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IN-8º, + + Qui paraîtront par livraisons de deux volumes. + + La 2e a paru le 11 janvier; + La 3e paraîtra le 15 avril. + + Les souscripteurs, chez l'éditeur, recevront _franco_ l'ouvrage + le jour même de la mise en vente. + + + PARIS.--IMPRIMERIE DE CASIMIR, + Rue de la Vieille-Monnaie, nº 12. + + + + + HISTOIRE + DES + SALONS DE PARIS + + + TABLEAUX ET PORTRAITS + DU GRAND MONDE, + + SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE, + LA RESTAURATION, + ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE Ier; + + + PAR + + LA DUCHESSE D'ABRANTÈS. + + + TOME CINQUIÈME. + + + + + À PARIS, + CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE + DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS, + PLACE DU PALAIS-ROYAL. + + M DCCC XXXVIII. + + + + +SALON + +DE + +L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE. + + +PREMIÈRE PARTIE. + +MADAME BONAPARTE. + + +Toutes les personnes qui ont connu Joséphine peuvent sans doute +invoquer leurs souvenirs sur ce qui la concerne; mais dans le nombre +il en est cependant qui ressentent plus vivement la force de ces +mêmes souvenirs et peuvent les retrouver avec d'autant plus de +fidélité que ces mêmes personnes ont vécu près de la femme dont +on est aujourd'hui si désireux de connaître les actions, alors +qu'elle était la compagne aimée de l'homme du siècle. On veut +surtout connaître l'époque où la France, fatiguée à la suite d'un +long paroxysme de souffrances, s'était endormie et n'offrait plus à +l'étranger les immenses ressources _sociables_ qui l'attirent dans +notre beau pays plus que tous ses autres avantages. Alors Paris était +une vaste solitude dans laquelle d'anciens amis revenus de l'exil +osaient à peine se reconnaître. Ce n'était plus qu'en tremblant +qu'on se demandait à soi-même si l'on était toujours Français. Plus +de gaieté, plus de cette insouciance qui rendait à nos pères la vie +si facile, tout était devenu danger. On tremblait de parler; on +tremblait de se taire; le caractère français, jadis si confiant, +avait changé sa nature en une sombre inquiétude qui dévorait +l'existence; on était méfiant; et comment ne pas l'être, on avait été +si souvent trahi! Aussi, plus de réunions, plus de ces causeries, de +ces maisons ouvertes, où vingt personnes allaient chaque jour rire +et causer avant un souper joyeux; plus de société enfin! Plus de +société en France! cette société habituelle qui faisait notre vie!... +Aussi quel voile de deuil était jeté sur toutes les familles! il +semblait que la mort eût passé par cette ville jadis résonnant du +bruit des chansons, des bals et des fêtes. Était-ce bien la même +cité où les femmes ne s'occupaient que du soin d'être aimables et +aimées?... où les hommes, braves comme les Français l'ont toujours +été, n'en étaient pas moins soigneux de plaire, prévenants et +polis?... On ne voyait plus dans nos promenades, aux spectacles, que +de ridicules poupées, ayant même oublié le beau langage pour parler +un sot et ridicule idiome.--Les femmes elles-mêmes, oubliant ce +qu'elles se devaient, acceptaient aussi le titre très-justement donné +d'_incroyables_ et de _merveilleuses_... Quelle époque et quelle +complète déraison! + +Ce fut alors que le 18 brumaire dissipa les premières ténèbres qui +enveloppaient la France ou du moins les plus épaisses... Alors nous +entrevîmes un horizon plus clair; il fut permis de se dire Français, +et à peine une année s'était-elle écoulée qu'on était de nouveau fier +de l'être. Alors on regarda autour de soi, on rappela ses souvenirs. +Pourquoi ne pas vivre comme vivaient nos pères? dirent ceux qui, +depuis leur retour de l'exil, languissaient isolés et n'osaient +appeler aucun ami autour d'eux... et de nouveau l'hospitalité des +châteaux ne fut plus un crime; on put se voir, se parler, se +communiquer ses pensées. L'amour de la sociabilité reprit ses droits, +et cette coutume si douce de se voir chaque jour, de se réunir, +redevint encore une fois l'existence de tout ce qui avait connu une +manière de vivre si excellente et si bien faite pour le bonheur. + +Bonaparte, en arrivant au premier degré de ce pouvoir, qu'il sut +ensuite conquérir tout entier, comprit à merveille qu'il fallait +réorganiser le système _sociable_ pour arriver au système _social_; +il fit alors des efforts pour ramener les Français à un état +semblable à celui dans lequel ils vivaient avant la Révolution en le +bornant à la vie habituelle: ce n'était pas là qu'étaient les abus. + +Quelques semaines après son _avénement_ au consulat, Bonaparte quitta +le Luxembourg pour venir habiter les Tuileries. Ce premier pas vers +le pouvoir absolu lui donna aussi la pensée de faire revivre cette +belle société de France dont les pays les plus lointains étaient +jadis fiers d'imiter jusqu'aux travers, car ces mêmes travers étaient +encore aimables. Bonaparte, tout en le souhaitant, comprit que ce +qu'on appelait l'_ancien régime alors_, pouvait seul apprendre _aux +siens_ ces belles manières et cette courtoisie si nécessaires à +la vie habituelle même la plus simple. Il le comprit et travailla +dans le sens utile pour acquérir à son parti les hommes de celui +que toute sa vie il avait combattu, car les temps étaient changés, +et Bonaparte premier Consul, préludant à l'Empire, n'était plus le +général Bonaparte combattant à Arcole pour la liberté de la France. +Il demeura toujours l'homme de la gloire, seulement il la comprit +autrement. Ce fut à cette époque du Consulat qu'il conçut et mit en +oeuvre son système de fusion, et les Tuileries devinrent un lieu de +réunion, non seulement dans le salon de madame Bonaparte, mais dans +les grands appartements du premier Consul. Il y eut d'abord un grand +mélange: cela devait être; on ignorait encore ce qu'on demanderait. +On voulait ensuite connaître de plus près cet homme qui préludait à +la souveraineté par une vie complète de gloire à trente ans, et qui +paraissait devoir dominer toutes les renommées passées, et faire +pâlir à côté de lui tous les conquérants du pouvoir. Ne repoussant +personne, accueillant tous les partis, quelque méfiance qu'il eût de +celui de Clichy et de celui du Manége, Bonaparte entra avec assurance +dans l'arène, où personne, au reste, n'osa descendre pour lui +disputer un prix qu'on jugeait bien ne pouvoir être obtenu que par +lui. + +Bonaparte ne connaissait nullement la haute société de Paris, à +l'époque où il venait chez ma mère, lorsqu'avant la Révolution elle +le faisait sortir de l'école militaire au moment des vacances; il +était trop jeune alors pour apprécier le genre de société qui venait +chez elle; lorsque plus tard il fut assidu dans notre maison, après +la mort de mon père, il n'y avait personne à Paris; le salon le plus +fréquenté par la bonne compagnie était ou en deuil ou désert, et +quand le Directoire vint nous donner la parodie d'une cour, on sait +assez quel genre de courtisans les directeurs rassemblèrent autour +d'eux. Même Barras qui, par sa naissance[1], était bien capable +de connaître ceux qui devaient venir chez lui et traiter avec eux +de puissance à puissance. Bonaparte ne pouvait donc connaître que +par une tradition orale ce qu'on appelait _la bonne compagnie_ et +ce qu'il voulait avoir autour du trône, encore dans l'ombre, qu'il +édifiait déjà , et que devait, mais seulement pour quelque temps, +remplacer le fauteuil consulaire. + +[Note 1: Les Barras étaient une de ces douze grandes familles de la +Provence, qui avaient, avec juste raison, de hautes prétentions à +une noblesse que peu de familles pouvaient leur disputer en France. +L'ancienneté des Barras était passée en proverbe: _Noble comme un +Barras_, disait-on en Provence; _les Barras sont aussi anciens que +nos rochers_, disaient les paysans.] + +Madame Bonaparte pouvait lui être en cela d'un grand secours, mais +beaucoup moins cependant que Bonaparte ne se le figurait. Madame +Bonaparte n'avait jamais été présentée à la cour de Louis XVI. +Les Beauharnais étaient bien nés, bons gentilshommes, mais là +s'arrêtaient leurs droits pour la présentation. Quant à madame de +Beauharnais, elle ne fut même présentée qu'en 1789; elle n'était pas +noble, si ce n'est de cette noblesse des colonies que celle d'Europe +ne reconnaissait que lorsque la filiation était tellement positive +qu'on ne la pouvait nier. Sans doute madame de Beauharnais était une +femme _comme il faut_, pour me servir de l'expression voulue; mais +Bonaparte crut sa position beaucoup plus importante et capable de +diriger une opinion. Il revint ensuite là -dessus et j'en ai acquis +la preuve dans une conversation que j'eus avec lui-même avant le +divorce[2]. Mais il est certain qu'au moment du mariage il crut avoir +contracté une union avec une famille qui valait au moins celle des +Montmorency. + +[Note 2: Étant un jour avec lui dans son cabinet[2-A], il me dit, +en me parlant de quelques amis intimes que j'avais dans le faubourg +Saint-Germain, et qu'il n'aimait pas alors:--Je ne crains pas _votre_ +faubourg Saint-Germain... pas plus que _votre_ hôtel de Luynes... +je ne les crains pas plus que je ne les aime... et que je ne les +aimais lorsque je croyais que l'impératrice (Joséphine alors) était +elle-même un _gros bonnet_ parmi tout ce monde-là .] + +[Note 2-A: C'est de cette conversation que lui-même rend compte dans +le _Mémorial de Sainte-Hélène_, et dans lequel il avoue lui-même +aussi que je le traitai comme _un petit garçon_.] + +L'erreur se prolongea quelque temps sous le consulat, et le faubourg +Saint-Germain lui-même y contribua tout le premier. Chacun voulait +être rayé. On n'en était pas venu encore à écrire quatre lettres +dans une semaine pour avoir une clef de chambellan au haut de la +basque de son habit, mais on y préludait; on voulait rentrer dans sa +maison enfin, et pour cela on se faisait cousin, oncle, grand-oncle, +arrière-petit-cousin de la femme du premier Consul, car la parenté +était commune... Mais quoi qu'il en fût de ce que pensait Bonaparte +de cette foule qui se pressait déjà aux portes des Tuileries, il +voulut la juger par lui-même: ce fut alors qu'il donna les dîners de +trois cents couverts dans la galerie de Diane, où étaient admis tous +les partis et tout ce qui avait une position quelle qu'elle fût dans +l'État. + +J'ai su par une voie qui pour moi ne peut être douteuse, que +Bonaparte regretta alors souvent d'être mal avec ma mère; il savait +que le fond de sa société était le faubourg Saint-Germain dans son +plus grand _purisme_; et les noms qui se prononçaient à la porte +du salon de ma mère en étaient la preuve; il chargea non-seulement +madame Leclerc[3] de faire une tentative pour renouer ses relations +avec ma mère, mais il en parla vivement à Junot et plusieurs fois il +m'insinua le désir qu'il en avait; mais ce fut inutilement. Ma mère +avait consenti à revoir le général Bonaparte le jour où elle donna +un bal au moment de mon mariage; elle consentit encore, _pour moi_, +à rendre une visite à madame Bonaparte; mais aucune instance ne put +vaincre sa répugnance; elle était bien malade d'ailleurs à cette +époque et déjà fort souffrante, et son refus fut positif. + +[Note 3: Ce nom de madame Leclerc me rappelle un livre qui m'est +tombé sous la main l'autre jour, et qui s'intitule: _Mémoires d'une +Femme de qualité_, dont l'auteur est, dit-on, madame du C...., les +documents en sont tellement fautifs, que je parle ici de cet ouvrage +pour engager à le lire comme un livre spirituel et parfaitement +écrit, mais d'une telle inexactitude, que je recommande aussi de ne +pas s'y fier pour les renseignements qui concernent le Consulat et +l'Empire. C'est ainsi qu'on y voit toute une histoire, ou plutôt +un roman sur madame Leclerc (princesse Pauline), sur laquelle, en +vérité, il y a bien assez de choses vraies à dire. L'auteur lui +fait épouser le général Leclerc, la première année du Consulat, +tandis qu'elle l'a épousé à Milan, en 1796, cinq ans auparavant!... +Ils partirent tous deux pour Saint-Domingue, où le général Leclerc +mourut, en 1802 (au commencement); elle revint en Europe, et, en +1803, elle épousa le prince Borghèse. Mais ce n'est pas tout: on +fait du général Leclerc un _charmant et beau cavalier_... lui qui +était petit, chétif et de la plus insignifiante figure; si ce n'est +pourtant qu'il avait toujours l'air de méchante humeur, ce qui lui +faisait une expression comme une autre. Quant à être amoureuse du +général Leclerc, sa femme n'y a jamais songé: ce fut un mariage de +convenance, arrangé par Bonaparte, et accepté par l'ambition de +Leclerc. Tout ce qui a rapport à Madame-Mère est aussi peu vrai. J'ai +déjà réfuté tout ce qui frappait sur elle pour le reproche d'avarice, +et crois l'avoir fait de manière à convaincre. Je continuerai ici +pour son esprit. Jamais madame Lætitia (comme on l'appelait pour la +distinguer de sa belle-fille), n'a dit une parole inconvenante; et, +certes, tous les dialogues où elle entre en scène sont inconcevables +de bêtise, pour dire le mot. Quel est, ensuite, ce titre +d'_Impératrice-Mère_, qu'elle n'eut jamais? Si c'est une dérision, je +ne la comprends pas; si c'est une erreur, elle est trop forte. Mais +ce n'est pas seulement pour la famille Bonaparte que l'auteur s'est +mépris; il paraît qu'il n'aimait pas à suivre la publication des +bans: il fait marier le général Moreau avant le 18 brumaire et même +le retour d'Égypte, tandis qu'il s'est marié depuis. Il en est de +même de M. de Turenne (Lostanges); l'auteur des _Mémoires d'une Femme +de qualité_ le fait conduire sa femme chez madame Bonaparte, un mois +après le 18 brumaire. M. de Turenne n'était pas marié à cette époque; +ou, s'il l'était, sa femme n'allait pas aux Tuileries, et n'était pas +même à Paris. Quant à M. de Turenne, ce fut beaucoup plus tard qu'il +fut lui-même admis aux Tuileries. + +Il en est de même d'une foule de détails sur lesquels le livre repose +en entier, et qui ne sont pas plus vrais. Aucun des personnages n'est +même ressemblant physiquement, quand il lui arrive de parler de leur +figure. C'est ainsi que madame Lætitia a, selon lui, la physionomie +PÉTULANTE, tandis que jamais visage ne fut plus calme et plus reposé: +ce fut même toujours son expression habituelle. L'auteur n'est pas +mieux instruit du reste. Il fait causer Hortense et Joséphine avec +madame de Nansouty, qui n'était pas mariée non plus alors, et qui, +d'ailleurs, n'a jamais articulé que de spirituelles et convenables +paroles: c'est une charmante personne, aussi aimable que bonne, toute +gracieuse et surtout n'ayant jamais rempli le rôle de _flatteuse_, +que lui donne si bénévolement l'auteur des _Mémoires_. Je lui fais +aussi le reproche d'être tout aussi mal instruit des choses frivoles +qui nous concernent. Je lui ferai donc observer que Leroy ne faisait +que des chapeaux et des modes à l'époque du Consulat. C'étaient +madame Germont et madame Raimbaud qui étaient les Camille et les +Palmyre de cette époque. Mesdames Bonaparte et Hortense se servaient +de préférence de madame Germont. Madame Raimbaud était la couturière +de madame Récamier, de madame Hainguerlot, de la société financière +élégante et rivale de celle des Tuileries. On n'a jamais dit non +plus _madame Despaux_,--toujours mademoiselle Despaux.--Son mari +s'appelait M. Hyxe, et était marchand de chevaux et non pas chef de +division à la guerre. Tout cela serait de peu d'importance, sans +doute, si le livre ne se composait d'autres choses; mais ces faits +liés ensemble par des conversations tenues par des personnages nommés +plus haut forment les quatre cents pages de ce volume, et il n'y a +même pas l'illusion. + +C'est ainsi qu'on fait tenir à Rapp un propos qu'il ne peut avoir +dit: l'auteur des _Mémoires d'une Femme de qualité_ lui fait prendre +fort à coeur la première nouvelle du concordat (1802), et Rapp +s'écrie: «Pourvu qu'on ne fasse prêtres ni nos aides-de-camp ni +nos cuisiniers! J'en suis fâchée pour Rapp, car le mot est bien +pour un homme comme lui, mais il ne peut pas l'avoir dit. Rapp, à +l'époque du concordat, n'était que lieutenant-colonel, n'avait pas +d'aides-de-camp et l'était lui-même. Mais je ne puis relever toutes +les fautes. M. de Narbonne, que la _femme de qualité_ fait aller, +pendant le Consulat, aux Tuileries, n'y alla que sous l'Empire. Il +n'y avait pas non plus d'officiers du palais _chamarrés de cordons +et de croix_ sous le Consulat, en 1802; la Légion-d'Honneur ne fut +elle-même distribuée qu'en 1804. Jamais non plus on n'a annoncé +_Madame, femme du premier Consul_. Où l'auteur a-t-il été prendre +de pareilles histoires? C'est comme Junot arrêtant le colonel +Fournier!... et surtout le tutoyant! l'un est aussi peu vrai +que l'autre pour qui les aurait vus un moment ensemble--ils se +connaissaient à peine et ne s'aimaient pas du tout, ayant été sous la +bannière différente de l'armée du Rhin et de l'armée d'Italie. + +L'affaire de Cerrachi est tout aussi faussement rapportée, comme on +peut le voir dans mes Mémoires et ceux de Bourrienne: ces derniers +sont vrais quand la passion ne le domine pas. L'auteur des _Mémoires +d'une Femme de qualité_ ne consulte même pas le _Moniteur_: il fait +arrêter Cerrachi le 9 novembre 1801, et il le fut le 25 octobre +1800; ce fut le général Junot, alors commandant de Paris, qui en +fut chargé, et non pas le général Lannes, qui, en sa qualité de +commandant de la garde, n'y avait que faire. J'ai une époque précise +pour me rappeler cette circonstance; mon contrat de mariage devait +être signé ce jour-là , et il ne le fut que le surlendemain, en +raison de cet événement; mais voilà ce qui arrive lorsque l'on fait +des livres avec des ouï-dire et des propos répétés. Des mémoires ne +doivent être faits que par des personnes ayant vu les acteurs du +drame qu'elles racontent. Sans cette condition observée, il arrive +qu'on parle des gens comme la _femme de qualité_ parle de M. de +Metternich, qu'elle représente avec une coiffure comme celle de +Mirabeau! Je ne fais aucune remarque; assez de personnes ont connu +ou seulement vu M. de Metternich, et se rappellent sa charmante +tournure; aussi je ne veux pas répondre là -dessus à la _femme de +qualité_, qui peut bien être de qualité, mais qui n'est pas toujours +exacte. + +Je finirai ma critique en lui rappelant qu'elle devrait retrancher +dans une nouvelle édition ce qu'elle dit de Madame-Mère, «Madame +Lætitia, dit-elle dans le premier volume, faisait argent de tout +et se faisait payer pour chaque place qu'elle faisait obtenir.» +Ceci n'est plus une erreur, c'est une calomnie!... Je l'ai vu +seulement hier en parcourant ce volume dont on m'avait parlé, et je +déclare aussitôt que c'est une des plus odieuses calomnies que l'on +puisse élever contre quelqu'un dont l'honorable caractère, dans la +prospérité comme dans le malheur, aurait dû lui être une sauvegarde +contre une attaque de ce genre. Madame Lætitia a un caractère +noblement antique. Il faudrait un Plutarque pour la louer dignement.] + +L'étiquette observée à ces dîners des _quintidis_ n'était celle +d'aucun temps ni d'aucune cour. En effet comment expliquer ce que le +chef d'un gouvernement pouvait vouloir faire de cette foule immense +rassemblée dans une même enceinte comme pour passer une revue! +Bonaparte, déjà souverain par sa volonté, ne l'était pas encore +cependant de fait; mais il voulait choisir ses courtisans tout en +essayant la royauté. + +Comment ces pensées ne lui seraient-elles pas venues en effet?... +Je me rappelle l'enthousiasme qui animait Paris tout entier le jour +où il alla du Luxembourg aux Tuileries... Cette circonstance était +d'une immense importance pour Bonaparte... Les Tuileries!... cette +résidence royale! l'habitation de Louis XVI... de ce roi malheureux, +mais si bon, si excellent!... dont lui-même avait pleuré la mort... +Oui, cet événement était pour Napoléon d'une grande portée... Aussi +lorsque le 30 _pluviôse_ il se réveilla, sa première parole fut: +_Nous allons donc aujourd'hui coucher aux Tuileries!...._ Et il +répétait ce mot avec une sorte de joie en embrassant Joséphine. + +--Ce jour du 50 pluviôse[4] est un jour remarquable dans l'histoire +de Napoléon. Il a fixé dans son âme la pensée de la royauté, qui +peut-être jusque là n'y avait fait qu'apparaître... + +[Note 4: Ces détails ne se trouvent pas dans mes Mémoires, parce +que la place me manquait pour mettre un détail spécial pour chaque +événement.] + +L'étiquette observée pour le cortége fut à peu près comme plus +tard celle des dîners des quintidis. On voulait une sorte de +représentation, et comme jusque-là le Directoire n'en permettait +aucune aux corps de l'État, aucun d'eux n'avait ce qui lui était +nécessaire. On vit donc le Conseil d'État aller dans des fiacres +dont les numéros étaient cachés par du papier de la couleur de la +caisse... Les ministres seuls avaient des voitures et des manières de +livrées... La véritable splendeur du cortége, c'était les troupes. +On y admirait surtout la beauté du régiment des guides ou chasseurs +de la garde, commandés par Bessières et Eugène, ce régiment dont le +premier Consul affectionnait tant l'uniforme... + +La voiture du premier Consul était simple, mais attelée de six +chevaux blancs magnifiques. Ces chevaux rappelaient un beau +souvenir!... Ils avaient été donnés par l'Empereur d'Autriche au +général Bonaparte après le traité de Campo-Formio... Lorsque +cette circonstance fut connue du peuple, ce ne furent plus des +acclamations... ce furent des cris de délire et d'enthousiasme qui +retentissaient à l'autre extrémité de Paris... Cette pensée était +belle en effet lorsqu'on s'arrêtait sur elle... lorsqu'on voyait ce +jeune homme dont le courage et l'esprit habile avaient donné la paix +avec la gloire à la France, lorsqu'il n'avait encore que vingt-huit +ans!... Et lui, comme il était heureux ce même jour en écoutant ces +cris de joie et d'amour!... Il remerciait la foule enivrée avec un +sourire, un regard si doux, tout en s'appuyant sur un magnifique +sabre également don de l'Empereur d'Allemagne!.. mais en serrant la +riche poignée de cette arme, Bonaparte semblait dire à ce peuple: Ne +craignez point avec moi pour votre gloire, Français... Cette arme +me fut donnée pour avoir fait la paix... mais je saurai la tirer du +fourreau pour votre défense, si jamais on vous insulte... + +Le premier Consul était dans le fond de la voiture à droite; sur le +devant était le troisième Consul, Lebrun. Cambacérès, comme second +Consul, était à côté du général Bonaparte; quant à madame Bonaparte, +elle était venue aux Tuileries avant le cortége. Il n'y avait encore +pour elle aucune ombre de royauté. Elle s'y était donc rendue avec +mademoiselle de Beauharnais, madame de Lavalette, madame Murat, +qui était déjà mariée, mais seulement depuis quelques jours, et +quelques autres femmes fort élégamment parées. Elle alla se mettre +aux fenêtres de l'appartement du Consul Lebrun, dans le pavillon de +Flore[5]. + +[Note 5: Aucune de nous n'était encore mariée à cette époque de la +translation du gouvernement du Luxembourg aux Tuileries; presque tous +les mariages se firent dans l'année.] + +Une particularité assez remarquable fut ce qui arriva ce même jour, +au moment de l'entrée des consuls dans la cour des Tuileries. Cette +cour n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui; elle était entourée de +planches et fort mal disposée; deux corps-de-garde, qui avaient été +faits probablement à l'époque de la Révolution, existaient encore. +Ceci est simple; mais ce qui ne l'était pas, c'est une inscription +qu'on voyait sur celui de droite, ainsi conçue: LE 10 AOÛT 1792, LA +ROYAUTÉ EN FRANCE EST ABOLIE, ET NE SE RELÈVERA JAMAIS!.... + +Et elle entrait triomphante dans le palais des rois!... En voyant +cette inscription plusieurs soldats qui formaient la haie ne purent +retenir des exclamations vives, et plusieurs imprécations accablèrent +encore la royauté vaincue au 10 août... En les entendant, le premier +Consul sourit d'une si singulière manière, que ce sourire demeura +bien longtemps dans la mémoire de celui qui en fut témoin et qui me +l'a redit. + +L'ironie qui anima la physionomie du premier Consul ne pouvait être +traduite par celui qui avait vu le sourire. Je crois en avoir trouvé +la raison dans la colère des soldats qui invectivaient la royauté, +tout en remplissant une fonction qui ne s'accorde qu'à cette même +royauté et qui est même une de ses prérogatives comme pour Dieu!... +c'est de former la haie!... Quoi qu'il en soit, les troupes se mirent +en bataille lorsqu'elles furent arrivées dans la cour; et dès que la +voiture fut arrêtée, le premier Consul en descendit rapidement, et +sauta plutôt qu'il ne monta à cheval; car alors, il était jeune et +leste, et aussi prompt à exécuter qu'à concevoir. Après lui descendit +Cambacérès, dont la grave personne ne se mettait en mouvement qu'avec +une lenteur qui contrastait d'une manière comique avec tous les +mouvements de celui qui marchait avant lui. Venait ensuite Lebrun, +dont l'énorme rotondité lui donnait déjà l'aspect d'un vieillard. +Les deux consuls laissèrent leur collègue passer les troupes en +revue. C'était pour eux chose étrangère à leurs habitudes, et ils +montèrent dans les appartements de réception: les ministres, le corps +diplomatique, le Conseil d'État les y attendaient. + +Les années peuvent s'écouler, mais jamais elles n'affaibliront la +force, le souvenir de pareils temps!... Le Carrousel entier était +couvert d'un peuple immense, dont les cris répétés allaient frapper +le ciel: _Vive le premier Consul!... vive le général Bonaparte!....._ +Et ces masses pressées étaient formées d'ouvriers, de peuple méritant +vraiment ce beau nom, et le méritant alors par tout ce qu'il demande +de grand et de beau dans ses sentiments. Aux fenêtres des maisons +du Carrousel, à celles du Louvre, on voyait une foule de femmes +élégamment parées et portant le costume grec, qui alors était encore +à la mode. Ces femmes faisaient voler en l'air des écharpes de soie, +des mouchoirs... leur enthousiasme était un délire... Oh! quelle +journée pour Bonaparte!... + +Mais une circonstance dont le souvenir, non seulement ne s'effacera +jamais de mon âme, et dont la puissance, je crois, sera toujours +aussi vive dans le coeur de tout Français ayant assisté à cette +journée, ce fut ce qui arriva au moment où le premier Consul vit +passer devant lui les drapeaux de plusieurs demi-brigades. Lorsque +le porte-drapeau de la 43e inclina celui qu'il portait devant son +général, on ne vit qu'un simple bâton surmonté de quelques lambeaux +criblés, mutilés par les balles, et noircis par la fumée de la +poudre... En l'apercevant au moment du salut, Napoléon parut frappé +de respect... Son noble visage prit une expression toute sublime; il +ôta son chapeau et s'inclina profondément avec une émotion visible +devant ces enseignes de la république, mutilées dans les batailles. +Celles de la 30e et de la 96e étaient dans le même état. En voyant +la troisième s'incliner devant lui, le premier Consul parut encore +plus ému que pour la 43e. On voyait que plus les preuves de notre +gloire se multipliaient à ses yeux, plus il était heureux et fier de +commander une armée dont les hauts faits parlaient un tel langage. +Son émotion avait sa source dans de hautes et nobles pensées, sans +doute; car, en ce moment, un rayon lumineux semblait entourer son +visage. Le peuple le vit et le comprit! Alors ce ne furent plus de +ces cris simplement animés de: Vive le premier Consul!... Ce fut une +explosion d'amour et de délire... Des masses entières s'ébranlaient +pour aller à lui; on voulait le voir de plus près, le contempler, +le toucher... Les femmes, les hommes, les enfants, les vieillards, +tous, tous voulaient aller à lui; tous articulaient des paroles +d'affection, tous poussaient des cris frénétiques d'amour et de +joie... Oh! qui donc pourrait dire qu'alors il n'était pas l'idole de +la France! + +Madame Lætitia m'avait demandée à ma mère pour cette journée, et +j'étais avec elle et madame Leclerc à une fenêtre de l'hôtel de +Brionne[6] chez M. Benezeth... Quel souvenir que celui de cette mère, +dont le noble et beau visage était couvert de larmes de joie!... de +ces larmes qui effacent tout un passé de malheur, et font croire à +tout un avenir heureux. + +[Note 6: L'hôtel de Brionne n'existe plus. Il était situé à la place +de la porte et du guichet des gens à pied, qui se trouvent près de +l'escalier pour aller chez le trésorier de la couronne. Madame Murat +alla y loger dès que son frère fut aux Tuileries, et elle y fit même +ses couches lorsque naquit le prince Achille, son fils aîné.] + +Ceci me rappelle une circonstance que j'ai omise en parlant du 18 +brumaire; elle montrera combien peu Bonaparte se laissait deviner par +les siens. + +Le 19 brumaire de l'an VII, ma mère, qui était fort attachée, comme +on le sait, à la famille Bonaparte, et chez laquelle cette famille +tout entière passait sa vie, voyant l'inquiétude de son amie[7] +Lætitia, lui proposa de venir dîner avec nous, ainsi que madame +Leclerc, et puis ensuite d'aller ensemble à Feydeau, pour y voir un +fort joli spectacle, dans lequel jouaient Martin et Elleviou. Ces +dames acceptèrent: le dîner se passa tristement. Madame Lætitia était +inquiète sans savoir pourquoi, ou plutôt parce quelle le devinait. +Mais en véritable mère d'un grand homme, tout ce qu'elle éprouvait +demeurait au fond de son âme; et même avec ma mère, elle fut +silencieuse. + +[Note 7: Madame Lætitia et ma mère avaient été élevées ensemble, +et cela dès l'enfance; les maisons de leurs mères se touchant +immédiatement; et, depuis, cette liaison s'était encore resserrée par +l'événement de la mort de M. Bonaparte le père dans la maison de ma +mère, à Montpellier. + +M. Benezeth avait été ministre de l'intérieur; il était aussi fort +ami de ma famille, qu'il avait connue en Languedoc.] + +Mon beau-frère, ami intime de Lucien, et qui ne le quitta pas dans +toute cette journée, était parti depuis le matin, et ses adieux +ne nous avaient pas rassurées, ma mère et moi; car nous aimions +tendrement Lucien, et ne pouvions nous dissimuler qu'il y avait +beaucoup à craindre dans les heures qui allaient s'écouler, quoique +nous ne sussions que très-imparfaitement ce qui se tenterait... +J'aimais Lucien et Louis comme des frères; et bien que je ne +comprisse pas la politique, j'en savais assez pour être au moins +inquiète; et pour moi, c'était souffrir. + +Aucune nouvelle ne parvint d'une manière positive jusqu'à sept +heures. Alors ma mère demanda ses chevaux, et nous partîmes avec +madame Leclerc, madame Lætitia et mon frère Albert pour Feydeau. + +Je ne me rappelle plus maintenant quelle était la pièce qu'on jouait +premièrement. Je n'ai gardé le souvenir que de celle qui terminait +le spectacle: c'était _l'Auteur dans son ménage_. Nous étions assez +calmes, et même presque gaies, car rien ne nous était parvenu. +Albert était sorti plusieurs fois et avait parcouru le foyer et les +corridors sans rien apprendre de nouveau; nous nous disposions à +écouter la dernière pièce, lorsque le rideau se lève avant le moment, +et l'acteur qui devait remplir le rôle principal se présente en robe +de chambre de piqué blanc, costume de ce rôle[8], et s'avançant sur +le devant de la scène, dit au public: _Citoyens, une révolution vient +d'avoir lieu à Saint-Cloud; le général Bonaparte a eu le bonheur +d'échapper au poignard du représentant Arena et de ses complices. Les +assassins sont arrêtés._ + +[Note 8: On jouait _l'Auteur dans son Ménage_, jolie petite pièce, je +crois, d'Hoffmann.] + +Au moment où le mot, _vient d'échapper au poignard_, fut prononcé, +un cri perçant retentit dans la salle... Il partait de notre loge: +c'était madame Leclerc qui l'avait jeté, et qui était dans un état +vraiment alarmant. Elle sanglotait et ne pouvait pleurer; ses nerfs, +horriblement contractés, lui causaient des convulsions tellement +fortes, qu'Albert commençait à ne pouvoir la contenir. Madame +Lætitia était pâle comme une statue de marbre; mais quels que fussent +les déchirements de son coeur, on n'en voyait d'autre trace sur son +visage encore si beau à cette époque, qu'une légère contraction +autour des lèvres. Se penchant sur sa fille, elle prit ses mains, les +serra fortement, et dit d'une voix sévère: + +«Paulette[9], pourquoi cet éclat? Tais-toi. N'as-tu pas entendu qu'il +n'est rien arrivé à ton frère?... Silence donc... et lève-toi; il +faut aller chercher des nouvelles.» + +[Note 9: On lui donnait ce nom dans sa famille où personne ne +l'appelait Pauline. Nous l'appelions aussi Paulette.] + +La voix de sa mère frappa plus madame Leclerc que toutes nos +consolations. Les miennes, d'ailleurs, étaient plutôt de nature à +l'alarmer qu'à la rassurer. Je craignais pour mes deux frères de +coeur, Lucien et Louis; et je pleurais tellement, que ma mère me +gronda tout aussi sévèrement que Paulette. Enfin nous pûmes partir. +Albert, que nous avions envoyé pour savoir si la voiture de ma mère +était arrivée, nous annonça qu'elle nous attendait. Il prit madame +Leclerc dans ses bras, et la porta, plutôt qu'il ne la conduisit, +à la voiture dans laquelle nous nous hâtâmes de monter; car on +sortait en foule du théâtre pour aller aux nouvelles; et plusieurs +personnes ayant reconnu ma mère et les femmes qui étaient avec nous, +disaient: «C'est la mère et la soeur du général Bonaparte!...» La +beauté incomparable de Paulette, qui était encore doublée, je crois, +par sa pâleur en ce moment, suffisait déjà bien assez pour attrouper +les curieux. Qu'on juge de l'effet que produisirent ce peu de mots: +_C'est la soeur du général Bonaparte!_ + +«Où voulez-vous aller? dit ma mère à madame Lætitia, lorsque son +domestique lui demanda ses ordres. Est-ce rue du Rocher[10], ou bien +rue Chantereine? + +[Note 10: C'était alors dans cette maison, qui appartenait à Joseph, +que logeait madame Lætitia.] + +--Rue Chantereine, répondit madame Lætitia, après avoir réfléchi un +moment. Joseph ne serait pas chez lui, et Julie ne saurait rien... + +--Si nous allions rue Verte[11]?» dis-je à madame Lætitia. + +[Note 11: Lucien logeait alors rue Verte, et je voulais que nous +fussions chez lui, pour avoir de ses nouvelles par sa femme.] + +--Ce serait inutile. Christine[12] ne sait rien; et peut-être même +pourrions-nous l'alarmer... non, non, rue Chantereine.» + +[Note 12: Première femme de Lucien.] + +Nous arrivâmes rue Chantereine; mais il fut d'abord impossible +d'approcher de la maison. C'était une confusion à rendre sourd par le +fracas que faisaient les cochers en criant et en jurant; les hommes +à cheval arrivant au galop, et culbutant tout ce qui se trouvait +devant eux; des gens à pied, les uns demandant des nouvelles, les +autres criant qu'ils en apportaient... Et tout ce fracas, ce tumulte +au milieu d'une nuit de novembre, sombre et froide... Quelques hommes +de la bonne compagnie étaient parmi eux pour apprendre quelque chose; +car on racontait d'étranges événements qui, du reste, devaient +bientôt se réaliser. Dans le nombre de ces curieux malveillants se +trouvait Hippolyte de R..., l'un des habitués les plus intimes du +salon de ma mère. Il reconnut notre voiture; et ne voyant pas quelles +étaient les personnes qui étaient avec nous: «Eh bien! s'écria-t-il, +voilà de la belle besogne!... Votre ami Lucien, mademoiselle Laure, +poursuivit-il en s'adressant à moi, qu'il voyait contre la portière, +avec tout son républicanisme et sa colère contre notre club de +Clichy, vient de faire un roi de son frère le caporal.» + +M. de Rastignac était fort près de la portière; je fus obligée +non-seulement de lui dire très-vivement de se taire, mais de frapper +sur sa main, car il n'entendait rien. Alors il reconnut madame +Lætitia et madame Leclerc qu'il voyait journellement chez ma mère, où +il passait sa vie ainsi que ses frères: cette vue le frappa tellement +qu'il s'en alla en courant. Ce n'était pas qu'il craignît; tout au +contraire son opinion était bien connue, et ses frères et lui ne +voulurent jamais accepter aucune place sous l'Empire. + +Cependant notre voiture avançait; enfin nous parvînmes dans cette +allée qui précède la cour de la petite maison de la rue Chantereine +et nous arrivâmes devant le perron. Madame Lætitia envoya Albert pour +savoir si le général Bonaparte était revenu de Saint-Cloud. Au moment +où mon frère descendait de voiture un officier entrait au grand galop +dans la cour suivi de deux ordonnances. Les lumières du vestibule +nous le montrèrent et nous reconnûmes M. de Geouffre mon beau-frère, +qui dans cette journée avait été l'aide-de-camp de Lucien. + +--Tout va bien! nous cria-t-il du plus loin qu'il nous vit!... et +il nous raconta les événements miraculeux de la journée... Tout +était fini. Il y avait une commission consulaire dont deux membres +du Directoire faisaient partie et le général Bonaparte était le +troisième. + +--Voilà un brochet qui mangera les deux autres poissons, dit ma mère. + +--Oh Panoria! dit madame Lætitia avec un accent de reproche, car à +cette époque elle croyait au républicanisme pur de son fils. + +--Ma mère ne répondit pas, mais elle était convaincue. Madame +Bonaparte et madame Leclerc descendirent pour aller trouver Joséphine +et attendre la venue de Napoléon. Nous les laissâmes et revînmes chez +ma mère où nous trouvâmes vingt personnes qui l'attendaient comme +cela était toujours quand elle allait au spectacle; mais ce soir-là +on espérait des nouvelles et le cercle était doublé. + +J'ai interverti l'ordre des choses pour rappeler ce fait. Il montre +combien peu étaient connus les projets de Bonaparte dans sa famille +même la plus intime, puisque sa mère et sa soeur bien-aimée étaient +aussi ignorantes de ce qui devait se passer le 19 brumaire que la +personne de Paris le moins avant dans son intimité. + +Pour rejoindre l'époque où nous sommes maintenant, il faut nous +retrouver à l'une des fenêtres de l'hôtel de Brionne chez M. de +Benezeth, regardant la magnifique revue passée par le premier Consul +le 30 pluviôse de l'an VIII. Toutes les croisées ayant jour sur la +place et sur la cour étaient garnies de femmes élégamment parées et +dans ce costume grec qui était si gracieux porté par des femmes qui +se mettaient bien... et puis il allait à cet enthousiasme qui nous +agitait alors. Nous étions vraiment des femmes de Sparte et d'Athènes +en écoutant les récits de ces fêtes de gloire, de ces batailles où +notre noblesse prit et reçut son blason. Et puis comment croire à +cette tyrannie qui nous était prophétisée lorsqu'il parut une lettre +écrite à un sergent de grenadiers, par le premier _Consul lui-même_, +au moment de la distribution des sabres et des fusils d'honneur[13]. +L'un des élus avait écrit à Bonaparte pour le remercier, et le +premier Consul lui répondit: + +«J'ai reçu votre lettre, _mon brave camarade_, vous n'avez pas besoin +de me parler de vos actions. Je les connais, vous êtes un des plus +braves grenadiers de l'armée depuis la mort de Benezeth. Vous êtes +compris dans la distribution des cent sabres d'honneur que j'ai fait +distribuer. Tous les soldats de votre corps étaient d'accord que +c'était vous qui le méritiez davantage. + +«Je désire beaucoup vous revoir; le ministre de la guerre vous envoie +l'ordre de venir à Paris.» + +[Note 13: Les sabres et les fusils, les baguettes, les pistolets +d'honneur, furent une des premières institutions du Consulat. La loi +qui les créa fut rendue au Luxembourg. Ce fut à la même époque que +M. de Talleyrand fit observer au premier Consul que les journaux +devaient être limités. Déjà ils l'avaient été par l'influence du +directeur Sieyès, mais on ne trouva pas assez longue la coupure de +ses ciseaux, et l'on rendit un arrêté où il était dit: + +Le ministre de la police ne laissera paraître pendant toute la durée +de la guerre que les journaux ci-après nommés: + + _Le Moniteur Universel._ + _Le Journal de Paris._ + _Le Bien-Informé._ + _Le Publiciste._ + _L'Ami des Lois._ + _La Clef du Cabinet._ + _Le Citoyen Français._ + _La Gazette de France._ + _Le Journal des Hommes Libres._ + _Le Journal du soir des frères Chaigneau._ + _Le Journal des Défenseurs de la Patrie._ + _La Décade Philosophique_ et les journaux s'occupant + exclusivement des arts, etc.] + +Cette lettre est un chef-d'oeuvre d'adresse. Comme il est habile de +reconnaître presque le droit aux soldats de désigner le plus brave +parmi eux! Et puis ce titre _de brave camarade_ accordé à un sergent. +Cette lettre, qui devait nécessairement courir dans tous les rangs de +l'armée, devait en même temps faire des amis et même des fanatiques à +la religion de Napoléon. + +Le jeune homme à qui s'adressait cette lettre s'appelait _Léon Aune_; +il était sergent de grenadiers, je ne me rappelle plus dans quel +régiment. + +Aussi nous étions sous le charme d'une pensée; c'est que le +gouvernement consulaire ramènerait avec lui les formes polies +d'autrefois, la sécurité, le bonheur, et en même temps qu'il +fonderait le règne de cette liberté toujours appelée, toujours +désirée et toujours inconnue: c'était un rêve sans doute, mais ne +rêve-t-on jamais?... + +Madame Bonaparte était rayonnante de beauté le jour de cette revue +ainsi qu'Hortense, qui était vraiment charmante à cette époque de sa +vie, avec sa taille élancée, ses beaux cheveux blonds, ses grands +et doux yeux bleus et sa grâce toute créole et toute française à la +fois!... Elles étaient toutes deux aux fenêtres du troisième Consul +Lebrun, entourées d'une espèce de cour qu'il n'avait pas fallu +longtemps pour former. + +Napoléon était un homme trop universel, son génie, qui embrassait +toutes choses, était trop vaste pour n'avoir pas jugé de quelle haute +importance il était pour son plan de rétablir l'ordre non-seulement +dans la vie politique et générale, mais dans la vie privée de +chaque famille. Ces familles formaient les masses après tout, et +Napoléon, tout en n'ayant pas de formes polies et gracieuses, savait +parfaitement les apprécier. Sans vouloir que les femmes eussent de +la puissance, il désirait cependant qu'elles prissent en quelque +sorte la conduite d'une partie des choses de ce monde. Il redoutait +des femmes comme madame de Staël; mais il comprenait tout le bien +que pouvait faire madame de Genlis ou quelqu'un dans ce genre. Il +redoutait le génie de la première comme un rival, tandis qu'il +aimait et recherchait l'esprit de l'autre comme un allié ami... en +tout ce qui concernait l'étiquette, la vie de société, ce qui tenait +enfin à l'existence du monde et à l'influence qu'elle exerce: tout +cela était pour le premier Consul et plus tard pour l'Empereur d'une +importance que pourront difficilement croire ceux qui ne l'ont pas +approché comme moi[14]. + +[Note 14: En voici une preuve. Napoléon ne cessait de me parler du +faubourg Saint-Germain, de mes amis, de leur opinion... et ce sujet +de conversation ne tarissait jamais jusqu'au moment où lui-même +s'entoura du faubourg Saint Germain, qui du reste ne demandait pas +mieux, et lorsque je vis toutes les nominations, qui se trouvent +encore au reste dans les almanachs des années 1808-9-10 et 11, je fus +peu surprise. Je m'y attendais. + +C'était pour lui une chose de prévention; il ne comptait que sur tout +ce qui avait un nom pour former la cour. Je dirai là -dessus ce qui +m'est arrivé à mon retour de Lisbonne après mon ambassade, cela fera +juger de l'importance que l'Empereur attachait à tout ce qui tenait à +la _cour_. + +Je n'avais vu l'Empereur qu'au cercle de la cour et il m'avait +seulement parlé comme à son ordinaire. Me trouvant de service un +dimanche, au dîner de famille où j'avais accompagné MADAME Mère, +je fus appelée dans un petit salon ou plutôt l'un des cabinets de +l'Empereur, où il se tenait souvent le dimanche après dîner pour +causer avec ses soeurs, sa mère et l'Impératrice. L'Empereur voulait +me faire causer sur le Portugal et sur la cour; je lui répondis +ainsi que sur l'Espagne, et la conversation fut tellement longue et +de son goût, que Madame voulant se retirer, il lui dit deux fois: +«Un moment, madame Lætitia.» Il appelait toujours sa mère ainsi +lorsqu'il était de bonne humeur; il disait même: _Signora Lætizia_. +Enfin, lorsqu'il eut assez causé et questionné, il se recueillit d'un +air sérieux et dit à l'Impératrice en me montrant à elle: «C'est +inconcevable comme elle a encore gagné depuis son séjour dans une +cour étrangère. Eh! ce n'est que là , dans le fait, qu'on sait ce que +c'est que le monde!... Je souris.--Pourquoi riez-vous, madame?--Parce +que Votre Majesté attribue à une influence qui est imaginaire, ce qui +peut lui plaire dans mes manières.--Comment? Que voulez-vous dire?» +Je continuai de sourire sans répondre.--«Eh bien, ne voulez-vous pas +me dire le sujet de votre gaieté?--C'est que je crois, sire, que je +puis en apprendre beaucoup plus en ce genre à ceux que vous croyez +mes maîtres que je ne recevrais de leçons d'eux.» Il fut étonné et +puis se mit à rire; mais il ne me croyait pas alors; il jugeait du +Portugal par dom Lorenço de Lima, qui était ambassadeur de Portugal à +Paris, et qui a les bonnes et parfaites manières d'un vrai don Juan +du temps de la Régence.--Le marquis d'Alorna, le comte Sabugal, tout +cela était très-bien, mais la cour!... c'était une parodie!] + +Le salon de madame Bonaparte aux Tuileries, lorsqu'elle y vint le +30 pluviôse, n'était pas encore formé, quelque désir qu'en eût le +premier Consul. Madame de la Rochefoucault, petite bossue, bonne +personne, quoique spirituelle, et parente, je ne sais comment, de +madame Bonaparte; madame de la Valette, douce, bonne, toujours +jolie en dépit de la petite vérole et du monde qui la trouvait +encore trop bien malgré son malheur; madame de Lameth, sphérique et +barbue, deux choses peu agréables pour des femmes, mais bonne et +spirituelle, ce qui leur va toujours bien; madame Delaplace faisant +tout géométriquement, jusqu'à ses révérences pour plaire à son +mari; madame de Luçay, madame de Lauriston, bonne, toujours égale +dans son accueil et généralement aimée; madame de Rémusat, femme +supérieure et d'un grand attrait pour qui la savait comprendre; +madame de Thalouet qui se rappelait trop qu'elle avait été jolie et +pas assez qu'elle ne l'était plus; madame d'Harville, impolie par +système et polie par hasard, voilà les femmes qui formèrent d'abord +le cercle le plus habituel de Joséphine à l'époque du Consulat +_préparatoire_, ainsi que j'appelle le Consulat de l'année 1800 et +de 1801. Mais quelques mois après, les généraux qui entouraient le +premier Consul se marièrent et leurs femmes arrivèrent aux Tuileries +pour y préluder aux dames du palais. Alors ce qu'on pouvait appeler +la cour consulaire changea d'aspect. Toutes étaient jeunes et +plutôt jolies qu'autrement; car la jeunesse a du moins cet avantage +de n'avoir jamais une laideur entière; mais d'ailleurs, bien loin +de là , les jeunes femmes qui devenaient _les grandes dames_ de la +cour consulaire étaient même charmantes. Madame Lannes était alors +dans la fleur de cette beauté vraiment digne d'admiration, qui +du reste fut connue en Europe comme elle devait l'être. Madame +Lannes était bonne, elle avait un esprit juste et sans aigreur qui +me plaisait; nos maris étaient frères d'armes; nous nous convînmes +aussi, et depuis l'instant de notre entrée à la cour des Tuileries +jusqu'au moment où nous l'avons quittée, nos relations furent +toujours bienveillantes et amicales; venait ensuite madame Savary +(mademoiselle de Faudoas, parente de l'Impératrice); madame Savary +était une fort belle personne, mais ayant la malheureuse manie de ne +pas vouloir être brune, ce qui lui faisait faire des choses tout à +fait contraires à sa beauté; elle était bien faite, fort élégante, +quoique un peu poupée de la foire lorsqu'elle entrait dans un bal. +L'un des frères d'armes de nos maris s'était aussi marié, mais il +n'avait pas fait comme eux, en ce que les autres s'étaient presque +tous mariés par amour et avaient conséquemment épousé de jolies +femmes; mais lui avait pris pour sa compagne de route en ce monde une +de ces héritières à figure désagréable et peu courtoise... à figure +d'héritière enfin, car ce mot dit tout. Ce n'eût été que peu de chose +encore; mais le caractère accompagnait la désagréable figure et ne +la démentait en rien: impolie et violente, la jeune héritière ne fut +jamais aimée dans le monde ni dans son intérieur, où elle rendait son +mari malheureux, tandis qu'il méritait d'être le plus heureux des +hommes. + +Madame Mortier, aujourd'hui duchesse de Trévise, n'avait rien du +portrait que je viens de tracer: elle avait au contraire une extrême +douceur et son commerce était si facile et si doux qu'on l'aimait en +la connaissant. Le général Mortier commandait alors la 1re division +militaire, et ses fréquents rapports avec Junot, qui était commandant +de Paris, me mettant à même de beaucoup voir madame Mortier, j'ai pu +me convaincre par moi-même de la vérité du portrait que j'en donne. + +Une agréable femme aussi qui vint au milieu de nous vers ce temps-là , +ce fut madame Bessières (duchesse d'Istrie); elle était gaie, bonne, +égale, jolie, d'une politesse prévenante, de bonne compagnie, +ce qui faisait qu'on lui savait gré d'avance, parce qu'il était +visible qu'elle le faisait par un mouvement attractif: j'ai toujours +distingué et aimé madame Bessières, et depuis tant d'années écoulées, +sa vie noble et pure justifie le bien qu'on a toujours dit et pensé +d'elle. + +Chaque jour notre cercle s'agrandissait; le premier Consul forçait au +mariage. + +«Mariez-vous, disait-il à tous les officiers généraux, même aux +colonels; mariez-vous et recevez du monde. Ayez _un salon_.» + +C'était son mot. + +La société des Tuileries était donc alors la base sur laquelle +s'établissaient toutes celles qui se formaient à Paris; il y avait +bien de la confusion, et rarement un dîner, une grande réunion du +soir avaient lieu, sans qu'un événement plus ou moins plaisant prêtât +à rire aux bonnes âmes qui étaient appelées à ces premières fêtes +qui ressemblent bien peu à celles qui suivirent, non-seulement sous +l'Empire, mais dans les années 1802 et 1803. + +La Malmaison était un lieu dans lequel on essayait tout ce qu'on +voulait faire passer comme innovation à ces coutumes vulgaires, qui +avaient pris d'autant plus d'empire sur nous pendant la Révolution, +qu'elles étaient faciles et peu gênantes; mais combien nous en avons +ri plus tard, lorsque toute l'étiquette fut imposée, non-seulement +aux habitants des Tuileries, mais à ceux de cette même Malmaison et +de Saint-Cloud! la Malmaison, surtout, qui ne retrouva jamais au +reste ses premiers beaux jours. + +Qui croirait que, la première année du Consulat, on craignît d'être +attaqué sur la route de la Malmaison à Paris? Ne semble-t-il pas +entendre raconter une histoire du moyen âge lorsque la société +était encore dans l'enfance. Il est pourtant vrai que ces craintes +existaient; et, de plus, qu'elles étaient fondées... On redoutait +deux dangers: celui d'être compris dans une tentative sur le premier +Consul, et d'être attaqué par les voleurs qui étaient en grand +nombre, et on le savait, dans ces carrières qui, alors, étaient +ouvertes et se trouvaient à gauche de la route en venant de Paris +entre le Chant-du-Coq et Nanterre. Voici un fait assez curieux. + +Nous répétions les _Folies amoureuses_ de Régnard; le premier Consul +avait demandé ce spectacle et le désirait beaucoup. Bourrienne, +qui jouait admirablement les rôles à manteaux, remplissait celui +d'Albert, moi celui d'Agathe, madame Murat, malgré son terrible +accent à cette époque de sa vie, celui de Lisette, monsieur +d'Abrantès celui d'Eraste, et monsieur Didelot, excellent dans +l'emploi des Monrose, faisait Crispin; mais la pièce était d'autant +plus difficile à faire marcher que nous avions des acteurs qui +jouaient si mal, qu'en vérité c'était la plus burlesque des +représentations que de les voir seulement à une répétition. Dugazon, +qui était mon répétiteur, me disait avec son cynisme ordinaire: + +«Ah ça! pourriez-vous me dire quelle est la loi qui LA force à jouer +la comédie?» + +Quoi qu'il en soit enfin, la pièce allait lentement et mal, parce +que, lorsqu'un principal rôle est rempli par une personne sans +mémoire, disant à contre-sens, ricanant lorsqu'elle se trompait, ce +qui arrivait souvent et n'était pas drôle du tout, ricanant pour +sourire, même lorsqu'il faut du sérieux, alors la pièce va mal et ne +va même pas du tout; en conséquence nous répétions, nous répétions, +nous répétions toujours, et nous ne nous en trouvions pas plus +avancés: enfin on déclara qu'on ne pouvait demeurer d'une manière +fixe à la Malmaison et qu'on viendrait répéter de Paris. Cela se fit +en effet. M. d'Abrantès avait une sorte de tilbury à deux chevaux, +dans lequel on faisait la route en moins d'une heure. Les chevaux +qui étaient attelés à cette petite voiture étaient d'une vitesse +extrême: surtout lorsque devant eux courait un piqueur qui faisait +ranger une multitude de petites charrettes de maraîchers retournant à +leurs villages vers le soir, à l'heure où nous revenions à Paris pour +dîner: on était alors à la fin de l'hiver. + +Un jour, il était plus tard que jamais (ce qui était difficile), +parce que la répétition avait été encore plus mal que de coutume: il +était six heures; nous avions du monde à dîner et nous avions hâte +d'arriver à Paris; Junot pressait donc ses chevaux de la voix et du +fouet, et nous parcourions la route avec la rapidité du vent. + +Maintenant, pour l'intelligence de ce qui va suivre, il faut savoir +que M. d'Abrantès avait alors une livrée exactement semblable à celle +du premier Consul, pour la couleur de l'habit, qui était verte. La +seule différence entre elles, c'est que la livrée du premier Consul +n'avait ni collet, ni parements d'une autre couleur, et que celle +de M. d'Abrantès en avait en drap cramoisi; mais on comprendra +facilement qu'au mois de mars, à six heures du soir, on puisse ne +voir d'abord à vingt pas que la couleur de l'habit du piqueur. +Derrière nous venait un petit groom également habillé de vert[15]. + +[Note 15: Il est évident que l'homme qui s'élança au-devant du +tilbury a été trompé par la couleur de la livrée et qu'il nous a pris +pour le premier Consul, qui revenait quelquefois seul, avec Joséphine +ou Bourrienne, n'ayant qu'un ou deux piqueurs. Depuis ce jour-là cela +n'arriva plus. + +Cet événement ne se trouve pas rapporté dans mes Mémoires, parce +qu'alors on me dit que dans l'intérêt de l'Empereur il ne fallait pas +parler du grand nombre de tentatives faites contre lui: plus éclairée +moi-même depuis lors, je crois que la vérité _tout entière_ est ce +qui vaut le mieux touchant un homme comme Napoléon.] + +Nous allions donc rapidement, ainsi que je l'ai dit, lorsque tout à +coup, au moment où nous passions devant les carrières qui existaient +alors entre le Chant-du-Coq et Nanterre, une masse quelconque vint se +jeter au-devant des chevaux, lorsqu'ils étaient lancés avec le plus +de vitesse... Ils s'arrêtèrent... Je poussai un cri, et M. d'Abrantès +articula quelques paroles violemment accentuées. Tout cela fut prompt +et n'eut que la durée d'un éclair. Lorsque le vertige produit par +la rapidité de la course et le choc que nous venions d'éprouver fut +dissipé, nous vîmes à côté du tilbury un grand homme couvert d'une +redingote très-ample, ayant sur la tête un chapeau rond qui lui +cachait le haut du visage. À quelques pas de la route, sur la droite, +on distinguait deux ou trois autres individus... + +--«Qui êtes-vous?» dit M. d'Abrantès à l'homme qui était le plus près +de nous. Mais au lieu de nous répondre, le grand homme, après l'avoir +considéré aux dernières lueurs du crépuscule, s'écria: + +--«Ce n'est pas le premier Consul!... + +--Que lui vouliez-vous?» s'écria M. d'Abrantès, comme cet homme +s'éloignait à grands pas pour rejoindre ses compagnons. + +L'homme s'arrêta, et fut quelques secondes avant de répondre; enfin +il se retourna et dit: + +--«Lui remettre une pétition.» + +Et lui et ses camarades disparurent dans la profondeur des carrières. + +M. d'Abrantès réfléchit un moment; puis, appelant son groom: + +--«Cours après, Étienne, lui dit-il, et donne-lui ordre de venir me +rejoindre à la Malmaison, où je retourne.» + +En effet le piqueur, qui n'avait pu entendre, avait toujours galopé +et devait être loin. Cependant le groom le rejoignit. + +Au moment où le général Junot allait faire tourner ses chevaux, il +s'arrêta. + +--«Que diable peuvent-ils avoir jeté sous les jambes des chevaux?» +dit-il en se penchant pour mieux voir une grande masse brune qui +était sur la route... + +C'était une immense bourrée. En la voyant nous fûmes étonnés qu'elle +n'eût pas fait trébucher les chevaux. M. d'Abrantès était dans une +extrême agitation. + +--«Les misérables!...» s'écriait-il par moment. + +Arrivés dans la cour, où déjà il y avait deux factionnaires à cheval, +deux hommes de la belle garde consulaire, Junot appela un valet +de pied pour demeurer auprès des chevaux, que ma main n'aurait pu +contenir en repos, et il fut trouver le premier Consul, qui, en +effet, était encore dans son cabinet. + +Je demeurai à peu près dix minutes seule; au bout de ce temps, +j'entendis une voix m'appeler: c'était celle de Duroc. + +--«Venez, me dit-il; le premier Consul veut vous parler... + +--Eh mon Dieu! que me veut-il?... + +--Je ne sais, mais venez.» + +Il me fit faire le tour par le jardin, et j'entrai dans le cabinet du +premier Consul, sanctuaire impénétrable, où tant de grandes choses +furent conçues pour la gloire de la France. + +Il était en ce moment dans la pièce faite comme une tente qui se +trouve encore sous la même forme, malgré l'horrible dégradation de la +maison... oh!... cette dégradation est la honte de la France!... Quel +est le peuple qui n'élèverait un monument à cette place!... Tous le +feraient... et nous!... Nous demeurons inactifs!... + +Le premier Consul était avec Cambacérès, Bourrienne et Junot. Après +m'avoir introduite, Duroc allait se retirer: le premier Consul le +rappela. + +--«Madame Junot, me dit Bonaparte avec une expression sérieuse, mais +dans laquelle il y avait de la bonté, je vous ai fait dire de venir +ici, pour que votre version puisse être une clarté de plus à celle de +Junot; car j'avoue que ce qu'il me dit me paraît bien étonnant.» + +Je racontai la chose telle qu'elle venait de se passer, bien +certaine que Junot l'aurait racontée comme moi. Le premier Consul dit +à Cambacérès: + +--«C'est bien cela!... Et cet homme prétendait avoir une pétition à +me remettre? + +--En effet, il avait un papier plié à la main, dis-je; je l'ai vu +lorsqu'il était auprès de nous. + +--Avez-vous distingué ses traits? me demanda Bonaparte. + +--L'ensemble de sa personne, oui, général; mais pas du tout les +traits de son visage: son chapeau lui couvrait non seulement les +yeux, mais toute la partie supérieure de la figure. + +--Et quelle est sa tournure? + +--Celle d'un homme fort grand et maigre. + +--Plus grand que Bourrienne? + +--Oui. Mais ensuite je puis me tromper: il était tard et j'étais mal +placée pour juger de la proportion juste d'une taille. + +Pour dire la vérité, je tremblais de frayeur en pensant que mon dire +allait peut-être faire arrêter un homme. Pour m'encourager, je devais +me dire que cet homme était un misérable et en voulait à la vie de +celui que nous adorions comme notre idole. + +Le premier Consul me fit répéter l'histoire trois fois. Je ne me +servis que des mêmes termes chaque fois: cette exactitude lui fit +plaisir. + +--«Écoutez, me dit-il en m'amenant par le bout de l'oreille à l'autre +bout de la chambre, gardez-vous bien de répéter un mot de tout cela +à Joséphine et à mademoiselle Hortense. Ceci est _une défense_, +entendez-vous bien; mais vous comprenez jusqu'où elle va?... Me +comprenez-vous, vous dis-je?...» + +Je le regardai en silence, quoique je le comprisse: ce silence lui +donna de l'humeur. + +--«Je veux parler de votre mère, de Lucien, de Joseph... En résumé, +je vous demande le silence pour la maison de la rue Sainte-Croix +comme pour toutes les autres; promettez-le-moi. + +--Eh bien!... je vous le promets, général. + +--Votre parole d'honneur! + +--Ma parole d'honneur! répondis-je en riant de ce qu'il exigeait une +telle assurance de la part d'une femme. + +--Pourquoi riez-vous? C'est mal. Donnez-moi votre parole, et sans +rire. + +--Général, plus vous me recommanderez de ne pas rire, et moins +j'attraperai mon sérieux. Vous riez si peu, que cela doit vous +réjouir le coeur de voir rire.» + +Il me regarda. + +--«Vous êtes une singulière personne, dit-il... Ainsi vous +promettez... + +--Je le promets... + +--C'est bien! Allons dîner: vous resterez avec Junot. + +--Mais, général, nous avons du monde... + +--Eh bien! ils dîneront sans vous.» + +Il appela Junot et lui parla un moment à l'oreille, et Junot écrivit +deux lettres que son piqueur porta sur l'heure à Paris. + +--«Allons, dit le premier Consul, maintenant il faut dîner. Allez +tous dans le salon et ne parlez de rien. Je vous suis dans l'instant. + +--Et que faudra-t-il que je dise pour motiver mon retour?» +m'écriai-je fort embarrassée de ma responsabilité. Mais Bonaparte +était déjà rentré avec M. d'Abrantès et Bourrienne dans son cabinet +intérieur[16], et Cambacérès, exact à l'ordre, comme s'il fût né +caporal, me disait à chaque instant, en me tirant par le bras: + +«Allons donc au salon...» + +[Note 16: Celui qui est au bout du château contre le petit pont.] + +Et enfin il fit tant qu'il m'y entraîna presque de force. + +Je peindrais difficilement la surprise dans laquelle tout le monde +fut de mon retour. + +«Grand Dieu! que vous est-il donc arrivé?... Qu'est-il survenu?... + +--Mais rien du tout que je sache, répondis-je: le premier Consul a +fait courir après le général Junot, pour qu'il revînt, et me voilà ... + +--Tant mieux, tant mieux! me dit Eugène; vous nous verrez répéter _le +Collatéral_? + +--Oui, que nous ne savons pas, dit Hortense[17]. + +[Note 17: Elle devait faire le rôle de la Créole, mais je crois +qu'une grossesse l'en empêcha et que ce fut madame Davoust qui prit +le rôle, et qui jouait bien mal, autant que je puis me le rappeler.] + +--Eh bien! elle passera sa soirée avec nous, reprit gracieusement +Joséphine[18]; il n'y pas grand mal de faire trêve un jour à une +répétition... + +[Note 18: Le voyage de madame Bonaparte à Plombières n'avait pas eu +lieu à cette époque, et nous étions au mieux, le premier Consul et +moi. Qu'on voie le détail de cette scène, dont, au reste, le souvenir +l'a suivi à Sainte-Hélène, dans le quatrième volume de mes Mémoires, +1re édition.] + +--Citoyen Cambacérès, auriez-vous faim? dit d'une voix forte le +premier Consul en entrant dans le salon appuyé sur le bras de Junot. + +--Mais, général, il est permis de dire que oui, répondit Cambacérès, +et il montrait l'aiguille d'une magnifique pendule du temps de madame +Dubarry, qui marquait sept heures et demie. + +--Bath! Qu'est-ce que fait l'heure?... Je suis levé depuis cinq +heures du matin, moi, eh bien! j'attends patiemment... tandis que +vous qui vous êtes levé, j'en réponds, à dix heures, vous vous +plaignez d'attendre une heure! qu'est-ce qu'une heure? + +Les deux portes s'ouvrirent, et on annonça qu'on avait servi... + +Le premier Consul passa le premier et _seul_. Cambacérès donna la +main à madame Bonaparte... tout le monde suivit sans aucun ordre. Le +premier Consul s'assit d'abord et nomma, pour être auprès de lui, sa +belle-fille et moi... + +Le dîner fut gai; il y avait cependant de quoi être au moins +soucieux; M. d'Abrantès était pensif, Duroc également; quant à +Bourrienne il ne dînait jamais avec le premier Consul; il retournait +toujours à Ruel pour dîner, afin d'avoir à lui ce moment de liberté, +et le passer avec sa famille qu'il voyait à peine. + +J'ai dit que le premier Consul était ce même jour d'une grande +gaieté, voulait-il éloigner toute pensée de ceux qui l'entouraient +d'un danger auquel il aurait échappé, ou voulait-il faire parvenir à +ceux qui le menaçaient combien la crainte pouvait peu sur son âme? +Qu'elle était la plus dominante de ces deux idées? Peut-être toutes +deux avaient-elles de la puissance sur son âme? je le croirais du +moins, parce qu'il me dit très-bas au moment où l'on allait se lever +de table: + +--«Vous voyez que les méchants ne peuvent rien sur moi... ils n'ont +pas même le pouvoir de me faire craindre... + +--Ah! lui répondis-je, ayez toujours de la confiance en Dieu! il vous +doit à la France pour son bonheur! + +--Vraiment! le pensez-vous? + +--N'est-ce pas ainsi que pensent tous les miens?.. tous ceux que +j'aime au moins? + +--Ah! votre frère, votre mari... mais ensuite... votre beau-frère est +tout à Lucien... votre mère également n'aime que Lucien et Joseph... +mais moi, c'est différent...» + +Je me retournai vers Eugène qui était à ma droite et je lui parlai de +son rôle. Il me répondit avec un sourire de malice qui ne disparut +pas de ses lèvres, lorsque abandonnant une phrase à peine commencée, +je me tournai subitement vers le premier Consul... C'est qu'il venait +de me pincer au bras gauche avec une telle violence que j'en eus le +bras encore noir quinze jours après... + +--«Voulez-vous me faire l'honneur de me répondre, lorsque je vous +parle? me dit-il moitié fâché, moitié riant de voir ma figure +sérieuse qui voulait être en colère... + +--Mais je vous ai dit, général, que jamais je ne vous répondrais +lorsqu'il serait question de ma mère parce qu'alors nous ne nous +entendons pas... + +--C'est vrai; vous m'avez donné votre _ultimatum_ à ce sujet-là . À +propos de mère et de fille, voyez-vous souvent madame Moreau et la +famille Hulot? + +--Non, général. + +--Comment, non! + +--Non, général. + +--Comment! votre mère n'est pas très-liée avec madame Hulot? + +--Jamais elle ne lui a parlé; et de plus, elles ne vont pas l'une +chez l'autre. + +--Comment donc alors votre frère a-t-il dû épouser mademoiselle Hulot? + +--Des amis communs en avaient eu la pensée mais mon frère ne voulut +pas revenir d'Italie pour conclure un mariage de convenance, quelque +jolie que fût la future, et les choses n'allèrent jamais plus loin. +En vérité j'admire, général, comme vous êtes bien informé!» + +L'expression moqueuse avec laquelle je lui dis ce peu de mots lui fit +faire un mouvement: + +--«Connaissez-vous madame Moreau? me demanda-t-il. + +--Je l'ai vue dans le monde où nous allions ensemble comme jeunes +filles. + +--N'est-elle pas fort habile en toutes choses? + +--Oui, je sais qu'elle danse remarquablement: Steibelt, qui est mon +maître comme le sien, m'a dit qu'après madame Delarue-Beaumarchais +mademoiselle Hulot était la plus forte de ses écolières; elle peint +la miniature; elle sait plusieurs langues, et, de plus, elle est fort +jolie. + +--Oh! de cela j'en puis juger comme tout le monde, et je ne le trouve +pas. Elle a une figure en casse-noisette, une expression méchante et +en tout une enveloppe déplaisante.» + +Depuis qu'il était question de madame Moreau il parlait très-haut et +tout le monde écoutait: madame Bonaparte sourit, et avec sa bonté +ordinaire, car sa bonté, pour être banale, n'était pas moins de la +bonté, elle dit doucement: + +--«Tu ne l'aimes pas, et tu es injuste. + +--Sans doute je ne l'aime pas, et cela, par une raison toute simple, +c'est qu'elle me hait, ce qui est plus fort que de ne pas m'aimer; +et cela pourquoi?.. Elle et sa mère sont les deux mauvais anges de +Moreau: elles le poussent à mal faire... et c'est sous leur direction +qu'il fait toutes ses fautes... Qui croiriez-vous, dit le premier +Consul à Cambacérès, lorsqu'on fut de retour dans le salon, qui +croiriez-vous que Joséphine me donna l'autre jour pour convive à +dîner?... madame Hulot!... Madame Hulot!... à la Malmaison! + +--Mais, dit madame Bonaparte, elle venait en conciliatrice, et... + +--En conciliatrice!... Elle? madame Hulot?... Ma pauvre Joséphine, tu +es bien crédule et bien bonne, ma chère enfant!...» + +Et prenant sa femme dans ses bras, il l'embrassa trois ou quatre fois +sur les joues et sur le front, et finit en lui pinçant l'oreille avec +une telle force qu'elle jeta un cri... Bonaparte poursuivit: + +--«Je te dis que ce sont deux méchantes _femmelettes_, et que cette +dernière impertinence de madame Hulot mérite une correction. Bien +loin de là , voilà que tu l'accueilles et lui fais politesse. + +--Qu'a-t-elle donc fait? se hasarda à demander Cambacérès qui +sommeillait dans un fauteuil, après avoir pris son café. + +--Mon Dieu, dit madame Bonaparte, madame Moreau voulait voir +Bonaparte: elle est venue trois ou quatre fois aux Tuileries sans y +parvenir, et l'humeur s'en est mêlée... + +--Et Joséphine, qui ne vous dit pas tout, ne vous dit pas aussi que +la dernière fois madame Hulot dit en se retirant: _Ce n'est pas +la femme du vainqueur d'Hohenlinden qui doit faire antichambre... +Les directeurs eussent été plus polis._ Ainsi madame Hulot regrette +le beau règne du Directoire, parce que le _chef de l'État_ ne peut +disposer du temps qu'il donne à des travaux sérieux pour bavarder +avec des femmes!... Et toi, tu es assez simple pour chercher à calmer +l'irritation que ces méchantes femmes ont éprouvée, et qui n'est +autre chose que de la colère!...» + +Joséphine, qui s'était éloignée du premier Consul lorsqu'il lui avait +pincé l'oreille, revint auprès de lui et passant un bras autour de +son cou, elle posa sa tête gracieusement sur son épaule. Napoléon +sourit et l'embrassa. Il avait résolu d'être charmant ce jour-là , et +il le fut en effet. + +--«Allons! s'écria-t-il... laissons tout cela et prenons une +vacance... il faut jouer. À quoi jouerons-nous? aux petits jeux? + +--Non, non! s'écria-t-on de toutes parts. + +--Eh bien! au vingt et un?... au reversi? + +--Oui, oui! au vingt et un.» + +On apporta une grande table ronde et nous nous mîmes tous autour. + +--«Qui sera le banquier, demanda Joséphine, pour commencer? + + +LE PREMIER CONSUL. + +Duroc, prends les cartes et tiens la banque; tu nous montreras +comment il faut faire. + + +MADAME BONAPARTE. + +Mais je n'ai pas d'argent... + + +MADEMOISELLE DE BEAUHARNAIS. + +Ni moi. + + +MADAME DE LAVALETTE. + +Ni moi. + + +LE PREMIER CONSUL. + +Mesdames, arrangez-vous, mais je ne veux pas jouer contre des jetons; +je ne veux pas jouer à crédit... Je fais mon jeu avec de l'or, et +si vous me gagnez je veux aussi vous gagner; demandez de l'argent à +vos maris... Lavalette, donne donc de l'argent à ta femme[19]... (Il +cherche dans ses poches, où jamais il n'avait d'argent.) Donne-moi de +l'argent, Duroc!... (Tout le monde se met à rire.) Riez... Tenez... + +[Note 19: Émilie de Beauharnais, fille du marquis de Beauharnais, +beau-frère de Joséphine, dont la mère avait épousé un nègre.] + +Le sérieux du premier Consul nous fit beaucoup rire, nous eûmes +bientôt devant nous ce qu'il fallait pour faire nos mises, et le jeu +commença; mais ce fut pour éveiller une nouvelle gaieté... Napoléon +trichait horriblement; il fit d'abord une mise modeste de cinq +francs... Duroc tira et donna les cartes: lorsque tout fut fait, +Napoléon avança la main après avoir regardé ses cartes. + + +LE GÉNÉRAL DUROC. + +Voulez-vous une carte, mon général? + + +LE PREMIER CONSUL. + +Oui. (Après avoir eu sa carte:) À la bonne heure au moins... voilà +qui est bien donné! Tu es un brave banquier, Duroc. + + Le général Duroc tirant pour lui sur quinze (car il + devait croire que Bonaparte avait eu vingt et un) amène + un neuf. + +Ah!... perdu! j'ai vingt-quatre... Mon général, n'avez-vous pas vingt +et un? + + +LE PREMIER CONSUL. + +Sans doute! sans doute!... paie-moi cinq francs! + + +MADAME BONAPARTE. + +Voyons donc ton jeu, Bonaparte. + + +LE PREMIER CONSUL, retenant ses cartes. + +Non, non!... Je ne veux pas que vous voyez à quel point je suis +téméraire... j'ai tiré sur dix-huit!... + + Madame Bonaparte insista et voulut prendre les cartes; + Bonaparte résistait, tous deux riaient de leur lutte + comme deux enfants. + + +LE PREMIER CONSUL. + +Non, non! je n'ai pas _triché cette fois-ci_!... J'ai gagné +loyalement. Duroc, paie-moi ma mise... C'est bien... Je fais +paroli... (Il regarde son jeu.) Carte... c'est bien... + + +MADAME LAVALETTE. + +Carte... un huit!... J'ai perdu. (Elle jette ses cartes.) + + +LE GÉNÉRAL DUROC. + +À nous deux, mon général! (Il tire sur son jeu qui est douze et amène +un quatre... Il retire encore et amène un six.) J'ai perdu... Quel +point aviez-vous donc, mon général?... + + +LE PREMIER CONSUL, frappant ses mains l'une contre l'autre, et +s'agitant sur sa chaise. + +Gagné! encore gagné!... Je montre mon jeu... + + Et fièrement il étala dix-neuf; il avait tiré + _témérairement_, comme il le disait, sur quinze, et + avait eu un quatre. + +Je refais mon jeu, s'écria-t-il tout enchanté; et il mit de nouveau +cinq francs devant lui... + + +LE GÉNÉRAL DUROC, tirant et donnant les cartes, arrive au premier +Consul, qui, après avoir regardé son jeu, demande carte; il le +regarde quelque temps et en demande une autre... puis il dit: + +C'est bien. + + Puis, tirant pour lui. + +Vingt et un!... Et vous, mon général?... + + +LE PREMIER CONSUL. + +Laisse-moi tranquille! voilà ton argent!... + + Il lui jeta tout son argent, mit ses cartes avec toutes + les autres; et, en même temps, il se leva en disant: + +Allons, c'est très-bien: en voilà assez pour ce soir. + +Madame Bonaparte et moi, qui étions près de lui, nous voulûmes +voir quel jeu il avait d'abord. Il avait tiré sur seize, avait eu +ensuite un deux, et puis un huit, ce qui lui faisait vingt-six. +Nous rîmes beaucoup de son silence. Voilà ce qu'il faisait pour +_tricher_. Après avoir fait sa mise, il demandait une carte; si elle +le faisait perdre, il ne disait mot au banquier; mais il attendait +que le banquier eût tiré la sienne; si elle était bonne, alors +Napoléon jetait son jeu sans en parler, et abandonnait sa mise. Si au +contraire le banquier perdait, Napoléon se faisait payer en jetant +toujours ses cartes. Ces petites _tricheries_-là l'amusaient comme +un enfant... Il était visible qu'il voulait forcer le hasard de +suivre sa volonté au jeu comme il forçait pour ainsi dire la fortune +de servir ses armes. Après tout, il faut dire qu'avant de se séparer, +il rendait tout ce qu'il avait gagné, et on se le partageait. Je +me rappelle une soirée passée à la Malmaison, où nous jouâmes au +reversis. Le général Bonaparte avait toujours les douze coeurs. Je +ne sais comment il s'arrangeait. Je crois qu'il les reprenait dans +ses levées. Le fait est que lorsqu'il avait le quinola, il avait une +procession de coeurs qui empêchaient _de le forcer_. Notre ressource +alors était de le lui faire _gorger_. Quand cela arrivait, les rires +et les éclats joyeux étaient aussi éclatants que ceux d'une troupe +d'écoliers. Le premier Consul lui-même n'était certes pas en reste, +et montrait peut-être même plus de contentement qu'aucune de nous, +bien que la plus âgée n'eût pas plus de dix-huit ans à cette époque. + +On voit comment était formé ce qu'on appelait alors _le salon_ de la +Malmaison, et la société du premier Consul et de madame Bonaparte. +Un an plus tard, cette société fut plus étendue. Duroc se maria, +et ce fut une femme de plus dans l'intimité de madame Bonaparte, +quoiqu'elle ne l'aimât pas beaucoup. La maréchale Ney vint ensuite, +mais elle c'était différent, tout le monde l'aimait. Elle était +bonne et agréable... Pendant cette année de 1802, on fut encore à la +Malmaison, quoiqu'on pensât déjà à Saint-Cloud. On s'amusait encore +à la Malmaison. Le premier Consul aimait à voir beaucoup de jeunes +et riants visages autour de lui; et quelque ennui que cette volonté +causât à madame Bonaparte, il lui en fallut passer par là , et, qui +plus est, il fallut dîner souvent en plein air. Il était assez égal +à nos figures de dix-huit ans de braver le grand jour et le soleil; +mais Joséphine n'aimait pas cela. Quelquefois aussi, après le dîner, +lorsque le temps était beau, le premier Consul jouait aux barres avec +nous. Eh bien! dans ce jeu il _trichait_ encore... et il nous faisait +très-bien tomber, lorsque nous étions au moment de l'attraper, ce qui +était surtout facile à sa belle-fille Hortense, qui courait comme +une biche. Une des grandes joies de ces récréations pour Napoléon, +c'était de nous voir courir sous les arbres, habillées de blanc. Rien +ne le touchait comme une femme portant avec grâce une robe blanche... +Joséphine, qui savait cela, portait presque toujours des robes de +mousseline de l'Inde... En général, _l'uniforme_ des femmes, à la +Malmaison, était une robe blanche. + +Napoléon aimait avec passion le séjour de la Malmaison...[20] Aussi +l'a-t-il toujours affectionnée au point d'en faire le but positif de +ses promenades de distraction jusqu'au moment du divorce... Vers la +fin du printemps de 1802, il fut s'établir à Saint-Cloud. + +[Note 20: Cela seul aurait dû rendre la Malmaison un lieu consacré +pour la France... Mais son intérêt devrait au moins éveiller sa +reconnaissance. Ne sait-on pas que c'est à la Malmaison que la +plupart de ces plans gigantesques, dont l'exécution nous transporte +d'admiration aujourd'hui, ont été conçus et tracés, lorsque Napoléon, +dont la France était la maîtresse adorée, voulait la rendre la plus +puissante et la plus belle entre les nations de l'univers?--Ces +quais, ces marchés, ces monuments, ces arcs de triomphe, qui donc a +décrété qu'ils seraient élevés, qu'ils seraient bâtis?--C'est lui... +Ces rues si larges, ces places, ces promenades, qui donc a dit que le +cordeau les tracerait? Toujours lui... oh! nous sommes ingrats!...] + +«Les Tuileries sont une véritable prison, disait-il, on ne peut même +prendre l'air à une fenêtre sans devenir l'objet de l'attention de +trois mille personnes.» + +Souvent il descendait dans le jardin des Tuileries, mais après la +fermeture des portes. + +Avant d'aller à Saint-Cloud, et immédiatement après l'événement que +je viens de rapporter, les carrières de Nanterre furent fermées. +Je n'ai jamais su si la police avait trouvé les hommes qui avaient +arrêté notre voiture. + +Le salon de Saint-Cloud, aussitôt qu'il fut ouvert, fut un salon +de souverain. Napoléon préluda dans cette maison de rois à une +souveraineté plus positive qu'au consulat à vie. Mais ce ne fut +pas à Saint-Cloud qu'il se fixa d'abord. Il ne pouvait quitter +cette Malmaison, où il avait été le plus glorieux, le plus grand +des hommes!... Il fit réparer le chemin de traverse qui mène de +Saint-Cloud à la Malmaison, pour pouvoir y aller dès qu'il lui +en prendrait fantaisie. Nous continuâmes à jouer la comédie à la +Malmaison, et nous y passâmes encore de beaux jours. Mais dès lors la +république n'était plus qu'une fiction, et le Consulat une ombre pour +couvrir une clarté qui bientôt devait être lumineuse, ou plutôt le +Consulat n'était plus qu'un souvenir historique. + +Une particularité assez frappante, parce qu'elle eut lieu dans un +temps où Bonaparte ne proclamait pas ses intentions, ce fut l'ordre +qu'il donna, le lendemain de son arrivée aux Tuileries[21], d'abattre +les deux arbres de la liberté qui étaient plantés dans la cour. Ces +arbres n'étaient plus un symbole, à la vérité; ils n'étaient plus que +des simulacres, et Bonaparte le savait bien. + +[Note 21: 30 pluviôse an VIII.] + +Le consulat à vie montra de suite tout l'avenir. + +Je vis arriver dans le salon de Saint-Cloud plusieurs personnes qui +n'étaient pas à la Malmaison. Dans ce nombre était la duchesse de +Raguse, alors madame Marmont. Elle avait été longtemps en Italie +avec son mari qui commandait l'artillerie de l'armée. Elle était +charmante, alors, non seulement par sa jolie et gracieuse figure, +mais par son esprit fin, gai, profond et propre à toutes les +conversations. Quoique plus âgée que moi de quelques années, elle +était encore fort jeune à cette époque, et surtout fort jolie. + +Une nouvelle mariée vint aussi augmenter le nombre des jeunes et +jolies femmes de la cour de madame Bonaparte: ce fut madame Duchatel. +Charmante et toute grâce, toute douceur, ayant à la fois un joli +visage, une tournure élégante, madame Duchatel fit beaucoup d'effet. +Il y avait surtout un charme irrésistible dans le regard prolongé +de son grand oeil bleu foncé, à double paupière: son sourire était +fin et doux, et disait avec esprit toute une phrase dans un simple +mouvement de ses lèvres, car il était en accord avec son regard; +avantage si rare dans la physionomie et si précieux dans celle d'une +femme. Son esprit était également celui qu'on voulait trouver dans +une personne comme madame Duchatel.. En la voyant, je désirai d'abord +me lier avec elle. Elle eut pour moi le même sentiment; et, depuis ce +temps, je lui suis demeurée invariablement attachée par affection et +par attrait. Elle me rappelait, à cette époque où elle parut à notre +cour, ce que je me figurais d'une de ces femmes du siècle de Louis +XIV, tout esprit et toute grâce. Je ne m'étais pas trompée. + +Dans ce même temps, où tous les yeux étaient fixés sur cette cour +consulaire qui se formait déjà visiblement, il survint un événement +qui arrêta définitivement la pensée de ceux qui pouvaient encore +douter: ce fut le mariage de madame Leclerc avec le prince Camille +Borghèse. Elle était ravissante de beauté, c'est vrai; mais le +prince Borghèse était jeune et joli garçon; on ne savait pas encore +l'étendue de sa nullité; et deux millions de rente, le titre de +princesse, furent comme une sorte d'annonce pour ceux qui voulaient +savoir où allait le premier Consul. + +J'avais vu la princesse, avec laquelle j'étais intimement liée, ainsi +que ma mère, la veille du jour où elle devait faire _sa visite de +noce_ à Saint-Cloud. Elle détestait sa belle-soeur... mais la bonne +petite âme n'était pas, au reste, plus aimante pour ses soeurs. Aussi +quelle douce joie elle éprouvait en faisant la revue de sa toilette +du lendemain... + +«Mon Dieu! lui disais-je, vous êtes si jolie!... Voilà votre +véritable motif de joie, voilà où vous les dominez toutes, voilà le +vrai triomphe.» + +Mais elle n'entendait rien; et le lendemain, elle voulut écraser sa +belle-soeur surtout, car c'était sur elle que sa haine portait plus +spécialement: Hortense et sa soeur Caroline n'arrivaient qu'après. +Quant à Élisa... + +«Oh! pour celle-là , disait-elle plaisamment, lorsque j'aurai la folie +d'en être jalouse, je n'aurai qu'à lui demander de jouer Alzire, +comme elle nous a fait le plaisir de le faire à Neuilly, et tout ira +bien.[22]» + +[Note 22: Cette représentation à laquelle elle faisait allusion avait +eu lieu en effet à Neuilly, dans une maison où logeait Lucien et +qu'on appelait alors la Folie de Saint-James... Lucien faisait Zamore +et madame Bacciochi Alzire. On ne peut se figurer la tournure qu'elle +avait avec cette couronne de plumes _et le reste_. Mais ce n'était +rien auprès de la traduction et des gestes; aussi le premier Consul, +qui était venu accompagné de _la troupe_ de la Malmaison qui était +rivale de celle de Neuilly, dit-il à son frère et à sa soeur, après +la représentation, qu'ils avaient _parodié Alzire_ à merveille.] + +Je me rendis à Saint-Cloud le même soir pour connaître la manière de +penser des deux camps. À peine fus-je arrivé que madame Bonaparte +vint à moi: + +--«Eh bien! avez-vous vu la nouvelle princesse? on dit qu'elle est +radieuse! + +--Ah! vous savez, madame, combien elle est jolie; c'est un être idéal +de beauté. + +--Oh! mon Dieu! cela est tellement connu maintenant que la chose +commence à paraître moins frappante. + +--On ne se lasse jamais d'un beau tableau, madame; ni de la vue d'un +chef-d'oeuvre! jugez lorsqu'il est animé!» + +Madame Bonaparte n'avait aucun fiel; et si elle montrait tant +d'aigreur contre sa belle-soeur, ce n'était pas par envie; c'était +comme une habitude défensive et elle savait fort bien que madame +Leclerc n'était vulnérable que dans sa beauté; elle ne continua +donc pas la conversation presque hostile commencée entre nous: elle +connaissait d'ailleurs l'intimité qui existait entre nous et combien +ma mère aimait madame Leclerc; elle fut donc à merveille avec moi, +et loin de me montrer de l'humeur elle m'engagea à dîner pour le +lendemain. + +--«Car c'est demain qu'elle doit faire _ici sa visite officielle_, me +dit madame Bonaparte... Je présume qu'elle se dispose à nous arriver +aussi resplendissante que possible... Savez-vous comment elle sera +mise, madame Junot, poursuivit-elle en s'adressant directement à moi.» + +Je le savais; mais madame Borghèse ne m'aurait pas pardonné d'avoir +trahi un tel secret: je répondis négativement, et madame Bonaparte, +qui avait fait la question avec nonchalance comme n'y attachant +aucune importance, ne voulut pas insister, quelque persuadée qu'elle +fût que j'en étais instruite. + +En arrivant le lendemain à Saint-Cloud, je fus frappée de la +simplicité de la toilette de madame Bonaparte; mais cette simplicité +était elle-même un grand art... On sait que Joséphine avait une +taille et une tournure ravissantes; à cet égard elle pouvait lutter, +et même avec succès, contre sa belle-soeur qui n'avait pas une grâce +aussi parfaite qu'elle dans tous ses mouvements... Connaissant +donc tous ses avantages, Joséphine en usa pour disputer au moins +la victoire à celle qui ne redoutait personne en ce monde pour sa +beauté, aussitôt qu'elle paraissait et montrait son adorable visage. + +Madame Bonaparte portait ce jour-là , quoiqu'on fût en hiver, une robe +de mousseline de l'Inde, que son bon goût lui faisait faire, dès +cette époque, beaucoup plus ample de la jupe qu'on ne faisait alors +les robes, pour qu'elle formât plus de gros plis. Au bas était une +petite bordure large comme le doigt en lame d'or et figurant comme un +petit ruisseau d'or. Le corsage, drapé à gros plis sur sa poitrine, +était arrêté sur les épaules par deux têtes de lion en or émaillées +de noir autour... La ceinture, formée d'une bandelette brodée comme +la bordure, était fermée sur le devant par une agrafe comme les +têtes en or émaillées qui étaient aux épaules... Les manches étaient +courtes, froncées et à poignets comme on en portait dans ce temps-là , +et le poignet ouvert sur le bras était retenu par deux petits +boutons semblables aux agrafes de la ceinture. Les bras étaient nus: +Joséphine les avait très-beaux, surtout le haut du bras. + +Sa coiffure était ravissante. Elle ressemblait à celle d'un camée +antique. Ses cheveux, relevés sur le haut de la tête, étaient +contenus dans un réseau de chaînes d'or dont chaque carreau était +marqué comme on en voit aux bustes romains, et était fait par une +petite rosace en or émaillée de noir. Ce réseau à la manière antique +venait se rejoindre sur le devant de la tête et fermait avec une +sorte de camée en or émaillé de noir comme le reste. À son cou était +un serpent en or dont les écailles étaient imitées par de l'émail +noir; les bracelets pareils, ainsi que les boucles d'oreilles. + +Lorsque je vis madame Bonaparte, je ne pus m'empêcher de lui dire +combien elle était charmante avec ce nuage vaporeux formé par cette +mousseline[23], que bien certainement Juvénal eût appelée _une robe +de brouillard_ à plus juste titre que celles de ses dames romaines... +Et puis, cette parure lui allait admirablement... Voilà comment +Joséphine a mérité sa réputation de femme parfaitement élégante: +c'est en adaptant la mode à la convenance de sa personne. Ici elle +avait songé à tout!... même à l'ameublement du grand salon de Saint +Cloud, qui alors était bleu et or, et allait ainsi très-bien avec +cette mousseline neigeuse et cet or qui tous deux s'harmoniaient +parfaitement ensemble. + +[Note 23: Je ne vois plus de ces mousselines dont je parle; les +pièces n'avaient que huit aunes, et la mousseline était si fine et +si claire que dans l'Inde on est obligé de la travailler dans l'eau +pour que les fils ne cassent pas. Le prix de ces mousselines était +exorbitant: je crois que la pièce de huit aunes revenait à six cents +francs.] + +Aussitôt que le premier Consul entra dans le salon, où il arrivait +alors presque toujours, par le balcon circulaire, au moment où +l'on s'y attendait le moins, il fut frappé comme moi de l'ensemble +vraiment charmant de Joséphine. Aussi fut-il à elle aussitôt, et la +prenant par les deux mains, il la conduisit devant la glace de la +cheminée pour la voir en même temps de tous côtés, et l'embrassant +sur l'épaule et sur le front, car il ne pouvait encore se défaire +de cette habitude bourgeoise, il lui dit: «Ah! çà , Joséphine, je +serai jaloux! Vous avez des projets! Pourquoi donc es-tu si belle +aujourd'hui? + +--Je sais que tu aimes que je sois en blanc... et j'ai mis une robe +blanche: voilà tout. + +--Eh bien! si c'est pour me plaire, tu as réussi.» + +Et il l'embrassa encore une fois. + +--«Avez-vous vu la nouvelle princesse?» me demanda le premier Consul +à dîner. + +Je répondis affirmativement, et j'ajoutai qu'elle devait venir le +soir même pour faire sa visite de noce à madame Bonaparte et lui être +présentée par son mari. + +--«Mais c'est chose faite, dit le premier Consul... D'ailleurs +Joséphine est sa belle-soeur. + +--Oui, général, mais elle est aussi femme du premier magistrat de la +France. + +--Ah! ah! c'est donc comme étiquette que cette visite a lieu? et qui +donc en a tant appris à Paulette? ce n'est pas le prince Borghèse.» + +Il dit ce mot avec une expression qui traduisait l'opinion qu'il +s'était déjà formée de cet homme, qui, tout prince qu'il était, +montrait plus de vulgarité qu'aucun _transtévérin_ de Rome[24]. + +[Note 24: Les Transtévérins ou hommes au-delà du Tibre sont +très-beaux, mais tout à fait communs. C'est dans les Transtévérines +que les peintres retrouvent encore les vraies madones de Raphaël.] + +--«Ce n'est pas Paulette qui d'elle-même aura eu cette pensée...» Il +se tourna alors vers moi. + +«Je suis sûr que c'est chez votre mère qu'on lui a dit cela?» + +C'était vrai. C'était madame de Bouillé[25] qui le lui avait dit. +J'en convins, et la nommai au premier Consul... + +[Note 25: Mère de madame de Contades. Elle entendait à ravir tout +ce qui tenait à l'étiquette de la cour. J'ai rapporté ce fait pour +montrer à quel point Bonaparte attachait de l'importance à ces sortes +de choses.] + +--«J'en étais sûr,» répéta-t-il avec un accent de satisfaction qui +disait que certainement il aurait recours à cette noblesse, qu'il +n'aimait pas comme homme d'État, mais dont il ne pouvait se refuser +à reconnaître la nécessaire influence dans une société élégante, et +surtout dans une cour. + +Quoiqu'on demeurât beaucoup plus de temps à table depuis qu'on y +était servi avec tout le luxe royal, il était à peine huit heures +lorsqu'on en sortit. Le premier Consul se promena quelque temps en +attendant sa soeur qu'il voulait voir arriver dans toute sa gloire de +princesse et de jolie femme; mais à huit heures et demie il perdit +patience et s'en fut travailler dans son cabinet. + +Madame Borghèse avait préparé son entrée pour produire de l'effet. +Redoutant l'inégalité de son frère, qui souvent se mettait à table à +huit heures et demie, elle ne voulut prudemment arriver qu'à neuf +heures passées, ce qui lui fit manquer le premier Consul. + +Elle avait voulu frapper depuis le vestibule jusqu'au salon, tous +deux inclusivement. Elle était venue dans une magnifique voiture +chargée des armoiries des Borghèses: cette voiture, attelée de six +chevaux, avait trois laquais portant des torches... un piqueur en +avant et un garçon d'attelage en arrière, l'un et l'autre ayant aussi +une torche, complétaient cette magnificence encore fort inconnue, en +France, pour la génération alors au pouvoir. + +Lorsque le prince et la princesse arrivèrent à la porte du salon +consulaire, l'huissier, préludant à l'Empire, ouvrit les deux +battants et dit à haute voix: + +«_Monseigneur_ le prince et madame la princesse Borghèse.» + +Nous nous levâmes toutes à l'instant. Joséphine se leva aussi; mais +elle demeura immobile devant son fauteuil et laissa la princesse +avancer jusqu'à elle et traverser ainsi une grande partie du salon. +Mais la chose lui fut plutôt agréable qu'autrement, par une raison +que je dirai plus tard, et à laquelle on ne s'attend guère. + +Elle était en effet _resplendissante_, comme elle l'avait annoncé: +sa robe était d'un magnifique velours vert, mais d'un vert doux +et point tranchant. Le devant de cette robe et le tour de la jupe +étaient brodés en diamants, non pas en _strass_, mais en _vrais_ +diamants, et les plus beaux qu'on pût voir[26]. Le corsage et les +manches en étaient également couverts, ainsi que ses bras et son cou. +Sur sa tête était un magnifique diadème où les plus belles émeraudes +que j'aie jamais vues étaient entourées de diamants; enfin, pour +compléter cette magnifique parure, la princesse avait au côté un +bouquet composé de poires d'émeraudes et de poires en perles d'un +prix inestimable. Maintenant, qu'on se figure l'être fantastique +de beauté qui était au milieu de toutes ces merveilles, et on aura +une imparfaite idée encore de la princesse Borghèse entrant dans le +salon de Saint-Cloud le soir de _sa présentation_, comme elle-même le +disait! + +[Note 26: _Le trésor_ de la famille Borghèse, comme eux-mêmes +l'appelaient, était estimé plus de trois millions. Madame Leclerc +avait déjà de beaux diamants à elle en propre, et le prince Borghèse +avait ajouté pour plus de trois cent mille francs à ceux de sa +famille pour ce mariage.] + + + +Je connaissais et la toilette, et les trésors, et la beauté; +cependant, je l'avoue, je fus moi-même surprise par l'effet que +produisit la princesse à son entrée dans le salon. Quant à son mari, +il fut là ce qu'il fut toujours depuis, le premier chambellan de sa +femme... + +Joséphine, après le premier moment d'étonnement causé par cette +profusion de pierreries qui ruisselaient sur les vêtements de sa +belle-soeur, se remit, et la conversation devint générale. On servit +des glaces, et alors il y eut un mouvement. + +--«Eh bien! me dit la Princesse, comment me trouvez-vous? + +--Ravissante! et jamais on ne fut si jolie avec autant de +magnificence. + + +LA PRINCESSE. + +En vérité! + + +MADAME JUNOT. + +C'est très-vrai. + + +LA PRINCESSE. + +Vous m'aimez, et vous me gâtez... + + +MADAME JUNOT. + +Vous êtes enfant!... Mais, dites-moi pourquoi vous êtes venue si tard? + + +LA PRINCESSE. + +Vraiment, je l'ai fait exprès!... je ne voulais pas vous trouver à +table. Il m'est bien égal de n'avoir pas vu mon frère!... C'était +_elle_, que je voulais trouver et désespérer... Laurette, Laurette! +Regardez donc comme elle est bouleversée!... oh! que je suis contente! + + +MADAME JUNOT. + +Prenez garde, on peut vous entendre. + + +LA PRINCESSE. + +Que m'importe! je ne l'aime pas!... Tout à l'heure elle a cru me +faire une chose désagréable en me faisant traverser le salon; eh +bien! elle m'a charmée. + + +MADAME JUNOT. + +Et pourquoi donc? + + +LA PRINCESSE. + +Parce que la queue de ma robe ne se serait pas déployée, si elle +était venue au-devant de moi, tandis qu'elle a été admirée en son +entier. + +Je ne pus retenir un éclat de rire; mais la Princesse n'en fut pas +blessée. Ce soir-là on aurait pu tout lui dire, excepté qu'elle était +laide... + + +LA PRINCESSE, regardant sa belle-soeur. + +Elle est bien mise, après tout!... Ce blanc et or fait admirablement +sur ce velours bleu... + +Tout à coup la Princesse s'arrête... une pensée semble la saisir; +elle jette les yeux alternativement sur sa robe et sur celle de +madame Bonaparte. + + +LA PRINCESSE, soupirant profondément. + +Ah, mon Dieu! mon Dieu! + + +MADAME JUNOT. + +Qu'est-ce donc? + + +LA PRINCESSE. + +Comment n'ai-je pas songé à la couleur du meuble de salon!... Et +vous, vous, Laurette... vous, qui êtes mon amie, que j'aime comme ma +soeur (ce qui ne disait pas beaucoup), comment ne me prévenez-vous +pas? + + +MADAME JUNOT. + +Eh! de quoi donc, encore une fois! que le meuble du salon de +Saint-Cloud est bleu? Mais vous le saviez aussi bien que moi. + + +LA PRINCESSE. + +Sans doute; mais dans un pareil moment on est troublée, on ne sait +plus ce qu'on savait; et voilà ce qui m'arrive... J'ai mis une robe +verte pour venir m'asseoir dans un fauteuil bleu! + +Non, les années s'écouleront et amèneront l'oubli, que je ne perdrai +jamais de vue la physionomie de la Princesse en prononçant ces +paroles... Et puis l'accent, l'accent désolé, contrit... C'était +admirable! + + +LA PRINCESSE. + +Je suis sûre que je dois être hideuse! Ce vert et ce bleu... Comment +appelle-t-on ce ruban[27]? _Préjugé vaincu!..._ Je dois être bien +laide, n'est-ce pas? + +[Note 27: Dans les premiers moments de la Révolution, on fit un ruban +où des raies vertes et bleues se mélangeaient.] + + +MADAME JUNOT. + +Vous êtes charmante! Quelle idée allez-vous vous mettre en tête! + + +LA PRINCESSE. + +Non, non, je dois être horrible! le reflet de ces deux couleurs doit +me tuer. Voulez-vous revenir avec moi à Paris, Laurette? + + +MADAME JUNOT. + +Merci! j'ai ma voiture. Et vous, votre mari... + + +LA PRINCESSE. + +C'est-à -dire que je suis toute seule. + + +MADAME JUNOT. + +Comment? et votre lune de miel ne fait que commencer. + + +LA PRINCESSE, haussant les épaules. + +Quelles sottises me dites-vous là , chère amie! Une lune de miel avec +cet IMBÉCILE-LA!... Mais vous voulez rire probablement? + + +MADAME JUNOT. + +Point du tout, je le croyais; c'était une erreur seulement, mais +pas une sottise... Et puisque je ne dérangerai pas un tête-à -tête, +j'accepte, pour être avec vous d'abord, et puis pour juger si, en +effet tout espoir de lune de miel est perdu. + + * * * * * + +La Princesse se leva alors majestueusement, et fut droit à madame +Bonaparte pour prendre congé d'elle; les deux belles-soeurs +s'embrassèrent en souriant!... Judas n'avait jamais été si bien +représenté. + +Mais ce fut en regagnant sa voiture que la princesse fut vraiment un +type particulier à étudier... Elle ralentit sa marche lorsqu'elle +fut arrivée sur le premier palier du grand escalier, et traversa la +longue haie formée par tous les domestiques et même les valets de +pied du château avec une gravité royale toute comique; mais ce qu'on +ne peut rendre, c'est le balancement du corps, les mouvements de +la tête, le clignement des yeux, toute l'attitude de la personne. +Elle marchait seule en avant; son mari suivait, ayant la grotesque +tournure que nous lui avons connue, malgré sa jolie figure. Il avait +un habit de je ne sais quelle couleur et quelle forme, qu'il portait +à la Cour du Pape; et, comme l'épée n'était pas un meuble fort en +usage à la Cour papale, il s'embarrassait dans la sienne, et finit +par tomber sur le nez en montant en voiture. Le retour fut rempli par +de continuelles doléances de la Princesse sur son chagrin d'avoir mis +une robe verte dans un salon bleu. + +Le lendemain nous nous trouvâmes chez ma mère, qui voulait avoir +des détails sur la présentation, et avec qui _Paulette_ n'osait pas +encore faire la princesse. + +--«Ainsi donc, dit-elle à la Princesse, tu étais bien charmante!» + +Et elle la baisait au front avec ces caresses de mère qu'on ne donne +qu'à une fille chérie. + +--«Oh! maman Panoria[28], demandez à Laurette.» + +[Note 28: Nom d'amitié qu'elle donnait à ma mère. Ce nom de Panoria +qui, au fait, était celui de ma mère, en grec signifie la plus +belle.] + +Je certifiai de la vérité de la chose... Ma mère sourit avec autant +de joie que pour mon triomphe. + +--«Mais, dit ma mère, il faut maintenant faire la princesse +avec dignité et surtout convenance, Paulette; et quand je dis +_convenance_, j'entends politesse. Tu es enfant gâtée, nous savons +cela. Ainsi, par exemple, chère enfant, vous ne rendez pas de visite; +cela n'est pas bien. Je ne me plains pas, moi, puisque vous êtes tous +les jours chez moi, mais d'autres s'en plaignent.» + +La Princesse prit un air boudeur. Ma mère n'eut pas l'air de s'en +apercevoir, et continua son sermon jusqu'au moment où madame de +Bouillé et madame de Caseaux entrèrent dans le salon. On leur soumit +la question, et la réponse fut conforme aux conclusions de ma mère. + +--«Vous voilà une grande dame, lui dirent-elles, _par votre alliance +avec le prince Borghèse_. Il faut donc être ce qu'étaient les grandes +dames de la Cour de France. Ce qui les distinguait était surtout +une extrême politesse. Ainsi donc, rendre les visites qu'on vous +fait, reconduire avec des degrés d'égards pour le rang de celles qui +vous viennent voir; ne jamais passer la première lorsque vous vous +trouvez à la porte d'un salon avec une femme, votre égale ou votre +supérieure, ou plus âgée que vous; ne jamais monter dans votre +voiture avant la femme qui est avec vous, à moins que ce ne soit une +dame de compagnie; ne pas oublier de placer chacun selon son rang +dans votre salon et à votre table; offrir aux femmes qui sont auprès +du Prince, deux ou trois fois, des choses à votre portée pendant +le dîner; être prévenante avec dignité; enfin, voilà votre code de +politesse à suivre, si vous voulez vous placer dans le monde.» + +Au moment où ces dames parlèrent de ne pas monter la première dans la +voiture, je souris; ma mère, qui vit ce sourire, dit à Paulette: + +--«Est-ce que, lorsque tu conduis Laurette dans ta voiture, tu montes +avant elle?» + +La Princesse rougit. + +--«Est-ce que hier, poursuivit ma mère plus vivement, cela serait +surtout arrivé?» + +La Princesse me regarda d'un air suppliant; elle craignait beaucoup +ma mère, tout en l'aimant. + +--«Non, non, m'empressai-je de dire; la princesse m'a fait la +politesse de m'offrir de monter avant elle. + +--C'est que, voyez-vous, dit ma mère, ce serait beaucoup plus sérieux +hier qu'un autre jour. Ma fille et vous, Paulette, vous avez été, +comme vous l'êtes encore, presque égales dans mon coeur, comme vous +l'êtes dans le coeur de l'excellente madame Lætitia. Vous êtes donc +soeurs, pour ainsi dire, et soeurs par affection. Je ne puis donc +supporter la pensée qu'un jour Paulette oubliera cette affection, +parce qu'on l'appelle Princesse et qu'elle a de beaux diamants et +tout le luxe d'une nouvelle existence. Mais cela n'a pas été... tout +est donc au mieux. + +--Mais, reprit doucement Paulette en se penchant sur ma mère et +s'appuyant sur son épaule, je suis soeur du premier Consul!... je +suis... + +--Quoi! qu'est-ce que soeur du premier Consul?... Qu'est-ce que la +soeur de Barras était pour nous? + +--Mais ce n'est pas la même chose, maman Panoria! + +--Absolument de même pour ce qui concerne l'étiquette. Ton frère a +une dignité temporaire; elle lui est personnelle; et même, pour le +dire en passant, elle ne devrait pas lui donner le droit de prendre +la licence de ne rendre aucune visite. Il est venu au bal que j'ai +donné pour le mariage de ma fille, et _il ne s'est pas fait écrire +chez moi_.» + +J'ai mis avec détail cette conversation pour faire juger de l'état où +était la société en France, à cette époque: d'un côté, elle montrait +et observait toujours cette extrême politesse, cette observance +exacte des moindres devoirs; de l'autre, un oubli entier de ces mêmes +détails dont se forme l'existence du monde, et la volonté de les +connaître et de les mettre en pratique. On voit que ma mère, malgré +toutes les secousses révolutionnaires par lesquelles la société +avait été ébranlée, s'étonne que le général Bonaparte, même après +les victoires d'Italie, d'Égypte et de Marengo, sa haute position +politique, ne se _fût pas fait écrire chez elle_, après y avoir passé +la soirée. + +--«Mais il est bien grand, lui disait Albert, pour la calmer +là -dessus. + +--Eh bien! qu'importe? Le maréchal de Saxe était bien grand aussi... +et il faisait des visites[29].» + +[Note 29: Ma mère avait connu l'Empereur tellement enfant, que, pour +elle, la gloire du vainqueur de l'Italie et la haute position du +premier magistrat de la république n'étaient pas aussi éblouissantes +que pour les autres. Je me suis souvent demandé, connaissant sa +manière de voir et son opinion très-tranchée pour un autre ordre de +choses, comment elle aurait pris l'Empire.] + +La société de Paris, au moment de la transition de l'état +révolutionnaire, c'est-à -dire de la République à l'Empire, était +donc divisée, comme on le voit, et sans qu'aucune des diverses +parties prît le chemin de se rejoindre à l'autre. Ce qui contribuait +à maintenir cet état était le défaut de maisons où l'on reçût +habituellement. On le voyait, mais peu, dans la Cour consulaire; +toutes les femmes étaient jeunes, et beaucoup hors d'état d'être +maîtresses de maison autrement que pour en diriger le matériel. On +allait à Tivoli voir le feu d'artifice et se promener dans ses jolis +jardins; on allait beaucoup au spectacle; on se donnait de grands +dîners, pour copier la Cour consulaire, où les invitations allaient +par trois cents les quintidis; on allait au pavillon d'Hanovre, à +Frascati, prendre des glaces en sortant de l'Opéra, tout cela avec +un grand luxe de toilette et sans que l'on y prît garde encore; on +allait à des concerts où chantait Garat, qui alors _faisait fureur_, +et la vie habituelle se passait ainsi. Mais la société ne fut pas +longtemps dans cet état de suspension. 1804 vit arriver l'Empire; +et, du moment où il fut déclaré, un nouveau jour brilla sur toute la +France; tout y fut grand et beau; rien ne fut hors de sa place, et +l'ordonnance de chaque chose fut toujours ce qu'elle devait être. + + + + +DEUXIÈME PARTIE. + +L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE. + + +C'était le 2 décembre 1809; l'anniversaire du couronnement et de +la bataille d'Austerlitz devait être célébré magnifiquement à +l'Hôtel-de-Ville. L'Empereur avait accepté le banquet d'usage, et +la liste soumise à sa sanction par le maréchal Duroc, à qui je la +remettais après l'avoir reçue de Frochot, avait été arrêtée; et tous +les ordres donnés pour la fête, qui fut, ce qu'elle avait toujours +été et ce qu'elle est encore à l'Hôtel-de-Ville, digne de la grande +cité qui l'offre à son souverain. + +Quelques jours avant, l'archi-chancelier, qui ne faisait guère de +visites, me fit l'honneur de me venir voir. J'étais alors fort +souffrante d'un mal de poitrine qui n'eut heureusement aucune suite, +mais qui alors me rendait fort malade. Je crachais beaucoup de sang, +et j'avais peur de ne pouvoir aller à l'Hôtel-de-Ville pour remplir +mon devoir. L'archi-chancelier était soucieux. Je lui parlai des +bruits de divorce... Le Prince me répondit d'abord avec ambiguïté, et +puis finit par me dire qu'il le croyait _sûr_. + +--«Ah, mon Dieu! m'écriai-je, et quelle époque fixez-vous à cette +catastrophe? car je regarde la chose comme un malheur, surtout si +l'Empereur épouse une princesse étrangère... + +--C'est ce que je lui ai dit. + +--Vous avez eu ce courage, monseigneur?... + +--Oui, certes; je regarde le bonheur de la France comme intéressé +dans cette grande question. + +--Et l'Impératrice, comment a-t-elle reçu cette nouvelle?... + +--Elle ne fait encore que la pressentir; mais il y a quelqu'un qui +prendra soin qu'elle soit instruite...» + +Je regardai l'archi-chancelier comme pour lui demander un nom; mais +avec sa circonspection ordinaire, et déjà presque fâché d'avoir +été si loin, il porta son regard ailleurs que sur les miens, et +changea d'entretien. Ce ne fut que longtemps après que j'acquis la +connaissance de ce qui avait motivé ses paroles en ce moment de crise +où chacun craignait pour soi la colère terrible de l'Empereur. + +Soit qu'il fût excité par les femmes de la famille impériale, qui +ne savaient pas ce qu'elles faisaient lorsqu'elles voulaient changer +de belle-soeur; soit qu'il voulût malgré l'Empereur pénétrer dans +son secret, se rendre nécessaire, et forcer sa confiance, il est +certain que Fouché avait pénétré jusqu'à l'Impératrice, et lui avait +apporté de ces consolations perfides, qui font plus de mal qu'elles +ne laissent de douceur après elles. Mais le genre d'émotion convenait +à Joséphine; elle était femme et créole! deux motifs pour aimer les +pleurs et les évanouissements. Malheureusement pour elle et son +bonheur, Napoléon était un homme, et un grand homme... deux natures +qui font repousser les larmes et les plaintes: Joséphine souffrait, +et Joséphine se plaignait; il est vrai que cette plainte était bien +douce, mais elle était quotidienne et même continuelle, et l'Empereur +commençait à ne pouvoir soutenir un aussi lourd fardeau. + +À chaque marque nouvelle d'indifférence, l'Impératrice pleurait +encore plus amèrement. Le lendemain, sa plainte était plus amère, et +Napoléon, chaque jour plus aigri, en vint à ne plus vouloir supporter +une scène qu'il ne cherchait pas, mais qu'on venait lui apporter. + +Un jour l'Impératrice, après avoir écouté les rapports de madame +de L..., de madame de Th..., de madame de L..., de madame Sa..., et +d'une foule de femmes en sous-ordre, avec lesquelles surtout elle +aimait malheureusement à s'entretenir de ses affaires, l'impératrice +reçut la visite de Fouché. Fouché, en apparence tout dévoué aux +femmes de la famille impériale, leur faisait des rapports plus ou +moins vrais, mais qu'il savait flatter leurs passions ou leurs +intérêts. Joséphine était une proie facile à mettre sous la serre du +vautour: aussi n'eut-il qu'à parler deux fois à l'Impératrice, et il +eut sur elle un pouvoir presque égal à celui de ses amis, lui qui +n'arrivait là qu'en ennemi. + +Il y venait envoyé par les belles-soeurs surtout, qui, poussées +par un mauvais génie, voulaient remplacer celle qui, après tout, +était bonne pour elles, leur donnait journellement à toutes ce qui +pouvait leur plaire, et tâchait de conjurer une haine dont les +marques étaient plus visibles chaque jour. Fouché, qui joignait à +son esprit naturel et acquis dans les affaires une finesse exquise +pour reconnaître ce qui pouvait lui servir, en avait découvert une +mine abondante dans les intrigues du divorce. Être un des personnages +actifs de ce grand drame lui parut une des parties les plus +importantes de sa vie politique. Faible et facile à circonvenir, il +comprit que Joséphine était celle qui lui serait le plus favorable: +aussi dirigea-t-il ses batteries sur elle. + +Il commença par lui demander si elle connaissait les bruits de +Paris... Joséphine, déjà fort alarmée par le changement marqué des +manières de l'Empereur avec elle, frémit à cette question et ne +répondit qu'en tremblant qu'elle se doutait bien d'un malheur, mais +qu'elle n'était sûre de rien. + +Fouché lui dit alors que tous les salons de Paris, comme les cafés +des faubourgs, ne retentissaient que d'une nouvelle: c'était que +l'Empereur voulait se séparer d'elle. + +--«Je vous afflige, madame, lui dit Fouché; mais je ne puis vous +céler la vérité; Votre Majesté me l'a demandée: la voilà sans +déguisement et telle qu'elle me parvient.» + +Joséphine pleura.--«Que dois-je faire? dit-elle. + +--Ah! dit l'hypocrite, il y aurait un rôle admirable dans ce drame, +si madame avait le courage de le prendre: son attitude serait bien +grande et bien belle aux yeux de toute l'Europe, dont en ce moment +elle est le point de mire. + +--Conseillez-moi, dit Joséphine avec anxiété... + +--Mais il est difficile... Il faut beaucoup de courage. + +--Ah! croyez que j'en ai eu beaucoup depuis deux ans!... Il m'en a +fallu davantage pour supporter le changement de l'Empereur que je +n'en aurai peut-être besoin pour sa perte. + +--Eh bien! madame, il faut le prévenir, il faut écrire au Sénat... +Il faut vous-même demander la dissolution de ces mêmes liens que +l'Empereur va briser à regret sans doute; mais la politique le lui +ordonne... Soyez grande en allant au-devant[30]; le beau côté de +l'action vous demeure, parce que le monde voit toujours ainsi le +dévouement.» + +[Note 30: Ces détails sont positifs.] + +Étourdie par une aussi étrange proposition, Joséphine fut d'abord +tellement étonnée qu'elle ne put répondre au duc d'Otrante; sa nature +était trop faible; elle n'avait pas une élévation suffisante dans +l'âme pour comprendre une obligation d'elle-même dans ce sacrifice. +Aussi fondit-elle en larmes et ne répondit que par des gémissements +étouffés à la proposition de Fouché. + +Celui-ci, désespéré de cette tempête qu'aucune parole raisonnable +ne pouvait apaiser, essaya enfin de la calmer en lui parlant de son +empire sur l'Empereur, de son ancien amour pour elle, amour et empire +à lui bien connus, mais autrefois; et en faisant cette observation +à l'Impératrice le personnage était bien aise de savoir à quoi s'en +tenir sur l'état présent des choses... Mais Joséphine pleurait et ne +répondait rien. C'était un enfant gâté pleurant sur un jouet brisé, +plutôt qu'une souveraine devant un sceptre et une couronne perdus. +Cependant Fouché n'abandonnait pas facilement la partie commencée, et +il revint de nouveau en parlant à Joséphine de l'amour de l'Empereur +pour elle. + +--«Il ne m'aime plus, dit la pauvre affligée... Il ne m'aime plus!... +Maintenant quand il est à l'armée, il ne m'écrit plus des lettres +brûlantes de passion comme les lettres d'Italie et d'Austerlitz. Ah! +monsieur le duc, les temps sont bien changés!... Tenez: vous allez en +juger.» + +Elle se leva, fut à un meuble en bois des Indes précieusement monté +et formant un secrétaire tout à la fois et un lieu sûr pour y placer +des objets précieux. Elle y prit plusieurs lettres qui ne contenaient +que quelques lignes à peine lisibles. Le duc d'Otrante s'en empara +aussitôt et y jetant les yeux avant que l'Impératrice les lui eût +traduites en lui expliquant les signes hiéroglyfiques plutôt que +les lettres qui voulaient passer pour de l'écriture, il vit qu'en +effet l'Empereur était bien changé pour l'Impératrice. Ces lettres +ne contenaient qu'une même phrase insignifiante par elle-même; il +y en avait de Bayonne, d'Espagne, d'Allemagne lors de la campagne +de Wagram... Ces dernières lettres étaient toutes récentes... J'ai +vu, depuis, ces preuves du changement de l'Empereur, et elles me +frappèrent avec une vive peine comme tout ce qui détruit. Je ne crois +pas que Fouché en ait été affecté comme moi; mais il l'était d'une +autre manière: il regardait ces lettres et relisait la même phrase +plusieurs fois. Cet examen lui présentait, je crois, l'Empereur +sous un nouveau jour dont, je pense, il n'avait été jamais éclairé: +c'était l'Empereur se contraignant à faire une chose qui visiblement +lui déplaisait, et on n'en pouvait douter en lisant ces lettres... + + +«À L'IMPÉRATRICE, À BORDEAUX. + + »Marac, le 21 avril 1808. + +»Je reçois ta lettre du 19 avril. J'ai eu hier le prince des Asturies +et sa Cour à dîner. _Cela m'a donné bien des embarras_[31]. J'attends +Charles IV et la reine. + +»Ma santé est bonne. Je suis bien établi actuellement à la campagne. + +»Adieu, mon amie, je reçois toujours avec plaisir de tes nouvelles. + + »NAPOLÉON.» + +[Note 31: Que pouvait-il entendre par ces paroles? De quel embarras +parle-t-il; il ne communiquait jamais un plan ni même un projet +politique à Joséphine, dont il connaissait la discrétion.] + + +«À L'IMPÉRATRICE, À PARIS[32]. + + »Burgos, le 14 novembre 1808. + +»Les affaires marchent ici avec une grande activité. Le temps est +fort beau. Nous avons des succès. Ma santé est fort bonne. + + »NAPOLÉON.» + +[Note 32: Ces lettres sont copiées sur celles _originales_, fournies +par la reine Hortense, à qui elles sont revenues après la mort de +l'Impératrice.] + + +«À L'IMPÉRATRICE, À STRASBOURG. + + »Saint-Polten, le 9 mai 1809. + +»Mon amie, je t'écris de Saint-Polten[33]. Demain je serai devant +Vienne: ce sera juste un mois après le même jour où les Autrichiens +ont passé l'Inn et violé la paix. + +»Ma santé est bonne, le temps est superbe et les soldats sont gais: +il y a ici du vin. + +»Porte-toi bien. + +»Tout à toi: + + »NAPOLÉON.» + +[Note 33: La poste avant Vienne.] + + +En parcourant ces lettres, dont la suite était semblable à ce que je +viens de citer, le duc d'Otrante sourit en son âme; car sa besogne +lui paraissait maintenant bien faite. Il lui était démontré que +l'Empereur voulait le divorce, et que tous les obstacles que lui-même +paraissait y apporter n'étaient qu'une feinte à laquelle il serait +adroit de ne pas ajouter foi par sa conduite, si on paraissait le +faire en apparence. Joséphine suivait son regard à mesure qu'il +parcourait ces lettres sur lesquelles elle avait elle-même souvent +pleuré. Fouché les lui rendit en silence. + +--«Eh bien? lui dit-elle... + +--Eh bien! madame, ce que je viens de voir me donne la conviction +entière de ce dont j'étais déjà presque sûr.» + +Joséphine sanglota avec un déchirement de coeur qui aurait attendri +un autre homme que Fouché. + +--«Vous ne voulez pas en croire mon attachement pour vous, madame; +et pourtant Dieu sait qu'il est réel. Eh bien! voulez-vous prendre +conseil d'une personne qui vous est non-seulement attachée, mais qui +peut être pour vous un excellent guide dans cette très-importante +situation? Je l'ai vue dans le salon de service: c'est madame de +Rémusat. + +--Oui! oui!... s'écria Joséphine.» + +Et madame de Rémusat fut appelée. + +C'était une femme d'un esprit et d'une âme supérieurs que madame de +Rémusat. Lorsque Joséphine ne se conduisait que d'après ses conseils, +tout allait bien; mais quand elle en demandait à la première personne +venue de son service, les choses devenaient tout autres. Madame de +Rémusat joignait ensuite à son esprit et à sa grande connaissance du +monde un attachement réel pour l'Impératrice. + +En écoutant le duc d'Otrante elle pâlit, car, tout habile qu'elle +était, elle-même fut prise par la finesse de l'homme de tous les +temps. Elle ne put croire qu'une telle démarche fût possible de la +part d'un ministre de l'Empereur, si l'Empereur lui-même ne l'y avait +autorisé. Cette réflexion s'offrit à elle d'abord, et lui donna de +vives craintes pour l'Impératrice. Fouché la comprit; et cet effet, +qu'il ne s'était pas proposé, lui parut devoir être exploité à +l'avantage de ce qu'il tramait. + +--«Ce que vous demandez à sa majesté est grave, monsieur le duc... +Je ne puis ni lui conseiller une démarche aussi importante, ni l'en +détourner, car je vois...» + +Elle n'osa pas achever sa phrase, car _ce qu'elle voyait_ était assez +imposant pour arrêter sa parole. + +--«J'ai fait mon devoir de fidèle serviteur de sa majesté, dit le duc +d'Otrante. Je la supplie de réfléchir à ce que j'ai eu l'honneur de +lui dire: c'est à l'avantage de sa vie à venir.» + +Et il prit congé de l'Impératrice, en la laissant au désespoir. +Madame de Rémusat resta longtemps auprès d'elle, tentant vainement de +la consoler; car elle-même était convaincue que l'Empereur lui-même +dirigeait toute cette affaire. Dès que Joséphine fut plus calme, elle +lui demanda la permission de la quitter, pour aller, lui dit-elle, +travailler dans son intérêt. + +C'était chez le duc d'Otrante qu'elle voulait se rendre. + +«Cet homme est bien fin, ou plutôt bien rusé, se dit-elle; mais une +femme ayant de bonnes intentions le sera pour le moins autant que +lui...» + +Mais elle acquit la preuve qu'avec un homme comme Fouché il n'y +avait aucune prévision possible.... Et elle sortit de chez lui aussi +embarrassée qu'en y arrivant. + +Cependant la position était critique; il devenait d'une grande +importance de suivre les conseils de Fouché, si ces _conseils_ +étaient des ordres de l'Empereur. Madame de Rémusat le croyait +fermement, et toutefois n'osait le dire à Joséphine. Celle-ci le +sentait instinctivement, mais n'osait s'élever entre la dame du +palais, alors son amie, et elle-même, dans ces moments de confiance +expansive, qui étaient moins fréquents cependant depuis cette +visite du duc d'Otrante. Car il semblait à ces deux femmes que de +parler d'une aussi immense catastrophe, c'était admettre sa réalité +immédiate. + +--«Mon Dieu! disait Joséphine, que faire? donnez-moi du courage!» + +Et elle pleurait. + +--«Madame, lui disait madame de Rémusat, que votre majesté se +rappelle que le duc d'Otrante lui a répété souvent que l'Empereur +n'aimait pas les scènes ni les pleurs!» + +Alors Joséphine n'osait plus provoquer une explication entre elle et +l'Empereur. Un mur de glace, qui devait devenir d'airain, commençait +déjà à s'élever entre eux. Fouché a été peut-être la cause la plus +immédiate du divorce de Napoléon, en amenant entre les deux époux ce +qui n'avait jamais existé: une froideur et un manque de confiance +dont mutuellement chacun se trouva blessé. L'Empereur avait beaucoup +aimé Joséphine. L'amour n'existait plus; mais après l'amour, quel +est le coeur qui ne renferme pas un sentiment profond d'amitié pour +la femme qui nous fut chère?... Et Napoléon était fortement dominé +par le sentiment qui l'avait autrefois attaché à sa femme... Qui +sait ce qui pouvait résulter d'une explication où elle lui aurait +plutôt proposé l'adoption d'un de ses enfants naturels, tous deux des +garçons, et son propre sang, enfin[34]! + +[Note 34: Le comte Valesky,--le comte Léon.] + +Mais il ne fut rien de tout cela... L'Impératrice garda le silence. +Madame de Rémusat ne laissa rien transpirer de tout ce qui se +préparait, et la chose marchait vers sa fin sans aucune opposition. + +Fouché revit souvent l'Impératrice et madame de Rémusat. Il fallait +suivre une marche pour laquelle des conseils étaient nécessaires. +Madame de Rémusat, convaincue que tout se faisait par ordre de +l'Empereur, suivait les avis de Fouché; et la pauvre Joséphine, au +désespoir, ne savait comment il se pouvait que Napoléon fût devenu +tout à coup si peu confiant pour elle... + +Le duc d'Otrante avait conseillé, comme le moyen le plus digne, +d'écrire une lettre au Sénat, dans laquelle l'Impératrice +reconnaissant que l'Empereur se devait avant tout à la nation qu'il +gouvernait, et devant assurer sa tranquillité à venir par une +succession qui devait lui donner l'assurance de n'être pas troublée +dans les temps futurs, déclarerait qu'il fallait que pour cet effet +l'Empereur eût des fils à présenter à la France, et que, n'étant pas +assez heureuse pour pouvoir lui en donner, elle descendait d'un trône +qu'elle ne pouvait occuper, pour laisser la place à une plus heureuse. + +Tel était le texte de la lettre que l'Impératrice devait écrire au +Sénat avant de partir pour la Malmaison. Elle ne devait pas dire un +mot qui pût faire présumer son dessein, et laisser une lettre d'adieu +à l'Empereur. + +Le matin même du jour où le brouillon de cette lettre, ou plutôt du +message au Sénat, eut été donné par Fouché à Joséphine, madame de +Rémusat fut témoin d'une scène si cruelle; elle vit un tel désespoir +dans cette femme résignée à se donner elle-même le coup de couteau +qui l'égorgerait, que des réflexions très-sérieuses vinrent se +mêler à son chagrin... Pour la première fois il lui parut étrange +que l'Empereur, qui lui témoignait constamment de l'estime et de +l'intérêt, ne lui eût jamais parlé de toute cette affaire, où il +savait qu'elle prenait une grande part, s'il savait quelque chose. + +Une fois que le doute apparaît dans une affaire quelle qu'elle +soit, il devient presque aussitôt une certitude, si jamais il ne +s'est offert à vous. Madame de Rémusat devint inquiète sans oser le +témoigner à Joséphine, mais se promettant bien qu'elle ne ferait +rien sans un plus ample informé. Elle s'attendait à une démarche de +l'Empereur dans cette même journée, puisque c'était le lendemain +matin, à neuf heures, que le message de l'Impératrice devait être +porté au Sénat par M. d'Harville ou M. de Beaumont; mais la journée +s'écoula, et pas un mot, pas une action même la plus indifférente, ne +parut indiquer que l'Empereur sût la moindre chose du grand acte de +dévouement de l'Impératrice... Ce silence éclaira madame de Rémusat, +et lui fit voir que Joséphine était la victime de quelque machination +infernale... La soirée se passa comme le jour entier; et lorsque +Joséphine rentra dans son appartement intérieur, elle avait reçu de +l'Empereur le même bonsoir que chaque jour. + +--«Ah! dit-elle à madame de Rémusat, je ne pourrai jamais écrire +cette lettre!...» + +Et elle lui montrait le brouillon de sa lettre au Sénat!... + +--«Madame veut-elle me permettre de lui demander une faveur? +Veut-elle me promettre de ne point envoyer, de ne pas écrire même +cette lettre, avant que je me sois rendue près d'elle?» + +Joséphine le lui promit avec d'autant plus de plaisir que, pour elle, +c'était un répit de quelques heures; et madame de Rémusat prit congé +d'elle en l'engageant à se calmer. + +«Non, se dit-elle en traversant les salons de l'appartement de +Joséphine, non, cela est impossible!... L'Empereur ne peut être assez +dur pour ne donner aucun réconfort à cette infortunée, au moment où +il lui enlève une couronne et son amour. Non, cela ne se peut!... +l'Empereur ne sait rien.» + +Et sans aller joindre sa voiture, elle monta l'escalier du pavillon +de Flore, et s'en fut au salon de service. C'était, je crois, +Lemarrois qui était de service. Je laisse à penser quel fut son +étonnement en voyant madame de Rémusat au milieu de leur bivouac. + +--«Ce n'est pas pour vous que je viens, leur dit-elle... Il faut que +je voie l'Empereur. Allez lui demander cinq minutes d'audience. + +--Mais il est couché. + +--C'est égal. IL FAUT que je le voie, il le faut absolument.» + +Lemarrois fut frapper à la porte de l'Empereur, et lui dit le message +de madame de Rémusat. + +--«Madame de Rémusat! à cette heure! Que peut-elle vouloir?... Mais +j'ai envie de dormir; dites-lui, Lemarrois, de revenir demain matin, +à sept heures, ou à huit au plus tard.» + +Lemarrois rapporta cette réponse à madame de Rémusat, qui dit à +son tour: «Je ne puis m'en aller. C'est la gloire, le salut de +l'Empereur... Allez lui dire, mon cher général, que ce n'est pas pour +moi que je le veux voir... que c'est pour lui-même.» + +Le général Lemarrois revint avec l'ordre d'introduire madame de +Rémusat. Elle trouva Napoléon coiffé d'un madras tourné autour +de la tête et couché dans un petit lit qu'il affectionnait +particulièrement... Il fit signe à madame de Rémusat de s'asseoir +sur une chaise qui était auprès de lui... Elle était émue, et ce +fut avec un violent battement de coeur qu'elle raconta brièvement à +l'Empereur ce qui devait se passer le lendemain... À mesure qu'elle +parlait, l'Empereur prenait, quoique couché, une de ces attitudes qui +n'étaient qu'à lui et en lui, comme il avait un sourire unique, un +regard unique. + +--«Mais quel peut être son but? s'écria-t-il enfin... + +--Évidemment il en a un, Sire: celui de vous plaire peut-être en +allant au-devant de votre volonté... Car il ne peut avoir que +celui-là ... + +--Mais, interrompit Napoléon, si vous avez pu m'accuser un moment, +vous ne le croyez plus maintenant, madame, j'espère, dit-il d'une +voix plus sévère!... je n'aime pas les détours... et je suis l'homme +de la vérité, parce que je suis fort avant tout.» + +Madame Rémusat expliqua à l'Empereur comment elle était venue à lui. + +--«C'est parce que j'ai vu que Votre Majesté l'ignorait, lui +dit-elle... + +--Cette pauvre Joséphine! dit Napoléon, comme elle a dû souffrir!... + +--Ah, Sire!... vous ne pourrez jamais avoir la mesure des peines qui +ont torturé son âme pendant ces jours qui viennent de s'écouler... +et peut-être votre majesté appréciera-t-elle le silence que +l'Impératrice a gardé.» + +Pour qui connaissait Joséphine comme l'Empereur, c'était un +compliment cherché par celle qui était son guide et son conseil. +Aussi Napoléon, qui ne voulait pas mettre encore ses projets au jour, +eut-il soin de reporter à madame de Rémusat l'obligation presque +entière du silence de l'Impératrice... + +--«Et comment l'avez-vous laissée? lui demanda-t-il. + +--Au désespoir et prête à se mettre au lit; j'ai recommandé à ses +femmes de ne la point quitter dans la crainte d'un accident, mais +elle s'est obstinée à vouloir demeurer seule... Elle va passer une +triste et cruelle nuit. + +--Allez vous reposer, madame de Rémusat: vous devez en avoir +besoin... Bonsoir, demain nous nous reverrons; croyez que je +n'oublierai jamais le service que vous m'avez rendu ce soir.» + +Et la congédiant d'une main, il tira de l'autre sa sonnette avec +violence... + +«Ma robe de chambre, dit-il d'une voix brève à Constant qui était +accouru...» + +Il se donna à peine le temps de l'attacher: il prit un bougeoir +et commença à descendre les marches d'un très-petit escalier qui +conduisait aux appartements inférieurs et qui donnait dans son +cabinet. Ce cabinet avait été jadis l'oratoire de Marie de Médicis. + +À mesure que Napoléon descendait cet escalier, il éprouvait une +émotion dont il était en général peu susceptible; mais la conduite +de Joséphine l'avait touché profondément. Cette résignation dans +une femme couronnée par lui, et qui devait s'attendre à mourir sur +le trône où lui-même l'avait placée, lui parut digne d'une haute +récompense... Un moment, une pensée lui traversa l'esprit, mais elle +eut la durée d'un éclair... et avant que sa main eût touché le bouton +de la porte, il n'apportait plus que des consolations. + +Comme il approchait de la chambre à coucher, il entendit des plaintes +et des sanglots; c'était la voix de Joséphine. Cette voix avait +un charme particulier, et l'Empereur en avait souvent éprouvé les +effets. Cette voix lui causait une telle impression, qu'un jour, +étant premier Consul, après la parade passée dans la cour des +Tuileries, en entendant les acclamations non-seulement du peuple dont +la foule immense remplissait la cour et la place, mais de toute la +garde, il dit à Bourrienne: + +«Ah! qu'on est heureux d'être aimé ainsi d'un grand peuple! ces cris +me sont presque aussi doux que la voix de Joséphine.» + +Comme il l'aimait alors! + +Mais dans ce temps-là cette voix harmonieuse n'avait à moduler que +des paroles heureuses, et maintenant elle s'éteignait dans la +plainte et la douleur... Son charme eût été bien plus puissant si +elle n'avait pas rappelé qu'elle prouvait un tort; quel est l'homme, +quelque grand qu'il soit, qui veuille qu'on lui prouve QU'IL A +TORT?... + +Napoléon souffrit cependant d'une vive angoisse au coeur en entendant +cette plainte douloureuse; il ouvrit doucement la porte et se trouva +dans la chambre de Joséphine qui sanglotait dans son lit, ne se +doutant pas de la venue de celui qui s'approchait d'elle. + +--«Pourquoi pleures-tu, Joséphine?» lui dit-il en prenant sa main. + +Elle poussa un cri. + +--«Pourquoi cette surprise? ne m'attendais-tu pas? ne devais-je pas +venir aussitôt que j'ai su que tu souffrais? Tu sais que je t'aime, +mon amie, et qu'une douleur n'est jamais infligée volontairement par +moi à ton âme.» + +Joséphine, à la voix de Napoléon, s'était levée sur son séant, et +croyait à peine ce qu'elle entendait et voyait à la lueur incertaine +de la lampe d'albâtre qui était près de son lit... L'Empereur la +tenait dans ses bras encore toute tremblante de sa surprise et de son +émotion en écoutant ces paroles d'amour qui, depuis si longtemps, +n'avaient frappé son oreille... Accablée sous le poids de tant de +vives impressions, elle retomba sur l'épaule de Napoléon et pleura de +nouveau avec sanglots, oubliant sans doute que l'Empereur n'aimait +pas ces sortes de scènes prolongées. + +--«Mais pourquoi pleures-tu toujours, ma Joséphine? lui dit-il +cependant avec douceur. Je viens à toi pour t'apporter une +consolation, et tu continues à te désespérer comme si je te donnais +une nouvelle douleur. Pourquoi donc ne pas m'entendre? + +--Ah! c'est que j'ai au coeur un sentiment qui m'avertit que le +bonheur ne me revient que passagèrement... et que... tôt ou tard!... + +--Écoute! dit Napoléon en la rapprochant de lui et la serrant contre +son coeur, écoute-moi, Joséphine! tu m'es infiniment chère; mais +la France est ma femme, ma maîtresse chérie aussi... Je dois donc +écouter sa voix lorsqu'elle me demande une garantie; et qu'elle +veut un fils de celui à qui elle s'est si loyalement donnée... Je +ne puis donc répondre d'aucun événement, ajouta-t-il en soupirant +profondément; mais, quoiqu'il arrive, Joséphine, tu me seras toujours +chère, et tu peux y compter! Ainsi donc plus de larmes, mon amie, +plus de ce désespoir concentré qui m'afflige et te tue. Sois la +compagne d'un homme sur lequel l'Europe a les yeux en ce moment; +sois la compagne de sa gloire, comme tu es celle de son coeur... et +surtout fie-toi à moi!» + +Cette explication, franchement donnée par l'Empereur, devait +suffire à Joséphine; peut-être la paix se serait-elle rétablie +entre eux: mais, pour elle, c'eût été trop de modération... Et huit +jours n'étaient pas écoulés que les mêmes bouderies et les mêmes +tracasseries avaient recommencé. + +Un jour j'étais de service auprès de Madame-Mère; on était en +automne[35]... J'attendais que Madame descendît de chez elle... Elle +occupait en ce moment les salons du rez-de-chaussée, parce qu'on +réparait quelque chose dans l'appartement du premier. J'étais assise +à côté de la fenêtre, et je lisais; tout à coup j'entends frapper un +coup très-fort au carreau de la porte vitrée donnant sur le jardin. +Je regarde, et je vois l'Empereur, enveloppé dans une redingote verte +fourrée, comme si l'on eût été au mois de décembre: il était entré +par la porte donnant sur la rue de l'Université... Duroc était avec +lui. + +[Note 35: Et même à la fin; il faisait déjà froid. J'arrivais des +Pyrénées, et l'Empereur revenait d'Allemagne après la campagne de +Wagram.] + +Je me levai aussitôt et fus ouvrir moi-même la porte. + +--«Comment, c'est vous qui me rendez ce service? dit l'Empereur. Où +sont donc vos chambellans,... vos écuyers?...» + +Je répondis que Madame avait permis à M. le comte de Beaumont de +s'absenter pour deux jours, et que M. de Brissac, étant malade, ne +devait venir qu'à deux heures. + +--«Alors M. de Laville doit prendre le service... Vous êtes exacte, +vous, madame _la Gouverneuse_[36]... C'est bien... Je ne le croyais +pas... On me disait que vous étiez toujours malade... Puis-je voir +Madame?» + +[Note 36: C'était ainsi qu'il m'appelait lorsqu'il y avait peu de +monde, et même les jours de fête, à l'Hôtel-de-Ville lorsqu'il était +de bonne humeur.] + +Je lui dis que j'allais l'avertir de l'arrivée de Sa Majesté. + +--«Non, non, restez ici avec Duroc, je m'annoncerai moi-même.» + +Et il monta chez sa mère, où il demeura plus d'une heure. Tandis +qu'ils causaient ensemble, Duroc et moi nous parlions aussi de cette +visite, on peut le dire, extraordinaire, car l'Empereur allait peu +chez sa mère et ses soeurs, si ce n'est pourtant la princesse Pauline. + +--«Il y a de l'orage dans l'air, me dit Duroc; la question du divorce +s'agite plus vivement que jamais. L'Impératrice, qui jamais au +reste n'a compris sa véritable position, n'a pas même cette seconde +vue qui vient aux mourants à leur dernière heure... Aucune lueur ne +lui montre le péril de la route où elle s'engage. Chaque jour elle +redouble d'importunités auprès de l'Empereur, comme si un coeur se +rattachait par conviction de paroles! C'est absurde! + +--Vous avez une vieille rancune, mon ami! lui dis-je en riant. + +--Ah! je vous jure que je ne suis pas coupable _de ce crime-là _ bien +positivement! Jamais l'Impératrice n'aura à me reprocher d'avoir aidé +à sa chute... mais... je ne l'empêcherai pas.» + +Ce mot m'étonna; Duroc était si bon, si parfait pour ceux qu'il +aimait, que j'ignorais, moi, jusqu'à quel point le ressentiment +pouvait acquérir de force dans son âme. Je le regardai, et, lui +serrant la main, je lui demandai où en étaient les affaires +positivement; car, me rappelant la cause de l'inimitié qui existait +entre Duroc et Joséphine, j'en savais assez pour le comprendre. + +--«Tout est à peu près terminé, me dit-il; la résolution de +l'Empereur a cependant fléchi ces jours derniers; mais la maladresse +de l'Impératrice a tout détruit... D'abord, des plaintes sans nombre +d'une foule de marchands, qui sont parvenues à l'Empereur, l'ont +fortement aigri... et puis, il y a eu hier une histoire qui est +vraiment étonnante, et dans laquelle je crois que Madame-Mère se +trouve mêlée... L'Empereur a voulu s'en éclaircir, et il est venu +lui-même chez Madame, au lieu de lui écrire...» Et voici ce que Duroc +me raconta: + +Une femme, une revendeuse à la toilette, espèce de personne assez +douteuse, avait été bannie du château, parce que, disait l'Empereur, +il ne convient pas à l'Impératrice d'acheter un bijou qui ait été +porté par une autre, ou même fait pour une autre. À cela on avait +répondu que cette femme ne venait que pour les femmes de chambre! + +«Que les femmes de chambre aillent hors du château faire leurs +affaires, avait dit l'Empereur; je ne veux pas que _des revendeuses à +la toilette_ mettent le pied _chez moi_...» + +Depuis cet ordre, exprimé et donné avec un accent qui ne permettait +aucune réplique, les femmes de cette sorte ne revenaient plus aux +Tuileries. L'Empereur s'en occupait beaucoup... Il demandait souvent +si on avait pris quelqu'une de _ces friponnes_, et alors, si elles +avaient été chassées comme elles le méritaient. + +La veille de ce même jour, l'Empereur avait été chasser à +Fontainebleau. Vers midi la chasse tourna mal, le temps devint +mauvais, et l'Empereur, ne voulant pas continuer, donna l'ordre de +préparer ses voitures, et revint à Paris. Mais, par un soin qu'une +pensée intérieure éveilla sûrement, et qui probablement avait rapport +à l'Impératrice, il descendit de voiture à l'entrée de la cour, +défendit qu'on battît aux champs, et entra dans le château sans qu'on +eût avis de son arrivée. Comme le jour commençait à tomber, on ne le +vit pas entrer, et il pénétra chez l'Impératrice comme un Espagnol du +temps d'Isabelle, au moment où certes elle s'y attendait le moins. + +On connaît le goût ou plutôt la passion insensée de Joséphine pour +les tireuses de cartes et toutes les affaires de _nécromancie_. +Napoléon s'en était d'abord amusé, puis moqué; et enfin il avait +compris que rien n'était plus en opposition avec la majesté +souveraine que ces petitesses d'esprit et de jugement qui vous +asservissent à des êtres si bas et si vils, que vous rougissez de les +admettre dans votre salon, même pour n'y faire que leur métier. Mais +Joséphine, tout en promettant de ne plus faire venir mademoiselle +Lenormand, l'admettait toujours chez elle dans son intimité, la +comblait de présents et faisait également venir tous les hommes et +toutes les femmes qui savaient tenir une carte _de Taro_. Il y avait +alors à Paris un homme dans le genre de mademoiselle Lenormand. +Cet homme s'appelait Hermann; il était Allemand, et logeait dans +une maison presque en ruines au faubourg Saint-Martin, dans une rue +appelée la rue _des Marais_. Cet homme avait une étrange apparence. +Il était jeune, il était beau, et montrait un désintéressement +extraordinaire dans la profession qu'il paraissait exercer: Joséphine +parla un jour de cet homme devant l'Empereur, et vanta son talent, +qui lui avait été révélé par deux femmes qui en racontaient des +merveilles. L'Empereur ne dit rien; mais, deux jours après, il dit +à l'Impératrice: «Je vous défends de faire venir cet Hermann au +château. J'ai fait prendre des informations sur cet homme, et il y a +des soupçons contre lui.» + +Joséphine promit; mais la défense stimula son désir de voir M. +Hermann, et elle le fit venir précisément ce même jour où l'Empereur +était à Fontainebleau. Il était donc établi chez Joséphine au moment +où Napoléon y pénétra!... et quelle était la troisième personne?... +la revendeuse à la toilette!... + +La colère de l'Empereur fut terrible!... Il faillit tuer cet homme... +Et, allant comme la foudre à l'Impératrice, il lui dit en criant et +en levant la main sur elle: + +--Comment pouvez-vous ainsi violer mes ordres!... et comment vous +trouvez-vous avec de pareilles gens?...» + +L'Impératrice avait une crainte de l'Empereur qu'on ne peut +apprécier, à moins d'en avoir été témoin... Pétrifiée de sa venue, +tremblante des suites de cette scène, elle ne put que balbutier: +«C'est madame Lætitia qui me l'a adressée...» + +Et, de sa main, elle indiquait la femme qui s'était blottie dans +les rideaux de la fenêtre, et semblait moins grosse que le ballot +de châles qui n'était pas encore ouvert, tant la peur la faisait se +replier sur elle-même. + +--«Comment cet homme se trouve-t-il en ce lieu? poursuivit Napoléon +continuant son enquête, et sans s'arrêter à ce qu'avait dit Joséphine +sur Madame-Mère. + +--C'est madame qui l'a amené avec elle,» dit Joséphine en lançant +un coup d'oeil du côté de la femme qui, j'en suis sûre, faisait des +voeux pour sortir vivante du palais. Quant à l'homme, il se redressa +de toute la hauteur de sa taille, et dit avec un accent de fermeté, +qui frappa l'Empereur: + +--«En venant dans le palais impérial de France, je ne croyais pas y +courir le risque de ma vie ou de ma liberté. J'ai obéi à l'appel qui +m'a été adressé; j'ai voulu dévoiler l'avenir à celle qui croit à +la _science_, et je ne me reprocherai pas de lui avoir refusé mon +secours. Quant à vous, Sire, vous feriez mieux de consulter les +astres que de les braver.» + +En écoutant cet homme, dont la figure remarquablement belle ne +témoignait aucune frayeur en se trouvant ainsi dans l'antre du lion +et sous sa griffe terrible, Napoléon le regarda avec une sorte de +curiosité difficilement éveillée en lui. + +--«Qui donc es-tu? demanda-t-il à Hermann... et que fais-tu dans +Paris? + +--Ce que je fais, vous le savez déjà (et il montrait de la main +ses cartes de Taro encore sur la table); ce que je suis est plus +difficile à dire; moi-même, le sais-je? Qui se connaît?...» + +L'Empereur fronça fortement le sourcil, et marcha aussitôt vers +l'étranger. Celui-ci soutint l'examen que Napoléon dirigea sur +toute sa personne avec un sang-froid et une fermeté remarquables. +L'Empereur ne proféra pas une parole; mais il sortit de la chambre +aussitôt, et fit demander le maréchal Duroc. + +«Que cette femme soit mise à l'instant hors du palais,» lui dit-il +en rentrant avec lui dans la chambre de l'Impératrice qu'il trouva +immobile, à la même place où il l'avait laissée. + +Et Napoléon désignait la femme aux châles... + +--«Comment êtes-vous venu ici? demanda-t-il à Hermann. + +--Je suis venu avec madame, répondit l'Allemand.» + +L'Empereur fit un mouvement, puis il dit à Duroc d'exécuter ce qu'il +lui avait ordonné. + +--«Je fis sortir cette femme, poursuivit Duroc, qui me racontait ce +que je viens de dire, et j'emmenai le jeune Allemand avec moi. C'est +un homme fort remarquable. + +--Qu'est-il donc devenu? + +--Mais, me dit Duroc en souriant, que voulez-vous qu'on en ait fait?» + +Et son oeil avait une expression singulière en me regardant; il y +avait presque du reproche. + +--«Dès que vous vous en êtes chargé, mon cher maréchal, je le +maintiens aussi en sûreté, et même bien plus que dans ma propre +maison.» + +Duroc prit ma main, et je serrai la sienne, comme en expiation de la +pensée tacitement supposée qui avait fait élever entre nous comme +un fantôme, mais aussi qui s'était évanouie de même.... Singulière +époque!... + +Duroc acheva l'histoire en me disant qu'au lieu d'écrire à +Madame-Mère, qui aurait été forcée d'employer un secrétaire pour +lui répondre, l'Empereur avait préféré venir chercher lui-même ses +renseignements. Il était donc en ce moment occupé à questionner sa +mère sur la femme aux châles et le jeune et beau sorcier. + +Il y avait au moins une heure que l'Empereur était chez Madame, +lorsque nous le vîmes rentrer dans le salon où nous étions: il +paraissait agité et il était fort pâle... Il me dit bonjour en +traversant rapidement le salon, ouvrit lui-même la porte donnant +sur le jardin, et, faisant signe à Duroc de le suivre, il disparut +presque aussitôt par la porte de la rue de l'Université. + +Cette apparition à cette heure de la journée, et ce que j'en savais, +tout cela me troublait malgré moi. Je restais là immobile, sans +songer à refermer cette porte, quoiqu'un vent froid soufflât sur moi, +lorsque je sentis une petite main se poser sur mon épaule: c'était +Madame. + +Sa belle physionomie, toujours si calme, paraissait altérée comme +celle de son fils. Je l'aimais avec une grande tendresse, à laquelle +se joignait un profond respect. Je lui connaissais tant de vertus, +tant de hautes et sublimes qualités, en même temps que je savais +toute la fausseté des accusations qu'un public bavard et méchant +répétait sans savoir seulement ce qu'il disait, comme toujours. Je +fus donc affectée du changement que je remarquai sur sa physionomie, +et je pris la liberté de le lui dire. Elle était parfaitement bonne +pour moi; aussi me raconta-t-elle l'histoire de la veille, que je +ne savais que très-sommairement par Duroc. Madame me dit qu'on +croyait être certain que cet homme, cet Hermann, était un espion +très-actif et très-remarquable comme intelligence, envoyé en France +par l'Angleterre. Je ne pus retenir une exclamation... Un espion +de l'Angleterre dans le palais des Tuileries!... dans la chambre +de l'Impératrice!... Voilà ce que la discrétion de Duroc m'avait +caché... Cela ne me surprit pas. + +--«Vous concevez,» me dit Madame, «ce que j'ai dû éprouver lorsque +l'Empereur me questionna sur une vendeuse de châles, _que j'avais_, +MOI, recommandée à l'Impératrice, ainsi qu'un homme qui devait lui +parler des destinées de l'Empereur!...» + +Madame hésita un moment... puis elle ajouta: + +--«J'avais d'abord dit à l'Empereur que j'avais en effet adressé +cette femme et cet homme à l'Impératrice... Elle m'en avait suppliée; +et moi qui croyais qu'il ne s'agissait que de couvrir une nouvelle +folie, voulant cacher ce qui pouvait amener une querelle, je lui +avais promis de faire ce qu'elle souhaitait...» + +Et Madame, voyant l'expression curieuse de mon visage, probablement, +me dit que le matin, à sept heures, elle avait été réveillée par un +message _secret_ de l'Impératrice. C'était une lettre dans laquelle +elle suppliait sa belle-mère de dire à l'Empereur que la femme aux +châles avait été envoyée par elle à l'Impératrice. + +--«Je l'ai dit d'abord pour maintenir la paix,» poursuivit +Madame-Mère; «mais lorsque l'Empereur me dit que sa vie était +peut-être intéressée dans cette affaire, je ne vis plus que lui, et +je lui confessai que je n'étais pour rien dans ce qui s'était passé +hier aux Tuileries...» + +Madame était accablée par cette longue conversation avec l'Empereur. +Il paraît qu'il avait ouvert son coeur à sa mère avec l'abandon d'un +fils, et qu'il avait montré des plaies saignantes... Madame était +indignée. Je voulus excuser l'Impératrice, mais Madame m'imposa +silence... + +--«J'espère,» me dit-elle, «que l'Empereur aura le courage cette +fois de prendre un parti que non-seulement la France, mais l'Europe, +attend avec anxiété: son divorce est un acte nécessaire[37].» + +[Note 37: Tous ces détails ne pouvaient trouver place dans mes +mémoires, qui étaient déjà bien longs. Je ne mis que le fait du +divorce, sur lequel d'ailleurs, et par égard, j'avais alors les mains +liées.] + +Madame dit cette dernière parole avec une force et une conviction +qui me firent juger que l'Impératrice Joséphine était perdue. + +Ce que je viens de raconter se passait, comme je l'ai dit, le 5 ou le +6 de novembre 1809. + +Madame me recommanda le secret. Je lui jurai que jamais une parole +dite par elle ne serait révélée par moi, et j'ai tenu ma promesse. Je +ne jugeai pas à propos, même, de lui dire que j'avais su la première +partie de ce drame; car c'était plus qu'une histoire, _c'était de +l'histoire_!... + +Mais, quel que fût mon attachement pour l'Impératrice, sa conduite +me parut de nature à être blâmée. Eh quoi! cette famille qu'elle +accusait elle-même de son malheur, elle venait la solliciter +pour cacher des fautes qui devaient nécessairement être la plus +forte partie des accusations qu'on devait former contre elle pour +déterminer l'Empereur à s'en séparer! Il n'y avait là ni dignité, ni +rien même qui pût motiver l'intérêt qu'elle réclamait de nous. Je +le sentais avec peine; car Joséphine, quoique faible et se laissant +aisément dominer par tout ce qui l'approchait, avait néanmoins des +qualités attachantes. Elle était gracieuse comme une enfant gâtée... +C'était la _câlinerie_ créole tout entière, lorsqu'elle voulait +nous conquérir ou se placer dans une position qu'on lui refusait. +Aussi je souffrais de la pensée de son éloignement. Je savais ce +qu'elle était; j'ignorais ce qui nous serait donné. C'était une +nouvelle étude à faire, me disais-je. Hélas!... c'était presque un +pressentiment! + +Le soir du même jour je trouvai, en rentrant chez moi, un petit mot +de madame de Rémusat, dans lequel elle me priait _instamment_ de lui +dire le moment où je la pourrais voir... Il était alors onze heures +et demie. Je regardai la date du billet: il portait 6 heures du soir. +Je combinai tout ce que je savais avec ce qui s'était passé, et je +conclus que madame de Rémusat, amie encore plus que dame du palais de +Joséphine, avait calculé qu'en raison de l'attachement de Madame-Mère +pour moi, j'étais la personne la plus influente à employer là -dedans. +On avait appris la visite du matin à l'hôtel de _Madame_; et son +importance avait tout à coup grandi en quelques heures... mais on +ne savait pas que j'étais de service... Mon silence, alors, devait +paraître étrange... Mes chevaux étaient à peine dételés: je donnai +l'ordre de les remettre à la voiture, et je fus à l'instant chez +madame de Rémusat... On sortait de chez elle, et elle-même venait +de sonner sa femme de chambre, pour se mettre au lit, lorsqu'on +m'annonça. Elle me fit aussitôt entrer dans sa chambre à coucher, et +son premier mot fut un remerciement; car elle avait appris dans la +soirée par le sénateur Clément de Ris que j'étais de service auprès +de Madame. + +--«Cela n'en est que mieux pour nous, me dit-elle...» Et tout +aussitôt elle entra en matière. + +Je ne m'étais pas trompée: c'était _un message voilé_ de +l'Impératrice. Madame de Rémusat, très-dévouée à Joséphine, crut +peut-être que son amitié pourrait lui donner le pouvoir d'abuser +sur la vérité; mais pour cela, il eût fallu ne pas connaître +non-seulement la cour, mais l'intérieur de la famille impériale, +comme intérieur privé. + +--«Madame peut beaucoup sur l'Empereur,» me dit madame de Rémusat... +«Vous pouvez beaucoup sur elle... vous pouvez _tout_. J'ai quelque +crédit sur l'Impératrice, assez enfin pour être son garant pour +toutes les promesses qu'elle pourra faire. Le prince Eugène sera +là pour soutenir sa mère; la reine Hortense donnera à nos efforts +un appui certain, celui de ses enfants... L'archi-chancelier est +aussi contre le divorce: voyez à quelle belle association vous vous +unissez.» + +J'ai déjà dit combien j'aimais le visage de madame de Rémusat: ses +yeux, en ce moment, étaient admirables. Ils étincelaient du feu +du sentiment; car elle aimait l'impératrice Joséphine, madame de +Rémusat... et sa conduite envers elle fut toujours noble et dictée +par le coeur. + +--Mais elle ne pouvait arriver à aucun résultat avec ses nouvelles +combinaisons, qu'elle me montrait comme _certaines_. Je savais _trop +bien_ la véritable volonté des gens dont elle venait de me parler, +pour m'engager d'un pas dans la route qu'elle me montrait comme si +sûre. D'un autre côté, je ne pouvais parler; cependant je crus de mon +devoir de l'éclairer sur la véritable position de l'Impératrice... +Elle m'écouta en femme de coeur et d'esprit, recueillit avec soin ce +que je lui laissai voir, ne chercha nullement à me pénétrer sur le +reste, et en tout se montra à moi comme une femme qui était faite +pour être aimée et estimée. + +Elle me parla de la tentative de l'Impératrice auprès de sa +belle-mère, ainsi que de l'histoire de la veille. + +--«Si j'eusse été près d'elle, au lieu de cette sotte de madame de +***, me dit-elle, ni l'une ni l'autre n'aurait eu lieu, je vous le +jure! Mais _le salon_ de l'Impératrice, vous le savez, est composé +non-seulement de ses dames du palais, mais de beaucoup d'autres +femmes, qui lui donnent d'abord des conseils à leur profit, puis +ensuite d'autres conseils qui sont perfides pour elle... Voilà ce +que nous détruirions; et j'ai la parole de l'Impératrice qu'elle me +seconderait dans ce travail.» + +Nous demeurâmes ainsi jusqu'à deux heures du matin... Madame +de Rémusat espérant m'amener à une conviction qui était que, +l'Impératrice pouvait encore occuper le trône à côté de Napoléon; +et moi, trop instruite de ce _qui était_, pour me laisser aller à +une crédulité impossible. Enfin, nous nous séparâmes; mais avant de +quitter madame de Rémusat, je m'engageai de bon coeur à parler à +Madame, et d'essayer de changer sa manière de voir sur cette affaire +du divorce... + +Je le fis en effet; mais que pouvaient quelques vagues contre +un rocher profondément attaché à la terre?... et telle était +malheureusement la volonté de la famille de Napoléon relativement au +divorce. + +C'est au milieu de ces agitations que nous atteignîmes le 2 décembre +1809... Pendant le peu de jours qui s'écoulèrent entre ces deux +journées, je fus assidue à faire ma cour à l'Impératrice. Sa +tristesse était visible; et, loin de la cacher, elle la montrait +même, en l'augmentant; ce qui donnait une humeur très-marquée à +l'Empereur. Joséphine m'engagea deux fois à déjeuner pendant cette +époque, remarquable pour elle, qui précéda immédiatement son malheur. +Après déjeuner, il y avait toujours un cercle fort nombreux, et une +foule de femmes que Joséphine y admettait, en vérité on ne sait pas +pourquoi. C'est en vain que madame d'Arberg, madame de Rémusat, lui +répétaient, chaque matin, combien cela déplaisait à l'Empereur... +Elle promettait, et recommençait le lendemain... + +--Ah! me disait-elle dans l'une de ces conversations que nous eûmes +dans une sorte de tête-à -tête, si je promets une fois, _à présent_, +de faire tout ce que veut l'Empereur, je n'y manquerai pas... + +Elle tenait en ce moment sous son bras un petit loup blanc, de ces +chiens qu'on appelle _chiens de Vienne_. Je ne pus m'empêcher de lui +dire, en le lui montrant: Ah, madame!... Elle me comprit, car elle ne +me répondit pas. + +Ce fait de la vie de Joséphine ne doit pas être omis en parlant de +son salon, où ces malheureux chiens jouaient un très-ennuyeux rôle... +Elle avait auprès d'elle, en se mariant avec Napoléon, deux horribles +Carlins, les plus laids, les plus hargneux, les plus insociables que +j'aie connus... Ces chiens n'aimaient pas même leur maîtresse; ils +aboyaient bien incessamment après tout ce qui s'approchait d'elle, +mais pas à autre fin que de déchirer un bras, une main, une jambe, ou +tout au moins une robe. Les couleurs voyantes étaient en défaveur +auprès de _Carlin_ et de _Carline_; tels étaient les noms des deux +petits monstres... Le corps diplomatique avait toujours une provision +de gimblettes et de sucre d'orge dans ses poches... Le cardinal +Caprara, nonce du Pape, avait un reste de jambes qu'il voulait +sauver; en conséquence, il faisait des bassesses auprès de messieurs +les tyrans, qui, connaissant bientôt leur empire, faisaient d'abord +un chamaillis de désespérés dès qu'ils le voyaient... parce que pour +les faire taire il leur jetait du sucre d'orge, des friandises, comme +à des enfants, et n'en avait pas moins les jambes dévorées par les +féroces bêtes; ce qu'on ne voyait pas, grâce à ses bas rouges. Mais +il le sentait, lui... + +Quelquefois ces malheureux chiens causaient une rumeur inusitée dans +un palais de souverain. Un jour je fus témoin de ce fait. + +Chacun de nous ayant survécu à l'Empire se rappelle encore sûrement +madame la comtesse de La Place, femme du sénateur, du géomètre... et, +dès que son nom est présent à la mémoire, on se rappelle aussi, sans +doute, ses mille et une révérences, ses mines, ses _grâces_, et tout +ce qui enfin en faisait une personne un peu différente des autres. +C'était elle qui répondait, lorsqu'on lui demandait où était M. de La +Place: + +--_Il est avec sa compagne fidèle... la géométrie!_ + +Enfin, telle qu'elle était, elle n'en était pas moins dame +d'honneur de la grande-duchesse de Toscane, lorsque celle-ci était +_seulement_ princesse de Lucques. Madame de La Place partait donc +un jour et quittait Paris pour aller faire six mois de service en +Italie, et venait prendre les ordres de l'Impératrice pour celle +de ses belles-soeurs qui lui voulait le moins de mal parce qu'elle +avait plus d'esprit que les autres... Joséphine le savait; aussi +voulut-elle ajouter verbalement quelques mots à sa lettre, et +appela-t-elle madame de La Place auprès d'elle, en lui montrant +une place sur son canapé pour lui parler avec plus de facilité. +Madame de La Place y parvint de révérence en révérence, et s'assit +sur le bord du sopha. Cela fut bien pendant le premier moment du +discours de Joséphine; mais, voulant dire un mot plus bas et plus +près, la comtesse s'avança sur le bord du canapé et se pencha vers +l'impératrice. Il y avait ce jour-là plus de quarante personnes +dans le salon jaune... et, pour dire la vérité, presque tous les +yeux étaient fixés sur la personne favorisée... Tout à coup la +comtesse pousse un cri perçant, s'élance du canapé, et vient bondir +au milieu du salon, en tenant à deux mains une partie d'elle-même +qu'heureusement elle avait très-charnue, mais que le vieux carlin +avait mordue avec une telle rage que la robe et la jupe étaient en +lambeaux. La maudite bête, non contente d'avoir mordu une comtesse +aussi irrévérencieusement, s'était élancée après elle, et faisait des +cris et des hurlements inhumains. La pauvre femme souffrait et tenait +à deux mains la partie blessée, tout en répétant avec sa voix douce +et polie à l'Impératrice, qui lui disait: _mon Dieu! ils vous ont +fait bien du mal?