allait même pas à table!... Il
+demeurait dans sa chambre à coucher, où tout le monde allait ensuite
+prendre le café. La duchesse de Bouillon, jeune femme de vingt ans,
+sèche et longue personne, vaine, altière, déplaisante comme une
+grande dame, impolie enfin, ce qui est tout dire, faisait tant bien
+que mal les honneurs du château, où personne n'aurait certainement
+été pour elle... Mais, dans ce château, à côté du duc de Bouillon,
+était une femme de quarante-cinq ans, mais belle comme Niobé, bonne
+comme un ange: et cette femme, savez-vous qui elle était? la mère
+de madame la duchesse de Bouillon... La morale murmurait de cette
+réunion, mais je crois avoir dit que ce n'était pas à Navarre qu'il
+fallait aller faire un cours de sévérité de moeurs. Madame la
+marquise de Banastre avait été longtemps aimée du duc de Bouillon.
+Le marquis vivait... le mariage de mademoiselle de Banastre pouvait
+seul amener un rapprochement entre deux amis qui n'étaient plus que
+cela. Il eut lieu... Deux mois après, le marquis de Banastre meurt à
+Coblentz!... Voilà du malheur!...
+
+Madame de Banastre était admirablement belle et charmante... Quant à
+sa fille, j'ai tout dit:
+
+Grande dame impertinente.....
+
+Ce mot veut dire sotte, ridicule, méchante, et souvent sans être
+redoutable; ce qui est le plus fâcheux.
+
+Jadis Navarre avait trois jardins: le premier en arrivant par
+l'avenue d'Évreux a été tracé originairement par Le Nôtre... Il avait
+des bassins de marbre blanc, comme à Versailles, avec des _mascarous_
+en bronze... Le second, dans le genre qu'on appelait alors Anglais,
+avait les plus beaux arbres que la Normandie puisse produire.
+Quelques années avant que Joséphine n'achetât cette terre de Navarre
+j'ai vu là une avenue de plus de cent pieds de largeur, dont les
+arbres séculaires avaient acquis, par le temps, une élévation dont
+rien ne peut donner l'idée... Dans ce même jardin, à la droite du
+château, j'ai vu aussi à cette époque un temple en briques sur un
+modèle antique, avec cette inscription grecque:
+
+ [Grec: ERÔTI OURANIÔ]
+
+Ce qui signifie: À l'amour céleste.
+
+M. de Bouillon avait à Navarre des serres admirables. M. Roy les a
+relevées; et, en tout, il a fait grand bien à la propriété de Navarre.
+
+Lorsque l'Impératrice l'eût en sa possession, il y avait pourtant de
+grands dégâts occasionnés par les eaux. Deux rivières entourent les
+jardins; l'_Iton_ et l'_Eure_. Leurs eaux fournissent aux bassins,
+aux cascades, dont la moitié sans doute a été supprimée, mais dont il
+reste encore assez pour que les conduits, n'étant pas bien soignés et
+se brisant, répandent les eaux qu'ils amènent et causent de grands
+inconvénients. Quoi qu'il en soit, Navarre fut et sera toujours un
+très-beau lieu.
+
+Pour donner une idée de ce qu'il était au temps du duc de Bouillon,
+j'ai abandonné celui de Joséphine, précisément au moment où j'allais
+raconter comment se passait la Saint-Joseph à Navarre. C'était alors
+et dans les deux mois qui suivaient, le plus délicieux séjour de
+France. La nature reprenait alors sa robe fleurie, et, plus tard,
+les belles eaux de l'_Eure_ et de l'_Iton_ donnaient une vie presque
+intellectuelle à cette nature si admirable, qui entourait le château
+et présentait, à chaque pas, un site à observer, un éloge à donner.
+
+Ce 19 mars dont je parle, à dix heures du matin; une troupe de
+jeunes filles toutes fraîches et jolies, et des familles les plus
+distinguées de la province, vint d'Évreux à Navarre pour présenter
+les voeux de la ville à l'Impératrice. Elle faisait beaucoup de bien
+dans le pays, et elle donnait immensément; elle avait fondé une
+école pour de pauvres orphelines où elles apprenaient à faire de
+la dentelle. L'Impératrice avait encore donné à la ville d'Évreux
+des marques d'intérêt qui lui avaient gagné le coeur des habitants.
+Non-seulement elle s'était occupée de leurs besoins, en venant
+à l'aide des pauvres jeunes filles orphelines, mais encore elle
+songeait aux plaisirs des gens d'Évreux. Elle avait acheté un grand
+et beau terrain pour y faire construire une salle de spectacle,
+et, de plus, une autre portion de terrain, qui devait agrandir la
+promenade, que l'Impératrice devait faire entièrement replanter,
+et orner de plus de dix mille pieds d'églantiers, greffés des plus
+belles espèces de roses. Aussi la ville, dans sa reconnaissance, lui
+adressa-t-elle des vers qui lui furent récités par une très-agréable
+personne, dont j'ai oublié le nom, mais qui était fille du maire
+d'Évreux à cette époque. Elle ne fut embarrassée que ce qu'il fallait
+pour la pudeur gracieuse d'une jeune fille. L'entrée de toutes
+ces jeunes personnes fut charmante: elles avaient fait un dôme de
+toutes les fleurs printanières, sous lequel était placée la jeune
+fille du maire, portant le buste de l'Impératrice. Lorsqu'elle _eut
+récité_ son compliment en vers, on servit un très-beau déjeuner,
+auquel Joséphine assista, et après lequel elle leur fit à toutes de
+charmants présents.
+
+Elle était fort tourmentée de la pensée que ce qu'on voulait faire
+pour elle pouvait déplaire à Marie-Louise, et par suite à l'Empereur.
+Elle m'en parla.
+
+--«Ils veulent faire des réjouissances à Évreux, me dit-elle; vous,
+qui habitez Paris, et qui connaissez mieux que tout ce qui m'entoure
+l'esprit de la cour des Tuileries, qu'en pensez-vous?
+
+--Je pense, madame, que tout ce qui rappelle voire nom à une certaine
+personne trouble son sommeil, sans néanmoins l'empêcher de dormir;
+car, pour cela, je crois la chose impossible.»
+
+Joséphine se mit à rire.
+
+--«Vous ne l'aimez pas? me dit-elle.
+
+--Non, madame
+
+--Pourquoi cela?
+
+--Parce qu'elle me déplaît... et je ne suis pas la seule... Je crois
+donc que votre majesté doit fort peu s'inquiéter si Marie-Louise
+est ou non tourmentée par les cris d'amour et de reconnaissance
+de Navarre et d'Évreux... Je ne puis, d'ailleurs, donner un avis
+d'après moi... Rien ne m'inspire moins de pitié et d'intérêt que le
+bas et vil sentiment de l'envie.»
+
+Malgré ce qu'on lui dit, l'Impératrice défendit toute démonstration
+publique à Évreux; mais ce fut en vain, on illumina dans toute
+la ville... On fit des feux de joie, non-seulement dans la ville
+d'Évreux, mais dans les villages autour de Navarre, où l'Impératrice
+répandait une foule de bienfaits. Comme l'Impératrice ne voulait
+aucune fête ostensible, on ne joua pas la comédie au château, mais M.
+Deschamps[71] y suppléa en faisant de jolis couplets de circonstance,
+si pourtant il en est de jolis dans ce cas-là; mais il aimait
+l'Impératrice, et le coeur a toujours de l'esprit!...
+
+[Note 71: M. Deschamps était un homme rempli d'esprit et d'amabilité;
+il avait fait, avant d'entrer dans la maison de l'Impératrice comme
+secrétaire de ses commandements, plusieurs jolis vaudevilles. Sa fin
+fut tragique et mystérieuse. Après la mort de l'Impératrice, sa vie
+à venir fut assurée par une pension que lui firent la reine Hortense
+et le vice-roi; tout-à-coup, il devint triste et même inquiet; ce
+changement fut remarqué par une jeune orpheline dont il prenait soin.
+Enfin, un jour, il disparut, et jamais depuis on n'a pu découvrir sa
+trace: il est évident qu'il s'est tué; mais où, comment et pourquoi,
+voilà ce qu'on ignore.]
+
+Ce fut le soir, après dîner, qu'on vit entrer dans le grand salon
+une troupe de paysans, parmi lesquels se trouvaient des hommes et
+des femmes habillés en costume de ville; c'était une députation
+des villages entourant Navarre, qui venait complimenter Joséphine
+sur le 19 mars. Toute cette troupe, qui n'était autre chose que
+les habitants ordinaires de Navarre, entonna d'abord le bel air de
+Roland, de Méhul, et fit son entrée par un choeur général:
+
+ Sur l'air: _Le roi des preux, le fier Roland_.
+
+ Comme nos coeurs, joignons nos voix,
+ Chantons l'auguste Joséphine:
+ Aux fleurs qui naissent sous ses lois
+ Sa main ne laisse point d'épines.
+ Partout la suit de ses bienfaits,
+ Ou l'espérance ou la mémoire;
+ De Joséphine pour jamais
+ Vive le nom! vive la gloire (_bis_)!
+
+
+ MADAME D'AUDENARDE LA MÈRE[72].
+
+ AIR: _Partant pour la Syrie_.
+
+ Longtemps d'un fils que j'aime
+ J'enviai le bonheur;
+ Mais près de vous moi-même,
+ Rien ne manque à mon coeur.
+ Si tous les dons de plaire
+ Forment vos attributs,
+ Hommage, amour sincère,
+ Pour vous sont nos tributs. (_bis_)
+
+
+ MADAME GAZANI.
+
+ Sur l'air: _À deux époques de la vie_.
+
+ Gênes me vit dès mon jeune âge
+ Brûler d'être à vous pour jamais:
+ Votre oeil distingua mon hommage,
+ Votre coeur combla mes souhaits.
+ À vos bontés, à leur constance,
+ Je dois tout!... et puissent vos yeux
+ Voir ici ma reconnaissance,
+ Comme à Gênes ils virent mes voeux[73].
+
+
+ MADAME DE COLBERT (AUGUSTE).
+
+ Dans les murs de Charlemagne,
+ J'ai pu vous offrir mes voeux;
+ D'une fête de campagne,
+ Pour vous nous formions les jeux.
+ Ce temps qu'ici tout rappelle
+ Vient de ranimer mon coeur:
+ En retrouvant tout mon zèle,
+ J'ai retrouvé mon bonheur[74].
+
+[Note 72: Madame d'Audenarde était une bonne et excellente
+personne et avait été une des plus jolies femmes de son temps. On
+sait comment les créoles sont charmantes lorsqu'elles sont hors
+de la ligne ordinaire; elle était mère du général d'Audenarde,
+écuyer de l'Empereur, et qui ensuite, placé dans la compagnie des
+gardes-du-corps du roi, compagnie de Noailles, tint cette belle
+conduite, lorsque des enfants imberbes voulurent faire la loi au
+vieux soldat, quoiqu'il fût jeune aussi, lui, mais respectable pour
+cette foule adolescente qui ne devait pas élever la voix devant un
+homme qui avait vu bien des batailles, et dont le sang avait coulé
+pour son roi[72-A]. Madame d'Audenarde fut toujours à merveille pour
+la mémoire de l'impératrice Joséphine, qu'elle n'appelait que sa
+bienfaitrice. Je l'ai entendue parler ainsi à l'Abbaye-aux-Bois, où
+je la rencontrais chez sa soeur, madame de Gouvello, ange de vertus
+et de piété, que Dieu vient de rappeler à lui.]
+
+[Note 72-A: Le général d'Audenarde a servi dans l'émigration dans
+l'armée de Condé.--Napoléon l'aimait et l'estimait beaucoup.]
+
+[Note 73: M. Deschamps fait ici une singulière méprise: on sait
+trop bien que ce ne fut pas l'Impératrice qui appela madame Gazani
+à Paris, ce fut l'Empereur; et même, pendant longtemps, Joséphine
+la tint dans la plus belle des aversions. Elles ne se rapprochèrent
+que lorsqu'elles furent toutes deux malheureuses. Madame Gazani fut
+elle-même gênée en chantant ce couplet: elle ne l'avait pas vue
+auparavant, et fut contrariée, je le sais, de chanter ces paroles.]
+
+[Note 74: Madame Auguste de Colbert, dame du palais de l'Impératrice;
+elle demanda à la suivre. C'est une excellente femme, vertueuse et
+bonne; elle était veuve du brave général Auguste Colbert qui fut
+tué en Espagne en plaçant ses tirailleurs. Madame de Colbert était
+fille du sénateur, général, comte de Canclaux. Elle est aujourd'hui
+remariée à M. le comte de la Briffe. _La Fête de Campagne_, que
+rappelle ici Deschamps, fait allusion à une fête donnée à Joséphine,
+tandis qu'elle était à Aix-la-Chapelle, un 19 mars. On lui donna une
+fête charmante.
+
+M. de Canclaux était le plus digne des hommes, mais comme tous, il
+avait quelques petits côtés par lesquels il donnait à rire; l'un
+d'eux était une manie des plus prononcées d'être mélomane et d'aimer
+l'italien. Le fait réel, c'est qu'il n'aimait pas la musique, et
+n'entendait pas très-bien l'italien. Cela n'empêchait pas que,
+lorsque je le rencontrais et que je lui demandais s'il avait été
+content de Crescentini ou de madame Grassini dans le bel opéra de
+_Roméo et Juliette_... il me répondait: Pas mal, pas mal! ce dont
+j'ai surtout été content, c'est du _finale_ et du _tutti_. Or, ces
+deux mots, il les prononçait comme tous les mots italiens prononcés
+par ceux qui ne savent pas la langue, en appuyant fortement sur la
+dernière lettre et la dernière syllabe. Du reste, c'était l'honneur
+et la probité en personne.]
+
+Les plus jolis vers furent ceux de mademoiselle de Mackau.
+
+ MADEMOISELLE DE MACKAU.[75]
+
+ AIR: _L'hymen est un lien charmant_.
+
+ Loin d'elle j'ai dû regretter
+ Une princesse auguste et chère:
+ Manheim l'adore et la révère,
+ Et j'ai pleuré de la quitter.
+ Mais quand j'ai vu de son image
+ Le modèle dans notre cour,
+ Mon coeur sentit un doux présage;
+ Bientôt les charmes du séjour
+ Ont séché des pleurs du voyage.
+
+[Note 75: Mademoiselle de Mackau, fille du contre-amiral de ce nom,
+était attachée comme dame à la princesse Stéphanie, grande duchesse
+de Bade. L'Impératrice, toujours bonne, sachant que mademoiselle de
+Mackau était malheureuse d'être si loin de sa famille, la demanda
+à la princesse Stéphanie, et la fit dame du palais. Elle fut, à
+quelque temps de l'époque dont je parle, mariée au général Wathier de
+Saint-Alphonse. Elle est nièce de M. de Chazet, aimable poëte, connu
+par une foule de jolis ouvrages.]
+
+Mademoiselle de Castellane chanta aussi un couplet que je ne puis
+retrouver, pas plus, au reste, que mademoiselle de Castellane n'a
+retrouvé la reconnaissance et la mémoire pour les bienfaits sans
+nombre dont Joséphine l'a comblée, bienfaits portés au point, par
+exemple, de payer sa pension chez madame Campan, où elle fut élevée
+avec sa soeur. Elle l'a _mariée_, _dotée_; elle lui a donné un
+très-beau trousseau; enfin, elle a fait pour elle et mademoiselle de
+Mackau ce qu'elle n'a fait pour aucune de ses filleules. Mademoiselle
+de Mackau en est demeurée reconnaissante; mais mademoiselle de
+Castellane le fut si peu, qu'après la mort de Joséphine, la reine
+Hortense ne la vit qu'une fois pendant l'année 1814!...
+
+Ah! cela fait mal... Reprenons la suite du récit de la Saint-Joseph,
+à Navarre.
+
+Mademoiselle Georgette Ducrest était alors à Navarre. Jolie comme un
+ange, fraîche comme une rose, aimant l'Impératrice d'une véritable
+affection, elle s'avança vers elle avec une émotion touchante qui
+n'enleva rien au charme ravissant de sa voix, qui alors était dans
+toute sa beauté. Elle chanta aussi un couplet fort joli sur l'air de
+_Joseph_.
+
+Lorsque tout ce qui portait _l'habit_ de ville fut entendu, alors
+arriva la députation villageoise. C'était madame Octave de Ségur
+et M. de Vieil-Castel, habillés en paysans, Colette et Mathurin.
+Ils rappelaient, dans leurs couplets alternativement chantés, les
+bienfaits de l'Impératrice.
+
+ MATHURIN.
+
+ Sur nos monts, v'là qu'on amène
+ Des parures d'arbrisseaux,
+ Et que l'on fait de la plaine
+ Partir les eaux[76].
+
+
+ COLETTE.
+
+ Dans Évreux, ses mains soutiennent
+ Pour les arts d'heureux berceaux,
+ Ousque les jeunes filles apprennent[77]
+ Mieux qu' leux fuseaux.
+
+
+ MATHURIN.
+
+ All' veut qu' les promenades y prennent[78]
+ D'salignements nouveaux,
+ Et qu'on ôte à _Marpomène_
+ Ses vieux tréteaux[79].
+
+
+ COLETTE.
+
+ Si tous ceux qui, dans leur peine,
+ Ont eu part à ses cadeaux,
+ D'un' fleur lui portait l'étrenne,
+ L'bouquet s'rait beau, etc.
+
+[Note 76: L'Impératrice, en arrivant à Navarre, trouva la plaine
+autour d'Évreux infectée de marais très-nuisibles; elle les fit
+dessécher; ils avaient été formés par les eaux de l'Iton et de l'Eure
+qui passaient autrefois par des canaux pour alimenter les cascades
+et les bassins du parc; et ces canaux ayant été rompus par défaut
+d'entretien, l'eau qu'ils conduisaient avait formé ces marais.]
+
+[Note 77: L'école de jeunes filles, instituée par Joséphine, où elles
+apprenaient à faire de la dentelle, mais où elles recevaient aussi
+une parfaite éducation, spécialement dirigée vers le but dans lequel
+elles étaient élevées.]
+
+[Note 78: L'Impératrice avait non-seulement rendu aux habitants la
+promenade du parc de Navarre qu'on leur avait ôtée, mais, de plus,
+elle allait faire embellir leur promenade, et pour cela avait acheté
+un terrain.]
+
+[Note 79: Allusion à la réédification du théâtre que l'Impératrice
+allait faire. Rien n'était comparable à M. de Vieil-Castel dans
+ce rôle de paysan, avec son flegme et sa tranquillité habituelle;
+rien n'était au reste plus parfaitement comique: il avait beaucoup
+d'esprit, et son air sérieux ajoutait du comique à son rôle. Son
+fils, Horace de Vieil-Castel, a un talent remarquable pour dire les
+vers et jouer la comédie, à part son esprit qui est très-remarquable.]
+
+M. de Turpin de Crissé, chambellan de Joséphine, connu par son joli
+talent de peinture, fit ce jour-là, pour l'Impératrice, une chose
+charmante. C'était un jeu de cartes, dont les figures représentaient
+toute la société habituelle de Navarre. J'ai rarement vu quelque
+chose de plus gracieux que ce jeu de cartes.
+
+Quant à l'Impératrice, elle se souhaita à elle-même sa fête, en
+donnant des aumônes très-abondantes à tous les pauvres des environs;
+les bénédictions durent être grandes dans cette journée.
+
+Puisque j'ai parlé d'une Saint-Joseph à Navarre, je vais en
+rapporter une qui avait eu lieu à la Malmaison, quelques années
+avant; l'Empereur était en Allemagne à cette époque.
+
+Nous organisâmes la fête de l'Impératrice, en l'absence de la reine
+Hortense. La reine de Naples et la princesse Pauline, qui pourtant
+n'aimaient guère l'Impératrice, mais qui avaient rêvé qu'elles
+jouaient bien la comédie, voulurent se mettre en évidence, et deux
+pièces furent commandées. L'une à M. de Longchamps, secrétaire des
+commandements de la grande-duchesse de Berg; l'autre, à un auteur de
+vaudevilles, un poëte connu. Les rôles furent distribués à tous ceux
+que les princesses nommèrent, mais elles ne pouvaient prendre que
+dans l'intimité de l'Impératrice qui alors était encore régnante.
+
+La première de ces pièces était jouée par la princesse Caroline
+(grande-duchesse de Berg), la maréchale Ney, qui remplissait
+à ravir[80] un rôle de vieille, madame de Rémusat, madame de
+Nansouty[81] et madame de Lavalette[82]; les hommes étaient M.
+d'Abrantès, M. de Mont-Breton[83], M. le marquis d'Angosse[84], M.
+le comte de Brigode[85], et je ne me rappelle plus qui. Dans l'autre
+pièce, celle de M. de Longchamps, les acteurs étaient en plus petit
+nombre, et l'intrigue était fort peu de chose. C'était le maire de
+Ruel qui tenait la scène, pour répondre à tous ceux qui venaient lui
+demander un compliment pour la bonne _Princesse_ qui devait passer
+dans une heure. Je remplissais le rôle d'une petite filleule de
+l'Impératrice, une jeune paysanne, venant demander un compliment au
+maire de Ruel. Le rôle du maire était admirablement bien joué par
+M. de Mont-Breton. Il faisait un compliment stupide, mais amusant,
+et voulait me le faire répéter. Je le comprenais aussi mal qu'il me
+l'expliquait; là était le comique de notre scène, qui, en effet, fut
+très-applaudie.
+
+[Note 80: Je crois que la duchesse de Frioul (madame Duroc) jouait
+aussi, mais je n'en suis pas sûre. Je ne me la rappelle sur le
+théâtre de la Malmaison que dans un seul rôle, la soubrette du
+_Bourru bienfaisant_, qu'elle joua fort bien. Mais, dans cette même
+pièce, qui fut vraiment excellent, ce fut le marquis de Cramayel dans
+le rôle du Bourru...]
+
+[Note 81: Soeur de madame Rémusat, et femme du premier écuyer de
+l'Impératrice.]
+
+[Note 82: La comtesse de Lavalette, nièce de l'Impératrice. Jamais
+une femme n'a plus froidement joué un rôle.]
+
+[Note 83: M. de Mont-Breton, premier écuyer de la princesse Pauline.]
+
+[Note 84: Chambellan de l'Empereur.]
+
+[Note 85: Chambellan de l'Empereur.]
+
+M. le comte de Brigode était, comme on sait, excellent musicien et
+avait beaucoup d'esprit. Il fit une partie de ses couplets et la
+musique, ce qui donna à notre vaudeville un caractère original que
+l'autre n'avait pas. Je ne puis me rappeler tous les couplets de M.
+de Brigode, mais je crois pouvoir en citer un, c'est le dernier. Il
+faisait le rôle d'un incroyable de village, et pour ce rôle il avait
+un délicieux costume. Il s'appelait Lolo-Dubourg; et son chapeau à
+trois cornes d'une énorme dimension, qui était comme celui de Potier
+dans _les Petites Danaïdes_, son gilet rayé, _à franges_, son habit
+café au lait, dont les pans en queue de morue lui descendaient
+jusqu'aux pieds, sa culotte courte, ses bas chinés avec des bottes
+à retroussis, deux énormes breloques en argent qui se jouaient
+gracieusement au-dessous de son gilet: tout le costume, comme on le
+voit, ne démentait pas _Lolo-Dubourg_, et, lui-même, il joua le rôle
+en perfection.
+
+Lorsque le vaudeville fut fini, et que nous eûmes chanté nos
+couplets qui, en vérité, étaient si mauvais que j'ai oublié le mien,
+Lolo-Dubourg s'avança sur le bord de la scène et chanta avec beaucoup
+de goût, comme il chantait tout, bien qu'il n'eût que très-peu de
+voix, le couplet que voici et qui est de lui ainsi que la musique:
+
+ Je souhaite à Sa Majesté,
+ D'abord, tout ce qu'elle désire,
+ Ensuite une bonne santé,
+ Et puis toujours de quoi pour rire.
+ Elle, étant Reine, et ne pouvant
+ Lui souhaiter une couronne,
+ Je lui souhaite seulement
+ Autant de bonheur qu'elle en donne.
+
+La musique était charmante. J'en ai gardé le souvenir comme si je
+l'avais entendue hier.
+
+Madame de Nansouty chanta comme elle chantait toujours, c'est-à-dire
+admirablement. En vérité, elle devait bien rire en entendant la
+reine de Naples et la princesse Pauline qui divaguaient à l'envi en
+s'agitant sur ce malheureux théâtre, où toutes deux auraient mieux
+fait de ne pas monter; elles étaient vraiment aussi mauvaises qu'on
+peut l'être, et de plus, à cette époque, la princesse Caroline
+surtout avait encore beaucoup d'accent. Rien ne ressemble à cela;
+mais c'était surtout le chant!... On ne peut malheureusement
+pas rendre l'effet de deux voix qui donnent continuellement le
+son d'une note pour une autre, et cela sans aucune mesure. La
+grande-duchesse de Berg était bien jolie au reste ce jour-là, quoique
+bien mauvaise: elle avait un costume de paysanne, tout blanc,
+une croix d'or attachée avec un velours noir. Ce velours faisait
+ressortir la blancheur de ses épaules et de sa poitrine; elle était
+d'autant mieux, que déjà fort commune de tournure et de taille, cet
+inconvénient dans une souveraine est inaperçu dans une paysanne; il
+place même en situation. Mais, qui ne l'était d'aucune manière, c'est
+qu'on imagina de la faire chanter avec le duc d'Abrantès. Ils étaient
+amoureux l'un de l'autre dans cette pièce; et depuis le commencement
+jusqu'à la fin, au grand amusement de tout le monde, excepté de moi
+et de Murat s'il y eût été, ils se faisaient toutes les _câlineries_
+possibles. Ils étaient nés le même jour; ils s'appelaient Charles et
+Caroline; enfin c'étaient des délicatesses de sentiment à n'en pas
+finir... On trouvait donc que cela était déjà assez bien comme cela,
+lorsqu'on entendit le refrain d'un air _nouveau_, et voilà Charles
+et Caroline qui s'avancent en se tenant par la main et qui chantent
+à deux voix sur l'air: _Ô ma tendre musette!_ un couplet, dont j'ai
+par malheur oublié le commencement, mais dont voici la fin; le
+commencement était de même force et faisait allusion à ce même jour
+d'une commune naissance:
+
+ Si le ciel que j'implore
+ Est propice à mes voeux,
+ Un même jour encore
+ Verra fermer nos yeux.
+
+C'était bien comique à voir et à entendre. M. d'Abrantès avait la
+voix très-juste, mais il ne l'avait jamais travaillée; elle était
+forte, puissante et assez basse pour chanter le rôle de Basile dans
+le _Barbier_. Qu'on juge de l'effet de cette voix de lutrin qui
+voulait être tendre avec la voix de soprano de la princesse Caroline,
+criarde, aigre et fausse au dernier point! C'était à s'enfuir si on
+n'avait pas autant ri.
+
+Quant à la princesse Pauline, elle était si charmante qu'elle ne
+pouvait jamais prêter à rire; quoi qu'elle dît, elle était écoutée;
+le moyen de ne pas entendre ce qui sortait d'une si jolie bouche!
+mais elle nous a bien souvent donné la comédie pendant les quinze
+jours de répétition: elle ne répétait que dans son fauteuil, et
+lorsque M. de Chazet ou M. de Longchamps lui représentaient, dans
+leur intérêt d'auteur, qu'elle devait se lever. Elle répondait
+toujours:
+
+--«_Ne vous inquiétez pas, le jour de la représentation, je
+marcherai._»
+
+Ces deux pièces furent cependant représentées devant un public fort
+imposant, l'Impératrice et une grande partie de la cour, cabale sans
+indulgence et très-disposée à nous critiquer, le corps diplomatique,
+l'archi-chancelier et tous les grands dignitaires qui étaient
+alors à Paris. Nous étions arrivés le matin avant le déjeuner, pour
+présenter nos voeux à l'Impératrice.
+
+Je lui avais conduit mes enfants auxquels elle fit des cadeaux
+charmants, particulièrement à Joséphine, sa filleule. Après le
+déjeuner, on fut se promener; on revint, il y eut un grand dîner,
+puis nous nous habillâmes et la représentation eut lieu ainsi que je
+l'ai dit; après qu'on fut sorti du théâtre, nous revînmes dans la
+galerie dans nos costumes: l'Impératrice nous l'ayant demandé; et
+puis on dansa; mais comme il était tard et qu'on était fatigué, le
+bal fut court.
+
+Toutes les Saint-Joseph étaient à peu près comme cette dernière; et
+même lorsque la reine Hortense était à Paris, il n'y avait rien de
+plus.
+
+Mais laissons les fêtes pour rentrer dans le cours des événements.
+
+
+
+
+QUATRIÈME PARTIE.
+
+LA MALMAISON. 1813-1814.
+
+
+L'Impératrice n'était plus à Navarre[86] lorsqu'on apprit que les
+premiers revers commençaient pour nous; elle en fut attérée! jamais
+elle n'avait pu séparer sa cause, non plus que sa vie, de celle de
+l'homme unique auquel son existence était liée. La femme de Napoléon
+est un être prédestiné; ce n'est pas une femme ordinaire, tout ce qui
+tient à cet homme est providentiel comme lui-même... Il n'appartient
+pas à l'humanité de séparer de lui ce que lui-même a choisi... Oh!
+comment Marie-Louise n'a-t-elle pas compris la sainte et haute
+mission qu'elle avait reçue d'en haut en devenant la compagne de
+cet homme? Joséphine, malgré sa légèreté habituelle, l'avait bien
+comprise, elle!... et elle n'aurait pas failli lorsque le jour du
+malheur arriva.
+
+[Note 86: Il y avait beaucoup de malades à Navarre; elle était
+revenue à la Malmaison.]
+
+Les événements devenaient de plus en plus sinistres; l'Impératrice
+était à Malmaison, redoutant l'arrivée d'un courrier, lorsqu'elle
+reçut d'Aix en Savoie la nouvelle de l'horrible malheur arrivé à la
+cascade du moulin.
+
+La reine Hortense est une des femmes les plus malheureuses que j'aie
+connues: depuis l'âge de seize ans je l'ai toujours suivie, et j'ai
+vu en elle un des êtres les plus excellents, et cependant toujours
+frappé au coeur. Lorsqu'elle se maria, ce fut contre sa volonté et
+celle de son affection toute portée vers un autre lien. Quelques
+années plus tard, elle perdit son fils.., son premier-né! et l'on
+sait que ses enfants furent toujours pour elle la première de ses
+affections. Ensuite vint la perte d'une couronne, sa séparation[87]
+avec son mari; ce ne fut que pendant les trois années qui suivirent
+cette séparation qu'elle eut un moment de tranquillité que des
+souvenirs récents troublaient encore!..
+
+[Note 87: Et le divorce de sa mère fut encore pour elle, à cette
+époque, un coup bien rude.]
+
+Le 1er janvier 1813, elle se leva avec une terreur que rien ne put
+dissiper.
+
+--«Mon Dieu, me dit-elle, lorsque je la vis ce même jour à la
+Malmaison, où j'avais été présenter mes voeux de nouvel an à
+l'Impératrice, que nous arrivera-t-il cette année après les malheurs
+de celle qui vient de finir?»
+
+Je cherchai à la rassurer, mais elle était inquiète pour son frère,
+et ses affections la rendaient superstitieuse. Non-seulement
+l'Impératrice ne la guérissait pas de ses terreurs, mais elle y
+ajoutait. Elle venait de lui donner une ravissante parure en pierres
+de couleur estimée plus de vingt-cinq mille francs: c'était bien cher
+pour une parure de fantaisie.
+
+Joséphine était très-superstitieuse, comme on le sait. Aussitôt
+qu'elle me vit, elle vint à moi et me dit très-sérieusement:
+
+--«Avez-vous remarqué que cette année commence un vendredi et porte
+le chiffre 13?..»
+
+C'était vrai, mais je répondis en tournant la chose en plaisanterie:
+
+--«Non, non, dit-elle, cela annonce de grands désastres!.. et des
+malheurs particuliers.»
+
+Hélas! plus tard, je me suis rappelé ces sinistres paroles; elle
+n'avait que trop raison!
+
+La reine Hortense fut aux eaux d'Aix en Savoie; sa mère demeura à la
+Malmaison. J'étais alors fort souffrante d'une grossesse pénible et
+de la douleur que j'éprouvais de la perte récente de deux amis!..
+l'un surtout!..[88] Oh! quel souvenir de ces temps désastreux!..
+Aussi, lorsque j'arrivai à la Malmaison et que l'Impératrice me parla
+de ces signes presque funestes, je ne pus lui répondre; cependant je
+cherchai à la rassurer... Mais la mort de Duroc[89] et de Bessières,
+celle de Bessières surtout lui avait causé un grand trouble et avait
+amené dans cet esprit déjà vivement frappé des terreurs nouvelles;
+mes paroles furent à peine entendues par elle... Hélas! je cherchais
+à la rassurer, et moi-même je ne savais pas que la mort touchait déjà
+une tête qui m'était bien chère et que le crêpe du deuil, qui allait
+envelopper ma famille, se déployait déjà au-dessus d'elle.
+
+[Note 88: Bessières fut tué d'un boulet de canon dans le défilé
+de Wesseinfeld, le jour même de la bataille de Lutzen. Bessières
+commandait toute la cavalerie de l'armée; c'était à la fois un homme
+habile, brave, rempli de coeur, et doué de bonnes qualités. Je perdis
+un ami en lui, ainsi que Junot.]
+
+[Note 89: Quant à la mort de Duroc, ce fut pour ses amis, et
+il en avait beaucoup, un des coups les plus rudes de ces temps
+désastreux; elle fit aussi une profonde impression sur l'Empereur;
+mais, quoiqu'il en ait été vivement frappé, les derniers moments de
+Duroc ne se sont pas passés comme le _Moniteur_ l'a dit. Bourienne
+les a également racontés avec sa haine accoutumée, et il a menti
+dans un autre sens... J'avais deux amis auprès de l'Empereur dans
+cette cruelle circonstance, et voilà comment chacun m'a rapporté
+l'événement; ces deux amis sont le duc de Vicence et le duc de
+Trévise:
+
+La bataille de Bautzen était livrée et gagnée, la journée finissait;
+l'Empereur poursuivait les Russes, voulant reconnaître par lui-même
+ce qu'il voulait juger; il crut mieux voir sur une colline en face
+de lui; il voulut gagner cette éminence, et descendit par un chemin
+creux avec une grande rapidité; il était suivi du duc de Trévise, du
+duc de Vicence, du maréchal Duroc, et du général du génie Kirgener,
+beau-frère de la duchesse de Montebello, dont il avait épousé la
+soeur. L'Empereur allant plus vite que tous ceux qui le suivaient,
+ils étaient à quelque distance de lui, serrés les uns contre les
+autres. Une batterie isolée qui aperçoit ce groupe tire à l'aventure
+trois coups de canon sur lui: deux boulets s'égarent, le troisième
+frappe un gros arbre près duquel était l'Empereur, et va ricocher
+sur un plateau qui dominait le terrain où était l'Empereur. Il se
+retourne, et demande sa lunette. Comme il a fait un détour, il n'est
+pas étonné de ne voir auprès de lui que le duc de Vicence. Dans le
+même moment arrive le duc Charles de Plaisance[89-A]; sa figure est
+bouleversée. Il se penche vers le duc de Vicence, et lui parle bas.
+
+--«Qu'est-ce?» demande l'Empereur.
+
+Tous deux se regardent et ne répondent pas...
+
+--«Qu'est-il arrivé?» demande encore l'Empereur.
+
+--«Sire, répond le duc de Vicence, le grand-maréchal est mort!...
+
+--Duroc! s'écria l'Empereur... et il jeta les yeux autour de lui
+comme pour y trouver l'ami qu'il venait d'y voir... «Mais ce n'est
+pas possible!... il était là! à présent!...»
+
+Dans ce moment, le page de service arrive avec la lunette, et raconte
+la catastrophe: le boulet avait frappé l'arbre, il avait ricoché
+sur le général Kirgener, l'avait tué raide, et puis avait frappé
+mortellement le malheureux Duroc.
+
+L'Empereur fut attéré. La poursuite des Russes fut à l'instant
+abandonnée; son courage, ses facultés, tout devint inerte devant
+la douleur qui envahit son âme en apprenant le malheur qui venait
+d'arriver. Il retourna lentement sur ses pas, et entra dans la
+chambre où Duroc était déposé. C'était dans une petite maison du
+village de Makersdorf. L'effet du boulet avait été si complet, que le
+drap du blessé n'offrait presqu'aucune trace sanglante... Il reconnut
+l'Empereur, mais ne lui dit pas ces paroles qui furent mises dans
+le _Moniteur_: «_Nous nous reverrons, mais dans trente ans, lorsque
+vous aurez vaincu vos ennemis!_» Il reconnut l'Empereur, mais il ne
+lui parla d'abord que pour lui demander de l'opium afin de mourir
+plus vite, car il souffrait trop cruellement. L'Empereur était
+auprès de son lit; Duroc sentant l'agonie s'approcher, le supplia
+de le quitter, et lui recommanda sa fille et un autre enfant, un
+enfant naturel qu'il avait de mademoiselle B... Seulement l'Empereur
+insistant pour rester, Duroc dit en se retournant:
+
+«_Mon Dieu! ne puis-je donc mourir tranquille!_»
+
+L'Empereur s'en alla; et Duroc expira dans la nuit. L'Empereur acheta
+la petite maison dans laquelle il mourut, et fit placer une pierre à
+l'endroit où était le lit, avec telle inscription:
+
+«Ici le général Duroc, duc de Frioul, grand-maréchal du palais de
+l'empereur Napoléon, frappé d'un boulet, a expiré dans les bras de
+son Empereur et de son ami.»
+
+L'Empereur fit donner une somme de 4,000 francs pour ce monument, et
+16,000 francs au propriétaire de cette petite maison. La donation fut
+faite et ratifiée, et conclue dans la journée du 20 mai, en présence
+du juge de Makersdorf. Napoléon a profondément regretté Duroc, et je
+le conçois!...
+
+Et qui ne l'aurait pas pleuré! Quant à moi, quoiqu'il y ait bien des
+années écoulées depuis ce terrible moment, je donne à sa perte les
+regrets que je dois à la mort du meilleur des amis, du plus noble
+des hommes, de celui qui aurait changé bien des heures amères en des
+heures de joie pour l'exilé de Sainte-Hélène, s'il avait vécu!!...]
+
+[Note 89-A: Fils de l'archi-trésorier, du troisième Consul Lebrun.]
+
+L'Impératrice était bonne, mais elle ne pouvait oublier tout ce que
+Duroc avait à lui reprocher... Sa conscience lui en disait trop à cet
+égard pour qu'elle pût le regretter autant que Bessières.
+
+À propos de cette affaire, qui causa le malheur de bien des
+destinées, je dirai que Bourienne _a menti_ autant qu'on peut
+mentir, en parlant de la reine Hortense comme il l'a fait, ainsi
+que de Duroc. Quelle que fut la relation qui existait entre eux,
+jamais M. de Bourienne n'a été autorisé à confesser lâchement qu'il
+trahissait un secret, ce qu'il a dit lui-même dans ses Mémoires.
+Telle était, au reste, la turpitude de cet homme qu'il aime mieux
+s'avouer comme faisant un métier peu honorable que de se mettre
+tout-à-fait à l'écart ou dans l'ombre... Cet homme est le type de la
+haine impuissante, se nourrissant de son venin, et produisant une
+nature monstrueuse d'ingratitude inconnue jusqu'à lui!.. Ces paroles
+âcres et mensongères, sont empreintes d'une rage vindicative qui se
+répand comme la bave du boa sur tout ce qu'il approche... Tout ce
+qui amena la cause pour laquelle l'Empereur l'a éloigné de lui était
+marqué, on le sait, d'un signe réprobateur. Quelle est la langue qui
+peut articuler les injures que la sienne a proférées sur l'infortune
+de l'homme qui fut pour lui plus qu'un bienfaiteur!... l'homme qui
+fut son ami... Le jour où je fus à la Malmaison, l'Impératrice me
+parla de Bourienne et me dit qu'il perdait un ami dans Duroc. Je la
+désabusai à cet égard. Duroc ne pouvait pas être l'ami d'un ennemi de
+l'Empereur, et de plus à cet égard-là je connaissais les sentiments
+de Duroc relativement à Bourienne.
+
+Un jour, un bruit sinistre se répand dans Paris: on racontait que
+madame de Broc avait péri misérablement dans la cascade du moulin
+à Aix en Savoie... Mon frère fut déjeuner à la Malmaison, et me
+rapporta la certitude de cette catastrophe... L'infortunée était
+morte à vingt-quatre ans[90], sous les yeux de son amie et sans avoir
+pu être secourue à temps!
+
+[Note 90: Les détails de cette horrible aventure sont dans le _Salon
+des princesses de la famille impériale_.]
+
+Mon frère me remit un petit billet de l'Impératrice qui ne contenait
+que ce peu de mots:
+
+--«_Que vous avais-je dit?_»
+
+Ces paroles avaient une sorte de signification sinistre qui me glaça
+le coeur... Qu'allait-il arriver, grand Dieu!!..
+
+Je fus à la Malmaison, quoique mon état me défendît d'aller en
+voiture. Je trouvai le salon morne et abattu; chacun craignait pour
+soi. M. de Beaumont seul était comme toujours; M. de Turpin avait été
+envoyé auprès de la reine Hortense pour lui porter tous les regrets
+de sa mère. Cependant rien ne justifiait encore à cette époque un
+pressentiment de malheurs publics; Lutzen et Bautzen avaient remonté
+l'esprit de la France, et toutes les fois néanmoins que je suis
+allée à la Malmaison, j'ai trouvé la salon dans cette humeur morne
+dont j'ai parlé. Cependant les femmes qui formaient le cercle intime
+de l'Impératrice à la Malmaison étaient presque toutes jeunes et
+jolies, du moins en ce qui était de son service d'honneur. Madame
+Octave de Ségur, madame Gazani, madame de Vieil-Castel, madame
+Wathier de Saint-Alphonse, mademoiselle de Castellane, madame Billy
+Van Berchem, mesdemoiselles Cases, madame d'Audenarde la jeune, qui
+pouvait être regardée comme de la maison, et qui était une des plus
+belles personnes de l'époque, et si l'on ajoute à cette liste déjà
+nombreuse, le nom de mademoiselle Georgette Ducrest, et plus tard
+celui des deux demoiselles Delieu, on voit que ce cercle intérieur
+pouvait donner un mouvement bien agréable comme société au château de
+Malmaison.
+
+Cette dernière habitation était même bien plus propre à cela que
+Navarre. Cette demeure, plus royale peut-être, imposait davantage,
+et puis, la distance était trop grande pour hasarder une visite, si
+l'impératrice Joséphine ne les provoquait pas, dans la crainte d'en
+être mal reçu.
+
+Mais à la Malmaison, on y venait facilement; aussi l'Impératrice
+avait-elle quelquefois, le soir, jusqu'à cinquante ou soixante
+personnes dans son salon: la duchesse de Raguse, la duchesse de
+Bassano, la comtesse Duchatel, la maréchale Ney, madame Lambert,
+une foule de femmes agréables, lorsque même elles n'étaient pas
+très-jolies, ce qui arrivait souvent. Quant aux hommes, ils étaient
+moins nombreux; car à cette époque, tous étaient employés. Ceux qui
+n'étaient pas au service étaient auditeurs au Conseil d'État. Parmi
+les chambellans même, il s'en trouvait qui voulaient aussi connaître
+nos gloires et nos malheurs, et qui partaient pour l'armée; témoin
+M. de Thiars, chambellan de l'Empereur, qui fut intendant d'une
+province en Saxe, je crois, et qui fut victime d'une ancienne rancune
+impériale, ce qui, je dois le dire, n'est pas généreux[91].
+
+[Note 91: M. de Thiars s'était fort occupé de madame Gazani, et les
+faiseurs de propos, à Fontainebleau, disaient que ce n'était pas en
+vain.]
+
+Les hommes étaient donc en moins grand nombre que les femmes.
+On voyait quelquefois un aide-de-camp, un officier qui venait de
+l'armée pour apporter une dépêche; et cette arrivée donnait de la
+tristesse dans les maisons où il allait se montrer un moment, dans
+les quarante-huit heures qu'il passait à Paris. Les désastres ne
+pouvaient déjà plus se céler...
+
+La société de l'Impératrice fut même diminuée par l'absence de M. de
+Turpin, qu'elle envoya auprès de la reine Hortense, à Aix, en Savoie.
+C'était un homme doux, agréable, de bonne compagnie, et possédant un
+ravissant talent, comme chacun sait[92].
+
+[Note 92: Madame de Turpin est accusée, par mademoiselle Cochelet,
+d'avoir parlé contre la reine Hortense; c'est faux. Je sais, par
+des personnes aussi bien instruites qu'elle tout ce que faisait et
+disait madame de Turpin, et rien ne ressemble à cela. Les affections
+de madame de Turpin pouvaient lui faire voir avec joie le retour des
+Bourbons que les siens aimaient depuis longtemps. Que ne dirions-nous
+pas, nous, si l'on nous annonçait que le duc de Reichstadt n'est pas
+mort, et qu'il est aux portes de Paris? Madame Turpin a donc pu jouir
+du retour des Bourbons, sans pour cela oublier que la reine Hortense
+et l'impératrice Joséphine avaient été bonnes pour elle et pour M.
+de Turpin... Mais, au reste, mademoiselle Cochelet est souvent si
+passionnée dans ses amours et dans ses haines, qu'on ne sait trop
+comment se tirer des positions où elle vous place, pour blâmer ou
+approuver.
+
+M. de Boufflers, dont elle vante beaucoup l'amitié pour elle, et qui
+était, comme on sait, bien spirituel, a dit sur elle un mot qu'elle
+ne connaissait pas. Il disait qu'on se trompait, et qu'au lieu de
+l'appeler _Cochelet_, il fallait dire _Coche-laide_.]
+
+Il a fait de ravissantes vignettes à l'album des romances de la
+Reine, ainsi qu'à un album que possédait l'Impératrice... Je crois
+que l'album, avec les dessins originaux des romances de la Reine, a
+été donné par Joséphine à l'empereur Alexandre...
+
+Une agréable diversion qui se rencontrait ce même été dans le salon
+de la Malmaison, c'étaient les enfants de la Reine. Jamais un moment
+d'ennui ne se montrait lorsqu'ils étaient là. L'aîné, celui qui a
+péri si tragiquement devant Rome, était réfléchi et rempli de moyens.
+Le second, celui qui existe, était joli comme la plus jolie petite
+fille, et son esprit ne le cédait pas à celui de son frère. On
+l'appelait alternativement _la princesse Louis_, ou bien _Oui-Oui_.
+Je ne sais à propos de quoi cette dernière façon de transformer un
+nom... Quoi qu'il en soit, _Oui-Oui_ avait une vivacité de pensée
+que n'avait pas son frère; et puis une volonté de tout connaître,
+qui était quelquefois très-amusante. L'Impératrice était idolâtre
+de ses petits-enfants. Elle veillait elle-même à ce que tout ce que
+leur mère avait prescrit pour leurs études et pour leur régime fût
+exactement suivi. Tous les dimanches, ils dînaient et déjeunaient
+avec leur grand'-mère. Un jour, l'Impératrice reçut de Paris deux
+petites poules d'or qui, au moyen d'un ressort, pondaient des oeufs
+d'argent. Elle fit venir les jeunes princes et leur dit:
+
+--«Voilà ce que votre maman vous envoie d'Aix, en Savoie, où elle est
+à présent.»
+
+Cette preuve de bonté désintéressée de Joséphine me toucha
+beaucoup... Elle dément ce qu'on dit, avec, au reste, bien peu de
+fondement, sur les rapports d'affection qui existent entre une
+grand'-mère et ses petits-enfants[93].
+
+[Note 93: On prétend que les grand'-mères et les grands-pères
+n'aiment autant leurs petits-enfants que parce qu'ils les regardent
+comme leurs vengeurs.]
+
+Vers la fin de 1813, la société de la Malmaison prit un aspect
+vraiment lugubre. Toutes ces morts répétées des amis de l'Empereur,
+la perte de la bataille de Leipsick, tous nos revers... Il y avait en
+effet de quoi glacer tous les coeurs...
+
+L'hiver fut donc extrêmement triste[94], malgré le caractère
+français, qui cherche toujours à trouver une consolation, même au
+milieu d'une infortune... Mais tous les deuils, les craintes de
+l'avenir dominaient enfin notre nature légère, cette fois.
+
+[Note 94: Par la mort de Duroc.]
+
+Cette même année fut cependant, pour l'impératrice Joséphine,
+l'époque d'une joie très-vive, quoique mêlée de peine; mais elle
+lui donnait la preuve d'une profonde estime de l'Empereur. Elle vit
+le roi de Rome: depuis longtemps elle sollicitait avec ardeur cette
+entrevue auprès de l'Empereur. Elle voulait voir cet enfant qui lui
+avait coûté si cher!...
+
+L'Empereur s'y refusait: il craignait une scène, dont l'enfant
+pouvait être frappé, et rendre involontairement compte à sa mère. Ce
+ne fut donc qu'après avoir reçu de Joséphine une promesse solennelle
+d'être paisible et calme devant le roi de Rome, que l'Empereur
+consentit à cette entrevue: elle se fit à Bagatelle.
+
+L'Empereur parla à madame de Montesquiou; et lui-même, montant à
+cheval, il escorta la calèche dans laquelle était son fils, et donna
+l'ordre d'aller à Bagatelle.
+
+L'impératrice Joséphine y était déjà rendue... Son coeur battait
+vivement en attendant ceux qui devaient arriver; et lorsqu'elle
+entendit arrêter la voiture qui conduisait vers elle l'Empereur et
+son enfant, elle fut au moment de s'évanouir.
+
+L'Empereur entra dans le salon où était Joséphine, en tenant le roi
+de Rome par la main. Le jeune prince était alors admirablement beau.
+Il ressemblait à un de ces enfants qui ont dû servir de modèle au
+Corrége et à l'Albane... Je n'en parle pas au reste comme on peut
+parler du fils de l'empereur Napoléon, avec cette prévention qui fait
+trouver droit un enfant bossu: le roi de Rome était vraiment beau
+comme un ange!... Qu'on regarde la gravure faite d'après le charmant
+dessin d'Isabey, où le roi de Rome est représenté à genoux en disant:
+
+_Je prie Dieu pour la France et pour mon père!..._
+
+Cher enfant! et maintenant c'est nous qui prions et pour toi et pour
+lui!...
+
+--«Allez embrasser cette dame, mon fils,» dit l'Empereur à l'enfant,
+en lui montrant Joséphine qui était retombée tremblante sur le
+fauteuil, d'où elle s'était soulevée à leur entrée dans l'appartement.
+
+Le jeune prince leva ses grands et beaux yeux sur la personne que lui
+montrait son père; et, quittant la main de Napoléon, il se dirigea,
+sans montrer de crainte, vers Joséphine qui, l'attirant aussitôt à
+elle, le serra presque convulsivement contre son sein. Elle était si
+émue, que l'Empereur reçut la commotion qui se communique toujours
+à celui qui est spectateur d'une impression vive vraiment éprouvée.
+Le roi de Rome, à qui son père avait probablement recommandé
+d'être caressant pour _la dame_ qu'il allait voir, fut charmant
+pour Joséphine qui, en vérité, parlait ensuite de ce moment avec
+une émotion qui n'était pas feinte. L'Empereur s'était éloigné de
+tous deux, et, les bras croisés, appuyé contre la fenêtre, il les
+regardait avec une expression qui annonçait tout ce qu'il devait
+sentir dans un pareil instant...
+
+Le roi de Rome (comme tous les enfants, au reste), avait l'habitude
+de jouer avec les chaînes, les montres, tout ce qui était à sa
+portée. C'était alors la mode de mettre à une chaîne d'or une
+multitude de breloques de toute espèce[95]. Joséphine en avait une
+grande quantité; voyant que le jeune Prince s'amusait avec ces
+breloques, elle détacha sa chaîne pour qu'il pût jouer avec plus
+aisément... L'enfant fut charmé de cette complaisance... Il se mit à
+compter les différentes pièces du charivari; mais il s'embrouillait
+toujours lorsqu'il arrivait au nombre _dix_[96]. Tout à coup, il
+s'arrêta; et, regardant alternativement l'impératrice Joséphine et le
+charivari, il parut vouloir dire quelque chose.
+
+[Note 95: On appelait cela un charivari.]
+
+[Note 96: Il fut en effet longtemps à comprendre, étant enfant, les
+dizaines ajoutées aux dizaines.]
+
+Que voulez-vous, sire? lui dit Joséphine.
+
+
+LE ROI DE ROME, hésitant.
+
+Oh! rien.
+
+
+JOSÉPHINE, se penchant vers lui, et tout bas, après avoir fait signe
+à l'Empereur de ne pas les troubler.
+
+Mais encore!... dites, que voulez-vous?
+
+
+LE ROI DE ROME, en montrant le charivari.
+
+C'est bien beau, n'est-ce pas, cela, madame?
+
+
+JOSÉPHINE, souriant.
+
+Mais, oui... Pourquoi dites-vous cela?
+
+
+LE ROI DE ROME.
+
+Ah! c'est que... c'est que j'ai rencontré dans le bois un pauvre qui
+a l'air bien malheureux... Si nous le faisions venir!... nous lui
+donnerions tout cela; et, avec l'argent qu'il en aurait, il serait
+bien riche!... Je n'ai pas d'argent, mais vous avez l'air d'être bien
+bonne, madame... Dites, le voulez-vous?
+
+
+JOSÉPHINE.
+
+Mais, si Votre Majesté le demande à l'Empereur, il lui donnera tout
+ce qu'elle lui demandera pour faire le bien.
+
+
+LE ROI DE ROME.
+
+Papa a déjà donné tout ce qu'il avait... et moi aussi.
+
+
+JOSÉPHINE, se penchant vers l'enfant.
+
+Eh bien! Sire, je vous promets d'avoir soin de votre pauvre.
+
+
+LE ROI DE ROME.
+
+Bien vrai?...
+
+
+JOSÉPHINE.
+
+Oui; je vous le promets.
+
+
+LE ROI DE ROME, l'embrassant.
+
+Eh bien! je vous aime beaucoup! vous êtes bien bonne; je veux que
+vous veniez avec nous à Paris; vous demeurerez aux Tuileries...
+
+L'Impératrice fut émue, et regarda l'Empereur avec une expression
+déchirante, à ce qu'il dit ensuite... Mais il ne voulait pas de
+_scène_, et surtout rien qui pût frapper l'enfant... Il revint auprès
+de Joséphine, et prenant le roi de Rome par la main:
+
+--«Allons, sire, lui dit-il, il faut partir... Il se fait tard...
+Embrassez madame.»
+
+Le jeune prince jeta ses deux bras autour du cou de Joséphine, et
+l'embrassa avec une effusion qui la toucha au point de la faire
+pleurer.
+
+--«Venez avec moi, répétait l'enfant.
+
+--Cela ne se peut, disait Joséphine.
+
+--Et pourquoi? dit l'enfant en redressant sa jolie tête, si
+l'Empereur _et moi_ le voulons.
+
+--Allons, allons, venez, dit l'Empereur en prenant la main de son
+fils qui, cette fois, n'osa pas résister.»
+
+Et faisant de l'oeil et de la main un dernier adieu, Napoléon sortit
+avec le roi de Rome, laissant Joséphine bien heureuse pour un moment,
+mais avec une source de souvenirs déchirants dans le coeur.
+
+J'ai parlé dans mes mémoires des événements de 1813; il est donc
+inutile de recommencer ce récit. Je ne dirai donc que ce qui se
+trouve lié à Joséphine.
+
+Lorsqu'elle apprit les revers de 1813, les derniers malheurs de cette
+année commencée avec des pressentiments sinistres qui n'avaient eu
+que trop de réalisation, son désespoir fut profond. Pendant ce temps,
+Marie-Louise déjeunait et dînait admirablement, montait à cheval,
+prenait sa leçon de musique, celle de dessin, de broderie, jouait
+au billard, se couchait à neuf heures, dormait toute la nuit, et
+recommençait le lendemain, à tout aussi bien manger et tout aussi
+bien étudier. On voit qu'elle aurait eu le premier prix dans une
+pension... Mais dans le grand collége des épouses et des mères, je
+doute qu'elle y eût même été reçue.
+
+Joséphine avait bien quelques consolations dans la conduite du
+vice-roi, et l'attachement qu'avait pour lui sa femme, la princesse
+Auguste de Bavière... Elle en reçut un jour une lettre qu'elle
+faisait lire à tout le monde avec un orgueil maternel bien aisé à
+comprendre[97]. Eugène avait reçu des propositions par lesquelles on
+lui offrait la couronne d'Italie, s'il voulait consentir à devenir
+_un traître_, _un perfide_ et _un ingrat_, disait la vice-reine à sa
+belle-mère!... Cette lettre était en effet bien touchante; et quelque
+naturelle que fût la conduite d'Eugène, l'Impératrice avait tout lieu
+d'en être fière, car tout le monde en Italie n'a pas agi de cette
+manière[98]....
+
+[Note 97: Le roi de Bavière fit en effet cette proposition au prince
+Eugène: ce fut le prince Auguste de la Tour-Taxis qui porta la lettre
+au vice-roi.]
+
+[Note 98: La justice qui fut rendue à chacun est bien remarquable
+dans cette circonstance. La reine de Naples (madame Murat) eut de la
+peine à trouver un asile à Trieste!... en Autriche!... tandis que le
+prince Eugène fut royalement accueilli et traité à Munich.]
+
+Enfin arrivèrent nos désastres... l'invasion de la France,
+l'abdication de l'Empereur!... En apprenant les premiers revers de
+1814, j'ai vu Joséphine vouloir plus d'une fois aller auprès de
+l'Empereur pour le soutenir dans ses moments d'épreuves!...
+
+--«Je sais comment on peut arriver à son âme, disait-elle à ceux qui
+la retenaient... Mon Dieu!... comme il doit souffrir!»
+
+Mais le moyen d'exécuter une pareille résolution! c'était le rêve du
+coeur; et la force de la volonté demeurait insuffisante devant celle
+des événements.
+
+Ils se succédaient avec une telle rapidité, que Joséphine eut à peine
+le temps de quitter Malmaison pour se réfugier à Navarre, qui était
+pour elle un lieu plus sûr que l'autre habitation. Elle partit avec
+son service, et dans une telle terreur, que sur la route, un valet de
+pied ayant donné une fausse alarme, dans un moment où les voitures
+étaient arrêtées, l'Impératrice ouvrit elle-même la portière de la
+sienne, et se jetant hors de la voiture, elle courut à travers champs
+jusqu'à ce qu'on la rattrapât, et elle ne voulut revenir que sur les
+assurances réitérées que ce n'étaient pas les cosaques.
+
+La reine Hortense rejoignit sa mère à Navarre. Le séjour en était
+triste, plusieurs personnes du service d'honneur disaient aux
+arrivants sans beaucoup se gêner:
+
+--«Comment! vous êtes inquiets? En vérité vous avez tort... Ah! dans
+le fait, je n'y songeais pas!... vous devez craindre, en effet...
+Mais nous... que peut-il nous arriver[99]?...
+
+[Note 99: Et savez-vous qui disait cela? Aucun des grands noms
+de France: ceux-là furent toujours ce qu'ils devaient être. Mais
+c'étaient des personnes presque inconnues aux Bourbons, et qui la
+plupart n'avaient pas quitté la France.]
+
+Ce fut à Navarre que Joséphine apprit que l'Empereur irait à l'île
+d'Elbe; cette nouvelle lui parvint au milieu de la nuit. M. Adolphe
+de Maussion, alors auditeur au Conseil d'État, et attaché en cette
+qualité au duc de Bassano, secrétaire d'État, était envoyé auprès de
+la duchesse par son mari, pour lui annoncer les grands événements
+qui venaient d'avoir lieu. La capitulation de Paris était signée, et
+Napoléon était à Fontainebleau... M. de Maussion s'était détourné
+pour apporter ces nouvelles à Navarre.
+
+Lorsque l'Impératrice sut l'arrivée de M. de Maussion, elle se leva
+aussitôt, passa un peignoir de percale, prit un bougeoir et guidant
+elle-même le nouvel arrivé, elle traversa la cour qui séparait son
+logement de celui de sa fille et introduisit M. de Maussion auprès
+de la reine Hortense, qui, déjà éveillée par le bruit des chevaux,
+attendait les nouvelles avec impatience... L'Impératrice, dont
+le trouble l'avait empêchée de bien comprendre tout ce que lui
+avait dit M. de Maussion, lui dit de tout répéter... Il recommença
+le malheureux récit, et ce ne fut qu'alors que Joséphine comprit
+que Napoléon déchu de sa puissance, accablé par le sort, n'avait
+plus pour asile que l'île d'Elbe et ses rochers de fer!... Elle
+était alors assise sur le lit de sa fille... Elle poussa un cri,
+et se jetant dans ses bras... «Ah! dit-elle en pleurant, il est
+malheureux!... C'est à présent surtout que je porte envie à sa femme!
+Elle du moins, elle pourra s'y enfermer avec lui!...»
+
+Son désespoir fut violent... elle pleura pendant plusieurs heures,
+et fut dans un état nerveux qui alarma ceux qui l'entouraient. Quant
+à la reine Hortense... elle prit dès ce moment la résolution d'aller
+s'enfermer avec l'Empereur, dans quelque prison qu'on lui donnât...
+elle ignorait encore que les bourreaux d'un héros sont doublement
+cruels lorsqu'ils ont à torturer un patient dont la gloire a humilié
+leur orgueil!... il fallait que le supplice fût entier... Il fallait
+qu'aucune douleur n'y faillît... et ils savaient bien que l'isolement
+de ce qu'il aime est la plus affreuse des douleurs d'un grand
+coeur!...
+
+On sait tout ce qui se passa dans ces tristes journées... le
+souvenir en est trop pénible à rappeler... Je dirai seulement
+que l'Impératrice reçut à cette triste époque des preuves d'un
+intérêt général... Le duc de Berry lui fit proposer une garde et
+une escorte... Elle refusa, et la reine Hortense également... Mais
+les princes étrangers firent entendre à Joséphine que sa présence à
+la Malmaison était convenable, et que son éloignement était comme
+une marque de défiance qui pouvait lui nuire. Elle partit alors
+pour venir chercher la mort à la Malmaison. Mais jamais elle ne put
+décider sa fille, qui prétendait qu'elle devait aller auprès de sa
+belle-soeur dans un pareil moment, et que, bien que Marie-Louise ne
+dût pas lui être plus chère que sa mère, elle se devait à elle dans
+ces jours de deuil, où elle perdait autant à la fois. Elle y alla en
+effet... mais cette noble action fut reconnue par un accueil froid
+et contraint, que tout autre que la reine Hortense pouvait prendre
+pour impoli... Marie-Louise fut gênée avec elle dès qu'elle la
+vit... elle trouva à peine une parole pour la remercier de cet acte
+de dévouement, et finit par lui dire qu'elle attendait son père...
+La reine comprit quelle était de trop, et, prenant aussitôt congé
+d'elle, elle quitta Rambouillet presque aussi promptement qu'elle y
+était venue.
+
+En revenant à la Malmaison, la Reine trouva sur la route des
+officiers russes, qui venaient de Paris, pour apporter des dépêches
+de l'empereur Alexandre, qui montrait un bien vif intérêt à Joséphine
+et à ses enfants. C'est ici qu'il faut rendre à la Reine une justice
+que tout le monde n'a pas jugé à propos de proclamer. On a eu des
+renseignements, assez faux probablement, je pense donc que la vérité
+doit être connue:
+
+Il est positif que, les premiers jours, la Reine fut si froide pour
+l'Empereur Alexandre, qu'il s'en plaignit. Il était vrai, en 1814,
+dans tout ce qu'il voulait faire pour la famille de l'impératrice
+Joséphine et pour elle. On a accablé la reine Hortense, parce que
+l'empereur de Russie, trouvant le salon de la Malmaison charmant, y
+allait habituellement plusieurs fois par semaine, pendant le peu de
+temps que vécut l'Impératrice. Ce fut assez pour réveiller l'envie et
+la haine; et l'on sait ce que peuvent ces deux passions.
+
+L'empereur Alexandre demanda beaucoup de grâces à Louis XVIII pour
+Joséphine, mais il n'obtint pas tout. On a raconté, dans des mémoires
+sur la reine Hortense, beaucoup de choses qui, je suis fâchée de le
+dire, ne sont pas exactes; et de ce nombre sont quelques-unes de
+celles qui concernent l'empereur Alexandre... Il a été chevalier,
+il a été le plus noble des hommes et pour la France et pour nous
+particulièrement. Je proclamerai la reconnaissance que nous lui
+devons, à haute voix et du fond du coeur..... Mais je sais que tout
+ce qu'on dit dans plusieurs chapitres de ces mémoires est vivement
+exagéré... Un homme dont la conduite fut toujours honorable, si après
+tout les événements ne l'ont pas aidé, c'est le duc de Vicence; et il
+savait comme moi que certes l'empereur Alexandre voulait du bien à la
+famille impériale... Mais de ce bien à ce que disent les mémoires il
+y a encore loin[100].
+
+[Note 100: Il n'y a, du reste, aucun mensonge. Seulement,
+mademoiselle Cochelet s'abusait par sa grande amitié pour la
+Reine. En général, son affection la faisait errer souvent dans ses
+jugements; ainsi M. de Boufflers, qu'elle croit son plus ardent
+admirateur, disait d'elle le mot le plus charmant, mais auquel
+l'esprit avait plus de part que le coeur; il disait qu'il fallait
+l'appeler _Cochelaide_ et non pas Cochelet.]
+
+La Malmaison eut encore de brillantes journées pendant ce mois
+d'avril qui devait être le dernier renouvellement de printemps
+que devait voir Joséphine... Cependant elle n'avait jamais été si
+fraîche et si belle. L'apparence de la santé était sur son visage...
+Et pourtant elle était non-seulement triste, mais de sinistres
+pressentiments la venaient assaillir au milieu de la nuit; elle
+faisait des rêves tellement terribles qu'elle en vint à croire qu'il
+allait arriver quelque nouveau malheur. Hélas! sa tête seule était
+menacée!
+
+L'empereur de Russie voulut connaître Saint-Leu. La Reine, qui était
+mère avant tout et qui avait enfin compris qu'il fallait beaucoup
+sacrifier à ses enfants, avait pris le parti de la résignation et
+l'avait pris de bonne grâce; elle chantait, causait, mais non comme
+par le passé, car sa voix était triste et ses paroles privées de ce
+charme qui nous animait toutes lorsqu'elle était au milieu de nous
+à Saint-Leu, dans nos beaux jours... Mais elle voulut toutefois
+donner une fête à l'empereur Alexandre, qui seul avait la puissance
+de protéger ses fils et de les _lui faire conserver_ surtout; elle
+l'engagea donc à venir à Saint-Leu.
+
+--«Il ne faut pas que votre majesté s'attende à trouver une maison
+royale, lui dit Joséphine, qui devait aussi être de cette partie; ma
+fille et moi ne sommes plus que des femmes du monde, et, en venant
+chez Hortense, il faut que votre majesté y vienne avec toute son
+indulgence.»
+
+L'Impératrice ne savait pas encore combien l'empereur Alexandre
+était simple dans ses manières... Elle ignorait, je ne sais trop
+comment, que l'empereur faisait à Pétersbourg des visites, comme chez
+nous un homme du monde les ferait... aussi fut-il servi à souhait
+en ne trouvant à Saint-Leu que l'Impératrice et les dames de son
+service avec quelques femmes qui n'étaient attachées à aucune des
+Princesses; une jeune personne charmante dont la Reine prenait soin
+était aussi ce même jour à Saint-Leu, elle était élève d'Écouen et
+la Reine la protégeait particulièrement: c'était mademoiselle Élisa
+Courtin, qui depuis a épousé Casimir Delavigne.
+
+L'Impératrice voulut faire gaiement les honneurs de la demeure de sa
+fille à l'empereur... Elle souriait; mais ce sourire était contraint
+et montrait de la souffrance; pendant la promenade, son fils, qui
+était auprès d'elle dans le char-à-bancs, crut un moment qu'elle
+allait s'évanouir. De retour au château elle se trouva si fatiguée
+qu'elle fut obligée de se coucher sur une chaise longue, et là
+elle fut pendant une heure assez souffrante pour inquiéter... Elle
+défendit d'en parler à sa fille et à l'empereur de Russie; et elle
+parut au dîner avec le sourire sur les lèvres et des yeux riants.
+
+Mais elle était blessée au coeur; je la vis à la Malmaison deux jours
+après, et là, elle put me parler en liberté, elle me fit voir une âme
+déchirée... Cette pensée que Napoléon était seul sur le rocher de fer
+de l'île d'Elbe avec ses tourments et ses souvenirs, cette pensée la
+torturait!...
+
+Je lui parlai de l'empereur de Russie:
+
+--«Sans doute, me dit-elle, j'ai confiance en lui... mais il n'est
+pas seul!... et mes enfants seront engloutis par la tempête comme
+leur mère et leur bienfaiteur.»
+
+Joséphine avait cependant une raison bien forte pour avoir de
+l'espérance; que de bien n'avait-elle pas fait aux émigrés, même à
+ceux qui n'avaient pas voulu rentrer!... Ce même jour où j'avais
+été à la Malmaison pour prendre ses ordres relativement à lord
+Cathcart, ambassadeur d'Angleterre en Russie; elle voulait le
+voir; et, comme il logeait chez moi, elle m'avait fait demander
+afin de s'entendre avec moi pour le lui amener à déjeuner un jour
+de la semaine suivante... Ce même jour je vis dans le salon une
+jeune Anglaise charmante appelée alors lady Olsseston (depuis lady
+Tancarville), c'était la fille du duc de Grammont... la soeur de
+madame Davidoff[101]. L'Impératrice avait été bonne pour la duchesse
+de Guiche leur mère, ravissante personne que j'avais vue à cette même
+place quatorze ans auparavant et peu de mois avant sa mort; la jeune
+femme me parut doublement jolie et charmante de n'avoir pas oublié
+celle qui avait été bien pour sa mère.
+
+[Note 101: Aujourd'hui madame Sébastiani, et ambassadrice à Londres.]
+
+L'Impératrice, que je revis seule après le dîner, me parut mieux, et
+je le lui dis; elle me regarda en souriant, et me serra la main...
+Elle n'avait pas de gants... cette main était brûlante...
+
+Ce n'est rien, me dit-elle, un peu de fatigue; j'ai changé mes
+habitudes depuis quelque temps. Lorsque mes affaires et celles de mes
+enfants seront terminées, alors je me reposerai... Mais d'ici là...
+je ne le pourrai pas.
+
+Le lendemain le roi de Prusse alla dîner à la Malmaison, et cette
+journée fut plus pénible que celle de la veille; car avec le roi de
+Prusse Joséphine était contrainte, et elle-même m'avait dit qu'elle
+souffrait toutes les fois que la conversation se prolongeait...
+Ses fils se permirent ce même jour une facétie d'écolier assez peu
+spirituelle et je m'étonne qu'elle ait pu être commise par les deux
+fils du roi. Un pauvre Anglais bien embarrassé avait été engagé à
+dîner par l'Impératrice. Absorbé dans la contemplation d'un tableau
+de Raphaël, il oubliait devant lui le dîner et les heures. Lorsqu'on
+annonça qu'on avait servi, l'Anglais n'entendit pas. Les jeunes
+princes l'enfermèrent dans la galerie dont les issues ne lui étaient
+pas connues. Le pauvre homme attendit d'abord, mais la faim le
+pressant et n'entendant aucun bruit, il frappa d'abord doucement,
+ensuite plus fort, enfin il fit du bruit, et l'on s'aperçut alors
+qu'au lieu de s'être perdu dans le parc, ce qu'on croyait, l'Anglais
+avait été mis en prison par LL. AA. RR. Ce fut du moins ce qu'on me
+raconta le lendemain lorsque j'arrivai au château.
+
+Joséphine était déjà fort souffrante, lorsque des articles de
+gazettes achevèrent de l'accabler. Un journal eut la lâcheté
+d'attaquer la reine Hortense avec une telle haine, et si peu de
+mesure dans cette haine, que je ne sais comment on peut se livrer
+à un aussi grand scandale par pudeur pour soi-même. L'Impératrice
+me fit dire d'aller à la Malmaison, et me montrant le journal, elle
+me dit de parler de ce fait à un de mes amis fort influent... Elle
+pleurait avec un tel déchirement qu'elle me fit mal... Je tâchai
+de la consoler; mais moi-même j'étais irritée contre ces hommes
+lâches et méchants que le malheur ne pouvait désarmer. Et savez-vous
+sur quel sujet cet article était fait? C'était sur le corps de
+son pauvre enfant!... sur le petit Napoléon, mort en Hollande, le
+seul de cette race qui promettait une si grande lignée qui eût
+été déposé sous les vieilles voûtes de Notre-Dame; on l'en avait
+arraché ignominieusement, on l'avait porté par grâce dans un autre
+cimetière... Ainsi se renouvelaient les horreurs de 93!... et nous
+étions en 1814!... aux premiers jours d'une Restauration.
+
+Avant de quitter l'Impératrice, je voulus détourner ses idées de
+cette lugubre image, et je lui parlai de lord Cathcart, dont le noble
+caractère en cette circonstance est digne de louange. Je lui demandai
+quel jour elle le voulait voir.
+
+--«Eh bien, me dit-elle, venez déjeuner et passer la journée
+après-demain 28, le temps est admirable, et nous irons au butard.»
+
+Nous causâmes encore quelque temps, et, en la quittant, je la laissai
+plus calme. En nous promenant dans la galerie, je vis un Richard dont
+le sujet me plaisait, je proposai à l'Impératrice de faire un échange
+avec elle, et de lui donner un petit Luini[102] pour le Richard. Elle
+y consentit, et je la quittai très-peu alarmée pour sa santé.
+
+[Note 102: Ce tableau valait plus du double de celui de Richard.]
+
+Je vins le surlendemain à dix heures avec lord Cathcart, et je me
+disposais à descendre, lorsque M. de Beaumont vint sur le perron,
+et me dit que l'Impératrice était dans son lit avec la fièvre, et
+que le vice-roi était également malade. On attendait l'empereur de
+Russie, car la maladie était venue si promptement, qu'on n'avait pas
+eu le temps nécessaire pour le faire avertir... Je laissai mon petit
+tableau à M. de Beaumont, et lord Cathcart et moi nous revînmes à
+Paris, lui bien contrarié de n'avoir pas vu l'Impératrice, et moi
+frappée d'un vague pressentiment qui me serrait le coeur!
+
+Hélas! il n'était que trop vrai! Le lendemain, l'impératrice
+Joséphine n'existait plus!...
+
+Cette mort frappa tout le monde d'une sorte de terreur... Il y avait
+dans la vie de cette femme un rapport constant avec l'existence de
+l'homme providentiel qui avait régné sur le monde... Le jour où cette
+puissance s'éteint... l'âme de cette femme s'éteint aussi!... Il y a
+dans ces deux destinées un mystère profond que la main de l'homme ne
+pourra dévoiler, mais que l'intelligence comprend.
+
+Il est de fait que Napoléon le sentait dans son coeur... Aussi
+l'a-t-il dit à Fontainebleau; et lorsque le malheur l'accablait,
+lorsque la perfidie l'entourait, lorsque l'ingratitude se montrait à
+lui hideuse et sans pudeur, alors il s'écria dans l'angoisse de son
+âme:
+
+--«Ah! Joséphine avait raison! en la quittant, j'ai quitté mon
+bonheur!...»
+
+
+
+
+SALON DE CAMBACÉRÈS
+
+SOUS LE CONSULAT ET L'EMPIRE.
+
+
+On a beaucoup parlé du _Salon_ de Cambacérès, et c'est abusivement.
+On croit toujours que les gens qui donnent à dîner ont un salon, et
+qu'ils reçoivent, et, dans le fait, il en est ainsi habituellement;
+mais chez Cambacérès, ce n'était pas cela; et sa maison avait, à cet
+égard, un aspect que nulle autre n'avait à Paris.
+
+Cambacérès était un homme d'esprit, d'un esprit agréable même, et
+racontant avec une finesse toujours amusante: c'était un homme du bon
+temps enfin. Il avait toujours vu la bonne compagnie; s'il en avait
+fréquenté de mauvaise, elle ne l'avait pas gâté, et je l'ai toujours
+vu le même, soit qu'il fût avocat consultant, et pas trop riche, car
+il était honnête homme, allant dîner chez M. de Montferrier, son
+cousin; soit qu'il fût second Consul, tout occupé des soins de donner
+une législation à un peuple qui en avait besoin; soit qu'il fût
+enfin archi-chancelier de l'Empire, et l'un des grands dignitaires
+entourant ce trône plus grand que celui de Charlemagne[103]. Il était
+toujours sérieux, faisant une grimace au lieu de sourire, et n'aimant
+pas le monde, quoiqu'il y fût très-bien et qu'on l'y désirât; mais
+sa figure, naturellement l'antipode d'une joie franche et rieuse,
+comme celle de notre gai pays de Languedoc, lui donnait aussi la
+crainte, je crois, d'être un _repoussoir_ pour une franche gaieté.
+Cependant il racontait souvent des histoires fort _crues_, et alors
+c'était avec un sourire qui déplaçait à peine ses lèvres; mais on
+voyait qu'il y avait une pensée intérieure au-delà de celle exprimée
+par la parole, et en tout, pour qui voulait connaître Cambacérès, sa
+physionomie était un miroir assez fidèle pour guider dans cette étude.
+
+[Note 103: Les hommes tels que Charlemagne et Napoléon édifient trop
+en grand pour que le monument puisse durer après eux. Le colosse
+n'est plus là pour soutenir, de ses fortes épaules, le vaste empire
+qu'il a créé... Alors tout devient confusion, rien ne marche, tout
+est entravé, et il faut de nouveau poser une pierre et rebâtir...
+Des hommes comme Charlemagne et Napoléon ont des HÉRITIERS et pas de
+SUCCESSEURS.]
+
+La taille de l'archi-chancelier était au-dessus de la moyenne; il
+n'était pas voûté lorsqu'il est mort; et en 1820, il était ce que
+je l'avais vu vingt ans plus tôt. Sa tournure avait toujours une
+gravité magistrale toute vénérable; la main droite dans son gilet,
+tenant à la gauche une canne faite d'un très-beau jonc, à pomme
+d'or; vêtu d'un habit de drap brun, des bas gris ou noirs, avec des
+souliers à boucles; des culottes noires; frisé et poudré, comme nous
+l'avons toujours vu, et pouvant dire avec M. le duc de Gaëte: _J'ai
+traversé la Révolution avec ma coiffure!_ Cette coiffure, surmontée
+d'un chapeau rond, d'une forme passée de mode depuis dix ans, voilà
+comment M. _de Cambacérès_ allait _à pied_ dîner, presque tous les
+jours, chez M. le marquis de Montferrier, en 1798 et 1799; il passait
+sous les fenêtres de la maison de ma mère, et toujours dans ce même
+équipage. Quelquefois, et cela quand il pleuvait, il remplaçait la
+canne par le parapluie; mais la dignité de sa démarche n'en recevait
+aucune atteinte, et il était tout aussi lent et compassé, même
+sous son parapluie, que sous l'habit de velours et le chapeau aux
+vingt-cinq plumes qu'il portait au couronnement.
+
+J'ai parlé de Cambacérès à cette première époque, pour prouver que ce
+n'étaient pas ses grandeurs qui l'avaient changé; il avait toujours
+été le même. Le velours et l'hermine ont trouvé tout de suite un
+homme fait pour eux. Cela se rencontrait rarement dans ce temps-là,
+et j'en ai vu bon nombre, le jour même du couronnement, qui allaient
+au galop, dans les grandes salles de l'Archevêché, ayant leur queue
+de moire ou d'hermine sur le bras.
+
+Ainsi donc, lorsqu'en 1801, Cambacérès se promenait, à pas réglés,
+au Palais-Royal, au milieu des personnes de joie qui alors s'y
+trouvaient, il ne faisait que suivre ses vieilles habitudes. Quant
+à l'habit brodé, la manchette de point d'Alençon, ou de Malines,
+ou de Valenciennes, ou de point d'Angleterre, tout cela selon les
+quatre saisons; quant à la brette, les bas de soie et les boucles à
+diamants, remplaçant l'habit brun et le chapeau rond, il les portait
+toujours, parce que, disait-il à l'Empereur, il fallait faire prendre
+cette habitude, même aux jeunes gens. Aussi le malheureux Lavollée,
+son propre neveu, le suivait-il en habit habillé en soie violette,
+manchettes de dentelles, l'épée, le chapeau à trois cornes, enfin
+tout le harnachement, excepté les cheveux courts et sans poudre
+qui révélaient le jeune homme. Quant à d'Aigrefeuille, Monvel, le
+marquis de Villevieille, qui disait si admirablement les vers, M. de
+Montferrier, toute la cour archi-chancelière, enfin, elle semblait
+faite pour l'habit habillé.
+
+Cambacérès, aussitôt qu'il fut second Consul, voulut que sa maison
+fût la meilleure de Paris; et ce fut, en effet, la seule, pendant
+quelque temps, qui fît le sujet de l'étonnement des étrangers qui,
+en arrivant à Paris, s'attendaient encore à trouver les dîners
+civiques au milieu de la rue, les hommes en carmagnole, et les femmes
+en bonnet rond; mais ce cuisinier, si fameux d'abord, parce qu'il
+y avait moins de points de comparaison, devint tout simplement _un
+artiste culinaire_, comme il y en avait alors deux cents dans Paris.
+La maison elle-même du second Consul, et de l'archi-chancelier
+ensuite, fut l'égale de celle des ministres, et fut bien inférieure
+même à plusieurs de nos maisons tenues sur un pied bien autrement
+grand et avec bien plus de luxe. Cambacérès donnait à dîner; mais,
+excepté ces jours-là, sa maison avait porte close: cela donnait de
+l'humeur à l'Empereur.
+
+Le mardi et le samedi étaient les jours de l'archi-chancelier. On
+recevait ordinairement son invitation le mercredi matin, si l'on
+y avait été le mardi soir; et le dimanche matin, si l'on y avait
+été le samedi: c'était ponctuel. On devait arriver le jour invité à
+heure fixe; car jamais on n'attendait, et lorsque l'heure était pour
+cinq heures et demie, comme cela fut pendant les premières années
+du Consulat, il fallait être chez Cambacérès à cinq heures vingt
+minutes, pour ne pas arriver trop tard. Sous l'Empire, il engageait
+pour six heures précises; il fallait alors arriver ponctuellement
+à six heures moins un quart, sous peine de le trouver de mauvaise
+humeur; car il attendait quand la personne était une femme marquante.
+Il fallait aussi faire grande attention à sa toilette; l'hiver mettre
+des diamants, du velours, du satin, une robe riche enfin; alors il
+était content, et ne faisait pas revenir éternellement une parole
+détournée sur l'oubli des femmes relativement _au cérémonial_.
+
+Un samedi, le grand jour de l'archi-chancelier, madame de la
+Rochefoucault, alors dame d'honneur de l'impératrice Joséphine, vint
+faire une visite à Cambacérès. Probablement que sa toilette ne lui
+plut pas, car il s'approcha d'elle, et dit avec un accent particulier
+d'ironie:
+
+--«Vous avez là, madame, un négligé charmant!»
+
+Madame de la Rochefoucault avait de l'esprit; elle comprit tout de
+suite l'amertume cachée sous le compliment.
+
+--«Ah! monseigneur, s'écria-t-elle, je vous demande bien pardon; mais
+je sors de chez l'Impératrice, et n'ai pas eu le temps de changer de
+toilette!»
+
+L'archi-chancelier comprit, à son tour, la réponse, et ne voulut pas
+poursuivre la conversation.
+
+C'était une lanterne magique fort amusante, une ou deux fois par
+mois, que la maison de Cambacérès. Tout ce qu'il y avait dans
+Paris y passait, comme on passe derrière un verre pour les ombres
+chinoises. Pendant quelque temps, on annonçait à haute voix, ce qui
+causait une rumeur continuelle, qui troublait. Aussitôt que sept
+heures sonnaient, et tandis qu'on était encore à table, commençaient
+à arriver les juges de province et leurs femmes; puis les cours de
+Paris. On attendait que _monseigneur_ fût hors de table, et le salon
+était déjà garni de cinquante personnes lorsque les deux battants de
+la salle à manger s'ouvraient pour laisser passer l'archi-chancelier,
+donnant la main gravement à la femme qu'il avait à sa droite, et
+la conduisant, à pas comptés, à la bergère placée au coin de la
+cheminée. Peu à peu le salon se remplissait de nouveaux arrivants;
+et à peine l'aiguille était-elle sur sept heures et demie, que les
+personnes qui avaient dîné chez l'archi-chancelier se faisaient
+annoncer chez l'archi-trésorier ou chez un ministre qui recevait
+aussi ce jour-là. Quant à ceux qui venaient faire une visite chez
+Cambacérès, ils y demeuraient un quart d'heure, et puis[104] ils
+demandaient leur voiture: c'était au point que souvent, à huit heures
+et demie, l'archi-chancelier était libre, et allait au spectacle.
+Jamais il n'y avait plus de causerie que cela chez lui; jamais de
+jeu; jamais de fête, que de loin en loin, et lorsque l'Empereur les
+lui commandait. Un jour je fus étonnée de le voir arriver chez moi,
+le matin, _en chenille_, comme disait d'Aigrefeuille. C'était en
+1808, à la fin de l'année; il venait me consulter, me dit-il.
+
+[Note 104: Lorsqu'il y avait beaucoup de monde et que la file était
+longue, on demandait sa voiture aussitôt qu'on en était descendu.]
+
+--«Moi, monseigneur! Eh! grand Dieu! sur quel objet, car il me semble
+que j'aurais, moi, une entière confiance en vous pour tout ce que je
+ferais en ce monde?»
+
+Il s'inclina en souriant à demi, car jamais ce sourire n'était entier.
+
+--«L'Impératrice me demande un bal... à moi!..
+
+--Eh bien! monseigneur?
+
+--Comment, vous n'êtes pas choquée de l'inconvenance de me demander
+un bal à moi, l'archi-chancelier de l'Empire, le chef... (après
+l'Empereur, ajouta-t-il en se reprenant et en s'inclinant) de la
+justice de l'Empire, lui faire donner un bal! Il n'y a pas de
+convenance à cela, je le répète... C'est comme si l'on voulait m'y
+faire danser!
+
+--Oh! monseigneur!
+
+--Eh mais, écoutez donc, je ne porte pas la simarre, c'est vrai;
+mais, je le dis encore, je suis le chef de la justice de France, et
+danser chez moi ne convient pas!
+
+--Eh bien, monseigneur, ne le donnez pas ce bal, s'il vous déplaît de
+le donner.
+
+--Ah! voilà où gît la difficulté! c'est là ce qui me tourmente. Je le
+regardai attentivement. Alors il se pencha à mon oreille et me dit
+presque bas:
+
+On parle de tant de choses qu'il est difficile de s'arrêter à
+une seule... et si je ne donne pas ce bal qu'elle me demande
+positivement, l'Impératrice croira que je suis instruit certainement
+de ce qu'elle redoute, et je ne sais rien!.. Quant à présent,
+ajouta-t-il comme faisant ses réserves, et alors il y aura des
+larmes, du désespoir... C'est fort embarrassant...»
+
+Je ne savais que lui dire, je connaissais par expérience la
+susceptibilité de l'Impératrice Joséphine, et je compris que la
+position n'était pas facile... Cependant il en fallait sortir ou
+l'accepter comme elle se présentait...
+
+--«Monseigneur, lui dis-je après avoir réfléchi un moment, il faut
+donner le bal.»
+
+Il tressaillit.
+
+--«Un bal! chez moi!... mais encore une fois, madame, c'est un
+outrage à la magistrature.
+
+--Ne la faites pas danser, et votre bal n'en ira que mieux, ne soyez
+pas l'archi-chancelier pour douze heures, et vous voilà sauvé. Au
+surplus, monseigneur, si vous avez besoin de mon secours en quoi que
+ce soit, je suis à vos ordres.
+
+--Comment si j'ai besoin de vous!.. vous êtes mon espoir!... Voilà
+une liste de femmes, regardez-la bien; croyez-vous que ces noms
+conviennent à l'Impératrice?»
+
+Je rayai cinq ou six femmes qui auraient déplu à l'Impératrice et
+les remplaçai par d'autres plus agréables pour elle comme pour
+nous: l'archi-chancelier la lui présenta telle que je la lui avais
+corrigée; le lendemain il revint chez moi en sortant de chez
+l'Impératrice. Le jour était fixé; il était singulier: c'était le
+premier de l'an.
+
+Ce bal fut un des plus ennuyeux que j'aie vu de ma vie, et cependant
+tout y était bien en apparence. Les femmes, jeunes, jolies et
+très-parées; les rafraîchissements abondants et recherchés, la
+politesse du maître de la maison extrême et même avec une nuance de
+galanterie à laquelle on était d'autant plus sensible qu'on y était
+peu habitué, car avec toute sa politesse il y avait de la sécheresse
+dans sa nature. Enfin, malgré tout ce qui devait contribuer à faire
+de cette fête une fête agréable, elle était languissante; c'est que
+le maître de la maison était un vieux garçon, sérieux, ne riant
+jamais, s'informant avec exactitude si l'on avait froid, si on avait
+pris des biscuits glacés ou bien une autre friandise que nul autre
+dans Paris ne faisait comme son officier, mais ne s'inquiétant pas du
+tout si les jeunes personnes dansaient, si on s'amusait enfin; et le
+plus bel ornement d'un bal c'est la joie.
+
+--«Ce bal _est lugubre_, me dit l'Impératrice dans un moment
+où l'archi-chancelier était loin d'elle... Nous commençons mal
+l'année... C'est surtout pour moi qu'elle sera plus triste que les
+autres, ajouta-t-elle plus bas.»
+
+Je la regardai... elle avait les yeux pleins de larmes.
+
+--«Au nom de vous-même!» lui dis-je.
+
+Elle sourit tristement...
+
+--«J'ai encore du mérite à être comme je suis, croyez-le bien, et ne
+me jugez pas une femme sans courage. Je suis forte au contraire?...
+
+Je ne répondis rien; je savais que les bruits de divorce prenaient
+une consistance qui devait l'alarmer. Mais aussi je savais qu'elle
+n'avait rien à redouter pour le moment présent, je le savais
+seulement depuis quelques heures et j'aurais voulu le lui dire, mais
+je n'aurais jamais osé aborder un pareil sujet, même seule avec
+elle, si elle n'avait pas commencé. Je l'aurais affligée, et puis je
+savais qu'il y avait à redouter le mécontentement de l'Empereur...
+mais j'avais aperçu madame de Rémusat dans le bal et je résolus de
+lui en parler; elle et madame d'Arberg avaient toute la confiance de
+l'Impératrice et la méritaient.
+
+Comme l'Impératrice finissait d'exprimer toute la tristesse qui
+était dans son âme au milieu d'une fête, avec cette résignation et
+cette douceur qui lui étaient habituelles, un homme jeune, dont la
+tournure distinguée se faisait remarquer au milieu de tous les hommes
+qui l'entouraient, se détacha du groupe diplomatique, sur un mot
+que lui dit M. de Villeneuve, chambellan de la reine Hortense, et
+ôtant son épée, vint auprès de la princesse pour la prendre pour
+danser l'anglaise[105] ainsi qu'elle venait de le lui faire demander.
+C'était le comte de Metternich, ambassadeur d'Autriche; il n'y avait
+pas alors à Paris un homme qui eût une tournure plus élégante et plus
+distinguée et des manières plus nobles, quoique très-convenables pour
+son âge.
+
+[Note 105: On dansait toujours à la cour au moins deux anglaises par
+bal.]
+
+Comme il passait près de moi, il me dit en riant et en me montrant un
+immense lustre qui était au milieu du salon:
+
+--«Est-ce là que fut pendu M. de Souza?»
+
+Je répondis que non et en riant à mon tour, car le souvenir de cette
+histoire provoquera ma gaieté jusqu'à mon dernier jour.
+
+--«Que dites vous donc de M. de Souza? me demanda l'Impératrice quand
+M. de Metternich et la reine Hortense furent dans la colonne de
+l'anglaise.
+
+--Oh! ce n'est pas de celui que vous connaissez, madame... mais V.
+M. se rappellera qu'en 1802 ou 1803, je crois, il passa par Paris
+un petit homme Portugais, qu'on appelait don Rodrigue ou bien don
+Alexandre de Souza. Il n'était pas envoyé en France, il venait ou
+il allait à quelque ambassade de la part de S. M. Très-Fidèle, et,
+tout en voyageant, il voulut voir Paris, parce que, malgré leur
+apparente insouciance, les Portugais sont plus curieux de toutes
+choses que pas un peuple de l'Europe. Ce petit monsieur de Souza
+était très-anglomane de sa nature: tout ce qu'il portait était de
+confection et de fabrique anglaise; mais, avant de quitter Paris, il
+dût se convaincre qu'il y avait une partie de sa toilette qui aurait
+pu être mieux faite et plus solide.
+
+--Que lui arriva-t-il donc? contez moi cela pendant l'anglaise.
+
+--Eh bien! madame, l'archi-chancelier avait un de ces beaux et
+solennels dîners qu'il donnait, comme le sait V. M., dans le courant
+du Consulat, avec une fort grande magnificence, parce qu'alors elle
+était presque seule dans Paris. Tout ce qui passait avec un titre ou
+un rang, et qui allait faire une visite à Cambacérès, était sûr de
+recevoir une invitation pour le mardi ou le samedi suivant. M. de
+Souza y passa comme les autres, et précisément je fus invitée avec
+M. d'Abrantès pour ce même jour, ainsi que le maréchal Mortier et
+le maréchal Duroc. Votre majesté sait comme le maréchal Mortier est
+rieur!
+
+--Lui!.. non vraiment!.. Mortier est rieur!
+
+--Comme un écolier... au point d'être obligé de se sauver de l'objet
+qui provoque sa gaieté, sans quoi il demeurerait une heure à rire
+devant lui... Il était donc à table à côté de moi ce même jour chez
+Cambacérès. Depuis le commencement du dîner il ne cessait de me dire:
+
+--«Qu'est-ce que c'est donc que ce petit bon homme qu'on a placé à
+côté de moi?»
+
+En effet, M. de Souza était _infiniment petit_ et l'on sait que le
+maréchal avait six pieds deux lignes; M. de Souza avait à peine cinq
+pieds.
+
+Il était, de plus, d'une gravité incroyable. Le maréchal lui avait
+adressé plusieurs fois la parole; et, toujours repoussé avec perte,
+il s'était replié de mon côté... Mais la scène allait s'ouvrir pour
+lui comme pour nous tous.
+
+L'archi-chancelier, même à l'époque du Consulat, donnait toujours
+deux services. Ce jour-là, comme toujours, les maîtres d'hôtel et
+les valets de chambre portaient un habit habillé avec des boutons
+guillochés; le premier maître d'hôtel avait un habit en ratine ou en
+velours ras mordoré, avec ces mêmes boutons guillochés. Ce furent eux
+qui amenèrent le trouble dans la maison paisible du second Consul.
+
+Au moment où le maître d'hôtel enlevait les plats du premier service,
+nous entendons un cri perçant; et, comme en ce moment je fixais M. de
+Souza, je jugeai que c'était lui que regardait la chose, car tout à
+coup je le vis en enfant de choeur!
+
+D'où lui venait cette tonsure immédiate, voilà ce qu'on ne pouvait
+comprendre, et encore moins la perte de la perruque qu'on ne pouvait
+retrouver.
+
+--«Monseigneur, je voudrais bien ma perruque, répétait M. de Souza,
+avec le même sérieux qu'il aurait mis à redemander le Brésil.
+
+--Mais, monsieur le comte, disait le second Consul en lorgnant plus
+attentivement cette étrange figure... que voulez-vous qu'on ait fait
+de votre perruque?»
+
+Cependant, en découvrant au bout de son lorgnon cette tête toute
+ronde et entièrement nue, l'archi-chancelier se mit à rire. Ce rire,
+le seul peut-être qui eût frappé les murs de cette salle, depuis
+que Cambacérès habitait cette maison; ce rire fut comme un signal
+pour tous; mais le général Mortier fut celui qui en reçut l'effet le
+plus direct. Il éclata tellement, qu'il fut obligé de se lever et de
+quitter la salle à manger, en prétextant un saignement de nez.
+
+--«Mais ma perruque, disait M. de Souza, en se tournant toujours
+aussi gravement de tous les côtés.»
+
+Le pauvre maître d'hôtel, dont les fonctions avaient été interrompues
+par cet événement, cherchait comme les autres, lorsque tout à coup M.
+de Souza s'écrie:
+
+--«Eh! monsieur, la voilà!»
+
+Et il s'adressait au maître d'hôtel, avec un visage furieux; l'autre
+le regardait avec des yeux étonnés...
+
+--«Là, monsieur, s'écria le Portugais en colère cette fois, et lui
+prenant le bras droit, auquel la perruque pendait par un de ces
+malheureux boutons guillochés qui l'avait accrochée en passant
+au-dessus de la petite taille de don Rodrigue de Souza, pour prendre
+les plats sur la table. Comme c'était le bouton de derrière qui avait
+fait ce mal, on ne l'avait pas aperçu. Cependant, les valets de pied
+devaient l'avoir vu; mais la malice est toujours de ce côté-là, pour
+ne pas dire la méchanceté, et la joie que leur donnait M. de Souza en
+enfant de choeur balançait le devoir. Quoi qu'il en soit, M. de Souza
+remit sa perruque. Le dîner continua; le général Mortier rentra guéri
+de _son hémorrhagie_, mais non pas de son envie de rire, qui était
+plus vive que jamais, en voyant le sérieux solennellement colère
+de M. de Souza, qui, après tout, devait prendre la chose en riant.
+Pourquoi aussi sa perruque ne tenait-elle pas mieux?
+
+L'Impératrice avait ri pendant mon histoire avec un tel abandon, que
+plusieurs fois on avait regardé de notre côté, malgré le mouvement
+de l'anglaise et le rideau que formait la colonne. Lorsqu'on put
+passer, l'archi-chancelier vint savoir, _s'il était possible_,
+toutefois, dit-il en s'inclinant, quelle était la cause de cette
+bonne gaieté. L'Impératrice, riant encore aux larmes, le lui dit, ce
+qui provoqua un sourire de souvenir sur les lèvres de Cambacérès, qui
+jamais ne riait que dans des circonstances qu'on notait.
+
+--«Oui, dit-il, en effet, ce fut une scène singulière; et mon
+maître d'hôtel nous donna là une représentation que mes convives
+n'attendaient guère... C'est beaucoup plus comique que l'histoire
+de la perruque de M. de Brancas, accrochée au lustre du salon de la
+Reine-Mère, dont il était, je crois, chevalier d'honneur...»
+
+Et sa mémoire le servant admirablement, il ajouta au portrait de
+M. de Souza plusieurs teintes qui achevèrent la ressemblance et
+redonnèrent un nouvel accès de gaieté à l'Impératrice. On sait que
+Cambacérès contait à ravir.
+
+C'est à ce bal que M. de Metternich répondit un mot si parfaitement
+spirituel à une autre parole de M. le duc de Cadore, qui ne l'était
+guère. M. de Metternich était, depuis un an, dans toutes les
+agitations pénibles qui peuvent tourmenter un homme investi de grands
+pouvoirs, honoré de la confiance de son souverain, et qui voit qu'il
+ne peut détourner la tempête qui va fondre sur sa patrie et la
+ravager. Car il était presque certain que Napoléon voulait faire la
+guerre à l'Autriche... On disait que _non_ à Paris; mais Napoléon y
+songeait à Bayonne.
+
+M. de Metternich, tourmenté par ses craintes, demanda et obtint un
+congé pour aller à Vienne, pour des affaires personnelles. L'empereur
+Napoléon vit ce départ avec une sorte de peine; il lui donna des
+soupçons et de l'ombrage... Pourquoi l'ambassadeur quittait-il son
+poste? Mais, après tout, quand M. de Metternich l'aurait quitté pour
+avertir plus sûrement son maître des dangers qu'il courait déjà, il
+n'aurait fait que son devoir d'honnête homme et de loyal[106] sujet.
+Il était Autrichien avant tout; au service de l'Autriche, et dévoué
+de coeur à son maître, surtout depuis qu'il était malheureux; car
+c'est un homme loyal et bon que M. de Metternich.
+
+[Note 106: Plût au ciel qu'en 1814 et 1830, lorsque la possibilité
+existait de proclamer le roi de Rome, nous eussions eu des Français
+aussi bons patriotes que M. de Metternich!]
+
+En partant de Paris, dans les derniers jours d'octobre, il annonça
+qu'il serait de retour vers la fin de novembre. Il ne revint que
+le 31 décembre 1808. Le duc de Cadore crut lui dire un mot fort
+spirituel en le plaisantant sur ce retard.
+
+--«Ah! ah! monsieur le comte, vous avez été bien longtemps absent,
+lui dit-il en souriant.»
+
+Et, quoique le plus digne des hommes, M. le duc de Cadore en était le
+plus laid, quand il souriait surtout.
+
+--«C'est vrai, monsieur le duc, répondit M. de Metternich, qui
+comprit l'allusion qu'on voulait faire en parlant de ce retard; mais
+j'ai été obligé de m'arrêter, pour laisser défiler le corps entier du
+général Oudinot, qui venait de passer l'Inn.»
+
+Cambacérès faisait un grand cas de M. de Metternich; et son éloge
+n'était pas indifférent dans sa bouche, car il était peu louangeur.
+
+Cette fête, ou seulement ce bal donné par l'archi-chancelier à
+l'Impératrice, avait au reste la teinte de gêne et de tristesse que
+toutes les fêtes qu'on lui offrait alors recevaient nécessairement
+par la connaissance qu'on avait du divorce très-prochain qui la
+menaçait. Elle-même le savait; et le malheur avait déjà doublé
+d'épines cette couronne qui lui avait été prédite dans son enfance.
+
+Cambacérès possédait au plus haut degré la tenue solennelle de la
+haute magistrature. Il me rappelait l'idée que je me faisais, étant
+jeune fille et étudiant, de ces anciens chanceliers, des L'Hôpital,
+des Lavardin... de ces hommes mourant sur leur chaise curule, comme
+les vieux pères conscripts... excepté pourtant cette dernière chose;
+car on prétend que Cambacérès était poltron comme un lièvre... Mais
+qu'en savait-on?
+
+Le jour où le Conseil d'État fut averti du projet d'hérédité
+impériale, ce fut lui qui présida le Conseil à la place de
+l'Empereur, qui manquait rarement à ce qu'il regardait, disait-il,
+comme un devoir. Ce jour-là qui, je crois, était un 12 ou un 14
+d'avril, Cambacérès entra dans le Conseil d'État plus solennellement
+encore qu'à l'ordinaire; et ce furent lui et Regnault de
+Saint-Jean-d'Angely qui discutèrent et posèrent d'abord la question
+de l'hérédité, sans laquelle, disaient-ils avec raison, il ne
+pouvait y avoir en France de paix ni de repos. Quelques jours après,
+oubliant qu'il devenait le sujet de celui dont il était l'égal,
+puisque le gouvernement consulaire l'avait établi par le fait, il
+prononça lui-même à l'Empereur, à Saint-Cloud, ce fameux discours qui
+lui donnait la puissance souveraine au nom du peuple et du Sénat.
+Ce discours est un modèle de concision et de clarté oratoire. Il
+est peut-être peu élégant; mais Cambacérès ne pouvait pas parler
+autrement ce jour-là... et dans cette pièce mémorable dans notre
+histoire, il ne faut voir que les mots et ce qu'ils annoncent.
+
+En voici quelques phrases:
+
+
+«SIRE,
+
+»Le décret que le Sénat vient de rendre, et qu'il s'empresse
+de présenter à votre majesté impériale, n'est que l'expression
+authentique d'une volonté déjà manifestée par la nation.»
+
+ ..............................................
+
+«La dénomination plus imposante qui vous est décernée n'est donc
+qu'un tribut que la nation paie à sa propre dignité et au besoin
+qu'elle sent de vous donner chaque jour les témoignages d'un
+attachement et d'un respect que chaque jour aussi voit augmenter.
+
+»Eh! comment le peuple français pourrait-il[107] trouver des bornes à
+sa reconnaissance, lorsque vous n'en mettez aucune à vos soins et à
+votre sollicitude pour lui?...
+
+[Note 107: Lui parlant plus tard de ce discours, je lui demandai
+s'il avait été dicté par l'Empereur. L'archi-chancelier me donna
+_sa parole d'honneur_ que Napoléon ne le connaissait que comme tous
+les discours qui se prononçaient devant lui; il en prenait lecture
+avant qu'on ne le lui dît, pour savoir s'il n'y avait rien contre sa
+politique européenne. «J'étais si touché moi-même, ajouta Cambacérès,
+que j'aurais fait quelque chose de plus louangeur encore, moi qui
+pourtant ne le suis guère, si je n'avais craint de lui déplaire, car
+je sais qu'il n'aime pas cela.»]
+
+»Comment pourrait-il, oubliant les maux qu'il a soufferts quand il
+fut livré à lui-même, penser sans enthousiasme au bonheur qu'il
+éprouve depuis que la Providence lui a inspiré de se jeter dans vos
+bras?...
+
+»Les armées étaient vaincues[108]; les finances en désordre; le
+crédit public _anéanti_; les factions se disputant les restes
+de notre antique splendeur; les idées de religion et de morale
+obscurcies; l'habitude de donner et de reprendre le pouvoir
+laissaient les magistrats sans considération, et même avaient rendu
+odieuse toute espèce d'autorité...
+
+[Note 108: Oui, malgré toutes les victoires de Masséna qui fut un
+vrai héros, et qui nous sauva des Russes avec sa belle campagne de
+Suisse. Mais cette victoire ne pouvait être que passagère, et encore
+une comme celle-là, et nous étions perdus même dans notre honneur,
+car le moyen de faire la paix convenablement; et pourtant nous
+n'avions ni soldats ni ressources; la France était dans un état de
+délabrement _moral et physique_, qui était comme l'avant-coureur de
+notre perte au moment du retour de Napoléon. Aussi, quand j'entends
+Gohier dire que la France était grande et glorieuse au 18 brumaire,
+je me demande comment la haine et la vengeance peuvent aveugler à ce
+point. Gohier, du reste, est souvent méchant et surtout peu véridique
+en parlant de Napoléon.]
+
+»Votre majesté a paru; elle a rappelé la victoire; elle a rétabli la
+règle et l'économie dans les dépenses publiques; la nation, rassurée
+par l'usage que vous en savez faire, a repris confiance dans ses
+propres ressources; votre sagesse a calmé la fureur des partis;
+la religion a vu relever ses autels; les notions du juste et de
+l'injuste se sont réveillées dans l'âme des citoyens, quand on a vu
+la peine suivre le crime, et d'honorables distinctions récompenser et
+signaler la vertu, etc.»
+
+
+Ce fut le 19 mai 1804, que ce discours fut prononcé par Cambacérès,
+comme président du Sénat.
+
+François de Neufchâteau, l'ancien directeur, fit aussi un discours à
+Napoléon, le 1er décembre 1804. On verra, par quelques phrases que
+j'en vais rapporter, que dans ces six mois d'intervalle la flatterie
+avait fait de grands progrès.
+
+Je les place également pour donner une idée du genre d'esprit de
+François de Neufchâteau, dont on a tant parlé, et qui, après tout,
+n'était qu'un rhéteur sans grâce; quoiqu'à l'époque où il était un de
+nos cinq rois, il eût aussi sa cour de flatteurs, qui le plaçaient
+beaucoup plus haut que tous les poëtes et les écrivains de son
+époque, et même de son siècle...
+
+ La voix du peuple est bien ici la voix de Dieu,
+
+disait-il à l'Empereur.
+
+«Aucun gouvernement ne peut être fondé sur un titre plus authentique.
+Dépositaire de ce titre, le Sénat a délibéré qu'il se rendrait en
+corps auprès de votre majesté impériale. Il vient faire éclater
+la joie dont il s'est pénétré, vous offrir le tribut sincère de
+ses félicitations, de son respect, de son amour; et s'applaudir
+lui-même de l'objet de cette démarche, puisqu'elle met le dernier
+sceau à ce qu'elle attendait de votre prévoyance _pour calmer les
+inquiétudes[109] de tous les bons Français_, et faire entrer au port
+le vaisseau de la république.
+
+[Note 109: Cette phrase est en rapport avec les propos des
+républicains, qui disaient alors qu'il y avait à craindre que
+Bonaparte ne ramenât les Bourbons. On a même prétendu que la mort du
+malheureux duc d'Enghien n'eut pas d'autre cause!...]
+
+»Oui, sire, de la république! Ce mot peut blesser les oreilles d'un
+monarque ordinaire; mais ici, le mot est à sa place devant celui dont
+le génie nous a fait jouir de la chose, dans le sens où la chose peut
+exister chez un grand peuple: vous avez fait plus que d'étendre les
+bornes de la république, car vous l'avez constituée sur des bases
+solides. Grâces à l'EMPEREUR DES FRANÇAIS, on a pu introduire dans ce
+gouvernement _d'un seul_ les principes conservateurs des intérêts de
+tous, et fondre dans la république la force de la monarchie, etc.,
+etc[110]...»
+
+[Note 110: Il est impossible de rien comprendre à ce fatras de mots
+sans couleur, sans aucun sens, et aussi absurdes que les paroles de
+Bobêche, voulant nous persuader que deux et deux font cinq.]
+
+Voilà un échantillon du talent de François de Neufchâteau. Il avait
+de l'esprit, pourtant, et même beaucoup, ainsi que je l'ai déjà dit.
+Il était aimable, disait les vers à ravir, mais s'étonnait, après
+cela, tellement de lui-même, qu'il en évitait la peine aux autres.
+Toutefois, je le répète, il avait de l'esprit. Seulement il aurait
+dû sentir que des flatteries du genre de celles dont il accablait
+l'Empereur, étaient déplacées dans la bouche d'un homme qui avait
+eu lui-même pendant un temps la puissance exécutive. L'Empereur le
+comprit et le dit à Cambacérès.
+
+--«On m'a fait un bien beau discours, qui m'a fait regretter le
+vôtre, monsieur l'archi-chancelier,» lui dit-il la veille du sacre,
+au moment où il arriva près de Napoléon, selon le désir que celui-ci
+lui avait témoigné de s'entretenir avec lui en particulier et même
+en secret la veille du couronnement. Cette conversation dut être du
+plus haut intérêt. Mais jamais _personne_ n'a su un mot de ce qui
+fut dit dans cet entretien, quoiqu'on ait pu le présumer. Cambacérès
+était non seulement aimé de l'Empereur, mais estimé. Napoléon _tenait
+à honneur_ d'être ami de Cambacérès. «_C'est un honnête homme_,»
+répétait toujours Napoléon, «_un honnête homme supérieur_.»
+
+Que de fois je lui ai entendu répéter cette phrase... Il aimait
+aussi l'ordre et la régularité de Cambacérès; sa manière de recevoir
+surtout. Cette étiquette strictement observée ne lui paraissait
+nullement ridicule; et il trouvait peut-être avec raison que
+l'archi-chancelier était le seul grand dignitaire qui comprît bien sa
+position.
+
+Mais, en revanche, l'archi-chancelier n'était aimé d'aucune des
+Impératrices. Joséphine n'avait aucune affection pour lui. Il
+attribuait cet éloignement à des remontrances qu'il avait pris
+la liberté de lui faire, au nom de l'Empereur, sur ses dépenses
+excessives, qui donnaient toujours à Napoléon des colères,
+quelquefois funestes pour lui-même, car elles le rendaient fort
+malade; et puis l'archi-chancelier était pour la séparation; Fouché
+également cependant, et il était en faveur auprès d'elle: mais il
+était faux, et Cambacérès était véridique et loyal.
+
+Quant à Marie-Louise, c'est autre chose. Voici pourquoi elle prit
+l'archi-chancelier en grippe. Je donne cette histoire comme elle
+courut alors dans tous les salons de Paris. Elle nous fit beaucoup
+rire, et je la crois positivement vraie.
+
+À l'époque de la guerre de Russie, lorsque l'Autriche insistait
+si vivement pour avoir les provinces illyriennes[111], la
+correspondance, soit confidentielle, soit ministérielle, du beau-père
+et du gendre était souvent orageuse... Un jour, Napoléon jura et
+frappa du pied contre terre, en nommant son père et frère d'Autriche
+de je ne sais plus quel nom.
+
+[Note 111: Faute immense de Napoléon! ces provinces illyriennes
+n'étaient rien pour lui, et l'Autriche y attachait le plus grand
+prix. Si elles eussent été rendues en 1812, le prince Schwartzemberg
+marchait avec nous en Russie!... quelle différence!...]
+
+--«Qu'est-ce, mon ami? qu'avez-vous contre mon père?
+
+--Votre père, Louise!... votre père EST UNE GANACHE!... Et après ce
+mot il se lève, et sort en fermant la porte assez violemment pour la
+briser.
+
+L'Impératrice, soit qu'elle ne connût que notre beau langage, soit
+qu'elle ne connût pas en entier notre dictionnaire, ou plutôt qu'elle
+s'en tint à la véritable acception des mots, demeura surprise devant
+celui que Napoléon lui avait jeté comme une injure, si elle en
+jugeait au ton courroucé de sa voix. Mais une injure de Napoléon!
+lui, si doux avec elle! si tendre surtout!... Le moyen de le
+croire!... Dans ce moment, la duchesse de Montebello entrait chez
+l'Impératrice. On sait combien elle l'aimait[112]! Elle lui demanda
+aussitôt ce que signifiait le mot _ganache_, en lui disant pourquoi
+elle lui faisait cette question...
+
+[Note 112: Elle avait une telle tendresse pour cette bonne et belle
+personne, qu'après le départ de Marie-Louise, madame Bernard[112-A]
+portait un bouquet à la duchesse, de la part de l'Impératrice, comme
+si elle eût été à Paris, et cela dura un an au moins.]
+
+[Note 112-A: Fameuse bouquetière qui a précédé madame Prevost, et qui
+faisait les bouquets presque aussi bien qu'elle.]
+
+Madame la duchesse de Montebello, fort embarrassée, lui répondit
+cependant fort bien pour tous:
+
+--«Une ganache! madame... c'est... c'est un brave homme... un honnête
+homme un peu âgé...
+
+--Ah!...»
+
+La chose en resta là. L'Impératrice n'en parla plus, parce que
+l'occasion ne se présenta pas de placer le mot; mais au moment du
+départ de l'Empereur pour la Russie, il laissa, comme on sait,
+l'Impératrice régente avec l'archi-chancelier pour conseil, et même
+presque comme tuteur. L'Empereur parti, le prince archi-chancelier
+alla présenter ses devoirs à son impériale pupille, qui, voulant lui
+dire une parole gracieuse, le regarda en souriant, et, prenant une
+physionomie toute gracieuse:
+
+--«En vérité, lui dit-elle, je suis bien touchée que l'Empereur m'ait
+laissé un guide aussi respectable!... et je serai toujours empressée
+de recevoir les avis d'une aussi brave GANACHE!»
+
+Qu'on juge de l'effet du compliment!
+
+On a prétendu qu'elle avait eu l'intention de lui dire ce qu'en effet
+signifie ce mot. Je ne le crois pas: quel en serait le motif?...
+Cambacérès était un homme inoffensif, que l'Empereur estimait
+beaucoup, et Marie-Louise le savait. Non, je crois que ceux qui lui
+veulent faire une réputation de malice, pour lui sauver celle de la
+sottise, se trompent ici beaucoup... Marie-Louise était un de ces
+êtres mal organisés, à qui tout réussit mal, et qui ne savent jamais
+corriger leur destinée...
+
+Elle aimait à s'amuser, et n'y entendait rien; cependant les bals
+lui plaisaient: elle aimait la danse et elle y valsait et dansait
+l'anglaise comme une personne que cela ennuie et fatigue. Cambacérès,
+qui, certes, n'était pas danseur, en fit la remarque un jour chez
+lui à un petit bal donné à Marie-Louise dans sa nouvelle maison;
+cependant, cette fois-ci, l'ordonnance était mieux faite; il y avait
+plus de jeunes gens. Presque tous les auditeurs au Conseil d'État,
+dont Cambacérès était le chef, pour ainsi dire, s'y trouvaient,
+et leur présence ajoutait et donnait même, on peut le dire, un
+autre aspect à la fête... Marie-Louise avait ce soir-là presqu'une
+apparence de beauté... Elle était bien mise, ce qui lui arrivait
+rarement; elle avait un petit corset de velours bleu, de ce bleu
+qui porte son nom encore aujourd'hui, couleur tout à fait bien pour
+son teint, qui était sa seule beauté réelle. Ce petit corset était
+brodé en diamants, la jupe était en tulle, doublée de satin blanc,
+et bordée par plusieurs touffes de _belles de jour_, d'un bleu plus
+foncé que nature, pour rapprocher davantage la nuance du velours.
+Elle était coiffée avec les mêmes fleurs et des épis de diamants, ce
+qui faisait admirablement dans ses beaux cheveux blonds... Elle était
+presque jolie comme cela! et elle l'eût été certainement, si elle eût
+été gracieuse!
+
+Lorsque l'Empereur était absent, c'était bien vraiment
+l'archi-chancelier qui _régnait_ à Paris; c'était son salon qui
+était la cour active et marquante. Sa représentation continuelle est
+véritablement le mot qui convient à la chose. Jamais il ne faisait
+un voyage pour aller, soit aux eaux, soit à la campagne ou dans le
+Languedoc. Lorsque l'Empereur lui dit d'avoir une campagne, il en
+prit une... mais à Monceaux.
+
+Aussi l'Empereur comptait-il sur lui comme sur _un ami_, et il avait
+raison; il savait combien il pouvait s'assurer sur son calme, son bon
+sens et sa haute expérience dans les affaires. Ensuite il y avait un
+autre motif pour l'Empereur; c'était la sécurité que lui donnaient
+trois convictions: celle de son honnêteté d'abord, ensuite de sa
+circonspection, et puis enfin celle de _sa poltronnerie_.
+
+--«Bah! disait Berthier, l'Empereur sait bien qu'il n'a rien à
+craindre de Lebrun et de Cambacérès! Ils sont honnêtes gens d'abord,
+et puis trop poltrons pour tenter ou soutenir une révolution, surtout
+l'archi-chancelier...»
+
+Je crois que l'honnêteté de Cambacérès suffisait pour le faire
+tenir en repos; mais, ce que je crois encore mieux, c'est qu'il
+n'avait aucune chance pour réussir. Il possédait sans doute toutes
+ces qualités, que les souverains trouvent rarement dans leurs
+alentours... Mais à posséder celles qu'il faut pour être souverain
+soi-même, il y a encore bien loin.
+
+Cambacérès accueillait dans son salon, avec une bienveillance
+plus intime que pour les autres personnes présentées, celles qui
+lui venaient du Languedoc. Il avait un respect religieux pour
+sa province. Son amitié pour moi doublait, je crois, de cette
+circonstance, que nous étions de la même ville... Si quelque
+Montpellerais lui demandait un service, il répondait presque
+toujours: _Je le ferai!_
+
+En effet, il faisait examiner la chose; le rapport était fait dans
+les quarante-huit heures; car M. Lavollée secondait son oncle aussi
+vivement qu'il le pouvait, et, le mardi ou le samedi suivant,
+Cambacérès disait au compatriote solliciteur:
+
+--«Mon cher, je me charge de votre affaire.»
+
+Alors c'était à peu près fait. Je dis à peu près, parce qu'avec
+Napoléon, on ne pouvait répondre de rien.
+
+Mais quelquefois Cambacérès avait promis, ou bien les prétentions du
+solliciteur ne lui semblaient pas justes. Alors il lui disait avec la
+même franchise: _Je ne puis rien_. C'est de l'honneur, cela.
+
+Un jour je reçois une lettre d'Arras; elle m'était écrite par une
+personne que je ne nommerai pas, parce qu'à l'époque où j'habitais
+cette ville, cette personne était royaliste avec tout le fanatisme
+qu'on connaît à certaines gens. Ensuite elle était devenue
+impérialiste au même degré. En 1814 cela changea encore, et, en 1830,
+il y eut une nouvelle mutation. Cette dame avait un petit-fils.
+Jamais aïeule ne fut plus enthousiaste de sa progéniture. Le jeune
+homme n'avait pourtant rien d'extraordinaire; il n'était que bien,
+et voilà tout; mais, sur toute chose, il était enfant gâté, et
+voulait ce qu'il voulait avec acharnement. Il entreprit _de vouloir_
+être ce que détestait sa grand'-mère alors... il voulut servir
+l'Empire. La seule concession qu'il lui fit, ainsi qu'à sa mère,
+fut de ne pas aller à l'armée, quoiqu'il en mourût d'envie. Alors
+l'aïeule m'écrivit pour me prier de solliciter pour son petit-fils
+l'entrée du Conseil d'État. Elle avait jadis connu Cambacérès chez le
+marquis de Montferrier, et comptait sur ce souvenir. Mais il y avait
+bien des chances pour le contraire!...
+
+Elle y comptait pourtant si bien, que dans la lettre qu'elle m'avait
+priée de remettre à l'archi-chancelier, elle en parlait d'une
+curieuse manière. Le jeune homme, je le répète, était fort bien; et,
+heureusement pour lui, le prince le comprit comme moi.
+
+À mesure qu'il lisait la lettre de l'aïeule, il me regardait avec une
+sorte de malice tellement inusitée chez lui, que je dus m'attendre à
+quelque chose de bizarre.
+
+--«Tenez, me dit-il en me donnant la lettre de madame de ****, voyez
+de quel style on me fait la demande d'un service.»
+
+Je suis fâchée de ne pas avoir gardé de copie de cette lettre: elle
+était curieuse dans le fait. Madame de **** rappelait à Cambacérès
+archi-chancelier, qu'elle l'avait connu _comme Cambacérès avocat_;
+et cela si _crûment_, si peu délicatement, que je vis l'affaire du
+jeune homme tout à fait manquée. Mais je devais apprendre à connaître
+l'archi-chancelier.
+
+--«Monsieur, dit-il à M. de ****, je ne pourrai répondre aux volontés
+de madame votre grand'-mère, qui m'ordonne, ajouta-t-il en souriant,
+de vous faire nommer _dans les vingt-quatre heures_. Mais veuillez me
+faire l'honneur de venir dîner chez moi mardi prochain, et en raison
+de _notre très-ancienne_ connaissance, de venir à quatre heures et
+demie; nous causerons. Aujourd'hui je ne veux pas ennuyer madame
+d'Abrantès d'une aussi lourde conversation; et puis je dois me rendre
+au Conseil. Mais mardi, vous voudrez surtout bien permettre que je
+sois moi-même _votre examinateur_.»
+
+Le jeune homme sortit de chez Cambacérès enchanté de lui. Sa place
+au Conseil d'État était d'autant plus importante à obtenir pour
+lui, qu'il était très-amoureux, et que le père de la jeune fille ne
+voulait la marier qu'à un homme ayant une carrière. Le jeune homme,
+quoiqu'il fût amoureux, préférait celle des armes; à cette époque
+il y avait une telle confiance, que personne ne croyait mourir, et
+on allait à l'armée comme au bal; mais pour plaire à sa famille, il
+s'était décidé pour le Conseil d'État.
+
+--«Dites tout cela à l'archi-chancelier, lui dis-je; il vous
+servira mieux si vous avez confiance en lui; car la lettre de votre
+grand'-mère a failli tout gâter. Parlez à Cambacérès comme à un père.»
+
+Il suivit mon conseil et fit bien. J'avais été invitée à dîner
+par Cambacérès pour ce même mardi, afin que mon protégé et moi
+nous fussions ensemble; et, bien que Cambacérès me l'eût répété
+_trois fois_, je n'en reçus pas moins, le même soir, une invitation
+imprimée. Aussitôt que j'arrivai, le prince vint à moi; et me prenant
+par la main, comme si nous allions danser un menuet, il me conduisit
+à un fauteuil et me dit tout bas:
+
+--«Je suis parfaitement content du jeune homme; et comme j'ai pour
+principe de ne pas me laisser influencer par des circonstances
+étrangères, je le servirai parce qu'il a du mérite, et qu'il
+serait cruel autant qu'injuste de le rendre responsable du peu de
+considération que sa folle de grand'-mère m'inspire. Il peut donc
+compter sur moi: vous pouvez en être certaine.»
+
+En effet, quelques semaines après, le jeune homme fut nommé
+auditeur au Conseil d'État. Il se maria et il est toujours demeuré
+reconnaissant des bontés de l'archi-chancelier.
+
+--«Une belle bonté, vraiment! disait la grand'-mère, lorsqu'il en
+parlait devant elle; _il devait_ vous faire nommer: il ne pouvait
+faire autrement, j'avais dîné vingt fois avec lui chez M. de
+Montferrier!..»
+
+Un officier de la maison de l'Empereur, homme d'esprit et de bonnes
+manières, dont le père était un des amis les plus intimes de ma mère,
+M. le marquis de Beausset, était un habitué du salon de Cambacérès.
+Il était préfet du palais; et, en vérité, il entendait cette fonction
+admirablement bien. Il avait cependant un rival, non seulement dans
+la maison de l'Empereur, mais auprès de l'archi-chancelier: c'était
+M. de Cussy. M. de Cussy était un homme excellent, mais ne comprenant
+guère la vie que comme elle s'écoulait pour lui. Il ne lui fallait
+des fêtes que parce qu'il y a toujours un souper, ou bien des
+rafraîchissements d'une nature plus substantielle que des sirops.
+Il avait un profond mépris pour les maisons qui reçoivent _à gosier
+sec_, comme il le disait.
+
+«Il n'y a plus de France! s'écriait-il un jour; il n'y a plus de
+France!... on ne soupe plus!...»
+
+Cambacérès l'avait nommé d'Aigrefeuille second. Il allait beaucoup
+chez lui, ainsi que M. le marquis de Beausset; ils étaient rivaux,
+mais cela n'était pas alarmant et ne passait jamais le seuil de
+l'office impérial.
+
+On voit que l'addition de ces deux messieurs ne devait ni enlever ni
+ajouter quelque chose à l'élégance de la cour de l'archi-chancelier;
+car ceux qui la formaient habituellement étaient loin de pouvoir être
+donnés pour des modèles en ce genre.
+
+C'était d'abord M. le marquis de Montferrier, homme de bonne
+naissance, âgé de cinquante ans au moins, gros, poudré, et l'antipode
+d'une contredanse, quoiqu'il sourît toujours.
+
+C'était Monvel, frère de mademoiselle Mars, et fils du fameux acteur
+Monvel. Il était secrétaire du prince.... Maigre, pâle, sa figure
+longue et étroite pouvait sourire quelquefois, mais je crois qu'il
+n'en savait rien.
+
+C'était encore M. de Villevieille, contemporain de Voltaire et disant
+les vers admirablement. Mais il aurait fallu rétrograder de quelque
+trente ans par-delà: c'était donc encore une figure peu admissible
+dans une fête.
+
+C'était d'Aigrefeuille enfin, avec sa grotesque figure et sa
+burlesque toilette! Toutes deux méritent d'être connues.
+
+D'Aigrefeuille[113] était un fort bon homme, ayant de l'esprit
+et des connaissances, choses qui disparaissaient pour le monde
+devant sa gloutonnerie, mais qui pourtant existaient réellement. Sa
+figure était incroyable; il avait une grosse tête placée sur un cou
+très-court; son visage était fait comme peu de visages le sont; ses
+yeux, très-gros et très-saillants, étaient parfaitement ronds et
+d'un bleu pâle et terne; son nez, formé d'une boule de chair, était
+au-dessous de ces yeux que je vous ai dits, et surmontait une bouche
+formée de deux grosses lèvres qu'il léchait incessamment, comme s'il
+venait de manger une bisque, et tout cela avec deux grosses joues
+fleuries, mais tremblantes, formaient deux fossettes quand il faisait
+son gros rire, ce qui arrivait souvent; ses jambes étaient petites,
+c'est-à-dire courtes, car elles étaient grosses et ramassées; son
+ventre très-gros et sa taille petite: voilà le portrait de l'homme,
+ni flatté ni chargé.
+
+[Note 113: D'Aigrefeuille était conseiller à la cour des aides de
+Montpellier: c'était un homme d'esprit, quoique ridicule; mais il
+l'était plus par sa figure que par lui-même.]
+
+Qu'on se figure à présent ce personnage que je viens d'essayer de
+peindre, vêtu d'un habit de velours ras, _bleu de ciel_, doublé
+de satin blanc et garni d'une hermine, qui jouait le lapin blanc,
+attendu qu'il n'y avait pas de queues noires.
+
+Voilà l'origine de cette belle toilette.
+
+D'Aigrefeuille était fort ami d'une bonne, excellente et spirituelle
+personne, la comtesse de la Marlière. Un jour, il était chez elle, et
+lui contait ses chagrins d'être obligé d'acheter un habit habillé.
+
+--«Mais, lui dit la comtesse, j'ai une robe de velours bleu de ciel,
+la couleur est un peu tendre, mais, qu'importe? prenez-la.»
+
+D'Aigrefeuille, ravi, emporte sa robe, et son bonheur l'adresse chez
+le valet de chambre de l'archi-chancelier, au moment où il mettait en
+ordre des fourrures qu'il tenait encore à la main.
+
+--«Tenez, monsieur d'Aigrefeuille, voilà de quoi garnir richement
+votre habit. Ce sont les rognures de l'hermine avec laquelle on a
+garni le manteau _du sacre_, pour monseigneur.»
+
+D'Aigrefeuille, ravi du _magnifique_ présent que le valet de chambre
+aurait probablement jeté, s'il ne le lui avait pas donné, fit faire
+l'habit bleu de ciel, se mit en dépense pour la doublure de satin
+blanc, et fit apposer sur les manches et au collet, ainsi que sur
+tous les bords, les petites bandelettes de fourrures blanches de
+l'hermine, dans laquelle il n'y avait plus une queue noire.
+
+C'est avec cet habit que d'Aigrefeuille se faisait beau les samedis
+et mardis, chez l'archi-chancelier. Pour tout le monde, il n'était
+que ridicule; pour moi, il était comique. Pour moi, qui connaissais
+l'histoire du velours et de la fourrure, cet habit valait plus que
+pour une autre.
+
+Cette histoire d'un habit bleu m'en rappelle une que j'ai omise dans
+le salon des princesses: c'était pour celui de la princesse Pauline.
+
+M. de Th.... était, ce qu'il est encore, un officier plein de mérite
+et tout à fait estimable; mais il avait beaucoup de couleur, et le
+sang lui montait facilement aux joues. Ceci est indépendant des
+qualités de quelqu'un.
+
+M. de Th.... était absent de Paris; il y revient, et trouve qu'en son
+absence on a donné l'ordre très-sévère de n'aller à la cour qu'avec
+un habit habillé. C'est un ordre un peu dur pour un jeune officier de
+cavalerie ayant une jolie tournure, et qui n'a que son uniforme...
+Dans cette perplexité, il rencontre M. Eugène de Faudoas, et lui
+conte son aventure.
+
+--«Bah! n'est-ce que cela? lui dit M. de Faudoas; ma soeur va réparer
+ton malheur à l'instant. Il me faut un habit aussi, et je vais la
+prier de faire les deux emplettes.»
+
+Madame la duchesse de Rovigo, avec son indolence habituelle, commande
+d'aller prendre chez Lenormand deux habits habillés, pour MM. de
+Th.... et de Faudoas, et de les porter chez leur tailleur, pour que
+ces habits fussent prêts pour le même soir, à neuf heures.
+
+M. de Tha.... lorsqu'il essaya son habit, ne fit aucune attention à
+sa couleur. Il la trouva bien un peu claire, mais la chose était de
+trop peu de conséquence pour l'arrêter un moment de plus, lorsqu'il
+avait tant à faire. L'habit arrive fort tard. M. de Tha... le passe
+immédiatement et arrive enfin chez la princesse Pauline. Il était
+près de dix heures; le bal était commencé depuis longtemps, et la
+foule encombrait les salons. Tout à coup j'avise, au milieu des
+hommes qui se tenaient près de la porte qui communiquait de la
+galerie au grand salon, une figure étrange. Je fais un signe à la
+duchesse de Bassano, qui était près de moi; nous regardons plus
+attentivement, et nous reconnaissons M. de Tha..., dans son superbe
+habit de velours bleu céleste, brodé en argent; mais avec l'addition
+d'une coiffure poudrée à blanc, dans laquelle était encadrée sa
+figure bonne et excellente, et même agréable, mais si fortement
+colorée d'un pourpre foncé dans ce moment surtout, où il se trouvait
+dans une position gênée et presque au supplice, qu'il paraissait
+comme une fraise au milieu d'un fromage à la crème. Madame de Bassano
+et moi ne pûmes retenir un sourire qui, au fait, comprimait un éclat
+de rire que nous cachâmes comme nous le pûmes sous notre éventail.
+La princesse, qui nous vit rire, dirigea ses regards vers le lieu où
+allaient les nôtres. Aussitôt qu'elle aperçut M. de Tha...., elle mit
+aussi son éventail devant elle; ce que voyant le pauvre M. de T.....,
+il devint exactement pourpre et fit craindre quelque accident. Jamais
+je n'ai vu une figure de cette teinte placée entre des cheveux blancs
+à frimas et un habit bleu de ciel, comme le prince Mirliflore! ce qui
+prouve que la chose accidentellement peut tout décider chez nous.
+Car M. de T.... était fort bien, avait très-bon air, et certes, ne
+pouvait jamais prêter à rire; mais, cette fois, il n'y avait pas
+moyen.
+
+Ces malheureux costumes, que l'Empereur forçait de porter à la
+cour, faisaient le désespoir de la plupart des hommes. Mais
+l'archi-chancelier était vraiment heureux de cet usage rétabli. Ce
+n'était qu'aux grandes cérémonies qu'il avait particulièrement une
+tournure burlesque, avec le grand habit du sacre, ou même le manteau
+et l'habit des grandes réceptions. Ce chapeau, retroussé par-devant,
+à la Henri IV, avec toutes ces plumes; ce manteau, cet habit au lieu
+du pourpoint, qui va seul avec le manteau, toute cette toilette est
+ridicule, lorsqu'elle n'est pas noblement portée. Lorsque le chapeau
+est posé tout droit sur la tête, le manteau placé tant bien que mal
+sur l'épaule gauche, l'écharpe blanche tournée autour du corps, et
+dont quelquefois le gros noeud arrivait au milieu de la poitrine,
+tout cet attirail mal mis et mal porté devenait une mascarade, et non
+plus un habillement de cour. L'archi-chancelier, pour dire le mot,
+avait l'air de jouer une parade, tandis qu'il portait au contraire
+fort bien _l'habit habillé_.
+
+J'ai déjà dit qu'il n'aimait pas les fêtes. Il n'y allait que par
+obligation; qu'on juge de l'ennui que ces bouleversements lui
+donnaient chez lui-même. Il venait me voir quelquefois; et, comme
+je l'aimais et l'estimais fort, j'étais très-sensible à une preuve
+de bonté qu'il ne donnait presque à personne. Quelquefois il se
+rencontrait chez moi avec le cardinal Maury. Alors ils me charmaient
+tous deux par leur conversation variée, et surtout dans ce qui avait
+rapport aux premiers jours de la Révolution. Cambacérès ne provoquait
+ni ne fuyait ce sujet de conversation que je cherchais toujours,
+moi, à éluder, quelque plaisir qu'il me fît, car je craignais les
+discussions, et puis... le 21 janvier... Mais le cardinal me dit un
+jour, après qu'il fut parti:
+
+--«Cela ne peut rien lui faire qu'on lui parle du procès du roi,
+parce que son vote est positivement de ceux qui ont été faits pour
+le sauver.
+
+--C'est votre opinion, monseigneur? lui demandai-je fort étonnée.
+
+--Oui, sur mon honneur, je l'ai dit à l'Empereur, qui, ainsi que vous
+le savez, n'aime pas ceux qui ont voté la mort de Louis XVI, qu'il
+n'appelle jamais que _le malheureux Louis XVI_!... Vous pouvez être
+sûre que Cambacérès voulait sauver le roi[114].»
+
+[Note 114: Le cardinal Maury m'a toujours tenu ce langage, même dans
+un temps où l'archi-chancelier n'avait plus le même pouvoir.]
+
+Voilà ce que _m'a affirmé_, plus de dix fois, le cardinal Maury.
+
+Cette parole me fut dite entre autres fois par le cardinal, chose
+étrange! deux jours seulement avant une autre fête donnée par
+l'archi-chancelier, dans son nouvel hôtel de la rue Saint-Dominique.
+J'en fais la remarque, parce qu'il arriva une aventure si singulière
+à ce bal, qu'il est permis de croire ceux qui l'ont réfutée dans
+l'intérêt de l'archi-chancelier; mais elle _me fut certifiée alors_
+par le comte Dubois, qui était en ce même temps préfet de police,
+et, depuis, il me l'a confirmée, il n'y a pas quatre ans, dans son
+château de Vitry.
+
+La fête de l'archi-chancelier devait être plus belle, en effet,
+qu'aucune de celles de l'hiver. Il y avait ensuite une raison pour
+le croire, ce qui à Paris est déjà beaucoup. Cette raison était la
+fraîcheur des ameublements; tout y était neuf et fort beau; l'hôtel
+lui-même était une belle résidence, et certes, cette fois, le maître
+de cette magnifique habitation n'avait rien négligé pour que sa
+fête fût superbe. Des fleurs, des lumières en abondance; une foule
+de femmes charmantes, couvertes de diamants, portant de riches et
+d'élégants costumes... c'était un bal masqué et costumé... L'Empereur
+avait le goût de ces sortes de fêtes à un degré vraiment étonnant
+pour un homme aussi sérieux et absorbé par de si grands intérêts,
+surtout à cette époque, où la guerre d'Espagne était dans toute sa
+fureur, et où lui-même rêvait une autre campagne d'Autriche?...
+Peut-être avait-il le besoin de se distraire des grands soins qui
+dévoraient sa vie, et ce moyen lui plaisait-il plus qu'un autre.
+
+Quoi qu'il en soit, il aimait ces bals masqués, où, presque toujours,
+il s'amusait à former une intrigue. Je ne crois pas cependant qu'il
+ait été pour rien dans celle qui eut une si funeste issue[115], par
+l'impression qu'elle produisit sur celui qu'elle concernait.
+
+[Note 115: On l'a beaucoup dit dans le temps, mais je ne le crois
+pas, l'Empereur estimait trop l'archi-chancelier. Le comte Dubois ne
+put me dire s'il avait ou non connaissance de la chose.]
+
+La fête était brillante, animée; les déguisements étaient charmants.
+Plusieurs quadrilles avaient été remarqués. On les avait formés
+avec des costumes rappelant les personnages d'une pièce en vogue au
+même moment. Ainsi, par exemple, des femmes de ma société intime,
+choisirent ceux de la charmante pièce d'Alexandre Duval, _la Jeunesse
+de Henri V_. Madame la baronne Lallemand était bien jolie en Betty,
+avec son aimable et doux visage et ses beaux cheveux châtains sous le
+grand chapeau de velours noir. Madame de Montgardé avait le costume
+de Clara, et le capitaine Copetait était très-bien représenté par un
+Polonais de nos amis, le comte Joseph Motchinsky.
+
+Je ne me souviens plus qui avait fait le quadrille des _Deux Magots_,
+mais il était charmant. On n'avait rien retranché, et il était
+fort nombreux. M. de Forbin lui avait un costume oriental purement
+observé, qui lui allait admirablement. On regardait beaucoup une
+magnifique aigrette en diamants, dans laquelle était contenue un
+héron noir du plus grand prix. Son poignard était aussi de la plus
+grande richesse.
+
+--«Bah! disait-il en riant quand on lui parlait de la beauté de cette
+aigrette, _tout cela est faux!_»
+
+C'était une aigrette très-véritable et du prix peut-être de 30 ou
+40,000 francs; au reste, elle ne lui était que prêtée.
+
+La fête avait eu un grand succès... L'archi-chancelier, fatigué
+d'avoir fait les honneurs de sa maison avec autant de politesse que
+de grâce, sentit enfin le besoin de se reposer. Il s'arrêta dans une
+pièce où il y avait peu de monde, et demanda une glace ou un sorbet;
+il était à peine assis dans une vaste et moelleuse bergère, savourant
+son sorbet, qu'un masque noir, enveloppé dans un très-ample domino,
+vint s'asseoir auprès de lui, et se tourna de son côté comme pour le
+regarder très-fixement. Pendant quelques instants, Cambacérès ne prit
+nullement garde à ce masque; mais, ennuyé probablement de voir cette
+masse sombre et silencieuse ne faire aucun mouvement, n'articuler
+aucun son, il se tourna à son tour vers le masque, et lui dit:
+
+--«Es-tu donc muet, beau masque?»
+
+Le masque noir ne répondit pas.
+
+--«Il paraît que non-seulement tu es muet, mais que tu es impoli!»
+dit Cambacérès.
+
+Le masque noir remua lentement la tête pour dire NON.
+
+--«Ah! voilà une réponse, au moins... Eh bien! trouves-tu ma fête
+belle?
+
+--Trop belle! répondit enfin le masque noir d'une voix creuse et
+sourde, dont l'intonation fit tressaillir Cambacérès.
+
+--Tu trouves!... dit-il; mais quand on reçoit son souverain, il faut
+faire ce qu'on ne ferait par aucune autre considération...
+
+--Tu ne savais pas que tu devais le recevoir, ton souverain! reprit
+le masque noir avec un accent étrangement impérieux et qui s'élevait
+à mesure qu'il parlait.
+
+--Comment, je ne savais pas que l'Empereur...
+
+--Silence! impie, dit avec une sorte de violence le masque noir, et
+en posant sur la main dégantée de l'archi-chancelier sa main couverte
+d'un gant blanc, mais qui pourtant le glaça jusqu'aux os...
+
+--Qui êtes-vous donc, monsieur? dit l'archi-chancelier en se levant.»
+
+Et en même temps il porta la main à la sonnette, car le peu de
+personnes qui se trouvaient dans cette pièce reculée s'étaient
+retirées en le voyant en conférence, à ce qu'ils croyaient du moins,
+avec le masque noir... Et dans ce moment il était seul avec cet être
+singulier, dont la voix et les manières avaient une apparence hostile.
+
+--Épargne-toi le soin d'appeler, lui dit-il; je me nommerai et me
+montrerai même à toi, si tu le veux. Tes valets ou tes complaisants
+n'ont rien à voir dans ce qui se passera entre nous.
+
+--Monsieur!... qui donc êtes-vous?»
+
+Et, tout en faisant cette question, il racontait lui-même au comte
+Dubois que sa langue était comme paralysée, et qu'il ne pouvait
+parler.
+
+--«Tu veux donc savoir qui je suis?... Tu le sauras... peut-être;
+écoute... Te rappelles-tu un jour de ta vie que tu voudrais racheter?
+
+--Non, répondit Cambacérès avec assurance, après avoir réfléchi un
+moment.
+
+--Non! répéta le masque noir d'une voix foudroyante... et ses yeux
+semblaient lancer des éclairs!
+
+--NON, dit de nouveau et avec force l'archi-chancelier; car jamais je
+n'ai agi que d'après ma conviction et ma conscience. En ma qualité
+d'avocat, j'ai pu arriver à des conclusions qu'il m'était pénible de
+donner; mais je[116] me croyais probablement en droit de le faire;
+dès lors, je ne suis plus que l'instrument de Dieu.
+
+[Note 116: Cambacérès a dit depuis à Dubois, qu'il avait cru d'abord
+que c'était quelque émigré rentré, à qui, jadis, une consultation de
+lui avait fait perdre un procès.]
+
+--Ne prononce pas son nom; tu n'en es pas digne.
+
+--Monsieur! dit Cambacérès en se dirigeant vers une porte qui
+donnait dans une pièce où il y avait des joueurs, votre conduite est
+trop étrange pour que je la supporte plus longtemps. Remerciez-moi
+de ne pas vous faire arrêter... et surtout ne tenez pas de pareils
+discours à un petit masque que je vois traverser un des salons en
+face de nous. Il pourrait avoir moins de patience que moi; mais enfin
+la mienne est à bout, je vous en préviens.
+
+--Je n'ai rien à dire à ce petit masque, répondit l'homme noir; il
+n'a fait que suivre la route que toi et tes pareils lui avez ouverte.»
+
+Cambacérès tressaillit, mais ne continua pas moins de s'avancer vers
+la porte. Tout à coup le masque le rejoint, sans que le bruit de ses
+pas ait été entendu par lui[117]; et le ramenant, sans qu'il eût la
+force de résister, à côté de la cheminée.
+
+[Note 117: Cette circonstance, remarquée pendant tout le temps que
+dura cet étrange entretien, avait frappé Cambacérès plus peut-être
+que le reste. Peut-être l'individu avait-il des semelles de liége;
+ce qui est bien étonnant, c'est que dans le premier moment,
+l'archi-chancelier ne fut pas éloigné de croire au surnaturel.]
+
+--«Te rappelles-tu le 21 janvier?» lui dit-il tout bas.
+
+Cambacérès demeura sans voix.
+
+--«Te rappelles-tu le 21 janvier? répéta la voix, avec un accent
+plus solennel...
+
+--Oui... oui... ce fut un malheureux jour; mais je ne fus pas
+coupable!...
+
+--Tu fus RÉGICIDE!
+
+--Monsieur! s'écria Cambacérès, surmontant enfin la torpeur qui
+l'accablait depuis une heure, et le frisson qui venait de le saisir.
+Monsieur, je _veux_ savoir qui vous êtes.
+
+--Je t'ai dit que je me montrerais à toi, je tiendrai ma parole;
+viens, et tu me connaîtras.»
+
+Le masque noir se dirigea vers une pièce voisine qui, abandonnée
+par les joueurs, à cette heure de la nuit, était alors solitaire et
+sombre. Puis il s'arrêta à la porte en regardant Cambacérès, comme
+pour l'inviter à le suivre... Celui-ci hésita; un moment, sa main
+se leva de nouveau pour sonner; mais une force, qu'il a dit depuis
+être invincible, la faisait aussitôt retomber à son côté... Il voulut
+appeler, sa langue demeura muette... Il voulut fuir... il ne put
+marcher!... Il leva les yeux... l'homme noir, toujours sur le seuil
+de la porte, semblait l'attendre... Il craignait vaguement de le
+suivre, et pourtant toujours subjugué par cette même force, sous la
+puissance de laquelle il fléchissait depuis une heure, il s'avança en
+chancelant vers l'appartement voisin... Le masque y entra avec lui...
+Quelques bougies y brûlaient encore, et, par intervalles, jetaient
+des éclats d'une lumière très-vive...
+
+L'homme noir s'arrêta près de la cheminée. Il regarda quelques
+instants l'archi-chancelier qui était là, tremblant, et comme sous le
+prestige d'un rêve terrible...
+
+--«Tu veux me connaître, dit enfin le masque d'une voix lente, mais
+plus forte qu'une voix ordinaire... Tu présumes donc beaucoup de ton
+courage?
+
+--Qui donc es-tu?»
+
+L'homme leva lentement la main, et dénoua son masque... Puis il
+rejeta son camail en arrière, et son visage demeura tout entier
+découvert...
+
+Dans ce moment, les bougies du candélabre qui était au-dessus de sa
+tête l'illuminèrent d'une lueur vacillante et blafarde... Cambacérès
+le vit alors tout entier; et, poussant un grand cri, il tomba sans
+connaissance sur le parquet...
+
+C'était Louis XVI!!!...[118]
+
+[Note 118: On défendit sévèrement de parler de cet événement, qui
+fut même ignoré de beaucoup de gens qui assistèrent à la fête de
+l'archi-chancelier et s'y trouvaient en ce moment; des personnes de
+la maison même ne l'ont appris que plus tard, par la voix publique,
+parce que, sous la Restauration, il n'y avait plus de raison pour
+cacher cette affaire, et que les auteurs en parlèrent. Cambacérès,
+quoique innocent du vote à mort, à ce qu'on prétendait, fut
+cruellement frappé de cette apparition. Le comte Dubois, qui avait
+un intérêt réel à découvrir la chose, en me la racontant chez lui, à
+Vitry, il y a quatre ans, me dit qu'il n'avait jamais pu découvrir
+la moindre trace du cet événement. Lorsque l'Empereur l'apprit, il
+dit à l'archi-chancelier: «Allons... _c'est un rêve... vous avez
+dormi..._»]
+
+
+
+
+SALON
+
+DE
+
+Mme LA DUCHESSE DE BASSANO.
+
+1811.
+
+
+Pendant les onze années que M. le duc de Bassano passa à la
+secrétairerie d'État, il n'eut pas chez lui l'apparence même de ce
+que nous avions, par nos maris, nous autres jeunes femmes dans une
+haute position, une maison ouverte. La confiance illimitée que lui
+accordait l'Empereur, la connaissance intime qu'il avait de toutes
+les choses politiques, le danger pour lui de répondre une parole en
+apparence frivole et dont la conséquence pouvait être importante;
+tous ces empêchements avaient mis obstacle à l'exécution d'un de ses
+désirs les plus vifs. Celui d'avoir une réunion habituelle d'amis et
+de personnes agréables du monde, pour rétablir cette vie sociable
+toute française et que ne connaissent en aucun point les autres pays
+que par nos vieilles traditions. Nul n'était plus fait que le duc
+de Bassano pour mettre un tel projet à exécution. Il était homme du
+monde en même temps qu'un homme habile. Il avait la connaissance
+parfaite de ce que la société française exige et rend à son tour. Il
+était alors, ce qu'il est encore aujourd'hui, l'un des hommes les
+plus spirituels de notre société élégante; racontant à merveille,
+comprenant tous les hommes et sachant jouir de tous les esprits qui
+s'offrent à lui, quelque difficile que leur clef soit à trouver.
+
+Madame la duchesse de Bassano était une des femmes les plus
+remarquables de la cour impériale. Elle était grande, belle, bien
+faite, parfaitement agréable dans ses manières, d'un esprit doux et
+égal, et possédant des qualités qui la faisait aimer de toutes celles
+qui n'étaient pas en hostilité avec ce qui était bien. Lorsqu'elle se
+maria elle n'aimait pas la cour, où elle vint presque malgré elle.
+Aussi, bien qu'elle fût alors dans toute la fleur de sa jeunesse
+et de sa beauté, elle vivait fort retirée et tout à fait dans
+l'intérieur de sa maison. Nommée dame du palais lors de l'Empire,
+elle devint alors l'un des ornements de la cour. Le genre régulier de
+sa beauté lui donnait de la ressemblance avec celle de la duchesse de
+Montebello. Les traits de la duchesse de Montebello étaient peut-être
+plus semblables à ceux des madones de Raphaël, mais madame de Bassano
+était plus grande et mieux faite.
+
+En parlant du salon de madame la duchesse de Bassano, et le prenant
+au moment où son mari fut ministre des affaires étrangères[119],
+je dois nécessairement parler beaucoup du duc; c'est alors un des
+devoirs de ma mission de le faire connaître tel qu'il était, et de le
+montrer éclairé par le jour véritable sous lequel il doit être vu.
+
+[Note 119: En 1811.]
+
+La famille de M. Maret[120] (depuis duc de Bassano) était
+généralement estimée; son père, médecin distingué, était en outre
+secrétaire perpétuel de l'académie de Dijon, et dans la plus haute
+estime, non-seulement de tout ce que la littérature française avait
+de plus élevé, mais des savants étrangers les plus en renommée. Je
+donnerai tout à l'heure une preuve, comme en reçoivent rarement les
+hommes de lettres entre eux, de cette affection portée à M. Maret le
+père par la science étrangère.
+
+[Note 120: Hugues-Bertrand Maret, né à Dijon, en 1763.]
+
+Un fait peu connu, même des amis de M. de Bassano, c'est qu'il a
+vivement désiré, après de très-fortes études, de suivre la carrière
+du génie ou de l'artillerie.
+
+Il n'avait que dix-sept ans lorsque le concours s'ouvrit à l'académie
+de Dijon pour un éloge de Vauban. Tourmenté déjà du désir de marcher
+sur les traces de cet homme illustre, le jeune homme voulut aussi
+concourir, lui, pour cet éloge. Mais le moyen; son père était bon,
+mais sévère, et ne voulait permettre aucun travail de ce genre.
+Heureusement pour lui, le jeune Maret avait à sa disposition la
+vaste bibliothèque des jésuites; il allait y travailler, et là, il
+demeurait au moins quelques instants sans être troublé. Quelques
+jours avant la fin de son ouvrage, étant seul dans ce lieu, il y fut
+surpris par le bibliothécaire lui-même, ennemi personnel de M. Maret
+le père.....
+
+--«Votre père vous demande, dit-il au jeune homme....» Et tandis
+qu'il y court, le bibliothécaire, curieux de voir à quel genre
+de travail s'occupe le jeune élève, prend le livre qu'il avait
+laissé ouvert à l'endroit même qu'il copiait, et lit ce passage.
+Ce livre était l'_Histoire des siéges_, par le père Anselme.... Le
+bibliothécaire fut éclairé, et remit aussitôt le livre à sa place. Il
+en savait assez pour nuire.
+
+L'éloge de Vauban terminé, il fallait le faire parvenir à l'académie
+de Dijon pour qu'il y prît son rang et son numéro. M. Maret le père,
+comme secrétaire perpétuel, était chargé de ce soin. Mais le travail
+était long. Il avait d'autres soins, et il s'en remettait souvent à
+son fils pour ouvrir les lettres qui arrivaient de Paris, pour les
+concours surtout. Un jour où le courrier avait été plus considérable
+que de coutume, le jeune homme eut soin de ménager une grande
+enveloppe, et dit, en substituant son éloge au papier insignifiant
+qu'elle contenait:
+
+--«Ah! voilà encore une pièce pour le concours!
+
+--Vraiment, observa M. Maret, elle arrive à temps! Le concours ferme
+demain, et il ne reste que le temps de lui assigner une place;
+donne-lui un numéro.»
+
+Le jeune Maret place son éloge sous une autre enveloppe, lui donne un
+numéro; et le voilà attendant son sort avec une anxiété que peuvent
+seuls connaître ceux dans cette position.....
+
+Le dépouillement fait ne laisse que deux éloges pour se disputer le
+prix. L'un est d'un jeune officier du génie, l'autre d'un enfant[121]
+pour ainsi dire; et cependant il lutte avec tant d'avantage, que la
+commission qui devait prononcer hésite dans son jugement.
+
+[Note 121: Sans aucun doute on était encore enfant (surtout un homme)
+quand on n'avait que dix-sept ans à l'époque dont je parle.]
+
+Le bibliothécaire, qui connaissait l'auteur de l'un des deux éloges,
+et qui avait la volonté de lui nuire, cherchait mille moyens pour
+déverser une sorte de défaveur sur le morceau que tout le monde
+s'accordait à trouver vraiment beau. Enfin, le président impatienté
+de cet acharnement, qui devenait visible, dit au bibliothécaire:
+
+--«Il me semble, monsieur, que les personnalités sont interdites
+parmi nous.»
+
+Enfin l'académie prononce. Un des éloges a le prix, l'autre
+l'accessit. La médaille appartient à l'officier du génie, l'accessit
+à M. Maret.....
+
+La pièce avec laquelle il avait concouru était de Carnot,
+sous-lieutenant alors dans l'arme du génie. Sans doute elle était
+bien; mais celle de son concurrent était peut-être plus belle, parce
+qu'il y avait mis toute la chaleur de son âge et toute l'ardeur qu'on
+apporte à cet âge au travail pour lequel on demande une couronne...
+Il était visible que les académiciens avaient un grand regret de
+prononcer le jugement tel qu'il était... Malheureusement _il fallut_
+que cela fût ainsi..... Mais la pièce du jeune Maret eut les honneurs
+de la lecture en pleine séance académique, présidée par M. le prince
+de Condé[122]..... M. Maret le père, vivement ému de cette scène
+inattendue pour lui, sortit aussitôt que la séance fut terminée,
+et passa dans le jardin avec son fils..... À peine le jeune homme
+avait-il fait quelques pas, qu'il fut rejoint par son concurrent...
+Carnot avait les deux médailles... le grand prix... un grand honneur
+enfin... mais une voix lui criait que le triomphe n'était pas dans
+tout cela, et cette voix ne le trouva pas sourd. Il aurait dû
+l'écouter avec équité; il n'en fut pas ainsi.
+
+[Note 122: Il présidait aussi, comme on le sait, les États de
+Bourgogne.]
+
+--«Monsieur, dit-il au jeune Maret, l'académie n'a pas été juste en
+m'accordant les deux médailles... Je sens moi-même tout ce que votre
+éloge de Vauban renferme de beau et de bien..... J'ai moins de mérite
+que vous si j'ai réussi en quelques points, car je suis officier du
+génie... et je puis avouer que j'ai mis en oubli un fait d'un haut
+intérêt, que vous n'avez pas omis[123]. Permettez-moi de faire ce
+que l'académie n'a pas fait, et veuillez accepter de ma main cette
+seconde médaille.»
+
+[Note 123: Voici ce dont il s'agit: Vauban avait fortifié la ville
+d'Ath..... Cette ville retombe dans les mains des Espagnols; plus
+tard les Français mettent le siége devant ses remparts, et Vauban
+lui-même est chargé de le conduire. Quelle position que la sienne!
+si la ville est prise, il l'a donc mal fortifiée; s'il ne la prend
+pas, que devient-il?... Louis XIV le presse... l'excite... de la
+reddition de la place dépend le succès du traité de Riswith!.....
+L'humiliation ou la disgrâce! Dans cette extrémité, Vauban prend le
+parti qui convenait à un homme de génie comme lui; _il invente_ un
+moyen d'attaque inconnu jusqu'alors, et la ville est prise. Mais
+Vauban avait le droit de dire: «Elle ne pouvait l'être que par moi.»
+Le moyen qu'il inventa est la batterie à ricochets.]
+
+Il était évident que Carnot était blessé de cette concurrence qui lui
+faisait trouver presque une défaite dans la victoire, car il voyait
+trop bien quel intérêt inspirait l'éloge du jeune Maret; et il crut
+en imposer au public et... et peut-être à lui-même en partageant avec
+lui le prix de l'académie..... Le jeune Maret sentit instinctivement
+que la proposition n'avait pas cette expression franche et de
+_prime-saut_ qu'aurait inspirée un élan généreux; et puis, dans sa
+modestie, il ne se croyait pas de force à lutter avec Carnot, qu'il
+remercia, mais sans accepter.
+
+--«Monsieur, lui dit-il, j'eusse été fier et heureux de mériter la
+médaille... mais je sais trop bien qu'elle est on ne peut mieux
+entre vos mains; permettez-moi de l'y laisser. Ne l'ayant pas reçue
+de l'académie, je ne peux la recevoir de vous[124].»
+
+[Note 124: Croirait-on, avec le noble et beau caractère de Carnot,
+que JAMAIS il n'oublia cette circonstance!..... et le duc de Bassano
+ressentit encore les atteintes de ce souvenir en 1815!.....]
+
+Les deux rivaux se séparèrent. Carnot emporta ses médailles, et Maret
+un nouvel espoir de succès dans la carrière littéraire. Ce fut alors
+qu'il fit un petit poëme en deux chants, intitulé _la Bataille de
+Rocroy_, qu'il dédia au prince de Condé[125].
+
+[Note 125: Ce sujet n'avait jamais été traité.]
+
+Mais son père voulait qu'il étudiât profondément les lois. Il se mit
+sérieusement à ce travail, et par une sorte de pressentiment il y
+joignit l'étude du droit politique... Peu après il prit ses grades
+à l'université de Dijon, et fut reçu avocat au parlement malgré sa
+grande jeunesse.
+
+Toutefois son goût le portait avec ardeur vers la carrière
+diplomatique; son père l'envoya à Paris. Là, recommandé vivement
+à M. de Vergennes dont le crédit était tout-puissant en raison de
+l'amitié que lui portait le roi; ne voyant que la haute société et
+la bonne compagnie, étudiant constamment avec la volonté d'arriver,
+M. Maret put se dire qu'il pouvait prétendre à tout. Recommandé et
+aimé de toutes les illustrations de l'époque, il obtint un honneur
+très-remarquable: ce fut d'être présenté au _Lycée de Monsieur_
+(l'Athénée) par Buffon, Lacépède et Condorcet... Être jugé et estimé
+de pareilles gens au point d'être présenté par eux à une société
+savante aussi remarquable que l'était celle-là à cette époque, c'est
+un titre impérissable.
+
+M. de Vergennes mourut. M. Maret perdait en lui un protecteur assuré.
+Il résolut alors d'aller en Allemagne pour y achever ses études
+politiques... mais à ce moment la révolution française fit entendre
+son premier cri: on sait combien il fut retentissant dans de nobles
+âmes!... M. Maret jugea qu'il ne trouverait en aucun lieu à suivre
+un cours aussi instructif que les séances des états-généraux qui
+s'ouvraient à Versailles: il fut donc s'y établir. Ce fut donc les
+séances législatives qu'il rédigea pour sa propre instruction,
+et de là jour par jour, le _Bulletin de l'Assemblée nationale_.
+Mirabeau, avec qui le jeune Maret était lié, lui conseilla, ainsi
+que plusieurs autres orateurs tels que lui, de faire imprimer ce
+_bulletin_.... Panckoucke faisait alors paraître le _Moniteur_: il
+y inséra ce _bulletin_, auquel M. Maret _exigea_ qu'on laissât son
+titre. Il avait une forme dramatique qui plaisait. C'était, comme on
+l'a dit fort spirituellement, une traduction de _la langue parlée_
+dans la langue _écrite_. Ce fut un nouveau cours de droit politique
+d'autant plus précieux qu'il n'avait rien de la stérilité d'intérêt
+de ces matières. C'était en même temps un tableau vivant des fameuses
+discussions de l'Assemblée nationale et ses athlètes en relief avec
+leurs formes spéciales, en même temps qu'il rendait l'énergique
+vigueur de leurs improvisations et les orages que soulevaient leurs
+débats.
+
+L'Assemblée nationale finit: M. Maret fut alors nommé secrétaire de
+légation à Hambourg et à Bruxelles. Là, malgré sa jeunesse, il fut
+chargé des affaires délicates de la Belgique, après la déclaration
+de guerre, ainsi que de la direction de la première division des
+affaires étrangères, avec les attributions de _directeur général_ de
+ce ministère... et M. Maret n'avait alors que vingt-huit ans!...
+
+Envoyé à Londres, où cependant étaient en même temps M. de Chauvelin
+et M. de Talleyrand, il fut député auprès de Pitt, pour traiter des
+hauts intérêts de la France... À son retour, et n'ayant pas encore
+vingt-neuf ans, M. Maret fut nommé envoyé extraordinaire et ministre
+plénipotentiaire à Naples. Il partit avec M. de Sémonville qui,
+de son côté, allait à Constantinople. Ce fut dans ce voyage que
+l'Autriche les fit enlever et jeter, au mépris du droit des gens,
+dans les cachots de Mantoue[126], non pas comme des prisonniers
+ordinaires, mais comme les plus grands criminels... Chargés de
+chaînes si pesantes, que le duc de Bassano en porte encore les
+marques aujourd'hui sur ses bras!... jetés dans des cachots noirs
+et infects, ils en subirent bientôt les affreuses conséquences...
+Trois jeunes gens de la légation moururent en peu de temps. Attaqué
+lui-même d'une fièvre qui menaçait sa vie, M. Maret fut bientôt en
+danger.
+
+[Note 126: Une circonstance remarquable, c'est que de la mission
+de ces deux envoyés près des différentes cours d'Italie surtout,
+dépendait la vie de la reine, de madame Élisabeth, et du jeune
+roi Louis XVII, ainsi que de sa soeur. On ne comprend pas comment
+l'Autriche a pu mettre ainsi une entrave à la réussite d'une
+chose qui assurait la vie de la reine..... elle était la tante
+de l'Empereur enfin!... Je ne puis m'expliquer cette étrange
+conduite[126-A]... M. Maret et M. de Sémonville correspondirent
+ensemble malgré leurs geôliers. J'en ai détaillé le spirituel moyen
+dans mes mémoires, ainsi que de la plaisante rencontre que M. de
+Bassano fit ensuite à Munich ou à Vienne, de l'un de ses compagnons
+de captivité.]
+
+[Note 126-A: Ainsi que la réponse faite par François, alors empereur
+d'Allemagne, à M. de Rougeville!...]
+
+Ce fut alors que le nom de son père fut pour lui comme un talisman
+magique. Il avait correspondu avec l'académie de Mantoue...
+Une députation de cette académie, conduite par son chancelier
+_Castellani_, demanda et obtint à force de prières que M. Maret fût
+transféré dans une prison plus salubre.
+
+«_Ce que nous demandons_, dit la députation, _c'est d'apporter du
+secours et des consolations au fils d'un homme dont la mémoire nous
+est si chère!..._»
+
+Les prisonniers furent transférés dans le Tyrol, dans le château de
+Kuffstein... Là, Sémonville et Maret passèrent encore vingt-deux
+mois dans la plus dure captivité. Seulement ils étaient au sommet du
+donjon, et non plus dans ses souterrains. Mais séparés... seuls...
+sans livres ni papier... ni rien pour écrire... l'isolement et
+l'oisiveté... pour seule occupation les souvenirs de la patrie... de
+la famille... et le doute de jamais les revoir!... L'enfer n'a pas ce
+supplice dans tous les habitacles du Dante!...
+
+La tyrannie nous donne toujours le désir de la braver. M. Maret,
+privé de tous les moyens d'écrire, voulut les trouver: il y parvint.
+Avec de la rouille, du thé, de la crème de tartre et je ne sais
+plus quel autre ingrédient, qu'il sut se procurer, sous le prétexte
+d'un mal d'yeux, il obtint une encre avec laquelle il put écrire.
+Il chercha dans son mauvais traversin et il trouva une plume longue
+comme le doigt, qu'il tailla avec un morceau de vitre cassée....
+On lui portait diverses choses dont il avait besoin pour sa santé
+ou sa toilette... Ces objets étaient enveloppés dans de petits
+carrés de papier grands comme la main... M. Maret les recueillit au
+nombre de trois ou quatre et transcrivit sur ces feuilles informes
+une comédie, une tragédie et divers morceaux[127] sur les sciences
+et la littérature. Enfin on échangea MM. Maret et Sémonville et
+les autres prisonniers contre madame la duchesse d'Angoulême, qui
+souffrait aussi dans le Temple un supplice encore plus horrible que
+les prisonniers du Tyrol... car des larmes seulement de douleur et
+de colère coulaient sur les barreaux de leur prison... tandis que
+l'infortunée répandait des larmes de sang et de feu sur les tombes de
+tout ce qu'elle avait aimé!...
+
+[Note 127: J'ai tenu dans mes mains ces chefs-d'oeuvre d'une
+patience étonnante. Je les _ai vus_. La comédie a treize cents
+vers, la tragédie dix-huit cents; les deux pièces sont écrites
+très-lisiblement sur la quantité de papier qui fait la valeur de deux
+feuilles de papier à lettre. La comédie s'appelle _le Testament_;
+la tragédie, _Pithèas et Damon_; l'autre comédie a pour titre
+_l'Infaillible_. Le brouillon en était fait par lui sur la faïence de
+son poêle, où il s'effaçait à mesure.]
+
+Rentré dans sa patrie, M. Maret trouva la France reconnaissante; et
+le Directoire rendit un arrêté, en vertu d'une loi spéciale, par
+lequel il fut reconnu que _M. de Sémonville et lui avaient honoré le
+nom français par leur courage et leur constance_.
+
+Ce fut alors que M. de Talleyrand, rappelé en France par le crédit
+de madame de Staël, intrigua par son moyen pour être ministre des
+affaires étrangères... Une autre faveur était à donner au même
+instant: c'était d'aller à Lille pour y discuter les conditions d'un
+traité de paix avec l'Angleterre.
+
+C'était lord Malmesbury qu'envoyait M. Pitt... M. Maret et M. de
+Talleyrand furent les seuls compétiteurs et pour la négociation et
+pour le ministère... M. Maret, qui savait qu'on traitait en ce moment
+de la paix avec l'Autriche, à Campo Formio, voulut contribuer à
+cette grande oeuvre, et sollicita vivement d'aller à Lille: il fut
+nommé. C'est alors qu'il eut pour la première fois des rapports qui
+ne cessèrent qu'en 1815, avec Napoléon... Une immense combinaison
+unissait les deux négociations de Lille et de Campo Formio; la paix
+allait en être le résultat... mais la faction fructidorienne était
+là... et malgré les efforts constants des grands travailleurs à
+la grande oeuvre, tout fut renversé et le fruit de la conquête de
+l'Italie perdu... Alors Bonaparte s'exila sur les bords africains...
+M. Maret dans ce qui avait toujours charmé sa vie, la culture des
+lettres et de la littérature... Au retour d'Égypte, les rapports
+ébauchés par la correspondance de Lille à Campo Formio se renouèrent
+à la veille du 18 brumaire. Dégoûté par ce qu'il voyait chaque
+jour, comprenant que sa patrie marchait, ou plutôt courait à sa
+ruine, M. Maret eut la révélation de ce qu'elle pouvait devenir
+sous un chef comme Napoléon, et il lui dévoua ses services et sa
+vie, mais jamais avec servilité, et toujours, au contraire, avec
+une noble indépendance. M. Maret assista aux 18 et 19 brumaire, et,
+le lendemain, fut nommé secrétaire général[128] des Consuls, reçut
+les sceaux de l'État, et prêta le serment auquel il a été fidèle
+jusqu'au dernier jour. À dater de ce moment, M. Maret fut le fidèle
+compagnon de Napoléon. On a vu qu'il travaillait avec lui à la place
+des ministres; mais, indépendamment de cette marque de confiance,
+il en reçut beaucoup d'autres aussi étendues, de la plus grande
+importance. Devenu ministre secrétaire d'État lors de l'avénement
+à l'Empire[129], M. Maret ne quitta plus l'Empereur, même sur le
+champ de bataille; et lorsque Napoléon entrait, à la tête de ses
+troupes, dans toutes les capitales de l'Europe, le duc de Bassano
+était toujours près de lui pour exercer un protectorat que plusieurs
+souverains doivent encore se rappeler, si toutefois un roi garde le
+souvenir d'un bienfait.
+
+[Note 128: Par la Constitution de l'an 8, le secrétaire-général avait
+le titre et les fonctions de secrétaire-d'État. C'était une position
+de haute faveur et surtout de haute importance: les ministres lui
+remettaient leurs portefeuilles; il prenait connaissance de leurs
+rapports sur les affaires de leurs départements, et, dans le travail
+de la signature qu'il _faisait seul_ avec le premier Consul, il
+lui en rendait un compte verbal très-abrégé. Quant à l'exécution
+des décrets, elle avait lieu sur l'expédition que les ministres
+recevaient du secrétaire-d'État. Celui-ci était donc un intermédiaire
+_officiel_ entre le gouvernement, le Conseil d'État et les ministres.]
+
+[Note 129: Le secrétaire-général ou le secrétaire-d'État (ce fut à
+l'Empire qu'il eut le titre de _ministre secrétaire-d'État_) avait
+non-seulement d'immenses attributions, mais on peut dire qu'il était
+_le seul ministre_.]
+
+Napoléon aimait à accorder au duc de Bassano ce qu'il lui demandait.
+
+--«J'aime à accorder à Maret ce qu'il veut pour les autres,» disait
+l'Empereur, «lui qui ne demande jamais rien pour lui-même.»
+
+C'était vrai, et l'avenir l'a bien prouvé.
+
+J'ai déjà dit que le père du duc de Bassano était fort aimé et
+estimé, et qu'il lui acquit beaucoup de protecteurs, dont le
+plus puissant était M. de Vergennes, alors ministre des affaires
+étrangères; et on a vu que, se conduisant toujours avec sagesse et
+grande capacité, il eut partout de grands succès.
+
+J'ai raconté la vie de M. de Bassano avant l'époque où Napoléon, qui
+se connaissait en hommes, le choisit pour remplir le premier poste
+de l'État auprès de lui; c'est une réponse faite d'avance à ces
+esprits chercheurs de grands talents, et qui demandent ce qu'il a
+fait, l'avant-veille du jour où ils connaissent un homme. Pour eux,
+son existence est dans le moment présent; quant à la conduite de M.
+de Bassano, pendant tout le temps où il a été au pouvoir, elle a été
+admirable, non-seulement sous le rapport d'une extrême probité, mais
+comme homme de la patrie; et lorsque Napoléon fit des fautes, ce fut
+toujours après une lutte avec M. de Bassano, surtout à Dresde et dans
+la campagne de Russie, ainsi qu'en 1813 et 1814.
+
+Mais je n'écris pas l'histoire dans ce livre, je n'y rappelle que
+ce qui tient à la société française. Cependant, comme le duc de
+Bassano n'ouvrit sa maison que lorsqu'il fut ministre des affaires
+étrangères, et que tout alors fut _officiel_, en même temps qu'il
+était littéraire et agréable, il me faut bien en montrer le maître,
+éclairé du jour qui lui appartient.
+
+J'ai déjà dit qu'avant le moment où M. le duc de Bassano fut ministre
+des affaires étrangères, il n'eut pas une maison ouverte. Sa maison
+était une sorte de sanctuaire, où les oisifs n'auraient rien trouvé
+d'amusant, et les intéressés beaucoup trop de motifs d'attraction. Il
+fallait donc centraliser autant que possible ses relations, et ce fut
+pendant longtemps la conduite du duc et de la duchesse de Bassano.
+
+Mais, lorsque M. de Bassano passa au ministère des affaires
+étrangères, sa position et ses obligations changèrent, et madame de
+Bassano eut _un salon_, mais un salon _unique_, et comme nous n'en
+revîmes jamais un, et cela, par la position _spéciale_ où était M.
+de Bassano. Ces exemples se voyaient seulement avec Napoléon. C'est
+ainsi que le duc d'Abrantès fut gouverneur de Paris, comme personne
+ne le fut et ne le sera jamais.
+
+Le salon de la duchesse de Bassano s'ouvrit à une époque bien
+brillante; quoique ce ne fût pas la plus lumineuse de l'Empire[130].
+On voyait déjà l'horizon chargé de nuages; ce n'était pas, comme
+en 1806, un ciel toujours bleu et pur qui couvrait nos têtes, mais
+c'était le moment où le colosse atteignait son apogée de grandeur: et
+si quelques esprits clairvoyants et craintifs prévoyaient l'avenir,
+la France était toujours, même pour eux, cet Empire mis au-dessus du
+plus grand, par la volonté d'un seul homme; et cet homme était là,
+entouré de sa gloire, et déversant sur tous l'éclat de ses rayons.
+
+[Note 130: La plus belle époque de l'Empire est depuis 1804 jusqu'en
+1811.]
+
+Avant M. de Bassano, le ministère des affaires étrangères avait été
+occupé par des hommes qui ne pouvaient, en aucune manière, présenter
+les moyens qu'on trouvait réunis dans le duc de Bassano. Sans doute
+M. de Talleyrand est un des hommes de France, et même de l'Europe,
+le plus capable de rendre une maison la plus charmante qu'on puisse
+avoir; mais M. de Talleyrand est d'humeur fantasque, et nous l'avons
+tous connu sous ce rapport; M. de Talleyrand était quelquefois toute
+une soirée sans parler, et lorsque enfin il avait quelques paroles
+à laisser tomber nonchalamment de ses lèvres pâles, c'était avec
+ses habitués, M. de Montrond, M. de Narbonne, M. de Nassau et M. de
+Choiseul et quelques femmes de son intimité... Quant à madame de
+Talleyrand, que Dieu lui fasse paix!... on sait de quelle utilité
+elle était dans un salon; la bergère dans laquelle elle s'asseyait
+servait plus qu'elle, et, de plus, ne disait rien. L'esprit de M. de
+Talleyrand, quelque ravissant qu'il fût, n'avait plus, devant sa
+femme, que des éclairs rapides, fréquents, mais qui jaillissaient
+sans animer et dissiper la profonde nuit qu'elle répandait dans son
+salon. Ce n'était donc qu'après le départ de madame de Talleyrand,
+lorsqu'elle allait enfin se coucher, que M. de Talleyrand était
+vraiment l'homme le plus spirituel et le plus charmant de l'Europe...
+Vint aussi M. de Champagny... Quant à lui, je n'ai rien à en dire, si
+ce n'est pourtant qu'il était peut-être bien l'homme le plus vertueux
+en politique, mais le plus cynique[131] en manières _sociables_ que
+j'aie rencontré de ma vie... et, comme on le sait, cela ne fait pas
+être maître de maison, aussi, M. de Champagny n'y entendait-il rien,
+pour dire le mot.
+
+[Note 131: Il était parfaitement bon, et le plus probe, le plus
+honnête des hommes; c'était un type que M. de Champagny. Mais en
+vérité, jamais on ne vit une plus étrange façon d'aller par le monde
+civilisé! jamais on ne vit un renoncement aussi complet à l'élégance
+même la plus ordinaire.]
+
+Le salon de M. de Bassano s'ouvrait donc sous les auspices les plus
+favorables, parce qu'on était sûr de ce qu'on y trouverait... Madame
+de Bassano, alors dans la fleur de sa beauté et parfaitement élégante
+et polie, était vraiment faite pour remplir la place de maîtresse de
+maison au ministère des affaires étrangères.
+
+Cette époque était la plus active et la plus agitée, par le mouvement
+qui avait lieu d'un bout de l'Europe à l'autre... Les étrangers
+arrivaient en foule à Paris; tous devaient nécessairement paraître
+chez le ministre des affaires étrangères... L'Empereur, en le nommant
+à ce ministère, voulut qu'il tînt une maison ouverte et magnifique;
+quatre cent mille francs de traitement suivirent cet ordre, que M. de
+Bassano sut, au reste, parfaitement remplir...
+
+L'hôtel Gallifet[132] est une des maisons les plus incommodes de
+Paris mais aussi une des plus propres à recevoir et à donner des
+fêtes; ses appartements sont vastes; leur distribution paraît avoir
+été ordonnée pour cet usage exclusivement. Jusqu'à l'entrée et à
+l'escalier, les deux cours, tout a un air de décoration qui prépare à
+trouver dans l'intérieur la joie et les plaisirs d'une fête.
+
+[Note 132: Rue du Bac, presque contre la rue de Sèvres.]
+
+Le corps diplomatique avait jusqu'alors vécu d'une manière peu
+convenable à sa dignité et même à ses plaisirs de société;
+beaucoup allaient au cercle de la rue de Richelieu, et y perdaient
+ennuyeusement leur argent; d'autres, portés par le désoeuvrement et
+peut-être l'opinion, allaient dans le faubourg Saint-Germain[133],
+dans des maisons dont souvent les maîtres étaient les ennemis de
+l'Empereur, comme par exemple chez la duchesse de Luynes, et beaucoup
+d'autres dans le même esprit.
+
+[Note 133: Je ne voyais du corps diplomatique que ceux qui étaient
+mes amis et qui me convenaient: à l'époque où M. de Bassano ouvrit sa
+maison, j'étais en Espagne.]
+
+Le corps diplomatique avait été beaucoup plus agréable; mais il était
+encore bien composé à ce moment: c'était, pour l'Autriche, le prince
+de Schwartzemberg, dont l'immense rotondité avait remplacé l'élégante
+tournure de M. de Metternich; pour la Prusse, M. de Krusemarck; quant
+à celui-là, nous avons gagné au change... Je ne me rappelle jamais
+sans une pensée moqueuse la figure de M. de Brockausen, ministre de
+Prusse avant M. de Krusemarck... Celui-ci était à merveille, et pour
+les manières et pour la tournure; il rappelait le comte de Walstein
+dans le délicieux roman de _Caroline de Lichfield_.
+
+La Russie était représentée par un homme dont le type est rare à
+trouver de nos jours, c'est le prince Kourakin: cet homme a toujours
+été pour moi le sujet d'une étude particulière; sa nullité et sa
+frivolité réunies me paraissaient tellement compléter le ridicule,
+que j'en arrivais, après avoir fait le tour de sa massive et grosse
+personne, à me dire: «Cet homme n'est qu'un sot et un _frotteur_ de
+diamants.» Potemkin l'était aussi... mais du moins quelquefois il
+laissait là sa brosse et ses joyaux pour prendre l'épée, ou tout
+au moins le sceptre de Catherine, et lui en donner sur les doigts,
+lorsqu'elle ne marchait pas comme il l'entendait. Il y avait au moins
+quelque chose dans Potemkin; mais chez le prince Kourakin!... RIEN...
+absolument RIEN. Ajoutez à sa nullité, qu'en 1810 il se coiffait
+comme Potemkin, brossait comme lui ses diamants en robe de chambre,
+et donnait audience à quelques cosaques, faute de mieux, parce que
+les Français n'aiment pas l'impertinence, et qu'aujourd'hui, chez les
+Russes de bonne compagnie, il est passé de coutume de reconnaître
+comme bonnes de pareilles gentillesses.
+
+Le prince Kourakin avait la science de la révérence; il savait de
+combien de lignes il devait faire faire la courbure à son épine
+dorsale. Le sénateur, le ministre, le comte, le duc, tout cela avait
+sa mesure: malheureusement, le prince Kourakin ne pouvait plus mettre
+en pratique cette belle conception et la démontrer, par l'exemple,
+à tous les jeunes gens de son ambassade. L'énormité de son ventre
+s'opposait à ce qu'il pût s'incliner avec toutes les grâces des
+nuances qu'il demandait à ses élèves. Parfaitement convaincu de
+son élégance et de sa recherche, il était toujours mis comme Molé
+dans le _Misanthrope_, aux rubans exceptés, encore chez lui les
+mettait-il. Les jours de réception à la cour, il faisait dès le
+matin un long travail avec son valet de chambre, pour décider quelle
+_couleur lui allait le mieux_, et lorsque l'habit était choisi,
+il fallait un autre travail pour la garniture de cet habit; et,
+comme M. Thibaudois, dans je ne sais plus quelle vieille pièce de
+la Comédie-Française, il voulait pouvoir répondre à celui qui lui
+disait: _Monsieur, vous avez-là un bien bel habit bleu!...--Monsieur,
+j'en ai le saphir!..._
+
+Voilà quel était l'homme; aussi envoyait-on M. de Czernicheff,
+lorsqu'il y avait une mission un peu difficile, et même M. de Tolstoy.
+
+Un homme fort bien du corps diplomatique était M. de Waltersdorf,
+ministre de Danemark. Il était le digue représentant d'un loyal et
+fidèle allié. Sa physionomie, qui annonçait de l'esprit, et il en
+avait beaucoup, révélait aussi l'honnête homme.
+
+Pour la Suède, il y avait M. d'Ensiedel: ce qu'on en peut dire, c'est
+que M. d'Ensiedel était ministre de Suède à Paris[134].
+
+[Note 134: Les trois membres du corps diplomatique les plus assidus
+chez le duc de Bassano étaient M. le prince de Schwartzemberg, M. de
+Krusemarck et M. de Kourakin.]
+
+Venaient ensuite les ministres de Saxe, Wurtemberg, Bavière, Naples,
+et puis tous les petits princes d'Allemagne qui formaient à eux seuls
+une armée.
+
+La vie littéraire de M. de Bassano avait eu une longue interruption
+pendant le temps donné à sa vie politique. Cependant ses
+relations n'avaient jamais été interrompues avec ses collégues
+de l'Institut[135] et tous les gens de lettres dont il était le
+défenseur, l'interprète et l'appui auprès de l'Empereur; lorsqu'il
+fut plus maître, non pas de son temps mais de quelques-uns de ses
+moments, il rappela autour de lui tout ce qu'il avait connu et qu'il
+connaissait susceptible d'ajouter à l'agrément d'un salon; personne
+mieux que lui ne savait faire ce choix. Le duc de Bassano est un
+homme qui excelle surtout par un sens droit et juste; ne faisant
+rien trop précipitamment et pourtant sans lenteur; d'une grande
+modération dans ses jugements et apportant dans la vie habituelle et
+privée une simplicité de moeurs vraiment admirable: on voyait que
+c'était son goût de vivre ainsi; mais aussitôt qu'il fut ministre des
+affaires étrangères, il fit voir qu'il savait ce que c'était que de
+représenter grandement. Du reste, ne levant pas la tête plus haut
+d'une ligne, et quand cela lui arrivait c'était pour l'honneur du
+pays. Cet honneur, il le soutint toujours avec une fermeté, et, quand
+il le fallait, avec une hauteur aussi aristocratique que pas un de
+tous ceux qui traitaient avec lui; toutefois, aimé et estimé du corps
+diplomatique avec lequel, toujours poli, prévenant et homme du monde,
+il n'était jamais ministre d'un grand souverain qu'en traitant en son
+nom. Il était également aimé à la cour impériale par tous ceux qui
+savaient apprécier l'agrément de son commerce. Jamais je n'écoutai
+avec plus de plaisir raconter un fait important, une histoire
+plaisante, que j'en ai dans une conversation avec le duc de Bassano.
+Les entretiens sont instructifs sans qu'il le veuille, et amusants
+sans qu'il y tâche. La figure du duc de Bassano était tout à fait en
+rapport avec son esprit et ses manières; sa taille était élevée sans
+être trop grande; toute sa personne annonçait la force, la santé,
+et le nerf de son esprit. Sa figure était agréable, sa physionomie
+expressive et digne, et ses yeux bleus avaient de la douceur et de
+l'esprit dans leur regard.
+
+[Note 135: Et de l'Académie.]
+
+Voilà comment était M. de Bassano au moment où il marqua d'une
+manière si brillante dans la grande société européenne qui passait
+toute entière chez lui comme une fantasmagorie animée.
+
+Aussitôt, en effet, que le salon du ministre des affaires étrangères
+fut ouvert, il devint l'un des principaux points de réunion de tout
+ce que la cour avait de plus remarquable et de gens disposés à jouir
+d'une maison agréable et convenable sous tous les rapports. À cette
+époque, les femmes de la cour étaient presque toutes jeunes et
+presque toutes jolies; elles avaient la plupart une grande existence,
+une extrême élégance et une magnificence dont on parle encore
+aujourd'hui; mais seulement par tradition et sans que rien puisse
+même les rappeler.
+
+Tous les samedis, la duchesse de Bassano donnait un petit bal suivi
+d'un souper: c'était _le petit jour_, ce jour-là; les invitations
+n'excédaient jamais deux cent cinquante personnes; on ne les envoyait
+qu'aux femmes les plus jolies et les plus élégantes de préférence.
+Quant aux hommes, ils étaient assez habitués de la maison pour
+former ce que nous appelions alors _le noyau_; c'est-à-dire qu'un
+grand nombre y allait tous les jours. Madame la duchesse de Bassano,
+étant dame du palais, voyait plus intimement les personnes de la
+maison de l'Empereur, ainsi que celles des maisons des Princesses;
+notre service auprès des Princesses nous rapprochait souvent les
+uns des autres indépendamment de nos rapports de société qui par
+là devenaient encore plus intimes. Aussi la maison de l'Empereur et
+celle de l'Impératrice, ainsi que celles des Princesses, formaient
+le fond principal des petites réunions que nous avions en dehors des
+grands dîners d'étiquette que nous étions contraintes de donner,
+ainsi que nos jours de réception.
+
+Les femmes de l'intimité de la duchesse de Bassano étaient toutes
+fort jolies, et plusieurs d'entre elles étaient même très-belles.
+C'étaient madame de Barral[136], madame d'Helmestadt[137], madame
+Gazani[138], madame d'Audenarde la jeune[139], madame de d'Alberg[140],
+madame Des Bassayns de Richemond[141], madame Delaborde[142], madame
+de Turenne[143], madame Regnault-de-Saint-Jean-d'Angely[144], et
+beaucoup d'autres encore; mais celles-là n'étaient pas de l'intimité
+de la semaine. Il y avait après cela d'autres salons dont je parlerai
+et qui avaient également leurs habitudes. Quant aux hommes, les plus
+intimes étaient M. de Montbreton[145], M. de Rambuteau[146], M. de
+Fréville, M. de Sémonville, M. de Valence, M. de Narbonne[147], M.
+de Ségur[148], M. Dumanoir[149], M. de Bondy[150], M. de Sparre, M.
+de Montesquiou[151], M. de Lawoëstine, M. de Maussion. Puis venaient
+ensuite les hommes de lettres, parmi lesquels il y avait une foule
+d'hommes d'une haute distinction comme esprit et comme talent; comme
+génie littéraire, c'était autre chose; il y en avait deux à cette
+époque; mais le pouvoir les avait frappés de sa massue et les deux
+génies ne chantaient plus pour la France; l'un était Chateaubriand,
+l'autre madame de Staël!...
+
+[Note 136: Mademoiselle de Mondreville mariée à M. de Barral,
+beaucoup plus âgé qu'elle, au point d'être pris pour son père,
+remariée aujourd'hui au comte Achille de Septeuil, et dame pour
+accompagner la princesse Pauline.]
+
+[Note 137: Fille de M. de Cetto, ministre de Bavière; elle était
+ravissante de fraîcheur, de jeunesse et de grâce.]
+
+[Note 138: Appelée la _belle Génoise_, lectrice de l'Impératrice,
+puis ayant le rang de dame du palais, on ne sait trop comment, ou
+plutôt on le sait.]
+
+[Note 139: Mademoiselle Dupuis, dont la mère était créole de
+l'ÃŽle-de-France, et dame pour accompagner la reine Julie d'abord, et
+puis ensuite madame mère.]
+
+[Note 140: Mademoiselle de Brignolé, dont la mère était dame du
+palais; jolie, mais l'air d'un serin effaré.]
+
+[Note 141: Mademoiselle Mourgues, dont le père a été ministre de
+Louis XVI en 1790 ou 91, pendant vingt-quatre heures; et belle-soeur
+de M. de Villèle.]
+
+[Note 142: Ravissante femme comme on peut le voir encore aujourd'hui.
+Elle était veuve du baron de Giliers, et elle épousa en secondes
+noces le comte Alexandre de Laborde.]
+
+[Note 143: Riche héritière qui, sans être ni laide ni jolie,
+épousa M. de Turenne. Elle n'avait pas de jambes, ou, du moins,
+étaient-elles si courtes qu'elles étaient comme absentes.]
+
+[Note 144: Elle n'était attachée à aucune maison, mais fort aimée de
+nous toutes.]
+
+[Note 145: Écuyer de la princesse Pauline.]
+
+[Note 146: Chambellan de l'Empereur, gendre de M. de Narbonne.]
+
+[Note 147: Aide-de-camp de l'Empereur.]
+
+[Note 148: Grand-maître des cérémonies.]
+
+[Note 149: Chambellan de l'Empereur.]
+
+[Note 150: Chambellan de l'Empereur.]
+
+[Note 151: Grand chambellan.]
+
+Chez la duchesse de Bassano, on voyait dans la même soirée Andrieux,
+dont le charmant esprit trouve peu d'imitateurs, pour nous donner de
+petites pièces remplies de sel vraiment attique et de comique; Denon,
+laid, mais spirituel et malin comme un singe; Legouvé, qui venait
+faire entendre, dans le salon de son ancien ami, le chant du cygne,
+au moment où sa raison allait l'abandonner; Arnault, dont l'esprit
+élastique savait embrasser à la fois l'histoire et la poésie, et
+contribuait si bien à l'agrément de la conversation à laquelle il
+se mêlait; Étienne, l'un des hommes les plus spirituels de son
+époque. Ses comédies et ses opéras avaient déjà alors une réputation
+tout établie, qui n'avait plus besoin d'être protégée; mais
+Étienne n'oubliait pas que le duc de Bassano avait été son premier
+protecteur, et ce qu'il pouvait lui donner, comme reconnaissance, le
+charme de sa causerie, il le lui apportait. On voyait aussi, dans les
+réunions du duc de Bassano, un vieillard maigre, pâle, ayant deux
+petites ouvertures en manière d'yeux, une petite tête poudrée sur un
+corps de taille ordinaire, habillé tant bien que mal d'un habit fort
+râpé, mais dont la broderie verte indiquait l'Institut: cet homme,
+ainsi bâti, s'en allait faisant le tour du salon, disant à chaque
+femme un mot, non-seulement d'esprit, mais de cet esprit comme on
+commence à n'en plus avoir. Il souriait même avec une sorte de grâce,
+quoiqu'il fût bien laid.
+
+--«Qu'est-il donc?» demandaient souvent des étrangers, tout étonnés
+de voir cette figure blafarde, enchâssée dans sa broderie verte,
+faire le charmant auprès des jeunes femmes... Et ils demeuraient
+encore bien plus surpris, lorsqu'on leur nommait le chantre
+d'_Aline_, reine de Golconde, le chevalier de Boufflers!... Gérard
+et Gros étaient aussi fort assidus chez M. de Bassano, ainsi que
+Picard, Ginguené, Duval, et toute la partie comique et dramatique,
+comme aussi la plus sérieuse de l'Institut, c'étaient Visconti,
+Monge, Chaptal, qui alors n'était plus ministre; Lacretelle, dont le
+caractère avait alors un éclat remarquable; Ramond, dont l'esprit
+charmant a su donner un côté romantique à une étude stérile, et
+dont les notes, aussi instructives qu'amusantes, font lire, pour
+elles seules l'ouvrage auquel elles sont attachées[152]. Combien
+je me rappelle avec intérêt mes courses avec lui dans les montagnes
+de Baréges, la première année où j'allai dans les Pyrénées! Cet
+homme faisait parler la science comme une muse. Il y avait de la
+poésie vraie dans ses descriptions, et pourtant il embellissait sa
+narration. Je ne sais comment il faisait, mais je crois en vérité que
+j'aimais autant à l'entendre raconter ses courses aventureuses, que
+de les faire moi-même.
+
+[Note 152: _Lettres sur la Suisse_, par William Coxe, avec les notes
+par Ramond.]
+
+Il était, comme on le sait, très-petit, maigre, souffrant et ne
+pouvant pas supporter de grandes fatigues. Un jour, il était à
+Baréges, chez sa soeur, madame Borgelat; tout à coup il dit à
+Laurence, son guide favori:
+
+--«Laurence, si tu veux, nous irons faire une découverte?»
+
+Le montagnard, pour toute réponse, fut prendre son bâton ferré, ses
+crampons, son croc, son paquet de cordes et son bissac, sans oublier
+sa belle tasse de cuir[153] et sa gourde bien remplie d'eau-de-vie,
+et les voilà tous deux en marche.
+
+[Note 153: Elle fut remplacée par une belle tasse en argent que lui
+donna M. Ramond pour cette course au pic du Midi. Ces tasses servent
+aux guides des glaciers pour faire fondre de la neige, à laquelle ils
+mêlent de l'eau-de-vie ou tout autre spiritueux, pour éviter de boire
+l'eau trop _crue_ des glaciers.]
+
+--«Sais-tu où je te mènes, Laurence?
+
+--Non, monsieur; ça m'est égal. Là où vous irez, j'irai.
+
+--Nous allons essayer de gravir jusqu'au sommet du pic du Midi.
+
+--Ah! ah! fit le montagnard.
+
+--Tu es inquiet?
+
+--Moi!... non... ce n'est pas pour moi... Mais vous, monsieur Ramond,
+comment que vous ferez pour monter sur cette maudite montagne que
+personne ne peut gravir?... J'ai peur pour vous.»
+
+Ramond sourit. Lui aussi avait bien quelques inquiétudes sur la
+manière dont il s'en tirerait. Mais il y avait un stimulant dans sa
+résolution spontanée, qui le portait à faire ce qu'il n'eût pas fait,
+peut-être, à cette époque de l'année, avec sa mauvaise santé.
+
+Il y avait alors à Saint-Sauveur et à Cauterêts, ainsi qu'à Baréges,
+une foule de buveurs d'eau, dont le plus grand nombre étaient de
+Paris. Parmi ceux-ci étaient la duchesse de Chatillon et M. de
+Bérenger, qu'elle épousa depuis. Ce monsieur de Bérenger avait une
+manie que rien ne pouvait lui faire perdre, même le mauvais résultat
+de ses courses. Il grimpait toujours, n'importe où il allait. Un
+jour, il dit devant Ramond, que certainement le pic du Midi était
+une bien belle montagne, mais pour celui qui aurait eu le courage de
+monter _jusqu'au sommet_. Ce que voulait Ramond, c'était de vérifier
+une dernière fois l'exactitude de ses découvertes. Cependant, cette
+sorte de provocation, de la part du jeune élégant parisien, lui
+donnait comme un tourment vague qui l'obsédait la nuit comme le
+jour. Enfin, il partit, comme on l'a vu, avec Laurence, mais cachant
+son voyage à M. de Bérenger. Arrivé sur le pic du Midi, à l'heure
+nécessaire pour voir le lever du soleil[154], Ramond commença ses
+expériences; et, lorsque tout fut terminé, il voulut essayer de
+gravir jusqu'à cette petite plate-forme qui termine le pic, comme le
+savent tous ceux qui ont été le plus haut possible; mais la force
+lui manqua. Cependant, il en avait un bien grand désir et sa volonté
+était ferme habituellement... ce qui prouve qu'elle n'est pas tout,
+cependant...
+
+[Note 154: Tous ceux qui ont été dans les Pyrénées savent combien
+le spectacle qu'on a sur le pic du Midi, au lever du soleil, est
+admirable.]
+
+--«Vingt pieds! disait Laurence, et dire que vous ne pouvez pas
+monter là, monsieur Ramond... vous!...
+
+Ramond enrageait encore plus que lui. Enfin, après avoir pris
+un peu de repos, il essaya pour la troisième fois, mais toujours
+infructueusement; Laurence était aussi désolé que lui; et, pour ceux
+qui ont connu Laurence, cette histoire est une de celles dont il
+les aura sûrement réjouis plus d'une fois. Enfin, il s'approcha de
+Ramond, dont il devinait la contrariété, car l'autre ne disait pas
+une parole.
+
+--«Monsieur, lui dit-il.
+
+--Qu'est-ce que tu me veux?
+
+--Si nous disions que nous sommes montés là-haut... hein?»
+
+Et il faut connaître la physionomie pleine de finesse du montagnard
+béarnais pour comprendre celle que mit Laurence dans le _hein_ qui
+termina sa phrase.
+
+--«Non, non, répondit Ramond, je ne veux pas mentir pour satisfaire
+ma vanité; car qu'est-ce autre chose qu'une vanité pour répondre à ce
+Bérenger?... Allons, qu'il n'en soit plus question.»
+
+Il quitta la montagne, que ses observations avaient classée parmi les
+plus belles des Pyrénées, en soupirant de ce qu'elle lui avait ainsi
+refusé l'accès de sa plus haute cime... Revenu à Saint-Sauveur, il
+raconta sa course avec toute vérité.
+
+--«Et finalement, dit M. de Bérenger en se frottant les mains de
+contentement, vous n'êtes pas monté jusqu'au sommet du pic?
+
+--Non.
+
+--Ah!... c'est fort bien.»
+
+Et voilà M. de Bérenger allant trouver Laurence, et lui disant qu'il
+fallait absolument qu'il retournât au pic du Midi pour y monter avec
+lui..
+
+--«Mais, monsieur, c'est impossible! Je vous jure que le diable garde
+cette roche qui finit le pic. Je l'ai tournée, je l'ai regardée de
+tous les côtés, elle est imprenable!»
+
+M. de Bérenger n'écouta rien, et il décida enfin Laurence à venir
+avec lui... Le fait est que je ne sais pas comment il s'y est pris,
+mais il est de fait qu'il est monté sur l'extrémité la plus aiguë du
+pic du Midi. Lorsqu'il se vit sur cette petite plate-forme, qui n'a
+peut-être pas vingt-cinq pieds d'étendue, il se crut un homme destiné
+à faire les choses les plus étonnantes. Il revint à Bagnères, et l'on
+peut croire que la première parole dont il salua Ramond fut celle
+qui lui annonçait son ascension... En l'apprenant, Ramond éprouva un
+petit mouvement d'impatience et même d'humeur.
+
+--«En vérité, disait-il, c'est vraiment bien dommage qu'une si pauvre
+tête soit sur de si bonnes jambes!...»
+
+Ramond était surtout charmant en racontant ses voyages et ses
+courses à Gavarni, au Mont-Perdu, à Gèdres surtout... Oh! la grotte
+de Gèdres avait laissé dans son âme des souvenirs qui devaient avoir
+leur source dans de bien puissantes impressions... C'est en parlant
+de Gèdres, dans cette charmante pièce intitulée[155]: _Impressions
+en revenant de Gavarni_, qu'il y a cette idée gracieuse: _Le parfum
+d'une violette nous rappelle plusieurs printemps!_
+
+[Note 155: Fragments imprimés dans le _Mercure de France_, de 1788 ou
+1787.]
+
+On conçoit qu'avec des hommes d'un talent aussi varié, la
+conversation devait avoir un charme tout particulier dans le salon
+du duc de Bassano. Un jour, c'était M. de Ségur, le grand-maître
+des cérémonies, qui racontait dans un souper des petits jours des
+anecdotes curieuses sur la cour de Catherine. Il parlait de sa grâce,
+de son esprit, du luxe asiatique de ses fêtes, lorsqu'elle paraissait
+au milieu de sa cour avec des habits ruisselants de pierreries,
+entourée de jeunes et belles femmes, parées elles-mêmes comme leur
+souveraine, et contribuant par leurs charmes et leur esprit à
+justifier la réputation _de Paradis terrestre_, que les étrangers,
+qui ne voyaient que la surface, donnaient tous à la cour de Catherine
+II. Les décorations en étaient habilement faites; on ne voyait pas
+ce qui se passait derrière la scène, tandis que souvent une victime
+rendait le dernier soupir sous le poignard ou le lacet non loin du
+lieu où la joie riait et chantait, couronnée de fleurs et enivrée de
+parfums.
+
+Jamais M. de Ségur et moi ne fûmes d'accord sur ce point. Il aimait
+Catherine et je l'abhorrais!... Au reste, il était le plus aimable
+du monde; c'était l'homme sachant le mieux raconter une histoire.
+Sa parole elle-même, sa prononciation, n'était pas celle de tout le
+monde. Je l'aimais bien mieux que son frère.
+
+Madame Octave de Ségur, belle-fille du grand-maître des cérémonies,
+était une femme fort aimable, à ce que disaient toutes les personnes
+qui la voyaient dans son intimité. Elle était dame du palais de
+l'Impératrice; mais, quoiqu'elle fût de la cour, elle n'était
+habituellement de la société d'aucune de nous. Elle était jolie, et
+possédait ce charme auquel les hommes sont toujours fort sensibles,
+qui est de n'avoir de sourire que pour eux. Ses grands yeux noirs
+veloutés n'avaient une expression moins dédaigneuse que lorsqu'elle
+était entourée d'une cour qui n'était là que pour elle. Comme sa
+réputation a toujours été bonne, je dis ce fait, qui, du reste, est
+la vérité.
+
+Une histoire étrange était arrivée quelques années avant dans la
+famille du comte de S.....; le héros de cette histoire n'était revenu
+que depuis peu de temps, et reparaissait de nouveau dans le monde:
+c'était l'aîné de ses fils, Octave de S....., le mari de mademoiselle
+d'Aguesseau, la même dont je viens de parler.
+
+Octave de S....., quoique fort jeune, remplissait les fonctions de
+sous-préfet, soit dans les environs de Plombières, soit à Plombières
+même, en 1803, lorsque tout à coup il disparut, sans que le moindre
+indice pût indiquer s'il était parti pour un long voyage, ou s'il
+s'était donné la mort.
+
+La police fit des recherches avec le plus grand soin; tout fut
+infructueux. Cependant, comme rien ne donnait la preuve qu'il
+n'existât plus, sa femme, ses enfants et son frère ne prirent point
+le deuil.
+
+Un jour le comte de S..... reçut une lettre sans signature, mais
+son coeur de père battit aussitôt, car il reconnut un cachet qui
+appartenait à son fils.
+
+_Ne soyez pas inquiets. Je vis toujours et pense à vous._
+
+Ce peu de mots n'étaient pas de l'écriture d'Octave de Ségur; mais
+combien ils donnèrent de bonheur dans cette famille désolée, dont
+les inquiétudes, sans cesse redoublées, prenaient quelquefois une
+couleur sinistre qui amenait le désespoir dans cet intérieur si digne
+d'être heureux! M. de Ségur ne voulant pas jeter au public un aliment
+de curiosité, ne parla de cette nouvelle qu'à quelques amis qui
+partagèrent sincèrement sa joie.
+
+Philippe de S.....[156], l'auteur du dramatique et bel ouvrage sur la
+Russie, est le frère d'Octave. Il adorait son frère... Du moment où
+il disparut, le malheureux jeune homme fut atteint d'une mélancolie
+qui dévorait sa jeunesse. Dans ses yeux noirs si profonds, au regard
+penseur, on voyait souvent des larmes et une expression de tristesse
+déchirante. Il avait alors vingt ou vingt et un ans, je crois. On
+aurait cru que c'était l'abandon d'une femme, une perfidie de coeur
+qui le rendait aussi triste; et on demeurait profondément touché en
+apprenant que la perte de son frère était la seule cause de sa pâleur
+et de son abattement. La nouvelle qui parvint à la famille ne lui
+donna même aucun réconfort. Jamais il n'avait cru à la mort de son
+frère.
+
+[Note 156: Je regrette seulement qu'il ait mis autant en oubli ce que
+nous devions à l'Empereur, tout en parlant des fautes de la campagne
+de Moscou.]
+
+«Je serais encore plus malheureux si je l'avais perdu, disait le bon
+jeune homme!... Je le saurais par l'instinct même de mon coeur!...»
+
+Un jour, Philippe inspectait des hôpitaux dans une petite ville
+d'Allemagne, pendant la campagne de Wagram... Il parcourait les
+chambres et parlait à tous les blessés, pour savoir s'ils avaient
+tous les secours qui leur étaient nécessaires... Tout à coup il croit
+voir dans un lit un homme dont la figure lui rappelle son frère!..
+Il s'approche!.. À chaque pas la ressemblance est plus forte.....
+Enfin il n'en peut plus douter, c'est lui! c'est son frère!.. c'est
+Octave!....
+
+Octave fut ému par cette expression de tendresse vraie, qui ne peut
+tromper. Quelle que fût sa résolution, il se laissa emmener par
+Philippe et revint dans la maison paternelle. Il revit sa femme,
+ses enfants et tous les siens avec un air apparent de contentement;
+personne ne lui fit de questions, on le laissa dans son mystère,
+tant on redoutait de lui rendre la vie fâcheuse; il ne parla non
+plus lui-même de ce qui s'était passé, et tout demeura comme avant
+sa fatale fuite. Le prince de Neufchâtel avait besoin d'officiers
+d'ordonnance, on lui donna M. de S.....
+
+Nous étions un jour dans je ne sais plus quelle lande parfumée de ma
+chère Espagne, il était assez tard, M. d'Abrantès allait se coucher,
+et moi je l'étais déjà, lorsque le colonel Grandsaigne, premier
+aide-de-camp du duc, frappa à la porte en s'excusant de venir à une
+telle heure, si toutefois, ajouta-t-il (toujours au travers de la
+porte) il y a une heure indue à l'armée. Il avait la rage des phrases.
+
+--«À présent de quoi s'agit-il? demanda M. d'Abrantès. Vous pouvez
+entrer.
+
+--Un officier du prince de Neufchâtel, mon général, qui demande
+que vous lui fassiez donner des chevaux. Il doit porter au
+quartier-général des ordres de l'Empereur, et l'alcade prétend qu'il
+n'a pas de chevaux ni de mulets à lui donner.»
+
+Pendant le discours du colonel, l'officier voyant une femme au lit
+n'osait avancer et se tenait dans l'ombre... Le duc, très-ennuyé de
+ces ordres multipliés qui forçaient à imposer les habitants d'un
+village à donner leurs montures, était toujours fort difficile pour
+les autoriser; et j'ai vu quelquefois, après s'être informé du cas
+plus ou moins pressant qui réclamait son intervention, la refuser au
+moins pour quelques jours.
+
+--«Votre ordre, monsieur, dit-il au jeune officier en tendant la main
+vers lui sans le regarder.»
+
+L'officier avança timidement, et lui remit son ordre.
+
+--«Ah!... S.....! .... Est-ce que vous êtes parent du grand-maître
+des cérémonies?
+
+--Je suis son fils, mon général.
+
+--Philippe!....»
+
+Et le duc se retourna vivement vers le jeune homme, mais s'arrêta
+stupéfait en voyant une figure qu'il ne connaissait pas.
+
+--«Qui donc êtes-vous, monsieur, demanda-t-il d'une voix sévère?...»
+car sa première pensée fut que l'homme qui était devant lui pouvait
+être un espion. Elle se traduisit probablement sur sa physionomie si
+mobile, car le jeune homme devint fort rouge.
+
+--«J'ai eu l'honneur de vous dire, mon général, que le comte de
+S..... est mon père. Je suis l'aîné de ses fils.
+
+--Ah! s'écria joyeusement le duc, c'est donc vous qui êtes _le
+perdu_!... Pardieu! mon cher, soyez _le bien retrouvé_!... Voyons,
+que voulez-vous?... des chevaux? Vous en aurez; mais d'abord vous
+passerez le reste de la nuit ici, attendu qu'il est tout à l'heure
+minuit, et que, dans la romantique Espagne, les voyages au clair
+de lune commencent à n'être plus aussi agréables qu'au temps des
+Fernands et des Abencerrages.»
+
+Quelque délicatesse que l'on mît à ne pas parler à Octave de S.....
+de son aventureuse absence, cependant, comme ami fort intime de
+son père, dont souvent il avait même essuyé les larmes, le duc
+d'Abrantès avait presque le droit de lui en dire quelques mots. M. de
+Ségur ne fut pas mystérieux et lui raconta comment une raison, qu'il
+nous cacha par exemple, l'avait déterminé à mener une vie errante:
+
+--«J'avais besoin de voir d'autres lieux, disait-il, de parcourir
+d'autres contrées!...
+
+Octave de S..... était aimable, avec un autre genre d'esprit que son
+père et son frère, et, comme eux, par des manières charmantes et
+gracieuses; je l'ai vu dans le monde pendant le peu de temps qu'il y
+est demeuré et j'avoue que je n'ai pas compris l'éloignement qu'avait
+pour lui, disait-on, une personne qui pourtant aurait dû l'apprécier.
+
+Le duc de Bassano aimait beaucoup la famille de M. de Ségur, cette
+famille même lui avait même de grandes obligations.
+
+Les femmes qui étaient invitées et reçues de préférence chez la
+duchesse et le duc de Bassano étaient les plus jeunes et les plus
+jolies de la cour. On pouvait choisir, en effet, parmi elles, car
+excepté deux ou trois il n'y en avait pas de laides parmi nous.
+J'excepte la dame d'honneur, madame de Larochefoucauld; mais elle
+était de bonne foi et savait qu'elle était non-seulement laide mais
+bossue, et lorsque nous nous trouvions ensemble dans quelque voyage
+où notre service nous appelait, elle disait souvent en riant, à
+l'heure de sa toilette:
+
+--«Allons, il faut aller habiller le magot!...»
+
+Mais lorsque, dans un des grands cercles de la cour, l'Impératrice
+était entourée de ses dames de service, et que parmi elles étaient
+madame de Bassano, de Canisy, de Rovigo, de Bouillé, madame de
+Montmorency, dont les traits n'étaient pas ceux d'une jolie femme,
+mais dont l'admirable et noble tournure était _unique_ parmi ses
+compagnes; jamais on ne vit plus d'élégance dans la démarche, plus de
+perfection dans la taille d'une femme: en la voyant marcher, courir
+ou danser, on ne la voulait pas autrement, ni plus belle ni plus
+jolie. C'était, en outre, de ces agréments du monde qu'elle possédait
+parfaitement, une personne remarquable dans son intérieur et même
+fort originale sur plusieurs points de la vie habituelle. En résumé,
+c'est une femme bien agréable et charmante, je dis _c'est_, parce que
+les personnes comme elles ne changent pas. Madame de Mortemart était
+une fort bonne et aimable femme, elle était fort bien et presque
+jolie. J'ai déjà parlé de madame Octave de Ségur; il y avait aussi
+sa belle-soeur, madame Philippe de Ségur[157]; elle était fort
+jolie, avait d'admirables yeux noirs, une très-jolie petite taille,
+dont elle tirait bien parti, et passait enfin avec raison pour une
+jolie femme. Quant à la duchesse de Montebello, je n'ai pas besoin
+de rappeler son nom, pour qu'on sache qu'avec la duchesse de Bassano
+elle était la plus belle parmi ses compagnes.
+
+[Note 157: Mademoiselle de Luçay.]
+
+La maréchale Ney n'avait rien de régulier, mais elle était jolie et
+surtout elle plaisait. Ses yeux étaient de la plus parfaite beauté,
+sa physionomie douce et spirituelle, et tous les accessoires si
+nécessaires à une femme pour qu'elle puisse plaire; tels que de beaux
+cheveux, de jolies mains et de petits pieds; ces beautés-là donnent
+tout de suite une sorte d'élégance qui n'est pas celle de tout le
+monde et qui est un aimant agréable.
+
+Madame Gazani n'était pas dame du palais et ne l'avait jamais été;
+elle avait pourtant escamoté on sait comment, dans un certain
+temps, la prérogative de marcher avec les dames du palais; elle
+était lectrice de l'Impératrice, ce qui, pour le dire en passant,
+était assez drôle, puisqu'elle était italienne-génoise et que
+notre Impératrice était souveraine des Français. Mais après tout,
+madame Gazani était une femme ravissante, et jolie comme on l'est
+à Gênes, lorsqu'on se mêle de l'être, et voilà le grand secret de
+sa nomination. Elle était donc parfaitement belle, encore plus
+engageante et piquante, faite pour la cour sans en avoir pourtant les
+manières, mais très-disposée à les prendre, ce qu'elle a prouvé; car
+elle aimait cette vie de la cour, la galanterie, les intrigues. Quant
+à de l'esprit, elle avait celui du monde, à force d'en être, mais
+du reste peu, et même pas du tout dans le sens bien prononcé qu'on
+attache à ce mot. Pendant la durée de sa faveur, elle ne fut hostile
+à personne, ce dont on lui sut gré; et puis cette faveur passée, elle
+demeura une des plus belles personnes de la cour et une des plus
+inoffensives, ce qui n'arrive pas toujours.
+
+J'ai dit qu'il y avait tous les samedis de petits bals chez la
+duchesse de Bassano, où l'on était moins nombreux que les jours de
+grande réception. Indépendamment de ces bals, il y avait un grand
+dîner diplomatique; je l'appelle ainsi parce que chez le ministre des
+affaires étrangères il y avait nécessairement, en première ligne,
+les ministres étrangers et tout ce qui tenait au corps diplomatique,
+présenté par les ambassadeurs. Ce dîner avait lieu dans la grande
+galerie de l'hôtel de Gallifet où était alors le ministère des
+affaires étrangères; et il était suivi d'une fête[158] à laquelle
+était invité autant de monde que pouvait en contenir les vastes
+appartements du ministère, et dont la duchesse de Bassano faisait les
+honneurs avec une grâce et une convenance tout à fait remarquables.
+
+[Note 158: Le traitement du duc de Bassano était de 400,000 fr.; la
+dépense de sa maison s'élevait à 300,000 fr.]
+
+Il fallait bien cependant se reposer un peu de cette foule, de
+ce mouvement, tourbillon dont la tête se fatigue si vite; et les
+samedis n'étaient pas encore faits pour cela, comme je viens de le
+dire, puisqu'il y avait encore deux cents personnes d'invitées. La
+duchesse de Bassano organisa une société habituelle, qui venait
+chez elle non-seulement les jours de réception, mais tous les
+autres jours de la semaine. Les femmes les plus assidues chez elle
+dans son intimité étaient la belle madame de Barral[159], madame
+d'Audenarde, jeune, jolie et nouvelle mariée, madame de Brehan,
+madame de Canisy, madame d'Helmstadt, madame Gazani, madame Legéas,
+sa belle-soeur, élégante et jolie[160], madame de d'Alberg, charmante
+et aimable femme; madame de Valence, dont l'esprit est si piquant et
+si vrai, si naturel dans le charme de la causerie et un autre charme
+qu'on ne peut définir, mais dont on éprouve la puissance et qui
+retenaient la jeunesse qui déjà s'enfuyait. Les hommes étaient le
+duc d'Alberg, M. de Sémonville, M. de Valence, M. de Montbreton, M.
+de Lawoëstine, M. de Flahaut, M. de Narbonne, Lavalette, dont j'ai
+déjà fait connaître l'aimable caractère et le charmant esprit; M. de
+Fréville, l'un des hommes les plus spirituels que j'aie rencontrés
+en ma vie; M. de Celles, dont la causerie rappelle tout ce qu'on
+nous dit du temps agréable de Louis XV; M. de Chauvelin, dont les
+preuves étaient faites à cet égard-là, mais qui depuis prouva combien
+il était à redouter plus sérieusement; M. de Rambuteau[161], M. le
+comte de Ségur, M. de Turenne, et tous les maris des femmes que j'ai
+nommées, venaient alternativement passer la soirée chez madame de
+Bassano; on voit que le noyau autour duquel venait ensuite se grouper
+progressivement la foule était déjà assez nombreux pour alimenter une
+causerie journalière; et lorsque le duc de Bassano pouvait quitter un
+moment ses nombreux travaux pour venir s'y joindre, elle n'en était
+que plus aimable.
+
+[Note 159: Aujourd'hui madame de Septeuil.]
+
+[Note 160: Quelque extraordinaire qu'il puisse paraître qu'étant
+aussi liée avec M. et madame de Valence, la duchesse de Bassano ne
+connût pas leur mère, cela est pourtant _positif_.]
+
+[Note 161: Et M. de Rambuteau, qui a prouvé qu'on pouvait être à la
+fois un homme du monde et un habile administrateur. Napoléon l'avait,
+au reste, bien deviné.]
+
+Un soir de ces réunions intimes, plusieurs habitués causaient autour
+de la cheminée, dans le salon ordinaire de la duchesse de Bassano.
+C'était en hiver et même en carnaval (le dimanche gras); on était
+fatigué des bals et des veilles; et c'était un grand hasard que ce
+soir-là on fût en repos. On causait donc. Je ne sais plus qui se mit
+à parler de madame de Genlis, qui venait de publier un nouvel ouvrage.
+
+
+LA DUCHESSE DE BASSANO.
+
+Mon Dieu! croiriez-vous que je ne connais pas madame de Genlis!... Je
+ne l'ai même jamais aperçue...
+
+
+MADAME GAZANI.
+
+Ni moi!...
+
+
+MADAME D'HELMSTADT.
+
+Ni moi!...
+
+
+MADAME DES BASSAYNS.
+
+Ni moi!..
+
+ Et trois ou quatre autres femmes, en même temps:
+
+Ni moi non plus!...
+
+
+LA DUCHESSE DE BASSANO.
+
+C'est bien étrange, en vérité!... Je ne sais ce que je donnerais
+pour voir une personne aussi célèbre et en même temps si digne de
+l'être!...
+
+
+MADAME DE BARRAL.
+
+Et moi aussi!...
+
+
+MADAME DES BASSAYNS.
+
+Allons la voir!...
+
+
+LA DUCHESSE DE BASSANO.
+
+Mais comment faire? quel prétexte prendre?...
+
+ Une voix, à l'extrémité du salon:
+
+Aucun. Si vous voulez, je vous y conduirai.
+
+Tout le monde se tourna vers celui qui venait de parler: c'était un
+grand jeune homme élancé, blond, dont la figure était charmante,
+ainsi que la tournure: c'était M. de Lawoëstine. En le reconnaissant,
+tout le monde se mit à rire.
+
+--Vraiment, dit la duchesse de Bassano, voilà un introducteur bien
+respectable!...
+
+--Pourquoi non? Voulez-vous véritablement voir ma grand'-mère?
+
+
+LA DUCHESSE DE BASSANO.
+
+Certainement!
+
+
+M. DE LAWOESTINE.
+
+Eh bien! je vous y conduirai.
+
+ Plusieurs de ces dames à la fois:
+
+Oh! nous aussi, n'est-ce pas?... nous aussi!..
+
+
+M. DE LAWOESTINE.
+
+Mesdames, vous êtes toutes charmantes, et sans doute fort aimables;
+mais cependant notre caravane doit être limitée à un certain nombre;
+car, enfin, je ne puis vous emmener toutes...
+
+
+MADAME D'HELMSTADT.
+
+Mais moi?...
+
+
+MADAME DE BARRAL.
+
+Et moi?...
+
+
+MADAME GAZANI.
+
+Et moi?...
+
+
+M. DE LAWOESTINE.
+
+Écoutez, madame la duchesse décidera entre vous. Seulement,
+laissez-moi vous dire que madame de Genlis aime fort tout ce qui
+est extraordinaire... Il faut donc que cette visite ne ressemble à
+aucune autre; voilà, je crois, ce que vous devez faire.
+
+Tout le monde se mit autour de lui, et il expliqua un plan qui fut
+trouvé charmant. On ne voulut pas en remettre l'exécution plus loin
+que le même soir.
+
+Par une singularité assez remarquable, aucune des femmes qui étaient
+chez madame de Bassano n'allait au bal; et si les hommes avaient
+des engagements, ils les sacrifièrent avec joie pour être de la
+partie. Voilà le nom de ceux qui se trouvaient chez la duchesse:
+M. de Rambuteau, M. Adolphe de Maussion[162], M. de Montbreton, M.
+Alexandre de Laborde, M. de Lawoëstine, M. de Grandcourt et peut-être
+quelques autres hommes dont le nom ne se présente pas à la mémoire.
+Les femmes étaient: madame Gazani, madame d'Helmstadt, madame des
+Bassayns, madame de Barral et la maîtresse de la maison. Aussitôt que
+la chose fut convenue, ces dames, ainsi que les hommes, envoyèrent
+chercher leurs dominos chez eux. Grandcourt, lui seul, eut l'heureuse
+pensée, que peut-être même on lui suggéra, de _se déguiser_, et le
+costume qu'il choisit fut celui de Brunet, dans _les Deux Magots_.
+On envoya aussitôt aux Variétés; Brunet venait précisément de jouer
+le rôle, et il prêta le costume. Cela seul valait la soirée, de voir
+Grandcourt en magot. Lorsqu'on fut prêt, toute la troupe monta dans
+plusieurs fiacres et se rendit rue Sainte-Anne, où demeurait alors
+madame de Genlis[163]. Il était minuit, et madame de Genlis allait
+se coucher, lorsqu'elle entendit un fort grand bruit et que tout
+son appartement fut envahi par une troupe de masques, au milieu de
+laquelle figurait le charmant _magot Grandcourt_. Madame de Genlis
+était déjà déchaussée et coiffée de nuit. Mais, comme l'avait dit
+son petit-fils, elle aimait ce qui était extraordinaire. L'invasion
+de sa chambre, au milieu de la nuit, par une troupe de gens qui
+paraissaient de très-bonne compagnie (ce que son habitude du grand
+monde lui fit voir en un instant), ne pouvait être qu'un amusement
+de cette même bonne compagnie à laquelle, malgré sa retraite, elle
+appartenait toujours. Elle ne voulut donc pas être un empêchement à
+cette folie de carnaval; elle fut parfaitement aimable; prétendit
+se croire au bal masqué et causa de la manière la plus piquante
+et la plus charmante avec toutes ces figures masquées qu'elle ne
+connaissait pas du tout, non plus qu'elle ne reconnaissait son
+petit-fils, qui ne s'était pas démasqué pour augmenter le comique
+de la chose. Cependant, elle ne pouvait se prolonger longtemps; de
+même que l'_imprévu_ avait tout le mérite de cette aventure, de même
+aussi il fallait qu'elle fût courte; madame de Genlis le comprit la
+première:
+
+[Note 162: Frère du comte Alfred de Maussion, auteur de plusieurs
+romans écrits avec goût et remplis de cet intérêt qui fait tourner
+les pages... Le succès du dernier ouvrage de M. le comte de Maussion,
+intitulé _Faute de s'entendre_, doit lui donner la volonté de ne se
+pas arrêter, et à nous le regret qu'il n'y ait qu'un volume. On y
+retrouve les scènes du grand monde, ses perfidies, ses joies, comme
+son malheur; et tout cela raconté dans ce langage de bonne compagnie
+dont bientôt nous n'aurons plus que la tradition, qui, encore
+elle-même, pâlit chaque jour. Le comte Alfred de Maussion est le seul
+des deux frères qui ait écrit.]
+
+[Note 163: Et non pas à l'Arsenal, où mademoiselle Cochelet place la
+scène qu'elle raconte en tout (comme beaucoup d'autres choses) avec
+une grande absence de vérité, et une si grande, que je crois qu'elle
+n'y était pas. La manière dont l'aventure s'est terminée me le fait
+croire.]
+
+--En vérité, dit-elle, à la douceur de vos voix, à votre mystérieuse
+venue, je suis tentée de croire que des anges ont visité ma pauvre
+demeure: confirmez mon espoir. Laissez-moi voir vos visages.
+
+Après une courte résistance, madame des Bassayns laissa tomber son
+masque, et madame de Genlis vit, en effet, une charmante figure
+entourée d'une forêt de boucles blondes et fort convenable au
+_personnage d'ange_.
+
+--Et vous? dit madame de Genlis à un petit domino qui était près
+d'elle, et tirant elle-même les cordons de son masque, elle vit
+aussitôt une ravissante personne dont bien sûrement Canova eût fait
+son Hébé, s'il l'eût connue. C'était la fraîcheur, la jeunesse même
+avec sa peau veloutée et ses dents perlées, ses lèvres de corail, et
+ses yeux riants et joyeux: c'était madame d'Helmstadt.
+
+--«Ah! s'écria madame de Genlis; j'avais bien pressenti que vous
+étiez des anges!»
+
+Mais elle fut arrêtée dans le cours de son admiration à la vue des
+deux personnes qui, se démasquant, vinrent à elle; c'étaient madame
+de Bassano et madame Gazani!...
+
+On sait comme elles étaient belles!... La tradition de leur beauté
+franchira le temps, et nos petits-enfants en parleront avec raison
+comme de celle de madame de Montespan et de madame de Longueville...
+À l'aspect de ces deux femmes, madame de Genlis demeura stupéfaite;
+elle avait été curieuse de connaître les visages après avoir entendu
+les voix, et maintenant elle voulait savoir les noms de ces belles
+personnes qui venaient ainsi dans sa maison au milieu de la nuit...
+M. de Lawoëstine ne s'était pas démasqué. Sa vue seule lui aurait
+nommé les inconnues... Toutefois leur rare beauté, leurs manières,
+l'élégance de leurs costumes de bal masqué[164], étaient pour madame
+de Genlis une certitude qu'elle pouvait _se hasarder_ à causer avec
+elles. Mais il était tard, la duchesse comprit qu'il fallait laisser
+coucher celle qu'elles étaient venues troubler au moment de son
+repos...
+
+[Note 164: Les dominos étaient presque toujours en gros de Naples,
+et souvent en satin noir garni de très-belle blonde. Dans les bals
+masqués particuliers, nous mettions des dominos en satin rose ou
+blanc, également garni de belle blonde; le camail était charmant
+ainsi et allait à merveille lorsqu'on avait ôté son masque, ce qu'on
+faisait presque toujours avant la fin du bal.]
+
+--«Eh quoi! sans vous connaître! dit madame de Genlis; sans que je
+puisse savoir _quel ange_ je dois prier?
+
+--Eh bien, reprit la duchesse, promettez de nous recevoir samedi
+prochain[165], et nous viendrons toutes pour vous remercier de votre
+aimable accueil...
+
+[Note 165: C'était son jour de réunion.]
+
+--Et moi, dit madame de Genlis enchantée, je vous promets que vous
+aurez une soirée comme depuis longtemps vous n'en avez vu, peut-être;
+vous aurez de mes proverbes, et Casimir jouera de la harpe avec moi.»
+
+Et toute la troupe prit congé, laissant l'auteur de _Mademoiselle de
+Clermont_ enchanté de cette aventure. Le samedi suivant la soirée eut
+lieu en effet et fut charmante comme elle l'avait promis. Le duc de
+Bassano y accompagna sa femme.
+
+Lorsque M. de Bassano se fut retiré du ministère des affaires
+étrangères, il n'y eut plus ce mouvement, ce tourbillon de monde
+autour de sa maison; mais comme on avait compris que la duchesse
+et lui savaient ce que la vie a de plus doux en France, qui est
+d'employer ses heures et d'en donner une partie à la communication
+mutuelle, à la causerie, à cette fréquentation quotidienne qui amène
+l'intimité et maintient quelquefois des relations qui se fussent
+rompues autrement tout naturellement et par l'éloignement... C'est
+ainsi que de saintes amitiés se sont trouvées perdues sans aucune
+autre raison!... La duchesse était aussi bonne que belle; son esprit
+aimait tout ce qui tenait au bon goût, à l'extrême élégance; d'une
+apparence sérieuse, elle avait pourtant une chaleur de coeur, un
+dévouement d'amitié, qui lui avaient donné de vrais amis. Aussi,
+lorsqu'elle fut hors de l'hôtel du ministère, son salon ne fut plus
+un _salon officiel_, mais on y fut toujours, parce que c'était un
+salon où l'on trouvait une maîtresse de maison aimable, bonne et
+belle.
+
+Enfin, vinrent les malheurs de l'Empire et sa chute. La famille de
+Bassano fut exilée, proscrite!... et pourquoi!...
+
+Mais elle revint!... Ce fut alors que le duc de Bassano occupa son
+hôtel de la rue Saint-Lazare[166]. Il y passait les hivers; et l'été,
+il allait dans sa terre de Beaujeu, en Franche-Comté. Cette époque
+est celle où, véritablement, on put juger de la manière dont la
+duchesse et lui tenaient leur maison. Elle était bien toujours celle
+d'un grand personnage, mais d'un particulier ne souffrant jamais
+qu'on s'occupât de politique, à laquelle il était devenu étranger; le
+duc provoquait alors lui-même une causerie dont le charme avec lequel
+il conte, et la vérité de ses souvenirs en doublait le prix. Étienne,
+Arnaud, Denon, Gérard, Gros, tous les littérateurs et les artistes
+remarquables continuèrent à aller dans une maison où ils trouvaient
+tout ce qui pouvait les attirer, et surtout bonne mine d'hôte.
+
+[Note 166: La première année de la Restauration, il logeait rue de la
+Ville-l'Évêque.]
+
+Cependant le temps s'écoulait. Autour de la duchesse de Bassano
+s'élevait une famille nombreuse, dont la beauté aurait rappelé la
+sienne, si cette beauté eût éprouvé la moindre altération; mais
+bien loin de là, elle était toujours une des femmes les plus
+remarquables lorsqu'elle paraissait dans une fête. C'est ici où je
+dois faire connaître la duchesse de Bassano sous le rapport étranger
+à l'agrément d'une femme du monde.
+
+Puisque j'ai parlé de sa jeune famille, je dois dire en même
+temps combien elle était bonne mère, combien elle était _femme
+d'intérieur_, après avoir été la plus élégante, la plus brillante
+d'une grande fête. S'occupant de ses enfants, qui l'adoraient,
+elle était pour eux une amie autant qu'une mère, et un regard
+désapprobateur était souvent une punition plus sévère pour ses fils,
+que toutes celles de leur gouverneur. Elle avait deux garçons et
+trois filles.
+
+Rien n'était plus charmant que de voir cette mère, jeune encore[167],
+non-seulement par l'âge, mais par sa figure, toujours au même point
+de fraîcheur et d'éclat, entourée de ses enfants!...
+
+[Note 167: À peine quarante ans, et elle en paraissait trente-un ou
+trente-deux au plus.]
+
+Tous se groupaient autour d'elle et formaient un ravissant tableau.
+Bientôt le temps développa la beauté de Claire de Bassano; elle
+devint l'ornement des bals et des fêtes, ainsi que sa soeur Louise.
+Fière de ses filles, la duchesse n'allait plus dans le monde que
+pour jouir du triomphe qu'elles y trouvaient, tandis qu'elle-même
+était encore radieuse de beauté. Cette époque est celle où sa maison
+fut vraiment charmante. Elle recevait beaucoup, donnait des fêtes
+admirablement ordonnées, auxquelles on se faisait inviter quinze
+jours d'avance... Elle en faisait les honneurs, aidée de son mari
+et de ses quatre beaux enfants, et chacun sortait de ce palais de
+fées, attaché par la politesse courtoise du duc de Bassano et son
+esprit remarquable, par le charme des manières de la duchesse, et par
+cet ensemble enfin qu'on ne pouvait s'expliquer, mais qui faisait
+désirer d'y retourner, d'abord pour revoir cette maison et ce qu'elle
+renfermait d'attrayant dans ses habitants, et bientôt pour être leur
+ami à tous.
+
+C'est au milieu de ces joies que le malheur se ressouvint de cette
+famille.
+
+La duchesse devait conduire ses filles à un bal chez M. Perrégaux;
+elles se faisaient d'avance une joie de cette fête. Elles avaient été
+au bal, la veille, chez M. Hoppe, où la duchesse de Bassano avait
+été remarquée à côté des femmes jeunes et belles, et même entre ses
+deux filles. Coiffée avec des camélias[168] naturels qui faisaient,
+par leur couleur blanche et rouge, ressortir l'ébène de ses cheveux;
+elle était charmante... Le jour du bal de M. Perrégaux, les jeunes
+personnes s'occupèrent de leur toilette avec une telle joie de jeunes
+filles, que leur mère n'osa pas leur dire qu'elle avait une de ces
+affreuses douleurs de tête, qui, depuis quelque temps la faisaient
+beaucoup souffrir. Elle le dit seulement à la baronne Lallemand, qui
+l'engagea à ne pas insister. Elle voulait conduire ses filles au
+bal!... Mais la douleur devint intolérable; elle dut rester...
+
+[Note 168: C'était alors la mode de se coiffer avec des camélias et
+des bruyères naturelles.]
+
+La maladie fut courte! La duchesse se coucha le même soir, c'était un
+lundi... Le mercredi elle n'existait plus!... Et au moment où elle
+quitta la vie et ce monde où elle avait été si aimée, si admirée,
+elle était toujours radieuse de beauté!... elle semblait dormir!...
+
+Horace Vernet, l'un des intimes de la maison, eut le pénible courage
+de faire son portrait après sa mort!... Elle avait à peine quarante
+ans[169]!
+
+[Note 169: En 1820 elle avait trente-six ans.]
+
+Elle mourut avant que les camélias qui avaient été dans ses cheveux
+au bal de M. Hoppe fussent fanés!
+
+
+FIN DU TOME CINQUIÈME.
+
+
+
+
+TABLE
+
+DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE CINQUIÈME VOLUME.
+
+
+ Pages.
+
+ Salon de l'Impératrice Joséphine. 1
+
+ Première partie.--Madame Bonaparte. _Id._
+
+ Deuxième partie.--L'Impératrice Joséphine. 83
+
+ Troisième partie.--L'impératrice à Navarre. 173
+
+ Quatrième partie.--La Malmaison. 1813-1814. 257
+
+ Salon de Cambacérès, sous le Consulat et l'Empire. 279
+
+ Salon de madame la duchesse de Bassano. 333
+
+
+Imprimerie d'ADOLPHE ÉVERAT ET Cie, rue du Cadran, 16.
+
+
+[Notes au lecteur de ce fichier numérique:
+
+Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée. L'écriture des
+noms propres (Institutions d'État) a été uniformisée, ex. État, Directoire,
+Consul.
+
+Ligne 5507: "Elle y alla en 1812 et fut reçue à Milan avec enthousiasme;"
+L'original contenait 1816, cette erreur a été corrigée.]
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Histoire des salons de Paris (Tome 5/6), by
+Laure Junot, duchesse d' Abrantès
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44664 ***
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+<title>The Project Gutenberg e-Book of Histoire des Salons de Paris (Tome 5); Author: Duchesse d'Abrantès.</title>
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+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44664 ***</div>
+
+<h1><span class="smaller">HISTOIRE</span><br>
+<span class="small">DES</span><br>
+ SALONS DE PARIS</h1>
+
+<p class="center p2">TOME CINQUIÈME.</p>
+
+<div class="p4 center smaller">
+<p>L'HISTOIRE DES SALONS DE PARIS</p>
+<p>FORMERA 6 VOL. IN-8<sup>o</sup>,</p>
+<p>Qui paraîtront par livraisons de deux volumes.</p>
+<p>La 2<sup>e</sup> a paru le 11 janvier;<br>
+ La 3<sup>e</sup> paraîtra le 15 avril.</p>
+
+<p>Les souscripteurs chez l'éditeur recevront <em>franco</em> l'ouvrage<br>
+ le jour même de la mise en vente.</p>
+</div>
+
+<p class="p4 center smaller">
+ PARIS.&mdash;IMPRIMERIE DE CASIMIR,<br>
+ Rue de la Vieille-Monnaie, n<sup>o</sup> 12.</p>
+
+<p class="p4 center"><b><span class="smaller">HISTOIRE</span><br>
+<span class="small">DES</span><br>
+ SALONS DE PARIS</b></p>
+
+<p class="center" style="line-height: 1.5em;">TABLEAUX ET PORTRAITS<br>
+ DU GRAND MONDE,<br>
+<span class="smaller">SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE,<br>
+ LA RESTAURATION,<br>
+ ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE I<sup>er</sup>.</span></p>
+
+<p class="center"><span class="small">par</span><br>
+ LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.</p>
+
+<p class="center p2">TOME CINQUIÈME.</p>
+
+<a id="img001" name="img001"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img001.jpg" alt="Enseigne de l'éditeur." title="" height="175" width="150">
+</div>
+
+<p class="p2 center smaller">À PARIS<br>
+ CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE<br>
+<span class="smaller">DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS,<br>
+ PLACE DU PALAIS-ROYAL.<br>
+ M DCCC XXXVIII.</span></p>
+
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page1" name="page1"></a>(p. 1)</span> SALON DE L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE.<br>
+PREMIÈRE PARTIE.</h2>
+
+<h3>MADAME BONAPARTE.</h3>
+
+<p>Toutes les personnes qui ont connu Joséphine peuvent sans doute
+invoquer leurs souvenirs sur ce qui la concerne; mais dans le nombre
+il en est cependant qui ressentent plus vivement la force de ces
+mêmes souvenirs et peuvent les retrouver avec d'autant plus de
+fidélité que ces mêmes personnes <span class="pagenum"><a id="page2" name="page2"></a>(p. 2)</span> ont vécu près de la femme
+dont on est aujourd'hui si désireux de connaître les actions, alors
+qu'elle était la compagne aimée de l'homme du siècle. On veut
+surtout connaître l'époque où la France, fatiguée à la suite d'un
+long paroxysme de souffrances, s'était endormie et n'offrait plus à
+l'étranger les immenses ressources <i>sociables</i> qui l'attirent dans
+notre beau pays plus que tous ses autres avantages. Alors Paris était
+une vaste solitude dans laquelle d'anciens amis revenus de l'exil
+osaient à peine se reconnaître. Ce n'était plus qu'en tremblant
+qu'on se demandait à soi-même si l'on était toujours Français. Plus
+de gaieté, plus de cette insouciance qui rendait à nos pères la vie
+si facile, tout était devenu danger. On tremblait de parler; on
+tremblait de se taire; le caractère français, jadis si confiant,
+avait changé sa nature en une sombre inquiétude qui dévorait
+l'existence; on était méfiant; et comment ne pas l'être, on avait été
+si souvent trahi! Aussi, plus de réunions, plus de ces causeries, de
+ces maisons ouvertes, où vingt personnes allaient chaque jour rire
+et causer avant un souper joyeux; plus de société enfin! Plus de
+société en France! cette société habituelle qui faisait notre vie!...
+Aussi quel voile de deuil était jeté sur toutes les familles! il
+semblait que <span class="pagenum"><a id="page3" name="page3"></a>(p. 3)</span> la mort eût passé par cette ville jadis résonnant
+du bruit des chansons, des bals et des fêtes. Était-ce bien la même
+cité où les femmes ne s'occupaient que du soin d'être aimables et
+aimées?... où les hommes, braves comme les Français l'ont toujours
+été, n'en étaient pas moins soigneux de plaire, prévenants et
+polis?... On ne voyait plus dans nos promenades, aux spectacles, que
+de ridicules poupées, ayant même oublié le beau langage pour parler
+un sot et ridicule idiome.&mdash;Les femmes elles-mêmes, oubliant ce
+qu'elles se devaient, acceptaient aussi le titre très-justement donné
+d'<i>incroyables</i> et de <i>merveilleuses</i>... Quelle époque et quelle
+complète déraison!</p>
+
+<p>Ce fut alors que le 18 brumaire dissipa les premières ténèbres qui
+enveloppaient la France ou du moins les plus épaisses... Alors nous
+entrevîmes un horizon plus clair; il fut permis de se dire Français,
+et à peine une année s'était-elle écoulée qu'on était de nouveau fier
+de l'être. Alors on regarda autour de soi, on rappela ses souvenirs.
+Pourquoi ne pas vivre comme vivaient nos pères? dirent ceux qui,
+depuis leur retour de l'exil, languissaient isolés et n'osaient
+appeler aucun ami autour d'eux... et de nouveau l'hospitalité des
+châteaux ne fut plus un crime; on put se voir, se parler, se
+communiquer ses pensées. L'amour <span class="pagenum"><a id="page4" name="page4"></a>(p. 4)</span> de la sociabilité reprit
+ses droits, et cette coutume si douce de se voir chaque jour, de se
+réunir, redevint encore une fois l'existence de tout ce qui avait
+connu une manière de vivre si excellente et si bien faite pour le
+bonheur.</p>
+
+<p>Bonaparte, en arrivant au premier degré de ce pouvoir, qu'il sut
+ensuite conquérir tout entier, comprit à merveille qu'il fallait
+réorganiser le système <i>sociable</i> pour arriver au système <i>social</i>;
+il fit alors des efforts pour ramener les Français à un état
+semblable à celui dans lequel ils vivaient avant la Révolution en le
+bornant à la vie habituelle: ce n'était pas là qu'étaient les abus.</p>
+
+<p>Quelques semaines après son <i>avénement</i> au consulat, Bonaparte quitta
+le Luxembourg pour venir habiter les Tuileries. Ce premier pas vers
+le pouvoir absolu lui donna aussi la pensée de faire revivre cette
+belle société de France dont les pays les plus lointains étaient
+jadis fiers d'imiter jusqu'aux travers, car ces mêmes travers étaient
+encore aimables. Bonaparte, tout en le souhaitant, comprit que ce
+qu'on appelait l'<i>ancien régime alors</i>, pouvait seul apprendre <i>aux
+siens</i> ces belles manières et cette courtoisie si nécessaires à la
+vie habituelle même la plus simple. Il le comprit et travailla dans
+le sens utile pour acquérir à son parti les hommes de celui que
+toute sa vie il avait <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> combattu, car les temps étaient changés,
+et Bonaparte premier Consul, préludant à l'Empire, n'était plus le
+général Bonaparte combattant à Arcole pour la liberté de la France.
+Il demeura toujours l'homme de la gloire, seulement il la comprit
+autrement. Ce fut à cette époque du Consulat qu'il conçut et mit en
+&oelig;uvre son système de fusion, et les Tuileries devinrent un lieu de
+réunion, non seulement dans le salon de madame Bonaparte, mais dans
+les grands appartements du premier Consul. Il y eut d'abord un grand
+mélange: cela devait être; on ignorait encore ce qu'on demanderait.
+On voulait ensuite connaître de plus près cet homme qui préludait à
+la souveraineté par une vie complète de gloire à trente ans, et qui
+paraissait devoir dominer toutes les renommées passées, et faire
+pâlir à côté de lui tous les conquérants du pouvoir. Ne repoussant
+personne, accueillant tous les partis, quelque méfiance qu'il eût de
+celui de Clichy et de celui du Manége, Bonaparte entra avec assurance
+dans l'arène, où personne, au reste, n'osa descendre pour lui
+disputer un prix qu'on jugeait bien ne pouvoir être obtenu que par
+lui.</p>
+
+<p>Bonaparte ne connaissait nullement la haute société de Paris, à
+l'époque où il venait chez ma mère, lorsqu'avant la Révolution elle
+le faisait sortir de <span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span> l'école militaire au moment des vacances;
+il était trop jeune alors pour apprécier le genre de société qui
+venait chez elle; lorsque plus tard il fut assidu dans notre maison,
+après la mort de mon père, il n'y avait personne à Paris; le salon le
+plus fréquenté par la bonne compagnie était ou en deuil ou désert, et
+quand le Directoire vint nous donner la parodie d'une cour, on sait
+assez quel genre de courtisans les directeurs rassemblèrent autour
+d'eux. Même Barras qui, par sa naissance<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Go to footnote 1"><span class="smaller">[1]</span></a>, était bien capable
+de connaître ceux qui devaient venir chez lui et traiter avec eux
+de puissance à puissance. Bonaparte ne pouvait donc connaître que
+par une tradition orale ce qu'on appelait <i>la bonne compagnie</i> et
+ce qu'il voulait avoir autour du trône, encore dans l'ombre, qu'il
+édifiait déjà, et que devait, mais seulement pour quelque temps,
+remplacer le fauteuil consulaire.</p>
+
+<p>Madame Bonaparte pouvait lui être en cela d'un grand secours, mais
+beaucoup moins cependant que Bonaparte ne se le figurait. Madame
+Bonaparte n'avait jamais été présentée à la cour de Louis XVI.
+<span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span> Les Beauharnais étaient bien nés, bons gentilshommes, mais là
+s'arrêtaient leurs droits pour la présentation. Quant à madame de
+Beauharnais, elle ne fut même présentée qu'en 1789; elle n'était pas
+noble, si ce n'est de cette noblesse des colonies que celle d'Europe
+ne reconnaissait que lorsque la filiation était tellement positive
+qu'on ne la pouvait nier. Sans doute madame de Beauharnais était une
+femme <i>comme il faut</i>, pour me servir de l'expression voulue; mais
+Bonaparte crut sa position beaucoup plus importante et capable de
+diriger une opinion. Il revint ensuite là-dessus et j'en ai acquis
+la preuve dans une conversation que j'eus avec lui-même avant le
+divorce<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Go to footnote 2"><span class="smaller">[2]</span></a>. Mais il est certain qu'au moment du mariage il crut avoir
+contracté une union avec une famille qui valait au moins celle des
+Montmorency.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page8" name="page8"></a>(p. 8)</span> L'erreur se prolongea quelque temps sous le Consulat, et le
+faubourg Saint-Germain lui-même y contribua tout le premier. Chacun
+voulait être rayé. On n'en était pas venu encore à écrire quatre
+lettres dans une semaine pour avoir une clef de chambellan au haut
+de la basque de son habit, mais on y préludait; on voulait rentrer
+dans sa maison enfin, et pour cela on se faisait cousin, oncle,
+grand-oncle, arrière-petit-cousin de la femme du premier Consul,
+car la parenté était commune... Mais quoi qu'il en fût de ce que
+pensait Bonaparte de cette foule qui se pressait déjà aux portes
+des Tuileries, il voulut la juger par lui-même: ce fut alors qu'il
+donna les dîners de trois cents couverts dans la galerie de Diane,
+où étaient admis tous les partis et tout ce qui avait une position
+quelle qu'elle fût dans l'état.</p>
+
+<p>J'ai su par une voie qui pour moi ne peut être douteuse, que
+Bonaparte regretta alors souvent d'être mal avec ma mère; il savait
+que le fond de sa société était le faubourg Saint-Germain dans son
+plus grand <i>purisme</i>; et les noms qui se prononçaient à la porte
+du salon de ma mère en étaient la preuve; il chargea non-seulement
+madame Leclerc<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Go to footnote 3"><span class="smaller">[3]</span></a> de faire une tentative pour renouer <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span>
+ses relations avec ma mère, mais il en parla vivement à Junot et
+plusieurs fois il m'insinua le désir qu'il en avait; mais ce fut
+inutilement. Ma mère avait consenti à revoir le général Bonaparte le
+jour où elle donna un bal au moment de mon mariage; elle consentit
+encore, <i>pour moi</i>, à rendre une visite à madame Bonaparte; mais
+aucune <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> instance ne put vaincre sa répugnance; elle était bien
+malade d'ailleurs à cette époque et déjà fort souffrante, et son
+refus fut positif.</p>
+
+<p>L'étiquette observée à ces dîners des <i>quintidis</i> n'était celle
+d'aucun temps ni d'aucune cour. En effet comment expliquer ce que
+le chef d'un gouvernement pouvait vouloir faire de cette foule
+immense <span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> rassemblée dans une même enceinte comme pour passer
+une revue! Bonaparte, déjà souverain par sa volonté, ne l'était pas
+encore cependant de fait; mais il voulait choisir ses courtisans tout
+en essayant la royauté.</p>
+
+<p>Comment ces pensées ne lui seraient-elles pas venues en effet?...
+Je me rappelle l'enthousiasme qui <span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> animait Paris tout entier
+le jour où il alla du Luxembourg aux Tuileries... Cette circonstance
+était d'une immense importance pour Bonaparte... Les Tuileries!...