_... + +--_Non, madame!... Non, du tout!... au contraire_, ce qu'on dit enfin +quand on se laisse tomber... vous savez... + +La chose n'était que risible ce jour-là , parce que entre la vilaine +bête et la patiente il y avait je ne sais combien de jupons; mais +quand le hargneux animal mordait quiconque passait à portée de ses +dents, la chose devenait plus ennuyeuse. Napoléon l'avait éprouvé... +Naturellement distrait par les hautes pensées qui l'occupaient, il +arriva que pendant longtemps il fut la principale victime de ces +horribles bêtes; mais tel était alors son affection pour Joséphine, +qu'il ne voulut pas lui demander un sacrifice qu'elle devait +naturellement lui offrir. Napoléon ne parla jamais de noyer Carlin +et Carline, et même il poussa la bonté jusqu'à faire venir pour +Joséphine un de ces petits loups, de ces chiens appelés vulgairement +_chiens de Vienne_, pour remplacer le défunt, car le monstre Carlin +s'endormit plein de jours comme une créature honnête et sortit de +ce monde ainsi que Carline. Joséphine avait là une belle occasion +pour faire preuve de générosité: elle ne connaissait pas le chien de +Vienne; il le fallait renvoyer: elle n'en eut pas le courage; et il y +eut de nouveau un autre pouvoir à flatter; car il est de fait qu'un +moyen de faire parvenir une pétition favorablement à l'Impératrice, +était d'en charger le chien lorsqu'on pouvait gagner un huissier +de la chambre, ou une dame d'annonce. Alors on plaçait la pétition +dans le collier du chien qui apportait le papier aux pieds de sa +maîtresse. J'ai vu trois exemples de ce que je dis là ; et la chose +réussir!... + +Eh bien! jamais l'Impératrice Joséphine n'a eu assez de force sur +elle-même, pour éloigner d'elle un objet aussi peu dans sa vie qu'un +chien inconnu!... et quand elle se refusa à éloigner le chien de +Vienne, elle répondit à madame de Rémusat: + +--«Je prouve par là mon pouvoir sur l'Empereur à ceux qui en +doutent!... voyez s'il en a dit un mot!.. + +Que peut-on faire pour une personne qui connaît aussi peu sa +position, et ne comprend pas que la patience n'est jamais plus +grande que lorsque la chose devient indifférente? L'amour n'est +importun _que lorsqu'il aime_.» + +L'Allemagne tout entière arrivait à Paris pour cet hiver de +1809; nous avions l'ordre de recevoir, de donner des fêtes, de +grands dîners, des chasses, et tout ce qu'on pouvait faire pour +montrer aux étrangers ce qu'était la France... Plus on faisait de +projets pour que l'hiver fût splendidement magnifique et que notre +hospitalité laissât des souvenirs profonds dans la mémoire des rois +et des princes allemands, et plus l'Impératrice était triste. On +voyait qu'une parole avait jeté du trouble dans cette âme... Il y +avait quelquefois, le matin, chez elle, jusqu'à quarante femmes; +ordinairement elle causait... provoquait elle-même, alimentait +la conversation: maintenant elle était quelquefois morose et +continuellement mélancolique; elle me faisait une peine profonde, car +je l'aimais tout en reconnaissant qu'elle avait souvent tort. + +Le prince Eugène était à Paris; il n'avait pas amené la vice-reine, +qui, à ce qu'on disait, était charmante; il causait volontiers avec +moi lorsque nous nous trouvions ensemble: c'était surtout chez sa +soeur que nous parlions de ce qui l'occupait. Il aimait sa mère +avec une extrême tendresse et ne pouvait supporter cette idée du +divorce, et ce fut agité des plus tristes pensées qu'il arriva à +Paris, pour y remplir ses funestes fonctions en cette circonstance +d'archi-chancelier d'État... + +Voilà les événements qui avaient précédé ce jour du 2 décembre de +l'année 1809, dont j'ai parlé au commencement de ce _discours sur +l'Impératrice_ Joséphine, comme aurait dit Brantôme... + +La reine de Naples était attendue pour cette fête de +l'Hôtel-de-Ville; je fus, la veille, faire ma cour à la reine +Hortense; elle me parut frappée d'un pressentiment terrible; je +n'osai pas la rassurer, car j'étais moi-même inquiète et ne savais +comment lui montrer un avenir moins sombre que celui qu'elle +redoutait... + +Dans les trois jours qui avaient précédé cette fête, j'avais remis la +liste des dames qui devaient venir recevoir l'Impératrice avec moi +à la porte de l'Hôtel-de-Ville. Cette liste avait été lue dans le +salon de Joséphine, et je me rappelle que plusieurs remarques assez +critiques furent faites en entendant nommer quelques noms; deux dames +attachées à l'impératrice, surtout, firent sur madame Thibon, femme +du sous-gouverneur de la Banque, des réflexions que l'Impératrice +aurait dû réprimer. Hélas! savait-elle ce qui lui arriverait quelques +jours plus tard en face de cette même femme dont la tournure pouvait +prêter à rire, ce que d'ailleurs je ne trouvais pas, mais qui était +sûre au moins de son état et de sa position. + +Le 2 décembre, je m'habillai de bonne heure pour me trouver à +l'Hôtel-de-Ville, avant celle fixée pour la venue de l'Impératrice. +Je trouvai une chambre dans laquelle il y avait un bon feu, ce dont +je remerciai Frochot, car le froid était très-vif et le temps sombre. +Il y avait du malheur dans l'air! À trois heures, je vis arriver le +comte de Ségur, le grand-maître des cérémonies, il était conduit par +Frochot, et ne savait pas où celui-ci le menait. Quelque impassible +que fût sa physionomie, il était en ce moment visiblement ému, et +ce qu'il avait à me dire paraissait lui être pénible. On sait que +M. de Ségur avait de l'affection pour l'impératrice Joséphine, qui, +elle-même, aimait beaucoup son esprit aimable et ses bonnes manières. + +--«Savez-vous ce qui arrive?... me dit-il aussitôt que nous fûmes +dans une embrasure de fenêtre, et loin de plusieurs femmes qui +étaient dans la pièce où nous nous trouvions. Un malheur des plus +grands. + +--Qu'est-ce donc? demandai-je à mon tour tout effrayée. + +--Je vous apporte l'ordre de l'Empereur de ne pas aller au-devant de +l'Impératrice!» + +Je demeurai d'abord stupéfaite; puis, revenant à moi, je dis à M. de +Ségur, en avançant la main: + +--«Voyons cet ordre. + +--Mais je n'ai rien d'écrit!.. Comment voulez-vous qu'on écrive +pareille chose? + +--Et comment voulez-vous, lui dis-je à mon tour, lorsque j'ai une +mission _officielle_ de l'Empereur à remplir, comment irai-je m'en +exempter sur une simple parole verbale, pour être ensuite chargée de +tout ce que pourrait produire et amener une semblable démarche?» + +M. de Ségur me regarda un moment sans me répondre, puis il me dit: + +--«Je crois que vous avez raison... Je retourne au château; je vais +parler au maréchal Duroc.» + +Il partit, en effet, et revint au bout d'un quart d'heure, porteur +d'un mot de Duroc[38], qui me disait que l'Empereur, pour empêcher +le cérémonial d'être aussi long pour son arrivée à l'Hôtel-de-Ville, +autorisait tout ce qui pouvait simplifier l'arrivée de l'Impératrice, +qui précédait l'Empereur ordinairement de quelques minutes. En +conséquence, l'Impératrice _ne serait pas reçue ce jour-là par les +Dames de la ville de Paris_!.. Et devait aller SEULE, avec son +service, de sa voiture à la salle du trône. + +[Note 38: J'ai cette lettre.] + +En lisant cet étrange billet, je ne pus m'empêcher de lever les yeux +sur M. de Ségur. Il était sérieux et paraissait même péniblement +affecté. + +--«Qu'est-ce donc que cette mesure, lui dis-je enfin? Il ne me +répondit qu'en levant les épaules et par un regard profondément +touché... + +--Que voulez-vous, me dit-il, les conseils ont eu leur effet et pour +cela il n'a fallu que quelques heures. + +Je le compris. Hélas! je savais par moi-même que le Vésuve faisait du +mal à d'autres qu'à ceux qui demeuraient à Portici... Je le savais +déjà et je devais bientôt en avoir une nouvelle preuve. + +--«Mais, que faire? demandai-je à M. de Ségur. + +--Que puis-je vous conseiller! me dit-il. Je crois cependant, +poursuivit-il après un long silence, que vous devez monter dans +la salle du trône, faire placer vos dames, dont les places sont +réservées ainsi que la vôtre, pour ne pas faire de trop grands +mouvements lorsque l'Impératrice sera une fois placée.» + +J'étais désolée; il y avait une intention tellement marquée au coin +de la méchanceté dans cet ordre, que j'y reconnus en effet une autre +volonté que celle de l'Empereur. Cependant il fallut obéir. Je dis à +ces dames, à madame Fulchiron entre autres, qui avait un ascendant +assez marqué sur beaucoup de femmes dans la banque et dans le haut +commerce de Paris, ce qui venait de m'être ordonné; et, sans faire +aucune réflexion, car elles eussent été trop fortes pour peu qu'un +mot eût été prononcé, nous nous dirigeâmes vers la salle du trône, +où nos places étaient réservées auprès du trône et de l'Impératrice. +Notre arrivée causa un mouvement général, et c'était, au reste, ce +qu'on voulait. Parmi l'immense foule qui remplissait non-seulement +la salle Saint-Jean, mais tous les appartements qu'il nous fallut +traverser, il y avait les soeurs, les mères, les cousines, les amies +des femmes nommées pour accompagner l'Impératrice. Toutes se disaient +depuis qu'elles étaient arrivées: + +--«Nous allons voir arriver l'Impératrice avec son cortége; ma fille +est avec elle... ma fille est du cortége... Voyez-vous, madame, cette +dame avec une robe rose _et une guirlande nakarat_... cette dame qui +_est si bien mise_?... c'est ma fille...» + +Et cette phrase était répétée par les personnes intéressées à +chacun de ses voisins... On pense combien l'étonnement fut suivi +d'un mécontentement général, lorsqu'on vit arriver le cortége ne +suivant personne. Il me vint en tête ensuite un mensonge que je n'eus +malheureusement pas la présence d'esprit de dire aussitôt que le +billet me parvint. C'était d'annoncer que l'Impératrice était malade +et ne venait pas; et, lorsqu'elle serait arrivée, de faire circuler, +que s'étant trouvée mieux, elle était venue. Mais je n'en fis rien, +malheureusement; et, lorsque j'entendis battre aux champs et que +le mouvement général annonça son arrivée, je ne puis dire ce que +j'éprouvai... Elle entra dans la salle du trône, conduite par Frochot +et son seul service!... Elle était non-seulement abattue, mais ses +yeux étaient remplis de larmes que ses paupières retenaient avec +peine; à chaque pas qu'elle faisait, on voyait que ses pas étaient +chancelants. La malheureuse femme, dans cette manière tacite de lui +annoncer que l'heure de son infortune allait enfin sonner, voyait se +réaliser et se former en malheur certain ce qu'elle redoutait depuis +plusieurs années. Elle souriait en saluant à mesure qu'elle avançait +vers le trône, mais ce sourire avait une expression déchirante. +Je fus au moment d'éclater lorsqu'elle fut près de moi... Elle me +regarda et me sourit avec une attention marquée. Elle comprit tout +ce qu'il y avait pour elle dans mon coeur dans un tel moment, et ce +regard y répondit avec l'expression la plus entière du malheur et +d'une résignation qui redoublait la pitié qu'inspirait cette femme +couronnée de fleurs, chargée de pierreries, et dont l'âme, en cette +heure terrible, était plus saignante d'une blessure qui jamais ne +se devait fermer, qu'aucune des femmes qui étaient dans cette vaste +enceinte... Et pourtant elle était assise sur un trône!... mais +quelle est la femme qui peut dire: Je ne souffre pas!... Sans doute, +mais quelles souffrances pouvaient égaler celles de Joséphine, au +moment où, en montant les marches du premier trône du monde alors, +l'infortunée se dit: + +--«C'est la dernière fois que je m'y asseoirai!...» + +Lorsqu'elle y fut, a-t-elle dit ensuite, elle reprit un peu de force; +mais il était temps, car ses jambes se dérobaient sous elle!... Elle +promena lentement ses yeux sur cette foule, dont les regards étaient +attachés sur elle... et de nouveau son coeur se serra. Elle comprit +que même son sourire était interprété dans cette triste journée, et +ne put s'empêcher de dire en son coeur, avec amertume, qu'on aurait +pu du moins lui épargner cette scène cruelle... Mais on voulait, au +contraire, qu'elle y remplît un rôle!... + +Enfin, on battit aux champs... c'était l'Empereur!... Il monta +rapidement, arriva dans la salle du trône et marcha d'abord, sans +s'arrêter, vers le fauteuil qui était à côté de l'Impératrice... Ce +fut alors qu'il eut visiblement un mouvement fort singulier, pour +lui surtout qui n'était facilement atteint par aucune émotion; +et certes, pour le drame qui se jouait en ce moment, il y avait +longtemps qu'il y était préparé... Mais au moment où il venait +de lancer, au milieu des habitants de Paris, la nouvelle presque +certaine de l'événement important qu'on prévoyait depuis longtemps, +sans croire qu'il serait jamais réalisé, il éprouva sans doute +une impression qui le maîtrisa au moment de revoir Joséphine... +Il redoutait peut-être une scène, un évanouissement, des larmes +impossibles à retenir... On le vit tout à coup s'arrêter pour parler +je ne sais à quelle femme, et il demeura ainsi quelques secondes... +C'était, je n'en doute pas, pour calmer l'agitation de son âme et les +battements de son coeur... Combien je souffrais aussi, pendant qu'il +se dirigeait vers le trône! Il était suivi de la reine de Naples, de +Murat, de M. d'Abrantès, de Frochot et de tout son service.... Il +portait l'uniforme de la garde, non pas celui des guides; il y avait +longtemps qu'il l'avait abandonné. Il portait celui de la garde; +l'habit bleu à revers blancs. Cet habit ne lui allait pas aussi bien +que l'autre, mais il le préférait alors; et, dans cette journée, je +ne fus pas fâchée de le lui voir, car l'autre me l'aurait rappelé +trop vivement aux jours du bonheur de l'infortunée dont les larmes +retombaient en silence sur son coeur et devaient le brûler!... + +La reine de Naples était arrivée le matin même!.. elle n'avait pas +perdu de temps, comme on le voit, pour renouveler connaissance +avec la bonne ville de Paris... Je l'examinai attentivement +lorsqu'elle entra dans cette salle où quelques années avant (trois +ans seulement), elle avait été la véritable reine de la fête qu'on +donna dans l'Hôtel-de-Ville pour le mariage de son frère le roi de +Westphalie; alors elle n'était encore que grande duchesse de Berg... +mais elle fut la véritable personne à qui la fête était dédiée. On +aurait voulu retrouver sur son front de femme l'expression d'un coeur +de femme... une émotion enfin... un signe qui dît à un être qui +l'aurait comprise dans cette foule immense: _Je me souviens!_... mais +tout demeura de marbre; alors il était indifférent, en effet, que ce +front devînt plus ému... La campagne d'Iéna était terminée et la paix +de Wagram faisait espérer une longue paix. + +La fête fut presque lugubre; ce fut en vain que l'Empereur fit +plusieurs fois le tour de la salle Saint-Jean et de l'immense +vaisseau formé par la cour transformée en salle de bal... Ce fut en +vain que l'Impératrice le suivit en adressant un mot aimable à chaque +femme... Ce qu'elle faisait, au contraire, amena ce qu'on voulait +éloigner... une sorte d'impression pénible éclata. L'Impératrice +était fort aimée dans Paris; on lui trouvait ce qu'elle avait, en +effet, une grande douceur, une bonté qui était vraie et n'avait que +le défaut d'une grande banalité; mais rien n'égalait sa grâce dans +ces fêtes publiques de la ville, et chaque mot qu'elle adressait aux +femmes les plus obscures par leur position sociale, portait avec lui +une douceur et un tel attrait, qu'elle était vraiment aimée par ce +qu'on appelait les masses en général de la ville de Paris. La reine +de Naples, au contraire, n'était pas aimée... On lui trouvait de la +raideur, de la sécheresse, et c'était vrai; à la cour, elle avait +un ricanement perpétuel qui était odieux et impatientant au dernier +point, si je peux mettre ces deux mots ensemble... et comme elle +avait peu d'esprit, rien ne venait compenser chez elle la perte de +sa beauté, qui déjà , en 1809 et 1810 la quittait. Elle n'avait au +reste jamais eu que de la fraîcheur et une fort belle peau; une fois +cette fraîcheur perdue, il ne restait qu'une femme fort ordinaire, +si elle n'eut pas été reine. Murat, au contraire, avait une urbanité +qui voulait jouer au chevalier du treizième siècle, ce qui, au fait, +était toujours de la bonté. Il y avait dans cet homme du ridicule; +mais, pourtant, il était bon, et lorsque Napoléon fut abandonné plus +tard par lui, il n'aurait pas fait cette indigne action si sa femme +ne l'y eût pas excité. Je le sais à n'en pouvoir douter. + +Le jour de cette fête, Murat était fort beau: il portait l'habit de +sa garde; habit blanc, avec les revers amarante et les brandebourgs +en or, formant comme une cuirasse d'or sur sa poitrine, sur laquelle +brillaient en même temps plusieurs ordres en diamant, au milieu +desquels on voyait étinceler l'étoile de la Légion-d'Honneur. Murat +était radieux; il allait à chaque femme renouveler les hommages +qu'il leur rendait lorsqu'il n'était encore que le général Murat, et +cela avec une bonté qui dégageait sa démarche de toute apparence de +ridicule. Derrière lui marchait un homme que la mort a aussi frappé +depuis, et qui, à cette époque, était parfaitement beau: c'était le +duc de Lavauguyon..... De la taille du Roi à peu près, mais beaucoup +plus élégant cependant de tournure et de manières, d'une beauté de +traits plus positive, il se faisait remarquer par la noblesse de +sa tenue et la manière dont il portait sa tête... Son habit était +le même que celui du Roi, et, de loin, on pouvait s'y tromper, si +l'on n'avait pas connu la différence qui existait dans la tournure +des deux hommes. Le duc de Lavauguyon était grand seigneur dans +l'acception véritable du mot; et Murat, malgré ses broderies, ses +panaches et toutes ses parures, qui ressemblaient à des soins de +femme, ne put jamais imiter autre chose qu'un roi de théâtre, un roi +de Franconi, comme on le disait à cinquante pas de lui. + +Deux hommes, qui le connaissaient depuis bien des années, me dirent +un jour: + +--«Vous seriez bien étonnée si je vous racontais que Murat, dont la +valeur si brillante est aujourd'hui une renommée établie et mérite +tant de l'être, a faibli pourtant un jour devant l'ennemi, et que cet +homme si brave a eu peur. + +--Peur! lui! Murat! m'écriai-je; allons donc! + +--C'est la vérité: il n'était alors que chef de bataillon; c'était +en Italie, à Mantoue... Il reçut un ordre de prendre deux compagnies +et d'aller débusquer un corps plus nombreux que le sien; mais, comme +depuis le commencement de la campagne l'armée d'Italie ne faisait +pas autre chose que de se battre contre un corps plus fort que ceux +qu'elle opposait, la chose ne fut pas l'objet d'une réflexion; mais +Murat _eut peur_ et n'avança pas; au contraire, _il recula_. Cette +affaire, que le général en chef sut le même jour, lui donna longtemps +de la prévention contre Murat; et ce furent madame Bonaparte et +madame Tallien qui le firent nommer général de brigade, lorsqu'il +apporta au Directoire les drapeaux de je ne sais plus quelle +bataille. L'Empereur revint ensuite sur le compte de Murat, parce que +celui-ci effaça le souvenir de Mantoue par tant d'actions glorieuses +que celle-là ne servit plus que pour prouver ce qu'on dit depuis +longtemps: c'est que l'homme le plus brave ne peut pas dire que +jamais il n'a eu peur.» + +J'ai raconté ce fait, pour dire que Murat avait de grandes +obligations à Joséphine, obligations qu'il ne reconnut que par une +sorte d'ingratitude, au moment du divorce. Mais cet homme, qui +n'avait plus d'amour pour sa femme, et qui avait les intrigues les +plus fortes pour éloigner même l'apparence de l'affection entre +eux (et l'on sait par des gens qui, certes, étaient bien instruits +qu'à Naples les scènes les plus violentes avaient lieu entre eux), +eh bien! cette femme qu'il n'aimait plus le dominait au point que, +dînant avec eux dans ce voyage, lorsqu'ils eurent quitté le pavillon +de Flore pour l'Élysée, après le départ du Roi de Saxe, j'entendis +plusieurs fois la Reine imposer silence à Murat pendant le dîner[39]. +Nous n'étions à la vérité que nous quatre, Murat et la Reine, moi +_et mon mari_. N'est-ce pas que c'était une singulière partie que +celle-là ?... + +[Note 39: Le sujet de la contestation était l'opinion plus que +tranchée qu'avait la Reine sur la famille de Naples exilée en Sicile; +Murat reprenait sa femme sur des mots trop durs dits par elle sur la +reine Caroline et le roi Ferdinand!... elle le fit taire!...] + +Le duc de Lavauguyon[40] est mort d'une manière plus douloureuse +qu'une autre pour ses amis; il souffrait si cruellement depuis +plusieurs années qu'on n'a pas pu regretter la vie pour lui; mais +ceux qui l'aimaient, ceux qui avaient pour lui l'amitié que je lui +portais, ont regretté de le voir quitter le monde et la vie sans leur +laisser un adieu et un souvenir presque; et sa mort, pour ainsi dire +subite, a doublé le deuil de sa perte dans le coeur de ses amis. + +[Note 40: Le malheureux duc de Lavauguyon était tombé dans un marasme +complet, quelques années avant sa mort. Il ne voyait plus que moi et +son beau-frère le prince de Beaufremont, lorsqu'il était à Paris: +la plus tendre amitié m'attachait à lui, et j'ai cherché, par tous +les moyens que cette même amitié peut inspirer, à détourner de sa +pensée de funestes projets qui prenaient quelquefois une telle action +sur lui, que je le retenais de force pour dîner avec moi, ou pour +prolonger une conversation qui pût le distraire. Que de fois, j'ai +mis de pieuses fraudes en oeuvre, afin de détourner un orage dont +les effets me faisaient trembler!... Alors cet homme que j'avais +vu si brillant et si heureux... cet homme que j'avais connu si +pénétré, surtout de son bonheur, n'était plus qu'un faible enfant, +pleurant devant des souvenirs..... Oh! de quelles scènes cruelles +j'ai été témoin!... Quelles douleurs j'ai vues dans cette âme; +quelles blessures profondes!... Mais une vérité que je dois dire, +c'est que jamais, dans aucun temps, il n'a démenti son affection pour +Murat; jamais il n'a pu soutenir que je misse, dans une page de mes +mémoires, un mot qui pût faire penser qu'il m'avait dit quelque chose +contre Murat. On me croira un ingrat, me répétait-il!... Enfin, pour +calmer sa tête qui s'échauffait pour la moindre chose, je fis une +note dans laquelle je disais que je ne tenais mes renseignements, +en aucune manière, de M. le duc de Lavauguyon, quoique je le visse +souvent. Tout ce qu'il m'a révélé et confié au reste est en grande +partie au moins de nature à être caché plutôt qu'à être publié. +C'était un homme profondément malheureux que le duc de Lavauguyon, et +il n'était pas fait pour l'être. Il avait de l'âme et du coeur, et +ce ne fut qu'après avoir été violemment frappé par le sort qu'il a +été en hostilité, comme il l'était, avec ses meilleurs amis. Dans les +dernières années de sa vie, il ne voyait que moi et son beau-frère; +encore choisissait-il, de préférence, les heures où j'étais seule. +Lorsqu'il perdit son beau-frère, je crus qu'il mourrait avec lui. + +«Je n'ai plus que vous,» m'écrivait-il le lendemain de cette mort. +«Mon Dieu! ne soyez pas malade, car mon affection porte le malheur +avec elle!... Je frappe de mort tout ce que j'aime!...» + +Et c'est moi qui lui ai survécu! + +Il aimait Murat avec une telle tendresse, que jamais il ne voulait +me permettre de parler de lui en plaisantant; et un jour il faillit +attaquer de propos une personne de ma société, qu'il trouva chez moi, +et qui parla légèrement de Murat. + +«J'ai un regret qui devient chaque jour un remords, me disait-il... +c'est d'avoir trompé Murat!... J'ai trompé cet homme, en partageant +une affection avec lui. C'est indigne à moi.» + +La première fois qu'il me dit ce que je viens de rapporter, je crus +qu'il voulait rire; car certes il savait bien qu'il n'était pas +le seul!... mais pas du tout, la chose était des plus sérieuses. +Non-seulement il la répéta _sans varier_; mais j'ai dix lettres de +lui, dans lesquelles il me le rappelle. Le curieux de cela, c'est que +la femme était devenue pour lui un être odieux!... + +Il me racontait qu'un jour, étant à Naples, il était auprès de cette +femme (elle logeait au palais). Son valet de chambre de confiance +vint l'avertir que le roi le demandait... Aussitôt M. de Lavauguyon +s'élança dans un escalier dérobé qui conduisait à une galerie +commune, de laquelle il pouvait facilement regagner son appartement; +mais, à l'instant où il y arrivait, le roi y arrivait de son côté. Il +était pâle, agité. Une pensée instinctive lui révélait qu'il était +trahi... Il s'élança sur le duc, et, saisissant le bouton de sa +redingote, il lui dit d'une voix étouffée: + +--«D'où venez-vous, monsieur? + +--Je ne puis le dire à Votre Majesté, répondit le duc avec fermeté. + +--Je veux le savoir.» + +Le duc ne répondit rien. + +--«Je le sais,» s'écria Murat furieux! + +Le duc le regarda fixement:--«Non, sire, vous ne le savez pas et vous +ne le saurez jamais.» + +Le roi se frappa le front, et retourna dans son appartement... + +--«Si vous saviez tout ce que j'ai souffert pendant que cet homme, +qui avait tant fait pour moi, était là , comme un juge, pour me +reprocher ma perfidie!... Il aurait été vengé s'il l'avait pu voir... +Eh bien! croiriez-vous, poursuivit le duc de Lavauguyon, que lorsque +je racontai cette entrevue terrible à cette femme, elle ne comprit +pas que le dramatique de cette scène était tout entier dans la +perfidie dont elle et moi nous nous rendions coupables? + +--Oh! lui dis-je, je vous comprends, moi!... et plus que vous ne le +pouvez croire!... J'ai aussi mes souvenirs!.. + +--Oui!... et comme ceux du duc de Lavauguyon, ils sont ineffaçables, +c'est-à -dire qu'à côté s'élève une pensée de vengeance. Si, jusqu'à +cette heure, le mal qui fut fait ne fut reconnu que par le silence, +c'est que j'ai obéi à la voix de Dieu, qui commande l'oubli des +injures. Il est des êtres qui lassent toutes les patiences...] + +Je lui ai parlé de la conduite de Murat envers Joséphine, et il m'a +confirmé dans la pensée que j'avais déjà , qui était que sa femme +avait considérablement aidé à mettre Murat dans le parti ennemi; +j'ajouterai même que, dînant chez moi un jour avec le duc de Valmy, +il disculpa totalement Murat d'être l'unique auteur du traité avec +l'Autriche. + +Quoi qu'il en fût, ce même soir de la fête de l'Hôtel-de-Ville, je +vis tout ce qui allait résulter de ce qui s'annonçait; et l'arrivée +de la reine de Naples me parut du plus mauvais augure pour Joséphine. + +La chaleur était étouffante dans toutes les salles de +l'Hôtel-de-Ville, quelque grandes qu'elles fussent. L'Empereur qui +souffrait de rester en place dans cette triste journée parlait +beaucoup plus souvent aux femmes. + +On aurait dit qu'il voulait commencer son rôle d'Impératrice; car, +pendant le temps qui devait s'écouler entre le départ de l'ancienne +et l'arrivée de la nouvelle Impératrice, il devait être chargé, à +lui seul, du poids tout entier de la couronne... Il venait de faire +une de ces tournées, et c'était toujours un mouvement extraordinaire +que cela occasionnait, en raison de la foule qui l'entourait. Dans +l'un de ces moments, je me trouvai debout et absolument derrière +l'énorme corps de M. de Ponté, chambellan de l'Empereur. Je lui criai +qu'il m'étouffait; mais il était si grand que pour faire arriver mes +paroles à son oreille, il eût fallu un porte-voix; bien loin donc de +s'éloigner, je le sentis tout à coup _s'asseoir_ pour ainsi dire sur +ma poitrine. Je poussai un cri et m'évanouis tout à fait. + +On me porta dans l'appartement intérieur de Frochot, où sa femme de +charge vint me soigner; mais je fus trop malade pour rentrer dans la +salle de bal: je m'enveloppai dans ma pelisse, et retournai chez moi. +J'ignore donc comment la fête fut terminée; mais j'ai su par ceux de +mes amis qui s'y trouvaient que rien d'extraordinaire ne s'y passa +jusqu'au départ de la cour. + +L'Impératrice fut au désespoir; et, en rentrant aux Tuileries, les +larmes qu'elle avait si longtemps contenues coulèrent en abondance. +Elle avait passé sa vie à redouter un malheur comme celui du divorce; +et pourtant la faiblesse de son caractère le lui montrait toujours +impossible.... et maintenant elle frémissait devant ce même malheur, +à présent qu'elle le voyait se dresser devant elle comme un fantôme, +menaçant et au moment de frapper. + +Malgré ce qui s'était passé à l'Hôtel-de-Ville, Joséphine et +l'Empereur n'eurent aucune explication: depuis longtemps elle et +lui en étaient à les redouter... Elles étaient funestes à tous +deux. Napoléon détestait tout ce qui faisait _scène_; et Joséphine, +soit dans la croyance qu'une femme est plus intéressante quand elle +pleure, soit que ce fût naturellement, ne pouvait dire une parole +sans fondre en larmes; et l'Empereur, alors, devenait furieux +contre elle et contre lui-même... Quelque terreur que lui inspirât +l'Empereur, cependant, Joséphine comprenait qu'il lui fallait parler; +mais jamais elle n'osait ouvrir cette petite porte qui conduisait +à son cabinet!... Elle avait une extrême peur de l'Empereur; et je +vais en donner une preuve, qui est plutôt le fait d'une enfant que +d'une souveraine, ou d'une femme prochainement destinée à l'être. +Le fait que je vais citer s'est passé dans l'année qui précéda le +couronnement. + +Foncier[41], le bijoutier à la mode de l'époque de mon mariage, +avait la clientèle non-seulement de l'Empereur, mais aussi de +Joséphine. On ne portait pas une chaîne, un bijou, quel qu'il fût, +qui ne sortît de la boutique de Foncier... Il avait en outre de +très-belles choses que madame Bonaparte lui achetait fort souvent. Un +jour il lui apporte des perles tellement belles, que voilà la pauvre +Joséphine dans le plus cruel état. Ces perles lui tournaient la tête; +mais le moyen d'aller parler _perles_ à Bonaparte!... Il aurait +répondu comme Louis XVI: J'aime mieux un vaisseau. Avec l'argent des +perles, l'Empereur aurait eu un bataillon de 500 hommes; les perles +coûtaient 500,000 fr.--Joséphine n'osa donc rien dire de ces perles +si désirées; mais elle ne crut pas devoir être aussi discrète avec +Bourrienne; Bourrienne, homme vénal, et qui reçut son congé pour +des motifs graves, comme le savent ceux qui approchaient alors des +Tuileries. Eh bien! il arrangea l'affaire. On fit je ne sais quel +arrangement pour que Berthier fît payer à la guerre un fripon qui +n'aurait été payé que dans dix ans, à cent pour cent de perte, et +qui le fut intégralement tout de suite; aussi, en reconnaissance, +il donna un million: ce million fut partagé je ne sais comment. Ce +que je sais, c'est que le collier passa des magasins de Foncier dans +l'écrin de Joséphine. Mais ce n'était rien de l'y avoir fait venir; +il fallait le pouvoir porter; et cela était difficile avec Napoléon, +dont la mémoire était terrible de lucidité pour ces sortes de choses. + +[Note 41: Foncier et Marguerite. Ils étaient à côté de Biennais, +le singe violet. Foncier avait beaucoup de goût, mais il était +horriblement cher. Sa famille était fort nombreuse et fort unie. Sa +belle-soeur était madame Jouanne, bonne et digne femme que je voyais +beaucoup à Versailles, et pour qui j'avais une sincère amitié, ainsi +que pour son mari qui est le plus honnête et le meilleur des hommes. +Elle était mère de madame Alexandre Doumerc, cette femme spirituelle +qui chantait si bien, et qui était si agréable. Madame Jouanne est +morte. C'est sa fille qui occupe sa maison de Versailles avec son +père.] + +--«Mon Dieu!» disait-elle à madame de Rémusat, qui était dans +la confidence, c'est-à -dire de l'embarras de mettre les perles +(Joséphine la connaissait trop bien pour lui parler de la façon dont +elles avaient été payées)... «Mon Dieu!» lui disait Joséphine, «je +ne sais comment faire pour porter ces perles... Bonaparte me ferait +une scène!.. et pourtant c'est le présent d'un père, à qui j'ai fait +avoir la grâce de son fils.» + +C'était dans de pareilles occasions que l'Impératrice était +étonnante. Elle croyait que nous prenions tout cela pour vérité... +Madame de Rémusat ne répondit rien; mais elle observa que, pour une +cause aussi juste, aussi belle, le premier Consul ne dirait que peu +de choses. + +--«Non, non!» s'écriait Joséphine toute tremblante; «non, non!... Oh! +je frémis d'y penser!...» + +Cependant il fallut prendre un parti. Voilà celui que conseilla +Bourrienne, vrai Figaro, ayant toujours un expédient tout prêt. +Madame Bonaparte mit les belles perles de Foncier, et se présenta +hardiment, un jour d'opéra, devant le premier Consul. Napoléon +aimait beaucoup les perles: c'était, avec une robe blanche, ce qu'il +préférait pour une femme. Aussitôt qu'il vit Joséphine avec ces +belles perles, il fut à elle, et, l'embrassant, comme toujours alors, +aussitôt qu'il la voyait:--«Comme tu es magnifique! lui dit-il... +Qu'est-ce donc que ces belles perles?... Ma foi, on les dirait fines, +tant elles _ont de l'Orient_. + +--Mais,» répondit madame Bonaparte, «elles sont fines aussi, et tu +les connais... tu les a vues cent fois!... + +--Moi?...» Et le premier Consul, stupéfait, regardait alternativement +et sa femme et les perles. + +--«Sans doute! ce sont les perles que la république cisalpine m'a +données. + +--Pas possible! + +--C'est la vérité... Tiens, demande à Bourrienne et à madame de +Rémusat...» Celle-ci s'inclina mais sans dire un mot. Bourrienne ne +fut pas aussi avare de paroles: il dit effrontément et même avec +un sourire ironique «qu'en effet c'était la république cisalpine +qui avait donné les perles;» et il ajoutait, en racontant ensuite +l'histoire à Hambourg et à Altona: + +--«Je le crois bien que c'est la république cisalpine qui avait donné +les perles... Elles ont été payées avec l'argent d'une fourniture +mal régularisée par Berthier, et que, maintenant, la république +cisalpine va payer.» + +Napoléon, tout en disant: «C'est bien étonnant!» crut à la république +cisalpine, et les perles demeurèrent... Bientôt elles se fondirent +dans tous les bijoux de la couronne de France, et devinrent un des +joyaux les moins précieux de l'écrin impérial. + +Une autre fois il s'agissait, pour Joséphine, de déclarer toutes ses +dettes. Jamais elle ne voulait convenir de la totalité de la somme. + +--«Il me _tuerait_!» criait-elle toute désespérée; «il me _tuerait_!» +Et jamais elle ne voulut que Duroc le déclarât à l'Empereur. + +--«Je paierai sur _mes économies_,» dit-elle. + +Cette colère, en effet, était terrible à affronter... Cependant, +deux jours après le 2 décembre, elle se résolut à parler à +l'Empereur. Elle prit conseil de madame de Rémusat, d'abord, et, à +celle-là , son conseil fut bon. Son avis était pour le silence, mais, +malheureusement, le salon de Joséphine renfermait une foule de gens, +et surtout de femmes, qui lui étaient funestes. Madame de Rémusat le +lui dit; mais voyant qu'elle ne voulait rien écouter, elle rentra +chez elle fort attristée. Joséphine, après avoir rassemblé toutes +ses forces, monta en tremblant le petit escalier qui conduisait +à l'oratoire[42] d'Anne d'Autriche!.. En approchant elle entendit +parler... Le coeur lui battit..; elle n'osait pas redescendre..; elle +n'osait pas entrer... Cependant elle s'y hasarda et frappa un faible +coup... + +[Note 42: Il formait le premier cabinet particulier de l'Empereur.] + +--«Entrez!» dit Napoléon... L'Impératrice recula devant la figure +qui se présenta à elle à côté de l'Empereur:... c'était Fouché;... +c'était son mauvais génie; la malheureuse femme le savait! + +En voyant Joséphine, l'Empereur fronça le sourcil; mais il ne la +renvoya pas... Il dit au contraire: + +--«C'est bien! duc d'Otrante... Revenez ce soir; nous achèverons +cette conférence.» + +Fouché se retira en jetant sur Joséphine un regard de méchanceté +satisfaite; car entre eux désormais c'en était venu à la mort, ou +tout au moins à la perte de l'un d'eux. Ce qui est étrange, c'est que +l'Impératrice, qui toujours a parlé de Fouché comme de son ennemi, +n'a jamais donné une cause de cette haine. Elle disait seulement +qu'elle lui était inculquée par ses belles-soeurs; voilà tout! + +--«Que me voulez-vous?» demanda Napoléon à Joséphine. + +Le ton glacial dont il lui fit cette demande la mit aussitôt en +situation, et elle fondit en larmes... Elle demanda à l'Empereur +_pourquoi il voulait la quitter_? «Ne sommes-nous pas heureux!» +dit-elle. + +--«Heureux! s'écria Napoléon!... Heureux!... Mais le dernier commis +d'un de mes ministères est plus heureux que moi!... Heureux! est-ce +donc une moquerie que vous faites!... Pour être heureux, il ne +faudrait pas être tourmenté par votre jalousie insensée comme je +le suis!... Chaque fois que je parle au cercle à une jeune femme +agréable ou jolie, je suis certain d'avoir dans mon intérieur le plus +terrible des orages... Heureux! répétait-il... Oui, je l'ai été... +Je serais même peut-être demeuré éternellement dans cette position, +me rappelant assez notre amour pour n'en pas chercher un autre; +mais quand l'enfer est venu remplacer la paix; lorsque la jalousie, +la méfiance et la colère sont venues s'asseoir à mon foyer pour en +chasser le bonheur et le repos, alors j'ai cherché, en effet, une +autre vie... J'ai prêté l'oreille à la voix de mes peuples, qui +me demandent une garantie; j'ai vu que je sacrifiais de hauts et +puissants intérêts à des chimères, et j'ai cédé... + +--Ainsi donc, tout est fini?» dit Joséphine d'une voix brisée... + +--«J'ai dû cimenter, je le répète, le bonheur de mes peuples; +pourquoi m'avoir amené vous-même à voir un intérêt avant le vôtre; +croyez que je souffre plus que vous peut-être..; car c'est moi qui +vous afflige...» + +Mais Joséphine n'écoutait aucune consolation; la parole de l'Empereur +ne frappait son oreille qu'avec un son: _il faut nous séparer!_... +Bientôt elle tomba sans connaissance aux pieds de Napoléon. + +En voyant cette femme qu'il avait tant aimée, qu'il aimait encore, +gisant à ses pieds sans aucun sentiment, l'Empereur eut un moment de +remords... Il la souleva; elle était pâle et froide, son coeur ne +battait plus. Je l'ai crue morte,» dit-il le même soir à Duroc!... +Enfin, voyant qu'elle ne revenait pas à elle-même, il entr'ouvrit +la porte de son cabinet et regarda dans le salon de service: par +un hasard singulier, il ne s'y trouvait en ce moment que M. de +Beausset[43]; l'Empereur l'appela. + +[Note 43: M. le marquis de Beausset, neveu de l'archevêque de +Beausset, homme de grand esprit et d'une mémoire la plus rare qui ait +existé jamais.] + +--«Pouvez-vous porter l'Impératrice dans vos bras,» lui dit +l'Empereur, «et la descendre chez elle?» + +Pour comprendre le burlesque à côté du drame, il faut connaître +M. le marquis de Beausset; (je ne parle ici ni de son amabilité +ni de sa bonté, mais seulement de sa personne): il est absolument +sphérique; et c'est un homme non-seulement très-gros, mais avec un +si énorme abdomen et des bras si courts, que d'emporter Joséphine +était pour lui un événement. Il y tâcha cependant, et, au bout de +plusieurs efforts, il parvint à l'enlever dans ses bras; mais il +fallait qu'elle et lui la portant dans ses bras pussent passer par +ce petit escalier dans lequel l'Impératrice elle-même avait peine à +se retourner. Cependant il s'engagea dans le chemin périlleux, et +commença à descendre doucement; mais qu'on se figure le tourment de +M. de Beausset lorsqu'il entendit tout à coup une voix doucement lui +dire: + +--«Prenez garde, vous me blessez avec votre habit et la garde de +votre épée.» + +C'était en effet la poignée de son épée, qui entrait dans l'épaule +de l'Impératrice, et devait la blesser cruellement, ainsi que la +broderie de l'habit. M. de Beausset le comprit et voulut retirer +la malencontreuse épée; mais, dans ce mouvement, il faillit tomber +avec son fardeau; alors l'Empereur accourut. Il fit remonter M. +de Beausset, et, prenant les pieds de l'Impératrice, _toujours +évanouie_, il descendit le premier, aidant ainsi M. de Beausset. + +Le désespoir de l'Impératrice fut horrible. L'Empereur, résolu +maintenant d'effectuer le projet de divorce, eut alors une fermeté +toute romaine. Je me sers de ce mot parce que je suis certaine +qu'elle n'a été mise à l'épreuve que par la plus grande majorité des +opinions qui l'entouraient. Je suis certaine que jamais Napoléon +n'aurait divorcé sans ses soeurs et sa famille. + +Ce fut à cette époque que nous reçûmes une invitation pour aller à +une chasse à Grosbois, chez le prince de Neufchâtel. Le temps était +très-froid; nous y fûmes le matin déjeuner. Berthier était très-bon +avec tous les défauts qu'on lui a connus, et, parmi eux, on ne +voyait pas encore celui de trahir un jour son bienfaiteur!... aussi +l'aimions-nous; et, lorsque je voulus refuser, à cause du froid +excessif qu'il faisait, mon mari s'y opposa. Joséphine était à cette +chasse, mais d'une tristesse profonde; et l'Empereur, affectait une +gaieté qu'il n'éprouvait certes pas, la chose était facile à voir. Il +y avait à peu près vingt femmes de priées pour la chasse, et autant +pour le soir. La chasse fut gaie en apparence; on se plaça comme on +voulut dans les calèches, et la chose n'en fut que mieux. J'étais +avec madame Duchatel, cette femme si excellente et si parfaite, et +d'un esprit si charmant. Je passai ainsi une des matinées plus +agréables que j'eusse passées depuis longtemps. La conversation ne +tarit jamais avec madame Duchatel: elle comprend tout, répond à tout, +et provoque en même temps une causerie féconde en reparties: il est +plus facile d'avoir de l'esprit que d'en faire avoir aux autres. + +La seule chose qui nous parut bizarre dans cette journée où tout fut +à merveille, du reste, ce fut la manière dont nous fûmes logées; on +nous avait prévenu à l'avance que nous ne pouvions mener qu'un nombre +de femmes de chambre pour nous toutes; cela était gênant parce qu'il +fallait nécessairement se r'habiller pour le dîner. On avait pris un +espace très-considérable pour le service actif de l'Impératrice; de +manière que le service d'honneur se trouva logé de la plus ridicule +façon: nous étions dix dans la même chambre...; enfin, nous nous en +tirâmes tant bien que mal, et notre toilette s'en ressentit fort peu, +en résumé, malgré les éclats de rire que nous faisions au milieu de +la confusion générale. + +Après le dîner, Berthier avait imaginé de faire venir les acteurs de +quelques petits théâtres. Jusque-là c'était bien, et son intention +était louable; mais Berthier était gauche avant tout, et il était un +peu comme la duchesse de Mazarin; il le prouva ce jour-là , comme tous +les autres... Il devait lire la pièce, qu'on jouait chez lui, devant +l'Empereur; il n'en fit rien. Qu'arriva-t-il? que Brunet, à qui il ne +fallait pas demander d'avoir des procédés, choisit une des pièces où +il faisait le plus rire; _Cadet-Roussel, maître de déclamation_. Dans +cette malheureuse pièce, Cadet-Roussel parle à chaque instant de la +nécessité où il se voit de divorcer avec sa femme, parce qu'il _veut +avoir des descendants ou des ancêtres_. + +Au premier mot de cette pièce, l'Empereur, soit qu'il la connût, +soit qu'il sût ce qu'elle contenait, fronça le sourcil, puis se mit +à rire, comme s'il n'y eût aucune application à faire; mais Berthier +était à lui seul une comédie entière... Aussitôt qu'il eut compris sa +faute, il devint de mille couleurs, et cela en un seul instant!... +Il y avait sur son visage un tel désappointement, qu'il fallait rire +en le regardant. On sait qu'il mangeait beaucoup ses ongles...: ce +fut à eux qu'il s'en prit ce soir-là . Il travaillait ses doigts et +les mettait en sang!... pour faire surtout comprendre le comique +de sa position, il faut dire qu'il était placé contre le théâtre, +et de manière que tout le monde le voyait parfaitement. Quant à la +Princesse, bonne et excellente personne, ne pouvant penser que bien +et bonté, elle riait de tout son coeur en entendant les bons mots +de Brunet, convertis en sottises ce jour-là ... Enfin, la pièce +finit au grand contentement de tous, je crois...; car nous étions +aussi malheureux que Berthier. Nous écoutions; nous comprenions +et nous n'osions pas lever les yeux du côté de l'Empereur ni de +l'Impératrice. Enfin, la pièce une fois jouée, le rideau baissé, +tout fut fini, et l'Empereur, je crois, bien soulagé de cette sotte +position, dans laquelle Berthier l'avait placé. Il y eut bal ensuite, +et du moins, pendant qu'on dansait, l'Impératrice ne craignit aucune +remarque, aucun regard d'allusion... Pauvre femme!... + +Le lendemain de cette chasse, je fus déjeuner aux Tuileries. +L'Impératrice m'avait engagée la veille, et je m'y rendis avec +d'autant plus d'empressement que sa position me faisait véritablement +de la peine. Je savais ce que nous avions, et j'ignorais ce que nous +aurions. Hélas! lorsque je faisais cette réflexion, je ne savais pas +être aussi près de la vérité... + +Lorsque j'arrivai, Freyre[44] me dit que l'Impératrice me faisait +prier de passer chez elle par les couloirs extérieurs, sans entrer +dans le salon jaune. Je la trouvai dans un boudoir qui était auprès +de sa chambre à coucher. Elle était fort abattue et fort malheureuse: +la chose devait être. Je la consolai, comme il faudrait toujours +consoler les affligés, en pleurant avec elle... Elle me demanda ce +que Junot pensait de son divorce, et si, dans Paris, on en parlait +beaucoup. Le terrain était glissant. On blâmait l'Empereur dans +la masse des opinions de Paris. Mais comment oser lui dire que +Paris la plaignait? Je connaissais son imprudence: elle m'aurait +infailliblement nommée; elle eût été cause que l'Empereur m'aurait +témoigné un extrême mécontentement, et cela sans aucun but, sans +résultat et sans qu'il en pût résulter rien de bon pour elle. Je +lui répondis que je ne voyais jamais les rapports qu'on envoyait au +gouverneur de Paris, ce qui était vrai d'ailleurs, et que le duc +d'Abrantès en savait plus que moi. + +[Note 44: Freyre était valet de chambre de confiance de +l'Impératrice. Il lui était fort attaché.] + +--«Eh bien! me dit-elle, engagez-le, de ma part, à venir déjeuner +demain avec moi.» + +Quelquefois elle avait un ou deux hommes à déjeuner avec elle, mais +très-rarement; en général, c'étaient des femmes. + +Elle fut extrêmement affectueuse avec moi ce même jour; et, pendant +le déjeuner, elle me combla de marques d'affection. Combien je +souffris encore en quittant les Tuileries ce jour-là ... car je +prévoyais que je n'y reviendrais plus pour elle. + +Je remarquai ce même jour où je déjeunai pour la dernière fois aux +Tuileries, la grande affluence de monde qui vint, après déjeuner, +pour faire sa cour à l'Impératrice. «C'est tous les jours ainsi, me +dit madame Rémusat. Je ne puis vous dire combien je reçois pour elle +de marques d'intérêt! Tous les jours je dois répondre à douze ou +quinze lettres... On l'aime... Et puis, savons-nous qui nous aurons?» + +Elle pensait comme moi! et je crois que son doute s'est terminé, +comme le mien, par une certitude qui nous fit encore plus regretter +Joséphine... + +«Concevez-vous, me dit madame de Rémusat, que plusieurs de ces dames +que vous voyez assises là , dans ce même salon, ont déjà minuté leur +demande à l'Empereur pour la nouvelle maison de l'Impératrice?» + +Je demeurai stupéfaite. + +«Oui,» poursuivit-elle, et elle me désigna sept dames du palais qui +n'avaient été nommées qu'à la demande de Joséphine; l'une d'elles, +entre autres, n'ayant aucune fortune, portant un nom ordinaire, et +n'étant enfin qu'une femme ordinaire elle-même, eh bien! cette femme +était une des premières en tête... + +J'ai toujours eu de la répulsion pour les caractères plats et +vils. J'éprouvai alors plus que cela: je ressentis une profonde +indignation;.. et lorsque je rencontre l'une de ces femmes-là +aujourd'hui, je me fais violence pour la saluer... + +Mais lorsque j'appris que madame de Larochefoucault, parente et amie +de l'Impératrice... madame de Larochefoucault, que Joséphine n'avait +obtenue de Napoléon qu'à force de demandes et d'importunités, lorsque +j'appris que celle-là avait demandé à la quitter... à l'abandonner... +je le répète, j'ai éprouvé une de ces sensations plus douloureuses +pour ceux qui les éprouvent que pour ceux qui en sont l'objet. Que +sentent-ils ceux-là ? Puisqu'ils bravent la honte, ils ne la redoutent +pas! + +Enfin le divorce fut prononcé. Tous les liens qui attachaient +Napoléon à Joséphine furent rompus!... Ils avaient été mariés d'abord +à la mairie, puis ensuite devant l'église, quatre ou cinq jours avant +le sacre; le Pape le voulut ainsi, et Napoléon, qui espérait toujours +un enfant d'elle à cette époque, ne songeait pas encore au divorce... + +Ce premier contrat de mariage, ou plutôt le relevé de l'état civil, +est singulièrement fait; le nom de Joséphine y est étrangement +écrit[45]. Par exemple, l'Impératrice n'y est pas nommée de la +Pagerie. Elle est née le 20 juin 1763, et dans l'acte délivré le +29 février 1829, sur lequel j'ai copié ce que je viens d'écrire, +lequel acte est aussi authentique que possible, puisqu'il est +copié sur l'état civil, il y est dit qu'elle est née le 23 juin +1767. L'empereur, né le 5 août 1769, y est nommé comme étant +né le 5 février 1768. Je ne comprends rien à cela, et ne puis +l'expliquer que d'une façon, c'est que Napoléon n'a pas voulu dire +qu'il avait épousé une femme plus âgée que lui de six ans... Il +s'en est rapproché autant qu'il l'a pu. On ne peut expliquer le +fait que de cette manière. Il est aussi à remarquer que l'officier +civil l'appelle toujours _Bonaparte_; lui, en signant, a écrit +_Buonaparte_. Ce n'est, en effet, qu'après Campo-Formio qu'il signa +_Bonaparte_. Quant au mariage chrétien, il fut béni par le cardinal +Fesch, dans la chapelle des Tuileries, ainsi que je l'ai dit, +quelques jours avant le sacre. Le prince Eugène emporta l'acte de +mariage avec lui en Italie. Sa famille doit toujours le posséder. + +[Note 45: Du dix-neuvième jour du mois de ventôse de l'an IV de +la république française, acte de mariage de NAPOLIONE Bonaparte, +général en chef de l'armée de l'intérieur, âgé de vingt-huit ans, +né à Ajaccio, domicilié à Paris, rue d'Antin, nº...; et +de Marie-Joséphine-Rose de Tascher, âgée de vingt-huit ans, née +à la Martinique, dans les îles sous le vent, domiciliée à Paris +rue Chantereine, nº..., fille de Joseph-Gaspard de Tascher, +capitaine de dragons, et de Rose-Claire Desvergers, dite Anaïs, son +épouse. + +Moi, Charles-Théodore Leclerc, officier public de l'état-civil du +deuxième arrondissement du canton de Paris, après avoir fait lecture, +en présence des parties et témoins, 1º de l'acte de naissance de +Napolione Bonaparte, qui constate qu'il est né, le 5 février 1768, +de légitime mariage de Charles Bonaparte et de Lætitia Ramolini; +2º de l'acte de naissance de Marie-Joséphine-Rose de Tascher, qui +constate qu'elle est née, le 23 juin 1767, de légitime mariage de +Joseph-Gaspard, etc.., j'ai prononcé à haute voix que Napolione +Bonaparte et Marie-Joséphine-Rose de Tacher étaient unis en légitime +mariage. Et ce en présence des témoins majeurs ci-après nommés, +savoir: Paul Barras, membre du Directoire exécutif, domicilié +au palais du Luxembourg; Jean Lemarrois, aide-de-camp-capitaine +du général Bonaparte, domicilié rue des Capucins; Jean-Lambert +Tallien, membre du corps législatif, domicilié à Chaillot; +Étienne-Jacques-Jérôme Calmelet, homme de loi, domicilié rue de la +place Vendôme, nº 207; qui tous ont signé avec les parties et moi. +(Suivent les signatures.)] + +La conduite du prince Eugène fut admirable dans cette circonstance. +Obligé par sa charge d'archi-chancelier d'État d'aller lui-même au +Sénat pour y lire le message de l'Empereur, ce que tout le monde +trouva d'une dureté accomplie, il fut admirable, et le peu de mots +qu'il laissa échapper de son coeur brisé fut retenti dans le coeur +de tous!... + +«Les larmes de l'Empereur,» dit le prince avec une noble dignité, +«suffisent à la gloire de ma mère!...» + +Belles paroles, et touchantes dans leur simplicité!... + +Je ne parlerai pas de tout ce qui eut lieu alors. Les journaux ont +raconté ce qui se fit... Les choses officielles sont généralement +connues de tous. Je parlerai seulement de ce qui était plus à portée +de ma connaissance que de celle du public. + +Le lendemain du jour où le divorce fut publiquement annoncé (c'était, +je crois, le 16 ou le 17 décembre), je me disposai à aller à la +Malmaison, où l'Impératrice s'était retirée. Je fis demander à une +femme de la Cour, que je ne nommerai pas, si elle voulait que je la +conduisisse à la Malmaison: elle me répondit qu'elle _ne voulait_ +pas y aller. Du moins celle-là n'était pas fausse, si elle était +ingrate. Je le fis proposer à une autre, qui refusa à l'appui d'un si +pauvre prétexte, qu'il aurait mieux valu pour elle qu'elle fît comme +la première. Je réfléchissais sur le peu de générosité et même de +respect humain qu'on rencontre dans ce pays de Cour, lorsque je reçus +un billet de la comtesse Duchatel. + +«Mon mari se sert de mes chevaux,» m'écrivait-elle; «voulez-vous +de moi? Je vous demande cela sans m'informer si vous allez à la +Malmaison; car je vous connais, et je suis sûre que vous avez le +besoin de consoler un coeur souffrant.» + +Et moi aussi, j'étais sûre qu'elle irait à la Malmaison. + +Je lui répondis avec joie que j'étais reconnaissante qu'elle m'eût +choisie pour faire cette course, ou plutôt ce triste pèlerinage avec +elle; et que j'irais la prendre à une heure. + +Lorsque nous arrivâmes à la Malmaison, nous trouvâmes les avenues +remplies de voitures; je fus bien aise de voir cette affluence, et +je souffris moins en songeant à l'ingratitude de quelques personnes +plus remarquées par leur éloignement, alors que si elles y eussent +été... Lorsque nous fûmes entrées dans le château, nous eûmes de la +peine, une fois arrivées au billard, à parvenir au salon où se tenait +l'Impératrice. + +Nous la trouvâmes fort entourée. Jamais la Cour ne fut si grosse chez +elle, même aux plus beaux jours de sa faveur. Mais les souvenirs +de la Malmaison étaient terribles dans une pareille journée pour +la pauvre femme!... car ils étaient heureux!.. Elle paraissait +bien comprendre au reste toute la force de cette comparaison d'un +bonheur passé avec un malheur présent. Elle était assise près de +la cheminée, à droite en entrant, au-dessous du tableau d'Ossian, +par Girodet[46]... Sa figure était bouleversée. Elle avait eu la +précaution de mettre une immense capote de gros de Naples blanc, qui +avançait sur ses yeux, et cachait ses larmes lorsqu'elle pleurait +plus abondamment à la vue de quelques personnes qui lui rappelaient +ses beaux jours passés. Lorsqu'elle me vit, elle me tendit la main et +m'attira à elle. + +[Note 46: Ce n'est pas la Malvina et l'Ossian de Gérard; c'est le +sujet assez confus, représentant les guerriers d'Ossian recevant +Kléber, Hoche, Marceau, etc., aux Champs-Élysées.] + +--«J'ai presque envie de vous embrasser,» me dit-elle... «Vous êtes +venue le jour du deuil!...» + +Je pris sa main et la portai à mes lèvres... Elle me paraissait, en +ce moment, digne des respects de l'univers. + +Mais lorsque je la quittai pour aller m'asseoir, et que je pus +l'examiner à mon aise, il se joignit à ce sentiment une profonde +pitié, en voyant à quel point elle devait être malheureuse!... +C'était la douleur la plus vive, la plus avant dans l'âme. Elle +souriait à chaque arrivant, en inclinant doucement la tête avec cette +même grâce qu'elle avait toujours... Mais en même temps, on voyait +malgré ses efforts, les larmes jaillir de ses yeux... elles roulaient +sur ses joues, venaient tomber sur la soie de sa robe, et cela +sans effort. C'était le coeur qui repoussait au dehors les larmes +dont il était rempli. On voyait qu'il lui fallait pleurer, ou bien +qu'elle aurait étouffé... Je repartis vers cinq heures avec madame +Duchatel... Nous nous communiquâmes nos réflexions: elles étaient +les mêmes. Et, en effet, tout ce qui avait une âme ne pouvait penser +que d'une manière. + +La reine Hortense était auprès de sa mère, pour l'aider à supporter +le poids de ces pénibles journées, qui avaient toute l'amertume de la +nouveauté d'un malheur... Nous parlâmes longtemps des temps passés... +Pauvre fleur brisée elle aussi!... Que d'heureux jours elle avait vu +s'écouler dans cette retraite enchantée... où, maintenant, le deuil +et le malheur étaient venus remplacer des joies que rien n'avait pu +égaler, comme rien aussi n'avait pu les faire oublier... + +--«Vous viendrez souvent nous voir, n'est-ce pas?» me dit-elle. Elle +vit que j'étais émue... et me prit la main en me disant: «J'ai tort +de vous demander une chose que je suis certaine que vous ferez.» + +Elle avait raison. + +L'Empereur fut presque reconnaissant pour les femmes qui avaient été +à la Malmaison. Celles qui, au contraire, n'y furent que plusieurs +jours après, furent mal notées dans son esprit... J'y remarquai, dans +les premiers moments, la duchesse de Bassano, la duchesse de Rovigo, +madame Octave de Ségur, madame de Luçay, sa fille, madame de Ségur +(Philippe), la duchesse de Raguse, toutes les dames de la reine +Hortense, la Maréchale Ney et plusieurs dames du palais, mais pas +toutes... Comme l'Empereur n'avait rien ordonné, il y eut plusieurs +personnes qui crurent le deviner et faire merveille en agissant +contre sa parole en croyant suivre sa pensée, elles se trompèrent en +entier et le virent plus tard. + +La nouvelle cour de l'Impératrice à la Malmaison fut formée selon +son goût, pour la plus grande partie des femmes qui la composaient: +madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur et comme surintendante +de la maison de l'Impératrice, madame Octave de Ségur, madame de +Rémusat, madame de Vieil-Castel, madame Gazani, et puis, plus tard, +mesdemoiselles de Mackau et de Castellane. Tout cet entourage formait +une maison agréable, surtout en y ajoutant celle de la reine Hortense +et surtout elle-même... Quant aux hommes, excepté M. de Beaumont et +M. Pourtalès, je n'aimais pas les autres. M. de Monaco surtout et M. +de Montliveau étaient pour moi deux répulsifs; j'ai toujours eu en +aversion les hommes impolis; je ne sais pourquoi j'en ai peur comme +de quelque chose de nuisible. Cela annonce, dans une femme comme +dans un homme, au reste, de la sottise et de la méchanceté mêlée +d'orgueil. M. de M*****, au reste, inspirait le même sentiment; car +le jour où M. de Pourtalès le remplaça comme écuyer, les chevaux se +réjouirent dans leur écurie. M. de Beaumont, chevalier d'honneur de +l'impératrice, était bon et fort amusant; je l'aimais beaucoup, ainsi +que son frère que nous avions chez Madame. L'autre chambellan était +M. de Vieil-Castel, homme considérablement nul. Plus tard il y eut +un autre homme que j'aimais et estimais bien ainsi que sa femme; cet +homme, attaché à la maison de l'Impératrice, comme capitaine de ses +chasses, M. Van Berchem, était le plus cher ami de mon mari et il +est demeuré le mien; il est celui, au reste, de tous ceux qui ont +du coeur et savent apprécier son noble et bon caractère; sa femme, +charmante personne, augmentait encore le nombre des jolies femmes de +la cour de la Malmaison. + +À mon retour d'Espagne j'y fus souvent: je n'aimais pas Marie-Louise +et j'aimais Joséphine. Elle m'engagea à venir pour quelques semaines +à la Malmaison; mais je ne pus accepter: j'étais alors bien malade +et l'état de ma santé ne fit qu'empirer. Mais j'y allais souvent et +toujours avec le même plaisir. + +La vie y était uniforme: l'Impératrice descendait à dix heures; à dix +heures et demie on servait le déjeuner, auquel se trouvaient toujours +quelques personnes de Paris; l'Impératrice plaçait auprès d'elle +les deux personnes les plus éminentes. Lorsque le vice-roi était à +la Malmaison, il se plaçait en face d'elle et mettait à ses côtés +les deux personnes après celles que sa mère avait choisies; la reine +Hortense également. Madame d'Arberg nommait aussi deux personnes +pour être placées à côté d'elle. Cet usage était pour dîner comme +pour déjeuner; après déjeuner, on allait se promener dans le parc; +c'était en 1809 la même allée qu'en 1800. On allait jusqu'à la serre, +ou bien, l'Impératrice allait voir les pintades, les faisans dorés +qui étaient dans les volières avec d'autres oiseaux rares, et leur +porter du pain. Quelquefois après dîner, et en été nous allions sur +l'eau avec le vice-roi qui nous faisait des peurs à mourir, puis on +rentrait; l'Impératrice se plaçait à son métier de tapisserie, et +lorsqu'il y avait peu de monde, on faisait la lecture, tandis que +l'aiguille passait et repassait dans le canevas. Mais à la Malmaison +cependant, il était difficile que cela fût. Après dîner, le plus +souvent on allait se promener, et en rentrant on faisait de la +musique dans la galerie, tandis que l'Impératrice faisait un wisk ou +ses éternelles patiences... On prenait le thé et puis la soirée était +terminée. Une fois que l'impératrice fut revenue à la Malmaison comme +dans un exil, il fut impossible d'y ramener cette gaieté qui y avait +régné pendant les premières années du Consulat. Ainsi, il n'y eut +plus de spectacle et la salle ne servit plus à rien. Navarre fut plus +bruyant. Je raconterai la vie de Navarre dans la troisième partie de +cet article. + + + + +TROISIÈME PARTIE. + +NAVARRE. + + +C'était un beau lieu que Navarre, mais humide et malsain; il y +avait des arbres tels que la Normandie les produit, de ces arbres +séculaires qui ont vu passer sous leur ombrage ce qui fut, ce qui est +et qui bientôt ne doit plus être. Le parc était planté à la manière +de Le Nôtre et en partie à l'anglaise: le dernier duc de Bouillon, +qui mourut tranquillement à Navarre et que tout le monde aimait et +qui aimait à son tour beaucoup de gens et beaucoup de choses, entre +autres la joie et le plaisir; le dernier Duc avait jadis orné la +terre de Navarre, où il passait une partie de sa vie, avec une grande +recherche. Cette recherche avait même quelque peu d'extrême qui +touchait à l'inconvenance; il y avait un peu de moeurs payennes dans +la vie du Duc; et l'on disait que la distribution du parc en avait +un grand reflet. On racontait traditionnellement beaucoup de choses +sur un certain temple que je n'ai plus trouvé à Navarre lorsque j'y +suis allée, mais dont le souvenir était toujours dans le pays. Le +Duc aimait aussi les fleurs avec passion et cultivait, à Navarre, +les plus belles qui fussent alors connues en France; le Duc avait de +grandes et belles manières; il voulait que tout ce qui était chez lui +eût, comme lui, ce qui pouvait lui plaire. Or il pensait aussi que +les fleurs et les jolis visages étaient les objets les plus agréables +à la vue. En conséquence, il était ordonné à une des jeunes filles +attachées aux serres et au jardin de fleurs du Prince de porter le +matin un bouquet dans la chambre de la dernière personne arrivée, +quelle qu'elle fût, femme ou garçon... et d'être parfaitement à ses +ordres!... Cet usage assez bizarre était encore en exercice au moment +de la Révolution. + +Rien de charmant comme la vie de Navarre, du vivant de M. le duc de +Bouillon: quand la Révolution éclata, il était fort souffrant et +presque hors d'état de faire lui-même les honneurs de sa magnifique +demeure à ceux qui allaient lui faire leur cour; mais on voit par ce +que je viens de dire qu'il prenait soin de ses hôtes... Il portait +la sollicitude à cet égard aussi loin qu'un particulier de nos jours +le ferait. On allait prendre les ordres de la personne nouvellement +arrivée, le matin dans son appartement; elle déjeunait chez elle, +seule, ou bien avec les personnes désignées par elle. Si on voulait +aller se promener, on le pouvait en demandant une calèche et des +chevaux; on dînait même chez soi, si la chose convenait. C'était, au +reste, la coutume de presque tous les châteaux de princes[47]. + +[Note 47: M. le duc de Bouillon était extrêmement aimé dans sa terre +de Navarre ainsi qu'à Évreux. Aussi ne lui est-il rien arrivé dans la +Révolution.] + +Lorsque Joséphine fut à Navarre, elle trouva le parc dans un triste +état, à cause de l'humidité causée par la rupture de plusieurs +canaux. Elle demanda à l'Empereur une somme très-forte pour réparer +Navarre, et cela fut trouvé étrange, à cause du moment quelle choisit +pour faire cette demande, d'autant mieux que quelques semaines avant +l'Empereur lui avait accordé ce qu'on va voir dans la lettre que je +transcris en ce moment sur la lettre originale écrite à l'impératrice +Joséphine. On verra que Napoléon savait comment pouvoir la consoler +de toutes choses. + + +À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON. + + Dimanche à 8 heures du soir 1810[48]. + +«J'ai été bien content de t'avoir vue hier; je sens combien ta +société a de charmes pour moi. J'ai travaillé aujourd'hui avec +Estève. J'ai accordé 100,000 francs pour l'extraordinaire de 1810, +pour Malmaison; tu peux donc faire planter tant que tu le voudras; +tu distribueras cette somme comme tu l'entendras. J'ai chargé aussi +Estève de remettre 200,000 francs aussitôt que le contrat de la +maison Julien[49] serait passé... J'ai ordonné que l'on paierait ta +parure de rubis, laquelle sera évaluée par l'intendance, car je ne +veux pas de voleries de bijoutiers. Ainsi voilà déjà 400,000 francs +que cela me coûte. + +»J'ai ordonné que l'on tînt le million que la liste civile doit te +donner pour 1810, à la disposition de ton homme d'affaires pour payer +tes dettes. + +»Tu dois trouver dans l'armoire de Malmaison 5 ou 600,000 francs; tu +peux les prendre pour faire ton argenterie et ton linge. + +»J'ai ordonné qu'on te fît un beau service de porcelaine à Sèvres; +l'on prendra tes ordres pour qu'il soit très-beau. + + »NAPOLÉON.» + +[Note 48: Cette lettre est sans date de mois dans l'original. Mais +d'après ce que dit Napoléon pour les plantations, on présume que +c'est du mois de janvier ou de février.] + +[Note 49: Bois-Préau, la maison de mademoiselle Julien, à Ruelle, +celle que Napoléon appelait _la vieille fille_. Il la détestait parce +qu'elle n'avait jamais voulu lui vendre sa maison tant qu'elle +vécut.] + + +Voici une lettre écrite à l'Impératrice par l'Empereur, quelques +jours après la précédente: + + +À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON. + + Samedi, à une heure après midi. + +«Mon amie, j'ai vu Eugène, qui m'a dit que tu recevrais les Rois[50]. +J'ai été au conseil jusqu'à huit heures. Je n'ai dîné seul qu'à cette +heure-là . + +»Je désire bien te voir. Si je ne viens pas aujourd'hui, je viendrai +après la messe. + +»Adieu, mon amie[51]! J'espère te trouver sage et bien portante. Ce +temps-là doit bien te peser. + + »NAPOLÉON.» + +[Note 50: Le roi de Bavière et la reine, le roi de Wurtemberg, le roi +de Saxe, le roi de Westphalie et tous les princes d'Allemagne alors à +Paris, où ils étaient en foule.] + +[Note 51: Toutes ces lettres ont été fournies en original par +la reine Hortense, et sont fidèlement transcrites sur ces mêmes +originaux.] + + +En voici une autre que je transcris ici, pour répondre aux sottes +jalousies de Marie-Louise, et montrer la loyauté et la délicatesse de +l'Empereur en se séparant de Joséphine. + + +À L'IMPÉRATRICE, À L'ÉLYSÉE NAPOLÉON[52]. + + 19 février 1810. + +«Mon amie, j'ai reçu ta lettre; mais les réflexions que tu fais +peuvent être vraies. Il y a peut-être du danger à nous trouver sous +le même toit pendant la première année. Cependant la campagne[53] de +Bessières est trop loin pour revenir; d'un autre côté, je suis bien +enrhumé, et je ne suis pas sûr d'y aller. + +»Adieu, mon amie! + + »NAPOLÉON.» + +[Note 52: L'impératrice ayant fait la remarque que, lorsqu'elle +voulait venir à Paris, elle ne savait où descendre, l'Empereur fit +arranger pour elle l'Élysée-Napoléon.] + +[Note 53: La campagne de Bessières était Grignon... à sept ou huit +lieues de Paris. Bessières avait imaginé ce rapprochement comme si +_tout_ n'était pas rompu! Ces lettres doivent montrer à Marie-Louise +combien sa fausse jalousie était absurde, et combien elle était peu +fondée, puisque, même avant le mariage, toute relation était rompue +entre Joséphine et Napoléon.] + + +À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON. + + Le 12 mars 1810. + +«Mon amie, j'espère que tu auras été contente de ce que j'ai fait +pour Navarre... Tu y auras vu un nouveau témoignage du désir que +j'ai de t'être agréable. + +»Fais prendre possession de Navarre; tu pourras y aller le 25 mars, +et y passer le mois d'avril. + +»Adieu, mon amie! + + »NAPOLÉON.» + + +DE L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE À L'EMPEREUR NAPOLÉON, À COMPIÈGNE. + + Navarre, le 19 avril 1810. + +«Sire, + +»J'ai reçu par mon fils l'assurance que Votre Majesté consent à mon +retour à Malmaison, et qu'elle veut bien m'accorder les avances que +je lui ai demandées pour rendre le château de Navarre habitable. + +»Cette double faveur, sire, dissipe en grande partie les grandes +inquiétudes et même les craintes que le long silence de Votre Majesté +m'avait inspirées. J'avais peur d'être entièrement bannie de son +souvenir. Je vois aujourd'hui que je ne le suis pas. Je suis donc +moins malheureuse et même aussi heureuse qu'il m'est possible de +l'être désormais. + +»J'irai à la fin du mois à la Malmaison, puisque votre majesté n'y +voit aucun obstacle; mais, je dois vous le dire, sire, je n'aurais +pas sitôt profité de la liberté que Votre Majesté me laisse à cet +égard, si la maison de Navarre n'exigeait pas, pour ma santé et pour +celle des personnes attachées à ma maison, des réparations urgentes. +Mon projet est de demeurer à Malmaison fort peu de temps. Je m'en +éloignerai bientôt pour aller aux eaux; mais pendant que je serai +à Malmaison, Votre Majesté peut être sûre que j'y vivrai comme si +j'étais à mille lieues de Paris. J'ai fait un grand sacrifice, sire, +et chaque jour je sens davantage toute son étendue... Cependant ce +sacrifice sera ce qu'il doit être: il sera entier de ma part. Votre +Majesté ne sera troublée dans son bonheur par aucune expression de +mes regrets. + +»Je ferai sans cesse des voeux pour que Votre Majesté soit heureuse; +peut-être même en ferai-je pour la revoir. Mais, que Votre Majesté +en soit convaincue, je respecterai toujours sa nouvelle situation. +Je la respecterai en silence; confiante dans les sentiments qu'elle +me portait autrefois, je n'en provoquerai aucune preuve nouvelle. +J'attendrai tout de sa justice et de son coeur. + +»Je ne lui demanderai qu'une grâce, c'est qu'elle _cherche même +un moyen_ de convaincre quelquefois, et moi-même et ceux qui +m'entourent, que j'ai toujours une petite place dans son souvenir +et une grande place dans son estime et dans son amitié. Ce moyen, +quel qu'il soit, adoucira mes peines, sans pouvoir, ce me semble, +compromettre ce qui m'importe avant tout, le bonheur de Votre +Majesté[54]. + + »JOSÉPHINE.» + +[Note 54: Cette lettre, écrite au moment où elle le fut, contenant +une demande _d'argent et de faveur extérieure_, c'est-à -dire +pour contenter l'amour-propre, fut une des démarches les plus +inconvenantes que l'on ait conseillées à l'impératrice Joséphine; +l'Empereur le sentit amèrement.] + + +À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, À NAVARRE. + + Compiègne, 21 avril 1810. + +«Mon amie, je reçois ta lettre du 19 avril; elle est d'un mauvais +style. Je suis toujours le même; _mes pareils_ ne changent jamais. Je +ne sais ce qu'Eugène a pu te dire. Je ne t'ai pas écrit, parce que +tu ne l'as pas fait, et que j'ai désiré tout ce qui pouvait t'être +agréable. + +»Je vois avec plaisir que tu ailles à Malmaison, et que tu sois +contente; moi, je le serai de recevoir de tes nouvelles et de te +donner des miennes. Je n'en dis pas davantage, jusqu'à ce que tu +aies comparé ta lettre à la mienne; et, après cela, je te laisse +juger qui est meilleur ou de toi ou de moi. + +»Adieu, mon amie; porte-toi bien, et sois juste pour toi et pour moi. + + »NAPOLÉON.» + + +Je vais maintenant aborder un sujet délicat et peu traité jusqu'à +cette heure. Il est relatif à Joséphine et à tout ce qui l'entourait. +J'ai fait voir, par les différentes lettres que j'ai transcrites de +l'Empereur et de l'Impératrice, et données par la reine Hortense +elle-même, que Napoléon avait eu, dans toute l'affaire du mariage et +dans celle du divorce, une délicatesse vraiment admirable. Sa réponse +à l'Impératrice est remplie de coeur, tandis qu'il faut convenir +que la lettre de Joséphine contenait des pensées vraiment pénibles +à faire connaître pour une autre femme. Cette demande d'argent, au +moment où l'Empereur venait de lui accorder deux millions[55] et un +magnifique service de porcelaine de Sèvres, était peu délicate... +Tout cela, ajouté à la volonté de Napoléon de rendre Marie-Louise +heureuse, me prouverait qu'il n'était pas étranger à une lettre qui +fut écrite à l'Impératrice, par madame de Rémusat, lorsqu'elle fut à +Genève en 1810. + +[Note 55: 100,000 francs pour Malmaison; 200,000 francs pour l'achat +de Boispréau, la terre de mademoiselle Julien; 100,000 fr. pour la +parure de rubis; 1,000,000 pour payer les dettes et 600,000 francs +trouvés dans l'armoire de Malmaison.] + +Cette lettre est un document précieux pour l'histoire, c'est encore +la reine Hortense qui nous l'a fait connaître et en a fourni +l'original. + +L'Impératrice avait demandé la permission à l'Empereur de faire ce +voyage d'Aix en Savoie, et l'avait entrepris avec une volonté de +faire parler d'elle. Napoléon en eut de l'humeur; il lui parut que, +dans cette première année, une retraite complète valait mieux qu'un +voyage. L'Impératrice voyagea sous le nom de madame d'Arberg, et +visita une partie de la Suisse. Ce fut dans ce voyage qu'elle faillit +périr, dit-on, sur le lac de Genève, dans une promenade où elle se +trouvait dans la même barque que plusieurs personnes de Paris comme +M. de Flahaut, etc. L'Empereur, en l'apprenant, lui écrivit cette +lettre: + + +À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, AUX EAUX D'AIX EN SAVOIE. + + Saint-Cloud, 10 juin 1810. + +«J'ai reçu ta lettre; j'ai vu avec peine le danger que tu as couru. +Pour une habitante d'une île de l'océan, mourir dans un lac, c'eût +été fatalité. + +»La Reine[56] se porte mieux, et j'espère que sa santé deviendra +bonne. Son mari est en Bohême, à ce qu'il paraît, ne sachant que +faire. + +»Je me porte assez bien, et te prie de croire à tous mes sentiments. + + »NAPOLÉON.» + +[Note 56: La reine Hortense avait été fort affectée de l'abdication +de son mari, qui renonça à la couronne de Hollande, comme un honnête +homme qu'il était, lorsque Napoléon voulut lui faire faire ce que sa +conscience lui défendait. Il se retira en Bohême, puis ensuite en +Styrie, à Gratz.] + + +C'est alors que Joséphine acheta cette maison ou plutôt ce petit +château de Prégny, près de Genève. Tout cela ne plut pas à +l'Empereur. Il vit là -dedans cette continuation d'un manque continuel +de dignité... Enfin, il en eut de l'humeur, et beaucoup. Quoi qu'il +en soit, l'Impératrice reçut tout à coup une lettre de madame de +Rémusat, qui, après l'avoir d'abord accompagnée, était ensuite +revenue à Paris. Je rapporte ici cette lettre presque en son entier, +parce que, dans la vie de l'Impératrice, elle est fort importante. +Joséphine logeait alors dans l'auberge de Secheron, chez Dejean. + + +LETTRE DE MADAME DE RÉMUSAT À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE. + +«Madame, + +»J'ai un peu tardé d'écrire à Votre Majesté, parce qu'elle m'avait +ordonné à mon retour de lui conter quelque chose de la grande ville. +Si j'avais suivi mon impatience, dès le lendemain de mon arrivée +je lui aurais adressé les expressions de ma reconnaissance. Ses +bontés pour moi sont notre entretien ordinaire depuis que je suis +rentrée dans mon intérieur; en retrouvant mon mari, mes enfants, j'ai +rapporté au milieu d'eux le souvenir des heures si douces que je vous +dois[57]. + +[Note 57: J'omets les phrases inutiles du compliment de madame de +Rémusat. Cela me paraît inutile à l'objet principal de la lettre.] + + .............................................. + .............................................. + +»... Je n'ai pas encore paru à la cour; mais j'ai déjà vu quelques +personnages importants, et j'ai été questionnée sur Votre Majesté +avec trop de soin, pour qu'il ne m'ait pas été facile de conclure +que ces questions qui m'étaient adressées venaient d'un intérêt +plus élevé. On me demandait souvent des nouvelles de votre santé; +on voulait savoir comment vous passiez votre temps; si vous étiez +tranquille, heureuse, dans la retraite où vous aviez vécu; si vous +aviez reçu sur votre route les témoignages d'affection que vous +méritez d'inspirer. Combien il m'était doux de n'avoir à répondre que +des choses satisfaisantes, etc... + +»... Mais, madame, j'ai questionné à mon tour; j'ai observé de +mon côté, et j'ose soumettre à votre raison le résultat de mes +observations, avec la confiance de mon attachement. + +»La grossesse de l'Impératrice est une joie publique, une espérance +nouvelle, que chacun saisit avec empressement. Votre Majesté le +comprendra facilement, elle, à qui j'ai vu envisager ce grand +événement, comme la récompense d'un grand sacrifice. Eh bien! madame, +d'après ce que j'ai cru remarquer, il me semble qu'il vous reste +encore un pas à faire, pour mettre le complément à votre ouvrage, +et je me sens la force de m'expliquer, parce qu'il paraît que la +dernière privation que votre raison vous impose ne peut être pour +cette fois que momentanée... Vous vous rappelez sans doute d'avoir +regretté quelquefois avec moi que l'Empereur n'eût pas, au moment de +son mariage, pressé l'entrevue de deux personnes qu'il se flattait +de rapprocher facilement, parce qu'il les réunissait _alors_ dans +ses affections. Vous m'avez dit que, depuis, il avait espéré qu'une +grossesse, en tranquillisant l'Impératrice sur ses droits, lui +donnerait les moyens d'accomplir le voeu de son coeur. Mais, madame, +si je ne me suis pas trompée dans mes observations, le temps n'est +pas venu pour un pareil rapprochement. + +»L'Impératrice paraît avoir apporté avec elle une imagination vive et +prompte à s'alarmer... Elle aime avec la tendresse, avec l'abandon +d'un premier amour; mais ce sentiment même semble porter avec lui +un peu d'inquiétude, dont il est, en effet, si rarement séparé... +La preuve en est dans une petite anecdote que le Grand-Maréchal m'a +racontée, et qui appuiera ce que j'ai l'honneur de dire à Votre +Majesté. + +»Un jour, l'Empereur, se promenant avec elle dans les environs de la +Malmaison, lui offrit, en votre absence, de voir ce joli séjour. À +l'instant même, le visage de l'Impératrice fut inondé de larmes... +Elle n'osait pas refuser, mais les marques de sa douleur étaient trop +visibles pour que l'Empereur essayât d'insister. Cette disposition +à la jalousie, que le temps affaiblira sans doute, ne pourra être +qu'augmentée dans ce moment par la présence de Votre Majesté... Elle +se souviendra peut-être que cet été, en la voyant si fraîche, si +reposée, j'oserai dire si embellie par le calme de la vie que nous +menions, j'osai lui dire, en riant, qu'il n'y avait pas d'adresse +à rapporter à Paris tant de moyens de succès, et que je sentais +parfaitement qu'à la place d'une autre je serais tout au moins +inquiète. En vérité, madame, cette plaisanterie me semble aujourd'hui +le cri de la raison... Le Grand-Maréchal[58], avec lequel j'ai +causé, m'a témoigné aussi des inquiétudes que je partage... Il m'a +paru qu'il n'osait pas faire expliquer l'Empereur sur un sujet qu'il +ne traite qu'avec douleur. Il m'a parlé avec un accent vrai de cet +attachement que vous inspirez encore, qui doit lui-même inviter à une +grande circonspection. Les nouvelles situations inspirent de nouveaux +devoirs; et, si j'osais, je dirais qu'il n'appartient pas à une âme +comme la vôtre de rien faire qui puisse engager l'Empereur à manquer +aux siens[59]. + +[Note 58: Duroc, grand-maréchal du palais.] + +[Note 59: Cette phrase est de l'Empereur lui-même, ainsi que +plusieurs autres qui se reconnaissent aisément. L'Empereur a +conseillé d'écrire la lettre, et puis ensuite il l'a dictée à moitié.] + +»Ici, au milieu de la joie que cause cette grossesse, à l'époque de +la naissance d'un enfant attendu avec tant d'impatience, au milieu +des fêtes qui suivront cet événement, que feriez-vous, madame?... +Que ferait l'Empereur, qui se devrait aux ménagements qu'exigerait +l'état de cette jeune mère, et qui serait encore troublé par le +souvenir des sentiments qu'il vous conserve?... Il souffrirait, +quoique votre délicatesse ne se permît de rien exiger. Mais vous +souffririez aussi; vous n'entendriez pas impunément le cri de tant +de réjouissances, livrée, comme vous le seriez peut-être, à l'oubli +de toute une nation, ou devenue l'objet de la pitié de quelques-uns +qui vous plaindraient peut-être, mais seulement par esprit de parti. +Peu à peu votre situation deviendrait si pénible, qu'un éloignement +complet parviendrait seul à tout remettre en ordre. Puisque j'ai +commencé, souffrez que j'achève... Il vous faudrait quitter Paris. La +Malmaison, Navarre même, seraient trop près des clameurs d'une ville +oisive et quelquefois malintentionnée. Obligée de vous retirer, vous +auriez l'air de fuir par ordre, et vous perdriez tout l'honneur que +donne l'initiative dans une conduite généreuse. + +»Voilà les observations que j'ai voulu vous soumettre; voilà le +résultat des longues conversations que j'ai eues avec mon mari, +et encore d'un entretien _que le hasard_ m'a procuré avec le +Grand-Maréchal. Moins animé que nous sur vos intérêts, et accoutumé, +comme vous le savez, à ne pas arrêter ses opinions quand il n'a pas +reçu d'ordre de les transmettre, c'est avec beaucoup de temps et un +peu d'adresse que j'ai tiré de lui quelques-unes de ses pensées. Mais +aussitôt que je les ai entrevues, j'ai pu conclure qu'il vous restait +encore un sacrifice à faire, et qu'il était digne de vous de ne point +attendre les événements, et de les prévenir en écrivant à l'Empereur +pour lui annoncer une courageuse détermination. En lui évitant +un embarras dont vous l'empêchez seule de sortir, vous acquerrez +de nouveaux droits à sa reconnaissance. Et, d'ailleurs, outre la +récompense toujours attachée à une action droite et raisonnable, avec +cet aimable caractère qui vous distingue, cette disposition à plaire +et à vous faire aimer, peut-être trouverez-vous dans un voyage un +peu plus prolongé des plaisirs que vous ne prévoyez pas d'abord. À +Milan, le spectacle si doux des succès mérités d'un fils vous attend. +Florence, Rome même, offriraient à vos goûts des jouissances qui +embelliraient cet éloignement momentané. Vous trouveriez à chaque +pas, en Italie, des souvenirs que l'Empereur ne s'irriterait pas de +voir renouveler, parce qu'ils s'attachent pour lui aux époques de sa +première gloire. + +»Tout ce que m'a dit le Grand-Maréchal me prouve assez que Sa Majesté +veut que vous conserviez à jamais les dignités du rang où vous avez +été élevée par ses succès et sa tendresse. Et cependant l'hiver se +passerait; la saison où l'on peut habiter Navarre vous ramènerait +aux occupations d'embellissements qui vous y attendent. Le temps, ce +grand réparateur de toutes choses, aurait tout consolidé, et vous +auriez mis le complément à cette conduite noble qui vous assure +la reconnaissance de toute une nation. Je ne sais si je m'abuse, +madame, mais je crois qu'il y a encore du bonheur dans l'exercice de +semblables devoirs. Le coeur d'une femme sait trouver du plaisir dans +le sacrifice qu'il fait à celui qu'elle aime. Prévenir l'embarras +dont l'Empereur pourrait sortir lui-même, s'il vous aimait moins; +rassurer les inquiétudes d'une jeune femme, que le temps et cette +expérience de vous-même rendront plus calme: tout cela est digne de +vous. Si vous étiez moins sûre de l'effet que peuvent encore produire +les grâces de votre personne, votre rôle serait moins difficile; mais +il me semble que c'est parce que Votre Majesté sait très-bien qu'elle +possède des avantages qui peuvent établir une concurrence, qu'elle +doit avoir la délicatesse de tous les procédés. + +»J'espère que Votre Majesté me pardonnera une aussi longue lettre, +et les réflexions qu'elle contient. Quand j'appuie si fortement sur +cette _impérieuse nécessité_ de s'éloigner de nous pour quelque +temps, je me flatte qu'elle daignera penser que, peut-être, jamais +je ne lui ai donné de plus véritables marques des sentiments qui +m'attachent à elle. + +»Je suis, avec un profond respect, madame, de Votre Majesté, + +»La très-humble et très-obéissante servante, + + »VERGENNES DE RÉMUSAT[60].» + +[Note 60: Cette lettre est un chef-d'oeuvre d'habileté pour qui +connaissait l'impératrice Joséphine; ainsi la placer comme rivale +_triomphante_ d'une jeune femme de dix-huit ans, et lui parler de _sa +fraîcheur_ quand la seule beauté réelle de Marie-Louise était une +peau éblouissante et un teint admirable, était aussi habile que peu +croyable pour tout autre.] + + +Maintenant, voici la lettre écrite par l'Empereur, et que Joséphine +reçut presque en même temps que celle de madame de Rémusat. + + +À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, À GENÈVE. + + Fontainebleau, 1er octobre 1810. + +«J'ai reçu ta lettre. Hortense, que j'ai vue, te dira ce que je +pense. Va voir ton fils cet hiver; reviens aux eaux d'Aix l'année +prochaine, ou bien reste au printemps à Navarre. Je te conseillerais +bien d'aller à Navarre tout de suite, si je ne craignais que tu +ne t'y ennuiasses. Mon opinion est que tu ne peux être, l'hiver, +convenablement _qu'à Milan ou à Navarre_. Après cela, j'approuve tout +ce que tu feras; car je ne veux te gêner en rien. + +»Adieu, mon amie. L'Impératrice est grosse de quatre mois. Je +nomme madame de Montesquiou gouvernante des enfants de France. +Sois contente et ne te monte pas la tête; ne doute jamais de mes +sentiments. + + »NAPOLÉON.» + + +De toutes les choses adroitement combinées que l'Empereur ait jamais +pu entreprendre ou tenter, je n'en connais pas une au-dessus de +celle-ci; mais pour rendre justice à chacun, rien ne peut aussi +égaler l'adresse avec laquelle madame de Rémusat a exécuté ou plutôt +tenté la mission... Quelle admirable lettre! surtout lorsqu'on +connaît la personne à laquelle elle a été écrite! Comme Joséphine +est enveloppée dans un filet de flatterie, qui devait l'empêcher de +regarder en arrière, et devait, en effet, la faire courir au-devant +de nouvelles fêtes, de nouveaux succès; mais l'excès même de la +chose, sa perfection, fut ce qui en empêcha la réussite: convaincue +de cette pensée, que madame de Rémusat cherchait à lui inculquer, +pour lui inspirer une noble résolution, Joséphine se crut toujours +passionnément aimée de l'Empereur; mais ce n'était plus vrai: +sans doute il l'avait aimée d'amour, mais les temps non-seulement +étaient changés, mais les circonstances, TOUT l'était autour d'elle +et dans elle-même. Cette flatterie de madame de Rémusat, sur son +état de santé, était précisément ce qui l'empêchait de plaire comme +par le passé. Le grand charme de Joséphine était dans la grâce +de sa tournure, bien plus que dans la beauté de son visage; elle +n'avait aucun trait, et son visage avait en lui-même un défaut, qui +était tellement terrible et redoutable que jamais on n'a songé à +placer l'amour à côté de cette infirmité dans son royaume; je veux +parler bien moins encore de ses dents entièrement perdues, que de +l'épouvantable résultat qui en provenait. À l'époque où madame de +Rémusat lui écrivait cette lettre, Joséphine commençait à prendre +aussi cet embonpoint qui lui enleva sa charmante tournure. Sans +doute, la grâce qui était inhérente à sa nature ne l'abandonna +jamais; on la retrouvait partout, et toujours dans le moindre +mot, dans un geste; mais qu'est-ce qu'un geste et un mot gracieux +pour combattre une jeune personne de dix-huit ans, grande, forte +peut-être, mais d'une fraîcheur de rose, quoique laide, ayant de +beaux cheveux, de belles dents, une haleine fraîche et pure, et +cette foule d'avantages qui entourent toujours la jeunesse dans ses +premiers jours et son premier bonheur. Ensuite, ce qu'on savait +très-bien, c'est que l'Empereur en était fort occupé. Il cherchait +tous les moyens de la rendre heureuse, et je suis convaincue que +connaissant la légèreté de Joséphine, et cependant l'effet profond +que devait produire l'annonce de la grossesse de Marie-Louise, il +redouta pour le repos de tous des scènes qui seraient publiques, se +passant à la Malmaison et à Navarre, devant plus de vingt femmes. +Madame de Rémusat fut donc chargée de la délicate mission de faire +comprendre à l'impératrice Joséphine que l'impératrice Marie-Louise +devenait la véritable souveraine, du moment qu'elle donnait tout à +la fois à l'Empereur un héritier comme père et chef de famille, et +un successeur comme souverain d'un grand empire; mais ces pensées +étaient trop élevées pour elle; elle n'ouvrit l'oreille qu'aux sons +qui lui apportaient cette conviction après laquelle elle courait, +depuis le jour où pour la première fois on fit retentir autour +d'elle le mot de divorce... Quoi qu'il en fût, l'Empereur lui fit +donc écrire par madame de Rémusat. Joséphine ne comprit ni la +lettre de l'Empereur, ni celle de madame de Rémusat, elle ne tint +compte _d'aucun avis_. Elle revint à la Malmaison d'abord; puis +ensuite elle partit pour Navarre, où elle passa l'hiver, s'amusant +et ayant autour d'elle une petite cour. Napoléon fut vivement +contrarié; quelque soin qu'il apportât à ne laisser approcher de +Marie-Louise que des personnes sûres, telles que la duchesse de +Montebello, dont l'esprit juste et posé, quoiqu'elle fût jeune, et +les soins assidus empêchaient tous les propos absurdes d'arriver +à l'Impératrice, cependant la dame d'honneur n'était pas toujours +là ... Il y avait d'autres femmes, que je ne veux pas nommer et que +leur service amenait auprès de Marie-Louise. Celles-là n'étaient pas +comme la duchesse de Montebello. On racontait à Marie-Louise que +Joséphine avait telle ou telle qualité, une beauté, un agrément, une +perfection, tellement accomplis, qu'il fallait désespérer de jamais +l'égaler, et tout cela dit de manière à redouter la ressemblance, +parce qu'à chaque chose arrivait le correctif. Un jour l'Empereur +entra chez Marie-Louise à l'improviste, et la trouva pleurant. +C'était deux mois à peu près après la naissance du roi de Rome... En +voyant son visage rosé, ordinairement l'image de la santé et même +de la gaieté d'une enfant, tout couvert de larmes, l'Empereur fut +alarmé. + +--«Qu'avez-vous, Louise? lui demanda-t-il en la prenant dans ses +bras... Eh bien continua-t-il en riant, que caches-tu donc là ?..» + +Et cherchant à voir ce que l'Impératrice cherchait à lui dérober sous +son châle, il prit dans sa main un petit médaillon renfermant un +portrait. Quelle fut sa surprise en reconnaissant celui de Joséphine! +mais charmant et rajeuni de plus de vingt ans; c'était Joséphine à +vingt-cinq tout au plus, et mise néanmoins comme au moment où le +portrait était entre les mains de la jalouse jeune femme. + +--«Qui t'a donné ce portrait, Louise?» dit l'Empereur avec un +sentiment de colère qui faisait craindre pour celui ou celle qui +aurait excité cette colère?... + +L'Impératrice ne répondit rien, mais ses sanglots redoublèrent et +elle se jeta dans les bras de l'Empereur en le serrant convulsivement +contre elle. + +--«Enfant! dit Napoléon ému par l'effusion d'un sentiment qu'il +devait alors croire vrai... Enfant! qu'as-tu donc? pourquoi ces +larmes? Encore une fois, Louise, qui t'a remis ce portrait?.. je veux +le savoir, poursuivit-il en frappant du pied avec colère...» + +Marie-Louise fut effrayée; mais elle ne répondit rien. + +--«Eh bien!.. tu ne veux pas me le dire?.. + +--Je n'en sais rien, murmura-t-elle d'une voix tremblante, je l'ai +trouvé sur ce canapé comme j'entrais tout-à -l'heure dans cette +chambre. + +--Et pourquoi pleurais-tu en regardant ce portrait?» Marie-Louise +sanglotait encore plus fort et continuait à cacher son visage en +pleurs dans la poitrine de Napoléon. Il la serra dans ses bras et +lui dit avec amour de ces paroles qui vont au coeur quand elles +sont vraies, et Napoléon a été aimant et sincère avec la femme qui +a eu la lâcheté de l'abandonner dans son malheur. Enfin, il parvint +à la calmer, mais ce fut au bout d'un long temps. L'impératrice +Marie-Louise l'aimait alors, je dois le croire au moins. + +Quelle sourde manoeuvre employait aussi le parti de Navarre! N'est-il +pas possible que l'Empereur, en apprenant qu'on mettait en oeuvre +de semblables moyens, se résolût à éloigner Joséphine pendant la +grossesse et les couches de Marie-Louise? Un événement de bien +peu d'importance amène souvent des effets terribles dans l'une ou +l'autre de ces deux positions. Je crois que la lettre de madame de +Rémusat fut le résultat de quelque tentative du genre de celle du +portrait. Napoléon ne voulait cependant pas être _tyran_, même à +la façon de croque-mitaine, et il _l'engagea_ seulement à aller à +Milan; Joséphine ne comprenait pas les hautes résolutions d'un grand +coeur. Lorsqu'elle avait enfin cédé pour écrire cette fameuse lettre +au président du Sénat, sans que l'Empereur le sut, elle avait été +surtout frappée de l'idée de porter le deuil immédiatement après la +lettre partie, et de le porter pendant un an!... + +L'Empereur savait tout cela. Une âme tendre et en même temps élevée, +une femme digne de son affection, la seule femme qu'il ait aimée +enfin, et qui existe toujours à Paris, me présente le type de la +femme que j'aurais voulue à l'Empereur. Je ne parle pas ici de la +femme qui fut sa maîtresse en Égypte, une nommée Pauline[61], sur +laquelle il existe quelques biographies, toutes inconnues, parce que +la femme n'est pas un texte à biographie; et une fois qu'on a dit +qu'elle avait été la maîtresse de Napoléon on a dit la plus belle +page de sa vie; mais on les trouve cependant en les cherchant; je +parle d'une femme digne d'être aimée d'un homme comme l'Empereur; et +certes il en est peu... Voilà le caractère que j'aurais voulu à la +femme qui partageait le premier trône du monde avec lui! + +[Note 61: Croirait-on qu'en 1833 ou 32, j'ai oublié l'époque, j'ai +reçu une lettre de cette madame Pauline, qui était fort scandalisée +de ce que j'avais mis sur elle dans mes Mémoires. Mais savez-vous +ce qu'elle blâmait? Peut-être ce que je disais pour l'Égypte?... +Ah bien oui!... Pas du tout: madame Pauline réclamait contre +l'insertion d'un fait qui, je le vois bien, en effet, n'était point +vrai.--Elle m'affirmait que j'avais commis une erreur en disant +qu'elle avait voulu consacrer sa fortune à sauver l'Empereur quand +il était à Sainte-Hélène... Je n'ai pas répondu à cette belle épître +pour deux raisons: d'abord parce qu'elle était sotte, et puis +parce qu'il devenait inutile de prendre près d'elle de nouveaux +renseignemens.--Ceux que j'avais eus sur elle ne pouvaient être +douteux pour moi; et quant à cette dernière partie de sa vie, j'étais +pleinement convaincue. La femme qui peut se défendre d'avoir voulu +sauver Napoléon, lorsqu'elle pouvait invoquer pour cette action le +droit d'en avoir été aimée; la femme qui peut nier l'avoir voulu +faire cette action est incapable de l'avoir en effet jamais imaginée.] + +Lorsque le divorce fut public, je parlai sur ce fait comme les +autres. On racontait alors que l'Impératrice-Mère avait, en Russie, +refusé la main de la Grande-Duchesse. Il paraissait incertain que +nous obtinssions la princesse autrichienne... Dans cette sorte +d'incertitude peu convenable pour la France, je dis que je ne +comprenais pas comment l'Empereur ne prenait pas le parti de choisir +dans les familles qui l'entouraient. Le cardinal Maury, qui dînait +chez moi, me dit: + +--«Mais où donc voulez-vous qu'il prenne une femme?... + +--Où je veux qu'il choisisse une femme, monseigneur?... Dans la +noblesse ancienne et illustrée, ou bien dans la sienne.» + +Le cardinal me regarda attentivement. + +--«Oui, je prétends que si demain l'ancienne noblesse voyait une de +ses filles sur le trône impérial de France, cette noblesse, affiliée +par cette alliance à tout ce que l'armée a fait depuis dix-sept +ans... en devient non-seulement complice, mais l'alliée et le +soutien. Mademoiselle de Montmorency, ou mademoiselle de Mortemart, +ou mademoiselle de Noailles serait toujours heureuse, si elle n'était +pas fière, de monter sur le trône de France, lorsque son dais est +formé de mille drapeaux conquis dans cent batailles!... Quant à la +nouvelle noblesse, elle serait peut-être plus reconnaissante[62] que +l'ancienne, et son appui, qui commence à faiblir, serait renouvelé +par cette alliance sainte entre le chef et ses phalanges... + +[Note 62: L'ancienne noblesse s'est alliée souvent à nos rois. Un +Montmorency a épousé la veuve de Louis-le-Gros.] + +--Et quelle est donc la personne que vous faites impératrice parmi +les jeunes filles que nous voyons à la cour et dans les fêtes? + +--Mademoiselle Masséna[63]?...» + +[Note 63: Elle n'avait pas encore épousé le général Reil. Elle était +charmante.] + +Tout le monde s'écria que j'avais raison!... et qu'en effet elle +était une belle et ravissante personne, ayant une dot de gloire +bien digne d'approcher de celle de l'Empereur: et certes leurs deux +couronnes pouvaient se tresser des mêmes lauriers... Cette pensée +m'obséda tellement que j'en parlai à Duroc. Le lendemain le cardinal +Maury fut à Saint-Cloud, où était Napoléon. + +--«Dites à votre amie, monsieur le cardinal, dit Napoléon en +souriant, que je la prie de ne se pas mêler de mes affaires _de +ménage_. Est-il vrai qu'hier elle voulait me marier à la fille de +Masséna? + +--Oui, sire! + +--Et qu'en disiez-vous?» + +Le cardinal demeura interdit. + +--«Eh bien!... vous ne voulez pas me donner aussi votre avis? + +--Je crois, sire, répondit le cardinal, qui, ordinairement, ne +demeurait pas longtemps interdit, que l'avis de madame la duchesse +d'Abrantès peut avoir du bon, parce qu'elle ne parlait pas seulement +de mademoiselle Masséna. + +--Ah! ah!... vous vous rappelez l'Assemblée constituante? L'abbé +Maury, le soutien du côté droit, est en ce moment à la place du +cardinal français de l'Empire!...» + +Le cardinal se mit à rire de ce gros rire qui faisait trembler les +vitres d'un appartement... Il était toujours charmé quand on le +reportait aux jours de l'Assemblée constituante, à ce temps de sa +belle éloquence... L'Empereur n'aimait pas extraordinairement le +cardinal, et je le conçois. Ses formes étaient trop acerbes et sa +voix si retentissante qu'elle semblait toujours imposer silence, même +à Dieu, quand il officiait... + +Cette dissertation nous a entraînés loin de Navarre. + +L'Empereur fut contrarié en apprenant que l'Impératrice, au lieu de +gagner Milan par le Simplon, et d'aller demander à son fils et à sa +belle-fille des jours heureux et paisibles, s'en revint, comme je +l'ai dit, à la Malmaison d'abord, où elle reçut tout Paris, et puis +partit pour Navarre, malgré le froid assez rigoureux qu'il faisait. +Son retour fit du bruit, beaucoup de bruit même, non-seulement par +ce même retour, mais par celui des personnes de sa maison qui, +ne pouvant faire du bruit en leur nom, en faisaient au nom de +L'IMPÉRATRICE... Cette qualité, ce nom, amenaient encore des scènes +pénibles à l'Empereur. L'Impératrice Joséphine avait la même livrée +que l'Empereur, et, conséquemment, que Marie-Louise. À l'époque de +ce retour de Genève, il y eut une querelle entre des domestiques +subalternes; malgré l'obscurité où leur nom les mettait, cela vint à +la connaissance de l'Empereur, et il eut de l'humeur... Il pressa le +départ pour Navarre, en écrivant à cet égard spécialement à madame la +comtesse d'Arberg, dame d'honneur et comme surintendante de la maison +de l'Impératrice, pour lui recommander l'ordre et la régularité dans +cette maison de l'Impératrice. + +«Songez, écrivait Napoléon, que cette maison est nouvellement +instituée. L'Impératrice Joséphine n'avait aucune dette il y a sept +mois, donnez à ses affaires, madame, le coup d'oeil d'une amie en +laquelle elle et moi nous avons toute confiance.» + +Mais il s'était élevé entre Joséphine et l'Empereur un mur de glace, +et c'était elle-même qui avait élevé cette séparation... Son refus +d'aller à Milan auprès de son fils, pour lui rendre la paix que +son séjour à Malmaison troublait, ce refus prouva à l'Empereur que +Joséphine l'aimait pour elle seule. + +Il lui écrivait, au mois de novembre (24) 1810: + + +«J'ai reçu ta lettre; Hortense m'a parlé de toi. Je vois avec plaisir +que tu es contente; j'espère que tu ne t'ennuies pas trop à Navarre. + +«Ma santé est fort bonne. L'Impératrice avance fort heureusement dans +sa grossesse; je ferai les différentes choses que tu me demande pour +ta maison. Soigne ta santé, sois contente et ne doute jamais de mes +sentiments pour toi. + + »NAPOLÉON.» + + +On voit combien le style est changé; autrefois il était naturel; +maintenant il est guindé et mal avec lui-même; cette contrainte +augmentera encore. + +Tandis que Marie-Louise, entourée de soins et de la tendresse de +l'Empereur, avançait dans sa grossesse et passait ses soirées à +jouer au billard ou au reversis et à faire tourner son oreille[64], +Joséphine était à Navarre où elle tâchait de s'établir le plus +convenablement possible pour y passer l'hiver, mais la chose était de +difficile exécution; j'ai déjà dit que depuis M. le duc de Bouillon +cela n'avait point été ou, du moins, très-peu habité; et lorsque +l'Impératrice vint avec sa cour, toute jeune et toute gracieuse, +prendre possession de ce vieux manoir, on aurait pu comparer cette +arrivée à celle d'une noble châtelaine visitant un de ses vieux +châteaux. + +[Note 64: J'ai déjà parlé de cette singulière propriété de l'oreille +de Marie-Louise. Elle la faisait tourner sur elle-même par un simple +mouvement de la mâchoire.] + +La société de Navarre était composée des personnes dont voici les +noms: + +Madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur; madame la comtesse +Octave de Ségur, madame la comtesse de Colbert, madame la comtesse +de Rémusat, madame du Vieil-Castel, madame d'Audenarde, mademoiselle +de Mackau, mademoiselle Louise de Castellane, madame la comtesse de +Serant, dames du palais; madame Gazani, lectrice. + +Les hommes étaient à peu près ceux que nous connaissions à Malmaison. +M. de Beaumont, homme d'une société douce et de bonne compagnie: +il était chevalier d'honneur; monseigneur de Barral, archevêque de +Tours, premier aumônier; M. Turpin de Crissé, chambellan. C'est +lui dont le charmant talent de peinture se fait admirer tous +les ans à l'Exposition: il est doux et modeste, deux qualités +précieuses à rencontrer dans un homme de naissance comme lui, et +ayant vécu à la cour. M. de Montholon venait ensuite; ce M. Louis +de Montholon était le frère, s'il ne l'est même encore, de M. de +Montholon-Sainte-Hélène... Et puis encore dans les chambellans, +on voyait M. de Vieil-Castel, dont on apprenait l'existence parce +que sa femme est bonne et excellente, et, à cette époque, elle +était ravissante de beauté!... Pour compléter la maison d'honneur +de l'Impératrice, il faut nommer M. Fritz Pourtalès, aimable et +bon garçon, ayant quelquefois un peu de raideur genevoise ou +_neufchâteloise_; mais elle se perdit peu de temps après... Il avait +le désir de plaire, et cela rend si doux!... Et puis enfin M. de +Guitry; tous deux étaient écuyers sous M. Honoré de Monaco, neveu +du prince Joseph de Monaco, père de mesdames de Louvois et de la +Tour-du-Pin. + +On sait que madame la comtesse d'Arberg avait remplacé madame de +la Rochefoucault. Celle-ci demanda à rester auprès de la nouvelle +souveraine... L'Empereur ne la mit pas à la nouvelle cour, et la +retira de l'ancienne. Cette punition est admirable. + +Madame d'Arberg avait tout pouvoir sur la maison de l'Impératrice. +Napoléon, qui savait que l'argent fondait dans ses mains, autorisa, +en son nom, madame d'Arberg à résister aux dépenses folles de +l'Impératrice. Jamais on ne s'acquitta plus noblement, et en même +temps plus dignement, d'un devoir pour justifier la confiance de +l'Empereur. La maison de l'Impératrice fut montée comme celle de +Joséphine régnant aux Tuileries; le luxe ne fut pas diminué, et +cependant la dépense fut toujours raisonnablement dirigée. On ne +l'appelait jamais que la grande maîtresse, quoique ce titre ne +fût pas le sien; mais Joséphine l'appelait elle-même _ma grande +maîtresse_. + +Elle avait été belle comme un ange dans sa jeunesse, et sa belle +tournure, ses traits si purs, le galbe de son visage, l'expression +doucement recueillie de sa physionomie, lui donnaient une beauté de +tout âge, que toutes les femmes enviaient. + +Sa soeur était cette belle comtesse d'Albany, née comtesse de +Stolberg, qui fut tant aimée d'Alfiéri; celle qu'il appela toujours: +_Nobil donna!_ + +Le secrétaire des commandements de l'Impératrice était un homme fort +spirituel, nommé M. Deschamps. Il est connu par plusieurs productions +vraiment charmantes; il contribuait, pour sa part, d'une manière +agréable aux soirées de Navarre, bien longues et bien tristes surtout +en hiver, lorsque le vent sifflait et venait en longues rafales se +briser contre les vieux murs du château. + +Mais un homme bien aimable, qui vint aussitôt faire sa cour à +l'Impératrice, et qui fut toujours soigneux de lui rendre les +devoirs quelle devait attendre de lui, c'était l'évêque d'Évreux, +l'abbé Bourlier; il était ami de M. de Talleyrand, qui n'accorde son +amitié, on le sait, qu'à ceux qui sont dignes de la comprendre et de +l'apprécier: l'abbé Bourlier venait très-souvent dîner à Navarre, +et puis il faisait la partie de trictrac de l'Impératrice. M. de +Chambaudoin, préfet d'Évreux à cette époque, était aussi un homme +qui tenait sa place dans le salon de l'Impératrice. J'ai longtemps +cherché ce qu'on pouvait dire de M. de Chambaudoin, et je n'ai trouvé +que ceci: + +«M. de Chambaudoin, préfet du département de l'Eure.» + +Ou bien encore: + +«M. de Chambaudoin, préfet d'Évreux.» + +C'est une variante. + +Il y avait aussi fort souvent des visites de Paris. La maréchale Ney, +madame de Nansouty, plusieurs personnes qui, sans être attachées +à la maison de l'Impératrice, venaient lui faire leur cour. De ce +nombre était madame Campan, et puis presque toute la maison de la +reine Hortense, qui regardait comme un devoir de rendre des soins à +la mère de leur reine. Et lorsque le prince Eugène venait à Paris, la +maison de l'Impératrice s'augmentait de tout ce qui était auprès du +vice-roi, et Navarre devenait un lieu enchanté, surtout si la reine +Hortense y était aussi. + +Le train de vie qu'on menait à Navarre ressemblait un peu à celui de +la Malmaison. On déjeunait à dix heures tous les jours. Le dimanche +seulement on changeait l'heure de ce repas, qui avait lieu plus +tard. L'Impératrice, à moins d'être malade, entendait la messe tous +les dimanches, ainsi que les jours de fêtes. M. de Barral n'officiait +que les jours de fêtes. + +Le déjeuner de Navarre avait une plus grande apparence que celui de +la Malmaison: à la Malmaison l'Impératrice déjeunait toujours dans +un petit salon très-bas, dans lequel tenaient à peine dix à douze +personnes. Plus tard, après le divorce, on prit le parti de déjeuner +dans la grande salle à manger qui est auprès du cabinet de l'Empereur. + +À Navarre, tout était ordonné comme on se figure que ce devait l'être +dans un vieux château du moyen âge: la richesse de la vaisselle, +l'abondance des mets, le grand nombre des domestiques, tout cela +avait un air féodal. Quatre maîtres d'hôtel, deux officiers, un +sommeiller, un premier[65] maître d'hôtel (premier officier de la +bouche) inspectant le service, un valet de pied derrière chaque +convive, voilà quel était le service de Navarre. Derrière le fauteuil +de l'Impératrice se tenaient, pour son service spécial, deux valets +de chambre, un basque, un chasseur et le premier maître d'hôtel. + +[Note 65: Ce premier maître d'hôtel s'appelait _Réchaud_. Ils étaient +deux frères, sortant tous deux de chez le prince de Condé, aussi +fameux l'un que l'autre. L'autre frère était à mon service.] + +Après le déjeuner, qui durait une heure environ, on rentrait dans +la galerie, et l'Impératrice se mettait à un métier de tapisserie. +La matinée se passait à causer, travailler et lire tout haut. On +dînait à six heures, et, en été, on allait se promener dans la +forêt. L'Impératrice rentrait ensuite, et elle faisait sa partie de +whist avec M. Deschamps et M. Pierlot, l'un, intendant de sa maison, +et l'autre son secrétaire des commandements; ou bien sa partie de +trictrac avec monseigneur l'évêque d'Évreux. Pendant la partie de +l'Impératrice, toutes les jeunes femmes, avec la reine Hortense, +allaient dans la pièce voisine, et là on dansait, on faisait de la +musique, on s'amusait enfin. + +On a vu par toutes les lettres que j'ai transcrites sur les pièces +fournies par la reine _Hortense elle-même_, et dont son fils le +prince Louis possède toujours les originaux, que l'Empereur était +aussi bon qu'il est possible de l'être dans la position nouvelle +qu'il avait choisie pour l'Impératrice Joséphine: elle ne reconnut +pas cette extrême bonté, je le dis avec peine; et loin d'écouter les +conseils de l'amitié qui lui étaient évidemment transmis, elle accrut +elle-même la douleur de sa position. + +L'Empereur eut de l'humeur de son retour à la Malmaison, en 1810; +on le voit dans une lettre par laquelle il est visible qu'il ne lui +avait pas encore annoncé la grossesse de Marie-Louise. Cette lettre, +en date du 14 septembre 1810, n'a que quelques lignes; mais elle dut +porter coup à une personne aussi impressionnable que Joséphine pour +tout ce qui lui venait de l'Empereur. + + + «Saint-Cloud, 14 septembre 1810. + +»Je reçois ta lettre, et je vois avec plaisir que tu te portes bien; +l'Impératrice est _effectivement_ grosse de quatre mois. _Elle m'est +fort attachée_, etc.» + + +On voit par le mot _effectivement_ que l'Empereur confirmait une +demande presque douteuse. + +Oui, il eut à cette époque beaucoup d'humeur du séjour de Joséphine +en France. Napoléon était l'homme le plus désireux de ne faire +aucunement parler sur lui et sa famille relativement à leur vie +privée... Il connaissait assez la France et surtout les salons +de Paris pour être certain que les beaux parleurs et les belles +parleuses ne se feraient faute de saisir un si beau sujet de discours +que celui de l'oraison funèbre de toutes les espérances de Joséphine +à la naissance d'un héritier de l'Empire; et il avait raison. Pour +compléter son mécontentement, Joséphine ne lui écrivait que pour lui +demander de l'argent; il semblait que depuis que cette grossesse de +Marie-Louise était annoncée, elle spéculât sur les consolations qu'il +fallait qu'elle en reçût. Je vois dans une autre lettre de l'Empereur +en date du 14 novembre 1810: + +«... _Je ferai les différentes choses que tu me demandes pour ta +maison_... etc.» + +Et puis le 8 juin 1811: + +«... J'arrangerai toutes les affaires dont tu me parles... etc.» + +Et enfin au mois d'août 1813 (25 août): + + +«... Mets de l'ordre dans tes affaires; ne dépense que quinze cent +mille francs par an, et mets de côté quinze cent mille francs; cela +fera une réserve de quinze millions en dix ans, pour tes petits +enfants: il est doux de pouvoir faire cette chose pour eux. Au lieu +de cela, l'on me dit que tu as des dettes. Cela serait bien vilain. +Occupe-toi de tes affaires, et ne donne pas à qui veut prendre. Si +tu veux me plaire, fais que je sache que tu as un gros trésor: juge +combien j'aurais mauvaise opinion de toi si je te savais endettée +avec trois millions de revenu. + +»Adieu, mon amie; porte-toi bien. + + »NAPOLÉON.[66]» + +[Note 66: Cette lettre est, comme les autres, copiée sur les lettres +originales fournies par la reine Hortense.] + + +Cette lettre fit un effet d'autant plus douloureux sur l'Impératrice +Joséphine, qu'elle fut écrite le jour de la fête de Marie-Louise +et porte la date du 25 août... Lorsque sa rivale était entourée de +fleurs, d'hommages, d'encens et de caresses, on lui donnait à elle +les remontrances, les larmes et les chagrins!... Napoléon n'y avait +certes pas songé, mais Joséphine le crut, et dans de pareils moments, +sa dignité de femme était toute en oubli; elle fut malade, et la +reine Hortense le dit à l'Empereur. Napoléon était bon quoiqu'il ne +fût pas très-sensible: il envoya aussitôt un page à la Malmaison avec +une lettre de quelques lignes que voici: + + + «Trianon, vendredi, huit heures du matin. + +»J'envoie savoir comment tu te portes, car Hortense m'a dit que tu +étais au lit hier. J'ai été fâché contre toi pour tes dettes... Je +ne veux pas que tu en aies; au contraire, j'espère que tu mettras +un million de côté tous les ans pour donner à tes petites-filles +lorsqu'elles se marieront. + +»Toutefois, ne doute jamais de mon amitié pour toi, et ne te fais +aucun chagrin là -dessus, etc.» + + +Ces malheureuses dettes faisaient le tourment de l'Empereur, et ce +tourment était incurable parce que Joséphine était incorrigible; +partout où elle trouvait une tentation elle y cédait: une fois +c'était un châle de douze mille francs qu'elle ne pouvait se +dispenser de prendre parce que la couleur en était unique; une autre +fois c'était une pièce d'orfévrerie en vermeil, ou bien une parure, +un tableau; tout cela était acheté aussitôt que présenté. Un jour, +à Genève, elle va se promener à Prégny[67]: le site lui plaît; elle +achète la maison. Qu'est-ce en effet? un chalet un peu plus orné +qu'un autre; mais ce chalet est trop petit, les femmes de chambre +sont mal logées, les valets de chambre murmurent: l'Impératrice +était bonne, elle ne voulait faire crier personne, et pour cela elle +fait bâtir à Prégny. C'est _peu de chose_, sans doute, mais ensuite +il fallut meubler cette maison... on y recevait... Enfin ce chalet +devint une occasion de dépense; et comme tout est relatif, ce qui +augmenterait le passif d'un budget d'une fortune de 100,000 francs de +rentes, de cinq ou six mille au moins, produit relativement le même +effet dans une maison de prince. + +[Note 67: Propriété qu'avait l'Impératrice tout près de Genève.] + +Tout ce que je dis là est bien prosaïque; mais la vie matérielle ne +l'est-elle pas en effet? Il faut vivre, et les jours n'ont qu'un +nombre d'heures fixe. Tout doit être régulier comme le cours du +temps, et l'Empereur voulait cette régularité autour de lui. Duroc +avait cimenté sa faveur et l'attachement de l'Empereur pour lui par +le grand ordre qu'il avait établi dans le palais impérial. Il avait +voulu, d'après l'ordre de Napoléon mettre le même ordre dans les +affaires de Joséphine; mais l'entreprise n'avait pu avoir lieu, avec +elle la chose était impossible. + +Toutefois Joséphine, malgré sa légèreté, était foncièrement bonne, et +son attachement pour Napoléon était profond. Elle avait été blessée +de cet ordre voilé pour le voyage d'Italie, mais ensuite elle se +détermina à aller voir sa belle-fille, dont elle était adorée. Elle +y alla en 1812 et fut reçue à Milan avec enthousiasme; elle-même +éprouva un très-vif sentiment de bonheur en revoyant ces mêmes lieux +où la passion la plus brûlante était ressentie pour elle, et par +quel coeur!.. par celui du plus grand homme que l'histoire du monde +nous présente!... et lorsque cette passion lui donnait le bonheur +non-seulement du coeur, mais de l'orgueil!... dans ces mêmes lieux +où plus tard cette même affection moins vive, mais toujours aussi +tendre, lui mettait une nouvelle couronne sur la tête... Mais si +Joséphine ne retrouva pas ensuite, dans cette cour de la vice-reine, +ce bonheur qu'elle pleurait, elle y retrouva tout le respect, +tous les soins que jadis la cour impériale lui avait offerts. Sa +belle-fille mit sa gloire à remplacer son Eugène, comme toujours elle +l'appelait, auprès de sa mère. + +J'ai peu parlé de la princesse Auguste; j'ai seulement dit combien +elle était belle. Mais lorsqu'on la connaissait on savait qu'elle +était encore meilleure; et, comme souveraine, comme princesse, elle +avait le pouvoir de doubler le charme de la femme dans l'exercice de +sa bonté, et jamais elle ne perdit un de ses droits. Elle était bien +aimée à Milan... Le prince Eugène l'adorait. + +Je vais transcrire ici une lettre du prince Eugène à sa mère. Cette +lettre fut écrite par lui du fond de la Russie, où il était, tandis +que Joséphine avait été consoler sa belle-fille et la soigner dans +ses couches. Elle fut reçue admirablement... On la logea à la _Villa +Bonaparte_, où était la vice-reine, et elle occupa l'appartement du +vice-roi. Pendant ce voyage la princesse Auguste fut pour elle la +plus tendre et la plus attentive des filles. Elle était grosse, et +déjà fort avancée dans sa grossesse. Elle était déjà entourée de +trois beaux enfants: un garçon et deux filles[68]. On était alors +au milieu de l'été de 1812... Les inquiétudes commençaient déjà à +remplacer les joies et les victoires. En quittant l'Impératrice à la +Malmaison, j'en reçus la promesse de venir aux eaux d'Aix, avant de +rentrer en France. + +[Note 68: Le prince Auguste-Charles-Eugène, né à Milan, le 9 décembre +1810; la princesse Joséphine, mariée au prince Oscar de Suède; et la +princesse Eugénie-Hortense, née à Milan, le 23 décembre 1808, mariée +au prince héréditaire de Hohenzollern-Hechingen.] + +--«Hélas!» me dit-elle ensuite, «qui sait où nous serons tous cet +automne!...» + +Elle était profondément triste. + +La vue de la famille de son fils la ranima. L'impératrice Joséphine +avait un coeur excellent et se plaisait dans ses affections de +famille. Ses petits-enfants l'adoraient... Le prince Napoléon, fils +aîné de la reine Hortense, disait un jour, à la Malmaison, en voyant +partir madame la comtesse de Tascher[69], sa cousine, qui allait +joindre son mari: + +--«Il faut que ma cousine aime bien son mari, pour quitter +grand'-maman!...» + +[Note 69: La princesse de La Leyen, mariée au comte Tascher, cousin +germain de l'impératrice Joséphine.] + +En voyant la famille de son fils bien-aimé, Joséphine éprouva +un sentiment de joie bien vif (écrivait-elle elle-même à la +reine Hortense). Cependant tous ces enfants si beaux... si bien +portants... ce fils qui aurait dû porter le nom _de César_, et que +Napoléon eût peut-être mieux fait de choisir pour son héritier et +son successeur... toutes ces pensées aussi l'assaillirent et lui +donnèrent une vive peine au milieu de sa joie. Elle en parlait avec +un naturel de coeur fort touchant. La vice-reine accoucha le 31 +juillet d'une fille[70], et l'Impératrice la garda et la soigna comme +l'aurait pu faire une bourgeoise de la rue Saint-Denis. C'était dans +de pareils moments que Joséphine était incomparable de bonté et de +charme de sentiment. + +[Note 70: La princesse Amélie, née à Milan, le 31 juillet 1812, +mariée à l'empereur du Brésil.] + + +«Ma bonne mère,» lui écrivait Eugène, «je t'écris du champ de +bataille. Je me porte bien. L'Empereur a remporté une grande victoire +sur les Russes. On s'est battu treize heures. Je commandais la +gauche. Nous avons tous fait notre devoir. J'espère que l'Empereur +sera content. + +»Je ne puis assez te remercier de tes soins, de tes bontés pour ma +petite famille. Tu es adorée à Milan, comme partout. On m'écrit des +choses charmantes, et tu as fait tourner les têtes de toutes les +personnes qui t'ont approchée. + +»Adieu. Veux-tu donner de mes nouvelles à ma soeur? je lui écrirai +demain. + +»Ton affectionné fils, + + »EUGÈNE.» + + +Lorsque l'impératrice Joséphine arriva à Aix en Savoie, Aix était +rempli de la famille impériale. La princesse Pauline, Madame-Mère, +la reine d'Espagne, la princesse de Suède: c'était à n'y pas tenir +pour l'Impératrice, qui savait combien toute cette famille avait +poussé au divorce. Je l'assurai de ce dont j'étais sûre, c'est que +la reine Julie n'avait en rien porté l'Empereur à cette action, et +qu'elle avait au contraire employé son crédit sur lui pour l'en +empêcher. Quant à la reine de Naples, c'était autre chose, ainsi que +la princesse Borghèse. + +Je trouvai l'Impératrice très-abattue. Les revers de Russie n'étaient +pourtant pas encore connus, ni même prévus par notre insouciance, ce +qui est bien étonnant!... Joséphine seule paraissait craindre, elle +si confiante et si légère!... Il semblait que cette malheureuse femme +eût une seconde vue du malheur de l'homme dont elle avait été si +longtemps comme l'étoile préservatrice. + +--«Voyez, me disait-elle, voilà encore un ami de moins pour moi!... +Tout ce qui m'aime est frappé de mort ou de malheur!» + +C'était en apprenant la mort de ce pauvre Auguste de Caulaincourt... +Sa mère, dame d'honneur de la reine Hortense, et l'une des plus +anciennes amies de l'Impératrice, était atteinte au coeur par cette +mort de l'un de ses fils, lorsque la blessure faite par l'infortune +de l'aîné saignait encore!... Le comte de Caulaincourt (Auguste) +était aussi de mes amis, et de mes amis d'enfance. + +L'Impératrice, déjà accablée par tout ce qui l'avait frappée +depuis quelques années, reçut le dernier coup par les malheurs de +la campagne de Russie. Hors d'état d'opposer par sa nature une +résistance assez forte à l'orage qui fondait sur elle et sur ceux +qu'elle aimait, elle reçut dès lors la première atteinte du coup dont +elle mourut plus tard. Je la revis à mon retour d'Aix, et la trouvai +bien changée. Elle était à la Malmaison, et revenait de Navarre, où +l'humidité du lieu lui avait également fait beaucoup de mal. Il est +impossible d'être plus aimable qu'elle ne l'était alors. C'était +avec un charme tout entier d'attraction qu'on se sentait attirer +vers la Malmaison. À la vérité Joséphine avait été bien heureuse de +l'ordre qu'avait donné l'Empereur qu'on lui fît voir le roi de Rome; +l'entrevue avait eu lieu sans que Marie-Louise le sût. + +Elle voulait que je fusse à Navarre; mais ma santé s'y opposa +longtemps. La vie qu'on y menait était au reste à peu près la même +qu'à la Malmaison. L'Impératrice était seulement plus entourée de +son service... et madame d'Arberg, investie d'une grande confiance +par l'Empereur, veillait à ce que l'Impératrice ne fît pas des +dépenses exagérées, et par là n'éveillât pas le mécontentement de +l'Empereur. Il y avait aussi une autre chose sur laquelle Napoléon +appelait toute la surveillance de madame d'Arberg; c'était _le +décorum_ du rang de l'Impératrice. Ayant appris que Joséphine, pour +mettre plus de laisser-aller dans les relations qui existaient entre +les personnes de son service d'honneur et elle, avait permis à +l'officier commandant sa garde et à ses chambellans de l'accompagner +à la promenade en habit bourgeois, l'Empereur écrivit à madame +d'Arberg que l'impératrice Joséphine avait été sacrée, que ce +caractère _était indélébile_; qu'elle devait, en conséquence, songer +à se faire _respecter_, et qu'il ordonnait que jamais elle ne sortît +sans être accompagnée par ses officiers en tenue.--«J'ai oublié les +pages dans la formation de sa maison, ajoutait Napoléon; mais je les +nommerai incessamment, et les enverrai.» + +Ce qu'il fit peu de temps après. + +Le château de Navarre paraît fort grand, et pourtant il contient peu +de logement. Lorsque la reine Hortense venait voir sa mère, qu'elle +adorait, et pour qui elle était la plus soigneuse des filles, elle +logeait, avec son service, dans le petit château, qui n'est séparé +du grand que par un petit espace; mais il y a une cour à traverser. +Aussi gagna-t-on des rhumes dont on ne pouvait guérir que longtemps +après, pour avoir passé quelques jours à Navarre dans une grande +chambre où le vent sifflait de tous côtés, et d'une telle force, +que les rideaux des fenêtres voltigeaient sous le souffle d'un vent +de bise vraiment glacial, surtout à l'époque de l'année où l'on fut +voir l'Impératrice. Cette chambre, plus tard, fut comparée par moi +à l'appartement de lady Rowena, dans _Ivanhoé_... L'appartement de +l'Impératrice était chaud et confortable; mais c'était le seul de la +maison, avec les grandes salles de réception du rez-de-chaussée. + +Du temps du duc de Bouillon, Navarre était autrement distribué que +de celui de Joséphine, mais sa position était la même. La plus +agréable manière de s'y rendre est de prendre la route de Rouen. De +Rouen à Évreux le pays est ravissant, les sites ont un aspect tout +autre que dans le reste de la France; ils sont à la fois fertiles et +pittoresques. Dans la vallée d'Andelle, au milieu de laquelle s'élève +le charmant village de Fleury, partout des eaux vives, partout de +la fraîcheur et de la vie dans la nature qui vous entoure... D'un +côté, la montagne des Deux-Amants rappelle une vieille légende... +d'un autre, on voit Charleval, et tout cela entouré, surmonté de +collines couvertes de bois, dans lesquels des sources jaillissantes +entretiennent une continuelle verdure tant que dure l'été... Enfin, +on traverse Louviers... cette ville, qui fut un temps si fameuse +par ses fabriques de draps, et qui maintenant n'a plus que des +souvenirs... Et puis, au milieu d'une jolie vallée, on trouve +enfin Évreux... l'antique _Eburovicum Mediolanum_ des Romains... +Évreux était presque entièrement bâtie en bois avant la Révolution; +depuis, on a beaucoup reconstruit, mais le temps ne peut rien aux +localités... Navarre est à une fort petite distance d'Évreux. Le +château a été construit par un des Mansard. L'architecture, quoique +très-modifiée par les propriétaires successeurs de M. de Bouillon, +se ressent de la première intention de l'architecte. L'édifice +_d'honneur_ est surmonté d'une coupole assez mauvaise, destinée à +couvrir un immense salon central, vaste comme une halle, où venaient, +du temps du duc, aboutir les divers appartements au rez-de-chaussée. +Ce salon était octogone. Je ne sais si maintenant il subsiste +toujours. Le duc de Bouillon avait été d'abord exilé à Navarre, +alors la plus belle terre de France; et puis ensuite il adopta, par +haine et ressentiment contre la cour, les opinions démagogiques, et +mourut tranquille dans son château de Navarre, d'une hydropisie, pour +laquelle il a subi vingt-trois opérations... + +Son intérieur, comme je l'ai dit, était bizarrement ordonné pour +un homme de son âge... Navarre était renommé pour ses plaisirs de +chaque jour, soit comme spectacle, chasse, dîners, soupers joyeux, +et surtout liberté tellement grande, qu'on pouvait l'appeler +_licence_... et le pauvre Prince n'allait même pas à table!... Il +demeurait dans sa chambre à coucher, où tout le monde allait ensuite +prendre le café. La duchesse de Bouillon, jeune femme de vingt ans, +sèche et longue personne, vaine, altière, déplaisante comme une +grande dame, impolie enfin, ce qui est tout dire, faisait tant bien +que mal les honneurs du château, où personne n'aurait certainement +été pour elle... Mais, dans ce château, à côté du duc de Bouillon, +était une femme de quarante-cinq ans, mais belle comme Niobé, bonne +comme un ange: et cette femme, savez-vous qui elle était? la mère +de madame la duchesse de Bouillon... La morale murmurait de cette +réunion, mais je crois avoir dit que ce n'était pas à Navarre qu'il +fallait aller faire un cours de sévérité de moeurs. Madame la +marquise de Banastre avait été longtemps aimée du duc de Bouillon. +Le marquis vivait... le mariage de mademoiselle de Banastre pouvait +seul amener un rapprochement entre deux amis qui n'étaient plus que +cela. Il eut lieu... Deux mois après, le marquis de Banastre meurt à +Coblentz!... Voilà du malheur!... + +Madame de Banastre était admirablement belle et charmante... Quant à +sa fille, j'ai tout dit: + +Grande dame impertinente..... + +Ce mot veut dire sotte, ridicule, méchante, et souvent sans être +redoutable; ce qui est le plus fâcheux. + +Jadis Navarre avait trois jardins: le premier en arrivant par +l'avenue d'Évreux a été tracé originairement par Le Nôtre... Il avait +des bassins de marbre blanc, comme à Versailles, avec des _mascarous_ +en bronze... Le second, dans le genre qu'on appelait alors Anglais, +avait les plus beaux arbres que la Normandie puisse produire. +Quelques années avant que Joséphine n'achetât cette terre de Navarre +j'ai vu là une avenue de plus de cent pieds de largeur, dont les +arbres séculaires avaient acquis, par le temps, une élévation dont +rien ne peut donner l'idée... Dans ce même jardin, à la droite du +château, j'ai vu aussi à cette époque un temple en briques sur un +modèle antique, avec cette inscription grecque: + + [Grec: ERÔTI OURANIÔ] + +Ce qui signifie: À l'amour céleste. + +M. de Bouillon avait à Navarre des serres admirables. M. Roy les a +relevées; et, en tout, il a fait grand bien à la propriété de Navarre. + +Lorsque l'Impératrice l'eût en sa possession, il y avait pourtant de +grands dégâts occasionnés par les eaux. Deux rivières entourent les +jardins; l'_Iton_ et l'_Eure_. Leurs eaux fournissent aux bassins, +aux cascades, dont la moitié sans doute a été supprimée, mais dont il +reste encore assez pour que les conduits, n'étant pas bien soignés et +se brisant, répandent les eaux qu'ils amènent et causent de grands +inconvénients. Quoi qu'il en soit, Navarre fut et sera toujours un +très-beau lieu. + +Pour donner une idée de ce qu'il était au temps du duc de Bouillon, +j'ai abandonné celui de Joséphine, précisément au moment où j'allais +raconter comment se passait la Saint-Joseph à Navarre. C'était alors +et dans les deux mois qui suivaient, le plus délicieux séjour de +France. La nature reprenait alors sa robe fleurie, et, plus tard, +les belles eaux de l'_Eure_ et de l'_Iton_ donnaient une vie presque +intellectuelle à cette nature si admirable, qui entourait le château +et présentait, à chaque pas, un site à observer, un éloge à donner. + +Ce 19 mars dont je parle, à dix heures du matin; une troupe de +jeunes filles toutes fraîches et jolies, et des familles les plus +distinguées de la province, vint d'Évreux à Navarre pour présenter +les voeux de la ville à l'Impératrice. Elle faisait beaucoup de bien +dans le pays, et elle donnait immensément; elle avait fondé une +école pour de pauvres orphelines où elles apprenaient à faire de +la dentelle. L'Impératrice avait encore donné à la ville d'Évreux +des marques d'intérêt qui lui avaient gagné le coeur des habitants. +Non-seulement elle s'était occupée de leurs besoins, en venant +à l'aide des pauvres jeunes filles orphelines, mais encore elle +songeait aux plaisirs des gens d'Évreux. Elle avait acheté un grand +et beau terrain pour y faire construire une salle de spectacle, +et, de plus, une autre portion de terrain, qui devait agrandir la +promenade, que l'Impératrice devait faire entièrement replanter, +et orner de plus de dix mille pieds d'églantiers, greffés des plus +belles espèces de roses. Aussi la ville, dans sa reconnaissance, lui +adressa-t-elle des vers qui lui furent récités par une très-agréable +personne, dont j'ai oublié le nom, mais qui était fille du maire +d'Évreux à cette époque. Elle ne fut embarrassée que ce qu'il fallait +pour la pudeur gracieuse d'une jeune fille. L'entrée de toutes +ces jeunes personnes fut charmante: elles avaient fait un dôme de +toutes les fleurs printanières, sous lequel était placée la jeune +fille du maire, portant le buste de l'Impératrice. Lorsqu'elle _eut +récité_ son compliment en vers, on servit un très-beau déjeuner, +auquel Joséphine assista, et après lequel elle leur fit à toutes de +charmants présents. + +Elle était fort tourmentée de la pensée que ce qu'on voulait faire +pour elle pouvait déplaire à Marie-Louise, et par suite à l'Empereur. +Elle m'en parla. + +--«Ils veulent faire des réjouissances à Évreux, me dit-elle; vous, +qui habitez Paris, et qui connaissez mieux que tout ce qui m'entoure +l'esprit de la cour des Tuileries, qu'en pensez-vous? + +--Je pense, madame, que tout ce qui rappelle voire nom à une certaine +personne trouble son sommeil, sans néanmoins l'empêcher de dormir; +car, pour cela, je crois la chose impossible.» + +Joséphine se mit à rire. + +--«Vous ne l'aimez pas? me dit-elle. + +--Non, madame + +--Pourquoi cela? + +--Parce qu'elle me déplaît... et je ne suis pas la seule... Je crois +donc que votre majesté doit fort peu s'inquiéter si Marie-Louise +est ou non tourmentée par les cris d'amour et de reconnaissance +de Navarre et d'Évreux... Je ne puis, d'ailleurs, donner un avis +d'après moi... Rien ne m'inspire moins de pitié et d'intérêt que le +bas et vil sentiment de l'envie.» + +Malgré ce qu'on lui dit, l'Impératrice défendit toute démonstration +publique à Évreux; mais ce fut en vain, on illumina dans toute +la ville... On fit des feux de joie, non-seulement dans la ville +d'Évreux, mais dans les villages autour de Navarre, où l'Impératrice +répandait une foule de bienfaits. Comme l'Impératrice ne voulait +aucune fête ostensible, on ne joua pas la comédie au château, mais M. +Deschamps[71] y suppléa en faisant de jolis couplets de circonstance, +si pourtant il en est de jolis dans ce cas-là ; mais il aimait +l'Impératrice, et le coeur a toujours de l'esprit!... + +[Note 71: M. Deschamps était un homme rempli d'esprit et d'amabilité; +il avait fait, avant d'entrer dans la maison de l'Impératrice comme +secrétaire de ses commandements, plusieurs jolis vaudevilles. Sa fin +fut tragique et mystérieuse. Après la mort de l'Impératrice, sa vie +à venir fut assurée par une pension que lui firent la reine Hortense +et le vice-roi; tout-à -coup, il devint triste et même inquiet; ce +changement fut remarqué par une jeune orpheline dont il prenait soin. +Enfin, un jour, il disparut, et jamais depuis on n'a pu découvrir sa +trace: il est évident qu'il s'est tué; mais où, comment et pourquoi, +voilà ce qu'on ignore.] + +Ce fut le soir, après dîner, qu'on vit entrer dans le grand salon +une troupe de paysans, parmi lesquels se trouvaient des hommes et +des femmes habillés en costume de ville; c'était une députation +des villages entourant Navarre, qui venait complimenter Joséphine +sur le 19 mars. Toute cette troupe, qui n'était autre chose que +les habitants ordinaires de Navarre, entonna d'abord le bel air de +Roland, de Méhul, et fit son entrée par un choeur général: + + Sur l'air: _Le roi des preux, le fier Roland_. + + Comme nos coeurs, joignons nos voix, + Chantons l'auguste Joséphine: + Aux fleurs qui naissent sous ses lois + Sa main ne laisse point d'épines. + Partout la suit de ses bienfaits, + Ou l'espérance ou la mémoire; + De Joséphine pour jamais + Vive le nom! vive la gloire (_bis_)! + + + MADAME D'AUDENARDE LA MÈRE[72]. + + AIR: _Partant pour la Syrie_. + + Longtemps d'un fils que j'aime + J'enviai le bonheur; + Mais près de vous moi-même, + Rien ne manque à mon coeur. + Si tous les dons de plaire + Forment vos attributs, + Hommage, amour sincère, + Pour vous sont nos tributs. (_bis_) + + + MADAME GAZANI. + + Sur l'air: _À deux époques de la vie_. + + Gênes me vit dès mon jeune âge + Brûler d'être à vous pour jamais: + Votre oeil distingua mon hommage, + Votre coeur combla mes souhaits. + À vos bontés, à leur constance, + Je dois tout!... et puissent vos yeux + Voir ici ma reconnaissance, + Comme à Gênes ils virent mes voeux[73]. + + + MADAME DE COLBERT (AUGUSTE). + + Dans les murs de Charlemagne, + J'ai pu vous offrir mes voeux; + D'une fête de campagne, + Pour vous nous formions les jeux. + Ce temps qu'ici tout rappelle + Vient de ranimer mon coeur: + En retrouvant tout mon zèle, + J'ai retrouvé mon bonheur[74]. + +[Note 72: Madame d'Audenarde était une bonne et excellente +personne et avait été une des plus jolies femmes de son temps. On +sait comment les créoles sont charmantes lorsqu'elles sont hors +de la ligne ordinaire; elle était mère du général d'Audenarde, +écuyer de l'Empereur, et qui ensuite, placé dans la compagnie des +gardes-du-corps du roi, compagnie de Noailles, tint cette belle +conduite, lorsque des enfants imberbes voulurent faire la loi au +vieux soldat, quoiqu'il fût jeune aussi, lui, mais respectable pour +cette foule adolescente qui ne devait pas élever la voix devant un +homme qui avait vu bien des batailles, et dont le sang avait coulé +pour son roi[72-A]. Madame d'Audenarde fut toujours à merveille pour +la mémoire de l'impératrice Joséphine, qu'elle n'appelait que sa +bienfaitrice. Je l'ai entendue parler ainsi à l'Abbaye-aux-Bois, où +je la rencontrais chez sa soeur, madame de Gouvello, ange de vertus +et de piété, que Dieu vient de rappeler à lui.] + +[Note 72-A: Le général d'Audenarde a servi dans l'émigration dans +l'armée de Condé.--Napoléon l'aimait et l'estimait beaucoup.] + +[Note 73: M. Deschamps fait ici une singulière méprise: on sait +trop bien que ce ne fut pas l'Impératrice qui appela madame Gazani +à Paris, ce fut l'Empereur; et même, pendant longtemps, Joséphine +la tint dans la plus belle des aversions. Elles ne se rapprochèrent +que lorsqu'elles furent toutes deux malheureuses. Madame Gazani fut +elle-même gênée en chantant ce couplet: elle ne l'avait pas vue +auparavant, et fut contrariée, je le sais, de chanter ces paroles.] + +[Note 74: Madame Auguste de Colbert, dame du palais de l'Impératrice; +elle demanda à la suivre. C'est une excellente femme, vertueuse et +bonne; elle était veuve du brave général Auguste Colbert qui fut +tué en Espagne en plaçant ses tirailleurs. Madame de Colbert était +fille du sénateur, général, comte de Canclaux. Elle est aujourd'hui +remariée à M. le comte de la Briffe. _La Fête de Campagne_, que +rappelle ici Deschamps, fait allusion à une fête donnée à Joséphine, +tandis qu'elle était à Aix-la-Chapelle, un 19 mars. On lui donna une +fête charmante. + +M. de Canclaux était le plus digne des hommes, mais comme tous, il +avait quelques petits côtés par lesquels il donnait à rire; l'un +d'eux était une manie des plus prononcées d'être mélomane et d'aimer +l'italien. Le fait réel, c'est qu'il n'aimait pas la musique, et +n'entendait pas très-bien l'italien. Cela n'empêchait pas que, +lorsque je le rencontrais et que je lui demandais s'il avait été +content de Crescentini ou de madame Grassini dans le bel opéra de +_Roméo et Juliette_... il me répondait: Pas mal, pas mal! ce dont +j'ai surtout été content, c'est du _finale_ et du _tutti_. Or, ces +deux mots, il les prononçait comme tous les mots italiens prononcés +par ceux qui ne savent pas la langue, en appuyant fortement sur la +dernière lettre et la dernière syllabe. Du reste, c'était l'honneur +et la probité en personne.] + +Les plus jolis vers furent ceux de mademoiselle de Mackau. + + MADEMOISELLE DE MACKAU.[75] + + AIR: _L'hymen est un lien charmant_. + + Loin d'elle j'ai dû regretter + Une princesse auguste et chère: + Manheim l'adore et la révère, + Et j'ai pleuré de la quitter. + Mais quand j'ai vu de son image + Le modèle dans notre cour, + Mon coeur sentit un doux présage; + Bientôt les charmes du séjour + Ont séché des pleurs du voyage. + +[Note 75: Mademoiselle de Mackau, fille du contre-amiral de ce nom, +était attachée comme dame à la princesse Stéphanie, grande duchesse +de Bade. L'Impératrice, toujours bonne, sachant que mademoiselle de +Mackau était malheureuse d'être si loin de sa famille, la demanda +à la princesse Stéphanie, et la fit dame du palais. Elle fut, à +quelque temps de l'époque dont je parle, mariée au général Wathier de +Saint-Alphonse. Elle est nièce de M. de Chazet, aimable poëte, connu +par une foule de jolis ouvrages.] + +Mademoiselle de Castellane chanta aussi un couplet que je ne puis +retrouver, pas plus, au reste, que mademoiselle de Castellane n'a +retrouvé la reconnaissance et la mémoire pour les bienfaits sans +nombre dont Joséphine l'a comblée, bienfaits portés au point, par +exemple, de payer sa pension chez madame Campan, où elle fut élevée +avec sa soeur. Elle l'a _mariée_, _dotée_; elle lui a donné un +très-beau trousseau; enfin, elle a fait pour elle et mademoiselle de +Mackau ce qu'elle n'a fait pour aucune de ses filleules. Mademoiselle +de Mackau en est demeurée reconnaissante; mais mademoiselle de +Castellane le fut si peu, qu'après la mort de Joséphine, la reine +Hortense ne la vit qu'une fois pendant l'année 1814!... + +Ah! cela fait mal... Reprenons la suite du récit de la Saint-Joseph, +à Navarre. + +Mademoiselle Georgette Ducrest était alors à Navarre. Jolie comme un +ange, fraîche comme une rose, aimant l'Impératrice d'une véritable +affection, elle s'avança vers elle avec une émotion touchante qui +n'enleva rien au charme ravissant de sa voix, qui alors était dans +toute sa beauté. Elle chanta aussi un couplet fort joli sur l'air de +_Joseph_. + +Lorsque tout ce qui portait _l'habit_ de ville fut entendu, alors +arriva la députation villageoise. C'était madame Octave de Ségur +et M. de Vieil-Castel, habillés en paysans, Colette et Mathurin. +Ils rappelaient, dans leurs couplets alternativement chantés, les +bienfaits de l'Impératrice. + + MATHURIN. + + Sur nos monts, v'là qu'on amène + Des parures d'arbrisseaux, + Et que l'on fait de la plaine + Partir les eaux[76]. + + + COLETTE. + + Dans Évreux, ses mains soutiennent + Pour les arts d'heureux berceaux, + Ousque les jeunes filles apprennent[77] + Mieux qu' leux fuseaux. + + + MATHURIN. + + All' veut qu' les promenades y prennent[78] + D'salignements nouveaux, + Et qu'on ôte à _Marpomène_ + Ses vieux tréteaux[79]. + + + COLETTE. + + Si tous ceux qui, dans leur peine, + Ont eu part à ses cadeaux, + D'un' fleur lui portait l'étrenne, + L'bouquet s'rait beau, etc. + +[Note 76: L'Impératrice, en arrivant à Navarre, trouva la plaine +autour d'Évreux infectée de marais très-nuisibles; elle les fit +dessécher; ils avaient été formés par les eaux de l'Iton et de l'Eure +qui passaient autrefois par des canaux pour alimenter les cascades +et les bassins du parc; et ces canaux ayant été rompus par défaut +d'entretien, l'eau qu'ils conduisaient avait formé ces marais.] + +[Note 77: L'école de jeunes filles, instituée par Joséphine, où elles +apprenaient à faire de la dentelle, mais où elles recevaient aussi +une parfaite éducation, spécialement dirigée vers le but dans lequel +elles étaient élevées.] + +[Note 78: L'Impératrice avait non-seulement rendu aux habitants la +promenade du parc de Navarre qu'on leur avait ôtée, mais, de plus, +elle allait faire embellir leur promenade, et pour cela avait acheté +un terrain.] + +[Note 79: Allusion à la réédification du théâtre que l'Impératrice +allait faire. Rien n'était comparable à M. de Vieil-Castel dans +ce rôle de paysan, avec son flegme et sa tranquillité habituelle; +rien n'était au reste plus parfaitement comique: il avait beaucoup +d'esprit, et son air sérieux ajoutait du comique à son rôle. Son +fils, Horace de Vieil-Castel, a un talent remarquable pour dire les +vers et jouer la comédie, à part son esprit qui est très-remarquable.] + +M. de Turpin de Crissé, chambellan de Joséphine, connu par son joli +talent de peinture, fit ce jour-là , pour l'Impératrice, une chose +charmante. C'était un jeu de cartes, dont les figures représentaient +toute la société habituelle de Navarre. J'ai rarement vu quelque +chose de plus gracieux que ce jeu de cartes. + +Quant à l'Impératrice, elle se souhaita à elle-même sa fête, en +donnant des aumônes très-abondantes à tous les pauvres des environs; +les bénédictions durent être grandes dans cette journée. + +Puisque j'ai parlé d'une Saint-Joseph à Navarre, je vais en +rapporter une qui avait eu lieu à la Malmaison, quelques années +avant; l'Empereur était en Allemagne à cette époque. + +Nous organisâmes la fête de l'Impératrice, en l'absence de la reine +Hortense. La reine de Naples et la princesse Pauline, qui pourtant +n'aimaient guère l'Impératrice, mais qui avaient rêvé qu'elles +jouaient bien la comédie, voulurent se mettre en évidence, et deux +pièces furent commandées. L'une à M. de Longchamps, secrétaire des +commandements de la grande-duchesse de Berg; l'autre, à un auteur de +vaudevilles, un poëte connu. Les rôles furent distribués à tous ceux +que les princesses nommèrent, mais elles ne pouvaient prendre que +dans l'intimité de l'Impératrice qui alors était encore régnante. + +La première de ces pièces était jouée par la princesse Caroline +(grande-duchesse de Berg), la maréchale Ney, qui remplissait +à ravir[80] un rôle de vieille, madame de Rémusat, madame de +Nansouty[81] et madame de Lavalette[82]; les hommes étaient M. +d'Abrantès, M. de Mont-Breton[83], M. le marquis d'Angosse[84], M. +le comte de Brigode[85], et je ne me rappelle plus qui. Dans l'autre +pièce, celle de M. de Longchamps, les acteurs étaient en plus petit +nombre, et l'intrigue était fort peu de chose. C'était le maire de +Ruel qui tenait la scène, pour répondre à tous ceux qui venaient lui +demander un compliment pour la bonne _Princesse_ qui devait passer +dans une heure. Je remplissais le rôle d'une petite filleule de +l'Impératrice, une jeune paysanne, venant demander un compliment au +maire de Ruel. Le rôle du maire était admirablement bien joué par +M. de Mont-Breton. Il faisait un compliment stupide, mais amusant, +et voulait me le faire répéter. Je le comprenais aussi mal qu'il me +l'expliquait; là était le comique de notre scène, qui, en effet, fut +très-applaudie. + +[Note 80: Je crois que la duchesse de Frioul (madame Duroc) jouait +aussi, mais je n'en suis pas sûre. Je ne me la rappelle sur le +théâtre de la Malmaison que dans un seul rôle, la soubrette du +_Bourru bienfaisant_, qu'elle joua fort bien. Mais, dans cette même +pièce, qui fut vraiment excellent, ce fut le marquis de Cramayel dans +le rôle du Bourru...] + +[Note 81: Soeur de madame Rémusat, et femme du premier écuyer de +l'Impératrice.] + +[Note 82: La comtesse de Lavalette, nièce de l'Impératrice. Jamais +une femme n'a plus froidement joué un rôle.] + +[Note 83: M. de Mont-Breton, premier écuyer de la princesse Pauline.] + +[Note 84: Chambellan de l'Empereur.] + +[Note 85: Chambellan de l'Empereur.] + +M. le comte de Brigode était, comme on sait, excellent musicien et +avait beaucoup d'esprit. Il fit une partie de ses couplets et la +musique, ce qui donna à notre vaudeville un caractère original que +l'autre n'avait pas. Je ne puis me rappeler tous les couplets de M. +de Brigode, mais je crois pouvoir en citer un, c'est le dernier. Il +faisait le rôle d'un incroyable de village, et pour ce rôle il avait +un délicieux costume. Il s'appelait Lolo-Dubourg; et son chapeau à +trois cornes d'une énorme dimension, qui était comme celui de Potier +dans _les Petites Danaïdes_, son gilet rayé, _à franges_, son habit +café au lait, dont les pans en queue de morue lui descendaient +jusqu'aux pieds, sa culotte courte, ses bas chinés avec des bottes +à retroussis, deux énormes breloques en argent qui se jouaient +gracieusement au-dessous de son gilet: tout le costume, comme on le +voit, ne démentait pas _Lolo-Dubourg_, et, lui-même, il joua le rôle +en perfection. + +Lorsque le vaudeville fut fini, et que nous eûmes chanté nos +couplets qui, en vérité, étaient si mauvais que j'ai oublié le mien, +Lolo-Dubourg s'avança sur le bord de la scène et chanta avec beaucoup +de goût, comme il chantait tout, bien qu'il n'eût que très-peu de +voix, le couplet que voici et qui est de lui ainsi que la musique: + + Je souhaite à Sa Majesté, + D'abord, tout ce qu'elle désire, + Ensuite une bonne santé, + Et puis toujours de quoi pour rire. + Elle, étant Reine, et ne pouvant + Lui souhaiter une couronne, + Je lui souhaite seulement + Autant de bonheur qu'elle en donne. + +La musique était charmante. J'en ai gardé le souvenir comme si je +l'avais entendue hier. + +Madame de Nansouty chanta comme elle chantait toujours, c'est-à -dire +admirablement. En vérité, elle devait bien rire en entendant la +reine de Naples et la princesse Pauline qui divaguaient à l'envi en +s'agitant sur ce malheureux théâtre, où toutes deux auraient mieux +fait de ne pas monter; elles étaient vraiment aussi mauvaises qu'on +peut l'être, et de plus, à cette époque, la princesse Caroline +surtout avait encore beaucoup d'accent. Rien ne ressemble à cela; +mais c'était surtout le chant!... On ne peut malheureusement +pas rendre l'effet de deux voix qui donnent continuellement le +son d'une note pour une autre, et cela sans aucune mesure. La +grande-duchesse de Berg était bien jolie au reste ce jour-là , quoique +bien mauvaise: elle avait un costume de paysanne, tout blanc, +une croix d'or attachée avec un velours noir. Ce velours faisait +ressortir la blancheur de ses épaules et de sa poitrine; elle était +d'autant mieux, que déjà fort commune de tournure et de taille, cet +inconvénient dans une souveraine est inaperçu dans une paysanne; il +place même en situation. Mais, qui ne l'était d'aucune manière, c'est +qu'on imagina de la faire chanter avec le duc d'Abrantès. Ils étaient +amoureux l'un de l'autre dans cette pièce; et depuis le commencement +jusqu'à la fin, au grand amusement de tout le monde, excepté de moi +et de Murat s'il y eût été, ils se faisaient toutes les _câlineries_ +possibles. Ils étaient nés le même jour; ils s'appelaient Charles et +Caroline; enfin c'étaient des délicatesses de sentiment à n'en pas +finir... On trouvait donc que cela était déjà assez bien comme cela, +lorsqu'on entendit le refrain d'un air _nouveau_, et voilà Charles +et Caroline qui s'avancent en se tenant par la main et qui chantent +à deux voix sur l'air: _Ô ma tendre musette!_ un couplet, dont j'ai +par malheur oublié le commencement, mais dont voici la fin; le +commencement était de même force et faisait allusion à ce même jour +d'une commune naissance: + + Si le ciel que j'implore + Est propice à mes voeux, + Un même jour encore + Verra fermer nos yeux. + +C'était bien comique à voir et à entendre. M. d'Abrantès avait la +voix très-juste, mais il ne l'avait jamais travaillée; elle était +forte, puissante et assez basse pour chanter le rôle de Basile dans +le _Barbier_. Qu'on juge de l'effet de cette voix de lutrin qui +voulait être tendre avec la voix de soprano de la princesse Caroline, +criarde, aigre et fausse au dernier point! C'était à s'enfuir si on +n'avait pas autant ri. + +Quant à la princesse Pauline, elle était si charmante qu'elle ne +pouvait jamais prêter à rire; quoi qu'elle dît, elle était écoutée; +le moyen de ne pas entendre ce qui sortait d'une si jolie bouche! +mais elle nous a bien souvent donné la comédie pendant les quinze +jours de répétition: elle ne répétait que dans son fauteuil, et +lorsque M. de Chazet ou M. de Longchamps lui représentaient, dans +leur intérêt d'auteur, qu'elle devait se lever. Elle répondait +toujours: + +--«_Ne vous inquiétez pas, le jour de la représentation, je +marcherai._» + +Ces deux pièces furent cependant représentées devant un public fort +imposant, l'Impératrice et une grande partie de la cour, cabale sans +indulgence et très-disposée à nous critiquer, le corps diplomatique, +l'archi-chancelier et tous les grands dignitaires qui étaient +alors à Paris. Nous étions arrivés le matin avant le déjeuner, pour +présenter nos voeux à l'Impératrice. + +Je lui avais conduit mes enfants auxquels elle fit des cadeaux +charmants, particulièrement à Joséphine, sa filleule. Après le +déjeuner, on fut se promener; on revint, il y eut un grand dîner, +puis nous nous habillâmes et la représentation eut lieu ainsi que je +l'ai dit; après qu'on fut sorti du théâtre, nous revînmes dans la +galerie dans nos costumes: l'Impératrice nous l'ayant demandé; et +puis on dansa; mais comme il était tard et qu'on était fatigué, le +bal fut court. + +Toutes les Saint-Joseph étaient à peu près comme cette dernière; et +même lorsque la reine Hortense était à Paris, il n'y avait rien de +plus. + +Mais laissons les fêtes pour rentrer dans le cours des événements. + + + + +QUATRIÈME PARTIE. + +LA MALMAISON. 1813-1814. + + +L'Impératrice n'était plus à Navarre[86] lorsqu'on apprit que les +premiers revers commençaient pour nous; elle en fut attérée! jamais +elle n'avait pu séparer sa cause, non plus que sa vie, de celle de +l'homme unique auquel son existence était liée. La femme de Napoléon +est un être prédestiné; ce n'est pas une femme ordinaire, tout ce qui +tient à cet homme est providentiel comme lui-même... Il n'appartient +pas à l'humanité de séparer de lui ce que lui-même a choisi... Oh! +comment Marie-Louise n'a-t-elle pas compris la sainte et haute +mission qu'elle avait reçue d'en haut en devenant la compagne de +cet homme? Joséphine, malgré sa légèreté habituelle, l'avait bien +comprise, elle!... et elle n'aurait pas failli lorsque le jour du +malheur arriva. + +[Note 86: Il y avait beaucoup de malades à Navarre; elle était +revenue à la Malmaison.] + +Les événements devenaient de plus en plus sinistres; l'Impératrice +était à Malmaison, redoutant l'arrivée d'un courrier, lorsqu'elle +reçut d'Aix en Savoie la nouvelle de l'horrible malheur arrivé à la +cascade du moulin. + +La reine Hortense est une des femmes les plus malheureuses que j'aie +connues: depuis l'âge de seize ans je l'ai toujours suivie, et j'ai +vu en elle un des êtres les plus excellents, et cependant toujours +frappé au coeur. Lorsqu'elle se maria, ce fut contre sa volonté et +celle de son affection toute portée vers un autre lien. Quelques +années plus tard, elle perdit son fils.., son premier-né! et l'on +sait que ses enfants furent toujours pour elle la première de ses +affections. Ensuite vint la perte d'une couronne, sa séparation[87] +avec son mari; ce ne fut que pendant les trois années qui suivirent +cette séparation qu'elle eut un moment de tranquillité que des +souvenirs récents troublaient encore!.. + +[Note 87: Et le divorce de sa mère fut encore pour elle, à cette +époque, un coup bien rude.] + +Le 1er janvier 1813, elle se leva avec une terreur que rien ne put +dissiper. + +--«Mon Dieu, me dit-elle, lorsque je la vis ce même jour à la +Malmaison, où j'avais été présenter mes voeux de nouvel an à +l'Impératrice, que nous arrivera-t-il cette année après les malheurs +de celle qui vient de finir?» + +Je cherchai à la rassurer, mais elle était inquiète pour son frère, +et ses affections la rendaient superstitieuse. Non-seulement +l'Impératrice ne la guérissait pas de ses terreurs, mais elle y +ajoutait. Elle venait de lui donner une ravissante parure en pierres +de couleur estimée plus de vingt-cinq mille francs: c'était bien cher +pour une parure de fantaisie. + +Joséphine était très-superstitieuse, comme on le sait. Aussitôt +qu'elle me vit, elle vint à moi et me dit très-sérieusement: + +--«Avez-vous remarqué que cette année commence un vendredi et porte +le chiffre 13?..» + +C'était vrai, mais je répondis en tournant la chose en plaisanterie: + +--«Non, non, dit-elle, cela annonce de grands désastres!.. et des +malheurs particuliers.» + +Hélas! plus tard, je me suis rappelé ces sinistres paroles; elle +n'avait que trop raison! + +La reine Hortense fut aux eaux d'Aix en Savoie; sa mère demeura à la +Malmaison. J'étais alors fort souffrante d'une grossesse pénible et +de la douleur que j'éprouvais de la perte récente de deux amis!.. +l'un surtout!..[88] Oh! quel souvenir de ces temps désastreux!.. +Aussi, lorsque j'arrivai à la Malmaison et que l'Impératrice me parla +de ces signes presque funestes, je ne pus lui répondre; cependant je +cherchai à la rassurer... Mais la mort de Duroc[89] et de Bessières, +celle de Bessières surtout lui avait causé un grand trouble et avait +amené dans cet esprit déjà vivement frappé des terreurs nouvelles; +mes paroles furent à peine entendues par elle... Hélas! je cherchais +à la rassurer, et moi-même je ne savais pas que la mort touchait déjà +une tête qui m'était bien chère et que le crêpe du deuil, qui allait +envelopper ma famille, se déployait déjà au-dessus d'elle. + +[Note 88: Bessières fut tué d'un boulet de canon dans le défilé +de Wesseinfeld, le jour même de la bataille de Lutzen. Bessières +commandait toute la cavalerie de l'armée; c'était à la fois un homme +habile, brave, rempli de coeur, et doué de bonnes qualités. Je perdis +un ami en lui, ainsi que Junot.] + +[Note 89: Quant à la mort de Duroc, ce fut pour ses amis, et +il en avait beaucoup, un des coups les plus rudes de ces temps +désastreux; elle fit aussi une profonde impression sur l'Empereur; +mais, quoiqu'il en ait été vivement frappé, les derniers moments de +Duroc ne se sont pas passés comme le _Moniteur_ l'a dit. Bourienne +les a également racontés avec sa haine accoutumée, et il a menti +dans un autre sens... J'avais deux amis auprès de l'Empereur dans +cette cruelle circonstance, et voilà comment chacun m'a rapporté +l'événement; ces deux amis sont le duc de Vicence et le duc de +Trévise: + +La bataille de Bautzen était livrée et gagnée, la journée finissait; +l'Empereur poursuivait les Russes, voulant reconnaître par lui-même +ce qu'il voulait juger; il crut mieux voir sur une colline en face +de lui; il voulut gagner cette éminence, et descendit par un chemin +creux avec une grande rapidité; il était suivi du duc de Trévise, du +duc de Vicence, du maréchal Duroc, et du général du génie Kirgener, +beau-frère de la duchesse de Montebello, dont il avait épousé la +soeur. L'Empereur allant plus vite que tous ceux qui le suivaient, +ils étaient à quelque distance de lui, serrés les uns contre les +autres. Une batterie isolée qui aperçoit ce groupe tire à l'aventure +trois coups de canon sur lui: deux boulets s'égarent, le troisième +frappe un gros arbre près duquel était l'Empereur, et va ricocher +sur un plateau qui dominait le terrain où était l'Empereur. Il se +retourne, et demande sa lunette. Comme il a fait un détour, il n'est +pas étonné de ne voir auprès de lui que le duc de Vicence. Dans le +même moment arrive le duc Charles de Plaisance[89-A]; sa figure est +bouleversée. Il se penche vers le duc de Vicence, et lui parle bas. + +--«Qu'est-ce?» demande l'Empereur. + +Tous deux se regardent et ne répondent pas... + +--«Qu'est-il arrivé?» demande encore l'Empereur. + +--«Sire, répond le duc de Vicence, le grand-maréchal est mort!... + +--Duroc! s'écria l'Empereur... et il jeta les yeux autour de lui +comme pour y trouver l'ami qu'il venait d'y voir... «Mais ce n'est +pas possible!... il était là ! à présent!...» + +Dans ce moment, le page de service arrive avec la lunette, et raconte +la catastrophe: le boulet avait frappé l'arbre, il avait ricoché +sur le général Kirgener, l'avait tué raide, et puis avait frappé +mortellement le malheureux Duroc. + +L'Empereur fut attéré. La poursuite des Russes fut à l'instant +abandonnée; son courage, ses facultés, tout devint inerte devant +la douleur qui envahit son âme en apprenant le malheur qui venait +d'arriver. Il retourna lentement sur ses pas, et entra dans la +chambre où Duroc était déposé. C'était dans une petite maison du +village de Makersdorf. L'effet du boulet avait été si complet, que le +drap du blessé n'offrait presqu'aucune trace sanglante... Il reconnut +l'Empereur, mais ne lui dit pas ces paroles qui furent mises dans +le _Moniteur_: «_Nous nous reverrons, mais dans trente ans, lorsque +vous aurez vaincu vos ennemis!_» Il reconnut l'Empereur, mais il ne +lui parla d'abord que pour lui demander de l'opium afin de mourir +plus vite, car il souffrait trop cruellement. L'Empereur était +auprès de son lit; Duroc sentant l'agonie s'approcher, le supplia +de le quitter, et lui recommanda sa fille et un autre enfant, un +enfant naturel qu'il avait de mademoiselle B... Seulement l'Empereur +insistant pour rester, Duroc dit en se retournant: + +«_Mon Dieu! ne puis-je donc mourir tranquille!_» + +L'Empereur s'en alla; et Duroc expira dans la nuit. L'Empereur acheta +la petite maison dans laquelle il mourut, et fit placer une pierre à +l'endroit où était le lit, avec telle inscription: + +«Ici le général Duroc, duc de Frioul, grand-maréchal du palais de +l'empereur Napoléon, frappé d'un boulet, a expiré dans les bras de +son Empereur et de son ami.» + +L'Empereur fit donner une somme de 4,000 francs pour ce monument, et +16,000 francs au propriétaire de cette petite maison. La donation fut +faite et ratifiée, et conclue dans la journée du 20 mai, en présence +du juge de Makersdorf. Napoléon a profondément regretté Duroc, et je +le conçois!... + +Et qui ne l'aurait pas pleuré! Quant à moi, quoiqu'il y ait bien des +années écoulées depuis ce terrible moment, je donne à sa perte les +regrets que je dois à la mort du meilleur des amis, du plus noble +des hommes, de celui qui aurait changé bien des heures amères en des +heures de joie pour l'exilé de Sainte-Hélène, s'il avait vécu!!...] + +[Note 89-A: Fils de l'archi-trésorier, du troisième Consul Lebrun.] + +L'Impératrice était bonne, mais elle ne pouvait oublier tout ce que +Duroc avait à lui reprocher... Sa conscience lui en disait trop à cet +égard pour qu'elle pût le regretter autant que Bessières. + +À propos de cette affaire, qui causa le malheur de bien des +destinées, je dirai que Bourienne _a menti_ autant qu'on peut +mentir, en parlant de la reine Hortense comme il l'a fait, ainsi +que de Duroc. Quelle que fut la relation qui existait entre eux, +jamais M. de Bourienne n'a été autorisé à confesser lâchement qu'il +trahissait un secret, ce qu'il a dit lui-même dans ses Mémoires. +Telle était, au reste, la turpitude de cet homme qu'il aime mieux +s'avouer comme faisant un métier peu honorable que de se mettre +tout-à -fait à l'écart ou dans l'ombre... Cet homme est le type de la +haine impuissante, se nourrissant de son venin, et produisant une +nature monstrueuse d'ingratitude inconnue jusqu'à lui!.. Ces paroles +âcres et mensongères, sont empreintes d'une rage vindicative qui se +répand comme la bave du boa sur tout ce qu'il approche... Tout ce +qui amena la cause pour laquelle l'Empereur l'a éloigné de lui était +marqué, on le sait, d'un signe réprobateur. Quelle est la langue qui +peut articuler les injures que la sienne a proférées sur l'infortune +de l'homme qui fut pour lui plus qu'un bienfaiteur!... l'homme qui +fut son ami... Le jour où je fus à la Malmaison, l'Impératrice me +parla de Bourienne et me dit qu'il perdait un ami dans Duroc. Je la +désabusai à cet égard. Duroc ne pouvait pas être l'ami d'un ennemi de +l'Empereur, et de plus à cet égard-là je connaissais les sentiments +de Duroc relativement à Bourienne. + +Un jour, un bruit sinistre se répand dans Paris: on racontait que +madame de Broc avait péri misérablement dans la cascade du moulin +à Aix en Savoie... Mon frère fut déjeuner à la Malmaison, et me +rapporta la certitude de cette catastrophe... L'infortunée était +morte à vingt-quatre ans[90], sous les yeux de son amie et sans avoir +pu être secourue à temps! + +[Note 90: Les détails de cette horrible aventure sont dans le _Salon +des princesses de la famille impériale_.] + +Mon frère me remit un petit billet de l'Impératrice qui ne contenait +que ce peu de mots: + +--«_Que vous avais-je dit?_» + +Ces paroles avaient une sorte de signification sinistre qui me glaça +le coeur... Qu'allait-il arriver, grand Dieu!!.. + +Je fus à la Malmaison, quoique mon état me défendît d'aller en +voiture. Je trouvai le salon morne et abattu; chacun craignait pour +soi. M. de Beaumont seul était comme toujours; M. de Turpin avait été +envoyé auprès de la reine Hortense pour lui porter tous les regrets +de sa mère. Cependant rien ne justifiait encore à cette époque un +pressentiment de malheurs publics; Lutzen et Bautzen avaient remonté +l'esprit de la France, et toutes les fois néanmoins que je suis +allée à la Malmaison, j'ai trouvé la salon dans cette humeur morne +dont j'ai parlé. Cependant les femmes qui formaient le cercle intime +de l'Impératrice à la Malmaison étaient presque toutes jeunes et +jolies, du moins en ce qui était de son service d'honneur. Madame +Octave de Ségur, madame Gazani, madame de Vieil-Castel, madame +Wathier de Saint-Alphonse, mademoiselle de Castellane, madame Billy +Van Berchem, mesdemoiselles Cases, madame d'Audenarde la jeune, qui +pouvait être regardée comme de la maison, et qui était une des plus +belles personnes de l'époque, et si l'on ajoute à cette liste déjà +nombreuse, le nom de mademoiselle Georgette Ducrest, et plus tard +celui des deux demoiselles Delieu, on voit que ce cercle intérieur +pouvait donner un mouvement bien agréable comme société au château de +Malmaison. + +Cette dernière habitation était même bien plus propre à cela que +Navarre. Cette demeure, plus royale peut-être, imposait davantage, +et puis, la distance était trop grande pour hasarder une visite, si +l'impératrice Joséphine ne les provoquait pas, dans la crainte d'en +être mal reçu. + +Mais à la Malmaison, on y venait facilement; aussi l'Impératrice +avait-elle quelquefois, le soir, jusqu'à cinquante ou soixante +personnes dans son salon: la duchesse de Raguse, la duchesse de +Bassano, la comtesse Duchatel, la maréchale Ney, madame Lambert, +une foule de femmes agréables, lorsque même elles n'étaient pas +très-jolies, ce qui arrivait souvent. Quant aux hommes, ils étaient +moins nombreux; car à cette époque, tous étaient employés. Ceux qui +n'étaient pas au service étaient auditeurs au Conseil d'État. Parmi +les chambellans même, il s'en trouvait qui voulaient aussi connaître +nos gloires et nos malheurs, et qui partaient pour l'armée; témoin +M. de Thiars, chambellan de l'Empereur, qui fut intendant d'une +province en Saxe, je crois, et qui fut victime d'une ancienne rancune +impériale, ce qui, je dois le dire, n'est pas généreux[91]. + +[Note 91: M. de Thiars s'était fort occupé de madame Gazani, et les +faiseurs de propos, à Fontainebleau, disaient que ce n'était pas en +vain.] + +Les hommes étaient donc en moins grand nombre que les femmes. +On voyait quelquefois un aide-de-camp, un officier qui venait de +l'armée pour apporter une dépêche; et cette arrivée donnait de la +tristesse dans les maisons où il allait se montrer un moment, dans +les quarante-huit heures qu'il passait à Paris. Les désastres ne +pouvaient déjà plus se céler... + +La société de l'Impératrice fut même diminuée par l'absence de M. de +Turpin, qu'elle envoya auprès de la reine Hortense, à Aix, en Savoie. +C'était un homme doux, agréable, de bonne compagnie, et possédant un +ravissant talent, comme chacun sait[92]. + +[Note 92: Madame de Turpin est accusée, par mademoiselle Cochelet, +d'avoir parlé contre la reine Hortense; c'est faux. Je sais, par +des personnes aussi bien instruites qu'elle tout ce que faisait et +disait madame de Turpin, et rien ne ressemble à cela. Les affections +de madame de Turpin pouvaient lui faire voir avec joie le retour des +Bourbons que les siens aimaient depuis longtemps. Que ne dirions-nous +pas, nous, si l'on nous annonçait que le duc de Reichstadt n'est pas +mort, et qu'il est aux portes de Paris? Madame Turpin a donc pu jouir +du retour des Bourbons, sans pour cela oublier que la reine Hortense +et l'impératrice Joséphine avaient été bonnes pour elle et pour M. +de Turpin... Mais, au reste, mademoiselle Cochelet est souvent si +passionnée dans ses amours et dans ses haines, qu'on ne sait trop +comment se tirer des positions où elle vous place, pour blâmer ou +approuver. + +M. de Boufflers, dont elle vante beaucoup l'amitié pour elle, et qui +était, comme on sait, bien spirituel, a dit sur elle un mot qu'elle +ne connaissait pas. Il disait qu'on se trompait, et qu'au lieu de +l'appeler _Cochelet_, il fallait dire _Coche-laide_.] + +Il a fait de ravissantes vignettes à l'album des romances de la +Reine, ainsi qu'à un album que possédait l'Impératrice... Je crois +que l'album, avec les dessins originaux des romances de la Reine, a +été donné par Joséphine à l'empereur Alexandre... + +Une agréable diversion qui se rencontrait ce même été dans le salon +de la Malmaison, c'étaient les enfants de la Reine. Jamais un moment +d'ennui ne se montrait lorsqu'ils étaient là . L'aîné, celui qui a +péri si tragiquement devant Rome, était réfléchi et rempli de moyens. +Le second, celui qui existe, était joli comme la plus jolie petite +fille, et son esprit ne le cédait pas à celui de son frère. On +l'appelait alternativement _la princesse Louis_, ou bien _Oui-Oui_. +Je ne sais à propos de quoi cette dernière façon de transformer un +nom... Quoi qu'il en soit, _Oui-Oui_ avait une vivacité de pensée +que n'avait pas son frère; et puis une volonté de tout connaître, +qui était quelquefois très-amusante. L'Impératrice était idolâtre +de ses petits-enfants. Elle veillait elle-même à ce que tout ce que +leur mère avait prescrit pour leurs études et pour leur régime fût +exactement suivi. Tous les dimanches, ils dînaient et déjeunaient +avec leur grand'-mère. Un jour, l'Impératrice reçut de Paris deux +petites poules d'or qui, au moyen d'un ressort, pondaient des oeufs +d'argent. Elle fit venir les jeunes princes et leur dit: + +--«Voilà ce que votre maman vous envoie d'Aix, en Savoie, où elle est +à présent.» + +Cette preuve de bonté désintéressée de Joséphine me toucha +beaucoup... Elle dément ce qu'on dit, avec, au reste, bien peu de +fondement, sur les rapports d'affection qui existent entre une +grand'-mère et ses petits-enfants[93]. + +[Note 93: On prétend que les grand'-mères et les grands-pères +n'aiment autant leurs petits-enfants que parce qu'ils les regardent +comme leurs vengeurs.] + +Vers la fin de 1813, la société de la Malmaison prit un aspect +vraiment lugubre. Toutes ces morts répétées des amis de l'Empereur, +la perte de la bataille de Leipsick, tous nos revers... Il y avait en +effet de quoi glacer tous les coeurs... + +L'hiver fut donc extrêmement triste[94], malgré le caractère +français, qui cherche toujours à trouver une consolation, même au +milieu d'une infortune... Mais tous les deuils, les craintes de +l'avenir dominaient enfin notre nature légère, cette fois. + +[Note 94: Par la mort de Duroc.] + +Cette même année fut cependant, pour l'impératrice Joséphine, +l'époque d'une joie très-vive, quoique mêlée de peine; mais elle +lui donnait la preuve d'une profonde estime de l'Empereur. Elle vit +le roi de Rome: depuis longtemps elle sollicitait avec ardeur cette +entrevue auprès de l'Empereur. Elle voulait voir cet enfant qui lui +avait coûté si cher!... + +L'Empereur s'y refusait: il craignait une scène, dont l'enfant +pouvait être frappé, et rendre involontairement compte à sa mère. Ce +ne fut donc qu'après avoir reçu de Joséphine une promesse solennelle +d'être paisible et calme devant le roi de Rome, que l'Empereur +consentit à cette entrevue: elle se fit à Bagatelle. + +L'Empereur parla à madame de Montesquiou; et lui-même, montant à +cheval, il escorta la calèche dans laquelle était son fils, et donna +l'ordre d'aller à Bagatelle. + +L'impératrice Joséphine y était déjà rendue... Son coeur battait +vivement en attendant ceux qui devaient arriver; et lorsqu'elle +entendit arrêter la voiture qui conduisait vers elle l'Empereur et +son enfant, elle fut au moment de s'évanouir. + +L'Empereur entra dans le salon où était Joséphine, en tenant le roi +de Rome par la main. Le jeune prince était alors admirablement beau. +Il ressemblait à un de ces enfants qui ont dû servir de modèle au +Corrége et à l'Albane... Je n'en parle pas au reste comme on peut +parler du fils de l'empereur Napoléon, avec cette prévention qui fait +trouver droit un enfant bossu: le roi de Rome était vraiment beau +comme un ange!... Qu'on regarde la gravure faite d'après le charmant +dessin d'Isabey, où le roi de Rome est représenté à genoux en disant: + +_Je prie Dieu pour la France et pour mon père!..._ + +Cher enfant! et maintenant c'est nous qui prions et pour toi et pour +lui!... + +--«Allez embrasser cette dame, mon fils,» dit l'Empereur à l'enfant, +en lui montrant Joséphine qui était retombée tremblante sur le +fauteuil, d'où elle s'était soulevée à leur entrée dans l'appartement. + +Le jeune prince leva ses grands et beaux yeux sur la personne que lui +montrait son père; et, quittant la main de Napoléon, il se dirigea, +sans montrer de crainte, vers Joséphine qui, l'attirant aussitôt à +elle, le serra presque convulsivement contre son sein. Elle était si +émue, que l'Empereur reçut la commotion qui se communique toujours +à celui qui est spectateur d'une impression vive vraiment éprouvée. +Le roi de Rome, à qui son père avait probablement recommandé +d'être caressant pour _la dame_ qu'il allait voir, fut charmant +pour Joséphine qui, en vérité, parlait ensuite de ce moment avec +une émotion qui n'était pas feinte. L'Empereur s'était éloigné de +tous deux, et, les bras croisés, appuyé contre la fenêtre, il les +regardait avec une expression qui annonçait tout ce qu'il devait +sentir dans un pareil instant... + +Le roi de Rome (comme tous les enfants, au reste), avait l'habitude +de jouer avec les chaînes, les montres, tout ce qui était à sa +portée. C'était alors la mode de mettre à une chaîne d'or une +multitude de breloques de toute espèce[95]. Joséphine en avait une +grande quantité; voyant que le jeune Prince s'amusait avec ces +breloques, elle détacha sa chaîne pour qu'il pût jouer avec plus +aisément... L'enfant fut charmé de cette complaisance... Il se mit à +compter les différentes pièces du charivari; mais il s'embrouillait +toujours lorsqu'il arrivait au nombre _dix_[96]. Tout à coup, il +s'arrêta; et, regardant alternativement l'impératrice Joséphine et le +charivari, il parut vouloir dire quelque chose. + +[Note 95: On appelait cela un charivari.] + +[Note 96: Il fut en effet longtemps à comprendre, étant enfant, les +dizaines ajoutées aux dizaines.] + +Que voulez-vous, sire? lui dit Joséphine. + + +LE ROI DE ROME, hésitant. + +Oh! rien. + + +JOSÉPHINE, se penchant vers lui, et tout bas, après avoir fait signe +à l'Empereur de ne pas les troubler. + +Mais encore!... dites, que voulez-vous? + + +LE ROI DE ROME, en montrant le charivari. + +C'est bien beau, n'est-ce pas, cela, madame? + + +JOSÉPHINE, souriant. + +Mais, oui... Pourquoi dites-vous cela? + + +LE ROI DE ROME. + +Ah! c'est que... c'est que j'ai rencontré dans le bois un pauvre qui +a l'air bien malheureux... Si nous le faisions venir!... nous lui +donnerions tout cela; et, avec l'argent qu'il en aurait, il serait +bien riche!... Je n'ai pas d'argent, mais vous avez l'air d'être bien +bonne, madame... Dites, le voulez-vous? + + +JOSÉPHINE. + +Mais, si Votre Majesté le demande à l'Empereur, il lui donnera tout +ce qu'elle lui demandera pour faire le bien. + + +LE ROI DE ROME. + +Papa a déjà donné tout ce qu'il avait... et moi aussi. + + +JOSÉPHINE, se penchant vers l'enfant. + +Eh bien! Sire, je vous promets d'avoir soin de votre pauvre. + + +LE ROI DE ROME. + +Bien vrai?... + + +JOSÉPHINE. + +Oui; je vous le promets. + + +LE ROI DE ROME, l'embrassant. + +Eh bien! je vous aime beaucoup! vous êtes bien bonne; je veux que +vous veniez avec nous à Paris; vous demeurerez aux Tuileries... + +L'Impératrice fut émue, et regarda l'Empereur avec une expression +déchirante, à ce qu'il dit ensuite... Mais il ne voulait pas de +_scène_, et surtout rien qui pût frapper l'enfant... Il revint auprès +de Joséphine, et prenant le roi de Rome par la main: + +--«Allons, sire, lui dit-il, il faut partir... Il se fait tard... +Embrassez madame.» + +Le jeune prince jeta ses deux bras autour du cou de Joséphine, et +l'embrassa avec une effusion qui la toucha au point de la faire +pleurer. + +--«Venez avec moi, répétait l'enfant. + +--Cela ne se peut, disait Joséphine. + +--Et pourquoi? dit l'enfant en redressant sa jolie tête, si +l'Empereur _et moi_ le voulons. + +--Allons, allons, venez, dit l'Empereur en prenant la main de son +fils qui, cette fois, n'osa pas résister.» + +Et faisant de l'oeil et de la main un dernier adieu, Napoléon sortit +avec le roi de Rome, laissant Joséphine bien heureuse pour un moment, +mais avec une source de souvenirs déchirants dans le coeur. + +J'ai parlé dans mes mémoires des événements de 1813; il est donc +inutile de recommencer ce récit. Je ne dirai donc que ce qui se +trouve lié à Joséphine. + +Lorsqu'elle apprit les revers de 1813, les derniers malheurs de cette +année commencée avec des pressentiments sinistres qui n'avaient eu +que trop de réalisation, son désespoir fut profond. Pendant ce temps, +Marie-Louise déjeunait et dînait admirablement, montait à cheval, +prenait sa leçon de musique, celle de dessin, de broderie, jouait +au billard, se couchait à neuf heures, dormait toute la nuit, et +recommençait le lendemain, à tout aussi bien manger et tout aussi +bien étudier. On voit qu'elle aurait eu le premier prix dans une +pension... Mais dans le grand collége des épouses et des mères, je +doute qu'elle y eût même été reçue. + +Joséphine avait bien quelques consolations dans la conduite du +vice-roi, et l'attachement qu'avait pour lui sa femme, la princesse +Auguste de Bavière... Elle en reçut un jour une lettre qu'elle +faisait lire à tout le monde avec un orgueil maternel bien aisé à +comprendre[97]. Eugène avait reçu des propositions par lesquelles on +lui offrait la couronne d'Italie, s'il voulait consentir à devenir +_un traître_, _un perfide_ et _un ingrat_, disait la vice-reine à sa +belle-mère!... Cette lettre était en effet bien touchante; et quelque +naturelle que fût la conduite d'Eugène, l'Impératrice avait tout lieu +d'en être fière, car tout le monde en Italie n'a pas agi de cette +manière[98].... + +[Note 97: Le roi de Bavière fit en effet cette proposition au prince +Eugène: ce fut le prince Auguste de la Tour-Taxis qui porta la lettre +au vice-roi.] + +[Note 98: La justice qui fut rendue à chacun est bien remarquable +dans cette circonstance. La reine de Naples (madame Murat) eut de la +peine à trouver un asile à Trieste!... en Autriche!... tandis que le +prince Eugène fut royalement accueilli et traité à Munich.] + +Enfin arrivèrent nos désastres... l'invasion de la France, +l'abdication de l'Empereur!... En apprenant les premiers revers de +1814, j'ai vu Joséphine vouloir plus d'une fois aller auprès de +l'Empereur pour le soutenir dans ses moments d'épreuves!... + +--«Je sais comment on peut arriver à son âme, disait-elle à ceux qui +la retenaient... Mon Dieu!... comme il doit souffrir!» + +Mais le moyen d'exécuter une pareille résolution! c'était le rêve du +coeur; et la force de la volonté demeurait insuffisante devant celle +des événements. + +Ils se succédaient avec une telle rapidité, que Joséphine eut à peine +le temps de quitter Malmaison pour se réfugier à Navarre, qui était +pour elle un lieu plus sûr que l'autre habitation. Elle partit avec +son service, et dans une telle terreur, que sur la route, un valet de +pied ayant donné une fausse alarme, dans un moment où les voitures +étaient arrêtées, l'Impératrice ouvrit elle-même la portière de la +sienne, et se jetant hors de la voiture, elle courut à travers champs +jusqu'à ce qu'on la rattrapât, et elle ne voulut revenir que sur les +assurances réitérées que ce n'étaient pas les cosaques. + +La reine Hortense rejoignit sa mère à Navarre. Le séjour en était +triste, plusieurs personnes du service d'honneur disaient aux +arrivants sans beaucoup se gêner: + +--«Comment! vous êtes inquiets? En vérité vous avez tort... Ah! dans +le fait, je n'y songeais pas!... vous devez craindre, en effet... +Mais nous... que peut-il nous arriver[99]?... + +[Note 99: Et savez-vous qui disait cela? Aucun des grands noms +de France: ceux-là furent toujours ce qu'ils devaient être. Mais +c'étaient des personnes presque inconnues aux Bourbons, et qui la +plupart n'avaient pas quitté la France.] + +Ce fut à Navarre que Joséphine apprit que l'Empereur irait à l'île +d'Elbe; cette nouvelle lui parvint au milieu de la nuit. M. Adolphe +de Maussion, alors auditeur au Conseil d'État, et attaché en cette +qualité au duc de Bassano, secrétaire d'État, était envoyé auprès de +la duchesse par son mari, pour lui annoncer les grands événements +qui venaient d'avoir lieu. La capitulation de Paris était signée, et +Napoléon était à Fontainebleau... M. de Maussion s'était détourné +pour apporter ces nouvelles à Navarre. + +Lorsque l'Impératrice sut l'arrivée de M. de Maussion, elle se leva +aussitôt, passa un peignoir de percale, prit un bougeoir et guidant +elle-même le nouvel arrivé, elle traversa la cour qui séparait son +logement de celui de sa fille et introduisit M. de Maussion auprès +de la reine Hortense, qui, déjà éveillée par le bruit des chevaux, +attendait les nouvelles avec impatience... L'Impératrice, dont +le trouble l'avait empêchée de bien comprendre tout ce que lui +avait dit M. de Maussion, lui dit de tout répéter... Il recommença +le malheureux récit, et ce ne fut qu'alors que Joséphine comprit +que Napoléon déchu de sa puissance, accablé par le sort, n'avait +plus pour asile que l'île d'Elbe et ses rochers de fer!... Elle +était alors assise sur le lit de sa fille... Elle poussa un cri, +et se jetant dans ses bras... «Ah! dit-elle en pleurant, il est +malheureux!... C'est à présent surtout que je porte envie à sa femme! +Elle du moins, elle pourra s'y enfermer avec lui!...» + +Son désespoir fut violent... elle pleura pendant plusieurs heures, +et fut dans un état nerveux qui alarma ceux qui l'entouraient. Quant +à la reine Hortense... elle prit dès ce moment la résolution d'aller +s'enfermer avec l'Empereur, dans quelque prison qu'on lui donnât... +elle ignorait encore que les bourreaux d'un héros sont doublement +cruels lorsqu'ils ont à torturer un patient dont la gloire a humilié +leur orgueil!... il fallait que le supplice fût entier... Il fallait +qu'aucune douleur n'y faillît... et ils savaient bien que l'isolement +de ce qu'il aime est la plus affreuse des douleurs d'un grand +coeur!... + +On sait tout ce qui se passa dans ces tristes journées... le +souvenir en est trop pénible à rappeler... Je dirai seulement +que l'Impératrice reçut à cette triste époque des preuves d'un +intérêt général... Le duc de Berry lui fit proposer une garde et +une escorte... Elle refusa, et la reine Hortense également... Mais +les princes étrangers firent entendre à Joséphine que sa présence à +la Malmaison était convenable, et que son éloignement était comme +une marque de défiance qui pouvait lui nuire. Elle partit alors +pour venir chercher la mort à la Malmaison. Mais jamais elle ne put +décider sa fille, qui prétendait qu'elle devait aller auprès de sa +belle-soeur dans un pareil moment, et que, bien que Marie-Louise ne +dût pas lui être plus chère que sa mère, elle se devait à elle dans +ces jours de deuil, où elle perdait autant à la fois. Elle y alla en +effet... mais cette noble action fut reconnue par un accueil froid +et contraint, que tout autre que la reine Hortense pouvait prendre +pour impoli... Marie-Louise fut gênée avec elle dès qu'elle la +vit... elle trouva à peine une parole pour la remercier de cet acte +de dévouement, et finit par lui dire qu'elle attendait son père... +La reine comprit quelle était de trop, et, prenant aussitôt congé +d'elle, elle quitta Rambouillet presque aussi promptement qu'elle y +était venue. + +En revenant à la Malmaison, la Reine trouva sur la route des +officiers russes, qui venaient de Paris, pour apporter des dépêches +de l'empereur Alexandre, qui montrait un bien vif intérêt à Joséphine +et à ses enfants. C'est ici qu'il faut rendre à la Reine une justice +que tout le monde n'a pas jugé à propos de proclamer. On a eu des +renseignements, assez faux probablement, je pense donc que la vérité +doit être connue: + +Il est positif que, les premiers jours, la Reine fut si froide pour +l'Empereur Alexandre, qu'il s'en plaignit. Il était vrai, en 1814, +dans tout ce qu'il voulait faire pour la famille de l'impératrice +Joséphine et pour elle. On a accablé la reine Hortense, parce que +l'empereur de Russie, trouvant le salon de la Malmaison charmant, y +allait habituellement plusieurs fois par semaine, pendant le peu de +temps que vécut l'Impératrice. Ce fut assez pour réveiller l'envie et +la haine; et l'on sait ce que peuvent ces deux passions. + +L'empereur Alexandre demanda beaucoup de grâces à Louis XVIII pour +Joséphine, mais il n'obtint pas tout. On a raconté, dans des mémoires +sur la reine Hortense, beaucoup de choses qui, je suis fâchée de le +dire, ne sont pas exactes; et de ce nombre sont quelques-unes de +celles qui concernent l'empereur Alexandre... Il a été chevalier, +il a été le plus noble des hommes et pour la France et pour nous +particulièrement. Je proclamerai la reconnaissance que nous lui +devons, à haute voix et du fond du coeur..... Mais je sais que tout +ce qu'on dit dans plusieurs chapitres de ces mémoires est vivement +exagéré... Un homme dont la conduite fut toujours honorable, si après +tout les événements ne l'ont pas aidé, c'est le duc de Vicence; et il +savait comme moi que certes l'empereur Alexandre voulait du bien à la +famille impériale... Mais de ce bien à ce que disent les mémoires il +y a encore loin[100]. + +[Note 100: Il n'y a, du reste, aucun mensonge. Seulement, +mademoiselle Cochelet s'abusait par sa grande amitié pour la +Reine. En général, son affection la faisait errer souvent dans ses +jugements; ainsi M. de Boufflers, qu'elle croit son plus ardent +admirateur, disait d'elle le mot le plus charmant, mais auquel +l'esprit avait plus de part que le coeur; il disait qu'il fallait +l'appeler _Cochelaide_ et non pas Cochelet.] + +La Malmaison eut encore de brillantes journées pendant ce mois +d'avril qui devait être le dernier renouvellement de printemps +que devait voir Joséphine... Cependant elle n'avait jamais été si +fraîche et si belle. L'apparence de la santé était sur son visage... +Et pourtant elle était non-seulement triste, mais de sinistres +pressentiments la venaient assaillir au milieu de la nuit; elle +faisait des rêves tellement terribles qu'elle en vint à croire qu'il +allait arriver quelque nouveau malheur. Hélas! sa tête seule était +menacée! + +L'empereur de Russie voulut connaître Saint-Leu. La Reine, qui était +mère avant tout et qui avait enfin compris qu'il fallait beaucoup +sacrifier à ses enfants, avait pris le parti de la résignation et +l'avait pris de bonne grâce; elle chantait, causait, mais non comme +par le passé, car sa voix était triste et ses paroles privées de ce +charme qui nous animait toutes lorsqu'elle était au milieu de nous +à Saint-Leu, dans nos beaux jours... Mais elle voulut toutefois +donner une fête à l'empereur Alexandre, qui seul avait la puissance +de protéger ses fils et de les _lui faire conserver_ surtout; elle +l'engagea donc à venir à Saint-Leu. + +--«Il ne faut pas que votre majesté s'attende à trouver une maison +royale, lui dit Joséphine, qui devait aussi être de cette partie; ma +fille et moi ne sommes plus que des femmes du monde, et, en venant +chez Hortense, il faut que votre majesté y vienne avec toute son +indulgence.» + +L'Impératrice ne savait pas encore combien l'empereur Alexandre +était simple dans ses manières... Elle ignorait, je ne sais trop +comment, que l'empereur faisait à Pétersbourg des visites, comme chez +nous un homme du monde les ferait... aussi fut-il servi à souhait +en ne trouvant à Saint-Leu que l'Impératrice et les dames de son +service avec quelques femmes qui n'étaient attachées à aucune des +Princesses; une jeune personne charmante dont la Reine prenait soin +était aussi ce même jour à Saint-Leu, elle était élève d'Écouen et +la Reine la protégeait particulièrement: c'était mademoiselle Élisa +Courtin, qui depuis a épousé Casimir Delavigne. + +L'Impératrice voulut faire gaiement les honneurs de la demeure de sa +fille à l'empereur... Elle souriait; mais ce sourire était contraint +et montrait de la souffrance; pendant la promenade, son fils, qui +était auprès d'elle dans le char-à -bancs, crut un moment qu'elle +allait s'évanouir. De retour au château elle se trouva si fatiguée +qu'elle fut obligée de se coucher sur une chaise longue, et là +elle fut pendant une heure assez souffrante pour inquiéter... Elle +défendit d'en parler à sa fille et à l'empereur de Russie; et elle +parut au dîner avec le sourire sur les lèvres et des yeux riants. + +Mais elle était blessée au coeur; je la vis à la Malmaison deux jours +après, et là , elle put me parler en liberté, elle me fit voir une âme +déchirée... Cette pensée que Napoléon était seul sur le rocher de fer +de l'île d'Elbe avec ses tourments et ses souvenirs, cette pensée la +torturait!... + +Je lui parlai de l'empereur de Russie: + +--«Sans doute, me dit-elle, j'ai confiance en lui... mais il n'est +pas seul!... et mes enfants seront engloutis par la tempête comme +leur mère et leur bienfaiteur.» + +Joséphine avait cependant une raison bien forte pour avoir de +l'espérance; que de bien n'avait-elle pas fait aux émigrés, même à +ceux qui n'avaient pas voulu rentrer!... Ce même jour où j'avais +été à la Malmaison pour prendre ses ordres relativement à lord +Cathcart, ambassadeur d'Angleterre en Russie; elle voulait le +voir; et, comme il logeait chez moi, elle m'avait fait demander +afin de s'entendre avec moi pour le lui amener à déjeuner un jour +de la semaine suivante... Ce même jour je vis dans le salon une +jeune Anglaise charmante appelée alors lady Olsseston (depuis lady +Tancarville), c'était la fille du duc de Grammont... la soeur de +madame Davidoff[101]. L'Impératrice avait été bonne pour la duchesse +de Guiche leur mère, ravissante personne que j'avais vue à cette même +place quatorze ans auparavant et peu de mois avant sa mort; la jeune +femme me parut doublement jolie et charmante de n'avoir pas oublié +celle qui avait été bien pour sa mère. + +[Note 101: Aujourd'hui madame Sébastiani, et ambassadrice à Londres.] + +L'Impératrice, que je revis seule après le dîner, me parut mieux, et +je le lui dis; elle me regarda en souriant, et me serra la main... +Elle n'avait pas de gants... cette main était brûlante... + +Ce n'est rien, me dit-elle, un peu de fatigue; j'ai changé mes +habitudes depuis quelque temps. Lorsque mes affaires et celles de mes +enfants seront terminées, alors je me reposerai... Mais d'ici là ... +je ne le pourrai pas. + +Le lendemain le roi de Prusse alla dîner à la Malmaison, et cette +journée fut plus pénible que celle de la veille; car avec le roi de +Prusse Joséphine était contrainte, et elle-même m'avait dit qu'elle +souffrait toutes les fois que la conversation se prolongeait... +Ses fils se permirent ce même jour une facétie d'écolier assez peu +spirituelle et je m'étonne qu'elle ait pu être commise par les deux +fils du roi. Un pauvre Anglais bien embarrassé avait été engagé à +dîner par l'Impératrice. Absorbé dans la contemplation d'un tableau +de Raphaël, il oubliait devant lui le dîner et les heures. Lorsqu'on +annonça qu'on avait servi, l'Anglais n'entendit pas. Les jeunes +princes l'enfermèrent dans la galerie dont les issues ne lui étaient +pas connues. Le pauvre homme attendit d'abord, mais la faim le +pressant et n'entendant aucun bruit, il frappa d'abord doucement, +ensuite plus fort, enfin il fit du bruit, et l'on s'aperçut alors +qu'au lieu de s'être perdu dans le parc, ce qu'on croyait, l'Anglais +avait été mis en prison par LL. AA. RR. Ce fut du moins ce qu'on me +raconta le lendemain lorsque j'arrivai au château. + +Joséphine était déjà fort souffrante, lorsque des articles de +gazettes achevèrent de l'accabler. Un journal eut la lâcheté +d'attaquer la reine Hortense avec une telle haine, et si peu de +mesure dans cette haine, que je ne sais comment on peut se livrer +à un aussi grand scandale par pudeur pour soi-même. L'Impératrice +me fit dire d'aller à la Malmaison, et me montrant le journal, elle +me dit de parler de ce fait à un de mes amis fort influent... Elle +pleurait avec un tel déchirement qu'elle me fit mal... Je tâchai +de la consoler; mais moi-même j'étais irritée contre ces hommes +lâches et méchants que le malheur ne pouvait désarmer. Et savez-vous +sur quel sujet cet article était fait? C'était sur le corps de +son pauvre enfant!... sur le petit Napoléon, mort en Hollande, le +seul de cette race qui promettait une si grande lignée qui eût +été déposé sous les vieilles voûtes de Notre-Dame; on l'en avait +arraché ignominieusement, on l'avait porté par grâce dans un autre +cimetière... Ainsi se renouvelaient les horreurs de 93!... et nous +étions en 1814!... aux premiers jours d'une Restauration. + +Avant de quitter l'Impératrice, je voulus détourner ses idées de +cette lugubre image, et je lui parlai de lord Cathcart, dont le noble +caractère en cette circonstance est digne de louange. Je lui demandai +quel jour elle le voulait voir. + +--«Eh bien, me dit-elle, venez déjeuner et passer la journée +après-demain 28, le temps est admirable, et nous irons au butard.» + +Nous causâmes encore quelque temps, et, en la quittant, je la laissai +plus calme. En nous promenant dans la galerie, je vis un Richard dont +le sujet me plaisait, je proposai à l'Impératrice de faire un échange +avec elle, et de lui donner un petit Luini[102] pour le Richard. Elle +y consentit, et je la quittai très-peu alarmée pour sa santé. + +[Note 102: Ce tableau valait plus du double de celui de Richard.] + +Je vins le surlendemain à dix heures avec lord Cathcart, et je me +disposais à descendre, lorsque M. de Beaumont vint sur le perron, +et me dit que l'Impératrice était dans son lit avec la fièvre, et +que le vice-roi était également malade. On attendait l'empereur de +Russie, car la maladie était venue si promptement, qu'on n'avait pas +eu le temps nécessaire pour le faire avertir... Je laissai mon petit +tableau à M. de Beaumont, et lord Cathcart et moi nous revînmes à +Paris, lui bien contrarié de n'avoir pas vu l'Impératrice, et moi +frappée d'un vague pressentiment qui me serrait le coeur! + +Hélas! il n'était que trop vrai! Le lendemain, l'impératrice +Joséphine n'existait plus!... + +Cette mort frappa tout le monde d'une sorte de terreur... Il y avait +dans la vie de cette femme un rapport constant avec l'existence de +l'homme providentiel qui avait régné sur le monde... Le jour où cette +puissance s'éteint... l'âme de cette femme s'éteint aussi!... Il y a +dans ces deux destinées un mystère profond que la main de l'homme ne +pourra dévoiler, mais que l'intelligence comprend. + +Il est de fait que Napoléon le sentait dans son coeur... Aussi +l'a-t-il dit à Fontainebleau; et lorsque le malheur l'accablait, +lorsque la perfidie l'entourait, lorsque l'ingratitude se montrait à +lui hideuse et sans pudeur, alors il s'écria dans l'angoisse de son +âme: + +--«Ah! Joséphine avait raison! en la quittant, j'ai quitté mon +bonheur!...» + + + + +SALON DE CAMBACÉRÈS + +SOUS LE CONSULAT ET L'EMPIRE. + + +On a beaucoup parlé du _Salon_ de Cambacérès, et c'est abusivement. +On croit toujours que les gens qui donnent à dîner ont un salon, et +qu'ils reçoivent, et, dans le fait, il en est ainsi habituellement; +mais chez Cambacérès, ce n'était pas cela; et sa maison avait, à cet +égard, un aspect que nulle autre n'avait à Paris. + +Cambacérès était un homme d'esprit, d'un esprit agréable même, et +racontant avec une finesse toujours amusante: c'était un homme du bon +temps enfin. Il avait toujours vu la bonne compagnie; s'il en avait +fréquenté de mauvaise, elle ne l'avait pas gâté, et je l'ai toujours +vu le même, soit qu'il fût avocat consultant, et pas trop riche, car +il était honnête homme, allant dîner chez M. de Montferrier, son +cousin; soit qu'il fût second Consul, tout occupé des soins de donner +une législation à un peuple qui en avait besoin; soit qu'il fût +enfin archi-chancelier de l'Empire, et l'un des grands dignitaires +entourant ce trône plus grand que celui de Charlemagne[103]. Il était +toujours sérieux, faisant une grimace au lieu de sourire, et n'aimant +pas le monde, quoiqu'il y fût très-bien et qu'on l'y désirât; mais +sa figure, naturellement l'antipode d'une joie franche et rieuse, +comme celle de notre gai pays de Languedoc, lui donnait aussi la +crainte, je crois, d'être un _repoussoir_ pour une franche gaieté. +Cependant il racontait souvent des histoires fort _crues_, et alors +c'était avec un sourire qui déplaçait à peine ses lèvres; mais on +voyait qu'il y avait une pensée intérieure au-delà de celle exprimée +par la parole, et en tout, pour qui voulait connaître Cambacérès, sa +physionomie était un miroir assez fidèle pour guider dans cette étude. + +[Note 103: Les hommes tels que Charlemagne et Napoléon édifient trop +en grand pour que le monument puisse durer après eux. Le colosse +n'est plus là pour soutenir, de ses fortes épaules, le vaste empire +qu'il a créé... Alors tout devient confusion, rien ne marche, tout +est entravé, et il faut de nouveau poser une pierre et rebâtir... +Des hommes comme Charlemagne et Napoléon ont des HÉRITIERS et pas de +SUCCESSEURS.] + +La taille de l'archi-chancelier était au-dessus de la moyenne; il +n'était pas voûté lorsqu'il est mort; et en 1820, il était ce que +je l'avais vu vingt ans plus tôt. Sa tournure avait toujours une +gravité magistrale toute vénérable; la main droite dans son gilet, +tenant à la gauche une canne faite d'un très-beau jonc, à pomme +d'or; vêtu d'un habit de drap brun, des bas gris ou noirs, avec des +souliers à boucles; des culottes noires; frisé et poudré, comme nous +l'avons toujours vu, et pouvant dire avec M. le duc de Gaëte: _J'ai +traversé la Révolution avec ma coiffure!_ Cette coiffure, surmontée +d'un chapeau rond, d'une forme passée de mode depuis dix ans, voilà +comment M. _de Cambacérès_ allait _à pied_ dîner, presque tous les +jours, chez M. le marquis de Montferrier, en 1798 et 1799; il passait +sous les fenêtres de la maison de ma mère, et toujours dans ce même +équipage. Quelquefois, et cela quand il pleuvait, il remplaçait la +canne par le parapluie; mais la dignité de sa démarche n'en recevait +aucune atteinte, et il était tout aussi lent et compassé, même +sous son parapluie, que sous l'habit de velours et le chapeau aux +vingt-cinq plumes qu'il portait au couronnement. + +J'ai parlé de Cambacérès à cette première époque, pour prouver que ce +n'étaient pas ses grandeurs qui l'avaient changé; il avait toujours +été le même. Le velours et l'hermine ont trouvé tout de suite un +homme fait pour eux. Cela se rencontrait rarement dans ce temps-là , +et j'en ai vu bon nombre, le jour même du couronnement, qui allaient +au galop, dans les grandes salles de l'Archevêché, ayant leur queue +de moire ou d'hermine sur le bras. + +Ainsi donc, lorsqu'en 1801, Cambacérès se promenait, à pas réglés, +au Palais-Royal, au milieu des personnes de joie qui alors s'y +trouvaient, il ne faisait que suivre ses vieilles habitudes. Quant +à l'habit brodé, la manchette de point d'Alençon, ou de Malines, +ou de Valenciennes, ou de point d'Angleterre, tout cela selon les +quatre saisons; quant à la brette, les bas de soie et les boucles à +diamants, remplaçant l'habit brun et le chapeau rond, il les portait +toujours, parce que, disait-il à l'Empereur, il fallait faire prendre +cette habitude, même aux jeunes gens. Aussi le malheureux Lavollée, +son propre neveu, le suivait-il en habit habillé en soie violette, +manchettes de dentelles, l'épée, le chapeau à trois cornes, enfin +tout le harnachement, excepté les cheveux courts et sans poudre +qui révélaient le jeune homme. Quant à d'Aigrefeuille, Monvel, le +marquis de Villevieille, qui disait si admirablement les vers, M. de +Montferrier, toute la cour archi-chancelière, enfin, elle semblait +faite pour l'habit habillé. + +Cambacérès, aussitôt qu'il fut second Consul, voulut que sa maison +fût la meilleure de Paris; et ce fut, en effet, la seule, pendant +quelque temps, qui fît le sujet de l'étonnement des étrangers qui, +en arrivant à Paris, s'attendaient encore à trouver les dîners +civiques au milieu de la rue, les hommes en carmagnole, et les femmes +en bonnet rond; mais ce cuisinier, si fameux d'abord, parce qu'il +y avait moins de points de comparaison, devint tout simplement _un +artiste culinaire_, comme il y en avait alors deux cents dans Paris. +La maison elle-même du second Consul, et de l'archi-chancelier +ensuite, fut l'égale de celle des ministres, et fut bien inférieure +même à plusieurs de nos maisons tenues sur un pied bien autrement +grand et avec bien plus de luxe. Cambacérès donnait à dîner; mais, +excepté ces jours-là , sa maison avait porte close: cela donnait de +l'humeur à l'Empereur. + +Le mardi et le samedi étaient les jours de l'archi-chancelier. On +recevait ordinairement son invitation le mercredi matin, si l'on +y avait été le mardi soir; et le dimanche matin, si l'on y avait +été le samedi: c'était ponctuel. On devait arriver le jour invité à +heure fixe; car jamais on n'attendait, et lorsque l'heure était pour +cinq heures et demie, comme cela fut pendant les premières années +du Consulat, il fallait être chez Cambacérès à cinq heures vingt +minutes, pour ne pas arriver trop tard. Sous l'Empire, il engageait +pour six heures précises; il fallait alors arriver ponctuellement +à six heures moins un quart, sous peine de le trouver de mauvaise +humeur; car il attendait quand la personne était une femme marquante. +Il fallait aussi faire grande attention à sa toilette; l'hiver mettre +des diamants, du velours, du satin, une robe riche enfin; alors il +était content, et ne faisait pas revenir éternellement une parole +détournée sur l'oubli des femmes relativement _au cérémonial_. + +Un samedi, le grand jour de l'archi-chancelier, madame de la +Rochefoucault, alors dame d'honneur de l'impératrice Joséphine, vint +faire une visite à Cambacérès. Probablement que sa toilette ne lui +plut pas, car il s'approcha d'elle, et dit avec un accent particulier +d'ironie: + +--«Vous avez là , madame, un négligé charmant!» + +Madame de la Rochefoucault avait de l'esprit; elle comprit tout de +suite l'amertume cachée sous le compliment. + +--«Ah! monseigneur, s'écria-t-elle, je vous demande bien pardon; mais +je sors de chez l'Impératrice, et n'ai pas eu le temps de changer de +toilette!» + +L'archi-chancelier comprit, à son tour, la réponse, et ne voulut pas +poursuivre la conversation. + +C'était une lanterne magique fort amusante, une ou deux fois par +mois, que la maison de Cambacérès. Tout ce qu'il y avait dans +Paris y passait, comme on passe derrière un verre pour les ombres +chinoises. Pendant quelque temps, on annonçait à haute voix, ce qui +causait une rumeur continuelle, qui troublait. Aussitôt que sept +heures sonnaient, et tandis qu'on était encore à table, commençaient +à arriver les juges de province et leurs femmes; puis les cours de +Paris. On attendait que _monseigneur_ fût hors de table, et le salon +était déjà garni de cinquante personnes lorsque les deux battants de +la salle à manger s'ouvraient pour laisser passer l'archi-chancelier, +donnant la main gravement à la femme qu'il avait à sa droite, et +la conduisant, à pas comptés, à la bergère placée au coin de la +cheminée. Peu à peu le salon se remplissait de nouveaux arrivants; +et à peine l'aiguille était-elle sur sept heures et demie, que les +personnes qui avaient dîné chez l'archi-chancelier se faisaient +annoncer chez l'archi-trésorier ou chez un ministre qui recevait +aussi ce jour-là . Quant à ceux qui venaient faire une visite chez +Cambacérès, ils y demeuraient un quart d'heure, et puis[104] ils +demandaient leur voiture: c'était au point que souvent, à huit heures +et demie, l'archi-chancelier était libre, et allait au spectacle. +Jamais il n'y avait plus de causerie que cela chez lui; jamais de +jeu; jamais de fête, que de loin en loin, et lorsque l'Empereur les +lui commandait. Un jour je fus étonnée de le voir arriver chez moi, +le matin, _en chenille_, comme disait d'Aigrefeuille. C'était en +1808, à la fin de l'année; il venait me consulter, me dit-il. + +[Note 104: Lorsqu'il y avait beaucoup de monde et que la file était +longue, on demandait sa voiture aussitôt qu'on en était descendu.] + +--«Moi, monseigneur! Eh! grand Dieu! sur quel objet, car il me semble +que j'aurais, moi, une entière confiance en vous pour tout ce que je +ferais en ce monde?» + +Il s'inclina en souriant à demi, car jamais ce sourire n'était entier. + +--«L'Impératrice me demande un bal... à moi!.. + +--Eh bien! monseigneur? + +--Comment, vous n'êtes pas choquée de l'inconvenance de me demander +un bal à moi, l'archi-chancelier de l'Empire, le chef... (après +l'Empereur, ajouta-t-il en se reprenant et en s'inclinant) de la +justice de l'Empire, lui faire donner un bal! Il n'y a pas de +convenance à cela, je le répète... C'est comme si l'on voulait m'y +faire danser! + +--Oh! monseigneur! + +--Eh mais, écoutez donc, je ne porte pas la simarre, c'est vrai; +mais, je le dis encore, je suis le chef de la justice de France, et +danser chez moi ne convient pas! + +--Eh bien, monseigneur, ne le donnez pas ce bal, s'il vous déplaît de +le donner. + +--Ah! voilà où gît la difficulté! c'est là ce qui me tourmente. Je le +regardai attentivement. Alors il se pencha à mon oreille et me dit +presque bas: + +On parle de tant de choses qu'il est difficile de s'arrêter à +une seule... et si je ne donne pas ce bal qu'elle me demande +positivement, l'Impératrice croira que je suis instruit certainement +de ce qu'elle redoute, et je ne sais rien!.. Quant à présent, +ajouta-t-il comme faisant ses réserves, et alors il y aura des +larmes, du désespoir... C'est fort embarrassant...» + +Je ne savais que lui dire, je connaissais par expérience la +susceptibilité de l'Impératrice Joséphine, et je compris que la +position n'était pas facile... Cependant il en fallait sortir ou +l'accepter comme elle se présentait... + +--«Monseigneur, lui dis-je après avoir réfléchi un moment, il faut +donner le bal.» + +Il tressaillit. + +--«Un bal! chez moi!... mais encore une fois, madame, c'est un +outrage à la magistrature. + +--Ne la faites pas danser, et votre bal n'en ira que mieux, ne soyez +pas l'archi-chancelier pour douze heures, et vous voilà sauvé. Au +surplus, monseigneur, si vous avez besoin de mon secours en quoi que +ce soit, je suis à vos ordres. + +--Comment si j'ai besoin de vous!.. vous êtes mon espoir!... Voilà +une liste de femmes, regardez-la bien; croyez-vous que ces noms +conviennent à l'Impératrice?» + +Je rayai cinq ou six femmes qui auraient déplu à l'Impératrice et +les remplaçai par d'autres plus agréables pour elle comme pour +nous: l'archi-chancelier la lui présenta telle que je la lui avais +corrigée; le lendemain il revint chez moi en sortant de chez +l'Impératrice. Le jour était fixé; il était singulier: c'était le +premier de l'an. + +Ce bal fut un des plus ennuyeux que j'aie vu de ma vie, et cependant +tout y était bien en apparence. Les femmes, jeunes, jolies et +très-parées; les rafraîchissements abondants et recherchés, la +politesse du maître de la maison extrême et même avec une nuance de +galanterie à laquelle on était d'autant plus sensible qu'on y était +peu habitué, car avec toute sa politesse il y avait de la sécheresse +dans sa nature. Enfin, malgré tout ce qui devait contribuer à faire +de cette fête une fête agréable, elle était languissante; c'est que +le maître de la maison était un vieux garçon, sérieux, ne riant +jamais, s'informant avec exactitude si l'on avait froid, si on avait +pris des biscuits glacés ou bien une autre friandise que nul autre +dans Paris ne faisait comme son officier, mais ne s'inquiétant pas du +tout si les jeunes personnes dansaient, si on s'amusait enfin; et le +plus bel ornement d'un bal c'est la joie. + +--«Ce bal _est lugubre_, me dit l'Impératrice dans un moment +où l'archi-chancelier était loin d'elle... Nous commençons mal +l'année... C'est surtout pour moi qu'elle sera plus triste que les +autres, ajouta-t-elle plus bas.» + +Je la regardai... elle avait les yeux pleins de larmes. + +--«Au nom de vous-même!» lui dis-je. + +Elle sourit tristement... + +--«J'ai encore du mérite à être comme je suis, croyez-le bien, et ne +me jugez pas une femme sans courage. Je suis forte au contraire?... + +Je ne répondis rien; je savais que les bruits de divorce prenaient +une consistance qui devait l'alarmer. Mais aussi je savais qu'elle +n'avait rien à redouter pour le moment présent, je le savais +seulement depuis quelques heures et j'aurais voulu le lui dire, mais +je n'aurais jamais osé aborder un pareil sujet, même seule avec +elle, si elle n'avait pas commencé. Je l'aurais affligée, et puis je +savais qu'il y avait à redouter le mécontentement de l'Empereur... +mais j'avais aperçu madame de Rémusat dans le bal et je résolus de +lui en parler; elle et madame d'Arberg avaient toute la confiance de +l'Impératrice et la méritaient. + +Comme l'Impératrice finissait d'exprimer toute la tristesse qui +était dans son âme au milieu d'une fête, avec cette résignation et +cette douceur qui lui étaient habituelles, un homme jeune, dont la +tournure distinguée se faisait remarquer au milieu de tous les hommes +qui l'entouraient, se détacha du groupe diplomatique, sur un mot +que lui dit M. de Villeneuve, chambellan de la reine Hortense, et +ôtant son épée, vint auprès de la princesse pour la prendre pour +danser l'anglaise[105] ainsi qu'elle venait de le lui faire demander. +C'était le comte de Metternich, ambassadeur d'Autriche; il n'y avait +pas alors à Paris un homme qui eût une tournure plus élégante et plus +distinguée et des manières plus nobles, quoique très-convenables pour +son âge. + +[Note 105: On dansait toujours à la cour au moins deux anglaises par +bal.] + +Comme il passait près de moi, il me dit en riant et en me montrant un +immense lustre qui était au milieu du salon: + +--«Est-ce là que fut pendu M. de Souza?» + +Je répondis que non et en riant à mon tour, car le souvenir de cette +histoire provoquera ma gaieté jusqu'à mon dernier jour. + +--«Que dites vous donc de M. de Souza? me demanda l'Impératrice quand +M. de Metternich et la reine Hortense furent dans la colonne de +l'anglaise. + +--Oh! ce n'est pas de celui que vous connaissez, madame... mais V. +M. se rappellera qu'en 1802 ou 1803, je crois, il passa par Paris +un petit homme Portugais, qu'on appelait don Rodrigue ou bien don +Alexandre de Souza. Il n'était pas envoyé en France, il venait ou +il allait à quelque ambassade de la part de S. M. Très-Fidèle, et, +tout en voyageant, il voulut voir Paris, parce que, malgré leur +apparente insouciance, les Portugais sont plus curieux de toutes +choses que pas un peuple de l'Europe. Ce petit monsieur de Souza +était très-anglomane de sa nature: tout ce qu'il portait était de +confection et de fabrique anglaise; mais, avant de quitter Paris, il +dût se convaincre qu'il y avait une partie de sa toilette qui aurait +pu être mieux faite et plus solide. + +--Que lui arriva-t-il donc? contez moi cela pendant l'anglaise. + +--Eh bien! madame, l'archi-chancelier avait un de ces beaux et +solennels dîners qu'il donnait, comme le sait V. M., dans le courant +du Consulat, avec une fort grande magnificence, parce qu'alors elle +était presque seule dans Paris. Tout ce qui passait avec un titre ou +un rang, et qui allait faire une visite à Cambacérès, était sûr de +recevoir une invitation pour le mardi ou le samedi suivant. M. de +Souza y passa comme les autres, et précisément je fus invitée avec +M. d'Abrantès pour ce même jour, ainsi que le maréchal Mortier et +le maréchal Duroc. Votre majesté sait comme le maréchal Mortier est +rieur! + +--Lui!.. non vraiment!.. Mortier est rieur! + +--Comme un écolier... au point d'être obligé de se sauver de l'objet +qui provoque sa gaieté, sans quoi il demeurerait une heure à rire +devant lui... Il était donc à table à côté de moi ce même jour chez +Cambacérès. Depuis le commencement du dîner il ne cessait de me dire: + +--«Qu'est-ce que c'est donc que ce petit bon homme qu'on a placé à +côté de moi?» + +En effet, M. de Souza était _infiniment petit_ et l'on sait que le +maréchal avait six pieds deux lignes; M. de Souza avait à peine cinq +pieds. + +Il était, de plus, d'une gravité incroyable. Le maréchal lui avait +adressé plusieurs fois la parole; et, toujours repoussé avec perte, +il s'était replié de mon côté... Mais la scène allait s'ouvrir pour +lui comme pour nous tous. + +L'archi-chancelier, même à l'époque du Consulat, donnait toujours +deux services. Ce jour-là , comme toujours, les maîtres d'hôtel et +les valets de chambre portaient un habit habillé avec des boutons +guillochés; le premier maître d'hôtel avait un habit en ratine ou en +velours ras mordoré, avec ces mêmes boutons guillochés. Ce furent eux +qui amenèrent le trouble dans la maison paisible du second Consul. + +Au moment où le maître d'hôtel enlevait les plats du premier service, +nous entendons un cri perçant; et, comme en ce moment je fixais M. de +Souza, je jugeai que c'était lui que regardait la chose, car tout à +coup je le vis en enfant de choeur! + +D'où lui venait cette tonsure immédiate, voilà ce qu'on ne pouvait +comprendre, et encore moins la perte de la perruque qu'on ne pouvait +retrouver. + +--«Monseigneur, je voudrais bien ma perruque, répétait M. de Souza, +avec le même sérieux qu'il aurait mis à redemander le Brésil. + +--Mais, monsieur le comte, disait le second Consul en lorgnant plus +attentivement cette étrange figure... que voulez-vous qu'on ait fait +de votre perruque?» + +Cependant, en découvrant au bout de son lorgnon cette tête toute +ronde et entièrement nue, l'archi-chancelier se mit à rire. Ce rire, +le seul peut-être qui eût frappé les murs de cette salle, depuis +que Cambacérès habitait cette maison; ce rire fut comme un signal +pour tous; mais le général Mortier fut celui qui en reçut l'effet le +plus direct. Il éclata tellement, qu'il fut obligé de se lever et de +quitter la salle à manger, en prétextant un saignement de nez. + +--«Mais ma perruque, disait M. de Souza, en se tournant toujours +aussi gravement de tous les côtés.» + +Le pauvre maître d'hôtel, dont les fonctions avaient été interrompues +par cet événement, cherchait comme les autres, lorsque tout à coup M. +de Souza s'écrie: + +--«Eh! monsieur, la voilà !» + +Et il s'adressait au maître d'hôtel, avec un visage furieux; l'autre +le regardait avec des yeux étonnés... + +--«Là , monsieur, s'écria le Portugais en colère cette fois, et lui +prenant le bras droit, auquel la perruque pendait par un de ces +malheureux boutons guillochés qui l'avait accrochée en passant +au-dessus de la petite taille de don Rodrigue de Souza, pour prendre +les plats sur la table. Comme c'était le bouton de derrière qui avait +fait ce mal, on ne l'avait pas aperçu. Cependant, les valets de pied +devaient l'avoir vu; mais la malice est toujours de ce côté-là , pour +ne pas dire la méchanceté, et la joie que leur donnait M. de Souza en +enfant de choeur balançait le devoir. Quoi qu'il en soit, M. de Souza +remit sa perruque. Le dîner continua; le général Mortier rentra guéri +de _son hémorrhagie_, mais non pas de son envie de rire, qui était +plus vive que jamais, en voyant le sérieux solennellement colère +de M. de Souza, qui, après tout, devait prendre la chose en riant. +Pourquoi aussi sa perruque ne tenait-elle pas mieux? + +L'Impératrice avait ri pendant mon histoire avec un tel abandon, que +plusieurs fois on avait regardé de notre côté, malgré le mouvement +de l'anglaise et le rideau que formait la colonne. Lorsqu'on put +passer, l'archi-chancelier vint savoir, _s'il était possible_, +toutefois, dit-il en s'inclinant, quelle était la cause de cette +bonne gaieté. L'Impératrice, riant encore aux larmes, le lui dit, ce +qui provoqua un sourire de souvenir sur les lèvres de Cambacérès, qui +jamais ne riait que dans des circonstances qu'on notait. + +--«Oui, dit-il, en effet, ce fut une scène singulière; et mon +maître d'hôtel nous donna là une représentation que mes convives +n'attendaient guère... C'est beaucoup plus comique que l'histoire +de la perruque de M. de Brancas, accrochée au lustre du salon de la +Reine-Mère, dont il était, je crois, chevalier d'honneur...» + +Et sa mémoire le servant admirablement, il ajouta au portrait de +M. de Souza plusieurs teintes qui achevèrent la ressemblance et +redonnèrent un nouvel accès de gaieté à l'Impératrice. On sait que +Cambacérès contait à ravir. + +C'est à ce bal que M. de Metternich répondit un mot si parfaitement +spirituel à une autre parole de M. le duc de Cadore, qui ne l'était +guère. M. de Metternich était, depuis un an, dans toutes les +agitations pénibles qui peuvent tourmenter un homme investi de grands +pouvoirs, honoré de la confiance de son souverain, et qui voit qu'il +ne peut détourner la tempête qui va fondre sur sa patrie et la +ravager. Car il était presque certain que Napoléon voulait faire la +guerre à l'Autriche... On disait que _non_ à Paris; mais Napoléon y +songeait à Bayonne. + +M. de Metternich, tourmenté par ses craintes, demanda et obtint un +congé pour aller à Vienne, pour des affaires personnelles. L'empereur +Napoléon vit ce départ avec une sorte de peine; il lui donna des +soupçons et de l'ombrage... Pourquoi l'ambassadeur quittait-il son +poste? Mais, après tout, quand M. de Metternich l'aurait quitté pour +avertir plus sûrement son maître des dangers qu'il courait déjà , il +n'aurait fait que son devoir d'honnête homme et de loyal[106] sujet. +Il était Autrichien avant tout; au service de l'Autriche, et dévoué +de coeur à son maître, surtout depuis qu'il était malheureux; car +c'est un homme loyal et bon que M. de Metternich. + +[Note 106: Plût au ciel qu'en 1814 et 1830, lorsque la possibilité +existait de proclamer le roi de Rome, nous eussions eu des Français +aussi bons patriotes que M. de Metternich!] + +En partant de Paris, dans les derniers jours d'octobre, il annonça +qu'il serait de retour vers la fin de novembre. Il ne revint que +le 31 décembre 1808. Le duc de Cadore crut lui dire un mot fort +spirituel en le plaisantant sur ce retard. + +--«Ah! ah! monsieur le comte, vous avez été bien longtemps absent, +lui dit-il en souriant.» + +Et, quoique le plus digne des hommes, M. le duc de Cadore en était le +plus laid, quand il souriait surtout. + +--«C'est vrai, monsieur le duc, répondit M. de Metternich, qui +comprit l'allusion qu'on voulait faire en parlant de ce retard; mais +j'ai été obligé de m'arrêter, pour laisser défiler le corps entier du +général Oudinot, qui venait de passer l'Inn.» + +Cambacérès faisait un grand cas de M. de Metternich; et son éloge +n'était pas indifférent dans sa bouche, car il était peu louangeur. + +Cette fête, ou seulement ce bal donné par l'archi-chancelier à +l'Impératrice, avait au reste la teinte de gêne et de tristesse que +toutes les fêtes qu'on lui offrait alors recevaient nécessairement +par la connaissance qu'on avait du divorce très-prochain qui la +menaçait. Elle-même le savait; et le malheur avait déjà doublé +d'épines cette couronne qui lui avait été prédite dans son enfance. + +Cambacérès possédait au plus haut degré la tenue solennelle de la +haute magistrature. Il me rappelait l'idée que je me faisais, étant +jeune fille et étudiant, de ces anciens chanceliers, des L'Hôpital, +des Lavardin... de ces hommes mourant sur leur chaise curule, comme +les vieux pères conscripts... excepté pourtant cette dernière chose; +car on prétend que Cambacérès était poltron comme un lièvre... Mais +qu'en savait-on? + +Le jour où le Conseil d'État fut averti du projet d'hérédité +impériale, ce fut lui qui présida le Conseil à la place de +l'Empereur, qui manquait rarement à ce qu'il regardait, disait-il, +comme un devoir. Ce jour-là qui, je crois, était un 12 ou un 14 +d'avril, Cambacérès entra dans le Conseil d'État plus solennellement +encore qu'à l'ordinaire; et ce furent lui et Regnault de +Saint-Jean-d'Angely qui discutèrent et posèrent d'abord la question +de l'hérédité, sans laquelle, disaient-ils avec raison, il ne +pouvait y avoir en France de paix ni de repos. Quelques jours après, +oubliant qu'il devenait le sujet de celui dont il était l'égal, +puisque le gouvernement consulaire l'avait établi par le fait, il +prononça lui-même à l'Empereur, à Saint-Cloud, ce fameux discours qui +lui donnait la puissance souveraine au nom du peuple et du Sénat. +Ce discours est un modèle de concision et de clarté oratoire. Il +est peut-être peu élégant; mais Cambacérès ne pouvait pas parler +autrement ce jour-là ... et dans cette pièce mémorable dans notre +histoire, il ne faut voir que les mots et ce qu'ils annoncent. + +En voici quelques phrases: + + +«SIRE, + +»Le décret que le Sénat vient de rendre, et qu'il s'empresse +de présenter à votre majesté impériale, n'est que l'expression +authentique d'une volonté déjà manifestée par la nation.» + + .............................................. + +«La dénomination plus imposante qui vous est décernée n'est donc +qu'un tribut que la nation paie à sa propre dignité et au besoin +qu'elle sent de vous donner chaque jour les témoignages d'un +attachement et d'un respect que chaque jour aussi voit augmenter. + +»Eh! comment le peuple français pourrait-il[107] trouver des bornes à +sa reconnaissance, lorsque vous n'en mettez aucune à vos soins et à +votre sollicitude pour lui?... + +[Note 107: Lui parlant plus tard de ce discours, je lui demandai +s'il avait été dicté par l'Empereur. L'archi-chancelier me donna +_sa parole d'honneur_ que Napoléon ne le connaissait que comme tous +les discours qui se prononçaient devant lui; il en prenait lecture +avant qu'on ne le lui dît, pour savoir s'il n'y avait rien contre sa +politique européenne. «J'étais si touché moi-même, ajouta Cambacérès, +que j'aurais fait quelque chose de plus louangeur encore, moi qui +pourtant ne le suis guère, si je n'avais craint de lui déplaire, car +je sais qu'il n'aime pas cela.»] + +»Comment pourrait-il, oubliant les maux qu'il a soufferts quand il +fut livré à lui-même, penser sans enthousiasme au bonheur qu'il +éprouve depuis que la Providence lui a inspiré de se jeter dans vos +bras?... + +»Les armées étaient vaincues[108]; les finances en désordre; le +crédit public _anéanti_; les factions se disputant les restes +de notre antique splendeur; les idées de religion et de morale +obscurcies; l'habitude de donner et de reprendre le pouvoir +laissaient les magistrats sans considération, et même avaient rendu +odieuse toute espèce d'autorité... + +[Note 108: Oui, malgré toutes les victoires de Masséna qui fut un +vrai héros, et qui nous sauva des Russes avec sa belle campagne de +Suisse. Mais cette victoire ne pouvait être que passagère, et encore +une comme celle-là , et nous étions perdus même dans notre honneur, +car le moyen de faire la paix convenablement; et pourtant nous +n'avions ni soldats ni ressources; la France était dans un état de +délabrement _moral et physique_, qui était comme l'avant-coureur de +notre perte au moment du retour de Napoléon. Aussi, quand j'entends +Gohier dire que la France était grande et glorieuse au 18 brumaire, +je me demande comment la haine et la vengeance peuvent aveugler à ce +point. Gohier, du reste, est souvent méchant et surtout peu véridique +en parlant de Napoléon.] + +»Votre majesté a paru; elle a rappelé la victoire; elle a rétabli la +règle et l'économie dans les dépenses publiques; la nation, rassurée +par l'usage que vous en savez faire, a repris confiance dans ses +propres ressources; votre sagesse a calmé la fureur des partis; +la religion a vu relever ses autels; les notions du juste et de +l'injuste se sont réveillées dans l'âme des citoyens, quand on a vu +la peine suivre le crime, et d'honorables distinctions récompenser et +signaler la vertu, etc.» + + +Ce fut le 19 mai 1804, que ce discours fut prononcé par Cambacérès, +comme président du Sénat. + +François de Neufchâteau, l'ancien directeur, fit aussi un discours à +Napoléon, le 1er décembre 1804. On verra, par quelques phrases que +j'en vais rapporter, que dans ces six mois d'intervalle la flatterie +avait fait de grands progrès. + +Je les place également pour donner une idée du genre d'esprit de +François de Neufchâteau, dont on a tant parlé, et qui, après tout, +n'était qu'un rhéteur sans grâce; quoiqu'à l'époque où il était un de +nos cinq rois, il eût aussi sa cour de flatteurs, qui le plaçaient +beaucoup plus haut que tous les poëtes et les écrivains de son +époque, et même de son siècle... + + La voix du peuple est bien ici la voix de Dieu, + +disait-il à l'Empereur. + +«Aucun gouvernement ne peut être fondé sur un titre plus authentique. +Dépositaire de ce titre, le Sénat a délibéré qu'il se rendrait en +corps auprès de votre majesté impériale. Il vient faire éclater +la joie dont il s'est pénétré, vous offrir le tribut sincère de +ses félicitations, de son respect, de son amour; et s'applaudir +lui-même de l'objet de cette démarche, puisqu'elle met le dernier +sceau à ce qu'elle attendait de votre prévoyance _pour calmer les +inquiétudes[109] de tous les bons Français_, et faire entrer au port +le vaisseau de la république. + +[Note 109: Cette phrase est en rapport avec les propos des +républicains, qui disaient alors qu'il y avait à craindre que +Bonaparte ne ramenât les Bourbons. On a même prétendu que la mort du +malheureux duc d'Enghien n'eut pas d'autre cause!...] + +»Oui, sire, de la république! Ce mot peut blesser les oreilles d'un +monarque ordinaire; mais ici, le mot est à sa place devant celui dont +le génie nous a fait jouir de la chose, dans le sens où la chose peut +exister chez un grand peuple: vous avez fait plus que d'étendre les +bornes de la république, car vous l'avez constituée sur des bases +solides. Grâces à l'EMPEREUR DES FRANÇAIS, on a pu introduire dans ce +gouvernement _d'un seul_ les principes conservateurs des intérêts de +tous, et fondre dans la république la force de la monarchie, etc., +etc[110]...» + +[Note 110: Il est impossible de rien comprendre à ce fatras de mots +sans couleur, sans aucun sens, et aussi absurdes que les paroles de +Bobêche, voulant nous persuader que deux et deux font cinq.] + +Voilà un échantillon du talent de François de Neufchâteau. Il avait +de l'esprit, pourtant, et même beaucoup, ainsi que je l'ai déjà dit. +Il était aimable, disait les vers à ravir, mais s'étonnait, après +cela, tellement de lui-même, qu'il en évitait la peine aux autres. +Toutefois, je le répète, il avait de l'esprit. Seulement il aurait +dû sentir que des flatteries du genre de celles dont il accablait +l'Empereur, étaient déplacées dans la bouche d'un homme qui avait +eu lui-même pendant un temps la puissance exécutive. L'Empereur le +comprit et le dit à Cambacérès. + +--«On m'a fait un bien beau discours, qui m'a fait regretter le +vôtre, monsieur l'archi-chancelier,» lui dit-il la veille du sacre, +au moment où il arriva près de Napoléon, selon le désir que celui-ci +lui avait témoigné de s'entretenir avec lui en particulier et même +en secret la veille du couronnement. Cette conversation dut être du +plus haut intérêt. Mais jamais _personne_ n'a su un mot de ce qui +fut dit dans cet entretien, quoiqu'on ait pu le présumer. Cambacérès +était non seulement aimé de l'Empereur, mais estimé. Napoléon _tenait +à honneur_ d'être ami de Cambacérès. «_C'est un honnête homme_,» +répétait toujours Napoléon, «_un honnête homme supérieur_.» + +Que de fois je lui ai entendu répéter cette phrase... Il aimait +aussi l'ordre et la régularité de Cambacérès; sa manière de recevoir +surtout. Cette étiquette strictement observée ne lui paraissait +nullement ridicule; et il trouvait peut-être avec raison que +l'archi-chancelier était le seul grand dignitaire qui comprît bien sa +position. + +Mais, en revanche, l'archi-chancelier n'était aimé d'aucune des +Impératrices. Joséphine n'avait aucune affection pour lui. Il +attribuait cet éloignement à des remontrances qu'il avait pris +la liberté de lui faire, au nom de l'Empereur, sur ses dépenses +excessives, qui donnaient toujours à Napoléon des colères, +quelquefois funestes pour lui-même, car elles le rendaient fort +malade; et puis l'archi-chancelier était pour la séparation; Fouché +également cependant, et il était en faveur auprès d'elle: mais il +était faux, et Cambacérès était véridique et loyal. + +Quant à Marie-Louise, c'est autre chose. Voici pourquoi elle prit +l'archi-chancelier en grippe. Je donne cette histoire comme elle +courut alors dans tous les salons de Paris. Elle nous fit beaucoup +rire, et je la crois positivement vraie. + +À l'époque de la guerre de Russie, lorsque l'Autriche insistait +si vivement pour avoir les provinces illyriennes[111], la +correspondance, soit confidentielle, soit ministérielle, du beau-père +et du gendre était souvent orageuse... Un jour, Napoléon jura et +frappa du pied contre terre, en nommant son père et frère d'Autriche +de je ne sais plus quel nom. + +[Note 111: Faute immense de Napoléon! ces provinces illyriennes +n'étaient rien pour lui, et l'Autriche y attachait le plus grand +prix. Si elles eussent été rendues en 1812, le prince Schwartzemberg +marchait avec nous en Russie!... quelle différence!...] + +--«Qu'est-ce, mon ami? qu'avez-vous contre mon père? + +--Votre père, Louise!... votre père EST UNE GANACHE!... Et après ce +mot il se lève, et sort en fermant la porte assez violemment pour la +briser. + +L'Impératrice, soit qu'elle ne connût que notre beau langage, soit +qu'elle ne connût pas en entier notre dictionnaire, ou plutôt qu'elle +s'en tint à la véritable acception des mots, demeura surprise devant +celui que Napoléon lui avait jeté comme une injure, si elle en +jugeait au ton courroucé de sa voix. Mais une injure de Napoléon! +lui, si doux avec elle! si tendre surtout!... Le moyen de le +croire!... Dans ce moment, la duchesse de Montebello entrait chez +l'Impératrice. On sait combien elle l'aimait[112]! Elle lui demanda +aussitôt ce que signifiait le mot _ganache_, en lui disant pourquoi +elle lui faisait cette question... + +[Note 112: Elle avait une telle tendresse pour cette bonne et belle +personne, qu'après le départ de Marie-Louise, madame Bernard[112-A] +portait un bouquet à la duchesse, de la part de l'Impératrice, comme +si elle eût été à Paris, et cela dura un an au moins.] + +[Note 112-A: Fameuse bouquetière qui a précédé madame Prevost, et qui +faisait les bouquets presque aussi bien qu'elle.] + +Madame la duchesse de Montebello, fort embarrassée, lui répondit +cependant fort bien pour tous: + +--«Une ganache! madame... c'est... c'est un brave homme... un honnête +homme un peu âgé... + +--Ah!...» + +La chose en resta là . L'Impératrice n'en parla plus, parce que +l'occasion ne se présenta pas de placer le mot; mais au moment du +départ de l'Empereur pour la Russie, il laissa, comme on sait, +l'Impératrice régente avec l'archi-chancelier pour conseil, et même +presque comme tuteur. L'Empereur parti, le prince archi-chancelier +alla présenter ses devoirs à son impériale pupille, qui, voulant lui +dire une parole gracieuse, le regarda en souriant, et, prenant une +physionomie toute gracieuse: + +--«En vérité, lui dit-elle, je suis bien touchée que l'Empereur m'ait +laissé un guide aussi respectable!... et je serai toujours empressée +de recevoir les avis d'une aussi brave GANACHE!» + +Qu'on juge de l'effet du compliment! + +On a prétendu qu'elle avait eu l'intention de lui dire ce qu'en effet +signifie ce mot. Je ne le crois pas: quel en serait le motif?... +Cambacérès était un homme inoffensif, que l'Empereur estimait +beaucoup, et Marie-Louise le savait. Non, je crois que ceux qui lui +veulent faire une réputation de malice, pour lui sauver celle de la +sottise, se trompent ici beaucoup... Marie-Louise était un de ces +êtres mal organisés, à qui tout réussit mal, et qui ne savent jamais +corriger leur destinée... + +Elle aimait à s'amuser, et n'y entendait rien; cependant les bals +lui plaisaient: elle aimait la danse et elle y valsait et dansait +l'anglaise comme une personne que cela ennuie et fatigue. Cambacérès, +qui, certes, n'était pas danseur, en fit la remarque un jour chez +lui à un petit bal donné à Marie-Louise dans sa nouvelle maison; +cependant, cette fois-ci, l'ordonnance était mieux faite; il y avait +plus de jeunes gens. Presque tous les auditeurs au Conseil d'État, +dont Cambacérès était le chef, pour ainsi dire, s'y trouvaient, +et leur présence ajoutait et donnait même, on peut le dire, un +autre aspect à la fête... Marie-Louise avait ce soir-là presqu'une +apparence de beauté... Elle était bien mise, ce qui lui arrivait +rarement; elle avait un petit corset de velours bleu, de ce bleu +qui porte son nom encore aujourd'hui, couleur tout à fait bien pour +son teint, qui était sa seule beauté réelle. Ce petit corset était +brodé en diamants, la jupe était en tulle, doublée de satin blanc, +et bordée par plusieurs touffes de _belles de jour_, d'un bleu plus +foncé que nature, pour rapprocher davantage la nuance du velours. +Elle était coiffée avec les mêmes fleurs et des épis de diamants, ce +qui faisait admirablement dans ses beaux cheveux blonds... Elle était +presque jolie comme cela! et elle l'eût été certainement, si elle eût +été gracieuse! + +Lorsque l'Empereur était absent, c'était bien vraiment +l'archi-chancelier qui _régnait_ à Paris; c'était son salon qui +était la cour active et marquante. Sa représentation continuelle est +véritablement le mot qui convient à la chose. Jamais il ne faisait +un voyage pour aller, soit aux eaux, soit à la campagne ou dans le +Languedoc. Lorsque l'Empereur lui dit d'avoir une campagne, il en +prit une... mais à Monceaux. + +Aussi l'Empereur comptait-il sur lui comme sur _un ami_, et il avait +raison; il savait combien il pouvait s'assurer sur son calme, son bon +sens et sa haute expérience dans les affaires. Ensuite il y avait un +autre motif pour l'Empereur; c'était la sécurité que lui donnaient +trois convictions: celle de son honnêteté d'abord, ensuite de sa +circonspection, et puis enfin celle de _sa poltronnerie_. + +--«Bah! disait Berthier, l'Empereur sait bien qu'il n'a rien à +craindre de Lebrun et de Cambacérès! Ils sont honnêtes gens d'abord, +et puis trop poltrons pour tenter ou soutenir une révolution, surtout +l'archi-chancelier...» + +Je crois que l'honnêteté de Cambacérès suffisait pour le faire +tenir en repos; mais, ce que je crois encore mieux, c'est qu'il +n'avait aucune chance pour réussir. Il possédait sans doute toutes +ces qualités, que les souverains trouvent rarement dans leurs +alentours... Mais à posséder celles qu'il faut pour être souverain +soi-même, il y a encore bien loin. + +Cambacérès accueillait dans son salon, avec une bienveillance +plus intime que pour les autres personnes présentées, celles qui +lui venaient du Languedoc. Il avait un respect religieux pour +sa province. Son amitié pour moi doublait, je crois, de cette +circonstance, que nous étions de la même ville... Si quelque +Montpellerais lui demandait un service, il répondait presque +toujours: _Je le ferai!_ + +En effet, il faisait examiner la chose; le rapport était fait dans +les quarante-huit heures; car M. Lavollée secondait son oncle aussi +vivement qu'il le pouvait, et, le mardi ou le samedi suivant, +Cambacérès disait au compatriote solliciteur: + +--«Mon cher, je me charge de votre affaire.» + +Alors c'était à peu près fait. Je dis à peu près, parce qu'avec +Napoléon, on ne pouvait répondre de rien. + +Mais quelquefois Cambacérès avait promis, ou bien les prétentions du +solliciteur ne lui semblaient pas justes. Alors il lui disait avec la +même franchise: _Je ne puis rien_. C'est de l'honneur, cela. + +Un jour je reçois une lettre d'Arras; elle m'était écrite par une +personne que je ne nommerai pas, parce qu'à l'époque où j'habitais +cette ville, cette personne était royaliste avec tout le fanatisme +qu'on connaît à certaines gens. Ensuite elle était devenue +impérialiste au même degré. En 1814 cela changea encore, et, en 1830, +il y eut une nouvelle mutation. Cette dame avait un petit-fils. +Jamais aïeule ne fut plus enthousiaste de sa progéniture. Le jeune +homme n'avait pourtant rien d'extraordinaire; il n'était que bien, +et voilà tout; mais, sur toute chose, il était enfant gâté, et +voulait ce qu'il voulait avec acharnement. Il entreprit _de vouloir_ +être ce que détestait sa grand'-mère alors... il voulut servir +l'Empire. La seule concession qu'il lui fit, ainsi qu'à sa mère, +fut de ne pas aller à l'armée, quoiqu'il en mourût d'envie. Alors +l'aïeule m'écrivit pour me prier de solliciter pour son petit-fils +l'entrée du Conseil d'État. Elle avait jadis connu Cambacérès chez le +marquis de Montferrier, et comptait sur ce souvenir. Mais il y avait +bien des chances pour le contraire!... + +Elle y comptait pourtant si bien, que dans la lettre qu'elle m'avait +priée de remettre à l'archi-chancelier, elle en parlait d'une +curieuse manière. Le jeune homme, je le répète, était fort bien; et, +heureusement pour lui, le prince le comprit comme moi. + +À mesure qu'il lisait la lettre de l'aïeule, il me regardait avec une +sorte de malice tellement inusitée chez lui, que je dus m'attendre à +quelque chose de bizarre. + +--«Tenez, me dit-il en me donnant la lettre de madame de ****, voyez +de quel style on me fait la demande d'un service.» + +Je suis fâchée de ne pas avoir gardé de copie de cette lettre: elle +était curieuse dans le fait. Madame de **** rappelait à Cambacérès +archi-chancelier, qu'elle l'avait connu _comme Cambacérès avocat_; +et cela si _crûment_, si peu délicatement, que je vis l'affaire du +jeune homme tout à fait manquée. Mais je devais apprendre à connaître +l'archi-chancelier. + +--«Monsieur, dit-il à M. de ****, je ne pourrai répondre aux volontés +de madame votre grand'-mère, qui m'ordonne, ajouta-t-il en souriant, +de vous faire nommer _dans les vingt-quatre heures_. Mais veuillez me +faire l'honneur de venir dîner chez moi mardi prochain, et en raison +de _notre très-ancienne_ connaissance, de venir à quatre heures et +demie; nous causerons. Aujourd'hui je ne veux pas ennuyer madame +d'Abrantès d'une aussi lourde conversation; et puis je dois me rendre +au Conseil. Mais mardi, vous voudrez surtout bien permettre que je +sois moi-même _votre examinateur_.» + +Le jeune homme sortit de chez Cambacérès enchanté de lui. Sa place +au Conseil d'État était d'autant plus importante à obtenir pour +lui, qu'il était très-amoureux, et que le père de la jeune fille ne +voulait la marier qu'à un homme ayant une carrière. Le jeune homme, +quoiqu'il fût amoureux, préférait celle des armes; à cette époque +il y avait une telle confiance, que personne ne croyait mourir, et +on allait à l'armée comme au bal; mais pour plaire à sa famille, il +s'était décidé pour le Conseil d'État. + +--«Dites tout cela à l'archi-chancelier, lui dis-je; il vous +servira mieux si vous avez confiance en lui; car la lettre de votre +grand'-mère a failli tout gâter. Parlez à Cambacérès comme à un père.» + +Il suivit mon conseil et fit bien. J'avais été invitée à dîner +par Cambacérès pour ce même mardi, afin que mon protégé et moi +nous fussions ensemble; et, bien que Cambacérès me l'eût répété +_trois fois_, je n'en reçus pas moins, le même soir, une invitation +imprimée. Aussitôt que j'arrivai, le prince vint à moi; et me prenant +par la main, comme si nous allions danser un menuet, il me conduisit +à un fauteuil et me dit tout bas: + +--«Je suis parfaitement content du jeune homme; et comme j'ai pour +principe de ne pas me laisser influencer par des circonstances +étrangères, je le servirai parce qu'il a du mérite, et qu'il +serait cruel autant qu'injuste de le rendre responsable du peu de +considération que sa folle de grand'-mère m'inspire. Il peut donc +compter sur moi: vous pouvez en être certaine.» + +En effet, quelques semaines après, le jeune homme fut nommé +auditeur au Conseil d'État. Il se maria et il est toujours demeuré +reconnaissant des bontés de l'archi-chancelier. + +--«Une belle bonté, vraiment! disait la grand'-mère, lorsqu'il en +parlait devant elle; _il devait_ vous faire nommer: il ne pouvait +faire autrement, j'avais dîné vingt fois avec lui chez M. de +Montferrier!..» + +Un officier de la maison de l'Empereur, homme d'esprit et de bonnes +manières, dont le père était un des amis les plus intimes de ma mère, +M. le marquis de Beausset, était un habitué du salon de Cambacérès. +Il était préfet du palais; et, en vérité, il entendait cette fonction +admirablement bien. Il avait cependant un rival, non seulement dans +la maison de l'Empereur, mais auprès de l'archi-chancelier: c'était +M. de Cussy. M. de Cussy était un homme excellent, mais ne comprenant +guère la vie que comme elle s'écoulait pour lui. Il ne lui fallait +des fêtes que parce qu'il y a toujours un souper, ou bien des +rafraîchissements d'une nature plus substantielle que des sirops. +Il avait un profond mépris pour les maisons qui reçoivent _à gosier +sec_, comme il le disait. + +«Il n'y a plus de France! s'écriait-il un jour; il n'y a plus de +France!... on ne soupe plus!...» + +Cambacérès l'avait nommé d'Aigrefeuille second. Il allait beaucoup +chez lui, ainsi que M. le marquis de Beausset; ils étaient rivaux, +mais cela n'était pas alarmant et ne passait jamais le seuil de +l'office impérial. + +On voit que l'addition de ces deux messieurs ne devait ni enlever ni +ajouter quelque chose à l'élégance de la cour de l'archi-chancelier; +car ceux qui la formaient habituellement étaient loin de pouvoir être +donnés pour des modèles en ce genre. + +C'était d'abord M. le marquis de Montferrier, homme de bonne +naissance, âgé de cinquante ans au moins, gros, poudré, et l'antipode +d'une contredanse, quoiqu'il sourît toujours. + +C'était Monvel, frère de mademoiselle Mars, et fils du fameux acteur +Monvel. Il était secrétaire du prince.... Maigre, pâle, sa figure +longue et étroite pouvait sourire quelquefois, mais je crois qu'il +n'en savait rien. + +C'était encore M. de Villevieille, contemporain de Voltaire et disant +les vers admirablement. Mais il aurait fallu rétrograder de quelque +trente ans par-delà : c'était donc encore une figure peu admissible +dans une fête. + +C'était d'Aigrefeuille enfin, avec sa grotesque figure et sa +burlesque toilette! Toutes deux méritent d'être connues. + +D'Aigrefeuille[113] était un fort bon homme, ayant de l'esprit +et des connaissances, choses qui disparaissaient pour le monde +devant sa gloutonnerie, mais qui pourtant existaient réellement. Sa +figure était incroyable; il avait une grosse tête placée sur un cou +très-court; son visage était fait comme peu de visages le sont; ses +yeux, très-gros et très-saillants, étaient parfaitement ronds et +d'un bleu pâle et terne; son nez, formé d'une boule de chair, était +au-dessous de ces yeux que je vous ai dits, et surmontait une bouche +formée de deux grosses lèvres qu'il léchait incessamment, comme s'il +venait de manger une bisque, et tout cela avec deux grosses joues +fleuries, mais tremblantes, formaient deux fossettes quand il faisait +son gros rire, ce qui arrivait souvent; ses jambes étaient petites, +c'est-à -dire courtes, car elles étaient grosses et ramassées; son +ventre très-gros et sa taille petite: voilà le portrait de l'homme, +ni flatté ni chargé. + +[Note 113: D'Aigrefeuille était conseiller à la cour des aides de +Montpellier: c'était un homme d'esprit, quoique ridicule; mais il +l'était plus par sa figure que par lui-même.] + +Qu'on se figure à présent ce personnage que je viens d'essayer de +peindre, vêtu d'un habit de velours ras, _bleu de ciel_, doublé +de satin blanc et garni d'une hermine, qui jouait le lapin blanc, +attendu qu'il n'y avait pas de queues noires. + +Voilà l'origine de cette belle toilette. + +D'Aigrefeuille était fort ami d'une bonne, excellente et spirituelle +personne, la comtesse de la Marlière. Un jour, il était chez elle, et +lui contait ses chagrins d'être obligé d'acheter un habit habillé. + +--«Mais, lui dit la comtesse, j'ai une robe de velours bleu de ciel, +la couleur est un peu tendre, mais, qu'importe? prenez-la.» + +D'Aigrefeuille, ravi, emporte sa robe, et son bonheur l'adresse chez +le valet de chambre de l'archi-chancelier, au moment où il mettait en +ordre des fourrures qu'il tenait encore à la main. + +--«Tenez, monsieur d'Aigrefeuille, voilà de quoi garnir richement +votre habit. Ce sont les rognures de l'hermine avec laquelle on a +garni le manteau _du sacre_, pour monseigneur.» + +D'Aigrefeuille, ravi du _magnifique_ présent que le valet de chambre +aurait probablement jeté, s'il ne le lui avait pas donné, fit faire +l'habit bleu de ciel, se mit en dépense pour la doublure de satin +blanc, et fit apposer sur les manches et au collet, ainsi que sur +tous les bords, les petites bandelettes de fourrures blanches de +l'hermine, dans laquelle il n'y avait plus une queue noire. + +C'est avec cet habit que d'Aigrefeuille se faisait beau les samedis +et mardis, chez l'archi-chancelier. Pour tout le monde, il n'était +que ridicule; pour moi, il était comique. Pour moi, qui connaissais +l'histoire du velours et de la fourrure, cet habit valait plus que +pour une autre. + +Cette histoire d'un habit bleu m'en rappelle une que j'ai omise dans +le salon des princesses: c'était pour celui de la princesse Pauline. + +M. de Th.... était, ce qu'il est encore, un officier plein de mérite +et tout à fait estimable; mais il avait beaucoup de couleur, et le +sang lui montait facilement aux joues. Ceci est indépendant des +qualités de quelqu'un. + +M. de Th.... était absent de Paris; il y revient, et trouve qu'en son +absence on a donné l'ordre très-sévère de n'aller à la cour qu'avec +un habit habillé. C'est un ordre un peu dur pour un jeune officier de +cavalerie ayant une jolie tournure, et qui n'a que son uniforme... +Dans cette perplexité, il rencontre M. Eugène de Faudoas, et lui +conte son aventure. + +--«Bah! n'est-ce que cela? lui dit M. de Faudoas; ma soeur va réparer +ton malheur à l'instant. Il me faut un habit aussi, et je vais la +prier de faire les deux emplettes.» + +Madame la duchesse de Rovigo, avec son indolence habituelle, commande +d'aller prendre chez Lenormand deux habits habillés, pour MM. de +Th.... et de Faudoas, et de les porter chez leur tailleur, pour que +ces habits fussent prêts pour le même soir, à neuf heures. + +M. de Tha.... lorsqu'il essaya son habit, ne fit aucune attention à +sa couleur. Il la trouva bien un peu claire, mais la chose était de +trop peu de conséquence pour l'arrêter un moment de plus, lorsqu'il +avait tant à faire. L'habit arrive fort tard. M. de Tha... le passe +immédiatement et arrive enfin chez la princesse Pauline. Il était +près de dix heures; le bal était commencé depuis longtemps, et la +foule encombrait les salons. Tout à coup j'avise, au milieu des +hommes qui se tenaient près de la porte qui communiquait de la +galerie au grand salon, une figure étrange. Je fais un signe à la +duchesse de Bassano, qui était près de moi; nous regardons plus +attentivement, et nous reconnaissons M. de Tha..., dans son superbe +habit de velours bleu céleste, brodé en argent; mais avec l'addition +d'une coiffure poudrée à blanc, dans laquelle était encadrée sa +figure bonne et excellente, et même agréable, mais si fortement +colorée d'un pourpre foncé dans ce moment surtout, où il se trouvait +dans une position gênée et presque au supplice, qu'il paraissait +comme une fraise au milieu d'un fromage à la crème. Madame de Bassano +et moi ne pûmes retenir un sourire qui, au fait, comprimait un éclat +de rire que nous cachâmes comme nous le pûmes sous notre éventail. +La princesse, qui nous vit rire, dirigea ses regards vers le lieu où +allaient les nôtres. Aussitôt qu'elle aperçut M. de Tha...., elle mit +aussi son éventail devant elle; ce que voyant le pauvre M. de T....., +il devint exactement pourpre et fit craindre quelque accident. Jamais +je n'ai vu une figure de cette teinte placée entre des cheveux blancs +à frimas et un habit bleu de ciel, comme le prince Mirliflore! ce qui +prouve que la chose accidentellement peut tout décider chez nous. +Car M. de T.... était fort bien, avait très-bon air, et certes, ne +pouvait jamais prêter à rire; mais, cette fois, il n'y avait pas +moyen. + +Ces malheureux costumes, que l'Empereur forçait de porter à la +cour, faisaient le désespoir de la plupart des hommes. Mais +l'archi-chancelier était vraiment heureux de cet usage rétabli. Ce +n'était qu'aux grandes cérémonies qu'il avait particulièrement une +tournure burlesque, avec le grand habit du sacre, ou même le manteau +et l'habit des grandes réceptions. Ce chapeau, retroussé par-devant, +à la Henri IV, avec toutes ces plumes; ce manteau, cet habit au lieu +du pourpoint, qui va seul avec le manteau, toute cette toilette est +ridicule, lorsqu'elle n'est pas noblement portée. Lorsque le chapeau +est posé tout droit sur la tête, le manteau placé tant bien que mal +sur l'épaule gauche, l'écharpe blanche tournée autour du corps, et +dont quelquefois le gros noeud arrivait au milieu de la poitrine, +tout cet attirail mal mis et mal porté devenait une mascarade, et non +plus un habillement de cour. L'archi-chancelier, pour dire le mot, +avait l'air de jouer une parade, tandis qu'il portait au contraire +fort bien _l'habit habillé_. + +J'ai déjà dit qu'il n'aimait pas les fêtes. Il n'y allait que par +obligation; qu'on juge de l'ennui que ces bouleversements lui +donnaient chez lui-même. Il venait me voir quelquefois; et, comme +je l'aimais et l'estimais fort, j'étais très-sensible à une preuve +de bonté qu'il ne donnait presque à personne. Quelquefois il se +rencontrait chez moi avec le cardinal Maury. Alors ils me charmaient +tous deux par leur conversation variée, et surtout dans ce qui avait +rapport aux premiers jours de la Révolution. Cambacérès ne provoquait +ni ne fuyait ce sujet de conversation que je cherchais toujours, +moi, à éluder, quelque plaisir qu'il me fît, car je craignais les +discussions, et puis... le 21 janvier... Mais le cardinal me dit un +jour, après qu'il fut parti: + +--«Cela ne peut rien lui faire qu'on lui parle du procès du roi, +parce que son vote est positivement de ceux qui ont été faits pour +le sauver. + +--C'est votre opinion, monseigneur? lui demandai-je fort étonnée. + +--Oui, sur mon honneur, je l'ai dit à l'Empereur, qui, ainsi que vous +le savez, n'aime pas ceux qui ont voté la mort de Louis XVI, qu'il +n'appelle jamais que _le malheureux Louis XVI_!... Vous pouvez être +sûre que Cambacérès voulait sauver le roi[114].» + +[Note 114: Le cardinal Maury m'a toujours tenu ce langage, même dans +un temps où l'archi-chancelier n'avait plus le même pouvoir.] + +Voilà ce que _m'a affirmé_, plus de dix fois, le cardinal Maury. + +Cette parole me fut dite entre autres fois par le cardinal, chose +étrange! deux jours seulement avant une autre fête donnée par +l'archi-chancelier, dans son nouvel hôtel de la rue Saint-Dominique. +J'en fais la remarque, parce qu'il arriva une aventure si singulière +à ce bal, qu'il est permis de croire ceux qui l'ont réfutée dans +l'intérêt de l'archi-chancelier; mais elle _me fut certifiée alors_ +par le comte Dubois, qui était en ce même temps préfet de police, +et, depuis, il me l'a confirmée, il n'y a pas quatre ans, dans son +château de Vitry. + +La fête de l'archi-chancelier devait être plus belle, en effet, +qu'aucune de celles de l'hiver. Il y avait ensuite une raison pour +le croire, ce qui à Paris est déjà beaucoup. Cette raison était la +fraîcheur des ameublements; tout y était neuf et fort beau; l'hôtel +lui-même était une belle résidence, et certes, cette fois, le maître +de cette magnifique habitation n'avait rien négligé pour que sa +fête fût superbe. Des fleurs, des lumières en abondance; une foule +de femmes charmantes, couvertes de diamants, portant de riches et +d'élégants costumes... c'était un bal masqué et costumé... L'Empereur +avait le goût de ces sortes de fêtes à un degré vraiment étonnant +pour un homme aussi sérieux et absorbé par de si grands intérêts, +surtout à cette époque, où la guerre d'Espagne était dans toute sa +fureur, et où lui-même rêvait une autre campagne d'Autriche?... +Peut-être avait-il le besoin de se distraire des grands soins qui +dévoraient sa vie, et ce moyen lui plaisait-il plus qu'un autre. + +Quoi qu'il en soit, il aimait ces bals masqués, où, presque toujours, +il s'amusait à former une intrigue. Je ne crois pas cependant qu'il +ait été pour rien dans celle qui eut une si funeste issue[115], par +l'impression qu'elle produisit sur celui qu'elle concernait. + +[Note 115: On l'a beaucoup dit dans le temps, mais je ne le crois +pas, l'Empereur estimait trop l'archi-chancelier. Le comte Dubois ne +put me dire s'il avait ou non connaissance de la chose.] + +La fête était brillante, animée; les déguisements étaient charmants. +Plusieurs quadrilles avaient été remarqués. On les avait formés +avec des costumes rappelant les personnages d'une pièce en vogue au +même moment. Ainsi, par exemple, des femmes de ma société intime, +choisirent ceux de la charmante pièce d'Alexandre Duval, _la Jeunesse +de Henri V_. Madame la baronne Lallemand était bien jolie en Betty, +avec son aimable et doux visage et ses beaux cheveux châtains sous le +grand chapeau de velours noir. Madame de Montgardé avait le costume +de Clara, et le capitaine Copetait était très-bien représenté par un +Polonais de nos amis, le comte Joseph Motchinsky. + +Je ne me souviens plus qui avait fait le quadrille des _Deux Magots_, +mais il était charmant. On n'avait rien retranché, et il était +fort nombreux. M. de Forbin lui avait un costume oriental purement +observé, qui lui allait admirablement. On regardait beaucoup une +magnifique aigrette en diamants, dans laquelle était contenue un +héron noir du plus grand prix. Son poignard était aussi de la plus +grande richesse. + +--«Bah! disait-il en riant quand on lui parlait de la beauté de cette +aigrette, _tout cela est faux!_» + +C'était une aigrette très-véritable et du prix peut-être de 30 ou +40,000 francs; au reste, elle ne lui était que prêtée. + +La fête avait eu un grand succès... L'archi-chancelier, fatigué +d'avoir fait les honneurs de sa maison avec autant de politesse que +de grâce, sentit enfin le besoin de se reposer. Il s'arrêta dans une +pièce où il y avait peu de monde, et demanda une glace ou un sorbet; +il était à peine assis dans une vaste et moelleuse bergère, savourant +son sorbet, qu'un masque noir, enveloppé dans un très-ample domino, +vint s'asseoir auprès de lui, et se tourna de son côté comme pour le +regarder très-fixement. Pendant quelques instants, Cambacérès ne prit +nullement garde à ce masque; mais, ennuyé probablement de voir cette +masse sombre et silencieuse ne faire aucun mouvement, n'articuler +aucun son, il se tourna à son tour vers le masque, et lui dit: + +--«Es-tu donc muet, beau masque?» + +Le masque noir ne répondit pas. + +--«Il paraît que non-seulement tu es muet, mais que tu es impoli!» +dit Cambacérès. + +Le masque noir remua lentement la tête pour dire NON. + +--«Ah! voilà une réponse, au moins... Eh bien! trouves-tu ma fête +belle? + +--Trop belle! répondit enfin le masque noir d'une voix creuse et +sourde, dont l'intonation fit tressaillir Cambacérès. + +--Tu trouves!... dit-il; mais quand on reçoit son souverain, il faut +faire ce qu'on ne ferait par aucune autre considération... + +--Tu ne savais pas que tu devais le recevoir, ton souverain! reprit +le masque noir avec un accent étrangement impérieux et qui s'élevait +à mesure qu'il parlait. + +--Comment, je ne savais pas que l'Empereur... + +--Silence! impie, dit avec une sorte de violence le masque noir, et +en posant sur la main dégantée de l'archi-chancelier sa main couverte +d'un gant blanc, mais qui pourtant le glaça jusqu'aux os... + +--Qui êtes-vous donc, monsieur? dit l'archi-chancelier en se levant.» + +Et en même temps il porta la main à la sonnette, car le peu de +personnes qui se trouvaient dans cette pièce reculée s'étaient +retirées en le voyant en conférence, à ce qu'ils croyaient du moins, +avec le masque noir... Et dans ce moment il était seul avec cet être +singulier, dont la voix et les manières avaient une apparence hostile. + +--Épargne-toi le soin d'appeler, lui dit-il; je me nommerai et me +montrerai même à toi, si tu le veux. Tes valets ou tes complaisants +n'ont rien à voir dans ce qui se passera entre nous. + +--Monsieur!... qui donc êtes-vous?» + +Et, tout en faisant cette question, il racontait lui-même au comte +Dubois que sa langue était comme paralysée, et qu'il ne pouvait +parler. + +--«Tu veux donc savoir qui je suis?... Tu le sauras... peut-être; +écoute... Te rappelles-tu un jour de ta vie que tu voudrais racheter? + +--Non, répondit Cambacérès avec assurance, après avoir réfléchi un +moment. + +--Non! répéta le masque noir d'une voix foudroyante... et ses yeux +semblaient lancer des éclairs! + +--NON, dit de nouveau et avec force l'archi-chancelier; car jamais je +n'ai agi que d'après ma conviction et ma conscience. En ma qualité +d'avocat, j'ai pu arriver à des conclusions qu'il m'était pénible de +donner; mais je[116] me croyais probablement en droit de le faire; +dès lors, je ne suis plus que l'instrument de Dieu. + +[Note 116: Cambacérès a dit depuis à Dubois, qu'il avait cru d'abord +que c'était quelque émigré rentré, à qui, jadis, une consultation de +lui avait fait perdre un procès.] + +--Ne prononce pas son nom; tu n'en es pas digne. + +--Monsieur! dit Cambacérès en se dirigeant vers une porte qui +donnait dans une pièce où il y avait des joueurs, votre conduite est +trop étrange pour que je la supporte plus longtemps. Remerciez-moi +de ne pas vous faire arrêter... et surtout ne tenez pas de pareils +discours à un petit masque que je vois traverser un des salons en +face de nous. Il pourrait avoir moins de patience que moi; mais enfin +la mienne est à bout, je vous en préviens. + +--Je n'ai rien à dire à ce petit masque, répondit l'homme noir; il +n'a fait que suivre la route que toi et tes pareils lui avez ouverte.» + +Cambacérès tressaillit, mais ne continua pas moins de s'avancer vers +la porte. Tout à coup le masque le rejoint, sans que le bruit de ses +pas ait été entendu par lui[117]; et le ramenant, sans qu'il eût la +force de résister, à côté de la cheminée. + +[Note 117: Cette circonstance, remarquée pendant tout le temps que +dura cet étrange entretien, avait frappé Cambacérès plus peut-être +que le reste. Peut-être l'individu avait-il des semelles de liége; +ce qui est bien étonnant, c'est que dans le premier moment, +l'archi-chancelier ne fut pas éloigné de croire au surnaturel.] + +--«Te rappelles-tu le 21 janvier?» lui dit-il tout bas. + +Cambacérès demeura sans voix. + +--«Te rappelles-tu le 21 janvier? répéta la voix, avec un accent +plus solennel... + +--Oui... oui... ce fut un malheureux jour; mais je ne fus pas +coupable!... + +--Tu fus RÉGICIDE! + +--Monsieur! s'écria Cambacérès, surmontant enfin la torpeur qui +l'accablait depuis une heure, et le frisson qui venait de le saisir. +Monsieur, je _veux_ savoir qui vous êtes. + +--Je t'ai dit que je me montrerais à toi, je tiendrai ma parole; +viens, et tu me connaîtras.» + +Le masque noir se dirigea vers une pièce voisine qui, abandonnée +par les joueurs, à cette heure de la nuit, était alors solitaire et +sombre. Puis il s'arrêta à la porte en regardant Cambacérès, comme +pour l'inviter à le suivre... Celui-ci hésita; un moment, sa main +se leva de nouveau pour sonner; mais une force, qu'il a dit depuis +être invincible, la faisait aussitôt retomber à son côté... Il voulut +appeler, sa langue demeura muette... Il voulut fuir... il ne put +marcher!... Il leva les yeux... l'homme noir, toujours sur le seuil +de la porte, semblait l'attendre... Il craignait vaguement de le +suivre, et pourtant toujours subjugué par cette même force, sous la +puissance de laquelle il fléchissait depuis une heure, il s'avança en +chancelant vers l'appartement voisin... Le masque y entra avec lui... +Quelques bougies y brûlaient encore, et, par intervalles, jetaient +des éclats d'une lumière très-vive... + +L'homme noir s'arrêta près de la cheminée. Il regarda quelques +instants l'archi-chancelier qui était là , tremblant, et comme sous le +prestige d'un rêve terrible... + +--«Tu veux me connaître, dit enfin le masque d'une voix lente, mais +plus forte qu'une voix ordinaire... Tu présumes donc beaucoup de ton +courage? + +--Qui donc es-tu?» + +L'homme leva lentement la main, et dénoua son masque... Puis il +rejeta son camail en arrière, et son visage demeura tout entier +découvert... + +Dans ce moment, les bougies du candélabre qui était au-dessus de sa +tête l'illuminèrent d'une lueur vacillante et blafarde... Cambacérès +le vit alors tout entier; et, poussant un grand cri, il tomba sans +connaissance sur le parquet... + +C'était Louis XVI!!!...[118] + +[Note 118: On défendit sévèrement de parler de cet événement, qui +fut même ignoré de beaucoup de gens qui assistèrent à la fête de +l'archi-chancelier et s'y trouvaient en ce moment; des personnes de +la maison même ne l'ont appris que plus tard, par la voix publique, +parce que, sous la Restauration, il n'y avait plus de raison pour +cacher cette affaire, et que les auteurs en parlèrent. Cambacérès, +quoique innocent du vote à mort, à ce qu'on prétendait, fut +cruellement frappé de cette apparition. Le comte Dubois, qui avait +un intérêt réel à découvrir la chose, en me la racontant chez lui, à +Vitry, il y a quatre ans, me dit qu'il n'avait jamais pu découvrir +la moindre trace du cet événement. Lorsque l'Empereur l'apprit, il +dit à l'archi-chancelier: «Allons... _c'est un rêve... vous avez +dormi..._»] + + + + +SALON + +DE + +Mme LA DUCHESSE DE BASSANO. + +1811. + + +Pendant les onze années que M. le duc de Bassano passa à la +secrétairerie d'État, il n'eut pas chez lui l'apparence même de ce +que nous avions, par nos maris, nous autres jeunes femmes dans une +haute position, une maison ouverte. La confiance illimitée que lui +accordait l'Empereur, la connaissance intime qu'il avait de toutes +les choses politiques, le danger pour lui de répondre une parole en +apparence frivole et dont la conséquence pouvait être importante; +tous ces empêchements avaient mis obstacle à l'exécution d'un de ses +désirs les plus vifs. Celui d'avoir une réunion habituelle d'amis et +de personnes agréables du monde, pour rétablir cette vie sociable +toute française et que ne connaissent en aucun point les autres pays +que par nos vieilles traditions. Nul n'était plus fait que le duc +de Bassano pour mettre un tel projet à exécution. Il était homme du +monde en même temps qu'un homme habile. Il avait la connaissance +parfaite de ce que la société française exige et rend à son tour. Il +était alors, ce qu'il est encore aujourd'hui, l'un des hommes les +plus spirituels de notre société élégante; racontant à merveille, +comprenant tous les hommes et sachant jouir de tous les esprits qui +s'offrent à lui, quelque difficile que leur clef soit à trouver. + +Madame la duchesse de Bassano était une des femmes les plus +remarquables de la cour impériale. Elle était grande, belle, bien +faite, parfaitement agréable dans ses manières, d'un esprit doux et +égal, et possédant des qualités qui la faisait aimer de toutes celles +qui n'étaient pas en hostilité avec ce qui était bien. Lorsqu'elle se +maria elle n'aimait pas la cour, où elle vint presque malgré elle. +Aussi, bien qu'elle fût alors dans toute la fleur de sa jeunesse +et de sa beauté, elle vivait fort retirée et tout à fait dans +l'intérieur de sa maison. Nommée dame du palais lors de l'Empire, +elle devint alors l'un des ornements de la cour. Le genre régulier de +sa beauté lui donnait de la ressemblance avec celle de la duchesse de +Montebello. Les traits de la duchesse de Montebello étaient peut-être +plus semblables à ceux des madones de Raphaël, mais madame de Bassano +était plus grande et mieux faite. + +En parlant du salon de madame la duchesse de Bassano, et le prenant +au moment où son mari fut ministre des affaires étrangères[119], +je dois nécessairement parler beaucoup du duc; c'est alors un des +devoirs de ma mission de le faire connaître tel qu'il était, et de le +montrer éclairé par le jour véritable sous lequel il doit être vu. + +[Note 119: En 1811.] + +La famille de M. Maret[120] (depuis duc de Bassano) était +généralement estimée; son père, médecin distingué, était en outre +secrétaire perpétuel de l'académie de Dijon, et dans la plus haute +estime, non-seulement de tout ce que la littérature française avait +de plus élevé, mais des savants étrangers les plus en renommée. Je +donnerai tout à l'heure une preuve, comme en reçoivent rarement les +hommes de lettres entre eux, de cette affection portée à M. Maret le +père par la science étrangère. + +[Note 120: Hugues-Bertrand Maret, né à Dijon, en 1763.] + +Un fait peu connu, même des amis de M. de Bassano, c'est qu'il a +vivement désiré, après de très-fortes études, de suivre la carrière +du génie ou de l'artillerie. + +Il n'avait que dix-sept ans lorsque le concours s'ouvrit à l'académie +de Dijon pour un éloge de Vauban. Tourmenté déjà du désir de marcher +sur les traces de cet homme illustre, le jeune homme voulut aussi +concourir, lui, pour cet éloge. Mais le moyen; son père était bon, +mais sévère, et ne voulait permettre aucun travail de ce genre. +Heureusement pour lui, le jeune Maret avait à sa disposition la +vaste bibliothèque des jésuites; il allait y travailler, et là , il +demeurait au moins quelques instants sans être troublé. Quelques +jours avant la fin de son ouvrage, étant seul dans ce lieu, il y fut +surpris par le bibliothécaire lui-même, ennemi personnel de M. Maret +le père..... + +--«Votre père vous demande, dit-il au jeune homme....» Et tandis +qu'il y court, le bibliothécaire, curieux de voir à quel genre +de travail s'occupe le jeune élève, prend le livre qu'il avait +laissé ouvert à l'endroit même qu'il copiait, et lit ce passage. +Ce livre était l'_Histoire des siéges_, par le père Anselme.... Le +bibliothécaire fut éclairé, et remit aussitôt le livre à sa place. Il +en savait assez pour nuire. + +L'éloge de Vauban terminé, il fallait le faire parvenir à l'académie +de Dijon pour qu'il y prît son rang et son numéro. M. Maret le père, +comme secrétaire perpétuel, était chargé de ce soin. Mais le travail +était long. Il avait d'autres soins, et il s'en remettait souvent à +son fils pour ouvrir les lettres qui arrivaient de Paris, pour les +concours surtout. Un jour où le courrier avait été plus considérable +que de coutume, le jeune homme eut soin de ménager une grande +enveloppe, et dit, en substituant son éloge au papier insignifiant +qu'elle contenait: + +--«Ah! voilà encore une pièce pour le concours! + +--Vraiment, observa M. Maret, elle arrive à temps! Le concours ferme +demain, et il ne reste que le temps de lui assigner une place; +donne-lui un numéro.» + +Le jeune Maret place son éloge sous une autre enveloppe, lui donne un +numéro; et le voilà attendant son sort avec une anxiété que peuvent +seuls connaître ceux dans cette position..... + +Le dépouillement fait ne laisse que deux éloges pour se disputer le +prix. L'un est d'un jeune officier du génie, l'autre d'un enfant[121] +pour ainsi dire; et cependant il lutte avec tant d'avantage, que la +commission qui devait prononcer hésite dans son jugement. + +[Note 121: Sans aucun doute on était encore enfant (surtout un homme) +quand on n'avait que dix-sept ans à l'époque dont je parle.] + +Le bibliothécaire, qui connaissait l'auteur de l'un des deux éloges, +et qui avait la volonté de lui nuire, cherchait mille moyens pour +déverser une sorte de défaveur sur le morceau que tout le monde +s'accordait à trouver vraiment beau. Enfin, le président impatienté +de cet acharnement, qui devenait visible, dit au bibliothécaire: + +--«Il me semble, monsieur, que les personnalités sont interdites +parmi nous.» + +Enfin l'académie prononce. Un des éloges a le prix, l'autre +l'accessit. La médaille appartient à l'officier du génie, l'accessit +à M. Maret..... + +La pièce avec laquelle il avait concouru était de Carnot, +sous-lieutenant alors dans l'arme du génie. Sans doute elle était +bien; mais celle de son concurrent était peut-être plus belle, parce +qu'il y avait mis toute la chaleur de son âge et toute l'ardeur qu'on +apporte à cet âge au travail pour lequel on demande une couronne... +Il était visible que les académiciens avaient un grand regret de +prononcer le jugement tel qu'il était... Malheureusement _il fallut_ +que cela fût ainsi..... Mais la pièce du jeune Maret eut les honneurs +de la lecture en pleine séance académique, présidée par M. le prince +de Condé[122]..... M. Maret le père, vivement ému de cette scène +inattendue pour lui, sortit aussitôt que la séance fut terminée, +et passa dans le jardin avec son fils..... À peine le jeune homme +avait-il fait quelques pas, qu'il fut rejoint par son concurrent... +Carnot avait les deux médailles... le grand prix... un grand honneur +enfin... mais une voix lui criait que le triomphe n'était pas dans +tout cela, et cette voix ne le trouva pas sourd. Il aurait dû +l'écouter avec équité; il n'en fut pas ainsi. + +[Note 122: Il présidait aussi, comme on le sait, les États de +Bourgogne.] + +--«Monsieur, dit-il au jeune Maret, l'académie n'a pas été juste en +m'accordant les deux médailles... Je sens moi-même tout ce que votre +éloge de Vauban renferme de beau et de bien..... J'ai moins de mérite +que vous si j'ai réussi en quelques points, car je suis officier du +génie... et je puis avouer que j'ai mis en oubli un fait d'un haut +intérêt, que vous n'avez pas omis[123]. Permettez-moi de faire ce +que l'académie n'a pas fait, et veuillez accepter de ma main cette +seconde médaille.» + +[Note 123: Voici ce dont il s'agit: Vauban avait fortifié la ville +d'Ath..... Cette ville retombe dans les mains des Espagnols; plus +tard les Français mettent le siége devant ses remparts, et Vauban +lui-même est chargé de le conduire. Quelle position que la sienne! +si la ville est prise, il l'a donc mal fortifiée; s'il ne la prend +pas, que devient-il?... Louis XIV le presse... l'excite... de la +reddition de la place dépend le succès du traité de Riswith!..... +L'humiliation ou la disgrâce! Dans cette extrémité, Vauban prend le +parti qui convenait à un homme de génie comme lui; _il invente_ un +moyen d'attaque inconnu jusqu'alors, et la ville est prise. Mais +Vauban avait le droit de dire: «Elle ne pouvait l'être que par moi.» +Le moyen qu'il inventa est la batterie à ricochets.] + +Il était évident que Carnot était blessé de cette concurrence qui lui +faisait trouver presque une défaite dans la victoire, car il voyait +trop bien quel intérêt inspirait l'éloge du jeune Maret; et il crut +en imposer au public et... et peut-être à lui-même en partageant avec +lui le prix de l'académie..... Le jeune Maret sentit instinctivement +que la proposition n'avait pas cette expression franche et de +_prime-saut_ qu'aurait inspirée un élan généreux; et puis, dans sa +modestie, il ne se croyait pas de force à lutter avec Carnot, qu'il +remercia, mais sans accepter. + +--«Monsieur, lui dit-il, j'eusse été fier et heureux de mériter la +médaille... mais je sais trop bien qu'elle est on ne peut mieux +entre vos mains; permettez-moi de l'y laisser. Ne l'ayant pas reçue +de l'académie, je ne peux la recevoir de vous[124].» + +[Note 124: Croirait-on, avec le noble et beau caractère de Carnot, +que JAMAIS il n'oublia cette circonstance!..... et le duc de Bassano +ressentit encore les atteintes de ce souvenir en 1815!.....] + +Les deux rivaux se séparèrent. Carnot emporta ses médailles, et Maret +un nouvel espoir de succès dans la carrière littéraire. Ce fut alors +qu'il fit un petit poëme en deux chants, intitulé _la Bataille de +Rocroy_, qu'il dédia au prince de Condé[125]. + +[Note 125: Ce sujet n'avait jamais été traité.] + +Mais son père voulait qu'il étudiât profondément les lois. Il se mit +sérieusement à ce travail, et par une sorte de pressentiment il y +joignit l'étude du droit politique... Peu après il prit ses grades +à l'université de Dijon, et fut reçu avocat au parlement malgré sa +grande jeunesse. + +Toutefois son goût le portait avec ardeur vers la carrière +diplomatique; son père l'envoya à Paris. Là , recommandé vivement +à M. de Vergennes dont le crédit était tout-puissant en raison de +l'amitié que lui portait le roi; ne voyant que la haute société et +la bonne compagnie, étudiant constamment avec la volonté d'arriver, +M. Maret put se dire qu'il pouvait prétendre à tout. Recommandé et +aimé de toutes les illustrations de l'époque, il obtint un honneur +très-remarquable: ce fut d'être présenté au _Lycée de Monsieur_ +(l'Athénée) par Buffon, Lacépède et Condorcet... Être jugé et estimé +de pareilles gens au point d'être présenté par eux à une société +savante aussi remarquable que l'était celle-là à cette époque, c'est +un titre impérissable. + +M. de Vergennes mourut. M. Maret perdait en lui un protecteur assuré. +Il résolut alors d'aller en Allemagne pour y achever ses études +politiques... mais à ce moment la révolution française fit entendre +son premier cri: on sait combien il fut retentissant dans de nobles +âmes!... M. Maret jugea qu'il ne trouverait en aucun lieu à suivre +un cours aussi instructif que les séances des états-généraux qui +s'ouvraient à Versailles: il fut donc s'y établir. Ce fut donc les +séances législatives qu'il rédigea pour sa propre instruction, +et de là jour par jour, le _Bulletin de l'Assemblée nationale_. +Mirabeau, avec qui le jeune Maret était lié, lui conseilla, ainsi +que plusieurs autres orateurs tels que lui, de faire imprimer ce +_bulletin_.... Panckoucke faisait alors paraître le _Moniteur_: il +y inséra ce _bulletin_, auquel M. Maret _exigea_ qu'on laissât son +titre. Il avait une forme dramatique qui plaisait. C'était, comme on +l'a dit fort spirituellement, une traduction de _la langue parlée_ +dans la langue _écrite_. Ce fut un nouveau cours de droit politique +d'autant plus précieux qu'il n'avait rien de la stérilité d'intérêt +de ces matières. C'était en même temps un tableau vivant des fameuses +discussions de l'Assemblée nationale et ses athlètes en relief avec +leurs formes spéciales, en même temps qu'il rendait l'énergique +vigueur de leurs improvisations et les orages que soulevaient leurs +débats. + +L'Assemblée nationale finit: M. Maret fut alors nommé secrétaire de +légation à Hambourg et à Bruxelles. Là , malgré sa jeunesse, il fut +chargé des affaires délicates de la Belgique, après la déclaration +de guerre, ainsi que de la direction de la première division des +affaires étrangères, avec les attributions de _directeur général_ de +ce ministère... et M. Maret n'avait alors que vingt-huit ans!... + +Envoyé à Londres, où cependant étaient en même temps M. de Chauvelin +et M. de Talleyrand, il fut député auprès de Pitt, pour traiter des +hauts intérêts de la France... À son retour, et n'ayant pas encore +vingt-neuf ans, M. Maret fut nommé envoyé extraordinaire et ministre +plénipotentiaire à Naples. Il partit avec M. de Sémonville qui, +de son côté, allait à Constantinople. Ce fut dans ce voyage que +l'Autriche les fit enlever et jeter, au mépris du droit des gens, +dans les cachots de Mantoue[126], non pas comme des prisonniers +ordinaires, mais comme les plus grands criminels... Chargés de +chaînes si pesantes, que le duc de Bassano en porte encore les +marques aujourd'hui sur ses bras!... jetés dans des cachots noirs +et infects, ils en subirent bientôt les affreuses conséquences... +Trois jeunes gens de la légation moururent en peu de temps. Attaqué +lui-même d'une fièvre qui menaçait sa vie, M. Maret fut bientôt en +danger. + +[Note 126: Une circonstance remarquable, c'est que de la mission +de ces deux envoyés près des différentes cours d'Italie surtout, +dépendait la vie de la reine, de madame Élisabeth, et du jeune +roi Louis XVII, ainsi que de sa soeur. On ne comprend pas comment +l'Autriche a pu mettre ainsi une entrave à la réussite d'une +chose qui assurait la vie de la reine..... elle était la tante +de l'Empereur enfin!... Je ne puis m'expliquer cette étrange +conduite[126-A]... M. Maret et M. de Sémonville correspondirent +ensemble malgré leurs geôliers. J'en ai détaillé le spirituel moyen +dans mes mémoires, ainsi que de la plaisante rencontre que M. de +Bassano fit ensuite à Munich ou à Vienne, de l'un de ses compagnons +de captivité.] + +[Note 126-A: Ainsi que la réponse faite par François, alors empereur +d'Allemagne, à M. de Rougeville!...] + +Ce fut alors que le nom de son père fut pour lui comme un talisman +magique. Il avait correspondu avec l'académie de Mantoue... +Une députation de cette académie, conduite par son chancelier +_Castellani_, demanda et obtint à force de prières que M. Maret fût +transféré dans une prison plus salubre. + +«_Ce que nous demandons_, dit la députation, _c'est d'apporter du +secours et des consolations au fils d'un homme dont la mémoire nous +est si chère!..._» + +Les prisonniers furent transférés dans le Tyrol, dans le château de +Kuffstein... Là , Sémonville et Maret passèrent encore vingt-deux +mois dans la plus dure captivité. Seulement ils étaient au sommet du +donjon, et non plus dans ses souterrains. Mais séparés... seuls... +sans livres ni papier... ni rien pour écrire... l'isolement et +l'oisiveté... pour seule occupation les souvenirs de la patrie... de +la famille... et le doute de jamais les revoir!... L'enfer n'a pas ce +supplice dans tous les habitacles du Dante!... + +La tyrannie nous donne toujours le désir de la braver. M. Maret, +privé de tous les moyens d'écrire, voulut les trouver: il y parvint. +Avec de la rouille, du thé, de la crème de tartre et je ne sais +plus quel autre ingrédient, qu'il sut se procurer, sous le prétexte +d'un mal d'yeux, il obtint une encre avec laquelle il put écrire. +Il chercha dans son mauvais traversin et il trouva une plume longue +comme le doigt, qu'il tailla avec un morceau de vitre cassée.... +On lui portait diverses choses dont il avait besoin pour sa santé +ou sa toilette... Ces objets étaient enveloppés dans de petits +carrés de papier grands comme la main... M. Maret les recueillit au +nombre de trois ou quatre et transcrivit sur ces feuilles informes +une comédie, une tragédie et divers morceaux[127] sur les sciences +et la littérature. Enfin on échangea MM. Maret et Sémonville et +les autres prisonniers contre madame la duchesse d'Angoulême, qui +souffrait aussi dans le Temple un supplice encore plus horrible que +les prisonniers du Tyrol... car des larmes seulement de douleur et +de colère coulaient sur les barreaux de leur prison... tandis que +l'infortunée répandait des larmes de sang et de feu sur les tombes de +tout ce qu'elle avait aimé!... + +[Note 127: J'ai tenu dans mes mains ces chefs-d'oeuvre d'une +patience étonnante. Je les _ai vus_. La comédie a treize cents +vers, la tragédie dix-huit cents; les deux pièces sont écrites +très-lisiblement sur la quantité de papier qui fait la valeur de deux +feuilles de papier à lettre. La comédie s'appelle _le Testament_; +la tragédie, _Pithèas et Damon_; l'autre comédie a pour titre +_l'Infaillible_. Le brouillon en était fait par lui sur la faïence de +son poêle, où il s'effaçait à mesure.] + +Rentré dans sa patrie, M. Maret trouva la France reconnaissante; et +le Directoire rendit un arrêté, en vertu d'une loi spéciale, par +lequel il fut reconnu que _M. de Sémonville et lui avaient honoré le +nom français par leur courage et leur constance_. + +Ce fut alors que M. de Talleyrand, rappelé en France par le crédit +de madame de Staël, intrigua par son moyen pour être ministre des +affaires étrangères... Une autre faveur était à donner au même +instant: c'était d'aller à Lille pour y discuter les conditions d'un +traité de paix avec l'Angleterre. + +C'était lord Malmesbury qu'envoyait M. Pitt... M. Maret et M. de +Talleyrand furent les seuls compétiteurs et pour la négociation et +pour le ministère... M. Maret, qui savait qu'on traitait en ce moment +de la paix avec l'Autriche, à Campo Formio, voulut contribuer à +cette grande oeuvre, et sollicita vivement d'aller à Lille: il fut +nommé. C'est alors qu'il eut pour la première fois des rapports qui +ne cessèrent qu'en 1815, avec Napoléon... Une immense combinaison +unissait les deux négociations de Lille et de Campo Formio; la paix +allait en être le résultat... mais la faction fructidorienne était +là ... et malgré les efforts constants des grands travailleurs à +la grande oeuvre, tout fut renversé et le fruit de la conquête de +l'Italie perdu... Alors Bonaparte s'exila sur les bords africains... +M. Maret dans ce qui avait toujours charmé sa vie, la culture des +lettres et de la littérature... Au retour d'Égypte, les rapports +ébauchés par la correspondance de Lille à Campo Formio se renouèrent +à la veille du 18 brumaire. Dégoûté par ce qu'il voyait chaque +jour, comprenant que sa patrie marchait, ou plutôt courait à sa +ruine, M. Maret eut la révélation de ce qu'elle pouvait devenir +sous un chef comme Napoléon, et il lui dévoua ses services et sa +vie, mais jamais avec servilité, et toujours, au contraire, avec +une noble indépendance. M. Maret assista aux 18 et 19 brumaire, et, +le lendemain, fut nommé secrétaire général[128] des Consuls, reçut +les sceaux de l'État, et prêta le serment auquel il a été fidèle +jusqu'au dernier jour. À dater de ce moment, M. Maret fut le fidèle +compagnon de Napoléon. On a vu qu'il travaillait avec lui à la place +des ministres; mais, indépendamment de cette marque de confiance, +il en reçut beaucoup d'autres aussi étendues, de la plus grande +importance. Devenu ministre secrétaire d'État lors de l'avénement +à l'Empire[129], M. Maret ne quitta plus l'Empereur, même sur le +champ de bataille; et lorsque Napoléon entrait, à la tête de ses +troupes, dans toutes les capitales de l'Europe, le duc de Bassano +était toujours près de lui pour exercer un protectorat que plusieurs +souverains doivent encore se rappeler, si toutefois un roi garde le +souvenir d'un bienfait. + +[Note 128: Par la Constitution de l'an 8, le secrétaire-général avait +le titre et les fonctions de secrétaire-d'État. C'était une position +de haute faveur et surtout de haute importance: les ministres lui +remettaient leurs portefeuilles; il prenait connaissance de leurs +rapports sur les affaires de leurs départements, et, dans le travail +de la signature qu'il _faisait seul_ avec le premier Consul, il +lui en rendait un compte verbal très-abrégé. Quant à l'exécution +des décrets, elle avait lieu sur l'expédition que les ministres +recevaient du secrétaire-d'État. Celui-ci était donc un intermédiaire +_officiel_ entre le gouvernement, le Conseil d'État et les ministres.] + +[Note 129: Le secrétaire-général ou le secrétaire-d'État (ce fut à +l'Empire qu'il eut le titre de _ministre secrétaire-d'État_) avait +non-seulement d'immenses attributions, mais on peut dire qu'il était +_le seul ministre_.] + +Napoléon aimait à accorder au duc de Bassano ce qu'il lui demandait. + +--«J'aime à accorder à Maret ce qu'il veut pour les autres,» disait +l'Empereur, «lui qui ne demande jamais rien pour lui-même.» + +C'était vrai, et l'avenir l'a bien prouvé. + +J'ai déjà dit que le père du duc de Bassano était fort aimé et +estimé, et qu'il lui acquit beaucoup de protecteurs, dont le +plus puissant était M. de Vergennes, alors ministre des affaires +étrangères; et on a vu que, se conduisant toujours avec sagesse et +grande capacité, il eut partout de grands succès. + +J'ai raconté la vie de M. de Bassano avant l'époque où Napoléon, qui +se connaissait en hommes, le choisit pour remplir le premier poste +de l'État auprès de lui; c'est une réponse faite d'avance à ces +esprits chercheurs de grands talents, et qui demandent ce qu'il a +fait, l'avant-veille du jour où ils connaissent un homme. Pour eux, +son existence est dans le moment présent; quant à la conduite de M. +de Bassano, pendant tout le temps où il a été au pouvoir, elle a été +admirable, non-seulement sous le rapport d'une extrême probité, mais +comme homme de la patrie; et lorsque Napoléon fit des fautes, ce fut +toujours après une lutte avec M. de Bassano, surtout à Dresde et dans +la campagne de Russie, ainsi qu'en 1813 et 1814. + +Mais je n'écris pas l'histoire dans ce livre, je n'y rappelle que +ce qui tient à la société française. Cependant, comme le duc de +Bassano n'ouvrit sa maison que lorsqu'il fut ministre des affaires +étrangères, et que tout alors fut _officiel_, en même temps qu'il +était littéraire et agréable, il me faut bien en montrer le maître, +éclairé du jour qui lui appartient. + +J'ai déjà dit qu'avant le moment où M. le duc de Bassano fut ministre +des affaires étrangères, il n'eut pas une maison ouverte. Sa maison +était une sorte de sanctuaire, où les oisifs n'auraient rien trouvé +d'amusant, et les intéressés beaucoup trop de motifs d'attraction. Il +fallait donc centraliser autant que possible ses relations, et ce fut +pendant longtemps la conduite du duc et de la duchesse de Bassano. + +Mais, lorsque M. de Bassano passa au ministère des affaires +étrangères, sa position et ses obligations changèrent, et madame de +Bassano eut _un salon_, mais un salon _unique_, et comme nous n'en +revîmes jamais un, et cela, par la position _spéciale_ où était M. +de Bassano. Ces exemples se voyaient seulement avec Napoléon. C'est +ainsi que le duc d'Abrantès fut gouverneur de Paris, comme personne +ne le fut et ne le sera jamais. + +Le salon de la duchesse de Bassano s'ouvrit à une époque bien +brillante; quoique ce ne fût pas la plus lumineuse de l'Empire[130]. +On voyait déjà l'horizon chargé de nuages; ce n'était pas, comme +en 1806, un ciel toujours bleu et pur qui couvrait nos têtes, mais +c'était le moment où le colosse atteignait son apogée de grandeur: et +si quelques esprits clairvoyants et craintifs prévoyaient l'avenir, +la France était toujours, même pour eux, cet Empire mis au-dessus du +plus grand, par la volonté d'un seul homme; et cet homme était là , +entouré de sa gloire, et déversant sur tous l'éclat de ses rayons. + +[Note 130: La plus belle époque de l'Empire est depuis 1804 jusqu'en +1811.] + +Avant M. de Bassano, le ministère des affaires étrangères avait été +occupé par des hommes qui ne pouvaient, en aucune manière, présenter +les moyens qu'on trouvait réunis dans le duc de Bassano. Sans doute +M. de Talleyrand est un des hommes de France, et même de l'Europe, +le plus capable de rendre une maison la plus charmante qu'on puisse +avoir; mais M. de Talleyrand est d'humeur fantasque, et nous l'avons +tous connu sous ce rapport; M. de Talleyrand était quelquefois toute +une soirée sans parler, et lorsque enfin il avait quelques paroles +à laisser tomber nonchalamment de ses lèvres pâles, c'était avec +ses habitués, M. de Montrond, M. de Narbonne, M. de Nassau et M. de +Choiseul et quelques femmes de son intimité... Quant à madame de +Talleyrand, que Dieu lui fasse paix!... on sait de quelle utilité +elle était dans un salon; la bergère dans laquelle elle s'asseyait +servait plus qu'elle, et, de plus, ne disait rien. L'esprit de M. de +Talleyrand, quelque ravissant qu'il fût, n'avait plus, devant sa +femme, que des éclairs rapides, fréquents, mais qui jaillissaient +sans animer et dissiper la profonde nuit qu'elle répandait dans son +salon. Ce n'était donc qu'après le départ de madame de Talleyrand, +lorsqu'elle allait enfin se coucher, que M. de Talleyrand était +vraiment l'homme le plus spirituel et le plus charmant de l'Europe... +Vint aussi M. de Champagny... Quant à lui, je n'ai rien à en dire, si +ce n'est pourtant qu'il était peut-être bien l'homme le plus vertueux +en politique, mais le plus cynique[131] en manières _sociables_ que +j'aie rencontré de ma vie... et, comme on le sait, cela ne fait pas +être maître de maison, aussi, M. de Champagny n'y entendait-il rien, +pour dire le mot. + +[Note 131: Il était parfaitement bon, et le plus probe, le plus +honnête des hommes; c'était un type que M. de Champagny. Mais en +vérité, jamais on ne vit une plus étrange façon d'aller par le monde +civilisé! jamais on ne vit un renoncement aussi complet à l'élégance +même la plus ordinaire.] + +Le salon de M. de Bassano s'ouvrait donc sous les auspices les plus +favorables, parce qu'on était sûr de ce qu'on y trouverait... Madame +de Bassano, alors dans la fleur de sa beauté et parfaitement élégante +et polie, était vraiment faite pour remplir la place de maîtresse de +maison au ministère des affaires étrangères. + +Cette époque était la plus active et la plus agitée, par le mouvement +qui avait lieu d'un bout de l'Europe à l'autre... Les étrangers +arrivaient en foule à Paris; tous devaient nécessairement paraître +chez le ministre des affaires étrangères... L'Empereur, en le nommant +à ce ministère, voulut qu'il tînt une maison ouverte et magnifique; +quatre cent mille francs de traitement suivirent cet ordre, que M. de +Bassano sut, au reste, parfaitement remplir... + +L'hôtel Gallifet[132] est une des maisons les plus incommodes de +Paris mais aussi une des plus propres à recevoir et à donner des +fêtes; ses appartements sont vastes; leur distribution paraît avoir +été ordonnée pour cet usage exclusivement. Jusqu'à l'entrée et à +l'escalier, les deux cours, tout a un air de décoration qui prépare à +trouver dans l'intérieur la joie et les plaisirs d'une fête. + +[Note 132: Rue du Bac, presque contre la rue de Sèvres.] + +Le corps diplomatique avait jusqu'alors vécu d'une manière peu +convenable à sa dignité et même à ses plaisirs de société; +beaucoup allaient au cercle de la rue de Richelieu, et y perdaient +ennuyeusement leur argent; d'autres, portés par le désoeuvrement et +peut-être l'opinion, allaient dans le faubourg Saint-Germain[133], +dans des maisons dont souvent les maîtres étaient les ennemis de +l'Empereur, comme par exemple chez la duchesse de Luynes, et beaucoup +d'autres dans le même esprit. + +[Note 133: Je ne voyais du corps diplomatique que ceux qui étaient +mes amis et qui me convenaient: à l'époque où M. de Bassano ouvrit sa +maison, j'étais en Espagne.] + +Le corps diplomatique avait été beaucoup plus agréable; mais il était +encore bien composé à ce moment: c'était, pour l'Autriche, le prince +de Schwartzemberg, dont l'immense rotondité avait remplacé l'élégante +tournure de M. de Metternich; pour la Prusse, M. de Krusemarck; quant +à celui-là , nous avons gagné au change... Je ne me rappelle jamais +sans une pensée moqueuse la figure de M. de Brockausen, ministre de +Prusse avant M. de Krusemarck... Celui-ci était à merveille, et pour +les manières et pour la tournure; il rappelait le comte de Walstein +dans le délicieux roman de _Caroline de Lichfield_. + +La Russie était représentée par un homme dont le type est rare à +trouver de nos jours, c'est le prince Kourakin: cet homme a toujours +été pour moi le sujet d'une étude particulière; sa nullité et sa +frivolité réunies me paraissaient tellement compléter le ridicule, +que j'en arrivais, après avoir fait le tour de sa massive et grosse +personne, à me dire: «Cet homme n'est qu'un sot et un _frotteur_ de +diamants.» Potemkin l'était aussi... mais du moins quelquefois il +laissait là sa brosse et ses joyaux pour prendre l'épée, ou tout +au moins le sceptre de Catherine, et lui en donner sur les doigts, +lorsqu'elle ne marchait pas comme il l'entendait. Il y avait au moins +quelque chose dans Potemkin; mais chez le prince Kourakin!... RIEN... +absolument RIEN. Ajoutez à sa nullité, qu'en 1810 il se coiffait +comme Potemkin, brossait comme lui ses diamants en robe de chambre, +et donnait audience à quelques cosaques, faute de mieux, parce que +les Français n'aiment pas l'impertinence, et qu'aujourd'hui, chez les +Russes de bonne compagnie, il est passé de coutume de reconnaître +comme bonnes de pareilles gentillesses. + +Le prince Kourakin avait la science de la révérence; il savait de +combien de lignes il devait faire faire la courbure à son épine +dorsale. Le sénateur, le ministre, le comte, le duc, tout cela avait +sa mesure: malheureusement, le prince Kourakin ne pouvait plus mettre +en pratique cette belle conception et la démontrer, par l'exemple, +à tous les jeunes gens de son ambassade. L'énormité de son ventre +s'opposait à ce qu'il pût s'incliner avec toutes les grâces des +nuances qu'il demandait à ses élèves. Parfaitement convaincu de +son élégance et de sa recherche, il était toujours mis comme Molé +dans le _Misanthrope_, aux rubans exceptés, encore chez lui les +mettait-il. Les jours de réception à la cour, il faisait dès le +matin un long travail avec son valet de chambre, pour décider quelle +_couleur lui allait le mieux_, et lorsque l'habit était choisi, +il fallait un autre travail pour la garniture de cet habit; et, +comme M. Thibaudois, dans je ne sais plus quelle vieille pièce de +la Comédie-Française, il voulait pouvoir répondre à celui qui lui +disait: _Monsieur, vous avez-là un bien bel habit bleu!...--Monsieur, +j'en ai le saphir!..._ + +Voilà quel était l'homme; aussi envoyait-on M. de Czernicheff, +lorsqu'il y avait une mission un peu difficile, et même M. de Tolstoy. + +Un homme fort bien du corps diplomatique était M. de Waltersdorf, +ministre de Danemark. Il était le digue représentant d'un loyal et +fidèle allié. Sa physionomie, qui annonçait de l'esprit, et il en +avait beaucoup, révélait aussi l'honnête homme. + +Pour la Suède, il y avait M. d'Ensiedel: ce qu'on en peut dire, c'est +que M. d'Ensiedel était ministre de Suède à Paris[134]. + +[Note 134: Les trois membres du corps diplomatique les plus assidus +chez le duc de Bassano étaient M. le prince de Schwartzemberg, M. de +Krusemarck et M. de Kourakin.] + +Venaient ensuite les ministres de Saxe, Wurtemberg, Bavière, Naples, +et puis tous les petits princes d'Allemagne qui formaient à eux seuls +une armée. + +La vie littéraire de M. de Bassano avait eu une longue interruption +pendant le temps donné à sa vie politique. Cependant ses +relations n'avaient jamais été interrompues avec ses collégues +de l'Institut[135] et tous les gens de lettres dont il était le +défenseur, l'interprète et l'appui auprès de l'Empereur; lorsqu'il +fut plus maître, non pas de son temps mais de quelques-uns de ses +moments, il rappela autour de lui tout ce qu'il avait connu et qu'il +connaissait susceptible d'ajouter à l'agrément d'un salon; personne +mieux que lui ne savait faire ce choix. Le duc de Bassano est un +homme qui excelle surtout par un sens droit et juste; ne faisant +rien trop précipitamment et pourtant sans lenteur; d'une grande +modération dans ses jugements et apportant dans la vie habituelle et +privée une simplicité de moeurs vraiment admirable: on voyait que +c'était son goût de vivre ainsi; mais aussitôt qu'il fut ministre des +affaires étrangères, il fit voir qu'il savait ce que c'était que de +représenter grandement. Du reste, ne levant pas la tête plus haut +d'une ligne, et quand cela lui arrivait c'était pour l'honneur du +pays. Cet honneur, il le soutint toujours avec une fermeté, et, quand +il le fallait, avec une hauteur aussi aristocratique que pas un de +tous ceux qui traitaient avec lui; toutefois, aimé et estimé du corps +diplomatique avec lequel, toujours poli, prévenant et homme du monde, +il n'était jamais ministre d'un grand souverain qu'en traitant en son +nom. Il était également aimé à la cour impériale par tous ceux qui +savaient apprécier l'agrément de son commerce. Jamais je n'écoutai +avec plus de plaisir raconter un fait important, une histoire +plaisante, que j'en ai dans une conversation avec le duc de Bassano. +Les entretiens sont instructifs sans qu'il le veuille, et amusants +sans qu'il y tâche. La figure du duc de Bassano était tout à fait en +rapport avec son esprit et ses manières; sa taille était élevée sans +être trop grande; toute sa personne annonçait la force, la santé, +et le nerf de son esprit. Sa figure était agréable, sa physionomie +expressive et digne, et ses yeux bleus avaient de la douceur et de +l'esprit dans leur regard. + +[Note 135: Et de l'Académie.] + +Voilà comment était M. de Bassano au moment où il marqua d'une +manière si brillante dans la grande société européenne qui passait +toute entière chez lui comme une fantasmagorie animée. + +Aussitôt, en effet, que le salon du ministre des affaires étrangères +fut ouvert, il devint l'un des principaux points de réunion de tout +ce que la cour avait de plus remarquable et de gens disposés à jouir +d'une maison agréable et convenable sous tous les rapports. À cette +époque, les femmes de la cour étaient presque toutes jeunes et +presque toutes jolies; elles avaient la plupart une grande existence, +une extrême élégance et une magnificence dont on parle encore +aujourd'hui; mais seulement par tradition et sans que rien puisse +même les rappeler. + +Tous les samedis, la duchesse de Bassano donnait un petit bal suivi +d'un souper: c'était _le petit jour_, ce jour-là ; les invitations +n'excédaient jamais deux cent cinquante personnes; on ne les envoyait +qu'aux femmes les plus jolies et les plus élégantes de préférence. +Quant aux hommes, ils étaient assez habitués de la maison pour +former ce que nous appelions alors _le noyau_; c'est-à -dire qu'un +grand nombre y allait tous les jours. Madame la duchesse de Bassano, +étant dame du palais, voyait plus intimement les personnes de la +maison de l'Empereur, ainsi que celles des maisons des Princesses; +notre service auprès des Princesses nous rapprochait souvent les +uns des autres indépendamment de nos rapports de société qui par +là devenaient encore plus intimes. Aussi la maison de l'Empereur et +celle de l'Impératrice, ainsi que celles des Princesses, formaient +le fond principal des petites réunions que nous avions en dehors des +grands dîners d'étiquette que nous étions contraintes de donner, +ainsi que nos jours de réception. + +Les femmes de l'intimité de la duchesse de Bassano étaient toutes +fort jolies, et plusieurs d'entre elles étaient même très-belles. +C'étaient madame de Barral[136], madame d'Helmestadt[137], madame +Gazani[138], madame d'Audenarde la jeune[139], madame de d'Alberg[140], +madame Des Bassayns de Richemond[141], madame Delaborde[142], madame +de Turenne[143], madame Regnault-de-Saint-Jean-d'Angely[144], et +beaucoup d'autres encore; mais celles-là n'étaient pas de l'intimité +de la semaine. Il y avait après cela d'autres salons dont je parlerai +et qui avaient également leurs habitudes. Quant aux hommes, les plus +intimes étaient M. de Montbreton[145], M. de Rambuteau[146], M. de +Fréville, M. de Sémonville, M. de Valence, M. de Narbonne[147], M. +de Ségur[148], M. Dumanoir[149], M. de Bondy[150], M. de Sparre, M. +de Montesquiou[151], M. de Lawoëstine, M. de Maussion. Puis venaient +ensuite les hommes de lettres, parmi lesquels il y avait une foule +d'hommes d'une haute distinction comme esprit et comme talent; comme +génie littéraire, c'était autre chose; il y en avait deux à cette +époque; mais le pouvoir les avait frappés de sa massue et les deux +génies ne chantaient plus pour la France; l'un était Chateaubriand, +l'autre madame de Staël!... + +[Note 136: Mademoiselle de Mondreville mariée à M. de Barral, +beaucoup plus âgé qu'elle, au point d'être pris pour son père, +remariée aujourd'hui au comte Achille de Septeuil, et dame pour +accompagner la princesse Pauline.] + +[Note 137: Fille de M. de Cetto, ministre de Bavière; elle était +ravissante de fraîcheur, de jeunesse et de grâce.] + +[Note 138: Appelée la _belle Génoise_, lectrice de l'Impératrice, +puis ayant le rang de dame du palais, on ne sait trop comment, ou +plutôt on le sait.] + +[Note 139: Mademoiselle Dupuis, dont la mère était créole de +l'ÃŽle-de-France, et dame pour accompagner la reine Julie d'abord, et +puis ensuite madame mère.] + +[Note 140: Mademoiselle de Brignolé, dont la mère était dame du +palais; jolie, mais l'air d'un serin effaré.] + +[Note 141: Mademoiselle Mourgues, dont le père a été ministre de +Louis XVI en 1790 ou 91, pendant vingt-quatre heures; et belle-soeur +de M. de Villèle.] + +[Note 142: Ravissante femme comme on peut le voir encore aujourd'hui. +Elle était veuve du baron de Giliers, et elle épousa en secondes +noces le comte Alexandre de Laborde.] + +[Note 143: Riche héritière qui, sans être ni laide ni jolie, +épousa M. de Turenne. Elle n'avait pas de jambes, ou, du moins, +étaient-elles si courtes qu'elles étaient comme absentes.] + +[Note 144: Elle n'était attachée à aucune maison, mais fort aimée de +nous toutes.] + +[Note 145: Écuyer de la princesse Pauline.] + +[Note 146: Chambellan de l'Empereur, gendre de M. de Narbonne.] + +[Note 147: Aide-de-camp de l'Empereur.] + +[Note 148: Grand-maître des cérémonies.] + +[Note 149: Chambellan de l'Empereur.] + +[Note 150: Chambellan de l'Empereur.] + +[Note 151: Grand chambellan.] + +Chez la duchesse de Bassano, on voyait dans la même soirée Andrieux, +dont le charmant esprit trouve peu d'imitateurs, pour nous donner de +petites pièces remplies de sel vraiment attique et de comique; Denon, +laid, mais spirituel et malin comme un singe; Legouvé, qui venait +faire entendre, dans le salon de son ancien ami, le chant du cygne, +au moment où sa raison allait l'abandonner; Arnault, dont l'esprit +élastique savait embrasser à la fois l'histoire et la poésie, et +contribuait si bien à l'agrément de la conversation à laquelle il +se mêlait; Étienne, l'un des hommes les plus spirituels de son +époque. Ses comédies et ses opéras avaient déjà alors une réputation +tout établie, qui n'avait plus besoin d'être protégée; mais +Étienne n'oubliait pas que le duc de Bassano avait été son premier +protecteur, et ce qu'il pouvait lui donner, comme reconnaissance, le +charme de sa causerie, il le lui apportait. On voyait aussi, dans les +réunions du duc de Bassano, un vieillard maigre, pâle, ayant deux +petites ouvertures en manière d'yeux, une petite tête poudrée sur un +corps de taille ordinaire, habillé tant bien que mal d'un habit fort +râpé, mais dont la broderie verte indiquait l'Institut: cet homme, +ainsi bâti, s'en allait faisant le tour du salon, disant à chaque +femme un mot, non-seulement d'esprit, mais de cet esprit comme on +commence à n'en plus avoir. Il souriait même avec une sorte de grâce, +quoiqu'il fût bien laid. + +--«Qu'est-il donc?» demandaient souvent des étrangers, tout étonnés +de voir cette figure blafarde, enchâssée dans sa broderie verte, +faire le charmant auprès des jeunes femmes... Et ils demeuraient +encore bien plus surpris, lorsqu'on leur nommait le chantre +d'_Aline_, reine de Golconde, le chevalier de Boufflers!... Gérard +et Gros étaient aussi fort assidus chez M. de Bassano, ainsi que +Picard, Ginguené, Duval, et toute la partie comique et dramatique, +comme aussi la plus sérieuse de l'Institut, c'étaient Visconti, +Monge, Chaptal, qui alors n'était plus ministre; Lacretelle, dont le +caractère avait alors un éclat remarquable; Ramond, dont l'esprit +charmant a su donner un côté romantique à une étude stérile, et +dont les notes, aussi instructives qu'amusantes, font lire, pour +elles seules l'ouvrage auquel elles sont attachées[152]. Combien +je me rappelle avec intérêt mes courses avec lui dans les montagnes +de Baréges, la première année où j'allai dans les Pyrénées! Cet +homme faisait parler la science comme une muse. Il y avait de la +poésie vraie dans ses descriptions, et pourtant il embellissait sa +narration. Je ne sais comment il faisait, mais je crois en vérité que +j'aimais autant à l'entendre raconter ses courses aventureuses, que +de les faire moi-même. + +[Note 152: _Lettres sur la Suisse_, par William Coxe, avec les notes +par Ramond.] + +Il était, comme on le sait, très-petit, maigre, souffrant et ne +pouvant pas supporter de grandes fatigues. Un jour, il était à +Baréges, chez sa soeur, madame Borgelat; tout à coup il dit à +Laurence, son guide favori: + +--«Laurence, si tu veux, nous irons faire une découverte?» + +Le montagnard, pour toute réponse, fut prendre son bâton ferré, ses +crampons, son croc, son paquet de cordes et son bissac, sans oublier +sa belle tasse de cuir[153] et sa gourde bien remplie d'eau-de-vie, +et les voilà tous deux en marche. + +[Note 153: Elle fut remplacée par une belle tasse en argent que lui +donna M. Ramond pour cette course au pic du Midi. Ces tasses servent +aux guides des glaciers pour faire fondre de la neige, à laquelle ils +mêlent de l'eau-de-vie ou tout autre spiritueux, pour éviter de boire +l'eau trop _crue_ des glaciers.] + +--«Sais-tu où je te mènes, Laurence? + +--Non, monsieur; ça m'est égal. Là où vous irez, j'irai. + +--Nous allons essayer de gravir jusqu'au sommet du pic du Midi. + +--Ah! ah! fit le montagnard. + +--Tu es inquiet? + +--Moi!... non... ce n'est pas pour moi... Mais vous, monsieur Ramond, +comment que vous ferez pour monter sur cette maudite montagne que +personne ne peut gravir?... J'ai peur pour vous.» + +Ramond sourit. Lui aussi avait bien quelques inquiétudes sur la +manière dont il s'en tirerait. Mais il y avait un stimulant dans sa +résolution spontanée, qui le portait à faire ce qu'il n'eût pas fait, +peut-être, à cette époque de l'année, avec sa mauvaise santé. + +Il y avait alors à Saint-Sauveur et à Cauterêts, ainsi qu'à Baréges, +une foule de buveurs d'eau, dont le plus grand nombre étaient de +Paris. Parmi ceux-ci étaient la duchesse de Chatillon et M. de +Bérenger, qu'elle épousa depuis. Ce monsieur de Bérenger avait une +manie que rien ne pouvait lui faire perdre, même le mauvais résultat +de ses courses. Il grimpait toujours, n'importe où il allait. Un +jour, il dit devant Ramond, que certainement le pic du Midi était +une bien belle montagne, mais pour celui qui aurait eu le courage de +monter _jusqu'au sommet_. Ce que voulait Ramond, c'était de vérifier +une dernière fois l'exactitude de ses découvertes. Cependant, cette +sorte de provocation, de la part du jeune élégant parisien, lui +donnait comme un tourment vague qui l'obsédait la nuit comme le +jour. Enfin, il partit, comme on l'a vu, avec Laurence, mais cachant +son voyage à M. de Bérenger. Arrivé sur le pic du Midi, à l'heure +nécessaire pour voir le lever du soleil[154], Ramond commença ses +expériences; et, lorsque tout fut terminé, il voulut essayer de +gravir jusqu'à cette petite plate-forme qui termine le pic, comme le +savent tous ceux qui ont été le plus haut possible; mais la force +lui manqua. Cependant, il en avait un bien grand désir et sa volonté +était ferme habituellement... ce qui prouve qu'elle n'est pas tout, +cependant... + +[Note 154: Tous ceux qui ont été dans les Pyrénées savent combien +le spectacle qu'on a sur le pic du Midi, au lever du soleil, est +admirable.] + +--«Vingt pieds! disait Laurence, et dire que vous ne pouvez pas +monter là , monsieur Ramond... vous!... + +Ramond enrageait encore plus que lui. Enfin, après avoir pris +un peu de repos, il essaya pour la troisième fois, mais toujours +infructueusement; Laurence était aussi désolé que lui; et, pour ceux +qui ont connu Laurence, cette histoire est une de celles dont il +les aura sûrement réjouis plus d'une fois. Enfin, il s'approcha de +Ramond, dont il devinait la contrariété, car l'autre ne disait pas +une parole. + +--«Monsieur, lui dit-il. + +--Qu'est-ce que tu me veux? + +--Si nous disions que nous sommes montés là -haut... hein?» + +Et il faut connaître la physionomie pleine de finesse du montagnard +béarnais pour comprendre celle que mit Laurence dans le _hein_ qui +termina sa phrase. + +--«Non, non, répondit Ramond, je ne veux pas mentir pour satisfaire +ma vanité; car qu'est-ce autre chose qu'une vanité pour répondre à ce +Bérenger?... Allons, qu'il n'en soit plus question.» + +Il quitta la montagne, que ses observations avaient classée parmi les +plus belles des Pyrénées, en soupirant de ce qu'elle lui avait ainsi +refusé l'accès de sa plus haute cime... Revenu à Saint-Sauveur, il +raconta sa course avec toute vérité. + +--«Et finalement, dit M. de Bérenger en se frottant les mains de +contentement, vous n'êtes pas monté jusqu'au sommet du pic? + +--Non. + +--Ah!... c'est fort bien.» + +Et voilà M. de Bérenger allant trouver Laurence, et lui disant qu'il +fallait absolument qu'il retournât au pic du Midi pour y monter avec +lui.. + +--«Mais, monsieur, c'est impossible! Je vous jure que le diable garde +cette roche qui finit le pic. Je l'ai tournée, je l'ai regardée de +tous les côtés, elle est imprenable!» + +M. de Bérenger n'écouta rien, et il décida enfin Laurence à venir +avec lui... Le fait est que je ne sais pas comment il s'y est pris, +mais il est de fait qu'il est monté sur l'extrémité la plus aiguë du +pic du Midi. Lorsqu'il se vit sur cette petite plate-forme, qui n'a +peut-être pas vingt-cinq pieds d'étendue, il se crut un homme destiné +à faire les choses les plus étonnantes. Il revint à Bagnères, et l'on +peut croire que la première parole dont il salua Ramond fut celle +qui lui annonçait son ascension... En l'apprenant, Ramond éprouva un +petit mouvement d'impatience et même d'humeur. + +--«En vérité, disait-il, c'est vraiment bien dommage qu'une si pauvre +tête soit sur de si bonnes jambes!...» + +Ramond était surtout charmant en racontant ses voyages et ses +courses à Gavarni, au Mont-Perdu, à Gèdres surtout... Oh! la grotte +de Gèdres avait laissé dans son âme des souvenirs qui devaient avoir +leur source dans de bien puissantes impressions... C'est en parlant +de Gèdres, dans cette charmante pièce intitulée[155]: _Impressions +en revenant de Gavarni_, qu'il y a cette idée gracieuse: _Le parfum +d'une violette nous rappelle plusieurs printemps!_ + +[Note 155: Fragments imprimés dans le _Mercure de France_, de 1788 ou +1787.] + +On conçoit qu'avec des hommes d'un talent aussi varié, la +conversation devait avoir un charme tout particulier dans le salon +du duc de Bassano. Un jour, c'était M. de Ségur, le grand-maître +des cérémonies, qui racontait dans un souper des petits jours des +anecdotes curieuses sur la cour de Catherine. Il parlait de sa grâce, +de son esprit, du luxe asiatique de ses fêtes, lorsqu'elle paraissait +au milieu de sa cour avec des habits ruisselants de pierreries, +entourée de jeunes et belles femmes, parées elles-mêmes comme leur +souveraine, et contribuant par leurs charmes et leur esprit à +justifier la réputation _de Paradis terrestre_, que les étrangers, +qui ne voyaient que la surface, donnaient tous à la cour de Catherine +II. Les décorations en étaient habilement faites; on ne voyait pas +ce qui se passait derrière la scène, tandis que souvent une victime +rendait le dernier soupir sous le poignard ou le lacet non loin du +lieu où la joie riait et chantait, couronnée de fleurs et enivrée de +parfums. + +Jamais M. de Ségur et moi ne fûmes d'accord sur ce point. Il aimait +Catherine et je l'abhorrais!... Au reste, il était le plus aimable +du monde; c'était l'homme sachant le mieux raconter une histoire. +Sa parole elle-même, sa prononciation, n'était pas celle de tout le +monde. Je l'aimais bien mieux que son frère. + +Madame Octave de Ségur, belle-fille du grand-maître des cérémonies, +était une femme fort aimable, à ce que disaient toutes les personnes +qui la voyaient dans son intimité. Elle était dame du palais de +l'Impératrice; mais, quoiqu'elle fût de la cour, elle n'était +habituellement de la société d'aucune de nous. Elle était jolie, et +possédait ce charme auquel les hommes sont toujours fort sensibles, +qui est de n'avoir de sourire que pour eux. Ses grands yeux noirs +veloutés n'avaient une expression moins dédaigneuse que lorsqu'elle +était entourée d'une cour qui n'était là que pour elle. Comme sa +réputation a toujours été bonne, je dis ce fait, qui, du reste, est +la vérité. + +Une histoire étrange était arrivée quelques années avant dans la +famille du comte de S.....; le héros de cette histoire n'était revenu +que depuis peu de temps, et reparaissait de nouveau dans le monde: +c'était l'aîné de ses fils, Octave de S....., le mari de mademoiselle +d'Aguesseau, la même dont je viens de parler. + +Octave de S....., quoique fort jeune, remplissait les fonctions de +sous-préfet, soit dans les environs de Plombières, soit à Plombières +même, en 1803, lorsque tout à coup il disparut, sans que le moindre +indice pût indiquer s'il était parti pour un long voyage, ou s'il +s'était donné la mort. + +La police fit des recherches avec le plus grand soin; tout fut +infructueux. Cependant, comme rien ne donnait la preuve qu'il +n'existât plus, sa femme, ses enfants et son frère ne prirent point +le deuil. + +Un jour le comte de S..... reçut une lettre sans signature, mais +son coeur de père battit aussitôt, car il reconnut un cachet qui +appartenait à son fils. + +_Ne soyez pas inquiets. Je vis toujours et pense à vous._ + +Ce peu de mots n'étaient pas de l'écriture d'Octave de Ségur; mais +combien ils donnèrent de bonheur dans cette famille désolée, dont +les inquiétudes, sans cesse redoublées, prenaient quelquefois une +couleur sinistre qui amenait le désespoir dans cet intérieur si digne +d'être heureux! M. de Ségur ne voulant pas jeter au public un aliment +de curiosité, ne parla de cette nouvelle qu'à quelques amis qui +partagèrent sincèrement sa joie. + +Philippe de S.....