+cette résidence royale! l'habitation de Louis XVI... de ce roi
+malheureux, mais si bon, si excellent!... dont lui-même avait pleuré
+la mort... Oui, cet événement était pour Napoléon <span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> d'une
+grande portée... Aussi lorsque le 30 <i>pluviôse</i> il se réveilla,
+sa première parole fut: <i>Nous allons donc aujourd'hui coucher aux
+Tuileries!....</i> Et il répétait ce mot avec une sorte de joie en
+embrassant Joséphine.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> &mdash;Ce jour du 50 pluviôse<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Go to footnote 4"><span class="smaller">[4]</span></a> est un jour remarquable dans
+l'histoire de Napoléon. Il a fixé dans son âme la pensée de la
+royauté, qui peut-être jusque là n'y avait fait qu'apparaître...</p>
+
+<p>L'étiquette observée pour le cortége fut à peu près comme plus
+tard celle des dîners des quintidis. On voulait une sorte de
+représentation, et comme jusque-là le Directoire n'en permettait
+aucune aux corps de l'état, aucun d'eux n'avait ce qui lui était
+nécessaire. On vit donc le Conseil d'État aller dans des fiacres
+dont les numéros étaient cachés par du papier de la couleur de la
+caisse... Les ministres seuls avaient des voitures et des manières de
+livrées... La véritable splendeur du cortége, c'était les troupes.
+On y admirait surtout la beauté du régiment des guides ou chasseurs
+de la garde, commandés par Bessières et Eugène, ce régiment dont le
+premier Consul affectionnait tant l'uniforme...</p>
+
+<p>La voiture du premier Consul était simple, mais attelée de six
+chevaux blancs magnifiques. Ces chevaux rappelaient un beau
+souvenir!... Ils avaient été donnés par l'Empereur d'Autriche au
+général Bonaparte après le traité de Campo-Formio... Lorsque cette
+circonstance fut connue <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> du peuple, ce ne furent plus des
+acclamations... ce furent des cris de délire et d'enthousiasme qui
+retentissaient à l'autre extrémité de Paris... Cette pensée était
+belle en effet lorsqu'on s'arrêtait sur elle... lorsqu'on voyait ce
+jeune homme dont le courage et l'esprit habile avaient donné la paix
+avec la gloire à la France, lorsqu'il n'avait encore que vingt-huit
+ans!... Et lui, comme il était heureux ce même jour en écoutant ces
+cris de joie et d'amour!... Il remerciait la foule enivrée avec un
+sourire, un regard si doux, tout en s'appuyant sur un magnifique
+sabre également don de l'Empereur d'Allemagne!.. mais en serrant la
+riche poignée de cette arme, Bonaparte semblait dire à ce peuple: Ne
+craignez point avec moi pour votre gloire, Français... Cette arme
+me fut donnée pour avoir fait la paix... mais je saurai la tirer du
+fourreau pour votre défense, si jamais on vous insulte...</p>
+
+<p>Le premier Consul était dans le fond de la voiture à droite; sur le
+devant était le troisième Consul, Lebrun. Cambacérès, comme second
+Consul, était à côté du général Bonaparte; quant à madame Bonaparte,
+elle était venue aux Tuileries avant le cortége. Il n'y avait encore
+pour elle aucune ombre de royauté. Elle s'y était donc rendue avec
+mademoiselle de Beauharnais, madame de Lavalette, madame Murat, qui
+était déjà mariée, mais seulement <span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span> depuis quelques jours, et
+quelques autres femmes fort élégamment parées. Elle alla se mettre
+aux fenêtres de l'appartement du Consul Lebrun, dans le pavillon de
+Flore<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Go to footnote 5"><span class="smaller">[5]</span></a>.</p>
+
+<p>Une particularité assez remarquable fut ce qui arriva ce même jour,
+au moment de l'entrée des consuls dans la cour des Tuileries. Cette
+cour n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui; elle était entourée de
+planches et fort mal disposée; deux corps-de-garde, qui avaient été
+faits probablement à l'époque de la Révolution, existaient encore.
+Ceci est simple; mais ce qui ne l'était pas, c'est une inscription
+qu'on voyait sur celui de droite, ainsi conçue: <span class="smcap">Le 10 août 1792,
+la royauté en France est abolie, et ne se relèvera jamais!</span>....</p>
+
+<p>Et elle entrait triomphante dans le palais des rois!... En voyant
+cette inscription plusieurs soldats qui formaient la haie ne purent
+retenir des exclamations vives, et plusieurs imprécations accablèrent
+encore la royauté vaincue au 10 août... En les entendant, le premier
+Consul sourit d'une si singulière manière, que ce sourire demeura
+bien longtemps dans la mémoire de celui qui en fut témoin et qui me
+l'a redit.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> L'ironie qui anima la physionomie du premier Consul ne
+pouvait être traduite par celui qui avait vu le sourire. Je crois en
+avoir trouvé la raison dans la colère des soldats qui invectivaient
+la royauté, tout en remplissant une fonction qui ne s'accorde qu'à
+cette même royauté et qui est même une de ses prérogatives comme
+pour Dieu!... c'est de former la haie!... Quoi qu'il en soit, les
+troupes se mirent en bataille lorsqu'elles furent arrivées dans
+la cour; et dès que la voiture fut arrêtée, le premier Consul en
+descendit rapidement, et sauta plutôt qu'il ne monta à cheval; car
+alors, il était jeune et leste, et aussi prompt à exécuter qu'à
+concevoir. Après lui descendit Cambacérès, dont la grave personne ne
+se mettait en mouvement qu'avec une lenteur qui contrastait d'une
+manière comique avec tous les mouvements de celui qui marchait avant
+lui. Venait ensuite Lebrun, dont l'énorme rotondité lui donnait déjà
+l'aspect d'un vieillard. Les deux consuls laissèrent leur collègue
+passer les troupes en revue. C'était pour eux chose étrangère à leurs
+habitudes, et ils montèrent dans les appartements de réception: les
+ministres, le corps diplomatique, le Conseil d'État les y attendaient.</p>
+
+<p>Les années peuvent s'écouler, mais jamais elles n'affaibliront
+la force, le souvenir de pareils <span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> temps!... Le Carrousel
+entier était couvert d'un peuple immense, dont les cris répétés
+allaient frapper le ciel: <i>Vive le premier Consul!... vive le général
+Bonaparte!.....</i> Et ces masses pressées étaient formées d'ouvriers,
+de peuple méritant vraiment ce beau nom, et le méritant alors par
+tout ce qu'il demande de grand et de beau dans ses sentiments. Aux
+fenêtres des maisons du Carrousel, à celles du Louvre, on voyait une
+foule de femmes élégamment parées et portant le costume grec, qui
+alors était encore à la mode. Ces femmes faisaient voler en l'air
+des écharpes de soie, des mouchoirs... leur enthousiasme était un
+délire... Oh! quelle journée pour Bonaparte!...</p>
+
+<p>Mais une circonstance dont le souvenir, non seulement ne s'effacera
+jamais de mon âme, et dont la puissance, je crois, sera toujours
+aussi vive dans le c&oelig;ur de tout Français ayant assisté à cette
+journée, ce fut ce qui arriva au moment où le premier Consul vit
+passer devant lui les drapeaux de plusieurs demi-brigades. Lorsque
+le porte-drapeau de la 43<sup>e</sup> inclina celui qu'il portait devant
+son général, on ne vit qu'un simple bâton surmonté de quelques
+lambeaux criblés, mutilés par les balles, et noircis par la fumée
+de la poudre... En l'apercevant au moment du salut, Napoléon parut
+frappé de respect... Son noble visage prit une expression <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span>
+toute sublime; il ôta son chapeau et s'inclina profondément avec
+une émotion visible devant ces enseignes de la république, mutilées
+dans les batailles. Celles de la 30<sup>e</sup> et de la 96<sup>e</sup> étaient dans le
+même état. En voyant la troisième s'incliner devant lui, le premier
+Consul parut encore plus ému que pour la 43<sup>e</sup>. On voyait que plus
+les preuves de notre gloire se multipliaient à ses yeux, plus il
+était heureux et fier de commander une armée dont les hauts faits
+parlaient un tel langage. Son émotion avait sa source dans de hautes
+et nobles pensées, sans doute; car, en ce moment, un rayon lumineux
+semblait entourer son visage. Le peuple le vit et le comprit! Alors
+ce ne furent plus de ces cris simplement animés de: Vive le premier
+Consul!... Ce fut une explosion d'amour et de délire... Des masses
+entières s'ébranlaient pour aller à lui; on voulait le voir de plus
+près, le contempler, le toucher... Les femmes, les hommes, les
+enfants, les vieillards, tous, tous voulaient aller à lui; tous
+articulaient des paroles d'affection, tous poussaient des cris
+frénétiques d'amour et de joie... Oh! qui donc pourrait dire qu'alors
+il n'était pas l'idole de la France!</p>
+
+<p>Madame Lætitia m'avait demandée à ma mère pour cette journée, et
+j'étais avec elle et madame <span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span> Leclerc à une fenêtre de l'hôtel
+de Brionne<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a> chez M. Benezeth... Quel souvenir que celui de cette
+mère, dont le noble et beau visage était couvert de larmes de
+joie!... de ces larmes qui effacent tout un passé de malheur, et font
+croire à tout un avenir heureux.</p>
+
+<p>Ceci me rappelle une circonstance que j'ai omise en parlant du 18
+brumaire; elle montrera combien peu Bonaparte se laissait deviner par
+les siens.</p>
+
+<p>Le 19 brumaire de l'an VII, ma mère, qui était fort attachée, comme
+on le sait, à la famille Bonaparte, et chez laquelle cette famille
+tout entière passait sa vie, voyant l'inquiétude de son amie<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Go to footnote 7"><span class="smaller">[7]</span></a>
+Lætitia, lui proposa de venir dîner avec nous, ainsi que madame
+Leclerc, et puis ensuite <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span> d'aller ensemble à Feydeau, pour y
+voir un fort joli spectacle, dans lequel jouaient Martin et Elleviou.
+Ces dames acceptèrent: le dîner se passa tristement. Madame Lætitia
+était inquiète sans savoir pourquoi, ou plutôt parce quelle le
+devinait. Mais en véritable mère d'un grand homme, tout ce qu'elle
+éprouvait demeurait au fond de son âme; et même avec ma mère, elle
+fut silencieuse.</p>
+
+<p>Mon beau-frère, ami intime de Lucien, et qui ne le quitta pas dans
+toute cette journée, était parti depuis le matin, et ses adieux
+ne nous avaient pas rassurées, ma mère et moi; car nous aimions
+tendrement Lucien, et ne pouvions nous dissimuler qu'il y avait
+beaucoup à craindre dans les heures qui allaient s'écouler, quoique
+nous ne sussions que très-imparfaitement ce qui se tenterait...
+J'aimais Lucien et Louis comme des frères; et bien que je ne
+comprisse pas la politique, j'en savais assez pour être au moins
+inquiète; et pour moi, c'était souffrir.</p>
+
+<p>Aucune nouvelle ne parvint d'une manière positive jusqu'à sept
+heures. Alors ma mère demanda ses chevaux, et nous partîmes avec
+madame Leclerc, madame Lætitia et mon frère Albert pour Feydeau.</p>
+
+<p>Je ne me rappelle plus maintenant quelle était <span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> la pièce
+qu'on jouait premièrement. Je n'ai gardé le souvenir que de celle
+qui terminait le spectacle: c'était <i>l'Auteur dans son ménage</i>.
+Nous étions assez calmes, et même presque gaies, car rien ne nous
+était parvenu. Albert était sorti plusieurs fois et avait parcouru
+le foyer et les corridors sans rien apprendre de nouveau; nous nous
+disposions à écouter la dernière pièce, lorsque le rideau se lève
+avant le moment, et l'acteur qui devait remplir le rôle principal se
+présente en robe de chambre de piqué blanc, costume de ce rôle<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>, et
+s'avançant sur le devant de la scène, dit au public: <i>Citoyens, une
+révolution vient d'avoir lieu à Saint-Cloud; le général Bonaparte a
+eu le bonheur d'échapper au poignard du représentant Arena et de ses
+complices. Les assassins sont arrêtés.</i></p>
+
+<p>Au moment où le mot, <i>vient d'échapper au poignard</i>, fut prononcé,
+un cri perçant retentit dans la salle... Il partait de notre loge:
+c'était madame Leclerc qui l'avait jeté, et qui était dans un état
+vraiment alarmant. Elle sanglotait et ne pouvait pleurer; ses nerfs,
+horriblement contractés, lui causaient des convulsions tellement
+fortes, qu'Albert commençait à ne pouvoir la contenir. Madame
+<span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> Lætitia était pâle comme une statue de marbre; mais quels
+que fussent les déchirements de son c&oelig;ur, on n'en voyait d'autre
+trace sur son visage encore si beau à cette époque, qu'une légère
+contraction autour des lèvres. Se penchant sur sa fille, elle prit
+ses mains, les serra fortement, et dit d'une voix sévère:</p>
+
+<p>«Paulette<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Go to footnote 9"><span class="smaller">[9]</span></a>, pourquoi cet éclat? Tais-toi. N'as-tu pas entendu qu'il
+n'est rien arrivé à ton frère?... Silence donc... et lève-toi; il
+faut aller chercher des nouvelles.»</p>
+
+<p>La voix de sa mère frappa plus madame Leclerc que toutes nos
+consolations. Les miennes, d'ailleurs, étaient plutôt de nature à
+l'alarmer qu'à la rassurer. Je craignais pour mes deux frères de
+c&oelig;ur, Lucien et Louis; et je pleurais tellement, que ma mère me
+gronda tout aussi sévèrement que Paulette. Enfin nous pûmes partir.
+Albert, que nous avions envoyé pour savoir si la voiture de ma mère
+était arrivée, nous annonça qu'elle nous attendait. Il prit madame
+Leclerc dans ses bras, et la porta, plutôt qu'il ne la conduisit, à
+la voiture dans laquelle nous nous hâtâmes de monter; car on sortait
+en foule du <span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> théâtre pour aller aux nouvelles; et plusieurs
+personnes ayant reconnu ma mère et les femmes qui étaient avec nous,
+disaient: «C'est la mère et la s&oelig;ur du général Bonaparte!...» La
+beauté incomparable de Paulette, qui était encore doublée, je crois,
+par sa pâleur en ce moment, suffisait déjà bien assez pour attrouper
+les curieux. Qu'on juge de l'effet que produisirent ce peu de mots:
+<i>C'est la s&oelig;ur du général Bonaparte!</i></p>
+
+<p>«Où voulez-vous aller? dit ma mère à madame Lætitia, lorsque son
+domestique lui demanda ses ordres. Est-ce rue du Rocher<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Go to footnote 10"><span class="smaller">[10]</span></a>, ou bien
+rue Chantereine?</p>
+
+<p>&mdash;Rue Chantereine, répondit madame Lætitia, après avoir réfléchi un
+moment. Joseph ne serait pas chez lui, et Julie ne saurait rien...</p>
+
+<p>&mdash;Si nous allions rue Verte<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a>?» dis-je à madame Lætitia.</p>
+
+<p>&mdash;Ce serait inutile. Christine<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Go to footnote 12"><span class="smaller">[12]</span></a> ne sait rien; et peut-être même
+pourrions-nous l'alarmer... non, non, rue Chantereine.»</p>
+
+<p>Nous arrivâmes rue Chantereine; mais il fut <span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span> d'abord
+impossible d'approcher de la maison. C'était une confusion à rendre
+sourd par le fracas que faisaient les cochers en criant et en
+jurant; les hommes à cheval arrivant au galop, et culbutant tout
+ce qui se trouvait devant eux; des gens à pied, les uns demandant
+des nouvelles, les autres criant qu'ils en apportaient... Et tout
+ce fracas, ce tumulte au milieu d'une nuit de novembre, sombre et
+froide... Quelques hommes de la bonne compagnie étaient parmi eux
+pour apprendre quelque chose; car on racontait d'étranges événements
+qui, du reste, devaient bientôt se réaliser. Dans le nombre de ces
+curieux malveillants se trouvait Hippolyte de R..., l'un des habitués
+les plus intimes du salon de ma mère. Il reconnut notre voiture; et
+ne voyant pas quelles étaient les personnes qui étaient avec nous:
+«Eh bien! s'écria-t-il, voilà de la belle besogne!... Votre ami
+Lucien, mademoiselle Laure, poursuivit-il en s'adressant à moi, qu'il
+voyait contre la portière, avec tout son républicanisme et sa colère
+contre notre club de Clichy, vient de faire un roi de son frère le
+caporal.»</p>
+
+<p>M. de Rastignac était fort près de la portière; je fus obligée
+non-seulement de lui dire très-vivement de se taire, mais de frapper
+sur sa main, car il n'entendait rien. Alors il reconnut madame
+<span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> Lætitia et madame Leclerc qu'il voyait journellement chez ma
+mère, où il passait sa vie ainsi que ses frères: cette vue le frappa
+tellement qu'il s'en alla en courant. Ce n'était pas qu'il craignît;
+tout au contraire son opinion était bien connue, et ses frères et lui
+ne voulurent jamais accepter aucune place sous l'Empire.</p>
+
+<p>Cependant notre voiture avançait; enfin nous parvînmes dans cette
+allée qui précède la cour de la petite maison de la rue Chantereine
+et nous arrivâmes devant le perron. Madame Lætitia envoya Albert pour
+savoir si le général Bonaparte était revenu de Saint-Cloud. Au moment
+où mon frère descendait de voiture un officier entrait au grand galop
+dans la cour suivi de deux ordonnances. Les lumières du vestibule
+nous le montrèrent et nous reconnûmes M. de Geouffre mon beau-frère,
+qui dans cette journée avait été l'aide-de-camp de Lucien.</p>
+
+<p>&mdash;Tout va bien! nous cria-t-il du plus loin qu'il nous vit!... et
+il nous raconta les événements miraculeux de la journée... Tout
+était fini. Il y avait une commission consulaire dont deux membres
+du Directoire faisaient partie et le général Bonaparte était le
+troisième.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà un brochet qui mangera les deux autres poissons, dit ma mère.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> &mdash;Oh Panoria! dit madame Lætitia avec un accent de reproche,
+car à cette époque elle croyait au républicanisme pur de son fils.</p>
+
+<p>&mdash;Ma mère ne répondit pas, mais elle était convaincue. Madame
+Bonaparte et madame Leclerc descendirent pour aller trouver Joséphine
+et attendre la venue de Napoléon. Nous les laissâmes et revînmes chez
+ma mère où nous trouvâmes vingt personnes qui l'attendaient comme
+cela était toujours quand elle allait au spectacle; mais ce soir-là
+on espérait des nouvelles et le cercle était doublé.</p>
+
+<p>J'ai interverti l'ordre des choses pour rappeler ce fait. Il montre
+combien peu étaient connus les projets de Bonaparte dans sa famille
+même la plus intime, puisque sa mère et sa s&oelig;ur bien-aimée étaient
+aussi ignorantes de ce qui devait se passer le 19 brumaire que la
+personne de Paris le moins avant dans son intimité.</p>
+
+<p>Pour rejoindre l'époque où nous sommes maintenant, il faut nous
+retrouver à l'une des fenêtres de l'hôtel de Brionne chez M. de
+Benezeth, regardant la magnifique revue passée par le premier Consul
+le 30 pluviôse de l'an VIII. Toutes les croisées ayant jour sur la
+place et sur la cour étaient garnies de femmes élégamment parées et
+dans ce costume grec qui était si gracieux porté par des <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span>
+femmes qui se mettaient bien... et puis il allait à cet enthousiasme
+qui nous agitait alors. Nous étions vraiment des femmes de Sparte
+et d'Athènes en écoutant les récits de ces fêtes de gloire, de
+ces batailles où notre noblesse prit et reçut son blason. Et puis
+comment croire à cette tyrannie qui nous était prophétisée lorsqu'il
+parut une lettre écrite à un sergent de grenadiers, par le premier
+<i>Consul lui-même</i>, au moment de la distribution des sabres et des
+fusils d'honneur<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>. L'un des élus avait écrit à Bonaparte pour le
+remercier, et le premier Consul lui répondit:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> «J'ai reçu votre lettre, <i>mon brave camarade</i>, vous n'avez
+pas besoin de me parler de vos actions. Je les connais, vous êtes un
+des plus braves grenadiers de l'armée depuis la mort de Benezeth.
+Vous êtes compris dans la distribution des cent sabres d'honneur
+que j'ai fait distribuer. Tous les soldats de votre corps étaient
+d'accord que c'était vous qui le méritiez davantage.</p>
+
+<p>«Je désire beaucoup vous revoir; le ministre de la guerre vous envoie
+l'ordre de venir à Paris.»</p>
+
+<p>Cette lettre est un chef-d'&oelig;uvre d'adresse. Comme il est habile de
+reconnaître presque le droit aux soldats de désigner le plus brave
+parmi eux! Et puis ce titre <i>de brave camarade</i> accordé à un sergent.
+Cette lettre, qui devait nécessairement courir dans tous les rangs de
+l'armée, devait en même temps faire des amis et même des fanatiques à
+la religion de Napoléon.</p>
+
+<p>Le jeune homme à qui s'adressait cette lettre s'appelait <i>Léon Aune</i>;
+il était sergent de grenadiers, je ne me rappelle plus dans quel
+régiment.</p>
+
+<p>Aussi nous étions sous le charme d'une pensée; c'est que le
+gouvernement consulaire ramènerait avec lui les formes polies
+d'autrefois, la sécurité, le bonheur, et en même temps qu'il
+fonderait le règne de cette liberté toujours appelée, toujours
+<span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> désirée et toujours inconnue: c'était un rêve sans doute,
+mais ne rêve-t-on jamais?...</p>
+
+<p>Madame Bonaparte était rayonnante de beauté le jour de cette revue
+ainsi qu'Hortense, qui était vraiment charmante à cette époque de sa
+vie, avec sa taille élancée, ses beaux cheveux blonds, ses grands
+et doux yeux bleus et sa grâce toute créole et toute française à la
+fois!... Elles étaient toutes deux aux fenêtres du troisième Consul
+Lebrun, entourées d'une espèce de cour qu'il n'avait pas fallu
+longtemps pour former.</p>
+
+<p>Napoléon était un homme trop universel, son génie, qui embrassait
+toutes choses, était trop vaste pour n'avoir pas jugé de quelle haute
+importance il était pour son plan de rétablir l'ordre non-seulement
+dans la vie politique et générale, mais dans la vie privée de
+chaque famille. Ces familles formaient les masses après tout, et
+Napoléon, tout en n'ayant pas de formes polies et gracieuses, savait
+parfaitement les apprécier. Sans vouloir que les femmes eussent de
+la puissance, il désirait cependant qu'elles prissent en quelque
+sorte la conduite d'une partie des choses de ce monde. Il redoutait
+des femmes comme madame de Staël; mais il comprenait tout le bien
+que pouvait faire madame de Genlis ou quelqu'un dans ce genre. Il
+redoutait le génie de la première comme un rival, tandis <span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span>
+qu'il aimait et recherchait l'esprit de l'autre comme un allié ami...
+en tout ce qui concernait l'étiquette, la vie de société, ce qui
+tenait enfin à l'existence du monde et à l'influence qu'elle exerce:
+tout cela était pour le premier Consul et plus tard pour l'Empereur
+d'une importance que pourront difficilement croire ceux qui ne l'ont
+pas approché comme moi<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> Le salon de madame Bonaparte aux Tuileries, lorsqu'elle y
+vint le 30 pluviôse, n'était pas encore formé, quelque désir qu'en
+eût le premier Consul. Madame de la Rochefoucault, petite bossue,
+bonne personne, quoique spirituelle, et parente, je ne sais comment,
+de madame Bonaparte; madame de la Valette, douce, bonne, toujours
+jolie en dépit de la petite vérole et du monde qui la trouvait
+encore trop bien malgré son malheur; madame de Lameth, sphérique et
+barbue, deux choses peu agréables pour des femmes, mais bonne et
+<span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span> spirituelle, ce qui leur va toujours bien; madame Delaplace
+faisant tout géométriquement, jusqu'à ses révérences pour plaire
+à son mari; madame de Luçay, madame de Lauriston, bonne, toujours
+égale dans son accueil et généralement aimée; madame de Rémusat,
+femme supérieure et d'un grand attrait pour qui la savait comprendre;
+madame de Thalouet qui se rappelait trop qu'elle avait été jolie et
+pas assez qu'elle ne l'était plus; madame d'Harville, impolie par
+système et polie par hasard, voilà les femmes qui formèrent d'abord
+le cercle le plus habituel de Joséphine à l'époque du Consulat
+<i>préparatoire</i>, ainsi que j'appelle le Consulat de l'année 1800 et
+de 1801. Mais quelques mois après, les généraux qui entouraient le
+premier Consul se marièrent et leurs femmes arrivèrent aux Tuileries
+pour y préluder aux dames du palais. Alors ce qu'on pouvait appeler
+la cour consulaire changea d'aspect. Toutes étaient jeunes et plutôt
+jolies qu'autrement; car la jeunesse a du moins cet avantage de
+n'avoir jamais une laideur entière; mais d'ailleurs, bien loin de
+là, les jeunes femmes qui devenaient <i>les grandes dames</i> de la cour
+consulaire étaient même charmantes. Madame Lannes était alors dans
+la fleur de cette beauté vraiment digne d'admiration, qui du reste
+fut connue en Europe comme elle devait l'être. Madame Lannes était
+bonne, elle avait un esprit <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> juste et sans aigreur qui me
+plaisait; nos maris étaient frères d'armes; nous nous convînmes
+aussi, et depuis l'instant de notre entrée à la cour des Tuileries
+jusqu'au moment où nous l'avons quittée, nos relations furent
+toujours bienveillantes et amicales; venait ensuite madame Savary
+(mademoiselle de Faudoas, parente de l'Impératrice); madame Savary
+était une fort belle personne, mais ayant la malheureuse manie de ne
+pas vouloir être brune, ce qui lui faisait faire des choses tout à
+fait contraires à sa beauté; elle était bien faite, fort élégante,
+quoique un peu poupée de la foire lorsqu'elle entrait dans un bal.
+L'un des frères d'armes de nos maris s'était aussi marié, mais il
+n'avait pas fait comme eux, en ce que les autres s'étaient presque
+tous mariés par amour et avaient conséquemment épousé de jolies
+femmes; mais lui avait pris pour sa compagne de route en ce monde une
+de ces héritières à figure désagréable et peu courtoise... à figure
+d'héritière enfin, car ce mot dit tout. Ce n'eût été que peu de chose
+encore; mais le caractère accompagnait la désagréable figure et ne
+la démentait en rien: impolie et violente, la jeune héritière ne fut
+jamais aimée dans le monde ni dans son intérieur, où elle rendait son
+mari malheureux, tandis qu'il méritait d'être le plus heureux des
+hommes.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> Madame Mortier, aujourd'hui duchesse de Trévise, n'avait
+rien du portrait que je viens de tracer: elle avait au contraire une
+extrême douceur et son commerce était si facile et si doux qu'on
+l'aimait en la connaissant. Le général Mortier commandait alors la
+1<sup>re</sup> division militaire, et ses fréquents rapports avec Junot, qui
+était commandant de Paris, me mettant à même de beaucoup voir madame
+Mortier, j'ai pu me convaincre par moi-même de la vérité du portrait
+que j'en donne.</p>
+
+<p>Une agréable femme aussi qui vint au milieu de nous vers ce temps-là,
+ce fut madame Bessières (duchesse d'Istrie); elle était gaie, bonne,
+égale, jolie, d'une politesse prévenante, de bonne compagnie,
+ce qui faisait qu'on lui savait gré d'avance, parce qu'il était
+visible qu'elle le faisait par un mouvement attractif: j'ai toujours
+distingué et aimé madame Bessières, et depuis tant d'années écoulées,
+sa vie noble et pure justifie le bien qu'on a toujours dit et pensé
+d'elle.</p>
+
+<p>Chaque jour notre cercle s'agrandissait; le premier Consul forçait au
+mariage.</p>
+
+<p>«Mariez-vous, disait-il à tous les officiers généraux, même aux
+colonels; mariez-vous et recevez du monde. Ayez <i>un salon</i>.»</p>
+
+<p>C'était son mot.</p>
+
+<p>La société des Tuileries était donc alors la base <span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> sur
+laquelle s'établissaient toutes celles qui se formaient à Paris; il y
+avait bien de la confusion, et rarement un dîner, une grande réunion
+du soir avaient lieu, sans qu'un événement plus ou moins plaisant
+prêtât à rire aux bonnes âmes qui étaient appelées à ces premières
+fêtes qui ressemblent bien peu à celles qui suivirent, non-seulement
+sous l'Empire, mais dans les années 1802 et 1803.</p>
+
+<p>La Malmaison était un lieu dans lequel on essayait tout ce qu'on
+voulait faire passer comme innovation à ces coutumes vulgaires, qui
+avaient pris d'autant plus d'empire sur nous pendant la Révolution,
+qu'elles étaient faciles et peu gênantes; mais combien nous en avons
+ri plus tard, lorsque toute l'étiquette fut imposée, non-seulement
+aux habitants des Tuileries, mais à ceux de cette même Malmaison et
+de Saint-Cloud! la Malmaison, surtout, qui ne retrouva jamais au
+reste ses premiers beaux jours.</p>
+
+<p>Qui croirait que, la première année du Consulat, on craignît d'être
+attaqué sur la route de la Malmaison à Paris? Ne semble-t-il pas
+entendre raconter une histoire du moyen âge lorsque la société
+était encore dans l'enfance. Il est pourtant vrai que ces craintes
+existaient; et, de plus, qu'elles étaient fondées... On redoutait
+deux dangers: celui <span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> d'être compris dans une tentative sur
+le premier Consul, et d'être attaqué par les voleurs qui étaient en
+grand nombre, et on le savait, dans ces carrières qui, alors, étaient
+ouvertes et se trouvaient à gauche de la route en venant de Paris
+entre le Chant-du-Coq et Nanterre. Voici un fait assez curieux.</p>
+
+<p>Nous répétions les <i>Folies amoureuses</i> de Régnard; le premier Consul
+avait demandé ce spectacle et le désirait beaucoup. Bourrienne,
+qui jouait admirablement les rôles à manteaux, remplissait celui
+d'Albert, moi celui d'Agathe, madame Murat, malgré son terrible
+accent à cette époque de sa vie, celui de Lisette, monsieur
+d'Abrantès celui d'Eraste, et monsieur Didelot, excellent dans
+l'emploi des Monrose, faisait Crispin; mais la pièce était d'autant
+plus difficile à faire marcher que nous avions des acteurs qui
+jouaient si mal, qu'en vérité c'était la plus burlesque des
+représentations que de les voir seulement à une répétition. Dugazon,
+qui était mon répétiteur, me disait avec son cynisme ordinaire:</p>
+
+<p>«Ah ça! pourriez-vous me dire quelle est la loi qui <span class="smcap">LA</span> force
+à jouer la comédie?»</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit enfin, la pièce allait lentement et mal, parce
+que, lorsqu'un principal rôle est rempli par une personne sans
+mémoire, disant à <span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> contre-sens, ricanant lorsqu'elle se
+trompait, ce qui arrivait souvent et n'était pas drôle du tout,
+ricanant pour sourire, même lorsqu'il faut du sérieux, alors la pièce
+va mal et ne va même pas du tout; en conséquence nous répétions, nous
+répétions, nous répétions toujours, et nous ne nous en trouvions
+pas plus avancés: enfin on déclara qu'on ne pouvait demeurer d'une
+manière fixe à la Malmaison et qu'on viendrait répéter de Paris.
+Cela se fit en effet. M. d'Abrantès avait une sorte de tilbury à
+deux chevaux, dans lequel on faisait la route en moins d'une heure.
+Les chevaux qui étaient attelés à cette petite voiture étaient d'une
+vitesse extrême: surtout lorsque devant eux courait un piqueur qui
+faisait ranger une multitude de petites charrettes de maraîchers
+retournant à leurs villages vers le soir, à l'heure où nous revenions
+à Paris pour dîner: on était alors à la fin de l'hiver.</p>
+
+<p>Un jour, il était plus tard que jamais (ce qui était difficile),
+parce que la répétition avait été encore plus mal que de coutume: il
+était six heures; nous avions du monde à dîner et nous avions hâte
+d'arriver à Paris; Junot pressait donc ses chevaux de la voix et du
+fouet, et nous parcourions la route avec la rapidité du vent.</p>
+
+<p>Maintenant, pour l'intelligence de ce qui va suivre, <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> il
+faut savoir que M. d'Abrantès avait alors une livrée exactement
+semblable à celle du premier Consul, pour la couleur de l'habit, qui
+était verte. La seule différence entre elles, c'est que la livrée du
+premier Consul n'avait ni collet, ni parements d'une autre couleur,
+et que celle de M. d'Abrantès en avait en drap cramoisi; mais on
+comprendra facilement qu'au mois de mars, à six heures du soir, on
+puisse ne voir d'abord à vingt pas que la couleur de l'habit du
+piqueur. Derrière nous venait un petit groom également habillé de
+vert<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a>.</p>
+
+<p>Nous allions donc rapidement, ainsi que je l'ai dit, lorsque tout à
+coup, au moment où nous passions devant les carrières qui existaient
+alors entre le Chant-du-Coq et Nanterre, une masse quelconque vint
+se jeter au-devant des chevaux, lorsqu'ils étaient lancés avec le
+plus de vitesse... <span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> Ils s'arrêtèrent... Je poussai un cri, et
+M. d'Abrantès articula quelques paroles violemment accentuées. Tout
+cela fut prompt et n'eut que la durée d'un éclair. Lorsque le vertige
+produit par la rapidité de la course et le choc que nous venions
+d'éprouver fut dissipé, nous vîmes à côté du tilbury un grand homme
+couvert d'une redingote très-ample, ayant sur la tête un chapeau rond
+qui lui cachait le haut du visage. À quelques pas de la route, sur la
+droite, on distinguait deux ou trois autres individus...</p>
+
+<p>&mdash;«Qui êtes-vous?» dit M. d'Abrantès à l'homme qui était le plus près
+de nous. Mais au lieu de nous répondre, le grand homme, après l'avoir
+considéré aux dernières lueurs du crépuscule, s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;«Ce n'est pas le premier Consul!...</p>
+
+<p>&mdash;Que lui vouliez-vous?» s'écria M. d'Abrantès, comme cet homme
+s'éloignait à grands pas pour rejoindre ses compagnons.</p>
+
+<p>L'homme s'arrêta, et fut quelques secondes avant de répondre; enfin
+il se retourna et dit:</p>
+
+<p>&mdash;«Lui remettre une pétition.»</p>
+
+<p>Et lui et ses camarades disparurent dans la profondeur des carrières.</p>
+
+<p>M. d'Abrantès réfléchit un moment; puis, appelant son groom:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> &mdash;«Cours après, Étienne, lui dit-il, et donne-lui ordre de
+venir me rejoindre à la Malmaison, où je retourne.»</p>
+
+<p>En effet le piqueur, qui n'avait pu entendre, avait toujours galopé
+et devait être loin. Cependant le groom le rejoignit.</p>
+
+<p>Au moment où le général Junot allait faire tourner ses chevaux, il
+s'arrêta.</p>
+
+<p>&mdash;«Que diable peuvent-ils avoir jeté sous les jambes des chevaux?»
+dit-il en se penchant pour mieux voir une grande masse brune qui
+était sur la route...</p>
+
+<p>C'était une immense bourrée. En la voyant nous fûmes étonnés qu'elle
+n'eût pas fait trébucher les chevaux. M. d'Abrantès était dans une
+extrême agitation.</p>
+
+<p>&mdash;«Les misérables!...» s'écriait-il par moment.</p>
+
+<p>Arrivés dans la cour, où déjà il y avait deux factionnaires à cheval,
+deux hommes de la belle garde consulaire, Junot appela un valet
+de pied pour demeurer auprès des chevaux, que ma main n'aurait pu
+contenir en repos, et il fut trouver le premier Consul, qui, en
+effet, était encore dans son cabinet.</p>
+
+<p>Je demeurai à peu près dix minutes seule; au bout de ce temps,
+j'entendis une voix m'appeler: c'était celle de Duroc.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> &mdash;«Venez, me dit-il; le premier Consul veut vous parler...</p>
+
+<p>&mdash;Eh mon Dieu! que me veut-il?...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais, mais venez.»</p>
+
+<p>Il me fit faire le tour par le jardin, et j'entrai dans le cabinet du
+premier Consul, sanctuaire impénétrable, où tant de grandes choses
+furent conçues pour la gloire de la France.</p>
+
+<p>Il était en ce moment dans la pièce faite comme une tente qui se
+trouve encore sous la même forme, malgré l'horrible dégradation de la
+maison... oh!... cette dégradation est la honte de la France!... Quel
+est le peuple qui n'élèverait un monument à cette place!... Tous le
+feraient... et nous!... Nous demeurons inactifs!...</p>
+
+<p>Le premier Consul était avec Cambacérès, Bourrienne et Junot. Après
+m'avoir introduite, Duroc allait se retirer: le premier Consul le
+rappela.</p>
+
+<p>&mdash;«Madame Junot, me dit Bonaparte avec une expression sérieuse, mais
+dans laquelle il y avait de la bonté, je vous ai fait dire de venir
+ici, pour que votre version puisse être une clarté de plus à celle de
+Junot; car j'avoue que ce qu'il me dit me paraît bien étonnant.»</p>
+
+<p>Je racontai la chose telle qu'elle venait de se passer, bien
+certaine que Junot l'aurait racontée <span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span> comme moi. Le premier
+Consul dit à Cambacérès:</p>
+
+<p>&mdash;«C'est bien cela!... Et cet homme prétendait avoir une pétition à
+me remettre?</p>
+
+<p>&mdash;En effet, il avait un papier plié à la main, dis-je; je l'ai vu
+lorsqu'il était auprès de nous.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous distingué ses traits? me demanda Bonaparte.</p>
+
+<p>&mdash;L'ensemble de sa personne, oui, général; mais pas du tout les
+traits de son visage: son chapeau lui couvrait non seulement les
+yeux, mais toute la partie supérieure de la figure.</p>
+
+<p>&mdash;Et quelle est sa tournure?</p>
+
+<p>&mdash;Celle d'un homme fort grand et maigre.</p>
+
+<p>&mdash;Plus grand que Bourrienne?</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Mais ensuite je puis me tromper: il était tard et j'étais mal
+placée pour juger de la proportion juste d'une taille.</p>
+
+<p>Pour dire la vérité, je tremblais de frayeur en pensant que mon dire
+allait peut-être faire arrêter un homme. Pour m'encourager, je devais
+me dire que cet homme était un misérable et en voulait à la vie de
+celui que nous adorions comme notre idole.</p>
+
+<p>Le premier Consul me fit répéter l'histoire trois fois. Je ne me
+servis que des mêmes termes chaque fois: cette exactitude lui fit
+plaisir.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> &mdash;«Écoutez, me dit-il en m'amenant par le bout de l'oreille
+à l'autre bout de la chambre, gardez-vous bien de répéter un mot
+de tout cela à Joséphine et à mademoiselle Hortense. Ceci est <i>une
+défense</i>, entendez-vous bien; mais vous comprenez jusqu'où elle
+va?... Me comprenez-vous, vous dis-je?...»</p>
+
+<p>Je le regardai en silence, quoique je le comprisse: ce silence lui
+donna de l'humeur.</p>
+
+<p>&mdash;«Je veux parler de votre mère, de Lucien, de Joseph... En résumé,
+je vous demande le silence pour la maison de la rue Sainte-Croix
+comme pour toutes les autres; promettez-le-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien!... je vous le promets, général.</p>
+
+<p>&mdash;Votre parole d'honneur!</p>
+
+<p>&mdash;Ma parole d'honneur! répondis-je en riant de ce qu'il exigeait une
+telle assurance de la part d'une femme.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi riez-vous? C'est mal. Donnez-moi votre parole, et sans
+rire.</p>
+
+<p>&mdash;Général, plus vous me recommanderez de ne pas rire, et moins
+j'attraperai mon sérieux. Vous riez si peu, que cela doit vous
+réjouir le c&oelig;ur de voir rire.»</p>
+
+<p>Il me regarda.</p>
+
+<p>&mdash;«Vous êtes une singulière personne, dit-il... Ainsi vous
+promettez...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> &mdash;Je le promets...</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien! Allons dîner: vous resterez avec Junot.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, général, nous avons du monde...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! ils dîneront sans vous.»</p>
+
+<p>Il appela Junot et lui parla un moment à l'oreille, et Junot écrivit
+deux lettres que son piqueur porta sur l'heure à Paris.</p>
+
+<p>&mdash;«Allons, dit le premier Consul, maintenant il faut dîner. Allez
+tous dans le salon et ne parlez de rien. Je vous suis dans l'instant.</p>
+
+<p>&mdash;Et que faudra-t-il que je dise pour motiver mon retour?»
+m'écriai-je fort embarrassée de ma responsabilité. Mais Bonaparte
+était déjà rentré avec M. d'Abrantès et Bourrienne dans son cabinet
+intérieur<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>, et Cambacérès, exact à l'ordre, comme s'il fût né
+caporal, me disait à chaque instant, en me tirant par le bras:</p>
+
+<p>«Allons donc au salon...»</p>
+
+<p>Et enfin il fit tant qu'il m'y entraîna presque de force.</p>
+
+<p>Je peindrais difficilement la surprise dans laquelle tout le monde
+fut de mon retour.</p>
+
+<p>«Grand Dieu! que vous est-il donc arrivé?... Qu'est-il survenu?...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> &mdash;Mais rien du tout que je sache, répondis-je: le premier
+Consul a fait courir après le général Junot, pour qu'il revînt, et me
+voilà...</p>
+
+<p>&mdash;Tant mieux, tant mieux! me dit Eugène; vous nous verrez répéter <i>le
+Collatéral</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, que nous ne savons pas, dit Hortense<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Go to footnote 17"><span class="smaller">[17]</span></a>.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! elle passera sa soirée avec nous, reprit gracieusement
+Joséphine<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Go to footnote 18"><span class="smaller">[18]</span></a>; il n'y pas grand mal de faire trêve un jour à une
+répétition...</p>
+
+<p>&mdash;Citoyen Cambacérès, auriez-vous faim? dit d'une voix forte le
+premier Consul en entrant dans le salon appuyé sur le bras de Junot.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, général, il est permis de dire que oui, répondit Cambacérès,
+et il montrait l'aiguille d'une magnifique pendule du temps de madame
+Dubarry, qui marquait sept heures et demie.</p>
+
+<p>&mdash;Bath! Qu'est-ce que fait l'heure?... Je suis levé depuis cinq
+heures du matin, moi, eh bien! <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> j'attends patiemment... tandis
+que vous qui vous êtes levé, j'en réponds, à dix heures, vous vous
+plaignez d'attendre une heure! qu'est-ce qu'une heure?</p>
+
+<p>Les deux portes s'ouvrirent, et on annonça qu'on avait servi...</p>
+
+<p>Le premier Consul passa le premier et <i>seul</i>. Cambacérès donna la
+main à madame Bonaparte... tout le monde suivit sans aucun ordre. Le
+premier Consul s'assit d'abord et nomma, pour être auprès de lui, sa
+belle-fille et moi...</p>
+
+<p>Le dîner fut gai; il y avait cependant de quoi être au moins
+soucieux; M. d'Abrantès était pensif, Duroc également; quant à
+Bourrienne il ne dînait jamais avec le premier Consul; il retournait
+toujours à Ruel pour dîner, afin d'avoir à lui ce moment de liberté,
+et le passer avec sa famille qu'il voyait à peine.</p>
+
+<p>J'ai dit que le premier Consul était ce même jour d'une grande
+gaieté, voulait-il éloigner toute pensée de ceux qui l'entouraient
+d'un danger auquel il aurait échappé, ou voulait-il faire parvenir à
+ceux qui le menaçaient combien la crainte pouvait peu sur son âme?
+Qu'elle était la plus dominante de ces deux idées? Peut-être toutes
+deux avaient-elles de la puissance sur son âme? je le croirais du
+<span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> moins, parce qu'il me dit très-bas au moment où l'on allait
+se lever de table:</p>
+
+<p>&mdash;«Vous voyez que les méchants ne peuvent rien sur moi... ils n'ont
+pas même le pouvoir de me faire craindre...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! lui répondis-je, ayez toujours de la confiance en Dieu! il vous
+doit à la France pour son bonheur!</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment! le pensez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas ainsi que pensent tous les miens?.. tous ceux que
+j'aime au moins?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! votre frère, votre mari... mais ensuite... votre beau-frère est
+tout à Lucien... votre mère également n'aime que Lucien et Joseph...
+mais moi, c'est différent...»</p>
+
+<p>Je me retournai vers Eugène qui était à ma droite et je lui parlai de
+son rôle. Il me répondit avec un sourire de malice qui ne disparut
+pas de ses lèvres, lorsque abandonnant une phrase à peine commencée,
+je me tournai subitement vers le premier Consul... C'est qu'il venait
+de me pincer au bras gauche avec une telle violence que j'en eus le
+bras encore noir quinze jours après...</p>
+
+<p>&mdash;«Voulez-vous me faire l'honneur de me répondre, lorsque je vous
+parle? me dit-il moitié fâché, moitié riant de voir ma figure
+sérieuse qui voulait être en colère...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> &mdash;Mais je vous ai dit, général, que jamais je ne vous
+répondrais lorsqu'il serait question de ma mère parce qu'alors nous
+ne nous entendons pas...</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai; vous m'avez donné votre <i>ultimatum</i> à ce sujet-là. À
+propos de mère et de fille, voyez-vous souvent madame Moreau et la
+famille Hulot?</p>
+
+<p>&mdash;Non, général.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, non!</p>
+
+<p>&mdash;Non, général.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! votre mère n'est pas très-liée avec madame Hulot?</p>
+
+<p>&mdash;Jamais elle ne lui a parlé; et de plus, elles ne vont pas l'une
+chez l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Comment donc alors votre frère a-t-il dû épouser mademoiselle Hulot?</p>
+
+<p>&mdash;Des amis communs en avaient eu la pensée mais mon frère ne voulut
+pas revenir d'Italie pour conclure un mariage de convenance, quelque
+jolie que fût la future, et les choses n'allèrent jamais plus loin.
+En vérité j'admire, général, comme vous êtes bien informé!»</p>
+
+<p>L'expression moqueuse avec laquelle je lui dis ce peu de mots lui fit
+faire un mouvement:</p>
+
+<p>&mdash;«Connaissez-vous madame Moreau? me demanda-t-il.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> &mdash;Je l'ai vue dans le monde où nous allions ensemble comme
+jeunes filles.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-elle pas fort habile en toutes choses?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je sais qu'elle danse remarquablement: Steibelt, qui est mon
+maître comme le sien, m'a dit qu'après madame Delarue-Beaumarchais
+mademoiselle Hulot était la plus forte de ses écolières; elle peint
+la miniature; elle sait plusieurs langues, et, de plus, elle est fort
+jolie.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! de cela j'en puis juger comme tout le monde, et je ne le trouve
+pas. Elle a une figure en casse-noisette, une expression méchante et
+en tout une enveloppe déplaisante.»</p>
+
+<p>Depuis qu'il était question de madame Moreau il parlait très-haut et
+tout le monde écoutait: madame Bonaparte sourit, et avec sa bonté
+ordinaire, car sa bonté, pour être banale, n'était pas moins de la
+bonté, elle dit doucement:</p>
+
+<p>&mdash;«Tu ne l'aimes pas, et tu es injuste.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute je ne l'aime pas, et cela, par une raison toute simple,
+c'est qu'elle me hait, ce qui est plus fort que de ne pas m'aimer;
+et cela pourquoi?.. Elle et sa mère sont les deux mauvais anges de
+Moreau: elles le poussent à mal faire... et c'est sous leur direction
+qu'il fait toutes ses fautes... Qui croiriez-vous, dit le premier
+Consul à Cambacérès, lorsqu'on fut de retour dans le salon, qui
+<span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> croiriez-vous que Joséphine me donna l'autre jour pour
+convive à dîner?... madame Hulot!... Madame Hulot!... à la Malmaison!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dit madame Bonaparte, elle venait en conciliatrice, et...</p>
+
+<p>&mdash;En conciliatrice!... Elle? madame Hulot?... Ma pauvre Joséphine, tu
+es bien crédule et bien bonne, ma chère enfant!...»</p>
+
+<p>Et prenant sa femme dans ses bras, il l'embrassa trois ou quatre fois
+sur les joues et sur le front, et finit en lui pinçant l'oreille avec
+une telle force qu'elle jeta un cri... Bonaparte poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;«Je te dis que ce sont deux méchantes <i>femmelettes</i>, et que cette
+dernière impertinence de madame Hulot mérite une correction. Bien
+loin de là, voilà que tu l'accueilles et lui fais politesse.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'a-t-elle donc fait? se hasarda à demander Cambacérès qui
+sommeillait dans un fauteuil, après avoir pris son café.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, dit madame Bonaparte, madame Moreau voulait voir
+Bonaparte: elle est venue trois ou quatre fois aux Tuileries sans y
+parvenir, et l'humeur s'en est mêlée...</p>
+
+<p>&mdash;Et Joséphine, qui ne vous dit pas tout, ne vous dit pas aussi
+que la dernière fois madame Hulot dit en se retirant: <i>Ce n'est
+pas la femme du vainqueur <span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> d'Hohenlinden qui doit faire
+antichambre... Les directeurs eussent été plus polis.</i> Ainsi madame
+Hulot regrette le beau règne du Directoire, parce que le <i>chef de
+l'État</i> ne peut disposer du temps qu'il donne à des travaux sérieux
+pour bavarder avec des femmes!... Et toi, tu es assez simple pour
+chercher à calmer l'irritation que ces méchantes femmes ont éprouvée,
+et qui n'est autre chose que de la colère!...»</p>
+
+<p>Joséphine, qui s'était éloignée du premier Consul lorsqu'il lui avait
+pincé l'oreille, revint auprès de lui et passant un bras autour de
+son cou, elle posa sa tête gracieusement sur son épaule. Napoléon
+sourit et l'embrassa. Il avait résolu d'être charmant ce jour-là, et
+il le fut en effet.</p>
+
+<p>&mdash;«Allons! s'écria-t-il... laissons tout cela et prenons une
+vacance... il faut jouer. À quoi jouerons-nous? aux petits jeux?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! s'écria-t-on de toutes parts.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! au vingt et un?... au reversi?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui! au vingt et un.»</p>
+
+<p>On apporta une grande table ronde et nous nous mîmes tous autour.</p>
+
+<p>&mdash;«Qui sera le banquier, demanda Joséphine, pour commencer?</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> LE PREMIER CONSUL.</p>
+
+<p>Duroc, prends les cartes et tiens la banque; tu nous montreras
+comment il faut faire.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME BONAPARTE.</p>
+
+<p>Mais je n'ai pas d'argent...</p>
+
+<p class="speakersc">MADEMOISELLE DE BEAUHARNAIS.</p>
+
+<p>Ni moi.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE LAVALETTE.</p>
+
+<p>Ni moi.</p>
+
+<p class="speakersc">LE PREMIER CONSUL.</p>
+
+<p>Mesdames, arrangez-vous, mais je ne veux pas jouer contre des jetons;
+je ne veux pas jouer à crédit... Je fais mon jeu avec de l'or, et
+si vous me gagnez je veux aussi vous gagner; demandez de l'argent à
+vos maris... Lavalette, donne donc de l'argent à ta femme<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Go to footnote 19"><span class="smaller">[19]</span></a>... (Il
+cherche dans ses poches, où jamais il n'avait d'argent.) Donne-moi de
+l'argent, Duroc!... (Tout le monde se met à rire.) Riez... Tenez...</p>
+
+<p>Le sérieux du premier Consul nous fit beaucoup <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span> rire, nous
+eûmes bientôt devant nous ce qu'il fallait pour faire nos mises, et
+le jeu commença; mais ce fut pour éveiller une nouvelle gaieté...
+Napoléon trichait horriblement; il fit d'abord une mise modeste de
+cinq francs... Duroc tira et donna les cartes: lorsque tout fut fait,
+Napoléon avança la main après avoir regardé ses cartes.</p>
+
+<p class="speakersc">LE GÉNÉRAL DUROC.</p>
+
+<p>Voulez-vous une carte, mon général?</p>
+
+<p class="speakersc">LE PREMIER CONSUL.</p>
+
+<p>Oui. (Après avoir eu sa carte:) À la bonne heure au moins... voilà
+qui est bien donné! Tu es un brave banquier, Duroc.</p>
+
+<p class="stage10">Le général Duroc tirant pour lui sur quinze (car il
+ devait croire que Bonaparte avait eu vingt et un) amène
+ un neuf.</p>
+
+<p>Ah!... perdu! j'ai vingt-quatre... Mon général, n'avez-vous pas vingt
+et un?</p>
+
+<p class="speakersc">LE PREMIER CONSUL.</p>
+
+<p>Sans doute! sans doute!... paie-moi cinq francs!</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME BONAPARTE.</p>
+
+<p>Voyons donc ton jeu, Bonaparte.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">LE PREMIER CONSUL</span>, <span class="stage">retenant ses cartes.</span></p>
+
+<p>Non, non!... Je ne veux pas que vous voyez à <span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> quel point je
+suis téméraire... j'ai tiré sur dix-huit!...</p>
+
+<p class="stage10">Madame Bonaparte insista et voulut prendre les cartes;
+ Bonaparte résistait, tous deux riaient de leur lutte
+ comme deux enfants.</p>
+
+<p class="speakersc">LE PREMIER CONSUL.</p>
+
+<p>Non, non! je n'ai pas <i>triché cette fois-ci</i>!... J'ai gagné
+loyalement. Duroc, paie-moi ma mise... C'est bien... Je fais
+paroli... (Il regarde son jeu.) Carte... c'est bien...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME LAVALETTE.</p>
+
+<p>Carte... un huit!... J'ai perdu. (Elle jette ses cartes.)</p>
+
+<p class="speakersc">LE GÉNÉRAL DUROC.</p>
+
+<p>À nous deux, mon général! (Il tire sur son jeu qui est douze et amène
+un quatre... Il retire encore et amène un six.) J'ai perdu... Quel
+point aviez-vous donc, mon général?...</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">LE PREMIER CONSUL</span>, <span class="stage">frappant ses mains l'une contre l'autre, et
+s'agitant sur sa chaise.</span></p>
+
+<p>Gagné! encore gagné!... Je montre mon jeu...</p>
+
+<p class="stage">Et fièrement il étala dix-neuf; il avait tiré
+ <i>témérairement</i>, comme il le disait, sur quinze, et
+ avait eu un quatre.</p>
+
+<p>Je refais mon jeu, s'écria-t-il tout enchanté; et il mit de nouveau
+cinq francs devant lui...</p>
+
+<p class="speaker"><span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> <span class="smcap">LE GÉNÉRAL DUROC</span>, <span class="stage">tirant et donnant les cartes, arrive au
+premier Consul, qui, après avoir regardé son jeu, demande carte; il
+le regarde quelque temps et en demande une autre... puis il dit:</span></p>
+
+<p>C'est bien.</p>
+
+<p class="stage10">Puis, tirant pour lui.</p>
+
+<p>Vingt et un!... Et vous, mon général?...</p>
+
+<p class="speakersc">LE PREMIER CONSUL.</p>
+
+<p>Laisse-moi tranquille! voilà ton argent!...</p>
+
+<p class="stage10">Il lui jeta tout son argent, mit ses cartes avec toutes
+ les autres; et, en même temps, il se leva en disant:</p>
+
+<p>Allons, c'est très-bien: en voilà assez pour ce soir.</p>
+
+<p>Madame Bonaparte et moi, qui étions près de lui, nous voulûmes
+voir quel jeu il avait d'abord. Il avait tiré sur seize, avait eu
+ensuite un deux, et puis un huit, ce qui lui faisait vingt-six.
+Nous rîmes beaucoup de son silence. Voilà ce qu'il faisait pour
+<i>tricher</i>. Après avoir fait sa mise, il demandait une carte; si elle
+le faisait perdre, il ne disait mot au banquier; mais il attendait
+que le banquier eût tiré la sienne; si elle était bonne, alors
+Napoléon jetait son jeu sans en parler, et abandonnait sa mise. Si au
+contraire le banquier perdait, Napoléon se faisait payer en jetant
+toujours ses cartes. Ces petites <i>tricheries</i>-là l'amusaient <span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span>
+comme un enfant... Il était visible qu'il voulait forcer le hasard de
+suivre sa volonté au jeu comme il forçait pour ainsi dire la fortune
+de servir ses armes. Après tout, il faut dire qu'avant de se séparer,
+il rendait tout ce qu'il avait gagné, et on se le partageait. Je
+me rappelle une soirée passée à la Malmaison, où nous jouâmes au
+reversis. Le général Bonaparte avait toujours les douze c&oelig;urs. Je
+ne sais comment il s'arrangeait. Je crois qu'il les reprenait dans
+ses levées. Le fait est que lorsqu'il avait le quinola, il avait
+une procession de c&oelig;urs qui empêchaient <i>de le forcer</i>. Notre
+ressource alors était de le lui faire <i>gorger</i>. Quand cela arrivait,
+les rires et les éclats joyeux étaient aussi éclatants que ceux d'une
+troupe d'écoliers. Le premier Consul lui-même n'était certes pas en
+reste, et montrait peut-être même plus de contentement qu'aucune de
+nous, bien que la plus âgée n'eût pas plus de dix-huit ans à cette
+époque.</p>
+
+<p>On voit comment était formé ce qu'on appelait alors <i>le salon</i> de la
+Malmaison, et la société du premier Consul et de madame Bonaparte.
+Un an plus tard, cette société fut plus étendue. Duroc se maria,
+et ce fut une femme de plus dans l'intimité de madame Bonaparte,
+quoiqu'elle ne l'aimât pas beaucoup. La maréchale Ney vint ensuite,
+mais elle c'était différent, tout le monde l'aimait. Elle était
+bonne et agréable... Pendant cette année de 1802, <span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> on fut
+encore à la Malmaison, quoiqu'on pensât déjà à Saint-Cloud. On
+s'amusait encore à la Malmaison. Le premier Consul aimait à voir
+beaucoup de jeunes et riants visages autour de lui; et quelque
+ennui que cette volonté causât à madame Bonaparte, il lui en fallut
+passer par là, et, qui plus est, il fallut dîner souvent en plein
+air. Il était assez égal à nos figures de dix-huit ans de braver
+le grand jour et le soleil; mais Joséphine n'aimait pas cela.
+Quelquefois aussi, après le dîner, lorsque le temps était beau, le
+premier Consul jouait aux barres avec nous. Eh bien! dans ce jeu il
+<i>trichait</i> encore... et il nous faisait très-bien tomber, lorsque
+nous étions au moment de l'attraper, ce qui était surtout facile à sa
+belle-fille Hortense, qui courait comme une biche. Une des grandes
+joies de ces récréations pour Napoléon, c'était de nous voir courir
+sous les arbres, habillées de blanc. Rien ne le touchait comme une
+femme portant avec grâce une robe blanche... Joséphine, qui savait
+cela, portait presque toujours des robes de mousseline de l'Inde...
+En général, <i>l'uniforme</i> des femmes, à la Malmaison, était une robe
+blanche.</p>
+
+<p>Napoléon aimait avec passion le séjour de la Malmaison...<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Go to footnote 20"><span class="smaller">[20]</span></a>
+Aussi l'a-t-il toujours affectionnée <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> au point d'en faire
+le but positif de ses promenades de distraction jusqu'au moment du
+divorce... Vers la fin du printemps de 1802, il fut s'établir à
+Saint-Cloud.</p>
+
+<p>«Les Tuileries sont une véritable prison, disait-il, on ne peut même
+prendre l'air à une fenêtre sans devenir l'objet de l'attention de
+trois mille personnes.»</p>
+
+<p>Souvent il descendait dans le jardin des Tuileries, mais après la
+fermeture des portes.</p>
+
+<p>Avant d'aller à Saint-Cloud, et immédiatement après l'événement que
+je viens de rapporter, les carrières de Nanterre furent fermées.
+Je n'ai jamais su si la police avait trouvé les hommes qui avaient
+arrêté notre voiture.</p>
+
+<p>Le salon de Saint-Cloud, aussitôt qu'il fut ouvert, fut un salon
+de souverain. Napoléon préluda dans cette maison de rois à une
+souveraineté plus <span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> positive qu'au consulat à vie. Mais ce ne
+fut pas à Saint-Cloud qu'il se fixa d'abord. Il ne pouvait quitter
+cette Malmaison, où il avait été le plus glorieux, le plus grand
+des hommes!... Il fit réparer le chemin de traverse qui mène de
+Saint-Cloud à la Malmaison, pour pouvoir y aller dès qu'il lui
+en prendrait fantaisie. Nous continuâmes à jouer la comédie à la
+Malmaison, et nous y passâmes encore de beaux jours. Mais dès lors la
+république n'était plus qu'une fiction, et le Consulat une ombre pour
+couvrir une clarté qui bientôt devait être lumineuse, ou plutôt le
+Consulat n'était plus qu'un souvenir historique.</p>
+
+<p>Une particularité assez frappante, parce qu'elle eut lieu dans un
+temps où Bonaparte ne proclamait pas ses intentions, ce fut l'ordre
+qu'il donna, le lendemain de son arrivée aux Tuileries<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Go to footnote 21"><span class="smaller">[21]</span></a>, d'abattre
+les deux arbres de la liberté qui étaient plantés dans la cour. Ces
+arbres n'étaient plus un symbole, à la vérité; ils n'étaient plus que
+des simulacres, et Bonaparte le savait bien.</p>
+
+<p>Le consulat à vie montra de suite tout l'avenir.</p>
+
+<p>Je vis arriver dans le salon de Saint-Cloud plusieurs personnes qui
+n'étaient pas à la Malmaison. Dans ce nombre était la duchesse de
+Raguse, <span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> alors madame Marmont. Elle avait été longtemps en
+Italie avec son mari qui commandait l'artillerie de l'armée. Elle
+était charmante, alors, non seulement par sa jolie et gracieuse
+figure, mais par son esprit fin, gai, profond et propre à toutes les
+conversations. Quoique plus âgée que moi de quelques années, elle
+était encore fort jeune à cette époque, et surtout fort jolie.</p>
+
+<p>Une nouvelle mariée vint aussi augmenter le nombre des jeunes et
+jolies femmes de la cour de madame Bonaparte: ce fut madame Duchatel.
+Charmante et toute grâce, toute douceur, ayant à la fois un joli
+visage, une tournure élégante, madame Duchatel fit beaucoup d'effet.
+Il y avait surtout un charme irrésistible dans le regard prolongé de
+son grand &oelig;il bleu foncé, à double paupière: son sourire était
+fin et doux, et disait avec esprit toute une phrase dans un simple
+mouvement de ses lèvres, car il était en accord avec son regard;
+avantage si rare dans la physionomie et si précieux dans celle d'une
+femme. Son esprit était également celui qu'on voulait trouver dans
+une personne comme madame Duchatel.. En la voyant, je désirai d'abord
+me lier avec elle. Elle eut pour moi le même sentiment; et, depuis ce
+temps, je lui suis demeurée invariablement attachée par affection et
+par attrait. Elle me rappelait, à cette <span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> époque où elle parut
+à notre cour, ce que je me figurais d'une de ces femmes du siècle de
+Louis XIV, tout esprit et toute grâce. Je ne m'étais pas trompée.</p>
+
+<p>Dans ce même temps, où tous les yeux étaient fixés sur cette cour
+consulaire qui se formait déjà visiblement, il survint un événement
+qui arrêta définitivement la pensée de ceux qui pouvaient encore
+douter: ce fut le mariage de madame Leclerc avec le prince Camille
+Borghèse. Elle était ravissante de beauté, c'est vrai; mais le
+prince Borghèse était jeune et joli garçon; on ne savait pas encore
+l'étendue de sa nullité; et deux millions de rente, le titre de
+princesse, furent comme une sorte d'annonce pour ceux qui voulaient
+savoir où allait le premier Consul.</p>
+
+<p>J'avais vu la princesse, avec laquelle j'étais intimement liée, ainsi
+que ma mère, la veille du jour où elle devait faire <i>sa visite de
+noce</i> à Saint-Cloud. Elle détestait sa belle-s&oelig;ur... mais la bonne
+petite âme n'était pas, au reste, plus aimante pour ses s&oelig;urs.
+Aussi quelle douce joie elle éprouvait en faisant la revue de sa
+toilette du lendemain...</p>
+
+<p>«Mon Dieu! lui disais-je, vous êtes si jolie!... Voilà votre
+véritable motif de joie, voilà où vous les dominez toutes, voilà le
+vrai triomphe.»</p>
+
+<p>Mais elle n'entendait rien; et le lendemain, elle <span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> voulut
+écraser sa belle-s&oelig;ur surtout, car c'était sur elle que sa
+haine portait plus spécialement: Hortense et sa s&oelig;ur Caroline
+n'arrivaient qu'après. Quant à Élisa...</p>
+
+<p>«Oh! pour celle-là, disait-elle plaisamment, lorsque j'aurai la folie
+d'en être jalouse, je n'aurai qu'à lui demander de jouer Alzire,
+comme elle nous a fait le plaisir de le faire à Neuilly, et tout ira
+bien.<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Go to footnote 22"><span class="smaller">[22]</span></a>»</p>
+
+<p>Je me rendis à Saint-Cloud le même soir pour connaître la manière de
+penser des deux camps. À peine fus-je arrivé que madame Bonaparte
+vint à moi:</p>
+
+<p>&mdash;«Eh bien! avez-vous vu la nouvelle princesse? on dit qu'elle est
+radieuse!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous savez, madame, combien elle est jolie; c'est un être idéal
+de beauté.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon Dieu! cela est tellement connu <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> maintenant que la
+chose commence à paraître moins frappante.</p>
+
+<p>&mdash;On ne se lasse jamais d'un beau tableau, madame; ni de la vue d'un
+chef-d'&oelig;uvre! jugez lorsqu'il est animé!»</p>
+
+<p>Madame Bonaparte n'avait aucun fiel; et si elle montrait tant
+d'aigreur contre sa belle-s&oelig;ur, ce n'était pas par envie; c'était
+comme une habitude défensive et elle savait fort bien que madame
+Leclerc n'était vulnérable que dans sa beauté; elle ne continua
+donc pas la conversation presque hostile commencée entre nous: elle
+connaissait d'ailleurs l'intimité qui existait entre nous et combien
+ma mère aimait madame Leclerc; elle fut donc à merveille avec moi,
+et loin de me montrer de l'humeur elle m'engagea à dîner pour le
+lendemain.</p>
+
+<p>&mdash;«Car c'est demain qu'elle doit faire <i>ici sa visite officielle</i>, me
+dit madame Bonaparte... Je présume qu'elle se dispose à nous arriver
+aussi resplendissante que possible... Savez-vous comment elle sera
+mise, madame Junot, poursuivit-elle en s'adressant directement à moi.»</p>
+
+<p>Je le savais; mais madame Borghèse ne m'aurait pas pardonné d'avoir
+trahi un tel secret: je répondis négativement, et madame Bonaparte,
+qui avait fait la question avec nonchalance comme <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> n'y
+attachant aucune importance, ne voulut pas insister, quelque
+persuadée qu'elle fût que j'en étais instruite.</p>
+
+<p>En arrivant le lendemain à Saint-Cloud, je fus frappée de la
+simplicité de la toilette de madame Bonaparte; mais cette simplicité
+était elle-même un grand art... On sait que Joséphine avait une
+taille et une tournure ravissantes; à cet égard elle pouvait lutter,
+et même avec succès, contre sa belle-s&oelig;ur qui n'avait pas une
+grâce aussi parfaite qu'elle dans tous ses mouvements... Connaissant
+donc tous ses avantages, Joséphine en usa pour disputer au moins
+la victoire à celle qui ne redoutait personne en ce monde pour sa
+beauté, aussitôt qu'elle paraissait et montrait son adorable visage.</p>
+
+<p>Madame Bonaparte portait ce jour-là, quoiqu'on fût en hiver, une
+robe de mousseline de l'Inde, que son bon goût lui faisait faire,
+dès cette époque, beaucoup plus ample de la jupe qu'on ne faisait
+alors les robes, pour qu'elle formât plus de gros plis. Au bas était
+une petite bordure large comme le doigt en lame d'or et figurant
+comme un petit ruisseau d'or. Le corsage, drapé à gros plis sur sa
+poitrine, était arrêté sur les épaules par deux têtes de lion en or
+émaillées de noir autour... La ceinture, formée d'une bandelette
+brodée comme la bordure, était fermée sur le devant par <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span> une
+agrafe comme les têtes en or émaillées qui étaient aux épaules... Les
+manches étaient courtes, froncées et à poignets comme on en portait
+dans ce temps-là, et le poignet ouvert sur le bras était retenu par
+deux petits boutons semblables aux agrafes de la ceinture. Les bras
+étaient nus: Joséphine les avait très-beaux, surtout le haut du bras.</p>
+
+<p>Sa coiffure était ravissante. Elle ressemblait à celle d'un camée
+antique. Ses cheveux, relevés sur le haut de la tête, étaient
+contenus dans un réseau de chaînes d'or dont chaque carreau était
+marqué comme on en voit aux bustes romains, et était fait par une
+petite rosace en or émaillée de noir. Ce réseau à la manière antique
+venait se rejoindre sur le devant de la tête et fermait avec une
+sorte de camée en or émaillé de noir comme le reste. À son cou était
+un serpent en or dont les écailles étaient imitées par de l'émail
+noir; les bracelets pareils, ainsi que les boucles d'oreilles.</p>
+
+<p>Lorsque je vis madame Bonaparte, je ne pus m'empêcher de lui dire
+combien elle était charmante avec ce nuage vaporeux formé par cette
+mousseline<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Go to footnote 23"><span class="smaller">[23]</span></a>, que bien certainement Juvénal eût appelée <span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span>
+<i>une robe de brouillard</i> à plus juste titre que celles de ses dames
+romaines... Et puis, cette parure lui allait admirablement... Voilà
+comment Joséphine a mérité sa réputation de femme parfaitement
+élégante: c'est en adaptant la mode à la convenance de sa personne.
+Ici elle avait songé à tout!... même à l'ameublement du grand salon
+de Saint Cloud, qui alors était bleu et or, et allait ainsi très-bien
+avec cette mousseline neigeuse et cet or qui tous deux s'harmoniaient
+parfaitement ensemble.</p>
+
+<p>Aussitôt que le premier Consul entra dans le salon, où il arrivait
+alors presque toujours, par le balcon circulaire, au moment où
+l'on s'y attendait le moins, il fut frappé comme moi de l'ensemble
+vraiment charmant de Joséphine. Aussi fut-il à elle aussitôt, et la
+prenant par les deux mains, il la conduisit devant la glace de la
+cheminée pour la voir en même temps de tous côtés, et l'embrassant
+sur l'épaule et sur le front, car il ne pouvait encore se défaire
+de cette habitude bourgeoise, il lui dit: «Ah! çà, Joséphine, je
+serai jaloux! Vous avez des projets! Pourquoi donc es-tu si belle
+aujourd'hui?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> &mdash;Je sais que tu aimes que je sois en blanc... et j'ai mis
+une robe blanche: voilà tout.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! si c'est pour me plaire, tu as réussi.»</p>
+
+<p>Et il l'embrassa encore une fois.</p>
+
+<p>&mdash;«Avez-vous vu la nouvelle princesse?» me demanda le premier Consul
+à dîner.</p>
+
+<p>Je répondis affirmativement, et j'ajoutai qu'elle devait venir le
+soir même pour faire sa visite de noce à madame Bonaparte et lui être
+présentée par son mari.</p>
+
+<p>&mdash;«Mais c'est chose faite, dit le premier Consul... D'ailleurs
+Joséphine est sa belle-s&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, général, mais elle est aussi femme du premier magistrat de la
+France.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! c'est donc comme étiquette que cette visite a lieu? et qui
+donc en a tant appris à Paulette? ce n'est pas le prince Borghèse.»</p>
+
+<p>Il dit ce mot avec une expression qui traduisait l'opinion qu'il
+s'était déjà formée de cet homme, qui, tout prince qu'il était,
+montrait plus de vulgarité qu'aucun <i>transtévérin</i> de Rome<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a>.</p>
+
+<p>&mdash;«Ce n'est pas Paulette qui d'elle-même aura eu cette pensée...» Il
+se tourna alors vers moi.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> «Je suis sûr que c'est chez votre mère qu'on lui a dit cela?»</p>
+
+<p>C'était vrai. C'était madame de Bouillé<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Go to footnote 25"><span class="smaller">[25]</span></a> qui le lui avait dit.
+J'en convins, et la nommai au premier Consul...</p>
+
+<p>&mdash;«J'en étais sûr,» répéta-t-il avec un accent de satisfaction qui
+disait que certainement il aurait recours à cette noblesse, qu'il
+n'aimait pas comme homme d'État, mais dont il ne pouvait se refuser
+à reconnaître la nécessaire influence dans une société élégante, et
+surtout dans une cour.</p>
+
+<p>Quoiqu'on demeurât beaucoup plus de temps à table depuis qu'on y
+était servi avec tout le luxe royal, il était à peine huit heures
+lorsqu'on en sortit. Le premier Consul se promena quelque temps en
+attendant sa s&oelig;ur qu'il voulait voir arriver dans toute sa gloire
+de princesse et de jolie femme; mais à huit heures et demie il perdit
+patience et s'en fut travailler dans son cabinet.</p>
+
+<p>Madame Borghèse avait préparé son entrée pour produire de l'effet.
+Redoutant l'inégalité de son frère, qui souvent se mettait à table à
+huit heures et demie, elle ne voulut prudemment arriver <span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> qu'à
+neuf heures passées, ce qui lui fit manquer le premier Consul.</p>
+
+<p>Elle avait voulu frapper depuis le vestibule jusqu'au salon, tous
+deux inclusivement. Elle était venue dans une magnifique voiture
+chargée des armoiries des Borghèses: cette voiture, attelée de six
+chevaux, avait trois laquais portant des torches... un piqueur en
+avant et un garçon d'attelage en arrière, l'un et l'autre ayant aussi
+une torche, complétaient cette magnificence encore fort inconnue, en
+France, pour la génération alors au pouvoir.</p>
+
+<p>Lorsque le prince et la princesse arrivèrent à la porte du salon
+consulaire, l'huissier, préludant à l'Empire, ouvrit les deux
+battants et dit à haute voix:</p>
+
+<p>«<i>Monseigneur</i> le prince et madame la princesse Borghèse.»</p>
+
+<p>Nous nous levâmes toutes à l'instant. Joséphine se leva aussi; mais
+elle demeura immobile devant son fauteuil et laissa la princesse
+avancer jusqu'à elle et traverser ainsi une grande partie du salon.
+Mais la chose lui fut plutôt agréable qu'autrement, par une raison
+que je dirai plus tard, et à laquelle on ne s'attend guère.</p>
+
+<p>Elle était en effet <i>resplendissante</i>, comme elle l'avait annoncé:
+sa robe était d'un magnifique <span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> velours vert, mais d'un vert
+doux et point tranchant. Le devant de cette robe et le tour de la
+jupe étaient brodés en diamants, non pas en <i>strass</i>, mais en <i>vrais</i>
+diamants, et les plus beaux qu'on pût voir<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Go to footnote 26"><span class="smaller">[26]</span></a>. Le corsage et les
+manches en étaient également couverts, ainsi que ses bras et son cou.
+Sur sa tête était un magnifique diadème où les plus belles émeraudes
+que j'aie jamais vues étaient entourées de diamants; enfin, pour
+compléter cette magnifique parure, la princesse avait au côté un
+bouquet composé de poires d'émeraudes et de poires en perles d'un
+prix inestimable. Maintenant, qu'on se figure l'être fantastique
+de beauté qui était au milieu de toutes ces merveilles, et on aura
+une imparfaite idée encore de la princesse Borghèse entrant dans le
+salon de Saint-Cloud le soir de <i>sa présentation</i>, comme elle-même le
+disait!</p>
+
+<p class="p2">Je connaissais et la toilette, et les trésors, et la beauté;
+cependant, je l'avoue, je fus moi-même surprise par l'effet que
+produisit la princesse à son entrée dans le salon. Quant à son mari,
+il fut <span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> là ce qu'il fut toujours depuis, le premier chambellan
+de sa femme...</p>
+
+<p>Joséphine, après le premier moment d'étonnement causé par cette
+profusion de pierreries qui ruisselaient sur les vêtements de sa
+belle-s&oelig;ur, se remit, et la conversation devint générale. On
+servit des glaces, et alors il y eut un mouvement.</p>
+
+<p>&mdash;«Eh bien! me dit la Princesse, comment me trouvez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Ravissante! et jamais on ne fut si jolie avec autant de
+magnificence.</p>
+
+<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p>
+
+<p>En vérité!</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p>
+
+<p>C'est très-vrai.</p>
+
+<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p>
+
+<p>Vous m'aimez, et vous me gâtez...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p>
+
+<p>Vous êtes enfant!... Mais, dites-moi pourquoi vous êtes venue si tard?</p>
+
+<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p>
+
+<p>Vraiment, je l'ai fait exprès!... je ne voulais pas vous trouver à
+table. Il m'est bien égal de <span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> n'avoir pas vu mon frère!...
+C'était <i>elle</i>, que je voulais trouver et désespérer... Laurette,
+Laurette! Regardez donc comme elle est bouleversée!... oh! que je
+suis contente!</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p>
+
+<p>Prenez garde, on peut vous entendre.</p>
+
+<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p>
+
+<p>Que m'importe! je ne l'aime pas!... Tout à l'heure elle a cru me
+faire une chose désagréable en me faisant traverser le salon; eh
+bien! elle m'a charmée.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p>
+
+<p>Et pourquoi donc?</p>
+
+<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p>
+
+<p>Parce que la queue de ma robe ne se serait pas déployée, si elle
+était venue au-devant de moi, tandis qu'elle a été admirée en son
+entier.</p>
+
+<p>Je ne pus retenir un éclat de rire; mais la Princesse n'en fut pas
+blessée. Ce soir-là on aurait pu tout lui dire, excepté qu'elle était
+laide...</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">LA PRINCESSE</span>, <span class="stage">regardant sa belle-s&oelig;ur.</span></p>
+
+<p>Elle est bien mise, après tout!... Ce blanc et or fait admirablement
+sur ce velours bleu...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> Tout à coup la Princesse s'arrête... une pensée semble la
+saisir; elle jette les yeux alternativement sur sa robe et sur celle
+de madame Bonaparte.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">LA PRINCESSE</span>, <span class="stage">soupirant profondément.</span></p>
+
+<p>Ah, mon Dieu! mon Dieu!</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p>
+
+<p>Qu'est-ce donc?</p>
+
+<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p>
+
+<p>Comment n'ai-je pas songé à la couleur du meuble de salon!... Et
+vous, vous, Laurette... vous, qui êtes mon amie, que j'aime comme ma
+s&oelig;ur (ce qui ne disait pas beaucoup), comment ne me prévenez-vous
+pas?</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p>
+
+<p>Eh! de quoi donc, encore une fois! que le meuble du salon de
+Saint-Cloud est bleu? Mais vous le saviez aussi bien que moi.</p>
+
+<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p>
+
+<p>Sans doute; mais dans un pareil moment on est troublée, on ne sait
+plus ce qu'on savait; et voilà ce qui m'arrive... J'ai mis une robe
+verte pour venir m'asseoir dans un fauteuil bleu!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> Non, les années s'écouleront et amèneront l'oubli, que je ne
+perdrai jamais de vue la physionomie de la Princesse en prononçant
+ces paroles... Et puis l'accent, l'accent désolé, contrit... C'était
+admirable!</p>
+
+<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p>
+
+<p>Je suis sûre que je dois être hideuse! Ce vert et ce bleu... Comment
+appelle-t-on ce ruban<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a>? <i>Préjugé vaincu!...</i> Je dois être bien
+laide, n'est-ce pas?</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p>
+
+<p>Vous êtes charmante! Quelle idée allez-vous vous mettre en tête!</p>
+
+<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p>
+
+<p>Non, non, je dois être horrible! le reflet de ces deux couleurs doit
+me tuer. Voulez-vous revenir avec moi à Paris, Laurette?</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p>
+
+<p>Merci! j'ai ma voiture. Et vous, votre mari...</p>
+
+<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p>
+
+<p>C'est-à-dire que je suis toute seule.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> MADAME JUNOT.</p>
+
+<p>Comment? et votre lune de miel ne fait que commencer.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">LA PRINCESSE</span>, <span class="stage">haussant les épaules.</span></p>
+
+<p>Quelles sottises me dites-vous là, chère amie! Une lune de miel avec
+cet <span class="smcap">IMBÉCILE-LA</span>!... Mais vous voulez rire probablement?</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p>
+
+<p>Point du tout, je le croyais; c'était une erreur seulement, mais
+pas une sottise... Et puisque je ne dérangerai pas un tête-à-tête,
+j'accepte, pour être avec vous d'abord, et puis pour juger si, en
+effet tout espoir de lune de miel est perdu.</p>
+
+<p class="p2">La Princesse se leva alors majestueusement, et fut droit à madame
+Bonaparte pour prendre congé d'elle; les deux belles-s&oelig;urs
+s'embrassèrent en souriant!... Judas n'avait jamais été si bien
+représenté.</p>
+
+<p>Mais ce fut en regagnant sa voiture que la princesse fut vraiment un
+type particulier à étudier... Elle ralentit sa marche lorsqu'elle
+fut arrivée sur le premier palier du grand escalier, et traversa
+la longue haie formée par tous les domestiques et même les valets
+de pied du château avec une gravité <span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> royale toute comique;
+mais ce qu'on ne peut rendre, c'est le balancement du corps, les
+mouvements de la tête, le clignement des yeux, toute l'attitude de la
+personne. Elle marchait seule en avant; son mari suivait, ayant la
+grotesque tournure que nous lui avons connue, malgré sa jolie figure.
+Il avait un habit de je ne sais quelle couleur et quelle forme, qu'il
+portait à la Cour du Pape; et, comme l'épée n'était pas un meuble
+fort en usage à la Cour papale, il s'embarrassait dans la sienne,
+et finit par tomber sur le nez en montant en voiture. Le retour fut
+rempli par de continuelles doléances de la Princesse sur son chagrin
+d'avoir mis une robe verte dans un salon bleu.</p>
+
+<p>Le lendemain nous nous trouvâmes chez ma mère, qui voulait avoir
+des détails sur la présentation, et avec qui <i>Paulette</i> n'osait pas
+encore faire la princesse.</p>
+
+<p>&mdash;«Ainsi donc, dit-elle à la Princesse, tu étais bien charmante!»</p>
+
+<p>Et elle la baisait au front avec ces caresses de mère qu'on ne donne
+qu'à une fille chérie.</p>
+
+<p>&mdash;«Oh! maman Panoria<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Go to footnote 28"><span class="smaller">[28]</span></a>, demandez à Laurette.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> Je certifiai de la vérité de la chose... Ma mère sourit avec
+autant de joie que pour mon triomphe.</p>
+
+<p>&mdash;«Mais, dit ma mère, il faut maintenant faire la princesse
+avec dignité et surtout convenance, Paulette; et quand je dis
+<i>convenance</i>, j'entends politesse. Tu es enfant gâtée, nous savons
+cela. Ainsi, par exemple, chère enfant, vous ne rendez pas de visite;
+cela n'est pas bien. Je ne me plains pas, moi, puisque vous êtes tous
+les jours chez moi, mais d'autres s'en plaignent.»</p>
+
+<p>La Princesse prit un air boudeur. Ma mère n'eut pas l'air de s'en
+apercevoir, et continua son sermon jusqu'au moment où madame de
+Bouillé et madame de Caseaux entrèrent dans le salon. On leur soumit
+la question, et la réponse fut conforme aux conclusions de ma mère.</p>
+
+<p>&mdash;«Vous voilà une grande dame, lui dirent-elles, <i>par votre alliance
+avec le prince Borghèse</i>. Il faut donc être ce qu'étaient les grandes
+dames de la Cour de France. Ce qui les distinguait était surtout
+une extrême politesse. Ainsi donc, rendre les visites qu'on vous
+fait, reconduire avec des degrés d'égards pour le rang de celles qui
+vous viennent voir; ne jamais passer la première lorsque vous vous
+trouvez à la porte d'un salon avec une femme, votre égale ou votre
+supérieure, ou plus âgée que vous; ne jamais monter dans votre
+<span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span> voiture avant la femme qui est avec vous, à moins que ce ne
+soit une dame de compagnie; ne pas oublier de placer chacun selon
+son rang dans votre salon et à votre table; offrir aux femmes qui
+sont auprès du Prince, deux ou trois fois, des choses à votre portée
+pendant le dîner; être prévenante avec dignité; enfin, voilà votre
+code de politesse à suivre, si vous voulez vous placer dans le monde.»</p>
+
+<p>Au moment où ces dames parlèrent de ne pas monter la première dans la
+voiture, je souris; ma mère, qui vit ce sourire, dit à Paulette:</p>
+
+<p>&mdash;«Est-ce que, lorsque tu conduis Laurette dans ta voiture, tu montes
+avant elle?»</p>
+
+<p>La Princesse rougit.</p>
+
+<p>&mdash;«Est-ce que hier, poursuivit ma mère plus vivement, cela serait
+surtout arrivé?»</p>
+
+<p>La Princesse me regarda d'un air suppliant; elle craignait beaucoup
+ma mère, tout en l'aimant.</p>
+
+<p>&mdash;«Non, non, m'empressai-je de dire; la princesse m'a fait la
+politesse de m'offrir de monter avant elle.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que, voyez-vous, dit ma mère, ce serait beaucoup plus sérieux
+hier qu'un autre jour. Ma fille et vous, Paulette, vous avez été,
+comme vous l'êtes encore, presque égales dans mon c&oelig;ur, <span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span>
+comme vous l'êtes dans le c&oelig;ur de l'excellente madame Lætitia.
+Vous êtes donc s&oelig;urs, pour ainsi dire, et s&oelig;urs par affection.
+Je ne puis donc supporter la pensée qu'un jour Paulette oubliera
+cette affection, parce qu'on l'appelle Princesse et qu'elle a de
+beaux diamants et tout le luxe d'une nouvelle existence. Mais cela
+n'a pas été... tout est donc au mieux.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, reprit doucement Paulette en se penchant sur ma mère et
+s'appuyant sur son épaule, je suis s&oelig;ur du premier Consul!... je
+suis...</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! qu'est-ce que s&oelig;ur du premier Consul?... Qu'est-ce que la
+s&oelig;ur de Barras était pour nous?</p>
+
+<p>&mdash;Mais ce n'est pas la même chose, maman Panoria!</p>
+
+<p>&mdash;Absolument de même pour ce qui concerne l'étiquette. Ton frère a
+une dignité temporaire; elle lui est personnelle; et même, pour le
+dire en passant, elle ne devrait pas lui donner le droit de prendre
+la licence de ne rendre aucune visite. Il est venu au bal que j'ai
+donné pour le mariage de ma fille, et <i>il ne s'est pas fait écrire
+chez moi</i>.»</p>
+
+<p>J'ai mis avec détail cette conversation pour faire juger de l'état où
+était la société en France, à cette époque: d'un côté, elle montrait
+et observait toujours cette extrême politesse, cette observance
+<span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> exacte des moindres devoirs; de l'autre, un oubli entier
+de ces mêmes détails dont se forme l'existence du monde, et la
+volonté de les connaître et de les mettre en pratique. On voit que
+ma mère, malgré toutes les secousses révolutionnaires par lesquelles
+la société avait été ébranlée, s'étonne que le général Bonaparte,
+même après les victoires d'Italie, d'Égypte et de Marengo, sa haute
+position politique, ne se <i>fût pas fait écrire chez elle</i>, après y
+avoir passé la soirée.</p>
+
+<p>&mdash;«Mais il est bien grand, lui disait Albert, pour la calmer
+là-dessus.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! qu'importe? Le maréchal de Saxe était bien grand aussi...
+et il faisait des visites<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a>.»</p>
+
+<p>La société de Paris, au moment de la transition de l'état
+révolutionnaire, c'est-à-dire de la République à l'Empire, était donc
+divisée, comme on le voit, et sans qu'aucune des diverses parties
+prît le chemin de se rejoindre à l'autre. Ce qui contribuait à
+maintenir cet état était le défaut de <span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> maisons où l'on reçût
+habituellement. On le voyait, mais peu, dans la Cour consulaire;
+toutes les femmes étaient jeunes, et beaucoup hors d'état d'être
+maîtresses de maison autrement que pour en diriger le matériel. On
+allait à Tivoli voir le feu d'artifice et se promener dans ses jolis
+jardins; on allait beaucoup au spectacle; on se donnait de grands
+dîners, pour copier la Cour consulaire, où les invitations allaient
+par trois cents les quintidis; on allait au pavillon d'Hanovre, à
+Frascati, prendre des glaces en sortant de l'Opéra, tout cela avec
+un grand luxe de toilette et sans que l'on y prît garde encore; on
+allait à des concerts où chantait Garat, qui alors <i>faisait fureur</i>,
+et la vie habituelle se passait ainsi. Mais la société ne fut pas
+longtemps dans cet état de suspension. 1804 vit arriver l'Empire;
+et, du moment où il fut déclaré, un nouveau jour brilla sur toute la
+France; tout y fut grand et beau; rien ne fut hors de sa place, et
+l'ordonnance de chaque chose fut toujours ce qu'elle devait être.</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> DEUXIÈME PARTIE.</h2>
+
+<h3>L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE.</h3>
+
+<p>C'était le 2 décembre 1809; l'anniversaire du couronnement et de
+la bataille d'Austerlitz devait être célébré magnifiquement à
+l'Hôtel-de-Ville. L'Empereur avait accepté le banquet d'usage, et
+la liste soumise à sa sanction par le maréchal Duroc, à qui je la
+remettais après l'avoir reçue de Frochot, avait été arrêtée; et tous
+les ordres donnés pour la fête, qui fut, ce qu'elle avait toujours
+été et ce qu'elle est encore à l'Hôtel-de-Ville, digne de la grande
+cité qui l'offre à son souverain.</p>
+
+<p>Quelques jours avant, l'archi-chancelier, qui ne faisait guère de
+visites, me fit l'honneur de me venir voir. J'étais alors fort
+souffrante d'un mal de poitrine qui n'eut heureusement aucune suite,
+mais qui alors me rendait fort malade. Je crachais beaucoup de sang,
+et j'avais peur de ne pouvoir aller à l'Hôtel-de-Ville pour remplir
+mon devoir. L'archi-chancelier était soucieux. Je lui parlai des
+bruits de divorce... Le Prince me répondit <span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> d'abord avec
+ambiguïté, et puis finit par me dire qu'il le croyait <i>sûr</i>.</p>
+
+<p>&mdash;«Ah, mon Dieu! m'écriai-je, et quelle époque fixez-vous à cette
+catastrophe? car je regarde la chose comme un malheur, surtout si
+l'Empereur épouse une princesse étrangère...</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce que je lui ai dit.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez eu ce courage, monseigneur?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, certes; je regarde le bonheur de la France comme intéressé
+dans cette grande question.</p>
+
+<p>&mdash;Et l'Impératrice, comment a-t-elle reçu cette nouvelle?...</p>
+
+<p>&mdash;Elle ne fait encore que la pressentir; mais il y a quelqu'un qui
+prendra soin qu'elle soit instruite...»</p>
+
+<p>Je regardai l'archi-chancelier comme pour lui demander un nom; mais
+avec sa circonspection ordinaire, et déjà presque fâché d'avoir
+été si loin, il porta son regard ailleurs que sur les miens, et
+changea d'entretien. Ce ne fut que longtemps après que j'acquis la
+connaissance de ce qui avait motivé ses paroles en ce moment de crise
+où chacun craignait pour soi la colère terrible de l'Empereur.</p>
+
+<p>Soit qu'il fût excité par les femmes de la famille <span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span>
+impériale, qui ne savaient pas ce qu'elles faisaient lorsqu'elles
+voulaient changer de belle-s&oelig;ur; soit qu'il voulût malgré
+l'Empereur pénétrer dans son secret, se rendre nécessaire, et forcer
+sa confiance, il est certain que Fouché avait pénétré jusqu'à
+l'Impératrice, et lui avait apporté de ces consolations perfides,
+qui font plus de mal qu'elles ne laissent de douceur après elles.
+Mais le genre d'émotion convenait à Joséphine; elle était femme et
+créole! deux motifs pour aimer les pleurs et les évanouissements.
+Malheureusement pour elle et son bonheur, Napoléon était un homme, et
+un grand homme... deux natures qui font repousser les larmes et les
+plaintes: Joséphine souffrait, et Joséphine se plaignait; il est vrai
+que cette plainte était bien douce, mais elle était quotidienne et
+même continuelle, et l'Empereur commençait à ne pouvoir soutenir un
+aussi lourd fardeau.</p>
+
+<p>À chaque marque nouvelle d'indifférence, l'Impératrice pleurait
+encore plus amèrement. Le lendemain, sa plainte était plus amère, et
+Napoléon, chaque jour plus aigri, en vint à ne plus vouloir supporter
+une scène qu'il ne cherchait pas, mais qu'on venait lui apporter.</p>
+
+<p>Un jour l'Impératrice, après avoir écouté les rapports de madame de
+L..., de madame de Th..., <span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> de madame de L..., de madame Sa...,
+et d'une foule de femmes en sous-ordre, avec lesquelles surtout elle
+aimait malheureusement à s'entretenir de ses affaires, l'impératrice
+reçut la visite de Fouché. Fouché, en apparence tout dévoué aux
+femmes de la famille impériale, leur faisait des rapports plus ou
+moins vrais, mais qu'il savait flatter leurs passions ou leurs
+intérêts. Joséphine était une proie facile à mettre sous la serre du
+vautour: aussi n'eut-il qu'à parler deux fois à l'Impératrice, et il
+eut sur elle un pouvoir presque égal à celui de ses amis, lui qui
+n'arrivait là qu'en ennemi.</p>
+
+<p>Il y venait envoyé par les belles-s&oelig;urs surtout, qui, poussées
+par un mauvais génie, voulaient remplacer celle qui, après tout,
+était bonne pour elles, leur donnait journellement à toutes ce qui
+pouvait leur plaire, et tâchait de conjurer une haine dont les
+marques étaient plus visibles chaque jour. Fouché, qui joignait à
+son esprit naturel et acquis dans les affaires une finesse exquise
+pour reconnaître ce qui pouvait lui servir, en avait découvert
+une mine abondante dans les intrigues du divorce. Être un des
+personnages actifs de ce grand drame lui parut une des parties les
+plus importantes de sa vie politique. Faible et facile à circonvenir,
+il comprit que Joséphine était celle qui lui serait le <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> plus
+favorable: aussi dirigea-t-il ses batteries sur elle.</p>
+
+<p>Il commença par lui demander si elle connaissait les bruits de
+Paris... Joséphine, déjà fort alarmée par le changement marqué des
+manières de l'Empereur avec elle, frémit à cette question et ne
+répondit qu'en tremblant qu'elle se doutait bien d'un malheur, mais
+qu'elle n'était sûre de rien.</p>
+
+<p>Fouché lui dit alors que tous les salons de Paris, comme les cafés
+des faubourgs, ne retentissaient que d'une nouvelle: c'était que
+l'Empereur voulait se séparer d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;«Je vous afflige, madame, lui dit Fouché; mais je ne puis vous
+céler la vérité; Votre Majesté me l'a demandée: la voilà sans
+déguisement et telle qu'elle me parvient.»</p>
+
+<p>Joséphine pleura.&mdash;«Que dois-je faire? dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit l'hypocrite, il y aurait un rôle admirable dans ce drame,
+si madame avait le courage de le prendre: son attitude serait bien
+grande et bien belle aux yeux de toute l'Europe, dont en ce moment
+elle est le point de mire.</p>
+
+<p>&mdash;Conseillez-moi, dit Joséphine avec anxiété...</p>
+
+<p>&mdash;Mais il est difficile... Il faut beaucoup de courage.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! croyez que j'en ai eu beaucoup depuis deux ans!... Il m'en a
+fallu davantage pour supporter <span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> le changement de l'Empereur
+que je n'en aurai peut-être besoin pour sa perte.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! madame, il faut le prévenir, il faut écrire au Sénat...
+Il faut vous-même demander la dissolution de ces mêmes liens que
+l'Empereur va briser à regret sans doute; mais la politique le lui
+ordonne... Soyez grande en allant au-devant<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a>; le beau côté de
+l'action vous demeure, parce que le monde voit toujours ainsi le
+dévouement.»</p>
+
+<p>Étourdie par une aussi étrange proposition, Joséphine fut d'abord
+tellement étonnée qu'elle ne put répondre au duc d'Otrante; sa nature
+était trop faible; elle n'avait pas une élévation suffisante dans
+l'âme pour comprendre une obligation d'elle-même dans ce sacrifice.
+Aussi fondit-elle en larmes et ne répondit que par des gémissements
+étouffés à la proposition de Fouché.</p>
+
+<p>Celui-ci, désespéré de cette tempête qu'aucune parole raisonnable
+ne pouvait apaiser, essaya enfin de la calmer en lui parlant de son
+empire sur l'Empereur, de son ancien amour pour elle, amour et empire
+à lui bien connus, mais autrefois; et en faisant cette observation
+à l'Impératrice le personnage était bien aise de savoir à quoi s'en
+tenir sur l'état présent des choses... Mais Joséphine <span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span>
+pleurait et ne répondait rien. C'était un enfant gâté pleurant sur
+un jouet brisé, plutôt qu'une souveraine devant un sceptre et une
+couronne perdus. Cependant Fouché n'abandonnait pas facilement la
+partie commencée, et il revint de nouveau en parlant à Joséphine de
+l'amour de l'Empereur pour elle.</p>
+
+<p>&mdash;«Il ne m'aime plus, dit la pauvre affligée... Il ne m'aime plus!...
+Maintenant quand il est à l'armée, il ne m'écrit plus des lettres
+brûlantes de passion comme les lettres d'Italie et d'Austerlitz. Ah!
+monsieur le duc, les temps sont bien changés!... Tenez: vous allez en
+juger.»</p>
+
+<p>Elle se leva, fut à un meuble en bois des Indes précieusement monté
+et formant un secrétaire tout à la fois et un lieu sûr pour y placer
+des objets précieux. Elle y prit plusieurs lettres qui ne contenaient
+que quelques lignes à peine lisibles. Le duc d'Otrante s'en empara
+aussitôt et y jetant les yeux avant que l'Impératrice les lui eût
+traduites en lui expliquant les signes hiéroglyfiques plutôt que
+les lettres qui voulaient passer pour de l'écriture, il vit qu'en
+effet l'Empereur était bien changé pour l'Impératrice. Ces lettres
+ne contenaient qu'une même phrase insignifiante par elle-même; il y
+en avait de Bayonne, d'Espagne, d'Allemagne lors de la campagne de
+Wagram... Ces dernières lettres <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> étaient toutes récentes...
+J'ai vu, depuis, ces preuves du changement de l'Empereur, et elles me
+frappèrent avec une vive peine comme tout ce qui détruit. Je ne crois
+pas que Fouché en ait été affecté comme moi; mais il l'était d'une
+autre manière: il regardait ces lettres et relisait la même phrase
+plusieurs fois. Cet examen lui présentait, je crois, l'Empereur
+sous un nouveau jour dont, je pense, il n'avait été jamais éclairé:
+c'était l'Empereur se contraignant à faire une chose qui visiblement
+lui déplaisait, et on n'en pouvait douter en lisant ces lettres...</p>
+
+<p class="p2 center">«À L'IMPÉRATRICE, À BORDEAUX.</p>
+
+<p class="date">»Marac, le 21 avril 1808.</p>
+
+<p>»Je reçois ta lettre du 19 avril. J'ai eu hier le prince des Asturies
+et sa Cour à dîner. <i>Cela m'a donné bien des embarras</i><a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a>. J'attends
+Charles IV et la reine.</p>
+
+<p>»Ma santé est bonne. Je suis bien établi actuellement à la campagne.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> »Adieu, mon amie, je reçois toujours avec plaisir de tes
+nouvelles.</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p class="p2 center">«À L'IMPÉRATRICE, À PARIS<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Go to footnote 32"><span class="smaller">[32]</span></a>.</p>
+
+<p class="date">»Burgos, le 14 novembre 1808.</p>
+
+<p>»Les affaires marchent ici avec une grande activité. Le temps est
+fort beau. Nous avons des succès. Ma santé est fort bonne.</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p class="p2 center">«À L'IMPÉRATRICE, À STRASBOURG.</p>
+
+<p class="date">»Saint-Polten, le 9 mai 1809.</p>
+
+<p>»Mon amie, je t'écris de Saint-Polten<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Go to footnote 33"><span class="smaller">[33]</span></a>. Demain je serai devant
+Vienne: ce sera juste un mois après le même jour où les Autrichiens
+ont passé l'Inn et violé la paix.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> »Ma santé est bonne, le temps est superbe et les soldats sont
+gais: il y a ici du vin.</p>
+
+<p>»Porte-toi bien.</p>
+
+<p>»Tout à toi:</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p class="p2">En parcourant ces lettres, dont la suite était semblable à ce que je
+viens de citer, le duc d'Otrante sourit en son âme; car sa besogne
+lui paraissait maintenant bien faite. Il lui était démontré que
+l'Empereur voulait le divorce, et que tous les obstacles que lui-même
+paraissait y apporter n'étaient qu'une feinte à laquelle il serait
+adroit de ne pas ajouter foi par sa conduite, si on paraissait le
+faire en apparence. Joséphine suivait son regard à mesure qu'il
+parcourait ces lettres sur lesquelles elle avait elle-même souvent
+pleuré. Fouché les lui rendit en silence.</p>
+
+<p>&mdash;«Eh bien? lui dit-elle...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! madame, ce que je viens de voir me donne la conviction
+entière de ce dont j'étais déjà presque sûr.»</p>
+
+<p>Joséphine sanglota avec un déchirement de c&oelig;ur qui aurait attendri
+un autre homme que Fouché.</p>
+
+<p>&mdash;«Vous ne voulez pas en croire mon attachement <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> pour vous,
+madame; et pourtant Dieu sait qu'il est réel. Eh bien! voulez-vous
+prendre conseil d'une personne qui vous est non-seulement attachée,
+mais qui peut être pour vous un excellent guide dans cette
+très-importante situation? Je l'ai vue dans le salon de service:
+c'est madame de Rémusat.</p>
+
+<p>&mdash;Oui! oui!... s'écria Joséphine.»</p>
+
+<p>Et madame de Rémusat fut appelée.</p>
+
+<p>C'était une femme d'un esprit et d'une âme supérieurs que madame de
+Rémusat. Lorsque Joséphine ne se conduisait que d'après ses conseils,
+tout allait bien; mais quand elle en demandait à la première personne
+venue de son service, les choses devenaient tout autres. Madame de
+Rémusat joignait ensuite à son esprit et à sa grande connaissance du
+monde un attachement réel pour l'Impératrice.</p>
+
+<p>En écoutant le duc d'Otrante elle pâlit, car, tout habile qu'elle
+était, elle-même fut prise par la finesse de l'homme de tous les
+temps. Elle ne put croire qu'une telle démarche fût possible de la
+part d'un ministre de l'Empereur, si l'Empereur lui-même ne l'y avait
+autorisé. Cette réflexion s'offrit à elle d'abord, et lui donna de
+vives craintes pour l'Impératrice. Fouché la comprit; et cet effet,
+<span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span> qu'il ne s'était pas proposé, lui parut devoir être exploité
+à l'avantage de ce qu'il tramait.</p>
+
+<p>&mdash;«Ce que vous demandez à sa majesté est grave, monsieur le duc...
+Je ne puis ni lui conseiller une démarche aussi importante, ni l'en
+détourner, car je vois...»</p>
+
+<p>Elle n'osa pas achever sa phrase, car <i>ce qu'elle voyait</i> était assez
+imposant pour arrêter sa parole.</p>
+
+<p>&mdash;«J'ai fait mon devoir de fidèle serviteur de sa majesté, dit le duc
+d'Otrante. Je la supplie de réfléchir à ce que j'ai eu l'honneur de
+lui dire: c'est à l'avantage de sa vie à venir.»</p>
+
+<p>Et il prit congé de l'Impératrice, en la laissant au désespoir.
+Madame de Rémusat resta longtemps auprès d'elle, tentant vainement de
+la consoler; car elle-même était convaincue que l'Empereur lui-même
+dirigeait toute cette affaire. Dès que Joséphine fut plus calme, elle
+lui demanda la permission de la quitter, pour aller, lui dit-elle,
+travailler dans son intérêt.</p>
+
+<p>C'était chez le duc d'Otrante qu'elle voulait se rendre.</p>
+
+<p>«Cet homme est bien fin, ou plutôt bien rusé, se dit-elle; mais une
+femme ayant de bonnes intentions le sera pour le moins autant que
+lui...»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> Mais elle acquit la preuve qu'avec un homme comme Fouché il
+n'y avait aucune prévision possible.... Et elle sortit de chez lui
+aussi embarrassée qu'en y arrivant.</p>
+
+<p>Cependant la position était critique; il devenait d'une grande
+importance de suivre les conseils de Fouché, si ces <i>conseils</i>
+étaient des ordres de l'Empereur. Madame de Rémusat le croyait
+fermement, et toutefois n'osait le dire à Joséphine. Celle-ci le
+sentait instinctivement, mais n'osait s'élever entre la dame du
+palais, alors son amie, et elle-même, dans ces moments de confiance
+expansive, qui étaient moins fréquents cependant depuis cette
+visite du duc d'Otrante. Car il semblait à ces deux femmes que de
+parler d'une aussi immense catastrophe, c'était admettre sa réalité
+immédiate.</p>
+
+<p>&mdash;«Mon Dieu! disait Joséphine, que faire? donnez-moi du courage!»</p>
+
+<p>Et elle pleurait.</p>
+
+<p>&mdash;«Madame, lui disait madame de Rémusat, que votre majesté se
+rappelle que le duc d'Otrante lui a répété souvent que l'Empereur
+n'aimait pas les scènes ni les pleurs!»</p>
+
+<p>Alors Joséphine n'osait plus provoquer une explication entre elle et
+l'Empereur. Un mur de glace, qui devait devenir d'airain, commençait
+<span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> déjà à s'élever entre eux. Fouché a été peut-être la cause
+la plus immédiate du divorce de Napoléon, en amenant entre les deux
+époux ce qui n'avait jamais existé: une froideur et un manque de
+confiance dont mutuellement chacun se trouva blessé. L'Empereur avait
+beaucoup aimé Joséphine. L'amour n'existait plus; mais après l'amour,
+quel est le c&oelig;ur qui ne renferme pas un sentiment profond d'amitié
+pour la femme qui nous fut chère?... Et Napoléon était fortement
+dominé par le sentiment qui l'avait autrefois attaché à sa femme...
+Qui sait ce qui pouvait résulter d'une explication où elle lui aurait
+plutôt proposé l'adoption d'un de ses enfants naturels, tous deux des
+garçons, et son propre sang, enfin<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Go to footnote 34"><span class="smaller">[34]</span></a>!</p>
+
+<p>Mais il ne fut rien de tout cela... L'Impératrice garda le silence.
+Madame de Rémusat ne laissa rien transpirer de tout ce qui se
+préparait, et la chose marchait vers sa fin sans aucune opposition.</p>
+
+<p>Fouché revit souvent l'Impératrice et madame de Rémusat. Il fallait
+suivre une marche pour laquelle des conseils étaient nécessaires.
+Madame de Rémusat, convaincue que tout se faisait par ordre de
+l'Empereur, suivait les avis de Fouché; et <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> la pauvre
+Joséphine, au désespoir, ne savait comment il se pouvait que Napoléon
+fût devenu tout à coup si peu confiant pour elle...</p>
+
+<p>Le duc d'Otrante avait conseillé, comme le moyen le plus digne,
+d'écrire une lettre au Sénat, dans laquelle l'Impératrice
+reconnaissant que l'Empereur se devait avant tout à la nation qu'il
+gouvernait, et devant assurer sa tranquillité à venir par une
+succession qui devait lui donner l'assurance de n'être pas troublée
+dans les temps futurs, déclarerait qu'il fallait que pour cet effet
+l'Empereur eût des fils à présenter à la France, et que, n'étant pas
+assez heureuse pour pouvoir lui en donner, elle descendait d'un trône
+qu'elle ne pouvait occuper, pour laisser la place à une plus heureuse.</p>
+
+<p>Tel était le texte de la lettre que l'Impératrice devait écrire au
+Sénat avant de partir pour la Malmaison. Elle ne devait pas dire un
+mot qui pût faire présumer son dessein, et laisser une lettre d'adieu
+à l'Empereur.</p>
+
+<p>Le matin même du jour où le brouillon de cette lettre, ou plutôt du
+message au Sénat, eut été donné par Fouché à Joséphine, madame de
+Rémusat fut témoin d'une scène si cruelle; elle vit un tel désespoir
+dans cette femme résignée à se donner elle-même le coup de couteau
+qui l'égorgerait, <span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> que des réflexions très-sérieuses vinrent
+se mêler à son chagrin... Pour la première fois il lui parut étrange
+que l'Empereur, qui lui témoignait constamment de l'estime et de
+l'intérêt, ne lui eût jamais parlé de toute cette affaire, où il
+savait qu'elle prenait une grande part, s'il savait quelque chose.</p>
+
+<p>Une fois que le doute apparaît dans une affaire quelle qu'elle
+soit, il devient presque aussitôt une certitude, si jamais il ne
+s'est offert à vous. Madame de Rémusat devint inquiète sans oser le
+témoigner à Joséphine, mais se promettant bien qu'elle ne ferait
+rien sans un plus ample informé. Elle s'attendait à une démarche de
+l'Empereur dans cette même journée, puisque c'était le lendemain
+matin, à neuf heures, que le message de l'Impératrice devait être
+porté au Sénat par M. d'Harville ou M. de Beaumont; mais la journée
+s'écoula, et pas un mot, pas une action même la plus indifférente, ne
+parut indiquer que l'Empereur sût la moindre chose du grand acte de
+dévouement de l'Impératrice... Ce silence éclaira madame de Rémusat,
+et lui fit voir que Joséphine était la victime de quelque machination
+infernale... La soirée se passa comme le jour entier; et lorsque
+Joséphine rentra dans son appartement intérieur, elle avait reçu de
+l'Empereur le même bonsoir que chaque jour.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> &mdash;«Ah! dit-elle à madame de Rémusat, je ne pourrai jamais
+écrire cette lettre!...»</p>
+
+<p>Et elle lui montrait le brouillon de sa lettre au Sénat!...</p>
+
+<p>&mdash;«Madame veut-elle me permettre de lui demander une faveur?
+Veut-elle me promettre de ne point envoyer, de ne pas écrire même
+cette lettre, avant que je me sois rendue près d'elle?»</p>
+
+<p>Joséphine le lui promit avec d'autant plus de plaisir que, pour elle,
+c'était un répit de quelques heures; et madame de Rémusat prit congé
+d'elle en l'engageant à se calmer.</p>
+
+<p>«Non, se dit-elle en traversant les salons de l'appartement de
+Joséphine, non, cela est impossible!... L'Empereur ne peut être assez
+dur pour ne donner aucun réconfort à cette infortunée, au moment où
+il lui enlève une couronne et son amour. Non, cela ne se peut!...
+l'Empereur ne sait rien.»</p>
+
+<p>Et sans aller joindre sa voiture, elle monta l'escalier du pavillon
+de Flore, et s'en fut au salon de service. C'était, je crois,
+Lemarrois qui était de service. Je laisse à penser quel fut son
+étonnement en voyant madame de Rémusat au milieu de leur bivouac.</p>
+
+<p>&mdash;«Ce n'est pas pour vous que je viens, leur dit-elle... <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span>
+Il faut que je voie l'Empereur. Allez lui demander cinq minutes
+d'audience.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il est couché.</p>
+
+<p>&mdash;C'est égal. <span class="smcap">Il faut</span> que je le voie, il le faut absolument.»</p>
+
+<p>Lemarrois fut frapper à la porte de l'Empereur, et lui dit le message
+de madame de Rémusat.</p>
+
+<p>&mdash;«Madame de Rémusat! à cette heure! Que peut-elle vouloir?... Mais
+j'ai envie de dormir; dites-lui, Lemarrois, de revenir demain matin,
+à sept heures, ou à huit au plus tard.»</p>
+
+<p>Lemarrois rapporta cette réponse à madame de Rémusat, qui dit à
+son tour: «Je ne puis m'en aller. C'est la gloire, le salut de
+l'Empereur... Allez lui dire, mon cher général, que ce n'est pas pour
+moi que je le veux voir... que c'est pour lui-même.»</p>
+
+<p>Le général Lemarrois revint avec l'ordre d'introduire madame de
+Rémusat. Elle trouva Napoléon coiffé d'un madras tourné autour
+de la tête et couché dans un petit lit qu'il affectionnait
+particulièrement... Il fit signe à madame de Rémusat de s'asseoir
+sur une chaise qui était auprès de lui... Elle était émue, et ce fut
+avec un violent battement de c&oelig;ur qu'elle raconta brièvement à
+l'Empereur ce qui devait se passer le lendemain... À mesure qu'elle
+parlait, l'Empereur prenait, quoique couché, <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> une de ces
+attitudes qui n'étaient qu'à lui et en lui, comme il avait un sourire
+unique, un regard unique.</p>
+
+<p>&mdash;«Mais quel peut être son but? s'écria-t-il enfin...</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment il en a un, Sire: celui de vous plaire peut-être en
+allant au-devant de votre volonté... Car il ne peut avoir que
+celui-là...</p>
+
+<p>&mdash;Mais, interrompit Napoléon, si vous avez pu m'accuser un moment,
+vous ne le croyez plus maintenant, madame, j'espère, dit-il d'une
+voix plus sévère!... je n'aime pas les détours... et je suis l'homme
+de la vérité, parce que je suis fort avant tout.»</p>
+
+<p>Madame Rémusat expliqua à l'Empereur comment elle était venue à lui.</p>
+
+<p>&mdash;«C'est parce que j'ai vu que Votre Majesté l'ignorait, lui
+dit-elle...</p>
+
+<p>&mdash;Cette pauvre Joséphine! dit Napoléon, comme elle a dû souffrir!...</p>
+
+<p>&mdash;Ah, Sire!... vous ne pourrez jamais avoir la mesure des peines qui
+ont torturé son âme pendant ces jours qui viennent de s'écouler...
+et peut-être votre majesté appréciera-t-elle le silence que
+l'Impératrice a gardé.»</p>
+
+<p>Pour qui connaissait Joséphine comme l'Empereur, c'était un
+compliment cherché par celle <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> qui était son guide et son
+conseil. Aussi Napoléon, qui ne voulait pas mettre encore ses projets
+au jour, eut-il soin de reporter à madame de Rémusat l'obligation
+presque entière du silence de l'Impératrice...</p>
+
+<p>&mdash;«Et comment l'avez-vous laissée? lui demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Au désespoir et prête à se mettre au lit; j'ai recommandé à ses
+femmes de ne la point quitter dans la crainte d'un accident, mais
+elle s'est obstinée à vouloir demeurer seule... Elle va passer une
+triste et cruelle nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Allez vous reposer, madame de Rémusat: vous devez en avoir
+besoin... Bonsoir, demain nous nous reverrons; croyez que je
+n'oublierai jamais le service que vous m'avez rendu ce soir.»</p>
+
+<p>Et la congédiant d'une main, il tira de l'autre sa sonnette avec
+violence...</p>
+
+<p>«Ma robe de chambre, dit-il d'une voix brève à Constant qui était
+accouru...»</p>
+
+<p>Il se donna à peine le temps de l'attacher: il prit un bougeoir
+et commença à descendre les marches d'un très-petit escalier qui
+conduisait aux appartements inférieurs et qui donnait dans son
+cabinet. Ce cabinet avait été jadis l'oratoire de Marie de Médicis.</p>
+
+<p>À mesure que Napoléon descendait cet escalier, <span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> il éprouvait
+une émotion dont il était en général peu susceptible; mais la
+conduite de Joséphine l'avait touché profondément. Cette résignation
+dans une femme couronnée par lui, et qui devait s'attendre à mourir
+sur le trône où lui-même l'avait placée, lui parut digne d'une haute
+récompense... Un moment, une pensée lui traversa l'esprit, mais elle
+eut la durée d'un éclair... et avant que sa main eût touché le bouton
+de la porte, il n'apportait plus que des consolations.</p>
+
+<p>Comme il approchait de la chambre à coucher, il entendit des plaintes
+et des sanglots; c'était la voix de Joséphine. Cette voix avait
+un charme particulier, et l'Empereur en avait souvent éprouvé les
+effets. Cette voix lui causait une telle impression, qu'un jour,
+étant premier Consul, après la parade passée dans la cour des
+Tuileries, en entendant les acclamations non-seulement du peuple dont
+la foule immense remplissait la cour et la place, mais de toute la
+garde, il dit à Bourrienne:</p>
+
+<p>«Ah! qu'on est heureux d'être aimé ainsi d'un grand peuple! ces cris
+me sont presque aussi doux que la voix de Joséphine.»</p>
+
+<p>Comme il l'aimait alors!</p>
+
+<p>Mais dans ce temps-là cette voix harmonieuse n'avait à moduler
+que des paroles heureuses, et maintenant elle s'éteignait dans
+la plainte et la <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> douleur... Son charme eût été bien plus
+puissant si elle n'avait pas rappelé qu'elle prouvait un tort; quel
+est l'homme, quelque grand qu'il soit, qui veuille qu'on lui prouve
+<span class="smcap">QU'IL A TORT</span>?...</p>
+
+<p>Napoléon souffrit cependant d'une vive angoisse au c&oelig;ur en
+entendant cette plainte douloureuse; il ouvrit doucement la porte et
+se trouva dans la chambre de Joséphine qui sanglotait dans son lit,
+ne se doutant pas de la venue de celui qui s'approchait d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;«Pourquoi pleures-tu, Joséphine?» lui dit-il en prenant sa main.</p>
+
+<p>Elle poussa un cri.</p>
+
+<p>&mdash;«Pourquoi cette surprise? ne m'attendais-tu pas? ne devais-je pas
+venir aussitôt que j'ai su que tu souffrais? Tu sais que je t'aime,
+mon amie, et qu'une douleur n'est jamais infligée volontairement par
+moi à ton âme.»</p>
+
+<p>Joséphine, à la voix de Napoléon, s'était levée sur son séant, et
+croyait à peine ce qu'elle entendait et voyait à la lueur incertaine
+de la lampe d'albâtre qui était près de son lit... L'Empereur la
+tenait dans ses bras encore toute tremblante de sa surprise et de son
+émotion en écoutant ces paroles d'amour qui, depuis si longtemps,
+n'avaient frappé son oreille... Accablée sous le poids de tant de
+vives impressions, elle retomba sur l'épaule <span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> de Napoléon et
+pleura de nouveau avec sanglots, oubliant sans doute que l'Empereur
+n'aimait pas ces sortes de scènes prolongées.</p>
+
+<p>&mdash;«Mais pourquoi pleures-tu toujours, ma Joséphine? lui dit-il
+cependant avec douceur. Je viens à toi pour t'apporter une
+consolation, et tu continues à te désespérer comme si je te donnais
+une nouvelle douleur. Pourquoi donc ne pas m'entendre?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est que j'ai au c&oelig;ur un sentiment qui m'avertit que le
+bonheur ne me revient que passagèrement... et que... tôt ou tard!...</p>
+
+<p>&mdash;Écoute! dit Napoléon en la rapprochant de lui et la serrant contre
+son c&oelig;ur, écoute-moi, Joséphine! tu m'es infiniment chère; mais
+la France est ma femme, ma maîtresse chérie aussi... Je dois donc
+écouter sa voix lorsqu'elle me demande une garantie; et qu'elle
+veut un fils de celui à qui elle s'est si loyalement donnée... Je
+ne puis donc répondre d'aucun événement, ajouta-t-il en soupirant
+profondément; mais, quoiqu'il arrive, Joséphine, tu me seras toujours
+chère, et tu peux y compter! Ainsi donc plus de larmes, mon amie,
+plus de ce désespoir concentré qui m'afflige et te tue. Sois la
+compagne d'un homme sur lequel l'Europe a les yeux en ce moment;
+sois la <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> compagne de sa gloire, comme tu es celle de son
+c&oelig;ur... et surtout fie-toi à moi!»</p>
+
+<p>Cette explication, franchement donnée par l'Empereur, devait
+suffire à Joséphine; peut-être la paix se serait-elle rétablie
+entre eux: mais, pour elle, c'eût été trop de modération... Et huit
+jours n'étaient pas écoulés que les mêmes bouderies et les mêmes
+tracasseries avaient recommencé.</p>
+
+<p>Un jour j'étais de service auprès de Madame-Mère; on était en
+automne<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Go to footnote 35"><span class="smaller">[35]</span></a>... J'attendais que Madame descendît de chez elle... Elle
+occupait en ce moment les salons du rez-de-chaussée, parce qu'on
+réparait quelque chose dans l'appartement du premier. J'étais assise
+à côté de la fenêtre, et je lisais; tout à coup j'entends frapper un
+coup très-fort au carreau de la porte vitrée donnant sur le jardin.
+Je regarde, et je vois l'Empereur, enveloppé dans une redingote verte
+fourrée, comme si l'on eût été au mois de décembre: il était entré
+par la porte donnant sur la rue de l'Université... Duroc était avec
+lui.</p>
+
+<p>Je me levai aussitôt et fus ouvrir moi-même la porte.</p>
+
+<p>&mdash;«Comment, c'est vous qui me rendez ce service? <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> dit
+l'Empereur. Où sont donc vos chambellans,... vos écuyers?...»</p>
+
+<p>Je répondis que Madame avait permis à M. le comte de Beaumont de
+s'absenter pour deux jours, et que M. de Brissac, étant malade, ne
+devait venir qu'à deux heures.</p>
+
+<p>&mdash;«Alors M. de Laville doit prendre le service... Vous êtes exacte,
+vous, madame <i>la Gouverneuse</i><a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36" title="Go to footnote 36"><span class="smaller">[36]</span></a>... C'est bien... Je ne le croyais
+pas... On me disait que vous étiez toujours malade... Puis-je voir
+Madame?»</p>
+
+<p>Je lui dis que j'allais l'avertir de l'arrivée de Sa Majesté.</p>
+
+<p>&mdash;«Non, non, restez ici avec Duroc, je m'annoncerai moi-même.»</p>
+
+<p>Et il monta chez sa mère, où il demeura plus d'une heure. Tandis
+qu'ils causaient ensemble, Duroc et moi nous parlions aussi de cette
+visite, on peut le dire, extraordinaire, car l'Empereur allait peu
+chez sa mère et ses s&oelig;urs, si ce n'est pourtant la princesse
+Pauline.</p>
+
+<p>&mdash;«Il y a de l'orage dans l'air, me dit Duroc; la question du divorce
+s'agite plus vivement que jamais. L'Impératrice, qui jamais au
+reste n'a <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> compris sa véritable position, n'a pas même cette
+seconde vue qui vient aux mourants à leur dernière heure... Aucune
+lueur ne lui montre le péril de la route où elle s'engage. Chaque
+jour elle redouble d'importunités auprès de l'Empereur, comme si un
+c&oelig;ur se rattachait par conviction de paroles! C'est absurde!</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez une vieille rancune, mon ami! lui dis-je en riant.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je vous jure que je ne suis pas coupable <i>de ce crime-là</i> bien
+positivement! Jamais l'Impératrice n'aura à me reprocher d'avoir aidé
+à sa chute... mais... je ne l'empêcherai pas.»</p>
+
+<p>Ce mot m'étonna; Duroc était si bon, si parfait pour ceux qu'il
+aimait, que j'ignorais, moi, jusqu'à quel point le ressentiment
+pouvait acquérir de force dans son âme. Je le regardai, et, lui
+serrant la main, je lui demandai où en étaient les affaires
+positivement; car, me rappelant la cause de l'inimitié qui existait
+entre Duroc et Joséphine, j'en savais assez pour le comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;«Tout est à peu près terminé, me dit-il; la résolution de
+l'Empereur a cependant fléchi ces jours derniers; mais la maladresse
+de l'Impératrice a tout détruit... D'abord, des plaintes sans nombre
+d'une foule de marchands, qui sont parvenues à l'Empereur, l'ont
+fortement aigri... et puis, il y a <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> eu hier une histoire qui
+est vraiment étonnante, et dans laquelle je crois que Madame-Mère se
+trouve mêlée... L'Empereur a voulu s'en éclaircir, et il est venu
+lui-même chez Madame, au lieu de lui écrire...» Et voici ce que Duroc
+me raconta:</p>
+
+<p>Une femme, une revendeuse à la toilette, espèce de personne assez
+douteuse, avait été bannie du château, parce que, disait l'Empereur,
+il ne convient pas à l'Impératrice d'acheter un bijou qui ait été
+porté par une autre, ou même fait pour une autre. À cela on avait
+répondu que cette femme ne venait que pour les femmes de chambre!</p>
+
+<p>«Que les femmes de chambre aillent hors du château faire leurs
+affaires, avait dit l'Empereur; je ne veux pas que <i>des revendeuses à
+la toilette</i> mettent le pied <i>chez moi</i>...»</p>
+
+<p>Depuis cet ordre, exprimé et donné avec un accent qui ne permettait
+aucune réplique, les femmes de cette sorte ne revenaient plus aux
+Tuileries. L'Empereur s'en occupait beaucoup... Il demandait souvent
+si on avait pris quelqu'une de <i>ces friponnes</i>, et alors, si elles
+avaient été chassées comme elles le méritaient.</p>
+
+<p>La veille de ce même jour, l'Empereur avait été chasser à
+Fontainebleau. Vers midi la chasse tourna mal, le temps devint
+mauvais, et l'Empereur, ne voulant pas continuer, donna l'ordre de
+<span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> préparer ses voitures, et revint à Paris. Mais, par un soin
+qu'une pensée intérieure éveilla sûrement, et qui probablement avait
+rapport à l'Impératrice, il descendit de voiture à l'entrée de la
+cour, défendit qu'on battît aux champs, et entra dans le château sans
+qu'on eût avis de son arrivée. Comme le jour commençait à tomber,
+on ne le vit pas entrer, et il pénétra chez l'Impératrice comme un
+Espagnol du temps d'Isabelle, au moment où certes elle s'y attendait
+le moins.</p>
+
+<p>On connaît le goût ou plutôt la passion insensée de Joséphine pour
+les tireuses de cartes et toutes les affaires de <i>nécromancie</i>.
+Napoléon s'en était d'abord amusé, puis moqué; et enfin il avait
+compris que rien n'était plus en opposition avec la majesté
+souveraine que ces petitesses d'esprit et de jugement qui vous
+asservissent à des êtres si bas et si vils, que vous rougissez de les
+admettre dans votre salon, même pour n'y faire que leur métier. Mais
+Joséphine, tout en promettant de ne plus faire venir mademoiselle
+Lenormand, l'admettait toujours chez elle dans son intimité, la
+comblait de présents et faisait également venir tous les hommes et
+toutes les femmes qui savaient tenir une carte <i>de Taro</i>. Il y avait
+alors à Paris un homme dans le genre de mademoiselle Lenormand. Cet
+homme s'appelait Hermann; il était <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> Allemand, et logeait dans
+une maison presque en ruines au faubourg Saint-Martin, dans une rue
+appelée la rue <i>des Marais</i>. Cet homme avait une étrange apparence.
+Il était jeune, il était beau, et montrait un désintéressement
+extraordinaire dans la profession qu'il paraissait exercer: Joséphine
+parla un jour de cet homme devant l'Empereur, et vanta son talent,
+qui lui avait été révélé par deux femmes qui en racontaient des
+merveilles. L'Empereur ne dit rien; mais, deux jours après, il dit
+à l'Impératrice: «Je vous défends de faire venir cet Hermann au
+château. J'ai fait prendre des informations sur cet homme, et il y a
+des soupçons contre lui.»</p>
+
+<p>Joséphine promit; mais la défense stimula son désir de voir M.
+Hermann, et elle le fit venir précisément ce même jour où l'Empereur
+était à Fontainebleau. Il était donc établi chez Joséphine au moment
+où Napoléon y pénétra!... et quelle était la troisième personne?...
+la revendeuse à la toilette!...</p>
+
+<p>La colère de l'Empereur fut terrible!... Il faillit tuer cet homme...
+Et, allant comme la foudre à l'Impératrice, il lui dit en criant et
+en levant la main sur elle:</p>
+
+<p>&mdash;Comment pouvez-vous ainsi violer mes ordres!... <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> et
+comment vous trouvez-vous avec de pareilles gens?...»</p>
+
+<p>L'Impératrice avait une crainte de l'Empereur qu'on ne peut
+apprécier, à moins d'en avoir été témoin... Pétrifiée de sa venue,
+tremblante des suites de cette scène, elle ne put que balbutier:
+«C'est madame Lætitia qui me l'a adressée...»</p>
+
+<p>Et, de sa main, elle indiquait la femme qui s'était blottie dans
+les rideaux de la fenêtre, et semblait moins grosse que le ballot
+de châles qui n'était pas encore ouvert, tant la peur la faisait se
+replier sur elle-même.</p>
+
+<p>&mdash;«Comment cet homme se trouve-t-il en ce lieu? poursuivit Napoléon
+continuant son enquête, et sans s'arrêter à ce qu'avait dit Joséphine
+sur Madame-Mère.</p>
+
+<p>&mdash;C'est madame qui l'a amené avec elle,» dit Joséphine en lançant
+un coup d'&oelig;il du côté de la femme qui, j'en suis sûre, faisait
+des v&oelig;ux pour sortir vivante du palais. Quant à l'homme, il se
+redressa de toute la hauteur de sa taille, et dit avec un accent de
+fermeté, qui frappa l'Empereur:</p>
+
+<p>&mdash;«En venant dans le palais impérial de France, je ne croyais pas y
+courir le risque de ma vie ou de ma liberté. J'ai obéi à l'appel qui
+m'a été adressé; j'ai voulu dévoiler l'avenir à celle qui croit à la
+<i>science</i>, et je ne me reprocherai pas de <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> lui avoir refusé
+mon secours. Quant à vous, Sire, vous feriez mieux de consulter les
+astres que de les braver.»</p>
+
+<p>En écoutant cet homme, dont la figure remarquablement belle ne
+témoignait aucune frayeur en se trouvant ainsi dans l'antre du lion
+et sous sa griffe terrible, Napoléon le regarda avec une sorte de
+curiosité difficilement éveillée en lui.</p>
+
+<p>&mdash;«Qui donc es-tu? demanda-t-il à Hermann... et que fais-tu dans
+Paris?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je fais, vous le savez déjà (et il montrait de la main
+ses cartes de Taro encore sur la table); ce que je suis est plus
+difficile à dire; moi-même, le sais-je? Qui se connaît?...»</p>
+
+<p>L'Empereur fronça fortement le sourcil, et marcha aussitôt vers
+l'étranger. Celui-ci soutint l'examen que Napoléon dirigea sur
+toute sa personne avec un sang-froid et une fermeté remarquables.
+L'Empereur ne proféra pas une parole; mais il sortit de la chambre
+aussitôt, et fit demander le maréchal Duroc.</p>
+
+<p>«Que cette femme soit mise à l'instant hors du palais,» lui dit-il
+en rentrant avec lui dans la chambre de l'Impératrice qu'il trouva
+immobile, à la même place où il l'avait laissée.</p>
+
+<p>Et Napoléon désignait la femme aux châles...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> &mdash;«Comment êtes-vous venu ici? demanda-t-il à Hermann.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis venu avec madame, répondit l'Allemand.»</p>
+
+<p>L'Empereur fit un mouvement, puis il dit à Duroc d'exécuter ce qu'il
+lui avait ordonné.</p>
+
+<p>&mdash;«Je fis sortir cette femme, poursuivit Duroc, qui me racontait ce
+que je viens de dire, et j'emmenai le jeune Allemand avec moi. C'est
+un homme fort remarquable.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-il donc devenu?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, me dit Duroc en souriant, que voulez-vous qu'on en ait fait?»</p>
+
+<p>Et son &oelig;il avait une expression singulière en me regardant; il y
+avait presque du reproche.</p>
+
+<p>&mdash;«Dès que vous vous en êtes chargé, mon cher maréchal, je le
+maintiens aussi en sûreté, et même bien plus que dans ma propre
+maison.»</p>
+
+<p>Duroc prit ma main, et je serrai la sienne, comme en expiation de la
+pensée tacitement supposée qui avait fait élever entre nous comme
+un fantôme, mais aussi qui s'était évanouie de même.... Singulière
+époque!...</p>
+
+<p>Duroc acheva l'histoire en me disant qu'au lieu d'écrire à
+Madame-Mère, qui aurait été forcée d'employer un secrétaire pour lui
+répondre, l'Empereur avait préféré venir chercher lui-même <span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span>
+ses renseignements. Il était donc en ce moment occupé à questionner
+sa mère sur la femme aux châles et le jeune et beau sorcier.</p>
+
+<p>Il y avait au moins une heure que l'Empereur était chez Madame,
+lorsque nous le vîmes rentrer dans le salon où nous étions: il
+paraissait agité et il était fort pâle... Il me dit bonjour en
+traversant rapidement le salon, ouvrit lui-même la porte donnant
+sur le jardin, et, faisant signe à Duroc de le suivre, il disparut
+presque aussitôt par la porte de la rue de l'Université.</p>
+
+<p>Cette apparition à cette heure de la journée, et ce que j'en savais,
+tout cela me troublait malgré moi. Je restais là immobile, sans
+songer à refermer cette porte, quoiqu'un vent froid soufflât sur moi,
+lorsque je sentis une petite main se poser sur mon épaule: c'était
+Madame.</p>
+
+<p>Sa belle physionomie, toujours si calme, paraissait altérée comme
+celle de son fils. Je l'aimais avec une grande tendresse, à laquelle
+se joignait un profond respect. Je lui connaissais tant de vertus,
+tant de hautes et sublimes qualités, en même temps que je savais
+toute la fausseté des accusations qu'un public bavard et méchant
+répétait sans savoir seulement ce qu'il disait, comme toujours. Je
+fus donc affectée du changement que je remarquai sur sa physionomie,
+et je pris la liberté <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> de le lui dire. Elle était
+parfaitement bonne pour moi; aussi me raconta-t-elle l'histoire de
+la veille, que je ne savais que très-sommairement par Duroc. Madame
+me dit qu'on croyait être certain que cet homme, cet Hermann, était
+un espion très-actif et très-remarquable comme intelligence, envoyé
+en France par l'Angleterre. Je ne pus retenir une exclamation...
+Un espion de l'Angleterre dans le palais des Tuileries!... dans la
+chambre de l'Impératrice!... Voilà ce que la discrétion de Duroc
+m'avait caché... Cela ne me surprit pas.</p>
+
+<p>&mdash;«Vous concevez,» me dit Madame, «ce que j'ai dû éprouver lorsque
+l'Empereur me questionna sur une vendeuse de châles, <i>que j'avais</i>,
+<span class="smcap">MOI</span>, recommandée à l'Impératrice, ainsi qu'un homme qui
+devait lui parler des destinées de l'Empereur!...»</p>
+
+<p>Madame hésita un moment... puis elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;«J'avais d'abord dit à l'Empereur que j'avais en effet adressé
+cette femme et cet homme à l'Impératrice... Elle m'en avait suppliée;
+et moi qui croyais qu'il ne s'agissait que de couvrir une nouvelle
+folie, voulant cacher ce qui pouvait amener une querelle, je lui
+avais promis de faire ce qu'elle souhaitait...»</p>
+
+<p>Et Madame, voyant l'expression curieuse de mon visage, probablement,
+me dit que le matin, à <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> sept heures, elle avait été réveillée
+par un message <i>secret</i> de l'Impératrice. C'était une lettre dans
+laquelle elle suppliait sa belle-mère de dire à l'Empereur que la
+femme aux châles avait été envoyée par elle à l'Impératrice.</p>
+
+<p>&mdash;«Je l'ai dit d'abord pour maintenir la paix,» poursuivit
+Madame-Mère; «mais lorsque l'Empereur me dit que sa vie était
+peut-être intéressée dans cette affaire, je ne vis plus que lui, et
+je lui confessai que je n'étais pour rien dans ce qui s'était passé
+hier aux Tuileries...»</p>
+
+<p>Madame était accablée par cette longue conversation avec l'Empereur.
+Il paraît qu'il avait ouvert son c&oelig;ur à sa mère avec l'abandon
+d'un fils, et qu'il avait montré des plaies saignantes... Madame
+était indignée. Je voulus excuser l'Impératrice, mais Madame m'imposa
+silence...</p>
+
+<p>&mdash;«J'espère,» me dit-elle, «que l'Empereur aura le courage cette
+fois de prendre un parti que non-seulement la France, mais l'Europe,
+attend avec anxiété: son divorce est un acte nécessaire<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Go to footnote 37"><span class="smaller">[37]</span></a>.»</p>
+
+<p>Madame dit cette dernière parole avec une force <span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> et une
+conviction qui me firent juger que l'Impératrice Joséphine était
+perdue.</p>
+
+<p>Ce que je viens de raconter se passait, comme je l'ai dit, le 5 ou le
+6 de novembre 1809.</p>
+
+<p>Madame me recommanda le secret. Je lui jurai que jamais une parole
+dite par elle ne serait révélée par moi, et j'ai tenu ma promesse. Je
+ne jugeai pas à propos, même, de lui dire que j'avais su la première
+partie de ce drame; car c'était plus qu'une histoire, <i>c'était de
+l'histoire</i>!...</p>
+
+<p>Mais, quel que fût mon attachement pour l'Impératrice, sa conduite
+me parut de nature à être blâmée. Eh quoi! cette famille qu'elle
+accusait elle-même de son malheur, elle venait la solliciter
+pour cacher des fautes qui devaient nécessairement être la plus
+forte partie des accusations qu'on devait former contre elle pour
+déterminer l'Empereur à s'en séparer! Il n'y avait là ni dignité, ni
+rien même qui pût motiver l'intérêt qu'elle réclamait de nous. Je
+le sentais avec peine; car Joséphine, quoique faible et se laissant
+aisément dominer par tout ce qui l'approchait, avait néanmoins des
+qualités attachantes. Elle était gracieuse comme une enfant gâtée...
+C'était la <i>câlinerie</i> créole tout entière, lorsqu'elle voulait nous
+conquérir ou se placer dans une position qu'on lui refusait. Aussi
+je souffrais de la pensée de son éloignement. Je savais <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span>
+ce qu'elle était; j'ignorais ce qui nous serait donné. C'était une
+nouvelle étude à faire, me disais-je. Hélas!... c'était presque un
+pressentiment!</p>
+
+<p>Le soir du même jour je trouvai, en rentrant chez moi, un petit mot
+de madame de Rémusat, dans lequel elle me priait <i>instamment</i> de lui
+dire le moment où je la pourrais voir... Il était alors onze heures
+et demie. Je regardai la date du billet: il portait 6 heures du soir.
+Je combinai tout ce que je savais avec ce qui s'était passé, et je
+conclus que madame de Rémusat, amie encore plus que dame du palais de
+Joséphine, avait calculé qu'en raison de l'attachement de Madame-Mère
+pour moi, j'étais la personne la plus influente à employer là-dedans.
+On avait appris la visite du matin à l'hôtel de <i>Madame</i>; et son
+importance avait tout à coup grandi en quelques heures... mais on
+ne savait pas que j'étais de service... Mon silence, alors, devait
+paraître étrange... Mes chevaux étaient à peine dételés: je donnai
+l'ordre de les remettre à la voiture, et je fus à l'instant chez
+madame de Rémusat... On sortait de chez elle, et elle-même venait
+de sonner sa femme de chambre, pour se mettre au lit, lorsqu'on
+m'annonça. Elle me fit aussitôt entrer dans sa chambre à coucher, et
+son premier mot fut un <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> remerciement; car elle avait appris
+dans la soirée par le sénateur Clément de Ris que j'étais de service
+auprès de Madame.</p>
+
+<p>&mdash;«Cela n'en est que mieux pour nous, me dit-elle...» Et tout
+aussitôt elle entra en matière.</p>
+
+<p>Je ne m'étais pas trompée: c'était <i>un message voilé</i> de
+l'Impératrice. Madame de Rémusat, très-dévouée à Joséphine, crut
+peut-être que son amitié pourrait lui donner le pouvoir d'abuser
+sur la vérité; mais pour cela, il eût fallu ne pas connaître
+non-seulement la cour, mais l'intérieur de la famille impériale,
+comme intérieur privé.</p>
+
+<p>&mdash;«Madame peut beaucoup sur l'Empereur,» me dit madame de Rémusat...
+«Vous pouvez beaucoup sur elle... vous pouvez <i>tout</i>. J'ai quelque
+crédit sur l'Impératrice, assez enfin pour être son garant pour
+toutes les promesses qu'elle pourra faire. Le prince Eugène sera
+là pour soutenir sa mère; la reine Hortense donnera à nos efforts
+un appui certain, celui de ses enfants... L'archi-chancelier est
+aussi contre le divorce: voyez à quelle belle association vous vous
+unissez.»</p>
+
+<p>J'ai déjà dit combien j'aimais le visage de madame de Rémusat: ses
+yeux, en ce moment, étaient admirables. Ils étincelaient du feu du
+sentiment; car elle aimait l'impératrice Joséphine, <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> madame
+de Rémusat... et sa conduite envers elle fut toujours noble et dictée
+par le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Mais elle ne pouvait arriver à aucun résultat avec ses nouvelles
+combinaisons, qu'elle me montrait comme <i>certaines</i>. Je savais <i>trop
+bien</i> la véritable volonté des gens dont elle venait de me parler,
+pour m'engager d'un pas dans la route qu'elle me montrait comme si
+sûre. D'un autre côté, je ne pouvais parler; cependant je crus de mon
+devoir de l'éclairer sur la véritable position de l'Impératrice...
+Elle m'écouta en femme de c&oelig;ur et d'esprit, recueillit avec soin
+ce que je lui laissai voir, ne chercha nullement à me pénétrer sur
+le reste, et en tout se montra à moi comme une femme qui était faite
+pour être aimée et estimée.</p>
+
+<p>Elle me parla de la tentative de l'Impératrice auprès de sa
+belle-mère, ainsi que de l'histoire de la veille.</p>
+
+<p>&mdash;«Si j'eusse été près d'elle, au lieu de cette sotte de madame de
+***, me dit-elle, ni l'une ni l'autre n'aurait eu lieu, je vous le
+jure! Mais <i>le salon</i> de l'Impératrice, vous le savez, est composé
+non-seulement de ses dames du palais, mais de beaucoup d'autres
+femmes, qui lui donnent d'abord des conseils à leur profit, puis
+ensuite d'autres conseils qui sont perfides pour elle... Voilà ce
+que nous <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> détruirions; et j'ai la parole de l'Impératrice
+qu'elle me seconderait dans ce travail.»</p>
+
+<p>Nous demeurâmes ainsi jusqu'à deux heures du matin... Madame
+de Rémusat espérant m'amener à une conviction qui était que,
+l'Impératrice pouvait encore occuper le trône à côté de Napoléon;
+et moi, trop instruite de ce <i>qui était</i>, pour me laisser aller à
+une crédulité impossible. Enfin, nous nous séparâmes; mais avant de
+quitter madame de Rémusat, je m'engageai de bon c&oelig;ur à parler à
+Madame, et d'essayer de changer sa manière de voir sur cette affaire
+du divorce...</p>
+
+<p>Je le fis en effet; mais que pouvaient quelques vagues contre
+un rocher profondément attaché à la terre?... et telle était
+malheureusement la volonté de la famille de Napoléon relativement au
+divorce.</p>
+
+<p>C'est au milieu de ces agitations que nous atteignîmes le 2 décembre
+1809... Pendant le peu de jours qui s'écoulèrent entre ces deux
+journées, je fus assidue à faire ma cour à l'Impératrice. Sa
+tristesse était visible; et, loin de la cacher, elle la montrait
+même, en l'augmentant; ce qui donnait une humeur très-marquée à
+l'Empereur. Joséphine m'engagea deux fois à déjeuner pendant cette
+époque, remarquable pour elle, qui précéda immédiatement son malheur.
+Après déjeuner, il y avait toujours un cercle fort nombreux, et
+une foule de <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> femmes que Joséphine y admettait, en vérité
+on ne sait pas pourquoi. C'est en vain que madame d'Arberg, madame
+de Rémusat, lui répétaient, chaque matin, combien cela déplaisait à
+l'Empereur... Elle promettait, et recommençait le lendemain...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! me disait-elle dans l'une de ces conversations que nous eûmes
+dans une sorte de tête-à-tête, si je promets une fois, <i>à présent</i>,
+de faire tout ce que veut l'Empereur, je n'y manquerai pas...</p>
+
+<p>Elle tenait en ce moment sous son bras un petit loup blanc, de ces
+chiens qu'on appelle <i>chiens de Vienne</i>. Je ne pus m'empêcher de lui
+dire, en le lui montrant: Ah, madame!... Elle me comprit, car elle ne
+me répondit pas.</p>
+
+<p>Ce fait de la vie de Joséphine ne doit pas être omis en parlant de
+son salon, où ces malheureux chiens jouaient un très-ennuyeux rôle...
+Elle avait auprès d'elle, en se mariant avec Napoléon, deux horribles
+Carlins, les plus laids, les plus hargneux, les plus insociables que
+j'aie connus... Ces chiens n'aimaient pas même leur maîtresse; ils
+aboyaient bien incessamment après tout ce qui s'approchait d'elle,
+mais pas à autre fin que de déchirer un bras, une main, une jambe, ou
+tout au moins une robe. Les couleurs voyantes étaient en défaveur
+auprès de <i>Carlin</i> et de <i>Carline</i>; <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> tels étaient les noms
+des deux petits monstres... Le corps diplomatique avait toujours
+une provision de gimblettes et de sucre d'orge dans ses poches...
+Le cardinal Caprara, nonce du Pape, avait un reste de jambes qu'il
+voulait sauver; en conséquence, il faisait des bassesses auprès de
+messieurs les tyrans, qui, connaissant bientôt leur empire, faisaient
+d'abord un chamaillis de désespérés dès qu'ils le voyaient...
+parce que pour les faire taire il leur jetait du sucre d'orge, des
+friandises, comme à des enfants, et n'en avait pas moins les jambes
+dévorées par les féroces bêtes; ce qu'on ne voyait pas, grâce à ses
+bas rouges. Mais il le sentait, lui...</p>
+
+<p>Quelquefois ces malheureux chiens causaient une rumeur inusitée dans
+un palais de souverain. Un jour je fus témoin de ce fait.</p>
+
+<p>Chacun de nous ayant survécu à l'Empire se rappelle encore sûrement
+madame la comtesse de La Place, femme du sénateur, du géomètre... et,
+dès que son nom est présent à la mémoire, on se rappelle aussi, sans
+doute, ses mille et une révérences, ses mines, ses <i>grâces</i>, et tout
+ce qui enfin en faisait une personne un peu différente des autres.
+C'était elle qui répondait, lorsqu'on lui demandait où était M. de La
+Place:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Il est avec sa compagne fidèle... la géométrie!</i></p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> Enfin, telle qu'elle était, elle n'en était pas moins dame
+d'honneur de la grande-duchesse de Toscane, lorsque celle-ci était
+<i>seulement</i> princesse de Lucques. Madame de La Place partait donc
+un jour et quittait Paris pour aller faire six mois de service en
+Italie, et venait prendre les ordres de l'Impératrice pour celle de
+ses belles-s&oelig;urs qui lui voulait le moins de mal parce qu'elle
+avait plus d'esprit que les autres... Joséphine le savait; aussi
+voulut-elle ajouter verbalement quelques mots à sa lettre, et
+appela-t-elle madame de La Place auprès d'elle, en lui montrant
+une place sur son canapé pour lui parler avec plus de facilité.
+Madame de La Place y parvint de révérence en révérence, et s'assit
+sur le bord du sopha. Cela fut bien pendant le premier moment du
+discours de Joséphine; mais, voulant dire un mot plus bas et plus
+près, la comtesse s'avança sur le bord du canapé et se pencha vers
+l'impératrice. Il y avait ce jour-là plus de quarante personnes
+dans le salon jaune... et, pour dire la vérité, presque tous les
+yeux étaient fixés sur la personne favorisée... Tout à coup la
+comtesse pousse un cri perçant, s'élance du canapé, et vient bondir
+au milieu du salon, en tenant à deux mains une partie d'elle-même
+qu'heureusement elle avait très-charnue, mais que le vieux carlin
+avait mordue avec une telle rage que la robe et la jupe étaient
+<span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> en lambeaux. La maudite bête, non contente d'avoir mordu
+une comtesse aussi irrévérencieusement, s'était élancée après elle,
+et faisait des cris et des hurlements inhumains. La pauvre femme
+souffrait et tenait à deux mains la partie blessée, tout en répétant
+avec sa voix douce et polie à l'Impératrice, qui lui disait: <i>mon
+Dieu! ils vous ont fait bien du mal?</i>...</p>
+
+<p>&mdash;<i>Non, madame!... Non, du tout!... au contraire</i>, ce qu'on dit enfin
+quand on se laisse tomber... vous savez...</p>
+
+<p>La chose n'était que risible ce jour-là, parce que entre la vilaine
+bête et la patiente il y avait je ne sais combien de jupons; mais
+quand le hargneux animal mordait quiconque passait à portée de ses
+dents, la chose devenait plus ennuyeuse. Napoléon l'avait éprouvé...
+Naturellement distrait par les hautes pensées qui l'occupaient, il
+arriva que pendant longtemps il fut la principale victime de ces
+horribles bêtes; mais tel était alors son affection pour Joséphine,
+qu'il ne voulut pas lui demander un sacrifice qu'elle devait
+naturellement lui offrir. Napoléon ne parla jamais de noyer Carlin
+et Carline, et même il poussa la bonté jusqu'à faire venir pour
+Joséphine un de ces petits loups, de ces chiens appelés vulgairement
+<i>chiens de Vienne</i>, pour remplacer le défunt, car le monstre Carlin
+<span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> s'endormit plein de jours comme une créature honnête et
+sortit de ce monde ainsi que Carline. Joséphine avait là une belle
+occasion pour faire preuve de générosité: elle ne connaissait pas
+le chien de Vienne; il le fallait renvoyer: elle n'en eut pas le
+courage; et il y eut de nouveau un autre pouvoir à flatter; car il
+est de fait qu'un moyen de faire parvenir une pétition favorablement
+à l'Impératrice, était d'en charger le chien lorsqu'on pouvait gagner
+un huissier de la chambre, ou une dame d'annonce. Alors on plaçait la
+pétition dans le collier du chien qui apportait le papier aux pieds
+de sa maîtresse. J'ai vu trois exemples de ce que je dis là; et la
+chose réussir!...</p>
+
+<p>Eh bien! jamais l'Impératrice Joséphine n'a eu assez de force sur
+elle-même, pour éloigner d'elle un objet aussi peu dans sa vie qu'un
+chien inconnu!... et quand elle se refusa à éloigner le chien de
+Vienne, elle répondit à madame de Rémusat:</p>
+
+<p>&mdash;«Je prouve par là mon pouvoir sur l'Empereur à ceux qui en
+doutent!... voyez s'il en a dit un mot!..</p>
+
+<p>Que peut-on faire pour une personne qui connaît aussi peu sa
+position, et ne comprend pas que la patience n'est jamais plus
+grande que lorsque <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> la chose devient indifférente? L'amour
+n'est importun <i>que lorsqu'il aime</i>.»</p>
+
+<p>L'Allemagne tout entière arrivait à Paris pour cet hiver de
+1809; nous avions l'ordre de recevoir, de donner des fêtes, de
+grands dîners, des chasses, et tout ce qu'on pouvait faire pour
+montrer aux étrangers ce qu'était la France... Plus on faisait de
+projets pour que l'hiver fût splendidement magnifique et que notre
+hospitalité laissât des souvenirs profonds dans la mémoire des rois
+et des princes allemands, et plus l'Impératrice était triste. On
+voyait qu'une parole avait jeté du trouble dans cette âme... Il y
+avait quelquefois, le matin, chez elle, jusqu'à quarante femmes;
+ordinairement elle causait... provoquait elle-même, alimentait
+la conversation: maintenant elle était quelquefois morose et
+continuellement mélancolique; elle me faisait une peine profonde, car
+je l'aimais tout en reconnaissant qu'elle avait souvent tort.</p>
+
+<p>Le prince Eugène était à Paris; il n'avait pas amené la vice-reine,
+qui, à ce qu'on disait, était charmante; il causait volontiers avec
+moi lorsque nous nous trouvions ensemble: c'était surtout chez sa
+s&oelig;ur que nous parlions de ce qui l'occupait. Il aimait sa mère
+avec une extrême tendresse et ne pouvait supporter cette idée du
+divorce, et ce fut agité des plus tristes pensées qu'il arriva
+à Paris, pour y <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> remplir ses funestes fonctions en cette
+circonstance d'archi-chancelier d'État...</p>
+
+<p>Voilà les événements qui avaient précédé ce jour du 2 décembre de
+l'année 1809, dont j'ai parlé au commencement de ce <i>discours sur
+l'Impératrice</i> Joséphine, comme aurait dit Brantôme...</p>
+
+<p>La reine de Naples était attendue pour cette fête de
+l'Hôtel-de-Ville; je fus, la veille, faire ma cour à la reine
+Hortense; elle me parut frappée d'un pressentiment terrible; je
+n'osai pas la rassurer, car j'étais moi-même inquiète et ne savais
+comment lui montrer un avenir moins sombre que celui qu'elle
+redoutait...</p>
+
+<p>Dans les trois jours qui avaient précédé cette fête, j'avais remis la
+liste des dames qui devaient venir recevoir l'Impératrice avec moi
+à la porte de l'Hôtel-de-Ville. Cette liste avait été lue dans le
+salon de Joséphine, et je me rappelle que plusieurs remarques assez
+critiques furent faites en entendant nommer quelques noms; deux dames
+attachées à l'impératrice, surtout, firent sur madame Thibon, femme
+du sous-gouverneur de la Banque, des réflexions que l'Impératrice
+aurait dû réprimer. Hélas! savait-elle ce qui lui arriverait quelques
+jours plus tard en face de cette même femme dont la tournure pouvait
+prêter à rire, ce <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> que d'ailleurs je ne trouvais pas, mais
+qui était sûre au moins de son état et de sa position.</p>
+
+<p>Le 2 décembre, je m'habillai de bonne heure pour me trouver à
+l'Hôtel-de-Ville, avant celle fixée pour la venue de l'Impératrice.
+Je trouvai une chambre dans laquelle il y avait un bon feu, ce dont
+je remerciai Frochot, car le froid était très-vif et le temps sombre.
+Il y avait du malheur dans l'air! À trois heures, je vis arriver le
+comte de Ségur, le grand-maître des cérémonies, il était conduit par
+Frochot, et ne savait pas où celui-ci le menait. Quelque impassible
+que fût sa physionomie, il était en ce moment visiblement ému, et
+ce qu'il avait à me dire paraissait lui être pénible. On sait que
+M. de Ségur avait de l'affection pour l'impératrice Joséphine, qui,
+elle-même, aimait beaucoup son esprit aimable et ses bonnes manières.</p>
+
+<p>&mdash;«Savez-vous ce qui arrive?... me dit-il aussitôt que nous fûmes
+dans une embrasure de fenêtre, et loin de plusieurs femmes qui
+étaient dans la pièce où nous nous trouvions. Un malheur des plus
+grands.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce donc? demandai-je à mon tour tout effrayée.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous apporte l'ordre de l'Empereur de ne pas aller au-devant de
+l'Impératrice!»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> Je demeurai d'abord stupéfaite; puis, revenant à moi, je dis
+à M. de Ségur, en avançant la main:</p>
+
+<p>&mdash;«Voyons cet ordre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je n'ai rien d'écrit!.. Comment voulez-vous qu'on écrive
+pareille chose?</p>
+
+<p>&mdash;Et comment voulez-vous, lui dis-je à mon tour, lorsque j'ai une
+mission <i>officielle</i> de l'Empereur à remplir, comment irai-je m'en
+exempter sur une simple parole verbale, pour être ensuite chargée de
+tout ce que pourrait produire et amener une semblable démarche?»</p>
+
+<p>M. de Ségur me regarda un moment sans me répondre, puis il me dit:</p>
+
+<p>&mdash;«Je crois que vous avez raison... Je retourne au château; je vais
+parler au maréchal Duroc.»</p>
+
+<p>Il partit, en effet, et revint au bout d'un quart d'heure, porteur
+d'un mot de Duroc<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38" title="Go to footnote 38"><span class="smaller">[38]</span></a>, qui me disait que l'Empereur, pour empêcher
+le cérémonial d'être aussi long pour son arrivée à l'Hôtel-de-Ville,
+autorisait tout ce qui pouvait simplifier l'arrivée de l'Impératrice,
+qui précédait l'Empereur ordinairement de quelques minutes. En
+conséquence, l'Impératrice <i>ne serait pas reçue ce jour-là par les
+Dames de la ville de Paris</i>!.. Et devait aller <span class="smcap">SEULE</span>, avec
+son service, de sa voiture à la salle du trône.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> En lisant cet étrange billet, je ne pus m'empêcher de
+lever les yeux sur M. de Ségur. Il était sérieux et paraissait même
+péniblement affecté.</p>
+
+<p>&mdash;«Qu'est-ce donc que cette mesure, lui dis-je enfin? Il ne me
+répondit qu'en levant les épaules et par un regard profondément
+touché...</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous, me dit-il, les conseils ont eu leur effet et pour
+cela il n'a fallu que quelques heures.</p>
+
+<p>Je le compris. Hélas! je savais par moi-même que le Vésuve faisait du
+mal à d'autres qu'à ceux qui demeuraient à Portici... Je le savais
+déjà et je devais bientôt en avoir une nouvelle preuve.</p>
+
+<p>&mdash;«Mais, que faire? demandai-je à M. de Ségur.</p>
+
+<p>&mdash;Que puis-je vous conseiller! me dit-il. Je crois cependant,
+poursuivit-il après un long silence, que vous devez monter dans
+la salle du trône, faire placer vos dames, dont les places sont
+réservées ainsi que la vôtre, pour ne pas faire de trop grands
+mouvements lorsque l'Impératrice sera une fois placée.»</p>
+
+<p>J'étais désolée; il y avait une intention tellement marquée au coin
+de la méchanceté dans cet ordre, que j'y reconnus en effet une autre
+volonté que celle de l'Empereur. Cependant il fallut obéir. Je dis à
+ces dames, à madame Fulchiron entre autres, qui avait un ascendant
+assez marqué sur beaucoup de <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> femmes dans la banque et dans
+le haut commerce de Paris, ce qui venait de m'être ordonné; et,
+sans faire aucune réflexion, car elles eussent été trop fortes pour
+peu qu'un mot eût été prononcé, nous nous dirigeâmes vers la salle
+du trône, où nos places étaient réservées auprès du trône et de
+l'Impératrice. Notre arrivée causa un mouvement général, et c'était,
+au reste, ce qu'on voulait. Parmi l'immense foule qui remplissait
+non-seulement la salle Saint-Jean, mais tous les appartements
+qu'il nous fallut traverser, il y avait les s&oelig;urs, les mères,
+les cousines, les amies des femmes nommées pour accompagner
+l'Impératrice. Toutes se disaient depuis qu'elles étaient arrivées:</p>
+
+<p>&mdash;«Nous allons voir arriver l'Impératrice avec son cortége; ma fille
+est avec elle... ma fille est du cortége... Voyez-vous, madame, cette
+dame avec une robe rose <i>et une guirlande nakarat</i>... cette dame qui
+<i>est si bien mise</i>?... c'est ma fille...»</p>
+
+<p>Et cette phrase était répétée par les personnes intéressées à
+chacun de ses voisins... On pense combien l'étonnement fut suivi
+d'un mécontentement général, lorsqu'on vit arriver le cortége ne
+suivant personne. Il me vint en tête ensuite un mensonge que je
+n'eus malheureusement pas la présence d'esprit de dire aussitôt que
+le billet me parvint. C'était d'annoncer que l'Impératrice était
+malade <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> et ne venait pas; et, lorsqu'elle serait arrivée, de
+faire circuler, que s'étant trouvée mieux, elle était venue. Mais
+je n'en fis rien, malheureusement; et, lorsque j'entendis battre
+aux champs et que le mouvement général annonça son arrivée, je ne
+puis dire ce que j'éprouvai... Elle entra dans la salle du trône,
+conduite par Frochot et son seul service!... Elle était non-seulement
+abattue, mais ses yeux étaient remplis de larmes que ses paupières
+retenaient avec peine; à chaque pas qu'elle faisait, on voyait que
+ses pas étaient chancelants. La malheureuse femme, dans cette manière
+tacite de lui annoncer que l'heure de son infortune allait enfin
+sonner, voyait se réaliser et se former en malheur certain ce qu'elle
+redoutait depuis plusieurs années. Elle souriait en saluant à mesure
+qu'elle avançait vers le trône, mais ce sourire avait une expression
+déchirante. Je fus au moment d'éclater lorsqu'elle fut près de moi...
+Elle me regarda et me sourit avec une attention marquée. Elle comprit
+tout ce qu'il y avait pour elle dans mon c&oelig;ur dans un tel moment,
+et ce regard y répondit avec l'expression la plus entière du malheur
+et d'une résignation qui redoublait la pitié qu'inspirait cette
+femme couronnée de fleurs, chargée de pierreries, et dont l'âme,
+en cette heure terrible, était plus saignante d'une blessure qui
+<span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> jamais ne se devait fermer, qu'aucune des femmes qui étaient
+dans cette vaste enceinte... Et pourtant elle était assise sur un
+trône!... mais quelle est la femme qui peut dire: Je ne souffre
+pas!... Sans doute, mais quelles souffrances pouvaient égaler celles
+de Joséphine, au moment où, en montant les marches du premier trône
+du monde alors, l'infortunée se dit:</p>
+
+<p>&mdash;«C'est la dernière fois que je m'y asseoirai!...»</p>
+
+<p>Lorsqu'elle y fut, a-t-elle dit ensuite, elle reprit un peu de force;
+mais il était temps, car ses jambes se dérobaient sous elle!... Elle
+promena lentement ses yeux sur cette foule, dont les regards étaient
+attachés sur elle... et de nouveau son c&oelig;ur se serra. Elle comprit
+que même son sourire était interprété dans cette triste journée, et
+ne put s'empêcher de dire en son c&oelig;ur, avec amertume, qu'on aurait
+pu du moins lui épargner cette scène cruelle... Mais on voulait, au
+contraire, qu'elle y remplît un rôle!...</p>
+
+<p>Enfin, on battit aux champs... c'était l'Empereur!... Il monta
+rapidement, arriva dans la salle du trône et marcha d'abord, sans
+s'arrêter, vers le fauteuil qui était à côté de l'Impératrice... Ce
+fut alors qu'il eut visiblement un mouvement fort singulier, pour
+lui surtout qui n'était facilement atteint <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> par aucune
+émotion; et certes, pour le drame qui se jouait en ce moment, il
+y avait longtemps qu'il y était préparé... Mais au moment où il
+venait de lancer, au milieu des habitants de Paris, la nouvelle
+presque certaine de l'événement important qu'on prévoyait depuis
+longtemps, sans croire qu'il serait jamais réalisé, il éprouva
+sans doute une impression qui le maîtrisa au moment de revoir
+Joséphine... Il redoutait peut-être une scène, un évanouissement,
+des larmes impossibles à retenir... On le vit tout à coup s'arrêter
+pour parler je ne sais à quelle femme, et il demeura ainsi quelques
+secondes... C'était, je n'en doute pas, pour calmer l'agitation de
+son âme et les battements de son c&oelig;ur... Combien je souffrais
+aussi, pendant qu'il se dirigeait vers le trône! Il était suivi de
+la reine de Naples, de Murat, de M. d'Abrantès, de Frochot et de
+tout son service.... Il portait l'uniforme de la garde, non pas
+celui des guides; il y avait longtemps qu'il l'avait abandonné. Il
+portait celui de la garde; l'habit bleu à revers blancs. Cet habit ne
+lui allait pas aussi bien que l'autre, mais il le préférait alors;
+et, dans cette journée, je ne fus pas fâchée de le lui voir, car
+l'autre me l'aurait rappelé trop vivement aux jours du bonheur de
+l'infortunée dont les larmes retombaient en silence sur son c&oelig;ur
+et devaient le brûler!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> La reine de Naples était arrivée le matin même!.. elle
+n'avait pas perdu de temps, comme on le voit, pour renouveler
+connaissance avec la bonne ville de Paris... Je l'examinai
+attentivement lorsqu'elle entra dans cette salle où quelques années
+avant (trois ans seulement), elle avait été la véritable reine de
+la fête qu'on donna dans l'Hôtel-de-Ville pour le mariage de son
+frère le roi de Westphalie; alors elle n'était encore que grande
+duchesse de Berg... mais elle fut la véritable personne à qui la
+fête était dédiée. On aurait voulu retrouver sur son front de femme
+l'expression d'un c&oelig;ur de femme... une émotion enfin... un signe
+qui dît à un être qui l'aurait comprise dans cette foule immense:
+<i>Je me souviens!</i>... mais tout demeura de marbre; alors il était
+indifférent, en effet, que ce front devînt plus ému... La campagne
+d'Iéna était terminée et la paix de Wagram faisait espérer une longue
+paix.</p>
+
+<p>La fête fut presque lugubre; ce fut en vain que l'Empereur fit
+plusieurs fois le tour de la salle Saint-Jean et de l'immense
+vaisseau formé par la cour transformée en salle de bal... Ce fut en
+vain que l'Impératrice le suivit en adressant un mot aimable à chaque
+femme... Ce qu'elle faisait, au contraire, amena ce qu'on voulait
+éloigner... une sorte d'impression pénible éclata. L'Impératrice
+<span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> était fort aimée dans Paris; on lui trouvait ce qu'elle
+avait, en effet, une grande douceur, une bonté qui était vraie et
+n'avait que le défaut d'une grande banalité; mais rien n'égalait
+sa grâce dans ces fêtes publiques de la ville, et chaque mot
+qu'elle adressait aux femmes les plus obscures par leur position
+sociale, portait avec lui une douceur et un tel attrait, qu'elle
+était vraiment aimée par ce qu'on appelait les masses en général
+de la ville de Paris. La reine de Naples, au contraire, n'était
+pas aimée... On lui trouvait de la raideur, de la sécheresse, et
+c'était vrai; à la cour, elle avait un ricanement perpétuel qui était
+odieux et impatientant au dernier point, si je peux mettre ces deux
+mots ensemble... et comme elle avait peu d'esprit, rien ne venait
+compenser chez elle la perte de sa beauté, qui déjà, en 1809 et 1810
+la quittait. Elle n'avait au reste jamais eu que de la fraîcheur et
+une fort belle peau; une fois cette fraîcheur perdue, il ne restait
+qu'une femme fort ordinaire, si elle n'eut pas été reine. Murat,
+au contraire, avait une urbanité qui voulait jouer au chevalier du
+treizième siècle, ce qui, au fait, était toujours de la bonté. Il y
+avait dans cet homme du ridicule; mais, pourtant, il était bon, et
+lorsque Napoléon fut abandonné plus tard par lui, il n'aurait pas
+fait cette indigne action si <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> sa femme ne l'y eût pas excité.
+Je le sais à n'en pouvoir douter.</p>
+
+<p>Le jour de cette fête, Murat était fort beau: il portait l'habit de
+sa garde; habit blanc, avec les revers amarante et les brandebourgs
+en or, formant comme une cuirasse d'or sur sa poitrine, sur laquelle
+brillaient en même temps plusieurs ordres en diamant, au milieu
+desquels on voyait étinceler l'étoile de la Légion-d'Honneur. Murat
+était radieux; il allait à chaque femme renouveler les hommages
+qu'il leur rendait lorsqu'il n'était encore que le général Murat, et
+cela avec une bonté qui dégageait sa démarche de toute apparence de
+ridicule. Derrière lui marchait un homme que la mort a aussi frappé
+depuis, et qui, à cette époque, était parfaitement beau: c'était le
+duc de Lavauguyon..... De la taille du Roi à peu près, mais beaucoup
+plus élégant cependant de tournure et de manières, d'une beauté de
+traits plus positive, il se faisait remarquer par la noblesse de
+sa tenue et la manière dont il portait sa tête... Son habit était
+le même que celui du Roi, et, de loin, on pouvait s'y tromper, si
+l'on n'avait pas connu la différence qui existait dans la tournure
+des deux hommes. Le duc de Lavauguyon était grand seigneur dans
+l'acception véritable du mot; et Murat, malgré ses broderies,
+ses panaches <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> et toutes ses parures, qui ressemblaient à
+des soins de femme, ne put jamais imiter autre chose qu'un roi de
+théâtre, un roi de Franconi, comme on le disait à cinquante pas de
+lui.</p>
+
+<p>Deux hommes, qui le connaissaient depuis bien des années, me dirent
+un jour:</p>
+
+<p>&mdash;«Vous seriez bien étonnée si je vous racontais que Murat, dont la
+valeur si brillante est aujourd'hui une renommée établie et mérite
+tant de l'être, a faibli pourtant un jour devant l'ennemi, et que cet
+homme si brave a eu peur.</p>
+
+<p>&mdash;Peur! lui! Murat! m'écriai-je; allons donc!</p>
+
+<p>&mdash;C'est la vérité: il n'était alors que chef de bataillon; c'était
+en Italie, à Mantoue... Il reçut un ordre de prendre deux compagnies
+et d'aller débusquer un corps plus nombreux que le sien; mais, comme
+depuis le commencement de la campagne l'armée d'Italie ne faisait
+pas autre chose que de se battre contre un corps plus fort que ceux
+qu'elle opposait, la chose ne fut pas l'objet d'une réflexion; mais
+Murat <i>eut peur</i> et n'avança pas; au contraire, <i>il recula</i>. Cette
+affaire, que le général en chef sut le même jour, lui donna longtemps
+de la prévention contre Murat; et ce furent madame Bonaparte et
+madame Tallien qui le firent nommer général de brigade, lorsqu'il
+apporta au Directoire les drapeaux de je ne sais plus quelle
+bataille. L'Empereur <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> revint ensuite sur le compte de Murat,
+parce que celui-ci effaça le souvenir de Mantoue par tant d'actions
+glorieuses que celle-là ne servit plus que pour prouver ce qu'on dit
+depuis longtemps: c'est que l'homme le plus brave ne peut pas dire
+que jamais il n'a eu peur.»</p>
+
+<p>J'ai raconté ce fait, pour dire que Murat avait de grandes
+obligations à Joséphine, obligations qu'il ne reconnut que par une
+sorte d'ingratitude, au moment du divorce. Mais cet homme, qui
+n'avait plus d'amour pour sa femme, et qui avait les intrigues les
+plus fortes pour éloigner même l'apparence de l'affection entre
+eux (et l'on sait par des gens qui, certes, étaient bien instruits
+qu'à Naples les scènes les plus violentes avaient lieu entre eux),
+eh bien! cette femme qu'il n'aimait plus le dominait au point que,
+dînant avec eux dans ce voyage, lorsqu'ils eurent quitté le pavillon
+de Flore pour l'Élysée, après le départ du Roi de Saxe, j'entendis
+plusieurs fois la Reine imposer silence à Murat pendant le dîner<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39" title="Go to footnote 39"><span class="smaller">[39]</span></a>.
+Nous n'étions à la vérité que nous quatre, Murat et la Reine, moi
+<i>et mon <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> mari</i>. N'est-ce pas que c'était une singulière
+partie que celle-là?...</p>
+
+<p>Le duc de Lavauguyon<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40" title="Go to footnote 40"><span class="smaller">[40]</span></a> est mort d'une manière plus douloureuse
+qu'une autre pour ses amis; il <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> souffrait si cruellement
+depuis plusieurs années qu'on n'a pas pu regretter la vie pour lui;
+mais ceux qui l'aimaient, ceux qui avaient pour lui l'amitié que je
+lui portais, ont regretté de le voir <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> quitter le monde et la
+vie sans leur laisser un adieu et un souvenir presque; et sa mort,
+pour ainsi dire subite, a doublé le deuil de sa perte dans le c&oelig;ur
+de ses amis.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> Je lui ai parlé de la conduite de Murat envers Joséphine,
+et il m'a confirmé dans la pensée que j'avais déjà, qui était que
+sa femme avait considérablement aidé à mettre Murat dans le parti
+ennemi; j'ajouterai même que, dînant chez moi un jour avec le duc de
+Valmy, il disculpa totalement Murat d'être l'unique auteur du traité
+avec l'Autriche.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en fût, ce même soir de la fête de l'Hôtel-de-Ville, je
+vis tout ce qui allait résulter de ce qui s'annonçait; et l'arrivée
+de la reine de Naples me parut du plus mauvais augure pour Joséphine.</p>
+
+<p>La chaleur était étouffante dans toutes les salles de
+l'Hôtel-de-Ville, quelque grandes qu'elles fussent. L'Empereur qui
+souffrait de rester en place dans cette triste journée parlait
+beaucoup plus souvent aux femmes.</p>
+
+<p>On aurait dit qu'il voulait commencer son rôle d'Impératrice; car,
+pendant le temps qui devait s'écouler entre le départ de l'ancienne
+et l'arrivée de la nouvelle Impératrice, il devait être chargé, à lui
+seul, du poids tout entier de la couronne... Il venait de faire une
+de ces tournées, et c'était toujours un mouvement extraordinaire que
+cela occasionnait, en raison de la foule qui l'entourait. Dans l'un
+de ces moments, je me trouvai debout et absolument <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> derrière
+l'énorme corps de M. de Ponté, chambellan de l'Empereur. Je lui criai
+qu'il m'étouffait; mais il était si grand que pour faire arriver mes
+paroles à son oreille, il eût fallu un porte-voix; bien loin donc de
+s'éloigner, je le sentis tout à coup <i>s'asseoir</i> pour ainsi dire sur
+ma poitrine. Je poussai un cri et m'évanouis tout à fait.</p>
+
+<p>On me porta dans l'appartement intérieur de Frochot, où sa femme de
+charge vint me soigner; mais je fus trop malade pour rentrer dans la
+salle de bal: je m'enveloppai dans ma pelisse, et retournai chez moi.
+J'ignore donc comment la fête fut terminée; mais j'ai su par ceux de
+mes amis qui s'y trouvaient que rien d'extraordinaire ne s'y passa
+jusqu'au départ de la cour.</p>
+
+<p>L'Impératrice fut au désespoir; et, en rentrant aux Tuileries, les
+larmes qu'elle avait si longtemps contenues coulèrent en abondance.
+Elle avait passé sa vie à redouter un malheur comme celui du divorce;
+et pourtant la faiblesse de son caractère le lui montrait toujours
+impossible.... et maintenant elle frémissait devant ce même malheur,
+à présent qu'elle le voyait se dresser devant elle comme un fantôme,
+menaçant et au moment de frapper.</p>
+
+<p>Malgré ce qui s'était passé à l'Hôtel-de-Ville, Joséphine et
+l'Empereur n'eurent aucune explication: <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> depuis longtemps
+elle et lui en étaient à les redouter... Elles étaient funestes
+à tous deux. Napoléon détestait tout ce qui faisait <i>scène</i>; et
+Joséphine, soit dans la croyance qu'une femme est plus intéressante
+quand elle pleure, soit que ce fût naturellement, ne pouvait dire une
+parole sans fondre en larmes; et l'Empereur, alors, devenait furieux
+contre elle et contre lui-même... Quelque terreur que lui inspirât
+l'Empereur, cependant, Joséphine comprenait qu'il lui fallait parler;
+mais jamais elle n'osait ouvrir cette petite porte qui conduisait
+à son cabinet!... Elle avait une extrême peur de l'Empereur; et je
+vais en donner une preuve, qui est plutôt le fait d'une enfant que
+d'une souveraine, ou d'une femme prochainement destinée à l'être.
+Le fait que je vais citer s'est passé dans l'année qui précéda le
+couronnement.</p>
+
+<p>Foncier<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Go to footnote 41"><span class="smaller">[41]</span></a>, le bijoutier à la mode de l'époque de <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> mon
+mariage, avait la clientèle non-seulement de l'Empereur, mais aussi
+de Joséphine. On ne portait pas une chaîne, un bijou, quel qu'il
+fût, qui ne sortît de la boutique de Foncier... Il avait en outre de
+très-belles choses que madame Bonaparte lui achetait fort souvent. Un
+jour il lui apporte des perles tellement belles, que voilà la pauvre
+Joséphine dans le plus cruel état. Ces perles lui tournaient la tête;
+mais le moyen d'aller parler <i>perles</i> à Bonaparte!... Il aurait
+répondu comme Louis XVI: J'aime mieux un vaisseau. Avec l'argent des
+perles, l'Empereur aurait eu un bataillon de 500 hommes; les perles
+coûtaient 500,000 fr.&mdash;Joséphine n'osa donc rien dire de ces perles
+si désirées; mais elle ne crut pas devoir être aussi discrète avec
+Bourrienne; Bourrienne, homme vénal, et qui reçut son congé pour
+des motifs graves, comme le savent ceux qui approchaient alors des
+Tuileries. Eh bien! il arrangea l'affaire. On fit je ne sais quel
+arrangement pour que Berthier fît payer à la guerre un fripon qui
+n'aurait été payé que dans dix ans, à cent pour cent de perte, et
+qui le fut intégralement tout de suite; aussi, en reconnaissance,
+il donna un million: ce million fut partagé je ne sais comment. Ce
+que je sais, c'est que le collier passa des magasins de Foncier dans
+l'écrin de Joséphine. Mais ce n'était rien de l'y <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> avoir
+fait venir; il fallait le pouvoir porter; et cela était difficile
+avec Napoléon, dont la mémoire était terrible de lucidité pour ces
+sortes de choses.</p>
+
+<p>&mdash;«Mon Dieu!» disait-elle à madame de Rémusat, qui était dans
+la confidence, c'est-à-dire de l'embarras de mettre les perles
+(Joséphine la connaissait trop bien pour lui parler de la façon dont
+elles avaient été payées)... «Mon Dieu!» lui disait Joséphine, «je
+ne sais comment faire pour porter ces perles... Bonaparte me ferait
+une scène!.. et pourtant c'est le présent d'un père, à qui j'ai fait
+avoir la grâce de son fils.»</p>
+
+<p>C'était dans de pareilles occasions que l'Impératrice était
+étonnante. Elle croyait que nous prenions tout cela pour vérité...
+Madame de Rémusat ne répondit rien; mais elle observa que, pour une
+cause aussi juste, aussi belle, le premier Consul ne dirait que peu
+de choses.</p>
+
+<p>&mdash;«Non, non!» s'écriait Joséphine toute tremblante; «non, non!... Oh!
+je frémis d'y penser!...»</p>
+
+<p>Cependant il fallut prendre un parti. Voilà celui que conseilla
+Bourrienne, vrai Figaro, ayant toujours un expédient tout prêt.
+Madame Bonaparte mit les belles perles de Foncier, et se présenta
+hardiment, un jour d'opéra, devant le premier Consul. Napoléon
+aimait beaucoup les perles: <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> c'était, avec une robe blanche,
+ce qu'il préférait pour une femme. Aussitôt qu'il vit Joséphine avec
+ces belles perles, il fut à elle, et, l'embrassant, comme toujours
+alors, aussitôt qu'il la voyait:&mdash;«Comme tu es magnifique! lui
+dit-il... Qu'est-ce donc que ces belles perles?... Ma foi, on les
+dirait fines, tant elles <i>ont de l'Orient</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Mais,» répondit madame Bonaparte, «elles sont fines aussi, et tu
+les connais... tu les a vues cent fois!...</p>
+
+<p>&mdash;Moi?...» Et le premier Consul, stupéfait, regardait alternativement
+et sa femme et les perles.</p>
+
+<p>&mdash;«Sans doute! ce sont les perles que la république cisalpine m'a
+données.</p>
+
+<p>&mdash;Pas possible!</p>
+
+<p>&mdash;C'est la vérité... Tiens, demande à Bourrienne et à madame de
+Rémusat...» Celle-ci s'inclina mais sans dire un mot. Bourrienne ne
+fut pas aussi avare de paroles: il dit effrontément et même avec
+un sourire ironique «qu'en effet c'était la république cisalpine
+qui avait donné les perles;» et il ajoutait, en racontant ensuite
+l'histoire à Hambourg et à Altona:</p>
+
+<p>&mdash;«Je le crois bien que c'est la république cisalpine qui avait donné
+les perles... Elles ont été payées avec l'argent d'une fourniture
+mal régularisée <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> par Berthier, et que, maintenant, la
+république cisalpine va payer.»</p>
+
+<p>Napoléon, tout en disant: «C'est bien étonnant!» crut à la république
+cisalpine, et les perles demeurèrent... Bientôt elles se fondirent
+dans tous les bijoux de la couronne de France, et devinrent un des
+joyaux les moins précieux de l'écrin impérial.</p>
+
+<p>Une autre fois il s'agissait, pour Joséphine, de déclarer toutes ses
+dettes. Jamais elle ne voulait convenir de la totalité de la somme.</p>
+
+<p>&mdash;«Il me <i>tuerait</i>!» criait-elle toute désespérée; «il me <i>tuerait</i>!»
+Et jamais elle ne voulut que Duroc le déclarât à l'Empereur.</p>
+
+<p>&mdash;«Je paierai sur <i>mes économies</i>,» dit-elle.</p>
+
+<p>Cette colère, en effet, était terrible à affronter... Cependant,
+deux jours après le 2 décembre, elle se résolut à parler à
+l'Empereur. Elle prit conseil de madame de Rémusat, d'abord, et, à
+celle-là, son conseil fut bon. Son avis était pour le silence, mais,
+malheureusement, le salon de Joséphine renfermait une foule de gens,
+et surtout de femmes, qui lui étaient funestes. Madame de Rémusat le
+lui dit; mais voyant qu'elle ne voulait rien écouter, elle rentra
+chez elle fort attristée. Joséphine, après avoir rassemblé toutes ses
+forces, monta en tremblant le petit escalier qui conduisait <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span>
+à l'oratoire<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Go to footnote 42"><span class="smaller">[42]</span></a> d'Anne d'Autriche!.. En approchant elle entendit
+parler... Le c&oelig;ur lui battit..; elle n'osait pas redescendre..;
+elle n'osait pas entrer... Cependant elle s'y hasarda et frappa un
+faible coup...</p>
+
+<p>&mdash;«Entrez!» dit Napoléon... L'Impératrice recula devant la figure
+qui se présenta à elle à côté de l'Empereur:... c'était Fouché;...
+c'était son mauvais génie; la malheureuse femme le savait!</p>
+
+<p>En voyant Joséphine, l'Empereur fronça le sourcil; mais il ne la
+renvoya pas... Il dit au contraire:</p>
+
+<p>&mdash;«C'est bien! duc d'Otrante... Revenez ce soir; nous achèverons
+cette conférence.»</p>
+
+<p>Fouché se retira en jetant sur Joséphine un regard de méchanceté
+satisfaite; car entre eux désormais c'en était venu à la mort, ou
+tout au moins à la perte de l'un d'eux. Ce qui est étrange, c'est que
+l'Impératrice, qui toujours a parlé de Fouché comme de son ennemi,
+n'a jamais donné une cause de cette haine. Elle disait seulement
+qu'elle lui était inculquée par ses belles-s&oelig;urs; voilà tout!</p>
+
+<p>&mdash;«Que me voulez-vous?» demanda Napoléon à Joséphine.</p>
+
+<p>Le ton glacial dont il lui fit cette demande la <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> mit
+aussitôt en situation, et elle fondit en larmes... Elle demanda à
+l'Empereur <i>pourquoi il voulait la quitter</i>? «Ne sommes-nous pas
+heureux!» dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;«Heureux! s'écria Napoléon!... Heureux!... Mais le dernier commis
+d'un de mes ministères est plus heureux que moi!... Heureux! est-ce
+donc une moquerie que vous faites!... Pour être heureux, il ne
+faudrait pas être tourmenté par votre jalousie insensée comme je
+le suis!... Chaque fois que je parle au cercle à une jeune femme
+agréable ou jolie, je suis certain d'avoir dans mon intérieur le plus
+terrible des orages... Heureux! répétait-il... Oui, je l'ai été...
+Je serais même peut-être demeuré éternellement dans cette position,
+me rappelant assez notre amour pour n'en pas chercher un autre;
+mais quand l'enfer est venu remplacer la paix; lorsque la jalousie,
+la méfiance et la colère sont venues s'asseoir à mon foyer pour en
+chasser le bonheur et le repos, alors j'ai cherché, en effet, une
+autre vie... J'ai prêté l'oreille à la voix de mes peuples, qui
+me demandent une garantie; j'ai vu que je sacrifiais de hauts et
+puissants intérêts à des chimères, et j'ai cédé...</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi donc, tout est fini?» dit Joséphine d'une voix brisée...</p>
+
+<p>&mdash;«J'ai dû cimenter, je le répète, le bonheur <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> de mes
+peuples; pourquoi m'avoir amené vous-même à voir un intérêt avant le
+vôtre; croyez que je souffre plus que vous peut-être..; car c'est moi
+qui vous afflige...»</p>
+
+<p>Mais Joséphine n'écoutait aucune consolation; la parole de l'Empereur
+ne frappait son oreille qu'avec un son: <i>il faut nous séparer!</i>...
+Bientôt elle tomba sans connaissance aux pieds de Napoléon.</p>
+
+<p>En voyant cette femme qu'il avait tant aimée, qu'il aimait encore,
+gisant à ses pieds sans aucun sentiment, l'Empereur eut un moment de
+remords... Il la souleva; elle était pâle et froide, son c&oelig;ur ne
+battait plus. Je l'ai crue morte,» dit-il le même soir à Duroc!...
+Enfin, voyant qu'elle ne revenait pas à elle-même, il entr'ouvrit
+la porte de son cabinet et regarda dans le salon de service: par
+un hasard singulier, il ne s'y trouvait en ce moment que M. de
+Beausset<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43" title="Go to footnote 43"><span class="smaller">[43]</span></a>; l'Empereur l'appela.</p>
+
+<p>&mdash;«Pouvez-vous porter l'Impératrice dans vos bras,» lui dit
+l'Empereur, «et la descendre chez elle?»</p>
+
+<p>Pour comprendre le burlesque à côté du drame, <span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> il faut
+connaître M. le marquis de Beausset; (je ne parle ici ni de son
+amabilité ni de sa bonté, mais seulement de sa personne): il est
+absolument sphérique; et c'est un homme non-seulement très-gros,
+mais avec un si énorme abdomen et des bras si courts, que d'emporter
+Joséphine était pour lui un événement. Il y tâcha cependant, et, au
+bout de plusieurs efforts, il parvint à l'enlever dans ses bras; mais
+il fallait qu'elle et lui la portant dans ses bras pussent passer par
+ce petit escalier dans lequel l'Impératrice elle-même avait peine à
+se retourner. Cependant il s'engagea dans le chemin périlleux, et
+commença à descendre doucement; mais qu'on se figure le tourment de
+M. de Beausset lorsqu'il entendit tout à coup une voix doucement lui
+dire:</p>
+
+<p>&mdash;«Prenez garde, vous me blessez avec votre habit et la garde de
+votre épée.»</p>
+
+<p>C'était en effet la poignée de son épée, qui entrait dans l'épaule
+de l'Impératrice, et devait la blesser cruellement, ainsi que la
+broderie de l'habit. M. de Beausset le comprit et voulut retirer
+la malencontreuse épée; mais, dans ce mouvement, il faillit tomber
+avec son fardeau; alors l'Empereur accourut. Il fit remonter M.
+de Beausset, et, prenant les pieds de l'Impératrice, <i>toujours
+évanouie</i>, il descendit le premier, aidant ainsi M. de Beausset.</p>
+
+<p>Le désespoir de l'Impératrice fut horrible. <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> L'Empereur,
+résolu maintenant d'effectuer le projet de divorce, eut alors une
+fermeté toute romaine. Je me sers de ce mot parce que je suis
+certaine qu'elle n'a été mise à l'épreuve que par la plus grande
+majorité des opinions qui l'entouraient. Je suis certaine que jamais
+Napoléon n'aurait divorcé sans ses s&oelig;urs et sa famille.</p>
+
+<p>Ce fut à cette époque que nous reçûmes une invitation pour aller à
+une chasse à Grosbois, chez le prince de Neufchâtel. Le temps était
+très-froid; nous y fûmes le matin déjeuner. Berthier était très-bon
+avec tous les défauts qu'on lui a connus, et, parmi eux, on ne
+voyait pas encore celui de trahir un jour son bienfaiteur!... aussi
+l'aimions-nous; et, lorsque je voulus refuser, à cause du froid
+excessif qu'il faisait, mon mari s'y opposa. Joséphine était à cette
+chasse, mais d'une tristesse profonde; et l'Empereur, affectait une
+gaieté qu'il n'éprouvait certes pas, la chose était facile à voir. Il
+y avait à peu près vingt femmes de priées pour la chasse, et autant
+pour le soir. La chasse fut gaie en apparence; on se plaça comme on
+voulut dans les calèches, et la chose n'en fut que mieux. J'étais
+avec madame Duchatel, cette femme si excellente et si parfaite,
+et d'un esprit si charmant. Je passai ainsi une des matinées
+plus agréables que j'eusse passées depuis longtemps. <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> La
+conversation ne tarit jamais avec madame Duchatel: elle comprend
+tout, répond à tout, et provoque en même temps une causerie féconde
+en reparties: il est plus facile d'avoir de l'esprit que d'en faire
+avoir aux autres.</p>
+
+<p>La seule chose qui nous parut bizarre dans cette journée où tout fut
+à merveille, du reste, ce fut la manière dont nous fûmes logées; on
+nous avait prévenu à l'avance que nous ne pouvions mener qu'un nombre
+de femmes de chambre pour nous toutes; cela était gênant parce qu'il
+fallait nécessairement se r'habiller pour le dîner. On avait pris un
+espace très-considérable pour le service actif de l'Impératrice; de
+manière que le service d'honneur se trouva logé de la plus ridicule
+façon: nous étions dix dans la même chambre...; enfin, nous nous en
+tirâmes tant bien que mal, et notre toilette s'en ressentit fort peu,
+en résumé, malgré les éclats de rire que nous faisions au milieu de
+la confusion générale.</p>
+
+<p>Après le dîner, Berthier avait imaginé de faire venir les acteurs de
+quelques petits théâtres. Jusque-là c'était bien, et son intention
+était louable; mais Berthier était gauche avant tout, et il était un
+peu comme la duchesse de Mazarin; il le prouva ce jour-là, comme tous
+les autres... Il devait lire la pièce, qu'on jouait chez lui, devant
+l'Empereur; <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> il n'en fit rien. Qu'arriva-t-il? que Brunet,
+à qui il ne fallait pas demander d'avoir des procédés, choisit une
+des pièces où il faisait le plus rire; <i>Cadet-Roussel, maître de
+déclamation</i>. Dans cette malheureuse pièce, Cadet-Roussel parle à
+chaque instant de la nécessité où il se voit de divorcer avec sa
+femme, parce qu'il <i>veut avoir des descendants ou des ancêtres</i>.</p>
+
+<p>Au premier mot de cette pièce, l'Empereur, soit qu'il la connût,
+soit qu'il sût ce qu'elle contenait, fronça le sourcil, puis se mit
+à rire, comme s'il n'y eût aucune application à faire; mais Berthier
+était à lui seul une comédie entière... Aussitôt qu'il eut compris sa
+faute, il devint de mille couleurs, et cela en un seul instant!...
+Il y avait sur son visage un tel désappointement, qu'il fallait rire
+en le regardant. On sait qu'il mangeait beaucoup ses ongles...: ce
+fut à eux qu'il s'en prit ce soir-là. Il travaillait ses doigts et
+les mettait en sang!... pour faire surtout comprendre le comique
+de sa position, il faut dire qu'il était placé contre le théâtre,
+et de manière que tout le monde le voyait parfaitement. Quant à la
+Princesse, bonne et excellente personne, ne pouvant penser que bien
+et bonté, elle riait de tout son c&oelig;ur en entendant les bons mots
+de Brunet, convertis en sottises ce jour-là... Enfin, la pièce finit
+au grand contentement de <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> tous, je crois...; car nous étions
+aussi malheureux que Berthier. Nous écoutions; nous comprenions
+et nous n'osions pas lever les yeux du côté de l'Empereur ni de
+l'Impératrice. Enfin, la pièce une fois jouée, le rideau baissé,
+tout fut fini, et l'Empereur, je crois, bien soulagé de cette sotte
+position, dans laquelle Berthier l'avait placé. Il y eut bal ensuite,
+et du moins, pendant qu'on dansait, l'Impératrice ne craignit aucune
+remarque, aucun regard d'allusion... Pauvre femme!...</p>
+
+<p>Le lendemain de cette chasse, je fus déjeuner aux Tuileries.
+L'Impératrice m'avait engagée la veille, et je m'y rendis avec
+d'autant plus d'empressement que sa position me faisait véritablement
+de la peine. Je savais ce que nous avions, et j'ignorais ce que nous
+aurions. Hélas! lorsque je faisais cette réflexion, je ne savais pas
+être aussi près de la vérité...</p>
+
+<p>Lorsque j'arrivai, Freyre<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44" title="Go to footnote 44"><span class="smaller">[44]</span></a> me dit que l'Impératrice me faisait
+prier de passer chez elle par les couloirs extérieurs, sans entrer
+dans le salon jaune. Je la trouvai dans un boudoir qui était auprès
+de sa chambre à coucher. Elle était fort abattue et fort malheureuse:
+la chose devait être. Je la consolai, comme il faudrait toujours
+consoler <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> les affligés, en pleurant avec elle... Elle me
+demanda ce que Junot pensait de son divorce, et si, dans Paris, on en
+parlait beaucoup. Le terrain était glissant. On blâmait l'Empereur
+dans la masse des opinions de Paris. Mais comment oser lui dire que
+Paris la plaignait? Je connaissais son imprudence: elle m'aurait
+infailliblement nommée; elle eût été cause que l'Empereur m'aurait
+témoigné un extrême mécontentement, et cela sans aucun but, sans
+résultat et sans qu'il en pût résulter rien de bon pour elle. Je
+lui répondis que je ne voyais jamais les rapports qu'on envoyait au
+gouverneur de Paris, ce qui était vrai d'ailleurs, et que le duc
+d'Abrantès en savait plus que moi.</p>
+
+<p>&mdash;«Eh bien! me dit-elle, engagez-le, de ma part, à venir déjeuner
+demain avec moi.»</p>
+
+<p>Quelquefois elle avait un ou deux hommes à déjeuner avec elle, mais
+très-rarement; en général, c'étaient des femmes.</p>
+
+<p>Elle fut extrêmement affectueuse avec moi ce même jour; et, pendant
+le déjeuner, elle me combla de marques d'affection. Combien je
+souffris encore en quittant les Tuileries ce jour-là... car je
+prévoyais que je n'y reviendrais plus pour elle.</p>
+
+<p>Je remarquai ce même jour où je déjeunai pour la dernière fois aux
+Tuileries, la grande affluence de monde qui vint, après déjeuner,
+pour faire sa cour <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> à l'Impératrice. «C'est tous les jours
+ainsi, me dit madame Rémusat. Je ne puis vous dire combien je reçois
+pour elle de marques d'intérêt! Tous les jours je dois répondre à
+douze ou quinze lettres... On l'aime... Et puis, savons-nous qui nous
+aurons?»</p>
+
+<p>Elle pensait comme moi! et je crois que son doute s'est terminé,
+comme le mien, par une certitude qui nous fit encore plus regretter
+Joséphine...</p>
+
+<p>«Concevez-vous, me dit madame de Rémusat, que plusieurs de ces dames
+que vous voyez assises là, dans ce même salon, ont déjà minuté leur
+demande à l'Empereur pour la nouvelle maison de l'Impératrice?»</p>
+
+<p>Je demeurai stupéfaite.</p>
+
+<p>«Oui,» poursuivit-elle, et elle me désigna sept dames du palais qui
+n'avaient été nommées qu'à la demande de Joséphine; l'une d'elles,
+entre autres, n'ayant aucune fortune, portant un nom ordinaire, et
+n'étant enfin qu'une femme ordinaire elle-même, eh bien! cette femme
+était une des premières en tête...</p>
+
+<p>J'ai toujours eu de la répulsion pour les caractères plats et
+vils. J'éprouvai alors plus que cela: je ressentis une profonde
+indignation;.. et lorsque <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> je rencontre l'une de ces
+femmes-là aujourd'hui, je me fais violence pour la saluer...</p>
+
+<p>Mais lorsque j'appris que madame de Larochefoucault, parente et amie
+de l'Impératrice... madame de Larochefoucault, que Joséphine n'avait
+obtenue de Napoléon qu'à force de demandes et d'importunités, lorsque
+j'appris que celle-là avait demandé à la quitter... à l'abandonner...
+je le répète, j'ai éprouvé une de ces sensations plus douloureuses
+pour ceux qui les éprouvent que pour ceux qui en sont l'objet. Que
+sentent-ils ceux-là? Puisqu'ils bravent la honte, ils ne la redoutent
+pas!</p>
+
+<p>Enfin le divorce fut prononcé. Tous les liens qui attachaient
+Napoléon à Joséphine furent rompus!... Ils avaient été mariés d'abord
+à la mairie, puis ensuite devant l'église, quatre ou cinq jours avant
+le sacre; le Pape le voulut ainsi, et Napoléon, qui espérait toujours
+un enfant d'elle à cette époque, ne songeait pas encore au divorce...</p>
+
+<p>Ce premier contrat de mariage, ou plutôt le relevé de l'état civil,
+est singulièrement fait; le nom de Joséphine y est étrangement
+écrit<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45" title="Go to footnote 45"><span class="smaller">[45]</span></a>. Par exemple, <span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> l'Impératrice n'y est pas nommée
+de la Pagerie. Elle est née le 20 juin 1763, et dans l'acte délivré
+le 29 février 1829, sur lequel j'ai copié ce que je viens d'écrire,
+lequel acte est aussi authentique que possible, puisqu'il est copié
+sur l'état civil, il y est dit qu'elle est née le 23 juin 1767.
+L'empereur, né le 5 août 1769, y est nommé comme étant né le 5
+février 1768. Je ne comprends rien à cela, et ne puis l'expliquer
+que <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> d'une façon, c'est que Napoléon n'a pas voulu dire
+qu'il avait épousé une femme plus âgée que lui de six ans... Il
+s'en est rapproché autant qu'il l'a pu. On ne peut expliquer le
+fait que de cette manière. Il est aussi à remarquer que l'officier
+civil l'appelle toujours <i>Bonaparte</i>; lui, en signant, a écrit
+<i>Buonaparte</i>. Ce n'est, en effet, qu'après Campo-Formio qu'il signa
+<i>Bonaparte</i>. Quant au mariage chrétien, il fut béni par le cardinal
+Fesch, dans la chapelle des Tuileries, ainsi que je l'ai dit,
+quelques jours avant le sacre. Le prince Eugène emporta l'acte de
+mariage avec lui en Italie. Sa famille doit toujours le posséder.</p>
+
+<p>La conduite du prince Eugène fut admirable dans cette circonstance.
+Obligé par sa charge d'archi-chancelier d'État d'aller lui-même au
+Sénat pour y lire le message de l'Empereur, ce que tout le monde
+trouva d'une dureté accomplie, il fut admirable, et le peu de mots
+qu'il laissa échapper de son c&oelig;ur brisé fut retenti dans le
+c&oelig;ur de tous!...</p>
+
+<p>«Les larmes de l'Empereur,» dit le prince avec une noble dignité,
+«suffisent à la gloire de ma mère!...»</p>
+
+<p>Belles paroles, et touchantes dans leur simplicité!...</p>
+
+<p>Je ne parlerai pas de tout ce qui eut lieu alors. Les journaux
+ont raconté ce qui se fit... Les <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> choses officielles sont
+généralement connues de tous. Je parlerai seulement de ce qui était
+plus à portée de ma connaissance que de celle du public.</p>
+
+<p>Le lendemain du jour où le divorce fut publiquement annoncé (c'était,
+je crois, le 16 ou le 17 décembre), je me disposai à aller à la
+Malmaison, où l'Impératrice s'était retirée. Je fis demander à une
+femme de la Cour, que je ne nommerai pas, si elle voulait que je la
+conduisisse à la Malmaison: elle me répondit qu'elle <i>ne voulait</i>
+pas y aller. Du moins celle-là n'était pas fausse, si elle était
+ingrate. Je le fis proposer à une autre, qui refusa à l'appui d'un si
+pauvre prétexte, qu'il aurait mieux valu pour elle qu'elle fît comme
+la première. Je réfléchissais sur le peu de générosité et même de
+respect humain qu'on rencontre dans ce pays de Cour, lorsque je reçus
+un billet de la comtesse Duchatel.</p>
+
+<p>«Mon mari se sert de mes chevaux,» m'écrivait-elle; «voulez-vous
+de moi? Je vous demande cela sans m'informer si vous allez à la
+Malmaison; car je vous connais, et je suis sûre que vous avez le
+besoin de consoler un c&oelig;ur souffrant.»</p>
+
+<p>Et moi aussi, j'étais sûre qu'elle irait à la Malmaison.</p>
+
+<p>Je lui répondis avec joie que j'étais reconnaissante <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span>
+qu'elle m'eût choisie pour faire cette course, ou plutôt ce triste
+pèlerinage avec elle; et que j'irais la prendre à une heure.</p>
+
+<p>Lorsque nous arrivâmes à la Malmaison, nous trouvâmes les avenues
+remplies de voitures; je fus bien aise de voir cette affluence, et
+je souffris moins en songeant à l'ingratitude de quelques personnes
+plus remarquées par leur éloignement, alors que si elles y eussent
+été... Lorsque nous fûmes entrées dans le château, nous eûmes de la
+peine, une fois arrivées au billard, à parvenir au salon où se tenait
+l'Impératrice.</p>
+
+<p>Nous la trouvâmes fort entourée. Jamais la Cour ne fut si grosse chez
+elle, même aux plus beaux jours de sa faveur. Mais les souvenirs
+de la Malmaison étaient terribles dans une pareille journée pour
+la pauvre femme!... car ils étaient heureux!.. Elle paraissait
+bien comprendre au reste toute la force de cette comparaison d'un
+bonheur passé avec un malheur présent. Elle était assise près de
+la cheminée, à droite en entrant, au-dessous du tableau d'Ossian,
+par Girodet<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46" title="Go to footnote 46"><span class="smaller">[46]</span></a>... Sa figure était bouleversée. Elle avait eu la
+précaution de mettre <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> une immense capote de gros de Naples
+blanc, qui avançait sur ses yeux, et cachait ses larmes lorsqu'elle
+pleurait plus abondamment à la vue de quelques personnes qui lui
+rappelaient ses beaux jours passés. Lorsqu'elle me vit, elle me
+tendit la main et m'attira à elle.</p>
+
+<p>&mdash;«J'ai presque envie de vous embrasser,» me dit-elle... «Vous êtes
+venue le jour du deuil!...»</p>
+
+<p>Je pris sa main et la portai à mes lèvres... Elle me paraissait, en
+ce moment, digne des respects de l'univers.</p>
+
+<p>Mais lorsque je la quittai pour aller m'asseoir, et que je pus
+l'examiner à mon aise, il se joignit à ce sentiment une profonde
+pitié, en voyant à quel point elle devait être malheureuse!...
+C'était la douleur la plus vive, la plus avant dans l'âme. Elle
+souriait à chaque arrivant, en inclinant doucement la tête avec
+cette même grâce qu'elle avait toujours... Mais en même temps, on
+voyait malgré ses efforts, les larmes jaillir de ses yeux... elles
+roulaient sur ses joues, venaient tomber sur la soie de sa robe, et
+cela sans effort. C'était le c&oelig;ur qui repoussait au dehors les
+larmes dont il était rempli. On voyait qu'il lui fallait pleurer,
+ou bien qu'elle aurait étouffé... Je repartis vers cinq heures avec
+madame Duchatel... Nous nous communiquâmes nos réflexions: elles
+étaient les mêmes. <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> Et, en effet, tout ce qui avait une âme
+ne pouvait penser que d'une manière.</p>
+
+<p>La reine Hortense était auprès de sa mère, pour l'aider à supporter
+le poids de ces pénibles journées, qui avaient toute l'amertume de la
+nouveauté d'un malheur... Nous parlâmes longtemps des temps passés...
+Pauvre fleur brisée elle aussi!... Que d'heureux jours elle avait vu
+s'écouler dans cette retraite enchantée... où, maintenant, le deuil
+et le malheur étaient venus remplacer des joies que rien n'avait pu
+égaler, comme rien aussi n'avait pu les faire oublier...</p>
+
+<p>&mdash;«Vous viendrez souvent nous voir, n'est-ce pas?» me dit-elle. Elle
+vit que j'étais émue... et me prit la main en me disant: «J'ai tort
+de vous demander une chose que je suis certaine que vous ferez.»</p>
+
+<p>Elle avait raison.</p>
+
+<p>L'Empereur fut presque reconnaissant pour les femmes qui avaient été
+à la Malmaison. Celles qui, au contraire, n'y furent que plusieurs
+jours après, furent mal notées dans son esprit... J'y remarquai,
+dans les premiers moments, la duchesse de Bassano, la duchesse de
+Rovigo, madame Octave de Ségur, madame de Luçay, sa fille, madame
+de Ségur (Philippe), la duchesse de Raguse, toutes les dames de
+la reine Hortense, la Maréchale Ney <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> et plusieurs dames du
+palais, mais pas toutes... Comme l'Empereur n'avait rien ordonné, il
+y eut plusieurs personnes qui crurent le deviner et faire merveille
+en agissant contre sa parole en croyant suivre sa pensée, elles se
+trompèrent en entier et le virent plus tard.</p>
+
+<p>La nouvelle cour de l'Impératrice à la Malmaison fut formée selon
+son goût, pour la plus grande partie des femmes qui la composaient:
+madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur et comme surintendante
+de la maison de l'Impératrice, madame Octave de Ségur, madame de
+Rémusat, madame de Vieil-Castel, madame Gazani, et puis, plus tard,
+mesdemoiselles de Mackau et de Castellane. Tout cet entourage formait
+une maison agréable, surtout en y ajoutant celle de la reine Hortense
+et surtout elle-même... Quant aux hommes, excepté M. de Beaumont et
+M. Pourtalès, je n'aimais pas les autres. M. de Monaco surtout et M.
+de Montliveau étaient pour moi deux répulsifs; j'ai toujours eu en
+aversion les hommes impolis; je ne sais pourquoi j'en ai peur comme
+de quelque chose de nuisible. Cela annonce, dans une femme comme
+dans un homme, au reste, de la sottise et de la méchanceté mêlée
+d'orgueil. M. de M*****, au reste, inspirait le même sentiment; car
+le jour où M. de Pourtalès le remplaça <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> comme écuyer, les
+chevaux se réjouirent dans leur écurie. M. de Beaumont, chevalier
+d'honneur de l'impératrice, était bon et fort amusant; je l'aimais
+beaucoup, ainsi que son frère que nous avions chez Madame. L'autre
+chambellan était M. de Vieil-Castel, homme considérablement nul.
+Plus tard il y eut un autre homme que j'aimais et estimais bien
+ainsi que sa femme; cet homme, attaché à la maison de l'Impératrice,
+comme capitaine de ses chasses, M. Van Berchem, était le plus cher
+ami de mon mari et il est demeuré le mien; il est celui, au reste,
+de tous ceux qui ont du c&oelig;ur et savent apprécier son noble et bon
+caractère; sa femme, charmante personne, augmentait encore le nombre
+des jolies femmes de la cour de la Malmaison.</p>
+
+<p>À mon retour d'Espagne j'y fus souvent: je n'aimais pas Marie-Louise
+et j'aimais Joséphine. Elle m'engagea à venir pour quelques semaines
+à la Malmaison; mais je ne pus accepter: j'étais alors bien malade
+et l'état de ma santé ne fit qu'empirer. Mais j'y allais souvent et
+toujours avec le même plaisir.</p>
+
+<p>La vie y était uniforme: l'Impératrice descendait à dix heures; à dix
+heures et demie on servait le déjeuner, auquel se trouvaient toujours
+quelques personnes de Paris; l'Impératrice plaçait auprès <span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span>
+d'elle les deux personnes les plus éminentes. Lorsque le vice-roi
+était à la Malmaison, il se plaçait en face d'elle et mettait à ses
+côtés les deux personnes après celles que sa mère avait choisies;
+la reine Hortense également. Madame d'Arberg nommait aussi deux
+personnes pour être placées à côté d'elle. Cet usage était pour dîner
+comme pour déjeuner; après déjeuner, on allait se promener dans le
+parc; c'était en 1809 la même allée qu'en 1800. On allait jusqu'à la
+serre, ou bien, l'Impératrice allait voir les pintades, les faisans
+dorés qui étaient dans les volières avec d'autres oiseaux rares, et
+leur porter du pain. Quelquefois après dîner, et en été nous allions
+sur l'eau avec le vice-roi qui nous faisait des peurs à mourir, puis
+on rentrait; l'Impératrice se plaçait à son métier de tapisserie, et
+lorsqu'il y avait peu de monde, on faisait la lecture, tandis que
+l'aiguille passait et repassait dans le canevas. Mais à la Malmaison
+cependant, il était difficile que cela fût. Après dîner, le plus
+souvent on allait se promener, et en rentrant on faisait de la
+musique dans la galerie, tandis que l'Impératrice faisait un wisk ou
+ses éternelles patiences... On prenait le thé et puis la soirée était
+terminée. Une fois que l'impératrice fut revenue à la Malmaison comme
+dans un exil, il fut impossible d'y ramener cette gaieté qui y avait
+<span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> régné pendant les premières années du Consulat. Ainsi, il
+n'y eut plus de spectacle et la salle ne servit plus à rien. Navarre
+fut plus bruyant. Je raconterai la vie de Navarre dans la troisième
+partie de cet article.</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> TROISIÈME PARTIE.</h2>
+
+<h3>NAVARRE.</h3>
+
+<p>C'était un beau lieu que Navarre, mais humide et malsain; il y
+avait des arbres tels que la Normandie les produit, de ces arbres
+séculaires qui ont vu passer sous leur ombrage ce qui fut, ce qui est
+et qui bientôt ne doit plus être. Le parc était planté à la manière
+de Le Nôtre et en partie à l'anglaise: le dernier duc de Bouillon,
+qui mourut tranquillement à Navarre et que tout le monde aimait et
+qui aimait à son tour beaucoup de gens et beaucoup de choses, entre
+autres la joie et le plaisir; le dernier Duc avait jadis orné la
+terre de Navarre, où il passait une partie de sa vie, avec une grande
+recherche. Cette recherche avait même quelque peu d'extrême qui
+touchait à l'inconvenance; il y avait un peu de m&oelig;urs payennes
+dans la vie du Duc; et l'on disait que la distribution du parc en
+avait un grand reflet. On racontait traditionnellement beaucoup de
+choses sur un certain temple que je n'ai plus trouvé <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> à
+Navarre lorsque j'y suis allée, mais dont le souvenir était toujours
+dans le pays. Le Duc aimait aussi les fleurs avec passion et
+cultivait, à Navarre, les plus belles qui fussent alors connues en
+France; le Duc avait de grandes et belles manières; il voulait que
+tout ce qui était chez lui eût, comme lui, ce qui pouvait lui plaire.
+Or il pensait aussi que les fleurs et les jolis visages étaient
+les objets les plus agréables à la vue. En conséquence, il était
+ordonné à une des jeunes filles attachées aux serres et au jardin de
+fleurs du Prince de porter le matin un bouquet dans la chambre de la
+dernière personne arrivée, quelle qu'elle fût, femme ou garçon... et
+d'être parfaitement à ses ordres!... Cet usage assez bizarre était
+encore en exercice au moment de la Révolution.</p>
+
+<p>Rien de charmant comme la vie de Navarre, du vivant de M. le duc de
+Bouillon: quand la Révolution éclata, il était fort souffrant et
+presque hors d'état de faire lui-même les honneurs de sa magnifique
+demeure à ceux qui allaient lui faire leur cour; mais on voit par ce
+que je viens de dire qu'il prenait soin de ses hôtes... Il portait
+la sollicitude à cet égard aussi loin qu'un particulier de nos jours
+le ferait. On allait prendre les ordres de la personne nouvellement
+arrivée, le matin dans son appartement; elle déjeunait chez elle,
+seule, ou <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> bien avec les personnes désignées par elle. Si on
+voulait aller se promener, on le pouvait en demandant une calèche et
+des chevaux; on dînait même chez soi, si la chose convenait. C'était,
+au reste, la coutume de presque tous les châteaux de princes<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47" title="Go to footnote 47"><span class="smaller">[47]</span></a>.</p>
+
+<p>Lorsque Joséphine fut à Navarre, elle trouva le parc dans un triste
+état, à cause de l'humidité causée par la rupture de plusieurs
+canaux. Elle demanda à l'Empereur une somme très-forte pour réparer
+Navarre, et cela fut trouvé étrange, à cause du moment quelle choisit
+pour faire cette demande, d'autant mieux que quelques semaines avant
+l'Empereur lui avait accordé ce qu'on va voir dans la lettre que je
+transcris en ce moment sur la lettre originale écrite à l'impératrice
+Joséphine. On verra que Napoléon savait comment pouvoir la consoler
+de toutes choses.</p>
+
+<p class="p2 center">À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON.</p>
+
+<p class="date">Dimanche à 8 heures du soir 1810<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48" title="Go to footnote 48"><span class="smaller">[48]</span></a>.</p>
+
+<p>«J'ai été bien content de t'avoir vue hier; je <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> sens combien
+ta société a de charmes pour moi. J'ai travaillé aujourd'hui avec
+Estève. J'ai accordé 100,000 francs pour l'extraordinaire de 1810,
+pour Malmaison; tu peux donc faire planter tant que tu le voudras;
+tu distribueras cette somme comme tu l'entendras. J'ai chargé aussi
+Estève de remettre 200,000 francs aussitôt que le contrat de la
+maison Julien<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49" title="Go to footnote 49"><span class="smaller">[49]</span></a> serait passé... J'ai ordonné que l'on paierait ta
+parure de rubis, laquelle sera évaluée par l'intendance, car je ne
+veux pas de voleries de bijoutiers. Ainsi voilà déjà 400,000 francs
+que cela me coûte.</p>
+
+<p>»J'ai ordonné que l'on tînt le million que la liste civile doit te
+donner pour 1810, à la disposition de ton homme d'affaires pour payer
+tes dettes.</p>
+
+<p>»Tu dois trouver dans l'armoire de Malmaison 5 ou 600,000 francs; tu
+peux les prendre pour faire ton argenterie et ton linge.</p>
+
+<p>»J'ai ordonné qu'on te fît un beau service de porcelaine à Sèvres;
+l'on prendra tes ordres pour qu'il soit très-beau.</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p class="p2"><span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> Voici une lettre écrite à l'Impératrice par l'Empereur,
+quelques jours après la précédente:</p>
+
+<p class="p2 center">À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON.</p>
+
+<p class="date">Samedi, à une heure après midi.</p>
+
+<p>«Mon amie, j'ai vu Eugène, qui m'a dit que tu recevrais les Rois<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50" title="Go to footnote 50"><span class="smaller">[50]</span></a>.
+J'ai été au conseil jusqu'à huit heures. Je n'ai dîné seul qu'à cette
+heure-là.</p>
+
+<p>»Je désire bien te voir. Si je ne viens pas aujourd'hui, je viendrai
+après la messe.</p>
+
+<p>»Adieu, mon amie<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51" title="Go to footnote 51"><span class="smaller">[51]</span></a>! J'espère te trouver sage et bien portante. Ce
+temps-là doit bien te peser.</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p class="p2">En voici une autre que je transcris ici, pour répondre aux sottes
+jalousies de Marie-Louise, et montrer la loyauté et la délicatesse de
+l'Empereur en se séparant de Joséphine.</p>
+
+<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> À L'IMPÉRATRICE, À L'ÉLYSÉE NAPOLÉON<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52" title="Go to footnote 52"><span class="smaller">[52]</span></a>.</p>
+
+<p class="date">19 février 1810.</p>
+
+<p>«Mon amie, j'ai reçu ta lettre; mais les réflexions que tu fais
+peuvent être vraies. Il y a peut-être du danger à nous trouver sous
+le même toit pendant la première année. Cependant la campagne<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53" title="Go to footnote 53"><span class="smaller">[53]</span></a> de
+Bessières est trop loin pour revenir; d'un autre côté, je suis bien
+enrhumé, et je ne suis pas sûr d'y aller.</p>
+
+<p>»Adieu, mon amie!</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p class="p2 center">À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON.</p>
+
+<p class="date">Le 12 mars 1810.</p>
+
+<p>«Mon amie, j'espère que tu auras été contente de ce que j'ai fait
+pour Navarre... Tu y auras vu un <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> nouveau témoignage du
+désir que j'ai de t'être agréable.</p>
+
+<p>»Fais prendre possession de Navarre; tu pourras y aller le 25 mars,
+et y passer le mois d'avril.</p>
+
+<p>»Adieu, mon amie!</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p class="p2 center">DE L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE À L'EMPEREUR NAPOLÉON, À COMPIÈGNE.</p>
+
+<p class="date">Navarre, le 19 avril 1810.</p>
+
+<p>«Sire,</p>
+
+<p>»J'ai reçu par mon fils l'assurance que Votre Majesté consent à mon
+retour à Malmaison, et qu'elle veut bien m'accorder les avances que
+je lui ai demandées pour rendre le château de Navarre habitable.</p>
+
+<p>»Cette double faveur, sire, dissipe en grande partie les grandes
+inquiétudes et même les craintes que le long silence de Votre Majesté
+m'avait inspirées. J'avais peur d'être entièrement bannie de son
+souvenir. Je vois aujourd'hui que je ne le suis pas. Je suis donc
+moins malheureuse et même aussi heureuse qu'il m'est possible de
+l'être désormais.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> »J'irai à la fin du mois à la Malmaison, puisque votre
+majesté n'y voit aucun obstacle; mais, je dois vous le dire, sire, je
+n'aurais pas sitôt profité de la liberté que Votre Majesté me laisse
+à cet égard, si la maison de Navarre n'exigeait pas, pour ma santé
+et pour celle des personnes attachées à ma maison, des réparations
+urgentes. Mon projet est de demeurer à Malmaison fort peu de temps.
+Je m'en éloignerai bientôt pour aller aux eaux; mais pendant que je
+serai à Malmaison, Votre Majesté peut être sûre que j'y vivrai comme
+si j'étais à mille lieues de Paris. J'ai fait un grand sacrifice,
+sire, et chaque jour je sens davantage toute son étendue... Cependant
+ce sacrifice sera ce qu'il doit être: il sera entier de ma part.
+Votre Majesté ne sera troublée dans son bonheur par aucune expression
+de mes regrets.</p>
+
+<p>»Je ferai sans cesse des v&oelig;ux pour que Votre Majesté soit
+heureuse; peut-être même en ferai-je pour la revoir. Mais, que
+Votre Majesté en soit convaincue, je respecterai toujours sa
+nouvelle situation. Je la respecterai en silence; confiante dans les
+sentiments qu'elle me portait autrefois, je n'en provoquerai aucune
+preuve nouvelle. J'attendrai tout de sa justice et de son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>»Je ne lui demanderai qu'une grâce, c'est qu'elle <i>cherche même un
+moyen</i> de convaincre <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> quelquefois, et moi-même et ceux qui
+m'entourent, que j'ai toujours une petite place dans son souvenir
+et une grande place dans son estime et dans son amitié. Ce moyen,
+quel qu'il soit, adoucira mes peines, sans pouvoir, ce me semble,
+compromettre ce qui m'importe avant tout, le bonheur de Votre
+Majesté<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54" title="Go to footnote 54"><span class="smaller">[54]</span></a>.</p>
+
+<p class="authorsc">»Joséphine.»</p>
+
+<p class="p2 center">À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, À NAVARRE.</p>
+
+<p class="date">Compiègne, 21 avril 1810.</p>
+
+<p>«Mon amie, je reçois ta lettre du 19 avril; elle est d'un mauvais
+style. Je suis toujours le même; <i>mes pareils</i> ne changent jamais. Je
+ne sais ce qu'Eugène a pu te dire. Je ne t'ai pas écrit, parce que
+tu ne l'as pas fait, et que j'ai désiré tout ce qui pouvait t'être
+agréable.</p>
+
+<p>»Je vois avec plaisir que tu ailles à Malmaison, et que tu sois
+contente; moi, je le serai de recevoir de tes nouvelles et de te
+donner des miennes. Je <span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> n'en dis pas davantage, jusqu'à ce
+que tu aies comparé ta lettre à la mienne; et, après cela, je te
+laisse juger qui est meilleur ou de toi ou de moi.</p>
+
+<p>»Adieu, mon amie; porte-toi bien, et sois juste pour toi et pour moi.</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p class="p2">Je vais maintenant aborder un sujet délicat et peu traité jusqu'à
+cette heure. Il est relatif à Joséphine et à tout ce qui l'entourait.
+J'ai fait voir, par les différentes lettres que j'ai transcrites de
+l'Empereur et de l'Impératrice, et données par la reine Hortense
+elle-même, que Napoléon avait eu, dans toute l'affaire du mariage et
+dans celle du divorce, une délicatesse vraiment admirable. Sa réponse
+à l'Impératrice est remplie de c&oelig;ur, tandis qu'il faut convenir
+que la lettre de Joséphine contenait des pensées vraiment pénibles
+à faire connaître pour une autre femme. Cette demande d'argent, au
+moment où l'Empereur venait de lui accorder deux millions<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55" title="Go to footnote 55"><span class="smaller">[55]</span></a> et un
+magnifique service de porcelaine de Sèvres, était peu délicate...
+Tout <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> cela, ajouté à la volonté de Napoléon de rendre
+Marie-Louise heureuse, me prouverait qu'il n'était pas étranger à
+une lettre qui fut écrite à l'Impératrice, par madame de Rémusat,
+lorsqu'elle fut à Genève en 1810.</p>
+
+<p>Cette lettre est un document précieux pour l'histoire, c'est encore
+la reine Hortense qui nous l'a fait connaître et en a fourni
+l'original.</p>
+
+<p>L'Impératrice avait demandé la permission à l'Empereur de faire ce
+voyage d'Aix en Savoie, et l'avait entrepris avec une volonté de
+faire parler d'elle. Napoléon en eut de l'humeur; il lui parut que,
+dans cette première année, une retraite complète valait mieux qu'un
+voyage. L'Impératrice voyagea sous le nom de madame d'Arberg, et
+visita une partie de la Suisse. Ce fut dans ce voyage qu'elle faillit
+périr, dit-on, sur le lac de Genève, dans une promenade où elle se
+trouvait dans la même barque que plusieurs personnes de Paris comme
+M. de Flahaut, etc. L'Empereur, en l'apprenant, lui écrivit cette
+lettre:</p>
+
+<p class="p2 center">À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, AUX EAUX D'AIX EN SAVOIE.</p>
+
+<p class="date">Saint-Cloud, 10 juin 1810.</p>
+
+<p>«J'ai reçu ta lettre; j'ai vu avec peine le danger <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> que tu
+as couru. Pour une habitante d'une île de l'océan, mourir dans un
+lac, c'eût été fatalité.</p>
+
+<p>»La Reine<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56" title="Go to footnote 56"><span class="smaller">[56]</span></a> se porte mieux, et j'espère que sa santé deviendra
+bonne. Son mari est en Bohême, à ce qu'il paraît, ne sachant que
+faire.</p>
+
+<p>»Je me porte assez bien, et te prie de croire à tous mes sentiments.</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p class="p2">C'est alors que Joséphine acheta cette maison ou plutôt ce petit
+château de Prégny, près de Genève. Tout cela ne plut pas à
+l'Empereur. Il vit là-dedans cette continuation d'un manque continuel
+de dignité... Enfin, il en eut de l'humeur, et beaucoup. Quoi qu'il
+en soit, l'Impératrice reçut tout à coup une lettre de madame de
+Rémusat, qui, après l'avoir d'abord accompagnée, était ensuite
+revenue à Paris. Je rapporte ici cette lettre presque en son entier,
+parce que, dans la vie de l'Impératrice, elle est fort importante.
+Joséphine logeait alors dans l'auberge de Secheron, chez Dejean.</p>
+
+<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> LETTRE DE MADAME DE RÉMUSAT À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE.</p>
+
+<p>«Madame,</p>
+
+<p>»J'ai un peu tardé d'écrire à Votre Majesté, parce qu'elle m'avait
+ordonné à mon retour de lui conter quelque chose de la grande ville.
+Si j'avais suivi mon impatience, dès le lendemain de mon arrivée
+je lui aurais adressé les expressions de ma reconnaissance. Ses
+bontés pour moi sont notre entretien ordinaire depuis que je suis
+rentrée dans mon intérieur; en retrouvant mon mari, mes enfants, j'ai
+rapporté au milieu d'eux le souvenir des heures si douces que je vous
+dois<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57" title="Go to footnote 57"><span class="smaller">[57]</span></a>.</p>
+
+<p class="noindent lspaced1">
+.......................<br>
+.......................</p>
+
+<p>»... Je n'ai pas encore paru à la cour; mais j'ai déjà vu quelques
+personnages importants, et j'ai été questionnée sur Votre Majesté
+avec trop de soin, pour qu'il ne m'ait pas été facile de conclure
+que ces questions qui m'étaient adressées venaient d'un intérêt plus
+élevé. On me demandait souvent des nouvelles de votre santé; on
+voulait <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> savoir comment vous passiez votre temps; si vous
+étiez tranquille, heureuse, dans la retraite où vous aviez vécu; si
+vous aviez reçu sur votre route les témoignages d'affection que vous
+méritez d'inspirer. Combien il m'était doux de n'avoir à répondre que
+des choses satisfaisantes, etc...</p>
+
+<p>»... Mais, madame, j'ai questionné à mon tour; j'ai observé de
+mon côté, et j'ose soumettre à votre raison le résultat de mes
+observations, avec la confiance de mon attachement.</p>
+
+<p>»La grossesse de l'Impératrice est une joie publique, une espérance
+nouvelle, que chacun saisit avec empressement. Votre Majesté le
+comprendra facilement, elle, à qui j'ai vu envisager ce grand
+événement, comme la récompense d'un grand sacrifice. Eh bien! madame,
+d'après ce que j'ai cru remarquer, il me semble qu'il vous reste
+encore un pas à faire, pour mettre le complément à votre ouvrage,
+et je me sens la force de m'expliquer, parce qu'il paraît que la
+dernière privation que votre raison vous impose ne peut être pour
+cette fois que momentanée... Vous vous rappelez sans doute d'avoir
+regretté quelquefois avec moi que l'Empereur n'eût pas, au moment de
+son mariage, pressé l'entrevue de deux personnes qu'il se flattait de
+rapprocher facilement, parce qu'il les réunissait <i>alors</i> dans ses
+affections. Vous m'avez <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> dit que, depuis, il avait espéré
+qu'une grossesse, en tranquillisant l'Impératrice sur ses droits,
+lui donnerait les moyens d'accomplir le v&oelig;u de son c&oelig;ur. Mais,
+madame, si je ne me suis pas trompée dans mes observations, le temps
+n'est pas venu pour un pareil rapprochement.</p>
+
+<p>»L'Impératrice paraît avoir apporté avec elle une imagination vive et
+prompte à s'alarmer... Elle aime avec la tendresse, avec l'abandon
+d'un premier amour; mais ce sentiment même semble porter avec lui
+un peu d'inquiétude, dont il est, en effet, si rarement séparé...
+La preuve en est dans une petite anecdote que le Grand-Maréchal m'a
+racontée, et qui appuiera ce que j'ai l'honneur de dire à Votre
+Majesté.</p>
+
+<p>»Un jour, l'Empereur, se promenant avec elle dans les environs de la
+Malmaison, lui offrit, en votre absence, de voir ce joli séjour. À
+l'instant même, le visage de l'Impératrice fut inondé de larmes...
+Elle n'osait pas refuser, mais les marques de sa douleur étaient trop
+visibles pour que l'Empereur essayât d'insister. Cette disposition
+à la jalousie, que le temps affaiblira sans doute, ne pourra être
+qu'augmentée dans ce moment par la présence de Votre Majesté...
+Elle se souviendra peut-être que cet été, en la voyant si fraîche,
+si reposée, j'oserai dire si embellie par <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> le calme de la
+vie que nous menions, j'osai lui dire, en riant, qu'il n'y avait
+pas d'adresse à rapporter à Paris tant de moyens de succès, et que
+je sentais parfaitement qu'à la place d'une autre je serais tout
+au moins inquiète. En vérité, madame, cette plaisanterie me semble
+aujourd'hui le cri de la raison... Le Grand-Maréchal<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58" title="Go to footnote 58"><span class="smaller">[58]</span></a>, avec lequel
+j'ai causé, m'a témoigné aussi des inquiétudes que je partage... Il
+m'a paru qu'il n'osait pas faire expliquer l'Empereur sur un sujet
+qu'il ne traite qu'avec douleur. Il m'a parlé avec un accent vrai de
+cet attachement que vous inspirez encore, qui doit lui-même inviter
+à une grande circonspection. Les nouvelles situations inspirent de
+nouveaux devoirs; et, si j'osais, je dirais qu'il n'appartient pas à
+une âme comme la vôtre de rien faire qui puisse engager l'Empereur à
+manquer aux siens<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59" title="Go to footnote 59"><span class="smaller">[59]</span></a>.</p>
+
+<p>»Ici, au milieu de la joie que cause cette grossesse, à l'époque de
+la naissance d'un enfant attendu avec tant d'impatience, au milieu
+des fêtes qui suivront cet événement, que feriez-vous, madame?...
+Que ferait l'Empereur, qui se devrait <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> aux ménagements
+qu'exigerait l'état de cette jeune mère, et qui serait encore
+troublé par le souvenir des sentiments qu'il vous conserve?... Il
+souffrirait, quoique votre délicatesse ne se permît de rien exiger.
+Mais vous souffririez aussi; vous n'entendriez pas impunément le cri
+de tant de réjouissances, livrée, comme vous le seriez peut-être,
+à l'oubli de toute une nation, ou devenue l'objet de la pitié de
+quelques-uns qui vous plaindraient peut-être, mais seulement par
+esprit de parti. Peu à peu votre situation deviendrait si pénible,
+qu'un éloignement complet parviendrait seul à tout remettre en ordre.
+Puisque j'ai commencé, souffrez que j'achève... Il vous faudrait
+quitter Paris. La Malmaison, Navarre même, seraient trop près des
+clameurs d'une ville oisive et quelquefois malintentionnée. Obligée
+de vous retirer, vous auriez l'air de fuir par ordre, et vous
+perdriez tout l'honneur que donne l'initiative dans une conduite
+généreuse.</p>
+
+<p>»Voilà les observations que j'ai voulu vous soumettre; voilà le
+résultat des longues conversations que j'ai eues avec mon mari,
+et encore d'un entretien <i>que le hasard</i> m'a procuré avec le
+Grand-Maréchal. Moins animé que nous sur vos intérêts, et accoutumé,
+comme vous le savez, à ne pas arrêter ses opinions quand il n'a
+pas reçu d'ordre de <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> les transmettre, c'est avec beaucoup
+de temps et un peu d'adresse que j'ai tiré de lui quelques-unes
+de ses pensées. Mais aussitôt que je les ai entrevues, j'ai pu
+conclure qu'il vous restait encore un sacrifice à faire, et qu'il
+était digne de vous de ne point attendre les événements, et de les
+prévenir en écrivant à l'Empereur pour lui annoncer une courageuse
+détermination. En lui évitant un embarras dont vous l'empêchez seule
+de sortir, vous acquerrez de nouveaux droits à sa reconnaissance. Et,
+d'ailleurs, outre la récompense toujours attachée à une action droite
+et raisonnable, avec cet aimable caractère qui vous distingue, cette
+disposition à plaire et à vous faire aimer, peut-être trouverez-vous
+dans un voyage un peu plus prolongé des plaisirs que vous ne prévoyez
+pas d'abord. À Milan, le spectacle si doux des succès mérités d'un
+fils vous attend. Florence, Rome même, offriraient à vos goûts
+des jouissances qui embelliraient cet éloignement momentané. Vous
+trouveriez à chaque pas, en Italie, des souvenirs que l'Empereur ne
+s'irriterait pas de voir renouveler, parce qu'ils s'attachent pour
+lui aux époques de sa première gloire.</p>
+
+<p>»Tout ce que m'a dit le Grand-Maréchal me prouve assez que Sa
+Majesté veut que vous conserviez à jamais les dignités du rang où
+vous avez <span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> été élevée par ses succès et sa tendresse. Et
+cependant l'hiver se passerait; la saison où l'on peut habiter
+Navarre vous ramènerait aux occupations d'embellissements qui vous
+y attendent. Le temps, ce grand réparateur de toutes choses, aurait
+tout consolidé, et vous auriez mis le complément à cette conduite
+noble qui vous assure la reconnaissance de toute une nation. Je ne
+sais si je m'abuse, madame, mais je crois qu'il y a encore du bonheur
+dans l'exercice de semblables devoirs. Le c&oelig;ur d'une femme sait
+trouver du plaisir dans le sacrifice qu'il fait à celui qu'elle aime.
+Prévenir l'embarras dont l'Empereur pourrait sortir lui-même, s'il
+vous aimait moins; rassurer les inquiétudes d'une jeune femme, que le
+temps et cette expérience de vous-même rendront plus calme: tout cela
+est digne de vous. Si vous étiez moins sûre de l'effet que peuvent
+encore produire les grâces de votre personne, votre rôle serait
+moins difficile; mais il me semble que c'est parce que Votre Majesté
+sait très-bien qu'elle possède des avantages qui peuvent établir une
+concurrence, qu'elle doit avoir la délicatesse de tous les procédés.</p>
+
+<p>»J'espère que Votre Majesté me pardonnera une aussi longue lettre,
+et les réflexions qu'elle contient. Quand j'appuie si fortement sur
+cette <span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> <i>impérieuse nécessité</i> de s'éloigner de nous pour
+quelque temps, je me flatte qu'elle daignera penser que, peut-être,
+jamais je ne lui ai donné de plus véritables marques des sentiments
+qui m'attachent à elle.</p>
+
+<p>»Je suis, avec un profond respect, madame, de Votre Majesté,</p>
+
+<p>»La très-humble et très-obéissante servante,</p>
+
+<p class="author">»<span class="smcap">Vergennes de Rémusat</span><a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60" title="Go to footnote 60"><span class="smaller">[60]</span></a>.»</p>
+
+<p class="p2">Maintenant, voici la lettre écrite par l'Empereur, et que Joséphine
+reçut presque en même temps que celle de madame de Rémusat.</p>
+
+<p class="p2 center">À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, À GENÈVE.</p>
+
+<p class="date">Fontainebleau, 1<sup>er</sup> octobre 1810.</p>
+
+<p>«J'ai reçu ta lettre. Hortense, que j'ai vue, te dira ce que je
+pense. Va voir ton fils cet hiver; <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> reviens aux eaux
+d'Aix l'année prochaine, ou bien reste au printemps à Navarre. Je
+te conseillerais bien d'aller à Navarre tout de suite, si je ne
+craignais que tu ne t'y ennuiasses. Mon opinion est que tu ne peux
+être, l'hiver, convenablement <i>qu'à Milan ou à Navarre</i>. Après cela,
+j'approuve tout ce que tu feras; car je ne veux te gêner en rien.</p>
+
+<p>»Adieu, mon amie. L'Impératrice est grosse de quatre mois. Je
+nomme madame de Montesquiou gouvernante des enfants de France.
+Sois contente et ne te monte pas la tête; ne doute jamais de mes
+sentiments.</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p class="p2">De toutes les choses adroitement combinées que l'Empereur ait jamais
+pu entreprendre ou tenter, je n'en connais pas une au-dessus de
+celle-ci; mais pour rendre justice à chacun, rien ne peut aussi
+égaler l'adresse avec laquelle madame de Rémusat a exécuté ou plutôt
+tenté la mission... Quelle admirable lettre! surtout lorsqu'on
+connaît la personne à laquelle elle a été écrite! Comme Joséphine
+est enveloppée dans un filet de flatterie, qui devait l'empêcher de
+regarder en arrière, et devait, en effet, la faire courir au-devant
+de nouvelles fêtes, de nouveaux succès; mais l'excès même de la
+chose, sa perfection, fut ce qui en empêcha la <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> réussite:
+convaincue de cette pensée, que madame de Rémusat cherchait à lui
+inculquer, pour lui inspirer une noble résolution, Joséphine se
+crut toujours passionnément aimée de l'Empereur; mais ce n'était
+plus vrai: sans doute il l'avait aimée d'amour, mais les temps
+non-seulement étaient changés, mais les circonstances, <span class="smcap">TOUT</span>
+l'était autour d'elle et dans elle-même. Cette flatterie de madame de
+Rémusat, sur son état de santé, était précisément ce qui l'empêchait
+de plaire comme par le passé. Le grand charme de Joséphine était
+dans la grâce de sa tournure, bien plus que dans la beauté de son
+visage; elle n'avait aucun trait, et son visage avait en lui-même
+un défaut, qui était tellement terrible et redoutable que jamais
+on n'a songé à placer l'amour à côté de cette infirmité dans son
+royaume; je veux parler bien moins encore de ses dents entièrement
+perdues, que de l'épouvantable résultat qui en provenait. À l'époque
+où madame de Rémusat lui écrivait cette lettre, Joséphine commençait
+à prendre aussi cet embonpoint qui lui enleva sa charmante tournure.
+Sans doute, la grâce qui était inhérente à sa nature ne l'abandonna
+jamais; on la retrouvait partout, et toujours dans le moindre
+mot, dans un geste; mais qu'est-ce qu'un geste et un mot gracieux
+pour combattre une jeune personne de dix-huit ans, grande, forte
+peut-être, <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> mais d'une fraîcheur de rose, quoique laide,
+ayant de beaux cheveux, de belles dents, une haleine fraîche et pure,
+et cette foule d'avantages qui entourent toujours la jeunesse dans
+ses premiers jours et son premier bonheur. Ensuite, ce qu'on savait
+très-bien, c'est que l'Empereur en était fort occupé. Il cherchait
+tous les moyens de la rendre heureuse, et je suis convaincue que
+connaissant la légèreté de Joséphine, et cependant l'effet profond
+que devait produire l'annonce de la grossesse de Marie-Louise, il
+redouta pour le repos de tous des scènes qui seraient publiques, se
+passant à la Malmaison et à Navarre, devant plus de vingt femmes.
+Madame de Rémusat fut donc chargée de la délicate mission de faire
+comprendre à l'impératrice Joséphine que l'impératrice Marie-Louise
+devenait la véritable souveraine, du moment qu'elle donnait tout à
+la fois à l'Empereur un héritier comme père et chef de famille, et
+un successeur comme souverain d'un grand empire; mais ces pensées
+étaient trop élevées pour elle; elle n'ouvrit l'oreille qu'aux sons
+qui lui apportaient cette conviction après laquelle elle courait,
+depuis le jour où pour la première fois on fit retentir autour d'elle
+le mot de divorce... Quoi qu'il en fût, l'Empereur lui fit donc
+écrire par madame de Rémusat. Joséphine ne comprit ni la lettre de
+l'Empereur, ni celle de <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> madame de Rémusat, elle ne tint
+compte <i>d'aucun avis</i>. Elle revint à la Malmaison d'abord; puis
+ensuite elle partit pour Navarre, où elle passa l'hiver, s'amusant
+et ayant autour d'elle une petite cour. Napoléon fut vivement
+contrarié; quelque soin qu'il apportât à ne laisser approcher de
+Marie-Louise que des personnes sûres, telles que la duchesse de
+Montebello, dont l'esprit juste et posé, quoiqu'elle fût jeune, et
+les soins assidus empêchaient tous les propos absurdes d'arriver
+à l'Impératrice, cependant la dame d'honneur n'était pas toujours
+là... Il y avait d'autres femmes, que je ne veux pas nommer et que
+leur service amenait auprès de Marie-Louise. Celles-là n'étaient pas
+comme la duchesse de Montebello. On racontait à Marie-Louise que
+Joséphine avait telle ou telle qualité, une beauté, un agrément, une
+perfection, tellement accomplis, qu'il fallait désespérer de jamais
+l'égaler, et tout cela dit de manière à redouter la ressemblance,
+parce qu'à chaque chose arrivait le correctif. Un jour l'Empereur
+entra chez Marie-Louise à l'improviste, et la trouva pleurant.
+C'était deux mois à peu près après la naissance du roi de Rome... En
+voyant son visage rosé, ordinairement l'image de la santé et même
+de la gaieté d'une enfant, tout couvert de larmes, l'Empereur fut
+alarmé.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> &mdash;«Qu'avez-vous, Louise? lui demanda-t-il en la prenant dans
+ses bras... Eh bien continua-t-il en riant, que caches-tu donc là?..»</p>
+
+<p>Et cherchant à voir ce que l'Impératrice cherchait à lui dérober sous
+son châle, il prit dans sa main un petit médaillon renfermant un
+portrait. Quelle fut sa surprise en reconnaissant celui de Joséphine!
+mais charmant et rajeuni de plus de vingt ans; c'était Joséphine à
+vingt-cinq tout au plus, et mise néanmoins comme au moment où le
+portrait était entre les mains de la jalouse jeune femme.</p>
+
+<p>&mdash;«Qui t'a donné ce portrait, Louise?» dit l'Empereur avec un
+sentiment de colère qui faisait craindre pour celui ou celle qui
+aurait excité cette colère?...</p>
+
+<p>L'Impératrice ne répondit rien, mais ses sanglots redoublèrent et
+elle se jeta dans les bras de l'Empereur en le serrant convulsivement
+contre elle.</p>
+
+<p>&mdash;«Enfant! dit Napoléon ému par l'effusion d'un sentiment qu'il
+devait alors croire vrai... Enfant! qu'as-tu donc? pourquoi ces
+larmes? Encore une fois, Louise, qui t'a remis ce portrait?.. je veux
+le savoir, poursuivit-il en frappant du pied avec colère...»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> Marie-Louise fut effrayée; mais elle ne répondit rien.</p>
+
+<p>&mdash;«Eh bien!.. tu ne veux pas me le dire?..</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien, murmura-t-elle d'une voix tremblante, je l'ai
+trouvé sur ce canapé comme j'entrais tout-à-l'heure dans cette
+chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi pleurais-tu en regardant ce portrait?» Marie-Louise
+sanglotait encore plus fort et continuait à cacher son visage en
+pleurs dans la poitrine de Napoléon. Il la serra dans ses bras et
+lui dit avec amour de ces paroles qui vont au c&oelig;ur quand elles
+sont vraies, et Napoléon a été aimant et sincère avec la femme qui
+a eu la lâcheté de l'abandonner dans son malheur. Enfin, il parvint
+à la calmer, mais ce fut au bout d'un long temps. L'impératrice
+Marie-Louise l'aimait alors, je dois le croire au moins.</p>
+
+<p>Quelle sourde man&oelig;uvre employait aussi le parti de Navarre!
+N'est-il pas possible que l'Empereur, en apprenant qu'on mettait
+en &oelig;uvre de semblables moyens, se résolût à éloigner Joséphine
+pendant la grossesse et les couches de Marie-Louise? Un événement de
+bien peu d'importance amène souvent des effets terribles dans l'une
+ou l'autre de ces deux positions. Je crois que la lettre de madame de
+Rémusat fut le résultat de quelque tentative du genre de celle du
+portrait. <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> Napoléon ne voulait cependant pas être <i>tyran</i>,
+même à la façon de croque-mitaine, et il <i>l'engagea</i> seulement à
+aller à Milan; Joséphine ne comprenait pas les hautes résolutions
+d'un grand c&oelig;ur. Lorsqu'elle avait enfin cédé pour écrire cette
+fameuse lettre au président du Sénat, sans que l'Empereur le
+sut, elle avait été surtout frappée de l'idée de porter le deuil
+immédiatement après la lettre partie, et de le porter pendant un
+an!...</p>
+
+<p>L'Empereur savait tout cela. Une âme tendre et en même temps élevée,
+une femme digne de son affection, la seule femme qu'il ait aimée
+enfin, et qui existe toujours à Paris, me présente le type de la
+femme que j'aurais voulue à l'Empereur. Je ne parle pas ici de la
+femme qui fut sa maîtresse en Égypte, une nommée Pauline<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61" title="Go to footnote 61"><span class="smaller">[61]</span></a>, sur
+laquelle il <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> existe quelques biographies, toutes inconnues,
+parce que la femme n'est pas un texte à biographie; et une fois qu'on
+a dit qu'elle avait été la maîtresse de Napoléon on a dit la plus
+belle page de sa vie; mais on les trouve cependant en les cherchant;
+je parle d'une femme digne d'être aimée d'un homme comme l'Empereur;
+et certes il en est peu... Voilà le caractère que j'aurais voulu à la
+femme qui partageait le premier trône du monde avec lui!</p>
+
+<p>Lorsque le divorce fut public, je parlai sur ce fait comme les
+autres. On racontait alors que l'Impératrice-Mère avait, en Russie,
+refusé la main de la Grande-Duchesse. Il paraissait incertain que
+nous obtinssions la princesse autrichienne... Dans cette sorte
+d'incertitude peu convenable pour la France, je dis que je ne
+comprenais pas comment l'Empereur ne prenait pas le parti de choisir
+dans les familles qui l'entouraient. Le cardinal Maury, qui dînait
+chez moi, me dit:</p>
+
+<p>&mdash;«Mais où donc voulez-vous qu'il prenne une femme?...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> &mdash;Où je veux qu'il choisisse une femme, monseigneur?... Dans
+la noblesse ancienne et illustrée, ou bien dans la sienne.»</p>
+
+<p>Le cardinal me regarda attentivement.</p>
+
+<p>&mdash;«Oui, je prétends que si demain l'ancienne noblesse voyait une de
+ses filles sur le trône impérial de France, cette noblesse, affiliée
+par cette alliance à tout ce que l'armée a fait depuis dix-sept
+ans... en devient non-seulement complice, mais l'alliée et le
+soutien. Mademoiselle de Montmorency, ou mademoiselle de Mortemart,
+ou mademoiselle de Noailles serait toujours heureuse, si elle n'était
+pas fière, de monter sur le trône de France, lorsque son dais est
+formé de mille drapeaux conquis dans cent batailles!... Quant à la
+nouvelle noblesse, elle serait peut-être plus reconnaissante<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62" title="Go to footnote 62"><span class="smaller">[62]</span></a> que
+l'ancienne, et son appui, qui commence à faiblir, serait renouvelé
+par cette alliance sainte entre le chef et ses phalanges...</p>
+
+<p>&mdash;Et quelle est donc la personne que vous faites impératrice parmi
+les jeunes filles que nous voyons à la cour et dans les fêtes?</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle Masséna<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63" title="Go to footnote 63"><span class="smaller">[63]</span></a>?...»</p>
+
+<p>Tout le monde s'écria que j'avais raison!... et <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> qu'en effet
+elle était une belle et ravissante personne, ayant une dot de gloire
+bien digne d'approcher de celle de l'Empereur: et certes leurs deux
+couronnes pouvaient se tresser des mêmes lauriers... Cette pensée
+m'obséda tellement que j'en parlai à Duroc. Le lendemain le cardinal
+Maury fut à Saint-Cloud, où était Napoléon.</p>
+
+<p>&mdash;«Dites à votre amie, monsieur le cardinal, dit Napoléon en
+souriant, que je la prie de ne se pas mêler de mes affaires <i>de
+ménage</i>. Est-il vrai qu'hier elle voulait me marier à la fille de
+Masséna?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sire!</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'en disiez-vous?»</p>
+
+<p>Le cardinal demeura interdit.</p>
+
+<p>&mdash;«Eh bien!... vous ne voulez pas me donner aussi votre avis?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois, sire, répondit le cardinal, qui, ordinairement, ne
+demeurait pas longtemps interdit, que l'avis de madame la duchesse
+d'Abrantès peut avoir du bon, parce qu'elle ne parlait pas seulement
+de mademoiselle Masséna.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah!... vous vous rappelez l'Assemblée constituante? L'abbé
+Maury, le soutien du côté droit, est en ce moment à la place du
+cardinal français de l'Empire!...»</p>
+
+<p>Le cardinal se mit à rire de ce gros rire qui faisait <span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span>
+trembler les vitres d'un appartement... Il était toujours charmé
+quand on le reportait aux jours de l'Assemblée constituante,
+à ce temps de sa belle éloquence... L'Empereur n'aimait pas
+extraordinairement le cardinal, et je le conçois. Ses formes étaient
+trop acerbes et sa voix si retentissante qu'elle semblait toujours
+imposer silence, même à Dieu, quand il officiait...</p>
+
+<p>Cette dissertation nous a entraînés loin de Navarre.</p>
+
+<p>L'Empereur fut contrarié en apprenant que l'Impératrice, au lieu de
+gagner Milan par le Simplon, et d'aller demander à son fils et à sa
+belle-fille des jours heureux et paisibles, s'en revint, comme je
+l'ai dit, à la Malmaison d'abord, où elle reçut tout Paris, et puis
+partit pour Navarre, malgré le froid assez rigoureux qu'il faisait.