[156], l'auteur du dramatique et bel ouvrage sur la +Russie, est le frère d'Octave. Il adorait son frère... Du moment où +il disparut, le malheureux jeune homme fut atteint d'une mélancolie +qui dévorait sa jeunesse. Dans ses yeux noirs si profonds, au regard +penseur, on voyait souvent des larmes et une expression de tristesse +déchirante. Il avait alors vingt ou vingt et un ans, je crois. On +aurait cru que c'était l'abandon d'une femme, une perfidie de coeur +qui le rendait aussi triste; et on demeurait profondément touché en +apprenant que la perte de son frère était la seule cause de sa pâleur +et de son abattement. La nouvelle qui parvint à la famille ne lui +donna même aucun réconfort. Jamais il n'avait cru à la mort de son +frère. + +[Note 156: Je regrette seulement qu'il ait mis autant en oubli ce que +nous devions à l'Empereur, tout en parlant des fautes de la campagne +de Moscou.] + +«Je serais encore plus malheureux si je l'avais perdu, disait le bon +jeune homme!... Je le saurais par l'instinct même de mon coeur!...» + +Un jour, Philippe inspectait des hôpitaux dans une petite ville +d'Allemagne, pendant la campagne de Wagram... Il parcourait les +chambres et parlait à tous les blessés, pour savoir s'ils avaient +tous les secours qui leur étaient nécessaires... Tout à coup il croit +voir dans un lit un homme dont la figure lui rappelle son frère!.. +Il s'approche!.. À chaque pas la ressemblance est plus forte..... +Enfin il n'en peut plus douter, c'est lui! c'est son frère!.. c'est +Octave!.... + +Octave fut ému par cette expression de tendresse vraie, qui ne peut +tromper. Quelle que fût sa résolution, il se laissa emmener par +Philippe et revint dans la maison paternelle. Il revit sa femme, +ses enfants et tous les siens avec un air apparent de contentement; +personne ne lui fit de questions, on le laissa dans son mystère, +tant on redoutait de lui rendre la vie fâcheuse; il ne parla non +plus lui-même de ce qui s'était passé, et tout demeura comme avant +sa fatale fuite. Le prince de Neufchâtel avait besoin d'officiers +d'ordonnance, on lui donna M. de S..... + +Nous étions un jour dans je ne sais plus quelle lande parfumée de ma +chère Espagne, il était assez tard, M. d'Abrantès allait se coucher, +et moi je l'étais déjà , lorsque le colonel Grandsaigne, premier +aide-de-camp du duc, frappa à la porte en s'excusant de venir à une +telle heure, si toutefois, ajouta-t-il (toujours au travers de la +porte) il y a une heure indue à l'armée. Il avait la rage des phrases. + +--«À présent de quoi s'agit-il? demanda M. d'Abrantès. Vous pouvez +entrer. + +--Un officier du prince de Neufchâtel, mon général, qui demande +que vous lui fassiez donner des chevaux. Il doit porter au +quartier-général des ordres de l'Empereur, et l'alcade prétend qu'il +n'a pas de chevaux ni de mulets à lui donner.» + +Pendant le discours du colonel, l'officier voyant une femme au lit +n'osait avancer et se tenait dans l'ombre... Le duc, très-ennuyé de +ces ordres multipliés qui forçaient à imposer les habitants d'un +village à donner leurs montures, était toujours fort difficile pour +les autoriser; et j'ai vu quelquefois, après s'être informé du cas +plus ou moins pressant qui réclamait son intervention, la refuser au +moins pour quelques jours. + +--«Votre ordre, monsieur, dit-il au jeune officier en tendant la main +vers lui sans le regarder.» + +L'officier avança timidement, et lui remit son ordre. + +--«Ah!... S.....! .... Est-ce que vous êtes parent du grand-maître +des cérémonies? + +--Je suis son fils, mon général. + +--Philippe!....» + +Et le duc se retourna vivement vers le jeune homme, mais s'arrêta +stupéfait en voyant une figure qu'il ne connaissait pas. + +--«Qui donc êtes-vous, monsieur, demanda-t-il d'une voix sévère?...» +car sa première pensée fut que l'homme qui était devant lui pouvait +être un espion. Elle se traduisit probablement sur sa physionomie si +mobile, car le jeune homme devint fort rouge. + +--«J'ai eu l'honneur de vous dire, mon général, que le comte de +S..... est mon père. Je suis l'aîné de ses fils. + +--Ah! s'écria joyeusement le duc, c'est donc vous qui êtes _le +perdu_!... Pardieu! mon cher, soyez _le bien retrouvé_!... Voyons, +que voulez-vous?... des chevaux? Vous en aurez; mais d'abord vous +passerez le reste de la nuit ici, attendu qu'il est tout à l'heure +minuit, et que, dans la romantique Espagne, les voyages au clair +de lune commencent à n'être plus aussi agréables qu'au temps des +Fernands et des Abencerrages.» + +Quelque délicatesse que l'on mît à ne pas parler à Octave de S..... +de son aventureuse absence, cependant, comme ami fort intime de +son père, dont souvent il avait même essuyé les larmes, le duc +d'Abrantès avait presque le droit de lui en dire quelques mots. M. de +Ségur ne fut pas mystérieux et lui raconta comment une raison, qu'il +nous cacha par exemple, l'avait déterminé à mener une vie errante: + +--«J'avais besoin de voir d'autres lieux, disait-il, de parcourir +d'autres contrées!... + +Octave de S..... était aimable, avec un autre genre d'esprit que son +père et son frère, et, comme eux, par des manières charmantes et +gracieuses; je l'ai vu dans le monde pendant le peu de temps qu'il y +est demeuré et j'avoue que je n'ai pas compris l'éloignement qu'avait +pour lui, disait-on, une personne qui pourtant aurait dû l'apprécier. + +Le duc de Bassano aimait beaucoup la famille de M. de Ségur, cette +famille même lui avait même de grandes obligations. + +Les femmes qui étaient invitées et reçues de préférence chez la +duchesse et le duc de Bassano étaient les plus jeunes et les plus +jolies de la cour. On pouvait choisir, en effet, parmi elles, car +excepté deux ou trois il n'y en avait pas de laides parmi nous. +J'excepte la dame d'honneur, madame de Larochefoucauld; mais elle +était de bonne foi et savait qu'elle était non-seulement laide mais +bossue, et lorsque nous nous trouvions ensemble dans quelque voyage +où notre service nous appelait, elle disait souvent en riant, à +l'heure de sa toilette: + +--«Allons, il faut aller habiller le magot!...» + +Mais lorsque, dans un des grands cercles de la cour, l'Impératrice +était entourée de ses dames de service, et que parmi elles étaient +madame de Bassano, de Canisy, de Rovigo, de Bouillé, madame de +Montmorency, dont les traits n'étaient pas ceux d'une jolie femme, +mais dont l'admirable et noble tournure était _unique_ parmi ses +compagnes; jamais on ne vit plus d'élégance dans la démarche, plus de +perfection dans la taille d'une femme: en la voyant marcher, courir +ou danser, on ne la voulait pas autrement, ni plus belle ni plus +jolie. C'était, en outre, de ces agréments du monde qu'elle possédait +parfaitement, une personne remarquable dans son intérieur et même +fort originale sur plusieurs points de la vie habituelle. En résumé, +c'est une femme bien agréable et charmante, je dis _c'est_, parce que +les personnes comme elles ne changent pas. Madame de Mortemart était +une fort bonne et aimable femme, elle était fort bien et presque +jolie. J'ai déjà parlé de madame Octave de Ségur; il y avait aussi +sa belle-soeur, madame Philippe de Ségur[157]; elle était fort +jolie, avait d'admirables yeux noirs, une très-jolie petite taille, +dont elle tirait bien parti, et passait enfin avec raison pour une +jolie femme. Quant à la duchesse de Montebello, je n'ai pas besoin +de rappeler son nom, pour qu'on sache qu'avec la duchesse de Bassano +elle était la plus belle parmi ses compagnes. + +[Note 157: Mademoiselle de Luçay.] + +La maréchale Ney n'avait rien de régulier, mais elle était jolie et +surtout elle plaisait. Ses yeux étaient de la plus parfaite beauté, +sa physionomie douce et spirituelle, et tous les accessoires si +nécessaires à une femme pour qu'elle puisse plaire; tels que de beaux +cheveux, de jolies mains et de petits pieds; ces beautés-là donnent +tout de suite une sorte d'élégance qui n'est pas celle de tout le +monde et qui est un aimant agréable. + +Madame Gazani n'était pas dame du palais et ne l'avait jamais été; +elle avait pourtant escamoté on sait comment, dans un certain +temps, la prérogative de marcher avec les dames du palais; elle +était lectrice de l'Impératrice, ce qui, pour le dire en passant, +était assez drôle, puisqu'elle était italienne-génoise et que +notre Impératrice était souveraine des Français. Mais après tout, +madame Gazani était une femme ravissante, et jolie comme on l'est +à Gênes, lorsqu'on se mêle de l'être, et voilà le grand secret de +sa nomination. Elle était donc parfaitement belle, encore plus +engageante et piquante, faite pour la cour sans en avoir pourtant les +manières, mais très-disposée à les prendre, ce qu'elle a prouvé; car +elle aimait cette vie de la cour, la galanterie, les intrigues. Quant +à de l'esprit, elle avait celui du monde, à force d'en être, mais +du reste peu, et même pas du tout dans le sens bien prononcé qu'on +attache à ce mot. Pendant la durée de sa faveur, elle ne fut hostile +à personne, ce dont on lui sut gré; et puis cette faveur passée, elle +demeura une des plus belles personnes de la cour et une des plus +inoffensives, ce qui n'arrive pas toujours. + +J'ai dit qu'il y avait tous les samedis de petits bals chez la +duchesse de Bassano, où l'on était moins nombreux que les jours de +grande réception. Indépendamment de ces bals, il y avait un grand +dîner diplomatique; je l'appelle ainsi parce que chez le ministre des +affaires étrangères il y avait nécessairement, en première ligne, +les ministres étrangers et tout ce qui tenait au corps diplomatique, +présenté par les ambassadeurs. Ce dîner avait lieu dans la grande +galerie de l'hôtel de Gallifet où était alors le ministère des +affaires étrangères; et il était suivi d'une fête[158] à laquelle +était invité autant de monde que pouvait en contenir les vastes +appartements du ministère, et dont la duchesse de Bassano faisait les +honneurs avec une grâce et une convenance tout à fait remarquables. + +[Note 158: Le traitement du duc de Bassano était de 400,000 fr.; la +dépense de sa maison s'élevait à 300,000 fr.] + +Il fallait bien cependant se reposer un peu de cette foule, de +ce mouvement, tourbillon dont la tête se fatigue si vite; et les +samedis n'étaient pas encore faits pour cela, comme je viens de le +dire, puisqu'il y avait encore deux cents personnes d'invitées. La +duchesse de Bassano organisa une société habituelle, qui venait +chez elle non-seulement les jours de réception, mais tous les +autres jours de la semaine. Les femmes les plus assidues chez elle +dans son intimité étaient la belle madame de Barral[159], madame +d'Audenarde, jeune, jolie et nouvelle mariée, madame de Brehan, +madame de Canisy, madame d'Helmstadt, madame Gazani, madame Legéas, +sa belle-soeur, élégante et jolie[160], madame de d'Alberg, charmante +et aimable femme; madame de Valence, dont l'esprit est si piquant et +si vrai, si naturel dans le charme de la causerie et un autre charme +qu'on ne peut définir, mais dont on éprouve la puissance et qui +retenaient la jeunesse qui déjà s'enfuyait. Les hommes étaient le +duc d'Alberg, M. de Sémonville, M. de Valence, M. de Montbreton, M. +de Lawoëstine, M. de Flahaut, M. de Narbonne, Lavalette, dont j'ai +déjà fait connaître l'aimable caractère et le charmant esprit; M. de +Fréville, l'un des hommes les plus spirituels que j'aie rencontrés +en ma vie; M. de Celles, dont la causerie rappelle tout ce qu'on +nous dit du temps agréable de Louis XV; M. de Chauvelin, dont les +preuves étaient faites à cet égard-là , mais qui depuis prouva combien +il était à redouter plus sérieusement; M. de Rambuteau[161], M. le +comte de Ségur, M. de Turenne, et tous les maris des femmes que j'ai +nommées, venaient alternativement passer la soirée chez madame de +Bassano; on voit que le noyau autour duquel venait ensuite se grouper +progressivement la foule était déjà assez nombreux pour alimenter une +causerie journalière; et lorsque le duc de Bassano pouvait quitter un +moment ses nombreux travaux pour venir s'y joindre, elle n'en était +que plus aimable. + +[Note 159: Aujourd'hui madame de Septeuil.] + +[Note 160: Quelque extraordinaire qu'il puisse paraître qu'étant +aussi liée avec M. et madame de Valence, la duchesse de Bassano ne +connût pas leur mère, cela est pourtant _positif_.] + +[Note 161: Et M. de Rambuteau, qui a prouvé qu'on pouvait être à la +fois un homme du monde et un habile administrateur. Napoléon l'avait, +au reste, bien deviné.] + +Un soir de ces réunions intimes, plusieurs habitués causaient autour +de la cheminée, dans le salon ordinaire de la duchesse de Bassano. +C'était en hiver et même en carnaval (le dimanche gras); on était +fatigué des bals et des veilles; et c'était un grand hasard que ce +soir-là on fût en repos. On causait donc. Je ne sais plus qui se mit +à parler de madame de Genlis, qui venait de publier un nouvel ouvrage. + + +LA DUCHESSE DE BASSANO. + +Mon Dieu! croiriez-vous que je ne connais pas madame de Genlis!... Je +ne l'ai même jamais aperçue... + + +MADAME GAZANI. + +Ni moi!... + + +MADAME D'HELMSTADT. + +Ni moi!... + + +MADAME DES BASSAYNS. + +Ni moi!.. + + Et trois ou quatre autres femmes, en même temps: + +Ni moi non plus!... + + +LA DUCHESSE DE BASSANO. + +C'est bien étrange, en vérité!... Je ne sais ce que je donnerais +pour voir une personne aussi célèbre et en même temps si digne de +l'être!... + + +MADAME DE BARRAL. + +Et moi aussi!... + + +MADAME DES BASSAYNS. + +Allons la voir!... + + +LA DUCHESSE DE BASSANO. + +Mais comment faire? quel prétexte prendre?... + + Une voix, à l'extrémité du salon: + +Aucun. Si vous voulez, je vous y conduirai. + +Tout le monde se tourna vers celui qui venait de parler: c'était un +grand jeune homme élancé, blond, dont la figure était charmante, +ainsi que la tournure: c'était M. de Lawoëstine. En le reconnaissant, +tout le monde se mit à rire. + +--Vraiment, dit la duchesse de Bassano, voilà un introducteur bien +respectable!... + +--Pourquoi non? Voulez-vous véritablement voir ma grand'-mère? + + +LA DUCHESSE DE BASSANO. + +Certainement! + + +M. DE LAWOESTINE. + +Eh bien! je vous y conduirai. + + Plusieurs de ces dames à la fois: + +Oh! nous aussi, n'est-ce pas?... nous aussi!.. + + +M. DE LAWOESTINE. + +Mesdames, vous êtes toutes charmantes, et sans doute fort aimables; +mais cependant notre caravane doit être limitée à un certain nombre; +car, enfin, je ne puis vous emmener toutes... + + +MADAME D'HELMSTADT. + +Mais moi?... + + +MADAME DE BARRAL. + +Et moi?... + + +MADAME GAZANI. + +Et moi?... + + +M. DE LAWOESTINE. + +Écoutez, madame la duchesse décidera entre vous. Seulement, +laissez-moi vous dire que madame de Genlis aime fort tout ce qui +est extraordinaire... Il faut donc que cette visite ne ressemble à +aucune autre; voilà , je crois, ce que vous devez faire. + +Tout le monde se mit autour de lui, et il expliqua un plan qui fut +trouvé charmant. On ne voulut pas en remettre l'exécution plus loin +que le même soir. + +Par une singularité assez remarquable, aucune des femmes qui étaient +chez madame de Bassano n'allait au bal; et si les hommes avaient +des engagements, ils les sacrifièrent avec joie pour être de la +partie. Voilà le nom de ceux qui se trouvaient chez la duchesse: +M. de Rambuteau, M. Adolphe de Maussion[162], M. de Montbreton, M. +Alexandre de Laborde, M. de Lawoëstine, M. de Grandcourt et peut-être +quelques autres hommes dont le nom ne se présente pas à la mémoire. +Les femmes étaient: madame Gazani, madame d'Helmstadt, madame des +Bassayns, madame de Barral et la maîtresse de la maison. Aussitôt que +la chose fut convenue, ces dames, ainsi que les hommes, envoyèrent +chercher leurs dominos chez eux. Grandcourt, lui seul, eut l'heureuse +pensée, que peut-être même on lui suggéra, de _se déguiser_, et le +costume qu'il choisit fut celui de Brunet, dans _les Deux Magots_. +On envoya aussitôt aux Variétés; Brunet venait précisément de jouer +le rôle, et il prêta le costume. Cela seul valait la soirée, de voir +Grandcourt en magot. Lorsqu'on fut prêt, toute la troupe monta dans +plusieurs fiacres et se rendit rue Sainte-Anne, où demeurait alors +madame de Genlis[163]. Il était minuit, et madame de Genlis allait +se coucher, lorsqu'elle entendit un fort grand bruit et que tout +son appartement fut envahi par une troupe de masques, au milieu de +laquelle figurait le charmant _magot Grandcourt_. Madame de Genlis +était déjà déchaussée et coiffée de nuit. Mais, comme l'avait dit +son petit-fils, elle aimait ce qui était extraordinaire. L'invasion +de sa chambre, au milieu de la nuit, par une troupe de gens qui +paraissaient de très-bonne compagnie (ce que son habitude du grand +monde lui fit voir en un instant), ne pouvait être qu'un amusement +de cette même bonne compagnie à laquelle, malgré sa retraite, elle +appartenait toujours. Elle ne voulut donc pas être un empêchement à +cette folie de carnaval; elle fut parfaitement aimable; prétendit +se croire au bal masqué et causa de la manière la plus piquante +et la plus charmante avec toutes ces figures masquées qu'elle ne +connaissait pas du tout, non plus qu'elle ne reconnaissait son +petit-fils, qui ne s'était pas démasqué pour augmenter le comique +de la chose. Cependant, elle ne pouvait se prolonger longtemps; de +même que l'_imprévu_ avait tout le mérite de cette aventure, de même +aussi il fallait qu'elle fût courte; madame de Genlis le comprit la +première: + +[Note 162: Frère du comte Alfred de Maussion, auteur de plusieurs +romans écrits avec goût et remplis de cet intérêt qui fait tourner +les pages... Le succès du dernier ouvrage de M. le comte de Maussion, +intitulé _Faute de s'entendre_, doit lui donner la volonté de ne se +pas arrêter, et à nous le regret qu'il n'y ait qu'un volume. On y +retrouve les scènes du grand monde, ses perfidies, ses joies, comme +son malheur; et tout cela raconté dans ce langage de bonne compagnie +dont bientôt nous n'aurons plus que la tradition, qui, encore +elle-même, pâlit chaque jour. Le comte Alfred de Maussion est le seul +des deux frères qui ait écrit.] + +[Note 163: Et non pas à l'Arsenal, où mademoiselle Cochelet place la +scène qu'elle raconte en tout (comme beaucoup d'autres choses) avec +une grande absence de vérité, et une si grande, que je crois qu'elle +n'y était pas. La manière dont l'aventure s'est terminée me le fait +croire.] + +--En vérité, dit-elle, à la douceur de vos voix, à votre mystérieuse +venue, je suis tentée de croire que des anges ont visité ma pauvre +demeure: confirmez mon espoir. Laissez-moi voir vos visages. + +Après une courte résistance, madame des Bassayns laissa tomber son +masque, et madame de Genlis vit, en effet, une charmante figure +entourée d'une forêt de boucles blondes et fort convenable au +_personnage d'ange_. + +--Et vous? dit madame de Genlis à un petit domino qui était près +d'elle, et tirant elle-même les cordons de son masque, elle vit +aussitôt une ravissante personne dont bien sûrement Canova eût fait +son Hébé, s'il l'eût connue. C'était la fraîcheur, la jeunesse même +avec sa peau veloutée et ses dents perlées, ses lèvres de corail, et +ses yeux riants et joyeux: c'était madame d'Helmstadt. + +--«Ah! s'écria madame de Genlis; j'avais bien pressenti que vous +étiez des anges!» + +Mais elle fut arrêtée dans le cours de son admiration à la vue des +deux personnes qui, se démasquant, vinrent à elle; c'étaient madame +de Bassano et madame Gazani!... + +On sait comme elles étaient belles!... La tradition de leur beauté +franchira le temps, et nos petits-enfants en parleront avec raison +comme de celle de madame de Montespan et de madame de Longueville... +À l'aspect de ces deux femmes, madame de Genlis demeura stupéfaite; +elle avait été curieuse de connaître les visages après avoir entendu +les voix, et maintenant elle voulait savoir les noms de ces belles +personnes qui venaient ainsi dans sa maison au milieu de la nuit... +M. de Lawoëstine ne s'était pas démasqué. Sa vue seule lui aurait +nommé les inconnues... Toutefois leur rare beauté, leurs manières, +l'élégance de leurs costumes de bal masqué[164], étaient pour madame +de Genlis une certitude qu'elle pouvait _se hasarder_ à causer avec +elles. Mais il était tard, la duchesse comprit qu'il fallait laisser +coucher celle qu'elles étaient venues troubler au moment de son +repos... + +[Note 164: Les dominos étaient presque toujours en gros de Naples, +et souvent en satin noir garni de très-belle blonde. Dans les bals +masqués particuliers, nous mettions des dominos en satin rose ou +blanc, également garni de belle blonde; le camail était charmant +ainsi et allait à merveille lorsqu'on avait ôté son masque, ce qu'on +faisait presque toujours avant la fin du bal.] + +--«Eh quoi! sans vous connaître! dit madame de Genlis; sans que je +puisse savoir _quel ange_ je dois prier? + +--Eh bien, reprit la duchesse, promettez de nous recevoir samedi +prochain[165], et nous viendrons toutes pour vous remercier de votre +aimable accueil... + +[Note 165: C'était son jour de réunion.] + +--Et moi, dit madame de Genlis enchantée, je vous promets que vous +aurez une soirée comme depuis longtemps vous n'en avez vu, peut-être; +vous aurez de mes proverbes, et Casimir jouera de la harpe avec moi.» + +Et toute la troupe prit congé, laissant l'auteur de _Mademoiselle de +Clermont_ enchanté de cette aventure. Le samedi suivant la soirée eut +lieu en effet et fut charmante comme elle l'avait promis. Le duc de +Bassano y accompagna sa femme. + +Lorsque M. de Bassano se fut retiré du ministère des affaires +étrangères, il n'y eut plus ce mouvement, ce tourbillon de monde +autour de sa maison; mais comme on avait compris que la duchesse +et lui savaient ce que la vie a de plus doux en France, qui est +d'employer ses heures et d'en donner une partie à la communication +mutuelle, à la causerie, à cette fréquentation quotidienne qui amène +l'intimité et maintient quelquefois des relations qui se fussent +rompues autrement tout naturellement et par l'éloignement... C'est +ainsi que de saintes amitiés se sont trouvées perdues sans aucune +autre raison!... La duchesse était aussi bonne que belle; son esprit +aimait tout ce qui tenait au bon goût, à l'extrême élégance; d'une +apparence sérieuse, elle avait pourtant une chaleur de coeur, un +dévouement d'amitié, qui lui avaient donné de vrais amis. Aussi, +lorsqu'elle fut hors de l'hôtel du ministère, son salon ne fut plus +un _salon officiel_, mais on y fut toujours, parce que c'était un +salon où l'on trouvait une maîtresse de maison aimable, bonne et +belle. + +Enfin, vinrent les malheurs de l'Empire et sa chute. La famille de +Bassano fut exilée, proscrite!... et pourquoi!... + +Mais elle revint!... Ce fut alors que le duc de Bassano occupa son +hôtel de la rue Saint-Lazare[166]. Il y passait les hivers; et l'été, +il allait dans sa terre de Beaujeu, en Franche-Comté. Cette époque +est celle où, véritablement, on put juger de la manière dont la +duchesse et lui tenaient leur maison. Elle était bien toujours celle +d'un grand personnage, mais d'un particulier ne souffrant jamais +qu'on s'occupât de politique, à laquelle il était devenu étranger; le +duc provoquait alors lui-même une causerie dont le charme avec lequel +il conte, et la vérité de ses souvenirs en doublait le prix. Étienne, +Arnaud, Denon, Gérard, Gros, tous les littérateurs et les artistes +remarquables continuèrent à aller dans une maison où ils trouvaient +tout ce qui pouvait les attirer, et surtout bonne mine d'hôte. + +[Note 166: La première année de la Restauration, il logeait rue de la +Ville-l'Évêque.] + +Cependant le temps s'écoulait. Autour de la duchesse de Bassano +s'élevait une famille nombreuse, dont la beauté aurait rappelé la +sienne, si cette beauté eût éprouvé la moindre altération; mais +bien loin de là , elle était toujours une des femmes les plus +remarquables lorsqu'elle paraissait dans une fête. C'est ici où je +dois faire connaître la duchesse de Bassano sous le rapport étranger +à l'agrément d'une femme du monde. + +Puisque j'ai parlé de sa jeune famille, je dois dire en même +temps combien elle était bonne mère, combien elle était _femme +d'intérieur_, après avoir été la plus élégante, la plus brillante +d'une grande fête. S'occupant de ses enfants, qui l'adoraient, +elle était pour eux une amie autant qu'une mère, et un regard +désapprobateur était souvent une punition plus sévère pour ses fils, +que toutes celles de leur gouverneur. Elle avait deux garçons et +trois filles. + +Rien n'était plus charmant que de voir cette mère, jeune encore[167], +non-seulement par l'âge, mais par sa figure, toujours au même point +de fraîcheur et d'éclat, entourée de ses enfants!... + +[Note 167: À peine quarante ans, et elle en paraissait trente-un ou +trente-deux au plus.] + +Tous se groupaient autour d'elle et formaient un ravissant tableau. +Bientôt le temps développa la beauté de Claire de Bassano; elle +devint l'ornement des bals et des fêtes, ainsi que sa soeur Louise. +Fière de ses filles, la duchesse n'allait plus dans le monde que +pour jouir du triomphe qu'elles y trouvaient, tandis qu'elle-même +était encore radieuse de beauté. Cette époque est celle où sa maison +fut vraiment charmante. Elle recevait beaucoup, donnait des fêtes +admirablement ordonnées, auxquelles on se faisait inviter quinze +jours d'avance... Elle en faisait les honneurs, aidée de son mari +et de ses quatre beaux enfants, et chacun sortait de ce palais de +fées, attaché par la politesse courtoise du duc de Bassano et son +esprit remarquable, par le charme des manières de la duchesse, et par +cet ensemble enfin qu'on ne pouvait s'expliquer, mais qui faisait +désirer d'y retourner, d'abord pour revoir cette maison et ce qu'elle +renfermait d'attrayant dans ses habitants, et bientôt pour être leur +ami à tous. + +C'est au milieu de ces joies que le malheur se ressouvint de cette +famille. + +La duchesse devait conduire ses filles à un bal chez M. Perrégaux; +elles se faisaient d'avance une joie de cette fête. Elles avaient été +au bal, la veille, chez M. Hoppe, où la duchesse de Bassano avait +été remarquée à côté des femmes jeunes et belles, et même entre ses +deux filles. Coiffée avec des camélias[168] naturels qui faisaient, +par leur couleur blanche et rouge, ressortir l'ébène de ses cheveux; +elle était charmante... Le jour du bal de M. Perrégaux, les jeunes +personnes s'occupèrent de leur toilette avec une telle joie de jeunes +filles, que leur mère n'osa pas leur dire qu'elle avait une de ces +affreuses douleurs de tête, qui, depuis quelque temps la faisaient +beaucoup souffrir. Elle le dit seulement à la baronne Lallemand, qui +l'engagea à ne pas insister. Elle voulait conduire ses filles au +bal!... Mais la douleur devint intolérable; elle dut rester... + +[Note 168: C'était alors la mode de se coiffer avec des camélias et +des bruyères naturelles.] + +La maladie fut courte! La duchesse se coucha le même soir, c'était un +lundi... Le mercredi elle n'existait plus!... Et au moment où elle +quitta la vie et ce monde où elle avait été si aimée, si admirée, +elle était toujours radieuse de beauté!... elle semblait dormir!... + +Horace Vernet, l'un des intimes de la maison, eut le pénible courage +de faire son portrait après sa mort!... Elle avait à peine quarante +ans[169]! + +[Note 169: En 1820 elle avait trente-six ans.] + +Elle mourut avant que les camélias qui avaient été dans ses cheveux +au bal de M. Hoppe fussent fanés! + + +FIN DU TOME CINQUIÈME. + + + + +TABLE + +DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE CINQUIÈME VOLUME. + + + Pages. + + Salon de l'Impératrice Joséphine. 1 + + Première partie.--Madame Bonaparte. _Id._ + + Deuxième partie.--L'Impératrice Joséphine. 83 + + Troisième partie.--L'impératrice à Navarre. 173 + + Quatrième partie.--La Malmaison. 1813-1814. 257 + + Salon de Cambacérès, sous le Consulat et l'Empire. 279 + + Salon de madame la duchesse de Bassano. 333 + + +Imprimerie d'ADOLPHE ÉVERAT ET Cie, rue du Cadran, 16. + + +[Notes au lecteur de ce fichier numérique: + +Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été +corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée. L'écriture des +noms propres (Institutions d'État) a été uniformisée, ex. État, Directoire, +Consul. + +Ligne 5507: "Elle y alla en 1812 et fut reçue à Milan avec enthousiasme;" +L'original contenait 1816, cette erreur a été corrigée.] + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Histoire des salons de Paris (Tome 5/6), by +Laure Junot, duchesse d' Abrantès + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44664 *** diff --git a/44664-h/44664-h.htm b/44664-h/44664-h.htm new file mode 100644 index 0000000..66317ec --- /dev/null +++ b/44664-h/44664-h.htm @@ -0,0 +1,10150 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html lang="fr"> +<head> +<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=UTF-8"> +<title>The Project Gutenberg e-Book of Histoire des Salons de Paris (Tome 5); Author: Duchesse d'Abrantès.</title> +<link rel="coverpage" href="images/cover-page.jpg"> + +<style type="text/css"> +<!-- + +body {font-size: 1em; text-align: justify; margin-left: 5%; margin-right: 5%;} + +h1 {font-size: 115%; text-align: center; margin-top: 4em; margin-bottom: 4em;} +h2 {font-size: 110%; text-align: center; margin-top: 4em; margin-bottom: 2em; line-height: 2em;} +h3 {font-size: 110%; text-align: center; margin-top: 4em; margin-bottom: 2em; line-height: 2em;} + +a:focus, a:active { outline:#ffee66 solid 2px; background-color:#ffee66;} +a:focus img, a:active img {outline: #ffee66 solid 2px; } + +ul.none {list-style-type: none;} + +sup {line-height: 0em; font-variant: normal;} + +p {text-indent: 1em;} + +table.auto {border-collapse: collapse; table-layout: fixed; + width: 90%; margin-left: 5%; margin-top: 1em; margin-bottom: 1em;} + +.p2 {margin-top: 2em; margin-bottom: 1em;} +.p4 {margin-top: 4em; margin-bottom: 1em;} +.noindent {text-indent: 0em;} + +.center {text-align: center; text-indent: 0em;} +.left {text-align: left; text-indent: 0em;} +.ralign10 {position: absolute; right: 10%; top: auto;} +.add1em {margin-left: 1em;} +.add2em {margin-left: 2em;} +.lspaced1 {letter-spacing: 1em; font-weight: bold;} + +.smcap {font-variant: small-caps; font-size: 95%;} +.smaller {font-size: 90%;} +.small {font-size: 80%;} + +.quote {margin-left: 5%; font-size: 95%;} +.toc {margin-left: 10%; margin-right: 10%;} +.toc li {text-indent: -5%;} +.footnote p {text-indent: 0em;} +.poem10 {margin-left: 10%; font-size: 95%; text-indent: 0em;} +.poem10 p {text-indent: 0em;} +.quote {margin-left: 10%; font-size: 95%; text-indent: 0em;} +.authorsc {text-align: right; margin-right: 10%; font-variant: small-caps; font-size: 95%;} +.author {text-align: right; margin-right: 10%; font-size: 95%;} +.speakersc {text-align: center; font-variant: small-caps; font-size: 95%; font-weight: bold;} +.speaker {text-align: center; font-size: 95%; font-weight: bold;} +.stage10 {font-size: 80%; margin-left: 15%;} +.stage {font-size: 80%;} +.date {text-align: right; margin-right: 10%;} + +.pagenum {visibility: hidden; + position: absolute; right:0; text-align: right; + font-size: 10px; + font-weight: normal; font-variant: normal; + font-style: normal; letter-spacing: normal; + color: #C0C0C0; background-color: inherit;} + +.figcenter {margin: auto; text-align: center;} + + +@media handheld +{ +h2 {page-break-before: always;} +.ralign10 {margin-left: 2em;} +} + +--> +</style> +</head> + +<body> +<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44664 ***</div> + +<h1><span class="smaller">HISTOIRE</span><br> +<span class="small">DES</span><br> + SALONS DE PARIS</h1> + +<p class="center p2">TOME CINQUIÈME.</p> + +<div class="p4 center smaller"> +<p>L'HISTOIRE DES SALONS DE PARIS</p> +<p>FORMERA 6 VOL. IN-8<sup>o</sup>,</p> +<p>Qui paraîtront par livraisons de deux volumes.</p> +<p>La 2<sup>e</sup> a paru le 11 janvier;<br> + La 3<sup>e</sup> paraîtra le 15 avril.</p> + +<p>Les souscripteurs chez l'éditeur recevront <em>franco</em> l'ouvrage<br> + le jour même de la mise en vente.</p> +</div> + +<p class="p4 center smaller"> + PARIS.—IMPRIMERIE DE CASIMIR,<br> + Rue de la Vieille-Monnaie, n<sup>o</sup> 12.</p> + +<p class="p4 center"><b><span class="smaller">HISTOIRE</span><br> +<span class="small">DES</span><br> + SALONS DE PARIS</b></p> + +<p class="center" style="line-height: 1.5em;">TABLEAUX ET PORTRAITS<br> + DU GRAND MONDE,<br> +<span class="smaller">SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE,<br> + LA RESTAURATION,<br> + ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE I<sup>er</sup>.</span></p> + +<p class="center"><span class="small">par</span><br> + LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.</p> + +<p class="center p2">TOME CINQUIÈME.</p> + +<a id="img001" name="img001"></a> +<div class="figcenter"> +<img src="images/img001.jpg" alt="Enseigne de l'éditeur." title="" height="175" width="150"> +</div> + +<p class="p2 center smaller">À PARIS<br> + CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE<br> +<span class="smaller">DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS,<br> + PLACE DU PALAIS-ROYAL.<br> + M DCCC XXXVIII.</span></p> + + +<h2><span class="pagenum"><a id="page1" name="page1"></a>(p. 1)</span> SALON DE L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE.<br> +PREMIÈRE PARTIE.</h2> + +<h3>MADAME BONAPARTE.</h3> + +<p>Toutes les personnes qui ont connu Joséphine peuvent sans doute +invoquer leurs souvenirs sur ce qui la concerne; mais dans le nombre +il en est cependant qui ressentent plus vivement la force de ces +mêmes souvenirs et peuvent les retrouver avec d'autant plus de +fidélité que ces mêmes personnes <span class="pagenum"><a id="page2" name="page2"></a>(p. 2)</span> ont vécu près de la femme +dont on est aujourd'hui si désireux de connaître les actions, alors +qu'elle était la compagne aimée de l'homme du siècle. On veut +surtout connaître l'époque où la France, fatiguée à la suite d'un +long paroxysme de souffrances, s'était endormie et n'offrait plus à +l'étranger les immenses ressources <i>sociables</i> qui l'attirent dans +notre beau pays plus que tous ses autres avantages. Alors Paris était +une vaste solitude dans laquelle d'anciens amis revenus de l'exil +osaient à peine se reconnaître. Ce n'était plus qu'en tremblant +qu'on se demandait à soi-même si l'on était toujours Français. Plus +de gaieté, plus de cette insouciance qui rendait à nos pères la vie +si facile, tout était devenu danger. On tremblait de parler; on +tremblait de se taire; le caractère français, jadis si confiant, +avait changé sa nature en une sombre inquiétude qui dévorait +l'existence; on était méfiant; et comment ne pas l'être, on avait été +si souvent trahi! Aussi, plus de réunions, plus de ces causeries, de +ces maisons ouvertes, où vingt personnes allaient chaque jour rire +et causer avant un souper joyeux; plus de société enfin! Plus de +société en France! cette société habituelle qui faisait notre vie!... +Aussi quel voile de deuil était jeté sur toutes les familles! il +semblait que <span class="pagenum"><a id="page3" name="page3"></a>(p. 3)</span> la mort eût passé par cette ville jadis résonnant +du bruit des chansons, des bals et des fêtes. Était-ce bien la même +cité où les femmes ne s'occupaient que du soin d'être aimables et +aimées?... où les hommes, braves comme les Français l'ont toujours +été, n'en étaient pas moins soigneux de plaire, prévenants et +polis?... On ne voyait plus dans nos promenades, aux spectacles, que +de ridicules poupées, ayant même oublié le beau langage pour parler +un sot et ridicule idiome.—Les femmes elles-mêmes, oubliant ce +qu'elles se devaient, acceptaient aussi le titre très-justement donné +d'<i>incroyables</i> et de <i>merveilleuses</i>... Quelle époque et quelle +complète déraison!</p> + +<p>Ce fut alors que le 18 brumaire dissipa les premières ténèbres qui +enveloppaient la France ou du moins les plus épaisses... Alors nous +entrevîmes un horizon plus clair; il fut permis de se dire Français, +et à peine une année s'était-elle écoulée qu'on était de nouveau fier +de l'être. Alors on regarda autour de soi, on rappela ses souvenirs. +Pourquoi ne pas vivre comme vivaient nos pères? dirent ceux qui, +depuis leur retour de l'exil, languissaient isolés et n'osaient +appeler aucun ami autour d'eux... et de nouveau l'hospitalité des +châteaux ne fut plus un crime; on put se voir, se parler, se +communiquer ses pensées. L'amour <span class="pagenum"><a id="page4" name="page4"></a>(p. 4)</span> de la sociabilité reprit +ses droits, et cette coutume si douce de se voir chaque jour, de se +réunir, redevint encore une fois l'existence de tout ce qui avait +connu une manière de vivre si excellente et si bien faite pour le +bonheur.</p> + +<p>Bonaparte, en arrivant au premier degré de ce pouvoir, qu'il sut +ensuite conquérir tout entier, comprit à merveille qu'il fallait +réorganiser le système <i>sociable</i> pour arriver au système <i>social</i>; +il fit alors des efforts pour ramener les Français à un état +semblable à celui dans lequel ils vivaient avant la Révolution en le +bornant à la vie habituelle: ce n'était pas là qu'étaient les abus.</p> + +<p>Quelques semaines après son <i>avénement</i> au consulat, Bonaparte quitta +le Luxembourg pour venir habiter les Tuileries. Ce premier pas vers +le pouvoir absolu lui donna aussi la pensée de faire revivre cette +belle société de France dont les pays les plus lointains étaient +jadis fiers d'imiter jusqu'aux travers, car ces mêmes travers étaient +encore aimables. Bonaparte, tout en le souhaitant, comprit que ce +qu'on appelait l'<i>ancien régime alors</i>, pouvait seul apprendre <i>aux +siens</i> ces belles manières et cette courtoisie si nécessaires à la +vie habituelle même la plus simple. Il le comprit et travailla dans +le sens utile pour acquérir à son parti les hommes de celui que +toute sa vie il avait <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> combattu, car les temps étaient changés, +et Bonaparte premier Consul, préludant à l'Empire, n'était plus le +général Bonaparte combattant à Arcole pour la liberté de la France. +Il demeura toujours l'homme de la gloire, seulement il la comprit +autrement. Ce fut à cette époque du Consulat qu'il conçut et mit en +œuvre son système de fusion, et les Tuileries devinrent un lieu de +réunion, non seulement dans le salon de madame Bonaparte, mais dans +les grands appartements du premier Consul. Il y eut d'abord un grand +mélange: cela devait être; on ignorait encore ce qu'on demanderait. +On voulait ensuite connaître de plus près cet homme qui préludait à +la souveraineté par une vie complète de gloire à trente ans, et qui +paraissait devoir dominer toutes les renommées passées, et faire +pâlir à côté de lui tous les conquérants du pouvoir. Ne repoussant +personne, accueillant tous les partis, quelque méfiance qu'il eût de +celui de Clichy et de celui du Manége, Bonaparte entra avec assurance +dans l'arène, où personne, au reste, n'osa descendre pour lui +disputer un prix qu'on jugeait bien ne pouvoir être obtenu que par +lui.</p> + +<p>Bonaparte ne connaissait nullement la haute société de Paris, à +l'époque où il venait chez ma mère, lorsqu'avant la Révolution elle +le faisait sortir de <span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span> l'école militaire au moment des vacances; +il était trop jeune alors pour apprécier le genre de société qui +venait chez elle; lorsque plus tard il fut assidu dans notre maison, +après la mort de mon père, il n'y avait personne à Paris; le salon le +plus fréquenté par la bonne compagnie était ou en deuil ou désert, et +quand le Directoire vint nous donner la parodie d'une cour, on sait +assez quel genre de courtisans les directeurs rassemblèrent autour +d'eux. Même Barras qui, par sa naissance<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Go to footnote 1"><span class="smaller">[1]</span></a>, était bien capable +de connaître ceux qui devaient venir chez lui et traiter avec eux +de puissance à puissance. Bonaparte ne pouvait donc connaître que +par une tradition orale ce qu'on appelait <i>la bonne compagnie</i> et +ce qu'il voulait avoir autour du trône, encore dans l'ombre, qu'il +édifiait déjà , et que devait, mais seulement pour quelque temps, +remplacer le fauteuil consulaire.</p> + +<p>Madame Bonaparte pouvait lui être en cela d'un grand secours, mais +beaucoup moins cependant que Bonaparte ne se le figurait. Madame +Bonaparte n'avait jamais été présentée à la cour de Louis XVI. +<span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span> Les Beauharnais étaient bien nés, bons gentilshommes, mais là +s'arrêtaient leurs droits pour la présentation. Quant à madame de +Beauharnais, elle ne fut même présentée qu'en 1789; elle n'était pas +noble, si ce n'est de cette noblesse des colonies que celle d'Europe +ne reconnaissait que lorsque la filiation était tellement positive +qu'on ne la pouvait nier. Sans doute madame de Beauharnais était une +femme <i>comme il faut</i>, pour me servir de l'expression voulue; mais +Bonaparte crut sa position beaucoup plus importante et capable de +diriger une opinion. Il revint ensuite là -dessus et j'en ai acquis +la preuve dans une conversation que j'eus avec lui-même avant le +divorce<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Go to footnote 2"><span class="smaller">[2]</span></a>. Mais il est certain qu'au moment du mariage il crut avoir +contracté une union avec une famille qui valait au moins celle des +Montmorency.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page8" name="page8"></a>(p. 8)</span> L'erreur se prolongea quelque temps sous le Consulat, et le +faubourg Saint-Germain lui-même y contribua tout le premier. Chacun +voulait être rayé. On n'en était pas venu encore à écrire quatre +lettres dans une semaine pour avoir une clef de chambellan au haut +de la basque de son habit, mais on y préludait; on voulait rentrer +dans sa maison enfin, et pour cela on se faisait cousin, oncle, +grand-oncle, arrière-petit-cousin de la femme du premier Consul, +car la parenté était commune... Mais quoi qu'il en fût de ce que +pensait Bonaparte de cette foule qui se pressait déjà aux portes +des Tuileries, il voulut la juger par lui-même: ce fut alors qu'il +donna les dîners de trois cents couverts dans la galerie de Diane, +où étaient admis tous les partis et tout ce qui avait une position +quelle qu'elle fût dans l'état.</p> + +<p>J'ai su par une voie qui pour moi ne peut être douteuse, que +Bonaparte regretta alors souvent d'être mal avec ma mère; il savait +que le fond de sa société était le faubourg Saint-Germain dans son +plus grand <i>purisme</i>; et les noms qui se prononçaient à la porte +du salon de ma mère en étaient la preuve; il chargea non-seulement +madame Leclerc<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Go to footnote 3"><span class="smaller">[3]</span></a> de faire une tentative pour renouer <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> +ses relations avec ma mère, mais il en parla vivement à Junot et +plusieurs fois il m'insinua le désir qu'il en avait; mais ce fut +inutilement. Ma mère avait consenti à revoir le général Bonaparte le +jour où elle donna un bal au moment de mon mariage; elle consentit +encore, <i>pour moi</i>, à rendre une visite à madame Bonaparte; mais +aucune <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> instance ne put vaincre sa répugnance; elle était bien +malade d'ailleurs à cette époque et déjà fort souffrante, et son +refus fut positif.</p> + +<p>L'étiquette observée à ces dîners des <i>quintidis</i> n'était celle +d'aucun temps ni d'aucune cour. En effet comment expliquer ce que +le chef d'un gouvernement pouvait vouloir faire de cette foule +immense <span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> rassemblée dans une même enceinte comme pour passer +une revue! Bonaparte, déjà souverain par sa volonté, ne l'était pas +encore cependant de fait; mais il voulait choisir ses courtisans tout +en essayant la royauté.</p> + +<p>Comment ces pensées ne lui seraient-elles pas venues en effet?... +Je me rappelle l'enthousiasme qui <span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> animait Paris tout entier +le jour où il alla du Luxembourg aux Tuileries... Cette circonstance +était d'une immense importance pour Bonaparte... Les Tuileries!... +cette résidence royale! l'habitation de Louis XVI... de ce roi +malheureux, mais si bon, si excellent!... dont lui-même avait pleuré +la mort... Oui, cet événement était pour Napoléon <span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> d'une +grande portée... Aussi lorsque le 30 <i>pluviôse</i> il se réveilla, +sa première parole fut: <i>Nous allons donc aujourd'hui coucher aux +Tuileries!....</i> Et il répétait ce mot avec une sorte de joie en +embrassant Joséphine.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> —Ce jour du 50 pluviôse<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Go to footnote 4"><span class="smaller">[4]</span></a> est un jour remarquable dans +l'histoire de Napoléon. Il a fixé dans son âme la pensée de la +royauté, qui peut-être jusque là n'y avait fait qu'apparaître...</p> + +<p>L'étiquette observée pour le cortége fut à peu près comme plus +tard celle des dîners des quintidis. On voulait une sorte de +représentation, et comme jusque-là le Directoire n'en permettait +aucune aux corps de l'état, aucun d'eux n'avait ce qui lui était +nécessaire. On vit donc le Conseil d'État aller dans des fiacres +dont les numéros étaient cachés par du papier de la couleur de la +caisse... Les ministres seuls avaient des voitures et des manières de +livrées... La véritable splendeur du cortége, c'était les troupes. +On y admirait surtout la beauté du régiment des guides ou chasseurs +de la garde, commandés par Bessières et Eugène, ce régiment dont le +premier Consul affectionnait tant l'uniforme...</p> + +<p>La voiture du premier Consul était simple, mais attelée de six +chevaux blancs magnifiques. Ces chevaux rappelaient un beau +souvenir!... Ils avaient été donnés par l'Empereur d'Autriche au +général Bonaparte après le traité de Campo-Formio... Lorsque cette +circonstance fut connue <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> du peuple, ce ne furent plus des +acclamations... ce furent des cris de délire et d'enthousiasme qui +retentissaient à l'autre extrémité de Paris... Cette pensée était +belle en effet lorsqu'on s'arrêtait sur elle... lorsqu'on voyait ce +jeune homme dont le courage et l'esprit habile avaient donné la paix +avec la gloire à la France, lorsqu'il n'avait encore que vingt-huit +ans!... Et lui, comme il était heureux ce même jour en écoutant ces +cris de joie et d'amour!... Il remerciait la foule enivrée avec un +sourire, un regard si doux, tout en s'appuyant sur un magnifique +sabre également don de l'Empereur d'Allemagne!.. mais en serrant la +riche poignée de cette arme, Bonaparte semblait dire à ce peuple: Ne +craignez point avec moi pour votre gloire, Français... Cette arme +me fut donnée pour avoir fait la paix... mais je saurai la tirer du +fourreau pour votre défense, si jamais on vous insulte...</p> + +<p>Le premier Consul était dans le fond de la voiture à droite; sur le +devant était le troisième Consul, Lebrun. Cambacérès, comme second +Consul, était à côté du général Bonaparte; quant à madame Bonaparte, +elle était venue aux Tuileries avant le cortége. Il n'y avait encore +pour elle aucune ombre de royauté. Elle s'y était donc rendue avec +mademoiselle de Beauharnais, madame de Lavalette, madame Murat, qui +était déjà mariée, mais seulement <span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span> depuis quelques jours, et +quelques autres femmes fort élégamment parées. Elle alla se mettre +aux fenêtres de l'appartement du Consul Lebrun, dans le pavillon de +Flore<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Go to footnote 5"><span class="smaller">[5]</span></a>.</p> + +<p>Une particularité assez remarquable fut ce qui arriva ce même jour, +au moment de l'entrée des consuls dans la cour des Tuileries. Cette +cour n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui; elle était entourée de +planches et fort mal disposée; deux corps-de-garde, qui avaient été +faits probablement à l'époque de la Révolution, existaient encore. +Ceci est simple; mais ce qui ne l'était pas, c'est une inscription +qu'on voyait sur celui de droite, ainsi conçue: <span class="smcap">Le 10 août 1792, +la royauté en France est abolie, et ne se relèvera jamais!</span>....</p> + +<p>Et elle entrait triomphante dans le palais des rois!... En voyant +cette inscription plusieurs soldats qui formaient la haie ne purent +retenir des exclamations vives, et plusieurs imprécations accablèrent +encore la royauté vaincue au 10 août... En les entendant, le premier +Consul sourit d'une si singulière manière, que ce sourire demeura +bien longtemps dans la mémoire de celui qui en fut témoin et qui me +l'a redit.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> L'ironie qui anima la physionomie du premier Consul ne +pouvait être traduite par celui qui avait vu le sourire. Je crois en +avoir trouvé la raison dans la colère des soldats qui invectivaient +la royauté, tout en remplissant une fonction qui ne s'accorde qu'à +cette même royauté et qui est même une de ses prérogatives comme +pour Dieu!... c'est de former la haie!... Quoi qu'il en soit, les +troupes se mirent en bataille lorsqu'elles furent arrivées dans +la cour; et dès que la voiture fut arrêtée, le premier Consul en +descendit rapidement, et sauta plutôt qu'il ne monta à cheval; car +alors, il était jeune et leste, et aussi prompt à exécuter qu'à +concevoir. Après lui descendit Cambacérès, dont la grave personne ne +se mettait en mouvement qu'avec une lenteur qui contrastait d'une +manière comique avec tous les mouvements de celui qui marchait avant +lui. Venait ensuite Lebrun, dont l'énorme rotondité lui donnait déjà +l'aspect d'un vieillard. Les deux consuls laissèrent leur collègue +passer les troupes en revue. C'était pour eux chose étrangère à leurs +habitudes, et ils montèrent dans les appartements de réception: les +ministres, le corps diplomatique, le Conseil d'État les y attendaient.</p> + +<p>Les années peuvent s'écouler, mais jamais elles n'affaibliront +la force, le souvenir de pareils <span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> temps!... Le Carrousel +entier était couvert d'un peuple immense, dont les cris répétés +allaient frapper le ciel: <i>Vive le premier Consul!... vive le général +Bonaparte!.....</i> Et ces masses pressées étaient formées d'ouvriers, +de peuple méritant vraiment ce beau nom, et le méritant alors par +tout ce qu'il demande de grand et de beau dans ses sentiments. Aux +fenêtres des maisons du Carrousel, à celles du Louvre, on voyait une +foule de femmes élégamment parées et portant le costume grec, qui +alors était encore à la mode. Ces femmes faisaient voler en l'air +des écharpes de soie, des mouchoirs... leur enthousiasme était un +délire... Oh! quelle journée pour Bonaparte!...</p> + +<p>Mais une circonstance dont le souvenir, non seulement ne s'effacera +jamais de mon âme, et dont la puissance, je crois, sera toujours +aussi vive dans le cœur de tout Français ayant assisté à cette +journée, ce fut ce qui arriva au moment où le premier Consul vit +passer devant lui les drapeaux de plusieurs demi-brigades. Lorsque +le porte-drapeau de la 43<sup>e</sup> inclina celui qu'il portait devant +son général, on ne vit qu'un simple bâton surmonté de quelques +lambeaux criblés, mutilés par les balles, et noircis par la fumée +de la poudre... En l'apercevant au moment du salut, Napoléon parut +frappé de respect... Son noble visage prit une expression <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> +toute sublime; il ôta son chapeau et s'inclina profondément avec +une émotion visible devant ces enseignes de la république, mutilées +dans les batailles. Celles de la 30<sup>e</sup> et de la 96<sup>e</sup> étaient dans le +même état. En voyant la troisième s'incliner devant lui, le premier +Consul parut encore plus ému que pour la 43<sup>e</sup>. On voyait que plus +les preuves de notre gloire se multipliaient à ses yeux, plus il +était heureux et fier de commander une armée dont les hauts faits +parlaient un tel langage. Son émotion avait sa source dans de hautes +et nobles pensées, sans doute; car, en ce moment, un rayon lumineux +semblait entourer son visage. Le peuple le vit et le comprit! Alors +ce ne furent plus de ces cris simplement animés de: Vive le premier +Consul!... Ce fut une explosion d'amour et de délire... Des masses +entières s'ébranlaient pour aller à lui; on voulait le voir de plus +près, le contempler, le toucher... Les femmes, les hommes, les +enfants, les vieillards, tous, tous voulaient aller à lui; tous +articulaient des paroles d'affection, tous poussaient des cris +frénétiques d'amour et de joie... Oh! qui donc pourrait dire qu'alors +il n'était pas l'idole de la France!</p> + +<p>Madame Lætitia m'avait demandée à ma mère pour cette journée, et +j'étais avec elle et madame <span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span> Leclerc à une fenêtre de l'hôtel +de Brionne<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a> chez M. Benezeth... Quel souvenir que celui de cette +mère, dont le noble et beau visage était couvert de larmes de +joie!... de ces larmes qui effacent tout un passé de malheur, et font +croire à tout un avenir heureux.</p> + +<p>Ceci me rappelle une circonstance que j'ai omise en parlant du 18 +brumaire; elle montrera combien peu Bonaparte se laissait deviner par +les siens.</p> + +<p>Le 19 brumaire de l'an VII, ma mère, qui était fort attachée, comme +on le sait, à la famille Bonaparte, et chez laquelle cette famille +tout entière passait sa vie, voyant l'inquiétude de son amie<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Go to footnote 7"><span class="smaller">[7]</span></a> +Lætitia, lui proposa de venir dîner avec nous, ainsi que madame +Leclerc, et puis ensuite <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span> d'aller ensemble à Feydeau, pour y +voir un fort joli spectacle, dans lequel jouaient Martin et Elleviou. +Ces dames acceptèrent: le dîner se passa tristement. Madame Lætitia +était inquiète sans savoir pourquoi, ou plutôt parce quelle le +devinait. Mais en véritable mère d'un grand homme, tout ce qu'elle +éprouvait demeurait au fond de son âme; et même avec ma mère, elle +fut silencieuse.</p> + +<p>Mon beau-frère, ami intime de Lucien, et qui ne le quitta pas dans +toute cette journée, était parti depuis le matin, et ses adieux +ne nous avaient pas rassurées, ma mère et moi; car nous aimions +tendrement Lucien, et ne pouvions nous dissimuler qu'il y avait +beaucoup à craindre dans les heures qui allaient s'écouler, quoique +nous ne sussions que très-imparfaitement ce qui se tenterait... +J'aimais Lucien et Louis comme des frères; et bien que je ne +comprisse pas la politique, j'en savais assez pour être au moins +inquiète; et pour moi, c'était souffrir.</p> + +<p>Aucune nouvelle ne parvint d'une manière positive jusqu'à sept +heures. Alors ma mère demanda ses chevaux, et nous partîmes avec +madame Leclerc, madame Lætitia et mon frère Albert pour Feydeau.</p> + +<p>Je ne me rappelle plus maintenant quelle était <span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> la pièce +qu'on jouait premièrement. Je n'ai gardé le souvenir que de celle +qui terminait le spectacle: c'était <i>l'Auteur dans son ménage</i>. +Nous étions assez calmes, et même presque gaies, car rien ne nous +était parvenu. Albert était sorti plusieurs fois et avait parcouru +le foyer et les corridors sans rien apprendre de nouveau; nous nous +disposions à écouter la dernière pièce, lorsque le rideau se lève +avant le moment, et l'acteur qui devait remplir le rôle principal se +présente en robe de chambre de piqué blanc, costume de ce rôle<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>, et +s'avançant sur le devant de la scène, dit au public: <i>Citoyens, une +révolution vient d'avoir lieu à Saint-Cloud; le général Bonaparte a +eu le bonheur d'échapper au poignard du représentant Arena et de ses +complices. Les assassins sont arrêtés.</i></p> + +<p>Au moment où le mot, <i>vient d'échapper au poignard</i>, fut prononcé, +un cri perçant retentit dans la salle... Il partait de notre loge: +c'était madame Leclerc qui l'avait jeté, et qui était dans un état +vraiment alarmant. Elle sanglotait et ne pouvait pleurer; ses nerfs, +horriblement contractés, lui causaient des convulsions tellement +fortes, qu'Albert commençait à ne pouvoir la contenir. Madame +<span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> Lætitia était pâle comme une statue de marbre; mais quels +que fussent les déchirements de son cœur, on n'en voyait d'autre +trace sur son visage encore si beau à cette époque, qu'une légère +contraction autour des lèvres. Se penchant sur sa fille, elle prit +ses mains, les serra fortement, et dit d'une voix sévère:</p> + +<p>«Paulette<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Go to footnote 9"><span class="smaller">[9]</span></a>, pourquoi cet éclat? Tais-toi. N'as-tu pas entendu qu'il +n'est rien arrivé à ton frère?... Silence donc... et lève-toi; il +faut aller chercher des nouvelles.»</p> + +<p>La voix de sa mère frappa plus madame Leclerc que toutes nos +consolations. Les miennes, d'ailleurs, étaient plutôt de nature à +l'alarmer qu'à la rassurer. Je craignais pour mes deux frères de +cœur, Lucien et Louis; et je pleurais tellement, que ma mère me +gronda tout aussi sévèrement que Paulette. Enfin nous pûmes partir. +Albert, que nous avions envoyé pour savoir si la voiture de ma mère +était arrivée, nous annonça qu'elle nous attendait. Il prit madame +Leclerc dans ses bras, et la porta, plutôt qu'il ne la conduisit, à +la voiture dans laquelle nous nous hâtâmes de monter; car on sortait +en foule du <span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> théâtre pour aller aux nouvelles; et plusieurs +personnes ayant reconnu ma mère et les femmes qui étaient avec nous, +disaient: «C'est la mère et la sœur du général Bonaparte!...» La +beauté incomparable de Paulette, qui était encore doublée, je crois, +par sa pâleur en ce moment, suffisait déjà bien assez pour attrouper +les curieux. Qu'on juge de l'effet que produisirent ce peu de mots: +<i>C'est la sœur du général Bonaparte!</i></p> + +<p>«Où voulez-vous aller? dit ma mère à madame Lætitia, lorsque son +domestique lui demanda ses ordres. Est-ce rue du Rocher<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Go to footnote 10"><span class="smaller">[10]</span></a>, ou bien +rue Chantereine?</p> + +<p>—Rue Chantereine, répondit madame Lætitia, après avoir réfléchi un +moment. Joseph ne serait pas chez lui, et Julie ne saurait rien...</p> + +<p>—Si nous allions rue Verte<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a>?» dis-je à madame Lætitia.</p> + +<p>—Ce serait inutile. Christine<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Go to footnote 12"><span class="smaller">[12]</span></a> ne sait rien; et peut-être même +pourrions-nous l'alarmer... non, non, rue Chantereine.»</p> + +<p>Nous arrivâmes rue Chantereine; mais il fut <span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span> d'abord +impossible d'approcher de la maison. C'était une confusion à rendre +sourd par le fracas que faisaient les cochers en criant et en +jurant; les hommes à cheval arrivant au galop, et culbutant tout +ce qui se trouvait devant eux; des gens à pied, les uns demandant +des nouvelles, les autres criant qu'ils en apportaient... Et tout +ce fracas, ce tumulte au milieu d'une nuit de novembre, sombre et +froide... Quelques hommes de la bonne compagnie étaient parmi eux +pour apprendre quelque chose; car on racontait d'étranges événements +qui, du reste, devaient bientôt se réaliser. Dans le nombre de ces +curieux malveillants se trouvait Hippolyte de R..., l'un des habitués +les plus intimes du salon de ma mère. Il reconnut notre voiture; et +ne voyant pas quelles étaient les personnes qui étaient avec nous: +«Eh bien! s'écria-t-il, voilà de la belle besogne!... Votre ami +Lucien, mademoiselle Laure, poursuivit-il en s'adressant à moi, qu'il +voyait contre la portière, avec tout son républicanisme et sa colère +contre notre club de Clichy, vient de faire un roi de son frère le +caporal.»</p> + +<p>M. de Rastignac était fort près de la portière; je fus obligée +non-seulement de lui dire très-vivement de se taire, mais de frapper +sur sa main, car il n'entendait rien. Alors il reconnut madame +<span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> Lætitia et madame Leclerc qu'il voyait journellement chez ma +mère, où il passait sa vie ainsi que ses frères: cette vue le frappa +tellement qu'il s'en alla en courant. Ce n'était pas qu'il craignît; +tout au contraire son opinion était bien connue, et ses frères et lui +ne voulurent jamais accepter aucune place sous l'Empire.</p> + +<p>Cependant notre voiture avançait; enfin nous parvînmes dans cette +allée qui précède la cour de la petite maison de la rue Chantereine +et nous arrivâmes devant le perron. Madame Lætitia envoya Albert pour +savoir si le général Bonaparte était revenu de Saint-Cloud. Au moment +où mon frère descendait de voiture un officier entrait au grand galop +dans la cour suivi de deux ordonnances. Les lumières du vestibule +nous le montrèrent et nous reconnûmes M. de Geouffre mon beau-frère, +qui dans cette journée avait été l'aide-de-camp de Lucien.</p> + +<p>—Tout va bien! nous cria-t-il du plus loin qu'il nous vit!... et +il nous raconta les événements miraculeux de la journée... Tout +était fini. Il y avait une commission consulaire dont deux membres +du Directoire faisaient partie et le général Bonaparte était le +troisième.</p> + +<p>—Voilà un brochet qui mangera les deux autres poissons, dit ma mère.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> —Oh Panoria! dit madame Lætitia avec un accent de reproche, +car à cette époque elle croyait au républicanisme pur de son fils.</p> + +<p>—Ma mère ne répondit pas, mais elle était convaincue. Madame +Bonaparte et madame Leclerc descendirent pour aller trouver Joséphine +et attendre la venue de Napoléon. Nous les laissâmes et revînmes chez +ma mère où nous trouvâmes vingt personnes qui l'attendaient comme +cela était toujours quand elle allait au spectacle; mais ce soir-là +on espérait des nouvelles et le cercle était doublé.</p> + +<p>J'ai interverti l'ordre des choses pour rappeler ce fait. Il montre +combien peu étaient connus les projets de Bonaparte dans sa famille +même la plus intime, puisque sa mère et sa sœur bien-aimée étaient +aussi ignorantes de ce qui devait se passer le 19 brumaire que la +personne de Paris le moins avant dans son intimité.</p> + +<p>Pour rejoindre l'époque où nous sommes maintenant, il faut nous +retrouver à l'une des fenêtres de l'hôtel de Brionne chez M. de +Benezeth, regardant la magnifique revue passée par le premier Consul +le 30 pluviôse de l'an VIII. Toutes les croisées ayant jour sur la +place et sur la cour étaient garnies de femmes élégamment parées et +dans ce costume grec qui était si gracieux porté par des <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span> +femmes qui se mettaient bien... et puis il allait à cet enthousiasme +qui nous agitait alors. Nous étions vraiment des femmes de Sparte +et d'Athènes en écoutant les récits de ces fêtes de gloire, de +ces batailles où notre noblesse prit et reçut son blason. Et puis +comment croire à cette tyrannie qui nous était prophétisée lorsqu'il +parut une lettre écrite à un sergent de grenadiers, par le premier +<i>Consul lui-même</i>, au moment de la distribution des sabres et des +fusils d'honneur<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>. L'un des élus avait écrit à Bonaparte pour le +remercier, et le premier Consul lui répondit:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> «J'ai reçu votre lettre, <i>mon brave camarade</i>, vous n'avez +pas besoin de me parler de vos actions. Je les connais, vous êtes un +des plus braves grenadiers de l'armée depuis la mort de Benezeth. +Vous êtes compris dans la distribution des cent sabres d'honneur +que j'ai fait distribuer. Tous les soldats de votre corps étaient +d'accord que c'était vous qui le méritiez davantage.</p> + +<p>«Je désire beaucoup vous revoir; le ministre de la guerre vous envoie +l'ordre de venir à Paris.»</p> + +<p>Cette lettre est un chef-d'œuvre d'adresse. Comme il est habile de +reconnaître presque le droit aux soldats de désigner le plus brave +parmi eux! Et puis ce titre <i>de brave camarade</i> accordé à un sergent. +Cette lettre, qui devait nécessairement courir dans tous les rangs de +l'armée, devait en même temps faire des amis et même des fanatiques à +la religion de Napoléon.</p> + +<p>Le jeune homme à qui s'adressait cette lettre s'appelait <i>Léon Aune</i>; +il était sergent de grenadiers, je ne me rappelle plus dans quel +régiment.</p> + +<p>Aussi nous étions sous le charme d'une pensée; c'est que le +gouvernement consulaire ramènerait avec lui les formes polies +d'autrefois, la sécurité, le bonheur, et en même temps qu'il +fonderait le règne de cette liberté toujours appelée, toujours +<span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> désirée et toujours inconnue: c'était un rêve sans doute, +mais ne rêve-t-on jamais?...</p> + +<p>Madame Bonaparte était rayonnante de beauté le jour de cette revue +ainsi qu'Hortense, qui était vraiment charmante à cette époque de sa +vie, avec sa taille élancée, ses beaux cheveux blonds, ses grands +et doux yeux bleus et sa grâce toute créole et toute française à la +fois!... Elles étaient toutes deux aux fenêtres du troisième Consul +Lebrun, entourées d'une espèce de cour qu'il n'avait pas fallu +longtemps pour former.</p> + +<p>Napoléon était un homme trop universel, son génie, qui embrassait +toutes choses, était trop vaste pour n'avoir pas jugé de quelle haute +importance il était pour son plan de rétablir l'ordre non-seulement +dans la vie politique et générale, mais dans la vie privée de +chaque famille. Ces familles formaient les masses après tout, et +Napoléon, tout en n'ayant pas de formes polies et gracieuses, savait +parfaitement les apprécier. Sans vouloir que les femmes eussent de +la puissance, il désirait cependant qu'elles prissent en quelque +sorte la conduite d'une partie des choses de ce monde. Il redoutait +des femmes comme madame de Staël; mais il comprenait tout le bien +que pouvait faire madame de Genlis ou quelqu'un dans ce genre. Il +redoutait le génie de la première comme un rival, tandis <span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> +qu'il aimait et recherchait l'esprit de l'autre comme un allié ami... +en tout ce qui concernait l'étiquette, la vie de société, ce qui +tenait enfin à l'existence du monde et à l'influence qu'elle exerce: +tout cela était pour le premier Consul et plus tard pour l'Empereur +d'une importance que pourront difficilement croire ceux qui ne l'ont +pas approché comme moi<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> Le salon de madame Bonaparte aux Tuileries, lorsqu'elle y +vint le 30 pluviôse, n'était pas encore formé, quelque désir qu'en +eût le premier Consul. Madame de la Rochefoucault, petite bossue, +bonne personne, quoique spirituelle, et parente, je ne sais comment, +de madame Bonaparte; madame de la Valette, douce, bonne, toujours +jolie en dépit de la petite vérole et du monde qui la trouvait +encore trop bien malgré son malheur; madame de Lameth, sphérique et +barbue, deux choses peu agréables pour des femmes, mais bonne et +<span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span> spirituelle, ce qui leur va toujours bien; madame Delaplace +faisant tout géométriquement, jusqu'à ses révérences pour plaire +à son mari; madame de Luçay, madame de Lauriston, bonne, toujours +égale dans son accueil et généralement aimée; madame de Rémusat, +femme supérieure et d'un grand attrait pour qui la savait comprendre; +madame de Thalouet qui se rappelait trop qu'elle avait été jolie et +pas assez qu'elle ne l'était plus; madame d'Harville, impolie par +système et polie par hasard, voilà les femmes qui formèrent d'abord +le cercle le plus habituel de Joséphine à l'époque du Consulat +<i>préparatoire</i>, ainsi que j'appelle le Consulat de l'année 1800 et +de 1801. Mais quelques mois après, les généraux qui entouraient le +premier Consul se marièrent et leurs femmes arrivèrent aux Tuileries +pour y préluder aux dames du palais. Alors ce qu'on pouvait appeler +la cour consulaire changea d'aspect. Toutes étaient jeunes et plutôt +jolies qu'autrement; car la jeunesse a du moins cet avantage de +n'avoir jamais une laideur entière; mais d'ailleurs, bien loin de +là , les jeunes femmes qui devenaient <i>les grandes dames</i> de la cour +consulaire étaient même charmantes. Madame Lannes était alors dans +la fleur de cette beauté vraiment digne d'admiration, qui du reste +fut connue en Europe comme elle devait l'être. Madame Lannes était +bonne, elle avait un esprit <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> juste et sans aigreur qui me +plaisait; nos maris étaient frères d'armes; nous nous convînmes +aussi, et depuis l'instant de notre entrée à la cour des Tuileries +jusqu'au moment où nous l'avons quittée, nos relations furent +toujours bienveillantes et amicales; venait ensuite madame Savary +(mademoiselle de Faudoas, parente de l'Impératrice); madame Savary +était une fort belle personne, mais ayant la malheureuse manie de ne +pas vouloir être brune, ce qui lui faisait faire des choses tout à +fait contraires à sa beauté; elle était bien faite, fort élégante, +quoique un peu poupée de la foire lorsqu'elle entrait dans un bal. +L'un des frères d'armes de nos maris s'était aussi marié, mais il +n'avait pas fait comme eux, en ce que les autres s'étaient presque +tous mariés par amour et avaient conséquemment épousé de jolies +femmes; mais lui avait pris pour sa compagne de route en ce monde une +de ces héritières à figure désagréable et peu courtoise... à figure +d'héritière enfin, car ce mot dit tout. Ce n'eût été que peu de chose +encore; mais le caractère accompagnait la désagréable figure et ne +la démentait en rien: impolie et violente, la jeune héritière ne fut +jamais aimée dans le monde ni dans son intérieur, où elle rendait son +mari malheureux, tandis qu'il méritait d'être le plus heureux des +hommes.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> Madame Mortier, aujourd'hui duchesse de Trévise, n'avait +rien du portrait que je viens de tracer: elle avait au contraire une +extrême douceur et son commerce était si facile et si doux qu'on +l'aimait en la connaissant. Le général Mortier commandait alors la +1<sup>re</sup> division militaire, et ses fréquents rapports avec Junot, qui +était commandant de Paris, me mettant à même de beaucoup voir madame +Mortier, j'ai pu me convaincre par moi-même de la vérité du portrait +que j'en donne.</p> + +<p>Une agréable femme aussi qui vint au milieu de nous vers ce temps-là , +ce fut madame Bessières (duchesse d'Istrie); elle était gaie, bonne, +égale, jolie, d'une politesse prévenante, de bonne compagnie, +ce qui faisait qu'on lui savait gré d'avance, parce qu'il était +visible qu'elle le faisait par un mouvement attractif: j'ai toujours +distingué et aimé madame Bessières, et depuis tant d'années écoulées, +sa vie noble et pure justifie le bien qu'on a toujours dit et pensé +d'elle.</p> + +<p>Chaque jour notre cercle s'agrandissait; le premier Consul forçait au +mariage.</p> + +<p>«Mariez-vous, disait-il à tous les officiers généraux, même aux +colonels; mariez-vous et recevez du monde. Ayez <i>un salon</i>.»</p> + +<p>C'était son mot.</p> + +<p>La société des Tuileries était donc alors la base <span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> sur +laquelle s'établissaient toutes celles qui se formaient à Paris; il y +avait bien de la confusion, et rarement un dîner, une grande réunion +du soir avaient lieu, sans qu'un événement plus ou moins plaisant +prêtât à rire aux bonnes âmes qui étaient appelées à ces premières +fêtes qui ressemblent bien peu à celles qui suivirent, non-seulement +sous l'Empire, mais dans les années 1802 et 1803.</p> + +<p>La Malmaison était un lieu dans lequel on essayait tout ce qu'on +voulait faire passer comme innovation à ces coutumes vulgaires, qui +avaient pris d'autant plus d'empire sur nous pendant la Révolution, +qu'elles étaient faciles et peu gênantes; mais combien nous en avons +ri plus tard, lorsque toute l'étiquette fut imposée, non-seulement +aux habitants des Tuileries, mais à ceux de cette même Malmaison et +de Saint-Cloud! la Malmaison, surtout, qui ne retrouva jamais au +reste ses premiers beaux jours.</p> + +<p>Qui croirait que, la première année du Consulat, on craignît d'être +attaqué sur la route de la Malmaison à Paris? Ne semble-t-il pas +entendre raconter une histoire du moyen âge lorsque la société +était encore dans l'enfance. Il est pourtant vrai que ces craintes +existaient; et, de plus, qu'elles étaient fondées... On redoutait +deux dangers: celui <span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> d'être compris dans une tentative sur +le premier Consul, et d'être attaqué par les voleurs qui étaient en +grand nombre, et on le savait, dans ces carrières qui, alors, étaient +ouvertes et se trouvaient à gauche de la route en venant de Paris +entre le Chant-du-Coq et Nanterre. Voici un fait assez curieux.</p> + +<p>Nous répétions les <i>Folies amoureuses</i> de Régnard; le premier Consul +avait demandé ce spectacle et le désirait beaucoup. Bourrienne, +qui jouait admirablement les rôles à manteaux, remplissait celui +d'Albert, moi celui d'Agathe, madame Murat, malgré son terrible +accent à cette époque de sa vie, celui de Lisette, monsieur +d'Abrantès celui d'Eraste, et monsieur Didelot, excellent dans +l'emploi des Monrose, faisait Crispin; mais la pièce était d'autant +plus difficile à faire marcher que nous avions des acteurs qui +jouaient si mal, qu'en vérité c'était la plus burlesque des +représentations que de les voir seulement à une répétition. Dugazon, +qui était mon répétiteur, me disait avec son cynisme ordinaire:</p> + +<p>«Ah ça! pourriez-vous me dire quelle est la loi qui <span class="smcap">LA</span> force +à jouer la comédie?»</p> + +<p>Quoi qu'il en soit enfin, la pièce allait lentement et mal, parce +que, lorsqu'un principal rôle est rempli par une personne sans +mémoire, disant à <span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> contre-sens, ricanant lorsqu'elle se +trompait, ce qui arrivait souvent et n'était pas drôle du tout, +ricanant pour sourire, même lorsqu'il faut du sérieux, alors la pièce +va mal et ne va même pas du tout; en conséquence nous répétions, nous +répétions, nous répétions toujours, et nous ne nous en trouvions +pas plus avancés: enfin on déclara qu'on ne pouvait demeurer d'une +manière fixe à la Malmaison et qu'on viendrait répéter de Paris. +Cela se fit en effet. M. d'Abrantès avait une sorte de tilbury à +deux chevaux, dans lequel on faisait la route en moins d'une heure. +Les chevaux qui étaient attelés à cette petite voiture étaient d'une +vitesse extrême: surtout lorsque devant eux courait un piqueur qui +faisait ranger une multitude de petites charrettes de maraîchers +retournant à leurs villages vers le soir, à l'heure où nous revenions +à Paris pour dîner: on était alors à la fin de l'hiver.</p> + +<p>Un jour, il était plus tard que jamais (ce qui était difficile), +parce que la répétition avait été encore plus mal que de coutume: il +était six heures; nous avions du monde à dîner et nous avions hâte +d'arriver à Paris; Junot pressait donc ses chevaux de la voix et du +fouet, et nous parcourions la route avec la rapidité du vent.</p> + +<p>Maintenant, pour l'intelligence de ce qui va suivre, <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> il +faut savoir que M. d'Abrantès avait alors une livrée exactement +semblable à celle du premier Consul, pour la couleur de l'habit, qui +était verte. La seule différence entre elles, c'est que la livrée du +premier Consul n'avait ni collet, ni parements d'une autre couleur, +et que celle de M. d'Abrantès en avait en drap cramoisi; mais on +comprendra facilement qu'au mois de mars, à six heures du soir, on +puisse ne voir d'abord à vingt pas que la couleur de l'habit du +piqueur. Derrière nous venait un petit groom également habillé de +vert<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a>.</p> + +<p>Nous allions donc rapidement, ainsi que je l'ai dit, lorsque tout à +coup, au moment où nous passions devant les carrières qui existaient +alors entre le Chant-du-Coq et Nanterre, une masse quelconque vint +se jeter au-devant des chevaux, lorsqu'ils étaient lancés avec le +plus de vitesse... <span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> Ils s'arrêtèrent... Je poussai un cri, et +M. d'Abrantès articula quelques paroles violemment accentuées. Tout +cela fut prompt et n'eut que la durée d'un éclair. Lorsque le vertige +produit par la rapidité de la course et le choc que nous venions +d'éprouver fut dissipé, nous vîmes à côté du tilbury un grand homme +couvert d'une redingote très-ample, ayant sur la tête un chapeau rond +qui lui cachait le haut du visage. À quelques pas de la route, sur la +droite, on distinguait deux ou trois autres individus...</p> + +<p>—«Qui êtes-vous?» dit M. d'Abrantès à l'homme qui était le plus près +de nous. Mais au lieu de nous répondre, le grand homme, après l'avoir +considéré aux dernières lueurs du crépuscule, s'écria:</p> + +<p>—«Ce n'est pas le premier Consul!...</p> + +<p>—Que lui vouliez-vous?» s'écria M. d'Abrantès, comme cet homme +s'éloignait à grands pas pour rejoindre ses compagnons.</p> + +<p>L'homme s'arrêta, et fut quelques secondes avant de répondre; enfin +il se retourna et dit:</p> + +<p>—«Lui remettre une pétition.»</p> + +<p>Et lui et ses camarades disparurent dans la profondeur des carrières.</p> + +<p>M. d'Abrantès réfléchit un moment; puis, appelant son groom:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> —«Cours après, Étienne, lui dit-il, et donne-lui ordre de +venir me rejoindre à la Malmaison, où je retourne.»</p> + +<p>En effet le piqueur, qui n'avait pu entendre, avait toujours galopé +et devait être loin. Cependant le groom le rejoignit.</p> + +<p>Au moment où le général Junot allait faire tourner ses chevaux, il +s'arrêta.</p> + +<p>—«Que diable peuvent-ils avoir jeté sous les jambes des chevaux?» +dit-il en se penchant pour mieux voir une grande masse brune qui +était sur la route...</p> + +<p>C'était une immense bourrée. En la voyant nous fûmes étonnés qu'elle +n'eût pas fait trébucher les chevaux. M. d'Abrantès était dans une +extrême agitation.</p> + +<p>—«Les misérables!...» s'écriait-il par moment.</p> + +<p>Arrivés dans la cour, où déjà il y avait deux factionnaires à cheval, +deux hommes de la belle garde consulaire, Junot appela un valet +de pied pour demeurer auprès des chevaux, que ma main n'aurait pu +contenir en repos, et il fut trouver le premier Consul, qui, en +effet, était encore dans son cabinet.</p> + +<p>Je demeurai à peu près dix minutes seule; au bout de ce temps, +j'entendis une voix m'appeler: c'était celle de Duroc.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> —«Venez, me dit-il; le premier Consul veut vous parler...</p> + +<p>—Eh mon Dieu! que me veut-il?...</p> + +<p>—Je ne sais, mais venez.»</p> + +<p>Il me fit faire le tour par le jardin, et j'entrai dans le cabinet du +premier Consul, sanctuaire impénétrable, où tant de grandes choses +furent conçues pour la gloire de la France.</p> + +<p>Il était en ce moment dans la pièce faite comme une tente qui se +trouve encore sous la même forme, malgré l'horrible dégradation de la +maison... oh!... cette dégradation est la honte de la France!... Quel +est le peuple qui n'élèverait un monument à cette place!... Tous le +feraient... et nous!... Nous demeurons inactifs!...</p> + +<p>Le premier Consul était avec Cambacérès, Bourrienne et Junot. Après +m'avoir introduite, Duroc allait se retirer: le premier Consul le +rappela.</p> + +<p>—«Madame Junot, me dit Bonaparte avec une expression sérieuse, mais +dans laquelle il y avait de la bonté, je vous ai fait dire de venir +ici, pour que votre version puisse être une clarté de plus à celle de +Junot; car j'avoue que ce qu'il me dit me paraît bien étonnant.»</p> + +<p>Je racontai la chose telle qu'elle venait de se passer, bien +certaine que Junot l'aurait racontée <span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span> comme moi. Le premier +Consul dit à Cambacérès:</p> + +<p>—«C'est bien cela!... Et cet homme prétendait avoir une pétition à +me remettre?</p> + +<p>—En effet, il avait un papier plié à la main, dis-je; je l'ai vu +lorsqu'il était auprès de nous.</p> + +<p>—Avez-vous distingué ses traits? me demanda Bonaparte.</p> + +<p>—L'ensemble de sa personne, oui, général; mais pas du tout les +traits de son visage: son chapeau lui couvrait non seulement les +yeux, mais toute la partie supérieure de la figure.</p> + +<p>—Et quelle est sa tournure?</p> + +<p>—Celle d'un homme fort grand et maigre.</p> + +<p>—Plus grand que Bourrienne?</p> + +<p>—Oui. Mais ensuite je puis me tromper: il était tard et j'étais mal +placée pour juger de la proportion juste d'une taille.</p> + +<p>Pour dire la vérité, je tremblais de frayeur en pensant que mon dire +allait peut-être faire arrêter un homme. Pour m'encourager, je devais +me dire que cet homme était un misérable et en voulait à la vie de +celui que nous adorions comme notre idole.</p> + +<p>Le premier Consul me fit répéter l'histoire trois fois. Je ne me +servis que des mêmes termes chaque fois: cette exactitude lui fit +plaisir.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> —«Écoutez, me dit-il en m'amenant par le bout de l'oreille +à l'autre bout de la chambre, gardez-vous bien de répéter un mot +de tout cela à Joséphine et à mademoiselle Hortense. Ceci est <i>une +défense</i>, entendez-vous bien; mais vous comprenez jusqu'où elle +va?... Me comprenez-vous, vous dis-je?...»</p> + +<p>Je le regardai en silence, quoique je le comprisse: ce silence lui +donna de l'humeur.</p> + +<p>—«Je veux parler de votre mère, de Lucien, de Joseph... En résumé, +je vous demande le silence pour la maison de la rue Sainte-Croix +comme pour toutes les autres; promettez-le-moi.</p> + +<p>—Eh bien!... je vous le promets, général.</p> + +<p>—Votre parole d'honneur!</p> + +<p>—Ma parole d'honneur! répondis-je en riant de ce qu'il exigeait une +telle assurance de la part d'une femme.</p> + +<p>—Pourquoi riez-vous? C'est mal. Donnez-moi votre parole, et sans +rire.</p> + +<p>—Général, plus vous me recommanderez de ne pas rire, et moins +j'attraperai mon sérieux. Vous riez si peu, que cela doit vous +réjouir le cœur de voir rire.»</p> + +<p>Il me regarda.</p> + +<p>—«Vous êtes une singulière personne, dit-il... Ainsi vous +promettez...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> —Je le promets...</p> + +<p>—C'est bien! Allons dîner: vous resterez avec Junot.</p> + +<p>—Mais, général, nous avons du monde...</p> + +<p>—Eh bien! ils dîneront sans vous.»</p> + +<p>Il appela Junot et lui parla un moment à l'oreille, et Junot écrivit +deux lettres que son piqueur porta sur l'heure à Paris.</p> + +<p>—«Allons, dit le premier Consul, maintenant il faut dîner. Allez +tous dans le salon et ne parlez de rien. Je vous suis dans l'instant.</p> + +<p>—Et que faudra-t-il que je dise pour motiver mon retour?» +m'écriai-je fort embarrassée de ma responsabilité. Mais Bonaparte +était déjà rentré avec M. d'Abrantès et Bourrienne dans son cabinet +intérieur<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>, et Cambacérès, exact à l'ordre, comme s'il fût né +caporal, me disait à chaque instant, en me tirant par le bras:</p> + +<p>«Allons donc au salon...»</p> + +<p>Et enfin il fit tant qu'il m'y entraîna presque de force.</p> + +<p>Je peindrais difficilement la surprise dans laquelle tout le monde +fut de mon retour.</p> + +<p>«Grand Dieu! que vous est-il donc arrivé?... Qu'est-il survenu?...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> —Mais rien du tout que je sache, répondis-je: le premier +Consul a fait courir après le général Junot, pour qu'il revînt, et me +voilà ...</p> + +<p>—Tant mieux, tant mieux! me dit Eugène; vous nous verrez répéter <i>le +Collatéral</i>?</p> + +<p>—Oui, que nous ne savons pas, dit Hortense<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Go to footnote 17"><span class="smaller">[17]</span></a>.</p> + +<p>—Eh bien! elle passera sa soirée avec nous, reprit gracieusement +Joséphine<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Go to footnote 18"><span class="smaller">[18]</span></a>; il n'y pas grand mal de faire trêve un jour à une +répétition...</p> + +<p>—Citoyen Cambacérès, auriez-vous faim? dit d'une voix forte le +premier Consul en entrant dans le salon appuyé sur le bras de Junot.</p> + +<p>—Mais, général, il est permis de dire que oui, répondit Cambacérès, +et il montrait l'aiguille d'une magnifique pendule du temps de madame +Dubarry, qui marquait sept heures et demie.</p> + +<p>—Bath! Qu'est-ce que fait l'heure?... Je suis levé depuis cinq +heures du matin, moi, eh bien! <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> j'attends patiemment... tandis +que vous qui vous êtes levé, j'en réponds, à dix heures, vous vous +plaignez d'attendre une heure! qu'est-ce qu'une heure?</p> + +<p>Les deux portes s'ouvrirent, et on annonça qu'on avait servi...</p> + +<p>Le premier Consul passa le premier et <i>seul</i>. Cambacérès donna la +main à madame Bonaparte... tout le monde suivit sans aucun ordre. Le +premier Consul s'assit d'abord et nomma, pour être auprès de lui, sa +belle-fille et moi...</p> + +<p>Le dîner fut gai; il y avait cependant de quoi être au moins +soucieux; M. d'Abrantès était pensif, Duroc également; quant à +Bourrienne il ne dînait jamais avec le premier Consul; il retournait +toujours à Ruel pour dîner, afin d'avoir à lui ce moment de liberté, +et le passer avec sa famille qu'il voyait à peine.</p> + +<p>J'ai dit que le premier Consul était ce même jour d'une grande +gaieté, voulait-il éloigner toute pensée de ceux qui l'entouraient +d'un danger auquel il aurait échappé, ou voulait-il faire parvenir à +ceux qui le menaçaient combien la crainte pouvait peu sur son âme? +Qu'elle était la plus dominante de ces deux idées? Peut-être toutes +deux avaient-elles de la puissance sur son âme? je le croirais du +<span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> moins, parce qu'il me dit très-bas au moment où l'on allait +se lever de table:</p> + +<p>—«Vous voyez que les méchants ne peuvent rien sur moi... ils n'ont +pas même le pouvoir de me faire craindre...</p> + +<p>—Ah! lui répondis-je, ayez toujours de la confiance en Dieu! il vous +doit à la France pour son bonheur!</p> + +<p>—Vraiment! le pensez-vous?</p> + +<p>—N'est-ce pas ainsi que pensent tous les miens?.. tous ceux que +j'aime au moins?</p> + +<p>—Ah! votre frère, votre mari... mais ensuite... votre beau-frère est +tout à Lucien... votre mère également n'aime que Lucien et Joseph... +mais moi, c'est différent...»</p> + +<p>Je me retournai vers Eugène qui était à ma droite et je lui parlai de +son rôle. Il me répondit avec un sourire de malice qui ne disparut +pas de ses lèvres, lorsque abandonnant une phrase à peine commencée, +je me tournai subitement vers le premier Consul... C'est qu'il venait +de me pincer au bras gauche avec une telle violence que j'en eus le +bras encore noir quinze jours après...</p> + +<p>—«Voulez-vous me faire l'honneur de me répondre, lorsque je vous +parle? me dit-il moitié fâché, moitié riant de voir ma figure +sérieuse qui voulait être en colère...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> —Mais je vous ai dit, général, que jamais je ne vous +répondrais lorsqu'il serait question de ma mère parce qu'alors nous +ne nous entendons pas...</p> + +<p>—C'est vrai; vous m'avez donné votre <i>ultimatum</i> à ce sujet-là . À +propos de mère et de fille, voyez-vous souvent madame Moreau et la +famille Hulot?</p> + +<p>—Non, général.</p> + +<p>—Comment, non!</p> + +<p>—Non, général.</p> + +<p>—Comment! votre mère n'est pas très-liée avec madame Hulot?</p> + +<p>—Jamais elle ne lui a parlé; et de plus, elles ne vont pas l'une +chez l'autre.</p> + +<p>—Comment donc alors votre frère a-t-il dû épouser mademoiselle Hulot?</p> + +<p>—Des amis communs en avaient eu la pensée mais mon frère ne voulut +pas revenir d'Italie pour conclure un mariage de convenance, quelque +jolie que fût la future, et les choses n'allèrent jamais plus loin. +En vérité j'admire, général, comme vous êtes bien informé!»</p> + +<p>L'expression moqueuse avec laquelle je lui dis ce peu de mots lui fit +faire un mouvement:</p> + +<p>—«Connaissez-vous madame Moreau? me demanda-t-il.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> —Je l'ai vue dans le monde où nous allions ensemble comme +jeunes filles.</p> + +<p>—N'est-elle pas fort habile en toutes choses?</p> + +<p>—Oui, je sais qu'elle danse remarquablement: Steibelt, qui est mon +maître comme le sien, m'a dit qu'après madame Delarue-Beaumarchais +mademoiselle Hulot était la plus forte de ses écolières; elle peint +la miniature; elle sait plusieurs langues, et, de plus, elle est fort +jolie.</p> + +<p>—Oh! de cela j'en puis juger comme tout le monde, et je ne le trouve +pas. Elle a une figure en casse-noisette, une expression méchante et +en tout une enveloppe déplaisante.»</p> + +<p>Depuis qu'il était question de madame Moreau il parlait très-haut et +tout le monde écoutait: madame Bonaparte sourit, et avec sa bonté +ordinaire, car sa bonté, pour être banale, n'était pas moins de la +bonté, elle dit doucement:</p> + +<p>—«Tu ne l'aimes pas, et tu es injuste.</p> + +<p>—Sans doute je ne l'aime pas, et cela, par une raison toute simple, +c'est qu'elle me hait, ce qui est plus fort que de ne pas m'aimer; +et cela pourquoi?.. Elle et sa mère sont les deux mauvais anges de +Moreau: elles le poussent à mal faire... et c'est sous leur direction +qu'il fait toutes ses fautes... Qui croiriez-vous, dit le premier +Consul à Cambacérès, lorsqu'on fut de retour dans le salon, qui +<span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> croiriez-vous que Joséphine me donna l'autre jour pour +convive à dîner?... madame Hulot!... Madame Hulot!... à la Malmaison!</p> + +<p>—Mais, dit madame Bonaparte, elle venait en conciliatrice, et...</p> + +<p>—En conciliatrice!... Elle? madame Hulot?... Ma pauvre Joséphine, tu +es bien crédule et bien bonne, ma chère enfant!...»</p> + +<p>Et prenant sa femme dans ses bras, il l'embrassa trois ou quatre fois +sur les joues et sur le front, et finit en lui pinçant l'oreille avec +une telle force qu'elle jeta un cri... Bonaparte poursuivit:</p> + +<p>—«Je te dis que ce sont deux méchantes <i>femmelettes</i>, et que cette +dernière impertinence de madame Hulot mérite une correction. Bien +loin de là , voilà que tu l'accueilles et lui fais politesse.</p> + +<p>—Qu'a-t-elle donc fait? se hasarda à demander Cambacérès qui +sommeillait dans un fauteuil, après avoir pris son café.</p> + +<p>—Mon Dieu, dit madame Bonaparte, madame Moreau voulait voir +Bonaparte: elle est venue trois ou quatre fois aux Tuileries sans y +parvenir, et l'humeur s'en est mêlée...</p> + +<p>—Et Joséphine, qui ne vous dit pas tout, ne vous dit pas aussi +que la dernière fois madame Hulot dit en se retirant: <i>Ce n'est +pas la femme du vainqueur <span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> d'Hohenlinden qui doit faire +antichambre... Les directeurs eussent été plus polis.</i> Ainsi madame +Hulot regrette le beau règne du Directoire, parce que le <i>chef de +l'État</i> ne peut disposer du temps qu'il donne à des travaux sérieux +pour bavarder avec des femmes!... Et toi, tu es assez simple pour +chercher à calmer l'irritation que ces méchantes femmes ont éprouvée, +et qui n'est autre chose que de la colère!...»</p> + +<p>Joséphine, qui s'était éloignée du premier Consul lorsqu'il lui avait +pincé l'oreille, revint auprès de lui et passant un bras autour de +son cou, elle posa sa tête gracieusement sur son épaule. Napoléon +sourit et l'embrassa. Il avait résolu d'être charmant ce jour-là , et +il le fut en effet.</p> + +<p>—«Allons! s'écria-t-il... laissons tout cela et prenons une +vacance... il faut jouer. À quoi jouerons-nous? aux petits jeux?</p> + +<p>—Non, non! s'écria-t-on de toutes parts.</p> + +<p>—Eh bien! au vingt et un?... au reversi?</p> + +<p>—Oui, oui! au vingt et un.»</p> + +<p>On apporta une grande table ronde et nous nous mîmes tous autour.</p> + +<p>—«Qui sera le banquier, demanda Joséphine, pour commencer?</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> LE PREMIER CONSUL.</p> + +<p>Duroc, prends les cartes et tiens la banque; tu nous montreras +comment il faut faire.</p> + +<p class="speakersc">MADAME BONAPARTE.</p> + +<p>Mais je n'ai pas d'argent...</p> + +<p class="speakersc">MADEMOISELLE DE BEAUHARNAIS.</p> + +<p>Ni moi.</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE LAVALETTE.</p> + +<p>Ni moi.</p> + +<p class="speakersc">LE PREMIER CONSUL.</p> + +<p>Mesdames, arrangez-vous, mais je ne veux pas jouer contre des jetons; +je ne veux pas jouer à crédit... Je fais mon jeu avec de l'or, et +si vous me gagnez je veux aussi vous gagner; demandez de l'argent à +vos maris... Lavalette, donne donc de l'argent à ta femme<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Go to footnote 19"><span class="smaller">[19]</span></a>... (Il +cherche dans ses poches, où jamais il n'avait d'argent.) Donne-moi de +l'argent, Duroc!... (Tout le monde se met à rire.) Riez... Tenez...</p> + +<p>Le sérieux du premier Consul nous fit beaucoup <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span> rire, nous +eûmes bientôt devant nous ce qu'il fallait pour faire nos mises, et +le jeu commença; mais ce fut pour éveiller une nouvelle gaieté... +Napoléon trichait horriblement; il fit d'abord une mise modeste de +cinq francs... Duroc tira et donna les cartes: lorsque tout fut fait, +Napoléon avança la main après avoir regardé ses cartes.</p> + +<p class="speakersc">LE GÉNÉRAL DUROC.</p> + +<p>Voulez-vous une carte, mon général?</p> + +<p class="speakersc">LE PREMIER CONSUL.</p> + +<p>Oui. (Après avoir eu sa carte:) À la bonne heure au moins... voilà +qui est bien donné! Tu es un brave banquier, Duroc.</p> + +<p class="stage10">Le général Duroc tirant pour lui sur quinze (car il + devait croire que Bonaparte avait eu vingt et un) amène + un neuf.</p> + +<p>Ah!... perdu! j'ai vingt-quatre... Mon général, n'avez-vous pas vingt +et un?</p> + +<p class="speakersc">LE PREMIER CONSUL.</p> + +<p>Sans doute! sans doute!... paie-moi cinq francs!</p> + +<p class="speakersc">MADAME BONAPARTE.</p> + +<p>Voyons donc ton jeu, Bonaparte.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">LE PREMIER CONSUL</span>, <span class="stage">retenant ses cartes.</span></p> + +<p>Non, non!... Je ne veux pas que vous voyez à <span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> quel point je +suis téméraire... j'ai tiré sur dix-huit!...</p> + +<p class="stage10">Madame Bonaparte insista et voulut prendre les cartes; + Bonaparte résistait, tous deux riaient de leur lutte + comme deux enfants.</p> + +<p class="speakersc">LE PREMIER CONSUL.</p> + +<p>Non, non! je n'ai pas <i>triché cette fois-ci</i>!... J'ai gagné +loyalement. Duroc, paie-moi ma mise... C'est bien... Je fais +paroli... (Il regarde son jeu.) Carte... c'est bien...</p> + +<p class="speakersc">MADAME LAVALETTE.</p> + +<p>Carte... un huit!... J'ai perdu. (Elle jette ses cartes.)</p> + +<p class="speakersc">LE GÉNÉRAL DUROC.</p> + +<p>À nous deux, mon général! (Il tire sur son jeu qui est douze et amène +un quatre... Il retire encore et amène un six.) J'ai perdu... Quel +point aviez-vous donc, mon général?...</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">LE PREMIER CONSUL</span>, <span class="stage">frappant ses mains l'une contre l'autre, et +s'agitant sur sa chaise.</span></p> + +<p>Gagné! encore gagné!... Je montre mon jeu...</p> + +<p class="stage">Et fièrement il étala dix-neuf; il avait tiré + <i>témérairement</i>, comme il le disait, sur quinze, et + avait eu un quatre.</p> + +<p>Je refais mon jeu, s'écria-t-il tout enchanté; et il mit de nouveau +cinq francs devant lui...</p> + +<p class="speaker"><span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> <span class="smcap">LE GÉNÉRAL DUROC</span>, <span class="stage">tirant et donnant les cartes, arrive au +premier Consul, qui, après avoir regardé son jeu, demande carte; il +le regarde quelque temps et en demande une autre... puis il dit:</span></p> + +<p>C'est bien.</p> + +<p class="stage10">Puis, tirant pour lui.</p> + +<p>Vingt et un!... Et vous, mon général?...</p> + +<p class="speakersc">LE PREMIER CONSUL.</p> + +<p>Laisse-moi tranquille! voilà ton argent!...</p> + +<p class="stage10">Il lui jeta tout son argent, mit ses cartes avec toutes + les autres; et, en même temps, il se leva en disant:</p> + +<p>Allons, c'est très-bien: en voilà assez pour ce soir.</p> + +<p>Madame Bonaparte et moi, qui étions près de lui, nous voulûmes +voir quel jeu il avait d'abord. Il avait tiré sur seize, avait eu +ensuite un deux, et puis un huit, ce qui lui faisait vingt-six. +Nous rîmes beaucoup de son silence. Voilà ce qu'il faisait pour +<i>tricher</i>. Après avoir fait sa mise, il demandait une carte; si elle +le faisait perdre, il ne disait mot au banquier; mais il attendait +que le banquier eût tiré la sienne; si elle était bonne, alors +Napoléon jetait son jeu sans en parler, et abandonnait sa mise. Si au +contraire le banquier perdait, Napoléon se faisait payer en jetant +toujours ses cartes. Ces petites <i>tricheries</i>-là l'amusaient <span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> +comme un enfant... Il était visible qu'il voulait forcer le hasard de +suivre sa volonté au jeu comme il forçait pour ainsi dire la fortune +de servir ses armes. Après tout, il faut dire qu'avant de se séparer, +il rendait tout ce qu'il avait gagné, et on se le partageait. Je +me rappelle une soirée passée à la Malmaison, où nous jouâmes au +reversis. Le général Bonaparte avait toujours les douze cœurs. Je +ne sais comment il s'arrangeait. Je crois qu'il les reprenait dans +ses levées. Le fait est que lorsqu'il avait le quinola, il avait +une procession de cœurs qui empêchaient <i>de le forcer</i>. Notre +ressource alors était de le lui faire <i>gorger</i>. Quand cela arrivait, +les rires et les éclats joyeux étaient aussi éclatants que ceux d'une +troupe d'écoliers. Le premier Consul lui-même n'était certes pas en +reste, et montrait peut-être même plus de contentement qu'aucune de +nous, bien que la plus âgée n'eût pas plus de dix-huit ans à cette +époque.</p> + +<p>On voit comment était formé ce qu'on appelait alors <i>le salon</i> de la +Malmaison, et la société du premier Consul et de madame Bonaparte. +Un an plus tard, cette société fut plus étendue. Duroc se maria, +et ce fut une femme de plus dans l'intimité de madame Bonaparte, +quoiqu'elle ne l'aimât pas beaucoup. La maréchale Ney vint ensuite, +mais elle c'était différent, tout le monde l'aimait. Elle était +bonne et agréable... Pendant cette année de 1802, <span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> on fut +encore à la Malmaison, quoiqu'on pensât déjà à Saint-Cloud. On +s'amusait encore à la Malmaison. Le premier Consul aimait à voir +beaucoup de jeunes et riants visages autour de lui; et quelque +ennui que cette volonté causât à madame Bonaparte, il lui en fallut +passer par là , et, qui plus est, il fallut dîner souvent en plein +air. Il était assez égal à nos figures de dix-huit ans de braver +le grand jour et le soleil; mais Joséphine n'aimait pas cela. +Quelquefois aussi, après le dîner, lorsque le temps était beau, le +premier Consul jouait aux barres avec nous. Eh bien! dans ce jeu il +<i>trichait</i> encore... et il nous faisait très-bien tomber, lorsque +nous étions au moment de l'attraper, ce qui était surtout facile à sa +belle-fille Hortense, qui courait comme une biche. Une des grandes +joies de ces récréations pour Napoléon, c'était de nous voir courir +sous les arbres, habillées de blanc. Rien ne le touchait comme une +femme portant avec grâce une robe blanche... Joséphine, qui savait +cela, portait presque toujours des robes de mousseline de l'Inde... +En général, <i>l'uniforme</i> des femmes, à la Malmaison, était une robe +blanche.</p> + +<p>Napoléon aimait avec passion le séjour de la Malmaison...<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Go to footnote 20"><span class="smaller">[20]</span></a> +Aussi l'a-t-il toujours affectionnée <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> au point d'en faire +le but positif de ses promenades de distraction jusqu'au moment du +divorce... Vers la fin du printemps de 1802, il fut s'établir à +Saint-Cloud.</p> + +<p>«Les Tuileries sont une véritable prison, disait-il, on ne peut même +prendre l'air à une fenêtre sans devenir l'objet de l'attention de +trois mille personnes.»</p> + +<p>Souvent il descendait dans le jardin des Tuileries, mais après la +fermeture des portes.</p> + +<p>Avant d'aller à Saint-Cloud, et immédiatement après l'événement que +je viens de rapporter, les carrières de Nanterre furent fermées. +Je n'ai jamais su si la police avait trouvé les hommes qui avaient +arrêté notre voiture.</p> + +<p>Le salon de Saint-Cloud, aussitôt qu'il fut ouvert, fut un salon +de souverain. Napoléon préluda dans cette maison de rois à une +souveraineté plus <span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> positive qu'au consulat à vie. Mais ce ne +fut pas à Saint-Cloud qu'il se fixa d'abord. Il ne pouvait quitter +cette Malmaison, où il avait été le plus glorieux, le plus grand +des hommes!... Il fit réparer le chemin de traverse qui mène de +Saint-Cloud à la Malmaison, pour pouvoir y aller dès qu'il lui +en prendrait fantaisie. Nous continuâmes à jouer la comédie à la +Malmaison, et nous y passâmes encore de beaux jours. Mais dès lors la +république n'était plus qu'une fiction, et le Consulat une ombre pour +couvrir une clarté qui bientôt devait être lumineuse, ou plutôt le +Consulat n'était plus qu'un souvenir historique.</p> + +<p>Une particularité assez frappante, parce qu'elle eut lieu dans un +temps où Bonaparte ne proclamait pas ses intentions, ce fut l'ordre +qu'il donna, le lendemain de son arrivée aux Tuileries<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Go to footnote 21"><span class="smaller">[21]</span></a>, d'abattre +les deux arbres de la liberté qui étaient plantés dans la cour. Ces +arbres n'étaient plus un symbole, à la vérité; ils n'étaient plus que +des simulacres, et Bonaparte le savait bien.</p> + +<p>Le consulat à vie montra de suite tout l'avenir.</p> + +<p>Je vis arriver dans le salon de Saint-Cloud plusieurs personnes qui +n'étaient pas à la Malmaison. Dans ce nombre était la duchesse de +Raguse, <span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> alors madame Marmont. Elle avait été longtemps en +Italie avec son mari qui commandait l'artillerie de l'armée. Elle +était charmante, alors, non seulement par sa jolie et gracieuse +figure, mais par son esprit fin, gai, profond et propre à toutes les +conversations. Quoique plus âgée que moi de quelques années, elle +était encore fort jeune à cette époque, et surtout fort jolie.</p> + +<p>Une nouvelle mariée vint aussi augmenter le nombre des jeunes et +jolies femmes de la cour de madame Bonaparte: ce fut madame Duchatel. +Charmante et toute grâce, toute douceur, ayant à la fois un joli +visage, une tournure élégante, madame Duchatel fit beaucoup d'effet. +Il y avait surtout un charme irrésistible dans le regard prolongé de +son grand œil bleu foncé, à double paupière: son sourire était +fin et doux, et disait avec esprit toute une phrase dans un simple +mouvement de ses lèvres, car il était en accord avec son regard; +avantage si rare dans la physionomie et si précieux dans celle d'une +femme. Son esprit était également celui qu'on voulait trouver dans +une personne comme madame Duchatel.. En la voyant, je désirai d'abord +me lier avec elle. Elle eut pour moi le même sentiment; et, depuis ce +temps, je lui suis demeurée invariablement attachée par affection et +par attrait. Elle me rappelait, à cette <span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> époque où elle parut +à notre cour, ce que je me figurais d'une de ces femmes du siècle de +Louis XIV, tout esprit et toute grâce. Je ne m'étais pas trompée.</p> + +<p>Dans ce même temps, où tous les yeux étaient fixés sur cette cour +consulaire qui se formait déjà visiblement, il survint un événement +qui arrêta définitivement la pensée de ceux qui pouvaient encore +douter: ce fut le mariage de madame Leclerc avec le prince Camille +Borghèse. Elle était ravissante de beauté, c'est vrai; mais le +prince Borghèse était jeune et joli garçon; on ne savait pas encore +l'étendue de sa nullité; et deux millions de rente, le titre de +princesse, furent comme une sorte d'annonce pour ceux qui voulaient +savoir où allait le premier Consul.</p> + +<p>J'avais vu la princesse, avec laquelle j'étais intimement liée, ainsi +que ma mère, la veille du jour où elle devait faire <i>sa visite de +noce</i> à Saint-Cloud. Elle détestait sa belle-sœur... mais la bonne +petite âme n'était pas, au reste, plus aimante pour ses sœurs. +Aussi quelle douce joie elle éprouvait en faisant la revue de sa +toilette du lendemain...</p> + +<p>«Mon Dieu! lui disais-je, vous êtes si jolie!... Voilà votre +véritable motif de joie, voilà où vous les dominez toutes, voilà le +vrai triomphe.»</p> + +<p>Mais elle n'entendait rien; et le lendemain, elle <span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> voulut +écraser sa belle-sœur surtout, car c'était sur elle que sa +haine portait plus spécialement: Hortense et sa sœur Caroline +n'arrivaient qu'après. Quant à Élisa...</p> + +<p>«Oh! pour celle-là , disait-elle plaisamment, lorsque j'aurai la folie +d'en être jalouse, je n'aurai qu'à lui demander de jouer Alzire, +comme elle nous a fait le plaisir de le faire à Neuilly, et tout ira +bien.<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Go to footnote 22"><span class="smaller">[22]</span></a>»</p> + +<p>Je me rendis à Saint-Cloud le même soir pour connaître la manière de +penser des deux camps. À peine fus-je arrivé que madame Bonaparte +vint à moi:</p> + +<p>—«Eh bien! avez-vous vu la nouvelle princesse? on dit qu'elle est +radieuse!</p> + +<p>—Ah! vous savez, madame, combien elle est jolie; c'est un être idéal +de beauté.</p> + +<p>—Oh! mon Dieu! cela est tellement connu <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> maintenant que la +chose commence à paraître moins frappante.</p> + +<p>—On ne se lasse jamais d'un beau tableau, madame; ni de la vue d'un +chef-d'œuvre! jugez lorsqu'il est animé!»</p> + +<p>Madame Bonaparte n'avait aucun fiel; et si elle montrait tant +d'aigreur contre sa belle-sœur, ce n'était pas par envie; c'était +comme une habitude défensive et elle savait fort bien que madame +Leclerc n'était vulnérable que dans sa beauté; elle ne continua +donc pas la conversation presque hostile commencée entre nous: elle +connaissait d'ailleurs l'intimité qui existait entre nous et combien +ma mère aimait madame Leclerc; elle fut donc à merveille avec moi, +et loin de me montrer de l'humeur elle m'engagea à dîner pour le +lendemain.</p> + +<p>—«Car c'est demain qu'elle doit faire <i>ici sa visite officielle</i>, me +dit madame Bonaparte... Je présume qu'elle se dispose à nous arriver +aussi resplendissante que possible... Savez-vous comment elle sera +mise, madame Junot, poursuivit-elle en s'adressant directement à moi.»</p> + +<p>Je le savais; mais madame Borghèse ne m'aurait pas pardonné d'avoir +trahi un tel secret: je répondis négativement, et madame Bonaparte, +qui avait fait la question avec nonchalance comme <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> n'y +attachant aucune importance, ne voulut pas insister, quelque +persuadée qu'elle fût que j'en étais instruite.</p> + +<p>En arrivant le lendemain à Saint-Cloud, je fus frappée de la +simplicité de la toilette de madame Bonaparte; mais cette simplicité +était elle-même un grand art... On sait que Joséphine avait une +taille et une tournure ravissantes; à cet égard elle pouvait lutter, +et même avec succès, contre sa belle-sœur qui n'avait pas une +grâce aussi parfaite qu'elle dans tous ses mouvements... Connaissant +donc tous ses avantages, Joséphine en usa pour disputer au moins +la victoire à celle qui ne redoutait personne en ce monde pour sa +beauté, aussitôt qu'elle paraissait et montrait son adorable visage.</p> + +<p>Madame Bonaparte portait ce jour-là , quoiqu'on fût en hiver, une +robe de mousseline de l'Inde, que son bon goût lui faisait faire, +dès cette époque, beaucoup plus ample de la jupe qu'on ne faisait +alors les robes, pour qu'elle formât plus de gros plis. Au bas était +une petite bordure large comme le doigt en lame d'or et figurant +comme un petit ruisseau d'or. Le corsage, drapé à gros plis sur sa +poitrine, était arrêté sur les épaules par deux têtes de lion en or +émaillées de noir autour... La ceinture, formée d'une bandelette +brodée comme la bordure, était fermée sur le devant par <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span> une +agrafe comme les têtes en or émaillées qui étaient aux épaules... Les +manches étaient courtes, froncées et à poignets comme on en portait +dans ce temps-là , et le poignet ouvert sur le bras était retenu par +deux petits boutons semblables aux agrafes de la ceinture. Les bras +étaient nus: Joséphine les avait très-beaux, surtout le haut du bras.</p> + +<p>Sa coiffure était ravissante. Elle ressemblait à celle d'un camée +antique. Ses cheveux, relevés sur le haut de la tête, étaient +contenus dans un réseau de chaînes d'or dont chaque carreau était +marqué comme on en voit aux bustes romains, et était fait par une +petite rosace en or émaillée de noir. Ce réseau à la manière antique +venait se rejoindre sur le devant de la tête et fermait avec une +sorte de camée en or émaillé de noir comme le reste. À son cou était +un serpent en or dont les écailles étaient imitées par de l'émail +noir; les bracelets pareils, ainsi que les boucles d'oreilles.</p> + +<p>Lorsque je vis madame Bonaparte, je ne pus m'empêcher de lui dire +combien elle était charmante avec ce nuage vaporeux formé par cette +mousseline<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Go to footnote 23"><span class="smaller">[23]</span></a>, que bien certainement Juvénal eût appelée <span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> +<i>une robe de brouillard</i> à plus juste titre que celles de ses dames +romaines... Et puis, cette parure lui allait admirablement... Voilà +comment Joséphine a mérité sa réputation de femme parfaitement +élégante: c'est en adaptant la mode à la convenance de sa personne. +Ici elle avait songé à tout!... même à l'ameublement du grand salon +de Saint Cloud, qui alors était bleu et or, et allait ainsi très-bien +avec cette mousseline neigeuse et cet or qui tous deux s'harmoniaient +parfaitement ensemble.</p> + +<p>Aussitôt que le premier Consul entra dans le salon, où il arrivait +alors presque toujours, par le balcon circulaire, au moment où +l'on s'y attendait le moins, il fut frappé comme moi de l'ensemble +vraiment charmant de Joséphine. Aussi fut-il à elle aussitôt, et la +prenant par les deux mains, il la conduisit devant la glace de la +cheminée pour la voir en même temps de tous côtés, et l'embrassant +sur l'épaule et sur le front, car il ne pouvait encore se défaire +de cette habitude bourgeoise, il lui dit: «Ah! çà , Joséphine, je +serai jaloux! Vous avez des projets! Pourquoi donc es-tu si belle +aujourd'hui?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> —Je sais que tu aimes que je sois en blanc... et j'ai mis +une robe blanche: voilà tout.</p> + +<p>—Eh bien! si c'est pour me plaire, tu as réussi.»</p> + +<p>Et il l'embrassa encore une fois.</p> + +<p>—«Avez-vous vu la nouvelle princesse?» me demanda le premier Consul +à dîner.</p> + +<p>Je répondis affirmativement, et j'ajoutai qu'elle devait venir le +soir même pour faire sa visite de noce à madame Bonaparte et lui être +présentée par son mari.</p> + +<p>—«Mais c'est chose faite, dit le premier Consul... D'ailleurs +Joséphine est sa belle-sœur.</p> + +<p>—Oui, général, mais elle est aussi femme du premier magistrat de la +France.</p> + +<p>—Ah! ah! c'est donc comme étiquette que cette visite a lieu? et qui +donc en a tant appris à Paulette? ce n'est pas le prince Borghèse.»</p> + +<p>Il dit ce mot avec une expression qui traduisait l'opinion qu'il +s'était déjà formée de cet homme, qui, tout prince qu'il était, +montrait plus de vulgarité qu'aucun <i>transtévérin</i> de Rome<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a>.</p> + +<p>—«Ce n'est pas Paulette qui d'elle-même aura eu cette pensée...» Il +se tourna alors vers moi.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> «Je suis sûr que c'est chez votre mère qu'on lui a dit cela?»</p> + +<p>C'était vrai. C'était madame de Bouillé<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Go to footnote 25"><span class="smaller">[25]</span></a> qui le lui avait dit. +J'en convins, et la nommai au premier Consul...</p> + +<p>—«J'en étais sûr,» répéta-t-il avec un accent de satisfaction qui +disait que certainement il aurait recours à cette noblesse, qu'il +n'aimait pas comme homme d'État, mais dont il ne pouvait se refuser +à reconnaître la nécessaire influence dans une société élégante, et +surtout dans une cour.</p> + +<p>Quoiqu'on demeurât beaucoup plus de temps à table depuis qu'on y +était servi avec tout le luxe royal, il était à peine huit heures +lorsqu'on en sortit. Le premier Consul se promena quelque temps en +attendant sa sœur qu'il voulait voir arriver dans toute sa gloire +de princesse et de jolie femme; mais à huit heures et demie il perdit +patience et s'en fut travailler dans son cabinet.</p> + +<p>Madame Borghèse avait préparé son entrée pour produire de l'effet. +Redoutant l'inégalité de son frère, qui souvent se mettait à table à +huit heures et demie, elle ne voulut prudemment arriver <span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> qu'à +neuf heures passées, ce qui lui fit manquer le premier Consul.</p> + +<p>Elle avait voulu frapper depuis le vestibule jusqu'au salon, tous +deux inclusivement. Elle était venue dans une magnifique voiture +chargée des armoiries des Borghèses: cette voiture, attelée de six +chevaux, avait trois laquais portant des torches... un piqueur en +avant et un garçon d'attelage en arrière, l'un et l'autre ayant aussi +une torche, complétaient cette magnificence encore fort inconnue, en +France, pour la génération alors au pouvoir.</p> + +<p>Lorsque le prince et la princesse arrivèrent à la porte du salon +consulaire, l'huissier, préludant à l'Empire, ouvrit les deux +battants et dit à haute voix:</p> + +<p>«<i>Monseigneur</i> le prince et madame la princesse Borghèse.»</p> + +<p>Nous nous levâmes toutes à l'instant. Joséphine se leva aussi; mais +elle demeura immobile devant son fauteuil et laissa la princesse +avancer jusqu'à elle et traverser ainsi une grande partie du salon. +Mais la chose lui fut plutôt agréable qu'autrement, par une raison +que je dirai plus tard, et à laquelle on ne s'attend guère.</p> + +<p>Elle était en effet <i>resplendissante</i>, comme elle l'avait annoncé: +sa robe était d'un magnifique <span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> velours vert, mais d'un vert +doux et point tranchant. Le devant de cette robe et le tour de la +jupe étaient brodés en diamants, non pas en <i>strass</i>, mais en <i>vrais</i> +diamants, et les plus beaux qu'on pût voir<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Go to footnote 26"><span class="smaller">[26]</span></a>. Le corsage et les +manches en étaient également couverts, ainsi que ses bras et son cou. +Sur sa tête était un magnifique diadème où les plus belles émeraudes +que j'aie jamais vues étaient entourées de diamants; enfin, pour +compléter cette magnifique parure, la princesse avait au côté un +bouquet composé de poires d'émeraudes et de poires en perles d'un +prix inestimable. Maintenant, qu'on se figure l'être fantastique +de beauté qui était au milieu de toutes ces merveilles, et on aura +une imparfaite idée encore de la princesse Borghèse entrant dans le +salon de Saint-Cloud le soir de <i>sa présentation</i>, comme elle-même le +disait!</p> + +<p class="p2">Je connaissais et la toilette, et les trésors, et la beauté; +cependant, je l'avoue, je fus moi-même surprise par l'effet que +produisit la princesse à son entrée dans le salon. Quant à son mari, +il fut <span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> là ce qu'il fut toujours depuis, le premier chambellan +de sa femme...</p> + +<p>Joséphine, après le premier moment d'étonnement causé par cette +profusion de pierreries qui ruisselaient sur les vêtements de sa +belle-sœur, se remit, et la conversation devint générale. On +servit des glaces, et alors il y eut un mouvement.</p> + +<p>—«Eh bien! me dit la Princesse, comment me trouvez-vous?</p> + +<p>—Ravissante! et jamais on ne fut si jolie avec autant de +magnificence.</p> + +<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p> + +<p>En vérité!</p> + +<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p> + +<p>C'est très-vrai.</p> + +<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p> + +<p>Vous m'aimez, et vous me gâtez...</p> + +<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p> + +<p>Vous êtes enfant!... Mais, dites-moi pourquoi vous êtes venue si tard?</p> + +<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p> + +<p>Vraiment, je l'ai fait exprès!... je ne voulais pas vous trouver à +table. Il m'est bien égal de <span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> n'avoir pas vu mon frère!... +C'était <i>elle</i>, que je voulais trouver et désespérer... Laurette, +Laurette! Regardez donc comme elle est bouleversée!... oh! que je +suis contente!</p> + +<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p> + +<p>Prenez garde, on peut vous entendre.</p> + +<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p> + +<p>Que m'importe! je ne l'aime pas!... Tout à l'heure elle a cru me +faire une chose désagréable en me faisant traverser le salon; eh +bien! elle m'a charmée.</p> + +<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p> + +<p>Et pourquoi donc?</p> + +<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p> + +<p>Parce que la queue de ma robe ne se serait pas déployée, si elle +était venue au-devant de moi, tandis qu'elle a été admirée en son +entier.</p> + +<p>Je ne pus retenir un éclat de rire; mais la Princesse n'en fut pas +blessée. Ce soir-là on aurait pu tout lui dire, excepté qu'elle était +laide...</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">LA PRINCESSE</span>, <span class="stage">regardant sa belle-sœur.</span></p> + +<p>Elle est bien mise, après tout!... Ce blanc et or fait admirablement +sur ce velours bleu...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> Tout à coup la Princesse s'arrête... une pensée semble la +saisir; elle jette les yeux alternativement sur sa robe et sur celle +de madame Bonaparte.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">LA PRINCESSE</span>, <span class="stage">soupirant profondément.</span></p> + +<p>Ah, mon Dieu! mon Dieu!</p> + +<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p> + +<p>Qu'est-ce donc?</p> + +<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p> + +<p>Comment n'ai-je pas songé à la couleur du meuble de salon!... Et +vous, vous, Laurette... vous, qui êtes mon amie, que j'aime comme ma +sœur (ce qui ne disait pas beaucoup), comment ne me prévenez-vous +pas?</p> + +<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p> + +<p>Eh! de quoi donc, encore une fois! que le meuble du salon de +Saint-Cloud est bleu? Mais vous le saviez aussi bien que moi.</p> + +<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p> + +<p>Sans doute; mais dans un pareil moment on est troublée, on ne sait +plus ce qu'on savait; et voilà ce qui m'arrive... J'ai mis une robe +verte pour venir m'asseoir dans un fauteuil bleu!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> Non, les années s'écouleront et amèneront l'oubli, que je ne +perdrai jamais de vue la physionomie de la Princesse en prononçant +ces paroles... Et puis l'accent, l'accent désolé, contrit... C'était +admirable!</p> + +<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p> + +<p>Je suis sûre que je dois être hideuse! Ce vert et ce bleu... Comment +appelle-t-on ce ruban<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a>? <i>Préjugé vaincu!...</i> Je dois être bien +laide, n'est-ce pas?</p> + +<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p> + +<p>Vous êtes charmante! Quelle idée allez-vous vous mettre en tête!</p> + +<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p> + +<p>Non, non, je dois être horrible! le reflet de ces deux couleurs doit +me tuer. Voulez-vous revenir avec moi à Paris, Laurette?</p> + +<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p> + +<p>Merci! j'ai ma voiture. Et vous, votre mari...</p> + +<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p> + +<p>C'est-à -dire que je suis toute seule.</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> MADAME JUNOT.</p> + +<p>Comment? et votre lune de miel ne fait que commencer.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">LA PRINCESSE</span>, <span class="stage">haussant les épaules.</span></p> + +<p>Quelles sottises me dites-vous là , chère amie! Une lune de miel avec +cet <span class="smcap">IMBÉCILE-LA</span>!... Mais vous voulez rire probablement?</p> + +<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p> + +<p>Point du tout, je le croyais; c'était une erreur seulement, mais +pas une sottise... Et puisque je ne dérangerai pas un tête-à -tête, +j'accepte, pour être avec vous d'abord, et puis pour juger si, en +effet tout espoir de lune de miel est perdu.</p> + +<p class="p2">La Princesse se leva alors majestueusement, et fut droit à madame +Bonaparte pour prendre congé d'elle; les deux belles-sœurs +s'embrassèrent en souriant!... Judas n'avait jamais été si bien +représenté.</p> + +<p>Mais ce fut en regagnant sa voiture que la princesse fut vraiment un +type particulier à étudier... Elle ralentit sa marche lorsqu'elle +fut arrivée sur le premier palier du grand escalier, et traversa +la longue haie formée par tous les domestiques et même les valets +de pied du château avec une gravité <span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> royale toute comique; +mais ce qu'on ne peut rendre, c'est le balancement du corps, les +mouvements de la tête, le clignement des yeux, toute l'attitude de la +personne. Elle marchait seule en avant; son mari suivait, ayant la +grotesque tournure que nous lui avons connue, malgré sa jolie figure. +Il avait un habit de je ne sais quelle couleur et quelle forme, qu'il +portait à la Cour du Pape; et, comme l'épée n'était pas un meuble +fort en usage à la Cour papale, il s'embarrassait dans la sienne, +et finit par tomber sur le nez en montant en voiture. Le retour fut +rempli par de continuelles doléances de la Princesse sur son chagrin +d'avoir mis une robe verte dans un salon bleu.</p> + +<p>Le lendemain nous nous trouvâmes chez ma mère, qui voulait avoir +des détails sur la présentation, et avec qui <i>Paulette</i> n'osait pas +encore faire la princesse.</p> + +<p>—«Ainsi donc, dit-elle à la Princesse, tu étais bien charmante!»</p> + +<p>Et elle la baisait au front avec ces caresses de mère qu'on ne donne +qu'à une fille chérie.</p> + +<p>—«Oh! maman Panoria<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Go to footnote 28"><span class="smaller">[28]</span></a>, demandez à Laurette.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> Je certifiai de la vérité de la chose... Ma mère sourit avec +autant de joie que pour mon triomphe.</p> + +<p>—«Mais, dit ma mère, il faut maintenant faire la princesse +avec dignité et surtout convenance, Paulette; et quand je dis +<i>convenance</i>, j'entends politesse. Tu es enfant gâtée, nous savons +cela. Ainsi, par exemple, chère enfant, vous ne rendez pas de visite; +cela n'est pas bien. Je ne me plains pas, moi, puisque vous êtes tous +les jours chez moi, mais d'autres s'en plaignent.»</p> + +<p>La Princesse prit un air boudeur. Ma mère n'eut pas l'air de s'en +apercevoir, et continua son sermon jusqu'au moment où madame de +Bouillé et madame de Caseaux entrèrent dans le salon. On leur soumit +la question, et la réponse fut conforme aux conclusions de ma mère.</p> + +<p>—«Vous voilà une grande dame, lui dirent-elles, <i>par votre alliance +avec le prince Borghèse</i>. Il faut donc être ce qu'étaient les grandes +dames de la Cour de France. Ce qui les distinguait était surtout +une extrême politesse. Ainsi donc, rendre les visites qu'on vous +fait, reconduire avec des degrés d'égards pour le rang de celles qui +vous viennent voir; ne jamais passer la première lorsque vous vous +trouvez à la porte d'un salon avec une femme, votre égale ou votre +supérieure, ou plus âgée que vous; ne jamais monter dans votre +<span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span> voiture avant la femme qui est avec vous, à moins que ce ne +soit une dame de compagnie; ne pas oublier de placer chacun selon +son rang dans votre salon et à votre table; offrir aux femmes qui +sont auprès du Prince, deux ou trois fois, des choses à votre portée +pendant le dîner; être prévenante avec dignité; enfin, voilà votre +code de politesse à suivre, si vous voulez vous placer dans le monde.»</p> + +<p>Au moment où ces dames parlèrent de ne pas monter la première dans la +voiture, je souris; ma mère, qui vit ce sourire, dit à Paulette:</p> + +<p>—«Est-ce que, lorsque tu conduis Laurette dans ta voiture, tu montes +avant elle?»</p> + +<p>La Princesse rougit.</p> + +<p>—«Est-ce que hier, poursuivit ma mère plus vivement, cela serait +surtout arrivé?»</p> + +<p>La Princesse me regarda d'un air suppliant; elle craignait beaucoup +ma mère, tout en l'aimant.</p> + +<p>—«Non, non, m'empressai-je de dire; la princesse m'a fait la +politesse de m'offrir de monter avant elle.</p> + +<p>—C'est que, voyez-vous, dit ma mère, ce serait beaucoup plus sérieux +hier qu'un autre jour. Ma fille et vous, Paulette, vous avez été, +comme vous l'êtes encore, presque égales dans mon cœur, <span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span> +comme vous l'êtes dans le cœur de l'excellente madame Lætitia. +Vous êtes donc sœurs, pour ainsi dire, et sœurs par affection. +Je ne puis donc supporter la pensée qu'un jour Paulette oubliera +cette affection, parce qu'on l'appelle Princesse et qu'elle a de +beaux diamants et tout le luxe d'une nouvelle existence. Mais cela +n'a pas été... tout est donc au mieux.</p> + +<p>—Mais, reprit doucement Paulette en se penchant sur ma mère et +s'appuyant sur son épaule, je suis sœur du premier Consul!... je +suis...</p> + +<p>—Quoi! qu'est-ce que sœur du premier Consul?... Qu'est-ce que la +sœur de Barras était pour nous?</p> + +<p>—Mais ce n'est pas la même chose, maman Panoria!</p> + +<p>—Absolument de même pour ce qui concerne l'étiquette. Ton frère a +une dignité temporaire; elle lui est personnelle; et même, pour le +dire en passant, elle ne devrait pas lui donner le droit de prendre +la licence de ne rendre aucune visite. Il est venu au bal que j'ai +donné pour le mariage de ma fille, et <i>il ne s'est pas fait écrire +chez moi</i>.»</p> + +<p>J'ai mis avec détail cette conversation pour faire juger de l'état où +était la société en France, à cette époque: d'un côté, elle montrait +et observait toujours cette extrême politesse, cette observance +<span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> exacte des moindres devoirs; de l'autre, un oubli entier +de ces mêmes détails dont se forme l'existence du monde, et la +volonté de les connaître et de les mettre en pratique. On voit que +ma mère, malgré toutes les secousses révolutionnaires par lesquelles +la société avait été ébranlée, s'étonne que le général Bonaparte, +même après les victoires d'Italie, d'Égypte et de Marengo, sa haute +position politique, ne se <i>fût pas fait écrire chez elle</i>, après y +avoir passé la soirée.</p> + +<p>—«Mais il est bien grand, lui disait Albert, pour la calmer +là -dessus.</p> + +<p>—Eh bien! qu'importe? Le maréchal de Saxe était bien grand aussi... +et il faisait des visites<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a>.»</p> + +<p>La société de Paris, au moment de la transition de l'état +révolutionnaire, c'est-à -dire de la République à l'Empire, était donc +divisée, comme on le voit, et sans qu'aucune des diverses parties +prît le chemin de se rejoindre à l'autre. Ce qui contribuait à +maintenir cet état était le défaut de <span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> maisons où l'on reçût +habituellement. On le voyait, mais peu, dans la Cour consulaire; +toutes les femmes étaient jeunes, et beaucoup hors d'état d'être +maîtresses de maison autrement que pour en diriger le matériel. On +allait à Tivoli voir le feu d'artifice et se promener dans ses jolis +jardins; on allait beaucoup au spectacle; on se donnait de grands +dîners, pour copier la Cour consulaire, où les invitations allaient +par trois cents les quintidis; on allait au pavillon d'Hanovre, à +Frascati, prendre des glaces en sortant de l'Opéra, tout cela avec +un grand luxe de toilette et sans que l'on y prît garde encore; on +allait à des concerts où chantait Garat, qui alors <i>faisait fureur</i>, +et la vie habituelle se passait ainsi. Mais la société ne fut pas +longtemps dans cet état de suspension. 1804 vit arriver l'Empire; +et, du moment où il fut déclaré, un nouveau jour brilla sur toute la +France; tout y fut grand et beau; rien ne fut hors de sa place, et +l'ordonnance de chaque chose fut toujours ce qu'elle devait être.</p> + +<h2><span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> DEUXIÈME PARTIE.</h2> + +<h3>L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE.</h3> + +<p>C'était le 2 décembre 1809; l'anniversaire du couronnement et de +la bataille d'Austerlitz devait être célébré magnifiquement à +l'Hôtel-de-Ville. L'Empereur avait accepté le banquet d'usage, et +la liste soumise à sa sanction par le maréchal Duroc, à qui je la +remettais après l'avoir reçue de Frochot, avait été arrêtée; et tous +les ordres donnés pour la fête, qui fut, ce qu'elle avait toujours +été et ce qu'elle est encore à l'Hôtel-de-Ville, digne de la grande +cité qui l'offre à son souverain.</p> + +<p>Quelques jours avant, l'archi-chancelier, qui ne faisait guère de +visites, me fit l'honneur de me venir voir. J'étais alors fort +souffrante d'un mal de poitrine qui n'eut heureusement aucune suite, +mais qui alors me rendait fort malade. Je crachais beaucoup de sang, +et j'avais peur de ne pouvoir aller à l'Hôtel-de-Ville pour remplir +mon devoir. L'archi-chancelier était soucieux. Je lui parlai des +bruits de divorce... Le Prince me répondit <span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> d'abord avec +ambiguïté, et puis finit par me dire qu'il le croyait <i>sûr</i>.</p> + +<p>—«Ah, mon Dieu! m'écriai-je, et quelle époque fixez-vous à cette +catastrophe? car je regarde la chose comme un malheur, surtout si +l'Empereur épouse une princesse étrangère...</p> + +<p>—C'est ce que je lui ai dit.</p> + +<p>—Vous avez eu ce courage, monseigneur?...</p> + +<p>—Oui, certes; je regarde le bonheur de la France comme intéressé +dans cette grande question.</p> + +<p>—Et l'Impératrice, comment a-t-elle reçu cette nouvelle?...</p> + +<p>—Elle ne fait encore que la pressentir; mais il y a quelqu'un qui +prendra soin qu'elle soit instruite...»</p> + +<p>Je regardai l'archi-chancelier comme pour lui demander un nom; mais +avec sa circonspection ordinaire, et déjà presque fâché d'avoir +été si loin, il porta son regard ailleurs que sur les miens, et +changea d'entretien. Ce ne fut que longtemps après que j'acquis la +connaissance de ce qui avait motivé ses paroles en ce moment de crise +où chacun craignait pour soi la colère terrible de l'Empereur.</p> + +<p>Soit qu'il fût excité par les femmes de la famille <span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span> +impériale, qui ne savaient pas ce qu'elles faisaient lorsqu'elles +voulaient changer de belle-sœur; soit qu'il voulût malgré +l'Empereur pénétrer dans son secret, se rendre nécessaire, et forcer +sa confiance, il est certain que Fouché avait pénétré jusqu'à +l'Impératrice, et lui avait apporté de ces consolations perfides, +qui font plus de mal qu'elles ne laissent de douceur après elles. +Mais le genre d'émotion convenait à Joséphine; elle était femme et +créole! deux motifs pour aimer les pleurs et les évanouissements. +Malheureusement pour elle et son bonheur, Napoléon était un homme, et +un grand homme... deux natures qui font repousser les larmes et les +plaintes: Joséphine souffrait, et Joséphine se plaignait; il est vrai +que cette plainte était bien douce, mais elle était quotidienne et +même continuelle, et l'Empereur commençait à ne pouvoir soutenir un +aussi lourd fardeau.</p> + +<p>À chaque marque nouvelle d'indifférence, l'Impératrice pleurait +encore plus amèrement. Le lendemain, sa plainte était plus amère, et +Napoléon, chaque jour plus aigri, en vint à ne plus vouloir supporter +une scène qu'il ne cherchait pas, mais qu'on venait lui apporter.</p> + +<p>Un jour l'Impératrice, après avoir écouté les rapports de madame de +L..., de madame de Th..., <span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> de madame de L..., de madame Sa..., +et d'une foule de femmes en sous-ordre, avec lesquelles surtout elle +aimait malheureusement à s'entretenir de ses affaires, l'impératrice +reçut la visite de Fouché. Fouché, en apparence tout dévoué aux +femmes de la famille impériale, leur faisait des rapports plus ou +moins vrais, mais qu'il savait flatter leurs passions ou leurs +intérêts. Joséphine était une proie facile à mettre sous la serre du +vautour: aussi n'eut-il qu'à parler deux fois à l'Impératrice, et il +eut sur elle un pouvoir presque égal à celui de ses amis, lui qui +n'arrivait là qu'en ennemi.</p> + +<p>Il y venait envoyé par les belles-sœurs surtout, qui, poussées +par un mauvais génie, voulaient remplacer celle qui, après tout, +était bonne pour elles, leur donnait journellement à toutes ce qui +pouvait leur plaire, et tâchait de conjurer une haine dont les +marques étaient plus visibles chaque jour. Fouché, qui joignait à +son esprit naturel et acquis dans les affaires une finesse exquise +pour reconnaître ce qui pouvait lui servir, en avait découvert +une mine abondante dans les intrigues du divorce. Être un des +personnages actifs de ce grand drame lui parut une des parties les +plus importantes de sa vie politique. Faible et facile à circonvenir, +il comprit que Joséphine était celle qui lui serait le <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> plus +favorable: aussi dirigea-t-il ses batteries sur elle.</p> + +<p>Il commença par lui demander si elle connaissait les bruits de +Paris... Joséphine, déjà fort alarmée par le changement marqué des +manières de l'Empereur avec elle, frémit à cette question et ne +répondit qu'en tremblant qu'elle se doutait bien d'un malheur, mais +qu'elle n'était sûre de rien.</p> + +<p>Fouché lui dit alors que tous les salons de Paris, comme les cafés +des faubourgs, ne retentissaient que d'une nouvelle: c'était que +l'Empereur voulait se séparer d'elle.</p> + +<p>—«Je vous afflige, madame, lui dit Fouché; mais je ne puis vous +céler la vérité; Votre Majesté me l'a demandée: la voilà sans +déguisement et telle qu'elle me parvient.»</p> + +<p>Joséphine pleura.—«Que dois-je faire? dit-elle.</p> + +<p>—Ah! dit l'hypocrite, il y aurait un rôle admirable dans ce drame, +si madame avait le courage de le prendre: son attitude serait bien +grande et bien belle aux yeux de toute l'Europe, dont en ce moment +elle est le point de mire.</p> + +<p>—Conseillez-moi, dit Joséphine avec anxiété...</p> + +<p>—Mais il est difficile... Il faut beaucoup de courage.</p> + +<p>—Ah! croyez que j'en ai eu beaucoup depuis deux ans!... Il m'en a +fallu davantage pour supporter <span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> le changement de l'Empereur +que je n'en aurai peut-être besoin pour sa perte.</p> + +<p>—Eh bien! madame, il faut le prévenir, il faut écrire au Sénat... +Il faut vous-même demander la dissolution de ces mêmes liens que +l'Empereur va briser à regret sans doute; mais la politique le lui +ordonne... Soyez grande en allant au-devant<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a>; le beau côté de +l'action vous demeure, parce que le monde voit toujours ainsi le +dévouement.»</p> + +<p>Étourdie par une aussi étrange proposition, Joséphine fut d'abord +tellement étonnée qu'elle ne put répondre au duc d'Otrante; sa nature +était trop faible; elle n'avait pas une élévation suffisante dans +l'âme pour comprendre une obligation d'elle-même dans ce sacrifice. +Aussi fondit-elle en larmes et ne répondit que par des gémissements +étouffés à la proposition de Fouché.</p> + +<p>Celui-ci, désespéré de cette tempête qu'aucune parole raisonnable +ne pouvait apaiser, essaya enfin de la calmer en lui parlant de son +empire sur l'Empereur, de son ancien amour pour elle, amour et empire +à lui bien connus, mais autrefois; et en faisant cette observation +à l'Impératrice le personnage était bien aise de savoir à quoi s'en +tenir sur l'état présent des choses... Mais Joséphine <span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> +pleurait et ne répondait rien. C'était un enfant gâté pleurant sur +un jouet brisé, plutôt qu'une souveraine devant un sceptre et une +couronne perdus. Cependant Fouché n'abandonnait pas facilement la +partie commencée, et il revint de nouveau en parlant à Joséphine de +l'amour de l'Empereur pour elle.</p> + +<p>—«Il ne m'aime plus, dit la pauvre affligée... Il ne m'aime plus!... +Maintenant quand il est à l'armée, il ne m'écrit plus des lettres +brûlantes de passion comme les lettres d'Italie et d'Austerlitz. Ah! +monsieur le duc, les temps sont bien changés!... Tenez: vous allez en +juger.»</p> + +<p>Elle se leva, fut à un meuble en bois des Indes précieusement monté +et formant un secrétaire tout à la fois et un lieu sûr pour y placer +des objets précieux. Elle y prit plusieurs lettres qui ne contenaient +que quelques lignes à peine lisibles. Le duc d'Otrante s'en empara +aussitôt et y jetant les yeux avant que l'Impératrice les lui eût +traduites en lui expliquant les signes hiéroglyfiques plutôt que +les lettres qui voulaient passer pour de l'écriture, il vit qu'en +effet l'Empereur était bien changé pour l'Impératrice. Ces lettres +ne contenaient qu'une même phrase insignifiante par elle-même; il y +en avait de Bayonne, d'Espagne, d'Allemagne lors de la campagne de +Wagram... Ces dernières lettres <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> étaient toutes récentes... +J'ai vu, depuis, ces preuves du changement de l'Empereur, et elles me +frappèrent avec une vive peine comme tout ce qui détruit. Je ne crois +pas que Fouché en ait été affecté comme moi; mais il l'était d'une +autre manière: il regardait ces lettres et relisait la même phrase +plusieurs fois. Cet examen lui présentait, je crois, l'Empereur +sous un nouveau jour dont, je pense, il n'avait été jamais éclairé: +c'était l'Empereur se contraignant à faire une chose qui visiblement +lui déplaisait, et on n'en pouvait douter en lisant ces lettres...</p> + +<p class="p2 center">«À L'IMPÉRATRICE, À BORDEAUX.</p> + +<p class="date">»Marac, le 21 avril 1808.</p> + +<p>»Je reçois ta lettre du 19 avril. J'ai eu hier le prince des Asturies +et sa Cour à dîner. <i>Cela m'a donné bien des embarras</i><a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a>. J'attends +Charles IV et la reine.</p> + +<p>»Ma santé est bonne. Je suis bien établi actuellement à la campagne.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> »Adieu, mon amie, je reçois toujours avec plaisir de tes +nouvelles.</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p class="p2 center">«À L'IMPÉRATRICE, À PARIS<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Go to footnote 32"><span class="smaller">[32]</span></a>.</p> + +<p class="date">»Burgos, le 14 novembre 1808.</p> + +<p>»Les affaires marchent ici avec une grande activité. Le temps est +fort beau. Nous avons des succès. Ma santé est fort bonne.</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p class="p2 center">«À L'IMPÉRATRICE, À STRASBOURG.</p> + +<p class="date">»Saint-Polten, le 9 mai 1809.</p> + +<p>»Mon amie, je t'écris de Saint-Polten<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Go to footnote 33"><span class="smaller">[33]</span></a>. Demain je serai devant +Vienne: ce sera juste un mois après le même jour où les Autrichiens +ont passé l'Inn et violé la paix.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> »Ma santé est bonne, le temps est superbe et les soldats sont +gais: il y a ici du vin.</p> + +<p>»Porte-toi bien.</p> + +<p>»Tout à toi:</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p class="p2">En parcourant ces lettres, dont la suite était semblable à ce que je +viens de citer, le duc d'Otrante sourit en son âme; car sa besogne +lui paraissait maintenant bien faite. Il lui était démontré que +l'Empereur voulait le divorce, et que tous les obstacles que lui-même +paraissait y apporter n'étaient qu'une feinte à laquelle il serait +adroit de ne pas ajouter foi par sa conduite, si on paraissait le +faire en apparence. Joséphine suivait son regard à mesure qu'il +parcourait ces lettres sur lesquelles elle avait elle-même souvent +pleuré. Fouché les lui rendit en silence.</p> + +<p>—«Eh bien? lui dit-elle...</p> + +<p>—Eh bien! madame, ce que je viens de voir me donne la conviction +entière de ce dont j'étais déjà presque sûr.»</p> + +<p>Joséphine sanglota avec un déchirement de cœur qui aurait attendri +un autre homme que Fouché.</p> + +<p>—«Vous ne voulez pas en croire mon attachement <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> pour vous, +madame; et pourtant Dieu sait qu'il est réel. Eh bien! voulez-vous +prendre conseil d'une personne qui vous est non-seulement attachée, +mais qui peut être pour vous un excellent guide dans cette +très-importante situation? Je l'ai vue dans le salon de service: +c'est madame de Rémusat.</p> + +<p>—Oui! oui!... s'écria Joséphine.»</p> + +<p>Et madame de Rémusat fut appelée.</p> + +<p>C'était une femme d'un esprit et d'une âme supérieurs que madame de +Rémusat. Lorsque Joséphine ne se conduisait que d'après ses conseils, +tout allait bien; mais quand elle en demandait à la première personne +venue de son service, les choses devenaient tout autres. Madame de +Rémusat joignait ensuite à son esprit et à sa grande connaissance du +monde un attachement réel pour l'Impératrice.</p> + +<p>En écoutant le duc d'Otrante elle pâlit, car, tout habile qu'elle +était, elle-même fut prise par la finesse de l'homme de tous les +temps. Elle ne put croire qu'une telle démarche fût possible de la +part d'un ministre de l'Empereur, si l'Empereur lui-même ne l'y avait +autorisé. Cette réflexion s'offrit à elle d'abord, et lui donna de +vives craintes pour l'Impératrice. Fouché la comprit; et cet effet, +<span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span> qu'il ne s'était pas proposé, lui parut devoir être exploité +à l'avantage de ce qu'il tramait.</p> + +<p>—«Ce que vous demandez à sa majesté est grave, monsieur le duc... +Je ne puis ni lui conseiller une démarche aussi importante, ni l'en +détourner, car je vois...»</p> + +<p>Elle n'osa pas achever sa phrase, car <i>ce qu'elle voyait</i> était assez +imposant pour arrêter sa parole.</p> + +<p>—«J'ai fait mon devoir de fidèle serviteur de sa majesté, dit le duc +d'Otrante. Je la supplie de réfléchir à ce que j'ai eu l'honneur de +lui dire: c'est à l'avantage de sa vie à venir.»</p> + +<p>Et il prit congé de l'Impératrice, en la laissant au désespoir. +Madame de Rémusat resta longtemps auprès d'elle, tentant vainement de +la consoler; car elle-même était convaincue que l'Empereur lui-même +dirigeait toute cette affaire. Dès que Joséphine fut plus calme, elle +lui demanda la permission de la quitter, pour aller, lui dit-elle, +travailler dans son intérêt.</p> + +<p>C'était chez le duc d'Otrante qu'elle voulait se rendre.</p> + +<p>«Cet homme est bien fin, ou plutôt bien rusé, se dit-elle; mais une +femme ayant de bonnes intentions le sera pour le moins autant que +lui...»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> Mais elle acquit la preuve qu'avec un homme comme Fouché il +n'y avait aucune prévision possible.... Et elle sortit de chez lui +aussi embarrassée qu'en y arrivant.</p> + +<p>Cependant la position était critique; il devenait d'une grande +importance de suivre les conseils de Fouché, si ces <i>conseils</i> +étaient des ordres de l'Empereur. Madame de Rémusat le croyait +fermement, et toutefois n'osait le dire à Joséphine. Celle-ci le +sentait instinctivement, mais n'osait s'élever entre la dame du +palais, alors son amie, et elle-même, dans ces moments de confiance +expansive, qui étaient moins fréquents cependant depuis cette +visite du duc d'Otrante. Car il semblait à ces deux femmes que de +parler d'une aussi immense catastrophe, c'était admettre sa réalité +immédiate.</p> + +<p>—«Mon Dieu! disait Joséphine, que faire? donnez-moi du courage!»</p> + +<p>Et elle pleurait.</p> + +<p>—«Madame, lui disait madame de Rémusat, que votre majesté se +rappelle que le duc d'Otrante lui a répété souvent que l'Empereur +n'aimait pas les scènes ni les pleurs!»</p> + +<p>Alors Joséphine n'osait plus provoquer une explication entre elle et +l'Empereur. Un mur de glace, qui devait devenir d'airain, commençait +<span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> déjà à s'élever entre eux. Fouché a été peut-être la cause +la plus immédiate du divorce de Napoléon, en amenant entre les deux +époux ce qui n'avait jamais existé: une froideur et un manque de +confiance dont mutuellement chacun se trouva blessé. L'Empereur avait +beaucoup aimé Joséphine. L'amour n'existait plus; mais après l'amour, +quel est le cœur qui ne renferme pas un sentiment profond d'amitié +pour la femme qui nous fut chère?... Et Napoléon était fortement +dominé par le sentiment qui l'avait autrefois attaché à sa femme... +Qui sait ce qui pouvait résulter d'une explication où elle lui aurait +plutôt proposé l'adoption d'un de ses enfants naturels, tous deux des +garçons, et son propre sang, enfin<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Go to footnote 34"><span class="smaller">[34]</span></a>!</p> + +<p>Mais il ne fut rien de tout cela... L'Impératrice garda le silence. +Madame de Rémusat ne laissa rien transpirer de tout ce qui se +préparait, et la chose marchait vers sa fin sans aucune opposition.</p> + +<p>Fouché revit souvent l'Impératrice et madame de Rémusat. Il fallait +suivre une marche pour laquelle des conseils étaient nécessaires. +Madame de Rémusat, convaincue que tout se faisait par ordre de +l'Empereur, suivait les avis de Fouché; et <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> la pauvre +Joséphine, au désespoir, ne savait comment il se pouvait que Napoléon +fût devenu tout à coup si peu confiant pour elle...</p> + +<p>Le duc d'Otrante avait conseillé, comme le moyen le plus digne, +d'écrire une lettre au Sénat, dans laquelle l'Impératrice +reconnaissant que l'Empereur se devait avant tout à la nation qu'il +gouvernait, et devant assurer sa tranquillité à venir par une +succession qui devait lui donner l'assurance de n'être pas troublée +dans les temps futurs, déclarerait qu'il fallait que pour cet effet +l'Empereur eût des fils à présenter à la France, et que, n'étant pas +assez heureuse pour pouvoir lui en donner, elle descendait d'un trône +qu'elle ne pouvait occuper, pour laisser la place à une plus heureuse.</p> + +<p>Tel était le texte de la lettre que l'Impératrice devait écrire au +Sénat avant de partir pour la Malmaison. Elle ne devait pas dire un +mot qui pût faire présumer son dessein, et laisser une lettre d'adieu +à l'Empereur.</p> + +<p>Le matin même du jour où le brouillon de cette lettre, ou plutôt du +message au Sénat, eut été donné par Fouché à Joséphine, madame de +Rémusat fut témoin d'une scène si cruelle; elle vit un tel désespoir +dans cette femme résignée à se donner elle-même le coup de couteau +qui l'égorgerait, <span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> que des réflexions très-sérieuses vinrent +se mêler à son chagrin... Pour la première fois il lui parut étrange +que l'Empereur, qui lui témoignait constamment de l'estime et de +l'intérêt, ne lui eût jamais parlé de toute cette affaire, où il +savait qu'elle prenait une grande part, s'il savait quelque chose.</p> + +<p>Une fois que le doute apparaît dans une affaire quelle qu'elle +soit, il devient presque aussitôt une certitude, si jamais il ne +s'est offert à vous. Madame de Rémusat devint inquiète sans oser le +témoigner à Joséphine, mais se promettant bien qu'elle ne ferait +rien sans un plus ample informé. Elle s'attendait à une démarche de +l'Empereur dans cette même journée, puisque c'était le lendemain +matin, à neuf heures, que le message de l'Impératrice devait être +porté au Sénat par M. d'Harville ou M. de Beaumont; mais la journée +s'écoula, et pas un mot, pas une action même la plus indifférente, ne +parut indiquer que l'Empereur sût la moindre chose du grand acte de +dévouement de l'Impératrice... Ce silence éclaira madame de Rémusat, +et lui fit voir que Joséphine était la victime de quelque machination +infernale... La soirée se passa comme le jour entier; et lorsque +Joséphine rentra dans son appartement intérieur, elle avait reçu de +l'Empereur le même bonsoir que chaque jour.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> —«Ah! dit-elle à madame de Rémusat, je ne pourrai jamais +écrire cette lettre!...»</p> + +<p>Et elle lui montrait le brouillon de sa lettre au Sénat!...</p> + +<p>—«Madame veut-elle me permettre de lui demander une faveur? +Veut-elle me promettre de ne point envoyer, de ne pas écrire même +cette lettre, avant que je me sois rendue près d'elle?»</p> + +<p>Joséphine le lui promit avec d'autant plus de plaisir que, pour elle, +c'était un répit de quelques heures; et madame de Rémusat prit congé +d'elle en l'engageant à se calmer.</p> + +<p>«Non, se dit-elle en traversant les salons de l'appartement de +Joséphine, non, cela est impossible!... L'Empereur ne peut être assez +dur pour ne donner aucun réconfort à cette infortunée, au moment où +il lui enlève une couronne et son amour. Non, cela ne se peut!... +l'Empereur ne sait rien.»</p> + +<p>Et sans aller joindre sa voiture, elle monta l'escalier du pavillon +de Flore, et s'en fut au salon de service. C'était, je crois, +Lemarrois qui était de service. Je laisse à penser quel fut son +étonnement en voyant madame de Rémusat au milieu de leur bivouac.</p> + +<p>—«Ce n'est pas pour vous que je viens, leur dit-elle... <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> +Il faut que je voie l'Empereur. Allez lui demander cinq minutes +d'audience.</p> + +<p>—Mais il est couché.</p> + +<p>—C'est égal. <span class="smcap">Il faut</span> que je le voie, il le faut absolument.»</p> + +<p>Lemarrois fut frapper à la porte de l'Empereur, et lui dit le message +de madame de Rémusat.</p> + +<p>—«Madame de Rémusat! à cette heure! Que peut-elle vouloir?... Mais +j'ai envie de dormir; dites-lui, Lemarrois, de revenir demain matin, +à sept heures, ou à huit au plus tard.»</p> + +<p>Lemarrois rapporta cette réponse à madame de Rémusat, qui dit à +son tour: «Je ne puis m'en aller. C'est la gloire, le salut de +l'Empereur... Allez lui dire, mon cher général, que ce n'est pas pour +moi que je le veux voir... que c'est pour lui-même.»</p> + +<p>Le général Lemarrois revint avec l'ordre d'introduire madame de +Rémusat. Elle trouva Napoléon coiffé d'un madras tourné autour +de la tête et couché dans un petit lit qu'il affectionnait +particulièrement... Il fit signe à madame de Rémusat de s'asseoir +sur une chaise qui était auprès de lui... Elle était émue, et ce fut +avec un violent battement de cœur qu'elle raconta brièvement à +l'Empereur ce qui devait se passer le lendemain... À mesure qu'elle +parlait, l'Empereur prenait, quoique couché, <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> une de ces +attitudes qui n'étaient qu'à lui et en lui, comme il avait un sourire +unique, un regard unique.</p> + +<p>—«Mais quel peut être son but? s'écria-t-il enfin...</p> + +<p>—Évidemment il en a un, Sire: celui de vous plaire peut-être en +allant au-devant de votre volonté... Car il ne peut avoir que +celui-là ...</p> + +<p>—Mais, interrompit Napoléon, si vous avez pu m'accuser un moment, +vous ne le croyez plus maintenant, madame, j'espère, dit-il d'une +voix plus sévère!... je n'aime pas les détours... et je suis l'homme +de la vérité, parce que je suis fort avant tout.»</p> + +<p>Madame Rémusat expliqua à l'Empereur comment elle était venue à lui.</p> + +<p>—«C'est parce que j'ai vu que Votre Majesté l'ignorait, lui +dit-elle...</p> + +<p>—Cette pauvre Joséphine! dit Napoléon, comme elle a dû souffrir!...</p> + +<p>—Ah, Sire!... vous ne pourrez jamais avoir la mesure des peines qui +ont torturé son âme pendant ces jours qui viennent de s'écouler... +et peut-être votre majesté appréciera-t-elle le silence que +l'Impératrice a gardé.»</p> + +<p>Pour qui connaissait Joséphine comme l'Empereur, c'était un +compliment cherché par celle <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> qui était son guide et son +conseil. Aussi Napoléon, qui ne voulait pas mettre encore ses projets +au jour, eut-il soin de reporter à madame de Rémusat l'obligation +presque entière du silence de l'Impératrice...</p> + +<p>—«Et comment l'avez-vous laissée? lui demanda-t-il.</p> + +<p>—Au désespoir et prête à se mettre au lit; j'ai recommandé à ses +femmes de ne la point quitter dans la crainte d'un accident, mais +elle s'est obstinée à vouloir demeurer seule... Elle va passer une +triste et cruelle nuit.</p> + +<p>—Allez vous reposer, madame de Rémusat: vous devez en avoir +besoin... Bonsoir, demain nous nous reverrons; croyez que je +n'oublierai jamais le service que vous m'avez rendu ce soir.»</p> + +<p>Et la congédiant d'une main, il tira de l'autre sa sonnette avec +violence...</p> + +<p>«Ma robe de chambre, dit-il d'une voix brève à Constant qui était +accouru...»</p> + +<p>Il se donna à peine le temps de l'attacher: il prit un bougeoir +et commença à descendre les marches d'un très-petit escalier qui +conduisait aux appartements inférieurs et qui donnait dans son +cabinet. Ce cabinet avait été jadis l'oratoire de Marie de Médicis.</p> + +<p>À mesure que Napoléon descendait cet escalier, <span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> il éprouvait +une émotion dont il était en général peu susceptible; mais la +conduite de Joséphine l'avait touché profondément. Cette résignation +dans une femme couronnée par lui, et qui devait s'attendre à mourir +sur le trône où lui-même l'avait placée, lui parut digne d'une haute +récompense... Un moment, une pensée lui traversa l'esprit, mais elle +eut la durée d'un éclair... et avant que sa main eût touché le bouton +de la porte, il n'apportait plus que des consolations.</p> + +<p>Comme il approchait de la chambre à coucher, il entendit des plaintes +et des sanglots; c'était la voix de Joséphine. Cette voix avait +un charme particulier, et l'Empereur en avait souvent éprouvé les +effets. Cette voix lui causait une telle impression, qu'un jour, +étant premier Consul, après la parade passée dans la cour des +Tuileries, en entendant les acclamations non-seulement du peuple dont +la foule immense remplissait la cour et la place, mais de toute la +garde, il dit à Bourrienne:</p> + +<p>«Ah! qu'on est heureux d'être aimé ainsi d'un grand peuple! ces cris +me sont presque aussi doux que la voix de Joséphine.»</p> + +<p>Comme il l'aimait alors!</p> + +<p>Mais dans ce temps-là cette voix harmonieuse n'avait à moduler +que des paroles heureuses, et maintenant elle s'éteignait dans +la plainte et la <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> douleur... Son charme eût été bien plus +puissant si elle n'avait pas rappelé qu'elle prouvait un tort; quel +est l'homme, quelque grand qu'il soit, qui veuille qu'on lui prouve +<span class="smcap">QU'IL A TORT</span>?...</p> + +<p>Napoléon souffrit cependant d'une vive angoisse au cœur en +entendant cette plainte douloureuse; il ouvrit doucement la porte et +se trouva dans la chambre de Joséphine qui sanglotait dans son lit, +ne se doutant pas de la venue de celui qui s'approchait d'elle.</p> + +<p>—«Pourquoi pleures-tu, Joséphine?» lui dit-il en prenant sa main.</p> + +<p>Elle poussa un cri.</p> + +<p>—«Pourquoi cette surprise? ne m'attendais-tu pas? ne devais-je pas +venir aussitôt que j'ai su que tu souffrais? Tu sais que je t'aime, +mon amie, et qu'une douleur n'est jamais infligée volontairement par +moi à ton âme.»</p> + +<p>Joséphine, à la voix de Napoléon, s'était levée sur son séant, et +croyait à peine ce qu'elle entendait et voyait à la lueur incertaine +de la lampe d'albâtre qui était près de son lit... L'Empereur la +tenait dans ses bras encore toute tremblante de sa surprise et de son +émotion en écoutant ces paroles d'amour qui, depuis si longtemps, +n'avaient frappé son oreille... Accablée sous le poids de tant de +vives impressions, elle retomba sur l'épaule <span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> de Napoléon et +pleura de nouveau avec sanglots, oubliant sans doute que l'Empereur +n'aimait pas ces sortes de scènes prolongées.</p> + +<p>—«Mais pourquoi pleures-tu toujours, ma Joséphine? lui dit-il +cependant avec douceur. Je viens à toi pour t'apporter une +consolation, et tu continues à te désespérer comme si je te donnais +une nouvelle douleur. Pourquoi donc ne pas m'entendre?</p> + +<p>—Ah! c'est que j'ai au cœur un sentiment qui m'avertit que le +bonheur ne me revient que passagèrement... et que... tôt ou tard!...</p> + +<p>—Écoute! dit Napoléon en la rapprochant de lui et la serrant contre +son cœur, écoute-moi, Joséphine! tu m'es infiniment chère; mais +la France est ma femme, ma maîtresse chérie aussi... Je dois donc +écouter sa voix lorsqu'elle me demande une garantie; et qu'elle +veut un fils de celui à qui elle s'est si loyalement donnée... Je +ne puis donc répondre d'aucun événement, ajouta-t-il en soupirant +profondément; mais, quoiqu'il arrive, Joséphine, tu me seras toujours +chère, et tu peux y compter! Ainsi donc plus de larmes, mon amie, +plus de ce désespoir concentré qui m'afflige et te tue. Sois la +compagne d'un homme sur lequel l'Europe a les yeux en ce moment; +sois la <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> compagne de sa gloire, comme tu es celle de son +cœur... et surtout fie-toi à moi!»</p> + +<p>Cette explication, franchement donnée par l'Empereur, devait +suffire à Joséphine; peut-être la paix se serait-elle rétablie +entre eux: mais, pour elle, c'eût été trop de modération... Et huit +jours n'étaient pas écoulés que les mêmes bouderies et les mêmes +tracasseries avaient recommencé.</p> + +<p>Un jour j'étais de service auprès de Madame-Mère; on était en +automne<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Go to footnote 35"><span class="smaller">[35]</span></a>... J'attendais que Madame descendît de chez elle... Elle +occupait en ce moment les salons du rez-de-chaussée, parce qu'on +réparait quelque chose dans l'appartement du premier. J'étais assise +à côté de la fenêtre, et je lisais; tout à coup j'entends frapper un +coup très-fort au carreau de la porte vitrée donnant sur le jardin. +Je regarde, et je vois l'Empereur, enveloppé dans une redingote verte +fourrée, comme si l'on eût été au mois de décembre: il était entré +par la porte donnant sur la rue de l'Université... Duroc était avec +lui.</p> + +<p>Je me levai aussitôt et fus ouvrir moi-même la porte.</p> + +<p>—«Comment, c'est vous qui me rendez ce service? <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> dit +l'Empereur. Où sont donc vos chambellans,... vos écuyers?...»</p> + +<p>Je répondis que Madame avait permis à M. le comte de Beaumont de +s'absenter pour deux jours, et que M. de Brissac, étant malade, ne +devait venir qu'à deux heures.</p> + +<p>—«Alors M. de Laville doit prendre le service... Vous êtes exacte, +vous, madame <i>la Gouverneuse</i><a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36" title="Go to footnote 36"><span class="smaller">[36]</span></a>... C'est bien... Je ne le croyais +pas... On me disait que vous étiez toujours malade... Puis-je voir +Madame?»</p> + +<p>Je lui dis que j'allais l'avertir de l'arrivée de Sa Majesté.</p> + +<p>—«Non, non, restez ici avec Duroc, je m'annoncerai moi-même.»</p> + +<p>Et il monta chez sa mère, où il demeura plus d'une heure. Tandis +qu'ils causaient ensemble, Duroc et moi nous parlions aussi de cette +visite, on peut le dire, extraordinaire, car l'Empereur allait peu +chez sa mère et ses sœurs, si ce n'est pourtant la princesse +Pauline.</p> + +<p>—«Il y a de l'orage dans l'air, me dit Duroc; la question du divorce +s'agite plus vivement que jamais. L'Impératrice, qui jamais au +reste n'a <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> compris sa véritable position, n'a pas même cette +seconde vue qui vient aux mourants à leur dernière heure... Aucune +lueur ne lui montre le péril de la route où elle s'engage. Chaque +jour elle redouble d'importunités auprès de l'Empereur, comme si un +cœur se rattachait par conviction de paroles! C'est absurde!</p> + +<p>—Vous avez une vieille rancune, mon ami! lui dis-je en riant.</p> + +<p>—Ah! je vous jure que je ne suis pas coupable <i>de ce crime-là </i> bien +positivement! Jamais l'Impératrice n'aura à me reprocher d'avoir aidé +à sa chute... mais... je ne l'empêcherai pas.»</p> + +<p>Ce mot m'étonna; Duroc était si bon, si parfait pour ceux qu'il +aimait, que j'ignorais, moi, jusqu'à quel point le ressentiment +pouvait acquérir de force dans son âme. Je le regardai, et, lui +serrant la main, je lui demandai où en étaient les affaires +positivement; car, me rappelant la cause de l'inimitié qui existait +entre Duroc et Joséphine, j'en savais assez pour le comprendre.</p> + +<p>—«Tout est à peu près terminé, me dit-il; la résolution de +l'Empereur a cependant fléchi ces jours derniers; mais la maladresse +de l'Impératrice a tout détruit... D'abord, des plaintes sans nombre +d'une foule de marchands, qui sont parvenues à l'Empereur, l'ont +fortement aigri... et puis, il y a <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> eu hier une histoire qui +est vraiment étonnante, et dans laquelle je crois que Madame-Mère se +trouve mêlée... L'Empereur a voulu s'en éclaircir, et il est venu +lui-même chez Madame, au lieu de lui écrire...» Et voici ce que Duroc +me raconta:</p> + +<p>Une femme, une revendeuse à la toilette, espèce de personne assez +douteuse, avait été bannie du château, parce que, disait l'Empereur, +il ne convient pas à l'Impératrice d'acheter un bijou qui ait été +porté par une autre, ou même fait pour une autre. À cela on avait +répondu que cette femme ne venait que pour les femmes de chambre!</p> + +<p>«Que les femmes de chambre aillent hors du château faire leurs +affaires, avait dit l'Empereur; je ne veux pas que <i>des revendeuses à +la toilette</i> mettent le pied <i>chez moi</i>...»</p> + +<p>Depuis cet ordre, exprimé et donné avec un accent qui ne permettait +aucune réplique, les femmes de cette sorte ne revenaient plus aux +Tuileries. L'Empereur s'en occupait beaucoup... Il demandait souvent +si on avait pris quelqu'une de <i>ces friponnes</i>, et alors, si elles +avaient été chassées comme elles le méritaient.</p> + +<p>La veille de ce même jour, l'Empereur avait été chasser à +Fontainebleau. Vers midi la chasse tourna mal, le temps devint +mauvais, et l'Empereur, ne voulant pas continuer, donna l'ordre de +<span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> préparer ses voitures, et revint à Paris. Mais, par un soin +qu'une pensée intérieure éveilla sûrement, et qui probablement avait +rapport à l'Impératrice, il descendit de voiture à l'entrée de la +cour, défendit qu'on battît aux champs, et entra dans le château sans +qu'on eût avis de son arrivée. Comme le jour commençait à tomber, +on ne le vit pas entrer, et il pénétra chez l'Impératrice comme un +Espagnol du temps d'Isabelle, au moment où certes elle s'y attendait +le moins.</p> + +<p>On connaît le goût ou plutôt la passion insensée de Joséphine pour +les tireuses de cartes et toutes les affaires de <i>nécromancie</i>. +Napoléon s'en était d'abord amusé, puis moqué; et enfin il avait +compris que rien n'était plus en opposition avec la majesté +souveraine que ces petitesses d'esprit et de jugement qui vous +asservissent à des êtres si bas et si vils, que vous rougissez de les +admettre dans votre salon, même pour n'y faire que leur métier. Mais +Joséphine, tout en promettant de ne plus faire venir mademoiselle +Lenormand, l'admettait toujours chez elle dans son intimité, la +comblait de présents et faisait également venir tous les hommes et +toutes les femmes qui savaient tenir une carte <i>de Taro</i>. Il y avait +alors à Paris un homme dans le genre de mademoiselle Lenormand. Cet +homme s'appelait Hermann; il était <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> Allemand, et logeait dans +une maison presque en ruines au faubourg Saint-Martin, dans une rue +appelée la rue <i>des Marais</i>. Cet homme avait une étrange apparence. +Il était jeune, il était beau, et montrait un désintéressement +extraordinaire dans la profession qu'il paraissait exercer: Joséphine +parla un jour de cet homme devant l'Empereur, et vanta son talent, +qui lui avait été révélé par deux femmes qui en racontaient des +merveilles. L'Empereur ne dit rien; mais, deux jours après, il dit +à l'Impératrice: «Je vous défends de faire venir cet Hermann au +château. J'ai fait prendre des informations sur cet homme, et il y a +des soupçons contre lui.»</p> + +<p>Joséphine promit; mais la défense stimula son désir de voir M. +Hermann, et elle le fit venir précisément ce même jour où l'Empereur +était à Fontainebleau. Il était donc établi chez Joséphine au moment +où Napoléon y pénétra!... et quelle était la troisième personne?... +la revendeuse à la toilette!...</p> + +<p>La colère de l'Empereur fut terrible!... Il faillit tuer cet homme... +Et, allant comme la foudre à l'Impératrice, il lui dit en criant et +en levant la main sur elle:</p> + +<p>—Comment pouvez-vous ainsi violer mes ordres!... <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> et +comment vous trouvez-vous avec de pareilles gens?...»</p> + +<p>L'Impératrice avait une crainte de l'Empereur qu'on ne peut +apprécier, à moins d'en avoir été témoin... Pétrifiée de sa venue, +tremblante des suites de cette scène, elle ne put que balbutier: +«C'est madame Lætitia qui me l'a adressée...»</p> + +<p>Et, de sa main, elle indiquait la femme qui s'était blottie dans +les rideaux de la fenêtre, et semblait moins grosse que le ballot +de châles qui n'était pas encore ouvert, tant la peur la faisait se +replier sur elle-même.</p> + +<p>—«Comment cet homme se trouve-t-il en ce lieu? poursuivit Napoléon +continuant son enquête, et sans s'arrêter à ce qu'avait dit Joséphine +sur Madame-Mère.</p> + +<p>—C'est madame qui l'a amené avec elle,» dit Joséphine en lançant +un coup d'œil du côté de la femme qui, j'en suis sûre, faisait +des vœux pour sortir vivante du palais. Quant à l'homme, il se +redressa de toute la hauteur de sa taille, et dit avec un accent de +fermeté, qui frappa l'Empereur:</p> + +<p>—«En venant dans le palais impérial de France, je ne croyais pas y +courir le risque de ma vie ou de ma liberté. J'ai obéi à l'appel qui +m'a été adressé; j'ai voulu dévoiler l'avenir à celle qui croit à la +<i>science</i>, et je ne me reprocherai pas de <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> lui avoir refusé +mon secours. Quant à vous, Sire, vous feriez mieux de consulter les +astres que de les braver.»</p> + +<p>En écoutant cet homme, dont la figure remarquablement belle ne +témoignait aucune frayeur en se trouvant ainsi dans l'antre du lion +et sous sa griffe terrible, Napoléon le regarda avec une sorte de +curiosité difficilement éveillée en lui.</p> + +<p>—«Qui donc es-tu? demanda-t-il à Hermann... et que fais-tu dans +Paris?</p> + +<p>—Ce que je fais, vous le savez déjà (et il montrait de la main +ses cartes de Taro encore sur la table); ce que je suis est plus +difficile à dire; moi-même, le sais-je? Qui se connaît?...»</p> + +<p>L'Empereur fronça fortement le sourcil, et marcha aussitôt vers +l'étranger. Celui-ci soutint l'examen que Napoléon dirigea sur +toute sa personne avec un sang-froid et une fermeté remarquables. +L'Empereur ne proféra pas une parole; mais il sortit de la chambre +aussitôt, et fit demander le maréchal Duroc.</p> + +<p>«Que cette femme soit mise à l'instant hors du palais,» lui dit-il +en rentrant avec lui dans la chambre de l'Impératrice qu'il trouva +immobile, à la même place où il l'avait laissée.</p> + +<p>Et Napoléon désignait la femme aux châles...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> —«Comment êtes-vous venu ici? demanda-t-il à Hermann.</p> + +<p>—Je suis venu avec madame, répondit l'Allemand.»</p> + +<p>L'Empereur fit un mouvement, puis il dit à Duroc d'exécuter ce qu'il +lui avait ordonné.</p> + +<p>—«Je fis sortir cette femme, poursuivit Duroc, qui me racontait ce +que je viens de dire, et j'emmenai le jeune Allemand avec moi. C'est +un homme fort remarquable.</p> + +<p>—Qu'est-il donc devenu?</p> + +<p>—Mais, me dit Duroc en souriant, que voulez-vous qu'on en ait fait?»</p> + +<p>Et son œil avait une expression singulière en me regardant; il y +avait presque du reproche.</p> + +<p>—«Dès que vous vous en êtes chargé, mon cher maréchal, je le +maintiens aussi en sûreté, et même bien plus que dans ma propre +maison.»</p> + +<p>Duroc prit ma main, et je serrai la sienne, comme en expiation de la +pensée tacitement supposée qui avait fait élever entre nous comme +un fantôme, mais aussi qui s'était évanouie de même.... Singulière +époque!...</p> + +<p>Duroc acheva l'histoire en me disant qu'au lieu d'écrire à +Madame-Mère, qui aurait été forcée d'employer un secrétaire pour lui +répondre, l'Empereur avait préféré venir chercher lui-même <span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> +ses renseignements. Il était donc en ce moment occupé à questionner +sa mère sur la femme aux châles et le jeune et beau sorcier.</p> + +<p>Il y avait au moins une heure que l'Empereur était chez Madame, +lorsque nous le vîmes rentrer dans le salon où nous étions: il +paraissait agité et il était fort pâle... Il me dit bonjour en +traversant rapidement le salon, ouvrit lui-même la porte donnant +sur le jardin, et, faisant signe à Duroc de le suivre, il disparut +presque aussitôt par la porte de la rue de l'Université.</p> + +<p>Cette apparition à cette heure de la journée, et ce que j'en savais, +tout cela me troublait malgré moi. Je restais là immobile, sans +songer à refermer cette porte, quoiqu'un vent froid soufflât sur moi, +lorsque je sentis une petite main se poser sur mon épaule: c'était +Madame.</p> + +<p>Sa belle physionomie, toujours si calme, paraissait altérée comme +celle de son fils. Je l'aimais avec une grande tendresse, à laquelle +se joignait un profond respect. Je lui connaissais tant de vertus, +tant de hautes et sublimes qualités, en même temps que je savais +toute la fausseté des accusations qu'un public bavard et méchant +répétait sans savoir seulement ce qu'il disait, comme toujours. Je +fus donc affectée du changement que je remarquai sur sa physionomie, +et je pris la liberté <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> de le lui dire. Elle était +parfaitement bonne pour moi; aussi me raconta-t-elle l'histoire de +la veille, que je ne savais que très-sommairement par Duroc. Madame +me dit qu'on croyait être certain que cet homme, cet Hermann, était +un espion très-actif et très-remarquable comme intelligence, envoyé +en France par l'Angleterre. Je ne pus retenir une exclamation... +Un espion de l'Angleterre dans le palais des Tuileries!... dans la +chambre de l'Impératrice!... Voilà ce que la discrétion de Duroc +m'avait caché... Cela ne me surprit pas.</p> + +<p>—«Vous concevez,» me dit Madame, «ce que j'ai dû éprouver lorsque +l'Empereur me questionna sur une vendeuse de châles, <i>que j'avais</i>, +<span class="smcap">MOI</span>, recommandée à l'Impératrice, ainsi qu'un homme qui +devait lui parler des destinées de l'Empereur!...»</p> + +<p>Madame hésita un moment... puis elle ajouta:</p> + +<p>—«J'avais d'abord dit à l'Empereur que j'avais en effet adressé +cette femme et cet homme à l'Impératrice... Elle m'en avait suppliée; +et moi qui croyais qu'il ne s'agissait que de couvrir une nouvelle +folie, voulant cacher ce qui pouvait amener une querelle, je lui +avais promis de faire ce qu'elle souhaitait...»</p> + +<p>Et Madame, voyant l'expression curieuse de mon visage, probablement, +me dit que le matin, à <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> sept heures, elle avait été réveillée +par un message <i>secret</i> de l'Impératrice. C'était une lettre dans +laquelle elle suppliait sa belle-mère de dire à l'Empereur que la +femme aux châles avait été envoyée par elle à l'Impératrice.</p> + +<p>—«Je l'ai dit d'abord pour maintenir la paix,» poursuivit +Madame-Mère; «mais lorsque l'Empereur me dit que sa vie était +peut-être intéressée dans cette affaire, je ne vis plus que lui, et +je lui confessai que je n'étais pour rien dans ce qui s'était passé +hier aux Tuileries...»</p> + +<p>Madame était accablée par cette longue conversation avec l'Empereur. +Il paraît qu'il avait ouvert son cœur à sa mère avec l'abandon +d'un fils, et qu'il avait montré des plaies saignantes... Madame +était indignée. Je voulus excuser l'Impératrice, mais Madame m'imposa +silence...</p> + +<p>—«J'espère,» me dit-elle, «que l'Empereur aura le courage cette +fois de prendre un parti que non-seulement la France, mais l'Europe, +attend avec anxiété: son divorce est un acte nécessaire<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Go to footnote 37"><span class="smaller">[37]</span></a>.»</p> + +<p>Madame dit cette dernière parole avec une force <span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> et une +conviction qui me firent juger que l'Impératrice Joséphine était +perdue.</p> + +<p>Ce que je viens de raconter se passait, comme je l'ai dit, le 5 ou le +6 de novembre 1809.</p> + +<p>Madame me recommanda le secret. Je lui jurai que jamais une parole +dite par elle ne serait révélée par moi, et j'ai tenu ma promesse. Je +ne jugeai pas à propos, même, de lui dire que j'avais su la première +partie de ce drame; car c'était plus qu'une histoire, <i>c'était de +l'histoire</i>!...</p> + +<p>Mais, quel que fût mon attachement pour l'Impératrice, sa conduite +me parut de nature à être blâmée. Eh quoi! cette famille qu'elle +accusait elle-même de son malheur, elle venait la solliciter +pour cacher des fautes qui devaient nécessairement être la plus +forte partie des accusations qu'on devait former contre elle pour +déterminer l'Empereur à s'en séparer! Il n'y avait là ni dignité, ni +rien même qui pût motiver l'intérêt qu'elle réclamait de nous. Je +le sentais avec peine; car Joséphine, quoique faible et se laissant +aisément dominer par tout ce qui l'approchait, avait néanmoins des +qualités attachantes. Elle était gracieuse comme une enfant gâtée... +C'était la <i>câlinerie</i> créole tout entière, lorsqu'elle voulait nous +conquérir ou se placer dans une position qu'on lui refusait. Aussi +je souffrais de la pensée de son éloignement. Je savais <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> +ce qu'elle était; j'ignorais ce qui nous serait donné. C'était une +nouvelle étude à faire, me disais-je. Hélas!... c'était presque un +pressentiment!</p> + +<p>Le soir du même jour je trouvai, en rentrant chez moi, un petit mot +de madame de Rémusat, dans lequel elle me priait <i>instamment</i> de lui +dire le moment où je la pourrais voir... Il était alors onze heures +et demie. Je regardai la date du billet: il portait 6 heures du soir. +Je combinai tout ce que je savais avec ce qui s'était passé, et je +conclus que madame de Rémusat, amie encore plus que dame du palais de +Joséphine, avait calculé qu'en raison de l'attachement de Madame-Mère +pour moi, j'étais la personne la plus influente à employer là -dedans. +On avait appris la visite du matin à l'hôtel de <i>Madame</i>; et son +importance avait tout à coup grandi en quelques heures... mais on +ne savait pas que j'étais de service... Mon silence, alors, devait +paraître étrange... Mes chevaux étaient à peine dételés: je donnai +l'ordre de les remettre à la voiture, et je fus à l'instant chez +madame de Rémusat... On sortait de chez elle, et elle-même venait +de sonner sa femme de chambre, pour se mettre au lit, lorsqu'on +m'annonça. Elle me fit aussitôt entrer dans sa chambre à coucher, et +son premier mot fut un <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> remerciement; car elle avait appris +dans la soirée par le sénateur Clément de Ris que j'étais de service +auprès de Madame.</p> + +<p>—«Cela n'en est que mieux pour nous, me dit-elle...» Et tout +aussitôt elle entra en matière.</p> + +<p>Je ne m'étais pas trompée: c'était <i>un message voilé</i> de +l'Impératrice. Madame de Rémusat, très-dévouée à Joséphine, crut +peut-être que son amitié pourrait lui donner le pouvoir d'abuser +sur la vérité; mais pour cela, il eût fallu ne pas connaître +non-seulement la cour, mais l'intérieur de la famille impériale, +comme intérieur privé.</p> + +<p>—«Madame peut beaucoup sur l'Empereur,» me dit madame de Rémusat... +«Vous pouvez beaucoup sur elle... vous pouvez <i>tout</i>. J'ai quelque +crédit sur l'Impératrice, assez enfin pour être son garant pour +toutes les promesses qu'elle pourra faire. Le prince Eugène sera +là pour soutenir sa mère; la reine Hortense donnera à nos efforts +un appui certain, celui de ses enfants... L'archi-chancelier est +aussi contre le divorce: voyez à quelle belle association vous vous +unissez.»</p> + +<p>J'ai déjà dit combien j'aimais le visage de madame de Rémusat: ses +yeux, en ce moment, étaient admirables. Ils étincelaient du feu du +sentiment; car elle aimait l'impératrice Joséphine, <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> madame +de Rémusat... et sa conduite envers elle fut toujours noble et dictée +par le cœur.</p> + +<p>—Mais elle ne pouvait arriver à aucun résultat avec ses nouvelles +combinaisons, qu'elle me montrait comme <i>certaines</i>. Je savais <i>trop +bien</i> la véritable volonté des gens dont elle venait de me parler, +pour m'engager d'un pas dans la route qu'elle me montrait comme si +sûre. D'un autre côté, je ne pouvais parler; cependant je crus de mon +devoir de l'éclairer sur la véritable position de l'Impératrice... +Elle m'écouta en femme de cœur et d'esprit, recueillit avec soin +ce que je lui laissai voir, ne chercha nullement à me pénétrer sur +le reste, et en tout se montra à moi comme une femme qui était faite +pour être aimée et estimée.</p> + +<p>Elle me parla de la tentative de l'Impératrice auprès de sa +belle-mère, ainsi que de l'histoire de la veille.</p> + +<p>—«Si j'eusse été près d'elle, au lieu de cette sotte de madame de +***, me dit-elle, ni l'une ni l'autre n'aurait eu lieu, je vous le +jure! Mais <i>le salon</i> de l'Impératrice, vous le savez, est composé +non-seulement de ses dames du palais, mais de beaucoup d'autres +femmes, qui lui donnent d'abord des conseils à leur profit, puis +ensuite d'autres conseils qui sont perfides pour elle... Voilà ce +que nous <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> détruirions; et j'ai la parole de l'Impératrice +qu'elle me seconderait dans ce travail.»</p> + +<p>Nous demeurâmes ainsi jusqu'à deux heures du matin... Madame +de Rémusat espérant m'amener à une conviction qui était que, +l'Impératrice pouvait encore occuper le trône à côté de Napoléon; +et moi, trop instruite de ce <i>qui était</i>, pour me laisser aller à +une crédulité impossible. Enfin, nous nous séparâmes; mais avant de +quitter madame de Rémusat, je m'engageai de bon cœur à parler à +Madame, et d'essayer de changer sa manière de voir sur cette affaire +du divorce...</p> + +<p>Je le fis en effet; mais que pouvaient quelques vagues contre +un rocher profondément attaché à la terre?... et telle était +malheureusement la volonté de la famille de Napoléon relativement au +divorce.</p> + +<p>C'est au milieu de ces agitations que nous atteignîmes le 2 décembre +1809... Pendant le peu de jours qui s'écoulèrent entre ces deux +journées, je fus assidue à faire ma cour à l'Impératrice. Sa +tristesse était visible; et, loin de la cacher, elle la montrait +même, en l'augmentant; ce qui donnait une humeur très-marquée à +l'Empereur. Joséphine m'engagea deux fois à déjeuner pendant cette +époque, remarquable pour elle, qui précéda immédiatement son malheur. +Après déjeuner, il y avait toujours un cercle fort nombreux, et +une foule de <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> femmes que Joséphine y admettait, en vérité +on ne sait pas pourquoi. C'est en vain que madame d'Arberg, madame +de Rémusat, lui répétaient, chaque matin, combien cela déplaisait à +l'Empereur... Elle promettait, et recommençait le lendemain...</p> + +<p>—Ah! me disait-elle dans l'une de ces conversations que nous eûmes +dans une sorte de tête-à -tête, si je promets une fois, <i>à présent</i>, +de faire tout ce que veut l'Empereur, je n'y manquerai pas...</p> + +<p>Elle tenait en ce moment sous son bras un petit loup blanc, de ces +chiens qu'on appelle <i>chiens de Vienne</i>. Je ne pus m'empêcher de lui +dire, en le lui montrant: Ah, madame!... Elle me comprit, car elle ne +me répondit pas.</p> + +<p>Ce fait de la vie de Joséphine ne doit pas être omis en parlant de +son salon, où ces malheureux chiens jouaient un très-ennuyeux rôle... +Elle avait auprès d'elle, en se mariant avec Napoléon, deux horribles +Carlins, les plus laids, les plus hargneux, les plus insociables que +j'aie connus... Ces chiens n'aimaient pas même leur maîtresse; ils +aboyaient bien incessamment après tout ce qui s'approchait d'elle, +mais pas à autre fin que de déchirer un bras, une main, une jambe, ou +tout au moins une robe. Les couleurs voyantes étaient en défaveur +auprès de <i>Carlin</i> et de <i>Carline</i>; <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> tels étaient les noms +des deux petits monstres... Le corps diplomatique avait toujours +une provision de gimblettes et de sucre d'orge dans ses poches... +Le cardinal Caprara, nonce du Pape, avait un reste de jambes qu'il +voulait sauver; en conséquence, il faisait des bassesses auprès de +messieurs les tyrans, qui, connaissant bientôt leur empire, faisaient +d'abord un chamaillis de désespérés dès qu'ils le voyaient... +parce que pour les faire taire il leur jetait du sucre d'orge, des +friandises, comme à des enfants, et n'en avait pas moins les jambes +dévorées par les féroces bêtes; ce qu'on ne voyait pas, grâce à ses +bas rouges. Mais il le sentait, lui...</p> + +<p>Quelquefois ces malheureux chiens causaient une rumeur inusitée dans +un palais de souverain. Un jour je fus témoin de ce fait.</p> + +<p>Chacun de nous ayant survécu à l'Empire se rappelle encore sûrement +madame la comtesse de La Place, femme du sénateur, du géomètre... et, +dès que son nom est présent à la mémoire, on se rappelle aussi, sans +doute, ses mille et une révérences, ses mines, ses <i>grâces</i>, et tout +ce qui enfin en faisait une personne un peu différente des autres. +C'était elle qui répondait, lorsqu'on lui demandait où était M. de La +Place:</p> + +<p>—<i>Il est avec sa compagne fidèle... la géométrie!</i></p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> Enfin, telle qu'elle était, elle n'en était pas moins dame +d'honneur de la grande-duchesse de Toscane, lorsque celle-ci était +<i>seulement</i> princesse de Lucques. Madame de La Place partait donc +un jour et quittait Paris pour aller faire six mois de service en +Italie, et venait prendre les ordres de l'Impératrice pour celle de +ses belles-sœurs qui lui voulait le moins de mal parce qu'elle +avait plus d'esprit que les autres... Joséphine le savait; aussi +voulut-elle ajouter verbalement quelques mots à sa lettre, et +appela-t-elle madame de La Place auprès d'elle, en lui montrant +une place sur son canapé pour lui parler avec plus de facilité. +Madame de La Place y parvint de révérence en révérence, et s'assit +sur le bord du sopha. Cela fut bien pendant le premier moment du +discours de Joséphine; mais, voulant dire un mot plus bas et plus +près, la comtesse s'avança sur le bord du canapé et se pencha vers +l'impératrice. Il y avait ce jour-là plus de quarante personnes +dans le salon jaune... et, pour dire la vérité, presque tous les +yeux étaient fixés sur la personne favorisée... Tout à coup la +comtesse pousse un cri perçant, s'élance du canapé, et vient bondir +au milieu du salon, en tenant à deux mains une partie d'elle-même +qu'heureusement elle avait très-charnue, mais que le vieux carlin +avait mordue avec une telle rage que la robe et la jupe étaient +<span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> en lambeaux. La maudite bête, non contente d'avoir mordu +une comtesse aussi irrévérencieusement, s'était élancée après elle, +et faisait des cris et des hurlements inhumains. La pauvre femme +souffrait et tenait à deux mains la partie blessée, tout en répétant +avec sa voix douce et polie à l'Impératrice, qui lui disait: <i>mon +Dieu! ils vous ont fait bien du mal?</i>...</p> + +<p>—<i>Non, madame!... Non, du tout!... au contraire</i>, ce qu'on dit enfin +quand on se laisse tomber... vous savez...</p> + +<p>La chose n'était que risible ce jour-là , parce que entre la vilaine +bête et la patiente il y avait je ne sais combien de jupons; mais +quand le hargneux animal mordait quiconque passait à portée de ses +dents, la chose devenait plus ennuyeuse. Napoléon l'avait éprouvé... +Naturellement distrait par les hautes pensées qui l'occupaient, il +arriva que pendant longtemps il fut la principale victime de ces +horribles bêtes; mais tel était alors son affection pour Joséphine, +qu'il ne voulut pas lui demander un sacrifice qu'elle devait +naturellement lui offrir. Napoléon ne parla jamais de noyer Carlin +et Carline, et même il poussa la bonté jusqu'à faire venir pour +Joséphine un de ces petits loups, de ces chiens appelés vulgairement +<i>chiens de Vienne</i>, pour remplacer le défunt, car le monstre Carlin +<span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> s'endormit plein de jours comme une créature honnête et +sortit de ce monde ainsi que Carline. Joséphine avait là une belle +occasion pour faire preuve de générosité: elle ne connaissait pas +le chien de Vienne; il le fallait renvoyer: elle n'en eut pas le +courage; et il y eut de nouveau un autre pouvoir à flatter; car il +est de fait qu'un moyen de faire parvenir une pétition favorablement +à l'Impératrice, était d'en charger le chien lorsqu'on pouvait gagner +un huissier de la chambre, ou une dame d'annonce. Alors on plaçait la +pétition dans le collier du chien qui apportait le papier aux pieds +de sa maîtresse. J'ai vu trois exemples de ce que je dis là ; et la +chose réussir!...</p> + +<p>Eh bien! jamais l'Impératrice Joséphine n'a eu assez de force sur +elle-même, pour éloigner d'elle un objet aussi peu dans sa vie qu'un +chien inconnu!... et quand elle se refusa à éloigner le chien de +Vienne, elle répondit à madame de Rémusat:</p> + +<p>—«Je prouve par là mon pouvoir sur l'Empereur à ceux qui en +doutent!... voyez s'il en a dit un mot!..</p> + +<p>Que peut-on faire pour une personne qui connaît aussi peu sa +position, et ne comprend pas que la patience n'est jamais plus +grande que lorsque <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> la chose devient indifférente? L'amour +n'est importun <i>que lorsqu'il aime</i>.»</p> + +<p>L'Allemagne tout entière arrivait à Paris pour cet hiver de +1809; nous avions l'ordre de recevoir, de donner des fêtes, de +grands dîners, des chasses, et tout ce qu'on pouvait faire pour +montrer aux étrangers ce qu'était la France... Plus on faisait de +projets pour que l'hiver fût splendidement magnifique et que notre +hospitalité laissât des souvenirs profonds dans la mémoire des rois +et des princes allemands, et plus l'Impératrice était triste. On +voyait qu'une parole avait jeté du trouble dans cette âme... Il y +avait quelquefois, le matin, chez elle, jusqu'à quarante femmes; +ordinairement elle causait... provoquait elle-même, alimentait +la conversation: maintenant elle était quelquefois morose et +continuellement mélancolique; elle me faisait une peine profonde, car +je l'aimais tout en reconnaissant qu'elle avait souvent tort.</p> + +<p>Le prince Eugène était à Paris; il n'avait pas amené la vice-reine, +qui, à ce qu'on disait, était charmante; il causait volontiers avec +moi lorsque nous nous trouvions ensemble: c'était surtout chez sa +sœur que nous parlions de ce qui l'occupait. Il aimait sa mère +avec une extrême tendresse et ne pouvait supporter cette idée du +divorce, et ce fut agité des plus tristes pensées qu'il arriva +à Paris, pour y <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> remplir ses funestes fonctions en cette +circonstance d'archi-chancelier d'État...</p> + +<p>Voilà les événements qui avaient précédé ce jour du 2 décembre de +l'année 1809, dont j'ai parlé au commencement de ce <i>discours sur +l'Impératrice</i> Joséphine, comme aurait dit Brantôme...</p> + +<p>La reine de Naples était attendue pour cette fête de +l'Hôtel-de-Ville; je fus, la veille, faire ma cour à la reine +Hortense; elle me parut frappée d'un pressentiment terrible; je +n'osai pas la rassurer, car j'étais moi-même inquiète et ne savais +comment lui montrer un avenir moins sombre que celui qu'elle +redoutait...</p> + +<p>Dans les trois jours qui avaient précédé cette fête, j'avais remis la +liste des dames qui devaient venir recevoir l'Impératrice avec moi +à la porte de l'Hôtel-de-Ville. Cette liste avait été lue dans le +salon de Joséphine, et je me rappelle que plusieurs remarques assez +critiques furent faites en entendant nommer quelques noms; deux dames +attachées à l'impératrice, surtout, firent sur madame Thibon, femme +du sous-gouverneur de la Banque, des réflexions que l'Impératrice +aurait dû réprimer. Hélas! savait-elle ce qui lui arriverait quelques +jours plus tard en face de cette même femme dont la tournure pouvait +prêter à rire, ce <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> que d'ailleurs je ne trouvais pas, mais +qui était sûre au moins de son état et de sa position.</p> + +<p>Le 2 décembre, je m'habillai de bonne heure pour me trouver à +l'Hôtel-de-Ville, avant celle fixée pour la venue de l'Impératrice. +Je trouvai une chambre dans laquelle il y avait un bon feu, ce dont +je remerciai Frochot, car le froid était très-vif et le temps sombre. +Il y avait du malheur dans l'air! À trois heures, je vis arriver le +comte de Ségur, le grand-maître des cérémonies, il était conduit par +Frochot, et ne savait pas où celui-ci le menait. Quelque impassible +que fût sa physionomie, il était en ce moment visiblement ému, et +ce qu'il avait à me dire paraissait lui être pénible. On sait que +M. de Ségur avait de l'affection pour l'impératrice Joséphine, qui, +elle-même, aimait beaucoup son esprit aimable et ses bonnes manières.</p> + +<p>—«Savez-vous ce qui arrive?... me dit-il aussitôt que nous fûmes +dans une embrasure de fenêtre, et loin de plusieurs femmes qui +étaient dans la pièce où nous nous trouvions. Un malheur des plus +grands.</p> + +<p>—Qu'est-ce donc? demandai-je à mon tour tout effrayée.</p> + +<p>—Je vous apporte l'ordre de l'Empereur de ne pas aller au-devant de +l'Impératrice!»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> Je demeurai d'abord stupéfaite; puis, revenant à moi, je dis +à M. de Ségur, en avançant la main:</p> + +<p>—«Voyons cet ordre.</p> + +<p>—Mais je n'ai rien d'écrit!.. Comment voulez-vous qu'on écrive +pareille chose?</p> + +<p>—Et comment voulez-vous, lui dis-je à mon tour, lorsque j'ai une +mission <i>officielle</i> de l'Empereur à remplir, comment irai-je m'en +exempter sur une simple parole verbale, pour être ensuite chargée de +tout ce que pourrait produire et amener une semblable démarche?»</p> + +<p>M. de Ségur me regarda un moment sans me répondre, puis il me dit:</p> + +<p>—«Je crois que vous avez raison... Je retourne au château; je vais +parler au maréchal Duroc.»</p> + +<p>Il partit, en effet, et revint au bout d'un quart d'heure, porteur +d'un mot de Duroc<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38" title="Go to footnote 38"><span class="smaller">[38]</span></a>, qui me disait que l'Empereur, pour empêcher +le cérémonial d'être aussi long pour son arrivée à l'Hôtel-de-Ville, +autorisait tout ce qui pouvait simplifier l'arrivée de l'Impératrice, +qui précédait l'Empereur ordinairement de quelques minutes. En +conséquence, l'Impératrice <i>ne serait pas reçue ce jour-là par les +Dames de la ville de Paris</i>!.. Et devait aller <span class="smcap">SEULE</span>, avec +son service, de sa voiture à la salle du trône.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> En lisant cet étrange billet, je ne pus m'empêcher de +lever les yeux sur M. de Ségur. Il était sérieux et paraissait même +péniblement affecté.</p> + +<p>—«Qu'est-ce donc que cette mesure, lui dis-je enfin? Il ne me +répondit qu'en levant les épaules et par un regard profondément +touché...</p> + +<p>—Que voulez-vous, me dit-il, les conseils ont eu leur effet et pour +cela il n'a fallu que quelques heures.</p> + +<p>Je le compris. Hélas! je savais par moi-même que le Vésuve faisait du +mal à d'autres qu'à ceux qui demeuraient à Portici... Je le savais +déjà et je devais bientôt en avoir une nouvelle preuve.</p> + +<p>—«Mais, que faire? demandai-je à M. de Ségur.</p> + +<p>—Que puis-je vous conseiller! me dit-il. Je crois cependant, +poursuivit-il après un long silence, que vous devez monter dans +la salle du trône, faire placer vos dames, dont les places sont +réservées ainsi que la vôtre, pour ne pas faire de trop grands +mouvements lorsque l'Impératrice sera une fois placée.»</p> + +<p>J'étais désolée; il y avait une intention tellement marquée au coin +de la méchanceté dans cet ordre, que j'y reconnus en effet une autre +volonté que celle de l'Empereur. Cependant il fallut obéir. Je dis à +ces dames, à madame Fulchiron entre autres, qui avait un ascendant +assez marqué sur beaucoup de <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> femmes dans la banque et dans +le haut commerce de Paris, ce qui venait de m'être ordonné; et, +sans faire aucune réflexion, car elles eussent été trop fortes pour +peu qu'un mot eût été prononcé, nous nous dirigeâmes vers la salle +du trône, où nos places étaient réservées auprès du trône et de +l'Impératrice. Notre arrivée causa un mouvement général, et c'était, +au reste, ce qu'on voulait. Parmi l'immense foule qui remplissait +non-seulement la salle Saint-Jean, mais tous les appartements +qu'il nous fallut traverser, il y avait les sœurs, les mères, +les cousines, les amies des femmes nommées pour accompagner +l'Impératrice. Toutes se disaient depuis qu'elles étaient arrivées:</p> + +<p>—«Nous allons voir arriver l'Impératrice avec son cortége; ma fille +est avec elle... ma fille est du cortége... Voyez-vous, madame, cette +dame avec une robe rose <i>et une guirlande nakarat</i>... cette dame qui +<i>est si bien mise</i>?... c'est ma fille...»</p> + +<p>Et cette phrase était répétée par les personnes intéressées à +chacun de ses voisins... On pense combien l'étonnement fut suivi +d'un mécontentement général, lorsqu'on vit arriver le cortége ne +suivant personne. Il me vint en tête ensuite un mensonge que je +n'eus malheureusement pas la présence d'esprit de dire aussitôt que +le billet me parvint. C'était d'annoncer que l'Impératrice était +malade <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> et ne venait pas; et, lorsqu'elle serait arrivée, de +faire circuler, que s'étant trouvée mieux, elle était venue. Mais +je n'en fis rien, malheureusement; et, lorsque j'entendis battre +aux champs et que le mouvement général annonça son arrivée, je ne +puis dire ce que j'éprouvai... Elle entra dans la salle du trône, +conduite par Frochot et son seul service!... Elle était non-seulement +abattue, mais ses yeux étaient remplis de larmes que ses paupières +retenaient avec peine; à chaque pas qu'elle faisait, on voyait que +ses pas étaient chancelants. La malheureuse femme, dans cette manière +tacite de lui annoncer que l'heure de son infortune allait enfin +sonner, voyait se réaliser et se former en malheur certain ce qu'elle +redoutait depuis plusieurs années. Elle souriait en saluant à mesure +qu'elle avançait vers le trône, mais ce sourire avait une expression +déchirante. Je fus au moment d'éclater lorsqu'elle fut près de moi... +Elle me regarda et me sourit avec une attention marquée. Elle comprit +tout ce qu'il y avait pour elle dans mon cœur dans un tel moment, +et ce regard y répondit avec l'expression la plus entière du malheur +et d'une résignation qui redoublait la pitié qu'inspirait cette +femme couronnée de fleurs, chargée de pierreries, et dont l'âme, +en cette heure terrible, était plus saignante d'une blessure qui +<span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> jamais ne se devait fermer, qu'aucune des femmes qui étaient +dans cette vaste enceinte... Et pourtant elle était assise sur un +trône!... mais quelle est la femme qui peut dire: Je ne souffre +pas!... Sans doute, mais quelles souffrances pouvaient égaler celles +de Joséphine, au moment où, en montant les marches du premier trône +du monde alors, l'infortunée se dit:</p> + +<p>—«C'est la dernière fois que je m'y asseoirai!...»</p> + +<p>Lorsqu'elle y fut, a-t-elle dit ensuite, elle reprit un peu de force; +mais il était temps, car ses jambes se dérobaient sous elle!... Elle +promena lentement ses yeux sur cette foule, dont les regards étaient +attachés sur elle... et de nouveau son cœur se serra. Elle comprit +que même son sourire était interprété dans cette triste journée, et +ne put s'empêcher de dire en son cœur, avec amertume, qu'on aurait +pu du moins lui épargner cette scène cruelle... Mais on voulait, au +contraire, qu'elle y remplît un rôle!...</p> + +<p>Enfin, on battit aux champs... c'était l'Empereur!... Il monta +rapidement, arriva dans la salle du trône et marcha d'abord, sans +s'arrêter, vers le fauteuil qui était à côté de l'Impératrice... Ce +fut alors qu'il eut visiblement un mouvement fort singulier, pour +lui surtout qui n'était facilement atteint <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> par aucune +émotion; et certes, pour le drame qui se jouait en ce moment, il +y avait longtemps qu'il y était préparé... Mais au moment où il +venait de lancer, au milieu des habitants de Paris, la nouvelle +presque certaine de l'événement important qu'on prévoyait depuis +longtemps, sans croire qu'il serait jamais réalisé, il éprouva +sans doute une impression qui le maîtrisa au moment de revoir +Joséphine... Il redoutait peut-être une scène, un évanouissement, +des larmes impossibles à retenir... On le vit tout à coup s'arrêter +pour parler je ne sais à quelle femme, et il demeura ainsi quelques +secondes... C'était, je n'en doute pas, pour calmer l'agitation de +son âme et les battements de son cœur... Combien je souffrais +aussi, pendant qu'il se dirigeait vers le trône! Il était suivi de +la reine de Naples, de Murat, de M. d'Abrantès, de Frochot et de +tout son service.... Il portait l'uniforme de la garde, non pas +celui des guides; il y avait longtemps qu'il l'avait abandonné. Il +portait celui de la garde; l'habit bleu à revers blancs. Cet habit ne +lui allait pas aussi bien que l'autre, mais il le préférait alors; +et, dans cette journée, je ne fus pas fâchée de le lui voir, car +l'autre me l'aurait rappelé trop vivement aux jours du bonheur de +l'infortunée dont les larmes retombaient en silence sur son cœur +et devaient le brûler!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> La reine de Naples était arrivée le matin même!.. elle +n'avait pas perdu de temps, comme on le voit, pour renouveler +connaissance avec la bonne ville de Paris... Je l'examinai +attentivement lorsqu'elle entra dans cette salle où quelques années +avant (trois ans seulement), elle avait été la véritable reine de +la fête qu'on donna dans l'Hôtel-de-Ville pour le mariage de son +frère le roi de Westphalie; alors elle n'était encore que grande +duchesse de Berg... mais elle fut la véritable personne à qui la +fête était dédiée. On aurait voulu retrouver sur son front de femme +l'expression d'un cœur de femme... une émotion enfin... un signe +qui dît à un être qui l'aurait comprise dans cette foule immense: +<i>Je me souviens!</i>... mais tout demeura de marbre; alors il était +indifférent, en effet, que ce front devînt plus ému... La campagne +d'Iéna était terminée et la paix de Wagram faisait espérer une longue +paix.</p> + +<p>La fête fut presque lugubre; ce fut en vain que l'Empereur fit +plusieurs fois le tour de la salle Saint-Jean et de l'immense +vaisseau formé par la cour transformée en salle de bal... Ce fut en +vain que l'Impératrice le suivit en adressant un mot aimable à chaque +femme... Ce qu'elle faisait, au contraire, amena ce qu'on voulait +éloigner... une sorte d'impression pénible éclata. L'Impératrice +<span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> était fort aimée dans Paris; on lui trouvait ce qu'elle +avait, en effet, une grande douceur, une bonté qui était vraie et +n'avait que le défaut d'une grande banalité; mais rien n'égalait +sa grâce dans ces fêtes publiques de la ville, et chaque mot +qu'elle adressait aux femmes les plus obscures par leur position +sociale, portait avec lui une douceur et un tel attrait, qu'elle +était vraiment aimée par ce qu'on appelait les masses en général +de la ville de Paris. La reine de Naples, au contraire, n'était +pas aimée... On lui trouvait de la raideur, de la sécheresse, et +c'était vrai; à la cour, elle avait un ricanement perpétuel qui était +odieux et impatientant au dernier point, si je peux mettre ces deux +mots ensemble... et comme elle avait peu d'esprit, rien ne venait +compenser chez elle la perte de sa beauté, qui déjà , en 1809 et 1810 +la quittait. Elle n'avait au reste jamais eu que de la fraîcheur et +une fort belle peau; une fois cette fraîcheur perdue, il ne restait +qu'une femme fort ordinaire, si elle n'eut pas été reine. Murat, +au contraire, avait une urbanité qui voulait jouer au chevalier du +treizième siècle, ce qui, au fait, était toujours de la bonté. Il y +avait dans cet homme du ridicule; mais, pourtant, il était bon, et +lorsque Napoléon fut abandonné plus tard par lui, il n'aurait pas +fait cette indigne action si <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> sa femme ne l'y eût pas excité. +Je le sais à n'en pouvoir douter.</p> + +<p>Le jour de cette fête, Murat était fort beau: il portait l'habit de +sa garde; habit blanc, avec les revers amarante et les brandebourgs +en or, formant comme une cuirasse d'or sur sa poitrine, sur laquelle +brillaient en même temps plusieurs ordres en diamant, au milieu +desquels on voyait étinceler l'étoile de la Légion-d'Honneur. Murat +était radieux; il allait à chaque femme renouveler les hommages +qu'il leur rendait lorsqu'il n'était encore que le général Murat, et +cela avec une bonté qui dégageait sa démarche de toute apparence de +ridicule. Derrière lui marchait un homme que la mort a aussi frappé +depuis, et qui, à cette époque, était parfaitement beau: c'était le +duc de Lavauguyon..... De la taille du Roi à peu près, mais beaucoup +plus élégant cependant de tournure et de manières, d'une beauté de +traits plus positive, il se faisait remarquer par la noblesse de +sa tenue et la manière dont il portait sa tête... Son habit était +le même que celui du Roi, et, de loin, on pouvait s'y tromper, si +l'on n'avait pas connu la différence qui existait dans la tournure +des deux hommes. Le duc de Lavauguyon était grand seigneur dans +l'acception véritable du mot; et Murat, malgré ses broderies, +ses panaches <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> et toutes ses parures, qui ressemblaient à +des soins de femme, ne put jamais imiter autre chose qu'un roi de +théâtre, un roi de Franconi, comme on le disait à cinquante pas de +lui.</p> + +<p>Deux hommes, qui le connaissaient depuis bien des années, me dirent +un jour:</p> + +<p>—«Vous seriez bien étonnée si je vous racontais que Murat, dont la +valeur si brillante est aujourd'hui une renommée établie et mérite +tant de l'être, a faibli pourtant un jour devant l'ennemi, et que cet +homme si brave a eu peur.</p> + +<p>—Peur! lui! Murat! m'écriai-je; allons donc!</p> + +<p>—C'est la vérité: il n'était alors que chef de bataillon; c'était +en Italie, à Mantoue... Il reçut un ordre de prendre deux compagnies +et d'aller débusquer un corps plus nombreux que le sien; mais, comme +depuis le commencement de la campagne l'armée d'Italie ne faisait +pas autre chose que de se battre contre un corps plus fort que ceux +qu'elle opposait, la chose ne fut pas l'objet d'une réflexion; mais +Murat <i>eut peur</i> et n'avança pas; au contraire, <i>il recula</i>. Cette +affaire, que le général en chef sut le même jour, lui donna longtemps +de la prévention contre Murat; et ce furent madame Bonaparte et +madame Tallien qui le firent nommer général de brigade, lorsqu'il +apporta au Directoire les drapeaux de je ne sais plus quelle +bataille. L'Empereur <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> revint ensuite sur le compte de Murat, +parce que celui-ci effaça le souvenir de Mantoue par tant d'actions +glorieuses que celle-là ne servit plus que pour prouver ce qu'on dit +depuis longtemps: c'est que l'homme le plus brave ne peut pas dire +que jamais il n'a eu peur.»</p> + +<p>J'ai raconté ce fait, pour dire que Murat avait de grandes +obligations à Joséphine, obligations qu'il ne reconnut que par une +sorte d'ingratitude, au moment du divorce. Mais cet homme, qui +n'avait plus d'amour pour sa femme, et qui avait les intrigues les +plus fortes pour éloigner même l'apparence de l'affection entre +eux (et l'on sait par des gens qui, certes, étaient bien instruits +qu'à Naples les scènes les plus violentes avaient lieu entre eux), +eh bien! cette femme qu'il n'aimait plus le dominait au point que, +dînant avec eux dans ce voyage, lorsqu'ils eurent quitté le pavillon +de Flore pour l'Élysée, après le départ du Roi de Saxe, j'entendis +plusieurs fois la Reine imposer silence à Murat pendant le dîner<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39" title="Go to footnote 39"><span class="smaller">[39]</span></a>. +Nous n'étions à la vérité que nous quatre, Murat et la Reine, moi +<i>et mon <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> mari</i>. N'est-ce pas que c'était une singulière +partie que celle-là ?...</p> + +<p>Le duc de Lavauguyon<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40" title="Go to footnote 40"><span class="smaller">[40]</span></a> est mort d'une manière plus douloureuse +qu'une autre pour ses amis; il <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> souffrait si cruellement +depuis plusieurs années qu'on n'a pas pu regretter la vie pour lui; +mais ceux qui l'aimaient, ceux qui avaient pour lui l'amitié que je +lui portais, ont regretté de le voir <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> quitter le monde et la +vie sans leur laisser un adieu et un souvenir presque; et sa mort, +pour ainsi dire subite, a doublé le deuil de sa perte dans le cœur +de ses amis.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> Je lui ai parlé de la conduite de Murat envers Joséphine, +et il m'a confirmé dans la pensée que j'avais déjà , qui était que +sa femme avait considérablement aidé à mettre Murat dans le parti +ennemi; j'ajouterai même que, dînant chez moi un jour avec le duc de +Valmy, il disculpa totalement Murat d'être l'unique auteur du traité +avec l'Autriche.</p> + +<p>Quoi qu'il en fût, ce même soir de la fête de l'Hôtel-de-Ville, je +vis tout ce qui allait résulter de ce qui s'annonçait; et l'arrivée +de la reine de Naples me parut du plus mauvais augure pour Joséphine.</p> + +<p>La chaleur était étouffante dans toutes les salles de +l'Hôtel-de-Ville, quelque grandes qu'elles fussent. L'Empereur qui +souffrait de rester en place dans cette triste journée parlait +beaucoup plus souvent aux femmes.</p> + +<p>On aurait dit qu'il voulait commencer son rôle d'Impératrice; car, +pendant le temps qui devait s'écouler entre le départ de l'ancienne +et l'arrivée de la nouvelle Impératrice, il devait être chargé, à lui +seul, du poids tout entier de la couronne... Il venait de faire une +de ces tournées, et c'était toujours un mouvement extraordinaire que +cela occasionnait, en raison de la foule qui l'entourait. Dans l'un +de ces moments, je me trouvai debout et absolument <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> derrière +l'énorme corps de M. de Ponté, chambellan de l'Empereur. Je lui criai +qu'il m'étouffait; mais il était si grand que pour faire arriver mes +paroles à son oreille, il eût fallu un porte-voix; bien loin donc de +s'éloigner, je le sentis tout à coup <i>s'asseoir</i> pour ainsi dire sur +ma poitrine. Je poussai un cri et m'évanouis tout à fait.</p> + +<p>On me porta dans l'appartement intérieur de Frochot, où sa femme de +charge vint me soigner; mais je fus trop malade pour rentrer dans la +salle de bal: je m'enveloppai dans ma pelisse, et retournai chez moi. +J'ignore donc comment la fête fut terminée; mais j'ai su par ceux de +mes amis qui s'y trouvaient que rien d'extraordinaire ne s'y passa +jusqu'au départ de la cour.</p> + +<p>L'Impératrice fut au désespoir; et, en rentrant aux Tuileries, les +larmes qu'elle avait si longtemps contenues coulèrent en abondance. +Elle avait passé sa vie à redouter un malheur comme celui du divorce; +et pourtant la faiblesse de son caractère le lui montrait toujours +impossible.... et maintenant elle frémissait devant ce même malheur, +à présent qu'elle le voyait se dresser devant elle comme un fantôme, +menaçant et au moment de frapper.</p> + +<p>Malgré ce qui s'était passé à l'Hôtel-de-Ville, Joséphine et +l'Empereur n'eurent aucune explication: <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> depuis longtemps +elle et lui en étaient à les redouter... Elles étaient funestes +à tous deux. Napoléon détestait tout ce qui faisait <i>scène</i>; et +Joséphine, soit dans la croyance qu'une femme est plus intéressante +quand elle pleure, soit que ce fût naturellement, ne pouvait dire une +parole sans fondre en larmes; et l'Empereur, alors, devenait furieux +contre elle et contre lui-même... Quelque terreur que lui inspirât +l'Empereur, cependant, Joséphine comprenait qu'il lui fallait parler; +mais jamais elle n'osait ouvrir cette petite porte qui conduisait +à son cabinet!... Elle avait une extrême peur de l'Empereur; et je +vais en donner une preuve, qui est plutôt le fait d'une enfant que +d'une souveraine, ou d'une femme prochainement destinée à l'être. +Le fait que je vais citer s'est passé dans l'année qui précéda le +couronnement.</p> + +<p>Foncier<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Go to footnote 41"><span class="smaller">[41]</span></a>, le bijoutier à la mode de l'époque de <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> mon +mariage, avait la clientèle non-seulement de l'Empereur, mais aussi +de Joséphine. On ne portait pas une chaîne, un bijou, quel qu'il +fût, qui ne sortît de la boutique de Foncier... Il avait en outre de +très-belles choses que madame Bonaparte lui achetait fort souvent. Un +jour il lui apporte des perles tellement belles, que voilà la pauvre +Joséphine dans le plus cruel état. Ces perles lui tournaient la tête; +mais le moyen d'aller parler <i>perles</i> à Bonaparte!... Il aurait +répondu comme Louis XVI: J'aime mieux un vaisseau. Avec l'argent des +perles, l'Empereur aurait eu un bataillon de 500 hommes; les perles +coûtaient 500,000 fr.—Joséphine n'osa donc rien dire de ces perles +si désirées; mais elle ne crut pas devoir être aussi discrète avec +Bourrienne; Bourrienne, homme vénal, et qui reçut son congé pour +des motifs graves, comme le savent ceux qui approchaient alors des +Tuileries. Eh bien! il arrangea l'affaire. On fit je ne sais quel +arrangement pour que Berthier fît payer à la guerre un fripon qui +n'aurait été payé que dans dix ans, à cent pour cent de perte, et +qui le fut intégralement tout de suite; aussi, en reconnaissance, +il donna un million: ce million fut partagé je ne sais comment. Ce +que je sais, c'est que le collier passa des magasins de Foncier dans +l'écrin de Joséphine. Mais ce n'était rien de l'y <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> avoir +fait venir; il fallait le pouvoir porter; et cela était difficile +avec Napoléon, dont la mémoire était terrible de lucidité pour ces +sortes de choses.</p> + +<p>—«Mon Dieu!» disait-elle à madame de Rémusat, qui était dans +la confidence, c'est-à -dire de l'embarras de mettre les perles +(Joséphine la connaissait trop bien pour lui parler de la façon dont +elles avaient été payées)... «Mon Dieu!» lui disait Joséphine, «je +ne sais comment faire pour porter ces perles... Bonaparte me ferait +une scène!.. et pourtant c'est le présent d'un père, à qui j'ai fait +avoir la grâce de son fils.»</p> + +<p>C'était dans de pareilles occasions que l'Impératrice était +étonnante. Elle croyait que nous prenions tout cela pour vérité... +Madame de Rémusat ne répondit rien; mais elle observa que, pour une +cause aussi juste, aussi belle, le premier Consul ne dirait que peu +de choses.</p> + +<p>—«Non, non!» s'écriait Joséphine toute tremblante; «non, non!... Oh! +je frémis d'y penser!...»</p> + +<p>Cependant il fallut prendre un parti. Voilà celui que conseilla +Bourrienne, vrai Figaro, ayant toujours un expédient tout prêt. +Madame Bonaparte mit les belles perles de Foncier, et se présenta +hardiment, un jour d'opéra, devant le premier Consul. Napoléon +aimait beaucoup les perles: <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> c'était, avec une robe blanche, +ce qu'il préférait pour une femme. Aussitôt qu'il vit Joséphine avec +ces belles perles, il fut à elle, et, l'embrassant, comme toujours +alors, aussitôt qu'il la voyait:—«Comme tu es magnifique! lui +dit-il... Qu'est-ce donc que ces belles perles?... Ma foi, on les +dirait fines, tant elles <i>ont de l'Orient</i>.</p> + +<p>—Mais,» répondit madame Bonaparte, «elles sont fines aussi, et tu +les connais... tu les a vues cent fois!...</p> + +<p>—Moi?...» Et le premier Consul, stupéfait, regardait alternativement +et sa femme et les perles.</p> + +<p>—«Sans doute! ce sont les perles que la république cisalpine m'a +données.</p> + +<p>—Pas possible!</p> + +<p>—C'est la vérité... Tiens, demande à Bourrienne et à madame de +Rémusat...» Celle-ci s'inclina mais sans dire un mot. Bourrienne ne +fut pas aussi avare de paroles: il dit effrontément et même avec +un sourire ironique «qu'en effet c'était la république cisalpine +qui avait donné les perles;» et il ajoutait, en racontant ensuite +l'histoire à Hambourg et à Altona:</p> + +<p>—«Je le crois bien que c'est la république cisalpine qui avait donné +les perles... Elles ont été payées avec l'argent d'une fourniture +mal régularisée <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> par Berthier, et que, maintenant, la +république cisalpine va payer.»</p> + +<p>Napoléon, tout en disant: «C'est bien étonnant!» crut à la république +cisalpine, et les perles demeurèrent... Bientôt elles se fondirent +dans tous les bijoux de la couronne de France, et devinrent un des +joyaux les moins précieux de l'écrin impérial.</p> + +<p>Une autre fois il s'agissait, pour Joséphine, de déclarer toutes ses +dettes. Jamais elle ne voulait convenir de la totalité de la somme.</p> + +<p>—«Il me <i>tuerait</i>!» criait-elle toute désespérée; «il me <i>tuerait</i>!» +Et jamais elle ne voulut que Duroc le déclarât à l'Empereur.</p> + +<p>—«Je paierai sur <i>mes économies</i>,» dit-elle.</p> + +<p>Cette colère, en effet, était terrible à affronter... Cependant, +deux jours après le 2 décembre, elle se résolut à parler à +l'Empereur. Elle prit conseil de madame de Rémusat, d'abord, et, à +celle-là , son conseil fut bon. Son avis était pour le silence, mais, +malheureusement, le salon de Joséphine renfermait une foule de gens, +et surtout de femmes, qui lui étaient funestes. Madame de Rémusat le +lui dit; mais voyant qu'elle ne voulait rien écouter, elle rentra +chez elle fort attristée. Joséphine, après avoir rassemblé toutes ses +forces, monta en tremblant le petit escalier qui conduisait <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> +à l'oratoire<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Go to footnote 42"><span class="smaller">[42]</span></a> d'Anne d'Autriche!.. En approchant elle entendit +parler... Le cœur lui battit..; elle n'osait pas redescendre..; +elle n'osait pas entrer... Cependant elle s'y hasarda et frappa un +faible coup...</p> + +<p>—«Entrez!» dit Napoléon... L'Impératrice recula devant la figure +qui se présenta à elle à côté de l'Empereur:... c'était Fouché;... +c'était son mauvais génie; la malheureuse femme le savait!</p> + +<p>En voyant Joséphine, l'Empereur fronça le sourcil; mais il ne la +renvoya pas... Il dit au contraire:</p> + +<p>—«C'est bien! duc d'Otrante... Revenez ce soir; nous achèverons +cette conférence.»</p> + +<p>Fouché se retira en jetant sur Joséphine un regard de méchanceté +satisfaite; car entre eux désormais c'en était venu à la mort, ou +tout au moins à la perte de l'un d'eux. Ce qui est étrange, c'est que +l'Impératrice, qui toujours a parlé de Fouché comme de son ennemi, +n'a jamais donné une cause de cette haine. Elle disait seulement +qu'elle lui était inculquée par ses belles-sœurs; voilà tout!</p> + +<p>—«Que me voulez-vous?» demanda Napoléon à Joséphine.</p> + +<p>Le ton glacial dont il lui fit cette demande la <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> mit +aussitôt en situation, et elle fondit en larmes... Elle demanda à +l'Empereur <i>pourquoi il voulait la quitter</i>? «Ne sommes-nous pas +heureux!» dit-elle.</p> + +<p>—«Heureux! s'écria Napoléon!... Heureux!... Mais le dernier commis +d'un de mes ministères est plus heureux que moi!... Heureux! est-ce +donc une moquerie que vous faites!... Pour être heureux, il ne +faudrait pas être tourmenté par votre jalousie insensée comme je +le suis!... Chaque fois que je parle au cercle à une jeune femme +agréable ou jolie, je suis certain d'avoir dans mon intérieur le plus +terrible des orages... Heureux! répétait-il... Oui, je l'ai été... +Je serais même peut-être demeuré éternellement dans cette position, +me rappelant assez notre amour pour n'en pas chercher un autre; +mais quand l'enfer est venu remplacer la paix; lorsque la jalousie, +la méfiance et la colère sont venues s'asseoir à mon foyer pour en +chasser le bonheur et le repos, alors j'ai cherché, en effet, une +autre vie... J'ai prêté l'oreille à la voix de mes peuples, qui +me demandent une garantie; j'ai vu que je sacrifiais de hauts et +puissants intérêts à des chimères, et j'ai cédé...</p> + +<p>—Ainsi donc, tout est fini?» dit Joséphine d'une voix brisée...</p> + +<p>—«J'ai dû cimenter, je le répète, le bonheur <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> de mes +peuples; pourquoi m'avoir amené vous-même à voir un intérêt avant le +vôtre; croyez que je souffre plus que vous peut-être..; car c'est moi +qui vous afflige...»</p> + +<p>Mais Joséphine n'écoutait aucune consolation; la parole de l'Empereur +ne frappait son oreille qu'avec un son: <i>il faut nous séparer!</i>... +Bientôt elle tomba sans connaissance aux pieds de Napoléon.</p> + +<p>En voyant cette femme qu'il avait tant aimée, qu'il aimait encore, +gisant à ses pieds sans aucun sentiment, l'Empereur eut un moment de +remords... Il la souleva; elle était pâle et froide, son cœur ne +battait plus. Je l'ai crue morte,» dit-il le même soir à Duroc!... +Enfin, voyant qu'elle ne revenait pas à elle-même, il entr'ouvrit +la porte de son cabinet et regarda dans le salon de service: par +un hasard singulier, il ne s'y trouvait en ce moment que M. de +Beausset<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43" title="Go to footnote 43"><span class="smaller">[43]</span></a>; l'Empereur l'appela.</p> + +<p>—«Pouvez-vous porter l'Impératrice dans vos bras,» lui dit +l'Empereur, «et la descendre chez elle?»</p> + +<p>Pour comprendre le burlesque à côté du drame, <span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> il faut +connaître M. le marquis de Beausset; (je ne parle ici ni de son +amabilité ni de sa bonté, mais seulement de sa personne): il est +absolument sphérique; et c'est un homme non-seulement très-gros, +mais avec un si énorme abdomen et des bras si courts, que d'emporter +Joséphine était pour lui un événement. Il y tâcha cependant, et, au +bout de plusieurs efforts, il parvint à l'enlever dans ses bras; mais +il fallait qu'elle et lui la portant dans ses bras pussent passer par +ce petit escalier dans lequel l'Impératrice elle-même avait peine à +se retourner. Cependant il s'engagea dans le chemin périlleux, et +commença à descendre doucement; mais qu'on se figure le tourment de +M. de Beausset lorsqu'il entendit tout à coup une voix doucement lui +dire:</p> + +<p>—«Prenez garde, vous me blessez avec votre habit et la garde de +votre épée.»</p> + +<p>C'était en effet la poignée de son épée, qui entrait dans l'épaule +de l'Impératrice, et devait la blesser cruellement, ainsi que la +broderie de l'habit. M. de Beausset le comprit et voulut retirer +la malencontreuse épée; mais, dans ce mouvement, il faillit tomber +avec son fardeau; alors l'Empereur accourut. Il fit remonter M. +de Beausset, et, prenant les pieds de l'Impératrice, <i>toujours +évanouie</i>, il descendit le premier, aidant ainsi M. de Beausset.</p> + +<p>Le désespoir de l'Impératrice fut horrible. <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> L'Empereur, +résolu maintenant d'effectuer le projet de divorce, eut alors une +fermeté toute romaine. Je me sers de ce mot parce que je suis +certaine qu'elle n'a été mise à l'épreuve que par la plus grande +majorité des opinions qui l'entouraient. Je suis certaine que jamais +Napoléon n'aurait divorcé sans ses sœurs et sa famille.</p> + +<p>Ce fut à cette époque que nous reçûmes une invitation pour aller à +une chasse à Grosbois, chez le prince de Neufchâtel. Le temps était +très-froid; nous y fûmes le matin déjeuner. Berthier était très-bon +avec tous les défauts qu'on lui a connus, et, parmi eux, on ne +voyait pas encore celui de trahir un jour son bienfaiteur!... aussi +l'aimions-nous; et, lorsque je voulus refuser, à cause du froid +excessif qu'il faisait, mon mari s'y opposa. Joséphine était à cette +chasse, mais d'une tristesse profonde; et l'Empereur, affectait une +gaieté qu'il n'éprouvait certes pas, la chose était facile à voir. Il +y avait à peu près vingt femmes de priées pour la chasse, et autant +pour le soir. La chasse fut gaie en apparence; on se plaça comme on +voulut dans les calèches, et la chose n'en fut que mieux. J'étais +avec madame Duchatel, cette femme si excellente et si parfaite, +et d'un esprit si charmant. Je passai ainsi une des matinées +plus agréables que j'eusse passées depuis longtemps. <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> La +conversation ne tarit jamais avec madame Duchatel: elle comprend +tout, répond à tout, et provoque en même temps une causerie féconde +en reparties: il est plus facile d'avoir de l'esprit que d'en faire +avoir aux autres.</p> + +<p>La seule chose qui nous parut bizarre dans cette journée où tout fut +à merveille, du reste, ce fut la manière dont nous fûmes logées; on +nous avait prévenu à l'avance que nous ne pouvions mener qu'un nombre +de femmes de chambre pour nous toutes; cela était gênant parce qu'il +fallait nécessairement se r'habiller pour le dîner. On avait pris un +espace très-considérable pour le service actif de l'Impératrice; de +manière que le service d'honneur se trouva logé de la plus ridicule +façon: nous étions dix dans la même chambre...; enfin, nous nous en +tirâmes tant bien que mal, et notre toilette s'en ressentit fort peu, +en résumé, malgré les éclats de rire que nous faisions au milieu de +la confusion générale.</p> + +<p>Après le dîner, Berthier avait imaginé de faire venir les acteurs de +quelques petits théâtres. Jusque-là c'était bien, et son intention +était louable; mais Berthier était gauche avant tout, et il était un +peu comme la duchesse de Mazarin; il le prouva ce jour-là , comme tous +les autres... Il devait lire la pièce, qu'on jouait chez lui, devant +l'Empereur; <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> il n'en fit rien. Qu'arriva-t-il? que Brunet, +à qui il ne fallait pas demander d'avoir des procédés, choisit une +des pièces où il faisait le plus rire; <i>Cadet-Roussel, maître de +déclamation</i>. Dans cette malheureuse pièce, Cadet-Roussel parle à +chaque instant de la nécessité où il se voit de divorcer avec sa +femme, parce qu'il <i>veut avoir des descendants ou des ancêtres</i>.</p> + +<p>Au premier mot de cette pièce, l'Empereur, soit qu'il la connût, +soit qu'il sût ce qu'elle contenait, fronça le sourcil, puis se mit +à rire, comme s'il n'y eût aucune application à faire; mais Berthier +était à lui seul une comédie entière... Aussitôt qu'il eut compris sa +faute, il devint de mille couleurs, et cela en un seul instant!... +Il y avait sur son visage un tel désappointement, qu'il fallait rire +en le regardant. On sait qu'il mangeait beaucoup ses ongles...: ce +fut à eux qu'il s'en prit ce soir-là . Il travaillait ses doigts et +les mettait en sang!... pour faire surtout comprendre le comique +de sa position, il faut dire qu'il était placé contre le théâtre, +et de manière que tout le monde le voyait parfaitement. Quant à la +Princesse, bonne et excellente personne, ne pouvant penser que bien +et bonté, elle riait de tout son cœur en entendant les bons mots +de Brunet, convertis en sottises ce jour-là ... Enfin, la pièce finit +au grand contentement de <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> tous, je crois...; car nous étions +aussi malheureux que Berthier. Nous écoutions; nous comprenions +et nous n'osions pas lever les yeux du côté de l'Empereur ni de +l'Impératrice. Enfin, la pièce une fois jouée, le rideau baissé, +tout fut fini, et l'Empereur, je crois, bien soulagé de cette sotte +position, dans laquelle Berthier l'avait placé. Il y eut bal ensuite, +et du moins, pendant qu'on dansait, l'Impératrice ne craignit aucune +remarque, aucun regard d'allusion... Pauvre femme!...</p> + +<p>Le lendemain de cette chasse, je fus déjeuner aux Tuileries. +L'Impératrice m'avait engagée la veille, et je m'y rendis avec +d'autant plus d'empressement que sa position me faisait véritablement +de la peine. Je savais ce que nous avions, et j'ignorais ce que nous +aurions. Hélas! lorsque je faisais cette réflexion, je ne savais pas +être aussi près de la vérité...</p> + +<p>Lorsque j'arrivai, Freyre<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44" title="Go to footnote 44"><span class="smaller">[44]</span></a> me dit que l'Impératrice me faisait +prier de passer chez elle par les couloirs extérieurs, sans entrer +dans le salon jaune. Je la trouvai dans un boudoir qui était auprès +de sa chambre à coucher. Elle était fort abattue et fort malheureuse: +la chose devait être. Je la consolai, comme il faudrait toujours +consoler <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> les affligés, en pleurant avec elle... Elle me +demanda ce que Junot pensait de son divorce, et si, dans Paris, on en +parlait beaucoup. Le terrain était glissant. On blâmait l'Empereur +dans la masse des opinions de Paris. Mais comment oser lui dire que +Paris la plaignait? Je connaissais son imprudence: elle m'aurait +infailliblement nommée; elle eût été cause que l'Empereur m'aurait +témoigné un extrême mécontentement, et cela sans aucun but, sans +résultat et sans qu'il en pût résulter rien de bon pour elle. Je +lui répondis que je ne voyais jamais les rapports qu'on envoyait au +gouverneur de Paris, ce qui était vrai d'ailleurs, et que le duc +d'Abrantès en savait plus que moi.</p> + +<p>—«Eh bien! me dit-elle, engagez-le, de ma part, à venir déjeuner +demain avec moi.»</p> + +<p>Quelquefois elle avait un ou deux hommes à déjeuner avec elle, mais +très-rarement; en général, c'étaient des femmes.</p> + +<p>Elle fut extrêmement affectueuse avec moi ce même jour; et, pendant +le déjeuner, elle me combla de marques d'affection. Combien je +souffris encore en quittant les Tuileries ce jour-là ... car je +prévoyais que je n'y reviendrais plus pour elle.</p> + +<p>Je remarquai ce même jour où je déjeunai pour la dernière fois aux +Tuileries, la grande affluence de monde qui vint, après déjeuner, +pour faire sa cour <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> à l'Impératrice. «C'est tous les jours +ainsi, me dit madame Rémusat. Je ne puis vous dire combien je reçois +pour elle de marques d'intérêt! Tous les jours je dois répondre à +douze ou quinze lettres... On l'aime... Et puis, savons-nous qui nous +aurons?»</p> + +<p>Elle pensait comme moi! et je crois que son doute s'est terminé, +comme le mien, par une certitude qui nous fit encore plus regretter +Joséphine...</p> + +<p>«Concevez-vous, me dit madame de Rémusat, que plusieurs de ces dames +que vous voyez assises là , dans ce même salon, ont déjà minuté leur +demande à l'Empereur pour la nouvelle maison de l'Impératrice?»</p> + +<p>Je demeurai stupéfaite.</p> + +<p>«Oui,» poursuivit-elle, et elle me désigna sept dames du palais qui +n'avaient été nommées qu'à la demande de Joséphine; l'une d'elles, +entre autres, n'ayant aucune fortune, portant un nom ordinaire, et +n'étant enfin qu'une femme ordinaire elle-même, eh bien! cette femme +était une des premières en tête...</p> + +<p>J'ai toujours eu de la répulsion pour les caractères plats et +vils. J'éprouvai alors plus que cela: je ressentis une profonde +indignation;.. et lorsque <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> je rencontre l'une de ces +femmes-là aujourd'hui, je me fais violence pour la saluer...</p> + +<p>Mais lorsque j'appris que madame de Larochefoucault, parente et amie +de l'Impératrice... madame de Larochefoucault, que Joséphine n'avait +obtenue de Napoléon qu'à force de demandes et d'importunités, lorsque +j'appris que celle-là avait demandé à la quitter... à l'abandonner... +je le répète, j'ai éprouvé une de ces sensations plus douloureuses +pour ceux qui les éprouvent que pour ceux qui en sont l'objet. Que +sentent-ils ceux-là ? Puisqu'ils bravent la honte, ils ne la redoutent +pas!</p> + +<p>Enfin le divorce fut prononcé. Tous les liens qui attachaient +Napoléon à Joséphine furent rompus!... Ils avaient été mariés d'abord +à la mairie, puis ensuite devant l'église, quatre ou cinq jours avant +le sacre; le Pape le voulut ainsi, et Napoléon, qui espérait toujours +un enfant d'elle à cette époque, ne songeait pas encore au divorce...</p> + +<p>Ce premier contrat de mariage, ou plutôt le relevé de l'état civil, +est singulièrement fait; le nom de Joséphine y est étrangement +écrit<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45" title="Go to footnote 45"><span class="smaller">[45]</span></a>. Par exemple, <span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> l'Impératrice n'y est pas nommée +de la Pagerie. Elle est née le 20 juin 1763, et dans l'acte délivré +le 29 février 1829, sur lequel j'ai copié ce que je viens d'écrire, +lequel acte est aussi authentique que possible, puisqu'il est copié +sur l'état civil, il y est dit qu'elle est née le 23 juin 1767. +L'empereur, né le 5 août 1769, y est nommé comme étant né le 5 +février 1768. Je ne comprends rien à cela, et ne puis l'expliquer +que <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> d'une façon, c'est que Napoléon n'a pas voulu dire +qu'il avait épousé une femme plus âgée que lui de six ans... Il +s'en est rapproché autant qu'il l'a pu. On ne peut expliquer le +fait que de cette manière. Il est aussi à remarquer que l'officier +civil l'appelle toujours <i>Bonaparte</i>; lui, en signant, a écrit +<i>Buonaparte</i>. Ce n'est, en effet, qu'après Campo-Formio qu'il signa +<i>Bonaparte</i>. Quant au mariage chrétien, il fut béni par le cardinal +Fesch, dans la chapelle des Tuileries, ainsi que je l'ai dit, +quelques jours avant le sacre. Le prince Eugène emporta l'acte de +mariage avec lui en Italie. Sa famille doit toujours le posséder.</p> + +<p>La conduite du prince Eugène fut admirable dans cette circonstance. +Obligé par sa charge d'archi-chancelier d'État d'aller lui-même au +Sénat pour y lire le message de l'Empereur, ce que tout le monde +trouva d'une dureté accomplie, il fut admirable, et le peu de mots +qu'il laissa échapper de son cœur brisé fut retenti dans le +cœur de tous!...</p> + +<p>«Les larmes de l'Empereur,» dit le prince avec une noble dignité, +«suffisent à la gloire de ma mère!...»</p> + +<p>Belles paroles, et touchantes dans leur simplicité!...</p> + +<p>Je ne parlerai pas de tout ce qui eut lieu alors. Les journaux +ont raconté ce qui se fit... Les <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> choses officielles sont +généralement connues de tous. Je parlerai seulement de ce qui était +plus à portée de ma connaissance que de celle du public.</p> + +<p>Le lendemain du jour où le divorce fut publiquement annoncé (c'était, +je crois, le 16 ou le 17 décembre), je me disposai à aller à la +Malmaison, où l'Impératrice s'était retirée. Je fis demander à une +femme de la Cour, que je ne nommerai pas, si elle voulait que je la +conduisisse à la Malmaison: elle me répondit qu'elle <i>ne voulait</i> +pas y aller. Du moins celle-là n'était pas fausse, si elle était +ingrate. Je le fis proposer à une autre, qui refusa à l'appui d'un si +pauvre prétexte, qu'il aurait mieux valu pour elle qu'elle fît comme +la première. Je réfléchissais sur le peu de générosité et même de +respect humain qu'on rencontre dans ce pays de Cour, lorsque je reçus +un billet de la comtesse Duchatel.</p> + +<p>«Mon mari se sert de mes chevaux,» m'écrivait-elle; «voulez-vous +de moi? Je vous demande cela sans m'informer si vous allez à la +Malmaison; car je vous connais, et je suis sûre que vous avez le +besoin de consoler un cœur souffrant.»</p> + +<p>Et moi aussi, j'étais sûre qu'elle irait à la Malmaison.</p> + +<p>Je lui répondis avec joie que j'étais reconnaissante <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> +qu'elle m'eût choisie pour faire cette course, ou plutôt ce triste +pèlerinage avec elle; et que j'irais la prendre à une heure.</p> + +<p>Lorsque nous arrivâmes à la Malmaison, nous trouvâmes les avenues +remplies de voitures; je fus bien aise de voir cette affluence, et +je souffris moins en songeant à l'ingratitude de quelques personnes +plus remarquées par leur éloignement, alors que si elles y eussent +été... Lorsque nous fûmes entrées dans le château, nous eûmes de la +peine, une fois arrivées au billard, à parvenir au salon où se tenait +l'Impératrice.</p> + +<p>Nous la trouvâmes fort entourée. Jamais la Cour ne fut si grosse chez +elle, même aux plus beaux jours de sa faveur. Mais les souvenirs +de la Malmaison étaient terribles dans une pareille journée pour +la pauvre femme!... car ils étaient heureux!.. Elle paraissait +bien comprendre au reste toute la force de cette comparaison d'un +bonheur passé avec un malheur présent. Elle était assise près de +la cheminée, à droite en entrant, au-dessous du tableau d'Ossian, +par Girodet<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46" title="Go to footnote 46"><span class="smaller">[46]</span></a>... Sa figure était bouleversée. Elle avait eu la +précaution de mettre <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> une immense capote de gros de Naples +blanc, qui avançait sur ses yeux, et cachait ses larmes lorsqu'elle +pleurait plus abondamment à la vue de quelques personnes qui lui +rappelaient ses beaux jours passés. Lorsqu'elle me vit, elle me +tendit la main et m'attira à elle.</p> + +<p>—«J'ai presque envie de vous embrasser,» me dit-elle... «Vous êtes +venue le jour du deuil!...»</p> + +<p>Je pris sa main et la portai à mes lèvres... Elle me paraissait, en +ce moment, digne des respects de l'univers.</p> + +<p>Mais lorsque je la quittai pour aller m'asseoir, et que je pus +l'examiner à mon aise, il se joignit à ce sentiment une profonde +pitié, en voyant à quel point elle devait être malheureuse!... +C'était la douleur la plus vive, la plus avant dans l'âme. Elle +souriait à chaque arrivant, en inclinant doucement la tête avec +cette même grâce qu'elle avait toujours... Mais en même temps, on +voyait malgré ses efforts, les larmes jaillir de ses yeux... elles +roulaient sur ses joues, venaient tomber sur la soie de sa robe, et +cela sans effort. C'était le cœur qui repoussait au dehors les +larmes dont il était rempli. On voyait qu'il lui fallait pleurer, +ou bien qu'elle aurait étouffé... Je repartis vers cinq heures avec +madame Duchatel... Nous nous communiquâmes nos réflexions: elles +étaient les mêmes. <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> Et, en effet, tout ce qui avait une âme +ne pouvait penser que d'une manière.</p> + +<p>La reine Hortense était auprès de sa mère, pour l'aider à supporter +le poids de ces pénibles journées, qui avaient toute l'amertume de la +nouveauté d'un malheur... Nous parlâmes longtemps des temps passés... +Pauvre fleur brisée elle aussi!... Que d'heureux jours elle avait vu +s'écouler dans cette retraite enchantée... où, maintenant, le deuil +et le malheur étaient venus remplacer des joies que rien n'avait pu +égaler, comme rien aussi n'avait pu les faire oublier...</p> + +<p>—«Vous viendrez souvent nous voir, n'est-ce pas?» me dit-elle. Elle +vit que j'étais émue... et me prit la main en me disant: «J'ai tort +de vous demander une chose que je suis certaine que vous ferez.»</p> + +<p>Elle avait raison.</p> + +<p>L'Empereur fut presque reconnaissant pour les femmes qui avaient été +à la Malmaison. Celles qui, au contraire, n'y furent que plusieurs +jours après, furent mal notées dans son esprit... J'y remarquai, +dans les premiers moments, la duchesse de Bassano, la duchesse de +Rovigo, madame Octave de Ségur, madame de Luçay, sa fille, madame +de Ségur (Philippe), la duchesse de Raguse, toutes les dames de +la reine Hortense, la Maréchale Ney <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> et plusieurs dames du +palais, mais pas toutes... Comme l'Empereur n'avait rien ordonné, il +y eut plusieurs personnes qui crurent le deviner et faire merveille +en agissant contre sa parole en croyant suivre sa pensée, elles se +trompèrent en entier et le virent plus tard.</p> + +<p>La nouvelle cour de l'Impératrice à la Malmaison fut formée selon +son goût, pour la plus grande partie des femmes qui la composaient: +madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur et comme surintendante +de la maison de l'Impératrice, madame Octave de Ségur, madame de +Rémusat, madame de Vieil-Castel, madame Gazani, et puis, plus tard, +mesdemoiselles de Mackau et de Castellane. Tout cet entourage formait +une maison agréable, surtout en y ajoutant celle de la reine Hortense +et surtout elle-même... Quant aux hommes, excepté M. de Beaumont et +M. Pourtalès, je n'aimais pas les autres. M. de Monaco surtout et M. +de Montliveau étaient pour moi deux répulsifs; j'ai toujours eu en +aversion les hommes impolis; je ne sais pourquoi j'en ai peur comme +de quelque chose de nuisible. Cela annonce, dans une femme comme +dans un homme, au reste, de la sottise et de la méchanceté mêlée +d'orgueil. M. de M*****, au reste, inspirait le même sentiment; car +le jour où M. de Pourtalès le remplaça <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> comme écuyer, les +chevaux se réjouirent dans leur écurie. M. de Beaumont, chevalier +d'honneur de l'impératrice, était bon et fort amusant; je l'aimais +beaucoup, ainsi que son frère que nous avions chez Madame. L'autre +chambellan était M. de Vieil-Castel, homme considérablement nul. +Plus tard il y eut un autre homme que j'aimais et estimais bien +ainsi que sa femme; cet homme, attaché à la maison de l'Impératrice, +comme capitaine de ses chasses, M. Van Berchem, était le plus cher +ami de mon mari et il est demeuré le mien; il est celui, au reste, +de tous ceux qui ont du cœur et savent apprécier son noble et bon +caractère; sa femme, charmante personne, augmentait encore le nombre +des jolies femmes de la cour de la Malmaison.</p> + +<p>À mon retour d'Espagne j'y fus souvent: je n'aimais pas Marie-Louise +et j'aimais Joséphine. Elle m'engagea à venir pour quelques semaines +à la Malmaison; mais je ne pus accepter: j'étais alors bien malade +et l'état de ma santé ne fit qu'empirer. Mais j'y allais souvent et +toujours avec le même plaisir.</p> + +<p>La vie y était uniforme: l'Impératrice descendait à dix heures; à dix +heures et demie on servait le déjeuner, auquel se trouvaient toujours +quelques personnes de Paris; l'Impératrice plaçait auprès <span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> +d'elle les deux personnes les plus éminentes. Lorsque le vice-roi +était à la Malmaison, il se plaçait en face d'elle et mettait à ses +côtés les deux personnes après celles que sa mère avait choisies; +la reine Hortense également. Madame d'Arberg nommait aussi deux +personnes pour être placées à côté d'elle. Cet usage était pour dîner +comme pour déjeuner; après déjeuner, on allait se promener dans le +parc; c'était en 1809 la même allée qu'en 1800. On allait jusqu'à la +serre, ou bien, l'Impératrice allait voir les pintades, les faisans +dorés qui étaient dans les volières avec d'autres oiseaux rares, et +leur porter du pain. Quelquefois après dîner, et en été nous allions +sur l'eau avec le vice-roi qui nous faisait des peurs à mourir, puis +on rentrait; l'Impératrice se plaçait à son métier de tapisserie, et +lorsqu'il y avait peu de monde, on faisait la lecture, tandis que +l'aiguille passait et repassait dans le canevas. Mais à la Malmaison +cependant, il était difficile que cela fût. Après dîner, le plus +souvent on allait se promener, et en rentrant on faisait de la +musique dans la galerie, tandis que l'Impératrice faisait un wisk ou +ses éternelles patiences... On prenait le thé et puis la soirée était +terminée. Une fois que l'impératrice fut revenue à la Malmaison comme +dans un exil, il fut impossible d'y ramener cette gaieté qui y avait +<span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> régné pendant les premières années du Consulat. Ainsi, il +n'y eut plus de spectacle et la salle ne servit plus à rien. Navarre +fut plus bruyant. Je raconterai la vie de Navarre dans la troisième +partie de cet article.</p> + +<h2><span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> TROISIÈME PARTIE.</h2> + +<h3>NAVARRE.</h3> + +<p>C'était un beau lieu que Navarre, mais humide et malsain; il y +avait des arbres tels que la Normandie les produit, de ces arbres +séculaires qui ont vu passer sous leur ombrage ce qui fut, ce qui est +et qui bientôt ne doit plus être. Le parc était planté à la manière +de Le Nôtre et en partie à l'anglaise: le dernier duc de Bouillon, +qui mourut tranquillement à Navarre et que tout le monde aimait et +qui aimait à son tour beaucoup de gens et beaucoup de choses, entre +autres la joie et le plaisir; le dernier Duc avait jadis orné la +terre de Navarre, où il passait une partie de sa vie, avec une grande +recherche. Cette recherche avait même quelque peu d'extrême qui +touchait à l'inconvenance; il y avait un peu de mœurs payennes +dans la vie du Duc; et l'on disait que la distribution du parc en +avait un grand reflet. On racontait traditionnellement beaucoup de +choses sur un certain temple que je n'ai plus trouvé <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> à +Navarre lorsque j'y suis allée, mais dont le souvenir était toujours +dans le pays. Le Duc aimait aussi les fleurs avec passion et +cultivait, à Navarre, les plus belles qui fussent alors connues en +France; le Duc avait de grandes et belles manières; il voulait que +tout ce qui était chez lui eût, comme lui, ce qui pouvait lui plaire. +Or il pensait aussi que les fleurs et les jolis visages étaient +les objets les plus agréables à la vue. En conséquence, il était +ordonné à une des jeunes filles attachées aux serres et au jardin de +fleurs du Prince de porter le matin un bouquet dans la chambre de la +dernière personne arrivée, quelle qu'elle fût, femme ou garçon... et +d'être parfaitement à ses ordres!... Cet usage assez bizarre était +encore en exercice au moment de la Révolution.</p> + +<p>Rien de charmant comme la vie de Navarre, du vivant de M. le duc de +Bouillon: quand la Révolution éclata, il était fort souffrant et +presque hors d'état de faire lui-même les honneurs de sa magnifique +demeure à ceux qui allaient lui faire leur cour; mais on voit par ce +que je viens de dire qu'il prenait soin de ses hôtes... Il portait +la sollicitude à cet égard aussi loin qu'un particulier de nos jours +le ferait. On allait prendre les ordres de la personne nouvellement +arrivée, le matin dans son appartement; elle déjeunait chez elle, +seule, ou <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> bien avec les personnes désignées par elle. Si on +voulait aller se promener, on le pouvait en demandant une calèche et +des chevaux; on dînait même chez soi, si la chose convenait. C'était, +au reste, la coutume de presque tous les châteaux de princes<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47" title="Go to footnote 47"><span class="smaller">[47]</span></a>.</p> + +<p>Lorsque Joséphine fut à Navarre, elle trouva le parc dans un triste +état, à cause de l'humidité causée par la rupture de plusieurs +canaux. Elle demanda à l'Empereur une somme très-forte pour réparer +Navarre, et cela fut trouvé étrange, à cause du moment quelle choisit +pour faire cette demande, d'autant mieux que quelques semaines avant +l'Empereur lui avait accordé ce qu'on va voir dans la lettre que je +transcris en ce moment sur la lettre originale écrite à l'impératrice +Joséphine. On verra que Napoléon savait comment pouvoir la consoler +de toutes choses.</p> + +<p class="p2 center">À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON.</p> + +<p class="date">Dimanche à 8 heures du soir 1810<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48" title="Go to footnote 48"><span class="smaller">[48]</span></a>.</p> + +<p>«J'ai été bien content de t'avoir vue hier; je <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> sens combien +ta société a de charmes pour moi. J'ai travaillé aujourd'hui avec +Estève. J'ai accordé 100,000 francs pour l'extraordinaire de 1810, +pour Malmaison; tu peux donc faire planter tant que tu le voudras; +tu distribueras cette somme comme tu l'entendras. J'ai chargé aussi +Estève de remettre 200,000 francs aussitôt que le contrat de la +maison Julien<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49" title="Go to footnote 49"><span class="smaller">[49]</span></a> serait passé... J'ai ordonné que l'on paierait ta +parure de rubis, laquelle sera évaluée par l'intendance, car je ne +veux pas de voleries de bijoutiers. Ainsi voilà déjà 400,000 francs +que cela me coûte.</p> + +<p>»J'ai ordonné que l'on tînt le million que la liste civile doit te +donner pour 1810, à la disposition de ton homme d'affaires pour payer +tes dettes.</p> + +<p>»Tu dois trouver dans l'armoire de Malmaison 5 ou 600,000 francs; tu +peux les prendre pour faire ton argenterie et ton linge.</p> + +<p>»J'ai ordonné qu'on te fît un beau service de porcelaine à Sèvres; +l'on prendra tes ordres pour qu'il soit très-beau.</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p class="p2"><span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> Voici une lettre écrite à l'Impératrice par l'Empereur, +quelques jours après la précédente:</p> + +<p class="p2 center">À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON.</p> + +<p class="date">Samedi, à une heure après midi.</p> + +<p>«Mon amie, j'ai vu Eugène, qui m'a dit que tu recevrais les Rois<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50" title="Go to footnote 50"><span class="smaller">[50]</span></a>. +J'ai été au conseil jusqu'à huit heures. Je n'ai dîné seul qu'à cette +heure-là .</p> + +<p>»Je désire bien te voir. Si je ne viens pas aujourd'hui, je viendrai +après la messe.</p> + +<p>»Adieu, mon amie<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51" title="Go to footnote 51"><span class="smaller">[51]</span></a>! J'espère te trouver sage et bien portante. Ce +temps-là doit bien te peser.</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p class="p2">En voici une autre que je transcris ici, pour répondre aux sottes +jalousies de Marie-Louise, et montrer la loyauté et la délicatesse de +l'Empereur en se séparant de Joséphine.</p> + +<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> À L'IMPÉRATRICE, À L'ÉLYSÉE NAPOLÉON<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52" title="Go to footnote 52"><span class="smaller">[52]</span></a>.</p> + +<p class="date">19 février 1810.</p> + +<p>«Mon amie, j'ai reçu ta lettre; mais les réflexions que tu fais +peuvent être vraies. Il y a peut-être du danger à nous trouver sous +le même toit pendant la première année. Cependant la campagne<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53" title="Go to footnote 53"><span class="smaller">[53]</span></a> de +Bessières est trop loin pour revenir; d'un autre côté, je suis bien +enrhumé, et je ne suis pas sûr d'y aller.</p> + +<p>»Adieu, mon amie!</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p class="p2 center">À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON.</p> + +<p class="date">Le 12 mars 1810.</p> + +<p>«Mon amie, j'espère que tu auras été contente de ce que j'ai fait +pour Navarre... Tu y auras vu un <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> nouveau témoignage du +désir que j'ai de t'être agréable.</p> + +<p>»Fais prendre possession de Navarre; tu pourras y aller le 25 mars, +et y passer le mois d'avril.</p> + +<p>»Adieu, mon amie!</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p class="p2 center">DE L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE À L'EMPEREUR NAPOLÉON, À COMPIÈGNE.</p> + +<p class="date">Navarre, le 19 avril 1810.</p> + +<p>«Sire,</p> + +<p>»J'ai reçu par mon fils l'assurance que Votre Majesté consent à mon +retour à Malmaison, et qu'elle veut bien m'accorder les avances que +je lui ai demandées pour rendre le château de Navarre habitable.</p> + +<p>»Cette double faveur, sire, dissipe en grande partie les grandes +inquiétudes et même les craintes que le long silence de Votre Majesté +m'avait inspirées. J'avais peur d'être entièrement bannie de son +souvenir. Je vois aujourd'hui que je ne le suis pas. Je suis donc +moins malheureuse et même aussi heureuse qu'il m'est possible de +l'être désormais.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> »J'irai à la fin du mois à la Malmaison, puisque votre +majesté n'y voit aucun obstacle; mais, je dois vous le dire, sire, je +n'aurais pas sitôt profité de la liberté que Votre Majesté me laisse +à cet égard, si la maison de Navarre n'exigeait pas, pour ma santé +et pour celle des personnes attachées à ma maison, des réparations +urgentes. Mon projet est de demeurer à Malmaison fort peu de temps. +Je m'en éloignerai bientôt pour aller aux eaux; mais pendant que je +serai à Malmaison, Votre Majesté peut être sûre que j'y vivrai comme +si j'étais à mille lieues de Paris. J'ai fait un grand sacrifice, +sire, et chaque jour je sens davantage toute son étendue... Cependant +ce sacrifice sera ce qu'il doit être: il sera entier de ma part. +Votre Majesté ne sera troublée dans son bonheur par aucune expression +de mes regrets.</p> + +<p>»Je ferai sans cesse des vœux pour que Votre Majesté soit +heureuse; peut-être même en ferai-je pour la revoir. Mais, que +Votre Majesté en soit convaincue, je respecterai toujours sa +nouvelle situation. Je la respecterai en silence; confiante dans les +sentiments qu'elle me portait autrefois, je n'en provoquerai aucune +preuve nouvelle. J'attendrai tout de sa justice et de son cœur.</p> + +<p>»Je ne lui demanderai qu'une grâce, c'est qu'elle <i>cherche même un +moyen</i> de convaincre <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> quelquefois, et moi-même et ceux qui +m'entourent, que j'ai toujours une petite place dans son souvenir +et une grande place dans son estime et dans son amitié. Ce moyen, +quel qu'il soit, adoucira mes peines, sans pouvoir, ce me semble, +compromettre ce qui m'importe avant tout, le bonheur de Votre +Majesté<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54" title="Go to footnote 54"><span class="smaller">[54]</span></a>.</p> + +<p class="authorsc">»Joséphine.»</p> + +<p class="p2 center">À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, À NAVARRE.</p> + +<p class="date">Compiègne, 21 avril 1810.</p> + +<p>«Mon amie, je reçois ta lettre du 19 avril; elle est d'un mauvais +style. Je suis toujours le même; <i>mes pareils</i> ne changent jamais. Je +ne sais ce qu'Eugène a pu te dire. Je ne t'ai pas écrit, parce que +tu ne l'as pas fait, et que j'ai désiré tout ce qui pouvait t'être +agréable.</p> + +<p>»Je vois avec plaisir que tu ailles à Malmaison, et que tu sois +contente; moi, je le serai de recevoir de tes nouvelles et de te +donner des miennes. Je <span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> n'en dis pas davantage, jusqu'à ce +que tu aies comparé ta lettre à la mienne; et, après cela, je te +laisse juger qui est meilleur ou de toi ou de moi.</p> + +<p>»Adieu, mon amie; porte-toi bien, et sois juste pour toi et pour moi.</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p class="p2">Je vais maintenant aborder un sujet délicat et peu traité jusqu'à +cette heure. Il est relatif à Joséphine et à tout ce qui l'entourait. +J'ai fait voir, par les différentes lettres que j'ai transcrites de +l'Empereur et de l'Impératrice, et données par la reine Hortense +elle-même, que Napoléon avait eu, dans toute l'affaire du mariage et +dans celle du divorce, une délicatesse vraiment admirable. Sa réponse +à l'Impératrice est remplie de cœur, tandis qu'il faut convenir +que la lettre de Joséphine contenait des pensées vraiment pénibles +à faire connaître pour une autre femme. Cette demande d'argent, au +moment où l'Empereur venait de lui accorder deux millions<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55" title="Go to footnote 55"><span class="smaller">[55]</span></a> et un +magnifique service de porcelaine de Sèvres, était peu délicate... +Tout <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> cela, ajouté à la volonté de Napoléon de rendre +Marie-Louise heureuse, me prouverait qu'il n'était pas étranger à +une lettre qui fut écrite à l'Impératrice, par madame de Rémusat, +lorsqu'elle fut à Genève en 1810.</p> + +<p>Cette lettre est un document précieux pour l'histoire, c'est encore +la reine Hortense qui nous l'a fait connaître et en a fourni +l'original.</p> + +<p>L'Impératrice avait demandé la permission à l'Empereur de faire ce +voyage d'Aix en Savoie, et l'avait entrepris avec une volonté de +faire parler d'elle. Napoléon en eut de l'humeur; il lui parut que, +dans cette première année, une retraite complète valait mieux qu'un +voyage. L'Impératrice voyagea sous le nom de madame d'Arberg, et +visita une partie de la Suisse. Ce fut dans ce voyage qu'elle faillit +périr, dit-on, sur le lac de Genève, dans une promenade où elle se +trouvait dans la même barque que plusieurs personnes de Paris comme +M. de Flahaut, etc. L'Empereur, en l'apprenant, lui écrivit cette +lettre:</p> + +<p class="p2 center">À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, AUX EAUX D'AIX EN SAVOIE.</p> + +<p class="date">Saint-Cloud, 10 juin 1810.</p> + +<p>«J'ai reçu ta lettre; j'ai vu avec peine le danger <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> que tu +as couru. Pour une habitante d'une île de l'océan, mourir dans un +lac, c'eût été fatalité.</p> + +<p>»La Reine<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56" title="Go to footnote 56"><span class="smaller">[56]</span></a> se porte mieux, et j'espère que sa santé deviendra +bonne. Son mari est en Bohême, à ce qu'il paraît, ne sachant que +faire.</p> + +<p>»Je me porte assez bien, et te prie de croire à tous mes sentiments.</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p class="p2">C'est alors que Joséphine acheta cette maison ou plutôt ce petit +château de Prégny, près de Genève. Tout cela ne plut pas à +l'Empereur. Il vit là -dedans cette continuation d'un manque continuel +de dignité... Enfin, il en eut de l'humeur, et beaucoup. Quoi qu'il +en soit, l'Impératrice reçut tout à coup une lettre de madame de +Rémusat, qui, après l'avoir d'abord accompagnée, était ensuite +revenue à Paris. Je rapporte ici cette lettre presque en son entier, +parce que, dans la vie de l'Impératrice, elle est fort importante. +Joséphine logeait alors dans l'auberge de Secheron, chez Dejean.</p> + +<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> LETTRE DE MADAME DE RÉMUSAT À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE.</p> + +<p>«Madame,</p> + +<p>»J'ai un peu tardé d'écrire à Votre Majesté, parce qu'elle m'avait +ordonné à mon retour de lui conter quelque chose de la grande ville. +Si j'avais suivi mon impatience, dès le lendemain de mon arrivée +je lui aurais adressé les expressions de ma reconnaissance. Ses +bontés pour moi sont notre entretien ordinaire depuis que je suis +rentrée dans mon intérieur; en retrouvant mon mari, mes enfants, j'ai +rapporté au milieu d'eux le souvenir des heures si douces que je vous +dois<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57" title="Go to footnote 57"><span class="smaller">[57]</span></a>.</p> + +<p class="noindent lspaced1"> +.......................<br> +.......................</p> + +<p>»... Je n'ai pas encore paru à la cour; mais j'ai déjà vu quelques +personnages importants, et j'ai été questionnée sur Votre Majesté +avec trop de soin, pour qu'il ne m'ait pas été facile de conclure +que ces questions qui m'étaient adressées venaient d'un intérêt plus +élevé. On me demandait souvent des nouvelles de votre santé; on +voulait <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> savoir comment vous passiez votre temps; si vous +étiez tranquille, heureuse, dans la retraite où vous aviez vécu; si +vous aviez reçu sur votre route les témoignages d'affection que vous +méritez d'inspirer. Combien il m'était doux de n'avoir à répondre que +des choses satisfaisantes, etc...</p> + +<p>»... Mais, madame, j'ai questionné à mon tour; j'ai observé de +mon côté, et j'ose soumettre à votre raison le résultat de mes +observations, avec la confiance de mon attachement.</p> + +<p>»La grossesse de l'Impératrice est une joie publique, une espérance +nouvelle, que chacun saisit avec empressement. Votre Majesté le +comprendra facilement, elle, à qui j'ai vu envisager ce grand +événement, comme la récompense d'un grand sacrifice. Eh bien! madame, +d'après ce que j'ai cru remarquer, il me semble qu'il vous reste +encore un pas à faire, pour mettre le complément à votre ouvrage, +et je me sens la force de m'expliquer, parce qu'il paraît que la +dernière privation que votre raison vous impose ne peut être pour +cette fois que momentanée... Vous vous rappelez sans doute d'avoir +regretté quelquefois avec moi que l'Empereur n'eût pas, au moment de +son mariage, pressé l'entrevue de deux personnes qu'il se flattait de +rapprocher facilement, parce qu'il les réunissait <i>alors</i> dans ses +affections. Vous m'avez <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> dit que, depuis, il avait espéré +qu'une grossesse, en tranquillisant l'Impératrice sur ses droits, +lui donnerait les moyens d'accomplir le vœu de son cœur. Mais, +madame, si je ne me suis pas trompée dans mes observations, le temps +n'est pas venu pour un pareil rapprochement.</p> + +<p>»L'Impératrice paraît avoir apporté avec elle une imagination vive et +prompte à s'alarmer... Elle aime avec la tendresse, avec l'abandon +d'un premier amour; mais ce sentiment même semble porter avec lui +un peu d'inquiétude, dont il est, en effet, si rarement séparé... +La preuve en est dans une petite anecdote que le Grand-Maréchal m'a +racontée, et qui appuiera ce que j'ai l'honneur de dire à Votre +Majesté.</p> + +<p>»Un jour, l'Empereur, se promenant avec elle dans les environs de la +Malmaison, lui offrit, en votre absence, de voir ce joli séjour. À +l'instant même, le visage de l'Impératrice fut inondé de larmes... +Elle n'osait pas refuser, mais les marques de sa douleur étaient trop +visibles pour que l'Empereur essayât d'insister. Cette disposition +à la jalousie, que le temps affaiblira sans doute, ne pourra être +qu'augmentée dans ce moment par la présence de Votre Majesté... +Elle se souviendra peut-être que cet été, en la voyant si fraîche, +si reposée, j'oserai dire si embellie par <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> le calme de la +vie que nous menions, j'osai lui dire, en riant, qu'il n'y avait +pas d'adresse à rapporter à Paris tant de moyens de succès, et que +je sentais parfaitement qu'à la place d'une autre je serais tout +au moins inquiète. En vérité, madame, cette plaisanterie me semble +aujourd'hui le cri de la raison... Le Grand-Maréchal<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58" title="Go to footnote 58"><span class="smaller">[58]</span></a>, avec lequel +j'ai causé, m'a témoigné aussi des inquiétudes que je partage... Il +m'a paru qu'il n'osait pas faire expliquer l'Empereur sur un sujet +qu'il ne traite qu'avec douleur. Il m'a parlé avec un accent vrai de +cet attachement que vous inspirez encore, qui doit lui-même inviter +à une grande circonspection. Les nouvelles situations inspirent de +nouveaux devoirs; et, si j'osais, je dirais qu'il n'appartient pas à +une âme comme la vôtre de rien faire qui puisse engager l'Empereur à +manquer aux siens<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59" title="Go to footnote 59"><span class="smaller">[59]</span></a>.</p> + +<p>»Ici, au milieu de la joie que cause cette grossesse, à l'époque de +la naissance d'un enfant attendu avec tant d'impatience, au milieu +des fêtes qui suivront cet événement, que feriez-vous, madame?... +Que ferait l'Empereur, qui se devrait <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> aux ménagements +qu'exigerait l'état de cette jeune mère, et qui serait encore +troublé par le souvenir des sentiments qu'il vous conserve?... Il +souffrirait, quoique votre délicatesse ne se permît de rien exiger. +Mais vous souffririez aussi; vous n'entendriez pas impunément le cri +de tant de réjouissances, livrée, comme vous le seriez peut-être, +à l'oubli de toute une nation, ou devenue l'objet de la pitié de +quelques-uns qui vous plaindraient peut-être, mais seulement par +esprit de parti. Peu à peu votre situation deviendrait si pénible, +qu'un éloignement complet parviendrait seul à tout remettre en ordre. +Puisque j'ai commencé, souffrez que j'achève... Il vous faudrait +quitter Paris. La Malmaison, Navarre même, seraient trop près des +clameurs d'une ville oisive et quelquefois malintentionnée. Obligée +de vous retirer, vous auriez l'air de fuir par ordre, et vous +perdriez tout l'honneur que donne l'initiative dans une conduite +généreuse.</p> + +<p>»Voilà les observations que j'ai voulu vous soumettre; voilà le +résultat des longues conversations que j'ai eues avec mon mari, +et encore d'un entretien <i>que le hasard</i> m'a procuré avec le +Grand-Maréchal. Moins animé que nous sur vos intérêts, et accoutumé, +comme vous le savez, à ne pas arrêter ses opinions quand il n'a +pas reçu d'ordre de <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> les transmettre, c'est avec beaucoup +de temps et un peu d'adresse que j'ai tiré de lui quelques-unes +de ses pensées. Mais aussitôt que je les ai entrevues, j'ai pu +conclure qu'il vous restait encore un sacrifice à faire, et qu'il +était digne de vous de ne point attendre les événements, et de les +prévenir en écrivant à l'Empereur pour lui annoncer une courageuse +détermination. En lui évitant un embarras dont vous l'empêchez seule +de sortir, vous acquerrez de nouveaux droits à sa reconnaissance. Et, +d'ailleurs, outre la récompense toujours attachée à une action droite +et raisonnable, avec cet aimable caractère qui vous distingue, cette +disposition à plaire et à vous faire aimer, peut-être trouverez-vous +dans un voyage un peu plus prolongé des plaisirs que vous ne prévoyez +pas d'abord. À Milan, le spectacle si doux des succès mérités d'un +fils vous attend. Florence, Rome même, offriraient à vos goûts +des jouissances qui embelliraient cet éloignement momentané. Vous +trouveriez à chaque pas, en Italie, des souvenirs que l'Empereur ne +s'irriterait pas de voir renouveler, parce qu'ils s'attachent pour +lui aux époques de sa première gloire.</p> + +<p>»Tout ce que m'a dit le Grand-Maréchal me prouve assez que Sa +Majesté veut que vous conserviez à jamais les dignités du rang où +vous avez <span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> été élevée par ses succès et sa tendresse. Et +cependant l'hiver se passerait; la saison où l'on peut habiter +Navarre vous ramènerait aux occupations d'embellissements qui vous +y attendent. Le temps, ce grand réparateur de toutes choses, aurait +tout consolidé, et vous auriez mis le complément à cette conduite +noble qui vous assure la reconnaissance de toute une nation. Je ne +sais si je m'abuse, madame, mais je crois qu'il y a encore du bonheur +dans l'exercice de semblables devoirs. Le cœur d'une femme sait +trouver du plaisir dans le sacrifice qu'il fait à celui qu'elle aime. +Prévenir l'embarras dont l'Empereur pourrait sortir lui-même, s'il +vous aimait moins; rassurer les inquiétudes d'une jeune femme, que le +temps et cette expérience de vous-même rendront plus calme: tout cela +est digne de vous. Si vous étiez moins sûre de l'effet que peuvent +encore produire les grâces de votre personne, votre rôle serait +moins difficile; mais il me semble que c'est parce que Votre Majesté +sait très-bien qu'elle possède des avantages qui peuvent établir une +concurrence, qu'elle doit avoir la délicatesse de tous les procédés.</p> + +<p>»J'espère que Votre Majesté me pardonnera une aussi longue lettre, +et les réflexions qu'elle contient. Quand j'appuie si fortement sur +cette <span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> <i>impérieuse nécessité</i> de s'éloigner de nous pour +quelque temps, je me flatte qu'elle daignera penser que, peut-être, +jamais je ne lui ai donné de plus véritables marques des sentiments +qui m'attachent à elle.</p> + +<p>»Je suis, avec un profond respect, madame, de Votre Majesté,</p> + +<p>»La très-humble et très-obéissante servante,</p> + +<p class="author">»<span class="smcap">Vergennes de Rémusat</span><a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60" title="Go to footnote 60"><span class="smaller">[60]</span></a>.»</p> + +<p class="p2">Maintenant, voici la lettre écrite par l'Empereur, et que Joséphine +reçut presque en même temps que celle de madame de Rémusat.</p> + +<p class="p2 center">À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, À GENÈVE.</p> + +<p class="date">Fontainebleau, 1<sup>er</sup> octobre 1810.</p> + +<p>«J'ai reçu ta lettre. Hortense, que j'ai vue, te dira ce que je +pense. Va voir ton fils cet hiver; <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> reviens aux eaux +d'Aix l'année prochaine, ou bien reste au printemps à Navarre. Je +te conseillerais bien d'aller à Navarre tout de suite, si je ne +craignais que tu ne t'y ennuiasses. Mon opinion est que tu ne peux +être, l'hiver, convenablement <i>qu'à Milan ou à Navarre</i>. Après cela, +j'approuve tout ce que tu feras; car je ne veux te gêner en rien.</p> + +<p>»Adieu, mon amie. L'Impératrice est grosse de quatre mois. Je +nomme madame de Montesquiou gouvernante des enfants de France. +Sois contente et ne te monte pas la tête; ne doute jamais de mes +sentiments.</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p class="p2">De toutes les choses adroitement combinées que l'Empereur ait jamais +pu entreprendre ou tenter, je n'en connais pas une au-dessus de +celle-ci; mais pour rendre justice à chacun, rien ne peut aussi +égaler l'adresse avec laquelle madame de Rémusat a exécuté ou plutôt +tenté la mission... Quelle admirable lettre! surtout lorsqu'on +connaît la personne à laquelle elle a été écrite! Comme Joséphine +est enveloppée dans un filet de flatterie, qui devait l'empêcher de +regarder en arrière, et devait, en effet, la faire courir au-devant +de nouvelles fêtes, de nouveaux succès; mais l'excès même de la +chose, sa perfection, fut ce qui en empêcha la <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> réussite: +convaincue de cette pensée, que madame de Rémusat cherchait à lui +inculquer, pour lui inspirer une noble résolution, Joséphine se +crut toujours passionnément aimée de l'Empereur; mais ce n'était +plus vrai: sans doute il l'avait aimée d'amour, mais les temps +non-seulement étaient changés, mais les circonstances, <span class="smcap">TOUT</span> +l'était autour d'elle et dans elle-même. Cette flatterie de madame de +Rémusat, sur son état de santé, était précisément ce qui l'empêchait +de plaire comme par le passé. Le grand charme de Joséphine était +dans la grâce de sa tournure, bien plus que dans la beauté de son +visage; elle n'avait aucun trait, et son visage avait en lui-même +un défaut, qui était tellement terrible et redoutable que jamais +on n'a songé à placer l'amour à côté de cette infirmité dans son +royaume; je veux parler bien moins encore de ses dents entièrement +perdues, que de l'épouvantable résultat qui en provenait. À l'époque +où madame de Rémusat lui écrivait cette lettre, Joséphine commençait +à prendre aussi cet embonpoint qui lui enleva sa charmante tournure. +Sans doute, la grâce qui était inhérente à sa nature ne l'abandonna +jamais; on la retrouvait partout, et toujours dans le moindre +mot, dans un geste; mais qu'est-ce qu'un geste et un mot gracieux +pour combattre une jeune personne de dix-huit ans, grande, forte +peut-être, <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> mais d'une fraîcheur de rose, quoique laide, +ayant de beaux cheveux, de belles dents, une haleine fraîche et pure, +et cette foule d'avantages qui entourent toujours la jeunesse dans +ses premiers jours et son premier bonheur. Ensuite, ce qu'on savait +très-bien, c'est que l'Empereur en était fort occupé. Il cherchait +tous les moyens de la rendre heureuse, et je suis convaincue que +connaissant la légèreté de Joséphine, et cependant l'effet profond +que devait produire l'annonce de la grossesse de Marie-Louise, il +redouta pour le repos de tous des scènes qui seraient publiques, se +passant à la Malmaison et à Navarre, devant plus de vingt femmes. +Madame de Rémusat fut donc chargée de la délicate mission de faire +comprendre à l'impératrice Joséphine que l'impératrice Marie-Louise +devenait la véritable souveraine, du moment qu'elle donnait tout à +la fois à l'Empereur un héritier comme père et chef de famille, et +un successeur comme souverain d'un grand empire; mais ces pensées +étaient trop élevées pour elle; elle n'ouvrit l'oreille qu'aux sons +qui lui apportaient cette conviction après laquelle elle courait, +depuis le jour où pour la première fois on fit retentir autour d'elle +le mot de divorce... Quoi qu'il en fût, l'Empereur lui fit donc +écrire par madame de Rémusat. Joséphine ne comprit ni la lettre de +l'Empereur, ni celle de <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> madame de Rémusat, elle ne tint +compte <i>d'aucun avis</i>. Elle revint à la Malmaison d'abord; puis +ensuite elle partit pour Navarre, où elle passa l'hiver, s'amusant +et ayant autour d'elle une petite cour. Napoléon fut vivement +contrarié; quelque soin qu'il apportât à ne laisser approcher de +Marie-Louise que des personnes sûres, telles que la duchesse de +Montebello, dont l'esprit juste et posé, quoiqu'elle fût jeune, et +les soins assidus empêchaient tous les propos absurdes d'arriver +à l'Impératrice, cependant la dame d'honneur n'était pas toujours +là ... Il y avait d'autres femmes, que je ne veux pas nommer et que +leur service amenait auprès de Marie-Louise. Celles-là n'étaient pas +comme la duchesse de Montebello. On racontait à Marie-Louise que +Joséphine avait telle ou telle qualité, une beauté, un agrément, une +perfection, tellement accomplis, qu'il fallait désespérer de jamais +l'égaler, et tout cela dit de manière à redouter la ressemblance, +parce qu'à chaque chose arrivait le correctif. Un jour l'Empereur +entra chez Marie-Louise à l'improviste, et la trouva pleurant. +C'était deux mois à peu près après la naissance du roi de Rome... En +voyant son visage rosé, ordinairement l'image de la santé et même +de la gaieté d'une enfant, tout couvert de larmes, l'Empereur fut +alarmé.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> —«Qu'avez-vous, Louise? lui demanda-t-il en la prenant dans +ses bras... Eh bien continua-t-il en riant, que caches-tu donc là ?..»</p> + +<p>Et cherchant à voir ce que l'Impératrice cherchait à lui dérober sous +son châle, il prit dans sa main un petit médaillon renfermant un +portrait. Quelle fut sa surprise en reconnaissant celui de Joséphine! +mais charmant et rajeuni de plus de vingt ans; c'était Joséphine à +vingt-cinq tout au plus, et mise néanmoins comme au moment où le +portrait était entre les mains de la jalouse jeune femme.</p> + +<p>—«Qui t'a donné ce portrait, Louise?» dit l'Empereur avec un +sentiment de colère qui faisait craindre pour celui ou celle qui +aurait excité cette colère?...</p> + +<p>L'Impératrice ne répondit rien, mais ses sanglots redoublèrent et +elle se jeta dans les bras de l'Empereur en le serrant convulsivement +contre elle.</p> + +<p>—«Enfant! dit Napoléon ému par l'effusion d'un sentiment qu'il +devait alors croire vrai... Enfant! qu'as-tu donc? pourquoi ces +larmes? Encore une fois, Louise, qui t'a remis ce portrait?.. je veux +le savoir, poursuivit-il en frappant du pied avec colère...»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> Marie-Louise fut effrayée; mais elle ne répondit rien.</p> + +<p>—«Eh bien!.. tu ne veux pas me le dire?..</p> + +<p>—Je n'en sais rien, murmura-t-elle d'une voix tremblante, je l'ai +trouvé sur ce canapé comme j'entrais tout-à -l'heure dans cette +chambre.</p> + +<p>—Et pourquoi pleurais-tu en regardant ce portrait?» Marie-Louise +sanglotait encore plus fort et continuait à cacher son visage en +pleurs dans la poitrine de Napoléon. Il la serra dans ses bras et +lui dit avec amour de ces paroles qui vont au cœur quand elles +sont vraies, et Napoléon a été aimant et sincère avec la femme qui +a eu la lâcheté de l'abandonner dans son malheur. Enfin, il parvint +à la calmer, mais ce fut au bout d'un long temps. L'impératrice +Marie-Louise l'aimait alors, je dois le croire au moins.</p> + +<p>Quelle sourde manœuvre employait aussi le parti de Navarre! +N'est-il pas possible que l'Empereur, en apprenant qu'on mettait +en œuvre de semblables moyens, se résolût à éloigner Joséphine +pendant la grossesse et les couches de Marie-Louise? Un événement de +bien peu d'importance amène souvent des effets terribles dans l'une +ou l'autre de ces deux positions. Je crois que la lettre de madame de +Rémusat fut le résultat de quelque tentative du genre de celle du +portrait. <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> Napoléon ne voulait cependant pas être <i>tyran</i>, +même à la façon de croque-mitaine, et il <i>l'engagea</i> seulement à +aller à Milan; Joséphine ne comprenait pas les hautes résolutions +d'un grand cœur. Lorsqu'elle avait enfin cédé pour écrire cette +fameuse lettre au président du Sénat, sans que l'Empereur le +sut, elle avait été surtout frappée de l'idée de porter le deuil +immédiatement après la lettre partie, et de le porter pendant un +an!...</p> + +<p>L'Empereur savait tout cela. Une âme tendre et en même temps élevée, +une femme digne de son affection, la seule femme qu'il ait aimée +enfin, et qui existe toujours à Paris, me présente le type de la +femme que j'aurais voulue à l'Empereur. Je ne parle pas ici de la +femme qui fut sa maîtresse en Égypte, une nommée Pauline<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61" title="Go to footnote 61"><span class="smaller">[61]</span></a>, sur +laquelle il <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> existe quelques biographies, toutes inconnues, +parce que la femme n'est pas un texte à biographie; et une fois qu'on +a dit qu'elle avait été la maîtresse de Napoléon on a dit la plus +belle page de sa vie; mais on les trouve cependant en les cherchant; +je parle d'une femme digne d'être aimée d'un homme comme l'Empereur; +et certes il en est peu... Voilà le caractère que j'aurais voulu à la +femme qui partageait le premier trône du monde avec lui!</p> + +<p>Lorsque le divorce fut public, je parlai sur ce fait comme les +autres. On racontait alors que l'Impératrice-Mère avait, en Russie, +refusé la main de la Grande-Duchesse. Il paraissait incertain que +nous obtinssions la princesse autrichienne... Dans cette sorte +d'incertitude peu convenable pour la France, je dis que je ne +comprenais pas comment l'Empereur ne prenait pas le parti de choisir +dans les familles qui l'entouraient. Le cardinal Maury, qui dînait +chez moi, me dit:</p> + +<p>—«Mais où donc voulez-vous qu'il prenne une femme?...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> —Où je veux qu'il choisisse une femme, monseigneur?... Dans +la noblesse ancienne et illustrée, ou bien dans la sienne.»</p> + +<p>Le cardinal me regarda attentivement.</p> + +<p>—«Oui, je prétends que si demain l'ancienne noblesse voyait une de +ses filles sur le trône impérial de France, cette noblesse, affiliée +par cette alliance à tout ce que l'armée a fait depuis dix-sept +ans... en devient non-seulement complice, mais l'alliée et le +soutien. Mademoiselle de Montmorency, ou mademoiselle de Mortemart, +ou mademoiselle de Noailles serait toujours heureuse, si elle n'était +pas fière, de monter sur le trône de France, lorsque son dais est +formé de mille drapeaux conquis dans cent batailles!... Quant à la +nouvelle noblesse, elle serait peut-être plus reconnaissante<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62" title="Go to footnote 62"><span class="smaller">[62]</span></a> que +l'ancienne, et son appui, qui commence à faiblir, serait renouvelé +par cette alliance sainte entre le chef et ses phalanges...</p> + +<p>—Et quelle est donc la personne que vous faites impératrice parmi +les jeunes filles que nous voyons à la cour et dans les fêtes?</p> + +<p>—Mademoiselle Masséna<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63" title="Go to footnote 63"><span class="smaller">[63]</span></a>?...»</p> + +<p>Tout le monde s'écria que j'avais raison!... et <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> qu'en effet +elle était une belle et ravissante personne, ayant une dot de gloire +bien digne d'approcher de celle de l'Empereur: et certes leurs deux +couronnes pouvaient se tresser des mêmes lauriers... Cette pensée +m'obséda tellement que j'en parlai à Duroc. Le lendemain le cardinal +Maury fut à Saint-Cloud, où était Napoléon.</p> + +<p>—«Dites à votre amie, monsieur le cardinal, dit Napoléon en +souriant, que je la prie de ne se pas mêler de mes affaires <i>de +ménage</i>. Est-il vrai qu'hier elle voulait me marier à la fille de +Masséna?</p> + +<p>—Oui, sire!</p> + +<p>—Et qu'en disiez-vous?»</p> + +<p>Le cardinal demeura interdit.</p> + +<p>—«Eh bien!... vous ne voulez pas me donner aussi votre avis?</p> + +<p>—Je crois, sire, répondit le cardinal, qui, ordinairement, ne +demeurait pas longtemps interdit, que l'avis de madame la duchesse +d'Abrantès peut avoir du bon, parce qu'elle ne parlait pas seulement +de mademoiselle Masséna.</p> + +<p>—Ah! ah!... vous vous rappelez l'Assemblée constituante? L'abbé +Maury, le soutien du côté droit, est en ce moment à la place du +cardinal français de l'Empire!...»</p> + +<p>Le cardinal se mit à rire de ce gros rire qui faisait <span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> +trembler les vitres d'un appartement... Il était toujours charmé +quand on le reportait aux jours de l'Assemblée constituante, +à ce temps de sa belle éloquence... L'Empereur n'aimait pas +extraordinairement le cardinal, et je le conçois. Ses formes étaient +trop acerbes et sa voix si retentissante qu'elle semblait toujours +imposer silence, même à Dieu, quand il officiait...</p> + +<p>Cette dissertation nous a entraînés loin de Navarre.</p> + +<p>L'Empereur fut contrarié en apprenant que l'Impératrice, au lieu de +gagner Milan par le Simplon, et d'aller demander à son fils et à sa +belle-fille des jours heureux et paisibles, s'en revint, comme je +l'ai dit, à la Malmaison d'abord, où elle reçut tout Paris, et puis +partit pour Navarre, malgré le froid assez rigoureux qu'il faisait. +Son retour fit du bruit, beaucoup de bruit même, non-seulement par +ce même retour, mais par celui des personnes de sa maison qui, +ne pouvant faire du bruit en leur nom, en faisaient au nom de +<span class="smcap">l'Impératrice</span>... Cette qualité, ce nom, amenaient encore +des scènes pénibles à l'Empereur. L'Impératrice Joséphine avait la +même livrée que l'Empereur, et, conséquemment, que Marie-Louise. À +l'époque de ce retour de Genève, il y eut une querelle entre des +<span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> domestiques subalternes; malgré l'obscurité où leur nom les +mettait, cela vint à la connaissance de l'Empereur, et il eut de +l'humeur... Il pressa le départ pour Navarre, en écrivant à cet égard +spécialement à madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur et comme +surintendante de la maison de l'Impératrice, pour lui recommander +l'ordre et la régularité dans cette maison de l'Impératrice.</p> + +<p>«Songez, écrivait Napoléon, que cette maison est nouvellement +instituée. L'Impératrice Joséphine n'avait aucune dette il y a sept +mois, donnez à ses affaires, madame, le coup d'œil d'une amie en +laquelle elle et moi nous avons toute confiance.»</p> + +<p>Mais il s'était élevé entre Joséphine et l'Empereur un mur de glace, +et c'était elle-même qui avait élevé cette séparation... Son refus +d'aller à Milan auprès de son fils, pour lui rendre la paix que +son séjour à Malmaison troublait, ce refus prouva à l'Empereur que +Joséphine l'aimait pour elle seule.</p> + +<p>Il lui écrivait, au mois de novembre (24) 1810:</p> + +<p class="p2">«J'ai reçu ta lettre; Hortense m'a parlé de toi. Je vois avec plaisir +que tu es contente; j'espère que tu ne t'ennuies pas trop à Navarre.</p> + +<p>«Ma santé est fort bonne. L'Impératrice avance fort heureusement dans +sa grossesse; je ferai les <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> différentes choses que tu me +demande pour ta maison. Soigne ta santé, sois contente et ne doute +jamais de mes sentiments pour toi.</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p class="p2">On voit combien le style est changé; autrefois il était naturel; +maintenant il est guindé et mal avec lui-même; cette contrainte +augmentera encore.</p> + +<p>Tandis que Marie-Louise, entourée de soins et de la tendresse de +l'Empereur, avançait dans sa grossesse et passait ses soirées à +jouer au billard ou au reversis et à faire tourner son oreille<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64" title="Go to footnote 64"><span class="smaller">[64]</span></a>, +Joséphine était à Navarre où elle tâchait de s'établir le plus +convenablement possible pour y passer l'hiver, mais la chose était de +difficile exécution; j'ai déjà dit que depuis M. le duc de Bouillon +cela n'avait point été ou, du moins, très-peu habité; et lorsque +l'Impératrice vint avec sa cour, toute jeune et toute gracieuse, +prendre possession de ce vieux manoir, on aurait pu comparer cette +arrivée à celle d'une noble châtelaine visitant un de ses vieux +châteaux.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> La société de Navarre était composée des personnes dont +voici les noms:</p> + +<p>Madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur; madame la comtesse +Octave de Ségur, madame la comtesse de Colbert, madame la comtesse +de Rémusat, madame du Vieil-Castel, madame d'Audenarde, mademoiselle +de Mackau, mademoiselle Louise de Castellane, madame la comtesse de +Serant, dames du palais; madame Gazani, lectrice.</p> + +<p>Les hommes étaient à peu près ceux que nous connaissions à Malmaison. +M. de Beaumont, homme d'une société douce et de bonne compagnie: +il était chevalier d'honneur; monseigneur de Barral, archevêque de +Tours, premier aumônier; M. Turpin de Crissé, chambellan. C'est +lui dont le charmant talent de peinture se fait admirer tous +les ans à l'Exposition: il est doux et modeste, deux qualités +précieuses à rencontrer dans un homme de naissance comme lui, et +ayant vécu à la cour. M. de Montholon venait ensuite; ce M. Louis +de Montholon était le frère, s'il ne l'est même encore, de M. de +Montholon-Sainte-Hélène... Et puis encore dans les chambellans, +on voyait M. de Vieil-Castel, dont on apprenait l'existence parce +que sa femme est bonne et excellente, et, à cette époque, elle +était ravissante de beauté!... Pour compléter la <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> maison +d'honneur de l'Impératrice, il faut nommer M. Fritz Pourtalès, +aimable et bon garçon, ayant quelquefois un peu de raideur genevoise +ou <i>neufchâteloise</i>; mais elle se perdit peu de temps après... Il +avait le désir de plaire, et cela rend si doux!... Et puis enfin M. +de Guitry; tous deux étaient écuyers sous M. Honoré de Monaco, neveu +du prince Joseph de Monaco, père de mesdames de Louvois et de la +Tour-du-Pin.</p> + +<p>On sait que madame la comtesse d'Arberg avait remplacé madame de +la Rochefoucault. Celle-ci demanda à rester auprès de la nouvelle +souveraine... L'Empereur ne la mit pas à la nouvelle cour, et la +retira de l'ancienne. Cette punition est admirable.</p> + +<p>Madame d'Arberg avait tout pouvoir sur la maison de l'Impératrice. +Napoléon, qui savait que l'argent fondait dans ses mains, autorisa, +en son nom, madame d'Arberg à résister aux dépenses folles de +l'Impératrice. Jamais on ne s'acquitta plus noblement, et en même +temps plus dignement, d'un devoir pour justifier la confiance de +l'Empereur. La maison de l'Impératrice fut montée comme celle de +Joséphine régnant aux Tuileries; le luxe ne fut pas diminué, et +cependant la dépense fut toujours raisonnablement dirigée. On ne +l'appelait jamais que la grande maîtresse, quoique ce <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> titre +ne fût pas le sien; mais Joséphine l'appelait elle-même <i>ma grande +maîtresse</i>.</p> + +<p>Elle avait été belle comme un ange dans sa jeunesse, et sa belle +tournure, ses traits si purs, le galbe de son visage, l'expression +doucement recueillie de sa physionomie, lui donnaient une beauté de +tout âge, que toutes les femmes enviaient.</p> + +<p>Sa sœur était cette belle comtesse d'Albany, née comtesse de +Stolberg, qui fut tant aimée d'Alfiéri; celle qu'il appela toujours: +<i>Nobil donna!</i></p> + +<p>Le secrétaire des commandements de l'Impératrice était un homme fort +spirituel, nommé M. Deschamps. Il est connu par plusieurs productions +vraiment charmantes; il contribuait, pour sa part, d'une manière +agréable aux soirées de Navarre, bien longues et bien tristes surtout +en hiver, lorsque le vent sifflait et venait en longues rafales se +briser contre les vieux murs du château.</p> + +<p>Mais un homme bien aimable, qui vint aussitôt faire sa cour à +l'Impératrice, et qui fut toujours soigneux de lui rendre les +devoirs quelle devait attendre de lui, c'était l'évêque d'Évreux, +l'abbé Bourlier; il était ami de M. de Talleyrand, qui n'accorde son +amitié, on le sait, qu'à ceux qui sont dignes de la comprendre et de +l'apprécier: l'abbé Bourlier venait très-souvent dîner à Navarre, et +puis il faisait <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> la partie de trictrac de l'Impératrice. M. +de Chambaudoin, préfet d'Évreux à cette époque, était aussi un homme +qui tenait sa place dans le salon de l'Impératrice. J'ai longtemps +cherché ce qu'on pouvait dire de M. de Chambaudoin, et je n'ai trouvé +que ceci:</p> + +<p>«M. de Chambaudoin, préfet du département de l'Eure.»</p> + +<p>Ou bien encore:</p> + +<p>«M. de Chambaudoin, préfet d'Évreux.»</p> + +<p>C'est une variante.</p> + +<p>Il y avait aussi fort souvent des visites de Paris. La maréchale Ney, +madame de Nansouty, plusieurs personnes qui, sans être attachées +à la maison de l'Impératrice, venaient lui faire leur cour. De ce +nombre était madame Campan, et puis presque toute la maison de la +reine Hortense, qui regardait comme un devoir de rendre des soins à +la mère de leur reine. Et lorsque le prince Eugène venait à Paris, la +maison de l'Impératrice s'augmentait de tout ce qui était auprès du +vice-roi, et Navarre devenait un lieu enchanté, surtout si la reine +Hortense y était aussi.</p> + +<p>Le train de vie qu'on menait à Navarre ressemblait un peu à celui de +la Malmaison. On déjeunait à dix heures tous les jours. Le dimanche +seulement on changeait l'heure de ce repas, qui avait lieu <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> +plus tard. L'Impératrice, à moins d'être malade, entendait la messe +tous les dimanches, ainsi que les jours de fêtes. M. de Barral +n'officiait que les jours de fêtes.</p> + +<p>Le déjeuner de Navarre avait une plus grande apparence que celui de +la Malmaison: à la Malmaison l'Impératrice déjeunait toujours dans +un petit salon très-bas, dans lequel tenaient à peine dix à douze +personnes. Plus tard, après le divorce, on prit le parti de déjeuner +dans la grande salle à manger qui est auprès du cabinet de l'Empereur.</p> + +<p>À Navarre, tout était ordonné comme on se figure que ce devait l'être +dans un vieux château du moyen âge: la richesse de la vaisselle, +l'abondance des mets, le grand nombre des domestiques, tout cela +avait un air féodal. Quatre maîtres d'hôtel, deux officiers, un +sommeiller, un premier<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65" title="Go to footnote 65"><span class="smaller">[65]</span></a> maître d'hôtel (premier officier de la +bouche) inspectant le service, un valet de pied derrière chaque +convive, voilà quel était le service de Navarre. Derrière le fauteuil +de l'Impératrice se tenaient, pour son service spécial, deux valets +de chambre, un basque, un chasseur et le premier maître d'hôtel.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> Après le déjeuner, qui durait une heure environ, on +rentrait dans la galerie, et l'Impératrice se mettait à un métier +de tapisserie. La matinée se passait à causer, travailler et lire +tout haut. On dînait à six heures, et, en été, on allait se promener +dans la forêt. L'Impératrice rentrait ensuite, et elle faisait sa +partie de whist avec M. Deschamps et M. Pierlot, l'un, intendant de +sa maison, et l'autre son secrétaire des commandements; ou bien sa +partie de trictrac avec monseigneur l'évêque d'Évreux. Pendant la +partie de l'Impératrice, toutes les jeunes femmes, avec la reine +Hortense, allaient dans la pièce voisine, et là on dansait, on +faisait de la musique, on s'amusait enfin.</p> + +<p>On a vu par toutes les lettres que j'ai transcrites sur les pièces +fournies par la reine <i>Hortense elle-même</i>, et dont son fils le +prince Louis possède toujours les originaux, que l'Empereur était +aussi bon qu'il est possible de l'être dans la position nouvelle +qu'il avait choisie pour l'Impératrice Joséphine: elle ne reconnut +pas cette extrême bonté, je le dis avec peine; et loin d'écouter les +conseils de l'amitié qui lui étaient évidemment transmis, elle accrut +elle-même la douleur de sa position.</p> + +<p>L'Empereur eut de l'humeur de son retour à la <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> Malmaison, +en 1810; on le voit dans une lettre par laquelle il est visible +qu'il ne lui avait pas encore annoncé la grossesse de Marie-Louise. +Cette lettre, en date du 14 septembre 1810, n'a que quelques lignes; +mais elle dut porter coup à une personne aussi impressionnable que +Joséphine pour tout ce qui lui venait de l'Empereur.</p> + +<p class="p2 date">«Saint-Cloud, 14 septembre 1810.</p> + +<p>»Je reçois ta lettre, et je vois avec plaisir que tu te portes bien; +l'Impératrice est <i>effectivement</i> grosse de quatre mois. <i>Elle m'est +fort attachée</i>, etc.»</p> + +<p class="p2">On voit par le mot <i>effectivement</i> que l'Empereur confirmait une +demande presque douteuse.</p> + +<p>Oui, il eut à cette époque beaucoup d'humeur du séjour de Joséphine +en France. Napoléon était l'homme le plus désireux de ne faire +aucunement parler sur lui et sa famille relativement à leur vie +privée... Il connaissait assez la France et surtout les salons +de Paris pour être certain que les beaux parleurs et les belles +parleuses ne se feraient faute de saisir un si beau sujet de discours +que celui de l'oraison funèbre de toutes les espérances de Joséphine +à la naissance d'un héritier de l'Empire; et il avait raison. Pour +compléter son mécontentement, Joséphine ne lui écrivait que pour lui +demander de l'argent; il semblait que depuis que cette grossesse +<span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> de Marie-Louise était annoncée, elle spéculât sur les +consolations qu'il fallait qu'elle en reçût. Je vois dans une autre +lettre de l'Empereur en date du 14 novembre 1810:</p> + +<p>«... <i>Je ferai les différentes choses que tu me demandes pour ta +maison</i>... etc.»</p> + +<p>Et puis le 8 juin 1811:</p> + +<p>«... J'arrangerai toutes les affaires dont tu me parles... etc.»</p> + +<p>Et enfin au mois d'août 1813 (25 août):</p> + +<p class="p2">«... Mets de l'ordre dans tes affaires; ne dépense que quinze cent +mille francs par an, et mets de côté quinze cent mille francs; cela +fera une réserve de quinze millions en dix ans, pour tes petits +enfants: il est doux de pouvoir faire cette chose pour eux. Au lieu +de cela, l'on me dit que tu as des dettes. Cela serait bien vilain. +Occupe-toi de tes affaires, et ne donne pas à qui veut prendre. Si +tu veux me plaire, fais que je sache que tu as un gros trésor: juge +combien j'aurais mauvaise opinion de toi si je te savais endettée +avec trois millions de revenu.</p> + +<p>»Adieu, mon amie; porte-toi bien.</p> + +<p class="author">»<span class="smcap">Napoléon.</span><a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66" title="Go to footnote 66"><span class="smaller">[66]</span></a>»</p> + +<p class="p2"><span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> Cette lettre fit un effet d'autant plus douloureux sur +l'Impératrice Joséphine, qu'elle fut écrite le jour de la fête de +Marie-Louise et porte la date du 25 août... Lorsque sa rivale était +entourée de fleurs, d'hommages, d'encens et de caresses, on lui +donnait à elle les remontrances, les larmes et les chagrins!... +Napoléon n'y avait certes pas songé, mais Joséphine le crut, et dans +de pareils moments, sa dignité de femme était toute en oubli; elle +fut malade, et la reine Hortense le dit à l'Empereur. Napoléon était +bon quoiqu'il ne fût pas très-sensible: il envoya aussitôt un page à +la Malmaison avec une lettre de quelques lignes que voici:</p> + +<p class="p2 date">«Trianon, vendredi, huit heures du matin.</p> + +<p>»J'envoie savoir comment tu te portes, car Hortense m'a dit que tu +étais au lit hier. J'ai été fâché contre toi pour tes dettes... Je +ne veux pas que tu en aies; au contraire, j'espère que tu mettras +un million de côté tous les ans pour donner à tes petites-filles +lorsqu'elles se marieront.</p> + +<p>»Toutefois, ne doute jamais de mon amitié pour toi, et ne te fais +aucun chagrin là -dessus, etc.»</p> + +<p class="p2">Ces malheureuses dettes faisaient le tourment de l'Empereur, et ce +tourment était incurable parce que Joséphine était incorrigible; +partout où elle <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> trouvait une tentation elle y cédait: une +fois c'était un châle de douze mille francs qu'elle ne pouvait se +dispenser de prendre parce que la couleur en était unique; une autre +fois c'était une pièce d'orfévrerie en vermeil, ou bien une parure, +un tableau; tout cela était acheté aussitôt que présenté. Un jour, +à Genève, elle va se promener à Prégny<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67" title="Go to footnote 67"><span class="smaller">[67]</span></a>: le site lui plaît; elle +achète la maison. Qu'est-ce en effet? un chalet un peu plus orné +qu'un autre; mais ce chalet est trop petit, les femmes de chambre +sont mal logées, les valets de chambre murmurent: l'Impératrice +était bonne, elle ne voulait faire crier personne, et pour cela elle +fait bâtir à Prégny. C'est <i>peu de chose</i>, sans doute, mais ensuite +il fallut meubler cette maison... on y recevait... Enfin ce chalet +devint une occasion de dépense; et comme tout est relatif, ce qui +augmenterait le passif d'un budget d'une fortune de 100,000 francs de +rentes, de cinq ou six mille au moins, produit relativement le même +effet dans une maison de prince.</p> + +<p>Tout ce que je dis là est bien prosaïque; mais la vie matérielle ne +l'est-elle pas en effet? Il faut vivre, et les jours n'ont qu'un +nombre d'heures fixe. Tout doit être régulier comme le cours du +<span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> temps, et l'Empereur voulait cette régularité autour de lui. +Duroc avait cimenté sa faveur et l'attachement de l'Empereur pour lui +par le grand ordre qu'il avait établi dans le palais impérial. Il +avait voulu, d'après l'ordre de Napoléon mettre le même ordre dans +les affaires de Joséphine; mais l'entreprise n'avait pu avoir lieu, +avec elle la chose était impossible.</p> + +<p>Toutefois Joséphine, malgré sa légèreté, était foncièrement bonne, et +son attachement pour Napoléon était profond. Elle avait été blessée +de cet ordre voilé pour le voyage d'Italie, mais ensuite elle se +détermina à aller voir sa belle-fille, dont elle était adorée. Elle +y alla en 1812 et fut reçue à Milan avec enthousiasme; +elle-même éprouva un très-vif sentiment de bonheur en revoyant ces +mêmes lieux où la passion la plus brûlante était ressentie pour +elle, et par quel cœur!.. par celui du plus grand homme que +l'histoire du monde nous présente!... et lorsque cette passion lui +donnait le bonheur non-seulement du cœur, mais de l'orgueil!... +dans ces mêmes lieux où plus tard cette même affection moins vive, +mais toujours aussi tendre, lui mettait une nouvelle couronne sur la +tête... Mais si Joséphine ne retrouva pas ensuite, dans cette cour +de la vice-reine, ce bonheur qu'elle pleurait, elle y retrouva tout +le respect, <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> tous les soins que jadis la cour impériale lui +avait offerts. Sa belle-fille mit sa gloire à remplacer son Eugène, +comme toujours elle l'appelait, auprès de sa mère.</p> + +<p>J'ai peu parlé de la princesse Auguste; j'ai seulement dit combien +elle était belle. Mais lorsqu'on la connaissait on savait qu'elle +était encore meilleure; et, comme souveraine, comme princesse, elle +avait le pouvoir de doubler le charme de la femme dans l'exercice de +sa bonté, et jamais elle ne perdit un de ses droits. Elle était bien +aimée à Milan... Le prince Eugène l'adorait.</p> + +<p>Je vais transcrire ici une lettre du prince Eugène à sa mère. Cette +lettre fut écrite par lui du fond de la Russie, où il était, tandis +que Joséphine avait été consoler sa belle-fille et la soigner dans +ses couches. Elle fut reçue admirablement... On la logea à la <i>Villa +Bonaparte</i>, où était la vice-reine, et elle occupa l'appartement du +vice-roi. Pendant ce voyage la princesse Auguste fut pour elle la +plus tendre et la plus attentive des filles. Elle était grosse, et +déjà fort avancée dans sa grossesse. Elle était déjà entourée de +trois beaux enfants: un garçon et deux filles<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68" title="Go to footnote 68"><span class="smaller">[68]</span></a>. On <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> était +alors au milieu de l'été de 1812... Les inquiétudes commençaient déjà +à remplacer les joies et les victoires. En quittant l'Impératrice à +la Malmaison, j'en reçus la promesse de venir aux eaux d'Aix, avant +de rentrer en France.</p> + +<p>—«Hélas!» me dit-elle ensuite, «qui sait où nous serons tous cet +automne!...»</p> + +<p>Elle était profondément triste.</p> + +<p>La vue de la famille de son fils la ranima. L'impératrice Joséphine +avait un cœur excellent et se plaisait dans ses affections de +famille. Ses petits-enfants l'adoraient... Le prince Napoléon, fils +aîné de la reine Hortense, disait un jour, à la Malmaison, en voyant +partir madame la comtesse de Tascher<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69" title="Go to footnote 69"><span class="smaller">[69]</span></a>, sa cousine, qui allait +joindre son mari:</p> + +<p>—«Il faut que ma cousine aime bien son mari, pour quitter +grand'-maman!...»</p> + +<p>En voyant la famille de son fils bien-aimé, Joséphine éprouva un +sentiment de joie bien vif (écrivait-elle elle-même à la reine +Hortense). Cependant tous ces enfants si beaux... si bien portants... +ce fils qui aurait dû porter le nom <i>de César</i>, et que Napoléon +eût peut-être mieux <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> fait de choisir pour son héritier et +son successeur... toutes ces pensées aussi l'assaillirent et lui +donnèrent une vive peine au milieu de sa joie. Elle en parlait avec +un naturel de cœur fort touchant. La vice-reine accoucha le 31 +juillet d'une fille<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70" title="Go to footnote 70"><span class="smaller">[70]</span></a>, et l'Impératrice la garda et la soigna comme +l'aurait pu faire une bourgeoise de la rue Saint-Denis. C'était dans +de pareils moments que Joséphine était incomparable de bonté et de +charme de sentiment.</p> + +<p class="p2">«Ma bonne mère,» lui écrivait Eugène, «je t'écris du champ de +bataille. Je me porte bien. L'Empereur a remporté une grande victoire +sur les Russes. On s'est battu treize heures. Je commandais la +gauche. Nous avons tous fait notre devoir. J'espère que l'Empereur +sera content.</p> + +<p>»Je ne puis assez te remercier de tes soins, de tes bontés pour ma +petite famille. Tu es adorée à Milan, comme partout. On m'écrit des +choses charmantes, et tu as fait tourner les têtes de toutes les +personnes qui t'ont approchée.</p> + +<p>»Adieu. Veux-tu donner de mes nouvelles à ma sœur? je lui écrirai +demain.</p> + +<p>»Ton affectionné fils,</p> + +<p class="authorsc">»Eugène.»</p> + +<p class="p2"><span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> Lorsque l'impératrice Joséphine arriva à Aix en Savoie, +Aix était rempli de la famille impériale. La princesse Pauline, +Madame-Mère, la reine d'Espagne, la princesse de Suède: c'était à n'y +pas tenir pour l'Impératrice, qui savait combien toute cette famille +avait poussé au divorce. Je l'assurai de ce dont j'étais sûre, c'est +que la reine Julie n'avait en rien porté l'Empereur à cette action, +et qu'elle avait au contraire employé son crédit sur lui pour l'en +empêcher. Quant à la reine de Naples, c'était autre chose, ainsi que +la princesse Borghèse.</p> + +<p>Je trouvai l'Impératrice très-abattue. Les revers de Russie n'étaient +pourtant pas encore connus, ni même prévus par notre insouciance, ce +qui est bien étonnant!... Joséphine seule paraissait craindre, elle +si confiante et si légère!... Il semblait que cette malheureuse femme +eût une seconde vue du malheur de l'homme dont elle avait été si +longtemps comme l'étoile préservatrice.</p> + +<p>—«Voyez, me disait-elle, voilà encore un ami de moins pour moi!... +Tout ce qui m'aime est frappé de mort ou de malheur!»</p> + +<p>C'était en apprenant la mort de ce pauvre Auguste de Caulaincourt... +Sa mère, dame d'honneur de la reine Hortense, et l'une des plus +anciennes <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> amies de l'Impératrice, était atteinte au cœur +par cette mort de l'un de ses fils, lorsque la blessure faite par +l'infortune de l'aîné saignait encore!... Le comte de Caulaincourt +(Auguste) était aussi de mes amis, et de mes amis d'enfance.</p> + +<p>L'Impératrice, déjà accablée par tout ce qui l'avait frappée +depuis quelques années, reçut le dernier coup par les malheurs de +la campagne de Russie. Hors d'état d'opposer par sa nature une +résistance assez forte à l'orage qui fondait sur elle et sur ceux +qu'elle aimait, elle reçut dès lors la première atteinte du coup dont +elle mourut plus tard. Je la revis à mon retour d'Aix, et la trouvai +bien changée. Elle était à la Malmaison, et revenait de Navarre, où +l'humidité du lieu lui avait également fait beaucoup de mal. Il est +impossible d'être plus aimable qu'elle ne l'était alors. C'était +avec un charme tout entier d'attraction qu'on se sentait attirer +vers la Malmaison. À la vérité Joséphine avait été bien heureuse de +l'ordre qu'avait donné l'Empereur qu'on lui fît voir le roi de Rome; +l'entrevue avait eu lieu sans que Marie-Louise le sût.</p> + +<p>Elle voulait que je fusse à Navarre; mais ma santé s'y opposa +longtemps. La vie qu'on y menait était au reste à peu près la même +qu'à la Malmaison. L'Impératrice était seulement plus entourée de +son <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> service... et madame d'Arberg, investie d'une grande +confiance par l'Empereur, veillait à ce que l'Impératrice ne fît pas +des dépenses exagérées, et par là n'éveillât pas le mécontentement +de l'Empereur. Il y avait aussi une autre chose sur laquelle +Napoléon appelait toute la surveillance de madame d'Arberg; c'était +<i>le décorum</i> du rang de l'Impératrice. Ayant appris que Joséphine, +pour mettre plus de laisser-aller dans les relations qui existaient +entre les personnes de son service d'honneur et elle, avait permis à +l'officier commandant sa garde et à ses chambellans de l'accompagner +à la promenade en habit bourgeois, l'Empereur écrivit à madame +d'Arberg que l'impératrice Joséphine avait été sacrée, que ce +caractère <i>était indélébile</i>; qu'elle devait, en conséquence, songer +à se faire <i>respecter</i>, et qu'il ordonnait que jamais elle ne sortît +sans être accompagnée par ses officiers en tenue.—«J'ai oublié les +pages dans la formation de sa maison, ajoutait Napoléon; mais je les +nommerai incessamment, et les enverrai.»</p> + +<p>Ce qu'il fit peu de temps après.</p> + +<p>Le château de Navarre paraît fort grand, et pourtant il contient peu +de logement. Lorsque la reine Hortense venait voir sa mère, qu'elle +adorait, et pour qui elle était la plus soigneuse des filles, elle +logeait, avec son service, dans le petit <span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> château, qui n'est +séparé du grand que par un petit espace; mais il y a une cour à +traverser. Aussi gagna-t-on des rhumes dont on ne pouvait guérir que +longtemps après, pour avoir passé quelques jours à Navarre dans une +grande chambre où le vent sifflait de tous côtés, et d'une telle +force, que les rideaux des fenêtres voltigeaient sous le souffle d'un +vent de bise vraiment glacial, surtout à l'époque de l'année où l'on +fut voir l'Impératrice. Cette chambre, plus tard, fut comparée par +moi à l'appartement de lady Rowena, dans <i>Ivanhoé</i>... L'appartement +de l'Impératrice était chaud et confortable; mais c'était le seul de +la maison, avec les grandes salles de réception du rez-de-chaussée.</p> + +<p>Du temps du duc de Bouillon, Navarre était autrement distribué que +de celui de Joséphine, mais sa position était la même. La plus +agréable manière de s'y rendre est de prendre la route de Rouen. De +Rouen à Évreux le pays est ravissant, les sites ont un aspect tout +autre que dans le reste de la France; ils sont à la fois fertiles et +pittoresques. Dans la vallée d'Andelle, au milieu de laquelle s'élève +le charmant village de Fleury, partout des eaux vives, partout de +la fraîcheur et de la vie dans la nature qui vous entoure... D'un +côté, la montagne des Deux-Amants rappelle une vieille <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> +légende... d'un autre, on voit Charleval, et tout cela entouré, +surmonté de collines couvertes de bois, dans lesquels des sources +jaillissantes entretiennent une continuelle verdure tant que dure +l'été... Enfin, on traverse Louviers... cette ville, qui fut un temps +si fameuse par ses fabriques de draps, et qui maintenant n'a plus que +des souvenirs... Et puis, au milieu d'une jolie vallée, on trouve +enfin Évreux... l'antique <i>Eburovicum Mediolanum</i> des Romains... +Évreux était presque entièrement bâtie en bois avant la Révolution; +depuis, on a beaucoup reconstruit, mais le temps ne peut rien aux +localités... Navarre est à une fort petite distance d'Évreux. Le +château a été construit par un des Mansard. L'architecture, quoique +très-modifiée par les propriétaires successeurs de M. de Bouillon, +se ressent de la première intention de l'architecte. L'édifice +<i>d'honneur</i> est surmonté d'une coupole assez mauvaise, destinée à +couvrir un immense salon central, vaste comme une halle, où venaient, +du temps du duc, aboutir les divers appartements au rez-de-chaussée. +Ce salon était octogone. Je ne sais si maintenant il subsiste +toujours. Le duc de Bouillon avait été d'abord exilé à Navarre, alors +la plus belle terre de France; et puis ensuite il adopta, par haine +et ressentiment contre la cour, les <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> opinions démagogiques, +et mourut tranquille dans son château de Navarre, d'une hydropisie, +pour laquelle il a subi vingt-trois opérations...</p> + +<p>Son intérieur, comme je l'ai dit, était bizarrement ordonné pour +un homme de son âge... Navarre était renommé pour ses plaisirs de +chaque jour, soit comme spectacle, chasse, dîners, soupers joyeux, +et surtout liberté tellement grande, qu'on pouvait l'appeler +<i>licence</i>... et le pauvre Prince n'allait même pas à table!... Il +demeurait dans sa chambre à coucher, où tout le monde allait ensuite +prendre le café. La duchesse de Bouillon, jeune femme de vingt ans, +sèche et longue personne, vaine, altière, déplaisante comme une +grande dame, impolie enfin, ce qui est tout dire, faisait tant bien +que mal les honneurs du château, où personne n'aurait certainement +été pour elle... Mais, dans ce château, à côté du duc de Bouillon, +était une femme de quarante-cinq ans, mais belle comme Niobé, bonne +comme un ange: et cette femme, savez-vous qui elle était? la mère +de madame la duchesse de Bouillon... La morale murmurait de cette +réunion, mais je crois avoir dit que ce n'était pas à Navarre qu'il +fallait aller faire un cours de sévérité de mœurs. Madame la +marquise de Banastre avait été longtemps aimée du duc de Bouillon. +Le marquis vivait... le mariage <span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> de mademoiselle de Banastre +pouvait seul amener un rapprochement entre deux amis qui n'étaient +plus que cela. Il eut lieu... Deux mois après, le marquis de Banastre +meurt à Coblentz!... Voilà du malheur!...</p> + +<p>Madame de Banastre était admirablement belle et charmante... Quant à +sa fille, j'ai tout dit:</p> + +<p>Grande dame impertinente.....</p> + +<p>Ce mot veut dire sotte, ridicule, méchante, et souvent sans être +redoutable; ce qui est le plus fâcheux.</p> + +<p>Jadis Navarre avait trois jardins: le premier en arrivant par +l'avenue d'Évreux a été tracé originairement par Le Nôtre... Il avait +des bassins de marbre blanc, comme à Versailles, avec des <i>mascarous</i> +en bronze... Le second, dans le genre qu'on appelait alors Anglais, +avait les plus beaux arbres que la Normandie puisse produire. +Quelques années avant que Joséphine n'achetât cette terre de Navarre +j'ai vu là une avenue de plus de cent pieds de largeur, dont les +arbres séculaires avaient acquis, par le temps, une élévation dont +rien ne peut donner l'idée... Dans ce même jardin, à la droite du +château, j'ai vu aussi à cette époque un temple en briques sur un +modèle antique, avec cette inscription grecque:</p> + +<p class="quote">ΕΡΩΤΙ ΟΥΡΑΝΙΩ</p> + +<p>Ce qui signifie: À l'amour céleste.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> M. de Bouillon avait à Navarre des serres admirables. M. Roy +les a relevées; et, en tout, il a fait grand bien à la propriété de +Navarre.</p> + +<p>Lorsque l'Impératrice l'eût en sa possession, il y avait pourtant de +grands dégâts occasionnés par les eaux. Deux rivières entourent les +jardins; l'<i>Iton</i> et l'<i>Eure</i>. Leurs eaux fournissent aux bassins, +aux cascades, dont la moitié sans doute a été supprimée, mais dont il +reste encore assez pour que les conduits, n'étant pas bien soignés et +se brisant, répandent les eaux qu'ils amènent et causent de grands +inconvénients. Quoi qu'il en soit, Navarre fut et sera toujours un +très-beau lieu.</p> + +<p>Pour donner une idée de ce qu'il était au temps du duc de Bouillon, +j'ai abandonné celui de Joséphine, précisément au moment où j'allais +raconter comment se passait la Saint-Joseph à Navarre. C'était alors +et dans les deux mois qui suivaient, le plus délicieux séjour de +France. La nature reprenait alors sa robe fleurie, et, plus tard, +les belles eaux de l'<i>Eure</i> et de l'<i>Iton</i> donnaient une vie presque +intellectuelle à cette nature si admirable, qui entourait le château +et présentait, à chaque pas, un site à observer, un éloge à donner.</p> + +<p>Ce 19 mars dont je parle, à dix heures du matin; une troupe de +jeunes filles toutes fraîches et <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> jolies, et des familles +les plus distinguées de la province, vint d'Évreux à Navarre pour +présenter les vœux de la ville à l'Impératrice. Elle faisait +beaucoup de bien dans le pays, et elle donnait immensément; elle +avait fondé une école pour de pauvres orphelines où elles apprenaient +à faire de la dentelle. L'Impératrice avait encore donné à la ville +d'Évreux des marques d'intérêt qui lui avaient gagné le cœur des +habitants. Non-seulement elle s'était occupée de leurs besoins, en +venant à l'aide des pauvres jeunes filles orphelines, mais encore +elle songeait aux plaisirs des gens d'Évreux. Elle avait acheté un +grand et beau terrain pour y faire construire une salle de spectacle, +et, de plus, une autre portion de terrain, qui devait agrandir la +promenade, que l'Impératrice devait faire entièrement replanter, +et orner de plus de dix mille pieds d'églantiers, greffés des plus +belles espèces de roses. Aussi la ville, dans sa reconnaissance, lui +adressa-t-elle des vers qui lui furent récités par une très-agréable +personne, dont j'ai oublié le nom, mais qui était fille du maire +d'Évreux à cette époque. Elle ne fut embarrassée que ce qu'il fallait +pour la pudeur gracieuse d'une jeune fille. L'entrée de toutes ces +jeunes personnes fut charmante: elles avaient fait un dôme de toutes +les fleurs printanières, sous lequel était placée la jeune fille du +maire, <span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> portant le buste de l'Impératrice. Lorsqu'elle <i>eut +récité</i> son compliment en vers, on servit un très-beau déjeuner, +auquel Joséphine assista, et après lequel elle leur fit à toutes de +charmants présents.