+Son retour fit du bruit, beaucoup de bruit même, non-seulement par
+ce même retour, mais par celui des personnes de sa maison qui,
+ne pouvant faire du bruit en leur nom, en faisaient au nom de
+<span class="smcap">l'Impératrice</span>... Cette qualité, ce nom, amenaient encore
+des scènes pénibles à l'Empereur. L'Impératrice Joséphine avait la
+même livrée que l'Empereur, et, conséquemment, que Marie-Louise. À
+l'époque de ce retour de Genève, il y eut une querelle entre des
+<span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> domestiques subalternes; malgré l'obscurité où leur nom les
+mettait, cela vint à la connaissance de l'Empereur, et il eut de
+l'humeur... Il pressa le départ pour Navarre, en écrivant à cet égard
+spécialement à madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur et comme
+surintendante de la maison de l'Impératrice, pour lui recommander
+l'ordre et la régularité dans cette maison de l'Impératrice.</p>
+
+<p>«Songez, écrivait Napoléon, que cette maison est nouvellement
+instituée. L'Impératrice Joséphine n'avait aucune dette il y a sept
+mois, donnez à ses affaires, madame, le coup d'&oelig;il d'une amie en
+laquelle elle et moi nous avons toute confiance.»</p>
+
+<p>Mais il s'était élevé entre Joséphine et l'Empereur un mur de glace,
+et c'était elle-même qui avait élevé cette séparation... Son refus
+d'aller à Milan auprès de son fils, pour lui rendre la paix que
+son séjour à Malmaison troublait, ce refus prouva à l'Empereur que
+Joséphine l'aimait pour elle seule.</p>
+
+<p>Il lui écrivait, au mois de novembre (24) 1810:</p>
+
+<p class="p2">«J'ai reçu ta lettre; Hortense m'a parlé de toi. Je vois avec plaisir
+que tu es contente; j'espère que tu ne t'ennuies pas trop à Navarre.</p>
+
+<p>«Ma santé est fort bonne. L'Impératrice avance fort heureusement dans
+sa grossesse; je ferai les <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> différentes choses que tu me
+demande pour ta maison. Soigne ta santé, sois contente et ne doute
+jamais de mes sentiments pour toi.</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p class="p2">On voit combien le style est changé; autrefois il était naturel;
+maintenant il est guindé et mal avec lui-même; cette contrainte
+augmentera encore.</p>
+
+<p>Tandis que Marie-Louise, entourée de soins et de la tendresse de
+l'Empereur, avançait dans sa grossesse et passait ses soirées à
+jouer au billard ou au reversis et à faire tourner son oreille<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64" title="Go to footnote 64"><span class="smaller">[64]</span></a>,
+Joséphine était à Navarre où elle tâchait de s'établir le plus
+convenablement possible pour y passer l'hiver, mais la chose était de
+difficile exécution; j'ai déjà dit que depuis M. le duc de Bouillon
+cela n'avait point été ou, du moins, très-peu habité; et lorsque
+l'Impératrice vint avec sa cour, toute jeune et toute gracieuse,
+prendre possession de ce vieux manoir, on aurait pu comparer cette
+arrivée à celle d'une noble châtelaine visitant un de ses vieux
+châteaux.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> La société de Navarre était composée des personnes dont
+voici les noms:</p>
+
+<p>Madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur; madame la comtesse
+Octave de Ségur, madame la comtesse de Colbert, madame la comtesse
+de Rémusat, madame du Vieil-Castel, madame d'Audenarde, mademoiselle
+de Mackau, mademoiselle Louise de Castellane, madame la comtesse de
+Serant, dames du palais; madame Gazani, lectrice.</p>
+
+<p>Les hommes étaient à peu près ceux que nous connaissions à Malmaison.
+M. de Beaumont, homme d'une société douce et de bonne compagnie:
+il était chevalier d'honneur; monseigneur de Barral, archevêque de
+Tours, premier aumônier; M. Turpin de Crissé, chambellan. C'est
+lui dont le charmant talent de peinture se fait admirer tous
+les ans à l'Exposition: il est doux et modeste, deux qualités
+précieuses à rencontrer dans un homme de naissance comme lui, et
+ayant vécu à la cour. M. de Montholon venait ensuite; ce M. Louis
+de Montholon était le frère, s'il ne l'est même encore, de M. de
+Montholon-Sainte-Hélène... Et puis encore dans les chambellans,
+on voyait M. de Vieil-Castel, dont on apprenait l'existence parce
+que sa femme est bonne et excellente, et, à cette époque, elle
+était ravissante de beauté!... Pour compléter la <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> maison
+d'honneur de l'Impératrice, il faut nommer M. Fritz Pourtalès,
+aimable et bon garçon, ayant quelquefois un peu de raideur genevoise
+ou <i>neufchâteloise</i>; mais elle se perdit peu de temps après... Il
+avait le désir de plaire, et cela rend si doux!... Et puis enfin M.
+de Guitry; tous deux étaient écuyers sous M. Honoré de Monaco, neveu
+du prince Joseph de Monaco, père de mesdames de Louvois et de la
+Tour-du-Pin.</p>
+
+<p>On sait que madame la comtesse d'Arberg avait remplacé madame de
+la Rochefoucault. Celle-ci demanda à rester auprès de la nouvelle
+souveraine... L'Empereur ne la mit pas à la nouvelle cour, et la
+retira de l'ancienne. Cette punition est admirable.</p>
+
+<p>Madame d'Arberg avait tout pouvoir sur la maison de l'Impératrice.
+Napoléon, qui savait que l'argent fondait dans ses mains, autorisa,
+en son nom, madame d'Arberg à résister aux dépenses folles de
+l'Impératrice. Jamais on ne s'acquitta plus noblement, et en même
+temps plus dignement, d'un devoir pour justifier la confiance de
+l'Empereur. La maison de l'Impératrice fut montée comme celle de
+Joséphine régnant aux Tuileries; le luxe ne fut pas diminué, et
+cependant la dépense fut toujours raisonnablement dirigée. On ne
+l'appelait jamais que la grande maîtresse, quoique ce <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> titre
+ne fût pas le sien; mais Joséphine l'appelait elle-même <i>ma grande
+maîtresse</i>.</p>
+
+<p>Elle avait été belle comme un ange dans sa jeunesse, et sa belle
+tournure, ses traits si purs, le galbe de son visage, l'expression
+doucement recueillie de sa physionomie, lui donnaient une beauté de
+tout âge, que toutes les femmes enviaient.</p>
+
+<p>Sa s&oelig;ur était cette belle comtesse d'Albany, née comtesse de
+Stolberg, qui fut tant aimée d'Alfiéri; celle qu'il appela toujours:
+<i>Nobil donna!</i></p>
+
+<p>Le secrétaire des commandements de l'Impératrice était un homme fort
+spirituel, nommé M. Deschamps. Il est connu par plusieurs productions
+vraiment charmantes; il contribuait, pour sa part, d'une manière
+agréable aux soirées de Navarre, bien longues et bien tristes surtout
+en hiver, lorsque le vent sifflait et venait en longues rafales se
+briser contre les vieux murs du château.</p>
+
+<p>Mais un homme bien aimable, qui vint aussitôt faire sa cour à
+l'Impératrice, et qui fut toujours soigneux de lui rendre les
+devoirs quelle devait attendre de lui, c'était l'évêque d'Évreux,
+l'abbé Bourlier; il était ami de M. de Talleyrand, qui n'accorde son
+amitié, on le sait, qu'à ceux qui sont dignes de la comprendre et de
+l'apprécier: l'abbé Bourlier venait très-souvent dîner à Navarre, et
+puis il faisait <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> la partie de trictrac de l'Impératrice. M.
+de Chambaudoin, préfet d'Évreux à cette époque, était aussi un homme
+qui tenait sa place dans le salon de l'Impératrice. J'ai longtemps
+cherché ce qu'on pouvait dire de M. de Chambaudoin, et je n'ai trouvé
+que ceci:</p>
+
+<p>«M. de Chambaudoin, préfet du département de l'Eure.»</p>
+
+<p>Ou bien encore:</p>
+
+<p>«M. de Chambaudoin, préfet d'Évreux.»</p>
+
+<p>C'est une variante.</p>
+
+<p>Il y avait aussi fort souvent des visites de Paris. La maréchale Ney,
+madame de Nansouty, plusieurs personnes qui, sans être attachées
+à la maison de l'Impératrice, venaient lui faire leur cour. De ce
+nombre était madame Campan, et puis presque toute la maison de la
+reine Hortense, qui regardait comme un devoir de rendre des soins à
+la mère de leur reine. Et lorsque le prince Eugène venait à Paris, la
+maison de l'Impératrice s'augmentait de tout ce qui était auprès du
+vice-roi, et Navarre devenait un lieu enchanté, surtout si la reine
+Hortense y était aussi.</p>
+
+<p>Le train de vie qu'on menait à Navarre ressemblait un peu à celui de
+la Malmaison. On déjeunait à dix heures tous les jours. Le dimanche
+seulement on changeait l'heure de ce repas, qui avait lieu <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span>
+plus tard. L'Impératrice, à moins d'être malade, entendait la messe
+tous les dimanches, ainsi que les jours de fêtes. M. de Barral
+n'officiait que les jours de fêtes.</p>
+
+<p>Le déjeuner de Navarre avait une plus grande apparence que celui de
+la Malmaison: à la Malmaison l'Impératrice déjeunait toujours dans
+un petit salon très-bas, dans lequel tenaient à peine dix à douze
+personnes. Plus tard, après le divorce, on prit le parti de déjeuner
+dans la grande salle à manger qui est auprès du cabinet de l'Empereur.</p>
+
+<p>À Navarre, tout était ordonné comme on se figure que ce devait l'être
+dans un vieux château du moyen âge: la richesse de la vaisselle,
+l'abondance des mets, le grand nombre des domestiques, tout cela
+avait un air féodal. Quatre maîtres d'hôtel, deux officiers, un
+sommeiller, un premier<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65" title="Go to footnote 65"><span class="smaller">[65]</span></a> maître d'hôtel (premier officier de la
+bouche) inspectant le service, un valet de pied derrière chaque
+convive, voilà quel était le service de Navarre. Derrière le fauteuil
+de l'Impératrice se tenaient, pour son service spécial, deux valets
+de chambre, un basque, un chasseur et le premier maître d'hôtel.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> Après le déjeuner, qui durait une heure environ, on
+rentrait dans la galerie, et l'Impératrice se mettait à un métier
+de tapisserie. La matinée se passait à causer, travailler et lire
+tout haut. On dînait à six heures, et, en été, on allait se promener
+dans la forêt. L'Impératrice rentrait ensuite, et elle faisait sa
+partie de whist avec M. Deschamps et M. Pierlot, l'un, intendant de
+sa maison, et l'autre son secrétaire des commandements; ou bien sa
+partie de trictrac avec monseigneur l'évêque d'Évreux. Pendant la
+partie de l'Impératrice, toutes les jeunes femmes, avec la reine
+Hortense, allaient dans la pièce voisine, et là on dansait, on
+faisait de la musique, on s'amusait enfin.</p>
+
+<p>On a vu par toutes les lettres que j'ai transcrites sur les pièces
+fournies par la reine <i>Hortense elle-même</i>, et dont son fils le
+prince Louis possède toujours les originaux, que l'Empereur était
+aussi bon qu'il est possible de l'être dans la position nouvelle
+qu'il avait choisie pour l'Impératrice Joséphine: elle ne reconnut
+pas cette extrême bonté, je le dis avec peine; et loin d'écouter les
+conseils de l'amitié qui lui étaient évidemment transmis, elle accrut
+elle-même la douleur de sa position.</p>
+
+<p>L'Empereur eut de l'humeur de son retour à la <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> Malmaison,
+en 1810; on le voit dans une lettre par laquelle il est visible
+qu'il ne lui avait pas encore annoncé la grossesse de Marie-Louise.
+Cette lettre, en date du 14 septembre 1810, n'a que quelques lignes;
+mais elle dut porter coup à une personne aussi impressionnable que
+Joséphine pour tout ce qui lui venait de l'Empereur.</p>
+
+<p class="p2 date">«Saint-Cloud, 14 septembre 1810.</p>
+
+<p>»Je reçois ta lettre, et je vois avec plaisir que tu te portes bien;
+l'Impératrice est <i>effectivement</i> grosse de quatre mois. <i>Elle m'est
+fort attachée</i>, etc.»</p>
+
+<p class="p2">On voit par le mot <i>effectivement</i> que l'Empereur confirmait une
+demande presque douteuse.</p>
+
+<p>Oui, il eut à cette époque beaucoup d'humeur du séjour de Joséphine
+en France. Napoléon était l'homme le plus désireux de ne faire
+aucunement parler sur lui et sa famille relativement à leur vie
+privée... Il connaissait assez la France et surtout les salons
+de Paris pour être certain que les beaux parleurs et les belles
+parleuses ne se feraient faute de saisir un si beau sujet de discours
+que celui de l'oraison funèbre de toutes les espérances de Joséphine
+à la naissance d'un héritier de l'Empire; et il avait raison. Pour
+compléter son mécontentement, Joséphine ne lui écrivait que pour lui
+demander de l'argent; il semblait que depuis que cette grossesse
+<span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> de Marie-Louise était annoncée, elle spéculât sur les
+consolations qu'il fallait qu'elle en reçût. Je vois dans une autre
+lettre de l'Empereur en date du 14 novembre 1810:</p>
+
+<p>«... <i>Je ferai les différentes choses que tu me demandes pour ta
+maison</i>... etc.»</p>
+
+<p>Et puis le 8 juin 1811:</p>
+
+<p>«... J'arrangerai toutes les affaires dont tu me parles... etc.»</p>
+
+<p>Et enfin au mois d'août 1813 (25 août):</p>
+
+<p class="p2">«... Mets de l'ordre dans tes affaires; ne dépense que quinze cent
+mille francs par an, et mets de côté quinze cent mille francs; cela
+fera une réserve de quinze millions en dix ans, pour tes petits
+enfants: il est doux de pouvoir faire cette chose pour eux. Au lieu
+de cela, l'on me dit que tu as des dettes. Cela serait bien vilain.
+Occupe-toi de tes affaires, et ne donne pas à qui veut prendre. Si
+tu veux me plaire, fais que je sache que tu as un gros trésor: juge
+combien j'aurais mauvaise opinion de toi si je te savais endettée
+avec trois millions de revenu.</p>
+
+<p>»Adieu, mon amie; porte-toi bien.</p>
+
+<p class="author">»<span class="smcap">Napoléon.</span><a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66" title="Go to footnote 66"><span class="smaller">[66]</span></a>»</p>
+
+<p class="p2"><span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> Cette lettre fit un effet d'autant plus douloureux sur
+l'Impératrice Joséphine, qu'elle fut écrite le jour de la fête de
+Marie-Louise et porte la date du 25 août... Lorsque sa rivale était
+entourée de fleurs, d'hommages, d'encens et de caresses, on lui
+donnait à elle les remontrances, les larmes et les chagrins!...
+Napoléon n'y avait certes pas songé, mais Joséphine le crut, et dans
+de pareils moments, sa dignité de femme était toute en oubli; elle
+fut malade, et la reine Hortense le dit à l'Empereur. Napoléon était
+bon quoiqu'il ne fût pas très-sensible: il envoya aussitôt un page à
+la Malmaison avec une lettre de quelques lignes que voici:</p>
+
+<p class="p2 date">«Trianon, vendredi, huit heures du matin.</p>
+
+<p>»J'envoie savoir comment tu te portes, car Hortense m'a dit que tu
+étais au lit hier. J'ai été fâché contre toi pour tes dettes... Je
+ne veux pas que tu en aies; au contraire, j'espère que tu mettras
+un million de côté tous les ans pour donner à tes petites-filles
+lorsqu'elles se marieront.</p>
+
+<p>»Toutefois, ne doute jamais de mon amitié pour toi, et ne te fais
+aucun chagrin là-dessus, etc.»</p>
+
+<p class="p2">Ces malheureuses dettes faisaient le tourment de l'Empereur, et ce
+tourment était incurable parce que Joséphine était incorrigible;
+partout où elle <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> trouvait une tentation elle y cédait: une
+fois c'était un châle de douze mille francs qu'elle ne pouvait se
+dispenser de prendre parce que la couleur en était unique; une autre
+fois c'était une pièce d'orfévrerie en vermeil, ou bien une parure,
+un tableau; tout cela était acheté aussitôt que présenté. Un jour,
+à Genève, elle va se promener à Prégny<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67" title="Go to footnote 67"><span class="smaller">[67]</span></a>: le site lui plaît; elle
+achète la maison. Qu'est-ce en effet? un chalet un peu plus orné
+qu'un autre; mais ce chalet est trop petit, les femmes de chambre
+sont mal logées, les valets de chambre murmurent: l'Impératrice
+était bonne, elle ne voulait faire crier personne, et pour cela elle
+fait bâtir à Prégny. C'est <i>peu de chose</i>, sans doute, mais ensuite
+il fallut meubler cette maison... on y recevait... Enfin ce chalet
+devint une occasion de dépense; et comme tout est relatif, ce qui
+augmenterait le passif d'un budget d'une fortune de 100,000 francs de
+rentes, de cinq ou six mille au moins, produit relativement le même
+effet dans une maison de prince.</p>
+
+<p>Tout ce que je dis là est bien prosaïque; mais la vie matérielle ne
+l'est-elle pas en effet? Il faut vivre, et les jours n'ont qu'un
+nombre d'heures fixe. Tout doit être régulier comme le cours du
+<span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> temps, et l'Empereur voulait cette régularité autour de lui.
+Duroc avait cimenté sa faveur et l'attachement de l'Empereur pour lui
+par le grand ordre qu'il avait établi dans le palais impérial. Il
+avait voulu, d'après l'ordre de Napoléon mettre le même ordre dans
+les affaires de Joséphine; mais l'entreprise n'avait pu avoir lieu,
+avec elle la chose était impossible.</p>
+
+<p>Toutefois Joséphine, malgré sa légèreté, était foncièrement bonne, et
+son attachement pour Napoléon était profond. Elle avait été blessée
+de cet ordre voilé pour le voyage d'Italie, mais ensuite elle se
+détermina à aller voir sa belle-fille, dont elle était adorée. Elle
+y alla en 1812 et fut reçue à Milan avec enthousiasme;
+elle-même éprouva un très-vif sentiment de bonheur en revoyant ces
+mêmes lieux où la passion la plus brûlante était ressentie pour
+elle, et par quel c&oelig;ur!.. par celui du plus grand homme que
+l'histoire du monde nous présente!... et lorsque cette passion lui
+donnait le bonheur non-seulement du c&oelig;ur, mais de l'orgueil!...
+dans ces mêmes lieux où plus tard cette même affection moins vive,
+mais toujours aussi tendre, lui mettait une nouvelle couronne sur la
+tête... Mais si Joséphine ne retrouva pas ensuite, dans cette cour
+de la vice-reine, ce bonheur qu'elle pleurait, elle y retrouva tout
+le respect, <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> tous les soins que jadis la cour impériale lui
+avait offerts. Sa belle-fille mit sa gloire à remplacer son Eugène,
+comme toujours elle l'appelait, auprès de sa mère.</p>
+
+<p>J'ai peu parlé de la princesse Auguste; j'ai seulement dit combien
+elle était belle. Mais lorsqu'on la connaissait on savait qu'elle
+était encore meilleure; et, comme souveraine, comme princesse, elle
+avait le pouvoir de doubler le charme de la femme dans l'exercice de
+sa bonté, et jamais elle ne perdit un de ses droits. Elle était bien
+aimée à Milan... Le prince Eugène l'adorait.</p>
+
+<p>Je vais transcrire ici une lettre du prince Eugène à sa mère. Cette
+lettre fut écrite par lui du fond de la Russie, où il était, tandis
+que Joséphine avait été consoler sa belle-fille et la soigner dans
+ses couches. Elle fut reçue admirablement... On la logea à la <i>Villa
+Bonaparte</i>, où était la vice-reine, et elle occupa l'appartement du
+vice-roi. Pendant ce voyage la princesse Auguste fut pour elle la
+plus tendre et la plus attentive des filles. Elle était grosse, et
+déjà fort avancée dans sa grossesse. Elle était déjà entourée de
+trois beaux enfants: un garçon et deux filles<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68" title="Go to footnote 68"><span class="smaller">[68]</span></a>. On <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> était
+alors au milieu de l'été de 1812... Les inquiétudes commençaient déjà
+à remplacer les joies et les victoires. En quittant l'Impératrice à
+la Malmaison, j'en reçus la promesse de venir aux eaux d'Aix, avant
+de rentrer en France.</p>
+
+<p>&mdash;«Hélas!» me dit-elle ensuite, «qui sait où nous serons tous cet
+automne!...»</p>
+
+<p>Elle était profondément triste.</p>
+
+<p>La vue de la famille de son fils la ranima. L'impératrice Joséphine
+avait un c&oelig;ur excellent et se plaisait dans ses affections de
+famille. Ses petits-enfants l'adoraient... Le prince Napoléon, fils
+aîné de la reine Hortense, disait un jour, à la Malmaison, en voyant
+partir madame la comtesse de Tascher<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69" title="Go to footnote 69"><span class="smaller">[69]</span></a>, sa cousine, qui allait
+joindre son mari:</p>
+
+<p>&mdash;«Il faut que ma cousine aime bien son mari, pour quitter
+grand'-maman!...»</p>
+
+<p>En voyant la famille de son fils bien-aimé, Joséphine éprouva un
+sentiment de joie bien vif (écrivait-elle elle-même à la reine
+Hortense). Cependant tous ces enfants si beaux... si bien portants...
+ce fils qui aurait dû porter le nom <i>de César</i>, et que Napoléon
+eût peut-être mieux <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> fait de choisir pour son héritier et
+son successeur... toutes ces pensées aussi l'assaillirent et lui
+donnèrent une vive peine au milieu de sa joie. Elle en parlait avec
+un naturel de c&oelig;ur fort touchant. La vice-reine accoucha le 31
+juillet d'une fille<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70" title="Go to footnote 70"><span class="smaller">[70]</span></a>, et l'Impératrice la garda et la soigna comme
+l'aurait pu faire une bourgeoise de la rue Saint-Denis. C'était dans
+de pareils moments que Joséphine était incomparable de bonté et de
+charme de sentiment.</p>
+
+<p class="p2">«Ma bonne mère,» lui écrivait Eugène, «je t'écris du champ de
+bataille. Je me porte bien. L'Empereur a remporté une grande victoire
+sur les Russes. On s'est battu treize heures. Je commandais la
+gauche. Nous avons tous fait notre devoir. J'espère que l'Empereur
+sera content.</p>
+
+<p>»Je ne puis assez te remercier de tes soins, de tes bontés pour ma
+petite famille. Tu es adorée à Milan, comme partout. On m'écrit des
+choses charmantes, et tu as fait tourner les têtes de toutes les
+personnes qui t'ont approchée.</p>
+
+<p>»Adieu. Veux-tu donner de mes nouvelles à ma s&oelig;ur? je lui écrirai
+demain.</p>
+
+<p>»Ton affectionné fils,</p>
+
+<p class="authorsc">»Eugène.»</p>
+
+<p class="p2"><span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> Lorsque l'impératrice Joséphine arriva à Aix en Savoie,
+Aix était rempli de la famille impériale. La princesse Pauline,
+Madame-Mère, la reine d'Espagne, la princesse de Suède: c'était à n'y
+pas tenir pour l'Impératrice, qui savait combien toute cette famille
+avait poussé au divorce. Je l'assurai de ce dont j'étais sûre, c'est
+que la reine Julie n'avait en rien porté l'Empereur à cette action,
+et qu'elle avait au contraire employé son crédit sur lui pour l'en
+empêcher. Quant à la reine de Naples, c'était autre chose, ainsi que
+la princesse Borghèse.</p>
+
+<p>Je trouvai l'Impératrice très-abattue. Les revers de Russie n'étaient
+pourtant pas encore connus, ni même prévus par notre insouciance, ce
+qui est bien étonnant!... Joséphine seule paraissait craindre, elle
+si confiante et si légère!... Il semblait que cette malheureuse femme
+eût une seconde vue du malheur de l'homme dont elle avait été si
+longtemps comme l'étoile préservatrice.</p>
+
+<p>&mdash;«Voyez, me disait-elle, voilà encore un ami de moins pour moi!...
+Tout ce qui m'aime est frappé de mort ou de malheur!»</p>
+
+<p>C'était en apprenant la mort de ce pauvre Auguste de Caulaincourt...
+Sa mère, dame d'honneur de la reine Hortense, et l'une des plus
+anciennes <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> amies de l'Impératrice, était atteinte au c&oelig;ur
+par cette mort de l'un de ses fils, lorsque la blessure faite par
+l'infortune de l'aîné saignait encore!... Le comte de Caulaincourt
+(Auguste) était aussi de mes amis, et de mes amis d'enfance.</p>
+
+<p>L'Impératrice, déjà accablée par tout ce qui l'avait frappée
+depuis quelques années, reçut le dernier coup par les malheurs de
+la campagne de Russie. Hors d'état d'opposer par sa nature une
+résistance assez forte à l'orage qui fondait sur elle et sur ceux
+qu'elle aimait, elle reçut dès lors la première atteinte du coup dont
+elle mourut plus tard. Je la revis à mon retour d'Aix, et la trouvai
+bien changée. Elle était à la Malmaison, et revenait de Navarre, où
+l'humidité du lieu lui avait également fait beaucoup de mal. Il est
+impossible d'être plus aimable qu'elle ne l'était alors. C'était
+avec un charme tout entier d'attraction qu'on se sentait attirer
+vers la Malmaison. À la vérité Joséphine avait été bien heureuse de
+l'ordre qu'avait donné l'Empereur qu'on lui fît voir le roi de Rome;
+l'entrevue avait eu lieu sans que Marie-Louise le sût.</p>
+
+<p>Elle voulait que je fusse à Navarre; mais ma santé s'y opposa
+longtemps. La vie qu'on y menait était au reste à peu près la même
+qu'à la Malmaison. L'Impératrice était seulement plus entourée de
+son <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> service... et madame d'Arberg, investie d'une grande
+confiance par l'Empereur, veillait à ce que l'Impératrice ne fît pas
+des dépenses exagérées, et par là n'éveillât pas le mécontentement
+de l'Empereur. Il y avait aussi une autre chose sur laquelle
+Napoléon appelait toute la surveillance de madame d'Arberg; c'était
+<i>le décorum</i> du rang de l'Impératrice. Ayant appris que Joséphine,
+pour mettre plus de laisser-aller dans les relations qui existaient
+entre les personnes de son service d'honneur et elle, avait permis à
+l'officier commandant sa garde et à ses chambellans de l'accompagner
+à la promenade en habit bourgeois, l'Empereur écrivit à madame
+d'Arberg que l'impératrice Joséphine avait été sacrée, que ce
+caractère <i>était indélébile</i>; qu'elle devait, en conséquence, songer
+à se faire <i>respecter</i>, et qu'il ordonnait que jamais elle ne sortît
+sans être accompagnée par ses officiers en tenue.&mdash;«J'ai oublié les
+pages dans la formation de sa maison, ajoutait Napoléon; mais je les
+nommerai incessamment, et les enverrai.»</p>
+
+<p>Ce qu'il fit peu de temps après.</p>
+
+<p>Le château de Navarre paraît fort grand, et pourtant il contient peu
+de logement. Lorsque la reine Hortense venait voir sa mère, qu'elle
+adorait, et pour qui elle était la plus soigneuse des filles, elle
+logeait, avec son service, dans le petit <span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> château, qui n'est
+séparé du grand que par un petit espace; mais il y a une cour à
+traverser. Aussi gagna-t-on des rhumes dont on ne pouvait guérir que
+longtemps après, pour avoir passé quelques jours à Navarre dans une
+grande chambre où le vent sifflait de tous côtés, et d'une telle
+force, que les rideaux des fenêtres voltigeaient sous le souffle d'un
+vent de bise vraiment glacial, surtout à l'époque de l'année où l'on
+fut voir l'Impératrice. Cette chambre, plus tard, fut comparée par
+moi à l'appartement de lady Rowena, dans <i>Ivanhoé</i>... L'appartement
+de l'Impératrice était chaud et confortable; mais c'était le seul de
+la maison, avec les grandes salles de réception du rez-de-chaussée.</p>
+
+<p>Du temps du duc de Bouillon, Navarre était autrement distribué que
+de celui de Joséphine, mais sa position était la même. La plus
+agréable manière de s'y rendre est de prendre la route de Rouen. De
+Rouen à Évreux le pays est ravissant, les sites ont un aspect tout
+autre que dans le reste de la France; ils sont à la fois fertiles et
+pittoresques. Dans la vallée d'Andelle, au milieu de laquelle s'élève
+le charmant village de Fleury, partout des eaux vives, partout de
+la fraîcheur et de la vie dans la nature qui vous entoure... D'un
+côté, la montagne des Deux-Amants rappelle une vieille <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span>
+légende... d'un autre, on voit Charleval, et tout cela entouré,
+surmonté de collines couvertes de bois, dans lesquels des sources
+jaillissantes entretiennent une continuelle verdure tant que dure
+l'été... Enfin, on traverse Louviers... cette ville, qui fut un temps
+si fameuse par ses fabriques de draps, et qui maintenant n'a plus que
+des souvenirs... Et puis, au milieu d'une jolie vallée, on trouve
+enfin Évreux... l'antique <i>Eburovicum Mediolanum</i> des Romains...
+Évreux était presque entièrement bâtie en bois avant la Révolution;
+depuis, on a beaucoup reconstruit, mais le temps ne peut rien aux
+localités... Navarre est à une fort petite distance d'Évreux. Le
+château a été construit par un des Mansard. L'architecture, quoique
+très-modifiée par les propriétaires successeurs de M. de Bouillon,
+se ressent de la première intention de l'architecte. L'édifice
+<i>d'honneur</i> est surmonté d'une coupole assez mauvaise, destinée à
+couvrir un immense salon central, vaste comme une halle, où venaient,
+du temps du duc, aboutir les divers appartements au rez-de-chaussée.
+Ce salon était octogone. Je ne sais si maintenant il subsiste
+toujours. Le duc de Bouillon avait été d'abord exilé à Navarre, alors
+la plus belle terre de France; et puis ensuite il adopta, par haine
+et ressentiment contre la cour, les <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> opinions démagogiques,
+et mourut tranquille dans son château de Navarre, d'une hydropisie,
+pour laquelle il a subi vingt-trois opérations...</p>
+
+<p>Son intérieur, comme je l'ai dit, était bizarrement ordonné pour
+un homme de son âge... Navarre était renommé pour ses plaisirs de
+chaque jour, soit comme spectacle, chasse, dîners, soupers joyeux,
+et surtout liberté tellement grande, qu'on pouvait l'appeler
+<i>licence</i>... et le pauvre Prince n'allait même pas à table!... Il
+demeurait dans sa chambre à coucher, où tout le monde allait ensuite
+prendre le café. La duchesse de Bouillon, jeune femme de vingt ans,
+sèche et longue personne, vaine, altière, déplaisante comme une
+grande dame, impolie enfin, ce qui est tout dire, faisait tant bien
+que mal les honneurs du château, où personne n'aurait certainement
+été pour elle... Mais, dans ce château, à côté du duc de Bouillon,
+était une femme de quarante-cinq ans, mais belle comme Niobé, bonne
+comme un ange: et cette femme, savez-vous qui elle était? la mère
+de madame la duchesse de Bouillon... La morale murmurait de cette
+réunion, mais je crois avoir dit que ce n'était pas à Navarre qu'il
+fallait aller faire un cours de sévérité de m&oelig;urs. Madame la
+marquise de Banastre avait été longtemps aimée du duc de Bouillon.
+Le marquis vivait... le mariage <span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> de mademoiselle de Banastre
+pouvait seul amener un rapprochement entre deux amis qui n'étaient
+plus que cela. Il eut lieu... Deux mois après, le marquis de Banastre
+meurt à Coblentz!... Voilà du malheur!...</p>
+
+<p>Madame de Banastre était admirablement belle et charmante... Quant à
+sa fille, j'ai tout dit:</p>
+
+<p>Grande dame impertinente.....</p>
+
+<p>Ce mot veut dire sotte, ridicule, méchante, et souvent sans être
+redoutable; ce qui est le plus fâcheux.</p>
+
+<p>Jadis Navarre avait trois jardins: le premier en arrivant par
+l'avenue d'Évreux a été tracé originairement par Le Nôtre... Il avait
+des bassins de marbre blanc, comme à Versailles, avec des <i>mascarous</i>
+en bronze... Le second, dans le genre qu'on appelait alors Anglais,
+avait les plus beaux arbres que la Normandie puisse produire.
+Quelques années avant que Joséphine n'achetât cette terre de Navarre
+j'ai vu là une avenue de plus de cent pieds de largeur, dont les
+arbres séculaires avaient acquis, par le temps, une élévation dont
+rien ne peut donner l'idée... Dans ce même jardin, à la droite du
+château, j'ai vu aussi à cette époque un temple en briques sur un
+modèle antique, avec cette inscription grecque:</p>
+
+<p class="quote">&#917;&#929;&#937;&#932;&#921; &#927;&#933;&#929;&#913;&#925;&#921;&#937;</p>
+
+<p>Ce qui signifie: À l'amour céleste.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> M. de Bouillon avait à Navarre des serres admirables. M. Roy
+les a relevées; et, en tout, il a fait grand bien à la propriété de
+Navarre.</p>
+
+<p>Lorsque l'Impératrice l'eût en sa possession, il y avait pourtant de
+grands dégâts occasionnés par les eaux. Deux rivières entourent les
+jardins; l'<i>Iton</i> et l'<i>Eure</i>. Leurs eaux fournissent aux bassins,
+aux cascades, dont la moitié sans doute a été supprimée, mais dont il
+reste encore assez pour que les conduits, n'étant pas bien soignés et
+se brisant, répandent les eaux qu'ils amènent et causent de grands
+inconvénients. Quoi qu'il en soit, Navarre fut et sera toujours un
+très-beau lieu.</p>
+
+<p>Pour donner une idée de ce qu'il était au temps du duc de Bouillon,
+j'ai abandonné celui de Joséphine, précisément au moment où j'allais
+raconter comment se passait la Saint-Joseph à Navarre. C'était alors
+et dans les deux mois qui suivaient, le plus délicieux séjour de
+France. La nature reprenait alors sa robe fleurie, et, plus tard,
+les belles eaux de l'<i>Eure</i> et de l'<i>Iton</i> donnaient une vie presque
+intellectuelle à cette nature si admirable, qui entourait le château
+et présentait, à chaque pas, un site à observer, un éloge à donner.</p>
+
+<p>Ce 19 mars dont je parle, à dix heures du matin; une troupe de
+jeunes filles toutes fraîches et <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> jolies, et des familles
+les plus distinguées de la province, vint d'Évreux à Navarre pour
+présenter les v&oelig;ux de la ville à l'Impératrice. Elle faisait
+beaucoup de bien dans le pays, et elle donnait immensément; elle
+avait fondé une école pour de pauvres orphelines où elles apprenaient
+à faire de la dentelle. L'Impératrice avait encore donné à la ville
+d'Évreux des marques d'intérêt qui lui avaient gagné le c&oelig;ur des
+habitants. Non-seulement elle s'était occupée de leurs besoins, en
+venant à l'aide des pauvres jeunes filles orphelines, mais encore
+elle songeait aux plaisirs des gens d'Évreux. Elle avait acheté un
+grand et beau terrain pour y faire construire une salle de spectacle,
+et, de plus, une autre portion de terrain, qui devait agrandir la
+promenade, que l'Impératrice devait faire entièrement replanter,
+et orner de plus de dix mille pieds d'églantiers, greffés des plus
+belles espèces de roses. Aussi la ville, dans sa reconnaissance, lui
+adressa-t-elle des vers qui lui furent récités par une très-agréable
+personne, dont j'ai oublié le nom, mais qui était fille du maire
+d'Évreux à cette époque. Elle ne fut embarrassée que ce qu'il fallait
+pour la pudeur gracieuse d'une jeune fille. L'entrée de toutes ces
+jeunes personnes fut charmante: elles avaient fait un dôme de toutes
+les fleurs printanières, sous lequel était placée la jeune fille du
+maire, <span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> portant le buste de l'Impératrice. Lorsqu'elle <i>eut
+récité</i> son compliment en vers, on servit un très-beau déjeuner,
+auquel Joséphine assista, et après lequel elle leur fit à toutes de
+charmants présents.</p>
+
+<p>Elle était fort tourmentée de la pensée que ce qu'on voulait faire
+pour elle pouvait déplaire à Marie-Louise, et par suite à l'Empereur.
+Elle m'en parla.</p>
+
+<p>&mdash;«Ils veulent faire des réjouissances à Évreux, me dit-elle; vous,
+qui habitez Paris, et qui connaissez mieux que tout ce qui m'entoure
+l'esprit de la cour des Tuileries, qu'en pensez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je pense, madame, que tout ce qui rappelle voire nom à une certaine
+personne trouble son sommeil, sans néanmoins l'empêcher de dormir;
+car, pour cela, je crois la chose impossible.»</p>
+
+<p>Joséphine se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;«Vous ne l'aimez pas? me dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Non, madame</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi cela?</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'elle me déplaît... et je ne suis pas la seule... Je crois
+donc que votre majesté doit fort peu s'inquiéter si Marie-Louise
+est ou non tourmentée par les cris d'amour et de reconnaissance
+de Navarre et d'Évreux... Je ne puis, d'ailleurs, donner un avis
+d'après moi... Rien ne <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> m'inspire moins de pitié et d'intérêt
+que le bas et vil sentiment de l'envie.»</p>
+
+<p>Malgré ce qu'on lui dit, l'Impératrice défendit toute démonstration
+publique à Évreux; mais ce fut en vain, on illumina dans toute
+la ville... On fit des feux de joie, non-seulement dans la ville
+d'Évreux, mais dans les villages autour de Navarre, où l'Impératrice
+répandait une foule de bienfaits. Comme l'Impératrice ne voulait
+aucune fête ostensible, on ne joua pas la comédie au château, mais M.
+Deschamps<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71" title="Go to footnote 71"><span class="smaller">[71]</span></a> y suppléa en faisant de jolis couplets de circonstance,
+si pourtant il en est de jolis dans ce cas-là; mais il aimait
+l'Impératrice, et le c&oelig;ur a toujours de l'esprit!...</p>
+
+<p>Ce fut le soir, après dîner, qu'on vit entrer dans le grand salon une
+troupe de paysans, parmi lesquels se trouvaient des hommes et des
+femmes habillés en costume de ville; c'était une députation <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span>
+des villages entourant Navarre, qui venait complimenter Joséphine
+sur le 19 mars. Toute cette troupe, qui n'était autre chose que
+les habitants ordinaires de Navarre, entonna d'abord le bel air de
+Roland, de Méhul, et fit son entrée par un ch&oelig;ur général:</p>
+
+<table class="auto center" style="width: 20em;" border="0" summary="Poésie.">
+<tr>
+<td class="left">
+
+<div class="poem10">
+<p class="add2em">Sur l'air: <i>Le roi des preux, le fier Roland</i>.</p>
+
+<p>Comme nos c&oelig;urs, joignons nos voix,<br>
+ Chantons l'auguste Joséphine:<br>
+ Aux fleurs qui naissent sous ses lois<br>
+ Sa main ne laisse point d'épines.<br>
+ Partout la suit de ses bienfaits,<br>
+ Ou l'espérance ou la mémoire;<br>
+ De Joséphine pour jamais<br>
+ Vive le nom! vive la gloire (<i>bis</i>)!</p>
+</div>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME D'AUDENARDE LA MÈRE</span><a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72" title="Go to footnote 72"><span class="smaller">[72]</span></a>.</p>
+
+<div class="poem10">
+<p class="add2em"><span class="smcap">Air</span>: <i>Partant pour la Syrie</i>.</p>
+
+<p>Longtemps d'un fils que j'aime<br>
+ J'enviai le bonheur;<br>
+ Mais près de vous moi-même,<br>
+ Rien ne manque à mon c&oelig;ur.<br>
+ Si tous les dons de plaire<br>
+ Forment vos attributs,<br>
+ Hommage, amour sincère,<br>
+ Pour vous sont nos tributs. (<i>bis.</i>)</p>
+</div>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> MADAME GAZANI.</p>
+
+<div class="poem10">
+<p class="add2em">Sur l'air: <i>À deux époques de la vie</i>.</p>
+
+<p>Gênes me vit dès mon jeune âge<br>
+ Brûler d'être à vous pour jamais:<br>
+ Votre &oelig;il distingua mon hommage,<br>
+ Votre c&oelig;ur combla mes souhaits.<br>
+ À vos bontés, à leur constance,<br>
+ Je dois tout!... et puissent vos yeux<br>
+ Voir ici ma reconnaissance,<br>
+ Comme à Gênes ils virent mes v&oelig;ux<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73" title="Go to footnote 73"><span class="smaller">[73]</span></a>.</p>
+</div>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> MADAME DE COLBERT (AUGUSTE).</p>
+
+<p class="poem10">
+ Dans les murs de Charlemagne,<br>
+ J'ai pu vous offrir mes v&oelig;ux;<br>
+ D'une fête de campagne,<br>
+ Pour vous nous formions les jeux.<br>
+ Ce temps qu'ici tout rappelle<br>
+ Vient de ranimer mon c&oelig;ur:<br>
+ En retrouvant tout mon zèle,<br>
+ J'ai retrouvé mon bonheur<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a><a href="#footnote74" title="Go to footnote 74"><span class="smaller">[74]</span></a>.</p>
+</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> Les plus jolis vers furent ceux de mademoiselle de Mackau.</p>
+
+<table class="auto center" style="width: 20em;" border="0" summary="Poésie.">
+<tr>
+<td class="left">
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">MADEMOISELLE DE MACKAU.</span><a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75" title="Go to footnote 75"><span class="smaller">[75]</span></a></p>
+
+<div class="poem10">
+<p class="add2em"><span class="smcap">Air</span>: <i>L'hymen est un lien charmant</i>.</p>
+
+<p>Loin d'elle j'ai dû regretter<br>
+ Une princesse auguste et chère:<br>
+ Manheim l'adore et la révère,<br>
+ Et j'ai pleuré de la quitter.<br>
+ Mais quand j'ai vu de son image<br>
+ Le modèle dans notre cour,<br>
+ Mon c&oelig;ur sentit un doux présage;<br>
+ Bientôt les charmes du séjour<br>
+ Ont séché des pleurs du voyage.</p>
+</div>
+</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Mademoiselle de Castellane chanta aussi un couplet que je ne puis
+retrouver, pas plus, au reste, que mademoiselle de Castellane
+n'a retrouvé <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> la reconnaissance et la mémoire pour les
+bienfaits sans nombre dont Joséphine l'a comblée, bienfaits portés
+au point, par exemple, de payer sa pension chez madame Campan, où
+elle fut élevée avec sa s&oelig;ur. Elle l'a <i>mariée</i>, <i>dotée</i>; elle
+lui a donné un très-beau trousseau; enfin, elle a fait pour elle
+et mademoiselle de Mackau ce qu'elle n'a fait pour aucune de ses
+filleules. Mademoiselle de Mackau en est demeurée reconnaissante;
+mais mademoiselle de Castellane le fut si peu, qu'après la mort de
+Joséphine, la reine Hortense ne la vit qu'une fois pendant l'année
+1814!...</p>
+
+<p>Ah! cela fait mal... Reprenons la suite du récit de la Saint-Joseph,
+à Navarre.</p>
+
+<p>Mademoiselle Georgette Ducrest était alors à Navarre. Jolie comme un
+ange, fraîche comme une rose, aimant l'Impératrice d'une véritable
+affection, elle s'avança vers elle avec une émotion touchante qui
+n'enleva rien au charme ravissant de sa voix, qui alors était dans
+toute sa beauté. Elle chanta aussi un couplet fort joli sur l'air de
+<i>Joseph</i>.</p>
+
+<p>Lorsque tout ce qui portait <i>l'habit</i> de ville fut entendu, alors
+arriva la députation villageoise. C'était madame Octave de Ségur
+et M. de Vieil-Castel, habillés en paysans, Colette et Mathurin.
+<span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> Ils rappelaient, dans leurs couplets alternativement
+chantés, les bienfaits de l'Impératrice.</p>
+
+<table class="auto center" style="width: 20em;" border="0" summary="Poésie.">
+<tr>
+<td class="left">
+<p class="speakersc">MATHURIN.</p>
+
+<p class="poem10">Sur nos monts, v'là qu'on amène<br>
+ Des parures d'arbrisseaux,<br>
+ Et que l'on fait de la plaine<br>
+<span class="add2em">Partir les eaux<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76" title="Go to footnote 76"><span class="smaller">[76]</span></a>.</span></p>
+
+<p class="speakersc">COLETTE.</p>
+
+<p class="poem10">Dans Évreux, ses mains soutiennent<br>
+ Pour les arts d'heureux berceaux,<br>
+ Ousque les jeunes filles apprennent<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77" title="Go to footnote 77"><span class="smaller">[77]</span></a><br>
+<span class="add2em">Mieux qu' leux fuseaux.</span></p>
+
+<p class="speakersc">MATHURIN.</p>
+
+<p class="poem10">All' veut qu' les promenades y prennent<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78" title="Go to footnote 78"><span class="smaller">[78]</span></a><br>
+<span class="add2em">D'salignements nouveaux,</span><br>
+ <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> Et qu'on ôte à <i>Marpomène</i><br>
+ Ses vieux tréteaux<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79" title="Go to footnote 79"><span class="smaller">[79]</span></a>.</p>
+
+<p class="speakersc">COLETTE.</p>
+
+<p class="poem10">Si tous ceux qui, dans leur peine,<br>
+ Ont eu part à ses cadeaux,<br>
+ D'un' fleur lui portait l'étrenne,<br>
+<span class="add2em">L'bouquet s'rait beau, etc.</span></p>
+</td>
+</table>
+
+<p>M. de Turpin de Crissé, chambellan de Joséphine, connu par son joli
+talent de peinture, fit ce jour-là, pour l'Impératrice, une chose
+charmante. C'était un jeu de cartes, dont les figures représentaient
+toute la société habituelle de Navarre. J'ai rarement vu quelque
+chose de plus gracieux que ce jeu de cartes.</p>
+
+<p>Quant à l'Impératrice, elle se souhaita à elle-même sa fête, en
+donnant des aumônes très-abondantes à tous les pauvres des environs;
+les bénédictions durent être grandes dans cette journée.</p>
+
+<p>Puisque j'ai parlé d'une Saint-Joseph à Navarre, je vais en
+rapporter une qui avait eu lieu à la Malmaison, <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> quelques
+années avant; l'Empereur était en Allemagne à cette époque.</p>
+
+<p>Nous organisâmes la fête de l'Impératrice, en l'absence de la reine
+Hortense. La reine de Naples et la princesse Pauline, qui pourtant
+n'aimaient guère l'Impératrice, mais qui avaient rêvé qu'elles
+jouaient bien la comédie, voulurent se mettre en évidence, et deux
+pièces furent commandées. L'une à M. de Longchamps, secrétaire des
+commandements de la grande-duchesse de Berg; l'autre, à un auteur de
+vaudevilles, un poëte connu. Les rôles furent distribués à tous ceux
+que les princesses nommèrent, mais elles ne pouvaient prendre que
+dans l'intimité de l'Impératrice qui alors était encore régnante.</p>
+
+<p>La première de ces pièces était jouée par la princesse Caroline
+(grande-duchesse de Berg), la maréchale Ney, qui remplissait
+à ravir<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a><a href="#footnote80" title="Go to footnote 80"><span class="smaller">[80]</span></a> un rôle de vieille, madame de Rémusat, madame de
+Nansouty<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81" title="Go to footnote 81"><span class="smaller">[81]</span></a> et madame de Lavalette<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82" title="Go to footnote 82"><span class="smaller">[82]</span></a>; <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> les hommes étaient
+M. d'Abrantès, M. de Mont-Breton<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83" title="Go to footnote 83"><span class="smaller">[83]</span></a>, M. le marquis d'Angosse<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84" title="Go to footnote 84"><span class="smaller">[84]</span></a>, M.
+le comte de Brigode<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85" title="Go to footnote 85"><span class="smaller">[85]</span></a>, et je ne me rappelle plus qui. Dans l'autre
+pièce, celle de M. de Longchamps, les acteurs étaient en plus petit
+nombre, et l'intrigue était fort peu de chose. C'était le maire de
+Ruel qui tenait la scène, pour répondre à tous ceux qui venaient lui
+demander un compliment pour la bonne <i>Princesse</i> qui devait passer
+dans une heure. Je remplissais le rôle d'une petite filleule de
+l'Impératrice, une jeune paysanne, venant demander un compliment au
+maire de Ruel. Le rôle du maire était admirablement bien joué par
+M. de Mont-Breton. Il faisait un compliment stupide, mais amusant,
+et voulait me le faire répéter. Je le comprenais aussi mal qu'il me
+l'expliquait; là était le comique de notre scène, qui, en effet, fut
+très-applaudie.</p>
+
+<p>M. le comte de Brigode était, comme on sait, excellent musicien
+et avait beaucoup d'esprit. Il fit une partie de ses couplets et
+la musique, ce <span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> qui donna à notre vaudeville un caractère
+original que l'autre n'avait pas. Je ne puis me rappeler tous les
+couplets de M. de Brigode, mais je crois pouvoir en citer un, c'est
+le dernier. Il faisait le rôle d'un incroyable de village, et pour
+ce rôle il avait un délicieux costume. Il s'appelait Lolo-Dubourg;
+et son chapeau à trois cornes d'une énorme dimension, qui était
+comme celui de Potier dans <i>les Petites Danaïdes</i>, son gilet rayé,
+<i>à franges</i>, son habit café au lait, dont les pans en queue de morue
+lui descendaient jusqu'aux pieds, sa culotte courte, ses bas chinés
+avec des bottes à retroussis, deux énormes breloques en argent qui
+se jouaient gracieusement au-dessous de son gilet: tout le costume,
+comme on le voit, ne démentait pas <i>Lolo-Dubourg</i>, et, lui-même, il
+joua le rôle en perfection.</p>
+
+<p>Lorsque le vaudeville fut fini, et que nous eûmes chanté nos
+couplets qui, en vérité, étaient si mauvais que j'ai oublié le mien,
+Lolo-Dubourg s'avança sur le bord de la scène et chanta avec beaucoup
+de goût, comme il chantait tout, bien qu'il n'eût que très-peu de
+voix, le couplet que voici et qui est de lui ainsi que la musique:</p>
+
+<p class="poem10">
+ Je souhaite à Sa Majesté,<br>
+ D'abord, tout ce qu'elle désire,<br>
+ <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> Ensuite une bonne santé,<br>
+ Et puis toujours de quoi pour rire.<br>
+ Elle, étant Reine, et ne pouvant<br>
+ Lui souhaiter une couronne,<br>
+ Je lui souhaite seulement<br>
+ Autant de bonheur qu'elle en donne.</p>
+
+<p>La musique était charmante. J'en ai gardé le souvenir comme si je
+l'avais entendue hier.</p>
+
+<p>Madame de Nansouty chanta comme elle chantait toujours, c'est-à-dire
+admirablement. En vérité, elle devait bien rire en entendant la
+reine de Naples et la princesse Pauline qui divaguaient à l'envi en
+s'agitant sur ce malheureux théâtre, où toutes deux auraient mieux
+fait de ne pas monter; elles étaient vraiment aussi mauvaises qu'on
+peut l'être, et de plus, à cette époque, la princesse Caroline
+surtout avait encore beaucoup d'accent. Rien ne ressemble à cela;
+mais c'était surtout le chant!... On ne peut malheureusement pas
+rendre l'effet de deux voix qui donnent continuellement le son d'une
+note pour une autre, et cela sans aucune mesure. La grande-duchesse
+de Berg était bien jolie au reste ce jour-là, quoique bien mauvaise:
+elle avait un costume de paysanne, tout blanc, une croix d'or
+attachée avec un velours noir. Ce velours faisait ressortir la
+blancheur de ses épaules et de sa poitrine; elle était d'autant
+mieux, que <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> déjà fort commune de tournure et de taille, cet
+inconvénient dans une souveraine est inaperçu dans une paysanne; il
+place même en situation. Mais, qui ne l'était d'aucune manière, c'est
+qu'on imagina de la faire chanter avec le duc d'Abrantès. Ils étaient
+amoureux l'un de l'autre dans cette pièce; et depuis le commencement
+jusqu'à la fin, au grand amusement de tout le monde, excepté de moi
+et de Murat s'il y eût été, ils se faisaient toutes les <i>câlineries</i>
+possibles. Ils étaient nés le même jour; ils s'appelaient Charles et
+Caroline; enfin c'étaient des délicatesses de sentiment à n'en pas
+finir... On trouvait donc que cela était déjà assez bien comme cela,
+lorsqu'on entendit le refrain d'un air <i>nouveau</i>, et voilà Charles
+et Caroline qui s'avancent en se tenant par la main et qui chantent
+à deux voix sur l'air: <i>Ô ma tendre musette!</i> un couplet, dont j'ai
+par malheur oublié le commencement, mais dont voici la fin; le
+commencement était de même force et faisait allusion à ce même jour
+d'une commune naissance:</p>
+
+<p class="poem10">
+ Si le ciel que j'implore<br>
+ Est propice à mes v&oelig;ux,<br>
+ Un même jour encore<br>
+ Verra fermer nos yeux.</p>
+
+<p>C'était bien comique à voir et à entendre. <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> M. d'Abrantès
+avait la voix très-juste, mais il ne l'avait jamais travaillée; elle
+était forte, puissante et assez basse pour chanter le rôle de Basile
+dans le <i>Barbier</i>. Qu'on juge de l'effet de cette voix de lutrin qui
+voulait être tendre avec la voix de soprano de la princesse Caroline,
+criarde, aigre et fausse au dernier point! C'était à s'enfuir si on
+n'avait pas autant ri.</p>
+
+<p>Quant à la princesse Pauline, elle était si charmante qu'elle ne
+pouvait jamais prêter à rire; quoi qu'elle dît, elle était écoutée;
+le moyen de ne pas entendre ce qui sortait d'une si jolie bouche!
+mais elle nous a bien souvent donné la comédie pendant les quinze
+jours de répétition: elle ne répétait que dans son fauteuil, et
+lorsque M. de Chazet ou M. de Longchamps lui représentaient, dans
+leur intérêt d'auteur, qu'elle devait se lever. Elle répondait
+toujours:</p>
+
+<p>&mdash;«<i>Ne vous inquiétez pas, le jour de la représentation, je
+marcherai.</i>»</p>
+
+<p>Ces deux pièces furent cependant représentées devant un public fort
+imposant, l'Impératrice et une grande partie de la cour, cabale sans
+indulgence et très-disposée à nous critiquer, le corps diplomatique,
+l'archi-chancelier et tous les grands dignitaires qui étaient alors
+à Paris. Nous <span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> étions arrivés le matin avant le déjeuner,
+pour présenter nos v&oelig;ux à l'Impératrice.</p>
+
+<p>Je lui avais conduit mes enfants auxquels elle fit des cadeaux
+charmants, particulièrement à Joséphine, sa filleule. Après le
+déjeuner, on fut se promener; on revint, il y eut un grand dîner,
+puis nous nous habillâmes et la représentation eut lieu ainsi que je
+l'ai dit; après qu'on fut sorti du théâtre, nous revînmes dans la
+galerie dans nos costumes: l'Impératrice nous l'ayant demandé; et
+puis on dansa; mais comme il était tard et qu'on était fatigué, le
+bal fut court.</p>
+
+<p>Toutes les Saint-Joseph étaient à peu près comme cette dernière; et
+même lorsque la reine Hortense était à Paris, il n'y avait rien de
+plus.</p>
+
+<p>Mais laissons les fêtes pour rentrer dans le cours des événements.</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> QUATRIÈME PARTIE.</h2>
+
+<h3>LA MALMAISON. 1813-1814.</h3>
+
+<p>L'Impératrice n'était plus à Navarre<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86" title="Go to footnote 86"><span class="smaller">[86]</span></a> lorsqu'on apprit que les
+premiers revers commençaient pour nous; elle en fut attérée! jamais
+elle n'avait pu séparer sa cause, non plus que sa vie, de celle de
+l'homme unique auquel son existence était liée. La femme de Napoléon
+est un être prédestiné; ce n'est pas une femme ordinaire, tout ce qui
+tient à cet homme est providentiel comme lui-même... Il n'appartient
+pas à l'humanité de séparer de lui ce que lui-même a choisi... Oh!
+comment Marie-Louise n'a-t-elle pas compris la sainte et haute
+mission qu'elle avait reçue d'en haut en devenant la compagne de
+cet homme? Joséphine, malgré sa légèreté habituelle, l'avait bien
+comprise, elle!... et elle n'aurait pas failli lorsque le jour du
+malheur arriva.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> Les événements devenaient de plus en plus sinistres;
+l'Impératrice était à Malmaison, redoutant l'arrivée d'un courrier,
+lorsqu'elle reçut d'Aix en Savoie la nouvelle de l'horrible malheur
+arrivé à la cascade du moulin.</p>
+
+<p>La reine Hortense est une des femmes les plus malheureuses que j'aie
+connues: depuis l'âge de seize ans je l'ai toujours suivie, et j'ai
+vu en elle un des êtres les plus excellents, et cependant toujours
+frappé au c&oelig;ur. Lorsqu'elle se maria, ce fut contre sa volonté
+et celle de son affection toute portée vers un autre lien. Quelques
+années plus tard, elle perdit son fils.., son premier-né! et l'on
+sait que ses enfants furent toujours pour elle la première de ses
+affections. Ensuite vint la perte d'une couronne, sa séparation<a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87" title="Go to footnote 87"><span class="smaller">[87]</span></a>
+avec son mari; ce ne fut que pendant les trois années qui suivirent
+cette séparation qu'elle eut un moment de tranquillité que des
+souvenirs récents troublaient encore!..</p>
+
+<p>Le 1<sup>er</sup> janvier 1813, elle se leva avec une terreur que rien ne put
+dissiper.</p>
+
+<p>&mdash;«Mon Dieu, me dit-elle, lorsque je la vis ce même jour à la
+Malmaison, où j'avais été présenter mes v&oelig;ux de nouvel an à
+l'Impératrice, <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> que nous arrivera-t-il cette année après les
+malheurs de celle qui vient de finir?»</p>
+
+<p>Je cherchai à la rassurer, mais elle était inquiète pour son frère,
+et ses affections la rendaient superstitieuse. Non-seulement
+l'Impératrice ne la guérissait pas de ses terreurs, mais elle y
+ajoutait. Elle venait de lui donner une ravissante parure en pierres
+de couleur estimée plus de vingt-cinq mille francs: c'était bien cher
+pour une parure de fantaisie.</p>
+
+<p>Joséphine était très-superstitieuse, comme on le sait. Aussitôt
+qu'elle me vit, elle vint à moi et me dit très-sérieusement:</p>
+
+<p>&mdash;«Avez-vous remarqué que cette année commence un vendredi et porte
+le chiffre 13?..»</p>
+
+<p>C'était vrai, mais je répondis en tournant la chose en plaisanterie:</p>
+
+<p>&mdash;«Non, non, dit-elle, cela annonce de grands désastres!.. et des
+malheurs particuliers.»</p>
+
+<p>Hélas! plus tard, je me suis rappelé ces sinistres paroles; elle
+n'avait que trop raison!</p>
+
+<p>La reine Hortense fut aux eaux d'Aix en Savoie; sa mère demeura
+à la Malmaison. J'étais alors fort souffrante d'une grossesse
+pénible et de la douleur que j'éprouvais de la perte récente de
+<span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> deux amis!.. l'un surtout!..<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88" title="Go to footnote 88"><span class="smaller">[88]</span></a> Oh! quel souvenir de ces
+temps désastreux!.. Aussi, lorsque j'arrivai à la Malmaison et que
+l'Impératrice me parla de ces signes presque funestes, je ne pus lui
+répondre; cependant je cherchai à la rassurer... Mais la mort de
+Duroc<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89" title="Go to footnote 89"><span class="smaller">[89]</span></a> et de Bessières, celle de Bessières surtout <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> lui
+avait causé un grand trouble et avait amené dans cet esprit déjà
+vivement frappé des terreurs nouvelles; mes paroles furent à peine
+entendues par elle... Hélas! je cherchais à la rassurer, et moi-même
+je ne savais pas que la mort touchait déjà une tête qui m'était bien
+chère et que le crêpe du deuil, qui allait envelopper ma famille, se
+déployait déjà au-dessus d'elle.</p>
+
+<p>L'Impératrice était bonne, mais elle ne pouvait oublier tout ce que
+Duroc avait à lui reprocher... <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> Sa conscience lui en disait
+trop à cet égard pour qu'elle pût le regretter autant que Bessières.</p>
+
+<p>À propos de cette affaire, qui causa le malheur de bien des
+destinées, je dirai que Bourienne <i>a menti</i> autant qu'on peut mentir,
+en parlant de la reine Hortense comme il l'a fait, ainsi que de
+Duroc. Quelle que fut la relation qui existait entre eux, jamais M.
+de Bourienne n'a été autorisé à confesser <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> lâchement qu'il
+trahissait un secret, ce qu'il a dit lui-même dans ses Mémoires.
+Telle était, au reste, la turpitude de cet homme qu'il aime mieux
+s'avouer comme faisant un métier peu honorable que de se mettre
+tout-à-fait à l'écart ou dans l'ombre... Cet homme est le type de la
+haine impuissante, se nourrissant de son venin, et produisant une
+nature monstrueuse d'ingratitude inconnue jusqu'à lui!.. Ces paroles
+âcres et mensongères, sont empreintes d'une rage vindicative qui se
+répand comme la bave du boa sur tout ce qu'il approche... Tout ce
+qui amena la cause pour laquelle l'Empereur l'a éloigné de lui était
+marqué, on le sait, d'un signe réprobateur. Quelle est la langue qui
+peut articuler les injures que la sienne a proférées <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> sur
+l'infortune de l'homme qui fut pour lui plus qu'un bienfaiteur!...
+l'homme qui fut son ami... Le jour où je fus à la Malmaison,
+l'Impératrice me parla de Bourienne et me dit qu'il perdait un
+ami dans Duroc. Je la désabusai à cet égard. Duroc ne pouvait pas
+être l'ami d'un ennemi de l'Empereur, et de plus à cet égard-là je
+connaissais les sentiments de Duroc relativement à Bourienne.</p>
+
+<p>Un jour, un bruit sinistre se répand dans Paris: on racontait que
+madame de Broc avait péri misérablement dans la cascade du moulin
+à Aix en Savoie... Mon frère fut déjeuner à la Malmaison, et me
+rapporta la certitude de cette catastrophe... L'infortunée était
+morte à vingt-quatre ans<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90" title="Go to footnote 90"><span class="smaller">[90]</span></a>, sous les yeux de son amie et sans avoir
+pu être secourue à temps!</p>
+
+<p>Mon frère me remit un petit billet de l'Impératrice qui ne contenait
+que ce peu de mots:</p>
+
+<p>&mdash;«<i>Que vous avais-je dit?</i>»</p>
+
+<p>Ces paroles avaient une sorte de signification sinistre qui me glaça
+le c&oelig;ur... Qu'allait-il arriver, grand Dieu!!..</p>
+
+<p>Je fus à la Malmaison, quoique mon état me défendît d'aller en
+voiture. Je trouvai le salon <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> morne et abattu; chacun
+craignait pour soi. M. de Beaumont seul était comme toujours; M. de
+Turpin avait été envoyé auprès de la reine Hortense pour lui porter
+tous les regrets de sa mère. Cependant rien ne justifiait encore à
+cette époque un pressentiment de malheurs publics; Lutzen et Bautzen
+avaient remonté l'esprit de la France, et toutes les fois néanmoins
+que je suis allée à la Malmaison, j'ai trouvé la salon dans cette
+humeur morne dont j'ai parlé. Cependant les femmes qui formaient le
+cercle intime de l'Impératrice à la Malmaison étaient presque toutes
+jeunes et jolies, du moins en ce qui était de son service d'honneur.
+Madame Octave de Ségur, madame Gazani, madame de Vieil-Castel, madame
+Wathier de Saint-Alphonse, mademoiselle de Castellane, madame Billy
+Van Berchem, mesdemoiselles Cases, madame d'Audenarde la jeune, qui
+pouvait être regardée comme de la maison, et qui était une des plus
+belles personnes de l'époque, et si l'on ajoute à cette liste déjà
+nombreuse, le nom de mademoiselle Georgette Ducrest, et plus tard
+celui des deux demoiselles Delieu, on voit que ce cercle intérieur
+pouvait donner un mouvement bien agréable comme société au château de
+Malmaison.</p>
+
+<p>Cette dernière habitation était même bien plus <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> propre à
+cela que Navarre. Cette demeure, plus royale peut-être, imposait
+davantage, et puis, la distance était trop grande pour hasarder une
+visite, si l'impératrice Joséphine ne les provoquait pas, dans la
+crainte d'en être mal reçu.</p>
+
+<p>Mais à la Malmaison, on y venait facilement; aussi l'Impératrice
+avait-elle quelquefois, le soir, jusqu'à cinquante ou soixante
+personnes dans son salon: la duchesse de Raguse, la duchesse de
+Bassano, la comtesse Duchatel, la maréchale Ney, madame Lambert,
+une foule de femmes agréables, lorsque même elles n'étaient pas
+très-jolies, ce qui arrivait souvent. Quant aux hommes, ils étaient
+moins nombreux; car à cette époque, tous étaient employés. Ceux qui
+n'étaient pas au service étaient auditeurs au Conseil d'État. Parmi
+les chambellans même, il s'en trouvait qui voulaient aussi connaître
+nos gloires et nos malheurs, et qui partaient pour l'armée; témoin
+M. de Thiars, chambellan de l'Empereur, qui fut intendant d'une
+province en Saxe, je crois, et qui fut victime d'une ancienne rancune
+impériale, ce qui, je dois le dire, n'est pas généreux<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91" title="Go to footnote 91"><span class="smaller">[91]</span></a>.</p>
+
+<p>Les hommes étaient donc en moins grand nombre <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> que les
+femmes. On voyait quelquefois un aide-de-camp, un officier qui venait
+de l'armée pour apporter une dépêche; et cette arrivée donnait de la
+tristesse dans les maisons où il allait se montrer un moment, dans
+les quarante-huit heures qu'il passait à Paris. Les désastres ne
+pouvaient déjà plus se céler...</p>
+
+<p>La société de l'Impératrice fut même diminuée par l'absence de M. de
+Turpin, qu'elle envoya auprès de la reine Hortense, à Aix, en Savoie.
+C'était un homme doux, agréable, de bonne compagnie, et possédant un
+ravissant talent, comme chacun sait<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92" title="Go to footnote 92"><span class="smaller">[92]</span></a>.</p>
+
+<p>Il a fait de ravissantes vignettes à l'album des romances de la
+Reine, ainsi qu'à un album que possédait l'Impératrice... Je crois
+que l'album, avec les dessins originaux des romances de la Reine, a
+été donné par Joséphine à l'empereur Alexandre...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> Une agréable diversion qui se rencontrait ce même été dans
+le salon de la Malmaison, c'étaient les enfants de la Reine. Jamais
+un moment d'ennui ne se montrait lorsqu'ils étaient là. L'aîné, celui
+qui a péri si tragiquement devant Rome, était réfléchi et rempli de
+moyens. Le second, celui qui existe, était joli comme la plus jolie
+petite fille, et son esprit ne le cédait pas à celui de son frère. On
+l'appelait alternativement <i>la princesse Louis</i>, ou bien <i>Oui-Oui</i>.
+Je ne sais à propos de quoi cette dernière façon de transformer un
+nom... Quoi qu'il en soit, <i>Oui-Oui</i> avait une vivacité de pensée
+que n'avait pas son frère; et puis une volonté de tout connaître,
+qui était quelquefois très-amusante. L'Impératrice était idolâtre
+de ses petits-enfants. Elle veillait elle-même à ce que tout ce que
+leur mère avait prescrit pour leurs études et pour leur régime
+fût exactement suivi. Tous les <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> dimanches, ils dînaient et
+déjeunaient avec leur grand'-mère. Un jour, l'Impératrice reçut de
+Paris deux petites poules d'or qui, au moyen d'un ressort, pondaient
+des &oelig;ufs d'argent. Elle fit venir les jeunes princes et leur dit:</p>
+
+<p>&mdash;«Voilà ce que votre maman vous envoie d'Aix, en Savoie, où elle est
+à présent.»</p>
+
+<p>Cette preuve de bonté désintéressée de Joséphine me toucha
+beaucoup... Elle dément ce qu'on dit, avec, au reste, bien peu de
+fondement, sur les rapports d'affection qui existent entre une
+grand'-mère et ses petits-enfants<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93" title="Go to footnote 93"><span class="smaller">[93]</span></a>.</p>
+
+<p>Vers la fin de 1813, la société de la Malmaison prit un aspect
+vraiment lugubre. Toutes ces morts répétées des amis de l'Empereur,
+la perte de la bataille de Leipsick, tous nos revers... Il y avait en
+effet de quoi glacer tous les c&oelig;urs...</p>
+
+<p>L'hiver fut donc extrêmement triste<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94" title="Go to footnote 94"><span class="smaller">[94]</span></a>, malgré le caractère
+français, qui cherche toujours à trouver une consolation, même au
+milieu d'une infortune... Mais tous les deuils, les craintes de
+l'avenir dominaient enfin notre nature légère, cette fois.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> Cette même année fut cependant, pour l'impératrice
+Joséphine, l'époque d'une joie très-vive, quoique mêlée de peine;
+mais elle lui donnait la preuve d'une profonde estime de l'Empereur.
+Elle vit le roi de Rome: depuis longtemps elle sollicitait avec
+ardeur cette entrevue auprès de l'Empereur. Elle voulait voir cet
+enfant qui lui avait coûté si cher!...</p>
+
+<p>L'Empereur s'y refusait: il craignait une scène, dont l'enfant
+pouvait être frappé, et rendre involontairement compte à sa mère. Ce
+ne fut donc qu'après avoir reçu de Joséphine une promesse solennelle
+d'être paisible et calme devant le roi de Rome, que l'Empereur
+consentit à cette entrevue: elle se fit à Bagatelle.</p>
+
+<p>L'Empereur parla à madame de Montesquiou; et lui-même, montant à
+cheval, il escorta la calèche dans laquelle était son fils, et donna
+l'ordre d'aller à Bagatelle.</p>
+
+<p>L'impératrice Joséphine y était déjà rendue... Son c&oelig;ur battait
+vivement en attendant ceux qui devaient arriver; et lorsqu'elle
+entendit arrêter la voiture qui conduisait vers elle l'Empereur et
+son enfant, elle fut au moment de s'évanouir.</p>
+
+<p>L'Empereur entra dans le salon où était Joséphine, en tenant le roi
+de Rome par la main. Le jeune prince était alors admirablement beau.
+Il <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> ressemblait à un de ces enfants qui ont dû servir de
+modèle au Corrége et à l'Albane... Je n'en parle pas au reste comme
+on peut parler du fils de l'empereur Napoléon, avec cette prévention
+qui fait trouver droit un enfant bossu: le roi de Rome était vraiment
+beau comme un ange!... Qu'on regarde la gravure faite d'après le
+charmant dessin d'Isabey, où le roi de Rome est représenté à genoux
+en disant:</p>
+
+<p><i>Je prie Dieu pour la France et pour mon père!...</i></p>
+
+<p>Cher enfant! et maintenant c'est nous qui prions et pour toi et pour
+lui!...</p>
+
+<p>&mdash;«Allez embrasser cette dame, mon fils,» dit l'Empereur à l'enfant,
+en lui montrant Joséphine qui était retombée tremblante sur le
+fauteuil, d'où elle s'était soulevée à leur entrée dans l'appartement.</p>
+
+<p>Le jeune prince leva ses grands et beaux yeux sur la personne que lui
+montrait son père; et, quittant la main de Napoléon, il se dirigea,
+sans montrer de crainte, vers Joséphine qui, l'attirant aussitôt à
+elle, le serra presque convulsivement contre son sein. Elle était si
+émue, que l'Empereur reçut la commotion qui se communique toujours
+à celui qui est spectateur d'une impression vive vraiment éprouvée.
+Le roi de Rome, à qui son père avait probablement recommandé d'être
+caressant pour <i>la dame</i> qu'il allait voir, fut charmant pour
+Joséphine <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> qui, en vérité, parlait ensuite de ce moment avec
+une émotion qui n'était pas feinte. L'Empereur s'était éloigné de
+tous deux, et, les bras croisés, appuyé contre la fenêtre, il les
+regardait avec une expression qui annonçait tout ce qu'il devait
+sentir dans un pareil instant...</p>
+
+<p>Le roi de Rome (comme tous les enfants, au reste), avait l'habitude
+de jouer avec les chaînes, les montres, tout ce qui était à sa
+portée. C'était alors la mode de mettre à une chaîne d'or une
+multitude de breloques de toute espèce<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95" title="Go to footnote 95"><span class="smaller">[95]</span></a>. Joséphine en avait une
+grande quantité; voyant que le jeune Prince s'amusait avec ces
+breloques, elle détacha sa chaîne pour qu'il pût jouer avec plus
+aisément... L'enfant fut charmé de cette complaisance... Il se mit à
+compter les différentes pièces du charivari; mais il s'embrouillait
+toujours lorsqu'il arrivait au nombre <i>dix</i><a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96" title="Go to footnote 96"><span class="smaller">[96]</span></a>. Tout à coup, il
+s'arrêta; et, regardant alternativement l'impératrice Joséphine et le
+charivari, il parut vouloir dire quelque chose.</p>
+
+<p>Que voulez-vous, sire? lui dit Joséphine.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">LE ROI DE ROME</span>, <span class="stage">hésitant.</span></p>
+
+<p>Oh! rien.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> <span class="smcap">JOSÉPHINE</span>, <span class="stage">se penchant vers lui, et tout bas, après avoir
+fait signe à l'Empereur de ne pas les troubler.</span></p>
+
+<p>Mais encore!... dites, que voulez-vous?</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">LE ROI DE ROME</span>, <span class="stage">en montrant le charivari.</span></p>
+
+<p>C'est bien beau, n'est-ce pas, cela, madame?</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">JOSÉPHINE</span>, <span class="stage">souriant.</span></p>
+
+<p>Mais, oui... Pourquoi dites-vous cela?</p>
+
+<p class="speakersc">LE ROI DE ROME.</p>
+
+<p>Ah! c'est que... c'est que j'ai rencontré dans le bois un pauvre qui
+a l'air bien malheureux... Si nous le faisions venir!... nous lui
+donnerions tout cela; et, avec l'argent qu'il en aurait, il serait
+bien riche!... Je n'ai pas d'argent, mais vous avez l'air d'être bien
+bonne, madame... Dites, le voulez-vous?</p>
+
+<p class="speakersc">JOSÉPHINE.</p>
+
+<p>Mais, si Votre Majesté le demande à l'Empereur, il lui donnera tout
+ce qu'elle lui demandera pour faire le bien.</p>
+
+<p class="speakersc">LE ROI DE ROME.</p>
+
+<p>Papa a déjà donné tout ce qu'il avait... et moi aussi.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> <span class="smcap">JOSÉPHINE</span>, <span class="stage">se penchant vers l'enfant.</span></p>
+
+<p>Eh bien! Sire, je vous promets d'avoir soin de votre pauvre.</p>
+
+<p class="speakersc">LE ROI DE ROME.</p>
+
+<p>Bien vrai?...</p>
+
+<p class="speakersc">JOSÉPHINE.</p>
+
+<p>Oui; je vous le promets.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">LE ROI DE ROME</span>, <span class="stage">l'embrassant.</span></p>
+
+<p>Eh bien! je vous aime beaucoup! vous êtes bien bonne; je veux que
+vous veniez avec nous à Paris; vous demeurerez aux Tuileries...</p>
+
+<p>L'Impératrice fut émue, et regarda l'Empereur avec une expression
+déchirante, à ce qu'il dit ensuite... Mais il ne voulait pas de
+<i>scène</i>, et surtout rien qui pût frapper l'enfant... Il revint auprès
+de Joséphine, et prenant le roi de Rome par la main:</p>
+
+<p>&mdash;«Allons, sire, lui dit-il, il faut partir... Il se fait tard...
+Embrassez madame.»</p>
+
+<p>Le jeune prince jeta ses deux bras autour du cou de Joséphine, et
+l'embrassa avec une effusion qui la toucha au point de la faire
+pleurer.</p>
+
+<p>&mdash;«Venez avec moi, répétait l'enfant.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> &mdash;Cela ne se peut, disait Joséphine.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi? dit l'enfant en redressant sa jolie tête, si
+l'Empereur <i>et moi</i> le voulons.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, allons, venez, dit l'Empereur en prenant la main de son
+fils qui, cette fois, n'osa pas résister.»</p>
+
+<p>Et faisant de l'&oelig;il et de la main un dernier adieu, Napoléon
+sortit avec le roi de Rome, laissant Joséphine bien heureuse pour un
+moment, mais avec une source de souvenirs déchirants dans le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>J'ai parlé dans mes mémoires des événements de 1813; il est donc
+inutile de recommencer ce récit. Je ne dirai donc que ce qui se
+trouve lié à Joséphine.</p>
+
+<p>Lorsqu'elle apprit les revers de 1813, les derniers malheurs de cette
+année commencée avec des pressentiments sinistres qui n'avaient eu
+que trop de réalisation, son désespoir fut profond. Pendant ce temps,
+Marie-Louise déjeunait et dînait admirablement, montait à cheval,
+prenait sa leçon de musique, celle de dessin, de broderie, jouait
+au billard, se couchait à neuf heures, dormait toute la nuit, et
+recommençait le lendemain, à tout aussi bien manger et tout aussi
+bien étudier. On voit qu'elle aurait eu le premier prix dans une
+pension... Mais dans le grand collége des <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> épouses et des
+mères, je doute qu'elle y eût même été reçue.</p>
+
+<p>Joséphine avait bien quelques consolations dans la conduite du
+vice-roi, et l'attachement qu'avait pour lui sa femme, la princesse
+Auguste de Bavière... Elle en reçut un jour une lettre qu'elle
+faisait lire à tout le monde avec un orgueil maternel bien aisé à
+comprendre<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97" title="Go to footnote 97"><span class="smaller">[97]</span></a>. Eugène avait reçu des propositions par lesquelles on
+lui offrait la couronne d'Italie, s'il voulait consentir à devenir
+<i>un traître</i>, <i>un perfide</i> et <i>un ingrat</i>, disait la vice-reine à sa
+belle-mère!... Cette lettre était en effet bien touchante; et quelque
+naturelle que fût la conduite d'Eugène, l'Impératrice avait tout lieu
+d'en être fière, car tout le monde en Italie n'a pas agi de cette
+manière<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98" title="Go to footnote 98"><span class="smaller">[98]</span></a>....</p>
+
+<p>Enfin arrivèrent nos désastres... l'invasion de la France,
+l'abdication de l'Empereur!... En apprenant les premiers revers de
+1814, j'ai vu Joséphine vouloir plus d'une fois aller auprès de
+<span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> l'Empereur pour le soutenir dans ses moments d'épreuves!...</p>
+
+<p>&mdash;«Je sais comment on peut arriver à son âme, disait-elle à ceux qui
+la retenaient... Mon Dieu!... comme il doit souffrir!»</p>
+
+<p>Mais le moyen d'exécuter une pareille résolution! c'était le rêve
+du c&oelig;ur; et la force de la volonté demeurait insuffisante devant
+celle des événements.</p>
+
+<p>Ils se succédaient avec une telle rapidité, que Joséphine eut à peine
+le temps de quitter Malmaison pour se réfugier à Navarre, qui était
+pour elle un lieu plus sûr que l'autre habitation. Elle partit avec
+son service, et dans une telle terreur, que sur la route, un valet de
+pied ayant donné une fausse alarme, dans un moment où les voitures
+étaient arrêtées, l'Impératrice ouvrit elle-même la portière de la
+sienne, et se jetant hors de la voiture, elle courut à travers champs
+jusqu'à ce qu'on la rattrapât, et elle ne voulut revenir que sur les
+assurances réitérées que ce n'étaient pas les cosaques.</p>
+
+<p>La reine Hortense rejoignit sa mère à Navarre. Le séjour en était
+triste, plusieurs personnes du service d'honneur disaient aux
+arrivants sans beaucoup se gêner:</p>
+
+<p>&mdash;«Comment! vous êtes inquiets? En vérité <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> vous avez tort...
+Ah! dans le fait, je n'y songeais pas!... vous devez craindre, en
+effet... Mais nous... que peut-il nous arriver<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99" title="Go to footnote 99"><span class="smaller">[99]</span></a>?...</p>
+
+<p>Ce fut à Navarre que Joséphine apprit que l'Empereur irait à l'île
+d'Elbe; cette nouvelle lui parvint au milieu de la nuit. M. Adolphe
+de Maussion, alors auditeur au Conseil d'État, et attaché en cette
+qualité au duc de Bassano, secrétaire d'État, était envoyé auprès de
+la duchesse par son mari, pour lui annoncer les grands événements
+qui venaient d'avoir lieu. La capitulation de Paris était signée, et
+Napoléon était à Fontainebleau... M. de Maussion s'était détourné
+pour apporter ces nouvelles à Navarre.</p>
+
+<p>Lorsque l'Impératrice sut l'arrivée de M. de Maussion, elle se leva
+aussitôt, passa un peignoir de percale, prit un bougeoir et guidant
+elle-même le nouvel arrivé, elle traversa la cour qui séparait son
+logement de celui de sa fille et introduisit M. de Maussion auprès
+de la reine Hortense, qui, déjà éveillée par le bruit des chevaux,
+attendait les nouvelles avec impatience... L'Impératrice, dont le
+trouble l'avait empêchée <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> de bien comprendre tout ce que lui
+avait dit M. de Maussion, lui dit de tout répéter... Il recommença
+le malheureux récit, et ce ne fut qu'alors que Joséphine comprit
+que Napoléon déchu de sa puissance, accablé par le sort, n'avait
+plus pour asile que l'île d'Elbe et ses rochers de fer!... Elle
+était alors assise sur le lit de sa fille... Elle poussa un cri,
+et se jetant dans ses bras... «Ah! dit-elle en pleurant, il est
+malheureux!... C'est à présent surtout que je porte envie à sa femme!
+Elle du moins, elle pourra s'y enfermer avec lui!...»</p>
+
+<p>Son désespoir fut violent... elle pleura pendant plusieurs heures,
+et fut dans un état nerveux qui alarma ceux qui l'entouraient. Quant
+à la reine Hortense... elle prit dès ce moment la résolution d'aller
+s'enfermer avec l'Empereur, dans quelque prison qu'on lui donnât...
+elle ignorait encore que les bourreaux d'un héros sont doublement
+cruels lorsqu'ils ont à torturer un patient dont la gloire a humilié
+leur orgueil!... il fallait que le supplice fût entier... Il fallait
+qu'aucune douleur n'y faillît... et ils savaient bien que l'isolement
+de ce qu'il aime est la plus affreuse des douleurs d'un grand
+c&oelig;ur!...</p>
+
+<p>On sait tout ce qui se passa dans ces tristes journées... le
+souvenir en est trop pénible à rappeler... Je dirai seulement que
+l'Impératrice reçut à cette <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> triste époque des preuves d'un
+intérêt général... Le duc de Berry lui fit proposer une garde et
+une escorte... Elle refusa, et la reine Hortense également... Mais
+les princes étrangers firent entendre à Joséphine que sa présence à
+la Malmaison était convenable, et que son éloignement était comme
+une marque de défiance qui pouvait lui nuire. Elle partit alors
+pour venir chercher la mort à la Malmaison. Mais jamais elle ne put
+décider sa fille, qui prétendait qu'elle devait aller auprès de sa
+belle-s&oelig;ur dans un pareil moment, et que, bien que Marie-Louise ne
+dût pas lui être plus chère que sa mère, elle se devait à elle dans
+ces jours de deuil, où elle perdait autant à la fois. Elle y alla en
+effet... mais cette noble action fut reconnue par un accueil froid
+et contraint, que tout autre que la reine Hortense pouvait prendre
+pour impoli... Marie-Louise fut gênée avec elle dès qu'elle la
+vit... elle trouva à peine une parole pour la remercier de cet acte
+de dévouement, et finit par lui dire qu'elle attendait son père...
+La reine comprit quelle était de trop, et, prenant aussitôt congé
+d'elle, elle quitta Rambouillet presque aussi promptement qu'elle y
+était venue.</p>
+
+<p>En revenant à la Malmaison, la Reine trouva sur la route des
+officiers russes, qui venaient de Paris, pour apporter des dépêches
+de l'empereur <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> Alexandre, qui montrait un bien vif intérêt à
+Joséphine et à ses enfants. C'est ici qu'il faut rendre à la Reine
+une justice que tout le monde n'a pas jugé à propos de proclamer. On
+a eu des renseignements, assez faux probablement, je pense donc que
+la vérité doit être connue:</p>
+
+<p>Il est positif que, les premiers jours, la Reine fut si froide pour
+l'Empereur Alexandre, qu'il s'en plaignit. Il était vrai, en 1814,
+dans tout ce qu'il voulait faire pour la famille de l'impératrice
+Joséphine et pour elle. On a accablé la reine Hortense, parce que
+l'empereur de Russie, trouvant le salon de la Malmaison charmant, y
+allait habituellement plusieurs fois par semaine, pendant le peu de
+temps que vécut l'Impératrice. Ce fut assez pour réveiller l'envie et
+la haine; et l'on sait ce que peuvent ces deux passions.</p>
+
+<p>L'empereur Alexandre demanda beaucoup de grâces à Louis XVIII pour
+Joséphine, mais il n'obtint pas tout. On a raconté, dans des mémoires
+sur la reine Hortense, beaucoup de choses qui, je suis fâchée de le
+dire, ne sont pas exactes; et de ce nombre sont quelques-unes de
+celles qui concernent l'empereur Alexandre... Il a été chevalier,
+il a été le plus noble des hommes et pour la France et pour nous
+particulièrement. Je proclamerai la reconnaissance que nous lui
+<span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> devons, à haute voix et du fond du c&oelig;ur..... Mais je sais
+que tout ce qu'on dit dans plusieurs chapitres de ces mémoires est
+vivement exagéré... Un homme dont la conduite fut toujours honorable,
+si après tout les événements ne l'ont pas aidé, c'est le duc de
+Vicence; et il savait comme moi que certes l'empereur Alexandre
+voulait du bien à la famille impériale... Mais de ce bien à ce que
+disent les mémoires il y a encore loin<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100" title="Go to footnote 100"><span class="smaller">[100]</span></a>.</p>
+
+<p>La Malmaison eut encore de brillantes journées pendant ce mois
+d'avril qui devait être le dernier renouvellement de printemps
+que devait voir Joséphine... Cependant elle n'avait jamais été si
+fraîche et si belle. L'apparence de la santé était sur son visage...
+Et pourtant elle était non-seulement triste, mais de sinistres
+pressentiments la venaient assaillir au milieu de la nuit; elle
+faisait des rêves tellement terribles qu'elle en vint à croire qu'il
+allait arriver quelque nouveau malheur. Hélas! sa tête seule était
+menacée!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> L'empereur de Russie voulut connaître Saint-Leu. La
+Reine, qui était mère avant tout et qui avait enfin compris qu'il
+fallait beaucoup sacrifier à ses enfants, avait pris le parti de la
+résignation et l'avait pris de bonne grâce; elle chantait, causait,
+mais non comme par le passé, car sa voix était triste et ses paroles
+privées de ce charme qui nous animait toutes lorsqu'elle était au
+milieu de nous à Saint-Leu, dans nos beaux jours... Mais elle voulut
+toutefois donner une fête à l'empereur Alexandre, qui seul avait
+la puissance de protéger ses fils et de les <i>lui faire conserver</i>
+surtout; elle l'engagea donc à venir à Saint-Leu.</p>
+
+<p>&mdash;«Il ne faut pas que votre majesté s'attende à trouver une maison
+royale, lui dit Joséphine, qui devait aussi être de cette partie; ma
+fille et moi ne sommes plus que des femmes du monde, et, en venant
+chez Hortense, il faut que votre majesté y vienne avec toute son
+indulgence.»</p>
+
+<p>L'Impératrice ne savait pas encore combien l'empereur Alexandre était
+simple dans ses manières... Elle ignorait, je ne sais trop comment,
+que l'empereur faisait à Pétersbourg des visites, comme chez nous
+un homme du monde les ferait... aussi fut-il servi à souhait en ne
+trouvant à Saint-Leu que l'Impératrice et les dames de son service
+avec quelques femmes qui n'étaient attachées à aucune <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> des
+Princesses; une jeune personne charmante dont la Reine prenait soin
+était aussi ce même jour à Saint-Leu, elle était élève d'Écouen et
+la Reine la protégeait particulièrement: c'était mademoiselle Élisa
+Courtin, qui depuis a épousé Casimir Delavigne.</p>
+
+<p>L'Impératrice voulut faire gaiement les honneurs de la demeure de sa
+fille à l'empereur... Elle souriait; mais ce sourire était contraint
+et montrait de la souffrance; pendant la promenade, son fils, qui
+était auprès d'elle dans le char-à-bancs, crut un moment qu'elle
+allait s'évanouir. De retour au château elle se trouva si fatiguée
+qu'elle fut obligée de se coucher sur une chaise longue, et là
+elle fut pendant une heure assez souffrante pour inquiéter... Elle
+défendit d'en parler à sa fille et à l'empereur de Russie; et elle
+parut au dîner avec le sourire sur les lèvres et des yeux riants.</p>
+
+<p>Mais elle était blessée au c&oelig;ur; je la vis à la Malmaison deux
+jours après, et là, elle put me parler en liberté, elle me fit voir
+une âme déchirée... Cette pensée que Napoléon était seul sur le
+rocher de fer de l'île d'Elbe avec ses tourments et ses souvenirs,
+cette pensée la torturait!...</p>
+
+<p>Je lui parlai de l'empereur de Russie:</p>
+
+<p>&mdash;«Sans doute, me dit-elle, j'ai confiance en <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> lui... mais
+il n'est pas seul!... et mes enfants seront engloutis par la tempête
+comme leur mère et leur bienfaiteur.»</p>
+
+<p>Joséphine avait cependant une raison bien forte pour avoir de
+l'espérance; que de bien n'avait-elle pas fait aux émigrés, même à
+ceux qui n'avaient pas voulu rentrer!... Ce même jour où j'avais
+été à la Malmaison pour prendre ses ordres relativement à lord
+Cathcart, ambassadeur d'Angleterre en Russie; elle voulait le
+voir; et, comme il logeait chez moi, elle m'avait fait demander
+afin de s'entendre avec moi pour le lui amener à déjeuner un jour
+de la semaine suivante... Ce même jour je vis dans le salon une
+jeune Anglaise charmante appelée alors lady Olsseston (depuis lady
+Tancarville), c'était la fille du duc de Grammont... la s&oelig;ur de
+madame Davidoff<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101" title="Go to footnote 101"><span class="smaller">[101]</span></a>. L'Impératrice avait été bonne pour la duchesse
+de Guiche leur mère, ravissante personne que j'avais vue à cette même
+place quatorze ans auparavant et peu de mois avant sa mort; la jeune
+femme me parut doublement jolie et charmante de n'avoir pas oublié
+celle qui avait été bien pour sa mère.</p>
+
+<p>L'Impératrice, que je revis seule après le dîner, me parut mieux, et
+je le lui dis; elle me regarda <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> en souriant, et me serra la
+main... Elle n'avait pas de gants... cette main était brûlante...</p>
+
+<p>Ce n'est rien, me dit-elle, un peu de fatigue; j'ai changé mes
+habitudes depuis quelque temps. Lorsque mes affaires et celles de mes
+enfants seront terminées, alors je me reposerai... Mais d'ici là...
+je ne le pourrai pas.</p>
+
+<p>Le lendemain le roi de Prusse alla dîner à la Malmaison, et cette
+journée fut plus pénible que celle de la veille; car avec le roi de
+Prusse Joséphine était contrainte, et elle-même m'avait dit qu'elle
+souffrait toutes les fois que la conversation se prolongeait...
+Ses fils se permirent ce même jour une facétie d'écolier assez peu
+spirituelle et je m'étonne qu'elle ait pu être commise par les deux
+fils du roi. Un pauvre Anglais bien embarrassé avait été engagé à
+dîner par l'Impératrice. Absorbé dans la contemplation d'un tableau
+de Raphaël, il oubliait devant lui le dîner et les heures. Lorsqu'on
+annonça qu'on avait servi, l'Anglais n'entendit pas. Les jeunes
+princes l'enfermèrent dans la galerie dont les issues ne lui étaient
+pas connues. Le pauvre homme attendit d'abord, mais la faim le
+pressant et n'entendant aucun bruit, il frappa d'abord doucement,
+ensuite plus fort, enfin il fit du bruit, et l'on s'aperçut alors
+qu'au lieu de s'être perdu dans le parc, ce qu'on croyait, <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span>
+l'Anglais avait été mis en prison par LL. AA. RR. Ce fut du moins ce
+qu'on me raconta le lendemain lorsque j'arrivai au château.</p>
+
+<p>Joséphine était déjà fort souffrante, lorsque des articles de
+gazettes achevèrent de l'accabler. Un journal eut la lâcheté
+d'attaquer la reine Hortense avec une telle haine, et si peu de
+mesure dans cette haine, que je ne sais comment on peut se livrer
+à un aussi grand scandale par pudeur pour soi-même. L'Impératrice
+me fit dire d'aller à la Malmaison, et me montrant le journal, elle
+me dit de parler de ce fait à un de mes amis fort influent... Elle
+pleurait avec un tel déchirement qu'elle me fit mal... Je tâchai
+de la consoler; mais moi-même j'étais irritée contre ces hommes
+lâches et méchants que le malheur ne pouvait désarmer. Et savez-vous
+sur quel sujet cet article était fait? C'était sur le corps de
+son pauvre enfant!... sur le petit Napoléon, mort en Hollande, le
+seul de cette race qui promettait une si grande lignée qui eût
+été déposé sous les vieilles voûtes de Notre-Dame; on l'en avait
+arraché ignominieusement, on l'avait porté par grâce dans un autre
+cimetière... Ainsi se renouvelaient les horreurs de 93!... et nous
+étions en 1814!... aux premiers jours d'une Restauration.</p>
+
+<p>Avant de quitter l'Impératrice, je voulus détourner ses idées de
+cette lugubre image, et je lui <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> parlai de lord Cathcart, dont
+le noble caractère en cette circonstance est digne de louange. Je lui
+demandai quel jour elle le voulait voir.</p>
+
+<p>&mdash;«Eh bien, me dit-elle, venez déjeuner et passer la journée
+après-demain 28, le temps est admirable, et nous irons au butard.»</p>
+
+<p>Nous causâmes encore quelque temps, et, en la quittant, je la laissai
+plus calme. En nous promenant dans la galerie, je vis un Richard dont
+le sujet me plaisait, je proposai à l'Impératrice de faire un échange
+avec elle, et de lui donner un petit Luini<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102" title="Go to footnote 102"><span class="smaller">[102]</span></a> pour le Richard. Elle
+y consentit, et je la quittai très-peu alarmée pour sa santé.</p>
+
+<p>Je vins le surlendemain à dix heures avec lord Cathcart, et je me
+disposais à descendre, lorsque M. de Beaumont vint sur le perron,
+et me dit que l'Impératrice était dans son lit avec la fièvre, et
+que le vice-roi était également malade. On attendait l'empereur de
+Russie, car la maladie était venue si promptement, qu'on n'avait pas
+eu le temps nécessaire pour le faire avertir... Je laissai mon petit
+tableau à M. de Beaumont, et lord Cathcart et moi nous revînmes à
+Paris, lui bien contrarié de n'avoir pas vu l'Impératrice, et moi
+frappée d'un vague pressentiment qui me serrait le c&oelig;ur!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> Hélas! il n'était que trop vrai! Le lendemain, l'impératrice
+Joséphine n'existait plus!...</p>
+
+<p>Cette mort frappa tout le monde d'une sorte de terreur... Il y avait
+dans la vie de cette femme un rapport constant avec l'existence de
+l'homme providentiel qui avait régné sur le monde... Le jour où cette
+puissance s'éteint... l'âme de cette femme s'éteint aussi!... Il y a
+dans ces deux destinées un mystère profond que la main de l'homme ne
+pourra dévoiler, mais que l'intelligence comprend.</p>
+
+<p>Il est de fait que Napoléon le sentait dans son c&oelig;ur... Aussi
+l'a-t-il dit à Fontainebleau; et lorsque le malheur l'accablait,
+lorsque la perfidie l'entourait, lorsque l'ingratitude se montrait à
+lui hideuse et sans pudeur, alors il s'écria dans l'angoisse de son
+âme:</p>
+
+<p>&mdash;«Ah! Joséphine avait raison! en la quittant, j'ai quitté mon
+bonheur!...»</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> SALON DE CAMBACÉRÈS<br>
+SOUS LE CONSULAT ET L'EMPIRE.</h3>
+
+<p>On a beaucoup parlé du <i>Salon</i> de Cambacérès, et c'est abusivement.
+On croit toujours que les gens qui donnent à dîner ont un salon, et
+qu'ils reçoivent, et, dans le fait, il en est ainsi habituellement;
+mais chez Cambacérès, ce n'était pas cela; et sa maison avait, à cet
+égard, un aspect que nulle autre n'avait à Paris.</p>
+
+<p>Cambacérès était un homme d'esprit, d'un esprit agréable même, et
+racontant avec une finesse toujours amusante: c'était un homme du
+bon temps enfin. Il avait toujours vu la bonne compagnie; <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span>
+s'il en avait fréquenté de mauvaise, elle ne l'avait pas gâté, et
+je l'ai toujours vu le même, soit qu'il fût avocat consultant, et
+pas trop riche, car il était honnête homme, allant dîner chez M.
+de Montferrier, son cousin; soit qu'il fût second Consul, tout
+occupé des soins de donner une législation à un peuple qui en avait
+besoin; soit qu'il fût enfin archi-chancelier de l'Empire, et l'un
+des grands dignitaires entourant ce trône plus grand que celui de
+Charlemagne<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103" title="Go to footnote 103"><span class="smaller">[103]</span></a>. Il était toujours sérieux, faisant une grimace au
+lieu de sourire, et n'aimant pas le monde, quoiqu'il y fût très-bien
+et qu'on l'y désirât; mais sa figure, naturellement l'antipode d'une
+joie franche et rieuse, comme celle de notre gai pays de Languedoc,
+lui donnait aussi la crainte, je crois, d'être un <i>repoussoir</i> pour
+une franche gaieté. Cependant il racontait souvent des histoires fort
+<i>crues</i>, et alors c'était avec un sourire qui déplaçait à peine ses
+lèvres; mais on voyait qu'il y avait une pensée intérieure au-delà de
+celle exprimée par la parole, et en tout, pour qui voulait <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span>
+connaître Cambacérès, sa physionomie était un miroir assez fidèle
+pour guider dans cette étude.</p>
+
+<p>La taille de l'archi-chancelier était au-dessus de la moyenne; il
+n'était pas voûté lorsqu'il est mort; et en 1820, il était ce que
+je l'avais vu vingt ans plus tôt. Sa tournure avait toujours une
+gravité magistrale toute vénérable; la main droite dans son gilet,
+tenant à la gauche une canne faite d'un très-beau jonc, à pomme
+d'or; vêtu d'un habit de drap brun, des bas gris ou noirs, avec des
+souliers à boucles; des culottes noires; frisé et poudré, comme nous
+l'avons toujours vu, et pouvant dire avec M. le duc de Gaëte: <i>J'ai
+traversé la Révolution avec ma coiffure!</i> Cette coiffure, surmontée
+d'un chapeau rond, d'une forme passée de mode depuis dix ans, voilà
+comment M. <i>de Cambacérès</i> allait <i>à pied</i> dîner, presque tous les
+jours, chez M. le marquis de Montferrier, en 1798 et 1799; il passait
+sous les fenêtres de la maison de ma mère, et toujours dans ce même
+équipage. Quelquefois, et cela quand il pleuvait, il remplaçait la
+canne par le parapluie; mais la dignité de sa démarche n'en recevait
+aucune atteinte, et il était tout aussi lent et compassé, même
+sous son parapluie, que sous l'habit de velours et le chapeau aux
+vingt-cinq plumes qu'il portait au couronnement.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> J'ai parlé de Cambacérès à cette première époque, pour
+prouver que ce n'étaient pas ses grandeurs qui l'avaient changé; il
+avait toujours été le même. Le velours et l'hermine ont trouvé tout
+de suite un homme fait pour eux. Cela se rencontrait rarement dans
+ce temps-là, et j'en ai vu bon nombre, le jour même du couronnement,
+qui allaient au galop, dans les grandes salles de l'Archevêché, ayant
+leur queue de moire ou d'hermine sur le bras.</p>
+
+<p>Ainsi donc, lorsqu'en 1801, Cambacérès se promenait, à pas réglés,
+au Palais-Royal, au milieu des personnes de joie qui alors s'y
+trouvaient, il ne faisait que suivre ses vieilles habitudes. Quant
+à l'habit brodé, la manchette de point d'Alençon, ou de Malines,
+ou de Valenciennes, ou de point d'Angleterre, tout cela selon les
+quatre saisons; quant à la brette, les bas de soie et les boucles à
+diamants, remplaçant l'habit brun et le chapeau rond, il les portait
+toujours, parce que, disait-il à l'Empereur, il fallait faire prendre
+cette habitude, même aux jeunes gens. Aussi le malheureux Lavollée,
+son propre neveu, le suivait-il en habit habillé en soie violette,
+manchettes de dentelles, l'épée, le chapeau à trois cornes, enfin
+tout le harnachement, excepté les cheveux courts et sans poudre qui
+révélaient le jeune <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> homme. Quant à d'Aigrefeuille, Monvel,
+le marquis de Villevieille, qui disait si admirablement les vers, M.
+de Montferrier, toute la cour archi-chancelière, enfin, elle semblait
+faite pour l'habit habillé.</p>
+
+<p>Cambacérès, aussitôt qu'il fut second Consul, voulut que sa maison
+fût la meilleure de Paris; et ce fut, en effet, la seule, pendant
+quelque temps, qui fît le sujet de l'étonnement des étrangers qui,
+en arrivant à Paris, s'attendaient encore à trouver les dîners
+civiques au milieu de la rue, les hommes en carmagnole, et les femmes
+en bonnet rond; mais ce cuisinier, si fameux d'abord, parce qu'il
+y avait moins de points de comparaison, devint tout simplement <i>un
+artiste culinaire</i>, comme il y en avait alors deux cents dans Paris.
+La maison elle-même du second Consul, et de l'archi-chancelier
+ensuite, fut l'égale de celle des ministres, et fut bien inférieure
+même à plusieurs de nos maisons tenues sur un pied bien autrement
+grand et avec bien plus de luxe. Cambacérès donnait à dîner; mais,
+excepté ces jours-là, sa maison avait porte close: cela donnait de
+l'humeur à l'Empereur.</p>
+
+<p>Le mardi et le samedi étaient les jours de l'archi-chancelier.
+On recevait ordinairement son invitation le mercredi matin, si
+l'on y avait été le <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> mardi soir; et le dimanche matin, si
+l'on y avait été le samedi: c'était ponctuel. On devait arriver le
+jour invité à heure fixe; car jamais on n'attendait, et lorsque
+l'heure était pour cinq heures et demie, comme cela fut pendant
+les premières années du Consulat, il fallait être chez Cambacérès
+à cinq heures vingt minutes, pour ne pas arriver trop tard. Sous
+l'Empire, il engageait pour six heures précises; il fallait alors
+arriver ponctuellement à six heures moins un quart, sous peine de
+le trouver de mauvaise humeur; car il attendait quand la personne
+était une femme marquante. Il fallait aussi faire grande attention
+à sa toilette; l'hiver mettre des diamants, du velours, du satin,
+une robe riche enfin; alors il était content, et ne faisait pas
+revenir éternellement une parole détournée sur l'oubli des femmes
+relativement <i>au cérémonial</i>.</p>
+
+<p>Un samedi, le grand jour de l'archi-chancelier, madame de la
+Rochefoucault, alors dame d'honneur de l'impératrice Joséphine, vint
+faire une visite à Cambacérès. Probablement que sa toilette ne lui
+plut pas, car il s'approcha d'elle, et dit avec un accent particulier
+d'ironie:</p>
+
+<p>&mdash;«Vous avez là, madame, un négligé charmant!»</p>
+
+<p>Madame de la Rochefoucault avait de l'esprit; <span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> elle comprit
+tout de suite l'amertume cachée sous le compliment.</p>
+
+<p>&mdash;«Ah! monseigneur, s'écria-t-elle, je vous demande bien pardon; mais
+je sors de chez l'Impératrice, et n'ai pas eu le temps de changer de
+toilette!»</p>
+
+<p>L'archi-chancelier comprit, à son tour, la réponse, et ne voulut pas
+poursuivre la conversation.</p>
+
+<p>C'était une lanterne magique fort amusante, une ou deux fois par
+mois, que la maison de Cambacérès. Tout ce qu'il y avait dans
+Paris y passait, comme on passe derrière un verre pour les ombres
+chinoises. Pendant quelque temps, on annonçait à haute voix, ce qui
+causait une rumeur continuelle, qui troublait. Aussitôt que sept
+heures sonnaient, et tandis qu'on était encore à table, commençaient
+à arriver les juges de province et leurs femmes; puis les cours de
+Paris. On attendait que <i>monseigneur</i> fût hors de table, et le salon
+était déjà garni de cinquante personnes lorsque les deux battants de
+la salle à manger s'ouvraient pour laisser passer l'archi-chancelier,
+donnant la main gravement à la femme qu'il avait à sa droite, et
+la conduisant, à pas comptés, à la bergère placée au coin de la
+cheminée. Peu à peu le salon se remplissait de nouveaux arrivants;
+et <span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> à peine l'aiguille était-elle sur sept heures et demie,
+que les personnes qui avaient dîné chez l'archi-chancelier se
+faisaient annoncer chez l'archi-trésorier ou chez un ministre qui
+recevait aussi ce jour-là. Quant à ceux qui venaient faire une visite
+chez Cambacérès, ils y demeuraient un quart d'heure, et puis<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104" title="Go to footnote 104"><span class="smaller">[104]</span></a> ils
+demandaient leur voiture: c'était au point que souvent, à huit heures
+et demie, l'archi-chancelier était libre, et allait au spectacle.
+Jamais il n'y avait plus de causerie que cela chez lui; jamais de
+jeu; jamais de fête, que de loin en loin, et lorsque l'Empereur les
+lui commandait. Un jour je fus étonnée de le voir arriver chez moi,
+le matin, <i>en chenille</i>, comme disait d'Aigrefeuille. C'était en
+1808, à la fin de l'année; il venait me consulter, me dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;«Moi, monseigneur! Eh! grand Dieu! sur quel objet, car il me semble
+que j'aurais, moi, une entière confiance en vous pour tout ce que je
+ferais en ce monde?»</p>
+
+<p>Il s'inclina en souriant à demi, car jamais ce sourire n'était entier.</p>
+
+<p>&mdash;«L'Impératrice me demande un bal... à moi!..</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! monseigneur?</p>
+
+<p>&mdash;Comment, vous n'êtes pas choquée de <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> l'inconvenance de me
+demander un bal à moi, l'archi-chancelier de l'Empire, le chef...
+(après l'Empereur, ajouta-t-il en se reprenant et en s'inclinant)
+de la justice de l'Empire, lui faire donner un bal! Il n'y a pas de
+convenance à cela, je le répète... C'est comme si l'on voulait m'y
+faire danser!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monseigneur!</p>
+
+<p>&mdash;Eh mais, écoutez donc, je ne porte pas la simarre, c'est vrai;
+mais, je le dis encore, je suis le chef de la justice de France, et
+danser chez moi ne convient pas!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, monseigneur, ne le donnez pas ce bal, s'il vous déplaît de
+le donner.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voilà où gît la difficulté! c'est là ce qui me tourmente. Je le
+regardai attentivement. Alors il se pencha à mon oreille et me dit
+presque bas:</p>
+
+<p>On parle de tant de choses qu'il est difficile de s'arrêter à
+une seule... et si je ne donne pas ce bal qu'elle me demande
+positivement, l'Impératrice croira que je suis instruit certainement
+de ce qu'elle redoute, et je ne sais rien!.. Quant à présent,
+ajouta-t-il comme faisant ses réserves, et alors il y aura des
+larmes, du désespoir... C'est fort embarrassant...»</p>
+
+<p>Je ne savais que lui dire, je connaissais par expérience la
+susceptibilité de l'Impératrice <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> Joséphine, et je compris que
+la position n'était pas facile... Cependant il en fallait sortir ou
+l'accepter comme elle se présentait...</p>
+
+<p>&mdash;«Monseigneur, lui dis-je après avoir réfléchi un moment, il faut
+donner le bal.»</p>
+
+<p>Il tressaillit.</p>
+
+<p>&mdash;«Un bal! chez moi!... mais encore une fois, madame, c'est un
+outrage à la magistrature.</p>
+
+<p>&mdash;Ne la faites pas danser, et votre bal n'en ira que mieux, ne soyez
+pas l'archi-chancelier pour douze heures, et vous voilà sauvé. Au
+surplus, monseigneur, si vous avez besoin de mon secours en quoi que
+ce soit, je suis à vos ordres.</p>
+
+<p>&mdash;Comment si j'ai besoin de vous!.. vous êtes mon espoir!... Voilà
+une liste de femmes, regardez-la bien; croyez-vous que ces noms
+conviennent à l'Impératrice?»</p>
+
+<p>Je rayai cinq ou six femmes qui auraient déplu à l'Impératrice et
+les remplaçai par d'autres plus agréables pour elle comme pour
+nous: l'archi-chancelier la lui présenta telle que je la lui avais
+corrigée; le lendemain il revint chez moi en sortant de chez
+l'Impératrice. Le jour était fixé; il était singulier: c'était le
+premier de l'an.</p>
+
+<p>Ce bal fut un des plus ennuyeux que j'aie vu de ma vie, et
+cependant tout y était bien en apparence. Les femmes, jeunes,
+jolies et très-parées; <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> les rafraîchissements abondants et
+recherchés, la politesse du maître de la maison extrême et même
+avec une nuance de galanterie à laquelle on était d'autant plus
+sensible qu'on y était peu habitué, car avec toute sa politesse il
+y avait de la sécheresse dans sa nature. Enfin, malgré tout ce qui
+devait contribuer à faire de cette fête une fête agréable, elle
+était languissante; c'est que le maître de la maison était un vieux
+garçon, sérieux, ne riant jamais, s'informant avec exactitude si l'on
+avait froid, si on avait pris des biscuits glacés ou bien une autre
+friandise que nul autre dans Paris ne faisait comme son officier,
+mais ne s'inquiétant pas du tout si les jeunes personnes dansaient,
+si on s'amusait enfin; et le plus bel ornement d'un bal c'est la joie.</p>
+
+<p>&mdash;«Ce bal <i>est lugubre</i>, me dit l'Impératrice dans un moment
+où l'archi-chancelier était loin d'elle... Nous commençons mal
+l'année... C'est surtout pour moi qu'elle sera plus triste que les
+autres, ajouta-t-elle plus bas.»</p>
+
+<p>Je la regardai... elle avait les yeux pleins de larmes.</p>
+
+<p>&mdash;«Au nom de vous-même!» lui dis-je.</p>
+
+<p>Elle sourit tristement...</p>
+
+<p>&mdash;«J'ai encore du mérite à être comme je <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> suis, croyez-le
+bien, et ne me jugez pas une femme sans courage. Je suis forte au
+contraire?...</p>
+
+<p>Je ne répondis rien; je savais que les bruits de divorce prenaient
+une consistance qui devait l'alarmer. Mais aussi je savais qu'elle
+n'avait rien à redouter pour le moment présent, je le savais
+seulement depuis quelques heures et j'aurais voulu le lui dire, mais
+je n'aurais jamais osé aborder un pareil sujet, même seule avec
+elle, si elle n'avait pas commencé. Je l'aurais affligée, et puis je
+savais qu'il y avait à redouter le mécontentement de l'Empereur...
+mais j'avais aperçu madame de Rémusat dans le bal et je résolus de
+lui en parler; elle et madame d'Arberg avaient toute la confiance de
+l'Impératrice et la méritaient.</p>
+
+<p>Comme l'Impératrice finissait d'exprimer toute la tristesse qui
+était dans son âme au milieu d'une fête, avec cette résignation et
+cette douceur qui lui étaient habituelles, un homme jeune, dont la
+tournure distinguée se faisait remarquer au milieu de tous les hommes
+qui l'entouraient, se détacha du groupe diplomatique, sur un mot
+que lui dit M. de Villeneuve, chambellan de la reine Hortense, et
+ôtant son épée, vint auprès de la princesse pour la prendre pour
+danser l'anglaise<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105" title="Go to footnote 105"><span class="smaller">[105]</span></a> <span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> ainsi qu'elle venait de le lui faire
+demander. C'était le comte de Metternich, ambassadeur d'Autriche;
+il n'y avait pas alors à Paris un homme qui eût une tournure plus
+élégante et plus distinguée et des manières plus nobles, quoique
+très-convenables pour son âge.</p>
+
+<p>Comme il passait près de moi, il me dit en riant et en me montrant un
+immense lustre qui était au milieu du salon:</p>
+
+<p>&mdash;«Est-ce là que fut pendu M. de Souza?»</p>
+
+<p>Je répondis que non et en riant à mon tour, car le souvenir de cette
+histoire provoquera ma gaieté jusqu'à mon dernier jour.</p>
+
+<p>&mdash;«Que dites vous donc de M. de Souza? me demanda l'Impératrice quand
+M. de Metternich et la reine Hortense furent dans la colonne de
+l'anglaise.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ce n'est pas de celui que vous connaissez, madame... mais V.
+M. se rappellera qu'en 1802 ou 1803, je crois, il passa par Paris
+un petit homme Portugais, qu'on appelait don Rodrigue ou bien don
+Alexandre de Souza. Il n'était pas envoyé en France, il venait ou il
+allait à quelque ambassade de la part de S. M. Très-Fidèle, et, tout
+en voyageant, il voulut voir Paris, parce que, malgré leur apparente
+insouciance, les Portugais sont plus curieux de toutes choses que
+pas un peuple de <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> l'Europe. Ce petit monsieur de Souza
+était très-anglomane de sa nature: tout ce qu'il portait était de
+confection et de fabrique anglaise; mais, avant de quitter Paris, il
+dût se convaincre qu'il y avait une partie de sa toilette qui aurait
+pu être mieux faite et plus solide.</p>
+
+<p>&mdash;Que lui arriva-t-il donc? contez moi cela pendant l'anglaise.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! madame, l'archi-chancelier avait un de ces beaux et
+solennels dîners qu'il donnait, comme le sait V. M., dans le courant
+du Consulat, avec une fort grande magnificence, parce qu'alors elle
+était presque seule dans Paris. Tout ce qui passait avec un titre ou
+un rang, et qui allait faire une visite à Cambacérès, était sûr de
+recevoir une invitation pour le mardi ou le samedi suivant. M. de
+Souza y passa comme les autres, et précisément je fus invitée avec
+M. d'Abrantès pour ce même jour, ainsi que le maréchal Mortier et
+le maréchal Duroc. Votre majesté sait comme le maréchal Mortier est
+rieur!</p>
+
+<p>&mdash;Lui!.. non vraiment!.. Mortier est rieur!</p>
+
+<p>&mdash;Comme un écolier... au point d'être obligé de se sauver de l'objet
+qui provoque sa gaieté, sans quoi il demeurerait une heure à rire
+devant lui... Il était donc à table à côté de moi ce même jour
+<span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> chez Cambacérès. Depuis le commencement du dîner il ne
+cessait de me dire:</p>
+
+<p>&mdash;«Qu'est-ce que c'est donc que ce petit bon homme qu'on a placé à
+côté de moi?»</p>
+
+<p>En effet, M. de Souza était <i>infiniment petit</i> et l'on sait que le
+maréchal avait six pieds deux lignes; M. de Souza avait à peine cinq
+pieds.</p>
+
+<p>Il était, de plus, d'une gravité incroyable. Le maréchal lui avait
+adressé plusieurs fois la parole; et, toujours repoussé avec perte,
+il s'était replié de mon côté... Mais la scène allait s'ouvrir pour
+lui comme pour nous tous.</p>
+
+<p>L'archi-chancelier, même à l'époque du Consulat, donnait toujours
+deux services. Ce jour-là, comme toujours, les maîtres d'hôtel et
+les valets de chambre portaient un habit habillé avec des boutons
+guillochés; le premier maître d'hôtel avait un habit en ratine ou en
+velours ras mordoré, avec ces mêmes boutons guillochés. Ce furent eux
+qui amenèrent le trouble dans la maison paisible du second Consul.</p>
+
+<p>Au moment où le maître d'hôtel enlevait les plats du premier service,
+nous entendons un cri perçant; et, comme en ce moment je fixais M. de
+Souza, je jugeai que c'était lui que regardait la chose, car tout à
+coup je le vis en enfant de ch&oelig;ur!</p>
+
+<p>D'où lui venait cette tonsure immédiate, voilà <span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> ce qu'on ne
+pouvait comprendre, et encore moins la perte de la perruque qu'on ne
+pouvait retrouver.</p>
+
+<p>&mdash;«Monseigneur, je voudrais bien ma perruque, répétait M. de Souza,
+avec le même sérieux qu'il aurait mis à redemander le Brésil.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur le comte, disait le second Consul en lorgnant plus
+attentivement cette étrange figure... que voulez-vous qu'on ait fait
+de votre perruque?»</p>
+
+<p>Cependant, en découvrant au bout de son lorgnon cette tête toute
+ronde et entièrement nue, l'archi-chancelier se mit à rire. Ce rire,
+le seul peut-être qui eût frappé les murs de cette salle, depuis
+que Cambacérès habitait cette maison; ce rire fut comme un signal
+pour tous; mais le général Mortier fut celui qui en reçut l'effet le
+plus direct. Il éclata tellement, qu'il fut obligé de se lever et de
+quitter la salle à manger, en prétextant un saignement de nez.</p>
+
+<p>&mdash;«Mais ma perruque, disait M. de Souza, en se tournant toujours
+aussi gravement de tous les côtés.»</p>
+
+<p>Le pauvre maître d'hôtel, dont les fonctions avaient été interrompues
+par cet événement, cherchait comme les autres, lorsque tout à coup M.
+de Souza s'écrie:</p>
+
+<p>&mdash;«Eh! monsieur, la voilà!»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> Et il s'adressait au maître d'hôtel, avec un visage furieux;
+l'autre le regardait avec des yeux étonnés...</p>
+
+<p>&mdash;«Là, monsieur, s'écria le Portugais en colère cette fois, et lui
+prenant le bras droit, auquel la perruque pendait par un de ces
+malheureux boutons guillochés qui l'avait accrochée en passant
+au-dessus de la petite taille de don Rodrigue de Souza, pour prendre
+les plats sur la table. Comme c'était le bouton de derrière qui avait
+fait ce mal, on ne l'avait pas aperçu. Cependant, les valets de pied
+devaient l'avoir vu; mais la malice est toujours de ce côté-là, pour
+ne pas dire la méchanceté, et la joie que leur donnait M. de Souza
+en enfant de ch&oelig;ur balançait le devoir. Quoi qu'il en soit, M.
+de Souza remit sa perruque. Le dîner continua; le général Mortier
+rentra guéri de <i>son hémorrhagie</i>, mais non pas de son envie de rire,
+qui était plus vive que jamais, en voyant le sérieux solennellement
+colère de M. de Souza, qui, après tout, devait prendre la chose en
+riant. Pourquoi aussi sa perruque ne tenait-elle pas mieux?</p>
+
+<p>L'Impératrice avait ri pendant mon histoire avec un tel abandon, que
+plusieurs fois on avait regardé de notre côté, malgré le mouvement
+de l'anglaise et le rideau que formait la colonne. Lorsqu'on put
+passer, l'archi-chancelier vint savoir, <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> <i>s'il était
+possible</i>, toutefois, dit-il en s'inclinant, quelle était la cause
+de cette bonne gaieté. L'Impératrice, riant encore aux larmes, le
+lui dit, ce qui provoqua un sourire de souvenir sur les lèvres de
+Cambacérès, qui jamais ne riait que dans des circonstances qu'on
+notait.</p>
+
+<p>&mdash;«Oui, dit-il, en effet, ce fut une scène singulière; et mon
+maître d'hôtel nous donna là une représentation que mes convives
+n'attendaient guère... C'est beaucoup plus comique que l'histoire
+de la perruque de M. de Brancas, accrochée au lustre du salon de la
+Reine-Mère, dont il était, je crois, chevalier d'honneur...»</p>
+
+<p>Et sa mémoire le servant admirablement, il ajouta au portrait de
+M. de Souza plusieurs teintes qui achevèrent la ressemblance et
+redonnèrent un nouvel accès de gaieté à l'Impératrice. On sait que
+Cambacérès contait à ravir.</p>
+
+<p>C'est à ce bal que M. de Metternich répondit un mot si parfaitement
+spirituel à une autre parole de M. le duc de Cadore, qui ne l'était
+guère. M. de Metternich était, depuis un an, dans toutes les
+agitations pénibles qui peuvent tourmenter un homme investi de grands
+pouvoirs, honoré de la confiance de son souverain, et qui voit qu'il
+ne peut détourner la tempête qui va fondre sur sa patrie et la
+ravager. Car il était presque certain que <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> Napoléon voulait
+faire la guerre à l'Autriche... On disait que <i>non</i> à Paris; mais
+Napoléon y songeait à Bayonne.</p>
+
+<p>M. de Metternich, tourmenté par ses craintes, demanda et obtint un
+congé pour aller à Vienne, pour des affaires personnelles. L'empereur
+Napoléon vit ce départ avec une sorte de peine; il lui donna des
+soupçons et de l'ombrage... Pourquoi l'ambassadeur quittait-il son
+poste? Mais, après tout, quand M. de Metternich l'aurait quitté pour
+avertir plus sûrement son maître des dangers qu'il courait déjà, il
+n'aurait fait que son devoir d'honnête homme et de loyal<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106" title="Go to footnote 106"><span class="smaller">[106]</span></a> sujet.
+Il était Autrichien avant tout; au service de l'Autriche, et dévoué
+de c&oelig;ur à son maître, surtout depuis qu'il était malheureux; car
+c'est un homme loyal et bon que M. de Metternich.</p>
+
+<p>En partant de Paris, dans les derniers jours d'octobre, il annonça
+qu'il serait de retour vers la fin de novembre. Il ne revint que
+le 31 décembre 1808. Le duc de Cadore crut lui dire un mot fort
+spirituel en le plaisantant sur ce retard.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> &mdash;«Ah! ah! monsieur le comte, vous avez été bien longtemps
+absent, lui dit-il en souriant.»</p>
+
+<p>Et, quoique le plus digne des hommes, M. le duc de Cadore en était le
+plus laid, quand il souriait surtout.</p>
+
+<p>&mdash;«C'est vrai, monsieur le duc, répondit M. de Metternich, qui
+comprit l'allusion qu'on voulait faire en parlant de ce retard; mais
+j'ai été obligé de m'arrêter, pour laisser défiler le corps entier du
+général Oudinot, qui venait de passer l'Inn.»</p>
+
+<p>Cambacérès faisait un grand cas de M. de Metternich; et son éloge
+n'était pas indifférent dans sa bouche, car il était peu louangeur.</p>
+
+<p>Cette fête, ou seulement ce bal donné par l'archi-chancelier à
+l'Impératrice, avait au reste la teinte de gêne et de tristesse que
+toutes les fêtes qu'on lui offrait alors recevaient nécessairement
+par la connaissance qu'on avait du divorce très-prochain qui la
+menaçait. Elle-même le savait; et le malheur avait déjà doublé
+d'épines cette couronne qui lui avait été prédite dans son enfance.</p>
+
+<p>Cambacérès possédait au plus haut degré la tenue solennelle de la
+haute magistrature. Il me rappelait l'idée que je me faisais, étant
+jeune fille et étudiant, de ces anciens chanceliers, des L'Hôpital,
+des Lavardin... de ces hommes mourant sur <span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> leur chaise
+curule, comme les vieux pères conscripts... excepté pourtant cette
+dernière chose; car on prétend que Cambacérès était poltron comme un
+lièvre... Mais qu'en savait-on?</p>
+
+<p>Le jour où le Conseil d'État fut averti du projet d'hérédité
+impériale, ce fut lui qui présida le Conseil à la place de
+l'Empereur, qui manquait rarement à ce qu'il regardait, disait-il,
+comme un devoir. Ce jour-là qui, je crois, était un 12 ou un 14
+d'avril, Cambacérès entra dans le Conseil d'État plus solennellement
+encore qu'à l'ordinaire; et ce furent lui et Regnault de
+Saint-Jean-d'Angely qui discutèrent et posèrent d'abord la question
+de l'hérédité, sans laquelle, disaient-ils avec raison, il ne
+pouvait y avoir en France de paix ni de repos. Quelques jours après,
+oubliant qu'il devenait le sujet de celui dont il était l'égal,
+puisque le gouvernement consulaire l'avait établi par le fait, il
+prononça lui-même à l'Empereur, à Saint-Cloud, ce fameux discours qui
+lui donnait la puissance souveraine au nom du peuple et du Sénat.
+Ce discours est un modèle de concision et de clarté oratoire. Il
+est peut-être peu élégant; mais Cambacérès ne pouvait pas parler
+autrement ce jour-là... et dans cette pièce mémorable dans notre
+histoire, il ne faut voir que les mots et ce qu'ils annoncent.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> En voici quelques phrases:</p>
+
+<p class="p2 smcap">«Sire,</p>
+
+<p>»Le décret que le Sénat vient de rendre, et qu'il s'empresse
+de présenter à votre majesté impériale, n'est que l'expression
+authentique d'une volonté déjà manifestée par la nation.»</p>
+
+<p class="lspaced1">....................</p>
+
+<p>«La dénomination plus imposante qui vous est décernée n'est donc
+qu'un tribut que la nation paie à sa propre dignité et au besoin
+qu'elle sent de vous donner chaque jour les témoignages d'un
+attachement et d'un respect que chaque jour aussi voit augmenter.</p>
+
+<p>»Eh! comment le peuple français pourrait-il<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107" title="Go to footnote 107"><span class="smaller">[107]</span></a> trouver des bornes à
+sa reconnaissance, lorsque vous n'en mettez aucune à vos soins et à
+votre sollicitude pour lui?...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> »Comment pourrait-il, oubliant les maux qu'il a soufferts
+quand il fut livré à lui-même, penser sans enthousiasme au bonheur
+qu'il éprouve depuis que la Providence lui a inspiré de se jeter dans
+vos bras?...</p>
+
+<p>»Les armées étaient vaincues<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108" title="Go to footnote 108"><span class="smaller">[108]</span></a>; les finances en désordre; le
+crédit public <i>anéanti</i>; les factions se disputant les restes
+de notre antique splendeur; les idées de religion et de morale
+obscurcies; l'habitude de donner et de reprendre le pouvoir
+laissaient les magistrats sans considération, et même avaient rendu
+odieuse toute espèce d'autorité...</p>
+
+<p>»Votre majesté a paru; elle a rappelé la victoire; elle a rétabli la
+règle et l'économie dans les dépenses publiques; la nation, rassurée
+par <span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> l'usage que vous en savez faire, a repris confiance
+dans ses propres ressources; votre sagesse a calmé la fureur des
+partis; la religion a vu relever ses autels; les notions du juste et
+de l'injuste se sont réveillées dans l'âme des citoyens, quand on a
+vu la peine suivre le crime, et d'honorables distinctions récompenser
+et signaler la vertu, etc.»</p>
+
+<p class="p2">Ce fut le 19 mai 1804, que ce discours fut prononcé par Cambacérès,
+comme président du Sénat.</p>
+
+<p>François de Neufchâteau, l'ancien directeur, fit aussi un discours à
+Napoléon, le 1<sup>er</sup> décembre 1804. On verra, par quelques phrases que
+j'en vais rapporter, que dans ces six mois d'intervalle la flatterie
+avait fait de grands progrès.</p>
+
+<p>Je les place également pour donner une idée du genre d'esprit de
+François de Neufchâteau, dont on a tant parlé, et qui, après tout,
+n'était qu'un rhéteur sans grâce; quoiqu'à l'époque où il était un de
+nos cinq rois, il eût aussi sa cour de flatteurs, qui le plaçaient
+beaucoup plus haut que tous les poëtes et les écrivains de son
+époque, et même de son siècle...</p>
+
+<p class="quote">La voix du peuple est bien ici la voix de Dieu,</p>
+
+<p class="noindent">disait-il à l'Empereur.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> «Aucun gouvernement ne peut être fondé sur un titre plus
+authentique. Dépositaire de ce titre, le Sénat a délibéré qu'il se
+rendrait en corps auprès de votre majesté impériale. Il vient faire
+éclater la joie dont il s'est pénétré, vous offrir le tribut sincère
+de ses félicitations, de son respect, de son amour; et s'applaudir
+lui-même de l'objet de cette démarche, puisqu'elle met le dernier
+sceau à ce qu'elle attendait de votre prévoyance <i>pour calmer les
+inquiétudes<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109" title="Go to footnote 109"><span class="smaller">[109]</span></a> de tous les bons Français</i>, et faire entrer au port
+le vaisseau de la république.</p>
+
+<p>»Oui, sire, de la république! Ce mot peut blesser les oreilles d'un
+monarque ordinaire; mais ici, le mot est à sa place devant celui
+dont le génie nous a fait jouir de la chose, dans le sens où la
+chose peut exister chez un grand peuple: vous avez fait plus que
+d'étendre les bornes de la république, car vous l'avez constituée
+sur des bases solides. Grâces à l'<span class="smcap">EMPEREUR DES FRANÇAIS</span>,
+on a pu introduire dans ce gouvernement <i>d'un seul</i> les principes
+conservateurs des intérêts de tous, <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> et fondre dans la
+république la force de la monarchie, etc., etc<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110" title="Go to footnote 110"><span class="smaller">[110]</span></a>...»</p>
+
+<p>Voilà un échantillon du talent de François de Neufchâteau. Il avait
+de l'esprit, pourtant, et même beaucoup, ainsi que je l'ai déjà dit.
+Il était aimable, disait les vers à ravir, mais s'étonnait, après
+cela, tellement de lui-même, qu'il en évitait la peine aux autres.
+Toutefois, je le répète, il avait de l'esprit. Seulement il aurait
+dû sentir que des flatteries du genre de celles dont il accablait
+l'Empereur, étaient déplacées dans la bouche d'un homme qui avait
+eu lui-même pendant un temps la puissance exécutive. L'Empereur le
+comprit et le dit à Cambacérès.</p>
+
+<p>&mdash;«On m'a fait un bien beau discours, qui m'a fait regretter le
+vôtre, monsieur l'archi-chancelier,» lui dit-il la veille du sacre,
+au moment où il arriva près de Napoléon, selon le désir que celui-ci
+lui avait témoigné de s'entretenir avec lui en particulier et même en
+secret la veille du couronnement. Cette conversation dut être du plus
+haut intérêt. Mais jamais <i>personne</i> n'a su un mot de ce qui fut dit
+dans cet entretien, quoiqu'on ait pu le <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> présumer. Cambacérès
+était non seulement aimé de l'Empereur, mais estimé. Napoléon <i>tenait
+à honneur</i> d'être ami de Cambacérès. «<i>C'est un honnête homme</i>,»
+répétait toujours Napoléon, «<i>un honnête homme supérieur</i>.»</p>
+
+<p>Que de fois je lui ai entendu répéter cette phrase... Il aimait
+aussi l'ordre et la régularité de Cambacérès; sa manière de recevoir
+surtout. Cette étiquette strictement observée ne lui paraissait
+nullement ridicule; et il trouvait peut-être avec raison que
+l'archi-chancelier était le seul grand dignitaire qui comprît bien sa
+position.</p>
+
+<p>Mais, en revanche, l'archi-chancelier n'était aimé d'aucune des
+Impératrices. Joséphine n'avait aucune affection pour lui. Il
+attribuait cet éloignement à des remontrances qu'il avait pris
+la liberté de lui faire, au nom de l'Empereur, sur ses dépenses
+excessives, qui donnaient toujours à Napoléon des colères,
+quelquefois funestes pour lui-même, car elles le rendaient fort
+malade; et puis l'archi-chancelier était pour la séparation; Fouché
+également cependant, et il était en faveur auprès d'elle: mais il
+était faux, et Cambacérès était véridique et loyal.</p>
+
+<p>Quant à Marie-Louise, c'est autre chose. Voici pourquoi elle prit
+l'archi-chancelier en grippe. Je donne cette histoire comme elle
+courut alors dans <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> tous les salons de Paris. Elle nous fit
+beaucoup rire, et je la crois positivement vraie.</p>
+
+<p>À l'époque de la guerre de Russie, lorsque l'Autriche insistait
+si vivement pour avoir les provinces illyriennes<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111" title="Go to footnote 111"><span class="smaller">[111]</span></a>, la
+correspondance, soit confidentielle, soit ministérielle, du beau-père
+et du gendre était souvent orageuse... Un jour, Napoléon jura et
+frappa du pied contre terre, en nommant son père et frère d'Autriche
+de je ne sais plus quel nom.</p>
+
+<p>&mdash;«Qu'est-ce, mon ami? qu'avez-vous contre mon père?</p>
+
+<p>&mdash;Votre père, Louise!... votre père <span class="smcap">EST UNE GANACHE</span>!... Et
+après ce mot il se lève, et sort en fermant la porte assez violemment
+pour la briser.</p>
+
+<p>L'Impératrice, soit qu'elle ne connût que notre beau langage, soit
+qu'elle ne connût pas en entier notre dictionnaire, ou plutôt qu'elle
+s'en tint à la véritable acception des mots, demeura surprise devant
+celui que Napoléon lui avait jeté comme une injure, si elle en
+jugeait au ton courroucé de sa voix. Mais une injure de Napoléon!
+lui, si doux avec elle! si tendre surtout!... Le moyen de le
+croire!... <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> Dans ce moment, la duchesse de Montebello entrait
+chez l'Impératrice. On sait combien elle l'aimait<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112" title="Go to footnote 112"><span class="smaller">[112]</span></a>! Elle lui
+demanda aussitôt ce que signifiait le mot <i>ganache</i>, en lui disant
+pourquoi elle lui faisait cette question...</p>
+
+<p>Madame la duchesse de Montebello, fort embarrassée, lui répondit
+cependant fort bien pour tous:</p>
+
+<p>&mdash;«Une ganache! madame... c'est... c'est un brave homme... un honnête
+homme un peu âgé...</p>
+
+<p>&mdash;Ah!...»</p>
+
+<p>La chose en resta là. L'Impératrice n'en parla plus, parce que
+l'occasion ne se présenta pas de placer le mot; mais au moment du
+départ de l'Empereur pour la Russie, il laissa, comme on sait,
+l'Impératrice régente avec l'archi-chancelier pour conseil, et même
+presque comme tuteur. L'Empereur parti, le prince archi-chancelier
+alla présenter ses devoirs à son impériale pupille, qui, voulant
+lui dire une parole gracieuse, le regarda en souriant, <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> et,
+prenant une physionomie toute gracieuse:</p>
+
+<p>&mdash;«En vérité, lui dit-elle, je suis bien touchée que l'Empereur m'ait
+laissé un guide aussi respectable!... et je serai toujours empressée
+de recevoir les avis d'une aussi brave <span class="smcap">GANACHE</span>!»</p>
+
+<p>Qu'on juge de l'effet du compliment!</p>
+
+<p>On a prétendu qu'elle avait eu l'intention de lui dire ce qu'en effet
+signifie ce mot. Je ne le crois pas: quel en serait le motif?...
+Cambacérès était un homme inoffensif, que l'Empereur estimait
+beaucoup, et Marie-Louise le savait. Non, je crois que ceux qui lui
+veulent faire une réputation de malice, pour lui sauver celle de la
+sottise, se trompent ici beaucoup... Marie-Louise était un de ces
+êtres mal organisés, à qui tout réussit mal, et qui ne savent jamais
+corriger leur destinée...</p>
+
+<p>Elle aimait à s'amuser, et n'y entendait rien; cependant les bals
+lui plaisaient: elle aimait la danse et elle y valsait et dansait
+l'anglaise comme une personne que cela ennuie et fatigue. Cambacérès,
+qui, certes, n'était pas danseur, en fit la remarque un jour chez
+lui à un petit bal donné à Marie-Louise dans sa nouvelle maison;
+cependant, cette fois-ci, l'ordonnance était mieux faite; il y avait
+plus de jeunes gens. Presque tous les auditeurs au Conseil d'État,
+dont Cambacérès était le chef, pour ainsi dire, s'y trouvaient, et
+leur présence ajoutait <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> et donnait même, on peut le dire, un
+autre aspect à la fête... Marie-Louise avait ce soir-là presqu'une
+apparence de beauté... Elle était bien mise, ce qui lui arrivait
+rarement; elle avait un petit corset de velours bleu, de ce bleu
+qui porte son nom encore aujourd'hui, couleur tout à fait bien pour
+son teint, qui était sa seule beauté réelle. Ce petit corset était
+brodé en diamants, la jupe était en tulle, doublée de satin blanc,
+et bordée par plusieurs touffes de <i>belles de jour</i>, d'un bleu plus
+foncé que nature, pour rapprocher davantage la nuance du velours.
+Elle était coiffée avec les mêmes fleurs et des épis de diamants, ce
+qui faisait admirablement dans ses beaux cheveux blonds... Elle était
+presque jolie comme cela! et elle l'eût été certainement, si elle eût
+été gracieuse!</p>
+
+<p>Lorsque l'Empereur était absent, c'était bien vraiment
+l'archi-chancelier qui <i>régnait</i> à Paris; c'était son salon qui
+était la cour active et marquante. Sa représentation continuelle est
+véritablement le mot qui convient à la chose. Jamais il ne faisait
+un voyage pour aller, soit aux eaux, soit à la campagne ou dans le
+Languedoc. Lorsque l'Empereur lui dit d'avoir une campagne, il en
+prit une... mais à Monceaux.</p>
+
+<p>Aussi l'Empereur comptait-il sur lui comme sur <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> <i>un ami</i>,
+et il avait raison; il savait combien il pouvait s'assurer sur
+son calme, son bon sens et sa haute expérience dans les affaires.
+Ensuite il y avait un autre motif pour l'Empereur; c'était la
+sécurité que lui donnaient trois convictions: celle de son honnêteté
+d'abord, ensuite de sa circonspection, et puis enfin celle de <i>sa
+poltronnerie</i>.</p>
+
+<p>&mdash;«Bah! disait Berthier, l'Empereur sait bien qu'il n'a rien à
+craindre de Lebrun et de Cambacérès! Ils sont honnêtes gens d'abord,
+et puis trop poltrons pour tenter ou soutenir une révolution, surtout
+l'archi-chancelier...»</p>
+
+<p>Je crois que l'honnêteté de Cambacérès suffisait pour le faire
+tenir en repos; mais, ce que je crois encore mieux, c'est qu'il
+n'avait aucune chance pour réussir. Il possédait sans doute toutes
+ces qualités, que les souverains trouvent rarement dans leurs
+alentours... Mais à posséder celles qu'il faut pour être souverain
+soi-même, il y a encore bien loin.</p>
+
+<p>Cambacérès accueillait dans son salon, avec une bienveillance
+plus intime que pour les autres personnes présentées, celles qui
+lui venaient du Languedoc. Il avait un respect religieux pour
+sa province. Son amitié pour moi doublait, je crois, de cette
+circonstance, que nous étions de la même ville... Si quelque
+Montpellerais lui demandait <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> un service, il répondait presque
+toujours: <i>Je le ferai!</i></p>
+
+<p>En effet, il faisait examiner la chose; le rapport était fait dans
+les quarante-huit heures; car M. Lavollée secondait son oncle aussi
+vivement qu'il le pouvait, et, le mardi ou le samedi suivant,
+Cambacérès disait au compatriote solliciteur:</p>
+
+<p>&mdash;«Mon cher, je me charge de votre affaire.»</p>
+
+<p>Alors c'était à peu près fait. Je dis à peu près, parce qu'avec
+Napoléon, on ne pouvait répondre de rien.</p>
+
+<p>Mais quelquefois Cambacérès avait promis, ou bien les prétentions du
+solliciteur ne lui semblaient pas justes. Alors il lui disait avec la
+même franchise: <i>Je ne puis rien</i>. C'est de l'honneur, cela.</p>
+
+<p>Un jour je reçois une lettre d'Arras; elle m'était écrite par une
+personne que je ne nommerai pas, parce qu'à l'époque où j'habitais
+cette ville, cette personne était royaliste avec tout le fanatisme
+qu'on connaît à certaines gens. Ensuite elle était devenue
+impérialiste au même degré. En 1814 cela changea encore, et, en 1830,
+il y eut une nouvelle mutation. Cette dame avait un petit-fils.
+Jamais aïeule ne fut plus enthousiaste de sa progéniture. Le jeune
+homme n'avait pourtant rien d'extraordinaire; il n'était que bien,
+et voilà tout; mais, <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> sur toute chose, il était enfant
+gâté, et voulait ce qu'il voulait avec acharnement. Il entreprit
+<i>de vouloir</i> être ce que détestait sa grand'-mère alors... il
+voulut servir l'Empire. La seule concession qu'il lui fit, ainsi
+qu'à sa mère, fut de ne pas aller à l'armée, quoiqu'il en mourût
+d'envie. Alors l'aïeule m'écrivit pour me prier de solliciter pour
+son petit-fils l'entrée du Conseil d'État. Elle avait jadis connu
+Cambacérès chez le marquis de Montferrier, et comptait sur ce
+souvenir. Mais il y avait bien des chances pour le contraire!...</p>
+
+<p>Elle y comptait pourtant si bien, que dans la lettre qu'elle m'avait
+priée de remettre à l'archi-chancelier, elle en parlait d'une
+curieuse manière. Le jeune homme, je le répète, était fort bien; et,
+heureusement pour lui, le prince le comprit comme moi.</p>
+
+<p>À mesure qu'il lisait la lettre de l'aïeule, il me regardait avec une
+sorte de malice tellement inusitée chez lui, que je dus m'attendre à
+quelque chose de bizarre.</p>
+
+<p>&mdash;«Tenez, me dit-il en me donnant la lettre de madame de ****, voyez
+de quel style on me fait la demande d'un service.»</p>
+
+<p>Je suis fâchée de ne pas avoir gardé de copie de cette lettre: elle
+était curieuse dans le fait. Madame de **** rappelait à Cambacérès
+archi-chancelier, qu'elle l'avait connu <i>comme Cambacérès <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span>
+avocat</i>; et cela si <i>crûment</i>, si peu délicatement, que je vis
+l'affaire du jeune homme tout à fait manquée. Mais je devais
+apprendre à connaître l'archi-chancelier.</p>
+
+<p>&mdash;«Monsieur, dit-il à M. de ****, je ne pourrai répondre aux volontés
+de madame votre grand'-mère, qui m'ordonne, ajouta-t-il en souriant,
+de vous faire nommer <i>dans les vingt-quatre heures</i>. Mais veuillez me
+faire l'honneur de venir dîner chez moi mardi prochain, et en raison
+de <i>notre très-ancienne</i> connaissance, de venir à quatre heures et
+demie; nous causerons. Aujourd'hui je ne veux pas ennuyer madame
+d'Abrantès d'une aussi lourde conversation; et puis je dois me rendre
+au Conseil. Mais mardi, vous voudrez surtout bien permettre que je
+sois moi-même <i>votre examinateur</i>.»</p>
+
+<p>Le jeune homme sortit de chez Cambacérès enchanté de lui. Sa place
+au Conseil d'État était d'autant plus importante à obtenir pour
+lui, qu'il était très-amoureux, et que le père de la jeune fille ne
+voulait la marier qu'à un homme ayant une carrière. Le jeune homme,
+quoiqu'il fût amoureux, préférait celle des armes; à cette époque
+il y avait une telle confiance, que personne ne croyait mourir, et
+on allait à l'armée comme au bal; mais pour plaire à sa famille, il
+s'était décidé pour le Conseil d'État.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> &mdash;«Dites tout cela à l'archi-chancelier, lui dis-je; il vous
+servira mieux si vous avez confiance en lui; car la lettre de votre
+grand'-mère a failli tout gâter. Parlez à Cambacérès comme à un père.»</p>
+
+<p>Il suivit mon conseil et fit bien. J'avais été invitée à dîner
+par Cambacérès pour ce même mardi, afin que mon protégé et moi
+nous fussions ensemble; et, bien que Cambacérès me l'eût répété
+<i>trois fois</i>, je n'en reçus pas moins, le même soir, une invitation
+imprimée. Aussitôt que j'arrivai, le prince vint à moi; et me prenant
+par la main, comme si nous allions danser un menuet, il me conduisit
+à un fauteuil et me dit tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;«Je suis parfaitement content du jeune homme; et comme j'ai pour
+principe de ne pas me laisser influencer par des circonstances
+étrangères, je le servirai parce qu'il a du mérite, et qu'il
+serait cruel autant qu'injuste de le rendre responsable du peu de
+considération que sa folle de grand'-mère m'inspire. Il peut donc
+compter sur moi: vous pouvez en être certaine.»</p>
+
+<p>En effet, quelques semaines après, le jeune homme fut nommé
+auditeur au Conseil d'État. Il se maria et il est toujours demeuré
+reconnaissant des bontés de l'archi-chancelier.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> &mdash;«Une belle bonté, vraiment! disait la grand'-mère,
+lorsqu'il en parlait devant elle; <i>il devait</i> vous faire nommer: il
+ne pouvait faire autrement, j'avais dîné vingt fois avec lui chez M.
+de Montferrier!..»</p>
+
+<p>Un officier de la maison de l'Empereur, homme d'esprit et de bonnes
+manières, dont le père était un des amis les plus intimes de ma mère,
+M. le marquis de Beausset, était un habitué du salon de Cambacérès.
+Il était préfet du palais; et, en vérité, il entendait cette fonction
+admirablement bien. Il avait cependant un rival, non seulement dans
+la maison de l'Empereur, mais auprès de l'archi-chancelier: c'était
+M. de Cussy. M. de Cussy était un homme excellent, mais ne comprenant
+guère la vie que comme elle s'écoulait pour lui. Il ne lui fallait
+des fêtes que parce qu'il y a toujours un souper, ou bien des
+rafraîchissements d'une nature plus substantielle que des sirops.
+Il avait un profond mépris pour les maisons qui reçoivent <i>à gosier
+sec</i>, comme il le disait.</p>
+
+<p>«Il n'y a plus de France! s'écriait-il un jour; il n'y a plus de
+France!... on ne soupe plus!...»</p>
+
+<p>Cambacérès l'avait nommé d'Aigrefeuille second. Il allait beaucoup
+chez lui, ainsi que M. le marquis de Beausset; ils étaient rivaux,
+mais <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> cela n'était pas alarmant et ne passait jamais le seuil
+de l'office impérial.</p>
+
+<p>On voit que l'addition de ces deux messieurs ne devait ni enlever ni
+ajouter quelque chose à l'élégance de la cour de l'archi-chancelier;
+car ceux qui la formaient habituellement étaient loin de pouvoir être
+donnés pour des modèles en ce genre.</p>
+
+<p>C'était d'abord M. le marquis de Montferrier, homme de bonne
+naissance, âgé de cinquante ans au moins, gros, poudré, et l'antipode
+d'une contredanse, quoiqu'il sourît toujours.</p>
+
+<p>C'était Monvel, frère de mademoiselle Mars, et fils du fameux acteur
+Monvel. Il était secrétaire du prince.... Maigre, pâle, sa figure
+longue et étroite pouvait sourire quelquefois, mais je crois qu'il
+n'en savait rien.</p>
+
+<p>C'était encore M. de Villevieille, contemporain de Voltaire et disant
+les vers admirablement. Mais il aurait fallu rétrograder de quelque
+trente ans par-delà: c'était donc encore une figure peu admissible
+dans une fête.</p>
+
+<p>C'était d'Aigrefeuille enfin, avec sa grotesque figure et sa
+burlesque toilette! Toutes deux méritent d'être connues.</p>
+
+<p>D'Aigrefeuille<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113" title="Go to footnote 113"><span class="smaller">[113]</span></a> était un fort bon homme, ayant <span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> de
+l'esprit et des connaissances, choses qui disparaissaient pour
+le monde devant sa gloutonnerie, mais qui pourtant existaient
+réellement. Sa figure était incroyable; il avait une grosse tête
+placée sur un cou très-court; son visage était fait comme peu de
+visages le sont; ses yeux, très-gros et très-saillants, étaient
+parfaitement ronds et d'un bleu pâle et terne; son nez, formé d'une
+boule de chair, était au-dessous de ces yeux que je vous ai dits, et
+surmontait une bouche formée de deux grosses lèvres qu'il léchait
+incessamment, comme s'il venait de manger une bisque, et tout cela
+avec deux grosses joues fleuries, mais tremblantes, formaient deux
+fossettes quand il faisait son gros rire, ce qui arrivait souvent;
+ses jambes étaient petites, c'est-à-dire courtes, car elles étaient
+grosses et ramassées; son ventre très-gros et sa taille petite: voilà
+le portrait de l'homme, ni flatté ni chargé.</p>
+
+<p>Qu'on se figure à présent ce personnage que je viens d'essayer de
+peindre, vêtu d'un habit de velours ras, <i>bleu de ciel</i>, doublé
+de satin blanc et garni d'une hermine, qui jouait le lapin blanc,
+attendu qu'il n'y avait pas de queues noires.</p>
+
+<p>Voilà l'origine de cette belle toilette.</p>
+
+<p>D'Aigrefeuille était fort ami d'une bonne, excellente <span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> et
+spirituelle personne, la comtesse de la Marlière. Un jour, il était
+chez elle, et lui contait ses chagrins d'être obligé d'acheter un
+habit habillé.</p>
+
+<p>&mdash;«Mais, lui dit la comtesse, j'ai une robe de velours bleu de ciel,
+la couleur est un peu tendre, mais, qu'importe? prenez-la.»</p>
+
+<p>D'Aigrefeuille, ravi, emporte sa robe, et son bonheur l'adresse chez
+le valet de chambre de l'archi-chancelier, au moment où il mettait en
+ordre des fourrures qu'il tenait encore à la main.</p>
+
+<p>&mdash;«Tenez, monsieur d'Aigrefeuille, voilà de quoi garnir richement
+votre habit. Ce sont les rognures de l'hermine avec laquelle on a
+garni le manteau <i>du sacre</i>, pour monseigneur.»</p>
+
+<p>D'Aigrefeuille, ravi du <i>magnifique</i> présent que le valet de chambre
+aurait probablement jeté, s'il ne le lui avait pas donné, fit faire
+l'habit bleu de ciel, se mit en dépense pour la doublure de satin
+blanc, et fit apposer sur les manches et au collet, ainsi que sur
+tous les bords, les petites bandelettes de fourrures blanches de
+l'hermine, dans laquelle il n'y avait plus une queue noire.</p>
+
+<p>C'est avec cet habit que d'Aigrefeuille se faisait beau les samedis
+et mardis, chez l'archi-chancelier. Pour tout le monde, il n'était
+que ridicule; pour moi, il était comique. Pour moi, qui connaissais
+<span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> l'histoire du velours et de la fourrure, cet habit valait
+plus que pour une autre.</p>
+
+<p>Cette histoire d'un habit bleu m'en rappelle une que j'ai omise dans
+le salon des princesses: c'était pour celui de la princesse Pauline.</p>
+
+<p>M. de Th.... était, ce qu'il est encore, un officier plein de mérite
+et tout à fait estimable; mais il avait beaucoup de couleur, et le
+sang lui montait facilement aux joues. Ceci est indépendant des
+qualités de quelqu'un.</p>
+
+<p>M. de Th.... était absent de Paris; il y revient, et trouve qu'en son
+absence on a donné l'ordre très-sévère de n'aller à la cour qu'avec
+un habit habillé. C'est un ordre un peu dur pour un jeune officier de
+cavalerie ayant une jolie tournure, et qui n'a que son uniforme...
+Dans cette perplexité, il rencontre M. Eugène de Faudoas, et lui
+conte son aventure.</p>
+
+<p>&mdash;«Bah! n'est-ce que cela? lui dit M. de Faudoas; ma s&oelig;ur va
+réparer ton malheur à l'instant. Il me faut un habit aussi, et je
+vais la prier de faire les deux emplettes.»</p>
+
+<p>Madame la duchesse de Rovigo, avec son indolence habituelle, commande
+d'aller prendre chez Lenormand deux habits habillés, pour MM. de
+Th.... et de Faudoas, et de les porter <span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> chez leur tailleur,
+pour que ces habits fussent prêts pour le même soir, à neuf heures.</p>
+
+<p>M. de Tha.... lorsqu'il essaya son habit, ne fit aucune attention à
+sa couleur. Il la trouva bien un peu claire, mais la chose était de
+trop peu de conséquence pour l'arrêter un moment de plus, lorsqu'il
+avait tant à faire. L'habit arrive fort tard. M. de Tha... le passe
+immédiatement et arrive enfin chez la princesse Pauline. Il était
+près de dix heures; le bal était commencé depuis longtemps, et la
+foule encombrait les salons. Tout à coup j'avise, au milieu des
+hommes qui se tenaient près de la porte qui communiquait de la
+galerie au grand salon, une figure étrange. Je fais un signe à la
+duchesse de Bassano, qui était près de moi; nous regardons plus
+attentivement, et nous reconnaissons M. de Tha..., dans son superbe
+habit de velours bleu céleste, brodé en argent; mais avec l'addition
+d'une coiffure poudrée à blanc, dans laquelle était encadrée sa
+figure bonne et excellente, et même agréable, mais si fortement
+colorée d'un pourpre foncé dans ce moment surtout, où il se trouvait
+dans une position gênée et presque au supplice, qu'il paraissait
+comme une fraise au milieu d'un fromage à la crème. Madame de Bassano
+et moi ne pûmes retenir un sourire qui, au fait, comprimait un
+<span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> éclat de rire que nous cachâmes comme nous le pûmes sous
+notre éventail. La princesse, qui nous vit rire, dirigea ses regards
+vers le lieu où allaient les nôtres. Aussitôt qu'elle aperçut M. de
+Tha...., elle mit aussi son éventail devant elle; ce que voyant le
+pauvre M. de T....., il devint exactement pourpre et fit craindre
+quelque accident. Jamais je n'ai vu une figure de cette teinte placée
+entre des cheveux blancs à frimas et un habit bleu de ciel, comme
+le prince Mirliflore! ce qui prouve que la chose accidentellement
+peut tout décider chez nous. Car M. de T.... était fort bien, avait
+très-bon air, et certes, ne pouvait jamais prêter à rire; mais, cette
+fois, il n'y avait pas moyen.</p>
+
+<p>Ces malheureux costumes, que l'Empereur forçait de porter à la
+cour, faisaient le désespoir de la plupart des hommes. Mais
+l'archi-chancelier était vraiment heureux de cet usage rétabli.
+Ce n'était qu'aux grandes cérémonies qu'il avait particulièrement
+une tournure burlesque, avec le grand habit du sacre, ou même le
+manteau et l'habit des grandes réceptions. Ce chapeau, retroussé
+par-devant, à la Henri IV, avec toutes ces plumes; ce manteau, cet
+habit au lieu du pourpoint, qui va seul avec le manteau, toute cette
+toilette est ridicule, lorsqu'elle n'est pas noblement portée.
+Lorsque le <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> chapeau est posé tout droit sur la tête, le
+manteau placé tant bien que mal sur l'épaule gauche, l'écharpe
+blanche tournée autour du corps, et dont quelquefois le gros n&oelig;ud
+arrivait au milieu de la poitrine, tout cet attirail mal mis et mal
+porté devenait une mascarade, et non plus un habillement de cour.
+L'archi-chancelier, pour dire le mot, avait l'air de jouer une
+parade, tandis qu'il portait au contraire fort bien <i>l'habit habillé</i>.</p>
+
+<p>J'ai déjà dit qu'il n'aimait pas les fêtes. Il n'y allait que par
+obligation; qu'on juge de l'ennui que ces bouleversements lui
+donnaient chez lui-même. Il venait me voir quelquefois; et, comme
+je l'aimais et l'estimais fort, j'étais très-sensible à une preuve
+de bonté qu'il ne donnait presque à personne. Quelquefois il se
+rencontrait chez moi avec le cardinal Maury. Alors ils me charmaient
+tous deux par leur conversation variée, et surtout dans ce qui avait
+rapport aux premiers jours de la Révolution. Cambacérès ne provoquait
+ni ne fuyait ce sujet de conversation que je cherchais toujours,
+moi, à éluder, quelque plaisir qu'il me fît, car je craignais les
+discussions, et puis... le 21 janvier... Mais le cardinal me dit un
+jour, après qu'il fut parti:</p>
+
+<p>&mdash;«Cela ne peut rien lui faire qu'on lui parle du procès du roi,
+parce que son vote est positivement de ceux qui ont été faits pour
+le sauver.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> &mdash;C'est votre opinion, monseigneur? lui demandai-je fort
+étonnée.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sur mon honneur, je l'ai dit à l'Empereur, qui, ainsi que vous
+le savez, n'aime pas ceux qui ont voté la mort de Louis XVI, qu'il
+n'appelle jamais que <i>le malheureux Louis XVI</i>!... Vous pouvez être
+sûre que Cambacérès voulait sauver le roi<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114" title="Go to footnote 114"><span class="smaller">[114]</span></a>.»</p>
+
+<p>Voilà ce que <i>m'a affirmé</i>, plus de dix fois, le cardinal Maury.</p>
+
+<p>Cette parole me fut dite entre autres fois par le cardinal, chose
+étrange! deux jours seulement avant une autre fête donnée par
+l'archi-chancelier, dans son nouvel hôtel de la rue Saint-Dominique.
+J'en fais la remarque, parce qu'il arriva une aventure si singulière
+à ce bal, qu'il est permis de croire ceux qui l'ont réfutée dans
+l'intérêt de l'archi-chancelier; mais elle <i>me fut certifiée alors</i>
+par le comte Dubois, qui était en ce même temps préfet de police,
+et, depuis, il me l'a confirmée, il n'y a pas quatre ans, dans son
+château de Vitry.</p>
+
+<p>La fête de l'archi-chancelier devait être plus belle, en effet,
+qu'aucune de celles de l'hiver. Il y avait ensuite une raison pour
+le croire, ce qui à Paris est déjà <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> beaucoup. Cette raison
+était la fraîcheur des ameublements; tout y était neuf et fort beau;
+l'hôtel lui-même était une belle résidence, et certes, cette fois, le
+maître de cette magnifique habitation n'avait rien négligé pour que
+sa fête fût superbe. Des fleurs, des lumières en abondance; une foule
+de femmes charmantes, couvertes de diamants, portant de riches et
+d'élégants costumes... c'était un bal masqué et costumé... L'Empereur
+avait le goût de ces sortes de fêtes à un degré vraiment étonnant
+pour un homme aussi sérieux et absorbé par de si grands intérêts,
+surtout à cette époque, où la guerre d'Espagne était dans toute sa
+fureur, et où lui-même rêvait une autre campagne d'Autriche?...
+Peut-être avait-il le besoin de se distraire des grands soins qui
+dévoraient sa vie, et ce moyen lui plaisait-il plus qu'un autre.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, il aimait ces bals masqués, où, presque toujours,
+il s'amusait à former une intrigue. Je ne crois pas cependant qu'il
+ait été pour rien dans celle qui eut une si funeste issue<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115" title="Go to footnote 115"><span class="smaller">[115]</span></a>, par
+l'impression qu'elle produisit sur celui qu'elle concernait.</p>
+
+<p>La fête était brillante, animée; les déguisements <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> étaient
+charmants. Plusieurs quadrilles avaient été remarqués. On les avait
+formés avec des costumes rappelant les personnages d'une pièce en
+vogue au même moment. Ainsi, par exemple, des femmes de ma société
+intime, choisirent ceux de la charmante pièce d'Alexandre Duval, <i>la
+Jeunesse de Henri V</i>. Madame la baronne Lallemand était bien jolie en
+Betty, avec son aimable et doux visage et ses beaux cheveux châtains
+sous le grand chapeau de velours noir. Madame de Montgardé avait le
+costume de Clara, et le capitaine Copetait était très-bien représenté
+par un Polonais de nos amis, le comte Joseph Motchinsky.</p>
+
+<p>Je ne me souviens plus qui avait fait le quadrille des <i>Deux Magots</i>,
+mais il était charmant. On n'avait rien retranché, et il était
+fort nombreux. M. de Forbin lui avait un costume oriental purement
+observé, qui lui allait admirablement. On regardait beaucoup une
+magnifique aigrette en diamants, dans laquelle était contenue un
+héron noir du plus grand prix. Son poignard était aussi de la plus
+grande richesse.</p>
+
+<p>&mdash;«Bah! disait-il en riant quand on lui parlait de la beauté de cette
+aigrette, <i>tout cela est faux!</i>»</p>
+
+<p>C'était une aigrette très-véritable et du prix peut-être de 30 ou
+40,000 francs; au reste, elle ne lui était que prêtée.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> La fête avait eu un grand succès... L'archi-chancelier,
+fatigué d'avoir fait les honneurs de sa maison avec autant de
+politesse que de grâce, sentit enfin le besoin de se reposer. Il
+s'arrêta dans une pièce où il y avait peu de monde, et demanda
+une glace ou un sorbet; il était à peine assis dans une vaste et
+moelleuse bergère, savourant son sorbet, qu'un masque noir, enveloppé
+dans un très-ample domino, vint s'asseoir auprès de lui, et se tourna
+de son côté comme pour le regarder très-fixement. Pendant quelques
+instants, Cambacérès ne prit nullement garde à ce masque; mais,
+ennuyé probablement de voir cette masse sombre et silencieuse ne
+faire aucun mouvement, n'articuler aucun son, il se tourna à son tour
+vers le masque, et lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;«Es-tu donc muet, beau masque?»</p>
+
+<p>Le masque noir ne répondit pas.</p>
+
+<p>&mdash;«Il paraît que non-seulement tu es muet, mais que tu es impoli!»
+dit Cambacérès.</p>
+
+<p>Le masque noir remua lentement la tête pour dire <span class="smcap">NON</span>.</p>
+
+<p>&mdash;«Ah! voilà une réponse, au moins... Eh bien! trouves-tu ma fête
+belle?</p>
+
+<p>&mdash;Trop belle! répondit enfin le masque noir <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> d'une voix
+creuse et sourde, dont l'intonation fit tressaillir Cambacérès.</p>
+
+<p>&mdash;Tu trouves!... dit-il; mais quand on reçoit son souverain, il faut
+faire ce qu'on ne ferait par aucune autre considération...</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne savais pas que tu devais le recevoir, ton souverain! reprit
+le masque noir avec un accent étrangement impérieux et qui s'élevait
+à mesure qu'il parlait.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, je ne savais pas que l'Empereur...</p>
+
+<p>&mdash;Silence! impie, dit avec une sorte de violence le masque noir, et
+en posant sur la main dégantée de l'archi-chancelier sa main couverte
+d'un gant blanc, mais qui pourtant le glaça jusqu'aux os...</p>
+
+<p>&mdash;Qui êtes-vous donc, monsieur? dit l'archi-chancelier en se levant.»</p>
+
+<p>Et en même temps il porta la main à la sonnette, car le peu de
+personnes qui se trouvaient dans cette pièce reculée s'étaient
+retirées en le voyant en conférence, à ce qu'ils croyaient du moins,
+avec le masque noir... Et dans ce moment il était seul avec cet être
+singulier, dont la voix et les manières avaient une apparence hostile.</p>
+
+<p>&mdash;Épargne-toi le soin d'appeler, lui dit-il; je me nommerai et me
+montrerai même à toi, si tu <span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> le veux. Tes valets ou tes
+complaisants n'ont rien à voir dans ce qui se passera entre nous.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur!... qui donc êtes-vous?»</p>
+
+<p>Et, tout en faisant cette question, il racontait lui-même au comte
+Dubois que sa langue était comme paralysée, et qu'il ne pouvait
+parler.</p>
+
+<p>&mdash;«Tu veux donc savoir qui je suis?... Tu le sauras... peut-être;
+écoute... Te rappelles-tu un jour de ta vie que tu voudrais racheter?</p>
+
+<p>&mdash;Non, répondit Cambacérès avec assurance, après avoir réfléchi un
+moment.</p>
+
+<p>&mdash;Non! répéta le masque noir d'une voix foudroyante... et ses yeux
+semblaient lancer des éclairs!</p>
+
+<p>&mdash;<span class="smcap">Non</span>, dit de nouveau et avec force l'archi-chancelier; car
+jamais je n'ai agi que d'après ma conviction et ma conscience. En ma
+qualité d'avocat, j'ai pu arriver à des conclusions qu'il m'était
+pénible de donner; mais je<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a><a href="#footnote116" title="Go to footnote 116"><span class="smaller">[116]</span></a> me croyais probablement en droit de
+le faire; dès lors, je ne suis plus que l'instrument de Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Ne prononce pas son nom; tu n'en es pas digne.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur! dit Cambacérès en se dirigeant <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> vers une
+porte qui donnait dans une pièce où il y avait des joueurs, votre
+conduite est trop étrange pour que je la supporte plus longtemps.
+Remerciez-moi de ne pas vous faire arrêter... et surtout ne tenez pas
+de pareils discours à un petit masque que je vois traverser un des
+salons en face de nous. Il pourrait avoir moins de patience que moi;
+mais enfin la mienne est à bout, je vous en préviens.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai rien à dire à ce petit masque, répondit l'homme noir; il
+n'a fait que suivre la route que toi et tes pareils lui avez ouverte.»</p>
+
+<p>Cambacérès tressaillit, mais ne continua pas moins de s'avancer vers
+la porte. Tout à coup le masque le rejoint, sans que le bruit de ses
+pas ait été entendu par lui<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a><a href="#footnote117" title="Go to footnote 117"><span class="smaller">[117]</span></a>; et le ramenant, sans qu'il eût la
+force de résister, à côté de la cheminée.</p>
+
+<p>&mdash;«Te rappelles-tu le 21 janvier?» lui dit-il tout bas.</p>
+
+<p>Cambacérès demeura sans voix.</p>
+
+<p>&mdash;«Te rappelles-tu le 21 janvier? répéta la voix, avec un accent
+plus solennel...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> &mdash;Oui... oui... ce fut un malheureux jour; mais je ne fus
+pas coupable!...</p>
+
+<p>&mdash;Tu fus <span class="smcap">RÉGICIDE</span>!</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur! s'écria Cambacérès, surmontant enfin la torpeur qui
+l'accablait depuis une heure, et le frisson qui venait de le saisir.
+Monsieur, je <i>veux</i> savoir qui vous êtes.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'ai dit que je me montrerais à toi, je tiendrai ma parole;
+viens, et tu me connaîtras.»</p>
+
+<p>Le masque noir se dirigea vers une pièce voisine qui, abandonnée
+par les joueurs, à cette heure de la nuit, était alors solitaire et
+sombre. Puis il s'arrêta à la porte en regardant Cambacérès, comme
+pour l'inviter à le suivre... Celui-ci hésita; un moment, sa main
+se leva de nouveau pour sonner; mais une force, qu'il a dit depuis
+être invincible, la faisait aussitôt retomber à son côté... Il voulut
+appeler, sa langue demeura muette... Il voulut fuir... il ne put
+marcher!... Il leva les yeux... l'homme noir, toujours sur le seuil
+de la porte, semblait l'attendre... Il craignait vaguement de le
+suivre, et pourtant toujours subjugué par cette même force, sous la
+puissance de laquelle il fléchissait depuis une heure, il s'avança en
+chancelant vers l'appartement voisin... Le masque y entra avec lui...
+Quelques bougies y brûlaient encore, et, par intervalles, jetaient
+des éclats d'une lumière très-vive...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> L'homme noir s'arrêta près de la cheminée. Il regarda
+quelques instants l'archi-chancelier qui était là, tremblant, et
+comme sous le prestige d'un rêve terrible...</p>
+
+<p>&mdash;«Tu veux me connaître, dit enfin le masque d'une voix lente, mais
+plus forte qu'une voix ordinaire... Tu présumes donc beaucoup de ton
+courage?</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc es-tu?»</p>
+
+<p>L'homme leva lentement la main, et dénoua son masque... Puis il
+rejeta son camail en arrière, et son visage demeura tout entier
+découvert...</p>
+
+<p>Dans ce moment, les bougies du candélabre qui était au-dessus de sa
+tête l'illuminèrent d'une lueur vacillante et blafarde... Cambacérès
+le vit alors tout entier; et, poussant un grand cri, il tomba sans
+connaissance sur le parquet...</p>
+
+<p>C'était Louis XVI!!!...<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a><a href="#footnote118" title="Go to footnote 118"><span class="smaller">[118]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> SALON DE M<sup>me</sup> LA DUCHESSE DE BASSANO.<br>
+1811.</h3>
+
+<p>Pendant les onze années que M. le duc de Bassano passa à la
+secrétairerie d'État, il n'eut pas chez lui l'apparence même de
+ce que nous avions, par nos maris, nous autres jeunes femmes dans
+une haute position, une maison ouverte. La confiance illimitée
+que lui accordait l'Empereur, la connaissance intime qu'il avait
+de toutes les choses politiques, le danger pour lui de répondre
+une parole en <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> apparence frivole et dont la conséquence
+pouvait être importante; tous ces empêchements avaient mis obstacle
+à l'exécution d'un de ses désirs les plus vifs. Celui d'avoir une
+réunion habituelle d'amis et de personnes agréables du monde, pour
+rétablir cette vie sociable toute française et que ne connaissent
+en aucun point les autres pays que par nos vieilles traditions. Nul
+n'était plus fait que le duc de Bassano pour mettre un tel projet
+à exécution. Il était homme du monde en même temps qu'un homme
+habile. Il avait la connaissance parfaite de ce que la société
+française exige et rend à son tour. Il était alors, ce qu'il est
+encore aujourd'hui, l'un des hommes les plus spirituels de notre
+société élégante; racontant à merveille, comprenant tous les hommes
+et sachant jouir de tous les esprits qui s'offrent à lui, quelque
+difficile que leur clef soit à trouver.</p>
+
+<p>Madame la duchesse de Bassano était une des femmes les plus
+remarquables de la cour impériale. Elle était grande, belle, bien
+faite, parfaitement agréable dans ses manières, d'un esprit doux et
+égal, et possédant des qualités qui la faisait aimer de toutes celles
+qui n'étaient pas en hostilité avec ce qui était bien. Lorsqu'elle
+se maria elle n'aimait pas la cour, où elle vint presque malgré
+elle. Aussi, bien qu'elle fût alors dans toute la <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> fleur
+de sa jeunesse et de sa beauté, elle vivait fort retirée et tout à
+fait dans l'intérieur de sa maison. Nommée dame du palais lors de
+l'Empire, elle devint alors l'un des ornements de la cour. Le genre
+régulier de sa beauté lui donnait de la ressemblance avec celle de
+la duchesse de Montebello. Les traits de la duchesse de Montebello
+étaient peut-être plus semblables à ceux des madones de Raphaël, mais
+madame de Bassano était plus grande et mieux faite.</p>
+
+<p>En parlant du salon de madame la duchesse de Bassano, et le prenant
+au moment où son mari fut ministre des affaires étrangères<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a><a href="#footnote119" title="Go to footnote 119"><span class="smaller">[119]</span></a>,
+je dois nécessairement parler beaucoup du duc; c'est alors un des
+devoirs de ma mission de le faire connaître tel qu'il était, et de le
+montrer éclairé par le jour véritable sous lequel il doit être vu.</p>
+
+<p>La famille de M. Maret<a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a><a href="#footnote120" title="Go to footnote 120"><span class="smaller">[120]</span></a> (depuis duc de Bassano) était
+généralement estimée; son père, médecin distingué, était en outre
+secrétaire perpétuel de l'académie de Dijon, et dans la plus haute
+estime, non-seulement de tout ce que la littérature française avait
+de plus élevé, mais des savants étrangers les plus en renommée.
+Je donnerai tout à <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> l'heure une preuve, comme en reçoivent
+rarement les hommes de lettres entre eux, de cette affection portée à
+M. Maret le père par la science étrangère.</p>
+
+<p>Un fait peu connu, même des amis de M. de Bassano, c'est qu'il a
+vivement désiré, après de très-fortes études, de suivre la carrière
+du génie ou de l'artillerie.</p>
+
+<p>Il n'avait que dix-sept ans lorsque le concours s'ouvrit à l'académie
+de Dijon pour un éloge de Vauban. Tourmenté déjà du désir de marcher
+sur les traces de cet homme illustre, le jeune homme voulut aussi
+concourir, lui, pour cet éloge. Mais le moyen; son père était bon,
+mais sévère, et ne voulait permettre aucun travail de ce genre.
+Heureusement pour lui, le jeune Maret avait à sa disposition la
+vaste bibliothèque des jésuites; il allait y travailler, et là, il
+demeurait au moins quelques instants sans être troublé. Quelques
+jours avant la fin de son ouvrage, étant seul dans ce lieu, il y fut
+surpris par le bibliothécaire lui-même, ennemi personnel de M. Maret
+le père.....</p>
+
+<p>&mdash;«Votre père vous demande, dit-il au jeune homme....» Et tandis
+qu'il y court, le bibliothécaire, curieux de voir à quel genre de
+travail s'occupe le jeune élève, prend le livre qu'il avait laissé
+ouvert à l'endroit même qu'il copiait, et lit ce passage. <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span>
+Ce livre était l'<i>Histoire des siéges</i>, par le père Anselme.... Le
+bibliothécaire fut éclairé, et remit aussitôt le livre à sa place. Il
+en savait assez pour nuire.</p>
+
+<p>L'éloge de Vauban terminé, il fallait le faire parvenir à l'académie
+de Dijon pour qu'il y prît son rang et son numéro. M. Maret le père,
+comme secrétaire perpétuel, était chargé de ce soin. Mais le travail
+était long. Il avait d'autres soins, et il s'en remettait souvent à
+son fils pour ouvrir les lettres qui arrivaient de Paris, pour les
+concours surtout. Un jour où le courrier avait été plus considérable
+que de coutume, le jeune homme eut soin de ménager une grande
+enveloppe, et dit, en substituant son éloge au papier insignifiant
+qu'elle contenait:</p>
+
+<p>&mdash;«Ah! voilà encore une pièce pour le concours!</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, observa M. Maret, elle arrive à temps! Le concours ferme
+demain, et il ne reste que le temps de lui assigner une place;
+donne-lui un numéro.»</p>
+
+<p>Le jeune Maret place son éloge sous une autre enveloppe, lui donne un
+numéro; et le voilà attendant son sort avec une anxiété que peuvent
+seuls connaître ceux dans cette position.....</p>
+
+<p>Le dépouillement fait ne laisse que deux éloges <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> pour se
+disputer le prix. L'un est d'un jeune officier du génie, l'autre
+d'un enfant<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a><a href="#footnote121" title="Go to footnote 121"><span class="smaller">[121]</span></a> pour ainsi dire; et cependant il lutte avec tant
+d'avantage, que la commission qui devait prononcer hésite dans son
+jugement.</p>
+
+<p>Le bibliothécaire, qui connaissait l'auteur de l'un des deux éloges,
+et qui avait la volonté de lui nuire, cherchait mille moyens pour
+déverser une sorte de défaveur sur le morceau que tout le monde
+s'accordait à trouver vraiment beau. Enfin, le président impatienté
+de cet acharnement, qui devenait visible, dit au bibliothécaire:</p>
+
+<p>&mdash;«Il me semble, monsieur, que les personnalités sont interdites
+parmi nous.»</p>
+
+<p>Enfin l'académie prononce. Un des éloges a le prix, l'autre
+l'accessit. La médaille appartient à l'officier du génie, l'accessit
+à M. Maret.....</p>
+
+<p>La pièce avec laquelle il avait concouru était de Carnot,
+sous-lieutenant alors dans l'arme du génie. Sans doute elle était
+bien; mais celle de son concurrent était peut-être plus belle, parce
+qu'il y avait mis toute la chaleur de son âge et toute l'ardeur qu'on
+apporte à cet âge au travail pour lequel on demande une couronne...
+Il était visible que les <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> académiciens avaient un grand
+regret de prononcer le jugement tel qu'il était... Malheureusement
+<i>il fallut</i> que cela fût ainsi..... Mais la pièce du jeune Maret eut
+les honneurs de la lecture en pleine séance académique, présidée
+par M. le prince de Condé<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a><a href="#footnote122" title="Go to footnote 122"><span class="smaller">[122]</span></a>..... M. Maret le père, vivement ému
+de cette scène inattendue pour lui, sortit aussitôt que la séance
+fut terminée, et passa dans le jardin avec son fils..... À peine le
+jeune homme avait-il fait quelques pas, qu'il fut rejoint par son
+concurrent... Carnot avait les deux médailles... le grand prix...
+un grand honneur enfin... mais une voix lui criait que le triomphe
+n'était pas dans tout cela, et cette voix ne le trouva pas sourd. Il
+aurait dû l'écouter avec équité; il n'en fut pas ainsi.</p>
+
+<p>&mdash;«Monsieur, dit-il au jeune Maret, l'académie n'a pas été juste en
+m'accordant les deux médailles... Je sens moi-même tout ce que votre
+éloge de Vauban renferme de beau et de bien..... J'ai moins de mérite
+que vous si j'ai réussi en quelques points, car je suis officier du
+génie... et je puis avouer que j'ai mis en oubli un fait d'un haut
+intérêt, que vous n'avez pas omis<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a><a href="#footnote123" title="Go to footnote 123"><span class="smaller">[123]</span></a>. Permettez-moi <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> de
+faire ce que l'académie n'a pas fait, et veuillez accepter de ma main
+cette seconde médaille.»</p>
+
+<p>Il était évident que Carnot était blessé de cette concurrence qui lui
+faisait trouver presque une défaite dans la victoire, car il voyait
+trop bien quel intérêt inspirait l'éloge du jeune Maret; et il crut
+en imposer au public et... et peut-être à lui-même en partageant avec
+lui le prix de l'académie..... Le jeune Maret sentit instinctivement
+que la proposition n'avait pas cette expression franche et de
+<i>prime-saut</i> qu'aurait inspirée un élan généreux; et puis, dans sa
+modestie, il ne se croyait pas de force à lutter avec Carnot, qu'il
+remercia, mais sans accepter.</p>
+
+<p>&mdash;«Monsieur, lui dit-il, j'eusse été fier et heureux de mériter la
+médaille... mais je sais trop bien qu'elle est on ne peut mieux
+entre vos mains; <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> permettez-moi de l'y laisser. Ne l'ayant
+pas reçue de l'académie, je ne peux la recevoir de vous<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a><a href="#footnote124" title="Go to footnote 124"><span class="smaller">[124]</span></a>.»</p>
+
+<p>Les deux rivaux se séparèrent. Carnot emporta ses médailles, et Maret
+un nouvel espoir de succès dans la carrière littéraire. Ce fut alors
+qu'il fit un petit poëme en deux chants, intitulé <i>la Bataille de
+Rocroy</i>, qu'il dédia au prince de Condé<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a><a href="#footnote125" title="Go to footnote 125"><span class="smaller">[125]</span></a>.</p>
+
+<p>Mais son père voulait qu'il étudiât profondément les lois. Il se mit
+sérieusement à ce travail, et par une sorte de pressentiment il y
+joignit l'étude du droit politique... Peu après il prit ses grades
+à l'université de Dijon, et fut reçu avocat au parlement malgré sa
+grande jeunesse.</p>
+
+<p>Toutefois son goût le portait avec ardeur vers la carrière
+diplomatique; son père l'envoya à Paris. Là, recommandé vivement
+à M. de Vergennes dont le crédit était tout-puissant en raison de
+l'amitié que lui portait le roi; ne voyant que la haute société et
+la bonne compagnie, étudiant constamment avec la volonté d'arriver,
+M. Maret put se dire qu'il pouvait prétendre à tout. Recommandé et
+aimé de toutes les illustrations de l'époque, il obtint un honneur
+très-remarquable: ce fut d'être <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> présenté au <i>Lycée de
+Monsieur</i> (l'Athénée) par Buffon, Lacépède et Condorcet... Être
+jugé et estimé de pareilles gens au point d'être présenté par eux à
+une société savante aussi remarquable que l'était celle-là à cette
+époque, c'est un titre impérissable.</p>
+
+<p>M. de Vergennes mourut. M. Maret perdait en lui un protecteur assuré.
+Il résolut alors d'aller en Allemagne pour y achever ses études
+politiques... mais à ce moment la révolution française fit entendre
+son premier cri: on sait combien il fut retentissant dans de nobles
+âmes!... M. Maret jugea qu'il ne trouverait en aucun lieu à suivre
+un cours aussi instructif que les séances des états-généraux qui
+s'ouvraient à Versailles: il fut donc s'y établir. Ce fut donc les
+séances législatives qu'il rédigea pour sa propre instruction, et de
+là jour par jour, le <i>Bulletin de l'Assemblée nationale</i>. Mirabeau,
+avec qui le jeune Maret était lié, lui conseilla, ainsi que plusieurs
+autres orateurs tels que lui, de faire imprimer ce <i>bulletin</i>....
+Panckoucke faisait alors paraître le <i>Moniteur</i>: il y inséra ce
+<i>bulletin</i>, auquel M. Maret <i>exigea</i> qu'on laissât son titre. Il
+avait une forme dramatique qui plaisait. C'était, comme on l'a dit
+fort spirituellement, une traduction de <i>la langue parlée</i> dans la
+langue <i>écrite</i>. Ce fut un nouveau cours de droit <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> politique
+d'autant plus précieux qu'il n'avait rien de la stérilité d'intérêt
+de ces matières. C'était en même temps un tableau vivant des fameuses
+discussions de l'Assemblée nationale et ses athlètes en relief avec
+leurs formes spéciales, en même temps qu'il rendait l'énergique
+vigueur de leurs improvisations et les orages que soulevaient leurs
+débats.</p>
+
+<p>L'Assemblée nationale finit: M. Maret fut alors nommé secrétaire de
+légation à Hambourg et à Bruxelles. Là, malgré sa jeunesse, il fut
+chargé des affaires délicates de la Belgique, après la déclaration
+de guerre, ainsi que de la direction de la première division des
+affaires étrangères, avec les attributions de <i>directeur général</i> de
+ce ministère... et M. Maret n'avait alors que vingt-huit ans!...</p>
+
+<p>Envoyé à Londres, où cependant étaient en même temps M. de Chauvelin
+et M. de Talleyrand, il fut député auprès de Pitt, pour traiter
+des hauts intérêts de la France... À son retour, et n'ayant pas
+encore vingt-neuf ans, M. Maret fut nommé envoyé extraordinaire et
+ministre plénipotentiaire à Naples. Il partit avec M. de Sémonville
+qui, de son côté, allait à Constantinople. Ce fut dans ce voyage
+que l'Autriche les fit enlever et jeter, au mépris du droit des
+gens, dans les cachots de <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> Mantoue<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a><a href="#footnote126" title="Go to footnote 126"><span class="smaller">[126]</span></a>, non pas comme des
+prisonniers ordinaires, mais comme les plus grands criminels...
+Chargés de chaînes si pesantes, que le duc de Bassano en porte encore
+les marques aujourd'hui sur ses bras!... jetés dans des cachots noirs
+et infects, ils en subirent bientôt les affreuses conséquences...
+Trois jeunes gens de la légation moururent en peu de temps. Attaqué
+lui-même d'une fièvre qui menaçait sa vie, M. Maret fut bientôt en
+danger.</p>
+
+<p>Ce fut alors que le nom de son père fut pour lui comme un talisman
+magique. Il avait correspondu avec l'académie de Mantoue... Une
+députation de cette académie, conduite par son chancelier <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span>
+<i>Castellani</i>, demanda et obtint à force de prières que M. Maret fût
+transféré dans une prison plus salubre.</p>
+
+<p>«<i>Ce que nous demandons</i>, dit la députation, <i>c'est d'apporter du
+secours et des consolations au fils d'un homme dont la mémoire nous
+est si chère!...</i>»</p>
+
+<p>Les prisonniers furent transférés dans le Tyrol, dans le château de
+Kuffstein... Là, Sémonville et Maret passèrent encore vingt-deux
+mois dans la plus dure captivité. Seulement ils étaient au sommet du
+donjon, et non plus dans ses souterrains. Mais séparés... seuls...
+sans livres ni papier... ni rien pour écrire... l'isolement et
+l'oisiveté... pour seule occupation les souvenirs de la patrie... de
+la famille... et le doute de jamais les revoir!... L'enfer n'a pas ce
+supplice dans tous les habitacles du Dante!...</p>
+
+<p>La tyrannie nous donne toujours le désir de la braver. M. Maret,
+privé de tous les moyens d'écrire, voulut les trouver: il y parvint.
+Avec de la rouille, du thé, de la crème de tartre et je ne sais
+plus quel autre ingrédient, qu'il sut se procurer, sous le prétexte
+d'un mal d'yeux, il obtint une encre avec laquelle il put écrire.
+Il chercha dans son mauvais traversin et il trouva une plume longue
+comme le doigt, qu'il tailla avec un morceau de vitre cassée.... On
+lui portait diverses choses dont il <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> avait besoin pour sa
+santé ou sa toilette... Ces objets étaient enveloppés dans de petits
+carrés de papier grands comme la main... M. Maret les recueillit au
+nombre de trois ou quatre et transcrivit sur ces feuilles informes
+une comédie, une tragédie et divers morceaux<a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a><a href="#footnote127" title="Go to footnote 127"><span class="smaller">[127]</span></a> sur les sciences
+et la littérature. Enfin on échangea MM. Maret et Sémonville et
+les autres prisonniers contre madame la duchesse d'Angoulême, qui
+souffrait aussi dans le Temple un supplice encore plus horrible que
+les prisonniers du Tyrol... car des larmes seulement de douleur et
+de colère coulaient sur les barreaux de leur prison... tandis que
+l'infortunée répandait des larmes de sang et de feu sur les tombes de
+tout ce qu'elle avait aimé!...</p>
+
+<p>Rentré dans sa patrie, M. Maret trouva la France reconnaissante; et
+le Directoire rendit un arrêté, en vertu d'une loi spéciale, par
+lequel il fut reconnu que <i>M. de Sémonville et lui avaient honoré
+<span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> le nom français par leur courage et leur constance</i>.</p>
+
+<p>Ce fut alors que M. de Talleyrand, rappelé en France par le crédit
+de madame de Staël, intrigua par son moyen pour être ministre des
+affaires étrangères... Une autre faveur était à donner au même
+instant: c'était d'aller à Lille pour y discuter les conditions d'un
+traité de paix avec l'Angleterre.</p>
+
+<p>C'était lord Malmesbury qu'envoyait M. Pitt... M. Maret et M. de
+Talleyrand furent les seuls compétiteurs et pour la négociation et
+pour le ministère... M. Maret, qui savait qu'on traitait en ce moment
+de la paix avec l'Autriche, à Campo Formio, voulut contribuer à
+cette grande &oelig;uvre, et sollicita vivement d'aller à Lille: il fut
+nommé. C'est alors qu'il eut pour la première fois des rapports qui
+ne cessèrent qu'en 1815, avec Napoléon... Une immense combinaison
+unissait les deux négociations de Lille et de Campo Formio; la paix
+allait en être le résultat... mais la faction fructidorienne était
+là... et malgré les efforts constants des grands travailleurs à la
+grande &oelig;uvre, tout fut renversé et le fruit de la conquête de
+l'Italie perdu... Alors Bonaparte s'exila sur les bords africains...
+M. Maret dans ce qui avait toujours charmé sa vie, la culture des
+lettres et de la littérature... <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> Au retour d'Égypte, les
+rapports ébauchés par la correspondance de Lille à Campo Formio se
+renouèrent à la veille du 18 brumaire. Dégoûté par ce qu'il voyait
+chaque jour, comprenant que sa patrie marchait, ou plutôt courait à
+sa ruine, M. Maret eut la révélation de ce qu'elle pouvait devenir
+sous un chef comme Napoléon, et il lui dévoua ses services et sa
+vie, mais jamais avec servilité, et toujours, au contraire, avec
+une noble indépendance. M. Maret assista aux 18 et 19 brumaire,
+et, le lendemain, fut nommé secrétaire général<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a><a href="#footnote128" title="Go to footnote 128"><span class="smaller">[128]</span></a> des Consuls,
+reçut les sceaux de l'État, et prêta le serment auquel il a été
+fidèle jusqu'au dernier jour. À dater de ce moment, M. Maret fut le
+fidèle compagnon de Napoléon. On a vu qu'il travaillait avec lui à
+la place des ministres; mais, indépendamment de cette marque de
+confiance, <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> il en reçut beaucoup d'autres aussi étendues, de
+la plus grande importance. Devenu ministre secrétaire d'État lors de
+l'avénement à l'Empire<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a><a href="#footnote129" title="Go to footnote 129"><span class="smaller">[129]</span></a>, M. Maret ne quitta plus l'Empereur, même
+sur le champ de bataille; et lorsque Napoléon entrait, à la tête de
+ses troupes, dans toutes les capitales de l'Europe, le duc de Bassano
+était toujours près de lui pour exercer un protectorat que plusieurs
+souverains doivent encore se rappeler, si toutefois un roi garde le
+souvenir d'un bienfait.</p>
+
+<p>Napoléon aimait à accorder au duc de Bassano ce qu'il lui demandait.</p>
+
+<p>&mdash;«J'aime à accorder à Maret ce qu'il veut pour les autres,» disait
+l'Empereur, «lui qui ne demande jamais rien pour lui-même.»</p>
+
+<p>C'était vrai, et l'avenir l'a bien prouvé.</p>
+
+<p>J'ai déjà dit que le père du duc de Bassano était fort aimé et
+estimé, et qu'il lui acquit beaucoup de protecteurs, dont le
+plus puissant était M. de Vergennes, alors ministre des affaires
+étrangères; et on a vu que, se conduisant toujours avec sagesse et
+grande capacité, il eut partout de grands succès.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> J'ai raconté la vie de M. de Bassano avant l'époque où
+Napoléon, qui se connaissait en hommes, le choisit pour remplir
+le premier poste de l'État auprès de lui; c'est une réponse faite
+d'avance à ces esprits chercheurs de grands talents, et qui demandent
+ce qu'il a fait, l'avant-veille du jour où ils connaissent un
+homme. Pour eux, son existence est dans le moment présent; quant à
+la conduite de M. de Bassano, pendant tout le temps où il a été au
+pouvoir, elle a été admirable, non-seulement sous le rapport d'une
+extrême probité, mais comme homme de la patrie; et lorsque Napoléon
+fit des fautes, ce fut toujours après une lutte avec M. de Bassano,
+surtout à Dresde et dans la campagne de Russie, ainsi qu'en 1813 et
+1814.</p>
+
+<p>Mais je n'écris pas l'histoire dans ce livre, je n'y rappelle que
+ce qui tient à la société française. Cependant, comme le duc de
+Bassano n'ouvrit sa maison que lorsqu'il fut ministre des affaires
+étrangères, et que tout alors fut <i>officiel</i>, en même temps qu'il
+était littéraire et agréable, il me faut bien en montrer le maître,
+éclairé du jour qui lui appartient.</p>
+
+<p>J'ai déjà dit qu'avant le moment où M. le duc de Bassano fut ministre
+des affaires étrangères, il n'eut pas une maison ouverte. Sa maison
+était <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> une sorte de sanctuaire, où les oisifs n'auraient
+rien trouvé d'amusant, et les intéressés beaucoup trop de motifs
+d'attraction. Il fallait donc centraliser autant que possible ses
+relations, et ce fut pendant longtemps la conduite du duc et de la
+duchesse de Bassano.</p>
+
+<p>Mais, lorsque M. de Bassano passa au ministère des affaires
+étrangères, sa position et ses obligations changèrent, et madame de
+Bassano eut <i>un salon</i>, mais un salon <i>unique</i>, et comme nous n'en
+revîmes jamais un, et cela, par la position <i>spéciale</i> où était M.
+de Bassano. Ces exemples se voyaient seulement avec Napoléon. C'est
+ainsi que le duc d'Abrantès fut gouverneur de Paris, comme personne
+ne le fut et ne le sera jamais.</p>
+
+<p>Le salon de la duchesse de Bassano s'ouvrit à une époque bien
+brillante; quoique ce ne fût pas la plus lumineuse de l'Empire<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a><a href="#footnote130" title="Go to footnote 130"><span class="smaller">[130]</span></a>.
+On voyait déjà l'horizon chargé de nuages; ce n'était pas, comme
+en 1806, un ciel toujours bleu et pur qui couvrait nos têtes, mais
+c'était le moment où le colosse atteignait son apogée de grandeur: et
+si quelques esprits clairvoyants et craintifs prévoyaient <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span>
+l'avenir, la France était toujours, même pour eux, cet Empire mis
+au-dessus du plus grand, par la volonté d'un seul homme; et cet homme
+était là, entouré de sa gloire, et déversant sur tous l'éclat de ses
+rayons.</p>
+
+<p>Avant M. de Bassano, le ministère des affaires étrangères avait été
+occupé par des hommes qui ne pouvaient, en aucune manière, présenter
+les moyens qu'on trouvait réunis dans le duc de Bassano. Sans doute
+M. de Talleyrand est un des hommes de France, et même de l'Europe,
+le plus capable de rendre une maison la plus charmante qu'on puisse
+avoir; mais M. de Talleyrand est d'humeur fantasque, et nous l'avons
+tous connu sous ce rapport; M. de Talleyrand était quelquefois toute
+une soirée sans parler, et lorsque enfin il avait quelques paroles
+à laisser tomber nonchalamment de ses lèvres pâles, c'était avec
+ses habitués, M. de Montrond, M. de Narbonne, M. de Nassau et M. de
+Choiseul et quelques femmes de son intimité... Quant à madame de
+Talleyrand, que Dieu lui fasse paix!... on sait de quelle utilité
+elle était dans un salon; la bergère dans laquelle elle s'asseyait
+servait plus qu'elle, et, de plus, ne disait rien. L'esprit de M.
+de Talleyrand, quelque ravissant qu'il fût, n'avait plus, devant
+sa <span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> femme, que des éclairs rapides, fréquents, mais qui
+jaillissaient sans animer et dissiper la profonde nuit qu'elle
+répandait dans son salon. Ce n'était donc qu'après le départ de
+madame de Talleyrand, lorsqu'elle allait enfin se coucher, que M.
+de Talleyrand était vraiment l'homme le plus spirituel et le plus
+charmant de l'Europe... Vint aussi M. de Champagny... Quant à lui, je
+n'ai rien à en dire, si ce n'est pourtant qu'il était peut-être bien
+l'homme le plus vertueux en politique, mais le plus cynique<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a><a href="#footnote131" title="Go to footnote 131"><span class="smaller">[131]</span></a> en
+manières <i>sociables</i> que j'aie rencontré de ma vie... et, comme on le
+sait, cela ne fait pas être maître de maison, aussi, M. de Champagny
+n'y entendait-il rien, pour dire le mot.</p>
+
+<p>Le salon de M. de Bassano s'ouvrait donc sous les auspices les plus
+favorables, parce qu'on était sûr de ce qu'on y trouverait... Madame
+de Bassano, alors dans la fleur de sa beauté et parfaitement élégante
+et polie, était vraiment faite pour remplir la place de maîtresse de
+maison au ministère des affaires étrangères.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> Cette époque était la plus active et la plus agitée, par
+le mouvement qui avait lieu d'un bout de l'Europe à l'autre... Les
+étrangers arrivaient en foule à Paris; tous devaient nécessairement
+paraître chez le ministre des affaires étrangères... L'Empereur, en
+le nommant à ce ministère, voulut qu'il tînt une maison ouverte et
+magnifique; quatre cent mille francs de traitement suivirent cet
+ordre, que M. de Bassano sut, au reste, parfaitement remplir...</p>
+
+<p>L'hôtel Gallifet<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a><a href="#footnote132" title="Go to footnote 132"><span class="smaller">[132]</span></a> est une des maisons les plus incommodes de
+Paris mais aussi une des plus propres à recevoir et à donner des
+fêtes; ses appartements sont vastes; leur distribution paraît avoir
+été ordonnée pour cet usage exclusivement. Jusqu'à l'entrée et à
+l'escalier, les deux cours, tout a un air de décoration qui prépare à
+trouver dans l'intérieur la joie et les plaisirs d'une fête.</p>
+
+<p>Le corps diplomatique avait jusqu'alors vécu d'une manière peu
+convenable à sa dignité et même à ses plaisirs de société;
+beaucoup allaient au cercle de la rue de Richelieu, et y perdaient
+ennuyeusement leur argent; d'autres, portés par le dés&oelig;uvrement
+et peut-être l'opinion, allaient dans le <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> faubourg
+Saint-Germain<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a><a href="#footnote133" title="Go to footnote 133"><span class="smaller">[133]</span></a>, dans des maisons dont souvent les maîtres étaient
+les ennemis de l'Empereur, comme par exemple chez la duchesse de
+Luynes, et beaucoup d'autres dans le même esprit.</p>
+
+<p>Le corps diplomatique avait été beaucoup plus agréable; mais il était
+encore bien composé à ce moment: c'était, pour l'Autriche, le prince
+de Schwartzemberg, dont l'immense rotondité avait remplacé l'élégante
+tournure de M. de Metternich; pour la Prusse, M. de Krusemarck; quant
+à celui-là, nous avons gagné au change... Je ne me rappelle jamais
+sans une pensée moqueuse la figure de M. de Brockausen, ministre de
+Prusse avant M. de Krusemarck... Celui-ci était à merveille, et pour
+les manières et pour la tournure; il rappelait le comte de Walstein
+dans le délicieux roman de <i>Caroline de Lichfield</i>.</p>
+
+<p>La Russie était représentée par un homme dont le type est rare à
+trouver de nos jours, c'est le prince Kourakin: cet homme a toujours
+été pour moi le sujet d'une étude particulière; sa nullité et sa
+frivolité réunies me paraissaient tellement compléter <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> le
+ridicule, que j'en arrivais, après avoir fait le tour de sa massive
+et grosse personne, à me dire: «Cet homme n'est qu'un sot et un
+<i>frotteur</i> de diamants.» Potemkin l'était aussi... mais du moins
+quelquefois il laissait là sa brosse et ses joyaux pour prendre
+l'épée, ou tout au moins le sceptre de Catherine, et lui en donner
+sur les doigts, lorsqu'elle ne marchait pas comme il l'entendait. Il
+y avait au moins quelque chose dans Potemkin; mais chez le prince
+Kourakin!... <span class="smcap">Rien</span>... absolument <span class="smcap">RIEN</span>. Ajoutez
+à sa nullité, qu'en 1810 il se coiffait comme Potemkin, brossait
+comme lui ses diamants en robe de chambre, et donnait audience à
+quelques cosaques, faute de mieux, parce que les Français n'aiment
+pas l'impertinence, et qu'aujourd'hui, chez les Russes de bonne
+compagnie, il est passé de coutume de reconnaître comme bonnes de
+pareilles gentillesses.</p>
+
+<p>Le prince Kourakin avait la science de la révérence; il savait de
+combien de lignes il devait faire faire la courbure à son épine
+dorsale. Le sénateur, le ministre, le comte, le duc, tout cela avait
+sa mesure: malheureusement, le prince Kourakin ne pouvait plus mettre
+en pratique cette belle conception et la démontrer, par l'exemple,
+à tous les jeunes gens de son ambassade. L'énormité de son ventre
+s'opposait à ce qu'il pût s'incliner avec toutes les grâces des
+nuances qu'il demandait à <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> ses élèves. Parfaitement convaincu
+de son élégance et de sa recherche, il était toujours mis comme
+Molé dans le <i>Misanthrope</i>, aux rubans exceptés, encore chez lui
+les mettait-il. Les jours de réception à la cour, il faisait dès le
+matin un long travail avec son valet de chambre, pour décider quelle
+<i>couleur lui allait le mieux</i>, et lorsque l'habit était choisi,
+il fallait un autre travail pour la garniture de cet habit; et,
+comme M. Thibaudois, dans je ne sais plus quelle vieille pièce de
+la Comédie-Française, il voulait pouvoir répondre à celui qui lui
+disait: <i>Monsieur, vous avez-là un bien bel habit bleu!...&mdash;Monsieur,
+j'en ai le saphir!...</i></p>
+
+<p>Voilà quel était l'homme; aussi envoyait-on M. de Czernicheff,
+lorsqu'il y avait une mission un peu difficile, et même M. de Tolstoy.</p>
+
+<p>Un homme fort bien du corps diplomatique était M. de Waltersdorf,
+ministre de Danemark. Il était le digue représentant d'un loyal et
+fidèle allié. Sa physionomie, qui annonçait de l'esprit, et il en
+avait beaucoup, révélait aussi l'honnête homme.</p>
+
+<p>Pour la Suède, il y avait M. d'Ensiedel: ce qu'on en peut dire, c'est
+que M. d'Ensiedel était ministre de Suède à Paris<a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a><a href="#footnote134" title="Go to footnote 134"><span class="smaller">[134]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> Venaient ensuite les ministres de Saxe, Wurtemberg, Bavière,
+Naples, et puis tous les petits princes d'Allemagne qui formaient à
+eux seuls une armée.</p>
+
+<p>La vie littéraire de M. de Bassano avait eu une longue interruption
+pendant le temps donné à sa vie politique. Cependant ses
+relations n'avaient jamais été interrompues avec ses collégues
+de l'Institut<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a><a href="#footnote135" title="Go to footnote 135"><span class="smaller">[135]</span></a> et tous les gens de lettres dont il était le
+défenseur, l'interprète et l'appui auprès de l'Empereur; lorsqu'il
+fut plus maître, non pas de son temps mais de quelques-uns de ses
+moments, il rappela autour de lui tout ce qu'il avait connu et
+qu'il connaissait susceptible d'ajouter à l'agrément d'un salon;
+personne mieux que lui ne savait faire ce choix. Le duc de Bassano
+est un homme qui excelle surtout par un sens droit et juste; ne
+faisant rien trop précipitamment et pourtant sans lenteur; d'une
+grande modération dans ses jugements et apportant dans la vie
+habituelle et privée une simplicité de m&oelig;urs vraiment admirable:
+on voyait que c'était son goût de vivre ainsi; mais aussitôt qu'il
+fut ministre des affaires étrangères, il fit voir qu'il savait ce
+que c'était que de représenter grandement. Du reste, ne levant pas
+la tête plus haut <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> d'une ligne, et quand cela lui arrivait
+c'était pour l'honneur du pays. Cet honneur, il le soutint toujours
+avec une fermeté, et, quand il le fallait, avec une hauteur aussi
+aristocratique que pas un de tous ceux qui traitaient avec lui;
+toutefois, aimé et estimé du corps diplomatique avec lequel, toujours
+poli, prévenant et homme du monde, il n'était jamais ministre d'un
+grand souverain qu'en traitant en son nom. Il était également aimé
+à la cour impériale par tous ceux qui savaient apprécier l'agrément
+de son commerce. Jamais je n'écoutai avec plus de plaisir raconter
+un fait important, une histoire plaisante, que j'en ai dans une
+conversation avec le duc de Bassano. Les entretiens sont instructifs
+sans qu'il le veuille, et amusants sans qu'il y tâche. La figure du
+duc de Bassano était tout à fait en rapport avec son esprit et ses
+manières; sa taille était élevée sans être trop grande; toute sa
+personne annonçait la force, la santé, et le nerf de son esprit. Sa
+figure était agréable, sa physionomie expressive et digne, et ses
+yeux bleus avaient de la douceur et de l'esprit dans leur regard.</p>
+
+<p>Voilà comment était M. de Bassano au moment où il marqua d'une
+manière si brillante dans la grande société européenne qui passait
+toute entière chez lui comme une fantasmagorie animée.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> Aussitôt, en effet, que le salon du ministre des affaires
+étrangères fut ouvert, il devint l'un des principaux points de
+réunion de tout ce que la cour avait de plus remarquable et de gens
+disposés à jouir d'une maison agréable et convenable sous tous les
+rapports. À cette époque, les femmes de la cour étaient presque
+toutes jeunes et presque toutes jolies; elles avaient la plupart une
+grande existence, une extrême élégance et une magnificence dont on
+parle encore aujourd'hui; mais seulement par tradition et sans que
+rien puisse même les rappeler.</p>
+
+<p>Tous les samedis, la duchesse de Bassano donnait un petit bal suivi
+d'un souper: c'était <i>le petit jour</i>, ce jour-là; les invitations
+n'excédaient jamais deux cent cinquante personnes; on ne les envoyait
+qu'aux femmes les plus jolies et les plus élégantes de préférence.
+Quant aux hommes, ils étaient assez habitués de la maison pour
+former ce que nous appelions alors <i>le noyau</i>; c'est-à-dire qu'un
+grand nombre y allait tous les jours. Madame la duchesse de Bassano,
+étant dame du palais, voyait plus intimement les personnes de la
+maison de l'Empereur, ainsi que celles des maisons des Princesses;
+notre service auprès des Princesses nous rapprochait souvent les
+uns des autres indépendamment de nos rapports de société qui
+par là devenaient <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> encore plus intimes. Aussi la maison
+de l'Empereur et celle de l'Impératrice, ainsi que celles des
+Princesses, formaient le fond principal des petites réunions que
+nous avions en dehors des grands dîners d'étiquette que nous étions
+contraintes de donner, ainsi que nos jours de réception.</p>
+
+<p>Les femmes de l'intimité de la duchesse de Bassano étaient toutes
+fort jolies, et plusieurs d'entre elles étaient même très-belles.
+C'étaient madame de Barral<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a><a href="#footnote136" title="Go to footnote 136"><span class="smaller">[136]</span></a>, madame d'Helmestadt<a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a><a href="#footnote137" title="Go to footnote 137"><span class="smaller">[137]</span></a>,
+madame Gazani<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a><a href="#footnote138" title="Go to footnote 138"><span class="smaller">[138]</span></a>, madame d'Audenarde la jeune<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a><a href="#footnote139" title="Go to footnote 139"><span class="smaller">[139]</span></a>, madame
+de d'Alberg<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a><a href="#footnote140" title="Go to footnote 140"><span class="smaller">[140]</span></a>, madame Des Bassayns de Richemond<a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a><a href="#footnote141" title="Go to footnote 141"><span class="smaller">[141]</span></a>,
+madame Delaborde<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a><a href="#footnote142" title="Go to footnote 142"><span class="smaller">[142]</span></a>, madame de Turenne<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a><a href="#footnote143" title="Go to footnote 143"><span class="smaller">[143]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> madame
+Regnault-de-Saint-Jean-d'Angely<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a><a href="#footnote144" title="Go to footnote 144"><span class="smaller">[144]</span></a>, et beaucoup d'autres encore;
+mais celles-là n'étaient pas de l'intimité de la semaine. Il y
+avait après cela d'autres salons dont je parlerai et qui avaient
+également leurs habitudes. Quant aux hommes, les plus intimes
+étaient M. de Montbreton<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a><a href="#footnote145" title="Go to footnote 145"><span class="smaller">[145]</span></a>, M. de Rambuteau<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a><a href="#footnote146" title="Go to footnote 146"><span class="smaller">[146]</span></a>, M. de Fréville,
+M. de Sémonville, M. de Valence, M. de Narbonne<a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a><a href="#footnote147" title="Go to footnote 147"><span class="smaller">[147]</span></a>, M. de
+Ségur<a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a><a href="#footnote148" title="Go to footnote 148"><span class="smaller">[148]</span></a>, M. Dumanoir<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a><a href="#footnote149" title="Go to footnote 149"><span class="smaller">[149]</span></a>, M. de Bondy<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a><a href="#footnote150" title="Go to footnote 150"><span class="smaller">[150]</span></a>, M. de Sparre, M. de
+Montesquiou<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a><a href="#footnote151" title="Go to footnote 151"><span class="smaller">[151]</span></a>, M. de Lawoëstine, M. de Maussion. Puis venaient
+ensuite les hommes de lettres, parmi lesquels il y avait une foule
+d'hommes d'une haute distinction comme esprit et comme talent; comme
+génie littéraire, c'était autre chose; il y en avait deux à cette
+époque; mais le <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> pouvoir les avait frappés de sa massue
+et les deux génies ne chantaient plus pour la France; l'un était
+Chateaubriand, l'autre madame de Staël!...</p>
+
+<p>Chez la duchesse de Bassano, on voyait dans la même soirée Andrieux,
+dont le charmant esprit trouve peu d'imitateurs, pour nous donner de
+petites pièces remplies de sel vraiment attique et de comique; Denon,
+laid, mais spirituel et malin comme un singe; Legouvé, qui venait
+faire entendre, dans le salon de son ancien ami, le chant du cygne,
+au moment où sa raison allait l'abandonner; Arnault, dont l'esprit
+élastique savait embrasser à la fois l'histoire et la poésie, et
+contribuait si bien à l'agrément de la conversation à laquelle il
+se mêlait; Étienne, l'un des hommes les plus spirituels de son
+époque. Ses comédies et ses opéras avaient déjà alors une réputation
+tout établie, qui n'avait plus besoin d'être protégée; mais
+Étienne n'oubliait pas que le duc de Bassano avait été son premier
+protecteur, et ce qu'il pouvait lui donner, comme reconnaissance, le
+charme de sa causerie, il le lui apportait. On voyait aussi, dans les
+réunions du duc de Bassano, un vieillard maigre, pâle, ayant deux
+petites ouvertures en manière d'yeux, une petite tête poudrée sur un
+corps de taille ordinaire, habillé tant bien que mal d'un habit fort
+<span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> râpé, mais dont la broderie verte indiquait l'Institut: cet
+homme, ainsi bâti, s'en allait faisant le tour du salon, disant à
+chaque femme un mot, non-seulement d'esprit, mais de cet esprit comme
+on commence à n'en plus avoir. Il souriait même avec une sorte de
+grâce, quoiqu'il fût bien laid.</p>
+
+<p>&mdash;«Qu'est-il donc?» demandaient souvent des étrangers, tout étonnés
+de voir cette figure blafarde, enchâssée dans sa broderie verte,
+faire le charmant auprès des jeunes femmes... Et ils demeuraient
+encore bien plus surpris, lorsqu'on leur nommait le chantre
+d'<i>Aline</i>, reine de Golconde, le chevalier de Boufflers!... Gérard
+et Gros étaient aussi fort assidus chez M. de Bassano, ainsi que
+Picard, Ginguené, Duval, et toute la partie comique et dramatique,
+comme aussi la plus sérieuse de l'Institut, c'étaient Visconti,
+Monge, Chaptal, qui alors n'était plus ministre; Lacretelle, dont le
+caractère avait alors un éclat remarquable; Ramond, dont l'esprit
+charmant a su donner un côté romantique à une étude stérile, et
+dont les notes, aussi instructives qu'amusantes, font lire, pour
+elles seules l'ouvrage auquel elles sont attachées<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a><a href="#footnote152" title="Go to footnote 152"><span class="smaller">[152]</span></a>. Combien
+je me rappelle avec intérêt <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> mes courses avec lui dans les
+montagnes de Baréges, la première année où j'allai dans les Pyrénées!
+Cet homme faisait parler la science comme une muse. Il y avait de la
+poésie vraie dans ses descriptions, et pourtant il embellissait sa
+narration. Je ne sais comment il faisait, mais je crois en vérité que
+j'aimais autant à l'entendre raconter ses courses aventureuses, que
+de les faire moi-même.</p>
+
+<p>Il était, comme on le sait, très-petit, maigre, souffrant et ne
+pouvant pas supporter de grandes fatigues. Un jour, il était à
+Baréges, chez sa s&oelig;ur, madame Borgelat; tout à coup il dit à
+Laurence, son guide favori:</p>
+
+<p>&mdash;«Laurence, si tu veux, nous irons faire une découverte?»</p>
+
+<p>Le montagnard, pour toute réponse, fut prendre son bâton ferré, ses
+crampons, son croc, son paquet de cordes et son bissac, sans oublier
+sa belle tasse de cuir<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a><a href="#footnote153" title="Go to footnote 153"><span class="smaller">[153]</span></a> et sa gourde bien remplie d'eau-de-vie,
+et les voilà tous deux en marche.</p>
+
+<p>&mdash;«Sais-tu où je te mènes, Laurence?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> &mdash;Non, monsieur; ça m'est égal. Là où vous irez, j'irai.</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons essayer de gravir jusqu'au sommet du pic du Midi.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! fit le montagnard.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es inquiet?</p>
+
+<p>&mdash;Moi!... non... ce n'est pas pour moi... Mais vous, monsieur Ramond,
+comment que vous ferez pour monter sur cette maudite montagne que
+personne ne peut gravir?... J'ai peur pour vous.»</p>
+
+<p>Ramond sourit. Lui aussi avait bien quelques inquiétudes sur la
+manière dont il s'en tirerait. Mais il y avait un stimulant dans sa
+résolution spontanée, qui le portait à faire ce qu'il n'eût pas fait,
+peut-être, à cette époque de l'année, avec sa mauvaise santé.</p>
+
+<p>Il y avait alors à Saint-Sauveur et à Cauterêts, ainsi qu'à Baréges,
+une foule de buveurs d'eau, dont le plus grand nombre étaient de
+Paris. Parmi ceux-ci étaient la duchesse de Chatillon et M. de
+Bérenger, qu'elle épousa depuis. Ce monsieur de Bérenger avait une
+manie que rien ne pouvait lui faire perdre, même le mauvais résultat
+de ses courses. Il grimpait toujours, n'importe où il allait. Un
+jour, il dit devant Ramond, <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> que certainement le pic du Midi
+était une bien belle montagne, mais pour celui qui aurait eu le
+courage de monter <i>jusqu'au sommet</i>. Ce que voulait Ramond, c'était
+de vérifier une dernière fois l'exactitude de ses découvertes.
+Cependant, cette sorte de provocation, de la part du jeune élégant
+parisien, lui donnait comme un tourment vague qui l'obsédait la nuit
+comme le jour. Enfin, il partit, comme on l'a vu, avec Laurence, mais
+cachant son voyage à M. de Bérenger. Arrivé sur le pic du Midi, à
+l'heure nécessaire pour voir le lever du soleil<a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a><a href="#footnote154" title="Go to footnote 154"><span class="smaller">[154]</span></a>, Ramond commença
+ses expériences; et, lorsque tout fut terminé, il voulut essayer de
+gravir jusqu'à cette petite plate-forme qui termine le pic, comme le
+savent tous ceux qui ont été le plus haut possible; mais la force
+lui manqua. Cependant, il en avait un bien grand désir et sa volonté
+était ferme habituellement... ce qui prouve qu'elle n'est pas tout,
+cependant...</p>
+
+<p>&mdash;«Vingt pieds! disait Laurence, et dire que vous ne pouvez pas
+monter là, monsieur Ramond... vous!...</p>
+
+<p>Ramond enrageait encore plus que lui. Enfin, après avoir pris un peu
+de repos, il essaya pour <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> la troisième fois, mais toujours
+infructueusement; Laurence était aussi désolé que lui; et, pour ceux
+qui ont connu Laurence, cette histoire est une de celles dont il
+les aura sûrement réjouis plus d'une fois. Enfin, il s'approcha de
+Ramond, dont il devinait la contrariété, car l'autre ne disait pas
+une parole.</p>
+
+<p>&mdash;«Monsieur, lui dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu me veux?</p>
+
+<p>&mdash;Si nous disions que nous sommes montés là-haut... hein?»</p>
+
+<p>Et il faut connaître la physionomie pleine de finesse du montagnard
+béarnais pour comprendre celle que mit Laurence dans le <i>hein</i> qui
+termina sa phrase.</p>
+
+<p>&mdash;«Non, non, répondit Ramond, je ne veux pas mentir pour satisfaire
+ma vanité; car qu'est-ce autre chose qu'une vanité pour répondre à ce
+Bérenger?... Allons, qu'il n'en soit plus question.»</p>
+
+<p>Il quitta la montagne, que ses observations avaient classée parmi les
+plus belles des Pyrénées, en soupirant de ce qu'elle lui avait ainsi
+refusé l'accès de sa plus haute cime... Revenu à Saint-Sauveur, il
+raconta sa course avec toute vérité.</p>
+
+<p>&mdash;«Et finalement, dit M. de Bérenger en se <span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> frottant les
+mains de contentement, vous n'êtes pas monté jusqu'au sommet du pic?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Ah!... c'est fort bien.»</p>
+
+<p>Et voilà M. de Bérenger allant trouver Laurence, et lui disant qu'il
+fallait absolument qu'il retournât au pic du Midi pour y monter avec
+lui..</p>
+
+<p>&mdash;«Mais, monsieur, c'est impossible! Je vous jure que le diable garde
+cette roche qui finit le pic. Je l'ai tournée, je l'ai regardée de
+tous les côtés, elle est imprenable!»</p>
+
+<p>M. de Bérenger n'écouta rien, et il décida enfin Laurence à venir
+avec lui... Le fait est que je ne sais pas comment il s'y est pris,
+mais il est de fait qu'il est monté sur l'extrémité la plus aiguë du
+pic du Midi. Lorsqu'il se vit sur cette petite plate-forme, qui n'a
+peut-être pas vingt-cinq pieds d'étendue, il se crut un homme destiné
+à faire les choses les plus étonnantes. Il revint à Bagnères, et l'on
+peut croire que la première parole dont il salua Ramond fut celle
+qui lui annonçait son ascension... En l'apprenant, Ramond éprouva un
+petit mouvement d'impatience et même d'humeur.</p>
+
+<p>&mdash;«En vérité, disait-il, c'est vraiment bien dommage qu'une si pauvre
+tête soit sur de si bonnes jambes!...»</p>
+
+<p>Ramond était surtout charmant en racontant ses <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> voyages et
+ses courses à Gavarni, au Mont-Perdu, à Gèdres surtout... Oh! la
+grotte de Gèdres avait laissé dans son âme des souvenirs qui devaient
+avoir leur source dans de bien puissantes impressions... C'est
+en parlant de Gèdres, dans cette charmante pièce intitulée<a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a><a href="#footnote155" title="Go to footnote 155"><span class="smaller">[155]</span></a>:
+<i>Impressions en revenant de Gavarni</i>, qu'il y a cette idée gracieuse:
+<i>Le parfum d'une violette nous rappelle plusieurs printemps!</i></p>
+
+<p>On conçoit qu'avec des hommes d'un talent aussi varié, la
+conversation devait avoir un charme tout particulier dans le salon
+du duc de Bassano. Un jour, c'était M. de Ségur, le grand-maître
+des cérémonies, qui racontait dans un souper des petits jours des
+anecdotes curieuses sur la cour de Catherine. Il parlait de sa grâce,
+de son esprit, du luxe asiatique de ses fêtes, lorsqu'elle paraissait
+au milieu de sa cour avec des habits ruisselants de pierreries,
+entourée de jeunes et belles femmes, parées elles-mêmes comme leur
+souveraine, et contribuant par leurs charmes et leur esprit à
+justifier la réputation <i>de Paradis terrestre</i>, que les étrangers,
+qui ne voyaient que la surface, donnaient tous à la cour de Catherine
+II. Les décorations en étaient habilement faites; on ne voyait pas
+ce qui se <span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> passait derrière la scène, tandis que souvent une
+victime rendait le dernier soupir sous le poignard ou le lacet non
+loin du lieu où la joie riait et chantait, couronnée de fleurs et
+enivrée de parfums.</p>
+
+<p>Jamais M. de Ségur et moi ne fûmes d'accord sur ce point. Il aimait
+Catherine et je l'abhorrais!... Au reste, il était le plus aimable
+du monde; c'était l'homme sachant le mieux raconter une histoire.
+Sa parole elle-même, sa prononciation, n'était pas celle de tout le
+monde. Je l'aimais bien mieux que son frère.</p>
+
+<p>Madame Octave de Ségur, belle-fille du grand-maître des cérémonies,
+était une femme fort aimable, à ce que disaient toutes les personnes
+qui la voyaient dans son intimité. Elle était dame du palais de
+l'Impératrice; mais, quoiqu'elle fût de la cour, elle n'était
+habituellement de la société d'aucune de nous. Elle était jolie, et
+possédait ce charme auquel les hommes sont toujours fort sensibles,
+qui est de n'avoir de sourire que pour eux. Ses grands yeux noirs
+veloutés n'avaient une expression moins dédaigneuse que lorsqu'elle
+était entourée d'une cour qui n'était là que pour elle. Comme sa
+réputation a toujours été bonne, je dis ce fait, qui, du reste, est
+la vérité.</p>
+
+<p>Une histoire étrange était arrivée quelques années <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> avant
+dans la famille du comte de S.....; le héros de cette histoire
+n'était revenu que depuis peu de temps, et reparaissait de nouveau
+dans le monde: c'était l'aîné de ses fils, Octave de S....., le mari
+de mademoiselle d'Aguesseau, la même dont je viens de parler.</p>
+
+<p>Octave de S....., quoique fort jeune, remplissait les fonctions de
+sous-préfet, soit dans les environs de Plombières, soit à Plombières
+même, en 1803, lorsque tout à coup il disparut, sans que le moindre
+indice pût indiquer s'il était parti pour un long voyage, ou s'il
+s'était donné la mort.</p>
+
+<p>La police fit des recherches avec le plus grand soin; tout fut
+infructueux. Cependant, comme rien ne donnait la preuve qu'il
+n'existât plus, sa femme, ses enfants et son frère ne prirent point
+le deuil.</p>
+
+<p>Un jour le comte de S..... reçut une lettre sans signature, mais
+son c&oelig;ur de père battit aussitôt, car il reconnut un cachet qui
+appartenait à son fils.</p>
+
+<p><i>Ne soyez pas inquiets. Je vis toujours et pense à vous.</i></p>
+
+<p>Ce peu de mots n'étaient pas de l'écriture d'Octave de Ségur; mais
+combien ils donnèrent de bonheur dans cette famille désolée, dont
+les inquiétudes, sans cesse redoublées, prenaient quelquefois une
+couleur sinistre qui amenait le désespoir <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> dans cet intérieur
+si digne d'être heureux! M. de Ségur ne voulant pas jeter au public
+un aliment de curiosité, ne parla de cette nouvelle qu'à quelques
+amis qui partagèrent sincèrement sa joie.</p>
+
+<p>Philippe de S.....<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a><a href="#footnote156" title="Go to footnote 156"><span class="smaller">[156]</span></a>, l'auteur du dramatique et bel ouvrage sur la
+Russie, est le frère d'Octave. Il adorait son frère... Du moment où
+il disparut, le malheureux jeune homme fut atteint d'une mélancolie
+qui dévorait sa jeunesse. Dans ses yeux noirs si profonds, au regard
+penseur, on voyait souvent des larmes et une expression de tristesse
+déchirante. Il avait alors vingt ou vingt et un ans, je crois. On
+aurait cru que c'était l'abandon d'une femme, une perfidie de c&oelig;ur
+qui le rendait aussi triste; et on demeurait profondément touché en
+apprenant que la perte de son frère était la seule cause de sa pâleur
+et de son abattement. La nouvelle qui parvint à la famille ne lui
+donna même aucun réconfort. Jamais il n'avait cru à la mort de son
+frère.</p>
+
+<p>«Je serais encore plus malheureux si je l'avais perdu, disait le bon
+jeune homme!... Je le saurais par l'instinct même de mon c&oelig;ur!...»</p>
+
+<p>Un jour, Philippe inspectait des hôpitaux dans <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> une petite
+ville d'Allemagne, pendant la campagne de Wagram... Il parcourait les
+chambres et parlait à tous les blessés, pour savoir s'ils avaient
+tous les secours qui leur étaient nécessaires... Tout à coup il croit
+voir dans un lit un homme dont la figure lui rappelle son frère!..
+Il s'approche!.. À chaque pas la ressemblance est plus forte.....
+Enfin il n'en peut plus douter, c'est lui! c'est son frère!.. c'est
+Octave!....</p>
+
+<p>Octave fut ému par cette expression de tendresse vraie, qui ne peut
+tromper. Quelle que fût sa résolution, il se laissa emmener par
+Philippe et revint dans la maison paternelle. Il revit sa femme,
+ses enfants et tous les siens avec un air apparent de contentement;
+personne ne lui fit de questions, on le laissa dans son mystère,
+tant on redoutait de lui rendre la vie fâcheuse; il ne parla non
+plus lui-même de ce qui s'était passé, et tout demeura comme avant
+sa fatale fuite. Le prince de Neufchâtel avait besoin d'officiers
+d'ordonnance, on lui donna M. de S.....</p>
+
+<p>Nous étions un jour dans je ne sais plus quelle lande parfumée de ma
+chère Espagne, il était assez tard, M. d'Abrantès allait se coucher,
+et moi je l'étais déjà, lorsque le colonel Grandsaigne, premier
+aide-de-camp du duc, frappa à la porte en s'excusant de venir à une
+telle heure, si toutefois, <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> ajouta-t-il (toujours au travers
+de la porte) il y a une heure indue à l'armée. Il avait la rage des
+phrases.</p>
+
+<p>&mdash;«À présent de quoi s'agit-il? demanda M. d'Abrantès. Vous pouvez
+entrer.</p>
+
+<p>&mdash;Un officier du prince de Neufchâtel, mon général, qui demande
+que vous lui fassiez donner des chevaux. Il doit porter au
+quartier-général des ordres de l'Empereur, et l'alcade prétend qu'il
+n'a pas de chevaux ni de mulets à lui donner.»</p>
+
+<p>Pendant le discours du colonel, l'officier voyant une femme au lit
+n'osait avancer et se tenait dans l'ombre... Le duc, très-ennuyé de
+ces ordres multipliés qui forçaient à imposer les habitants d'un
+village à donner leurs montures, était toujours fort difficile pour
+les autoriser; et j'ai vu quelquefois, après s'être informé du cas
+plus ou moins pressant qui réclamait son intervention, la refuser au
+moins pour quelques jours.</p>
+
+<p>&mdash;«Votre ordre, monsieur, dit-il au jeune officier en tendant la main
+vers lui sans le regarder.»</p>
+
+<p>L'officier avança timidement, et lui remit son ordre.</p>
+
+<p>&mdash;«Ah!... S.....! .... Est-ce que vous êtes parent du grand-maître des
+cérémonies?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis son fils, mon général.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> &mdash;Philippe!....»</p>
+
+<p>Et le duc se retourna vivement vers le jeune homme, mais s'arrêta
+stupéfait en voyant une figure qu'il ne connaissait pas.</p>
+
+<p>&mdash;«Qui donc êtes-vous, monsieur, demanda-t-il d'une voix sévère?...»
+car sa première pensée fut que l'homme qui était devant lui pouvait
+être un espion. Elle se traduisit probablement sur sa physionomie si
+mobile, car le jeune homme devint fort rouge.</p>
+
+<p>&mdash;«J'ai eu l'honneur de vous dire, mon général, que le comte de
+S..... est mon père. Je suis l'aîné de ses fils.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s'écria joyeusement le duc, c'est donc vous qui êtes <i>le
+perdu</i>!... Pardieu! mon cher, soyez <i>le bien retrouvé</i>!... Voyons,
+que voulez-vous?... des chevaux? Vous en aurez; mais d'abord vous
+passerez le reste de la nuit ici, attendu qu'il est tout à l'heure
+minuit, et que, dans la romantique Espagne, les voyages au clair
+de lune commencent à n'être plus aussi agréables qu'au temps des
+Fernands et des Abencerrages.»</p>
+
+<p>Quelque délicatesse que l'on mît à ne pas parler à Octave de S.....
+de son aventureuse absence, cependant, comme ami fort intime de
+son père, dont souvent il avait même essuyé les larmes, le duc
+d'Abrantès avait presque le droit de lui en <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> dire quelques
+mots. M. de Ségur ne fut pas mystérieux et lui raconta comment une
+raison, qu'il nous cacha par exemple, l'avait déterminé à mener une
+vie errante:</p>
+
+<p>&mdash;«J'avais besoin de voir d'autres lieux, disait-il, de parcourir
+d'autres contrées!...</p>
+
+<p>Octave de S..... était aimable, avec un autre genre d'esprit que son
+père et son frère, et, comme eux, par des manières charmantes et
+gracieuses; je l'ai vu dans le monde pendant le peu de temps qu'il y
+est demeuré et j'avoue que je n'ai pas compris l'éloignement qu'avait
+pour lui, disait-on, une personne qui pourtant aurait dû l'apprécier.</p>
+
+<p>Le duc de Bassano aimait beaucoup la famille de M. de Ségur, cette
+famille même lui avait même de grandes obligations.</p>
+
+<p>Les femmes qui étaient invitées et reçues de préférence chez la
+duchesse et le duc de Bassano étaient les plus jeunes et les plus
+jolies de la cour. On pouvait choisir, en effet, parmi elles, car
+excepté deux ou trois il n'y en avait pas de laides parmi nous.
+J'excepte la dame d'honneur, madame de Larochefoucauld; mais elle
+était de bonne foi et savait qu'elle était non-seulement laide mais
+bossue, et lorsque nous nous trouvions ensemble dans quelque voyage
+où notre <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> service nous appelait, elle disait souvent en
+riant, à l'heure de sa toilette:</p>
+
+<p>&mdash;«Allons, il faut aller habiller le magot!...»</p>
+
+<p>Mais lorsque, dans un des grands cercles de la cour, l'Impératrice
+était entourée de ses dames de service, et que parmi elles étaient
+madame de Bassano, de Canisy, de Rovigo, de Bouillé, madame de
+Montmorency, dont les traits n'étaient pas ceux d'une jolie femme,
+mais dont l'admirable et noble tournure était <i>unique</i> parmi ses
+compagnes; jamais on ne vit plus d'élégance dans la démarche, plus de
+perfection dans la taille d'une femme: en la voyant marcher, courir
+ou danser, on ne la voulait pas autrement, ni plus belle ni plus
+jolie. C'était, en outre, de ces agréments du monde qu'elle possédait
+parfaitement, une personne remarquable dans son intérieur et même
+fort originale sur plusieurs points de la vie habituelle. En résumé,
+c'est une femme bien agréable et charmante, je dis <i>c'est</i>, parce que
+les personnes comme elles ne changent pas. Madame de Mortemart était
+une fort bonne et aimable femme, elle était fort bien et presque
+jolie. J'ai déjà parlé de madame Octave de Ségur; il y avait aussi
+sa belle-s&oelig;ur, madame Philippe de Ségur<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a><a href="#footnote157" title="Go to footnote 157"><span class="smaller">[157]</span></a>; elle était fort
+<span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> jolie, avait d'admirables yeux noirs, une très-jolie petite
+taille, dont elle tirait bien parti, et passait enfin avec raison
+pour une jolie femme. Quant à la duchesse de Montebello, je n'ai pas
+besoin de rappeler son nom, pour qu'on sache qu'avec la duchesse de
+Bassano elle était la plus belle parmi ses compagnes.</p>
+
+<p>La maréchale Ney n'avait rien de régulier, mais elle était jolie et
+surtout elle plaisait. Ses yeux étaient de la plus parfaite beauté,
+sa physionomie douce et spirituelle, et tous les accessoires si
+nécessaires à une femme pour qu'elle puisse plaire; tels que de beaux
+cheveux, de jolies mains et de petits pieds; ces beautés-là donnent
+tout de suite une sorte d'élégance qui n'est pas celle de tout le
+monde et qui est un aimant agréable.</p>
+
+<p>Madame Gazani n'était pas dame du palais et ne l'avait jamais été;
+elle avait pourtant escamoté on sait comment, dans un certain
+temps, la prérogative de marcher avec les dames du palais; elle
+était lectrice de l'Impératrice, ce qui, pour le dire en passant,
+était assez drôle, puisqu'elle était italienne-génoise et que
+notre Impératrice était souveraine des Français. Mais après tout,
+madame Gazani était une femme ravissante, et jolie comme on l'est à
+Gênes, lorsqu'on se mêle de l'être, et voilà le grand secret de sa
+nomination. Elle était donc parfaitement <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> belle, encore plus
+engageante et piquante, faite pour la cour sans en avoir pourtant les
+manières, mais très-disposée à les prendre, ce qu'elle a prouvé; car
+elle aimait cette vie de la cour, la galanterie, les intrigues. Quant
+à de l'esprit, elle avait celui du monde, à force d'en être, mais
+du reste peu, et même pas du tout dans le sens bien prononcé qu'on
+attache à ce mot. Pendant la durée de sa faveur, elle ne fut hostile
+à personne, ce dont on lui sut gré; et puis cette faveur passée, elle
+demeura une des plus belles personnes de la cour et une des plus
+inoffensives, ce qui n'arrive pas toujours.</p>
+
+<p>J'ai dit qu'il y avait tous les samedis de petits bals chez la
+duchesse de Bassano, où l'on était moins nombreux que les jours de
+grande réception. Indépendamment de ces bals, il y avait un grand
+dîner diplomatique; je l'appelle ainsi parce que chez le ministre des
+affaires étrangères il y avait nécessairement, en première ligne,
+les ministres étrangers et tout ce qui tenait au corps diplomatique,
+présenté par les ambassadeurs. Ce dîner avait lieu dans la grande
+galerie de l'hôtel de Gallifet où était alors le ministère des
+affaires étrangères; et il était suivi d'une fête<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a><a href="#footnote158" title="Go to footnote 158"><span class="smaller">[158]</span></a> à laquelle
+était invité autant <span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> de monde que pouvait en contenir les
+vastes appartements du ministère, et dont la duchesse de Bassano
+faisait les honneurs avec une grâce et une convenance tout à fait
+remarquables.</p>
+
+<p>Il fallait bien cependant se reposer un peu de cette foule, de
+ce mouvement, tourbillon dont la tête se fatigue si vite; et les
+samedis n'étaient pas encore faits pour cela, comme je viens de le
+dire, puisqu'il y avait encore deux cents personnes d'invitées. La
+duchesse de Bassano organisa une société habituelle, qui venait chez
+elle non-seulement les jours de réception, mais tous les autres
+jours de la semaine. Les femmes les plus assidues chez elle dans son
+intimité étaient la belle madame de Barral<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a><a href="#footnote159" title="Go to footnote 159"><span class="smaller">[159]</span></a>, madame d'Audenarde,
+jeune, jolie et nouvelle mariée, madame de Brehan, madame de Canisy,
+madame d'Helmstadt, madame Gazani, madame Legéas, sa belle-s&oelig;ur,
+élégante et jolie<a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a><a href="#footnote160" title="Go to footnote 160"><span class="smaller">[160]</span></a>, madame de d'Alberg, charmante et aimable
+femme; madame de Valence, dont l'esprit est si piquant et si vrai,
+si naturel dans le charme de la causerie et un autre charme qu'on ne
+peut définir, mais dont on éprouve la puissance et qui retenaient
+<span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> la jeunesse qui déjà s'enfuyait. Les hommes étaient le duc
+d'Alberg, M. de Sémonville, M. de Valence, M. de Montbreton, M. de
+Lawoëstine, M. de Flahaut, M. de Narbonne, Lavalette, dont j'ai déjà
+fait connaître l'aimable caractère et le charmant esprit; M. de
+Fréville, l'un des hommes les plus spirituels que j'aie rencontrés
+en ma vie; M. de Celles, dont la causerie rappelle tout ce qu'on
+nous dit du temps agréable de Louis XV; M. de Chauvelin, dont les
+preuves étaient faites à cet égard-là, mais qui depuis prouva combien
+il était à redouter plus sérieusement; M. de Rambuteau<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a><a href="#footnote161" title="Go to footnote 161"><span class="smaller">[161]</span></a>, M. le
+comte de Ségur, M. de Turenne, et tous les maris des femmes que j'ai
+nommées, venaient alternativement passer la soirée chez madame de
+Bassano; on voit que le noyau autour duquel venait ensuite se grouper
+progressivement la foule était déjà assez nombreux pour alimenter une
+causerie journalière; et lorsque le duc de Bassano pouvait quitter un
+moment ses nombreux travaux pour venir s'y joindre, elle n'en était
+que plus aimable.</p>
+
+<p>Un soir de ces réunions intimes, plusieurs habitués causaient autour
+de la cheminée, dans le salon ordinaire de la duchesse de Bassano.
+C'était <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> en hiver et même en carnaval (le dimanche gras); on
+était fatigué des bals et des veilles; et c'était un grand hasard
+que ce soir-là on fût en repos. On causait donc. Je ne sais plus qui
+se mit à parler de madame de Genlis, qui venait de publier un nouvel
+ouvrage.</p>
+
+<p class="speakersc">LA DUCHESSE DE BASSANO.</p>
+
+<p>Mon Dieu! croiriez-vous que je ne connais pas madame de Genlis!... Je
+ne l'ai même jamais aperçue...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME GAZANI.</p>
+
+<p>Ni moi!...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME D'HELMSTADT.</p>
+
+<p>Ni moi!...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DES BASSAYNS.</p>
+
+<p>Ni moi!..</p>
+
+<p class="stage10">Et trois ou quatre autres femmes, en même temps:</p>
+
+<p>Ni moi non plus!...</p>
+
+<p class="speakersc">LA DUCHESSE DE BASSANO.</p>
+
+<p>C'est bien étrange, en vérité!... Je ne sais ce <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> que je
+donnerais pour voir une personne aussi célèbre et en même temps si
+digne de l'être!...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE BARRAL.</p>
+
+<p>Et moi aussi!...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DES BASSAYNS.</p>
+
+<p>Allons la voir!...</p>
+
+<p class="speakersc">LA DUCHESSE DE BASSANO.</p>
+
+<p>Mais comment faire? quel prétexte prendre?...</p>
+
+<p class="stage10">Une voix, à l'extrémité du salon:</p>
+
+<p>Aucun. Si vous voulez, je vous y conduirai.</p>
+
+<p>Tout le monde se tourna vers celui qui venait de parler: c'était un
+grand jeune homme élancé, blond, dont la figure était charmante,
+ainsi que la tournure: c'était M. de Lawoëstine. En le reconnaissant,
+tout le monde se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, dit la duchesse de Bassano, voilà un introducteur bien
+respectable!...</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi non? Voulez-vous véritablement voir ma grand'-mère?</p>
+
+<p class="speakersc">LA DUCHESSE DE BASSANO.</p>
+
+<p>Certainement!</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> M. DE LAWOESTINE.</p>
+
+<p>Eh bien! je vous y conduirai.</p>
+
+<p class="stage10">Plusieurs de ces dames à la fois:</p>
+
+<p>Oh! nous aussi, n'est-ce pas?... nous aussi!..</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE LAWOESTINE.</p>
+
+<p>Mesdames, vous êtes toutes charmantes, et sans doute fort aimables;
+mais cependant notre caravane doit être limitée à un certain nombre;
+car, enfin, je ne puis vous emmener toutes...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME D'HELMSTADT.</p>
+
+<p>Mais moi?...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE BARRAL.</p>
+
+<p>Et moi?...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME GAZANI.</p>
+
+<p>Et moi?...</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE LAWOESTINE.</p>
+
+<p>Écoutez, madame la duchesse décidera entre vous. Seulement,
+laissez-moi vous dire que madame de Genlis aime fort tout ce qui
+est extraordinaire... Il faut donc que cette visite ne ressemble
+<span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> à aucune autre; voilà, je crois, ce que vous devez faire.</p>
+
+<p>Tout le monde se mit autour de lui, et il expliqua un plan qui fut
+trouvé charmant. On ne voulut pas en remettre l'exécution plus loin
+que le même soir.</p>
+
+<p>Par une singularité assez remarquable, aucune des femmes qui étaient
+chez madame de Bassano n'allait au bal; et si les hommes avaient
+des engagements, ils les sacrifièrent avec joie pour être de la
+partie. Voilà le nom de ceux qui se trouvaient chez la duchesse:
+M. de Rambuteau, M. Adolphe de Maussion<a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a><a href="#footnote162" title="Go to footnote 162"><span class="smaller">[162]</span></a>, M. de Montbreton,
+M. Alexandre de Laborde, M. de Lawoëstine, M. de Grandcourt et
+peut-être quelques autres hommes dont le nom ne se présente pas à
+la mémoire. Les femmes étaient: madame Gazani, madame d'Helmstadt,
+madame <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> des Bassayns, madame de Barral et la maîtresse de
+la maison. Aussitôt que la chose fut convenue, ces dames, ainsi que
+les hommes, envoyèrent chercher leurs dominos chez eux. Grandcourt,
+lui seul, eut l'heureuse pensée, que peut-être même on lui suggéra,
+de <i>se déguiser</i>, et le costume qu'il choisit fut celui de Brunet,
+dans <i>les Deux Magots</i>. On envoya aussitôt aux Variétés; Brunet
+venait précisément de jouer le rôle, et il prêta le costume. Cela
+seul valait la soirée, de voir Grandcourt en magot. Lorsqu'on fut
+prêt, toute la troupe monta dans plusieurs fiacres et se rendit rue
+Sainte-Anne, où demeurait alors madame de Genlis<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a><a href="#footnote163" title="Go to footnote 163"><span class="smaller">[163]</span></a>. Il était
+minuit, et madame de Genlis allait se coucher, lorsqu'elle entendit
+un fort grand bruit et que tout son appartement fut envahi par une
+troupe de masques, au milieu de laquelle figurait le charmant <i>magot
+Grandcourt</i>. Madame de Genlis était déjà déchaussée et coiffée de
+nuit. Mais, comme l'avait dit son petit-fils, elle aimait ce qui
+était extraordinaire. L'invasion de sa chambre, au milieu de la
+nuit, par une troupe <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> de gens qui paraissaient de très-bonne
+compagnie (ce que son habitude du grand monde lui fit voir en un
+instant), ne pouvait être qu'un amusement de cette même bonne
+compagnie à laquelle, malgré sa retraite, elle appartenait toujours.
+Elle ne voulut donc pas être un empêchement à cette folie de
+carnaval; elle fut parfaitement aimable; prétendit se croire au bal
+masqué et causa de la manière la plus piquante et la plus charmante
+avec toutes ces figures masquées qu'elle ne connaissait pas du tout,
+non plus qu'elle ne reconnaissait son petit-fils, qui ne s'était pas
+démasqué pour augmenter le comique de la chose. Cependant, elle ne
+pouvait se prolonger longtemps; de même que l'<i>imprévu</i> avait tout
+le mérite de cette aventure, de même aussi il fallait qu'elle fût
+courte; madame de Genlis le comprit la première:</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, dit-elle, à la douceur de vos voix, à votre mystérieuse
+venue, je suis tentée de croire que des anges ont visité ma pauvre
+demeure: confirmez mon espoir. Laissez-moi voir vos visages.</p>
+
+<p>Après une courte résistance, madame des Bassayns laissa tomber son
+masque, et madame de Genlis vit, en effet, une charmante figure
+entourée d'une forêt de boucles blondes et fort convenable au
+<i>personnage d'ange</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous? dit madame de Genlis à un petit domino <span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> qui était
+près d'elle, et tirant elle-même les cordons de son masque, elle vit
+aussitôt une ravissante personne dont bien sûrement Canova eût fait
+son Hébé, s'il l'eût connue. C'était la fraîcheur, la jeunesse même
+avec sa peau veloutée et ses dents perlées, ses lèvres de corail, et
+ses yeux riants et joyeux: c'était madame d'Helmstadt.</p>
+
+<p>&mdash;«Ah! s'écria madame de Genlis; j'avais bien pressenti que vous
+étiez des anges!»</p>
+
+<p>Mais elle fut arrêtée dans le cours de son admiration à la vue des
+deux personnes qui, se démasquant, vinrent à elle; c'étaient madame
+de Bassano et madame Gazani!...</p>
+
+<p>On sait comme elles étaient belles!... La tradition de leur beauté
+franchira le temps, et nos petits-enfants en parleront avec raison
+comme de celle de madame de Montespan et de madame de Longueville...
+À l'aspect de ces deux femmes, madame de Genlis demeura stupéfaite;
+elle avait été curieuse de connaître les visages après avoir entendu
+les voix, et maintenant elle voulait savoir les noms de ces belles
+personnes qui venaient ainsi dans sa maison au milieu de la nuit...
+M. de Lawoëstine ne s'était pas démasqué. Sa vue seule lui aurait
+nommé les inconnues... Toutefois leur rare beauté, leurs manières,
+l'élégance de <span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> leurs costumes de bal masqué<a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a><a href="#footnote164" title="Go to footnote 164"><span class="smaller">[164]</span></a>, étaient
+pour madame de Genlis une certitude qu'elle pouvait <i>se hasarder</i>
+à causer avec elles. Mais il était tard, la duchesse comprit qu'il
+fallait laisser coucher celle qu'elles étaient venues troubler au
+moment de son repos...</p>
+
+<p>&mdash;«Eh quoi! sans vous connaître! dit madame de Genlis; sans que je
+puisse savoir <i>quel ange</i> je dois prier?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, reprit la duchesse, promettez de nous recevoir samedi
+prochain<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a><a href="#footnote165" title="Go to footnote 165"><span class="smaller">[165]</span></a>, et nous viendrons toutes pour vous remercier de votre
+aimable accueil...</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, dit madame de Genlis enchantée, je vous promets que vous
+aurez une soirée comme depuis longtemps vous n'en avez vu, peut-être;
+vous aurez de mes proverbes, et Casimir jouera de la harpe avec moi.»</p>
+
+<p>Et toute la troupe prit congé, laissant l'auteur <span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> de
+<i>Mademoiselle de Clermont</i> enchanté de cette aventure. Le samedi
+suivant la soirée eut lieu en effet et fut charmante comme elle
+l'avait promis. Le duc de Bassano y accompagna sa femme.</p>
+
+<p>Lorsque M. de Bassano se fut retiré du ministère des affaires
+étrangères, il n'y eut plus ce mouvement, ce tourbillon de monde
+autour de sa maison; mais comme on avait compris que la duchesse
+et lui savaient ce que la vie a de plus doux en France, qui est
+d'employer ses heures et d'en donner une partie à la communication
+mutuelle, à la causerie, à cette fréquentation quotidienne qui amène
+l'intimité et maintient quelquefois des relations qui se fussent
+rompues autrement tout naturellement et par l'éloignement... C'est
+ainsi que de saintes amitiés se sont trouvées perdues sans aucune
+autre raison!... La duchesse était aussi bonne que belle; son esprit
+aimait tout ce qui tenait au bon goût, à l'extrême élégance; d'une
+apparence sérieuse, elle avait pourtant une chaleur de c&oelig;ur, un
+dévouement d'amitié, qui lui avaient donné de vrais amis. Aussi,
+lorsqu'elle fut hors de l'hôtel du ministère, son salon ne fut plus
+un <i>salon officiel</i>, mais on y fut toujours, parce que c'était un
+salon où l'on trouvait une maîtresse de maison aimable, bonne et
+belle.</p>
+
+<p>Enfin, vinrent les malheurs de l'Empire et sa <span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> chute. La
+famille de Bassano fut exilée, proscrite!... et pourquoi!...</p>
+
+<p>Mais elle revint!... Ce fut alors que le duc de Bassano occupa son
+hôtel de la rue Saint-Lazare<a id="footnotetag166" name="footnotetag166"></a><a href="#footnote166" title="Go to footnote 166"><span class="smaller">[166]</span></a>. Il y passait les hivers; et l'été,
+il allait dans sa terre de Beaujeu, en Franche-Comté. Cette époque
+est celle où, véritablement, on put juger de la manière dont la
+duchesse et lui tenaient leur maison. Elle était bien toujours celle
+d'un grand personnage, mais d'un particulier ne souffrant jamais
+qu'on s'occupât de politique, à laquelle il était devenu étranger; le
+duc provoquait alors lui-même une causerie dont le charme avec lequel
+il conte, et la vérité de ses souvenirs en doublait le prix. Étienne,
+Arnaud, Denon, Gérard, Gros, tous les littérateurs et les artistes
+remarquables continuèrent à aller dans une maison où ils trouvaient
+tout ce qui pouvait les attirer, et surtout bonne mine d'hôte.</p>
+
+<p>Cependant le temps s'écoulait. Autour de la duchesse de Bassano
+s'élevait une famille nombreuse, dont la beauté aurait rappelé la
+sienne, si cette beauté eût éprouvé la moindre altération; mais bien
+loin de là, elle était toujours une des femmes <span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> les plus
+remarquables lorsqu'elle paraissait dans une fête. C'est ici où je
+dois faire connaître la duchesse de Bassano sous le rapport étranger
+à l'agrément d'une femme du monde.</p>
+
+<p>Puisque j'ai parlé de sa jeune famille, je dois dire en même
+temps combien elle était bonne mère, combien elle était <i>femme
+d'intérieur</i>, après avoir été la plus élégante, la plus brillante
+d'une grande fête. S'occupant de ses enfants, qui l'adoraient,
+elle était pour eux une amie autant qu'une mère, et un regard
+désapprobateur était souvent une punition plus sévère pour ses fils,
+que toutes celles de leur gouverneur. Elle avait deux garçons et
+trois filles.</p>
+
+<p>Rien n'était plus charmant que de voir cette mère, jeune encore<a id="footnotetag167" name="footnotetag167"></a><a href="#footnote167" title="Go to footnote 167"><span class="smaller">[167]</span></a>,
+non-seulement par l'âge, mais par sa figure, toujours au même point
+de fraîcheur et d'éclat, entourée de ses enfants!...</p>
+
+<p>Tous se groupaient autour d'elle et formaient un ravissant tableau.
+Bientôt le temps développa la beauté de Claire de Bassano; elle
+devint l'ornement des bals et des fêtes, ainsi que sa s&oelig;ur
+Louise. Fière de ses filles, la duchesse n'allait plus dans le monde
+que pour jouir du triomphe qu'elles y trouvaient, <span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> tandis
+qu'elle-même était encore radieuse de beauté. Cette époque est celle
+où sa maison fut vraiment charmante. Elle recevait beaucoup, donnait
+des fêtes admirablement ordonnées, auxquelles on se faisait inviter
+quinze jours d'avance... Elle en faisait les honneurs, aidée de son
+mari et de ses quatre beaux enfants, et chacun sortait de ce palais
+de fées, attaché par la politesse courtoise du duc de Bassano et son
+esprit remarquable, par le charme des manières de la duchesse, et par
+cet ensemble enfin qu'on ne pouvait s'expliquer, mais qui faisait
+désirer d'y retourner, d'abord pour revoir cette maison et ce qu'elle
+renfermait d'attrayant dans ses habitants, et bientôt pour être leur
+ami à tous.</p>
+
+<p>C'est au milieu de ces joies que le malheur se ressouvint de cette
+famille.</p>
+
+<p>La duchesse devait conduire ses filles à un bal chez M. Perrégaux;
+elles se faisaient d'avance une joie de cette fête. Elles avaient été
+au bal, la veille, chez M. Hoppe, où la duchesse de Bassano avait
+été remarquée à côté des femmes jeunes et belles, et même entre ses
+deux filles. Coiffée avec des camélias<a id="footnotetag168" name="footnotetag168"></a><a href="#footnote168" title="Go to footnote 168"><span class="smaller">[168]</span></a> naturels qui faisaient,
+<span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> par leur couleur blanche et rouge, ressortir l'ébène de ses
+cheveux; elle était charmante... Le jour du bal de M. Perrégaux, les
+jeunes personnes s'occupèrent de leur toilette avec une telle joie
+de jeunes filles, que leur mère n'osa pas leur dire qu'elle avait
+une de ces affreuses douleurs de tête, qui, depuis quelque temps
+la faisaient beaucoup souffrir. Elle le dit seulement à la baronne
+Lallemand, qui l'engagea à ne pas insister. Elle voulait conduire
+ses filles au bal!... Mais la douleur devint intolérable; elle dut
+rester...</p>
+
+<p>La maladie fut courte! La duchesse se coucha le même soir, c'était un
+lundi... Le mercredi elle n'existait plus!... Et au moment où elle
+quitta la vie et ce monde où elle avait été si aimée, si admirée,
+elle était toujours radieuse de beauté!... elle semblait dormir!...</p>
+
+<p>Horace Vernet, l'un des intimes de la maison, eut le pénible courage
+de faire son portrait après sa mort!... Elle avait à peine quarante
+ans<a id="footnotetag169" name="footnotetag169"></a><a href="#footnote169" title="Go to footnote 169"><span class="smaller">[169]</span></a>!</p>
+
+<p>Elle mourut avant que les camélias qui avaient été dans ses cheveux
+au bal de M. Hoppe fussent fanés!</p>
+
+<p class="p2 center smaller">FIN DU TOME CINQUIÈME.</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> TABLE<br>
+<span class="smaller">DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE CINQUIÈME VOLUME.</span></h2>
+
+<div class="toc">
+<ul class="none">
+<li>Salon de l'Impératrice Joséphine.
+<span class="ralign10"><a href="#page1">1</a></span></li>
+
+<li>Première partie.&mdash;Madame Bonaparte.
+<span class="ralign10"><a href="#page1"><i>Id.</i></a></span></li>
+
+<li>Deuxième partie.&mdash;L'Impératrice Joséphine.
+<span class="ralign10"><a href="#page83">83</a></span></li>
+
+<li>Troisième partie.&mdash;L'impératrice à Navarre.
+<span class="ralign10"><a href="#page173">173</a></span></li>
+
+<li>Quatrième partie.&mdash;La Malmaison. 1813-1814.
+<span class="ralign10"><a href="#page245">245</a></span></li>
+
+<li>Salon de Cambacérès, sous le Consulat et l'Empire.
+<span class="ralign10"><a href="#page279">279</a></span></li>
+
+<li>Salon de madame la duchesse de Bassano.
+<span class="ralign10"><a href="#page333">333</a></span></li>
+</ul>
+</div>
+
+<a id="img002" name="img002"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img002.jpg" alt="Forêt." title="" height="161" width="300">
+</div>
+
+<p class="p2 center smaller">Imprimerie d'<span class="smcap">Adolphe</span> ÉVERAT <span class="smcap">ET</span> C<sup>ie</sup>, rue du Cadran,
+16.</p>
+
+<h2>Notes</h2>
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a>
+<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: Les Barras étaient une de ces douze grandes familles de
+la Provence, qui avaient, avec juste raison, de hautes prétentions à
+une noblesse que peu de familles pouvaient leur disputer en France.
+L'ancienneté des Barras était passée en proverbe: <i>Noble comme un
+Barras</i>, disait-on en Provence; <i>les Barras sont aussi anciens que
+nos rochers</i>, disaient les paysans.</p>
+
+<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a>
+<b><a href="#footnotetag2">2</a></b>: Étant un jour avec lui dans son cabinet<a id="footnotetag2-A" name="footnotetag2-A"></a><a href="#footnote2-A" title="Go to footnote 2-A"><span class="smaller">[2-A]</span></a>, il me dit,
+en me parlant de quelques amis intimes que j'avais dans le faubourg
+Saint-Germain, et qu'il n'aimait pas alors:&mdash;Je ne crains pas <i>votre</i>
+faubourg Saint-Germain... pas plus que <i>votre</i> hôtel de Luynes...
+je ne les crains pas plus que je ne les aime... et que je ne les
+aimais lorsque je croyais que l'impératrice (Joséphine alors) était
+elle-même un <i>gros bonnet</i> parmi tout ce monde-là.</p>
+
+<p><a id="footnote2-A" name="footnote2-A"></a>
+<b><a href="#footnotetag2-A">2-A</a></b>: C'est de cette conversation que lui-même rend compte
+dans le <i>Mémorial de Sainte-Hélène</i>, et dans lequel il avoue lui-même
+aussi que je le traitai comme <i>un petit garçon</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a>
+<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: Ce nom de madame Leclerc me rappelle un livre qui m'est
+tombé sous la main l'autre jour, et qui s'intitule: <i>Mémoires d'une
+Femme de qualité</i>, dont l'auteur est, dit-on, madame du C...., les
+documents en sont tellement fautifs, que je parle ici de cet ouvrage
+pour engager à le lire comme un livre spirituel et parfaitement
+écrit, mais d'une telle inexactitude, que je recommande aussi de ne
+pas s'y fier pour les renseignements qui concernent le Consulat et
+l'Empire. C'est ainsi qu'on y voit toute une histoire, ou plutôt
+un roman sur madame Leclerc (princesse Pauline), sur laquelle, en
+vérité, il y a bien assez de choses vraies à dire. L'auteur lui
+fait épouser le général Leclerc, la première année du Consulat,
+tandis qu'elle l'a épousé à Milan, en 1796, cinq ans auparavant!...
+Ils partirent tous deux pour Saint-Domingue, où le général Leclerc
+mourut, en 1802 (au commencement); elle revint en Europe, et, en
+1803, elle épousa le prince Borghèse. Mais ce n'est pas tout: on
+fait du général Leclerc un <i>charmant et beau cavalier</i>... lui qui
+était petit, chétif et de la plus insignifiante figure; si ce n'est
+pourtant qu'il avait toujours l'air de méchante humeur, ce qui lui
+faisait une expression comme une autre. Quant à être amoureuse du
+général Leclerc, sa femme n'y a jamais songé: ce fut un mariage de
+convenance, arrangé par Bonaparte, et accepté par l'ambition de
+Leclerc. Tout ce qui a rapport à Madame-Mère est aussi peu vrai. J'ai
+déjà réfuté tout ce qui frappait sur elle pour le reproche d'avarice,
+et crois l'avoir fait de manière à convaincre. Je continuerai ici
+pour son esprit. Jamais madame Lætitia (comme on l'appelait pour la
+distinguer de sa belle-fille), n'a dit une parole inconvenante; et,
+certes, tous les dialogues où elle entre en scène sont inconcevables
+de bêtise, pour dire le mot. Quel est, ensuite, ce titre
+d'<i>Impératrice-Mère</i>, qu'elle n'eut jamais? Si c'est une dérision, je
+ne la comprends pas; si c'est une erreur, elle est trop forte. Mais
+ce n'est pas seulement pour la famille Bonaparte que l'auteur s'est
+mépris; il paraît qu'il n'aimait pas à suivre la publication des
+bans: il fait marier le général Moreau avant le 18 brumaire et même
+le retour d'Égypte, tandis qu'il s'est marié depuis. Il en est de
+même de M. de Turenne (Lostanges); l'auteur des <i>Mémoires d'une Femme
+de qualité</i> le fait conduire sa femme chez madame Bonaparte, un mois
+après le 18 brumaire. M. de Turenne n'était pas marié à cette époque;
+ou, s'il l'était, sa femme n'allait pas aux Tuileries, et n'était pas
+même à Paris. Quant à M. de Turenne, ce fut beaucoup plus tard qu'il
+fut lui-même admis aux Tuileries.</p>
+
+<p>Il en est de même d'une foule de détails sur lesquels le livre repose
+en entier, et qui ne sont pas plus vrais. Aucun des personnages
+n'est même ressemblant physiquement, quand il lui arrive de parler
+de leur figure. C'est ainsi que madame Lætitia a, selon lui, la
+physionomie <span class="smcap">PÉTULANTE</span>, tandis que jamais visage ne fut
+plus calme et plus reposé: ce fut même toujours son expression
+habituelle. L'auteur n'est pas mieux instruit du reste. Il fait
+causer Hortense et Joséphine avec madame de Nansouty, qui n'était pas
+mariée non plus alors, et qui, d'ailleurs, n'a jamais articulé que de
+spirituelles et convenables paroles: c'est une charmante personne,
+aussi aimable que bonne, toute gracieuse et surtout n'ayant jamais
+rempli le rôle de <i>flatteuse</i>, que lui donne si bénévolement l'auteur
+des <i>Mémoires</i>. Je lui fais aussi le reproche d'être tout aussi
+mal instruit des choses frivoles qui nous concernent. Je lui ferai
+donc observer que Leroy ne faisait que des chapeaux et des modes à
+l'époque du Consulat. C'étaient madame Germont et madame Raimbaud
+qui étaient les Camille et les Palmyre de cette époque. Mesdames
+Bonaparte et Hortense se servaient de préférence de madame Germont.
+Madame Raimbaud était la couturière de madame Récamier, de madame
+Hainguerlot, de la société financière élégante et rivale de celle des
+Tuileries. On n'a jamais dit non plus <i>madame Despaux</i>,&mdash;toujours
+mademoiselle Despaux.&mdash;Son mari s'appelait M. Hyxe, et était marchand
+de chevaux et non pas chef de division à la guerre. Tout cela serait
+de peu d'importance, sans doute, si le livre ne se composait d'autres
+choses; mais ces faits liés ensemble par des conversations tenues par
+des personnages nommés plus haut forment les quatre cents pages de ce
+volume, et il n'y a même pas l'illusion.</p>
+
+<p>C'est ainsi qu'on fait tenir à Rapp un propos qu'il ne peut avoir
+dit: l'auteur des <i>Mémoires d'une Femme de qualité</i> lui fait prendre
+fort à c&oelig;ur la première nouvelle du concordat (1802), et Rapp
+s'écrie: «Pourvu qu'on ne fasse prêtres ni nos aides-de-camp ni
+nos cuisiniers! J'en suis fâchée pour Rapp, car le mot est bien
+pour un homme comme lui, mais il ne peut pas l'avoir dit. Rapp, à
+l'époque du concordat, n'était que lieutenant-colonel, n'avait pas
+d'aides-de-camp et l'était lui-même. Mais je ne puis relever toutes
+les fautes. M. de Narbonne, que la <i>femme de qualité</i> fait aller,
+pendant le Consulat, aux Tuileries, n'y alla que sous l'Empire. Il
+n'y avait pas non plus d'officiers du palais <i>chamarrés de cordons
+et de croix</i> sous le Consulat, en 1802; la Légion-d'Honneur ne fut
+elle-même distribuée qu'en 1804. Jamais non plus on n'a annoncé
+<i>Madame, femme du premier Consul</i>. Où l'auteur a-t-il été prendre
+de pareilles histoires? C'est comme Junot arrêtant le colonel
+Fournier!... et surtout le tutoyant! l'un est aussi peu vrai
+que l'autre pour qui les aurait vus un moment ensemble&mdash;ils se
+connaissaient à peine et ne s'aimaient pas du tout, ayant été sous la
+bannière différente de l'armée du Rhin et de l'armée d'Italie.</p>
+
+<p>L'affaire de Cerrachi est tout aussi faussement rapportée, comme on
+peut le voir dans mes Mémoires et ceux de Bourrienne: ces derniers
+sont vrais quand la passion ne le domine pas. L'auteur des <i>Mémoires
+d'une Femme de qualité</i> ne consulte même pas le <i>Moniteur</i>: il fait
+arrêter Cerrachi le 9 novembre 1801, et il le fut le 25 octobre
+1800; ce fut le général Junot, alors commandant de Paris, qui en
+fut chargé, et non pas le général Lannes, qui, en sa qualité de
+commandant de la garde, n'y avait que faire. J'ai une époque précise
+pour me rappeler cette circonstance; mon contrat de mariage devait
+être signé ce jour-là, et il ne le fut que le surlendemain, en
+raison de cet événement; mais voilà ce qui arrive lorsque l'on fait
+des livres avec des ouï-dire et des propos répétés. Des mémoires ne
+doivent être faits que par des personnes ayant vu les acteurs du
+drame qu'elles racontent. Sans cette condition observée, il arrive
+qu'on parle des gens comme la <i>femme de qualité</i> parle de M. de
+Metternich, qu'elle représente avec une coiffure comme celle de
+Mirabeau! Je ne fais aucune remarque; assez de personnes ont connu
+ou seulement vu M. de Metternich, et se rappellent sa charmante
+tournure; aussi je ne veux pas répondre là-dessus à la <i>femme de
+qualité</i>, qui peut bien être de qualité, mais qui n'est pas toujours
+exacte.</p>
+
+<p>Je finirai ma critique en lui rappelant qu'elle devrait retrancher
+dans une nouvelle édition ce qu'elle dit de Madame-Mère, «Madame
+Lætitia, dit-elle dans le premier volume, faisait argent de tout
+et se faisait payer pour chaque place qu'elle faisait obtenir.»
+Ceci n'est plus une erreur, c'est une calomnie!... Je l'ai vu
+seulement hier en parcourant ce volume dont on m'avait parlé, et je
+déclare aussitôt que c'est une des plus odieuses calomnies que l'on
+puisse élever contre quelqu'un dont l'honorable caractère, dans la
+prospérité comme dans le malheur, aurait dû lui être une sauvegarde
+contre une attaque de ce genre. Madame Lætitia a un caractère
+noblement antique. Il faudrait un Plutarque pour la louer dignement.</p>
+
+<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a>
+<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: Ces détails ne se trouvent pas dans mes Mémoires, parce
+que la place me manquait pour mettre un détail spécial pour chaque
+événement.</p>
+
+<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a>
+<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: Aucune de nous n'était encore mariée à cette époque de
+la translation du gouvernement du Luxembourg aux Tuileries; presque
+tous les mariages se firent dans l'année.</p>
+
+<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a>
+<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: L'hôtel de Brionne n'existe plus. Il était situé à la
+place de la porte et du guichet des gens à pied, qui se trouvent près
+de l'escalier pour aller chez le trésorier de la couronne. Madame
+Murat alla y loger dès que son frère fut aux Tuileries, et elle y fit
+même ses couches lorsque naquit le prince Achille, son fils aîné.</p>
+
+<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a>
+<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: Madame Lætitia et ma mère avaient été élevées ensemble,
+et cela dès l'enfance; les maisons de leurs mères se touchant
+immédiatement; et, depuis, cette liaison s'était encore resserrée par
+l'événement de la mort de M. Bonaparte le père dans la maison de ma
+mère, à Montpellier.</p>
+
+<p>M. Benezeth avait été ministre de l'intérieur; il était aussi fort
+ami de ma famille, qu'il avait connue en Languedoc.</p>
+
+<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a>
+<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: On jouait <i>l'Auteur dans son Ménage</i>, jolie petite
+pièce, je crois, d'Hoffmann.</p>
+
+<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a>
+<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: On lui donnait ce nom dans sa famille où personne ne
+l'appelait Pauline. Nous l'appelions aussi Paulette.</p>
+
+<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a>
+<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: C'était alors dans cette maison, qui appartenait à
+Joseph, que logeait madame Lætitia.</p>
+
+<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a>
+<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: Lucien logeait alors rue Verte, et je voulais que nous
+fussions chez lui, pour avoir de ses nouvelles par sa femme.</p>
+
+<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a>
+<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: Première femme de Lucien.</p>
+
+<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a>
+<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: Les sabres et les fusils, les baguettes, les pistolets
+d'honneur, furent une des premières institutions du Consulat. La loi
+qui les créa fut rendue au Luxembourg. Ce fut à la même époque que
+M. de Talleyrand fit observer au premier Consul que les journaux
+devaient être limités. Déjà ils l'avaient été par l'influence du
+directeur Sieyès, mais on ne trouva pas assez longue la coupure de
+ses ciseaux, et l'on rendit un arrêté où il était dit:</p>
+
+<p>Le ministre de la police ne laissera paraître pendant toute la durée
+de la guerre que les journaux ci-après nommés:</p>
+
+<ul class="none">
+<li><i>Le Moniteur Universel.</i></li>
+<li><i>Le Journal de Paris.</i></li>
+<li><i>Le Bien-Informé.</i></li>
+<li><i>Le Publiciste.</i></li>
+<li><i>L'Ami des Lois.</i></li>
+<li><i>La Clef du Cabinet.</i></li>
+<li><i>Le Citoyen Français.</i></li>
+<li><i>La Gazette de France.</i></li>
+<li><i>Le Journal des Hommes Libres.</i></li>
+<li><i>Le Journal du soir des frères Chaigneau.</i></li>
+<li><i>Le Journal des Défenseurs de la Patrie.</i></li>
+<li><i>La Décade Philosophique</i> et les journaux s'occupant
+ exclusivement des arts, etc.</li>
+</ul>
+
+<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a>
+<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: En voici une preuve. Napoléon ne cessait de me parler
+du faubourg Saint-Germain, de mes amis, de leur opinion... et ce
+sujet de conversation ne tarissait jamais jusqu'au moment où lui-même
+s'entoura du faubourg Saint Germain, qui du reste ne demandait pas
+mieux, et lorsque je vis toutes les nominations, qui se trouvent
+encore au reste dans les almanachs des années 1808-9-10 et 11, je fus
+peu surprise. Je m'y attendais.</p>
+
+<p>C'était pour lui une chose de prévention; il ne comptait que sur tout
+ce qui avait un nom pour former la cour. Je dirai là-dessus ce qui
+m'est arrivé à mon retour de Lisbonne après mon ambassade, cela fera
+juger de l'importance que l'Empereur attachait à tout ce qui tenait à
+la <i>cour</i>.</p>
+
+<p>Je n'avais vu l'Empereur qu'au cercle de la cour et il m'avait
+seulement parlé comme à son ordinaire. Me trouvant de service un
+dimanche, au dîner de famille où j'avais accompagné <span class="smcap">Madame</span>
+Mère, je fus appelée dans un petit salon ou plutôt l'un des cabinets
+de l'Empereur, où il se tenait souvent le dimanche après dîner pour
+causer avec ses s&oelig;urs, sa mère et l'Impératrice. L'Empereur
+voulait me faire causer sur le Portugal et sur la cour; je lui
+répondis ainsi que sur l'Espagne, et la conversation fut tellement
+longue et de son goût, que Madame voulant se retirer, il lui dit deux
+fois: «Un moment, madame Lætitia.» Il appelait toujours sa mère ainsi
+lorsqu'il était de bonne humeur; il disait même: <i>Signora Lætizia</i>.
+Enfin, lorsqu'il eut assez causé et questionné, il se recueillit d'un
+air sérieux et dit à l'Impératrice en me montrant à elle: «C'est
+inconcevable comme elle a encore gagné depuis son séjour dans une
+cour étrangère. Eh! ce n'est que là, dans le fait, qu'on sait ce que
+c'est que le monde!... Je souris.&mdash;Pourquoi riez-vous, madame?&mdash;Parce
+que Votre Majesté attribue à une influence qui est imaginaire, ce qui
+peut lui plaire dans mes manières.&mdash;Comment? Que voulez-vous dire?»
+Je continuai de sourire sans répondre.&mdash;«Eh bien, ne voulez-vous pas
+me dire le sujet de votre gaieté?&mdash;C'est que je crois, sire, que je
+puis en apprendre beaucoup plus en ce genre à ceux que vous croyez
+mes maîtres que je ne recevrais de leçons d'eux.» Il fut étonné et
+puis se mit à rire; mais il ne me croyait pas alors; il jugeait du
+Portugal par dom Lorenço de Lima, qui était ambassadeur de Portugal à
+Paris, et qui a les bonnes et parfaites manières d'un vrai don Juan
+du temps de la Régence.&mdash;Le marquis d'Alorna, le comte Sabugal, tout
+cela était très-bien, mais la cour!... c'était une parodie!</p>
+
+<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a>
+<b><a href="#footnotetag15">15</a></b>: Il est évident que l'homme qui s'élança au-devant du
+tilbury a été trompé par la couleur de la livrée et qu'il nous a pris
+pour le premier Consul, qui revenait quelquefois seul, avec Joséphine
+ou Bourrienne, n'ayant qu'un ou deux piqueurs. Depuis ce jour-là cela
+n'arriva plus.</p>
+
+<p>Cet événement ne se trouve pas rapporté dans mes Mémoires, parce
+qu'alors on me dit que dans l'intérêt de l'Empereur il ne fallait pas
+parler du grand nombre de tentatives faites contre lui: plus éclairée
+moi-même depuis lors, je crois que la vérité <i>tout entière</i> est ce
+qui vaut le mieux touchant un homme comme Napoléon.</p>
+
+<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a>
+<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: Celui qui est au bout du château contre le petit pont.</p>
+
+<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a>
+<b><a href="#footnotetag17">17</a></b>: Elle devait faire le rôle de la Créole, mais je crois
+qu'une grossesse l'en empêcha et que ce fut madame Davoust qui prit
+le rôle, et qui jouait bien mal, autant que je puis me le rappeler.</p>
+
+<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a>
+<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: Le voyage de madame Bonaparte à Plombières n'avait pas
+eu lieu à cette époque, et nous étions au mieux, le premier Consul et
+moi. Qu'on voie le détail de cette scène, dont, au reste, le souvenir
+l'a suivi à Sainte-Hélène, dans le quatrième volume de mes Mémoires,
+1<sup>re</sup> édition.</p>
+
+<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a>
+<b><a href="#footnotetag19">19</a></b>: Émilie de Beauharnais, fille du marquis de Beauharnais,
+beau-frère de Joséphine, dont la mère avait épousé un nègre.</p>
+
+<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a>
+<b><a href="#footnotetag20">20</a></b>: Cela seul aurait dû rendre la Malmaison un lieu
+consacré pour la France... Mais son intérêt devrait au moins éveiller
+sa reconnaissance. Ne sait-on pas que c'est à la Malmaison que la
+plupart de ces plans gigantesques, dont l'exécution nous transporte
+d'admiration aujourd'hui, ont été conçus et tracés, lorsque Napoléon,
+dont la France était la maîtresse adorée, voulait la rendre la plus
+puissante et la plus belle entre les nations de l'univers?&mdash;Ces
+quais, ces marchés, ces monuments, ces arcs de triomphe, qui donc a
+décrété qu'ils seraient élevés, qu'ils seraient bâtis?&mdash;C'est lui...
+Ces rues si larges, ces places, ces promenades, qui donc a dit que le
+cordeau les tracerait? Toujours lui... oh! nous sommes ingrats!...</p>
+
+<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a>
+<b><a href="#footnotetag21">21</a></b>: 30 pluviôse an VIII.</p>
+
+<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a>
+<b><a href="#footnotetag22">22</a></b>: Cette représentation à laquelle elle faisait allusion
+avait eu lieu en effet à Neuilly, dans une maison où logeait Lucien
+et qu'on appelait alors la Folie de Saint-James... Lucien faisait
+Zamore et madame Bacciochi Alzire. On ne peut se figurer la tournure
+qu'elle avait avec cette couronne de plumes <i>et le reste</i>. Mais ce
+n'était rien auprès de la traduction et des gestes; aussi le premier
+Consul, qui était venu accompagné de <i>la troupe</i> de la Malmaison qui
+était rivale de celle de Neuilly, dit-il à son frère et à sa s&oelig;ur,
+après la représentation, qu'ils avaient <i>parodié Alzire</i> à merveille.</p>
+
+<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a>
+<b><a href="#footnotetag23">23</a></b>: Je ne vois plus de ces mousselines dont je parle; les
+pièces n'avaient que huit aunes, et la mousseline était si fine et
+si claire que dans l'Inde on est obligé de la travailler dans l'eau
+pour que les fils ne cassent pas. Le prix de ces mousselines était
+exorbitant: je crois que la pièce de huit aunes revenait à six cents
+francs.</p>
+
+<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a>
+<b><a href="#footnotetag24">24</a></b>: Les Transtévérins ou hommes au-delà du Tibre sont
+très-beaux, mais tout à fait communs. C'est dans les Transtévérines
+que les peintres retrouvent encore les vraies madones de Raphaël.</p>
+
+<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a>
+<b><a href="#footnotetag25">25</a></b>: Mère de madame de Contades. Elle entendait à ravir tout
+ce qui tenait à l'étiquette de la cour. J'ai rapporté ce fait pour
+montrer à quel point Bonaparte attachait de l'importance à ces sortes
+de choses.</p>
+
+<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a>
+<b><a href="#footnotetag26">26</a></b>: <i>Le trésor</i> de la famille Borghèse, comme eux-mêmes
+l'appelaient, était estimé plus de trois millions. Madame Leclerc
+avait déjà de beaux diamants à elle en propre, et le prince Borghèse
+avait ajouté pour plus de trois cent mille francs à ceux de sa
+famille pour ce mariage.</p>
+
+<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a>
+<b><a href="#footnotetag27">27</a></b>: Dans les premiers moments de la Révolution, on fit un
+ruban où des raies vertes et bleues se mélangeaient.</p>
+
+<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a>
+<b><a href="#footnotetag28">28</a></b>: Nom d'amitié qu'elle donnait à ma mère. Ce nom de
+Panoria qui, au fait, était celui de ma mère, en grec signifie la
+plus belle.</p>
+
+<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a>
+<b><a href="#footnotetag29">29</a></b>: Ma mère avait connu l'Empereur tellement enfant, que,
+pour elle, la gloire du vainqueur de l'Italie et la haute position du
+premier magistrat de la république n'étaient pas aussi éblouissantes
+que pour les autres. Je me suis souvent demandé, connaissant sa
+manière de voir et son opinion très-tranchée pour un autre ordre de
+choses, comment elle aurait pris l'Empire.</p>
+
+<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a>
+<b><a href="#footnotetag30">30</a></b>: Ces détails sont positifs.</p>
+
+<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a>
+<b><a href="#footnotetag31">31</a></b>: Que pouvait-il entendre par ces paroles? De quel
+embarras parle-t-il; il ne communiquait jamais un plan ni même un
+projet politique à Joséphine, dont il connaissait la discrétion.</p>
+
+<p><a id="footnote32" name="footnote32"></a>
+<b><a href="#footnotetag32">32</a></b>: Ces lettres sont copiées sur celles <i>originales</i>,
+fournies par la reine Hortense, à qui elles sont revenues après la
+mort de l'Impératrice.</p>
+
+<p><a id="footnote33" name="footnote33"></a>
+<b><a href="#footnotetag33">33</a></b>: La poste avant Vienne.</p>
+
+<p><a id="footnote34" name="footnote34"></a>
+<b><a href="#footnotetag34">34</a></b>: Le comte Valesky,&mdash;le comte Léon.</p>
+
+<p><a id="footnote35" name="footnote35"></a>
+<b><a href="#footnotetag35">35</a></b>: Et même à la fin; il faisait déjà froid. J'arrivais des
+Pyrénées, et l'Empereur revenait d'Allemagne après la campagne de
+Wagram.</p>
+
+<p><a id="footnote36" name="footnote36"></a>
+<b><a href="#footnotetag36">36</a></b>: C'était ainsi qu'il m'appelait lorsqu'il y avait peu de
+monde, et même les jours de fête, à l'Hôtel-de-Ville lorsqu'il était
+de bonne humeur.</p>
+
+<p><a id="footnote37" name="footnote37"></a>
+<b><a href="#footnotetag37">37</a></b>: Tous ces détails ne pouvaient trouver place dans mes
+mémoires, qui étaient déjà bien longs. Je ne mis que le fait du
+divorce, sur lequel d'ailleurs, et par égard, j'avais alors les mains
+liées.</p>
+
+<p><a id="footnote38" name="footnote38"></a>
+<b><a href="#footnotetag38">38</a></b>: J'ai cette lettre.</p>
+
+<p><a id="footnote39" name="footnote39"></a>
+<b><a href="#footnotetag39">39</a></b>: Le sujet de la contestation était l'opinion plus que
+tranchée qu'avait la Reine sur la famille de Naples exilée en Sicile;
+Murat reprenait sa femme sur des mots trop durs dits par elle sur la
+reine Caroline et le roi Ferdinand!... elle le fit taire!...</p>
+
+<p><a id="footnote40" name="footnote40"></a>
+<b><a href="#footnotetag40">40</a></b>: Le malheureux duc de Lavauguyon était tombé dans un
+marasme complet, quelques années avant sa mort. Il ne voyait plus
+que moi et son beau-frère le prince de Beaufremont, lorsqu'il était
+à Paris: la plus tendre amitié m'attachait à lui, et j'ai cherché,
+par tous les moyens que cette même amitié peut inspirer, à détourner
+de sa pensée de funestes projets qui prenaient quelquefois une telle
+action sur lui, que je le retenais de force pour dîner avec moi,
+ou pour prolonger une conversation qui pût le distraire. Que de
+fois, j'ai mis de pieuses fraudes en &oelig;uvre, afin de détourner un
+orage dont les effets me faisaient trembler!... Alors cet homme que
+j'avais vu si brillant et si heureux... cet homme que j'avais connu
+si pénétré, surtout de son bonheur, n'était plus qu'un faible enfant,
+pleurant devant des souvenirs..... Oh! de quelles scènes cruelles
+j'ai été témoin!... Quelles douleurs j'ai vues dans cette âme;
+quelles blessures profondes!... Mais une vérité que je dois dire,
+c'est que jamais, dans aucun temps, il n'a démenti son affection pour
+Murat; jamais il n'a pu soutenir que je misse, dans une page de mes
+mémoires, un mot qui pût faire penser qu'il m'avait dit quelque chose
+contre Murat. On me croira un ingrat, me répétait-il!... Enfin, pour
+calmer sa tête qui s'échauffait pour la moindre chose, je fis une
+note dans laquelle je disais que je ne tenais mes renseignements,
+en aucune manière, de M. le duc de Lavauguyon, quoique je le visse
+souvent. Tout ce qu'il m'a révélé et confié au reste est en grande
+partie au moins de nature à être caché plutôt qu'à être publié.
+C'était un homme profondément malheureux que le duc de Lavauguyon, et
+il n'était pas fait pour l'être. Il avait de l'âme et du c&oelig;ur, et
+ce ne fut qu'après avoir été violemment frappé par le sort qu'il a
+été en hostilité, comme il l'était, avec ses meilleurs amis. Dans les
+dernières années de sa vie, il ne voyait que moi et son beau-frère;
+encore choisissait-il, de préférence, les heures où j'étais seule.
+Lorsqu'il perdit son beau-frère, je crus qu'il mourrait avec lui.</p>
+
+<p>«Je n'ai plus que vous,» m'écrivait-il le lendemain de cette mort.
+«Mon Dieu! ne soyez pas malade, car mon affection porte le malheur
+avec elle!... Je frappe de mort tout ce que j'aime!...»</p>
+
+<p>Et c'est moi qui lui ai survécu!</p>
+
+<p>Il aimait Murat avec une telle tendresse, que jamais il ne voulait
+me permettre de parler de lui en plaisantant; et un jour il faillit
+attaquer de propos une personne de ma société, qu'il trouva chez moi,
+et qui parla légèrement de Murat.</p>
+
+<p>«J'ai un regret qui devient chaque jour un remords, me disait-il...
+c'est d'avoir trompé Murat!... J'ai trompé cet homme, en partageant
+une affection avec lui. C'est indigne à moi.»</p>
+
+<p>La première fois qu'il me dit ce que je viens de rapporter, je crus
+qu'il voulait rire; car certes il savait bien qu'il n'était pas
+le seul!... mais pas du tout, la chose était des plus sérieuses.
+Non-seulement il la répéta <i>sans varier</i>; mais j'ai dix lettres de
+lui, dans lesquelles il me le rappelle. Le curieux de cela, c'est que
+la femme était devenue pour lui un être odieux!...</p>
+
+<p>Il me racontait qu'un jour, étant à Naples, il était auprès de cette
+femme (elle logeait au palais). Son valet de chambre de confiance
+vint l'avertir que le roi le demandait... Aussitôt M. de Lavauguyon
+s'élança dans un escalier dérobé qui conduisait à une galerie
+commune, de laquelle il pouvait facilement regagner son appartement;
+mais, à l'instant où il y arrivait, le roi y arrivait de son côté. Il
+était pâle, agité. Une pensée instinctive lui révélait qu'il était
+trahi... Il s'élança sur le duc, et, saisissant le bouton de sa
+redingote, il lui dit d'une voix étouffée:</p>
+
+<p>&mdash;«D'où venez-vous, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis le dire à Votre Majesté, répondit le duc avec fermeté.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux le savoir.»</p>
+
+<p>Le duc ne répondit rien.</p>
+
+<p>&mdash;«Je le sais,» s'écria Murat furieux!</p>
+
+<p>Le duc le regarda fixement:&mdash;«Non, sire, vous ne le savez pas et vous
+ne le saurez jamais.»</p>
+
+<p>Le roi se frappa le front, et retourna dans son appartement...</p>
+
+<p>&mdash;«Si vous saviez tout ce que j'ai souffert pendant que cet homme,
+qui avait tant fait pour moi, était là, comme un juge, pour me
+reprocher ma perfidie!... Il aurait été vengé s'il l'avait pu voir...
+Eh bien! croiriez-vous, poursuivit le duc de Lavauguyon, que lorsque
+je racontai cette entrevue terrible à cette femme, elle ne comprit
+pas que le dramatique de cette scène était tout entier dans la
+perfidie dont elle et moi nous nous rendions coupables?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! lui dis-je, je vous comprends, moi!... et plus que vous ne le
+pouvez croire!... J'ai aussi mes souvenirs!..</p>
+
+<p>&mdash;Oui!... et comme ceux du duc de Lavauguyon, ils sont ineffaçables,
+c'est-à-dire qu'à côté s'élève une pensée de vengeance. Si, jusqu'à
+cette heure, le mal qui fut fait ne fut reconnu que par le silence,
+c'est que j'ai obéi à la voix de Dieu, qui commande l'oubli des
+injures. Il est des êtres qui lassent toutes les patiences...</p>
+
+<p><a id="footnote41" name="footnote41"></a>
+<b><a href="#footnotetag41">41</a></b>: Foncier et Marguerite. Ils étaient à côté de Biennais,
+le singe violet. Foncier avait beaucoup de goût, mais il était
+horriblement cher. Sa famille était fort nombreuse et fort unie.
+Sa belle-s&oelig;ur était madame Jouanne, bonne et digne femme que je
+voyais beaucoup à Versailles, et pour qui j'avais une sincère amitié,
+ainsi que pour son mari qui est le plus honnête et le meilleur des
+hommes. Elle était mère de madame Alexandre Doumerc, cette femme
+spirituelle qui chantait si bien, et qui était si agréable. Madame
+Jouanne est morte. C'est sa fille qui occupe sa maison de Versailles
+avec son père.</p>
+
+<p><a id="footnote42" name="footnote42"></a>
+<b><a href="#footnotetag42">42</a></b>: Il formait le premier cabinet particulier de
+l'Empereur.</p>
+
+<p><a id="footnote43" name="footnote43"></a>
+<b><a href="#footnotetag43">43</a></b>: M. le marquis de Beausset, neveu de l'archevêque de
+Beausset, homme de grand esprit et d'une mémoire la plus rare qui ait
+existé jamais.</p>
+
+<p><a id="footnote44" name="footnote44"></a>
+<b><a href="#footnotetag44">44</a></b>: Freyre était valet de chambre de confiance de
+l'Impératrice. Il lui était fort attaché.</p>
+
+<p><a id="footnote45" name="footnote45"></a>
+<b><a href="#footnotetag45">45</a></b>: Du dix-neuvième jour du mois de ventôse de l'an IV de
+la république française, acte de mariage de NAPOLIONE Bonaparte,
+général en chef de l'armée de l'intérieur, âgé de vingt-huit ans,
+né à Ajaccio, domicilié à Paris, rue d'Antin, n<sup>o</sup> <span class="add1em">&nbsp;</span>; et de
+Marie-Joséphine-Rose de Tascher, âgée de vingt-huit ans, née à la
+Martinique, dans les îles sous le vent, domiciliée à Paris rue
+Chantereine, n<sup>o</sup> <span class="add1em">&nbsp;</span>, fille de Joseph-Gaspard de Tascher,
+capitaine de dragons, et de Rose-Claire Desvergers, dite Anaïs, son
+épouse.</p>
+
+<p>Moi, Charles-Théodore Leclerc, officier public de l'état-civil du
+deuxième arrondissement du canton de Paris, après avoir fait lecture,
+en présence des parties et témoins, 1<sup>o</sup> de l'acte de naissance de
+Napolione Bonaparte, qui constate qu'il est né, le 5 février 1768,
+de légitime mariage de Charles Bonaparte et de Lætitia Ramolini;
+2<sup>o</sup> de l'acte de naissance de Marie-Joséphine-Rose de Tascher, qui
+constate qu'elle est née, le 23 juin 1767, de légitime mariage de
+Joseph-Gaspard, etc.., j'ai prononcé à haute voix que Napolione
+Bonaparte et Marie-Joséphine-Rose de Tacher étaient unis en légitime
+mariage. Et ce en présence des témoins majeurs ci-après nommés,
+savoir: Paul Barras, membre du Directoire exécutif, domicilié
+au palais du Luxembourg; Jean Lemarrois, aide-de-camp-capitaine
+du général Bonaparte, domicilié rue des Capucins; Jean-Lambert
+Tallien, membre du corps législatif, domicilié à Chaillot;
+Étienne-Jacques-Jérôme Calmelet, homme de loi, domicilié rue de la
+place Vendôme, n<sup>o</sup> 207; qui tous ont signé avec les parties et moi.
+(Suivent les signatures.)</p>
+
+<p><a id="footnote46" name="footnote46"></a>
+<b><a href="#footnotetag46">46</a></b>: Ce n'est pas la Malvina et l'Ossian de Gérard; c'est
+le sujet assez confus, représentant les guerriers d'Ossian recevant
+Kléber, Hoche, Marceau, etc., aux Champs-Élysées.</p>
+
+<p><a id="footnote47" name="footnote47"></a>
+<b><a href="#footnotetag47">47</a></b>: M. le duc de Bouillon était extrêmement aimé dans sa
+terre de Navarre ainsi qu'à Évreux. Aussi ne lui est-il rien arrivé
+dans la Révolution.</p>
+
+<p><a id="footnote48" name="footnote48"></a>
+<b><a href="#footnotetag48">48</a></b>: Cette lettre est sans date de mois dans l'original.
+Mais d'après ce que dit Napoléon pour les plantations, on présume que
+c'est du mois de janvier ou de février.</p>
+
+<p><a id="footnote49" name="footnote49"></a>
+<b><a href="#footnotetag49">49</a></b>: Bois-Préau, la maison de mademoiselle Julien, à Ruelle,
+celle que Napoléon appelait <i>la vieille fille</i>. Il la détestait parce
+qu'elle n'avait jamais voulu lui vendre sa maison tant qu'elle
+vécut.</p>
+
+<p><a id="footnote50" name="footnote50"></a>
+<b><a href="#footnotetag50">50</a></b>: Le roi de Bavière et la reine, le roi de Wurtemberg,
+le roi de Saxe, le roi de Westphalie et tous les princes d'Allemagne
+alors à Paris, où ils étaient en foule.</p>
+
+<p><a id="footnote51" name="footnote51"></a>
+<b><a href="#footnotetag51">51</a></b>: Toutes ces lettres ont été fournies en original par
+la reine Hortense, et sont fidèlement transcrites sur ces mêmes
+originaux.</p>
+
+<p><a id="footnote52" name="footnote52"></a>
+<b><a href="#footnotetag52">52</a></b>: L'impératrice ayant fait la remarque que, lorsqu'elle
+voulait venir à Paris, elle ne savait où descendre, l'Empereur fit
+arranger pour elle l'Élysée-Napoléon.</p>
+
+<p><a id="footnote53" name="footnote53"></a>
+<b><a href="#footnotetag53">53</a></b>: La campagne de Bessières était Grignon... à sept ou
+huit lieues de Paris. Bessières avait imaginé ce rapprochement
+comme si <i>tout</i> n'était pas rompu! Ces lettres doivent montrer à
+Marie-Louise combien sa fausse jalousie était absurde, et combien
+elle était peu fondée, puisque, même avant le mariage, toute relation
+était rompue entre Joséphine et Napoléon.</p>
+
+<p><a id="footnote54" name="footnote54"></a>
+<b><a href="#footnotetag54">54</a></b>: Cette lettre, écrite au moment où elle le fut,
+contenant une demande <i>d'argent et de faveur extérieure</i>,
+c'est-à-dire pour contenter l'amour-propre, fut une des démarches
+les plus inconvenantes que l'on ait conseillées à l'impératrice
+Joséphine; l'Empereur le sentit amèrement.</p>
+
+<p><a id="footnote55" name="footnote55"></a>
+<b><a href="#footnotetag55">55</a></b>: 100,000 francs pour Malmaison; 200,000 francs pour
+l'achat de Boispréau, la terre de mademoiselle Julien; 100,000 fr.
+pour la parure de rubis; 1,000,000 pour payer les dettes et 600,000
+francs trouvés dans l'armoire de Malmaison.</p>
+
+<p><a id="footnote56" name="footnote56"></a>
+<b><a href="#footnotetag56">56</a></b>: La reine Hortense avait été fort affectée de
+l'abdication de son mari, qui renonça à la couronne de Hollande,
+comme un honnête homme qu'il était, lorsque Napoléon voulut lui faire
+faire ce que sa conscience lui défendait. Il se retira en Bohême,
+puis ensuite en Styrie, à Gratz.</p>
+
+<p><a id="footnote57" name="footnote57"></a>
+<b><a href="#footnotetag57">57</a></b>: J'omets les phrases inutiles du compliment de madame de
+Rémusat. Cela me paraît inutile à l'objet principal de la lettre.</p>
+
+<p><a id="footnote58" name="footnote58"></a>
+<b><a href="#footnotetag58">58</a></b>: Duroc, grand-maréchal du palais.</p>
+
+<p><a id="footnote59" name="footnote59"></a>
+<b><a href="#footnotetag59">59</a></b>: Cette phrase est de l'Empereur lui-même, ainsi que
+plusieurs autres qui se reconnaissent aisément. L'Empereur a
+conseillé d'écrire la lettre, et puis ensuite il l'a dictée à moitié.</p>
+
+<p><a id="footnote60" name="footnote60"></a>
+<b><a href="#footnotetag60">60</a></b>: Cette lettre est un chef-d'&oelig;uvre d'habileté pour qui
+connaissait l'impératrice Joséphine; ainsi la placer comme rivale
+<i>triomphante</i> d'une jeune femme de dix-huit ans, et lui parler de <i>sa
+fraîcheur</i> quand la seule beauté réelle de Marie-Louise était une
+peau éblouissante et un teint admirable, était aussi habile que peu
+croyable pour tout autre.</p>
+
+<p><a id="footnote61" name="footnote61"></a>
+<b><a href="#footnotetag61">61</a></b>: Croirait-on qu'en 1833 ou 32, j'ai oublié l'époque,
+j'ai reçu une lettre de cette madame Pauline, qui était fort
+scandalisée de ce que j'avais mis sur elle dans mes Mémoires. Mais
+savez-vous ce qu'elle blâmait? Peut-être ce que je disais pour
+l'Égypte?... Ah bien oui!... Pas du tout: madame Pauline réclamait
+contre l'insertion d'un fait qui, je le vois bien, en effet, n'était
+point vrai.&mdash;Elle m'affirmait que j'avais commis une erreur en
+disant qu'elle avait voulu consacrer sa fortune à sauver l'Empereur
+quand il était à Sainte-Hélène... Je n'ai pas répondu à cette belle
+épître pour deux raisons: d'abord parce qu'elle était sotte, et puis
+parce qu'il devenait inutile de prendre près d'elle de nouveaux
+renseignemens.&mdash;Ceux que j'avais eus sur elle ne pouvaient être
+douteux pour moi; et quant à cette dernière partie de sa vie, j'étais
+pleinement convaincue. La femme qui peut se défendre d'avoir voulu
+sauver Napoléon, lorsqu'elle pouvait invoquer pour cette action le
+droit d'en avoir été aimée; la femme qui peut nier l'avoir voulu
+faire cette action est incapable de l'avoir en effet jamais imaginée.</p>
+
+<p><a id="footnote62" name="footnote62"></a>
+<b><a href="#footnotetag62">62</a></b>: L'ancienne noblesse s'est alliée souvent à nos rois. Un
+Montmorency a épousé la veuve de Louis-le-Gros.</p>
+
+<p><a id="footnote63" name="footnote63"></a>
+<b><a href="#footnotetag63">63</a></b>: Elle n'avait pas encore épousé le général Reil. Elle
+était charmante.</p>
+
+<p><a id="footnote64" name="footnote64"></a>
+<b><a href="#footnotetag64">64</a></b>: J'ai déjà parlé de cette singulière propriété de
+l'oreille de Marie-Louise. Elle la faisait tourner sur elle-même par
+un simple mouvement de la mâchoire.</p>
+
+<p><a id="footnote65" name="footnote65"></a>
+<b><a href="#footnotetag65">65</a></b>: Ce premier maître d'hôtel s'appelait <i>Réchaud</i>. Ils
+étaient deux frères, sortant tous deux de chez le prince de Condé,
+aussi fameux l'un que l'autre. L'autre frère était à mon service.</p>
+
+<p><a id="footnote66" name="footnote66"></a>
+<b><a href="#footnotetag66">66</a></b>: Cette lettre est, comme les autres, copiée sur les
+lettres originales fournies par la reine Hortense.</p>
+
+<p><a id="footnote67" name="footnote67"></a>
+<b><a href="#footnotetag67">67</a></b>: Propriété qu'avait l'Impératrice tout près de Genève.</p>
+
+<p><a id="footnote68" name="footnote68"></a>
+<b><a href="#footnotetag68">68</a></b>: Le prince Auguste-Charles-Eugène, né à Milan, le 9
+décembre 1810; la princesse Joséphine, mariée au prince Oscar de
+Suède; et la princesse Eugénie-Hortense, née à Milan, le 23 décembre
+1808, mariée au prince héréditaire de Hohenzollern-Hechingen.</p>
+
+<p><a id="footnote69" name="footnote69"></a>
+<b><a href="#footnotetag69">69</a></b>: La princesse de La Leyen, mariée au comte Tascher,
+cousin germain de l'impératrice Joséphine.</p>
+
+<p><a id="footnote70" name="footnote70"></a>
+<b><a href="#footnotetag70">70</a></b>: La princesse Amélie, née à Milan, le 31 juillet 1812,
+mariée à l'empereur du Brésil.</p>
+
+<p><a id="footnote71" name="footnote71"></a>
+<b><a href="#footnotetag71">71</a></b>: M. Deschamps était un homme rempli d'esprit et
+d'amabilité; il avait fait, avant d'entrer dans la maison de
+l'Impératrice comme secrétaire de ses commandements, plusieurs jolis
+vaudevilles. Sa fin fut tragique et mystérieuse. Après la mort de
+l'Impératrice, sa vie à venir fut assurée par une pension que lui
+firent la reine Hortense et le vice-roi; tout-à-coup, il devint
+triste et même inquiet; ce changement fut remarqué par une jeune
+orpheline dont il prenait soin. Enfin, un jour, il disparut, et
+jamais depuis on n'a pu découvrir sa trace: il est évident qu'il
+s'est tué; mais où, comment et pourquoi, voilà ce qu'on ignore.</p>
+
+<p><a id="footnote72" name="footnote72"></a>
+<b><a href="#footnotetag72">72</a></b>: Madame d'Audenarde était une bonne et excellente
+personne et avait été une des plus jolies femmes de son temps. On
+sait comment les créoles sont charmantes lorsqu'elles sont hors
+de la ligne ordinaire; elle était mère du général d'Audenarde,
+écuyer de l'Empereur, et qui ensuite, placé dans la compagnie des
+gardes-du-corps du roi, compagnie de Noailles, tint cette belle
+conduite, lorsque des enfants imberbes voulurent faire la loi au
+vieux soldat, quoiqu'il fût jeune aussi, lui, mais respectable pour
+cette foule adolescente qui ne devait pas élever la voix devant un
+homme qui avait vu bien des batailles, et dont le sang avait coulé
+pour son roi<a id="footnotetag72-A" name="footnotetag72-A"></a><a href="#footnote72-A" title="Go to footnote 72-A"><span class="smaller">[72-A]</span></a>. Madame d'Audenarde fut toujours à merveille pour
+la mémoire de l'impératrice Joséphine, qu'elle n'appelait que sa
+bienfaitrice. Je l'ai entendue parler ainsi à l'Abbaye-aux-Bois, où
+je la rencontrais chez sa s&oelig;ur, madame de Gouvello, ange de vertus
+et de piété, que Dieu vient de rappeler à lui.</p>
+
+<p><a id="footnote72-A" name="footnote72-A"></a>
+<b><a href="#footnotetag72-A">72-A</a></b>: Le général d'Audenarde a servi dans l'émigration dans
+l'armée de Condé.&mdash;Napoléon l'aimait et l'estimait beaucoup.</p>
+
+<p><a id="footnote73" name="footnote73"></a>
+<b><a href="#footnotetag73">73</a></b>: M. Deschamps fait ici une singulière méprise: on sait
+trop bien que ce ne fut pas l'Impératrice qui appela madame Gazani
+à Paris, ce fut l'Empereur; et même, pendant longtemps, Joséphine
+la tint dans la plus belle des aversions. Elles ne se rapprochèrent
+que lorsqu'elles furent toutes deux malheureuses. Madame Gazani fut
+elle-même gênée en chantant ce couplet: elle ne l'avait pas vue
+auparavant, et fut contrariée, je le sais, de chanter ces paroles.</p>
+
+<p><a id="footnote74" name="footnote74"></a>
+<b><a href="#footnotetag74">74</a></b>: Madame Auguste de Colbert, dame du palais de
+l'Impératrice; elle demanda à la suivre. C'est une excellente femme,
+vertueuse et bonne; elle était veuve du brave général Auguste
+Colbert qui fut tué en Espagne en plaçant ses tirailleurs. Madame
+de Colbert était fille du sénateur, général, comte de Canclaux.
+Elle est aujourd'hui remariée à M. le comte de la Briffe. <i>La Fête
+de Campagne</i>, que rappelle ici Deschamps, fait allusion à une fête
+donnée à Joséphine, tandis qu'elle était à Aix-la-Chapelle, un 19
+mars. On lui donna une fête charmante.</p>
+
+<p>M. de Canclaux était le plus digne des hommes, mais comme tous, il
+avait quelques petits côtés par lesquels il donnait à rire; l'un
+d'eux était une manie des plus prononcées d'être mélomane et d'aimer
+l'italien. Le fait réel, c'est qu'il n'aimait pas la musique, et
+n'entendait pas très-bien l'italien. Cela n'empêchait pas que,
+lorsque je le rencontrais et que je lui demandais s'il avait été
+content de Crescentini ou de madame Grassini dans le bel opéra de
+<i>Roméo et Juliette</i>... il me répondait: Pas mal, pas mal! ce dont
+j'ai surtout été content, c'est du <i>finale</i> et du <i>tutti</i>. Or, ces
+deux mots, il les prononçait comme tous les mots italiens prononcés
+par ceux qui ne savent pas la langue, en appuyant fortement sur la
+dernière lettre et la dernière syllabe. Du reste, c'était l'honneur
+et la probité en personne.</p>
+
+<p><a id="footnote75" name="footnote75"></a>
+<b><a href="#footnotetag75">75</a></b>: Mademoiselle de Mackau, fille du contre-amiral
+de ce nom, était attachée comme dame à la princesse Stéphanie,
+grande duchesse de Bade. L'Impératrice, toujours bonne, sachant
+que mademoiselle de Mackau était malheureuse d'être si loin de sa
+famille, la demanda à la princesse Stéphanie, et la fit dame du
+palais. Elle fut, à quelque temps de l'époque dont je parle, mariée
+au général Wathier de Saint-Alphonse. Elle est nièce de M. de Chazet,
+aimable poëte, connu par une foule de jolis ouvrages.</p>
+
+<p><a id="footnote76" name="footnote76"></a>
+<b><a href="#footnotetag76">76</a></b>: L'Impératrice, en arrivant à Navarre, trouva la plaine
+autour d'Évreux infectée de marais très-nuisibles; elle les fit
+dessécher; ils avaient été formés par les eaux de l'Iton et de l'Eure
+qui passaient autrefois par des canaux pour alimenter les cascades
+et les bassins du parc; et ces canaux ayant été rompus par défaut
+d'entretien, l'eau qu'ils conduisaient avait formé ces marais.</p>
+
+<p><a id="footnote77" name="footnote77"></a>
+<b><a href="#footnotetag77">77</a></b>: L'école de jeunes filles, instituée par Joséphine, où
+elles apprenaient à faire de la dentelle, mais où elles recevaient
+aussi une parfaite éducation, spécialement dirigée vers le but dans
+lequel elles étaient élevées.</p>
+
+<p><a id="footnote78" name="footnote78"></a>
+<b><a href="#footnotetag78">78</a></b>: L'Impératrice avait non-seulement rendu aux habitants
+la promenade du parc de Navarre qu'on leur avait ôtée, mais, de plus,
+elle allait faire embellir leur promenade, et pour cela avait acheté
+un terrain.</p>
+
+<p><a id="footnote79" name="footnote79"></a>
+<b><a href="#footnotetag79">79</a></b>: Allusion à la réédification du théâtre que
+l'Impératrice allait faire. Rien n'était comparable à M. de
+Vieil-Castel dans ce rôle de paysan, avec son flegme et sa
+tranquillité habituelle; rien n'était au reste plus parfaitement
+comique: il avait beaucoup d'esprit, et son air sérieux ajoutait du
+comique à son rôle. Son fils, Horace de Vieil-Castel, a un talent
+remarquable pour dire les vers et jouer la comédie, à part son esprit
+qui est très-remarquable.</p>
+
+<p><a id="footnote80" name="footnote80"></a>
+<b><a href="#footnotetag80">80</a></b>: Je crois que la duchesse de Frioul (madame Duroc)
+jouait aussi, mais je n'en suis pas sûre. Je ne me la rappelle sur
+le théâtre de la Malmaison que dans un seul rôle, la soubrette du
+<i>Bourru bienfaisant</i>, qu'elle joua fort bien. Mais, dans cette même
+pièce, qui fut vraiment excellent, ce fut le marquis de Cramayel dans
+le rôle du Bourru...</p>
+
+<p><a id="footnote81" name="footnote81"></a>
+<b><a href="#footnotetag81">81</a></b>: S&oelig;ur de madame Rémusat, et femme du premier écuyer
+de l'Impératrice.</p>
+
+<p><a id="footnote82" name="footnote82"></a>
+<b><a href="#footnotetag82">82</a></b>: La comtesse de Lavalette, nièce de l'Impératrice.
+Jamais une femme n'a plus froidement joué un rôle.</p>
+
+<p><a id="footnote83" name="footnote83"></a>
+<b><a href="#footnotetag83">83</a></b>: M. de Mont-Breton, premier écuyer de la princesse
+Pauline.</p>
+
+<p><a id="footnote84" name="footnote84"></a>
+<b><a href="#footnotetag84">84</a></b>: Chambellan de l'Empereur.</p>
+
+<p><a id="footnote85" name="footnote85"></a>
+<b><a href="#footnotetag85">85</a></b>: Chambellan de l'Empereur.</p>
+
+<p><a id="footnote86" name="footnote86"></a>
+<b><a href="#footnotetag86">86</a></b>: Il y avait beaucoup de malades à Navarre; elle était
+revenue à la Malmaison.</p>
+
+<p><a id="footnote87" name="footnote87"></a>
+<b><a href="#footnotetag87">87</a></b>: Et le divorce de sa mère fut encore pour elle, à cette
+époque, un coup bien rude.</p>
+
+<p><a id="footnote88" name="footnote88"></a>
+<b><a href="#footnotetag88">88</a></b>: Bessières fut tué d'un boulet de canon dans le défilé
+de Wesseinfeld, le jour même de la bataille de Lutzen. Bessières
+commandait toute la cavalerie de l'armée; c'était à la fois un homme
+habile, brave, rempli de c&oelig;ur, et doué de bonnes qualités. Je
+perdis un ami en lui, ainsi que Junot.</p>
+
+<p><a id="footnote89" name="footnote89"></a>
+<b><a href="#footnotetag89">89</a></b>: Quant à la mort de Duroc, ce fut pour ses amis, et
+il en avait beaucoup, un des coups les plus rudes de ces temps
+désastreux; elle fit aussi une profonde impression sur l'Empereur;
+mais, quoiqu'il en ait été vivement frappé, les derniers moments de
+Duroc ne se sont pas passés comme le <i>Moniteur</i> l'a dit. Bourienne
+les a également racontés avec sa haine accoutumée, et il a menti
+dans un autre sens... J'avais deux amis auprès de l'Empereur dans
+cette cruelle circonstance, et voilà comment chacun m'a rapporté
+l'événement; ces deux amis sont le duc de Vicence et le duc de
+Trévise:</p>
+
+<p>La bataille de Bautzen était livrée et gagnée, la journée finissait;
+l'Empereur poursuivait les Russes, voulant reconnaître par lui-même
+ce qu'il voulait juger; il crut mieux voir sur une colline en face
+de lui; il voulut gagner cette éminence, et descendit par un chemin
+creux avec une grande rapidité; il était suivi du duc de Trévise, du
+duc de Vicence, du maréchal Duroc, et du général du génie Kirgener,
+beau-frère de la duchesse de Montebello, dont il avait épousé la
+s&oelig;ur. L'Empereur allant plus vite que tous ceux qui le suivaient,
+ils étaient à quelque distance de lui, serrés les uns contre les
+autres. Une batterie isolée qui aperçoit ce groupe tire à l'aventure
+trois coups de canon sur lui: deux boulets s'égarent, le troisième
+frappe un gros arbre près duquel était l'Empereur, et va ricocher
+sur un plateau qui dominait le terrain où était l'Empereur. Il se
+retourne, et demande sa lunette. Comme il a fait un détour, il n'est
+pas étonné de ne voir auprès de lui que le duc de Vicence. Dans le
+même moment arrive le duc Charles de Plaisance<a id="footnotetag89-A" name="footnotetag89-A"></a><a href="#footnote89-A" title="Go to footnote 89-A"><span class="smaller">[89-A]</span></a>; sa figure est
+bouleversée. Il se penche vers le duc de Vicence, et lui parle bas.</p>
+
+<p>&mdash;«Qu'est-ce?» demande l'Empereur.</p>
+
+<p>Tous deux se regardent et ne répondent pas...</p>
+
+<p>&mdash;«Qu'est-il arrivé?» demande encore l'Empereur.</p>
+
+<p>&mdash;«Sire, répond le duc de Vicence, le grand-maréchal est mort!...</p>
+
+<p>&mdash;Duroc! s'écria l'Empereur... et il jeta les yeux autour de lui
+comme pour y trouver l'ami qu'il venait d'y voir... «Mais ce n'est
+pas possible!... il était là! à présent!...»</p>
+
+<p>Dans ce moment, le page de service arrive avec la lunette, et raconte
+la catastrophe: le boulet avait frappé l'arbre, il avait ricoché
+sur le général Kirgener, l'avait tué raide, et puis avait frappé
+mortellement le malheureux Duroc.</p>
+
+<p>L'Empereur fut attéré. La poursuite des Russes fut à l'instant
+abandonnée; son courage, ses facultés, tout devint inerte devant
+la douleur qui envahit son âme en apprenant le malheur qui venait
+d'arriver. Il retourna lentement sur ses pas, et entra dans la
+chambre où Duroc était déposé. C'était dans une petite maison du
+village de Makersdorf. L'effet du boulet avait été si complet, que le
+drap du blessé n'offrait presqu'aucune trace sanglante... Il reconnut
+l'Empereur, mais ne lui dit pas ces paroles qui furent mises dans
+le <i>Moniteur</i>: «<i>Nous nous reverrons, mais dans trente ans, lorsque
+vous aurez vaincu vos ennemis!</i>» Il reconnut l'Empereur, mais il ne
+lui parla d'abord que pour lui demander de l'opium afin de mourir
+plus vite, car il souffrait trop cruellement. L'Empereur était
+auprès de son lit; Duroc sentant l'agonie s'approcher, le supplia
+de le quitter, et lui recommanda sa fille et un autre enfant, un
+enfant naturel qu'il avait de mademoiselle B... Seulement l'Empereur
+insistant pour rester, Duroc dit en se retournant:</p>
+
+<p>«<i>Mon Dieu! ne puis-je donc mourir tranquille!</i>»</p>
+
+<p>L'Empereur s'en alla; et Duroc expira dans la nuit. L'Empereur acheta
+la petite maison dans laquelle il mourut, et fit placer une pierre à
+l'endroit où était le lit, avec telle inscription:</p>
+
+<p>«Ici le général Duroc, duc de Frioul, grand-maréchal du palais de
+l'empereur Napoléon, frappé d'un boulet, a expiré dans les bras de
+son Empereur et de son ami.»</p>
+
+<p>L'Empereur fit donner une somme de 4,000 francs pour ce monument, et
+16,000 francs au propriétaire de cette petite maison. La donation fut
+faite et ratifiée, et conclue dans la journée du 20 mai, en présence
+du juge de Makersdorf. Napoléon a profondément regretté Duroc, et je
+le conçois!...</p>
+
+<p>Et qui ne l'aurait pas pleuré! Quant à moi, quoiqu'il y ait bien des
+années écoulées depuis ce terrible moment, je donne à sa perte les
+regrets que je dois à la mort du meilleur des amis, du plus noble
+des hommes, de celui qui aurait changé bien des heures amères en des
+heures de joie pour l'exilé de Sainte-Hélène, s'il avait vécu!!...</p>
+
+<p><a id="footnote89-A" name="footnote89-A"></a>
+<b><a href="#footnotetag89-A">89-A</a></b>: Fils de l'archi-trésorier, du troisième Consul
+Lebrun.</p>
+
+<p><a id="footnote90" name="footnote90"></a>
+<b><a href="#footnotetag90">90</a></b>: Les détails de cette horrible aventure sont dans le
+<i>Salon des princesses de la famille impériale</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote91" name="footnote91"></a>
+<b><a href="#footnotetag91">91</a></b>: M. de Thiars s'était fort occupé de madame Gazani, et
+les faiseurs de propos, à Fontainebleau, disaient que ce n'était pas
+en vain.</p>
+
+<p><a id="footnote92" name="footnote92"></a>
+<b><a href="#footnotetag92">92</a></b>: Madame de Turpin est accusée, par mademoiselle
+Cochelet, d'avoir parlé contre la reine Hortense; c'est faux. Je
+sais, par des personnes aussi bien instruites qu'elle tout ce que
+faisait et disait madame de Turpin, et rien ne ressemble à cela.
+Les affections de madame de Turpin pouvaient lui faire voir avec
+joie le retour des Bourbons que les siens aimaient depuis longtemps.
+Que ne dirions-nous pas, nous, si l'on nous annonçait que le duc de
+Reichstadt n'est pas mort, et qu'il est aux portes de Paris? Madame
+Turpin a donc pu jouir du retour des Bourbons, sans pour cela oublier
+que la reine Hortense et l'impératrice Joséphine avaient été bonnes
+pour elle et pour M. de Turpin... Mais, au reste, mademoiselle
+Cochelet est souvent si passionnée dans ses amours et dans ses
+haines, qu'on ne sait trop comment se tirer des positions où elle
+vous place, pour blâmer ou approuver.</p>
+
+<p>M. de Boufflers, dont elle vante beaucoup l'amitié pour elle, et qui
+était, comme on sait, bien spirituel, a dit sur elle un mot qu'elle
+ne connaissait pas. Il disait qu'on se trompait, et qu'au lieu de
+l'appeler <i>Cochelet</i>, il fallait dire <i>Coche-laide</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote93" name="footnote93"></a>
+<b><a href="#footnotetag93">93</a></b>: On prétend que les grand'-mères et les grands-pères
+n'aiment autant leurs petits-enfants que parce qu'ils les regardent
+comme leurs vengeurs.</p>
+
+<p><a id="footnote94" name="footnote94"></a>
+<b><a href="#footnotetag94">94</a></b>: Par la mort de Duroc.</p>
+
+<p><a id="footnote95" name="footnote95"></a>
+<b><a href="#footnotetag95">95</a></b>: On appelait cela un charivari.</p>
+
+<p><a id="footnote96" name="footnote96"></a>
+<b><a href="#footnotetag96">96</a></b>: Il fut en effet longtemps à comprendre, étant enfant,
+les dizaines ajoutées aux dizaines.</p>
+
+<p><a id="footnote97" name="footnote97"></a>
+<b><a href="#footnotetag97">97</a></b>: Le roi de Bavière fit en effet cette proposition au
+prince Eugène: ce fut le prince Auguste de la Tour-Taxis qui porta la
+lettre au vice-roi.</p>
+
+<p><a id="footnote98" name="footnote98"></a>
+<b><a href="#footnotetag98">98</a></b>: La justice qui fut rendue à chacun est bien remarquable
+dans cette circonstance. La reine de Naples (madame Murat) eut de la
+peine à trouver un asile à Trieste!... en Autriche!... tandis que le
+prince Eugène fut royalement accueilli et traité à Munich.</p>
+
+<p><a id="footnote99" name="footnote99"></a>
+<b><a href="#footnotetag99">99</a></b>: Et savez-vous qui disait cela? Aucun des grands noms
+de France: ceux-là furent toujours ce qu'ils devaient être. Mais
+c'étaient des personnes presque inconnues aux Bourbons, et qui la
+plupart n'avaient pas quitté la France.</p>
+
+<p><a id="footnote100" name="footnote100"></a>
+<b><a href="#footnotetag100">100</a></b>: Il n'y a, du reste, aucun mensonge. Seulement,
+mademoiselle Cochelet s'abusait par sa grande amitié pour la
+Reine. En général, son affection la faisait errer souvent dans ses
+jugements; ainsi M. de Boufflers, qu'elle croit son plus ardent
+admirateur, disait d'elle le mot le plus charmant, mais auquel
+l'esprit avait plus de part que le c&oelig;ur; il disait qu'il fallait
+l'appeler <i>Cochelaide</i> et non pas Cochelet.</p>
+
+<p><a id="footnote101" name="footnote101"></a>
+<b><a href="#footnotetag101">101</a></b>: Aujourd'hui madame Sébastiani, et ambassadrice à
+Londres.</p>
+
+<p><a id="footnote102" name="footnote102"></a>
+<b><a href="#footnotetag102">102</a></b>: Ce tableau valait plus du double de celui de Richard.</p>
+
+<p><a id="footnote103" name="footnote103"></a>
+<b><a href="#footnotetag103">103</a></b>: Les hommes tels que Charlemagne et Napoléon édifient
+trop en grand pour que le monument puisse durer après eux. Le colosse
+n'est plus là pour soutenir, de ses fortes épaules, le vaste empire
+qu'il a créé... Alors tout devient confusion, rien ne marche, tout
+est entravé, et il faut de nouveau poser une pierre et rebâtir... Des
+hommes comme Charlemagne et Napoléon ont des <span class="smcap">HÉRITIERS</span> et
+pas de <span class="smcap">SUCCESSEURS</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote104" name="footnote104"></a>
+<b><a href="#footnotetag104">104</a></b>: Lorsqu'il y avait beaucoup de monde et que la file
+était longue, on demandait sa voiture aussitôt qu'on en était
+descendu.</p>
+
+<p><a id="footnote105" name="footnote105"></a>
+<b><a href="#footnotetag105">105</a></b>: On dansait toujours à la cour au moins deux anglaises
+par bal.</p>
+
+<p><a id="footnote106" name="footnote106"></a>
+<b><a href="#footnotetag106">106</a></b>: Plût au ciel qu'en 1814 et 1830, lorsque la
+possibilité existait de proclamer le roi de Rome, nous eussions eu
+des Français aussi bons patriotes que M. de Metternich!</p>
+
+<p><a id="footnote107" name="footnote107"></a>
+<b><a href="#footnotetag107">107</a></b>: Lui parlant plus tard de ce discours, je lui demandai
+s'il avait été dicté par l'Empereur. L'archi-chancelier me donna
+<i>sa parole d'honneur</i> que Napoléon ne le connaissait que comme tous
+les discours qui se prononçaient devant lui; il en prenait lecture
+avant qu'on ne le lui dît, pour savoir s'il n'y avait rien contre sa
+politique européenne. «J'étais si touché moi-même, ajouta Cambacérès,
+que j'aurais fait quelque chose de plus louangeur encore, moi qui
+pourtant ne le suis guère, si je n'avais craint de lui déplaire, car
+je sais qu'il n'aime pas cela.»</p>
+
+<p><a id="footnote108" name="footnote108"></a>
+<b><a href="#footnotetag108">108</a></b>: Oui, malgré toutes les victoires de Masséna qui fut un
+vrai héros, et qui nous sauva des Russes avec sa belle campagne de
+Suisse. Mais cette victoire ne pouvait être que passagère, et encore
+une comme celle-là, et nous étions perdus même dans notre honneur,
+car le moyen de faire la paix convenablement; et pourtant nous
+n'avions ni soldats ni ressources; la France était dans un état de
+délabrement <i>moral et physique</i>, qui était comme l'avant-coureur de
+notre perte au moment du retour de Napoléon. Aussi, quand j'entends
+Gohier dire que la France était grande et glorieuse au 18 brumaire,
+je me demande comment la haine et la vengeance peuvent aveugler à ce
+point. Gohier, du reste, est souvent méchant et surtout peu véridique
+en parlant de Napoléon.</p>
+
+<p><a id="footnote109" name="footnote109"></a>
+<b><a href="#footnotetag109">109</a></b>: Cette phrase est en rapport avec les propos des
+républicains, qui disaient alors qu'il y avait à craindre que
+Bonaparte ne ramenât les Bourbons. On a même prétendu que la mort du
+malheureux duc d'Enghien n'eut pas d'autre cause!...</p>
+
+<p><a id="footnote110" name="footnote110"></a>
+<b><a href="#footnotetag110">110</a></b>: Il est impossible de rien comprendre à ce fatras de
+mots sans couleur, sans aucun sens, et aussi absurdes que les paroles
+de Bobêche, voulant nous persuader que deux et deux font cinq.</p>
+
+<p><a id="footnote111" name="footnote111"></a>
+<b><a href="#footnotetag111">111</a></b>: Faute immense de Napoléon! ces provinces illyriennes
+n'étaient rien pour lui, et l'Autriche y attachait le plus grand
+prix. Si elles eussent été rendues en 1812, le prince Schwartzemberg
+marchait avec nous en Russie!... quelle différence!...</p>
+
+<p><a id="footnote112" name="footnote112"></a>
+<b><a href="#footnotetag112">112</a></b>: Elle avait une telle tendresse pour cette bonne
+et belle personne, qu'après le départ de Marie-Louise, madame
+Bernard<a id="footnotetag112-A" name="footnotetag112-A"></a><a href="#footnote112-A" title="Go to footnote 112-A"><span class="smaller">[112-A]</span></a> portait un bouquet à la duchesse, de la part de
+l'Impératrice, comme si elle eût été à Paris, et cela dura un an au
+moins.</p>
+
+<p><a id="footnote112-A" name="footnote112-A"></a>
+<b><a href="#footnotetag112-A">112-A</a></b>: Fameuse bouquetière qui a précédé madame Prevost, et
+qui faisait les bouquets presque aussi bien qu'elle.</p>
+
+<p><a id="footnote113" name="footnote113"></a>
+<b><a href="#footnotetag113">113</a></b>: D'Aigrefeuille était conseiller à la cour des aides
+de Montpellier: c'était un homme d'esprit, quoique ridicule; mais il
+l'était plus par sa figure que par lui-même.</p>
+
+<p><a id="footnote114" name="footnote114"></a>
+<b><a href="#footnotetag114">114</a></b>: Le cardinal Maury m'a toujours tenu ce langage, même
+dans un temps où l'archi-chancelier n'avait plus le même pouvoir.</p>
+
+<p><a id="footnote115" name="footnote115"></a>
+<b><a href="#footnotetag115">115</a></b>: On l'a beaucoup dit dans le temps, mais je ne le crois
+pas, l'Empereur estimait trop l'archi-chancelier. Le comte Dubois ne
+put me dire s'il avait ou non connaissance de la chose.</p>
+
+<p><a id="footnote116" name="footnote116"></a>
+<b><a href="#footnotetag116">116</a></b>: Cambacérès a dit depuis à Dubois, qu'il avait cru
+d'abord que c'était quelque émigré rentré, à qui, jadis, une
+consultation de lui avait fait perdre un procès.</p>
+
+<p><a id="footnote117" name="footnote117"></a>
+<b><a href="#footnotetag117">117</a></b>: Cette circonstance, remarquée pendant tout le temps
+que dura cet étrange entretien, avait frappé Cambacérès plus
+peut-être que le reste. Peut-être l'individu avait-il des semelles de
+liége; ce qui est bien étonnant, c'est que dans le premier moment,
+l'archi-chancelier ne fut pas éloigné de croire au surnaturel.</p>
+
+<p><a id="footnote118" name="footnote118"></a>
+<b><a href="#footnotetag118">118</a></b>: On défendit sévèrement de parler de cet événement,
+qui fut même ignoré de beaucoup de gens qui assistèrent à la fête de
+l'archi-chancelier et s'y trouvaient en ce moment; des personnes de
+la maison même ne l'ont appris que plus tard, par la voix publique,
+parce que, sous la Restauration, il n'y avait plus de raison pour
+cacher cette affaire, et que les auteurs en parlèrent. Cambacérès,
+quoique innocent du vote à mort, à ce qu'on prétendait, fut
+cruellement frappé de cette apparition. Le comte Dubois, qui avait
+un intérêt réel à découvrir la chose, en me la racontant chez lui, à
+Vitry, il y a quatre ans, me dit qu'il n'avait jamais pu découvrir
+la moindre trace du cet événement. Lorsque l'Empereur l'apprit, il
+dit à l'archi-chancelier: «Allons... <i>c'est un rêve... vous avez
+dormi...</i>»</p>
+
+<p><a id="footnote119" name="footnote119"></a>
+<b><a href="#footnotetag119">119</a></b>: En 1811.</p>
+
+<p><a id="footnote120" name="footnote120"></a>
+<b><a href="#footnotetag120">120</a></b>: Hugues-Bertrand Maret, né à Dijon, en 1763.</p>
+
+<p><a id="footnote121" name="footnote121"></a>
+<b><a href="#footnotetag121">121</a></b>: Sans aucun doute on était encore enfant (surtout un
+homme) quand on n'avait que dix-sept ans à l'époque dont je parle.</p>
+
+<p><a id="footnote122" name="footnote122"></a>
+<b><a href="#footnotetag122">122</a></b>: Il présidait aussi, comme on le sait, les États de
+Bourgogne.</p>
+
+<p><a id="footnote123" name="footnote123"></a>
+<b><a href="#footnotetag123">123</a></b>: Voici ce dont il s'agit: Vauban avait fortifié la
+ville d'Ath..... Cette ville retombe dans les mains des Espagnols;
+plus tard les Français mettent le siége devant ses remparts, et
+Vauban lui-même est chargé de le conduire. Quelle position que la
+sienne! si la ville est prise, il l'a donc mal fortifiée; s'il ne la
+prend pas, que devient-il?... Louis XIV le presse... l'excite... de
+la reddition de la place dépend le succès du traité de Riswith!.....
+L'humiliation ou la disgrâce! Dans cette extrémité, Vauban prend le
+parti qui convenait à un homme de génie comme lui; <i>il invente</i> un
+moyen d'attaque inconnu jusqu'alors, et la ville est prise. Mais
+Vauban avait le droit de dire: «Elle ne pouvait l'être que par moi.»
+Le moyen qu'il inventa est la batterie à ricochets.</p>
+
+<p><a id="footnote124" name="footnote124"></a>
+<b><a href="#footnotetag124">124</a></b>: Croirait-on, avec le noble et beau caractère de
+Carnot, que <span class="smcap">JAMAIS</span> il n'oublia cette circonstance!..... et
+le duc de Bassano ressentit encore les atteintes de ce souvenir en
+1815!.....</p>
+
+<p><a id="footnote125" name="footnote125"></a>
+<b><a href="#footnotetag125">125</a></b>: Ce sujet n'avait jamais été traité.</p>
+
+<p><a id="footnote126" name="footnote126"></a>
+<b><a href="#footnotetag126">126</a></b>: Une circonstance remarquable, c'est que de la
+mission de ces deux envoyés près des différentes cours d'Italie
+surtout, dépendait la vie de la reine, de madame Élisabeth, et du
+jeune roi Louis XVII, ainsi que de sa s&oelig;ur. On ne comprend pas
+comment l'Autriche a pu mettre ainsi une entrave à la réussite
+d'une chose qui assurait la vie de la reine..... elle était la
+tante de l'Empereur enfin!... Je ne puis m'expliquer cette étrange
+conduite<a id="footnotetag126-A" name="footnotetag126-A"></a><a href="#footnote126-A" title="Go to footnote 126-A"><span class="smaller">[126-A]</span></a>... M. Maret et M. de Sémonville correspondirent
+ensemble malgré leurs geôliers. J'en ai détaillé le spirituel moyen
+dans mes mémoires, ainsi que de la plaisante rencontre que M. de
+Bassano fit ensuite à Munich ou à Vienne, de l'un de ses compagnons
+de captivité.</p>
+
+<p><a id="footnote126-A" name="footnote126-A"></a>
+<b><a href="#footnotetag126-A">126-A</a></b>: Ainsi que la réponse faite par François, alors
+empereur d'Allemagne, à M. de Rougeville!...</p>
+
+<p><a id="footnote127" name="footnote127"></a>
+<b><a href="#footnotetag127">127</a></b>: J'ai tenu dans mes mains ces chefs-d'&oelig;uvre d'une
+patience étonnante. Je les <i>ai vus</i>. La comédie a treize cents
+vers, la tragédie dix-huit cents; les deux pièces sont écrites
+très-lisiblement sur la quantité de papier qui fait la valeur de deux
+feuilles de papier à lettre. La comédie s'appelle <i>le Testament</i>;
+la tragédie, <i>Pithèas et Damon</i>; l'autre comédie a pour titre
+<i>l'Infaillible</i>. Le brouillon en était fait par lui sur la faïence de
+son poêle, où il s'effaçait à mesure.</p>
+
+<p><a id="footnote128" name="footnote128"></a>
+<b><a href="#footnotetag128">128</a></b>: Par la Constitution de l'an 8, le secrétaire-général
+avait le titre et les fonctions de secrétaire-d'État. C'était
+une position de haute faveur et surtout de haute importance:
+les ministres lui remettaient leurs portefeuilles; il prenait
+connaissance de leurs rapports sur les affaires de leurs
+départements, et, dans le travail de la signature qu'il <i>faisait
+seul</i> avec le premier Consul, il lui en rendait un compte verbal
+très-abrégé. Quant à l'exécution des décrets, elle avait lieu sur
+l'expédition que les ministres recevaient du secrétaire-d'État.
+Celui-ci était donc un intermédiaire <i>officiel</i> entre le
+gouvernement, le Conseil d'État et les ministres.</p>
+
+<p><a id="footnote129" name="footnote129"></a>
+<b><a href="#footnotetag129">129</a></b>: Le secrétaire-général ou le secrétaire-d'État (ce fut
+à l'Empire qu'il eut le titre de <i>ministre secrétaire-d'État</i>) avait
+non-seulement d'immenses attributions, mais on peut dire qu'il était
+<i>le seul ministre</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote130" name="footnote130"></a>
+<b><a href="#footnotetag130">130</a></b>: La plus belle époque de l'Empire est depuis 1804
+jusqu'en 1811.</p>
+
+<p><a id="footnote131" name="footnote131"></a>
+<b><a href="#footnotetag131">131</a></b>: Il était parfaitement bon, et le plus probe, le plus
+honnête des hommes; c'était un type que M. de Champagny. Mais en
+vérité, jamais on ne vit une plus étrange façon d'aller par le monde
+civilisé! jamais on ne vit un renoncement aussi complet à l'élégance
+même la plus ordinaire.</p>
+
+<p><a id="footnote132" name="footnote132"></a>
+<b><a href="#footnotetag132">132</a></b>: Rue du Bac, presque contre la rue de Sèvres.</p>
+
+<p><a id="footnote133" name="footnote133"></a>
+<b><a href="#footnotetag133">133</a></b>: Je ne voyais du corps diplomatique que ceux qui
+étaient mes amis et qui me convenaient: à l'époque où M. de Bassano
+ouvrit sa maison, j'étais en Espagne.</p>
+
+<p><a id="footnote134" name="footnote134"></a>
+<b><a href="#footnotetag134">134</a></b>: Les trois membres du corps diplomatique les
+plus assidus chez le duc de Bassano étaient M. le prince de
+Schwartzemberg, M. de Krusemarck et M. de Kourakin.</p>
+
+<p><a id="footnote135" name="footnote135"></a>
+<b><a href="#footnotetag135">135</a></b>: Et de l'Académie.</p>
+
+<p><a id="footnote136" name="footnote136"></a>
+<b><a href="#footnotetag136">136</a></b>: Mademoiselle de Mondreville mariée à M. de Barral,
+beaucoup plus âgé qu'elle, au point d'être pris pour son père,
+remariée aujourd'hui au comte Achille de Septeuil, et dame pour
+accompagner la princesse Pauline.</p>
+
+<p><a id="footnote137" name="footnote137"></a>
+<b><a href="#footnotetag137">137</a></b>: Fille de M. de Cetto, ministre de Bavière; elle était
+ravissante de fraîcheur, de jeunesse et de grâce.</p>
+
+<p><a id="footnote138" name="footnote138"></a>
+<b><a href="#footnotetag138">138</a></b>: Appelée la <i>belle Génoise</i>, lectrice de l'Impératrice,
+puis ayant le rang de dame du palais, on ne sait trop comment, ou
+plutôt on le sait.</p>
+
+<p><a id="footnote139" name="footnote139"></a>
+<b><a href="#footnotetag139">139</a></b>: Mademoiselle Dupuis, dont la mère était créole de
+l'ÃŽle-de-France, et dame pour accompagner la reine Julie d'abord, et
+puis ensuite madame mère.</p>
+
+<p><a id="footnote140" name="footnote140"></a>
+<b><a href="#footnotetag140">140</a></b>: Mademoiselle de Brignolé, dont la mère était dame du
+palais; jolie, mais l'air d'un serin effaré.</p>
+
+<p><a id="footnote141" name="footnote141"></a>
+<b><a href="#footnotetag141">141</a></b>: Mademoiselle Mourgues, dont le père a été ministre
+de Louis XVI en 1790 ou 91, pendant vingt-quatre heures; et
+belle-s&oelig;ur de M. de Villèle.</p>
+
+<p><a id="footnote142" name="footnote142"></a>
+<b><a href="#footnotetag142">142</a></b>: Ravissante femme comme on peut le voir encore
+aujourd'hui. Elle était veuve du baron de Giliers, et elle épousa en
+secondes noces le comte Alexandre de Laborde.</p>
+
+<p><a id="footnote143" name="footnote143"></a>
+<b><a href="#footnotetag143">143</a></b>: Riche héritière qui, sans être ni laide ni jolie,
+épousa M. de Turenne. Elle n'avait pas de jambes, ou, du moins,
+étaient-elles si courtes qu'elles étaient comme absentes.</p>
+
+<p><a id="footnote144" name="footnote144"></a>
+<b><a href="#footnotetag144">144</a></b>: Elle n'était attachée à aucune maison, mais fort aimée
+de nous toutes.</p>
+
+<p><a id="footnote145" name="footnote145"></a>
+<b><a href="#footnotetag145">145</a></b>: Écuyer de la princesse Pauline.</p>
+
+<p><a id="footnote146" name="footnote146"></a>
+<b><a href="#footnotetag146">146</a></b>: Chambellan de l'Empereur, gendre de M. de Narbonne.</p>
+
+<p><a id="footnote147" name="footnote147"></a>
+<b><a href="#footnotetag147">147</a></b>: Aide-de-camp de l'Empereur.</p>
+
+<p><a id="footnote148" name="footnote148"></a>
+<b><a href="#footnotetag148">148</a></b>: Grand-maître des cérémonies.</p>
+
+<p><a id="footnote149" name="footnote149"></a>
+<b><a href="#footnotetag149">149</a></b>: Chambellan de l'Empereur.</p>
+
+<p><a id="footnote150" name="footnote150"></a>
+<b><a href="#footnotetag150">150</a></b>: Chambellan de l'Empereur.</p>
+
+<p><a id="footnote151" name="footnote151"></a>
+<b><a href="#footnotetag151">151</a></b>: Grand chambellan.</p>
+
+<p><a id="footnote152" name="footnote152"></a>
+<b><a href="#footnotetag152">152</a></b>: <i>Lettres sur la Suisse</i>, par William Coxe, avec les
+notes par Ramond.</p>
+
+<p><a id="footnote153" name="footnote153"></a>
+<b><a href="#footnotetag153">153</a></b>: Elle fut remplacée par une belle tasse en argent que
+lui donna M. Ramond pour cette course au pic du Midi. Ces tasses
+servent aux guides des glaciers pour faire fondre de la neige, à
+laquelle ils mêlent de l'eau-de-vie ou tout autre spiritueux, pour
+éviter de boire l'eau trop <i>crue</i> des glaciers.</p>
+
+<p><a id="footnote154" name="footnote154"></a>
+<b><a href="#footnotetag154">154</a></b>: Tous ceux qui ont été dans les Pyrénées savent combien
+le spectacle qu'on a sur le pic du Midi, au lever du soleil, est
+admirable.</p>
+
+<p><a id="footnote155" name="footnote155"></a>
+<b><a href="#footnotetag155">155</a></b>: Fragments imprimés dans le <i>Mercure de France</i>, de
+1788 ou 1787.</p>
+
+<p><a id="footnote156" name="footnote156"></a>
+<b><a href="#footnotetag156">156</a></b>: Je regrette seulement qu'il ait mis autant en oubli
+ce que nous devions à l'Empereur, tout en parlant des fautes de la
+campagne de Moscou.</p>
+
+<p><a id="footnote157" name="footnote157"></a>
+<b><a href="#footnotetag157">157</a></b>: Mademoiselle de Luçay.</p>
+
+<p><a id="footnote158" name="footnote158"></a>
+<b><a href="#footnotetag158">158</a></b>: Le traitement du duc de Bassano était de 400,000 fr.;
+la dépense de sa maison s'élevait à 300,000 fr.</p>
+
+<p><a id="footnote159" name="footnote159"></a>
+<b><a href="#footnotetag159">159</a></b>: Aujourd'hui madame de Septeuil.</p>
+
+<p><a id="footnote160" name="footnote160"></a>
+<b><a href="#footnotetag160">160</a></b>: Quelque extraordinaire qu'il puisse paraître qu'étant
+aussi liée avec M. et madame de Valence, la duchesse de Bassano ne
+connût pas leur mère, cela est pourtant <i>positif</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote161" name="footnote161"></a>
+<b><a href="#footnotetag161">161</a></b>: Et M. de Rambuteau, qui a prouvé qu'on pouvait être
+à la fois un homme du monde et un habile administrateur. Napoléon
+l'avait, au reste, bien deviné.</p>
+
+<p><a id="footnote162" name="footnote162"></a>
+<b><a href="#footnotetag162">162</a></b>: Frère du comte Alfred de Maussion, auteur de plusieurs
+romans écrits avec goût et remplis de cet intérêt qui fait tourner
+les pages... Le succès du dernier ouvrage de M. le comte de Maussion,
+intitulé <i>Faute de s'entendre</i>, doit lui donner la volonté de ne se
+pas arrêter, et à nous le regret qu'il n'y ait qu'un volume. On y
+retrouve les scènes du grand monde, ses perfidies, ses joies, comme
+son malheur; et tout cela raconté dans ce langage de bonne compagnie
+dont bientôt nous n'aurons plus que la tradition, qui, encore
+elle-même, pâlit chaque jour. Le comte Alfred de Maussion est le seul
+des deux frères qui ait écrit.</p>
+
+<p><a id="footnote163" name="footnote163"></a>
+<b><a href="#footnotetag163">163</a></b>: Et non pas à l'Arsenal, où mademoiselle Cochelet place
+la scène qu'elle raconte en tout (comme beaucoup d'autres choses)
+avec une grande absence de vérité, et une si grande, que je crois
+qu'elle n'y était pas. La manière dont l'aventure s'est terminée me
+le fait croire.</p>
+
+<p><a id="footnote164" name="footnote164"></a>
+<b><a href="#footnotetag164">164</a></b>: Les dominos étaient presque toujours en gros de
+Naples, et souvent en satin noir garni de très-belle blonde. Dans les
+bals masqués particuliers, nous mettions des dominos en satin rose
+ou blanc, également garni de belle blonde; le camail était charmant
+ainsi et allait à merveille lorsqu'on avait ôté son masque, ce qu'on
+faisait presque toujours avant la fin du bal.</p>
+
+<p><a id="footnote165" name="footnote165"></a>
+<b><a href="#footnotetag165">165</a></b>: C'était son jour de réunion.</p>
+
+<p><a id="footnote166" name="footnote166"></a>
+<b><a href="#footnotetag166">166</a></b>: La première année de la Restauration, il logeait rue
+de la Ville-l'Évêque.</p>
+
+<p><a id="footnote167" name="footnote167"></a>
+<b><a href="#footnotetag167">167</a></b>: À peine quarante ans, et elle en paraissait trente-un
+ou trente-deux au plus.</p>
+
+<p><a id="footnote168" name="footnote168"></a>
+<b><a href="#footnotetag168">168</a></b>: C'était alors la mode de se coiffer avec des camélias
+et des bruyères naturelles.</p>
+
+<p><a id="footnote169" name="footnote169"></a>
+<b><a href="#footnotetag169">169</a></b>: En 1820 elle avait trente-six ans.</p>
+</div>
+
+<div class="p4">
+<p>Notes au lecteur de ce fichier numérique:</p>
+
+<p>Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.
+L'écriture des noms propres (Institutions d'État) a été uniformisée, ex. État, Directoire, Consul.</p>
+
+<p>Ligne 5594: "Elle y alla en 1812 et fut reçue à Milan avec enthousiasme;"
+L'original contenant 1816, cette erreur a été corrigée.</p>
+</div>
+
+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44664 ***</div>
+</body>
+</html>
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+The Project Gutenberg EBook of Histoire des salons de Paris (Tome 5/6), by
+Laure Junot, duchesse d' Abrantès
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Histoire des salons de Paris (Tome 5/6)
+ Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le
+ Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et
+ le règne de Louis-Philippe Ier
+
+Author: Laure Junot, duchesse d' Abrantès
+
+Release Date: January 14, 2014 [EBook #44664]
+
+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE SALONS DE PARIS, TOME 5 ***
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+
+Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
+the Online Distributed Proofreading Team at
+http://www.pgdp.net (This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+ HISTOIRE
+ DES
+ SALONS DE PARIS.
+
+
+ TOME CINQUIÈME.
+
+
+
+
+ L'HISTOIRE DES SALONS DE PARIS
+
+
+ FORMERA 6 VOL. IN-8º,
+
+ Qui paraîtront par livraisons de deux volumes.
+
+ La 2e a paru le 11 janvier;
+ La 3e paraîtra le 15 avril.
+
+ Les souscripteurs, chez l'éditeur, recevront _franco_ l'ouvrage
+ le jour même de la mise en vente.
+
+
+ PARIS.--IMPRIMERIE DE CASIMIR,
+ Rue de la Vieille-Monnaie, nº 12.
+
+
+
+
+ HISTOIRE
+ DES
+ SALONS DE PARIS
+
+
+ TABLEAUX ET PORTRAITS
+ DU GRAND MONDE,
+
+ SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE,
+ LA RESTAURATION,
+ ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE Ier;
+
+
+ PAR
+
+ LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.
+
+
+ TOME CINQUIÈME.
+
+
+
+
+ À PARIS,
+ CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE
+ DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS,
+ PLACE DU PALAIS-ROYAL.
+
+ M DCCC XXXVIII.
+
+
+
+
+SALON
+
+DE
+
+L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE.
+
+
+PREMIÈRE PARTIE.
+
+MADAME BONAPARTE.
+
+
+Toutes les personnes qui ont connu Joséphine peuvent sans doute
+invoquer leurs souvenirs sur ce qui la concerne; mais dans le nombre
+il en est cependant qui ressentent plus vivement la force de ces
+mêmes souvenirs et peuvent les retrouver avec d'autant plus de
+fidélité que ces mêmes personnes ont vécu près de la femme dont
+on est aujourd'hui si désireux de connaître les actions, alors
+qu'elle était la compagne aimée de l'homme du siècle. On veut
+surtout connaître l'époque où la France, fatiguée à la suite d'un
+long paroxysme de souffrances, s'était endormie et n'offrait plus à
+l'étranger les immenses ressources _sociables_ qui l'attirent dans
+notre beau pays plus que tous ses autres avantages. Alors Paris était
+une vaste solitude dans laquelle d'anciens amis revenus de l'exil
+osaient à peine se reconnaître. Ce n'était plus qu'en tremblant
+qu'on se demandait à soi-même si l'on était toujours Français. Plus
+de gaieté, plus de cette insouciance qui rendait à nos pères la vie
+si facile, tout était devenu danger. On tremblait de parler; on
+tremblait de se taire; le caractère français, jadis si confiant,
+avait changé sa nature en une sombre inquiétude qui dévorait
+l'existence; on était méfiant; et comment ne pas l'être, on avait été
+si souvent trahi! Aussi, plus de réunions, plus de ces causeries, de
+ces maisons ouvertes, où vingt personnes allaient chaque jour rire
+et causer avant un souper joyeux; plus de société enfin! Plus de
+société en France! cette société habituelle qui faisait notre vie!...
+Aussi quel voile de deuil était jeté sur toutes les familles! il
+semblait que la mort eût passé par cette ville jadis résonnant du
+bruit des chansons, des bals et des fêtes. Était-ce bien la même
+cité où les femmes ne s'occupaient que du soin d'être aimables et
+aimées?... où les hommes, braves comme les Français l'ont toujours
+été, n'en étaient pas moins soigneux de plaire, prévenants et
+polis?... On ne voyait plus dans nos promenades, aux spectacles, que
+de ridicules poupées, ayant même oublié le beau langage pour parler
+un sot et ridicule idiome.--Les femmes elles-mêmes, oubliant ce
+qu'elles se devaient, acceptaient aussi le titre très-justement donné
+d'_incroyables_ et de _merveilleuses_... Quelle époque et quelle
+complète déraison!
+
+Ce fut alors que le 18 brumaire dissipa les premières ténèbres qui
+enveloppaient la France ou du moins les plus épaisses... Alors nous
+entrevîmes un horizon plus clair; il fut permis de se dire Français,
+et à peine une année s'était-elle écoulée qu'on était de nouveau fier
+de l'être. Alors on regarda autour de soi, on rappela ses souvenirs.
+Pourquoi ne pas vivre comme vivaient nos pères? dirent ceux qui,
+depuis leur retour de l'exil, languissaient isolés et n'osaient
+appeler aucun ami autour d'eux... et de nouveau l'hospitalité des
+châteaux ne fut plus un crime; on put se voir, se parler, se
+communiquer ses pensées. L'amour de la sociabilité reprit ses droits,
+et cette coutume si douce de se voir chaque jour, de se réunir,
+redevint encore une fois l'existence de tout ce qui avait connu une
+manière de vivre si excellente et si bien faite pour le bonheur.
+
+Bonaparte, en arrivant au premier degré de ce pouvoir, qu'il sut
+ensuite conquérir tout entier, comprit à merveille qu'il fallait
+réorganiser le système _sociable_ pour arriver au système _social_;
+il fit alors des efforts pour ramener les Français à un état
+semblable à celui dans lequel ils vivaient avant la Révolution en le
+bornant à la vie habituelle: ce n'était pas là qu'étaient les abus.
+
+Quelques semaines après son _avénement_ au consulat, Bonaparte quitta
+le Luxembourg pour venir habiter les Tuileries. Ce premier pas vers
+le pouvoir absolu lui donna aussi la pensée de faire revivre cette
+belle société de France dont les pays les plus lointains étaient
+jadis fiers d'imiter jusqu'aux travers, car ces mêmes travers étaient
+encore aimables. Bonaparte, tout en le souhaitant, comprit que ce
+qu'on appelait l'_ancien régime alors_, pouvait seul apprendre _aux
+siens_ ces belles manières et cette courtoisie si nécessaires à
+la vie habituelle même la plus simple. Il le comprit et travailla
+dans le sens utile pour acquérir à son parti les hommes de celui
+que toute sa vie il avait combattu, car les temps étaient changés,
+et Bonaparte premier Consul, préludant à l'Empire, n'était plus le
+général Bonaparte combattant à Arcole pour la liberté de la France.
+Il demeura toujours l'homme de la gloire, seulement il la comprit
+autrement. Ce fut à cette époque du Consulat qu'il conçut et mit en
+oeuvre son système de fusion, et les Tuileries devinrent un lieu de
+réunion, non seulement dans le salon de madame Bonaparte, mais dans
+les grands appartements du premier Consul. Il y eut d'abord un grand
+mélange: cela devait être; on ignorait encore ce qu'on demanderait.
+On voulait ensuite connaître de plus près cet homme qui préludait à
+la souveraineté par une vie complète de gloire à trente ans, et qui
+paraissait devoir dominer toutes les renommées passées, et faire
+pâlir à côté de lui tous les conquérants du pouvoir. Ne repoussant
+personne, accueillant tous les partis, quelque méfiance qu'il eût de
+celui de Clichy et de celui du Manége, Bonaparte entra avec assurance
+dans l'arène, où personne, au reste, n'osa descendre pour lui
+disputer un prix qu'on jugeait bien ne pouvoir être obtenu que par
+lui.
+
+Bonaparte ne connaissait nullement la haute société de Paris, à
+l'époque où il venait chez ma mère, lorsqu'avant la Révolution elle
+le faisait sortir de l'école militaire au moment des vacances; il
+était trop jeune alors pour apprécier le genre de société qui venait
+chez elle; lorsque plus tard il fut assidu dans notre maison, après
+la mort de mon père, il n'y avait personne à Paris; le salon le plus
+fréquenté par la bonne compagnie était ou en deuil ou désert, et
+quand le Directoire vint nous donner la parodie d'une cour, on sait
+assez quel genre de courtisans les directeurs rassemblèrent autour
+d'eux. Même Barras qui, par sa naissance[1], était bien capable
+de connaître ceux qui devaient venir chez lui et traiter avec eux
+de puissance à puissance. Bonaparte ne pouvait donc connaître que
+par une tradition orale ce qu'on appelait _la bonne compagnie_ et
+ce qu'il voulait avoir autour du trône, encore dans l'ombre, qu'il
+édifiait déjà, et que devait, mais seulement pour quelque temps,
+remplacer le fauteuil consulaire.
+
+[Note 1: Les Barras étaient une de ces douze grandes familles de la
+Provence, qui avaient, avec juste raison, de hautes prétentions à
+une noblesse que peu de familles pouvaient leur disputer en France.
+L'ancienneté des Barras était passée en proverbe: _Noble comme un
+Barras_, disait-on en Provence; _les Barras sont aussi anciens que
+nos rochers_, disaient les paysans.]
+
+Madame Bonaparte pouvait lui être en cela d'un grand secours, mais
+beaucoup moins cependant que Bonaparte ne se le figurait. Madame
+Bonaparte n'avait jamais été présentée à la cour de Louis XVI.
+Les Beauharnais étaient bien nés, bons gentilshommes, mais là
+s'arrêtaient leurs droits pour la présentation. Quant à madame de
+Beauharnais, elle ne fut même présentée qu'en 1789; elle n'était pas
+noble, si ce n'est de cette noblesse des colonies que celle d'Europe
+ne reconnaissait que lorsque la filiation était tellement positive
+qu'on ne la pouvait nier. Sans doute madame de Beauharnais était une
+femme _comme il faut_, pour me servir de l'expression voulue; mais
+Bonaparte crut sa position beaucoup plus importante et capable de
+diriger une opinion. Il revint ensuite là-dessus et j'en ai acquis
+la preuve dans une conversation que j'eus avec lui-même avant le
+divorce[2]. Mais il est certain qu'au moment du mariage il crut avoir
+contracté une union avec une famille qui valait au moins celle des
+Montmorency.
+
+[Note 2: Étant un jour avec lui dans son cabinet[2-A], il me dit,
+en me parlant de quelques amis intimes que j'avais dans le faubourg
+Saint-Germain, et qu'il n'aimait pas alors:--Je ne crains pas _votre_
+faubourg Saint-Germain... pas plus que _votre_ hôtel de Luynes...
+je ne les crains pas plus que je ne les aime... et que je ne les
+aimais lorsque je croyais que l'impératrice (Joséphine alors) était
+elle-même un _gros bonnet_ parmi tout ce monde-là.]
+
+[Note 2-A: C'est de cette conversation que lui-même rend compte dans
+le _Mémorial de Sainte-Hélène_, et dans lequel il avoue lui-même
+aussi que je le traitai comme _un petit garçon_.]
+
+L'erreur se prolongea quelque temps sous le consulat, et le faubourg
+Saint-Germain lui-même y contribua tout le premier. Chacun voulait
+être rayé. On n'en était pas venu encore à écrire quatre lettres
+dans une semaine pour avoir une clef de chambellan au haut de la
+basque de son habit, mais on y préludait; on voulait rentrer dans sa
+maison enfin, et pour cela on se faisait cousin, oncle, grand-oncle,
+arrière-petit-cousin de la femme du premier Consul, car la parenté
+était commune... Mais quoi qu'il en fût de ce que pensait Bonaparte
+de cette foule qui se pressait déjà aux portes des Tuileries, il
+voulut la juger par lui-même: ce fut alors qu'il donna les dîners de
+trois cents couverts dans la galerie de Diane, où étaient admis tous
+les partis et tout ce qui avait une position quelle qu'elle fût dans
+l'État.
+
+J'ai su par une voie qui pour moi ne peut être douteuse, que
+Bonaparte regretta alors souvent d'être mal avec ma mère; il savait
+que le fond de sa société était le faubourg Saint-Germain dans son
+plus grand _purisme_; et les noms qui se prononçaient à la porte
+du salon de ma mère en étaient la preuve; il chargea non-seulement
+madame Leclerc[3] de faire une tentative pour renouer ses relations
+avec ma mère, mais il en parla vivement à Junot et plusieurs fois il
+m'insinua le désir qu'il en avait; mais ce fut inutilement. Ma mère
+avait consenti à revoir le général Bonaparte le jour où elle donna
+un bal au moment de mon mariage; elle consentit encore, _pour moi_,
+à rendre une visite à madame Bonaparte; mais aucune instance ne put
+vaincre sa répugnance; elle était bien malade d'ailleurs à cette
+époque et déjà fort souffrante, et son refus fut positif.
+
+[Note 3: Ce nom de madame Leclerc me rappelle un livre qui m'est
+tombé sous la main l'autre jour, et qui s'intitule: _Mémoires d'une
+Femme de qualité_, dont l'auteur est, dit-on, madame du C...., les
+documents en sont tellement fautifs, que je parle ici de cet ouvrage
+pour engager à le lire comme un livre spirituel et parfaitement
+écrit, mais d'une telle inexactitude, que je recommande aussi de ne
+pas s'y fier pour les renseignements qui concernent le Consulat et
+l'Empire. C'est ainsi qu'on y voit toute une histoire, ou plutôt
+un roman sur madame Leclerc (princesse Pauline), sur laquelle, en
+vérité, il y a bien assez de choses vraies à dire. L'auteur lui
+fait épouser le général Leclerc, la première année du Consulat,
+tandis qu'elle l'a épousé à Milan, en 1796, cinq ans auparavant!...
+Ils partirent tous deux pour Saint-Domingue, où le général Leclerc
+mourut, en 1802 (au commencement); elle revint en Europe, et, en
+1803, elle épousa le prince Borghèse. Mais ce n'est pas tout: on
+fait du général Leclerc un _charmant et beau cavalier_... lui qui
+était petit, chétif et de la plus insignifiante figure; si ce n'est
+pourtant qu'il avait toujours l'air de méchante humeur, ce qui lui
+faisait une expression comme une autre. Quant à être amoureuse du
+général Leclerc, sa femme n'y a jamais songé: ce fut un mariage de
+convenance, arrangé par Bonaparte, et accepté par l'ambition de
+Leclerc. Tout ce qui a rapport à Madame-Mère est aussi peu vrai. J'ai
+déjà réfuté tout ce qui frappait sur elle pour le reproche d'avarice,
+et crois l'avoir fait de manière à convaincre. Je continuerai ici
+pour son esprit. Jamais madame Lætitia (comme on l'appelait pour la
+distinguer de sa belle-fille), n'a dit une parole inconvenante; et,
+certes, tous les dialogues où elle entre en scène sont inconcevables
+de bêtise, pour dire le mot. Quel est, ensuite, ce titre
+d'_Impératrice-Mère_, qu'elle n'eut jamais? Si c'est une dérision, je
+ne la comprends pas; si c'est une erreur, elle est trop forte. Mais
+ce n'est pas seulement pour la famille Bonaparte que l'auteur s'est
+mépris; il paraît qu'il n'aimait pas à suivre la publication des
+bans: il fait marier le général Moreau avant le 18 brumaire et même
+le retour d'Égypte, tandis qu'il s'est marié depuis. Il en est de
+même de M. de Turenne (Lostanges); l'auteur des _Mémoires d'une Femme
+de qualité_ le fait conduire sa femme chez madame Bonaparte, un mois
+après le 18 brumaire. M. de Turenne n'était pas marié à cette époque;
+ou, s'il l'était, sa femme n'allait pas aux Tuileries, et n'était pas
+même à Paris. Quant à M. de Turenne, ce fut beaucoup plus tard qu'il
+fut lui-même admis aux Tuileries.
+
+Il en est de même d'une foule de détails sur lesquels le livre repose
+en entier, et qui ne sont pas plus vrais. Aucun des personnages n'est
+même ressemblant physiquement, quand il lui arrive de parler de leur
+figure. C'est ainsi que madame Lætitia a, selon lui, la physionomie
+PÉTULANTE, tandis que jamais visage ne fut plus calme et plus reposé:
+ce fut même toujours son expression habituelle. L'auteur n'est pas
+mieux instruit du reste. Il fait causer Hortense et Joséphine avec
+madame de Nansouty, qui n'était pas mariée non plus alors, et qui,
+d'ailleurs, n'a jamais articulé que de spirituelles et convenables
+paroles: c'est une charmante personne, aussi aimable que bonne, toute
+gracieuse et surtout n'ayant jamais rempli le rôle de _flatteuse_,
+que lui donne si bénévolement l'auteur des _Mémoires_. Je lui fais
+aussi le reproche d'être tout aussi mal instruit des choses frivoles
+qui nous concernent. Je lui ferai donc observer que Leroy ne faisait
+que des chapeaux et des modes à l'époque du Consulat. C'étaient
+madame Germont et madame Raimbaud qui étaient les Camille et les
+Palmyre de cette époque. Mesdames Bonaparte et Hortense se servaient
+de préférence de madame Germont. Madame Raimbaud était la couturière
+de madame Récamier, de madame Hainguerlot, de la société financière
+élégante et rivale de celle des Tuileries. On n'a jamais dit non
+plus _madame Despaux_,--toujours mademoiselle Despaux.--Son mari
+s'appelait M. Hyxe, et était marchand de chevaux et non pas chef de
+division à la guerre. Tout cela serait de peu d'importance, sans
+doute, si le livre ne se composait d'autres choses; mais ces faits
+liés ensemble par des conversations tenues par des personnages nommés
+plus haut forment les quatre cents pages de ce volume, et il n'y a
+même pas l'illusion.
+
+C'est ainsi qu'on fait tenir à Rapp un propos qu'il ne peut avoir
+dit: l'auteur des _Mémoires d'une Femme de qualité_ lui fait prendre
+fort à coeur la première nouvelle du concordat (1802), et Rapp
+s'écrie: «Pourvu qu'on ne fasse prêtres ni nos aides-de-camp ni
+nos cuisiniers! J'en suis fâchée pour Rapp, car le mot est bien
+pour un homme comme lui, mais il ne peut pas l'avoir dit. Rapp, à
+l'époque du concordat, n'était que lieutenant-colonel, n'avait pas
+d'aides-de-camp et l'était lui-même. Mais je ne puis relever toutes
+les fautes. M. de Narbonne, que la _femme de qualité_ fait aller,
+pendant le Consulat, aux Tuileries, n'y alla que sous l'Empire. Il
+n'y avait pas non plus d'officiers du palais _chamarrés de cordons
+et de croix_ sous le Consulat, en 1802; la Légion-d'Honneur ne fut
+elle-même distribuée qu'en 1804. Jamais non plus on n'a annoncé
+_Madame, femme du premier Consul_. Où l'auteur a-t-il été prendre
+de pareilles histoires? C'est comme Junot arrêtant le colonel
+Fournier!... et surtout le tutoyant! l'un est aussi peu vrai
+que l'autre pour qui les aurait vus un moment ensemble--ils se
+connaissaient à peine et ne s'aimaient pas du tout, ayant été sous la
+bannière différente de l'armée du Rhin et de l'armée d'Italie.
+
+L'affaire de Cerrachi est tout aussi faussement rapportée, comme on
+peut le voir dans mes Mémoires et ceux de Bourrienne: ces derniers
+sont vrais quand la passion ne le domine pas. L'auteur des _Mémoires
+d'une Femme de qualité_ ne consulte même pas le _Moniteur_: il fait
+arrêter Cerrachi le 9 novembre 1801, et il le fut le 25 octobre
+1800; ce fut le général Junot, alors commandant de Paris, qui en
+fut chargé, et non pas le général Lannes, qui, en sa qualité de
+commandant de la garde, n'y avait que faire. J'ai une époque précise
+pour me rappeler cette circonstance; mon contrat de mariage devait
+être signé ce jour-là, et il ne le fut que le surlendemain, en
+raison de cet événement; mais voilà ce qui arrive lorsque l'on fait
+des livres avec des ouï-dire et des propos répétés. Des mémoires ne
+doivent être faits que par des personnes ayant vu les acteurs du
+drame qu'elles racontent. Sans cette condition observée, il arrive
+qu'on parle des gens comme la _femme de qualité_ parle de M. de
+Metternich, qu'elle représente avec une coiffure comme celle de
+Mirabeau! Je ne fais aucune remarque; assez de personnes ont connu
+ou seulement vu M. de Metternich, et se rappellent sa charmante
+tournure; aussi je ne veux pas répondre là-dessus à la _femme de
+qualité_, qui peut bien être de qualité, mais qui n'est pas toujours
+exacte.
+
+Je finirai ma critique en lui rappelant qu'elle devrait retrancher
+dans une nouvelle édition ce qu'elle dit de Madame-Mère, «Madame
+Lætitia, dit-elle dans le premier volume, faisait argent de tout
+et se faisait payer pour chaque place qu'elle faisait obtenir.»
+Ceci n'est plus une erreur, c'est une calomnie!... Je l'ai vu
+seulement hier en parcourant ce volume dont on m'avait parlé, et je
+déclare aussitôt que c'est une des plus odieuses calomnies que l'on
+puisse élever contre quelqu'un dont l'honorable caractère, dans la
+prospérité comme dans le malheur, aurait dû lui être une sauvegarde
+contre une attaque de ce genre. Madame Lætitia a un caractère
+noblement antique. Il faudrait un Plutarque pour la louer dignement.]
+
+L'étiquette observée à ces dîners des _quintidis_ n'était celle
+d'aucun temps ni d'aucune cour. En effet comment expliquer ce que le
+chef d'un gouvernement pouvait vouloir faire de cette foule immense
+rassemblée dans une même enceinte comme pour passer une revue!
+Bonaparte, déjà souverain par sa volonté, ne l'était pas encore
+cependant de fait; mais il voulait choisir ses courtisans tout en
+essayant la royauté.
+
+Comment ces pensées ne lui seraient-elles pas venues en effet?...
+Je me rappelle l'enthousiasme qui animait Paris tout entier le jour
+où il alla du Luxembourg aux Tuileries... Cette circonstance était
+d'une immense importance pour Bonaparte... Les Tuileries!... cette
+résidence royale! l'habitation de Louis XVI... de ce roi malheureux,
+mais si bon, si excellent!... dont lui-même avait pleuré la mort...
+Oui, cet événement était pour Napoléon d'une grande portée... Aussi
+lorsque le 30 _pluviôse_ il se réveilla, sa première parole fut:
+_Nous allons donc aujourd'hui coucher aux Tuileries!...._ Et il
+répétait ce mot avec une sorte de joie en embrassant Joséphine.
+
+--Ce jour du 50 pluviôse[4] est un jour remarquable dans l'histoire
+de Napoléon. Il a fixé dans son âme la pensée de la royauté, qui
+peut-être jusque là n'y avait fait qu'apparaître...
+
+[Note 4: Ces détails ne se trouvent pas dans mes Mémoires, parce
+que la place me manquait pour mettre un détail spécial pour chaque
+événement.]
+
+L'étiquette observée pour le cortége fut à peu près comme plus
+tard celle des dîners des quintidis. On voulait une sorte de
+représentation, et comme jusque-là le Directoire n'en permettait
+aucune aux corps de l'État, aucun d'eux n'avait ce qui lui était
+nécessaire. On vit donc le Conseil d'État aller dans des fiacres
+dont les numéros étaient cachés par du papier de la couleur de la
+caisse... Les ministres seuls avaient des voitures et des manières de
+livrées... La véritable splendeur du cortége, c'était les troupes.
+On y admirait surtout la beauté du régiment des guides ou chasseurs
+de la garde, commandés par Bessières et Eugène, ce régiment dont le
+premier Consul affectionnait tant l'uniforme...
+
+La voiture du premier Consul était simple, mais attelée de six
+chevaux blancs magnifiques. Ces chevaux rappelaient un beau
+souvenir!... Ils avaient été donnés par l'Empereur d'Autriche au
+général Bonaparte après le traité de Campo-Formio... Lorsque
+cette circonstance fut connue du peuple, ce ne furent plus des
+acclamations... ce furent des cris de délire et d'enthousiasme qui
+retentissaient à l'autre extrémité de Paris... Cette pensée était
+belle en effet lorsqu'on s'arrêtait sur elle... lorsqu'on voyait ce
+jeune homme dont le courage et l'esprit habile avaient donné la paix
+avec la gloire à la France, lorsqu'il n'avait encore que vingt-huit
+ans!... Et lui, comme il était heureux ce même jour en écoutant ces
+cris de joie et d'amour!... Il remerciait la foule enivrée avec un
+sourire, un regard si doux, tout en s'appuyant sur un magnifique
+sabre également don de l'Empereur d'Allemagne!.. mais en serrant la
+riche poignée de cette arme, Bonaparte semblait dire à ce peuple: Ne
+craignez point avec moi pour votre gloire, Français... Cette arme
+me fut donnée pour avoir fait la paix... mais je saurai la tirer du
+fourreau pour votre défense, si jamais on vous insulte...
+
+Le premier Consul était dans le fond de la voiture à droite; sur le
+devant était le troisième Consul, Lebrun. Cambacérès, comme second
+Consul, était à côté du général Bonaparte; quant à madame Bonaparte,
+elle était venue aux Tuileries avant le cortége. Il n'y avait encore
+pour elle aucune ombre de royauté. Elle s'y était donc rendue avec
+mademoiselle de Beauharnais, madame de Lavalette, madame Murat,
+qui était déjà mariée, mais seulement depuis quelques jours, et
+quelques autres femmes fort élégamment parées. Elle alla se mettre
+aux fenêtres de l'appartement du Consul Lebrun, dans le pavillon de
+Flore[5].
+
+[Note 5: Aucune de nous n'était encore mariée à cette époque de la
+translation du gouvernement du Luxembourg aux Tuileries; presque tous
+les mariages se firent dans l'année.]
+
+Une particularité assez remarquable fut ce qui arriva ce même jour,
+au moment de l'entrée des consuls dans la cour des Tuileries. Cette
+cour n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui; elle était entourée de
+planches et fort mal disposée; deux corps-de-garde, qui avaient été
+faits probablement à l'époque de la Révolution, existaient encore.
+Ceci est simple; mais ce qui ne l'était pas, c'est une inscription
+qu'on voyait sur celui de droite, ainsi conçue: LE 10 AOÛT 1792, LA
+ROYAUTÉ EN FRANCE EST ABOLIE, ET NE SE RELÈVERA JAMAIS!....
+
+Et elle entrait triomphante dans le palais des rois!... En voyant
+cette inscription plusieurs soldats qui formaient la haie ne purent
+retenir des exclamations vives, et plusieurs imprécations accablèrent
+encore la royauté vaincue au 10 août... En les entendant, le premier
+Consul sourit d'une si singulière manière, que ce sourire demeura
+bien longtemps dans la mémoire de celui qui en fut témoin et qui me
+l'a redit.
+
+L'ironie qui anima la physionomie du premier Consul ne pouvait être
+traduite par celui qui avait vu le sourire. Je crois en avoir trouvé
+la raison dans la colère des soldats qui invectivaient la royauté,
+tout en remplissant une fonction qui ne s'accorde qu'à cette même
+royauté et qui est même une de ses prérogatives comme pour Dieu!...
+c'est de former la haie!... Quoi qu'il en soit, les troupes se mirent
+en bataille lorsqu'elles furent arrivées dans la cour; et dès que la
+voiture fut arrêtée, le premier Consul en descendit rapidement, et
+sauta plutôt qu'il ne monta à cheval; car alors, il était jeune et
+leste, et aussi prompt à exécuter qu'à concevoir. Après lui descendit
+Cambacérès, dont la grave personne ne se mettait en mouvement qu'avec
+une lenteur qui contrastait d'une manière comique avec tous les
+mouvements de celui qui marchait avant lui. Venait ensuite Lebrun,
+dont l'énorme rotondité lui donnait déjà l'aspect d'un vieillard.
+Les deux consuls laissèrent leur collègue passer les troupes en
+revue. C'était pour eux chose étrangère à leurs habitudes, et ils
+montèrent dans les appartements de réception: les ministres, le corps
+diplomatique, le Conseil d'État les y attendaient.
+
+Les années peuvent s'écouler, mais jamais elles n'affaibliront la
+force, le souvenir de pareils temps!... Le Carrousel entier était
+couvert d'un peuple immense, dont les cris répétés allaient frapper
+le ciel: _Vive le premier Consul!... vive le général Bonaparte!....._
+Et ces masses pressées étaient formées d'ouvriers, de peuple méritant
+vraiment ce beau nom, et le méritant alors par tout ce qu'il demande
+de grand et de beau dans ses sentiments. Aux fenêtres des maisons
+du Carrousel, à celles du Louvre, on voyait une foule de femmes
+élégamment parées et portant le costume grec, qui alors était encore
+à la mode. Ces femmes faisaient voler en l'air des écharpes de soie,
+des mouchoirs... leur enthousiasme était un délire... Oh! quelle
+journée pour Bonaparte!...
+
+Mais une circonstance dont le souvenir, non seulement ne s'effacera
+jamais de mon âme, et dont la puissance, je crois, sera toujours
+aussi vive dans le coeur de tout Français ayant assisté à cette
+journée, ce fut ce qui arriva au moment où le premier Consul vit
+passer devant lui les drapeaux de plusieurs demi-brigades. Lorsque
+le porte-drapeau de la 43e inclina celui qu'il portait devant son
+général, on ne vit qu'un simple bâton surmonté de quelques lambeaux
+criblés, mutilés par les balles, et noircis par la fumée de la
+poudre... En l'apercevant au moment du salut, Napoléon parut frappé
+de respect... Son noble visage prit une expression toute sublime; il
+ôta son chapeau et s'inclina profondément avec une émotion visible
+devant ces enseignes de la république, mutilées dans les batailles.
+Celles de la 30e et de la 96e étaient dans le même état. En voyant
+la troisième s'incliner devant lui, le premier Consul parut encore
+plus ému que pour la 43e. On voyait que plus les preuves de notre
+gloire se multipliaient à ses yeux, plus il était heureux et fier de
+commander une armée dont les hauts faits parlaient un tel langage.
+Son émotion avait sa source dans de hautes et nobles pensées, sans
+doute; car, en ce moment, un rayon lumineux semblait entourer son
+visage. Le peuple le vit et le comprit! Alors ce ne furent plus de
+ces cris simplement animés de: Vive le premier Consul!... Ce fut une
+explosion d'amour et de délire... Des masses entières s'ébranlaient
+pour aller à lui; on voulait le voir de plus près, le contempler,
+le toucher... Les femmes, les hommes, les enfants, les vieillards,
+tous, tous voulaient aller à lui; tous articulaient des paroles
+d'affection, tous poussaient des cris frénétiques d'amour et de
+joie... Oh! qui donc pourrait dire qu'alors il n'était pas l'idole de
+la France!
+
+Madame Lætitia m'avait demandée à ma mère pour cette journée, et
+j'étais avec elle et madame Leclerc à une fenêtre de l'hôtel de
+Brionne[6] chez M. Benezeth... Quel souvenir que celui de cette mère,
+dont le noble et beau visage était couvert de larmes de joie!... de
+ces larmes qui effacent tout un passé de malheur, et font croire à
+tout un avenir heureux.
+
+[Note 6: L'hôtel de Brionne n'existe plus. Il était situé à la place
+de la porte et du guichet des gens à pied, qui se trouvent près de
+l'escalier pour aller chez le trésorier de la couronne. Madame Murat
+alla y loger dès que son frère fut aux Tuileries, et elle y fit même
+ses couches lorsque naquit le prince Achille, son fils aîné.]
+
+Ceci me rappelle une circonstance que j'ai omise en parlant du 18
+brumaire; elle montrera combien peu Bonaparte se laissait deviner par
+les siens.
+
+Le 19 brumaire de l'an VII, ma mère, qui était fort attachée, comme
+on le sait, à la famille Bonaparte, et chez laquelle cette famille
+tout entière passait sa vie, voyant l'inquiétude de son amie[7]
+Lætitia, lui proposa de venir dîner avec nous, ainsi que madame
+Leclerc, et puis ensuite d'aller ensemble à Feydeau, pour y voir un
+fort joli spectacle, dans lequel jouaient Martin et Elleviou. Ces
+dames acceptèrent: le dîner se passa tristement. Madame Lætitia était
+inquiète sans savoir pourquoi, ou plutôt parce quelle le devinait.
+Mais en véritable mère d'un grand homme, tout ce qu'elle éprouvait
+demeurait au fond de son âme; et même avec ma mère, elle fut
+silencieuse.
+
+[Note 7: Madame Lætitia et ma mère avaient été élevées ensemble,
+et cela dès l'enfance; les maisons de leurs mères se touchant
+immédiatement; et, depuis, cette liaison s'était encore resserrée par
+l'événement de la mort de M. Bonaparte le père dans la maison de ma
+mère, à Montpellier.
+
+M. Benezeth avait été ministre de l'intérieur; il était aussi fort
+ami de ma famille, qu'il avait connue en Languedoc.]
+
+Mon beau-frère, ami intime de Lucien, et qui ne le quitta pas dans
+toute cette journée, était parti depuis le matin, et ses adieux
+ne nous avaient pas rassurées, ma mère et moi; car nous aimions
+tendrement Lucien, et ne pouvions nous dissimuler qu'il y avait
+beaucoup à craindre dans les heures qui allaient s'écouler, quoique
+nous ne sussions que très-imparfaitement ce qui se tenterait...
+J'aimais Lucien et Louis comme des frères; et bien que je ne
+comprisse pas la politique, j'en savais assez pour être au moins
+inquiète; et pour moi, c'était souffrir.
+
+Aucune nouvelle ne parvint d'une manière positive jusqu'à sept
+heures. Alors ma mère demanda ses chevaux, et nous partîmes avec
+madame Leclerc, madame Lætitia et mon frère Albert pour Feydeau.
+
+Je ne me rappelle plus maintenant quelle était la pièce qu'on jouait
+premièrement. Je n'ai gardé le souvenir que de celle qui terminait
+le spectacle: c'était _l'Auteur dans son ménage_. Nous étions assez
+calmes, et même presque gaies, car rien ne nous était parvenu.
+Albert était sorti plusieurs fois et avait parcouru le foyer et les
+corridors sans rien apprendre de nouveau; nous nous disposions à
+écouter la dernière pièce, lorsque le rideau se lève avant le moment,
+et l'acteur qui devait remplir le rôle principal se présente en robe
+de chambre de piqué blanc, costume de ce rôle[8], et s'avançant sur
+le devant de la scène, dit au public: _Citoyens, une révolution vient
+d'avoir lieu à Saint-Cloud; le général Bonaparte a eu le bonheur
+d'échapper au poignard du représentant Arena et de ses complices. Les
+assassins sont arrêtés._
+
+[Note 8: On jouait _l'Auteur dans son Ménage_, jolie petite pièce, je
+crois, d'Hoffmann.]
+
+Au moment où le mot, _vient d'échapper au poignard_, fut prononcé,
+un cri perçant retentit dans la salle... Il partait de notre loge:
+c'était madame Leclerc qui l'avait jeté, et qui était dans un état
+vraiment alarmant. Elle sanglotait et ne pouvait pleurer; ses nerfs,
+horriblement contractés, lui causaient des convulsions tellement
+fortes, qu'Albert commençait à ne pouvoir la contenir. Madame
+Lætitia était pâle comme une statue de marbre; mais quels que fussent
+les déchirements de son coeur, on n'en voyait d'autre trace sur son
+visage encore si beau à cette époque, qu'une légère contraction
+autour des lèvres. Se penchant sur sa fille, elle prit ses mains, les
+serra fortement, et dit d'une voix sévère:
+
+«Paulette[9], pourquoi cet éclat? Tais-toi. N'as-tu pas entendu qu'il
+n'est rien arrivé à ton frère?... Silence donc... et lève-toi; il
+faut aller chercher des nouvelles.»
+
+[Note 9: On lui donnait ce nom dans sa famille où personne ne
+l'appelait Pauline. Nous l'appelions aussi Paulette.]
+
+La voix de sa mère frappa plus madame Leclerc que toutes nos
+consolations. Les miennes, d'ailleurs, étaient plutôt de nature à
+l'alarmer qu'à la rassurer. Je craignais pour mes deux frères de
+coeur, Lucien et Louis; et je pleurais tellement, que ma mère me
+gronda tout aussi sévèrement que Paulette. Enfin nous pûmes partir.
+Albert, que nous avions envoyé pour savoir si la voiture de ma mère
+était arrivée, nous annonça qu'elle nous attendait. Il prit madame
+Leclerc dans ses bras, et la porta, plutôt qu'il ne la conduisit,
+à la voiture dans laquelle nous nous hâtâmes de monter; car on
+sortait en foule du théâtre pour aller aux nouvelles; et plusieurs
+personnes ayant reconnu ma mère et les femmes qui étaient avec nous,
+disaient: «C'est la mère et la soeur du général Bonaparte!...» La
+beauté incomparable de Paulette, qui était encore doublée, je crois,
+par sa pâleur en ce moment, suffisait déjà bien assez pour attrouper
+les curieux. Qu'on juge de l'effet que produisirent ce peu de mots:
+_C'est la soeur du général Bonaparte!_
+
+«Où voulez-vous aller? dit ma mère à madame Lætitia, lorsque son
+domestique lui demanda ses ordres. Est-ce rue du Rocher[10], ou bien
+rue Chantereine?
+
+[Note 10: C'était alors dans cette maison, qui appartenait à Joseph,
+que logeait madame Lætitia.]
+
+--Rue Chantereine, répondit madame Lætitia, après avoir réfléchi un
+moment. Joseph ne serait pas chez lui, et Julie ne saurait rien...
+
+--Si nous allions rue Verte[11]?» dis-je à madame Lætitia.
+
+[Note 11: Lucien logeait alors rue Verte, et je voulais que nous
+fussions chez lui, pour avoir de ses nouvelles par sa femme.]
+
+--Ce serait inutile. Christine[12] ne sait rien; et peut-être même
+pourrions-nous l'alarmer... non, non, rue Chantereine.»
+
+[Note 12: Première femme de Lucien.]
+
+Nous arrivâmes rue Chantereine; mais il fut d'abord impossible
+d'approcher de la maison. C'était une confusion à rendre sourd par le
+fracas que faisaient les cochers en criant et en jurant; les hommes
+à cheval arrivant au galop, et culbutant tout ce qui se trouvait
+devant eux; des gens à pied, les uns demandant des nouvelles, les
+autres criant qu'ils en apportaient... Et tout ce fracas, ce tumulte
+au milieu d'une nuit de novembre, sombre et froide... Quelques hommes
+de la bonne compagnie étaient parmi eux pour apprendre quelque chose;
+car on racontait d'étranges événements qui, du reste, devaient
+bientôt se réaliser. Dans le nombre de ces curieux malveillants se
+trouvait Hippolyte de R..., l'un des habitués les plus intimes du
+salon de ma mère. Il reconnut notre voiture; et ne voyant pas quelles
+étaient les personnes qui étaient avec nous: «Eh bien! s'écria-t-il,
+voilà de la belle besogne!... Votre ami Lucien, mademoiselle Laure,
+poursuivit-il en s'adressant à moi, qu'il voyait contre la portière,
+avec tout son républicanisme et sa colère contre notre club de
+Clichy, vient de faire un roi de son frère le caporal.»
+
+M. de Rastignac était fort près de la portière; je fus obligée
+non-seulement de lui dire très-vivement de se taire, mais de frapper
+sur sa main, car il n'entendait rien. Alors il reconnut madame
+Lætitia et madame Leclerc qu'il voyait journellement chez ma mère, où
+il passait sa vie ainsi que ses frères: cette vue le frappa tellement
+qu'il s'en alla en courant. Ce n'était pas qu'il craignît; tout au
+contraire son opinion était bien connue, et ses frères et lui ne
+voulurent jamais accepter aucune place sous l'Empire.
+
+Cependant notre voiture avançait; enfin nous parvînmes dans cette
+allée qui précède la cour de la petite maison de la rue Chantereine
+et nous arrivâmes devant le perron. Madame Lætitia envoya Albert pour
+savoir si le général Bonaparte était revenu de Saint-Cloud. Au moment
+où mon frère descendait de voiture un officier entrait au grand galop
+dans la cour suivi de deux ordonnances. Les lumières du vestibule
+nous le montrèrent et nous reconnûmes M. de Geouffre mon beau-frère,
+qui dans cette journée avait été l'aide-de-camp de Lucien.
+
+--Tout va bien! nous cria-t-il du plus loin qu'il nous vit!... et
+il nous raconta les événements miraculeux de la journée... Tout
+était fini. Il y avait une commission consulaire dont deux membres
+du Directoire faisaient partie et le général Bonaparte était le
+troisième.
+
+--Voilà un brochet qui mangera les deux autres poissons, dit ma mère.
+
+--Oh Panoria! dit madame Lætitia avec un accent de reproche, car à
+cette époque elle croyait au républicanisme pur de son fils.
+
+--Ma mère ne répondit pas, mais elle était convaincue. Madame
+Bonaparte et madame Leclerc descendirent pour aller trouver Joséphine
+et attendre la venue de Napoléon. Nous les laissâmes et revînmes chez
+ma mère où nous trouvâmes vingt personnes qui l'attendaient comme
+cela était toujours quand elle allait au spectacle; mais ce soir-là
+on espérait des nouvelles et le cercle était doublé.
+
+J'ai interverti l'ordre des choses pour rappeler ce fait. Il montre
+combien peu étaient connus les projets de Bonaparte dans sa famille
+même la plus intime, puisque sa mère et sa soeur bien-aimée étaient
+aussi ignorantes de ce qui devait se passer le 19 brumaire que la
+personne de Paris le moins avant dans son intimité.
+
+Pour rejoindre l'époque où nous sommes maintenant, il faut nous
+retrouver à l'une des fenêtres de l'hôtel de Brionne chez M. de
+Benezeth, regardant la magnifique revue passée par le premier Consul
+le 30 pluviôse de l'an VIII. Toutes les croisées ayant jour sur la
+place et sur la cour étaient garnies de femmes élégamment parées et
+dans ce costume grec qui était si gracieux porté par des femmes qui
+se mettaient bien... et puis il allait à cet enthousiasme qui nous
+agitait alors. Nous étions vraiment des femmes de Sparte et d'Athènes
+en écoutant les récits de ces fêtes de gloire, de ces batailles où
+notre noblesse prit et reçut son blason. Et puis comment croire à
+cette tyrannie qui nous était prophétisée lorsqu'il parut une lettre
+écrite à un sergent de grenadiers, par le premier _Consul lui-même_,
+au moment de la distribution des sabres et des fusils d'honneur[13].
+L'un des élus avait écrit à Bonaparte pour le remercier, et le
+premier Consul lui répondit:
+
+«J'ai reçu votre lettre, _mon brave camarade_, vous n'avez pas besoin
+de me parler de vos actions. Je les connais, vous êtes un des plus
+braves grenadiers de l'armée depuis la mort de Benezeth. Vous êtes
+compris dans la distribution des cent sabres d'honneur que j'ai fait
+distribuer. Tous les soldats de votre corps étaient d'accord que
+c'était vous qui le méritiez davantage.
+
+«Je désire beaucoup vous revoir; le ministre de la guerre vous envoie
+l'ordre de venir à Paris.»
+
+[Note 13: Les sabres et les fusils, les baguettes, les pistolets
+d'honneur, furent une des premières institutions du Consulat. La loi
+qui les créa fut rendue au Luxembourg. Ce fut à la même époque que
+M. de Talleyrand fit observer au premier Consul que les journaux
+devaient être limités. Déjà ils l'avaient été par l'influence du
+directeur Sieyès, mais on ne trouva pas assez longue la coupure de
+ses ciseaux, et l'on rendit un arrêté où il était dit:
+
+Le ministre de la police ne laissera paraître pendant toute la durée
+de la guerre que les journaux ci-après nommés:
+
+ _Le Moniteur Universel._
+ _Le Journal de Paris._
+ _Le Bien-Informé._
+ _Le Publiciste._
+ _L'Ami des Lois._
+ _La Clef du Cabinet._
+ _Le Citoyen Français._
+ _La Gazette de France._
+ _Le Journal des Hommes Libres._
+ _Le Journal du soir des frères Chaigneau._
+ _Le Journal des Défenseurs de la Patrie._
+ _La Décade Philosophique_ et les journaux s'occupant
+ exclusivement des arts, etc.]
+
+Cette lettre est un chef-d'oeuvre d'adresse. Comme il est habile de
+reconnaître presque le droit aux soldats de désigner le plus brave
+parmi eux! Et puis ce titre _de brave camarade_ accordé à un sergent.
+Cette lettre, qui devait nécessairement courir dans tous les rangs de
+l'armée, devait en même temps faire des amis et même des fanatiques à
+la religion de Napoléon.
+
+Le jeune homme à qui s'adressait cette lettre s'appelait _Léon Aune_;
+il était sergent de grenadiers, je ne me rappelle plus dans quel
+régiment.
+
+Aussi nous étions sous le charme d'une pensée; c'est que le
+gouvernement consulaire ramènerait avec lui les formes polies
+d'autrefois, la sécurité, le bonheur, et en même temps qu'il
+fonderait le règne de cette liberté toujours appelée, toujours
+désirée et toujours inconnue: c'était un rêve sans doute, mais ne
+rêve-t-on jamais?...
+
+Madame Bonaparte était rayonnante de beauté le jour de cette revue
+ainsi qu'Hortense, qui était vraiment charmante à cette époque de sa
+vie, avec sa taille élancée, ses beaux cheveux blonds, ses grands
+et doux yeux bleus et sa grâce toute créole et toute française à la
+fois!... Elles étaient toutes deux aux fenêtres du troisième Consul
+Lebrun, entourées d'une espèce de cour qu'il n'avait pas fallu
+longtemps pour former.
+
+Napoléon était un homme trop universel, son génie, qui embrassait
+toutes choses, était trop vaste pour n'avoir pas jugé de quelle haute
+importance il était pour son plan de rétablir l'ordre non-seulement
+dans la vie politique et générale, mais dans la vie privée de
+chaque famille. Ces familles formaient les masses après tout, et
+Napoléon, tout en n'ayant pas de formes polies et gracieuses, savait
+parfaitement les apprécier. Sans vouloir que les femmes eussent de
+la puissance, il désirait cependant qu'elles prissent en quelque
+sorte la conduite d'une partie des choses de ce monde. Il redoutait
+des femmes comme madame de Staël; mais il comprenait tout le bien
+que pouvait faire madame de Genlis ou quelqu'un dans ce genre. Il
+redoutait le génie de la première comme un rival, tandis qu'il
+aimait et recherchait l'esprit de l'autre comme un allié ami... en
+tout ce qui concernait l'étiquette, la vie de société, ce qui tenait
+enfin à l'existence du monde et à l'influence qu'elle exerce: tout
+cela était pour le premier Consul et plus tard pour l'Empereur d'une
+importance que pourront difficilement croire ceux qui ne l'ont pas
+approché comme moi[14].
+
+[Note 14: En voici une preuve. Napoléon ne cessait de me parler du
+faubourg Saint-Germain, de mes amis, de leur opinion... et ce sujet
+de conversation ne tarissait jamais jusqu'au moment où lui-même
+s'entoura du faubourg Saint Germain, qui du reste ne demandait pas
+mieux, et lorsque je vis toutes les nominations, qui se trouvent
+encore au reste dans les almanachs des années 1808-9-10 et 11, je fus
+peu surprise. Je m'y attendais.
+
+C'était pour lui une chose de prévention; il ne comptait que sur tout
+ce qui avait un nom pour former la cour. Je dirai là-dessus ce qui
+m'est arrivé à mon retour de Lisbonne après mon ambassade, cela fera
+juger de l'importance que l'Empereur attachait à tout ce qui tenait à
+la _cour_.
+
+Je n'avais vu l'Empereur qu'au cercle de la cour et il m'avait
+seulement parlé comme à son ordinaire. Me trouvant de service un
+dimanche, au dîner de famille où j'avais accompagné MADAME Mère,
+je fus appelée dans un petit salon ou plutôt l'un des cabinets de
+l'Empereur, où il se tenait souvent le dimanche après dîner pour
+causer avec ses soeurs, sa mère et l'Impératrice. L'Empereur voulait
+me faire causer sur le Portugal et sur la cour; je lui répondis
+ainsi que sur l'Espagne, et la conversation fut tellement longue et
+de son goût, que Madame voulant se retirer, il lui dit deux fois:
+«Un moment, madame Lætitia.» Il appelait toujours sa mère ainsi
+lorsqu'il était de bonne humeur; il disait même: _Signora Lætizia_.
+Enfin, lorsqu'il eut assez causé et questionné, il se recueillit d'un
+air sérieux et dit à l'Impératrice en me montrant à elle: «C'est
+inconcevable comme elle a encore gagné depuis son séjour dans une
+cour étrangère. Eh! ce n'est que là, dans le fait, qu'on sait ce que
+c'est que le monde!... Je souris.--Pourquoi riez-vous, madame?--Parce
+que Votre Majesté attribue à une influence qui est imaginaire, ce qui
+peut lui plaire dans mes manières.--Comment? Que voulez-vous dire?»
+Je continuai de sourire sans répondre.--«Eh bien, ne voulez-vous pas
+me dire le sujet de votre gaieté?--C'est que je crois, sire, que je
+puis en apprendre beaucoup plus en ce genre à ceux que vous croyez
+mes maîtres que je ne recevrais de leçons d'eux.» Il fut étonné et
+puis se mit à rire; mais il ne me croyait pas alors; il jugeait du
+Portugal par dom Lorenço de Lima, qui était ambassadeur de Portugal à
+Paris, et qui a les bonnes et parfaites manières d'un vrai don Juan
+du temps de la Régence.--Le marquis d'Alorna, le comte Sabugal, tout
+cela était très-bien, mais la cour!... c'était une parodie!]
+
+Le salon de madame Bonaparte aux Tuileries, lorsqu'elle y vint le
+30 pluviôse, n'était pas encore formé, quelque désir qu'en eût le
+premier Consul. Madame de la Rochefoucault, petite bossue, bonne
+personne, quoique spirituelle, et parente, je ne sais comment, de
+madame Bonaparte; madame de la Valette, douce, bonne, toujours
+jolie en dépit de la petite vérole et du monde qui la trouvait
+encore trop bien malgré son malheur; madame de Lameth, sphérique et
+barbue, deux choses peu agréables pour des femmes, mais bonne et
+spirituelle, ce qui leur va toujours bien; madame Delaplace faisant
+tout géométriquement, jusqu'à ses révérences pour plaire à son
+mari; madame de Luçay, madame de Lauriston, bonne, toujours égale
+dans son accueil et généralement aimée; madame de Rémusat, femme
+supérieure et d'un grand attrait pour qui la savait comprendre;
+madame de Thalouet qui se rappelait trop qu'elle avait été jolie et
+pas assez qu'elle ne l'était plus; madame d'Harville, impolie par
+système et polie par hasard, voilà les femmes qui formèrent d'abord
+le cercle le plus habituel de Joséphine à l'époque du Consulat
+_préparatoire_, ainsi que j'appelle le Consulat de l'année 1800 et
+de 1801. Mais quelques mois après, les généraux qui entouraient le
+premier Consul se marièrent et leurs femmes arrivèrent aux Tuileries
+pour y préluder aux dames du palais. Alors ce qu'on pouvait appeler
+la cour consulaire changea d'aspect. Toutes étaient jeunes et
+plutôt jolies qu'autrement; car la jeunesse a du moins cet avantage
+de n'avoir jamais une laideur entière; mais d'ailleurs, bien loin
+de là, les jeunes femmes qui devenaient _les grandes dames_ de la
+cour consulaire étaient même charmantes. Madame Lannes était alors
+dans la fleur de cette beauté vraiment digne d'admiration, qui
+du reste fut connue en Europe comme elle devait l'être. Madame
+Lannes était bonne, elle avait un esprit juste et sans aigreur qui
+me plaisait; nos maris étaient frères d'armes; nous nous convînmes
+aussi, et depuis l'instant de notre entrée à la cour des Tuileries
+jusqu'au moment où nous l'avons quittée, nos relations furent
+toujours bienveillantes et amicales; venait ensuite madame Savary
+(mademoiselle de Faudoas, parente de l'Impératrice); madame Savary
+était une fort belle personne, mais ayant la malheureuse manie de ne
+pas vouloir être brune, ce qui lui faisait faire des choses tout à
+fait contraires à sa beauté; elle était bien faite, fort élégante,
+quoique un peu poupée de la foire lorsqu'elle entrait dans un bal.
+L'un des frères d'armes de nos maris s'était aussi marié, mais il
+n'avait pas fait comme eux, en ce que les autres s'étaient presque
+tous mariés par amour et avaient conséquemment épousé de jolies
+femmes; mais lui avait pris pour sa compagne de route en ce monde une
+de ces héritières à figure désagréable et peu courtoise... à figure
+d'héritière enfin, car ce mot dit tout. Ce n'eût été que peu de chose
+encore; mais le caractère accompagnait la désagréable figure et ne
+la démentait en rien: impolie et violente, la jeune héritière ne fut
+jamais aimée dans le monde ni dans son intérieur, où elle rendait son
+mari malheureux, tandis qu'il méritait d'être le plus heureux des
+hommes.
+
+Madame Mortier, aujourd'hui duchesse de Trévise, n'avait rien du
+portrait que je viens de tracer: elle avait au contraire une extrême
+douceur et son commerce était si facile et si doux qu'on l'aimait en
+la connaissant. Le général Mortier commandait alors la 1re division
+militaire, et ses fréquents rapports avec Junot, qui était commandant
+de Paris, me mettant à même de beaucoup voir madame Mortier, j'ai pu
+me convaincre par moi-même de la vérité du portrait que j'en donne.
+
+Une agréable femme aussi qui vint au milieu de nous vers ce temps-là,
+ce fut madame Bessières (duchesse d'Istrie); elle était gaie, bonne,
+égale, jolie, d'une politesse prévenante, de bonne compagnie,
+ce qui faisait qu'on lui savait gré d'avance, parce qu'il était
+visible qu'elle le faisait par un mouvement attractif: j'ai toujours
+distingué et aimé madame Bessières, et depuis tant d'années écoulées,
+sa vie noble et pure justifie le bien qu'on a toujours dit et pensé
+d'elle.
+
+Chaque jour notre cercle s'agrandissait; le premier Consul forçait au
+mariage.
+
+«Mariez-vous, disait-il à tous les officiers généraux, même aux
+colonels; mariez-vous et recevez du monde. Ayez _un salon_.»
+
+C'était son mot.
+
+La société des Tuileries était donc alors la base sur laquelle
+s'établissaient toutes celles qui se formaient à Paris; il y avait
+bien de la confusion, et rarement un dîner, une grande réunion du
+soir avaient lieu, sans qu'un événement plus ou moins plaisant prêtât
+à rire aux bonnes âmes qui étaient appelées à ces premières fêtes
+qui ressemblent bien peu à celles qui suivirent, non-seulement sous
+l'Empire, mais dans les années 1802 et 1803.
+
+La Malmaison était un lieu dans lequel on essayait tout ce qu'on
+voulait faire passer comme innovation à ces coutumes vulgaires, qui
+avaient pris d'autant plus d'empire sur nous pendant la Révolution,
+qu'elles étaient faciles et peu gênantes; mais combien nous en avons
+ri plus tard, lorsque toute l'étiquette fut imposée, non-seulement
+aux habitants des Tuileries, mais à ceux de cette même Malmaison et
+de Saint-Cloud! la Malmaison, surtout, qui ne retrouva jamais au
+reste ses premiers beaux jours.
+
+Qui croirait que, la première année du Consulat, on craignît d'être
+attaqué sur la route de la Malmaison à Paris? Ne semble-t-il pas
+entendre raconter une histoire du moyen âge lorsque la société
+était encore dans l'enfance. Il est pourtant vrai que ces craintes
+existaient; et, de plus, qu'elles étaient fondées... On redoutait
+deux dangers: celui d'être compris dans une tentative sur le premier
+Consul, et d'être attaqué par les voleurs qui étaient en grand
+nombre, et on le savait, dans ces carrières qui, alors, étaient
+ouvertes et se trouvaient à gauche de la route en venant de Paris
+entre le Chant-du-Coq et Nanterre. Voici un fait assez curieux.
+
+Nous répétions les _Folies amoureuses_ de Régnard; le premier Consul
+avait demandé ce spectacle et le désirait beaucoup. Bourrienne,
+qui jouait admirablement les rôles à manteaux, remplissait celui
+d'Albert, moi celui d'Agathe, madame Murat, malgré son terrible
+accent à cette époque de sa vie, celui de Lisette, monsieur
+d'Abrantès celui d'Eraste, et monsieur Didelot, excellent dans
+l'emploi des Monrose, faisait Crispin; mais la pièce était d'autant
+plus difficile à faire marcher que nous avions des acteurs qui
+jouaient si mal, qu'en vérité c'était la plus burlesque des
+représentations que de les voir seulement à une répétition. Dugazon,
+qui était mon répétiteur, me disait avec son cynisme ordinaire:
+
+«Ah ça! pourriez-vous me dire quelle est la loi qui LA force à jouer
+la comédie?»
+
+Quoi qu'il en soit enfin, la pièce allait lentement et mal, parce
+que, lorsqu'un principal rôle est rempli par une personne sans
+mémoire, disant à contre-sens, ricanant lorsqu'elle se trompait, ce
+qui arrivait souvent et n'était pas drôle du tout, ricanant pour
+sourire, même lorsqu'il faut du sérieux, alors la pièce va mal et ne
+va même pas du tout; en conséquence nous répétions, nous répétions,
+nous répétions toujours, et nous ne nous en trouvions pas plus
+avancés: enfin on déclara qu'on ne pouvait demeurer d'une manière
+fixe à la Malmaison et qu'on viendrait répéter de Paris. Cela se fit
+en effet. M. d'Abrantès avait une sorte de tilbury à deux chevaux,
+dans lequel on faisait la route en moins d'une heure. Les chevaux
+qui étaient attelés à cette petite voiture étaient d'une vitesse
+extrême: surtout lorsque devant eux courait un piqueur qui faisait
+ranger une multitude de petites charrettes de maraîchers retournant à
+leurs villages vers le soir, à l'heure où nous revenions à Paris pour
+dîner: on était alors à la fin de l'hiver.
+
+Un jour, il était plus tard que jamais (ce qui était difficile),
+parce que la répétition avait été encore plus mal que de coutume: il
+était six heures; nous avions du monde à dîner et nous avions hâte
+d'arriver à Paris; Junot pressait donc ses chevaux de la voix et du
+fouet, et nous parcourions la route avec la rapidité du vent.
+
+Maintenant, pour l'intelligence de ce qui va suivre, il faut savoir
+que M. d'Abrantès avait alors une livrée exactement semblable à celle
+du premier Consul, pour la couleur de l'habit, qui était verte. La
+seule différence entre elles, c'est que la livrée du premier Consul
+n'avait ni collet, ni parements d'une autre couleur, et que celle
+de M. d'Abrantès en avait en drap cramoisi; mais on comprendra
+facilement qu'au mois de mars, à six heures du soir, on puisse ne
+voir d'abord à vingt pas que la couleur de l'habit du piqueur.
+Derrière nous venait un petit groom également habillé de vert[15].
+
+[Note 15: Il est évident que l'homme qui s'élança au-devant du
+tilbury a été trompé par la couleur de la livrée et qu'il nous a pris
+pour le premier Consul, qui revenait quelquefois seul, avec Joséphine
+ou Bourrienne, n'ayant qu'un ou deux piqueurs. Depuis ce jour-là cela
+n'arriva plus.
+
+Cet événement ne se trouve pas rapporté dans mes Mémoires, parce
+qu'alors on me dit que dans l'intérêt de l'Empereur il ne fallait pas
+parler du grand nombre de tentatives faites contre lui: plus éclairée
+moi-même depuis lors, je crois que la vérité _tout entière_ est ce
+qui vaut le mieux touchant un homme comme Napoléon.]
+
+Nous allions donc rapidement, ainsi que je l'ai dit, lorsque tout à
+coup, au moment où nous passions devant les carrières qui existaient
+alors entre le Chant-du-Coq et Nanterre, une masse quelconque vint se
+jeter au-devant des chevaux, lorsqu'ils étaient lancés avec le plus
+de vitesse... Ils s'arrêtèrent... Je poussai un cri, et M. d'Abrantès
+articula quelques paroles violemment accentuées. Tout cela fut prompt
+et n'eut que la durée d'un éclair. Lorsque le vertige produit par
+la rapidité de la course et le choc que nous venions d'éprouver fut
+dissipé, nous vîmes à côté du tilbury un grand homme couvert d'une
+redingote très-ample, ayant sur la tête un chapeau rond qui lui
+cachait le haut du visage. À quelques pas de la route, sur la droite,
+on distinguait deux ou trois autres individus...
+
+--«Qui êtes-vous?» dit M. d'Abrantès à l'homme qui était le plus près
+de nous. Mais au lieu de nous répondre, le grand homme, après l'avoir
+considéré aux dernières lueurs du crépuscule, s'écria:
+
+--«Ce n'est pas le premier Consul!...
+
+--Que lui vouliez-vous?» s'écria M. d'Abrantès, comme cet homme
+s'éloignait à grands pas pour rejoindre ses compagnons.
+
+L'homme s'arrêta, et fut quelques secondes avant de répondre; enfin
+il se retourna et dit:
+
+--«Lui remettre une pétition.»
+
+Et lui et ses camarades disparurent dans la profondeur des carrières.
+
+M. d'Abrantès réfléchit un moment; puis, appelant son groom:
+
+--«Cours après, Étienne, lui dit-il, et donne-lui ordre de venir me
+rejoindre à la Malmaison, où je retourne.»
+
+En effet le piqueur, qui n'avait pu entendre, avait toujours galopé
+et devait être loin. Cependant le groom le rejoignit.
+
+Au moment où le général Junot allait faire tourner ses chevaux, il
+s'arrêta.
+
+--«Que diable peuvent-ils avoir jeté sous les jambes des chevaux?»
+dit-il en se penchant pour mieux voir une grande masse brune qui
+était sur la route...
+
+C'était une immense bourrée. En la voyant nous fûmes étonnés qu'elle
+n'eût pas fait trébucher les chevaux. M. d'Abrantès était dans une
+extrême agitation.
+
+--«Les misérables!...» s'écriait-il par moment.
+
+Arrivés dans la cour, où déjà il y avait deux factionnaires à cheval,
+deux hommes de la belle garde consulaire, Junot appela un valet
+de pied pour demeurer auprès des chevaux, que ma main n'aurait pu
+contenir en repos, et il fut trouver le premier Consul, qui, en
+effet, était encore dans son cabinet.
+
+Je demeurai à peu près dix minutes seule; au bout de ce temps,
+j'entendis une voix m'appeler: c'était celle de Duroc.
+
+--«Venez, me dit-il; le premier Consul veut vous parler...
+
+--Eh mon Dieu! que me veut-il?...
+
+--Je ne sais, mais venez.»
+
+Il me fit faire le tour par le jardin, et j'entrai dans le cabinet du
+premier Consul, sanctuaire impénétrable, où tant de grandes choses
+furent conçues pour la gloire de la France.
+
+Il était en ce moment dans la pièce faite comme une tente qui se
+trouve encore sous la même forme, malgré l'horrible dégradation de la
+maison... oh!... cette dégradation est la honte de la France!... Quel
+est le peuple qui n'élèverait un monument à cette place!... Tous le
+feraient... et nous!... Nous demeurons inactifs!...
+
+Le premier Consul était avec Cambacérès, Bourrienne et Junot. Après
+m'avoir introduite, Duroc allait se retirer: le premier Consul le
+rappela.
+
+--«Madame Junot, me dit Bonaparte avec une expression sérieuse, mais
+dans laquelle il y avait de la bonté, je vous ai fait dire de venir
+ici, pour que votre version puisse être une clarté de plus à celle de
+Junot; car j'avoue que ce qu'il me dit me paraît bien étonnant.»
+
+Je racontai la chose telle qu'elle venait de se passer, bien
+certaine que Junot l'aurait racontée comme moi. Le premier Consul dit
+à Cambacérès:
+
+--«C'est bien cela!... Et cet homme prétendait avoir une pétition à
+me remettre?
+
+--En effet, il avait un papier plié à la main, dis-je; je l'ai vu
+lorsqu'il était auprès de nous.
+
+--Avez-vous distingué ses traits? me demanda Bonaparte.
+
+--L'ensemble de sa personne, oui, général; mais pas du tout les
+traits de son visage: son chapeau lui couvrait non seulement les
+yeux, mais toute la partie supérieure de la figure.
+
+--Et quelle est sa tournure?
+
+--Celle d'un homme fort grand et maigre.
+
+--Plus grand que Bourrienne?
+
+--Oui. Mais ensuite je puis me tromper: il était tard et j'étais mal
+placée pour juger de la proportion juste d'une taille.
+
+Pour dire la vérité, je tremblais de frayeur en pensant que mon dire
+allait peut-être faire arrêter un homme. Pour m'encourager, je devais
+me dire que cet homme était un misérable et en voulait à la vie de
+celui que nous adorions comme notre idole.
+
+Le premier Consul me fit répéter l'histoire trois fois. Je ne me
+servis que des mêmes termes chaque fois: cette exactitude lui fit
+plaisir.
+
+--«Écoutez, me dit-il en m'amenant par le bout de l'oreille à l'autre
+bout de la chambre, gardez-vous bien de répéter un mot de tout cela
+à Joséphine et à mademoiselle Hortense. Ceci est _une défense_,
+entendez-vous bien; mais vous comprenez jusqu'où elle va?... Me
+comprenez-vous, vous dis-je?...»
+
+Je le regardai en silence, quoique je le comprisse: ce silence lui
+donna de l'humeur.
+
+--«Je veux parler de votre mère, de Lucien, de Joseph... En résumé,
+je vous demande le silence pour la maison de la rue Sainte-Croix
+comme pour toutes les autres; promettez-le-moi.
+
+--Eh bien!... je vous le promets, général.
+
+--Votre parole d'honneur!
+
+--Ma parole d'honneur! répondis-je en riant de ce qu'il exigeait une
+telle assurance de la part d'une femme.
+
+--Pourquoi riez-vous? C'est mal. Donnez-moi votre parole, et sans
+rire.
+
+--Général, plus vous me recommanderez de ne pas rire, et moins
+j'attraperai mon sérieux. Vous riez si peu, que cela doit vous
+réjouir le coeur de voir rire.»
+
+Il me regarda.
+
+--«Vous êtes une singulière personne, dit-il... Ainsi vous
+promettez...
+
+--Je le promets...
+
+--C'est bien! Allons dîner: vous resterez avec Junot.
+
+--Mais, général, nous avons du monde...
+
+--Eh bien! ils dîneront sans vous.»
+
+Il appela Junot et lui parla un moment à l'oreille, et Junot écrivit
+deux lettres que son piqueur porta sur l'heure à Paris.
+
+--«Allons, dit le premier Consul, maintenant il faut dîner. Allez
+tous dans le salon et ne parlez de rien. Je vous suis dans l'instant.
+
+--Et que faudra-t-il que je dise pour motiver mon retour?»
+m'écriai-je fort embarrassée de ma responsabilité. Mais Bonaparte
+était déjà rentré avec M. d'Abrantès et Bourrienne dans son cabinet
+intérieur[16], et Cambacérès, exact à l'ordre, comme s'il fût né
+caporal, me disait à chaque instant, en me tirant par le bras:
+
+«Allons donc au salon...»
+
+[Note 16: Celui qui est au bout du château contre le petit pont.]
+
+Et enfin il fit tant qu'il m'y entraîna presque de force.
+
+Je peindrais difficilement la surprise dans laquelle tout le monde
+fut de mon retour.
+
+«Grand Dieu! que vous est-il donc arrivé?... Qu'est-il survenu?...
+
+--Mais rien du tout que je sache, répondis-je: le premier Consul a
+fait courir après le général Junot, pour qu'il revînt, et me voilà...
+
+--Tant mieux, tant mieux! me dit Eugène; vous nous verrez répéter _le
+Collatéral_?
+
+--Oui, que nous ne savons pas, dit Hortense[17].
+
+[Note 17: Elle devait faire le rôle de la Créole, mais je crois
+qu'une grossesse l'en empêcha et que ce fut madame Davoust qui prit
+le rôle, et qui jouait bien mal, autant que je puis me le rappeler.]
+
+--Eh bien! elle passera sa soirée avec nous, reprit gracieusement
+Joséphine[18]; il n'y pas grand mal de faire trêve un jour à une
+répétition...
+
+[Note 18: Le voyage de madame Bonaparte à Plombières n'avait pas eu
+lieu à cette époque, et nous étions au mieux, le premier Consul et
+moi. Qu'on voie le détail de cette scène, dont, au reste, le souvenir
+l'a suivi à Sainte-Hélène, dans le quatrième volume de mes Mémoires,
+1re édition.]
+
+--Citoyen Cambacérès, auriez-vous faim? dit d'une voix forte le
+premier Consul en entrant dans le salon appuyé sur le bras de Junot.
+
+--Mais, général, il est permis de dire que oui, répondit Cambacérès,
+et il montrait l'aiguille d'une magnifique pendule du temps de madame
+Dubarry, qui marquait sept heures et demie.
+
+--Bath! Qu'est-ce que fait l'heure?... Je suis levé depuis cinq
+heures du matin, moi, eh bien! j'attends patiemment... tandis que
+vous qui vous êtes levé, j'en réponds, à dix heures, vous vous
+plaignez d'attendre une heure! qu'est-ce qu'une heure?
+
+Les deux portes s'ouvrirent, et on annonça qu'on avait servi...
+
+Le premier Consul passa le premier et _seul_. Cambacérès donna la
+main à madame Bonaparte... tout le monde suivit sans aucun ordre. Le
+premier Consul s'assit d'abord et nomma, pour être auprès de lui, sa
+belle-fille et moi...
+
+Le dîner fut gai; il y avait cependant de quoi être au moins
+soucieux; M. d'Abrantès était pensif, Duroc également; quant à
+Bourrienne il ne dînait jamais avec le premier Consul; il retournait
+toujours à Ruel pour dîner, afin d'avoir à lui ce moment de liberté,
+et le passer avec sa famille qu'il voyait à peine.
+
+J'ai dit que le premier Consul était ce même jour d'une grande
+gaieté, voulait-il éloigner toute pensée de ceux qui l'entouraient
+d'un danger auquel il aurait échappé, ou voulait-il faire parvenir à
+ceux qui le menaçaient combien la crainte pouvait peu sur son âme?
+Qu'elle était la plus dominante de ces deux idées? Peut-être toutes
+deux avaient-elles de la puissance sur son âme? je le croirais du
+moins, parce qu'il me dit très-bas au moment où l'on allait se lever
+de table:
+
+--«Vous voyez que les méchants ne peuvent rien sur moi... ils n'ont
+pas même le pouvoir de me faire craindre...
+
+--Ah! lui répondis-je, ayez toujours de la confiance en Dieu! il vous
+doit à la France pour son bonheur!
+
+--Vraiment! le pensez-vous?
+
+--N'est-ce pas ainsi que pensent tous les miens?.. tous ceux que
+j'aime au moins?
+
+--Ah! votre frère, votre mari... mais ensuite... votre beau-frère est
+tout à Lucien... votre mère également n'aime que Lucien et Joseph...
+mais moi, c'est différent...»
+
+Je me retournai vers Eugène qui était à ma droite et je lui parlai de
+son rôle. Il me répondit avec un sourire de malice qui ne disparut
+pas de ses lèvres, lorsque abandonnant une phrase à peine commencée,
+je me tournai subitement vers le premier Consul... C'est qu'il venait
+de me pincer au bras gauche avec une telle violence que j'en eus le
+bras encore noir quinze jours après...
+
+--«Voulez-vous me faire l'honneur de me répondre, lorsque je vous
+parle? me dit-il moitié fâché, moitié riant de voir ma figure
+sérieuse qui voulait être en colère...
+
+--Mais je vous ai dit, général, que jamais je ne vous répondrais
+lorsqu'il serait question de ma mère parce qu'alors nous ne nous
+entendons pas...
+
+--C'est vrai; vous m'avez donné votre _ultimatum_ à ce sujet-là. À
+propos de mère et de fille, voyez-vous souvent madame Moreau et la
+famille Hulot?
+
+--Non, général.
+
+--Comment, non!
+
+--Non, général.
+
+--Comment! votre mère n'est pas très-liée avec madame Hulot?
+
+--Jamais elle ne lui a parlé; et de plus, elles ne vont pas l'une
+chez l'autre.
+
+--Comment donc alors votre frère a-t-il dû épouser mademoiselle Hulot?
+
+--Des amis communs en avaient eu la pensée mais mon frère ne voulut
+pas revenir d'Italie pour conclure un mariage de convenance, quelque
+jolie que fût la future, et les choses n'allèrent jamais plus loin.
+En vérité j'admire, général, comme vous êtes bien informé!»
+
+L'expression moqueuse avec laquelle je lui dis ce peu de mots lui fit
+faire un mouvement:
+
+--«Connaissez-vous madame Moreau? me demanda-t-il.
+
+--Je l'ai vue dans le monde où nous allions ensemble comme jeunes
+filles.
+
+--N'est-elle pas fort habile en toutes choses?
+
+--Oui, je sais qu'elle danse remarquablement: Steibelt, qui est mon
+maître comme le sien, m'a dit qu'après madame Delarue-Beaumarchais
+mademoiselle Hulot était la plus forte de ses écolières; elle peint
+la miniature; elle sait plusieurs langues, et, de plus, elle est fort
+jolie.
+
+--Oh! de cela j'en puis juger comme tout le monde, et je ne le trouve
+pas. Elle a une figure en casse-noisette, une expression méchante et
+en tout une enveloppe déplaisante.»
+
+Depuis qu'il était question de madame Moreau il parlait très-haut et
+tout le monde écoutait: madame Bonaparte sourit, et avec sa bonté
+ordinaire, car sa bonté, pour être banale, n'était pas moins de la
+bonté, elle dit doucement:
+
+--«Tu ne l'aimes pas, et tu es injuste.
+
+--Sans doute je ne l'aime pas, et cela, par une raison toute simple,
+c'est qu'elle me hait, ce qui est plus fort que de ne pas m'aimer;
+et cela pourquoi?.. Elle et sa mère sont les deux mauvais anges de
+Moreau: elles le poussent à mal faire... et c'est sous leur direction
+qu'il fait toutes ses fautes... Qui croiriez-vous, dit le premier
+Consul à Cambacérès, lorsqu'on fut de retour dans le salon, qui
+croiriez-vous que Joséphine me donna l'autre jour pour convive à
+dîner?... madame Hulot!... Madame Hulot!... à la Malmaison!
+
+--Mais, dit madame Bonaparte, elle venait en conciliatrice, et...
+
+--En conciliatrice!... Elle? madame Hulot?... Ma pauvre Joséphine, tu
+es bien crédule et bien bonne, ma chère enfant!...»
+
+Et prenant sa femme dans ses bras, il l'embrassa trois ou quatre fois
+sur les joues et sur le front, et finit en lui pinçant l'oreille avec
+une telle force qu'elle jeta un cri... Bonaparte poursuivit:
+
+--«Je te dis que ce sont deux méchantes _femmelettes_, et que cette
+dernière impertinence de madame Hulot mérite une correction. Bien
+loin de là, voilà que tu l'accueilles et lui fais politesse.
+
+--Qu'a-t-elle donc fait? se hasarda à demander Cambacérès qui
+sommeillait dans un fauteuil, après avoir pris son café.
+
+--Mon Dieu, dit madame Bonaparte, madame Moreau voulait voir
+Bonaparte: elle est venue trois ou quatre fois aux Tuileries sans y
+parvenir, et l'humeur s'en est mêlée...
+
+--Et Joséphine, qui ne vous dit pas tout, ne vous dit pas aussi que
+la dernière fois madame Hulot dit en se retirant: _Ce n'est pas
+la femme du vainqueur d'Hohenlinden qui doit faire antichambre...
+Les directeurs eussent été plus polis._ Ainsi madame Hulot regrette
+le beau règne du Directoire, parce que le _chef de l'État_ ne peut
+disposer du temps qu'il donne à des travaux sérieux pour bavarder
+avec des femmes!... Et toi, tu es assez simple pour chercher à calmer
+l'irritation que ces méchantes femmes ont éprouvée, et qui n'est
+autre chose que de la colère!...»
+
+Joséphine, qui s'était éloignée du premier Consul lorsqu'il lui avait
+pincé l'oreille, revint auprès de lui et passant un bras autour de
+son cou, elle posa sa tête gracieusement sur son épaule. Napoléon
+sourit et l'embrassa. Il avait résolu d'être charmant ce jour-là, et
+il le fut en effet.
+
+--«Allons! s'écria-t-il... laissons tout cela et prenons une
+vacance... il faut jouer. À quoi jouerons-nous? aux petits jeux?
+
+--Non, non! s'écria-t-on de toutes parts.
+
+--Eh bien! au vingt et un?... au reversi?
+
+--Oui, oui! au vingt et un.»
+
+On apporta une grande table ronde et nous nous mîmes tous autour.
+
+--«Qui sera le banquier, demanda Joséphine, pour commencer?
+
+
+LE PREMIER CONSUL.
+
+Duroc, prends les cartes et tiens la banque; tu nous montreras
+comment il faut faire.
+
+
+MADAME BONAPARTE.
+
+Mais je n'ai pas d'argent...
+
+
+MADEMOISELLE DE BEAUHARNAIS.
+
+Ni moi.
+
+
+MADAME DE LAVALETTE.
+
+Ni moi.
+
+
+LE PREMIER CONSUL.
+
+Mesdames, arrangez-vous, mais je ne veux pas jouer contre des jetons;
+je ne veux pas jouer à crédit... Je fais mon jeu avec de l'or, et
+si vous me gagnez je veux aussi vous gagner; demandez de l'argent à
+vos maris... Lavalette, donne donc de l'argent à ta femme[19]... (Il
+cherche dans ses poches, où jamais il n'avait d'argent.) Donne-moi de
+l'argent, Duroc!... (Tout le monde se met à rire.) Riez... Tenez...
+
+[Note 19: Émilie de Beauharnais, fille du marquis de Beauharnais,
+beau-frère de Joséphine, dont la mère avait épousé un nègre.]
+
+Le sérieux du premier Consul nous fit beaucoup rire, nous eûmes
+bientôt devant nous ce qu'il fallait pour faire nos mises, et le jeu
+commença; mais ce fut pour éveiller une nouvelle gaieté... Napoléon
+trichait horriblement; il fit d'abord une mise modeste de cinq
+francs... Duroc tira et donna les cartes: lorsque tout fut fait,
+Napoléon avança la main après avoir regardé ses cartes.
+
+
+LE GÉNÉRAL DUROC.
+
+Voulez-vous une carte, mon général?
+
+
+LE PREMIER CONSUL.
+
+Oui. (Après avoir eu sa carte:) À la bonne heure au moins... voilà
+qui est bien donné! Tu es un brave banquier, Duroc.
+
+ Le général Duroc tirant pour lui sur quinze (car il
+ devait croire que Bonaparte avait eu vingt et un) amène
+ un neuf.
+
+Ah!... perdu! j'ai vingt-quatre... Mon général, n'avez-vous pas vingt
+et un?
+
+
+LE PREMIER CONSUL.
+
+Sans doute! sans doute!... paie-moi cinq francs!
+
+
+MADAME BONAPARTE.
+
+Voyons donc ton jeu, Bonaparte.
+
+
+LE PREMIER CONSUL, retenant ses cartes.
+
+Non, non!... Je ne veux pas que vous voyez à quel point je suis
+téméraire... j'ai tiré sur dix-huit!...
+
+ Madame Bonaparte insista et voulut prendre les cartes;
+ Bonaparte résistait, tous deux riaient de leur lutte
+ comme deux enfants.
+
+
+LE PREMIER CONSUL.
+
+Non, non! je n'ai pas _triché cette fois-ci_!... J'ai gagné
+loyalement. Duroc, paie-moi ma mise... C'est bien... Je fais
+paroli... (Il regarde son jeu.) Carte... c'est bien...
+
+
+MADAME LAVALETTE.
+
+Carte... un huit!... J'ai perdu. (Elle jette ses cartes.)
+
+
+LE GÉNÉRAL DUROC.
+
+À nous deux, mon général! (Il tire sur son jeu qui est douze et amène
+un quatre... Il retire encore et amène un six.) J'ai perdu... Quel
+point aviez-vous donc, mon général?...
+
+
+LE PREMIER CONSUL, frappant ses mains l'une contre l'autre, et
+s'agitant sur sa chaise.
+
+Gagné! encore gagné!... Je montre mon jeu...
+
+ Et fièrement il étala dix-neuf; il avait tiré
+ _témérairement_, comme il le disait, sur quinze, et
+ avait eu un quatre.
+
+Je refais mon jeu, s'écria-t-il tout enchanté; et il mit de nouveau
+cinq francs devant lui...
+
+
+LE GÉNÉRAL DUROC, tirant et donnant les cartes, arrive au premier
+Consul, qui, après avoir regardé son jeu, demande carte; il le
+regarde quelque temps et en demande une autre... puis il dit:
+
+C'est bien.
+
+ Puis, tirant pour lui.
+
+Vingt et un!... Et vous, mon général?...
+
+
+LE PREMIER CONSUL.
+
+Laisse-moi tranquille! voilà ton argent!...
+
+ Il lui jeta tout son argent, mit ses cartes avec toutes
+ les autres; et, en même temps, il se leva en disant:
+
+Allons, c'est très-bien: en voilà assez pour ce soir.
+
+Madame Bonaparte et moi, qui étions près de lui, nous voulûmes
+voir quel jeu il avait d'abord. Il avait tiré sur seize, avait eu
+ensuite un deux, et puis un huit, ce qui lui faisait vingt-six.
+Nous rîmes beaucoup de son silence. Voilà ce qu'il faisait pour
+_tricher_. Après avoir fait sa mise, il demandait une carte; si elle
+le faisait perdre, il ne disait mot au banquier; mais il attendait
+que le banquier eût tiré la sienne; si elle était bonne, alors
+Napoléon jetait son jeu sans en parler, et abandonnait sa mise. Si au
+contraire le banquier perdait, Napoléon se faisait payer en jetant
+toujours ses cartes. Ces petites _tricheries_-là l'amusaient comme
+un enfant... Il était visible qu'il voulait forcer le hasard de
+suivre sa volonté au jeu comme il forçait pour ainsi dire la fortune
+de servir ses armes. Après tout, il faut dire qu'avant de se séparer,
+il rendait tout ce qu'il avait gagné, et on se le partageait. Je
+me rappelle une soirée passée à la Malmaison, où nous jouâmes au
+reversis. Le général Bonaparte avait toujours les douze coeurs. Je
+ne sais comment il s'arrangeait. Je crois qu'il les reprenait dans
+ses levées. Le fait est que lorsqu'il avait le quinola, il avait une
+procession de coeurs qui empêchaient _de le forcer_. Notre ressource
+alors était de le lui faire _gorger_. Quand cela arrivait, les rires
+et les éclats joyeux étaient aussi éclatants que ceux d'une troupe
+d'écoliers. Le premier Consul lui-même n'était certes pas en reste,
+et montrait peut-être même plus de contentement qu'aucune de nous,
+bien que la plus âgée n'eût pas plus de dix-huit ans à cette époque.
+
+On voit comment était formé ce qu'on appelait alors _le salon_ de la
+Malmaison, et la société du premier Consul et de madame Bonaparte.
+Un an plus tard, cette société fut plus étendue. Duroc se maria,
+et ce fut une femme de plus dans l'intimité de madame Bonaparte,
+quoiqu'elle ne l'aimât pas beaucoup. La maréchale Ney vint ensuite,
+mais elle c'était différent, tout le monde l'aimait. Elle était
+bonne et agréable... Pendant cette année de 1802, on fut encore à la
+Malmaison, quoiqu'on pensât déjà à Saint-Cloud. On s'amusait encore
+à la Malmaison. Le premier Consul aimait à voir beaucoup de jeunes
+et riants visages autour de lui; et quelque ennui que cette volonté
+causât à madame Bonaparte, il lui en fallut passer par là, et, qui
+plus est, il fallut dîner souvent en plein air. Il était assez égal
+à nos figures de dix-huit ans de braver le grand jour et le soleil;
+mais Joséphine n'aimait pas cela. Quelquefois aussi, après le dîner,
+lorsque le temps était beau, le premier Consul jouait aux barres avec
+nous. Eh bien! dans ce jeu il _trichait_ encore... et il nous faisait
+très-bien tomber, lorsque nous étions au moment de l'attraper, ce qui
+était surtout facile à sa belle-fille Hortense, qui courait comme
+une biche. Une des grandes joies de ces récréations pour Napoléon,
+c'était de nous voir courir sous les arbres, habillées de blanc. Rien
+ne le touchait comme une femme portant avec grâce une robe blanche...
+Joséphine, qui savait cela, portait presque toujours des robes de
+mousseline de l'Inde... En général, _l'uniforme_ des femmes, à la
+Malmaison, était une robe blanche.
+
+Napoléon aimait avec passion le séjour de la Malmaison...[20] Aussi
+l'a-t-il toujours affectionnée au point d'en faire le but positif de
+ses promenades de distraction jusqu'au moment du divorce... Vers la
+fin du printemps de 1802, il fut s'établir à Saint-Cloud.
+
+[Note 20: Cela seul aurait dû rendre la Malmaison un lieu consacré
+pour la France... Mais son intérêt devrait au moins éveiller sa
+reconnaissance. Ne sait-on pas que c'est à la Malmaison que la
+plupart de ces plans gigantesques, dont l'exécution nous transporte
+d'admiration aujourd'hui, ont été conçus et tracés, lorsque Napoléon,
+dont la France était la maîtresse adorée, voulait la rendre la plus
+puissante et la plus belle entre les nations de l'univers?--Ces
+quais, ces marchés, ces monuments, ces arcs de triomphe, qui donc a
+décrété qu'ils seraient élevés, qu'ils seraient bâtis?--C'est lui...
+Ces rues si larges, ces places, ces promenades, qui donc a dit que le
+cordeau les tracerait? Toujours lui... oh! nous sommes ingrats!...]
+
+«Les Tuileries sont une véritable prison, disait-il, on ne peut même
+prendre l'air à une fenêtre sans devenir l'objet de l'attention de
+trois mille personnes.»
+
+Souvent il descendait dans le jardin des Tuileries, mais après la
+fermeture des portes.
+
+Avant d'aller à Saint-Cloud, et immédiatement après l'événement que
+je viens de rapporter, les carrières de Nanterre furent fermées.
+Je n'ai jamais su si la police avait trouvé les hommes qui avaient
+arrêté notre voiture.
+
+Le salon de Saint-Cloud, aussitôt qu'il fut ouvert, fut un salon
+de souverain. Napoléon préluda dans cette maison de rois à une
+souveraineté plus positive qu'au consulat à vie. Mais ce ne fut
+pas à Saint-Cloud qu'il se fixa d'abord. Il ne pouvait quitter
+cette Malmaison, où il avait été le plus glorieux, le plus grand
+des hommes!... Il fit réparer le chemin de traverse qui mène de
+Saint-Cloud à la Malmaison, pour pouvoir y aller dès qu'il lui
+en prendrait fantaisie. Nous continuâmes à jouer la comédie à la
+Malmaison, et nous y passâmes encore de beaux jours. Mais dès lors la
+république n'était plus qu'une fiction, et le Consulat une ombre pour
+couvrir une clarté qui bientôt devait être lumineuse, ou plutôt le
+Consulat n'était plus qu'un souvenir historique.
+
+Une particularité assez frappante, parce qu'elle eut lieu dans un
+temps où Bonaparte ne proclamait pas ses intentions, ce fut l'ordre
+qu'il donna, le lendemain de son arrivée aux Tuileries[21], d'abattre
+les deux arbres de la liberté qui étaient plantés dans la cour. Ces
+arbres n'étaient plus un symbole, à la vérité; ils n'étaient plus que
+des simulacres, et Bonaparte le savait bien.
+
+[Note 21: 30 pluviôse an VIII.]
+
+Le consulat à vie montra de suite tout l'avenir.
+
+Je vis arriver dans le salon de Saint-Cloud plusieurs personnes qui
+n'étaient pas à la Malmaison. Dans ce nombre était la duchesse de
+Raguse, alors madame Marmont. Elle avait été longtemps en Italie
+avec son mari qui commandait l'artillerie de l'armée. Elle était
+charmante, alors, non seulement par sa jolie et gracieuse figure,
+mais par son esprit fin, gai, profond et propre à toutes les
+conversations. Quoique plus âgée que moi de quelques années, elle
+était encore fort jeune à cette époque, et surtout fort jolie.
+
+Une nouvelle mariée vint aussi augmenter le nombre des jeunes et
+jolies femmes de la cour de madame Bonaparte: ce fut madame Duchatel.
+Charmante et toute grâce, toute douceur, ayant à la fois un joli
+visage, une tournure élégante, madame Duchatel fit beaucoup d'effet.
+Il y avait surtout un charme irrésistible dans le regard prolongé
+de son grand oeil bleu foncé, à double paupière: son sourire était
+fin et doux, et disait avec esprit toute une phrase dans un simple
+mouvement de ses lèvres, car il était en accord avec son regard;
+avantage si rare dans la physionomie et si précieux dans celle d'une
+femme. Son esprit était également celui qu'on voulait trouver dans
+une personne comme madame Duchatel.. En la voyant, je désirai d'abord
+me lier avec elle. Elle eut pour moi le même sentiment; et, depuis ce
+temps, je lui suis demeurée invariablement attachée par affection et
+par attrait. Elle me rappelait, à cette époque où elle parut à notre
+cour, ce que je me figurais d'une de ces femmes du siècle de Louis
+XIV, tout esprit et toute grâce. Je ne m'étais pas trompée.
+
+Dans ce même temps, où tous les yeux étaient fixés sur cette cour
+consulaire qui se formait déjà visiblement, il survint un événement
+qui arrêta définitivement la pensée de ceux qui pouvaient encore
+douter: ce fut le mariage de madame Leclerc avec le prince Camille
+Borghèse. Elle était ravissante de beauté, c'est vrai; mais le
+prince Borghèse était jeune et joli garçon; on ne savait pas encore
+l'étendue de sa nullité; et deux millions de rente, le titre de
+princesse, furent comme une sorte d'annonce pour ceux qui voulaient
+savoir où allait le premier Consul.
+
+J'avais vu la princesse, avec laquelle j'étais intimement liée, ainsi
+que ma mère, la veille du jour où elle devait faire _sa visite de
+noce_ à Saint-Cloud. Elle détestait sa belle-soeur... mais la bonne
+petite âme n'était pas, au reste, plus aimante pour ses soeurs. Aussi
+quelle douce joie elle éprouvait en faisant la revue de sa toilette
+du lendemain...
+
+«Mon Dieu! lui disais-je, vous êtes si jolie!... Voilà votre
+véritable motif de joie, voilà où vous les dominez toutes, voilà le
+vrai triomphe.»
+
+Mais elle n'entendait rien; et le lendemain, elle voulut écraser sa
+belle-soeur surtout, car c'était sur elle que sa haine portait plus
+spécialement: Hortense et sa soeur Caroline n'arrivaient qu'après.
+Quant à Élisa...
+
+«Oh! pour celle-là, disait-elle plaisamment, lorsque j'aurai la folie
+d'en être jalouse, je n'aurai qu'à lui demander de jouer Alzire,
+comme elle nous a fait le plaisir de le faire à Neuilly, et tout ira
+bien.[22]»
+
+[Note 22: Cette représentation à laquelle elle faisait allusion avait
+eu lieu en effet à Neuilly, dans une maison où logeait Lucien et
+qu'on appelait alors la Folie de Saint-James... Lucien faisait Zamore
+et madame Bacciochi Alzire. On ne peut se figurer la tournure qu'elle
+avait avec cette couronne de plumes _et le reste_. Mais ce n'était
+rien auprès de la traduction et des gestes; aussi le premier Consul,
+qui était venu accompagné de _la troupe_ de la Malmaison qui était
+rivale de celle de Neuilly, dit-il à son frère et à sa soeur, après
+la représentation, qu'ils avaient _parodié Alzire_ à merveille.]
+
+Je me rendis à Saint-Cloud le même soir pour connaître la manière de
+penser des deux camps. À peine fus-je arrivé que madame Bonaparte
+vint à moi:
+
+--«Eh bien! avez-vous vu la nouvelle princesse? on dit qu'elle est
+radieuse!
+
+--Ah! vous savez, madame, combien elle est jolie; c'est un être idéal
+de beauté.
+
+--Oh! mon Dieu! cela est tellement connu maintenant que la chose
+commence à paraître moins frappante.
+
+--On ne se lasse jamais d'un beau tableau, madame; ni de la vue d'un
+chef-d'oeuvre! jugez lorsqu'il est animé!»
+
+Madame Bonaparte n'avait aucun fiel; et si elle montrait tant
+d'aigreur contre sa belle-soeur, ce n'était pas par envie; c'était
+comme une habitude défensive et elle savait fort bien que madame
+Leclerc n'était vulnérable que dans sa beauté; elle ne continua
+donc pas la conversation presque hostile commencée entre nous: elle
+connaissait d'ailleurs l'intimité qui existait entre nous et combien
+ma mère aimait madame Leclerc; elle fut donc à merveille avec moi,
+et loin de me montrer de l'humeur elle m'engagea à dîner pour le
+lendemain.
+
+--«Car c'est demain qu'elle doit faire _ici sa visite officielle_, me
+dit madame Bonaparte... Je présume qu'elle se dispose à nous arriver
+aussi resplendissante que possible... Savez-vous comment elle sera
+mise, madame Junot, poursuivit-elle en s'adressant directement à moi.»
+
+Je le savais; mais madame Borghèse ne m'aurait pas pardonné d'avoir
+trahi un tel secret: je répondis négativement, et madame Bonaparte,
+qui avait fait la question avec nonchalance comme n'y attachant
+aucune importance, ne voulut pas insister, quelque persuadée qu'elle
+fût que j'en étais instruite.
+
+En arrivant le lendemain à Saint-Cloud, je fus frappée de la
+simplicité de la toilette de madame Bonaparte; mais cette simplicité
+était elle-même un grand art... On sait que Joséphine avait une
+taille et une tournure ravissantes; à cet égard elle pouvait lutter,
+et même avec succès, contre sa belle-soeur qui n'avait pas une grâce
+aussi parfaite qu'elle dans tous ses mouvements... Connaissant
+donc tous ses avantages, Joséphine en usa pour disputer au moins
+la victoire à celle qui ne redoutait personne en ce monde pour sa
+beauté, aussitôt qu'elle paraissait et montrait son adorable visage.
+
+Madame Bonaparte portait ce jour-là, quoiqu'on fût en hiver, une robe
+de mousseline de l'Inde, que son bon goût lui faisait faire, dès
+cette époque, beaucoup plus ample de la jupe qu'on ne faisait alors
+les robes, pour qu'elle formât plus de gros plis. Au bas était une
+petite bordure large comme le doigt en lame d'or et figurant comme un
+petit ruisseau d'or. Le corsage, drapé à gros plis sur sa poitrine,
+était arrêté sur les épaules par deux têtes de lion en or émaillées
+de noir autour... La ceinture, formée d'une bandelette brodée comme
+la bordure, était fermée sur le devant par une agrafe comme les
+têtes en or émaillées qui étaient aux épaules... Les manches étaient
+courtes, froncées et à poignets comme on en portait dans ce temps-là,
+et le poignet ouvert sur le bras était retenu par deux petits
+boutons semblables aux agrafes de la ceinture. Les bras étaient nus:
+Joséphine les avait très-beaux, surtout le haut du bras.
+
+Sa coiffure était ravissante. Elle ressemblait à celle d'un camée
+antique. Ses cheveux, relevés sur le haut de la tête, étaient
+contenus dans un réseau de chaînes d'or dont chaque carreau était
+marqué comme on en voit aux bustes romains, et était fait par une
+petite rosace en or émaillée de noir. Ce réseau à la manière antique
+venait se rejoindre sur le devant de la tête et fermait avec une
+sorte de camée en or émaillé de noir comme le reste. À son cou était
+un serpent en or dont les écailles étaient imitées par de l'émail
+noir; les bracelets pareils, ainsi que les boucles d'oreilles.
+
+Lorsque je vis madame Bonaparte, je ne pus m'empêcher de lui dire
+combien elle était charmante avec ce nuage vaporeux formé par cette
+mousseline[23], que bien certainement Juvénal eût appelée _une robe
+de brouillard_ à plus juste titre que celles de ses dames romaines...
+Et puis, cette parure lui allait admirablement... Voilà comment
+Joséphine a mérité sa réputation de femme parfaitement élégante:
+c'est en adaptant la mode à la convenance de sa personne. Ici elle
+avait songé à tout!... même à l'ameublement du grand salon de Saint
+Cloud, qui alors était bleu et or, et allait ainsi très-bien avec
+cette mousseline neigeuse et cet or qui tous deux s'harmoniaient
+parfaitement ensemble.
+
+[Note 23: Je ne vois plus de ces mousselines dont je parle; les
+pièces n'avaient que huit aunes, et la mousseline était si fine et
+si claire que dans l'Inde on est obligé de la travailler dans l'eau
+pour que les fils ne cassent pas. Le prix de ces mousselines était
+exorbitant: je crois que la pièce de huit aunes revenait à six cents
+francs.]
+
+Aussitôt que le premier Consul entra dans le salon, où il arrivait
+alors presque toujours, par le balcon circulaire, au moment où
+l'on s'y attendait le moins, il fut frappé comme moi de l'ensemble
+vraiment charmant de Joséphine. Aussi fut-il à elle aussitôt, et la
+prenant par les deux mains, il la conduisit devant la glace de la
+cheminée pour la voir en même temps de tous côtés, et l'embrassant
+sur l'épaule et sur le front, car il ne pouvait encore se défaire
+de cette habitude bourgeoise, il lui dit: «Ah! çà, Joséphine, je
+serai jaloux! Vous avez des projets! Pourquoi donc es-tu si belle
+aujourd'hui?
+
+--Je sais que tu aimes que je sois en blanc... et j'ai mis une robe
+blanche: voilà tout.
+
+--Eh bien! si c'est pour me plaire, tu as réussi.»
+
+Et il l'embrassa encore une fois.
+
+--«Avez-vous vu la nouvelle princesse?» me demanda le premier Consul
+à dîner.
+
+Je répondis affirmativement, et j'ajoutai qu'elle devait venir le
+soir même pour faire sa visite de noce à madame Bonaparte et lui être
+présentée par son mari.
+
+--«Mais c'est chose faite, dit le premier Consul... D'ailleurs
+Joséphine est sa belle-soeur.
+
+--Oui, général, mais elle est aussi femme du premier magistrat de la
+France.
+
+--Ah! ah! c'est donc comme étiquette que cette visite a lieu? et qui
+donc en a tant appris à Paulette? ce n'est pas le prince Borghèse.»
+
+Il dit ce mot avec une expression qui traduisait l'opinion qu'il
+s'était déjà formée de cet homme, qui, tout prince qu'il était,
+montrait plus de vulgarité qu'aucun _transtévérin_ de Rome[24].
+
+[Note 24: Les Transtévérins ou hommes au-delà du Tibre sont
+très-beaux, mais tout à fait communs. C'est dans les Transtévérines
+que les peintres retrouvent encore les vraies madones de Raphaël.]
+
+--«Ce n'est pas Paulette qui d'elle-même aura eu cette pensée...» Il
+se tourna alors vers moi.
+
+«Je suis sûr que c'est chez votre mère qu'on lui a dit cela?»
+
+C'était vrai. C'était madame de Bouillé[25] qui le lui avait dit.
+J'en convins, et la nommai au premier Consul...
+
+[Note 25: Mère de madame de Contades. Elle entendait à ravir tout
+ce qui tenait à l'étiquette de la cour. J'ai rapporté ce fait pour
+montrer à quel point Bonaparte attachait de l'importance à ces sortes
+de choses.]
+
+--«J'en étais sûr,» répéta-t-il avec un accent de satisfaction qui
+disait que certainement il aurait recours à cette noblesse, qu'il
+n'aimait pas comme homme d'État, mais dont il ne pouvait se refuser
+à reconnaître la nécessaire influence dans une société élégante, et
+surtout dans une cour.
+
+Quoiqu'on demeurât beaucoup plus de temps à table depuis qu'on y
+était servi avec tout le luxe royal, il était à peine huit heures
+lorsqu'on en sortit. Le premier Consul se promena quelque temps en
+attendant sa soeur qu'il voulait voir arriver dans toute sa gloire de
+princesse et de jolie femme; mais à huit heures et demie il perdit
+patience et s'en fut travailler dans son cabinet.
+
+Madame Borghèse avait préparé son entrée pour produire de l'effet.
+Redoutant l'inégalité de son frère, qui souvent se mettait à table à
+huit heures et demie, elle ne voulut prudemment arriver qu'à neuf
+heures passées, ce qui lui fit manquer le premier Consul.
+
+Elle avait voulu frapper depuis le vestibule jusqu'au salon, tous
+deux inclusivement. Elle était venue dans une magnifique voiture
+chargée des armoiries des Borghèses: cette voiture, attelée de six
+chevaux, avait trois laquais portant des torches... un piqueur en
+avant et un garçon d'attelage en arrière, l'un et l'autre ayant aussi
+une torche, complétaient cette magnificence encore fort inconnue, en
+France, pour la génération alors au pouvoir.
+
+Lorsque le prince et la princesse arrivèrent à la porte du salon
+consulaire, l'huissier, préludant à l'Empire, ouvrit les deux
+battants et dit à haute voix:
+
+«_Monseigneur_ le prince et madame la princesse Borghèse.»
+
+Nous nous levâmes toutes à l'instant. Joséphine se leva aussi; mais
+elle demeura immobile devant son fauteuil et laissa la princesse
+avancer jusqu'à elle et traverser ainsi une grande partie du salon.
+Mais la chose lui fut plutôt agréable qu'autrement, par une raison
+que je dirai plus tard, et à laquelle on ne s'attend guère.
+
+Elle était en effet _resplendissante_, comme elle l'avait annoncé:
+sa robe était d'un magnifique velours vert, mais d'un vert doux
+et point tranchant. Le devant de cette robe et le tour de la jupe
+étaient brodés en diamants, non pas en _strass_, mais en _vrais_
+diamants, et les plus beaux qu'on pût voir[26]. Le corsage et les
+manches en étaient également couverts, ainsi que ses bras et son cou.
+Sur sa tête était un magnifique diadème où les plus belles émeraudes
+que j'aie jamais vues étaient entourées de diamants; enfin, pour
+compléter cette magnifique parure, la princesse avait au côté un
+bouquet composé de poires d'émeraudes et de poires en perles d'un
+prix inestimable. Maintenant, qu'on se figure l'être fantastique
+de beauté qui était au milieu de toutes ces merveilles, et on aura
+une imparfaite idée encore de la princesse Borghèse entrant dans le
+salon de Saint-Cloud le soir de _sa présentation_, comme elle-même le
+disait!
+
+[Note 26: _Le trésor_ de la famille Borghèse, comme eux-mêmes
+l'appelaient, était estimé plus de trois millions. Madame Leclerc
+avait déjà de beaux diamants à elle en propre, et le prince Borghèse
+avait ajouté pour plus de trois cent mille francs à ceux de sa
+famille pour ce mariage.]
+
+
+
+Je connaissais et la toilette, et les trésors, et la beauté;
+cependant, je l'avoue, je fus moi-même surprise par l'effet que
+produisit la princesse à son entrée dans le salon. Quant à son mari,
+il fut là ce qu'il fut toujours depuis, le premier chambellan de sa
+femme...
+
+Joséphine, après le premier moment d'étonnement causé par cette
+profusion de pierreries qui ruisselaient sur les vêtements de sa
+belle-soeur, se remit, et la conversation devint générale. On servit
+des glaces, et alors il y eut un mouvement.
+
+--«Eh bien! me dit la Princesse, comment me trouvez-vous?
+
+--Ravissante! et jamais on ne fut si jolie avec autant de
+magnificence.
+
+
+LA PRINCESSE.
+
+En vérité!
+
+
+MADAME JUNOT.
+
+C'est très-vrai.
+
+
+LA PRINCESSE.
+
+Vous m'aimez, et vous me gâtez...
+
+
+MADAME JUNOT.
+
+Vous êtes enfant!... Mais, dites-moi pourquoi vous êtes venue si tard?
+
+
+LA PRINCESSE.
+
+Vraiment, je l'ai fait exprès!... je ne voulais pas vous trouver à
+table. Il m'est bien égal de n'avoir pas vu mon frère!... C'était
+_elle_, que je voulais trouver et désespérer... Laurette, Laurette!
+Regardez donc comme elle est bouleversée!... oh! que je suis contente!
+
+
+MADAME JUNOT.
+
+Prenez garde, on peut vous entendre.
+
+
+LA PRINCESSE.
+
+Que m'importe! je ne l'aime pas!... Tout à l'heure elle a cru me
+faire une chose désagréable en me faisant traverser le salon; eh
+bien! elle m'a charmée.
+
+
+MADAME JUNOT.
+
+Et pourquoi donc?
+
+
+LA PRINCESSE.
+
+Parce que la queue de ma robe ne se serait pas déployée, si elle
+était venue au-devant de moi, tandis qu'elle a été admirée en son
+entier.
+
+Je ne pus retenir un éclat de rire; mais la Princesse n'en fut pas
+blessée. Ce soir-là on aurait pu tout lui dire, excepté qu'elle était
+laide...
+
+
+LA PRINCESSE, regardant sa belle-soeur.
+
+Elle est bien mise, après tout!... Ce blanc et or fait admirablement
+sur ce velours bleu...
+
+Tout à coup la Princesse s'arrête... une pensée semble la saisir;
+elle jette les yeux alternativement sur sa robe et sur celle de
+madame Bonaparte.
+
+
+LA PRINCESSE, soupirant profondément.
+
+Ah, mon Dieu! mon Dieu!
+
+
+MADAME JUNOT.
+
+Qu'est-ce donc?
+
+
+LA PRINCESSE.
+
+Comment n'ai-je pas songé à la couleur du meuble de salon!... Et
+vous, vous, Laurette... vous, qui êtes mon amie, que j'aime comme ma
+soeur (ce qui ne disait pas beaucoup), comment ne me prévenez-vous
+pas?
+
+
+MADAME JUNOT.
+
+Eh! de quoi donc, encore une fois! que le meuble du salon de
+Saint-Cloud est bleu? Mais vous le saviez aussi bien que moi.
+
+
+LA PRINCESSE.
+
+Sans doute; mais dans un pareil moment on est troublée, on ne sait
+plus ce qu'on savait; et voilà ce qui m'arrive... J'ai mis une robe
+verte pour venir m'asseoir dans un fauteuil bleu!
+
+Non, les années s'écouleront et amèneront l'oubli, que je ne perdrai
+jamais de vue la physionomie de la Princesse en prononçant ces
+paroles... Et puis l'accent, l'accent désolé, contrit... C'était
+admirable!
+
+
+LA PRINCESSE.
+
+Je suis sûre que je dois être hideuse! Ce vert et ce bleu... Comment
+appelle-t-on ce ruban[27]? _Préjugé vaincu!..._ Je dois être bien
+laide, n'est-ce pas?
+
+[Note 27: Dans les premiers moments de la Révolution, on fit un ruban
+où des raies vertes et bleues se mélangeaient.]
+
+
+MADAME JUNOT.
+
+Vous êtes charmante! Quelle idée allez-vous vous mettre en tête!
+
+
+LA PRINCESSE.
+
+Non, non, je dois être horrible! le reflet de ces deux couleurs doit
+me tuer. Voulez-vous revenir avec moi à Paris, Laurette?
+
+
+MADAME JUNOT.
+
+Merci! j'ai ma voiture. Et vous, votre mari...
+
+
+LA PRINCESSE.
+
+C'est-à-dire que je suis toute seule.
+
+
+MADAME JUNOT.
+
+Comment? et votre lune de miel ne fait que commencer.
+
+
+LA PRINCESSE, haussant les épaules.
+
+Quelles sottises me dites-vous là, chère amie! Une lune de miel avec
+cet IMBÉCILE-LA!... Mais vous voulez rire probablement?
+
+
+MADAME JUNOT.
+
+Point du tout, je le croyais; c'était une erreur seulement, mais
+pas une sottise... Et puisque je ne dérangerai pas un tête-à-tête,
+j'accepte, pour être avec vous d'abord, et puis pour juger si, en
+effet tout espoir de lune de miel est perdu.
+
+ * * * * *
+
+La Princesse se leva alors majestueusement, et fut droit à madame
+Bonaparte pour prendre congé d'elle; les deux belles-soeurs
+s'embrassèrent en souriant!... Judas n'avait jamais été si bien
+représenté.
+
+Mais ce fut en regagnant sa voiture que la princesse fut vraiment un
+type particulier à étudier... Elle ralentit sa marche lorsqu'elle
+fut arrivée sur le premier palier du grand escalier, et traversa la
+longue haie formée par tous les domestiques et même les valets de
+pied du château avec une gravité royale toute comique; mais ce qu'on
+ne peut rendre, c'est le balancement du corps, les mouvements de
+la tête, le clignement des yeux, toute l'attitude de la personne.
+Elle marchait seule en avant; son mari suivait, ayant la grotesque
+tournure que nous lui avons connue, malgré sa jolie figure. Il avait
+un habit de je ne sais quelle couleur et quelle forme, qu'il portait
+à la Cour du Pape; et, comme l'épée n'était pas un meuble fort en
+usage à la Cour papale, il s'embarrassait dans la sienne, et finit
+par tomber sur le nez en montant en voiture. Le retour fut rempli par
+de continuelles doléances de la Princesse sur son chagrin d'avoir mis
+une robe verte dans un salon bleu.
+
+Le lendemain nous nous trouvâmes chez ma mère, qui voulait avoir
+des détails sur la présentation, et avec qui _Paulette_ n'osait pas
+encore faire la princesse.
+
+--«Ainsi donc, dit-elle à la Princesse, tu étais bien charmante!»
+
+Et elle la baisait au front avec ces caresses de mère qu'on ne donne
+qu'à une fille chérie.
+
+--«Oh! maman Panoria[28], demandez à Laurette.»
+
+[Note 28: Nom d'amitié qu'elle donnait à ma mère. Ce nom de Panoria
+qui, au fait, était celui de ma mère, en grec signifie la plus
+belle.]
+
+Je certifiai de la vérité de la chose... Ma mère sourit avec autant
+de joie que pour mon triomphe.
+
+--«Mais, dit ma mère, il faut maintenant faire la princesse
+avec dignité et surtout convenance, Paulette; et quand je dis
+_convenance_, j'entends politesse. Tu es enfant gâtée, nous savons
+cela. Ainsi, par exemple, chère enfant, vous ne rendez pas de visite;
+cela n'est pas bien. Je ne me plains pas, moi, puisque vous êtes tous
+les jours chez moi, mais d'autres s'en plaignent.»
+
+La Princesse prit un air boudeur. Ma mère n'eut pas l'air de s'en
+apercevoir, et continua son sermon jusqu'au moment où madame de
+Bouillé et madame de Caseaux entrèrent dans le salon. On leur soumit
+la question, et la réponse fut conforme aux conclusions de ma mère.
+
+--«Vous voilà une grande dame, lui dirent-elles, _par votre alliance
+avec le prince Borghèse_. Il faut donc être ce qu'étaient les grandes
+dames de la Cour de France. Ce qui les distinguait était surtout
+une extrême politesse. Ainsi donc, rendre les visites qu'on vous
+fait, reconduire avec des degrés d'égards pour le rang de celles qui
+vous viennent voir; ne jamais passer la première lorsque vous vous
+trouvez à la porte d'un salon avec une femme, votre égale ou votre
+supérieure, ou plus âgée que vous; ne jamais monter dans votre
+voiture avant la femme qui est avec vous, à moins que ce ne soit une
+dame de compagnie; ne pas oublier de placer chacun selon son rang
+dans votre salon et à votre table; offrir aux femmes qui sont auprès
+du Prince, deux ou trois fois, des choses à votre portée pendant
+le dîner; être prévenante avec dignité; enfin, voilà votre code de
+politesse à suivre, si vous voulez vous placer dans le monde.»
+
+Au moment où ces dames parlèrent de ne pas monter la première dans la
+voiture, je souris; ma mère, qui vit ce sourire, dit à Paulette:
+
+--«Est-ce que, lorsque tu conduis Laurette dans ta voiture, tu montes
+avant elle?»
+
+La Princesse rougit.
+
+--«Est-ce que hier, poursuivit ma mère plus vivement, cela serait
+surtout arrivé?»
+
+La Princesse me regarda d'un air suppliant; elle craignait beaucoup
+ma mère, tout en l'aimant.
+
+--«Non, non, m'empressai-je de dire; la princesse m'a fait la
+politesse de m'offrir de monter avant elle.
+
+--C'est que, voyez-vous, dit ma mère, ce serait beaucoup plus sérieux
+hier qu'un autre jour. Ma fille et vous, Paulette, vous avez été,
+comme vous l'êtes encore, presque égales dans mon coeur, comme vous
+l'êtes dans le coeur de l'excellente madame Lætitia. Vous êtes donc
+soeurs, pour ainsi dire, et soeurs par affection. Je ne puis donc
+supporter la pensée qu'un jour Paulette oubliera cette affection,
+parce qu'on l'appelle Princesse et qu'elle a de beaux diamants et
+tout le luxe d'une nouvelle existence. Mais cela n'a pas été... tout
+est donc au mieux.
+
+--Mais, reprit doucement Paulette en se penchant sur ma mère et
+s'appuyant sur son épaule, je suis soeur du premier Consul!... je
+suis...
+
+--Quoi! qu'est-ce que soeur du premier Consul?... Qu'est-ce que la
+soeur de Barras était pour nous?
+
+--Mais ce n'est pas la même chose, maman Panoria!
+
+--Absolument de même pour ce qui concerne l'étiquette. Ton frère a
+une dignité temporaire; elle lui est personnelle; et même, pour le
+dire en passant, elle ne devrait pas lui donner le droit de prendre
+la licence de ne rendre aucune visite. Il est venu au bal que j'ai
+donné pour le mariage de ma fille, et _il ne s'est pas fait écrire
+chez moi_.»
+
+J'ai mis avec détail cette conversation pour faire juger de l'état où
+était la société en France, à cette époque: d'un côté, elle montrait
+et observait toujours cette extrême politesse, cette observance
+exacte des moindres devoirs; de l'autre, un oubli entier de ces mêmes
+détails dont se forme l'existence du monde, et la volonté de les
+connaître et de les mettre en pratique. On voit que ma mère, malgré
+toutes les secousses révolutionnaires par lesquelles la société
+avait été ébranlée, s'étonne que le général Bonaparte, même après
+les victoires d'Italie, d'Égypte et de Marengo, sa haute position
+politique, ne se _fût pas fait écrire chez elle_, après y avoir passé
+la soirée.
+
+--«Mais il est bien grand, lui disait Albert, pour la calmer
+là-dessus.
+
+--Eh bien! qu'importe? Le maréchal de Saxe était bien grand aussi...
+et il faisait des visites[29].»
+
+[Note 29: Ma mère avait connu l'Empereur tellement enfant, que, pour
+elle, la gloire du vainqueur de l'Italie et la haute position du
+premier magistrat de la république n'étaient pas aussi éblouissantes
+que pour les autres. Je me suis souvent demandé, connaissant sa
+manière de voir et son opinion très-tranchée pour un autre ordre de
+choses, comment elle aurait pris l'Empire.]
+
+La société de Paris, au moment de la transition de l'état
+révolutionnaire, c'est-à-dire de la République à l'Empire, était
+donc divisée, comme on le voit, et sans qu'aucune des diverses
+parties prît le chemin de se rejoindre à l'autre. Ce qui contribuait
+à maintenir cet état était le défaut de maisons où l'on reçût
+habituellement. On le voyait, mais peu, dans la Cour consulaire;
+toutes les femmes étaient jeunes, et beaucoup hors d'état d'être
+maîtresses de maison autrement que pour en diriger le matériel. On
+allait à Tivoli voir le feu d'artifice et se promener dans ses jolis
+jardins; on allait beaucoup au spectacle; on se donnait de grands
+dîners, pour copier la Cour consulaire, où les invitations allaient
+par trois cents les quintidis; on allait au pavillon d'Hanovre, à
+Frascati, prendre des glaces en sortant de l'Opéra, tout cela avec
+un grand luxe de toilette et sans que l'on y prît garde encore; on
+allait à des concerts où chantait Garat, qui alors _faisait fureur_,
+et la vie habituelle se passait ainsi. Mais la société ne fut pas
+longtemps dans cet état de suspension. 1804 vit arriver l'Empire;
+et, du moment où il fut déclaré, un nouveau jour brilla sur toute la
+France; tout y fut grand et beau; rien ne fut hors de sa place, et
+l'ordonnance de chaque chose fut toujours ce qu'elle devait être.
+
+
+
+
+DEUXIÈME PARTIE.
+
+L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE.
+
+
+C'était le 2 décembre 1809; l'anniversaire du couronnement et de
+la bataille d'Austerlitz devait être célébré magnifiquement à
+l'Hôtel-de-Ville. L'Empereur avait accepté le banquet d'usage, et
+la liste soumise à sa sanction par le maréchal Duroc, à qui je la
+remettais après l'avoir reçue de Frochot, avait été arrêtée; et tous
+les ordres donnés pour la fête, qui fut, ce qu'elle avait toujours
+été et ce qu'elle est encore à l'Hôtel-de-Ville, digne de la grande
+cité qui l'offre à son souverain.
+
+Quelques jours avant, l'archi-chancelier, qui ne faisait guère de
+visites, me fit l'honneur de me venir voir. J'étais alors fort
+souffrante d'un mal de poitrine qui n'eut heureusement aucune suite,
+mais qui alors me rendait fort malade. Je crachais beaucoup de sang,
+et j'avais peur de ne pouvoir aller à l'Hôtel-de-Ville pour remplir
+mon devoir. L'archi-chancelier était soucieux. Je lui parlai des
+bruits de divorce... Le Prince me répondit d'abord avec ambiguïté, et
+puis finit par me dire qu'il le croyait _sûr_.
+
+--«Ah, mon Dieu! m'écriai-je, et quelle époque fixez-vous à cette
+catastrophe? car je regarde la chose comme un malheur, surtout si
+l'Empereur épouse une princesse étrangère...
+
+--C'est ce que je lui ai dit.
+
+--Vous avez eu ce courage, monseigneur?...
+
+--Oui, certes; je regarde le bonheur de la France comme intéressé
+dans cette grande question.
+
+--Et l'Impératrice, comment a-t-elle reçu cette nouvelle?...
+
+--Elle ne fait encore que la pressentir; mais il y a quelqu'un qui
+prendra soin qu'elle soit instruite...»
+
+Je regardai l'archi-chancelier comme pour lui demander un nom; mais
+avec sa circonspection ordinaire, et déjà presque fâché d'avoir
+été si loin, il porta son regard ailleurs que sur les miens, et
+changea d'entretien. Ce ne fut que longtemps après que j'acquis la
+connaissance de ce qui avait motivé ses paroles en ce moment de crise
+où chacun craignait pour soi la colère terrible de l'Empereur.
+
+Soit qu'il fût excité par les femmes de la famille impériale, qui
+ne savaient pas ce qu'elles faisaient lorsqu'elles voulaient changer
+de belle-soeur; soit qu'il voulût malgré l'Empereur pénétrer dans
+son secret, se rendre nécessaire, et forcer sa confiance, il est
+certain que Fouché avait pénétré jusqu'à l'Impératrice, et lui avait
+apporté de ces consolations perfides, qui font plus de mal qu'elles
+ne laissent de douceur après elles. Mais le genre d'émotion convenait
+à Joséphine; elle était femme et créole! deux motifs pour aimer les
+pleurs et les évanouissements. Malheureusement pour elle et son
+bonheur, Napoléon était un homme, et un grand homme... deux natures
+qui font repousser les larmes et les plaintes: Joséphine souffrait,
+et Joséphine se plaignait; il est vrai que cette plainte était bien
+douce, mais elle était quotidienne et même continuelle, et l'Empereur
+commençait à ne pouvoir soutenir un aussi lourd fardeau.
+
+À chaque marque nouvelle d'indifférence, l'Impératrice pleurait
+encore plus amèrement. Le lendemain, sa plainte était plus amère, et
+Napoléon, chaque jour plus aigri, en vint à ne plus vouloir supporter
+une scène qu'il ne cherchait pas, mais qu'on venait lui apporter.
+
+Un jour l'Impératrice, après avoir écouté les rapports de madame
+de L..., de madame de Th..., de madame de L..., de madame Sa..., et
+d'une foule de femmes en sous-ordre, avec lesquelles surtout elle
+aimait malheureusement à s'entretenir de ses affaires, l'impératrice
+reçut la visite de Fouché. Fouché, en apparence tout dévoué aux
+femmes de la famille impériale, leur faisait des rapports plus ou
+moins vrais, mais qu'il savait flatter leurs passions ou leurs
+intérêts. Joséphine était une proie facile à mettre sous la serre du
+vautour: aussi n'eut-il qu'à parler deux fois à l'Impératrice, et il
+eut sur elle un pouvoir presque égal à celui de ses amis, lui qui
+n'arrivait là qu'en ennemi.
+
+Il y venait envoyé par les belles-soeurs surtout, qui, poussées
+par un mauvais génie, voulaient remplacer celle qui, après tout,
+était bonne pour elles, leur donnait journellement à toutes ce qui
+pouvait leur plaire, et tâchait de conjurer une haine dont les
+marques étaient plus visibles chaque jour. Fouché, qui joignait à
+son esprit naturel et acquis dans les affaires une finesse exquise
+pour reconnaître ce qui pouvait lui servir, en avait découvert une
+mine abondante dans les intrigues du divorce. Être un des personnages
+actifs de ce grand drame lui parut une des parties les plus
+importantes de sa vie politique. Faible et facile à circonvenir, il
+comprit que Joséphine était celle qui lui serait le plus favorable:
+aussi dirigea-t-il ses batteries sur elle.
+
+Il commença par lui demander si elle connaissait les bruits de
+Paris... Joséphine, déjà fort alarmée par le changement marqué des
+manières de l'Empereur avec elle, frémit à cette question et ne
+répondit qu'en tremblant qu'elle se doutait bien d'un malheur, mais
+qu'elle n'était sûre de rien.
+
+Fouché lui dit alors que tous les salons de Paris, comme les cafés
+des faubourgs, ne retentissaient que d'une nouvelle: c'était que
+l'Empereur voulait se séparer d'elle.
+
+--«Je vous afflige, madame, lui dit Fouché; mais je ne puis vous
+céler la vérité; Votre Majesté me l'a demandée: la voilà sans
+déguisement et telle qu'elle me parvient.»
+
+Joséphine pleura.--«Que dois-je faire? dit-elle.
+
+--Ah! dit l'hypocrite, il y aurait un rôle admirable dans ce drame,
+si madame avait le courage de le prendre: son attitude serait bien
+grande et bien belle aux yeux de toute l'Europe, dont en ce moment
+elle est le point de mire.
+
+--Conseillez-moi, dit Joséphine avec anxiété...
+
+--Mais il est difficile... Il faut beaucoup de courage.
+
+--Ah! croyez que j'en ai eu beaucoup depuis deux ans!... Il m'en a
+fallu davantage pour supporter le changement de l'Empereur que je
+n'en aurai peut-être besoin pour sa perte.
+
+--Eh bien! madame, il faut le prévenir, il faut écrire au Sénat...
+Il faut vous-même demander la dissolution de ces mêmes liens que
+l'Empereur va briser à regret sans doute; mais la politique le lui
+ordonne... Soyez grande en allant au-devant[30]; le beau côté de
+l'action vous demeure, parce que le monde voit toujours ainsi le
+dévouement.»
+
+[Note 30: Ces détails sont positifs.]
+
+Étourdie par une aussi étrange proposition, Joséphine fut d'abord
+tellement étonnée qu'elle ne put répondre au duc d'Otrante; sa nature
+était trop faible; elle n'avait pas une élévation suffisante dans
+l'âme pour comprendre une obligation d'elle-même dans ce sacrifice.
+Aussi fondit-elle en larmes et ne répondit que par des gémissements
+étouffés à la proposition de Fouché.
+
+Celui-ci, désespéré de cette tempête qu'aucune parole raisonnable
+ne pouvait apaiser, essaya enfin de la calmer en lui parlant de son
+empire sur l'Empereur, de son ancien amour pour elle, amour et empire
+à lui bien connus, mais autrefois; et en faisant cette observation
+à l'Impératrice le personnage était bien aise de savoir à quoi s'en
+tenir sur l'état présent des choses... Mais Joséphine pleurait et ne
+répondait rien. C'était un enfant gâté pleurant sur un jouet brisé,
+plutôt qu'une souveraine devant un sceptre et une couronne perdus.
+Cependant Fouché n'abandonnait pas facilement la partie commencée, et
+il revint de nouveau en parlant à Joséphine de l'amour de l'Empereur
+pour elle.
+
+--«Il ne m'aime plus, dit la pauvre affligée... Il ne m'aime plus!...
+Maintenant quand il est à l'armée, il ne m'écrit plus des lettres
+brûlantes de passion comme les lettres d'Italie et d'Austerlitz. Ah!
+monsieur le duc, les temps sont bien changés!... Tenez: vous allez en
+juger.»
+
+Elle se leva, fut à un meuble en bois des Indes précieusement monté
+et formant un secrétaire tout à la fois et un lieu sûr pour y placer
+des objets précieux. Elle y prit plusieurs lettres qui ne contenaient
+que quelques lignes à peine lisibles. Le duc d'Otrante s'en empara
+aussitôt et y jetant les yeux avant que l'Impératrice les lui eût
+traduites en lui expliquant les signes hiéroglyfiques plutôt que
+les lettres qui voulaient passer pour de l'écriture, il vit qu'en
+effet l'Empereur était bien changé pour l'Impératrice. Ces lettres
+ne contenaient qu'une même phrase insignifiante par elle-même; il
+y en avait de Bayonne, d'Espagne, d'Allemagne lors de la campagne
+de Wagram... Ces dernières lettres étaient toutes récentes... J'ai
+vu, depuis, ces preuves du changement de l'Empereur, et elles me
+frappèrent avec une vive peine comme tout ce qui détruit. Je ne crois
+pas que Fouché en ait été affecté comme moi; mais il l'était d'une
+autre manière: il regardait ces lettres et relisait la même phrase
+plusieurs fois. Cet examen lui présentait, je crois, l'Empereur
+sous un nouveau jour dont, je pense, il n'avait été jamais éclairé:
+c'était l'Empereur se contraignant à faire une chose qui visiblement
+lui déplaisait, et on n'en pouvait douter en lisant ces lettres...
+
+
+«À L'IMPÉRATRICE, À BORDEAUX.
+
+ »Marac, le 21 avril 1808.
+
+»Je reçois ta lettre du 19 avril. J'ai eu hier le prince des Asturies
+et sa Cour à dîner. _Cela m'a donné bien des embarras_[31]. J'attends
+Charles IV et la reine.
+
+»Ma santé est bonne. Je suis bien établi actuellement à la campagne.
+
+»Adieu, mon amie, je reçois toujours avec plaisir de tes nouvelles.
+
+ »NAPOLÉON.»
+
+[Note 31: Que pouvait-il entendre par ces paroles? De quel embarras
+parle-t-il; il ne communiquait jamais un plan ni même un projet
+politique à Joséphine, dont il connaissait la discrétion.]
+
+
+«À L'IMPÉRATRICE, À PARIS[32].
+
+ »Burgos, le 14 novembre 1808.
+
+»Les affaires marchent ici avec une grande activité. Le temps est
+fort beau. Nous avons des succès. Ma santé est fort bonne.
+
+ »NAPOLÉON.»
+
+[Note 32: Ces lettres sont copiées sur celles _originales_, fournies
+par la reine Hortense, à qui elles sont revenues après la mort de
+l'Impératrice.]
+
+
+«À L'IMPÉRATRICE, À STRASBOURG.
+
+ »Saint-Polten, le 9 mai 1809.
+
+»Mon amie, je t'écris de Saint-Polten[33]. Demain je serai devant
+Vienne: ce sera juste un mois après le même jour où les Autrichiens
+ont passé l'Inn et violé la paix.
+
+»Ma santé est bonne, le temps est superbe et les soldats sont gais:
+il y a ici du vin.
+
+»Porte-toi bien.
+
+»Tout à toi:
+
+ »NAPOLÉON.»
+
+[Note 33: La poste avant Vienne.]
+
+
+En parcourant ces lettres, dont la suite était semblable à ce que je
+viens de citer, le duc d'Otrante sourit en son âme; car sa besogne
+lui paraissait maintenant bien faite. Il lui était démontré que
+l'Empereur voulait le divorce, et que tous les obstacles que lui-même
+paraissait y apporter n'étaient qu'une feinte à laquelle il serait
+adroit de ne pas ajouter foi par sa conduite, si on paraissait le
+faire en apparence. Joséphine suivait son regard à mesure qu'il
+parcourait ces lettres sur lesquelles elle avait elle-même souvent
+pleuré. Fouché les lui rendit en silence.
+
+--«Eh bien? lui dit-elle...
+
+--Eh bien! madame, ce que je viens de voir me donne la conviction
+entière de ce dont j'étais déjà presque sûr.»
+
+Joséphine sanglota avec un déchirement de coeur qui aurait attendri
+un autre homme que Fouché.
+
+--«Vous ne voulez pas en croire mon attachement pour vous, madame;
+et pourtant Dieu sait qu'il est réel. Eh bien! voulez-vous prendre
+conseil d'une personne qui vous est non-seulement attachée, mais qui
+peut être pour vous un excellent guide dans cette très-importante
+situation? Je l'ai vue dans le salon de service: c'est madame de
+Rémusat.
+
+--Oui! oui!... s'écria Joséphine.»
+
+Et madame de Rémusat fut appelée.
+
+C'était une femme d'un esprit et d'une âme supérieurs que madame de
+Rémusat. Lorsque Joséphine ne se conduisait que d'après ses conseils,
+tout allait bien; mais quand elle en demandait à la première personne
+venue de son service, les choses devenaient tout autres. Madame de
+Rémusat joignait ensuite à son esprit et à sa grande connaissance du
+monde un attachement réel pour l'Impératrice.
+
+En écoutant le duc d'Otrante elle pâlit, car, tout habile qu'elle
+était, elle-même fut prise par la finesse de l'homme de tous les
+temps. Elle ne put croire qu'une telle démarche fût possible de la
+part d'un ministre de l'Empereur, si l'Empereur lui-même ne l'y avait
+autorisé. Cette réflexion s'offrit à elle d'abord, et lui donna de
+vives craintes pour l'Impératrice. Fouché la comprit; et cet effet,
+qu'il ne s'était pas proposé, lui parut devoir être exploité à
+l'avantage de ce qu'il tramait.
+
+--«Ce que vous demandez à sa majesté est grave, monsieur le duc...
+Je ne puis ni lui conseiller une démarche aussi importante, ni l'en
+détourner, car je vois...»
+
+Elle n'osa pas achever sa phrase, car _ce qu'elle voyait_ était assez
+imposant pour arrêter sa parole.
+
+--«J'ai fait mon devoir de fidèle serviteur de sa majesté, dit le duc
+d'Otrante. Je la supplie de réfléchir à ce que j'ai eu l'honneur de
+lui dire: c'est à l'avantage de sa vie à venir.»
+
+Et il prit congé de l'Impératrice, en la laissant au désespoir.
+Madame de Rémusat resta longtemps auprès d'elle, tentant vainement de
+la consoler; car elle-même était convaincue que l'Empereur lui-même
+dirigeait toute cette affaire. Dès que Joséphine fut plus calme, elle
+lui demanda la permission de la quitter, pour aller, lui dit-elle,
+travailler dans son intérêt.
+
+C'était chez le duc d'Otrante qu'elle voulait se rendre.
+
+«Cet homme est bien fin, ou plutôt bien rusé, se dit-elle; mais une
+femme ayant de bonnes intentions le sera pour le moins autant que
+lui...»
+
+Mais elle acquit la preuve qu'avec un homme comme Fouché il n'y
+avait aucune prévision possible.... Et elle sortit de chez lui aussi
+embarrassée qu'en y arrivant.
+
+Cependant la position était critique; il devenait d'une grande
+importance de suivre les conseils de Fouché, si ces _conseils_
+étaient des ordres de l'Empereur. Madame de Rémusat le croyait
+fermement, et toutefois n'osait le dire à Joséphine. Celle-ci le
+sentait instinctivement, mais n'osait s'élever entre la dame du
+palais, alors son amie, et elle-même, dans ces moments de confiance
+expansive, qui étaient moins fréquents cependant depuis cette
+visite du duc d'Otrante. Car il semblait à ces deux femmes que de
+parler d'une aussi immense catastrophe, c'était admettre sa réalité
+immédiate.
+
+--«Mon Dieu! disait Joséphine, que faire? donnez-moi du courage!»
+
+Et elle pleurait.
+
+--«Madame, lui disait madame de Rémusat, que votre majesté se
+rappelle que le duc d'Otrante lui a répété souvent que l'Empereur
+n'aimait pas les scènes ni les pleurs!»
+
+Alors Joséphine n'osait plus provoquer une explication entre elle et
+l'Empereur. Un mur de glace, qui devait devenir d'airain, commençait
+déjà à s'élever entre eux. Fouché a été peut-être la cause la plus
+immédiate du divorce de Napoléon, en amenant entre les deux époux ce
+qui n'avait jamais existé: une froideur et un manque de confiance
+dont mutuellement chacun se trouva blessé. L'Empereur avait beaucoup
+aimé Joséphine. L'amour n'existait plus; mais après l'amour, quel
+est le coeur qui ne renferme pas un sentiment profond d'amitié pour
+la femme qui nous fut chère?... Et Napoléon était fortement dominé
+par le sentiment qui l'avait autrefois attaché à sa femme... Qui
+sait ce qui pouvait résulter d'une explication où elle lui aurait
+plutôt proposé l'adoption d'un de ses enfants naturels, tous deux des
+garçons, et son propre sang, enfin[34]!
+
+[Note 34: Le comte Valesky,--le comte Léon.]
+
+Mais il ne fut rien de tout cela... L'Impératrice garda le silence.
+Madame de Rémusat ne laissa rien transpirer de tout ce qui se
+préparait, et la chose marchait vers sa fin sans aucune opposition.
+
+Fouché revit souvent l'Impératrice et madame de Rémusat. Il fallait
+suivre une marche pour laquelle des conseils étaient nécessaires.
+Madame de Rémusat, convaincue que tout se faisait par ordre de
+l'Empereur, suivait les avis de Fouché; et la pauvre Joséphine, au
+désespoir, ne savait comment il se pouvait que Napoléon fût devenu
+tout à coup si peu confiant pour elle...
+
+Le duc d'Otrante avait conseillé, comme le moyen le plus digne,
+d'écrire une lettre au Sénat, dans laquelle l'Impératrice
+reconnaissant que l'Empereur se devait avant tout à la nation qu'il
+gouvernait, et devant assurer sa tranquillité à venir par une
+succession qui devait lui donner l'assurance de n'être pas troublée
+dans les temps futurs, déclarerait qu'il fallait que pour cet effet
+l'Empereur eût des fils à présenter à la France, et que, n'étant pas
+assez heureuse pour pouvoir lui en donner, elle descendait d'un trône
+qu'elle ne pouvait occuper, pour laisser la place à une plus heureuse.
+
+Tel était le texte de la lettre que l'Impératrice devait écrire au
+Sénat avant de partir pour la Malmaison. Elle ne devait pas dire un
+mot qui pût faire présumer son dessein, et laisser une lettre d'adieu
+à l'Empereur.
+
+Le matin même du jour où le brouillon de cette lettre, ou plutôt du
+message au Sénat, eut été donné par Fouché à Joséphine, madame de
+Rémusat fut témoin d'une scène si cruelle; elle vit un tel désespoir
+dans cette femme résignée à se donner elle-même le coup de couteau
+qui l'égorgerait, que des réflexions très-sérieuses vinrent se
+mêler à son chagrin... Pour la première fois il lui parut étrange
+que l'Empereur, qui lui témoignait constamment de l'estime et de
+l'intérêt, ne lui eût jamais parlé de toute cette affaire, où il
+savait qu'elle prenait une grande part, s'il savait quelque chose.
+
+Une fois que le doute apparaît dans une affaire quelle qu'elle
+soit, il devient presque aussitôt une certitude, si jamais il ne
+s'est offert à vous. Madame de Rémusat devint inquiète sans oser le
+témoigner à Joséphine, mais se promettant bien qu'elle ne ferait
+rien sans un plus ample informé. Elle s'attendait à une démarche de
+l'Empereur dans cette même journée, puisque c'était le lendemain
+matin, à neuf heures, que le message de l'Impératrice devait être
+porté au Sénat par M. d'Harville ou M. de Beaumont; mais la journée
+s'écoula, et pas un mot, pas une action même la plus indifférente, ne
+parut indiquer que l'Empereur sût la moindre chose du grand acte de
+dévouement de l'Impératrice... Ce silence éclaira madame de Rémusat,
+et lui fit voir que Joséphine était la victime de quelque machination
+infernale... La soirée se passa comme le jour entier; et lorsque
+Joséphine rentra dans son appartement intérieur, elle avait reçu de
+l'Empereur le même bonsoir que chaque jour.
+
+--«Ah! dit-elle à madame de Rémusat, je ne pourrai jamais écrire
+cette lettre!...»
+
+Et elle lui montrait le brouillon de sa lettre au Sénat!...
+
+--«Madame veut-elle me permettre de lui demander une faveur?
+Veut-elle me promettre de ne point envoyer, de ne pas écrire même
+cette lettre, avant que je me sois rendue près d'elle?»
+
+Joséphine le lui promit avec d'autant plus de plaisir que, pour elle,
+c'était un répit de quelques heures; et madame de Rémusat prit congé
+d'elle en l'engageant à se calmer.
+
+«Non, se dit-elle en traversant les salons de l'appartement de
+Joséphine, non, cela est impossible!... L'Empereur ne peut être assez
+dur pour ne donner aucun réconfort à cette infortunée, au moment où
+il lui enlève une couronne et son amour. Non, cela ne se peut!...
+l'Empereur ne sait rien.»
+
+Et sans aller joindre sa voiture, elle monta l'escalier du pavillon
+de Flore, et s'en fut au salon de service. C'était, je crois,
+Lemarrois qui était de service. Je laisse à penser quel fut son
+étonnement en voyant madame de Rémusat au milieu de leur bivouac.
+
+--«Ce n'est pas pour vous que je viens, leur dit-elle... Il faut que
+je voie l'Empereur. Allez lui demander cinq minutes d'audience.
+
+--Mais il est couché.
+
+--C'est égal. IL FAUT que je le voie, il le faut absolument.»
+
+Lemarrois fut frapper à la porte de l'Empereur, et lui dit le message
+de madame de Rémusat.
+
+--«Madame de Rémusat! à cette heure! Que peut-elle vouloir?... Mais
+j'ai envie de dormir; dites-lui, Lemarrois, de revenir demain matin,
+à sept heures, ou à huit au plus tard.»
+
+Lemarrois rapporta cette réponse à madame de Rémusat, qui dit à
+son tour: «Je ne puis m'en aller. C'est la gloire, le salut de
+l'Empereur... Allez lui dire, mon cher général, que ce n'est pas pour
+moi que je le veux voir... que c'est pour lui-même.»
+
+Le général Lemarrois revint avec l'ordre d'introduire madame de
+Rémusat. Elle trouva Napoléon coiffé d'un madras tourné autour
+de la tête et couché dans un petit lit qu'il affectionnait
+particulièrement... Il fit signe à madame de Rémusat de s'asseoir
+sur une chaise qui était auprès de lui... Elle était émue, et ce
+fut avec un violent battement de coeur qu'elle raconta brièvement à
+l'Empereur ce qui devait se passer le lendemain... À mesure qu'elle
+parlait, l'Empereur prenait, quoique couché, une de ces attitudes qui
+n'étaient qu'à lui et en lui, comme il avait un sourire unique, un
+regard unique.
+
+--«Mais quel peut être son but? s'écria-t-il enfin...
+
+--Évidemment il en a un, Sire: celui de vous plaire peut-être en
+allant au-devant de votre volonté... Car il ne peut avoir que
+celui-là...
+
+--Mais, interrompit Napoléon, si vous avez pu m'accuser un moment,
+vous ne le croyez plus maintenant, madame, j'espère, dit-il d'une
+voix plus sévère!... je n'aime pas les détours... et je suis l'homme
+de la vérité, parce que je suis fort avant tout.»
+
+Madame Rémusat expliqua à l'Empereur comment elle était venue à lui.
+
+--«C'est parce que j'ai vu que Votre Majesté l'ignorait, lui
+dit-elle...
+
+--Cette pauvre Joséphine! dit Napoléon, comme elle a dû souffrir!...
+
+--Ah, Sire!... vous ne pourrez jamais avoir la mesure des peines qui
+ont torturé son âme pendant ces jours qui viennent de s'écouler...
+et peut-être votre majesté appréciera-t-elle le silence que
+l'Impératrice a gardé.»
+
+Pour qui connaissait Joséphine comme l'Empereur, c'était un
+compliment cherché par celle qui était son guide et son conseil.
+Aussi Napoléon, qui ne voulait pas mettre encore ses projets au jour,
+eut-il soin de reporter à madame de Rémusat l'obligation presque
+entière du silence de l'Impératrice...
+
+--«Et comment l'avez-vous laissée? lui demanda-t-il.
+
+--Au désespoir et prête à se mettre au lit; j'ai recommandé à ses
+femmes de ne la point quitter dans la crainte d'un accident, mais
+elle s'est obstinée à vouloir demeurer seule... Elle va passer une
+triste et cruelle nuit.
+
+--Allez vous reposer, madame de Rémusat: vous devez en avoir
+besoin... Bonsoir, demain nous nous reverrons; croyez que je
+n'oublierai jamais le service que vous m'avez rendu ce soir.»
+
+Et la congédiant d'une main, il tira de l'autre sa sonnette avec
+violence...
+
+«Ma robe de chambre, dit-il d'une voix brève à Constant qui était
+accouru...»
+
+Il se donna à peine le temps de l'attacher: il prit un bougeoir
+et commença à descendre les marches d'un très-petit escalier qui
+conduisait aux appartements inférieurs et qui donnait dans son
+cabinet. Ce cabinet avait été jadis l'oratoire de Marie de Médicis.
+
+À mesure que Napoléon descendait cet escalier, il éprouvait une
+émotion dont il était en général peu susceptible; mais la conduite
+de Joséphine l'avait touché profondément. Cette résignation dans
+une femme couronnée par lui, et qui devait s'attendre à mourir sur
+le trône où lui-même l'avait placée, lui parut digne d'une haute
+récompense... Un moment, une pensée lui traversa l'esprit, mais elle
+eut la durée d'un éclair... et avant que sa main eût touché le bouton
+de la porte, il n'apportait plus que des consolations.
+
+Comme il approchait de la chambre à coucher, il entendit des plaintes
+et des sanglots; c'était la voix de Joséphine. Cette voix avait
+un charme particulier, et l'Empereur en avait souvent éprouvé les
+effets. Cette voix lui causait une telle impression, qu'un jour,
+étant premier Consul, après la parade passée dans la cour des
+Tuileries, en entendant les acclamations non-seulement du peuple dont
+la foule immense remplissait la cour et la place, mais de toute la
+garde, il dit à Bourrienne:
+
+«Ah! qu'on est heureux d'être aimé ainsi d'un grand peuple! ces cris
+me sont presque aussi doux que la voix de Joséphine.»
+
+Comme il l'aimait alors!
+
+Mais dans ce temps-là cette voix harmonieuse n'avait à moduler que
+des paroles heureuses, et maintenant elle s'éteignait dans la
+plainte et la douleur... Son charme eût été bien plus puissant si
+elle n'avait pas rappelé qu'elle prouvait un tort; quel est l'homme,
+quelque grand qu'il soit, qui veuille qu'on lui prouve QU'IL A
+TORT?...
+
+Napoléon souffrit cependant d'une vive angoisse au coeur en entendant
+cette plainte douloureuse; il ouvrit doucement la porte et se trouva
+dans la chambre de Joséphine qui sanglotait dans son lit, ne se
+doutant pas de la venue de celui qui s'approchait d'elle.
+
+--«Pourquoi pleures-tu, Joséphine?» lui dit-il en prenant sa main.
+
+Elle poussa un cri.
+
+--«Pourquoi cette surprise? ne m'attendais-tu pas? ne devais-je pas
+venir aussitôt que j'ai su que tu souffrais? Tu sais que je t'aime,
+mon amie, et qu'une douleur n'est jamais infligée volontairement par
+moi à ton âme.»
+
+Joséphine, à la voix de Napoléon, s'était levée sur son séant, et
+croyait à peine ce qu'elle entendait et voyait à la lueur incertaine
+de la lampe d'albâtre qui était près de son lit... L'Empereur la
+tenait dans ses bras encore toute tremblante de sa surprise et de son
+émotion en écoutant ces paroles d'amour qui, depuis si longtemps,
+n'avaient frappé son oreille... Accablée sous le poids de tant de
+vives impressions, elle retomba sur l'épaule de Napoléon et pleura de
+nouveau avec sanglots, oubliant sans doute que l'Empereur n'aimait
+pas ces sortes de scènes prolongées.
+
+--«Mais pourquoi pleures-tu toujours, ma Joséphine? lui dit-il
+cependant avec douceur. Je viens à toi pour t'apporter une
+consolation, et tu continues à te désespérer comme si je te donnais
+une nouvelle douleur. Pourquoi donc ne pas m'entendre?
+
+--Ah! c'est que j'ai au coeur un sentiment qui m'avertit que le
+bonheur ne me revient que passagèrement... et que... tôt ou tard!...
+
+--Écoute! dit Napoléon en la rapprochant de lui et la serrant contre
+son coeur, écoute-moi, Joséphine! tu m'es infiniment chère; mais
+la France est ma femme, ma maîtresse chérie aussi... Je dois donc
+écouter sa voix lorsqu'elle me demande une garantie; et qu'elle
+veut un fils de celui à qui elle s'est si loyalement donnée... Je
+ne puis donc répondre d'aucun événement, ajouta-t-il en soupirant
+profondément; mais, quoiqu'il arrive, Joséphine, tu me seras toujours
+chère, et tu peux y compter! Ainsi donc plus de larmes, mon amie,
+plus de ce désespoir concentré qui m'afflige et te tue. Sois la
+compagne d'un homme sur lequel l'Europe a les yeux en ce moment;
+sois la compagne de sa gloire, comme tu es celle de son coeur... et
+surtout fie-toi à moi!»
+
+Cette explication, franchement donnée par l'Empereur, devait
+suffire à Joséphine; peut-être la paix se serait-elle rétablie
+entre eux: mais, pour elle, c'eût été trop de modération... Et huit
+jours n'étaient pas écoulés que les mêmes bouderies et les mêmes
+tracasseries avaient recommencé.
+
+Un jour j'étais de service auprès de Madame-Mère; on était en
+automne[35]... J'attendais que Madame descendît de chez elle... Elle
+occupait en ce moment les salons du rez-de-chaussée, parce qu'on
+réparait quelque chose dans l'appartement du premier. J'étais assise
+à côté de la fenêtre, et je lisais; tout à coup j'entends frapper un
+coup très-fort au carreau de la porte vitrée donnant sur le jardin.
+Je regarde, et je vois l'Empereur, enveloppé dans une redingote verte
+fourrée, comme si l'on eût été au mois de décembre: il était entré
+par la porte donnant sur la rue de l'Université... Duroc était avec
+lui.
+
+[Note 35: Et même à la fin; il faisait déjà froid. J'arrivais des
+Pyrénées, et l'Empereur revenait d'Allemagne après la campagne de
+Wagram.]
+
+Je me levai aussitôt et fus ouvrir moi-même la porte.
+
+--«Comment, c'est vous qui me rendez ce service? dit l'Empereur. Où
+sont donc vos chambellans,... vos écuyers?...»
+
+Je répondis que Madame avait permis à M. le comte de Beaumont de
+s'absenter pour deux jours, et que M. de Brissac, étant malade, ne
+devait venir qu'à deux heures.
+
+--«Alors M. de Laville doit prendre le service... Vous êtes exacte,
+vous, madame _la Gouverneuse_[36]... C'est bien... Je ne le croyais
+pas... On me disait que vous étiez toujours malade... Puis-je voir
+Madame?»
+
+[Note 36: C'était ainsi qu'il m'appelait lorsqu'il y avait peu de
+monde, et même les jours de fête, à l'Hôtel-de-Ville lorsqu'il était
+de bonne humeur.]
+
+Je lui dis que j'allais l'avertir de l'arrivée de Sa Majesté.
+
+--«Non, non, restez ici avec Duroc, je m'annoncerai moi-même.»
+
+Et il monta chez sa mère, où il demeura plus d'une heure. Tandis
+qu'ils causaient ensemble, Duroc et moi nous parlions aussi de cette
+visite, on peut le dire, extraordinaire, car l'Empereur allait peu
+chez sa mère et ses soeurs, si ce n'est pourtant la princesse Pauline.
+
+--«Il y a de l'orage dans l'air, me dit Duroc; la question du divorce
+s'agite plus vivement que jamais. L'Impératrice, qui jamais au
+reste n'a compris sa véritable position, n'a pas même cette seconde
+vue qui vient aux mourants à leur dernière heure... Aucune lueur ne
+lui montre le péril de la route où elle s'engage. Chaque jour elle
+redouble d'importunités auprès de l'Empereur, comme si un coeur se
+rattachait par conviction de paroles! C'est absurde!
+
+--Vous avez une vieille rancune, mon ami! lui dis-je en riant.
+
+--Ah! je vous jure que je ne suis pas coupable _de ce crime-là_ bien
+positivement! Jamais l'Impératrice n'aura à me reprocher d'avoir aidé
+à sa chute... mais... je ne l'empêcherai pas.»
+
+Ce mot m'étonna; Duroc était si bon, si parfait pour ceux qu'il
+aimait, que j'ignorais, moi, jusqu'à quel point le ressentiment
+pouvait acquérir de force dans son âme. Je le regardai, et, lui
+serrant la main, je lui demandai où en étaient les affaires
+positivement; car, me rappelant la cause de l'inimitié qui existait
+entre Duroc et Joséphine, j'en savais assez pour le comprendre.
+
+--«Tout est à peu près terminé, me dit-il; la résolution de
+l'Empereur a cependant fléchi ces jours derniers; mais la maladresse
+de l'Impératrice a tout détruit... D'abord, des plaintes sans nombre
+d'une foule de marchands, qui sont parvenues à l'Empereur, l'ont
+fortement aigri... et puis, il y a eu hier une histoire qui est
+vraiment étonnante, et dans laquelle je crois que Madame-Mère se
+trouve mêlée... L'Empereur a voulu s'en éclaircir, et il est venu
+lui-même chez Madame, au lieu de lui écrire...» Et voici ce que Duroc
+me raconta:
+
+Une femme, une revendeuse à la toilette, espèce de personne assez
+douteuse, avait été bannie du château, parce que, disait l'Empereur,
+il ne convient pas à l'Impératrice d'acheter un bijou qui ait été
+porté par une autre, ou même fait pour une autre. À cela on avait
+répondu que cette femme ne venait que pour les femmes de chambre!
+
+«Que les femmes de chambre aillent hors du château faire leurs
+affaires, avait dit l'Empereur; je ne veux pas que _des revendeuses à
+la toilette_ mettent le pied _chez moi_...»
+
+Depuis cet ordre, exprimé et donné avec un accent qui ne permettait
+aucune réplique, les femmes de cette sorte ne revenaient plus aux
+Tuileries. L'Empereur s'en occupait beaucoup... Il demandait souvent
+si on avait pris quelqu'une de _ces friponnes_, et alors, si elles
+avaient été chassées comme elles le méritaient.
+
+La veille de ce même jour, l'Empereur avait été chasser à
+Fontainebleau. Vers midi la chasse tourna mal, le temps devint
+mauvais, et l'Empereur, ne voulant pas continuer, donna l'ordre de
+préparer ses voitures, et revint à Paris. Mais, par un soin qu'une
+pensée intérieure éveilla sûrement, et qui probablement avait rapport
+à l'Impératrice, il descendit de voiture à l'entrée de la cour,
+défendit qu'on battît aux champs, et entra dans le château sans qu'on
+eût avis de son arrivée. Comme le jour commençait à tomber, on ne le
+vit pas entrer, et il pénétra chez l'Impératrice comme un Espagnol du
+temps d'Isabelle, au moment où certes elle s'y attendait le moins.
+
+On connaît le goût ou plutôt la passion insensée de Joséphine pour
+les tireuses de cartes et toutes les affaires de _nécromancie_.
+Napoléon s'en était d'abord amusé, puis moqué; et enfin il avait
+compris que rien n'était plus en opposition avec la majesté
+souveraine que ces petitesses d'esprit et de jugement qui vous
+asservissent à des êtres si bas et si vils, que vous rougissez de les
+admettre dans votre salon, même pour n'y faire que leur métier. Mais
+Joséphine, tout en promettant de ne plus faire venir mademoiselle
+Lenormand, l'admettait toujours chez elle dans son intimité, la
+comblait de présents et faisait également venir tous les hommes et
+toutes les femmes qui savaient tenir une carte _de Taro_. Il y avait
+alors à Paris un homme dans le genre de mademoiselle Lenormand.
+Cet homme s'appelait Hermann; il était Allemand, et logeait dans
+une maison presque en ruines au faubourg Saint-Martin, dans une rue
+appelée la rue _des Marais_. Cet homme avait une étrange apparence.
+Il était jeune, il était beau, et montrait un désintéressement
+extraordinaire dans la profession qu'il paraissait exercer: Joséphine
+parla un jour de cet homme devant l'Empereur, et vanta son talent,
+qui lui avait été révélé par deux femmes qui en racontaient des
+merveilles. L'Empereur ne dit rien; mais, deux jours après, il dit
+à l'Impératrice: «Je vous défends de faire venir cet Hermann au
+château. J'ai fait prendre des informations sur cet homme, et il y a
+des soupçons contre lui.»
+
+Joséphine promit; mais la défense stimula son désir de voir M.
+Hermann, et elle le fit venir précisément ce même jour où l'Empereur
+était à Fontainebleau. Il était donc établi chez Joséphine au moment
+où Napoléon y pénétra!... et quelle était la troisième personne?...
+la revendeuse à la toilette!...
+
+La colère de l'Empereur fut terrible!... Il faillit tuer cet homme...
+Et, allant comme la foudre à l'Impératrice, il lui dit en criant et
+en levant la main sur elle:
+
+--Comment pouvez-vous ainsi violer mes ordres!... et comment vous
+trouvez-vous avec de pareilles gens?...»
+
+L'Impératrice avait une crainte de l'Empereur qu'on ne peut
+apprécier, à moins d'en avoir été témoin... Pétrifiée de sa venue,
+tremblante des suites de cette scène, elle ne put que balbutier:
+«C'est madame Lætitia qui me l'a adressée...»
+
+Et, de sa main, elle indiquait la femme qui s'était blottie dans
+les rideaux de la fenêtre, et semblait moins grosse que le ballot
+de châles qui n'était pas encore ouvert, tant la peur la faisait se
+replier sur elle-même.
+
+--«Comment cet homme se trouve-t-il en ce lieu? poursuivit Napoléon
+continuant son enquête, et sans s'arrêter à ce qu'avait dit Joséphine
+sur Madame-Mère.
+
+--C'est madame qui l'a amené avec elle,» dit Joséphine en lançant
+un coup d'oeil du côté de la femme qui, j'en suis sûre, faisait des
+voeux pour sortir vivante du palais. Quant à l'homme, il se redressa
+de toute la hauteur de sa taille, et dit avec un accent de fermeté,
+qui frappa l'Empereur:
+
+--«En venant dans le palais impérial de France, je ne croyais pas y
+courir le risque de ma vie ou de ma liberté. J'ai obéi à l'appel qui
+m'a été adressé; j'ai voulu dévoiler l'avenir à celle qui croit à
+la _science_, et je ne me reprocherai pas de lui avoir refusé mon
+secours. Quant à vous, Sire, vous feriez mieux de consulter les
+astres que de les braver.»
+
+En écoutant cet homme, dont la figure remarquablement belle ne
+témoignait aucune frayeur en se trouvant ainsi dans l'antre du lion
+et sous sa griffe terrible, Napoléon le regarda avec une sorte de
+curiosité difficilement éveillée en lui.
+
+--«Qui donc es-tu? demanda-t-il à Hermann... et que fais-tu dans
+Paris?
+
+--Ce que je fais, vous le savez déjà (et il montrait de la main
+ses cartes de Taro encore sur la table); ce que je suis est plus
+difficile à dire; moi-même, le sais-je? Qui se connaît?...»
+
+L'Empereur fronça fortement le sourcil, et marcha aussitôt vers
+l'étranger. Celui-ci soutint l'examen que Napoléon dirigea sur
+toute sa personne avec un sang-froid et une fermeté remarquables.