</p> + +<p>Elle était fort tourmentée de la pensée que ce qu'on voulait faire +pour elle pouvait déplaire à Marie-Louise, et par suite à l'Empereur. +Elle m'en parla.</p> + +<p>—«Ils veulent faire des réjouissances à Évreux, me dit-elle; vous, +qui habitez Paris, et qui connaissez mieux que tout ce qui m'entoure +l'esprit de la cour des Tuileries, qu'en pensez-vous?</p> + +<p>—Je pense, madame, que tout ce qui rappelle voire nom à une certaine +personne trouble son sommeil, sans néanmoins l'empêcher de dormir; +car, pour cela, je crois la chose impossible.»</p> + +<p>Joséphine se mit à rire.</p> + +<p>—«Vous ne l'aimez pas? me dit-elle.</p> + +<p>—Non, madame</p> + +<p>—Pourquoi cela?</p> + +<p>—Parce qu'elle me déplaît... et je ne suis pas la seule... Je crois +donc que votre majesté doit fort peu s'inquiéter si Marie-Louise +est ou non tourmentée par les cris d'amour et de reconnaissance +de Navarre et d'Évreux... Je ne puis, d'ailleurs, donner un avis +d'après moi... Rien ne <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> m'inspire moins de pitié et d'intérêt +que le bas et vil sentiment de l'envie.»</p> + +<p>Malgré ce qu'on lui dit, l'Impératrice défendit toute démonstration +publique à Évreux; mais ce fut en vain, on illumina dans toute +la ville... On fit des feux de joie, non-seulement dans la ville +d'Évreux, mais dans les villages autour de Navarre, où l'Impératrice +répandait une foule de bienfaits. Comme l'Impératrice ne voulait +aucune fête ostensible, on ne joua pas la comédie au château, mais M. +Deschamps<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71" title="Go to footnote 71"><span class="smaller">[71]</span></a> y suppléa en faisant de jolis couplets de circonstance, +si pourtant il en est de jolis dans ce cas-là ; mais il aimait +l'Impératrice, et le cœur a toujours de l'esprit!...</p> + +<p>Ce fut le soir, après dîner, qu'on vit entrer dans le grand salon une +troupe de paysans, parmi lesquels se trouvaient des hommes et des +femmes habillés en costume de ville; c'était une députation <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> +des villages entourant Navarre, qui venait complimenter Joséphine +sur le 19 mars. Toute cette troupe, qui n'était autre chose que +les habitants ordinaires de Navarre, entonna d'abord le bel air de +Roland, de Méhul, et fit son entrée par un chœur général:</p> + +<table class="auto center" style="width: 20em;" border="0" summary="Poésie."> +<tr> +<td class="left"> + +<div class="poem10"> +<p class="add2em">Sur l'air: <i>Le roi des preux, le fier Roland</i>.</p> + +<p>Comme nos cœurs, joignons nos voix,<br> + Chantons l'auguste Joséphine:<br> + Aux fleurs qui naissent sous ses lois<br> + Sa main ne laisse point d'épines.<br> + Partout la suit de ses bienfaits,<br> + Ou l'espérance ou la mémoire;<br> + De Joséphine pour jamais<br> + Vive le nom! vive la gloire (<i>bis</i>)!</p> +</div> + +<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME D'AUDENARDE LA MÈRE</span><a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72" title="Go to footnote 72"><span class="smaller">[72]</span></a>.</p> + +<div class="poem10"> +<p class="add2em"><span class="smcap">Air</span>: <i>Partant pour la Syrie</i>.</p> + +<p>Longtemps d'un fils que j'aime<br> + J'enviai le bonheur;<br> + Mais près de vous moi-même,<br> + Rien ne manque à mon cœur.<br> + Si tous les dons de plaire<br> + Forment vos attributs,<br> + Hommage, amour sincère,<br> + Pour vous sont nos tributs. (<i>bis.</i>)</p> +</div> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> MADAME GAZANI.</p> + +<div class="poem10"> +<p class="add2em">Sur l'air: <i>À deux époques de la vie</i>.</p> + +<p>Gênes me vit dès mon jeune âge<br> + Brûler d'être à vous pour jamais:<br> + Votre œil distingua mon hommage,<br> + Votre cœur combla mes souhaits.<br> + À vos bontés, à leur constance,<br> + Je dois tout!... et puissent vos yeux<br> + Voir ici ma reconnaissance,<br> + Comme à Gênes ils virent mes vœux<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73" title="Go to footnote 73"><span class="smaller">[73]</span></a>.</p> +</div> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> MADAME DE COLBERT (AUGUSTE).</p> + +<p class="poem10"> + Dans les murs de Charlemagne,<br> + J'ai pu vous offrir mes vœux;<br> + D'une fête de campagne,<br> + Pour vous nous formions les jeux.<br> + Ce temps qu'ici tout rappelle<br> + Vient de ranimer mon cœur:<br> + En retrouvant tout mon zèle,<br> + J'ai retrouvé mon bonheur<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a><a href="#footnote74" title="Go to footnote 74"><span class="smaller">[74]</span></a>.</p> +</td> +</tr> +</table> + +<p><span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> Les plus jolis vers furent ceux de mademoiselle de Mackau.</p> + +<table class="auto center" style="width: 20em;" border="0" summary="Poésie."> +<tr> +<td class="left"> + +<p class="speaker"><span class="smcap">MADEMOISELLE DE MACKAU.</span><a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75" title="Go to footnote 75"><span class="smaller">[75]</span></a></p> + +<div class="poem10"> +<p class="add2em"><span class="smcap">Air</span>: <i>L'hymen est un lien charmant</i>.</p> + +<p>Loin d'elle j'ai dû regretter<br> + Une princesse auguste et chère:<br> + Manheim l'adore et la révère,<br> + Et j'ai pleuré de la quitter.<br> + Mais quand j'ai vu de son image<br> + Le modèle dans notre cour,<br> + Mon cœur sentit un doux présage;<br> + Bientôt les charmes du séjour<br> + Ont séché des pleurs du voyage.</p> +</div> +</td> +</tr> +</table> + +<p>Mademoiselle de Castellane chanta aussi un couplet que je ne puis +retrouver, pas plus, au reste, que mademoiselle de Castellane +n'a retrouvé <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> la reconnaissance et la mémoire pour les +bienfaits sans nombre dont Joséphine l'a comblée, bienfaits portés +au point, par exemple, de payer sa pension chez madame Campan, où +elle fut élevée avec sa sœur. Elle l'a <i>mariée</i>, <i>dotée</i>; elle +lui a donné un très-beau trousseau; enfin, elle a fait pour elle +et mademoiselle de Mackau ce qu'elle n'a fait pour aucune de ses +filleules. Mademoiselle de Mackau en est demeurée reconnaissante; +mais mademoiselle de Castellane le fut si peu, qu'après la mort de +Joséphine, la reine Hortense ne la vit qu'une fois pendant l'année +1814!...</p> + +<p>Ah! cela fait mal... Reprenons la suite du récit de la Saint-Joseph, +à Navarre.</p> + +<p>Mademoiselle Georgette Ducrest était alors à Navarre. Jolie comme un +ange, fraîche comme une rose, aimant l'Impératrice d'une véritable +affection, elle s'avança vers elle avec une émotion touchante qui +n'enleva rien au charme ravissant de sa voix, qui alors était dans +toute sa beauté. Elle chanta aussi un couplet fort joli sur l'air de +<i>Joseph</i>.</p> + +<p>Lorsque tout ce qui portait <i>l'habit</i> de ville fut entendu, alors +arriva la députation villageoise. C'était madame Octave de Ségur +et M. de Vieil-Castel, habillés en paysans, Colette et Mathurin. +<span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> Ils rappelaient, dans leurs couplets alternativement +chantés, les bienfaits de l'Impératrice.</p> + +<table class="auto center" style="width: 20em;" border="0" summary="Poésie."> +<tr> +<td class="left"> +<p class="speakersc">MATHURIN.</p> + +<p class="poem10">Sur nos monts, v'là qu'on amène<br> + Des parures d'arbrisseaux,<br> + Et que l'on fait de la plaine<br> +<span class="add2em">Partir les eaux<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76" title="Go to footnote 76"><span class="smaller">[76]</span></a>.</span></p> + +<p class="speakersc">COLETTE.</p> + +<p class="poem10">Dans Évreux, ses mains soutiennent<br> + Pour les arts d'heureux berceaux,<br> + Ousque les jeunes filles apprennent<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77" title="Go to footnote 77"><span class="smaller">[77]</span></a><br> +<span class="add2em">Mieux qu' leux fuseaux.</span></p> + +<p class="speakersc">MATHURIN.</p> + +<p class="poem10">All' veut qu' les promenades y prennent<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78" title="Go to footnote 78"><span class="smaller">[78]</span></a><br> +<span class="add2em">D'salignements nouveaux,</span><br> + <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> Et qu'on ôte à <i>Marpomène</i><br> + Ses vieux tréteaux<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79" title="Go to footnote 79"><span class="smaller">[79]</span></a>.</p> + +<p class="speakersc">COLETTE.</p> + +<p class="poem10">Si tous ceux qui, dans leur peine,<br> + Ont eu part à ses cadeaux,<br> + D'un' fleur lui portait l'étrenne,<br> +<span class="add2em">L'bouquet s'rait beau, etc.</span></p> +</td> +</table> + +<p>M. de Turpin de Crissé, chambellan de Joséphine, connu par son joli +talent de peinture, fit ce jour-là , pour l'Impératrice, une chose +charmante. C'était un jeu de cartes, dont les figures représentaient +toute la société habituelle de Navarre. J'ai rarement vu quelque +chose de plus gracieux que ce jeu de cartes.</p> + +<p>Quant à l'Impératrice, elle se souhaita à elle-même sa fête, en +donnant des aumônes très-abondantes à tous les pauvres des environs; +les bénédictions durent être grandes dans cette journée.</p> + +<p>Puisque j'ai parlé d'une Saint-Joseph à Navarre, je vais en +rapporter une qui avait eu lieu à la Malmaison, <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> quelques +années avant; l'Empereur était en Allemagne à cette époque.</p> + +<p>Nous organisâmes la fête de l'Impératrice, en l'absence de la reine +Hortense. La reine de Naples et la princesse Pauline, qui pourtant +n'aimaient guère l'Impératrice, mais qui avaient rêvé qu'elles +jouaient bien la comédie, voulurent se mettre en évidence, et deux +pièces furent commandées. L'une à M. de Longchamps, secrétaire des +commandements de la grande-duchesse de Berg; l'autre, à un auteur de +vaudevilles, un poëte connu. Les rôles furent distribués à tous ceux +que les princesses nommèrent, mais elles ne pouvaient prendre que +dans l'intimité de l'Impératrice qui alors était encore régnante.</p> + +<p>La première de ces pièces était jouée par la princesse Caroline +(grande-duchesse de Berg), la maréchale Ney, qui remplissait +à ravir<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a><a href="#footnote80" title="Go to footnote 80"><span class="smaller">[80]</span></a> un rôle de vieille, madame de Rémusat, madame de +Nansouty<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81" title="Go to footnote 81"><span class="smaller">[81]</span></a> et madame de Lavalette<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82" title="Go to footnote 82"><span class="smaller">[82]</span></a>; <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> les hommes étaient +M. d'Abrantès, M. de Mont-Breton<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83" title="Go to footnote 83"><span class="smaller">[83]</span></a>, M. le marquis d'Angosse<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84" title="Go to footnote 84"><span class="smaller">[84]</span></a>, M. +le comte de Brigode<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85" title="Go to footnote 85"><span class="smaller">[85]</span></a>, et je ne me rappelle plus qui. Dans l'autre +pièce, celle de M. de Longchamps, les acteurs étaient en plus petit +nombre, et l'intrigue était fort peu de chose. C'était le maire de +Ruel qui tenait la scène, pour répondre à tous ceux qui venaient lui +demander un compliment pour la bonne <i>Princesse</i> qui devait passer +dans une heure. Je remplissais le rôle d'une petite filleule de +l'Impératrice, une jeune paysanne, venant demander un compliment au +maire de Ruel. Le rôle du maire était admirablement bien joué par +M. de Mont-Breton. Il faisait un compliment stupide, mais amusant, +et voulait me le faire répéter. Je le comprenais aussi mal qu'il me +l'expliquait; là était le comique de notre scène, qui, en effet, fut +très-applaudie.</p> + +<p>M. le comte de Brigode était, comme on sait, excellent musicien +et avait beaucoup d'esprit. Il fit une partie de ses couplets et +la musique, ce <span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> qui donna à notre vaudeville un caractère +original que l'autre n'avait pas. Je ne puis me rappeler tous les +couplets de M. de Brigode, mais je crois pouvoir en citer un, c'est +le dernier. Il faisait le rôle d'un incroyable de village, et pour +ce rôle il avait un délicieux costume. Il s'appelait Lolo-Dubourg; +et son chapeau à trois cornes d'une énorme dimension, qui était +comme celui de Potier dans <i>les Petites Danaïdes</i>, son gilet rayé, +<i>à franges</i>, son habit café au lait, dont les pans en queue de morue +lui descendaient jusqu'aux pieds, sa culotte courte, ses bas chinés +avec des bottes à retroussis, deux énormes breloques en argent qui +se jouaient gracieusement au-dessous de son gilet: tout le costume, +comme on le voit, ne démentait pas <i>Lolo-Dubourg</i>, et, lui-même, il +joua le rôle en perfection.</p> + +<p>Lorsque le vaudeville fut fini, et que nous eûmes chanté nos +couplets qui, en vérité, étaient si mauvais que j'ai oublié le mien, +Lolo-Dubourg s'avança sur le bord de la scène et chanta avec beaucoup +de goût, comme il chantait tout, bien qu'il n'eût que très-peu de +voix, le couplet que voici et qui est de lui ainsi que la musique:</p> + +<p class="poem10"> + Je souhaite à Sa Majesté,<br> + D'abord, tout ce qu'elle désire,<br> + <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> Ensuite une bonne santé,<br> + Et puis toujours de quoi pour rire.<br> + Elle, étant Reine, et ne pouvant<br> + Lui souhaiter une couronne,<br> + Je lui souhaite seulement<br> + Autant de bonheur qu'elle en donne.</p> + +<p>La musique était charmante. J'en ai gardé le souvenir comme si je +l'avais entendue hier.</p> + +<p>Madame de Nansouty chanta comme elle chantait toujours, c'est-à -dire +admirablement. En vérité, elle devait bien rire en entendant la +reine de Naples et la princesse Pauline qui divaguaient à l'envi en +s'agitant sur ce malheureux théâtre, où toutes deux auraient mieux +fait de ne pas monter; elles étaient vraiment aussi mauvaises qu'on +peut l'être, et de plus, à cette époque, la princesse Caroline +surtout avait encore beaucoup d'accent. Rien ne ressemble à cela; +mais c'était surtout le chant!... On ne peut malheureusement pas +rendre l'effet de deux voix qui donnent continuellement le son d'une +note pour une autre, et cela sans aucune mesure. La grande-duchesse +de Berg était bien jolie au reste ce jour-là , quoique bien mauvaise: +elle avait un costume de paysanne, tout blanc, une croix d'or +attachée avec un velours noir. Ce velours faisait ressortir la +blancheur de ses épaules et de sa poitrine; elle était d'autant +mieux, que <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> déjà fort commune de tournure et de taille, cet +inconvénient dans une souveraine est inaperçu dans une paysanne; il +place même en situation. Mais, qui ne l'était d'aucune manière, c'est +qu'on imagina de la faire chanter avec le duc d'Abrantès. Ils étaient +amoureux l'un de l'autre dans cette pièce; et depuis le commencement +jusqu'à la fin, au grand amusement de tout le monde, excepté de moi +et de Murat s'il y eût été, ils se faisaient toutes les <i>câlineries</i> +possibles. Ils étaient nés le même jour; ils s'appelaient Charles et +Caroline; enfin c'étaient des délicatesses de sentiment à n'en pas +finir... On trouvait donc que cela était déjà assez bien comme cela, +lorsqu'on entendit le refrain d'un air <i>nouveau</i>, et voilà Charles +et Caroline qui s'avancent en se tenant par la main et qui chantent +à deux voix sur l'air: <i>Ô ma tendre musette!</i> un couplet, dont j'ai +par malheur oublié le commencement, mais dont voici la fin; le +commencement était de même force et faisait allusion à ce même jour +d'une commune naissance:</p> + +<p class="poem10"> + Si le ciel que j'implore<br> + Est propice à mes vœux,<br> + Un même jour encore<br> + Verra fermer nos yeux.</p> + +<p>C'était bien comique à voir et à entendre. <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> M. d'Abrantès +avait la voix très-juste, mais il ne l'avait jamais travaillée; elle +était forte, puissante et assez basse pour chanter le rôle de Basile +dans le <i>Barbier</i>. Qu'on juge de l'effet de cette voix de lutrin qui +voulait être tendre avec la voix de soprano de la princesse Caroline, +criarde, aigre et fausse au dernier point! C'était à s'enfuir si on +n'avait pas autant ri.</p> + +<p>Quant à la princesse Pauline, elle était si charmante qu'elle ne +pouvait jamais prêter à rire; quoi qu'elle dît, elle était écoutée; +le moyen de ne pas entendre ce qui sortait d'une si jolie bouche! +mais elle nous a bien souvent donné la comédie pendant les quinze +jours de répétition: elle ne répétait que dans son fauteuil, et +lorsque M. de Chazet ou M. de Longchamps lui représentaient, dans +leur intérêt d'auteur, qu'elle devait se lever. Elle répondait +toujours:</p> + +<p>—«<i>Ne vous inquiétez pas, le jour de la représentation, je +marcherai.</i>»</p> + +<p>Ces deux pièces furent cependant représentées devant un public fort +imposant, l'Impératrice et une grande partie de la cour, cabale sans +indulgence et très-disposée à nous critiquer, le corps diplomatique, +l'archi-chancelier et tous les grands dignitaires qui étaient alors +à Paris. Nous <span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> étions arrivés le matin avant le déjeuner, +pour présenter nos vœux à l'Impératrice.</p> + +<p>Je lui avais conduit mes enfants auxquels elle fit des cadeaux +charmants, particulièrement à Joséphine, sa filleule. Après le +déjeuner, on fut se promener; on revint, il y eut un grand dîner, +puis nous nous habillâmes et la représentation eut lieu ainsi que je +l'ai dit; après qu'on fut sorti du théâtre, nous revînmes dans la +galerie dans nos costumes: l'Impératrice nous l'ayant demandé; et +puis on dansa; mais comme il était tard et qu'on était fatigué, le +bal fut court.</p> + +<p>Toutes les Saint-Joseph étaient à peu près comme cette dernière; et +même lorsque la reine Hortense était à Paris, il n'y avait rien de +plus.</p> + +<p>Mais laissons les fêtes pour rentrer dans le cours des événements.</p> + +<h2><span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> QUATRIÈME PARTIE.</h2> + +<h3>LA MALMAISON. 1813-1814.</h3> + +<p>L'Impératrice n'était plus à Navarre<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86" title="Go to footnote 86"><span class="smaller">[86]</span></a> lorsqu'on apprit que les +premiers revers commençaient pour nous; elle en fut attérée! jamais +elle n'avait pu séparer sa cause, non plus que sa vie, de celle de +l'homme unique auquel son existence était liée. La femme de Napoléon +est un être prédestiné; ce n'est pas une femme ordinaire, tout ce qui +tient à cet homme est providentiel comme lui-même... Il n'appartient +pas à l'humanité de séparer de lui ce que lui-même a choisi... Oh! +comment Marie-Louise n'a-t-elle pas compris la sainte et haute +mission qu'elle avait reçue d'en haut en devenant la compagne de +cet homme? Joséphine, malgré sa légèreté habituelle, l'avait bien +comprise, elle!... et elle n'aurait pas failli lorsque le jour du +malheur arriva.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> Les événements devenaient de plus en plus sinistres; +l'Impératrice était à Malmaison, redoutant l'arrivée d'un courrier, +lorsqu'elle reçut d'Aix en Savoie la nouvelle de l'horrible malheur +arrivé à la cascade du moulin.</p> + +<p>La reine Hortense est une des femmes les plus malheureuses que j'aie +connues: depuis l'âge de seize ans je l'ai toujours suivie, et j'ai +vu en elle un des êtres les plus excellents, et cependant toujours +frappé au cœur. Lorsqu'elle se maria, ce fut contre sa volonté +et celle de son affection toute portée vers un autre lien. Quelques +années plus tard, elle perdit son fils.., son premier-né! et l'on +sait que ses enfants furent toujours pour elle la première de ses +affections. Ensuite vint la perte d'une couronne, sa séparation<a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87" title="Go to footnote 87"><span class="smaller">[87]</span></a> +avec son mari; ce ne fut que pendant les trois années qui suivirent +cette séparation qu'elle eut un moment de tranquillité que des +souvenirs récents troublaient encore!..</p> + +<p>Le 1<sup>er</sup> janvier 1813, elle se leva avec une terreur que rien ne put +dissiper.</p> + +<p>—«Mon Dieu, me dit-elle, lorsque je la vis ce même jour à la +Malmaison, où j'avais été présenter mes vœux de nouvel an à +l'Impératrice, <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> que nous arrivera-t-il cette année après les +malheurs de celle qui vient de finir?»</p> + +<p>Je cherchai à la rassurer, mais elle était inquiète pour son frère, +et ses affections la rendaient superstitieuse. Non-seulement +l'Impératrice ne la guérissait pas de ses terreurs, mais elle y +ajoutait. Elle venait de lui donner une ravissante parure en pierres +de couleur estimée plus de vingt-cinq mille francs: c'était bien cher +pour une parure de fantaisie.</p> + +<p>Joséphine était très-superstitieuse, comme on le sait. Aussitôt +qu'elle me vit, elle vint à moi et me dit très-sérieusement:</p> + +<p>—«Avez-vous remarqué que cette année commence un vendredi et porte +le chiffre 13?..»</p> + +<p>C'était vrai, mais je répondis en tournant la chose en plaisanterie:</p> + +<p>—«Non, non, dit-elle, cela annonce de grands désastres!.. et des +malheurs particuliers.»</p> + +<p>Hélas! plus tard, je me suis rappelé ces sinistres paroles; elle +n'avait que trop raison!</p> + +<p>La reine Hortense fut aux eaux d'Aix en Savoie; sa mère demeura +à la Malmaison. J'étais alors fort souffrante d'une grossesse +pénible et de la douleur que j'éprouvais de la perte récente de +<span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> deux amis!.. l'un surtout!..<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88" title="Go to footnote 88"><span class="smaller">[88]</span></a> Oh! quel souvenir de ces +temps désastreux!.. Aussi, lorsque j'arrivai à la Malmaison et que +l'Impératrice me parla de ces signes presque funestes, je ne pus lui +répondre; cependant je cherchai à la rassurer... Mais la mort de +Duroc<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89" title="Go to footnote 89"><span class="smaller">[89]</span></a> et de Bessières, celle de Bessières surtout <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> lui +avait causé un grand trouble et avait amené dans cet esprit déjà +vivement frappé des terreurs nouvelles; mes paroles furent à peine +entendues par elle... Hélas! je cherchais à la rassurer, et moi-même +je ne savais pas que la mort touchait déjà une tête qui m'était bien +chère et que le crêpe du deuil, qui allait envelopper ma famille, se +déployait déjà au-dessus d'elle.</p> + +<p>L'Impératrice était bonne, mais elle ne pouvait oublier tout ce que +Duroc avait à lui reprocher... <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> Sa conscience lui en disait +trop à cet égard pour qu'elle pût le regretter autant que Bessières.</p> + +<p>À propos de cette affaire, qui causa le malheur de bien des +destinées, je dirai que Bourienne <i>a menti</i> autant qu'on peut mentir, +en parlant de la reine Hortense comme il l'a fait, ainsi que de +Duroc. Quelle que fut la relation qui existait entre eux, jamais M. +de Bourienne n'a été autorisé à confesser <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> lâchement qu'il +trahissait un secret, ce qu'il a dit lui-même dans ses Mémoires. +Telle était, au reste, la turpitude de cet homme qu'il aime mieux +s'avouer comme faisant un métier peu honorable que de se mettre +tout-à -fait à l'écart ou dans l'ombre... Cet homme est le type de la +haine impuissante, se nourrissant de son venin, et produisant une +nature monstrueuse d'ingratitude inconnue jusqu'à lui!.. Ces paroles +âcres et mensongères, sont empreintes d'une rage vindicative qui se +répand comme la bave du boa sur tout ce qu'il approche... Tout ce +qui amena la cause pour laquelle l'Empereur l'a éloigné de lui était +marqué, on le sait, d'un signe réprobateur. Quelle est la langue qui +peut articuler les injures que la sienne a proférées <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> sur +l'infortune de l'homme qui fut pour lui plus qu'un bienfaiteur!... +l'homme qui fut son ami... Le jour où je fus à la Malmaison, +l'Impératrice me parla de Bourienne et me dit qu'il perdait un +ami dans Duroc. Je la désabusai à cet égard. Duroc ne pouvait pas +être l'ami d'un ennemi de l'Empereur, et de plus à cet égard-là je +connaissais les sentiments de Duroc relativement à Bourienne.</p> + +<p>Un jour, un bruit sinistre se répand dans Paris: on racontait que +madame de Broc avait péri misérablement dans la cascade du moulin +à Aix en Savoie... Mon frère fut déjeuner à la Malmaison, et me +rapporta la certitude de cette catastrophe... L'infortunée était +morte à vingt-quatre ans<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90" title="Go to footnote 90"><span class="smaller">[90]</span></a>, sous les yeux de son amie et sans avoir +pu être secourue à temps!</p> + +<p>Mon frère me remit un petit billet de l'Impératrice qui ne contenait +que ce peu de mots:</p> + +<p>—«<i>Que vous avais-je dit?</i>»</p> + +<p>Ces paroles avaient une sorte de signification sinistre qui me glaça +le cœur... Qu'allait-il arriver, grand Dieu!!..</p> + +<p>Je fus à la Malmaison, quoique mon état me défendît d'aller en +voiture. Je trouvai le salon <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> morne et abattu; chacun +craignait pour soi. M. de Beaumont seul était comme toujours; M. de +Turpin avait été envoyé auprès de la reine Hortense pour lui porter +tous les regrets de sa mère. Cependant rien ne justifiait encore à +cette époque un pressentiment de malheurs publics; Lutzen et Bautzen +avaient remonté l'esprit de la France, et toutes les fois néanmoins +que je suis allée à la Malmaison, j'ai trouvé la salon dans cette +humeur morne dont j'ai parlé. Cependant les femmes qui formaient le +cercle intime de l'Impératrice à la Malmaison étaient presque toutes +jeunes et jolies, du moins en ce qui était de son service d'honneur. +Madame Octave de Ségur, madame Gazani, madame de Vieil-Castel, madame +Wathier de Saint-Alphonse, mademoiselle de Castellane, madame Billy +Van Berchem, mesdemoiselles Cases, madame d'Audenarde la jeune, qui +pouvait être regardée comme de la maison, et qui était une des plus +belles personnes de l'époque, et si l'on ajoute à cette liste déjà +nombreuse, le nom de mademoiselle Georgette Ducrest, et plus tard +celui des deux demoiselles Delieu, on voit que ce cercle intérieur +pouvait donner un mouvement bien agréable comme société au château de +Malmaison.</p> + +<p>Cette dernière habitation était même bien plus <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> propre à +cela que Navarre. Cette demeure, plus royale peut-être, imposait +davantage, et puis, la distance était trop grande pour hasarder une +visite, si l'impératrice Joséphine ne les provoquait pas, dans la +crainte d'en être mal reçu.</p> + +<p>Mais à la Malmaison, on y venait facilement; aussi l'Impératrice +avait-elle quelquefois, le soir, jusqu'à cinquante ou soixante +personnes dans son salon: la duchesse de Raguse, la duchesse de +Bassano, la comtesse Duchatel, la maréchale Ney, madame Lambert, +une foule de femmes agréables, lorsque même elles n'étaient pas +très-jolies, ce qui arrivait souvent. Quant aux hommes, ils étaient +moins nombreux; car à cette époque, tous étaient employés. Ceux qui +n'étaient pas au service étaient auditeurs au Conseil d'État. Parmi +les chambellans même, il s'en trouvait qui voulaient aussi connaître +nos gloires et nos malheurs, et qui partaient pour l'armée; témoin +M. de Thiars, chambellan de l'Empereur, qui fut intendant d'une +province en Saxe, je crois, et qui fut victime d'une ancienne rancune +impériale, ce qui, je dois le dire, n'est pas généreux<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91" title="Go to footnote 91"><span class="smaller">[91]</span></a>.</p> + +<p>Les hommes étaient donc en moins grand nombre <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> que les +femmes. On voyait quelquefois un aide-de-camp, un officier qui venait +de l'armée pour apporter une dépêche; et cette arrivée donnait de la +tristesse dans les maisons où il allait se montrer un moment, dans +les quarante-huit heures qu'il passait à Paris. Les désastres ne +pouvaient déjà plus se céler...</p> + +<p>La société de l'Impératrice fut même diminuée par l'absence de M. de +Turpin, qu'elle envoya auprès de la reine Hortense, à Aix, en Savoie. +C'était un homme doux, agréable, de bonne compagnie, et possédant un +ravissant talent, comme chacun sait<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92" title="Go to footnote 92"><span class="smaller">[92]</span></a>.</p> + +<p>Il a fait de ravissantes vignettes à l'album des romances de la +Reine, ainsi qu'à un album que possédait l'Impératrice... Je crois +que l'album, avec les dessins originaux des romances de la Reine, a +été donné par Joséphine à l'empereur Alexandre...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> Une agréable diversion qui se rencontrait ce même été dans +le salon de la Malmaison, c'étaient les enfants de la Reine. Jamais +un moment d'ennui ne se montrait lorsqu'ils étaient là . L'aîné, celui +qui a péri si tragiquement devant Rome, était réfléchi et rempli de +moyens. Le second, celui qui existe, était joli comme la plus jolie +petite fille, et son esprit ne le cédait pas à celui de son frère. On +l'appelait alternativement <i>la princesse Louis</i>, ou bien <i>Oui-Oui</i>. +Je ne sais à propos de quoi cette dernière façon de transformer un +nom... Quoi qu'il en soit, <i>Oui-Oui</i> avait une vivacité de pensée +que n'avait pas son frère; et puis une volonté de tout connaître, +qui était quelquefois très-amusante. L'Impératrice était idolâtre +de ses petits-enfants. Elle veillait elle-même à ce que tout ce que +leur mère avait prescrit pour leurs études et pour leur régime +fût exactement suivi. Tous les <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> dimanches, ils dînaient et +déjeunaient avec leur grand'-mère. Un jour, l'Impératrice reçut de +Paris deux petites poules d'or qui, au moyen d'un ressort, pondaient +des œufs d'argent. Elle fit venir les jeunes princes et leur dit:</p> + +<p>—«Voilà ce que votre maman vous envoie d'Aix, en Savoie, où elle est +à présent.»</p> + +<p>Cette preuve de bonté désintéressée de Joséphine me toucha +beaucoup... Elle dément ce qu'on dit, avec, au reste, bien peu de +fondement, sur les rapports d'affection qui existent entre une +grand'-mère et ses petits-enfants<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93" title="Go to footnote 93"><span class="smaller">[93]</span></a>.</p> + +<p>Vers la fin de 1813, la société de la Malmaison prit un aspect +vraiment lugubre. Toutes ces morts répétées des amis de l'Empereur, +la perte de la bataille de Leipsick, tous nos revers... Il y avait en +effet de quoi glacer tous les cœurs...</p> + +<p>L'hiver fut donc extrêmement triste<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94" title="Go to footnote 94"><span class="smaller">[94]</span></a>, malgré le caractère +français, qui cherche toujours à trouver une consolation, même au +milieu d'une infortune... Mais tous les deuils, les craintes de +l'avenir dominaient enfin notre nature légère, cette fois.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> Cette même année fut cependant, pour l'impératrice +Joséphine, l'époque d'une joie très-vive, quoique mêlée de peine; +mais elle lui donnait la preuve d'une profonde estime de l'Empereur. +Elle vit le roi de Rome: depuis longtemps elle sollicitait avec +ardeur cette entrevue auprès de l'Empereur. Elle voulait voir cet +enfant qui lui avait coûté si cher!...</p> + +<p>L'Empereur s'y refusait: il craignait une scène, dont l'enfant +pouvait être frappé, et rendre involontairement compte à sa mère. Ce +ne fut donc qu'après avoir reçu de Joséphine une promesse solennelle +d'être paisible et calme devant le roi de Rome, que l'Empereur +consentit à cette entrevue: elle se fit à Bagatelle.</p> + +<p>L'Empereur parla à madame de Montesquiou; et lui-même, montant à +cheval, il escorta la calèche dans laquelle était son fils, et donna +l'ordre d'aller à Bagatelle.</p> + +<p>L'impératrice Joséphine y était déjà rendue... Son cœur battait +vivement en attendant ceux qui devaient arriver; et lorsqu'elle +entendit arrêter la voiture qui conduisait vers elle l'Empereur et +son enfant, elle fut au moment de s'évanouir.</p> + +<p>L'Empereur entra dans le salon où était Joséphine, en tenant le roi +de Rome par la main. Le jeune prince était alors admirablement beau. +Il <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> ressemblait à un de ces enfants qui ont dû servir de +modèle au Corrége et à l'Albane... Je n'en parle pas au reste comme +on peut parler du fils de l'empereur Napoléon, avec cette prévention +qui fait trouver droit un enfant bossu: le roi de Rome était vraiment +beau comme un ange!... Qu'on regarde la gravure faite d'après le +charmant dessin d'Isabey, où le roi de Rome est représenté à genoux +en disant:</p> + +<p><i>Je prie Dieu pour la France et pour mon père!...</i></p> + +<p>Cher enfant! et maintenant c'est nous qui prions et pour toi et pour +lui!...</p> + +<p>—«Allez embrasser cette dame, mon fils,» dit l'Empereur à l'enfant, +en lui montrant Joséphine qui était retombée tremblante sur le +fauteuil, d'où elle s'était soulevée à leur entrée dans l'appartement.</p> + +<p>Le jeune prince leva ses grands et beaux yeux sur la personne que lui +montrait son père; et, quittant la main de Napoléon, il se dirigea, +sans montrer de crainte, vers Joséphine qui, l'attirant aussitôt à +elle, le serra presque convulsivement contre son sein. Elle était si +émue, que l'Empereur reçut la commotion qui se communique toujours +à celui qui est spectateur d'une impression vive vraiment éprouvée. +Le roi de Rome, à qui son père avait probablement recommandé d'être +caressant pour <i>la dame</i> qu'il allait voir, fut charmant pour +Joséphine <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> qui, en vérité, parlait ensuite de ce moment avec +une émotion qui n'était pas feinte. L'Empereur s'était éloigné de +tous deux, et, les bras croisés, appuyé contre la fenêtre, il les +regardait avec une expression qui annonçait tout ce qu'il devait +sentir dans un pareil instant...</p> + +<p>Le roi de Rome (comme tous les enfants, au reste), avait l'habitude +de jouer avec les chaînes, les montres, tout ce qui était à sa +portée. C'était alors la mode de mettre à une chaîne d'or une +multitude de breloques de toute espèce<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95" title="Go to footnote 95"><span class="smaller">[95]</span></a>. Joséphine en avait une +grande quantité; voyant que le jeune Prince s'amusait avec ces +breloques, elle détacha sa chaîne pour qu'il pût jouer avec plus +aisément... L'enfant fut charmé de cette complaisance... Il se mit à +compter les différentes pièces du charivari; mais il s'embrouillait +toujours lorsqu'il arrivait au nombre <i>dix</i><a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96" title="Go to footnote 96"><span class="smaller">[96]</span></a>. Tout à coup, il +s'arrêta; et, regardant alternativement l'impératrice Joséphine et le +charivari, il parut vouloir dire quelque chose.</p> + +<p>Que voulez-vous, sire? lui dit Joséphine.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">LE ROI DE ROME</span>, <span class="stage">hésitant.</span></p> + +<p>Oh! rien.</p> + +<p class="speaker"><span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> <span class="smcap">JOSÉPHINE</span>, <span class="stage">se penchant vers lui, et tout bas, après avoir +fait signe à l'Empereur de ne pas les troubler.</span></p> + +<p>Mais encore!... dites, que voulez-vous?</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">LE ROI DE ROME</span>, <span class="stage">en montrant le charivari.</span></p> + +<p>C'est bien beau, n'est-ce pas, cela, madame?</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">JOSÉPHINE</span>, <span class="stage">souriant.</span></p> + +<p>Mais, oui... Pourquoi dites-vous cela?</p> + +<p class="speakersc">LE ROI DE ROME.</p> + +<p>Ah! c'est que... c'est que j'ai rencontré dans le bois un pauvre qui +a l'air bien malheureux... Si nous le faisions venir!... nous lui +donnerions tout cela; et, avec l'argent qu'il en aurait, il serait +bien riche!... Je n'ai pas d'argent, mais vous avez l'air d'être bien +bonne, madame... Dites, le voulez-vous?</p> + +<p class="speakersc">JOSÉPHINE.</p> + +<p>Mais, si Votre Majesté le demande à l'Empereur, il lui donnera tout +ce qu'elle lui demandera pour faire le bien.</p> + +<p class="speakersc">LE ROI DE ROME.</p> + +<p>Papa a déjà donné tout ce qu'il avait... et moi aussi.</p> + +<p class="speaker"><span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> <span class="smcap">JOSÉPHINE</span>, <span class="stage">se penchant vers l'enfant.</span></p> + +<p>Eh bien! Sire, je vous promets d'avoir soin de votre pauvre.</p> + +<p class="speakersc">LE ROI DE ROME.</p> + +<p>Bien vrai?...</p> + +<p class="speakersc">JOSÉPHINE.</p> + +<p>Oui; je vous le promets.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">LE ROI DE ROME</span>, <span class="stage">l'embrassant.</span></p> + +<p>Eh bien! je vous aime beaucoup! vous êtes bien bonne; je veux que +vous veniez avec nous à Paris; vous demeurerez aux Tuileries...</p> + +<p>L'Impératrice fut émue, et regarda l'Empereur avec une expression +déchirante, à ce qu'il dit ensuite... Mais il ne voulait pas de +<i>scène</i>, et surtout rien qui pût frapper l'enfant... Il revint auprès +de Joséphine, et prenant le roi de Rome par la main:</p> + +<p>—«Allons, sire, lui dit-il, il faut partir... Il se fait tard... +Embrassez madame.»</p> + +<p>Le jeune prince jeta ses deux bras autour du cou de Joséphine, et +l'embrassa avec une effusion qui la toucha au point de la faire +pleurer.</p> + +<p>—«Venez avec moi, répétait l'enfant.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> —Cela ne se peut, disait Joséphine.</p> + +<p>—Et pourquoi? dit l'enfant en redressant sa jolie tête, si +l'Empereur <i>et moi</i> le voulons.</p> + +<p>—Allons, allons, venez, dit l'Empereur en prenant la main de son +fils qui, cette fois, n'osa pas résister.»</p> + +<p>Et faisant de l'œil et de la main un dernier adieu, Napoléon +sortit avec le roi de Rome, laissant Joséphine bien heureuse pour un +moment, mais avec une source de souvenirs déchirants dans le cœur.</p> + +<p>J'ai parlé dans mes mémoires des événements de 1813; il est donc +inutile de recommencer ce récit. Je ne dirai donc que ce qui se +trouve lié à Joséphine.</p> + +<p>Lorsqu'elle apprit les revers de 1813, les derniers malheurs de cette +année commencée avec des pressentiments sinistres qui n'avaient eu +que trop de réalisation, son désespoir fut profond. Pendant ce temps, +Marie-Louise déjeunait et dînait admirablement, montait à cheval, +prenait sa leçon de musique, celle de dessin, de broderie, jouait +au billard, se couchait à neuf heures, dormait toute la nuit, et +recommençait le lendemain, à tout aussi bien manger et tout aussi +bien étudier. On voit qu'elle aurait eu le premier prix dans une +pension... Mais dans le grand collége des <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> épouses et des +mères, je doute qu'elle y eût même été reçue.</p> + +<p>Joséphine avait bien quelques consolations dans la conduite du +vice-roi, et l'attachement qu'avait pour lui sa femme, la princesse +Auguste de Bavière... Elle en reçut un jour une lettre qu'elle +faisait lire à tout le monde avec un orgueil maternel bien aisé à +comprendre<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97" title="Go to footnote 97"><span class="smaller">[97]</span></a>. Eugène avait reçu des propositions par lesquelles on +lui offrait la couronne d'Italie, s'il voulait consentir à devenir +<i>un traître</i>, <i>un perfide</i> et <i>un ingrat</i>, disait la vice-reine à sa +belle-mère!... Cette lettre était en effet bien touchante; et quelque +naturelle que fût la conduite d'Eugène, l'Impératrice avait tout lieu +d'en être fière, car tout le monde en Italie n'a pas agi de cette +manière<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98" title="Go to footnote 98"><span class="smaller">[98]</span></a>....</p> + +<p>Enfin arrivèrent nos désastres... l'invasion de la France, +l'abdication de l'Empereur!... En apprenant les premiers revers de +1814, j'ai vu Joséphine vouloir plus d'une fois aller auprès de +<span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> l'Empereur pour le soutenir dans ses moments d'épreuves!...</p> + +<p>—«Je sais comment on peut arriver à son âme, disait-elle à ceux qui +la retenaient... Mon Dieu!... comme il doit souffrir!»</p> + +<p>Mais le moyen d'exécuter une pareille résolution! c'était le rêve +du cœur; et la force de la volonté demeurait insuffisante devant +celle des événements.</p> + +<p>Ils se succédaient avec une telle rapidité, que Joséphine eut à peine +le temps de quitter Malmaison pour se réfugier à Navarre, qui était +pour elle un lieu plus sûr que l'autre habitation. Elle partit avec +son service, et dans une telle terreur, que sur la route, un valet de +pied ayant donné une fausse alarme, dans un moment où les voitures +étaient arrêtées, l'Impératrice ouvrit elle-même la portière de la +sienne, et se jetant hors de la voiture, elle courut à travers champs +jusqu'à ce qu'on la rattrapât, et elle ne voulut revenir que sur les +assurances réitérées que ce n'étaient pas les cosaques.</p> + +<p>La reine Hortense rejoignit sa mère à Navarre. Le séjour en était +triste, plusieurs personnes du service d'honneur disaient aux +arrivants sans beaucoup se gêner:</p> + +<p>—«Comment! vous êtes inquiets? En vérité <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> vous avez tort... +Ah! dans le fait, je n'y songeais pas!... vous devez craindre, en +effet... Mais nous... que peut-il nous arriver<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99" title="Go to footnote 99"><span class="smaller">[99]</span></a>?...</p> + +<p>Ce fut à Navarre que Joséphine apprit que l'Empereur irait à l'île +d'Elbe; cette nouvelle lui parvint au milieu de la nuit. M. Adolphe +de Maussion, alors auditeur au Conseil d'État, et attaché en cette +qualité au duc de Bassano, secrétaire d'État, était envoyé auprès de +la duchesse par son mari, pour lui annoncer les grands événements +qui venaient d'avoir lieu. La capitulation de Paris était signée, et +Napoléon était à Fontainebleau... M. de Maussion s'était détourné +pour apporter ces nouvelles à Navarre.</p> + +<p>Lorsque l'Impératrice sut l'arrivée de M. de Maussion, elle se leva +aussitôt, passa un peignoir de percale, prit un bougeoir et guidant +elle-même le nouvel arrivé, elle traversa la cour qui séparait son +logement de celui de sa fille et introduisit M. de Maussion auprès +de la reine Hortense, qui, déjà éveillée par le bruit des chevaux, +attendait les nouvelles avec impatience... L'Impératrice, dont le +trouble l'avait empêchée <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> de bien comprendre tout ce que lui +avait dit M. de Maussion, lui dit de tout répéter... Il recommença +le malheureux récit, et ce ne fut qu'alors que Joséphine comprit +que Napoléon déchu de sa puissance, accablé par le sort, n'avait +plus pour asile que l'île d'Elbe et ses rochers de fer!... Elle +était alors assise sur le lit de sa fille... Elle poussa un cri, +et se jetant dans ses bras... «Ah! dit-elle en pleurant, il est +malheureux!... C'est à présent surtout que je porte envie à sa femme! +Elle du moins, elle pourra s'y enfermer avec lui!...»</p> + +<p>Son désespoir fut violent... elle pleura pendant plusieurs heures, +et fut dans un état nerveux qui alarma ceux qui l'entouraient. Quant +à la reine Hortense... elle prit dès ce moment la résolution d'aller +s'enfermer avec l'Empereur, dans quelque prison qu'on lui donnât... +elle ignorait encore que les bourreaux d'un héros sont doublement +cruels lorsqu'ils ont à torturer un patient dont la gloire a humilié +leur orgueil!... il fallait que le supplice fût entier... Il fallait +qu'aucune douleur n'y faillît... et ils savaient bien que l'isolement +de ce qu'il aime est la plus affreuse des douleurs d'un grand +cœur!...</p> + +<p>On sait tout ce qui se passa dans ces tristes journées... le +souvenir en est trop pénible à rappeler... Je dirai seulement que +l'Impératrice reçut à cette <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> triste époque des preuves d'un +intérêt général... Le duc de Berry lui fit proposer une garde et +une escorte... Elle refusa, et la reine Hortense également... Mais +les princes étrangers firent entendre à Joséphine que sa présence à +la Malmaison était convenable, et que son éloignement était comme +une marque de défiance qui pouvait lui nuire. Elle partit alors +pour venir chercher la mort à la Malmaison. Mais jamais elle ne put +décider sa fille, qui prétendait qu'elle devait aller auprès de sa +belle-sœur dans un pareil moment, et que, bien que Marie-Louise ne +dût pas lui être plus chère que sa mère, elle se devait à elle dans +ces jours de deuil, où elle perdait autant à la fois. Elle y alla en +effet... mais cette noble action fut reconnue par un accueil froid +et contraint, que tout autre que la reine Hortense pouvait prendre +pour impoli... Marie-Louise fut gênée avec elle dès qu'elle la +vit... elle trouva à peine une parole pour la remercier de cet acte +de dévouement, et finit par lui dire qu'elle attendait son père... +La reine comprit quelle était de trop, et, prenant aussitôt congé +d'elle, elle quitta Rambouillet presque aussi promptement qu'elle y +était venue.</p> + +<p>En revenant à la Malmaison, la Reine trouva sur la route des +officiers russes, qui venaient de Paris, pour apporter des dépêches +de l'empereur <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> Alexandre, qui montrait un bien vif intérêt à +Joséphine et à ses enfants. C'est ici qu'il faut rendre à la Reine +une justice que tout le monde n'a pas jugé à propos de proclamer. On +a eu des renseignements, assez faux probablement, je pense donc que +la vérité doit être connue:</p> + +<p>Il est positif que, les premiers jours, la Reine fut si froide pour +l'Empereur Alexandre, qu'il s'en plaignit. Il était vrai, en 1814, +dans tout ce qu'il voulait faire pour la famille de l'impératrice +Joséphine et pour elle. On a accablé la reine Hortense, parce que +l'empereur de Russie, trouvant le salon de la Malmaison charmant, y +allait habituellement plusieurs fois par semaine, pendant le peu de +temps que vécut l'Impératrice. Ce fut assez pour réveiller l'envie et +la haine; et l'on sait ce que peuvent ces deux passions.</p> + +<p>L'empereur Alexandre demanda beaucoup de grâces à Louis XVIII pour +Joséphine, mais il n'obtint pas tout. On a raconté, dans des mémoires +sur la reine Hortense, beaucoup de choses qui, je suis fâchée de le +dire, ne sont pas exactes; et de ce nombre sont quelques-unes de +celles qui concernent l'empereur Alexandre... Il a été chevalier, +il a été le plus noble des hommes et pour la France et pour nous +particulièrement. Je proclamerai la reconnaissance que nous lui +<span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> devons, à haute voix et du fond du cœur..... Mais je sais +que tout ce qu'on dit dans plusieurs chapitres de ces mémoires est +vivement exagéré... Un homme dont la conduite fut toujours honorable, +si après tout les événements ne l'ont pas aidé, c'est le duc de +Vicence; et il savait comme moi que certes l'empereur Alexandre +voulait du bien à la famille impériale... Mais de ce bien à ce que +disent les mémoires il y a encore loin<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100" title="Go to footnote 100"><span class="smaller">[100]</span></a>.</p> + +<p>La Malmaison eut encore de brillantes journées pendant ce mois +d'avril qui devait être le dernier renouvellement de printemps +que devait voir Joséphine... Cependant elle n'avait jamais été si +fraîche et si belle. L'apparence de la santé était sur son visage... +Et pourtant elle était non-seulement triste, mais de sinistres +pressentiments la venaient assaillir au milieu de la nuit; elle +faisait des rêves tellement terribles qu'elle en vint à croire qu'il +allait arriver quelque nouveau malheur. Hélas! sa tête seule était +menacée!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> L'empereur de Russie voulut connaître Saint-Leu. La +Reine, qui était mère avant tout et qui avait enfin compris qu'il +fallait beaucoup sacrifier à ses enfants, avait pris le parti de la +résignation et l'avait pris de bonne grâce; elle chantait, causait, +mais non comme par le passé, car sa voix était triste et ses paroles +privées de ce charme qui nous animait toutes lorsqu'elle était au +milieu de nous à Saint-Leu, dans nos beaux jours... Mais elle voulut +toutefois donner une fête à l'empereur Alexandre, qui seul avait +la puissance de protéger ses fils et de les <i>lui faire conserver</i> +surtout; elle l'engagea donc à venir à Saint-Leu.</p> + +<p>—«Il ne faut pas que votre majesté s'attende à trouver une maison +royale, lui dit Joséphine, qui devait aussi être de cette partie; ma +fille et moi ne sommes plus que des femmes du monde, et, en venant +chez Hortense, il faut que votre majesté y vienne avec toute son +indulgence.»</p> + +<p>L'Impératrice ne savait pas encore combien l'empereur Alexandre était +simple dans ses manières... Elle ignorait, je ne sais trop comment, +que l'empereur faisait à Pétersbourg des visites, comme chez nous +un homme du monde les ferait... aussi fut-il servi à souhait en ne +trouvant à Saint-Leu que l'Impératrice et les dames de son service +avec quelques femmes qui n'étaient attachées à aucune <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> des +Princesses; une jeune personne charmante dont la Reine prenait soin +était aussi ce même jour à Saint-Leu, elle était élève d'Écouen et +la Reine la protégeait particulièrement: c'était mademoiselle Élisa +Courtin, qui depuis a épousé Casimir Delavigne.</p> + +<p>L'Impératrice voulut faire gaiement les honneurs de la demeure de sa +fille à l'empereur... Elle souriait; mais ce sourire était contraint +et montrait de la souffrance; pendant la promenade, son fils, qui +était auprès d'elle dans le char-à -bancs, crut un moment qu'elle +allait s'évanouir. De retour au château elle se trouva si fatiguée +qu'elle fut obligée de se coucher sur une chaise longue, et là +elle fut pendant une heure assez souffrante pour inquiéter... Elle +défendit d'en parler à sa fille et à l'empereur de Russie; et elle +parut au dîner avec le sourire sur les lèvres et des yeux riants.</p> + +<p>Mais elle était blessée au cœur; je la vis à la Malmaison deux +jours après, et là , elle put me parler en liberté, elle me fit voir +une âme déchirée... Cette pensée que Napoléon était seul sur le +rocher de fer de l'île d'Elbe avec ses tourments et ses souvenirs, +cette pensée la torturait!...</p> + +<p>Je lui parlai de l'empereur de Russie:</p> + +<p>—«Sans doute, me dit-elle, j'ai confiance en <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> lui... mais +il n'est pas seul!... et mes enfants seront engloutis par la tempête +comme leur mère et leur bienfaiteur.»</p> + +<p>Joséphine avait cependant une raison bien forte pour avoir de +l'espérance; que de bien n'avait-elle pas fait aux émigrés, même à +ceux qui n'avaient pas voulu rentrer!... Ce même jour où j'avais +été à la Malmaison pour prendre ses ordres relativement à lord +Cathcart, ambassadeur d'Angleterre en Russie; elle voulait le +voir; et, comme il logeait chez moi, elle m'avait fait demander +afin de s'entendre avec moi pour le lui amener à déjeuner un jour +de la semaine suivante... Ce même jour je vis dans le salon une +jeune Anglaise charmante appelée alors lady Olsseston (depuis lady +Tancarville), c'était la fille du duc de Grammont... la sœur de +madame Davidoff<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101" title="Go to footnote 101"><span class="smaller">[101]</span></a>. L'Impératrice avait été bonne pour la duchesse +de Guiche leur mère, ravissante personne que j'avais vue à cette même +place quatorze ans auparavant et peu de mois avant sa mort; la jeune +femme me parut doublement jolie et charmante de n'avoir pas oublié +celle qui avait été bien pour sa mère.</p> + +<p>L'Impératrice, que je revis seule après le dîner, me parut mieux, et +je le lui dis; elle me regarda <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> en souriant, et me serra la +main... Elle n'avait pas de gants... cette main était brûlante...</p> + +<p>Ce n'est rien, me dit-elle, un peu de fatigue; j'ai changé mes +habitudes depuis quelque temps. Lorsque mes affaires et celles de mes +enfants seront terminées, alors je me reposerai... Mais d'ici là ... +je ne le pourrai pas.</p> + +<p>Le lendemain le roi de Prusse alla dîner à la Malmaison, et cette +journée fut plus pénible que celle de la veille; car avec le roi de +Prusse Joséphine était contrainte, et elle-même m'avait dit qu'elle +souffrait toutes les fois que la conversation se prolongeait... +Ses fils se permirent ce même jour une facétie d'écolier assez peu +spirituelle et je m'étonne qu'elle ait pu être commise par les deux +fils du roi. Un pauvre Anglais bien embarrassé avait été engagé à +dîner par l'Impératrice. Absorbé dans la contemplation d'un tableau +de Raphaël, il oubliait devant lui le dîner et les heures. Lorsqu'on +annonça qu'on avait servi, l'Anglais n'entendit pas. Les jeunes +princes l'enfermèrent dans la galerie dont les issues ne lui étaient +pas connues. Le pauvre homme attendit d'abord, mais la faim le +pressant et n'entendant aucun bruit, il frappa d'abord doucement, +ensuite plus fort, enfin il fit du bruit, et l'on s'aperçut alors +qu'au lieu de s'être perdu dans le parc, ce qu'on croyait, <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> +l'Anglais avait été mis en prison par LL. AA. RR. Ce fut du moins ce +qu'on me raconta le lendemain lorsque j'arrivai au château.</p> + +<p>Joséphine était déjà fort souffrante, lorsque des articles de +gazettes achevèrent de l'accabler. Un journal eut la lâcheté +d'attaquer la reine Hortense avec une telle haine, et si peu de +mesure dans cette haine, que je ne sais comment on peut se livrer +à un aussi grand scandale par pudeur pour soi-même. L'Impératrice +me fit dire d'aller à la Malmaison, et me montrant le journal, elle +me dit de parler de ce fait à un de mes amis fort influent... Elle +pleurait avec un tel déchirement qu'elle me fit mal... Je tâchai +de la consoler; mais moi-même j'étais irritée contre ces hommes +lâches et méchants que le malheur ne pouvait désarmer. Et savez-vous +sur quel sujet cet article était fait? C'était sur le corps de +son pauvre enfant!... sur le petit Napoléon, mort en Hollande, le +seul de cette race qui promettait une si grande lignée qui eût +été déposé sous les vieilles voûtes de Notre-Dame; on l'en avait +arraché ignominieusement, on l'avait porté par grâce dans un autre +cimetière... Ainsi se renouvelaient les horreurs de 93!... et nous +étions en 1814!... aux premiers jours d'une Restauration.</p> + +<p>Avant de quitter l'Impératrice, je voulus détourner ses idées de +cette lugubre image, et je lui <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> parlai de lord Cathcart, dont +le noble caractère en cette circonstance est digne de louange. Je lui +demandai quel jour elle le voulait voir.</p> + +<p>—«Eh bien, me dit-elle, venez déjeuner et passer la journée +après-demain 28, le temps est admirable, et nous irons au butard.»</p> + +<p>Nous causâmes encore quelque temps, et, en la quittant, je la laissai +plus calme. En nous promenant dans la galerie, je vis un Richard dont +le sujet me plaisait, je proposai à l'Impératrice de faire un échange +avec elle, et de lui donner un petit Luini<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102" title="Go to footnote 102"><span class="smaller">[102]</span></a> pour le Richard. Elle +y consentit, et je la quittai très-peu alarmée pour sa santé.</p> + +<p>Je vins le surlendemain à dix heures avec lord Cathcart, et je me +disposais à descendre, lorsque M. de Beaumont vint sur le perron, +et me dit que l'Impératrice était dans son lit avec la fièvre, et +que le vice-roi était également malade. On attendait l'empereur de +Russie, car la maladie était venue si promptement, qu'on n'avait pas +eu le temps nécessaire pour le faire avertir... Je laissai mon petit +tableau à M. de Beaumont, et lord Cathcart et moi nous revînmes à +Paris, lui bien contrarié de n'avoir pas vu l'Impératrice, et moi +frappée d'un vague pressentiment qui me serrait le cœur!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> Hélas! il n'était que trop vrai! Le lendemain, l'impératrice +Joséphine n'existait plus!...</p> + +<p>Cette mort frappa tout le monde d'une sorte de terreur... Il y avait +dans la vie de cette femme un rapport constant avec l'existence de +l'homme providentiel qui avait régné sur le monde... Le jour où cette +puissance s'éteint... l'âme de cette femme s'éteint aussi!... Il y a +dans ces deux destinées un mystère profond que la main de l'homme ne +pourra dévoiler, mais que l'intelligence comprend.</p> + +<p>Il est de fait que Napoléon le sentait dans son cœur... Aussi +l'a-t-il dit à Fontainebleau; et lorsque le malheur l'accablait, +lorsque la perfidie l'entourait, lorsque l'ingratitude se montrait à +lui hideuse et sans pudeur, alors il s'écria dans l'angoisse de son +âme:</p> + +<p>—«Ah! Joséphine avait raison! en la quittant, j'ai quitté mon +bonheur!...»</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> SALON DE CAMBACÉRÈS<br> +SOUS LE CONSULAT ET L'EMPIRE.</h3> + +<p>On a beaucoup parlé du <i>Salon</i> de Cambacérès, et c'est abusivement. +On croit toujours que les gens qui donnent à dîner ont un salon, et +qu'ils reçoivent, et, dans le fait, il en est ainsi habituellement; +mais chez Cambacérès, ce n'était pas cela; et sa maison avait, à cet +égard, un aspect que nulle autre n'avait à Paris.</p> + +<p>Cambacérès était un homme d'esprit, d'un esprit agréable même, et +racontant avec une finesse toujours amusante: c'était un homme du +bon temps enfin. Il avait toujours vu la bonne compagnie; <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> +s'il en avait fréquenté de mauvaise, elle ne l'avait pas gâté, et +je l'ai toujours vu le même, soit qu'il fût avocat consultant, et +pas trop riche, car il était honnête homme, allant dîner chez M. +de Montferrier, son cousin; soit qu'il fût second Consul, tout +occupé des soins de donner une législation à un peuple qui en avait +besoin; soit qu'il fût enfin archi-chancelier de l'Empire, et l'un +des grands dignitaires entourant ce trône plus grand que celui de +Charlemagne<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103" title="Go to footnote 103"><span class="smaller">[103]</span></a>. Il était toujours sérieux, faisant une grimace au +lieu de sourire, et n'aimant pas le monde, quoiqu'il y fût très-bien +et qu'on l'y désirât; mais sa figure, naturellement l'antipode d'une +joie franche et rieuse, comme celle de notre gai pays de Languedoc, +lui donnait aussi la crainte, je crois, d'être un <i>repoussoir</i> pour +une franche gaieté. Cependant il racontait souvent des histoires fort +<i>crues</i>, et alors c'était avec un sourire qui déplaçait à peine ses +lèvres; mais on voyait qu'il y avait une pensée intérieure au-delà de +celle exprimée par la parole, et en tout, pour qui voulait <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> +connaître Cambacérès, sa physionomie était un miroir assez fidèle +pour guider dans cette étude.</p> + +<p>La taille de l'archi-chancelier était au-dessus de la moyenne; il +n'était pas voûté lorsqu'il est mort; et en 1820, il était ce que +je l'avais vu vingt ans plus tôt. Sa tournure avait toujours une +gravité magistrale toute vénérable; la main droite dans son gilet, +tenant à la gauche une canne faite d'un très-beau jonc, à pomme +d'or; vêtu d'un habit de drap brun, des bas gris ou noirs, avec des +souliers à boucles; des culottes noires; frisé et poudré, comme nous +l'avons toujours vu, et pouvant dire avec M. le duc de Gaëte: <i>J'ai +traversé la Révolution avec ma coiffure!</i> Cette coiffure, surmontée +d'un chapeau rond, d'une forme passée de mode depuis dix ans, voilà +comment M. <i>de Cambacérès</i> allait <i>à pied</i> dîner, presque tous les +jours, chez M. le marquis de Montferrier, en 1798 et 1799; il passait +sous les fenêtres de la maison de ma mère, et toujours dans ce même +équipage. Quelquefois, et cela quand il pleuvait, il remplaçait la +canne par le parapluie; mais la dignité de sa démarche n'en recevait +aucune atteinte, et il était tout aussi lent et compassé, même +sous son parapluie, que sous l'habit de velours et le chapeau aux +vingt-cinq plumes qu'il portait au couronnement.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> J'ai parlé de Cambacérès à cette première époque, pour +prouver que ce n'étaient pas ses grandeurs qui l'avaient changé; il +avait toujours été le même. Le velours et l'hermine ont trouvé tout +de suite un homme fait pour eux. Cela se rencontrait rarement dans +ce temps-là , et j'en ai vu bon nombre, le jour même du couronnement, +qui allaient au galop, dans les grandes salles de l'Archevêché, ayant +leur queue de moire ou d'hermine sur le bras.</p> + +<p>Ainsi donc, lorsqu'en 1801, Cambacérès se promenait, à pas réglés, +au Palais-Royal, au milieu des personnes de joie qui alors s'y +trouvaient, il ne faisait que suivre ses vieilles habitudes. Quant +à l'habit brodé, la manchette de point d'Alençon, ou de Malines, +ou de Valenciennes, ou de point d'Angleterre, tout cela selon les +quatre saisons; quant à la brette, les bas de soie et les boucles à +diamants, remplaçant l'habit brun et le chapeau rond, il les portait +toujours, parce que, disait-il à l'Empereur, il fallait faire prendre +cette habitude, même aux jeunes gens. Aussi le malheureux Lavollée, +son propre neveu, le suivait-il en habit habillé en soie violette, +manchettes de dentelles, l'épée, le chapeau à trois cornes, enfin +tout le harnachement, excepté les cheveux courts et sans poudre qui +révélaient le jeune <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> homme. Quant à d'Aigrefeuille, Monvel, +le marquis de Villevieille, qui disait si admirablement les vers, M. +de Montferrier, toute la cour archi-chancelière, enfin, elle semblait +faite pour l'habit habillé.</p> + +<p>Cambacérès, aussitôt qu'il fut second Consul, voulut que sa maison +fût la meilleure de Paris; et ce fut, en effet, la seule, pendant +quelque temps, qui fît le sujet de l'étonnement des étrangers qui, +en arrivant à Paris, s'attendaient encore à trouver les dîners +civiques au milieu de la rue, les hommes en carmagnole, et les femmes +en bonnet rond; mais ce cuisinier, si fameux d'abord, parce qu'il +y avait moins de points de comparaison, devint tout simplement <i>un +artiste culinaire</i>, comme il y en avait alors deux cents dans Paris. +La maison elle-même du second Consul, et de l'archi-chancelier +ensuite, fut l'égale de celle des ministres, et fut bien inférieure +même à plusieurs de nos maisons tenues sur un pied bien autrement +grand et avec bien plus de luxe. Cambacérès donnait à dîner; mais, +excepté ces jours-là , sa maison avait porte close: cela donnait de +l'humeur à l'Empereur.</p> + +<p>Le mardi et le samedi étaient les jours de l'archi-chancelier. +On recevait ordinairement son invitation le mercredi matin, si +l'on y avait été le <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> mardi soir; et le dimanche matin, si +l'on y avait été le samedi: c'était ponctuel. On devait arriver le +jour invité à heure fixe; car jamais on n'attendait, et lorsque +l'heure était pour cinq heures et demie, comme cela fut pendant +les premières années du Consulat, il fallait être chez Cambacérès +à cinq heures vingt minutes, pour ne pas arriver trop tard. Sous +l'Empire, il engageait pour six heures précises; il fallait alors +arriver ponctuellement à six heures moins un quart, sous peine de +le trouver de mauvaise humeur; car il attendait quand la personne +était une femme marquante. Il fallait aussi faire grande attention +à sa toilette; l'hiver mettre des diamants, du velours, du satin, +une robe riche enfin; alors il était content, et ne faisait pas +revenir éternellement une parole détournée sur l'oubli des femmes +relativement <i>au cérémonial</i>.</p> + +<p>Un samedi, le grand jour de l'archi-chancelier, madame de la +Rochefoucault, alors dame d'honneur de l'impératrice Joséphine, vint +faire une visite à Cambacérès. Probablement que sa toilette ne lui +plut pas, car il s'approcha d'elle, et dit avec un accent particulier +d'ironie:</p> + +<p>—«Vous avez là , madame, un négligé charmant!»</p> + +<p>Madame de la Rochefoucault avait de l'esprit; <span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> elle comprit +tout de suite l'amertume cachée sous le compliment.</p> + +<p>—«Ah! monseigneur, s'écria-t-elle, je vous demande bien pardon; mais +je sors de chez l'Impératrice, et n'ai pas eu le temps de changer de +toilette!»</p> + +<p>L'archi-chancelier comprit, à son tour, la réponse, et ne voulut pas +poursuivre la conversation.</p> + +<p>C'était une lanterne magique fort amusante, une ou deux fois par +mois, que la maison de Cambacérès. Tout ce qu'il y avait dans +Paris y passait, comme on passe derrière un verre pour les ombres +chinoises. Pendant quelque temps, on annonçait à haute voix, ce qui +causait une rumeur continuelle, qui troublait. Aussitôt que sept +heures sonnaient, et tandis qu'on était encore à table, commençaient +à arriver les juges de province et leurs femmes; puis les cours de +Paris. On attendait que <i>monseigneur</i> fût hors de table, et le salon +était déjà garni de cinquante personnes lorsque les deux battants de +la salle à manger s'ouvraient pour laisser passer l'archi-chancelier, +donnant la main gravement à la femme qu'il avait à sa droite, et +la conduisant, à pas comptés, à la bergère placée au coin de la +cheminée. Peu à peu le salon se remplissait de nouveaux arrivants; +et <span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> à peine l'aiguille était-elle sur sept heures et demie, +que les personnes qui avaient dîné chez l'archi-chancelier se +faisaient annoncer chez l'archi-trésorier ou chez un ministre qui +recevait aussi ce jour-là . Quant à ceux qui venaient faire une visite +chez Cambacérès, ils y demeuraient un quart d'heure, et puis<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104" title="Go to footnote 104"><span class="smaller">[104]</span></a> ils +demandaient leur voiture: c'était au point que souvent, à huit heures +et demie, l'archi-chancelier était libre, et allait au spectacle. +Jamais il n'y avait plus de causerie que cela chez lui; jamais de +jeu; jamais de fête, que de loin en loin, et lorsque l'Empereur les +lui commandait. Un jour je fus étonnée de le voir arriver chez moi, +le matin, <i>en chenille</i>, comme disait d'Aigrefeuille. C'était en +1808, à la fin de l'année; il venait me consulter, me dit-il.</p> + +<p>—«Moi, monseigneur! Eh! grand Dieu! sur quel objet, car il me semble +que j'aurais, moi, une entière confiance en vous pour tout ce que je +ferais en ce monde?»</p> + +<p>Il s'inclina en souriant à demi, car jamais ce sourire n'était entier.</p> + +<p>—«L'Impératrice me demande un bal... à moi!..</p> + +<p>—Eh bien! monseigneur?</p> + +<p>—Comment, vous n'êtes pas choquée de <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> l'inconvenance de me +demander un bal à moi, l'archi-chancelier de l'Empire, le chef... +(après l'Empereur, ajouta-t-il en se reprenant et en s'inclinant) +de la justice de l'Empire, lui faire donner un bal! Il n'y a pas de +convenance à cela, je le répète... C'est comme si l'on voulait m'y +faire danser!</p> + +<p>—Oh! monseigneur!</p> + +<p>—Eh mais, écoutez donc, je ne porte pas la simarre, c'est vrai; +mais, je le dis encore, je suis le chef de la justice de France, et +danser chez moi ne convient pas!</p> + +<p>—Eh bien, monseigneur, ne le donnez pas ce bal, s'il vous déplaît de +le donner.</p> + +<p>—Ah! voilà où gît la difficulté! c'est là ce qui me tourmente. Je le +regardai attentivement. Alors il se pencha à mon oreille et me dit +presque bas:</p> + +<p>On parle de tant de choses qu'il est difficile de s'arrêter à +une seule... et si je ne donne pas ce bal qu'elle me demande +positivement, l'Impératrice croira que je suis instruit certainement +de ce qu'elle redoute, et je ne sais rien!.. Quant à présent, +ajouta-t-il comme faisant ses réserves, et alors il y aura des +larmes, du désespoir... C'est fort embarrassant...»</p> + +<p>Je ne savais que lui dire, je connaissais par expérience la +susceptibilité de l'Impératrice <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> Joséphine, et je compris que +la position n'était pas facile... Cependant il en fallait sortir ou +l'accepter comme elle se présentait...</p> + +<p>—«Monseigneur, lui dis-je après avoir réfléchi un moment, il faut +donner le bal.»</p> + +<p>Il tressaillit.</p> + +<p>—«Un bal! chez moi!... mais encore une fois, madame, c'est un +outrage à la magistrature.</p> + +<p>—Ne la faites pas danser, et votre bal n'en ira que mieux, ne soyez +pas l'archi-chancelier pour douze heures, et vous voilà sauvé. Au +surplus, monseigneur, si vous avez besoin de mon secours en quoi que +ce soit, je suis à vos ordres.</p> + +<p>—Comment si j'ai besoin de vous!.. vous êtes mon espoir!... Voilà +une liste de femmes, regardez-la bien; croyez-vous que ces noms +conviennent à l'Impératrice?»</p> + +<p>Je rayai cinq ou six femmes qui auraient déplu à l'Impératrice et +les remplaçai par d'autres plus agréables pour elle comme pour +nous: l'archi-chancelier la lui présenta telle que je la lui avais +corrigée; le lendemain il revint chez moi en sortant de chez +l'Impératrice. Le jour était fixé; il était singulier: c'était le +premier de l'an.</p> + +<p>Ce bal fut un des plus ennuyeux que j'aie vu de ma vie, et +cependant tout y était bien en apparence. Les femmes, jeunes, +jolies et très-parées; <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> les rafraîchissements abondants et +recherchés, la politesse du maître de la maison extrême et même +avec une nuance de galanterie à laquelle on était d'autant plus +sensible qu'on y était peu habitué, car avec toute sa politesse il +y avait de la sécheresse dans sa nature. Enfin, malgré tout ce qui +devait contribuer à faire de cette fête une fête agréable, elle +était languissante; c'est que le maître de la maison était un vieux +garçon, sérieux, ne riant jamais, s'informant avec exactitude si l'on +avait froid, si on avait pris des biscuits glacés ou bien une autre +friandise que nul autre dans Paris ne faisait comme son officier, +mais ne s'inquiétant pas du tout si les jeunes personnes dansaient, +si on s'amusait enfin; et le plus bel ornement d'un bal c'est la joie.</p> + +<p>—«Ce bal <i>est lugubre</i>, me dit l'Impératrice dans un moment +où l'archi-chancelier était loin d'elle... Nous commençons mal +l'année... C'est surtout pour moi qu'elle sera plus triste que les +autres, ajouta-t-elle plus bas.»</p> + +<p>Je la regardai... elle avait les yeux pleins de larmes.</p> + +<p>—«Au nom de vous-même!» lui dis-je.</p> + +<p>Elle sourit tristement...</p> + +<p>—«J'ai encore du mérite à être comme je <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> suis, croyez-le +bien, et ne me jugez pas une femme sans courage. Je suis forte au +contraire?...</p> + +<p>Je ne répondis rien; je savais que les bruits de divorce prenaient +une consistance qui devait l'alarmer. Mais aussi je savais qu'elle +n'avait rien à redouter pour le moment présent, je le savais +seulement depuis quelques heures et j'aurais voulu le lui dire, mais +je n'aurais jamais osé aborder un pareil sujet, même seule avec +elle, si elle n'avait pas commencé. Je l'aurais affligée, et puis je +savais qu'il y avait à redouter le mécontentement de l'Empereur... +mais j'avais aperçu madame de Rémusat dans le bal et je résolus de +lui en parler; elle et madame d'Arberg avaient toute la confiance de +l'Impératrice et la méritaient.</p> + +<p>Comme l'Impératrice finissait d'exprimer toute la tristesse qui +était dans son âme au milieu d'une fête, avec cette résignation et +cette douceur qui lui étaient habituelles, un homme jeune, dont la +tournure distinguée se faisait remarquer au milieu de tous les hommes +qui l'entouraient, se détacha du groupe diplomatique, sur un mot +que lui dit M. de Villeneuve, chambellan de la reine Hortense, et +ôtant son épée, vint auprès de la princesse pour la prendre pour +danser l'anglaise<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105" title="Go to footnote 105"><span class="smaller">[105]</span></a> <span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> ainsi qu'elle venait de le lui faire +demander. C'était le comte de Metternich, ambassadeur d'Autriche; +il n'y avait pas alors à Paris un homme qui eût une tournure plus +élégante et plus distinguée et des manières plus nobles, quoique +très-convenables pour son âge.</p> + +<p>Comme il passait près de moi, il me dit en riant et en me montrant un +immense lustre qui était au milieu du salon:</p> + +<p>—«Est-ce là que fut pendu M. de Souza?»</p> + +<p>Je répondis que non et en riant à mon tour, car le souvenir de cette +histoire provoquera ma gaieté jusqu'à mon dernier jour.</p> + +<p>—«Que dites vous donc de M. de Souza? me demanda l'Impératrice quand +M. de Metternich et la reine Hortense furent dans la colonne de +l'anglaise.</p> + +<p>—Oh! ce n'est pas de celui que vous connaissez, madame... mais V. +M. se rappellera qu'en 1802 ou 1803, je crois, il passa par Paris +un petit homme Portugais, qu'on appelait don Rodrigue ou bien don +Alexandre de Souza. Il n'était pas envoyé en France, il venait ou il +allait à quelque ambassade de la part de S. M. Très-Fidèle, et, tout +en voyageant, il voulut voir Paris, parce que, malgré leur apparente +insouciance, les Portugais sont plus curieux de toutes choses que +pas un peuple de <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> l'Europe. Ce petit monsieur de Souza +était très-anglomane de sa nature: tout ce qu'il portait était de +confection et de fabrique anglaise; mais, avant de quitter Paris, il +dût se convaincre qu'il y avait une partie de sa toilette qui aurait +pu être mieux faite et plus solide.</p> + +<p>—Que lui arriva-t-il donc? contez moi cela pendant l'anglaise.</p> + +<p>—Eh bien! madame, l'archi-chancelier avait un de ces beaux et +solennels dîners qu'il donnait, comme le sait V. M., dans le courant +du Consulat, avec une fort grande magnificence, parce qu'alors elle +était presque seule dans Paris. Tout ce qui passait avec un titre ou +un rang, et qui allait faire une visite à Cambacérès, était sûr de +recevoir une invitation pour le mardi ou le samedi suivant. M. de +Souza y passa comme les autres, et précisément je fus invitée avec +M. d'Abrantès pour ce même jour, ainsi que le maréchal Mortier et +le maréchal Duroc. Votre majesté sait comme le maréchal Mortier est +rieur!</p> + +<p>—Lui!.. non vraiment!.. Mortier est rieur!</p> + +<p>—Comme un écolier... au point d'être obligé de se sauver de l'objet +qui provoque sa gaieté, sans quoi il demeurerait une heure à rire +devant lui... Il était donc à table à côté de moi ce même jour +<span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> chez Cambacérès. Depuis le commencement du dîner il ne +cessait de me dire:</p> + +<p>—«Qu'est-ce que c'est donc que ce petit bon homme qu'on a placé à +côté de moi?»</p> + +<p>En effet, M. de Souza était <i>infiniment petit</i> et l'on sait que le +maréchal avait six pieds deux lignes; M. de Souza avait à peine cinq +pieds.</p> + +<p>Il était, de plus, d'une gravité incroyable. Le maréchal lui avait +adressé plusieurs fois la parole; et, toujours repoussé avec perte, +il s'était replié de mon côté... Mais la scène allait s'ouvrir pour +lui comme pour nous tous.</p> + +<p>L'archi-chancelier, même à l'époque du Consulat, donnait toujours +deux services. Ce jour-là , comme toujours, les maîtres d'hôtel et +les valets de chambre portaient un habit habillé avec des boutons +guillochés; le premier maître d'hôtel avait un habit en ratine ou en +velours ras mordoré, avec ces mêmes boutons guillochés. Ce furent eux +qui amenèrent le trouble dans la maison paisible du second Consul.</p> + +<p>Au moment où le maître d'hôtel enlevait les plats du premier service, +nous entendons un cri perçant; et, comme en ce moment je fixais M. de +Souza, je jugeai que c'était lui que regardait la chose, car tout à +coup je le vis en enfant de chœur!</p> + +<p>D'où lui venait cette tonsure immédiate, voilà <span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> ce qu'on ne +pouvait comprendre, et encore moins la perte de la perruque qu'on ne +pouvait retrouver.</p> + +<p>—«Monseigneur, je voudrais bien ma perruque, répétait M. de Souza, +avec le même sérieux qu'il aurait mis à redemander le Brésil.</p> + +<p>—Mais, monsieur le comte, disait le second Consul en lorgnant plus +attentivement cette étrange figure... que voulez-vous qu'on ait fait +de votre perruque?»</p> + +<p>Cependant, en découvrant au bout de son lorgnon cette tête toute +ronde et entièrement nue, l'archi-chancelier se mit à rire. Ce rire, +le seul peut-être qui eût frappé les murs de cette salle, depuis +que Cambacérès habitait cette maison; ce rire fut comme un signal +pour tous; mais le général Mortier fut celui qui en reçut l'effet le +plus direct. Il éclata tellement, qu'il fut obligé de se lever et de +quitter la salle à manger, en prétextant un saignement de nez.</p> + +<p>—«Mais ma perruque, disait M. de Souza, en se tournant toujours +aussi gravement de tous les côtés.»</p> + +<p>Le pauvre maître d'hôtel, dont les fonctions avaient été interrompues +par cet événement, cherchait comme les autres, lorsque tout à coup M. +de Souza s'écrie:</p> + +<p>—«Eh! monsieur, la voilà !»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> Et il s'adressait au maître d'hôtel, avec un visage furieux; +l'autre le regardait avec des yeux étonnés...</p> + +<p>—«Là , monsieur, s'écria le Portugais en colère cette fois, et lui +prenant le bras droit, auquel la perruque pendait par un de ces +malheureux boutons guillochés qui l'avait accrochée en passant +au-dessus de la petite taille de don Rodrigue de Souza, pour prendre +les plats sur la table. Comme c'était le bouton de derrière qui avait +fait ce mal, on ne l'avait pas aperçu. Cependant, les valets de pied +devaient l'avoir vu; mais la malice est toujours de ce côté-là , pour +ne pas dire la méchanceté, et la joie que leur donnait M. de Souza +en enfant de chœur balançait le devoir. Quoi qu'il en soit, M. +de Souza remit sa perruque. Le dîner continua; le général Mortier +rentra guéri de <i>son hémorrhagie</i>, mais non pas de son envie de rire, +qui était plus vive que jamais, en voyant le sérieux solennellement +colère de M. de Souza, qui, après tout, devait prendre la chose en +riant. Pourquoi aussi sa perruque ne tenait-elle pas mieux?</p> + +<p>L'Impératrice avait ri pendant mon histoire avec un tel abandon, que +plusieurs fois on avait regardé de notre côté, malgré le mouvement +de l'anglaise et le rideau que formait la colonne. Lorsqu'on put +passer, l'archi-chancelier vint savoir, <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> <i>s'il était +possible</i>, toutefois, dit-il en s'inclinant, quelle était la cause +de cette bonne gaieté. L'Impératrice, riant encore aux larmes, le +lui dit, ce qui provoqua un sourire de souvenir sur les lèvres de +Cambacérès, qui jamais ne riait que dans des circonstances qu'on +notait.</p> + +<p>—«Oui, dit-il, en effet, ce fut une scène singulière; et mon +maître d'hôtel nous donna là une représentation que mes convives +n'attendaient guère... C'est beaucoup plus comique que l'histoire +de la perruque de M. de Brancas, accrochée au lustre du salon de la +Reine-Mère, dont il était, je crois, chevalier d'honneur...»</p> + +<p>Et sa mémoire le servant admirablement, il ajouta au portrait de +M. de Souza plusieurs teintes qui achevèrent la ressemblance et +redonnèrent un nouvel accès de gaieté à l'Impératrice. On sait que +Cambacérès contait à ravir.</p> + +<p>C'est à ce bal que M. de Metternich répondit un mot si parfaitement +spirituel à une autre parole de M. le duc de Cadore, qui ne l'était +guère. M. de Metternich était, depuis un an, dans toutes les +agitations pénibles qui peuvent tourmenter un homme investi de grands +pouvoirs, honoré de la confiance de son souverain, et qui voit qu'il +ne peut détourner la tempête qui va fondre sur sa patrie et la +ravager. Car il était presque certain que <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> Napoléon voulait +faire la guerre à l'Autriche... On disait que <i>non</i> à Paris; mais +Napoléon y songeait à Bayonne.</p> + +<p>M. de Metternich, tourmenté par ses craintes, demanda et obtint un +congé pour aller à Vienne, pour des affaires personnelles. L'empereur +Napoléon vit ce départ avec une sorte de peine; il lui donna des +soupçons et de l'ombrage... Pourquoi l'ambassadeur quittait-il son +poste? Mais, après tout, quand M. de Metternich l'aurait quitté pour +avertir plus sûrement son maître des dangers qu'il courait déjà , il +n'aurait fait que son devoir d'honnête homme et de loyal<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106" title="Go to footnote 106"><span class="smaller">[106]</span></a> sujet. +Il était Autrichien avant tout; au service de l'Autriche, et dévoué +de cœur à son maître, surtout depuis qu'il était malheureux; car +c'est un homme loyal et bon que M. de Metternich.</p> + +<p>En partant de Paris, dans les derniers jours d'octobre, il annonça +qu'il serait de retour vers la fin de novembre. Il ne revint que +le 31 décembre 1808. Le duc de Cadore crut lui dire un mot fort +spirituel en le plaisantant sur ce retard.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> —«Ah! ah! monsieur le comte, vous avez été bien longtemps +absent, lui dit-il en souriant.»</p> + +<p>Et, quoique le plus digne des hommes, M. le duc de Cadore en était le +plus laid, quand il souriait surtout.</p> + +<p>—«C'est vrai, monsieur le duc, répondit M. de Metternich, qui +comprit l'allusion qu'on voulait faire en parlant de ce retard; mais +j'ai été obligé de m'arrêter, pour laisser défiler le corps entier du +général Oudinot, qui venait de passer l'Inn.»</p> + +<p>Cambacérès faisait un grand cas de M. de Metternich; et son éloge +n'était pas indifférent dans sa bouche, car il était peu louangeur.</p> + +<p>Cette fête, ou seulement ce bal donné par l'archi-chancelier à +l'Impératrice, avait au reste la teinte de gêne et de tristesse que +toutes les fêtes qu'on lui offrait alors recevaient nécessairement +par la connaissance qu'on avait du divorce très-prochain qui la +menaçait. Elle-même le savait; et le malheur avait déjà doublé +d'épines cette couronne qui lui avait été prédite dans son enfance.</p> + +<p>Cambacérès possédait au plus haut degré la tenue solennelle de la +haute magistrature. Il me rappelait l'idée que je me faisais, étant +jeune fille et étudiant, de ces anciens chanceliers, des L'Hôpital, +des Lavardin... de ces hommes mourant sur <span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> leur chaise +curule, comme les vieux pères conscripts... excepté pourtant cette +dernière chose; car on prétend que Cambacérès était poltron comme un +lièvre... Mais qu'en savait-on?</p> + +<p>Le jour où le Conseil d'État fut averti du projet d'hérédité +impériale, ce fut lui qui présida le Conseil à la place de +l'Empereur, qui manquait rarement à ce qu'il regardait, disait-il, +comme un devoir. Ce jour-là qui, je crois, était un 12 ou un 14 +d'avril, Cambacérès entra dans le Conseil d'État plus solennellement +encore qu'à l'ordinaire; et ce furent lui et Regnault de +Saint-Jean-d'Angely qui discutèrent et posèrent d'abord la question +de l'hérédité, sans laquelle, disaient-ils avec raison, il ne +pouvait y avoir en France de paix ni de repos. Quelques jours après, +oubliant qu'il devenait le sujet de celui dont il était l'égal, +puisque le gouvernement consulaire l'avait établi par le fait, il +prononça lui-même à l'Empereur, à Saint-Cloud, ce fameux discours qui +lui donnait la puissance souveraine au nom du peuple et du Sénat. +Ce discours est un modèle de concision et de clarté oratoire. Il +est peut-être peu élégant; mais Cambacérès ne pouvait pas parler +autrement ce jour-là ... et dans cette pièce mémorable dans notre +histoire, il ne faut voir que les mots et ce qu'ils annoncent.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> En voici quelques phrases:</p> + +<p class="p2 smcap">«Sire,</p> + +<p>»Le décret que le Sénat vient de rendre, et qu'il s'empresse +de présenter à votre majesté impériale, n'est que l'expression +authentique d'une volonté déjà manifestée par la nation.»</p> + +<p class="lspaced1">....................</p> + +<p>«La dénomination plus imposante qui vous est décernée n'est donc +qu'un tribut que la nation paie à sa propre dignité et au besoin +qu'elle sent de vous donner chaque jour les témoignages d'un +attachement et d'un respect que chaque jour aussi voit augmenter.</p> + +<p>»Eh! comment le peuple français pourrait-il<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107" title="Go to footnote 107"><span class="smaller">[107]</span></a> trouver des bornes à +sa reconnaissance, lorsque vous n'en mettez aucune à vos soins et à +votre sollicitude pour lui?...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> »Comment pourrait-il, oubliant les maux qu'il a soufferts +quand il fut livré à lui-même, penser sans enthousiasme au bonheur +qu'il éprouve depuis que la Providence lui a inspiré de se jeter dans +vos bras?...</p> + +<p>»Les armées étaient vaincues<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108" title="Go to footnote 108"><span class="smaller">[108]</span></a>; les finances en désordre; le +crédit public <i>anéanti</i>; les factions se disputant les restes +de notre antique splendeur; les idées de religion et de morale +obscurcies; l'habitude de donner et de reprendre le pouvoir +laissaient les magistrats sans considération, et même avaient rendu +odieuse toute espèce d'autorité...</p> + +<p>»Votre majesté a paru; elle a rappelé la victoire; elle a rétabli la +règle et l'économie dans les dépenses publiques; la nation, rassurée +par <span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> l'usage que vous en savez faire, a repris confiance +dans ses propres ressources; votre sagesse a calmé la fureur des +partis; la religion a vu relever ses autels; les notions du juste et +de l'injuste se sont réveillées dans l'âme des citoyens, quand on a +vu la peine suivre le crime, et d'honorables distinctions récompenser +et signaler la vertu, etc.»</p> + +<p class="p2">Ce fut le 19 mai 1804, que ce discours fut prononcé par Cambacérès, +comme président du Sénat.</p> + +<p>François de Neufchâteau, l'ancien directeur, fit aussi un discours à +Napoléon, le 1<sup>er</sup> décembre 1804. On verra, par quelques phrases que +j'en vais rapporter, que dans ces six mois d'intervalle la flatterie +avait fait de grands progrès.</p> + +<p>Je les place également pour donner une idée du genre d'esprit de +François de Neufchâteau, dont on a tant parlé, et qui, après tout, +n'était qu'un rhéteur sans grâce; quoiqu'à l'époque où il était un de +nos cinq rois, il eût aussi sa cour de flatteurs, qui le plaçaient +beaucoup plus haut que tous les poëtes et les écrivains de son +époque, et même de son siècle...</p> + +<p class="quote">La voix du peuple est bien ici la voix de Dieu,</p> + +<p class="noindent">disait-il à l'Empereur.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> «Aucun gouvernement ne peut être fondé sur un titre plus +authentique. Dépositaire de ce titre, le Sénat a délibéré qu'il se +rendrait en corps auprès de votre majesté impériale. Il vient faire +éclater la joie dont il s'est pénétré, vous offrir le tribut sincère +de ses félicitations, de son respect, de son amour; et s'applaudir +lui-même de l'objet de cette démarche, puisqu'elle met le dernier +sceau à ce qu'elle attendait de votre prévoyance <i>pour calmer les +inquiétudes<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109" title="Go to footnote 109"><span class="smaller">[109]</span></a> de tous les bons Français</i>, et faire entrer au port +le vaisseau de la république.</p> + +<p>»Oui, sire, de la république! Ce mot peut blesser les oreilles d'un +monarque ordinaire; mais ici, le mot est à sa place devant celui +dont le génie nous a fait jouir de la chose, dans le sens où la +chose peut exister chez un grand peuple: vous avez fait plus que +d'étendre les bornes de la république, car vous l'avez constituée +sur des bases solides. Grâces à l'<span class="smcap">EMPEREUR DES FRANÇAIS</span>, +on a pu introduire dans ce gouvernement <i>d'un seul</i> les principes +conservateurs des intérêts de tous, <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> et fondre dans la +république la force de la monarchie, etc., etc<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110" title="Go to footnote 110"><span class="smaller">[110]</span></a>...»</p> + +<p>Voilà un échantillon du talent de François de Neufchâteau. Il avait +de l'esprit, pourtant, et même beaucoup, ainsi que je l'ai déjà dit. +Il était aimable, disait les vers à ravir, mais s'étonnait, après +cela, tellement de lui-même, qu'il en évitait la peine aux autres. +Toutefois, je le répète, il avait de l'esprit. Seulement il aurait +dû sentir que des flatteries du genre de celles dont il accablait +l'Empereur, étaient déplacées dans la bouche d'un homme qui avait +eu lui-même pendant un temps la puissance exécutive. L'Empereur le +comprit et le dit à Cambacérès.</p> + +<p>—«On m'a fait un bien beau discours, qui m'a fait regretter le +vôtre, monsieur l'archi-chancelier,» lui dit-il la veille du sacre, +au moment où il arriva près de Napoléon, selon le désir que celui-ci +lui avait témoigné de s'entretenir avec lui en particulier et même en +secret la veille du couronnement. Cette conversation dut être du plus +haut intérêt. Mais jamais <i>personne</i> n'a su un mot de ce qui fut dit +dans cet entretien, quoiqu'on ait pu le <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> présumer. Cambacérès +était non seulement aimé de l'Empereur, mais estimé. Napoléon <i>tenait +à honneur</i> d'être ami de Cambacérès. «<i>C'est un honnête homme</i>,» +répétait toujours Napoléon, «<i>un honnête homme supérieur</i>.»</p> + +<p>Que de fois je lui ai entendu répéter cette phrase... Il aimait +aussi l'ordre et la régularité de Cambacérès; sa manière de recevoir +surtout. Cette étiquette strictement observée ne lui paraissait +nullement ridicule; et il trouvait peut-être avec raison que +l'archi-chancelier était le seul grand dignitaire qui comprît bien sa +position.</p> + +<p>Mais, en revanche, l'archi-chancelier n'était aimé d'aucune des +Impératrices. Joséphine n'avait aucune affection pour lui. Il +attribuait cet éloignement à des remontrances qu'il avait pris +la liberté de lui faire, au nom de l'Empereur, sur ses dépenses +excessives, qui donnaient toujours à Napoléon des colères, +quelquefois funestes pour lui-même, car elles le rendaient fort +malade; et puis l'archi-chancelier était pour la séparation; Fouché +également cependant, et il était en faveur auprès d'elle: mais il +était faux, et Cambacérès était véridique et loyal.</p> + +<p>Quant à Marie-Louise, c'est autre chose. Voici pourquoi elle prit +l'archi-chancelier en grippe. Je donne cette histoire comme elle +courut alors dans <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> tous les salons de Paris. Elle nous fit +beaucoup rire, et je la crois positivement vraie.</p> + +<p>À l'époque de la guerre de Russie, lorsque l'Autriche insistait +si vivement pour avoir les provinces illyriennes<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111" title="Go to footnote 111"><span class="smaller">[111]</span></a>, la +correspondance, soit confidentielle, soit ministérielle, du beau-père +et du gendre était souvent orageuse... Un jour, Napoléon jura et +frappa du pied contre terre, en nommant son père et frère d'Autriche +de je ne sais plus quel nom.</p> + +<p>—«Qu'est-ce, mon ami? qu'avez-vous contre mon père?</p> + +<p>—Votre père, Louise!... votre père <span class="smcap">EST UNE GANACHE</span>!... Et +après ce mot il se lève, et sort en fermant la porte assez violemment +pour la briser.</p> + +<p>L'Impératrice, soit qu'elle ne connût que notre beau langage, soit +qu'elle ne connût pas en entier notre dictionnaire, ou plutôt qu'elle +s'en tint à la véritable acception des mots, demeura surprise devant +celui que Napoléon lui avait jeté comme une injure, si elle en +jugeait au ton courroucé de sa voix. Mais une injure de Napoléon! +lui, si doux avec elle! si tendre surtout!... Le moyen de le +croire!... <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> Dans ce moment, la duchesse de Montebello entrait +chez l'Impératrice. On sait combien elle l'aimait<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112" title="Go to footnote 112"><span class="smaller">[112]</span></a>! Elle lui +demanda aussitôt ce que signifiait le mot <i>ganache</i>, en lui disant +pourquoi elle lui faisait cette question...</p> + +<p>Madame la duchesse de Montebello, fort embarrassée, lui répondit +cependant fort bien pour tous:</p> + +<p>—«Une ganache! madame... c'est... c'est un brave homme... un honnête +homme un peu âgé...</p> + +<p>—Ah!...»</p> + +<p>La chose en resta là . L'Impératrice n'en parla plus, parce que +l'occasion ne se présenta pas de placer le mot; mais au moment du +départ de l'Empereur pour la Russie, il laissa, comme on sait, +l'Impératrice régente avec l'archi-chancelier pour conseil, et même +presque comme tuteur. L'Empereur parti, le prince archi-chancelier +alla présenter ses devoirs à son impériale pupille, qui, voulant +lui dire une parole gracieuse, le regarda en souriant, <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> et, +prenant une physionomie toute gracieuse:</p> + +<p>—«En vérité, lui dit-elle, je suis bien touchée que l'Empereur m'ait +laissé un guide aussi respectable!... et je serai toujours empressée +de recevoir les avis d'une aussi brave <span class="smcap">GANACHE</span>!»</p> + +<p>Qu'on juge de l'effet du compliment!</p> + +<p>On a prétendu qu'elle avait eu l'intention de lui dire ce qu'en effet +signifie ce mot. Je ne le crois pas: quel en serait le motif?... +Cambacérès était un homme inoffensif, que l'Empereur estimait +beaucoup, et Marie-Louise le savait. Non, je crois que ceux qui lui +veulent faire une réputation de malice, pour lui sauver celle de la +sottise, se trompent ici beaucoup... Marie-Louise était un de ces +êtres mal organisés, à qui tout réussit mal, et qui ne savent jamais +corriger leur destinée...</p> + +<p>Elle aimait à s'amuser, et n'y entendait rien; cependant les bals +lui plaisaient: elle aimait la danse et elle y valsait et dansait +l'anglaise comme une personne que cela ennuie et fatigue. Cambacérès, +qui, certes, n'était pas danseur, en fit la remarque un jour chez +lui à un petit bal donné à Marie-Louise dans sa nouvelle maison; +cependant, cette fois-ci, l'ordonnance était mieux faite; il y avait +plus de jeunes gens. Presque tous les auditeurs au Conseil d'État, +dont Cambacérès était le chef, pour ainsi dire, s'y trouvaient, et +leur présence ajoutait <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> et donnait même, on peut le dire, un +autre aspect à la fête... Marie-Louise avait ce soir-là presqu'une +apparence de beauté... Elle était bien mise, ce qui lui arrivait +rarement; elle avait un petit corset de velours bleu, de ce bleu +qui porte son nom encore aujourd'hui, couleur tout à fait bien pour +son teint, qui était sa seule beauté réelle. Ce petit corset était +brodé en diamants, la jupe était en tulle, doublée de satin blanc, +et bordée par plusieurs touffes de <i>belles de jour</i>, d'un bleu plus +foncé que nature, pour rapprocher davantage la nuance du velours. +Elle était coiffée avec les mêmes fleurs et des épis de diamants, ce +qui faisait admirablement dans ses beaux cheveux blonds... Elle était +presque jolie comme cela! et elle l'eût été certainement, si elle eût +été gracieuse!</p> + +<p>Lorsque l'Empereur était absent, c'était bien vraiment +l'archi-chancelier qui <i>régnait</i> à Paris; c'était son salon qui +était la cour active et marquante. Sa représentation continuelle est +véritablement le mot qui convient à la chose. Jamais il ne faisait +un voyage pour aller, soit aux eaux, soit à la campagne ou dans le +Languedoc. Lorsque l'Empereur lui dit d'avoir une campagne, il en +prit une... mais à Monceaux.</p> + +<p>Aussi l'Empereur comptait-il sur lui comme sur <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> <i>un ami</i>, +et il avait raison; il savait combien il pouvait s'assurer sur +son calme, son bon sens et sa haute expérience dans les affaires. +Ensuite il y avait un autre motif pour l'Empereur; c'était la +sécurité que lui donnaient trois convictions: celle de son honnêteté +d'abord, ensuite de sa circonspection, et puis enfin celle de <i>sa +poltronnerie</i>.</p> + +<p>—«Bah! disait Berthier, l'Empereur sait bien qu'il n'a rien à +craindre de Lebrun et de Cambacérès! Ils sont honnêtes gens d'abord, +et puis trop poltrons pour tenter ou soutenir une révolution, surtout +l'archi-chancelier...»</p> + +<p>Je crois que l'honnêteté de Cambacérès suffisait pour le faire +tenir en repos; mais, ce que je crois encore mieux, c'est qu'il +n'avait aucune chance pour réussir. Il possédait sans doute toutes +ces qualités, que les souverains trouvent rarement dans leurs +alentours... Mais à posséder celles qu'il faut pour être souverain +soi-même, il y a encore bien loin.</p> + +<p>Cambacérès accueillait dans son salon, avec une bienveillance +plus intime que pour les autres personnes présentées, celles qui +lui venaient du Languedoc. Il avait un respect religieux pour +sa province. Son amitié pour moi doublait, je crois, de cette +circonstance, que nous étions de la même ville... Si quelque +Montpellerais lui demandait <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> un service, il répondait presque +toujours: <i>Je le ferai!</i></p> + +<p>En effet, il faisait examiner la chose; le rapport était fait dans +les quarante-huit heures; car M. Lavollée secondait son oncle aussi +vivement qu'il le pouvait, et, le mardi ou le samedi suivant, +Cambacérès disait au compatriote solliciteur:</p> + +<p>—«Mon cher, je me charge de votre affaire.»</p> + +<p>Alors c'était à peu près fait. Je dis à peu près, parce qu'avec +Napoléon, on ne pouvait répondre de rien.</p> + +<p>Mais quelquefois Cambacérès avait promis, ou bien les prétentions du +solliciteur ne lui semblaient pas justes. Alors il lui disait avec la +même franchise: <i>Je ne puis rien</i>. C'est de l'honneur, cela.</p> + +<p>Un jour je reçois une lettre d'Arras; elle m'était écrite par une +personne que je ne nommerai pas, parce qu'à l'époque où j'habitais +cette ville, cette personne était royaliste avec tout le fanatisme +qu'on connaît à certaines gens. Ensuite elle était devenue +impérialiste au même degré. En 1814 cela changea encore, et, en 1830, +il y eut une nouvelle mutation. Cette dame avait un petit-fils. +Jamais aïeule ne fut plus enthousiaste de sa progéniture. Le jeune +homme n'avait pourtant rien d'extraordinaire; il n'était que bien, +et voilà tout; mais, <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> sur toute chose, il était enfant +gâté, et voulait ce qu'il voulait avec acharnement. Il entreprit +<i>de vouloir</i> être ce que détestait sa grand'-mère alors... il +voulut servir l'Empire. La seule concession qu'il lui fit, ainsi +qu'à sa mère, fut de ne pas aller à l'armée, quoiqu'il en mourût +d'envie. Alors l'aïeule m'écrivit pour me prier de solliciter pour +son petit-fils l'entrée du Conseil d'État. Elle avait jadis connu +Cambacérès chez le marquis de Montferrier, et comptait sur ce +souvenir. Mais il y avait bien des chances pour le contraire!...</p> + +<p>Elle y comptait pourtant si bien, que dans la lettre qu'elle m'avait +priée de remettre à l'archi-chancelier, elle en parlait d'une +curieuse manière. Le jeune homme, je le répète, était fort bien; et, +heureusement pour lui, le prince le comprit comme moi.</p> + +<p>À mesure qu'il lisait la lettre de l'aïeule, il me regardait avec une +sorte de malice tellement inusitée chez lui, que je dus m'attendre à +quelque chose de bizarre.</p> + +<p>—«Tenez, me dit-il en me donnant la lettre de madame de ****, voyez +de quel style on me fait la demande d'un service.»</p> + +<p>Je suis fâchée de ne pas avoir gardé de copie de cette lettre: elle +était curieuse dans le fait. Madame de **** rappelait à Cambacérès +archi-chancelier, qu'elle l'avait connu <i>comme Cambacérès <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> +avocat</i>; et cela si <i>crûment</i>, si peu délicatement, que je vis +l'affaire du jeune homme tout à fait manquée. Mais je devais +apprendre à connaître l'archi-chancelier.</p> + +<p>—«Monsieur, dit-il à M. de ****, je ne pourrai répondre aux volontés +de madame votre grand'-mère, qui m'ordonne, ajouta-t-il en souriant, +de vous faire nommer <i>dans les vingt-quatre heures</i>. Mais veuillez me +faire l'honneur de venir dîner chez moi mardi prochain, et en raison +de <i>notre très-ancienne</i> connaissance, de venir à quatre heures et +demie; nous causerons. Aujourd'hui je ne veux pas ennuyer madame +d'Abrantès d'une aussi lourde conversation; et puis je dois me rendre +au Conseil. Mais mardi, vous voudrez surtout bien permettre que je +sois moi-même <i>votre examinateur</i>.»</p> + +<p>Le jeune homme sortit de chez Cambacérès enchanté de lui. Sa place +au Conseil d'État était d'autant plus importante à obtenir pour +lui, qu'il était très-amoureux, et que le père de la jeune fille ne +voulait la marier qu'à un homme ayant une carrière. Le jeune homme, +quoiqu'il fût amoureux, préférait celle des armes; à cette époque +il y avait une telle confiance, que personne ne croyait mourir, et +on allait à l'armée comme au bal; mais pour plaire à sa famille, il +s'était décidé pour le Conseil d'État.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> —«Dites tout cela à l'archi-chancelier, lui dis-je; il vous +servira mieux si vous avez confiance en lui; car la lettre de votre +grand'-mère a failli tout gâter. Parlez à Cambacérès comme à un père.»</p> + +<p>Il suivit mon conseil et fit bien. J'avais été invitée à dîner +par Cambacérès pour ce même mardi, afin que mon protégé et moi +nous fussions ensemble; et, bien que Cambacérès me l'eût répété +<i>trois fois</i>, je n'en reçus pas moins, le même soir, une invitation +imprimée. Aussitôt que j'arrivai, le prince vint à moi; et me prenant +par la main, comme si nous allions danser un menuet, il me conduisit +à un fauteuil et me dit tout bas:</p> + +<p>—«Je suis parfaitement content du jeune homme; et comme j'ai pour +principe de ne pas me laisser influencer par des circonstances +étrangères, je le servirai parce qu'il a du mérite, et qu'il +serait cruel autant qu'injuste de le rendre responsable du peu de +considération que sa folle de grand'-mère m'inspire. Il peut donc +compter sur moi: vous pouvez en être certaine.»</p> + +<p>En effet, quelques semaines après, le jeune homme fut nommé +auditeur au Conseil d'État. Il se maria et il est toujours demeuré +reconnaissant des bontés de l'archi-chancelier.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> —«Une belle bonté, vraiment! disait la grand'-mère, +lorsqu'il en parlait devant elle; <i>il devait</i> vous faire nommer: il +ne pouvait faire autrement, j'avais dîné vingt fois avec lui chez M. +de Montferrier!..»</p> + +<p>Un officier de la maison de l'Empereur, homme d'esprit et de bonnes +manières, dont le père était un des amis les plus intimes de ma mère, +M. le marquis de Beausset, était un habitué du salon de Cambacérès. +Il était préfet du palais; et, en vérité, il entendait cette fonction +admirablement bien. Il avait cependant un rival, non seulement dans +la maison de l'Empereur, mais auprès de l'archi-chancelier: c'était +M. de Cussy. M. de Cussy était un homme excellent, mais ne comprenant +guère la vie que comme elle s'écoulait pour lui. Il ne lui fallait +des fêtes que parce qu'il y a toujours un souper, ou bien des +rafraîchissements d'une nature plus substantielle que des sirops. +Il avait un profond mépris pour les maisons qui reçoivent <i>à gosier +sec</i>, comme il le disait.</p> + +<p>«Il n'y a plus de France! s'écriait-il un jour; il n'y a plus de +France!... on ne soupe plus!...»</p> + +<p>Cambacérès l'avait nommé d'Aigrefeuille second. Il allait beaucoup +chez lui, ainsi que M. le marquis de Beausset; ils étaient rivaux, +mais <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> cela n'était pas alarmant et ne passait jamais le seuil +de l'office impérial.</p> + +<p>On voit que l'addition de ces deux messieurs ne devait ni enlever ni +ajouter quelque chose à l'élégance de la cour de l'archi-chancelier; +car ceux qui la formaient habituellement étaient loin de pouvoir être +donnés pour des modèles en ce genre.</p> + +<p>C'était d'abord M. le marquis de Montferrier, homme de bonne +naissance, âgé de cinquante ans au moins, gros, poudré, et l'antipode +d'une contredanse, quoiqu'il sourît toujours.</p> + +<p>C'était Monvel, frère de mademoiselle Mars, et fils du fameux acteur +Monvel. Il était secrétaire du prince.... Maigre, pâle, sa figure +longue et étroite pouvait sourire quelquefois, mais je crois qu'il +n'en savait rien.</p> + +<p>C'était encore M. de Villevieille, contemporain de Voltaire et disant +les vers admirablement. Mais il aurait fallu rétrograder de quelque +trente ans par-delà : c'était donc encore une figure peu admissible +dans une fête.</p> + +<p>C'était d'Aigrefeuille enfin, avec sa grotesque figure et sa +burlesque toilette! Toutes deux méritent d'être connues.</p> + +<p>D'Aigrefeuille<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113" title="Go to footnote 113"><span class="smaller">[113]</span></a> était un fort bon homme, ayant <span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> de +l'esprit et des connaissances, choses qui disparaissaient pour +le monde devant sa gloutonnerie, mais qui pourtant existaient +réellement. Sa figure était incroyable; il avait une grosse tête +placée sur un cou très-court; son visage était fait comme peu de +visages le sont; ses yeux, très-gros et très-saillants, étaient +parfaitement ronds et d'un bleu pâle et terne; son nez, formé d'une +boule de chair, était au-dessous de ces yeux que je vous ai dits, et +surmontait une bouche formée de deux grosses lèvres qu'il léchait +incessamment, comme s'il venait de manger une bisque, et tout cela +avec deux grosses joues fleuries, mais tremblantes, formaient deux +fossettes quand il faisait son gros rire, ce qui arrivait souvent; +ses jambes étaient petites, c'est-à -dire courtes, car elles étaient +grosses et ramassées; son ventre très-gros et sa taille petite: voilà +le portrait de l'homme, ni flatté ni chargé.</p> + +<p>Qu'on se figure à présent ce personnage que je viens d'essayer de +peindre, vêtu d'un habit de velours ras, <i>bleu de ciel</i>, doublé +de satin blanc et garni d'une hermine, qui jouait le lapin blanc, +attendu qu'il n'y avait pas de queues noires.</p> + +<p>Voilà l'origine de cette belle toilette.</p> + +<p>D'Aigrefeuille était fort ami d'une bonne, excellente <span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> et +spirituelle personne, la comtesse de la Marlière. Un jour, il était +chez elle, et lui contait ses chagrins d'être obligé d'acheter un +habit habillé.</p> + +<p>—«Mais, lui dit la comtesse, j'ai une robe de velours bleu de ciel, +la couleur est un peu tendre, mais, qu'importe? prenez-la.»</p> + +<p>D'Aigrefeuille, ravi, emporte sa robe, et son bonheur l'adresse chez +le valet de chambre de l'archi-chancelier, au moment où il mettait en +ordre des fourrures qu'il tenait encore à la main.</p> + +<p>—«Tenez, monsieur d'Aigrefeuille, voilà de quoi garnir richement +votre habit. Ce sont les rognures de l'hermine avec laquelle on a +garni le manteau <i>du sacre</i>, pour monseigneur.»</p> + +<p>D'Aigrefeuille, ravi du <i>magnifique</i> présent que le valet de chambre +aurait probablement jeté, s'il ne le lui avait pas donné, fit faire +l'habit bleu de ciel, se mit en dépense pour la doublure de satin +blanc, et fit apposer sur les manches et au collet, ainsi que sur +tous les bords, les petites bandelettes de fourrures blanches de +l'hermine, dans laquelle il n'y avait plus une queue noire.</p> + +<p>C'est avec cet habit que d'Aigrefeuille se faisait beau les samedis +et mardis, chez l'archi-chancelier. Pour tout le monde, il n'était +que ridicule; pour moi, il était comique. Pour moi, qui connaissais +<span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> l'histoire du velours et de la fourrure, cet habit valait +plus que pour une autre.</p> + +<p>Cette histoire d'un habit bleu m'en rappelle une que j'ai omise dans +le salon des princesses: c'était pour celui de la princesse Pauline.</p> + +<p>M. de Th.... était, ce qu'il est encore, un officier plein de mérite +et tout à fait estimable; mais il avait beaucoup de couleur, et le +sang lui montait facilement aux joues. Ceci est indépendant des +qualités de quelqu'un.</p> + +<p>M. de Th.... était absent de Paris; il y revient, et trouve qu'en son +absence on a donné l'ordre très-sévère de n'aller à la cour qu'avec +un habit habillé. C'est un ordre un peu dur pour un jeune officier de +cavalerie ayant une jolie tournure, et qui n'a que son uniforme... +Dans cette perplexité, il rencontre M. Eugène de Faudoas, et lui +conte son aventure.</p> + +<p>—«Bah! n'est-ce que cela? lui dit M. de Faudoas; ma sœur va +réparer ton malheur à l'instant. Il me faut un habit aussi, et je +vais la prier de faire les deux emplettes.»</p> + +<p>Madame la duchesse de Rovigo, avec son indolence habituelle, commande +d'aller prendre chez Lenormand deux habits habillés, pour MM. de +Th.... et de Faudoas, et de les porter <span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> chez leur tailleur, +pour que ces habits fussent prêts pour le même soir, à neuf heures.</p> + +<p>M. de Tha.... lorsqu'il essaya son habit, ne fit aucune attention à +sa couleur. Il la trouva bien un peu claire, mais la chose était de +trop peu de conséquence pour l'arrêter un moment de plus, lorsqu'il +avait tant à faire. L'habit arrive fort tard. M. de Tha... le passe +immédiatement et arrive enfin chez la princesse Pauline. Il était +près de dix heures; le bal était commencé depuis longtemps, et la +foule encombrait les salons. Tout à coup j'avise, au milieu des +hommes qui se tenaient près de la porte qui communiquait de la +galerie au grand salon, une figure étrange. Je fais un signe à la +duchesse de Bassano, qui était près de moi; nous regardons plus +attentivement, et nous reconnaissons M. de Tha..., dans son superbe +habit de velours bleu céleste, brodé en argent; mais avec l'addition +d'une coiffure poudrée à blanc, dans laquelle était encadrée sa +figure bonne et excellente, et même agréable, mais si fortement +colorée d'un pourpre foncé dans ce moment surtout, où il se trouvait +dans une position gênée et presque au supplice, qu'il paraissait +comme une fraise au milieu d'un fromage à la crème. Madame de Bassano +et moi ne pûmes retenir un sourire qui, au fait, comprimait un +<span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> éclat de rire que nous cachâmes comme nous le pûmes sous +notre éventail. La princesse, qui nous vit rire, dirigea ses regards +vers le lieu où allaient les nôtres. Aussitôt qu'elle aperçut M. de +Tha...., elle mit aussi son éventail devant elle; ce que voyant le +pauvre M. de T....., il devint exactement pourpre et fit craindre +quelque accident. Jamais je n'ai vu une figure de cette teinte placée +entre des cheveux blancs à frimas et un habit bleu de ciel, comme +le prince Mirliflore! ce qui prouve que la chose accidentellement +peut tout décider chez nous. Car M. de T.... était fort bien, avait +très-bon air, et certes, ne pouvait jamais prêter à rire; mais, cette +fois, il n'y avait pas moyen.</p> + +<p>Ces malheureux costumes, que l'Empereur forçait de porter à la +cour, faisaient le désespoir de la plupart des hommes. Mais +l'archi-chancelier était vraiment heureux de cet usage rétabli. +Ce n'était qu'aux grandes cérémonies qu'il avait particulièrement +une tournure burlesque, avec le grand habit du sacre, ou même le +manteau et l'habit des grandes réceptions. Ce chapeau, retroussé +par-devant, à la Henri IV, avec toutes ces plumes; ce manteau, cet +habit au lieu du pourpoint, qui va seul avec le manteau, toute cette +toilette est ridicule, lorsqu'elle n'est pas noblement portée. +Lorsque le <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> chapeau est posé tout droit sur la tête, le +manteau placé tant bien que mal sur l'épaule gauche, l'écharpe +blanche tournée autour du corps, et dont quelquefois le gros nœud +arrivait au milieu de la poitrine, tout cet attirail mal mis et mal +porté devenait une mascarade, et non plus un habillement de cour. +L'archi-chancelier, pour dire le mot, avait l'air de jouer une +parade, tandis qu'il portait au contraire fort bien <i>l'habit habillé</i>.</p> + +<p>J'ai déjà dit qu'il n'aimait pas les fêtes. Il n'y allait que par +obligation; qu'on juge de l'ennui que ces bouleversements lui +donnaient chez lui-même. Il venait me voir quelquefois; et, comme +je l'aimais et l'estimais fort, j'étais très-sensible à une preuve +de bonté qu'il ne donnait presque à personne. Quelquefois il se +rencontrait chez moi avec le cardinal Maury. Alors ils me charmaient +tous deux par leur conversation variée, et surtout dans ce qui avait +rapport aux premiers jours de la Révolution. Cambacérès ne provoquait +ni ne fuyait ce sujet de conversation que je cherchais toujours, +moi, à éluder, quelque plaisir qu'il me fît, car je craignais les +discussions, et puis... le 21 janvier... Mais le cardinal me dit un +jour, après qu'il fut parti:</p> + +<p>—«Cela ne peut rien lui faire qu'on lui parle du procès du roi, +parce que son vote est positivement de ceux qui ont été faits pour +le sauver.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> —C'est votre opinion, monseigneur? lui demandai-je fort +étonnée.</p> + +<p>—Oui, sur mon honneur, je l'ai dit à l'Empereur, qui, ainsi que vous +le savez, n'aime pas ceux qui ont voté la mort de Louis XVI, qu'il +n'appelle jamais que <i>le malheureux Louis XVI</i>!... Vous pouvez être +sûre que Cambacérès voulait sauver le roi<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114" title="Go to footnote 114"><span class="smaller">[114]</span></a>.»</p> + +<p>Voilà ce que <i>m'a affirmé</i>, plus de dix fois, le cardinal Maury.</p> + +<p>Cette parole me fut dite entre autres fois par le cardinal, chose +étrange! deux jours seulement avant une autre fête donnée par +l'archi-chancelier, dans son nouvel hôtel de la rue Saint-Dominique. +J'en fais la remarque, parce qu'il arriva une aventure si singulière +à ce bal, qu'il est permis de croire ceux qui l'ont réfutée dans +l'intérêt de l'archi-chancelier; mais elle <i>me fut certifiée alors</i> +par le comte Dubois, qui était en ce même temps préfet de police, +et, depuis, il me l'a confirmée, il n'y a pas quatre ans, dans son +château de Vitry.</p> + +<p>La fête de l'archi-chancelier devait être plus belle, en effet, +qu'aucune de celles de l'hiver. Il y avait ensuite une raison pour +le croire, ce qui à Paris est déjà <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> beaucoup. Cette raison +était la fraîcheur des ameublements; tout y était neuf et fort beau; +l'hôtel lui-même était une belle résidence, et certes, cette fois, le +maître de cette magnifique habitation n'avait rien négligé pour que +sa fête fût superbe. Des fleurs, des lumières en abondance; une foule +de femmes charmantes, couvertes de diamants, portant de riches et +d'élégants costumes... c'était un bal masqué et costumé... L'Empereur +avait le goût de ces sortes de fêtes à un degré vraiment étonnant +pour un homme aussi sérieux et absorbé par de si grands intérêts, +surtout à cette époque, où la guerre d'Espagne était dans toute sa +fureur, et où lui-même rêvait une autre campagne d'Autriche?... +Peut-être avait-il le besoin de se distraire des grands soins qui +dévoraient sa vie, et ce moyen lui plaisait-il plus qu'un autre.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, il aimait ces bals masqués, où, presque toujours, +il s'amusait à former une intrigue. Je ne crois pas cependant qu'il +ait été pour rien dans celle qui eut une si funeste issue<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115" title="Go to footnote 115"><span class="smaller">[115]</span></a>, par +l'impression qu'elle produisit sur celui qu'elle concernait.</p> + +<p>La fête était brillante, animée; les déguisements <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> étaient +charmants. Plusieurs quadrilles avaient été remarqués. On les avait +formés avec des costumes rappelant les personnages d'une pièce en +vogue au même moment. Ainsi, par exemple, des femmes de ma société +intime, choisirent ceux de la charmante pièce d'Alexandre Duval, <i>la +Jeunesse de Henri V</i>. Madame la baronne Lallemand était bien jolie en +Betty, avec son aimable et doux visage et ses beaux cheveux châtains +sous le grand chapeau de velours noir. Madame de Montgardé avait le +costume de Clara, et le capitaine Copetait était très-bien représenté +par un Polonais de nos amis, le comte Joseph Motchinsky.</p> + +<p>Je ne me souviens plus qui avait fait le quadrille des <i>Deux Magots</i>, +mais il était charmant. On n'avait rien retranché, et il était +fort nombreux. M. de Forbin lui avait un costume oriental purement +observé, qui lui allait admirablement. On regardait beaucoup une +magnifique aigrette en diamants, dans laquelle était contenue un +héron noir du plus grand prix. Son poignard était aussi de la plus +grande richesse.</p> + +<p>—«Bah! disait-il en riant quand on lui parlait de la beauté de cette +aigrette, <i>tout cela est faux!</i>»</p> + +<p>C'était une aigrette très-véritable et du prix peut-être de 30 ou +40,000 francs; au reste, elle ne lui était que prêtée.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> La fête avait eu un grand succès... L'archi-chancelier, +fatigué d'avoir fait les honneurs de sa maison avec autant de +politesse que de grâce, sentit enfin le besoin de se reposer. Il +s'arrêta dans une pièce où il y avait peu de monde, et demanda +une glace ou un sorbet; il était à peine assis dans une vaste et +moelleuse bergère, savourant son sorbet, qu'un masque noir, enveloppé +dans un très-ample domino, vint s'asseoir auprès de lui, et se tourna +de son côté comme pour le regarder très-fixement. Pendant quelques +instants, Cambacérès ne prit nullement garde à ce masque; mais, +ennuyé probablement de voir cette masse sombre et silencieuse ne +faire aucun mouvement, n'articuler aucun son, il se tourna à son tour +vers le masque, et lui dit:</p> + +<p>—«Es-tu donc muet, beau masque?»</p> + +<p>Le masque noir ne répondit pas.</p> + +<p>—«Il paraît que non-seulement tu es muet, mais que tu es impoli!» +dit Cambacérès.</p> + +<p>Le masque noir remua lentement la tête pour dire <span class="smcap">NON</span>.</p> + +<p>—«Ah! voilà une réponse, au moins... Eh bien! trouves-tu ma fête +belle?</p> + +<p>—Trop belle! répondit enfin le masque noir <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> d'une voix +creuse et sourde, dont l'intonation fit tressaillir Cambacérès.</p> + +<p>—Tu trouves!... dit-il; mais quand on reçoit son souverain, il faut +faire ce qu'on ne ferait par aucune autre considération...</p> + +<p>—Tu ne savais pas que tu devais le recevoir, ton souverain! reprit +le masque noir avec un accent étrangement impérieux et qui s'élevait +à mesure qu'il parlait.</p> + +<p>—Comment, je ne savais pas que l'Empereur...</p> + +<p>—Silence! impie, dit avec une sorte de violence le masque noir, et +en posant sur la main dégantée de l'archi-chancelier sa main couverte +d'un gant blanc, mais qui pourtant le glaça jusqu'aux os...</p> + +<p>—Qui êtes-vous donc, monsieur? dit l'archi-chancelier en se levant.»</p> + +<p>Et en même temps il porta la main à la sonnette, car le peu de +personnes qui se trouvaient dans cette pièce reculée s'étaient +retirées en le voyant en conférence, à ce qu'ils croyaient du moins, +avec le masque noir... Et dans ce moment il était seul avec cet être +singulier, dont la voix et les manières avaient une apparence hostile.</p> + +<p>—Épargne-toi le soin d'appeler, lui dit-il; je me nommerai et me +montrerai même à toi, si tu <span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> le veux. Tes valets ou tes +complaisants n'ont rien à voir dans ce qui se passera entre nous.</p> + +<p>—Monsieur!... qui donc êtes-vous?»</p> + +<p>Et, tout en faisant cette question, il racontait lui-même au comte +Dubois que sa langue était comme paralysée, et qu'il ne pouvait +parler.</p> + +<p>—«Tu veux donc savoir qui je suis?... Tu le sauras... peut-être; +écoute... Te rappelles-tu un jour de ta vie que tu voudrais racheter?</p> + +<p>—Non, répondit Cambacérès avec assurance, après avoir réfléchi un +moment.</p> + +<p>—Non! répéta le masque noir d'une voix foudroyante... et ses yeux +semblaient lancer des éclairs!</p> + +<p>—<span class="smcap">Non</span>, dit de nouveau et avec force l'archi-chancelier; car +jamais je n'ai agi que d'après ma conviction et ma conscience. En ma +qualité d'avocat, j'ai pu arriver à des conclusions qu'il m'était +pénible de donner; mais je<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a><a href="#footnote116" title="Go to footnote 116"><span class="smaller">[116]</span></a> me croyais probablement en droit de +le faire; dès lors, je ne suis plus que l'instrument de Dieu.</p> + +<p>—Ne prononce pas son nom; tu n'en es pas digne.</p> + +<p>—Monsieur! dit Cambacérès en se dirigeant <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> vers une +porte qui donnait dans une pièce où il y avait des joueurs, votre +conduite est trop étrange pour que je la supporte plus longtemps. +Remerciez-moi de ne pas vous faire arrêter... et surtout ne tenez pas +de pareils discours à un petit masque que je vois traverser un des +salons en face de nous. Il pourrait avoir moins de patience que moi; +mais enfin la mienne est à bout, je vous en préviens.</p> + +<p>—Je n'ai rien à dire à ce petit masque, répondit l'homme noir; il +n'a fait que suivre la route que toi et tes pareils lui avez ouverte.»</p> + +<p>Cambacérès tressaillit, mais ne continua pas moins de s'avancer vers +la porte. Tout à coup le masque le rejoint, sans que le bruit de ses +pas ait été entendu par lui<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a><a href="#footnote117" title="Go to footnote 117"><span class="smaller">[117]</span></a>; et le ramenant, sans qu'il eût la +force de résister, à côté de la cheminée.</p> + +<p>—«Te rappelles-tu le 21 janvier?» lui dit-il tout bas.</p> + +<p>Cambacérès demeura sans voix.</p> + +<p>—«Te rappelles-tu le 21 janvier? répéta la voix, avec un accent +plus solennel...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> —Oui... oui... ce fut un malheureux jour; mais je ne fus +pas coupable!...</p> + +<p>—Tu fus <span class="smcap">RÉGICIDE</span>!</p> + +<p>—Monsieur! s'écria Cambacérès, surmontant enfin la torpeur qui +l'accablait depuis une heure, et le frisson qui venait de le saisir. +Monsieur, je <i>veux</i> savoir qui vous êtes.</p> + +<p>—Je t'ai dit que je me montrerais à toi, je tiendrai ma parole; +viens, et tu me connaîtras.»</p> + +<p>Le masque noir se dirigea vers une pièce voisine qui, abandonnée +par les joueurs, à cette heure de la nuit, était alors solitaire et +sombre. Puis il s'arrêta à la porte en regardant Cambacérès, comme +pour l'inviter à le suivre... Celui-ci hésita; un moment, sa main +se leva de nouveau pour sonner; mais une force, qu'il a dit depuis +être invincible, la faisait aussitôt retomber à son côté... Il voulut +appeler, sa langue demeura muette... Il voulut fuir... il ne put +marcher!... Il leva les yeux... l'homme noir, toujours sur le seuil +de la porte, semblait l'attendre... Il craignait vaguement de le +suivre, et pourtant toujours subjugué par cette même force, sous la +puissance de laquelle il fléchissait depuis une heure, il s'avança en +chancelant vers l'appartement voisin... Le masque y entra avec lui... +Quelques bougies y brûlaient encore, et, par intervalles, jetaient +des éclats d'une lumière très-vive...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> L'homme noir s'arrêta près de la cheminée. Il regarda +quelques instants l'archi-chancelier qui était là , tremblant, et +comme sous le prestige d'un rêve terrible...</p> + +<p>—«Tu veux me connaître, dit enfin le masque d'une voix lente, mais +plus forte qu'une voix ordinaire... Tu présumes donc beaucoup de ton +courage?</p> + +<p>—Qui donc es-tu?»</p> + +<p>L'homme leva lentement la main, et dénoua son masque... Puis il +rejeta son camail en arrière, et son visage demeura tout entier +découvert...</p> + +<p>Dans ce moment, les bougies du candélabre qui était au-dessus de sa +tête l'illuminèrent d'une lueur vacillante et blafarde... Cambacérès +le vit alors tout entier; et, poussant un grand cri, il tomba sans +connaissance sur le parquet...</p> + +<p>C'était Louis XVI!!!...<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a><a href="#footnote118" title="Go to footnote 118"><span class="smaller">[118]</span></a></p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> SALON DE M<sup>me</sup> LA DUCHESSE DE BASSANO.<br> +1811.</h3> + +<p>Pendant les onze années que M. le duc de Bassano passa à la +secrétairerie d'État, il n'eut pas chez lui l'apparence même de +ce que nous avions, par nos maris, nous autres jeunes femmes dans +une haute position, une maison ouverte. La confiance illimitée +que lui accordait l'Empereur, la connaissance intime qu'il avait +de toutes les choses politiques, le danger pour lui de répondre +une parole en <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> apparence frivole et dont la conséquence +pouvait être importante; tous ces empêchements avaient mis obstacle +à l'exécution d'un de ses désirs les plus vifs. Celui d'avoir une +réunion habituelle d'amis et de personnes agréables du monde, pour +rétablir cette vie sociable toute française et que ne connaissent +en aucun point les autres pays que par nos vieilles traditions. Nul +n'était plus fait que le duc de Bassano pour mettre un tel projet +à exécution. Il était homme du monde en même temps qu'un homme +habile. Il avait la connaissance parfaite de ce que la société +française exige et rend à son tour. Il était alors, ce qu'il est +encore aujourd'hui, l'un des hommes les plus spirituels de notre +société élégante; racontant à merveille, comprenant tous les hommes +et sachant jouir de tous les esprits qui s'offrent à lui, quelque +difficile que leur clef soit à trouver.</p> + +<p>Madame la duchesse de Bassano était une des femmes les plus +remarquables de la cour impériale. Elle était grande, belle, bien +faite, parfaitement agréable dans ses manières, d'un esprit doux et +égal, et possédant des qualités qui la faisait aimer de toutes celles +qui n'étaient pas en hostilité avec ce qui était bien. Lorsqu'elle +se maria elle n'aimait pas la cour, où elle vint presque malgré +elle. Aussi, bien qu'elle fût alors dans toute la <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> fleur +de sa jeunesse et de sa beauté, elle vivait fort retirée et tout à +fait dans l'intérieur de sa maison. Nommée dame du palais lors de +l'Empire, elle devint alors l'un des ornements de la cour. Le genre +régulier de sa beauté lui donnait de la ressemblance avec celle de +la duchesse de Montebello. Les traits de la duchesse de Montebello +étaient peut-être plus semblables à ceux des madones de Raphaël, mais +madame de Bassano était plus grande et mieux faite.</p> + +<p>En parlant du salon de madame la duchesse de Bassano, et le prenant +au moment où son mari fut ministre des affaires étrangères<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a><a href="#footnote119" title="Go to footnote 119"><span class="smaller">[119]</span></a>, +je dois nécessairement parler beaucoup du duc; c'est alors un des +devoirs de ma mission de le faire connaître tel qu'il était, et de le +montrer éclairé par le jour véritable sous lequel il doit être vu.</p> + +<p>La famille de M. Maret<a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a><a href="#footnote120" title="Go to footnote 120"><span class="smaller">[120]</span></a> (depuis duc de Bassano) était +généralement estimée; son père, médecin distingué, était en outre +secrétaire perpétuel de l'académie de Dijon, et dans la plus haute +estime, non-seulement de tout ce que la littérature française avait +de plus élevé, mais des savants étrangers les plus en renommée. +Je donnerai tout à <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> l'heure une preuve, comme en reçoivent +rarement les hommes de lettres entre eux, de cette affection portée à +M. Maret le père par la science étrangère.</p> + +<p>Un fait peu connu, même des amis de M. de Bassano, c'est qu'il a +vivement désiré, après de très-fortes études, de suivre la carrière +du génie ou de l'artillerie.</p> + +<p>Il n'avait que dix-sept ans lorsque le concours s'ouvrit à l'académie +de Dijon pour un éloge de Vauban. Tourmenté déjà du désir de marcher +sur les traces de cet homme illustre, le jeune homme voulut aussi +concourir, lui, pour cet éloge. Mais le moyen; son père était bon, +mais sévère, et ne voulait permettre aucun travail de ce genre. +Heureusement pour lui, le jeune Maret avait à sa disposition la +vaste bibliothèque des jésuites; il allait y travailler, et là , il +demeurait au moins quelques instants sans être troublé. Quelques +jours avant la fin de son ouvrage, étant seul dans ce lieu, il y fut +surpris par le bibliothécaire lui-même, ennemi personnel de M. Maret +le père.....</p> + +<p>—«Votre père vous demande, dit-il au jeune homme....» Et tandis +qu'il y court, le bibliothécaire, curieux de voir à quel genre de +travail s'occupe le jeune élève, prend le livre qu'il avait laissé +ouvert à l'endroit même qu'il copiait, et lit ce passage. <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> +Ce livre était l'<i>Histoire des siéges</i>, par le père Anselme.... Le +bibliothécaire fut éclairé, et remit aussitôt le livre à sa place. Il +en savait assez pour nuire.</p> + +<p>L'éloge de Vauban terminé, il fallait le faire parvenir à l'académie +de Dijon pour qu'il y prît son rang et son numéro. M. Maret le père, +comme secrétaire perpétuel, était chargé de ce soin. Mais le travail +était long. Il avait d'autres soins, et il s'en remettait souvent à +son fils pour ouvrir les lettres qui arrivaient de Paris, pour les +concours surtout. Un jour où le courrier avait été plus considérable +que de coutume, le jeune homme eut soin de ménager une grande +enveloppe, et dit, en substituant son éloge au papier insignifiant +qu'elle contenait:</p> + +<p>—«Ah! voilà encore une pièce pour le concours!</p> + +<p>—Vraiment, observa M. Maret, elle arrive à temps! Le concours ferme +demain, et il ne reste que le temps de lui assigner une place; +donne-lui un numéro.»</p> + +<p>Le jeune Maret place son éloge sous une autre enveloppe, lui donne un +numéro; et le voilà attendant son sort avec une anxiété que peuvent +seuls connaître ceux dans cette position.....</p> + +<p>Le dépouillement fait ne laisse que deux éloges <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> pour se +disputer le prix. L'un est d'un jeune officier du génie, l'autre +d'un enfant<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a><a href="#footnote121" title="Go to footnote 121"><span class="smaller">[121]</span></a> pour ainsi dire; et cependant il lutte avec tant +d'avantage, que la commission qui devait prononcer hésite dans son +jugement.</p> + +<p>Le bibliothécaire, qui connaissait l'auteur de l'un des deux éloges, +et qui avait la volonté de lui nuire, cherchait mille moyens pour +déverser une sorte de défaveur sur le morceau que tout le monde +s'accordait à trouver vraiment beau. Enfin, le président impatienté +de cet acharnement, qui devenait visible, dit au bibliothécaire:</p> + +<p>—«Il me semble, monsieur, que les personnalités sont interdites +parmi nous.»</p> + +<p>Enfin l'académie prononce. Un des éloges a le prix, l'autre +l'accessit. La médaille appartient à l'officier du génie, l'accessit +à M. Maret.....</p> + +<p>La pièce avec laquelle il avait concouru était de Carnot, +sous-lieutenant alors dans l'arme du génie. Sans doute elle était +bien; mais celle de son concurrent était peut-être plus belle, parce +qu'il y avait mis toute la chaleur de son âge et toute l'ardeur qu'on +apporte à cet âge au travail pour lequel on demande une couronne... +Il était visible que les <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> académiciens avaient un grand +regret de prononcer le jugement tel qu'il était... Malheureusement +<i>il fallut</i> que cela fût ainsi..... Mais la pièce du jeune Maret eut +les honneurs de la lecture en pleine séance académique, présidée +par M. le prince de Condé<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a><a href="#footnote122" title="Go to footnote 122"><span class="smaller">[122]</span></a>..... M. Maret le père, vivement ému +de cette scène inattendue pour lui, sortit aussitôt que la séance +fut terminée, et passa dans le jardin avec son fils..... À peine le +jeune homme avait-il fait quelques pas, qu'il fut rejoint par son +concurrent... Carnot avait les deux médailles... le grand prix... +un grand honneur enfin... mais une voix lui criait que le triomphe +n'était pas dans tout cela, et cette voix ne le trouva pas sourd. Il +aurait dû l'écouter avec équité; il n'en fut pas ainsi.</p> + +<p>—«Monsieur, dit-il au jeune Maret, l'académie n'a pas été juste en +m'accordant les deux médailles... Je sens moi-même tout ce que votre +éloge de Vauban renferme de beau et de bien..... J'ai moins de mérite +que vous si j'ai réussi en quelques points, car je suis officier du +génie... et je puis avouer que j'ai mis en oubli un fait d'un haut +intérêt, que vous n'avez pas omis<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a><a href="#footnote123" title="Go to footnote 123"><span class="smaller">[123]</span></a>. Permettez-moi <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> de +faire ce que l'académie n'a pas fait, et veuillez accepter de ma main +cette seconde médaille.»</p> + +<p>Il était évident que Carnot était blessé de cette concurrence qui lui +faisait trouver presque une défaite dans la victoire, car il voyait +trop bien quel intérêt inspirait l'éloge du jeune Maret; et il crut +en imposer au public et... et peut-être à lui-même en partageant avec +lui le prix de l'académie..... Le jeune Maret sentit instinctivement +que la proposition n'avait pas cette expression franche et de +<i>prime-saut</i> qu'aurait inspirée un élan généreux; et puis, dans sa +modestie, il ne se croyait pas de force à lutter avec Carnot, qu'il +remercia, mais sans accepter.</p> + +<p>—«Monsieur, lui dit-il, j'eusse été fier et heureux de mériter la +médaille... mais je sais trop bien qu'elle est on ne peut mieux +entre vos mains; <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> permettez-moi de l'y laisser. Ne l'ayant +pas reçue de l'académie, je ne peux la recevoir de vous<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a><a href="#footnote124" title="Go to footnote 124"><span class="smaller">[124]</span></a>.»</p> + +<p>Les deux rivaux se séparèrent. Carnot emporta ses médailles, et Maret +un nouvel espoir de succès dans la carrière littéraire. Ce fut alors +qu'il fit un petit poëme en deux chants, intitulé <i>la Bataille de +Rocroy</i>, qu'il dédia au prince de Condé<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a><a href="#footnote125" title="Go to footnote 125"><span class="smaller">[125]</span></a>.</p> + +<p>Mais son père voulait qu'il étudiât profondément les lois. Il se mit +sérieusement à ce travail, et par une sorte de pressentiment il y +joignit l'étude du droit politique... Peu après il prit ses grades +à l'université de Dijon, et fut reçu avocat au parlement malgré sa +grande jeunesse.</p> + +<p>Toutefois son goût le portait avec ardeur vers la carrière +diplomatique; son père l'envoya à Paris. Là , recommandé vivement +à M. de Vergennes dont le crédit était tout-puissant en raison de +l'amitié que lui portait le roi; ne voyant que la haute société et +la bonne compagnie, étudiant constamment avec la volonté d'arriver, +M. Maret put se dire qu'il pouvait prétendre à tout. Recommandé et +aimé de toutes les illustrations de l'époque, il obtint un honneur +très-remarquable: ce fut d'être <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> présenté au <i>Lycée de +Monsieur</i> (l'Athénée) par Buffon, Lacépède et Condorcet... Être +jugé et estimé de pareilles gens au point d'être présenté par eux à +une société savante aussi remarquable que l'était celle-là à cette +époque, c'est un titre impérissable.</p> + +<p>M. de Vergennes mourut. M. Maret perdait en lui un protecteur assuré. +Il résolut alors d'aller en Allemagne pour y achever ses études +politiques... mais à ce moment la révolution française fit entendre +son premier cri: on sait combien il fut retentissant dans de nobles +âmes!... M. Maret jugea qu'il ne trouverait en aucun lieu à suivre +un cours aussi instructif que les séances des états-généraux qui +s'ouvraient à Versailles: il fut donc s'y établir. Ce fut donc les +séances législatives qu'il rédigea pour sa propre instruction, et de +là jour par jour, le <i>Bulletin de l'Assemblée nationale</i>. Mirabeau, +avec qui le jeune Maret était lié, lui conseilla, ainsi que plusieurs +autres orateurs tels que lui, de faire imprimer ce <i>bulletin</i>.... +Panckoucke faisait alors paraître le <i>Moniteur</i>: il y inséra ce +<i>bulletin</i>, auquel M. Maret <i>exigea</i> qu'on laissât son titre. Il +avait une forme dramatique qui plaisait. C'était, comme on l'a dit +fort spirituellement, une traduction de <i>la langue parlée</i> dans la +langue <i>écrite</i>. Ce fut un nouveau cours de droit <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> politique +d'autant plus précieux qu'il n'avait rien de la stérilité d'intérêt +de ces matières. C'était en même temps un tableau vivant des fameuses +discussions de l'Assemblée nationale et ses athlètes en relief avec +leurs formes spéciales, en même temps qu'il rendait l'énergique +vigueur de leurs improvisations et les orages que soulevaient leurs +débats.</p> + +<p>L'Assemblée nationale finit: M. Maret fut alors nommé secrétaire de +légation à Hambourg et à Bruxelles. Là , malgré sa jeunesse, il fut +chargé des affaires délicates de la Belgique, après la déclaration +de guerre, ainsi que de la direction de la première division des +affaires étrangères, avec les attributions de <i>directeur général</i> de +ce ministère... et M. Maret n'avait alors que vingt-huit ans!...</p> + +<p>Envoyé à Londres, où cependant étaient en même temps M. de Chauvelin +et M. de Talleyrand, il fut député auprès de Pitt, pour traiter +des hauts intérêts de la France... À son retour, et n'ayant pas +encore vingt-neuf ans, M. Maret fut nommé envoyé extraordinaire et +ministre plénipotentiaire à Naples. Il partit avec M. de Sémonville +qui, de son côté, allait à Constantinople. Ce fut dans ce voyage +que l'Autriche les fit enlever et jeter, au mépris du droit des +gens, dans les cachots de <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> Mantoue<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a><a href="#footnote126" title="Go to footnote 126"><span class="smaller">[126]</span></a>, non pas comme des +prisonniers ordinaires, mais comme les plus grands criminels... +Chargés de chaînes si pesantes, que le duc de Bassano en porte encore +les marques aujourd'hui sur ses bras!... jetés dans des cachots noirs +et infects, ils en subirent bientôt les affreuses conséquences... +Trois jeunes gens de la légation moururent en peu de temps. Attaqué +lui-même d'une fièvre qui menaçait sa vie, M. Maret fut bientôt en +danger.</p> + +<p>Ce fut alors que le nom de son père fut pour lui comme un talisman +magique. Il avait correspondu avec l'académie de Mantoue... Une +députation de cette académie, conduite par son chancelier <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> +<i>Castellani</i>, demanda et obtint à force de prières que M. Maret fût +transféré dans une prison plus salubre.</p> + +<p>«<i>Ce que nous demandons</i>, dit la députation, <i>c'est d'apporter du +secours et des consolations au fils d'un homme dont la mémoire nous +est si chère!...</i>»</p> + +<p>Les prisonniers furent transférés dans le Tyrol, dans le château de +Kuffstein... Là , Sémonville et Maret passèrent encore vingt-deux +mois dans la plus dure captivité. Seulement ils étaient au sommet du +donjon, et non plus dans ses souterrains. Mais séparés... seuls... +sans livres ni papier... ni rien pour écrire... l'isolement et +l'oisiveté... pour seule occupation les souvenirs de la patrie... de +la famille... et le doute de jamais les revoir!... L'enfer n'a pas ce +supplice dans tous les habitacles du Dante!...</p> + +<p>La tyrannie nous donne toujours le désir de la braver. M. Maret, +privé de tous les moyens d'écrire, voulut les trouver: il y parvint. +Avec de la rouille, du thé, de la crème de tartre et je ne sais +plus quel autre ingrédient, qu'il sut se procurer, sous le prétexte +d'un mal d'yeux, il obtint une encre avec laquelle il put écrire. +Il chercha dans son mauvais traversin et il trouva une plume longue +comme le doigt, qu'il tailla avec un morceau de vitre cassée.... On +lui portait diverses choses dont il <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> avait besoin pour sa +santé ou sa toilette... Ces objets étaient enveloppés dans de petits +carrés de papier grands comme la main... M. Maret les recueillit au +nombre de trois ou quatre et transcrivit sur ces feuilles informes +une comédie, une tragédie et divers morceaux<a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a><a href="#footnote127" title="Go to footnote 127"><span class="smaller">[127]</span></a> sur les sciences +et la littérature. Enfin on échangea MM. Maret et Sémonville et +les autres prisonniers contre madame la duchesse d'Angoulême, qui +souffrait aussi dans le Temple un supplice encore plus horrible que +les prisonniers du Tyrol... car des larmes seulement de douleur et +de colère coulaient sur les barreaux de leur prison... tandis que +l'infortunée répandait des larmes de sang et de feu sur les tombes de +tout ce qu'elle avait aimé!...</p> + +<p>Rentré dans sa patrie, M. Maret trouva la France reconnaissante; et +le Directoire rendit un arrêté, en vertu d'une loi spéciale, par +lequel il fut reconnu que <i>M. de Sémonville et lui avaient honoré +<span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> le nom français par leur courage et leur constance</i>.</p> + +<p>Ce fut alors que M. de Talleyrand, rappelé en France par le crédit +de madame de Staël, intrigua par son moyen pour être ministre des +affaires étrangères... Une autre faveur était à donner au même +instant: c'était d'aller à Lille pour y discuter les conditions d'un +traité de paix avec l'Angleterre.</p> + +<p>C'était lord Malmesbury qu'envoyait M. Pitt... M. Maret et M. de +Talleyrand furent les seuls compétiteurs et pour la négociation et +pour le ministère... M. Maret, qui savait qu'on traitait en ce moment +de la paix avec l'Autriche, à Campo Formio, voulut contribuer à +cette grande œuvre, et sollicita vivement d'aller à Lille: il fut +nommé. C'est alors qu'il eut pour la première fois des rapports qui +ne cessèrent qu'en 1815, avec Napoléon... Une immense combinaison +unissait les deux négociations de Lille et de Campo Formio; la paix +allait en être le résultat... mais la faction fructidorienne était +là ... et malgré les efforts constants des grands travailleurs à la +grande œuvre, tout fut renversé et le fruit de la conquête de +l'Italie perdu... Alors Bonaparte s'exila sur les bords africains... +M. Maret dans ce qui avait toujours charmé sa vie, la culture des +lettres et de la littérature... <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> Au retour d'Égypte, les +rapports ébauchés par la correspondance de Lille à Campo Formio se +renouèrent à la veille du 18 brumaire. Dégoûté par ce qu'il voyait +chaque jour, comprenant que sa patrie marchait, ou plutôt courait à +sa ruine, M. Maret eut la révélation de ce qu'elle pouvait devenir +sous un chef comme Napoléon, et il lui dévoua ses services et sa +vie, mais jamais avec servilité, et toujours, au contraire, avec +une noble indépendance. M. Maret assista aux 18 et 19 brumaire, +et, le lendemain, fut nommé secrétaire général<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a><a href="#footnote128" title="Go to footnote 128"><span class="smaller">[128]</span></a> des Consuls, +reçut les sceaux de l'État, et prêta le serment auquel il a été +fidèle jusqu'au dernier jour. À dater de ce moment, M. Maret fut le +fidèle compagnon de Napoléon. On a vu qu'il travaillait avec lui à +la place des ministres; mais, indépendamment de cette marque de +confiance, <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> il en reçut beaucoup d'autres aussi étendues, de +la plus grande importance. Devenu ministre secrétaire d'État lors de +l'avénement à l'Empire<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a><a href="#footnote129" title="Go to footnote 129"><span class="smaller">[129]</span></a>, M. Maret ne quitta plus l'Empereur, même +sur le champ de bataille; et lorsque Napoléon entrait, à la tête de +ses troupes, dans toutes les capitales de l'Europe, le duc de Bassano +était toujours près de lui pour exercer un protectorat que plusieurs +souverains doivent encore se rappeler, si toutefois un roi garde le +souvenir d'un bienfait.</p> + +<p>Napoléon aimait à accorder au duc de Bassano ce qu'il lui demandait.</p> + +<p>—«J'aime à accorder à Maret ce qu'il veut pour les autres,» disait +l'Empereur, «lui qui ne demande jamais rien pour lui-même.»</p> + +<p>C'était vrai, et l'avenir l'a bien prouvé.</p> + +<p>J'ai déjà dit que le père du duc de Bassano était fort aimé et +estimé, et qu'il lui acquit beaucoup de protecteurs, dont le +plus puissant était M. de Vergennes, alors ministre des affaires +étrangères; et on a vu que, se conduisant toujours avec sagesse et +grande capacité, il eut partout de grands succès.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> J'ai raconté la vie de M. de Bassano avant l'époque où +Napoléon, qui se connaissait en hommes, le choisit pour remplir +le premier poste de l'État auprès de lui; c'est une réponse faite +d'avance à ces esprits chercheurs de grands talents, et qui demandent +ce qu'il a fait, l'avant-veille du jour où ils connaissent un +homme. Pour eux, son existence est dans le moment présent; quant à +la conduite de M. de Bassano, pendant tout le temps où il a été au +pouvoir, elle a été admirable, non-seulement sous le rapport d'une +extrême probité, mais comme homme de la patrie; et lorsque Napoléon +fit des fautes, ce fut toujours après une lutte avec M. de Bassano, +surtout à Dresde et dans la campagne de Russie, ainsi qu'en 1813 et +1814.</p> + +<p>Mais je n'écris pas l'histoire dans ce livre, je n'y rappelle que +ce qui tient à la société française. Cependant, comme le duc de +Bassano n'ouvrit sa maison que lorsqu'il fut ministre des affaires +étrangères, et que tout alors fut <i>officiel</i>, en même temps qu'il +était littéraire et agréable, il me faut bien en montrer le maître, +éclairé du jour qui lui appartient.</p> + +<p>J'ai déjà dit qu'avant le moment où M. le duc de Bassano fut ministre +des affaires étrangères, il n'eut pas une maison ouverte. Sa maison +était <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> une sorte de sanctuaire, où les oisifs n'auraient +rien trouvé d'amusant, et les intéressés beaucoup trop de motifs +d'attraction. Il fallait donc centraliser autant que possible ses +relations, et ce fut pendant longtemps la conduite du duc et de la +duchesse de Bassano.</p> + +<p>Mais, lorsque M. de Bassano passa au ministère des affaires +étrangères, sa position et ses obligations changèrent, et madame de +Bassano eut <i>un salon</i>, mais un salon <i>unique</i>, et comme nous n'en +revîmes jamais un, et cela, par la position <i>spéciale</i> où était M. +de Bassano. Ces exemples se voyaient seulement avec Napoléon. C'est +ainsi que le duc d'Abrantès fut gouverneur de Paris, comme personne +ne le fut et ne le sera jamais.</p> + +<p>Le salon de la duchesse de Bassano s'ouvrit à une époque bien +brillante; quoique ce ne fût pas la plus lumineuse de l'Empire<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a><a href="#footnote130" title="Go to footnote 130"><span class="smaller">[130]</span></a>. +On voyait déjà l'horizon chargé de nuages; ce n'était pas, comme +en 1806, un ciel toujours bleu et pur qui couvrait nos têtes, mais +c'était le moment où le colosse atteignait son apogée de grandeur: et +si quelques esprits clairvoyants et craintifs prévoyaient <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> +l'avenir, la France était toujours, même pour eux, cet Empire mis +au-dessus du plus grand, par la volonté d'un seul homme; et cet homme +était là , entouré de sa gloire, et déversant sur tous l'éclat de ses +rayons.</p> + +<p>Avant M. de Bassano, le ministère des affaires étrangères avait été +occupé par des hommes qui ne pouvaient, en aucune manière, présenter +les moyens qu'on trouvait réunis dans le duc de Bassano. Sans doute +M. de Talleyrand est un des hommes de France, et même de l'Europe, +le plus capable de rendre une maison la plus charmante qu'on puisse +avoir; mais M. de Talleyrand est d'humeur fantasque, et nous l'avons +tous connu sous ce rapport; M. de Talleyrand était quelquefois toute +une soirée sans parler, et lorsque enfin il avait quelques paroles +à laisser tomber nonchalamment de ses lèvres pâles, c'était avec +ses habitués, M. de Montrond, M. de Narbonne, M. de Nassau et M. de +Choiseul et quelques femmes de son intimité... Quant à madame de +Talleyrand, que Dieu lui fasse paix!... on sait de quelle utilité +elle était dans un salon; la bergère dans laquelle elle s'asseyait +servait plus qu'elle, et, de plus, ne disait rien. L'esprit de M. +de Talleyrand, quelque ravissant qu'il fût, n'avait plus, devant +sa <span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> femme, que des éclairs rapides, fréquents, mais qui +jaillissaient sans animer et dissiper la profonde nuit qu'elle +répandait dans son salon. Ce n'était donc qu'après le départ de +madame de Talleyrand, lorsqu'elle allait enfin se coucher, que M. +de Talleyrand était vraiment l'homme le plus spirituel et le plus +charmant de l'Europe... Vint aussi M. de Champagny... Quant à lui, je +n'ai rien à en dire, si ce n'est pourtant qu'il était peut-être bien +l'homme le plus vertueux en politique, mais le plus cynique<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a><a href="#footnote131" title="Go to footnote 131"><span class="smaller">[131]</span></a> en +manières <i>sociables</i> que j'aie rencontré de ma vie... et, comme on le +sait, cela ne fait pas être maître de maison, aussi, M. de Champagny +n'y entendait-il rien, pour dire le mot.</p> + +<p>Le salon de M. de Bassano s'ouvrait donc sous les auspices les plus +favorables, parce qu'on était sûr de ce qu'on y trouverait... Madame +de Bassano, alors dans la fleur de sa beauté et parfaitement élégante +et polie, était vraiment faite pour remplir la place de maîtresse de +maison au ministère des affaires étrangères.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> Cette époque était la plus active et la plus agitée, par +le mouvement qui avait lieu d'un bout de l'Europe à l'autre... Les +étrangers arrivaient en foule à Paris; tous devaient nécessairement +paraître chez le ministre des affaires étrangères... L'Empereur, en +le nommant à ce ministère, voulut qu'il tînt une maison ouverte et +magnifique; quatre cent mille francs de traitement suivirent cet +ordre, que M. de Bassano sut, au reste, parfaitement remplir...</p> + +<p>L'hôtel Gallifet<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a><a href="#footnote132" title="Go to footnote 132"><span class="smaller">[132]</span></a> est une des maisons les plus incommodes de +Paris mais aussi une des plus propres à recevoir et à donner des +fêtes; ses appartements sont vastes; leur distribution paraît avoir +été ordonnée pour cet usage exclusivement. Jusqu'à l'entrée et à +l'escalier, les deux cours, tout a un air de décoration qui prépare à +trouver dans l'intérieur la joie et les plaisirs d'une fête.</p> + +<p>Le corps diplomatique avait jusqu'alors vécu d'une manière peu +convenable à sa dignité et même à ses plaisirs de société; +beaucoup allaient au cercle de la rue de Richelieu, et y perdaient +ennuyeusement leur argent; d'autres, portés par le désœuvrement +et peut-être l'opinion, allaient dans le <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> faubourg +Saint-Germain<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a><a href="#footnote133" title="Go to footnote 133"><span class="smaller">[133]</span></a>, dans des maisons dont souvent les maîtres étaient +les ennemis de l'Empereur, comme par exemple chez la duchesse de +Luynes, et beaucoup d'autres dans le même esprit.</p> + +<p>Le corps diplomatique avait été beaucoup plus agréable; mais il était +encore bien composé à ce moment: c'était, pour l'Autriche, le prince +de Schwartzemberg, dont l'immense rotondité avait remplacé l'élégante +tournure de M. de Metternich; pour la Prusse, M. de Krusemarck; quant +à celui-là , nous avons gagné au change... Je ne me rappelle jamais +sans une pensée moqueuse la figure de M. de Brockausen, ministre de +Prusse avant M. de Krusemarck... Celui-ci était à merveille, et pour +les manières et pour la tournure; il rappelait le comte de Walstein +dans le délicieux roman de <i>Caroline de Lichfield</i>.</p> + +<p>La Russie était représentée par un homme dont le type est rare à +trouver de nos jours, c'est le prince Kourakin: cet homme a toujours +été pour moi le sujet d'une étude particulière; sa nullité et sa +frivolité réunies me paraissaient tellement compléter <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> le +ridicule, que j'en arrivais, après avoir fait le tour de sa massive +et grosse personne, à me dire: «Cet homme n'est qu'un sot et un +<i>frotteur</i> de diamants.» Potemkin l'était aussi... mais du moins +quelquefois il laissait là sa brosse et ses joyaux pour prendre +l'épée, ou tout au moins le sceptre de Catherine, et lui en donner +sur les doigts, lorsqu'elle ne marchait pas comme il l'entendait. Il +y avait au moins quelque chose dans Potemkin; mais chez le prince +Kourakin!... <span class="smcap">Rien</span>... absolument <span class="smcap">RIEN</span>. Ajoutez +à sa nullité, qu'en 1810 il se coiffait comme Potemkin, brossait +comme lui ses diamants en robe de chambre, et donnait audience à +quelques cosaques, faute de mieux, parce que les Français n'aiment +pas l'impertinence, et qu'aujourd'hui, chez les Russes de bonne +compagnie, il est passé de coutume de reconnaître comme bonnes de +pareilles gentillesses.