+L'Empereur ne proféra pas une parole; mais il sortit de la chambre
+aussitôt, et fit demander le maréchal Duroc.
+
+«Que cette femme soit mise à l'instant hors du palais,» lui dit-il
+en rentrant avec lui dans la chambre de l'Impératrice qu'il trouva
+immobile, à la même place où il l'avait laissée.
+
+Et Napoléon désignait la femme aux châles...
+
+--«Comment êtes-vous venu ici? demanda-t-il à Hermann.
+
+--Je suis venu avec madame, répondit l'Allemand.»
+
+L'Empereur fit un mouvement, puis il dit à Duroc d'exécuter ce qu'il
+lui avait ordonné.
+
+--«Je fis sortir cette femme, poursuivit Duroc, qui me racontait ce
+que je viens de dire, et j'emmenai le jeune Allemand avec moi. C'est
+un homme fort remarquable.
+
+--Qu'est-il donc devenu?
+
+--Mais, me dit Duroc en souriant, que voulez-vous qu'on en ait fait?»
+
+Et son oeil avait une expression singulière en me regardant; il y
+avait presque du reproche.
+
+--«Dès que vous vous en êtes chargé, mon cher maréchal, je le
+maintiens aussi en sûreté, et même bien plus que dans ma propre
+maison.»
+
+Duroc prit ma main, et je serrai la sienne, comme en expiation de la
+pensée tacitement supposée qui avait fait élever entre nous comme
+un fantôme, mais aussi qui s'était évanouie de même.... Singulière
+époque!...
+
+Duroc acheva l'histoire en me disant qu'au lieu d'écrire à
+Madame-Mère, qui aurait été forcée d'employer un secrétaire pour
+lui répondre, l'Empereur avait préféré venir chercher lui-même ses
+renseignements. Il était donc en ce moment occupé à questionner sa
+mère sur la femme aux châles et le jeune et beau sorcier.
+
+Il y avait au moins une heure que l'Empereur était chez Madame,
+lorsque nous le vîmes rentrer dans le salon où nous étions: il
+paraissait agité et il était fort pâle... Il me dit bonjour en
+traversant rapidement le salon, ouvrit lui-même la porte donnant
+sur le jardin, et, faisant signe à Duroc de le suivre, il disparut
+presque aussitôt par la porte de la rue de l'Université.
+
+Cette apparition à cette heure de la journée, et ce que j'en savais,
+tout cela me troublait malgré moi. Je restais là immobile, sans
+songer à refermer cette porte, quoiqu'un vent froid soufflât sur moi,
+lorsque je sentis une petite main se poser sur mon épaule: c'était
+Madame.
+
+Sa belle physionomie, toujours si calme, paraissait altérée comme
+celle de son fils. Je l'aimais avec une grande tendresse, à laquelle
+se joignait un profond respect. Je lui connaissais tant de vertus,
+tant de hautes et sublimes qualités, en même temps que je savais
+toute la fausseté des accusations qu'un public bavard et méchant
+répétait sans savoir seulement ce qu'il disait, comme toujours. Je
+fus donc affectée du changement que je remarquai sur sa physionomie,
+et je pris la liberté de le lui dire. Elle était parfaitement bonne
+pour moi; aussi me raconta-t-elle l'histoire de la veille, que je
+ne savais que très-sommairement par Duroc. Madame me dit qu'on
+croyait être certain que cet homme, cet Hermann, était un espion
+très-actif et très-remarquable comme intelligence, envoyé en France
+par l'Angleterre. Je ne pus retenir une exclamation... Un espion
+de l'Angleterre dans le palais des Tuileries!... dans la chambre
+de l'Impératrice!... Voilà ce que la discrétion de Duroc m'avait
+caché... Cela ne me surprit pas.
+
+--«Vous concevez,» me dit Madame, «ce que j'ai dû éprouver lorsque
+l'Empereur me questionna sur une vendeuse de châles, _que j'avais_,
+MOI, recommandée à l'Impératrice, ainsi qu'un homme qui devait lui
+parler des destinées de l'Empereur!...»
+
+Madame hésita un moment... puis elle ajouta:
+
+--«J'avais d'abord dit à l'Empereur que j'avais en effet adressé
+cette femme et cet homme à l'Impératrice... Elle m'en avait suppliée;
+et moi qui croyais qu'il ne s'agissait que de couvrir une nouvelle
+folie, voulant cacher ce qui pouvait amener une querelle, je lui
+avais promis de faire ce qu'elle souhaitait...»
+
+Et Madame, voyant l'expression curieuse de mon visage, probablement,
+me dit que le matin, à sept heures, elle avait été réveillée par un
+message _secret_ de l'Impératrice. C'était une lettre dans laquelle
+elle suppliait sa belle-mère de dire à l'Empereur que la femme aux
+châles avait été envoyée par elle à l'Impératrice.
+
+--«Je l'ai dit d'abord pour maintenir la paix,» poursuivit
+Madame-Mère; «mais lorsque l'Empereur me dit que sa vie était
+peut-être intéressée dans cette affaire, je ne vis plus que lui, et
+je lui confessai que je n'étais pour rien dans ce qui s'était passé
+hier aux Tuileries...»
+
+Madame était accablée par cette longue conversation avec l'Empereur.
+Il paraît qu'il avait ouvert son coeur à sa mère avec l'abandon d'un
+fils, et qu'il avait montré des plaies saignantes... Madame était
+indignée. Je voulus excuser l'Impératrice, mais Madame m'imposa
+silence...
+
+--«J'espère,» me dit-elle, «que l'Empereur aura le courage cette
+fois de prendre un parti que non-seulement la France, mais l'Europe,
+attend avec anxiété: son divorce est un acte nécessaire[37].»
+
+[Note 37: Tous ces détails ne pouvaient trouver place dans mes
+mémoires, qui étaient déjà bien longs. Je ne mis que le fait du
+divorce, sur lequel d'ailleurs, et par égard, j'avais alors les mains
+liées.]
+
+Madame dit cette dernière parole avec une force et une conviction
+qui me firent juger que l'Impératrice Joséphine était perdue.
+
+Ce que je viens de raconter se passait, comme je l'ai dit, le 5 ou le
+6 de novembre 1809.
+
+Madame me recommanda le secret. Je lui jurai que jamais une parole
+dite par elle ne serait révélée par moi, et j'ai tenu ma promesse. Je
+ne jugeai pas à propos, même, de lui dire que j'avais su la première
+partie de ce drame; car c'était plus qu'une histoire, _c'était de
+l'histoire_!...
+
+Mais, quel que fût mon attachement pour l'Impératrice, sa conduite
+me parut de nature à être blâmée. Eh quoi! cette famille qu'elle
+accusait elle-même de son malheur, elle venait la solliciter
+pour cacher des fautes qui devaient nécessairement être la plus
+forte partie des accusations qu'on devait former contre elle pour
+déterminer l'Empereur à s'en séparer! Il n'y avait là ni dignité, ni
+rien même qui pût motiver l'intérêt qu'elle réclamait de nous. Je
+le sentais avec peine; car Joséphine, quoique faible et se laissant
+aisément dominer par tout ce qui l'approchait, avait néanmoins des
+qualités attachantes. Elle était gracieuse comme une enfant gâtée...
+C'était la _câlinerie_ créole tout entière, lorsqu'elle voulait
+nous conquérir ou se placer dans une position qu'on lui refusait.
+Aussi je souffrais de la pensée de son éloignement. Je savais ce
+qu'elle était; j'ignorais ce qui nous serait donné. C'était une
+nouvelle étude à faire, me disais-je. Hélas!... c'était presque un
+pressentiment!
+
+Le soir du même jour je trouvai, en rentrant chez moi, un petit mot
+de madame de Rémusat, dans lequel elle me priait _instamment_ de lui
+dire le moment où je la pourrais voir... Il était alors onze heures
+et demie. Je regardai la date du billet: il portait 6 heures du soir.
+Je combinai tout ce que je savais avec ce qui s'était passé, et je
+conclus que madame de Rémusat, amie encore plus que dame du palais de
+Joséphine, avait calculé qu'en raison de l'attachement de Madame-Mère
+pour moi, j'étais la personne la plus influente à employer là-dedans.
+On avait appris la visite du matin à l'hôtel de _Madame_; et son
+importance avait tout à coup grandi en quelques heures... mais on
+ne savait pas que j'étais de service... Mon silence, alors, devait
+paraître étrange... Mes chevaux étaient à peine dételés: je donnai
+l'ordre de les remettre à la voiture, et je fus à l'instant chez
+madame de Rémusat... On sortait de chez elle, et elle-même venait
+de sonner sa femme de chambre, pour se mettre au lit, lorsqu'on
+m'annonça. Elle me fit aussitôt entrer dans sa chambre à coucher, et
+son premier mot fut un remerciement; car elle avait appris dans la
+soirée par le sénateur Clément de Ris que j'étais de service auprès
+de Madame.
+
+--«Cela n'en est que mieux pour nous, me dit-elle...» Et tout
+aussitôt elle entra en matière.
+
+Je ne m'étais pas trompée: c'était _un message voilé_ de
+l'Impératrice. Madame de Rémusat, très-dévouée à Joséphine, crut
+peut-être que son amitié pourrait lui donner le pouvoir d'abuser
+sur la vérité; mais pour cela, il eût fallu ne pas connaître
+non-seulement la cour, mais l'intérieur de la famille impériale,
+comme intérieur privé.
+
+--«Madame peut beaucoup sur l'Empereur,» me dit madame de Rémusat...
+«Vous pouvez beaucoup sur elle... vous pouvez _tout_. J'ai quelque
+crédit sur l'Impératrice, assez enfin pour être son garant pour
+toutes les promesses qu'elle pourra faire. Le prince Eugène sera
+là pour soutenir sa mère; la reine Hortense donnera à nos efforts
+un appui certain, celui de ses enfants... L'archi-chancelier est
+aussi contre le divorce: voyez à quelle belle association vous vous
+unissez.»
+
+J'ai déjà dit combien j'aimais le visage de madame de Rémusat: ses
+yeux, en ce moment, étaient admirables. Ils étincelaient du feu
+du sentiment; car elle aimait l'impératrice Joséphine, madame de
+Rémusat... et sa conduite envers elle fut toujours noble et dictée
+par le coeur.
+
+--Mais elle ne pouvait arriver à aucun résultat avec ses nouvelles
+combinaisons, qu'elle me montrait comme _certaines_. Je savais _trop
+bien_ la véritable volonté des gens dont elle venait de me parler,
+pour m'engager d'un pas dans la route qu'elle me montrait comme si
+sûre. D'un autre côté, je ne pouvais parler; cependant je crus de mon
+devoir de l'éclairer sur la véritable position de l'Impératrice...
+Elle m'écouta en femme de coeur et d'esprit, recueillit avec soin ce
+que je lui laissai voir, ne chercha nullement à me pénétrer sur le
+reste, et en tout se montra à moi comme une femme qui était faite
+pour être aimée et estimée.
+
+Elle me parla de la tentative de l'Impératrice auprès de sa
+belle-mère, ainsi que de l'histoire de la veille.
+
+--«Si j'eusse été près d'elle, au lieu de cette sotte de madame de
+***, me dit-elle, ni l'une ni l'autre n'aurait eu lieu, je vous le
+jure! Mais _le salon_ de l'Impératrice, vous le savez, est composé
+non-seulement de ses dames du palais, mais de beaucoup d'autres
+femmes, qui lui donnent d'abord des conseils à leur profit, puis
+ensuite d'autres conseils qui sont perfides pour elle... Voilà ce
+que nous détruirions; et j'ai la parole de l'Impératrice qu'elle me
+seconderait dans ce travail.»
+
+Nous demeurâmes ainsi jusqu'à deux heures du matin... Madame
+de Rémusat espérant m'amener à une conviction qui était que,
+l'Impératrice pouvait encore occuper le trône à côté de Napoléon;
+et moi, trop instruite de ce _qui était_, pour me laisser aller à
+une crédulité impossible. Enfin, nous nous séparâmes; mais avant de
+quitter madame de Rémusat, je m'engageai de bon coeur à parler à
+Madame, et d'essayer de changer sa manière de voir sur cette affaire
+du divorce...
+
+Je le fis en effet; mais que pouvaient quelques vagues contre
+un rocher profondément attaché à la terre?... et telle était
+malheureusement la volonté de la famille de Napoléon relativement au
+divorce.
+
+C'est au milieu de ces agitations que nous atteignîmes le 2 décembre
+1809... Pendant le peu de jours qui s'écoulèrent entre ces deux
+journées, je fus assidue à faire ma cour à l'Impératrice. Sa
+tristesse était visible; et, loin de la cacher, elle la montrait
+même, en l'augmentant; ce qui donnait une humeur très-marquée à
+l'Empereur. Joséphine m'engagea deux fois à déjeuner pendant cette
+époque, remarquable pour elle, qui précéda immédiatement son malheur.
+Après déjeuner, il y avait toujours un cercle fort nombreux, et une
+foule de femmes que Joséphine y admettait, en vérité on ne sait pas
+pourquoi. C'est en vain que madame d'Arberg, madame de Rémusat, lui
+répétaient, chaque matin, combien cela déplaisait à l'Empereur...
+Elle promettait, et recommençait le lendemain...
+
+--Ah! me disait-elle dans l'une de ces conversations que nous eûmes
+dans une sorte de tête-à-tête, si je promets une fois, _à présent_,
+de faire tout ce que veut l'Empereur, je n'y manquerai pas...
+
+Elle tenait en ce moment sous son bras un petit loup blanc, de ces
+chiens qu'on appelle _chiens de Vienne_. Je ne pus m'empêcher de lui
+dire, en le lui montrant: Ah, madame!... Elle me comprit, car elle ne
+me répondit pas.
+
+Ce fait de la vie de Joséphine ne doit pas être omis en parlant de
+son salon, où ces malheureux chiens jouaient un très-ennuyeux rôle...
+Elle avait auprès d'elle, en se mariant avec Napoléon, deux horribles
+Carlins, les plus laids, les plus hargneux, les plus insociables que
+j'aie connus... Ces chiens n'aimaient pas même leur maîtresse; ils
+aboyaient bien incessamment après tout ce qui s'approchait d'elle,
+mais pas à autre fin que de déchirer un bras, une main, une jambe, ou
+tout au moins une robe. Les couleurs voyantes étaient en défaveur
+auprès de _Carlin_ et de _Carline_; tels étaient les noms des deux
+petits monstres... Le corps diplomatique avait toujours une provision
+de gimblettes et de sucre d'orge dans ses poches... Le cardinal
+Caprara, nonce du Pape, avait un reste de jambes qu'il voulait
+sauver; en conséquence, il faisait des bassesses auprès de messieurs
+les tyrans, qui, connaissant bientôt leur empire, faisaient d'abord
+un chamaillis de désespérés dès qu'ils le voyaient... parce que pour
+les faire taire il leur jetait du sucre d'orge, des friandises, comme
+à des enfants, et n'en avait pas moins les jambes dévorées par les
+féroces bêtes; ce qu'on ne voyait pas, grâce à ses bas rouges. Mais
+il le sentait, lui...
+
+Quelquefois ces malheureux chiens causaient une rumeur inusitée dans
+un palais de souverain. Un jour je fus témoin de ce fait.
+
+Chacun de nous ayant survécu à l'Empire se rappelle encore sûrement
+madame la comtesse de La Place, femme du sénateur, du géomètre... et,
+dès que son nom est présent à la mémoire, on se rappelle aussi, sans
+doute, ses mille et une révérences, ses mines, ses _grâces_, et tout
+ce qui enfin en faisait une personne un peu différente des autres.
+C'était elle qui répondait, lorsqu'on lui demandait où était M. de La
+Place:
+
+--_Il est avec sa compagne fidèle... la géométrie!_
+
+Enfin, telle qu'elle était, elle n'en était pas moins dame
+d'honneur de la grande-duchesse de Toscane, lorsque celle-ci était
+_seulement_ princesse de Lucques. Madame de La Place partait donc
+un jour et quittait Paris pour aller faire six mois de service en
+Italie, et venait prendre les ordres de l'Impératrice pour celle
+de ses belles-soeurs qui lui voulait le moins de mal parce qu'elle
+avait plus d'esprit que les autres... Joséphine le savait; aussi
+voulut-elle ajouter verbalement quelques mots à sa lettre, et
+appela-t-elle madame de La Place auprès d'elle, en lui montrant
+une place sur son canapé pour lui parler avec plus de facilité.
+Madame de La Place y parvint de révérence en révérence, et s'assit
+sur le bord du sopha. Cela fut bien pendant le premier moment du
+discours de Joséphine; mais, voulant dire un mot plus bas et plus
+près, la comtesse s'avança sur le bord du canapé et se pencha vers
+l'impératrice. Il y avait ce jour-là plus de quarante personnes
+dans le salon jaune... et, pour dire la vérité, presque tous les
+yeux étaient fixés sur la personne favorisée... Tout à coup la
+comtesse pousse un cri perçant, s'élance du canapé, et vient bondir
+au milieu du salon, en tenant à deux mains une partie d'elle-même
+qu'heureusement elle avait très-charnue, mais que le vieux carlin
+avait mordue avec une telle rage que la robe et la jupe étaient en
+lambeaux. La maudite bête, non contente d'avoir mordu une comtesse
+aussi irrévérencieusement, s'était élancée après elle, et faisait des
+cris et des hurlements inhumains. La pauvre femme souffrait et tenait
+à deux mains la partie blessée, tout en répétant avec sa voix douce
+et polie à l'Impératrice, qui lui disait: _mon Dieu! ils vous ont
+fait bien du mal?_...
+
+--_Non, madame!... Non, du tout!... au contraire_, ce qu'on dit enfin
+quand on se laisse tomber... vous savez...
+
+La chose n'était que risible ce jour-là, parce que entre la vilaine
+bête et la patiente il y avait je ne sais combien de jupons; mais
+quand le hargneux animal mordait quiconque passait à portée de ses
+dents, la chose devenait plus ennuyeuse. Napoléon l'avait éprouvé...
+Naturellement distrait par les hautes pensées qui l'occupaient, il
+arriva que pendant longtemps il fut la principale victime de ces
+horribles bêtes; mais tel était alors son affection pour Joséphine,
+qu'il ne voulut pas lui demander un sacrifice qu'elle devait
+naturellement lui offrir. Napoléon ne parla jamais de noyer Carlin
+et Carline, et même il poussa la bonté jusqu'à faire venir pour
+Joséphine un de ces petits loups, de ces chiens appelés vulgairement
+_chiens de Vienne_, pour remplacer le défunt, car le monstre Carlin
+s'endormit plein de jours comme une créature honnête et sortit de
+ce monde ainsi que Carline. Joséphine avait là une belle occasion
+pour faire preuve de générosité: elle ne connaissait pas le chien de
+Vienne; il le fallait renvoyer: elle n'en eut pas le courage; et il y
+eut de nouveau un autre pouvoir à flatter; car il est de fait qu'un
+moyen de faire parvenir une pétition favorablement à l'Impératrice,
+était d'en charger le chien lorsqu'on pouvait gagner un huissier
+de la chambre, ou une dame d'annonce. Alors on plaçait la pétition
+dans le collier du chien qui apportait le papier aux pieds de sa
+maîtresse. J'ai vu trois exemples de ce que je dis là; et la chose
+réussir!...
+
+Eh bien! jamais l'Impératrice Joséphine n'a eu assez de force sur
+elle-même, pour éloigner d'elle un objet aussi peu dans sa vie qu'un
+chien inconnu!... et quand elle se refusa à éloigner le chien de
+Vienne, elle répondit à madame de Rémusat:
+
+--«Je prouve par là mon pouvoir sur l'Empereur à ceux qui en
+doutent!... voyez s'il en a dit un mot!..
+
+Que peut-on faire pour une personne qui connaît aussi peu sa
+position, et ne comprend pas que la patience n'est jamais plus
+grande que lorsque la chose devient indifférente? L'amour n'est
+importun _que lorsqu'il aime_.»
+
+L'Allemagne tout entière arrivait à Paris pour cet hiver de
+1809; nous avions l'ordre de recevoir, de donner des fêtes, de
+grands dîners, des chasses, et tout ce qu'on pouvait faire pour
+montrer aux étrangers ce qu'était la France... Plus on faisait de
+projets pour que l'hiver fût splendidement magnifique et que notre
+hospitalité laissât des souvenirs profonds dans la mémoire des rois
+et des princes allemands, et plus l'Impératrice était triste. On
+voyait qu'une parole avait jeté du trouble dans cette âme... Il y
+avait quelquefois, le matin, chez elle, jusqu'à quarante femmes;
+ordinairement elle causait... provoquait elle-même, alimentait
+la conversation: maintenant elle était quelquefois morose et
+continuellement mélancolique; elle me faisait une peine profonde, car
+je l'aimais tout en reconnaissant qu'elle avait souvent tort.
+
+Le prince Eugène était à Paris; il n'avait pas amené la vice-reine,
+qui, à ce qu'on disait, était charmante; il causait volontiers avec
+moi lorsque nous nous trouvions ensemble: c'était surtout chez sa
+soeur que nous parlions de ce qui l'occupait. Il aimait sa mère
+avec une extrême tendresse et ne pouvait supporter cette idée du
+divorce, et ce fut agité des plus tristes pensées qu'il arriva à
+Paris, pour y remplir ses funestes fonctions en cette circonstance
+d'archi-chancelier d'État...
+
+Voilà les événements qui avaient précédé ce jour du 2 décembre de
+l'année 1809, dont j'ai parlé au commencement de ce _discours sur
+l'Impératrice_ Joséphine, comme aurait dit Brantôme...
+
+La reine de Naples était attendue pour cette fête de
+l'Hôtel-de-Ville; je fus, la veille, faire ma cour à la reine
+Hortense; elle me parut frappée d'un pressentiment terrible; je
+n'osai pas la rassurer, car j'étais moi-même inquiète et ne savais
+comment lui montrer un avenir moins sombre que celui qu'elle
+redoutait...
+
+Dans les trois jours qui avaient précédé cette fête, j'avais remis la
+liste des dames qui devaient venir recevoir l'Impératrice avec moi
+à la porte de l'Hôtel-de-Ville. Cette liste avait été lue dans le
+salon de Joséphine, et je me rappelle que plusieurs remarques assez
+critiques furent faites en entendant nommer quelques noms; deux dames
+attachées à l'impératrice, surtout, firent sur madame Thibon, femme
+du sous-gouverneur de la Banque, des réflexions que l'Impératrice
+aurait dû réprimer. Hélas! savait-elle ce qui lui arriverait quelques
+jours plus tard en face de cette même femme dont la tournure pouvait
+prêter à rire, ce que d'ailleurs je ne trouvais pas, mais qui était
+sûre au moins de son état et de sa position.
+
+Le 2 décembre, je m'habillai de bonne heure pour me trouver à
+l'Hôtel-de-Ville, avant celle fixée pour la venue de l'Impératrice.
+Je trouvai une chambre dans laquelle il y avait un bon feu, ce dont
+je remerciai Frochot, car le froid était très-vif et le temps sombre.
+Il y avait du malheur dans l'air! À trois heures, je vis arriver le
+comte de Ségur, le grand-maître des cérémonies, il était conduit par
+Frochot, et ne savait pas où celui-ci le menait. Quelque impassible
+que fût sa physionomie, il était en ce moment visiblement ému, et
+ce qu'il avait à me dire paraissait lui être pénible. On sait que
+M. de Ségur avait de l'affection pour l'impératrice Joséphine, qui,
+elle-même, aimait beaucoup son esprit aimable et ses bonnes manières.
+
+--«Savez-vous ce qui arrive?... me dit-il aussitôt que nous fûmes
+dans une embrasure de fenêtre, et loin de plusieurs femmes qui
+étaient dans la pièce où nous nous trouvions. Un malheur des plus
+grands.
+
+--Qu'est-ce donc? demandai-je à mon tour tout effrayée.
+
+--Je vous apporte l'ordre de l'Empereur de ne pas aller au-devant de
+l'Impératrice!»
+
+Je demeurai d'abord stupéfaite; puis, revenant à moi, je dis à M. de
+Ségur, en avançant la main:
+
+--«Voyons cet ordre.
+
+--Mais je n'ai rien d'écrit!.. Comment voulez-vous qu'on écrive
+pareille chose?
+
+--Et comment voulez-vous, lui dis-je à mon tour, lorsque j'ai une
+mission _officielle_ de l'Empereur à remplir, comment irai-je m'en
+exempter sur une simple parole verbale, pour être ensuite chargée de
+tout ce que pourrait produire et amener une semblable démarche?»
+
+M. de Ségur me regarda un moment sans me répondre, puis il me dit:
+
+--«Je crois que vous avez raison... Je retourne au château; je vais
+parler au maréchal Duroc.»
+
+Il partit, en effet, et revint au bout d'un quart d'heure, porteur
+d'un mot de Duroc[38], qui me disait que l'Empereur, pour empêcher
+le cérémonial d'être aussi long pour son arrivée à l'Hôtel-de-Ville,
+autorisait tout ce qui pouvait simplifier l'arrivée de l'Impératrice,
+qui précédait l'Empereur ordinairement de quelques minutes. En
+conséquence, l'Impératrice _ne serait pas reçue ce jour-là par les
+Dames de la ville de Paris_!.. Et devait aller SEULE, avec son
+service, de sa voiture à la salle du trône.
+
+[Note 38: J'ai cette lettre.]
+
+En lisant cet étrange billet, je ne pus m'empêcher de lever les yeux
+sur M. de Ségur. Il était sérieux et paraissait même péniblement
+affecté.
+
+--«Qu'est-ce donc que cette mesure, lui dis-je enfin? Il ne me
+répondit qu'en levant les épaules et par un regard profondément
+touché...
+
+--Que voulez-vous, me dit-il, les conseils ont eu leur effet et pour
+cela il n'a fallu que quelques heures.
+
+Je le compris. Hélas! je savais par moi-même que le Vésuve faisait du
+mal à d'autres qu'à ceux qui demeuraient à Portici... Je le savais
+déjà et je devais bientôt en avoir une nouvelle preuve.
+
+--«Mais, que faire? demandai-je à M. de Ségur.
+
+--Que puis-je vous conseiller! me dit-il. Je crois cependant,
+poursuivit-il après un long silence, que vous devez monter dans
+la salle du trône, faire placer vos dames, dont les places sont
+réservées ainsi que la vôtre, pour ne pas faire de trop grands
+mouvements lorsque l'Impératrice sera une fois placée.»
+
+J'étais désolée; il y avait une intention tellement marquée au coin
+de la méchanceté dans cet ordre, que j'y reconnus en effet une autre
+volonté que celle de l'Empereur. Cependant il fallut obéir. Je dis à
+ces dames, à madame Fulchiron entre autres, qui avait un ascendant
+assez marqué sur beaucoup de femmes dans la banque et dans le haut
+commerce de Paris, ce qui venait de m'être ordonné; et, sans faire
+aucune réflexion, car elles eussent été trop fortes pour peu qu'un
+mot eût été prononcé, nous nous dirigeâmes vers la salle du trône,
+où nos places étaient réservées auprès du trône et de l'Impératrice.
+Notre arrivée causa un mouvement général, et c'était, au reste, ce
+qu'on voulait. Parmi l'immense foule qui remplissait non-seulement
+la salle Saint-Jean, mais tous les appartements qu'il nous fallut
+traverser, il y avait les soeurs, les mères, les cousines, les amies
+des femmes nommées pour accompagner l'Impératrice. Toutes se disaient
+depuis qu'elles étaient arrivées:
+
+--«Nous allons voir arriver l'Impératrice avec son cortége; ma fille
+est avec elle... ma fille est du cortége... Voyez-vous, madame, cette
+dame avec une robe rose _et une guirlande nakarat_... cette dame qui
+_est si bien mise_?... c'est ma fille...»
+
+Et cette phrase était répétée par les personnes intéressées à
+chacun de ses voisins... On pense combien l'étonnement fut suivi
+d'un mécontentement général, lorsqu'on vit arriver le cortége ne
+suivant personne. Il me vint en tête ensuite un mensonge que je n'eus
+malheureusement pas la présence d'esprit de dire aussitôt que le
+billet me parvint. C'était d'annoncer que l'Impératrice était malade
+et ne venait pas; et, lorsqu'elle serait arrivée, de faire circuler,
+que s'étant trouvée mieux, elle était venue. Mais je n'en fis rien,
+malheureusement; et, lorsque j'entendis battre aux champs et que
+le mouvement général annonça son arrivée, je ne puis dire ce que
+j'éprouvai... Elle entra dans la salle du trône, conduite par Frochot
+et son seul service!... Elle était non-seulement abattue, mais ses
+yeux étaient remplis de larmes que ses paupières retenaient avec
+peine; à chaque pas qu'elle faisait, on voyait que ses pas étaient
+chancelants. La malheureuse femme, dans cette manière tacite de lui
+annoncer que l'heure de son infortune allait enfin sonner, voyait se
+réaliser et se former en malheur certain ce qu'elle redoutait depuis
+plusieurs années. Elle souriait en saluant à mesure qu'elle avançait
+vers le trône, mais ce sourire avait une expression déchirante.
+Je fus au moment d'éclater lorsqu'elle fut près de moi... Elle me
+regarda et me sourit avec une attention marquée. Elle comprit tout
+ce qu'il y avait pour elle dans mon coeur dans un tel moment, et ce
+regard y répondit avec l'expression la plus entière du malheur et
+d'une résignation qui redoublait la pitié qu'inspirait cette femme
+couronnée de fleurs, chargée de pierreries, et dont l'âme, en cette
+heure terrible, était plus saignante d'une blessure qui jamais ne
+se devait fermer, qu'aucune des femmes qui étaient dans cette vaste
+enceinte... Et pourtant elle était assise sur un trône!... mais
+quelle est la femme qui peut dire: Je ne souffre pas!... Sans doute,
+mais quelles souffrances pouvaient égaler celles de Joséphine, au
+moment où, en montant les marches du premier trône du monde alors,
+l'infortunée se dit:
+
+--«C'est la dernière fois que je m'y asseoirai!...»
+
+Lorsqu'elle y fut, a-t-elle dit ensuite, elle reprit un peu de force;
+mais il était temps, car ses jambes se dérobaient sous elle!... Elle
+promena lentement ses yeux sur cette foule, dont les regards étaient
+attachés sur elle... et de nouveau son coeur se serra. Elle comprit
+que même son sourire était interprété dans cette triste journée, et
+ne put s'empêcher de dire en son coeur, avec amertume, qu'on aurait
+pu du moins lui épargner cette scène cruelle... Mais on voulait, au
+contraire, qu'elle y remplît un rôle!...
+
+Enfin, on battit aux champs... c'était l'Empereur!... Il monta
+rapidement, arriva dans la salle du trône et marcha d'abord, sans
+s'arrêter, vers le fauteuil qui était à côté de l'Impératrice... Ce
+fut alors qu'il eut visiblement un mouvement fort singulier, pour
+lui surtout qui n'était facilement atteint par aucune émotion;
+et certes, pour le drame qui se jouait en ce moment, il y avait
+longtemps qu'il y était préparé... Mais au moment où il venait
+de lancer, au milieu des habitants de Paris, la nouvelle presque
+certaine de l'événement important qu'on prévoyait depuis longtemps,
+sans croire qu'il serait jamais réalisé, il éprouva sans doute
+une impression qui le maîtrisa au moment de revoir Joséphine...
+Il redoutait peut-être une scène, un évanouissement, des larmes
+impossibles à retenir... On le vit tout à coup s'arrêter pour parler
+je ne sais à quelle femme, et il demeura ainsi quelques secondes...
+C'était, je n'en doute pas, pour calmer l'agitation de son âme et les
+battements de son coeur... Combien je souffrais aussi, pendant qu'il
+se dirigeait vers le trône! Il était suivi de la reine de Naples, de
+Murat, de M. d'Abrantès, de Frochot et de tout son service.... Il
+portait l'uniforme de la garde, non pas celui des guides; il y avait
+longtemps qu'il l'avait abandonné. Il portait celui de la garde;
+l'habit bleu à revers blancs. Cet habit ne lui allait pas aussi bien
+que l'autre, mais il le préférait alors; et, dans cette journée, je
+ne fus pas fâchée de le lui voir, car l'autre me l'aurait rappelé
+trop vivement aux jours du bonheur de l'infortunée dont les larmes
+retombaient en silence sur son coeur et devaient le brûler!...
+
+La reine de Naples était arrivée le matin même!.. elle n'avait pas
+perdu de temps, comme on le voit, pour renouveler connaissance
+avec la bonne ville de Paris... Je l'examinai attentivement
+lorsqu'elle entra dans cette salle où quelques années avant (trois
+ans seulement), elle avait été la véritable reine de la fête qu'on
+donna dans l'Hôtel-de-Ville pour le mariage de son frère le roi de
+Westphalie; alors elle n'était encore que grande duchesse de Berg...
+mais elle fut la véritable personne à qui la fête était dédiée. On
+aurait voulu retrouver sur son front de femme l'expression d'un coeur
+de femme... une émotion enfin... un signe qui dît à un être qui
+l'aurait comprise dans cette foule immense: _Je me souviens!_... mais
+tout demeura de marbre; alors il était indifférent, en effet, que ce
+front devînt plus ému... La campagne d'Iéna était terminée et la paix
+de Wagram faisait espérer une longue paix.
+
+La fête fut presque lugubre; ce fut en vain que l'Empereur fit
+plusieurs fois le tour de la salle Saint-Jean et de l'immense
+vaisseau formé par la cour transformée en salle de bal... Ce fut en
+vain que l'Impératrice le suivit en adressant un mot aimable à chaque
+femme... Ce qu'elle faisait, au contraire, amena ce qu'on voulait
+éloigner... une sorte d'impression pénible éclata. L'Impératrice
+était fort aimée dans Paris; on lui trouvait ce qu'elle avait, en
+effet, une grande douceur, une bonté qui était vraie et n'avait que
+le défaut d'une grande banalité; mais rien n'égalait sa grâce dans
+ces fêtes publiques de la ville, et chaque mot qu'elle adressait aux
+femmes les plus obscures par leur position sociale, portait avec lui
+une douceur et un tel attrait, qu'elle était vraiment aimée par ce
+qu'on appelait les masses en général de la ville de Paris. La reine
+de Naples, au contraire, n'était pas aimée... On lui trouvait de la
+raideur, de la sécheresse, et c'était vrai; à la cour, elle avait
+un ricanement perpétuel qui était odieux et impatientant au dernier
+point, si je peux mettre ces deux mots ensemble... et comme elle
+avait peu d'esprit, rien ne venait compenser chez elle la perte de
+sa beauté, qui déjà, en 1809 et 1810 la quittait. Elle n'avait au
+reste jamais eu que de la fraîcheur et une fort belle peau; une fois
+cette fraîcheur perdue, il ne restait qu'une femme fort ordinaire,
+si elle n'eut pas été reine. Murat, au contraire, avait une urbanité
+qui voulait jouer au chevalier du treizième siècle, ce qui, au fait,
+était toujours de la bonté. Il y avait dans cet homme du ridicule;
+mais, pourtant, il était bon, et lorsque Napoléon fut abandonné plus
+tard par lui, il n'aurait pas fait cette indigne action si sa femme
+ne l'y eût pas excité. Je le sais à n'en pouvoir douter.
+
+Le jour de cette fête, Murat était fort beau: il portait l'habit de
+sa garde; habit blanc, avec les revers amarante et les brandebourgs
+en or, formant comme une cuirasse d'or sur sa poitrine, sur laquelle
+brillaient en même temps plusieurs ordres en diamant, au milieu
+desquels on voyait étinceler l'étoile de la Légion-d'Honneur. Murat
+était radieux; il allait à chaque femme renouveler les hommages
+qu'il leur rendait lorsqu'il n'était encore que le général Murat, et
+cela avec une bonté qui dégageait sa démarche de toute apparence de
+ridicule. Derrière lui marchait un homme que la mort a aussi frappé
+depuis, et qui, à cette époque, était parfaitement beau: c'était le
+duc de Lavauguyon..... De la taille du Roi à peu près, mais beaucoup
+plus élégant cependant de tournure et de manières, d'une beauté de
+traits plus positive, il se faisait remarquer par la noblesse de
+sa tenue et la manière dont il portait sa tête... Son habit était
+le même que celui du Roi, et, de loin, on pouvait s'y tromper, si
+l'on n'avait pas connu la différence qui existait dans la tournure
+des deux hommes. Le duc de Lavauguyon était grand seigneur dans
+l'acception véritable du mot; et Murat, malgré ses broderies, ses
+panaches et toutes ses parures, qui ressemblaient à des soins de
+femme, ne put jamais imiter autre chose qu'un roi de théâtre, un roi
+de Franconi, comme on le disait à cinquante pas de lui.
+
+Deux hommes, qui le connaissaient depuis bien des années, me dirent
+un jour:
+
+--«Vous seriez bien étonnée si je vous racontais que Murat, dont la
+valeur si brillante est aujourd'hui une renommée établie et mérite
+tant de l'être, a faibli pourtant un jour devant l'ennemi, et que cet
+homme si brave a eu peur.
+
+--Peur! lui! Murat! m'écriai-je; allons donc!
+
+--C'est la vérité: il n'était alors que chef de bataillon; c'était
+en Italie, à Mantoue... Il reçut un ordre de prendre deux compagnies
+et d'aller débusquer un corps plus nombreux que le sien; mais, comme
+depuis le commencement de la campagne l'armée d'Italie ne faisait
+pas autre chose que de se battre contre un corps plus fort que ceux
+qu'elle opposait, la chose ne fut pas l'objet d'une réflexion; mais
+Murat _eut peur_ et n'avança pas; au contraire, _il recula_. Cette
+affaire, que le général en chef sut le même jour, lui donna longtemps
+de la prévention contre Murat; et ce furent madame Bonaparte et
+madame Tallien qui le firent nommer général de brigade, lorsqu'il
+apporta au Directoire les drapeaux de je ne sais plus quelle
+bataille. L'Empereur revint ensuite sur le compte de Murat, parce que
+celui-ci effaça le souvenir de Mantoue par tant d'actions glorieuses
+que celle-là ne servit plus que pour prouver ce qu'on dit depuis
+longtemps: c'est que l'homme le plus brave ne peut pas dire que
+jamais il n'a eu peur.»
+
+J'ai raconté ce fait, pour dire que Murat avait de grandes
+obligations à Joséphine, obligations qu'il ne reconnut que par une
+sorte d'ingratitude, au moment du divorce. Mais cet homme, qui
+n'avait plus d'amour pour sa femme, et qui avait les intrigues les
+plus fortes pour éloigner même l'apparence de l'affection entre
+eux (et l'on sait par des gens qui, certes, étaient bien instruits
+qu'à Naples les scènes les plus violentes avaient lieu entre eux),
+eh bien! cette femme qu'il n'aimait plus le dominait au point que,
+dînant avec eux dans ce voyage, lorsqu'ils eurent quitté le pavillon
+de Flore pour l'Élysée, après le départ du Roi de Saxe, j'entendis
+plusieurs fois la Reine imposer silence à Murat pendant le dîner[39].
+Nous n'étions à la vérité que nous quatre, Murat et la Reine, moi
+_et mon mari_. N'est-ce pas que c'était une singulière partie que
+celle-là?...
+
+[Note 39: Le sujet de la contestation était l'opinion plus que
+tranchée qu'avait la Reine sur la famille de Naples exilée en Sicile;
+Murat reprenait sa femme sur des mots trop durs dits par elle sur la
+reine Caroline et le roi Ferdinand!... elle le fit taire!...]
+
+Le duc de Lavauguyon[40] est mort d'une manière plus douloureuse
+qu'une autre pour ses amis; il souffrait si cruellement depuis
+plusieurs années qu'on n'a pas pu regretter la vie pour lui; mais
+ceux qui l'aimaient, ceux qui avaient pour lui l'amitié que je lui
+portais, ont regretté de le voir quitter le monde et la vie sans leur
+laisser un adieu et un souvenir presque; et sa mort, pour ainsi dire
+subite, a doublé le deuil de sa perte dans le coeur de ses amis.
+
+[Note 40: Le malheureux duc de Lavauguyon était tombé dans un marasme
+complet, quelques années avant sa mort. Il ne voyait plus que moi et
+son beau-frère le prince de Beaufremont, lorsqu'il était à Paris:
+la plus tendre amitié m'attachait à lui, et j'ai cherché, par tous
+les moyens que cette même amitié peut inspirer, à détourner de sa
+pensée de funestes projets qui prenaient quelquefois une telle action
+sur lui, que je le retenais de force pour dîner avec moi, ou pour
+prolonger une conversation qui pût le distraire. Que de fois, j'ai
+mis de pieuses fraudes en oeuvre, afin de détourner un orage dont
+les effets me faisaient trembler!... Alors cet homme que j'avais
+vu si brillant et si heureux... cet homme que j'avais connu si
+pénétré, surtout de son bonheur, n'était plus qu'un faible enfant,
+pleurant devant des souvenirs..... Oh! de quelles scènes cruelles
+j'ai été témoin!... Quelles douleurs j'ai vues dans cette âme;
+quelles blessures profondes!... Mais une vérité que je dois dire,
+c'est que jamais, dans aucun temps, il n'a démenti son affection pour
+Murat; jamais il n'a pu soutenir que je misse, dans une page de mes
+mémoires, un mot qui pût faire penser qu'il m'avait dit quelque chose
+contre Murat. On me croira un ingrat, me répétait-il!... Enfin, pour
+calmer sa tête qui s'échauffait pour la moindre chose, je fis une
+note dans laquelle je disais que je ne tenais mes renseignements,
+en aucune manière, de M. le duc de Lavauguyon, quoique je le visse
+souvent. Tout ce qu'il m'a révélé et confié au reste est en grande
+partie au moins de nature à être caché plutôt qu'à être publié.
+C'était un homme profondément malheureux que le duc de Lavauguyon, et
+il n'était pas fait pour l'être. Il avait de l'âme et du coeur, et
+ce ne fut qu'après avoir été violemment frappé par le sort qu'il a
+été en hostilité, comme il l'était, avec ses meilleurs amis. Dans les
+dernières années de sa vie, il ne voyait que moi et son beau-frère;
+encore choisissait-il, de préférence, les heures où j'étais seule.
+Lorsqu'il perdit son beau-frère, je crus qu'il mourrait avec lui.
+
+«Je n'ai plus que vous,» m'écrivait-il le lendemain de cette mort.
+«Mon Dieu! ne soyez pas malade, car mon affection porte le malheur
+avec elle!... Je frappe de mort tout ce que j'aime!...»
+
+Et c'est moi qui lui ai survécu!
+
+Il aimait Murat avec une telle tendresse, que jamais il ne voulait
+me permettre de parler de lui en plaisantant; et un jour il faillit
+attaquer de propos une personne de ma société, qu'il trouva chez moi,
+et qui parla légèrement de Murat.
+
+«J'ai un regret qui devient chaque jour un remords, me disait-il...
+c'est d'avoir trompé Murat!... J'ai trompé cet homme, en partageant
+une affection avec lui. C'est indigne à moi.»
+
+La première fois qu'il me dit ce que je viens de rapporter, je crus
+qu'il voulait rire; car certes il savait bien qu'il n'était pas
+le seul!... mais pas du tout, la chose était des plus sérieuses.
+Non-seulement il la répéta _sans varier_; mais j'ai dix lettres de
+lui, dans lesquelles il me le rappelle. Le curieux de cela, c'est que
+la femme était devenue pour lui un être odieux!...
+
+Il me racontait qu'un jour, étant à Naples, il était auprès de cette
+femme (elle logeait au palais). Son valet de chambre de confiance
+vint l'avertir que le roi le demandait... Aussitôt M. de Lavauguyon
+s'élança dans un escalier dérobé qui conduisait à une galerie
+commune, de laquelle il pouvait facilement regagner son appartement;
+mais, à l'instant où il y arrivait, le roi y arrivait de son côté. Il
+était pâle, agité. Une pensée instinctive lui révélait qu'il était
+trahi... Il s'élança sur le duc, et, saisissant le bouton de sa
+redingote, il lui dit d'une voix étouffée:
+
+--«D'où venez-vous, monsieur?
+
+--Je ne puis le dire à Votre Majesté, répondit le duc avec fermeté.
+
+--Je veux le savoir.»
+
+Le duc ne répondit rien.
+
+--«Je le sais,» s'écria Murat furieux!
+
+Le duc le regarda fixement:--«Non, sire, vous ne le savez pas et vous
+ne le saurez jamais.»
+
+Le roi se frappa le front, et retourna dans son appartement...
+
+--«Si vous saviez tout ce que j'ai souffert pendant que cet homme,
+qui avait tant fait pour moi, était là, comme un juge, pour me
+reprocher ma perfidie!... Il aurait été vengé s'il l'avait pu voir...
+Eh bien! croiriez-vous, poursuivit le duc de Lavauguyon, que lorsque
+je racontai cette entrevue terrible à cette femme, elle ne comprit
+pas que le dramatique de cette scène était tout entier dans la
+perfidie dont elle et moi nous nous rendions coupables?
+
+--Oh! lui dis-je, je vous comprends, moi!... et plus que vous ne le
+pouvez croire!... J'ai aussi mes souvenirs!..
+
+--Oui!... et comme ceux du duc de Lavauguyon, ils sont ineffaçables,
+c'est-à-dire qu'à côté s'élève une pensée de vengeance. Si, jusqu'à
+cette heure, le mal qui fut fait ne fut reconnu que par le silence,
+c'est que j'ai obéi à la voix de Dieu, qui commande l'oubli des
+injures. Il est des êtres qui lassent toutes les patiences...]
+
+Je lui ai parlé de la conduite de Murat envers Joséphine, et il m'a
+confirmé dans la pensée que j'avais déjà, qui était que sa femme
+avait considérablement aidé à mettre Murat dans le parti ennemi;
+j'ajouterai même que, dînant chez moi un jour avec le duc de Valmy,
+il disculpa totalement Murat d'être l'unique auteur du traité avec
+l'Autriche.
+
+Quoi qu'il en fût, ce même soir de la fête de l'Hôtel-de-Ville, je
+vis tout ce qui allait résulter de ce qui s'annonçait; et l'arrivée
+de la reine de Naples me parut du plus mauvais augure pour Joséphine.
+
+La chaleur était étouffante dans toutes les salles de
+l'Hôtel-de-Ville, quelque grandes qu'elles fussent. L'Empereur qui
+souffrait de rester en place dans cette triste journée parlait
+beaucoup plus souvent aux femmes.
+
+On aurait dit qu'il voulait commencer son rôle d'Impératrice; car,
+pendant le temps qui devait s'écouler entre le départ de l'ancienne
+et l'arrivée de la nouvelle Impératrice, il devait être chargé, à
+lui seul, du poids tout entier de la couronne... Il venait de faire
+une de ces tournées, et c'était toujours un mouvement extraordinaire
+que cela occasionnait, en raison de la foule qui l'entourait. Dans
+l'un de ces moments, je me trouvai debout et absolument derrière
+l'énorme corps de M. de Ponté, chambellan de l'Empereur. Je lui criai
+qu'il m'étouffait; mais il était si grand que pour faire arriver mes
+paroles à son oreille, il eût fallu un porte-voix; bien loin donc de
+s'éloigner, je le sentis tout à coup _s'asseoir_ pour ainsi dire sur
+ma poitrine. Je poussai un cri et m'évanouis tout à fait.
+
+On me porta dans l'appartement intérieur de Frochot, où sa femme de
+charge vint me soigner; mais je fus trop malade pour rentrer dans la
+salle de bal: je m'enveloppai dans ma pelisse, et retournai chez moi.
+J'ignore donc comment la fête fut terminée; mais j'ai su par ceux de
+mes amis qui s'y trouvaient que rien d'extraordinaire ne s'y passa
+jusqu'au départ de la cour.
+
+L'Impératrice fut au désespoir; et, en rentrant aux Tuileries, les
+larmes qu'elle avait si longtemps contenues coulèrent en abondance.
+Elle avait passé sa vie à redouter un malheur comme celui du divorce;
+et pourtant la faiblesse de son caractère le lui montrait toujours
+impossible.... et maintenant elle frémissait devant ce même malheur,
+à présent qu'elle le voyait se dresser devant elle comme un fantôme,
+menaçant et au moment de frapper.
+
+Malgré ce qui s'était passé à l'Hôtel-de-Ville, Joséphine et
+l'Empereur n'eurent aucune explication: depuis longtemps elle et
+lui en étaient à les redouter... Elles étaient funestes à tous
+deux. Napoléon détestait tout ce qui faisait _scène_; et Joséphine,
+soit dans la croyance qu'une femme est plus intéressante quand elle
+pleure, soit que ce fût naturellement, ne pouvait dire une parole
+sans fondre en larmes; et l'Empereur, alors, devenait furieux
+contre elle et contre lui-même... Quelque terreur que lui inspirât
+l'Empereur, cependant, Joséphine comprenait qu'il lui fallait parler;
+mais jamais elle n'osait ouvrir cette petite porte qui conduisait
+à son cabinet!... Elle avait une extrême peur de l'Empereur; et je
+vais en donner une preuve, qui est plutôt le fait d'une enfant que
+d'une souveraine, ou d'une femme prochainement destinée à l'être.
+Le fait que je vais citer s'est passé dans l'année qui précéda le
+couronnement.
+
+Foncier[41], le bijoutier à la mode de l'époque de mon mariage,
+avait la clientèle non-seulement de l'Empereur, mais aussi de
+Joséphine. On ne portait pas une chaîne, un bijou, quel qu'il fût,
+qui ne sortît de la boutique de Foncier... Il avait en outre de
+très-belles choses que madame Bonaparte lui achetait fort souvent. Un
+jour il lui apporte des perles tellement belles, que voilà la pauvre
+Joséphine dans le plus cruel état. Ces perles lui tournaient la tête;
+mais le moyen d'aller parler _perles_ à Bonaparte!... Il aurait
+répondu comme Louis XVI: J'aime mieux un vaisseau. Avec l'argent des
+perles, l'Empereur aurait eu un bataillon de 500 hommes; les perles
+coûtaient 500,000 fr.--Joséphine n'osa donc rien dire de ces perles
+si désirées; mais elle ne crut pas devoir être aussi discrète avec
+Bourrienne; Bourrienne, homme vénal, et qui reçut son congé pour
+des motifs graves, comme le savent ceux qui approchaient alors des
+Tuileries. Eh bien! il arrangea l'affaire. On fit je ne sais quel
+arrangement pour que Berthier fît payer à la guerre un fripon qui
+n'aurait été payé que dans dix ans, à cent pour cent de perte, et
+qui le fut intégralement tout de suite; aussi, en reconnaissance,
+il donna un million: ce million fut partagé je ne sais comment. Ce
+que je sais, c'est que le collier passa des magasins de Foncier dans
+l'écrin de Joséphine. Mais ce n'était rien de l'y avoir fait venir;
+il fallait le pouvoir porter; et cela était difficile avec Napoléon,
+dont la mémoire était terrible de lucidité pour ces sortes de choses.
+
+[Note 41: Foncier et Marguerite. Ils étaient à côté de Biennais,
+le singe violet. Foncier avait beaucoup de goût, mais il était
+horriblement cher. Sa famille était fort nombreuse et fort unie. Sa
+belle-soeur était madame Jouanne, bonne et digne femme que je voyais
+beaucoup à Versailles, et pour qui j'avais une sincère amitié, ainsi
+que pour son mari qui est le plus honnête et le meilleur des hommes.
+Elle était mère de madame Alexandre Doumerc, cette femme spirituelle
+qui chantait si bien, et qui était si agréable. Madame Jouanne est
+morte. C'est sa fille qui occupe sa maison de Versailles avec son
+père.]
+
+--«Mon Dieu!» disait-elle à madame de Rémusat, qui était dans
+la confidence, c'est-à-dire de l'embarras de mettre les perles
+(Joséphine la connaissait trop bien pour lui parler de la façon dont
+elles avaient été payées)... «Mon Dieu!» lui disait Joséphine, «je
+ne sais comment faire pour porter ces perles... Bonaparte me ferait
+une scène!.. et pourtant c'est le présent d'un père, à qui j'ai fait
+avoir la grâce de son fils.»
+
+C'était dans de pareilles occasions que l'Impératrice était
+étonnante. Elle croyait que nous prenions tout cela pour vérité...
+Madame de Rémusat ne répondit rien; mais elle observa que, pour une
+cause aussi juste, aussi belle, le premier Consul ne dirait que peu
+de choses.
+
+--«Non, non!» s'écriait Joséphine toute tremblante; «non, non!... Oh!
+je frémis d'y penser!...»
+
+Cependant il fallut prendre un parti. Voilà celui que conseilla
+Bourrienne, vrai Figaro, ayant toujours un expédient tout prêt.
+Madame Bonaparte mit les belles perles de Foncier, et se présenta
+hardiment, un jour d'opéra, devant le premier Consul. Napoléon
+aimait beaucoup les perles: c'était, avec une robe blanche, ce qu'il
+préférait pour une femme. Aussitôt qu'il vit Joséphine avec ces
+belles perles, il fut à elle, et, l'embrassant, comme toujours alors,
+aussitôt qu'il la voyait:--«Comme tu es magnifique! lui dit-il...
+Qu'est-ce donc que ces belles perles?... Ma foi, on les dirait fines,
+tant elles _ont de l'Orient_.
+
+--Mais,» répondit madame Bonaparte, «elles sont fines aussi, et tu
+les connais... tu les a vues cent fois!...
+
+--Moi?...» Et le premier Consul, stupéfait, regardait alternativement
+et sa femme et les perles.
+
+--«Sans doute! ce sont les perles que la république cisalpine m'a
+données.
+
+--Pas possible!
+
+--C'est la vérité... Tiens, demande à Bourrienne et à madame de
+Rémusat...» Celle-ci s'inclina mais sans dire un mot. Bourrienne ne
+fut pas aussi avare de paroles: il dit effrontément et même avec
+un sourire ironique «qu'en effet c'était la république cisalpine
+qui avait donné les perles;» et il ajoutait, en racontant ensuite
+l'histoire à Hambourg et à Altona:
+
+--«Je le crois bien que c'est la république cisalpine qui avait donné
+les perles... Elles ont été payées avec l'argent d'une fourniture
+mal régularisée par Berthier, et que, maintenant, la république
+cisalpine va payer.»
+
+Napoléon, tout en disant: «C'est bien étonnant!» crut à la république
+cisalpine, et les perles demeurèrent... Bientôt elles se fondirent
+dans tous les bijoux de la couronne de France, et devinrent un des
+joyaux les moins précieux de l'écrin impérial.
+
+Une autre fois il s'agissait, pour Joséphine, de déclarer toutes ses
+dettes. Jamais elle ne voulait convenir de la totalité de la somme.
+
+--«Il me _tuerait_!» criait-elle toute désespérée; «il me _tuerait_!»
+Et jamais elle ne voulut que Duroc le déclarât à l'Empereur.
+
+--«Je paierai sur _mes économies_,» dit-elle.
+
+Cette colère, en effet, était terrible à affronter... Cependant,
+deux jours après le 2 décembre, elle se résolut à parler à
+l'Empereur. Elle prit conseil de madame de Rémusat, d'abord, et, à
+celle-là, son conseil fut bon. Son avis était pour le silence, mais,
+malheureusement, le salon de Joséphine renfermait une foule de gens,
+et surtout de femmes, qui lui étaient funestes. Madame de Rémusat le
+lui dit; mais voyant qu'elle ne voulait rien écouter, elle rentra
+chez elle fort attristée. Joséphine, après avoir rassemblé toutes
+ses forces, monta en tremblant le petit escalier qui conduisait
+à l'oratoire[42] d'Anne d'Autriche!.. En approchant elle entendit
+parler... Le coeur lui battit..; elle n'osait pas redescendre..; elle
+n'osait pas entrer... Cependant elle s'y hasarda et frappa un faible
+coup...
+
+[Note 42: Il formait le premier cabinet particulier de l'Empereur.]
+
+--«Entrez!» dit Napoléon... L'Impératrice recula devant la figure
+qui se présenta à elle à côté de l'Empereur:... c'était Fouché;...
+c'était son mauvais génie; la malheureuse femme le savait!
+
+En voyant Joséphine, l'Empereur fronça le sourcil; mais il ne la
+renvoya pas... Il dit au contraire:
+
+--«C'est bien! duc d'Otrante... Revenez ce soir; nous achèverons
+cette conférence.»
+
+Fouché se retira en jetant sur Joséphine un regard de méchanceté
+satisfaite; car entre eux désormais c'en était venu à la mort, ou
+tout au moins à la perte de l'un d'eux. Ce qui est étrange, c'est que
+l'Impératrice, qui toujours a parlé de Fouché comme de son ennemi,
+n'a jamais donné une cause de cette haine. Elle disait seulement
+qu'elle lui était inculquée par ses belles-soeurs; voilà tout!
+
+--«Que me voulez-vous?» demanda Napoléon à Joséphine.
+
+Le ton glacial dont il lui fit cette demande la mit aussitôt en
+situation, et elle fondit en larmes... Elle demanda à l'Empereur
+_pourquoi il voulait la quitter_? «Ne sommes-nous pas heureux!»
+dit-elle.
+
+--«Heureux! s'écria Napoléon!... Heureux!... Mais le dernier commis
+d'un de mes ministères est plus heureux que moi!... Heureux! est-ce
+donc une moquerie que vous faites!... Pour être heureux, il ne
+faudrait pas être tourmenté par votre jalousie insensée comme je
+le suis!... Chaque fois que je parle au cercle à une jeune femme
+agréable ou jolie, je suis certain d'avoir dans mon intérieur le plus
+terrible des orages... Heureux! répétait-il... Oui, je l'ai été...
+Je serais même peut-être demeuré éternellement dans cette position,
+me rappelant assez notre amour pour n'en pas chercher un autre;
+mais quand l'enfer est venu remplacer la paix; lorsque la jalousie,
+la méfiance et la colère sont venues s'asseoir à mon foyer pour en
+chasser le bonheur et le repos, alors j'ai cherché, en effet, une
+autre vie... J'ai prêté l'oreille à la voix de mes peuples, qui
+me demandent une garantie; j'ai vu que je sacrifiais de hauts et
+puissants intérêts à des chimères, et j'ai cédé...
+
+--Ainsi donc, tout est fini?» dit Joséphine d'une voix brisée...
+
+--«J'ai dû cimenter, je le répète, le bonheur de mes peuples;
+pourquoi m'avoir amené vous-même à voir un intérêt avant le vôtre;
+croyez que je souffre plus que vous peut-être..; car c'est moi qui
+vous afflige...»
+
+Mais Joséphine n'écoutait aucune consolation; la parole de l'Empereur
+ne frappait son oreille qu'avec un son: _il faut nous séparer!_...
+Bientôt elle tomba sans connaissance aux pieds de Napoléon.
+
+En voyant cette femme qu'il avait tant aimée, qu'il aimait encore,
+gisant à ses pieds sans aucun sentiment, l'Empereur eut un moment de
+remords... Il la souleva; elle était pâle et froide, son coeur ne
+battait plus. Je l'ai crue morte,» dit-il le même soir à Duroc!...
+Enfin, voyant qu'elle ne revenait pas à elle-même, il entr'ouvrit
+la porte de son cabinet et regarda dans le salon de service: par
+un hasard singulier, il ne s'y trouvait en ce moment que M. de
+Beausset[43]; l'Empereur l'appela.
+
+[Note 43: M. le marquis de Beausset, neveu de l'archevêque de
+Beausset, homme de grand esprit et d'une mémoire la plus rare qui ait
+existé jamais.]
+
+--«Pouvez-vous porter l'Impératrice dans vos bras,» lui dit
+l'Empereur, «et la descendre chez elle?»
+
+Pour comprendre le burlesque à côté du drame, il faut connaître
+M. le marquis de Beausset; (je ne parle ici ni de son amabilité
+ni de sa bonté, mais seulement de sa personne): il est absolument
+sphérique; et c'est un homme non-seulement très-gros, mais avec un
+si énorme abdomen et des bras si courts, que d'emporter Joséphine
+était pour lui un événement. Il y tâcha cependant, et, au bout de
+plusieurs efforts, il parvint à l'enlever dans ses bras; mais il
+fallait qu'elle et lui la portant dans ses bras pussent passer par
+ce petit escalier dans lequel l'Impératrice elle-même avait peine à
+se retourner. Cependant il s'engagea dans le chemin périlleux, et
+commença à descendre doucement; mais qu'on se figure le tourment de
+M. de Beausset lorsqu'il entendit tout à coup une voix doucement lui
+dire:
+
+--«Prenez garde, vous me blessez avec votre habit et la garde de
+votre épée.»
+
+C'était en effet la poignée de son épée, qui entrait dans l'épaule
+de l'Impératrice, et devait la blesser cruellement, ainsi que la
+broderie de l'habit. M. de Beausset le comprit et voulut retirer
+la malencontreuse épée; mais, dans ce mouvement, il faillit tomber
+avec son fardeau; alors l'Empereur accourut. Il fit remonter M.
+de Beausset, et, prenant les pieds de l'Impératrice, _toujours
+évanouie_, il descendit le premier, aidant ainsi M. de Beausset.
+
+Le désespoir de l'Impératrice fut horrible. L'Empereur, résolu
+maintenant d'effectuer le projet de divorce, eut alors une fermeté
+toute romaine. Je me sers de ce mot parce que je suis certaine
+qu'elle n'a été mise à l'épreuve que par la plus grande majorité des
+opinions qui l'entouraient. Je suis certaine que jamais Napoléon
+n'aurait divorcé sans ses soeurs et sa famille.
+
+Ce fut à cette époque que nous reçûmes une invitation pour aller à
+une chasse à Grosbois, chez le prince de Neufchâtel. Le temps était
+très-froid; nous y fûmes le matin déjeuner. Berthier était très-bon
+avec tous les défauts qu'on lui a connus, et, parmi eux, on ne
+voyait pas encore celui de trahir un jour son bienfaiteur!... aussi
+l'aimions-nous; et, lorsque je voulus refuser, à cause du froid
+excessif qu'il faisait, mon mari s'y opposa. Joséphine était à cette
+chasse, mais d'une tristesse profonde; et l'Empereur, affectait une
+gaieté qu'il n'éprouvait certes pas, la chose était facile à voir. Il
+y avait à peu près vingt femmes de priées pour la chasse, et autant
+pour le soir. La chasse fut gaie en apparence; on se plaça comme on
+voulut dans les calèches, et la chose n'en fut que mieux. J'étais
+avec madame Duchatel, cette femme si excellente et si parfaite, et
+d'un esprit si charmant. Je passai ainsi une des matinées plus
+agréables que j'eusse passées depuis longtemps. La conversation ne
+tarit jamais avec madame Duchatel: elle comprend tout, répond à tout,
+et provoque en même temps une causerie féconde en reparties: il est
+plus facile d'avoir de l'esprit que d'en faire avoir aux autres.
+
+La seule chose qui nous parut bizarre dans cette journée où tout fut
+à merveille, du reste, ce fut la manière dont nous fûmes logées; on
+nous avait prévenu à l'avance que nous ne pouvions mener qu'un nombre
+de femmes de chambre pour nous toutes; cela était gênant parce qu'il
+fallait nécessairement se r'habiller pour le dîner. On avait pris un
+espace très-considérable pour le service actif de l'Impératrice; de
+manière que le service d'honneur se trouva logé de la plus ridicule
+façon: nous étions dix dans la même chambre...; enfin, nous nous en
+tirâmes tant bien que mal, et notre toilette s'en ressentit fort peu,
+en résumé, malgré les éclats de rire que nous faisions au milieu de
+la confusion générale.
+
+Après le dîner, Berthier avait imaginé de faire venir les acteurs de
+quelques petits théâtres. Jusque-là c'était bien, et son intention
+était louable; mais Berthier était gauche avant tout, et il était un
+peu comme la duchesse de Mazarin; il le prouva ce jour-là, comme tous
+les autres... Il devait lire la pièce, qu'on jouait chez lui, devant
+l'Empereur; il n'en fit rien. Qu'arriva-t-il? que Brunet, à qui il ne
+fallait pas demander d'avoir des procédés, choisit une des pièces où
+il faisait le plus rire; _Cadet-Roussel, maître de déclamation_. Dans
+cette malheureuse pièce, Cadet-Roussel parle à chaque instant de la
+nécessité où il se voit de divorcer avec sa femme, parce qu'il _veut
+avoir des descendants ou des ancêtres_.
+
+Au premier mot de cette pièce, l'Empereur, soit qu'il la connût,
+soit qu'il sût ce qu'elle contenait, fronça le sourcil, puis se mit
+à rire, comme s'il n'y eût aucune application à faire; mais Berthier
+était à lui seul une comédie entière... Aussitôt qu'il eut compris sa
+faute, il devint de mille couleurs, et cela en un seul instant!...
+Il y avait sur son visage un tel désappointement, qu'il fallait rire
+en le regardant. On sait qu'il mangeait beaucoup ses ongles...: ce
+fut à eux qu'il s'en prit ce soir-là. Il travaillait ses doigts et
+les mettait en sang!... pour faire surtout comprendre le comique
+de sa position, il faut dire qu'il était placé contre le théâtre,
+et de manière que tout le monde le voyait parfaitement. Quant à la
+Princesse, bonne et excellente personne, ne pouvant penser que bien
+et bonté, elle riait de tout son coeur en entendant les bons mots
+de Brunet, convertis en sottises ce jour-là... Enfin, la pièce
+finit au grand contentement de tous, je crois...; car nous étions
+aussi malheureux que Berthier. Nous écoutions; nous comprenions
+et nous n'osions pas lever les yeux du côté de l'Empereur ni de
+l'Impératrice. Enfin, la pièce une fois jouée, le rideau baissé,
+tout fut fini, et l'Empereur, je crois, bien soulagé de cette sotte
+position, dans laquelle Berthier l'avait placé. Il y eut bal ensuite,
+et du moins, pendant qu'on dansait, l'Impératrice ne craignit aucune
+remarque, aucun regard d'allusion... Pauvre femme!...
+
+Le lendemain de cette chasse, je fus déjeuner aux Tuileries.
+L'Impératrice m'avait engagée la veille, et je m'y rendis avec
+d'autant plus d'empressement que sa position me faisait véritablement
+de la peine. Je savais ce que nous avions, et j'ignorais ce que nous
+aurions. Hélas! lorsque je faisais cette réflexion, je ne savais pas
+être aussi près de la vérité...
+
+Lorsque j'arrivai, Freyre[44] me dit que l'Impératrice me faisait
+prier de passer chez elle par les couloirs extérieurs, sans entrer
+dans le salon jaune. Je la trouvai dans un boudoir qui était auprès
+de sa chambre à coucher. Elle était fort abattue et fort malheureuse:
+la chose devait être. Je la consolai, comme il faudrait toujours
+consoler les affligés, en pleurant avec elle... Elle me demanda ce
+que Junot pensait de son divorce, et si, dans Paris, on en parlait
+beaucoup. Le terrain était glissant. On blâmait l'Empereur dans
+la masse des opinions de Paris. Mais comment oser lui dire que
+Paris la plaignait? Je connaissais son imprudence: elle m'aurait
+infailliblement nommée; elle eût été cause que l'Empereur m'aurait
+témoigné un extrême mécontentement, et cela sans aucun but, sans
+résultat et sans qu'il en pût résulter rien de bon pour elle. Je
+lui répondis que je ne voyais jamais les rapports qu'on envoyait au
+gouverneur de Paris, ce qui était vrai d'ailleurs, et que le duc
+d'Abrantès en savait plus que moi.
+
+[Note 44: Freyre était valet de chambre de confiance de
+l'Impératrice. Il lui était fort attaché.]
+
+--«Eh bien! me dit-elle, engagez-le, de ma part, à venir déjeuner
+demain avec moi.»
+
+Quelquefois elle avait un ou deux hommes à déjeuner avec elle, mais
+très-rarement; en général, c'étaient des femmes.
+
+Elle fut extrêmement affectueuse avec moi ce même jour; et, pendant
+le déjeuner, elle me combla de marques d'affection. Combien je
+souffris encore en quittant les Tuileries ce jour-là... car je
+prévoyais que je n'y reviendrais plus pour elle.
+
+Je remarquai ce même jour où je déjeunai pour la dernière fois aux
+Tuileries, la grande affluence de monde qui vint, après déjeuner,
+pour faire sa cour à l'Impératrice. «C'est tous les jours ainsi, me
+dit madame Rémusat. Je ne puis vous dire combien je reçois pour elle
+de marques d'intérêt! Tous les jours je dois répondre à douze ou
+quinze lettres... On l'aime... Et puis, savons-nous qui nous aurons?»
+
+Elle pensait comme moi! et je crois que son doute s'est terminé,
+comme le mien, par une certitude qui nous fit encore plus regretter
+Joséphine...
+
+«Concevez-vous, me dit madame de Rémusat, que plusieurs de ces dames
+que vous voyez assises là, dans ce même salon, ont déjà minuté leur
+demande à l'Empereur pour la nouvelle maison de l'Impératrice?»
+
+Je demeurai stupéfaite.
+
+«Oui,» poursuivit-elle, et elle me désigna sept dames du palais qui
+n'avaient été nommées qu'à la demande de Joséphine; l'une d'elles,
+entre autres, n'ayant aucune fortune, portant un nom ordinaire, et
+n'étant enfin qu'une femme ordinaire elle-même, eh bien! cette femme
+était une des premières en tête...
+
+J'ai toujours eu de la répulsion pour les caractères plats et
+vils. J'éprouvai alors plus que cela: je ressentis une profonde
+indignation;.. et lorsque je rencontre l'une de ces femmes-là
+aujourd'hui, je me fais violence pour la saluer...
+
+Mais lorsque j'appris que madame de Larochefoucault, parente et amie
+de l'Impératrice... madame de Larochefoucault, que Joséphine n'avait
+obtenue de Napoléon qu'à force de demandes et d'importunités, lorsque
+j'appris que celle-là avait demandé à la quitter... à l'abandonner...
+je le répète, j'ai éprouvé une de ces sensations plus douloureuses
+pour ceux qui les éprouvent que pour ceux qui en sont l'objet. Que
+sentent-ils ceux-là? Puisqu'ils bravent la honte, ils ne la redoutent
+pas!
+
+Enfin le divorce fut prononcé. Tous les liens qui attachaient
+Napoléon à Joséphine furent rompus!... Ils avaient été mariés d'abord
+à la mairie, puis ensuite devant l'église, quatre ou cinq jours avant
+le sacre; le Pape le voulut ainsi, et Napoléon, qui espérait toujours
+un enfant d'elle à cette époque, ne songeait pas encore au divorce...
+
+Ce premier contrat de mariage, ou plutôt le relevé de l'état civil,
+est singulièrement fait; le nom de Joséphine y est étrangement
+écrit[45]. Par exemple, l'Impératrice n'y est pas nommée de la
+Pagerie. Elle est née le 20 juin 1763, et dans l'acte délivré le
+29 février 1829, sur lequel j'ai copié ce que je viens d'écrire,
+lequel acte est aussi authentique que possible, puisqu'il est
+copié sur l'état civil, il y est dit qu'elle est née le 23 juin
+1767. L'empereur, né le 5 août 1769, y est nommé comme étant
+né le 5 février 1768. Je ne comprends rien à cela, et ne puis
+l'expliquer que d'une façon, c'est que Napoléon n'a pas voulu dire
+qu'il avait épousé une femme plus âgée que lui de six ans... Il
+s'en est rapproché autant qu'il l'a pu. On ne peut expliquer le
+fait que de cette manière. Il est aussi à remarquer que l'officier
+civil l'appelle toujours _Bonaparte_; lui, en signant, a écrit
+_Buonaparte_. Ce n'est, en effet, qu'après Campo-Formio qu'il signa
+_Bonaparte_. Quant au mariage chrétien, il fut béni par le cardinal
+Fesch, dans la chapelle des Tuileries, ainsi que je l'ai dit,
+quelques jours avant le sacre. Le prince Eugène emporta l'acte de
+mariage avec lui en Italie. Sa famille doit toujours le posséder.
+
+[Note 45: Du dix-neuvième jour du mois de ventôse de l'an IV de
+la république française, acte de mariage de NAPOLIONE Bonaparte,
+général en chef de l'armée de l'intérieur, âgé de vingt-huit ans,
+né à Ajaccio, domicilié à Paris, rue d'Antin, nº...; et
+de Marie-Joséphine-Rose de Tascher, âgée de vingt-huit ans, née
+à la Martinique, dans les îles sous le vent, domiciliée à Paris
+rue Chantereine, nº..., fille de Joseph-Gaspard de Tascher,
+capitaine de dragons, et de Rose-Claire Desvergers, dite Anaïs, son
+épouse.
+
+Moi, Charles-Théodore Leclerc, officier public de l'état-civil du
+deuxième arrondissement du canton de Paris, après avoir fait lecture,
+en présence des parties et témoins, 1º de l'acte de naissance de
+Napolione Bonaparte, qui constate qu'il est né, le 5 février 1768,
+de légitime mariage de Charles Bonaparte et de Lætitia Ramolini;
+2º de l'acte de naissance de Marie-Joséphine-Rose de Tascher, qui
+constate qu'elle est née, le 23 juin 1767, de légitime mariage de
+Joseph-Gaspard, etc.., j'ai prononcé à haute voix que Napolione
+Bonaparte et Marie-Joséphine-Rose de Tacher étaient unis en légitime
+mariage. Et ce en présence des témoins majeurs ci-après nommés,
+savoir: Paul Barras, membre du Directoire exécutif, domicilié
+au palais du Luxembourg; Jean Lemarrois, aide-de-camp-capitaine
+du général Bonaparte, domicilié rue des Capucins; Jean-Lambert
+Tallien, membre du corps législatif, domicilié à Chaillot;
+Étienne-Jacques-Jérôme Calmelet, homme de loi, domicilié rue de la
+place Vendôme, nº 207; qui tous ont signé avec les parties et moi.
+(Suivent les signatures.)]
+
+La conduite du prince Eugène fut admirable dans cette circonstance.
+Obligé par sa charge d'archi-chancelier d'État d'aller lui-même au
+Sénat pour y lire le message de l'Empereur, ce que tout le monde
+trouva d'une dureté accomplie, il fut admirable, et le peu de mots
+qu'il laissa échapper de son coeur brisé fut retenti dans le coeur
+de tous!...
+
+«Les larmes de l'Empereur,» dit le prince avec une noble dignité,
+«suffisent à la gloire de ma mère!...»
+
+Belles paroles, et touchantes dans leur simplicité!...
+
+Je ne parlerai pas de tout ce qui eut lieu alors. Les journaux ont
+raconté ce qui se fit... Les choses officielles sont généralement
+connues de tous. Je parlerai seulement de ce qui était plus à portée
+de ma connaissance que de celle du public.
+
+Le lendemain du jour où le divorce fut publiquement annoncé (c'était,
+je crois, le 16 ou le 17 décembre), je me disposai à aller à la
+Malmaison, où l'Impératrice s'était retirée. Je fis demander à une
+femme de la Cour, que je ne nommerai pas, si elle voulait que je la
+conduisisse à la Malmaison: elle me répondit qu'elle _ne voulait_
+pas y aller. Du moins celle-là n'était pas fausse, si elle était
+ingrate. Je le fis proposer à une autre, qui refusa à l'appui d'un si
+pauvre prétexte, qu'il aurait mieux valu pour elle qu'elle fît comme
+la première. Je réfléchissais sur le peu de générosité et même de
+respect humain qu'on rencontre dans ce pays de Cour, lorsque je reçus
+un billet de la comtesse Duchatel.
+
+«Mon mari se sert de mes chevaux,» m'écrivait-elle; «voulez-vous
+de moi? Je vous demande cela sans m'informer si vous allez à la
+Malmaison; car je vous connais, et je suis sûre que vous avez le
+besoin de consoler un coeur souffrant.»
+
+Et moi aussi, j'étais sûre qu'elle irait à la Malmaison.
+
+Je lui répondis avec joie que j'étais reconnaissante qu'elle m'eût
+choisie pour faire cette course, ou plutôt ce triste pèlerinage avec
+elle; et que j'irais la prendre à une heure.
+
+Lorsque nous arrivâmes à la Malmaison, nous trouvâmes les avenues
+remplies de voitures; je fus bien aise de voir cette affluence, et
+je souffris moins en songeant à l'ingratitude de quelques personnes
+plus remarquées par leur éloignement, alors que si elles y eussent
+été... Lorsque nous fûmes entrées dans le château, nous eûmes de la
+peine, une fois arrivées au billard, à parvenir au salon où se tenait
+l'Impératrice.
+
+Nous la trouvâmes fort entourée. Jamais la Cour ne fut si grosse chez
+elle, même aux plus beaux jours de sa faveur. Mais les souvenirs
+de la Malmaison étaient terribles dans une pareille journée pour
+la pauvre femme!... car ils étaient heureux!.. Elle paraissait
+bien comprendre au reste toute la force de cette comparaison d'un
+bonheur passé avec un malheur présent. Elle était assise près de
+la cheminée, à droite en entrant, au-dessous du tableau d'Ossian,
+par Girodet[46]... Sa figure était bouleversée. Elle avait eu la
+précaution de mettre une immense capote de gros de Naples blanc, qui
+avançait sur ses yeux, et cachait ses larmes lorsqu'elle pleurait
+plus abondamment à la vue de quelques personnes qui lui rappelaient
+ses beaux jours passés. Lorsqu'elle me vit, elle me tendit la main et
+m'attira à elle.
+
+[Note 46: Ce n'est pas la Malvina et l'Ossian de Gérard; c'est le
+sujet assez confus, représentant les guerriers d'Ossian recevant
+Kléber, Hoche, Marceau, etc., aux Champs-Élysées.]
+
+--«J'ai presque envie de vous embrasser,» me dit-elle... «Vous êtes
+venue le jour du deuil!...»
+
+Je pris sa main et la portai à mes lèvres... Elle me paraissait, en
+ce moment, digne des respects de l'univers.
+
+Mais lorsque je la quittai pour aller m'asseoir, et que je pus
+l'examiner à mon aise, il se joignit à ce sentiment une profonde
+pitié, en voyant à quel point elle devait être malheureuse!...
+C'était la douleur la plus vive, la plus avant dans l'âme. Elle
+souriait à chaque arrivant, en inclinant doucement la tête avec cette
+même grâce qu'elle avait toujours... Mais en même temps, on voyait
+malgré ses efforts, les larmes jaillir de ses yeux... elles roulaient
+sur ses joues, venaient tomber sur la soie de sa robe, et cela
+sans effort. C'était le coeur qui repoussait au dehors les larmes
+dont il était rempli. On voyait qu'il lui fallait pleurer, ou bien
+qu'elle aurait étouffé... Je repartis vers cinq heures avec madame
+Duchatel... Nous nous communiquâmes nos réflexions: elles étaient
+les mêmes. Et, en effet, tout ce qui avait une âme ne pouvait penser
+que d'une manière.
+
+La reine Hortense était auprès de sa mère, pour l'aider à supporter
+le poids de ces pénibles journées, qui avaient toute l'amertume de la
+nouveauté d'un malheur... Nous parlâmes longtemps des temps passés...
+Pauvre fleur brisée elle aussi!... Que d'heureux jours elle avait vu
+s'écouler dans cette retraite enchantée... où, maintenant, le deuil
+et le malheur étaient venus remplacer des joies que rien n'avait pu
+égaler, comme rien aussi n'avait pu les faire oublier...
+
+--«Vous viendrez souvent nous voir, n'est-ce pas?» me dit-elle. Elle
+vit que j'étais émue... et me prit la main en me disant: «J'ai tort
+de vous demander une chose que je suis certaine que vous ferez.»
+
+Elle avait raison.
+
+L'Empereur fut presque reconnaissant pour les femmes qui avaient été
+à la Malmaison. Celles qui, au contraire, n'y furent que plusieurs
+jours après, furent mal notées dans son esprit... J'y remarquai, dans
+les premiers moments, la duchesse de Bassano, la duchesse de Rovigo,
+madame Octave de Ségur, madame de Luçay, sa fille, madame de Ségur
+(Philippe), la duchesse de Raguse, toutes les dames de la reine
+Hortense, la Maréchale Ney et plusieurs dames du palais, mais pas
+toutes... Comme l'Empereur n'avait rien ordonné, il y eut plusieurs
+personnes qui crurent le deviner et faire merveille en agissant
+contre sa parole en croyant suivre sa pensée, elles se trompèrent en
+entier et le virent plus tard.
+
+La nouvelle cour de l'Impératrice à la Malmaison fut formée selon
+son goût, pour la plus grande partie des femmes qui la composaient:
+madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur et comme surintendante
+de la maison de l'Impératrice, madame Octave de Ségur, madame de
+Rémusat, madame de Vieil-Castel, madame Gazani, et puis, plus tard,
+mesdemoiselles de Mackau et de Castellane. Tout cet entourage formait
+une maison agréable, surtout en y ajoutant celle de la reine Hortense
+et surtout elle-même... Quant aux hommes, excepté M. de Beaumont et
+M. Pourtalès, je n'aimais pas les autres. M. de Monaco surtout et M.
+de Montliveau étaient pour moi deux répulsifs; j'ai toujours eu en
+aversion les hommes impolis; je ne sais pourquoi j'en ai peur comme
+de quelque chose de nuisible. Cela annonce, dans une femme comme
+dans un homme, au reste, de la sottise et de la méchanceté mêlée
+d'orgueil. M. de M*****, au reste, inspirait le même sentiment; car
+le jour où M. de Pourtalès le remplaça comme écuyer, les chevaux se
+réjouirent dans leur écurie. M. de Beaumont, chevalier d'honneur de
+l'impératrice, était bon et fort amusant; je l'aimais beaucoup, ainsi
+que son frère que nous avions chez Madame. L'autre chambellan était
+M. de Vieil-Castel, homme considérablement nul. Plus tard il y eut
+un autre homme que j'aimais et estimais bien ainsi que sa femme; cet
+homme, attaché à la maison de l'Impératrice, comme capitaine de ses
+chasses, M. Van Berchem, était le plus cher ami de mon mari et il
+est demeuré le mien; il est celui, au reste, de tous ceux qui ont
+du coeur et savent apprécier son noble et bon caractère; sa femme,
+charmante personne, augmentait encore le nombre des jolies femmes de
+la cour de la Malmaison.
+
+À mon retour d'Espagne j'y fus souvent: je n'aimais pas Marie-Louise
+et j'aimais Joséphine. Elle m'engagea à venir pour quelques semaines
+à la Malmaison; mais je ne pus accepter: j'étais alors bien malade
+et l'état de ma santé ne fit qu'empirer. Mais j'y allais souvent et
+toujours avec le même plaisir.
+
+La vie y était uniforme: l'Impératrice descendait à dix heures; à dix
+heures et demie on servait le déjeuner, auquel se trouvaient toujours
+quelques personnes de Paris; l'Impératrice plaçait auprès d'elle
+les deux personnes les plus éminentes. Lorsque le vice-roi était à
+la Malmaison, il se plaçait en face d'elle et mettait à ses côtés
+les deux personnes après celles que sa mère avait choisies; la reine
+Hortense également. Madame d'Arberg nommait aussi deux personnes
+pour être placées à côté d'elle. Cet usage était pour dîner comme
+pour déjeuner; après déjeuner, on allait se promener dans le parc;
+c'était en 1809 la même allée qu'en 1800. On allait jusqu'à la serre,
+ou bien, l'Impératrice allait voir les pintades, les faisans dorés
+qui étaient dans les volières avec d'autres oiseaux rares, et leur
+porter du pain. Quelquefois après dîner, et en été nous allions sur
+l'eau avec le vice-roi qui nous faisait des peurs à mourir, puis on
+rentrait; l'Impératrice se plaçait à son métier de tapisserie, et
+lorsqu'il y avait peu de monde, on faisait la lecture, tandis que
+l'aiguille passait et repassait dans le canevas. Mais à la Malmaison
+cependant, il était difficile que cela fût. Après dîner, le plus
+souvent on allait se promener, et en rentrant on faisait de la
+musique dans la galerie, tandis que l'Impératrice faisait un wisk ou
+ses éternelles patiences... On prenait le thé et puis la soirée était
+terminée. Une fois que l'impératrice fut revenue à la Malmaison comme
+dans un exil, il fut impossible d'y ramener cette gaieté qui y avait
+régné pendant les premières années du Consulat. Ainsi, il n'y eut
+plus de spectacle et la salle ne servit plus à rien. Navarre fut plus
+bruyant. Je raconterai la vie de Navarre dans la troisième partie de
+cet article.
+
+
+
+
+TROISIÈME PARTIE.
+
+NAVARRE.
+
+
+C'était un beau lieu que Navarre, mais humide et malsain; il y
+avait des arbres tels que la Normandie les produit, de ces arbres
+séculaires qui ont vu passer sous leur ombrage ce qui fut, ce qui est
+et qui bientôt ne doit plus être. Le parc était planté à la manière
+de Le Nôtre et en partie à l'anglaise: le dernier duc de Bouillon,
+qui mourut tranquillement à Navarre et que tout le monde aimait et
+qui aimait à son tour beaucoup de gens et beaucoup de choses, entre
+autres la joie et le plaisir; le dernier Duc avait jadis orné la
+terre de Navarre, où il passait une partie de sa vie, avec une grande
+recherche. Cette recherche avait même quelque peu d'extrême qui
+touchait à l'inconvenance; il y avait un peu de moeurs payennes dans
+la vie du Duc; et l'on disait que la distribution du parc en avait
+un grand reflet. On racontait traditionnellement beaucoup de choses
+sur un certain temple que je n'ai plus trouvé à Navarre lorsque j'y
+suis allée, mais dont le souvenir était toujours dans le pays. Le
+Duc aimait aussi les fleurs avec passion et cultivait, à Navarre,
+les plus belles qui fussent alors connues en France; le Duc avait de
+grandes et belles manières; il voulait que tout ce qui était chez lui
+eût, comme lui, ce qui pouvait lui plaire. Or il pensait aussi que
+les fleurs et les jolis visages étaient les objets les plus agréables
+à la vue. En conséquence, il était ordonné à une des jeunes filles
+attachées aux serres et au jardin de fleurs du Prince de porter le
+matin un bouquet dans la chambre de la dernière personne arrivée,
+quelle qu'elle fût, femme ou garçon... et d'être parfaitement à ses
+ordres!... Cet usage assez bizarre était encore en exercice au moment
+de la Révolution.
+
+Rien de charmant comme la vie de Navarre, du vivant de M. le duc de
+Bouillon: quand la Révolution éclata, il était fort souffrant et
+presque hors d'état de faire lui-même les honneurs de sa magnifique
+demeure à ceux qui allaient lui faire leur cour; mais on voit par ce
+que je viens de dire qu'il prenait soin de ses hôtes... Il portait
+la sollicitude à cet égard aussi loin qu'un particulier de nos jours
+le ferait. On allait prendre les ordres de la personne nouvellement
+arrivée, le matin dans son appartement; elle déjeunait chez elle,
+seule, ou bien avec les personnes désignées par elle. Si on voulait
+aller se promener, on le pouvait en demandant une calèche et des
+chevaux; on dînait même chez soi, si la chose convenait. C'était, au
+reste, la coutume de presque tous les châteaux de princes[47].
+
+[Note 47: M. le duc de Bouillon était extrêmement aimé dans sa terre
+de Navarre ainsi qu'à Évreux. Aussi ne lui est-il rien arrivé dans la
+Révolution.]
+
+Lorsque Joséphine fut à Navarre, elle trouva le parc dans un triste
+état, à cause de l'humidité causée par la rupture de plusieurs
+canaux. Elle demanda à l'Empereur une somme très-forte pour réparer
+Navarre, et cela fut trouvé étrange, à cause du moment quelle choisit
+pour faire cette demande, d'autant mieux que quelques semaines avant
+l'Empereur lui avait accordé ce qu'on va voir dans la lettre que je
+transcris en ce moment sur la lettre originale écrite à l'impératrice
+Joséphine. On verra que Napoléon savait comment pouvoir la consoler
+de toutes choses.
+
+
+À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON.
+
+ Dimanche à 8 heures du soir 1810[48].
+
+«J'ai été bien content de t'avoir vue hier; je sens combien ta
+société a de charmes pour moi. J'ai travaillé aujourd'hui avec
+Estève. J'ai accordé 100,000 francs pour l'extraordinaire de 1810,
+pour Malmaison; tu peux donc faire planter tant que tu le voudras;
+tu distribueras cette somme comme tu l'entendras. J'ai chargé aussi
+Estève de remettre 200,000 francs aussitôt que le contrat de la
+maison Julien[49] serait passé... J'ai ordonné que l'on paierait ta
+parure de rubis, laquelle sera évaluée par l'intendance, car je ne
+veux pas de voleries de bijoutiers. Ainsi voilà déjà 400,000 francs
+que cela me coûte.
+
+»J'ai ordonné que l'on tînt le million que la liste civile doit te
+donner pour 1810, à la disposition de ton homme d'affaires pour payer
+tes dettes.
+
+»Tu dois trouver dans l'armoire de Malmaison 5 ou 600,000 francs; tu
+peux les prendre pour faire ton argenterie et ton linge.
+
+»J'ai ordonné qu'on te fît un beau service de porcelaine à Sèvres;
+l'on prendra tes ordres pour qu'il soit très-beau.
+
+ »NAPOLÉON.»
+
+[Note 48: Cette lettre est sans date de mois dans l'original. Mais
+d'après ce que dit Napoléon pour les plantations, on présume que
+c'est du mois de janvier ou de février.]
+
+[Note 49: Bois-Préau, la maison de mademoiselle Julien, à Ruelle,
+celle que Napoléon appelait _la vieille fille_. Il la détestait parce
+qu'elle n'avait jamais voulu lui vendre sa maison tant qu'elle
+vécut.]
+
+
+Voici une lettre écrite à l'Impératrice par l'Empereur, quelques
+jours après la précédente:
+
+
+À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON.
+
+ Samedi, à une heure après midi.
+
+«Mon amie, j'ai vu Eugène, qui m'a dit que tu recevrais les Rois[50].
+J'ai été au conseil jusqu'à huit heures. Je n'ai dîné seul qu'à cette
+heure-là.
+
+»Je désire bien te voir. Si je ne viens pas aujourd'hui, je viendrai
+après la messe.
+
+»Adieu, mon amie[51]! J'espère te trouver sage et bien portante. Ce
+temps-là doit bien te peser.
+
+ »NAPOLÉON.»
+
+[Note 50: Le roi de Bavière et la reine, le roi de Wurtemberg, le roi
+de Saxe, le roi de Westphalie et tous les princes d'Allemagne alors à
+Paris, où ils étaient en foule.]
+
+[Note 51: Toutes ces lettres ont été fournies en original par
+la reine Hortense, et sont fidèlement transcrites sur ces mêmes
+originaux.]
+
+
+En voici une autre que je transcris ici, pour répondre aux sottes
+jalousies de Marie-Louise, et montrer la loyauté et la délicatesse de
+l'Empereur en se séparant de Joséphine.
+
+
+À L'IMPÉRATRICE, À L'ÉLYSÉE NAPOLÉON[52].
+
+ 19 février 1810.
+
+«Mon amie, j'ai reçu ta lettre; mais les réflexions que tu fais
+peuvent être vraies. Il y a peut-être du danger à nous trouver sous
+le même toit pendant la première année. Cependant la campagne[53] de
+Bessières est trop loin pour revenir; d'un autre côté, je suis bien
+enrhumé, et je ne suis pas sûr d'y aller.
+
+»Adieu, mon amie!
+
+ »NAPOLÉON.»
+
+[Note 52: L'impératrice ayant fait la remarque que, lorsqu'elle
+voulait venir à Paris, elle ne savait où descendre, l'Empereur fit
+arranger pour elle l'Élysée-Napoléon.]
+
+[Note 53: La campagne de Bessières était Grignon... à sept ou huit
+lieues de Paris. Bessières avait imaginé ce rapprochement comme si
+_tout_ n'était pas rompu! Ces lettres doivent montrer à Marie-Louise
+combien sa fausse jalousie était absurde, et combien elle était peu
+fondée, puisque, même avant le mariage, toute relation était rompue
+entre Joséphine et Napoléon.]
+
+
+À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON.
+
+ Le 12 mars 1810.
+
+«Mon amie, j'espère que tu auras été contente de ce que j'ai fait
+pour Navarre... Tu y auras vu un nouveau témoignage du désir que
+j'ai de t'être agréable.
+
+»Fais prendre possession de Navarre; tu pourras y aller le 25 mars,
+et y passer le mois d'avril.
+
+»Adieu, mon amie!
+
+ »NAPOLÉON.»
+
+
+DE L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE À L'EMPEREUR NAPOLÉON, À COMPIÈGNE.
+
+ Navarre, le 19 avril 1810.
+
+«Sire,
+
+»J'ai reçu par mon fils l'assurance que Votre Majesté consent à mon
+retour à Malmaison, et qu'elle veut bien m'accorder les avances que
+je lui ai demandées pour rendre le château de Navarre habitable.
+
+»Cette double faveur, sire, dissipe en grande partie les grandes
+inquiétudes et même les craintes que le long silence de Votre Majesté
+m'avait inspirées. J'avais peur d'être entièrement bannie de son
+souvenir. Je vois aujourd'hui que je ne le suis pas. Je suis donc
+moins malheureuse et même aussi heureuse qu'il m'est possible de
+l'être désormais.
+
+»J'irai à la fin du mois à la Malmaison, puisque votre majesté n'y
+voit aucun obstacle; mais, je dois vous le dire, sire, je n'aurais
+pas sitôt profité de la liberté que Votre Majesté me laisse à cet
+égard, si la maison de Navarre n'exigeait pas, pour ma santé et pour
+celle des personnes attachées à ma maison, des réparations urgentes.
+Mon projet est de demeurer à Malmaison fort peu de temps. Je m'en
+éloignerai bientôt pour aller aux eaux; mais pendant que je serai
+à Malmaison, Votre Majesté peut être sûre que j'y vivrai comme si
+j'étais à mille lieues de Paris. J'ai fait un grand sacrifice, sire,
+et chaque jour je sens davantage toute son étendue... Cependant ce
+sacrifice sera ce qu'il doit être: il sera entier de ma part. Votre
+Majesté ne sera troublée dans son bonheur par aucune expression de
+mes regrets.
+
+»Je ferai sans cesse des voeux pour que Votre Majesté soit heureuse;
+peut-être même en ferai-je pour la revoir. Mais, que Votre Majesté
+en soit convaincue, je respecterai toujours sa nouvelle situation.
+Je la respecterai en silence; confiante dans les sentiments qu'elle
+me portait autrefois, je n'en provoquerai aucune preuve nouvelle.
+J'attendrai tout de sa justice et de son coeur.
+
+»Je ne lui demanderai qu'une grâce, c'est qu'elle _cherche même
+un moyen_ de convaincre quelquefois, et moi-même et ceux qui
+m'entourent, que j'ai toujours une petite place dans son souvenir
+et une grande place dans son estime et dans son amitié. Ce moyen,
+quel qu'il soit, adoucira mes peines, sans pouvoir, ce me semble,
+compromettre ce qui m'importe avant tout, le bonheur de Votre
+Majesté[54].
+
+ »JOSÉPHINE.»
+
+[Note 54: Cette lettre, écrite au moment où elle le fut, contenant
+une demande _d'argent et de faveur extérieure_, c'est-à-dire
+pour contenter l'amour-propre, fut une des démarches les plus
+inconvenantes que l'on ait conseillées à l'impératrice Joséphine;
+l'Empereur le sentit amèrement.]
+
+
+À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, À NAVARRE.
+
+ Compiègne, 21 avril 1810.
+
+«Mon amie, je reçois ta lettre du 19 avril; elle est d'un mauvais
+style. Je suis toujours le même; _mes pareils_ ne changent jamais. Je
+ne sais ce qu'Eugène a pu te dire. Je ne t'ai pas écrit, parce que
+tu ne l'as pas fait, et que j'ai désiré tout ce qui pouvait t'être
+agréable.
+
+»Je vois avec plaisir que tu ailles à Malmaison, et que tu sois
+contente; moi, je le serai de recevoir de tes nouvelles et de te
+donner des miennes. Je n'en dis pas davantage, jusqu'à ce que tu
+aies comparé ta lettre à la mienne; et, après cela, je te laisse
+juger qui est meilleur ou de toi ou de moi.
+
+»Adieu, mon amie; porte-toi bien, et sois juste pour toi et pour moi.
+
+ »NAPOLÉON.»
+
+
+Je vais maintenant aborder un sujet délicat et peu traité jusqu'à
+cette heure. Il est relatif à Joséphine et à tout ce qui l'entourait.
+J'ai fait voir, par les différentes lettres que j'ai transcrites de
+l'Empereur et de l'Impératrice, et données par la reine Hortense
+elle-même, que Napoléon avait eu, dans toute l'affaire du mariage et
+dans celle du divorce, une délicatesse vraiment admirable. Sa réponse
+à l'Impératrice est remplie de coeur, tandis qu'il faut convenir
+que la lettre de Joséphine contenait des pensées vraiment pénibles
+à faire connaître pour une autre femme. Cette demande d'argent, au
+moment où l'Empereur venait de lui accorder deux millions[55] et un
+magnifique service de porcelaine de Sèvres, était peu délicate...
+Tout cela, ajouté à la volonté de Napoléon de rendre Marie-Louise
+heureuse, me prouverait qu'il n'était pas étranger à une lettre qui
+fut écrite à l'Impératrice, par madame de Rémusat, lorsqu'elle fut à
+Genève en 1810.
+
+[Note 55: 100,000 francs pour Malmaison; 200,000 francs pour l'achat
+de Boispréau, la terre de mademoiselle Julien; 100,000 fr. pour la
+parure de rubis; 1,000,000 pour payer les dettes et 600,000 francs
+trouvés dans l'armoire de Malmaison.]
+
+Cette lettre est un document précieux pour l'histoire, c'est encore
+la reine Hortense qui nous l'a fait connaître et en a fourni
+l'original.
+
+L'Impératrice avait demandé la permission à l'Empereur de faire ce
+voyage d'Aix en Savoie, et l'avait entrepris avec une volonté de
+faire parler d'elle. Napoléon en eut de l'humeur; il lui parut que,
+dans cette première année, une retraite complète valait mieux qu'un
+voyage. L'Impératrice voyagea sous le nom de madame d'Arberg, et
+visita une partie de la Suisse. Ce fut dans ce voyage qu'elle faillit
+périr, dit-on, sur le lac de Genève, dans une promenade où elle se
+trouvait dans la même barque que plusieurs personnes de Paris comme
+M. de Flahaut, etc. L'Empereur, en l'apprenant, lui écrivit cette
+lettre:
+
+
+À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, AUX EAUX D'AIX EN SAVOIE.
+
+ Saint-Cloud, 10 juin 1810.
+
+«J'ai reçu ta lettre; j'ai vu avec peine le danger que tu as couru.
+Pour une habitante d'une île de l'océan, mourir dans un lac, c'eût
+été fatalité.
+
+»La Reine[56] se porte mieux, et j'espère que sa santé deviendra
+bonne. Son mari est en Bohême, à ce qu'il paraît, ne sachant que
+faire.
+
+»Je me porte assez bien, et te prie de croire à tous mes sentiments.
+
+ »NAPOLÉON.»
+
+[Note 56: La reine Hortense avait été fort affectée de l'abdication
+de son mari, qui renonça à la couronne de Hollande, comme un honnête
+homme qu'il était, lorsque Napoléon voulut lui faire faire ce que sa
+conscience lui défendait. Il se retira en Bohême, puis ensuite en
+Styrie, à Gratz.]
+
+
+C'est alors que Joséphine acheta cette maison ou plutôt ce petit
+château de Prégny, près de Genève. Tout cela ne plut pas à
+l'Empereur. Il vit là-dedans cette continuation d'un manque continuel
+de dignité... Enfin, il en eut de l'humeur, et beaucoup. Quoi qu'il
+en soit, l'Impératrice reçut tout à coup une lettre de madame de
+Rémusat, qui, après l'avoir d'abord accompagnée, était ensuite
+revenue à Paris. Je rapporte ici cette lettre presque en son entier,
+parce que, dans la vie de l'Impératrice, elle est fort importante.
+Joséphine logeait alors dans l'auberge de Secheron, chez Dejean.
+
+
+LETTRE DE MADAME DE RÉMUSAT À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE.
+
+«Madame,
+
+»J'ai un peu tardé d'écrire à Votre Majesté, parce qu'elle m'avait
+ordonné à mon retour de lui conter quelque chose de la grande ville.
+Si j'avais suivi mon impatience, dès le lendemain de mon arrivée
+je lui aurais adressé les expressions de ma reconnaissance. Ses
+bontés pour moi sont notre entretien ordinaire depuis que je suis
+rentrée dans mon intérieur; en retrouvant mon mari, mes enfants, j'ai
+rapporté au milieu d'eux le souvenir des heures si douces que je vous
+dois[57].
+
+[Note 57: J'omets les phrases inutiles du compliment de madame de
+Rémusat. Cela me paraît inutile à l'objet principal de la lettre.]
+
+ ..............................................
+ ..............................................
+
+»... Je n'ai pas encore paru à la cour; mais j'ai déjà vu quelques
+personnages importants, et j'ai été questionnée sur Votre Majesté
+avec trop de soin, pour qu'il ne m'ait pas été facile de conclure
+que ces questions qui m'étaient adressées venaient d'un intérêt
+plus élevé. On me demandait souvent des nouvelles de votre santé;
+on voulait savoir comment vous passiez votre temps; si vous étiez
+tranquille, heureuse, dans la retraite où vous aviez vécu; si vous
+aviez reçu sur votre route les témoignages d'affection que vous
+méritez d'inspirer. Combien il m'était doux de n'avoir à répondre que
+des choses satisfaisantes, etc...
+
+»... Mais, madame, j'ai questionné à mon tour; j'ai observé de
+mon côté, et j'ose soumettre à votre raison le résultat de mes
+observations, avec la confiance de mon attachement.
+
+»La grossesse de l'Impératrice est une joie publique, une espérance
+nouvelle, que chacun saisit avec empressement. Votre Majesté le
+comprendra facilement, elle, à qui j'ai vu envisager ce grand
+événement, comme la récompense d'un grand sacrifice. Eh bien! madame,
+d'après ce que j'ai cru remarquer, il me semble qu'il vous reste
+encore un pas à faire, pour mettre le complément à votre ouvrage,
+et je me sens la force de m'expliquer, parce qu'il paraît que la
+dernière privation que votre raison vous impose ne peut être pour
+cette fois que momentanée... Vous vous rappelez sans doute d'avoir
+regretté quelquefois avec moi que l'Empereur n'eût pas, au moment de
+son mariage, pressé l'entrevue de deux personnes qu'il se flattait
+de rapprocher facilement, parce qu'il les réunissait _alors_ dans
+ses affections. Vous m'avez dit que, depuis, il avait espéré qu'une
+grossesse, en tranquillisant l'Impératrice sur ses droits, lui
+donnerait les moyens d'accomplir le voeu de son coeur. Mais, madame,
+si je ne me suis pas trompée dans mes observations, le temps n'est
+pas venu pour un pareil rapprochement.
+
+»L'Impératrice paraît avoir apporté avec elle une imagination vive et
+prompte à s'alarmer... Elle aime avec la tendresse, avec l'abandon
+d'un premier amour; mais ce sentiment même semble porter avec lui
+un peu d'inquiétude, dont il est, en effet, si rarement séparé...
+La preuve en est dans une petite anecdote que le Grand-Maréchal m'a
+racontée, et qui appuiera ce que j'ai l'honneur de dire à Votre
+Majesté.
+
+»Un jour, l'Empereur, se promenant avec elle dans les environs de la
+Malmaison, lui offrit, en votre absence, de voir ce joli séjour. À
+l'instant même, le visage de l'Impératrice fut inondé de larmes...
+Elle n'osait pas refuser, mais les marques de sa douleur étaient trop
+visibles pour que l'Empereur essayât d'insister. Cette disposition
+à la jalousie, que le temps affaiblira sans doute, ne pourra être
+qu'augmentée dans ce moment par la présence de Votre Majesté... Elle
+se souviendra peut-être que cet été, en la voyant si fraîche, si
+reposée, j'oserai dire si embellie par le calme de la vie que nous
+menions, j'osai lui dire, en riant, qu'il n'y avait pas d'adresse
+à rapporter à Paris tant de moyens de succès, et que je sentais
+parfaitement qu'à la place d'une autre je serais tout au moins
+inquiète. En vérité, madame, cette plaisanterie me semble aujourd'hui
+le cri de la raison... Le Grand-Maréchal[58], avec lequel j'ai
+causé, m'a témoigné aussi des inquiétudes que je partage... Il m'a
+paru qu'il n'osait pas faire expliquer l'Empereur sur un sujet qu'il
+ne traite qu'avec douleur. Il m'a parlé avec un accent vrai de cet
+attachement que vous inspirez encore, qui doit lui-même inviter à une
+grande circonspection. Les nouvelles situations inspirent de nouveaux
+devoirs; et, si j'osais, je dirais qu'il n'appartient pas à une âme
+comme la vôtre de rien faire qui puisse engager l'Empereur à manquer
+aux siens[59].
+
+[Note 58: Duroc, grand-maréchal du palais.]
+
+[Note 59: Cette phrase est de l'Empereur lui-même, ainsi que
+plusieurs autres qui se reconnaissent aisément. L'Empereur a
+conseillé d'écrire la lettre, et puis ensuite il l'a dictée à moitié.]
+
+»Ici, au milieu de la joie que cause cette grossesse, à l'époque de
+la naissance d'un enfant attendu avec tant d'impatience, au milieu
+des fêtes qui suivront cet événement, que feriez-vous, madame?...
+Que ferait l'Empereur, qui se devrait aux ménagements qu'exigerait
+l'état de cette jeune mère, et qui serait encore troublé par le
+souvenir des sentiments qu'il vous conserve?... Il souffrirait,
+quoique votre délicatesse ne se permît de rien exiger. Mais vous
+souffririez aussi; vous n'entendriez pas impunément le cri de tant
+de réjouissances, livrée, comme vous le seriez peut-être, à l'oubli
+de toute une nation, ou devenue l'objet de la pitié de quelques-uns
+qui vous plaindraient peut-être, mais seulement par esprit de parti.
+Peu à peu votre situation deviendrait si pénible, qu'un éloignement
+complet parviendrait seul à tout remettre en ordre. Puisque j'ai
+commencé, souffrez que j'achève... Il vous faudrait quitter Paris. La
+Malmaison, Navarre même, seraient trop près des clameurs d'une ville
+oisive et quelquefois malintentionnée. Obligée de vous retirer, vous
+auriez l'air de fuir par ordre, et vous perdriez tout l'honneur que
+donne l'initiative dans une conduite généreuse.
+
+»Voilà les observations que j'ai voulu vous soumettre; voilà le
+résultat des longues conversations que j'ai eues avec mon mari,
+et encore d'un entretien _que le hasard_ m'a procuré avec le
+Grand-Maréchal. Moins animé que nous sur vos intérêts, et accoutumé,
+comme vous le savez, à ne pas arrêter ses opinions quand il n'a pas
+reçu d'ordre de les transmettre, c'est avec beaucoup de temps et un
+peu d'adresse que j'ai tiré de lui quelques-unes de ses pensées. Mais
+aussitôt que je les ai entrevues, j'ai pu conclure qu'il vous restait
+encore un sacrifice à faire, et qu'il était digne de vous de ne point
+attendre les événements, et de les prévenir en écrivant à l'Empereur
+pour lui annoncer une courageuse détermination. En lui évitant
+un embarras dont vous l'empêchez seule de sortir, vous acquerrez
+de nouveaux droits à sa reconnaissance. Et, d'ailleurs, outre la
+récompense toujours attachée à une action droite et raisonnable, avec
+cet aimable caractère qui vous distingue, cette disposition à plaire
+et à vous faire aimer, peut-être trouverez-vous dans un voyage un
+peu plus prolongé des plaisirs que vous ne prévoyez pas d'abord. À
+Milan, le spectacle si doux des succès mérités d'un fils vous attend.
+Florence, Rome même, offriraient à vos goûts des jouissances qui
+embelliraient cet éloignement momentané. Vous trouveriez à chaque
+pas, en Italie, des souvenirs que l'Empereur ne s'irriterait pas de
+voir renouveler, parce qu'ils s'attachent pour lui aux époques de sa
+première gloire.
+
+»Tout ce que m'a dit le Grand-Maréchal me prouve assez que Sa Majesté
+veut que vous conserviez à jamais les dignités du rang où vous avez
+été élevée par ses succès et sa tendresse. Et cependant l'hiver se
+passerait; la saison où l'on peut habiter Navarre vous ramènerait
+aux occupations d'embellissements qui vous y attendent. Le temps, ce
+grand réparateur de toutes choses, aurait tout consolidé, et vous
+auriez mis le complément à cette conduite noble qui vous assure
+la reconnaissance de toute une nation. Je ne sais si je m'abuse,
+madame, mais je crois qu'il y a encore du bonheur dans l'exercice de
+semblables devoirs. Le coeur d'une femme sait trouver du plaisir dans
+le sacrifice qu'il fait à celui qu'elle aime. Prévenir l'embarras
+dont l'Empereur pourrait sortir lui-même, s'il vous aimait moins;
+rassurer les inquiétudes d'une jeune femme, que le temps et cette
+expérience de vous-même rendront plus calme: tout cela est digne de
+vous. Si vous étiez moins sûre de l'effet que peuvent encore produire
+les grâces de votre personne, votre rôle serait moins difficile; mais
+il me semble que c'est parce que Votre Majesté sait très-bien qu'elle
+possède des avantages qui peuvent établir une concurrence, qu'elle
+doit avoir la délicatesse de tous les procédés.
+
+»J'espère que Votre Majesté me pardonnera une aussi longue lettre,
+et les réflexions qu'elle contient. Quand j'appuie si fortement sur
+cette _impérieuse nécessité_ de s'éloigner de nous pour quelque
+temps, je me flatte qu'elle daignera penser que, peut-être, jamais
+je ne lui ai donné de plus véritables marques des sentiments qui
+m'attachent à elle.
+
+»Je suis, avec un profond respect, madame, de Votre Majesté,
+
+»La très-humble et très-obéissante servante,
+
+ »VERGENNES DE RÉMUSAT[60].»
+
+[Note 60: Cette lettre est un chef-d'oeuvre d'habileté pour qui
+connaissait l'impératrice Joséphine; ainsi la placer comme rivale
+_triomphante_ d'une jeune femme de dix-huit ans, et lui parler de _sa
+fraîcheur_ quand la seule beauté réelle de Marie-Louise était une
+peau éblouissante et un teint admirable, était aussi habile que peu
+croyable pour tout autre.]
+
+
+Maintenant, voici la lettre écrite par l'Empereur, et que Joséphine
+reçut presque en même temps que celle de madame de Rémusat.
+
+
+À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, À GENÈVE.
+
+ Fontainebleau, 1er octobre 1810.
+
+«J'ai reçu ta lettre. Hortense, que j'ai vue, te dira ce que je
+pense. Va voir ton fils cet hiver; reviens aux eaux d'Aix l'année
+prochaine, ou bien reste au printemps à Navarre. Je te conseillerais
+bien d'aller à Navarre tout de suite, si je ne craignais que tu
+ne t'y ennuiasses. Mon opinion est que tu ne peux être, l'hiver,
+convenablement _qu'à Milan ou à Navarre_. Après cela, j'approuve tout
+ce que tu feras; car je ne veux te gêner en rien.
+
+»Adieu, mon amie. L'Impératrice est grosse de quatre mois. Je
+nomme madame de Montesquiou gouvernante des enfants de France.
+Sois contente et ne te monte pas la tête; ne doute jamais de mes
+sentiments.
+
+ »NAPOLÉON.»
+
+
+De toutes les choses adroitement combinées que l'Empereur ait jamais
+pu entreprendre ou tenter, je n'en connais pas une au-dessus de
+celle-ci; mais pour rendre justice à chacun, rien ne peut aussi
+égaler l'adresse avec laquelle madame de Rémusat a exécuté ou plutôt
+tenté la mission... Quelle admirable lettre! surtout lorsqu'on
+connaît la personne à laquelle elle a été écrite! Comme Joséphine
+est enveloppée dans un filet de flatterie, qui devait l'empêcher de
+regarder en arrière, et devait, en effet, la faire courir au-devant
+de nouvelles fêtes, de nouveaux succès; mais l'excès même de la
+chose, sa perfection, fut ce qui en empêcha la réussite: convaincue
+de cette pensée, que madame de Rémusat cherchait à lui inculquer,
+pour lui inspirer une noble résolution, Joséphine se crut toujours
+passionnément aimée de l'Empereur; mais ce n'était plus vrai:
+sans doute il l'avait aimée d'amour, mais les temps non-seulement
+étaient changés, mais les circonstances, TOUT l'était autour d'elle
+et dans elle-même. Cette flatterie de madame de Rémusat, sur son
+état de santé, était précisément ce qui l'empêchait de plaire comme
+par le passé. Le grand charme de Joséphine était dans la grâce
+de sa tournure, bien plus que dans la beauté de son visage; elle
+n'avait aucun trait, et son visage avait en lui-même un défaut, qui
+était tellement terrible et redoutable que jamais on n'a songé à
+placer l'amour à côté de cette infirmité dans son royaume; je veux
+parler bien moins encore de ses dents entièrement perdues, que de
+l'épouvantable résultat qui en provenait. À l'époque où madame de
+Rémusat lui écrivait cette lettre, Joséphine commençait à prendre
+aussi cet embonpoint qui lui enleva sa charmante tournure. Sans
+doute, la grâce qui était inhérente à sa nature ne l'abandonna
+jamais; on la retrouvait partout, et toujours dans le moindre
+mot, dans un geste; mais qu'est-ce qu'un geste et un mot gracieux
+pour combattre une jeune personne de dix-huit ans, grande, forte
+peut-être, mais d'une fraîcheur de rose, quoique laide, ayant de
+beaux cheveux, de belles dents, une haleine fraîche et pure, et
+cette foule d'avantages qui entourent toujours la jeunesse dans ses
+premiers jours et son premier bonheur. Ensuite, ce qu'on savait
+très-bien, c'est que l'Empereur en était fort occupé. Il cherchait
+tous les moyens de la rendre heureuse, et je suis convaincue que
+connaissant la légèreté de Joséphine, et cependant l'effet profond
+que devait produire l'annonce de la grossesse de Marie-Louise, il
+redouta pour le repos de tous des scènes qui seraient publiques, se
+passant à la Malmaison et à Navarre, devant plus de vingt femmes.
+Madame de Rémusat fut donc chargée de la délicate mission de faire
+comprendre à l'impératrice Joséphine que l'impératrice Marie-Louise
+devenait la véritable souveraine, du moment qu'elle donnait tout à
+la fois à l'Empereur un héritier comme père et chef de famille, et
+un successeur comme souverain d'un grand empire; mais ces pensées
+étaient trop élevées pour elle; elle n'ouvrit l'oreille qu'aux sons
+qui lui apportaient cette conviction après laquelle elle courait,
+depuis le jour où pour la première fois on fit retentir autour
+d'elle le mot de divorce... Quoi qu'il en fût, l'Empereur lui fit
+donc écrire par madame de Rémusat. Joséphine ne comprit ni la
+lettre de l'Empereur, ni celle de madame de Rémusat, elle ne tint
+compte _d'aucun avis_. Elle revint à la Malmaison d'abord; puis
+ensuite elle partit pour Navarre, où elle passa l'hiver, s'amusant
+et ayant autour d'elle une petite cour. Napoléon fut vivement
+contrarié; quelque soin qu'il apportât à ne laisser approcher de
+Marie-Louise que des personnes sûres, telles que la duchesse de
+Montebello, dont l'esprit juste et posé, quoiqu'elle fût jeune, et
+les soins assidus empêchaient tous les propos absurdes d'arriver
+à l'Impératrice, cependant la dame d'honneur n'était pas toujours
+là... Il y avait d'autres femmes, que je ne veux pas nommer et que
+leur service amenait auprès de Marie-Louise. Celles-là n'étaient pas
+comme la duchesse de Montebello. On racontait à Marie-Louise que
+Joséphine avait telle ou telle qualité, une beauté, un agrément, une
+perfection, tellement accomplis, qu'il fallait désespérer de jamais
+l'égaler, et tout cela dit de manière à redouter la ressemblance,
+parce qu'à chaque chose arrivait le correctif. Un jour l'Empereur
+entra chez Marie-Louise à l'improviste, et la trouva pleurant.
+C'était deux mois à peu près après la naissance du roi de Rome... En
+voyant son visage rosé, ordinairement l'image de la santé et même
+de la gaieté d'une enfant, tout couvert de larmes, l'Empereur fut
+alarmé.
+
+--«Qu'avez-vous, Louise? lui demanda-t-il en la prenant dans ses
+bras... Eh bien continua-t-il en riant, que caches-tu donc là?..»
+
+Et cherchant à voir ce que l'Impératrice cherchait à lui dérober sous
+son châle, il prit dans sa main un petit médaillon renfermant un
+portrait. Quelle fut sa surprise en reconnaissant celui de Joséphine!
+mais charmant et rajeuni de plus de vingt ans; c'était Joséphine à
+vingt-cinq tout au plus, et mise néanmoins comme au moment où le
+portrait était entre les mains de la jalouse jeune femme.
+
+--«Qui t'a donné ce portrait, Louise?» dit l'Empereur avec un
+sentiment de colère qui faisait craindre pour celui ou celle qui
+aurait excité cette colère?...
+
+L'Impératrice ne répondit rien, mais ses sanglots redoublèrent et
+elle se jeta dans les bras de l'Empereur en le serrant convulsivement
+contre elle.
+
+--«Enfant! dit Napoléon ému par l'effusion d'un sentiment qu'il
+devait alors croire vrai... Enfant! qu'as-tu donc? pourquoi ces
+larmes? Encore une fois, Louise, qui t'a remis ce portrait?.. je veux
+le savoir, poursuivit-il en frappant du pied avec colère...»
+
+Marie-Louise fut effrayée; mais elle ne répondit rien.
+
+--«Eh bien!.. tu ne veux pas me le dire?..
+
+--Je n'en sais rien, murmura-t-elle d'une voix tremblante, je l'ai
+trouvé sur ce canapé comme j'entrais tout-à-l'heure dans cette
+chambre.
+
+--Et pourquoi pleurais-tu en regardant ce portrait?» Marie-Louise
+sanglotait encore plus fort et continuait à cacher son visage en
+pleurs dans la poitrine de Napoléon. Il la serra dans ses bras et
+lui dit avec amour de ces paroles qui vont au coeur quand elles
+sont vraies, et Napoléon a été aimant et sincère avec la femme qui
+a eu la lâcheté de l'abandonner dans son malheur. Enfin, il parvint
+à la calmer, mais ce fut au bout d'un long temps. L'impératrice
+Marie-Louise l'aimait alors, je dois le croire au moins.
+
+Quelle sourde manoeuvre employait aussi le parti de Navarre! N'est-il
+pas possible que l'Empereur, en apprenant qu'on mettait en oeuvre
+de semblables moyens, se résolût à éloigner Joséphine pendant la
+grossesse et les couches de Marie-Louise? Un événement de bien
+peu d'importance amène souvent des effets terribles dans l'une ou
+l'autre de ces deux positions. Je crois que la lettre de madame de
+Rémusat fut le résultat de quelque tentative du genre de celle du
+portrait. Napoléon ne voulait cependant pas être _tyran_, même à
+la façon de croque-mitaine, et il _l'engagea_ seulement à aller à
+Milan; Joséphine ne comprenait pas les hautes résolutions d'un grand
+coeur. Lorsqu'elle avait enfin cédé pour écrire cette fameuse lettre
+au président du Sénat, sans que l'Empereur le sut, elle avait été
+surtout frappée de l'idée de porter le deuil immédiatement après la
+lettre partie, et de le porter pendant un an!...
+
+L'Empereur savait tout cela. Une âme tendre et en même temps élevée,
+une femme digne de son affection, la seule femme qu'il ait aimée
+enfin, et qui existe toujours à Paris, me présente le type de la
+femme que j'aurais voulue à l'Empereur. Je ne parle pas ici de la
+femme qui fut sa maîtresse en Égypte, une nommée Pauline[61], sur
+laquelle il existe quelques biographies, toutes inconnues, parce que
+la femme n'est pas un texte à biographie; et une fois qu'on a dit
+qu'elle avait été la maîtresse de Napoléon on a dit la plus belle
+page de sa vie; mais on les trouve cependant en les cherchant; je
+parle d'une femme digne d'être aimée d'un homme comme l'Empereur; et
+certes il en est peu... Voilà le caractère que j'aurais voulu à la
+femme qui partageait le premier trône du monde avec lui!
+
+[Note 61: Croirait-on qu'en 1833 ou 32, j'ai oublié l'époque, j'ai
+reçu une lettre de cette madame Pauline, qui était fort scandalisée
+de ce que j'avais mis sur elle dans mes Mémoires. Mais savez-vous
+ce qu'elle blâmait? Peut-être ce que je disais pour l'Égypte?...
+Ah bien oui!... Pas du tout: madame Pauline réclamait contre
+l'insertion d'un fait qui, je le vois bien, en effet, n'était point
+vrai.--Elle m'affirmait que j'avais commis une erreur en disant
+qu'elle avait voulu consacrer sa fortune à sauver l'Empereur quand
+il était à Sainte-Hélène... Je n'ai pas répondu à cette belle épître
+pour deux raisons: d'abord parce qu'elle était sotte, et puis
+parce qu'il devenait inutile de prendre près d'elle de nouveaux
+renseignemens.--Ceux que j'avais eus sur elle ne pouvaient être
+douteux pour moi; et quant à cette dernière partie de sa vie, j'étais
+pleinement convaincue. La femme qui peut se défendre d'avoir voulu
+sauver Napoléon, lorsqu'elle pouvait invoquer pour cette action le
+droit d'en avoir été aimée; la femme qui peut nier l'avoir voulu
+faire cette action est incapable de l'avoir en effet jamais imaginée.]
+
+Lorsque le divorce fut public, je parlai sur ce fait comme les
+autres. On racontait alors que l'Impératrice-Mère avait, en Russie,
+refusé la main de la Grande-Duchesse. Il paraissait incertain que
+nous obtinssions la princesse autrichienne... Dans cette sorte
+d'incertitude peu convenable pour la France, je dis que je ne
+comprenais pas comment l'Empereur ne prenait pas le parti de choisir
+dans les familles qui l'entouraient. Le cardinal Maury, qui dînait
+chez moi, me dit:
+
+--«Mais où donc voulez-vous qu'il prenne une femme?...
+
+--Où je veux qu'il choisisse une femme, monseigneur?... Dans la
+noblesse ancienne et illustrée, ou bien dans la sienne.»
+
+Le cardinal me regarda attentivement.
+
+--«Oui, je prétends que si demain l'ancienne noblesse voyait une de
+ses filles sur le trône impérial de France, cette noblesse, affiliée
+par cette alliance à tout ce que l'armée a fait depuis dix-sept
+ans... en devient non-seulement complice, mais l'alliée et le
+soutien. Mademoiselle de Montmorency, ou mademoiselle de Mortemart,
+ou mademoiselle de Noailles serait toujours heureuse, si elle n'était
+pas fière, de monter sur le trône de France, lorsque son dais est
+formé de mille drapeaux conquis dans cent batailles!... Quant à la
+nouvelle noblesse, elle serait peut-être plus reconnaissante[62] que
+l'ancienne, et son appui, qui commence à faiblir, serait renouvelé
+par cette alliance sainte entre le chef et ses phalanges...
+
+[Note 62: L'ancienne noblesse s'est alliée souvent à nos rois. Un
+Montmorency a épousé la veuve de Louis-le-Gros.]
+
+--Et quelle est donc la personne que vous faites impératrice parmi
+les jeunes filles que nous voyons à la cour et dans les fêtes?
+
+--Mademoiselle Masséna[63]?...»
+
+[Note 63: Elle n'avait pas encore épousé le général Reil. Elle était
+charmante.]
+
+Tout le monde s'écria que j'avais raison!... et qu'en effet elle
+était une belle et ravissante personne, ayant une dot de gloire
+bien digne d'approcher de celle de l'Empereur: et certes leurs deux
+couronnes pouvaient se tresser des mêmes lauriers... Cette pensée
+m'obséda tellement que j'en parlai à Duroc. Le lendemain le cardinal
+Maury fut à Saint-Cloud, où était Napoléon.
+
+--«Dites à votre amie, monsieur le cardinal, dit Napoléon en
+souriant, que je la prie de ne se pas mêler de mes affaires _de
+ménage_. Est-il vrai qu'hier elle voulait me marier à la fille de
+Masséna?
+
+--Oui, sire!
+
+--Et qu'en disiez-vous?»
+
+Le cardinal demeura interdit.
+
+--«Eh bien!... vous ne voulez pas me donner aussi votre avis?
+
+--Je crois, sire, répondit le cardinal, qui, ordinairement, ne
+demeurait pas longtemps interdit, que l'avis de madame la duchesse
+d'Abrantès peut avoir du bon, parce qu'elle ne parlait pas seulement
+de mademoiselle Masséna.
+
+--Ah! ah!... vous vous rappelez l'Assemblée constituante? L'abbé
+Maury, le soutien du côté droit, est en ce moment à la place du
+cardinal français de l'Empire!...»
+
+Le cardinal se mit à rire de ce gros rire qui faisait trembler les
+vitres d'un appartement... Il était toujours charmé quand on le
+reportait aux jours de l'Assemblée constituante, à ce temps de sa
+belle éloquence... L'Empereur n'aimait pas extraordinairement le
+cardinal, et je le conçois. Ses formes étaient trop acerbes et sa
+voix si retentissante qu'elle semblait toujours imposer silence, même
+à Dieu, quand il officiait...
+
+Cette dissertation nous a entraînés loin de Navarre.
+
+L'Empereur fut contrarié en apprenant que l'Impératrice, au lieu de
+gagner Milan par le Simplon, et d'aller demander à son fils et à sa
+belle-fille des jours heureux et paisibles, s'en revint, comme je
+l'ai dit, à la Malmaison d'abord, où elle reçut tout Paris, et puis
+partit pour Navarre, malgré le froid assez rigoureux qu'il faisait.
+Son retour fit du bruit, beaucoup de bruit même, non-seulement par
+ce même retour, mais par celui des personnes de sa maison qui,
+ne pouvant faire du bruit en leur nom, en faisaient au nom de
+L'IMPÉRATRICE... Cette qualité, ce nom, amenaient encore des scènes
+pénibles à l'Empereur. L'Impératrice Joséphine avait la même livrée
+que l'Empereur, et, conséquemment, que Marie-Louise. À l'époque de
+ce retour de Genève, il y eut une querelle entre des domestiques
+subalternes; malgré l'obscurité où leur nom les mettait, cela vint à
+la connaissance de l'Empereur, et il eut de l'humeur... Il pressa le
+départ pour Navarre, en écrivant à cet égard spécialement à madame la
+comtesse d'Arberg, dame d'honneur et comme surintendante de la maison
+de l'Impératrice, pour lui recommander l'ordre et la régularité dans
+cette maison de l'Impératrice.
+
+«Songez, écrivait Napoléon, que cette maison est nouvellement
+instituée. L'Impératrice Joséphine n'avait aucune dette il y a sept
+mois, donnez à ses affaires, madame, le coup d'oeil d'une amie en
+laquelle elle et moi nous avons toute confiance.»
+
+Mais il s'était élevé entre Joséphine et l'Empereur un mur de glace,
+et c'était elle-même qui avait élevé cette séparation... Son refus
+d'aller à Milan auprès de son fils, pour lui rendre la paix que
+son séjour à Malmaison troublait, ce refus prouva à l'Empereur que
+Joséphine l'aimait pour elle seule.
+
+Il lui écrivait, au mois de novembre (24) 1810:
+
+
+«J'ai reçu ta lettre; Hortense m'a parlé de toi. Je vois avec plaisir
+que tu es contente; j'espère que tu ne t'ennuies pas trop à Navarre.
+
+«Ma santé est fort bonne. L'Impératrice avance fort heureusement dans
+sa grossesse; je ferai les différentes choses que tu me demande pour
+ta maison. Soigne ta santé, sois contente et ne doute jamais de mes
+sentiments pour toi.
+
+ »NAPOLÉON.»
+
+
+On voit combien le style est changé; autrefois il était naturel;
+maintenant il est guindé et mal avec lui-même; cette contrainte
+augmentera encore.
+
+Tandis que Marie-Louise, entourée de soins et de la tendresse de
+l'Empereur, avançait dans sa grossesse et passait ses soirées à
+jouer au billard ou au reversis et à faire tourner son oreille[64],
+Joséphine était à Navarre où elle tâchait de s'établir le plus
+convenablement possible pour y passer l'hiver, mais la chose était de
+difficile exécution; j'ai déjà dit que depuis M. le duc de Bouillon
+cela n'avait point été ou, du moins, très-peu habité; et lorsque
+l'Impératrice vint avec sa cour, toute jeune et toute gracieuse,
+prendre possession de ce vieux manoir, on aurait pu comparer cette
+arrivée à celle d'une noble châtelaine visitant un de ses vieux
+châteaux.
+
+[Note 64: J'ai déjà parlé de cette singulière propriété de l'oreille
+de Marie-Louise. Elle la faisait tourner sur elle-même par un simple
+mouvement de la mâchoire.]
+
+La société de Navarre était composée des personnes dont voici les
+noms:
+
+Madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur; madame la comtesse
+Octave de Ségur, madame la comtesse de Colbert, madame la comtesse
+de Rémusat, madame du Vieil-Castel, madame d'Audenarde, mademoiselle
+de Mackau, mademoiselle Louise de Castellane, madame la comtesse de
+Serant, dames du palais; madame Gazani, lectrice.
+
+Les hommes étaient à peu près ceux que nous connaissions à Malmaison.
+M. de Beaumont, homme d'une société douce et de bonne compagnie:
+il était chevalier d'honneur; monseigneur de Barral, archevêque de
+Tours, premier aumônier; M. Turpin de Crissé, chambellan. C'est
+lui dont le charmant talent de peinture se fait admirer tous
+les ans à l'Exposition: il est doux et modeste, deux qualités
+précieuses à rencontrer dans un homme de naissance comme lui, et
+ayant vécu à la cour. M. de Montholon venait ensuite; ce M. Louis
+de Montholon était le frère, s'il ne l'est même encore, de M. de
+Montholon-Sainte-Hélène... Et puis encore dans les chambellans,
+on voyait M. de Vieil-Castel, dont on apprenait l'existence parce
+que sa femme est bonne et excellente, et, à cette époque, elle
+était ravissante de beauté!... Pour compléter la maison d'honneur
+de l'Impératrice, il faut nommer M. Fritz Pourtalès, aimable et
+bon garçon, ayant quelquefois un peu de raideur genevoise ou
+_neufchâteloise_; mais elle se perdit peu de temps après... Il avait
+le désir de plaire, et cela rend si doux!... Et puis enfin M. de
+Guitry; tous deux étaient écuyers sous M. Honoré de Monaco, neveu
+du prince Joseph de Monaco, père de mesdames de Louvois et de la
+Tour-du-Pin.
+
+On sait que madame la comtesse d'Arberg avait remplacé madame de
+la Rochefoucault. Celle-ci demanda à rester auprès de la nouvelle
+souveraine... L'Empereur ne la mit pas à la nouvelle cour, et la
+retira de l'ancienne. Cette punition est admirable.
+
+Madame d'Arberg avait tout pouvoir sur la maison de l'Impératrice.
+Napoléon, qui savait que l'argent fondait dans ses mains, autorisa,
+en son nom, madame d'Arberg à résister aux dépenses folles de
+l'Impératrice. Jamais on ne s'acquitta plus noblement, et en même
+temps plus dignement, d'un devoir pour justifier la confiance de
+l'Empereur. La maison de l'Impératrice fut montée comme celle de
+Joséphine régnant aux Tuileries; le luxe ne fut pas diminué, et
+cependant la dépense fut toujours raisonnablement dirigée. On ne
+l'appelait jamais que la grande maîtresse, quoique ce titre ne
+fût pas le sien; mais Joséphine l'appelait elle-même _ma grande
+maîtresse_.
+
+Elle avait été belle comme un ange dans sa jeunesse, et sa belle
+tournure, ses traits si purs, le galbe de son visage, l'expression
+doucement recueillie de sa physionomie, lui donnaient une beauté de
+tout âge, que toutes les femmes enviaient.
+
+Sa soeur était cette belle comtesse d'Albany, née comtesse de
+Stolberg, qui fut tant aimée d'Alfiéri; celle qu'il appela toujours:
+_Nobil donna!_
+
+Le secrétaire des commandements de l'Impératrice était un homme fort
+spirituel, nommé M. Deschamps. Il est connu par plusieurs productions
+vraiment charmantes; il contribuait, pour sa part, d'une manière
+agréable aux soirées de Navarre, bien longues et bien tristes surtout
+en hiver, lorsque le vent sifflait et venait en longues rafales se
+briser contre les vieux murs du château.
+
+Mais un homme bien aimable, qui vint aussitôt faire sa cour à
+l'Impératrice, et qui fut toujours soigneux de lui rendre les
+devoirs quelle devait attendre de lui, c'était l'évêque d'Évreux,
+l'abbé Bourlier; il était ami de M. de Talleyrand, qui n'accorde son
+amitié, on le sait, qu'à ceux qui sont dignes de la comprendre et de
+l'apprécier: l'abbé Bourlier venait très-souvent dîner à Navarre,
+et puis il faisait la partie de trictrac de l'Impératrice. M. de
+Chambaudoin, préfet d'Évreux à cette époque, était aussi un homme
+qui tenait sa place dans le salon de l'Impératrice. J'ai longtemps
+cherché ce qu'on pouvait dire de M. de Chambaudoin, et je n'ai trouvé
+que ceci:
+
+«M. de Chambaudoin, préfet du département de l'Eure.»
+
+Ou bien encore:
+
+«M. de Chambaudoin, préfet d'Évreux.»
+
+C'est une variante.
+
+Il y avait aussi fort souvent des visites de Paris. La maréchale Ney,
+madame de Nansouty, plusieurs personnes qui, sans être attachées
+à la maison de l'Impératrice, venaient lui faire leur cour. De ce
+nombre était madame Campan, et puis presque toute la maison de la
+reine Hortense, qui regardait comme un devoir de rendre des soins à
+la mère de leur reine. Et lorsque le prince Eugène venait à Paris, la
+maison de l'Impératrice s'augmentait de tout ce qui était auprès du
+vice-roi, et Navarre devenait un lieu enchanté, surtout si la reine
+Hortense y était aussi.
+
+Le train de vie qu'on menait à Navarre ressemblait un peu à celui de
+la Malmaison. On déjeunait à dix heures tous les jours. Le dimanche
+seulement on changeait l'heure de ce repas, qui avait lieu plus
+tard. L'Impératrice, à moins d'être malade, entendait la messe tous
+les dimanches, ainsi que les jours de fêtes. M. de Barral n'officiait
+que les jours de fêtes.
+
+Le déjeuner de Navarre avait une plus grande apparence que celui de
+la Malmaison: à la Malmaison l'Impératrice déjeunait toujours dans
+un petit salon très-bas, dans lequel tenaient à peine dix à douze
+personnes. Plus tard, après le divorce, on prit le parti de déjeuner
+dans la grande salle à manger qui est auprès du cabinet de l'Empereur.
+
+À Navarre, tout était ordonné comme on se figure que ce devait l'être
+dans un vieux château du moyen âge: la richesse de la vaisselle,
+l'abondance des mets, le grand nombre des domestiques, tout cela
+avait un air féodal. Quatre maîtres d'hôtel, deux officiers, un
+sommeiller, un premier[65] maître d'hôtel (premier officier de la
+bouche) inspectant le service, un valet de pied derrière chaque
+convive, voilà quel était le service de Navarre. Derrière le fauteuil
+de l'Impératrice se tenaient, pour son service spécial, deux valets
+de chambre, un basque, un chasseur et le premier maître d'hôtel.
+
+[Note 65: Ce premier maître d'hôtel s'appelait _Réchaud_. Ils étaient
+deux frères, sortant tous deux de chez le prince de Condé, aussi
+fameux l'un que l'autre. L'autre frère était à mon service.]
+
+Après le déjeuner, qui durait une heure environ, on rentrait dans
+la galerie, et l'Impératrice se mettait à un métier de tapisserie.
+La matinée se passait à causer, travailler et lire tout haut. On
+dînait à six heures, et, en été, on allait se promener dans la
+forêt. L'Impératrice rentrait ensuite, et elle faisait sa partie de
+whist avec M. Deschamps et M. Pierlot, l'un, intendant de sa maison,
+et l'autre son secrétaire des commandements; ou bien sa partie de
+trictrac avec monseigneur l'évêque d'Évreux. Pendant la partie de
+l'Impératrice, toutes les jeunes femmes, avec la reine Hortense,
+allaient dans la pièce voisine, et là on dansait, on faisait de la
+musique, on s'amusait enfin.
+
+On a vu par toutes les lettres que j'ai transcrites sur les pièces
+fournies par la reine _Hortense elle-même_, et dont son fils le
+prince Louis possède toujours les originaux, que l'Empereur était
+aussi bon qu'il est possible de l'être dans la position nouvelle
+qu'il avait choisie pour l'Impératrice Joséphine: elle ne reconnut
+pas cette extrême bonté, je le dis avec peine; et loin d'écouter les
+conseils de l'amitié qui lui étaient évidemment transmis, elle accrut
+elle-même la douleur de sa position.
+
+L'Empereur eut de l'humeur de son retour à la Malmaison, en 1810;
+on le voit dans une lettre par laquelle il est visible qu'il ne lui
+avait pas encore annoncé la grossesse de Marie-Louise. Cette lettre,
+en date du 14 septembre 1810, n'a que quelques lignes; mais elle dut
+porter coup à une personne aussi impressionnable que Joséphine pour
+tout ce qui lui venait de l'Empereur.
+
+
+ «Saint-Cloud, 14 septembre 1810.
+
+»Je reçois ta lettre, et je vois avec plaisir que tu te portes bien;
+l'Impératrice est _effectivement_ grosse de quatre mois. _Elle m'est
+fort attachée_, etc.»
+
+
+On voit par le mot _effectivement_ que l'Empereur confirmait une
+demande presque douteuse.
+
+Oui, il eut à cette époque beaucoup d'humeur du séjour de Joséphine
+en France. Napoléon était l'homme le plus désireux de ne faire
+aucunement parler sur lui et sa famille relativement à leur vie
+privée... Il connaissait assez la France et surtout les salons
+de Paris pour être certain que les beaux parleurs et les belles
+parleuses ne se feraient faute de saisir un si beau sujet de discours
+que celui de l'oraison funèbre de toutes les espérances de Joséphine
+à la naissance d'un héritier de l'Empire; et il avait raison. Pour
+compléter son mécontentement, Joséphine ne lui écrivait que pour lui
+demander de l'argent; il semblait que depuis que cette grossesse de
+Marie-Louise était annoncée, elle spéculât sur les consolations qu'il
+fallait qu'elle en reçût. Je vois dans une autre lettre de l'Empereur
+en date du 14 novembre 1810:
+
+«... _Je ferai les différentes choses que tu me demandes pour ta
+maison_... etc.»
+
+Et puis le 8 juin 1811:
+
+«... J'arrangerai toutes les affaires dont tu me parles... etc.»
+
+Et enfin au mois d'août 1813 (25 août):
+
+
+«... Mets de l'ordre dans tes affaires; ne dépense que quinze cent
+mille francs par an, et mets de côté quinze cent mille francs; cela
+fera une réserve de quinze millions en dix ans, pour tes petits
+enfants: il est doux de pouvoir faire cette chose pour eux. Au lieu
+de cela, l'on me dit que tu as des dettes. Cela serait bien vilain.
+Occupe-toi de tes affaires, et ne donne pas à qui veut prendre. Si
+tu veux me plaire, fais que je sache que tu as un gros trésor: juge
+combien j'aurais mauvaise opinion de toi si je te savais endettée
+avec trois millions de revenu.
+
+»Adieu, mon amie; porte-toi bien.
+
+ »NAPOLÉON.[66]»
+
+[Note 66: Cette lettre est, comme les autres, copiée sur les lettres
+originales fournies par la reine Hortense.]
+
+
+Cette lettre fit un effet d'autant plus douloureux sur l'Impératrice
+Joséphine, qu'elle fut écrite le jour de la fête de Marie-Louise
+et porte la date du 25 août... Lorsque sa rivale était entourée de
+fleurs, d'hommages, d'encens et de caresses, on lui donnait à elle
+les remontrances, les larmes et les chagrins!... Napoléon n'y avait
+certes pas songé, mais Joséphine le crut, et dans de pareils moments,
+sa dignité de femme était toute en oubli; elle fut malade, et la
+reine Hortense le dit à l'Empereur. Napoléon était bon quoiqu'il ne
+fût pas très-sensible: il envoya aussitôt un page à la Malmaison avec
+une lettre de quelques lignes que voici:
+
+
+ «Trianon, vendredi, huit heures du matin.
+
+»J'envoie savoir comment tu te portes, car Hortense m'a dit que tu
+étais au lit hier. J'ai été fâché contre toi pour tes dettes... Je
+ne veux pas que tu en aies; au contraire, j'espère que tu mettras
+un million de côté tous les ans pour donner à tes petites-filles
+lorsqu'elles se marieront.
+
+»Toutefois, ne doute jamais de mon amitié pour toi, et ne te fais
+aucun chagrin là-dessus, etc.»
+
+
+Ces malheureuses dettes faisaient le tourment de l'Empereur, et ce
+tourment était incurable parce que Joséphine était incorrigible;
+partout où elle trouvait une tentation elle y cédait: une fois
+c'était un châle de douze mille francs qu'elle ne pouvait se
+dispenser de prendre parce que la couleur en était unique; une autre
+fois c'était une pièce d'orfévrerie en vermeil, ou bien une parure,
+un tableau; tout cela était acheté aussitôt que présenté. Un jour,
+à Genève, elle va se promener à Prégny[67]: le site lui plaît; elle
+achète la maison. Qu'est-ce en effet? un chalet un peu plus orné
+qu'un autre; mais ce chalet est trop petit, les femmes de chambre
+sont mal logées, les valets de chambre murmurent: l'Impératrice
+était bonne, elle ne voulait faire crier personne, et pour cela elle
+fait bâtir à Prégny. C'est _peu de chose_, sans doute, mais ensuite
+il fallut meubler cette maison... on y recevait... Enfin ce chalet
+devint une occasion de dépense; et comme tout est relatif, ce qui
+augmenterait le passif d'un budget d'une fortune de 100,000 francs de
+rentes, de cinq ou six mille au moins, produit relativement le même
+effet dans une maison de prince.
+
+[Note 67: Propriété qu'avait l'Impératrice tout près de Genève.]
+
+Tout ce que je dis là est bien prosaïque; mais la vie matérielle ne
+l'est-elle pas en effet? Il faut vivre, et les jours n'ont qu'un
+nombre d'heures fixe. Tout doit être régulier comme le cours du
+temps, et l'Empereur voulait cette régularité autour de lui. Duroc
+avait cimenté sa faveur et l'attachement de l'Empereur pour lui par
+le grand ordre qu'il avait établi dans le palais impérial. Il avait
+voulu, d'après l'ordre de Napoléon mettre le même ordre dans les
+affaires de Joséphine; mais l'entreprise n'avait pu avoir lieu, avec
+elle la chose était impossible.
+
+Toutefois Joséphine, malgré sa légèreté, était foncièrement bonne, et
+son attachement pour Napoléon était profond. Elle avait été blessée
+de cet ordre voilé pour le voyage d'Italie, mais ensuite elle se
+détermina à aller voir sa belle-fille, dont elle était adorée. Elle
+y alla en 1812 et fut reçue à Milan avec enthousiasme; elle-même
+éprouva un très-vif sentiment de bonheur en revoyant ces mêmes lieux
+où la passion la plus brûlante était ressentie pour elle, et par
+quel coeur!.. par celui du plus grand homme que l'histoire du monde
+nous présente!... et lorsque cette passion lui donnait le bonheur
+non-seulement du coeur, mais de l'orgueil!... dans ces mêmes lieux
+où plus tard cette même affection moins vive, mais toujours aussi
+tendre, lui mettait une nouvelle couronne sur la tête... Mais si
+Joséphine ne retrouva pas ensuite, dans cette cour de la vice-reine,
+ce bonheur qu'elle pleurait, elle y retrouva tout le respect,
+tous les soins que jadis la cour impériale lui avait offerts. Sa
+belle-fille mit sa gloire à remplacer son Eugène, comme toujours elle
+l'appelait, auprès de sa mère.
+
+J'ai peu parlé de la princesse Auguste; j'ai seulement dit combien
+elle était belle. Mais lorsqu'on la connaissait on savait qu'elle
+était encore meilleure; et, comme souveraine, comme princesse, elle
+avait le pouvoir de doubler le charme de la femme dans l'exercice de
+sa bonté, et jamais elle ne perdit un de ses droits. Elle était bien
+aimée à Milan... Le prince Eugène l'adorait.
+
+Je vais transcrire ici une lettre du prince Eugène à sa mère. Cette
+lettre fut écrite par lui du fond de la Russie, où il était, tandis
+que Joséphine avait été consoler sa belle-fille et la soigner dans
+ses couches. Elle fut reçue admirablement... On la logea à la _Villa
+Bonaparte_, où était la vice-reine, et elle occupa l'appartement du
+vice-roi. Pendant ce voyage la princesse Auguste fut pour elle la
+plus tendre et la plus attentive des filles. Elle était grosse, et
+déjà fort avancée dans sa grossesse. Elle était déjà entourée de
+trois beaux enfants: un garçon et deux filles[68]. On était alors
+au milieu de l'été de 1812... Les inquiétudes commençaient déjà à
+remplacer les joies et les victoires. En quittant l'Impératrice à la
+Malmaison, j'en reçus la promesse de venir aux eaux d'Aix, avant de
+rentrer en France.
+
+[Note 68: Le prince Auguste-Charles-Eugène, né à Milan, le 9 décembre
+1810; la princesse Joséphine, mariée au prince Oscar de Suède; et la
+princesse Eugénie-Hortense, née à Milan, le 23 décembre 1808, mariée
+au prince héréditaire de Hohenzollern-Hechingen.]
+
+--«Hélas!» me dit-elle ensuite, «qui sait où nous serons tous cet
+automne!...»
+
+Elle était profondément triste.
+
+La vue de la famille de son fils la ranima. L'impératrice Joséphine
+avait un coeur excellent et se plaisait dans ses affections de
+famille. Ses petits-enfants l'adoraient... Le prince Napoléon, fils
+aîné de la reine Hortense, disait un jour, à la Malmaison, en voyant
+partir madame la comtesse de Tascher[69], sa cousine, qui allait
+joindre son mari:
+
+--«Il faut que ma cousine aime bien son mari, pour quitter
+grand'-maman!...»
+
+[Note 69: La princesse de La Leyen, mariée au comte Tascher, cousin
+germain de l'impératrice Joséphine.]
+
+En voyant la famille de son fils bien-aimé, Joséphine éprouva
+un sentiment de joie bien vif (écrivait-elle elle-même à la
+reine Hortense). Cependant tous ces enfants si beaux... si bien
+portants... ce fils qui aurait dû porter le nom _de César_, et que
+Napoléon eût peut-être mieux fait de choisir pour son héritier et
+son successeur... toutes ces pensées aussi l'assaillirent et lui
+donnèrent une vive peine au milieu de sa joie. Elle en parlait avec
+un naturel de coeur fort touchant. La vice-reine accoucha le 31
+juillet d'une fille[70], et l'Impératrice la garda et la soigna comme
+l'aurait pu faire une bourgeoise de la rue Saint-Denis. C'était dans
+de pareils moments que Joséphine était incomparable de bonté et de
+charme de sentiment.
+
+[Note 70: La princesse Amélie, née à Milan, le 31 juillet 1812,
+mariée à l'empereur du Brésil.]
+
+
+«Ma bonne mère,» lui écrivait Eugène, «je t'écris du champ de
+bataille. Je me porte bien. L'Empereur a remporté une grande victoire
+sur les Russes. On s'est battu treize heures. Je commandais la
+gauche. Nous avons tous fait notre devoir. J'espère que l'Empereur
+sera content.
+
+»Je ne puis assez te remercier de tes soins, de tes bontés pour ma
+petite famille. Tu es adorée à Milan, comme partout. On m'écrit des
+choses charmantes, et tu as fait tourner les têtes de toutes les
+personnes qui t'ont approchée.
+
+»Adieu. Veux-tu donner de mes nouvelles à ma soeur? je lui écrirai
+demain.
+
+»Ton affectionné fils,
+
+ »EUGÈNE.»
+
+
+Lorsque l'impératrice Joséphine arriva à Aix en Savoie, Aix était
+rempli de la famille impériale. La princesse Pauline, Madame-Mère,
+la reine d'Espagne, la princesse de Suède: c'était à n'y pas tenir
+pour l'Impératrice, qui savait combien toute cette famille avait
+poussé au divorce. Je l'assurai de ce dont j'étais sûre, c'est que
+la reine Julie n'avait en rien porté l'Empereur à cette action, et
+qu'elle avait au contraire employé son crédit sur lui pour l'en
+empêcher. Quant à la reine de Naples, c'était autre chose, ainsi que
+la princesse Borghèse.
+
+Je trouvai l'Impératrice très-abattue. Les revers de Russie n'étaient
+pourtant pas encore connus, ni même prévus par notre insouciance, ce
+qui est bien étonnant!... Joséphine seule paraissait craindre, elle
+si confiante et si légère!... Il semblait que cette malheureuse femme
+eût une seconde vue du malheur de l'homme dont elle avait été si
+longtemps comme l'étoile préservatrice.
+
+--«Voyez, me disait-elle, voilà encore un ami de moins pour moi!...
+Tout ce qui m'aime est frappé de mort ou de malheur!»
+
+C'était en apprenant la mort de ce pauvre Auguste de Caulaincourt...
+Sa mère, dame d'honneur de la reine Hortense, et l'une des plus
+anciennes amies de l'Impératrice, était atteinte au coeur par cette
+mort de l'un de ses fils, lorsque la blessure faite par l'infortune
+de l'aîné saignait encore!... Le comte de Caulaincourt (Auguste)
+était aussi de mes amis, et de mes amis d'enfance.
+
+L'Impératrice, déjà accablée par tout ce qui l'avait frappée
+depuis quelques années, reçut le dernier coup par les malheurs de
+la campagne de Russie. Hors d'état d'opposer par sa nature une
+résistance assez forte à l'orage qui fondait sur elle et sur ceux
+qu'elle aimait, elle reçut dès lors la première atteinte du coup dont
+elle mourut plus tard. Je la revis à mon retour d'Aix, et la trouvai
+bien changée. Elle était à la Malmaison, et revenait de Navarre, où
+l'humidité du lieu lui avait également fait beaucoup de mal. Il est
+impossible d'être plus aimable qu'elle ne l'était alors. C'était
+avec un charme tout entier d'attraction qu'on se sentait attirer
+vers la Malmaison. À la vérité Joséphine avait été bien heureuse de
+l'ordre qu'avait donné l'Empereur qu'on lui fît voir le roi de Rome;
+l'entrevue avait eu lieu sans que Marie-Louise le sût.
+
+Elle voulait que je fusse à Navarre; mais ma santé s'y opposa
+longtemps. La vie qu'on y menait était au reste à peu près la même
+qu'à la Malmaison. L'Impératrice était seulement plus entourée de
+son service... et madame d'Arberg, investie d'une grande confiance
+par l'Empereur, veillait à ce que l'Impératrice ne fît pas des
+dépenses exagérées, et par là n'éveillât pas le mécontentement de
+l'Empereur. Il y avait aussi une autre chose sur laquelle Napoléon
+appelait toute la surveillance de madame d'Arberg; c'était _le
+décorum_ du rang de l'Impératrice. Ayant appris que Joséphine, pour
+mettre plus de laisser-aller dans les relations qui existaient entre
+les personnes de son service d'honneur et elle, avait permis à
+l'officier commandant sa garde et à ses chambellans de l'accompagner
+à la promenade en habit bourgeois, l'Empereur écrivit à madame
+d'Arberg que l'impératrice Joséphine avait été sacrée, que ce
+caractère _était indélébile_; qu'elle devait, en conséquence, songer
+à se faire _respecter_, et qu'il ordonnait que jamais elle ne sortît
+sans être accompagnée par ses officiers en tenue.--«J'ai oublié les
+pages dans la formation de sa maison, ajoutait Napoléon; mais je les
+nommerai incessamment, et les enverrai.»
+
+Ce qu'il fit peu de temps après.
+
+Le château de Navarre paraît fort grand, et pourtant il contient peu
+de logement. Lorsque la reine Hortense venait voir sa mère, qu'elle
+adorait, et pour qui elle était la plus soigneuse des filles, elle
+logeait, avec son service, dans le petit château, qui n'est séparé
+du grand que par un petit espace; mais il y a une cour à traverser.
+Aussi gagna-t-on des rhumes dont on ne pouvait guérir que longtemps
+après, pour avoir passé quelques jours à Navarre dans une grande
+chambre où le vent sifflait de tous côtés, et d'une telle force,
+que les rideaux des fenêtres voltigeaient sous le souffle d'un vent
+de bise vraiment glacial, surtout à l'époque de l'année où l'on fut
+voir l'Impératrice. Cette chambre, plus tard, fut comparée par moi
+à l'appartement de lady Rowena, dans _Ivanhoé_... L'appartement de
+l'Impératrice était chaud et confortable; mais c'était le seul de la
+maison, avec les grandes salles de réception du rez-de-chaussée.
+
+Du temps du duc de Bouillon, Navarre était autrement distribué que
+de celui de Joséphine, mais sa position était la même. La plus
+agréable manière de s'y rendre est de prendre la route de Rouen. De
+Rouen à Évreux le pays est ravissant, les sites ont un aspect tout
+autre que dans le reste de la France; ils sont à la fois fertiles et
+pittoresques. Dans la vallée d'Andelle, au milieu de laquelle s'élève
+le charmant village de Fleury, partout des eaux vives, partout de
+la fraîcheur et de la vie dans la nature qui vous entoure... D'un
+côté, la montagne des Deux-Amants rappelle une vieille légende...
+d'un autre, on voit Charleval, et tout cela entouré, surmonté de
+collines couvertes de bois, dans lesquels des sources jaillissantes
+entretiennent une continuelle verdure tant que dure l'été... Enfin,
+on traverse Louviers... cette ville, qui fut un temps si fameuse
+par ses fabriques de draps, et qui maintenant n'a plus que des
+souvenirs... Et puis, au milieu d'une jolie vallée, on trouve
+enfin Évreux... l'antique _Eburovicum Mediolanum_ des Romains...
+Évreux était presque entièrement bâtie en bois avant la Révolution;
+depuis, on a beaucoup reconstruit, mais le temps ne peut rien aux
+localités... Navarre est à une fort petite distance d'Évreux. Le
+château a été construit par un des Mansard. L'architecture, quoique
+très-modifiée par les propriétaires successeurs de M. de Bouillon,
+se ressent de la première intention de l'architecte. L'édifice
+_d'honneur_ est surmonté d'une coupole assez mauvaise, destinée à
+couvrir un immense salon central, vaste comme une halle, où venaient,
+du temps du duc, aboutir les divers appartements au rez-de-chaussée.
+Ce salon était octogone. Je ne sais si maintenant il subsiste
+toujours. Le duc de Bouillon avait été d'abord exilé à Navarre,
+alors la plus belle terre de France; et puis ensuite il adopta, par
+haine et ressentiment contre la cour, les opinions démagogiques, et
+mourut tranquille dans son château de Navarre, d'une hydropisie, pour
+laquelle il a subi vingt-trois opérations...
+
+Son intérieur, comme je l'ai dit, était bizarrement ordonné pour
+un homme de son âge... Navarre était renommé pour ses plaisirs de
+chaque jour, soit comme spectacle, chasse, dîners, soupers joyeux,
+et surtout liberté tellement grande, qu'on pouvait l'appeler
+_licence_... et le pauvre Prince n'allait même pas à table!... Il
+demeurait dans sa chambre à coucher, où tout le monde allait ensuite
+prendre le café. La duchesse de Bouillon, jeune femme de vingt ans,
+sèche et longue personne, vaine, altière, déplaisante comme une
+grande dame, impolie enfin, ce qui est tout dire, faisait tant bien
+que mal les honneurs du château, où personne n'aurait certainement
+été pour elle... Mais, dans ce château, à côté du duc de Bouillon,
+était une femme de quarante-cinq ans, mais belle comme Niobé, bonne
+comme un ange: et cette femme, savez-vous qui elle était? la mère
+de madame la duchesse de Bouillon... La morale murmurait de cette
+réunion, mais je crois avoir dit que ce n'était pas à Navarre qu'il
+fallait aller faire un cours de sévérité de moeurs. Madame la
+marquise de Banastre avait été longtemps aimée du duc de Bouillon.
+Le marquis vivait... le mariage de mademoiselle de Banastre pouvait
+seul amener un rapprochement entre deux amis qui n'étaient plus que
+cela. Il eut lieu... Deux mois après, le marquis de Banastre meurt à
+Coblentz!... Voilà du malheur!...
+
+Madame de Banastre était admirablement belle et charmante... Quant à
+sa fille, j'ai tout dit:
+
+Grande dame impertinente.....
+
+Ce mot veut dire sotte, ridicule, méchante, et souvent sans être
+redoutable; ce qui est le plus fâcheux.
+
+Jadis Navarre avait trois jardins: le premier en arrivant par
+l'avenue d'Évreux a été tracé originairement par Le Nôtre... Il avait
+des bassins de marbre blanc, comme à Versailles, avec des _mascarous_
+en bronze... Le second, dans le genre qu'on appelait alors Anglais,
+avait les plus beaux arbres que la Normandie puisse produire.
+Quelques années avant que Joséphine n'achetât cette terre de Navarre
+j'ai vu là une avenue de plus de cent pieds de largeur, dont les
+arbres séculaires avaient acquis, par le temps, une élévation dont
+rien ne peut donner l'idée... Dans ce même jardin, à la droite du
+château, j'ai vu aussi à cette époque un temple en briques sur un
+modèle antique, avec cette inscription grecque:
+
+ [Grec: ERÔTI OURANIÔ]
+
+Ce qui signifie: À l'amour céleste.
+
+M. de Bouillon avait à Navarre des serres admirables. M. Roy les a
+relevées; et, en tout, il a fait grand bien à la propriété de Navarre.
+
+Lorsque l'Impératrice l'eût en sa possession, il y avait pourtant de
+grands dégâts occasionnés par les eaux. Deux rivières entourent les
+jardins; l'_Iton_ et l'_Eure_. Leurs eaux fournissent aux bassins,
+aux cascades, dont la moitié sans doute a été supprimée, mais dont il
+reste encore assez pour que les conduits, n'étant pas bien soignés et
+se brisant, répandent les eaux qu'ils amènent et causent de grands
+inconvénients. Quoi qu'il en soit, Navarre fut et sera toujours un
+très-beau lieu.
+
+Pour donner une idée de ce qu'il était au temps du duc de Bouillon,
+j'ai abandonné celui de Joséphine, précisément au moment où j'allais
+raconter comment se passait la Saint-Joseph à Navarre. C'était alors
+et dans les deux mois qui suivaient, le plus délicieux séjour de
+France. La nature reprenait alors sa robe fleurie, et, plus tard,
+les belles eaux de l'_Eure_ et de l'_Iton_ donnaient une vie presque
+intellectuelle à cette nature si admirable, qui entourait le château
+et présentait, à chaque pas, un site à observer, un éloge à donner.
+
+Ce 19 mars dont je parle, à dix heures du matin; une troupe de
+jeunes filles toutes fraîches et jolies, et des familles les plus
+distinguées de la province, vint d'Évreux à Navarre pour présenter
+les voeux de la ville à l'Impératrice. Elle faisait beaucoup de bien
+dans le pays, et elle donnait immensément; elle avait fondé une
+école pour de pauvres orphelines où elles apprenaient à faire de
+la dentelle. L'Impératrice avait encore donné à la ville d'Évreux
+des marques d'intérêt qui lui avaient gagné le coeur des habitants.
+Non-seulement elle s'était occupée de leurs besoins, en venant
+à l'aide des pauvres jeunes filles orphelines, mais encore elle
+songeait aux plaisirs des gens d'Évreux. Elle avait acheté un grand
+et beau terrain pour y faire construire une salle de spectacle,
+et, de plus, une autre portion de terrain, qui devait agrandir la
+promenade, que l'Impératrice devait faire entièrement replanter,
+et orner de plus de dix mille pieds d'églantiers, greffés des plus
+belles espèces de roses. Aussi la ville, dans sa reconnaissance, lui
+adressa-t-elle des vers qui lui furent récités par une très-agréable
+personne, dont j'ai oublié le nom, mais qui était fille du maire
+d'Évreux à cette époque. Elle ne fut embarrassée que ce qu'il fallait
+pour la pudeur gracieuse d'une jeune fille. L'entrée de toutes
+ces jeunes personnes fut charmante: elles avaient fait un dôme de
+toutes les fleurs printanières, sous lequel était placée la jeune
+fille du maire, portant le buste de l'Impératrice. Lorsqu'elle _eut
+récité_ son compliment en vers, on servit un très-beau déjeuner,
+auquel Joséphine assista, et après lequel elle leur fit à toutes de
+charmants présents.
+
+Elle était fort tourmentée de la pensée que ce qu'on voulait faire
+pour elle pouvait déplaire à Marie-Louise, et par suite à l'Empereur.
+Elle m'en parla.
+
+--«Ils veulent faire des réjouissances à Évreux, me dit-elle; vous,
+qui habitez Paris, et qui connaissez mieux que tout ce qui m'entoure
+l'esprit de la cour des Tuileries, qu'en pensez-vous?
+
+--Je pense, madame, que tout ce qui rappelle voire nom à une certaine
+personne trouble son sommeil, sans néanmoins l'empêcher de dormir;
+car, pour cela, je crois la chose impossible.»
+
+Joséphine se mit à rire.
+
+--«Vous ne l'aimez pas? me dit-elle.
+
+--Non, madame
+
+--Pourquoi cela?
+
+--Parce qu'elle me déplaît... et je ne suis pas la seule... Je crois
+donc que votre majesté doit fort peu s'inquiéter si Marie-Louise
+est ou non tourmentée par les cris d'amour et de reconnaissance
+de Navarre et d'Évreux... Je ne puis, d'ailleurs, donner un avis
+d'après moi... Rien ne m'inspire moins de pitié et d'intérêt que le
+bas et vil sentiment de l'envie.»
+
+Malgré ce qu'on lui dit, l'Impératrice défendit toute démonstration
+publique à Évreux; mais ce fut en vain, on illumina dans toute
+la ville... On fit des feux de joie, non-seulement dans la ville
+d'Évreux, mais dans les villages autour de Navarre, où l'Impératrice
+répandait une foule de bienfaits. Comme l'Impératrice ne voulait
+aucune fête ostensible, on ne joua pas la comédie au château, mais M.
+Deschamps[71] y suppléa en faisant de jolis couplets de circonstance,
+si pourtant il en est de jolis dans ce cas-là; mais il aimait
+l'Impératrice, et le coeur a toujours de l'esprit!...
+
+[Note 71: M. Deschamps était un homme rempli d'esprit et d'amabilité;
+il avait fait, avant d'entrer dans la maison de l'Impératrice comme
+secrétaire de ses commandements, plusieurs jolis vaudevilles. Sa fin
+fut tragique et mystérieuse. Après la mort de l'Impératrice, sa vie
+à venir fut assurée par une pension que lui firent la reine Hortense
+et le vice-roi; tout-à-coup, il devint triste et même inquiet; ce
+changement fut remarqué par une jeune orpheline dont il prenait soin.
+Enfin, un jour, il disparut, et jamais depuis on n'a pu découvrir sa
+trace: il est évident qu'il s'est tué; mais où, comment et pourquoi,
+voilà ce qu'on ignore.]
+
+Ce fut le soir, après dîner, qu'on vit entrer dans le grand salon
+une troupe de paysans, parmi lesquels se trouvaient des hommes et
+des femmes habillés en costume de ville; c'était une députation
+des villages entourant Navarre, qui venait complimenter Joséphine
+sur le 19 mars. Toute cette troupe, qui n'était autre chose que
+les habitants ordinaires de Navarre, entonna d'abord le bel air de
+Roland, de Méhul, et fit son entrée par un choeur général:
+
+ Sur l'air: _Le roi des preux, le fier Roland_.
+
+ Comme nos coeurs, joignons nos voix,
+ Chantons l'auguste Joséphine:
+ Aux fleurs qui naissent sous ses lois
+ Sa main ne laisse point d'épines.
+ Partout la suit de ses bienfaits,
+ Ou l'espérance ou la mémoire;
+ De Joséphine pour jamais
+ Vive le nom! vive la gloire (_bis_)!
+
+
+ MADAME D'AUDENARDE LA MÈRE[72].
+
+ AIR: _Partant pour la Syrie_.
+
+ Longtemps d'un fils que j'aime
+ J'enviai le bonheur;
+ Mais près de vous moi-même,
+ Rien ne manque à mon coeur.
+ Si tous les dons de plaire
+ Forment vos attributs,
+ Hommage, amour sincère,
+ Pour vous sont nos tributs. (_bis_)
+
+
+ MADAME GAZANI.
+
+ Sur l'air: _À deux époques de la vie_.
+
+ Gênes me vit dès mon jeune âge
+ Brûler d'être à vous pour jamais:
+ Votre oeil distingua mon hommage,
+ Votre coeur combla mes souhaits.
+ À vos bontés, à leur constance,
+ Je dois tout!... et puissent vos yeux
+ Voir ici ma reconnaissance,
+ Comme à Gênes ils virent mes voeux[73].
+
+
+ MADAME DE COLBERT (AUGUSTE).
+
+ Dans les murs de Charlemagne,
+ J'ai pu vous offrir mes voeux;
+ D'une fête de campagne,
+ Pour vous nous formions les jeux.
+ Ce temps qu'ici tout rappelle
+ Vient de ranimer mon coeur:
+ En retrouvant tout mon zèle,
+ J'ai retrouvé mon bonheur[74].
+
+[Note 72: Madame d'Audenarde était une bonne et excellente
+personne et avait été une des plus jolies femmes de son temps. On
+sait comment les créoles sont charmantes lorsqu'elles sont hors
+de la ligne ordinaire; elle était mère du général d'Audenarde,
+écuyer de l'Empereur, et qui ensuite, placé dans la compagnie des
+gardes-du-corps du roi, compagnie de Noailles, tint cette belle
+conduite, lorsque des enfants imberbes voulurent faire la loi au
+vieux soldat, quoiqu'il fût jeune aussi, lui, mais respectable pour
+cette foule adolescente qui ne devait pas élever la voix devant un
+homme qui avait vu bien des batailles, et dont le sang avait coulé
+pour son roi[72-A]. Madame d'Audenarde fut toujours à merveille pour
+la mémoire de l'impératrice Joséphine, qu'elle n'appelait que sa
+bienfaitrice. Je l'ai entendue parler ainsi à l'Abbaye-aux-Bois, où
+je la rencontrais chez sa soeur, madame de Gouvello, ange de vertus
+et de piété, que Dieu vient de rappeler à lui.]
+
+[Note 72-A: Le général d'Audenarde a servi dans l'émigration dans
+l'armée de Condé.--Napoléon l'aimait et l'estimait beaucoup.]
+
+[Note 73: M. Deschamps fait ici une singulière méprise: on sait
+trop bien que ce ne fut pas l'Impératrice qui appela madame Gazani
+à Paris, ce fut l'Empereur; et même, pendant longtemps, Joséphine
+la tint dans la plus belle des aversions. Elles ne se rapprochèrent
+que lorsqu'elles furent toutes deux malheureuses. Madame Gazani fut
+elle-même gênée en chantant ce couplet: elle ne l'avait pas vue
+auparavant, et fut contrariée, je le sais, de chanter ces paroles.]
+
+[Note 74: Madame Auguste de Colbert, dame du palais de l'Impératrice;
+elle demanda à la suivre. C'est une excellente femme, vertueuse et
+bonne; elle était veuve du brave général Auguste Colbert qui fut
+tué en Espagne en plaçant ses tirailleurs. Madame de Colbert était
+fille du sénateur, général, comte de Canclaux. Elle est aujourd'hui
+remariée à M. le comte de la Briffe. _La Fête de Campagne_, que
+rappelle ici Deschamps, fait allusion à une fête donnée à Joséphine,
+tandis qu'elle était à Aix-la-Chapelle, un 19 mars. On lui donna une
+fête charmante.
+
+M. de Canclaux était le plus digne des hommes, mais comme tous, il
+avait quelques petits côtés par lesquels il donnait à rire; l'un
+d'eux était une manie des plus prononcées d'être mélomane et d'aimer
+l'italien. Le fait réel, c'est qu'il n'aimait pas la musique, et
+n'entendait pas très-bien l'italien. Cela n'empêchait pas que,
+lorsque je le rencontrais et que je lui demandais s'il avait été
+content de Crescentini ou de madame Grassini dans le bel opéra de
+_Roméo et Juliette_... il me répondait: Pas mal, pas mal! ce dont
+j'ai surtout été content, c'est du _finale_ et du _tutti_. Or, ces
+deux mots, il les prononçait comme tous les mots italiens prononcés
+par ceux qui ne savent pas la langue, en appuyant fortement sur la
+dernière lettre et la dernière syllabe. Du reste, c'était l'honneur
+et la probité en personne.]
+
+Les plus jolis vers furent ceux de mademoiselle de Mackau.
+
+ MADEMOISELLE DE MACKAU.[75]
+
+ AIR: _L'hymen est un lien charmant_.
+
+ Loin d'elle j'ai dû regretter
+ Une princesse auguste et chère:
+ Manheim l'adore et la révère,
+ Et j'ai pleuré de la quitter.
+ Mais quand j'ai vu de son image
+ Le modèle dans notre cour,
+ Mon coeur sentit un doux présage;
+ Bientôt les charmes du séjour
+ Ont séché des pleurs du voyage.
+
+[Note 75: Mademoiselle de Mackau, fille du contre-amiral de ce nom,
+était attachée comme dame à la princesse Stéphanie, grande duchesse
+de Bade. L'Impératrice, toujours bonne, sachant que mademoiselle de
+Mackau était malheureuse d'être si loin de sa famille, la demanda
+à la princesse Stéphanie, et la fit dame du palais. Elle fut, à
+quelque temps de l'époque dont je parle, mariée au général Wathier de
+Saint-Alphonse. Elle est nièce de M. de Chazet, aimable poëte, connu
+par une foule de jolis ouvrages.]
+
+Mademoiselle de Castellane chanta aussi un couplet que je ne puis
+retrouver, pas plus, au reste, que mademoiselle de Castellane n'a
+retrouvé la reconnaissance et la mémoire pour les bienfaits sans
+nombre dont Joséphine l'a comblée, bienfaits portés au point, par
+exemple, de payer sa pension chez madame Campan, où elle fut élevée
+avec sa soeur. Elle l'a _mariée_, _dotée_; elle lui a donné un
+très-beau trousseau; enfin, elle a fait pour elle et mademoiselle de
+Mackau ce qu'elle n'a fait pour aucune de ses filleules. Mademoiselle
+de Mackau en est demeurée reconnaissante; mais mademoiselle de
+Castellane le fut si peu, qu'après la mort de Joséphine, la reine
+Hortense ne la vit qu'une fois pendant l'année 1814!...
+
+Ah! cela fait mal... Reprenons la suite du récit de la Saint-Joseph,
+à Navarre.
+
+Mademoiselle Georgette Ducrest était alors à Navarre. Jolie comme un
+ange, fraîche comme une rose, aimant l'Impératrice d'une véritable
+affection, elle s'avança vers elle avec une émotion touchante qui
+n'enleva rien au charme ravissant de sa voix, qui alors était dans
+toute sa beauté. Elle chanta aussi un couplet fort joli sur l'air de
+_Joseph_.
+
+Lorsque tout ce qui portait _l'habit_ de ville fut entendu, alors
+arriva la députation villageoise. C'était madame Octave de Ségur
+et M. de Vieil-Castel, habillés en paysans, Colette et Mathurin.
+Ils rappelaient, dans leurs couplets alternativement chantés, les
+bienfaits de l'Impératrice.
+
+ MATHURIN.
+
+ Sur nos monts, v'là qu'on amène
+ Des parures d'arbrisseaux,
+ Et que l'on fait de la plaine
+ Partir les eaux[76].
+
+
+ COLETTE.
+
+ Dans Évreux, ses mains soutiennent
+ Pour les arts d'heureux berceaux,
+ Ousque les jeunes filles apprennent[77]
+ Mieux qu' leux fuseaux.
+
+
+ MATHURIN.
+
+ All' veut qu' les promenades y prennent[78]
+ D'salignements nouveaux,
+ Et qu'on ôte à _Marpomène_
+ Ses vieux tréteaux[79].
+
+
+ COLETTE.
+
+ Si tous ceux qui, dans leur peine,
+ Ont eu part à ses cadeaux,
+ D'un' fleur lui portait l'étrenne,
+ L'bouquet s'rait beau, etc.
+
+[Note 76: L'Impératrice, en arrivant à Navarre, trouva la plaine
+autour d'Évreux infectée de marais très-nuisibles; elle les fit
+dessécher; ils avaient été formés par les eaux de l'Iton et de l'Eure
+qui passaient autrefois par des canaux pour alimenter les cascades
+et les bassins du parc; et ces canaux ayant été rompus par défaut
+d'entretien, l'eau qu'ils conduisaient avait formé ces marais.]
+
+[Note 77: L'école de jeunes filles, instituée par Joséphine, où elles
+apprenaient à faire de la dentelle, mais où elles recevaient aussi
+une parfaite éducation, spécialement dirigée vers le but dans lequel
+elles étaient élevées.]
+
+[Note 78: L'Impératrice avait non-seulement rendu aux habitants la
+promenade du parc de Navarre qu'on leur avait ôtée, mais, de plus,
+elle allait faire embellir leur promenade, et pour cela avait acheté
+un terrain.]
+
+[Note 79: Allusion à la réédification du théâtre que l'Impératrice
+allait faire. Rien n'était comparable à M. de Vieil-Castel dans
+ce rôle de paysan, avec son flegme et sa tranquillité habituelle;
+rien n'était au reste plus parfaitement comique: il avait beaucoup
+d'esprit, et son air sérieux ajoutait du comique à son rôle. Son
+fils, Horace de Vieil-Castel, a un talent remarquable pour dire les
+vers et jouer la comédie, à part son esprit qui est très-remarquable.]
+
+M. de Turpin de Crissé, chambellan de Joséphine, connu par son joli
+talent de peinture, fit ce jour-là, pour l'Impératrice, une chose
+charmante. C'était un jeu de cartes, dont les figures représentaient
+toute la société habituelle de Navarre. J'ai rarement vu quelque
+chose de plus gracieux que ce jeu de cartes.
+
+Quant à l'Impératrice, elle se souhaita à elle-même sa fête, en
+donnant des aumônes très-abondantes à tous les pauvres des environs;
+les bénédictions durent être grandes dans cette journée.
+
+Puisque j'ai parlé d'une Saint-Joseph à Navarre, je vais en
+rapporter une qui avait eu lieu à la Malmaison, quelques années
+avant; l'Empereur était en Allemagne à cette époque.
+
+Nous organisâmes la fête de l'Impératrice, en l'absence de la reine
+Hortense. La reine de Naples et la princesse Pauline, qui pourtant
+n'aimaient guère l'Impératrice, mais qui avaient rêvé qu'elles
+jouaient bien la comédie, voulurent se mettre en évidence, et deux
+pièces furent commandées. L'une à M. de Longchamps, secrétaire des
+commandements de la grande-duchesse de Berg; l'autre, à un auteur de
+vaudevilles, un poëte connu. Les rôles furent distribués à tous ceux
+que les princesses nommèrent, mais elles ne pouvaient prendre que
+dans l'intimité de l'Impératrice qui alors était encore régnante.
+
+La première de ces pièces était jouée par la princesse Caroline
+(grande-duchesse de Berg), la maréchale Ney, qui remplissait
+à ravir[80] un rôle de vieille, madame de Rémusat, madame de
+Nansouty[81] et madame de Lavalette[82]; les hommes étaient M.
+d'Abrantès, M. de Mont-Breton[83], M. le marquis d'Angosse[84], M.
+le comte de Brigode[85], et je ne me rappelle plus qui. Dans l'autre
+pièce, celle de M. de Longchamps, les acteurs étaient en plus petit
+nombre, et l'intrigue était fort peu de chose. C'était le maire de
+Ruel qui tenait la scène, pour répondre à tous ceux qui venaient lui
+demander un compliment pour la bonne _Princesse_ qui devait passer
+dans une heure. Je remplissais le rôle d'une petite filleule de
+l'Impératrice, une jeune paysanne, venant demander un compliment au
+maire de Ruel. Le rôle du maire était admirablement bien joué par
+M. de Mont-Breton. Il faisait un compliment stupide, mais amusant,
+et voulait me le faire répéter. Je le comprenais aussi mal qu'il me
+l'expliquait; là était le comique de notre scène, qui, en effet, fut
+très-applaudie.
+
+[Note 80: Je crois que la duchesse de Frioul (madame Duroc) jouait
+aussi, mais je n'en suis pas sûre. Je ne me la rappelle sur le
+théâtre de la Malmaison que dans un seul rôle, la soubrette du
+_Bourru bienfaisant_, qu'elle joua fort bien. Mais, dans cette même
+pièce, qui fut vraiment excellent, ce fut le marquis de Cramayel dans
+le rôle du Bourru...]
+
+[Note 81: Soeur de madame Rémusat, et femme du premier écuyer de
+l'Impératrice.]
+
+[Note 82: La comtesse de Lavalette, nièce de l'Impératrice. Jamais
+une femme n'a plus froidement joué un rôle.]
+
+[Note 83: M. de Mont-Breton, premier écuyer de la princesse Pauline.]
+
+[Note 84: Chambellan de l'Empereur.]
+
+[Note 85: Chambellan de l'Empereur.]
+
+M. le comte de Brigode était, comme on sait, excellent musicien et
+avait beaucoup d'esprit. Il fit une partie de ses couplets et la
+musique, ce qui donna à notre vaudeville un caractère original que
+l'autre n'avait pas. Je ne puis me rappeler tous les couplets de M.
+de Brigode, mais je crois pouvoir en citer un, c'est le dernier. Il
+faisait le rôle d'un incroyable de village, et pour ce rôle il avait
+un délicieux costume. Il s'appelait Lolo-Dubourg; et son chapeau à
+trois cornes d'une énorme dimension, qui était comme celui de Potier
+dans _les Petites Danaïdes_, son gilet rayé, _à franges_, son habit
+café au lait, dont les pans en queue de morue lui descendaient
+jusqu'aux pieds, sa culotte courte, ses bas chinés avec des bottes
+à retroussis, deux énormes breloques en argent qui se jouaient
+gracieusement au-dessous de son gilet: tout le costume, comme on le
+voit, ne démentait pas _Lolo-Dubourg_, et, lui-même, il joua le rôle
+en perfection.
+
+Lorsque le vaudeville fut fini, et que nous eûmes chanté nos
+couplets qui, en vérité, étaient si mauvais que j'ai oublié le mien,
+Lolo-Dubourg s'avança sur le bord de la scène et chanta avec beaucoup
+de goût, comme il chantait tout, bien qu'il n'eût que très-peu de
+voix, le couplet que voici et qui est de lui ainsi que la musique:
+
+ Je souhaite à Sa Majesté,
+ D'abord, tout ce qu'elle désire,
+ Ensuite une bonne santé,
+ Et puis toujours de quoi pour rire.
+ Elle, étant Reine, et ne pouvant
+ Lui souhaiter une couronne,
+ Je lui souhaite seulement
+ Autant de bonheur qu'elle en donne.
+
+La musique était charmante. J'en ai gardé le souvenir comme si je
+l'avais entendue hier.
+
+Madame de Nansouty chanta comme elle chantait toujours, c'est-à-dire
+admirablement. En vérité, elle devait bien rire en entendant la
+reine de Naples et la princesse Pauline qui divaguaient à l'envi en
+s'agitant sur ce malheureux théâtre, où toutes deux auraient mieux
+fait de ne pas monter; elles étaient vraiment aussi mauvaises qu'on
+peut l'être, et de plus, à cette époque, la princesse Caroline
+surtout avait encore beaucoup d'accent. Rien ne ressemble à cela;
+mais c'était surtout le chant!... On ne peut malheureusement
+pas rendre l'effet de deux voix qui donnent continuellement le
+son d'une note pour une autre, et cela sans aucune mesure. La
+grande-duchesse de Berg était bien jolie au reste ce jour-là, quoique
+bien mauvaise: elle avait un costume de paysanne, tout blanc,
+une croix d'or attachée avec un velours noir. Ce velours faisait
+ressortir la blancheur de ses épaules et de sa poitrine; elle était
+d'autant mieux, que déjà fort commune de tournure et de taille, cet
+inconvénient dans une souveraine est inaperçu dans une paysanne; il
+place même en situation. Mais, qui ne l'était d'aucune manière, c'est
+qu'on imagina de la faire chanter avec le duc d'Abrantès. Ils étaient
+amoureux l'un de l'autre dans cette pièce; et depuis le commencement
+jusqu'à la fin, au grand amusement de tout le monde, excepté de moi
+et de Murat s'il y eût été, ils se faisaient toutes les _câlineries_
+possibles. Ils étaient nés le même jour; ils s'appelaient Charles et
+Caroline; enfin c'étaient des délicatesses de sentiment à n'en pas
+finir... On trouvait donc que cela était déjà assez bien comme cela,
+lorsqu'on entendit le refrain d'un air _nouveau_, et voilà Charles
+et Caroline qui s'avancent en se tenant par la main et qui chantent
+à deux voix sur l'air: _Ô ma tendre musette!_ un couplet, dont j'ai
+par malheur oublié le commencement, mais dont voici la fin; le
+commencement était de même force et faisait allusion à ce même jour
+d'une commune naissance:
+
+ Si le ciel que j'implore
+ Est propice à mes voeux,
+ Un même jour encore
+ Verra fermer nos yeux.
+
+C'était bien comique à voir et à entendre. M. d'Abrantès avait la
+voix très-juste, mais il ne l'avait jamais travaillée; elle était
+forte, puissante et assez basse pour chanter le rôle de Basile dans
+le _Barbier_. Qu'on juge de l'effet de cette voix de lutrin qui
+voulait être tendre avec la voix de soprano de la princesse Caroline,
+criarde, aigre et fausse au dernier point! C'était à s'enfuir si on
+n'avait pas autant ri.
+
+Quant à la princesse Pauline, elle était si charmante qu'elle ne
+pouvait jamais prêter à rire; quoi qu'elle dît, elle était écoutée;
+le moyen de ne pas entendre ce qui sortait d'une si jolie bouche!
+mais elle nous a bien souvent donné la comédie pendant les quinze
+jours de répétition: elle ne répétait que dans son fauteuil, et
+lorsque M. de Chazet ou M. de Longchamps lui représentaient, dans
+leur intérêt d'auteur, qu'elle devait se lever. Elle répondait
+toujours:
+
+--«_Ne vous inquiétez pas, le jour de la représentation, je
+marcherai._»
+
+Ces deux pièces furent cependant représentées devant un public fort
+imposant, l'Impératrice et une grande partie de la cour, cabale sans
+indulgence et très-disposée à nous critiquer, le corps diplomatique,
+l'archi-chancelier et tous les grands dignitaires qui étaient
+alors à Paris. Nous étions arrivés le matin avant le déjeuner, pour
+présenter nos voeux à l'Impératrice.
+
+Je lui avais conduit mes enfants auxquels elle fit des cadeaux
+charmants, particulièrement à Joséphine, sa filleule. Après le
+déjeuner, on fut se promener; on revint, il y eut un grand dîner,
+puis nous nous habillâmes et la représentation eut lieu ainsi que je
+l'ai dit; après qu'on fut sorti du théâtre, nous revînmes dans la
+galerie dans nos costumes: l'Impératrice nous l'ayant demandé; et
+puis on dansa; mais comme il était tard et qu'on était fatigué, le
+bal fut court.
+
+Toutes les Saint-Joseph étaient à peu près comme cette dernière; et
+même lorsque la reine Hortense était à Paris, il n'y avait rien de
+plus.
+
+Mais laissons les fêtes pour rentrer dans le cours des événements.
+
+
+
+
+QUATRIÈME PARTIE.
+
+LA MALMAISON. 1813-1814.
+
+
+L'Impératrice n'était plus à Navarre[86] lorsqu'on apprit que les
+premiers revers commençaient pour nous; elle en fut attérée! jamais
+elle n'avait pu séparer sa cause, non plus que sa vie, de celle de
+l'homme unique auquel son existence était liée. La femme de Napoléon
+est un être prédestiné; ce n'est pas une femme ordinaire, tout ce qui
+tient à cet homme est providentiel comme lui-même... Il n'appartient
+pas à l'humanité de séparer de lui ce que lui-même a choisi... Oh!
+comment Marie-Louise n'a-t-elle pas compris la sainte et haute
+mission qu'elle avait reçue d'en haut en devenant la compagne de
+cet homme? Joséphine, malgré sa légèreté habituelle, l'avait bien
+comprise, elle!... et elle n'aurait pas failli lorsque le jour du
+malheur arriva.
+
+[Note 86: Il y avait beaucoup de malades à Navarre; elle était
+revenue à la Malmaison.]
+
+Les événements devenaient de plus en plus sinistres; l'Impératrice
+était à Malmaison, redoutant l'arrivée d'un courrier, lorsqu'elle
+reçut d'Aix en Savoie la nouvelle de l'horrible malheur arrivé à la
+cascade du moulin.
+
+La reine Hortense est une des femmes les plus malheureuses que j'aie
+connues: depuis l'âge de seize ans je l'ai toujours suivie, et j'ai
+vu en elle un des êtres les plus excellents, et cependant toujours
+frappé au coeur. Lorsqu'elle se maria, ce fut contre sa volonté et
+celle de son affection toute portée vers un autre lien. Quelques
+années plus tard, elle perdit son fils.., son premier-né! et l'on
+sait que ses enfants furent toujours pour elle la première de ses
+affections. Ensuite vint la perte d'une couronne, sa séparation[87]
+avec son mari; ce ne fut que pendant les trois années qui suivirent
+cette séparation qu'elle eut un moment de tranquillité que des
+souvenirs récents troublaient encore!..
+
+[Note 87: Et le divorce de sa mère fut encore pour elle, à cette
+époque, un coup bien rude.]
+
+Le 1er janvier 1813, elle se leva avec une terreur que rien ne put
+dissiper.
+
+--«Mon Dieu, me dit-elle, lorsque je la vis ce même jour à la
+Malmaison, où j'avais été présenter mes voeux de nouvel an à
+l'Impératrice, que nous arrivera-t-il cette année après les malheurs
+de celle qui vient de finir?»
+
+Je cherchai à la rassurer, mais elle était inquiète pour son frère,
+et ses affections la rendaient superstitieuse. Non-seulement
+l'Impératrice ne la guérissait pas de ses terreurs, mais elle y
+ajoutait. Elle venait de lui donner une ravissante parure en pierres
+de couleur estimée plus de vingt-cinq mille francs: c'était bien cher
+pour une parure de fantaisie.
+
+Joséphine était très-superstitieuse, comme on le sait. Aussitôt
+qu'elle me vit, elle vint à moi et me dit très-sérieusement:
+
+--«Avez-vous remarqué que cette année commence un vendredi et porte
+le chiffre 13?..»
+
+C'était vrai, mais je répondis en tournant la chose en plaisanterie:
+
+--«Non, non, dit-elle, cela annonce de grands désastres!.. et des
+malheurs particuliers.»
+
+Hélas! plus tard, je me suis rappelé ces sinistres paroles; elle
+n'avait que trop raison!
+
+La reine Hortense fut aux eaux d'Aix en Savoie; sa mère demeura à la
+Malmaison. J'étais alors fort souffrante d'une grossesse pénible et
+de la douleur que j'éprouvais de la perte récente de deux amis!..
+l'un surtout!..[88] Oh! quel souvenir de ces temps désastreux!..
+Aussi, lorsque j'arrivai à la Malmaison et que l'Impératrice me parla
+de ces signes presque funestes, je ne pus lui répondre; cependant je
+cherchai à la rassurer... Mais la mort de Duroc[89] et de Bessières,
+celle de Bessières surtout lui avait causé un grand trouble et avait
+amené dans cet esprit déjà vivement frappé des terreurs nouvelles;
+mes paroles furent à peine entendues par elle... Hélas! je cherchais
+à la rassurer, et moi-même je ne savais pas que la mort touchait déjà
+une tête qui m'était bien chère et que le crêpe du deuil, qui allait
+envelopper ma famille, se déployait déjà au-dessus d'elle.
+
+[Note 88: Bessières fut tué d'un boulet de canon dans le défilé
+de Wesseinfeld, le jour même de la bataille de Lutzen. Bessières
+commandait toute la cavalerie de l'armée; c'était à la fois un homme
+habile, brave, rempli de coeur, et doué de bonnes qualités. Je perdis
+un ami en lui, ainsi que Junot.]
+
+[Note 89: Quant à la mort de Duroc, ce fut pour ses amis, et
+il en avait beaucoup, un des coups les plus rudes de ces temps
+désastreux; elle fit aussi une profonde impression sur l'Empereur;
+mais, quoiqu'il en ait été vivement frappé, les derniers moments de
+Duroc ne se sont pas passés comme le _Moniteur_ l'a dit. Bourienne
+les a également racontés avec sa haine accoutumée, et il a menti
+dans un autre sens... J'avais deux amis auprès de l'Empereur dans
+cette cruelle circonstance, et voilà comment chacun m'a rapporté
+l'événement; ces deux amis sont le duc de Vicence et le duc de
+Trévise:
+
+La bataille de Bautzen était livrée et gagnée, la journée finissait;
+l'Empereur poursuivait les Russes, voulant reconnaître par lui-même
+ce qu'il voulait juger; il crut mieux voir sur une colline en face
+de lui; il voulut gagner cette éminence, et descendit par un chemin
+creux avec une grande rapidité; il était suivi du duc de Trévise, du
+duc de Vicence, du maréchal Duroc, et du général du génie Kirgener,
+beau-frère de la duchesse de Montebello, dont il avait épousé la
+soeur. L'Empereur allant plus vite que tous ceux qui le suivaient,
+ils étaient à quelque distance de lui, serrés les uns contre les
+autres. Une batterie isolée qui aperçoit ce groupe tire à l'aventure
+trois coups de canon sur lui: deux boulets s'égarent, le troisième
+frappe un gros arbre près duquel était l'Empereur, et va ricocher
+sur un plateau qui dominait le terrain où était l'Empereur. Il se
+retourne, et demande sa lunette. Comme il a fait un détour, il n'est
+pas étonné de ne voir auprès de lui que le duc de Vicence. Dans le
+même moment arrive le duc Charles de Plaisance[89-A]; sa figure est
+bouleversée. Il se penche vers le duc de Vicence, et lui parle bas.
+
+--«Qu'est-ce?» demande l'Empereur.
+
+Tous deux se regardent et ne répondent pas...
+
+--«Qu'est-il arrivé?» demande encore l'Empereur.
+
+--«Sire, répond le duc de Vicence, le grand-maréchal est mort!...
+
+--Duroc! s'écria l'Empereur... et il jeta les yeux autour de lui
+comme pour y trouver l'ami qu'il venait d'y voir... «Mais ce n'est
+pas possible!... il était là! à présent!...»
+
+Dans ce moment, le page de service arrive avec la lunette, et raconte
+la catastrophe: le boulet avait frappé l'arbre, il avait ricoché
+sur le général Kirgener, l'avait tué raide, et puis avait frappé
+mortellement le malheureux Duroc.
+
+L'Empereur fut attéré. La poursuite des Russes fut à l'instant
+abandonnée; son courage, ses facultés, tout devint inerte devant
+la douleur qui envahit son âme en apprenant le malheur qui venait
+d'arriver. Il retourna lentement sur ses pas, et entra dans la
+chambre où Duroc était déposé. C'était dans une petite maison du
+village de Makersdorf. L'effet du boulet avait été si complet, que le
+drap du blessé n'offrait presqu'aucune trace sanglante... Il reconnut
+l'Empereur, mais ne lui dit pas ces paroles qui furent mises dans
+le _Moniteur_: «_Nous nous reverrons, mais dans trente ans, lorsque
+vous aurez vaincu vos ennemis!_» Il reconnut l'Empereur, mais il ne
+lui parla d'abord que pour lui demander de l'opium afin de mourir
+plus vite, car il souffrait trop cruellement. L'Empereur était
+auprès de son lit; Duroc sentant l'agonie s'approcher, le supplia
+de le quitter, et lui recommanda sa fille et un autre enfant, un
+enfant naturel qu'il avait de mademoiselle B... Seulement l'Empereur
+insistant pour rester, Duroc dit en se retournant:
+
+«_Mon Dieu! ne puis-je donc mourir tranquille!_»
+
+L'Empereur s'en alla; et Duroc expira dans la nuit. L'Empereur acheta
+la petite maison dans laquelle il mourut, et fit placer une pierre à
+l'endroit où était le lit, avec telle inscription:
+
+«Ici le général Duroc, duc de Frioul, grand-maréchal du palais de
+l'empereur Napoléon, frappé d'un boulet, a expiré dans les bras de
+son Empereur et de son ami.»
+
+L'Empereur fit donner une somme de 4,000 francs pour ce monument, et
+16,000 francs au propriétaire de cette petite maison. La donation fut
+faite et ratifiée, et conclue dans la journée du 20 mai, en présence
+du juge de Makersdorf. Napoléon a profondément regretté Duroc, et je
+le conçois!...
+
+Et qui ne l'aurait pas pleuré! Quant à moi, quoiqu'il y ait bien des
+années écoulées depuis ce terrible moment, je donne à sa perte les
+regrets que je dois à la mort du meilleur des amis, du plus noble
+des hommes, de celui qui aurait changé bien des heures amères en des
+heures de joie pour l'exilé de Sainte-Hélène, s'il avait vécu!!...]
+
+[Note 89-A: Fils de l'archi-trésorier, du troisième Consul Lebrun.]
+
+L'Impératrice était bonne, mais elle ne pouvait oublier tout ce que
+Duroc avait à lui reprocher... Sa conscience lui en disait trop à cet
+égard pour qu'elle pût le regretter autant que Bessières.
+
+À propos de cette affaire, qui causa le malheur de bien des
+destinées, je dirai que Bourienne _a menti_ autant qu'on peut
+mentir, en parlant de la reine Hortense comme il l'a fait, ainsi
+que de Duroc. Quelle que fut la relation qui existait entre eux,
+jamais M. de Bourienne n'a été autorisé à confesser lâchement qu'il
+trahissait un secret, ce qu'il a dit lui-même dans ses Mémoires.
+Telle était, au reste, la turpitude de cet homme qu'il aime mieux
+s'avouer comme faisant un métier peu honorable que de se mettre
+tout-à-fait à l'écart ou dans l'ombre... Cet homme est le type de la
+haine impuissante, se nourrissant de son venin, et produisant une
+nature monstrueuse d'ingratitude inconnue jusqu'à lui!.. Ces paroles
+âcres et mensongères, sont empreintes d'une rage vindicative qui se
+répand comme la bave du boa sur tout ce qu'il approche... Tout ce
+qui amena la cause pour laquelle l'Empereur l'a éloigné de lui était
+marqué, on le sait, d'un signe réprobateur. Quelle est la langue qui
+peut articuler les injures que la sienne a proférées sur l'infortune
+de l'homme qui fut pour lui plus qu'un bienfaiteur!... l'homme qui
+fut son ami... Le jour où je fus à la Malmaison, l'Impératrice me
+parla de Bourienne et me dit qu'il perdait un ami dans Duroc. Je la
+désabusai à cet égard. Duroc ne pouvait pas être l'ami d'un ennemi de
+l'Empereur, et de plus à cet égard-là je connaissais les sentiments
+de Duroc relativement à Bourienne.
+
+Un jour, un bruit sinistre se répand dans Paris: on racontait que
+madame de Broc avait péri misérablement dans la cascade du moulin
+à Aix en Savoie... Mon frère fut déjeuner à la Malmaison, et me
+rapporta la certitude de cette catastrophe... L'infortunée était
+morte à vingt-quatre ans[90], sous les yeux de son amie et sans avoir
+pu être secourue à temps!
+
+[Note 90: Les détails de cette horrible aventure sont dans le _Salon
+des princesses de la famille impériale_.]
+
+Mon frère me remit un petit billet de l'Impératrice qui ne contenait
+que ce peu de mots:
+
+--«_Que vous avais-je dit?_»
+
+Ces paroles avaient une sorte de signification sinistre qui me glaça
+le coeur... Qu'allait-il arriver, grand Dieu!!..
+
+Je fus à la Malmaison, quoique mon état me défendît d'aller en
+voiture. Je trouvai le salon morne et abattu; chacun craignait pour
+soi. M. de Beaumont seul était comme toujours; M. de Turpin avait été
+envoyé auprès de la reine Hortense pour lui porter tous les regrets
+de sa mère. Cependant rien ne justifiait encore à cette époque un
+pressentiment de malheurs publics; Lutzen et Bautzen avaient remonté
+l'esprit de la France, et toutes les fois néanmoins que je suis
+allée à la Malmaison, j'ai trouvé la salon dans cette humeur morne
+dont j'ai parlé. Cependant les femmes qui formaient le cercle intime
+de l'Impératrice à la Malmaison étaient presque toutes jeunes et
+jolies, du moins en ce qui était de son service d'honneur. Madame
+Octave de Ségur, madame Gazani, madame de Vieil-Castel, madame
+Wathier de Saint-Alphonse, mademoiselle de Castellane, madame Billy
+Van Berchem, mesdemoiselles Cases, madame d'Audenarde la jeune, qui
+pouvait être regardée comme de la maison, et qui était une des plus
+belles personnes de l'époque, et si l'on ajoute à cette liste déjà
+nombreuse, le nom de mademoiselle Georgette Ducrest, et plus tard
+celui des deux demoiselles Delieu, on voit que ce cercle intérieur
+pouvait donner un mouvement bien agréable comme société au château de
+Malmaison.
+
+Cette dernière habitation était même bien plus propre à cela que
+Navarre. Cette demeure, plus royale peut-être, imposait davantage,
+et puis, la distance était trop grande pour hasarder une visite, si
+l'impératrice Joséphine ne les provoquait pas, dans la crainte d'en
+être mal reçu.
+
+Mais à la Malmaison, on y venait facilement; aussi l'Impératrice
+avait-elle quelquefois, le soir, jusqu'à cinquante ou soixante
+personnes dans son salon: la duchesse de Raguse, la duchesse de
+Bassano, la comtesse Duchatel, la maréchale Ney, madame Lambert,
+une foule de femmes agréables, lorsque même elles n'étaient pas
+très-jolies, ce qui arrivait souvent. Quant aux hommes, ils étaient
+moins nombreux; car à cette époque, tous étaient employés. Ceux qui
+n'étaient pas au service étaient auditeurs au Conseil d'État. Parmi
+les chambellans même, il s'en trouvait qui voulaient aussi connaître
+nos gloires et nos malheurs, et qui partaient pour l'armée; témoin
+M. de Thiars, chambellan de l'Empereur, qui fut intendant d'une
+province en Saxe, je crois, et qui fut victime d'une ancienne rancune
+impériale, ce qui, je dois le dire, n'est pas généreux[91].
+
+[Note 91: M. de Thiars s'était fort occupé de madame Gazani, et les
+faiseurs de propos, à Fontainebleau, disaient que ce n'était pas en
+vain.]
+
+Les hommes étaient donc en moins grand nombre que les femmes.
+On voyait quelquefois un aide-de-camp, un officier qui venait de
+l'armée pour apporter une dépêche; et cette arrivée donnait de la
+tristesse dans les maisons où il allait se montrer un moment, dans
+les quarante-huit heures qu'il passait à Paris. Les désastres ne
+pouvaient déjà plus se céler...
+
+La société de l'Impératrice fut même diminuée par l'absence de M. de
+Turpin, qu'elle envoya auprès de la reine Hortense, à Aix, en Savoie.
+C'était un homme doux, agréable, de bonne compagnie, et possédant un
+ravissant talent, comme chacun sait[92].
+
+[Note 92: Madame de Turpin est accusée, par mademoiselle Cochelet,
+d'avoir parlé contre la reine Hortense; c'est faux. Je sais, par
+des personnes aussi bien instruites qu'elle tout ce que faisait et
+disait madame de Turpin, et rien ne ressemble à cela. Les affections
+de madame de Turpin pouvaient lui faire voir avec joie le retour des
+Bourbons que les siens aimaient depuis longtemps. Que ne dirions-nous
+pas, nous, si l'on nous annonçait que le duc de Reichstadt n'est pas
+mort, et qu'il est aux portes de Paris? Madame Turpin a donc pu jouir
+du retour des Bourbons, sans pour cela oublier que la reine Hortense
+et l'impératrice Joséphine avaient été bonnes pour elle et pour M.
+de Turpin... Mais, au reste, mademoiselle Cochelet est souvent si
+passionnée dans ses amours et dans ses haines, qu'on ne sait trop
+comment se tirer des positions où elle vous place, pour blâmer ou
+approuver.
+
+M. de Boufflers, dont elle vante beaucoup l'amitié pour elle, et qui
+était, comme on sait, bien spirituel, a dit sur elle un mot qu'elle
+ne connaissait pas. Il disait qu'on se trompait, et qu'au lieu de
+l'appeler _Cochelet_, il fallait dire _Coche-laide_.]
+
+Il a fait de ravissantes vignettes à l'album des romances de la
+Reine, ainsi qu'à un album que possédait l'Impératrice... Je crois
+que l'album, avec les dessins originaux des romances de la Reine, a
+été donné par Joséphine à l'empereur Alexandre...
+
+Une agréable diversion qui se rencontrait ce même été dans le salon
+de la Malmaison, c'étaient les enfants de la Reine. Jamais un moment
+d'ennui ne se montrait lorsqu'ils étaient là. L'aîné, celui qui a
+péri si tragiquement devant Rome, était réfléchi et rempli de moyens.
+Le second, celui qui existe, était joli comme la plus jolie petite
+fille, et son esprit ne le cédait pas à celui de son frère. On
+l'appelait alternativement _la princesse Louis_, ou bien _Oui-Oui_.
+Je ne sais à propos de quoi cette dernière façon de transformer un
+nom... Quoi qu'il en soit, _Oui-Oui_ avait une vivacité de pensée
+que n'avait pas son frère; et puis une volonté de tout connaître,
+qui était quelquefois très-amusante. L'Impératrice était idolâtre
+de ses petits-enfants. Elle veillait elle-même à ce que tout ce que
+leur mère avait prescrit pour leurs études et pour leur régime fût
+exactement suivi. Tous les dimanches, ils dînaient et déjeunaient
+avec leur grand'-mère. Un jour, l'Impératrice reçut de Paris deux
+petites poules d'or qui, au moyen d'un ressort, pondaient des oeufs
+d'argent. Elle fit venir les jeunes princes et leur dit:
+
+--«Voilà ce que votre maman vous envoie d'Aix, en Savoie, où elle est
+à présent.»
+
+Cette preuve de bonté désintéressée de Joséphine me toucha
+beaucoup... Elle dément ce qu'on dit, avec, au reste, bien peu de
+fondement, sur les rapports d'affection qui existent entre une
+grand'-mère et ses petits-enfants[93].
+
+[Note 93: On prétend que les grand'-mères et les grands-pères
+n'aiment autant leurs petits-enfants que parce qu'ils les regardent
+comme leurs vengeurs.]
+
+Vers la fin de 1813, la société de la Malmaison prit un aspect
+vraiment lugubre. Toutes ces morts répétées des amis de l'Empereur,
+la perte de la bataille de Leipsick, tous nos revers... Il y avait en
+effet de quoi glacer tous les coeurs...
+
+L'hiver fut donc extrêmement triste[94], malgré le caractère
+français, qui cherche toujours à trouver une consolation, même au
+milieu d'une infortune... Mais tous les deuils, les craintes de
+l'avenir dominaient enfin notre nature légère, cette fois.
+
+[Note 94: Par la mort de Duroc.]
+
+Cette même année fut cependant, pour l'impératrice Joséphine,
+l'époque d'une joie très-vive, quoique mêlée de peine; mais elle
+lui donnait la preuve d'une profonde estime de l'Empereur. Elle vit
+le roi de Rome: depuis longtemps elle sollicitait avec ardeur cette
+entrevue auprès de l'Empereur. Elle voulait voir cet enfant qui lui
+avait coûté si cher!...
+
+L'Empereur s'y refusait: il craignait une scène, dont l'enfant
+pouvait être frappé, et rendre involontairement compte à sa mère. Ce
+ne fut donc qu'après avoir reçu de Joséphine une promesse solennelle
+d'être paisible et calme devant le roi de Rome, que l'Empereur
+consentit à cette entrevue: elle se fit à Bagatelle.
+
+L'Empereur parla à madame de Montesquiou; et lui-même, montant à
+cheval, il escorta la calèche dans laquelle était son fils, et donna
+l'ordre d'aller à Bagatelle.
+
+L'impératrice Joséphine y était déjà rendue... Son coeur battait
+vivement en attendant ceux qui devaient arriver; et lorsqu'elle
+entendit arrêter la voiture qui conduisait vers elle l'Empereur et
+son enfant, elle fut au moment de s'évanouir.
+
+L'Empereur entra dans le salon où était Joséphine, en tenant le roi
+de Rome par la main. Le jeune prince était alors admirablement beau.
+Il ressemblait à un de ces enfants qui ont dû servir de modèle au
+Corrége et à l'Albane... Je n'en parle pas au reste comme on peut
+parler du fils de l'empereur Napoléon, avec cette prévention qui fait
+trouver droit un enfant bossu: le roi de Rome était vraiment beau
+comme un ange!... Qu'on regarde la gravure faite d'après le charmant
+dessin d'Isabey, où le roi de Rome est représenté à genoux en disant:
+
+_Je prie Dieu pour la France et pour mon père!..._
+
+Cher enfant! et maintenant c'est nous qui prions et pour toi et pour
+lui!...
+
+--«Allez embrasser cette dame, mon fils,» dit l'Empereur à l'enfant,
+en lui montrant Joséphine qui était retombée tremblante sur le
+fauteuil, d'où elle s'était soulevée à leur entrée dans l'appartement.
+
+Le jeune prince leva ses grands et beaux yeux sur la personne que lui
+montrait son père; et, quittant la main de Napoléon, il se dirigea,
+sans montrer de crainte, vers Joséphine qui, l'attirant aussitôt à
+elle, le serra presque convulsivement contre son sein. Elle était si
+émue, que l'Empereur reçut la commotion qui se communique toujours
+à celui qui est spectateur d'une impression vive vraiment éprouvée.
+Le roi de Rome, à qui son père avait probablement recommandé
+d'être caressant pour _la dame_ qu'il allait voir, fut charmant
+pour Joséphine qui, en vérité, parlait ensuite de ce moment avec
+une émotion qui n'était pas feinte. L'Empereur s'était éloigné de
+tous deux, et, les bras croisés, appuyé contre la fenêtre, il les
+regardait avec une expression qui annonçait tout ce qu'il devait
+sentir dans un pareil instant...
+
+Le roi de Rome (comme tous les enfants, au reste), avait l'habitude
+de jouer avec les chaînes, les montres, tout ce qui était à sa
+portée. C'était alors la mode de mettre à une chaîne d'or une
+multitude de breloques de toute espèce[95]. Joséphine en avait une
+grande quantité; voyant que le jeune Prince s'amusait avec ces
+breloques, elle détacha sa chaîne pour qu'il pût jouer avec plus
+aisément... L'enfant fut charmé de cette complaisance... Il se mit à
+compter les différentes pièces du charivari; mais il s'embrouillait
+toujours lorsqu'il arrivait au nombre _dix_[96]. Tout à coup, il
+s'arrêta; et, regardant alternativement l'impératrice Joséphine et le
+charivari, il parut vouloir dire quelque chose.
+
+[Note 95: On appelait cela un charivari.]
+
+[Note 96: Il fut en effet longtemps à comprendre, étant enfant, les
+dizaines ajoutées aux dizaines.]
+
+Que voulez-vous, sire? lui dit Joséphine.
+
+
+LE ROI DE ROME, hésitant.
+
+Oh! rien.
+
+
+JOSÉPHINE, se penchant vers lui, et tout bas, après avoir fait signe
+à l'Empereur de ne pas les troubler.
+
+Mais encore!... dites, que voulez-vous?
+
+
+LE ROI DE ROME, en montrant le charivari.
+
+C'est bien beau, n'est-ce pas, cela, madame?
+
+
+JOSÉPHINE, souriant.
+
+Mais, oui... Pourquoi dites-vous cela?
+
+
+LE ROI DE ROME.
+
+Ah! c'est que... c'est que j'ai rencontré dans le bois un pauvre qui
+a l'air bien malheureux... Si nous le faisions venir!... nous lui
+donnerions tout cela; et, avec l'argent qu'il en aurait, il serait
+bien riche!... Je n'ai pas d'argent, mais vous avez l'air d'être bien
+bonne, madame... Dites, le voulez-vous?
+
+
+JOSÉPHINE.
+
+Mais, si Votre Majesté le demande à l'Empereur, il lui donnera tout
+ce qu'elle lui demandera pour faire le bien.
+
+
+LE ROI DE ROME.
+
+Papa a déjà donné tout ce qu'il avait... et moi aussi.
+
+
+JOSÉPHINE, se penchant vers l'enfant.
+
+Eh bien! Sire, je vous promets d'avoir soin de votre pauvre.
+
+
+LE ROI DE ROME.
+
+Bien vrai?...
+
+
+JOSÉPHINE.
+
+Oui; je vous le promets.
+
+
+LE ROI DE ROME, l'embrassant.
+
+Eh bien! je vous aime beaucoup! vous êtes bien bonne; je veux que
+vous veniez avec nous à Paris; vous demeurerez aux Tuileries...
+
+L'Impératrice fut émue, et regarda l'Empereur avec une expression
+déchirante, à ce qu'il dit ensuite... Mais il ne voulait pas de
+_scène_, et surtout rien qui pût frapper l'enfant... Il revint auprès
+de Joséphine, et prenant le roi de Rome par la main:
+
+--«Allons, sire, lui dit-il, il faut partir... Il se fait tard...
+Embrassez madame.»
+
+Le jeune prince jeta ses deux bras autour du cou de Joséphine, et
+l'embrassa avec une effusion qui la toucha au point de la faire
+pleurer.
+
+--«Venez avec moi, répétait l'enfant.
+
+--Cela ne se peut, disait Joséphine.
+
+--Et pourquoi? dit l'enfant en redressant sa jolie tête, si
+l'Empereur _et moi_ le voulons.
+
+--Allons, allons, venez, dit l'Empereur en prenant la main de son
+fils qui, cette fois, n'osa pas résister.»
+
+Et faisant de l'oeil et de la main un dernier adieu, Napoléon sortit
+avec le roi de Rome, laissant Joséphine bien heureuse pour un moment,
+mais avec une source de souvenirs déchirants dans le coeur.
+
+J'ai parlé dans mes mémoires des événements de 1813; il est donc
+inutile de recommencer ce récit. Je ne dirai donc que ce qui se
+trouve lié à Joséphine.
+
+Lorsqu'elle apprit les revers de 1813, les derniers malheurs de cette
+année commencée avec des pressentiments sinistres qui n'avaient eu
+que trop de réalisation, son désespoir fut profond. Pendant ce temps,
+Marie-Louise déjeunait et dînait admirablement, montait à cheval,
+prenait sa leçon de musique, celle de dessin, de broderie, jouait
+au billard, se couchait à neuf heures, dormait toute la nuit, et
+recommençait le lendemain, à tout aussi bien manger et tout aussi
+bien étudier. On voit qu'elle aurait eu le premier prix dans une
+pension... Mais dans le grand collége des épouses et des mères, je
+doute qu'elle y eût même été reçue.
+
+Joséphine avait bien quelques consolations dans la conduite du
+vice-roi, et l'attachement qu'avait pour lui sa femme, la princesse
+Auguste de Bavière... Elle en reçut un jour une lettre qu'elle
+faisait lire à tout le monde avec un orgueil maternel bien aisé à
+comprendre[97]. Eugène avait reçu des propositions par lesquelles on
+lui offrait la couronne d'Italie, s'il voulait consentir à devenir
+_un traître_, _un perfide_ et _un ingrat_, disait la vice-reine à sa
+belle-mère!... Cette lettre était en effet bien touchante; et quelque
+naturelle que fût la conduite d'Eugène, l'Impératrice avait tout lieu
+d'en être fière, car tout le monde en Italie n'a pas agi de cette
+manière[98]....
+
+[Note 97: Le roi de Bavière fit en effet cette proposition au prince
+Eugène: ce fut le prince Auguste de la Tour-Taxis qui porta la lettre
+au vice-roi.]
+
+[Note 98: La justice qui fut rendue à chacun est bien remarquable
+dans cette circonstance. La reine de Naples (madame Murat) eut de la
+peine à trouver un asile à Trieste!... en Autriche!... tandis que le
+prince Eugène fut royalement accueilli et traité à Munich.]
+
+Enfin arrivèrent nos désastres... l'invasion de la France,
+l'abdication de l'Empereur!... En apprenant les premiers revers de
+1814, j'ai vu Joséphine vouloir plus d'une fois aller auprès de
+l'Empereur pour le soutenir dans ses moments d'épreuves!...
+
+--«Je sais comment on peut arriver à son âme, disait-elle à ceux qui
+la retenaient... Mon Dieu!... comme il doit souffrir!»
+
+Mais le moyen d'exécuter une pareille résolution! c'était le rêve du
+coeur; et la force de la volonté demeurait insuffisante devant celle
+des événements.
+
+Ils se succédaient avec une telle rapidité, que Joséphine eut à peine
+le temps de quitter Malmaison pour se réfugier à Navarre, qui était
+pour elle un lieu plus sûr que l'autre habitation. Elle partit avec
+son service, et dans une telle terreur, que sur la route, un valet de
+pied ayant donné une fausse alarme, dans un moment où les voitures
+étaient arrêtées, l'Impératrice ouvrit elle-même la portière de la
+sienne, et se jetant hors de la voiture, elle courut à travers champs
+jusqu'à ce qu'on la rattrapât, et elle ne voulut revenir que sur les
+assurances réitérées que ce n'étaient pas les cosaques.
+
+La reine Hortense rejoignit sa mère à Navarre. Le séjour en était
+triste, plusieurs personnes du service d'honneur disaient aux
+arrivants sans beaucoup se gêner:
+
+--«Comment! vous êtes inquiets? En vérité vous avez tort... Ah! dans
+le fait, je n'y songeais pas!... vous devez craindre, en effet...
+Mais nous... que peut-il nous arriver[99]?...
+
+[Note 99: Et savez-vous qui disait cela? Aucun des grands noms
+de France: ceux-là furent toujours ce qu'ils devaient être. Mais
+c'étaient des personnes presque inconnues aux Bourbons, et qui la
+plupart n'avaient pas quitté la France.]
+
+Ce fut à Navarre que Joséphine apprit que l'Empereur irait à l'île
+d'Elbe; cette nouvelle lui parvint au milieu de la nuit. M. Adolphe
+de Maussion, alors auditeur au Conseil d'État, et attaché en cette
+qualité au duc de Bassano, secrétaire d'État, était envoyé auprès de
+la duchesse par son mari, pour lui annoncer les grands événements
+qui venaient d'avoir lieu. La capitulation de Paris était signée, et
+Napoléon était à Fontainebleau... M. de Maussion s'était détourné
+pour apporter ces nouvelles à Navarre.
+
+Lorsque l'Impératrice sut l'arrivée de M. de Maussion, elle se leva
+aussitôt, passa un peignoir de percale, prit un bougeoir et guidant
+elle-même le nouvel arrivé, elle traversa la cour qui séparait son
+logement de celui de sa fille et introduisit M. de Maussion auprès
+de la reine Hortense, qui, déjà éveillée par le bruit des chevaux,
+attendait les nouvelles avec impatience... L'Impératrice, dont
+le trouble l'avait empêchée de bien comprendre tout ce que lui
+avait dit M. de Maussion, lui dit de tout répéter... Il recommença
+le malheureux récit, et ce ne fut qu'alors que Joséphine comprit
+que Napoléon déchu de sa puissance, accablé par le sort, n'avait
+plus pour asile que l'île d'Elbe et ses rochers de fer!... Elle
+était alors assise sur le lit de sa fille... Elle poussa un cri,
+et se jetant dans ses bras... «Ah! dit-elle en pleurant, il est
+malheureux!... C'est à présent surtout que je porte envie à sa femme!
+Elle du moins, elle pourra s'y enfermer avec lui!...»
+
+Son désespoir fut violent... elle pleura pendant plusieurs heures,
+et fut dans un état nerveux qui alarma ceux qui l'entouraient. Quant
+à la reine Hortense... elle prit dès ce moment la résolution d'aller
+s'enfermer avec l'Empereur, dans quelque prison qu'on lui donnât...
+elle ignorait encore que les bourreaux d'un héros sont doublement
+cruels lorsqu'ils ont à torturer un patient dont la gloire a humilié
+leur orgueil!... il fallait que le supplice fût entier... Il fallait
+qu'aucune douleur n'y faillît... et ils savaient bien que l'isolement
+de ce qu'il aime est la plus affreuse des douleurs d'un grand
+coeur!...
+
+On sait tout ce qui se passa dans ces tristes journées... le
+souvenir en est trop pénible à rappeler... Je dirai seulement
+que l'Impératrice reçut à cette triste époque des preuves d'un
+intérêt général... Le duc de Berry lui fit proposer une garde et
+une escorte... Elle refusa, et la reine Hortense également... Mais
+les princes étrangers firent entendre à Joséphine que sa présence à
+la Malmaison était convenable, et que son éloignement était comme
+une marque de défiance qui pouvait lui nuire. Elle partit alors
+pour venir chercher la mort à la Malmaison. Mais jamais elle ne put
+décider sa fille, qui prétendait qu'elle devait aller auprès de sa
+belle-soeur dans un pareil moment, et que, bien que Marie-Louise ne
+dût pas lui être plus chère que sa mère, elle se devait à elle dans
+ces jours de deuil, où elle perdait autant à la fois. Elle y alla en
+effet... mais cette noble action fut reconnue par un accueil froid
+et contraint, que tout autre que la reine Hortense pouvait prendre
+pour impoli... Marie-Louise fut gênée avec elle dès qu'elle la
+vit... elle trouva à peine une parole pour la remercier de cet acte
+de dévouement, et finit par lui dire qu'elle attendait son père...
+La reine comprit quelle était de trop, et, prenant aussitôt congé
+d'elle, elle quitta Rambouillet presque aussi promptement qu'elle y
+était venue.
+
+En revenant à la Malmaison, la Reine trouva sur la route des
+officiers russes, qui venaient de Paris, pour apporter des dépêches
+de l'empereur Alexandre, qui montrait un bien vif intérêt à Joséphine
+et à ses enfants. C'est ici qu'il faut rendre à la Reine une justice
+que tout le monde n'a pas jugé à propos de proclamer. On a eu des
+renseignements, assez faux probablement, je pense donc que la vérité
+doit être connue:
+
+Il est positif que, les premiers jours, la Reine fut si froide pour
+l'Empereur Alexandre, qu'il s'en plaignit. Il était vrai, en 1814,
+dans tout ce qu'il voulait faire pour la famille de l'impératrice
+Joséphine et pour elle. On a accablé la reine Hortense, parce que
+l'empereur de Russie, trouvant le salon de la Malmaison charmant, y
+allait habituellement plusieurs fois par semaine, pendant le peu de
+temps que vécut l'Impératrice. Ce fut assez pour réveiller l'envie et
+la haine; et l'on sait ce que peuvent ces deux passions.
+
+L'empereur Alexandre demanda beaucoup de grâces à Louis XVIII pour
+Joséphine, mais il n'obtint pas tout. On a raconté, dans des mémoires
+sur la reine Hortense, beaucoup de choses qui, je suis fâchée de le
+dire, ne sont pas exactes; et de ce nombre sont quelques-unes de
+celles qui concernent l'empereur Alexandre... Il a été chevalier,
+il a été le plus noble des hommes et pour la France et pour nous
+particulièrement. Je proclamerai la reconnaissance que nous lui
+devons, à haute voix et du fond du coeur..... Mais je sais que tout
+ce qu'on dit dans plusieurs chapitres de ces mémoires est vivement
+exagéré... Un homme dont la conduite fut toujours honorable, si après
+tout les événements ne l'ont pas aidé, c'est le duc de Vicence; et il
+savait comme moi que certes l'empereur Alexandre voulait du bien à la
+famille impériale... Mais de ce bien à ce que disent les mémoires il
+y a encore loin[100].
+
+[Note 100: Il n'y a, du reste, aucun mensonge. Seulement,
+mademoiselle Cochelet s'abusait par sa grande amitié pour la
+Reine. En général, son affection la faisait errer souvent dans ses
+jugements; ainsi M. de Boufflers, qu'elle croit son plus ardent
+admirateur, disait d'elle le mot le plus charmant, mais auquel
+l'esprit avait plus de part que le coeur; il disait qu'il fallait
+l'appeler _Cochelaide_ et non pas Cochelet.]
+
+La Malmaison eut encore de brillantes journées pendant ce mois
+d'avril qui devait être le dernier renouvellement de printemps
+que devait voir Joséphine... Cependant elle n'avait jamais été si
+fraîche et si belle. L'apparence de la santé était sur son visage...
+Et pourtant elle était non-seulement triste, mais de sinistres
+pressentiments la venaient assaillir au milieu de la nuit; elle
+faisait des rêves tellement terribles qu'elle en vint à croire qu'il
+allait arriver quelque nouveau malheur. Hélas! sa tête seule était
+menacée!
+
+L'empereur de Russie voulut connaître Saint-Leu. La Reine, qui était
+mère avant tout et qui avait enfin compris qu'il fallait beaucoup
+sacrifier à ses enfants, avait pris le parti de la résignation et
+l'avait pris de bonne grâce; elle chantait, causait, mais non comme
+par le passé, car sa voix était triste et ses paroles privées de ce
+charme qui nous animait toutes lorsqu'elle était au milieu de nous
+à Saint-Leu, dans nos beaux jours... Mais elle voulut toutefois
+donner une fête à l'empereur Alexandre, qui seul avait la puissance
+de protéger ses fils et de les _lui faire conserver_ surtout; elle
+l'engagea donc à venir à Saint-Leu.
+
+--«Il ne faut pas que votre majesté s'attende à trouver une maison
+royale, lui dit Joséphine, qui devait aussi être de cette partie; ma
+fille et moi ne sommes plus que des femmes du monde, et, en venant
+chez Hortense, il faut que votre majesté y vienne avec toute son
+indulgence.»
+
+L'Impératrice ne savait pas encore combien l'empereur Alexandre
+était simple dans ses manières... Elle ignorait, je ne sais trop
+comment, que l'empereur faisait à Pétersbourg des visites, comme chez
+nous un homme du monde les ferait... aussi fut-il servi à souhait
+en ne trouvant à Saint-Leu que l'Impératrice et les dames de son
+service avec quelques femmes qui n'étaient attachées à aucune des
+Princesses; une jeune personne charmante dont la Reine prenait soin
+était aussi ce même jour à Saint-Leu, elle était élève d'Écouen et
+la Reine la protégeait particulièrement: c'était mademoiselle Élisa
+Courtin, qui depuis a épousé Casimir Delavigne.
+
+L'Impératrice voulut faire gaiement les honneurs de la demeure de sa
+fille à l'empereur... Elle souriait; mais ce sourire était contraint
+et montrait de la souffrance; pendant la promenade, son fils, qui
+était auprès d'elle dans le char-à-bancs, crut un moment qu'elle
+allait s'évanouir. De retour au château elle se trouva si fatiguée
+qu'elle fut obligée de se coucher sur une chaise longue, et là
+elle fut pendant une heure assez souffrante pour inquiéter... Elle
+défendit d'en parler à sa fille et à l'empereur de Russie; et elle
+parut au dîner avec le sourire sur les lèvres et des yeux riants.
+
+Mais elle était blessée au coeur; je la vis à la Malmaison deux jours
+après, et là, elle put me parler en liberté, elle me fit voir une âme
+déchirée... Cette pensée que Napoléon était seul sur le rocher de fer
+de l'île d'Elbe avec ses tourments et ses souvenirs, cette pensée la
+torturait!...
+
+Je lui parlai de l'empereur de Russie:
+
+--«Sans doute, me dit-elle, j'ai confiance en lui... mais il n'est
+pas seul!... et mes enfants seront engloutis par la tempête comme
+leur mère et leur bienfaiteur.»
+
+Joséphine avait cependant une raison bien forte pour avoir de
+l'espérance; que de bien n'avait-elle pas fait aux émigrés, même à
+ceux qui n'avaient pas voulu rentrer!... Ce même jour où j'avais
+été à la Malmaison pour prendre ses ordres relativement à lord
+Cathcart, ambassadeur d'Angleterre en Russie; elle voulait le
+voir; et, comme il logeait chez moi, elle m'avait fait demander
+afin de s'entendre avec moi pour le lui amener à déjeuner un jour
+de la semaine suivante... Ce même jour je vis dans le salon une
+jeune Anglaise charmante appelée alors lady Olsseston (depuis lady
+Tancarville), c'était la fille du duc de Grammont... la soeur de
+madame Davidoff[101]. L'Impératrice avait été bonne pour la duchesse
+de Guiche leur mère, ravissante personne que j'avais vue à cette même
+place quatorze ans auparavant et peu de mois avant sa mort; la jeune
+femme me parut doublement jolie et charmante de n'avoir pas oublié
+celle qui avait été bien pour sa mère.
+
+[Note 101: Aujourd'hui madame Sébastiani, et ambassadrice à Londres.]
+
+L'Impératrice, que je revis seule après le dîner, me parut mieux, et
+je le lui dis; elle me regarda en souriant, et me serra la main...
+Elle n'avait pas de gants... cette main était brûlante...
+
+Ce n'est rien, me dit-elle, un peu de fatigue; j'ai changé mes
+habitudes depuis quelque temps. Lorsque mes affaires et celles de mes
+enfants seront terminées, alors je me reposerai... Mais d'ici là...
+je ne le pourrai pas.
+
+Le lendemain le roi de Prusse alla dîner à la Malmaison, et cette
+journée fut plus pénible que celle de la veille; car avec le roi de
+Prusse Joséphine était contrainte, et elle-même m'avait dit qu'elle
+souffrait toutes les fois que la conversation se prolongeait...
+Ses fils se permirent ce même jour une facétie d'écolier assez peu
+spirituelle et je m'étonne qu'elle ait pu être commise par les deux
+fils du roi. Un pauvre Anglais bien embarrassé avait été engagé à
+dîner par l'Impératrice. Absorbé dans la contemplation d'un tableau
+de Raphaël, il oubliait devant lui le dîner et les heures. Lorsqu'on
+annonça qu'on avait servi, l'Anglais n'entendit pas. Les jeunes
+princes l'enfermèrent dans la galerie dont les issues ne lui étaient
+pas connues. Le pauvre homme attendit d'abord, mais la faim le
+pressant et n'entendant aucun bruit, il frappa d'abord doucement,
+ensuite plus fort, enfin il fit du bruit, et l'on s'aperçut alors
+qu'au lieu de s'être perdu dans le parc, ce qu'on croyait, l'Anglais
+avait été mis en prison par LL. AA. RR. Ce fut du moins ce qu'on me
+raconta le lendemain lorsque j'arrivai au château.
+
+Joséphine était déjà fort souffrante, lorsque des articles de
+gazettes achevèrent de l'accabler. Un journal eut la lâcheté
+d'attaquer la reine Hortense avec une telle haine, et si peu de
+mesure dans cette haine, que je ne sais comment on peut se livrer
+à un aussi grand scandale par pudeur pour soi-même. L'Impératrice
+me fit dire d'aller à la Malmaison, et me montrant le journal, elle
+me dit de parler de ce fait à un de mes amis fort influent... Elle
+pleurait avec un tel déchirement qu'elle me fit mal... Je tâchai
+de la consoler; mais moi-même j'étais irritée contre ces hommes
+lâches et méchants que le malheur ne pouvait désarmer. Et savez-vous
+sur quel sujet cet article était fait? C'était sur le corps de
+son pauvre enfant!... sur le petit Napoléon, mort en Hollande, le
+seul de cette race qui promettait une si grande lignée qui eût
+été déposé sous les vieilles voûtes de Notre-Dame; on l'en avait
+arraché ignominieusement, on l'avait porté par grâce dans un autre
+cimetière... Ainsi se renouvelaient les horreurs de 93!... et nous
+étions en 1814!... aux premiers jours d'une Restauration.
+
+Avant de quitter l'Impératrice, je voulus détourner ses idées de
+cette lugubre image, et je lui parlai de lord Cathcart, dont le noble
+caractère en cette circonstance est digne de louange. Je lui demandai
+quel jour elle le voulait voir.
+
+--«Eh bien, me dit-elle, venez déjeuner et passer la journée
+après-demain 28, le temps est admirable, et nous irons au butard.»
+
+Nous causâmes encore quelque temps, et, en la quittant, je la laissai
+plus calme. En nous promenant dans la galerie, je vis un Richard dont
+le sujet me plaisait, je proposai à l'Impératrice de faire un échange
+avec elle, et de lui donner un petit Luini[102] pour le Richard. Elle
+y consentit, et je la quittai très-peu alarmée pour sa santé.
+
+[Note 102: Ce tableau valait plus du double de celui de Richard.]
+
+Je vins le surlendemain à dix heures avec lord Cathcart, et je me
+disposais à descendre, lorsque M. de Beaumont vint sur le perron,
+et me dit que l'Impératrice était dans son lit avec la fièvre, et
+que le vice-roi était également malade. On attendait l'empereur de
+Russie, car la maladie était venue si promptement, qu'on n'avait pas
+eu le temps nécessaire pour le faire avertir... Je laissai mon petit
+tableau à M. de Beaumont, et lord Cathcart et moi nous revînmes à
+Paris, lui bien contrarié de n'avoir pas vu l'Impératrice, et moi
+frappée d'un vague pressentiment qui me serrait le coeur!
+
+Hélas! il n'était que trop vrai! Le lendemain, l'impératrice
+Joséphine n'existait plus!...
+
+Cette mort frappa tout le monde d'une sorte de terreur... Il y avait
+dans la vie de cette femme un rapport constant avec l'existence de
+l'homme providentiel qui avait régné sur le monde... Le jour où cette
+puissance s'éteint... l'âme de cette femme s'éteint aussi!... Il y a
+dans ces deux destinées un mystère profond que la main de l'homme ne
+pourra dévoiler, mais que l'intelligence comprend.
+
+Il est de fait que Napoléon le sentait dans son coeur... Aussi
+l'a-t-il dit à Fontainebleau; et lorsque le malheur l'accablait,
+lorsque la perfidie l'entourait, lorsque l'ingratitude se montrait à
+lui hideuse et sans pudeur, alors il s'écria dans l'angoisse de son
+âme:
+
+--«Ah! Joséphine avait raison! en la quittant, j'ai quitté mon
+bonheur!...»
+
+
+
+
+SALON DE CAMBACÉRÈS
+
+SOUS LE CONSULAT ET L'EMPIRE.
+
+
+On a beaucoup parlé du _Salon_ de Cambacérès, et c'est abusivement.
+On croit toujours que les gens qui donnent à dîner ont un salon, et
+qu'ils reçoivent, et, dans le fait, il en est ainsi habituellement;
+mais chez Cambacérès, ce n'était pas cela; et sa maison avait, à cet
+égard, un aspect que nulle autre n'avait à Paris.
+
+Cambacérès était un homme d'esprit, d'un esprit agréable même, et
+racontant avec une finesse toujours amusante: c'était un homme du bon
+temps enfin. Il avait toujours vu la bonne compagnie; s'il en avait
+fréquenté de mauvaise, elle ne l'avait pas gâté, et je l'ai toujours
+vu le même, soit qu'il fût avocat consultant, et pas trop riche, car
+il était honnête homme, allant dîner chez M. de Montferrier, son
+cousin; soit qu'il fût second Consul, tout occupé des soins de donner
+une législation à un peuple qui en avait besoin; soit qu'il fût
+enfin archi-chancelier de l'Empire, et l'un des grands dignitaires
+entourant ce trône plus grand que celui de Charlemagne[103]. Il était
+toujours sérieux, faisant une grimace au lieu de sourire, et n'aimant
+pas le monde, quoiqu'il y fût très-bien et qu'on l'y désirât; mais
+sa figure, naturellement l'antipode d'une joie franche et rieuse,
+comme celle de notre gai pays de Languedoc, lui donnait aussi la
+crainte, je crois, d'être un _repoussoir_ pour une franche gaieté.
+Cependant il racontait souvent des histoires fort _crues_, et alors
+c'était avec un sourire qui déplaçait à peine ses lèvres; mais on
+voyait qu'il y avait une pensée intérieure au-delà de celle exprimée
+par la parole, et en tout, pour qui voulait connaître Cambacérès, sa
+physionomie était un miroir assez fidèle pour guider dans cette étude.
+
+[Note 103: Les hommes tels que Charlemagne et Napoléon édifient trop
+en grand pour que le monument puisse durer après eux. Le colosse
+n'est plus là pour soutenir, de ses fortes épaules, le vaste empire
+qu'il a créé... Alors tout devient confusion, rien ne marche, tout
+est entravé, et il faut de nouveau poser une pierre et rebâtir...
+Des hommes comme Charlemagne et Napoléon ont des HÉRITIERS et pas de
+SUCCESSEURS.]
+
+La taille de l'archi-chancelier était au-dessus de la moyenne; il
+n'était pas voûté lorsqu'il est mort; et en 1820, il était ce que
+je l'avais vu vingt ans plus tôt. Sa tournure avait toujours une
+gravité magistrale toute vénérable; la main droite dans son gilet,
+tenant à la gauche une canne faite d'un très-beau jonc, à pomme
+d'or; vêtu d'un habit de drap brun, des bas gris ou noirs, avec des
+souliers à boucles; des culottes noires; frisé et poudré, comme nous
+l'avons toujours vu, et pouvant dire avec M. le duc de Gaëte: _J'ai
+traversé la Révolution avec ma coiffure!_ Cette coiffure, surmontée
+d'un chapeau rond, d'une forme passée de mode depuis dix ans, voilà
+comment M. _de Cambacérès_ allait _à pied_ dîner, presque tous les
+jours, chez M. le marquis de Montferrier, en 1798 et 1799; il passait
+sous les fenêtres de la maison de ma mère, et toujours dans ce même
+équipage. Quelquefois, et cela quand il pleuvait, il remplaçait la
+canne par le parapluie; mais la dignité de sa démarche n'en recevait
+aucune atteinte, et il était tout aussi lent et compassé, même
+sous son parapluie, que sous l'habit de velours et le chapeau aux
+vingt-cinq plumes qu'il portait au couronnement.
+
+J'ai parlé de Cambacérès à cette première époque, pour prouver que ce
+n'étaient pas ses grandeurs qui l'avaient changé; il avait toujours
+été le même. Le velours et l'hermine ont trouvé tout de suite un
+homme fait pour eux. Cela se rencontrait rarement dans ce temps-là,
+et j'en ai vu bon nombre, le jour même du couronnement, qui allaient
+au galop, dans les grandes salles de l'Archevêché, ayant leur queue
+de moire ou d'hermine sur le bras.
+
+Ainsi donc, lorsqu'en 1801, Cambacérès se promenait, à pas réglés,
+au Palais-Royal, au milieu des personnes de joie qui alors s'y
+trouvaient, il ne faisait que suivre ses vieilles habitudes. Quant
+à l'habit brodé, la manchette de point d'Alençon, ou de Malines,
+ou de Valenciennes, ou de point d'Angleterre, tout cela selon les
+quatre saisons; quant à la brette, les bas de soie et les boucles à
+diamants, remplaçant l'habit brun et le chapeau rond, il les portait
+toujours, parce que, disait-il à l'Empereur, il fallait faire prendre
+cette habitude, même aux jeunes gens. Aussi le malheureux Lavollée,
+son propre neveu, le suivait-il en habit habillé en soie violette,
+manchettes de dentelles, l'épée, le chapeau à trois cornes, enfin
+tout le harnachement, excepté les cheveux courts et sans poudre
+qui révélaient le jeune homme. Quant à d'Aigrefeuille, Monvel, le
+marquis de Villevieille, qui disait si admirablement les vers, M. de
+Montferrier, toute la cour archi-chancelière, enfin, elle semblait
+faite pour l'habit habillé.
+
+Cambacérès, aussitôt qu'il fut second Consul, voulut que sa maison
+fût la meilleure de Paris; et ce fut, en effet, la seule, pendant
+quelque temps, qui fît le sujet de l'étonnement des étrangers qui,
+en arrivant à Paris, s'attendaient encore à trouver les dîners
+civiques au milieu de la rue, les hommes en carmagnole, et les femmes
+en bonnet rond; mais ce cuisinier, si fameux d'abord, parce qu'il
+y avait moins de points de comparaison, devint tout simplement _un
+artiste culinaire_, comme il y en avait alors deux cents dans Paris.
+La maison elle-même du second Consul, et de l'archi-chancelier
+ensuite, fut l'égale de celle des ministres, et fut bien inférieure
+même à plusieurs de nos maisons tenues sur un pied bien autrement
+grand et avec bien plus de luxe. Cambacérès donnait à dîner; mais,
+excepté ces jours-là, sa maison avait porte close: cela donnait de
+l'humeur à l'Empereur.
+
+Le mardi et le samedi étaient les jours de l'archi-chancelier. On
+recevait ordinairement son invitation le mercredi matin, si l'on
+y avait été le mardi soir; et le dimanche matin, si l'on y avait
+été le samedi: c'était ponctuel. On devait arriver le jour invité à
+heure fixe; car jamais on n'attendait, et lorsque l'heure était pour
+cinq heures et demie, comme cela fut pendant les premières années
+du Consulat, il fallait être chez Cambacérès à cinq heures vingt
+minutes, pour ne pas arriver trop tard. Sous l'Empire, il engageait
+pour six heures précises; il fallait alors arriver ponctuellement
+à six heures moins un quart, sous peine de le trouver de mauvaise
+humeur; car il attendait quand la personne était une femme marquante.
+Il fallait aussi faire grande attention à sa toilette; l'hiver mettre
+des diamants, du velours, du satin, une robe riche enfin; alors il
+était content, et ne faisait pas revenir éternellement une parole
+détournée sur l'oubli des femmes relativement _au cérémonial_.
+
+Un samedi, le grand jour de l'archi-chancelier, madame de la
+Rochefoucault, alors dame d'honneur de l'impératrice Joséphine, vint
+faire une visite à Cambacérès. Probablement que sa toilette ne lui
+plut pas, car il s'approcha d'elle, et dit avec un accent particulier
+d'ironie:
+
+--«Vous avez là, madame, un négligé charmant!»
+
+Madame de la Rochefoucault avait de l'esprit; elle comprit tout de
+suite l'amertume cachée sous le compliment.
+
+--«Ah! monseigneur, s'écria-t-elle, je vous demande bien pardon; mais
+je sors de chez l'Impératrice, et n'ai pas eu le temps de changer de
+toilette!»
+
+L'archi-chancelier comprit, à son tour, la réponse, et ne voulut pas
+poursuivre la conversation.
+
+C'était une lanterne magique fort amusante, une ou deux fois par
+mois, que la maison de Cambacérès. Tout ce qu'il y avait dans
+Paris y passait, comme on passe derrière un verre pour les ombres
+chinoises. Pendant quelque temps, on annonçait à haute voix, ce qui
+causait une rumeur continuelle, qui troublait. Aussitôt que sept
+heures sonnaient, et tandis qu'on était encore à table, commençaient
+à arriver les juges de province et leurs femmes; puis les cours de
+Paris. On attendait que _monseigneur_ fût hors de table, et le salon
+était déjà garni de cinquante personnes lorsque les deux battants de
+la salle à manger s'ouvraient pour laisser passer l'archi-chancelier,
+donnant la main gravement à la femme qu'il avait à sa droite, et
+la conduisant, à pas comptés, à la bergère placée au coin de la
+cheminée. Peu à peu le salon se remplissait de nouveaux arrivants;
+et à peine l'aiguille était-elle sur sept heures et demie, que les
+personnes qui avaient dîné chez l'archi-chancelier se faisaient
+annoncer chez l'archi-trésorier ou chez un ministre qui recevait
+aussi ce jour-là. Quant à ceux qui venaient faire une visite chez
+Cambacérès, ils y demeuraient un quart d'heure, et puis[104] ils
+demandaient leur voiture: c'était au point que souvent, à huit heures
+et demie, l'archi-chancelier était libre, et allait au spectacle.
+Jamais il n'y avait plus de causerie que cela chez lui; jamais de
+jeu; jamais de fête, que de loin en loin, et lorsque l'Empereur les
+lui commandait. Un jour je fus étonnée de le voir arriver chez moi,
+le matin, _en chenille_, comme disait d'Aigrefeuille. C'était en
+1808, à la fin de l'année; il venait me consulter, me dit-il.
+
+[Note 104: Lorsqu'il y avait beaucoup de monde et que la file était
+longue, on demandait sa voiture aussitôt qu'on en était descendu.]
+
+--«Moi, monseigneur! Eh! grand Dieu! sur quel objet, car il me semble
+que j'aurais, moi, une entière confiance en vous pour tout ce que je
+ferais en ce monde?»
+
+Il s'inclina en souriant à demi, car jamais ce sourire n'était entier.
+
+--«L'Impératrice me demande un bal... à moi!..
+
+--Eh bien! monseigneur?
+
+--Comment, vous n'êtes pas choquée de l'inconvenance de me demander
+un bal à moi, l'archi-chancelier de l'Empire, le chef... (après
+l'Empereur, ajouta-t-il en se reprenant et en s'inclinant) de la
+justice de l'Empire, lui faire donner un bal! Il n'y a pas de
+convenance à cela, je le répète... C'est comme si l'on voulait m'y
+faire danser!
+
+--Oh! monseigneur!
+
+--Eh mais, écoutez donc, je ne porte pas la simarre, c'est vrai;
+mais, je le dis encore, je suis le chef de la justice de France, et
+danser chez moi ne convient pas!
+
+--Eh bien, monseigneur, ne le donnez pas ce bal, s'il vous déplaît de
+le donner.
+
+--Ah! voilà où gît la difficulté! c'est là ce qui me tourmente. Je le
+regardai attentivement. Alors il se pencha à mon oreille et me dit
+presque bas:
+
+On parle de tant de choses qu'il est difficile de s'arrêter à
+une seule... et si je ne donne pas ce bal qu'elle me demande
+positivement, l'Impératrice croira que je suis instruit certainement
+de ce qu'elle redoute, et je ne sais rien!.. Quant à présent,
+ajouta-t-il comme faisant ses réserves, et alors il y aura des
+larmes, du désespoir... C'est fort embarrassant...»
+
+Je ne savais que lui dire, je connaissais par expérience la
+susceptibilité de l'Impératrice Joséphine, et je compris que la
+position n'était pas facile... Cependant il en fallait sortir ou
+l'accepter comme elle se présentait...
+
+--«Monseigneur, lui dis-je après avoir réfléchi un moment, il faut
+donner le bal.»
+
+Il tressaillit.
+
+--«Un bal! chez moi!... mais encore une fois, madame, c'est un
+outrage à la magistrature.
+
+--Ne la faites pas danser, et votre bal n'en ira que mieux, ne soyez
+pas l'archi-chancelier pour douze heures, et vous voilà sauvé. Au
+surplus, monseigneur, si vous avez besoin de mon secours en quoi que
+ce soit, je suis à vos ordres.
+
+--Comment si j'ai besoin de vous!.. vous êtes mon espoir!... Voilà
+une liste de femmes, regardez-la bien; croyez-vous que ces noms
+conviennent à l'Impératrice?»
+
+Je rayai cinq ou six femmes qui auraient déplu à l'Impératrice et
+les remplaçai par d'autres plus agréables pour elle comme pour
+nous: l'archi-chancelier la lui présenta telle que je la lui avais
+corrigée; le lendemain il revint chez moi en sortant de chez
+l'Impératrice. Le jour était fixé; il était singulier: c'était le
+premier de l'an.
+
+Ce bal fut un des plus ennuyeux que j'aie vu de ma vie, et cependant
+tout y était bien en apparence. Les femmes, jeunes, jolies et
+très-parées; les rafraîchissements abondants et recherchés, la
+politesse du maître de la maison extrême et même avec une nuance de
+galanterie à laquelle on était d'autant plus sensible qu'on y était
+peu habitué, car avec toute sa politesse il y avait de la sécheresse
+dans sa nature. Enfin, malgré tout ce qui devait contribuer à faire
+de cette fête une fête agréable, elle était languissante; c'est que
+le maître de la maison était un vieux garçon, sérieux, ne riant
+jamais, s'informant avec exactitude si l'on avait froid, si on avait
+pris des biscuits glacés ou bien une autre friandise que nul autre
+dans Paris ne faisait comme son officier, mais ne s'inquiétant pas du
+tout si les jeunes personnes dansaient, si on s'amusait enfin; et le
+plus bel ornement d'un bal c'est la joie.
+
+--«Ce bal _est lugubre_, me dit l'Impératrice dans un moment
+où l'archi-chancelier était loin d'elle... Nous commençons mal
+l'année... C'est surtout pour moi qu'elle sera plus triste que les
+autres, ajouta-t-elle plus bas.»
+
+Je la regardai... elle avait les yeux pleins de larmes.
+
+--«Au nom de vous-même!» lui dis-je.
+
+Elle sourit tristement...
+
+--«J'ai encore du mérite à être comme je suis, croyez-le bien, et ne
+me jugez pas une femme sans courage. Je suis forte au contraire?...
+
+Je ne répondis rien; je savais que les bruits de divorce prenaient
+une consistance qui devait l'alarmer. Mais aussi je savais qu'elle
+n'avait rien à redouter pour le moment présent, je le savais
+seulement depuis quelques heures et j'aurais voulu le lui dire, mais
+je n'aurais jamais osé aborder un pareil sujet, même seule avec
+elle, si elle n'avait pas commencé. Je l'aurais affligée, et puis je
+savais qu'il y avait à redouter le mécontentement de l'Empereur...
+mais j'avais aperçu madame de Rémusat dans le bal et je résolus de
+lui en parler; elle et madame d'Arberg avaient toute la confiance de
+l'Impératrice et la méritaient.
+
+Comme l'Impératrice finissait d'exprimer toute la tristesse qui
+était dans son âme au milieu d'une fête, avec cette résignation et
+cette douceur qui lui étaient habituelles, un homme jeune, dont la
+tournure distinguée se faisait remarquer au milieu de tous les hommes
+qui l'entouraient, se détacha du groupe diplomatique, sur un mot
+que lui dit M. de Villeneuve, chambellan de la reine Hortense, et
+ôtant son épée, vint auprès de la princesse pour la prendre pour
+danser l'anglaise[105] ainsi qu'elle venait de le lui faire demander.
+C'était le comte de Metternich, ambassadeur d'Autriche; il n'y avait
+pas alors à Paris un homme qui eût une tournure plus élégante et plus
+distinguée et des manières plus nobles, quoique très-convenables pour
+son âge.
+
+[Note 105: On dansait toujours à la cour au moins deux anglaises par
+bal.]
+
+Comme il passait près de moi, il me dit en riant et en me montrant un
+immense lustre qui était au milieu du salon:
+
+--«Est-ce là que fut pendu M. de Souza?»
+
+Je répondis que non et en riant à mon tour, car le souvenir de cette
+histoire provoquera ma gaieté jusqu'à mon dernier jour.
+
+--«Que dites vous donc de M. de Souza? me demanda l'Impératrice quand
+M. de Metternich et la reine Hortense furent dans la colonne de
+l'anglaise.
+
+--Oh! ce n'est pas de celui que vous connaissez, madame... mais V.
+M. se rappellera qu'en 1802 ou 1803, je crois, il passa par Paris
+un petit homme Portugais, qu'on appelait don Rodrigue ou bien don
+Alexandre de Souza. Il n'était pas envoyé en France, il venait ou
+il allait à quelque ambassade de la part de S. M. Très-Fidèle, et,
+tout en voyageant, il voulut voir Paris, parce que, malgré leur
+apparente insouciance, les Portugais sont plus curieux de toutes
+choses que pas un peuple de l'Europe. Ce petit monsieur de Souza
+était très-anglomane de sa nature: tout ce qu'il portait était de
+confection et de fabrique anglaise; mais, avant de quitter Paris, il
+dût se convaincre qu'il y avait une partie de sa toilette qui aurait
+pu être mieux faite et plus solide.
+
+--Que lui arriva-t-il donc? contez moi cela pendant l'anglaise.
+
+--Eh bien! madame, l'archi-chancelier avait un de ces beaux et
+solennels dîners qu'il donnait, comme le sait V. M., dans le courant
+du Consulat, avec une fort grande magnificence, parce qu'alors elle
+était presque seule dans Paris. Tout ce qui passait avec un titre ou
+un rang, et qui allait faire une visite à Cambacérès, était sûr de
+recevoir une invitation pour le mardi ou le samedi suivant. M. de
+Souza y passa comme les autres, et précisément je fus invitée avec
+M. d'Abrantès pour ce même jour, ainsi que le maréchal Mortier et
+le maréchal Duroc. Votre majesté sait comme le maréchal Mortier est
+rieur!
+
+--Lui!.. non vraiment!.. Mortier est rieur!
+
+--Comme un écolier... au point d'être obligé de se sauver de l'objet
+qui provoque sa gaieté, sans quoi il demeurerait une heure à rire
+devant lui... Il était donc à table à côté de moi ce même jour chez
+Cambacérès. Depuis le commencement du dîner il ne cessait de me dire:
+
+--«Qu'est-ce que c'est donc que ce petit bon homme qu'on a placé à
+côté de moi?»
+
+En effet, M. de Souza était _infiniment petit_ et l'on sait que le
+maréchal avait six pieds deux lignes; M. de Souza avait à peine cinq
+pieds.
+
+Il était, de plus, d'une gravité incroyable. Le maréchal lui avait
+adressé plusieurs fois la parole; et, toujours repoussé avec perte,
+il s'était replié de mon côté... Mais la scène allait s'ouvrir pour
+lui comme pour nous tous.
+
+L'archi-chancelier, même à l'époque du Consulat, donnait toujours
+deux services. Ce jour-là, comme toujours, les maîtres d'hôtel et
+les valets de chambre portaient un habit habillé avec des boutons
+guillochés; le premier maître d'hôtel avait un habit en ratine ou en
+velours ras mordoré, avec ces mêmes boutons guillochés. Ce furent eux
+qui amenèrent le trouble dans la maison paisible du second Consul.
+
+Au moment où le maître d'hôtel enlevait les plats du premier service,
+nous entendons un cri perçant; et, comme en ce moment je fixais M. de
+Souza, je jugeai que c'était lui que regardait la chose, car tout à
+coup je le vis en enfant de choeur!
+
+D'où lui venait cette tonsure immédiate, voilà ce qu'on ne pouvait
+comprendre, et encore moins la perte de la perruque qu'on ne pouvait
+retrouver.
+
+--«Monseigneur, je voudrais bien ma perruque, répétait M. de Souza,
+avec le même sérieux qu'il aurait mis à redemander le Brésil.
+
+--Mais, monsieur le comte, disait le second Consul en lorgnant plus
+attentivement cette étrange figure... que voulez-vous qu'on ait fait
+de votre perruque?»
+
+Cependant, en découvrant au bout de son lorgnon cette tête toute
+ronde et entièrement nue, l'archi-chancelier se mit à rire. Ce rire,
+le seul peut-être qui eût frappé les murs de cette salle, depuis
+que Cambacérès habitait cette maison; ce rire fut comme un signal
+pour tous; mais le général Mortier fut celui qui en reçut l'effet le
+plus direct. Il éclata tellement, qu'il fut obligé de se lever et de
+quitter la salle à manger, en prétextant un saignement de nez.
+
+--«Mais ma perruque, disait M. de Souza, en se tournant toujours
+aussi gravement de tous les côtés.»
+
+Le pauvre maître d'hôtel, dont les fonctions avaient été interrompues
+par cet événement, cherchait comme les autres, lorsque tout à coup M.
+de Souza s'écrie:
+
+--«Eh! monsieur, la voilà!»
+
+Et il s'adressait au maître d'hôtel, avec un visage furieux; l'autre
+le regardait avec des yeux étonnés...
+
+--«Là, monsieur, s'écria le Portugais en colère cette fois, et lui
+prenant le bras droit, auquel la perruque pendait par un de ces
+malheureux boutons guillochés qui l'avait accrochée en passant
+au-dessus de la petite taille de don Rodrigue de Souza, pour prendre
+les plats sur la table. Comme c'était le bouton de derrière qui avait
+fait ce mal, on ne l'avait pas aperçu. Cependant, les valets de pied
+devaient l'avoir vu; mais la malice est toujours de ce côté-là, pour
+ne pas dire la méchanceté, et la joie que leur donnait M. de Souza en
+enfant de choeur balançait le devoir. Quoi qu'il en soit, M. de Souza
+remit sa perruque. Le dîner continua; le général Mortier rentra guéri
+de _son hémorrhagie_, mais non pas de son envie de rire, qui était
+plus vive que jamais, en voyant le sérieux solennellement colère
+de M. de Souza, qui, après tout, devait prendre la chose en riant.
+Pourquoi aussi sa perruque ne tenait-elle pas mieux?
+
+L'Impératrice avait ri pendant mon histoire avec un tel abandon, que
+plusieurs fois on avait regardé de notre côté, malgré le mouvement
+de l'anglaise et le rideau que formait la colonne. Lorsqu'on put
+passer, l'archi-chancelier vint savoir, _s'il était possible_,
+toutefois, dit-il en s'inclinant, quelle était la cause de cette
+bonne gaieté. L'Impératrice, riant encore aux larmes, le lui dit, ce
+qui provoqua un sourire de souvenir sur les lèvres de Cambacérès, qui
+jamais ne riait que dans des circonstances qu'on notait.
+
+--«Oui, dit-il, en effet, ce fut une scène singulière; et mon
+maître d'hôtel nous donna là une représentation que mes convives
+n'attendaient guère... C'est beaucoup plus comique que l'histoire
+de la perruque de M. de Brancas, accrochée au lustre du salon de la
+Reine-Mère, dont il était, je crois, chevalier d'honneur...»
+
+Et sa mémoire le servant admirablement, il ajouta au portrait de
+M. de Souza plusieurs teintes qui achevèrent la ressemblance et
+redonnèrent un nouvel accès de gaieté à l'Impératrice. On sait que
+Cambacérès contait à ravir.
+
+C'est à ce bal que M. de Metternich répondit un mot si parfaitement
+spirituel à une autre parole de M. le duc de Cadore, qui ne l'était
+guère. M. de Metternich était, depuis un an, dans toutes les
+agitations pénibles qui peuvent tourmenter un homme investi de grands
+pouvoirs, honoré de la confiance de son souverain, et qui voit qu'il
+ne peut détourner la tempête qui va fondre sur sa patrie et la
+ravager. Car il était presque certain que Napoléon voulait faire la
+guerre à l'Autriche... On disait que _non_ à Paris; mais Napoléon y
+songeait à Bayonne.
+
+M. de Metternich, tourmenté par ses craintes, demanda et obtint un
+congé pour aller à Vienne, pour des affaires personnelles. L'empereur
+Napoléon vit ce départ avec une sorte de peine; il lui donna des
+soupçons et de l'ombrage... Pourquoi l'ambassadeur quittait-il son
+poste? Mais, après tout, quand M. de Metternich l'aurait quitté pour
+avertir plus sûrement son maître des dangers qu'il courait déjà, il
+n'aurait fait que son devoir d'honnête homme et de loyal[106] sujet.
+Il était Autrichien avant tout; au service de l'Autriche, et dévoué
+de coeur à son maître, surtout depuis qu'il était malheureux; car
+c'est un homme loyal et bon que M. de Metternich.
+
+[Note 106: Plût au ciel qu'en 1814 et 1830, lorsque la possibilité
+existait de proclamer le roi de Rome, nous eussions eu des Français
+aussi bons patriotes que M. de Metternich!]
+
+En partant de Paris, dans les derniers jours d'octobre, il annonça
+qu'il serait de retour vers la fin de novembre. Il ne revint que
+le 31 décembre 1808. Le duc de Cadore crut lui dire un mot fort
+spirituel en le plaisantant sur ce retard.
+
+--«Ah! ah! monsieur le comte, vous avez été bien longtemps absent,
+lui dit-il en souriant.»
+
+Et, quoique le plus digne des hommes, M. le duc de Cadore en était le
+plus laid, quand il souriait surtout.
+
+--«C'est vrai, monsieur le duc, répondit M. de Metternich, qui
+comprit l'allusion qu'on voulait faire en parlant de ce retard; mais
+j'ai été obligé de m'arrêter, pour laisser défiler le corps entier du
+général Oudinot, qui venait de passer l'Inn.»
+
+Cambacérès faisait un grand cas de M. de Metternich; et son éloge
+n'était pas indifférent dans sa bouche, car il était peu louangeur.
+
+Cette fête, ou seulement ce bal donné par l'archi-chancelier à
+l'Impératrice, avait au reste la teinte de gêne et de tristesse que
+toutes les fêtes qu'on lui offrait alors recevaient nécessairement
+par la connaissance qu'on avait du divorce très-prochain qui la
+menaçait. Elle-même le savait; et le malheur avait déjà doublé
+d'épines cette couronne qui lui avait été prédite dans son enfance.
+
+Cambacérès possédait au plus haut degré la tenue solennelle de la
+haute magistrature. Il me rappelait l'idée que je me faisais, étant
+jeune fille et étudiant, de ces anciens chanceliers, des L'Hôpital,
+des Lavardin... de ces hommes mourant sur leur chaise curule, comme
+les vieux pères conscripts... excepté pourtant cette dernière chose;
+car on prétend que Cambacérès était poltron comme un lièvre... Mais
+qu'en savait-on?
+
+Le jour où le Conseil d'État fut averti du projet d'hérédité
+impériale, ce fut lui qui présida le Conseil à la place de
+l'Empereur, qui manquait rarement à ce qu'il regardait, disait-il,
+comme un devoir. Ce jour-là qui, je crois, était un 12 ou un 14
+d'avril, Cambacérès entra dans le Conseil d'État plus solennellement
+encore qu'à l'ordinaire; et ce furent lui et Regnault de
+Saint-Jean-d'Angely qui discutèrent et posèrent d'abord la question
+de l'hérédité, sans laquelle, disaient-ils avec raison, il ne
+pouvait y avoir en France de paix ni de repos. Quelques jours après,
+oubliant qu'il devenait le sujet de celui dont il était l'égal,
+puisque le gouvernement consulaire l'avait établi par le fait, il
+prononça lui-même à l'Empereur, à Saint-Cloud, ce fameux discours qui
+lui donnait la puissance souveraine au nom du peuple et du Sénat.
+Ce discours est un modèle de concision et de clarté oratoire. Il
+est peut-être peu élégant; mais Cambacérès ne pouvait pas parler
+autrement ce jour-là... et dans cette pièce mémorable dans notre
+histoire, il ne faut voir que les mots et ce qu'ils annoncent.
+
+En voici quelques phrases:
+
+
+«SIRE,
+
+»Le décret que le Sénat vient de rendre, et qu'il s'empresse
+de présenter à votre majesté impériale, n'est que l'expression
+authentique d'une volonté déjà manifestée par la nation.»
+
+ ..............................................
+
+«La dénomination plus imposante qui vous est décernée n'est donc
+qu'un tribut que la nation paie à sa propre dignité et au besoin
+qu'elle sent de vous donner chaque jour les témoignages d'un
+attachement et d'un respect que chaque jour aussi voit augmenter.
+
+»Eh! comment le peuple français pourrait-il[107] trouver des bornes à
+sa reconnaissance, lorsque vous n'en mettez aucune à vos soins et à
+votre sollicitude pour lui?...
+
+[Note 107: Lui parlant plus tard de ce discours, je lui demandai
+s'il avait été dicté par l'Empereur. L'archi-chancelier me donna
+_sa parole d'honneur_ que Napoléon ne le connaissait que comme tous
+les discours qui se prononçaient devant lui; il en prenait lecture
+avant qu'on ne le lui dît, pour savoir s'il n'y avait rien contre sa
+politique européenne. «J'étais si touché moi-même, ajouta Cambacérès,
+que j'aurais fait quelque chose de plus louangeur encore, moi qui
+pourtant ne le suis guère, si je n'avais craint de lui déplaire, car
+je sais qu'il n'aime pas cela.»]
+
+»Comment pourrait-il, oubliant les maux qu'il a soufferts quand il
+fut livré à lui-même, penser sans enthousiasme au bonheur qu'il
+éprouve depuis que la Providence lui a inspiré de se jeter dans vos
+bras?...
+
+»Les armées étaient vaincues[108]; les finances en désordre; le
+crédit public _anéanti_; les factions se disputant les restes
+de notre antique splendeur; les idées de religion et de morale
+obscurcies; l'habitude de donner et de reprendre le pouvoir
+laissaient les magistrats sans considération, et même avaient rendu
+odieuse toute espèce d'autorité...
+
+[Note 108: Oui, malgré toutes les victoires de Masséna qui fut un
+vrai héros, et qui nous sauva des Russes avec sa belle campagne de
+Suisse. Mais cette victoire ne pouvait être que passagère, et encore
+une comme celle-là, et nous étions perdus même dans notre honneur,
+car le moyen de faire la paix convenablement; et pourtant nous
+n'avions ni soldats ni ressources; la France était dans un état de
+délabrement _moral et physique_, qui était comme l'avant-coureur de
+notre perte au moment du retour de Napoléon. Aussi, quand j'entends
+Gohier dire que la France était grande et glorieuse au 18 brumaire,
+je me demande comment la haine et la vengeance peuvent aveugler à ce
+point. Gohier, du reste, est souvent méchant et surtout peu véridique
+en parlant de Napoléon.]
+
+»Votre majesté a paru; elle a rappelé la victoire; elle a rétabli la
+règle et l'économie dans les dépenses publiques; la nation, rassurée
+par l'usage que vous en savez faire, a repris confiance dans ses
+propres ressources; votre sagesse a calmé la fureur des partis;
+la religion a vu relever ses autels; les notions du juste et de
+l'injuste se sont réveillées dans l'âme des citoyens, quand on a vu
+la peine suivre le crime, et d'honorables distinctions récompenser et
+signaler la vertu, etc.»
+
+
+Ce fut le 19 mai 1804, que ce discours fut prononcé par Cambacérès,
+comme président du Sénat.
+
+François de Neufchâteau, l'ancien directeur, fit aussi un discours à
+Napoléon, le 1er décembre 1804. On verra, par quelques phrases que
+j'en vais rapporter, que dans ces six mois d'intervalle la flatterie
+avait fait de grands progrès.
+
+Je les place également pour donner une idée du genre d'esprit de
+François de Neufchâteau, dont on a tant parlé, et qui, après tout,
+n'était qu'un rhéteur sans grâce; quoiqu'à l'époque où il était un de
+nos cinq rois, il eût aussi sa cour de flatteurs, qui le plaçaient
+beaucoup plus haut que tous les poëtes et les écrivains de son
+époque, et même de son siècle...
+
+ La voix du peuple est bien ici la voix de Dieu,
+
+disait-il à l'Empereur.
+
+«Aucun gouvernement ne peut être fondé sur un titre plus authentique.
+Dépositaire de ce titre, le Sénat a délibéré qu'il se rendrait en
+corps auprès de votre majesté impériale. Il vient faire éclater
+la joie dont il s'est pénétré, vous offrir le tribut sincère de
+ses félicitations, de son respect, de son amour; et s'applaudir
+lui-même de l'objet de cette démarche, puisqu'elle met le dernier
+sceau à ce qu'elle attendait de votre prévoyance _pour calmer les
+inquiétudes[109] de tous les bons Français_, et faire entrer au port
+le vaisseau de la république.
+
+[Note 109: Cette phrase est en rapport avec les propos des
+républicains, qui disaient alors qu'il y avait à craindre que
+Bonaparte ne ramenât les Bourbons. On a même prétendu que la mort du
+malheureux duc d'Enghien n'eut pas d'autre cause!...]
+
+»Oui, sire, de la république! Ce mot peut blesser les oreilles d'un
+monarque ordinaire; mais ici, le mot est à sa place devant celui dont
+le génie nous a fait jouir de la chose, dans le sens où la chose peut
+exister chez un grand peuple: vous avez fait plus que d'étendre les
+bornes de la république, car vous l'avez constituée sur des bases
+solides. Grâces à l'EMPEREUR DES FRANÇAIS, on a pu introduire dans ce
+gouvernement _d'un seul_ les principes conservateurs des intérêts de
+tous, et fondre dans la république la force de la monarchie, etc.,
+etc[110]...»
+
+[Note 110: Il est impossible de rien comprendre à ce fatras de mots
+sans couleur, sans aucun sens, et aussi absurdes que les paroles de
+Bobêche, voulant nous persuader que deux et deux font cinq.]
+
+Voilà un échantillon du talent de François de Neufchâteau. Il avait
+de l'esprit, pourtant, et même beaucoup, ainsi que je l'ai déjà dit.
+Il était aimable, disait les vers à ravir, mais s'étonnait, après
+cela, tellement de lui-même, qu'il en évitait la peine aux autres.
+Toutefois, je le répète, il avait de l'esprit. Seulement il aurait
+dû sentir que des flatteries du genre de celles dont il accablait
+l'Empereur, étaient déplacées dans la bouche d'un homme qui avait
+eu lui-même pendant un temps la puissance exécutive. L'Empereur le
+comprit et le dit à Cambacérès.
+
+--«On m'a fait un bien beau discours, qui m'a fait regretter le
+vôtre, monsieur l'archi-chancelier,» lui dit-il la veille du sacre,
+au moment où il arriva près de Napoléon, selon le désir que celui-ci
+lui avait témoigné de s'entretenir avec lui en particulier et même
+en secret la veille du couronnement. Cette conversation dut être du
+plus haut intérêt. Mais jamais _personne_ n'a su un mot de ce qui
+fut dit dans cet entretien, quoiqu'on ait pu le présumer. Cambacérès
+était non seulement aimé de l'Empereur, mais estimé. Napoléon _tenait
+à honneur_ d'être ami de Cambacérès. «_C'est un honnête homme_,»
+répétait toujours Napoléon, «_un honnête homme supérieur_.»
+
+Que de fois je lui ai entendu répéter cette phrase... Il aimait
+aussi l'ordre et la régularité de Cambacérès; sa manière de recevoir
+surtout. Cette étiquette strictement observée ne lui paraissait
+nullement ridicule; et il trouvait peut-être avec raison que
+l'archi-chancelier était le seul grand dignitaire qui comprît bien sa
+position.
+
+Mais, en revanche, l'archi-chancelier n'était aimé d'aucune des
+Impératrices. Joséphine n'avait aucune affection pour lui. Il
+attribuait cet éloignement à des remontrances qu'il avait pris
+la liberté de lui faire, au nom de l'Empereur, sur ses dépenses
+excessives, qui donnaient toujours à Napoléon des colères,
+quelquefois funestes pour lui-même, car elles le rendaient fort
+malade; et puis l'archi-chancelier était pour la séparation; Fouché
+également cependant, et il était en faveur auprès d'elle: mais il
+était faux, et Cambacérès était véridique et loyal.
+
+Quant à Marie-Louise, c'est autre chose. Voici pourquoi elle prit
+l'archi-chancelier en grippe. Je donne cette histoire comme elle
+courut alors dans tous les salons de Paris. Elle nous fit beaucoup
+rire, et je la crois positivement vraie.
+
+À l'époque de la guerre de Russie, lorsque l'Autriche insistait
+si vivement pour avoir les provinces illyriennes[111], la
+correspondance, soit confidentielle, soit ministérielle, du beau-père
+et du gendre était souvent orageuse... Un jour, Napoléon jura et
+frappa du pied contre terre, en nommant son père et frère d'Autriche
+de je ne sais plus quel nom.
+
+[Note 111: Faute immense de Napoléon! ces provinces illyriennes
+n'étaient rien pour lui, et l'Autriche y attachait le plus grand
+prix. Si elles eussent été rendues en 1812, le prince Schwartzemberg
+marchait avec nous en Russie!... quelle différence!...]
+
+--«Qu'est-ce, mon ami? qu'avez-vous contre mon père?
+
+--Votre père, Louise!... votre père EST UNE GANACHE!... Et après ce
+mot il se lève, et sort en fermant la porte assez violemment pour la
+briser.
+
+L'Impératrice, soit qu'elle ne connût que notre beau langage, soit
+qu'elle ne connût pas en entier notre dictionnaire, ou plutôt qu'elle
+s'en tint à la véritable acception des mots, demeura surprise devant
+celui que Napoléon lui avait jeté comme une injure, si elle en
+jugeait au ton courroucé de sa voix. Mais une injure de Napoléon!
+lui, si doux avec elle! si tendre surtout!... Le moyen de le
+croire!... Dans ce moment, la duchesse de Montebello entrait chez
+l'Impératrice. On sait combien elle l'aimait[112]! Elle lui demanda
+aussitôt ce que signifiait le mot _ganache_, en lui disant pourquoi
+elle lui faisait cette question...
+
+[Note 112: Elle avait une telle tendresse pour cette bonne et belle
+personne, qu'après le départ de Marie-Louise, madame Bernard[112-A]
+portait un bouquet à la duchesse, de la part de l'Impératrice, comme
+si elle eût été à Paris, et cela dura un an au moins.]
+
+[Note 112-A: Fameuse bouquetière qui a précédé madame Prevost, et qui
+faisait les bouquets presque aussi bien qu'elle.]
+
+Madame la duchesse de Montebello, fort embarrassée, lui répondit
+cependant fort bien pour tous:
+
+--«Une ganache! madame... c'est... c'est un brave homme... un honnête
+homme un peu âgé...
+
+--Ah!...»
+
+La chose en resta là. L'Impératrice n'en parla plus, parce que
+l'occasion ne se présenta pas de placer le mot; mais au moment du
+départ de l'Empereur pour la Russie, il laissa, comme on sait,
+l'Impératrice régente avec l'archi-chancelier pour conseil, et même
+presque comme tuteur. L'Empereur parti, le prince archi-chancelier
+alla présenter ses devoirs à son impériale pupille, qui, voulant lui
+dire une parole gracieuse, le regarda en souriant, et, prenant une
+physionomie toute gracieuse:
+
+--«En vérité, lui dit-elle, je suis bien touchée que l'Empereur m'ait
+laissé un guide aussi respectable!... et je serai toujours empressée
+de recevoir les avis d'une aussi brave GANACHE!»
+
+Qu'on juge de l'effet du compliment!
+
+On a prétendu qu'elle avait eu l'intention de lui dire ce qu'en effet
+signifie ce mot. Je ne le crois pas: quel en serait le motif?...
+Cambacérès était un homme inoffensif, que l'Empereur estimait
+beaucoup, et Marie-Louise le savait. Non, je crois que ceux qui lui
+veulent faire une réputation de malice, pour lui sauver celle de la
+sottise, se trompent ici beaucoup... Marie-Louise était un de ces
+êtres mal organisés, à qui tout réussit mal, et qui ne savent jamais
+corriger leur destinée...
+
+Elle aimait à s'amuser, et n'y entendait rien; cependant les bals
+lui plaisaient: elle aimait la danse et elle y valsait et dansait
+l'anglaise comme une personne que cela ennuie et fatigue. Cambacérès,
+qui, certes, n'était pas danseur, en fit la remarque un jour chez
+lui à un petit bal donné à Marie-Louise dans sa nouvelle maison;
+cependant, cette fois-ci, l'ordonnance était mieux faite; il y avait
+plus de jeunes gens. Presque tous les auditeurs au Conseil d'État,
+dont Cambacérès était le chef, pour ainsi dire, s'y trouvaient,
+et leur présence ajoutait et donnait même, on peut le dire, un
+autre aspect à la fête... Marie-Louise avait ce soir-là presqu'une
+apparence de beauté... Elle était bien mise, ce qui lui arrivait
+rarement; elle avait un petit corset de velours bleu, de ce bleu
+qui porte son nom encore aujourd'hui, couleur tout à fait bien pour
+son teint, qui était sa seule beauté réelle. Ce petit corset était
+brodé en diamants, la jupe était en tulle, doublée de satin blanc,
+et bordée par plusieurs touffes de _belles de jour_, d'un bleu plus
+foncé que nature, pour rapprocher davantage la nuance du velours.
+Elle était coiffée avec les mêmes fleurs et des épis de diamants, ce
+qui faisait admirablement dans ses beaux cheveux blonds... Elle était
+presque jolie comme cela! et elle l'eût été certainement, si elle eût
+été gracieuse!
+
+Lorsque l'Empereur était absent, c'était bien vraiment
+l'archi-chancelier qui _régnait_ à Paris; c'était son salon qui
+était la cour active et marquante. Sa représentation continuelle est
+véritablement le mot qui convient à la chose. Jamais il ne faisait
+un voyage pour aller, soit aux eaux, soit à la campagne ou dans le
+Languedoc. Lorsque l'Empereur lui dit d'avoir une campagne, il en
+prit une... mais à Monceaux.
+
+Aussi l'Empereur comptait-il sur lui comme sur _un ami_, et il avait
+raison; il savait combien il pouvait s'assurer sur son calme, son bon
+sens et sa haute expérience dans les affaires. Ensuite il y avait un
+autre motif pour l'Empereur; c'était la sécurité que lui donnaient
+trois convictions: celle de son honnêteté d'abord, ensuite de sa
+circonspection, et puis enfin celle de _sa poltronnerie_.
+
+--«Bah! disait Berthier, l'Empereur sait bien qu'il n'a rien à
+craindre de Lebrun et de Cambacérès! Ils sont honnêtes gens d'abord,
+et puis trop poltrons pour tenter ou soutenir une révolution, surtout
+l'archi-chancelier...»
+
+Je crois que l'honnêteté de Cambacérès suffisait pour le faire
+tenir en repos; mais, ce que je crois encore mieux, c'est qu'il
+n'avait aucune chance pour réussir. Il possédait sans doute toutes
+ces qualités, que les souverains trouvent rarement dans leurs
+alentours... Mais à posséder celles qu'il faut pour être souverain
+soi-même, il y a encore bien loin.
+
+Cambacérès accueillait dans son salon, avec une bienveillance
+plus intime que pour les autres personnes présentées, celles qui
+lui venaient du Languedoc. Il avait un respect religieux pour
+sa province. Son amitié pour moi doublait, je crois, de cette
+circonstance, que nous étions de la même ville... Si quelque
+Montpellerais lui demandait un service, il répondait presque
+toujours: _Je le ferai!_
+
+En effet, il faisait examiner la chose; le rapport était fait dans
+les quarante-huit heures; car M. Lavollée secondait son oncle aussi
+vivement qu'il le pouvait, et, le mardi ou le samedi suivant,
+Cambacérès disait au compatriote solliciteur:
+
+--«Mon cher, je me charge de votre affaire.»
+
+Alors c'était à peu près fait. Je dis à peu près, parce qu'avec
+Napoléon, on ne pouvait répondre de rien.
+
+Mais quelquefois Cambacérès avait promis, ou bien les prétentions du
+solliciteur ne lui semblaient pas justes. Alors il lui disait avec la
+même franchise: _Je ne puis rien_. C'est de l'honneur, cela.
+
+Un jour je reçois une lettre d'Arras; elle m'était écrite par une
+personne que je ne nommerai pas, parce qu'à l'époque où j'habitais
+cette ville, cette personne était royaliste avec tout le fanatisme
+qu'on connaît à certaines gens. Ensuite elle était devenue
+impérialiste au même degré. En 1814 cela changea encore, et, en 1830,
+il y eut une nouvelle mutation. Cette dame avait un petit-fils.
+Jamais aïeule ne fut plus enthousiaste de sa progéniture. Le jeune
+homme n'avait pourtant rien d'extraordinaire; il n'était que bien,
+et voilà tout; mais, sur toute chose, il était enfant gâté, et
+voulait ce qu'il voulait avec acharnement. Il entreprit _de vouloir_
+être ce que détestait sa grand'-mère alors... il voulut servir
+l'Empire. La seule concession qu'il lui fit, ainsi qu'à sa mère,
+fut de ne pas aller à l'armée, quoiqu'il en mourût d'envie. Alors
+l'aïeule m'écrivit pour me prier de solliciter pour son petit-fils
+l'entrée du Conseil d'État. Elle avait jadis connu Cambacérès chez le
+marquis de Montferrier, et comptait sur ce souvenir. Mais il y avait
+bien des chances pour le contraire!...
+
+Elle y comptait pourtant si bien, que dans la lettre qu'elle m'avait
+priée de remettre à l'archi-chancelier, elle en parlait d'une
+curieuse manière. Le jeune homme, je le répète, était fort bien; et,
+heureusement pour lui, le prince le comprit comme moi.
+
+À mesure qu'il lisait la lettre de l'aïeule, il me regardait avec une
+sorte de malice tellement inusitée chez lui, que je dus m'attendre à
+quelque chose de bizarre.
+
+--«Tenez, me dit-il en me donnant la lettre de madame de ****, voyez
+de quel style on me fait la demande d'un service.»
+
+Je suis fâchée de ne pas avoir gardé de copie de cette lettre: elle
+était curieuse dans le fait. Madame de **** rappelait à Cambacérès
+archi-chancelier, qu'elle l'avait connu _comme Cambacérès avocat_;
+et cela si _crûment_, si peu délicatement, que je vis l'affaire du
+jeune homme tout à fait manquée. Mais je devais apprendre à connaître
+l'archi-chancelier.
+
+--«Monsieur, dit-il à M. de ****, je ne pourrai répondre aux volontés
+de madame votre grand'-mère, qui m'ordonne, ajouta-t-il en souriant,
+de vous faire nommer _dans les vingt-quatre heures_. Mais veuillez me
+faire l'honneur de venir dîner chez moi mardi prochain, et en raison
+de _notre très-ancienne_ connaissance, de venir à quatre heures et
+demie; nous causerons. Aujourd'hui je ne veux pas ennuyer madame
+d'Abrantès d'une aussi lourde conversation; et puis je dois me rendre
+au Conseil. Mais mardi, vous voudrez surtout bien permettre que je
+sois moi-même _votre examinateur_.»
+
+Le jeune homme sortit de chez Cambacérès enchanté de lui. Sa place
+au Conseil d'État était d'autant plus importante à obtenir pour
+lui, qu'il était très-amoureux, et que le père de la jeune fille ne
+voulait la marier qu'à un homme ayant une carrière. Le jeune homme,
+quoiqu'il fût amoureux, préférait celle des armes; à cette époque
+il y avait une telle confiance, que personne ne croyait mourir, et
+on allait à l'armée comme au bal; mais pour plaire à sa famille, il
+s'était décidé pour le Conseil d'État.
+
+--«Dites tout cela à l'archi-chancelier, lui dis-je; il vous
+servira mieux si vous avez confiance en lui; car la lettre de votre
+grand'-mère a failli tout gâter. Parlez à Cambacérès comme à un père.»
+
+Il suivit mon conseil et fit bien. J'avais été invitée à dîner
+par Cambacérès pour ce même mardi, afin que mon protégé et moi
+nous fussions ensemble; et, bien que Cambacérès me l'eût répété
+_trois fois_, je n'en reçus pas moins, le même soir, une invitation
+imprimée. Aussitôt que j'arrivai, le prince vint à moi; et me prenant
+par la main, comme si nous allions danser un menuet, il me conduisit
+à un fauteuil et me dit tout bas:
+
+--«Je suis parfaitement content du jeune homme; et comme j'ai pour
+principe de ne pas me laisser influencer par des circonstances
+étrangères, je le servirai parce qu'il a du mérite, et qu'il
+serait cruel autant qu'injuste de le rendre responsable du peu de
+considération que sa folle de grand'-mère m'inspire. Il peut donc
+compter sur moi: vous pouvez en être certaine.»
+
+En effet, quelques semaines après, le jeune homme fut nommé
+auditeur au Conseil d'État. Il se maria et il est toujours demeuré
+reconnaissant des bontés de l'archi-chancelier.
+
+--«Une belle bonté, vraiment! disait la grand'-mère, lorsqu'il en
+parlait devant elle; _il devait_ vous faire nommer: il ne pouvait
+faire autrement, j'avais dîné vingt fois avec lui chez M. de
+Montferrier!..»
+
+Un officier de la maison de l'Empereur, homme d'esprit et de bonnes
+manières, dont le père était un des amis les plus intimes de ma mère,
+M. le marquis de Beausset, était un habitué du salon de Cambacérès.
+Il était préfet du palais; et, en vérité, il entendait cette fonction
+admirablement bien. Il avait cependant un rival, non seulement dans
+la maison de l'Empereur, mais auprès de l'archi-chancelier: c'était
+M. de Cussy. M. de Cussy était un homme excellent, mais ne comprenant
+guère la vie que comme elle s'écoulait pour lui. Il ne lui fallait
+des fêtes que parce qu'il y a toujours un souper, ou bien des
+rafraîchissements d'une nature plus substantielle que des sirops.
+Il avait un profond mépris pour les maisons qui reçoivent _à gosier
+sec_, comme il le disait.
+
+«Il n'y a plus de France! s'écriait-il un jour; il n'y a plus de
+France!... on ne soupe plus!...»
+
+Cambacérès l'avait nommé d'Aigrefeuille second. Il allait beaucoup
+chez lui, ainsi que M. le marquis de Beausset; ils étaient rivaux,
+mais cela n'était pas alarmant et ne passait jamais le seuil de
+l'office impérial.
+
+On voit que l'addition de ces deux messieurs ne devait ni enlever ni
+ajouter quelque chose à l'élégance de la cour de l'archi-chancelier;
+car ceux qui la formaient habituellement étaient loin de pouvoir être
+donnés pour des modèles en ce genre.
+
+C'était d'abord M. le marquis de Montferrier, homme de bonne
+naissance, âgé de cinquante ans au moins, gros, poudré, et l'antipode
+d'une contredanse, quoiqu'il sourît toujours.
+
+C'était Monvel, frère de mademoiselle Mars, et fils du fameux acteur
+Monvel. Il était secrétaire du prince.... Maigre, pâle, sa figure
+longue et étroite pouvait sourire quelquefois, mais je crois qu'il
+n'en savait rien.
+
+C'était encore M. de Villevieille, contemporain de Voltaire et disant
+les vers admirablement. Mais il aurait fallu rétrograder de quelque
+trente ans par-delà: c'était donc encore une figure peu admissible
+dans une fête.
+
+C'était d'Aigrefeuille enfin, avec sa grotesque figure et sa
+burlesque toilette! Toutes deux méritent d'être connues.
+
+D'Aigrefeuille[113] était un fort bon homme, ayant de l'esprit
+et des connaissances, choses qui disparaissaient pour le monde
+devant sa gloutonnerie, mais qui pourtant existaient réellement. Sa
+figure était incroyable; il avait une grosse tête placée sur un cou
+très-court; son visage était fait comme peu de visages le sont; ses
+yeux, très-gros et très-saillants, étaient parfaitement ronds et
+d'un bleu pâle et terne; son nez, formé d'une boule de chair, était
+au-dessous de ces yeux que je vous ai dits, et surmontait une bouche
+formée de deux grosses lèvres qu'il léchait incessamment, comme s'il
+venait de manger une bisque, et tout cela avec deux grosses joues
+fleuries, mais tremblantes, formaient deux fossettes quand il faisait
+son gros rire, ce qui arrivait souvent; ses jambes étaient petites,
+c'est-à-dire courtes, car elles étaient grosses et ramassées; son
+ventre très-gros et sa taille petite: voilà le portrait de l'homme,
+ni flatté ni chargé.
+
+[Note 113: D'Aigrefeuille était conseiller à la cour des aides de
+Montpellier: c'était un homme d'esprit, quoique ridicule; mais il
+l'était plus par sa figure que par lui-même.]
+
+Qu'on se figure à présent ce personnage que je viens d'essayer de
+peindre, vêtu d'un habit de velours ras, _bleu de ciel_, doublé
+de satin blanc et garni d'une hermine, qui jouait le lapin blanc,
+attendu qu'il n'y avait pas de queues noires.
+
+Voilà l'origine de cette belle toilette.
+
+D'Aigrefeuille était fort ami d'une bonne, excellente et spirituelle
+personne, la comtesse de la Marlière. Un jour, il était chez elle, et
+lui contait ses chagrins d'être obligé d'acheter un habit habillé.
+
+--«Mais, lui dit la comtesse, j'ai une robe de velours bleu de ciel,
+la couleur est un peu tendre, mais, qu'importe? prenez-la.»
+
+D'Aigrefeuille, ravi, emporte sa robe, et son bonheur l'adresse chez
+le valet de chambre de l'archi-chancelier, au moment où il mettait en
+ordre des fourrures qu'il tenait encore à la main.
+
+--«Tenez, monsieur d'Aigrefeuille, voilà de quoi garnir richement
+votre habit. Ce sont les rognures de l'hermine avec laquelle on a
+garni le manteau _du sacre_, pour monseigneur.»
+
+D'Aigrefeuille, ravi du _magnifique_ présent que le valet de chambre
+aurait probablement jeté, s'il ne le lui avait pas donné, fit faire
+l'habit bleu de ciel, se mit en dépense pour la doublure de satin
+blanc, et fit apposer sur les manches et au collet, ainsi que sur
+tous les bords, les petites bandelettes de fourrures blanches de
+l'hermine, dans laquelle il n'y avait plus une queue noire.
+
+C'est avec cet habit que d'Aigrefeuille se faisait beau les samedis
+et mardis, chez l'archi-chancelier. Pour tout le monde, il n'était
+que ridicule; pour moi, il était comique. Pour moi, qui connaissais
+l'histoire du velours et de la fourrure, cet habit valait plus que
+pour une autre.
+
+Cette histoire d'un habit bleu m'en rappelle une que j'ai omise dans
+le salon des princesses: c'était pour celui de la princesse Pauline.
+
+M. de Th.... était, ce qu'il est encore, un officier plein de mérite
+et tout à fait estimable; mais il avait beaucoup de couleur, et le
+sang lui montait facilement aux joues. Ceci est indépendant des
+qualités de quelqu'un.
+
+M. de Th.... était absent de Paris; il y revient, et trouve qu'en son
+absence on a donné l'ordre très-sévère de n'aller à la cour qu'avec
+un habit habillé. C'est un ordre un peu dur pour un jeune officier de
+cavalerie ayant une jolie tournure, et qui n'a que son uniforme...
+Dans cette perplexité, il rencontre M. Eugène de Faudoas, et lui
+conte son aventure.
+
+--«Bah! n'est-ce que cela? lui dit M. de Faudoas; ma soeur va réparer
+ton malheur à l'instant. Il me faut un habit aussi, et je vais la
+prier de faire les deux emplettes.»
+
+Madame la duchesse de Rovigo, avec son indolence habituelle, commande
+d'aller prendre chez Lenormand deux habits habillés, pour MM. de
+Th.... et de Faudoas, et de les porter chez leur tailleur, pour que
+ces habits fussent prêts pour le même soir, à neuf heures.
+
+M. de Tha.... lorsqu'il essaya son habit, ne fit aucune attention à
+sa couleur. Il la trouva bien un peu claire, mais la chose était de
+trop peu de conséquence pour l'arrêter un moment de plus, lorsqu'il
+avait tant à faire. L'habit arrive fort tard. M. de Tha... le passe
+immédiatement et arrive enfin chez la princesse Pauline. Il était
+près de dix heures; le bal était commencé depuis longtemps, et la
+foule encombrait les salons. Tout à coup j'avise, au milieu des
+hommes qui se tenaient près de la porte qui communiquait de la
+galerie au grand salon, une figure étrange. Je fais un signe à la
+duchesse de Bassano, qui était près de moi; nous regardons plus
+attentivement, et nous reconnaissons M. de Tha..., dans son superbe
+habit de velours bleu céleste, brodé en argent; mais avec l'addition
+d'une coiffure poudrée à blanc, dans laquelle était encadrée sa
+figure bonne et excellente, et même agréable, mais si fortement
+colorée d'un pourpre foncé dans ce moment surtout, où il se trouvait
+dans une position gênée et presque au supplice, qu'il paraissait
+comme une fraise au milieu d'un fromage à la crème. Madame de Bassano
+et moi ne pûmes retenir un sourire qui, au fait, comprimait un éclat
+de rire que nous cachâmes comme nous le pûmes sous notre éventail.
+La princesse, qui nous vit rire, dirigea ses regards vers le lieu où
+allaient les nôtres. Aussitôt qu'elle aperçut M. de Tha...., elle mit
+aussi son éventail devant elle; ce que voyant le pauvre M. de T.....,
+il devint exactement pourpre et fit craindre quelque accident. Jamais
+je n'ai vu une figure de cette teinte placée entre des cheveux blancs
+à frimas et un habit bleu de ciel, comme le prince Mirliflore! ce qui
+prouve que la chose accidentellement peut tout décider chez nous.
+Car M. de T.... était fort bien, avait très-bon air, et certes, ne
+pouvait jamais prêter à rire; mais, cette fois, il n'y avait pas
+moyen.
+
+Ces malheureux costumes, que l'Empereur forçait de porter à la
+cour, faisaient le désespoir de la plupart des hommes. Mais
+l'archi-chancelier était vraiment heureux de cet usage rétabli. Ce
+n'était qu'aux grandes cérémonies qu'il avait particulièrement une
+tournure burlesque, avec le grand habit du sacre, ou même le manteau
+et l'habit des grandes réceptions. Ce chapeau, retroussé par-devant,
+à la Henri IV, avec toutes ces plumes; ce manteau, cet habit au lieu
+du pourpoint, qui va seul avec le manteau, toute cette toilette est
+ridicule, lorsqu'elle n'est pas noblement portée. Lorsque le chapeau
+est posé tout droit sur la tête, le manteau placé tant bien que mal
+sur l'épaule gauche, l'écharpe blanche tournée autour du corps, et
+dont quelquefois le gros noeud arrivait au milieu de la poitrine,
+tout cet attirail mal mis et mal porté devenait une mascarade, et non
+plus un habillement de cour. L'archi-chancelier, pour dire le mot,
+avait l'air de jouer une parade, tandis qu'il portait au contraire
+fort bien _l'habit habillé_.
+
+J'ai déjà dit qu'il n'aimait pas les fêtes. Il n'y allait que par
+obligation; qu'on juge de l'ennui que ces bouleversements lui
+donnaient chez lui-même. Il venait me voir quelquefois; et, comme
+je l'aimais et l'estimais fort, j'étais très-sensible à une preuve
+de bonté qu'il ne donnait presque à personne. Quelquefois il se
+rencontrait chez moi avec le cardinal Maury. Alors ils me charmaient
+tous deux par leur conversation variée, et surtout dans ce qui avait
+rapport aux premiers jours de la Révolution. Cambacérès ne provoquait
+ni ne fuyait ce sujet de conversation que je cherchais toujours,
+moi, à éluder, quelque plaisir qu'il me fît, car je craignais les
+discussions, et puis... le 21 janvier... Mais le cardinal me dit un
+jour, après qu'il fut parti:
+
+--«Cela ne peut rien lui faire qu'on lui parle du procès du roi,
+parce que son vote est positivement de ceux qui ont été faits pour
+le sauver.
+
+--C'est votre opinion, monseigneur? lui demandai-je fort étonnée.
+
+--Oui, sur mon honneur, je l'ai dit à l'Empereur, qui, ainsi que vous
+le savez, n'aime pas ceux qui ont voté la mort de Louis XVI, qu'il
+n'appelle jamais que _le malheureux Louis XVI_!... Vous pouvez être
+sûre que Cambacérès voulait sauver le roi[114].»
+
+[Note 114: Le cardinal Maury m'a toujours tenu ce langage, même dans
+un temps où l'archi-chancelier n'avait plus le même pouvoir.]
+
+Voilà ce que _m'a affirmé_, plus de dix fois, le cardinal Maury.
+
+Cette parole me fut dite entre autres fois par le cardinal, chose
+étrange! deux jours seulement avant une autre fête donnée par
+l'archi-chancelier, dans son nouvel hôtel de la rue Saint-Dominique.
+J'en fais la remarque, parce qu'il arriva une aventure si singulière
+à ce bal, qu'il est permis de croire ceux qui l'ont réfutée dans
+l'intérêt de l'archi-chancelier; mais elle _me fut certifiée alors_
+par le comte Dubois, qui était en ce même temps préfet de police,
+et, depuis, il me l'a confirmée, il n'y a pas quatre ans, dans son
+château de Vitry.
+
+La fête de l'archi-chancelier devait être plus belle, en effet,
+qu'aucune de celles de l'hiver. Il y avait ensuite une raison pour
+le croire, ce qui à Paris est déjà beaucoup. Cette raison était la
+fraîcheur des ameublements; tout y était neuf et fort beau; l'hôtel
+lui-même était une belle résidence, et certes, cette fois, le maître
+de cette magnifique habitation n'avait rien négligé pour que sa
+fête fût superbe. Des fleurs, des lumières en abondance; une foule
+de femmes charmantes, couvertes de diamants, portant de riches et
+d'élégants costumes... c'était un bal masqué et costumé... L'Empereur
+avait le goût de ces sortes de fêtes à un degré vraiment étonnant
+pour un homme aussi sérieux et absorbé par de si grands intérêts,
+surtout à cette époque, où la guerre d'Espagne était dans toute sa
+fureur, et où lui-même rêvait une autre campagne d'Autriche?...
+Peut-être avait-il le besoin de se distraire des grands soins qui
+dévoraient sa vie, et ce moyen lui plaisait-il plus qu'un autre.
+
+Quoi qu'il en soit, il aimait ces bals masqués, où, presque toujours,
+il s'amusait à former une intrigue. Je ne crois pas cependant qu'il
+ait été pour rien dans celle qui eut une si funeste issue[115], par
+l'impression qu'elle produisit sur celui qu'elle concernait.
+
+[Note 115: On l'a beaucoup dit dans le temps, mais je ne le crois
+pas, l'Empereur estimait trop l'archi-chancelier. Le comte Dubois ne
+put me dire s'il avait ou non connaissance de la chose.]
+
+La fête était brillante, animée; les déguisements étaient charmants.
+Plusieurs quadrilles avaient été remarqués. On les avait formés
+avec des costumes rappelant les personnages d'une pièce en vogue au
+même moment. Ainsi, par exemple, des femmes de ma société intime,
+choisirent ceux de la charmante pièce d'Alexandre Duval, _la Jeunesse
+de Henri V_. Madame la baronne Lallemand était bien jolie en Betty,
+avec son aimable et doux visage et ses beaux cheveux châtains sous le
+grand chapeau de velours noir. Madame de Montgardé avait le costume
+de Clara, et le capitaine Copetait était très-bien représenté par un
+Polonais de nos amis, le comte Joseph Motchinsky.
+
+Je ne me souviens plus qui avait fait le quadrille des _Deux Magots_,
+mais il était charmant. On n'avait rien retranché, et il était
+fort nombreux. M. de Forbin lui avait un costume oriental purement
+observé, qui lui allait admirablement. On regardait beaucoup une
+magnifique aigrette en diamants, dans laquelle était contenue un
+héron noir du plus grand prix. Son poignard était aussi de la plus
+grande richesse.
+
+--«Bah! disait-il en riant quand on lui parlait de la beauté de cette
+aigrette, _tout cela est faux!_»
+
+C'était une aigrette très-véritable et du prix peut-être de 30 ou
+40,000 francs; au reste, elle ne lui était que prêtée.
+
+La fête avait eu un grand succès... L'archi-chancelier, fatigué
+d'avoir fait les honneurs de sa maison avec autant de politesse que
+de grâce, sentit enfin le besoin de se reposer. Il s'arrêta dans une
+pièce où il y avait peu de monde, et demanda une glace ou un sorbet;
+il était à peine assis dans une vaste et moelleuse bergère, savourant
+son sorbet, qu'un masque noir, enveloppé dans un très-ample domino,
+vint s'asseoir auprès de lui, et se tourna de son côté comme pour le
+regarder très-fixement. Pendant quelques instants, Cambacérès ne prit
+nullement garde à ce masque; mais, ennuyé probablement de voir cette
+masse sombre et silencieuse ne faire aucun mouvement, n'articuler
+aucun son, il se tourna à son tour vers le masque, et lui dit:
+
+--«Es-tu donc muet, beau masque?»
+
+Le masque noir ne répondit pas.
+
+--«Il paraît que non-seulement tu es muet, mais que tu es impoli!»
+dit Cambacérès.
+
+Le masque noir remua lentement la tête pour dire NON.
+
+--«Ah! voilà une réponse, au moins... Eh bien! trouves-tu ma fête
+belle?
+
+--Trop belle! répondit enfin le masque noir d'une voix creuse et
+sourde, dont l'intonation fit tressaillir Cambacérès.
+
+--Tu trouves!... dit-il; mais quand on reçoit son souverain, il faut
+faire ce qu'on ne ferait par aucune autre considération...
+
+--Tu ne savais pas que tu devais le recevoir, ton souverain! reprit
+le masque noir avec un accent étrangement impérieux et qui s'élevait
+à mesure qu'il parlait.
+
+--Comment, je ne savais pas que l'Empereur...
+
+--Silence! impie, dit avec une sorte de violence le masque noir, et
+en posant sur la main dégantée de l'archi-chancelier sa main couverte
+d'un gant blanc, mais qui pourtant le glaça jusqu'aux os...
+
+--Qui êtes-vous donc, monsieur? dit l'archi-chancelier en se levant.»
+
+Et en même temps il porta la main à la sonnette, car le peu de
+personnes qui se trouvaient dans cette pièce reculée s'étaient
+retirées en le voyant en conférence, à ce qu'ils croyaient du moins,
+avec le masque noir... Et dans ce moment il était seul avec cet être
+singulier, dont la voix et les manières avaient une apparence hostile.
+
+--Épargne-toi le soin d'appeler, lui dit-il; je me nommerai et me
+montrerai même à toi, si tu le veux. Tes valets ou tes complaisants
+n'ont rien à voir dans ce qui se passera entre nous.
+
+--Monsieur!... qui donc êtes-vous?»
+
+Et, tout en faisant cette question, il racontait lui-même au comte
+Dubois que sa langue était comme paralysée, et qu'il ne pouvait
+parler.
+
+--«Tu veux donc savoir qui je suis?... Tu le sauras... peut-être;
+écoute... Te rappelles-tu un jour de ta vie que tu voudrais racheter?
+
+--Non, répondit Cambacérès avec assurance, après avoir réfléchi un
+moment.
+
+--Non! répéta le masque noir d'une voix foudroyante... et ses yeux
+semblaient lancer des éclairs!
+
+--NON, dit de nouveau et avec force l'archi-chancelier; car jamais je
+n'ai agi que d'après ma conviction et ma conscience. En ma qualité
+d'avocat, j'ai pu arriver à des conclusions qu'il m'était pénible de
+donner; mais je[116] me croyais probablement en droit de le faire;
+dès lors, je ne suis plus que l'instrument de Dieu.
+
+[Note 116: Cambacérès a dit depuis à Dubois, qu'il avait cru d'abord
+que c'était quelque émigré rentré, à qui, jadis, une consultation de
+lui avait fait perdre un procès.]
+
+--Ne prononce pas son nom; tu n'en es pas digne.
+
+--Monsieur! dit Cambacérès en se dirigeant vers une porte qui
+donnait dans une pièce où il y avait des joueurs, votre conduite est
+trop étrange pour que je la supporte plus longtemps. Remerciez-moi
+de ne pas vous faire arrêter... et surtout ne tenez pas de pareils
+discours à un petit masque que je vois traverser un des salons en
+face de nous. Il pourrait avoir moins de patience que moi; mais enfin
+la mienne est à bout, je vous en préviens.
+
+--Je n'ai rien à dire à ce petit masque, répondit l'homme noir; il
+n'a fait que suivre la route que toi et tes pareils lui avez ouverte.»
+
+Cambacérès tressaillit, mais ne continua pas moins de s'avancer vers
+la porte. Tout à coup le masque le rejoint, sans que le bruit de ses
+pas ait été entendu par lui[117]; et le ramenant, sans qu'il eût la
+force de résister, à côté de la cheminée.
+
+[Note 117: Cette circonstance, remarquée pendant tout le temps que
+dura cet étrange entretien, avait frappé Cambacérès plus peut-être
+que le reste. Peut-être l'individu avait-il des semelles de liége;
+ce qui est bien étonnant, c'est que dans le premier moment,
+l'archi-chancelier ne fut pas éloigné de croire au surnaturel.]
+
+--«Te rappelles-tu le 21 janvier?» lui dit-il tout bas.
+
+Cambacérès demeura sans voix.
+
+--«Te rappelles-tu le 21 janvier? répéta la voix, avec un accent
+plus solennel...
+
+--Oui... oui... ce fut un malheureux jour; mais je ne fus pas
+coupable!...
+
+--Tu fus RÉGICIDE!
+
+--Monsieur! s'écria Cambacérès, surmontant enfin la torpeur qui
+l'accablait depuis une heure, et le frisson qui venait de le saisir.
+Monsieur, je _veux_ savoir qui vous êtes.
+
+--Je t'ai dit que je me montrerais à toi, je tiendrai ma parole;
+viens, et tu me connaîtras.»
+
+Le masque noir se dirigea vers une pièce voisine qui, abandonnée
+par les joueurs, à cette heure de la nuit, était alors solitaire et
+sombre. Puis il s'arrêta à la porte en regardant Cambacérès, comme
+pour l'inviter à le suivre... Celui-ci hésita; un moment, sa main
+se leva de nouveau pour sonner; mais une force, qu'il a dit depuis
+être invincible, la faisait aussitôt retomber à son côté... Il voulut
+appeler, sa langue demeura muette... Il voulut fuir... il ne put
+marcher!... Il leva les yeux... l'homme noir, toujours sur le seuil
+de la porte, semblait l'attendre... Il craignait vaguement de le
+suivre, et pourtant toujours subjugué par cette même force, sous la
+puissance de laquelle il fléchissait depuis une heure, il s'avança en
+chancelant vers l'appartement voisin... Le masque y entra avec lui...
+Quelques bougies y brûlaient encore, et, par intervalles, jetaient
+des éclats d'une lumière très-vive...
+
+L'homme noir s'arrêta près de la cheminée. Il regarda quelques
+instants l'archi-chancelier qui était là, tremblant, et comme sous le
+prestige d'un rêve terrible...
+
+--«Tu veux me connaître, dit enfin le masque d'une voix lente, mais
+plus forte qu'une voix ordinaire... Tu présumes donc beaucoup de ton
+courage?
+
+--Qui donc es-tu?»
+
+L'homme leva lentement la main, et dénoua son masque... Puis il
+rejeta son camail en arrière, et son visage demeura tout entier
+découvert...
+
+Dans ce moment, les bougies du candélabre qui était au-dessus de sa
+tête l'illuminèrent d'une lueur vacillante et blafarde... Cambacérès
+le vit alors tout entier; et, poussant un grand cri, il tomba sans
+connaissance sur le parquet...
+
+C'était Louis XVI!!!...[118]
+
+[Note 118: On défendit sévèrement de parler de cet événement, qui
+fut même ignoré de beaucoup de gens qui assistèrent à la fête de
+l'archi-chancelier et s'y trouvaient en ce moment; des personnes de
+la maison même ne l'ont appris que plus tard, par la voix publique,
+parce que, sous la Restauration, il n'y avait plus de raison pour
+cacher cette affaire, et que les auteurs en parlèrent. Cambacérès,
+quoique innocent du vote à mort, à ce qu'on prétendait, fut
+cruellement frappé de cette apparition. Le comte Dubois, qui avait
+un intérêt réel à découvrir la chose, en me la racontant chez lui, à
+Vitry, il y a quatre ans, me dit qu'il n'avait jamais pu découvrir
+la moindre trace du cet événement. Lorsque l'Empereur l'apprit, il
+dit à l'archi-chancelier: «Allons... _c'est un rêve... vous avez
+dormi..._»]
+
+
+
+
+SALON
+
+DE
+
+Mme LA DUCHESSE DE BASSANO.
+
+1811.
+
+
+Pendant les onze années que M. le duc de Bassano passa à la
+secrétairerie d'État, il n'eut pas chez lui l'apparence même de ce
+que nous avions, par nos maris, nous autres jeunes femmes dans une
+haute position, une maison ouverte. La confiance illimitée que lui
+accordait l'Empereur, la connaissance intime qu'il avait de toutes
+les choses politiques, le danger pour lui de répondre une parole en
+apparence frivole et dont la conséquence pouvait être importante;
+tous ces empêchements avaient mis obstacle à l'exécution d'un de ses
+désirs les plus vifs. Celui d'avoir une réunion habituelle d'amis et
+de personnes agréables du monde, pour rétablir cette vie sociable
+toute française et que ne connaissent en aucun point les autres pays
+que par nos vieilles traditions. Nul n'était plus fait que le duc
+de Bassano pour mettre un tel projet à exécution. Il était homme du
+monde en même temps qu'un homme habile. Il avait la connaissance
+parfaite de ce que la société française exige et rend à son tour. Il
+était alors, ce qu'il est encore aujourd'hui, l'un des hommes les
+plus spirituels de notre société élégante; racontant à merveille,
+comprenant tous les hommes et sachant jouir de tous les esprits qui
+s'offrent à lui, quelque difficile que leur clef soit à trouver.
+
+Madame la duchesse de Bassano était une des femmes les plus
+remarquables de la cour impériale. Elle était grande, belle, bien
+faite, parfaitement agréable dans ses manières, d'un esprit doux et
+égal, et possédant des qualités qui la faisait aimer de toutes celles
+qui n'étaient pas en hostilité avec ce qui était bien. Lorsqu'elle se
+maria elle n'aimait pas la cour, où elle vint presque malgré elle.
+Aussi, bien qu'elle fût alors dans toute la fleur de sa jeunesse
+et de sa beauté, elle vivait fort retirée et tout à fait dans
+l'intérieur de sa maison. Nommée dame du palais lors de l'Empire,
+elle devint alors l'un des ornements de la cour. Le genre régulier de
+sa beauté lui donnait de la ressemblance avec celle de la duchesse de
+Montebello. Les traits de la duchesse de Montebello étaient peut-être
+plus semblables à ceux des madones de Raphaël, mais madame de Bassano
+était plus grande et mieux faite.
+
+En parlant du salon de madame la duchesse de Bassano, et le prenant
+au moment où son mari fut ministre des affaires étrangères[119],
+je dois nécessairement parler beaucoup du duc; c'est alors un des
+devoirs de ma mission de le faire connaître tel qu'il était, et de le
+montrer éclairé par le jour véritable sous lequel il doit être vu.
+
+[Note 119: En 1811.]
+
+La famille de M. Maret[120] (depuis duc de Bassano) était
+généralement estimée; son père, médecin distingué, était en outre
+secrétaire perpétuel de l'académie de Dijon, et dans la plus haute
+estime, non-seulement de tout ce que la littérature française avait
+de plus élevé, mais des savants étrangers les plus en renommée. Je
+donnerai tout à l'heure une preuve, comme en reçoivent rarement les
+hommes de lettres entre eux, de cette affection portée à M. Maret le
+père par la science étrangère.
+
+[Note 120: Hugues-Bertrand Maret, né à Dijon, en 1763.]
+
+Un fait peu connu, même des amis de M. de Bassano, c'est qu'il a
+vivement désiré, après de très-fortes études, de suivre la carrière
+du génie ou de l'artillerie.
+
+Il n'avait que dix-sept ans lorsque le concours s'ouvrit à l'académie
+de Dijon pour un éloge de Vauban. Tourmenté déjà du désir de marcher
+sur les traces de cet homme illustre, le jeune homme voulut aussi
+concourir, lui, pour cet éloge. Mais le moyen; son père était bon,
+mais sévère, et ne voulait permettre aucun travail de ce genre.
+Heureusement pour lui, le jeune Maret avait à sa disposition la
+vaste bibliothèque des jésuites; il allait y travailler, et là, il
+demeurait au moins quelques instants sans être troublé. Quelques
+jours avant la fin de son ouvrage, étant seul dans ce lieu, il y fut
+surpris par le bibliothécaire lui-même, ennemi personnel de M. Maret
+le père.....
+
+--«Votre père vous demande, dit-il au jeune homme....» Et tandis
+qu'il y court, le bibliothécaire, curieux de voir à quel genre
+de travail s'occupe le jeune élève, prend le livre qu'il avait
+laissé ouvert à l'endroit même qu'il copiait, et lit ce passage.
+Ce livre était l'_Histoire des siéges_, par le père Anselme.... Le
+bibliothécaire fut éclairé, et remit aussitôt le livre à sa place. Il
+en savait assez pour nuire.
+
+L'éloge de Vauban terminé, il fallait le faire parvenir à l'académie
+de Dijon pour qu'il y prît son rang et son numéro. M. Maret le père,
+comme secrétaire perpétuel, était chargé de ce soin. Mais le travail
+était long. Il avait d'autres soins, et il s'en remettait souvent à
+son fils pour ouvrir les lettres qui arrivaient de Paris, pour les
+concours surtout. Un jour où le courrier avait été plus considérable
+que de coutume, le jeune homme eut soin de ménager une grande
+enveloppe, et dit, en substituant son éloge au papier insignifiant
+qu'elle contenait:
+
+--«Ah! voilà encore une pièce pour le concours!
+
+--Vraiment, observa M. Maret, elle arrive à temps! Le concours ferme
+demain, et il ne reste que le temps de lui assigner une place;
+donne-lui un numéro.»
+
+Le jeune Maret place son éloge sous une autre enveloppe, lui donne un
+numéro; et le voilà attendant son sort avec une anxiété que peuvent
+seuls connaître ceux dans cette position.....
+
+Le dépouillement fait ne laisse que deux éloges pour se disputer le
+prix. L'un est d'un jeune officier du génie, l'autre d'un enfant[121]
+pour ainsi dire; et cependant il lutte avec tant d'avantage, que la
+commission qui devait prononcer hésite dans son jugement.
+
+[Note 121: Sans aucun doute on était encore enfant (surtout un homme)
+quand on n'avait que dix-sept ans à l'époque dont je parle.]
+
+Le bibliothécaire, qui connaissait l'auteur de l'un des deux éloges,
+et qui avait la volonté de lui nuire, cherchait mille moyens pour
+déverser une sorte de défaveur sur le morceau que tout le monde
+s'accordait à trouver vraiment beau. Enfin, le président impatienté
+de cet acharnement, qui devenait visible, dit au bibliothécaire:
+
+--«Il me semble, monsieur, que les personnalités sont interdites
+parmi nous.»
+
+Enfin l'académie prononce. Un des éloges a le prix, l'autre
+l'accessit. La médaille appartient à l'officier du génie, l'accessit
+à M. Maret.....
+
+La pièce avec laquelle il avait concouru était de Carnot,
+sous-lieutenant alors dans l'arme du génie. Sans doute elle était
+bien; mais celle de son concurrent était peut-être plus belle, parce
+qu'il y avait mis toute la chaleur de son âge et toute l'ardeur qu'on
+apporte à cet âge au travail pour lequel on demande une couronne...
+Il était visible que les académiciens avaient un grand regret de
+prononcer le jugement tel qu'il était... Malheureusement _il fallut_
+que cela fût ainsi..... Mais la pièce du jeune Maret eut les honneurs
+de la lecture en pleine séance académique, présidée par M. le prince
+de Condé[122]..... M. Maret le père, vivement ému de cette scène
+inattendue pour lui, sortit aussitôt que la séance fut terminée,
+et passa dans le jardin avec son fils..... À peine le jeune homme
+avait-il fait quelques pas, qu'il fut rejoint par son concurrent...
+Carnot avait les deux médailles... le grand prix... un grand honneur
+enfin... mais une voix lui criait que le triomphe n'était pas dans
+tout cela, et cette voix ne le trouva pas sourd. Il aurait dû
+l'écouter avec équité; il n'en fut pas ainsi.
+
+[Note 122: Il présidait aussi, comme on le sait, les États de
+Bourgogne.]
+
+--«Monsieur, dit-il au jeune Maret, l'académie n'a pas été juste en
+m'accordant les deux médailles... Je sens moi-même tout ce que votre
+éloge de Vauban renferme de beau et de bien..... J'ai moins de mérite
+que vous si j'ai réussi en quelques points, car je suis officier du
+génie... et je puis avouer que j'ai mis en oubli un fait d'un haut
+intérêt, que vous n'avez pas omis[123]. Permettez-moi de faire ce
+que l'académie n'a pas fait, et veuillez accepter de ma main cette
+seconde médaille.»
+
+[Note 123: Voici ce dont il s'agit: Vauban avait fortifié la ville
+d'Ath..... Cette ville retombe dans les mains des Espagnols; plus
+tard les Français mettent le siége devant ses remparts, et Vauban
+lui-même est chargé de le conduire. Quelle position que la sienne!
+si la ville est prise, il l'a donc mal fortifiée; s'il ne la prend
+pas, que devient-il?... Louis XIV le presse... l'excite... de la
+reddition de la place dépend le succès du traité de Riswith!.....
+L'humiliation ou la disgrâce! Dans cette extrémité, Vauban prend le
+parti qui convenait à un homme de génie comme lui; _il invente_ un
+moyen d'attaque inconnu jusqu'alors, et la ville est prise. Mais
+Vauban avait le droit de dire: «Elle ne pouvait l'être que par moi.»
+Le moyen qu'il inventa est la batterie à ricochets.]
+
+Il était évident que Carnot était blessé de cette concurrence qui lui
+faisait trouver presque une défaite dans la victoire, car il voyait
+trop bien quel intérêt inspirait l'éloge du jeune Maret; et il crut
+en imposer au public et... et peut-être à lui-même en partageant avec
+lui le prix de l'académie..... Le jeune Maret sentit instinctivement
+que la proposition n'avait pas cette expression franche et de
+_prime-saut_ qu'aurait inspirée un élan généreux; et puis, dans sa
+modestie, il ne se croyait pas de force à lutter avec Carnot, qu'il
+remercia, mais sans accepter.
+
+--«Monsieur, lui dit-il, j'eusse été fier et heureux de mériter la
+médaille... mais je sais trop bien qu'elle est on ne peut mieux
+entre vos mains; permettez-moi de l'y laisser. Ne l'ayant pas reçue
+de l'académie, je ne peux la recevoir de vous[124].»
+
+[Note 124: Croirait-on, avec le noble et beau caractère de Carnot,
+que JAMAIS il n'oublia cette circonstance!..... et le duc de Bassano
+ressentit encore les atteintes de ce souvenir en 1815!.....]
+
+Les deux rivaux se séparèrent. Carnot emporta ses médailles, et Maret
+un nouvel espoir de succès dans la carrière littéraire. Ce fut alors
+qu'il fit un petit poëme en deux chants, intitulé _la Bataille de
+Rocroy_, qu'il dédia au prince de Condé[125].
+
+[Note 125: Ce sujet n'avait jamais été traité.]
+
+Mais son père voulait qu'il étudiât profondément les lois. Il se mit
+sérieusement à ce travail, et par une sorte de pressentiment il y
+joignit l'étude du droit politique... Peu après il prit ses grades
+à l'université de Dijon, et fut reçu avocat au parlement malgré sa
+grande jeunesse.
+
+Toutefois son goût le portait avec ardeur vers la carrière
+diplomatique; son père l'envoya à Paris. Là, recommandé vivement
+à M. de Vergennes dont le crédit était tout-puissant en raison de
+l'amitié que lui portait le roi; ne voyant que la haute société et
+la bonne compagnie, étudiant constamment avec la volonté d'arriver,
+M. Maret put se dire qu'il pouvait prétendre à tout. Recommandé et
+aimé de toutes les illustrations de l'époque, il obtint un honneur
+très-remarquable: ce fut d'être présenté au _Lycée de Monsieur_
+(l'Athénée) par Buffon, Lacépède et Condorcet... Être jugé et estimé
+de pareilles gens au point d'être présenté par eux à une société
+savante aussi remarquable que l'était celle-là à cette époque, c'est
+un titre impérissable.
+
+M. de Vergennes mourut. M. Maret perdait en lui un protecteur assuré.
+Il résolut alors d'aller en Allemagne pour y achever ses études
+politiques... mais à ce moment la révolution française fit entendre
+son premier cri: on sait combien il fut retentissant dans de nobles
+âmes!... M. Maret jugea qu'il ne trouverait en aucun lieu à suivre
+un cours aussi instructif que les séances des états-généraux qui
+s'ouvraient à Versailles: il fut donc s'y établir. Ce fut donc les
+séances législatives qu'il rédigea pour sa propre instruction,
+et de là jour par jour, le _Bulletin de l'Assemblée nationale_.
+Mirabeau, avec qui le jeune Maret était lié, lui conseilla, ainsi
+que plusieurs autres orateurs tels que lui, de faire imprimer ce
+_bulletin_.... Panckoucke faisait alors paraître le _Moniteur_: il
+y inséra ce _bulletin_, auquel M. Maret _exigea_ qu'on laissât son
+titre. Il avait une forme dramatique qui plaisait. C'était, comme on
+l'a dit fort spirituellement, une traduction de _la langue parlée_
+dans la langue _écrite_. Ce fut un nouveau cours de droit politique
+d'autant plus précieux qu'il n'avait rien de la stérilité d'intérêt
+de ces matières. C'était en même temps un tableau vivant des fameuses
+discussions de l'Assemblée nationale et ses athlètes en relief avec
+leurs formes spéciales, en même temps qu'il rendait l'énergique
+vigueur de leurs improvisations et les orages que soulevaient leurs
+débats.
+
+L'Assemblée nationale finit: M. Maret fut alors nommé secrétaire de
+légation à Hambourg et à Bruxelles. Là, malgré sa jeunesse, il fut
+chargé des affaires délicates de la Belgique, après la déclaration
+de guerre, ainsi que de la direction de la première division des
+affaires étrangères, avec les attributions de _directeur général_ de
+ce ministère... et M. Maret n'avait alors que vingt-huit ans!...
+
+Envoyé à Londres, où cependant étaient en même temps M. de Chauvelin
+et M. de Talleyrand, il fut député auprès de Pitt, pour traiter des
+hauts intérêts de la France... À son retour, et n'ayant pas encore
+vingt-neuf ans, M. Maret fut nommé envoyé extraordinaire et ministre
+plénipotentiaire à Naples. Il partit avec M. de Sémonville qui,
+de son côté, allait à Constantinople. Ce fut dans ce voyage que
+l'Autriche les fit enlever et jeter, au mépris du droit des gens,
+dans les cachots de Mantoue[126], non pas comme des prisonniers
+ordinaires, mais comme les plus grands criminels... Chargés de
+chaînes si pesantes, que le duc de Bassano en porte encore les
+marques aujourd'hui sur ses bras!... jetés dans des cachots noirs
+et infects, ils en subirent bientôt les affreuses conséquences...
+Trois jeunes gens de la légation moururent en peu de temps. Attaqué
+lui-même d'une fièvre qui menaçait sa vie, M. Maret fut bientôt en
+danger.
+
+[Note 126: Une circonstance remarquable, c'est que de la mission
+de ces deux envoyés près des différentes cours d'Italie surtout,
+dépendait la vie de la reine, de madame Élisabeth, et du jeune
+roi Louis XVII, ainsi que de sa soeur. On ne comprend pas comment
+l'Autriche a pu mettre ainsi une entrave à la réussite d'une
+chose qui assurait la vie de la reine..... elle était la tante
+de l'Empereur enfin!... Je ne puis m'expliquer cette étrange
+conduite[126-A]... M. Maret et M. de Sémonville correspondirent
+ensemble malgré leurs geôliers. J'en ai détaillé le spirituel moyen
+dans mes mémoires, ainsi que de la plaisante rencontre que M. de
+Bassano fit ensuite à Munich ou à Vienne, de l'un de ses compagnons
+de captivité.]
+
+[Note 126-A: Ainsi que la réponse faite par François, alors empereur
+d'Allemagne, à M. de Rougeville!...]
+
+Ce fut alors que le nom de son père fut pour lui comme un talisman
+magique. Il avait correspondu avec l'académie de Mantoue...
+Une députation de cette académie, conduite par son chancelier
+_Castellani_, demanda et obtint à force de prières que M. Maret fût
+transféré dans une prison plus salubre.
+
+«_Ce que nous demandons_, dit la députation, _c'est d'apporter du
+secours et des consolations au fils d'un homme dont la mémoire nous
+est si chère!..._»
+
+Les prisonniers furent transférés dans le Tyrol, dans le château de
+Kuffstein... Là, Sémonville et Maret passèrent encore vingt-deux
+mois dans la plus dure captivité. Seulement ils étaient au sommet du
+donjon, et non plus dans ses souterrains. Mais séparés... seuls...
+sans livres ni papier... ni rien pour écrire... l'isolement et
+l'oisiveté... pour seule occupation les souvenirs de la patrie... de
+la famille... et le doute de jamais les revoir!... L'enfer n'a pas ce
+supplice dans tous les habitacles du Dante!...
+
+La tyrannie nous donne toujours le désir de la braver. M. Maret,
+privé de tous les moyens d'écrire, voulut les trouver: il y parvint.
+Avec de la rouille, du thé, de la crème de tartre et je ne sais
+plus quel autre ingrédient, qu'il sut se procurer, sous le prétexte
+d'un mal d'yeux, il obtint une encre avec laquelle il put écrire.
+Il chercha dans son mauvais traversin et il trouva une plume longue
+comme le doigt, qu'il tailla avec un morceau de vitre cassée....
+On lui portait diverses choses dont il avait besoin pour sa santé
+ou sa toilette... Ces objets étaient enveloppés dans de petits
+carrés de papier grands comme la main... M. Maret les recueillit au
+nombre de trois ou quatre et transcrivit sur ces feuilles informes
+une comédie, une tragédie et divers morceaux[127] sur les sciences
+et la littérature. Enfin on échangea MM. Maret et Sémonville et
+les autres prisonniers contre madame la duchesse d'Angoulême, qui
+souffrait aussi dans le Temple un supplice encore plus horrible que
+les prisonniers du Tyrol... car des larmes seulement de douleur et
+de colère coulaient sur les barreaux de leur prison... tandis que
+l'infortunée répandait des larmes de sang et de feu sur les tombes de
+tout ce qu'elle avait aimé!...
+
+[Note 127: J'ai tenu dans mes mains ces chefs-d'oeuvre d'une
+patience étonnante. Je les _ai vus_. La comédie a treize cents
+vers, la tragédie dix-huit cents; les deux pièces sont écrites
+très-lisiblement sur la quantité de papier qui fait la valeur de deux
+feuilles de papier à lettre. La comédie s'appelle _le Testament_;
+la tragédie, _Pithèas et Damon_; l'autre comédie a pour titre
+_l'Infaillible_. Le brouillon en était fait par lui sur la faïence de
+son poêle, où il s'effaçait à mesure.]
+
+Rentré dans sa patrie, M. Maret trouva la France reconnaissante; et
+le Directoire rendit un arrêté, en vertu d'une loi spéciale, par
+lequel il fut reconnu que _M. de Sémonville et lui avaient honoré le
+nom français par leur courage et leur constance_.
+
+Ce fut alors que M. de Talleyrand, rappelé en France par le crédit
+de madame de Staël, intrigua par son moyen pour être ministre des
+affaires étrangères... Une autre faveur était à donner au même
+instant: c'était d'aller à Lille pour y discuter les conditions d'un
+traité de paix avec l'Angleterre.
+
+C'était lord Malmesbury qu'envoyait M. Pitt... M. Maret et M. de
+Talleyrand furent les seuls compétiteurs et pour la négociation et
+pour le ministère... M. Maret, qui savait qu'on traitait en ce moment
+de la paix avec l'Autriche, à Campo Formio, voulut contribuer à
+cette grande oeuvre, et sollicita vivement d'aller à Lille: il fut
+nommé. C'est alors qu'il eut pour la première fois des rapports qui
+ne cessèrent qu'en 1815, avec Napoléon... Une immense combinaison
+unissait les deux négociations de Lille et de Campo Formio; la paix
+allait en être le résultat... mais la faction fructidorienne était
+là... et malgré les efforts constants des grands travailleurs à
+la grande oeuvre, tout fut renversé et le fruit de la conquête de
+l'Italie perdu... Alors Bonaparte s'exila sur les bords africains...
+M. Maret dans ce qui avait toujours charmé sa vie, la culture des
+lettres et de la littérature... Au retour d'Égypte, les rapports
+ébauchés par la correspondance de Lille à Campo Formio se renouèrent
+à la veille du 18 brumaire. Dégoûté par ce qu'il voyait chaque
+jour, comprenant que sa patrie marchait, ou plutôt courait à sa
+ruine, M. Maret eut la révélation de ce qu'elle pouvait devenir
+sous un chef comme Napoléon, et il lui dévoua ses services et sa
+vie, mais jamais avec servilité, et toujours, au contraire, avec
+une noble indépendance. M. Maret assista aux 18 et 19 brumaire, et,
+le lendemain, fut nommé secrétaire général[128] des Consuls, reçut
+les sceaux de l'État, et prêta le serment auquel il a été fidèle
+jusqu'au dernier jour. À dater de ce moment, M. Maret fut le fidèle
+compagnon de Napoléon. On a vu qu'il travaillait avec lui à la place
+des ministres; mais, indépendamment de cette marque de confiance,
+il en reçut beaucoup d'autres aussi étendues, de la plus grande
+importance. Devenu ministre secrétaire d'État lors de l'avénement
+à l'Empire[129], M. Maret ne quitta plus l'Empereur, même sur le
+champ de bataille; et lorsque Napoléon entrait, à la tête de ses
+troupes, dans toutes les capitales de l'Europe, le duc de Bassano
+était toujours près de lui pour exercer un protectorat que plusieurs
+souverains doivent encore se rappeler, si toutefois un roi garde le
+souvenir d'un bienfait.
+
+[Note 128: Par la Constitution de l'an 8, le secrétaire-général avait
+le titre et les fonctions de secrétaire-d'État. C'était une position
+de haute faveur et surtout de haute importance: les ministres lui
+remettaient leurs portefeuilles; il prenait connaissance de leurs
+rapports sur les affaires de leurs départements, et, dans le travail
+de la signature qu'il _faisait seul_ avec le premier Consul, il
+lui en rendait un compte verbal très-abrégé. Quant à l'exécution
+des décrets, elle avait lieu sur l'expédition que les ministres
+recevaient du secrétaire-d'État. Celui-ci était donc un intermédiaire
+_officiel_ entre le gouvernement, le Conseil d'État et les ministres.]
+
+[Note 129: Le secrétaire-général ou le secrétaire-d'État (ce fut à
+l'Empire qu'il eut le titre de _ministre secrétaire-d'État_) avait
+non-seulement d'immenses attributions, mais on peut dire qu'il était
+_le seul ministre_.]
+
+Napoléon aimait à accorder au duc de Bassano ce qu'il lui demandait.
+
+--«J'aime à accorder à Maret ce qu'il veut pour les autres,» disait
+l'Empereur, «lui qui ne demande jamais rien pour lui-même.»
+
+C'était vrai, et l'avenir l'a bien prouvé.
+
+J'ai déjà dit que le père du duc de Bassano était fort aimé et
+estimé, et qu'il lui acquit beaucoup de protecteurs, dont le
+plus puissant était M. de Vergennes, alors ministre des affaires
+étrangères; et on a vu que, se conduisant toujours avec sagesse et
+grande capacité, il eut partout de grands succès.
+
+J'ai raconté la vie de M. de Bassano avant l'époque où Napoléon, qui
+se connaissait en hommes, le choisit pour remplir le premier poste
+de l'État auprès de lui; c'est une réponse faite d'avance à ces
+esprits chercheurs de grands talents, et qui demandent ce qu'il a
+fait, l'avant-veille du jour où ils connaissent un homme. Pour eux,
+son existence est dans le moment présent; quant à la conduite de M.
+de Bassano, pendant tout le temps où il a été au pouvoir, elle a été
+admirable, non-seulement sous le rapport d'une extrême probité, mais
+comme homme de la patrie; et lorsque Napoléon fit des fautes, ce fut
+toujours après une lutte avec M. de Bassano, surtout à Dresde et dans
+la campagne de Russie, ainsi qu'en 1813 et 1814.
+
+Mais je n'écris pas l'histoire dans ce livre, je n'y rappelle que
+ce qui tient à la société française. Cependant, comme le duc de
+Bassano n'ouvrit sa maison que lorsqu'il fut ministre des affaires
+étrangères, et que tout alors fut _officiel_, en même temps qu'il
+était littéraire et agréable, il me faut bien en montrer le maître,
+éclairé du jour qui lui appartient.
+
+J'ai déjà dit qu'avant le moment où M. le duc de Bassano fut ministre
+des affaires étrangères, il n'eut pas une maison ouverte. Sa maison
+était une sorte de sanctuaire, où les oisifs n'auraient rien trouvé
+d'amusant, et les intéressés beaucoup trop de motifs d'attraction. Il
+fallait donc centraliser autant que possible ses relations, et ce fut
+pendant longtemps la conduite du duc et de la duchesse de Bassano.
+
+Mais, lorsque M. de Bassano passa au ministère des affaires
+étrangères, sa position et ses obligations changèrent, et madame de
+Bassano eut _un salon_, mais un salon _unique_, et comme nous n'en
+revîmes jamais un, et cela, par la position _spéciale_ où était M.
+de Bassano. Ces exemples se voyaient seulement avec Napoléon. C'est
+ainsi que le duc d'Abrantès fut gouverneur de Paris, comme personne
+ne le fut et ne le sera jamais.
+
+Le salon de la duchesse de Bassano s'ouvrit à une époque bien
+brillante; quoique ce ne fût pas la plus lumineuse de l'Empire[130].
+On voyait déjà l'horizon chargé de nuages; ce n'était pas, comme
+en 1806, un ciel toujours bleu et pur qui couvrait nos têtes, mais
+c'était le moment où le colosse atteignait son apogée de grandeur: et
+si quelques esprits clairvoyants et craintifs prévoyaient l'avenir,
+la France était toujours, même pour eux, cet Empire mis au-dessus du
+plus grand, par la volonté d'un seul homme; et cet homme était là,
+entouré de sa gloire, et déversant sur tous l'éclat de ses rayons.
+
+[Note 130: La plus belle époque de l'Empire est depuis 1804 jusqu'en
+1811.]
+
+Avant M. de Bassano, le ministère des affaires étrangères avait été
+occupé par des hommes qui ne pouvaient, en aucune manière, présenter
+les moyens qu'on trouvait réunis dans le duc de Bassano. Sans doute
+M. de Talleyrand est un des hommes de France, et même de l'Europe,
+le plus capable de rendre une maison la plus charmante qu'on puisse
+avoir; mais M. de Talleyrand est d'humeur fantasque, et nous l'avons
+tous connu sous ce rapport; M. de Talleyrand était quelquefois toute
+une soirée sans parler, et lorsque enfin il avait quelques paroles
+à laisser tomber nonchalamment de ses lèvres pâles, c'était avec
+ses habitués, M. de Montrond, M. de Narbonne, M. de Nassau et M. de
+Choiseul et quelques femmes de son intimité... Quant à madame de
+Talleyrand, que Dieu lui fasse paix!... on sait de quelle utilité
+elle était dans un salon; la bergère dans laquelle elle s'asseyait
+servait plus qu'elle, et, de plus, ne disait rien. L'esprit de M. de
+Talleyrand, quelque ravissant qu'il fût, n'avait plus, devant sa
+femme, que des éclairs rapides, fréquents, mais qui jaillissaient
+sans animer et dissiper la profonde nuit qu'elle répandait dans son
+salon. Ce n'était donc qu'après le départ de madame de Talleyrand,
+lorsqu'elle allait enfin se coucher, que M. de Talleyrand était
+vraiment l'homme le plus spirituel et le plus charmant de l'Europe...
+Vint aussi M. de Champagny... Quant à lui, je n'ai rien à en dire, si
+ce n'est pourtant qu'il était peut-être bien l'homme le plus vertueux
+en politique, mais le plus cynique[131] en manières _sociables_ que
+j'aie rencontré de ma vie... et, comme on le sait, cela ne fait pas
+être maître de maison, aussi, M. de Champagny n'y entendait-il rien,
+pour dire le mot.
+
+[Note 131: Il était parfaitement bon, et le plus probe, le plus
+honnête des hommes; c'était un type que M. de Champagny. Mais en
+vérité, jamais on ne vit une plus étrange façon d'aller par le monde
+civilisé! jamais on ne vit un renoncement aussi complet à l'élégance
+même la plus ordinaire.]
+
+Le salon de M. de Bassano s'ouvrait donc sous les auspices les plus
+favorables, parce qu'on était sûr de ce qu'on y trouverait... Madame
+de Bassano, alors dans la fleur de sa beauté et parfaitement élégante
+et polie, était vraiment faite pour remplir la place de maîtresse de
+maison au ministère des affaires étrangères.
+
+Cette époque était la plus active et la plus agitée, par le mouvement
+qui avait lieu d'un bout de l'Europe à l'autre... Les étrangers
+arrivaient en foule à Paris; tous devaient nécessairement paraître
+chez le ministre des affaires étrangères... L'Empereur, en le nommant
+à ce ministère, voulut qu'il tînt une maison ouverte et magnifique;
+quatre cent mille francs de traitement suivirent cet ordre, que M. de
+Bassano sut, au reste, parfaitement remplir...
+
+L'hôtel Gallifet[132] est une des maisons les plus incommodes de
+Paris mais aussi une des plus propres à recevoir et à donner des
+fêtes; ses appartements sont vastes; leur distribution paraît avoir
+été ordonnée pour cet usage exclusivement. Jusqu'à l'entrée et à
+l'escalier, les deux cours, tout a un air de décoration qui prépare à
+trouver dans l'intérieur la joie et les plaisirs d'une fête.
+
+[Note 132: Rue du Bac, presque contre la rue de Sèvres.]
+
+Le corps diplomatique avait jusqu'alors vécu d'une manière peu
+convenable à sa dignité et même à ses plaisirs de société;
+beaucoup allaient au cercle de la rue de Richelieu, et y perdaient
+ennuyeusement leur argent; d'autres, portés par le désoeuvrement et
+peut-être l'opinion, allaient dans le faubourg Saint-Germain[133],
+dans des maisons dont souvent les maîtres étaient les ennemis de
+l'Empereur, comme par exemple chez la duchesse de Luynes, et beaucoup
+d'autres dans le même esprit.
+
+[Note 133: Je ne voyais du corps diplomatique que ceux qui étaient
+mes amis et qui me convenaient: à l'époque où M. de Bassano ouvrit sa
+maison, j'étais en Espagne.]
+
+Le corps diplomatique avait été beaucoup plus agréable; mais il était
+encore bien composé à ce moment: c'était, pour l'Autriche, le prince
+de Schwartzemberg, dont l'immense rotondité avait remplacé l'élégante
+tournure de M. de Metternich; pour la Prusse, M. de Krusemarck; quant
+à celui-là, nous avons gagné au change... Je ne me rappelle jamais
+sans une pensée moqueuse la figure de M. de Brockausen, ministre de
+Prusse avant M. de Krusemarck... Celui-ci était à merveille, et pour
+les manières et pour la tournure; il rappelait le comte de Walstein
+dans le délicieux roman de _Caroline de Lichfield_.
+
+La Russie était représentée par un homme dont le type est rare à
+trouver de nos jours, c'est le prince Kourakin: cet homme a toujours
+été pour moi le sujet d'une étude particulière; sa nullité et sa
+frivolité réunies me paraissaient tellement compléter le ridicule,
+que j'en arrivais, après avoir fait le tour de sa massive et grosse
+personne, à me dire: «Cet homme n'est qu'un sot et un _frotteur_ de
+diamants.» Potemkin l'était aussi... mais du moins quelquefois il
+laissait là sa brosse et ses joyaux pour prendre l'épée, ou tout
+au moins le sceptre de Catherine, et lui en donner sur les doigts,
+lorsqu'elle ne marchait pas comme il l'entendait. Il y avait au moins
+quelque chose dans Potemkin; mais chez le prince Kourakin!... RIEN...
+absolument RIEN. Ajoutez à sa nullité, qu'en 1810 il se coiffait
+comme Potemkin, brossait comme lui ses diamants en robe de chambre,
+et donnait audience à quelques cosaques, faute de mieux, parce que
+les Français n'aiment pas l'impertinence, et qu'aujourd'hui, chez les
+Russes de bonne compagnie, il est passé de coutume de reconnaître
+comme bonnes de pareilles gentillesses.
+
+Le prince Kourakin avait la science de la révérence; il savait de
+combien de lignes il devait faire faire la courbure à son épine
+dorsale. Le sénateur, le ministre, le comte, le duc, tout cela avait
+sa mesure: malheureusement, le prince Kourakin ne pouvait plus mettre
+en pratique cette belle conception et la démontrer, par l'exemple,
+à tous les jeunes gens de son ambassade. L'énormité de son ventre
+s'opposait à ce qu'il pût s'incliner avec toutes les grâces des
+nuances qu'il demandait à ses élèves. Parfaitement convaincu de
+son élégance et de sa recherche, il était toujours mis comme Molé
+dans le _Misanthrope_, aux rubans exceptés, encore chez lui les
+mettait-il. Les jours de réception à la cour, il faisait dès le
+matin un long travail avec son valet de chambre, pour décider quelle
+_couleur lui allait le mieux_, et lorsque l'habit était choisi,
+il fallait un autre travail pour la garniture de cet habit; et,
+comme M. Thibaudois, dans je ne sais plus quelle vieille pièce de
+la Comédie-Française, il voulait pouvoir répondre à celui qui lui
+disait: _Monsieur, vous avez-là un bien bel habit bleu!...--Monsieur,
+j'en ai le saphir!..._
+
+Voilà quel était l'homme; aussi envoyait-on M. de Czernicheff,
+lorsqu'il y avait une mission un peu difficile, et même M. de Tolstoy.
+
+Un homme fort bien du corps diplomatique était M. de Waltersdorf,
+ministre de Danemark. Il était le digue représentant d'un loyal et
+fidèle allié. Sa physionomie, qui annonçait de l'esprit, et il en
+avait beaucoup, révélait aussi l'honnête homme.
+
+Pour la Suède, il y avait M. d'Ensiedel: ce qu'on en peut dire, c'est
+que M. d'Ensiedel était ministre de Suède à Paris[134].
+
+[Note 134: Les trois membres du corps diplomatique les plus assidus
+chez le duc de Bassano étaient M. le prince de Schwartzemberg, M. de
+Krusemarck et M. de Kourakin.]
+
+Venaient ensuite les ministres de Saxe, Wurtemberg, Bavière, Naples,
+et puis tous les petits princes d'Allemagne qui formaient à eux seuls
+une armée.
+
+La vie littéraire de M. de Bassano avait eu une longue interruption
+pendant le temps donné à sa vie politique. Cependant ses
+relations n'avaient jamais été interrompues avec ses collégues
+de l'Institut[135] et tous les gens de lettres dont il était le
+défenseur, l'interprète et l'appui auprès de l'Empereur; lorsqu'il
+fut plus maître, non pas de son temps mais de quelques-uns de ses
+moments, il rappela autour de lui tout ce qu'il avait connu et qu'il
+connaissait susceptible d'ajouter à l'agrément d'un salon; personne
+mieux que lui ne savait faire ce choix. Le duc de Bassano est un
+homme qui excelle surtout par un sens droit et juste; ne faisant
+rien trop précipitamment et pourtant sans lenteur; d'une grande
+modération dans ses jugements et apportant dans la vie habituelle et
+privée une simplicité de moeurs vraiment admirable: on voyait que
+c'était son goût de vivre ainsi; mais aussitôt qu'il fut ministre des
+affaires étrangères, il fit voir qu'il savait ce que c'était que de
+représenter grandement. Du reste, ne levant pas la tête plus haut
+d'une ligne, et quand cela lui arrivait c'était pour l'honneur du
+pays. Cet honneur, il le soutint toujours avec une fermeté, et, quand
+il le fallait, avec une hauteur aussi aristocratique que pas un de
+tous ceux qui traitaient avec lui; toutefois, aimé et estimé du corps
+diplomatique avec lequel, toujours poli, prévenant et homme du monde,
+il n'était jamais ministre d'un grand souverain qu'en traitant en son
+nom. Il était également aimé à la cour impériale par tous ceux qui
+savaient apprécier l'agrément de son commerce. Jamais je n'écoutai
+avec plus de plaisir raconter un fait important, une histoire
+plaisante, que j'en ai dans une conversation avec le duc de Bassano.
+Les entretiens sont instructifs sans qu'il le veuille, et amusants
+sans qu'il y tâche. La figure du duc de Bassano était tout à fait en
+rapport avec son esprit et ses manières; sa taille était élevée sans
+être trop grande; toute sa personne annonçait la force, la santé,
+et le nerf de son esprit. Sa figure était agréable, sa physionomie
+expressive et digne, et ses yeux bleus avaient de la douceur et de
+l'esprit dans leur regard.
+
+[Note 135: Et de l'Académie.]
+
+Voilà comment était M. de Bassano au moment où il marqua d'une
+manière si brillante dans la grande société européenne qui passait
+toute entière chez lui comme une fantasmagorie animée.
+
+Aussitôt, en effet, que le salon du ministre des affaires étrangères
+fut ouvert, il devint l'un des principaux points de réunion de tout
+ce que la cour avait de plus remarquable et de gens disposés à jouir
+d'une maison agréable et convenable sous tous les rapports. À cette
+époque, les femmes de la cour étaient presque toutes jeunes et
+presque toutes jolies; elles avaient la plupart une grande existence,
+une extrême élégance et une magnificence dont on parle encore
+aujourd'hui; mais seulement par tradition et sans que rien puisse
+même les rappeler.
+
+Tous les samedis, la duchesse de Bassano donnait un petit bal suivi
+d'un souper: c'était _le petit jour_, ce jour-là; les invitations
+n'excédaient jamais deux cent cinquante personnes; on ne les envoyait
+qu'aux femmes les plus jolies et les plus élégantes de préférence.
+Quant aux hommes, ils étaient assez habitués de la maison pour
+former ce que nous appelions alors _le noyau_; c'est-à-dire qu'un
+grand nombre y allait tous les jours. Madame la duchesse de Bassano,
+étant dame du palais, voyait plus intimement les personnes de la
+maison de l'Empereur, ainsi que celles des maisons des Princesses;
+notre service auprès des Princesses nous rapprochait souvent les
+uns des autres indépendamment de nos rapports de société qui par
+là devenaient encore plus intimes. Aussi la maison de l'Empereur et
+celle de l'Impératrice, ainsi que celles des Princesses, formaient
+le fond principal des petites réunions que nous avions en dehors des
+grands dîners d'étiquette que nous étions contraintes de donner,
+ainsi que nos jours de réception.
+
+Les femmes de l'intimité de la duchesse de Bassano étaient toutes
+fort jolies, et plusieurs d'entre elles étaient même très-belles.
+C'étaient madame de Barral[136], madame d'Helmestadt[137], madame
+Gazani[138], madame d'Audenarde la jeune[139], madame de d'Alberg[140],
+madame Des Bassayns de Richemond[141], madame Delaborde[142], madame
+de Turenne[143], madame Regnault-de-Saint-Jean-d'Angely[144], et
+beaucoup d'autres encore; mais celles-là n'étaient pas de l'intimité
+de la semaine. Il y avait après cela d'autres salons dont je parlerai
+et qui avaient également leurs habitudes. Quant aux hommes, les plus
+intimes étaient M. de Montbreton[145], M. de Rambuteau[146], M. de
+Fréville, M. de Sémonville, M. de Valence, M. de Narbonne[147], M.
+de Ségur[148], M. Dumanoir[149], M. de Bondy[150], M. de Sparre, M.
+de Montesquiou[151], M. de Lawoëstine, M. de Maussion. Puis venaient
+ensuite les hommes de lettres, parmi lesquels il y avait une foule
+d'hommes d'une haute distinction comme esprit et comme talent; comme
+génie littéraire, c'était autre chose; il y en avait deux à cette
+époque; mais le pouvoir les avait frappés de sa massue et les deux
+génies ne chantaient plus pour la France; l'un était Chateaubriand,
+l'autre madame de Staël!...
+
+[Note 136: Mademoiselle de Mondreville mariée à M. de Barral,
+beaucoup plus âgé qu'elle, au point d'être pris pour son père,
+remariée aujourd'hui au comte Achille de Septeuil, et dame pour
+accompagner la princesse Pauline.]
+
+[Note 137: Fille de M. de Cetto, ministre de Bavière; elle était
+ravissante de fraîcheur, de jeunesse et de grâce.]
+
+[Note 138: Appelée la _belle Génoise_, lectrice de l'Impératrice,
+puis ayant le rang de dame du palais, on ne sait trop comment, ou
+plutôt on le sait.]
+
+[Note 139: Mademoiselle Dupuis, dont la mère était créole de
+l'Île-de-France, et dame pour accompagner la reine Julie d'abord, et
+puis ensuite madame mère.]
+
+[Note 140: Mademoiselle de Brignolé, dont la mère était dame du
+palais; jolie, mais l'air d'un serin effaré.]
+
+[Note 141: Mademoiselle Mourgues, dont le père a été ministre de
+Louis XVI en 1790 ou 91, pendant vingt-quatre heures; et belle-soeur
+de M. de Villèle.]
+
+[Note 142: Ravissante femme comme on peut le voir encore aujourd'hui.
+Elle était veuve du baron de Giliers, et elle épousa en secondes
+noces le comte Alexandre de Laborde.]
+
+[Note 143: Riche héritière qui, sans être ni laide ni jolie,
+épousa M. de Turenne. Elle n'avait pas de jambes, ou, du moins,
+étaient-elles si courtes qu'elles étaient comme absentes.]
+
+[Note 144: Elle n'était attachée à aucune maison, mais fort aimée de
+nous toutes.]
+
+[Note 145: Écuyer de la princesse Pauline.]
+
+[Note 146: Chambellan de l'Empereur, gendre de M. de Narbonne.]
+
+[Note 147: Aide-de-camp de l'Empereur.]
+
+[Note 148: Grand-maître des cérémonies.]
+
+[Note 149: Chambellan de l'Empereur.]
+
+[Note 150: Chambellan de l'Empereur.]
+
+[Note 151: Grand chambellan.]
+
+Chez la duchesse de Bassano, on voyait dans la même soirée Andrieux,
+dont le charmant esprit trouve peu d'imitateurs, pour nous donner de
+petites pièces remplies de sel vraiment attique et de comique; Denon,
+laid, mais spirituel et malin comme un singe; Legouvé, qui venait
+faire entendre, dans le salon de son ancien ami, le chant du cygne,
+au moment où sa raison allait l'abandonner; Arnault, dont l'esprit
+élastique savait embrasser à la fois l'histoire et la poésie, et
+contribuait si bien à l'agrément de la conversation à laquelle il
+se mêlait; Étienne, l'un des hommes les plus spirituels de son
+époque. Ses comédies et ses opéras avaient déjà alors une réputation
+tout établie, qui n'avait plus besoin d'être protégée; mais
+Étienne n'oubliait pas que le duc de Bassano avait été son premier
+protecteur, et ce qu'il pouvait lui donner, comme reconnaissance, le
+charme de sa causerie, il le lui apportait. On voyait aussi, dans les
+réunions du duc de Bassano, un vieillard maigre, pâle, ayant deux
+petites ouvertures en manière d'yeux, une petite tête poudrée sur un
+corps de taille ordinaire, habillé tant bien que mal d'un habit fort
+râpé, mais dont la broderie verte indiquait l'Institut: cet homme,
+ainsi bâti, s'en allait faisant le tour du salon, disant à chaque
+femme un mot, non-seulement d'esprit, mais de cet esprit comme on
+commence à n'en plus avoir. Il souriait même avec une sorte de grâce,
+quoiqu'il fût bien laid.
+
+--«Qu'est-il donc?» demandaient souvent des étrangers, tout étonnés
+de voir cette figure blafarde, enchâssée dans sa broderie verte,
+faire le charmant auprès des jeunes femmes... Et ils demeuraient
+encore bien plus surpris, lorsqu'on leur nommait le chantre
+d'_Aline_, reine de Golconde, le chevalier de Boufflers!... Gérard
+et Gros étaient aussi fort assidus chez M. de Bassano, ainsi que
+Picard, Ginguené, Duval, et toute la partie comique et dramatique,
+comme aussi la plus sérieuse de l'Institut, c'étaient Visconti,
+Monge, Chaptal, qui alors n'était plus ministre; Lacretelle, dont le
+caractère avait alors un éclat remarquable; Ramond, dont l'esprit
+charmant a su donner un côté romantique à une étude stérile, et
+dont les notes, aussi instructives qu'amusantes, font lire, pour
+elles seules l'ouvrage auquel elles sont attachées[152]. Combien
+je me rappelle avec intérêt mes courses avec lui dans les montagnes
+de Baréges, la première année où j'allai dans les Pyrénées! Cet
+homme faisait parler la science comme une muse. Il y avait de la
+poésie vraie dans ses descriptions, et pourtant il embellissait sa
+narration. Je ne sais comment il faisait, mais je crois en vérité que
+j'aimais autant à l'entendre raconter ses courses aventureuses, que
+de les faire moi-même.
+
+[Note 152: _Lettres sur la Suisse_, par William Coxe, avec les notes
+par Ramond.]
+
+Il était, comme on le sait, très-petit, maigre, souffrant et ne
+pouvant pas supporter de grandes fatigues. Un jour, il était à
+Baréges, chez sa soeur, madame Borgelat; tout à coup il dit à
+Laurence, son guide favori:
+
+--«Laurence, si tu veux, nous irons faire une découverte?»
+
+Le montagnard, pour toute réponse, fut prendre son bâton ferré, ses
+crampons, son croc, son paquet de cordes et son bissac, sans oublier
+sa belle tasse de cuir[153] et sa gourde bien remplie d'eau-de-vie,
+et les voilà tous deux en marche.
+
+[Note 153: Elle fut remplacée par une belle tasse en argent que lui
+donna M. Ramond pour cette course au pic du Midi. Ces tasses servent
+aux guides des glaciers pour faire fondre de la neige, à laquelle ils
+mêlent de l'eau-de-vie ou tout autre spiritueux, pour éviter de boire
+l'eau trop _crue_ des glaciers.]
+
+--«Sais-tu où je te mènes, Laurence?
+
+--Non, monsieur; ça m'est égal. Là où vous irez, j'irai.
+
+--Nous allons essayer de gravir jusqu'au sommet du pic du Midi.
+
+--Ah! ah! fit le montagnard.
+
+--Tu es inquiet?
+
+--Moi!... non... ce n'est pas pour moi... Mais vous, monsieur Ramond,
+comment que vous ferez pour monter sur cette maudite montagne que
+personne ne peut gravir?... J'ai peur pour vous.»
+
+Ramond sourit. Lui aussi avait bien quelques inquiétudes sur la
+manière dont il s'en tirerait. Mais il y avait un stimulant dans sa
+résolution spontanée, qui le portait à faire ce qu'il n'eût pas fait,
+peut-être, à cette époque de l'année, avec sa mauvaise santé.
+
+Il y avait alors à Saint-Sauveur et à Cauterêts, ainsi qu'à Baréges,
+une foule de buveurs d'eau, dont le plus grand nombre étaient de
+Paris. Parmi ceux-ci étaient la duchesse de Chatillon et M. de
+Bérenger, qu'elle épousa depuis. Ce monsieur de Bérenger avait une
+manie que rien ne pouvait lui faire perdre, même le mauvais résultat
+de ses courses. Il grimpait toujours, n'importe où il allait. Un
+jour, il dit devant Ramond, que certainement le pic du Midi était
+une bien belle montagne, mais pour celui qui aurait eu le courage de
+monter _jusqu'au sommet_. Ce que voulait Ramond, c'était de vérifier
+une dernière fois l'exactitude de ses découvertes. Cependant, cette
+sorte de provocation, de la part du jeune élégant parisien, lui
+donnait comme un tourment vague qui l'obsédait la nuit comme le
+jour. Enfin, il partit, comme on l'a vu, avec Laurence, mais cachant
+son voyage à M. de Bérenger. Arrivé sur le pic du Midi, à l'heure
+nécessaire pour voir le lever du soleil[154], Ramond commença ses
+expériences; et, lorsque tout fut terminé, il voulut essayer de
+gravir jusqu'à cette petite plate-forme qui termine le pic, comme le
+savent tous ceux qui ont été le plus haut possible; mais la force
+lui manqua. Cependant, il en avait un bien grand désir et sa volonté
+était ferme habituellement... ce qui prouve qu'elle n'est pas tout,
+cependant...
+
+[Note 154: Tous ceux qui ont été dans les Pyrénées savent combien
+le spectacle qu'on a sur le pic du Midi, au lever du soleil, est
+admirable.]
+
+--«Vingt pieds! disait Laurence, et dire que vous ne pouvez pas
+monter là, monsieur Ramond... vous!...
+
+Ramond enrageait encore plus que lui. Enfin, après avoir pris
+un peu de repos, il essaya pour la troisième fois, mais toujours
+infructueusement; Laurence était aussi désolé que lui; et, pour ceux
+qui ont connu Laurence, cette histoire est une de celles dont il
+les aura sûrement réjouis plus d'une fois. Enfin, il s'approcha de
+Ramond, dont il devinait la contrariété, car l'autre ne disait pas
+une parole.
+
+--«Monsieur, lui dit-il.
+
+--Qu'est-ce que tu me veux?
+
+--Si nous disions que nous sommes montés là-haut... hein?»
+
+Et il faut connaître la physionomie pleine de finesse du montagnard
+béarnais pour comprendre celle que mit Laurence dans le _hein_ qui
+termina sa phrase.
+
+--«Non, non, répondit Ramond, je ne veux pas mentir pour satisfaire
+ma vanité; car qu'est-ce autre chose qu'une vanité pour répondre à ce
+Bérenger?... Allons, qu'il n'en soit plus question.»
+
+Il quitta la montagne, que ses observations avaient classée parmi les
+plus belles des Pyrénées, en soupirant de ce qu'elle lui avait ainsi
+refusé l'accès de sa plus haute cime... Revenu à Saint-Sauveur, il
+raconta sa course avec toute vérité.
+
+--«Et finalement, dit M. de Bérenger en se frottant les mains de
+contentement, vous n'êtes pas monté jusqu'au sommet du pic?
+
+--Non.
+
+--Ah!... c'est fort bien.»
+
+Et voilà M. de Bérenger allant trouver Laurence, et lui disant qu'il
+fallait absolument qu'il retournât au pic du Midi pour y monter avec
+lui..
+
+--«Mais, monsieur, c'est impossible! Je vous jure que le diable garde
+cette roche qui finit le pic. Je l'ai tournée, je l'ai regardée de
+tous les côtés, elle est imprenable!»
+
+M. de Bérenger n'écouta rien, et il décida enfin Laurence à venir
+avec lui... Le fait est que je ne sais pas comment il s'y est pris,
+mais il est de fait qu'il est monté sur l'extrémité la plus aiguë du
+pic du Midi. Lorsqu'il se vit sur cette petite plate-forme, qui n'a
+peut-être pas vingt-cinq pieds d'étendue, il se crut un homme destiné
+à faire les choses les plus étonnantes. Il revint à Bagnères, et l'on
+peut croire que la première parole dont il salua Ramond fut celle
+qui lui annonçait son ascension... En l'apprenant, Ramond éprouva un
+petit mouvement d'impatience et même d'humeur.
+
+--«En vérité, disait-il, c'est vraiment bien dommage qu'une si pauvre
+tête soit sur de si bonnes jambes!...»
+
+Ramond était surtout charmant en racontant ses voyages et ses
+courses à Gavarni, au Mont-Perdu, à Gèdres surtout... Oh! la grotte
+de Gèdres avait laissé dans son âme des souvenirs qui devaient avoir
+leur source dans de bien puissantes impressions... C'est en parlant
+de Gèdres, dans cette charmante pièce intitulée[155]: _Impressions
+en revenant de Gavarni_, qu'il y a cette idée gracieuse: _Le parfum
+d'une violette nous rappelle plusieurs printemps!_
+
+[Note 155: Fragments imprimés dans le _Mercure de France_, de 1788 ou
+1787.]
+
+On conçoit qu'avec des hommes d'un talent aussi varié, la
+conversation devait avoir un charme tout particulier dans le salon
+du duc de Bassano. Un jour, c'était M. de Ségur, le grand-maître
+des cérémonies, qui racontait dans un souper des petits jours des
+anecdotes curieuses sur la cour de Catherine. Il parlait de sa grâce,
+de son esprit, du luxe asiatique de ses fêtes, lorsqu'elle paraissait
+au milieu de sa cour avec des habits ruisselants de pierreries,
+entourée de jeunes et belles femmes, parées elles-mêmes comme leur
+souveraine, et contribuant par leurs charmes et leur esprit à
+justifier la réputation _de Paradis terrestre_, que les étrangers,
+qui ne voyaient que la surface, donnaient tous à la cour de Catherine
+II. Les décorations en étaient habilement faites; on ne voyait pas
+ce qui se passait derrière la scène, tandis que souvent une victime
+rendait le dernier soupir sous le poignard ou le lacet non loin du
+lieu où la joie riait et chantait, couronnée de fleurs et enivrée de
+parfums.
+
+Jamais M. de Ségur et moi ne fûmes d'accord sur ce point. Il aimait
+Catherine et je l'abhorrais!... Au reste, il était le plus aimable
+du monde; c'était l'homme sachant le mieux raconter une histoire.
+Sa parole elle-même, sa prononciation, n'était pas celle de tout le
+monde. Je l'aimais bien mieux que son frère.
+
+Madame Octave de Ségur, belle-fille du grand-maître des cérémonies,
+était une femme fort aimable, à ce que disaient toutes les personnes
+qui la voyaient dans son intimité. Elle était dame du palais de
+l'Impératrice; mais, quoiqu'elle fût de la cour, elle n'était
+habituellement de la société d'aucune de nous. Elle était jolie, et
+possédait ce charme auquel les hommes sont toujours fort sensibles,
+qui est de n'avoir de sourire que pour eux. Ses grands yeux noirs
+veloutés n'avaient une expression moins dédaigneuse que lorsqu'elle
+était entourée d'une cour qui n'était là que pour elle. Comme sa
+réputation a toujours été bonne, je dis ce fait, qui, du reste, est
+la vérité.
+
+Une histoire étrange était arrivée quelques années avant dans la
+famille du comte de S.....; le héros de cette histoire n'était revenu
+que depuis peu de temps, et reparaissait de nouveau dans le monde:
+c'était l'aîné de ses fils, Octave de S....., le mari de mademoiselle
+d'Aguesseau, la même dont je viens de parler.
+
+Octave de S....., quoique fort jeune, remplissait les fonctions de
+sous-préfet, soit dans les environs de Plombières, soit à Plombières
+même, en 1803, lorsque tout à coup il disparut, sans que le moindre
+indice pût indiquer s'il était parti pour un long voyage, ou s'il
+s'était donné la mort.
+
+La police fit des recherches avec le plus grand soin; tout fut
+infructueux. Cependant, comme rien ne donnait la preuve qu'il
+n'existât plus, sa femme, ses enfants et son frère ne prirent point
+le deuil.
+
+Un jour le comte de S..... reçut une lettre sans signature, mais
+son coeur de père battit aussitôt, car il reconnut un cachet qui
+appartenait à son fils.
+
+_Ne soyez pas inquiets. Je vis toujours et pense à vous._
+
+Ce peu de mots n'étaient pas de l'écriture d'Octave de Ségur; mais
+combien ils donnèrent de bonheur dans cette famille désolée, dont
+les inquiétudes, sans cesse redoublées, prenaient quelquefois une
+couleur sinistre qui amenait le désespoir dans cet intérieur si digne
+d'être heureux! M. de Ségur ne voulant pas jeter au public un aliment
+de curiosité, ne parla de cette nouvelle qu'à quelques amis qui
+partagèrent sincèrement sa joie.
+
+Philippe de S.....[156], l'auteur du dramatique et bel ouvrage sur la
+Russie, est le frère d'Octave. Il adorait son frère... Du moment où
+il disparut, le malheureux jeune homme fut atteint d'une mélancolie
+qui dévorait sa jeunesse. Dans ses yeux noirs si profonds, au regard
+penseur, on voyait souvent des larmes et une expression de tristesse
+déchirante. Il avait alors vingt ou vingt et un ans, je crois. On
+aurait cru que c'était l'abandon d'une femme, une perfidie de coeur
+qui le rendait aussi triste; et on demeurait profondément touché en
+apprenant que la perte de son frère était la seule cause de sa pâleur
+et de son abattement. La nouvelle qui parvint à la famille ne lui
+donna même aucun réconfort. Jamais il n'avait cru à la mort de son
+frère.
+
+[Note 156: Je regrette seulement qu'il ait mis autant en oubli ce que
+nous devions à l'Empereur, tout en parlant des fautes de la campagne
+de Moscou.]
+
+«Je serais encore plus malheureux si je l'avais perdu, disait le bon
+jeune homme!... Je le saurais par l'instinct même de mon coeur!...»
+
+Un jour, Philippe inspectait des hôpitaux dans une petite ville
+d'Allemagne, pendant la campagne de Wagram... Il parcourait les
+chambres et parlait à tous les blessés, pour savoir s'ils avaient
+tous les secours qui leur étaient nécessaires... Tout à coup il croit
+voir dans un lit un homme dont la figure lui rappelle son frère!..
+Il s'approche!.. À chaque pas la ressemblance est plus forte.....
+Enfin il n'en peut plus douter, c'est lui! c'est son frère!.. c'est
+Octave!....
+
+Octave fut ému par cette expression de tendresse vraie, qui ne peut
+tromper. Quelle que fût sa résolution, il se laissa emmener par
+Philippe et revint dans la maison paternelle. Il revit sa femme,
+ses enfants et tous les siens avec un air apparent de contentement;
+personne ne lui fit de questions, on le laissa dans son mystère,
+tant on redoutait de lui rendre la vie fâcheuse; il ne parla non
+plus lui-même de ce qui s'était passé, et tout demeura comme avant
+sa fatale fuite. Le prince de Neufchâtel avait besoin d'officiers
+d'ordonnance, on lui donna M. de S.....
+
+Nous étions un jour dans je ne sais plus quelle lande parfumée de ma
+chère Espagne, il était assez tard, M. d'Abrantès allait se coucher,
+et moi je l'étais déjà, lorsque le colonel Grandsaigne, premier
+aide-de-camp du duc, frappa à la porte en s'excusant de venir à une
+telle heure, si toutefois, ajouta-t-il (toujours au travers de la
+porte) il y a une heure indue à l'armée. Il avait la rage des phrases.
+
+--«À présent de quoi s'agit-il? demanda M. d'Abrantès. Vous pouvez
+entrer.
+
+--Un officier du prince de Neufchâtel, mon général, qui demande
+que vous lui fassiez donner des chevaux. Il doit porter au
+quartier-général des ordres de l'Empereur, et l'alcade prétend qu'il
+n'a pas de chevaux ni de mulets à lui donner.»
+
+Pendant le discours du colonel, l'officier voyant une femme au lit
+n'osait avancer et se tenait dans l'ombre... Le duc, très-ennuyé de
+ces ordres multipliés qui forçaient à imposer les habitants d'un
+village à donner leurs montures, était toujours fort difficile pour
+les autoriser; et j'ai vu quelquefois, après s'être informé du cas
+plus ou moins pressant qui réclamait son intervention, la refuser au
+moins pour quelques jours.
+
+--«Votre ordre, monsieur, dit-il au jeune officier en tendant la main
+vers lui sans le regarder.»
+
+L'officier avança timidement, et lui remit son ordre.
+
+--«Ah!... S.....! .... Est-ce que vous êtes parent du grand-maître
+des cérémonies?
+
+--Je suis son fils, mon général.
+
+--Philippe!....»
+
+Et le duc se retourna vivement vers le jeune homme, mais s'arrêta
+stupéfait en voyant une figure qu'il ne connaissait pas.
+
+--«Qui donc êtes-vous, monsieur, demanda-t-il d'une voix sévère?...»
+car sa première pensée fut que l'homme qui était devant lui pouvait
+être un espion. Elle se traduisit probablement sur sa physionomie si
+mobile, car le jeune homme devint fort rouge.
+
+--«J'ai eu l'honneur de vous dire, mon général, que le comte de
+S..... est mon père. Je suis l'aîné de ses fils.
+
+--Ah! s'écria joyeusement le duc, c'est donc vous qui êtes _le
+perdu_!... Pardieu! mon cher, soyez _le bien retrouvé_!... Voyons,
+que voulez-vous?... des chevaux? Vous en aurez; mais d'abord vous
+passerez le reste de la nuit ici, attendu qu'il est tout à l'heure
+minuit, et que, dans la romantique Espagne, les voyages au clair
+de lune commencent à n'être plus aussi agréables qu'au temps des
+Fernands et des Abencerrages.»
+
+Quelque délicatesse que l'on mît à ne pas parler à Octave de S.....
+de son aventureuse absence, cependant, comme ami fort intime de
+son père, dont souvent il avait même essuyé les larmes, le duc
+d'Abrantès avait presque le droit de lui en dire quelques mots. M. de
+Ségur ne fut pas mystérieux et lui raconta comment une raison, qu'il
+nous cacha par exemple, l'avait déterminé à mener une vie errante:
+
+--«J'avais besoin de voir d'autres lieux, disait-il, de parcourir
+d'autres contrées!...
+
+Octave de S..... était aimable, avec un autre genre d'esprit que son
+père et son frère, et, comme eux, par des manières charmantes et
+gracieuses; je l'ai vu dans le monde pendant le peu de temps qu'il y
+est demeuré et j'avoue que je n'ai pas compris l'éloignement qu'avait
+pour lui, disait-on, une personne qui pourtant aurait dû l'apprécier.
+
+Le duc de Bassano aimait beaucoup la famille de M. de Ségur, cette
+famille même lui avait même de grandes obligations.
+
+Les femmes qui étaient invitées et reçues de préférence chez la
+duchesse et le duc de Bassano étaient les plus jeunes et les plus
+jolies de la cour. On pouvait choisir, en effet, parmi elles, car
+excepté deux ou trois il n'y en avait pas de laides parmi nous.
+J'excepte la dame d'honneur, madame de Larochefoucauld; mais elle
+était de bonne foi et savait qu'elle était non-seulement laide mais
+bossue, et lorsque nous nous trouvions ensemble dans quelque voyage
+où notre service nous appelait, elle disait souvent en riant, à
+l'heure de sa toilette:
+
+--«Allons, il faut aller habiller le magot!...»
+
+Mais lorsque, dans un des grands cercles de la cour, l'Impératrice
+était entourée de ses dames de service, et que parmi elles étaient
+madame de Bassano, de Canisy, de Rovigo, de Bouillé, madame de
+Montmorency, dont les traits n'étaient pas ceux d'une jolie femme,
+mais dont l'admirable et noble tournure était _unique_ parmi ses
+compagnes; jamais on ne vit plus d'élégance dans la démarche, plus de
+perfection dans la taille d'une femme: en la voyant marcher, courir
+ou danser, on ne la voulait pas autrement, ni plus belle ni plus
+jolie. C'était, en outre, de ces agréments du monde qu'elle possédait
+parfaitement, une personne remarquable dans son intérieur et même
+fort originale sur plusieurs points de la vie habituelle. En résumé,
+c'est une femme bien agréable et charmante, je dis _c'est_, parce que
+les personnes comme elles ne changent pas. Madame de Mortemart était
+une fort bonne et aimable femme, elle était fort bien et presque
+jolie. J'ai déjà parlé de madame Octave de Ségur; il y avait aussi
+sa belle-soeur, madame Philippe de Ségur[157]; elle était fort
+jolie, avait d'admirables yeux noirs, une très-jolie petite taille,
+dont elle tirait bien parti, et passait enfin avec raison pour une
+jolie femme. Quant à la duchesse de Montebello, je n'ai pas besoin
+de rappeler son nom, pour qu'on sache qu'avec la duchesse de Bassano
+elle était la plus belle parmi ses compagnes.
+
+[Note 157: Mademoiselle de Luçay.]
+
+La maréchale Ney n'avait rien de régulier, mais elle était jolie et
+surtout elle plaisait. Ses yeux étaient de la plus parfaite beauté,
+sa physionomie douce et spirituelle, et tous les accessoires si
+nécessaires à une femme pour qu'elle puisse plaire; tels que de beaux
+cheveux, de jolies mains et de petits pieds; ces beautés-là donnent
+tout de suite une sorte d'élégance qui n'est pas celle de tout le
+monde et qui est un aimant agréable.
+
+Madame Gazani n'était pas dame du palais et ne l'avait jamais été;
+elle avait pourtant escamoté on sait comment, dans un certain
+temps, la prérogative de marcher avec les dames du palais; elle
+était lectrice de l'Impératrice, ce qui, pour le dire en passant,
+était assez drôle, puisqu'elle était italienne-génoise et que
+notre Impératrice était souveraine des Français. Mais après tout,
+madame Gazani était une femme ravissante, et jolie comme on l'est
+à Gênes, lorsqu'on se mêle de l'être, et voilà le grand secret de
+sa nomination. Elle était donc parfaitement belle, encore plus
+engageante et piquante, faite pour la cour sans en avoir pourtant les
+manières, mais très-disposée à les prendre, ce qu'elle a prouvé; car
+elle aimait cette vie de la cour, la galanterie, les intrigues. Quant
+à de l'esprit, elle avait celui du monde, à force d'en être, mais
+du reste peu, et même pas du tout dans le sens bien prononcé qu'on
+attache à ce mot. Pendant la durée de sa faveur, elle ne fut hostile
+à personne, ce dont on lui sut gré; et puis cette faveur passée, elle
+demeura une des plus belles personnes de la cour et une des plus
+inoffensives, ce qui n'arrive pas toujours.
+
+J'ai dit qu'il y avait tous les samedis de petits bals chez la
+duchesse de Bassano, où l'on était moins nombreux que les jours de
+grande réception. Indépendamment de ces bals, il y avait un grand
+dîner diplomatique; je l'appelle ainsi parce que chez le ministre des
+affaires étrangères il y avait nécessairement, en première ligne,
+les ministres étrangers et tout ce qui tenait au corps diplomatique,
+présenté par les ambassadeurs. Ce dîner avait lieu dans la grande
+galerie de l'hôtel de Gallifet où était alors le ministère des
+affaires étrangères; et il était suivi d'une fête[158] à laquelle
+était invité autant de monde que pouvait en contenir les vastes
+appartements du ministère, et dont la duchesse de Bassano faisait les
+honneurs avec une grâce et une convenance tout à fait remarquables.
+
+[Note 158: Le traitement du duc de Bassano était de 400,000 fr.; la
+dépense de sa maison s'élevait à 300,000 fr.]
+
+Il fallait bien cependant se reposer un peu de cette foule, de
+ce mouvement, tourbillon dont la tête se fatigue si vite; et les
+samedis n'étaient pas encore faits pour cela, comme je viens de le
+dire, puisqu'il y avait encore deux cents personnes d'invitées. La
+duchesse de Bassano organisa une société habituelle, qui venait
+chez elle non-seulement les jours de réception, mais tous les
+autres jours de la semaine. Les femmes les plus assidues chez elle
+dans son intimité étaient la belle madame de Barral[159], madame
+d'Audenarde, jeune, jolie et nouvelle mariée, madame de Brehan,
+madame de Canisy, madame d'Helmstadt, madame Gazani, madame Legéas,
+sa belle-soeur, élégante et jolie[160], madame de d'Alberg, charmante
+et aimable femme; madame de Valence, dont l'esprit est si piquant et
+si vrai, si naturel dans le charme de la causerie et un autre charme
+qu'on ne peut définir, mais dont on éprouve la puissance et qui
+retenaient la jeunesse qui déjà s'enfuyait. Les hommes étaient le
+duc d'Alberg, M. de Sémonville, M. de Valence, M. de Montbreton, M.
+de Lawoëstine, M. de Flahaut, M. de Narbonne, Lavalette, dont j'ai
+déjà fait connaître l'aimable caractère et le charmant esprit; M. de
+Fréville, l'un des hommes les plus spirituels que j'aie rencontrés
+en ma vie; M. de Celles, dont la causerie rappelle tout ce qu'on
+nous dit du temps agréable de Louis XV; M. de Chauvelin, dont les
+preuves étaient faites à cet égard-là, mais qui depuis prouva combien
+il était à redouter plus sérieusement; M. de Rambuteau[161], M. le
+comte de Ségur, M. de Turenne, et tous les maris des femmes que j'ai
+nommées, venaient alternativement passer la soirée chez madame de
+Bassano; on voit que le noyau autour duquel venait ensuite se grouper
+progressivement la foule était déjà assez nombreux pour alimenter une
+causerie journalière; et lorsque le duc de Bassano pouvait quitter un
+moment ses nombreux travaux pour venir s'y joindre, elle n'en était
+que plus aimable.
+
+[Note 159: Aujourd'hui madame de Septeuil.]
+
+[Note 160: Quelque extraordinaire qu'il puisse paraître qu'étant
+aussi liée avec M. et madame de Valence, la duchesse de Bassano ne
+connût pas leur mère, cela est pourtant _positif_.]
+
+[Note 161: Et M. de Rambuteau, qui a prouvé qu'on pouvait être à la
+fois un homme du monde et un habile administrateur. Napoléon l'avait,
+au reste, bien deviné.]
+
+Un soir de ces réunions intimes, plusieurs habitués causaient autour
+de la cheminée, dans le salon ordinaire de la duchesse de Bassano.
+C'était en hiver et même en carnaval (le dimanche gras); on était
+fatigué des bals et des veilles; et c'était un grand hasard que ce
+soir-là on fût en repos. On causait donc. Je ne sais plus qui se mit
+à parler de madame de Genlis, qui venait de publier un nouvel ouvrage.
+
+
+LA DUCHESSE DE BASSANO.
+
+Mon Dieu! croiriez-vous que je ne connais pas madame de Genlis!... Je
+ne l'ai même jamais aperçue...
+
+
+MADAME GAZANI.
+
+Ni moi!...
+
+
+MADAME D'HELMSTADT.
+
+Ni moi!...
+
+
+MADAME DES BASSAYNS.
+
+Ni moi!..
+
+ Et trois ou quatre autres femmes, en même temps:
+
+Ni moi non plus!...
+
+
+LA DUCHESSE DE BASSANO.
+
+C'est bien étrange, en vérité!... Je ne sais ce que je donnerais
+pour voir une personne aussi célèbre et en même temps si digne de
+l'être!...
+
+
+MADAME DE BARRAL.
+
+Et moi aussi!...
+
+
+MADAME DES BASSAYNS.
+
+Allons la voir!...
+
+
+LA DUCHESSE DE BASSANO.
+
+Mais comment faire? quel prétexte prendre?...
+
+ Une voix, à l'extrémité du salon:
+
+Aucun. Si vous voulez, je vous y conduirai.
+
+Tout le monde se tourna vers celui qui venait de parler: c'était un
+grand jeune homme élancé, blond, dont la figure était charmante,
+ainsi que la tournure: c'était M. de Lawoëstine. En le reconnaissant,
+tout le monde se mit à rire.
+
+--Vraiment, dit la duchesse de Bassano, voilà un introducteur bien
+respectable!...
+
+--Pourquoi non? Voulez-vous véritablement voir ma grand'-mère?
+
+
+LA DUCHESSE DE BASSANO.
+
+Certainement!
+
+
+M. DE LAWOESTINE.
+
+Eh bien! je vous y conduirai.
+
+ Plusieurs de ces dames à la fois:
+
+Oh! nous aussi, n'est-ce pas?... nous aussi!..
+
+
+M. DE LAWOESTINE.
+
+Mesdames, vous êtes toutes charmantes, et sans doute fort aimables;
+mais cependant notre caravane doit être limitée à un certain nombre;
+car, enfin, je ne puis vous emmener toutes...
+
+
+MADAME D'HELMSTADT.
+
+Mais moi?...
+
+
+MADAME DE BARRAL.
+
+Et moi?...
+
+
+MADAME GAZANI.
+
+Et moi?...
+
+
+M. DE LAWOESTINE.
+
+Écoutez, madame la duchesse décidera entre vous. Seulement,
+laissez-moi vous dire que madame de Genlis aime fort tout ce qui
+est extraordinaire... Il faut donc que cette visite ne ressemble à
+aucune autre; voilà, je crois, ce que vous devez faire.
+
+Tout le monde se mit autour de lui, et il expliqua un plan qui fut
+trouvé charmant. On ne voulut pas en remettre l'exécution plus loin
+que le même soir.
+
+Par une singularité assez remarquable, aucune des femmes qui étaient
+chez madame de Bassano n'allait au bal; et si les hommes avaient
+des engagements, ils les sacrifièrent avec joie pour être de la
+partie. Voilà le nom de ceux qui se trouvaient chez la duchesse:
+M. de Rambuteau, M. Adolphe de Maussion[162], M. de Montbreton, M.
+Alexandre de Laborde, M. de Lawoëstine, M. de Grandcourt et peut-être
+quelques autres hommes dont le nom ne se présente pas à la mémoire.
+Les femmes étaient: madame Gazani, madame d'Helmstadt, madame des
+Bassayns, madame de Barral et la maîtresse de la maison. Aussitôt que
+la chose fut convenue, ces dames, ainsi que les hommes, envoyèrent
+chercher leurs dominos chez eux. Grandcourt, lui seul, eut l'heureuse
+pensée, que peut-être même on lui suggéra, de _se déguiser_, et le
+costume qu'il choisit fut celui de Brunet, dans _les Deux Magots_.
+On envoya aussitôt aux Variétés; Brunet venait précisément de jouer
+le rôle, et il prêta le costume. Cela seul valait la soirée, de voir
+Grandcourt en magot. Lorsqu'on fut prêt, toute la troupe monta dans
+plusieurs fiacres et se rendit rue Sainte-Anne, où demeurait alors
+madame de Genlis[163]. Il était minuit, et madame de Genlis allait
+se coucher, lorsqu'elle entendit un fort grand bruit et que tout
+son appartement fut envahi par une troupe de masques, au milieu de
+laquelle figurait le charmant _magot Grandcourt_. Madame de Genlis
+était déjà déchaussée et coiffée de nuit. Mais, comme l'avait dit
+son petit-fils, elle aimait ce qui était extraordinaire. L'invasion
+de sa chambre, au milieu de la nuit, par une troupe de gens qui
+paraissaient de très-bonne compagnie (ce que son habitude du grand
+monde lui fit voir en un instant), ne pouvait être qu'un amusement
+de cette même bonne compagnie à laquelle, malgré sa retraite, elle
+appartenait toujours. Elle ne voulut donc pas être un empêchement à
+cette folie de carnaval; elle fut parfaitement aimable; prétendit
+se croire au bal masqué et causa de la manière la plus piquante
+et la plus charmante avec toutes ces figures masquées qu'elle ne
+connaissait pas du tout, non plus qu'elle ne reconnaissait son
+petit-fils, qui ne s'était pas démasqué pour augmenter le comique
+de la chose. Cependant, elle ne pouvait se prolonger longtemps; de
+même que l'_imprévu_ avait tout le mérite de cette aventure, de même
+aussi il fallait qu'elle fût courte; madame de Genlis le comprit la
+première:
+
+[Note 162: Frère du comte Alfred de Maussion, auteur de plusieurs
+romans écrits avec goût et remplis de cet intérêt qui fait tourner
+les pages... Le succès du dernier ouvrage de M. le comte de Maussion,
+intitulé _Faute de s'entendre_, doit lui donner la volonté de ne se
+pas arrêter, et à nous le regret qu'il n'y ait qu'un volume. On y
+retrouve les scènes du grand monde, ses perfidies, ses joies, comme
+son malheur; et tout cela raconté dans ce langage de bonne compagnie
+dont bientôt nous n'aurons plus que la tradition, qui, encore
+elle-même, pâlit chaque jour. Le comte Alfred de Maussion est le seul
+des deux frères qui ait écrit.]
+
+[Note 163: Et non pas à l'Arsenal, où mademoiselle Cochelet place la
+scène qu'elle raconte en tout (comme beaucoup d'autres choses) avec
+une grande absence de vérité, et une si grande, que je crois qu'elle
+n'y était pas. La manière dont l'aventure s'est terminée me le fait
+croire.]
+
+--En vérité, dit-elle, à la douceur de vos voix, à votre mystérieuse
+venue, je suis tentée de croire que des anges ont visité ma pauvre
+demeure: confirmez mon espoir. Laissez-moi voir vos visages.
+
+Après une courte résistance, madame des Bassayns laissa tomber son
+masque, et madame de Genlis vit, en effet, une charmante figure
+entourée d'une forêt de boucles blondes et fort convenable au
+_personnage d'ange_.
+
+--Et vous? dit madame de Genlis à un petit domino qui était près
+d'elle, et tirant elle-même les cordons de son masque, elle vit
+aussitôt une ravissante personne dont bien sûrement Canova eût fait
+son Hébé, s'il l'eût connue. C'était la fraîcheur, la jeunesse même
+avec sa peau veloutée et ses dents perlées, ses lèvres de corail, et
+ses yeux riants et joyeux: c'était madame d'Helmstadt.
+
+--«Ah! s'écria madame de Genlis; j'avais bien pressenti que vous
+étiez des anges!»
+
+Mais elle fut arrêtée dans le cours de son admiration à la vue des
+deux personnes qui, se démasquant, vinrent à elle; c'étaient madame
+de Bassano et madame Gazani!...
+
+On sait comme elles étaient belles!... La tradition de leur beauté
+franchira le temps, et nos petits-enfants en parleront avec raison
+comme de celle de madame de Montespan et de madame de Longueville...
+À l'aspect de ces deux femmes, madame de Genlis demeura stupéfaite;
+elle avait été curieuse de connaître les visages après avoir entendu
+les voix, et maintenant elle voulait savoir les noms de ces belles
+personnes qui venaient ainsi dans sa maison au milieu de la nuit...
+M. de Lawoëstine ne s'était pas démasqué. Sa vue seule lui aurait
+nommé les inconnues... Toutefois leur rare beauté, leurs manières,
+l'élégance de leurs costumes de bal masqué[164], étaient pour madame
+de Genlis une certitude qu'elle pouvait _se hasarder_ à causer avec
+elles. Mais il était tard, la duchesse comprit qu'il fallait laisser
+coucher celle qu'elles étaient venues troubler au moment de son
+repos...
+
+[Note 164: Les dominos étaient presque toujours en gros de Naples,
+et souvent en satin noir garni de très-belle blonde. Dans les bals
+masqués particuliers, nous mettions des dominos en satin rose ou
+blanc, également garni de belle blonde; le camail était charmant
+ainsi et allait à merveille lorsqu'on avait ôté son masque, ce qu'on
+faisait presque toujours avant la fin du bal.]
+
+--«Eh quoi! sans vous connaître! dit madame de Genlis; sans que je
+puisse savoir _quel ange_ je dois prier?
+
+--Eh bien, reprit la duchesse, promettez de nous recevoir samedi
+prochain[165], et nous viendrons toutes pour vous remercier de votre
+aimable accueil...
+
+[Note 165: C'était son jour de réunion.]
+
+--Et moi, dit madame de Genlis enchantée, je vous promets que vous
+aurez une soirée comme depuis longtemps vous n'en avez vu, peut-être;
+vous aurez de mes proverbes, et Casimir jouera de la harpe avec moi.»
+
+Et toute la troupe prit congé, laissant l'auteur de _Mademoiselle de
+Clermont_ enchanté de cette aventure. Le samedi suivant la soirée eut
+lieu en effet et fut charmante comme elle l'avait promis. Le duc de
+Bassano y accompagna sa femme.
+
+Lorsque M. de Bassano se fut retiré du ministère des affaires
+étrangères, il n'y eut plus ce mouvement, ce tourbillon de monde
+autour de sa maison; mais comme on avait compris que la duchesse
+et lui savaient ce que la vie a de plus doux en France, qui est
+d'employer ses heures et d'en donner une partie à la communication
+mutuelle, à la causerie, à cette fréquentation quotidienne qui amène
+l'intimité et maintient quelquefois des relations qui se fussent
+rompues autrement tout naturellement et par l'éloignement... C'est
+ainsi que de saintes amitiés se sont trouvées perdues sans aucune
+autre raison!... La duchesse était aussi bonne que belle; son esprit
+aimait tout ce qui tenait au bon goût, à l'extrême élégance; d'une
+apparence sérieuse, elle avait pourtant une chaleur de coeur, un
+dévouement d'amitié, qui lui avaient donné de vrais amis. Aussi,
+lorsqu'elle fut hors de l'hôtel du ministère, son salon ne fut plus
+un _salon officiel_, mais on y fut toujours, parce que c'était un
+salon où l'on trouvait une maîtresse de maison aimable, bonne et
+belle.
+
+Enfin, vinrent les malheurs de l'Empire et sa chute. La famille de
+Bassano fut exilée, proscrite!... et pourquoi!...
+
+Mais elle revint!... Ce fut alors que le duc de Bassano occupa son
+hôtel de la rue Saint-Lazare[166]. Il y passait les hivers; et l'été,
+il allait dans sa terre de Beaujeu, en Franche-Comté. Cette époque
+est celle où, véritablement, on put juger de la manière dont la
+duchesse et lui tenaient leur maison. Elle était bien toujours celle
+d'un grand personnage, mais d'un particulier ne souffrant jamais
+qu'on s'occupât de politique, à laquelle il était devenu étranger; le
+duc provoquait alors lui-même une causerie dont le charme avec lequel
+il conte, et la vérité de ses souvenirs en doublait le prix. Étienne,
+Arnaud, Denon, Gérard, Gros, tous les littérateurs et les artistes
+remarquables continuèrent à aller dans une maison où ils trouvaient
+tout ce qui pouvait les attirer, et surtout bonne mine d'hôte.
+
+[Note 166: La première année de la Restauration, il logeait rue de la
+Ville-l'Évêque.]
+
+Cependant le temps s'écoulait. Autour de la duchesse de Bassano
+s'élevait une famille nombreuse, dont la beauté aurait rappelé la
+sienne, si cette beauté eût éprouvé la moindre altération; mais
+bien loin de là, elle était toujours une des femmes les plus
+remarquables lorsqu'elle paraissait dans une fête. C'est ici où je
+dois faire connaître la duchesse de Bassano sous le rapport étranger
+à l'agrément d'une femme du monde.
+
+Puisque j'ai parlé de sa jeune famille, je dois dire en même
+temps combien elle était bonne mère, combien elle était _femme
+d'intérieur_, après avoir été la plus élégante, la plus brillante
+d'une grande fête. S'occupant de ses enfants, qui l'adoraient,
+elle était pour eux une amie autant qu'une mère, et un regard
+désapprobateur était souvent une punition plus sévère pour ses fils,
+que toutes celles de leur gouverneur. Elle avait deux garçons et
+trois filles.
+
+Rien n'était plus charmant que de voir cette mère, jeune encore[167],
+non-seulement par l'âge, mais par sa figure, toujours au même point
+de fraîcheur et d'éclat, entourée de ses enfants!...
+
+[Note 167: À peine quarante ans, et elle en paraissait trente-un ou
+trente-deux au plus.]
+
+Tous se groupaient autour d'elle et formaient un ravissant tableau.
+Bientôt le temps développa la beauté de Claire de Bassano; elle
+devint l'ornement des bals et des fêtes, ainsi que sa soeur Louise.
+Fière de ses filles, la duchesse n'allait plus dans le monde que
+pour jouir du triomphe qu'elles y trouvaient, tandis qu'elle-même
+était encore radieuse de beauté. Cette époque est celle où sa maison
+fut vraiment charmante. Elle recevait beaucoup, donnait des fêtes
+admirablement ordonnées, auxquelles on se faisait inviter quinze
+jours d'avance... Elle en faisait les honneurs, aidée de son mari
+et de ses quatre beaux enfants, et chacun sortait de ce palais de
+fées, attaché par la politesse courtoise du duc de Bassano et son
+esprit remarquable, par le charme des manières de la duchesse, et par
+cet ensemble enfin qu'on ne pouvait s'expliquer, mais qui faisait
+désirer d'y retourner, d'abord pour revoir cette maison et ce qu'elle
+renfermait d'attrayant dans ses habitants, et bientôt pour être leur
+ami à tous.
+
+C'est au milieu de ces joies que le malheur se ressouvint de cette
+famille.
+
+La duchesse devait conduire ses filles à un bal chez M. Perrégaux;
+elles se faisaient d'avance une joie de cette fête. Elles avaient été
+au bal, la veille, chez M. Hoppe, où la duchesse de Bassano avait
+été remarquée à côté des femmes jeunes et belles, et même entre ses
+deux filles. Coiffée avec des camélias[168] naturels qui faisaient,
+par leur couleur blanche et rouge, ressortir l'ébène de ses cheveux;
+elle était charmante... Le jour du bal de M. Perrégaux, les jeunes
+personnes s'occupèrent de leur toilette avec une telle joie de jeunes
+filles, que leur mère n'osa pas leur dire qu'elle avait une de ces
+affreuses douleurs de tête, qui, depuis quelque temps la faisaient
+beaucoup souffrir. Elle le dit seulement à la baronne Lallemand, qui
+l'engagea à ne pas insister. Elle voulait conduire ses filles au
+bal!... Mais la douleur devint intolérable; elle dut rester...
+
+[Note 168: C'était alors la mode de se coiffer avec des camélias et
+des bruyères naturelles.]
+
+La maladie fut courte! La duchesse se coucha le même soir, c'était un
+lundi... Le mercredi elle n'existait plus!... Et au moment où elle
+quitta la vie et ce monde où elle avait été si aimée, si admirée,
+elle était toujours radieuse de beauté!... elle semblait dormir!...
+
+Horace Vernet, l'un des intimes de la maison, eut le pénible courage
+de faire son portrait après sa mort!... Elle avait à peine quarante
+ans[169]!
+
+[Note 169: En 1820 elle avait trente-six ans.]
+
+Elle mourut avant que les camélias qui avaient été dans ses cheveux
+au bal de M. Hoppe fussent fanés!
+
+
+FIN DU TOME CINQUIÈME.
+
+
+
+
+TABLE
+
+DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE CINQUIÈME VOLUME.
+
+
+ Pages.
+
+ Salon de l'Impératrice Joséphine. 1
+
+ Première partie.--Madame Bonaparte. _Id._
+
+ Deuxième partie.--L'Impératrice Joséphine. 83
+
+ Troisième partie.--L'impératrice à Navarre. 173
+
+ Quatrième partie.--La Malmaison. 1813-1814. 257
+
+ Salon de Cambacérès, sous le Consulat et l'Empire. 279
+
+ Salon de madame la duchesse de Bassano. 333
+
+
+Imprimerie d'ADOLPHE ÉVERAT ET Cie, rue du Cadran, 16.
+
+
+[Notes au lecteur de ce fichier numérique:
+
+Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée. L'écriture des
+noms propres (Institutions d'État) a été uniformisée, ex. État, Directoire,
+Consul.
+
+Ligne 5507: "Elle y alla en 1812 et fut reçue à Milan avec enthousiasme;"
+L'original contenait 1816, cette erreur a été corrigée.]
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Histoire des salons de Paris (Tome 5/6), by
+Laure Junot, duchesse d' Abrantès
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE SALONS DE PARIS, TOME 5 ***
+
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation information page at www.gutenberg.org
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+Foundation
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+
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+The Project Gutenberg EBook of Histoire des salons de Paris (Tome 5/6), by
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+Title: Histoire des salons de Paris (Tome 5/6)
+ Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le
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+Author: Laure Junot, duchesse d' Abrantès
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+Release Date: January 14, 2014 [EBook #44664]
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE SALONS DE PARIS, TOME 5 ***
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+Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
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+
+
+
+<h1><span class="smaller">HISTOIRE</span><br>
+<span class="small">DES</span><br>
+ SALONS DE PARIS</h1>
+
+<p class="center p2">TOME CINQUIÈME.</p>
+
+<div class="p4 center smaller">
+<p>L'HISTOIRE DES SALONS DE PARIS</p>
+<p>FORMERA 6 VOL. IN-8<sup>o</sup>,</p>
+<p>Qui paraîtront par livraisons de deux volumes.</p>
+<p>La 2<sup>e</sup> a paru le 11 janvier;<br>
+ La 3<sup>e</sup> paraîtra le 15 avril.</p>
+
+<p>Les souscripteurs chez l'éditeur recevront <em>franco</em> l'ouvrage<br>
+ le jour même de la mise en vente.</p>
+</div>
+
+<p class="p4 center smaller">
+ PARIS.&mdash;IMPRIMERIE DE CASIMIR,<br>
+ Rue de la Vieille-Monnaie, n<sup>o</sup> 12.</p>
+
+<p class="p4 center"><b><span class="smaller">HISTOIRE</span><br>
+<span class="small">DES</span><br>
+ SALONS DE PARIS</b></p>
+
+<p class="center" style="line-height: 1.5em;">TABLEAUX ET PORTRAITS<br>
+ DU GRAND MONDE,<br>
+<span class="smaller">SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE,<br>
+ LA RESTAURATION,<br>
+ ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE I<sup>er</sup>.</span></p>
+
+<p class="center"><span class="small">par</span><br>
+ LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.</p>
+
+<p class="center p2">TOME CINQUIÈME.</p>
+
+<a id="img001" name="img001"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img001.jpg" alt="Enseigne de l'éditeur." title="" height="175" width="150">
+</div>
+
+<p class="p2 center smaller">À PARIS<br>
+ CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE<br>
+<span class="smaller">DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS,<br>
+ PLACE DU PALAIS-ROYAL.<br>
+ M DCCC XXXVIII.</span></p>
+
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page1" name="page1"></a>(p. 1)</span> SALON DE L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE.<br>
+PREMIÈRE PARTIE.</h2>
+
+<h3>MADAME BONAPARTE.</h3>
+
+<p>Toutes les personnes qui ont connu Joséphine peuvent sans doute
+invoquer leurs souvenirs sur ce qui la concerne; mais dans le nombre
+il en est cependant qui ressentent plus vivement la force de ces
+mêmes souvenirs et peuvent les retrouver avec d'autant plus de
+fidélité que ces mêmes personnes <span class="pagenum"><a id="page2" name="page2"></a>(p. 2)</span> ont vécu près de la femme
+dont on est aujourd'hui si désireux de connaître les actions, alors
+qu'elle était la compagne aimée de l'homme du siècle. On veut
+surtout connaître l'époque où la France, fatiguée à la suite d'un
+long paroxysme de souffrances, s'était endormie et n'offrait plus à
+l'étranger les immenses ressources <i>sociables</i> qui l'attirent dans
+notre beau pays plus que tous ses autres avantages. Alors Paris était
+une vaste solitude dans laquelle d'anciens amis revenus de l'exil
+osaient à peine se reconnaître. Ce n'était plus qu'en tremblant
+qu'on se demandait à soi-même si l'on était toujours Français. Plus
+de gaieté, plus de cette insouciance qui rendait à nos pères la vie
+si facile, tout était devenu danger. On tremblait de parler; on
+tremblait de se taire; le caractère français, jadis si confiant,
+avait changé sa nature en une sombre inquiétude qui dévorait
+l'existence; on était méfiant; et comment ne pas l'être, on avait été
+si souvent trahi! Aussi, plus de réunions, plus de ces causeries, de
+ces maisons ouvertes, où vingt personnes allaient chaque jour rire
+et causer avant un souper joyeux; plus de société enfin! Plus de
+société en France! cette société habituelle qui faisait notre vie!...
+Aussi quel voile de deuil était jeté sur toutes les familles! il
+semblait que <span class="pagenum"><a id="page3" name="page3"></a>(p. 3)</span> la mort eût passé par cette ville jadis résonnant
+du bruit des chansons, des bals et des fêtes. Était-ce bien la même
+cité où les femmes ne s'occupaient que du soin d'être aimables et
+aimées?... où les hommes, braves comme les Français l'ont toujours
+été, n'en étaient pas moins soigneux de plaire, prévenants et
+polis?... On ne voyait plus dans nos promenades, aux spectacles, que
+de ridicules poupées, ayant même oublié le beau langage pour parler
+un sot et ridicule idiome.&mdash;Les femmes elles-mêmes, oubliant ce
+qu'elles se devaient, acceptaient aussi le titre très-justement donné
+d'<i>incroyables</i> et de <i>merveilleuses</i>... Quelle époque et quelle
+complète déraison!</p>
+
+<p>Ce fut alors que le 18 brumaire dissipa les premières ténèbres qui
+enveloppaient la France ou du moins les plus épaisses... Alors nous
+entrevîmes un horizon plus clair; il fut permis de se dire Français,
+et à peine une année s'était-elle écoulée qu'on était de nouveau fier
+de l'être. Alors on regarda autour de soi, on rappela ses souvenirs.
+Pourquoi ne pas vivre comme vivaient nos pères? dirent ceux qui,
+depuis leur retour de l'exil, languissaient isolés et n'osaient
+appeler aucun ami autour d'eux... et de nouveau l'hospitalité des
+châteaux ne fut plus un crime; on put se voir, se parler, se
+communiquer ses pensées. L'amour <span class="pagenum"><a id="page4" name="page4"></a>(p. 4)</span> de la sociabilité reprit
+ses droits, et cette coutume si douce de se voir chaque jour, de se
+réunir, redevint encore une fois l'existence de tout ce qui avait
+connu une manière de vivre si excellente et si bien faite pour le
+bonheur.</p>
+
+<p>Bonaparte, en arrivant au premier degré de ce pouvoir, qu'il sut
+ensuite conquérir tout entier, comprit à merveille qu'il fallait
+réorganiser le système <i>sociable</i> pour arriver au système <i>social</i>;
+il fit alors des efforts pour ramener les Français à un état
+semblable à celui dans lequel ils vivaient avant la Révolution en le
+bornant à la vie habituelle: ce n'était pas là qu'étaient les abus.</p>
+
+<p>Quelques semaines après son <i>avénement</i> au consulat, Bonaparte quitta
+le Luxembourg pour venir habiter les Tuileries. Ce premier pas vers
+le pouvoir absolu lui donna aussi la pensée de faire revivre cette
+belle société de France dont les pays les plus lointains étaient
+jadis fiers d'imiter jusqu'aux travers, car ces mêmes travers étaient
+encore aimables. Bonaparte, tout en le souhaitant, comprit que ce
+qu'on appelait l'<i>ancien régime alors</i>, pouvait seul apprendre <i>aux
+siens</i> ces belles manières et cette courtoisie si nécessaires à la
+vie habituelle même la plus simple. Il le comprit et travailla dans
+le sens utile pour acquérir à son parti les hommes de celui que
+toute sa vie il avait <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> combattu, car les temps étaient changés,
+et Bonaparte premier Consul, préludant à l'Empire, n'était plus le
+général Bonaparte combattant à Arcole pour la liberté de la France.
+Il demeura toujours l'homme de la gloire, seulement il la comprit
+autrement. Ce fut à cette époque du Consulat qu'il conçut et mit en
+&oelig;uvre son système de fusion, et les Tuileries devinrent un lieu de
+réunion, non seulement dans le salon de madame Bonaparte, mais dans
+les grands appartements du premier Consul. Il y eut d'abord un grand
+mélange: cela devait être; on ignorait encore ce qu'on demanderait.
+On voulait ensuite connaître de plus près cet homme qui préludait à
+la souveraineté par une vie complète de gloire à trente ans, et qui
+paraissait devoir dominer toutes les renommées passées, et faire
+pâlir à côté de lui tous les conquérants du pouvoir. Ne repoussant
+personne, accueillant tous les partis, quelque méfiance qu'il eût de
+celui de Clichy et de celui du Manége, Bonaparte entra avec assurance
+dans l'arène, où personne, au reste, n'osa descendre pour lui
+disputer un prix qu'on jugeait bien ne pouvoir être obtenu que par
+lui.</p>
+
+<p>Bonaparte ne connaissait nullement la haute société de Paris, à
+l'époque où il venait chez ma mère, lorsqu'avant la Révolution elle
+le faisait sortir de <span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span> l'école militaire au moment des vacances;
+il était trop jeune alors pour apprécier le genre de société qui
+venait chez elle; lorsque plus tard il fut assidu dans notre maison,
+après la mort de mon père, il n'y avait personne à Paris; le salon le
+plus fréquenté par la bonne compagnie était ou en deuil ou désert, et
+quand le Directoire vint nous donner la parodie d'une cour, on sait
+assez quel genre de courtisans les directeurs rassemblèrent autour
+d'eux. Même Barras qui, par sa naissance<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Go to footnote 1"><span class="smaller">[1]</span></a>, était bien capable
+de connaître ceux qui devaient venir chez lui et traiter avec eux
+de puissance à puissance. Bonaparte ne pouvait donc connaître que
+par une tradition orale ce qu'on appelait <i>la bonne compagnie</i> et
+ce qu'il voulait avoir autour du trône, encore dans l'ombre, qu'il
+édifiait déjà, et que devait, mais seulement pour quelque temps,
+remplacer le fauteuil consulaire.</p>
+
+<p>Madame Bonaparte pouvait lui être en cela d'un grand secours, mais
+beaucoup moins cependant que Bonaparte ne se le figurait. Madame
+Bonaparte n'avait jamais été présentée à la cour de Louis XVI.
+<span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span> Les Beauharnais étaient bien nés, bons gentilshommes, mais là
+s'arrêtaient leurs droits pour la présentation. Quant à madame de
+Beauharnais, elle ne fut même présentée qu'en 1789; elle n'était pas
+noble, si ce n'est de cette noblesse des colonies que celle d'Europe
+ne reconnaissait que lorsque la filiation était tellement positive
+qu'on ne la pouvait nier. Sans doute madame de Beauharnais était une
+femme <i>comme il faut</i>, pour me servir de l'expression voulue; mais
+Bonaparte crut sa position beaucoup plus importante et capable de
+diriger une opinion. Il revint ensuite là-dessus et j'en ai acquis
+la preuve dans une conversation que j'eus avec lui-même avant le
+divorce<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Go to footnote 2"><span class="smaller">[2]</span></a>. Mais il est certain qu'au moment du mariage il crut avoir
+contracté une union avec une famille qui valait au moins celle des
+Montmorency.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page8" name="page8"></a>(p. 8)</span> L'erreur se prolongea quelque temps sous le Consulat, et le
+faubourg Saint-Germain lui-même y contribua tout le premier. Chacun
+voulait être rayé. On n'en était pas venu encore à écrire quatre
+lettres dans une semaine pour avoir une clef de chambellan au haut
+de la basque de son habit, mais on y préludait; on voulait rentrer
+dans sa maison enfin, et pour cela on se faisait cousin, oncle,
+grand-oncle, arrière-petit-cousin de la femme du premier Consul,
+car la parenté était commune... Mais quoi qu'il en fût de ce que
+pensait Bonaparte de cette foule qui se pressait déjà aux portes
+des Tuileries, il voulut la juger par lui-même: ce fut alors qu'il
+donna les dîners de trois cents couverts dans la galerie de Diane,
+où étaient admis tous les partis et tout ce qui avait une position
+quelle qu'elle fût dans l'état.</p>
+
+<p>J'ai su par une voie qui pour moi ne peut être douteuse, que
+Bonaparte regretta alors souvent d'être mal avec ma mère; il savait
+que le fond de sa société était le faubourg Saint-Germain dans son
+plus grand <i>purisme</i>; et les noms qui se prononçaient à la porte
+du salon de ma mère en étaient la preuve; il chargea non-seulement
+madame Leclerc<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Go to footnote 3"><span class="smaller">[3]</span></a> de faire une tentative pour renouer <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span>
+ses relations avec ma mère, mais il en parla vivement à Junot et
+plusieurs fois il m'insinua le désir qu'il en avait; mais ce fut
+inutilement. Ma mère avait consenti à revoir le général Bonaparte le
+jour où elle donna un bal au moment de mon mariage; elle consentit
+encore, <i>pour moi</i>, à rendre une visite à madame Bonaparte; mais
+aucune <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> instance ne put vaincre sa répugnance; elle était bien
+malade d'ailleurs à cette époque et déjà fort souffrante, et son
+refus fut positif.</p>
+
+<p>L'étiquette observée à ces dîners des <i>quintidis</i> n'était celle
+d'aucun temps ni d'aucune cour. En effet comment expliquer ce que
+le chef d'un gouvernement pouvait vouloir faire de cette foule
+immense <span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> rassemblée dans une même enceinte comme pour passer
+une revue! Bonaparte, déjà souverain par sa volonté, ne l'était pas
+encore cependant de fait; mais il voulait choisir ses courtisans tout
+en essayant la royauté.</p>
+
+<p>Comment ces pensées ne lui seraient-elles pas venues en effet?...
+Je me rappelle l'enthousiasme qui <span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> animait Paris tout entier
+le jour où il alla du Luxembourg aux Tuileries... Cette circonstance
+était d'une immense importance pour Bonaparte... Les Tuileries!...
+cette résidence royale! l'habitation de Louis XVI... de ce roi
+malheureux, mais si bon, si excellent!... dont lui-même avait pleuré
+la mort... Oui, cet événement était pour Napoléon <span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> d'une
+grande portée... Aussi lorsque le 30 <i>pluviôse</i> il se réveilla,
+sa première parole fut: <i>Nous allons donc aujourd'hui coucher aux
+Tuileries!....</i> Et il répétait ce mot avec une sorte de joie en
+embrassant Joséphine.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> &mdash;Ce jour du 50 pluviôse<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Go to footnote 4"><span class="smaller">[4]</span></a> est un jour remarquable dans
+l'histoire de Napoléon. Il a fixé dans son âme la pensée de la
+royauté, qui peut-être jusque là n'y avait fait qu'apparaître...</p>
+
+<p>L'étiquette observée pour le cortége fut à peu près comme plus
+tard celle des dîners des quintidis. On voulait une sorte de
+représentation, et comme jusque-là le Directoire n'en permettait
+aucune aux corps de l'état, aucun d'eux n'avait ce qui lui était
+nécessaire. On vit donc le Conseil d'État aller dans des fiacres
+dont les numéros étaient cachés par du papier de la couleur de la
+caisse... Les ministres seuls avaient des voitures et des manières de
+livrées... La véritable splendeur du cortége, c'était les troupes.
+On y admirait surtout la beauté du régiment des guides ou chasseurs
+de la garde, commandés par Bessières et Eugène, ce régiment dont le
+premier Consul affectionnait tant l'uniforme...</p>
+
+<p>La voiture du premier Consul était simple, mais attelée de six
+chevaux blancs magnifiques. Ces chevaux rappelaient un beau
+souvenir!... Ils avaient été donnés par l'Empereur d'Autriche au
+général Bonaparte après le traité de Campo-Formio... Lorsque cette
+circonstance fut connue <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> du peuple, ce ne furent plus des
+acclamations... ce furent des cris de délire et d'enthousiasme qui
+retentissaient à l'autre extrémité de Paris... Cette pensée était
+belle en effet lorsqu'on s'arrêtait sur elle... lorsqu'on voyait ce
+jeune homme dont le courage et l'esprit habile avaient donné la paix
+avec la gloire à la France, lorsqu'il n'avait encore que vingt-huit
+ans!... Et lui, comme il était heureux ce même jour en écoutant ces
+cris de joie et d'amour!... Il remerciait la foule enivrée avec un
+sourire, un regard si doux, tout en s'appuyant sur un magnifique
+sabre également don de l'Empereur d'Allemagne!.. mais en serrant la
+riche poignée de cette arme, Bonaparte semblait dire à ce peuple: Ne
+craignez point avec moi pour votre gloire, Français... Cette arme
+me fut donnée pour avoir fait la paix... mais je saurai la tirer du
+fourreau pour votre défense, si jamais on vous insulte...</p>
+
+<p>Le premier Consul était dans le fond de la voiture à droite; sur le
+devant était le troisième Consul, Lebrun. Cambacérès, comme second
+Consul, était à côté du général Bonaparte; quant à madame Bonaparte,
+elle était venue aux Tuileries avant le cortége. Il n'y avait encore
+pour elle aucune ombre de royauté. Elle s'y était donc rendue avec
+mademoiselle de Beauharnais, madame de Lavalette, madame Murat, qui
+était déjà mariée, mais seulement <span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span> depuis quelques jours, et
+quelques autres femmes fort élégamment parées. Elle alla se mettre
+aux fenêtres de l'appartement du Consul Lebrun, dans le pavillon de
+Flore<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Go to footnote 5"><span class="smaller">[5]</span></a>.</p>
+
+<p>Une particularité assez remarquable fut ce qui arriva ce même jour,
+au moment de l'entrée des consuls dans la cour des Tuileries. Cette
+cour n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui; elle était entourée de
+planches et fort mal disposée; deux corps-de-garde, qui avaient été
+faits probablement à l'époque de la Révolution, existaient encore.
+Ceci est simple; mais ce qui ne l'était pas, c'est une inscription
+qu'on voyait sur celui de droite, ainsi conçue: <span class="smcap">Le 10 août 1792,
+la royauté en France est abolie, et ne se relèvera jamais!</span>....</p>
+
+<p>Et elle entrait triomphante dans le palais des rois!... En voyant
+cette inscription plusieurs soldats qui formaient la haie ne purent
+retenir des exclamations vives, et plusieurs imprécations accablèrent
+encore la royauté vaincue au 10 août... En les entendant, le premier
+Consul sourit d'une si singulière manière, que ce sourire demeura
+bien longtemps dans la mémoire de celui qui en fut témoin et qui me
+l'a redit.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> L'ironie qui anima la physionomie du premier Consul ne
+pouvait être traduite par celui qui avait vu le sourire. Je crois en
+avoir trouvé la raison dans la colère des soldats qui invectivaient
+la royauté, tout en remplissant une fonction qui ne s'accorde qu'à
+cette même royauté et qui est même une de ses prérogatives comme
+pour Dieu!... c'est de former la haie!... Quoi qu'il en soit, les
+troupes se mirent en bataille lorsqu'elles furent arrivées dans
+la cour; et dès que la voiture fut arrêtée, le premier Consul en
+descendit rapidement, et sauta plutôt qu'il ne monta à cheval; car
+alors, il était jeune et leste, et aussi prompt à exécuter qu'à
+concevoir. Après lui descendit Cambacérès, dont la grave personne ne
+se mettait en mouvement qu'avec une lenteur qui contrastait d'une
+manière comique avec tous les mouvements de celui qui marchait avant
+lui. Venait ensuite Lebrun, dont l'énorme rotondité lui donnait déjà
+l'aspect d'un vieillard. Les deux consuls laissèrent leur collègue
+passer les troupes en revue. C'était pour eux chose étrangère à leurs
+habitudes, et ils montèrent dans les appartements de réception: les
+ministres, le corps diplomatique, le Conseil d'État les y attendaient.</p>
+
+<p>Les années peuvent s'écouler, mais jamais elles n'affaibliront
+la force, le souvenir de pareils <span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> temps!... Le Carrousel
+entier était couvert d'un peuple immense, dont les cris répétés
+allaient frapper le ciel: <i>Vive le premier Consul!... vive le général
+Bonaparte!.....</i> Et ces masses pressées étaient formées d'ouvriers,
+de peuple méritant vraiment ce beau nom, et le méritant alors par
+tout ce qu'il demande de grand et de beau dans ses sentiments. Aux
+fenêtres des maisons du Carrousel, à celles du Louvre, on voyait une
+foule de femmes élégamment parées et portant le costume grec, qui
+alors était encore à la mode. Ces femmes faisaient voler en l'air
+des écharpes de soie, des mouchoirs... leur enthousiasme était un
+délire... Oh! quelle journée pour Bonaparte!...</p>
+
+<p>Mais une circonstance dont le souvenir, non seulement ne s'effacera
+jamais de mon âme, et dont la puissance, je crois, sera toujours
+aussi vive dans le c&oelig;ur de tout Français ayant assisté à cette
+journée, ce fut ce qui arriva au moment où le premier Consul vit
+passer devant lui les drapeaux de plusieurs demi-brigades. Lorsque
+le porte-drapeau de la 43<sup>e</sup> inclina celui qu'il portait devant
+son général, on ne vit qu'un simple bâton surmonté de quelques
+lambeaux criblés, mutilés par les balles, et noircis par la fumée
+de la poudre... En l'apercevant au moment du salut, Napoléon parut
+frappé de respect... Son noble visage prit une expression <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span>
+toute sublime; il ôta son chapeau et s'inclina profondément avec
+une émotion visible devant ces enseignes de la république, mutilées
+dans les batailles. Celles de la 30<sup>e</sup> et de la 96<sup>e</sup> étaient dans le
+même état. En voyant la troisième s'incliner devant lui, le premier
+Consul parut encore plus ému que pour la 43<sup>e</sup>. On voyait que plus
+les preuves de notre gloire se multipliaient à ses yeux, plus il
+était heureux et fier de commander une armée dont les hauts faits
+parlaient un tel langage. Son émotion avait sa source dans de hautes
+et nobles pensées, sans doute; car, en ce moment, un rayon lumineux
+semblait entourer son visage. Le peuple le vit et le comprit! Alors
+ce ne furent plus de ces cris simplement animés de: Vive le premier
+Consul!... Ce fut une explosion d'amour et de délire... Des masses
+entières s'ébranlaient pour aller à lui; on voulait le voir de plus
+près, le contempler, le toucher... Les femmes, les hommes, les
+enfants, les vieillards, tous, tous voulaient aller à lui; tous
+articulaient des paroles d'affection, tous poussaient des cris
+frénétiques d'amour et de joie... Oh! qui donc pourrait dire qu'alors
+il n'était pas l'idole de la France!</p>
+
+<p>Madame Lætitia m'avait demandée à ma mère pour cette journée, et
+j'étais avec elle et madame <span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span> Leclerc à une fenêtre de l'hôtel
+de Brionne<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a> chez M. Benezeth... Quel souvenir que celui de cette
+mère, dont le noble et beau visage était couvert de larmes de
+joie!... de ces larmes qui effacent tout un passé de malheur, et font
+croire à tout un avenir heureux.</p>
+
+<p>Ceci me rappelle une circonstance que j'ai omise en parlant du 18
+brumaire; elle montrera combien peu Bonaparte se laissait deviner par
+les siens.</p>
+
+<p>Le 19 brumaire de l'an VII, ma mère, qui était fort attachée, comme
+on le sait, à la famille Bonaparte, et chez laquelle cette famille
+tout entière passait sa vie, voyant l'inquiétude de son amie<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Go to footnote 7"><span class="smaller">[7]</span></a>
+Lætitia, lui proposa de venir dîner avec nous, ainsi que madame
+Leclerc, et puis ensuite <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span> d'aller ensemble à Feydeau, pour y
+voir un fort joli spectacle, dans lequel jouaient Martin et Elleviou.
+Ces dames acceptèrent: le dîner se passa tristement. Madame Lætitia
+était inquiète sans savoir pourquoi, ou plutôt parce quelle le
+devinait. Mais en véritable mère d'un grand homme, tout ce qu'elle
+éprouvait demeurait au fond de son âme; et même avec ma mère, elle
+fut silencieuse.</p>
+
+<p>Mon beau-frère, ami intime de Lucien, et qui ne le quitta pas dans
+toute cette journée, était parti depuis le matin, et ses adieux
+ne nous avaient pas rassurées, ma mère et moi; car nous aimions
+tendrement Lucien, et ne pouvions nous dissimuler qu'il y avait
+beaucoup à craindre dans les heures qui allaient s'écouler, quoique
+nous ne sussions que très-imparfaitement ce qui se tenterait...
+J'aimais Lucien et Louis comme des frères; et bien que je ne
+comprisse pas la politique, j'en savais assez pour être au moins
+inquiète; et pour moi, c'était souffrir.</p>
+
+<p>Aucune nouvelle ne parvint d'une manière positive jusqu'à sept
+heures. Alors ma mère demanda ses chevaux, et nous partîmes avec
+madame Leclerc, madame Lætitia et mon frère Albert pour Feydeau.</p>
+
+<p>Je ne me rappelle plus maintenant quelle était <span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> la pièce
+qu'on jouait premièrement. Je n'ai gardé le souvenir que de celle
+qui terminait le spectacle: c'était <i>l'Auteur dans son ménage</i>.
+Nous étions assez calmes, et même presque gaies, car rien ne nous
+était parvenu. Albert était sorti plusieurs fois et avait parcouru
+le foyer et les corridors sans rien apprendre de nouveau; nous nous
+disposions à écouter la dernière pièce, lorsque le rideau se lève
+avant le moment, et l'acteur qui devait remplir le rôle principal se
+présente en robe de chambre de piqué blanc, costume de ce rôle<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>, et
+s'avançant sur le devant de la scène, dit au public: <i>Citoyens, une
+révolution vient d'avoir lieu à Saint-Cloud; le général Bonaparte a
+eu le bonheur d'échapper au poignard du représentant Arena et de ses
+complices. Les assassins sont arrêtés.</i></p>
+
+<p>Au moment où le mot, <i>vient d'échapper au poignard</i>, fut prononcé,
+un cri perçant retentit dans la salle... Il partait de notre loge:
+c'était madame Leclerc qui l'avait jeté, et qui était dans un état
+vraiment alarmant. Elle sanglotait et ne pouvait pleurer; ses nerfs,
+horriblement contractés, lui causaient des convulsions tellement
+fortes, qu'Albert commençait à ne pouvoir la contenir. Madame
+<span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> Lætitia était pâle comme une statue de marbre; mais quels
+que fussent les déchirements de son c&oelig;ur, on n'en voyait d'autre
+trace sur son visage encore si beau à cette époque, qu'une légère
+contraction autour des lèvres. Se penchant sur sa fille, elle prit
+ses mains, les serra fortement, et dit d'une voix sévère:</p>
+
+<p>«Paulette<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Go to footnote 9"><span class="smaller">[9]</span></a>, pourquoi cet éclat? Tais-toi. N'as-tu pas entendu qu'il
+n'est rien arrivé à ton frère?... Silence donc... et lève-toi; il
+faut aller chercher des nouvelles.»</p>
+
+<p>La voix de sa mère frappa plus madame Leclerc que toutes nos
+consolations. Les miennes, d'ailleurs, étaient plutôt de nature à
+l'alarmer qu'à la rassurer. Je craignais pour mes deux frères de
+c&oelig;ur, Lucien et Louis; et je pleurais tellement, que ma mère me
+gronda tout aussi sévèrement que Paulette. Enfin nous pûmes partir.
+Albert, que nous avions envoyé pour savoir si la voiture de ma mère
+était arrivée, nous annonça qu'elle nous attendait. Il prit madame
+Leclerc dans ses bras, et la porta, plutôt qu'il ne la conduisit, à
+la voiture dans laquelle nous nous hâtâmes de monter; car on sortait
+en foule du <span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> théâtre pour aller aux nouvelles; et plusieurs
+personnes ayant reconnu ma mère et les femmes qui étaient avec nous,
+disaient: «C'est la mère et la s&oelig;ur du général Bonaparte!...» La
+beauté incomparable de Paulette, qui était encore doublée, je crois,
+par sa pâleur en ce moment, suffisait déjà bien assez pour attrouper
+les curieux. Qu'on juge de l'effet que produisirent ce peu de mots:
+<i>C'est la s&oelig;ur du général Bonaparte!</i></p>
+
+<p>«Où voulez-vous aller? dit ma mère à madame Lætitia, lorsque son
+domestique lui demanda ses ordres. Est-ce rue du Rocher<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Go to footnote 10"><span class="smaller">[10]</span></a>, ou bien
+rue Chantereine?</p>
+
+<p>&mdash;Rue Chantereine, répondit madame Lætitia, après avoir réfléchi un
+moment. Joseph ne serait pas chez lui, et Julie ne saurait rien...</p>
+
+<p>&mdash;Si nous allions rue Verte<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a>?» dis-je à madame Lætitia.</p>
+
+<p>&mdash;Ce serait inutile. Christine<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Go to footnote 12"><span class="smaller">[12]</span></a> ne sait rien; et peut-être même
+pourrions-nous l'alarmer... non, non, rue Chantereine.»</p>
+
+<p>Nous arrivâmes rue Chantereine; mais il fut <span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span> d'abord
+impossible d'approcher de la maison. C'était une confusion à rendre
+sourd par le fracas que faisaient les cochers en criant et en
+jurant; les hommes à cheval arrivant au galop, et culbutant tout
+ce qui se trouvait devant eux; des gens à pied, les uns demandant
+des nouvelles, les autres criant qu'ils en apportaient... Et tout
+ce fracas, ce tumulte au milieu d'une nuit de novembre, sombre et
+froide... Quelques hommes de la bonne compagnie étaient parmi eux
+pour apprendre quelque chose; car on racontait d'étranges événements
+qui, du reste, devaient bientôt se réaliser. Dans le nombre de ces
+curieux malveillants se trouvait Hippolyte de R..., l'un des habitués
+les plus intimes du salon de ma mère. Il reconnut notre voiture; et
+ne voyant pas quelles étaient les personnes qui étaient avec nous:
+«Eh bien! s'écria-t-il, voilà de la belle besogne!... Votre ami
+Lucien, mademoiselle Laure, poursuivit-il en s'adressant à moi, qu'il
+voyait contre la portière, avec tout son républicanisme et sa colère
+contre notre club de Clichy, vient de faire un roi de son frère le
+caporal.»</p>
+
+<p>M. de Rastignac était fort près de la portière; je fus obligée
+non-seulement de lui dire très-vivement de se taire, mais de frapper
+sur sa main, car il n'entendait rien. Alors il reconnut madame
+<span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> Lætitia et madame Leclerc qu'il voyait journellement chez ma
+mère, où il passait sa vie ainsi que ses frères: cette vue le frappa
+tellement qu'il s'en alla en courant. Ce n'était pas qu'il craignît;
+tout au contraire son opinion était bien connue, et ses frères et lui
+ne voulurent jamais accepter aucune place sous l'Empire.</p>
+
+<p>Cependant notre voiture avançait; enfin nous parvînmes dans cette
+allée qui précède la cour de la petite maison de la rue Chantereine
+et nous arrivâmes devant le perron. Madame Lætitia envoya Albert pour
+savoir si le général Bonaparte était revenu de Saint-Cloud. Au moment
+où mon frère descendait de voiture un officier entrait au grand galop
+dans la cour suivi de deux ordonnances. Les lumières du vestibule
+nous le montrèrent et nous reconnûmes M. de Geouffre mon beau-frère,
+qui dans cette journée avait été l'aide-de-camp de Lucien.</p>
+
+<p>&mdash;Tout va bien! nous cria-t-il du plus loin qu'il nous vit!... et
+il nous raconta les événements miraculeux de la journée... Tout
+était fini. Il y avait une commission consulaire dont deux membres
+du Directoire faisaient partie et le général Bonaparte était le
+troisième.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà un brochet qui mangera les deux autres poissons, dit ma mère.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> &mdash;Oh Panoria! dit madame Lætitia avec un accent de reproche,
+car à cette époque elle croyait au républicanisme pur de son fils.</p>
+
+<p>&mdash;Ma mère ne répondit pas, mais elle était convaincue. Madame
+Bonaparte et madame Leclerc descendirent pour aller trouver Joséphine
+et attendre la venue de Napoléon. Nous les laissâmes et revînmes chez
+ma mère où nous trouvâmes vingt personnes qui l'attendaient comme
+cela était toujours quand elle allait au spectacle; mais ce soir-là
+on espérait des nouvelles et le cercle était doublé.</p>
+
+<p>J'ai interverti l'ordre des choses pour rappeler ce fait. Il montre
+combien peu étaient connus les projets de Bonaparte dans sa famille
+même la plus intime, puisque sa mère et sa s&oelig;ur bien-aimée étaient
+aussi ignorantes de ce qui devait se passer le 19 brumaire que la
+personne de Paris le moins avant dans son intimité.</p>
+
+<p>Pour rejoindre l'époque où nous sommes maintenant, il faut nous
+retrouver à l'une des fenêtres de l'hôtel de Brionne chez M. de
+Benezeth, regardant la magnifique revue passée par le premier Consul
+le 30 pluviôse de l'an VIII. Toutes les croisées ayant jour sur la
+place et sur la cour étaient garnies de femmes élégamment parées et
+dans ce costume grec qui était si gracieux porté par des <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span>
+femmes qui se mettaient bien... et puis il allait à cet enthousiasme
+qui nous agitait alors. Nous étions vraiment des femmes de Sparte
+et d'Athènes en écoutant les récits de ces fêtes de gloire, de
+ces batailles où notre noblesse prit et reçut son blason. Et puis
+comment croire à cette tyrannie qui nous était prophétisée lorsqu'il
+parut une lettre écrite à un sergent de grenadiers, par le premier
+<i>Consul lui-même</i>, au moment de la distribution des sabres et des
+fusils d'honneur<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>. L'un des élus avait écrit à Bonaparte pour le
+remercier, et le premier Consul lui répondit:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> «J'ai reçu votre lettre, <i>mon brave camarade</i>, vous n'avez
+pas besoin de me parler de vos actions. Je les connais, vous êtes un
+des plus braves grenadiers de l'armée depuis la mort de Benezeth.
+Vous êtes compris dans la distribution des cent sabres d'honneur
+que j'ai fait distribuer. Tous les soldats de votre corps étaient
+d'accord que c'était vous qui le méritiez davantage.</p>
+
+<p>«Je désire beaucoup vous revoir; le ministre de la guerre vous envoie
+l'ordre de venir à Paris.»</p>
+
+<p>Cette lettre est un chef-d'&oelig;uvre d'adresse. Comme il est habile de
+reconnaître presque le droit aux soldats de désigner le plus brave
+parmi eux! Et puis ce titre <i>de brave camarade</i> accordé à un sergent.
+Cette lettre, qui devait nécessairement courir dans tous les rangs de
+l'armée, devait en même temps faire des amis et même des fanatiques à
+la religion de Napoléon.</p>
+
+<p>Le jeune homme à qui s'adressait cette lettre s'appelait <i>Léon Aune</i>;
+il était sergent de grenadiers, je ne me rappelle plus dans quel
+régiment.</p>
+
+<p>Aussi nous étions sous le charme d'une pensée; c'est que le
+gouvernement consulaire ramènerait avec lui les formes polies
+d'autrefois, la sécurité, le bonheur, et en même temps qu'il
+fonderait le règne de cette liberté toujours appelée, toujours
+<span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> désirée et toujours inconnue: c'était un rêve sans doute,
+mais ne rêve-t-on jamais?...</p>
+
+<p>Madame Bonaparte était rayonnante de beauté le jour de cette revue
+ainsi qu'Hortense, qui était vraiment charmante à cette époque de sa
+vie, avec sa taille élancée, ses beaux cheveux blonds, ses grands
+et doux yeux bleus et sa grâce toute créole et toute française à la
+fois!... Elles étaient toutes deux aux fenêtres du troisième Consul
+Lebrun, entourées d'une espèce de cour qu'il n'avait pas fallu
+longtemps pour former.</p>
+
+<p>Napoléon était un homme trop universel, son génie, qui embrassait
+toutes choses, était trop vaste pour n'avoir pas jugé de quelle haute
+importance il était pour son plan de rétablir l'ordre non-seulement
+dans la vie politique et générale, mais dans la vie privée de
+chaque famille. Ces familles formaient les masses après tout, et
+Napoléon, tout en n'ayant pas de formes polies et gracieuses, savait
+parfaitement les apprécier. Sans vouloir que les femmes eussent de
+la puissance, il désirait cependant qu'elles prissent en quelque
+sorte la conduite d'une partie des choses de ce monde. Il redoutait
+des femmes comme madame de Staël; mais il comprenait tout le bien
+que pouvait faire madame de Genlis ou quelqu'un dans ce genre. Il
+redoutait le génie de la première comme un rival, tandis <span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span>
+qu'il aimait et recherchait l'esprit de l'autre comme un allié ami...
+en tout ce qui concernait l'étiquette, la vie de société, ce qui
+tenait enfin à l'existence du monde et à l'influence qu'elle exerce:
+tout cela était pour le premier Consul et plus tard pour l'Empereur
+d'une importance que pourront difficilement croire ceux qui ne l'ont
+pas approché comme moi<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> Le salon de madame Bonaparte aux Tuileries, lorsqu'elle y
+vint le 30 pluviôse, n'était pas encore formé, quelque désir qu'en
+eût le premier Consul. Madame de la Rochefoucault, petite bossue,
+bonne personne, quoique spirituelle, et parente, je ne sais comment,
+de madame Bonaparte; madame de la Valette, douce, bonne, toujours
+jolie en dépit de la petite vérole et du monde qui la trouvait
+encore trop bien malgré son malheur; madame de Lameth, sphérique et
+barbue, deux choses peu agréables pour des femmes, mais bonne et
+<span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span> spirituelle, ce qui leur va toujours bien; madame Delaplace
+faisant tout géométriquement, jusqu'à ses révérences pour plaire
+à son mari; madame de Luçay, madame de Lauriston, bonne, toujours
+égale dans son accueil et généralement aimée; madame de Rémusat,
+femme supérieure et d'un grand attrait pour qui la savait comprendre;
+madame de Thalouet qui se rappelait trop qu'elle avait été jolie et
+pas assez qu'elle ne l'était plus; madame d'Harville, impolie par
+système et polie par hasard, voilà les femmes qui formèrent d'abord
+le cercle le plus habituel de Joséphine à l'époque du Consulat
+<i>préparatoire</i>, ainsi que j'appelle le Consulat de l'année 1800 et
+de 1801. Mais quelques mois après, les généraux qui entouraient le
+premier Consul se marièrent et leurs femmes arrivèrent aux Tuileries
+pour y préluder aux dames du palais. Alors ce qu'on pouvait appeler
+la cour consulaire changea d'aspect. Toutes étaient jeunes et plutôt
+jolies qu'autrement; car la jeunesse a du moins cet avantage de
+n'avoir jamais une laideur entière; mais d'ailleurs, bien loin de
+là, les jeunes femmes qui devenaient <i>les grandes dames</i> de la cour
+consulaire étaient même charmantes. Madame Lannes était alors dans
+la fleur de cette beauté vraiment digne d'admiration, qui du reste
+fut connue en Europe comme elle devait l'être. Madame Lannes était
+bonne, elle avait un esprit <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> juste et sans aigreur qui me
+plaisait; nos maris étaient frères d'armes; nous nous convînmes
+aussi, et depuis l'instant de notre entrée à la cour des Tuileries
+jusqu'au moment où nous l'avons quittée, nos relations furent
+toujours bienveillantes et amicales; venait ensuite madame Savary
+(mademoiselle de Faudoas, parente de l'Impératrice); madame Savary
+était une fort belle personne, mais ayant la malheureuse manie de ne
+pas vouloir être brune, ce qui lui faisait faire des choses tout à
+fait contraires à sa beauté; elle était bien faite, fort élégante,
+quoique un peu poupée de la foire lorsqu'elle entrait dans un bal.
+L'un des frères d'armes de nos maris s'était aussi marié, mais il
+n'avait pas fait comme eux, en ce que les autres s'étaient presque
+tous mariés par amour et avaient conséquemment épousé de jolies
+femmes; mais lui avait pris pour sa compagne de route en ce monde une
+de ces héritières à figure désagréable et peu courtoise... à figure
+d'héritière enfin, car ce mot dit tout. Ce n'eût été que peu de chose
+encore; mais le caractère accompagnait la désagréable figure et ne
+la démentait en rien: impolie et violente, la jeune héritière ne fut
+jamais aimée dans le monde ni dans son intérieur, où elle rendait son
+mari malheureux, tandis qu'il méritait d'être le plus heureux des
+hommes.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> Madame Mortier, aujourd'hui duchesse de Trévise, n'avait
+rien du portrait que je viens de tracer: elle avait au contraire une
+extrême douceur et son commerce était si facile et si doux qu'on
+l'aimait en la connaissant. Le général Mortier commandait alors la
+1<sup>re</sup> division militaire, et ses fréquents rapports avec Junot, qui
+était commandant de Paris, me mettant à même de beaucoup voir madame
+Mortier, j'ai pu me convaincre par moi-même de la vérité du portrait
+que j'en donne.</p>
+
+<p>Une agréable femme aussi qui vint au milieu de nous vers ce temps-là,
+ce fut madame Bessières (duchesse d'Istrie); elle était gaie, bonne,
+égale, jolie, d'une politesse prévenante, de bonne compagnie,
+ce qui faisait qu'on lui savait gré d'avance, parce qu'il était
+visible qu'elle le faisait par un mouvement attractif: j'ai toujours
+distingué et aimé madame Bessières, et depuis tant d'années écoulées,
+sa vie noble et pure justifie le bien qu'on a toujours dit et pensé
+d'elle.</p>
+
+<p>Chaque jour notre cercle s'agrandissait; le premier Consul forçait au
+mariage.</p>
+
+<p>«Mariez-vous, disait-il à tous les officiers généraux, même aux
+colonels; mariez-vous et recevez du monde. Ayez <i>un salon</i>.»</p>
+
+<p>C'était son mot.</p>
+
+<p>La société des Tuileries était donc alors la base <span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> sur
+laquelle s'établissaient toutes celles qui se formaient à Paris; il y
+avait bien de la confusion, et rarement un dîner, une grande réunion
+du soir avaient lieu, sans qu'un événement plus ou moins plaisant
+prêtât à rire aux bonnes âmes qui étaient appelées à ces premières
+fêtes qui ressemblent bien peu à celles qui suivirent, non-seulement
+sous l'Empire, mais dans les années 1802 et 1803.</p>
+
+<p>La Malmaison était un lieu dans lequel on essayait tout ce qu'on
+voulait faire passer comme innovation à ces coutumes vulgaires, qui
+avaient pris d'autant plus d'empire sur nous pendant la Révolution,
+qu'elles étaient faciles et peu gênantes; mais combien nous en avons
+ri plus tard, lorsque toute l'étiquette fut imposée, non-seulement
+aux habitants des Tuileries, mais à ceux de cette même Malmaison et
+de Saint-Cloud! la Malmaison, surtout, qui ne retrouva jamais au
+reste ses premiers beaux jours.</p>
+
+<p>Qui croirait que, la première année du Consulat, on craignît d'être
+attaqué sur la route de la Malmaison à Paris? Ne semble-t-il pas
+entendre raconter une histoire du moyen âge lorsque la société
+était encore dans l'enfance. Il est pourtant vrai que ces craintes
+existaient; et, de plus, qu'elles étaient fondées... On redoutait
+deux dangers: celui <span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> d'être compris dans une tentative sur
+le premier Consul, et d'être attaqué par les voleurs qui étaient en
+grand nombre, et on le savait, dans ces carrières qui, alors, étaient
+ouvertes et se trouvaient à gauche de la route en venant de Paris
+entre le Chant-du-Coq et Nanterre. Voici un fait assez curieux.</p>
+
+<p>Nous répétions les <i>Folies amoureuses</i> de Régnard; le premier Consul
+avait demandé ce spectacle et le désirait beaucoup. Bourrienne,
+qui jouait admirablement les rôles à manteaux, remplissait celui
+d'Albert, moi celui d'Agathe, madame Murat, malgré son terrible
+accent à cette époque de sa vie, celui de Lisette, monsieur
+d'Abrantès celui d'Eraste, et monsieur Didelot, excellent dans
+l'emploi des Monrose, faisait Crispin; mais la pièce était d'autant
+plus difficile à faire marcher que nous avions des acteurs qui
+jouaient si mal, qu'en vérité c'était la plus burlesque des
+représentations que de les voir seulement à une répétition. Dugazon,
+qui était mon répétiteur, me disait avec son cynisme ordinaire:</p>
+
+<p>«Ah ça! pourriez-vous me dire quelle est la loi qui <span class="smcap">LA</span> force
+à jouer la comédie?»</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit enfin, la pièce allait lentement et mal, parce
+que, lorsqu'un principal rôle est rempli par une personne sans
+mémoire, disant à <span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> contre-sens, ricanant lorsqu'elle se
+trompait, ce qui arrivait souvent et n'était pas drôle du tout,
+ricanant pour sourire, même lorsqu'il faut du sérieux, alors la pièce
+va mal et ne va même pas du tout; en conséquence nous répétions, nous
+répétions, nous répétions toujours, et nous ne nous en trouvions
+pas plus avancés: enfin on déclara qu'on ne pouvait demeurer d'une
+manière fixe à la Malmaison et qu'on viendrait répéter de Paris.
+Cela se fit en effet. M. d'Abrantès avait une sorte de tilbury à
+deux chevaux, dans lequel on faisait la route en moins d'une heure.
+Les chevaux qui étaient attelés à cette petite voiture étaient d'une
+vitesse extrême: surtout lorsque devant eux courait un piqueur qui
+faisait ranger une multitude de petites charrettes de maraîchers
+retournant à leurs villages vers le soir, à l'heure où nous revenions
+à Paris pour dîner: on était alors à la fin de l'hiver.</p>
+
+<p>Un jour, il était plus tard que jamais (ce qui était difficile),
+parce que la répétition avait été encore plus mal que de coutume: il
+était six heures; nous avions du monde à dîner et nous avions hâte
+d'arriver à Paris; Junot pressait donc ses chevaux de la voix et du
+fouet, et nous parcourions la route avec la rapidité du vent.</p>
+
+<p>Maintenant, pour l'intelligence de ce qui va suivre, <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> il
+faut savoir que M. d'Abrantès avait alors une livrée exactement
+semblable à celle du premier Consul, pour la couleur de l'habit, qui
+était verte. La seule différence entre elles, c'est que la livrée du
+premier Consul n'avait ni collet, ni parements d'une autre couleur,
+et que celle de M. d'Abrantès en avait en drap cramoisi; mais on
+comprendra facilement qu'au mois de mars, à six heures du soir, on
+puisse ne voir d'abord à vingt pas que la couleur de l'habit du
+piqueur. Derrière nous venait un petit groom également habillé de
+vert<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a>.</p>
+
+<p>Nous allions donc rapidement, ainsi que je l'ai dit, lorsque tout à
+coup, au moment où nous passions devant les carrières qui existaient
+alors entre le Chant-du-Coq et Nanterre, une masse quelconque vint
+se jeter au-devant des chevaux, lorsqu'ils étaient lancés avec le
+plus de vitesse... <span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> Ils s'arrêtèrent... Je poussai un cri, et
+M. d'Abrantès articula quelques paroles violemment accentuées. Tout
+cela fut prompt et n'eut que la durée d'un éclair. Lorsque le vertige
+produit par la rapidité de la course et le choc que nous venions
+d'éprouver fut dissipé, nous vîmes à côté du tilbury un grand homme
+couvert d'une redingote très-ample, ayant sur la tête un chapeau rond
+qui lui cachait le haut du visage. À quelques pas de la route, sur la
+droite, on distinguait deux ou trois autres individus...</p>
+
+<p>&mdash;«Qui êtes-vous?» dit M. d'Abrantès à l'homme qui était le plus près
+de nous. Mais au lieu de nous répondre, le grand homme, après l'avoir
+considéré aux dernières lueurs du crépuscule, s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;«Ce n'est pas le premier Consul!...</p>
+
+<p>&mdash;Que lui vouliez-vous?» s'écria M. d'Abrantès, comme cet homme
+s'éloignait à grands pas pour rejoindre ses compagnons.</p>
+
+<p>L'homme s'arrêta, et fut quelques secondes avant de répondre; enfin
+il se retourna et dit:</p>
+
+<p>&mdash;«Lui remettre une pétition.»</p>
+
+<p>Et lui et ses camarades disparurent dans la profondeur des carrières.</p>
+
+<p>M. d'Abrantès réfléchit un moment; puis, appelant son groom:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> &mdash;«Cours après, Étienne, lui dit-il, et donne-lui ordre de
+venir me rejoindre à la Malmaison, où je retourne.»</p>
+
+<p>En effet le piqueur, qui n'avait pu entendre, avait toujours galopé
+et devait être loin. Cependant le groom le rejoignit.</p>
+
+<p>Au moment où le général Junot allait faire tourner ses chevaux, il
+s'arrêta.</p>
+
+<p>&mdash;«Que diable peuvent-ils avoir jeté sous les jambes des chevaux?»
+dit-il en se penchant pour mieux voir une grande masse brune qui
+était sur la route...</p>
+
+<p>C'était une immense bourrée. En la voyant nous fûmes étonnés qu'elle
+n'eût pas fait trébucher les chevaux. M. d'Abrantès était dans une
+extrême agitation.</p>
+
+<p>&mdash;«Les misérables!...» s'écriait-il par moment.</p>
+
+<p>Arrivés dans la cour, où déjà il y avait deux factionnaires à cheval,
+deux hommes de la belle garde consulaire, Junot appela un valet
+de pied pour demeurer auprès des chevaux, que ma main n'aurait pu
+contenir en repos, et il fut trouver le premier Consul, qui, en
+effet, était encore dans son cabinet.</p>
+
+<p>Je demeurai à peu près dix minutes seule; au bout de ce temps,
+j'entendis une voix m'appeler: c'était celle de Duroc.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> &mdash;«Venez, me dit-il; le premier Consul veut vous parler...</p>
+
+<p>&mdash;Eh mon Dieu! que me veut-il?...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais, mais venez.»</p>
+
+<p>Il me fit faire le tour par le jardin, et j'entrai dans le cabinet du
+premier Consul, sanctuaire impénétrable, où tant de grandes choses
+furent conçues pour la gloire de la France.</p>
+
+<p>Il était en ce moment dans la pièce faite comme une tente qui se
+trouve encore sous la même forme, malgré l'horrible dégradation de la
+maison... oh!... cette dégradation est la honte de la France!... Quel
+est le peuple qui n'élèverait un monument à cette place!... Tous le
+feraient... et nous!... Nous demeurons inactifs!...</p>
+
+<p>Le premier Consul était avec Cambacérès, Bourrienne et Junot. Après
+m'avoir introduite, Duroc allait se retirer: le premier Consul le
+rappela.</p>
+
+<p>&mdash;«Madame Junot, me dit Bonaparte avec une expression sérieuse, mais
+dans laquelle il y avait de la bonté, je vous ai fait dire de venir
+ici, pour que votre version puisse être une clarté de plus à celle de
+Junot; car j'avoue que ce qu'il me dit me paraît bien étonnant.»</p>
+
+<p>Je racontai la chose telle qu'elle venait de se passer, bien
+certaine que Junot l'aurait racontée <span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span> comme moi. Le premier
+Consul dit à Cambacérès:</p>
+
+<p>&mdash;«C'est bien cela!... Et cet homme prétendait avoir une pétition à
+me remettre?</p>
+
+<p>&mdash;En effet, il avait un papier plié à la main, dis-je; je l'ai vu
+lorsqu'il était auprès de nous.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous distingué ses traits? me demanda Bonaparte.</p>
+
+<p>&mdash;L'ensemble de sa personne, oui, général; mais pas du tout les
+traits de son visage: son chapeau lui couvrait non seulement les
+yeux, mais toute la partie supérieure de la figure.</p>
+
+<p>&mdash;Et quelle est sa tournure?</p>
+
+<p>&mdash;Celle d'un homme fort grand et maigre.</p>
+
+<p>&mdash;Plus grand que Bourrienne?</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Mais ensuite je puis me tromper: il était tard et j'étais mal
+placée pour juger de la proportion juste d'une taille.</p>
+
+<p>Pour dire la vérité, je tremblais de frayeur en pensant que mon dire
+allait peut-être faire arrêter un homme. Pour m'encourager, je devais
+me dire que cet homme était un misérable et en voulait à la vie de
+celui que nous adorions comme notre idole.</p>
+
+<p>Le premier Consul me fit répéter l'histoire trois fois. Je ne me
+servis que des mêmes termes chaque fois: cette exactitude lui fit
+plaisir.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> &mdash;«Écoutez, me dit-il en m'amenant par le bout de l'oreille
+à l'autre bout de la chambre, gardez-vous bien de répéter un mot
+de tout cela à Joséphine et à mademoiselle Hortense. Ceci est <i>une
+défense</i>, entendez-vous bien; mais vous comprenez jusqu'où elle
+va?... Me comprenez-vous, vous dis-je?...»</p>
+
+<p>Je le regardai en silence, quoique je le comprisse: ce silence lui
+donna de l'humeur.</p>
+
+<p>&mdash;«Je veux parler de votre mère, de Lucien, de Joseph... En résumé,
+je vous demande le silence pour la maison de la rue Sainte-Croix
+comme pour toutes les autres; promettez-le-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien!... je vous le promets, général.</p>
+
+<p>&mdash;Votre parole d'honneur!</p>
+
+<p>&mdash;Ma parole d'honneur! répondis-je en riant de ce qu'il exigeait une
+telle assurance de la part d'une femme.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi riez-vous? C'est mal. Donnez-moi votre parole, et sans
+rire.</p>
+
+<p>&mdash;Général, plus vous me recommanderez de ne pas rire, et moins
+j'attraperai mon sérieux. Vous riez si peu, que cela doit vous
+réjouir le c&oelig;ur de voir rire.»</p>
+
+<p>Il me regarda.</p>
+
+<p>&mdash;«Vous êtes une singulière personne, dit-il... Ainsi vous
+promettez...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> &mdash;Je le promets...</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien! Allons dîner: vous resterez avec Junot.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, général, nous avons du monde...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! ils dîneront sans vous.»</p>
+
+<p>Il appela Junot et lui parla un moment à l'oreille, et Junot écrivit
+deux lettres que son piqueur porta sur l'heure à Paris.</p>
+
+<p>&mdash;«Allons, dit le premier Consul, maintenant il faut dîner. Allez
+tous dans le salon et ne parlez de rien. Je vous suis dans l'instant.</p>
+
+<p>&mdash;Et que faudra-t-il que je dise pour motiver mon retour?»
+m'écriai-je fort embarrassée de ma responsabilité. Mais Bonaparte
+était déjà rentré avec M. d'Abrantès et Bourrienne dans son cabinet
+intérieur<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>, et Cambacérès, exact à l'ordre, comme s'il fût né
+caporal, me disait à chaque instant, en me tirant par le bras:</p>
+
+<p>«Allons donc au salon...»</p>
+
+<p>Et enfin il fit tant qu'il m'y entraîna presque de force.</p>
+
+<p>Je peindrais difficilement la surprise dans laquelle tout le monde
+fut de mon retour.</p>
+
+<p>«Grand Dieu! que vous est-il donc arrivé?... Qu'est-il survenu?...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> &mdash;Mais rien du tout que je sache, répondis-je: le premier
+Consul a fait courir après le général Junot, pour qu'il revînt, et me
+voilà...</p>
+
+<p>&mdash;Tant mieux, tant mieux! me dit Eugène; vous nous verrez répéter <i>le
+Collatéral</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, que nous ne savons pas, dit Hortense<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Go to footnote 17"><span class="smaller">[17]</span></a>.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! elle passera sa soirée avec nous, reprit gracieusement
+Joséphine<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Go to footnote 18"><span class="smaller">[18]</span></a>; il n'y pas grand mal de faire trêve un jour à une
+répétition...</p>
+
+<p>&mdash;Citoyen Cambacérès, auriez-vous faim? dit d'une voix forte le
+premier Consul en entrant dans le salon appuyé sur le bras de Junot.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, général, il est permis de dire que oui, répondit Cambacérès,
+et il montrait l'aiguille d'une magnifique pendule du temps de madame
+Dubarry, qui marquait sept heures et demie.</p>
+
+<p>&mdash;Bath! Qu'est-ce que fait l'heure?... Je suis levé depuis cinq
+heures du matin, moi, eh bien! <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> j'attends patiemment... tandis
+que vous qui vous êtes levé, j'en réponds, à dix heures, vous vous
+plaignez d'attendre une heure! qu'est-ce qu'une heure?</p>
+
+<p>Les deux portes s'ouvrirent, et on annonça qu'on avait servi...</p>
+
+<p>Le premier Consul passa le premier et <i>seul</i>. Cambacérès donna la
+main à madame Bonaparte... tout le monde suivit sans aucun ordre. Le
+premier Consul s'assit d'abord et nomma, pour être auprès de lui, sa
+belle-fille et moi...</p>
+
+<p>Le dîner fut gai; il y avait cependant de quoi être au moins
+soucieux; M. d'Abrantès était pensif, Duroc également; quant à
+Bourrienne il ne dînait jamais avec le premier Consul; il retournait
+toujours à Ruel pour dîner, afin d'avoir à lui ce moment de liberté,
+et le passer avec sa famille qu'il voyait à peine.</p>
+
+<p>J'ai dit que le premier Consul était ce même jour d'une grande
+gaieté, voulait-il éloigner toute pensée de ceux qui l'entouraient
+d'un danger auquel il aurait échappé, ou voulait-il faire parvenir à
+ceux qui le menaçaient combien la crainte pouvait peu sur son âme?
+Qu'elle était la plus dominante de ces deux idées? Peut-être toutes
+deux avaient-elles de la puissance sur son âme? je le croirais du
+<span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> moins, parce qu'il me dit très-bas au moment où l'on allait
+se lever de table:</p>
+
+<p>&mdash;«Vous voyez que les méchants ne peuvent rien sur moi... ils n'ont
+pas même le pouvoir de me faire craindre...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! lui répondis-je, ayez toujours de la confiance en Dieu! il vous
+doit à la France pour son bonheur!</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment! le pensez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas ainsi que pensent tous les miens?.. tous ceux que
+j'aime au moins?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! votre frère, votre mari... mais ensuite... votre beau-frère est
+tout à Lucien... votre mère également n'aime que Lucien et Joseph...
+mais moi, c'est différent...»</p>
+
+<p>Je me retournai vers Eugène qui était à ma droite et je lui parlai de
+son rôle. Il me répondit avec un sourire de malice qui ne disparut
+pas de ses lèvres, lorsque abandonnant une phrase à peine commencée,
+je me tournai subitement vers le premier Consul... C'est qu'il venait
+de me pincer au bras gauche avec une telle violence que j'en eus le
+bras encore noir quinze jours après...</p>
+
+<p>&mdash;«Voulez-vous me faire l'honneur de me répondre, lorsque je vous
+parle? me dit-il moitié fâché, moitié riant de voir ma figure
+sérieuse qui voulait être en colère...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> &mdash;Mais je vous ai dit, général, que jamais je ne vous
+répondrais lorsqu'il serait question de ma mère parce qu'alors nous
+ne nous entendons pas...</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai; vous m'avez donné votre <i>ultimatum</i> à ce sujet-là. À
+propos de mère et de fille, voyez-vous souvent madame Moreau et la
+famille Hulot?</p>
+
+<p>&mdash;Non, général.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, non!</p>
+
+<p>&mdash;Non, général.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! votre mère n'est pas très-liée avec madame Hulot?</p>
+
+<p>&mdash;Jamais elle ne lui a parlé; et de plus, elles ne vont pas l'une
+chez l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Comment donc alors votre frère a-t-il dû épouser mademoiselle Hulot?</p>
+
+<p>&mdash;Des amis communs en avaient eu la pensée mais mon frère ne voulut
+pas revenir d'Italie pour conclure un mariage de convenance, quelque
+jolie que fût la future, et les choses n'allèrent jamais plus loin.
+En vérité j'admire, général, comme vous êtes bien informé!»</p>
+
+<p>L'expression moqueuse avec laquelle je lui dis ce peu de mots lui fit
+faire un mouvement:</p>
+
+<p>&mdash;«Connaissez-vous madame Moreau? me demanda-t-il.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> &mdash;Je l'ai vue dans le monde où nous allions ensemble comme
+jeunes filles.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-elle pas fort habile en toutes choses?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je sais qu'elle danse remarquablement: Steibelt, qui est mon
+maître comme le sien, m'a dit qu'après madame Delarue-Beaumarchais
+mademoiselle Hulot était la plus forte de ses écolières; elle peint
+la miniature; elle sait plusieurs langues, et, de plus, elle est fort
+jolie.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! de cela j'en puis juger comme tout le monde, et je ne le trouve
+pas. Elle a une figure en casse-noisette, une expression méchante et
+en tout une enveloppe déplaisante.»</p>
+
+<p>Depuis qu'il était question de madame Moreau il parlait très-haut et
+tout le monde écoutait: madame Bonaparte sourit, et avec sa bonté
+ordinaire, car sa bonté, pour être banale, n'était pas moins de la
+bonté, elle dit doucement:</p>
+
+<p>&mdash;«Tu ne l'aimes pas, et tu es injuste.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute je ne l'aime pas, et cela, par une raison toute simple,
+c'est qu'elle me hait, ce qui est plus fort que de ne pas m'aimer;
+et cela pourquoi?.. Elle et sa mère sont les deux mauvais anges de
+Moreau: elles le poussent à mal faire... et c'est sous leur direction
+qu'il fait toutes ses fautes... Qui croiriez-vous, dit le premier
+Consul à Cambacérès, lorsqu'on fut de retour dans le salon, qui
+<span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> croiriez-vous que Joséphine me donna l'autre jour pour
+convive à dîner?... madame Hulot!... Madame Hulot!... à la Malmaison!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dit madame Bonaparte, elle venait en conciliatrice, et...</p>
+
+<p>&mdash;En conciliatrice!... Elle? madame Hulot?... Ma pauvre Joséphine, tu
+es bien crédule et bien bonne, ma chère enfant!...»</p>
+
+<p>Et prenant sa femme dans ses bras, il l'embrassa trois ou quatre fois
+sur les joues et sur le front, et finit en lui pinçant l'oreille avec
+une telle force qu'elle jeta un cri... Bonaparte poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;«Je te dis que ce sont deux méchantes <i>femmelettes</i>, et que cette
+dernière impertinence de madame Hulot mérite une correction. Bien
+loin de là, voilà que tu l'accueilles et lui fais politesse.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'a-t-elle donc fait? se hasarda à demander Cambacérès qui
+sommeillait dans un fauteuil, après avoir pris son café.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, dit madame Bonaparte, madame Moreau voulait voir
+Bonaparte: elle est venue trois ou quatre fois aux Tuileries sans y
+parvenir, et l'humeur s'en est mêlée...</p>
+
+<p>&mdash;Et Joséphine, qui ne vous dit pas tout, ne vous dit pas aussi
+que la dernière fois madame Hulot dit en se retirant: <i>Ce n'est
+pas la femme du vainqueur <span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> d'Hohenlinden qui doit faire
+antichambre... Les directeurs eussent été plus polis.</i> Ainsi madame
+Hulot regrette le beau règne du Directoire, parce que le <i>chef de
+l'État</i> ne peut disposer du temps qu'il donne à des travaux sérieux
+pour bavarder avec des femmes!... Et toi, tu es assez simple pour
+chercher à calmer l'irritation que ces méchantes femmes ont éprouvée,
+et qui n'est autre chose que de la colère!...»</p>
+
+<p>Joséphine, qui s'était éloignée du premier Consul lorsqu'il lui avait
+pincé l'oreille, revint auprès de lui et passant un bras autour de
+son cou, elle posa sa tête gracieusement sur son épaule. Napoléon
+sourit et l'embrassa. Il avait résolu d'être charmant ce jour-là, et
+il le fut en effet.</p>
+
+<p>&mdash;«Allons! s'écria-t-il... laissons tout cela et prenons une
+vacance... il faut jouer. À quoi jouerons-nous? aux petits jeux?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! s'écria-t-on de toutes parts.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! au vingt et un?... au reversi?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui! au vingt et un.»</p>
+
+<p>On apporta une grande table ronde et nous nous mîmes tous autour.</p>
+
+<p>&mdash;«Qui sera le banquier, demanda Joséphine, pour commencer?</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> LE PREMIER CONSUL.</p>
+
+<p>Duroc, prends les cartes et tiens la banque; tu nous montreras
+comment il faut faire.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME BONAPARTE.</p>
+
+<p>Mais je n'ai pas d'argent...</p>
+
+<p class="speakersc">MADEMOISELLE DE BEAUHARNAIS.</p>
+
+<p>Ni moi.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE LAVALETTE.</p>
+
+<p>Ni moi.</p>
+
+<p class="speakersc">LE PREMIER CONSUL.</p>
+
+<p>Mesdames, arrangez-vous, mais je ne veux pas jouer contre des jetons;
+je ne veux pas jouer à crédit... Je fais mon jeu avec de l'or, et
+si vous me gagnez je veux aussi vous gagner; demandez de l'argent à
+vos maris... Lavalette, donne donc de l'argent à ta femme<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Go to footnote 19"><span class="smaller">[19]</span></a>... (Il
+cherche dans ses poches, où jamais il n'avait d'argent.) Donne-moi de
+l'argent, Duroc!... (Tout le monde se met à rire.) Riez... Tenez...</p>
+
+<p>Le sérieux du premier Consul nous fit beaucoup <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span> rire, nous
+eûmes bientôt devant nous ce qu'il fallait pour faire nos mises, et
+le jeu commença; mais ce fut pour éveiller une nouvelle gaieté...
+Napoléon trichait horriblement; il fit d'abord une mise modeste de
+cinq francs... Duroc tira et donna les cartes: lorsque tout fut fait,
+Napoléon avança la main après avoir regardé ses cartes.</p>
+
+<p class="speakersc">LE GÉNÉRAL DUROC.</p>
+
+<p>Voulez-vous une carte, mon général?</p>
+
+<p class="speakersc">LE PREMIER CONSUL.</p>
+
+<p>Oui. (Après avoir eu sa carte:) À la bonne heure au moins... voilà
+qui est bien donné! Tu es un brave banquier, Duroc.</p>
+
+<p class="stage10">Le général Duroc tirant pour lui sur quinze (car il
+ devait croire que Bonaparte avait eu vingt et un) amène
+ un neuf.</p>
+
+<p>Ah!... perdu! j'ai vingt-quatre... Mon général, n'avez-vous pas vingt
+et un?</p>
+
+<p class="speakersc">LE PREMIER CONSUL.</p>
+
+<p>Sans doute! sans doute!... paie-moi cinq francs!</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME BONAPARTE.</p>
+
+<p>Voyons donc ton jeu, Bonaparte.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">LE PREMIER CONSUL</span>, <span class="stage">retenant ses cartes.</span></p>
+
+<p>Non, non!... Je ne veux pas que vous voyez à <span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> quel point je
+suis téméraire... j'ai tiré sur dix-huit!...</p>
+
+<p class="stage10">Madame Bonaparte insista et voulut prendre les cartes;
+ Bonaparte résistait, tous deux riaient de leur lutte
+ comme deux enfants.</p>
+
+<p class="speakersc">LE PREMIER CONSUL.</p>
+
+<p>Non, non! je n'ai pas <i>triché cette fois-ci</i>!... J'ai gagné
+loyalement. Duroc, paie-moi ma mise... C'est bien... Je fais
+paroli... (Il regarde son jeu.) Carte... c'est bien...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME LAVALETTE.</p>
+
+<p>Carte... un huit!... J'ai perdu. (Elle jette ses cartes.)</p>
+
+<p class="speakersc">LE GÉNÉRAL DUROC.</p>
+
+<p>À nous deux, mon général! (Il tire sur son jeu qui est douze et amène
+un quatre... Il retire encore et amène un six.) J'ai perdu... Quel
+point aviez-vous donc, mon général?...</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">LE PREMIER CONSUL</span>, <span class="stage">frappant ses mains l'une contre l'autre, et
+s'agitant sur sa chaise.</span></p>
+
+<p>Gagné! encore gagné!... Je montre mon jeu...</p>
+
+<p class="stage">Et fièrement il étala dix-neuf; il avait tiré
+ <i>témérairement</i>, comme il le disait, sur quinze, et
+ avait eu un quatre.</p>
+
+<p>Je refais mon jeu, s'écria-t-il tout enchanté; et il mit de nouveau
+cinq francs devant lui...</p>
+
+<p class="speaker"><span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> <span class="smcap">LE GÉNÉRAL DUROC</span>, <span class="stage">tirant et donnant les cartes, arrive au
+premier Consul, qui, après avoir regardé son jeu, demande carte; il
+le regarde quelque temps et en demande une autre... puis il dit:</span></p>
+
+<p>C'est bien.</p>
+
+<p class="stage10">Puis, tirant pour lui.</p>
+
+<p>Vingt et un!... Et vous, mon général?...</p>
+
+<p class="speakersc">LE PREMIER CONSUL.</p>
+
+<p>Laisse-moi tranquille! voilà ton argent!...</p>
+
+<p class="stage10">Il lui jeta tout son argent, mit ses cartes avec toutes
+ les autres; et, en même temps, il se leva en disant:</p>
+
+<p>Allons, c'est très-bien: en voilà assez pour ce soir.</p>
+
+<p>Madame Bonaparte et moi, qui étions près de lui, nous voulûmes
+voir quel jeu il avait d'abord. Il avait tiré sur seize, avait eu
+ensuite un deux, et puis un huit, ce qui lui faisait vingt-six.
+Nous rîmes beaucoup de son silence. Voilà ce qu'il faisait pour
+<i>tricher</i>. Après avoir fait sa mise, il demandait une carte; si elle
+le faisait perdre, il ne disait mot au banquier; mais il attendait
+que le banquier eût tiré la sienne; si elle était bonne, alors
+Napoléon jetait son jeu sans en parler, et abandonnait sa mise. Si au
+contraire le banquier perdait, Napoléon se faisait payer en jetant
+toujours ses cartes. Ces petites <i>tricheries</i>-là l'amusaient <span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span>
+comme un enfant... Il était visible qu'il voulait forcer le hasard de
+suivre sa volonté au jeu comme il forçait pour ainsi dire la fortune
+de servir ses armes. Après tout, il faut dire qu'avant de se séparer,
+il rendait tout ce qu'il avait gagné, et on se le partageait. Je
+me rappelle une soirée passée à la Malmaison, où nous jouâmes au
+reversis. Le général Bonaparte avait toujours les douze c&oelig;urs. Je
+ne sais comment il s'arrangeait. Je crois qu'il les reprenait dans
+ses levées. Le fait est que lorsqu'il avait le quinola, il avait
+une procession de c&oelig;urs qui empêchaient <i>de le forcer</i>. Notre
+ressource alors était de le lui faire <i>gorger</i>. Quand cela arrivait,
+les rires et les éclats joyeux étaient aussi éclatants que ceux d'une
+troupe d'écoliers. Le premier Consul lui-même n'était certes pas en
+reste, et montrait peut-être même plus de contentement qu'aucune de
+nous, bien que la plus âgée n'eût pas plus de dix-huit ans à cette
+époque.</p>
+
+<p>On voit comment était formé ce qu'on appelait alors <i>le salon</i> de la
+Malmaison, et la société du premier Consul et de madame Bonaparte.
+Un an plus tard, cette société fut plus étendue. Duroc se maria,
+et ce fut une femme de plus dans l'intimité de madame Bonaparte,
+quoiqu'elle ne l'aimât pas beaucoup. La maréchale Ney vint ensuite,
+mais elle c'était différent, tout le monde l'aimait. Elle était
+bonne et agréable... Pendant cette année de 1802, <span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> on fut
+encore à la Malmaison, quoiqu'on pensât déjà à Saint-Cloud. On
+s'amusait encore à la Malmaison. Le premier Consul aimait à voir
+beaucoup de jeunes et riants visages autour de lui; et quelque
+ennui que cette volonté causât à madame Bonaparte, il lui en fallut
+passer par là, et, qui plus est, il fallut dîner souvent en plein
+air. Il était assez égal à nos figures de dix-huit ans de braver
+le grand jour et le soleil; mais Joséphine n'aimait pas cela.
+Quelquefois aussi, après le dîner, lorsque le temps était beau, le
+premier Consul jouait aux barres avec nous. Eh bien! dans ce jeu il
+<i>trichait</i> encore... et il nous faisait très-bien tomber, lorsque
+nous étions au moment de l'attraper, ce qui était surtout facile à sa
+belle-fille Hortense, qui courait comme une biche. Une des grandes
+joies de ces récréations pour Napoléon, c'était de nous voir courir
+sous les arbres, habillées de blanc. Rien ne le touchait comme une
+femme portant avec grâce une robe blanche... Joséphine, qui savait
+cela, portait presque toujours des robes de mousseline de l'Inde...
+En général, <i>l'uniforme</i> des femmes, à la Malmaison, était une robe
+blanche.</p>
+
+<p>Napoléon aimait avec passion le séjour de la Malmaison...<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Go to footnote 20"><span class="smaller">[20]</span></a>
+Aussi l'a-t-il toujours affectionnée <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> au point d'en faire
+le but positif de ses promenades de distraction jusqu'au moment du
+divorce... Vers la fin du printemps de 1802, il fut s'établir à
+Saint-Cloud.</p>
+
+<p>«Les Tuileries sont une véritable prison, disait-il, on ne peut même
+prendre l'air à une fenêtre sans devenir l'objet de l'attention de
+trois mille personnes.»</p>
+
+<p>Souvent il descendait dans le jardin des Tuileries, mais après la
+fermeture des portes.</p>
+
+<p>Avant d'aller à Saint-Cloud, et immédiatement après l'événement que
+je viens de rapporter, les carrières de Nanterre furent fermées.
+Je n'ai jamais su si la police avait trouvé les hommes qui avaient
+arrêté notre voiture.</p>
+
+<p>Le salon de Saint-Cloud, aussitôt qu'il fut ouvert, fut un salon
+de souverain. Napoléon préluda dans cette maison de rois à une
+souveraineté plus <span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> positive qu'au consulat à vie. Mais ce ne
+fut pas à Saint-Cloud qu'il se fixa d'abord. Il ne pouvait quitter
+cette Malmaison, où il avait été le plus glorieux, le plus grand
+des hommes!... Il fit réparer le chemin de traverse qui mène de
+Saint-Cloud à la Malmaison, pour pouvoir y aller dès qu'il lui
+en prendrait fantaisie. Nous continuâmes à jouer la comédie à la
+Malmaison, et nous y passâmes encore de beaux jours. Mais dès lors la
+république n'était plus qu'une fiction, et le Consulat une ombre pour
+couvrir une clarté qui bientôt devait être lumineuse, ou plutôt le
+Consulat n'était plus qu'un souvenir historique.</p>
+
+<p>Une particularité assez frappante, parce qu'elle eut lieu dans un
+temps où Bonaparte ne proclamait pas ses intentions, ce fut l'ordre
+qu'il donna, le lendemain de son arrivée aux Tuileries<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Go to footnote 21"><span class="smaller">[21]</span></a>, d'abattre
+les deux arbres de la liberté qui étaient plantés dans la cour. Ces
+arbres n'étaient plus un symbole, à la vérité; ils n'étaient plus que
+des simulacres, et Bonaparte le savait bien.</p>
+
+<p>Le consulat à vie montra de suite tout l'avenir.</p>
+
+<p>Je vis arriver dans le salon de Saint-Cloud plusieurs personnes qui
+n'étaient pas à la Malmaison. Dans ce nombre était la duchesse de
+Raguse, <span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> alors madame Marmont. Elle avait été longtemps en
+Italie avec son mari qui commandait l'artillerie de l'armée. Elle
+était charmante, alors, non seulement par sa jolie et gracieuse
+figure, mais par son esprit fin, gai, profond et propre à toutes les
+conversations. Quoique plus âgée que moi de quelques années, elle
+était encore fort jeune à cette époque, et surtout fort jolie.</p>
+
+<p>Une nouvelle mariée vint aussi augmenter le nombre des jeunes et
+jolies femmes de la cour de madame Bonaparte: ce fut madame Duchatel.
+Charmante et toute grâce, toute douceur, ayant à la fois un joli
+visage, une tournure élégante, madame Duchatel fit beaucoup d'effet.
+Il y avait surtout un charme irrésistible dans le regard prolongé de
+son grand &oelig;il bleu foncé, à double paupière: son sourire était
+fin et doux, et disait avec esprit toute une phrase dans un simple
+mouvement de ses lèvres, car il était en accord avec son regard;
+avantage si rare dans la physionomie et si précieux dans celle d'une
+femme. Son esprit était également celui qu'on voulait trouver dans
+une personne comme madame Duchatel.. En la voyant, je désirai d'abord
+me lier avec elle. Elle eut pour moi le même sentiment; et, depuis ce
+temps, je lui suis demeurée invariablement attachée par affection et
+par attrait. Elle me rappelait, à cette <span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> époque où elle parut
+à notre cour, ce que je me figurais d'une de ces femmes du siècle de
+Louis XIV, tout esprit et toute grâce. Je ne m'étais pas trompée.</p>
+
+<p>Dans ce même temps, où tous les yeux étaient fixés sur cette cour
+consulaire qui se formait déjà visiblement, il survint un événement
+qui arrêta définitivement la pensée de ceux qui pouvaient encore
+douter: ce fut le mariage de madame Leclerc avec le prince Camille
+Borghèse. Elle était ravissante de beauté, c'est vrai; mais le
+prince Borghèse était jeune et joli garçon; on ne savait pas encore
+l'étendue de sa nullité; et deux millions de rente, le titre de
+princesse, furent comme une sorte d'annonce pour ceux qui voulaient
+savoir où allait le premier Consul.</p>
+
+<p>J'avais vu la princesse, avec laquelle j'étais intimement liée, ainsi
+que ma mère, la veille du jour où elle devait faire <i>sa visite de
+noce</i> à Saint-Cloud. Elle détestait sa belle-s&oelig;ur... mais la bonne
+petite âme n'était pas, au reste, plus aimante pour ses s&oelig;urs.
+Aussi quelle douce joie elle éprouvait en faisant la revue de sa
+toilette du lendemain...</p>
+
+<p>«Mon Dieu! lui disais-je, vous êtes si jolie!... Voilà votre
+véritable motif de joie, voilà où vous les dominez toutes, voilà le
+vrai triomphe.»</p>
+
+<p>Mais elle n'entendait rien; et le lendemain, elle <span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> voulut
+écraser sa belle-s&oelig;ur surtout, car c'était sur elle que sa
+haine portait plus spécialement: Hortense et sa s&oelig;ur Caroline
+n'arrivaient qu'après. Quant à Élisa...</p>
+
+<p>«Oh! pour celle-là, disait-elle plaisamment, lorsque j'aurai la folie
+d'en être jalouse, je n'aurai qu'à lui demander de jouer Alzire,
+comme elle nous a fait le plaisir de le faire à Neuilly, et tout ira
+bien.<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Go to footnote 22"><span class="smaller">[22]</span></a>»</p>
+
+<p>Je me rendis à Saint-Cloud le même soir pour connaître la manière de
+penser des deux camps. À peine fus-je arrivé que madame Bonaparte
+vint à moi:</p>
+
+<p>&mdash;«Eh bien! avez-vous vu la nouvelle princesse? on dit qu'elle est
+radieuse!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous savez, madame, combien elle est jolie; c'est un être idéal
+de beauté.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon Dieu! cela est tellement connu <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> maintenant que la
+chose commence à paraître moins frappante.</p>
+
+<p>&mdash;On ne se lasse jamais d'un beau tableau, madame; ni de la vue d'un
+chef-d'&oelig;uvre! jugez lorsqu'il est animé!»</p>
+
+<p>Madame Bonaparte n'avait aucun fiel; et si elle montrait tant
+d'aigreur contre sa belle-s&oelig;ur, ce n'était pas par envie; c'était
+comme une habitude défensive et elle savait fort bien que madame
+Leclerc n'était vulnérable que dans sa beauté; elle ne continua
+donc pas la conversation presque hostile commencée entre nous: elle
+connaissait d'ailleurs l'intimité qui existait entre nous et combien
+ma mère aimait madame Leclerc; elle fut donc à merveille avec moi,
+et loin de me montrer de l'humeur elle m'engagea à dîner pour le
+lendemain.</p>
+
+<p>&mdash;«Car c'est demain qu'elle doit faire <i>ici sa visite officielle</i>, me
+dit madame Bonaparte... Je présume qu'elle se dispose à nous arriver
+aussi resplendissante que possible... Savez-vous comment elle sera
+mise, madame Junot, poursuivit-elle en s'adressant directement à moi.»</p>
+
+<p>Je le savais; mais madame Borghèse ne m'aurait pas pardonné d'avoir
+trahi un tel secret: je répondis négativement, et madame Bonaparte,
+qui avait fait la question avec nonchalance comme <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> n'y
+attachant aucune importance, ne voulut pas insister, quelque
+persuadée qu'elle fût que j'en étais instruite.</p>
+
+<p>En arrivant le lendemain à Saint-Cloud, je fus frappée de la
+simplicité de la toilette de madame Bonaparte; mais cette simplicité
+était elle-même un grand art... On sait que Joséphine avait une
+taille et une tournure ravissantes; à cet égard elle pouvait lutter,
+et même avec succès, contre sa belle-s&oelig;ur qui n'avait pas une
+grâce aussi parfaite qu'elle dans tous ses mouvements... Connaissant
+donc tous ses avantages, Joséphine en usa pour disputer au moins
+la victoire à celle qui ne redoutait personne en ce monde pour sa
+beauté, aussitôt qu'elle paraissait et montrait son adorable visage.</p>
+
+<p>Madame Bonaparte portait ce jour-là, quoiqu'on fût en hiver, une
+robe de mousseline de l'Inde, que son bon goût lui faisait faire,
+dès cette époque, beaucoup plus ample de la jupe qu'on ne faisait
+alors les robes, pour qu'elle formât plus de gros plis. Au bas était
+une petite bordure large comme le doigt en lame d'or et figurant
+comme un petit ruisseau d'or. Le corsage, drapé à gros plis sur sa
+poitrine, était arrêté sur les épaules par deux têtes de lion en or
+émaillées de noir autour... La ceinture, formée d'une bandelette
+brodée comme la bordure, était fermée sur le devant par <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span> une
+agrafe comme les têtes en or émaillées qui étaient aux épaules... Les
+manches étaient courtes, froncées et à poignets comme on en portait
+dans ce temps-là, et le poignet ouvert sur le bras était retenu par
+deux petits boutons semblables aux agrafes de la ceinture. Les bras
+étaient nus: Joséphine les avait très-beaux, surtout le haut du bras.</p>
+
+<p>Sa coiffure était ravissante. Elle ressemblait à celle d'un camée
+antique. Ses cheveux, relevés sur le haut de la tête, étaient
+contenus dans un réseau de chaînes d'or dont chaque carreau était
+marqué comme on en voit aux bustes romains, et était fait par une
+petite rosace en or émaillée de noir. Ce réseau à la manière antique
+venait se rejoindre sur le devant de la tête et fermait avec une
+sorte de camée en or émaillé de noir comme le reste. À son cou était
+un serpent en or dont les écailles étaient imitées par de l'émail
+noir; les bracelets pareils, ainsi que les boucles d'oreilles.</p>
+
+<p>Lorsque je vis madame Bonaparte, je ne pus m'empêcher de lui dire
+combien elle était charmante avec ce nuage vaporeux formé par cette
+mousseline<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Go to footnote 23"><span class="smaller">[23]</span></a>, que bien certainement Juvénal eût appelée <span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span>
+<i>une robe de brouillard</i> à plus juste titre que celles de ses dames
+romaines... Et puis, cette parure lui allait admirablement... Voilà
+comment Joséphine a mérité sa réputation de femme parfaitement
+élégante: c'est en adaptant la mode à la convenance de sa personne.
+Ici elle avait songé à tout!... même à l'ameublement du grand salon
+de Saint Cloud, qui alors était bleu et or, et allait ainsi très-bien
+avec cette mousseline neigeuse et cet or qui tous deux s'harmoniaient
+parfaitement ensemble.</p>
+
+<p>Aussitôt que le premier Consul entra dans le salon, où il arrivait
+alors presque toujours, par le balcon circulaire, au moment où
+l'on s'y attendait le moins, il fut frappé comme moi de l'ensemble
+vraiment charmant de Joséphine. Aussi fut-il à elle aussitôt, et la
+prenant par les deux mains, il la conduisit devant la glace de la
+cheminée pour la voir en même temps de tous côtés, et l'embrassant
+sur l'épaule et sur le front, car il ne pouvait encore se défaire
+de cette habitude bourgeoise, il lui dit: «Ah! çà, Joséphine, je
+serai jaloux! Vous avez des projets! Pourquoi donc es-tu si belle
+aujourd'hui?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> &mdash;Je sais que tu aimes que je sois en blanc... et j'ai mis
+une robe blanche: voilà tout.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! si c'est pour me plaire, tu as réussi.»</p>
+
+<p>Et il l'embrassa encore une fois.</p>
+
+<p>&mdash;«Avez-vous vu la nouvelle princesse?» me demanda le premier Consul
+à dîner.</p>
+
+<p>Je répondis affirmativement, et j'ajoutai qu'elle devait venir le
+soir même pour faire sa visite de noce à madame Bonaparte et lui être
+présentée par son mari.</p>
+
+<p>&mdash;«Mais c'est chose faite, dit le premier Consul... D'ailleurs
+Joséphine est sa belle-s&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, général, mais elle est aussi femme du premier magistrat de la
+France.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! c'est donc comme étiquette que cette visite a lieu? et qui
+donc en a tant appris à Paulette? ce n'est pas le prince Borghèse.»</p>
+
+<p>Il dit ce mot avec une expression qui traduisait l'opinion qu'il
+s'était déjà formée de cet homme, qui, tout prince qu'il était,
+montrait plus de vulgarité qu'aucun <i>transtévérin</i> de Rome<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a>.</p>
+
+<p>&mdash;«Ce n'est pas Paulette qui d'elle-même aura eu cette pensée...» Il
+se tourna alors vers moi.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> «Je suis sûr que c'est chez votre mère qu'on lui a dit cela?»</p>
+
+<p>C'était vrai. C'était madame de Bouillé<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Go to footnote 25"><span class="smaller">[25]</span></a> qui le lui avait dit.
+J'en convins, et la nommai au premier Consul...</p>
+
+<p>&mdash;«J'en étais sûr,» répéta-t-il avec un accent de satisfaction qui
+disait que certainement il aurait recours à cette noblesse, qu'il
+n'aimait pas comme homme d'État, mais dont il ne pouvait se refuser
+à reconnaître la nécessaire influence dans une société élégante, et
+surtout dans une cour.</p>
+
+<p>Quoiqu'on demeurât beaucoup plus de temps à table depuis qu'on y
+était servi avec tout le luxe royal, il était à peine huit heures
+lorsqu'on en sortit. Le premier Consul se promena quelque temps en
+attendant sa s&oelig;ur qu'il voulait voir arriver dans toute sa gloire
+de princesse et de jolie femme; mais à huit heures et demie il perdit
+patience et s'en fut travailler dans son cabinet.</p>
+
+<p>Madame Borghèse avait préparé son entrée pour produire de l'effet.
+Redoutant l'inégalité de son frère, qui souvent se mettait à table à
+huit heures et demie, elle ne voulut prudemment arriver <span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> qu'à
+neuf heures passées, ce qui lui fit manquer le premier Consul.</p>
+
+<p>Elle avait voulu frapper depuis le vestibule jusqu'au salon, tous
+deux inclusivement. Elle était venue dans une magnifique voiture
+chargée des armoiries des Borghèses: cette voiture, attelée de six
+chevaux, avait trois laquais portant des torches... un piqueur en
+avant et un garçon d'attelage en arrière, l'un et l'autre ayant aussi
+une torche, complétaient cette magnificence encore fort inconnue, en
+France, pour la génération alors au pouvoir.</p>
+
+<p>Lorsque le prince et la princesse arrivèrent à la porte du salon
+consulaire, l'huissier, préludant à l'Empire, ouvrit les deux
+battants et dit à haute voix:</p>
+
+<p>«<i>Monseigneur</i> le prince et madame la princesse Borghèse.»</p>
+
+<p>Nous nous levâmes toutes à l'instant. Joséphine se leva aussi; mais
+elle demeura immobile devant son fauteuil et laissa la princesse
+avancer jusqu'à elle et traverser ainsi une grande partie du salon.
+Mais la chose lui fut plutôt agréable qu'autrement, par une raison
+que je dirai plus tard, et à laquelle on ne s'attend guère.</p>
+
+<p>Elle était en effet <i>resplendissante</i>, comme elle l'avait annoncé:
+sa robe était d'un magnifique <span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> velours vert, mais d'un vert
+doux et point tranchant. Le devant de cette robe et le tour de la
+jupe étaient brodés en diamants, non pas en <i>strass</i>, mais en <i>vrais</i>
+diamants, et les plus beaux qu'on pût voir<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Go to footnote 26"><span class="smaller">[26]</span></a>. Le corsage et les
+manches en étaient également couverts, ainsi que ses bras et son cou.
+Sur sa tête était un magnifique diadème où les plus belles émeraudes
+que j'aie jamais vues étaient entourées de diamants; enfin, pour
+compléter cette magnifique parure, la princesse avait au côté un
+bouquet composé de poires d'émeraudes et de poires en perles d'un
+prix inestimable. Maintenant, qu'on se figure l'être fantastique
+de beauté qui était au milieu de toutes ces merveilles, et on aura
+une imparfaite idée encore de la princesse Borghèse entrant dans le
+salon de Saint-Cloud le soir de <i>sa présentation</i>, comme elle-même le
+disait!</p>
+
+<p class="p2">Je connaissais et la toilette, et les trésors, et la beauté;
+cependant, je l'avoue, je fus moi-même surprise par l'effet que
+produisit la princesse à son entrée dans le salon. Quant à son mari,
+il fut <span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> là ce qu'il fut toujours depuis, le premier chambellan
+de sa femme...</p>
+
+<p>Joséphine, après le premier moment d'étonnement causé par cette
+profusion de pierreries qui ruisselaient sur les vêtements de sa
+belle-s&oelig;ur, se remit, et la conversation devint générale. On
+servit des glaces, et alors il y eut un mouvement.</p>
+
+<p>&mdash;«Eh bien! me dit la Princesse, comment me trouvez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Ravissante! et jamais on ne fut si jolie avec autant de
+magnificence.</p>
+
+<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p>
+
+<p>En vérité!</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p>
+
+<p>C'est très-vrai.</p>
+
+<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p>
+
+<p>Vous m'aimez, et vous me gâtez...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p>
+
+<p>Vous êtes enfant!... Mais, dites-moi pourquoi vous êtes venue si tard?</p>
+
+<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p>
+
+<p>Vraiment, je l'ai fait exprès!... je ne voulais pas vous trouver à
+table. Il m'est bien égal de <span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> n'avoir pas vu mon frère!...
+C'était <i>elle</i>, que je voulais trouver et désespérer... Laurette,
+Laurette! Regardez donc comme elle est bouleversée!... oh! que je
+suis contente!</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p>
+
+<p>Prenez garde, on peut vous entendre.</p>
+
+<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p>
+
+<p>Que m'importe! je ne l'aime pas!... Tout à l'heure elle a cru me
+faire une chose désagréable en me faisant traverser le salon; eh
+bien! elle m'a charmée.</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p>
+
+<p>Et pourquoi donc?</p>
+
+<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p>
+
+<p>Parce que la queue de ma robe ne se serait pas déployée, si elle
+était venue au-devant de moi, tandis qu'elle a été admirée en son
+entier.</p>
+
+<p>Je ne pus retenir un éclat de rire; mais la Princesse n'en fut pas
+blessée. Ce soir-là on aurait pu tout lui dire, excepté qu'elle était
+laide...</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">LA PRINCESSE</span>, <span class="stage">regardant sa belle-s&oelig;ur.</span></p>
+
+<p>Elle est bien mise, après tout!... Ce blanc et or fait admirablement
+sur ce velours bleu...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> Tout à coup la Princesse s'arrête... une pensée semble la
+saisir; elle jette les yeux alternativement sur sa robe et sur celle
+de madame Bonaparte.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">LA PRINCESSE</span>, <span class="stage">soupirant profondément.</span></p>
+
+<p>Ah, mon Dieu! mon Dieu!</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p>
+
+<p>Qu'est-ce donc?</p>
+
+<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p>
+
+<p>Comment n'ai-je pas songé à la couleur du meuble de salon!... Et
+vous, vous, Laurette... vous, qui êtes mon amie, que j'aime comme ma
+s&oelig;ur (ce qui ne disait pas beaucoup), comment ne me prévenez-vous
+pas?</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p>
+
+<p>Eh! de quoi donc, encore une fois! que le meuble du salon de
+Saint-Cloud est bleu? Mais vous le saviez aussi bien que moi.</p>
+
+<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p>
+
+<p>Sans doute; mais dans un pareil moment on est troublée, on ne sait
+plus ce qu'on savait; et voilà ce qui m'arrive... J'ai mis une robe
+verte pour venir m'asseoir dans un fauteuil bleu!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> Non, les années s'écouleront et amèneront l'oubli, que je ne
+perdrai jamais de vue la physionomie de la Princesse en prononçant
+ces paroles... Et puis l'accent, l'accent désolé, contrit... C'était
+admirable!</p>
+
+<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p>
+
+<p>Je suis sûre que je dois être hideuse! Ce vert et ce bleu... Comment
+appelle-t-on ce ruban<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a>? <i>Préjugé vaincu!...</i> Je dois être bien
+laide, n'est-ce pas?</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p>
+
+<p>Vous êtes charmante! Quelle idée allez-vous vous mettre en tête!</p>
+
+<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p>
+
+<p>Non, non, je dois être horrible! le reflet de ces deux couleurs doit
+me tuer. Voulez-vous revenir avec moi à Paris, Laurette?</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p>
+
+<p>Merci! j'ai ma voiture. Et vous, votre mari...</p>
+
+<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p>
+
+<p>C'est-à-dire que je suis toute seule.</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> MADAME JUNOT.</p>
+
+<p>Comment? et votre lune de miel ne fait que commencer.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">LA PRINCESSE</span>, <span class="stage">haussant les épaules.</span></p>
+
+<p>Quelles sottises me dites-vous là, chère amie! Une lune de miel avec
+cet <span class="smcap">IMBÉCILE-LA</span>!... Mais vous voulez rire probablement?</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p>
+
+<p>Point du tout, je le croyais; c'était une erreur seulement, mais
+pas une sottise... Et puisque je ne dérangerai pas un tête-à-tête,
+j'accepte, pour être avec vous d'abord, et puis pour juger si, en
+effet tout espoir de lune de miel est perdu.</p>
+
+<p class="p2">La Princesse se leva alors majestueusement, et fut droit à madame
+Bonaparte pour prendre congé d'elle; les deux belles-s&oelig;urs
+s'embrassèrent en souriant!... Judas n'avait jamais été si bien
+représenté.</p>
+
+<p>Mais ce fut en regagnant sa voiture que la princesse fut vraiment un
+type particulier à étudier... Elle ralentit sa marche lorsqu'elle
+fut arrivée sur le premier palier du grand escalier, et traversa
+la longue haie formée par tous les domestiques et même les valets
+de pied du château avec une gravité <span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> royale toute comique;
+mais ce qu'on ne peut rendre, c'est le balancement du corps, les
+mouvements de la tête, le clignement des yeux, toute l'attitude de la
+personne. Elle marchait seule en avant; son mari suivait, ayant la
+grotesque tournure que nous lui avons connue, malgré sa jolie figure.
+Il avait un habit de je ne sais quelle couleur et quelle forme, qu'il
+portait à la Cour du Pape; et, comme l'épée n'était pas un meuble
+fort en usage à la Cour papale, il s'embarrassait dans la sienne,
+et finit par tomber sur le nez en montant en voiture. Le retour fut
+rempli par de continuelles doléances de la Princesse sur son chagrin
+d'avoir mis une robe verte dans un salon bleu.</p>
+
+<p>Le lendemain nous nous trouvâmes chez ma mère, qui voulait avoir
+des détails sur la présentation, et avec qui <i>Paulette</i> n'osait pas
+encore faire la princesse.</p>
+
+<p>&mdash;«Ainsi donc, dit-elle à la Princesse, tu étais bien charmante!»</p>
+
+<p>Et elle la baisait au front avec ces caresses de mère qu'on ne donne
+qu'à une fille chérie.</p>
+
+<p>&mdash;«Oh! maman Panoria<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Go to footnote 28"><span class="smaller">[28]</span></a>, demandez à Laurette.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> Je certifiai de la vérité de la chose... Ma mère sourit avec
+autant de joie que pour mon triomphe.</p>
+
+<p>&mdash;«Mais, dit ma mère, il faut maintenant faire la princesse
+avec dignité et surtout convenance, Paulette; et quand je dis
+<i>convenance</i>, j'entends politesse. Tu es enfant gâtée, nous savons
+cela. Ainsi, par exemple, chère enfant, vous ne rendez pas de visite;
+cela n'est pas bien. Je ne me plains pas, moi, puisque vous êtes tous
+les jours chez moi, mais d'autres s'en plaignent.»</p>
+
+<p>La Princesse prit un air boudeur. Ma mère n'eut pas l'air de s'en
+apercevoir, et continua son sermon jusqu'au moment où madame de
+Bouillé et madame de Caseaux entrèrent dans le salon. On leur soumit
+la question, et la réponse fut conforme aux conclusions de ma mère.</p>
+
+<p>&mdash;«Vous voilà une grande dame, lui dirent-elles, <i>par votre alliance
+avec le prince Borghèse</i>. Il faut donc être ce qu'étaient les grandes
+dames de la Cour de France. Ce qui les distinguait était surtout
+une extrême politesse. Ainsi donc, rendre les visites qu'on vous
+fait, reconduire avec des degrés d'égards pour le rang de celles qui
+vous viennent voir; ne jamais passer la première lorsque vous vous
+trouvez à la porte d'un salon avec une femme, votre égale ou votre
+supérieure, ou plus âgée que vous; ne jamais monter dans votre
+<span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span> voiture avant la femme qui est avec vous, à moins que ce ne
+soit une dame de compagnie; ne pas oublier de placer chacun selon
+son rang dans votre salon et à votre table; offrir aux femmes qui
+sont auprès du Prince, deux ou trois fois, des choses à votre portée
+pendant le dîner; être prévenante avec dignité; enfin, voilà votre
+code de politesse à suivre, si vous voulez vous placer dans le monde.»</p>
+
+<p>Au moment où ces dames parlèrent de ne pas monter la première dans la
+voiture, je souris; ma mère, qui vit ce sourire, dit à Paulette:</p>
+
+<p>&mdash;«Est-ce que, lorsque tu conduis Laurette dans ta voiture, tu montes
+avant elle?»</p>
+
+<p>La Princesse rougit.</p>
+
+<p>&mdash;«Est-ce que hier, poursuivit ma mère plus vivement, cela serait
+surtout arrivé?»</p>
+
+<p>La Princesse me regarda d'un air suppliant; elle craignait beaucoup
+ma mère, tout en l'aimant.</p>
+
+<p>&mdash;«Non, non, m'empressai-je de dire; la princesse m'a fait la
+politesse de m'offrir de monter avant elle.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que, voyez-vous, dit ma mère, ce serait beaucoup plus sérieux
+hier qu'un autre jour. Ma fille et vous, Paulette, vous avez été,
+comme vous l'êtes encore, presque égales dans mon c&oelig;ur, <span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span>
+comme vous l'êtes dans le c&oelig;ur de l'excellente madame Lætitia.
+Vous êtes donc s&oelig;urs, pour ainsi dire, et s&oelig;urs par affection.
+Je ne puis donc supporter la pensée qu'un jour Paulette oubliera
+cette affection, parce qu'on l'appelle Princesse et qu'elle a de
+beaux diamants et tout le luxe d'une nouvelle existence. Mais cela
+n'a pas été... tout est donc au mieux.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, reprit doucement Paulette en se penchant sur ma mère et
+s'appuyant sur son épaule, je suis s&oelig;ur du premier Consul!... je
+suis...</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! qu'est-ce que s&oelig;ur du premier Consul?... Qu'est-ce que la
+s&oelig;ur de Barras était pour nous?</p>
+
+<p>&mdash;Mais ce n'est pas la même chose, maman Panoria!</p>
+
+<p>&mdash;Absolument de même pour ce qui concerne l'étiquette. Ton frère a
+une dignité temporaire; elle lui est personnelle; et même, pour le
+dire en passant, elle ne devrait pas lui donner le droit de prendre
+la licence de ne rendre aucune visite. Il est venu au bal que j'ai
+donné pour le mariage de ma fille, et <i>il ne s'est pas fait écrire
+chez moi</i>.»</p>
+
+<p>J'ai mis avec détail cette conversation pour faire juger de l'état où
+était la société en France, à cette époque: d'un côté, elle montrait
+et observait toujours cette extrême politesse, cette observance
+<span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> exacte des moindres devoirs; de l'autre, un oubli entier
+de ces mêmes détails dont se forme l'existence du monde, et la
+volonté de les connaître et de les mettre en pratique. On voit que
+ma mère, malgré toutes les secousses révolutionnaires par lesquelles
+la société avait été ébranlée, s'étonne que le général Bonaparte,
+même après les victoires d'Italie, d'Égypte et de Marengo, sa haute
+position politique, ne se <i>fût pas fait écrire chez elle</i>, après y
+avoir passé la soirée.</p>
+
+<p>&mdash;«Mais il est bien grand, lui disait Albert, pour la calmer
+là-dessus.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! qu'importe? Le maréchal de Saxe était bien grand aussi...
+et il faisait des visites<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a>.»</p>
+
+<p>La société de Paris, au moment de la transition de l'état
+révolutionnaire, c'est-à-dire de la République à l'Empire, était donc
+divisée, comme on le voit, et sans qu'aucune des diverses parties
+prît le chemin de se rejoindre à l'autre. Ce qui contribuait à
+maintenir cet état était le défaut de <span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> maisons où l'on reçût
+habituellement. On le voyait, mais peu, dans la Cour consulaire;
+toutes les femmes étaient jeunes, et beaucoup hors d'état d'être
+maîtresses de maison autrement que pour en diriger le matériel. On
+allait à Tivoli voir le feu d'artifice et se promener dans ses jolis
+jardins; on allait beaucoup au spectacle; on se donnait de grands
+dîners, pour copier la Cour consulaire, où les invitations allaient
+par trois cents les quintidis; on allait au pavillon d'Hanovre, à
+Frascati, prendre des glaces en sortant de l'Opéra, tout cela avec
+un grand luxe de toilette et sans que l'on y prît garde encore; on
+allait à des concerts où chantait Garat, qui alors <i>faisait fureur</i>,
+et la vie habituelle se passait ainsi. Mais la société ne fut pas
+longtemps dans cet état de suspension. 1804 vit arriver l'Empire;
+et, du moment où il fut déclaré, un nouveau jour brilla sur toute la
+France; tout y fut grand et beau; rien ne fut hors de sa place, et
+l'ordonnance de chaque chose fut toujours ce qu'elle devait être.</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> DEUXIÈME PARTIE.</h2>
+
+<h3>L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE.</h3>
+
+<p>C'était le 2 décembre 1809; l'anniversaire du couronnement et de
+la bataille d'Austerlitz devait être célébré magnifiquement à
+l'Hôtel-de-Ville. L'Empereur avait accepté le banquet d'usage, et
+la liste soumise à sa sanction par le maréchal Duroc, à qui je la
+remettais après l'avoir reçue de Frochot, avait été arrêtée; et tous
+les ordres donnés pour la fête, qui fut, ce qu'elle avait toujours
+été et ce qu'elle est encore à l'Hôtel-de-Ville, digne de la grande
+cité qui l'offre à son souverain.</p>
+
+<p>Quelques jours avant, l'archi-chancelier, qui ne faisait guère de
+visites, me fit l'honneur de me venir voir. J'étais alors fort
+souffrante d'un mal de poitrine qui n'eut heureusement aucune suite,
+mais qui alors me rendait fort malade. Je crachais beaucoup de sang,
+et j'avais peur de ne pouvoir aller à l'Hôtel-de-Ville pour remplir
+mon devoir. L'archi-chancelier était soucieux. Je lui parlai des
+bruits de divorce... Le Prince me répondit <span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> d'abord avec
+ambiguïté, et puis finit par me dire qu'il le croyait <i>sûr</i>.</p>
+
+<p>&mdash;«Ah, mon Dieu! m'écriai-je, et quelle époque fixez-vous à cette
+catastrophe? car je regarde la chose comme un malheur, surtout si
+l'Empereur épouse une princesse étrangère...</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce que je lui ai dit.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez eu ce courage, monseigneur?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, certes; je regarde le bonheur de la France comme intéressé
+dans cette grande question.</p>
+
+<p>&mdash;Et l'Impératrice, comment a-t-elle reçu cette nouvelle?...</p>
+
+<p>&mdash;Elle ne fait encore que la pressentir; mais il y a quelqu'un qui
+prendra soin qu'elle soit instruite...»</p>
+
+<p>Je regardai l'archi-chancelier comme pour lui demander un nom; mais
+avec sa circonspection ordinaire, et déjà presque fâché d'avoir
+été si loin, il porta son regard ailleurs que sur les miens, et
+changea d'entretien. Ce ne fut que longtemps après que j'acquis la
+connaissance de ce qui avait motivé ses paroles en ce moment de crise
+où chacun craignait pour soi la colère terrible de l'Empereur.</p>
+
+<p>Soit qu'il fût excité par les femmes de la famille <span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span>
+impériale, qui ne savaient pas ce qu'elles faisaient lorsqu'elles
+voulaient changer de belle-s&oelig;ur; soit qu'il voulût malgré
+l'Empereur pénétrer dans son secret, se rendre nécessaire, et forcer
+sa confiance, il est certain que Fouché avait pénétré jusqu'à
+l'Impératrice, et lui avait apporté de ces consolations perfides,
+qui font plus de mal qu'elles ne laissent de douceur après elles.
+Mais le genre d'émotion convenait à Joséphine; elle était femme et
+créole! deux motifs pour aimer les pleurs et les évanouissements.