</p> + +<p>Le prince Kourakin avait la science de la révérence; il savait de +combien de lignes il devait faire faire la courbure à son épine +dorsale. Le sénateur, le ministre, le comte, le duc, tout cela avait +sa mesure: malheureusement, le prince Kourakin ne pouvait plus mettre +en pratique cette belle conception et la démontrer, par l'exemple, +à tous les jeunes gens de son ambassade. L'énormité de son ventre +s'opposait à ce qu'il pût s'incliner avec toutes les grâces des +nuances qu'il demandait à <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> ses élèves. Parfaitement convaincu +de son élégance et de sa recherche, il était toujours mis comme +Molé dans le <i>Misanthrope</i>, aux rubans exceptés, encore chez lui +les mettait-il. Les jours de réception à la cour, il faisait dès le +matin un long travail avec son valet de chambre, pour décider quelle +<i>couleur lui allait le mieux</i>, et lorsque l'habit était choisi, +il fallait un autre travail pour la garniture de cet habit; et, +comme M. Thibaudois, dans je ne sais plus quelle vieille pièce de +la Comédie-Française, il voulait pouvoir répondre à celui qui lui +disait: <i>Monsieur, vous avez-là un bien bel habit bleu!...—Monsieur, +j'en ai le saphir!...</i></p> + +<p>Voilà quel était l'homme; aussi envoyait-on M. de Czernicheff, +lorsqu'il y avait une mission un peu difficile, et même M. de Tolstoy.</p> + +<p>Un homme fort bien du corps diplomatique était M. de Waltersdorf, +ministre de Danemark. Il était le digue représentant d'un loyal et +fidèle allié. Sa physionomie, qui annonçait de l'esprit, et il en +avait beaucoup, révélait aussi l'honnête homme.</p> + +<p>Pour la Suède, il y avait M. d'Ensiedel: ce qu'on en peut dire, c'est +que M. d'Ensiedel était ministre de Suède à Paris<a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a><a href="#footnote134" title="Go to footnote 134"><span class="smaller">[134]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> Venaient ensuite les ministres de Saxe, Wurtemberg, Bavière, +Naples, et puis tous les petits princes d'Allemagne qui formaient à +eux seuls une armée.</p> + +<p>La vie littéraire de M. de Bassano avait eu une longue interruption +pendant le temps donné à sa vie politique. Cependant ses +relations n'avaient jamais été interrompues avec ses collégues +de l'Institut<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a><a href="#footnote135" title="Go to footnote 135"><span class="smaller">[135]</span></a> et tous les gens de lettres dont il était le +défenseur, l'interprète et l'appui auprès de l'Empereur; lorsqu'il +fut plus maître, non pas de son temps mais de quelques-uns de ses +moments, il rappela autour de lui tout ce qu'il avait connu et +qu'il connaissait susceptible d'ajouter à l'agrément d'un salon; +personne mieux que lui ne savait faire ce choix. Le duc de Bassano +est un homme qui excelle surtout par un sens droit et juste; ne +faisant rien trop précipitamment et pourtant sans lenteur; d'une +grande modération dans ses jugements et apportant dans la vie +habituelle et privée une simplicité de mœurs vraiment admirable: +on voyait que c'était son goût de vivre ainsi; mais aussitôt qu'il +fut ministre des affaires étrangères, il fit voir qu'il savait ce +que c'était que de représenter grandement. Du reste, ne levant pas +la tête plus haut <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> d'une ligne, et quand cela lui arrivait +c'était pour l'honneur du pays. Cet honneur, il le soutint toujours +avec une fermeté, et, quand il le fallait, avec une hauteur aussi +aristocratique que pas un de tous ceux qui traitaient avec lui; +toutefois, aimé et estimé du corps diplomatique avec lequel, toujours +poli, prévenant et homme du monde, il n'était jamais ministre d'un +grand souverain qu'en traitant en son nom. Il était également aimé +à la cour impériale par tous ceux qui savaient apprécier l'agrément +de son commerce. Jamais je n'écoutai avec plus de plaisir raconter +un fait important, une histoire plaisante, que j'en ai dans une +conversation avec le duc de Bassano. Les entretiens sont instructifs +sans qu'il le veuille, et amusants sans qu'il y tâche. La figure du +duc de Bassano était tout à fait en rapport avec son esprit et ses +manières; sa taille était élevée sans être trop grande; toute sa +personne annonçait la force, la santé, et le nerf de son esprit. Sa +figure était agréable, sa physionomie expressive et digne, et ses +yeux bleus avaient de la douceur et de l'esprit dans leur regard.</p> + +<p>Voilà comment était M. de Bassano au moment où il marqua d'une +manière si brillante dans la grande société européenne qui passait +toute entière chez lui comme une fantasmagorie animée.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> Aussitôt, en effet, que le salon du ministre des affaires +étrangères fut ouvert, il devint l'un des principaux points de +réunion de tout ce que la cour avait de plus remarquable et de gens +disposés à jouir d'une maison agréable et convenable sous tous les +rapports. À cette époque, les femmes de la cour étaient presque +toutes jeunes et presque toutes jolies; elles avaient la plupart une +grande existence, une extrême élégance et une magnificence dont on +parle encore aujourd'hui; mais seulement par tradition et sans que +rien puisse même les rappeler.</p> + +<p>Tous les samedis, la duchesse de Bassano donnait un petit bal suivi +d'un souper: c'était <i>le petit jour</i>, ce jour-là ; les invitations +n'excédaient jamais deux cent cinquante personnes; on ne les envoyait +qu'aux femmes les plus jolies et les plus élégantes de préférence. +Quant aux hommes, ils étaient assez habitués de la maison pour +former ce que nous appelions alors <i>le noyau</i>; c'est-à -dire qu'un +grand nombre y allait tous les jours. Madame la duchesse de Bassano, +étant dame du palais, voyait plus intimement les personnes de la +maison de l'Empereur, ainsi que celles des maisons des Princesses; +notre service auprès des Princesses nous rapprochait souvent les +uns des autres indépendamment de nos rapports de société qui +par là devenaient <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> encore plus intimes. Aussi la maison +de l'Empereur et celle de l'Impératrice, ainsi que celles des +Princesses, formaient le fond principal des petites réunions que +nous avions en dehors des grands dîners d'étiquette que nous étions +contraintes de donner, ainsi que nos jours de réception.</p> + +<p>Les femmes de l'intimité de la duchesse de Bassano étaient toutes +fort jolies, et plusieurs d'entre elles étaient même très-belles. +C'étaient madame de Barral<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a><a href="#footnote136" title="Go to footnote 136"><span class="smaller">[136]</span></a>, madame d'Helmestadt<a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a><a href="#footnote137" title="Go to footnote 137"><span class="smaller">[137]</span></a>, +madame Gazani<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a><a href="#footnote138" title="Go to footnote 138"><span class="smaller">[138]</span></a>, madame d'Audenarde la jeune<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a><a href="#footnote139" title="Go to footnote 139"><span class="smaller">[139]</span></a>, madame +de d'Alberg<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a><a href="#footnote140" title="Go to footnote 140"><span class="smaller">[140]</span></a>, madame Des Bassayns de Richemond<a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a><a href="#footnote141" title="Go to footnote 141"><span class="smaller">[141]</span></a>, +madame Delaborde<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a><a href="#footnote142" title="Go to footnote 142"><span class="smaller">[142]</span></a>, madame de Turenne<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a><a href="#footnote143" title="Go to footnote 143"><span class="smaller">[143]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> madame +Regnault-de-Saint-Jean-d'Angely<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a><a href="#footnote144" title="Go to footnote 144"><span class="smaller">[144]</span></a>, et beaucoup d'autres encore; +mais celles-là n'étaient pas de l'intimité de la semaine. Il y +avait après cela d'autres salons dont je parlerai et qui avaient +également leurs habitudes. Quant aux hommes, les plus intimes +étaient M. de Montbreton<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a><a href="#footnote145" title="Go to footnote 145"><span class="smaller">[145]</span></a>, M. de Rambuteau<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a><a href="#footnote146" title="Go to footnote 146"><span class="smaller">[146]</span></a>, M. de Fréville, +M. de Sémonville, M. de Valence, M. de Narbonne<a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a><a href="#footnote147" title="Go to footnote 147"><span class="smaller">[147]</span></a>, M. de +Ségur<a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a><a href="#footnote148" title="Go to footnote 148"><span class="smaller">[148]</span></a>, M. Dumanoir<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a><a href="#footnote149" title="Go to footnote 149"><span class="smaller">[149]</span></a>, M. de Bondy<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a><a href="#footnote150" title="Go to footnote 150"><span class="smaller">[150]</span></a>, M. de Sparre, M. de +Montesquiou<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a><a href="#footnote151" title="Go to footnote 151"><span class="smaller">[151]</span></a>, M. de Lawoëstine, M. de Maussion. Puis venaient +ensuite les hommes de lettres, parmi lesquels il y avait une foule +d'hommes d'une haute distinction comme esprit et comme talent; comme +génie littéraire, c'était autre chose; il y en avait deux à cette +époque; mais le <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> pouvoir les avait frappés de sa massue +et les deux génies ne chantaient plus pour la France; l'un était +Chateaubriand, l'autre madame de Staël!...</p> + +<p>Chez la duchesse de Bassano, on voyait dans la même soirée Andrieux, +dont le charmant esprit trouve peu d'imitateurs, pour nous donner de +petites pièces remplies de sel vraiment attique et de comique; Denon, +laid, mais spirituel et malin comme un singe; Legouvé, qui venait +faire entendre, dans le salon de son ancien ami, le chant du cygne, +au moment où sa raison allait l'abandonner; Arnault, dont l'esprit +élastique savait embrasser à la fois l'histoire et la poésie, et +contribuait si bien à l'agrément de la conversation à laquelle il +se mêlait; Étienne, l'un des hommes les plus spirituels de son +époque. Ses comédies et ses opéras avaient déjà alors une réputation +tout établie, qui n'avait plus besoin d'être protégée; mais +Étienne n'oubliait pas que le duc de Bassano avait été son premier +protecteur, et ce qu'il pouvait lui donner, comme reconnaissance, le +charme de sa causerie, il le lui apportait. On voyait aussi, dans les +réunions du duc de Bassano, un vieillard maigre, pâle, ayant deux +petites ouvertures en manière d'yeux, une petite tête poudrée sur un +corps de taille ordinaire, habillé tant bien que mal d'un habit fort +<span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> râpé, mais dont la broderie verte indiquait l'Institut: cet +homme, ainsi bâti, s'en allait faisant le tour du salon, disant à +chaque femme un mot, non-seulement d'esprit, mais de cet esprit comme +on commence à n'en plus avoir. Il souriait même avec une sorte de +grâce, quoiqu'il fût bien laid.</p> + +<p>—«Qu'est-il donc?» demandaient souvent des étrangers, tout étonnés +de voir cette figure blafarde, enchâssée dans sa broderie verte, +faire le charmant auprès des jeunes femmes... Et ils demeuraient +encore bien plus surpris, lorsqu'on leur nommait le chantre +d'<i>Aline</i>, reine de Golconde, le chevalier de Boufflers!... Gérard +et Gros étaient aussi fort assidus chez M. de Bassano, ainsi que +Picard, Ginguené, Duval, et toute la partie comique et dramatique, +comme aussi la plus sérieuse de l'Institut, c'étaient Visconti, +Monge, Chaptal, qui alors n'était plus ministre; Lacretelle, dont le +caractère avait alors un éclat remarquable; Ramond, dont l'esprit +charmant a su donner un côté romantique à une étude stérile, et +dont les notes, aussi instructives qu'amusantes, font lire, pour +elles seules l'ouvrage auquel elles sont attachées<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a><a href="#footnote152" title="Go to footnote 152"><span class="smaller">[152]</span></a>. Combien +je me rappelle avec intérêt <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> mes courses avec lui dans les +montagnes de Baréges, la première année où j'allai dans les Pyrénées! +Cet homme faisait parler la science comme une muse. Il y avait de la +poésie vraie dans ses descriptions, et pourtant il embellissait sa +narration. Je ne sais comment il faisait, mais je crois en vérité que +j'aimais autant à l'entendre raconter ses courses aventureuses, que +de les faire moi-même.</p> + +<p>Il était, comme on le sait, très-petit, maigre, souffrant et ne +pouvant pas supporter de grandes fatigues. Un jour, il était à +Baréges, chez sa sœur, madame Borgelat; tout à coup il dit à +Laurence, son guide favori:</p> + +<p>—«Laurence, si tu veux, nous irons faire une découverte?»</p> + +<p>Le montagnard, pour toute réponse, fut prendre son bâton ferré, ses +crampons, son croc, son paquet de cordes et son bissac, sans oublier +sa belle tasse de cuir<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a><a href="#footnote153" title="Go to footnote 153"><span class="smaller">[153]</span></a> et sa gourde bien remplie d'eau-de-vie, +et les voilà tous deux en marche.</p> + +<p>—«Sais-tu où je te mènes, Laurence?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> —Non, monsieur; ça m'est égal. Là où vous irez, j'irai.</p> + +<p>—Nous allons essayer de gravir jusqu'au sommet du pic du Midi.</p> + +<p>—Ah! ah! fit le montagnard.</p> + +<p>—Tu es inquiet?</p> + +<p>—Moi!... non... ce n'est pas pour moi... Mais vous, monsieur Ramond, +comment que vous ferez pour monter sur cette maudite montagne que +personne ne peut gravir?... J'ai peur pour vous.»</p> + +<p>Ramond sourit. Lui aussi avait bien quelques inquiétudes sur la +manière dont il s'en tirerait. Mais il y avait un stimulant dans sa +résolution spontanée, qui le portait à faire ce qu'il n'eût pas fait, +peut-être, à cette époque de l'année, avec sa mauvaise santé.</p> + +<p>Il y avait alors à Saint-Sauveur et à Cauterêts, ainsi qu'à Baréges, +une foule de buveurs d'eau, dont le plus grand nombre étaient de +Paris. Parmi ceux-ci étaient la duchesse de Chatillon et M. de +Bérenger, qu'elle épousa depuis. Ce monsieur de Bérenger avait une +manie que rien ne pouvait lui faire perdre, même le mauvais résultat +de ses courses. Il grimpait toujours, n'importe où il allait. Un +jour, il dit devant Ramond, <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> que certainement le pic du Midi +était une bien belle montagne, mais pour celui qui aurait eu le +courage de monter <i>jusqu'au sommet</i>. Ce que voulait Ramond, c'était +de vérifier une dernière fois l'exactitude de ses découvertes. +Cependant, cette sorte de provocation, de la part du jeune élégant +parisien, lui donnait comme un tourment vague qui l'obsédait la nuit +comme le jour. Enfin, il partit, comme on l'a vu, avec Laurence, mais +cachant son voyage à M. de Bérenger. Arrivé sur le pic du Midi, à +l'heure nécessaire pour voir le lever du soleil<a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a><a href="#footnote154" title="Go to footnote 154"><span class="smaller">[154]</span></a>, Ramond commença +ses expériences; et, lorsque tout fut terminé, il voulut essayer de +gravir jusqu'à cette petite plate-forme qui termine le pic, comme le +savent tous ceux qui ont été le plus haut possible; mais la force +lui manqua. Cependant, il en avait un bien grand désir et sa volonté +était ferme habituellement... ce qui prouve qu'elle n'est pas tout, +cependant...</p> + +<p>—«Vingt pieds! disait Laurence, et dire que vous ne pouvez pas +monter là , monsieur Ramond... vous!...</p> + +<p>Ramond enrageait encore plus que lui. Enfin, après avoir pris un peu +de repos, il essaya pour <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> la troisième fois, mais toujours +infructueusement; Laurence était aussi désolé que lui; et, pour ceux +qui ont connu Laurence, cette histoire est une de celles dont il +les aura sûrement réjouis plus d'une fois. Enfin, il s'approcha de +Ramond, dont il devinait la contrariété, car l'autre ne disait pas +une parole.</p> + +<p>—«Monsieur, lui dit-il.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu me veux?</p> + +<p>—Si nous disions que nous sommes montés là -haut... hein?»</p> + +<p>Et il faut connaître la physionomie pleine de finesse du montagnard +béarnais pour comprendre celle que mit Laurence dans le <i>hein</i> qui +termina sa phrase.</p> + +<p>—«Non, non, répondit Ramond, je ne veux pas mentir pour satisfaire +ma vanité; car qu'est-ce autre chose qu'une vanité pour répondre à ce +Bérenger?... Allons, qu'il n'en soit plus question.»</p> + +<p>Il quitta la montagne, que ses observations avaient classée parmi les +plus belles des Pyrénées, en soupirant de ce qu'elle lui avait ainsi +refusé l'accès de sa plus haute cime... Revenu à Saint-Sauveur, il +raconta sa course avec toute vérité.</p> + +<p>—«Et finalement, dit M. de Bérenger en se <span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> frottant les +mains de contentement, vous n'êtes pas monté jusqu'au sommet du pic?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Ah!... c'est fort bien.»</p> + +<p>Et voilà M. de Bérenger allant trouver Laurence, et lui disant qu'il +fallait absolument qu'il retournât au pic du Midi pour y monter avec +lui..</p> + +<p>—«Mais, monsieur, c'est impossible! Je vous jure que le diable garde +cette roche qui finit le pic. Je l'ai tournée, je l'ai regardée de +tous les côtés, elle est imprenable!»</p> + +<p>M. de Bérenger n'écouta rien, et il décida enfin Laurence à venir +avec lui... Le fait est que je ne sais pas comment il s'y est pris, +mais il est de fait qu'il est monté sur l'extrémité la plus aiguë du +pic du Midi. Lorsqu'il se vit sur cette petite plate-forme, qui n'a +peut-être pas vingt-cinq pieds d'étendue, il se crut un homme destiné +à faire les choses les plus étonnantes. Il revint à Bagnères, et l'on +peut croire que la première parole dont il salua Ramond fut celle +qui lui annonçait son ascension... En l'apprenant, Ramond éprouva un +petit mouvement d'impatience et même d'humeur.</p> + +<p>—«En vérité, disait-il, c'est vraiment bien dommage qu'une si pauvre +tête soit sur de si bonnes jambes!...»</p> + +<p>Ramond était surtout charmant en racontant ses <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> voyages et +ses courses à Gavarni, au Mont-Perdu, à Gèdres surtout... Oh! la +grotte de Gèdres avait laissé dans son âme des souvenirs qui devaient +avoir leur source dans de bien puissantes impressions... C'est +en parlant de Gèdres, dans cette charmante pièce intitulée<a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a><a href="#footnote155" title="Go to footnote 155"><span class="smaller">[155]</span></a>: +<i>Impressions en revenant de Gavarni</i>, qu'il y a cette idée gracieuse: +<i>Le parfum d'une violette nous rappelle plusieurs printemps!</i></p> + +<p>On conçoit qu'avec des hommes d'un talent aussi varié, la +conversation devait avoir un charme tout particulier dans le salon +du duc de Bassano. Un jour, c'était M. de Ségur, le grand-maître +des cérémonies, qui racontait dans un souper des petits jours des +anecdotes curieuses sur la cour de Catherine. Il parlait de sa grâce, +de son esprit, du luxe asiatique de ses fêtes, lorsqu'elle paraissait +au milieu de sa cour avec des habits ruisselants de pierreries, +entourée de jeunes et belles femmes, parées elles-mêmes comme leur +souveraine, et contribuant par leurs charmes et leur esprit à +justifier la réputation <i>de Paradis terrestre</i>, que les étrangers, +qui ne voyaient que la surface, donnaient tous à la cour de Catherine +II. Les décorations en étaient habilement faites; on ne voyait pas +ce qui se <span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> passait derrière la scène, tandis que souvent une +victime rendait le dernier soupir sous le poignard ou le lacet non +loin du lieu où la joie riait et chantait, couronnée de fleurs et +enivrÃ©e de parfums.</p> + +<p>Jamais M. de Ségur et moi ne fûmes d'accord sur ce point. Il aimait +Catherine et je l'abhorrais!... Au reste, il était le plus aimable +du monde; c'était l'homme sachant le mieux raconter une histoire. +Sa parole elle-même, sa prononciation, n'était pas celle de tout le +monde. Je l'aimais bien mieux que son frère.</p> + +<p>Madame Octave de Ségur, belle-fille du grand-maître des cérémonies, +était une femme fort aimable, à ce que disaient toutes les personnes +qui la voyaient dans son intimité. Elle était dame du palais de +l'Impératrice; mais, quoiqu'elle fût de la cour, elle n'était +habituellement de la société d'aucune de nous. Elle était jolie, et +possédait ce charme auquel les hommes sont toujours fort sensibles, +qui est de n'avoir de sourire que pour eux. Ses grands yeux noirs +veloutés n'avaient une expression moins dédaigneuse que lorsqu'elle +était entourée d'une cour qui n'était là que pour elle. Comme sa +réputation a toujours été bonne, je dis ce fait, qui, du reste, est +la vérité.</p> + +<p>Une histoire étrange était arrivée quelques années <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> avant +dans la famille du comte de S.....; le héros de cette histoire +n'était revenu que depuis peu de temps, et reparaissait de nouveau +dans le monde: c'était l'aîné de ses fils, Octave de S....., le mari +de mademoiselle d'Aguesseau, la même dont je viens de parler.</p> + +<p>Octave de S....., quoique fort jeune, remplissait les fonctions de +sous-préfet, soit dans les environs de Plombières, soit à Plombières +même, en 1803, lorsque tout à coup il disparut, sans que le moindre +indice pût indiquer s'il était parti pour un long voyage, ou s'il +s'était donné la mort.</p> + +<p>La police fit des recherches avec le plus grand soin; tout fut +infructueux. Cependant, comme rien ne donnait la preuve qu'il +n'existât plus, sa femme, ses enfants et son frère ne prirent point +le deuil.</p> + +<p>Un jour le comte de S..... reçut une lettre sans signature, mais +son cœur de père battit aussitôt, car il reconnut un cachet qui +appartenait à son fils.</p> + +<p><i>Ne soyez pas inquiets. Je vis toujours et pense à vous.</i></p> + +<p>Ce peu de mots n'étaient pas de l'écriture d'Octave de Ségur; mais +combien ils donnèrent de bonheur dans cette famille désolée, dont +les inquiétudes, sans cesse redoublées, prenaient quelquefois une +couleur sinistre qui amenait le désespoir <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> dans cet intérieur +si digne d'être heureux! M. de Ségur ne voulant pas jeter au public +un aliment de curiosité, ne parla de cette nouvelle qu'à quelques +amis qui partagèrent sincèrement sa joie.</p> + +<p>Philippe de S.....<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a><a href="#footnote156" title="Go to footnote 156"><span class="smaller">[156]</span></a>, l'auteur du dramatique et bel ouvrage sur la +Russie, est le frère d'Octave. Il adorait son frère... Du moment où +il disparut, le malheureux jeune homme fut atteint d'une mélancolie +qui dévorait sa jeunesse. Dans ses yeux noirs si profonds, au regard +penseur, on voyait souvent des larmes et une expression de tristesse +déchirante. Il avait alors vingt ou vingt et un ans, je crois. On +aurait cru que c'était l'abandon d'une femme, une perfidie de cœur +qui le rendait aussi triste; et on demeurait profondément touché en +apprenant que la perte de son frère était la seule cause de sa pâleur +et de son abattement. La nouvelle qui parvint à la famille ne lui +donna même aucun réconfort. Jamais il n'avait cru à la mort de son +frère.</p> + +<p>«Je serais encore plus malheureux si je l'avais perdu, disait le bon +jeune homme!... Je le saurais par l'instinct même de mon cœur!...»</p> + +<p>Un jour, Philippe inspectait des hôpitaux dans <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> une petite +ville d'Allemagne, pendant la campagne de Wagram... Il parcourait les +chambres et parlait à tous les blessés, pour savoir s'ils avaient +tous les secours qui leur étaient nécessaires... Tout à coup il croit +voir dans un lit un homme dont la figure lui rappelle son frère!.. +Il s'approche!.. À chaque pas la ressemblance est plus forte..... +Enfin il n'en peut plus douter, c'est lui! c'est son frère!.. c'est +Octave!....</p> + +<p>Octave fut ému par cette expression de tendresse vraie, qui ne peut +tromper. Quelle que fût sa résolution, il se laissa emmener par +Philippe et revint dans la maison paternelle. Il revit sa femme, +ses enfants et tous les siens avec un air apparent de contentement; +personne ne lui fit de questions, on le laissa dans son mystère, +tant on redoutait de lui rendre la vie fâcheuse; il ne parla non +plus lui-même de ce qui s'était passé, et tout demeura comme avant +sa fatale fuite. Le prince de Neufchâtel avait besoin d'officiers +d'ordonnance, on lui donna M. de S.....</p> + +<p>Nous étions un jour dans je ne sais plus quelle lande parfumée de ma +chère Espagne, il était assez tard, M. d'Abrantès allait se coucher, +et moi je l'étais déjà , lorsque le colonel Grandsaigne, premier +aide-de-camp du duc, frappa à la porte en s'excusant de venir à une +telle heure, si toutefois, <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> ajouta-t-il (toujours au travers +de la porte) il y a une heure indue à l'armée. Il avait la rage des +phrases.</p> + +<p>—«À présent de quoi s'agit-il? demanda M. d'Abrantès. Vous pouvez +entrer.</p> + +<p>—Un officier du prince de Neufchâtel, mon général, qui demande +que vous lui fassiez donner des chevaux. Il doit porter au +quartier-général des ordres de l'Empereur, et l'alcade prétend qu'il +n'a pas de chevaux ni de mulets à lui donner.»</p> + +<p>Pendant le discours du colonel, l'officier voyant une femme au lit +n'osait avancer et se tenait dans l'ombre... Le duc, très-ennuyé de +ces ordres multipliés qui forçaient à imposer les habitants d'un +village à donner leurs montures, était toujours fort difficile pour +les autoriser; et j'ai vu quelquefois, après s'être informé du cas +plus ou moins pressant qui réclamait son intervention, la refuser au +moins pour quelques jours.</p> + +<p>—«Votre ordre, monsieur, dit-il au jeune officier en tendant la main +vers lui sans le regarder.»</p> + +<p>L'officier avança timidement, et lui remit son ordre.</p> + +<p>—«Ah!... S.....! .... Est-ce que vous êtes parent du grand-maître des +cérémonies?</p> + +<p>—Je suis son fils, mon général.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> —Philippe!....»</p> + +<p>Et le duc se retourna vivement vers le jeune homme, mais s'arrêta +stupéfait en voyant une figure qu'il ne connaissait pas.</p> + +<p>—«Qui donc êtes-vous, monsieur, demanda-t-il d'une voix sévère?...» +car sa première pensée fut que l'homme qui était devant lui pouvait +être un espion. Elle se traduisit probablement sur sa physionomie si +mobile, car le jeune homme devint fort rouge.</p> + +<p>—«J'ai eu l'honneur de vous dire, mon général, que le comte de +S..... est mon père. Je suis l'aîné de ses fils.</p> + +<p>—Ah! s'écria joyeusement le duc, c'est donc vous qui êtes <i>le +perdu</i>!... Pardieu! mon cher, soyez <i>le bien retrouvé</i>!... Voyons, +que voulez-vous?... des chevaux? Vous en aurez; mais d'abord vous +passerez le reste de la nuit ici, attendu qu'il est tout à l'heure +minuit, et que, dans la romantique Espagne, les voyages au clair +de lune commencent à n'être plus aussi agréables qu'au temps des +Fernands et des Abencerrages.»</p> + +<p>Quelque délicatesse que l'on mît à ne pas parler à Octave de S..... +de son aventureuse absence, cependant, comme ami fort intime de +son père, dont souvent il avait même essuyé les larmes, le duc +d'Abrantès avait presque le droit de lui en <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> dire quelques +mots. M. de Ségur ne fut pas mystérieux et lui raconta comment une +raison, qu'il nous cacha par exemple, l'avait déterminé à mener une +vie errante:</p> + +<p>—«J'avais besoin de voir d'autres lieux, disait-il, de parcourir +d'autres contrées!...</p> + +<p>Octave de S..... était aimable, avec un autre genre d'esprit que son +père et son frère, et, comme eux, par des manières charmantes et +gracieuses; je l'ai vu dans le monde pendant le peu de temps qu'il y +est demeuré et j'avoue que je n'ai pas compris l'éloignement qu'avait +pour lui, disait-on, une personne qui pourtant aurait dû l'apprécier.</p> + +<p>Le duc de Bassano aimait beaucoup la famille de M. de Ségur, cette +famille même lui avait même de grandes obligations.</p> + +<p>Les femmes qui étaient invitées et reçues de préférence chez la +duchesse et le duc de Bassano étaient les plus jeunes et les plus +jolies de la cour. On pouvait choisir, en effet, parmi elles, car +excepté deux ou trois il n'y en avait pas de laides parmi nous. +J'excepte la dame d'honneur, madame de Larochefoucauld; mais elle +était de bonne foi et savait qu'elle était non-seulement laide mais +bossue, et lorsque nous nous trouvions ensemble dans quelque voyage +où notre <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> service nous appelait, elle disait souvent en +riant, à l'heure de sa toilette:</p> + +<p>—«Allons, il faut aller habiller le magot!...»</p> + +<p>Mais lorsque, dans un des grands cercles de la cour, l'Impératrice +était entourée de ses dames de service, et que parmi elles étaient +madame de Bassano, de Canisy, de Rovigo, de Bouillé, madame de +Montmorency, dont les traits n'étaient pas ceux d'une jolie femme, +mais dont l'admirable et noble tournure était <i>unique</i> parmi ses +compagnes; jamais on ne vit plus d'élégance dans la démarche, plus de +perfection dans la taille d'une femme: en la voyant marcher, courir +ou danser, on ne la voulait pas autrement, ni plus belle ni plus +jolie. C'était, en outre, de ces agréments du monde qu'elle possédait +parfaitement, une personne remarquable dans son intérieur et même +fort originale sur plusieurs points de la vie habituelle. En résumé, +c'est une femme bien agréable et charmante, je dis <i>c'est</i>, parce que +les personnes comme elles ne changent pas. Madame de Mortemart était +une fort bonne et aimable femme, elle était fort bien et presque +jolie. J'ai déjà parlé de madame Octave de Ségur; il y avait aussi +sa belle-sœur, madame Philippe de Ségur<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a><a href="#footnote157" title="Go to footnote 157"><span class="smaller">[157]</span></a>; elle était fort +<span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> jolie, avait d'admirables yeux noirs, une très-jolie petite +taille, dont elle tirait bien parti, et passait enfin avec raison +pour une jolie femme. Quant à la duchesse de Montebello, je n'ai pas +besoin de rappeler son nom, pour qu'on sache qu'avec la duchesse de +Bassano elle était la plus belle parmi ses compagnes.</p> + +<p>La maréchale Ney n'avait rien de régulier, mais elle était jolie et +surtout elle plaisait. Ses yeux étaient de la plus parfaite beauté, +sa physionomie douce et spirituelle, et tous les accessoires si +nécessaires à une femme pour qu'elle puisse plaire; tels que de beaux +cheveux, de jolies mains et de petits pieds; ces beautés-là donnent +tout de suite une sorte d'élégance qui n'est pas celle de tout le +monde et qui est un aimant agréable.</p> + +<p>Madame Gazani n'était pas dame du palais et ne l'avait jamais été; +elle avait pourtant escamoté on sait comment, dans un certain +temps, la prérogative de marcher avec les dames du palais; elle +était lectrice de l'Impératrice, ce qui, pour le dire en passant, +était assez drôle, puisqu'elle était italienne-génoise et que +notre Impératrice était souveraine des Français. Mais après tout, +madame Gazani était une femme ravissante, et jolie comme on l'est à +Gênes, lorsqu'on se mêle de l'être, et voilà le grand secret de sa +nomination. Elle était donc parfaitement <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> belle, encore plus +engageante et piquante, faite pour la cour sans en avoir pourtant les +manières, mais très-disposée à les prendre, ce qu'elle a prouvé; car +elle aimait cette vie de la cour, la galanterie, les intrigues. Quant +à de l'esprit, elle avait celui du monde, à force d'en être, mais +du reste peu, et même pas du tout dans le sens bien prononcé qu'on +attache à ce mot. Pendant la durée de sa faveur, elle ne fut hostile +à personne, ce dont on lui sut gré; et puis cette faveur passée, elle +demeura une des plus belles personnes de la cour et une des plus +inoffensives, ce qui n'arrive pas toujours.</p> + +<p>J'ai dit qu'il y avait tous les samedis de petits bals chez la +duchesse de Bassano, où l'on était moins nombreux que les jours de +grande réception. Indépendamment de ces bals, il y avait un grand +dîner diplomatique; je l'appelle ainsi parce que chez le ministre des +affaires étrangères il y avait nécessairement, en première ligne, +les ministres étrangers et tout ce qui tenait au corps diplomatique, +présenté par les ambassadeurs. Ce dîner avait lieu dans la grande +galerie de l'hôtel de Gallifet où était alors le ministère des +affaires étrangères; et il était suivi d'une fête<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a><a href="#footnote158" title="Go to footnote 158"><span class="smaller">[158]</span></a> à laquelle +était invité autant <span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> de monde que pouvait en contenir les +vastes appartements du ministère, et dont la duchesse de Bassano +faisait les honneurs avec une grâce et une convenance tout à fait +remarquables.</p> + +<p>Il fallait bien cependant se reposer un peu de cette foule, de +ce mouvement, tourbillon dont la tête se fatigue si vite; et les +samedis n'étaient pas encore faits pour cela, comme je viens de le +dire, puisqu'il y avait encore deux cents personnes d'invitées. La +duchesse de Bassano organisa une société habituelle, qui venait chez +elle non-seulement les jours de réception, mais tous les autres +jours de la semaine. Les femmes les plus assidues chez elle dans son +intimité étaient la belle madame de Barral<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a><a href="#footnote159" title="Go to footnote 159"><span class="smaller">[159]</span></a>, madame d'Audenarde, +jeune, jolie et nouvelle mariée, madame de Brehan, madame de Canisy, +madame d'Helmstadt, madame Gazani, madame Legéas, sa belle-sœur, +élégante et jolie<a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a><a href="#footnote160" title="Go to footnote 160"><span class="smaller">[160]</span></a>, madame de d'Alberg, charmante et aimable +femme; madame de Valence, dont l'esprit est si piquant et si vrai, +si naturel dans le charme de la causerie et un autre charme qu'on ne +peut définir, mais dont on éprouve la puissance et qui retenaient +<span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> la jeunesse qui déjà s'enfuyait. Les hommes étaient le duc +d'Alberg, M. de Sémonville, M. de Valence, M. de Montbreton, M. de +Lawoëstine, M. de Flahaut, M. de Narbonne, Lavalette, dont j'ai déjà +fait connaître l'aimable caractère et le charmant esprit; M. de +Fréville, l'un des hommes les plus spirituels que j'aie rencontrés +en ma vie; M. de Celles, dont la causerie rappelle tout ce qu'on +nous dit du temps agréable de Louis XV; M. de Chauvelin, dont les +preuves étaient faites à cet égard-là , mais qui depuis prouva combien +il était à redouter plus sérieusement; M. de Rambuteau<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a><a href="#footnote161" title="Go to footnote 161"><span class="smaller">[161]</span></a>, M. le +comte de Ségur, M. de Turenne, et tous les maris des femmes que j'ai +nommées, venaient alternativement passer la soirée chez madame de +Bassano; on voit que le noyau autour duquel venait ensuite se grouper +progressivement la foule était déjà assez nombreux pour alimenter une +causerie journalière; et lorsque le duc de Bassano pouvait quitter un +moment ses nombreux travaux pour venir s'y joindre, elle n'en était +que plus aimable.</p> + +<p>Un soir de ces réunions intimes, plusieurs habitués causaient autour +de la cheminée, dans le salon ordinaire de la duchesse de Bassano. +C'était <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> en hiver et même en carnaval (le dimanche gras); on +était fatigué des bals et des veilles; et c'était un grand hasard +que ce soir-là on fût en repos. On causait donc. Je ne sais plus qui +se mit à parler de madame de Genlis, qui venait de publier un nouvel +ouvrage.</p> + +<p class="speakersc">LA DUCHESSE DE BASSANO.</p> + +<p>Mon Dieu! croiriez-vous que je ne connais pas madame de Genlis!... Je +ne l'ai même jamais aperçue...</p> + +<p class="speakersc">MADAME GAZANI.</p> + +<p>Ni moi!...</p> + +<p class="speakersc">MADAME D'HELMSTADT.</p> + +<p>Ni moi!...</p> + +<p class="speakersc">MADAME DES BASSAYNS.</p> + +<p>Ni moi!..</p> + +<p class="stage10">Et trois ou quatre autres femmes, en même temps:</p> + +<p>Ni moi non plus!...</p> + +<p class="speakersc">LA DUCHESSE DE BASSANO.</p> + +<p>C'est bien étrange, en vérité!... Je ne sais ce <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> que je +donnerais pour voir une personne aussi célèbre et en même temps si +digne de l'être!...</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE BARRAL.</p> + +<p>Et moi aussi!...</p> + +<p class="speakersc">MADAME DES BASSAYNS.</p> + +<p>Allons la voir!...</p> + +<p class="speakersc">LA DUCHESSE DE BASSANO.</p> + +<p>Mais comment faire? quel prétexte prendre?...</p> + +<p class="stage10">Une voix, à l'extrémité du salon:</p> + +<p>Aucun. Si vous voulez, je vous y conduirai.</p> + +<p>Tout le monde se tourna vers celui qui venait de parler: c'était un +grand jeune homme élancé, blond, dont la figure était charmante, +ainsi que la tournure: c'était M. de Lawoëstine. En le reconnaissant, +tout le monde se mit à rire.</p> + +<p>—Vraiment, dit la duchesse de Bassano, voilà un introducteur bien +respectable!...</p> + +<p>—Pourquoi non? Voulez-vous véritablement voir ma grand'-mère?</p> + +<p class="speakersc">LA DUCHESSE DE BASSANO.</p> + +<p>Certainement!</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> M. DE LAWOESTINE.</p> + +<p>Eh bien! je vous y conduirai.</p> + +<p class="stage10">Plusieurs de ces dames à la fois:</p> + +<p>Oh! nous aussi, n'est-ce pas?... nous aussi!..</p> + +<p class="speakersc">M. DE LAWOESTINE.</p> + +<p>Mesdames, vous êtes toutes charmantes, et sans doute fort aimables; +mais cependant notre caravane doit être limitée à un certain nombre; +car, enfin, je ne puis vous emmener toutes...</p> + +<p class="speakersc">MADAME D'HELMSTADT.</p> + +<p>Mais moi?...</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE BARRAL.</p> + +<p>Et moi?...</p> + +<p class="speakersc">MADAME GAZANI.</p> + +<p>Et moi?...</p> + +<p class="speakersc">M. DE LAWOESTINE.</p> + +<p>Écoutez, madame la duchesse décidera entre vous. Seulement, +laissez-moi vous dire que madame de Genlis aime fort tout ce qui +est extraordinaire... Il faut donc que cette visite ne ressemble +<span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> à aucune autre; voilà , je crois, ce que vous devez faire.</p> + +<p>Tout le monde se mit autour de lui, et il expliqua un plan qui fut +trouvé charmant. On ne voulut pas en remettre l'exécution plus loin +que le même soir.</p> + +<p>Par une singularité assez remarquable, aucune des femmes qui étaient +chez madame de Bassano n'allait au bal; et si les hommes avaient +des engagements, ils les sacrifièrent avec joie pour être de la +partie. Voilà le nom de ceux qui se trouvaient chez la duchesse: +M. de Rambuteau, M. Adolphe de Maussion<a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a><a href="#footnote162" title="Go to footnote 162"><span class="smaller">[162]</span></a>, M. de Montbreton, +M. Alexandre de Laborde, M. de Lawoëstine, M. de Grandcourt et +peut-être quelques autres hommes dont le nom ne se présente pas à +la mémoire. Les femmes étaient: madame Gazani, madame d'Helmstadt, +madame <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> des Bassayns, madame de Barral et la maîtresse de +la maison. Aussitôt que la chose fut convenue, ces dames, ainsi que +les hommes, envoyèrent chercher leurs dominos chez eux. Grandcourt, +lui seul, eut l'heureuse pensée, que peut-être même on lui suggéra, +de <i>se déguiser</i>, et le costume qu'il choisit fut celui de Brunet, +dans <i>les Deux Magots</i>. On envoya aussitôt aux Variétés; Brunet +venait précisément de jouer le rôle, et il prêta le costume. Cela +seul valait la soirée, de voir Grandcourt en magot. Lorsqu'on fut +prêt, toute la troupe monta dans plusieurs fiacres et se rendit rue +Sainte-Anne, où demeurait alors madame de Genlis<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a><a href="#footnote163" title="Go to footnote 163"><span class="smaller">[163]</span></a>. Il était +minuit, et madame de Genlis allait se coucher, lorsqu'elle entendit +un fort grand bruit et que tout son appartement fut envahi par une +troupe de masques, au milieu de laquelle figurait le charmant <i>magot +Grandcourt</i>. Madame de Genlis était déjà déchaussée et coiffée de +nuit. Mais, comme l'avait dit son petit-fils, elle aimait ce qui +était extraordinaire. L'invasion de sa chambre, au milieu de la +nuit, par une troupe <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> de gens qui paraissaient de très-bonne +compagnie (ce que son habitude du grand monde lui fit voir en un +instant), ne pouvait être qu'un amusement de cette même bonne +compagnie à laquelle, malgré sa retraite, elle appartenait toujours. +Elle ne voulut donc pas être un empêchement à cette folie de +carnaval; elle fut parfaitement aimable; prétendit se croire au bal +masqué et causa de la manière la plus piquante et la plus charmante +avec toutes ces figures masquées qu'elle ne connaissait pas du tout, +non plus qu'elle ne reconnaissait son petit-fils, qui ne s'était pas +démasqué pour augmenter le comique de la chose. Cependant, elle ne +pouvait se prolonger longtemps; de même que l'<i>imprévu</i> avait tout +le mérite de cette aventure, de même aussi il fallait qu'elle fût +courte; madame de Genlis le comprit la première:</p> + +<p>—En vérité, dit-elle, à la douceur de vos voix, à votre mystérieuse +venue, je suis tentée de croire que des anges ont visité ma pauvre +demeure: confirmez mon espoir. Laissez-moi voir vos visages.</p> + +<p>Après une courte résistance, madame des Bassayns laissa tomber son +masque, et madame de Genlis vit, en effet, une charmante figure +entourée d'une forêt de boucles blondes et fort convenable au +<i>personnage d'ange</i>.</p> + +<p>—Et vous? dit madame de Genlis à un petit domino <span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> qui était +près d'elle, et tirant elle-même les cordons de son masque, elle vit +aussitôt une ravissante personne dont bien sûrement Canova eût fait +son Hébé, s'il l'eût connue. C'était la fraîcheur, la jeunesse même +avec sa peau veloutée et ses dents perlées, ses lèvres de corail, et +ses yeux riants et joyeux: c'était madame d'Helmstadt.</p> + +<p>—«Ah! s'écria madame de Genlis; j'avais bien pressenti que vous +étiez des anges!»</p> + +<p>Mais elle fut arrêtée dans le cours de son admiration à la vue des +deux personnes qui, se démasquant, vinrent à elle; c'étaient madame +de Bassano et madame Gazani!...</p> + +<p>On sait comme elles étaient belles!... La tradition de leur beauté +franchira le temps, et nos petits-enfants en parleront avec raison +comme de celle de madame de Montespan et de madame de Longueville... +À l'aspect de ces deux femmes, madame de Genlis demeura stupéfaite; +elle avait été curieuse de connaître les visages après avoir entendu +les voix, et maintenant elle voulait savoir les noms de ces belles +personnes qui venaient ainsi dans sa maison au milieu de la nuit... +M. de Lawoëstine ne s'était pas démasqué. Sa vue seule lui aurait +nommé les inconnues... Toutefois leur rare beauté, leurs manières, +l'élégance de <span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> leurs costumes de bal masqué<a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a><a href="#footnote164" title="Go to footnote 164"><span class="smaller">[164]</span></a>, étaient +pour madame de Genlis une certitude qu'elle pouvait <i>se hasarder</i> +à causer avec elles. Mais il était tard, la duchesse comprit qu'il +fallait laisser coucher celle qu'elles étaient venues troubler au +moment de son repos...</p> + +<p>—«Eh quoi! sans vous connaître! dit madame de Genlis; sans que je +puisse savoir <i>quel ange</i> je dois prier?</p> + +<p>—Eh bien, reprit la duchesse, promettez de nous recevoir samedi +prochain<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a><a href="#footnote165" title="Go to footnote 165"><span class="smaller">[165]</span></a>, et nous viendrons toutes pour vous remercier de votre +aimable accueil...</p> + +<p>—Et moi, dit madame de Genlis enchantée, je vous promets que vous +aurez une soirée comme depuis longtemps vous n'en avez vu, peut-être; +vous aurez de mes proverbes, et Casimir jouera de la harpe avec moi.»</p> + +<p>Et toute la troupe prit congé, laissant l'auteur <span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> de +<i>Mademoiselle de Clermont</i> enchanté de cette aventure. Le samedi +suivant la soirée eut lieu en effet et fut charmante comme elle +l'avait promis. Le duc de Bassano y accompagna sa femme.</p> + +<p>Lorsque M. de Bassano se fut retiré du ministère des affaires +étrangères, il n'y eut plus ce mouvement, ce tourbillon de monde +autour de sa maison; mais comme on avait compris que la duchesse +et lui savaient ce que la vie a de plus doux en France, qui est +d'employer ses heures et d'en donner une partie à la communication +mutuelle, à la causerie, à cette fréquentation quotidienne qui amène +l'intimité et maintient quelquefois des relations qui se fussent +rompues autrement tout naturellement et par l'éloignement... C'est +ainsi que de saintes amitiés se sont trouvées perdues sans aucune +autre raison!... La duchesse était aussi bonne que belle; son esprit +aimait tout ce qui tenait au bon goût, à l'extrême élégance; d'une +apparence sérieuse, elle avait pourtant une chaleur de cœur, un +dévouement d'amitié, qui lui avaient donné de vrais amis. Aussi, +lorsqu'elle fut hors de l'hôtel du ministère, son salon ne fut plus +un <i>salon officiel</i>, mais on y fut toujours, parce que c'était un +salon où l'on trouvait une maîtresse de maison aimable, bonne et +belle.</p> + +<p>Enfin, vinrent les malheurs de l'Empire et sa <span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> chute. La +famille de Bassano fut exilée, proscrite!... et pourquoi!...</p> + +<p>Mais elle revint!... Ce fut alors que le duc de Bassano occupa son +hôtel de la rue Saint-Lazare<a id="footnotetag166" name="footnotetag166"></a><a href="#footnote166" title="Go to footnote 166"><span class="smaller">[166]</span></a>. Il y passait les hivers; et l'été, +il allait dans sa terre de Beaujeu, en Franche-Comté. Cette époque +est celle où, véritablement, on put juger de la manière dont la +duchesse et lui tenaient leur maison. Elle était bien toujours celle +d'un grand personnage, mais d'un particulier ne souffrant jamais +qu'on s'occupât de politique, à laquelle il était devenu étranger; le +duc provoquait alors lui-même une causerie dont le charme avec lequel +il conte, et la vérité de ses souvenirs en doublait le prix. Étienne, +Arnaud, Denon, Gérard, Gros, tous les littérateurs et les artistes +remarquables continuèrent à aller dans une maison où ils trouvaient +tout ce qui pouvait les attirer, et surtout bonne mine d'hôte.</p> + +<p>Cependant le temps s'écoulait. Autour de la duchesse de Bassano +s'élevait une famille nombreuse, dont la beauté aurait rappelé la +sienne, si cette beauté eût éprouvé la moindre altération; mais bien +loin de là , elle était toujours une des femmes <span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> les plus +remarquables lorsqu'elle paraissait dans une fête. C'est ici où je +dois faire connaître la duchesse de Bassano sous le rapport étranger +à l'agrément d'une femme du monde.</p> + +<p>Puisque j'ai parlé de sa jeune famille, je dois dire en même +temps combien elle était bonne mère, combien elle était <i>femme +d'intérieur</i>, après avoir été la plus élégante, la plus brillante +d'une grande fête. S'occupant de ses enfants, qui l'adoraient, +elle était pour eux une amie autant qu'une mère, et un regard +désapprobateur était souvent une punition plus sévère pour ses fils, +que toutes celles de leur gouverneur. Elle avait deux garçons et +trois filles.</p> + +<p>Rien n'était plus charmant que de voir cette mère, jeune encore<a id="footnotetag167" name="footnotetag167"></a><a href="#footnote167" title="Go to footnote 167"><span class="smaller">[167]</span></a>, +non-seulement par l'âge, mais par sa figure, toujours au même point +de fraîcheur et d'éclat, entourée de ses enfants!...</p> + +<p>Tous se groupaient autour d'elle et formaient un ravissant tableau. +Bientôt le temps développa la beauté de Claire de Bassano; elle +devint l'ornement des bals et des fêtes, ainsi que sa sœur +Louise. Fière de ses filles, la duchesse n'allait plus dans le monde +que pour jouir du triomphe qu'elles y trouvaient, <span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> tandis +qu'elle-même était encore radieuse de beauté. Cette époque est celle +où sa maison fut vraiment charmante. Elle recevait beaucoup, donnait +des fêtes admirablement ordonnées, auxquelles on se faisait inviter +quinze jours d'avance... Elle en faisait les honneurs, aidée de son +mari et de ses quatre beaux enfants, et chacun sortait de ce palais +de fées, attaché par la politesse courtoise du duc de Bassano et son +esprit remarquable, par le charme des manières de la duchesse, et par +cet ensemble enfin qu'on ne pouvait s'expliquer, mais qui faisait +désirer d'y retourner, d'abord pour revoir cette maison et ce qu'elle +renfermait d'attrayant dans ses habitants, et bientôt pour être leur +ami à tous.</p> + +<p>C'est au milieu de ces joies que le malheur se ressouvint de cette +famille.</p> + +<p>La duchesse devait conduire ses filles à un bal chez M. Perrégaux; +elles se faisaient d'avance une joie de cette fête. Elles avaient été +au bal, la veille, chez M. Hoppe, où la duchesse de Bassano avait +été remarquée à côté des femmes jeunes et belles, et même entre ses +deux filles. Coiffée avec des camélias<a id="footnotetag168" name="footnotetag168"></a><a href="#footnote168" title="Go to footnote 168"><span class="smaller">[168]</span></a> naturels qui faisaient, +<span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> par leur couleur blanche et rouge, ressortir l'ébène de ses +cheveux; elle était charmante... Le jour du bal de M. Perrégaux, les +jeunes personnes s'occupèrent de leur toilette avec une telle joie +de jeunes filles, que leur mère n'osa pas leur dire qu'elle avait +une de ces affreuses douleurs de tête, qui, depuis quelque temps +la faisaient beaucoup souffrir. Elle le dit seulement à la baronne +Lallemand, qui l'engagea à ne pas insister. Elle voulait conduire +ses filles au bal!... Mais la douleur devint intolérable; elle dut +rester...</p> + +<p>La maladie fut courte! La duchesse se coucha le même soir, c'était un +lundi... Le mercredi elle n'existait plus!... Et au moment où elle +quitta la vie et ce monde où elle avait été si aimée, si admirée, +elle était toujours radieuse de beauté!... elle semblait dormir!...</p> + +<p>Horace Vernet, l'un des intimes de la maison, eut le pénible courage +de faire son portrait après sa mort!... Elle avait à peine quarante +ans<a id="footnotetag169" name="footnotetag169"></a><a href="#footnote169" title="Go to footnote 169"><span class="smaller">[169]</span></a>!</p> + +<p>Elle mourut avant que les camélias qui avaient été dans ses cheveux +au bal de M. Hoppe fussent fanés!</p> + +<p class="p2 center smaller">FIN DU TOME CINQUIÈME.</p> + +<h2><span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> TABLE<br> +<span class="smaller">DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE CINQUIÈME VOLUME.</span></h2> + +<div class="toc"> +<ul class="none"> +<li>Salon de l'Impératrice Joséphine. +<span class="ralign10"><a href="#page1">1</a></span></li> + +<li>Première partie.—Madame Bonaparte. +<span class="ralign10"><a href="#page1"><i>Id.</i></a></span></li> + +<li>Deuxième partie.—L'Impératrice Joséphine. +<span class="ralign10"><a href="#page83">83</a></span></li> + +<li>Troisième partie.—L'impératrice à Navarre. +<span class="ralign10"><a href="#page173">173</a></span></li> + +<li>Quatrième partie.—La Malmaison. 1813-1814. +<span class="ralign10"><a href="#page245">245</a></span></li> + +<li>Salon de Cambacérès, sous le Consulat et l'Empire. +<span class="ralign10"><a href="#page279">279</a></span></li> + +<li>Salon de madame la duchesse de Bassano. +<span class="ralign10"><a href="#page333">333</a></span></li> +</ul> +</div> + +<a id="img002" name="img002"></a> +<div class="figcenter"> +<img src="images/img002.jpg" alt="Forêt." title="" height="161" width="300"> +</div> + +<p class="p2 center smaller">Imprimerie d'<span class="smcap">Adolphe</span> ÉVERAT <span class="smcap">ET</span> C<sup>ie</sup>, rue du Cadran, +16.</p> + +<h2>Notes</h2> +<div class="footnote"> + +<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a> +<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: Les Barras étaient une de ces douze grandes familles de +la Provence, qui avaient, avec juste raison, de hautes prétentions à +une noblesse que peu de familles pouvaient leur disputer en France. +L'ancienneté des Barras était passée en proverbe: <i>Noble comme un +Barras</i>, disait-on en Provence; <i>les Barras sont aussi anciens que +nos rochers</i>, disaient les paysans.</p> + +<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a> +<b><a href="#footnotetag2">2</a></b>: Étant un jour avec lui dans son cabinet<a id="footnotetag2-A" name="footnotetag2-A"></a><a href="#footnote2-A" title="Go to footnote 2-A"><span class="smaller">[2-A]</span></a>, il me dit, +en me parlant de quelques amis intimes que j'avais dans le faubourg +Saint-Germain, et qu'il n'aimait pas alors:—Je ne crains pas <i>votre</i> +faubourg Saint-Germain... pas plus que <i>votre</i> hôtel de Luynes... +je ne les crains pas plus que je ne les aime... et que je ne les +aimais lorsque je croyais que l'impératrice (Joséphine alors) était +elle-même un <i>gros bonnet</i> parmi tout ce monde-là .</p> + +<p><a id="footnote2-A" name="footnote2-A"></a> +<b><a href="#footnotetag2-A">2-A</a></b>: C'est de cette conversation que lui-même rend compte +dans le <i>Mémorial de Sainte-Hélène</i>, et dans lequel il avoue lui-même +aussi que je le traitai comme <i>un petit garçon</i>.</p> + +<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a> +<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: Ce nom de madame Leclerc me rappelle un livre qui m'est +tombé sous la main l'autre jour, et qui s'intitule: <i>Mémoires d'une +Femme de qualité</i>, dont l'auteur est, dit-on, madame du C...., les +documents en sont tellement fautifs, que je parle ici de cet ouvrage +pour engager à le lire comme un livre spirituel et parfaitement +écrit, mais d'une telle inexactitude, que je recommande aussi de ne +pas s'y fier pour les renseignements qui concernent le Consulat et +l'Empire. C'est ainsi qu'on y voit toute une histoire, ou plutôt +un roman sur madame Leclerc (princesse Pauline), sur laquelle, en +vérité, il y a bien assez de choses vraies à dire. L'auteur lui +fait épouser le général Leclerc, la première année du Consulat, +tandis qu'elle l'a épousé à Milan, en 1796, cinq ans auparavant!... +Ils partirent tous deux pour Saint-Domingue, où le général Leclerc +mourut, en 1802 (au commencement); elle revint en Europe, et, en +1803, elle épousa le prince Borghèse. Mais ce n'est pas tout: on +fait du général Leclerc un <i>charmant et beau cavalier</i>... lui qui +était petit, chétif et de la plus insignifiante figure; si ce n'est +pourtant qu'il avait toujours l'air de méchante humeur, ce qui lui +faisait une expression comme une autre. Quant à être amoureuse du +général Leclerc, sa femme n'y a jamais songé: ce fut un mariage de +convenance, arrangé par Bonaparte, et accepté par l'ambition de +Leclerc. Tout ce qui a rapport à Madame-Mère est aussi peu vrai. J'ai +déjà réfuté tout ce qui frappait sur elle pour le reproche d'avarice, +et crois l'avoir fait de manière à convaincre. Je continuerai ici +pour son esprit. Jamais madame Lætitia (comme on l'appelait pour la +distinguer de sa belle-fille), n'a dit une parole inconvenante; et, +certes, tous les dialogues où elle entre en scène sont inconcevables +de bêtise, pour dire le mot. Quel est, ensuite, ce titre +d'<i>Impératrice-Mère</i>, qu'elle n'eut jamais? Si c'est une dérision, je +ne la comprends pas; si c'est une erreur, elle est trop forte. Mais +ce n'est pas seulement pour la famille Bonaparte que l'auteur s'est +mépris; il paraît qu'il n'aimait pas à suivre la publication des +bans: il fait marier le général Moreau avant le 18 brumaire et même +le retour d'Égypte, tandis qu'il s'est marié depuis. Il en est de +même de M. de Turenne (Lostanges); l'auteur des <i>Mémoires d'une Femme +de qualité</i> le fait conduire sa femme chez madame Bonaparte, un mois +après le 18 brumaire. M. de Turenne n'était pas marié à cette époque; +ou, s'il l'était, sa femme n'allait pas aux Tuileries, et n'était pas +même à Paris. Quant à M. de Turenne, ce fut beaucoup plus tard qu'il +fut lui-même admis aux Tuileries.</p> + +<p>Il en est de même d'une foule de détails sur lesquels le livre repose +en entier, et qui ne sont pas plus vrais. Aucun des personnages +n'est même ressemblant physiquement, quand il lui arrive de parler +de leur figure. C'est ainsi que madame Lætitia a, selon lui, la +physionomie <span class="smcap">PÉTULANTE</span>, tandis que jamais visage ne fut +plus calme et plus reposé: ce fut même toujours son expression +habituelle. L'auteur n'est pas mieux instruit du reste. Il fait +causer Hortense et Joséphine avec madame de Nansouty, qui n'était pas +mariée non plus alors, et qui, d'ailleurs, n'a jamais articulé que de +spirituelles et convenables paroles: c'est une charmante personne, +aussi aimable que bonne, toute gracieuse et surtout n'ayant jamais +rempli le rôle de <i>flatteuse</i>, que lui donne si bénévolement l'auteur +des <i>Mémoires</i>. Je lui fais aussi le reproche d'être tout aussi +mal instruit des choses frivoles qui nous concernent. Je lui ferai +donc observer que Leroy ne faisait que des chapeaux et des modes à +l'époque du Consulat. C'étaient madame Germont et madame Raimbaud +qui étaient les Camille et les Palmyre de cette époque. Mesdames +Bonaparte et Hortense se servaient de préférence de madame Germont. +Madame Raimbaud était la couturière de madame Récamier, de madame +Hainguerlot, de la société financière élégante et rivale de celle des +Tuileries. On n'a jamais dit non plus <i>madame Despaux</i>,—toujours +mademoiselle Despaux.—Son mari s'appelait M. Hyxe, et était marchand +de chevaux et non pas chef de division à la guerre. Tout cela serait +de peu d'importance, sans doute, si le livre ne se composait d'autres +choses; mais ces faits liés ensemble par des conversations tenues par +des personnages nommés plus haut forment les quatre cents pages de ce +volume, et il n'y a même pas l'illusion.</p> + +<p>C'est ainsi qu'on fait tenir à Rapp un propos qu'il ne peut avoir +dit: l'auteur des <i>Mémoires d'une Femme de qualité</i> lui fait prendre +fort à cœur la première nouvelle du concordat (1802), et Rapp +s'écrie: «Pourvu qu'on ne fasse prêtres ni nos aides-de-camp ni +nos cuisiniers! J'en suis fâchée pour Rapp, car le mot est bien +pour un homme comme lui, mais il ne peut pas l'avoir dit. Rapp, à +l'époque du concordat, n'était que lieutenant-colonel, n'avait pas +d'aides-de-camp et l'était lui-même. Mais je ne puis relever toutes +les fautes. M. de Narbonne, que la <i>femme de qualité</i> fait aller, +pendant le Consulat, aux Tuileries, n'y alla que sous l'Empire. Il +n'y avait pas non plus d'officiers du palais <i>chamarrés de cordons +et de croix</i> sous le Consulat, en 1802; la Légion-d'Honneur ne fut +elle-même distribuée qu'en 1804. Jamais non plus on n'a annoncé +<i>Madame, femme du premier Consul</i>. Où l'auteur a-t-il été prendre +de pareilles histoires? C'est comme Junot arrêtant le colonel +Fournier!... et surtout le tutoyant! l'un est aussi peu vrai +que l'autre pour qui les aurait vus un moment ensemble—ils se +connaissaient à peine et ne s'aimaient pas du tout, ayant été sous la +bannière différente de l'armée du Rhin et de l'armée d'Italie.</p> + +<p>L'affaire de Cerrachi est tout aussi faussement rapportée, comme on +peut le voir dans mes Mémoires et ceux de Bourrienne: ces derniers +sont vrais quand la passion ne le domine pas. L'auteur des <i>Mémoires +d'une Femme de qualité</i> ne consulte même pas le <i>Moniteur</i>: il fait +arrêter Cerrachi le 9 novembre 1801, et il le fut le 25 octobre +1800; ce fut le général Junot, alors commandant de Paris, qui en +fut chargé, et non pas le général Lannes, qui, en sa qualité de +commandant de la garde, n'y avait que faire. J'ai une époque précise +pour me rappeler cette circonstance; mon contrat de mariage devait +être signé ce jour-là , et il ne le fut que le surlendemain, en +raison de cet événement; mais voilà ce qui arrive lorsque l'on fait +des livres avec des ouï-dire et des propos répétés. Des mémoires ne +doivent être faits que par des personnes ayant vu les acteurs du +drame qu'elles racontent. Sans cette condition observée, il arrive +qu'on parle des gens comme la <i>femme de qualité</i> parle de M. de +Metternich, qu'elle représente avec une coiffure comme celle de +Mirabeau! Je ne fais aucune remarque; assez de personnes ont connu +ou seulement vu M. de Metternich, et se rappellent sa charmante +tournure; aussi je ne veux pas répondre là -dessus à la <i>femme de +qualité</i>, qui peut bien être de qualité, mais qui n'est pas toujours +exacte.</p> + +<p>Je finirai ma critique en lui rappelant qu'elle devrait retrancher +dans une nouvelle édition ce qu'elle dit de Madame-Mère, «Madame +Lætitia, dit-elle dans le premier volume, faisait argent de tout +et se faisait payer pour chaque place qu'elle faisait obtenir.» +Ceci n'est plus une erreur, c'est une calomnie!... Je l'ai vu +seulement hier en parcourant ce volume dont on m'avait parlé, et je +déclare aussitôt que c'est une des plus odieuses calomnies que l'on +puisse élever contre quelqu'un dont l'honorable caractère, dans la +prospérité comme dans le malheur, aurait dû lui être une sauvegarde +contre une attaque de ce genre. Madame Lætitia a un caractère +noblement antique. Il faudrait un Plutarque pour la louer dignement.</p> + +<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a> +<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: Ces détails ne se trouvent pas dans mes Mémoires, parce +que la place me manquait pour mettre un détail spécial pour chaque +événement.</p> + +<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a> +<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: Aucune de nous n'était encore mariée à cette époque de +la translation du gouvernement du Luxembourg aux Tuileries; presque +tous les mariages se firent dans l'année.</p> + +<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a> +<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: L'hôtel de Brionne n'existe plus. Il était situé à la +place de la porte et du guichet des gens à pied, qui se trouvent près +de l'escalier pour aller chez le trésorier de la couronne. Madame +Murat alla y loger dès que son frère fut aux Tuileries, et elle y fit +même ses couches lorsque naquit le prince Achille, son fils aîné.</p> + +<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a> +<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: Madame Lætitia et ma mère avaient été élevées ensemble, +et cela dès l'enfance; les maisons de leurs mères se touchant +immédiatement; et, depuis, cette liaison s'était encore resserrée par +l'événement de la mort de M. Bonaparte le père dans la maison de ma +mère, à Montpellier.</p> + +<p>M. Benezeth avait été ministre de l'intérieur; il était aussi fort +ami de ma famille, qu'il avait connue en Languedoc.</p> + +<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a> +<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: On jouait <i>l'Auteur dans son Ménage</i>, jolie petite +pièce, je crois, d'Hoffmann.</p> + +<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a> +<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: On lui donnait ce nom dans sa famille où personne ne +l'appelait Pauline. Nous l'appelions aussi Paulette.</p> + +<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a> +<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: C'était alors dans cette maison, qui appartenait à +Joseph, que logeait madame Lætitia.</p> + +<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a> +<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: Lucien logeait alors rue Verte, et je voulais que nous +fussions chez lui, pour avoir de ses nouvelles par sa femme.</p> + +<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a> +<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: Première femme de Lucien.</p> + +<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a> +<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: Les sabres et les fusils, les baguettes, les pistolets +d'honneur, furent une des premières institutions du Consulat. La loi +qui les créa fut rendue au Luxembourg. Ce fut à la même époque que +M. de Talleyrand fit observer au premier Consul que les journaux +devaient être limités. Déjà ils l'avaient été par l'influence du +directeur Sieyès, mais on ne trouva pas assez longue la coupure de +ses ciseaux, et l'on rendit un arrêté où il était dit:</p> + +<p>Le ministre de la police ne laissera paraître pendant toute la durée +de la guerre que les journaux ci-après nommés:</p> + +<ul class="none"> +<li><i>Le Moniteur Universel.</i></li> +<li><i>Le Journal de Paris.</i></li> +<li><i>Le Bien-Informé.</i></li> +<li><i>Le Publiciste.</i></li> +<li><i>L'Ami des Lois.</i></li> +<li><i>La Clef du Cabinet.</i></li> +<li><i>Le Citoyen Français.</i></li> +<li><i>La Gazette de France.</i></li> +<li><i>Le Journal des Hommes Libres.</i></li> +<li><i>Le Journal du soir des frères Chaigneau.</i></li> +<li><i>Le Journal des Défenseurs de la Patrie.</i></li> +<li><i>La Décade Philosophique</i> et les journaux s'occupant + exclusivement des arts, etc.</li> +</ul> + +<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a> +<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: En voici une preuve. Napoléon ne cessait de me parler +du faubourg Saint-Germain, de mes amis, de leur opinion... et ce +sujet de conversation ne tarissait jamais jusqu'au moment où lui-même +s'entoura du faubourg Saint Germain, qui du reste ne demandait pas +mieux, et lorsque je vis toutes les nominations, qui se trouvent +encore au reste dans les almanachs des années 1808-9-10 et 11, je fus +peu surprise. Je m'y attendais.</p> + +<p>C'était pour lui une chose de prévention; il ne comptait que sur tout +ce qui avait un nom pour former la cour. Je dirai là -dessus ce qui +m'est arrivé à mon retour de Lisbonne après mon ambassade, cela fera +juger de l'importance que l'Empereur attachait à tout ce qui tenait à +la <i>cour</i>.</p> + +<p>Je n'avais vu l'Empereur qu'au cercle de la cour et il m'avait +seulement parlé comme à son ordinaire. Me trouvant de service un +dimanche, au dîner de famille où j'avais accompagné <span class="smcap">Madame</span> +Mère, je fus appelée dans un petit salon ou plutôt l'un des cabinets +de l'Empereur, où il se tenait souvent le dimanche après dîner pour +causer avec ses sœurs, sa mère et l'Impératrice. L'Empereur +voulait me faire causer sur le Portugal et sur la cour; je lui +répondis ainsi que sur l'Espagne, et la conversation fut tellement +longue et de son goût, que Madame voulant se retirer, il lui dit deux +fois: «Un moment, madame Lætitia.» Il appelait toujours sa mère ainsi +lorsqu'il était de bonne humeur; il disait même: <i>Signora Lætizia</i>. +Enfin, lorsqu'il eut assez causé et questionné, il se recueillit d'un +air sérieux et dit à l'Impératrice en me montrant à elle: «C'est +inconcevable comme elle a encore gagné depuis son séjour dans une +cour étrangère. Eh! ce n'est que là , dans le fait, qu'on sait ce que +c'est que le monde!... Je souris.—Pourquoi riez-vous, madame?—Parce +que Votre Majesté attribue à une influence qui est imaginaire, ce qui +peut lui plaire dans mes manières.—Comment? Que voulez-vous dire?» +Je continuai de sourire sans répondre.—«Eh bien, ne voulez-vous pas +me dire le sujet de votre gaieté?—C'est que je crois, sire, que je +puis en apprendre beaucoup plus en ce genre à ceux que vous croyez +mes maîtres que je ne recevrais de leçons d'eux.» Il fut étonné et +puis se mit à rire; mais il ne me croyait pas alors; il jugeait du +Portugal par dom Lorenço de Lima, qui était ambassadeur de Portugal à +Paris, et qui a les bonnes et parfaites manières d'un vrai don Juan +du temps de la Régence.—Le marquis d'Alorna, le comte Sabugal, tout +cela était très-bien, mais la cour!... c'était une parodie!</p> + +<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a> +<b><a href="#footnotetag15">15</a></b>: Il est évident que l'homme qui s'élança au-devant du +tilbury a été trompé par la couleur de la livrée et qu'il nous a pris +pour le premier Consul, qui revenait quelquefois seul, avec Joséphine +ou Bourrienne, n'ayant qu'un ou deux piqueurs. Depuis ce jour-là cela +n'arriva plus.</p> + +<p>Cet événement ne se trouve pas rapporté dans mes Mémoires, parce +qu'alors on me dit que dans l'intérêt de l'Empereur il ne fallait pas +parler du grand nombre de tentatives faites contre lui: plus éclairée +moi-même depuis lors, je crois que la vérité <i>tout entière</i> est ce +qui vaut le mieux touchant un homme comme Napoléon.</p> + +<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a> +<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: Celui qui est au bout du château contre le petit pont.</p> + +<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a> +<b><a href="#footnotetag17">17</a></b>: Elle devait faire le rôle de la Créole, mais je crois +qu'une grossesse l'en empêcha et que ce fut madame Davoust qui prit +le rôle, et qui jouait bien mal, autant que je puis me le rappeler.</p> + +<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a> +<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: Le voyage de madame Bonaparte à Plombières n'avait pas +eu lieu à cette époque, et nous étions au mieux, le premier Consul et +moi. Qu'on voie le détail de cette scène, dont, au reste, le souvenir +l'a suivi à Sainte-Hélène, dans le quatrième volume de mes Mémoires, +1<sup>re</sup> édition.</p> + +<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a> +<b><a href="#footnotetag19">19</a></b>: Émilie de Beauharnais, fille du marquis de Beauharnais, +beau-frère de Joséphine, dont la mère avait épousé un nègre.</p> + +<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a> +<b><a href="#footnotetag20">20</a></b>: Cela seul aurait dû rendre la Malmaison un lieu +consacré pour la France... Mais son intérêt devrait au moins éveiller +sa reconnaissance. Ne sait-on pas que c'est à la Malmaison que la +plupart de ces plans gigantesques, dont l'exécution nous transporte +d'admiration aujourd'hui, ont été conçus et tracés, lorsque Napoléon, +dont la France était la maîtresse adorée, voulait la rendre la plus +puissante et la plus belle entre les nations de l'univers?—Ces +quais, ces marchés, ces monuments, ces arcs de triomphe, qui donc a +décrété qu'ils seraient élevés, qu'ils seraient bâtis?—C'est lui... +Ces rues si larges, ces places, ces promenades, qui donc a dit que le +cordeau les tracerait? Toujours lui... oh! nous sommes ingrats!...</p> + +<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a> +<b><a href="#footnotetag21">21</a></b>: 30 pluviôse an VIII.</p> + +<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a> +<b><a href="#footnotetag22">22</a></b>: Cette représentation à laquelle elle faisait allusion +avait eu lieu en effet à Neuilly, dans une maison où logeait Lucien +et qu'on appelait alors la Folie de Saint-James... Lucien faisait +Zamore et madame Bacciochi Alzire. On ne peut se figurer la tournure +qu'elle avait avec cette couronne de plumes <i>et le reste</i>. Mais ce +n'était rien auprès de la traduction et des gestes; aussi le premier +Consul, qui était venu accompagné de <i>la troupe</i> de la Malmaison qui +était rivale de celle de Neuilly, dit-il à son frère et à sa sœur, +après la représentation, qu'ils avaient <i>parodié Alzire</i> à merveille.</p> + +<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a> +<b><a href="#footnotetag23">23</a></b>: Je ne vois plus de ces mousselines dont je parle; les +pièces n'avaient que huit aunes, et la mousseline était si fine et +si claire que dans l'Inde on est obligé de la travailler dans l'eau +pour que les fils ne cassent pas. Le prix de ces mousselines était +exorbitant: je crois que la pièce de huit aunes revenait à six cents +francs.</p> + +<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a> +<b><a href="#footnotetag24">24</a></b>: Les Transtévérins ou hommes au-delà du Tibre sont +très-beaux, mais tout à fait communs. C'est dans les Transtévérines +que les peintres retrouvent encore les vraies madones de Raphaël.</p> + +<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a> +<b><a href="#footnotetag25">25</a></b>: Mère de madame de Contades. Elle entendait à ravir tout +ce qui tenait à l'étiquette de la cour. J'ai rapporté ce fait pour +montrer à quel point Bonaparte attachait de l'importance à ces sortes +de choses.</p> + +<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a> +<b><a href="#footnotetag26">26</a></b>: <i>Le trésor</i> de la famille Borghèse, comme eux-mêmes +l'appelaient, était estimé plus de trois millions. Madame Leclerc +avait déjà de beaux diamants à elle en propre, et le prince Borghèse +avait ajouté pour plus de trois cent mille francs à ceux de sa +famille pour ce mariage.</p> + +<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a> +<b><a href="#footnotetag27">27</a></b>: Dans les premiers moments de la Révolution, on fit un +ruban où des raies vertes et bleues se mélangeaient.</p> + +<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a> +<b><a href="#footnotetag28">28</a></b>: Nom d'amitié qu'elle donnait à ma mère. Ce nom de +Panoria qui, au fait, était celui de ma mère, en grec signifie la +plus belle.</p> + +<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a> +<b><a href="#footnotetag29">29</a></b>: Ma mère avait connu l'Empereur tellement enfant, que, +pour elle, la gloire du vainqueur de l'Italie et la haute position du +premier magistrat de la république n'étaient pas aussi éblouissantes +que pour les autres. Je me suis souvent demandé, connaissant sa +manière de voir et son opinion très-tranchée pour un autre ordre de +choses, comment elle aurait pris l'Empire.</p> + +<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a> +<b><a href="#footnotetag30">30</a></b>: Ces détails sont positifs.</p> + +<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a> +<b><a href="#footnotetag31">31</a></b>: Que pouvait-il entendre par ces paroles? De quel +embarras parle-t-il; il ne communiquait jamais un plan ni même un +projet politique à Joséphine, dont il connaissait la discrétion.</p> + +<p><a id="footnote32" name="footnote32"></a> +<b><a href="#footnotetag32">32</a></b>: Ces lettres sont copiées sur celles <i>originales</i>, +fournies par la reine Hortense, à qui elles sont revenues après la +mort de l'Impératrice.</p> + +<p><a id="footnote33" name="footnote33"></a> +<b><a href="#footnotetag33">33</a></b>: La poste avant Vienne.</p> + +<p><a id="footnote34" name="footnote34"></a> +<b><a href="#footnotetag34">34</a></b>: Le comte Valesky,—le comte Léon.</p> + +<p><a id="footnote35" name="footnote35"></a> +<b><a href="#footnotetag35">35</a></b>: Et même à la fin; il faisait déjà froid. J'arrivais des +Pyrénées, et l'Empereur revenait d'Allemagne après la campagne de +Wagram.</p> + +<p><a id="footnote36" name="footnote36"></a> +<b><a href="#footnotetag36">36</a></b>: C'était ainsi qu'il m'appelait lorsqu'il y avait peu de +monde, et même les jours de fête, à l'Hôtel-de-Ville lorsqu'il était +de bonne humeur.</p> + +<p><a id="footnote37" name="footnote37"></a> +<b><a href="#footnotetag37">37</a></b>: Tous ces détails ne pouvaient trouver place dans mes +mémoires, qui étaient déjà bien longs. Je ne mis que le fait du +divorce, sur lequel d'ailleurs, et par égard, j'avais alors les mains +liées.</p> + +<p><a id="footnote38" name="footnote38"></a> +<b><a href="#footnotetag38">38</a></b>: J'ai cette lettre.</p> + +<p><a id="footnote39" name="footnote39"></a> +<b><a href="#footnotetag39">39</a></b>: Le sujet de la contestation était l'opinion plus que +tranchée qu'avait la Reine sur la famille de Naples exilée en Sicile; +Murat reprenait sa femme sur des mots trop durs dits par elle sur la +reine Caroline et le roi Ferdinand!... elle le fit taire!...</p> + +<p><a id="footnote40" name="footnote40"></a> +<b><a href="#footnotetag40">40</a></b>: Le malheureux duc de Lavauguyon était tombé dans un +marasme complet, quelques années avant sa mort. Il ne voyait plus +que moi et son beau-frère le prince de Beaufremont, lorsqu'il était +à Paris: la plus tendre amitié m'attachait à lui, et j'ai cherché, +par tous les moyens que cette même amitié peut inspirer, à détourner +de sa pensée de funestes projets qui prenaient quelquefois une telle +action sur lui, que je le retenais de force pour dîner avec moi, +ou pour prolonger une conversation qui pût le distraire. Que de +fois, j'ai mis de pieuses fraudes en œuvre, afin de détourner un +orage dont les effets me faisaient trembler!... Alors cet homme que +j'avais vu si brillant et si heureux... cet homme que j'avais connu +si pénétré, surtout de son bonheur, n'était plus qu'un faible enfant, +pleurant devant des souvenirs..... Oh! de quelles scènes cruelles +j'ai été témoin!... Quelles douleurs j'ai vues dans cette âme; +quelles blessures profondes!... Mais une vérité que je dois dire, +c'est que jamais, dans aucun temps, il n'a démenti son affection pour +Murat; jamais il n'a pu soutenir que je misse, dans une page de mes +mémoires, un mot qui pût faire penser qu'il m'avait dit quelque chose +contre Murat. On me croira un ingrat, me répétait-il!... Enfin, pour +calmer sa tête qui s'échauffait pour la moindre chose, je fis une +note dans laquelle je disais que je ne tenais mes renseignements, +en aucune manière, de M. le duc de Lavauguyon, quoique je le visse +souvent. Tout ce qu'il m'a révélé et confié au reste est en grande +partie au moins de nature à être caché plutôt qu'à être publié. +C'était un homme profondément malheureux que le duc de Lavauguyon, et +il n'était pas fait pour l'être. Il avait de l'âme et du cœur, et +ce ne fut qu'après avoir été violemment frappé par le sort qu'il a +été en hostilité, comme il l'était, avec ses meilleurs amis. Dans les +dernières années de sa vie, il ne voyait que moi et son beau-frère; +encore choisissait-il, de préférence, les heures où j'étais seule. +Lorsqu'il perdit son beau-frère, je crus qu'il mourrait avec lui.</p> + +<p>«Je n'ai plus que vous,» m'écrivait-il le lendemain de cette mort. +«Mon Dieu! ne soyez pas malade, car mon affection porte le malheur +avec elle!... Je frappe de mort tout ce que j'aime!...»</p> + +<p>Et c'est moi qui lui ai survécu!</p> + +<p>Il aimait Murat avec une telle tendresse, que jamais il ne voulait +me permettre de parler de lui en plaisantant; et un jour il faillit +attaquer de propos une personne de ma société, qu'il trouva chez moi, +et qui parla légèrement de Murat.</p> + +<p>«J'ai un regret qui devient chaque jour un remords, me disait-il... +c'est d'avoir trompé Murat!... J'ai trompé cet homme, en partageant +une affection avec lui. C'est indigne à moi.»</p> + +<p>La première fois qu'il me dit ce que je viens de rapporter, je crus +qu'il voulait rire; car certes il savait bien qu'il n'était pas +le seul!... mais pas du tout, la chose était des plus sérieuses. +Non-seulement il la répéta <i>sans varier</i>; mais j'ai dix lettres de +lui, dans lesquelles il me le rappelle. Le curieux de cela, c'est que +la femme était devenue pour lui un être odieux!...</p> + +<p>Il me racontait qu'un jour, étant à Naples, il était auprès de cette +femme (elle logeait au palais). Son valet de chambre de confiance +vint l'avertir que le roi le demandait... Aussitôt M. de Lavauguyon +s'élança dans un escalier dérobé qui conduisait à une galerie +commune, de laquelle il pouvait facilement regagner son appartement; +mais, à l'instant où il y arrivait, le roi y arrivait de son côté. Il +était pâle, agité. Une pensée instinctive lui révélait qu'il était +trahi... Il s'élança sur le duc, et, saisissant le bouton de sa +redingote, il lui dit d'une voix étouffée:</p> + +<p>—«D'où venez-vous, monsieur?</p> + +<p>—Je ne puis le dire à Votre Majesté, répondit le duc avec fermeté.</p> + +<p>—Je veux le savoir.»</p> + +<p>Le duc ne répondit rien.</p> + +<p>—«Je le sais,» s'écria Murat furieux!</p> + +<p>Le duc le regarda fixement:—«Non, sire, vous ne le savez pas et vous +ne le saurez jamais.»</p> + +<p>Le roi se frappa le front, et retourna dans son appartement...</p> + +<p>—«Si vous saviez tout ce que j'ai souffert pendant que cet homme, +qui avait tant fait pour moi, était là , comme un juge, pour me +reprocher ma perfidie!... Il aurait été vengé s'il l'avait pu voir... +Eh bien! croiriez-vous, poursuivit le duc de Lavauguyon, que lorsque +je racontai cette entrevue terrible à cette femme, elle ne comprit +pas que le dramatique de cette scène était tout entier dans la +perfidie dont elle et moi nous nous rendions coupables?</p> + +<p>—Oh! lui dis-je, je vous comprends, moi!... et plus que vous ne le +pouvez croire!... J'ai aussi mes souvenirs!..</p> + +<p>—Oui!... et comme ceux du duc de Lavauguyon, ils sont ineffaçables, +c'est-à -dire qu'à côté s'élève une pensée de vengeance. Si, jusqu'à +cette heure, le mal qui fut fait ne fut reconnu que par le silence, +c'est que j'ai obéi à la voix de Dieu, qui commande l'oubli des +injures. Il est des êtres qui lassent toutes les patiences...</p> + +<p><a id="footnote41" name="footnote41"></a> +<b><a href="#footnotetag41">41</a></b>: Foncier et Marguerite. Ils étaient à côté de Biennais, +le singe violet. Foncier avait beaucoup de goût, mais il était +horriblement cher. Sa famille était fort nombreuse et fort unie. +Sa belle-sœur était madame Jouanne, bonne et digne femme que je +voyais beaucoup à Versailles, et pour qui j'avais une sincère amitié, +ainsi que pour son mari qui est le plus honnête et le meilleur des +hommes. Elle était mère de madame Alexandre Doumerc, cette femme +spirituelle qui chantait si bien, et qui était si agréable. Madame +Jouanne est morte. C'est sa fille qui occupe sa maison de Versailles +avec son père.</p> + +<p><a id="footnote42" name="footnote42"></a> +<b><a href="#footnotetag42">42</a></b>: Il formait le premier cabinet particulier de +l'Empereur.</p> + +<p><a id="footnote43" name="footnote43"></a> +<b><a href="#footnotetag43">43</a></b>: M. le marquis de Beausset, neveu de l'archevêque de +Beausset, homme de grand esprit et d'une mémoire la plus rare qui ait +existé jamais.</p> + +<p><a id="footnote44" name="footnote44"></a> +<b><a href="#footnotetag44">44</a></b>: Freyre était valet de chambre de confiance de +l'Impératrice. Il lui était fort attaché.</p> + +<p><a id="footnote45" name="footnote45"></a> +<b><a href="#footnotetag45">45</a></b>: Du dix-neuvième jour du mois de ventôse de l'an IV de +la république française, acte de mariage de NAPOLIONE Bonaparte, +général en chef de l'armée de l'intérieur, âgé de vingt-huit ans, +né à Ajaccio, domicilié à Paris, rue d'Antin, n<sup>o</sup> <span class="add1em"> </span>; et de +Marie-Joséphine-Rose de Tascher, âgée de vingt-huit ans, née à la +Martinique, dans les îles sous le vent, domiciliée à Paris rue +Chantereine, n<sup>o</sup> <span class="add1em"> </span>, fille de Joseph-Gaspard de Tascher, +capitaine de dragons, et de Rose-Claire Desvergers, dite Anaïs, son +épouse.</p> + +<p>Moi, Charles-Théodore Leclerc, officier public de l'état-civil du +deuxième arrondissement du canton de Paris, après avoir fait lecture, +en présence des parties et témoins, 1<sup>o</sup> de l'acte de naissance de +Napolione Bonaparte, qui constate qu'il est né, le 5 février 1768, +de légitime mariage de Charles Bonaparte et de Lætitia Ramolini; +2<sup>o</sup> de l'acte de naissance de Marie-Joséphine-Rose de Tascher, qui +constate qu'elle est née, le 23 juin 1767, de légitime mariage de +Joseph-Gaspard, etc.., j'ai prononcé à haute voix que Napolione +Bonaparte et Marie-Joséphine-Rose de Tacher étaient unis en légitime +mariage. Et ce en présence des témoins majeurs ci-après nommés, +savoir: Paul Barras, membre du Directoire exécutif, domicilié +au palais du Luxembourg; Jean Lemarrois, aide-de-camp-capitaine +du général Bonaparte, domicilié rue des Capucins; Jean-Lambert +Tallien, membre du corps législatif, domicilié à Chaillot; +Étienne-Jacques-Jérôme Calmelet, homme de loi, domicilié rue de la +place Vendôme, n<sup>o</sup> 207; qui tous ont signé avec les parties et moi. +(Suivent les signatures.)</p> + +<p><a id="footnote46" name="footnote46"></a> +<b><a href="#footnotetag46">46</a></b>: Ce n'est pas la Malvina et l'Ossian de Gérard; c'est +le sujet assez confus, représentant les guerriers d'Ossian recevant +Kléber, Hoche, Marceau, etc., aux Champs-Élysées.</p> + +<p><a id="footnote47" name="footnote47"></a> +<b><a href="#footnotetag47">47</a></b>: M. le duc de Bouillon était extrêmement aimé dans sa +terre de Navarre ainsi qu'à Évreux. Aussi ne lui est-il rien arrivé +dans la Révolution.</p> + +<p><a id="footnote48" name="footnote48"></a> +<b><a href="#footnotetag48">48</a></b>: Cette lettre est sans date de mois dans l'original. +Mais d'après ce que dit Napoléon pour les plantations, on présume que +c'est du mois de janvier ou de février.</p> + +<p><a id="footnote49" name="footnote49"></a> +<b><a href="#footnotetag49">49</a></b>: Bois-Préau, la maison de mademoiselle Julien, à Ruelle, +celle que Napoléon appelait <i>la vieille fille</i>. Il la détestait parce +qu'elle n'avait jamais voulu lui vendre sa maison tant qu'elle +vécut.</p> + +<p><a id="footnote50" name="footnote50"></a> +<b><a href="#footnotetag50">50</a></b>: Le roi de Bavière et la reine, le roi de Wurtemberg, +le roi de Saxe, le roi de Westphalie et tous les princes d'Allemagne +alors à Paris, où ils étaient en foule.</p> + +<p><a id="footnote51" name="footnote51"></a> +<b><a href="#footnotetag51">51</a></b>: Toutes ces lettres ont été fournies en original par +la reine Hortense, et sont fidèlement transcrites sur ces mêmes +originaux.</p> + +<p><a id="footnote52" name="footnote52"></a> +<b><a href="#footnotetag52">52</a></b>: L'impératrice ayant fait la remarque que, lorsqu'elle +voulait venir à Paris, elle ne savait où descendre, l'Empereur fit +arranger pour elle l'Élysée-Napoléon.</p> + +<p><a id="footnote53" name="footnote53"></a> +<b><a href="#footnotetag53">53</a></b>: La campagne de Bessières était Grignon... à sept ou +huit lieues de Paris. Bessières avait imaginé ce rapprochement +comme si <i>tout</i> n'était pas rompu! Ces lettres doivent montrer à +Marie-Louise combien sa fausse jalousie était absurde, et combien +elle était peu fondée, puisque, même avant le mariage, toute relation +était rompue entre Joséphine et Napoléon.</p> + +<p><a id="footnote54" name="footnote54"></a> +<b><a href="#footnotetag54">54</a></b>: Cette lettre, écrite au moment où elle le fut, +contenant une demande <i>d'argent et de faveur extérieure</i>, +c'est-à -dire pour contenter l'amour-propre, fut une des démarches +les plus inconvenantes que l'on ait conseillées à l'impératrice +Joséphine; l'Empereur le sentit amèrement.</p> + +<p><a id="footnote55" name="footnote55"></a> +<b><a href="#footnotetag55">55</a></b>: 100,000 francs pour Malmaison; 200,000 francs pour +l'achat de Boispréau, la terre de mademoiselle Julien; 100,000 fr. +pour la parure de rubis; 1,000,000 pour payer les dettes et 600,000 +francs trouvés dans l'armoire de Malmaison.</p> + +<p><a id="footnote56" name="footnote56"></a> +<b><a href="#footnotetag56">56</a></b>: La reine Hortense avait été fort affectée de +l'abdication de son mari, qui renonça à la couronne de Hollande, +comme un honnête homme qu'il était, lorsque Napoléon voulut lui faire +faire ce que sa conscience lui défendait. Il se retira en Bohême, +puis ensuite en Styrie, à Gratz.</p> + +<p><a id="footnote57" name="footnote57"></a> +<b><a href="#footnotetag57">57</a></b>: J'omets les phrases inutiles du compliment de madame de +Rémusat. Cela me paraît inutile à l'objet principal de la lettre.</p> + +<p><a id="footnote58" name="footnote58"></a> +<b><a href="#footnotetag58">58</a></b>: Duroc, grand-maréchal du palais.</p> + +<p><a id="footnote59" name="footnote59"></a> +<b><a href="#footnotetag59">59</a></b>: Cette phrase est de l'Empereur lui-même, ainsi que +plusieurs autres qui se reconnaissent aisément. L'Empereur a +conseillé d'écrire la lettre, et puis ensuite il l'a dictée à moitié.</p> + +<p><a id="footnote60" name="footnote60"></a> +<b><a href="#footnotetag60">60</a></b>: Cette lettre est un chef-d'œuvre d'habileté pour qui +connaissait l'impératrice Joséphine; ainsi la placer comme rivale +<i>triomphante</i> d'une jeune femme de dix-huit ans, et lui parler de <i>sa +fraîcheur</i> quand la seule beauté réelle de Marie-Louise était une +peau éblouissante et un teint admirable, était aussi habile que peu +croyable pour tout autre.</p> + +<p><a id="footnote61" name="footnote61"></a> +<b><a href="#footnotetag61">61</a></b>: Croirait-on qu'en 1833 ou 32, j'ai oublié l'époque, +j'ai reçu une lettre de cette madame Pauline, qui était fort +scandalisée de ce que j'avais mis sur elle dans mes Mémoires. Mais +savez-vous ce qu'elle blâmait? Peut-être ce que je disais pour +l'Égypte?... Ah bien oui!... Pas du tout: madame Pauline réclamait +contre l'insertion d'un fait qui, je le vois bien, en effet, n'était +point vrai.—Elle m'affirmait que j'avais commis une erreur en +disant qu'elle avait voulu consacrer sa fortune à sauver l'Empereur +quand il était à Sainte-Hélène... Je n'ai pas répondu à cette belle +épître pour deux raisons: d'abord parce qu'elle était sotte, et puis +parce qu'il devenait inutile de prendre près d'elle de nouveaux +renseignemens.—Ceux que j'avais eus sur elle ne pouvaient être +douteux pour moi; et quant à cette dernière partie de sa vie, j'étais +pleinement convaincue. La femme qui peut se défendre d'avoir voulu +sauver Napoléon, lorsqu'elle pouvait invoquer pour cette action le +droit d'en avoir été aimée; la femme qui peut nier l'avoir voulu +faire cette action est incapable de l'avoir en effet jamais imaginée.</p> + +<p><a id="footnote62" name="footnote62"></a> +<b><a href="#footnotetag62">62</a></b>: L'ancienne noblesse s'est alliée souvent à nos rois. Un +Montmorency a épousé la veuve de Louis-le-Gros.</p> + +<p><a id="footnote63" name="footnote63"></a> +<b><a href="#footnotetag63">63</a></b>: Elle n'avait pas encore épousé le général Reil. Elle +était charmante.</p> + +<p><a id="footnote64" name="footnote64"></a> +<b><a href="#footnotetag64">64</a></b>: J'ai déjà parlé de cette singulière propriété de +l'oreille de Marie-Louise. Elle la faisait tourner sur elle-même par +un simple mouvement de la mâchoire.</p> + +<p><a id="footnote65" name="footnote65"></a> +<b><a href="#footnotetag65">65</a></b>: Ce premier maître d'hôtel s'appelait <i>Réchaud</i>. Ils +étaient deux frères, sortant tous deux de chez le prince de Condé, +aussi fameux l'un que l'autre. L'autre frère était à mon service.</p> + +<p><a id="footnote66" name="footnote66"></a> +<b><a href="#footnotetag66">66</a></b>: Cette lettre est, comme les autres, copiée sur les +lettres originales fournies par la reine Hortense.</p> + +<p><a id="footnote67" name="footnote67"></a> +<b><a href="#footnotetag67">67</a></b>: Propriété qu'avait l'Impératrice tout près de Genève.</p> + +<p><a id="footnote68" name="footnote68"></a> +<b><a href="#footnotetag68">68</a></b>: Le prince Auguste-Charles-Eugène, né à Milan, le 9 +décembre 1810; la princesse Joséphine, mariée au prince Oscar de +Suède; et la princesse Eugénie-Hortense, née à Milan, le 23 décembre +1808, mariée au prince héréditaire de Hohenzollern-Hechingen.</p> + +<p><a id="footnote69" name="footnote69"></a> +<b><a href="#footnotetag69">69</a></b>: La princesse de La Leyen, mariée au comte Tascher, +cousin germain de l'impératrice Joséphine.</p> + +<p><a id="footnote70" name="footnote70"></a> +<b><a href="#footnotetag70">70</a></b>: La princesse Amélie, née à Milan, le 31 juillet 1812, +mariée à l'empereur du Brésil.</p> + +<p><a id="footnote71" name="footnote71"></a> +<b><a href="#footnotetag71">71</a></b>: M. Deschamps était un homme rempli d'esprit et +d'amabilité; il avait fait, avant d'entrer dans la maison de +l'Impératrice comme secrétaire de ses commandements, plusieurs jolis +vaudevilles. Sa fin fut tragique et mystérieuse. Après la mort de +l'Impératrice, sa vie à venir fut assurée par une pension que lui +firent la reine Hortense et le vice-roi; tout-à -coup, il devint +triste et même inquiet; ce changement fut remarqué par une jeune +orpheline dont il prenait soin. Enfin, un jour, il disparut, et +jamais depuis on n'a pu découvrir sa trace: il est évident qu'il +s'est tué; mais où, comment et pourquoi, voilà ce qu'on ignore.</p> + +<p><a id="footnote72" name="footnote72"></a> +<b><a href="#footnotetag72">72</a></b>: Madame d'Audenarde était une bonne et excellente +personne et avait été une des plus jolies femmes de son temps. On +sait comment les créoles sont charmantes lorsqu'elles sont hors +de la ligne ordinaire; elle était mère du général d'Audenarde, +écuyer de l'Empereur, et qui ensuite, placé dans la compagnie des +gardes-du-corps du roi, compagnie de Noailles, tint cette belle +conduite, lorsque des enfants imberbes voulurent faire la loi au +vieux soldat, quoiqu'il fût jeune aussi, lui, mais respectable pour +cette foule adolescente qui ne devait pas élever la voix devant un +homme qui avait vu bien des batailles, et dont le sang avait coulé +pour son roi<a id="footnotetag72-A" name="footnotetag72-A"></a><a href="#footnote72-A" title="Go to footnote 72-A"><span class="smaller">[72-A]</span></a>. Madame d'Audenarde fut toujours à merveille pour +la mémoire de l'impératrice Joséphine, qu'elle n'appelait que sa +bienfaitrice. Je l'ai entendue parler ainsi à l'Abbaye-aux-Bois, où +je la rencontrais chez sa sœur, madame de Gouvello, ange de vertus +et de piété, que Dieu vient de rappeler à lui.</p> + +<p><a id="footnote72-A" name="footnote72-A"></a> +<b><a href="#footnotetag72-A">72-A</a></b>: Le général d'Audenarde a servi dans l'émigration dans +l'armée de Condé.—Napoléon l'aimait et l'estimait beaucoup.</p> + +<p><a id="footnote73" name="footnote73"></a> +<b><a href="#footnotetag73">73</a></b>: M. Deschamps fait ici une singulière méprise: on sait +trop bien que ce ne fut pas l'Impératrice qui appela madame Gazani +à Paris, ce fut l'Empereur; et même, pendant longtemps, Joséphine +la tint dans la plus belle des aversions. Elles ne se rapprochèrent +que lorsqu'elles furent toutes deux malheureuses. Madame Gazani fut +elle-même gênée en chantant ce couplet: elle ne l'avait pas vue +auparavant, et fut contrariée, je le sais, de chanter ces paroles.</p> + +<p><a id="footnote74" name="footnote74"></a> +<b><a href="#footnotetag74">74</a></b>: Madame Auguste de Colbert, dame du palais de +l'Impératrice; elle demanda à la suivre. C'est une excellente femme, +vertueuse et bonne; elle était veuve du brave général Auguste +Colbert qui fut tué en Espagne en plaçant ses tirailleurs. Madame +de Colbert était fille du sénateur, général, comte de Canclaux. +Elle est aujourd'hui remariée à M. le comte de la Briffe. <i>La Fête +de Campagne</i>, que rappelle ici Deschamps, fait allusion à une fête +donnée à Joséphine, tandis qu'elle était à Aix-la-Chapelle, un 19 +mars. On lui donna une fête charmante.</p> + +<p>M. de Canclaux était le plus digne des hommes, mais comme tous, il +avait quelques petits côtés par lesquels il donnait à rire; l'un +d'eux était une manie des plus prononcées d'être mélomane et d'aimer +l'italien. Le fait réel, c'est qu'il n'aimait pas la musique, et +n'entendait pas très-bien l'italien. Cela n'empêchait pas que, +lorsque je le rencontrais et que je lui demandais s'il avait été +content de Crescentini ou de madame Grassini dans le bel opéra de +<i>Roméo et Juliette</i>... il me répondait: Pas mal, pas mal! ce dont +j'ai surtout été content, c'est du <i>finale</i> et du <i>tutti</i>. Or, ces +deux mots, il les prononçait comme tous les mots italiens prononcés +par ceux qui ne savent pas la langue, en appuyant fortement sur la +dernière lettre et la dernière syllabe. Du reste, c'était l'honneur +et la probité en personne.</p> + +<p><a id="footnote75" name="footnote75"></a> +<b><a href="#footnotetag75">75</a></b>: Mademoiselle de Mackau, fille du contre-amiral +de ce nom, était attachée comme dame à la princesse Stéphanie, +grande duchesse de Bade. L'Impératrice, toujours bonne, sachant +que mademoiselle de Mackau était malheureuse d'être si loin de sa +famille, la demanda à la princesse Stéphanie, et la fit dame du +palais. Elle fut, à quelque temps de l'époque dont je parle, mariée +au général Wathier de Saint-Alphonse. Elle est nièce de M. de Chazet, +aimable poëte, connu par une foule de jolis ouvrages.</p> + +<p><a id="footnote76" name="footnote76"></a> +<b><a href="#footnotetag76">76</a></b>: L'Impératrice, en arrivant à Navarre, trouva la plaine +autour d'Évreux infectée de marais très-nuisibles; elle les fit +dessécher; ils avaient été formés par les eaux de l'Iton et de l'Eure +qui passaient autrefois par des canaux pour alimenter les cascades +et les bassins du parc; et ces canaux ayant été rompus par défaut +d'entretien, l'eau qu'ils conduisaient avait formé ces marais.</p> + +<p><a id="footnote77" name="footnote77"></a> +<b><a href="#footnotetag77">77</a></b>: L'école de jeunes filles, instituée par Joséphine, où +elles apprenaient à faire de la dentelle, mais où elles recevaient +aussi une parfaite éducation, spécialement dirigée vers le but dans +lequel elles étaient élevées.</p> + +<p><a id="footnote78" name="footnote78"></a> +<b><a href="#footnotetag78">78</a></b>: L'Impératrice avait non-seulement rendu aux habitants +la promenade du parc de Navarre qu'on leur avait ôtée, mais, de plus, +elle allait faire embellir leur promenade, et pour cela avait acheté +un terrain.</p> + +<p><a id="footnote79" name="footnote79"></a> +<b><a href="#footnotetag79">79</a></b>: Allusion à la réédification du théâtre que +l'Impératrice allait faire. Rien n'était comparable à M. de +Vieil-Castel dans ce rôle de paysan, avec son flegme et sa +tranquillité habituelle; rien n'était au reste plus parfaitement +comique: il avait beaucoup d'esprit, et son air sérieux ajoutait du +comique à son rôle. Son fils, Horace de Vieil-Castel, a un talent +remarquable pour dire les vers et jouer la comédie, à part son esprit +qui est très-remarquable.</p> + +<p><a id="footnote80" name="footnote80"></a> +<b><a href="#footnotetag80">80</a></b>: Je crois que la duchesse de Frioul (madame Duroc) +jouait aussi, mais je n'en suis pas sûre. Je ne me la rappelle sur +le théâtre de la Malmaison que dans un seul rôle, la soubrette du +<i>Bourru bienfaisant</i>, qu'elle joua fort bien. Mais, dans cette même +pièce, qui fut vraiment excellent, ce fut le marquis de Cramayel dans +le rôle du Bourru...</p> + +<p><a id="footnote81" name="footnote81"></a> +<b><a href="#footnotetag81">81</a></b>: Sœur de madame Rémusat, et femme du premier écuyer +de l'Impératrice.</p> + +<p><a id="footnote82" name="footnote82"></a> +<b><a href="#footnotetag82">82</a></b>: La comtesse de Lavalette, nièce de l'Impératrice. +Jamais une femme n'a plus froidement joué un rôle.</p> + +<p><a id="footnote83" name="footnote83"></a> +<b><a href="#footnotetag83">83</a></b>: M. de Mont-Breton, premier écuyer de la princesse +Pauline.</p> + +<p><a id="footnote84" name="footnote84"></a> +<b><a href="#footnotetag84">84</a></b>: Chambellan de l'Empereur.</p> + +<p><a id="footnote85" name="footnote85"></a> +<b><a href="#footnotetag85">85</a></b>: Chambellan de l'Empereur.</p> + +<p><a id="footnote86" name="footnote86"></a> +<b><a href="#footnotetag86">86</a></b>: Il y avait beaucoup de malades à Navarre; elle était +revenue à la Malmaison.</p> + +<p><a id="footnote87" name="footnote87"></a> +<b><a href="#footnotetag87">87</a></b>: Et le divorce de sa mère fut encore pour elle, à cette +époque, un coup bien rude.</p> + +<p><a id="footnote88" name="footnote88"></a> +<b><a href="#footnotetag88">88</a></b>: Bessières fut tué d'un boulet de canon dans le défilé +de Wesseinfeld, le jour même de la bataille de Lutzen. Bessières +commandait toute la cavalerie de l'armée; c'était à la fois un homme +habile, brave, rempli de cœur, et doué de bonnes qualités. Je +perdis un ami en lui, ainsi que Junot.</p> + +<p><a id="footnote89" name="footnote89"></a> +<b><a href="#footnotetag89">89</a></b>: Quant à la mort de Duroc, ce fut pour ses amis, et +il en avait beaucoup, un des coups les plus rudes de ces temps +désastreux; elle fit aussi une profonde impression sur l'Empereur; +mais, quoiqu'il en ait été vivement frappé, les derniers moments de +Duroc ne se sont pas passés comme le <i>Moniteur</i> l'a dit. Bourienne +les a également racontés avec sa haine accoutumée, et il a menti +dans un autre sens... J'avais deux amis auprès de l'Empereur dans +cette cruelle circonstance, et voilà comment chacun m'a rapporté +l'événement; ces deux amis sont le duc de Vicence et le duc de +Trévise:</p> + +<p>La bataille de Bautzen était livrée et gagnée, la journée finissait; +l'Empereur poursuivait les Russes, voulant reconnaître par lui-même +ce qu'il voulait juger; il crut mieux voir sur une colline en face +de lui; il voulut gagner cette éminence, et descendit par un chemin +creux avec une grande rapidité; il était suivi du duc de Trévise, du +duc de Vicence, du maréchal Duroc, et du général du génie Kirgener, +beau-frère de la duchesse de Montebello, dont il avait épousé la +sœur. L'Empereur allant plus vite que tous ceux qui le suivaient, +ils étaient à quelque distance de lui, serrés les uns contre les +autres. Une batterie isolée qui aperçoit ce groupe tire à l'aventure +trois coups de canon sur lui: deux boulets s'égarent, le troisième +frappe un gros arbre près duquel était l'Empereur, et va ricocher +sur un plateau qui dominait le terrain où était l'Empereur. Il se +retourne, et demande sa lunette. Comme il a fait un détour, il n'est +pas étonné de ne voir auprès de lui que le duc de Vicence. Dans le +même moment arrive le duc Charles de Plaisance<a id="footnotetag89-A" name="footnotetag89-A"></a><a href="#footnote89-A" title="Go to footnote 89-A"><span class="smaller">[89-A]</span></a>; sa figure est +bouleversée. Il se penche vers le duc de Vicence, et lui parle bas.</p> + +<p>—«Qu'est-ce?» demande l'Empereur.</p> + +<p>Tous deux se regardent et ne répondent pas...</p> + +<p>—«Qu'est-il arrivé?» demande encore l'Empereur.</p> + +<p>—«Sire, répond le duc de Vicence, le grand-maréchal est mort!...</p> + +<p>—Duroc! s'écria l'Empereur... et il jeta les yeux autour de lui +comme pour y trouver l'ami qu'il venait d'y voir... «Mais ce n'est +pas possible!... il était là ! à présent!...»</p> + +<p>Dans ce moment, le page de service arrive avec la lunette, et raconte +la catastrophe: le boulet avait frappé l'arbre, il avait ricoché +sur le général Kirgener, l'avait tué raide, et puis avait frappé +mortellement le malheureux Duroc.</p> + +<p>L'Empereur fut attéré. La poursuite des Russes fut à l'instant +abandonnée; son courage, ses facultés, tout devint inerte devant +la douleur qui envahit son âme en apprenant le malheur qui venait +d'arriver. Il retourna lentement sur ses pas, et entra dans la +chambre où Duroc était déposé. C'était dans une petite maison du +village de Makersdorf. L'effet du boulet avait été si complet, que le +drap du blessé n'offrait presqu'aucune trace sanglante... Il reconnut +l'Empereur, mais ne lui dit pas ces paroles qui furent mises dans +le <i>Moniteur</i>: «<i>Nous nous reverrons, mais dans trente ans, lorsque +vous aurez vaincu vos ennemis!</i>» Il reconnut l'Empereur, mais il ne +lui parla d'abord que pour lui demander de l'opium afin de mourir +plus vite, car il souffrait trop cruellement. L'Empereur était +auprès de son lit; Duroc sentant l'agonie s'approcher, le supplia +de le quitter, et lui recommanda sa fille et un autre enfant, un +enfant naturel qu'il avait de mademoiselle B... Seulement l'Empereur +insistant pour rester, Duroc dit en se retournant:</p> + +<p>«<i>Mon Dieu! ne puis-je donc mourir tranquille!</i>»</p> + +<p>L'Empereur s'en alla; et Duroc expira dans la nuit. L'Empereur acheta +la petite maison dans laquelle il mourut, et fit placer une pierre à +l'endroit où était le lit, avec telle inscription:</p> + +<p>«Ici le général Duroc, duc de Frioul, grand-maréchal du palais de +l'empereur Napoléon, frappé d'un boulet, a expiré dans les bras de +son Empereur et de son ami.»</p> + +<p>L'Empereur fit donner une somme de 4,000 francs pour ce monument, et +16,000 francs au propriétaire de cette petite maison. La donation fut +faite et ratifiée, et conclue dans la journée du 20 mai, en présence +du juge de Makersdorf. Napoléon a profondément regretté Duroc, et je +le conçois!...</p> + +<p>Et qui ne l'aurait pas pleuré! Quant à moi, quoiqu'il y ait bien des +années écoulées depuis ce terrible moment, je donne à sa perte les +regrets que je dois à la mort du meilleur des amis, du plus noble +des hommes, de celui qui aurait changé bien des heures amères en des +heures de joie pour l'exilé de Sainte-Hélène, s'il avait vécu!!...</p> + +<p><a id="footnote89-A" name="footnote89-A"></a> +<b><a href="#footnotetag89-A">89-A</a></b>: Fils de l'archi-trésorier, du troisième Consul +Lebrun.</p> + +<p><a id="footnote90" name="footnote90"></a> +<b><a href="#footnotetag90">90</a></b>: Les détails de cette horrible aventure sont dans le +<i>Salon des princesses de la famille impériale</i>.</p> + +<p><a id="footnote91" name="footnote91"></a> +<b><a href="#footnotetag91">91</a></b>: M. de Thiars s'était fort occupé de madame Gazani, et +les faiseurs de propos, à Fontainebleau, disaient que ce n'était pas +en vain.</p> + +<p><a id="footnote92" name="footnote92"></a> +<b><a href="#footnotetag92">92</a></b>: Madame de Turpin est accusée, par mademoiselle +Cochelet, d'avoir parlé contre la reine Hortense; c'est faux. Je +sais, par des personnes aussi bien instruites qu'elle tout ce que +faisait et disait madame de Turpin, et rien ne ressemble à cela. +Les affections de madame de Turpin pouvaient lui faire voir avec +joie le retour des Bourbons que les siens aimaient depuis longtemps. +Que ne dirions-nous pas, nous, si l'on nous annonçait que le duc de +Reichstadt n'est pas mort, et qu'il est aux portes de Paris? Madame +Turpin a donc pu jouir du retour des Bourbons, sans pour cela oublier +que la reine Hortense et l'impératrice Joséphine avaient été bonnes +pour elle et pour M. de Turpin... Mais, au reste, mademoiselle +Cochelet est souvent si passionnée dans ses amours et dans ses +haines, qu'on ne sait trop comment se tirer des positions où elle +vous place, pour blâmer ou approuver.</p> + +<p>M. de Boufflers, dont elle vante beaucoup l'amitié pour elle, et qui +était, comme on sait, bien spirituel, a dit sur elle un mot qu'elle +ne connaissait pas. Il disait qu'on se trompait, et qu'au lieu de +l'appeler <i>Cochelet</i>, il fallait dire <i>Coche-laide</i>.</p> + +<p><a id="footnote93" name="footnote93"></a> +<b><a href="#footnotetag93">93</a></b>: On prétend que les grand'-mères et les grands-pères +n'aiment autant leurs petits-enfants que parce qu'ils les regardent +comme leurs vengeurs.</p> + +<p><a id="footnote94" name="footnote94"></a> +<b><a href="#footnotetag94">94</a></b>: Par la mort de Duroc.</p> + +<p><a id="footnote95" name="footnote95"></a> +<b><a href="#footnotetag95">95</a></b>: On appelait cela un charivari.</p> + +<p><a id="footnote96" name="footnote96"></a> +<b><a href="#footnotetag96">96</a></b>: Il fut en effet longtemps à comprendre, étant enfant, +les dizaines ajoutées aux dizaines.</p> + +<p><a id="footnote97" name="footnote97"></a> +<b><a href="#footnotetag97">97</a></b>: Le roi de Bavière fit en effet cette proposition au +prince Eugène: ce fut le prince Auguste de la Tour-Taxis qui porta la +lettre au vice-roi.</p> + +<p><a id="footnote98" name="footnote98"></a> +<b><a href="#footnotetag98">98</a></b>: La justice qui fut rendue à chacun est bien remarquable +dans cette circonstance. La reine de Naples (madame Murat) eut de la +peine à trouver un asile à Trieste!... en Autriche!... tandis que le +prince Eugène fut royalement accueilli et traité à Munich.</p> + +<p><a id="footnote99" name="footnote99"></a> +<b><a href="#footnotetag99">99</a></b>: Et savez-vous qui disait cela? Aucun des grands noms +de France: ceux-là furent toujours ce qu'ils devaient être. Mais +c'étaient des personnes presque inconnues aux Bourbons, et qui la +plupart n'avaient pas quitté la France.</p> + +<p><a id="footnote100" name="footnote100"></a> +<b><a href="#footnotetag100">100</a></b>: Il n'y a, du reste, aucun mensonge. Seulement, +mademoiselle Cochelet s'abusait par sa grande amitié pour la +Reine. En général, son affection la faisait errer souvent dans ses +jugements; ainsi M. de Boufflers, qu'elle croit son plus ardent +admirateur, disait d'elle le mot le plus charmant, mais auquel +l'esprit avait plus de part que le cœur; il disait qu'il fallait +l'appeler <i>Cochelaide</i> et non pas Cochelet.</p> + +<p><a id="footnote101" name="footnote101"></a> +<b><a href="#footnotetag101">101</a></b>: Aujourd'hui madame Sébastiani, et ambassadrice à +Londres.</p> + +<p><a id="footnote102" name="footnote102"></a> +<b><a href="#footnotetag102">102</a></b>: Ce tableau valait plus du double de celui de Richard.</p> + +<p><a id="footnote103" name="footnote103"></a> +<b><a href="#footnotetag103">103</a></b>: Les hommes tels que Charlemagne et Napoléon édifient +trop en grand pour que le monument puisse durer après eux. Le colosse +n'est plus là pour soutenir, de ses fortes épaules, le vaste empire +qu'il a créé... Alors tout devient confusion, rien ne marche, tout +est entravé, et il faut de nouveau poser une pierre et rebâtir... Des +hommes comme Charlemagne et Napoléon ont des <span class="smcap">HÉRITIERS</span> et +pas de <span class="smcap">SUCCESSEURS</span>.</p> + +<p><a id="footnote104" name="footnote104"></a> +<b><a href="#footnotetag104">104</a></b>: Lorsqu'il y avait beaucoup de monde et que la file +était longue, on demandait sa voiture aussitôt qu'on en était +descendu.</p> + +<p><a id="footnote105" name="footnote105"></a> +<b><a href="#footnotetag105">105</a></b>: On dansait toujours à la cour au moins deux anglaises +par bal.</p> + +<p><a id="footnote106" name="footnote106"></a> +<b><a href="#footnotetag106">106</a></b>: Plût au ciel qu'en 1814 et 1830, lorsque la +possibilité existait de proclamer le roi de Rome, nous eussions eu +des Français aussi bons patriotes que M. de Metternich!</p> + +<p><a id="footnote107" name="footnote107"></a> +<b><a href="#footnotetag107">107</a></b>: Lui parlant plus tard de ce discours, je lui demandai +s'il avait été dicté par l'Empereur. L'archi-chancelier me donna +<i>sa parole d'honneur</i> que Napoléon ne le connaissait que comme tous +les discours qui se prononçaient devant lui; il en prenait lecture +avant qu'on ne le lui dît, pour savoir s'il n'y avait rien contre sa +politique européenne. «J'étais si touché moi-même, ajouta Cambacérès, +que j'aurais fait quelque chose de plus louangeur encore, moi qui +pourtant ne le suis guère, si je n'avais craint de lui déplaire, car +je sais qu'il n'aime pas cela.»</p> + +<p><a id="footnote108" name="footnote108"></a> +<b><a href="#footnotetag108">108</a></b>: Oui, malgré toutes les victoires de Masséna qui fut un +vrai héros, et qui nous sauva des Russes avec sa belle campagne de +Suisse. Mais cette victoire ne pouvait être que passagère, et encore +une comme celle-là , et nous étions perdus même dans notre honneur, +car le moyen de faire la paix convenablement; et pourtant nous +n'avions ni soldats ni ressources; la France était dans un état de +délabrement <i>moral et physique</i>, qui était comme l'avant-coureur de +notre perte au moment du retour de Napoléon. Aussi, quand j'entends +Gohier dire que la France était grande et glorieuse au 18 brumaire, +je me demande comment la haine et la vengeance peuvent aveugler à ce +point. Gohier, du reste, est souvent méchant et surtout peu véridique +en parlant de Napoléon.</p> + +<p><a id="footnote109" name="footnote109"></a> +<b><a href="#footnotetag109">109</a></b>: Cette phrase est en rapport avec les propos des +républicains, qui disaient alors qu'il y avait à craindre que +Bonaparte ne ramenât les Bourbons. On a même prétendu que la mort du +malheureux duc d'Enghien n'eut pas d'autre cause!...</p> + +<p><a id="footnote110" name="footnote110"></a> +<b><a href="#footnotetag110">110</a></b>: Il est impossible de rien comprendre à ce fatras de +mots sans couleur, sans aucun sens, et aussi absurdes que les paroles +de Bobêche, voulant nous persuader que deux et deux font cinq.</p> + +<p><a id="footnote111" name="footnote111"></a> +<b><a href="#footnotetag111">111</a></b>: Faute immense de Napoléon! ces provinces illyriennes +n'étaient rien pour lui, et l'Autriche y attachait le plus grand +prix. Si elles eussent été rendues en 1812, le prince Schwartzemberg +marchait avec nous en Russie!... quelle différence!...</p> + +<p><a id="footnote112" name="footnote112"></a> +<b><a href="#footnotetag112">112</a></b>: Elle avait une telle tendresse pour cette bonne +et belle personne, qu'après le départ de Marie-Louise, madame +Bernard<a id="footnotetag112-A" name="footnotetag112-A"></a><a href="#footnote112-A" title="Go to footnote 112-A"><span class="smaller">[112-A]</span></a> portait un bouquet à la duchesse, de la part de +l'Impératrice, comme si elle eût été à Paris, et cela dura un an au +moins.</p> + +<p><a id="footnote112-A" name="footnote112-A"></a> +<b><a href="#footnotetag112-A">112-A</a></b>: Fameuse bouquetière qui a précédé madame Prevost, et +qui faisait les bouquets presque aussi bien qu'elle.</p> + +<p><a id="footnote113" name="footnote113"></a> +<b><a href="#footnotetag113">113</a></b>: D'Aigrefeuille était conseiller à la cour des aides +de Montpellier: c'était un homme d'esprit, quoique ridicule; mais il +l'était plus par sa figure que par lui-même.</p> + +<p><a id="footnote114" name="footnote114"></a> +<b><a href="#footnotetag114">114</a></b>: Le cardinal Maury m'a toujours tenu ce langage, même +dans un temps où l'archi-chancelier n'avait plus le même pouvoir.</p> + +<p><a id="footnote115" name="footnote115"></a> +<b><a href="#footnotetag115">115</a></b>: On l'a beaucoup dit dans le temps, mais je ne le crois +pas, l'Empereur estimait trop l'archi-chancelier. Le comte Dubois ne +put me dire s'il avait ou non connaissance de la chose.</p> + +<p><a id="footnote116" name="footnote116"></a> +<b><a href="#footnotetag116">116</a></b>: Cambacérès a dit depuis à Dubois, qu'il avait cru +d'abord que c'était quelque émigré rentré, à qui, jadis, une +consultation de lui avait fait perdre un procès.</p> + +<p><a id="footnote117" name="footnote117"></a> +<b><a href="#footnotetag117">117</a></b>: Cette circonstance, remarquée pendant tout le temps +que dura cet étrange entretien, avait frappé Cambacérès plus +peut-être que le reste. Peut-être l'individu avait-il des semelles de +liége; ce qui est bien étonnant, c'est que dans le premier moment, +l'archi-chancelier ne fut pas éloigné de croire au surnaturel.</p> + +<p><a id="footnote118" name="footnote118"></a> +<b><a href="#footnotetag118">118</a></b>: On défendit sévèrement de parler de cet événement, +qui fut même ignoré de beaucoup de gens qui assistèrent à la fête de +l'archi-chancelier et s'y trouvaient en ce moment; des personnes de +la maison même ne l'ont appris que plus tard, par la voix publique, +parce que, sous la Restauration, il n'y avait plus de raison pour +cacher cette affaire, et que les auteurs en parlèrent. Cambacérès, +quoique innocent du vote à mort, à ce qu'on prétendait, fut +cruellement frappé de cette apparition. Le comte Dubois, qui avait +un intérêt réel à découvrir la chose, en me la racontant chez lui, à +Vitry, il y a quatre ans, me dit qu'il n'avait jamais pu découvrir +la moindre trace du cet événement. Lorsque l'Empereur l'apprit, il +dit à l'archi-chancelier: «Allons... <i>c'est un rêve... vous avez +dormi...</i>»</p> + +<p><a id="footnote119" name="footnote119"></a> +<b><a href="#footnotetag119">119</a></b>: En 1811.</p> + +<p><a id="footnote120" name="footnote120"></a> +<b><a href="#footnotetag120">120</a></b>: Hugues-Bertrand Maret, né à Dijon, en 1763.</p> + +<p><a id="footnote121" name="footnote121"></a> +<b><a href="#footnotetag121">121</a></b>: Sans aucun doute on était encore enfant (surtout un +homme) quand on n'avait que dix-sept ans à l'époque dont je parle.</p> + +<p><a id="footnote122" name="footnote122"></a> +<b><a href="#footnotetag122">122</a></b>: Il présidait aussi, comme on le sait, les États de +Bourgogne.</p> + +<p><a id="footnote123" name="footnote123"></a> +<b><a href="#footnotetag123">123</a></b>: Voici ce dont il s'agit: Vauban avait fortifié la +ville d'Ath..... Cette ville retombe dans les mains des Espagnols; +plus tard les Français mettent le siége devant ses remparts, et +Vauban lui-même est chargé de le conduire. Quelle position que la +sienne! si la ville est prise, il l'a donc mal fortifiée; s'il ne la +prend pas, que devient-il?... Louis XIV le presse... l'excite... de +la reddition de la place dépend le succès du traité de Riswith!..... +L'humiliation ou la disgrâce! Dans cette extrémité, Vauban prend le +parti qui convenait à un homme de génie comme lui; <i>il invente</i> un +moyen d'attaque inconnu jusqu'alors, et la ville est prise. Mais +Vauban avait le droit de dire: «Elle ne pouvait l'être que par moi.» +Le moyen qu'il inventa est la batterie à ricochets.</p> + +<p><a id="footnote124" name="footnote124"></a> +<b><a href="#footnotetag124">124</a></b>: Croirait-on, avec le noble et beau caractère de +Carnot, que <span class="smcap">JAMAIS</span> il n'oublia cette circonstance!..... et +le duc de Bassano ressentit encore les atteintes de ce souvenir en +1815!.....</p> + +<p><a id="footnote125" name="footnote125"></a> +<b><a href="#footnotetag125">125</a></b>: Ce sujet n'avait jamais été traité.</p> + +<p><a id="footnote126" name="footnote126"></a> +<b><a href="#footnotetag126">126</a></b>: Une circonstance remarquable, c'est que de la +mission de ces deux envoyés près des différentes cours d'Italie +surtout, dépendait la vie de la reine, de madame Élisabeth, et du +jeune roi Louis XVII, ainsi que de sa sœur. On ne comprend pas +comment l'Autriche a pu mettre ainsi une entrave à la réussite +d'une chose qui assurait la vie de la reine..... elle était la +tante de l'Empereur enfin!... Je ne puis m'expliquer cette étrange +conduite<a id="footnotetag126-A" name="footnotetag126-A"></a><a href="#footnote126-A" title="Go to footnote 126-A"><span class="smaller">[126-A]</span></a>... M. Maret et M. de Sémonville correspondirent +ensemble malgré leurs geôliers. J'en ai détaillé le spirituel moyen +dans mes mémoires, ainsi que de la plaisante rencontre que M. de +Bassano fit ensuite à Munich ou à Vienne, de l'un de ses compagnons +de captivité.</p> + +<p><a id="footnote126-A" name="footnote126-A"></a> +<b><a href="#footnotetag126-A">126-A</a></b>: Ainsi que la réponse faite par François, alors +empereur d'Allemagne, à M. de Rougeville!...</p> + +<p><a id="footnote127" name="footnote127"></a> +<b><a href="#footnotetag127">127</a></b>: J'ai tenu dans mes mains ces chefs-d'œuvre d'une +patience étonnante. Je les <i>ai vus</i>. La comédie a treize cents +vers, la tragédie dix-huit cents; les deux pièces sont écrites +très-lisiblement sur la quantité de papier qui fait la valeur de deux +feuilles de papier à lettre. La comédie s'appelle <i>le Testament</i>; +la tragédie, <i>Pithèas et Damon</i>; l'autre comédie a pour titre +<i>l'Infaillible</i>. Le brouillon en était fait par lui sur la faïence de +son poêle, où il s'effaçait à mesure.</p> + +<p><a id="footnote128" name="footnote128"></a> +<b><a href="#footnotetag128">128</a></b>: Par la Constitution de l'an 8, le secrétaire-général +avait le titre et les fonctions de secrétaire-d'État. C'était +une position de haute faveur et surtout de haute importance: +les ministres lui remettaient leurs portefeuilles; il prenait +connaissance de leurs rapports sur les affaires de leurs +départements, et, dans le travail de la signature qu'il <i>faisait +seul</i> avec le premier Consul, il lui en rendait un compte verbal +très-abrégé. Quant à l'exécution des décrets, elle avait lieu sur +l'expédition que les ministres recevaient du secrétaire-d'État. +Celui-ci était donc un intermédiaire <i>officiel</i> entre le +gouvernement, le Conseil d'État et les ministres.</p> + +<p><a id="footnote129" name="footnote129"></a> +<b><a href="#footnotetag129">129</a></b>: Le secrétaire-général ou le secrétaire-d'État (ce fut +à l'Empire qu'il eut le titre de <i>ministre secrétaire-d'État</i>) avait +non-seulement d'immenses attributions, mais on peut dire qu'il était +<i>le seul ministre</i>.</p> + +<p><a id="footnote130" name="footnote130"></a> +<b><a href="#footnotetag130">130</a></b>: La plus belle époque de l'Empire est depuis 1804 +jusqu'en 1811.</p> + +<p><a id="footnote131" name="footnote131"></a> +<b><a href="#footnotetag131">131</a></b>: Il était parfaitement bon, et le plus probe, le plus +honnête des hommes; c'était un type que M. de Champagny. Mais en +vérité, jamais on ne vit une plus étrange façon d'aller par le monde +civilisé! jamais on ne vit un renoncement aussi complet à l'élégance +même la plus ordinaire.</p> + +<p><a id="footnote132" name="footnote132"></a> +<b><a href="#footnotetag132">132</a></b>: Rue du Bac, presque contre la rue de Sèvres.</p> + +<p><a id="footnote133" name="footnote133"></a> +<b><a href="#footnotetag133">133</a></b>: Je ne voyais du corps diplomatique que ceux qui +étaient mes amis et qui me convenaient: à l'époque où M. de Bassano +ouvrit sa maison, j'étais en Espagne.</p> + +<p><a id="footnote134" name="footnote134"></a> +<b><a href="#footnotetag134">134</a></b>: Les trois membres du corps diplomatique les +plus assidus chez le duc de Bassano étaient M. le prince de +Schwartzemberg, M. de Krusemarck et M. de Kourakin.</p> + +<p><a id="footnote135" name="footnote135"></a> +<b><a href="#footnotetag135">135</a></b>: Et de l'Académie.</p> + +<p><a id="footnote136" name="footnote136"></a> +<b><a href="#footnotetag136">136</a></b>: Mademoiselle de Mondreville mariée à M. de Barral, +beaucoup plus âgé qu'elle, au point d'être pris pour son père, +remariée aujourd'hui au comte Achille de Septeuil, et dame pour +accompagner la princesse Pauline.</p> + +<p><a id="footnote137" name="footnote137"></a> +<b><a href="#footnotetag137">137</a></b>: Fille de M. de Cetto, ministre de Bavière; elle était +ravissante de fraîcheur, de jeunesse et de grâce.</p> + +<p><a id="footnote138" name="footnote138"></a> +<b><a href="#footnotetag138">138</a></b>: Appelée la <i>belle Génoise</i>, lectrice de l'Impératrice, +puis ayant le rang de dame du palais, on ne sait trop comment, ou +plutôt on le sait.</p> + +<p><a id="footnote139" name="footnote139"></a> +<b><a href="#footnotetag139">139</a></b>: Mademoiselle Dupuis, dont la mère était créole de +l'ÃŽle-de-France, et dame pour accompagner la reine Julie d'abord, et +puis ensuite madame mère.</p> + +<p><a id="footnote140" name="footnote140"></a> +<b><a href="#footnotetag140">140</a></b>: Mademoiselle de Brignolé, dont la mère était dame du +palais; jolie, mais l'air d'un serin effaré.</p> + +<p><a id="footnote141" name="footnote141"></a> +<b><a href="#footnotetag141">141</a></b>: Mademoiselle Mourgues, dont le père a été ministre +de Louis XVI en 1790 ou 91, pendant vingt-quatre heures; et +belle-sœur de M. de Villèle.</p> + +<p><a id="footnote142" name="footnote142"></a> +<b><a href="#footnotetag142">142</a></b>: Ravissante femme comme on peut le voir encore +aujourd'hui. Elle était veuve du baron de Giliers, et elle épousa en +secondes noces le comte Alexandre de Laborde.</p> + +<p><a id="footnote143" name="footnote143"></a> +<b><a href="#footnotetag143">143</a></b>: Riche héritière qui, sans être ni laide ni jolie, +épousa M. de Turenne. Elle n'avait pas de jambes, ou, du moins, +étaient-elles si courtes qu'elles étaient comme absentes.</p> + +<p><a id="footnote144" name="footnote144"></a> +<b><a href="#footnotetag144">144</a></b>: Elle n'était attachée à aucune maison, mais fort aimée +de nous toutes.</p> + +<p><a id="footnote145" name="footnote145"></a> +<b><a href="#footnotetag145">145</a></b>: Écuyer de la princesse Pauline.</p> + +<p><a id="footnote146" name="footnote146"></a> +<b><a href="#footnotetag146">146</a></b>: Chambellan de l'Empereur, gendre de M. de Narbonne.</p> + +<p><a id="footnote147" name="footnote147"></a> +<b><a href="#footnotetag147">147</a></b>: Aide-de-camp de l'Empereur.</p> + +<p><a id="footnote148" name="footnote148"></a> +<b><a href="#footnotetag148">148</a></b>: Grand-maître des cérémonies.</p> + +<p><a id="footnote149" name="footnote149"></a> +<b><a href="#footnotetag149">149</a></b>: Chambellan de l'Empereur.</p> + +<p><a id="footnote150" name="footnote150"></a> +<b><a href="#footnotetag150">150</a></b>: Chambellan de l'Empereur.</p> + +<p><a id="footnote151" name="footnote151"></a> +<b><a href="#footnotetag151">151</a></b>: Grand chambellan.</p> + +<p><a id="footnote152" name="footnote152"></a> +<b><a href="#footnotetag152">152</a></b>: <i>Lettres sur la Suisse</i>, par William Coxe, avec les +notes par Ramond.</p> + +<p><a id="footnote153" name="footnote153"></a> +<b><a href="#footnotetag153">153</a></b>: Elle fut remplacée par une belle tasse en argent que +lui donna M. Ramond pour cette course au pic du Midi. Ces tasses +servent aux guides des glaciers pour faire fondre de la neige, à +laquelle ils mêlent de l'eau-de-vie ou tout autre spiritueux, pour +éviter de boire l'eau trop <i>crue</i> des glaciers.</p> + +<p><a id="footnote154" name="footnote154"></a> +<b><a href="#footnotetag154">154</a></b>: Tous ceux qui ont été dans les Pyrénées savent combien +le spectacle qu'on a sur le pic du Midi, au lever du soleil, est +admirable.</p> + +<p><a id="footnote155" name="footnote155"></a> +<b><a href="#footnotetag155">155</a></b>: Fragments imprimés dans le <i>Mercure de France</i>, de +1788 ou 1787.</p> + +<p><a id="footnote156" name="footnote156"></a> +<b><a href="#footnotetag156">156</a></b>: Je regrette seulement qu'il ait mis autant en oubli +ce que nous devions à l'Empereur, tout en parlant des fautes de la +campagne de Moscou.</p> + +<p><a id="footnote157" name="footnote157"></a> +<b><a href="#footnotetag157">157</a></b>: Mademoiselle de Luçay.</p> + +<p><a id="footnote158" name="footnote158"></a> +<b><a href="#footnotetag158">158</a></b>: Le traitement du duc de Bassano était de 400,000 fr.; +la dépense de sa maison s'élevait à 300,000 fr.</p> + +<p><a id="footnote159" name="footnote159"></a> +<b><a href="#footnotetag159">159</a></b>: Aujourd'hui madame de Septeuil.</p> + +<p><a id="footnote160" name="footnote160"></a> +<b><a href="#footnotetag160">160</a></b>: Quelque extraordinaire qu'il puisse paraître qu'étant +aussi liée avec M. et madame de Valence, la duchesse de Bassano ne +connût pas leur mère, cela est pourtant <i>positif</i>.</p> + +<p><a id="footnote161" name="footnote161"></a> +<b><a href="#footnotetag161">161</a></b>: Et M. de Rambuteau, qui a prouvé qu'on pouvait être +à la fois un homme du monde et un habile administrateur. Napoléon +l'avait, au reste, bien deviné.</p> + +<p><a id="footnote162" name="footnote162"></a> +<b><a href="#footnotetag162">162</a></b>: Frère du comte Alfred de Maussion, auteur de plusieurs +romans écrits avec goût et remplis de cet intérêt qui fait tourner +les pages... Le succès du dernier ouvrage de M. le comte de Maussion, +intitulé <i>Faute de s'entendre</i>, doit lui donner la volonté de ne se +pas arrêter, et à nous le regret qu'il n'y ait qu'un volume. On y +retrouve les scènes du grand monde, ses perfidies, ses joies, comme +son malheur; et tout cela raconté dans ce langage de bonne compagnie +dont bientôt nous n'aurons plus que la tradition, qui, encore +elle-même, pâlit chaque jour. Le comte Alfred de Maussion est le seul +des deux frères qui ait écrit.</p> + +<p><a id="footnote163" name="footnote163"></a> +<b><a href="#footnotetag163">163</a></b>: Et non pas à l'Arsenal, où mademoiselle Cochelet place +la scène qu'elle raconte en tout (comme beaucoup d'autres choses) +avec une grande absence de vérité, et une si grande, que je crois +qu'elle n'y était pas. La manière dont l'aventure s'est terminée me +le fait croire.</p> + +<p><a id="footnote164" name="footnote164"></a> +<b><a href="#footnotetag164">164</a></b>: Les dominos étaient presque toujours en gros de +Naples, et souvent en satin noir garni de très-belle blonde. Dans les +bals masqués particuliers, nous mettions des dominos en satin rose +ou blanc, également garni de belle blonde; le camail était charmant +ainsi et allait à merveille lorsqu'on avait ôté son masque, ce qu'on +faisait presque toujours avant la fin du bal.</p> + +<p><a id="footnote165" name="footnote165"></a> +<b><a href="#footnotetag165">165</a></b>: C'était son jour de réunion.</p> + +<p><a id="footnote166" name="footnote166"></a> +<b><a href="#footnotetag166">166</a></b>: La première année de la Restauration, il logeait rue +de la Ville-l'Évêque.</p> + +<p><a id="footnote167" name="footnote167"></a> +<b><a href="#footnotetag167">167</a></b>: À peine quarante ans, et elle en paraissait trente-un +ou trente-deux au plus.</p> + +<p><a id="footnote168" name="footnote168"></a> +<b><a href="#footnotetag168">168</a></b>: C'était alors la mode de se coiffer avec des camélias +et des bruyères naturelles.</p> + +<p><a id="footnote169" name="footnote169"></a> +<b><a href="#footnotetag169">169</a></b>: En 1820 elle avait trente-six ans.</p> +</div> + +<div class="p4"> +<p>Notes au lecteur de ce fichier numérique:</p> + +<p>Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été +corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée. +L'écriture des noms propres (Institutions d'État) a été uniformisée, ex. État, Directoire, Consul.</p> + +<p>Ligne 5594: "Elle y alla en 1812 et fut reçue à Milan avec enthousiasme;" +L'original contenant 1816, cette erreur a été corrigée.</p> +</div> + +<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44664 ***</div> +</body> +</html> diff --git a/44664-h/images/cover-page.jpg b/44664-h/images/cover-page.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..f529e1e --- /dev/null +++ b/44664-h/images/cover-page.jpg diff --git a/44664-h/images/img001.jpg b/44664-h/images/img001.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..ebc1b89 --- /dev/null +++ b/44664-h/images/img001.jpg diff --git a/44664-h/images/img002.jpg b/44664-h/images/img002.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..316aaa6 --- /dev/null +++ b/44664-h/images/img002.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Histoire des salons de Paris (Tome 5/6) + Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le + Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et + le règne de Louis-Philippe Ier + +Author: Laure Junot, duchesse d' Abrantès + +Release Date: January 14, 2014 [EBook #44664] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE SALONS DE PARIS, TOME 5 *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and +the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + + HISTOIRE + DES + SALONS DE PARIS. + + + TOME CINQUIÈME. + + + + + L'HISTOIRE DES SALONS DE PARIS + + + FORMERA 6 VOL. IN-8º, + + Qui paraîtront par livraisons de deux volumes. + + La 2e a paru le 11 janvier; + La 3e paraîtra le 15 avril. + + Les souscripteurs, chez l'éditeur, recevront _franco_ l'ouvrage + le jour même de la mise en vente. + + + PARIS.--IMPRIMERIE DE CASIMIR, + Rue de la Vieille-Monnaie, nº 12. + + + + + HISTOIRE + DES + SALONS DE PARIS + + + TABLEAUX ET PORTRAITS + DU GRAND MONDE, + + SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE, + LA RESTAURATION, + ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE Ier; + + + PAR + + LA DUCHESSE D'ABRANTÈS. + + + TOME CINQUIÈME. + + + + + À PARIS, + CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE + DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS, + PLACE DU PALAIS-ROYAL. + + M DCCC XXXVIII. + + + + +SALON + +DE + +L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE. + + +PREMIÈRE PARTIE. + +MADAME BONAPARTE. + + +Toutes les personnes qui ont connu Joséphine peuvent sans doute +invoquer leurs souvenirs sur ce qui la concerne; mais dans le nombre +il en est cependant qui ressentent plus vivement la force de ces +mêmes souvenirs et peuvent les retrouver avec d'autant plus de +fidélité que ces mêmes personnes ont vécu près de la femme dont +on est aujourd'hui si désireux de connaître les actions, alors +qu'elle était la compagne aimée de l'homme du siècle. On veut +surtout connaître l'époque où la France, fatiguée à la suite d'un +long paroxysme de souffrances, s'était endormie et n'offrait plus à +l'étranger les immenses ressources _sociables_ qui l'attirent dans +notre beau pays plus que tous ses autres avantages. Alors Paris était +une vaste solitude dans laquelle d'anciens amis revenus de l'exil +osaient à peine se reconnaître. Ce n'était plus qu'en tremblant +qu'on se demandait à soi-même si l'on était toujours Français. Plus +de gaieté, plus de cette insouciance qui rendait à nos pères la vie +si facile, tout était devenu danger. On tremblait de parler; on +tremblait de se taire; le caractère français, jadis si confiant, +avait changé sa nature en une sombre inquiétude qui dévorait +l'existence; on était méfiant; et comment ne pas l'être, on avait été +si souvent trahi! Aussi, plus de réunions, plus de ces causeries, de +ces maisons ouvertes, où vingt personnes allaient chaque jour rire +et causer avant un souper joyeux; plus de société enfin! Plus de +société en France! cette société habituelle qui faisait notre vie!... +Aussi quel voile de deuil était jeté sur toutes les familles! il +semblait que la mort eût passé par cette ville jadis résonnant du +bruit des chansons, des bals et des fêtes. Était-ce bien la même +cité où les femmes ne s'occupaient que du soin d'être aimables et +aimées?... où les hommes, braves comme les Français l'ont toujours +été, n'en étaient pas moins soigneux de plaire, prévenants et +polis?... On ne voyait plus dans nos promenades, aux spectacles, que +de ridicules poupées, ayant même oublié le beau langage pour parler +un sot et ridicule idiome.--Les femmes elles-mêmes, oubliant ce +qu'elles se devaient, acceptaient aussi le titre très-justement donné +d'_incroyables_ et de _merveilleuses_... Quelle époque et quelle +complète déraison! + +Ce fut alors que le 18 brumaire dissipa les premières ténèbres qui +enveloppaient la France ou du moins les plus épaisses... Alors nous +entrevîmes un horizon plus clair; il fut permis de se dire Français, +et à peine une année s'était-elle écoulée qu'on était de nouveau fier +de l'être. Alors on regarda autour de soi, on rappela ses souvenirs. +Pourquoi ne pas vivre comme vivaient nos pères? dirent ceux qui, +depuis leur retour de l'exil, languissaient isolés et n'osaient +appeler aucun ami autour d'eux... et de nouveau l'hospitalité des +châteaux ne fut plus un crime; on put se voir, se parler, se +communiquer ses pensées. L'amour de la sociabilité reprit ses droits, +et cette coutume si douce de se voir chaque jour, de se réunir, +redevint encore une fois l'existence de tout ce qui avait connu une +manière de vivre si excellente et si bien faite pour le bonheur. + +Bonaparte, en arrivant au premier degré de ce pouvoir, qu'il sut +ensuite conquérir tout entier, comprit à merveille qu'il fallait +réorganiser le système _sociable_ pour arriver au système _social_; +il fit alors des efforts pour ramener les Français à un état +semblable à celui dans lequel ils vivaient avant la Révolution en le +bornant à la vie habituelle: ce n'était pas là qu'étaient les abus. + +Quelques semaines après son _avénement_ au consulat, Bonaparte quitta +le Luxembourg pour venir habiter les Tuileries. Ce premier pas vers +le pouvoir absolu lui donna aussi la pensée de faire revivre cette +belle société de France dont les pays les plus lointains étaient +jadis fiers d'imiter jusqu'aux travers, car ces mêmes travers étaient +encore aimables. Bonaparte, tout en le souhaitant, comprit que ce +qu'on appelait l'_ancien régime alors_, pouvait seul apprendre _aux +siens_ ces belles manières et cette courtoisie si nécessaires à +la vie habituelle même la plus simple. Il le comprit et travailla +dans le sens utile pour acquérir à son parti les hommes de celui +que toute sa vie il avait combattu, car les temps étaient changés, +et Bonaparte premier Consul, préludant à l'Empire, n'était plus le +général Bonaparte combattant à Arcole pour la liberté de la France. +Il demeura toujours l'homme de la gloire, seulement il la comprit +autrement. Ce fut à cette époque du Consulat qu'il conçut et mit en +oeuvre son système de fusion, et les Tuileries devinrent un lieu de +réunion, non seulement dans le salon de madame Bonaparte, mais dans +les grands appartements du premier Consul. Il y eut d'abord un grand +mélange: cela devait être; on ignorait encore ce qu'on demanderait. +On voulait ensuite connaître de plus près cet homme qui préludait à +la souveraineté par une vie complète de gloire à trente ans, et qui +paraissait devoir dominer toutes les renommées passées, et faire +pâlir à côté de lui tous les conquérants du pouvoir. Ne repoussant +personne, accueillant tous les partis, quelque méfiance qu'il eût de +celui de Clichy et de celui du Manége, Bonaparte entra avec assurance +dans l'arène, où personne, au reste, n'osa descendre pour lui +disputer un prix qu'on jugeait bien ne pouvoir être obtenu que par +lui. + +Bonaparte ne connaissait nullement la haute société de Paris, à +l'époque où il venait chez ma mère, lorsqu'avant la Révolution elle +le faisait sortir de l'école militaire au moment des vacances; il +était trop jeune alors pour apprécier le genre de société qui venait +chez elle; lorsque plus tard il fut assidu dans notre maison, après +la mort de mon père, il n'y avait personne à Paris; le salon le plus +fréquenté par la bonne compagnie était ou en deuil ou désert, et +quand le Directoire vint nous donner la parodie d'une cour, on sait +assez quel genre de courtisans les directeurs rassemblèrent autour +d'eux. Même Barras qui, par sa naissance[1], était bien capable +de connaître ceux qui devaient venir chez lui et traiter avec eux +de puissance à puissance. Bonaparte ne pouvait donc connaître que +par une tradition orale ce qu'on appelait _la bonne compagnie_ et +ce qu'il voulait avoir autour du trône, encore dans l'ombre, qu'il +édifiait déjà, et que devait, mais seulement pour quelque temps, +remplacer le fauteuil consulaire. + +[Note 1: Les Barras étaient une de ces douze grandes familles de la +Provence, qui avaient, avec juste raison, de hautes prétentions à +une noblesse que peu de familles pouvaient leur disputer en France. +L'ancienneté des Barras était passée en proverbe: _Noble comme un +Barras_, disait-on en Provence; _les Barras sont aussi anciens que +nos rochers_, disaient les paysans.] + +Madame Bonaparte pouvait lui être en cela d'un grand secours, mais +beaucoup moins cependant que Bonaparte ne se le figurait. Madame +Bonaparte n'avait jamais été présentée à la cour de Louis XVI. +Les Beauharnais étaient bien nés, bons gentilshommes, mais là +s'arrêtaient leurs droits pour la présentation. Quant à madame de +Beauharnais, elle ne fut même présentée qu'en 1789; elle n'était pas +noble, si ce n'est de cette noblesse des colonies que celle d'Europe +ne reconnaissait que lorsque la filiation était tellement positive +qu'on ne la pouvait nier. Sans doute madame de Beauharnais était une +femme _comme il faut_, pour me servir de l'expression voulue; mais +Bonaparte crut sa position beaucoup plus importante et capable de +diriger une opinion. Il revint ensuite là-dessus et j'en ai acquis +la preuve dans une conversation que j'eus avec lui-même avant le +divorce[2]. Mais il est certain qu'au moment du mariage il crut avoir +contracté une union avec une famille qui valait au moins celle des +Montmorency. + +[Note 2: Étant un jour avec lui dans son cabinet[2-A], il me dit, +en me parlant de quelques amis intimes que j'avais dans le faubourg +Saint-Germain, et qu'il n'aimait pas alors:--Je ne crains pas _votre_ +faubourg Saint-Germain... pas plus que _votre_ hôtel de Luynes... +je ne les crains pas plus que je ne les aime... et que je ne les +aimais lorsque je croyais que l'impératrice (Joséphine alors) était +elle-même un _gros bonnet_ parmi tout ce monde-là.] + +[Note 2-A: C'est de cette conversation que lui-même rend compte dans +le _Mémorial de Sainte-Hélène_, et dans lequel il avoue lui-même +aussi que je le traitai comme _un petit garçon_.] + +L'erreur se prolongea quelque temps sous le consulat, et le faubourg +Saint-Germain lui-même y contribua tout le premier. Chacun voulait +être rayé. On n'en était pas venu encore à écrire quatre lettres +dans une semaine pour avoir une clef de chambellan au haut de la +basque de son habit, mais on y préludait; on voulait rentrer dans sa +maison enfin, et pour cela on se faisait cousin, oncle, grand-oncle, +arrière-petit-cousin de la femme du premier Consul, car la parenté +était commune... Mais quoi qu'il en fût de ce que pensait Bonaparte +de cette foule qui se pressait déjà aux portes des Tuileries, il +voulut la juger par lui-même: ce fut alors qu'il donna les dîners de +trois cents couverts dans la galerie de Diane, où étaient admis tous +les partis et tout ce qui avait une position quelle qu'elle fût dans +l'État. + +J'ai su par une voie qui pour moi ne peut être douteuse, que +Bonaparte regretta alors souvent d'être mal avec ma mère; il savait +que le fond de sa société était le faubourg Saint-Germain dans son +plus grand _purisme_; et les noms qui se prononçaient à la porte +du salon de ma mère en étaient la preuve; il chargea non-seulement +madame Leclerc[3] de faire une tentative pour renouer ses relations +avec ma mère, mais il en parla vivement à Junot et plusieurs fois il +m'insinua le désir qu'il en avait; mais ce fut inutilement. Ma mère +avait consenti à revoir le général Bonaparte le jour où elle donna +un bal au moment de mon mariage; elle consentit encore, _pour moi_, +à rendre une visite à madame Bonaparte; mais aucune instance ne put +vaincre sa répugnance; elle était bien malade d'ailleurs à cette +époque et déjà fort souffrante, et son refus fut positif. + +[Note 3: Ce nom de madame Leclerc me rappelle un livre qui m'est +tombé sous la main l'autre jour, et qui s'intitule: _Mémoires d'une +Femme de qualité_, dont l'auteur est, dit-on, madame du C...., les +documents en sont tellement fautifs, que je parle ici de cet ouvrage +pour engager à le lire comme un livre spirituel et parfaitement +écrit, mais d'une telle inexactitude, que je recommande aussi de ne +pas s'y fier pour les renseignements qui concernent le Consulat et +l'Empire. C'est ainsi qu'on y voit toute une histoire, ou plutôt +un roman sur madame Leclerc (princesse Pauline), sur laquelle, en +vérité, il y a bien assez de choses vraies à dire. L'auteur lui +fait épouser le général Leclerc, la première année du Consulat, +tandis qu'elle l'a épousé à Milan, en 1796, cinq ans auparavant!... +Ils partirent tous deux pour Saint-Domingue, où le général Leclerc +mourut, en 1802 (au commencement); elle revint en Europe, et, en +1803, elle épousa le prince Borghèse. Mais ce n'est pas tout: on +fait du général Leclerc un _charmant et beau cavalier_... lui qui +était petit, chétif et de la plus insignifiante figure; si ce n'est +pourtant qu'il avait toujours l'air de méchante humeur, ce qui lui +faisait une expression comme une autre. Quant à être amoureuse du +général Leclerc, sa femme n'y a jamais songé: ce fut un mariage de +convenance, arrangé par Bonaparte, et accepté par l'ambition de +Leclerc. Tout ce qui a rapport à Madame-Mère est aussi peu vrai. J'ai +déjà réfuté tout ce qui frappait sur elle pour le reproche d'avarice, +et crois l'avoir fait de manière à convaincre. Je continuerai ici +pour son esprit. Jamais madame Lætitia (comme on l'appelait pour la +distinguer de sa belle-fille), n'a dit une parole inconvenante; et, +certes, tous les dialogues où elle entre en scène sont inconcevables +de bêtise, pour dire le mot. Quel est, ensuite, ce titre +d'_Impératrice-Mère_, qu'elle n'eut jamais? Si c'est une dérision, je +ne la comprends pas; si c'est une erreur, elle est trop forte. Mais +ce n'est pas seulement pour la famille Bonaparte que l'auteur s'est +mépris; il paraît qu'il n'aimait pas à suivre la publication des +bans: il fait marier le général Moreau avant le 18 brumaire et même +le retour d'Égypte, tandis qu'il s'est marié depuis. Il en est de +même de M. de Turenne (Lostanges); l'auteur des _Mémoires d'une Femme +de qualité_ le fait conduire sa femme chez madame Bonaparte, un mois +après le 18 brumaire. M. de Turenne n'était pas marié à cette époque; +ou, s'il l'était, sa femme n'allait pas aux Tuileries, et n'était pas +même à Paris. Quant à M. de Turenne, ce fut beaucoup plus tard qu'il +fut lui-même admis aux Tuileries. + +Il en est de même d'une foule de détails sur lesquels le livre repose +en entier, et qui ne sont pas plus vrais. Aucun des personnages n'est +même ressemblant physiquement, quand il lui arrive de parler de leur +figure. C'est ainsi que madame Lætitia a, selon lui, la physionomie +PÉTULANTE, tandis que jamais visage ne fut plus calme et plus reposé: +ce fut même toujours son expression habituelle. L'auteur n'est pas +mieux instruit du reste. Il fait causer Hortense et Joséphine avec +madame de Nansouty, qui n'était pas mariée non plus alors, et qui, +d'ailleurs, n'a jamais articulé que de spirituelles et convenables +paroles: c'est une charmante personne, aussi aimable que bonne, toute +gracieuse et surtout n'ayant jamais rempli le rôle de _flatteuse_, +que lui donne si bénévolement l'auteur des _Mémoires_. Je lui fais +aussi le reproche d'être tout aussi mal instruit des choses frivoles +qui nous concernent. Je lui ferai donc observer que Leroy ne faisait +que des chapeaux et des modes à l'époque du Consulat. C'étaient +madame Germont et madame Raimbaud qui étaient les Camille et les +Palmyre de cette époque. Mesdames Bonaparte et Hortense se servaient +de préférence de madame Germont. Madame Raimbaud était la couturière +de madame Récamier, de madame Hainguerlot, de la société financière +élégante et rivale de celle des Tuileries. On n'a jamais dit non +plus _madame Despaux_,--toujours mademoiselle Despaux.--Son mari +s'appelait M. Hyxe, et était marchand de chevaux et non pas chef de +division à la guerre. Tout cela serait de peu d'importance, sans +doute, si le livre ne se composait d'autres choses; mais ces faits +liés ensemble par des conversations tenues par des personnages nommés +plus haut forment les quatre cents pages de ce volume, et il n'y a +même pas l'illusion. + +C'est ainsi qu'on fait tenir à Rapp un propos qu'il ne peut avoir +dit: l'auteur des _Mémoires d'une Femme de qualité_ lui fait prendre +fort à coeur la première nouvelle du concordat (1802), et Rapp +s'écrie: «Pourvu qu'on ne fasse prêtres ni nos aides-de-camp ni +nos cuisiniers! J'en suis fâchée pour Rapp, car le mot est bien +pour un homme comme lui, mais il ne peut pas l'avoir dit. Rapp, à +l'époque du concordat, n'était que lieutenant-colonel, n'avait pas +d'aides-de-camp et l'était lui-même. Mais je ne puis relever toutes +les fautes. M. de Narbonne, que la _femme de qualité_ fait aller, +pendant le Consulat, aux Tuileries, n'y alla que sous l'Empire. Il +n'y avait pas non plus d'officiers du palais _chamarrés de cordons +et de croix_ sous le Consulat, en 1802; la Légion-d'Honneur ne fut +elle-même distribuée qu'en 1804. Jamais non plus on n'a annoncé +_Madame, femme du premier Consul_. Où l'auteur a-t-il été prendre +de pareilles histoires? C'est comme Junot arrêtant le colonel +Fournier!... et surtout le tutoyant! l'un est aussi peu vrai +que l'autre pour qui les aurait vus un moment ensemble--ils se +connaissaient à peine et ne s'aimaient pas du tout, ayant été sous la +bannière différente de l'armée du Rhin et de l'armée d'Italie. + +L'affaire de Cerrachi est tout aussi faussement rapportée, comme on +peut le voir dans mes Mémoires et ceux de Bourrienne: ces derniers +sont vrais quand la passion ne le domine pas. L'auteur des _Mémoires +d'une Femme de qualité_ ne consulte même pas le _Moniteur_: il fait +arrêter Cerrachi le 9 novembre 1801, et il le fut le 25 octobre +1800; ce fut le général Junot, alors commandant de Paris, qui en +fut chargé, et non pas le général Lannes, qui, en sa qualité de +commandant de la garde, n'y avait que faire. J'ai une époque précise +pour me rappeler cette circonstance; mon contrat de mariage devait +être signé ce jour-là, et il ne le fut que le surlendemain, en +raison de cet événement; mais voilà ce qui arrive lorsque l'on fait +des livres avec des ouï-dire et des propos répétés. Des mémoires ne +doivent être faits que par des personnes ayant vu les acteurs du +drame qu'elles racontent. Sans cette condition observée, il arrive +qu'on parle des gens comme la _femme de qualité_ parle de M. de +Metternich, qu'elle représente avec une coiffure comme celle de +Mirabeau! Je ne fais aucune remarque; assez de personnes ont connu +ou seulement vu M. de Metternich, et se rappellent sa charmante +tournure; aussi je ne veux pas répondre là-dessus à la _femme de +qualité_, qui peut bien être de qualité, mais qui n'est pas toujours +exacte. + +Je finirai ma critique en lui rappelant qu'elle devrait retrancher +dans une nouvelle édition ce qu'elle dit de Madame-Mère, «Madame +Lætitia, dit-elle dans le premier volume, faisait argent de tout +et se faisait payer pour chaque place qu'elle faisait obtenir.» +Ceci n'est plus une erreur, c'est une calomnie!... Je l'ai vu +seulement hier en parcourant ce volume dont on m'avait parlé, et je +déclare aussitôt que c'est une des plus odieuses calomnies que l'on +puisse élever contre quelqu'un dont l'honorable caractère, dans la +prospérité comme dans le malheur, aurait dû lui être une sauvegarde +contre une attaque de ce genre. Madame Lætitia a un caractère +noblement antique. Il faudrait un Plutarque pour la louer dignement.] + +L'étiquette observée à ces dîners des _quintidis_ n'était celle +d'aucun temps ni d'aucune cour. En effet comment expliquer ce que le +chef d'un gouvernement pouvait vouloir faire de cette foule immense +rassemblée dans une même enceinte comme pour passer une revue! +Bonaparte, déjà souverain par sa volonté, ne l'était pas encore +cependant de fait; mais il voulait choisir ses courtisans tout en +essayant la royauté. + +Comment ces pensées ne lui seraient-elles pas venues en effet?... +Je me rappelle l'enthousiasme qui animait Paris tout entier le jour +où il alla du Luxembourg aux Tuileries... Cette circonstance était +d'une immense importance pour Bonaparte... Les Tuileries!... cette +résidence royale! l'habitation de Louis XVI... de ce roi malheureux, +mais si bon, si excellent!... dont lui-même avait pleuré la mort... +Oui, cet événement était pour Napoléon d'une grande portée... Aussi +lorsque le 30 _pluviôse_ il se réveilla, sa première parole fut: +_Nous allons donc aujourd'hui coucher aux Tuileries!...._ Et il +répétait ce mot avec une sorte de joie en embrassant Joséphine. + +--Ce jour du 50 pluviôse[4] est un jour remarquable dans l'histoire +de Napoléon. Il a fixé dans son âme la pensée de la royauté, qui +peut-être jusque là n'y avait fait qu'apparaître... + +[Note 4: Ces détails ne se trouvent pas dans mes Mémoires, parce +que la place me manquait pour mettre un détail spécial pour chaque +événement.] + +L'étiquette observée pour le cortége fut à peu près comme plus +tard celle des dîners des quintidis. On voulait une sorte de +représentation, et comme jusque-là le Directoire n'en permettait +aucune aux corps de l'État, aucun d'eux n'avait ce qui lui était +nécessaire. On vit donc le Conseil d'État aller dans des fiacres +dont les numéros étaient cachés par du papier de la couleur de la +caisse... Les ministres seuls avaient des voitures et des manières de +livrées... La véritable splendeur du cortége, c'était les troupes. +On y admirait surtout la beauté du régiment des guides ou chasseurs +de la garde, commandés par Bessières et Eugène, ce régiment dont le +premier Consul affectionnait tant l'uniforme... + +La voiture du premier Consul était simple, mais attelée de six +chevaux blancs magnifiques. Ces chevaux rappelaient un beau +souvenir!... Ils avaient été donnés par l'Empereur d'Autriche au +général Bonaparte après le traité de Campo-Formio... Lorsque +cette circonstance fut connue du peuple, ce ne furent plus des +acclamations... ce furent des cris de délire et d'enthousiasme qui +retentissaient à l'autre extrémité de Paris... Cette pensée était +belle en effet lorsqu'on s'arrêtait sur elle... lorsqu'on voyait ce +jeune homme dont le courage et l'esprit habile avaient donné la paix +avec la gloire à la France, lorsqu'il n'avait encore que vingt-huit +ans!... Et lui, comme il était heureux ce même jour en écoutant ces +cris de joie et d'amour!... Il remerciait la foule enivrée avec un +sourire, un regard si doux, tout en s'appuyant sur un magnifique +sabre également don de l'Empereur d'Allemagne!.. mais en serrant la +riche poignée de cette arme, Bonaparte semblait dire à ce peuple: Ne +craignez point avec moi pour votre gloire, Français... Cette arme +me fut donnée pour avoir fait la paix... mais je saurai la tirer du +fourreau pour votre défense, si jamais on vous insulte... + +Le premier Consul était dans le fond de la voiture à droite; sur le +devant était le troisième Consul, Lebrun. Cambacérès, comme second +Consul, était à côté du général Bonaparte; quant à madame Bonaparte, +elle était venue aux Tuileries avant le cortége. Il n'y avait encore +pour elle aucune ombre de royauté. Elle s'y était donc rendue avec +mademoiselle de Beauharnais, madame de Lavalette, madame Murat, +qui était déjà mariée, mais seulement depuis quelques jours, et +quelques autres femmes fort élégamment parées. Elle alla se mettre +aux fenêtres de l'appartement du Consul Lebrun, dans le pavillon de +Flore[5]. + +[Note 5: Aucune de nous n'était encore mariée à cette époque de la +translation du gouvernement du Luxembourg aux Tuileries; presque tous +les mariages se firent dans l'année.] + +Une particularité assez remarquable fut ce qui arriva ce même jour, +au moment de l'entrée des consuls dans la cour des Tuileries. Cette +cour n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui; elle était entourée de +planches et fort mal disposée; deux corps-de-garde, qui avaient été +faits probablement à l'époque de la Révolution, existaient encore. +Ceci est simple; mais ce qui ne l'était pas, c'est une inscription +qu'on voyait sur celui de droite, ainsi conçue: LE 10 AOÛT 1792, LA +ROYAUTÉ EN FRANCE EST ABOLIE, ET NE SE RELÈVERA JAMAIS!.... + +Et elle entrait triomphante dans le palais des rois!... En voyant +cette inscription plusieurs soldats qui formaient la haie ne purent +retenir des exclamations vives, et plusieurs imprécations accablèrent +encore la royauté vaincue au 10 août... En les entendant, le premier +Consul sourit d'une si singulière manière, que ce sourire demeura +bien longtemps dans la mémoire de celui qui en fut témoin et qui me +l'a redit. + +L'ironie qui anima la physionomie du premier Consul ne pouvait être +traduite par celui qui avait vu le sourire. Je crois en avoir trouvé +la raison dans la colère des soldats qui invectivaient la royauté, +tout en remplissant une fonction qui ne s'accorde qu'à cette même +royauté et qui est même une de ses prérogatives comme pour Dieu!... +c'est de former la haie!... Quoi qu'il en soit, les troupes se mirent +en bataille lorsqu'elles furent arrivées dans la cour; et dès que la +voiture fut arrêtée, le premier Consul en descendit rapidement, et +sauta plutôt qu'il ne monta à cheval; car alors, il était jeune et +leste, et aussi prompt à exécuter qu'à concevoir. Après lui descendit +Cambacérès, dont la grave personne ne se mettait en mouvement qu'avec +une lenteur qui contrastait d'une manière comique avec tous les +mouvements de celui qui marchait avant lui. Venait ensuite Lebrun, +dont l'énorme rotondité lui donnait déjà l'aspect d'un vieillard. +Les deux consuls laissèrent leur collègue passer les troupes en +revue. C'était pour eux chose étrangère à leurs habitudes, et ils +montèrent dans les appartements de réception: les ministres, le corps +diplomatique, le Conseil d'État les y attendaient. + +Les années peuvent s'écouler, mais jamais elles n'affaibliront la +force, le souvenir de pareils temps!... Le Carrousel entier était +couvert d'un peuple immense, dont les cris répétés allaient frapper +le ciel: _Vive le premier Consul!... vive le général Bonaparte!....._ +Et ces masses pressées étaient formées d'ouvriers, de peuple méritant +vraiment ce beau nom, et le méritant alors par tout ce qu'il demande +de grand et de beau dans ses sentiments. Aux fenêtres des maisons +du Carrousel, à celles du Louvre, on voyait une foule de femmes +élégamment parées et portant le costume grec, qui alors était encore +à la mode. Ces femmes faisaient voler en l'air des écharpes de soie, +des mouchoirs... leur enthousiasme était un délire... Oh! quelle +journée pour Bonaparte!... + +Mais une circonstance dont le souvenir, non seulement ne s'effacera +jamais de mon âme, et dont la puissance, je crois, sera toujours +aussi vive dans le coeur de tout Français ayant assisté à cette +journée, ce fut ce qui arriva au moment où le premier Consul vit +passer devant lui les drapeaux de plusieurs demi-brigades. Lorsque +le porte-drapeau de la 43e inclina celui qu'il portait devant son +général, on ne vit qu'un simple bâton surmonté de quelques lambeaux +criblés, mutilés par les balles, et noircis par la fumée de la +poudre... En l'apercevant au moment du salut, Napoléon parut frappé +de respect... Son noble visage prit une expression toute sublime; il +ôta son chapeau et s'inclina profondément avec une émotion visible +devant ces enseignes de la république, mutilées dans les batailles. +Celles de la 30e et de la 96e étaient dans le même état. En voyant +la troisième s'incliner devant lui, le premier Consul parut encore +plus ému que pour la 43e. On voyait que plus les preuves de notre +gloire se multipliaient à ses yeux, plus il était heureux et fier de +commander une armée dont les hauts faits parlaient un tel langage. +Son émotion avait sa source dans de hautes et nobles pensées, sans +doute; car, en ce moment, un rayon lumineux semblait entourer son +visage. Le peuple le vit et le comprit! Alors ce ne furent plus de +ces cris simplement animés de: Vive le premier Consul!... Ce fut une +explosion d'amour et de délire... Des masses entières s'ébranlaient +pour aller à lui; on voulait le voir de plus près, le contempler, +le toucher... Les femmes, les hommes, les enfants, les vieillards, +tous, tous voulaient aller à lui; tous articulaient des paroles +d'affection, tous poussaient des cris frénétiques d'amour et de +joie... Oh! qui donc pourrait dire qu'alors il n'était pas l'idole de +la France! + +Madame Lætitia m'avait demandée à ma mère pour cette journée, et +j'étais avec elle et madame Leclerc à une fenêtre de l'hôtel de +Brionne[6] chez M. Benezeth... Quel souvenir que celui de cette mère, +dont le noble et beau visage était couvert de larmes de joie!... de +ces larmes qui effacent tout un passé de malheur, et font croire à +tout un avenir heureux. + +[Note 6: L'hôtel de Brionne n'existe plus. Il était situé à la place +de la porte et du guichet des gens à pied, qui se trouvent près de +l'escalier pour aller chez le trésorier de la couronne. Madame Murat +alla y loger dès que son frère fut aux Tuileries, et elle y fit même +ses couches lorsque naquit le prince Achille, son fils aîné.] + +Ceci me rappelle une circonstance que j'ai omise en parlant du 18 +brumaire; elle montrera combien peu Bonaparte se laissait deviner par +les siens. + +Le 19 brumaire de l'an VII, ma mère, qui était fort attachée, comme +on le sait, à la famille Bonaparte, et chez laquelle cette famille +tout entière passait sa vie, voyant l'inquiétude de son amie[7] +Lætitia, lui proposa de venir dîner avec nous, ainsi que madame +Leclerc, et puis ensuite d'aller ensemble à Feydeau, pour y voir un +fort joli spectacle, dans lequel jouaient Martin et Elleviou. Ces +dames acceptèrent: le dîner se passa tristement. Madame Lætitia était +inquiète sans savoir pourquoi, ou plutôt parce quelle le devinait. +Mais en véritable mère d'un grand homme, tout ce qu'elle éprouvait +demeurait au fond de son âme; et même avec ma mère, elle fut +silencieuse. + +[Note 7: Madame Lætitia et ma mère avaient été élevées ensemble, +et cela dès l'enfance; les maisons de leurs mères se touchant +immédiatement; et, depuis, cette liaison s'était encore resserrée par +l'événement de la mort de M. Bonaparte le père dans la maison de ma +mère, à Montpellier. + +M. Benezeth avait été ministre de l'intérieur; il était aussi fort +ami de ma famille, qu'il avait connue en Languedoc.] + +Mon beau-frère, ami intime de Lucien, et qui ne le quitta pas dans +toute cette journée, était parti depuis le matin, et ses adieux +ne nous avaient pas rassurées, ma mère et moi; car nous aimions +tendrement Lucien, et ne pouvions nous dissimuler qu'il y avait +beaucoup à craindre dans les heures qui allaient s'écouler, quoique +nous ne sussions que très-imparfaitement ce qui se tenterait... +J'aimais Lucien et Louis comme des frères; et bien que je ne +comprisse pas la politique, j'en savais assez pour être au moins +inquiète; et pour moi, c'était souffrir. + +Aucune nouvelle ne parvint d'une manière positive jusqu'à sept +heures. Alors ma mère demanda ses chevaux, et nous partîmes avec +madame Leclerc, madame Lætitia et mon frère Albert pour Feydeau. + +Je ne me rappelle plus maintenant quelle était la pièce qu'on jouait +premièrement. Je n'ai gardé le souvenir que de celle qui terminait +le spectacle: c'était _l'Auteur dans son ménage_. Nous étions assez +calmes, et même presque gaies, car rien ne nous était parvenu. +Albert était sorti plusieurs fois et avait parcouru le foyer et les +corridors sans rien apprendre de nouveau; nous nous disposions à +écouter la dernière pièce, lorsque le rideau se lève avant le moment, +et l'acteur qui devait remplir le rôle principal se présente en robe +de chambre de piqué blanc, costume de ce rôle[8], et s'avançant sur +le devant de la scène, dit au public: _Citoyens, une révolution vient +d'avoir lieu à Saint-Cloud; le général Bonaparte a eu le bonheur +d'échapper au poignard du représentant Arena et de ses complices. Les +assassins sont arrêtés._ + +[Note 8: On jouait _l'Auteur dans son Ménage_, jolie petite pièce, je +crois, d'Hoffmann.] + +Au moment où le mot, _vient d'échapper au poignard_, fut prononcé, +un cri perçant retentit dans la salle... Il partait de notre loge: +c'était madame Leclerc qui l'avait jeté, et qui était dans un état +vraiment alarmant. Elle sanglotait et ne pouvait pleurer; ses nerfs, +horriblement contractés, lui causaient des convulsions tellement +fortes, qu'Albert commençait à ne pouvoir la contenir. Madame +Lætitia était pâle comme une statue de marbre; mais quels que fussent +les déchirements de son coeur, on n'en voyait d'autre trace sur son +visage encore si beau à cette époque, qu'une légère contraction +autour des lèvres. Se penchant sur sa fille, elle prit ses mains, les +serra fortement, et dit d'une voix sévère: + +«Paulette[9], pourquoi cet éclat? Tais-toi. N'as-tu pas entendu qu'il +n'est rien arrivé à ton frère?... Silence donc... et lève-toi; il +faut aller chercher des nouvelles.» + +[Note 9: On lui donnait ce nom dans sa famille où personne ne +l'appelait Pauline. Nous l'appelions aussi Paulette.] + +La voix de sa mère frappa plus madame Leclerc que toutes nos +consolations. Les miennes, d'ailleurs, étaient plutôt de nature à +l'alarmer qu'à la rassurer. Je craignais pour mes deux frères de +coeur, Lucien et Louis; et je pleurais tellement, que ma mère me +gronda tout aussi sévèrement que Paulette. Enfin nous pûmes partir. +Albert, que nous avions envoyé pour savoir si la voiture de ma mère +était arrivée, nous annonça qu'elle nous attendait. Il prit madame +Leclerc dans ses bras, et la porta, plutôt qu'il ne la conduisit, +à la voiture dans laquelle nous nous hâtâmes de monter; car on +sortait en foule du théâtre pour aller aux nouvelles; et plusieurs +personnes ayant reconnu ma mère et les femmes qui étaient avec nous, +disaient: «C'est la mère et la soeur du général Bonaparte!...» La +beauté incomparable de Paulette, qui était encore doublée, je crois, +par sa pâleur en ce moment, suffisait déjà bien assez pour attrouper +les curieux. Qu'on juge de l'effet que produisirent ce peu de mots: +_C'est la soeur du général Bonaparte!