+Malheureusement pour elle et son bonheur, Napoléon était un homme, et
+un grand homme... deux natures qui font repousser les larmes et les
+plaintes: Joséphine souffrait, et Joséphine se plaignait; il est vrai
+que cette plainte était bien douce, mais elle était quotidienne et
+même continuelle, et l'Empereur commençait à ne pouvoir soutenir un
+aussi lourd fardeau.</p>
+
+<p>À chaque marque nouvelle d'indifférence, l'Impératrice pleurait
+encore plus amèrement. Le lendemain, sa plainte était plus amère, et
+Napoléon, chaque jour plus aigri, en vint à ne plus vouloir supporter
+une scène qu'il ne cherchait pas, mais qu'on venait lui apporter.</p>
+
+<p>Un jour l'Impératrice, après avoir écouté les rapports de madame de
+L..., de madame de Th..., <span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> de madame de L..., de madame Sa...,
+et d'une foule de femmes en sous-ordre, avec lesquelles surtout elle
+aimait malheureusement à s'entretenir de ses affaires, l'impératrice
+reçut la visite de Fouché. Fouché, en apparence tout dévoué aux
+femmes de la famille impériale, leur faisait des rapports plus ou
+moins vrais, mais qu'il savait flatter leurs passions ou leurs
+intérêts. Joséphine était une proie facile à mettre sous la serre du
+vautour: aussi n'eut-il qu'à parler deux fois à l'Impératrice, et il
+eut sur elle un pouvoir presque égal à celui de ses amis, lui qui
+n'arrivait là qu'en ennemi.</p>
+
+<p>Il y venait envoyé par les belles-s&oelig;urs surtout, qui, poussées
+par un mauvais génie, voulaient remplacer celle qui, après tout,
+était bonne pour elles, leur donnait journellement à toutes ce qui
+pouvait leur plaire, et tâchait de conjurer une haine dont les
+marques étaient plus visibles chaque jour. Fouché, qui joignait à
+son esprit naturel et acquis dans les affaires une finesse exquise
+pour reconnaître ce qui pouvait lui servir, en avait découvert
+une mine abondante dans les intrigues du divorce. Être un des
+personnages actifs de ce grand drame lui parut une des parties les
+plus importantes de sa vie politique. Faible et facile à circonvenir,
+il comprit que Joséphine était celle qui lui serait le <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> plus
+favorable: aussi dirigea-t-il ses batteries sur elle.</p>
+
+<p>Il commença par lui demander si elle connaissait les bruits de
+Paris... Joséphine, déjà fort alarmée par le changement marqué des
+manières de l'Empereur avec elle, frémit à cette question et ne
+répondit qu'en tremblant qu'elle se doutait bien d'un malheur, mais
+qu'elle n'était sûre de rien.</p>
+
+<p>Fouché lui dit alors que tous les salons de Paris, comme les cafés
+des faubourgs, ne retentissaient que d'une nouvelle: c'était que
+l'Empereur voulait se séparer d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;«Je vous afflige, madame, lui dit Fouché; mais je ne puis vous
+céler la vérité; Votre Majesté me l'a demandée: la voilà sans
+déguisement et telle qu'elle me parvient.»</p>
+
+<p>Joséphine pleura.&mdash;«Que dois-je faire? dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit l'hypocrite, il y aurait un rôle admirable dans ce drame,
+si madame avait le courage de le prendre: son attitude serait bien
+grande et bien belle aux yeux de toute l'Europe, dont en ce moment
+elle est le point de mire.</p>
+
+<p>&mdash;Conseillez-moi, dit Joséphine avec anxiété...</p>
+
+<p>&mdash;Mais il est difficile... Il faut beaucoup de courage.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! croyez que j'en ai eu beaucoup depuis deux ans!... Il m'en a
+fallu davantage pour supporter <span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> le changement de l'Empereur
+que je n'en aurai peut-être besoin pour sa perte.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! madame, il faut le prévenir, il faut écrire au Sénat...
+Il faut vous-même demander la dissolution de ces mêmes liens que
+l'Empereur va briser à regret sans doute; mais la politique le lui
+ordonne... Soyez grande en allant au-devant<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a>; le beau côté de
+l'action vous demeure, parce que le monde voit toujours ainsi le
+dévouement.»</p>
+
+<p>Étourdie par une aussi étrange proposition, Joséphine fut d'abord
+tellement étonnée qu'elle ne put répondre au duc d'Otrante; sa nature
+était trop faible; elle n'avait pas une élévation suffisante dans
+l'âme pour comprendre une obligation d'elle-même dans ce sacrifice.
+Aussi fondit-elle en larmes et ne répondit que par des gémissements
+étouffés à la proposition de Fouché.</p>
+
+<p>Celui-ci, désespéré de cette tempête qu'aucune parole raisonnable
+ne pouvait apaiser, essaya enfin de la calmer en lui parlant de son
+empire sur l'Empereur, de son ancien amour pour elle, amour et empire
+à lui bien connus, mais autrefois; et en faisant cette observation
+à l'Impératrice le personnage était bien aise de savoir à quoi s'en
+tenir sur l'état présent des choses... Mais Joséphine <span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span>
+pleurait et ne répondait rien. C'était un enfant gâté pleurant sur
+un jouet brisé, plutôt qu'une souveraine devant un sceptre et une
+couronne perdus. Cependant Fouché n'abandonnait pas facilement la
+partie commencée, et il revint de nouveau en parlant à Joséphine de
+l'amour de l'Empereur pour elle.</p>
+
+<p>&mdash;«Il ne m'aime plus, dit la pauvre affligée... Il ne m'aime plus!...
+Maintenant quand il est à l'armée, il ne m'écrit plus des lettres
+brûlantes de passion comme les lettres d'Italie et d'Austerlitz. Ah!
+monsieur le duc, les temps sont bien changés!... Tenez: vous allez en
+juger.»</p>
+
+<p>Elle se leva, fut à un meuble en bois des Indes précieusement monté
+et formant un secrétaire tout à la fois et un lieu sûr pour y placer
+des objets précieux. Elle y prit plusieurs lettres qui ne contenaient
+que quelques lignes à peine lisibles. Le duc d'Otrante s'en empara
+aussitôt et y jetant les yeux avant que l'Impératrice les lui eût
+traduites en lui expliquant les signes hiéroglyfiques plutôt que
+les lettres qui voulaient passer pour de l'écriture, il vit qu'en
+effet l'Empereur était bien changé pour l'Impératrice. Ces lettres
+ne contenaient qu'une même phrase insignifiante par elle-même; il y
+en avait de Bayonne, d'Espagne, d'Allemagne lors de la campagne de
+Wagram... Ces dernières lettres <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> étaient toutes récentes...
+J'ai vu, depuis, ces preuves du changement de l'Empereur, et elles me
+frappèrent avec une vive peine comme tout ce qui détruit. Je ne crois
+pas que Fouché en ait été affecté comme moi; mais il l'était d'une
+autre manière: il regardait ces lettres et relisait la même phrase
+plusieurs fois. Cet examen lui présentait, je crois, l'Empereur
+sous un nouveau jour dont, je pense, il n'avait été jamais éclairé:
+c'était l'Empereur se contraignant à faire une chose qui visiblement
+lui déplaisait, et on n'en pouvait douter en lisant ces lettres...</p>
+
+<p class="p2 center">«À L'IMPÉRATRICE, À BORDEAUX.</p>
+
+<p class="date">»Marac, le 21 avril 1808.</p>
+
+<p>»Je reçois ta lettre du 19 avril. J'ai eu hier le prince des Asturies
+et sa Cour à dîner. <i>Cela m'a donné bien des embarras</i><a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a>. J'attends
+Charles IV et la reine.</p>
+
+<p>»Ma santé est bonne. Je suis bien établi actuellement à la campagne.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> »Adieu, mon amie, je reçois toujours avec plaisir de tes
+nouvelles.</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p class="p2 center">«À L'IMPÉRATRICE, À PARIS<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Go to footnote 32"><span class="smaller">[32]</span></a>.</p>
+
+<p class="date">»Burgos, le 14 novembre 1808.</p>
+
+<p>»Les affaires marchent ici avec une grande activité. Le temps est
+fort beau. Nous avons des succès. Ma santé est fort bonne.</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p class="p2 center">«À L'IMPÉRATRICE, À STRASBOURG.</p>
+
+<p class="date">»Saint-Polten, le 9 mai 1809.</p>
+
+<p>»Mon amie, je t'écris de Saint-Polten<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Go to footnote 33"><span class="smaller">[33]</span></a>. Demain je serai devant
+Vienne: ce sera juste un mois après le même jour où les Autrichiens
+ont passé l'Inn et violé la paix.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> »Ma santé est bonne, le temps est superbe et les soldats sont
+gais: il y a ici du vin.</p>
+
+<p>»Porte-toi bien.</p>
+
+<p>»Tout à toi:</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p class="p2">En parcourant ces lettres, dont la suite était semblable à ce que je
+viens de citer, le duc d'Otrante sourit en son âme; car sa besogne
+lui paraissait maintenant bien faite. Il lui était démontré que
+l'Empereur voulait le divorce, et que tous les obstacles que lui-même
+paraissait y apporter n'étaient qu'une feinte à laquelle il serait
+adroit de ne pas ajouter foi par sa conduite, si on paraissait le
+faire en apparence. Joséphine suivait son regard à mesure qu'il
+parcourait ces lettres sur lesquelles elle avait elle-même souvent
+pleuré. Fouché les lui rendit en silence.</p>
+
+<p>&mdash;«Eh bien? lui dit-elle...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! madame, ce que je viens de voir me donne la conviction
+entière de ce dont j'étais déjà presque sûr.»</p>
+
+<p>Joséphine sanglota avec un déchirement de c&oelig;ur qui aurait attendri
+un autre homme que Fouché.</p>
+
+<p>&mdash;«Vous ne voulez pas en croire mon attachement <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> pour vous,
+madame; et pourtant Dieu sait qu'il est réel. Eh bien! voulez-vous
+prendre conseil d'une personne qui vous est non-seulement attachée,
+mais qui peut être pour vous un excellent guide dans cette
+très-importante situation? Je l'ai vue dans le salon de service:
+c'est madame de Rémusat.</p>
+
+<p>&mdash;Oui! oui!... s'écria Joséphine.»</p>
+
+<p>Et madame de Rémusat fut appelée.</p>
+
+<p>C'était une femme d'un esprit et d'une âme supérieurs que madame de
+Rémusat. Lorsque Joséphine ne se conduisait que d'après ses conseils,
+tout allait bien; mais quand elle en demandait à la première personne
+venue de son service, les choses devenaient tout autres. Madame de
+Rémusat joignait ensuite à son esprit et à sa grande connaissance du
+monde un attachement réel pour l'Impératrice.</p>
+
+<p>En écoutant le duc d'Otrante elle pâlit, car, tout habile qu'elle
+était, elle-même fut prise par la finesse de l'homme de tous les
+temps. Elle ne put croire qu'une telle démarche fût possible de la
+part d'un ministre de l'Empereur, si l'Empereur lui-même ne l'y avait
+autorisé. Cette réflexion s'offrit à elle d'abord, et lui donna de
+vives craintes pour l'Impératrice. Fouché la comprit; et cet effet,
+<span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span> qu'il ne s'était pas proposé, lui parut devoir être exploité
+à l'avantage de ce qu'il tramait.</p>
+
+<p>&mdash;«Ce que vous demandez à sa majesté est grave, monsieur le duc...
+Je ne puis ni lui conseiller une démarche aussi importante, ni l'en
+détourner, car je vois...»</p>
+
+<p>Elle n'osa pas achever sa phrase, car <i>ce qu'elle voyait</i> était assez
+imposant pour arrêter sa parole.</p>
+
+<p>&mdash;«J'ai fait mon devoir de fidèle serviteur de sa majesté, dit le duc
+d'Otrante. Je la supplie de réfléchir à ce que j'ai eu l'honneur de
+lui dire: c'est à l'avantage de sa vie à venir.»</p>
+
+<p>Et il prit congé de l'Impératrice, en la laissant au désespoir.
+Madame de Rémusat resta longtemps auprès d'elle, tentant vainement de
+la consoler; car elle-même était convaincue que l'Empereur lui-même
+dirigeait toute cette affaire. Dès que Joséphine fut plus calme, elle
+lui demanda la permission de la quitter, pour aller, lui dit-elle,
+travailler dans son intérêt.</p>
+
+<p>C'était chez le duc d'Otrante qu'elle voulait se rendre.</p>
+
+<p>«Cet homme est bien fin, ou plutôt bien rusé, se dit-elle; mais une
+femme ayant de bonnes intentions le sera pour le moins autant que
+lui...»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> Mais elle acquit la preuve qu'avec un homme comme Fouché il
+n'y avait aucune prévision possible.... Et elle sortit de chez lui
+aussi embarrassée qu'en y arrivant.</p>
+
+<p>Cependant la position était critique; il devenait d'une grande
+importance de suivre les conseils de Fouché, si ces <i>conseils</i>
+étaient des ordres de l'Empereur. Madame de Rémusat le croyait
+fermement, et toutefois n'osait le dire à Joséphine. Celle-ci le
+sentait instinctivement, mais n'osait s'élever entre la dame du
+palais, alors son amie, et elle-même, dans ces moments de confiance
+expansive, qui étaient moins fréquents cependant depuis cette
+visite du duc d'Otrante. Car il semblait à ces deux femmes que de
+parler d'une aussi immense catastrophe, c'était admettre sa réalité
+immédiate.</p>
+
+<p>&mdash;«Mon Dieu! disait Joséphine, que faire? donnez-moi du courage!»</p>
+
+<p>Et elle pleurait.</p>
+
+<p>&mdash;«Madame, lui disait madame de Rémusat, que votre majesté se
+rappelle que le duc d'Otrante lui a répété souvent que l'Empereur
+n'aimait pas les scènes ni les pleurs!»</p>
+
+<p>Alors Joséphine n'osait plus provoquer une explication entre elle et
+l'Empereur. Un mur de glace, qui devait devenir d'airain, commençait
+<span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> déjà à s'élever entre eux. Fouché a été peut-être la cause
+la plus immédiate du divorce de Napoléon, en amenant entre les deux
+époux ce qui n'avait jamais existé: une froideur et un manque de
+confiance dont mutuellement chacun se trouva blessé. L'Empereur avait
+beaucoup aimé Joséphine. L'amour n'existait plus; mais après l'amour,
+quel est le c&oelig;ur qui ne renferme pas un sentiment profond d'amitié
+pour la femme qui nous fut chère?... Et Napoléon était fortement
+dominé par le sentiment qui l'avait autrefois attaché à sa femme...
+Qui sait ce qui pouvait résulter d'une explication où elle lui aurait
+plutôt proposé l'adoption d'un de ses enfants naturels, tous deux des
+garçons, et son propre sang, enfin<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Go to footnote 34"><span class="smaller">[34]</span></a>!</p>
+
+<p>Mais il ne fut rien de tout cela... L'Impératrice garda le silence.
+Madame de Rémusat ne laissa rien transpirer de tout ce qui se
+préparait, et la chose marchait vers sa fin sans aucune opposition.</p>
+
+<p>Fouché revit souvent l'Impératrice et madame de Rémusat. Il fallait
+suivre une marche pour laquelle des conseils étaient nécessaires.
+Madame de Rémusat, convaincue que tout se faisait par ordre de
+l'Empereur, suivait les avis de Fouché; et <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> la pauvre
+Joséphine, au désespoir, ne savait comment il se pouvait que Napoléon
+fût devenu tout à coup si peu confiant pour elle...</p>
+
+<p>Le duc d'Otrante avait conseillé, comme le moyen le plus digne,
+d'écrire une lettre au Sénat, dans laquelle l'Impératrice
+reconnaissant que l'Empereur se devait avant tout à la nation qu'il
+gouvernait, et devant assurer sa tranquillité à venir par une
+succession qui devait lui donner l'assurance de n'être pas troublée
+dans les temps futurs, déclarerait qu'il fallait que pour cet effet
+l'Empereur eût des fils à présenter à la France, et que, n'étant pas
+assez heureuse pour pouvoir lui en donner, elle descendait d'un trône
+qu'elle ne pouvait occuper, pour laisser la place à une plus heureuse.</p>
+
+<p>Tel était le texte de la lettre que l'Impératrice devait écrire au
+Sénat avant de partir pour la Malmaison. Elle ne devait pas dire un
+mot qui pût faire présumer son dessein, et laisser une lettre d'adieu
+à l'Empereur.</p>
+
+<p>Le matin même du jour où le brouillon de cette lettre, ou plutôt du
+message au Sénat, eut été donné par Fouché à Joséphine, madame de
+Rémusat fut témoin d'une scène si cruelle; elle vit un tel désespoir
+dans cette femme résignée à se donner elle-même le coup de couteau
+qui l'égorgerait, <span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> que des réflexions très-sérieuses vinrent
+se mêler à son chagrin... Pour la première fois il lui parut étrange
+que l'Empereur, qui lui témoignait constamment de l'estime et de
+l'intérêt, ne lui eût jamais parlé de toute cette affaire, où il
+savait qu'elle prenait une grande part, s'il savait quelque chose.</p>
+
+<p>Une fois que le doute apparaît dans une affaire quelle qu'elle
+soit, il devient presque aussitôt une certitude, si jamais il ne
+s'est offert à vous. Madame de Rémusat devint inquiète sans oser le
+témoigner à Joséphine, mais se promettant bien qu'elle ne ferait
+rien sans un plus ample informé. Elle s'attendait à une démarche de
+l'Empereur dans cette même journée, puisque c'était le lendemain
+matin, à neuf heures, que le message de l'Impératrice devait être
+porté au Sénat par M. d'Harville ou M. de Beaumont; mais la journée
+s'écoula, et pas un mot, pas une action même la plus indifférente, ne
+parut indiquer que l'Empereur sût la moindre chose du grand acte de
+dévouement de l'Impératrice... Ce silence éclaira madame de Rémusat,
+et lui fit voir que Joséphine était la victime de quelque machination
+infernale... La soirée se passa comme le jour entier; et lorsque
+Joséphine rentra dans son appartement intérieur, elle avait reçu de
+l'Empereur le même bonsoir que chaque jour.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> &mdash;«Ah! dit-elle à madame de Rémusat, je ne pourrai jamais
+écrire cette lettre!...»</p>
+
+<p>Et elle lui montrait le brouillon de sa lettre au Sénat!...</p>
+
+<p>&mdash;«Madame veut-elle me permettre de lui demander une faveur?
+Veut-elle me promettre de ne point envoyer, de ne pas écrire même
+cette lettre, avant que je me sois rendue près d'elle?»</p>
+
+<p>Joséphine le lui promit avec d'autant plus de plaisir que, pour elle,
+c'était un répit de quelques heures; et madame de Rémusat prit congé
+d'elle en l'engageant à se calmer.</p>
+
+<p>«Non, se dit-elle en traversant les salons de l'appartement de
+Joséphine, non, cela est impossible!... L'Empereur ne peut être assez
+dur pour ne donner aucun réconfort à cette infortunée, au moment où
+il lui enlève une couronne et son amour. Non, cela ne se peut!...
+l'Empereur ne sait rien.»</p>
+
+<p>Et sans aller joindre sa voiture, elle monta l'escalier du pavillon
+de Flore, et s'en fut au salon de service. C'était, je crois,
+Lemarrois qui était de service. Je laisse à penser quel fut son
+étonnement en voyant madame de Rémusat au milieu de leur bivouac.</p>
+
+<p>&mdash;«Ce n'est pas pour vous que je viens, leur dit-elle... <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span>
+Il faut que je voie l'Empereur. Allez lui demander cinq minutes
+d'audience.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il est couché.</p>
+
+<p>&mdash;C'est égal. <span class="smcap">Il faut</span> que je le voie, il le faut absolument.»</p>
+
+<p>Lemarrois fut frapper à la porte de l'Empereur, et lui dit le message
+de madame de Rémusat.</p>
+
+<p>&mdash;«Madame de Rémusat! à cette heure! Que peut-elle vouloir?... Mais
+j'ai envie de dormir; dites-lui, Lemarrois, de revenir demain matin,
+à sept heures, ou à huit au plus tard.»</p>
+
+<p>Lemarrois rapporta cette réponse à madame de Rémusat, qui dit à
+son tour: «Je ne puis m'en aller. C'est la gloire, le salut de
+l'Empereur... Allez lui dire, mon cher général, que ce n'est pas pour
+moi que je le veux voir... que c'est pour lui-même.»</p>
+
+<p>Le général Lemarrois revint avec l'ordre d'introduire madame de
+Rémusat. Elle trouva Napoléon coiffé d'un madras tourné autour
+de la tête et couché dans un petit lit qu'il affectionnait
+particulièrement... Il fit signe à madame de Rémusat de s'asseoir
+sur une chaise qui était auprès de lui... Elle était émue, et ce fut
+avec un violent battement de c&oelig;ur qu'elle raconta brièvement à
+l'Empereur ce qui devait se passer le lendemain... À mesure qu'elle
+parlait, l'Empereur prenait, quoique couché, <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> une de ces
+attitudes qui n'étaient qu'à lui et en lui, comme il avait un sourire
+unique, un regard unique.</p>
+
+<p>&mdash;«Mais quel peut être son but? s'écria-t-il enfin...</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment il en a un, Sire: celui de vous plaire peut-être en
+allant au-devant de votre volonté... Car il ne peut avoir que
+celui-là...</p>
+
+<p>&mdash;Mais, interrompit Napoléon, si vous avez pu m'accuser un moment,
+vous ne le croyez plus maintenant, madame, j'espère, dit-il d'une
+voix plus sévère!... je n'aime pas les détours... et je suis l'homme
+de la vérité, parce que je suis fort avant tout.»</p>
+
+<p>Madame Rémusat expliqua à l'Empereur comment elle était venue à lui.</p>
+
+<p>&mdash;«C'est parce que j'ai vu que Votre Majesté l'ignorait, lui
+dit-elle...</p>
+
+<p>&mdash;Cette pauvre Joséphine! dit Napoléon, comme elle a dû souffrir!...</p>
+
+<p>&mdash;Ah, Sire!... vous ne pourrez jamais avoir la mesure des peines qui
+ont torturé son âme pendant ces jours qui viennent de s'écouler...
+et peut-être votre majesté appréciera-t-elle le silence que
+l'Impératrice a gardé.»</p>
+
+<p>Pour qui connaissait Joséphine comme l'Empereur, c'était un
+compliment cherché par celle <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> qui était son guide et son
+conseil. Aussi Napoléon, qui ne voulait pas mettre encore ses projets
+au jour, eut-il soin de reporter à madame de Rémusat l'obligation
+presque entière du silence de l'Impératrice...</p>
+
+<p>&mdash;«Et comment l'avez-vous laissée? lui demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Au désespoir et prête à se mettre au lit; j'ai recommandé à ses
+femmes de ne la point quitter dans la crainte d'un accident, mais
+elle s'est obstinée à vouloir demeurer seule... Elle va passer une
+triste et cruelle nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Allez vous reposer, madame de Rémusat: vous devez en avoir
+besoin... Bonsoir, demain nous nous reverrons; croyez que je
+n'oublierai jamais le service que vous m'avez rendu ce soir.»</p>
+
+<p>Et la congédiant d'une main, il tira de l'autre sa sonnette avec
+violence...</p>
+
+<p>«Ma robe de chambre, dit-il d'une voix brève à Constant qui était
+accouru...»</p>
+
+<p>Il se donna à peine le temps de l'attacher: il prit un bougeoir
+et commença à descendre les marches d'un très-petit escalier qui
+conduisait aux appartements inférieurs et qui donnait dans son
+cabinet. Ce cabinet avait été jadis l'oratoire de Marie de Médicis.</p>
+
+<p>À mesure que Napoléon descendait cet escalier, <span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> il éprouvait
+une émotion dont il était en général peu susceptible; mais la
+conduite de Joséphine l'avait touché profondément. Cette résignation
+dans une femme couronnée par lui, et qui devait s'attendre à mourir
+sur le trône où lui-même l'avait placée, lui parut digne d'une haute
+récompense... Un moment, une pensée lui traversa l'esprit, mais elle
+eut la durée d'un éclair... et avant que sa main eût touché le bouton
+de la porte, il n'apportait plus que des consolations.</p>
+
+<p>Comme il approchait de la chambre à coucher, il entendit des plaintes
+et des sanglots; c'était la voix de Joséphine. Cette voix avait
+un charme particulier, et l'Empereur en avait souvent éprouvé les
+effets. Cette voix lui causait une telle impression, qu'un jour,
+étant premier Consul, après la parade passée dans la cour des
+Tuileries, en entendant les acclamations non-seulement du peuple dont
+la foule immense remplissait la cour et la place, mais de toute la
+garde, il dit à Bourrienne:</p>
+
+<p>«Ah! qu'on est heureux d'être aimé ainsi d'un grand peuple! ces cris
+me sont presque aussi doux que la voix de Joséphine.»</p>
+
+<p>Comme il l'aimait alors!</p>
+
+<p>Mais dans ce temps-là cette voix harmonieuse n'avait à moduler
+que des paroles heureuses, et maintenant elle s'éteignait dans
+la plainte et la <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> douleur... Son charme eût été bien plus
+puissant si elle n'avait pas rappelé qu'elle prouvait un tort; quel
+est l'homme, quelque grand qu'il soit, qui veuille qu'on lui prouve
+<span class="smcap">QU'IL A TORT</span>?...</p>
+
+<p>Napoléon souffrit cependant d'une vive angoisse au c&oelig;ur en
+entendant cette plainte douloureuse; il ouvrit doucement la porte et
+se trouva dans la chambre de Joséphine qui sanglotait dans son lit,
+ne se doutant pas de la venue de celui qui s'approchait d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;«Pourquoi pleures-tu, Joséphine?» lui dit-il en prenant sa main.</p>
+
+<p>Elle poussa un cri.</p>
+
+<p>&mdash;«Pourquoi cette surprise? ne m'attendais-tu pas? ne devais-je pas
+venir aussitôt que j'ai su que tu souffrais? Tu sais que je t'aime,
+mon amie, et qu'une douleur n'est jamais infligée volontairement par
+moi à ton âme.»</p>
+
+<p>Joséphine, à la voix de Napoléon, s'était levée sur son séant, et
+croyait à peine ce qu'elle entendait et voyait à la lueur incertaine
+de la lampe d'albâtre qui était près de son lit... L'Empereur la
+tenait dans ses bras encore toute tremblante de sa surprise et de son
+émotion en écoutant ces paroles d'amour qui, depuis si longtemps,
+n'avaient frappé son oreille... Accablée sous le poids de tant de
+vives impressions, elle retomba sur l'épaule <span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> de Napoléon et
+pleura de nouveau avec sanglots, oubliant sans doute que l'Empereur
+n'aimait pas ces sortes de scènes prolongées.</p>
+
+<p>&mdash;«Mais pourquoi pleures-tu toujours, ma Joséphine? lui dit-il
+cependant avec douceur. Je viens à toi pour t'apporter une
+consolation, et tu continues à te désespérer comme si je te donnais
+une nouvelle douleur. Pourquoi donc ne pas m'entendre?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est que j'ai au c&oelig;ur un sentiment qui m'avertit que le
+bonheur ne me revient que passagèrement... et que... tôt ou tard!...</p>
+
+<p>&mdash;Écoute! dit Napoléon en la rapprochant de lui et la serrant contre
+son c&oelig;ur, écoute-moi, Joséphine! tu m'es infiniment chère; mais
+la France est ma femme, ma maîtresse chérie aussi... Je dois donc
+écouter sa voix lorsqu'elle me demande une garantie; et qu'elle
+veut un fils de celui à qui elle s'est si loyalement donnée... Je
+ne puis donc répondre d'aucun événement, ajouta-t-il en soupirant
+profondément; mais, quoiqu'il arrive, Joséphine, tu me seras toujours
+chère, et tu peux y compter! Ainsi donc plus de larmes, mon amie,
+plus de ce désespoir concentré qui m'afflige et te tue. Sois la
+compagne d'un homme sur lequel l'Europe a les yeux en ce moment;
+sois la <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> compagne de sa gloire, comme tu es celle de son
+c&oelig;ur... et surtout fie-toi à moi!»</p>
+
+<p>Cette explication, franchement donnée par l'Empereur, devait
+suffire à Joséphine; peut-être la paix se serait-elle rétablie
+entre eux: mais, pour elle, c'eût été trop de modération... Et huit
+jours n'étaient pas écoulés que les mêmes bouderies et les mêmes
+tracasseries avaient recommencé.</p>
+
+<p>Un jour j'étais de service auprès de Madame-Mère; on était en
+automne<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Go to footnote 35"><span class="smaller">[35]</span></a>... J'attendais que Madame descendît de chez elle... Elle
+occupait en ce moment les salons du rez-de-chaussée, parce qu'on
+réparait quelque chose dans l'appartement du premier. J'étais assise
+à côté de la fenêtre, et je lisais; tout à coup j'entends frapper un
+coup très-fort au carreau de la porte vitrée donnant sur le jardin.
+Je regarde, et je vois l'Empereur, enveloppé dans une redingote verte
+fourrée, comme si l'on eût été au mois de décembre: il était entré
+par la porte donnant sur la rue de l'Université... Duroc était avec
+lui.</p>
+
+<p>Je me levai aussitôt et fus ouvrir moi-même la porte.</p>
+
+<p>&mdash;«Comment, c'est vous qui me rendez ce service? <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> dit
+l'Empereur. Où sont donc vos chambellans,... vos écuyers?...»</p>
+
+<p>Je répondis que Madame avait permis à M. le comte de Beaumont de
+s'absenter pour deux jours, et que M. de Brissac, étant malade, ne
+devait venir qu'à deux heures.</p>
+
+<p>&mdash;«Alors M. de Laville doit prendre le service... Vous êtes exacte,
+vous, madame <i>la Gouverneuse</i><a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36" title="Go to footnote 36"><span class="smaller">[36]</span></a>... C'est bien... Je ne le croyais
+pas... On me disait que vous étiez toujours malade... Puis-je voir
+Madame?»</p>
+
+<p>Je lui dis que j'allais l'avertir de l'arrivée de Sa Majesté.</p>
+
+<p>&mdash;«Non, non, restez ici avec Duroc, je m'annoncerai moi-même.»</p>
+
+<p>Et il monta chez sa mère, où il demeura plus d'une heure. Tandis
+qu'ils causaient ensemble, Duroc et moi nous parlions aussi de cette
+visite, on peut le dire, extraordinaire, car l'Empereur allait peu
+chez sa mère et ses s&oelig;urs, si ce n'est pourtant la princesse
+Pauline.</p>
+
+<p>&mdash;«Il y a de l'orage dans l'air, me dit Duroc; la question du divorce
+s'agite plus vivement que jamais. L'Impératrice, qui jamais au
+reste n'a <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> compris sa véritable position, n'a pas même cette
+seconde vue qui vient aux mourants à leur dernière heure... Aucune
+lueur ne lui montre le péril de la route où elle s'engage. Chaque
+jour elle redouble d'importunités auprès de l'Empereur, comme si un
+c&oelig;ur se rattachait par conviction de paroles! C'est absurde!</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez une vieille rancune, mon ami! lui dis-je en riant.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je vous jure que je ne suis pas coupable <i>de ce crime-là</i> bien
+positivement! Jamais l'Impératrice n'aura à me reprocher d'avoir aidé
+à sa chute... mais... je ne l'empêcherai pas.»</p>
+
+<p>Ce mot m'étonna; Duroc était si bon, si parfait pour ceux qu'il
+aimait, que j'ignorais, moi, jusqu'à quel point le ressentiment
+pouvait acquérir de force dans son âme. Je le regardai, et, lui
+serrant la main, je lui demandai où en étaient les affaires
+positivement; car, me rappelant la cause de l'inimitié qui existait
+entre Duroc et Joséphine, j'en savais assez pour le comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;«Tout est à peu près terminé, me dit-il; la résolution de
+l'Empereur a cependant fléchi ces jours derniers; mais la maladresse
+de l'Impératrice a tout détruit... D'abord, des plaintes sans nombre
+d'une foule de marchands, qui sont parvenues à l'Empereur, l'ont
+fortement aigri... et puis, il y a <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> eu hier une histoire qui
+est vraiment étonnante, et dans laquelle je crois que Madame-Mère se
+trouve mêlée... L'Empereur a voulu s'en éclaircir, et il est venu
+lui-même chez Madame, au lieu de lui écrire...» Et voici ce que Duroc
+me raconta:</p>
+
+<p>Une femme, une revendeuse à la toilette, espèce de personne assez
+douteuse, avait été bannie du château, parce que, disait l'Empereur,
+il ne convient pas à l'Impératrice d'acheter un bijou qui ait été
+porté par une autre, ou même fait pour une autre. À cela on avait
+répondu que cette femme ne venait que pour les femmes de chambre!</p>
+
+<p>«Que les femmes de chambre aillent hors du château faire leurs
+affaires, avait dit l'Empereur; je ne veux pas que <i>des revendeuses à
+la toilette</i> mettent le pied <i>chez moi</i>...»</p>
+
+<p>Depuis cet ordre, exprimé et donné avec un accent qui ne permettait
+aucune réplique, les femmes de cette sorte ne revenaient plus aux
+Tuileries. L'Empereur s'en occupait beaucoup... Il demandait souvent
+si on avait pris quelqu'une de <i>ces friponnes</i>, et alors, si elles
+avaient été chassées comme elles le méritaient.</p>
+
+<p>La veille de ce même jour, l'Empereur avait été chasser à
+Fontainebleau. Vers midi la chasse tourna mal, le temps devint
+mauvais, et l'Empereur, ne voulant pas continuer, donna l'ordre de
+<span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> préparer ses voitures, et revint à Paris. Mais, par un soin
+qu'une pensée intérieure éveilla sûrement, et qui probablement avait
+rapport à l'Impératrice, il descendit de voiture à l'entrée de la
+cour, défendit qu'on battît aux champs, et entra dans le château sans
+qu'on eût avis de son arrivée. Comme le jour commençait à tomber,
+on ne le vit pas entrer, et il pénétra chez l'Impératrice comme un
+Espagnol du temps d'Isabelle, au moment où certes elle s'y attendait
+le moins.</p>
+
+<p>On connaît le goût ou plutôt la passion insensée de Joséphine pour
+les tireuses de cartes et toutes les affaires de <i>nécromancie</i>.
+Napoléon s'en était d'abord amusé, puis moqué; et enfin il avait
+compris que rien n'était plus en opposition avec la majesté
+souveraine que ces petitesses d'esprit et de jugement qui vous
+asservissent à des êtres si bas et si vils, que vous rougissez de les
+admettre dans votre salon, même pour n'y faire que leur métier. Mais
+Joséphine, tout en promettant de ne plus faire venir mademoiselle
+Lenormand, l'admettait toujours chez elle dans son intimité, la
+comblait de présents et faisait également venir tous les hommes et
+toutes les femmes qui savaient tenir une carte <i>de Taro</i>. Il y avait
+alors à Paris un homme dans le genre de mademoiselle Lenormand. Cet
+homme s'appelait Hermann; il était <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> Allemand, et logeait dans
+une maison presque en ruines au faubourg Saint-Martin, dans une rue
+appelée la rue <i>des Marais</i>. Cet homme avait une étrange apparence.
+Il était jeune, il était beau, et montrait un désintéressement
+extraordinaire dans la profession qu'il paraissait exercer: Joséphine
+parla un jour de cet homme devant l'Empereur, et vanta son talent,
+qui lui avait été révélé par deux femmes qui en racontaient des
+merveilles. L'Empereur ne dit rien; mais, deux jours après, il dit
+à l'Impératrice: «Je vous défends de faire venir cet Hermann au
+château. J'ai fait prendre des informations sur cet homme, et il y a
+des soupçons contre lui.»</p>
+
+<p>Joséphine promit; mais la défense stimula son désir de voir M.
+Hermann, et elle le fit venir précisément ce même jour où l'Empereur
+était à Fontainebleau. Il était donc établi chez Joséphine au moment
+où Napoléon y pénétra!... et quelle était la troisième personne?...
+la revendeuse à la toilette!...</p>
+
+<p>La colère de l'Empereur fut terrible!... Il faillit tuer cet homme...
+Et, allant comme la foudre à l'Impératrice, il lui dit en criant et
+en levant la main sur elle:</p>
+
+<p>&mdash;Comment pouvez-vous ainsi violer mes ordres!... <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> et
+comment vous trouvez-vous avec de pareilles gens?...»</p>
+
+<p>L'Impératrice avait une crainte de l'Empereur qu'on ne peut
+apprécier, à moins d'en avoir été témoin... Pétrifiée de sa venue,
+tremblante des suites de cette scène, elle ne put que balbutier:
+«C'est madame Lætitia qui me l'a adressée...»</p>
+
+<p>Et, de sa main, elle indiquait la femme qui s'était blottie dans
+les rideaux de la fenêtre, et semblait moins grosse que le ballot
+de châles qui n'était pas encore ouvert, tant la peur la faisait se
+replier sur elle-même.</p>
+
+<p>&mdash;«Comment cet homme se trouve-t-il en ce lieu? poursuivit Napoléon
+continuant son enquête, et sans s'arrêter à ce qu'avait dit Joséphine
+sur Madame-Mère.</p>
+
+<p>&mdash;C'est madame qui l'a amené avec elle,» dit Joséphine en lançant
+un coup d'&oelig;il du côté de la femme qui, j'en suis sûre, faisait
+des v&oelig;ux pour sortir vivante du palais. Quant à l'homme, il se
+redressa de toute la hauteur de sa taille, et dit avec un accent de
+fermeté, qui frappa l'Empereur:</p>
+
+<p>&mdash;«En venant dans le palais impérial de France, je ne croyais pas y
+courir le risque de ma vie ou de ma liberté. J'ai obéi à l'appel qui
+m'a été adressé; j'ai voulu dévoiler l'avenir à celle qui croit à la
+<i>science</i>, et je ne me reprocherai pas de <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> lui avoir refusé
+mon secours. Quant à vous, Sire, vous feriez mieux de consulter les
+astres que de les braver.»</p>
+
+<p>En écoutant cet homme, dont la figure remarquablement belle ne
+témoignait aucune frayeur en se trouvant ainsi dans l'antre du lion
+et sous sa griffe terrible, Napoléon le regarda avec une sorte de
+curiosité difficilement éveillée en lui.</p>
+
+<p>&mdash;«Qui donc es-tu? demanda-t-il à Hermann... et que fais-tu dans
+Paris?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je fais, vous le savez déjà (et il montrait de la main
+ses cartes de Taro encore sur la table); ce que je suis est plus
+difficile à dire; moi-même, le sais-je? Qui se connaît?...»</p>
+
+<p>L'Empereur fronça fortement le sourcil, et marcha aussitôt vers
+l'étranger. Celui-ci soutint l'examen que Napoléon dirigea sur
+toute sa personne avec un sang-froid et une fermeté remarquables.
+L'Empereur ne proféra pas une parole; mais il sortit de la chambre
+aussitôt, et fit demander le maréchal Duroc.</p>
+
+<p>«Que cette femme soit mise à l'instant hors du palais,» lui dit-il
+en rentrant avec lui dans la chambre de l'Impératrice qu'il trouva
+immobile, à la même place où il l'avait laissée.</p>
+
+<p>Et Napoléon désignait la femme aux châles...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> &mdash;«Comment êtes-vous venu ici? demanda-t-il à Hermann.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis venu avec madame, répondit l'Allemand.»</p>
+
+<p>L'Empereur fit un mouvement, puis il dit à Duroc d'exécuter ce qu'il
+lui avait ordonné.</p>
+
+<p>&mdash;«Je fis sortir cette femme, poursuivit Duroc, qui me racontait ce
+que je viens de dire, et j'emmenai le jeune Allemand avec moi. C'est
+un homme fort remarquable.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-il donc devenu?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, me dit Duroc en souriant, que voulez-vous qu'on en ait fait?»</p>
+
+<p>Et son &oelig;il avait une expression singulière en me regardant; il y
+avait presque du reproche.</p>
+
+<p>&mdash;«Dès que vous vous en êtes chargé, mon cher maréchal, je le
+maintiens aussi en sûreté, et même bien plus que dans ma propre
+maison.»</p>
+
+<p>Duroc prit ma main, et je serrai la sienne, comme en expiation de la
+pensée tacitement supposée qui avait fait élever entre nous comme
+un fantôme, mais aussi qui s'était évanouie de même.... Singulière
+époque!...</p>
+
+<p>Duroc acheva l'histoire en me disant qu'au lieu d'écrire à
+Madame-Mère, qui aurait été forcée d'employer un secrétaire pour lui
+répondre, l'Empereur avait préféré venir chercher lui-même <span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span>
+ses renseignements. Il était donc en ce moment occupé à questionner
+sa mère sur la femme aux châles et le jeune et beau sorcier.</p>
+
+<p>Il y avait au moins une heure que l'Empereur était chez Madame,
+lorsque nous le vîmes rentrer dans le salon où nous étions: il
+paraissait agité et il était fort pâle... Il me dit bonjour en
+traversant rapidement le salon, ouvrit lui-même la porte donnant
+sur le jardin, et, faisant signe à Duroc de le suivre, il disparut
+presque aussitôt par la porte de la rue de l'Université.</p>
+
+<p>Cette apparition à cette heure de la journée, et ce que j'en savais,
+tout cela me troublait malgré moi. Je restais là immobile, sans
+songer à refermer cette porte, quoiqu'un vent froid soufflât sur moi,
+lorsque je sentis une petite main se poser sur mon épaule: c'était
+Madame.</p>
+
+<p>Sa belle physionomie, toujours si calme, paraissait altérée comme
+celle de son fils. Je l'aimais avec une grande tendresse, à laquelle
+se joignait un profond respect. Je lui connaissais tant de vertus,
+tant de hautes et sublimes qualités, en même temps que je savais
+toute la fausseté des accusations qu'un public bavard et méchant
+répétait sans savoir seulement ce qu'il disait, comme toujours. Je
+fus donc affectée du changement que je remarquai sur sa physionomie,
+et je pris la liberté <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> de le lui dire. Elle était
+parfaitement bonne pour moi; aussi me raconta-t-elle l'histoire de
+la veille, que je ne savais que très-sommairement par Duroc. Madame
+me dit qu'on croyait être certain que cet homme, cet Hermann, était
+un espion très-actif et très-remarquable comme intelligence, envoyé
+en France par l'Angleterre. Je ne pus retenir une exclamation...
+Un espion de l'Angleterre dans le palais des Tuileries!... dans la
+chambre de l'Impératrice!... Voilà ce que la discrétion de Duroc
+m'avait caché... Cela ne me surprit pas.</p>
+
+<p>&mdash;«Vous concevez,» me dit Madame, «ce que j'ai dû éprouver lorsque
+l'Empereur me questionna sur une vendeuse de châles, <i>que j'avais</i>,
+<span class="smcap">MOI</span>, recommandée à l'Impératrice, ainsi qu'un homme qui
+devait lui parler des destinées de l'Empereur!...»</p>
+
+<p>Madame hésita un moment... puis elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;«J'avais d'abord dit à l'Empereur que j'avais en effet adressé
+cette femme et cet homme à l'Impératrice... Elle m'en avait suppliée;
+et moi qui croyais qu'il ne s'agissait que de couvrir une nouvelle
+folie, voulant cacher ce qui pouvait amener une querelle, je lui
+avais promis de faire ce qu'elle souhaitait...»</p>
+
+<p>Et Madame, voyant l'expression curieuse de mon visage, probablement,
+me dit que le matin, à <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> sept heures, elle avait été réveillée
+par un message <i>secret</i> de l'Impératrice. C'était une lettre dans
+laquelle elle suppliait sa belle-mère de dire à l'Empereur que la
+femme aux châles avait été envoyée par elle à l'Impératrice.</p>
+
+<p>&mdash;«Je l'ai dit d'abord pour maintenir la paix,» poursuivit
+Madame-Mère; «mais lorsque l'Empereur me dit que sa vie était
+peut-être intéressée dans cette affaire, je ne vis plus que lui, et
+je lui confessai que je n'étais pour rien dans ce qui s'était passé
+hier aux Tuileries...»</p>
+
+<p>Madame était accablée par cette longue conversation avec l'Empereur.
+Il paraît qu'il avait ouvert son c&oelig;ur à sa mère avec l'abandon
+d'un fils, et qu'il avait montré des plaies saignantes... Madame
+était indignée. Je voulus excuser l'Impératrice, mais Madame m'imposa
+silence...</p>
+
+<p>&mdash;«J'espère,» me dit-elle, «que l'Empereur aura le courage cette
+fois de prendre un parti que non-seulement la France, mais l'Europe,
+attend avec anxiété: son divorce est un acte nécessaire<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Go to footnote 37"><span class="smaller">[37]</span></a>.»</p>
+
+<p>Madame dit cette dernière parole avec une force <span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> et une
+conviction qui me firent juger que l'Impératrice Joséphine était
+perdue.</p>
+
+<p>Ce que je viens de raconter se passait, comme je l'ai dit, le 5 ou le
+6 de novembre 1809.</p>
+
+<p>Madame me recommanda le secret. Je lui jurai que jamais une parole
+dite par elle ne serait révélée par moi, et j'ai tenu ma promesse. Je
+ne jugeai pas à propos, même, de lui dire que j'avais su la première
+partie de ce drame; car c'était plus qu'une histoire, <i>c'était de
+l'histoire</i>!...</p>
+
+<p>Mais, quel que fût mon attachement pour l'Impératrice, sa conduite
+me parut de nature à être blâmée. Eh quoi! cette famille qu'elle
+accusait elle-même de son malheur, elle venait la solliciter
+pour cacher des fautes qui devaient nécessairement être la plus
+forte partie des accusations qu'on devait former contre elle pour
+déterminer l'Empereur à s'en séparer! Il n'y avait là ni dignité, ni
+rien même qui pût motiver l'intérêt qu'elle réclamait de nous. Je
+le sentais avec peine; car Joséphine, quoique faible et se laissant
+aisément dominer par tout ce qui l'approchait, avait néanmoins des
+qualités attachantes. Elle était gracieuse comme une enfant gâtée...
+C'était la <i>câlinerie</i> créole tout entière, lorsqu'elle voulait nous
+conquérir ou se placer dans une position qu'on lui refusait. Aussi
+je souffrais de la pensée de son éloignement. Je savais <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span>
+ce qu'elle était; j'ignorais ce qui nous serait donné. C'était une
+nouvelle étude à faire, me disais-je. Hélas!... c'était presque un
+pressentiment!</p>
+
+<p>Le soir du même jour je trouvai, en rentrant chez moi, un petit mot
+de madame de Rémusat, dans lequel elle me priait <i>instamment</i> de lui
+dire le moment où je la pourrais voir... Il était alors onze heures
+et demie. Je regardai la date du billet: il portait 6 heures du soir.
+Je combinai tout ce que je savais avec ce qui s'était passé, et je
+conclus que madame de Rémusat, amie encore plus que dame du palais de
+Joséphine, avait calculé qu'en raison de l'attachement de Madame-Mère
+pour moi, j'étais la personne la plus influente à employer là-dedans.
+On avait appris la visite du matin à l'hôtel de <i>Madame</i>; et son
+importance avait tout à coup grandi en quelques heures... mais on
+ne savait pas que j'étais de service... Mon silence, alors, devait
+paraître étrange... Mes chevaux étaient à peine dételés: je donnai
+l'ordre de les remettre à la voiture, et je fus à l'instant chez
+madame de Rémusat... On sortait de chez elle, et elle-même venait
+de sonner sa femme de chambre, pour se mettre au lit, lorsqu'on
+m'annonça. Elle me fit aussitôt entrer dans sa chambre à coucher, et
+son premier mot fut un <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> remerciement; car elle avait appris
+dans la soirée par le sénateur Clément de Ris que j'étais de service
+auprès de Madame.</p>
+
+<p>&mdash;«Cela n'en est que mieux pour nous, me dit-elle...» Et tout
+aussitôt elle entra en matière.</p>
+
+<p>Je ne m'étais pas trompée: c'était <i>un message voilé</i> de
+l'Impératrice. Madame de Rémusat, très-dévouée à Joséphine, crut
+peut-être que son amitié pourrait lui donner le pouvoir d'abuser
+sur la vérité; mais pour cela, il eût fallu ne pas connaître
+non-seulement la cour, mais l'intérieur de la famille impériale,
+comme intérieur privé.</p>
+
+<p>&mdash;«Madame peut beaucoup sur l'Empereur,» me dit madame de Rémusat...
+«Vous pouvez beaucoup sur elle... vous pouvez <i>tout</i>. J'ai quelque
+crédit sur l'Impératrice, assez enfin pour être son garant pour
+toutes les promesses qu'elle pourra faire. Le prince Eugène sera
+là pour soutenir sa mère; la reine Hortense donnera à nos efforts
+un appui certain, celui de ses enfants... L'archi-chancelier est
+aussi contre le divorce: voyez à quelle belle association vous vous
+unissez.»</p>
+
+<p>J'ai déjà dit combien j'aimais le visage de madame de Rémusat: ses
+yeux, en ce moment, étaient admirables. Ils étincelaient du feu du
+sentiment; car elle aimait l'impératrice Joséphine, <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> madame
+de Rémusat... et sa conduite envers elle fut toujours noble et dictée
+par le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Mais elle ne pouvait arriver à aucun résultat avec ses nouvelles
+combinaisons, qu'elle me montrait comme <i>certaines</i>. Je savais <i>trop
+bien</i> la véritable volonté des gens dont elle venait de me parler,
+pour m'engager d'un pas dans la route qu'elle me montrait comme si
+sûre. D'un autre côté, je ne pouvais parler; cependant je crus de mon
+devoir de l'éclairer sur la véritable position de l'Impératrice...
+Elle m'écouta en femme de c&oelig;ur et d'esprit, recueillit avec soin
+ce que je lui laissai voir, ne chercha nullement à me pénétrer sur
+le reste, et en tout se montra à moi comme une femme qui était faite
+pour être aimée et estimée.</p>
+
+<p>Elle me parla de la tentative de l'Impératrice auprès de sa
+belle-mère, ainsi que de l'histoire de la veille.</p>
+
+<p>&mdash;«Si j'eusse été près d'elle, au lieu de cette sotte de madame de
+***, me dit-elle, ni l'une ni l'autre n'aurait eu lieu, je vous le
+jure! Mais <i>le salon</i> de l'Impératrice, vous le savez, est composé
+non-seulement de ses dames du palais, mais de beaucoup d'autres
+femmes, qui lui donnent d'abord des conseils à leur profit, puis
+ensuite d'autres conseils qui sont perfides pour elle... Voilà ce
+que nous <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> détruirions; et j'ai la parole de l'Impératrice
+qu'elle me seconderait dans ce travail.»</p>
+
+<p>Nous demeurâmes ainsi jusqu'à deux heures du matin... Madame
+de Rémusat espérant m'amener à une conviction qui était que,
+l'Impératrice pouvait encore occuper le trône à côté de Napoléon;
+et moi, trop instruite de ce <i>qui était</i>, pour me laisser aller à
+une crédulité impossible. Enfin, nous nous séparâmes; mais avant de
+quitter madame de Rémusat, je m'engageai de bon c&oelig;ur à parler à
+Madame, et d'essayer de changer sa manière de voir sur cette affaire
+du divorce...</p>
+
+<p>Je le fis en effet; mais que pouvaient quelques vagues contre
+un rocher profondément attaché à la terre?... et telle était
+malheureusement la volonté de la famille de Napoléon relativement au
+divorce.</p>
+
+<p>C'est au milieu de ces agitations que nous atteignîmes le 2 décembre
+1809... Pendant le peu de jours qui s'écoulèrent entre ces deux
+journées, je fus assidue à faire ma cour à l'Impératrice. Sa
+tristesse était visible; et, loin de la cacher, elle la montrait
+même, en l'augmentant; ce qui donnait une humeur très-marquée à
+l'Empereur. Joséphine m'engagea deux fois à déjeuner pendant cette
+époque, remarquable pour elle, qui précéda immédiatement son malheur.
+Après déjeuner, il y avait toujours un cercle fort nombreux, et
+une foule de <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> femmes que Joséphine y admettait, en vérité
+on ne sait pas pourquoi. C'est en vain que madame d'Arberg, madame
+de Rémusat, lui répétaient, chaque matin, combien cela déplaisait à
+l'Empereur... Elle promettait, et recommençait le lendemain...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! me disait-elle dans l'une de ces conversations que nous eûmes
+dans une sorte de tête-à-tête, si je promets une fois, <i>à présent</i>,
+de faire tout ce que veut l'Empereur, je n'y manquerai pas...</p>
+
+<p>Elle tenait en ce moment sous son bras un petit loup blanc, de ces
+chiens qu'on appelle <i>chiens de Vienne</i>. Je ne pus m'empêcher de lui
+dire, en le lui montrant: Ah, madame!... Elle me comprit, car elle ne
+me répondit pas.</p>
+
+<p>Ce fait de la vie de Joséphine ne doit pas être omis en parlant de
+son salon, où ces malheureux chiens jouaient un très-ennuyeux rôle...
+Elle avait auprès d'elle, en se mariant avec Napoléon, deux horribles
+Carlins, les plus laids, les plus hargneux, les plus insociables que
+j'aie connus... Ces chiens n'aimaient pas même leur maîtresse; ils
+aboyaient bien incessamment après tout ce qui s'approchait d'elle,
+mais pas à autre fin que de déchirer un bras, une main, une jambe, ou
+tout au moins une robe. Les couleurs voyantes étaient en défaveur
+auprès de <i>Carlin</i> et de <i>Carline</i>; <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> tels étaient les noms
+des deux petits monstres... Le corps diplomatique avait toujours
+une provision de gimblettes et de sucre d'orge dans ses poches...
+Le cardinal Caprara, nonce du Pape, avait un reste de jambes qu'il
+voulait sauver; en conséquence, il faisait des bassesses auprès de
+messieurs les tyrans, qui, connaissant bientôt leur empire, faisaient
+d'abord un chamaillis de désespérés dès qu'ils le voyaient...
+parce que pour les faire taire il leur jetait du sucre d'orge, des
+friandises, comme à des enfants, et n'en avait pas moins les jambes
+dévorées par les féroces bêtes; ce qu'on ne voyait pas, grâce à ses
+bas rouges. Mais il le sentait, lui...</p>
+
+<p>Quelquefois ces malheureux chiens causaient une rumeur inusitée dans
+un palais de souverain. Un jour je fus témoin de ce fait.</p>
+
+<p>Chacun de nous ayant survécu à l'Empire se rappelle encore sûrement
+madame la comtesse de La Place, femme du sénateur, du géomètre... et,
+dès que son nom est présent à la mémoire, on se rappelle aussi, sans
+doute, ses mille et une révérences, ses mines, ses <i>grâces</i>, et tout
+ce qui enfin en faisait une personne un peu différente des autres.
+C'était elle qui répondait, lorsqu'on lui demandait où était M. de La
+Place:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Il est avec sa compagne fidèle... la géométrie!</i></p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> Enfin, telle qu'elle était, elle n'en était pas moins dame
+d'honneur de la grande-duchesse de Toscane, lorsque celle-ci était
+<i>seulement</i> princesse de Lucques. Madame de La Place partait donc
+un jour et quittait Paris pour aller faire six mois de service en
+Italie, et venait prendre les ordres de l'Impératrice pour celle de
+ses belles-s&oelig;urs qui lui voulait le moins de mal parce qu'elle
+avait plus d'esprit que les autres... Joséphine le savait; aussi
+voulut-elle ajouter verbalement quelques mots à sa lettre, et
+appela-t-elle madame de La Place auprès d'elle, en lui montrant
+une place sur son canapé pour lui parler avec plus de facilité.
+Madame de La Place y parvint de révérence en révérence, et s'assit
+sur le bord du sopha. Cela fut bien pendant le premier moment du
+discours de Joséphine; mais, voulant dire un mot plus bas et plus
+près, la comtesse s'avança sur le bord du canapé et se pencha vers
+l'impératrice. Il y avait ce jour-là plus de quarante personnes
+dans le salon jaune... et, pour dire la vérité, presque tous les
+yeux étaient fixés sur la personne favorisée... Tout à coup la
+comtesse pousse un cri perçant, s'élance du canapé, et vient bondir
+au milieu du salon, en tenant à deux mains une partie d'elle-même
+qu'heureusement elle avait très-charnue, mais que le vieux carlin
+avait mordue avec une telle rage que la robe et la jupe étaient
+<span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> en lambeaux. La maudite bête, non contente d'avoir mordu
+une comtesse aussi irrévérencieusement, s'était élancée après elle,
+et faisait des cris et des hurlements inhumains. La pauvre femme
+souffrait et tenait à deux mains la partie blessée, tout en répétant
+avec sa voix douce et polie à l'Impératrice, qui lui disait: <i>mon
+Dieu! ils vous ont fait bien du mal?</i>...</p>
+
+<p>&mdash;<i>Non, madame!... Non, du tout!... au contraire</i>, ce qu'on dit enfin
+quand on se laisse tomber... vous savez...</p>
+
+<p>La chose n'était que risible ce jour-là, parce que entre la vilaine
+bête et la patiente il y avait je ne sais combien de jupons; mais
+quand le hargneux animal mordait quiconque passait à portée de ses
+dents, la chose devenait plus ennuyeuse. Napoléon l'avait éprouvé...
+Naturellement distrait par les hautes pensées qui l'occupaient, il
+arriva que pendant longtemps il fut la principale victime de ces
+horribles bêtes; mais tel était alors son affection pour Joséphine,
+qu'il ne voulut pas lui demander un sacrifice qu'elle devait
+naturellement lui offrir. Napoléon ne parla jamais de noyer Carlin
+et Carline, et même il poussa la bonté jusqu'à faire venir pour
+Joséphine un de ces petits loups, de ces chiens appelés vulgairement
+<i>chiens de Vienne</i>, pour remplacer le défunt, car le monstre Carlin
+<span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> s'endormit plein de jours comme une créature honnête et
+sortit de ce monde ainsi que Carline. Joséphine avait là une belle
+occasion pour faire preuve de générosité: elle ne connaissait pas
+le chien de Vienne; il le fallait renvoyer: elle n'en eut pas le
+courage; et il y eut de nouveau un autre pouvoir à flatter; car il
+est de fait qu'un moyen de faire parvenir une pétition favorablement
+à l'Impératrice, était d'en charger le chien lorsqu'on pouvait gagner
+un huissier de la chambre, ou une dame d'annonce. Alors on plaçait la
+pétition dans le collier du chien qui apportait le papier aux pieds
+de sa maîtresse. J'ai vu trois exemples de ce que je dis là; et la
+chose réussir!...</p>
+
+<p>Eh bien! jamais l'Impératrice Joséphine n'a eu assez de force sur
+elle-même, pour éloigner d'elle un objet aussi peu dans sa vie qu'un
+chien inconnu!... et quand elle se refusa à éloigner le chien de
+Vienne, elle répondit à madame de Rémusat:</p>
+
+<p>&mdash;«Je prouve par là mon pouvoir sur l'Empereur à ceux qui en
+doutent!... voyez s'il en a dit un mot!..</p>
+
+<p>Que peut-on faire pour une personne qui connaît aussi peu sa
+position, et ne comprend pas que la patience n'est jamais plus
+grande que lorsque <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> la chose devient indifférente? L'amour
+n'est importun <i>que lorsqu'il aime</i>.»</p>
+
+<p>L'Allemagne tout entière arrivait à Paris pour cet hiver de
+1809; nous avions l'ordre de recevoir, de donner des fêtes, de
+grands dîners, des chasses, et tout ce qu'on pouvait faire pour
+montrer aux étrangers ce qu'était la France... Plus on faisait de
+projets pour que l'hiver fût splendidement magnifique et que notre
+hospitalité laissât des souvenirs profonds dans la mémoire des rois
+et des princes allemands, et plus l'Impératrice était triste. On
+voyait qu'une parole avait jeté du trouble dans cette âme... Il y
+avait quelquefois, le matin, chez elle, jusqu'à quarante femmes;
+ordinairement elle causait... provoquait elle-même, alimentait
+la conversation: maintenant elle était quelquefois morose et
+continuellement mélancolique; elle me faisait une peine profonde, car
+je l'aimais tout en reconnaissant qu'elle avait souvent tort.</p>
+
+<p>Le prince Eugène était à Paris; il n'avait pas amené la vice-reine,
+qui, à ce qu'on disait, était charmante; il causait volontiers avec
+moi lorsque nous nous trouvions ensemble: c'était surtout chez sa
+s&oelig;ur que nous parlions de ce qui l'occupait. Il aimait sa mère
+avec une extrême tendresse et ne pouvait supporter cette idée du
+divorce, et ce fut agité des plus tristes pensées qu'il arriva
+à Paris, pour y <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> remplir ses funestes fonctions en cette
+circonstance d'archi-chancelier d'État...</p>
+
+<p>Voilà les événements qui avaient précédé ce jour du 2 décembre de
+l'année 1809, dont j'ai parlé au commencement de ce <i>discours sur
+l'Impératrice</i> Joséphine, comme aurait dit Brantôme...</p>
+
+<p>La reine de Naples était attendue pour cette fête de
+l'Hôtel-de-Ville; je fus, la veille, faire ma cour à la reine
+Hortense; elle me parut frappée d'un pressentiment terrible; je
+n'osai pas la rassurer, car j'étais moi-même inquiète et ne savais
+comment lui montrer un avenir moins sombre que celui qu'elle
+redoutait...</p>
+
+<p>Dans les trois jours qui avaient précédé cette fête, j'avais remis la
+liste des dames qui devaient venir recevoir l'Impératrice avec moi
+à la porte de l'Hôtel-de-Ville. Cette liste avait été lue dans le
+salon de Joséphine, et je me rappelle que plusieurs remarques assez
+critiques furent faites en entendant nommer quelques noms; deux dames
+attachées à l'impératrice, surtout, firent sur madame Thibon, femme
+du sous-gouverneur de la Banque, des réflexions que l'Impératrice
+aurait dû réprimer. Hélas! savait-elle ce qui lui arriverait quelques
+jours plus tard en face de cette même femme dont la tournure pouvait
+prêter à rire, ce <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> que d'ailleurs je ne trouvais pas, mais
+qui était sûre au moins de son état et de sa position.</p>
+
+<p>Le 2 décembre, je m'habillai de bonne heure pour me trouver à
+l'Hôtel-de-Ville, avant celle fixée pour la venue de l'Impératrice.
+Je trouvai une chambre dans laquelle il y avait un bon feu, ce dont
+je remerciai Frochot, car le froid était très-vif et le temps sombre.
+Il y avait du malheur dans l'air! À trois heures, je vis arriver le
+comte de Ségur, le grand-maître des cérémonies, il était conduit par
+Frochot, et ne savait pas où celui-ci le menait. Quelque impassible
+que fût sa physionomie, il était en ce moment visiblement ému, et
+ce qu'il avait à me dire paraissait lui être pénible. On sait que
+M. de Ségur avait de l'affection pour l'impératrice Joséphine, qui,
+elle-même, aimait beaucoup son esprit aimable et ses bonnes manières.</p>
+
+<p>&mdash;«Savez-vous ce qui arrive?... me dit-il aussitôt que nous fûmes
+dans une embrasure de fenêtre, et loin de plusieurs femmes qui
+étaient dans la pièce où nous nous trouvions. Un malheur des plus
+grands.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce donc? demandai-je à mon tour tout effrayée.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous apporte l'ordre de l'Empereur de ne pas aller au-devant de
+l'Impératrice!»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> Je demeurai d'abord stupéfaite; puis, revenant à moi, je dis
+à M. de Ségur, en avançant la main:</p>
+
+<p>&mdash;«Voyons cet ordre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je n'ai rien d'écrit!.. Comment voulez-vous qu'on écrive
+pareille chose?</p>
+
+<p>&mdash;Et comment voulez-vous, lui dis-je à mon tour, lorsque j'ai une
+mission <i>officielle</i> de l'Empereur à remplir, comment irai-je m'en
+exempter sur une simple parole verbale, pour être ensuite chargée de
+tout ce que pourrait produire et amener une semblable démarche?»</p>
+
+<p>M. de Ségur me regarda un moment sans me répondre, puis il me dit:</p>
+
+<p>&mdash;«Je crois que vous avez raison... Je retourne au château; je vais
+parler au maréchal Duroc.»</p>
+
+<p>Il partit, en effet, et revint au bout d'un quart d'heure, porteur
+d'un mot de Duroc<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38" title="Go to footnote 38"><span class="smaller">[38]</span></a>, qui me disait que l'Empereur, pour empêcher
+le cérémonial d'être aussi long pour son arrivée à l'Hôtel-de-Ville,
+autorisait tout ce qui pouvait simplifier l'arrivée de l'Impératrice,
+qui précédait l'Empereur ordinairement de quelques minutes. En
+conséquence, l'Impératrice <i>ne serait pas reçue ce jour-là par les
+Dames de la ville de Paris</i>!.. Et devait aller <span class="smcap">SEULE</span>, avec
+son service, de sa voiture à la salle du trône.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> En lisant cet étrange billet, je ne pus m'empêcher de
+lever les yeux sur M. de Ségur. Il était sérieux et paraissait même
+péniblement affecté.</p>
+
+<p>&mdash;«Qu'est-ce donc que cette mesure, lui dis-je enfin? Il ne me
+répondit qu'en levant les épaules et par un regard profondément
+touché...</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous, me dit-il, les conseils ont eu leur effet et pour
+cela il n'a fallu que quelques heures.</p>
+
+<p>Je le compris. Hélas! je savais par moi-même que le Vésuve faisait du
+mal à d'autres qu'à ceux qui demeuraient à Portici... Je le savais
+déjà et je devais bientôt en avoir une nouvelle preuve.</p>
+
+<p>&mdash;«Mais, que faire? demandai-je à M. de Ségur.</p>
+
+<p>&mdash;Que puis-je vous conseiller! me dit-il. Je crois cependant,
+poursuivit-il après un long silence, que vous devez monter dans
+la salle du trône, faire placer vos dames, dont les places sont
+réservées ainsi que la vôtre, pour ne pas faire de trop grands
+mouvements lorsque l'Impératrice sera une fois placée.»</p>
+
+<p>J'étais désolée; il y avait une intention tellement marquée au coin
+de la méchanceté dans cet ordre, que j'y reconnus en effet une autre
+volonté que celle de l'Empereur. Cependant il fallut obéir. Je dis à
+ces dames, à madame Fulchiron entre autres, qui avait un ascendant
+assez marqué sur beaucoup de <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> femmes dans la banque et dans
+le haut commerce de Paris, ce qui venait de m'être ordonné; et,
+sans faire aucune réflexion, car elles eussent été trop fortes pour
+peu qu'un mot eût été prononcé, nous nous dirigeâmes vers la salle
+du trône, où nos places étaient réservées auprès du trône et de
+l'Impératrice. Notre arrivée causa un mouvement général, et c'était,
+au reste, ce qu'on voulait. Parmi l'immense foule qui remplissait
+non-seulement la salle Saint-Jean, mais tous les appartements
+qu'il nous fallut traverser, il y avait les s&oelig;urs, les mères,
+les cousines, les amies des femmes nommées pour accompagner
+l'Impératrice. Toutes se disaient depuis qu'elles étaient arrivées:</p>
+
+<p>&mdash;«Nous allons voir arriver l'Impératrice avec son cortége; ma fille
+est avec elle... ma fille est du cortége... Voyez-vous, madame, cette
+dame avec une robe rose <i>et une guirlande nakarat</i>... cette dame qui
+<i>est si bien mise</i>?... c'est ma fille...»</p>
+
+<p>Et cette phrase était répétée par les personnes intéressées à
+chacun de ses voisins... On pense combien l'étonnement fut suivi
+d'un mécontentement général, lorsqu'on vit arriver le cortége ne
+suivant personne. Il me vint en tête ensuite un mensonge que je
+n'eus malheureusement pas la présence d'esprit de dire aussitôt que
+le billet me parvint. C'était d'annoncer que l'Impératrice était
+malade <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> et ne venait pas; et, lorsqu'elle serait arrivée, de
+faire circuler, que s'étant trouvée mieux, elle était venue. Mais
+je n'en fis rien, malheureusement; et, lorsque j'entendis battre
+aux champs et que le mouvement général annonça son arrivée, je ne
+puis dire ce que j'éprouvai... Elle entra dans la salle du trône,
+conduite par Frochot et son seul service!... Elle était non-seulement
+abattue, mais ses yeux étaient remplis de larmes que ses paupières
+retenaient avec peine; à chaque pas qu'elle faisait, on voyait que
+ses pas étaient chancelants. La malheureuse femme, dans cette manière
+tacite de lui annoncer que l'heure de son infortune allait enfin
+sonner, voyait se réaliser et se former en malheur certain ce qu'elle
+redoutait depuis plusieurs années. Elle souriait en saluant à mesure
+qu'elle avançait vers le trône, mais ce sourire avait une expression
+déchirante. Je fus au moment d'éclater lorsqu'elle fut près de moi...
+Elle me regarda et me sourit avec une attention marquée. Elle comprit
+tout ce qu'il y avait pour elle dans mon c&oelig;ur dans un tel moment,
+et ce regard y répondit avec l'expression la plus entière du malheur
+et d'une résignation qui redoublait la pitié qu'inspirait cette
+femme couronnée de fleurs, chargée de pierreries, et dont l'âme,
+en cette heure terrible, était plus saignante d'une blessure qui
+<span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> jamais ne se devait fermer, qu'aucune des femmes qui étaient
+dans cette vaste enceinte... Et pourtant elle était assise sur un
+trône!... mais quelle est la femme qui peut dire: Je ne souffre
+pas!... Sans doute, mais quelles souffrances pouvaient égaler celles
+de Joséphine, au moment où, en montant les marches du premier trône
+du monde alors, l'infortunée se dit:</p>
+
+<p>&mdash;«C'est la dernière fois que je m'y asseoirai!...»</p>
+
+<p>Lorsqu'elle y fut, a-t-elle dit ensuite, elle reprit un peu de force;
+mais il était temps, car ses jambes se dérobaient sous elle!... Elle
+promena lentement ses yeux sur cette foule, dont les regards étaient
+attachés sur elle... et de nouveau son c&oelig;ur se serra. Elle comprit
+que même son sourire était interprété dans cette triste journée, et
+ne put s'empêcher de dire en son c&oelig;ur, avec amertume, qu'on aurait
+pu du moins lui épargner cette scène cruelle... Mais on voulait, au
+contraire, qu'elle y remplît un rôle!...</p>
+
+<p>Enfin, on battit aux champs... c'était l'Empereur!... Il monta
+rapidement, arriva dans la salle du trône et marcha d'abord, sans
+s'arrêter, vers le fauteuil qui était à côté de l'Impératrice... Ce
+fut alors qu'il eut visiblement un mouvement fort singulier, pour
+lui surtout qui n'était facilement atteint <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> par aucune
+émotion; et certes, pour le drame qui se jouait en ce moment, il
+y avait longtemps qu'il y était préparé... Mais au moment où il
+venait de lancer, au milieu des habitants de Paris, la nouvelle
+presque certaine de l'événement important qu'on prévoyait depuis
+longtemps, sans croire qu'il serait jamais réalisé, il éprouva
+sans doute une impression qui le maîtrisa au moment de revoir
+Joséphine... Il redoutait peut-être une scène, un évanouissement,
+des larmes impossibles à retenir... On le vit tout à coup s'arrêter
+pour parler je ne sais à quelle femme, et il demeura ainsi quelques
+secondes... C'était, je n'en doute pas, pour calmer l'agitation de
+son âme et les battements de son c&oelig;ur... Combien je souffrais
+aussi, pendant qu'il se dirigeait vers le trône! Il était suivi de
+la reine de Naples, de Murat, de M. d'Abrantès, de Frochot et de
+tout son service.... Il portait l'uniforme de la garde, non pas
+celui des guides; il y avait longtemps qu'il l'avait abandonné. Il
+portait celui de la garde; l'habit bleu à revers blancs. Cet habit ne
+lui allait pas aussi bien que l'autre, mais il le préférait alors;
+et, dans cette journée, je ne fus pas fâchée de le lui voir, car
+l'autre me l'aurait rappelé trop vivement aux jours du bonheur de
+l'infortunée dont les larmes retombaient en silence sur son c&oelig;ur
+et devaient le brûler!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> La reine de Naples était arrivée le matin même!.. elle
+n'avait pas perdu de temps, comme on le voit, pour renouveler
+connaissance avec la bonne ville de Paris... Je l'examinai
+attentivement lorsqu'elle entra dans cette salle où quelques années
+avant (trois ans seulement), elle avait été la véritable reine de
+la fête qu'on donna dans l'Hôtel-de-Ville pour le mariage de son
+frère le roi de Westphalie; alors elle n'était encore que grande
+duchesse de Berg... mais elle fut la véritable personne à qui la
+fête était dédiée. On aurait voulu retrouver sur son front de femme
+l'expression d'un c&oelig;ur de femme... une émotion enfin... un signe
+qui dît à un être qui l'aurait comprise dans cette foule immense:
+<i>Je me souviens!</i>... mais tout demeura de marbre; alors il était
+indifférent, en effet, que ce front devînt plus ému... La campagne
+d'Iéna était terminée et la paix de Wagram faisait espérer une longue
+paix.</p>
+
+<p>La fête fut presque lugubre; ce fut en vain que l'Empereur fit
+plusieurs fois le tour de la salle Saint-Jean et de l'immense
+vaisseau formé par la cour transformée en salle de bal... Ce fut en
+vain que l'Impératrice le suivit en adressant un mot aimable à chaque
+femme... Ce qu'elle faisait, au contraire, amena ce qu'on voulait
+éloigner... une sorte d'impression pénible éclata. L'Impératrice
+<span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> était fort aimée dans Paris; on lui trouvait ce qu'elle
+avait, en effet, une grande douceur, une bonté qui était vraie et
+n'avait que le défaut d'une grande banalité; mais rien n'égalait
+sa grâce dans ces fêtes publiques de la ville, et chaque mot
+qu'elle adressait aux femmes les plus obscures par leur position
+sociale, portait avec lui une douceur et un tel attrait, qu'elle
+était vraiment aimée par ce qu'on appelait les masses en général
+de la ville de Paris. La reine de Naples, au contraire, n'était
+pas aimée... On lui trouvait de la raideur, de la sécheresse, et
+c'était vrai; à la cour, elle avait un ricanement perpétuel qui était
+odieux et impatientant au dernier point, si je peux mettre ces deux
+mots ensemble... et comme elle avait peu d'esprit, rien ne venait
+compenser chez elle la perte de sa beauté, qui déjà, en 1809 et 1810
+la quittait. Elle n'avait au reste jamais eu que de la fraîcheur et
+une fort belle peau; une fois cette fraîcheur perdue, il ne restait
+qu'une femme fort ordinaire, si elle n'eut pas été reine. Murat,
+au contraire, avait une urbanité qui voulait jouer au chevalier du
+treizième siècle, ce qui, au fait, était toujours de la bonté. Il y
+avait dans cet homme du ridicule; mais, pourtant, il était bon, et
+lorsque Napoléon fut abandonné plus tard par lui, il n'aurait pas
+fait cette indigne action si <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> sa femme ne l'y eût pas excité.
+Je le sais à n'en pouvoir douter.</p>
+
+<p>Le jour de cette fête, Murat était fort beau: il portait l'habit de
+sa garde; habit blanc, avec les revers amarante et les brandebourgs
+en or, formant comme une cuirasse d'or sur sa poitrine, sur laquelle
+brillaient en même temps plusieurs ordres en diamant, au milieu
+desquels on voyait étinceler l'étoile de la Légion-d'Honneur. Murat
+était radieux; il allait à chaque femme renouveler les hommages
+qu'il leur rendait lorsqu'il n'était encore que le général Murat, et
+cela avec une bonté qui dégageait sa démarche de toute apparence de
+ridicule. Derrière lui marchait un homme que la mort a aussi frappé
+depuis, et qui, à cette époque, était parfaitement beau: c'était le
+duc de Lavauguyon..... De la taille du Roi à peu près, mais beaucoup
+plus élégant cependant de tournure et de manières, d'une beauté de
+traits plus positive, il se faisait remarquer par la noblesse de
+sa tenue et la manière dont il portait sa tête... Son habit était
+le même que celui du Roi, et, de loin, on pouvait s'y tromper, si
+l'on n'avait pas connu la différence qui existait dans la tournure
+des deux hommes. Le duc de Lavauguyon était grand seigneur dans
+l'acception véritable du mot; et Murat, malgré ses broderies,
+ses panaches <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> et toutes ses parures, qui ressemblaient à
+des soins de femme, ne put jamais imiter autre chose qu'un roi de
+théâtre, un roi de Franconi, comme on le disait à cinquante pas de
+lui.</p>
+
+<p>Deux hommes, qui le connaissaient depuis bien des années, me dirent
+un jour:</p>
+
+<p>&mdash;«Vous seriez bien étonnée si je vous racontais que Murat, dont la
+valeur si brillante est aujourd'hui une renommée établie et mérite
+tant de l'être, a faibli pourtant un jour devant l'ennemi, et que cet
+homme si brave a eu peur.</p>
+
+<p>&mdash;Peur! lui! Murat! m'écriai-je; allons donc!</p>
+
+<p>&mdash;C'est la vérité: il n'était alors que chef de bataillon; c'était
+en Italie, à Mantoue... Il reçut un ordre de prendre deux compagnies
+et d'aller débusquer un corps plus nombreux que le sien; mais, comme
+depuis le commencement de la campagne l'armée d'Italie ne faisait
+pas autre chose que de se battre contre un corps plus fort que ceux
+qu'elle opposait, la chose ne fut pas l'objet d'une réflexion; mais
+Murat <i>eut peur</i> et n'avança pas; au contraire, <i>il recula</i>. Cette
+affaire, que le général en chef sut le même jour, lui donna longtemps
+de la prévention contre Murat; et ce furent madame Bonaparte et
+madame Tallien qui le firent nommer général de brigade, lorsqu'il
+apporta au Directoire les drapeaux de je ne sais plus quelle
+bataille. L'Empereur <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> revint ensuite sur le compte de Murat,
+parce que celui-ci effaça le souvenir de Mantoue par tant d'actions
+glorieuses que celle-là ne servit plus que pour prouver ce qu'on dit
+depuis longtemps: c'est que l'homme le plus brave ne peut pas dire
+que jamais il n'a eu peur.»</p>
+
+<p>J'ai raconté ce fait, pour dire que Murat avait de grandes
+obligations à Joséphine, obligations qu'il ne reconnut que par une
+sorte d'ingratitude, au moment du divorce. Mais cet homme, qui
+n'avait plus d'amour pour sa femme, et qui avait les intrigues les
+plus fortes pour éloigner même l'apparence de l'affection entre
+eux (et l'on sait par des gens qui, certes, étaient bien instruits
+qu'à Naples les scènes les plus violentes avaient lieu entre eux),
+eh bien! cette femme qu'il n'aimait plus le dominait au point que,
+dînant avec eux dans ce voyage, lorsqu'ils eurent quitté le pavillon
+de Flore pour l'Élysée, après le départ du Roi de Saxe, j'entendis
+plusieurs fois la Reine imposer silence à Murat pendant le dîner<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39" title="Go to footnote 39"><span class="smaller">[39]</span></a>.
+Nous n'étions à la vérité que nous quatre, Murat et la Reine, moi
+<i>et mon <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> mari</i>. N'est-ce pas que c'était une singulière
+partie que celle-là?...</p>
+
+<p>Le duc de Lavauguyon<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40" title="Go to footnote 40"><span class="smaller">[40]</span></a> est mort d'une manière plus douloureuse
+qu'une autre pour ses amis; il <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> souffrait si cruellement
+depuis plusieurs années qu'on n'a pas pu regretter la vie pour lui;
+mais ceux qui l'aimaient, ceux qui avaient pour lui l'amitié que je
+lui portais, ont regretté de le voir <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> quitter le monde et la
+vie sans leur laisser un adieu et un souvenir presque; et sa mort,
+pour ainsi dire subite, a doublé le deuil de sa perte dans le c&oelig;ur
+de ses amis.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> Je lui ai parlé de la conduite de Murat envers Joséphine,
+et il m'a confirmé dans la pensée que j'avais déjà, qui était que
+sa femme avait considérablement aidé à mettre Murat dans le parti
+ennemi; j'ajouterai même que, dînant chez moi un jour avec le duc de
+Valmy, il disculpa totalement Murat d'être l'unique auteur du traité
+avec l'Autriche.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en fût, ce même soir de la fête de l'Hôtel-de-Ville, je
+vis tout ce qui allait résulter de ce qui s'annonçait; et l'arrivée
+de la reine de Naples me parut du plus mauvais augure pour Joséphine.</p>
+
+<p>La chaleur était étouffante dans toutes les salles de
+l'Hôtel-de-Ville, quelque grandes qu'elles fussent. L'Empereur qui
+souffrait de rester en place dans cette triste journée parlait
+beaucoup plus souvent aux femmes.</p>
+
+<p>On aurait dit qu'il voulait commencer son rôle d'Impératrice; car,
+pendant le temps qui devait s'écouler entre le départ de l'ancienne
+et l'arrivée de la nouvelle Impératrice, il devait être chargé, à lui
+seul, du poids tout entier de la couronne... Il venait de faire une
+de ces tournées, et c'était toujours un mouvement extraordinaire que
+cela occasionnait, en raison de la foule qui l'entourait. Dans l'un
+de ces moments, je me trouvai debout et absolument <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> derrière
+l'énorme corps de M. de Ponté, chambellan de l'Empereur. Je lui criai
+qu'il m'étouffait; mais il était si grand que pour faire arriver mes
+paroles à son oreille, il eût fallu un porte-voix; bien loin donc de
+s'éloigner, je le sentis tout à coup <i>s'asseoir</i> pour ainsi dire sur
+ma poitrine. Je poussai un cri et m'évanouis tout à fait.</p>
+
+<p>On me porta dans l'appartement intérieur de Frochot, où sa femme de
+charge vint me soigner; mais je fus trop malade pour rentrer dans la
+salle de bal: je m'enveloppai dans ma pelisse, et retournai chez moi.
+J'ignore donc comment la fête fut terminée; mais j'ai su par ceux de
+mes amis qui s'y trouvaient que rien d'extraordinaire ne s'y passa
+jusqu'au départ de la cour.</p>
+
+<p>L'Impératrice fut au désespoir; et, en rentrant aux Tuileries, les
+larmes qu'elle avait si longtemps contenues coulèrent en abondance.
+Elle avait passé sa vie à redouter un malheur comme celui du divorce;
+et pourtant la faiblesse de son caractère le lui montrait toujours
+impossible.... et maintenant elle frémissait devant ce même malheur,
+à présent qu'elle le voyait se dresser devant elle comme un fantôme,
+menaçant et au moment de frapper.</p>
+
+<p>Malgré ce qui s'était passé à l'Hôtel-de-Ville, Joséphine et
+l'Empereur n'eurent aucune explication: <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> depuis longtemps
+elle et lui en étaient à les redouter... Elles étaient funestes
+à tous deux. Napoléon détestait tout ce qui faisait <i>scène</i>; et
+Joséphine, soit dans la croyance qu'une femme est plus intéressante
+quand elle pleure, soit que ce fût naturellement, ne pouvait dire une
+parole sans fondre en larmes; et l'Empereur, alors, devenait furieux
+contre elle et contre lui-même... Quelque terreur que lui inspirât
+l'Empereur, cependant, Joséphine comprenait qu'il lui fallait parler;
+mais jamais elle n'osait ouvrir cette petite porte qui conduisait
+à son cabinet!... Elle avait une extrême peur de l'Empereur; et je
+vais en donner une preuve, qui est plutôt le fait d'une enfant que
+d'une souveraine, ou d'une femme prochainement destinée à l'être.
+Le fait que je vais citer s'est passé dans l'année qui précéda le
+couronnement.</p>
+
+<p>Foncier<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Go to footnote 41"><span class="smaller">[41]</span></a>, le bijoutier à la mode de l'époque de <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> mon
+mariage, avait la clientèle non-seulement de l'Empereur, mais aussi
+de Joséphine. On ne portait pas une chaîne, un bijou, quel qu'il
+fût, qui ne sortît de la boutique de Foncier... Il avait en outre de
+très-belles choses que madame Bonaparte lui achetait fort souvent. Un
+jour il lui apporte des perles tellement belles, que voilà la pauvre
+Joséphine dans le plus cruel état. Ces perles lui tournaient la tête;
+mais le moyen d'aller parler <i>perles</i> à Bonaparte!... Il aurait
+répondu comme Louis XVI: J'aime mieux un vaisseau. Avec l'argent des
+perles, l'Empereur aurait eu un bataillon de 500 hommes; les perles
+coûtaient 500,000 fr.&mdash;Joséphine n'osa donc rien dire de ces perles
+si désirées; mais elle ne crut pas devoir être aussi discrète avec
+Bourrienne; Bourrienne, homme vénal, et qui reçut son congé pour
+des motifs graves, comme le savent ceux qui approchaient alors des
+Tuileries. Eh bien! il arrangea l'affaire. On fit je ne sais quel
+arrangement pour que Berthier fît payer à la guerre un fripon qui
+n'aurait été payé que dans dix ans, à cent pour cent de perte, et
+qui le fut intégralement tout de suite; aussi, en reconnaissance,
+il donna un million: ce million fut partagé je ne sais comment. Ce
+que je sais, c'est que le collier passa des magasins de Foncier dans
+l'écrin de Joséphine. Mais ce n'était rien de l'y <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> avoir
+fait venir; il fallait le pouvoir porter; et cela était difficile
+avec Napoléon, dont la mémoire était terrible de lucidité pour ces
+sortes de choses.</p>
+
+<p>&mdash;«Mon Dieu!» disait-elle à madame de Rémusat, qui était dans
+la confidence, c'est-à-dire de l'embarras de mettre les perles
+(Joséphine la connaissait trop bien pour lui parler de la façon dont
+elles avaient été payées)... «Mon Dieu!» lui disait Joséphine, «je
+ne sais comment faire pour porter ces perles... Bonaparte me ferait
+une scène!.. et pourtant c'est le présent d'un père, à qui j'ai fait
+avoir la grâce de son fils.»</p>
+
+<p>C'était dans de pareilles occasions que l'Impératrice était
+étonnante. Elle croyait que nous prenions tout cela pour vérité...
+Madame de Rémusat ne répondit rien; mais elle observa que, pour une
+cause aussi juste, aussi belle, le premier Consul ne dirait que peu
+de choses.</p>
+
+<p>&mdash;«Non, non!» s'écriait Joséphine toute tremblante; «non, non!... Oh!
+je frémis d'y penser!...»</p>
+
+<p>Cependant il fallut prendre un parti. Voilà celui que conseilla
+Bourrienne, vrai Figaro, ayant toujours un expédient tout prêt.
+Madame Bonaparte mit les belles perles de Foncier, et se présenta
+hardiment, un jour d'opéra, devant le premier Consul. Napoléon
+aimait beaucoup les perles: <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> c'était, avec une robe blanche,
+ce qu'il préférait pour une femme. Aussitôt qu'il vit Joséphine avec
+ces belles perles, il fut à elle, et, l'embrassant, comme toujours
+alors, aussitôt qu'il la voyait:&mdash;«Comme tu es magnifique! lui
+dit-il... Qu'est-ce donc que ces belles perles?... Ma foi, on les
+dirait fines, tant elles <i>ont de l'Orient</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Mais,» répondit madame Bonaparte, «elles sont fines aussi, et tu
+les connais... tu les a vues cent fois!...</p>
+
+<p>&mdash;Moi?...» Et le premier Consul, stupéfait, regardait alternativement
+et sa femme et les perles.</p>
+
+<p>&mdash;«Sans doute! ce sont les perles que la république cisalpine m'a
+données.</p>
+
+<p>&mdash;Pas possible!</p>
+
+<p>&mdash;C'est la vérité... Tiens, demande à Bourrienne et à madame de
+Rémusat...» Celle-ci s'inclina mais sans dire un mot. Bourrienne ne
+fut pas aussi avare de paroles: il dit effrontément et même avec
+un sourire ironique «qu'en effet c'était la république cisalpine
+qui avait donné les perles;» et il ajoutait, en racontant ensuite
+l'histoire à Hambourg et à Altona:</p>
+
+<p>&mdash;«Je le crois bien que c'est la république cisalpine qui avait donné
+les perles... Elles ont été payées avec l'argent d'une fourniture
+mal régularisée <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> par Berthier, et que, maintenant, la
+république cisalpine va payer.»</p>
+
+<p>Napoléon, tout en disant: «C'est bien étonnant!» crut à la république
+cisalpine, et les perles demeurèrent... Bientôt elles se fondirent
+dans tous les bijoux de la couronne de France, et devinrent un des
+joyaux les moins précieux de l'écrin impérial.</p>
+
+<p>Une autre fois il s'agissait, pour Joséphine, de déclarer toutes ses
+dettes. Jamais elle ne voulait convenir de la totalité de la somme.</p>
+
+<p>&mdash;«Il me <i>tuerait</i>!» criait-elle toute désespérée; «il me <i>tuerait</i>!»
+Et jamais elle ne voulut que Duroc le déclarât à l'Empereur.</p>
+
+<p>&mdash;«Je paierai sur <i>mes économies</i>,» dit-elle.</p>
+
+<p>Cette colère, en effet, était terrible à affronter... Cependant,
+deux jours après le 2 décembre, elle se résolut à parler à
+l'Empereur. Elle prit conseil de madame de Rémusat, d'abord, et, à
+celle-là, son conseil fut bon. Son avis était pour le silence, mais,
+malheureusement, le salon de Joséphine renfermait une foule de gens,
+et surtout de femmes, qui lui étaient funestes. Madame de Rémusat le
+lui dit; mais voyant qu'elle ne voulait rien écouter, elle rentra
+chez elle fort attristée. Joséphine, après avoir rassemblé toutes ses
+forces, monta en tremblant le petit escalier qui conduisait <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span>
+à l'oratoire<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Go to footnote 42"><span class="smaller">[42]</span></a> d'Anne d'Autriche!.. En approchant elle entendit
+parler... Le c&oelig;ur lui battit..; elle n'osait pas redescendre..;
+elle n'osait pas entrer... Cependant elle s'y hasarda et frappa un
+faible coup...</p>
+
+<p>&mdash;«Entrez!» dit Napoléon... L'Impératrice recula devant la figure
+qui se présenta à elle à côté de l'Empereur:... c'était Fouché;...
+c'était son mauvais génie; la malheureuse femme le savait!</p>
+
+<p>En voyant Joséphine, l'Empereur fronça le sourcil; mais il ne la
+renvoya pas... Il dit au contraire:</p>
+
+<p>&mdash;«C'est bien! duc d'Otrante... Revenez ce soir; nous achèverons
+cette conférence.»</p>
+
+<p>Fouché se retira en jetant sur Joséphine un regard de méchanceté
+satisfaite; car entre eux désormais c'en était venu à la mort, ou
+tout au moins à la perte de l'un d'eux. Ce qui est étrange, c'est que
+l'Impératrice, qui toujours a parlé de Fouché comme de son ennemi,
+n'a jamais donné une cause de cette haine. Elle disait seulement
+qu'elle lui était inculquée par ses belles-s&oelig;urs; voilà tout!</p>
+
+<p>&mdash;«Que me voulez-vous?» demanda Napoléon à Joséphine.</p>
+
+<p>Le ton glacial dont il lui fit cette demande la <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> mit
+aussitôt en situation, et elle fondit en larmes... Elle demanda à
+l'Empereur <i>pourquoi il voulait la quitter</i>? «Ne sommes-nous pas
+heureux!» dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;«Heureux! s'écria Napoléon!... Heureux!... Mais le dernier commis
+d'un de mes ministères est plus heureux que moi!... Heureux! est-ce
+donc une moquerie que vous faites!... Pour être heureux, il ne
+faudrait pas être tourmenté par votre jalousie insensée comme je
+le suis!... Chaque fois que je parle au cercle à une jeune femme
+agréable ou jolie, je suis certain d'avoir dans mon intérieur le plus
+terrible des orages... Heureux! répétait-il... Oui, je l'ai été...
+Je serais même peut-être demeuré éternellement dans cette position,
+me rappelant assez notre amour pour n'en pas chercher un autre;
+mais quand l'enfer est venu remplacer la paix; lorsque la jalousie,
+la méfiance et la colère sont venues s'asseoir à mon foyer pour en
+chasser le bonheur et le repos, alors j'ai cherché, en effet, une
+autre vie... J'ai prêté l'oreille à la voix de mes peuples, qui
+me demandent une garantie; j'ai vu que je sacrifiais de hauts et
+puissants intérêts à des chimères, et j'ai cédé...</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi donc, tout est fini?» dit Joséphine d'une voix brisée...</p>
+
+<p>&mdash;«J'ai dû cimenter, je le répète, le bonheur <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> de mes
+peuples; pourquoi m'avoir amené vous-même à voir un intérêt avant le
+vôtre; croyez que je souffre plus que vous peut-être..; car c'est moi
+qui vous afflige...»</p>
+
+<p>Mais Joséphine n'écoutait aucune consolation; la parole de l'Empereur
+ne frappait son oreille qu'avec un son: <i>il faut nous séparer!</i>...
+Bientôt elle tomba sans connaissance aux pieds de Napoléon.</p>
+
+<p>En voyant cette femme qu'il avait tant aimée, qu'il aimait encore,
+gisant à ses pieds sans aucun sentiment, l'Empereur eut un moment de
+remords... Il la souleva; elle était pâle et froide, son c&oelig;ur ne
+battait plus. Je l'ai crue morte,» dit-il le même soir à Duroc!...
+Enfin, voyant qu'elle ne revenait pas à elle-même, il entr'ouvrit
+la porte de son cabinet et regarda dans le salon de service: par
+un hasard singulier, il ne s'y trouvait en ce moment que M. de
+Beausset<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43" title="Go to footnote 43"><span class="smaller">[43]</span></a>; l'Empereur l'appela.</p>
+
+<p>&mdash;«Pouvez-vous porter l'Impératrice dans vos bras,» lui dit
+l'Empereur, «et la descendre chez elle?»</p>
+
+<p>Pour comprendre le burlesque à côté du drame, <span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> il faut
+connaître M. le marquis de Beausset; (je ne parle ici ni de son
+amabilité ni de sa bonté, mais seulement de sa personne): il est
+absolument sphérique; et c'est un homme non-seulement très-gros,
+mais avec un si énorme abdomen et des bras si courts, que d'emporter
+Joséphine était pour lui un événement. Il y tâcha cependant, et, au
+bout de plusieurs efforts, il parvint à l'enlever dans ses bras; mais
+il fallait qu'elle et lui la portant dans ses bras pussent passer par
+ce petit escalier dans lequel l'Impératrice elle-même avait peine à
+se retourner. Cependant il s'engagea dans le chemin périlleux, et
+commença à descendre doucement; mais qu'on se figure le tourment de
+M. de Beausset lorsqu'il entendit tout à coup une voix doucement lui
+dire:</p>
+
+<p>&mdash;«Prenez garde, vous me blessez avec votre habit et la garde de
+votre épée.»</p>
+
+<p>C'était en effet la poignée de son épée, qui entrait dans l'épaule
+de l'Impératrice, et devait la blesser cruellement, ainsi que la
+broderie de l'habit. M. de Beausset le comprit et voulut retirer
+la malencontreuse épée; mais, dans ce mouvement, il faillit tomber
+avec son fardeau; alors l'Empereur accourut. Il fit remonter M.
+de Beausset, et, prenant les pieds de l'Impératrice, <i>toujours
+évanouie</i>, il descendit le premier, aidant ainsi M. de Beausset.</p>
+
+<p>Le désespoir de l'Impératrice fut horrible. <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> L'Empereur,
+résolu maintenant d'effectuer le projet de divorce, eut alors une
+fermeté toute romaine. Je me sers de ce mot parce que je suis
+certaine qu'elle n'a été mise à l'épreuve que par la plus grande
+majorité des opinions qui l'entouraient. Je suis certaine que jamais
+Napoléon n'aurait divorcé sans ses s&oelig;urs et sa famille.</p>
+
+<p>Ce fut à cette époque que nous reçûmes une invitation pour aller à
+une chasse à Grosbois, chez le prince de Neufchâtel. Le temps était
+très-froid; nous y fûmes le matin déjeuner. Berthier était très-bon
+avec tous les défauts qu'on lui a connus, et, parmi eux, on ne
+voyait pas encore celui de trahir un jour son bienfaiteur!... aussi
+l'aimions-nous; et, lorsque je voulus refuser, à cause du froid
+excessif qu'il faisait, mon mari s'y opposa. Joséphine était à cette
+chasse, mais d'une tristesse profonde; et l'Empereur, affectait une
+gaieté qu'il n'éprouvait certes pas, la chose était facile à voir. Il
+y avait à peu près vingt femmes de priées pour la chasse, et autant
+pour le soir. La chasse fut gaie en apparence; on se plaça comme on
+voulut dans les calèches, et la chose n'en fut que mieux. J'étais
+avec madame Duchatel, cette femme si excellente et si parfaite,
+et d'un esprit si charmant. Je passai ainsi une des matinées
+plus agréables que j'eusse passées depuis longtemps. <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> La
+conversation ne tarit jamais avec madame Duchatel: elle comprend
+tout, répond à tout, et provoque en même temps une causerie féconde
+en reparties: il est plus facile d'avoir de l'esprit que d'en faire
+avoir aux autres.</p>
+
+<p>La seule chose qui nous parut bizarre dans cette journée où tout fut
+à merveille, du reste, ce fut la manière dont nous fûmes logées; on
+nous avait prévenu à l'avance que nous ne pouvions mener qu'un nombre
+de femmes de chambre pour nous toutes; cela était gênant parce qu'il
+fallait nécessairement se r'habiller pour le dîner. On avait pris un
+espace très-considérable pour le service actif de l'Impératrice; de
+manière que le service d'honneur se trouva logé de la plus ridicule
+façon: nous étions dix dans la même chambre...; enfin, nous nous en
+tirâmes tant bien que mal, et notre toilette s'en ressentit fort peu,
+en résumé, malgré les éclats de rire que nous faisions au milieu de
+la confusion générale.</p>
+
+<p>Après le dîner, Berthier avait imaginé de faire venir les acteurs de
+quelques petits théâtres. Jusque-là c'était bien, et son intention
+était louable; mais Berthier était gauche avant tout, et il était un
+peu comme la duchesse de Mazarin; il le prouva ce jour-là, comme tous
+les autres... Il devait lire la pièce, qu'on jouait chez lui, devant
+l'Empereur; <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> il n'en fit rien. Qu'arriva-t-il? que Brunet,
+à qui il ne fallait pas demander d'avoir des procédés, choisit une
+des pièces où il faisait le plus rire; <i>Cadet-Roussel, maître de
+déclamation</i>. Dans cette malheureuse pièce, Cadet-Roussel parle à
+chaque instant de la nécessité où il se voit de divorcer avec sa
+femme, parce qu'il <i>veut avoir des descendants ou des ancêtres</i>.</p>
+
+<p>Au premier mot de cette pièce, l'Empereur, soit qu'il la connût,
+soit qu'il sût ce qu'elle contenait, fronça le sourcil, puis se mit
+à rire, comme s'il n'y eût aucune application à faire; mais Berthier
+était à lui seul une comédie entière... Aussitôt qu'il eut compris sa
+faute, il devint de mille couleurs, et cela en un seul instant!...
+Il y avait sur son visage un tel désappointement, qu'il fallait rire
+en le regardant. On sait qu'il mangeait beaucoup ses ongles...: ce
+fut à eux qu'il s'en prit ce soir-là. Il travaillait ses doigts et
+les mettait en sang!... pour faire surtout comprendre le comique
+de sa position, il faut dire qu'il était placé contre le théâtre,
+et de manière que tout le monde le voyait parfaitement. Quant à la
+Princesse, bonne et excellente personne, ne pouvant penser que bien
+et bonté, elle riait de tout son c&oelig;ur en entendant les bons mots
+de Brunet, convertis en sottises ce jour-là... Enfin, la pièce finit
+au grand contentement de <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> tous, je crois...; car nous étions
+aussi malheureux que Berthier. Nous écoutions; nous comprenions
+et nous n'osions pas lever les yeux du côté de l'Empereur ni de
+l'Impératrice. Enfin, la pièce une fois jouée, le rideau baissé,
+tout fut fini, et l'Empereur, je crois, bien soulagé de cette sotte
+position, dans laquelle Berthier l'avait placé. Il y eut bal ensuite,
+et du moins, pendant qu'on dansait, l'Impératrice ne craignit aucune
+remarque, aucun regard d'allusion... Pauvre femme!...</p>
+
+<p>Le lendemain de cette chasse, je fus déjeuner aux Tuileries.
+L'Impératrice m'avait engagée la veille, et je m'y rendis avec
+d'autant plus d'empressement que sa position me faisait véritablement
+de la peine. Je savais ce que nous avions, et j'ignorais ce que nous
+aurions. Hélas! lorsque je faisais cette réflexion, je ne savais pas
+être aussi près de la vérité...</p>
+
+<p>Lorsque j'arrivai, Freyre<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44" title="Go to footnote 44"><span class="smaller">[44]</span></a> me dit que l'Impératrice me faisait
+prier de passer chez elle par les couloirs extérieurs, sans entrer
+dans le salon jaune. Je la trouvai dans un boudoir qui était auprès
+de sa chambre à coucher. Elle était fort abattue et fort malheureuse:
+la chose devait être. Je la consolai, comme il faudrait toujours
+consoler <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> les affligés, en pleurant avec elle... Elle me
+demanda ce que Junot pensait de son divorce, et si, dans Paris, on en
+parlait beaucoup. Le terrain était glissant. On blâmait l'Empereur
+dans la masse des opinions de Paris. Mais comment oser lui dire que
+Paris la plaignait? Je connaissais son imprudence: elle m'aurait
+infailliblement nommée; elle eût été cause que l'Empereur m'aurait
+témoigné un extrême mécontentement, et cela sans aucun but, sans
+résultat et sans qu'il en pût résulter rien de bon pour elle. Je
+lui répondis que je ne voyais jamais les rapports qu'on envoyait au
+gouverneur de Paris, ce qui était vrai d'ailleurs, et que le duc
+d'Abrantès en savait plus que moi.</p>
+
+<p>&mdash;«Eh bien! me dit-elle, engagez-le, de ma part, à venir déjeuner
+demain avec moi.»</p>
+
+<p>Quelquefois elle avait un ou deux hommes à déjeuner avec elle, mais
+très-rarement; en général, c'étaient des femmes.</p>
+
+<p>Elle fut extrêmement affectueuse avec moi ce même jour; et, pendant
+le déjeuner, elle me combla de marques d'affection. Combien je
+souffris encore en quittant les Tuileries ce jour-là... car je
+prévoyais que je n'y reviendrais plus pour elle.</p>
+
+<p>Je remarquai ce même jour où je déjeunai pour la dernière fois aux
+Tuileries, la grande affluence de monde qui vint, après déjeuner,
+pour faire sa cour <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> à l'Impératrice. «C'est tous les jours
+ainsi, me dit madame Rémusat. Je ne puis vous dire combien je reçois
+pour elle de marques d'intérêt! Tous les jours je dois répondre à
+douze ou quinze lettres... On l'aime... Et puis, savons-nous qui nous
+aurons?»</p>
+
+<p>Elle pensait comme moi! et je crois que son doute s'est terminé,
+comme le mien, par une certitude qui nous fit encore plus regretter
+Joséphine...</p>
+
+<p>«Concevez-vous, me dit madame de Rémusat, que plusieurs de ces dames
+que vous voyez assises là, dans ce même salon, ont déjà minuté leur
+demande à l'Empereur pour la nouvelle maison de l'Impératrice?»</p>
+
+<p>Je demeurai stupéfaite.</p>
+
+<p>«Oui,» poursuivit-elle, et elle me désigna sept dames du palais qui
+n'avaient été nommées qu'à la demande de Joséphine; l'une d'elles,
+entre autres, n'ayant aucune fortune, portant un nom ordinaire, et
+n'étant enfin qu'une femme ordinaire elle-même, eh bien! cette femme
+était une des premières en tête...</p>
+
+<p>J'ai toujours eu de la répulsion pour les caractères plats et
+vils. J'éprouvai alors plus que cela: je ressentis une profonde
+indignation;.. et lorsque <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> je rencontre l'une de ces
+femmes-là aujourd'hui, je me fais violence pour la saluer...</p>
+
+<p>Mais lorsque j'appris que madame de Larochefoucault, parente et amie
+de l'Impératrice... madame de Larochefoucault, que Joséphine n'avait
+obtenue de Napoléon qu'à force de demandes et d'importunités, lorsque
+j'appris que celle-là avait demandé à la quitter... à l'abandonner...
+je le répète, j'ai éprouvé une de ces sensations plus douloureuses
+pour ceux qui les éprouvent que pour ceux qui en sont l'objet. Que
+sentent-ils ceux-là? Puisqu'ils bravent la honte, ils ne la redoutent
+pas!</p>
+
+<p>Enfin le divorce fut prononcé. Tous les liens qui attachaient
+Napoléon à Joséphine furent rompus!... Ils avaient été mariés d'abord
+à la mairie, puis ensuite devant l'église, quatre ou cinq jours avant
+le sacre; le Pape le voulut ainsi, et Napoléon, qui espérait toujours
+un enfant d'elle à cette époque, ne songeait pas encore au divorce...</p>
+
+<p>Ce premier contrat de mariage, ou plutôt le relevé de l'état civil,
+est singulièrement fait; le nom de Joséphine y est étrangement
+écrit<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45" title="Go to footnote 45"><span class="smaller">[45]</span></a>. Par exemple, <span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> l'Impératrice n'y est pas nommée
+de la Pagerie. Elle est née le 20 juin 1763, et dans l'acte délivré
+le 29 février 1829, sur lequel j'ai copié ce que je viens d'écrire,
+lequel acte est aussi authentique que possible, puisqu'il est copié
+sur l'état civil, il y est dit qu'elle est née le 23 juin 1767.
+L'empereur, né le 5 août 1769, y est nommé comme étant né le 5
+février 1768. Je ne comprends rien à cela, et ne puis l'expliquer
+que <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> d'une façon, c'est que Napoléon n'a pas voulu dire
+qu'il avait épousé une femme plus âgée que lui de six ans... Il
+s'en est rapproché autant qu'il l'a pu. On ne peut expliquer le
+fait que de cette manière. Il est aussi à remarquer que l'officier
+civil l'appelle toujours <i>Bonaparte</i>; lui, en signant, a écrit
+<i>Buonaparte</i>. Ce n'est, en effet, qu'après Campo-Formio qu'il signa
+<i>Bonaparte</i>. Quant au mariage chrétien, il fut béni par le cardinal
+Fesch, dans la chapelle des Tuileries, ainsi que je l'ai dit,
+quelques jours avant le sacre. Le prince Eugène emporta l'acte de
+mariage avec lui en Italie. Sa famille doit toujours le posséder.</p>
+
+<p>La conduite du prince Eugène fut admirable dans cette circonstance.
+Obligé par sa charge d'archi-chancelier d'État d'aller lui-même au
+Sénat pour y lire le message de l'Empereur, ce que tout le monde
+trouva d'une dureté accomplie, il fut admirable, et le peu de mots
+qu'il laissa échapper de son c&oelig;ur brisé fut retenti dans le
+c&oelig;ur de tous!...</p>
+
+<p>«Les larmes de l'Empereur,» dit le prince avec une noble dignité,
+«suffisent à la gloire de ma mère!...»</p>
+
+<p>Belles paroles, et touchantes dans leur simplicité!...</p>
+
+<p>Je ne parlerai pas de tout ce qui eut lieu alors. Les journaux
+ont raconté ce qui se fit... Les <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> choses officielles sont
+généralement connues de tous. Je parlerai seulement de ce qui était
+plus à portée de ma connaissance que de celle du public.</p>
+
+<p>Le lendemain du jour où le divorce fut publiquement annoncé (c'était,
+je crois, le 16 ou le 17 décembre), je me disposai à aller à la
+Malmaison, où l'Impératrice s'était retirée. Je fis demander à une
+femme de la Cour, que je ne nommerai pas, si elle voulait que je la
+conduisisse à la Malmaison: elle me répondit qu'elle <i>ne voulait</i>
+pas y aller. Du moins celle-là n'était pas fausse, si elle était
+ingrate. Je le fis proposer à une autre, qui refusa à l'appui d'un si
+pauvre prétexte, qu'il aurait mieux valu pour elle qu'elle fît comme
+la première. Je réfléchissais sur le peu de générosité et même de
+respect humain qu'on rencontre dans ce pays de Cour, lorsque je reçus
+un billet de la comtesse Duchatel.</p>
+
+<p>«Mon mari se sert de mes chevaux,» m'écrivait-elle; «voulez-vous
+de moi? Je vous demande cela sans m'informer si vous allez à la
+Malmaison; car je vous connais, et je suis sûre que vous avez le
+besoin de consoler un c&oelig;ur souffrant.»</p>
+
+<p>Et moi aussi, j'étais sûre qu'elle irait à la Malmaison.</p>
+
+<p>Je lui répondis avec joie que j'étais reconnaissante <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span>
+qu'elle m'eût choisie pour faire cette course, ou plutôt ce triste
+pèlerinage avec elle; et que j'irais la prendre à une heure.</p>
+
+<p>Lorsque nous arrivâmes à la Malmaison, nous trouvâmes les avenues
+remplies de voitures; je fus bien aise de voir cette affluence, et
+je souffris moins en songeant à l'ingratitude de quelques personnes
+plus remarquées par leur éloignement, alors que si elles y eussent
+été... Lorsque nous fûmes entrées dans le château, nous eûmes de la
+peine, une fois arrivées au billard, à parvenir au salon où se tenait
+l'Impératrice.</p>
+
+<p>Nous la trouvâmes fort entourée. Jamais la Cour ne fut si grosse chez
+elle, même aux plus beaux jours de sa faveur. Mais les souvenirs
+de la Malmaison étaient terribles dans une pareille journée pour
+la pauvre femme!... car ils étaient heureux!.. Elle paraissait
+bien comprendre au reste toute la force de cette comparaison d'un
+bonheur passé avec un malheur présent. Elle était assise près de
+la cheminée, à droite en entrant, au-dessous du tableau d'Ossian,
+par Girodet<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46" title="Go to footnote 46"><span class="smaller">[46]</span></a>... Sa figure était bouleversée. Elle avait eu la
+précaution de mettre <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> une immense capote de gros de Naples
+blanc, qui avançait sur ses yeux, et cachait ses larmes lorsqu'elle
+pleurait plus abondamment à la vue de quelques personnes qui lui
+rappelaient ses beaux jours passés. Lorsqu'elle me vit, elle me
+tendit la main et m'attira à elle.</p>
+
+<p>&mdash;«J'ai presque envie de vous embrasser,» me dit-elle... «Vous êtes
+venue le jour du deuil!...»</p>
+
+<p>Je pris sa main et la portai à mes lèvres... Elle me paraissait, en
+ce moment, digne des respects de l'univers.</p>
+
+<p>Mais lorsque je la quittai pour aller m'asseoir, et que je pus
+l'examiner à mon aise, il se joignit à ce sentiment une profonde
+pitié, en voyant à quel point elle devait être malheureuse!...
+C'était la douleur la plus vive, la plus avant dans l'âme. Elle
+souriait à chaque arrivant, en inclinant doucement la tête avec
+cette même grâce qu'elle avait toujours... Mais en même temps, on
+voyait malgré ses efforts, les larmes jaillir de ses yeux... elles
+roulaient sur ses joues, venaient tomber sur la soie de sa robe, et
+cela sans effort. C'était le c&oelig;ur qui repoussait au dehors les
+larmes dont il était rempli. On voyait qu'il lui fallait pleurer,
+ou bien qu'elle aurait étouffé... Je repartis vers cinq heures avec
+madame Duchatel... Nous nous communiquâmes nos réflexions: elles
+étaient les mêmes. <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> Et, en effet, tout ce qui avait une âme
+ne pouvait penser que d'une manière.</p>
+
+<p>La reine Hortense était auprès de sa mère, pour l'aider à supporter
+le poids de ces pénibles journées, qui avaient toute l'amertume de la
+nouveauté d'un malheur... Nous parlâmes longtemps des temps passés...
+Pauvre fleur brisée elle aussi!... Que d'heureux jours elle avait vu
+s'écouler dans cette retraite enchantée... où, maintenant, le deuil
+et le malheur étaient venus remplacer des joies que rien n'avait pu
+égaler, comme rien aussi n'avait pu les faire oublier...</p>
+
+<p>&mdash;«Vous viendrez souvent nous voir, n'est-ce pas?» me dit-elle. Elle
+vit que j'étais émue... et me prit la main en me disant: «J'ai tort
+de vous demander une chose que je suis certaine que vous ferez.»</p>
+
+<p>Elle avait raison.</p>
+
+<p>L'Empereur fut presque reconnaissant pour les femmes qui avaient été
+à la Malmaison. Celles qui, au contraire, n'y furent que plusieurs
+jours après, furent mal notées dans son esprit... J'y remarquai,
+dans les premiers moments, la duchesse de Bassano, la duchesse de
+Rovigo, madame Octave de Ségur, madame de Luçay, sa fille, madame
+de Ségur (Philippe), la duchesse de Raguse, toutes les dames de
+la reine Hortense, la Maréchale Ney <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> et plusieurs dames du
+palais, mais pas toutes... Comme l'Empereur n'avait rien ordonné, il
+y eut plusieurs personnes qui crurent le deviner et faire merveille
+en agissant contre sa parole en croyant suivre sa pensée, elles se
+trompèrent en entier et le virent plus tard.</p>
+
+<p>La nouvelle cour de l'Impératrice à la Malmaison fut formée selon
+son goût, pour la plus grande partie des femmes qui la composaient:
+madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur et comme surintendante
+de la maison de l'Impératrice, madame Octave de Ségur, madame de
+Rémusat, madame de Vieil-Castel, madame Gazani, et puis, plus tard,
+mesdemoiselles de Mackau et de Castellane. Tout cet entourage formait
+une maison agréable, surtout en y ajoutant celle de la reine Hortense
+et surtout elle-même... Quant aux hommes, excepté M. de Beaumont et
+M. Pourtalès, je n'aimais pas les autres. M. de Monaco surtout et M.
+de Montliveau étaient pour moi deux répulsifs; j'ai toujours eu en
+aversion les hommes impolis; je ne sais pourquoi j'en ai peur comme
+de quelque chose de nuisible. Cela annonce, dans une femme comme
+dans un homme, au reste, de la sottise et de la méchanceté mêlée
+d'orgueil. M. de M*****, au reste, inspirait le même sentiment; car
+le jour où M. de Pourtalès le remplaça <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> comme écuyer, les
+chevaux se réjouirent dans leur écurie. M. de Beaumont, chevalier
+d'honneur de l'impératrice, était bon et fort amusant; je l'aimais
+beaucoup, ainsi que son frère que nous avions chez Madame. L'autre
+chambellan était M. de Vieil-Castel, homme considérablement nul.
+Plus tard il y eut un autre homme que j'aimais et estimais bien
+ainsi que sa femme; cet homme, attaché à la maison de l'Impératrice,
+comme capitaine de ses chasses, M. Van Berchem, était le plus cher
+ami de mon mari et il est demeuré le mien; il est celui, au reste,
+de tous ceux qui ont du c&oelig;ur et savent apprécier son noble et bon
+caractère; sa femme, charmante personne, augmentait encore le nombre
+des jolies femmes de la cour de la Malmaison.</p>
+
+<p>À mon retour d'Espagne j'y fus souvent: je n'aimais pas Marie-Louise
+et j'aimais Joséphine. Elle m'engagea à venir pour quelques semaines
+à la Malmaison; mais je ne pus accepter: j'étais alors bien malade
+et l'état de ma santé ne fit qu'empirer. Mais j'y allais souvent et
+toujours avec le même plaisir.</p>
+
+<p>La vie y était uniforme: l'Impératrice descendait à dix heures; à dix
+heures et demie on servait le déjeuner, auquel se trouvaient toujours
+quelques personnes de Paris; l'Impératrice plaçait auprès <span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span>
+d'elle les deux personnes les plus éminentes. Lorsque le vice-roi
+était à la Malmaison, il se plaçait en face d'elle et mettait à ses
+côtés les deux personnes après celles que sa mère avait choisies;
+la reine Hortense également. Madame d'Arberg nommait aussi deux
+personnes pour être placées à côté d'elle. Cet usage était pour dîner
+comme pour déjeuner; après déjeuner, on allait se promener dans le
+parc; c'était en 1809 la même allée qu'en 1800. On allait jusqu'à la
+serre, ou bien, l'Impératrice allait voir les pintades, les faisans
+dorés qui étaient dans les volières avec d'autres oiseaux rares, et
+leur porter du pain. Quelquefois après dîner, et en été nous allions
+sur l'eau avec le vice-roi qui nous faisait des peurs à mourir, puis
+on rentrait; l'Impératrice se plaçait à son métier de tapisserie, et
+lorsqu'il y avait peu de monde, on faisait la lecture, tandis que
+l'aiguille passait et repassait dans le canevas. Mais à la Malmaison
+cependant, il était difficile que cela fût. Après dîner, le plus
+souvent on allait se promener, et en rentrant on faisait de la
+musique dans la galerie, tandis que l'Impératrice faisait un wisk ou
+ses éternelles patiences... On prenait le thé et puis la soirée était
+terminée. Une fois que l'impératrice fut revenue à la Malmaison comme
+dans un exil, il fut impossible d'y ramener cette gaieté qui y avait
+<span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> régné pendant les premières années du Consulat. Ainsi, il
+n'y eut plus de spectacle et la salle ne servit plus à rien. Navarre
+fut plus bruyant. Je raconterai la vie de Navarre dans la troisième
+partie de cet article.</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> TROISIÈME PARTIE.</h2>
+
+<h3>NAVARRE.</h3>
+
+<p>C'était un beau lieu que Navarre, mais humide et malsain; il y
+avait des arbres tels que la Normandie les produit, de ces arbres
+séculaires qui ont vu passer sous leur ombrage ce qui fut, ce qui est
+et qui bientôt ne doit plus être. Le parc était planté à la manière
+de Le Nôtre et en partie à l'anglaise: le dernier duc de Bouillon,
+qui mourut tranquillement à Navarre et que tout le monde aimait et
+qui aimait à son tour beaucoup de gens et beaucoup de choses, entre
+autres la joie et le plaisir; le dernier Duc avait jadis orné la
+terre de Navarre, où il passait une partie de sa vie, avec une grande
+recherche. Cette recherche avait même quelque peu d'extrême qui
+touchait à l'inconvenance; il y avait un peu de m&oelig;urs payennes
+dans la vie du Duc; et l'on disait que la distribution du parc en
+avait un grand reflet. On racontait traditionnellement beaucoup de
+choses sur un certain temple que je n'ai plus trouvé <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> à
+Navarre lorsque j'y suis allée, mais dont le souvenir était toujours
+dans le pays. Le Duc aimait aussi les fleurs avec passion et
+cultivait, à Navarre, les plus belles qui fussent alors connues en
+France; le Duc avait de grandes et belles manières; il voulait que
+tout ce qui était chez lui eût, comme lui, ce qui pouvait lui plaire.
+Or il pensait aussi que les fleurs et les jolis visages étaient
+les objets les plus agréables à la vue. En conséquence, il était
+ordonné à une des jeunes filles attachées aux serres et au jardin de
+fleurs du Prince de porter le matin un bouquet dans la chambre de la
+dernière personne arrivée, quelle qu'elle fût, femme ou garçon... et
+d'être parfaitement à ses ordres!... Cet usage assez bizarre était
+encore en exercice au moment de la Révolution.</p>
+
+<p>Rien de charmant comme la vie de Navarre, du vivant de M. le duc de
+Bouillon: quand la Révolution éclata, il était fort souffrant et
+presque hors d'état de faire lui-même les honneurs de sa magnifique
+demeure à ceux qui allaient lui faire leur cour; mais on voit par ce
+que je viens de dire qu'il prenait soin de ses hôtes... Il portait
+la sollicitude à cet égard aussi loin qu'un particulier de nos jours
+le ferait. On allait prendre les ordres de la personne nouvellement
+arrivée, le matin dans son appartement; elle déjeunait chez elle,
+seule, ou <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> bien avec les personnes désignées par elle. Si on
+voulait aller se promener, on le pouvait en demandant une calèche et
+des chevaux; on dînait même chez soi, si la chose convenait. C'était,
+au reste, la coutume de presque tous les châteaux de princes<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47" title="Go to footnote 47"><span class="smaller">[47]</span></a>.</p>
+
+<p>Lorsque Joséphine fut à Navarre, elle trouva le parc dans un triste
+état, à cause de l'humidité causée par la rupture de plusieurs
+canaux. Elle demanda à l'Empereur une somme très-forte pour réparer
+Navarre, et cela fut trouvé étrange, à cause du moment quelle choisit
+pour faire cette demande, d'autant mieux que quelques semaines avant
+l'Empereur lui avait accordé ce qu'on va voir dans la lettre que je
+transcris en ce moment sur la lettre originale écrite à l'impératrice
+Joséphine. On verra que Napoléon savait comment pouvoir la consoler
+de toutes choses.</p>
+
+<p class="p2 center">À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON.</p>
+
+<p class="date">Dimanche à 8 heures du soir 1810<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48" title="Go to footnote 48"><span class="smaller">[48]</span></a>.</p>
+
+<p>«J'ai été bien content de t'avoir vue hier; je <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> sens combien
+ta société a de charmes pour moi. J'ai travaillé aujourd'hui avec
+Estève. J'ai accordé 100,000 francs pour l'extraordinaire de 1810,
+pour Malmaison; tu peux donc faire planter tant que tu le voudras;
+tu distribueras cette somme comme tu l'entendras. J'ai chargé aussi
+Estève de remettre 200,000 francs aussitôt que le contrat de la
+maison Julien<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49" title="Go to footnote 49"><span class="smaller">[49]</span></a> serait passé... J'ai ordonné que l'on paierait ta
+parure de rubis, laquelle sera évaluée par l'intendance, car je ne
+veux pas de voleries de bijoutiers. Ainsi voilà déjà 400,000 francs
+que cela me coûte.</p>
+
+<p>»J'ai ordonné que l'on tînt le million que la liste civile doit te
+donner pour 1810, à la disposition de ton homme d'affaires pour payer
+tes dettes.</p>
+
+<p>»Tu dois trouver dans l'armoire de Malmaison 5 ou 600,000 francs; tu
+peux les prendre pour faire ton argenterie et ton linge.</p>
+
+<p>»J'ai ordonné qu'on te fît un beau service de porcelaine à Sèvres;
+l'on prendra tes ordres pour qu'il soit très-beau.</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p class="p2"><span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> Voici une lettre écrite à l'Impératrice par l'Empereur,
+quelques jours après la précédente:</p>
+
+<p class="p2 center">À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON.</p>
+
+<p class="date">Samedi, à une heure après midi.</p>
+
+<p>«Mon amie, j'ai vu Eugène, qui m'a dit que tu recevrais les Rois<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50" title="Go to footnote 50"><span class="smaller">[50]</span></a>.
+J'ai été au conseil jusqu'à huit heures. Je n'ai dîné seul qu'à cette
+heure-là.</p>
+
+<p>»Je désire bien te voir. Si je ne viens pas aujourd'hui, je viendrai
+après la messe.</p>
+
+<p>»Adieu, mon amie<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51" title="Go to footnote 51"><span class="smaller">[51]</span></a>! J'espère te trouver sage et bien portante. Ce
+temps-là doit bien te peser.</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p class="p2">En voici une autre que je transcris ici, pour répondre aux sottes
+jalousies de Marie-Louise, et montrer la loyauté et la délicatesse de
+l'Empereur en se séparant de Joséphine.</p>
+
+<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> À L'IMPÉRATRICE, À L'ÉLYSÉE NAPOLÉON<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52" title="Go to footnote 52"><span class="smaller">[52]</span></a>.</p>
+
+<p class="date">19 février 1810.</p>
+
+<p>«Mon amie, j'ai reçu ta lettre; mais les réflexions que tu fais
+peuvent être vraies. Il y a peut-être du danger à nous trouver sous
+le même toit pendant la première année. Cependant la campagne<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53" title="Go to footnote 53"><span class="smaller">[53]</span></a> de
+Bessières est trop loin pour revenir; d'un autre côté, je suis bien
+enrhumé, et je ne suis pas sûr d'y aller.</p>
+
+<p>»Adieu, mon amie!</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p class="p2 center">À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON.</p>
+
+<p class="date">Le 12 mars 1810.</p>
+
+<p>«Mon amie, j'espère que tu auras été contente de ce que j'ai fait
+pour Navarre... Tu y auras vu un <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> nouveau témoignage du
+désir que j'ai de t'être agréable.</p>
+
+<p>»Fais prendre possession de Navarre; tu pourras y aller le 25 mars,
+et y passer le mois d'avril.</p>
+
+<p>»Adieu, mon amie!</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p class="p2 center">DE L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE À L'EMPEREUR NAPOLÉON, À COMPIÈGNE.</p>
+
+<p class="date">Navarre, le 19 avril 1810.</p>
+
+<p>«Sire,</p>
+
+<p>»J'ai reçu par mon fils l'assurance que Votre Majesté consent à mon
+retour à Malmaison, et qu'elle veut bien m'accorder les avances que
+je lui ai demandées pour rendre le château de Navarre habitable.</p>
+
+<p>»Cette double faveur, sire, dissipe en grande partie les grandes
+inquiétudes et même les craintes que le long silence de Votre Majesté
+m'avait inspirées. J'avais peur d'être entièrement bannie de son
+souvenir. Je vois aujourd'hui que je ne le suis pas. Je suis donc
+moins malheureuse et même aussi heureuse qu'il m'est possible de
+l'être désormais.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> »J'irai à la fin du mois à la Malmaison, puisque votre
+majesté n'y voit aucun obstacle; mais, je dois vous le dire, sire, je
+n'aurais pas sitôt profité de la liberté que Votre Majesté me laisse
+à cet égard, si la maison de Navarre n'exigeait pas, pour ma santé
+et pour celle des personnes attachées à ma maison, des réparations
+urgentes. Mon projet est de demeurer à Malmaison fort peu de temps.
+Je m'en éloignerai bientôt pour aller aux eaux; mais pendant que je
+serai à Malmaison, Votre Majesté peut être sûre que j'y vivrai comme
+si j'étais à mille lieues de Paris. J'ai fait un grand sacrifice,
+sire, et chaque jour je sens davantage toute son étendue... Cependant
+ce sacrifice sera ce qu'il doit être: il sera entier de ma part.
+Votre Majesté ne sera troublée dans son bonheur par aucune expression
+de mes regrets.</p>
+
+<p>»Je ferai sans cesse des v&oelig;ux pour que Votre Majesté soit
+heureuse; peut-être même en ferai-je pour la revoir. Mais, que
+Votre Majesté en soit convaincue, je respecterai toujours sa
+nouvelle situation. Je la respecterai en silence; confiante dans les
+sentiments qu'elle me portait autrefois, je n'en provoquerai aucune
+preuve nouvelle. J'attendrai tout de sa justice et de son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>»Je ne lui demanderai qu'une grâce, c'est qu'elle <i>cherche même un
+moyen</i> de convaincre <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> quelquefois, et moi-même et ceux qui
+m'entourent, que j'ai toujours une petite place dans son souvenir
+et une grande place dans son estime et dans son amitié. Ce moyen,
+quel qu'il soit, adoucira mes peines, sans pouvoir, ce me semble,
+compromettre ce qui m'importe avant tout, le bonheur de Votre
+Majesté<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54" title="Go to footnote 54"><span class="smaller">[54]</span></a>.</p>
+
+<p class="authorsc">»Joséphine.»</p>
+
+<p class="p2 center">À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, À NAVARRE.</p>
+
+<p class="date">Compiègne, 21 avril 1810.</p>
+
+<p>«Mon amie, je reçois ta lettre du 19 avril; elle est d'un mauvais
+style. Je suis toujours le même; <i>mes pareils</i> ne changent jamais. Je
+ne sais ce qu'Eugène a pu te dire. Je ne t'ai pas écrit, parce que
+tu ne l'as pas fait, et que j'ai désiré tout ce qui pouvait t'être
+agréable.</p>
+
+<p>»Je vois avec plaisir que tu ailles à Malmaison, et que tu sois
+contente; moi, je le serai de recevoir de tes nouvelles et de te
+donner des miennes. Je <span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> n'en dis pas davantage, jusqu'à ce
+que tu aies comparé ta lettre à la mienne; et, après cela, je te
+laisse juger qui est meilleur ou de toi ou de moi.</p>
+
+<p>»Adieu, mon amie; porte-toi bien, et sois juste pour toi et pour moi.</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p class="p2">Je vais maintenant aborder un sujet délicat et peu traité jusqu'à
+cette heure. Il est relatif à Joséphine et à tout ce qui l'entourait.
+J'ai fait voir, par les différentes lettres que j'ai transcrites de
+l'Empereur et de l'Impératrice, et données par la reine Hortense
+elle-même, que Napoléon avait eu, dans toute l'affaire du mariage et
+dans celle du divorce, une délicatesse vraiment admirable. Sa réponse
+à l'Impératrice est remplie de c&oelig;ur, tandis qu'il faut convenir
+que la lettre de Joséphine contenait des pensées vraiment pénibles
+à faire connaître pour une autre femme. Cette demande d'argent, au
+moment où l'Empereur venait de lui accorder deux millions<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55" title="Go to footnote 55"><span class="smaller">[55]</span></a> et un
+magnifique service de porcelaine de Sèvres, était peu délicate...
+Tout <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> cela, ajouté à la volonté de Napoléon de rendre
+Marie-Louise heureuse, me prouverait qu'il n'était pas étranger à
+une lettre qui fut écrite à l'Impératrice, par madame de Rémusat,
+lorsqu'elle fut à Genève en 1810.</p>
+
+<p>Cette lettre est un document précieux pour l'histoire, c'est encore
+la reine Hortense qui nous l'a fait connaître et en a fourni
+l'original.</p>
+
+<p>L'Impératrice avait demandé la permission à l'Empereur de faire ce
+voyage d'Aix en Savoie, et l'avait entrepris avec une volonté de
+faire parler d'elle. Napoléon en eut de l'humeur; il lui parut que,
+dans cette première année, une retraite complète valait mieux qu'un
+voyage. L'Impératrice voyagea sous le nom de madame d'Arberg, et
+visita une partie de la Suisse. Ce fut dans ce voyage qu'elle faillit
+périr, dit-on, sur le lac de Genève, dans une promenade où elle se
+trouvait dans la même barque que plusieurs personnes de Paris comme
+M. de Flahaut, etc. L'Empereur, en l'apprenant, lui écrivit cette
+lettre:</p>
+
+<p class="p2 center">À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, AUX EAUX D'AIX EN SAVOIE.</p>
+
+<p class="date">Saint-Cloud, 10 juin 1810.</p>
+
+<p>«J'ai reçu ta lettre; j'ai vu avec peine le danger <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> que tu
+as couru. Pour une habitante d'une île de l'océan, mourir dans un
+lac, c'eût été fatalité.</p>
+
+<p>»La Reine<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56" title="Go to footnote 56"><span class="smaller">[56]</span></a> se porte mieux, et j'espère que sa santé deviendra
+bonne. Son mari est en Bohême, à ce qu'il paraît, ne sachant que
+faire.</p>
+
+<p>»Je me porte assez bien, et te prie de croire à tous mes sentiments.</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p class="p2">C'est alors que Joséphine acheta cette maison ou plutôt ce petit
+château de Prégny, près de Genève. Tout cela ne plut pas à
+l'Empereur. Il vit là-dedans cette continuation d'un manque continuel
+de dignité... Enfin, il en eut de l'humeur, et beaucoup. Quoi qu'il
+en soit, l'Impératrice reçut tout à coup une lettre de madame de
+Rémusat, qui, après l'avoir d'abord accompagnée, était ensuite
+revenue à Paris. Je rapporte ici cette lettre presque en son entier,
+parce que, dans la vie de l'Impératrice, elle est fort importante.
+Joséphine logeait alors dans l'auberge de Secheron, chez Dejean.</p>
+
+<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> LETTRE DE MADAME DE RÉMUSAT À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE.</p>
+
+<p>«Madame,</p>
+
+<p>»J'ai un peu tardé d'écrire à Votre Majesté, parce qu'elle m'avait
+ordonné à mon retour de lui conter quelque chose de la grande ville.
+Si j'avais suivi mon impatience, dès le lendemain de mon arrivée
+je lui aurais adressé les expressions de ma reconnaissance. Ses
+bontés pour moi sont notre entretien ordinaire depuis que je suis
+rentrée dans mon intérieur; en retrouvant mon mari, mes enfants, j'ai
+rapporté au milieu d'eux le souvenir des heures si douces que je vous
+dois<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57" title="Go to footnote 57"><span class="smaller">[57]</span></a>.</p>
+
+<p class="noindent lspaced1">
+.......................<br>
+.......................</p>
+
+<p>»... Je n'ai pas encore paru à la cour; mais j'ai déjà vu quelques
+personnages importants, et j'ai été questionnée sur Votre Majesté
+avec trop de soin, pour qu'il ne m'ait pas été facile de conclure
+que ces questions qui m'étaient adressées venaient d'un intérêt plus
+élevé. On me demandait souvent des nouvelles de votre santé; on
+voulait <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> savoir comment vous passiez votre temps; si vous
+étiez tranquille, heureuse, dans la retraite où vous aviez vécu; si
+vous aviez reçu sur votre route les témoignages d'affection que vous
+méritez d'inspirer. Combien il m'était doux de n'avoir à répondre que
+des choses satisfaisantes, etc...</p>
+
+<p>»... Mais, madame, j'ai questionné à mon tour; j'ai observé de
+mon côté, et j'ose soumettre à votre raison le résultat de mes
+observations, avec la confiance de mon attachement.</p>
+
+<p>»La grossesse de l'Impératrice est une joie publique, une espérance
+nouvelle, que chacun saisit avec empressement. Votre Majesté le
+comprendra facilement, elle, à qui j'ai vu envisager ce grand
+événement, comme la récompense d'un grand sacrifice. Eh bien! madame,
+d'après ce que j'ai cru remarquer, il me semble qu'il vous reste
+encore un pas à faire, pour mettre le complément à votre ouvrage,
+et je me sens la force de m'expliquer, parce qu'il paraît que la
+dernière privation que votre raison vous impose ne peut être pour
+cette fois que momentanée... Vous vous rappelez sans doute d'avoir
+regretté quelquefois avec moi que l'Empereur n'eût pas, au moment de
+son mariage, pressé l'entrevue de deux personnes qu'il se flattait de
+rapprocher facilement, parce qu'il les réunissait <i>alors</i> dans ses
+affections. Vous m'avez <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> dit que, depuis, il avait espéré
+qu'une grossesse, en tranquillisant l'Impératrice sur ses droits,
+lui donnerait les moyens d'accomplir le v&oelig;u de son c&oelig;ur. Mais,
+madame, si je ne me suis pas trompée dans mes observations, le temps
+n'est pas venu pour un pareil rapprochement.</p>
+
+<p>»L'Impératrice paraît avoir apporté avec elle une imagination vive et
+prompte à s'alarmer... Elle aime avec la tendresse, avec l'abandon
+d'un premier amour; mais ce sentiment même semble porter avec lui
+un peu d'inquiétude, dont il est, en effet, si rarement séparé...
+La preuve en est dans une petite anecdote que le Grand-Maréchal m'a
+racontée, et qui appuiera ce que j'ai l'honneur de dire à Votre
+Majesté.</p>
+
+<p>»Un jour, l'Empereur, se promenant avec elle dans les environs de la
+Malmaison, lui offrit, en votre absence, de voir ce joli séjour. À
+l'instant même, le visage de l'Impératrice fut inondé de larmes...
+Elle n'osait pas refuser, mais les marques de sa douleur étaient trop
+visibles pour que l'Empereur essayât d'insister. Cette disposition
+à la jalousie, que le temps affaiblira sans doute, ne pourra être
+qu'augmentée dans ce moment par la présence de Votre Majesté...
+Elle se souviendra peut-être que cet été, en la voyant si fraîche,
+si reposée, j'oserai dire si embellie par <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> le calme de la
+vie que nous menions, j'osai lui dire, en riant, qu'il n'y avait
+pas d'adresse à rapporter à Paris tant de moyens de succès, et que
+je sentais parfaitement qu'à la place d'une autre je serais tout
+au moins inquiète. En vérité, madame, cette plaisanterie me semble
+aujourd'hui le cri de la raison... Le Grand-Maréchal<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58" title="Go to footnote 58"><span class="smaller">[58]</span></a>, avec lequel
+j'ai causé, m'a témoigné aussi des inquiétudes que je partage... Il
+m'a paru qu'il n'osait pas faire expliquer l'Empereur sur un sujet
+qu'il ne traite qu'avec douleur. Il m'a parlé avec un accent vrai de
+cet attachement que vous inspirez encore, qui doit lui-même inviter
+à une grande circonspection. Les nouvelles situations inspirent de
+nouveaux devoirs; et, si j'osais, je dirais qu'il n'appartient pas à
+une âme comme la vôtre de rien faire qui puisse engager l'Empereur à
+manquer aux siens<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59" title="Go to footnote 59"><span class="smaller">[59]</span></a>.</p>
+
+<p>»Ici, au milieu de la joie que cause cette grossesse, à l'époque de
+la naissance d'un enfant attendu avec tant d'impatience, au milieu
+des fêtes qui suivront cet événement, que feriez-vous, madame?...
+Que ferait l'Empereur, qui se devrait <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> aux ménagements
+qu'exigerait l'état de cette jeune mère, et qui serait encore
+troublé par le souvenir des sentiments qu'il vous conserve?... Il
+souffrirait, quoique votre délicatesse ne se permît de rien exiger.
+Mais vous souffririez aussi; vous n'entendriez pas impunément le cri
+de tant de réjouissances, livrée, comme vous le seriez peut-être,
+à l'oubli de toute une nation, ou devenue l'objet de la pitié de
+quelques-uns qui vous plaindraient peut-être, mais seulement par
+esprit de parti. Peu à peu votre situation deviendrait si pénible,
+qu'un éloignement complet parviendrait seul à tout remettre en ordre.
+Puisque j'ai commencé, souffrez que j'achève... Il vous faudrait
+quitter Paris. La Malmaison, Navarre même, seraient trop près des
+clameurs d'une ville oisive et quelquefois malintentionnée. Obligée
+de vous retirer, vous auriez l'air de fuir par ordre, et vous
+perdriez tout l'honneur que donne l'initiative dans une conduite
+généreuse.</p>
+
+<p>»Voilà les observations que j'ai voulu vous soumettre; voilà le
+résultat des longues conversations que j'ai eues avec mon mari,
+et encore d'un entretien <i>que le hasard</i> m'a procuré avec le
+Grand-Maréchal. Moins animé que nous sur vos intérêts, et accoutumé,
+comme vous le savez, à ne pas arrêter ses opinions quand il n'a
+pas reçu d'ordre de <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> les transmettre, c'est avec beaucoup
+de temps et un peu d'adresse que j'ai tiré de lui quelques-unes
+de ses pensées. Mais aussitôt que je les ai entrevues, j'ai pu
+conclure qu'il vous restait encore un sacrifice à faire, et qu'il
+était digne de vous de ne point attendre les événements, et de les
+prévenir en écrivant à l'Empereur pour lui annoncer une courageuse
+détermination. En lui évitant un embarras dont vous l'empêchez seule
+de sortir, vous acquerrez de nouveaux droits à sa reconnaissance. Et,
+d'ailleurs, outre la récompense toujours attachée à une action droite
+et raisonnable, avec cet aimable caractère qui vous distingue, cette
+disposition à plaire et à vous faire aimer, peut-être trouverez-vous
+dans un voyage un peu plus prolongé des plaisirs que vous ne prévoyez
+pas d'abord. À Milan, le spectacle si doux des succès mérités d'un
+fils vous attend. Florence, Rome même, offriraient à vos goûts
+des jouissances qui embelliraient cet éloignement momentané. Vous
+trouveriez à chaque pas, en Italie, des souvenirs que l'Empereur ne
+s'irriterait pas de voir renouveler, parce qu'ils s'attachent pour
+lui aux époques de sa première gloire.</p>
+
+<p>»Tout ce que m'a dit le Grand-Maréchal me prouve assez que Sa
+Majesté veut que vous conserviez à jamais les dignités du rang où
+vous avez <span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> été élevée par ses succès et sa tendresse. Et
+cependant l'hiver se passerait; la saison où l'on peut habiter
+Navarre vous ramènerait aux occupations d'embellissements qui vous
+y attendent. Le temps, ce grand réparateur de toutes choses, aurait
+tout consolidé, et vous auriez mis le complément à cette conduite
+noble qui vous assure la reconnaissance de toute une nation. Je ne
+sais si je m'abuse, madame, mais je crois qu'il y a encore du bonheur
+dans l'exercice de semblables devoirs. Le c&oelig;ur d'une femme sait
+trouver du plaisir dans le sacrifice qu'il fait à celui qu'elle aime.
+Prévenir l'embarras dont l'Empereur pourrait sortir lui-même, s'il
+vous aimait moins; rassurer les inquiétudes d'une jeune femme, que le
+temps et cette expérience de vous-même rendront plus calme: tout cela
+est digne de vous. Si vous étiez moins sûre de l'effet que peuvent
+encore produire les grâces de votre personne, votre rôle serait
+moins difficile; mais il me semble que c'est parce que Votre Majesté
+sait très-bien qu'elle possède des avantages qui peuvent établir une
+concurrence, qu'elle doit avoir la délicatesse de tous les procédés.</p>
+
+<p>»J'espère que Votre Majesté me pardonnera une aussi longue lettre,
+et les réflexions qu'elle contient. Quand j'appuie si fortement sur
+cette <span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> <i>impérieuse nécessité</i> de s'éloigner de nous pour
+quelque temps, je me flatte qu'elle daignera penser que, peut-être,
+jamais je ne lui ai donné de plus véritables marques des sentiments
+qui m'attachent à elle.</p>
+
+<p>»Je suis, avec un profond respect, madame, de Votre Majesté,</p>
+
+<p>»La très-humble et très-obéissante servante,</p>
+
+<p class="author">»<span class="smcap">Vergennes de Rémusat</span><a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60" title="Go to footnote 60"><span class="smaller">[60]</span></a>.»</p>
+
+<p class="p2">Maintenant, voici la lettre écrite par l'Empereur, et que Joséphine
+reçut presque en même temps que celle de madame de Rémusat.</p>
+
+<p class="p2 center">À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, À GENÈVE.</p>
+
+<p class="date">Fontainebleau, 1<sup>er</sup> octobre 1810.</p>
+
+<p>«J'ai reçu ta lettre. Hortense, que j'ai vue, te dira ce que je
+pense. Va voir ton fils cet hiver; <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> reviens aux eaux
+d'Aix l'année prochaine, ou bien reste au printemps à Navarre. Je
+te conseillerais bien d'aller à Navarre tout de suite, si je ne
+craignais que tu ne t'y ennuiasses. Mon opinion est que tu ne peux
+être, l'hiver, convenablement <i>qu'à Milan ou à Navarre</i>. Après cela,
+j'approuve tout ce que tu feras; car je ne veux te gêner en rien.</p>
+
+<p>»Adieu, mon amie. L'Impératrice est grosse de quatre mois. Je
+nomme madame de Montesquiou gouvernante des enfants de France.
+Sois contente et ne te monte pas la tête; ne doute jamais de mes
+sentiments.</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p class="p2">De toutes les choses adroitement combinées que l'Empereur ait jamais
+pu entreprendre ou tenter, je n'en connais pas une au-dessus de
+celle-ci; mais pour rendre justice à chacun, rien ne peut aussi
+égaler l'adresse avec laquelle madame de Rémusat a exécuté ou plutôt
+tenté la mission... Quelle admirable lettre! surtout lorsqu'on
+connaît la personne à laquelle elle a été écrite! Comme Joséphine
+est enveloppée dans un filet de flatterie, qui devait l'empêcher de
+regarder en arrière, et devait, en effet, la faire courir au-devant
+de nouvelles fêtes, de nouveaux succès; mais l'excès même de la
+chose, sa perfection, fut ce qui en empêcha la <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> réussite:
+convaincue de cette pensée, que madame de Rémusat cherchait à lui
+inculquer, pour lui inspirer une noble résolution, Joséphine se
+crut toujours passionnément aimée de l'Empereur; mais ce n'était
+plus vrai: sans doute il l'avait aimée d'amour, mais les temps
+non-seulement étaient changés, mais les circonstances, <span class="smcap">TOUT</span>
+l'était autour d'elle et dans elle-même. Cette flatterie de madame de
+Rémusat, sur son état de santé, était précisément ce qui l'empêchait
+de plaire comme par le passé. Le grand charme de Joséphine était
+dans la grâce de sa tournure, bien plus que dans la beauté de son
+visage; elle n'avait aucun trait, et son visage avait en lui-même
+un défaut, qui était tellement terrible et redoutable que jamais
+on n'a songé à placer l'amour à côté de cette infirmité dans son
+royaume; je veux parler bien moins encore de ses dents entièrement
+perdues, que de l'épouvantable résultat qui en provenait. À l'époque
+où madame de Rémusat lui écrivait cette lettre, Joséphine commençait
+à prendre aussi cet embonpoint qui lui enleva sa charmante tournure.
+Sans doute, la grâce qui était inhérente à sa nature ne l'abandonna
+jamais; on la retrouvait partout, et toujours dans le moindre
+mot, dans un geste; mais qu'est-ce qu'un geste et un mot gracieux
+pour combattre une jeune personne de dix-huit ans, grande, forte
+peut-être, <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> mais d'une fraîcheur de rose, quoique laide,
+ayant de beaux cheveux, de belles dents, une haleine fraîche et pure,
+et cette foule d'avantages qui entourent toujours la jeunesse dans
+ses premiers jours et son premier bonheur. Ensuite, ce qu'on savait
+très-bien, c'est que l'Empereur en était fort occupé. Il cherchait
+tous les moyens de la rendre heureuse, et je suis convaincue que
+connaissant la légèreté de Joséphine, et cependant l'effet profond
+que devait produire l'annonce de la grossesse de Marie-Louise, il
+redouta pour le repos de tous des scènes qui seraient publiques, se
+passant à la Malmaison et à Navarre, devant plus de vingt femmes.
+Madame de Rémusat fut donc chargée de la délicate mission de faire
+comprendre à l'impératrice Joséphine que l'impératrice Marie-Louise
+devenait la véritable souveraine, du moment qu'elle donnait tout à
+la fois à l'Empereur un héritier comme père et chef de famille, et
+un successeur comme souverain d'un grand empire; mais ces pensées
+étaient trop élevées pour elle; elle n'ouvrit l'oreille qu'aux sons
+qui lui apportaient cette conviction après laquelle elle courait,
+depuis le jour où pour la première fois on fit retentir autour d'elle
+le mot de divorce... Quoi qu'il en fût, l'Empereur lui fit donc
+écrire par madame de Rémusat. Joséphine ne comprit ni la lettre de
+l'Empereur, ni celle de <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> madame de Rémusat, elle ne tint
+compte <i>d'aucun avis</i>. Elle revint à la Malmaison d'abord; puis
+ensuite elle partit pour Navarre, où elle passa l'hiver, s'amusant
+et ayant autour d'elle une petite cour. Napoléon fut vivement
+contrarié; quelque soin qu'il apportât à ne laisser approcher de
+Marie-Louise que des personnes sûres, telles que la duchesse de
+Montebello, dont l'esprit juste et posé, quoiqu'elle fût jeune, et
+les soins assidus empêchaient tous les propos absurdes d'arriver
+à l'Impératrice, cependant la dame d'honneur n'était pas toujours
+là... Il y avait d'autres femmes, que je ne veux pas nommer et que
+leur service amenait auprès de Marie-Louise. Celles-là n'étaient pas
+comme la duchesse de Montebello. On racontait à Marie-Louise que
+Joséphine avait telle ou telle qualité, une beauté, un agrément, une
+perfection, tellement accomplis, qu'il fallait désespérer de jamais
+l'égaler, et tout cela dit de manière à redouter la ressemblance,
+parce qu'à chaque chose arrivait le correctif. Un jour l'Empereur
+entra chez Marie-Louise à l'improviste, et la trouva pleurant.
+C'était deux mois à peu près après la naissance du roi de Rome... En
+voyant son visage rosé, ordinairement l'image de la santé et même
+de la gaieté d'une enfant, tout couvert de larmes, l'Empereur fut
+alarmé.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> &mdash;«Qu'avez-vous, Louise? lui demanda-t-il en la prenant dans
+ses bras... Eh bien continua-t-il en riant, que caches-tu donc là?..»</p>
+
+<p>Et cherchant à voir ce que l'Impératrice cherchait à lui dérober sous
+son châle, il prit dans sa main un petit médaillon renfermant un
+portrait. Quelle fut sa surprise en reconnaissant celui de Joséphine!
+mais charmant et rajeuni de plus de vingt ans; c'était Joséphine à
+vingt-cinq tout au plus, et mise néanmoins comme au moment où le
+portrait était entre les mains de la jalouse jeune femme.</p>
+
+<p>&mdash;«Qui t'a donné ce portrait, Louise?» dit l'Empereur avec un
+sentiment de colère qui faisait craindre pour celui ou celle qui
+aurait excité cette colère?...</p>
+
+<p>L'Impératrice ne répondit rien, mais ses sanglots redoublèrent et
+elle se jeta dans les bras de l'Empereur en le serrant convulsivement
+contre elle.</p>
+
+<p>&mdash;«Enfant! dit Napoléon ému par l'effusion d'un sentiment qu'il
+devait alors croire vrai... Enfant! qu'as-tu donc? pourquoi ces
+larmes? Encore une fois, Louise, qui t'a remis ce portrait?.. je veux
+le savoir, poursuivit-il en frappant du pied avec colère...»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> Marie-Louise fut effrayée; mais elle ne répondit rien.</p>
+
+<p>&mdash;«Eh bien!.. tu ne veux pas me le dire?..</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien, murmura-t-elle d'une voix tremblante, je l'ai
+trouvé sur ce canapé comme j'entrais tout-à-l'heure dans cette
+chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi pleurais-tu en regardant ce portrait?» Marie-Louise
+sanglotait encore plus fort et continuait à cacher son visage en
+pleurs dans la poitrine de Napoléon. Il la serra dans ses bras et
+lui dit avec amour de ces paroles qui vont au c&oelig;ur quand elles
+sont vraies, et Napoléon a été aimant et sincère avec la femme qui
+a eu la lâcheté de l'abandonner dans son malheur. Enfin, il parvint
+à la calmer, mais ce fut au bout d'un long temps. L'impératrice
+Marie-Louise l'aimait alors, je dois le croire au moins.</p>
+
+<p>Quelle sourde man&oelig;uvre employait aussi le parti de Navarre!
+N'est-il pas possible que l'Empereur, en apprenant qu'on mettait
+en &oelig;uvre de semblables moyens, se résolût à éloigner Joséphine
+pendant la grossesse et les couches de Marie-Louise? Un événement de
+bien peu d'importance amène souvent des effets terribles dans l'une
+ou l'autre de ces deux positions. Je crois que la lettre de madame de
+Rémusat fut le résultat de quelque tentative du genre de celle du
+portrait. <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> Napoléon ne voulait cependant pas être <i>tyran</i>,
+même à la façon de croque-mitaine, et il <i>l'engagea</i> seulement à
+aller à Milan; Joséphine ne comprenait pas les hautes résolutions
+d'un grand c&oelig;ur. Lorsqu'elle avait enfin cédé pour écrire cette
+fameuse lettre au président du Sénat, sans que l'Empereur le
+sut, elle avait été surtout frappée de l'idée de porter le deuil
+immédiatement après la lettre partie, et de le porter pendant un
+an!...</p>
+
+<p>L'Empereur savait tout cela. Une âme tendre et en même temps élevée,
+une femme digne de son affection, la seule femme qu'il ait aimée
+enfin, et qui existe toujours à Paris, me présente le type de la
+femme que j'aurais voulue à l'Empereur. Je ne parle pas ici de la
+femme qui fut sa maîtresse en Égypte, une nommée Pauline<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61" title="Go to footnote 61"><span class="smaller">[61]</span></a>, sur
+laquelle il <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> existe quelques biographies, toutes inconnues,
+parce que la femme n'est pas un texte à biographie; et une fois qu'on
+a dit qu'elle avait été la maîtresse de Napoléon on a dit la plus
+belle page de sa vie; mais on les trouve cependant en les cherchant;
+je parle d'une femme digne d'être aimée d'un homme comme l'Empereur;
+et certes il en est peu... Voilà le caractère que j'aurais voulu à la
+femme qui partageait le premier trône du monde avec lui!</p>
+
+<p>Lorsque le divorce fut public, je parlai sur ce fait comme les
+autres. On racontait alors que l'Impératrice-Mère avait, en Russie,
+refusé la main de la Grande-Duchesse. Il paraissait incertain que
+nous obtinssions la princesse autrichienne... Dans cette sorte
+d'incertitude peu convenable pour la France, je dis que je ne
+comprenais pas comment l'Empereur ne prenait pas le parti de choisir
+dans les familles qui l'entouraient. Le cardinal Maury, qui dînait
+chez moi, me dit:</p>
+
+<p>&mdash;«Mais où donc voulez-vous qu'il prenne une femme?...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> &mdash;Où je veux qu'il choisisse une femme, monseigneur?... Dans
+la noblesse ancienne et illustrée, ou bien dans la sienne.»</p>
+
+<p>Le cardinal me regarda attentivement.</p>
+
+<p>&mdash;«Oui, je prétends que si demain l'ancienne noblesse voyait une de
+ses filles sur le trône impérial de France, cette noblesse, affiliée
+par cette alliance à tout ce que l'armée a fait depuis dix-sept
+ans... en devient non-seulement complice, mais l'alliée et le
+soutien. Mademoiselle de Montmorency, ou mademoiselle de Mortemart,
+ou mademoiselle de Noailles serait toujours heureuse, si elle n'était
+pas fière, de monter sur le trône de France, lorsque son dais est
+formé de mille drapeaux conquis dans cent batailles!... Quant à la
+nouvelle noblesse, elle serait peut-être plus reconnaissante<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62" title="Go to footnote 62"><span class="smaller">[62]</span></a> que
+l'ancienne, et son appui, qui commence à faiblir, serait renouvelé
+par cette alliance sainte entre le chef et ses phalanges...</p>
+
+<p>&mdash;Et quelle est donc la personne que vous faites impératrice parmi
+les jeunes filles que nous voyons à la cour et dans les fêtes?</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle Masséna<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63" title="Go to footnote 63"><span class="smaller">[63]</span></a>?...»</p>
+
+<p>Tout le monde s'écria que j'avais raison!... et <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> qu'en effet
+elle était une belle et ravissante personne, ayant une dot de gloire
+bien digne d'approcher de celle de l'Empereur: et certes leurs deux
+couronnes pouvaient se tresser des mêmes lauriers... Cette pensée
+m'obséda tellement que j'en parlai à Duroc. Le lendemain le cardinal
+Maury fut à Saint-Cloud, où était Napoléon.</p>
+
+<p>&mdash;«Dites à votre amie, monsieur le cardinal, dit Napoléon en
+souriant, que je la prie de ne se pas mêler de mes affaires <i>de
+ménage</i>. Est-il vrai qu'hier elle voulait me marier à la fille de
+Masséna?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sire!</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'en disiez-vous?»</p>
+
+<p>Le cardinal demeura interdit.</p>
+
+<p>&mdash;«Eh bien!... vous ne voulez pas me donner aussi votre avis?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois, sire, répondit le cardinal, qui, ordinairement, ne
+demeurait pas longtemps interdit, que l'avis de madame la duchesse
+d'Abrantès peut avoir du bon, parce qu'elle ne parlait pas seulement
+de mademoiselle Masséna.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah!... vous vous rappelez l'Assemblée constituante? L'abbé
+Maury, le soutien du côté droit, est en ce moment à la place du
+cardinal français de l'Empire!...»</p>
+
+<p>Le cardinal se mit à rire de ce gros rire qui faisait <span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span>
+trembler les vitres d'un appartement... Il était toujours charmé
+quand on le reportait aux jours de l'Assemblée constituante,
+à ce temps de sa belle éloquence... L'Empereur n'aimait pas
+extraordinairement le cardinal, et je le conçois. Ses formes étaient
+trop acerbes et sa voix si retentissante qu'elle semblait toujours
+imposer silence, même à Dieu, quand il officiait...</p>
+
+<p>Cette dissertation nous a entraînés loin de Navarre.</p>
+
+<p>L'Empereur fut contrarié en apprenant que l'Impératrice, au lieu de
+gagner Milan par le Simplon, et d'aller demander à son fils et à sa
+belle-fille des jours heureux et paisibles, s'en revint, comme je
+l'ai dit, à la Malmaison d'abord, où elle reçut tout Paris, et puis
+partit pour Navarre, malgré le froid assez rigoureux qu'il faisait.
+Son retour fit du bruit, beaucoup de bruit même, non-seulement par
+ce même retour, mais par celui des personnes de sa maison qui,
+ne pouvant faire du bruit en leur nom, en faisaient au nom de
+<span class="smcap">l'Impératrice</span>... Cette qualité, ce nom, amenaient encore
+des scènes pénibles à l'Empereur. L'Impératrice Joséphine avait la
+même livrée que l'Empereur, et, conséquemment, que Marie-Louise. À
+l'époque de ce retour de Genève, il y eut une querelle entre des
+<span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> domestiques subalternes; malgré l'obscurité où leur nom les
+mettait, cela vint à la connaissance de l'Empereur, et il eut de
+l'humeur... Il pressa le départ pour Navarre, en écrivant à cet égard
+spécialement à madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur et comme
+surintendante de la maison de l'Impératrice, pour lui recommander
+l'ordre et la régularité dans cette maison de l'Impératrice.</p>
+
+<p>«Songez, écrivait Napoléon, que cette maison est nouvellement
+instituée. L'Impératrice Joséphine n'avait aucune dette il y a sept
+mois, donnez à ses affaires, madame, le coup d'&oelig;il d'une amie en
+laquelle elle et moi nous avons toute confiance.»</p>
+
+<p>Mais il s'était élevé entre Joséphine et l'Empereur un mur de glace,
+et c'était elle-même qui avait élevé cette séparation... Son refus
+d'aller à Milan auprès de son fils, pour lui rendre la paix que
+son séjour à Malmaison troublait, ce refus prouva à l'Empereur que
+Joséphine l'aimait pour elle seule.</p>
+
+<p>Il lui écrivait, au mois de novembre (24) 1810:</p>
+
+<p class="p2">«J'ai reçu ta lettre; Hortense m'a parlé de toi. Je vois avec plaisir
+que tu es contente; j'espère que tu ne t'ennuies pas trop à Navarre.</p>
+
+<p>«Ma santé est fort bonne. L'Impératrice avance fort heureusement dans
+sa grossesse; je ferai les <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> différentes choses que tu me
+demande pour ta maison. Soigne ta santé, sois contente et ne doute
+jamais de mes sentiments pour toi.</p>
+
+<p class="authorsc">»Napoléon.»</p>
+
+<p class="p2">On voit combien le style est changé; autrefois il était naturel;
+maintenant il est guindé et mal avec lui-même; cette contrainte
+augmentera encore.</p>
+
+<p>Tandis que Marie-Louise, entourée de soins et de la tendresse de
+l'Empereur, avançait dans sa grossesse et passait ses soirées à
+jouer au billard ou au reversis et à faire tourner son oreille<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64" title="Go to footnote 64"><span class="smaller">[64]</span></a>,
+Joséphine était à Navarre où elle tâchait de s'établir le plus
+convenablement possible pour y passer l'hiver, mais la chose était de
+difficile exécution; j'ai déjà dit que depuis M. le duc de Bouillon
+cela n'avait point été ou, du moins, très-peu habité; et lorsque
+l'Impératrice vint avec sa cour, toute jeune et toute gracieuse,
+prendre possession de ce vieux manoir, on aurait pu comparer cette
+arrivée à celle d'une noble châtelaine visitant un de ses vieux
+châteaux.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> La société de Navarre était composée des personnes dont
+voici les noms:</p>
+
+<p>Madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur; madame la comtesse
+Octave de Ségur, madame la comtesse de Colbert, madame la comtesse
+de Rémusat, madame du Vieil-Castel, madame d'Audenarde, mademoiselle
+de Mackau, mademoiselle Louise de Castellane, madame la comtesse de
+Serant, dames du palais; madame Gazani, lectrice.</p>
+
+<p>Les hommes étaient à peu près ceux que nous connaissions à Malmaison.
+M. de Beaumont, homme d'une société douce et de bonne compagnie:
+il était chevalier d'honneur; monseigneur de Barral, archevêque de
+Tours, premier aumônier; M. Turpin de Crissé, chambellan. C'est
+lui dont le charmant talent de peinture se fait admirer tous
+les ans à l'Exposition: il est doux et modeste, deux qualités
+précieuses à rencontrer dans un homme de naissance comme lui, et
+ayant vécu à la cour. M. de Montholon venait ensuite; ce M. Louis
+de Montholon était le frère, s'il ne l'est même encore, de M. de
+Montholon-Sainte-Hélène... Et puis encore dans les chambellans,
+on voyait M. de Vieil-Castel, dont on apprenait l'existence parce
+que sa femme est bonne et excellente, et, à cette époque, elle
+était ravissante de beauté!... Pour compléter la <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> maison
+d'honneur de l'Impératrice, il faut nommer M. Fritz Pourtalès,
+aimable et bon garçon, ayant quelquefois un peu de raideur genevoise
+ou <i>neufchâteloise</i>; mais elle se perdit peu de temps après... Il
+avait le désir de plaire, et cela rend si doux!... Et puis enfin M.
+de Guitry; tous deux étaient écuyers sous M. Honoré de Monaco, neveu
+du prince Joseph de Monaco, père de mesdames de Louvois et de la
+Tour-du-Pin.</p>
+
+<p>On sait que madame la comtesse d'Arberg avait remplacé madame de
+la Rochefoucault. Celle-ci demanda à rester auprès de la nouvelle
+souveraine... L'Empereur ne la mit pas à la nouvelle cour, et la
+retira de l'ancienne. Cette punition est admirable.</p>
+
+<p>Madame d'Arberg avait tout pouvoir sur la maison de l'Impératrice.
+Napoléon, qui savait que l'argent fondait dans ses mains, autorisa,
+en son nom, madame d'Arberg à résister aux dépenses folles de
+l'Impératrice. Jamais on ne s'acquitta plus noblement, et en même
+temps plus dignement, d'un devoir pour justifier la confiance de
+l'Empereur. La maison de l'Impératrice fut montée comme celle de
+Joséphine régnant aux Tuileries; le luxe ne fut pas diminué, et
+cependant la dépense fut toujours raisonnablement dirigée. On ne
+l'appelait jamais que la grande maîtresse, quoique ce <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> titre
+ne fût pas le sien; mais Joséphine l'appelait elle-même <i>ma grande
+maîtresse</i>.</p>
+
+<p>Elle avait été belle comme un ange dans sa jeunesse, et sa belle
+tournure, ses traits si purs, le galbe de son visage, l'expression
+doucement recueillie de sa physionomie, lui donnaient une beauté de
+tout âge, que toutes les femmes enviaient.</p>
+
+<p>Sa s&oelig;ur était cette belle comtesse d'Albany, née comtesse de
+Stolberg, qui fut tant aimée d'Alfiéri; celle qu'il appela toujours:
+<i>Nobil donna!</i></p>
+
+<p>Le secrétaire des commandements de l'Impératrice était un homme fort
+spirituel, nommé M. Deschamps. Il est connu par plusieurs productions
+vraiment charmantes; il contribuait, pour sa part, d'une manière
+agréable aux soirées de Navarre, bien longues et bien tristes surtout
+en hiver, lorsque le vent sifflait et venait en longues rafales se
+briser contre les vieux murs du château.</p>
+
+<p>Mais un homme bien aimable, qui vint aussitôt faire sa cour à
+l'Impératrice, et qui fut toujours soigneux de lui rendre les
+devoirs quelle devait attendre de lui, c'était l'évêque d'Évreux,
+l'abbé Bourlier; il était ami de M. de Talleyrand, qui n'accorde son
+amitié, on le sait, qu'à ceux qui sont dignes de la comprendre et de
+l'apprécier: l'abbé Bourlier venait très-souvent dîner à Navarre, et
+puis il faisait <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> la partie de trictrac de l'Impératrice. M.
+de Chambaudoin, préfet d'Évreux à cette époque, était aussi un homme
+qui tenait sa place dans le salon de l'Impératrice. J'ai longtemps
+cherché ce qu'on pouvait dire de M. de Chambaudoin, et je n'ai trouvé
+que ceci:</p>
+
+<p>«M. de Chambaudoin, préfet du département de l'Eure.»</p>
+
+<p>Ou bien encore:</p>
+
+<p>«M. de Chambaudoin, préfet d'Évreux.»</p>
+
+<p>C'est une variante.</p>
+
+<p>Il y avait aussi fort souvent des visites de Paris. La maréchale Ney,
+madame de Nansouty, plusieurs personnes qui, sans être attachées
+à la maison de l'Impératrice, venaient lui faire leur cour. De ce
+nombre était madame Campan, et puis presque toute la maison de la
+reine Hortense, qui regardait comme un devoir de rendre des soins à
+la mère de leur reine. Et lorsque le prince Eugène venait à Paris, la
+maison de l'Impératrice s'augmentait de tout ce qui était auprès du
+vice-roi, et Navarre devenait un lieu enchanté, surtout si la reine
+Hortense y était aussi.</p>
+
+<p>Le train de vie qu'on menait à Navarre ressemblait un peu à celui de
+la Malmaison. On déjeunait à dix heures tous les jours. Le dimanche
+seulement on changeait l'heure de ce repas, qui avait lieu <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span>
+plus tard. L'Impératrice, à moins d'être malade, entendait la messe
+tous les dimanches, ainsi que les jours de fêtes. M. de Barral
+n'officiait que les jours de fêtes.</p>
+
+<p>Le déjeuner de Navarre avait une plus grande apparence que celui de
+la Malmaison: à la Malmaison l'Impératrice déjeunait toujours dans
+un petit salon très-bas, dans lequel tenaient à peine dix à douze
+personnes. Plus tard, après le divorce, on prit le parti de déjeuner
+dans la grande salle à manger qui est auprès du cabinet de l'Empereur.</p>
+
+<p>À Navarre, tout était ordonné comme on se figure que ce devait l'être
+dans un vieux château du moyen âge: la richesse de la vaisselle,
+l'abondance des mets, le grand nombre des domestiques, tout cela
+avait un air féodal. Quatre maîtres d'hôtel, deux officiers, un
+sommeiller, un premier<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65" title="Go to footnote 65"><span class="smaller">[65]</span></a> maître d'hôtel (premier officier de la
+bouche) inspectant le service, un valet de pied derrière chaque
+convive, voilà quel était le service de Navarre. Derrière le fauteuil
+de l'Impératrice se tenaient, pour son service spécial, deux valets
+de chambre, un basque, un chasseur et le premier maître d'hôtel.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> Après le déjeuner, qui durait une heure environ, on
+rentrait dans la galerie, et l'Impératrice se mettait à un métier
+de tapisserie. La matinée se passait à causer, travailler et lire
+tout haut. On dînait à six heures, et, en été, on allait se promener
+dans la forêt. L'Impératrice rentrait ensuite, et elle faisait sa
+partie de whist avec M. Deschamps et M. Pierlot, l'un, intendant de
+sa maison, et l'autre son secrétaire des commandements; ou bien sa
+partie de trictrac avec monseigneur l'évêque d'Évreux. Pendant la
+partie de l'Impératrice, toutes les jeunes femmes, avec la reine
+Hortense, allaient dans la pièce voisine, et là on dansait, on
+faisait de la musique, on s'amusait enfin.</p>
+
+<p>On a vu par toutes les lettres que j'ai transcrites sur les pièces
+fournies par la reine <i>Hortense elle-même</i>, et dont son fils le
+prince Louis possède toujours les originaux, que l'Empereur était
+aussi bon qu'il est possible de l'être dans la position nouvelle
+qu'il avait choisie pour l'Impératrice Joséphine: elle ne reconnut
+pas cette extrême bonté, je le dis avec peine; et loin d'écouter les
+conseils de l'amitié qui lui étaient évidemment transmis, elle accrut
+elle-même la douleur de sa position.</p>
+
+<p>L'Empereur eut de l'humeur de son retour à la <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> Malmaison,
+en 1810; on le voit dans une lettre par laquelle il est visible
+qu'il ne lui avait pas encore annoncé la grossesse de Marie-Louise.
+Cette lettre, en date du 14 septembre 1810, n'a que quelques lignes;
+mais elle dut porter coup à une personne aussi impressionnable que
+Joséphine pour tout ce qui lui venait de l'Empereur.</p>
+
+<p class="p2 date">«Saint-Cloud, 14 septembre 1810.</p>
+
+<p>»Je reçois ta lettre, et je vois avec plaisir que tu te portes bien;
+l'Impératrice est <i>effectivement</i> grosse de quatre mois. <i>Elle m'est
+fort attachée</i>, etc.»</p>
+
+<p class="p2">On voit par le mot <i>effectivement</i> que l'Empereur confirmait une
+demande presque douteuse.</p>
+
+<p>Oui, il eut à cette époque beaucoup d'humeur du séjour de Joséphine
+en France. Napoléon était l'homme le plus désireux de ne faire
+aucunement parler sur lui et sa famille relativement à leur vie
+privée... Il connaissait assez la France et surtout les salons
+de Paris pour être certain que les beaux parleurs et les belles
+parleuses ne se feraient faute de saisir un si beau sujet de discours
+que celui de l'oraison funèbre de toutes les espérances de Joséphine
+à la naissance d'un héritier de l'Empire; et il avait raison. Pour
+compléter son mécontentement, Joséphine ne lui écrivait que pour lui
+demander de l'argent; il semblait que depuis que cette grossesse
+<span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> de Marie-Louise était annoncée, elle spéculât sur les
+consolations qu'il fallait qu'elle en reçût. Je vois dans une autre
+lettre de l'Empereur en date du 14 novembre 1810:</p>
+
+<p>«... <i>Je ferai les différentes choses que tu me demandes pour ta
+maison</i>... etc.»</p>
+
+<p>Et puis le 8 juin 1811:</p>
+
+<p>«... J'arrangerai toutes les affaires dont tu me parles... etc.»</p>
+
+<p>Et enfin au mois d'août 1813 (25 août):</p>
+
+<p class="p2">«... Mets de l'ordre dans tes affaires; ne dépense que quinze cent
+mille francs par an, et mets de côté quinze cent mille francs; cela
+fera une réserve de quinze millions en dix ans, pour tes petits
+enfants: il est doux de pouvoir faire cette chose pour eux. Au lieu
+de cela, l'on me dit que tu as des dettes. Cela serait bien vilain.
+Occupe-toi de tes affaires, et ne donne pas à qui veut prendre. Si
+tu veux me plaire, fais que je sache que tu as un gros trésor: juge
+combien j'aurais mauvaise opinion de toi si je te savais endettée
+avec trois millions de revenu.</p>
+
+<p>»Adieu, mon amie; porte-toi bien.</p>
+
+<p class="author">»<span class="smcap">Napoléon.</span><a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66" title="Go to footnote 66"><span class="smaller">[66]</span></a>»</p>
+
+<p class="p2"><span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> Cette lettre fit un effet d'autant plus douloureux sur
+l'Impératrice Joséphine, qu'elle fut écrite le jour de la fête de
+Marie-Louise et porte la date du 25 août... Lorsque sa rivale était
+entourée de fleurs, d'hommages, d'encens et de caresses, on lui
+donnait à elle les remontrances, les larmes et les chagrins!...
+Napoléon n'y avait certes pas songé, mais Joséphine le crut, et dans
+de pareils moments, sa dignité de femme était toute en oubli; elle
+fut malade, et la reine Hortense le dit à l'Empereur. Napoléon était
+bon quoiqu'il ne fût pas très-sensible: il envoya aussitôt un page à
+la Malmaison avec une lettre de quelques lignes que voici:</p>
+
+<p class="p2 date">«Trianon, vendredi, huit heures du matin.</p>
+
+<p>»J'envoie savoir comment tu te portes, car Hortense m'a dit que tu
+étais au lit hier. J'ai été fâché contre toi pour tes dettes... Je
+ne veux pas que tu en aies; au contraire, j'espère que tu mettras
+un million de côté tous les ans pour donner à tes petites-filles
+lorsqu'elles se marieront.</p>
+
+<p>»Toutefois, ne doute jamais de mon amitié pour toi, et ne te fais
+aucun chagrin là-dessus, etc.»</p>
+
+<p class="p2">Ces malheureuses dettes faisaient le tourment de l'Empereur, et ce
+tourment était incurable parce que Joséphine était incorrigible;
+partout où elle <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> trouvait une tentation elle y cédait: une
+fois c'était un châle de douze mille francs qu'elle ne pouvait se
+dispenser de prendre parce que la couleur en était unique; une autre
+fois c'était une pièce d'orfévrerie en vermeil, ou bien une parure,
+un tableau; tout cela était acheté aussitôt que présenté. Un jour,
+à Genève, elle va se promener à Prégny<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67" title="Go to footnote 67"><span class="smaller">[67]</span></a>: le site lui plaît; elle
+achète la maison. Qu'est-ce en effet? un chalet un peu plus orné
+qu'un autre; mais ce chalet est trop petit, les femmes de chambre
+sont mal logées, les valets de chambre murmurent: l'Impératrice
+était bonne, elle ne voulait faire crier personne, et pour cela elle
+fait bâtir à Prégny. C'est <i>peu de chose</i>, sans doute, mais ensuite
+il fallut meubler cette maison... on y recevait... Enfin ce chalet
+devint une occasion de dépense; et comme tout est relatif, ce qui
+augmenterait le passif d'un budget d'une fortune de 100,000 francs de
+rentes, de cinq ou six mille au moins, produit relativement le même
+effet dans une maison de prince.</p>
+
+<p>Tout ce que je dis là est bien prosaïque; mais la vie matérielle ne
+l'est-elle pas en effet? Il faut vivre, et les jours n'ont qu'un
+nombre d'heures fixe. Tout doit être régulier comme le cours du
+<span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> temps, et l'Empereur voulait cette régularité autour de lui.
+Duroc avait cimenté sa faveur et l'attachement de l'Empereur pour lui
+par le grand ordre qu'il avait établi dans le palais impérial. Il
+avait voulu, d'après l'ordre de Napoléon mettre le même ordre dans
+les affaires de Joséphine; mais l'entreprise n'avait pu avoir lieu,
+avec elle la chose était impossible.</p>
+
+<p>Toutefois Joséphine, malgré sa légèreté, était foncièrement bonne, et
+son attachement pour Napoléon était profond. Elle avait été blessée
+de cet ordre voilé pour le voyage d'Italie, mais ensuite elle se
+détermina à aller voir sa belle-fille, dont elle était adorée. Elle
+y alla en 1812 et fut reçue à Milan avec enthousiasme;
+elle-même éprouva un très-vif sentiment de bonheur en revoyant ces
+mêmes lieux où la passion la plus brûlante était ressentie pour
+elle, et par quel c&oelig;ur!.. par celui du plus grand homme que
+l'histoire du monde nous présente!... et lorsque cette passion lui
+donnait le bonheur non-seulement du c&oelig;ur, mais de l'orgueil!...
+dans ces mêmes lieux où plus tard cette même affection moins vive,
+mais toujours aussi tendre, lui mettait une nouvelle couronne sur la
+tête... Mais si Joséphine ne retrouva pas ensuite, dans cette cour
+de la vice-reine, ce bonheur qu'elle pleurait, elle y retrouva tout
+le respect, <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> tous les soins que jadis la cour impériale lui
+avait offerts. Sa belle-fille mit sa gloire à remplacer son Eugène,
+comme toujours elle l'appelait, auprès de sa mère.</p>
+
+<p>J'ai peu parlé de la princesse Auguste; j'ai seulement dit combien
+elle était belle. Mais lorsqu'on la connaissait on savait qu'elle
+était encore meilleure; et, comme souveraine, comme princesse, elle
+avait le pouvoir de doubler le charme de la femme dans l'exercice de
+sa bonté, et jamais elle ne perdit un de ses droits. Elle était bien
+aimée à Milan... Le prince Eugène l'adorait.</p>
+
+<p>Je vais transcrire ici une lettre du prince Eugène à sa mère. Cette
+lettre fut écrite par lui du fond de la Russie, où il était, tandis
+que Joséphine avait été consoler sa belle-fille et la soigner dans
+ses couches. Elle fut reçue admirablement... On la logea à la <i>Villa
+Bonaparte</i>, où était la vice-reine, et elle occupa l'appartement du
+vice-roi. Pendant ce voyage la princesse Auguste fut pour elle la
+plus tendre et la plus attentive des filles. Elle était grosse, et
+déjà fort avancée dans sa grossesse. Elle était déjà entourée de
+trois beaux enfants: un garçon et deux filles<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68" title="Go to footnote 68"><span class="smaller">[68]</span></a>. On <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> était
+alors au milieu de l'été de 1812... Les inquiétudes commençaient déjà
+à remplacer les joies et les victoires. En quittant l'Impératrice à
+la Malmaison, j'en reçus la promesse de venir aux eaux d'Aix, avant
+de rentrer en France.</p>
+
+<p>&mdash;«Hélas!» me dit-elle ensuite, «qui sait où nous serons tous cet
+automne!...»</p>
+
+<p>Elle était profondément triste.</p>
+
+<p>La vue de la famille de son fils la ranima. L'impératrice Joséphine
+avait un c&oelig;ur excellent et se plaisait dans ses affections de
+famille. Ses petits-enfants l'adoraient... Le prince Napoléon, fils
+aîné de la reine Hortense, disait un jour, à la Malmaison, en voyant
+partir madame la comtesse de Tascher<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69" title="Go to footnote 69"><span class="smaller">[69]</span></a>, sa cousine, qui allait
+joindre son mari:</p>
+
+<p>&mdash;«Il faut que ma cousine aime bien son mari, pour quitter
+grand'-maman!...»</p>
+
+<p>En voyant la famille de son fils bien-aimé, Joséphine éprouva un
+sentiment de joie bien vif (écrivait-elle elle-même à la reine
+Hortense). Cependant tous ces enfants si beaux... si bien portants...
+ce fils qui aurait dû porter le nom <i>de César</i>, et que Napoléon
+eût peut-être mieux <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> fait de choisir pour son héritier et
+son successeur... toutes ces pensées aussi l'assaillirent et lui
+donnèrent une vive peine au milieu de sa joie. Elle en parlait avec
+un naturel de c&oelig;ur fort touchant. La vice-reine accoucha le 31
+juillet d'une fille<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70" title="Go to footnote 70"><span class="smaller">[70]</span></a>, et l'Impératrice la garda et la soigna comme
+l'aurait pu faire une bourgeoise de la rue Saint-Denis. C'était dans
+de pareils moments que Joséphine était incomparable de bonté et de
+charme de sentiment.</p>
+
+<p class="p2">«Ma bonne mère,» lui écrivait Eugène, «je t'écris du champ de
+bataille. Je me porte bien. L'Empereur a remporté une grande victoire
+sur les Russes. On s'est battu treize heures. Je commandais la
+gauche. Nous avons tous fait notre devoir. J'espère que l'Empereur
+sera content.</p>
+
+<p>»Je ne puis assez te remercier de tes soins, de tes bontés pour ma
+petite famille. Tu es adorée à Milan, comme partout. On m'écrit des
+choses charmantes, et tu as fait tourner les têtes de toutes les
+personnes qui t'ont approchée.</p>
+
+<p>»Adieu. Veux-tu donner de mes nouvelles à ma s&oelig;ur? je lui écrirai
+demain.</p>
+
+<p>»Ton affectionné fils,</p>
+
+<p class="authorsc">»Eugène.»</p>
+
+<p class="p2"><span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> Lorsque l'impératrice Joséphine arriva à Aix en Savoie,
+Aix était rempli de la famille impériale. La princesse Pauline,
+Madame-Mère, la reine d'Espagne, la princesse de Suède: c'était à n'y
+pas tenir pour l'Impératrice, qui savait combien toute cette famille
+avait poussé au divorce. Je l'assurai de ce dont j'étais sûre, c'est
+que la reine Julie n'avait en rien porté l'Empereur à cette action,
+et qu'elle avait au contraire employé son crédit sur lui pour l'en
+empêcher. Quant à la reine de Naples, c'était autre chose, ainsi que
+la princesse Borghèse.</p>
+
+<p>Je trouvai l'Impératrice très-abattue. Les revers de Russie n'étaient
+pourtant pas encore connus, ni même prévus par notre insouciance, ce
+qui est bien étonnant!... Joséphine seule paraissait craindre, elle
+si confiante et si légère!... Il semblait que cette malheureuse femme
+eût une seconde vue du malheur de l'homme dont elle avait été si
+longtemps comme l'étoile préservatrice.</p>
+
+<p>&mdash;«Voyez, me disait-elle, voilà encore un ami de moins pour moi!...
+Tout ce qui m'aime est frappé de mort ou de malheur!»</p>
+
+<p>C'était en apprenant la mort de ce pauvre Auguste de Caulaincourt...
+Sa mère, dame d'honneur de la reine Hortense, et l'une des plus
+anciennes <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> amies de l'Impératrice, était atteinte au c&oelig;ur
+par cette mort de l'un de ses fils, lorsque la blessure faite par
+l'infortune de l'aîné saignait encore!... Le comte de Caulaincourt
+(Auguste) était aussi de mes amis, et de mes amis d'enfance.</p>
+
+<p>L'Impératrice, déjà accablée par tout ce qui l'avait frappée
+depuis quelques années, reçut le dernier coup par les malheurs de
+la campagne de Russie. Hors d'état d'opposer par sa nature une
+résistance assez forte à l'orage qui fondait sur elle et sur ceux
+qu'elle aimait, elle reçut dès lors la première atteinte du coup dont
+elle mourut plus tard. Je la revis à mon retour d'Aix, et la trouvai
+bien changée. Elle était à la Malmaison, et revenait de Navarre, où
+l'humidité du lieu lui avait également fait beaucoup de mal. Il est
+impossible d'être plus aimable qu'elle ne l'était alors. C'était
+avec un charme tout entier d'attraction qu'on se sentait attirer
+vers la Malmaison. À la vérité Joséphine avait été bien heureuse de
+l'ordre qu'avait donné l'Empereur qu'on lui fît voir le roi de Rome;
+l'entrevue avait eu lieu sans que Marie-Louise le sût.</p>
+
+<p>Elle voulait que je fusse à Navarre; mais ma santé s'y opposa
+longtemps. La vie qu'on y menait était au reste à peu près la même
+qu'à la Malmaison. L'Impératrice était seulement plus entourée de
+son <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> service... et madame d'Arberg, investie d'une grande
+confiance par l'Empereur, veillait à ce que l'Impératrice ne fît pas
+des dépenses exagérées, et par là n'éveillât pas le mécontentement
+de l'Empereur. Il y avait aussi une autre chose sur laquelle
+Napoléon appelait toute la surveillance de madame d'Arberg; c'était
+<i>le décorum</i> du rang de l'Impératrice. Ayant appris que Joséphine,
+pour mettre plus de laisser-aller dans les relations qui existaient
+entre les personnes de son service d'honneur et elle, avait permis à
+l'officier commandant sa garde et à ses chambellans de l'accompagner
+à la promenade en habit bourgeois, l'Empereur écrivit à madame
+d'Arberg que l'impératrice Joséphine avait été sacrée, que ce
+caractère <i>était indélébile</i>; qu'elle devait, en conséquence, songer
+à se faire <i>respecter</i>, et qu'il ordonnait que jamais elle ne sortît
+sans être accompagnée par ses officiers en tenue.&mdash;«J'ai oublié les
+pages dans la formation de sa maison, ajoutait Napoléon; mais je les
+nommerai incessamment, et les enverrai.»</p>
+
+<p>Ce qu'il fit peu de temps après.</p>
+
+<p>Le château de Navarre paraît fort grand, et pourtant il contient peu
+de logement. Lorsque la reine Hortense venait voir sa mère, qu'elle
+adorait, et pour qui elle était la plus soigneuse des filles, elle
+logeait, avec son service, dans le petit <span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> château, qui n'est
+séparé du grand que par un petit espace; mais il y a une cour à
+traverser. Aussi gagna-t-on des rhumes dont on ne pouvait guérir que
+longtemps après, pour avoir passé quelques jours à Navarre dans une
+grande chambre où le vent sifflait de tous côtés, et d'une telle
+force, que les rideaux des fenêtres voltigeaient sous le souffle d'un
+vent de bise vraiment glacial, surtout à l'époque de l'année où l'on
+fut voir l'Impératrice. Cette chambre, plus tard, fut comparée par
+moi à l'appartement de lady Rowena, dans <i>Ivanhoé</i>... L'appartement
+de l'Impératrice était chaud et confortable; mais c'était le seul de
+la maison, avec les grandes salles de réception du rez-de-chaussée.</p>
+
+<p>Du temps du duc de Bouillon, Navarre était autrement distribué que
+de celui de Joséphine, mais sa position était la même. La plus
+agréable manière de s'y rendre est de prendre la route de Rouen. De
+Rouen à Évreux le pays est ravissant, les sites ont un aspect tout
+autre que dans le reste de la France; ils sont à la fois fertiles et
+pittoresques. Dans la vallée d'Andelle, au milieu de laquelle s'élève
+le charmant village de Fleury, partout des eaux vives, partout de
+la fraîcheur et de la vie dans la nature qui vous entoure... D'un
+côté, la montagne des Deux-Amants rappelle une vieille <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span>
+légende... d'un autre, on voit Charleval, et tout cela entouré,
+surmonté de collines couvertes de bois, dans lesquels des sources
+jaillissantes entretiennent une continuelle verdure tant que dure
+l'été... Enfin, on traverse Louviers... cette ville, qui fut un temps
+si fameuse par ses fabriques de draps, et qui maintenant n'a plus que
+des souvenirs... Et puis, au milieu d'une jolie vallée, on trouve
+enfin Évreux... l'antique <i>Eburovicum Mediolanum</i> des Romains...
+Évreux était presque entièrement bâtie en bois avant la Révolution;
+depuis, on a beaucoup reconstruit, mais le temps ne peut rien aux
+localités... Navarre est à une fort petite distance d'Évreux. Le
+château a été construit par un des Mansard. L'architecture, quoique
+très-modifiée par les propriétaires successeurs de M. de Bouillon,
+se ressent de la première intention de l'architecte. L'édifice
+<i>d'honneur</i> est surmonté d'une coupole assez mauvaise, destinée à
+couvrir un immense salon central, vaste comme une halle, où venaient,
+du temps du duc, aboutir les divers appartements au rez-de-chaussée.
+Ce salon était octogone. Je ne sais si maintenant il subsiste
+toujours. Le duc de Bouillon avait été d'abord exilé à Navarre, alors
+la plus belle terre de France; et puis ensuite il adopta, par haine
+et ressentiment contre la cour, les <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> opinions démagogiques,
+et mourut tranquille dans son château de Navarre, d'une hydropisie,
+pour laquelle il a subi vingt-trois opérations...</p>
+
+<p>Son intérieur, comme je l'ai dit, était bizarrement ordonné pour
+un homme de son âge... Navarre était renommé pour ses plaisirs de
+chaque jour, soit comme spectacle, chasse, dîners, soupers joyeux,
+et surtout liberté tellement grande, qu'on pouvait l'appeler
+<i>licence</i>... et le pauvre Prince n'allait même pas à table!... Il
+demeurait dans sa chambre à coucher, où tout le monde allait ensuite
+prendre le café. La duchesse de Bouillon, jeune femme de vingt ans,
+sèche et longue personne, vaine, altière, déplaisante comme une
+grande dame, impolie enfin, ce qui est tout dire, faisait tant bien
+que mal les honneurs du château, où personne n'aurait certainement
+été pour elle... Mais, dans ce château, à côté du duc de Bouillon,
+était une femme de quarante-cinq ans, mais belle comme Niobé, bonne
+comme un ange: et cette femme, savez-vous qui elle était? la mère
+de madame la duchesse de Bouillon... La morale murmurait de cette
+réunion, mais je crois avoir dit que ce n'était pas à Navarre qu'il
+fallait aller faire un cours de sévérité de m&oelig;urs. Madame la
+marquise de Banastre avait été longtemps aimée du duc de Bouillon.
+Le marquis vivait... le mariage <span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> de mademoiselle de Banastre
+pouvait seul amener un rapprochement entre deux amis qui n'étaient
+plus que cela. Il eut lieu... Deux mois après, le marquis de Banastre
+meurt à Coblentz!... Voilà du malheur!...</p>
+
+<p>Madame de Banastre était admirablement belle et charmante... Quant à
+sa fille, j'ai tout dit:</p>
+
+<p>Grande dame impertinente.....</p>
+
+<p>Ce mot veut dire sotte, ridicule, méchante, et souvent sans être
+redoutable; ce qui est le plus fâcheux.</p>
+
+<p>Jadis Navarre avait trois jardins: le premier en arrivant par
+l'avenue d'Évreux a été tracé originairement par Le Nôtre... Il avait
+des bassins de marbre blanc, comme à Versailles, avec des <i>mascarous</i>
+en bronze... Le second, dans le genre qu'on appelait alors Anglais,
+avait les plus beaux arbres que la Normandie puisse produire.
+Quelques années avant que Joséphine n'achetât cette terre de Navarre
+j'ai vu là une avenue de plus de cent pieds de largeur, dont les
+arbres séculaires avaient acquis, par le temps, une élévation dont
+rien ne peut donner l'idée... Dans ce même jardin, à la droite du
+château, j'ai vu aussi à cette époque un temple en briques sur un
+modèle antique, avec cette inscription grecque:</p>
+
+<p class="quote">&#917;&#929;&#937;&#932;&#921; &#927;&#933;&#929;&#913;&#925;&#921;&#937;</p>
+
+<p>Ce qui signifie: À l'amour céleste.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> M. de Bouillon avait à Navarre des serres admirables. M. Roy
+les a relevées; et, en tout, il a fait grand bien à la propriété de
+Navarre.</p>
+
+<p>Lorsque l'Impératrice l'eût en sa possession, il y avait pourtant de
+grands dégâts occasionnés par les eaux. Deux rivières entourent les
+jardins; l'<i>Iton</i> et l'<i>Eure</i>. Leurs eaux fournissent aux bassins,
+aux cascades, dont la moitié sans doute a été supprimée, mais dont il
+reste encore assez pour que les conduits, n'étant pas bien soignés et
+se brisant, répandent les eaux qu'ils amènent et causent de grands
+inconvénients. Quoi qu'il en soit, Navarre fut et sera toujours un
+très-beau lieu.</p>
+
+<p>Pour donner une idée de ce qu'il était au temps du duc de Bouillon,
+j'ai abandonné celui de Joséphine, précisément au moment où j'allais
+raconter comment se passait la Saint-Joseph à Navarre. C'était alors
+et dans les deux mois qui suivaient, le plus délicieux séjour de
+France. La nature reprenait alors sa robe fleurie, et, plus tard,
+les belles eaux de l'<i>Eure</i> et de l'<i>Iton</i> donnaient une vie presque
+intellectuelle à cette nature si admirable, qui entourait le château
+et présentait, à chaque pas, un site à observer, un éloge à donner.</p>
+
+<p>Ce 19 mars dont je parle, à dix heures du matin; une troupe de
+jeunes filles toutes fraîches et <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> jolies, et des familles
+les plus distinguées de la province, vint d'Évreux à Navarre pour
+présenter les v&oelig;ux de la ville à l'Impératrice. Elle faisait
+beaucoup de bien dans le pays, et elle donnait immensément; elle
+avait fondé une école pour de pauvres orphelines où elles apprenaient
+à faire de la dentelle. L'Impératrice avait encore donné à la ville
+d'Évreux des marques d'intérêt qui lui avaient gagné le c&oelig;ur des
+habitants. Non-seulement elle s'était occupée de leurs besoins, en
+venant à l'aide des pauvres jeunes filles orphelines, mais encore
+elle songeait aux plaisirs des gens d'Évreux. Elle avait acheté un
+grand et beau terrain pour y faire construire une salle de spectacle,
+et, de plus, une autre portion de terrain, qui devait agrandir la
+promenade, que l'Impératrice devait faire entièrement replanter,
+et orner de plus de dix mille pieds d'églantiers, greffés des plus
+belles espèces de roses. Aussi la ville, dans sa reconnaissance, lui
+adressa-t-elle des vers qui lui furent récités par une très-agréable
+personne, dont j'ai oublié le nom, mais qui était fille du maire
+d'Évreux à cette époque. Elle ne fut embarrassée que ce qu'il fallait
+pour la pudeur gracieuse d'une jeune fille. L'entrée de toutes ces
+jeunes personnes fut charmante: elles avaient fait un dôme de toutes
+les fleurs printanières, sous lequel était placée la jeune fille du
+maire, <span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> portant le buste de l'Impératrice. Lorsqu'elle <i>eut
+récité</i> son compliment en vers, on servit un très-beau déjeuner,
+auquel Joséphine assista, et après lequel elle leur fit à toutes de
+charmants présents.</p>
+
+<p>Elle était fort tourmentée de la pensée que ce qu'on voulait faire
+pour elle pouvait déplaire à Marie-Louise, et par suite à l'Empereur.
+Elle m'en parla.</p>
+
+<p>&mdash;«Ils veulent faire des réjouissances à Évreux, me dit-elle; vous,
+qui habitez Paris, et qui connaissez mieux que tout ce qui m'entoure
+l'esprit de la cour des Tuileries, qu'en pensez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je pense, madame, que tout ce qui rappelle voire nom à une certaine
+personne trouble son sommeil, sans néanmoins l'empêcher de dormir;
+car, pour cela, je crois la chose impossible.»</p>
+
+<p>Joséphine se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;«Vous ne l'aimez pas? me dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Non, madame</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi cela?</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'elle me déplaît... et je ne suis pas la seule... Je crois
+donc que votre majesté doit fort peu s'inquiéter si Marie-Louise
+est ou non tourmentée par les cris d'amour et de reconnaissance
+de Navarre et d'Évreux... Je ne puis, d'ailleurs, donner un avis
+d'après moi... Rien ne <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> m'inspire moins de pitié et d'intérêt
+que le bas et vil sentiment de l'envie.»</p>
+
+<p>Malgré ce qu'on lui dit, l'Impératrice défendit toute démonstration
+publique à Évreux; mais ce fut en vain, on illumina dans toute
+la ville... On fit des feux de joie, non-seulement dans la ville
+d'Évreux, mais dans les villages autour de Navarre, où l'Impératrice
+répandait une foule de bienfaits. Comme l'Impératrice ne voulait
+aucune fête ostensible, on ne joua pas la comédie au château, mais M.
+Deschamps<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71" title="Go to footnote 71"><span class="smaller">[71]</span></a> y suppléa en faisant de jolis couplets de circonstance,
+si pourtant il en est de jolis dans ce cas-là; mais il aimait
+l'Impératrice, et le c&oelig;ur a toujours de l'esprit!...</p>
+
+<p>Ce fut le soir, après dîner, qu'on vit entrer dans le grand salon une
+troupe de paysans, parmi lesquels se trouvaient des hommes et des
+femmes habillés en costume de ville; c'était une députation <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span>
+des villages entourant Navarre, qui venait complimenter Joséphine
+sur le 19 mars. Toute cette troupe, qui n'était autre chose que
+les habitants ordinaires de Navarre, entonna d'abord le bel air de
+Roland, de Méhul, et fit son entrée par un ch&oelig;ur général:</p>
+
+<table class="auto center" style="width: 20em;" border="0" summary="Poésie.">
+<tr>
+<td class="left">
+
+<div class="poem10">
+<p class="add2em">Sur l'air: <i>Le roi des preux, le fier Roland</i>.</p>
+
+<p>Comme nos c&oelig;urs, joignons nos voix,<br>
+ Chantons l'auguste Joséphine:<br>
+ Aux fleurs qui naissent sous ses lois<br>
+ Sa main ne laisse point d'épines.<br>
+ Partout la suit de ses bienfaits,<br>
+ Ou l'espérance ou la mémoire;<br>
+ De Joséphine pour jamais<br>
+ Vive le nom! vive la gloire (<i>bis</i>)!</p>
+</div>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME D'AUDENARDE LA MÈRE</span><a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72" title="Go to footnote 72"><span class="smaller">[72]</span></a>.</p>
+
+<div class="poem10">
+<p class="add2em"><span class="smcap">Air</span>: <i>Partant pour la Syrie</i>.</p>
+
+<p>Longtemps d'un fils que j'aime<br>
+ J'enviai le bonheur;<br>
+ Mais près de vous moi-même,<br>
+ Rien ne manque à mon c&oelig;ur.<br>
+ Si tous les dons de plaire<br>
+ Forment vos attributs,<br>
+ Hommage, amour sincère,<br>
+ Pour vous sont nos tributs. (<i>bis.</i>)</p>
+</div>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> MADAME GAZANI.</p>
+
+<div class="poem10">
+<p class="add2em">Sur l'air: <i>À deux époques de la vie</i>.</p>
+
+<p>Gênes me vit dès mon jeune âge<br>
+ Brûler d'être à vous pour jamais:<br>
+ Votre &oelig;il distingua mon hommage,<br>
+ Votre c&oelig;ur combla mes souhaits.<br>
+ À vos bontés, à leur constance,<br>
+ Je dois tout!... et puissent vos yeux<br>
+ Voir ici ma reconnaissance,<br>
+ Comme à Gênes ils virent mes v&oelig;ux<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73" title="Go to footnote 73"><span class="smaller">[73]</span></a>.</p>
+</div>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> MADAME DE COLBERT (AUGUSTE).</p>
+
+<p class="poem10">
+ Dans les murs de Charlemagne,<br>
+ J'ai pu vous offrir mes v&oelig;ux;<br>
+ D'une fête de campagne,<br>
+ Pour vous nous formions les jeux.<br>
+ Ce temps qu'ici tout rappelle<br>
+ Vient de ranimer mon c&oelig;ur:<br>
+ En retrouvant tout mon zèle,<br>
+ J'ai retrouvé mon bonheur<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a><a href="#footnote74" title="Go to footnote 74"><span class="smaller">[74]</span></a>.</p>
+</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> Les plus jolis vers furent ceux de mademoiselle de Mackau.</p>
+
+<table class="auto center" style="width: 20em;" border="0" summary="Poésie.">
+<tr>
+<td class="left">
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">MADEMOISELLE DE MACKAU.</span><a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75" title="Go to footnote 75"><span class="smaller">[75]</span></a></p>
+
+<div class="poem10">
+<p class="add2em"><span class="smcap">Air</span>: <i>L'hymen est un lien charmant</i>.</p>
+
+<p>Loin d'elle j'ai dû regretter<br>
+ Une princesse auguste et chère:<br>
+ Manheim l'adore et la révère,<br>
+ Et j'ai pleuré de la quitter.<br>
+ Mais quand j'ai vu de son image<br>
+ Le modèle dans notre cour,<br>
+ Mon c&oelig;ur sentit un doux présage;<br>
+ Bientôt les charmes du séjour<br>
+ Ont séché des pleurs du voyage.</p>
+</div>
+</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Mademoiselle de Castellane chanta aussi un couplet que je ne puis
+retrouver, pas plus, au reste, que mademoiselle de Castellane
+n'a retrouvé <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> la reconnaissance et la mémoire pour les
+bienfaits sans nombre dont Joséphine l'a comblée, bienfaits portés
+au point, par exemple, de payer sa pension chez madame Campan, où
+elle fut élevée avec sa s&oelig;ur. Elle l'a <i>mariée</i>, <i>dotée</i>; elle
+lui a donné un très-beau trousseau; enfin, elle a fait pour elle
+et mademoiselle de Mackau ce qu'elle n'a fait pour aucune de ses
+filleules. Mademoiselle de Mackau en est demeurée reconnaissante;
+mais mademoiselle de Castellane le fut si peu, qu'après la mort de
+Joséphine, la reine Hortense ne la vit qu'une fois pendant l'année
+1814!...</p>
+
+<p>Ah! cela fait mal... Reprenons la suite du récit de la Saint-Joseph,
+à Navarre.</p>
+
+<p>Mademoiselle Georgette Ducrest était alors à Navarre. Jolie comme un
+ange, fraîche comme une rose, aimant l'Impératrice d'une véritable
+affection, elle s'avança vers elle avec une émotion touchante qui
+n'enleva rien au charme ravissant de sa voix, qui alors était dans
+toute sa beauté. Elle chanta aussi un couplet fort joli sur l'air de
+<i>Joseph</i>.</p>
+
+<p>Lorsque tout ce qui portait <i>l'habit</i> de ville fut entendu, alors
+arriva la députation villageoise. C'était madame Octave de Ségur
+et M. de Vieil-Castel, habillés en paysans, Colette et Mathurin.
+<span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> Ils rappelaient, dans leurs couplets alternativement
+chantés, les bienfaits de l'Impératrice.</p>
+
+<table class="auto center" style="width: 20em;" border="0" summary="Poésie.">
+<tr>
+<td class="left">
+<p class="speakersc">MATHURIN.</p>
+
+<p class="poem10">Sur nos monts, v'là qu'on amène<br>
+ Des parures d'arbrisseaux,<br>
+ Et que l'on fait de la plaine<br>
+<span class="add2em">Partir les eaux<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76" title="Go to footnote 76"><span class="smaller">[76]</span></a>.</span></p>
+
+<p class="speakersc">COLETTE.</p>
+
+<p class="poem10">Dans Évreux, ses mains soutiennent<br>
+ Pour les arts d'heureux berceaux,<br>
+ Ousque les jeunes filles apprennent<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77" title="Go to footnote 77"><span class="smaller">[77]</span></a><br>
+<span class="add2em">Mieux qu' leux fuseaux.</span></p>
+
+<p class="speakersc">MATHURIN.</p>
+
+<p class="poem10">All' veut qu' les promenades y prennent<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78" title="Go to footnote 78"><span class="smaller">[78]</span></a><br>
+<span class="add2em">D'salignements nouveaux,</span><br>
+ <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> Et qu'on ôte à <i>Marpomène</i><br>
+ Ses vieux tréteaux<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79" title="Go to footnote 79"><span class="smaller">[79]</span></a>.</p>
+
+<p class="speakersc">COLETTE.</p>
+
+<p class="poem10">Si tous ceux qui, dans leur peine,<br>
+ Ont eu part à ses cadeaux,<br>
+ D'un' fleur lui portait l'étrenne,<br>
+<span class="add2em">L'bouquet s'rait beau, etc.</span></p>
+</td>
+</table>
+
+<p>M. de Turpin de Crissé, chambellan de Joséphine, connu par son joli
+talent de peinture, fit ce jour-là, pour l'Impératrice, une chose
+charmante. C'était un jeu de cartes, dont les figures représentaient
+toute la société habituelle de Navarre. J'ai rarement vu quelque
+chose de plus gracieux que ce jeu de cartes.</p>
+
+<p>Quant à l'Impératrice, elle se souhaita à elle-même sa fête, en
+donnant des aumônes très-abondantes à tous les pauvres des environs;
+les bénédictions durent être grandes dans cette journée.</p>
+
+<p>Puisque j'ai parlé d'une Saint-Joseph à Navarre, je vais en
+rapporter une qui avait eu lieu à la Malmaison, <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> quelques
+années avant; l'Empereur était en Allemagne à cette époque.</p>
+
+<p>Nous organisâmes la fête de l'Impératrice, en l'absence de la reine
+Hortense. La reine de Naples et la princesse Pauline, qui pourtant
+n'aimaient guère l'Impératrice, mais qui avaient rêvé qu'elles
+jouaient bien la comédie, voulurent se mettre en évidence, et deux
+pièces furent commandées. L'une à M. de Longchamps, secrétaire des
+commandements de la grande-duchesse de Berg; l'autre, à un auteur de
+vaudevilles, un poëte connu. Les rôles furent distribués à tous ceux
+que les princesses nommèrent, mais elles ne pouvaient prendre que
+dans l'intimité de l'Impératrice qui alors était encore régnante.</p>
+
+<p>La première de ces pièces était jouée par la princesse Caroline
+(grande-duchesse de Berg), la maréchale Ney, qui remplissait
+à ravir<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a><a href="#footnote80" title="Go to footnote 80"><span class="smaller">[80]</span></a> un rôle de vieille, madame de Rémusat, madame de
+Nansouty<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81" title="Go to footnote 81"><span class="smaller">[81]</span></a> et madame de Lavalette<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82" title="Go to footnote 82"><span class="smaller">[82]</span></a>; <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> les hommes étaient
+M. d'Abrantès, M. de Mont-Breton<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83" title="Go to footnote 83"><span class="smaller">[83]</span></a>, M. le marquis d'Angosse<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84" title="Go to footnote 84"><span class="smaller">[84]</span></a>, M.
+le comte de Brigode<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85" title="Go to footnote 85"><span class="smaller">[85]</span></a>, et je ne me rappelle plus qui. Dans l'autre
+pièce, celle de M. de Longchamps, les acteurs étaient en plus petit
+nombre, et l'intrigue était fort peu de chose. C'était le maire de
+Ruel qui tenait la scène, pour répondre à tous ceux qui venaient lui
+demander un compliment pour la bonne <i>Princesse</i> qui devait passer
+dans une heure. Je remplissais le rôle d'une petite filleule de
+l'Impératrice, une jeune paysanne, venant demander un compliment au
+maire de Ruel. Le rôle du maire était admirablement bien joué par
+M. de Mont-Breton. Il faisait un compliment stupide, mais amusant,
+et voulait me le faire répéter. Je le comprenais aussi mal qu'il me
+l'expliquait; là était le comique de notre scène, qui, en effet, fut
+très-applaudie.</p>
+
+<p>M. le comte de Brigode était, comme on sait, excellent musicien
+et avait beaucoup d'esprit. Il fit une partie de ses couplets et
+la musique, ce <span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> qui donna à notre vaudeville un caractère
+original que l'autre n'avait pas. Je ne puis me rappeler tous les
+couplets de M. de Brigode, mais je crois pouvoir en citer un, c'est
+le dernier. Il faisait le rôle d'un incroyable de village, et pour
+ce rôle il avait un délicieux costume. Il s'appelait Lolo-Dubourg;
+et son chapeau à trois cornes d'une énorme dimension, qui était
+comme celui de Potier dans <i>les Petites Danaïdes</i>, son gilet rayé,
+<i>à franges</i>, son habit café au lait, dont les pans en queue de morue
+lui descendaient jusqu'aux pieds, sa culotte courte, ses bas chinés
+avec des bottes à retroussis, deux énormes breloques en argent qui
+se jouaient gracieusement au-dessous de son gilet: tout le costume,
+comme on le voit, ne démentait pas <i>Lolo-Dubourg</i>, et, lui-même, il
+joua le rôle en perfection.</p>
+
+<p>Lorsque le vaudeville fut fini, et que nous eûmes chanté nos
+couplets qui, en vérité, étaient si mauvais que j'ai oublié le mien,
+Lolo-Dubourg s'avança sur le bord de la scène et chanta avec beaucoup
+de goût, comme il chantait tout, bien qu'il n'eût que très-peu de
+voix, le couplet que voici et qui est de lui ainsi que la musique:</p>
+
+<p class="poem10">
+ Je souhaite à Sa Majesté,<br>
+ D'abord, tout ce qu'elle désire,<br>
+ <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> Ensuite une bonne santé,<br>
+ Et puis toujours de quoi pour rire.<br>
+ Elle, étant Reine, et ne pouvant<br>
+ Lui souhaiter une couronne,<br>
+ Je lui souhaite seulement<br>
+ Autant de bonheur qu'elle en donne.</p>
+
+<p>La musique était charmante. J'en ai gardé le souvenir comme si je
+l'avais entendue hier.</p>
+
+<p>Madame de Nansouty chanta comme elle chantait toujours, c'est-à-dire
+admirablement. En vérité, elle devait bien rire en entendant la
+reine de Naples et la princesse Pauline qui divaguaient à l'envi en
+s'agitant sur ce malheureux théâtre, où toutes deux auraient mieux
+fait de ne pas monter; elles étaient vraiment aussi mauvaises qu'on
+peut l'être, et de plus, à cette époque, la princesse Caroline
+surtout avait encore beaucoup d'accent. Rien ne ressemble à cela;
+mais c'était surtout le chant!... On ne peut malheureusement pas
+rendre l'effet de deux voix qui donnent continuellement le son d'une
+note pour une autre, et cela sans aucune mesure. La grande-duchesse
+de Berg était bien jolie au reste ce jour-là, quoique bien mauvaise:
+elle avait un costume de paysanne, tout blanc, une croix d'or
+attachée avec un velours noir. Ce velours faisait ressortir la
+blancheur de ses épaules et de sa poitrine; elle était d'autant
+mieux, que <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> déjà fort commune de tournure et de taille, cet
+inconvénient dans une souveraine est inaperçu dans une paysanne; il
+place même en situation. Mais, qui ne l'était d'aucune manière, c'est
+qu'on imagina de la faire chanter avec le duc d'Abrantès. Ils étaient
+amoureux l'un de l'autre dans cette pièce; et depuis le commencement
+jusqu'à la fin, au grand amusement de tout le monde, excepté de moi
+et de Murat s'il y eût été, ils se faisaient toutes les <i>câlineries</i>
+possibles. Ils étaient nés le même jour; ils s'appelaient Charles et
+Caroline; enfin c'étaient des délicatesses de sentiment à n'en pas
+finir... On trouvait donc que cela était déjà assez bien comme cela,
+lorsqu'on entendit le refrain d'un air <i>nouveau</i>, et voilà Charles
+et Caroline qui s'avancent en se tenant par la main et qui chantent
+à deux voix sur l'air: <i>Ô ma tendre musette!</i> un couplet, dont j'ai
+par malheur oublié le commencement, mais dont voici la fin; le
+commencement était de même force et faisait allusion à ce même jour
+d'une commune naissance:</p>
+
+<p class="poem10">
+ Si le ciel que j'implore<br>
+ Est propice à mes v&oelig;ux,<br>
+ Un même jour encore<br>
+ Verra fermer nos yeux.</p>
+
+<p>C'était bien comique à voir et à entendre. <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> M. d'Abrantès
+avait la voix très-juste, mais il ne l'avait jamais travaillée; elle
+était forte, puissante et assez basse pour chanter le rôle de Basile
+dans le <i>Barbier</i>. Qu'on juge de l'effet de cette voix de lutrin qui
+voulait être tendre avec la voix de soprano de la princesse Caroline,
+criarde, aigre et fausse au dernier point! C'était à s'enfuir si on
+n'avait pas autant ri.</p>
+
+<p>Quant à la princesse Pauline, elle était si charmante qu'elle ne
+pouvait jamais prêter à rire; quoi qu'elle dît, elle était écoutée;
+le moyen de ne pas entendre ce qui sortait d'une si jolie bouche!
+mais elle nous a bien souvent donné la comédie pendant les quinze
+jours de répétition: elle ne répétait que dans son fauteuil, et
+lorsque M. de Chazet ou M. de Longchamps lui représentaient, dans
+leur intérêt d'auteur, qu'elle devait se lever. Elle répondait
+toujours:</p>
+
+<p>&mdash;«<i>Ne vous inquiétez pas, le jour de la représentation, je
+marcherai.</i>»</p>
+
+<p>Ces deux pièces furent cependant représentées devant un public fort
+imposant, l'Impératrice et une grande partie de la cour, cabale sans
+indulgence et très-disposée à nous critiquer, le corps diplomatique,
+l'archi-chancelier et tous les grands dignitaires qui étaient alors
+à Paris. Nous <span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> étions arrivés le matin avant le déjeuner,
+pour présenter nos v&oelig;ux à l'Impératrice.</p>
+
+<p>Je lui avais conduit mes enfants auxquels elle fit des cadeaux
+charmants, particulièrement à Joséphine, sa filleule. Après le
+déjeuner, on fut se promener; on revint, il y eut un grand dîner,
+puis nous nous habillâmes et la représentation eut lieu ainsi que je
+l'ai dit; après qu'on fut sorti du théâtre, nous revînmes dans la
+galerie dans nos costumes: l'Impératrice nous l'ayant demandé; et
+puis on dansa; mais comme il était tard et qu'on était fatigué, le
+bal fut court.</p>
+
+<p>Toutes les Saint-Joseph étaient à peu près comme cette dernière; et
+même lorsque la reine Hortense était à Paris, il n'y avait rien de
+plus.</p>
+
+<p>Mais laissons les fêtes pour rentrer dans le cours des événements.</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> QUATRIÈME PARTIE.</h2>
+
+<h3>LA MALMAISON. 1813-1814.</h3>
+
+<p>L'Impératrice n'était plus à Navarre<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86" title="Go to footnote 86"><span class="smaller">[86]</span></a> lorsqu'on apprit que les
+premiers revers commençaient pour nous; elle en fut attérée! jamais
+elle n'avait pu séparer sa cause, non plus que sa vie, de celle de
+l'homme unique auquel son existence était liée. La femme de Napoléon
+est un être prédestiné; ce n'est pas une femme ordinaire, tout ce qui
+tient à cet homme est providentiel comme lui-même... Il n'appartient
+pas à l'humanité de séparer de lui ce que lui-même a choisi... Oh!
+comment Marie-Louise n'a-t-elle pas compris la sainte et haute
+mission qu'elle avait reçue d'en haut en devenant la compagne de
+cet homme? Joséphine, malgré sa légèreté habituelle, l'avait bien
+comprise, elle!... et elle n'aurait pas failli lorsque le jour du
+malheur arriva.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> Les événements devenaient de plus en plus sinistres;
+l'Impératrice était à Malmaison, redoutant l'arrivée d'un courrier,
+lorsqu'elle reçut d'Aix en Savoie la nouvelle de l'horrible malheur
+arrivé à la cascade du moulin.</p>
+
+<p>La reine Hortense est une des femmes les plus malheureuses que j'aie
+connues: depuis l'âge de seize ans je l'ai toujours suivie, et j'ai
+vu en elle un des êtres les plus excellents, et cependant toujours
+frappé au c&oelig;ur. Lorsqu'elle se maria, ce fut contre sa volonté
+et celle de son affection toute portée vers un autre lien. Quelques
+années plus tard, elle perdit son fils.., son premier-né! et l'on
+sait que ses enfants furent toujours pour elle la première de ses
+affections. Ensuite vint la perte d'une couronne, sa séparation<a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87" title="Go to footnote 87"><span class="smaller">[87]</span></a>
+avec son mari; ce ne fut que pendant les trois années qui suivirent
+cette séparation qu'elle eut un moment de tranquillité que des
+souvenirs récents troublaient encore!..</p>
+
+<p>Le 1<sup>er</sup> janvier 1813, elle se leva avec une terreur que rien ne put
+dissiper.</p>
+
+<p>&mdash;«Mon Dieu, me dit-elle, lorsque je la vis ce même jour à la
+Malmaison, où j'avais été présenter mes v&oelig;ux de nouvel an à
+l'Impératrice, <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> que nous arrivera-t-il cette année après les
+malheurs de celle qui vient de finir?»</p>
+
+<p>Je cherchai à la rassurer, mais elle était inquiète pour son frère,
+et ses affections la rendaient superstitieuse. Non-seulement
+l'Impératrice ne la guérissait pas de ses terreurs, mais elle y
+ajoutait. Elle venait de lui donner une ravissante parure en pierres
+de couleur estimée plus de vingt-cinq mille francs: c'était bien cher
+pour une parure de fantaisie.</p>
+
+<p>Joséphine était très-superstitieuse, comme on le sait. Aussitôt
+qu'elle me vit, elle vint à moi et me dit très-sérieusement:</p>
+
+<p>&mdash;«Avez-vous remarqué que cette année commence un vendredi et porte
+le chiffre 13?..»</p>
+
+<p>C'était vrai, mais je répondis en tournant la chose en plaisanterie:</p>
+
+<p>&mdash;«Non, non, dit-elle, cela annonce de grands désastres!.. et des
+malheurs particuliers.»</p>
+
+<p>Hélas! plus tard, je me suis rappelé ces sinistres paroles; elle
+n'avait que trop raison!</p>
+
+<p>La reine Hortense fut aux eaux d'Aix en Savoie; sa mère demeura
+à la Malmaison. J'étais alors fort souffrante d'une grossesse
+pénible et de la douleur que j'éprouvais de la perte récente de
+<span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> deux amis!.. l'un surtout!..<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88" title="Go to footnote 88"><span class="smaller">[88]</span></a> Oh! quel souvenir de ces
+temps désastreux!.. Aussi, lorsque j'arrivai à la Malmaison et que
+l'Impératrice me parla de ces signes presque funestes, je ne pus lui
+répondre; cependant je cherchai à la rassurer... Mais la mort de
+Duroc<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89" title="Go to footnote 89"><span class="smaller">[89]</span></a> et de Bessières, celle de Bessières surtout <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> lui
+avait causé un grand trouble et avait amené dans cet esprit déjà
+vivement frappé des terreurs nouvelles; mes paroles furent à peine
+entendues par elle... Hélas! je cherchais à la rassurer, et moi-même
+je ne savais pas que la mort touchait déjà une tête qui m'était bien
+chère et que le crêpe du deuil, qui allait envelopper ma famille, se
+déployait déjà au-dessus d'elle.</p>
+
+<p>L'Impératrice était bonne, mais elle ne pouvait oublier tout ce que
+Duroc avait à lui reprocher... <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> Sa conscience lui en disait
+trop à cet égard pour qu'elle pût le regretter autant que Bessières.</p>
+
+<p>À propos de cette affaire, qui causa le malheur de bien des
+destinées, je dirai que Bourienne <i>a menti</i> autant qu'on peut mentir,
+en parlant de la reine Hortense comme il l'a fait, ainsi que de
+Duroc. Quelle que fut la relation qui existait entre eux, jamais M.
+de Bourienne n'a été autorisé à confesser <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> lâchement qu'il
+trahissait un secret, ce qu'il a dit lui-même dans ses Mémoires.
+Telle était, au reste, la turpitude de cet homme qu'il aime mieux
+s'avouer comme faisant un métier peu honorable que de se mettre
+tout-à-fait à l'écart ou dans l'ombre... Cet homme est le type de la
+haine impuissante, se nourrissant de son venin, et produisant une
+nature monstrueuse d'ingratitude inconnue jusqu'à lui!.. Ces paroles
+âcres et mensongères, sont empreintes d'une rage vindicative qui se
+répand comme la bave du boa sur tout ce qu'il approche... Tout ce
+qui amena la cause pour laquelle l'Empereur l'a éloigné de lui était
+marqué, on le sait, d'un signe réprobateur. Quelle est la langue qui
+peut articuler les injures que la sienne a proférées <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> sur
+l'infortune de l'homme qui fut pour lui plus qu'un bienfaiteur!...
+l'homme qui fut son ami... Le jour où je fus à la Malmaison,
+l'Impératrice me parla de Bourienne et me dit qu'il perdait un
+ami dans Duroc. Je la désabusai à cet égard. Duroc ne pouvait pas
+être l'ami d'un ennemi de l'Empereur, et de plus à cet égard-là je
+connaissais les sentiments de Duroc relativement à Bourienne.</p>
+
+<p>Un jour, un bruit sinistre se répand dans Paris: on racontait que
+madame de Broc avait péri misérablement dans la cascade du moulin
+à Aix en Savoie... Mon frère fut déjeuner à la Malmaison, et me
+rapporta la certitude de cette catastrophe... L'infortunée était
+morte à vingt-quatre ans<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90" title="Go to footnote 90"><span class="smaller">[90]</span></a>, sous les yeux de son amie et sans avoir
+pu être secourue à temps!</p>
+
+<p>Mon frère me remit un petit billet de l'Impératrice qui ne contenait
+que ce peu de mots:</p>
+
+<p>&mdash;«<i>Que vous avais-je dit?</i>»</p>
+
+<p>Ces paroles avaient une sorte de signification sinistre qui me glaça
+le c&oelig;ur... Qu'allait-il arriver, grand Dieu!!..</p>
+
+<p>Je fus à la Malmaison, quoique mon état me défendît d'aller en
+voiture. Je trouvai le salon <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> morne et abattu; chacun
+craignait pour soi. M. de Beaumont seul était comme toujours; M. de
+Turpin avait été envoyé auprès de la reine Hortense pour lui porter
+tous les regrets de sa mère. Cependant rien ne justifiait encore à
+cette époque un pressentiment de malheurs publics; Lutzen et Bautzen
+avaient remonté l'esprit de la France, et toutes les fois néanmoins
+que je suis allée à la Malmaison, j'ai trouvé la salon dans cette
+humeur morne dont j'ai parlé. Cependant les femmes qui formaient le
+cercle intime de l'Impératrice à la Malmaison étaient presque toutes
+jeunes et jolies, du moins en ce qui était de son service d'honneur.
+Madame Octave de Ségur, madame Gazani, madame de Vieil-Castel, madame
+Wathier de Saint-Alphonse, mademoiselle de Castellane, madame Billy
+Van Berchem, mesdemoiselles Cases, madame d'Audenarde la jeune, qui
+pouvait être regardée comme de la maison, et qui était une des plus
+belles personnes de l'époque, et si l'on ajoute à cette liste déjà
+nombreuse, le nom de mademoiselle Georgette Ducrest, et plus tard
+celui des deux demoiselles Delieu, on voit que ce cercle intérieur
+pouvait donner un mouvement bien agréable comme société au château de
+Malmaison.</p>
+
+<p>Cette dernière habitation était même bien plus <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> propre à
+cela que Navarre. Cette demeure, plus royale peut-être, imposait
+davantage, et puis, la distance était trop grande pour hasarder une
+visite, si l'impératrice Joséphine ne les provoquait pas, dans la
+crainte d'en être mal reçu.</p>
+
+<p>Mais à la Malmaison, on y venait facilement; aussi l'Impératrice
+avait-elle quelquefois, le soir, jusqu'à cinquante ou soixante
+personnes dans son salon: la duchesse de Raguse, la duchesse de
+Bassano, la comtesse Duchatel, la maréchale Ney, madame Lambert,
+une foule de femmes agréables, lorsque même elles n'étaient pas
+très-jolies, ce qui arrivait souvent. Quant aux hommes, ils étaient
+moins nombreux; car à cette époque, tous étaient employés. Ceux qui
+n'étaient pas au service étaient auditeurs au Conseil d'État. Parmi
+les chambellans même, il s'en trouvait qui voulaient aussi connaître
+nos gloires et nos malheurs, et qui partaient pour l'armée; témoin
+M. de Thiars, chambellan de l'Empereur, qui fut intendant d'une
+province en Saxe, je crois, et qui fut victime d'une ancienne rancune
+impériale, ce qui, je dois le dire, n'est pas généreux<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91" title="Go to footnote 91"><span class="smaller">[91]</span></a>.</p>
+
+<p>Les hommes étaient donc en moins grand nombre <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> que les
+femmes. On voyait quelquefois un aide-de-camp, un officier qui venait
+de l'armée pour apporter une dépêche; et cette arrivée donnait de la
+tristesse dans les maisons où il allait se montrer un moment, dans
+les quarante-huit heures qu'il passait à Paris. Les désastres ne
+pouvaient déjà plus se céler...</p>
+
+<p>La société de l'Impératrice fut même diminuée par l'absence de M. de
+Turpin, qu'elle envoya auprès de la reine Hortense, à Aix, en Savoie.
+C'était un homme doux, agréable, de bonne compagnie, et possédant un
+ravissant talent, comme chacun sait<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92" title="Go to footnote 92"><span class="smaller">[92]</span></a>.</p>
+
+<p>Il a fait de ravissantes vignettes à l'album des romances de la
+Reine, ainsi qu'à un album que possédait l'Impératrice... Je crois
+que l'album, avec les dessins originaux des romances de la Reine, a
+été donné par Joséphine à l'empereur Alexandre...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> Une agréable diversion qui se rencontrait ce même été dans
+le salon de la Malmaison, c'étaient les enfants de la Reine. Jamais
+un moment d'ennui ne se montrait lorsqu'ils étaient là. L'aîné, celui
+qui a péri si tragiquement devant Rome, était réfléchi et rempli de
+moyens. Le second, celui qui existe, était joli comme la plus jolie
+petite fille, et son esprit ne le cédait pas à celui de son frère. On
+l'appelait alternativement <i>la princesse Louis</i>, ou bien <i>Oui-Oui</i>.
+Je ne sais à propos de quoi cette dernière façon de transformer un
+nom... Quoi qu'il en soit, <i>Oui-Oui</i> avait une vivacité de pensée
+que n'avait pas son frère; et puis une volonté de tout connaître,
+qui était quelquefois très-amusante. L'Impératrice était idolâtre
+de ses petits-enfants. Elle veillait elle-même à ce que tout ce que
+leur mère avait prescrit pour leurs études et pour leur régime
+fût exactement suivi. Tous les <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> dimanches, ils dînaient et
+déjeunaient avec leur grand'-mère. Un jour, l'Impératrice reçut de
+Paris deux petites poules d'or qui, au moyen d'un ressort, pondaient
+des &oelig;ufs d'argent. Elle fit venir les jeunes princes et leur dit:</p>
+
+<p>&mdash;«Voilà ce que votre maman vous envoie d'Aix, en Savoie, où elle est
+à présent.»</p>
+
+<p>Cette preuve de bonté désintéressée de Joséphine me toucha
+beaucoup... Elle dément ce qu'on dit, avec, au reste, bien peu de
+fondement, sur les rapports d'affection qui existent entre une
+grand'-mère et ses petits-enfants<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93" title="Go to footnote 93"><span class="smaller">[93]</span></a>.</p>
+
+<p>Vers la fin de 1813, la société de la Malmaison prit un aspect
+vraiment lugubre. Toutes ces morts répétées des amis de l'Empereur,
+la perte de la bataille de Leipsick, tous nos revers... Il y avait en
+effet de quoi glacer tous les c&oelig;urs...</p>
+
+<p>L'hiver fut donc extrêmement triste<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94" title="Go to footnote 94"><span class="smaller">[94]</span></a>, malgré le caractère
+français, qui cherche toujours à trouver une consolation, même au
+milieu d'une infortune... Mais tous les deuils, les craintes de
+l'avenir dominaient enfin notre nature légère, cette fois.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> Cette même année fut cependant, pour l'impératrice
+Joséphine, l'époque d'une joie très-vive, quoique mêlée de peine;
+mais elle lui donnait la preuve d'une profonde estime de l'Empereur.
+Elle vit le roi de Rome: depuis longtemps elle sollicitait avec
+ardeur cette entrevue auprès de l'Empereur. Elle voulait voir cet
+enfant qui lui avait coûté si cher!...</p>
+
+<p>L'Empereur s'y refusait: il craignait une scène, dont l'enfant
+pouvait être frappé, et rendre involontairement compte à sa mère. Ce
+ne fut donc qu'après avoir reçu de Joséphine une promesse solennelle
+d'être paisible et calme devant le roi de Rome, que l'Empereur
+consentit à cette entrevue: elle se fit à Bagatelle.</p>
+
+<p>L'Empereur parla à madame de Montesquiou; et lui-même, montant à
+cheval, il escorta la calèche dans laquelle était son fils, et donna
+l'ordre d'aller à Bagatelle.</p>
+
+<p>L'impératrice Joséphine y était déjà rendue... Son c&oelig;ur battait
+vivement en attendant ceux qui devaient arriver; et lorsqu'elle
+entendit arrêter la voiture qui conduisait vers elle l'Empereur et
+son enfant, elle fut au moment de s'évanouir.</p>
+
+<p>L'Empereur entra dans le salon où était Joséphine, en tenant le roi
+de Rome par la main. Le jeune prince était alors admirablement beau.
+Il <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> ressemblait à un de ces enfants qui ont dû servir de
+modèle au Corrége et à l'Albane... Je n'en parle pas au reste comme
+on peut parler du fils de l'empereur Napoléon, avec cette prévention
+qui fait trouver droit un enfant bossu: le roi de Rome était vraiment
+beau comme un ange!... Qu'on regarde la gravure faite d'après le
+charmant dessin d'Isabey, où le roi de Rome est représenté à genoux
+en disant:</p>
+
+<p><i>Je prie Dieu pour la France et pour mon père!...</i></p>
+
+<p>Cher enfant! et maintenant c'est nous qui prions et pour toi et pour
+lui!...</p>
+
+<p>&mdash;«Allez embrasser cette dame, mon fils,» dit l'Empereur à l'enfant,
+en lui montrant Joséphine qui était retombée tremblante sur le
+fauteuil, d'où elle s'était soulevée à leur entrée dans l'appartement.</p>
+
+<p>Le jeune prince leva ses grands et beaux yeux sur la personne que lui
+montrait son père; et, quittant la main de Napoléon, il se dirigea,
+sans montrer de crainte, vers Joséphine qui, l'attirant aussitôt à
+elle, le serra presque convulsivement contre son sein. Elle était si
+émue, que l'Empereur reçut la commotion qui se communique toujours
+à celui qui est spectateur d'une impression vive vraiment éprouvée.
+Le roi de Rome, à qui son père avait probablement recommandé d'être
+caressant pour <i>la dame</i> qu'il allait voir, fut charmant pour
+Joséphine <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> qui, en vérité, parlait ensuite de ce moment avec
+une émotion qui n'était pas feinte. L'Empereur s'était éloigné de
+tous deux, et, les bras croisés, appuyé contre la fenêtre, il les
+regardait avec une expression qui annonçait tout ce qu'il devait
+sentir dans un pareil instant...</p>
+
+<p>Le roi de Rome (comme tous les enfants, au reste), avait l'habitude
+de jouer avec les chaînes, les montres, tout ce qui était à sa
+portée. C'était alors la mode de mettre à une chaîne d'or une
+multitude de breloques de toute espèce<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95" title="Go to footnote 95"><span class="smaller">[95]</span></a>. Joséphine en avait une
+grande quantité; voyant que le jeune Prince s'amusait avec ces
+breloques, elle détacha sa chaîne pour qu'il pût jouer avec plus
+aisément... L'enfant fut charmé de cette complaisance... Il se mit à
+compter les différentes pièces du charivari; mais il s'embrouillait
+toujours lorsqu'il arrivait au nombre <i>dix</i><a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96" title="Go to footnote 96"><span class="smaller">[96]</span></a>. Tout à coup, il
+s'arrêta; et, regardant alternativement l'impératrice Joséphine et le
+charivari, il parut vouloir dire quelque chose.</p>
+
+<p>Que voulez-vous, sire? lui dit Joséphine.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">LE ROI DE ROME</span>, <span class="stage">hésitant.</span></p>
+
+<p>Oh! rien.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> <span class="smcap">JOSÉPHINE</span>, <span class="stage">se penchant vers lui, et tout bas, après avoir
+fait signe à l'Empereur de ne pas les troubler.</span></p>
+
+<p>Mais encore!... dites, que voulez-vous?</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">LE ROI DE ROME</span>, <span class="stage">en montrant le charivari.</span></p>
+
+<p>C'est bien beau, n'est-ce pas, cela, madame?</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">JOSÉPHINE</span>, <span class="stage">souriant.</span></p>
+
+<p>Mais, oui... Pourquoi dites-vous cela?</p>
+
+<p class="speakersc">LE ROI DE ROME.</p>
+
+<p>Ah! c'est que... c'est que j'ai rencontré dans le bois un pauvre qui
+a l'air bien malheureux... Si nous le faisions venir!... nous lui
+donnerions tout cela; et, avec l'argent qu'il en aurait, il serait
+bien riche!... Je n'ai pas d'argent, mais vous avez l'air d'être bien
+bonne, madame... Dites, le voulez-vous?</p>
+
+<p class="speakersc">JOSÉPHINE.</p>
+
+<p>Mais, si Votre Majesté le demande à l'Empereur, il lui donnera tout
+ce qu'elle lui demandera pour faire le bien.</p>
+
+<p class="speakersc">LE ROI DE ROME.</p>
+
+<p>Papa a déjà donné tout ce qu'il avait... et moi aussi.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> <span class="smcap">JOSÉPHINE</span>, <span class="stage">se penchant vers l'enfant.</span></p>
+
+<p>Eh bien! Sire, je vous promets d'avoir soin de votre pauvre.</p>
+
+<p class="speakersc">LE ROI DE ROME.</p>
+
+<p>Bien vrai?...</p>
+
+<p class="speakersc">JOSÉPHINE.</p>
+
+<p>Oui; je vous le promets.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="smcap">LE ROI DE ROME</span>, <span class="stage">l'embrassant.</span></p>
+
+<p>Eh bien! je vous aime beaucoup! vous êtes bien bonne; je veux que
+vous veniez avec nous à Paris; vous demeurerez aux Tuileries...</p>
+
+<p>L'Impératrice fut émue, et regarda l'Empereur avec une expression
+déchirante, à ce qu'il dit ensuite... Mais il ne voulait pas de
+<i>scène</i>, et surtout rien qui pût frapper l'enfant... Il revint auprès
+de Joséphine, et prenant le roi de Rome par la main:</p>
+
+<p>&mdash;«Allons, sire, lui dit-il, il faut partir... Il se fait tard...
+Embrassez madame.»</p>
+
+<p>Le jeune prince jeta ses deux bras autour du cou de Joséphine, et
+l'embrassa avec une effusion qui la toucha au point de la faire
+pleurer.</p>
+
+<p>&mdash;«Venez avec moi, répétait l'enfant.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> &mdash;Cela ne se peut, disait Joséphine.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi? dit l'enfant en redressant sa jolie tête, si
+l'Empereur <i>et moi</i> le voulons.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, allons, venez, dit l'Empereur en prenant la main de son
+fils qui, cette fois, n'osa pas résister.»</p>
+
+<p>Et faisant de l'&oelig;il et de la main un dernier adieu, Napoléon
+sortit avec le roi de Rome, laissant Joséphine bien heureuse pour un
+moment, mais avec une source de souvenirs déchirants dans le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>J'ai parlé dans mes mémoires des événements de 1813; il est donc
+inutile de recommencer ce récit. Je ne dirai donc que ce qui se
+trouve lié à Joséphine.</p>
+
+<p>Lorsqu'elle apprit les revers de 1813, les derniers malheurs de cette
+année commencée avec des pressentiments sinistres qui n'avaient eu
+que trop de réalisation, son désespoir fut profond. Pendant ce temps,
+Marie-Louise déjeunait et dînait admirablement, montait à cheval,
+prenait sa leçon de musique, celle de dessin, de broderie, jouait
+au billard, se couchait à neuf heures, dormait toute la nuit, et
+recommençait le lendemain, à tout aussi bien manger et tout aussi
+bien étudier. On voit qu'elle aurait eu le premier prix dans une
+pension... Mais dans le grand collége des <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> épouses et des
+mères, je doute qu'elle y eût même été reçue.</p>
+
+<p>Joséphine avait bien quelques consolations dans la conduite du
+vice-roi, et l'attachement qu'avait pour lui sa femme, la princesse
+Auguste de Bavière... Elle en reçut un jour une lettre qu'elle
+faisait lire à tout le monde avec un orgueil maternel bien aisé à
+comprendre<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97" title="Go to footnote 97"><span class="smaller">[97]</span></a>. Eugène avait reçu des propositions par lesquelles on
+lui offrait la couronne d'Italie, s'il voulait consentir à devenir
+<i>un traître</i>, <i>un perfide</i> et <i>un ingrat</i>, disait la vice-reine à sa
+belle-mère!... Cette lettre était en effet bien touchante; et quelque
+naturelle que fût la conduite d'Eugène, l'Impératrice avait tout lieu
+d'en être fière, car tout le monde en Italie n'a pas agi de cette
+manière<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98" title="Go to footnote 98"><span class="smaller">[98]</span></a>....</p>
+
+<p>Enfin arrivèrent nos désastres... l'invasion de la France,
+l'abdication de l'Empereur!... En apprenant les premiers revers de
+1814, j'ai vu Joséphine vouloir plus d'une fois aller auprès de
+<span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> l'Empereur pour le soutenir dans ses moments d'épreuves!...</p>
+
+<p>&mdash;«Je sais comment on peut arriver à son âme, disait-elle à ceux qui
+la retenaient... Mon Dieu!... comme il doit souffrir!»</p>
+
+<p>Mais le moyen d'exécuter une pareille résolution! c'était le rêve
+du c&oelig;ur; et la force de la volonté demeurait insuffisante devant
+celle des événements.</p>
+
+<p>Ils se succédaient avec une telle rapidité, que Joséphine eut à peine
+le temps de quitter Malmaison pour se réfugier à Navarre, qui était
+pour elle un lieu plus sûr que l'autre habitation. Elle partit avec
+son service, et dans une telle terreur, que sur la route, un valet de
+pied ayant donné une fausse alarme, dans un moment où les voitures
+étaient arrêtées, l'Impératrice ouvrit elle-même la portière de la
+sienne, et se jetant hors de la voiture, elle courut à travers champs
+jusqu'à ce qu'on la rattrapât, et elle ne voulut revenir que sur les
+assurances réitérées que ce n'étaient pas les cosaques.</p>
+
+<p>La reine Hortense rejoignit sa mère à Navarre. Le séjour en était
+triste, plusieurs personnes du service d'honneur disaient aux
+arrivants sans beaucoup se gêner:</p>
+
+<p>&mdash;«Comment! vous êtes inquiets? En vérité <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> vous avez tort...
+Ah! dans le fait, je n'y songeais pas!... vous devez craindre, en
+effet... Mais nous... que peut-il nous arriver<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99" title="Go to footnote 99"><span class="smaller">[99]</span></a>?...</p>
+
+<p>Ce fut à Navarre que Joséphine apprit que l'Empereur irait à l'île
+d'Elbe; cette nouvelle lui parvint au milieu de la nuit. M. Adolphe
+de Maussion, alors auditeur au Conseil d'État, et attaché en cette
+qualité au duc de Bassano, secrétaire d'État, était envoyé auprès de
+la duchesse par son mari, pour lui annoncer les grands événements
+qui venaient d'avoir lieu. La capitulation de Paris était signée, et
+Napoléon était à Fontainebleau... M. de Maussion s'était détourné
+pour apporter ces nouvelles à Navarre.</p>
+
+<p>Lorsque l'Impératrice sut l'arrivée de M. de Maussion, elle se leva
+aussitôt, passa un peignoir de percale, prit un bougeoir et guidant
+elle-même le nouvel arrivé, elle traversa la cour qui séparait son
+logement de celui de sa fille et introduisit M. de Maussion auprès
+de la reine Hortense, qui, déjà éveillée par le bruit des chevaux,
+attendait les nouvelles avec impatience... L'Impératrice, dont le
+trouble l'avait empêchée <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> de bien comprendre tout ce que lui
+avait dit M. de Maussion, lui dit de tout répéter... Il recommença
+le malheureux récit, et ce ne fut qu'alors que Joséphine comprit
+que Napoléon déchu de sa puissance, accablé par le sort, n'avait
+plus pour asile que l'île d'Elbe et ses rochers de fer!... Elle
+était alors assise sur le lit de sa fille... Elle poussa un cri,
+et se jetant dans ses bras... «Ah! dit-elle en pleurant, il est
+malheureux!... C'est à présent surtout que je porte envie à sa femme!
+Elle du moins, elle pourra s'y enfermer avec lui!...»</p>
+
+<p>Son désespoir fut violent... elle pleura pendant plusieurs heures,
+et fut dans un état nerveux qui alarma ceux qui l'entouraient. Quant
+à la reine Hortense... elle prit dès ce moment la résolution d'aller
+s'enfermer avec l'Empereur, dans quelque prison qu'on lui donnât...
+elle ignorait encore que les bourreaux d'un héros sont doublement
+cruels lorsqu'ils ont à torturer un patient dont la gloire a humilié
+leur orgueil!... il fallait que le supplice fût entier... Il fallait
+qu'aucune douleur n'y faillît... et ils savaient bien que l'isolement
+de ce qu'il aime est la plus affreuse des douleurs d'un grand
+c&oelig;ur!...</p>
+
+<p>On sait tout ce qui se passa dans ces tristes journées... le
+souvenir en est trop pénible à rappeler... Je dirai seulement que
+l'Impératrice reçut à cette <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> triste époque des preuves d'un
+intérêt général... Le duc de Berry lui fit proposer une garde et
+une escorte... Elle refusa, et la reine Hortense également... Mais
+les princes étrangers firent entendre à Joséphine que sa présence à
+la Malmaison était convenable, et que son éloignement était comme
+une marque de défiance qui pouvait lui nuire. Elle partit alors
+pour venir chercher la mort à la Malmaison. Mais jamais elle ne put
+décider sa fille, qui prétendait qu'elle devait aller auprès de sa
+belle-s&oelig;ur dans un pareil moment, et que, bien que Marie-Louise ne
+dût pas lui être plus chère que sa mère, elle se devait à elle dans
+ces jours de deuil, où elle perdait autant à la fois. Elle y alla en
+effet... mais cette noble action fut reconnue par un accueil froid
+et contraint, que tout autre que la reine Hortense pouvait prendre
+pour impoli... Marie-Louise fut gênée avec elle dès qu'elle la
+vit... elle trouva à peine une parole pour la remercier de cet acte
+de dévouement, et finit par lui dire qu'elle attendait son père...
+La reine comprit quelle était de trop, et, prenant aussitôt congé
+d'elle, elle quitta Rambouillet presque aussi promptement qu'elle y
+était venue.</p>
+
+<p>En revenant à la Malmaison, la Reine trouva sur la route des
+officiers russes, qui venaient de Paris, pour apporter des dépêches
+de l'empereur <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> Alexandre, qui montrait un bien vif intérêt à
+Joséphine et à ses enfants. C'est ici qu'il faut rendre à la Reine
+une justice que tout le monde n'a pas jugé à propos de proclamer. On
+a eu des renseignements, assez faux probablement, je pense donc que
+la vérité doit être connue:</p>
+
+<p>Il est positif que, les premiers jours, la Reine fut si froide pour
+l'Empereur Alexandre, qu'il s'en plaignit. Il était vrai, en 1814,
+dans tout ce qu'il voulait faire pour la famille de l'impératrice
+Joséphine et pour elle. On a accablé la reine Hortense, parce que
+l'empereur de Russie, trouvant le salon de la Malmaison charmant, y
+allait habituellement plusieurs fois par semaine, pendant le peu de
+temps que vécut l'Impératrice. Ce fut assez pour réveiller l'envie et
+la haine; et l'on sait ce que peuvent ces deux passions.</p>
+
+<p>L'empereur Alexandre demanda beaucoup de grâces à Louis XVIII pour
+Joséphine, mais il n'obtint pas tout. On a raconté, dans des mémoires
+sur la reine Hortense, beaucoup de choses qui, je suis fâchée de le
+dire, ne sont pas exactes; et de ce nombre sont quelques-unes de
+celles qui concernent l'empereur Alexandre... Il a été chevalier,
+il a été le plus noble des hommes et pour la France et pour nous
+particulièrement. Je proclamerai la reconnaissance que nous lui
+<span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> devons, à haute voix et du fond du c&oelig;ur..... Mais je sais
+que tout ce qu'on dit dans plusieurs chapitres de ces mémoires est
+vivement exagéré... Un homme dont la conduite fut toujours honorable,
+si après tout les événements ne l'ont pas aidé, c'est le duc de
+Vicence; et il savait comme moi que certes l'empereur Alexandre
+voulait du bien à la famille impériale... Mais de ce bien à ce que
+disent les mémoires il y a encore loin<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100" title="Go to footnote 100"><span class="smaller">[100]</span></a>.</p>
+
+<p>La Malmaison eut encore de brillantes journées pendant ce mois
+d'avril qui devait être le dernier renouvellement de printemps
+que devait voir Joséphine... Cependant elle n'avait jamais été si
+fraîche et si belle. L'apparence de la santé était sur son visage...
+Et pourtant elle était non-seulement triste, mais de sinistres
+pressentiments la venaient assaillir au milieu de la nuit; elle
+faisait des rêves tellement terribles qu'elle en vint à croire qu'il
+allait arriver quelque nouveau malheur. Hélas! sa tête seule était
+menacée!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> L'empereur de Russie voulut connaître Saint-Leu. La
+Reine, qui était mère avant tout et qui avait enfin compris qu'il
+fallait beaucoup sacrifier à ses enfants, avait pris le parti de la
+résignation et l'avait pris de bonne grâce; elle chantait, causait,
+mais non comme par le passé, car sa voix était triste et ses paroles
+privées de ce charme qui nous animait toutes lorsqu'elle était au
+milieu de nous à Saint-Leu, dans nos beaux jours... Mais elle voulut
+toutefois donner une fête à l'empereur Alexandre, qui seul avait
+la puissance de protéger ses fils et de les <i>lui faire conserver</i>
+surtout; elle l'engagea donc à venir à Saint-Leu.</p>
+
+<p>&mdash;«Il ne faut pas que votre majesté s'attende à trouver une maison
+royale, lui dit Joséphine, qui devait aussi être de cette partie; ma
+fille et moi ne sommes plus que des femmes du monde, et, en venant
+chez Hortense, il faut que votre majesté y vienne avec toute son
+indulgence.»</p>
+
+<p>L'Impératrice ne savait pas encore combien l'empereur Alexandre était
+simple dans ses manières... Elle ignorait, je ne sais trop comment,
+que l'empereur faisait à Pétersbourg des visites, comme chez nous
+un homme du monde les ferait... aussi fut-il servi à souhait en ne
+trouvant à Saint-Leu que l'Impératrice et les dames de son service
+avec quelques femmes qui n'étaient attachées à aucune <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> des
+Princesses; une jeune personne charmante dont la Reine prenait soin
+était aussi ce même jour à Saint-Leu, elle était élève d'Écouen et
+la Reine la protégeait particulièrement: c'était mademoiselle Élisa
+Courtin, qui depuis a épousé Casimir Delavigne.</p>
+
+<p>L'Impératrice voulut faire gaiement les honneurs de la demeure de sa
+fille à l'empereur... Elle souriait; mais ce sourire était contraint
+et montrait de la souffrance; pendant la promenade, son fils, qui
+était auprès d'elle dans le char-à-bancs, crut un moment qu'elle
+allait s'évanouir. De retour au château elle se trouva si fatiguée
+qu'elle fut obligée de se coucher sur une chaise longue, et là
+elle fut pendant une heure assez souffrante pour inquiéter... Elle
+défendit d'en parler à sa fille et à l'empereur de Russie; et elle
+parut au dîner avec le sourire sur les lèvres et des yeux riants.</p>
+
+<p>Mais elle était blessée au c&oelig;ur; je la vis à la Malmaison deux
+jours après, et là, elle put me parler en liberté, elle me fit voir
+une âme déchirée... Cette pensée que Napoléon était seul sur le
+rocher de fer de l'île d'Elbe avec ses tourments et ses souvenirs,
+cette pensée la torturait!...</p>
+
+<p>Je lui parlai de l'empereur de Russie:</p>
+
+<p>&mdash;«Sans doute, me dit-elle, j'ai confiance en <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> lui... mais
+il n'est pas seul!... et mes enfants seront engloutis par la tempête
+comme leur mère et leur bienfaiteur.»</p>
+
+<p>Joséphine avait cependant une raison bien forte pour avoir de
+l'espérance; que de bien n'avait-elle pas fait aux émigrés, même à
+ceux qui n'avaient pas voulu rentrer!... Ce même jour où j'avais
+été à la Malmaison pour prendre ses ordres relativement à lord
+Cathcart, ambassadeur d'Angleterre en Russie; elle voulait le
+voir; et, comme il logeait chez moi, elle m'avait fait demander
+afin de s'entendre avec moi pour le lui amener à déjeuner un jour
+de la semaine suivante... Ce même jour je vis dans le salon une
+jeune Anglaise charmante appelée alors lady Olsseston (depuis lady
+Tancarville), c'était la fille du duc de Grammont... la s&oelig;ur de
+madame Davidoff<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101" title="Go to footnote 101"><span class="smaller">[101]</span></a>. L'Impératrice avait été bonne pour la duchesse
+de Guiche leur mère, ravissante personne que j'avais vue à cette même
+place quatorze ans auparavant et peu de mois avant sa mort; la jeune
+femme me parut doublement jolie et charmante de n'avoir pas oublié
+celle qui avait été bien pour sa mère.</p>
+
+<p>L'Impératrice, que je revis seule après le dîner, me parut mieux, et
+je le lui dis; elle me regarda <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> en souriant, et me serra la
+main... Elle n'avait pas de gants... cette main était brûlante...</p>
+
+<p>Ce n'est rien, me dit-elle, un peu de fatigue; j'ai changé mes
+habitudes depuis quelque temps. Lorsque mes affaires et celles de mes
+enfants seront terminées, alors je me reposerai... Mais d'ici là...
+je ne le pourrai pas.</p>
+
+<p>Le lendemain le roi de Prusse alla dîner à la Malmaison, et cette
+journée fut plus pénible que celle de la veille; car avec le roi de
+Prusse Joséphine était contrainte, et elle-même m'avait dit qu'elle
+souffrait toutes les fois que la conversation se prolongeait...
+Ses fils se permirent ce même jour une facétie d'écolier assez peu
+spirituelle et je m'étonne qu'elle ait pu être commise par les deux
+fils du roi. Un pauvre Anglais bien embarrassé avait été engagé à
+dîner par l'Impératrice. Absorbé dans la contemplation d'un tableau
+de Raphaël, il oubliait devant lui le dîner et les heures. Lorsqu'on
+annonça qu'on avait servi, l'Anglais n'entendit pas. Les jeunes
+princes l'enfermèrent dans la galerie dont les issues ne lui étaient
+pas connues. Le pauvre homme attendit d'abord, mais la faim le
+pressant et n'entendant aucun bruit, il frappa d'abord doucement,
+ensuite plus fort, enfin il fit du bruit, et l'on s'aperçut alors
+qu'au lieu de s'être perdu dans le parc, ce qu'on croyait, <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span>
+l'Anglais avait été mis en prison par LL. AA. RR. Ce fut du moins ce
+qu'on me raconta le lendemain lorsque j'arrivai au château.</p>
+
+<p>Joséphine était déjà fort souffrante, lorsque des articles de
+gazettes achevèrent de l'accabler. Un journal eut la lâcheté
+d'attaquer la reine Hortense avec une telle haine, et si peu de
+mesure dans cette haine, que je ne sais comment on peut se livrer
+à un aussi grand scandale par pudeur pour soi-même. L'Impératrice
+me fit dire d'aller à la Malmaison, et me montrant le journal, elle
+me dit de parler de ce fait à un de mes amis fort influent... Elle
+pleurait avec un tel déchirement qu'elle me fit mal... Je tâchai
+de la consoler; mais moi-même j'étais irritée contre ces hommes
+lâches et méchants que le malheur ne pouvait désarmer. Et savez-vous
+sur quel sujet cet article était fait? C'était sur le corps de
+son pauvre enfant!... sur le petit Napoléon, mort en Hollande, le
+seul de cette race qui promettait une si grande lignée qui eût
+été déposé sous les vieilles voûtes de Notre-Dame; on l'en avait
+arraché ignominieusement, on l'avait porté par grâce dans un autre
+cimetière... Ainsi se renouvelaient les horreurs de 93!... et nous
+étions en 1814!... aux premiers jours d'une Restauration.</p>
+
+<p>Avant de quitter l'Impératrice, je voulus détourner ses idées de
+cette lugubre image, et je lui <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> parlai de lord Cathcart, dont
+le noble caractère en cette circonstance est digne de louange. Je lui
+demandai quel jour elle le voulait voir.</p>
+
+<p>&mdash;«Eh bien, me dit-elle, venez déjeuner et passer la journée
+après-demain 28, le temps est admirable, et nous irons au butard.»</p>
+
+<p>Nous causâmes encore quelque temps, et, en la quittant, je la laissai
+plus calme. En nous promenant dans la galerie, je vis un Richard dont
+le sujet me plaisait, je proposai à l'Impératrice de faire un échange
+avec elle, et de lui donner un petit Luini<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102" title="Go to footnote 102"><span class="smaller">[102]</span></a> pour le Richard. Elle
+y consentit, et je la quittai très-peu alarmée pour sa santé.</p>
+
+<p>Je vins le surlendemain à dix heures avec lord Cathcart, et je me
+disposais à descendre, lorsque M. de Beaumont vint sur le perron,
+et me dit que l'Impératrice était dans son lit avec la fièvre, et
+que le vice-roi était également malade. On attendait l'empereur de
+Russie, car la maladie était venue si promptement, qu'on n'avait pas
+eu le temps nécessaire pour le faire avertir... Je laissai mon petit
+tableau à M. de Beaumont, et lord Cathcart et moi nous revînmes à
+Paris, lui bien contrarié de n'avoir pas vu l'Impératrice, et moi
+frappée d'un vague pressentiment qui me serrait le c&oelig;ur!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> Hélas! il n'était que trop vrai! Le lendemain, l'impératrice
+Joséphine n'existait plus!...</p>
+
+<p>Cette mort frappa tout le monde d'une sorte de terreur... Il y avait
+dans la vie de cette femme un rapport constant avec l'existence de
+l'homme providentiel qui avait régné sur le monde... Le jour où cette
+puissance s'éteint... l'âme de cette femme s'éteint aussi!... Il y a
+dans ces deux destinées un mystère profond que la main de l'homme ne
+pourra dévoiler, mais que l'intelligence comprend.</p>
+
+<p>Il est de fait que Napoléon le sentait dans son c&oelig;ur... Aussi
+l'a-t-il dit à Fontainebleau; et lorsque le malheur l'accablait,
+lorsque la perfidie l'entourait, lorsque l'ingratitude se montrait à
+lui hideuse et sans pudeur, alors il s'écria dans l'angoisse de son
+âme:</p>
+
+<p>&mdash;«Ah! Joséphine avait raison! en la quittant, j'ai quitté mon
+bonheur!...»</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> SALON DE CAMBACÉRÈS<br>
+SOUS LE CONSULAT ET L'EMPIRE.</h3>
+
+<p>On a beaucoup parlé du <i>Salon</i> de Cambacérès, et c'est abusivement.
+On croit toujours que les gens qui donnent à dîner ont un salon, et
+qu'ils reçoivent, et, dans le fait, il en est ainsi habituellement;
+mais chez Cambacérès, ce n'était pas cela; et sa maison avait, à cet
+égard, un aspect que nulle autre n'avait à Paris.</p>
+
+<p>Cambacérès était un homme d'esprit, d'un esprit agréable même, et
+racontant avec une finesse toujours amusante: c'était un homme du
+bon temps enfin. Il avait toujours vu la bonne compagnie; <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span>
+s'il en avait fréquenté de mauvaise, elle ne l'avait pas gâté, et
+je l'ai toujours vu le même, soit qu'il fût avocat consultant, et
+pas trop riche, car il était honnête homme, allant dîner chez M.
+de Montferrier, son cousin; soit qu'il fût second Consul, tout
+occupé des soins de donner une législation à un peuple qui en avait
+besoin; soit qu'il fût enfin archi-chancelier de l'Empire, et l'un
+des grands dignitaires entourant ce trône plus grand que celui de
+Charlemagne<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103" title="Go to footnote 103"><span class="smaller">[103]</span></a>. Il était toujours sérieux, faisant une grimace au
+lieu de sourire, et n'aimant pas le monde, quoiqu'il y fût très-bien
+et qu'on l'y désirât; mais sa figure, naturellement l'antipode d'une
+joie franche et rieuse, comme celle de notre gai pays de Languedoc,
+lui donnait aussi la crainte, je crois, d'être un <i>repoussoir</i> pour
+une franche gaieté. Cependant il racontait souvent des histoires fort
+<i>crues</i>, et alors c'était avec un sourire qui déplaçait à peine ses
+lèvres; mais on voyait qu'il y avait une pensée intérieure au-delà de
+celle exprimée par la parole, et en tout, pour qui voulait <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span>
+connaître Cambacérès, sa physionomie était un miroir assez fidèle
+pour guider dans cette étude.</p>
+
+<p>La taille de l'archi-chancelier était au-dessus de la moyenne; il
+n'était pas voûté lorsqu'il est mort; et en 1820, il était ce que
+je l'avais vu vingt ans plus tôt. Sa tournure avait toujours une
+gravité magistrale toute vénérable; la main droite dans son gilet,
+tenant à la gauche une canne faite d'un très-beau jonc, à pomme
+d'or; vêtu d'un habit de drap brun, des bas gris ou noirs, avec des
+souliers à boucles; des culottes noires; frisé et poudré, comme nous
+l'avons toujours vu, et pouvant dire avec M. le duc de Gaëte: <i>J'ai
+traversé la Révolution avec ma coiffure!</i> Cette coiffure, surmontée
+d'un chapeau rond, d'une forme passée de mode depuis dix ans, voilà
+comment M. <i>de Cambacérès</i> allait <i>à pied</i> dîner, presque tous les
+jours, chez M. le marquis de Montferrier, en 1798 et 1799; il passait
+sous les fenêtres de la maison de ma mère, et toujours dans ce même
+équipage. Quelquefois, et cela quand il pleuvait, il remplaçait la
+canne par le parapluie; mais la dignité de sa démarche n'en recevait
+aucune atteinte, et il était tout aussi lent et compassé, même
+sous son parapluie, que sous l'habit de velours et le chapeau aux
+vingt-cinq plumes qu'il portait au couronnement.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> J'ai parlé de Cambacérès à cette première époque, pour
+prouver que ce n'étaient pas ses grandeurs qui l'avaient changé; il
+avait toujours été le même. Le velours et l'hermine ont trouvé tout
+de suite un homme fait pour eux. Cela se rencontrait rarement dans
+ce temps-là, et j'en ai vu bon nombre, le jour même du couronnement,
+qui allaient au galop, dans les grandes salles de l'Archevêché, ayant
+leur queue de moire ou d'hermine sur le bras.</p>
+
+<p>Ainsi donc, lorsqu'en 1801, Cambacérès se promenait, à pas réglés,
+au Palais-Royal, au milieu des personnes de joie qui alors s'y
+trouvaient, il ne faisait que suivre ses vieilles habitudes. Quant
+à l'habit brodé, la manchette de point d'Alençon, ou de Malines,
+ou de Valenciennes, ou de point d'Angleterre, tout cela selon les
+quatre saisons; quant à la brette, les bas de soie et les boucles à
+diamants, remplaçant l'habit brun et le chapeau rond, il les portait
+toujours, parce que, disait-il à l'Empereur, il fallait faire prendre
+cette habitude, même aux jeunes gens. Aussi le malheureux Lavollée,
+son propre neveu, le suivait-il en habit habillé en soie violette,
+manchettes de dentelles, l'épée, le chapeau à trois cornes, enfin
+tout le harnachement, excepté les cheveux courts et sans poudre qui
+révélaient le jeune <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> homme. Quant à d'Aigrefeuille, Monvel,
+le marquis de Villevieille, qui disait si admirablement les vers, M.
+de Montferrier, toute la cour archi-chancelière, enfin, elle semblait
+faite pour l'habit habillé.</p>
+
+<p>Cambacérès, aussitôt qu'il fut second Consul, voulut que sa maison
+fût la meilleure de Paris; et ce fut, en effet, la seule, pendant
+quelque temps, qui fît le sujet de l'étonnement des étrangers qui,
+en arrivant à Paris, s'attendaient encore à trouver les dîners
+civiques au milieu de la rue, les hommes en carmagnole, et les femmes
+en bonnet rond; mais ce cuisinier, si fameux d'abord, parce qu'il
+y avait moins de points de comparaison, devint tout simplement <i>un
+artiste culinaire</i>, comme il y en avait alors deux cents dans Paris.
+La maison elle-même du second Consul, et de l'archi-chancelier
+ensuite, fut l'égale de celle des ministres, et fut bien inférieure
+même à plusieurs de nos maisons tenues sur un pied bien autrement
+grand et avec bien plus de luxe. Cambacérès donnait à dîner; mais,
+excepté ces jours-là, sa maison avait porte close: cela donnait de
+l'humeur à l'Empereur.</p>
+
+<p>Le mardi et le samedi étaient les jours de l'archi-chancelier.
+On recevait ordinairement son invitation le mercredi matin, si
+l'on y avait été le <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> mardi soir; et le dimanche matin, si
+l'on y avait été le samedi: c'était ponctuel. On devait arriver le
+jour invité à heure fixe; car jamais on n'attendait, et lorsque
+l'heure était pour cinq heures et demie, comme cela fut pendant
+les premières années du Consulat, il fallait être chez Cambacérès
+à cinq heures vingt minutes, pour ne pas arriver trop tard. Sous
+l'Empire, il engageait pour six heures précises; il fallait alors
+arriver ponctuellement à six heures moins un quart, sous peine de
+le trouver de mauvaise humeur; car il attendait quand la personne
+était une femme marquante. Il fallait aussi faire grande attention
+à sa toilette; l'hiver mettre des diamants, du velours, du satin,
+une robe riche enfin; alors il était content, et ne faisait pas
+revenir éternellement une parole détournée sur l'oubli des femmes
+relativement <i>au cérémonial</i>.</p>
+
+<p>Un samedi, le grand jour de l'archi-chancelier, madame de la
+Rochefoucault, alors dame d'honneur de l'impératrice Joséphine, vint
+faire une visite à Cambacérès. Probablement que sa toilette ne lui
+plut pas, car il s'approcha d'elle, et dit avec un accent particulier
+d'ironie:</p>
+
+<p>&mdash;«Vous avez là, madame, un négligé charmant!»</p>
+
+<p>Madame de la Rochefoucault avait de l'esprit; <span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> elle comprit
+tout de suite l'amertume cachée sous le compliment.</p>
+
+<p>&mdash;«Ah! monseigneur, s'écria-t-elle, je vous demande bien pardon; mais
+je sors de chez l'Impératrice, et n'ai pas eu le temps de changer de
+toilette!»</p>
+
+<p>L'archi-chancelier comprit, à son tour, la réponse, et ne voulut pas
+poursuivre la conversation.</p>
+
+<p>C'était une lanterne magique fort amusante, une ou deux fois par
+mois, que la maison de Cambacérès. Tout ce qu'il y avait dans
+Paris y passait, comme on passe derrière un verre pour les ombres
+chinoises. Pendant quelque temps, on annonçait à haute voix, ce qui
+causait une rumeur continuelle, qui troublait. Aussitôt que sept
+heures sonnaient, et tandis qu'on était encore à table, commençaient
+à arriver les juges de province et leurs femmes; puis les cours de
+Paris. On attendait que <i>monseigneur</i> fût hors de table, et le salon
+était déjà garni de cinquante personnes lorsque les deux battants de
+la salle à manger s'ouvraient pour laisser passer l'archi-chancelier,
+donnant la main gravement à la femme qu'il avait à sa droite, et
+la conduisant, à pas comptés, à la bergère placée au coin de la
+cheminée. Peu à peu le salon se remplissait de nouveaux arrivants;
+et <span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> à peine l'aiguille était-elle sur sept heures et demie,
+que les personnes qui avaient dîné chez l'archi-chancelier se
+faisaient annoncer chez l'archi-trésorier ou chez un ministre qui
+recevait aussi ce jour-là. Quant à ceux qui venaient faire une visite
+chez Cambacérès, ils y demeuraient un quart d'heure, et puis<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104" title="Go to footnote 104"><span class="smaller">[104]</span></a> ils
+demandaient leur voiture: c'était au point que souvent, à huit heures
+et demie, l'archi-chancelier était libre, et allait au spectacle.
+Jamais il n'y avait plus de causerie que cela chez lui; jamais de
+jeu; jamais de fête, que de loin en loin, et lorsque l'Empereur les
+lui commandait. Un jour je fus étonnée de le voir arriver chez moi,
+le matin, <i>en chenille</i>, comme disait d'Aigrefeuille. C'était en
+1808, à la fin de l'année; il venait me consulter, me dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;«Moi, monseigneur! Eh! grand Dieu! sur quel objet, car il me semble
+que j'aurais, moi, une entière confiance en vous pour tout ce que je
+ferais en ce monde?»</p>
+
+<p>Il s'inclina en souriant à demi, car jamais ce sourire n'était entier.</p>
+
+<p>&mdash;«L'Impératrice me demande un bal... à moi!..</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! monseigneur?</p>
+
+<p>&mdash;Comment, vous n'êtes pas choquée de <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> l'inconvenance de me
+demander un bal à moi, l'archi-chancelier de l'Empire, le chef...
+(après l'Empereur, ajouta-t-il en se reprenant et en s'inclinant)
+de la justice de l'Empire, lui faire donner un bal! Il n'y a pas de
+convenance à cela, je le répète... C'est comme si l'on voulait m'y
+faire danser!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monseigneur!</p>
+
+<p>&mdash;Eh mais, écoutez donc, je ne porte pas la simarre, c'est vrai;
+mais, je le dis encore, je suis le chef de la justice de France, et
+danser chez moi ne convient pas!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, monseigneur, ne le donnez pas ce bal, s'il vous déplaît de
+le donner.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voilà où gît la difficulté! c'est là ce qui me tourmente. Je le
+regardai attentivement. Alors il se pencha à mon oreille et me dit
+presque bas:</p>
+
+<p>On parle de tant de choses qu'il est difficile de s'arrêter à
+une seule... et si je ne donne pas ce bal qu'elle me demande
+positivement, l'Impératrice croira que je suis instruit certainement
+de ce qu'elle redoute, et je ne sais rien!.. Quant à présent,
+ajouta-t-il comme faisant ses réserves, et alors il y aura des
+larmes, du désespoir... C'est fort embarrassant...»</p>
+
+<p>Je ne savais que lui dire, je connaissais par expérience la
+susceptibilité de l'Impératrice <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> Joséphine, et je compris que
+la position n'était pas facile... Cependant il en fallait sortir ou
+l'accepter comme elle se présentait...</p>
+
+<p>&mdash;«Monseigneur, lui dis-je après avoir réfléchi un moment, il faut
+donner le bal.»</p>
+
+<p>Il tressaillit.</p>
+
+<p>&mdash;«Un bal! chez moi!... mais encore une fois, madame, c'est un
+outrage à la magistrature.</p>
+
+<p>&mdash;Ne la faites pas danser, et votre bal n'en ira que mieux, ne soyez
+pas l'archi-chancelier pour douze heures, et vous voilà sauvé. Au
+surplus, monseigneur, si vous avez besoin de mon secours en quoi que
+ce soit, je suis à vos ordres.</p>
+
+<p>&mdash;Comment si j'ai besoin de vous!.. vous êtes mon espoir!... Voilà
+une liste de femmes, regardez-la bien; croyez-vous que ces noms
+conviennent à l'Impératrice?»</p>
+
+<p>Je rayai cinq ou six femmes qui auraient déplu à l'Impératrice et
+les remplaçai par d'autres plus agréables pour elle comme pour
+nous: l'archi-chancelier la lui présenta telle que je la lui avais
+corrigée; le lendemain il revint chez moi en sortant de chez
+l'Impératrice. Le jour était fixé; il était singulier: c'était le
+premier de l'an.</p>
+
+<p>Ce bal fut un des plus ennuyeux que j'aie vu de ma vie, et
+cependant tout y était bien en apparence. Les femmes, jeunes,
+jolies et très-parées; <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> les rafraîchissements abondants et
+recherchés, la politesse du maître de la maison extrême et même
+avec une nuance de galanterie à laquelle on était d'autant plus
+sensible qu'on y était peu habitué, car avec toute sa politesse il
+y avait de la sécheresse dans sa nature. Enfin, malgré tout ce qui
+devait contribuer à faire de cette fête une fête agréable, elle
+était languissante; c'est que le maître de la maison était un vieux
+garçon, sérieux, ne riant jamais, s'informant avec exactitude si l'on
+avait froid, si on avait pris des biscuits glacés ou bien une autre
+friandise que nul autre dans Paris ne faisait comme son officier,
+mais ne s'inquiétant pas du tout si les jeunes personnes dansaient,
+si on s'amusait enfin; et le plus bel ornement d'un bal c'est la joie.</p>
+
+<p>&mdash;«Ce bal <i>est lugubre</i>, me dit l'Impératrice dans un moment
+où l'archi-chancelier était loin d'elle... Nous commençons mal
+l'année... C'est surtout pour moi qu'elle sera plus triste que les
+autres, ajouta-t-elle plus bas.»</p>
+
+<p>Je la regardai... elle avait les yeux pleins de larmes.</p>
+
+<p>&mdash;«Au nom de vous-même!» lui dis-je.</p>
+
+<p>Elle sourit tristement...</p>
+
+<p>&mdash;«J'ai encore du mérite à être comme je <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> suis, croyez-le
+bien, et ne me jugez pas une femme sans courage. Je suis forte au
+contraire?...</p>
+
+<p>Je ne répondis rien; je savais que les bruits de divorce prenaient
+une consistance qui devait l'alarmer. Mais aussi je savais qu'elle
+n'avait rien à redouter pour le moment présent, je le savais
+seulement depuis quelques heures et j'aurais voulu le lui dire, mais
+je n'aurais jamais osé aborder un pareil sujet, même seule avec
+elle, si elle n'avait pas commencé. Je l'aurais affligée, et puis je
+savais qu'il y avait à redouter le mécontentement de l'Empereur...
+mais j'avais aperçu madame de Rémusat dans le bal et je résolus de
+lui en parler; elle et madame d'Arberg avaient toute la confiance de
+l'Impératrice et la méritaient.</p>
+
+<p>Comme l'Impératrice finissait d'exprimer toute la tristesse qui
+était dans son âme au milieu d'une fête, avec cette résignation et
+cette douceur qui lui étaient habituelles, un homme jeune, dont la
+tournure distinguée se faisait remarquer au milieu de tous les hommes
+qui l'entouraient, se détacha du groupe diplomatique, sur un mot
+que lui dit M. de Villeneuve, chambellan de la reine Hortense, et
+ôtant son épée, vint auprès de la princesse pour la prendre pour
+danser l'anglaise<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105" title="Go to footnote 105"><span class="smaller">[105]</span></a> <span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> ainsi qu'elle venait de le lui faire
+demander. C'était le comte de Metternich, ambassadeur d'Autriche;
+il n'y avait pas alors à Paris un homme qui eût une tournure plus
+élégante et plus distinguée et des manières plus nobles, quoique
+très-convenables pour son âge.</p>
+
+<p>Comme il passait près de moi, il me dit en riant et en me montrant un
+immense lustre qui était au milieu du salon:</p>
+
+<p>&mdash;«Est-ce là que fut pendu M. de Souza?»</p>
+
+<p>Je répondis que non et en riant à mon tour, car le souvenir de cette
+histoire provoquera ma gaieté jusqu'à mon dernier jour.</p>
+
+<p>&mdash;«Que dites vous donc de M. de Souza? me demanda l'Impératrice quand
+M. de Metternich et la reine Hortense furent dans la colonne de
+l'anglaise.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ce n'est pas de celui que vous connaissez, madame... mais V.
+M. se rappellera qu'en 1802 ou 1803, je crois, il passa par Paris
+un petit homme Portugais, qu'on appelait don Rodrigue ou bien don
+Alexandre de Souza. Il n'était pas envoyé en France, il venait ou il
+allait à quelque ambassade de la part de S. M. Très-Fidèle, et, tout
+en voyageant, il voulut voir Paris, parce que, malgré leur apparente
+insouciance, les Portugais sont plus curieux de toutes choses que
+pas un peuple de <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> l'Europe. Ce petit monsieur de Souza
+était très-anglomane de sa nature: tout ce qu'il portait était de
+confection et de fabrique anglaise; mais, avant de quitter Paris, il
+dût se convaincre qu'il y avait une partie de sa toilette qui aurait
+pu être mieux faite et plus solide.</p>
+
+<p>&mdash;Que lui arriva-t-il donc? contez moi cela pendant l'anglaise.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! madame, l'archi-chancelier avait un de ces beaux et
+solennels dîners qu'il donnait, comme le sait V. M., dans le courant
+du Consulat, avec une fort grande magnificence, parce qu'alors elle
+était presque seule dans Paris. Tout ce qui passait avec un titre ou
+un rang, et qui allait faire une visite à Cambacérès, était sûr de
+recevoir une invitation pour le mardi ou le samedi suivant. M. de
+Souza y passa comme les autres, et précisément je fus invitée avec
+M. d'Abrantès pour ce même jour, ainsi que le maréchal Mortier et
+le maréchal Duroc. Votre majesté sait comme le maréchal Mortier est
+rieur!</p>
+
+<p>&mdash;Lui!.. non vraiment!.. Mortier est rieur!</p>
+
+<p>&mdash;Comme un écolier... au point d'être obligé de se sauver de l'objet
+qui provoque sa gaieté, sans quoi il demeurerait une heure à rire
+devant lui... Il était donc à table à côté de moi ce même jour
+<span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> chez Cambacérès. Depuis le commencement du dîner il ne
+cessait de me dire:</p>
+
+<p>&mdash;«Qu'est-ce que c'est donc que ce petit bon homme qu'on a placé à
+côté de moi?»</p>
+
+<p>En effet, M. de Souza était <i>infiniment petit</i> et l'on sait que le
+maréchal avait six pieds deux lignes; M. de Souza avait à peine cinq
+pieds.</p>
+
+<p>Il était, de plus, d'une gravité incroyable. Le maréchal lui avait
+adressé plusieurs fois la parole; et, toujours repoussé avec perte,
+il s'était replié de mon côté... Mais la scène allait s'ouvrir pour
+lui comme pour nous tous.</p>
+
+<p>L'archi-chancelier, même à l'époque du Consulat, donnait toujours
+deux services. Ce jour-là, comme toujours, les maîtres d'hôtel et
+les valets de chambre portaient un habit habillé avec des boutons
+guillochés; le premier maître d'hôtel avait un habit en ratine ou en
+velours ras mordoré, avec ces mêmes boutons guillochés. Ce furent eux
+qui amenèrent le trouble dans la maison paisible du second Consul.</p>
+
+<p>Au moment où le maître d'hôtel enlevait les plats du premier service,
+nous entendons un cri perçant; et, comme en ce moment je fixais M. de
+Souza, je jugeai que c'était lui que regardait la chose, car tout à
+coup je le vis en enfant de ch&oelig;ur!</p>
+
+<p>D'où lui venait cette tonsure immédiate, voilà <span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> ce qu'on ne
+pouvait comprendre, et encore moins la perte de la perruque qu'on ne
+pouvait retrouver.</p>
+
+<p>&mdash;«Monseigneur, je voudrais bien ma perruque, répétait M. de Souza,
+avec le même sérieux qu'il aurait mis à redemander le Brésil.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur le comte, disait le second Consul en lorgnant plus
+attentivement cette étrange figure... que voulez-vous qu'on ait fait
+de votre perruque?»</p>
+
+<p>Cependant, en découvrant au bout de son lorgnon cette tête toute
+ronde et entièrement nue, l'archi-chancelier se mit à rire. Ce rire,
+le seul peut-être qui eût frappé les murs de cette salle, depuis
+que Cambacérès habitait cette maison; ce rire fut comme un signal
+pour tous; mais le général Mortier fut celui qui en reçut l'effet le
+plus direct. Il éclata tellement, qu'il fut obligé de se lever et de
+quitter la salle à manger, en prétextant un saignement de nez.</p>
+
+<p>&mdash;«Mais ma perruque, disait M. de Souza, en se tournant toujours
+aussi gravement de tous les côtés.»</p>
+
+<p>Le pauvre maître d'hôtel, dont les fonctions avaient été interrompues
+par cet événement, cherchait comme les autres, lorsque tout à coup M.
+de Souza s'écrie:</p>
+
+<p>&mdash;«Eh! monsieur, la voilà!»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> Et il s'adressait au maître d'hôtel, avec un visage furieux;
+l'autre le regardait avec des yeux étonnés...</p>
+
+<p>&mdash;«Là, monsieur, s'écria le Portugais en colère cette fois, et lui
+prenant le bras droit, auquel la perruque pendait par un de ces
+malheureux boutons guillochés qui l'avait accrochée en passant
+au-dessus de la petite taille de don Rodrigue de Souza, pour prendre
+les plats sur la table. Comme c'était le bouton de derrière qui avait
+fait ce mal, on ne l'avait pas aperçu. Cependant, les valets de pied
+devaient l'avoir vu; mais la malice est toujours de ce côté-là, pour
+ne pas dire la méchanceté, et la joie que leur donnait M. de Souza
+en enfant de ch&oelig;ur balançait le devoir. Quoi qu'il en soit, M.
+de Souza remit sa perruque. Le dîner continua; le général Mortier
+rentra guéri de <i>son hémorrhagie</i>, mais non pas de son envie de rire,
+qui était plus vive que jamais, en voyant le sérieux solennellement
+colère de M. de Souza, qui, après tout, devait prendre la chose en
+riant. Pourquoi aussi sa perruque ne tenait-elle pas mieux?</p>
+
+<p>L'Impératrice avait ri pendant mon histoire avec un tel abandon, que
+plusieurs fois on avait regardé de notre côté, malgré le mouvement
+de l'anglaise et le rideau que formait la colonne. Lorsqu'on put
+passer, l'archi-chancelier vint savoir, <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> <i>s'il était
+possible</i>, toutefois, dit-il en s'inclinant, quelle était la cause
+de cette bonne gaieté. L'Impératrice, riant encore aux larmes, le
+lui dit, ce qui provoqua un sourire de souvenir sur les lèvres de
+Cambacérès, qui jamais ne riait que dans des circonstances qu'on
+notait.</p>
+
+<p>&mdash;«Oui, dit-il, en effet, ce fut une scène singulière; et mon
+maître d'hôtel nous donna là une représentation que mes convives
+n'attendaient guère... C'est beaucoup plus comique que l'histoire
+de la perruque de M. de Brancas, accrochée au lustre du salon de la
+Reine-Mère, dont il était, je crois, chevalier d'honneur...»</p>
+
+<p>Et sa mémoire le servant admirablement, il ajouta au portrait de
+M. de Souza plusieurs teintes qui achevèrent la ressemblance et
+redonnèrent un nouvel accès de gaieté à l'Impératrice. On sait que
+Cambacérès contait à ravir.</p>
+
+<p>C'est à ce bal que M. de Metternich répondit un mot si parfaitement
+spirituel à une autre parole de M. le duc de Cadore, qui ne l'était
+guère. M. de Metternich était, depuis un an, dans toutes les
+agitations pénibles qui peuvent tourmenter un homme investi de grands
+pouvoirs, honoré de la confiance de son souverain, et qui voit qu'il
+ne peut détourner la tempête qui va fondre sur sa patrie et la
+ravager. Car il était presque certain que <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> Napoléon voulait
+faire la guerre à l'Autriche... On disait que <i>non</i> à Paris; mais
+Napoléon y songeait à Bayonne.</p>
+
+<p>M. de Metternich, tourmenté par ses craintes, demanda et obtint un
+congé pour aller à Vienne, pour des affaires personnelles. L'empereur
+Napoléon vit ce départ avec une sorte de peine; il lui donna des
+soupçons et de l'ombrage... Pourquoi l'ambassadeur quittait-il son
+poste? Mais, après tout, quand M. de Metternich l'aurait quitté pour
+avertir plus sûrement son maître des dangers qu'il courait déjà, il
+n'aurait fait que son devoir d'honnête homme et de loyal<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106" title="Go to footnote 106"><span class="smaller">[106]</span></a> sujet.
+Il était Autrichien avant tout; au service de l'Autriche, et dévoué
+de c&oelig;ur à son maître, surtout depuis qu'il était malheureux; car
+c'est un homme loyal et bon que M. de Metternich.</p>
+
+<p>En partant de Paris, dans les derniers jours d'octobre, il annonça
+qu'il serait de retour vers la fin de novembre. Il ne revint que
+le 31 décembre 1808. Le duc de Cadore crut lui dire un mot fort
+spirituel en le plaisantant sur ce retard.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> &mdash;«Ah! ah! monsieur le comte, vous avez été bien longtemps
+absent, lui dit-il en souriant.»</p>
+
+<p>Et, quoique le plus digne des hommes, M. le duc de Cadore en était le
+plus laid, quand il souriait surtout.</p>
+
+<p>&mdash;«C'est vrai, monsieur le duc, répondit M. de Metternich, qui
+comprit l'allusion qu'on voulait faire en parlant de ce retard; mais
+j'ai été obligé de m'arrêter, pour laisser défiler le corps entier du
+général Oudinot, qui venait de passer l'Inn.»</p>
+
+<p>Cambacérès faisait un grand cas de M. de Metternich; et son éloge
+n'était pas indifférent dans sa bouche, car il était peu louangeur.</p>
+
+<p>Cette fête, ou seulement ce bal donné par l'archi-chancelier à
+l'Impératrice, avait au reste la teinte de gêne et de tristesse que
+toutes les fêtes qu'on lui offrait alors recevaient nécessairement
+par la connaissance qu'on avait du divorce très-prochain qui la
+menaçait. Elle-même le savait; et le malheur avait déjà doublé
+d'épines cette couronne qui lui avait été prédite dans son enfance.</p>
+
+<p>Cambacérès possédait au plus haut degré la tenue solennelle de la
+haute magistrature. Il me rappelait l'idée que je me faisais, étant
+jeune fille et étudiant, de ces anciens chanceliers, des L'Hôpital,
+des Lavardin... de ces hommes mourant sur <span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> leur chaise
+curule, comme les vieux pères conscripts... excepté pourtant cette
+dernière chose; car on prétend que Cambacérès était poltron comme un
+lièvre... Mais qu'en savait-on?</p>
+
+<p>Le jour où le Conseil d'État fut averti du projet d'hérédité
+impériale, ce fut lui qui présida le Conseil à la place de
+l'Empereur, qui manquait rarement à ce qu'il regardait, disait-il,
+comme un devoir. Ce jour-là qui, je crois, était un 12 ou un 14
+d'avril, Cambacérès entra dans le Conseil d'État plus solennellement
+encore qu'à l'ordinaire; et ce furent lui et Regnault de
+Saint-Jean-d'Angely qui discutèrent et posèrent d'abord la question
+de l'hérédité, sans laquelle, disaient-ils avec raison, il ne
+pouvait y avoir en France de paix ni de repos. Quelques jours après,
+oubliant qu'il devenait le sujet de celui dont il était l'égal,
+puisque le gouvernement consulaire l'avait établi par le fait, il
+prononça lui-même à l'Empereur, à Saint-Cloud, ce fameux discours qui
+lui donnait la puissance souveraine au nom du peuple et du Sénat.
+Ce discours est un modèle de concision et de clarté oratoire. Il
+est peut-être peu élégant; mais Cambacérès ne pouvait pas parler
+autrement ce jour-là... et dans cette pièce mémorable dans notre
+histoire, il ne faut voir que les mots et ce qu'ils annoncent.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> En voici quelques phrases:</p>
+
+<p class="p2 smcap">«Sire,</p>
+
+<p>»Le décret que le Sénat vient de rendre, et qu'il s'empresse
+de présenter à votre majesté impériale, n'est que l'expression
+authentique d'une volonté déjà manifestée par la nation.»</p>
+
+<p class="lspaced1">....................</p>
+
+<p>«La dénomination plus imposante qui vous est décernée n'est donc
+qu'un tribut que la nation paie à sa propre dignité et au besoin
+qu'elle sent de vous donner chaque jour les témoignages d'un
+attachement et d'un respect que chaque jour aussi voit augmenter.</p>
+
+<p>»Eh! comment le peuple français pourrait-il<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107" title="Go to footnote 107"><span class="smaller">[107]</span></a> trouver des bornes à
+sa reconnaissance, lorsque vous n'en mettez aucune à vos soins et à
+votre sollicitude pour lui?...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> »Comment pourrait-il, oubliant les maux qu'il a soufferts
+quand il fut livré à lui-même, penser sans enthousiasme au bonheur
+qu'il éprouve depuis que la Providence lui a inspiré de se jeter dans
+vos bras?...</p>
+
+<p>»Les armées étaient vaincues<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108" title="Go to footnote 108"><span class="smaller">[108]</span></a>; les finances en désordre; le
+crédit public <i>anéanti</i>; les factions se disputant les restes
+de notre antique splendeur; les idées de religion et de morale
+obscurcies; l'habitude de donner et de reprendre le pouvoir
+laissaient les magistrats sans considération, et même avaient rendu
+odieuse toute espèce d'autorité...</p>
+
+<p>»Votre majesté a paru; elle a rappelé la victoire; elle a rétabli la
+règle et l'économie dans les dépenses publiques; la nation, rassurée
+par <span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> l'usage que vous en savez faire, a repris confiance
+dans ses propres ressources; votre sagesse a calmé la fureur des
+partis; la religion a vu relever ses autels; les notions du juste et
+de l'injuste se sont réveillées dans l'âme des citoyens, quand on a
+vu la peine suivre le crime, et d'honorables distinctions récompenser
+et signaler la vertu, etc.»</p>
+
+<p class="p2">Ce fut le 19 mai 1804, que ce discours fut prononcé par Cambacérès,
+comme président du Sénat.</p>
+
+<p>François de Neufchâteau, l'ancien directeur, fit aussi un discours à
+Napoléon, le 1<sup>er</sup> décembre 1804. On verra, par quelques phrases que
+j'en vais rapporter, que dans ces six mois d'intervalle la flatterie
+avait fait de grands progrès.</p>
+
+<p>Je les place également pour donner une idée du genre d'esprit de
+François de Neufchâteau, dont on a tant parlé, et qui, après tout,
+n'était qu'un rhéteur sans grâce; quoiqu'à l'époque où il était un de
+nos cinq rois, il eût aussi sa cour de flatteurs, qui le plaçaient
+beaucoup plus haut que tous les poëtes et les écrivains de son
+époque, et même de son siècle...</p>
+
+<p class="quote">La voix du peuple est bien ici la voix de Dieu,</p>
+
+<p class="noindent">disait-il à l'Empereur.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> «Aucun gouvernement ne peut être fondé sur un titre plus
+authentique. Dépositaire de ce titre, le Sénat a délibéré qu'il se
+rendrait en corps auprès de votre majesté impériale. Il vient faire
+éclater la joie dont il s'est pénétré, vous offrir le tribut sincère
+de ses félicitations, de son respect, de son amour; et s'applaudir
+lui-même de l'objet de cette démarche, puisqu'elle met le dernier
+sceau à ce qu'elle attendait de votre prévoyance <i>pour calmer les
+inquiétudes<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109" title="Go to footnote 109"><span class="smaller">[109]</span></a> de tous les bons Français</i>, et faire entrer au port
+le vaisseau de la république.</p>
+
+<p>»Oui, sire, de la république! Ce mot peut blesser les oreilles d'un
+monarque ordinaire; mais ici, le mot est à sa place devant celui
+dont le génie nous a fait jouir de la chose, dans le sens où la
+chose peut exister chez un grand peuple: vous avez fait plus que
+d'étendre les bornes de la république, car vous l'avez constituée
+sur des bases solides. Grâces à l'<span class="smcap">EMPEREUR DES FRANÇAIS</span>,
+on a pu introduire dans ce gouvernement <i>d'un seul</i> les principes
+conservateurs des intérêts de tous, <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> et fondre dans la
+république la force de la monarchie, etc., etc<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110" title="Go to footnote 110"><span class="smaller">[110]</span></a>...»</p>
+
+<p>Voilà un échantillon du talent de François de Neufchâteau. Il avait
+de l'esprit, pourtant, et même beaucoup, ainsi que je l'ai déjà dit.
+Il était aimable, disait les vers à ravir, mais s'étonnait, après
+cela, tellement de lui-même, qu'il en évitait la peine aux autres.
+Toutefois, je le répète, il avait de l'esprit. Seulement il aurait
+dû sentir que des flatteries du genre de celles dont il accablait
+l'Empereur, étaient déplacées dans la bouche d'un homme qui avait
+eu lui-même pendant un temps la puissance exécutive. L'Empereur le
+comprit et le dit à Cambacérès.</p>
+
+<p>&mdash;«On m'a fait un bien beau discours, qui m'a fait regretter le
+vôtre, monsieur l'archi-chancelier,» lui dit-il la veille du sacre,
+au moment où il arriva près de Napoléon, selon le désir que celui-ci
+lui avait témoigné de s'entretenir avec lui en particulier et même en
+secret la veille du couronnement. Cette conversation dut être du plus
+haut intérêt. Mais jamais <i>personne</i> n'a su un mot de ce qui fut dit
+dans cet entretien, quoiqu'on ait pu le <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> présumer. Cambacérès
+était non seulement aimé de l'Empereur, mais estimé. Napoléon <i>tenait
+à honneur</i> d'être ami de Cambacérès. «<i>C'est un honnête homme</i>,»
+répétait toujours Napoléon, «<i>un honnête homme supérieur</i>.»</p>
+
+<p>Que de fois je lui ai entendu répéter cette phrase... Il aimait
+aussi l'ordre et la régularité de Cambacérès; sa manière de recevoir
+surtout. Cette étiquette strictement observée ne lui paraissait
+nullement ridicule; et il trouvait peut-être avec raison que
+l'archi-chancelier était le seul grand dignitaire qui comprît bien sa
+position.</p>
+
+<p>Mais, en revanche, l'archi-chancelier n'était aimé d'aucune des
+Impératrices. Joséphine n'avait aucune affection pour lui. Il
+attribuait cet éloignement à des remontrances qu'il avait pris
+la liberté de lui faire, au nom de l'Empereur, sur ses dépenses
+excessives, qui donnaient toujours à Napoléon des colères,
+quelquefois funestes pour lui-même, car elles le rendaient fort
+malade; et puis l'archi-chancelier était pour la séparation; Fouché
+également cependant, et il était en faveur auprès d'elle: mais il
+était faux, et Cambacérès était véridique et loyal.</p>
+
+<p>Quant à Marie-Louise, c'est autre chose. Voici pourquoi elle prit
+l'archi-chancelier en grippe. Je donne cette histoire comme elle
+courut alors dans <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> tous les salons de Paris. Elle nous fit
+beaucoup rire, et je la crois positivement vraie.</p>
+
+<p>À l'époque de la guerre de Russie, lorsque l'Autriche insistait
+si vivement pour avoir les provinces illyriennes<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111" title="Go to footnote 111"><span class="smaller">[111]</span></a>, la
+correspondance, soit confidentielle, soit ministérielle, du beau-père
+et du gendre était souvent orageuse... Un jour, Napoléon jura et
+frappa du pied contre terre, en nommant son père et frère d'Autriche
+de je ne sais plus quel nom.</p>
+
+<p>&mdash;«Qu'est-ce, mon ami? qu'avez-vous contre mon père?</p>
+
+<p>&mdash;Votre père, Louise!... votre père <span class="smcap">EST UNE GANACHE</span>!... Et
+après ce mot il se lève, et sort en fermant la porte assez violemment
+pour la briser.</p>
+
+<p>L'Impératrice, soit qu'elle ne connût que notre beau langage, soit
+qu'elle ne connût pas en entier notre dictionnaire, ou plutôt qu'elle
+s'en tint à la véritable acception des mots, demeura surprise devant
+celui que Napoléon lui avait jeté comme une injure, si elle en
+jugeait au ton courroucé de sa voix. Mais une injure de Napoléon!
+lui, si doux avec elle! si tendre surtout!... Le moyen de le
+croire!... <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> Dans ce moment, la duchesse de Montebello entrait
+chez l'Impératrice. On sait combien elle l'aimait<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112" title="Go to footnote 112"><span class="smaller">[112]</span></a>! Elle lui
+demanda aussitôt ce que signifiait le mot <i>ganache</i>, en lui disant
+pourquoi elle lui faisait cette question...</p>
+
+<p>Madame la duchesse de Montebello, fort embarrassée, lui répondit
+cependant fort bien pour tous:</p>
+
+<p>&mdash;«Une ganache! madame... c'est... c'est un brave homme... un honnête
+homme un peu âgé...</p>
+
+<p>&mdash;Ah!...»</p>
+
+<p>La chose en resta là. L'Impératrice n'en parla plus, parce que
+l'occasion ne se présenta pas de placer le mot; mais au moment du
+départ de l'Empereur pour la Russie, il laissa, comme on sait,
+l'Impératrice régente avec l'archi-chancelier pour conseil, et même
+presque comme tuteur. L'Empereur parti, le prince archi-chancelier
+alla présenter ses devoirs à son impériale pupille, qui, voulant
+lui dire une parole gracieuse, le regarda en souriant, <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> et,
+prenant une physionomie toute gracieuse:</p>
+
+<p>&mdash;«En vérité, lui dit-elle, je suis bien touchée que l'Empereur m'ait
+laissé un guide aussi respectable!... et je serai toujours empressée
+de recevoir les avis d'une aussi brave <span class="smcap">GANACHE</span>!»</p>
+
+<p>Qu'on juge de l'effet du compliment!</p>
+
+<p>On a prétendu qu'elle avait eu l'intention de lui dire ce qu'en effet
+signifie ce mot. Je ne le crois pas: quel en serait le motif?...
+Cambacérès était un homme inoffensif, que l'Empereur estimait
+beaucoup, et Marie-Louise le savait. Non, je crois que ceux qui lui
+veulent faire une réputation de malice, pour lui sauver celle de la
+sottise, se trompent ici beaucoup... Marie-Louise était un de ces
+êtres mal organisés, à qui tout réussit mal, et qui ne savent jamais
+corriger leur destinée...</p>
+
+<p>Elle aimait à s'amuser, et n'y entendait rien; cependant les bals
+lui plaisaient: elle aimait la danse et elle y valsait et dansait
+l'anglaise comme une personne que cela ennuie et fatigue. Cambacérès,
+qui, certes, n'était pas danseur, en fit la remarque un jour chez
+lui à un petit bal donné à Marie-Louise dans sa nouvelle maison;
+cependant, cette fois-ci, l'ordonnance était mieux faite; il y avait
+plus de jeunes gens. Presque tous les auditeurs au Conseil d'État,
+dont Cambacérès était le chef, pour ainsi dire, s'y trouvaient, et
+leur présence ajoutait <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> et donnait même, on peut le dire, un
+autre aspect à la fête... Marie-Louise avait ce soir-là presqu'une
+apparence de beauté... Elle était bien mise, ce qui lui arrivait
+rarement; elle avait un petit corset de velours bleu, de ce bleu
+qui porte son nom encore aujourd'hui, couleur tout à fait bien pour
+son teint, qui était sa seule beauté réelle. Ce petit corset était
+brodé en diamants, la jupe était en tulle, doublée de satin blanc,
+et bordée par plusieurs touffes de <i>belles de jour</i>, d'un bleu plus
+foncé que nature, pour rapprocher davantage la nuance du velours.
+Elle était coiffée avec les mêmes fleurs et des épis de diamants, ce
+qui faisait admirablement dans ses beaux cheveux blonds... Elle était
+presque jolie comme cela! et elle l'eût été certainement, si elle eût
+été gracieuse!</p>
+
+<p>Lorsque l'Empereur était absent, c'était bien vraiment
+l'archi-chancelier qui <i>régnait</i> à Paris; c'était son salon qui
+était la cour active et marquante. Sa représentation continuelle est
+véritablement le mot qui convient à la chose. Jamais il ne faisait
+un voyage pour aller, soit aux eaux, soit à la campagne ou dans le
+Languedoc. Lorsque l'Empereur lui dit d'avoir une campagne, il en
+prit une... mais à Monceaux.</p>
+
+<p>Aussi l'Empereur comptait-il sur lui comme sur <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> <i>un ami</i>,
+et il avait raison; il savait combien il pouvait s'assurer sur
+son calme, son bon sens et sa haute expérience dans les affaires.
+Ensuite il y avait un autre motif pour l'Empereur; c'était la
+sécurité que lui donnaient trois convictions: celle de son honnêteté
+d'abord, ensuite de sa circonspection, et puis enfin celle de <i>sa
+poltronnerie</i>.</p>
+
+<p>&mdash;«Bah! disait Berthier, l'Empereur sait bien qu'il n'a rien à
+craindre de Lebrun et de Cambacérès! Ils sont honnêtes gens d'abord,
+et puis trop poltrons pour tenter ou soutenir une révolution, surtout
+l'archi-chancelier...»</p>
+
+<p>Je crois que l'honnêteté de Cambacérès suffisait pour le faire
+tenir en repos; mais, ce que je crois encore mieux, c'est qu'il
+n'avait aucune chance pour réussir. Il possédait sans doute toutes
+ces qualités, que les souverains trouvent rarement dans leurs
+alentours... Mais à posséder celles qu'il faut pour être souverain
+soi-même, il y a encore bien loin.</p>
+
+<p>Cambacérès accueillait dans son salon, avec une bienveillance
+plus intime que pour les autres personnes présentées, celles qui
+lui venaient du Languedoc. Il avait un respect religieux pour
+sa province. Son amitié pour moi doublait, je crois, de cette
+circonstance, que nous étions de la même ville... Si quelque
+Montpellerais lui demandait <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> un service, il répondait presque
+toujours: <i>Je le ferai!</i></p>
+
+<p>En effet, il faisait examiner la chose; le rapport était fait dans
+les quarante-huit heures; car M. Lavollée secondait son oncle aussi
+vivement qu'il le pouvait, et, le mardi ou le samedi suivant,
+Cambacérès disait au compatriote solliciteur:</p>
+
+<p>&mdash;«Mon cher, je me charge de votre affaire.»</p>
+
+<p>Alors c'était à peu près fait. Je dis à peu près, parce qu'avec
+Napoléon, on ne pouvait répondre de rien.</p>
+
+<p>Mais quelquefois Cambacérès avait promis, ou bien les prétentions du
+solliciteur ne lui semblaient pas justes. Alors il lui disait avec la
+même franchise: <i>Je ne puis rien</i>. C'est de l'honneur, cela.</p>
+
+<p>Un jour je reçois une lettre d'Arras; elle m'était écrite par une
+personne que je ne nommerai pas, parce qu'à l'époque où j'habitais
+cette ville, cette personne était royaliste avec tout le fanatisme
+qu'on connaît à certaines gens. Ensuite elle était devenue
+impérialiste au même degré. En 1814 cela changea encore, et, en 1830,
+il y eut une nouvelle mutation. Cette dame avait un petit-fils.
+Jamais aïeule ne fut plus enthousiaste de sa progéniture. Le jeune
+homme n'avait pourtant rien d'extraordinaire; il n'était que bien,
+et voilà tout; mais, <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> sur toute chose, il était enfant
+gâté, et voulait ce qu'il voulait avec acharnement. Il entreprit
+<i>de vouloir</i> être ce que détestait sa grand'-mère alors... il
+voulut servir l'Empire. La seule concession qu'il lui fit, ainsi
+qu'à sa mère, fut de ne pas aller à l'armée, quoiqu'il en mourût
+d'envie. Alors l'aïeule m'écrivit pour me prier de solliciter pour
+son petit-fils l'entrée du Conseil d'État. Elle avait jadis connu
+Cambacérès chez le marquis de Montferrier, et comptait sur ce
+souvenir. Mais il y avait bien des chances pour le contraire!...</p>
+
+<p>Elle y comptait pourtant si bien, que dans la lettre qu'elle m'avait
+priée de remettre à l'archi-chancelier, elle en parlait d'une
+curieuse manière. Le jeune homme, je le répète, était fort bien; et,
+heureusement pour lui, le prince le comprit comme moi.</p>
+
+<p>À mesure qu'il lisait la lettre de l'aïeule, il me regardait avec une
+sorte de malice tellement inusitée chez lui, que je dus m'attendre à
+quelque chose de bizarre.</p>
+
+<p>&mdash;«Tenez, me dit-il en me donnant la lettre de madame de ****, voyez
+de quel style on me fait la demande d'un service.»</p>
+
+<p>Je suis fâchée de ne pas avoir gardé de copie de cette lettre: elle
+était curieuse dans le fait. Madame de **** rappelait à Cambacérès
+archi-chancelier, qu'elle l'avait connu <i>comme Cambacérès <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span>
+avocat</i>; et cela si <i>crûment</i>, si peu délicatement, que je vis
+l'affaire du jeune homme tout à fait manquée. Mais je devais
+apprendre à connaître l'archi-chancelier.</p>
+
+<p>&mdash;«Monsieur, dit-il à M. de ****, je ne pourrai répondre aux volontés
+de madame votre grand'-mère, qui m'ordonne, ajouta-t-il en souriant,
+de vous faire nommer <i>dans les vingt-quatre heures</i>. Mais veuillez me
+faire l'honneur de venir dîner chez moi mardi prochain, et en raison
+de <i>notre très-ancienne</i> connaissance, de venir à quatre heures et
+demie; nous causerons. Aujourd'hui je ne veux pas ennuyer madame
+d'Abrantès d'une aussi lourde conversation; et puis je dois me rendre
+au Conseil. Mais mardi, vous voudrez surtout bien permettre que je
+sois moi-même <i>votre examinateur</i>.»</p>
+
+<p>Le jeune homme sortit de chez Cambacérès enchanté de lui. Sa place
+au Conseil d'État était d'autant plus importante à obtenir pour
+lui, qu'il était très-amoureux, et que le père de la jeune fille ne
+voulait la marier qu'à un homme ayant une carrière. Le jeune homme,
+quoiqu'il fût amoureux, préférait celle des armes; à cette époque
+il y avait une telle confiance, que personne ne croyait mourir, et
+on allait à l'armée comme au bal; mais pour plaire à sa famille, il
+s'était décidé pour le Conseil d'État.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> &mdash;«Dites tout cela à l'archi-chancelier, lui dis-je; il vous
+servira mieux si vous avez confiance en lui; car la lettre de votre
+grand'-mère a failli tout gâter. Parlez à Cambacérès comme à un père.»</p>
+
+<p>Il suivit mon conseil et fit bien. J'avais été invitée à dîner
+par Cambacérès pour ce même mardi, afin que mon protégé et moi
+nous fussions ensemble; et, bien que Cambacérès me l'eût répété
+<i>trois fois</i>, je n'en reçus pas moins, le même soir, une invitation
+imprimée. Aussitôt que j'arrivai, le prince vint à moi; et me prenant
+par la main, comme si nous allions danser un menuet, il me conduisit
+à un fauteuil et me dit tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;«Je suis parfaitement content du jeune homme; et comme j'ai pour
+principe de ne pas me laisser influencer par des circonstances
+étrangères, je le servirai parce qu'il a du mérite, et qu'il
+serait cruel autant qu'injuste de le rendre responsable du peu de
+considération que sa folle de grand'-mère m'inspire. Il peut donc
+compter sur moi: vous pouvez en être certaine.»</p>
+
+<p>En effet, quelques semaines après, le jeune homme fut nommé
+auditeur au Conseil d'État. Il se maria et il est toujours demeuré
+reconnaissant des bontés de l'archi-chancelier.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> &mdash;«Une belle bonté, vraiment! disait la grand'-mère,
+lorsqu'il en parlait devant elle; <i>il devait</i> vous faire nommer: il
+ne pouvait faire autrement, j'avais dîné vingt fois avec lui chez M.
+de Montferrier!..»</p>
+
+<p>Un officier de la maison de l'Empereur, homme d'esprit et de bonnes
+manières, dont le père était un des amis les plus intimes de ma mère,
+M. le marquis de Beausset, était un habitué du salon de Cambacérès.
+Il était préfet du palais; et, en vérité, il entendait cette fonction
+admirablement bien. Il avait cependant un rival, non seulement dans
+la maison de l'Empereur, mais auprès de l'archi-chancelier: c'était
+M. de Cussy. M. de Cussy était un homme excellent, mais ne comprenant
+guère la vie que comme elle s'écoulait pour lui. Il ne lui fallait
+des fêtes que parce qu'il y a toujours un souper, ou bien des
+rafraîchissements d'une nature plus substantielle que des sirops.
+Il avait un profond mépris pour les maisons qui reçoivent <i>à gosier
+sec</i>, comme il le disait.</p>
+
+<p>«Il n'y a plus de France! s'écriait-il un jour; il n'y a plus de
+France!... on ne soupe plus!...»</p>
+
+<p>Cambacérès l'avait nommé d'Aigrefeuille second. Il allait beaucoup
+chez lui, ainsi que M. le marquis de Beausset; ils étaient rivaux,
+mais <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> cela n'était pas alarmant et ne passait jamais le seuil
+de l'office impérial.</p>
+
+<p>On voit que l'addition de ces deux messieurs ne devait ni enlever ni
+ajouter quelque chose à l'élégance de la cour de l'archi-chancelier;
+car ceux qui la formaient habituellement étaient loin de pouvoir être
+donnés pour des modèles en ce genre.</p>
+
+<p>C'était d'abord M. le marquis de Montferrier, homme de bonne
+naissance, âgé de cinquante ans au moins, gros, poudré, et l'antipode
+d'une contredanse, quoiqu'il sourît toujours.</p>
+
+<p>C'était Monvel, frère de mademoiselle Mars, et fils du fameux acteur
+Monvel. Il était secrétaire du prince.... Maigre, pâle, sa figure
+longue et étroite pouvait sourire quelquefois, mais je crois qu'il
+n'en savait rien.</p>
+
+<p>C'était encore M. de Villevieille, contemporain de Voltaire et disant
+les vers admirablement. Mais il aurait fallu rétrograder de quelque
+trente ans par-delà: c'était donc encore une figure peu admissible
+dans une fête.</p>
+
+<p>C'était d'Aigrefeuille enfin, avec sa grotesque figure et sa
+burlesque toilette! Toutes deux méritent d'être connues.</p>
+
+<p>D'Aigrefeuille<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113" title="Go to footnote 113"><span class="smaller">[113]</span></a> était un fort bon homme, ayant <span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> de
+l'esprit et des connaissances, choses qui disparaissaient pour
+le monde devant sa gloutonnerie, mais qui pourtant existaient
+réellement. Sa figure était incroyable; il avait une grosse tête
+placée sur un cou très-court; son visage était fait comme peu de
+visages le sont; ses yeux, très-gros et très-saillants, étaient
+parfaitement ronds et d'un bleu pâle et terne; son nez, formé d'une
+boule de chair, était au-dessous de ces yeux que je vous ai dits, et
+surmontait une bouche formée de deux grosses lèvres qu'il léchait
+incessamment, comme s'il venait de manger une bisque, et tout cela
+avec deux grosses joues fleuries, mais tremblantes, formaient deux
+fossettes quand il faisait son gros rire, ce qui arrivait souvent;
+ses jambes étaient petites, c'est-à-dire courtes, car elles étaient
+grosses et ramassées; son ventre très-gros et sa taille petite: voilà
+le portrait de l'homme, ni flatté ni chargé.</p>
+
+<p>Qu'on se figure à présent ce personnage que je viens d'essayer de
+peindre, vêtu d'un habit de velours ras, <i>bleu de ciel</i>, doublé
+de satin blanc et garni d'une hermine, qui jouait le lapin blanc,
+attendu qu'il n'y avait pas de queues noires.</p>
+
+<p>Voilà l'origine de cette belle toilette.</p>
+
+<p>D'Aigrefeuille était fort ami d'une bonne, excellente <span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> et
+spirituelle personne, la comtesse de la Marlière. Un jour, il était
+chez elle, et lui contait ses chagrins d'être obligé d'acheter un
+habit habillé.</p>
+
+<p>&mdash;«Mais, lui dit la comtesse, j'ai une robe de velours bleu de ciel,
+la couleur est un peu tendre, mais, qu'importe? prenez-la.»</p>
+
+<p>D'Aigrefeuille, ravi, emporte sa robe, et son bonheur l'adresse chez
+le valet de chambre de l'archi-chancelier, au moment où il mettait en
+ordre des fourrures qu'il tenait encore à la main.</p>
+
+<p>&mdash;«Tenez, monsieur d'Aigrefeuille, voilà de quoi garnir richement
+votre habit. Ce sont les rognures de l'hermine avec laquelle on a
+garni le manteau <i>du sacre</i>, pour monseigneur.»</p>
+
+<p>D'Aigrefeuille, ravi du <i>magnifique</i> présent que le valet de chambre
+aurait probablement jeté, s'il ne le lui avait pas donné, fit faire
+l'habit bleu de ciel, se mit en dépense pour la doublure de satin
+blanc, et fit apposer sur les manches et au collet, ainsi que sur
+tous les bords, les petites bandelettes de fourrures blanches de
+l'hermine, dans laquelle il n'y avait plus une queue noire.</p>
+
+<p>C'est avec cet habit que d'Aigrefeuille se faisait beau les samedis
+et mardis, chez l'archi-chancelier. Pour tout le monde, il n'était
+que ridicule; pour moi, il était comique. Pour moi, qui connaissais
+<span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> l'histoire du velours et de la fourrure, cet habit valait
+plus que pour une autre.</p>
+
+<p>Cette histoire d'un habit bleu m'en rappelle une que j'ai omise dans
+le salon des princesses: c'était pour celui de la princesse Pauline.</p>
+
+<p>M. de Th.... était, ce qu'il est encore, un officier plein de mérite
+et tout à fait estimable; mais il avait beaucoup de couleur, et le
+sang lui montait facilement aux joues. Ceci est indépendant des
+qualités de quelqu'un.</p>
+
+<p>M. de Th.... était absent de Paris; il y revient, et trouve qu'en son
+absence on a donné l'ordre très-sévère de n'aller à la cour qu'avec
+un habit habillé. C'est un ordre un peu dur pour un jeune officier de
+cavalerie ayant une jolie tournure, et qui n'a que son uniforme...
+Dans cette perplexité, il rencontre M. Eugène de Faudoas, et lui
+conte son aventure.</p>
+
+<p>&mdash;«Bah! n'est-ce que cela? lui dit M. de Faudoas; ma s&oelig;ur va
+réparer ton malheur à l'instant. Il me faut un habit aussi, et je
+vais la prier de faire les deux emplettes.»</p>
+
+<p>Madame la duchesse de Rovigo, avec son indolence habituelle, commande
+d'aller prendre chez Lenormand deux habits habillés, pour MM. de
+Th.... et de Faudoas, et de les porter <span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> chez leur tailleur,
+pour que ces habits fussent prêts pour le même soir, à neuf heures.</p>
+
+<p>M. de Tha.... lorsqu'il essaya son habit, ne fit aucune attention à
+sa couleur. Il la trouva bien un peu claire, mais la chose était de
+trop peu de conséquence pour l'arrêter un moment de plus, lorsqu'il
+avait tant à faire. L'habit arrive fort tard. M. de Tha... le passe
+immédiatement et arrive enfin chez la princesse Pauline. Il était
+près de dix heures; le bal était commencé depuis longtemps, et la
+foule encombrait les salons. Tout à coup j'avise, au milieu des
+hommes qui se tenaient près de la porte qui communiquait de la
+galerie au grand salon, une figure étrange. Je fais un signe à la
+duchesse de Bassano, qui était près de moi; nous regardons plus
+attentivement, et nous reconnaissons M. de Tha..., dans son superbe
+habit de velours bleu céleste, brodé en argent; mais avec l'addition
+d'une coiffure poudrée à blanc, dans laquelle était encadrée sa
+figure bonne et excellente, et même agréable, mais si fortement
+colorée d'un pourpre foncé dans ce moment surtout, où il se trouvait
+dans une position gênée et presque au supplice, qu'il paraissait
+comme une fraise au milieu d'un fromage à la crème. Madame de Bassano
+et moi ne pûmes retenir un sourire qui, au fait, comprimait un
+<span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> éclat de rire que nous cachâmes comme nous le pûmes sous
+notre éventail. La princesse, qui nous vit rire, dirigea ses regards
+vers le lieu où allaient les nôtres. Aussitôt qu'elle aperçut M. de
+Tha...., elle mit aussi son éventail devant elle; ce que voyant le
+pauvre M. de T....., il devint exactement pourpre et fit craindre
+quelque accident. Jamais je n'ai vu une figure de cette teinte placée
+entre des cheveux blancs à frimas et un habit bleu de ciel, comme
+le prince Mirliflore! ce qui prouve que la chose accidentellement
+peut tout décider chez nous. Car M. de T.... était fort bien, avait
+très-bon air, et certes, ne pouvait jamais prêter à rire; mais, cette
+fois, il n'y avait pas moyen.</p>
+
+<p>Ces malheureux costumes, que l'Empereur forçait de porter à la
+cour, faisaient le désespoir de la plupart des hommes. Mais
+l'archi-chancelier était vraiment heureux de cet usage rétabli.
+Ce n'était qu'aux grandes cérémonies qu'il avait particulièrement
+une tournure burlesque, avec le grand habit du sacre, ou même le
+manteau et l'habit des grandes réceptions. Ce chapeau, retroussé
+par-devant, à la Henri IV, avec toutes ces plumes; ce manteau, cet
+habit au lieu du pourpoint, qui va seul avec le manteau, toute cette
+toilette est ridicule, lorsqu'elle n'est pas noblement portée.
+Lorsque le <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> chapeau est posé tout droit sur la tête, le
+manteau placé tant bien que mal sur l'épaule gauche, l'écharpe
+blanche tournée autour du corps, et dont quelquefois le gros n&oelig;ud
+arrivait au milieu de la poitrine, tout cet attirail mal mis et mal
+porté devenait une mascarade, et non plus un habillement de cour.
+L'archi-chancelier, pour dire le mot, avait l'air de jouer une
+parade, tandis qu'il portait au contraire fort bien <i>l'habit habillé</i>.</p>
+
+<p>J'ai déjà dit qu'il n'aimait pas les fêtes. Il n'y allait que par
+obligation; qu'on juge de l'ennui que ces bouleversements lui
+donnaient chez lui-même. Il venait me voir quelquefois; et, comme
+je l'aimais et l'estimais fort, j'étais très-sensible à une preuve
+de bonté qu'il ne donnait presque à personne. Quelquefois il se
+rencontrait chez moi avec le cardinal Maury. Alors ils me charmaient
+tous deux par leur conversation variée, et surtout dans ce qui avait
+rapport aux premiers jours de la Révolution. Cambacérès ne provoquait
+ni ne fuyait ce sujet de conversation que je cherchais toujours,
+moi, à éluder, quelque plaisir qu'il me fît, car je craignais les
+discussions, et puis... le 21 janvier... Mais le cardinal me dit un
+jour, après qu'il fut parti:</p>
+
+<p>&mdash;«Cela ne peut rien lui faire qu'on lui parle du procès du roi,
+parce que son vote est positivement de ceux qui ont été faits pour
+le sauver.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> &mdash;C'est votre opinion, monseigneur? lui demandai-je fort
+étonnée.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sur mon honneur, je l'ai dit à l'Empereur, qui, ainsi que vous
+le savez, n'aime pas ceux qui ont voté la mort de Louis XVI, qu'il
+n'appelle jamais que <i>le malheureux Louis XVI</i>!... Vous pouvez être
+sûre que Cambacérès voulait sauver le roi<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114" title="Go to footnote 114"><span class="smaller">[114]</span></a>.»</p>
+
+<p>Voilà ce que <i>m'a affirmé</i>, plus de dix fois, le cardinal Maury.</p>
+
+<p>Cette parole me fut dite entre autres fois par le cardinal, chose
+étrange! deux jours seulement avant une autre fête donnée par
+l'archi-chancelier, dans son nouvel hôtel de la rue Saint-Dominique.
+J'en fais la remarque, parce qu'il arriva une aventure si singulière
+à ce bal, qu'il est permis de croire ceux qui l'ont réfutée dans
+l'intérêt de l'archi-chancelier; mais elle <i>me fut certifiée alors</i>
+par le comte Dubois, qui était en ce même temps préfet de police,
+et, depuis, il me l'a confirmée, il n'y a pas quatre ans, dans son
+château de Vitry.</p>
+
+<p>La fête de l'archi-chancelier devait être plus belle, en effet,
+qu'aucune de celles de l'hiver. Il y avait ensuite une raison pour
+le croire, ce qui à Paris est déjà <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> beaucoup. Cette raison
+était la fraîcheur des ameublements; tout y était neuf et fort beau;
+l'hôtel lui-même était une belle résidence, et certes, cette fois, le
+maître de cette magnifique habitation n'avait rien négligé pour que
+sa fête fût superbe. Des fleurs, des lumières en abondance; une foule
+de femmes charmantes, couvertes de diamants, portant de riches et
+d'élégants costumes... c'était un bal masqué et costumé... L'Empereur
+avait le goût de ces sortes de fêtes à un degré vraiment étonnant
+pour un homme aussi sérieux et absorbé par de si grands intérêts,
+surtout à cette époque, où la guerre d'Espagne était dans toute sa
+fureur, et où lui-même rêvait une autre campagne d'Autriche?...
+Peut-être avait-il le besoin de se distraire des grands soins qui
+dévoraient sa vie, et ce moyen lui plaisait-il plus qu'un autre.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, il aimait ces bals masqués, où, presque toujours,
+il s'amusait à former une intrigue. Je ne crois pas cependant qu'il
+ait été pour rien dans celle qui eut une si funeste issue<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115" title="Go to footnote 115"><span class="smaller">[115]</span></a>, par
+l'impression qu'elle produisit sur celui qu'elle concernait.</p>
+
+<p>La fête était brillante, animée; les déguisements <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> étaient
+charmants. Plusieurs quadrilles avaient été remarqués. On les avait
+formés avec des costumes rappelant les personnages d'une pièce en
+vogue au même moment. Ainsi, par exemple, des femmes de ma société
+intime, choisirent ceux de la charmante pièce d'Alexandre Duval, <i>la
+Jeunesse de Henri V</i>. Madame la baronne Lallemand était bien jolie en
+Betty, avec son aimable et doux visage et ses beaux cheveux châtains
+sous le grand chapeau de velours noir. Madame de Montgardé avait le
+costume de Clara, et le capitaine Copetait était très-bien représenté
+par un Polonais de nos amis, le comte Joseph Motchinsky.</p>
+
+<p>Je ne me souviens plus qui avait fait le quadrille des <i>Deux Magots</i>,
+mais il était charmant. On n'avait rien retranché, et il était
+fort nombreux. M. de Forbin lui avait un costume oriental purement
+observé, qui lui allait admirablement. On regardait beaucoup une
+magnifique aigrette en diamants, dans laquelle était contenue un
+héron noir du plus grand prix. Son poignard était aussi de la plus
+grande richesse.</p>
+
+<p>&mdash;«Bah! disait-il en riant quand on lui parlait de la beauté de cette
+aigrette, <i>tout cela est faux!</i>»</p>
+
+<p>C'était une aigrette très-véritable et du prix peut-être de 30 ou
+40,000 francs; au reste, elle ne lui était que prêtée.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> La fête avait eu un grand succès... L'archi-chancelier,
+fatigué d'avoir fait les honneurs de sa maison avec autant de
+politesse que de grâce, sentit enfin le besoin de se reposer. Il
+s'arrêta dans une pièce où il y avait peu de monde, et demanda
+une glace ou un sorbet; il était à peine assis dans une vaste et
+moelleuse bergère, savourant son sorbet, qu'un masque noir, enveloppé
+dans un très-ample domino, vint s'asseoir auprès de lui, et se tourna
+de son côté comme pour le regarder très-fixement. Pendant quelques
+instants, Cambacérès ne prit nullement garde à ce masque; mais,
+ennuyé probablement de voir cette masse sombre et silencieuse ne
+faire aucun mouvement, n'articuler aucun son, il se tourna à son tour
+vers le masque, et lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;«Es-tu donc muet, beau masque?»</p>
+
+<p>Le masque noir ne répondit pas.</p>
+
+<p>&mdash;«Il paraît que non-seulement tu es muet, mais que tu es impoli!»
+dit Cambacérès.</p>
+
+<p>Le masque noir remua lentement la tête pour dire <span class="smcap">NON</span>.</p>
+
+<p>&mdash;«Ah! voilà une réponse, au moins... Eh bien! trouves-tu ma fête
+belle?</p>
+
+<p>&mdash;Trop belle! répondit enfin le masque noir <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> d'une voix
+creuse et sourde, dont l'intonation fit tressaillir Cambacérès.</p>
+
+<p>&mdash;Tu trouves!... dit-il; mais quand on reçoit son souverain, il faut
+faire ce qu'on ne ferait par aucune autre considération...</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne savais pas que tu devais le recevoir, ton souverain! reprit
+le masque noir avec un accent étrangement impérieux et qui s'élevait
+à mesure qu'il parlait.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, je ne savais pas que l'Empereur...</p>
+
+<p>&mdash;Silence! impie, dit avec une sorte de violence le masque noir, et
+en posant sur la main dégantée de l'archi-chancelier sa main couverte
+d'un gant blanc, mais qui pourtant le glaça jusqu'aux os...</p>
+
+<p>&mdash;Qui êtes-vous donc, monsieur? dit l'archi-chancelier en se levant.»</p>
+
+<p>Et en même temps il porta la main à la sonnette, car le peu de
+personnes qui se trouvaient dans cette pièce reculée s'étaient
+retirées en le voyant en conférence, à ce qu'ils croyaient du moins,
+avec le masque noir... Et dans ce moment il était seul avec cet être
+singulier, dont la voix et les manières avaient une apparence hostile.</p>
+
+<p>&mdash;Épargne-toi le soin d'appeler, lui dit-il; je me nommerai et me
+montrerai même à toi, si tu <span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> le veux. Tes valets ou tes
+complaisants n'ont rien à voir dans ce qui se passera entre nous.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur!... qui donc êtes-vous?»</p>
+
+<p>Et, tout en faisant cette question, il racontait lui-même au comte
+Dubois que sa langue était comme paralysée, et qu'il ne pouvait
+parler.</p>
+
+<p>&mdash;«Tu veux donc savoir qui je suis?... Tu le sauras... peut-être;
+écoute... Te rappelles-tu un jour de ta vie que tu voudrais racheter?</p>
+
+<p>&mdash;Non, répondit Cambacérès avec assurance, après avoir réfléchi un
+moment.</p>
+
+<p>&mdash;Non! répéta le masque noir d'une voix foudroyante... et ses yeux
+semblaient lancer des éclairs!</p>
+
+<p>&mdash;<span class="smcap">Non</span>, dit de nouveau et avec force l'archi-chancelier; car
+jamais je n'ai agi que d'après ma conviction et ma conscience. En ma
+qualité d'avocat, j'ai pu arriver à des conclusions qu'il m'était
+pénible de donner; mais je<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a><a href="#footnote116" title="Go to footnote 116"><span class="smaller">[116]</span></a> me croyais probablement en droit de
+le faire; dès lors, je ne suis plus que l'instrument de Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Ne prononce pas son nom; tu n'en es pas digne.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur! dit Cambacérès en se dirigeant <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> vers une
+porte qui donnait dans une pièce où il y avait des joueurs, votre
+conduite est trop étrange pour que je la supporte plus longtemps.
+Remerciez-moi de ne pas vous faire arrêter... et surtout ne tenez pas
+de pareils discours à un petit masque que je vois traverser un des
+salons en face de nous. Il pourrait avoir moins de patience que moi;
+mais enfin la mienne est à bout, je vous en préviens.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai rien à dire à ce petit masque, répondit l'homme noir; il
+n'a fait que suivre la route que toi et tes pareils lui avez ouverte.»</p>
+
+<p>Cambacérès tressaillit, mais ne continua pas moins de s'avancer vers
+la porte. Tout à coup le masque le rejoint, sans que le bruit de ses
+pas ait été entendu par lui<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a><a href="#footnote117" title="Go to footnote 117"><span class="smaller">[117]</span></a>; et le ramenant, sans qu'il eût la
+force de résister, à côté de la cheminée.</p>
+
+<p>&mdash;«Te rappelles-tu le 21 janvier?» lui dit-il tout bas.</p>
+
+<p>Cambacérès demeura sans voix.</p>
+
+<p>&mdash;«Te rappelles-tu le 21 janvier? répéta la voix, avec un accent
+plus solennel...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> &mdash;Oui... oui... ce fut un malheureux jour; mais je ne fus
+pas coupable!...</p>
+
+<p>&mdash;Tu fus <span class="smcap">RÉGICIDE</span>!</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur! s'écria Cambacérès, surmontant enfin la torpeur qui
+l'accablait depuis une heure, et le frisson qui venait de le saisir.
+Monsieur, je <i>veux</i> savoir qui vous êtes.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'ai dit que je me montrerais à toi, je tiendrai ma parole;
+viens, et tu me connaîtras.»</p>
+
+<p>Le masque noir se dirigea vers une pièce voisine qui, abandonnée
+par les joueurs, à cette heure de la nuit, était alors solitaire et
+sombre. Puis il s'arrêta à la porte en regardant Cambacérès, comme
+pour l'inviter à le suivre... Celui-ci hésita; un moment, sa main
+se leva de nouveau pour sonner; mais une force, qu'il a dit depuis
+être invincible, la faisait aussitôt retomber à son côté... Il voulut
+appeler, sa langue demeura muette... Il voulut fuir... il ne put
+marcher!... Il leva les yeux... l'homme noir, toujours sur le seuil
+de la porte, semblait l'attendre... Il craignait vaguement de le
+suivre, et pourtant toujours subjugué par cette même force, sous la
+puissance de laquelle il fléchissait depuis une heure, il s'avança en
+chancelant vers l'appartement voisin... Le masque y entra avec lui...
+Quelques bougies y brûlaient encore, et, par intervalles, jetaient
+des éclats d'une lumière très-vive...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> L'homme noir s'arrêta près de la cheminée. Il regarda
+quelques instants l'archi-chancelier qui était là, tremblant, et
+comme sous le prestige d'un rêve terrible...</p>
+
+<p>&mdash;«Tu veux me connaître, dit enfin le masque d'une voix lente, mais
+plus forte qu'une voix ordinaire... Tu présumes donc beaucoup de ton
+courage?</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc es-tu?»</p>
+
+<p>L'homme leva lentement la main, et dénoua son masque... Puis il
+rejeta son camail en arrière, et son visage demeura tout entier
+découvert...</p>
+
+<p>Dans ce moment, les bougies du candélabre qui était au-dessus de sa
+tête l'illuminèrent d'une lueur vacillante et blafarde... Cambacérès
+le vit alors tout entier; et, poussant un grand cri, il tomba sans
+connaissance sur le parquet...</p>
+
+<p>C'était Louis XVI!!!...<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a><a href="#footnote118" title="Go to footnote 118"><span class="smaller">[118]</span></a></p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> SALON DE M<sup>me</sup> LA DUCHESSE DE BASSANO.<br>
+1811.</h3>
+
+<p>Pendant les onze années que M. le duc de Bassano passa à la
+secrétairerie d'État, il n'eut pas chez lui l'apparence même de
+ce que nous avions, par nos maris, nous autres jeunes femmes dans
+une haute position, une maison ouverte. La confiance illimitée
+que lui accordait l'Empereur, la connaissance intime qu'il avait
+de toutes les choses politiques, le danger pour lui de répondre
+une parole en <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> apparence frivole et dont la conséquence
+pouvait être importante; tous ces empêchements avaient mis obstacle
+à l'exécution d'un de ses désirs les plus vifs. Celui d'avoir une
+réunion habituelle d'amis et de personnes agréables du monde, pour
+rétablir cette vie sociable toute française et que ne connaissent
+en aucun point les autres pays que par nos vieilles traditions. Nul
+n'était plus fait que le duc de Bassano pour mettre un tel projet
+à exécution. Il était homme du monde en même temps qu'un homme
+habile. Il avait la connaissance parfaite de ce que la société
+française exige et rend à son tour. Il était alors, ce qu'il est
+encore aujourd'hui, l'un des hommes les plus spirituels de notre
+société élégante; racontant à merveille, comprenant tous les hommes
+et sachant jouir de tous les esprits qui s'offrent à lui, quelque
+difficile que leur clef soit à trouver.</p>
+
+<p>Madame la duchesse de Bassano était une des femmes les plus
+remarquables de la cour impériale. Elle était grande, belle, bien
+faite, parfaitement agréable dans ses manières, d'un esprit doux et
+égal, et possédant des qualités qui la faisait aimer de toutes celles
+qui n'étaient pas en hostilité avec ce qui était bien. Lorsqu'elle
+se maria elle n'aimait pas la cour, où elle vint presque malgré
+elle. Aussi, bien qu'elle fût alors dans toute la <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> fleur
+de sa jeunesse et de sa beauté, elle vivait fort retirée et tout à
+fait dans l'intérieur de sa maison. Nommée dame du palais lors de
+l'Empire, elle devint alors l'un des ornements de la cour. Le genre
+régulier de sa beauté lui donnait de la ressemblance avec celle de
+la duchesse de Montebello. Les traits de la duchesse de Montebello
+étaient peut-être plus semblables à ceux des madones de Raphaël, mais
+madame de Bassano était plus grande et mieux faite.</p>
+
+<p>En parlant du salon de madame la duchesse de Bassano, et le prenant
+au moment où son mari fut ministre des affaires étrangères<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a><a href="#footnote119" title="Go to footnote 119"><span class="smaller">[119]</span></a>,
+je dois nécessairement parler beaucoup du duc; c'est alors un des
+devoirs de ma mission de le faire connaître tel qu'il était, et de le
+montrer éclairé par le jour véritable sous lequel il doit être vu.</p>
+
+<p>La famille de M. Maret<a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a><a href="#footnote120" title="Go to footnote 120"><span class="smaller">[120]</span></a> (depuis duc de Bassano) était
+généralement estimée; son père, médecin distingué, était en outre
+secrétaire perpétuel de l'académie de Dijon, et dans la plus haute
+estime, non-seulement de tout ce que la littérature française avait
+de plus élevé, mais des savants étrangers les plus en renommée.
+Je donnerai tout à <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> l'heure une preuve, comme en reçoivent
+rarement les hommes de lettres entre eux, de cette affection portée à
+M. Maret le père par la science étrangère.</p>
+
+<p>Un fait peu connu, même des amis de M. de Bassano, c'est qu'il a
+vivement désiré, après de très-fortes études, de suivre la carrière
+du génie ou de l'artillerie.</p>
+
+<p>Il n'avait que dix-sept ans lorsque le concours s'ouvrit à l'académie
+de Dijon pour un éloge de Vauban. Tourmenté déjà du désir de marcher
+sur les traces de cet homme illustre, le jeune homme voulut aussi
+concourir, lui, pour cet éloge. Mais le moyen; son père était bon,
+mais sévère, et ne voulait permettre aucun travail de ce genre.
+Heureusement pour lui, le jeune Maret avait à sa disposition la
+vaste bibliothèque des jésuites; il allait y travailler, et là, il
+demeurait au moins quelques instants sans être troublé. Quelques
+jours avant la fin de son ouvrage, étant seul dans ce lieu, il y fut
+surpris par le bibliothécaire lui-même, ennemi personnel de M. Maret
+le père.....</p>
+
+<p>&mdash;«Votre père vous demande, dit-il au jeune homme....» Et tandis
+qu'il y court, le bibliothécaire, curieux de voir à quel genre de
+travail s'occupe le jeune élève, prend le livre qu'il avait laissé
+ouvert à l'endroit même qu'il copiait, et lit ce passage. <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span>
+Ce livre était l'<i>Histoire des siéges</i>, par le père Anselme.... Le
+bibliothécaire fut éclairé, et remit aussitôt le livre à sa place. Il
+en savait assez pour nuire.</p>
+
+<p>L'éloge de Vauban terminé, il fallait le faire parvenir à l'académie
+de Dijon pour qu'il y prît son rang et son numéro. M. Maret le père,
+comme secrétaire perpétuel, était chargé de ce soin. Mais le travail
+était long. Il avait d'autres soins, et il s'en remettait souvent à
+son fils pour ouvrir les lettres qui arrivaient de Paris, pour les
+concours surtout. Un jour où le courrier avait été plus considérable
+que de coutume, le jeune homme eut soin de ménager une grande
+enveloppe, et dit, en substituant son éloge au papier insignifiant
+qu'elle contenait:</p>
+
+<p>&mdash;«Ah! voilà encore une pièce pour le concours!</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, observa M. Maret, elle arrive à temps! Le concours ferme
+demain, et il ne reste que le temps de lui assigner une place;
+donne-lui un numéro.»</p>
+
+<p>Le jeune Maret place son éloge sous une autre enveloppe, lui donne un
+numéro; et le voilà attendant son sort avec une anxiété que peuvent
+seuls connaître ceux dans cette position.....</p>
+
+<p>Le dépouillement fait ne laisse que deux éloges <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> pour se
+disputer le prix. L'un est d'un jeune officier du génie, l'autre
+d'un enfant<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a><a href="#footnote121" title="Go to footnote 121"><span class="smaller">[121]</span></a> pour ainsi dire; et cependant il lutte avec tant
+d'avantage, que la commission qui devait prononcer hésite dans son
+jugement.</p>
+
+<p>Le bibliothécaire, qui connaissait l'auteur de l'un des deux éloges,
+et qui avait la volonté de lui nuire, cherchait mille moyens pour
+déverser une sorte de défaveur sur le morceau que tout le monde
+s'accordait à trouver vraiment beau. Enfin, le président impatienté
+de cet acharnement, qui devenait visible, dit au bibliothécaire:</p>
+
+<p>&mdash;«Il me semble, monsieur, que les personnalités sont interdites
+parmi nous.»</p>
+
+<p>Enfin l'académie prononce. Un des éloges a le prix, l'autre
+l'accessit. La médaille appartient à l'officier du génie, l'accessit
+à M. Maret.....</p>
+
+<p>La pièce avec laquelle il avait concouru était de Carnot,
+sous-lieutenant alors dans l'arme du génie. Sans doute elle était
+bien; mais celle de son concurrent était peut-être plus belle, parce
+qu'il y avait mis toute la chaleur de son âge et toute l'ardeur qu'on
+apporte à cet âge au travail pour lequel on demande une couronne...
+Il était visible que les <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> académiciens avaient un grand
+regret de prononcer le jugement tel qu'il était... Malheureusement
+<i>il fallut</i> que cela fût ainsi..... Mais la pièce du jeune Maret eut
+les honneurs de la lecture en pleine séance académique, présidée
+par M. le prince de Condé<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a><a href="#footnote122" title="Go to footnote 122"><span class="smaller">[122]</span></a>..... M. Maret le père, vivement ému
+de cette scène inattendue pour lui, sortit aussitôt que la séance
+fut terminée, et passa dans le jardin avec son fils..... À peine le
+jeune homme avait-il fait quelques pas, qu'il fut rejoint par son
+concurrent... Carnot avait les deux médailles... le grand prix...
+un grand honneur enfin... mais une voix lui criait que le triomphe
+n'était pas dans tout cela, et cette voix ne le trouva pas sourd. Il
+aurait dû l'écouter avec équité; il n'en fut pas ainsi.</p>
+
+<p>&mdash;«Monsieur, dit-il au jeune Maret, l'académie n'a pas été juste en
+m'accordant les deux médailles... Je sens moi-même tout ce que votre
+éloge de Vauban renferme de beau et de bien..... J'ai moins de mérite
+que vous si j'ai réussi en quelques points, car je suis officier du
+génie... et je puis avouer que j'ai mis en oubli un fait d'un haut
+intérêt, que vous n'avez pas omis<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a><a href="#footnote123" title="Go to footnote 123"><span class="smaller">[123]</span></a>. Permettez-moi <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> de
+faire ce que l'académie n'a pas fait, et veuillez accepter de ma main
+cette seconde médaille.»</p>
+
+<p>Il était évident que Carnot était blessé de cette concurrence qui lui
+faisait trouver presque une défaite dans la victoire, car il voyait
+trop bien quel intérêt inspirait l'éloge du jeune Maret; et il crut
+en imposer au public et... et peut-être à lui-même en partageant avec
+lui le prix de l'académie..... Le jeune Maret sentit instinctivement
+que la proposition n'avait pas cette expression franche et de
+<i>prime-saut</i> qu'aurait inspirée un élan généreux; et puis, dans sa
+modestie, il ne se croyait pas de force à lutter avec Carnot, qu'il
+remercia, mais sans accepter.</p>
+
+<p>&mdash;«Monsieur, lui dit-il, j'eusse été fier et heureux de mériter la
+médaille... mais je sais trop bien qu'elle est on ne peut mieux
+entre vos mains; <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> permettez-moi de l'y laisser. Ne l'ayant
+pas reçue de l'académie, je ne peux la recevoir de vous<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a><a href="#footnote124" title="Go to footnote 124"><span class="smaller">[124]</span></a>.»</p>
+
+<p>Les deux rivaux se séparèrent. Carnot emporta ses médailles, et Maret
+un nouvel espoir de succès dans la carrière littéraire. Ce fut alors
+qu'il fit un petit poëme en deux chants, intitulé <i>la Bataille de
+Rocroy</i>, qu'il dédia au prince de Condé<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a><a href="#footnote125" title="Go to footnote 125"><span class="smaller">[125]</span></a>.</p>
+
+<p>Mais son père voulait qu'il étudiât profondément les lois. Il se mit
+sérieusement à ce travail, et par une sorte de pressentiment il y
+joignit l'étude du droit politique... Peu après il prit ses grades
+à l'université de Dijon, et fut reçu avocat au parlement malgré sa
+grande jeunesse.</p>
+
+<p>Toutefois son goût le portait avec ardeur vers la carrière
+diplomatique; son père l'envoya à Paris. Là, recommandé vivement
+à M. de Vergennes dont le crédit était tout-puissant en raison de
+l'amitié que lui portait le roi; ne voyant que la haute société et
+la bonne compagnie, étudiant constamment avec la volonté d'arriver,
+M. Maret put se dire qu'il pouvait prétendre à tout. Recommandé et
+aimé de toutes les illustrations de l'époque, il obtint un honneur
+très-remarquable: ce fut d'être <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> présenté au <i>Lycée de
+Monsieur</i> (l'Athénée) par Buffon, Lacépède et Condorcet... Être
+jugé et estimé de pareilles gens au point d'être présenté par eux à
+une société savante aussi remarquable que l'était celle-là à cette
+époque, c'est un titre impérissable.</p>
+
+<p>M. de Vergennes mourut. M. Maret perdait en lui un protecteur assuré.
+Il résolut alors d'aller en Allemagne pour y achever ses études
+politiques... mais à ce moment la révolution française fit entendre
+son premier cri: on sait combien il fut retentissant dans de nobles
+âmes!... M. Maret jugea qu'il ne trouverait en aucun lieu à suivre
+un cours aussi instructif que les séances des états-généraux qui
+s'ouvraient à Versailles: il fut donc s'y établir. Ce fut donc les
+séances législatives qu'il rédigea pour sa propre instruction, et de
+là jour par jour, le <i>Bulletin de l'Assemblée nationale</i>. Mirabeau,
+avec qui le jeune Maret était lié, lui conseilla, ainsi que plusieurs
+autres orateurs tels que lui, de faire imprimer ce <i>bulletin</i>....
+Panckoucke faisait alors paraître le <i>Moniteur</i>: il y inséra ce
+<i>bulletin</i>, auquel M. Maret <i>exigea</i> qu'on laissât son titre. Il
+avait une forme dramatique qui plaisait. C'était, comme on l'a dit
+fort spirituellement, une traduction de <i>la langue parlée</i> dans la
+langue <i>écrite</i>. Ce fut un nouveau cours de droit <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> politique
+d'autant plus précieux qu'il n'avait rien de la stérilité d'intérêt
+de ces matières. C'était en même temps un tableau vivant des fameuses
+discussions de l'Assemblée nationale et ses athlètes en relief avec
+leurs formes spéciales, en même temps qu'il rendait l'énergique
+vigueur de leurs improvisations et les orages que soulevaient leurs
+débats.</p>
+
+<p>L'Assemblée nationale finit: M. Maret fut alors nommé secrétaire de
+légation à Hambourg et à Bruxelles. Là, malgré sa jeunesse, il fut
+chargé des affaires délicates de la Belgique, après la déclaration
+de guerre, ainsi que de la direction de la première division des
+affaires étrangères, avec les attributions de <i>directeur général</i> de
+ce ministère... et M. Maret n'avait alors que vingt-huit ans!...</p>
+
+<p>Envoyé à Londres, où cependant étaient en même temps M. de Chauvelin
+et M. de Talleyrand, il fut député auprès de Pitt, pour traiter
+des hauts intérêts de la France... À son retour, et n'ayant pas
+encore vingt-neuf ans, M. Maret fut nommé envoyé extraordinaire et
+ministre plénipotentiaire à Naples. Il partit avec M. de Sémonville
+qui, de son côté, allait à Constantinople. Ce fut dans ce voyage
+que l'Autriche les fit enlever et jeter, au mépris du droit des
+gens, dans les cachots de <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> Mantoue<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a><a href="#footnote126" title="Go to footnote 126"><span class="smaller">[126]</span></a>, non pas comme des
+prisonniers ordinaires, mais comme les plus grands criminels...
+Chargés de chaînes si pesantes, que le duc de Bassano en porte encore
+les marques aujourd'hui sur ses bras!... jetés dans des cachots noirs
+et infects, ils en subirent bientôt les affreuses conséquences...
+Trois jeunes gens de la légation moururent en peu de temps. Attaqué
+lui-même d'une fièvre qui menaçait sa vie, M. Maret fut bientôt en
+danger.</p>
+
+<p>Ce fut alors que le nom de son père fut pour lui comme un talisman
+magique. Il avait correspondu avec l'académie de Mantoue... Une
+députation de cette académie, conduite par son chancelier <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span>
+<i>Castellani</i>, demanda et obtint à force de prières que M. Maret fût
+transféré dans une prison plus salubre.</p>
+
+<p>«<i>Ce que nous demandons</i>, dit la députation, <i>c'est d'apporter du
+secours et des consolations au fils d'un homme dont la mémoire nous
+est si chère!...</i>»</p>
+
+<p>Les prisonniers furent transférés dans le Tyrol, dans le château de
+Kuffstein... Là, Sémonville et Maret passèrent encore vingt-deux
+mois dans la plus dure captivité. Seulement ils étaient au sommet du
+donjon, et non plus dans ses souterrains. Mais séparés... seuls...
+sans livres ni papier... ni rien pour écrire... l'isolement et
+l'oisiveté... pour seule occupation les souvenirs de la patrie... de
+la famille... et le doute de jamais les revoir!... L'enfer n'a pas ce
+supplice dans tous les habitacles du Dante!...</p>
+
+<p>La tyrannie nous donne toujours le désir de la braver. M. Maret,
+privé de tous les moyens d'écrire, voulut les trouver: il y parvint.
+Avec de la rouille, du thé, de la crème de tartre et je ne sais
+plus quel autre ingrédient, qu'il sut se procurer, sous le prétexte
+d'un mal d'yeux, il obtint une encre avec laquelle il put écrire.
+Il chercha dans son mauvais traversin et il trouva une plume longue
+comme le doigt, qu'il tailla avec un morceau de vitre cassée.... On
+lui portait diverses choses dont il <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> avait besoin pour sa
+santé ou sa toilette... Ces objets étaient enveloppés dans de petits
+carrés de papier grands comme la main... M. Maret les recueillit au
+nombre de trois ou quatre et transcrivit sur ces feuilles informes
+une comédie, une tragédie et divers morceaux<a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a><a href="#footnote127" title="Go to footnote 127"><span class="smaller">[127]</span></a> sur les sciences
+et la littérature. Enfin on échangea MM. Maret et Sémonville et
+les autres prisonniers contre madame la duchesse d'Angoulême, qui
+souffrait aussi dans le Temple un supplice encore plus horrible que
+les prisonniers du Tyrol... car des larmes seulement de douleur et
+de colère coulaient sur les barreaux de leur prison... tandis que
+l'infortunée répandait des larmes de sang et de feu sur les tombes de
+tout ce qu'elle avait aimé!...</p>
+
+<p>Rentré dans sa patrie, M. Maret trouva la France reconnaissante; et
+le Directoire rendit un arrêté, en vertu d'une loi spéciale, par
+lequel il fut reconnu que <i>M. de Sémonville et lui avaient honoré
+<span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> le nom français par leur courage et leur constance</i>.</p>
+
+<p>Ce fut alors que M. de Talleyrand, rappelé en France par le crédit
+de madame de Staël, intrigua par son moyen pour être ministre des
+affaires étrangères... Une autre faveur était à donner au même
+instant: c'était d'aller à Lille pour y discuter les conditions d'un
+traité de paix avec l'Angleterre.</p>
+
+<p>C'était lord Malmesbury qu'envoyait M. Pitt... M. Maret et M. de
+Talleyrand furent les seuls compétiteurs et pour la négociation et
+pour le ministère... M. Maret, qui savait qu'on traitait en ce moment
+de la paix avec l'Autriche, à Campo Formio, voulut contribuer à
+cette grande &oelig;uvre, et sollicita vivement d'aller à Lille: il fut
+nommé. C'est alors qu'il eut pour la première fois des rapports qui
+ne cessèrent qu'en 1815, avec Napoléon... Une immense combinaison
+unissait les deux négociations de Lille et de Campo Formio; la paix
+allait en être le résultat... mais la faction fructidorienne était
+là... et malgré les efforts constants des grands travailleurs à la
+grande &oelig;uvre, tout fut renversé et le fruit de la conquête de
+l'Italie perdu... Alors Bonaparte s'exila sur les bords africains...
+M. Maret dans ce qui avait toujours charmé sa vie, la culture des
+lettres et de la littérature... <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> Au retour d'Égypte, les
+rapports ébauchés par la correspondance de Lille à Campo Formio se
+renouèrent à la veille du 18 brumaire. Dégoûté par ce qu'il voyait
+chaque jour, comprenant que sa patrie marchait, ou plutôt courait à
+sa ruine, M. Maret eut la révélation de ce qu'elle pouvait devenir
+sous un chef comme Napoléon, et il lui dévoua ses services et sa
+vie, mais jamais avec servilité, et toujours, au contraire, avec
+une noble indépendance. M. Maret assista aux 18 et 19 brumaire,
+et, le lendemain, fut nommé secrétaire général<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a><a href="#footnote128" title="Go to footnote 128"><span class="smaller">[128]</span></a> des Consuls,
+reçut les sceaux de l'État, et prêta le serment auquel il a été
+fidèle jusqu'au dernier jour. À dater de ce moment, M. Maret fut le
+fidèle compagnon de Napoléon. On a vu qu'il travaillait avec lui à
+la place des ministres; mais, indépendamment de cette marque de
+confiance, <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> il en reçut beaucoup d'autres aussi étendues, de
+la plus grande importance. Devenu ministre secrétaire d'État lors de
+l'avénement à l'Empire<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a><a href="#footnote129" title="Go to footnote 129"><span class="smaller">[129]</span></a>, M. Maret ne quitta plus l'Empereur, même
+sur le champ de bataille; et lorsque Napoléon entrait, à la tête de
+ses troupes, dans toutes les capitales de l'Europe, le duc de Bassano
+était toujours près de lui pour exercer un protectorat que plusieurs
+souverains doivent encore se rappeler, si toutefois un roi garde le
+souvenir d'un bienfait.</p>
+
+<p>Napoléon aimait à accorder au duc de Bassano ce qu'il lui demandait.</p>
+
+<p>&mdash;«J'aime à accorder à Maret ce qu'il veut pour les autres,» disait
+l'Empereur, «lui qui ne demande jamais rien pour lui-même.»</p>
+
+<p>C'était vrai, et l'avenir l'a bien prouvé.</p>
+
+<p>J'ai déjà dit que le père du duc de Bassano était fort aimé et
+estimé, et qu'il lui acquit beaucoup de protecteurs, dont le
+plus puissant était M. de Vergennes, alors ministre des affaires
+étrangères; et on a vu que, se conduisant toujours avec sagesse et
+grande capacité, il eut partout de grands succès.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> J'ai raconté la vie de M. de Bassano avant l'époque où
+Napoléon, qui se connaissait en hommes, le choisit pour remplir
+le premier poste de l'État auprès de lui; c'est une réponse faite
+d'avance à ces esprits chercheurs de grands talents, et qui demandent
+ce qu'il a fait, l'avant-veille du jour où ils connaissent un
+homme. Pour eux, son existence est dans le moment présent; quant à
+la conduite de M. de Bassano, pendant tout le temps où il a été au
+pouvoir, elle a été admirable, non-seulement sous le rapport d'une
+extrême probité, mais comme homme de la patrie; et lorsque Napoléon
+fit des fautes, ce fut toujours après une lutte avec M. de Bassano,
+surtout à Dresde et dans la campagne de Russie, ainsi qu'en 1813 et
+1814.</p>
+
+<p>Mais je n'écris pas l'histoire dans ce livre, je n'y rappelle que
+ce qui tient à la société française. Cependant, comme le duc de
+Bassano n'ouvrit sa maison que lorsqu'il fut ministre des affaires
+étrangères, et que tout alors fut <i>officiel</i>, en même temps qu'il
+était littéraire et agréable, il me faut bien en montrer le maître,
+éclairé du jour qui lui appartient.</p>
+
+<p>J'ai déjà dit qu'avant le moment où M. le duc de Bassano fut ministre
+des affaires étrangères, il n'eut pas une maison ouverte. Sa maison
+était <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> une sorte de sanctuaire, où les oisifs n'auraient
+rien trouvé d'amusant, et les intéressés beaucoup trop de motifs
+d'attraction. Il fallait donc centraliser autant que possible ses
+relations, et ce fut pendant longtemps la conduite du duc et de la
+duchesse de Bassano.</p>
+
+<p>Mais, lorsque M. de Bassano passa au ministère des affaires
+étrangères, sa position et ses obligations changèrent, et madame de
+Bassano eut <i>un salon</i>, mais un salon <i>unique</i>, et comme nous n'en
+revîmes jamais un, et cela, par la position <i>spéciale</i> où était M.
+de Bassano. Ces exemples se voyaient seulement avec Napoléon. C'est
+ainsi que le duc d'Abrantès fut gouverneur de Paris, comme personne
+ne le fut et ne le sera jamais.</p>
+
+<p>Le salon de la duchesse de Bassano s'ouvrit à une époque bien
+brillante; quoique ce ne fût pas la plus lumineuse de l'Empire<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a><a href="#footnote130" title="Go to footnote 130"><span class="smaller">[130]</span></a>.
+On voyait déjà l'horizon chargé de nuages; ce n'était pas, comme
+en 1806, un ciel toujours bleu et pur qui couvrait nos têtes, mais
+c'était le moment où le colosse atteignait son apogée de grandeur: et
+si quelques esprits clairvoyants et craintifs prévoyaient <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span>
+l'avenir, la France était toujours, même pour eux, cet Empire mis
+au-dessus du plus grand, par la volonté d'un seul homme; et cet homme
+était là, entouré de sa gloire, et déversant sur tous l'éclat de ses
+rayons.</p>
+
+<p>Avant M. de Bassano, le ministère des affaires étrangères avait été
+occupé par des hommes qui ne pouvaient, en aucune manière, présenter
+les moyens qu'on trouvait réunis dans le duc de Bassano. Sans doute
+M. de Talleyrand est un des hommes de France, et même de l'Europe,
+le plus capable de rendre une maison la plus charmante qu'on puisse
+avoir; mais M. de Talleyrand est d'humeur fantasque, et nous l'avons
+tous connu sous ce rapport; M. de Talleyrand était quelquefois toute
+une soirée sans parler, et lorsque enfin il avait quelques paroles
+à laisser tomber nonchalamment de ses lèvres pâles, c'était avec
+ses habitués, M. de Montrond, M. de Narbonne, M. de Nassau et M. de
+Choiseul et quelques femmes de son intimité... Quant à madame de
+Talleyrand, que Dieu lui fasse paix!... on sait de quelle utilité
+elle était dans un salon; la bergère dans laquelle elle s'asseyait
+servait plus qu'elle, et, de plus, ne disait rien. L'esprit de M.
+de Talleyrand, quelque ravissant qu'il fût, n'avait plus, devant
+sa <span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> femme, que des éclairs rapides, fréquents, mais qui
+jaillissaient sans animer et dissiper la profonde nuit qu'elle
+répandait dans son salon. Ce n'était donc qu'après le départ de
+madame de Talleyrand, lorsqu'elle allait enfin se coucher, que M.
+de Talleyrand était vraiment l'homme le plus spirituel et le plus
+charmant de l'Europe... Vint aussi M. de Champagny... Quant à lui, je
+n'ai rien à en dire, si ce n'est pourtant qu'il était peut-être bien
+l'homme le plus vertueux en politique, mais le plus cynique<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a><a href="#footnote131" title="Go to footnote 131"><span class="smaller">[131]</span></a> en
+manières <i>sociables</i> que j'aie rencontré de ma vie... et, comme on le
+sait, cela ne fait pas être maître de maison, aussi, M. de Champagny
+n'y entendait-il rien, pour dire le mot.</p>
+
+<p>Le salon de M. de Bassano s'ouvrait donc sous les auspices les plus
+favorables, parce qu'on était sûr de ce qu'on y trouverait... Madame
+de Bassano, alors dans la fleur de sa beauté et parfaitement élégante
+et polie, était vraiment faite pour remplir la place de maîtresse de
+maison au ministère des affaires étrangères.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> Cette époque était la plus active et la plus agitée, par
+le mouvement qui avait lieu d'un bout de l'Europe à l'autre... Les
+étrangers arrivaient en foule à Paris; tous devaient nécessairement
+paraître chez le ministre des affaires étrangères... L'Empereur, en
+le nommant à ce ministère, voulut qu'il tînt une maison ouverte et
+magnifique; quatre cent mille francs de traitement suivirent cet
+ordre, que M. de Bassano sut, au reste, parfaitement remplir...</p>
+
+<p>L'hôtel Gallifet<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a><a href="#footnote132" title="Go to footnote 132"><span class="smaller">[132]</span></a> est une des maisons les plus incommodes de
+Paris mais aussi une des plus propres à recevoir et à donner des
+fêtes; ses appartements sont vastes; leur distribution paraît avoir
+été ordonnée pour cet usage exclusivement. Jusqu'à l'entrée et à
+l'escalier, les deux cours, tout a un air de décoration qui prépare à
+trouver dans l'intérieur la joie et les plaisirs d'une fête.</p>
+
+<p>Le corps diplomatique avait jusqu'alors vécu d'une manière peu
+convenable à sa dignité et même à ses plaisirs de société;
+beaucoup allaient au cercle de la rue de Richelieu, et y perdaient
+ennuyeusement leur argent; d'autres, portés par le dés&oelig;uvrement
+et peut-être l'opinion, allaient dans le <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> faubourg
+Saint-Germain<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a><a href="#footnote133" title="Go to footnote 133"><span class="smaller">[133]</span></a>, dans des maisons dont souvent les maîtres étaient
+les ennemis de l'Empereur, comme par exemple chez la duchesse de
+Luynes, et beaucoup d'autres dans le même esprit.</p>
+
+<p>Le corps diplomatique avait été beaucoup plus agréable; mais il était
+encore bien composé à ce moment: c'était, pour l'Autriche, le prince
+de Schwartzemberg, dont l'immense rotondité avait remplacé l'élégante
+tournure de M. de Metternich; pour la Prusse, M. de Krusemarck; quant
+à celui-là, nous avons gagné au change... Je ne me rappelle jamais
+sans une pensée moqueuse la figure de M. de Brockausen, ministre de
+Prusse avant M. de Krusemarck... Celui-ci était à merveille, et pour
+les manières et pour la tournure; il rappelait le comte de Walstein
+dans le délicieux roman de <i>Caroline de Lichfield</i>.</p>
+
+<p>La Russie était représentée par un homme dont le type est rare à
+trouver de nos jours, c'est le prince Kourakin: cet homme a toujours
+été pour moi le sujet d'une étude particulière; sa nullité et sa
+frivolité réunies me paraissaient tellement compléter <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> le
+ridicule, que j'en arrivais, après avoir fait le tour de sa massive
+et grosse personne, à me dire: «Cet homme n'est qu'un sot et un
+<i>frotteur</i> de diamants.» Potemkin l'était aussi... mais du moins
+quelquefois il laissait là sa brosse et ses joyaux pour prendre
+l'épée, ou tout au moins le sceptre de Catherine, et lui en donner
+sur les doigts, lorsqu'elle ne marchait pas comme il l'entendait. Il
+y avait au moins quelque chose dans Potemkin; mais chez le prince
+Kourakin!... <span class="smcap">Rien</span>... absolument <span class="smcap">RIEN</span>. Ajoutez
+à sa nullité, qu'en 1810 il se coiffait comme Potemkin, brossait
+comme lui ses diamants en robe de chambre, et donnait audience à
+quelques cosaques, faute de mieux, parce que les Français n'aiment
+pas l'impertinence, et qu'aujourd'hui, chez les Russes de bonne
+compagnie, il est passé de coutume de reconnaître comme bonnes de
+pareilles gentillesses.</p>
+
+<p>Le prince Kourakin avait la science de la révérence; il savait de
+combien de lignes il devait faire faire la courbure à son épine
+dorsale. Le sénateur, le ministre, le comte, le duc, tout cela avait
+sa mesure: malheureusement, le prince Kourakin ne pouvait plus mettre
+en pratique cette belle conception et la démontrer, par l'exemple,
+à tous les jeunes gens de son ambassade. L'énormité de son ventre
+s'opposait à ce qu'il pût s'incliner avec toutes les grâces des
+nuances qu'il demandait à <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> ses élèves. Parfaitement convaincu
+de son élégance et de sa recherche, il était toujours mis comme
+Molé dans le <i>Misanthrope</i>, aux rubans exceptés, encore chez lui
+les mettait-il. Les jours de réception à la cour, il faisait dès le
+matin un long travail avec son valet de chambre, pour décider quelle
+<i>couleur lui allait le mieux</i>, et lorsque l'habit était choisi,
+il fallait un autre travail pour la garniture de cet habit; et,
+comme M. Thibaudois, dans je ne sais plus quelle vieille pièce de
+la Comédie-Française, il voulait pouvoir répondre à celui qui lui
+disait: <i>Monsieur, vous avez-là un bien bel habit bleu!...&mdash;Monsieur,
+j'en ai le saphir!...</i></p>
+
+<p>Voilà quel était l'homme; aussi envoyait-on M. de Czernicheff,
+lorsqu'il y avait une mission un peu difficile, et même M. de Tolstoy.</p>
+
+<p>Un homme fort bien du corps diplomatique était M. de Waltersdorf,
+ministre de Danemark. Il était le digue représentant d'un loyal et
+fidèle allié. Sa physionomie, qui annonçait de l'esprit, et il en
+avait beaucoup, révélait aussi l'honnête homme.</p>
+
+<p>Pour la Suède, il y avait M. d'Ensiedel: ce qu'on en peut dire, c'est
+que M. d'Ensiedel était ministre de Suède à Paris<a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a><a href="#footnote134" title="Go to footnote 134"><span class="smaller">[134]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> Venaient ensuite les ministres de Saxe, Wurtemberg, Bavière,
+Naples, et puis tous les petits princes d'Allemagne qui formaient à
+eux seuls une armée.</p>
+
+<p>La vie littéraire de M. de Bassano avait eu une longue interruption
+pendant le temps donné à sa vie politique. Cependant ses
+relations n'avaient jamais été interrompues avec ses collégues
+de l'Institut<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a><a href="#footnote135" title="Go to footnote 135"><span class="smaller">[135]</span></a> et tous les gens de lettres dont il était le
+défenseur, l'interprète et l'appui auprès de l'Empereur; lorsqu'il
+fut plus maître, non pas de son temps mais de quelques-uns de ses
+moments, il rappela autour de lui tout ce qu'il avait connu et
+qu'il connaissait susceptible d'ajouter à l'agrément d'un salon;
+personne mieux que lui ne savait faire ce choix. Le duc de Bassano
+est un homme qui excelle surtout par un sens droit et juste; ne
+faisant rien trop précipitamment et pourtant sans lenteur; d'une
+grande modération dans ses jugements et apportant dans la vie
+habituelle et privée une simplicité de m&oelig;urs vraiment admirable:
+on voyait que c'était son goût de vivre ainsi; mais aussitôt qu'il
+fut ministre des affaires étrangères, il fit voir qu'il savait ce
+que c'était que de représenter grandement. Du reste, ne levant pas
+la tête plus haut <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> d'une ligne, et quand cela lui arrivait
+c'était pour l'honneur du pays. Cet honneur, il le soutint toujours
+avec une fermeté, et, quand il le fallait, avec une hauteur aussi
+aristocratique que pas un de tous ceux qui traitaient avec lui;
+toutefois, aimé et estimé du corps diplomatique avec lequel, toujours
+poli, prévenant et homme du monde, il n'était jamais ministre d'un
+grand souverain qu'en traitant en son nom. Il était également aimé
+à la cour impériale par tous ceux qui savaient apprécier l'agrément
+de son commerce. Jamais je n'écoutai avec plus de plaisir raconter
+un fait important, une histoire plaisante, que j'en ai dans une
+conversation avec le duc de Bassano. Les entretiens sont instructifs
+sans qu'il le veuille, et amusants sans qu'il y tâche. La figure du
+duc de Bassano était tout à fait en rapport avec son esprit et ses
+manières; sa taille était élevée sans être trop grande; toute sa
+personne annonçait la force, la santé, et le nerf de son esprit. Sa
+figure était agréable, sa physionomie expressive et digne, et ses
+yeux bleus avaient de la douceur et de l'esprit dans leur regard.</p>
+
+<p>Voilà comment était M. de Bassano au moment où il marqua d'une
+manière si brillante dans la grande société européenne qui passait
+toute entière chez lui comme une fantasmagorie animée.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> Aussitôt, en effet, que le salon du ministre des affaires
+étrangères fut ouvert, il devint l'un des principaux points de
+réunion de tout ce que la cour avait de plus remarquable et de gens
+disposés à jouir d'une maison agréable et convenable sous tous les
+rapports. À cette époque, les femmes de la cour étaient presque
+toutes jeunes et presque toutes jolies; elles avaient la plupart une
+grande existence, une extrême élégance et une magnificence dont on
+parle encore aujourd'hui; mais seulement par tradition et sans que
+rien puisse même les rappeler.</p>
+
+<p>Tous les samedis, la duchesse de Bassano donnait un petit bal suivi
+d'un souper: c'était <i>le petit jour</i>, ce jour-là; les invitations
+n'excédaient jamais deux cent cinquante personnes; on ne les envoyait
+qu'aux femmes les plus jolies et les plus élégantes de préférence.
+Quant aux hommes, ils étaient assez habitués de la maison pour
+former ce que nous appelions alors <i>le noyau</i>; c'est-à-dire qu'un
+grand nombre y allait tous les jours. Madame la duchesse de Bassano,
+étant dame du palais, voyait plus intimement les personnes de la
+maison de l'Empereur, ainsi que celles des maisons des Princesses;
+notre service auprès des Princesses nous rapprochait souvent les
+uns des autres indépendamment de nos rapports de société qui
+par là devenaient <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> encore plus intimes. Aussi la maison
+de l'Empereur et celle de l'Impératrice, ainsi que celles des
+Princesses, formaient le fond principal des petites réunions que
+nous avions en dehors des grands dîners d'étiquette que nous étions
+contraintes de donner, ainsi que nos jours de réception.</p>
+
+<p>Les femmes de l'intimité de la duchesse de Bassano étaient toutes
+fort jolies, et plusieurs d'entre elles étaient même très-belles.
+C'étaient madame de Barral<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a><a href="#footnote136" title="Go to footnote 136"><span class="smaller">[136]</span></a>, madame d'Helmestadt<a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a><a href="#footnote137" title="Go to footnote 137"><span class="smaller">[137]</span></a>,
+madame Gazani<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a><a href="#footnote138" title="Go to footnote 138"><span class="smaller">[138]</span></a>, madame d'Audenarde la jeune<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a><a href="#footnote139" title="Go to footnote 139"><span class="smaller">[139]</span></a>, madame
+de d'Alberg<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a><a href="#footnote140" title="Go to footnote 140"><span class="smaller">[140]</span></a>, madame Des Bassayns de Richemond<a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a><a href="#footnote141" title="Go to footnote 141"><span class="smaller">[141]</span></a>,
+madame Delaborde<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a><a href="#footnote142" title="Go to footnote 142"><span class="smaller">[142]</span></a>, madame de Turenne<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a><a href="#footnote143" title="Go to footnote 143"><span class="smaller">[143]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> madame
+Regnault-de-Saint-Jean-d'Angely<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a><a href="#footnote144" title="Go to footnote 144"><span class="smaller">[144]</span></a>, et beaucoup d'autres encore;
+mais celles-là n'étaient pas de l'intimité de la semaine. Il y
+avait après cela d'autres salons dont je parlerai et qui avaient
+également leurs habitudes. Quant aux hommes, les plus intimes
+étaient M. de Montbreton<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a><a href="#footnote145" title="Go to footnote 145"><span class="smaller">[145]</span></a>, M. de Rambuteau<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a><a href="#footnote146" title="Go to footnote 146"><span class="smaller">[146]</span></a>, M. de Fréville,
+M. de Sémonville, M. de Valence, M. de Narbonne<a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a><a href="#footnote147" title="Go to footnote 147"><span class="smaller">[147]</span></a>, M. de
+Ségur<a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a><a href="#footnote148" title="Go to footnote 148"><span class="smaller">[148]</span></a>, M. Dumanoir<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a><a href="#footnote149" title="Go to footnote 149"><span class="smaller">[149]</span></a>, M. de Bondy<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a><a href="#footnote150" title="Go to footnote 150"><span class="smaller">[150]</span></a>, M. de Sparre, M. de
+Montesquiou<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a><a href="#footnote151" title="Go to footnote 151"><span class="smaller">[151]</span></a>, M. de Lawoëstine, M. de Maussion. Puis venaient
+ensuite les hommes de lettres, parmi lesquels il y avait une foule
+d'hommes d'une haute distinction comme esprit et comme talent; comme
+génie littéraire, c'était autre chose; il y en avait deux à cette
+époque; mais le <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> pouvoir les avait frappés de sa massue
+et les deux génies ne chantaient plus pour la France; l'un était
+Chateaubriand, l'autre madame de Staël!...</p>
+
+<p>Chez la duchesse de Bassano, on voyait dans la même soirée Andrieux,
+dont le charmant esprit trouve peu d'imitateurs, pour nous donner de
+petites pièces remplies de sel vraiment attique et de comique; Denon,
+laid, mais spirituel et malin comme un singe; Legouvé, qui venait
+faire entendre, dans le salon de son ancien ami, le chant du cygne,
+au moment où sa raison allait l'abandonner; Arnault, dont l'esprit
+élastique savait embrasser à la fois l'histoire et la poésie, et
+contribuait si bien à l'agrément de la conversation à laquelle il
+se mêlait; Étienne, l'un des hommes les plus spirituels de son
+époque. Ses comédies et ses opéras avaient déjà alors une réputation
+tout établie, qui n'avait plus besoin d'être protégée; mais
+Étienne n'oubliait pas que le duc de Bassano avait été son premier
+protecteur, et ce qu'il pouvait lui donner, comme reconnaissance, le
+charme de sa causerie, il le lui apportait. On voyait aussi, dans les
+réunions du duc de Bassano, un vieillard maigre, pâle, ayant deux
+petites ouvertures en manière d'yeux, une petite tête poudrée sur un
+corps de taille ordinaire, habillé tant bien que mal d'un habit fort
+<span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> râpé, mais dont la broderie verte indiquait l'Institut: cet
+homme, ainsi bâti, s'en allait faisant le tour du salon, disant à
+chaque femme un mot, non-seulement d'esprit, mais de cet esprit comme
+on commence à n'en plus avoir. Il souriait même avec une sorte de
+grâce, quoiqu'il fût bien laid.</p>
+
+<p>&mdash;«Qu'est-il donc?» demandaient souvent des étrangers, tout étonnés
+de voir cette figure blafarde, enchâssée dans sa broderie verte,
+faire le charmant auprès des jeunes femmes... Et ils demeuraient
+encore bien plus surpris, lorsqu'on leur nommait le chantre
+d'<i>Aline</i>, reine de Golconde, le chevalier de Boufflers!... Gérard
+et Gros étaient aussi fort assidus chez M. de Bassano, ainsi que
+Picard, Ginguené, Duval, et toute la partie comique et dramatique,
+comme aussi la plus sérieuse de l'Institut, c'étaient Visconti,
+Monge, Chaptal, qui alors n'était plus ministre; Lacretelle, dont le
+caractère avait alors un éclat remarquable; Ramond, dont l'esprit
+charmant a su donner un côté romantique à une étude stérile, et
+dont les notes, aussi instructives qu'amusantes, font lire, pour
+elles seules l'ouvrage auquel elles sont attachées<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a><a href="#footnote152" title="Go to footnote 152"><span class="smaller">[152]</span></a>. Combien
+je me rappelle avec intérêt <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> mes courses avec lui dans les
+montagnes de Baréges, la première année où j'allai dans les Pyrénées!
+Cet homme faisait parler la science comme une muse. Il y avait de la
+poésie vraie dans ses descriptions, et pourtant il embellissait sa
+narration. Je ne sais comment il faisait, mais je crois en vérité que
+j'aimais autant à l'entendre raconter ses courses aventureuses, que
+de les faire moi-même.</p>
+
+<p>Il était, comme on le sait, très-petit, maigre, souffrant et ne
+pouvant pas supporter de grandes fatigues. Un jour, il était à
+Baréges, chez sa s&oelig;ur, madame Borgelat; tout à coup il dit à
+Laurence, son guide favori:</p>
+
+<p>&mdash;«Laurence, si tu veux, nous irons faire une découverte?»</p>
+
+<p>Le montagnard, pour toute réponse, fut prendre son bâton ferré, ses
+crampons, son croc, son paquet de cordes et son bissac, sans oublier
+sa belle tasse de cuir<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a><a href="#footnote153" title="Go to footnote 153"><span class="smaller">[153]</span></a> et sa gourde bien remplie d'eau-de-vie,
+et les voilà tous deux en marche.</p>
+
+<p>&mdash;«Sais-tu où je te mènes, Laurence?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> &mdash;Non, monsieur; ça m'est égal. Là où vous irez, j'irai.</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons essayer de gravir jusqu'au sommet du pic du Midi.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! fit le montagnard.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es inquiet?</p>
+
+<p>&mdash;Moi!... non... ce n'est pas pour moi... Mais vous, monsieur Ramond,
+comment que vous ferez pour monter sur cette maudite montagne que
+personne ne peut gravir?... J'ai peur pour vous.»</p>
+
+<p>Ramond sourit. Lui aussi avait bien quelques inquiétudes sur la
+manière dont il s'en tirerait. Mais il y avait un stimulant dans sa
+résolution spontanée, qui le portait à faire ce qu'il n'eût pas fait,
+peut-être, à cette époque de l'année, avec sa mauvaise santé.</p>
+
+<p>Il y avait alors à Saint-Sauveur et à Cauterêts, ainsi qu'à Baréges,
+une foule de buveurs d'eau, dont le plus grand nombre étaient de
+Paris. Parmi ceux-ci étaient la duchesse de Chatillon et M. de
+Bérenger, qu'elle épousa depuis. Ce monsieur de Bérenger avait une
+manie que rien ne pouvait lui faire perdre, même le mauvais résultat
+de ses courses. Il grimpait toujours, n'importe où il allait. Un
+jour, il dit devant Ramond, <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> que certainement le pic du Midi
+était une bien belle montagne, mais pour celui qui aurait eu le
+courage de monter <i>jusqu'au sommet</i>. Ce que voulait Ramond, c'était
+de vérifier une dernière fois l'exactitude de ses découvertes.
+Cependant, cette sorte de provocation, de la part du jeune élégant
+parisien, lui donnait comme un tourment vague qui l'obsédait la nuit
+comme le jour. Enfin, il partit, comme on l'a vu, avec Laurence, mais
+cachant son voyage à M. de Bérenger. Arrivé sur le pic du Midi, à
+l'heure nécessaire pour voir le lever du soleil<a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a><a href="#footnote154" title="Go to footnote 154"><span class="smaller">[154]</span></a>, Ramond commença
+ses expériences; et, lorsque tout fut terminé, il voulut essayer de
+gravir jusqu'à cette petite plate-forme qui termine le pic, comme le
+savent tous ceux qui ont été le plus haut possible; mais la force
+lui manqua. Cependant, il en avait un bien grand désir et sa volonté
+était ferme habituellement... ce qui prouve qu'elle n'est pas tout,
+cependant...</p>
+
+<p>&mdash;«Vingt pieds! disait Laurence, et dire que vous ne pouvez pas
+monter là, monsieur Ramond... vous!...</p>
+
+<p>Ramond enrageait encore plus que lui. Enfin, après avoir pris un peu
+de repos, il essaya pour <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> la troisième fois, mais toujours
+infructueusement; Laurence était aussi désolé que lui; et, pour ceux
+qui ont connu Laurence, cette histoire est une de celles dont il
+les aura sûrement réjouis plus d'une fois. Enfin, il s'approcha de
+Ramond, dont il devinait la contrariété, car l'autre ne disait pas
+une parole.</p>
+
+<p>&mdash;«Monsieur, lui dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu me veux?</p>
+
+<p>&mdash;Si nous disions que nous sommes montés là-haut... hein?»</p>
+
+<p>Et il faut connaître la physionomie pleine de finesse du montagnard
+béarnais pour comprendre celle que mit Laurence dans le <i>hein</i> qui
+termina sa phrase.</p>
+
+<p>&mdash;«Non, non, répondit Ramond, je ne veux pas mentir pour satisfaire
+ma vanité; car qu'est-ce autre chose qu'une vanité pour répondre à ce
+Bérenger?... Allons, qu'il n'en soit plus question.»</p>
+
+<p>Il quitta la montagne, que ses observations avaient classée parmi les
+plus belles des Pyrénées, en soupirant de ce qu'elle lui avait ainsi
+refusé l'accès de sa plus haute cime... Revenu à Saint-Sauveur, il
+raconta sa course avec toute vérité.</p>
+
+<p>&mdash;«Et finalement, dit M. de Bérenger en se <span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> frottant les
+mains de contentement, vous n'êtes pas monté jusqu'au sommet du pic?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Ah!... c'est fort bien.»</p>
+
+<p>Et voilà M. de Bérenger allant trouver Laurence, et lui disant qu'il
+fallait absolument qu'il retournât au pic du Midi pour y monter avec
+lui..</p>
+
+<p>&mdash;«Mais, monsieur, c'est impossible! Je vous jure que le diable garde
+cette roche qui finit le pic. Je l'ai tournée, je l'ai regardée de
+tous les côtés, elle est imprenable!»</p>
+
+<p>M. de Bérenger n'écouta rien, et il décida enfin Laurence à venir
+avec lui... Le fait est que je ne sais pas comment il s'y est pris,
+mais il est de fait qu'il est monté sur l'extrémité la plus aiguë du
+pic du Midi. Lorsqu'il se vit sur cette petite plate-forme, qui n'a
+peut-être pas vingt-cinq pieds d'étendue, il se crut un homme destiné
+à faire les choses les plus étonnantes. Il revint à Bagnères, et l'on
+peut croire que la première parole dont il salua Ramond fut celle
+qui lui annonçait son ascension... En l'apprenant, Ramond éprouva un
+petit mouvement d'impatience et même d'humeur.</p>
+
+<p>&mdash;«En vérité, disait-il, c'est vraiment bien dommage qu'une si pauvre
+tête soit sur de si bonnes jambes!...»</p>
+
+<p>Ramond était surtout charmant en racontant ses <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> voyages et
+ses courses à Gavarni, au Mont-Perdu, à Gèdres surtout... Oh! la
+grotte de Gèdres avait laissé dans son âme des souvenirs qui devaient
+avoir leur source dans de bien puissantes impressions... C'est
+en parlant de Gèdres, dans cette charmante pièce intitulée<a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a><a href="#footnote155" title="Go to footnote 155"><span class="smaller">[155]</span></a>:
+<i>Impressions en revenant de Gavarni</i>, qu'il y a cette idée gracieuse:
+<i>Le parfum d'une violette nous rappelle plusieurs printemps!</i></p>
+
+<p>On conçoit qu'avec des hommes d'un talent aussi varié, la
+conversation devait avoir un charme tout particulier dans le salon
+du duc de Bassano. Un jour, c'était M. de Ségur, le grand-maître
+des cérémonies, qui racontait dans un souper des petits jours des
+anecdotes curieuses sur la cour de Catherine. Il parlait de sa grâce,
+de son esprit, du luxe asiatique de ses fêtes, lorsqu'elle paraissait
+au milieu de sa cour avec des habits ruisselants de pierreries,
+entourée de jeunes et belles femmes, parées elles-mêmes comme leur
+souveraine, et contribuant par leurs charmes et leur esprit à
+justifier la réputation <i>de Paradis terrestre</i>, que les étrangers,
+qui ne voyaient que la surface, donnaient tous à la cour de Catherine
+II. Les décorations en étaient habilement faites; on ne voyait pas
+ce qui se <span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> passait derrière la scène, tandis que souvent une
+victime rendait le dernier soupir sous le poignard ou le lacet non
+loin du lieu où la joie riait et chantait, couronnée de fleurs et
+enivrée de parfums.</p>
+
+<p>Jamais M. de Ségur et moi ne fûmes d'accord sur ce point. Il aimait
+Catherine et je l'abhorrais!... Au reste, il était le plus aimable
+du monde; c'était l'homme sachant le mieux raconter une histoire.
+Sa parole elle-même, sa prononciation, n'était pas celle de tout le
+monde. Je l'aimais bien mieux que son frère.</p>
+
+<p>Madame Octave de Ségur, belle-fille du grand-maître des cérémonies,
+était une femme fort aimable, à ce que disaient toutes les personnes
+qui la voyaient dans son intimité. Elle était dame du palais de
+l'Impératrice; mais, quoiqu'elle fût de la cour, elle n'était
+habituellement de la société d'aucune de nous. Elle était jolie, et
+possédait ce charme auquel les hommes sont toujours fort sensibles,
+qui est de n'avoir de sourire que pour eux. Ses grands yeux noirs
+veloutés n'avaient une expression moins dédaigneuse que lorsqu'elle
+était entourée d'une cour qui n'était là que pour elle. Comme sa
+réputation a toujours été bonne, je dis ce fait, qui, du reste, est
+la vérité.</p>
+
+<p>Une histoire étrange était arrivée quelques années <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> avant
+dans la famille du comte de S.....; le héros de cette histoire
+n'était revenu que depuis peu de temps, et reparaissait de nouveau
+dans le monde: c'était l'aîné de ses fils, Octave de S....., le mari
+de mademoiselle d'Aguesseau, la même dont je viens de parler.</p>
+
+<p>Octave de S....., quoique fort jeune, remplissait les fonctions de
+sous-préfet, soit dans les environs de Plombières, soit à Plombières
+même, en 1803, lorsque tout à coup il disparut, sans que le moindre
+indice pût indiquer s'il était parti pour un long voyage, ou s'il
+s'était donné la mort.</p>
+
+<p>La police fit des recherches avec le plus grand soin; tout fut
+infructueux. Cependant, comme rien ne donnait la preuve qu'il
+n'existât plus, sa femme, ses enfants et son frère ne prirent point
+le deuil.</p>
+
+<p>Un jour le comte de S..... reçut une lettre sans signature, mais
+son c&oelig;ur de père battit aussitôt, car il reconnut un cachet qui
+appartenait à son fils.</p>
+
+<p><i>Ne soyez pas inquiets. Je vis toujours et pense à vous.</i></p>
+
+<p>Ce peu de mots n'étaient pas de l'écriture d'Octave de Ségur; mais
+combien ils donnèrent de bonheur dans cette famille désolée, dont
+les inquiétudes, sans cesse redoublées, prenaient quelquefois une
+couleur sinistre qui amenait le désespoir <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> dans cet intérieur
+si digne d'être heureux! M. de Ségur ne voulant pas jeter au public
+un aliment de curiosité, ne parla de cette nouvelle qu'à quelques
+amis qui partagèrent sincèrement sa joie.</p>
+
+<p>Philippe de S.....<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a><a href="#footnote156" title="Go to footnote 156"><span class="smaller">[156]</span></a>, l'auteur du dramatique et bel ouvrage sur la
+Russie, est le frère d'Octave. Il adorait son frère... Du moment où
+il disparut, le malheureux jeune homme fut atteint d'une mélancolie
+qui dévorait sa jeunesse. Dans ses yeux noirs si profonds, au regard
+penseur, on voyait souvent des larmes et une expression de tristesse
+déchirante. Il avait alors vingt ou vingt et un ans, je crois. On
+aurait cru que c'était l'abandon d'une femme, une perfidie de c&oelig;ur
+qui le rendait aussi triste; et on demeurait profondément touché en
+apprenant que la perte de son frère était la seule cause de sa pâleur
+et de son abattement. La nouvelle qui parvint à la famille ne lui
+donna même aucun réconfort. Jamais il n'avait cru à la mort de son
+frère.</p>
+
+<p>«Je serais encore plus malheureux si je l'avais perdu, disait le bon
+jeune homme!... Je le saurais par l'instinct même de mon c&oelig;ur!...»</p>
+
+<p>Un jour, Philippe inspectait des hôpitaux dans <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> une petite
+ville d'Allemagne, pendant la campagne de Wagram... Il parcourait les
+chambres et parlait à tous les blessés, pour savoir s'ils avaient
+tous les secours qui leur étaient nécessaires... Tout à coup il croit
+voir dans un lit un homme dont la figure lui rappelle son frère!..
+Il s'approche!.. À chaque pas la ressemblance est plus forte.....
+Enfin il n'en peut plus douter, c'est lui! c'est son frère!.. c'est
+Octave!....</p>
+
+<p>Octave fut ému par cette expression de tendresse vraie, qui ne peut
+tromper. Quelle que fût sa résolution, il se laissa emmener par
+Philippe et revint dans la maison paternelle. Il revit sa femme,
+ses enfants et tous les siens avec un air apparent de contentement;
+personne ne lui fit de questions, on le laissa dans son mystère,
+tant on redoutait de lui rendre la vie fâcheuse; il ne parla non
+plus lui-même de ce qui s'était passé, et tout demeura comme avant
+sa fatale fuite. Le prince de Neufchâtel avait besoin d'officiers
+d'ordonnance, on lui donna M. de S.....</p>
+
+<p>Nous étions un jour dans je ne sais plus quelle lande parfumée de ma
+chère Espagne, il était assez tard, M. d'Abrantès allait se coucher,
+et moi je l'étais déjà, lorsque le colonel Grandsaigne, premier
+aide-de-camp du duc, frappa à la porte en s'excusant de venir à une
+telle heure, si toutefois, <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> ajouta-t-il (toujours au travers
+de la porte) il y a une heure indue à l'armée. Il avait la rage des
+phrases.</p>
+
+<p>&mdash;«À présent de quoi s'agit-il? demanda M. d'Abrantès. Vous pouvez
+entrer.</p>
+
+<p>&mdash;Un officier du prince de Neufchâtel, mon général, qui demande
+que vous lui fassiez donner des chevaux. Il doit porter au
+quartier-général des ordres de l'Empereur, et l'alcade prétend qu'il
+n'a pas de chevaux ni de mulets à lui donner.»</p>
+
+<p>Pendant le discours du colonel, l'officier voyant une femme au lit
+n'osait avancer et se tenait dans l'ombre... Le duc, très-ennuyé de
+ces ordres multipliés qui forçaient à imposer les habitants d'un
+village à donner leurs montures, était toujours fort difficile pour
+les autoriser; et j'ai vu quelquefois, après s'être informé du cas
+plus ou moins pressant qui réclamait son intervention, la refuser au
+moins pour quelques jours.</p>
+
+<p>&mdash;«Votre ordre, monsieur, dit-il au jeune officier en tendant la main
+vers lui sans le regarder.»</p>
+
+<p>L'officier avança timidement, et lui remit son ordre.</p>
+
+<p>&mdash;«Ah!... S.....! .... Est-ce que vous êtes parent du grand-maître des
+cérémonies?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis son fils, mon général.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> &mdash;Philippe!....»</p>
+
+<p>Et le duc se retourna vivement vers le jeune homme, mais s'arrêta
+stupéfait en voyant une figure qu'il ne connaissait pas.</p>
+
+<p>&mdash;«Qui donc êtes-vous, monsieur, demanda-t-il d'une voix sévère?...»
+car sa première pensée fut que l'homme qui était devant lui pouvait
+être un espion. Elle se traduisit probablement sur sa physionomie si
+mobile, car le jeune homme devint fort rouge.</p>
+
+<p>&mdash;«J'ai eu l'honneur de vous dire, mon général, que le comte de
+S..... est mon père. Je suis l'aîné de ses fils.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s'écria joyeusement le duc, c'est donc vous qui êtes <i>le
+perdu</i>!... Pardieu! mon cher, soyez <i>le bien retrouvé</i>!... Voyons,
+que voulez-vous?... des chevaux? Vous en aurez; mais d'abord vous
+passerez le reste de la nuit ici, attendu qu'il est tout à l'heure
+minuit, et que, dans la romantique Espagne, les voyages au clair
+de lune commencent à n'être plus aussi agréables qu'au temps des
+Fernands et des Abencerrages.»</p>
+
+<p>Quelque délicatesse que l'on mît à ne pas parler à Octave de S.....
+de son aventureuse absence, cependant, comme ami fort intime de
+son père, dont souvent il avait même essuyé les larmes, le duc
+d'Abrantès avait presque le droit de lui en <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> dire quelques
+mots. M. de Ségur ne fut pas mystérieux et lui raconta comment une
+raison, qu'il nous cacha par exemple, l'avait déterminé à mener une
+vie errante:</p>
+
+<p>&mdash;«J'avais besoin de voir d'autres lieux, disait-il, de parcourir
+d'autres contrées!...</p>
+
+<p>Octave de S..... était aimable, avec un autre genre d'esprit que son
+père et son frère, et, comme eux, par des manières charmantes et
+gracieuses; je l'ai vu dans le monde pendant le peu de temps qu'il y
+est demeuré et j'avoue que je n'ai pas compris l'éloignement qu'avait
+pour lui, disait-on, une personne qui pourtant aurait dû l'apprécier.</p>
+
+<p>Le duc de Bassano aimait beaucoup la famille de M. de Ségur, cette
+famille même lui avait même de grandes obligations.</p>
+
+<p>Les femmes qui étaient invitées et reçues de préférence chez la
+duchesse et le duc de Bassano étaient les plus jeunes et les plus
+jolies de la cour. On pouvait choisir, en effet, parmi elles, car
+excepté deux ou trois il n'y en avait pas de laides parmi nous.
+J'excepte la dame d'honneur, madame de Larochefoucauld; mais elle
+était de bonne foi et savait qu'elle était non-seulement laide mais
+bossue, et lorsque nous nous trouvions ensemble dans quelque voyage
+où notre <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> service nous appelait, elle disait souvent en
+riant, à l'heure de sa toilette:</p>
+
+<p>&mdash;«Allons, il faut aller habiller le magot!...»</p>
+
+<p>Mais lorsque, dans un des grands cercles de la cour, l'Impératrice
+était entourée de ses dames de service, et que parmi elles étaient
+madame de Bassano, de Canisy, de Rovigo, de Bouillé, madame de
+Montmorency, dont les traits n'étaient pas ceux d'une jolie femme,
+mais dont l'admirable et noble tournure était <i>unique</i> parmi ses
+compagnes; jamais on ne vit plus d'élégance dans la démarche, plus de
+perfection dans la taille d'une femme: en la voyant marcher, courir
+ou danser, on ne la voulait pas autrement, ni plus belle ni plus
+jolie. C'était, en outre, de ces agréments du monde qu'elle possédait
+parfaitement, une personne remarquable dans son intérieur et même
+fort originale sur plusieurs points de la vie habituelle. En résumé,
+c'est une femme bien agréable et charmante, je dis <i>c'est</i>, parce que
+les personnes comme elles ne changent pas. Madame de Mortemart était
+une fort bonne et aimable femme, elle était fort bien et presque
+jolie. J'ai déjà parlé de madame Octave de Ségur; il y avait aussi
+sa belle-s&oelig;ur, madame Philippe de Ségur<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a><a href="#footnote157" title="Go to footnote 157"><span class="smaller">[157]</span></a>; elle était fort
+<span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> jolie, avait d'admirables yeux noirs, une très-jolie petite
+taille, dont elle tirait bien parti, et passait enfin avec raison
+pour une jolie femme. Quant à la duchesse de Montebello, je n'ai pas
+besoin de rappeler son nom, pour qu'on sache qu'avec la duchesse de
+Bassano elle était la plus belle parmi ses compagnes.</p>
+
+<p>La maréchale Ney n'avait rien de régulier, mais elle était jolie et
+surtout elle plaisait. Ses yeux étaient de la plus parfaite beauté,
+sa physionomie douce et spirituelle, et tous les accessoires si
+nécessaires à une femme pour qu'elle puisse plaire; tels que de beaux
+cheveux, de jolies mains et de petits pieds; ces beautés-là donnent
+tout de suite une sorte d'élégance qui n'est pas celle de tout le
+monde et qui est un aimant agréable.</p>
+
+<p>Madame Gazani n'était pas dame du palais et ne l'avait jamais été;
+elle avait pourtant escamoté on sait comment, dans un certain
+temps, la prérogative de marcher avec les dames du palais; elle
+était lectrice de l'Impératrice, ce qui, pour le dire en passant,
+était assez drôle, puisqu'elle était italienne-génoise et que
+notre Impératrice était souveraine des Français. Mais après tout,
+madame Gazani était une femme ravissante, et jolie comme on l'est à
+Gênes, lorsqu'on se mêle de l'être, et voilà le grand secret de sa
+nomination. Elle était donc parfaitement <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> belle, encore plus
+engageante et piquante, faite pour la cour sans en avoir pourtant les
+manières, mais très-disposée à les prendre, ce qu'elle a prouvé; car
+elle aimait cette vie de la cour, la galanterie, les intrigues. Quant
+à de l'esprit, elle avait celui du monde, à force d'en être, mais
+du reste peu, et même pas du tout dans le sens bien prononcé qu'on
+attache à ce mot. Pendant la durée de sa faveur, elle ne fut hostile
+à personne, ce dont on lui sut gré; et puis cette faveur passée, elle
+demeura une des plus belles personnes de la cour et une des plus
+inoffensives, ce qui n'arrive pas toujours.</p>
+
+<p>J'ai dit qu'il y avait tous les samedis de petits bals chez la
+duchesse de Bassano, où l'on était moins nombreux que les jours de
+grande réception. Indépendamment de ces bals, il y avait un grand
+dîner diplomatique; je l'appelle ainsi parce que chez le ministre des
+affaires étrangères il y avait nécessairement, en première ligne,
+les ministres étrangers et tout ce qui tenait au corps diplomatique,
+présenté par les ambassadeurs. Ce dîner avait lieu dans la grande
+galerie de l'hôtel de Gallifet où était alors le ministère des
+affaires étrangères; et il était suivi d'une fête<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a><a href="#footnote158" title="Go to footnote 158"><span class="smaller">[158]</span></a> à laquelle
+était invité autant <span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> de monde que pouvait en contenir les
+vastes appartements du ministère, et dont la duchesse de Bassano
+faisait les honneurs avec une grâce et une convenance tout à fait
+remarquables.</p>
+
+<p>Il fallait bien cependant se reposer un peu de cette foule, de
+ce mouvement, tourbillon dont la tête se fatigue si vite; et les
+samedis n'étaient pas encore faits pour cela, comme je viens de le
+dire, puisqu'il y avait encore deux cents personnes d'invitées. La
+duchesse de Bassano organisa une société habituelle, qui venait chez
+elle non-seulement les jours de réception, mais tous les autres
+jours de la semaine. Les femmes les plus assidues chez elle dans son
+intimité étaient la belle madame de Barral<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a><a href="#footnote159" title="Go to footnote 159"><span class="smaller">[159]</span></a>, madame d'Audenarde,
+jeune, jolie et nouvelle mariée, madame de Brehan, madame de Canisy,
+madame d'Helmstadt, madame Gazani, madame Legéas, sa belle-s&oelig;ur,
+élégante et jolie<a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a><a href="#footnote160" title="Go to footnote 160"><span class="smaller">[160]</span></a>, madame de d'Alberg, charmante et aimable
+femme; madame de Valence, dont l'esprit est si piquant et si vrai,
+si naturel dans le charme de la causerie et un autre charme qu'on ne
+peut définir, mais dont on éprouve la puissance et qui retenaient
+<span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> la jeunesse qui déjà s'enfuyait. Les hommes étaient le duc
+d'Alberg, M. de Sémonville, M. de Valence, M. de Montbreton, M. de
+Lawoëstine, M. de Flahaut, M. de Narbonne, Lavalette, dont j'ai déjà
+fait connaître l'aimable caractère et le charmant esprit; M. de
+Fréville, l'un des hommes les plus spirituels que j'aie rencontrés
+en ma vie; M. de Celles, dont la causerie rappelle tout ce qu'on
+nous dit du temps agréable de Louis XV; M. de Chauvelin, dont les
+preuves étaient faites à cet égard-là, mais qui depuis prouva combien
+il était à redouter plus sérieusement; M. de Rambuteau<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a><a href="#footnote161" title="Go to footnote 161"><span class="smaller">[161]</span></a>, M. le
+comte de Ségur, M. de Turenne, et tous les maris des femmes que j'ai
+nommées, venaient alternativement passer la soirée chez madame de
+Bassano; on voit que le noyau autour duquel venait ensuite se grouper
+progressivement la foule était déjà assez nombreux pour alimenter une
+causerie journalière; et lorsque le duc de Bassano pouvait quitter un
+moment ses nombreux travaux pour venir s'y joindre, elle n'en était
+que plus aimable.</p>
+
+<p>Un soir de ces réunions intimes, plusieurs habitués causaient autour
+de la cheminée, dans le salon ordinaire de la duchesse de Bassano.
+C'était <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> en hiver et même en carnaval (le dimanche gras); on
+était fatigué des bals et des veilles; et c'était un grand hasard
+que ce soir-là on fût en repos. On causait donc. Je ne sais plus qui
+se mit à parler de madame de Genlis, qui venait de publier un nouvel
+ouvrage.</p>
+
+<p class="speakersc">LA DUCHESSE DE BASSANO.</p>
+
+<p>Mon Dieu! croiriez-vous que je ne connais pas madame de Genlis!... Je
+ne l'ai même jamais aperçue...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME GAZANI.</p>
+
+<p>Ni moi!...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME D'HELMSTADT.</p>
+
+<p>Ni moi!...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DES BASSAYNS.</p>
+
+<p>Ni moi!..</p>
+
+<p class="stage10">Et trois ou quatre autres femmes, en même temps:</p>
+
+<p>Ni moi non plus!...</p>
+
+<p class="speakersc">LA DUCHESSE DE BASSANO.</p>
+
+<p>C'est bien étrange, en vérité!... Je ne sais ce <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> que je
+donnerais pour voir une personne aussi célèbre et en même temps si
+digne de l'être!...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE BARRAL.</p>
+
+<p>Et moi aussi!...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DES BASSAYNS.</p>
+
+<p>Allons la voir!...</p>
+
+<p class="speakersc">LA DUCHESSE DE BASSANO.</p>
+
+<p>Mais comment faire? quel prétexte prendre?...</p>
+
+<p class="stage10">Une voix, à l'extrémité du salon:</p>
+
+<p>Aucun. Si vous voulez, je vous y conduirai.</p>
+
+<p>Tout le monde se tourna vers celui qui venait de parler: c'était un
+grand jeune homme élancé, blond, dont la figure était charmante,
+ainsi que la tournure: c'était M. de Lawoëstine. En le reconnaissant,
+tout le monde se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, dit la duchesse de Bassano, voilà un introducteur bien
+respectable!...</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi non? Voulez-vous véritablement voir ma grand'-mère?</p>
+
+<p class="speakersc">LA DUCHESSE DE BASSANO.</p>
+
+<p>Certainement!</p>
+
+<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> M. DE LAWOESTINE.</p>
+
+<p>Eh bien! je vous y conduirai.</p>
+
+<p class="stage10">Plusieurs de ces dames à la fois:</p>
+
+<p>Oh! nous aussi, n'est-ce pas?... nous aussi!..</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE LAWOESTINE.</p>
+
+<p>Mesdames, vous êtes toutes charmantes, et sans doute fort aimables;
+mais cependant notre caravane doit être limitée à un certain nombre;
+car, enfin, je ne puis vous emmener toutes...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME D'HELMSTADT.</p>
+
+<p>Mais moi?...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME DE BARRAL.</p>
+
+<p>Et moi?...</p>
+
+<p class="speakersc">MADAME GAZANI.</p>
+
+<p>Et moi?...</p>
+
+<p class="speakersc">M. DE LAWOESTINE.</p>
+
+<p>Écoutez, madame la duchesse décidera entre vous. Seulement,
+laissez-moi vous dire que madame de Genlis aime fort tout ce qui
+est extraordinaire... Il faut donc que cette visite ne ressemble
+<span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> à aucune autre; voilà, je crois, ce que vous devez faire.</p>
+
+<p>Tout le monde se mit autour de lui, et il expliqua un plan qui fut
+trouvé charmant. On ne voulut pas en remettre l'exécution plus loin
+que le même soir.</p>
+
+<p>Par une singularité assez remarquable, aucune des femmes qui étaient
+chez madame de Bassano n'allait au bal; et si les hommes avaient
+des engagements, ils les sacrifièrent avec joie pour être de la
+partie. Voilà le nom de ceux qui se trouvaient chez la duchesse:
+M. de Rambuteau, M. Adolphe de Maussion<a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a><a href="#footnote162" title="Go to footnote 162"><span class="smaller">[162]</span></a>, M. de Montbreton,
+M. Alexandre de Laborde, M. de Lawoëstine, M. de Grandcourt et
+peut-être quelques autres hommes dont le nom ne se présente pas à
+la mémoire. Les femmes étaient: madame Gazani, madame d'Helmstadt,
+madame <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> des Bassayns, madame de Barral et la maîtresse de
+la maison. Aussitôt que la chose fut convenue, ces dames, ainsi que
+les hommes, envoyèrent chercher leurs dominos chez eux. Grandcourt,
+lui seul, eut l'heureuse pensée, que peut-être même on lui suggéra,
+de <i>se déguiser</i>, et le costume qu'il choisit fut celui de Brunet,
+dans <i>les Deux Magots</i>. On envoya aussitôt aux Variétés; Brunet
+venait précisément de jouer le rôle, et il prêta le costume. Cela
+seul valait la soirée, de voir Grandcourt en magot. Lorsqu'on fut
+prêt, toute la troupe monta dans plusieurs fiacres et se rendit rue
+Sainte-Anne, où demeurait alors madame de Genlis<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a><a href="#footnote163" title="Go to footnote 163"><span class="smaller">[163]</span></a>. Il était
+minuit, et madame de Genlis allait se coucher, lorsqu'elle entendit
+un fort grand bruit et que tout son appartement fut envahi par une
+troupe de masques, au milieu de laquelle figurait le charmant <i>magot
+Grandcourt</i>. Madame de Genlis était déjà déchaussée et coiffée de
+nuit. Mais, comme l'avait dit son petit-fils, elle aimait ce qui
+était extraordinaire. L'invasion de sa chambre, au milieu de la
+nuit, par une troupe <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> de gens qui paraissaient de très-bonne
+compagnie (ce que son habitude du grand monde lui fit voir en un
+instant), ne pouvait être qu'un amusement de cette même bonne
+compagnie à laquelle, malgré sa retraite, elle appartenait toujours.
+Elle ne voulut donc pas être un empêchement à cette folie de
+carnaval; elle fut parfaitement aimable; prétendit se croire au bal
+masqué et causa de la manière la plus piquante et la plus charmante
+avec toutes ces figures masquées qu'elle ne connaissait pas du tout,
+non plus qu'elle ne reconnaissait son petit-fils, qui ne s'était pas
+démasqué pour augmenter le comique de la chose. Cependant, elle ne
+pouvait se prolonger longtemps; de même que l'<i>imprévu</i> avait tout
+le mérite de cette aventure, de même aussi il fallait qu'elle fût
+courte; madame de Genlis le comprit la première:</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, dit-elle, à la douceur de vos voix, à votre mystérieuse
+venue, je suis tentée de croire que des anges ont visité ma pauvre
+demeure: confirmez mon espoir. Laissez-moi voir vos visages.</p>
+
+<p>Après une courte résistance, madame des Bassayns laissa tomber son
+masque, et madame de Genlis vit, en effet, une charmante figure
+entourée d'une forêt de boucles blondes et fort convenable au
+<i>personnage d'ange</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous? dit madame de Genlis à un petit domino <span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> qui était
+près d'elle, et tirant elle-même les cordons de son masque, elle vit
+aussitôt une ravissante personne dont bien sûrement Canova eût fait
+son Hébé, s'il l'eût connue. C'était la fraîcheur, la jeunesse même
+avec sa peau veloutée et ses dents perlées, ses lèvres de corail, et
+ses yeux riants et joyeux: c'était madame d'Helmstadt.</p>
+
+<p>&mdash;«Ah! s'écria madame de Genlis; j'avais bien pressenti que vous
+étiez des anges!»</p>
+
+<p>Mais elle fut arrêtée dans le cours de son admiration à la vue des
+deux personnes qui, se démasquant, vinrent à elle; c'étaient madame
+de Bassano et madame Gazani!...</p>
+
+<p>On sait comme elles étaient belles!... La tradition de leur beauté
+franchira le temps, et nos petits-enfants en parleront avec raison
+comme de celle de madame de Montespan et de madame de Longueville...
+À l'aspect de ces deux femmes, madame de Genlis demeura stupéfaite;
+elle avait été curieuse de connaître les visages après avoir entendu
+les voix, et maintenant elle voulait savoir les noms de ces belles
+personnes qui venaient ainsi dans sa maison au milieu de la nuit...
+M. de Lawoëstine ne s'était pas démasqué. Sa vue seule lui aurait
+nommé les inconnues... Toutefois leur rare beauté, leurs manières,
+l'élégance de <span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> leurs costumes de bal masqué<a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a><a href="#footnote164" title="Go to footnote 164"><span class="smaller">[164]</span></a>, étaient
+pour madame de Genlis une certitude qu'elle pouvait <i>se hasarder</i>
+à causer avec elles. Mais il était tard, la duchesse comprit qu'il
+fallait laisser coucher celle qu'elles étaient venues troubler au
+moment de son repos...</p>
+
+<p>&mdash;«Eh quoi! sans vous connaître! dit madame de Genlis; sans que je
+puisse savoir <i>quel ange</i> je dois prier?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, reprit la duchesse, promettez de nous recevoir samedi
+prochain<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a><a href="#footnote165" title="Go to footnote 165"><span class="smaller">[165]</span></a>, et nous viendrons toutes pour vous remercier de votre
+aimable accueil...</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, dit madame de Genlis enchantée, je vous promets que vous
+aurez une soirée comme depuis longtemps vous n'en avez vu, peut-être;
+vous aurez de mes proverbes, et Casimir jouera de la harpe avec moi.»</p>
+
+<p>Et toute la troupe prit congé, laissant l'auteur <span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> de
+<i>Mademoiselle de Clermont</i> enchanté de cette aventure. Le samedi
+suivant la soirée eut lieu en effet et fut charmante comme elle
+l'avait promis. Le duc de Bassano y accompagna sa femme.</p>
+
+<p>Lorsque M. de Bassano se fut retiré du ministère des affaires
+étrangères, il n'y eut plus ce mouvement, ce tourbillon de monde
+autour de sa maison; mais comme on avait compris que la duchesse
+et lui savaient ce que la vie a de plus doux en France, qui est
+d'employer ses heures et d'en donner une partie à la communication
+mutuelle, à la causerie, à cette fréquentation quotidienne qui amène
+l'intimité et maintient quelquefois des relations qui se fussent
+rompues autrement tout naturellement et par l'éloignement... C'est
+ainsi que de saintes amitiés se sont trouvées perdues sans aucune
+autre raison!... La duchesse était aussi bonne que belle; son esprit
+aimait tout ce qui tenait au bon goût, à l'extrême élégance; d'une
+apparence sérieuse, elle avait pourtant une chaleur de c&oelig;ur, un
+dévouement d'amitié, qui lui avaient donné de vrais amis. Aussi,
+lorsqu'elle fut hors de l'hôtel du ministère, son salon ne fut plus
+un <i>salon officiel</i>, mais on y fut toujours, parce que c'était un
+salon où l'on trouvait une maîtresse de maison aimable, bonne et
+belle.</p>
+
+<p>Enfin, vinrent les malheurs de l'Empire et sa <span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> chute. La
+famille de Bassano fut exilée, proscrite!... et pourquoi!...</p>
+
+<p>Mais elle revint!... Ce fut alors que le duc de Bassano occupa son
+hôtel de la rue Saint-Lazare<a id="footnotetag166" name="footnotetag166"></a><a href="#footnote166" title="Go to footnote 166"><span class="smaller">[166]</span></a>. Il y passait les hivers; et l'été,
+il allait dans sa terre de Beaujeu, en Franche-Comté. Cette époque
+est celle où, véritablement, on put juger de la manière dont la
+duchesse et lui tenaient leur maison. Elle était bien toujours celle
+d'un grand personnage, mais d'un particulier ne souffrant jamais
+qu'on s'occupât de politique, à laquelle il était devenu étranger; le
+duc provoquait alors lui-même une causerie dont le charme avec lequel
+il conte, et la vérité de ses souvenirs en doublait le prix. Étienne,
+Arnaud, Denon, Gérard, Gros, tous les littérateurs et les artistes
+remarquables continuèrent à aller dans une maison où ils trouvaient
+tout ce qui pouvait les attirer, et surtout bonne mine d'hôte.</p>
+
+<p>Cependant le temps s'écoulait. Autour de la duchesse de Bassano
+s'élevait une famille nombreuse, dont la beauté aurait rappelé la
+sienne, si cette beauté eût éprouvé la moindre altération; mais bien
+loin de là, elle était toujours une des femmes <span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> les plus
+remarquables lorsqu'elle paraissait dans une fête. C'est ici où je
+dois faire connaître la duchesse de Bassano sous le rapport étranger
+à l'agrément d'une femme du monde.</p>
+
+<p>Puisque j'ai parlé de sa jeune famille, je dois dire en même
+temps combien elle était bonne mère, combien elle était <i>femme
+d'intérieur</i>, après avoir été la plus élégante, la plus brillante
+d'une grande fête. S'occupant de ses enfants, qui l'adoraient,
+elle était pour eux une amie autant qu'une mère, et un regard
+désapprobateur était souvent une punition plus sévère pour ses fils,
+que toutes celles de leur gouverneur. Elle avait deux garçons et
+trois filles.</p>
+
+<p>Rien n'était plus charmant que de voir cette mère, jeune encore<a id="footnotetag167" name="footnotetag167"></a><a href="#footnote167" title="Go to footnote 167"><span class="smaller">[167]</span></a>,
+non-seulement par l'âge, mais par sa figure, toujours au même point
+de fraîcheur et d'éclat, entourée de ses enfants!...</p>
+
+<p>Tous se groupaient autour d'elle et formaient un ravissant tableau.
+Bientôt le temps développa la beauté de Claire de Bassano; elle
+devint l'ornement des bals et des fêtes, ainsi que sa s&oelig;ur
+Louise. Fière de ses filles, la duchesse n'allait plus dans le monde
+que pour jouir du triomphe qu'elles y trouvaient, <span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> tandis
+qu'elle-même était encore radieuse de beauté. Cette époque est celle
+où sa maison fut vraiment charmante. Elle recevait beaucoup, donnait
+des fêtes admirablement ordonnées, auxquelles on se faisait inviter
+quinze jours d'avance... Elle en faisait les honneurs, aidée de son
+mari et de ses quatre beaux enfants, et chacun sortait de ce palais
+de fées, attaché par la politesse courtoise du duc de Bassano et son
+esprit remarquable, par le charme des manières de la duchesse, et par
+cet ensemble enfin qu'on ne pouvait s'expliquer, mais qui faisait
+désirer d'y retourner, d'abord pour revoir cette maison et ce qu'elle
+renfermait d'attrayant dans ses habitants, et bientôt pour être leur
+ami à tous.</p>
+
+<p>C'est au milieu de ces joies que le malheur se ressouvint de cette
+famille.</p>
+
+<p>La duchesse devait conduire ses filles à un bal chez M. Perrégaux;
+elles se faisaient d'avance une joie de cette fête. Elles avaient été
+au bal, la veille, chez M. Hoppe, où la duchesse de Bassano avait
+été remarquée à côté des femmes jeunes et belles, et même entre ses
+deux filles. Coiffée avec des camélias<a id="footnotetag168" name="footnotetag168"></a><a href="#footnote168" title="Go to footnote 168"><span class="smaller">[168]</span></a> naturels qui faisaient,
+<span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> par leur couleur blanche et rouge, ressortir l'ébène de ses
+cheveux; elle était charmante... Le jour du bal de M. Perrégaux, les
+jeunes personnes s'occupèrent de leur toilette avec une telle joie
+de jeunes filles, que leur mère n'osa pas leur dire qu'elle avait
+une de ces affreuses douleurs de tête, qui, depuis quelque temps
+la faisaient beaucoup souffrir. Elle le dit seulement à la baronne
+Lallemand, qui l'engagea à ne pas insister. Elle voulait conduire
+ses filles au bal!... Mais la douleur devint intolérable; elle dut
+rester...</p>
+
+<p>La maladie fut courte! La duchesse se coucha le même soir, c'était un
+lundi... Le mercredi elle n'existait plus!... Et au moment où elle
+quitta la vie et ce monde où elle avait été si aimée, si admirée,
+elle était toujours radieuse de beauté!... elle semblait dormir!...</p>
+
+<p>Horace Vernet, l'un des intimes de la maison, eut le pénible courage
+de faire son portrait après sa mort!... Elle avait à peine quarante
+ans<a id="footnotetag169" name="footnotetag169"></a><a href="#footnote169" title="Go to footnote 169"><span class="smaller">[169]</span></a>!</p>
+
+<p>Elle mourut avant que les camélias qui avaient été dans ses cheveux
+au bal de M. Hoppe fussent fanés!</p>
+
+<p class="p2 center smaller">FIN DU TOME CINQUIÈME.</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> TABLE<br>
+<span class="smaller">DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE CINQUIÈME VOLUME.</span></h2>
+
+<div class="toc">
+<ul class="none">
+<li>Salon de l'Impératrice Joséphine.
+<span class="ralign10"><a href="#page1">1</a></span></li>
+
+<li>Première partie.&mdash;Madame Bonaparte.
+<span class="ralign10"><a href="#page1"><i>Id.</i></a></span></li>
+
+<li>Deuxième partie.&mdash;L'Impératrice Joséphine.
+<span class="ralign10"><a href="#page83">83</a></span></li>
+
+<li>Troisième partie.&mdash;L'impératrice à Navarre.
+<span class="ralign10"><a href="#page173">173</a></span></li>
+
+<li>Quatrième partie.&mdash;La Malmaison. 1813-1814.
+<span class="ralign10"><a href="#page245">245</a></span></li>
+
+<li>Salon de Cambacérès, sous le Consulat et l'Empire.
+<span class="ralign10"><a href="#page279">279</a></span></li>
+
+<li>Salon de madame la duchesse de Bassano.
+<span class="ralign10"><a href="#page333">333</a></span></li>
+</ul>
+</div>
+
+<a id="img002" name="img002"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img002.jpg" alt="Forêt." title="" height="161" width="300">
+</div>
+
+<p class="p2 center smaller">Imprimerie d'<span class="smcap">Adolphe</span> ÉVERAT <span class="smcap">ET</span> C<sup>ie</sup>, rue du Cadran,
+16.</p>
+
+<h2>Notes</h2>
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a>
+<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: Les Barras étaient une de ces douze grandes familles de
+la Provence, qui avaient, avec juste raison, de hautes prétentions à
+une noblesse que peu de familles pouvaient leur disputer en France.
+L'ancienneté des Barras était passée en proverbe: <i>Noble comme un
+Barras</i>, disait-on en Provence; <i>les Barras sont aussi anciens que
+nos rochers</i>, disaient les paysans.</p>
+
+<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a>
+<b><a href="#footnotetag2">2</a></b>: Étant un jour avec lui dans son cabinet<a id="footnotetag2-A" name="footnotetag2-A"></a><a href="#footnote2-A" title="Go to footnote 2-A"><span class="smaller">[2-A]</span></a>, il me dit,
+en me parlant de quelques amis intimes que j'avais dans le faubourg
+Saint-Germain, et qu'il n'aimait pas alors:&mdash;Je ne crains pas <i>votre</i>
+faubourg Saint-Germain... pas plus que <i>votre</i> hôtel de Luynes...
+je ne les crains pas plus que je ne les aime... et que je ne les
+aimais lorsque je croyais que l'impératrice (Joséphine alors) était
+elle-même un <i>gros bonnet</i> parmi tout ce monde-là.</p>
+
+<p><a id="footnote2-A" name="footnote2-A"></a>
+<b><a href="#footnotetag2-A">2-A</a></b>: C'est de cette conversation que lui-même rend compte
+dans le <i>Mémorial de Sainte-Hélène</i>, et dans lequel il avoue lui-même
+aussi que je le traitai comme <i>un petit garçon</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a>
+<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: Ce nom de madame Leclerc me rappelle un livre qui m'est
+tombé sous la main l'autre jour, et qui s'intitule: <i>Mémoires d'une
+Femme de qualité</i>, dont l'auteur est, dit-on, madame du C...., les
+documents en sont tellement fautifs, que je parle ici de cet ouvrage
+pour engager à le lire comme un livre spirituel et parfaitement
+écrit, mais d'une telle inexactitude, que je recommande aussi de ne
+pas s'y fier pour les renseignements qui concernent le Consulat et
+l'Empire. C'est ainsi qu'on y voit toute une histoire, ou plutôt
+un roman sur madame Leclerc (princesse Pauline), sur laquelle, en
+vérité, il y a bien assez de choses vraies à dire. L'auteur lui
+fait épouser le général Leclerc, la première année du Consulat,
+tandis qu'elle l'a épousé à Milan, en 1796, cinq ans auparavant!...
+Ils partirent tous deux pour Saint-Domingue, où le général Leclerc
+mourut, en 1802 (au commencement); elle revint en Europe, et, en
+1803, elle épousa le prince Borghèse. Mais ce n'est pas tout: on
+fait du général Leclerc un <i>charmant et beau cavalier</i>... lui qui
+était petit, chétif et de la plus insignifiante figure; si ce n'est
+pourtant qu'il avait toujours l'air de méchante humeur, ce qui lui
+faisait une expression comme une autre. Quant à être amoureuse du
+général Leclerc, sa femme n'y a jamais songé: ce fut un mariage de
+convenance, arrangé par Bonaparte, et accepté par l'ambition de
+Leclerc. Tout ce qui a rapport à Madame-Mère est aussi peu vrai. J'ai
+déjà réfuté tout ce qui frappait sur elle pour le reproche d'avarice,
+et crois l'avoir fait de manière à convaincre. Je continuerai ici
+pour son esprit. Jamais madame Lætitia (comme on l'appelait pour la
+distinguer de sa belle-fille), n'a dit une parole inconvenante; et,
+certes, tous les dialogues où elle entre en scène sont inconcevables
+de bêtise, pour dire le mot. Quel est, ensuite, ce titre
+d'<i>Impératrice-Mère</i>, qu'elle n'eut jamais? Si c'est une dérision, je
+ne la comprends pas; si c'est une erreur, elle est trop forte. Mais
+ce n'est pas seulement pour la famille Bonaparte que l'auteur s'est
+mépris; il paraît qu'il n'aimait pas à suivre la publication des
+bans: il fait marier le général Moreau avant le 18 brumaire et même
+le retour d'Égypte, tandis qu'il s'est marié depuis. Il en est de
+même de M. de Turenne (Lostanges); l'auteur des <i>Mémoires d'une Femme
+de qualité</i> le fait conduire sa femme chez madame Bonaparte, un mois
+après le 18 brumaire. M. de Turenne n'était pas marié à cette époque;
+ou, s'il l'était, sa femme n'allait pas aux Tuileries, et n'était pas
+même à Paris. Quant à M. de Turenne, ce fut beaucoup plus tard qu'il
+fut lui-même admis aux Tuileries.</p>
+
+<p>Il en est de même d'une foule de détails sur lesquels le livre repose
+en entier, et qui ne sont pas plus vrais. Aucun des personnages
+n'est même ressemblant physiquement, quand il lui arrive de parler
+de leur figure. C'est ainsi que madame Lætitia a, selon lui, la
+physionomie <span class="smcap">PÉTULANTE</span>, tandis que jamais visage ne fut
+plus calme et plus reposé: ce fut même toujours son expression
+habituelle. L'auteur n'est pas mieux instruit du reste. Il fait
+causer Hortense et Joséphine avec madame de Nansouty, qui n'était pas
+mariée non plus alors, et qui, d'ailleurs, n'a jamais articulé que de
+spirituelles et convenables paroles: c'est une charmante personne,
+aussi aimable que bonne, toute gracieuse et surtout n'ayant jamais
+rempli le rôle de <i>flatteuse</i>, que lui donne si bénévolement l'auteur
+des <i>Mémoires</i>. Je lui fais aussi le reproche d'être tout aussi
+mal instruit des choses frivoles qui nous concernent. Je lui ferai
+donc observer que Leroy ne faisait que des chapeaux et des modes à
+l'époque du Consulat. C'étaient madame Germont et madame Raimbaud
+qui étaient les Camille et les Palmyre de cette époque. Mesdames
+Bonaparte et Hortense se servaient de préférence de madame Germont.
+Madame Raimbaud était la couturière de madame Récamier, de madame
+Hainguerlot, de la société financière élégante et rivale de celle des
+Tuileries. On n'a jamais dit non plus <i>madame Despaux</i>,&mdash;toujours
+mademoiselle Despaux.&mdash;Son mari s'appelait M. Hyxe, et était marchand
+de chevaux et non pas chef de division à la guerre. Tout cela serait
+de peu d'importance, sans doute, si le livre ne se composait d'autres
+choses; mais ces faits liés ensemble par des conversations tenues par
+des personnages nommés plus haut forment les quatre cents pages de ce
+volume, et il n'y a même pas l'illusion.</p>
+
+<p>C'est ainsi qu'on fait tenir à Rapp un propos qu'il ne peut avoir
+dit: l'auteur des <i>Mémoires d'une Femme de qualité</i> lui fait prendre
+fort à c&oelig;ur la première nouvelle du concordat (1802), et Rapp
+s'écrie: «Pourvu qu'on ne fasse prêtres ni nos aides-de-camp ni
+nos cuisiniers! J'en suis fâchée pour Rapp, car le mot est bien
+pour un homme comme lui, mais il ne peut pas l'avoir dit. Rapp, à
+l'époque du concordat, n'était que lieutenant-colonel, n'avait pas
+d'aides-de-camp et l'était lui-même. Mais je ne puis relever toutes
+les fautes. M. de Narbonne, que la <i>femme de qualité</i> fait aller,
+pendant le Consulat, aux Tuileries, n'y alla que sous l'Empire. Il
+n'y avait pas non plus d'officiers du palais <i>chamarrés de cordons
+et de croix</i> sous le Consulat, en 1802; la Légion-d'Honneur ne fut
+elle-même distribuée qu'en 1804. Jamais non plus on n'a annoncé
+<i>Madame, femme du premier Consul</i>. Où l'auteur a-t-il été prendre
+de pareilles histoires? C'est comme Junot arrêtant le colonel
+Fournier!... et surtout le tutoyant! l'un est aussi peu vrai
+que l'autre pour qui les aurait vus un moment ensemble&mdash;ils se
+connaissaient à peine et ne s'aimaient pas du tout, ayant été sous la
+bannière différente de l'armée du Rhin et de l'armée d'Italie.</p>
+
+<p>L'affaire de Cerrachi est tout aussi faussement rapportée, comme on
+peut le voir dans mes Mémoires et ceux de Bourrienne: ces derniers
+sont vrais quand la passion ne le domine pas. L'auteur des <i>Mémoires
+d'une Femme de qualité</i> ne consulte même pas le <i>Moniteur</i>: il fait
+arrêter Cerrachi le 9 novembre 1801, et il le fut le 25 octobre
+1800; ce fut le général Junot, alors commandant de Paris, qui en
+fut chargé, et non pas le général Lannes, qui, en sa qualité de
+commandant de la garde, n'y avait que faire. J'ai une époque précise
+pour me rappeler cette circonstance; mon contrat de mariage devait
+être signé ce jour-là, et il ne le fut que le surlendemain, en
+raison de cet événement; mais voilà ce qui arrive lorsque l'on fait
+des livres avec des ouï-dire et des propos répétés. Des mémoires ne
+doivent être faits que par des personnes ayant vu les acteurs du
+drame qu'elles racontent. Sans cette condition observée, il arrive
+qu'on parle des gens comme la <i>femme de qualité</i> parle de M. de
+Metternich, qu'elle représente avec une coiffure comme celle de
+Mirabeau! Je ne fais aucune remarque; assez de personnes ont connu
+ou seulement vu M. de Metternich, et se rappellent sa charmante
+tournure; aussi je ne veux pas répondre là-dessus à la <i>femme de
+qualité</i>, qui peut bien être de qualité, mais qui n'est pas toujours
+exacte.</p>
+
+<p>Je finirai ma critique en lui rappelant qu'elle devrait retrancher
+dans une nouvelle édition ce qu'elle dit de Madame-Mère, «Madame
+Lætitia, dit-elle dans le premier volume, faisait argent de tout
+et se faisait payer pour chaque place qu'elle faisait obtenir.»
+Ceci n'est plus une erreur, c'est une calomnie!... Je l'ai vu
+seulement hier en parcourant ce volume dont on m'avait parlé, et je
+déclare aussitôt que c'est une des plus odieuses calomnies que l'on
+puisse élever contre quelqu'un dont l'honorable caractère, dans la
+prospérité comme dans le malheur, aurait dû lui être une sauvegarde
+contre une attaque de ce genre. Madame Lætitia a un caractère
+noblement antique. Il faudrait un Plutarque pour la louer dignement.</p>
+
+<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a>
+<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: Ces détails ne se trouvent pas dans mes Mémoires, parce
+que la place me manquait pour mettre un détail spécial pour chaque
+événement.</p>
+
+<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a>
+<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: Aucune de nous n'était encore mariée à cette époque de
+la translation du gouvernement du Luxembourg aux Tuileries; presque
+tous les mariages se firent dans l'année.</p>
+
+<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a>
+<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: L'hôtel de Brionne n'existe plus. Il était situé à la
+place de la porte et du guichet des gens à pied, qui se trouvent près
+de l'escalier pour aller chez le trésorier de la couronne. Madame
+Murat alla y loger dès que son frère fut aux Tuileries, et elle y fit
+même ses couches lorsque naquit le prince Achille, son fils aîné.</p>
+
+<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a>
+<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: Madame Lætitia et ma mère avaient été élevées ensemble,
+et cela dès l'enfance; les maisons de leurs mères se touchant
+immédiatement; et, depuis, cette liaison s'était encore resserrée par
+l'événement de la mort de M. Bonaparte le père dans la maison de ma
+mère, à Montpellier.</p>
+
+<p>M. Benezeth avait été ministre de l'intérieur; il était aussi fort
+ami de ma famille, qu'il avait connue en Languedoc.</p>
+
+<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a>
+<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: On jouait <i>l'Auteur dans son Ménage</i>, jolie petite
+pièce, je crois, d'Hoffmann.</p>
+
+<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a>
+<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: On lui donnait ce nom dans sa famille où personne ne
+l'appelait Pauline. Nous l'appelions aussi Paulette.</p>
+
+<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a>
+<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: C'était alors dans cette maison, qui appartenait à
+Joseph, que logeait madame Lætitia.</p>
+
+<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a>
+<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: Lucien logeait alors rue Verte, et je voulais que nous
+fussions chez lui, pour avoir de ses nouvelles par sa femme.</p>
+
+<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a>
+<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: Première femme de Lucien.</p>
+
+<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a>
+<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: Les sabres et les fusils, les baguettes, les pistolets
+d'honneur, furent une des premières institutions du Consulat. La loi
+qui les créa fut rendue au Luxembourg. Ce fut à la même époque que
+M. de Talleyrand fit observer au premier Consul que les journaux
+devaient être limités. Déjà ils l'avaient été par l'influence du
+directeur Sieyès, mais on ne trouva pas assez longue la coupure de
+ses ciseaux, et l'on rendit un arrêté où il était dit:</p>
+
+<p>Le ministre de la police ne laissera paraître pendant toute la durée
+de la guerre que les journaux ci-après nommés:</p>
+
+<ul class="none">
+<li><i>Le Moniteur Universel.</i></li>
+<li><i>Le Journal de Paris.</i></li>
+<li><i>Le Bien-Informé.</i></li>
+<li><i>Le Publiciste.</i></li>
+<li><i>L'Ami des Lois.</i></li>
+<li><i>La Clef du Cabinet.</i></li>
+<li><i>Le Citoyen Français.</i></li>
+<li><i>La Gazette de France.</i></li>
+<li><i>Le Journal des Hommes Libres.</i></li>
+<li><i>Le Journal du soir des frères Chaigneau.</i></li>
+<li><i>Le Journal des Défenseurs de la Patrie.</i></li>
+<li><i>La Décade Philosophique</i> et les journaux s'occupant
+ exclusivement des arts, etc.</li>
+</ul>
+
+<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a>
+<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: En voici une preuve. Napoléon ne cessait de me parler
+du faubourg Saint-Germain, de mes amis, de leur opinion... et ce
+sujet de conversation ne tarissait jamais jusqu'au moment où lui-même
+s'entoura du faubourg Saint Germain, qui du reste ne demandait pas
+mieux, et lorsque je vis toutes les nominations, qui se trouvent
+encore au reste dans les almanachs des années 1808-9-10 et 11, je fus
+peu surprise. Je m'y attendais.</p>
+
+<p>C'était pour lui une chose de prévention; il ne comptait que sur tout
+ce qui avait un nom pour former la cour. Je dirai là-dessus ce qui
+m'est arrivé à mon retour de Lisbonne après mon ambassade, cela fera
+juger de l'importance que l'Empereur attachait à tout ce qui tenait à
+la <i>cour</i>.</p>
+
+<p>Je n'avais vu l'Empereur qu'au cercle de la cour et il m'avait
+seulement parlé comme à son ordinaire. Me trouvant de service un
+dimanche, au dîner de famille où j'avais accompagné <span class="smcap">Madame</span>
+Mère, je fus appelée dans un petit salon ou plutôt l'un des cabinets
+de l'Empereur, où il se tenait souvent le dimanche après dîner pour
+causer avec ses s&oelig;urs, sa mère et l'Impératrice. L'Empereur
+voulait me faire causer sur le Portugal et sur la cour; je lui
+répondis ainsi que sur l'Espagne, et la conversation fut tellement
+longue et de son goût, que Madame voulant se retirer, il lui dit deux
+fois: «Un moment, madame Lætitia.» Il appelait toujours sa mère ainsi
+lorsqu'il était de bonne humeur; il disait même: <i>Signora Lætizia</i>.
+Enfin, lorsqu'il eut assez causé et questionné, il se recueillit d'un
+air sérieux et dit à l'Impératrice en me montrant à elle: «C'est
+inconcevable comme elle a encore gagné depuis son séjour dans une
+cour étrangère. Eh! ce n'est que là, dans le fait, qu'on sait ce que
+c'est que le monde!... Je souris.&mdash;Pourquoi riez-vous, madame?&mdash;Parce
+que Votre Majesté attribue à une influence qui est imaginaire, ce qui
+peut lui plaire dans mes manières.&mdash;Comment? Que voulez-vous dire?»
+Je continuai de sourire sans répondre.&mdash;«Eh bien, ne voulez-vous pas
+me dire le sujet de votre gaieté?&mdash;C'est que je crois, sire, que je
+puis en apprendre beaucoup plus en ce genre à ceux que vous croyez
+mes maîtres que je ne recevrais de leçons d'eux.» Il fut étonné et
+puis se mit à rire; mais il ne me croyait pas alors; il jugeait du
+Portugal par dom Lorenço de Lima, qui était ambassadeur de Portugal à
+Paris, et qui a les bonnes et parfaites manières d'un vrai don Juan
+du temps de la Régence.&mdash;Le marquis d'Alorna, le comte Sabugal, tout
+cela était très-bien, mais la cour!... c'était une parodie!</p>
+
+<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a>
+<b><a href="#footnotetag15">15</a></b>: Il est évident que l'homme qui s'élança au-devant du
+tilbury a été trompé par la couleur de la livrée et qu'il nous a pris
+pour le premier Consul, qui revenait quelquefois seul, avec Joséphine
+ou Bourrienne, n'ayant qu'un ou deux piqueurs. Depuis ce jour-là cela
+n'arriva plus.</p>
+
+<p>Cet événement ne se trouve pas rapporté dans mes Mémoires, parce
+qu'alors on me dit que dans l'intérêt de l'Empereur il ne fallait pas
+parler du grand nombre de tentatives faites contre lui: plus éclairée
+moi-même depuis lors, je crois que la vérité <i>tout entière</i> est ce
+qui vaut le mieux touchant un homme comme Napoléon.</p>
+
+<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a>
+<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: Celui qui est au bout du château contre le petit pont.</p>
+
+<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a>
+<b><a href="#footnotetag17">17</a></b>: Elle devait faire le rôle de la Créole, mais je crois
+qu'une grossesse l'en empêcha et que ce fut madame Davoust qui prit
+le rôle, et qui jouait bien mal, autant que je puis me le rappeler.</p>
+
+<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a>
+<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: Le voyage de madame Bonaparte à Plombières n'avait pas
+eu lieu à cette époque, et nous étions au mieux, le premier Consul et
+moi. Qu'on voie le détail de cette scène, dont, au reste, le souvenir
+l'a suivi à Sainte-Hélène, dans le quatrième volume de mes Mémoires,
+1<sup>re</sup> édition.</p>
+
+<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a>
+<b><a href="#footnotetag19">19</a></b>: Émilie de Beauharnais, fille du marquis de Beauharnais,
+beau-frère de Joséphine, dont la mère avait épousé un nègre.</p>
+
+<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a>
+<b><a href="#footnotetag20">20</a></b>: Cela seul aurait dû rendre la Malmaison un lieu
+consacré pour la France... Mais son intérêt devrait au moins éveiller
+sa reconnaissance. Ne sait-on pas que c'est à la Malmaison que la
+plupart de ces plans gigantesques, dont l'exécution nous transporte
+d'admiration aujourd'hui, ont été conçus et tracés, lorsque Napoléon,
+dont la France était la maîtresse adorée, voulait la rendre la plus
+puissante et la plus belle entre les nations de l'univers?&mdash;Ces
+quais, ces marchés, ces monuments, ces arcs de triomphe, qui donc a
+décrété qu'ils seraient élevés, qu'ils seraient bâtis?&mdash;C'est lui...
+Ces rues si larges, ces places, ces promenades, qui donc a dit que le
+cordeau les tracerait? Toujours lui... oh! nous sommes ingrats!...</p>
+
+<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a>
+<b><a href="#footnotetag21">21</a></b>: 30 pluviôse an VIII.</p>
+
+<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a>
+<b><a href="#footnotetag22">22</a></b>: Cette représentation à laquelle elle faisait allusion
+avait eu lieu en effet à Neuilly, dans une maison où logeait Lucien
+et qu'on appelait alors la Folie de Saint-James... Lucien faisait
+Zamore et madame Bacciochi Alzire. On ne peut se figurer la tournure
+qu'elle avait avec cette couronne de plumes <i>et le reste</i>. Mais ce
+n'était rien auprès de la traduction et des gestes; aussi le premier
+Consul, qui était venu accompagné de <i>la troupe</i> de la Malmaison qui
+était rivale de celle de Neuilly, dit-il à son frère et à sa s&oelig;ur,
+après la représentation, qu'ils avaient <i>parodié Alzire</i> à merveille.</p>
+
+<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a>
+<b><a href="#footnotetag23">23</a></b>: Je ne vois plus de ces mousselines dont je parle; les
+pièces n'avaient que huit aunes, et la mousseline était si fine et
+si claire que dans l'Inde on est obligé de la travailler dans l'eau
+pour que les fils ne cassent pas. Le prix de ces mousselines était
+exorbitant: je crois que la pièce de huit aunes revenait à six cents
+francs.</p>
+
+<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a>
+<b><a href="#footnotetag24">24</a></b>: Les Transtévérins ou hommes au-delà du Tibre sont
+très-beaux, mais tout à fait communs. C'est dans les Transtévérines
+que les peintres retrouvent encore les vraies madones de Raphaël.</p>
+
+<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a>
+<b><a href="#footnotetag25">25</a></b>: Mère de madame de Contades. Elle entendait à ravir tout
+ce qui tenait à l'étiquette de la cour. J'ai rapporté ce fait pour
+montrer à quel point Bonaparte attachait de l'importance à ces sortes
+de choses.</p>
+
+<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a>
+<b><a href="#footnotetag26">26</a></b>: <i>Le trésor</i> de la famille Borghèse, comme eux-mêmes
+l'appelaient, était estimé plus de trois millions. Madame Leclerc
+avait déjà de beaux diamants à elle en propre, et le prince Borghèse
+avait ajouté pour plus de trois cent mille francs à ceux de sa
+famille pour ce mariage.</p>
+
+<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a>
+<b><a href="#footnotetag27">27</a></b>: Dans les premiers moments de la Révolution, on fit un
+ruban où des raies vertes et bleues se mélangeaient.</p>
+
+<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a>
+<b><a href="#footnotetag28">28</a></b>: Nom d'amitié qu'elle donnait à ma mère. Ce nom de
+Panoria qui, au fait, était celui de ma mère, en grec signifie la
+plus belle.</p>
+
+<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a>
+<b><a href="#footnotetag29">29</a></b>: Ma mère avait connu l'Empereur tellement enfant, que,
+pour elle, la gloire du vainqueur de l'Italie et la haute position du
+premier magistrat de la république n'étaient pas aussi éblouissantes
+que pour les autres. Je me suis souvent demandé, connaissant sa
+manière de voir et son opinion très-tranchée pour un autre ordre de
+choses, comment elle aurait pris l'Empire.</p>
+
+<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a>
+<b><a href="#footnotetag30">30</a></b>: Ces détails sont positifs.</p>
+
+<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a>
+<b><a href="#footnotetag31">31</a></b>: Que pouvait-il entendre par ces paroles? De quel
+embarras parle-t-il; il ne communiquait jamais un plan ni même un
+projet politique à Joséphine, dont il connaissait la discrétion.</p>
+
+<p><a id="footnote32" name="footnote32"></a>
+<b><a href="#footnotetag32">32</a></b>: Ces lettres sont copiées sur celles <i>originales</i>,
+fournies par la reine Hortense, à qui elles sont revenues après la
+mort de l'Impératrice.</p>
+
+<p><a id="footnote33" name="footnote33"></a>
+<b><a href="#footnotetag33">33</a></b>: La poste avant Vienne.</p>
+
+<p><a id="footnote34" name="footnote34"></a>
+<b><a href="#footnotetag34">34</a></b>: Le comte Valesky,&mdash;le comte Léon.</p>
+
+<p><a id="footnote35" name="footnote35"></a>
+<b><a href="#footnotetag35">35</a></b>: Et même à la fin; il faisait déjà froid. J'arrivais des
+Pyrénées, et l'Empereur revenait d'Allemagne après la campagne de
+Wagram.</p>
+
+<p><a id="footnote36" name="footnote36"></a>
+<b><a href="#footnotetag36">36</a></b>: C'était ainsi qu'il m'appelait lorsqu'il y avait peu de
+monde, et même les jours de fête, à l'Hôtel-de-Ville lorsqu'il était
+de bonne humeur.</p>
+
+<p><a id="footnote37" name="footnote37"></a>
+<b><a href="#footnotetag37">37</a></b>: Tous ces détails ne pouvaient trouver place dans mes
+mémoires, qui étaient déjà bien longs. Je ne mis que le fait du
+divorce, sur lequel d'ailleurs, et par égard, j'avais alors les mains
+liées.</p>
+
+<p><a id="footnote38" name="footnote38"></a>
+<b><a href="#footnotetag38">38</a></b>: J'ai cette lettre.</p>
+
+<p><a id="footnote39" name="footnote39"></a>
+<b><a href="#footnotetag39">39</a></b>: Le sujet de la contestation était l'opinion plus que
+tranchée qu'avait la Reine sur la famille de Naples exilée en Sicile;
+Murat reprenait sa femme sur des mots trop durs dits par elle sur la
+reine Caroline et le roi Ferdinand!... elle le fit taire!...</p>
+
+<p><a id="footnote40" name="footnote40"></a>
+<b><a href="#footnotetag40">40</a></b>: Le malheureux duc de Lavauguyon était tombé dans un
+marasme complet, quelques années avant sa mort. Il ne voyait plus
+que moi et son beau-frère le prince de Beaufremont, lorsqu'il était
+à Paris: la plus tendre amitié m'attachait à lui, et j'ai cherché,
+par tous les moyens que cette même amitié peut inspirer, à détourner
+de sa pensée de funestes projets qui prenaient quelquefois une telle
+action sur lui, que je le retenais de force pour dîner avec moi,
+ou pour prolonger une conversation qui pût le distraire. Que de
+fois, j'ai mis de pieuses fraudes en &oelig;uvre, afin de détourner un
+orage dont les effets me faisaient trembler!... Alors cet homme que
+j'avais vu si brillant et si heureux... cet homme que j'avais connu
+si pénétré, surtout de son bonheur, n'était plus qu'un faible enfant,
+pleurant devant des souvenirs..... Oh! de quelles scènes cruelles
+j'ai été témoin!... Quelles douleurs j'ai vues dans cette âme;
+quelles blessures profondes!... Mais une vérité que je dois dire,
+c'est que jamais, dans aucun temps, il n'a démenti son affection pour
+Murat; jamais il n'a pu soutenir que je misse, dans une page de mes
+mémoires, un mot qui pût faire penser qu'il m'avait dit quelque chose
+contre Murat. On me croira un ingrat, me répétait-il!... Enfin, pour
+calmer sa tête qui s'échauffait pour la moindre chose, je fis une
+note dans laquelle je disais que je ne tenais mes renseignements,
+en aucune manière, de M. le duc de Lavauguyon, quoique je le visse
+souvent. Tout ce qu'il m'a révélé et confié au reste est en grande
+partie au moins de nature à être caché plutôt qu'à être publié.
+C'était un homme profondément malheureux que le duc de Lavauguyon, et
+il n'était pas fait pour l'être. Il avait de l'âme et du c&oelig;ur, et
+ce ne fut qu'après avoir été violemment frappé par le sort qu'il a
+été en hostilité, comme il l'était, avec ses meilleurs amis. Dans les
+dernières années de sa vie, il ne voyait que moi et son beau-frère;
+encore choisissait-il, de préférence, les heures où j'étais seule.
+Lorsqu'il perdit son beau-frère, je crus qu'il mourrait avec lui.</p>
+
+<p>«Je n'ai plus que vous,» m'écrivait-il le lendemain de cette mort.
+«Mon Dieu! ne soyez pas malade, car mon affection porte le malheur
+avec elle!... Je frappe de mort tout ce que j'aime!...»</p>
+
+<p>Et c'est moi qui lui ai survécu!</p>
+
+<p>Il aimait Murat avec une telle tendresse, que jamais il ne voulait
+me permettre de parler de lui en plaisantant; et un jour il faillit
+attaquer de propos une personne de ma société, qu'il trouva chez moi,
+et qui parla légèrement de Murat.</p>
+
+<p>«J'ai un regret qui devient chaque jour un remords, me disait-il...
+c'est d'avoir trompé Murat!... J'ai trompé cet homme, en partageant
+une affection avec lui. C'est indigne à moi.»</p>
+
+<p>La première fois qu'il me dit ce que je viens de rapporter, je crus
+qu'il voulait rire; car certes il savait bien qu'il n'était pas
+le seul!... mais pas du tout, la chose était des plus sérieuses.
+Non-seulement il la répéta <i>sans varier</i>; mais j'ai dix lettres de
+lui, dans lesquelles il me le rappelle. Le curieux de cela, c'est que
+la femme était devenue pour lui un être odieux!...</p>
+
+<p>Il me racontait qu'un jour, étant à Naples, il était auprès de cette
+femme (elle logeait au palais). Son valet de chambre de confiance
+vint l'avertir que le roi le demandait... Aussitôt M. de Lavauguyon
+s'élança dans un escalier dérobé qui conduisait à une galerie
+commune, de laquelle il pouvait facilement regagner son appartement;
+mais, à l'instant où il y arrivait, le roi y arrivait de son côté. Il
+était pâle, agité. Une pensée instinctive lui révélait qu'il était
+trahi... Il s'élança sur le duc, et, saisissant le bouton de sa
+redingote, il lui dit d'une voix étouffée:</p>
+
+<p>&mdash;«D'où venez-vous, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis le dire à Votre Majesté, répondit le duc avec fermeté.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux le savoir.»</p>
+
+<p>Le duc ne répondit rien.</p>
+
+<p>&mdash;«Je le sais,» s'écria Murat furieux!</p>
+
+<p>Le duc le regarda fixement:&mdash;«Non, sire, vous ne le savez pas et vous
+ne le saurez jamais.»</p>
+
+<p>Le roi se frappa le front, et retourna dans son appartement...</p>
+
+<p>&mdash;«Si vous saviez tout ce que j'ai souffert pendant que cet homme,
+qui avait tant fait pour moi, était là, comme un juge, pour me
+reprocher ma perfidie!... Il aurait été vengé s'il l'avait pu voir...
+Eh bien! croiriez-vous, poursuivit le duc de Lavauguyon, que lorsque
+je racontai cette entrevue terrible à cette femme, elle ne comprit
+pas que le dramatique de cette scène était tout entier dans la
+perfidie dont elle et moi nous nous rendions coupables?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! lui dis-je, je vous comprends, moi!... et plus que vous ne le
+pouvez croire!... J'ai aussi mes souvenirs!..</p>
+
+<p>&mdash;Oui!... et comme ceux du duc de Lavauguyon, ils sont ineffaçables,
+c'est-à-dire qu'à côté s'élève une pensée de vengeance. Si, jusqu'à
+cette heure, le mal qui fut fait ne fut reconnu que par le silence,
+c'est que j'ai obéi à la voix de Dieu, qui commande l'oubli des
+injures. Il est des êtres qui lassent toutes les patiences...</p>
+
+<p><a id="footnote41" name="footnote41"></a>
+<b><a href="#footnotetag41">41</a></b>: Foncier et Marguerite. Ils étaient à côté de Biennais,
+le singe violet. Foncier avait beaucoup de goût, mais il était
+horriblement cher. Sa famille était fort nombreuse et fort unie.
+Sa belle-s&oelig;ur était madame Jouanne, bonne et digne femme que je
+voyais beaucoup à Versailles, et pour qui j'avais une sincère amitié,
+ainsi que pour son mari qui est le plus honnête et le meilleur des
+hommes. Elle était mère de madame Alexandre Doumerc, cette femme
+spirituelle qui chantait si bien, et qui était si agréable. Madame
+Jouanne est morte. C'est sa fille qui occupe sa maison de Versailles
+avec son père.</p>
+
+<p><a id="footnote42" name="footnote42"></a>
+<b><a href="#footnotetag42">42</a></b>: Il formait le premier cabinet particulier de
+l'Empereur.</p>
+
+<p><a id="footnote43" name="footnote43"></a>
+<b><a href="#footnotetag43">43</a></b>: M. le marquis de Beausset, neveu de l'archevêque de
+Beausset, homme de grand esprit et d'une mémoire la plus rare qui ait
+existé jamais.</p>
+
+<p><a id="footnote44" name="footnote44"></a>
+<b><a href="#footnotetag44">44</a></b>: Freyre était valet de chambre de confiance de
+l'Impératrice. Il lui était fort attaché.</p>
+
+<p><a id="footnote45" name="footnote45"></a>
+<b><a href="#footnotetag45">45</a></b>: Du dix-neuvième jour du mois de ventôse de l'an IV de
+la république française, acte de mariage de NAPOLIONE Bonaparte,
+général en chef de l'armée de l'intérieur, âgé de vingt-huit ans,
+né à Ajaccio, domicilié à Paris, rue d'Antin, n<sup>o</sup> <span class="add1em">&nbsp;</span>; et de
+Marie-Joséphine-Rose de Tascher, âgée de vingt-huit ans, née à la
+Martinique, dans les îles sous le vent, domiciliée à Paris rue
+Chantereine, n<sup>o</sup> <span class="add1em">&nbsp;</span>, fille de Joseph-Gaspard de Tascher,
+capitaine de dragons, et de Rose-Claire Desvergers, dite Anaïs, son
+épouse.</p>
+
+<p>Moi, Charles-Théodore Leclerc, officier public de l'état-civil du
+deuxième arrondissement du canton de Paris, après avoir fait lecture,
+en présence des parties et témoins, 1<sup>o</sup> de l'acte de naissance de
+Napolione Bonaparte, qui constate qu'il est né, le 5 février 1768,
+de légitime mariage de Charles Bonaparte et de Lætitia Ramolini;
+2<sup>o</sup> de l'acte de naissance de Marie-Joséphine-Rose de Tascher, qui
+constate qu'elle est née, le 23 juin 1767, de légitime mariage de
+Joseph-Gaspard, etc.., j'ai prononcé à haute voix que Napolione
+Bonaparte et Marie-Joséphine-Rose de Tacher étaient unis en légitime
+mariage. Et ce en présence des témoins majeurs ci-après nommés,
+savoir: Paul Barras, membre du Directoire exécutif, domicilié
+au palais du Luxembourg; Jean Lemarrois, aide-de-camp-capitaine
+du général Bonaparte, domicilié rue des Capucins; Jean-Lambert
+Tallien, membre du corps législatif, domicilié à Chaillot;
+Étienne-Jacques-Jérôme Calmelet, homme de loi, domicilié rue de la
+place Vendôme, n<sup>o</sup> 207; qui tous ont signé avec les parties et moi.
+(Suivent les signatures.)</p>
+
+<p><a id="footnote46" name="footnote46"></a>
+<b><a href="#footnotetag46">46</a></b>: Ce n'est pas la Malvina et l'Ossian de Gérard; c'est
+le sujet assez confus, représentant les guerriers d'Ossian recevant
+Kléber, Hoche, Marceau, etc., aux Champs-Élysées.</p>
+
+<p><a id="footnote47" name="footnote47"></a>
+<b><a href="#footnotetag47">47</a></b>: M. le duc de Bouillon était extrêmement aimé dans sa
+terre de Navarre ainsi qu'à Évreux. Aussi ne lui est-il rien arrivé
+dans la Révolution.</p>
+
+<p><a id="footnote48" name="footnote48"></a>
+<b><a href="#footnotetag48">48</a></b>: Cette lettre est sans date de mois dans l'original.
+Mais d'après ce que dit Napoléon pour les plantations, on présume que
+c'est du mois de janvier ou de février.</p>
+
+<p><a id="footnote49" name="footnote49"></a>
+<b><a href="#footnotetag49">49</a></b>: Bois-Préau, la maison de mademoiselle Julien, à Ruelle,
+celle que Napoléon appelait <i>la vieille fille</i>. Il la détestait parce
+qu'elle n'avait jamais voulu lui vendre sa maison tant qu'elle
+vécut.</p>
+
+<p><a id="footnote50" name="footnote50"></a>
+<b><a href="#footnotetag50">50</a></b>: Le roi de Bavière et la reine, le roi de Wurtemberg,
+le roi de Saxe, le roi de Westphalie et tous les princes d'Allemagne
+alors à Paris, où ils étaient en foule.</p>
+
+<p><a id="footnote51" name="footnote51"></a>
+<b><a href="#footnotetag51">51</a></b>: Toutes ces lettres ont été fournies en original par
+la reine Hortense, et sont fidèlement transcrites sur ces mêmes
+originaux.</p>
+
+<p><a id="footnote52" name="footnote52"></a>
+<b><a href="#footnotetag52">52</a></b>: L'impératrice ayant fait la remarque que, lorsqu'elle
+voulait venir à Paris, elle ne savait où descendre, l'Empereur fit
+arranger pour elle l'Élysée-Napoléon.</p>
+
+<p><a id="footnote53" name="footnote53"></a>
+<b><a href="#footnotetag53">53</a></b>: La campagne de Bessières était Grignon... à sept ou
+huit lieues de Paris. Bessières avait imaginé ce rapprochement
+comme si <i>tout</i> n'était pas rompu! Ces lettres doivent montrer à
+Marie-Louise combien sa fausse jalousie était absurde, et combien
+elle était peu fondée, puisque, même avant le mariage, toute relation
+était rompue entre Joséphine et Napoléon.</p>
+
+<p><a id="footnote54" name="footnote54"></a>
+<b><a href="#footnotetag54">54</a></b>: Cette lettre, écrite au moment où elle le fut,
+contenant une demande <i>d'argent et de faveur extérieure</i>,
+c'est-à-dire pour contenter l'amour-propre, fut une des démarches
+les plus inconvenantes que l'on ait conseillées à l'impératrice
+Joséphine; l'Empereur le sentit amèrement.</p>
+
+<p><a id="footnote55" name="footnote55"></a>
+<b><a href="#footnotetag55">55</a></b>: 100,000 francs pour Malmaison; 200,000 francs pour
+l'achat de Boispréau, la terre de mademoiselle Julien; 100,000 fr.
+pour la parure de rubis; 1,000,000 pour payer les dettes et 600,000
+francs trouvés dans l'armoire de Malmaison.</p>
+
+<p><a id="footnote56" name="footnote56"></a>
+<b><a href="#footnotetag56">56</a></b>: La reine Hortense avait été fort affectée de
+l'abdication de son mari, qui renonça à la couronne de Hollande,
+comme un honnête homme qu'il était, lorsque Napoléon voulut lui faire
+faire ce que sa conscience lui défendait. Il se retira en Bohême,
+puis ensuite en Styrie, à Gratz.</p>
+
+<p><a id="footnote57" name="footnote57"></a>
+<b><a href="#footnotetag57">57</a></b>: J'omets les phrases inutiles du compliment de madame de
+Rémusat. Cela me paraît inutile à l'objet principal de la lettre.</p>
+
+<p><a id="footnote58" name="footnote58"></a>
+<b><a href="#footnotetag58">58</a></b>: Duroc, grand-maréchal du palais.</p>
+
+<p><a id="footnote59" name="footnote59"></a>
+<b><a href="#footnotetag59">59</a></b>: Cette phrase est de l'Empereur lui-même, ainsi que
+plusieurs autres qui se reconnaissent aisément. L'Empereur a
+conseillé d'écrire la lettre, et puis ensuite il l'a dictée à moitié.</p>
+
+<p><a id="footnote60" name="footnote60"></a>
+<b><a href="#footnotetag60">60</a></b>: Cette lettre est un chef-d'&oelig;uvre d'habileté pour qui
+connaissait l'impératrice Joséphine; ainsi la placer comme rivale
+<i>triomphante</i> d'une jeune femme de dix-huit ans, et lui parler de <i>sa
+fraîcheur</i> quand la seule beauté réelle de Marie-Louise était une
+peau éblouissante et un teint admirable, était aussi habile que peu
+croyable pour tout autre.</p>
+
+<p><a id="footnote61" name="footnote61"></a>
+<b><a href="#footnotetag61">61</a></b>: Croirait-on qu'en 1833 ou 32, j'ai oublié l'époque,
+j'ai reçu une lettre de cette madame Pauline, qui était fort
+scandalisée de ce que j'avais mis sur elle dans mes Mémoires. Mais
+savez-vous ce qu'elle blâmait? Peut-être ce que je disais pour
+l'Égypte?... Ah bien oui!... Pas du tout: madame Pauline réclamait
+contre l'insertion d'un fait qui, je le vois bien, en effet, n'était
+point vrai.&mdash;Elle m'affirmait que j'avais commis une erreur en
+disant qu'elle avait voulu consacrer sa fortune à sauver l'Empereur
+quand il était à Sainte-Hélène... Je n'ai pas répondu à cette belle
+épître pour deux raisons: d'abord parce qu'elle était sotte, et puis
+parce qu'il devenait inutile de prendre près d'elle de nouveaux
+renseignemens.&mdash;Ceux que j'avais eus sur elle ne pouvaient être
+douteux pour moi; et quant à cette dernière partie de sa vie, j'étais
+pleinement convaincue. La femme qui peut se défendre d'avoir voulu
+sauver Napoléon, lorsqu'elle pouvait invoquer pour cette action le
+droit d'en avoir été aimée; la femme qui peut nier l'avoir voulu
+faire cette action est incapable de l'avoir en effet jamais imaginée.</p>
+
+<p><a id="footnote62" name="footnote62"></a>
+<b><a href="#footnotetag62">62</a></b>: L'ancienne noblesse s'est alliée souvent à nos rois. Un
+Montmorency a épousé la veuve de Louis-le-Gros.</p>
+
+<p><a id="footnote63" name="footnote63"></a>
+<b><a href="#footnotetag63">63</a></b>: Elle n'avait pas encore épousé le général Reil. Elle
+était charmante.</p>
+
+<p><a id="footnote64" name="footnote64"></a>
+<b><a href="#footnotetag64">64</a></b>: J'ai déjà parlé de cette singulière propriété de
+l'oreille de Marie-Louise. Elle la faisait tourner sur elle-même par
+un simple mouvement de la mâchoire.</p>
+
+<p><a id="footnote65" name="footnote65"></a>
+<b><a href="#footnotetag65">65</a></b>: Ce premier maître d'hôtel s'appelait <i>Réchaud</i>. Ils
+étaient deux frères, sortant tous deux de chez le prince de Condé,
+aussi fameux l'un que l'autre. L'autre frère était à mon service.</p>
+
+<p><a id="footnote66" name="footnote66"></a>
+<b><a href="#footnotetag66">66</a></b>: Cette lettre est, comme les autres, copiée sur les
+lettres originales fournies par la reine Hortense.</p>
+
+<p><a id="footnote67" name="footnote67"></a>
+<b><a href="#footnotetag67">67</a></b>: Propriété qu'avait l'Impératrice tout près de Genève.</p>
+
+<p><a id="footnote68" name="footnote68"></a>
+<b><a href="#footnotetag68">68</a></b>: Le prince Auguste-Charles-Eugène, né à Milan, le 9
+décembre 1810; la princesse Joséphine, mariée au prince Oscar de
+Suède; et la princesse Eugénie-Hortense, née à Milan, le 23 décembre
+1808, mariée au prince héréditaire de Hohenzollern-Hechingen.</p>
+
+<p><a id="footnote69" name="footnote69"></a>
+<b><a href="#footnotetag69">69</a></b>: La princesse de La Leyen, mariée au comte Tascher,
+cousin germain de l'impératrice Joséphine.</p>
+
+<p><a id="footnote70" name="footnote70"></a>
+<b><a href="#footnotetag70">70</a></b>: La princesse Amélie, née à Milan, le 31 juillet 1812,
+mariée à l'empereur du Brésil.</p>
+
+<p><a id="footnote71" name="footnote71"></a>
+<b><a href="#footnotetag71">71</a></b>: M. Deschamps était un homme rempli d'esprit et
+d'amabilité; il avait fait, avant d'entrer dans la maison de
+l'Impératrice comme secrétaire de ses commandements, plusieurs jolis
+vaudevilles. Sa fin fut tragique et mystérieuse. Après la mort de
+l'Impératrice, sa vie à venir fut assurée par une pension que lui
+firent la reine Hortense et le vice-roi; tout-à-coup, il devint
+triste et même inquiet; ce changement fut remarqué par une jeune
+orpheline dont il prenait soin. Enfin, un jour, il disparut, et
+jamais depuis on n'a pu découvrir sa trace: il est évident qu'il
+s'est tué; mais où, comment et pourquoi, voilà ce qu'on ignore.</p>
+
+<p><a id="footnote72" name="footnote72"></a>
+<b><a href="#footnotetag72">72</a></b>: Madame d'Audenarde était une bonne et excellente
+personne et avait été une des plus jolies femmes de son temps. On
+sait comment les créoles sont charmantes lorsqu'elles sont hors
+de la ligne ordinaire; elle était mère du général d'Audenarde,
+écuyer de l'Empereur, et qui ensuite, placé dans la compagnie des
+gardes-du-corps du roi, compagnie de Noailles, tint cette belle
+conduite, lorsque des enfants imberbes voulurent faire la loi au
+vieux soldat, quoiqu'il fût jeune aussi, lui, mais respectable pour
+cette foule adolescente qui ne devait pas élever la voix devant un
+homme qui avait vu bien des batailles, et dont le sang avait coulé
+pour son roi<a id="footnotetag72-A" name="footnotetag72-A"></a><a href="#footnote72-A" title="Go to footnote 72-A"><span class="smaller">[72-A]</span></a>. Madame d'Audenarde fut toujours à merveille pour
+la mémoire de l'impératrice Joséphine, qu'elle n'appelait que sa
+bienfaitrice. Je l'ai entendue parler ainsi à l'Abbaye-aux-Bois, où
+je la rencontrais chez sa s&oelig;ur, madame de Gouvello, ange de vertus
+et de piété, que Dieu vient de rappeler à lui.</p>
+
+<p><a id="footnote72-A" name="footnote72-A"></a>
+<b><a href="#footnotetag72-A">72-A</a></b>: Le général d'Audenarde a servi dans l'émigration dans
+l'armée de Condé.&mdash;Napoléon l'aimait et l'estimait beaucoup.</p>
+
+<p><a id="footnote73" name="footnote73"></a>
+<b><a href="#footnotetag73">73</a></b>: M. Deschamps fait ici une singulière méprise: on sait
+trop bien que ce ne fut pas l'Impératrice qui appela madame Gazani
+à Paris, ce fut l'Empereur; et même, pendant longtemps, Joséphine
+la tint dans la plus belle des aversions. Elles ne se rapprochèrent
+que lorsqu'elles furent toutes deux malheureuses. Madame Gazani fut
+elle-même gênée en chantant ce couplet: elle ne l'avait pas vue
+auparavant, et fut contrariée, je le sais, de chanter ces paroles.</p>
+
+<p><a id="footnote74" name="footnote74"></a>
+<b><a href="#footnotetag74">74</a></b>: Madame Auguste de Colbert, dame du palais de
+l'Impératrice; elle demanda à la suivre. C'est une excellente femme,
+vertueuse et bonne; elle était veuve du brave général Auguste
+Colbert qui fut tué en Espagne en plaçant ses tirailleurs. Madame
+de Colbert était fille du sénateur, général, comte de Canclaux.
+Elle est aujourd'hui remariée à M. le comte de la Briffe. <i>La Fête
+de Campagne</i>, que rappelle ici Deschamps, fait allusion à une fête
+donnée à Joséphine, tandis qu'elle était à Aix-la-Chapelle, un 19
+mars. On lui donna une fête charmante.</p>
+
+<p>M. de Canclaux était le plus digne des hommes, mais comme tous, il
+avait quelques petits côtés par lesquels il donnait à rire; l'un
+d'eux était une manie des plus prononcées d'être mélomane et d'aimer
+l'italien. Le fait réel, c'est qu'il n'aimait pas la musique, et
+n'entendait pas très-bien l'italien. Cela n'empêchait pas que,
+lorsque je le rencontrais et que je lui demandais s'il avait été
+content de Crescentini ou de madame Grassini dans le bel opéra de
+<i>Roméo et Juliette</i>... il me répondait: Pas mal, pas mal! ce dont
+j'ai surtout été content, c'est du <i>finale</i> et du <i>tutti</i>. Or, ces
+deux mots, il les prononçait comme tous les mots italiens prononcés
+par ceux qui ne savent pas la langue, en appuyant fortement sur la
+dernière lettre et la dernière syllabe. Du reste, c'était l'honneur
+et la probité en personne.</p>
+
+<p><a id="footnote75" name="footnote75"></a>
+<b><a href="#footnotetag75">75</a></b>: Mademoiselle de Mackau, fille du contre-amiral
+de ce nom, était attachée comme dame à la princesse Stéphanie,
+grande duchesse de Bade. L'Impératrice, toujours bonne, sachant
+que mademoiselle de Mackau était malheureuse d'être si loin de sa
+famille, la demanda à la princesse Stéphanie, et la fit dame du
+palais. Elle fut, à quelque temps de l'époque dont je parle, mariée
+au général Wathier de Saint-Alphonse. Elle est nièce de M. de Chazet,
+aimable poëte, connu par une foule de jolis ouvrages.</p>
+
+<p><a id="footnote76" name="footnote76"></a>
+<b><a href="#footnotetag76">76</a></b>: L'Impératrice, en arrivant à Navarre, trouva la plaine
+autour d'Évreux infectée de marais très-nuisibles; elle les fit
+dessécher; ils avaient été formés par les eaux de l'Iton et de l'Eure
+qui passaient autrefois par des canaux pour alimenter les cascades
+et les bassins du parc; et ces canaux ayant été rompus par défaut
+d'entretien, l'eau qu'ils conduisaient avait formé ces marais.</p>
+
+<p><a id="footnote77" name="footnote77"></a>
+<b><a href="#footnotetag77">77</a></b>: L'école de jeunes filles, instituée par Joséphine, où
+elles apprenaient à faire de la dentelle, mais où elles recevaient
+aussi une parfaite éducation, spécialement dirigée vers le but dans
+lequel elles étaient élevées.</p>
+
+<p><a id="footnote78" name="footnote78"></a>
+<b><a href="#footnotetag78">78</a></b>: L'Impératrice avait non-seulement rendu aux habitants
+la promenade du parc de Navarre qu'on leur avait ôtée, mais, de plus,
+elle allait faire embellir leur promenade, et pour cela avait acheté
+un terrain.</p>
+
+<p><a id="footnote79" name="footnote79"></a>
+<b><a href="#footnotetag79">79</a></b>: Allusion à la réédification du théâtre que
+l'Impératrice allait faire. Rien n'était comparable à M. de
+Vieil-Castel dans ce rôle de paysan, avec son flegme et sa
+tranquillité habituelle; rien n'était au reste plus parfaitement
+comique: il avait beaucoup d'esprit, et son air sérieux ajoutait du
+comique à son rôle. Son fils, Horace de Vieil-Castel, a un talent
+remarquable pour dire les vers et jouer la comédie, à part son esprit
+qui est très-remarquable.</p>
+
+<p><a id="footnote80" name="footnote80"></a>
+<b><a href="#footnotetag80">80</a></b>: Je crois que la duchesse de Frioul (madame Duroc)
+jouait aussi, mais je n'en suis pas sûre. Je ne me la rappelle sur
+le théâtre de la Malmaison que dans un seul rôle, la soubrette du
+<i>Bourru bienfaisant</i>, qu'elle joua fort bien. Mais, dans cette même
+pièce, qui fut vraiment excellent, ce fut le marquis de Cramayel dans
+le rôle du Bourru...</p>
+
+<p><a id="footnote81" name="footnote81"></a>
+<b><a href="#footnotetag81">81</a></b>: S&oelig;ur de madame Rémusat, et femme du premier écuyer
+de l'Impératrice.</p>
+
+<p><a id="footnote82" name="footnote82"></a>
+<b><a href="#footnotetag82">82</a></b>: La comtesse de Lavalette, nièce de l'Impératrice.
+Jamais une femme n'a plus froidement joué un rôle.</p>
+
+<p><a id="footnote83" name="footnote83"></a>
+<b><a href="#footnotetag83">83</a></b>: M. de Mont-Breton, premier écuyer de la princesse
+Pauline.</p>
+
+<p><a id="footnote84" name="footnote84"></a>
+<b><a href="#footnotetag84">84</a></b>: Chambellan de l'Empereur.</p>
+
+<p><a id="footnote85" name="footnote85"></a>
+<b><a href="#footnotetag85">85</a></b>: Chambellan de l'Empereur.</p>
+
+<p><a id="footnote86" name="footnote86"></a>
+<b><a href="#footnotetag86">86</a></b>: Il y avait beaucoup de malades à Navarre; elle était
+revenue à la Malmaison.</p>
+
+<p><a id="footnote87" name="footnote87"></a>
+<b><a href="#footnotetag87">87</a></b>: Et le divorce de sa mère fut encore pour elle, à cette
+époque, un coup bien rude.</p>
+
+<p><a id="footnote88" name="footnote88"></a>
+<b><a href="#footnotetag88">88</a></b>: Bessières fut tué d'un boulet de canon dans le défilé
+de Wesseinfeld, le jour même de la bataille de Lutzen. Bessières
+commandait toute la cavalerie de l'armée; c'était à la fois un homme
+habile, brave, rempli de c&oelig;ur, et doué de bonnes qualités. Je
+perdis un ami en lui, ainsi que Junot.</p>
+
+<p><a id="footnote89" name="footnote89"></a>
+<b><a href="#footnotetag89">89</a></b>: Quant à la mort de Duroc, ce fut pour ses amis, et
+il en avait beaucoup, un des coups les plus rudes de ces temps
+désastreux; elle fit aussi une profonde impression sur l'Empereur;
+mais, quoiqu'il en ait été vivement frappé, les derniers moments de
+Duroc ne se sont pas passés comme le <i>Moniteur</i> l'a dit. Bourienne
+les a également racontés avec sa haine accoutumée, et il a menti
+dans un autre sens... J'avais deux amis auprès de l'Empereur dans
+cette cruelle circonstance, et voilà comment chacun m'a rapporté
+l'événement; ces deux amis sont le duc de Vicence et le duc de
+Trévise:</p>
+
+<p>La bataille de Bautzen était livrée et gagnée, la journée finissait;
+l'Empereur poursuivait les Russes, voulant reconnaître par lui-même
+ce qu'il voulait juger; il crut mieux voir sur une colline en face
+de lui; il voulut gagner cette éminence, et descendit par un chemin
+creux avec une grande rapidité; il était suivi du duc de Trévise, du
+duc de Vicence, du maréchal Duroc, et du général du génie Kirgener,
+beau-frère de la duchesse de Montebello, dont il avait épousé la
+s&oelig;ur. L'Empereur allant plus vite que tous ceux qui le suivaient,
+ils étaient à quelque distance de lui, serrés les uns contre les
+autres. Une batterie isolée qui aperçoit ce groupe tire à l'aventure
+trois coups de canon sur lui: deux boulets s'égarent, le troisième
+frappe un gros arbre près duquel était l'Empereur, et va ricocher
+sur un plateau qui dominait le terrain où était l'Empereur. Il se
+retourne, et demande sa lunette. Comme il a fait un détour, il n'est
+pas étonné de ne voir auprès de lui que le duc de Vicence. Dans le
+même moment arrive le duc Charles de Plaisance<a id="footnotetag89-A" name="footnotetag89-A"></a><a href="#footnote89-A" title="Go to footnote 89-A"><span class="smaller">[89-A]</span></a>; sa figure est
+bouleversée. Il se penche vers le duc de Vicence, et lui parle bas.</p>
+
+<p>&mdash;«Qu'est-ce?» demande l'Empereur.</p>
+
+<p>Tous deux se regardent et ne répondent pas...</p>
+
+<p>&mdash;«Qu'est-il arrivé?» demande encore l'Empereur.</p>
+
+<p>&mdash;«Sire, répond le duc de Vicence, le grand-maréchal est mort!...</p>
+
+<p>&mdash;Duroc! s'écria l'Empereur... et il jeta les yeux autour de lui
+comme pour y trouver l'ami qu'il venait d'y voir... «Mais ce n'est
+pas possible!... il était là! à présent!...»</p>
+
+<p>Dans ce moment, le page de service arrive avec la lunette, et raconte
+la catastrophe: le boulet avait frappé l'arbre, il avait ricoché
+sur le général Kirgener, l'avait tué raide, et puis avait frappé
+mortellement le malheureux Duroc.</p>
+
+<p>L'Empereur fut attéré. La poursuite des Russes fut à l'instant
+abandonnée; son courage, ses facultés, tout devint inerte devant
+la douleur qui envahit son âme en apprenant le malheur qui venait
+d'arriver. Il retourna lentement sur ses pas, et entra dans la
+chambre où Duroc était déposé. C'était dans une petite maison du
+village de Makersdorf. L'effet du boulet avait été si complet, que le
+drap du blessé n'offrait presqu'aucune trace sanglante... Il reconnut
+l'Empereur, mais ne lui dit pas ces paroles qui furent mises dans
+le <i>Moniteur</i>: «<i>Nous nous reverrons, mais dans trente ans, lorsque
+vous aurez vaincu vos ennemis!</i>» Il reconnut l'Empereur, mais il ne
+lui parla d'abord que pour lui demander de l'opium afin de mourir
+plus vite, car il souffrait trop cruellement. L'Empereur était
+auprès de son lit; Duroc sentant l'agonie s'approcher, le supplia
+de le quitter, et lui recommanda sa fille et un autre enfant, un
+enfant naturel qu'il avait de mademoiselle B... Seulement l'Empereur
+insistant pour rester, Duroc dit en se retournant:</p>
+
+<p>«<i>Mon Dieu! ne puis-je donc mourir tranquille!</i>»</p>
+
+<p>L'Empereur s'en alla; et Duroc expira dans la nuit. L'Empereur acheta
+la petite maison dans laquelle il mourut, et fit placer une pierre à
+l'endroit où était le lit, avec telle inscription:</p>
+
+<p>«Ici le général Duroc, duc de Frioul, grand-maréchal du palais de
+l'empereur Napoléon, frappé d'un boulet, a expiré dans les bras de
+son Empereur et de son ami.»</p>
+
+<p>L'Empereur fit donner une somme de 4,000 francs pour ce monument, et
+16,000 francs au propriétaire de cette petite maison. La donation fut
+faite et ratifiée, et conclue dans la journée du 20 mai, en présence
+du juge de Makersdorf. Napoléon a profondément regretté Duroc, et je
+le conçois!...</p>
+
+<p>Et qui ne l'aurait pas pleuré! Quant à moi, quoiqu'il y ait bien des
+années écoulées depuis ce terrible moment, je donne à sa perte les
+regrets que je dois à la mort du meilleur des amis, du plus noble
+des hommes, de celui qui aurait changé bien des heures amères en des
+heures de joie pour l'exilé de Sainte-Hélène, s'il avait vécu!!...</p>
+
+<p><a id="footnote89-A" name="footnote89-A"></a>
+<b><a href="#footnotetag89-A">89-A</a></b>: Fils de l'archi-trésorier, du troisième Consul
+Lebrun.</p>
+
+<p><a id="footnote90" name="footnote90"></a>
+<b><a href="#footnotetag90">90</a></b>: Les détails de cette horrible aventure sont dans le
+<i>Salon des princesses de la famille impériale</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote91" name="footnote91"></a>
+<b><a href="#footnotetag91">91</a></b>: M. de Thiars s'était fort occupé de madame Gazani, et
+les faiseurs de propos, à Fontainebleau, disaient que ce n'était pas
+en vain.</p>
+
+<p><a id="footnote92" name="footnote92"></a>
+<b><a href="#footnotetag92">92</a></b>: Madame de Turpin est accusée, par mademoiselle
+Cochelet, d'avoir parlé contre la reine Hortense; c'est faux. Je
+sais, par des personnes aussi bien instruites qu'elle tout ce que
+faisait et disait madame de Turpin, et rien ne ressemble à cela.
+Les affections de madame de Turpin pouvaient lui faire voir avec
+joie le retour des Bourbons que les siens aimaient depuis longtemps.
+Que ne dirions-nous pas, nous, si l'on nous annonçait que le duc de
+Reichstadt n'est pas mort, et qu'il est aux portes de Paris? Madame
+Turpin a donc pu jouir du retour des Bourbons, sans pour cela oublier
+que la reine Hortense et l'impératrice Joséphine avaient été bonnes
+pour elle et pour M. de Turpin... Mais, au reste, mademoiselle
+Cochelet est souvent si passionnée dans ses amours et dans ses
+haines, qu'on ne sait trop comment se tirer des positions où elle
+vous place, pour blâmer ou approuver.</p>
+
+<p>M. de Boufflers, dont elle vante beaucoup l'amitié pour elle, et qui
+était, comme on sait, bien spirituel, a dit sur elle un mot qu'elle
+ne connaissait pas. Il disait qu'on se trompait, et qu'au lieu de
+l'appeler <i>Cochelet</i>, il fallait dire <i>Coche-laide</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote93" name="footnote93"></a>
+<b><a href="#footnotetag93">93</a></b>: On prétend que les grand'-mères et les grands-pères
+n'aiment autant leurs petits-enfants que parce qu'ils les regardent
+comme leurs vengeurs.</p>
+
+<p><a id="footnote94" name="footnote94"></a>
+<b><a href="#footnotetag94">94</a></b>: Par la mort de Duroc.</p>
+
+<p><a id="footnote95" name="footnote95"></a>
+<b><a href="#footnotetag95">95</a></b>: On appelait cela un charivari.</p>
+
+<p><a id="footnote96" name="footnote96"></a>
+<b><a href="#footnotetag96">96</a></b>: Il fut en effet longtemps à comprendre, étant enfant,
+les dizaines ajoutées aux dizaines.</p>
+
+<p><a id="footnote97" name="footnote97"></a>
+<b><a href="#footnotetag97">97</a></b>: Le roi de Bavière fit en effet cette proposition au
+prince Eugène: ce fut le prince Auguste de la Tour-Taxis qui porta la
+lettre au vice-roi.</p>
+
+<p><a id="footnote98" name="footnote98"></a>
+<b><a href="#footnotetag98">98</a></b>: La justice qui fut rendue à chacun est bien remarquable
+dans cette circonstance. La reine de Naples (madame Murat) eut de la
+peine à trouver un asile à Trieste!... en Autriche!... tandis que le
+prince Eugène fut royalement accueilli et traité à Munich.</p>
+
+<p><a id="footnote99" name="footnote99"></a>
+<b><a href="#footnotetag99">99</a></b>: Et savez-vous qui disait cela? Aucun des grands noms
+de France: ceux-là furent toujours ce qu'ils devaient être. Mais
+c'étaient des personnes presque inconnues aux Bourbons, et qui la
+plupart n'avaient pas quitté la France.</p>
+
+<p><a id="footnote100" name="footnote100"></a>
+<b><a href="#footnotetag100">100</a></b>: Il n'y a, du reste, aucun mensonge. Seulement,
+mademoiselle Cochelet s'abusait par sa grande amitié pour la
+Reine. En général, son affection la faisait errer souvent dans ses
+jugements; ainsi M. de Boufflers, qu'elle croit son plus ardent
+admirateur, disait d'elle le mot le plus charmant, mais auquel
+l'esprit avait plus de part que le c&oelig;ur; il disait qu'il fallait
+l'appeler <i>Cochelaide</i> et non pas Cochelet.</p>
+
+<p><a id="footnote101" name="footnote101"></a>
+<b><a href="#footnotetag101">101</a></b>: Aujourd'hui madame Sébastiani, et ambassadrice à
+Londres.</p>
+
+<p><a id="footnote102" name="footnote102"></a>
+<b><a href="#footnotetag102">102</a></b>: Ce tableau valait plus du double de celui de Richard.</p>
+
+<p><a id="footnote103" name="footnote103"></a>
+<b><a href="#footnotetag103">103</a></b>: Les hommes tels que Charlemagne et Napoléon édifient
+trop en grand pour que le monument puisse durer après eux. Le colosse
+n'est plus là pour soutenir, de ses fortes épaules, le vaste empire
+qu'il a créé... Alors tout devient confusion, rien ne marche, tout
+est entravé, et il faut de nouveau poser une pierre et rebâtir... Des
+hommes comme Charlemagne et Napoléon ont des <span class="smcap">HÉRITIERS</span> et
+pas de <span class="smcap">SUCCESSEURS</span>.</p>
+
+<p><a id="footnote104" name="footnote104"></a>
+<b><a href="#footnotetag104">104</a></b>: Lorsqu'il y avait beaucoup de monde et que la file
+était longue, on demandait sa voiture aussitôt qu'on en était
+descendu.</p>
+
+<p><a id="footnote105" name="footnote105"></a>
+<b><a href="#footnotetag105">105</a></b>: On dansait toujours à la cour au moins deux anglaises
+par bal.</p>
+
+<p><a id="footnote106" name="footnote106"></a>
+<b><a href="#footnotetag106">106</a></b>: Plût au ciel qu'en 1814 et 1830, lorsque la
+possibilité existait de proclamer le roi de Rome, nous eussions eu
+des Français aussi bons patriotes que M. de Metternich!</p>
+
+<p><a id="footnote107" name="footnote107"></a>
+<b><a href="#footnotetag107">107</a></b>: Lui parlant plus tard de ce discours, je lui demandai
+s'il avait été dicté par l'Empereur. L'archi-chancelier me donna
+<i>sa parole d'honneur</i> que Napoléon ne le connaissait que comme tous
+les discours qui se prononçaient devant lui; il en prenait lecture
+avant qu'on ne le lui dît, pour savoir s'il n'y avait rien contre sa
+politique européenne. «J'étais si touché moi-même, ajouta Cambacérès,
+que j'aurais fait quelque chose de plus louangeur encore, moi qui
+pourtant ne le suis guère, si je n'avais craint de lui déplaire, car
+je sais qu'il n'aime pas cela.»</p>
+
+<p><a id="footnote108" name="footnote108"></a>
+<b><a href="#footnotetag108">108</a></b>: Oui, malgré toutes les victoires de Masséna qui fut un
+vrai héros, et qui nous sauva des Russes avec sa belle campagne de
+Suisse. Mais cette victoire ne pouvait être que passagère, et encore
+une comme celle-là, et nous étions perdus même dans notre honneur,
+car le moyen de faire la paix convenablement; et pourtant nous
+n'avions ni soldats ni ressources; la France était dans un état de
+délabrement <i>moral et physique</i>, qui était comme l'avant-coureur de
+notre perte au moment du retour de Napoléon. Aussi, quand j'entends
+Gohier dire que la France était grande et glorieuse au 18 brumaire,
+je me demande comment la haine et la vengeance peuvent aveugler à ce
+point. Gohier, du reste, est souvent méchant et surtout peu véridique
+en parlant de Napoléon.</p>
+
+<p><a id="footnote109" name="footnote109"></a>
+<b><a href="#footnotetag109">109</a></b>: Cette phrase est en rapport avec les propos des
+républicains, qui disaient alors qu'il y avait à craindre que
+Bonaparte ne ramenât les Bourbons. On a même prétendu que la mort du
+malheureux duc d'Enghien n'eut pas d'autre cause!...</p>
+
+<p><a id="footnote110" name="footnote110"></a>
+<b><a href="#footnotetag110">110</a></b>: Il est impossible de rien comprendre à ce fatras de
+mots sans couleur, sans aucun sens, et aussi absurdes que les paroles
+de Bobêche, voulant nous persuader que deux et deux font cinq.</p>
+
+<p><a id="footnote111" name="footnote111"></a>
+<b><a href="#footnotetag111">111</a></b>: Faute immense de Napoléon! ces provinces illyriennes
+n'étaient rien pour lui, et l'Autriche y attachait le plus grand
+prix. Si elles eussent été rendues en 1812, le prince Schwartzemberg
+marchait avec nous en Russie!... quelle différence!...</p>
+
+<p><a id="footnote112" name="footnote112"></a>
+<b><a href="#footnotetag112">112</a></b>: Elle avait une telle tendresse pour cette bonne
+et belle personne, qu'après le départ de Marie-Louise, madame
+Bernard<a id="footnotetag112-A" name="footnotetag112-A"></a><a href="#footnote112-A" title="Go to footnote 112-A"><span class="smaller">[112-A]</span></a> portait un bouquet à la duchesse, de la part de
+l'Impératrice, comme si elle eût été à Paris, et cela dura un an au
+moins.</p>
+
+<p><a id="footnote112-A" name="footnote112-A"></a>
+<b><a href="#footnotetag112-A">112-A</a></b>: Fameuse bouquetière qui a précédé madame Prevost, et
+qui faisait les bouquets presque aussi bien qu'elle.</p>
+
+<p><a id="footnote113" name="footnote113"></a>
+<b><a href="#footnotetag113">113</a></b>: D'Aigrefeuille était conseiller à la cour des aides
+de Montpellier: c'était un homme d'esprit, quoique ridicule; mais il
+l'était plus par sa figure que par lui-même.</p>
+
+<p><a id="footnote114" name="footnote114"></a>
+<b><a href="#footnotetag114">114</a></b>: Le cardinal Maury m'a toujours tenu ce langage, même
+dans un temps où l'archi-chancelier n'avait plus le même pouvoir.</p>
+
+<p><a id="footnote115" name="footnote115"></a>
+<b><a href="#footnotetag115">115</a></b>: On l'a beaucoup dit dans le temps, mais je ne le crois
+pas, l'Empereur estimait trop l'archi-chancelier. Le comte Dubois ne
+put me dire s'il avait ou non connaissance de la chose.</p>
+
+<p><a id="footnote116" name="footnote116"></a>
+<b><a href="#footnotetag116">116</a></b>: Cambacérès a dit depuis à Dubois, qu'il avait cru
+d'abord que c'était quelque émigré rentré, à qui, jadis, une
+consultation de lui avait fait perdre un procès.</p>
+
+<p><a id="footnote117" name="footnote117"></a>
+<b><a href="#footnotetag117">117</a></b>: Cette circonstance, remarquée pendant tout le temps
+que dura cet étrange entretien, avait frappé Cambacérès plus
+peut-être que le reste. Peut-être l'individu avait-il des semelles de
+liége; ce qui est bien étonnant, c'est que dans le premier moment,
+l'archi-chancelier ne fut pas éloigné de croire au surnaturel.</p>
+
+<p><a id="footnote118" name="footnote118"></a>
+<b><a href="#footnotetag118">118</a></b>: On défendit sévèrement de parler de cet événement,
+qui fut même ignoré de beaucoup de gens qui assistèrent à la fête de
+l'archi-chancelier et s'y trouvaient en ce moment; des personnes de
+la maison même ne l'ont appris que plus tard, par la voix publique,
+parce que, sous la Restauration, il n'y avait plus de raison pour
+cacher cette affaire, et que les auteurs en parlèrent. Cambacérès,
+quoique innocent du vote à mort, à ce qu'on prétendait, fut
+cruellement frappé de cette apparition. Le comte Dubois, qui avait
+un intérêt réel à découvrir la chose, en me la racontant chez lui, à
+Vitry, il y a quatre ans, me dit qu'il n'avait jamais pu découvrir
+la moindre trace du cet événement. Lorsque l'Empereur l'apprit, il
+dit à l'archi-chancelier: «Allons... <i>c'est un rêve... vous avez
+dormi...</i>»</p>
+
+<p><a id="footnote119" name="footnote119"></a>
+<b><a href="#footnotetag119">119</a></b>: En 1811.</p>
+
+<p><a id="footnote120" name="footnote120"></a>
+<b><a href="#footnotetag120">120</a></b>: Hugues-Bertrand Maret, né à Dijon, en 1763.</p>
+
+<p><a id="footnote121" name="footnote121"></a>
+<b><a href="#footnotetag121">121</a></b>: Sans aucun doute on était encore enfant (surtout un
+homme) quand on n'avait que dix-sept ans à l'époque dont je parle.</p>
+
+<p><a id="footnote122" name="footnote122"></a>
+<b><a href="#footnotetag122">122</a></b>: Il présidait aussi, comme on le sait, les États de
+Bourgogne.</p>
+
+<p><a id="footnote123" name="footnote123"></a>
+<b><a href="#footnotetag123">123</a></b>: Voici ce dont il s'agit: Vauban avait fortifié la
+ville d'Ath..... Cette ville retombe dans les mains des Espagnols;
+plus tard les Français mettent le siége devant ses remparts, et
+Vauban lui-même est chargé de le conduire. Quelle position que la
+sienne! si la ville est prise, il l'a donc mal fortifiée; s'il ne la
+prend pas, que devient-il?... Louis XIV le presse... l'excite... de
+la reddition de la place dépend le succès du traité de Riswith!.....
+L'humiliation ou la disgrâce! Dans cette extrémité, Vauban prend le
+parti qui convenait à un homme de génie comme lui; <i>il invente</i> un
+moyen d'attaque inconnu jusqu'alors, et la ville est prise. Mais
+Vauban avait le droit de dire: «Elle ne pouvait l'être que par moi.»
+Le moyen qu'il inventa est la batterie à ricochets.</p>
+
+<p><a id="footnote124" name="footnote124"></a>
+<b><a href="#footnotetag124">124</a></b>: Croirait-on, avec le noble et beau caractère de
+Carnot, que <span class="smcap">JAMAIS</span> il n'oublia cette circonstance!..... et
+le duc de Bassano ressentit encore les atteintes de ce souvenir en
+1815!.....</p>
+
+<p><a id="footnote125" name="footnote125"></a>
+<b><a href="#footnotetag125">125</a></b>: Ce sujet n'avait jamais été traité.</p>
+
+<p><a id="footnote126" name="footnote126"></a>
+<b><a href="#footnotetag126">126</a></b>: Une circonstance remarquable, c'est que de la
+mission de ces deux envoyés près des différentes cours d'Italie
+surtout, dépendait la vie de la reine, de madame Élisabeth, et du
+jeune roi Louis XVII, ainsi que de sa s&oelig;ur. On ne comprend pas
+comment l'Autriche a pu mettre ainsi une entrave à la réussite
+d'une chose qui assurait la vie de la reine..... elle était la
+tante de l'Empereur enfin!... Je ne puis m'expliquer cette étrange
+conduite<a id="footnotetag126-A" name="footnotetag126-A"></a><a href="#footnote126-A" title="Go to footnote 126-A"><span class="smaller">[126-A]</span></a>... M. Maret et M. de Sémonville correspondirent
+ensemble malgré leurs geôliers. J'en ai détaillé le spirituel moyen
+dans mes mémoires, ainsi que de la plaisante rencontre que M. de
+Bassano fit ensuite à Munich ou à Vienne, de l'un de ses compagnons
+de captivité.</p>
+
+<p><a id="footnote126-A" name="footnote126-A"></a>
+<b><a href="#footnotetag126-A">126-A</a></b>: Ainsi que la réponse faite par François, alors
+empereur d'Allemagne, à M. de Rougeville!...</p>
+
+<p><a id="footnote127" name="footnote127"></a>
+<b><a href="#footnotetag127">127</a></b>: J'ai tenu dans mes mains ces chefs-d'&oelig;uvre d'une
+patience étonnante. Je les <i>ai vus</i>. La comédie a treize cents
+vers, la tragédie dix-huit cents; les deux pièces sont écrites
+très-lisiblement sur la quantité de papier qui fait la valeur de deux
+feuilles de papier à lettre. La comédie s'appelle <i>le Testament</i>;
+la tragédie, <i>Pithèas et Damon</i>; l'autre comédie a pour titre
+<i>l'Infaillible</i>. Le brouillon en était fait par lui sur la faïence de
+son poêle, où il s'effaçait à mesure.</p>
+
+<p><a id="footnote128" name="footnote128"></a>
+<b><a href="#footnotetag128">128</a></b>: Par la Constitution de l'an 8, le secrétaire-général
+avait le titre et les fonctions de secrétaire-d'État. C'était
+une position de haute faveur et surtout de haute importance:
+les ministres lui remettaient leurs portefeuilles; il prenait
+connaissance de leurs rapports sur les affaires de leurs
+départements, et, dans le travail de la signature qu'il <i>faisait
+seul</i> avec le premier Consul, il lui en rendait un compte verbal
+très-abrégé. Quant à l'exécution des décrets, elle avait lieu sur
+l'expédition que les ministres recevaient du secrétaire-d'État.
+Celui-ci était donc un intermédiaire <i>officiel</i> entre le
+gouvernement, le Conseil d'État et les ministres.</p>
+
+<p><a id="footnote129" name="footnote129"></a>
+<b><a href="#footnotetag129">129</a></b>: Le secrétaire-général ou le secrétaire-d'État (ce fut
+à l'Empire qu'il eut le titre de <i>ministre secrétaire-d'État</i>) avait
+non-seulement d'immenses attributions, mais on peut dire qu'il était
+<i>le seul ministre</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote130" name="footnote130"></a>
+<b><a href="#footnotetag130">130</a></b>: La plus belle époque de l'Empire est depuis 1804
+jusqu'en 1811.</p>
+
+<p><a id="footnote131" name="footnote131"></a>
+<b><a href="#footnotetag131">131</a></b>: Il était parfaitement bon, et le plus probe, le plus
+honnête des hommes; c'était un type que M. de Champagny. Mais en
+vérité, jamais on ne vit une plus étrange façon d'aller par le monde
+civilisé! jamais on ne vit un renoncement aussi complet à l'élégance
+même la plus ordinaire.</p>
+
+<p><a id="footnote132" name="footnote132"></a>
+<b><a href="#footnotetag132">132</a></b>: Rue du Bac, presque contre la rue de Sèvres.</p>
+
+<p><a id="footnote133" name="footnote133"></a>
+<b><a href="#footnotetag133">133</a></b>: Je ne voyais du corps diplomatique que ceux qui
+étaient mes amis et qui me convenaient: à l'époque où M. de Bassano
+ouvrit sa maison, j'étais en Espagne.</p>
+
+<p><a id="footnote134" name="footnote134"></a>
+<b><a href="#footnotetag134">134</a></b>: Les trois membres du corps diplomatique les
+plus assidus chez le duc de Bassano étaient M. le prince de
+Schwartzemberg, M. de Krusemarck et M. de Kourakin.</p>
+
+<p><a id="footnote135" name="footnote135"></a>
+<b><a href="#footnotetag135">135</a></b>: Et de l'Académie.</p>
+
+<p><a id="footnote136" name="footnote136"></a>
+<b><a href="#footnotetag136">136</a></b>: Mademoiselle de Mondreville mariée à M. de Barral,
+beaucoup plus âgé qu'elle, au point d'être pris pour son père,
+remariée aujourd'hui au comte Achille de Septeuil, et dame pour
+accompagner la princesse Pauline.</p>
+
+<p><a id="footnote137" name="footnote137"></a>
+<b><a href="#footnotetag137">137</a></b>: Fille de M. de Cetto, ministre de Bavière; elle était
+ravissante de fraîcheur, de jeunesse et de grâce.</p>
+
+<p><a id="footnote138" name="footnote138"></a>
+<b><a href="#footnotetag138">138</a></b>: Appelée la <i>belle Génoise</i>, lectrice de l'Impératrice,
+puis ayant le rang de dame du palais, on ne sait trop comment, ou
+plutôt on le sait.</p>
+
+<p><a id="footnote139" name="footnote139"></a>
+<b><a href="#footnotetag139">139</a></b>: Mademoiselle Dupuis, dont la mère était créole de
+l'Île-de-France, et dame pour accompagner la reine Julie d'abord, et
+puis ensuite madame mère.</p>
+
+<p><a id="footnote140" name="footnote140"></a>
+<b><a href="#footnotetag140">140</a></b>: Mademoiselle de Brignolé, dont la mère était dame du
+palais; jolie, mais l'air d'un serin effaré.</p>
+
+<p><a id="footnote141" name="footnote141"></a>
+<b><a href="#footnotetag141">141</a></b>: Mademoiselle Mourgues, dont le père a été ministre
+de Louis XVI en 1790 ou 91, pendant vingt-quatre heures; et
+belle-s&oelig;ur de M. de Villèle.</p>
+
+<p><a id="footnote142" name="footnote142"></a>
+<b><a href="#footnotetag142">142</a></b>: Ravissante femme comme on peut le voir encore
+aujourd'hui. Elle était veuve du baron de Giliers, et elle épousa en
+secondes noces le comte Alexandre de Laborde.</p>
+
+<p><a id="footnote143" name="footnote143"></a>
+<b><a href="#footnotetag143">143</a></b>: Riche héritière qui, sans être ni laide ni jolie,
+épousa M. de Turenne. Elle n'avait pas de jambes, ou, du moins,
+étaient-elles si courtes qu'elles étaient comme absentes.</p>
+
+<p><a id="footnote144" name="footnote144"></a>
+<b><a href="#footnotetag144">144</a></b>: Elle n'était attachée à aucune maison, mais fort aimée
+de nous toutes.</p>
+
+<p><a id="footnote145" name="footnote145"></a>
+<b><a href="#footnotetag145">145</a></b>: Écuyer de la princesse Pauline.</p>
+
+<p><a id="footnote146" name="footnote146"></a>
+<b><a href="#footnotetag146">146</a></b>: Chambellan de l'Empereur, gendre de M. de Narbonne.</p>
+
+<p><a id="footnote147" name="footnote147"></a>
+<b><a href="#footnotetag147">147</a></b>: Aide-de-camp de l'Empereur.</p>
+
+<p><a id="footnote148" name="footnote148"></a>
+<b><a href="#footnotetag148">148</a></b>: Grand-maître des cérémonies.</p>
+
+<p><a id="footnote149" name="footnote149"></a>
+<b><a href="#footnotetag149">149</a></b>: Chambellan de l'Empereur.</p>
+
+<p><a id="footnote150" name="footnote150"></a>
+<b><a href="#footnotetag150">150</a></b>: Chambellan de l'Empereur.</p>
+
+<p><a id="footnote151" name="footnote151"></a>
+<b><a href="#footnotetag151">151</a></b>: Grand chambellan.</p>
+
+<p><a id="footnote152" name="footnote152"></a>
+<b><a href="#footnotetag152">152</a></b>: <i>Lettres sur la Suisse</i>, par William Coxe, avec les
+notes par Ramond.</p>
+
+<p><a id="footnote153" name="footnote153"></a>
+<b><a href="#footnotetag153">153</a></b>: Elle fut remplacée par une belle tasse en argent que
+lui donna M. Ramond pour cette course au pic du Midi. Ces tasses
+servent aux guides des glaciers pour faire fondre de la neige, à
+laquelle ils mêlent de l'eau-de-vie ou tout autre spiritueux, pour
+éviter de boire l'eau trop <i>crue</i> des glaciers.</p>
+
+<p><a id="footnote154" name="footnote154"></a>
+<b><a href="#footnotetag154">154</a></b>: Tous ceux qui ont été dans les Pyrénées savent combien
+le spectacle qu'on a sur le pic du Midi, au lever du soleil, est
+admirable.</p>
+
+<p><a id="footnote155" name="footnote155"></a>
+<b><a href="#footnotetag155">155</a></b>: Fragments imprimés dans le <i>Mercure de France</i>, de
+1788 ou 1787.</p>
+
+<p><a id="footnote156" name="footnote156"></a>
+<b><a href="#footnotetag156">156</a></b>: Je regrette seulement qu'il ait mis autant en oubli
+ce que nous devions à l'Empereur, tout en parlant des fautes de la
+campagne de Moscou.</p>
+
+<p><a id="footnote157" name="footnote157"></a>
+<b><a href="#footnotetag157">157</a></b>: Mademoiselle de Luçay.</p>
+
+<p><a id="footnote158" name="footnote158"></a>
+<b><a href="#footnotetag158">158</a></b>: Le traitement du duc de Bassano était de 400,000 fr.;
+la dépense de sa maison s'élevait à 300,000 fr.</p>
+
+<p><a id="footnote159" name="footnote159"></a>
+<b><a href="#footnotetag159">159</a></b>: Aujourd'hui madame de Septeuil.</p>
+
+<p><a id="footnote160" name="footnote160"></a>
+<b><a href="#footnotetag160">160</a></b>: Quelque extraordinaire qu'il puisse paraître qu'étant
+aussi liée avec M. et madame de Valence, la duchesse de Bassano ne
+connût pas leur mère, cela est pourtant <i>positif</i>.</p>
+
+<p><a id="footnote161" name="footnote161"></a>
+<b><a href="#footnotetag161">161</a></b>: Et M. de Rambuteau, qui a prouvé qu'on pouvait être
+à la fois un homme du monde et un habile administrateur. Napoléon
+l'avait, au reste, bien deviné.</p>
+
+<p><a id="footnote162" name="footnote162"></a>
+<b><a href="#footnotetag162">162</a></b>: Frère du comte Alfred de Maussion, auteur de plusieurs
+romans écrits avec goût et remplis de cet intérêt qui fait tourner
+les pages... Le succès du dernier ouvrage de M. le comte de Maussion,
+intitulé <i>Faute de s'entendre</i>, doit lui donner la volonté de ne se
+pas arrêter, et à nous le regret qu'il n'y ait qu'un volume. On y
+retrouve les scènes du grand monde, ses perfidies, ses joies, comme
+son malheur; et tout cela raconté dans ce langage de bonne compagnie
+dont bientôt nous n'aurons plus que la tradition, qui, encore
+elle-même, pâlit chaque jour. Le comte Alfred de Maussion est le seul
+des deux frères qui ait écrit.</p>
+
+<p><a id="footnote163" name="footnote163"></a>
+<b><a href="#footnotetag163">163</a></b>: Et non pas à l'Arsenal, où mademoiselle Cochelet place
+la scène qu'elle raconte en tout (comme beaucoup d'autres choses)
+avec une grande absence de vérité, et une si grande, que je crois
+qu'elle n'y était pas. La manière dont l'aventure s'est terminée me
+le fait croire.</p>
+
+<p><a id="footnote164" name="footnote164"></a>
+<b><a href="#footnotetag164">164</a></b>: Les dominos étaient presque toujours en gros de
+Naples, et souvent en satin noir garni de très-belle blonde. Dans les
+bals masqués particuliers, nous mettions des dominos en satin rose
+ou blanc, également garni de belle blonde; le camail était charmant
+ainsi et allait à merveille lorsqu'on avait ôté son masque, ce qu'on
+faisait presque toujours avant la fin du bal.</p>
+
+<p><a id="footnote165" name="footnote165"></a>
+<b><a href="#footnotetag165">165</a></b>: C'était son jour de réunion.</p>
+
+<p><a id="footnote166" name="footnote166"></a>
+<b><a href="#footnotetag166">166</a></b>: La première année de la Restauration, il logeait rue
+de la Ville-l'Évêque.</p>
+
+<p><a id="footnote167" name="footnote167"></a>
+<b><a href="#footnotetag167">167</a></b>: À peine quarante ans, et elle en paraissait trente-un
+ou trente-deux au plus.</p>
+
+<p><a id="footnote168" name="footnote168"></a>
+<b><a href="#footnotetag168">168</a></b>: C'était alors la mode de se coiffer avec des camélias
+et des bruyères naturelles.</p>
+
+<p><a id="footnote169" name="footnote169"></a>
+<b><a href="#footnotetag169">169</a></b>: En 1820 elle avait trente-six ans.</p>
+</div>
+
+<div class="p4">
+<p>Notes au lecteur de ce fichier numérique:</p>
+
+<p>Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.
+L'écriture des noms propres (Institutions d'État) a été uniformisée, ex. État, Directoire, Consul.</p>
+
+<p>Ligne 5594: "Elle y alla en 1812 et fut reçue à Milan avec enthousiasme;"
+L'original contenant 1816, cette erreur a été corrigée.</p>
+</div>
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Histoire des salons de Paris (Tome 5/6), by
+Laure Junot, duchesse d' Abrantès
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE SALONS DE PARIS, TOME 5 ***
+
+***** This file should be named 44664-h.htm or 44664-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
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+Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
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+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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+
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+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+such as creation of derivative works, reports, performances and
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+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
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+
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation information page at www.gutenberg.org
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at 809
+North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
+contact links and up to date contact information can be found at the
+Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
+
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+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
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+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit www.gutenberg.org/donate
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
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