_ + +«Où voulez-vous aller? dit ma mère à madame Lætitia, lorsque son +domestique lui demanda ses ordres. Est-ce rue du Rocher[10], ou bien +rue Chantereine? + +[Note 10: C'était alors dans cette maison, qui appartenait à Joseph, +que logeait madame Lætitia.] + +--Rue Chantereine, répondit madame Lætitia, après avoir réfléchi un +moment. Joseph ne serait pas chez lui, et Julie ne saurait rien... + +--Si nous allions rue Verte[11]?» dis-je à madame Lætitia. + +[Note 11: Lucien logeait alors rue Verte, et je voulais que nous +fussions chez lui, pour avoir de ses nouvelles par sa femme.] + +--Ce serait inutile. Christine[12] ne sait rien; et peut-être même +pourrions-nous l'alarmer... non, non, rue Chantereine.» + +[Note 12: Première femme de Lucien.] + +Nous arrivâmes rue Chantereine; mais il fut d'abord impossible +d'approcher de la maison. C'était une confusion à rendre sourd par le +fracas que faisaient les cochers en criant et en jurant; les hommes +à cheval arrivant au galop, et culbutant tout ce qui se trouvait +devant eux; des gens à pied, les uns demandant des nouvelles, les +autres criant qu'ils en apportaient... Et tout ce fracas, ce tumulte +au milieu d'une nuit de novembre, sombre et froide... Quelques hommes +de la bonne compagnie étaient parmi eux pour apprendre quelque chose; +car on racontait d'étranges événements qui, du reste, devaient +bientôt se réaliser. Dans le nombre de ces curieux malveillants se +trouvait Hippolyte de R..., l'un des habitués les plus intimes du +salon de ma mère. Il reconnut notre voiture; et ne voyant pas quelles +étaient les personnes qui étaient avec nous: «Eh bien! s'écria-t-il, +voilà de la belle besogne!... Votre ami Lucien, mademoiselle Laure, +poursuivit-il en s'adressant à moi, qu'il voyait contre la portière, +avec tout son républicanisme et sa colère contre notre club de +Clichy, vient de faire un roi de son frère le caporal.» + +M. de Rastignac était fort près de la portière; je fus obligée +non-seulement de lui dire très-vivement de se taire, mais de frapper +sur sa main, car il n'entendait rien. Alors il reconnut madame +Lætitia et madame Leclerc qu'il voyait journellement chez ma mère, où +il passait sa vie ainsi que ses frères: cette vue le frappa tellement +qu'il s'en alla en courant. Ce n'était pas qu'il craignît; tout au +contraire son opinion était bien connue, et ses frères et lui ne +voulurent jamais accepter aucune place sous l'Empire. + +Cependant notre voiture avançait; enfin nous parvînmes dans cette +allée qui précède la cour de la petite maison de la rue Chantereine +et nous arrivâmes devant le perron. Madame Lætitia envoya Albert pour +savoir si le général Bonaparte était revenu de Saint-Cloud. Au moment +où mon frère descendait de voiture un officier entrait au grand galop +dans la cour suivi de deux ordonnances. Les lumières du vestibule +nous le montrèrent et nous reconnûmes M. de Geouffre mon beau-frère, +qui dans cette journée avait été l'aide-de-camp de Lucien. + +--Tout va bien! nous cria-t-il du plus loin qu'il nous vit!... et +il nous raconta les événements miraculeux de la journée... Tout +était fini. Il y avait une commission consulaire dont deux membres +du Directoire faisaient partie et le général Bonaparte était le +troisième. + +--Voilà un brochet qui mangera les deux autres poissons, dit ma mère. + +--Oh Panoria! dit madame Lætitia avec un accent de reproche, car à +cette époque elle croyait au républicanisme pur de son fils. + +--Ma mère ne répondit pas, mais elle était convaincue. Madame +Bonaparte et madame Leclerc descendirent pour aller trouver Joséphine +et attendre la venue de Napoléon. Nous les laissâmes et revînmes chez +ma mère où nous trouvâmes vingt personnes qui l'attendaient comme +cela était toujours quand elle allait au spectacle; mais ce soir-là +on espérait des nouvelles et le cercle était doublé. + +J'ai interverti l'ordre des choses pour rappeler ce fait. Il montre +combien peu étaient connus les projets de Bonaparte dans sa famille +même la plus intime, puisque sa mère et sa soeur bien-aimée étaient +aussi ignorantes de ce qui devait se passer le 19 brumaire que la +personne de Paris le moins avant dans son intimité. + +Pour rejoindre l'époque où nous sommes maintenant, il faut nous +retrouver à l'une des fenêtres de l'hôtel de Brionne chez M. de +Benezeth, regardant la magnifique revue passée par le premier Consul +le 30 pluviôse de l'an VIII. Toutes les croisées ayant jour sur la +place et sur la cour étaient garnies de femmes élégamment parées et +dans ce costume grec qui était si gracieux porté par des femmes qui +se mettaient bien... et puis il allait à cet enthousiasme qui nous +agitait alors. Nous étions vraiment des femmes de Sparte et d'Athènes +en écoutant les récits de ces fêtes de gloire, de ces batailles où +notre noblesse prit et reçut son blason. Et puis comment croire à +cette tyrannie qui nous était prophétisée lorsqu'il parut une lettre +écrite à un sergent de grenadiers, par le premier _Consul lui-même_, +au moment de la distribution des sabres et des fusils d'honneur[13]. +L'un des élus avait écrit à Bonaparte pour le remercier, et le +premier Consul lui répondit: + +«J'ai reçu votre lettre, _mon brave camarade_, vous n'avez pas besoin +de me parler de vos actions. Je les connais, vous êtes un des plus +braves grenadiers de l'armée depuis la mort de Benezeth. Vous êtes +compris dans la distribution des cent sabres d'honneur que j'ai fait +distribuer. Tous les soldats de votre corps étaient d'accord que +c'était vous qui le méritiez davantage. + +«Je désire beaucoup vous revoir; le ministre de la guerre vous envoie +l'ordre de venir à Paris.» + +[Note 13: Les sabres et les fusils, les baguettes, les pistolets +d'honneur, furent une des premières institutions du Consulat. La loi +qui les créa fut rendue au Luxembourg. Ce fut à la même époque que +M. de Talleyrand fit observer au premier Consul que les journaux +devaient être limités. Déjà ils l'avaient été par l'influence du +directeur Sieyès, mais on ne trouva pas assez longue la coupure de +ses ciseaux, et l'on rendit un arrêté où il était dit: + +Le ministre de la police ne laissera paraître pendant toute la durée +de la guerre que les journaux ci-après nommés: + + _Le Moniteur Universel._ + _Le Journal de Paris._ + _Le Bien-Informé._ + _Le Publiciste._ + _L'Ami des Lois._ + _La Clef du Cabinet._ + _Le Citoyen Français._ + _La Gazette de France._ + _Le Journal des Hommes Libres._ + _Le Journal du soir des frères Chaigneau._ + _Le Journal des Défenseurs de la Patrie._ + _La Décade Philosophique_ et les journaux s'occupant + exclusivement des arts, etc.] + +Cette lettre est un chef-d'oeuvre d'adresse. Comme il est habile de +reconnaître presque le droit aux soldats de désigner le plus brave +parmi eux! Et puis ce titre _de brave camarade_ accordé à un sergent. +Cette lettre, qui devait nécessairement courir dans tous les rangs de +l'armée, devait en même temps faire des amis et même des fanatiques à +la religion de Napoléon. + +Le jeune homme à qui s'adressait cette lettre s'appelait _Léon Aune_; +il était sergent de grenadiers, je ne me rappelle plus dans quel +régiment. + +Aussi nous étions sous le charme d'une pensée; c'est que le +gouvernement consulaire ramènerait avec lui les formes polies +d'autrefois, la sécurité, le bonheur, et en même temps qu'il +fonderait le règne de cette liberté toujours appelée, toujours +désirée et toujours inconnue: c'était un rêve sans doute, mais ne +rêve-t-on jamais?... + +Madame Bonaparte était rayonnante de beauté le jour de cette revue +ainsi qu'Hortense, qui était vraiment charmante à cette époque de sa +vie, avec sa taille élancée, ses beaux cheveux blonds, ses grands +et doux yeux bleus et sa grâce toute créole et toute française à la +fois!... Elles étaient toutes deux aux fenêtres du troisième Consul +Lebrun, entourées d'une espèce de cour qu'il n'avait pas fallu +longtemps pour former. + +Napoléon était un homme trop universel, son génie, qui embrassait +toutes choses, était trop vaste pour n'avoir pas jugé de quelle haute +importance il était pour son plan de rétablir l'ordre non-seulement +dans la vie politique et générale, mais dans la vie privée de +chaque famille. Ces familles formaient les masses après tout, et +Napoléon, tout en n'ayant pas de formes polies et gracieuses, savait +parfaitement les apprécier. Sans vouloir que les femmes eussent de +la puissance, il désirait cependant qu'elles prissent en quelque +sorte la conduite d'une partie des choses de ce monde. Il redoutait +des femmes comme madame de Staël; mais il comprenait tout le bien +que pouvait faire madame de Genlis ou quelqu'un dans ce genre. Il +redoutait le génie de la première comme un rival, tandis qu'il +aimait et recherchait l'esprit de l'autre comme un allié ami... en +tout ce qui concernait l'étiquette, la vie de société, ce qui tenait +enfin à l'existence du monde et à l'influence qu'elle exerce: tout +cela était pour le premier Consul et plus tard pour l'Empereur d'une +importance que pourront difficilement croire ceux qui ne l'ont pas +approché comme moi[14]. + +[Note 14: En voici une preuve. Napoléon ne cessait de me parler du +faubourg Saint-Germain, de mes amis, de leur opinion... et ce sujet +de conversation ne tarissait jamais jusqu'au moment où lui-même +s'entoura du faubourg Saint Germain, qui du reste ne demandait pas +mieux, et lorsque je vis toutes les nominations, qui se trouvent +encore au reste dans les almanachs des années 1808-9-10 et 11, je fus +peu surprise. Je m'y attendais. + +C'était pour lui une chose de prévention; il ne comptait que sur tout +ce qui avait un nom pour former la cour. Je dirai là-dessus ce qui +m'est arrivé à mon retour de Lisbonne après mon ambassade, cela fera +juger de l'importance que l'Empereur attachait à tout ce qui tenait à +la _cour_. + +Je n'avais vu l'Empereur qu'au cercle de la cour et il m'avait +seulement parlé comme à son ordinaire. Me trouvant de service un +dimanche, au dîner de famille où j'avais accompagné MADAME Mère, +je fus appelée dans un petit salon ou plutôt l'un des cabinets de +l'Empereur, où il se tenait souvent le dimanche après dîner pour +causer avec ses soeurs, sa mère et l'Impératrice. L'Empereur voulait +me faire causer sur le Portugal et sur la cour; je lui répondis +ainsi que sur l'Espagne, et la conversation fut tellement longue et +de son goût, que Madame voulant se retirer, il lui dit deux fois: +«Un moment, madame Lætitia.» Il appelait toujours sa mère ainsi +lorsqu'il était de bonne humeur; il disait même: _Signora Lætizia_. +Enfin, lorsqu'il eut assez causé et questionné, il se recueillit d'un +air sérieux et dit à l'Impératrice en me montrant à elle: «C'est +inconcevable comme elle a encore gagné depuis son séjour dans une +cour étrangère. Eh! ce n'est que là, dans le fait, qu'on sait ce que +c'est que le monde!... Je souris.--Pourquoi riez-vous, madame?--Parce +que Votre Majesté attribue à une influence qui est imaginaire, ce qui +peut lui plaire dans mes manières.--Comment? Que voulez-vous dire?» +Je continuai de sourire sans répondre.--«Eh bien, ne voulez-vous pas +me dire le sujet de votre gaieté?--C'est que je crois, sire, que je +puis en apprendre beaucoup plus en ce genre à ceux que vous croyez +mes maîtres que je ne recevrais de leçons d'eux.» Il fut étonné et +puis se mit à rire; mais il ne me croyait pas alors; il jugeait du +Portugal par dom Lorenço de Lima, qui était ambassadeur de Portugal à +Paris, et qui a les bonnes et parfaites manières d'un vrai don Juan +du temps de la Régence.--Le marquis d'Alorna, le comte Sabugal, tout +cela était très-bien, mais la cour!... c'était une parodie!] + +Le salon de madame Bonaparte aux Tuileries, lorsqu'elle y vint le +30 pluviôse, n'était pas encore formé, quelque désir qu'en eût le +premier Consul. Madame de la Rochefoucault, petite bossue, bonne +personne, quoique spirituelle, et parente, je ne sais comment, de +madame Bonaparte; madame de la Valette, douce, bonne, toujours +jolie en dépit de la petite vérole et du monde qui la trouvait +encore trop bien malgré son malheur; madame de Lameth, sphérique et +barbue, deux choses peu agréables pour des femmes, mais bonne et +spirituelle, ce qui leur va toujours bien; madame Delaplace faisant +tout géométriquement, jusqu'à ses révérences pour plaire à son +mari; madame de Luçay, madame de Lauriston, bonne, toujours égale +dans son accueil et généralement aimée; madame de Rémusat, femme +supérieure et d'un grand attrait pour qui la savait comprendre; +madame de Thalouet qui se rappelait trop qu'elle avait été jolie et +pas assez qu'elle ne l'était plus; madame d'Harville, impolie par +système et polie par hasard, voilà les femmes qui formèrent d'abord +le cercle le plus habituel de Joséphine à l'époque du Consulat +_préparatoire_, ainsi que j'appelle le Consulat de l'année 1800 et +de 1801. Mais quelques mois après, les généraux qui entouraient le +premier Consul se marièrent et leurs femmes arrivèrent aux Tuileries +pour y préluder aux dames du palais. Alors ce qu'on pouvait appeler +la cour consulaire changea d'aspect. Toutes étaient jeunes et +plutôt jolies qu'autrement; car la jeunesse a du moins cet avantage +de n'avoir jamais une laideur entière; mais d'ailleurs, bien loin +de là, les jeunes femmes qui devenaient _les grandes dames_ de la +cour consulaire étaient même charmantes. Madame Lannes était alors +dans la fleur de cette beauté vraiment digne d'admiration, qui +du reste fut connue en Europe comme elle devait l'être. Madame +Lannes était bonne, elle avait un esprit juste et sans aigreur qui +me plaisait; nos maris étaient frères d'armes; nous nous convînmes +aussi, et depuis l'instant de notre entrée à la cour des Tuileries +jusqu'au moment où nous l'avons quittée, nos relations furent +toujours bienveillantes et amicales; venait ensuite madame Savary +(mademoiselle de Faudoas, parente de l'Impératrice); madame Savary +était une fort belle personne, mais ayant la malheureuse manie de ne +pas vouloir être brune, ce qui lui faisait faire des choses tout à +fait contraires à sa beauté; elle était bien faite, fort élégante, +quoique un peu poupée de la foire lorsqu'elle entrait dans un bal. +L'un des frères d'armes de nos maris s'était aussi marié, mais il +n'avait pas fait comme eux, en ce que les autres s'étaient presque +tous mariés par amour et avaient conséquemment épousé de jolies +femmes; mais lui avait pris pour sa compagne de route en ce monde une +de ces héritières à figure désagréable et peu courtoise... à figure +d'héritière enfin, car ce mot dit tout. Ce n'eût été que peu de chose +encore; mais le caractère accompagnait la désagréable figure et ne +la démentait en rien: impolie et violente, la jeune héritière ne fut +jamais aimée dans le monde ni dans son intérieur, où elle rendait son +mari malheureux, tandis qu'il méritait d'être le plus heureux des +hommes. + +Madame Mortier, aujourd'hui duchesse de Trévise, n'avait rien du +portrait que je viens de tracer: elle avait au contraire une extrême +douceur et son commerce était si facile et si doux qu'on l'aimait en +la connaissant. Le général Mortier commandait alors la 1re division +militaire, et ses fréquents rapports avec Junot, qui était commandant +de Paris, me mettant à même de beaucoup voir madame Mortier, j'ai pu +me convaincre par moi-même de la vérité du portrait que j'en donne. + +Une agréable femme aussi qui vint au milieu de nous vers ce temps-là, +ce fut madame Bessières (duchesse d'Istrie); elle était gaie, bonne, +égale, jolie, d'une politesse prévenante, de bonne compagnie, +ce qui faisait qu'on lui savait gré d'avance, parce qu'il était +visible qu'elle le faisait par un mouvement attractif: j'ai toujours +distingué et aimé madame Bessières, et depuis tant d'années écoulées, +sa vie noble et pure justifie le bien qu'on a toujours dit et pensé +d'elle. + +Chaque jour notre cercle s'agrandissait; le premier Consul forçait au +mariage. + +«Mariez-vous, disait-il à tous les officiers généraux, même aux +colonels; mariez-vous et recevez du monde. Ayez _un salon_.» + +C'était son mot. + +La société des Tuileries était donc alors la base sur laquelle +s'établissaient toutes celles qui se formaient à Paris; il y avait +bien de la confusion, et rarement un dîner, une grande réunion du +soir avaient lieu, sans qu'un événement plus ou moins plaisant prêtât +à rire aux bonnes âmes qui étaient appelées à ces premières fêtes +qui ressemblent bien peu à celles qui suivirent, non-seulement sous +l'Empire, mais dans les années 1802 et 1803. + +La Malmaison était un lieu dans lequel on essayait tout ce qu'on +voulait faire passer comme innovation à ces coutumes vulgaires, qui +avaient pris d'autant plus d'empire sur nous pendant la Révolution, +qu'elles étaient faciles et peu gênantes; mais combien nous en avons +ri plus tard, lorsque toute l'étiquette fut imposée, non-seulement +aux habitants des Tuileries, mais à ceux de cette même Malmaison et +de Saint-Cloud! la Malmaison, surtout, qui ne retrouva jamais au +reste ses premiers beaux jours. + +Qui croirait que, la première année du Consulat, on craignît d'être +attaqué sur la route de la Malmaison à Paris? Ne semble-t-il pas +entendre raconter une histoire du moyen âge lorsque la société +était encore dans l'enfance. Il est pourtant vrai que ces craintes +existaient; et, de plus, qu'elles étaient fondées... On redoutait +deux dangers: celui d'être compris dans une tentative sur le premier +Consul, et d'être attaqué par les voleurs qui étaient en grand +nombre, et on le savait, dans ces carrières qui, alors, étaient +ouvertes et se trouvaient à gauche de la route en venant de Paris +entre le Chant-du-Coq et Nanterre. Voici un fait assez curieux. + +Nous répétions les _Folies amoureuses_ de Régnard; le premier Consul +avait demandé ce spectacle et le désirait beaucoup. Bourrienne, +qui jouait admirablement les rôles à manteaux, remplissait celui +d'Albert, moi celui d'Agathe, madame Murat, malgré son terrible +accent à cette époque de sa vie, celui de Lisette, monsieur +d'Abrantès celui d'Eraste, et monsieur Didelot, excellent dans +l'emploi des Monrose, faisait Crispin; mais la pièce était d'autant +plus difficile à faire marcher que nous avions des acteurs qui +jouaient si mal, qu'en vérité c'était la plus burlesque des +représentations que de les voir seulement à une répétition. Dugazon, +qui était mon répétiteur, me disait avec son cynisme ordinaire: + +«Ah ça! pourriez-vous me dire quelle est la loi qui LA force à jouer +la comédie?» + +Quoi qu'il en soit enfin, la pièce allait lentement et mal, parce +que, lorsqu'un principal rôle est rempli par une personne sans +mémoire, disant à contre-sens, ricanant lorsqu'elle se trompait, ce +qui arrivait souvent et n'était pas drôle du tout, ricanant pour +sourire, même lorsqu'il faut du sérieux, alors la pièce va mal et ne +va même pas du tout; en conséquence nous répétions, nous répétions, +nous répétions toujours, et nous ne nous en trouvions pas plus +avancés: enfin on déclara qu'on ne pouvait demeurer d'une manière +fixe à la Malmaison et qu'on viendrait répéter de Paris. Cela se fit +en effet. M. d'Abrantès avait une sorte de tilbury à deux chevaux, +dans lequel on faisait la route en moins d'une heure. Les chevaux +qui étaient attelés à cette petite voiture étaient d'une vitesse +extrême: surtout lorsque devant eux courait un piqueur qui faisait +ranger une multitude de petites charrettes de maraîchers retournant à +leurs villages vers le soir, à l'heure où nous revenions à Paris pour +dîner: on était alors à la fin de l'hiver. + +Un jour, il était plus tard que jamais (ce qui était difficile), +parce que la répétition avait été encore plus mal que de coutume: il +était six heures; nous avions du monde à dîner et nous avions hâte +d'arriver à Paris; Junot pressait donc ses chevaux de la voix et du +fouet, et nous parcourions la route avec la rapidité du vent. + +Maintenant, pour l'intelligence de ce qui va suivre, il faut savoir +que M. d'Abrantès avait alors une livrée exactement semblable à celle +du premier Consul, pour la couleur de l'habit, qui était verte. La +seule différence entre elles, c'est que la livrée du premier Consul +n'avait ni collet, ni parements d'une autre couleur, et que celle +de M. d'Abrantès en avait en drap cramoisi; mais on comprendra +facilement qu'au mois de mars, à six heures du soir, on puisse ne +voir d'abord à vingt pas que la couleur de l'habit du piqueur. +Derrière nous venait un petit groom également habillé de vert[15]. + +[Note 15: Il est évident que l'homme qui s'élança au-devant du +tilbury a été trompé par la couleur de la livrée et qu'il nous a pris +pour le premier Consul, qui revenait quelquefois seul, avec Joséphine +ou Bourrienne, n'ayant qu'un ou deux piqueurs. Depuis ce jour-là cela +n'arriva plus. + +Cet événement ne se trouve pas rapporté dans mes Mémoires, parce +qu'alors on me dit que dans l'intérêt de l'Empereur il ne fallait pas +parler du grand nombre de tentatives faites contre lui: plus éclairée +moi-même depuis lors, je crois que la vérité _tout entière_ est ce +qui vaut le mieux touchant un homme comme Napoléon.] + +Nous allions donc rapidement, ainsi que je l'ai dit, lorsque tout à +coup, au moment où nous passions devant les carrières qui existaient +alors entre le Chant-du-Coq et Nanterre, une masse quelconque vint se +jeter au-devant des chevaux, lorsqu'ils étaient lancés avec le plus +de vitesse... Ils s'arrêtèrent... Je poussai un cri, et M. d'Abrantès +articula quelques paroles violemment accentuées. Tout cela fut prompt +et n'eut que la durée d'un éclair. Lorsque le vertige produit par +la rapidité de la course et le choc que nous venions d'éprouver fut +dissipé, nous vîmes à côté du tilbury un grand homme couvert d'une +redingote très-ample, ayant sur la tête un chapeau rond qui lui +cachait le haut du visage. À quelques pas de la route, sur la droite, +on distinguait deux ou trois autres individus... + +--«Qui êtes-vous?» dit M. d'Abrantès à l'homme qui était le plus près +de nous. Mais au lieu de nous répondre, le grand homme, après l'avoir +considéré aux dernières lueurs du crépuscule, s'écria: + +--«Ce n'est pas le premier Consul!... + +--Que lui vouliez-vous?» s'écria M. d'Abrantès, comme cet homme +s'éloignait à grands pas pour rejoindre ses compagnons. + +L'homme s'arrêta, et fut quelques secondes avant de répondre; enfin +il se retourna et dit: + +--«Lui remettre une pétition.» + +Et lui et ses camarades disparurent dans la profondeur des carrières. + +M. d'Abrantès réfléchit un moment; puis, appelant son groom: + +--«Cours après, Étienne, lui dit-il, et donne-lui ordre de venir me +rejoindre à la Malmaison, où je retourne.» + +En effet le piqueur, qui n'avait pu entendre, avait toujours galopé +et devait être loin. Cependant le groom le rejoignit. + +Au moment où le général Junot allait faire tourner ses chevaux, il +s'arrêta. + +--«Que diable peuvent-ils avoir jeté sous les jambes des chevaux?» +dit-il en se penchant pour mieux voir une grande masse brune qui +était sur la route... + +C'était une immense bourrée. En la voyant nous fûmes étonnés qu'elle +n'eût pas fait trébucher les chevaux. M. d'Abrantès était dans une +extrême agitation. + +--«Les misérables!...» s'écriait-il par moment. + +Arrivés dans la cour, où déjà il y avait deux factionnaires à cheval, +deux hommes de la belle garde consulaire, Junot appela un valet +de pied pour demeurer auprès des chevaux, que ma main n'aurait pu +contenir en repos, et il fut trouver le premier Consul, qui, en +effet, était encore dans son cabinet. + +Je demeurai à peu près dix minutes seule; au bout de ce temps, +j'entendis une voix m'appeler: c'était celle de Duroc. + +--«Venez, me dit-il; le premier Consul veut vous parler... + +--Eh mon Dieu! que me veut-il?... + +--Je ne sais, mais venez.» + +Il me fit faire le tour par le jardin, et j'entrai dans le cabinet du +premier Consul, sanctuaire impénétrable, où tant de grandes choses +furent conçues pour la gloire de la France. + +Il était en ce moment dans la pièce faite comme une tente qui se +trouve encore sous la même forme, malgré l'horrible dégradation de la +maison... oh!... cette dégradation est la honte de la France!... Quel +est le peuple qui n'élèverait un monument à cette place!... Tous le +feraient... et nous!... Nous demeurons inactifs!... + +Le premier Consul était avec Cambacérès, Bourrienne et Junot. Après +m'avoir introduite, Duroc allait se retirer: le premier Consul le +rappela. + +--«Madame Junot, me dit Bonaparte avec une expression sérieuse, mais +dans laquelle il y avait de la bonté, je vous ai fait dire de venir +ici, pour que votre version puisse être une clarté de plus à celle de +Junot; car j'avoue que ce qu'il me dit me paraît bien étonnant.» + +Je racontai la chose telle qu'elle venait de se passer, bien +certaine que Junot l'aurait racontée comme moi. Le premier Consul dit +à Cambacérès: + +--«C'est bien cela!... Et cet homme prétendait avoir une pétition à +me remettre? + +--En effet, il avait un papier plié à la main, dis-je; je l'ai vu +lorsqu'il était auprès de nous. + +--Avez-vous distingué ses traits? me demanda Bonaparte. + +--L'ensemble de sa personne, oui, général; mais pas du tout les +traits de son visage: son chapeau lui couvrait non seulement les +yeux, mais toute la partie supérieure de la figure. + +--Et quelle est sa tournure? + +--Celle d'un homme fort grand et maigre. + +--Plus grand que Bourrienne? + +--Oui. Mais ensuite je puis me tromper: il était tard et j'étais mal +placée pour juger de la proportion juste d'une taille. + +Pour dire la vérité, je tremblais de frayeur en pensant que mon dire +allait peut-être faire arrêter un homme. Pour m'encourager, je devais +me dire que cet homme était un misérable et en voulait à la vie de +celui que nous adorions comme notre idole. + +Le premier Consul me fit répéter l'histoire trois fois. Je ne me +servis que des mêmes termes chaque fois: cette exactitude lui fit +plaisir. + +--«Écoutez, me dit-il en m'amenant par le bout de l'oreille à l'autre +bout de la chambre, gardez-vous bien de répéter un mot de tout cela +à Joséphine et à mademoiselle Hortense. Ceci est _une défense_, +entendez-vous bien; mais vous comprenez jusqu'où elle va?... Me +comprenez-vous, vous dis-je?...» + +Je le regardai en silence, quoique je le comprisse: ce silence lui +donna de l'humeur. + +--«Je veux parler de votre mère, de Lucien, de Joseph... En résumé, +je vous demande le silence pour la maison de la rue Sainte-Croix +comme pour toutes les autres; promettez-le-moi. + +--Eh bien!... je vous le promets, général. + +--Votre parole d'honneur! + +--Ma parole d'honneur! répondis-je en riant de ce qu'il exigeait une +telle assurance de la part d'une femme. + +--Pourquoi riez-vous? C'est mal. Donnez-moi votre parole, et sans +rire. + +--Général, plus vous me recommanderez de ne pas rire, et moins +j'attraperai mon sérieux. Vous riez si peu, que cela doit vous +réjouir le coeur de voir rire.» + +Il me regarda. + +--«Vous êtes une singulière personne, dit-il... Ainsi vous +promettez... + +--Je le promets... + +--C'est bien! Allons dîner: vous resterez avec Junot. + +--Mais, général, nous avons du monde... + +--Eh bien! ils dîneront sans vous.» + +Il appela Junot et lui parla un moment à l'oreille, et Junot écrivit +deux lettres que son piqueur porta sur l'heure à Paris. + +--«Allons, dit le premier Consul, maintenant il faut dîner. Allez +tous dans le salon et ne parlez de rien. Je vous suis dans l'instant. + +--Et que faudra-t-il que je dise pour motiver mon retour?» +m'écriai-je fort embarrassée de ma responsabilité. Mais Bonaparte +était déjà rentré avec M. d'Abrantès et Bourrienne dans son cabinet +intérieur[16], et Cambacérès, exact à l'ordre, comme s'il fût né +caporal, me disait à chaque instant, en me tirant par le bras: + +«Allons donc au salon...» + +[Note 16: Celui qui est au bout du château contre le petit pont.] + +Et enfin il fit tant qu'il m'y entraîna presque de force. + +Je peindrais difficilement la surprise dans laquelle tout le monde +fut de mon retour. + +«Grand Dieu! que vous est-il donc arrivé?... Qu'est-il survenu?... + +--Mais rien du tout que je sache, répondis-je: le premier Consul a +fait courir après le général Junot, pour qu'il revînt, et me voilà... + +--Tant mieux, tant mieux! me dit Eugène; vous nous verrez répéter _le +Collatéral_? + +--Oui, que nous ne savons pas, dit Hortense[17]. + +[Note 17: Elle devait faire le rôle de la Créole, mais je crois +qu'une grossesse l'en empêcha et que ce fut madame Davoust qui prit +le rôle, et qui jouait bien mal, autant que je puis me le rappeler.] + +--Eh bien! elle passera sa soirée avec nous, reprit gracieusement +Joséphine[18]; il n'y pas grand mal de faire trêve un jour à une +répétition... + +[Note 18: Le voyage de madame Bonaparte à Plombières n'avait pas eu +lieu à cette époque, et nous étions au mieux, le premier Consul et +moi. Qu'on voie le détail de cette scène, dont, au reste, le souvenir +l'a suivi à Sainte-Hélène, dans le quatrième volume de mes Mémoires, +1re édition.] + +--Citoyen Cambacérès, auriez-vous faim? dit d'une voix forte le +premier Consul en entrant dans le salon appuyé sur le bras de Junot. + +--Mais, général, il est permis de dire que oui, répondit Cambacérès, +et il montrait l'aiguille d'une magnifique pendule du temps de madame +Dubarry, qui marquait sept heures et demie. + +--Bath! Qu'est-ce que fait l'heure?... Je suis levé depuis cinq +heures du matin, moi, eh bien! j'attends patiemment... tandis que +vous qui vous êtes levé, j'en réponds, à dix heures, vous vous +plaignez d'attendre une heure! qu'est-ce qu'une heure? + +Les deux portes s'ouvrirent, et on annonça qu'on avait servi... + +Le premier Consul passa le premier et _seul_. Cambacérès donna la +main à madame Bonaparte... tout le monde suivit sans aucun ordre. Le +premier Consul s'assit d'abord et nomma, pour être auprès de lui, sa +belle-fille et moi... + +Le dîner fut gai; il y avait cependant de quoi être au moins +soucieux; M. d'Abrantès était pensif, Duroc également; quant à +Bourrienne il ne dînait jamais avec le premier Consul; il retournait +toujours à Ruel pour dîner, afin d'avoir à lui ce moment de liberté, +et le passer avec sa famille qu'il voyait à peine. + +J'ai dit que le premier Consul était ce même jour d'une grande +gaieté, voulait-il éloigner toute pensée de ceux qui l'entouraient +d'un danger auquel il aurait échappé, ou voulait-il faire parvenir à +ceux qui le menaçaient combien la crainte pouvait peu sur son âme? +Qu'elle était la plus dominante de ces deux idées? Peut-être toutes +deux avaient-elles de la puissance sur son âme? je le croirais du +moins, parce qu'il me dit très-bas au moment où l'on allait se lever +de table: + +--«Vous voyez que les méchants ne peuvent rien sur moi... ils n'ont +pas même le pouvoir de me faire craindre... + +--Ah! lui répondis-je, ayez toujours de la confiance en Dieu! il vous +doit à la France pour son bonheur! + +--Vraiment! le pensez-vous? + +--N'est-ce pas ainsi que pensent tous les miens?.. tous ceux que +j'aime au moins? + +--Ah! votre frère, votre mari... mais ensuite... votre beau-frère est +tout à Lucien... votre mère également n'aime que Lucien et Joseph... +mais moi, c'est différent...» + +Je me retournai vers Eugène qui était à ma droite et je lui parlai de +son rôle. Il me répondit avec un sourire de malice qui ne disparut +pas de ses lèvres, lorsque abandonnant une phrase à peine commencée, +je me tournai subitement vers le premier Consul... C'est qu'il venait +de me pincer au bras gauche avec une telle violence que j'en eus le +bras encore noir quinze jours après... + +--«Voulez-vous me faire l'honneur de me répondre, lorsque je vous +parle? me dit-il moitié fâché, moitié riant de voir ma figure +sérieuse qui voulait être en colère... + +--Mais je vous ai dit, général, que jamais je ne vous répondrais +lorsqu'il serait question de ma mère parce qu'alors nous ne nous +entendons pas... + +--C'est vrai; vous m'avez donné votre _ultimatum_ à ce sujet-là. À +propos de mère et de fille, voyez-vous souvent madame Moreau et la +famille Hulot? + +--Non, général. + +--Comment, non! + +--Non, général. + +--Comment! votre mère n'est pas très-liée avec madame Hulot? + +--Jamais elle ne lui a parlé; et de plus, elles ne vont pas l'une +chez l'autre. + +--Comment donc alors votre frère a-t-il dû épouser mademoiselle Hulot? + +--Des amis communs en avaient eu la pensée mais mon frère ne voulut +pas revenir d'Italie pour conclure un mariage de convenance, quelque +jolie que fût la future, et les choses n'allèrent jamais plus loin. +En vérité j'admire, général, comme vous êtes bien informé!» + +L'expression moqueuse avec laquelle je lui dis ce peu de mots lui fit +faire un mouvement: + +--«Connaissez-vous madame Moreau? me demanda-t-il. + +--Je l'ai vue dans le monde où nous allions ensemble comme jeunes +filles. + +--N'est-elle pas fort habile en toutes choses? + +--Oui, je sais qu'elle danse remarquablement: Steibelt, qui est mon +maître comme le sien, m'a dit qu'après madame Delarue-Beaumarchais +mademoiselle Hulot était la plus forte de ses écolières; elle peint +la miniature; elle sait plusieurs langues, et, de plus, elle est fort +jolie. + +--Oh! de cela j'en puis juger comme tout le monde, et je ne le trouve +pas. Elle a une figure en casse-noisette, une expression méchante et +en tout une enveloppe déplaisante.» + +Depuis qu'il était question de madame Moreau il parlait très-haut et +tout le monde écoutait: madame Bonaparte sourit, et avec sa bonté +ordinaire, car sa bonté, pour être banale, n'était pas moins de la +bonté, elle dit doucement: + +--«Tu ne l'aimes pas, et tu es injuste. + +--Sans doute je ne l'aime pas, et cela, par une raison toute simple, +c'est qu'elle me hait, ce qui est plus fort que de ne pas m'aimer; +et cela pourquoi?.. Elle et sa mère sont les deux mauvais anges de +Moreau: elles le poussent à mal faire... et c'est sous leur direction +qu'il fait toutes ses fautes... Qui croiriez-vous, dit le premier +Consul à Cambacérès, lorsqu'on fut de retour dans le salon, qui +croiriez-vous que Joséphine me donna l'autre jour pour convive à +dîner?... madame Hulot!... Madame Hulot!... à la Malmaison! + +--Mais, dit madame Bonaparte, elle venait en conciliatrice, et... + +--En conciliatrice!... Elle? madame Hulot?... Ma pauvre Joséphine, tu +es bien crédule et bien bonne, ma chère enfant!...» + +Et prenant sa femme dans ses bras, il l'embrassa trois ou quatre fois +sur les joues et sur le front, et finit en lui pinçant l'oreille avec +une telle force qu'elle jeta un cri... Bonaparte poursuivit: + +--«Je te dis que ce sont deux méchantes _femmelettes_, et que cette +dernière impertinence de madame Hulot mérite une correction. Bien +loin de là, voilà que tu l'accueilles et lui fais politesse. + +--Qu'a-t-elle donc fait? se hasarda à demander Cambacérès qui +sommeillait dans un fauteuil, après avoir pris son café. + +--Mon Dieu, dit madame Bonaparte, madame Moreau voulait voir +Bonaparte: elle est venue trois ou quatre fois aux Tuileries sans y +parvenir, et l'humeur s'en est mêlée... + +--Et Joséphine, qui ne vous dit pas tout, ne vous dit pas aussi que +la dernière fois madame Hulot dit en se retirant: _Ce n'est pas +la femme du vainqueur d'Hohenlinden qui doit faire antichambre... +Les directeurs eussent été plus polis._ Ainsi madame Hulot regrette +le beau règne du Directoire, parce que le _chef de l'État_ ne peut +disposer du temps qu'il donne à des travaux sérieux pour bavarder +avec des femmes!... Et toi, tu es assez simple pour chercher à calmer +l'irritation que ces méchantes femmes ont éprouvée, et qui n'est +autre chose que de la colère!...» + +Joséphine, qui s'était éloignée du premier Consul lorsqu'il lui avait +pincé l'oreille, revint auprès de lui et passant un bras autour de +son cou, elle posa sa tête gracieusement sur son épaule. Napoléon +sourit et l'embrassa. Il avait résolu d'être charmant ce jour-là, et +il le fut en effet. + +--«Allons! s'écria-t-il... laissons tout cela et prenons une +vacance... il faut jouer. À quoi jouerons-nous? aux petits jeux? + +--Non, non! s'écria-t-on de toutes parts. + +--Eh bien! au vingt et un?... au reversi? + +--Oui, oui! au vingt et un.» + +On apporta une grande table ronde et nous nous mîmes tous autour. + +--«Qui sera le banquier, demanda Joséphine, pour commencer? + + +LE PREMIER CONSUL. + +Duroc, prends les cartes et tiens la banque; tu nous montreras +comment il faut faire. + + +MADAME BONAPARTE. + +Mais je n'ai pas d'argent... + + +MADEMOISELLE DE BEAUHARNAIS. + +Ni moi. + + +MADAME DE LAVALETTE. + +Ni moi. + + +LE PREMIER CONSUL. + +Mesdames, arrangez-vous, mais je ne veux pas jouer contre des jetons; +je ne veux pas jouer à crédit... Je fais mon jeu avec de l'or, et +si vous me gagnez je veux aussi vous gagner; demandez de l'argent à +vos maris... Lavalette, donne donc de l'argent à ta femme[19]... (Il +cherche dans ses poches, où jamais il n'avait d'argent.) Donne-moi de +l'argent, Duroc!... (Tout le monde se met à rire.) Riez... Tenez... + +[Note 19: Émilie de Beauharnais, fille du marquis de Beauharnais, +beau-frère de Joséphine, dont la mère avait épousé un nègre.] + +Le sérieux du premier Consul nous fit beaucoup rire, nous eûmes +bientôt devant nous ce qu'il fallait pour faire nos mises, et le jeu +commença; mais ce fut pour éveiller une nouvelle gaieté... Napoléon +trichait horriblement; il fit d'abord une mise modeste de cinq +francs... Duroc tira et donna les cartes: lorsque tout fut fait, +Napoléon avança la main après avoir regardé ses cartes. + + +LE GÉNÉRAL DUROC. + +Voulez-vous une carte, mon général? + + +LE PREMIER CONSUL. + +Oui. (Après avoir eu sa carte:) À la bonne heure au moins... voilà +qui est bien donné! Tu es un brave banquier, Duroc. + + Le général Duroc tirant pour lui sur quinze (car il + devait croire que Bonaparte avait eu vingt et un) amène + un neuf. + +Ah!... perdu! j'ai vingt-quatre... Mon général, n'avez-vous pas vingt +et un? + + +LE PREMIER CONSUL. + +Sans doute! sans doute!... paie-moi cinq francs! + + +MADAME BONAPARTE. + +Voyons donc ton jeu, Bonaparte. + + +LE PREMIER CONSUL, retenant ses cartes. + +Non, non!... Je ne veux pas que vous voyez à quel point je suis +téméraire... j'ai tiré sur dix-huit!... + + Madame Bonaparte insista et voulut prendre les cartes; + Bonaparte résistait, tous deux riaient de leur lutte + comme deux enfants. + + +LE PREMIER CONSUL. + +Non, non! je n'ai pas _triché cette fois-ci_!... J'ai gagné +loyalement. Duroc, paie-moi ma mise... C'est bien... Je fais +paroli... (Il regarde son jeu.) Carte... c'est bien... + + +MADAME LAVALETTE. + +Carte... un huit!... J'ai perdu. (Elle jette ses cartes.) + + +LE GÉNÉRAL DUROC. + +À nous deux, mon général! (Il tire sur son jeu qui est douze et amène +un quatre... Il retire encore et amène un six.) J'ai perdu... Quel +point aviez-vous donc, mon général?... + + +LE PREMIER CONSUL, frappant ses mains l'une contre l'autre, et +s'agitant sur sa chaise. + +Gagné! encore gagné!... Je montre mon jeu... + + Et fièrement il étala dix-neuf; il avait tiré + _témérairement_, comme il le disait, sur quinze, et + avait eu un quatre. + +Je refais mon jeu, s'écria-t-il tout enchanté; et il mit de nouveau +cinq francs devant lui... + + +LE GÉNÉRAL DUROC, tirant et donnant les cartes, arrive au premier +Consul, qui, après avoir regardé son jeu, demande carte; il le +regarde quelque temps et en demande une autre... puis il dit: + +C'est bien. + + Puis, tirant pour lui. + +Vingt et un!... Et vous, mon général?... + + +LE PREMIER CONSUL. + +Laisse-moi tranquille! voilà ton argent!... + + Il lui jeta tout son argent, mit ses cartes avec toutes + les autres; et, en même temps, il se leva en disant: + +Allons, c'est très-bien: en voilà assez pour ce soir. + +Madame Bonaparte et moi, qui étions près de lui, nous voulûmes +voir quel jeu il avait d'abord. Il avait tiré sur seize, avait eu +ensuite un deux, et puis un huit, ce qui lui faisait vingt-six. +Nous rîmes beaucoup de son silence. Voilà ce qu'il faisait pour +_tricher_. Après avoir fait sa mise, il demandait une carte; si elle +le faisait perdre, il ne disait mot au banquier; mais il attendait +que le banquier eût tiré la sienne; si elle était bonne, alors +Napoléon jetait son jeu sans en parler, et abandonnait sa mise. Si au +contraire le banquier perdait, Napoléon se faisait payer en jetant +toujours ses cartes. Ces petites _tricheries_-là l'amusaient comme +un enfant... Il était visible qu'il voulait forcer le hasard de +suivre sa volonté au jeu comme il forçait pour ainsi dire la fortune +de servir ses armes. Après tout, il faut dire qu'avant de se séparer, +il rendait tout ce qu'il avait gagné, et on se le partageait. Je +me rappelle une soirée passée à la Malmaison, où nous jouâmes au +reversis. Le général Bonaparte avait toujours les douze coeurs. Je +ne sais comment il s'arrangeait. Je crois qu'il les reprenait dans +ses levées. Le fait est que lorsqu'il avait le quinola, il avait une +procession de coeurs qui empêchaient _de le forcer_. Notre ressource +alors était de le lui faire _gorger_. Quand cela arrivait, les rires +et les éclats joyeux étaient aussi éclatants que ceux d'une troupe +d'écoliers. Le premier Consul lui-même n'était certes pas en reste, +et montrait peut-être même plus de contentement qu'aucune de nous, +bien que la plus âgée n'eût pas plus de dix-huit ans à cette époque. + +On voit comment était formé ce qu'on appelait alors _le salon_ de la +Malmaison, et la société du premier Consul et de madame Bonaparte. +Un an plus tard, cette société fut plus étendue. Duroc se maria, +et ce fut une femme de plus dans l'intimité de madame Bonaparte, +quoiqu'elle ne l'aimât pas beaucoup. La maréchale Ney vint ensuite, +mais elle c'était différent, tout le monde l'aimait. Elle était +bonne et agréable... Pendant cette année de 1802, on fut encore à la +Malmaison, quoiqu'on pensât déjà à Saint-Cloud. On s'amusait encore +à la Malmaison. Le premier Consul aimait à voir beaucoup de jeunes +et riants visages autour de lui; et quelque ennui que cette volonté +causât à madame Bonaparte, il lui en fallut passer par là, et, qui +plus est, il fallut dîner souvent en plein air. Il était assez égal +à nos figures de dix-huit ans de braver le grand jour et le soleil; +mais Joséphine n'aimait pas cela. Quelquefois aussi, après le dîner, +lorsque le temps était beau, le premier Consul jouait aux barres avec +nous. Eh bien! dans ce jeu il _trichait_ encore... et il nous faisait +très-bien tomber, lorsque nous étions au moment de l'attraper, ce qui +était surtout facile à sa belle-fille Hortense, qui courait comme +une biche. Une des grandes joies de ces récréations pour Napoléon, +c'était de nous voir courir sous les arbres, habillées de blanc. Rien +ne le touchait comme une femme portant avec grâce une robe blanche... +Joséphine, qui savait cela, portait presque toujours des robes de +mousseline de l'Inde... En général, _l'uniforme_ des femmes, à la +Malmaison, était une robe blanche. + +Napoléon aimait avec passion le séjour de la Malmaison...[20] Aussi +l'a-t-il toujours affectionnée au point d'en faire le but positif de +ses promenades de distraction jusqu'au moment du divorce... Vers la +fin du printemps de 1802, il fut s'établir à Saint-Cloud. + +[Note 20: Cela seul aurait dû rendre la Malmaison un lieu consacré +pour la France... Mais son intérêt devrait au moins éveiller sa +reconnaissance. Ne sait-on pas que c'est à la Malmaison que la +plupart de ces plans gigantesques, dont l'exécution nous transporte +d'admiration aujourd'hui, ont été conçus et tracés, lorsque Napoléon, +dont la France était la maîtresse adorée, voulait la rendre la plus +puissante et la plus belle entre les nations de l'univers?--Ces +quais, ces marchés, ces monuments, ces arcs de triomphe, qui donc a +décrété qu'ils seraient élevés, qu'ils seraient bâtis?--C'est lui... +Ces rues si larges, ces places, ces promenades, qui donc a dit que le +cordeau les tracerait? Toujours lui... oh! nous sommes ingrats!...] + +«Les Tuileries sont une véritable prison, disait-il, on ne peut même +prendre l'air à une fenêtre sans devenir l'objet de l'attention de +trois mille personnes.» + +Souvent il descendait dans le jardin des Tuileries, mais après la +fermeture des portes. + +Avant d'aller à Saint-Cloud, et immédiatement après l'événement que +je viens de rapporter, les carrières de Nanterre furent fermées. +Je n'ai jamais su si la police avait trouvé les hommes qui avaient +arrêté notre voiture. + +Le salon de Saint-Cloud, aussitôt qu'il fut ouvert, fut un salon +de souverain. Napoléon préluda dans cette maison de rois à une +souveraineté plus positive qu'au consulat à vie. Mais ce ne fut +pas à Saint-Cloud qu'il se fixa d'abord. Il ne pouvait quitter +cette Malmaison, où il avait été le plus glorieux, le plus grand +des hommes!... Il fit réparer le chemin de traverse qui mène de +Saint-Cloud à la Malmaison, pour pouvoir y aller dès qu'il lui +en prendrait fantaisie. Nous continuâmes à jouer la comédie à la +Malmaison, et nous y passâmes encore de beaux jours. Mais dès lors la +république n'était plus qu'une fiction, et le Consulat une ombre pour +couvrir une clarté qui bientôt devait être lumineuse, ou plutôt le +Consulat n'était plus qu'un souvenir historique. + +Une particularité assez frappante, parce qu'elle eut lieu dans un +temps où Bonaparte ne proclamait pas ses intentions, ce fut l'ordre +qu'il donna, le lendemain de son arrivée aux Tuileries[21], d'abattre +les deux arbres de la liberté qui étaient plantés dans la cour. Ces +arbres n'étaient plus un symbole, à la vérité; ils n'étaient plus que +des simulacres, et Bonaparte le savait bien. + +[Note 21: 30 pluviôse an VIII.] + +Le consulat à vie montra de suite tout l'avenir. + +Je vis arriver dans le salon de Saint-Cloud plusieurs personnes qui +n'étaient pas à la Malmaison. Dans ce nombre était la duchesse de +Raguse, alors madame Marmont. Elle avait été longtemps en Italie +avec son mari qui commandait l'artillerie de l'armée. Elle était +charmante, alors, non seulement par sa jolie et gracieuse figure, +mais par son esprit fin, gai, profond et propre à toutes les +conversations. Quoique plus âgée que moi de quelques années, elle +était encore fort jeune à cette époque, et surtout fort jolie. + +Une nouvelle mariée vint aussi augmenter le nombre des jeunes et +jolies femmes de la cour de madame Bonaparte: ce fut madame Duchatel. +Charmante et toute grâce, toute douceur, ayant à la fois un joli +visage, une tournure élégante, madame Duchatel fit beaucoup d'effet. +Il y avait surtout un charme irrésistible dans le regard prolongé +de son grand oeil bleu foncé, à double paupière: son sourire était +fin et doux, et disait avec esprit toute une phrase dans un simple +mouvement de ses lèvres, car il était en accord avec son regard; +avantage si rare dans la physionomie et si précieux dans celle d'une +femme. Son esprit était également celui qu'on voulait trouver dans +une personne comme madame Duchatel.. En la voyant, je désirai d'abord +me lier avec elle. Elle eut pour moi le même sentiment; et, depuis ce +temps, je lui suis demeurée invariablement attachée par affection et +par attrait. Elle me rappelait, à cette époque où elle parut à notre +cour, ce que je me figurais d'une de ces femmes du siècle de Louis +XIV, tout esprit et toute grâce. Je ne m'étais pas trompée. + +Dans ce même temps, où tous les yeux étaient fixés sur cette cour +consulaire qui se formait déjà visiblement, il survint un événement +qui arrêta définitivement la pensée de ceux qui pouvaient encore +douter: ce fut le mariage de madame Leclerc avec le prince Camille +Borghèse. Elle était ravissante de beauté, c'est vrai; mais le +prince Borghèse était jeune et joli garçon; on ne savait pas encore +l'étendue de sa nullité; et deux millions de rente, le titre de +princesse, furent comme une sorte d'annonce pour ceux qui voulaient +savoir où allait le premier Consul. + +J'avais vu la princesse, avec laquelle j'étais intimement liée, ainsi +que ma mère, la veille du jour où elle devait faire _sa visite de +noce_ à Saint-Cloud. Elle détestait sa belle-soeur... mais la bonne +petite âme n'était pas, au reste, plus aimante pour ses soeurs. Aussi +quelle douce joie elle éprouvait en faisant la revue de sa toilette +du lendemain... + +«Mon Dieu! lui disais-je, vous êtes si jolie!... Voilà votre +véritable motif de joie, voilà où vous les dominez toutes, voilà le +vrai triomphe.» + +Mais elle n'entendait rien; et le lendemain, elle voulut écraser sa +belle-soeur surtout, car c'était sur elle que sa haine portait plus +spécialement: Hortense et sa soeur Caroline n'arrivaient qu'après. +Quant à Élisa... + +«Oh! pour celle-là, disait-elle plaisamment, lorsque j'aurai la folie +d'en être jalouse, je n'aurai qu'à lui demander de jouer Alzire, +comme elle nous a fait le plaisir de le faire à Neuilly, et tout ira +bien.[22]» + +[Note 22: Cette représentation à laquelle elle faisait allusion avait +eu lieu en effet à Neuilly, dans une maison où logeait Lucien et +qu'on appelait alors la Folie de Saint-James... Lucien faisait Zamore +et madame Bacciochi Alzire. On ne peut se figurer la tournure qu'elle +avait avec cette couronne de plumes _et le reste_. Mais ce n'était +rien auprès de la traduction et des gestes; aussi le premier Consul, +qui était venu accompagné de _la troupe_ de la Malmaison qui était +rivale de celle de Neuilly, dit-il à son frère et à sa soeur, après +la représentation, qu'ils avaient _parodié Alzire_ à merveille.] + +Je me rendis à Saint-Cloud le même soir pour connaître la manière de +penser des deux camps. À peine fus-je arrivé que madame Bonaparte +vint à moi: + +--«Eh bien! avez-vous vu la nouvelle princesse? on dit qu'elle est +radieuse! + +--Ah! vous savez, madame, combien elle est jolie; c'est un être idéal +de beauté. + +--Oh! mon Dieu! cela est tellement connu maintenant que la chose +commence à paraître moins frappante. + +--On ne se lasse jamais d'un beau tableau, madame; ni de la vue d'un +chef-d'oeuvre! jugez lorsqu'il est animé!» + +Madame Bonaparte n'avait aucun fiel; et si elle montrait tant +d'aigreur contre sa belle-soeur, ce n'était pas par envie; c'était +comme une habitude défensive et elle savait fort bien que madame +Leclerc n'était vulnérable que dans sa beauté; elle ne continua +donc pas la conversation presque hostile commencée entre nous: elle +connaissait d'ailleurs l'intimité qui existait entre nous et combien +ma mère aimait madame Leclerc; elle fut donc à merveille avec moi, +et loin de me montrer de l'humeur elle m'engagea à dîner pour le +lendemain. + +--«Car c'est demain qu'elle doit faire _ici sa visite officielle_, me +dit madame Bonaparte... Je présume qu'elle se dispose à nous arriver +aussi resplendissante que possible... Savez-vous comment elle sera +mise, madame Junot, poursuivit-elle en s'adressant directement à moi.» + +Je le savais; mais madame Borghèse ne m'aurait pas pardonné d'avoir +trahi un tel secret: je répondis négativement, et madame Bonaparte, +qui avait fait la question avec nonchalance comme n'y attachant +aucune importance, ne voulut pas insister, quelque persuadée qu'elle +fût que j'en étais instruite. + +En arrivant le lendemain à Saint-Cloud, je fus frappée de la +simplicité de la toilette de madame Bonaparte; mais cette simplicité +était elle-même un grand art... On sait que Joséphine avait une +taille et une tournure ravissantes; à cet égard elle pouvait lutter, +et même avec succès, contre sa belle-soeur qui n'avait pas une grâce +aussi parfaite qu'elle dans tous ses mouvements... Connaissant +donc tous ses avantages, Joséphine en usa pour disputer au moins +la victoire à celle qui ne redoutait personne en ce monde pour sa +beauté, aussitôt qu'elle paraissait et montrait son adorable visage. + +Madame Bonaparte portait ce jour-là, quoiqu'on fût en hiver, une robe +de mousseline de l'Inde, que son bon goût lui faisait faire, dès +cette époque, beaucoup plus ample de la jupe qu'on ne faisait alors +les robes, pour qu'elle formât plus de gros plis. Au bas était une +petite bordure large comme le doigt en lame d'or et figurant comme un +petit ruisseau d'or. Le corsage, drapé à gros plis sur sa poitrine, +était arrêté sur les épaules par deux têtes de lion en or émaillées +de noir autour... La ceinture, formée d'une bandelette brodée comme +la bordure, était fermée sur le devant par une agrafe comme les +têtes en or émaillées qui étaient aux épaules... Les manches étaient +courtes, froncées et à poignets comme on en portait dans ce temps-là, +et le poignet ouvert sur le bras était retenu par deux petits +boutons semblables aux agrafes de la ceinture. Les bras étaient nus: +Joséphine les avait très-beaux, surtout le haut du bras. + +Sa coiffure était ravissante. Elle ressemblait à celle d'un camée +antique. Ses cheveux, relevés sur le haut de la tête, étaient +contenus dans un réseau de chaînes d'or dont chaque carreau était +marqué comme on en voit aux bustes romains, et était fait par une +petite rosace en or émaillée de noir. Ce réseau à la manière antique +venait se rejoindre sur le devant de la tête et fermait avec une +sorte de camée en or émaillé de noir comme le reste. À son cou était +un serpent en or dont les écailles étaient imitées par de l'émail +noir; les bracelets pareils, ainsi que les boucles d'oreilles. + +Lorsque je vis madame Bonaparte, je ne pus m'empêcher de lui dire +combien elle était charmante avec ce nuage vaporeux formé par cette +mousseline[23], que bien certainement Juvénal eût appelée _une robe +de brouillard_ à plus juste titre que celles de ses dames romaines... +Et puis, cette parure lui allait admirablement... Voilà comment +Joséphine a mérité sa réputation de femme parfaitement élégante: +c'est en adaptant la mode à la convenance de sa personne. Ici elle +avait songé à tout!... même à l'ameublement du grand salon de Saint +Cloud, qui alors était bleu et or, et allait ainsi très-bien avec +cette mousseline neigeuse et cet or qui tous deux s'harmoniaient +parfaitement ensemble. + +[Note 23: Je ne vois plus de ces mousselines dont je parle; les +pièces n'avaient que huit aunes, et la mousseline était si fine et +si claire que dans l'Inde on est obligé de la travailler dans l'eau +pour que les fils ne cassent pas. Le prix de ces mousselines était +exorbitant: je crois que la pièce de huit aunes revenait à six cents +francs.] + +Aussitôt que le premier Consul entra dans le salon, où il arrivait +alors presque toujours, par le balcon circulaire, au moment où +l'on s'y attendait le moins, il fut frappé comme moi de l'ensemble +vraiment charmant de Joséphine. Aussi fut-il à elle aussitôt, et la +prenant par les deux mains, il la conduisit devant la glace de la +cheminée pour la voir en même temps de tous côtés, et l'embrassant +sur l'épaule et sur le front, car il ne pouvait encore se défaire +de cette habitude bourgeoise, il lui dit: «Ah! çà, Joséphine, je +serai jaloux! Vous avez des projets! Pourquoi donc es-tu si belle +aujourd'hui? + +--Je sais que tu aimes que je sois en blanc... et j'ai mis une robe +blanche: voilà tout. + +--Eh bien! si c'est pour me plaire, tu as réussi.» + +Et il l'embrassa encore une fois. + +--«Avez-vous vu la nouvelle princesse?» me demanda le premier Consul +à dîner. + +Je répondis affirmativement, et j'ajoutai qu'elle devait venir le +soir même pour faire sa visite de noce à madame Bonaparte et lui être +présentée par son mari. + +--«Mais c'est chose faite, dit le premier Consul... D'ailleurs +Joséphine est sa belle-soeur. + +--Oui, général, mais elle est aussi femme du premier magistrat de la +France. + +--Ah! ah! c'est donc comme étiquette que cette visite a lieu? et qui +donc en a tant appris à Paulette? ce n'est pas le prince Borghèse.» + +Il dit ce mot avec une expression qui traduisait l'opinion qu'il +s'était déjà formée de cet homme, qui, tout prince qu'il était, +montrait plus de vulgarité qu'aucun _transtévérin_ de Rome[24]. + +[Note 24: Les Transtévérins ou hommes au-delà du Tibre sont +très-beaux, mais tout à fait communs. C'est dans les Transtévérines +que les peintres retrouvent encore les vraies madones de Raphaël.] + +--«Ce n'est pas Paulette qui d'elle-même aura eu cette pensée...» Il +se tourna alors vers moi. + +«Je suis sûr que c'est chez votre mère qu'on lui a dit cela?» + +C'était vrai. C'était madame de Bouillé[25] qui le lui avait dit. +J'en convins, et la nommai au premier Consul... + +[Note 25: Mère de madame de Contades. Elle entendait à ravir tout +ce qui tenait à l'étiquette de la cour. J'ai rapporté ce fait pour +montrer à quel point Bonaparte attachait de l'importance à ces sortes +de choses.] + +--«J'en étais sûr,» répéta-t-il avec un accent de satisfaction qui +disait que certainement il aurait recours à cette noblesse, qu'il +n'aimait pas comme homme d'État, mais dont il ne pouvait se refuser +à reconnaître la nécessaire influence dans une société élégante, et +surtout dans une cour. + +Quoiqu'on demeurât beaucoup plus de temps à table depuis qu'on y +était servi avec tout le luxe royal, il était à peine huit heures +lorsqu'on en sortit. Le premier Consul se promena quelque temps en +attendant sa soeur qu'il voulait voir arriver dans toute sa gloire de +princesse et de jolie femme; mais à huit heures et demie il perdit +patience et s'en fut travailler dans son cabinet. + +Madame Borghèse avait préparé son entrée pour produire de l'effet. +Redoutant l'inégalité de son frère, qui souvent se mettait à table à +huit heures et demie, elle ne voulut prudemment arriver qu'à neuf +heures passées, ce qui lui fit manquer le premier Consul. + +Elle avait voulu frapper depuis le vestibule jusqu'au salon, tous +deux inclusivement. Elle était venue dans une magnifique voiture +chargée des armoiries des Borghèses: cette voiture, attelée de six +chevaux, avait trois laquais portant des torches... un piqueur en +avant et un garçon d'attelage en arrière, l'un et l'autre ayant aussi +une torche, complétaient cette magnificence encore fort inconnue, en +France, pour la génération alors au pouvoir. + +Lorsque le prince et la princesse arrivèrent à la porte du salon +consulaire, l'huissier, préludant à l'Empire, ouvrit les deux +battants et dit à haute voix: + +«_Monseigneur_ le prince et madame la princesse Borghèse.» + +Nous nous levâmes toutes à l'instant. Joséphine se leva aussi; mais +elle demeura immobile devant son fauteuil et laissa la princesse +avancer jusqu'à elle et traverser ainsi une grande partie du salon. +Mais la chose lui fut plutôt agréable qu'autrement, par une raison +que je dirai plus tard, et à laquelle on ne s'attend guère. + +Elle était en effet _resplendissante_, comme elle l'avait annoncé: +sa robe était d'un magnifique velours vert, mais d'un vert doux +et point tranchant. Le devant de cette robe et le tour de la jupe +étaient brodés en diamants, non pas en _strass_, mais en _vrais_ +diamants, et les plus beaux qu'on pût voir[26]. Le corsage et les +manches en étaient également couverts, ainsi que ses bras et son cou. +Sur sa tête était un magnifique diadème où les plus belles émeraudes +que j'aie jamais vues étaient entourées de diamants; enfin, pour +compléter cette magnifique parure, la princesse avait au côté un +bouquet composé de poires d'émeraudes et de poires en perles d'un +prix inestimable. Maintenant, qu'on se figure l'être fantastique +de beauté qui était au milieu de toutes ces merveilles, et on aura +une imparfaite idée encore de la princesse Borghèse entrant dans le +salon de Saint-Cloud le soir de _sa présentation_, comme elle-même le +disait! + +[Note 26: _Le trésor_ de la famille Borghèse, comme eux-mêmes +l'appelaient, était estimé plus de trois millions. Madame Leclerc +avait déjà de beaux diamants à elle en propre, et le prince Borghèse +avait ajouté pour plus de trois cent mille francs à ceux de sa +famille pour ce mariage.] + + + +Je connaissais et la toilette, et les trésors, et la beauté; +cependant, je l'avoue, je fus moi-même surprise par l'effet que +produisit la princesse à son entrée dans le salon. Quant à son mari, +il fut là ce qu'il fut toujours depuis, le premier chambellan de sa +femme... + +Joséphine, après le premier moment d'étonnement causé par cette +profusion de pierreries qui ruisselaient sur les vêtements de sa +belle-soeur, se remit, et la conversation devint générale. On servit +des glaces, et alors il y eut un mouvement. + +--«Eh bien! me dit la Princesse, comment me trouvez-vous? + +--Ravissante! et jamais on ne fut si jolie avec autant de +magnificence. + + +LA PRINCESSE. + +En vérité! + + +MADAME JUNOT. + +C'est très-vrai. + + +LA PRINCESSE. + +Vous m'aimez, et vous me gâtez... + + +MADAME JUNOT. + +Vous êtes enfant!... Mais, dites-moi pourquoi vous êtes venue si tard? + + +LA PRINCESSE. + +Vraiment, je l'ai fait exprès!... je ne voulais pas vous trouver à +table. Il m'est bien égal de n'avoir pas vu mon frère!... C'était +_elle_, que je voulais trouver et désespérer... Laurette, Laurette! +Regardez donc comme elle est bouleversée!... oh! que je suis contente! + + +MADAME JUNOT. + +Prenez garde, on peut vous entendre. + + +LA PRINCESSE. + +Que m'importe! je ne l'aime pas!... Tout à l'heure elle a cru me +faire une chose désagréable en me faisant traverser le salon; eh +bien! elle m'a charmée. + + +MADAME JUNOT. + +Et pourquoi donc? + + +LA PRINCESSE. + +Parce que la queue de ma robe ne se serait pas déployée, si elle +était venue au-devant de moi, tandis qu'elle a été admirée en son +entier. + +Je ne pus retenir un éclat de rire; mais la Princesse n'en fut pas +blessée. Ce soir-là on aurait pu tout lui dire, excepté qu'elle était +laide... + + +LA PRINCESSE, regardant sa belle-soeur. + +Elle est bien mise, après tout!... Ce blanc et or fait admirablement +sur ce velours bleu... + +Tout à coup la Princesse s'arrête... une pensée semble la saisir; +elle jette les yeux alternativement sur sa robe et sur celle de +madame Bonaparte. + + +LA PRINCESSE, soupirant profondément. + +Ah, mon Dieu! mon Dieu! + + +MADAME JUNOT. + +Qu'est-ce donc? + + +LA PRINCESSE. + +Comment n'ai-je pas songé à la couleur du meuble de salon!... Et +vous, vous, Laurette... vous, qui êtes mon amie, que j'aime comme ma +soeur (ce qui ne disait pas beaucoup), comment ne me prévenez-vous +pas? + + +MADAME JUNOT. + +Eh! de quoi donc, encore une fois! que le meuble du salon de +Saint-Cloud est bleu? Mais vous le saviez aussi bien que moi. + + +LA PRINCESSE. + +Sans doute; mais dans un pareil moment on est troublée, on ne sait +plus ce qu'on savait; et voilà ce qui m'arrive... J'ai mis une robe +verte pour venir m'asseoir dans un fauteuil bleu! + +Non, les années s'écouleront et amèneront l'oubli, que je ne perdrai +jamais de vue la physionomie de la Princesse en prononçant ces +paroles... Et puis l'accent, l'accent désolé, contrit... C'était +admirable! + + +LA PRINCESSE. + +Je suis sûre que je dois être hideuse! Ce vert et ce bleu... Comment +appelle-t-on ce ruban[27]? _Préjugé vaincu!..._ Je dois être bien +laide, n'est-ce pas? + +[Note 27: Dans les premiers moments de la Révolution, on fit un ruban +où des raies vertes et bleues se mélangeaient.] + + +MADAME JUNOT. + +Vous êtes charmante! Quelle idée allez-vous vous mettre en tête! + + +LA PRINCESSE. + +Non, non, je dois être horrible! le reflet de ces deux couleurs doit +me tuer. Voulez-vous revenir avec moi à Paris, Laurette? + + +MADAME JUNOT. + +Merci! j'ai ma voiture. Et vous, votre mari... + + +LA PRINCESSE. + +C'est-à-dire que je suis toute seule. + + +MADAME JUNOT. + +Comment? et votre lune de miel ne fait que commencer. + + +LA PRINCESSE, haussant les épaules. + +Quelles sottises me dites-vous là, chère amie! Une lune de miel avec +cet IMBÉCILE-LA!... Mais vous voulez rire probablement? + + +MADAME JUNOT. + +Point du tout, je le croyais; c'était une erreur seulement, mais +pas une sottise... Et puisque je ne dérangerai pas un tête-à-tête, +j'accepte, pour être avec vous d'abord, et puis pour juger si, en +effet tout espoir de lune de miel est perdu. + + * * * * * + +La Princesse se leva alors majestueusement, et fut droit à madame +Bonaparte pour prendre congé d'elle; les deux belles-soeurs +s'embrassèrent en souriant!... Judas n'avait jamais été si bien +représenté. + +Mais ce fut en regagnant sa voiture que la princesse fut vraiment un +type particulier à étudier... Elle ralentit sa marche lorsqu'elle +fut arrivée sur le premier palier du grand escalier, et traversa la +longue haie formée par tous les domestiques et même les valets de +pied du château avec une gravité royale toute comique; mais ce qu'on +ne peut rendre, c'est le balancement du corps, les mouvements de +la tête, le clignement des yeux, toute l'attitude de la personne. +Elle marchait seule en avant; son mari suivait, ayant la grotesque +tournure que nous lui avons connue, malgré sa jolie figure. Il avait +un habit de je ne sais quelle couleur et quelle forme, qu'il portait +à la Cour du Pape; et, comme l'épée n'était pas un meuble fort en +usage à la Cour papale, il s'embarrassait dans la sienne, et finit +par tomber sur le nez en montant en voiture. Le retour fut rempli par +de continuelles doléances de la Princesse sur son chagrin d'avoir mis +une robe verte dans un salon bleu. + +Le lendemain nous nous trouvâmes chez ma mère, qui voulait avoir +des détails sur la présentation, et avec qui _Paulette_ n'osait pas +encore faire la princesse. + +--«Ainsi donc, dit-elle à la Princesse, tu étais bien charmante!» + +Et elle la baisait au front avec ces caresses de mère qu'on ne donne +qu'à une fille chérie. + +--«Oh! maman Panoria[28], demandez à Laurette.» + +[Note 28: Nom d'amitié qu'elle donnait à ma mère. Ce nom de Panoria +qui, au fait, était celui de ma mère, en grec signifie la plus +belle.] + +Je certifiai de la vérité de la chose... Ma mère sourit avec autant +de joie que pour mon triomphe. + +--«Mais, dit ma mère, il faut maintenant faire la princesse +avec dignité et surtout convenance, Paulette; et quand je dis +_convenance_, j'entends politesse. Tu es enfant gâtée, nous savons +cela. Ainsi, par exemple, chère enfant, vous ne rendez pas de visite; +cela n'est pas bien. Je ne me plains pas, moi, puisque vous êtes tous +les jours chez moi, mais d'autres s'en plaignent.» + +La Princesse prit un air boudeur. Ma mère n'eut pas l'air de s'en +apercevoir, et continua son sermon jusqu'au moment où madame de +Bouillé et madame de Caseaux entrèrent dans le salon. On leur soumit +la question, et la réponse fut conforme aux conclusions de ma mère. + +--«Vous voilà une grande dame, lui dirent-elles, _par votre alliance +avec le prince Borghèse_. Il faut donc être ce qu'étaient les grandes +dames de la Cour de France. Ce qui les distinguait était surtout +une extrême politesse. Ainsi donc, rendre les visites qu'on vous +fait, reconduire avec des degrés d'égards pour le rang de celles qui +vous viennent voir; ne jamais passer la première lorsque vous vous +trouvez à la porte d'un salon avec une femme, votre égale ou votre +supérieure, ou plus âgée que vous; ne jamais monter dans votre +voiture avant la femme qui est avec vous, à moins que ce ne soit une +dame de compagnie; ne pas oublier de placer chacun selon son rang +dans votre salon et à votre table; offrir aux femmes qui sont auprès +du Prince, deux ou trois fois, des choses à votre portée pendant +le dîner; être prévenante avec dignité; enfin, voilà votre code de +politesse à suivre, si vous voulez vous placer dans le monde.» + +Au moment où ces dames parlèrent de ne pas monter la première dans la +voiture, je souris; ma mère, qui vit ce sourire, dit à Paulette: + +--«Est-ce que, lorsque tu conduis Laurette dans ta voiture, tu montes +avant elle?» + +La Princesse rougit. + +--«Est-ce que hier, poursuivit ma mère plus vivement, cela serait +surtout arrivé?» + +La Princesse me regarda d'un air suppliant; elle craignait beaucoup +ma mère, tout en l'aimant. + +--«Non, non, m'empressai-je de dire; la princesse m'a fait la +politesse de m'offrir de monter avant elle. + +--C'est que, voyez-vous, dit ma mère, ce serait beaucoup plus sérieux +hier qu'un autre jour. Ma fille et vous, Paulette, vous avez été, +comme vous l'êtes encore, presque égales dans mon coeur, comme vous +l'êtes dans le coeur de l'excellente madame Lætitia. Vous êtes donc +soeurs, pour ainsi dire, et soeurs par affection. Je ne puis donc +supporter la pensée qu'un jour Paulette oubliera cette affection, +parce qu'on l'appelle Princesse et qu'elle a de beaux diamants et +tout le luxe d'une nouvelle existence. Mais cela n'a pas été... tout +est donc au mieux. + +--Mais, reprit doucement Paulette en se penchant sur ma mère et +s'appuyant sur son épaule, je suis soeur du premier Consul!... je +suis... + +--Quoi! qu'est-ce que soeur du premier Consul?... Qu'est-ce que la +soeur de Barras était pour nous? + +--Mais ce n'est pas la même chose, maman Panoria! + +--Absolument de même pour ce qui concerne l'étiquette. Ton frère a +une dignité temporaire; elle lui est personnelle; et même, pour le +dire en passant, elle ne devrait pas lui donner le droit de prendre +la licence de ne rendre aucune visite. Il est venu au bal que j'ai +donné pour le mariage de ma fille, et _il ne s'est pas fait écrire +chez moi_.» + +J'ai mis avec détail cette conversation pour faire juger de l'état où +était la société en France, à cette époque: d'un côté, elle montrait +et observait toujours cette extrême politesse, cette observance +exacte des moindres devoirs; de l'autre, un oubli entier de ces mêmes +détails dont se forme l'existence du monde, et la volonté de les +connaître et de les mettre en pratique. On voit que ma mère, malgré +toutes les secousses révolutionnaires par lesquelles la société +avait été ébranlée, s'étonne que le général Bonaparte, même après +les victoires d'Italie, d'Égypte et de Marengo, sa haute position +politique, ne se _fût pas fait écrire chez elle_, après y avoir passé +la soirée. + +--«Mais il est bien grand, lui disait Albert, pour la calmer +là-dessus. + +--Eh bien! qu'importe? Le maréchal de Saxe était bien grand aussi... +et il faisait des visites[29].» + +[Note 29: Ma mère avait connu l'Empereur tellement enfant, que, pour +elle, la gloire du vainqueur de l'Italie et la haute position du +premier magistrat de la république n'étaient pas aussi éblouissantes +que pour les autres. Je me suis souvent demandé, connaissant sa +manière de voir et son opinion très-tranchée pour un autre ordre de +choses, comment elle aurait pris l'Empire.] + +La société de Paris, au moment de la transition de l'état +révolutionnaire, c'est-à-dire de la République à l'Empire, était +donc divisée, comme on le voit, et sans qu'aucune des diverses +parties prît le chemin de se rejoindre à l'autre. Ce qui contribuait +à maintenir cet état était le défaut de maisons où l'on reçût +habituellement. On le voyait, mais peu, dans la Cour consulaire; +toutes les femmes étaient jeunes, et beaucoup hors d'état d'être +maîtresses de maison autrement que pour en diriger le matériel. On +allait à Tivoli voir le feu d'artifice et se promener dans ses jolis +jardins; on allait beaucoup au spectacle; on se donnait de grands +dîners, pour copier la Cour consulaire, où les invitations allaient +par trois cents les quintidis; on allait au pavillon d'Hanovre, à +Frascati, prendre des glaces en sortant de l'Opéra, tout cela avec +un grand luxe de toilette et sans que l'on y prît garde encore; on +allait à des concerts où chantait Garat, qui alors _faisait fureur_, +et la vie habituelle se passait ainsi. Mais la société ne fut pas +longtemps dans cet état de suspension. 1804 vit arriver l'Empire; +et, du moment où il fut déclaré, un nouveau jour brilla sur toute la +France; tout y fut grand et beau; rien ne fut hors de sa place, et +l'ordonnance de chaque chose fut toujours ce qu'elle devait être. + + + + +DEUXIÈME PARTIE. + +L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE. + + +C'était le 2 décembre 1809; l'anniversaire du couronnement et de +la bataille d'Austerlitz devait être célébré magnifiquement à +l'Hôtel-de-Ville. L'Empereur avait accepté le banquet d'usage, et +la liste soumise à sa sanction par le maréchal Duroc, à qui je la +remettais après l'avoir reçue de Frochot, avait été arrêtée; et tous +les ordres donnés pour la fête, qui fut, ce qu'elle avait toujours +été et ce qu'elle est encore à l'Hôtel-de-Ville, digne de la grande +cité qui l'offre à son souverain. + +Quelques jours avant, l'archi-chancelier, qui ne faisait guère de +visites, me fit l'honneur de me venir voir. J'étais alors fort +souffrante d'un mal de poitrine qui n'eut heureusement aucune suite, +mais qui alors me rendait fort malade. Je crachais beaucoup de sang, +et j'avais peur de ne pouvoir aller à l'Hôtel-de-Ville pour remplir +mon devoir. L'archi-chancelier était soucieux. Je lui parlai des +bruits de divorce... Le Prince me répondit d'abord avec ambiguïté, et +puis finit par me dire qu'il le croyait _sûr_. + +--«Ah, mon Dieu! m'écriai-je, et quelle époque fixez-vous à cette +catastrophe? car je regarde la chose comme un malheur, surtout si +l'Empereur épouse une princesse étrangère... + +--C'est ce que je lui ai dit. + +--Vous avez eu ce courage, monseigneur?... + +--Oui, certes; je regarde le bonheur de la France comme intéressé +dans cette grande question. + +--Et l'Impératrice, comment a-t-elle reçu cette nouvelle?... + +--Elle ne fait encore que la pressentir; mais il y a quelqu'un qui +prendra soin qu'elle soit instruite...» + +Je regardai l'archi-chancelier comme pour lui demander un nom; mais +avec sa circonspection ordinaire, et déjà presque fâché d'avoir +été si loin, il porta son regard ailleurs que sur les miens, et +changea d'entretien. Ce ne fut que longtemps après que j'acquis la +connaissance de ce qui avait motivé ses paroles en ce moment de crise +où chacun craignait pour soi la colère terrible de l'Empereur. + +Soit qu'il fût excité par les femmes de la famille impériale, qui +ne savaient pas ce qu'elles faisaient lorsqu'elles voulaient changer +de belle-soeur; soit qu'il voulût malgré l'Empereur pénétrer dans +son secret, se rendre nécessaire, et forcer sa confiance, il est +certain que Fouché avait pénétré jusqu'à l'Impératrice, et lui avait +apporté de ces consolations perfides, qui font plus de mal qu'elles +ne laissent de douceur après elles. Mais le genre d'émotion convenait +à Joséphine; elle était femme et créole! deux motifs pour aimer les +pleurs et les évanouissements. Malheureusement pour elle et son +bonheur, Napoléon était un homme, et un grand homme... deux natures +qui font repousser les larmes et les plaintes: Joséphine souffrait, +et Joséphine se plaignait; il est vrai que cette plainte était bien +douce, mais elle était quotidienne et même continuelle, et l'Empereur +commençait à ne pouvoir soutenir un aussi lourd fardeau. + +À chaque marque nouvelle d'indifférence, l'Impératrice pleurait +encore plus amèrement. Le lendemain, sa plainte était plus amère, et +Napoléon, chaque jour plus aigri, en vint à ne plus vouloir supporter +une scène qu'il ne cherchait pas, mais qu'on venait lui apporter. + +Un jour l'Impératrice, après avoir écouté les rapports de madame +de L..., de madame de Th..., de madame de L..., de madame Sa..., et +d'une foule de femmes en sous-ordre, avec lesquelles surtout elle +aimait malheureusement à s'entretenir de ses affaires, l'impératrice +reçut la visite de Fouché. Fouché, en apparence tout dévoué aux +femmes de la famille impériale, leur faisait des rapports plus ou +moins vrais, mais qu'il savait flatter leurs passions ou leurs +intérêts. Joséphine était une proie facile à mettre sous la serre du +vautour: aussi n'eut-il qu'à parler deux fois à l'Impératrice, et il +eut sur elle un pouvoir presque égal à celui de ses amis, lui qui +n'arrivait là qu'en ennemi. + +Il y venait envoyé par les belles-soeurs surtout, qui, poussées +par un mauvais génie, voulaient remplacer celle qui, après tout, +était bonne pour elles, leur donnait journellement à toutes ce qui +pouvait leur plaire, et tâchait de conjurer une haine dont les +marques étaient plus visibles chaque jour. Fouché, qui joignait à +son esprit naturel et acquis dans les affaires une finesse exquise +pour reconnaître ce qui pouvait lui servir, en avait découvert une +mine abondante dans les intrigues du divorce. Être un des personnages +actifs de ce grand drame lui parut une des parties les plus +importantes de sa vie politique. Faible et facile à circonvenir, il +comprit que Joséphine était celle qui lui serait le plus favorable: +aussi dirigea-t-il ses batteries sur elle. + +Il commença par lui demander si elle connaissait les bruits de +Paris... Joséphine, déjà fort alarmée par le changement marqué des +manières de l'Empereur avec elle, frémit à cette question et ne +répondit qu'en tremblant qu'elle se doutait bien d'un malheur, mais +qu'elle n'était sûre de rien. + +Fouché lui dit alors que tous les salons de Paris, comme les cafés +des faubourgs, ne retentissaient que d'une nouvelle: c'était que +l'Empereur voulait se séparer d'elle. + +--«Je vous afflige, madame, lui dit Fouché; mais je ne puis vous +céler la vérité; Votre Majesté me l'a demandée: la voilà sans +déguisement et telle qu'elle me parvient.» + +Joséphine pleura.--«Que dois-je faire? dit-elle. + +--Ah! dit l'hypocrite, il y aurait un rôle admirable dans ce drame, +si madame avait le courage de le prendre: son attitude serait bien +grande et bien belle aux yeux de toute l'Europe, dont en ce moment +elle est le point de mire. + +--Conseillez-moi, dit Joséphine avec anxiété... + +--Mais il est difficile... Il faut beaucoup de courage. + +--Ah! croyez que j'en ai eu beaucoup depuis deux ans!... Il m'en a +fallu davantage pour supporter le changement de l'Empereur que je +n'en aurai peut-être besoin pour sa perte. + +--Eh bien! madame, il faut le prévenir, il faut écrire au Sénat... +Il faut vous-même demander la dissolution de ces mêmes liens que +l'Empereur va briser à regret sans doute; mais la politique le lui +ordonne... Soyez grande en allant au-devant[30]; le beau côté de +l'action vous demeure, parce que le monde voit toujours ainsi le +dévouement.» + +[Note 30: Ces détails sont positifs.] + +Étourdie par une aussi étrange proposition, Joséphine fut d'abord +tellement étonnée qu'elle ne put répondre au duc d'Otrante; sa nature +était trop faible; elle n'avait pas une élévation suffisante dans +l'âme pour comprendre une obligation d'elle-même dans ce sacrifice. +Aussi fondit-elle en larmes et ne répondit que par des gémissements +étouffés à la proposition de Fouché. + +Celui-ci, désespéré de cette tempête qu'aucune parole raisonnable +ne pouvait apaiser, essaya enfin de la calmer en lui parlant de son +empire sur l'Empereur, de son ancien amour pour elle, amour et empire +à lui bien connus, mais autrefois; et en faisant cette observation +à l'Impératrice le personnage était bien aise de savoir à quoi s'en +tenir sur l'état présent des choses... Mais Joséphine pleurait et ne +répondait rien. C'était un enfant gâté pleurant sur un jouet brisé, +plutôt qu'une souveraine devant un sceptre et une couronne perdus. +Cependant Fouché n'abandonnait pas facilement la partie commencée, et +il revint de nouveau en parlant à Joséphine de l'amour de l'Empereur +pour elle. + +--«Il ne m'aime plus, dit la pauvre affligée... Il ne m'aime plus!... +Maintenant quand il est à l'armée, il ne m'écrit plus des lettres +brûlantes de passion comme les lettres d'Italie et d'Austerlitz. Ah! +monsieur le duc, les temps sont bien changés!... Tenez: vous allez en +juger.» + +Elle se leva, fut à un meuble en bois des Indes précieusement monté +et formant un secrétaire tout à la fois et un lieu sûr pour y placer +des objets précieux. Elle y prit plusieurs lettres qui ne contenaient +que quelques lignes à peine lisibles. Le duc d'Otrante s'en empara +aussitôt et y jetant les yeux avant que l'Impératrice les lui eût +traduites en lui expliquant les signes hiéroglyfiques plutôt que +les lettres qui voulaient passer pour de l'écriture, il vit qu'en +effet l'Empereur était bien changé pour l'Impératrice. Ces lettres +ne contenaient qu'une même phrase insignifiante par elle-même; il +y en avait de Bayonne, d'Espagne, d'Allemagne lors de la campagne +de Wagram... Ces dernières lettres étaient toutes récentes... J'ai +vu, depuis, ces preuves du changement de l'Empereur, et elles me +frappèrent avec une vive peine comme tout ce qui détruit. Je ne crois +pas que Fouché en ait été affecté comme moi; mais il l'était d'une +autre manière: il regardait ces lettres et relisait la même phrase +plusieurs fois. Cet examen lui présentait, je crois, l'Empereur +sous un nouveau jour dont, je pense, il n'avait été jamais éclairé: +c'était l'Empereur se contraignant à faire une chose qui visiblement +lui déplaisait, et on n'en pouvait douter en lisant ces lettres... + + +«À L'IMPÉRATRICE, À BORDEAUX. + + »Marac, le 21 avril 1808. + +»Je reçois ta lettre du 19 avril. J'ai eu hier le prince des Asturies +et sa Cour à dîner. _Cela m'a donné bien des embarras_[31]. J'attends +Charles IV et la reine. + +»Ma santé est bonne. Je suis bien établi actuellement à la campagne. + +»Adieu, mon amie, je reçois toujours avec plaisir de tes nouvelles. + + »NAPOLÉON.» + +[Note 31: Que pouvait-il entendre par ces paroles? De quel embarras +parle-t-il; il ne communiquait jamais un plan ni même un projet +politique à Joséphine, dont il connaissait la discrétion.] + + +«À L'IMPÉRATRICE, À PARIS[32]. + + »Burgos, le 14 novembre 1808. + +»Les affaires marchent ici avec une grande activité. Le temps est +fort beau. Nous avons des succès. Ma santé est fort bonne. + + »NAPOLÉON.» + +[Note 32: Ces lettres sont copiées sur celles _originales_, fournies +par la reine Hortense, à qui elles sont revenues après la mort de +l'Impératrice.] + + +«À L'IMPÉRATRICE, À STRASBOURG. + + »Saint-Polten, le 9 mai 1809. + +»Mon amie, je t'écris de Saint-Polten[33]. Demain je serai devant +Vienne: ce sera juste un mois après le même jour où les Autrichiens +ont passé l'Inn et violé la paix. + +»Ma santé est bonne, le temps est superbe et les soldats sont gais: +il y a ici du vin. + +»Porte-toi bien. + +»Tout à toi: + + »NAPOLÉON.» + +[Note 33: La poste avant Vienne.] + + +En parcourant ces lettres, dont la suite était semblable à ce que je +viens de citer, le duc d'Otrante sourit en son âme; car sa besogne +lui paraissait maintenant bien faite. Il lui était démontré que +l'Empereur voulait le divorce, et que tous les obstacles que lui-même +paraissait y apporter n'étaient qu'une feinte à laquelle il serait +adroit de ne pas ajouter foi par sa conduite, si on paraissait le +faire en apparence. Joséphine suivait son regard à mesure qu'il +parcourait ces lettres sur lesquelles elle avait elle-même souvent +pleuré. Fouché les lui rendit en silence. + +--«Eh bien? lui dit-elle... + +--Eh bien! madame, ce que je viens de voir me donne la conviction +entière de ce dont j'étais déjà presque sûr.» + +Joséphine sanglota avec un déchirement de coeur qui aurait attendri +un autre homme que Fouché. + +--«Vous ne voulez pas en croire mon attachement pour vous, madame; +et pourtant Dieu sait qu'il est réel. Eh bien! voulez-vous prendre +conseil d'une personne qui vous est non-seulement attachée, mais qui +peut être pour vous un excellent guide dans cette très-importante +situation? Je l'ai vue dans le salon de service: c'est madame de +Rémusat. + +--Oui! oui!... s'écria Joséphine.» + +Et madame de Rémusat fut appelée. + +C'était une femme d'un esprit et d'une âme supérieurs que madame de +Rémusat. Lorsque Joséphine ne se conduisait que d'après ses conseils, +tout allait bien; mais quand elle en demandait à la première personne +venue de son service, les choses devenaient tout autres. Madame de +Rémusat joignait ensuite à son esprit et à sa grande connaissance du +monde un attachement réel pour l'Impératrice. + +En écoutant le duc d'Otrante elle pâlit, car, tout habile qu'elle +était, elle-même fut prise par la finesse de l'homme de tous les +temps. Elle ne put croire qu'une telle démarche fût possible de la +part d'un ministre de l'Empereur, si l'Empereur lui-même ne l'y avait +autorisé. Cette réflexion s'offrit à elle d'abord, et lui donna de +vives craintes pour l'Impératrice. Fouché la comprit; et cet effet, +qu'il ne s'était pas proposé, lui parut devoir être exploité à +l'avantage de ce qu'il tramait. + +--«Ce que vous demandez à sa majesté est grave, monsieur le duc... +Je ne puis ni lui conseiller une démarche aussi importante, ni l'en +détourner, car je vois...» + +Elle n'osa pas achever sa phrase, car _ce qu'elle voyait_ était assez +imposant pour arrêter sa parole. + +--«J'ai fait mon devoir de fidèle serviteur de sa majesté, dit le duc +d'Otrante. Je la supplie de réfléchir à ce que j'ai eu l'honneur de +lui dire: c'est à l'avantage de sa vie à venir.» + +Et il prit congé de l'Impératrice, en la laissant au désespoir. +Madame de Rémusat resta longtemps auprès d'elle, tentant vainement de +la consoler; car elle-même était convaincue que l'Empereur lui-même +dirigeait toute cette affaire. Dès que Joséphine fut plus calme, elle +lui demanda la permission de la quitter, pour aller, lui dit-elle, +travailler dans son intérêt. + +C'était chez le duc d'Otrante qu'elle voulait se rendre. + +«Cet homme est bien fin, ou plutôt bien rusé, se dit-elle; mais une +femme ayant de bonnes intentions le sera pour le moins autant que +lui...» + +Mais elle acquit la preuve qu'avec un homme comme Fouché il n'y +avait aucune prévision possible.... Et elle sortit de chez lui aussi +embarrassée qu'en y arrivant. + +Cependant la position était critique; il devenait d'une grande +importance de suivre les conseils de Fouché, si ces _conseils_ +étaient des ordres de l'Empereur. Madame de Rémusat le croyait +fermement, et toutefois n'osait le dire à Joséphine. Celle-ci le +sentait instinctivement, mais n'osait s'élever entre la dame du +palais, alors son amie, et elle-même, dans ces moments de confiance +expansive, qui étaient moins fréquents cependant depuis cette +visite du duc d'Otrante. Car il semblait à ces deux femmes que de +parler d'une aussi immense catastrophe, c'était admettre sa réalité +immédiate. + +--«Mon Dieu! disait Joséphine, que faire? donnez-moi du courage!» + +Et elle pleurait. + +--«Madame, lui disait madame de Rémusat, que votre majesté se +rappelle que le duc d'Otrante lui a répété souvent que l'Empereur +n'aimait pas les scènes ni les pleurs!» + +Alors Joséphine n'osait plus provoquer une explication entre elle et +l'Empereur. Un mur de glace, qui devait devenir d'airain, commençait +déjà à s'élever entre eux. Fouché a été peut-être la cause la plus +immédiate du divorce de Napoléon, en amenant entre les deux époux ce +qui n'avait jamais existé: une froideur et un manque de confiance +dont mutuellement chacun se trouva blessé. L'Empereur avait beaucoup +aimé Joséphine. L'amour n'existait plus; mais après l'amour, quel +est le coeur qui ne renferme pas un sentiment profond d'amitié pour +la femme qui nous fut chère?... Et Napoléon était fortement dominé +par le sentiment qui l'avait autrefois attaché à sa femme... Qui +sait ce qui pouvait résulter d'une explication où elle lui aurait +plutôt proposé l'adoption d'un de ses enfants naturels, tous deux des +garçons, et son propre sang, enfin[34]! + +[Note 34: Le comte Valesky,--le comte Léon.] + +Mais il ne fut rien de tout cela... L'Impératrice garda le silence. +Madame de Rémusat ne laissa rien transpirer de tout ce qui se +préparait, et la chose marchait vers sa fin sans aucune opposition. + +Fouché revit souvent l'Impératrice et madame de Rémusat. Il fallait +suivre une marche pour laquelle des conseils étaient nécessaires. +Madame de Rémusat, convaincue que tout se faisait par ordre de +l'Empereur, suivait les avis de Fouché; et la pauvre Joséphine, au +désespoir, ne savait comment il se pouvait que Napoléon fût devenu +tout à coup si peu confiant pour elle... + +Le duc d'Otrante avait conseillé, comme le moyen le plus digne, +d'écrire une lettre au Sénat, dans laquelle l'Impératrice +reconnaissant que l'Empereur se devait avant tout à la nation qu'il +gouvernait, et devant assurer sa tranquillité à venir par une +succession qui devait lui donner l'assurance de n'être pas troublée +dans les temps futurs, déclarerait qu'il fallait que pour cet effet +l'Empereur eût des fils à présenter à la France, et que, n'étant pas +assez heureuse pour pouvoir lui en donner, elle descendait d'un trône +qu'elle ne pouvait occuper, pour laisser la place à une plus heureuse. + +Tel était le texte de la lettre que l'Impératrice devait écrire au +Sénat avant de partir pour la Malmaison. Elle ne devait pas dire un +mot qui pût faire présumer son dessein, et laisser une lettre d'adieu +à l'Empereur. + +Le matin même du jour où le brouillon de cette lettre, ou plutôt du +message au Sénat, eut été donné par Fouché à Joséphine, madame de +Rémusat fut témoin d'une scène si cruelle; elle vit un tel désespoir +dans cette femme résignée à se donner elle-même le coup de couteau +qui l'égorgerait, que des réflexions très-sérieuses vinrent se +mêler à son chagrin... Pour la première fois il lui parut étrange +que l'Empereur, qui lui témoignait constamment de l'estime et de +l'intérêt, ne lui eût jamais parlé de toute cette affaire, où il +savait qu'elle prenait une grande part, s'il savait quelque chose. + +Une fois que le doute apparaît dans une affaire quelle qu'elle +soit, il devient presque aussitôt une certitude, si jamais il ne +s'est offert à vous. Madame de Rémusat devint inquiète sans oser le +témoigner à Joséphine, mais se promettant bien qu'elle ne ferait +rien sans un plus ample informé. Elle s'attendait à une démarche de +l'Empereur dans cette même journée, puisque c'était le lendemain +matin, à neuf heures, que le message de l'Impératrice devait être +porté au Sénat par M. d'Harville ou M. de Beaumont; mais la journée +s'écoula, et pas un mot, pas une action même la plus indifférente, ne +parut indiquer que l'Empereur sût la moindre chose du grand acte de +dévouement de l'Impératrice... Ce silence éclaira madame de Rémusat, +et lui fit voir que Joséphine était la victime de quelque machination +infernale... La soirée se passa comme le jour entier; et lorsque +Joséphine rentra dans son appartement intérieur, elle avait reçu de +l'Empereur le même bonsoir que chaque jour. + +--«Ah! dit-elle à madame de Rémusat, je ne pourrai jamais écrire +cette lettre!...» + +Et elle lui montrait le brouillon de sa lettre au Sénat!... + +--«Madame veut-elle me permettre de lui demander une faveur? +Veut-elle me promettre de ne point envoyer, de ne pas écrire même +cette lettre, avant que je me sois rendue près d'elle?» + +Joséphine le lui promit avec d'autant plus de plaisir que, pour elle, +c'était un répit de quelques heures; et madame de Rémusat prit congé +d'elle en l'engageant à se calmer. + +«Non, se dit-elle en traversant les salons de l'appartement de +Joséphine, non, cela est impossible!... L'Empereur ne peut être assez +dur pour ne donner aucun réconfort à cette infortunée, au moment où +il lui enlève une couronne et son amour. Non, cela ne se peut!... +l'Empereur ne sait rien.» + +Et sans aller joindre sa voiture, elle monta l'escalier du pavillon +de Flore, et s'en fut au salon de service. C'était, je crois, +Lemarrois qui était de service. Je laisse à penser quel fut son +étonnement en voyant madame de Rémusat au milieu de leur bivouac. + +--«Ce n'est pas pour vous que je viens, leur dit-elle... Il faut que +je voie l'Empereur. Allez lui demander cinq minutes d'audience. + +--Mais il est couché. + +--C'est égal. IL FAUT que je le voie, il le faut absolument.» + +Lemarrois fut frapper à la porte de l'Empereur, et lui dit le message +de madame de Rémusat. + +--«Madame de Rémusat! à cette heure! Que peut-elle vouloir?... Mais +j'ai envie de dormir; dites-lui, Lemarrois, de revenir demain matin, +à sept heures, ou à huit au plus tard.» + +Lemarrois rapporta cette réponse à madame de Rémusat, qui dit à +son tour: «Je ne puis m'en aller. C'est la gloire, le salut de +l'Empereur... Allez lui dire, mon cher général, que ce n'est pas pour +moi que je le veux voir... que c'est pour lui-même.» + +Le général Lemarrois revint avec l'ordre d'introduire madame de +Rémusat. Elle trouva Napoléon coiffé d'un madras tourné autour +de la tête et couché dans un petit lit qu'il affectionnait +particulièrement... Il fit signe à madame de Rémusat de s'asseoir +sur une chaise qui était auprès de lui... Elle était émue, et ce +fut avec un violent battement de coeur qu'elle raconta brièvement à +l'Empereur ce qui devait se passer le lendemain... À mesure qu'elle +parlait, l'Empereur prenait, quoique couché, une de ces attitudes qui +n'étaient qu'à lui et en lui, comme il avait un sourire unique, un +regard unique. + +--«Mais quel peut être son but? s'écria-t-il enfin... + +--Évidemment il en a un, Sire: celui de vous plaire peut-être en +allant au-devant de votre volonté... Car il ne peut avoir que +celui-là... + +--Mais, interrompit Napoléon, si vous avez pu m'accuser un moment, +vous ne le croyez plus maintenant, madame, j'espère, dit-il d'une +voix plus sévère!... je n'aime pas les détours... et je suis l'homme +de la vérité, parce que je suis fort avant tout.» + +Madame Rémusat expliqua à l'Empereur comment elle était venue à lui. + +--«C'est parce que j'ai vu que Votre Majesté l'ignorait, lui +dit-elle... + +--Cette pauvre Joséphine! dit Napoléon, comme elle a dû souffrir!... + +--Ah, Sire!... vous ne pourrez jamais avoir la mesure des peines qui +ont torturé son âme pendant ces jours qui viennent de s'écouler... +et peut-être votre majesté appréciera-t-elle le silence que +l'Impératrice a gardé.» + +Pour qui connaissait Joséphine comme l'Empereur, c'était un +compliment cherché par celle qui était son guide et son conseil. +Aussi Napoléon, qui ne voulait pas mettre encore ses projets au jour, +eut-il soin de reporter à madame de Rémusat l'obligation presque +entière du silence de l'Impératrice... + +--«Et comment l'avez-vous laissée? lui demanda-t-il. + +--Au désespoir et prête à se mettre au lit; j'ai recommandé à ses +femmes de ne la point quitter dans la crainte d'un accident, mais +elle s'est obstinée à vouloir demeurer seule... Elle va passer une +triste et cruelle nuit. + +--Allez vous reposer, madame de Rémusat: vous devez en avoir +besoin... Bonsoir, demain nous nous reverrons; croyez que je +n'oublierai jamais le service que vous m'avez rendu ce soir.» + +Et la congédiant d'une main, il tira de l'autre sa sonnette avec +violence... + +«Ma robe de chambre, dit-il d'une voix brève à Constant qui était +accouru...» + +Il se donna à peine le temps de l'attacher: il prit un bougeoir +et commença à descendre les marches d'un très-petit escalier qui +conduisait aux appartements inférieurs et qui donnait dans son +cabinet. Ce cabinet avait été jadis l'oratoire de Marie de Médicis. + +À mesure que Napoléon descendait cet escalier, il éprouvait une +émotion dont il était en général peu susceptible; mais la conduite +de Joséphine l'avait touché profondément. Cette résignation dans +une femme couronnée par lui, et qui devait s'attendre à mourir sur +le trône où lui-même l'avait placée, lui parut digne d'une haute +récompense... Un moment, une pensée lui traversa l'esprit, mais elle +eut la durée d'un éclair... et avant que sa main eût touché le bouton +de la porte, il n'apportait plus que des consolations. + +Comme il approchait de la chambre à coucher, il entendit des plaintes +et des sanglots; c'était la voix de Joséphine. Cette voix avait +un charme particulier, et l'Empereur en avait souvent éprouvé les +effets. Cette voix lui causait une telle impression, qu'un jour, +étant premier Consul, après la parade passée dans la cour des +Tuileries, en entendant les acclamations non-seulement du peuple dont +la foule immense remplissait la cour et la place, mais de toute la +garde, il dit à Bourrienne: + +«Ah! qu'on est heureux d'être aimé ainsi d'un grand peuple! ces cris +me sont presque aussi doux que la voix de Joséphine.» + +Comme il l'aimait alors! + +Mais dans ce temps-là cette voix harmonieuse n'avait à moduler que +des paroles heureuses, et maintenant elle s'éteignait dans la +plainte et la douleur... Son charme eût été bien plus puissant si +elle n'avait pas rappelé qu'elle prouvait un tort; quel est l'homme, +quelque grand qu'il soit, qui veuille qu'on lui prouve QU'IL A +TORT?... + +Napoléon souffrit cependant d'une vive angoisse au coeur en entendant +cette plainte douloureuse; il ouvrit doucement la porte et se trouva +dans la chambre de Joséphine qui sanglotait dans son lit, ne se +doutant pas de la venue de celui qui s'approchait d'elle. + +--«Pourquoi pleures-tu, Joséphine?» lui dit-il en prenant sa main. + +Elle poussa un cri. + +--«Pourquoi cette surprise? ne m'attendais-tu pas? ne devais-je pas +venir aussitôt que j'ai su que tu souffrais? Tu sais que je t'aime, +mon amie, et qu'une douleur n'est jamais infligée volontairement par +moi à ton âme.» + +Joséphine, à la voix de Napoléon, s'était levée sur son séant, et +croyait à peine ce qu'elle entendait et voyait à la lueur incertaine +de la lampe d'albâtre qui était près de son lit... L'Empereur la +tenait dans ses bras encore toute tremblante de sa surprise et de son +émotion en écoutant ces paroles d'amour qui, depuis si longtemps, +n'avaient frappé son oreille... Accablée sous le poids de tant de +vives impressions, elle retomba sur l'épaule de Napoléon et pleura de +nouveau avec sanglots, oubliant sans doute que l'Empereur n'aimait +pas ces sortes de scènes prolongées. + +--«Mais pourquoi pleures-tu toujours, ma Joséphine? lui dit-il +cependant avec douceur. Je viens à toi pour t'apporter une +consolation, et tu continues à te désespérer comme si je te donnais +une nouvelle douleur. Pourquoi donc ne pas m'entendre? + +--Ah! c'est que j'ai au coeur un sentiment qui m'avertit que le +bonheur ne me revient que passagèrement... et que... tôt ou tard!... + +--Écoute! dit Napoléon en la rapprochant de lui et la serrant contre +son coeur, écoute-moi, Joséphine! tu m'es infiniment chère; mais +la France est ma femme, ma maîtresse chérie aussi... Je dois donc +écouter sa voix lorsqu'elle me demande une garantie; et qu'elle +veut un fils de celui à qui elle s'est si loyalement donnée... Je +ne puis donc répondre d'aucun événement, ajouta-t-il en soupirant +profondément; mais, quoiqu'il arrive, Joséphine, tu me seras toujours +chère, et tu peux y compter! Ainsi donc plus de larmes, mon amie, +plus de ce désespoir concentré qui m'afflige et te tue. Sois la +compagne d'un homme sur lequel l'Europe a les yeux en ce moment; +sois la compagne de sa gloire, comme tu es celle de son coeur... et +surtout fie-toi à moi!» + +Cette explication, franchement donnée par l'Empereur, devait +suffire à Joséphine; peut-être la paix se serait-elle rétablie +entre eux: mais, pour elle, c'eût été trop de modération... Et huit +jours n'étaient pas écoulés que les mêmes bouderies et les mêmes +tracasseries avaient recommencé. + +Un jour j'étais de service auprès de Madame-Mère; on était en +automne[35]... J'attendais que Madame descendît de chez elle... Elle +occupait en ce moment les salons du rez-de-chaussée, parce qu'on +réparait quelque chose dans l'appartement du premier. J'étais assise +à côté de la fenêtre, et je lisais; tout à coup j'entends frapper un +coup très-fort au carreau de la porte vitrée donnant sur le jardin. +Je regarde, et je vois l'Empereur, enveloppé dans une redingote verte +fourrée, comme si l'on eût été au mois de décembre: il était entré +par la porte donnant sur la rue de l'Université... Duroc était avec +lui. + +[Note 35: Et même à la fin; il faisait déjà froid. J'arrivais des +Pyrénées, et l'Empereur revenait d'Allemagne après la campagne de +Wagram.] + +Je me levai aussitôt et fus ouvrir moi-même la porte. + +--«Comment, c'est vous qui me rendez ce service? dit l'Empereur. Où +sont donc vos chambellans,... vos écuyers?...» + +Je répondis que Madame avait permis à M. le comte de Beaumont de +s'absenter pour deux jours, et que M. de Brissac, étant malade, ne +devait venir qu'à deux heures. + +--«Alors M. de Laville doit prendre le service... Vous êtes exacte, +vous, madame _la Gouverneuse_[36]... C'est bien... Je ne le croyais +pas... On me disait que vous étiez toujours malade... Puis-je voir +Madame?» + +[Note 36: C'était ainsi qu'il m'appelait lorsqu'il y avait peu de +monde, et même les jours de fête, à l'Hôtel-de-Ville lorsqu'il était +de bonne humeur.] + +Je lui dis que j'allais l'avertir de l'arrivée de Sa Majesté. + +--«Non, non, restez ici avec Duroc, je m'annoncerai moi-même.» + +Et il monta chez sa mère, où il demeura plus d'une heure. Tandis +qu'ils causaient ensemble, Duroc et moi nous parlions aussi de cette +visite, on peut le dire, extraordinaire, car l'Empereur allait peu +chez sa mère et ses soeurs, si ce n'est pourtant la princesse Pauline. + +--«Il y a de l'orage dans l'air, me dit Duroc; la question du divorce +s'agite plus vivement que jamais. L'Impératrice, qui jamais au +reste n'a compris sa véritable position, n'a pas même cette seconde +vue qui vient aux mourants à leur dernière heure... Aucune lueur ne +lui montre le péril de la route où elle s'engage. Chaque jour elle +redouble d'importunités auprès de l'Empereur, comme si un coeur se +rattachait par conviction de paroles! C'est absurde! + +--Vous avez une vieille rancune, mon ami! lui dis-je en riant. + +--Ah! je vous jure que je ne suis pas coupable _de ce crime-là_ bien +positivement! Jamais l'Impératrice n'aura à me reprocher d'avoir aidé +à sa chute... mais... je ne l'empêcherai pas.» + +Ce mot m'étonna; Duroc était si bon, si parfait pour ceux qu'il +aimait, que j'ignorais, moi, jusqu'à quel point le ressentiment +pouvait acquérir de force dans son âme. Je le regardai, et, lui +serrant la main, je lui demandai où en étaient les affaires +positivement; car, me rappelant la cause de l'inimitié qui existait +entre Duroc et Joséphine, j'en savais assez pour le comprendre. + +--«Tout est à peu près terminé, me dit-il; la résolution de +l'Empereur a cependant fléchi ces jours derniers; mais la maladresse +de l'Impératrice a tout détruit... D'abord, des plaintes sans nombre +d'une foule de marchands, qui sont parvenues à l'Empereur, l'ont +fortement aigri... et puis, il y a eu hier une histoire qui est +vraiment étonnante, et dans laquelle je crois que Madame-Mère se +trouve mêlée... L'Empereur a voulu s'en éclaircir, et il est venu +lui-même chez Madame, au lieu de lui écrire...» Et voici ce que Duroc +me raconta: + +Une femme, une revendeuse à la toilette, espèce de personne assez +douteuse, avait été bannie du château, parce que, disait l'Empereur, +il ne convient pas à l'Impératrice d'acheter un bijou qui ait été +porté par une autre, ou même fait pour une autre. À cela on avait +répondu que cette femme ne venait que pour les femmes de chambre! + +«Que les femmes de chambre aillent hors du château faire leurs +affaires, avait dit l'Empereur; je ne veux pas que _des revendeuses à +la toilette_ mettent le pied _chez moi_...» + +Depuis cet ordre, exprimé et donné avec un accent qui ne permettait +aucune réplique, les femmes de cette sorte ne revenaient plus aux +Tuileries. L'Empereur s'en occupait beaucoup... Il demandait souvent +si on avait pris quelqu'une de _ces friponnes_, et alors, si elles +avaient été chassées comme elles le méritaient. + +La veille de ce même jour, l'Empereur avait été chasser à +Fontainebleau. Vers midi la chasse tourna mal, le temps devint +mauvais, et l'Empereur, ne voulant pas continuer, donna l'ordre de +préparer ses voitures, et revint à Paris. Mais, par un soin qu'une +pensée intérieure éveilla sûrement, et qui probablement avait rapport +à l'Impératrice, il descendit de voiture à l'entrée de la cour, +défendit qu'on battît aux champs, et entra dans le château sans qu'on +eût avis de son arrivée. Comme le jour commençait à tomber, on ne le +vit pas entrer, et il pénétra chez l'Impératrice comme un Espagnol du +temps d'Isabelle, au moment où certes elle s'y attendait le moins. + +On connaît le goût ou plutôt la passion insensée de Joséphine pour +les tireuses de cartes et toutes les affaires de _nécromancie_. +Napoléon s'en était d'abord amusé, puis moqué; et enfin il avait +compris que rien n'était plus en opposition avec la majesté +souveraine que ces petitesses d'esprit et de jugement qui vous +asservissent à des êtres si bas et si vils, que vous rougissez de les +admettre dans votre salon, même pour n'y faire que leur métier. Mais +Joséphine, tout en promettant de ne plus faire venir mademoiselle +Lenormand, l'admettait toujours chez elle dans son intimité, la +comblait de présents et faisait également venir tous les hommes et +toutes les femmes qui savaient tenir une carte _de Taro_. Il y avait +alors à Paris un homme dans le genre de mademoiselle Lenormand. +Cet homme s'appelait Hermann; il était Allemand, et logeait dans +une maison presque en ruines au faubourg Saint-Martin, dans une rue +appelée la rue _des Marais_. Cet homme avait une étrange apparence. +Il était jeune, il était beau, et montrait un désintéressement +extraordinaire dans la profession qu'il paraissait exercer: Joséphine +parla un jour de cet homme devant l'Empereur, et vanta son talent, +qui lui avait été révélé par deux femmes qui en racontaient des +merveilles. L'Empereur ne dit rien; mais, deux jours après, il dit +à l'Impératrice: «Je vous défends de faire venir cet Hermann au +château. J'ai fait prendre des informations sur cet homme, et il y a +des soupçons contre lui.» + +Joséphine promit; mais la défense stimula son désir de voir M. +Hermann, et elle le fit venir précisément ce même jour où l'Empereur +était à Fontainebleau. Il était donc établi chez Joséphine au moment +où Napoléon y pénétra!... et quelle était la troisième personne?... +la revendeuse à la toilette!... + +La colère de l'Empereur fut terrible!... Il faillit tuer cet homme... +Et, allant comme la foudre à l'Impératrice, il lui dit en criant et +en levant la main sur elle: + +--Comment pouvez-vous ainsi violer mes ordres!... et comment vous +trouvez-vous avec de pareilles gens?...» + +L'Impératrice avait une crainte de l'Empereur qu'on ne peut +apprécier, à moins d'en avoir été témoin... Pétrifiée de sa venue, +tremblante des suites de cette scène, elle ne put que balbutier: +«C'est madame Lætitia qui me l'a adressée...» + +Et, de sa main, elle indiquait la femme qui s'était blottie dans +les rideaux de la fenêtre, et semblait moins grosse que le ballot +de châles qui n'était pas encore ouvert, tant la peur la faisait se +replier sur elle-même. + +--«Comment cet homme se trouve-t-il en ce lieu? poursuivit Napoléon +continuant son enquête, et sans s'arrêter à ce qu'avait dit Joséphine +sur Madame-Mère. + +--C'est madame qui l'a amené avec elle,» dit Joséphine en lançant +un coup d'oeil du côté de la femme qui, j'en suis sûre, faisait des +voeux pour sortir vivante du palais. Quant à l'homme, il se redressa +de toute la hauteur de sa taille, et dit avec un accent de fermeté, +qui frappa l'Empereur: + +--«En venant dans le palais impérial de France, je ne croyais pas y +courir le risque de ma vie ou de ma liberté. J'ai obéi à l'appel qui +m'a été adressé; j'ai voulu dévoiler l'avenir à celle qui croit à +la _science_, et je ne me reprocherai pas de lui avoir refusé mon +secours. Quant à vous, Sire, vous feriez mieux de consulter les +astres que de les braver.» + +En écoutant cet homme, dont la figure remarquablement belle ne +témoignait aucune frayeur en se trouvant ainsi dans l'antre du lion +et sous sa griffe terrible, Napoléon le regarda avec une sorte de +curiosité difficilement éveillée en lui. + +--«Qui donc es-tu? demanda-t-il à Hermann... et que fais-tu dans +Paris? + +--Ce que je fais, vous le savez déjà (et il montrait de la main +ses cartes de Taro encore sur la table); ce que je suis est plus +difficile à dire; moi-même, le sais-je? Qui se connaît?...» + +L'Empereur fronça fortement le sourcil, et marcha aussitôt vers +l'étranger. Celui-ci soutint l'examen que Napoléon dirigea sur +toute sa personne avec un sang-froid et une fermeté remarquables. +L'Empereur ne proféra pas une parole; mais il sortit de la chambre +aussitôt, et fit demander le maréchal Duroc. + +«Que cette femme soit mise à l'instant hors du palais,» lui dit-il +en rentrant avec lui dans la chambre de l'Impératrice qu'il trouva +immobile, à la même place où il l'avait laissée. + +Et Napoléon désignait la femme aux châles... + +--«Comment êtes-vous venu ici? demanda-t-il à Hermann. + +--Je suis venu avec madame, répondit l'Allemand.» + +L'Empereur fit un mouvement, puis il dit à Duroc d'exécuter ce qu'il +lui avait ordonné. + +--«Je fis sortir cette femme, poursuivit Duroc, qui me racontait ce +que je viens de dire, et j'emmenai le jeune Allemand avec moi. C'est +un homme fort remarquable. + +--Qu'est-il donc devenu? + +--Mais, me dit Duroc en souriant, que voulez-vous qu'on en ait fait?» + +Et son oeil avait une expression singulière en me regardant; il y +avait presque du reproche. + +--«Dès que vous vous en êtes chargé, mon cher maréchal, je le +maintiens aussi en sûreté, et même bien plus que dans ma propre +maison.» + +Duroc prit ma main, et je serrai la sienne, comme en expiation de la +pensée tacitement supposée qui avait fait élever entre nous comme +un fantôme, mais aussi qui s'était évanouie de même.... Singulière +époque!... + +Duroc acheva l'histoire en me disant qu'au lieu d'écrire à +Madame-Mère, qui aurait été forcée d'employer un secrétaire pour +lui répondre, l'Empereur avait préféré venir chercher lui-même ses +renseignements. Il était donc en ce moment occupé à questionner sa +mère sur la femme aux châles et le jeune et beau sorcier. + +Il y avait au moins une heure que l'Empereur était chez Madame, +lorsque nous le vîmes rentrer dans le salon où nous étions: il +paraissait agité et il était fort pâle... Il me dit bonjour en +traversant rapidement le salon, ouvrit lui-même la porte donnant +sur le jardin, et, faisant signe à Duroc de le suivre, il disparut +presque aussitôt par la porte de la rue de l'Université. + +Cette apparition à cette heure de la journée, et ce que j'en savais, +tout cela me troublait malgré moi. Je restais là immobile, sans +songer à refermer cette porte, quoiqu'un vent froid soufflât sur moi, +lorsque je sentis une petite main se poser sur mon épaule: c'était +Madame. + +Sa belle physionomie, toujours si calme, paraissait altérée comme +celle de son fils. Je l'aimais avec une grande tendresse, à laquelle +se joignait un profond respect. Je lui connaissais tant de vertus, +tant de hautes et sublimes qualités, en même temps que je savais +toute la fausseté des accusations qu'un public bavard et méchant +répétait sans savoir seulement ce qu'il disait, comme toujours. Je +fus donc affectée du changement que je remarquai sur sa physionomie, +et je pris la liberté de le lui dire. Elle était parfaitement bonne +pour moi; aussi me raconta-t-elle l'histoire de la veille, que je +ne savais que très-sommairement par Duroc. Madame me dit qu'on +croyait être certain que cet homme, cet Hermann, était un espion +très-actif et très-remarquable comme intelligence, envoyé en France +par l'Angleterre. Je ne pus retenir une exclamation... Un espion +de l'Angleterre dans le palais des Tuileries!... dans la chambre +de l'Impératrice!... Voilà ce que la discrétion de Duroc m'avait +caché... Cela ne me surprit pas. + +--«Vous concevez,» me dit Madame, «ce que j'ai dû éprouver lorsque +l'Empereur me questionna sur une vendeuse de châles, _que j'avais_, +MOI, recommandée à l'Impératrice, ainsi qu'un homme qui devait lui +parler des destinées de l'Empereur!...» + +Madame hésita un moment... puis elle ajouta: + +--«J'avais d'abord dit à l'Empereur que j'avais en effet adressé +cette femme et cet homme à l'Impératrice... Elle m'en avait suppliée; +et moi qui croyais qu'il ne s'agissait que de couvrir une nouvelle +folie, voulant cacher ce qui pouvait amener une querelle, je lui +avais promis de faire ce qu'elle souhaitait...» + +Et Madame, voyant l'expression curieuse de mon visage, probablement, +me dit que le matin, à sept heures, elle avait été réveillée par un +message _secret_ de l'Impératrice. C'était une lettre dans laquelle +elle suppliait sa belle-mère de dire à l'Empereur que la femme aux +châles avait été envoyée par elle à l'Impératrice. + +--«Je l'ai dit d'abord pour maintenir la paix,» poursuivit +Madame-Mère; «mais lorsque l'Empereur me dit que sa vie était +peut-être intéressée dans cette affaire, je ne vis plus que lui, et +je lui confessai que je n'étais pour rien dans ce qui s'était passé +hier aux Tuileries...» + +Madame était accablée par cette longue conversation avec l'Empereur. +Il paraît qu'il avait ouvert son coeur à sa mère avec l'abandon d'un +fils, et qu'il avait montré des plaies saignantes... Madame était +indignée. Je voulus excuser l'Impératrice, mais Madame m'imposa +silence... + +--«J'espère,» me dit-elle, «que l'Empereur aura le courage cette +fois de prendre un parti que non-seulement la France, mais l'Europe, +attend avec anxiété: son divorce est un acte nécessaire[37].» + +[Note 37: Tous ces détails ne pouvaient trouver place dans mes +mémoires, qui étaient déjà bien longs. Je ne mis que le fait du +divorce, sur lequel d'ailleurs, et par égard, j'avais alors les mains +liées.] + +Madame dit cette dernière parole avec une force et une conviction +qui me firent juger que l'Impératrice Joséphine était perdue. + +Ce que je viens de raconter se passait, comme je l'ai dit, le 5 ou le +6 de novembre 1809. + +Madame me recommanda le secret. Je lui jurai que jamais une parole +dite par elle ne serait révélée par moi, et j'ai tenu ma promesse. Je +ne jugeai pas à propos, même, de lui dire que j'avais su la première +partie de ce drame; car c'était plus qu'une histoire, _c'était de +l'histoire_!... + +Mais, quel que fût mon attachement pour l'Impératrice, sa conduite +me parut de nature à être blâmée. Eh quoi! cette famille qu'elle +accusait elle-même de son malheur, elle venait la solliciter +pour cacher des fautes qui devaient nécessairement être la plus +forte partie des accusations qu'on devait former contre elle pour +déterminer l'Empereur à s'en séparer! Il n'y avait là ni dignité, ni +rien même qui pût motiver l'intérêt qu'elle réclamait de nous. Je +le sentais avec peine; car Joséphine, quoique faible et se laissant +aisément dominer par tout ce qui l'approchait, avait néanmoins des +qualités attachantes. Elle était gracieuse comme une enfant gâtée... +C'était la _câlinerie_ créole tout entière, lorsqu'elle voulait +nous conquérir ou se placer dans une position qu'on lui refusait. +Aussi je souffrais de la pensée de son éloignement. Je savais ce +qu'elle était; j'ignorais ce qui nous serait donné. C'était une +nouvelle étude à faire, me disais-je. Hélas!... c'était presque un +pressentiment! + +Le soir du même jour je trouvai, en rentrant chez moi, un petit mot +de madame de Rémusat, dans lequel elle me priait _instamment_ de lui +dire le moment où je la pourrais voir... Il était alors onze heures +et demie. Je regardai la date du billet: il portait 6 heures du soir. +Je combinai tout ce que je savais avec ce qui s'était passé, et je +conclus que madame de Rémusat, amie encore plus que dame du palais de +Joséphine, avait calculé qu'en raison de l'attachement de Madame-Mère +pour moi, j'étais la personne la plus influente à employer là-dedans. +On avait appris la visite du matin à l'hôtel de _Madame_; et son +importance avait tout à coup grandi en quelques heures... mais on +ne savait pas que j'étais de service... Mon silence, alors, devait +paraître étrange... Mes chevaux étaient à peine dételés: je donnai +l'ordre de les remettre à la voiture, et je fus à l'instant chez +madame de Rémusat... On sortait de chez elle, et elle-même venait +de sonner sa femme de chambre, pour se mettre au lit, lorsqu'on +m'annonça. Elle me fit aussitôt entrer dans sa chambre à coucher, et +son premier mot fut un remerciement; car elle avait appris dans la +soirée par le sénateur Clément de Ris que j'étais de service auprès +de Madame. + +--«Cela n'en est que mieux pour nous, me dit-elle...» Et tout +aussitôt elle entra en matière. + +Je ne m'étais pas trompée: c'était _un message voilé_ de +l'Impératrice. Madame de Rémusat, très-dévouée à Joséphine, crut +peut-être que son amitié pourrait lui donner le pouvoir d'abuser +sur la vérité; mais pour cela, il eût fallu ne pas connaître +non-seulement la cour, mais l'intérieur de la famille impériale, +comme intérieur privé. + +--«Madame peut beaucoup sur l'Empereur,» me dit madame de Rémusat... +«Vous pouvez beaucoup sur elle... vous pouvez _tout_. J'ai quelque +crédit sur l'Impératrice, assez enfin pour être son garant pour +toutes les promesses qu'elle pourra faire. Le prince Eugène sera +là pour soutenir sa mère; la reine Hortense donnera à nos efforts +un appui certain, celui de ses enfants... L'archi-chancelier est +aussi contre le divorce: voyez à quelle belle association vous vous +unissez.» + +J'ai déjà dit combien j'aimais le visage de madame de Rémusat: ses +yeux, en ce moment, étaient admirables. Ils étincelaient du feu +du sentiment; car elle aimait l'impératrice Joséphine, madame de +Rémusat... et sa conduite envers elle fut toujours noble et dictée +par le coeur. + +--Mais elle ne pouvait arriver à aucun résultat avec ses nouvelles +combinaisons, qu'elle me montrait comme _certaines_. Je savais _trop +bien_ la véritable volonté des gens dont elle venait de me parler, +pour m'engager d'un pas dans la route qu'elle me montrait comme si +sûre. D'un autre côté, je ne pouvais parler; cependant je crus de mon +devoir de l'éclairer sur la véritable position de l'Impératrice... +Elle m'écouta en femme de coeur et d'esprit, recueillit avec soin ce +que je lui laissai voir, ne chercha nullement à me pénétrer sur le +reste, et en tout se montra à moi comme une femme qui était faite +pour être aimée et estimée. + +Elle me parla de la tentative de l'Impératrice auprès de sa +belle-mère, ainsi que de l'histoire de la veille. + +--«Si j'eusse été près d'elle, au lieu de cette sotte de madame de +***, me dit-elle, ni l'une ni l'autre n'aurait eu lieu, je vous le +jure! Mais _le salon_ de l'Impératrice, vous le savez, est composé +non-seulement de ses dames du palais, mais de beaucoup d'autres +femmes, qui lui donnent d'abord des conseils à leur profit, puis +ensuite d'autres conseils qui sont perfides pour elle... Voilà ce +que nous détruirions; et j'ai la parole de l'Impératrice qu'elle me +seconderait dans ce travail.» + +Nous demeurâmes ainsi jusqu'à deux heures du matin... Madame +de Rémusat espérant m'amener à une conviction qui était que, +l'Impératrice pouvait encore occuper le trône à côté de Napoléon; +et moi, trop instruite de ce _qui était_, pour me laisser aller à +une crédulité impossible. Enfin, nous nous séparâmes; mais avant de +quitter madame de Rémusat, je m'engageai de bon coeur à parler à +Madame, et d'essayer de changer sa manière de voir sur cette affaire +du divorce... + +Je le fis en effet; mais que pouvaient quelques vagues contre +un rocher profondément attaché à la terre?... et telle était +malheureusement la volonté de la famille de Napoléon relativement au +divorce. + +C'est au milieu de ces agitations que nous atteignîmes le 2 décembre +1809... Pendant le peu de jours qui s'écoulèrent entre ces deux +journées, je fus assidue à faire ma cour à l'Impératrice. Sa +tristesse était visible; et, loin de la cacher, elle la montrait +même, en l'augmentant; ce qui donnait une humeur très-marquée à +l'Empereur. Joséphine m'engagea deux fois à déjeuner pendant cette +époque, remarquable pour elle, qui précéda immédiatement son malheur. +Après déjeuner, il y avait toujours un cercle fort nombreux, et une +foule de femmes que Joséphine y admettait, en vérité on ne sait pas +pourquoi. C'est en vain que madame d'Arberg, madame de Rémusat, lui +répétaient, chaque matin, combien cela déplaisait à l'Empereur... +Elle promettait, et recommençait le lendemain... + +--Ah! me disait-elle dans l'une de ces conversations que nous eûmes +dans une sorte de tête-à-tête, si je promets une fois, _à présent_, +de faire tout ce que veut l'Empereur, je n'y manquerai pas... + +Elle tenait en ce moment sous son bras un petit loup blanc, de ces +chiens qu'on appelle _chiens de Vienne_. Je ne pus m'empêcher de lui +dire, en le lui montrant: Ah, madame!... Elle me comprit, car elle ne +me répondit pas. + +Ce fait de la vie de Joséphine ne doit pas être omis en parlant de +son salon, où ces malheureux chiens jouaient un très-ennuyeux rôle... +Elle avait auprès d'elle, en se mariant avec Napoléon, deux horribles +Carlins, les plus laids, les plus hargneux, les plus insociables que +j'aie connus... Ces chiens n'aimaient pas même leur maîtresse; ils +aboyaient bien incessamment après tout ce qui s'approchait d'elle, +mais pas à autre fin que de déchirer un bras, une main, une jambe, ou +tout au moins une robe. Les couleurs voyantes étaient en défaveur +auprès de _Carlin_ et de _Carline_; tels étaient les noms des deux +petits monstres... Le corps diplomatique avait toujours une provision +de gimblettes et de sucre d'orge dans ses poches... Le cardinal +Caprara, nonce du Pape, avait un reste de jambes qu'il voulait +sauver; en conséquence, il faisait des bassesses auprès de messieurs +les tyrans, qui, connaissant bientôt leur empire, faisaient d'abord +un chamaillis de désespérés dès qu'ils le voyaient... parce que pour +les faire taire il leur jetait du sucre d'orge, des friandises, comme +à des enfants, et n'en avait pas moins les jambes dévorées par les +féroces bêtes; ce qu'on ne voyait pas, grâce à ses bas rouges. Mais +il le sentait, lui... + +Quelquefois ces malheureux chiens causaient une rumeur inusitée dans +un palais de souverain. Un jour je fus témoin de ce fait. + +Chacun de nous ayant survécu à l'Empire se rappelle encore sûrement +madame la comtesse de La Place, femme du sénateur, du géomètre... et, +dès que son nom est présent à la mémoire, on se rappelle aussi, sans +doute, ses mille et une révérences, ses mines, ses _grâces_, et tout +ce qui enfin en faisait une personne un peu différente des autres. +C'était elle qui répondait, lorsqu'on lui demandait où était M. de La +Place: + +--_Il est avec sa compagne fidèle... la géométrie!_ + +Enfin, telle qu'elle était, elle n'en était pas moins dame +d'honneur de la grande-duchesse de Toscane, lorsque celle-ci était +_seulement_ princesse de Lucques. Madame de La Place partait donc +un jour et quittait Paris pour aller faire six mois de service en +Italie, et venait prendre les ordres de l'Impératrice pour celle +de ses belles-soeurs qui lui voulait le moins de mal parce qu'elle +avait plus d'esprit que les autres... Joséphine le savait; aussi +voulut-elle ajouter verbalement quelques mots à sa lettre, et +appela-t-elle madame de La Place auprès d'elle, en lui montrant +une place sur son canapé pour lui parler avec plus de facilité. +Madame de La Place y parvint de révérence en révérence, et s'assit +sur le bord du sopha. Cela fut bien pendant le premier moment du +discours de Joséphine; mais, voulant dire un mot plus bas et plus +près, la comtesse s'avança sur le bord du canapé et se pencha vers +l'impératrice. Il y avait ce jour-là plus de quarante personnes +dans le salon jaune... et, pour dire la vérité, presque tous les +yeux étaient fixés sur la personne favorisée... Tout à coup la +comtesse pousse un cri perçant, s'élance du canapé, et vient bondir +au milieu du salon, en tenant à deux mains une partie d'elle-même +qu'heureusement elle avait très-charnue, mais que le vieux carlin +avait mordue avec une telle rage que la robe et la jupe étaient en +lambeaux. La maudite bête, non contente d'avoir mordu une comtesse +aussi irrévérencieusement, s'était élancée après elle, et faisait des +cris et des hurlements inhumains. La pauvre femme souffrait et tenait +à deux mains la partie blessée, tout en répétant avec sa voix douce +et polie à l'Impératrice, qui lui disait: _mon Dieu! ils vous ont +fait bien du mal?_... + +--_Non, madame!... Non, du tout!... au contraire_, ce qu'on dit enfin +quand on se laisse tomber... vous savez... + +La chose n'était que risible ce jour-là, parce que entre la vilaine +bête et la patiente il y avait je ne sais combien de jupons; mais +quand le hargneux animal mordait quiconque passait à portée de ses +dents, la chose devenait plus ennuyeuse. Napoléon l'avait éprouvé... +Naturellement distrait par les hautes pensées qui l'occupaient, il +arriva que pendant longtemps il fut la principale victime de ces +horribles bêtes; mais tel était alors son affection pour Joséphine, +qu'il ne voulut pas lui demander un sacrifice qu'elle devait +naturellement lui offrir. Napoléon ne parla jamais de noyer Carlin +et Carline, et même il poussa la bonté jusqu'à faire venir pour +Joséphine un de ces petits loups, de ces chiens appelés vulgairement +_chiens de Vienne_, pour remplacer le défunt, car le monstre Carlin +s'endormit plein de jours comme une créature honnête et sortit de +ce monde ainsi que Carline. Joséphine avait là une belle occasion +pour faire preuve de générosité: elle ne connaissait pas le chien de +Vienne; il le fallait renvoyer: elle n'en eut pas le courage; et il y +eut de nouveau un autre pouvoir à flatter; car il est de fait qu'un +moyen de faire parvenir une pétition favorablement à l'Impératrice, +était d'en charger le chien lorsqu'on pouvait gagner un huissier +de la chambre, ou une dame d'annonce. Alors on plaçait la pétition +dans le collier du chien qui apportait le papier aux pieds de sa +maîtresse. J'ai vu trois exemples de ce que je dis là; et la chose +réussir!... + +Eh bien! jamais l'Impératrice Joséphine n'a eu assez de force sur +elle-même, pour éloigner d'elle un objet aussi peu dans sa vie qu'un +chien inconnu!... et quand elle se refusa à éloigner le chien de +Vienne, elle répondit à madame de Rémusat: + +--«Je prouve par là mon pouvoir sur l'Empereur à ceux qui en +doutent!... voyez s'il en a dit un mot!.. + +Que peut-on faire pour une personne qui connaît aussi peu sa +position, et ne comprend pas que la patience n'est jamais plus +grande que lorsque la chose devient indifférente? L'amour n'est +importun _que lorsqu'il aime_.» + +L'Allemagne tout entière arrivait à Paris pour cet hiver de +1809; nous avions l'ordre de recevoir, de donner des fêtes, de +grands dîners, des chasses, et tout ce qu'on pouvait faire pour +montrer aux étrangers ce qu'était la France... Plus on faisait de +projets pour que l'hiver fût splendidement magnifique et que notre +hospitalité laissât des souvenirs profonds dans la mémoire des rois +et des princes allemands, et plus l'Impératrice était triste. On +voyait qu'une parole avait jeté du trouble dans cette âme... Il y +avait quelquefois, le matin, chez elle, jusqu'à quarante femmes; +ordinairement elle causait... provoquait elle-même, alimentait +la conversation: maintenant elle était quelquefois morose et +continuellement mélancolique; elle me faisait une peine profonde, car +je l'aimais tout en reconnaissant qu'elle avait souvent tort. + +Le prince Eugène était à Paris; il n'avait pas amené la vice-reine, +qui, à ce qu'on disait, était charmante; il causait volontiers avec +moi lorsque nous nous trouvions ensemble: c'était surtout chez sa +soeur que nous parlions de ce qui l'occupait. Il aimait sa mère +avec une extrême tendresse et ne pouvait supporter cette idée du +divorce, et ce fut agité des plus tristes pensées qu'il arriva à +Paris, pour y remplir ses funestes fonctions en cette circonstance +d'archi-chancelier d'État... + +Voilà les événements qui avaient précédé ce jour du 2 décembre de +l'année 1809, dont j'ai parlé au commencement de ce _discours sur +l'Impératrice_ Joséphine, comme aurait dit Brantôme... + +La reine de Naples était attendue pour cette fête de +l'Hôtel-de-Ville; je fus, la veille, faire ma cour à la reine +Hortense; elle me parut frappée d'un pressentiment terrible; je +n'osai pas la rassurer, car j'étais moi-même inquiète et ne savais +comment lui montrer un avenir moins sombre que celui qu'elle +redoutait... + +Dans les trois jours qui avaient précédé cette fête, j'avais remis la +liste des dames qui devaient venir recevoir l'Impératrice avec moi +à la porte de l'Hôtel-de-Ville. Cette liste avait été lue dans le +salon de Joséphine, et je me rappelle que plusieurs remarques assez +critiques furent faites en entendant nommer quelques noms; deux dames +attachées à l'impératrice, surtout, firent sur madame Thibon, femme +du sous-gouverneur de la Banque, des réflexions que l'Impératrice +aurait dû réprimer. Hélas! savait-elle ce qui lui arriverait quelques +jours plus tard en face de cette même femme dont la tournure pouvait +prêter à rire, ce que d'ailleurs je ne trouvais pas, mais qui était +sûre au moins de son état et de sa position. + +Le 2 décembre, je m'habillai de bonne heure pour me trouver à +l'Hôtel-de-Ville, avant celle fixée pour la venue de l'Impératrice. +Je trouvai une chambre dans laquelle il y avait un bon feu, ce dont +je remerciai Frochot, car le froid était très-vif et le temps sombre. +Il y avait du malheur dans l'air! À trois heures, je vis arriver le +comte de Ségur, le grand-maître des cérémonies, il était conduit par +Frochot, et ne savait pas où celui-ci le menait. Quelque impassible +que fût sa physionomie, il était en ce moment visiblement ému, et +ce qu'il avait à me dire paraissait lui être pénible. On sait que +M. de Ségur avait de l'affection pour l'impératrice Joséphine, qui, +elle-même, aimait beaucoup son esprit aimable et ses bonnes manières. + +--«Savez-vous ce qui arrive?... me dit-il aussitôt que nous fûmes +dans une embrasure de fenêtre, et loin de plusieurs femmes qui +étaient dans la pièce où nous nous trouvions. Un malheur des plus +grands. + +--Qu'est-ce donc? demandai-je à mon tour tout effrayée. + +--Je vous apporte l'ordre de l'Empereur de ne pas aller au-devant de +l'Impératrice!» + +Je demeurai d'abord stupéfaite; puis, revenant à moi, je dis à M. de +Ségur, en avançant la main: + +--«Voyons cet ordre. + +--Mais je n'ai rien d'écrit!.. Comment voulez-vous qu'on écrive +pareille chose? + +--Et comment voulez-vous, lui dis-je à mon tour, lorsque j'ai une +mission _officielle_ de l'Empereur à remplir, comment irai-je m'en +exempter sur une simple parole verbale, pour être ensuite chargée de +tout ce que pourrait produire et amener une semblable démarche?» + +M. de Ségur me regarda un moment sans me répondre, puis il me dit: + +--«Je crois que vous avez raison... Je retourne au château; je vais +parler au maréchal Duroc.» + +Il partit, en effet, et revint au bout d'un quart d'heure, porteur +d'un mot de Duroc[38], qui me disait que l'Empereur, pour empêcher +le cérémonial d'être aussi long pour son arrivée à l'Hôtel-de-Ville, +autorisait tout ce qui pouvait simplifier l'arrivée de l'Impératrice, +qui précédait l'Empereur ordinairement de quelques minutes. En +conséquence, l'Impératrice _ne serait pas reçue ce jour-là par les +Dames de la ville de Paris_!.. Et devait aller SEULE, avec son +service, de sa voiture à la salle du trône. + +[Note 38: J'ai cette lettre.] + +En lisant cet étrange billet, je ne pus m'empêcher de lever les yeux +sur M. de Ségur. Il était sérieux et paraissait même péniblement +affecté. + +--«Qu'est-ce donc que cette mesure, lui dis-je enfin? Il ne me +répondit qu'en levant les épaules et par un regard profondément +touché... + +--Que voulez-vous, me dit-il, les conseils ont eu leur effet et pour +cela il n'a fallu que quelques heures. + +Je le compris. Hélas! je savais par moi-même que le Vésuve faisait du +mal à d'autres qu'à ceux qui demeuraient à Portici... Je le savais +déjà et je devais bientôt en avoir une nouvelle preuve. + +--«Mais, que faire? demandai-je à M. de Ségur. + +--Que puis-je vous conseiller! me dit-il. Je crois cependant, +poursuivit-il après un long silence, que vous devez monter dans +la salle du trône, faire placer vos dames, dont les places sont +réservées ainsi que la vôtre, pour ne pas faire de trop grands +mouvements lorsque l'Impératrice sera une fois placée.» + +J'étais désolée; il y avait une intention tellement marquée au coin +de la méchanceté dans cet ordre, que j'y reconnus en effet une autre +volonté que celle de l'Empereur. Cependant il fallut obéir. Je dis à +ces dames, à madame Fulchiron entre autres, qui avait un ascendant +assez marqué sur beaucoup de femmes dans la banque et dans le haut +commerce de Paris, ce qui venait de m'être ordonné; et, sans faire +aucune réflexion, car elles eussent été trop fortes pour peu qu'un +mot eût été prononcé, nous nous dirigeâmes vers la salle du trône, +où nos places étaient réservées auprès du trône et de l'Impératrice. +Notre arrivée causa un mouvement général, et c'était, au reste, ce +qu'on voulait. Parmi l'immense foule qui remplissait non-seulement +la salle Saint-Jean, mais tous les appartements qu'il nous fallut +traverser, il y avait les soeurs, les mères, les cousines, les amies +des femmes nommées pour accompagner l'Impératrice. Toutes se disaient +depuis qu'elles étaient arrivées: + +--«Nous allons voir arriver l'Impératrice avec son cortége; ma fille +est avec elle... ma fille est du cortége... Voyez-vous, madame, cette +dame avec une robe rose _et une guirlande nakarat_... cette dame qui +_est si bien mise_?... c'est ma fille...» + +Et cette phrase était répétée par les personnes intéressées à +chacun de ses voisins... On pense combien l'étonnement fut suivi +d'un mécontentement général, lorsqu'on vit arriver le cortége ne +suivant personne. Il me vint en tête ensuite un mensonge que je n'eus +malheureusement pas la présence d'esprit de dire aussitôt que le +billet me parvint. C'était d'annoncer que l'Impératrice était malade +et ne venait pas; et, lorsqu'elle serait arrivée, de faire circuler, +que s'étant trouvée mieux, elle était venue. Mais je n'en fis rien, +malheureusement; et, lorsque j'entendis battre aux champs et que +le mouvement général annonça son arrivée, je ne puis dire ce que +j'éprouvai... Elle entra dans la salle du trône, conduite par Frochot +et son seul service!... Elle était non-seulement abattue, mais ses +yeux étaient remplis de larmes que ses paupières retenaient avec +peine; à chaque pas qu'elle faisait, on voyait que ses pas étaient +chancelants. La malheureuse femme, dans cette manière tacite de lui +annoncer que l'heure de son infortune allait enfin sonner, voyait se +réaliser et se former en malheur certain ce qu'elle redoutait depuis +plusieurs années. Elle souriait en saluant à mesure qu'elle avançait +vers le trône, mais ce sourire avait une expression déchirante. +Je fus au moment d'éclater lorsqu'elle fut près de moi... Elle me +regarda et me sourit avec une attention marquée. Elle comprit tout +ce qu'il y avait pour elle dans mon coeur dans un tel moment, et ce +regard y répondit avec l'expression la plus entière du malheur et +d'une résignation qui redoublait la pitié qu'inspirait cette femme +couronnée de fleurs, chargée de pierreries, et dont l'âme, en cette +heure terrible, était plus saignante d'une blessure qui jamais ne +se devait fermer, qu'aucune des femmes qui étaient dans cette vaste +enceinte... Et pourtant elle était assise sur un trône!... mais +quelle est la femme qui peut dire: Je ne souffre pas!... Sans doute, +mais quelles souffrances pouvaient égaler celles de Joséphine, au +moment où, en montant les marches du premier trône du monde alors, +l'infortunée se dit: + +--«C'est la dernière fois que je m'y asseoirai!...» + +Lorsqu'elle y fut, a-t-elle dit ensuite, elle reprit un peu de force; +mais il était temps, car ses jambes se dérobaient sous elle!... Elle +promena lentement ses yeux sur cette foule, dont les regards étaient +attachés sur elle... et de nouveau son coeur se serra. Elle comprit +que même son sourire était interprété dans cette triste journée, et +ne put s'empêcher de dire en son coeur, avec amertume, qu'on aurait +pu du moins lui épargner cette scène cruelle... Mais on voulait, au +contraire, qu'elle y remplît un rôle!... + +Enfin, on battit aux champs... c'était l'Empereur!... Il monta +rapidement, arriva dans la salle du trône et marcha d'abord, sans +s'arrêter, vers le fauteuil qui était à côté de l'Impératrice... Ce +fut alors qu'il eut visiblement un mouvement fort singulier, pour +lui surtout qui n'était facilement atteint par aucune émotion; +et certes, pour le drame qui se jouait en ce moment, il y avait +longtemps qu'il y était préparé... Mais au moment où il venait +de lancer, au milieu des habitants de Paris, la nouvelle presque +certaine de l'événement important qu'on prévoyait depuis longtemps, +sans croire qu'il serait jamais réalisé, il éprouva sans doute +une impression qui le maîtrisa au moment de revoir Joséphine... +Il redoutait peut-être une scène, un évanouissement, des larmes +impossibles à retenir... On le vit tout à coup s'arrêter pour parler +je ne sais à quelle femme, et il demeura ainsi quelques secondes... +C'était, je n'en doute pas, pour calmer l'agitation de son âme et les +battements de son coeur... Combien je souffrais aussi, pendant qu'il +se dirigeait vers le trône! Il était suivi de la reine de Naples, de +Murat, de M. d'Abrantès, de Frochot et de tout son service.... Il +portait l'uniforme de la garde, non pas celui des guides; il y avait +longtemps qu'il l'avait abandonné. Il portait celui de la garde; +l'habit bleu à revers blancs. Cet habit ne lui allait pas aussi bien +que l'autre, mais il le préférait alors; et, dans cette journée, je +ne fus pas fâchée de le lui voir, car l'autre me l'aurait rappelé +trop vivement aux jours du bonheur de l'infortunée dont les larmes +retombaient en silence sur son coeur et devaient le brûler!... + +La reine de Naples était arrivée le matin même!.. elle n'avait pas +perdu de temps, comme on le voit, pour renouveler connaissance +avec la bonne ville de Paris... Je l'examinai attentivement +lorsqu'elle entra dans cette salle où quelques années avant (trois +ans seulement), elle avait été la véritable reine de la fête qu'on +donna dans l'Hôtel-de-Ville pour le mariage de son frère le roi de +Westphalie; alors elle n'était encore que grande duchesse de Berg... +mais elle fut la véritable personne à qui la fête était dédiée. On +aurait voulu retrouver sur son front de femme l'expression d'un coeur +de femme... une émotion enfin... un signe qui dît à un être qui +l'aurait comprise dans cette foule immense: _Je me souviens!_... mais +tout demeura de marbre; alors il était indifférent, en effet, que ce +front devînt plus ému... La campagne d'Iéna était terminée et la paix +de Wagram faisait espérer une longue paix. + +La fête fut presque lugubre; ce fut en vain que l'Empereur fit +plusieurs fois le tour de la salle Saint-Jean et de l'immense +vaisseau formé par la cour transformée en salle de bal... Ce fut en +vain que l'Impératrice le suivit en adressant un mot aimable à chaque +femme... Ce qu'elle faisait, au contraire, amena ce qu'on voulait +éloigner... une sorte d'impression pénible éclata. L'Impératrice +était fort aimée dans Paris; on lui trouvait ce qu'elle avait, en +effet, une grande douceur, une bonté qui était vraie et n'avait que +le défaut d'une grande banalité; mais rien n'égalait sa grâce dans +ces fêtes publiques de la ville, et chaque mot qu'elle adressait aux +femmes les plus obscures par leur position sociale, portait avec lui +une douceur et un tel attrait, qu'elle était vraiment aimée par ce +qu'on appelait les masses en général de la ville de Paris. La reine +de Naples, au contraire, n'était pas aimée... On lui trouvait de la +raideur, de la sécheresse, et c'était vrai; à la cour, elle avait +un ricanement perpétuel qui était odieux et impatientant au dernier +point, si je peux mettre ces deux mots ensemble... et comme elle +avait peu d'esprit, rien ne venait compenser chez elle la perte de +sa beauté, qui déjà, en 1809 et 1810 la quittait. Elle n'avait au +reste jamais eu que de la fraîcheur et une fort belle peau; une fois +cette fraîcheur perdue, il ne restait qu'une femme fort ordinaire, +si elle n'eut pas été reine. Murat, au contraire, avait une urbanité +qui voulait jouer au chevalier du treizième siècle, ce qui, au fait, +était toujours de la bonté. Il y avait dans cet homme du ridicule; +mais, pourtant, il était bon, et lorsque Napoléon fut abandonné plus +tard par lui, il n'aurait pas fait cette indigne action si sa femme +ne l'y eût pas excité. Je le sais à n'en pouvoir douter. + +Le jour de cette fête, Murat était fort beau: il portait l'habit de +sa garde; habit blanc, avec les revers amarante et les brandebourgs +en or, formant comme une cuirasse d'or sur sa poitrine, sur laquelle +brillaient en même temps plusieurs ordres en diamant, au milieu +desquels on voyait étinceler l'étoile de la Légion-d'Honneur. Murat +était radieux; il allait à chaque femme renouveler les hommages +qu'il leur rendait lorsqu'il n'était encore que le général Murat, et +cela avec une bonté qui dégageait sa démarche de toute apparence de +ridicule. Derrière lui marchait un homme que la mort a aussi frappé +depuis, et qui, à cette époque, était parfaitement beau: c'était le +duc de Lavauguyon..... De la taille du Roi à peu près, mais beaucoup +plus élégant cependant de tournure et de manières, d'une beauté de +traits plus positive, il se faisait remarquer par la noblesse de +sa tenue et la manière dont il portait sa tête... Son habit était +le même que celui du Roi, et, de loin, on pouvait s'y tromper, si +l'on n'avait pas connu la différence qui existait dans la tournure +des deux hommes. Le duc de Lavauguyon était grand seigneur dans +l'acception véritable du mot; et Murat, malgré ses broderies, ses +panaches et toutes ses parures, qui ressemblaient à des soins de +femme, ne put jamais imiter autre chose qu'un roi de théâtre, un roi +de Franconi, comme on le disait à cinquante pas de lui. + +Deux hommes, qui le connaissaient depuis bien des années, me dirent +un jour: + +--«Vous seriez bien étonnée si je vous racontais que Murat, dont la +valeur si brillante est aujourd'hui une renommée établie et mérite +tant de l'être, a faibli pourtant un jour devant l'ennemi, et que cet +homme si brave a eu peur. + +--Peur! lui! Murat! m'écriai-je; allons donc! + +--C'est la vérité: il n'était alors que chef de bataillon; c'était +en Italie, à Mantoue... Il reçut un ordre de prendre deux compagnies +et d'aller débusquer un corps plus nombreux que le sien; mais, comme +depuis le commencement de la campagne l'armée d'Italie ne faisait +pas autre chose que de se battre contre un corps plus fort que ceux +qu'elle opposait, la chose ne fut pas l'objet d'une réflexion; mais +Murat _eut peur_ et n'avança pas; au contraire, _il recula_. Cette +affaire, que le général en chef sut le même jour, lui donna longtemps +de la prévention contre Murat; et ce furent madame Bonaparte et +madame Tallien qui le firent nommer général de brigade, lorsqu'il +apporta au Directoire les drapeaux de je ne sais plus quelle +bataille. L'Empereur revint ensuite sur le compte de Murat, parce que +celui-ci effaça le souvenir de Mantoue par tant d'actions glorieuses +que celle-là ne servit plus que pour prouver ce qu'on dit depuis +longtemps: c'est que l'homme le plus brave ne peut pas dire que +jamais il n'a eu peur.» + +J'ai raconté ce fait, pour dire que Murat avait de grandes +obligations à Joséphine, obligations qu'il ne reconnut que par une +sorte d'ingratitude, au moment du divorce. Mais cet homme, qui +n'avait plus d'amour pour sa femme, et qui avait les intrigues les +plus fortes pour éloigner même l'apparence de l'affection entre +eux (et l'on sait par des gens qui, certes, étaient bien instruits +qu'à Naples les scènes les plus violentes avaient lieu entre eux), +eh bien! cette femme qu'il n'aimait plus le dominait au point que, +dînant avec eux dans ce voyage, lorsqu'ils eurent quitté le pavillon +de Flore pour l'Élysée, après le départ du Roi de Saxe, j'entendis +plusieurs fois la Reine imposer silence à Murat pendant le dîner[39]. +Nous n'étions à la vérité que nous quatre, Murat et la Reine, moi +_et mon mari_. N'est-ce pas que c'était une singulière partie que +celle-là?... + +[Note 39: Le sujet de la contestation était l'opinion plus que +tranchée qu'avait la Reine sur la famille de Naples exilée en Sicile; +Murat reprenait sa femme sur des mots trop durs dits par elle sur la +reine Caroline et le roi Ferdinand!... elle le fit taire!...] + +Le duc de Lavauguyon[40] est mort d'une manière plus douloureuse +qu'une autre pour ses amis; il souffrait si cruellement depuis +plusieurs années qu'on n'a pas pu regretter la vie pour lui; mais +ceux qui l'aimaient, ceux qui avaient pour lui l'amitié que je lui +portais, ont regretté de le voir quitter le monde et la vie sans leur +laisser un adieu et un souvenir presque; et sa mort, pour ainsi dire +subite, a doublé le deuil de sa perte dans le coeur de ses amis. + +[Note 40: Le malheureux duc de Lavauguyon était tombé dans un marasme +complet, quelques années avant sa mort. Il ne voyait plus que moi et +son beau-frère le prince de Beaufremont, lorsqu'il était à Paris: +la plus tendre amitié m'attachait à lui, et j'ai cherché, par tous +les moyens que cette même amitié peut inspirer, à détourner de sa +pensée de funestes projets qui prenaient quelquefois une telle action +sur lui, que je le retenais de force pour dîner avec moi, ou pour +prolonger une conversation qui pût le distraire. Que de fois, j'ai +mis de pieuses fraudes en oeuvre, afin de détourner un orage dont +les effets me faisaient trembler!... Alors cet homme que j'avais +vu si brillant et si heureux... cet homme que j'avais connu si +pénétré, surtout de son bonheur, n'était plus qu'un faible enfant, +pleurant devant des souvenirs..... Oh! de quelles scènes cruelles +j'ai été témoin!... Quelles douleurs j'ai vues dans cette âme; +quelles blessures profondes!... Mais une vérité que je dois dire, +c'est que jamais, dans aucun temps, il n'a démenti son affection pour +Murat; jamais il n'a pu soutenir que je misse, dans une page de mes +mémoires, un mot qui pût faire penser qu'il m'avait dit quelque chose +contre Murat. On me croira un ingrat, me répétait-il!... Enfin, pour +calmer sa tête qui s'échauffait pour la moindre chose, je fis une +note dans laquelle je disais que je ne tenais mes renseignements, +en aucune manière, de M. le duc de Lavauguyon, quoique je le visse +souvent. Tout ce qu'il m'a révélé et confié au reste est en grande +partie au moins de nature à être caché plutôt qu'à être publié. +C'était un homme profondément malheureux que le duc de Lavauguyon, et +il n'était pas fait pour l'être. Il avait de l'âme et du coeur, et +ce ne fut qu'après avoir été violemment frappé par le sort qu'il a +été en hostilité, comme il l'était, avec ses meilleurs amis. Dans les +dernières années de sa vie, il ne voyait que moi et son beau-frère; +encore choisissait-il, de préférence, les heures où j'étais seule. +Lorsqu'il perdit son beau-frère, je crus qu'il mourrait avec lui. + +«Je n'ai plus que vous,» m'écrivait-il le lendemain de cette mort. +«Mon Dieu! ne soyez pas malade, car mon affection porte le malheur +avec elle!... Je frappe de mort tout ce que j'aime!...» + +Et c'est moi qui lui ai survécu! + +Il aimait Murat avec une telle tendresse, que jamais il ne voulait +me permettre de parler de lui en plaisantant; et un jour il faillit +attaquer de propos une personne de ma société, qu'il trouva chez moi, +et qui parla légèrement de Murat. + +«J'ai un regret qui devient chaque jour un remords, me disait-il... +c'est d'avoir trompé Murat!... J'ai trompé cet homme, en partageant +une affection avec lui. C'est indigne à moi.» + +La première fois qu'il me dit ce que je viens de rapporter, je crus +qu'il voulait rire; car certes il savait bien qu'il n'était pas +le seul!... mais pas du tout, la chose était des plus sérieuses. +Non-seulement il la répéta _sans varier_; mais j'ai dix lettres de +lui, dans lesquelles il me le rappelle. Le curieux de cela, c'est que +la femme était devenue pour lui un être odieux!... + +Il me racontait qu'un jour, étant à Naples, il était auprès de cette +femme (elle logeait au palais). Son valet de chambre de confiance +vint l'avertir que le roi le demandait... Aussitôt M. de Lavauguyon +s'élança dans un escalier dérobé qui conduisait à une galerie +commune, de laquelle il pouvait facilement regagner son appartement; +mais, à l'instant où il y arrivait, le roi y arrivait de son côté. Il +était pâle, agité. Une pensée instinctive lui révélait qu'il était +trahi... Il s'élança sur le duc, et, saisissant le bouton de sa +redingote, il lui dit d'une voix étouffée: + +--«D'où venez-vous, monsieur? + +--Je ne puis le dire à Votre Majesté, répondit le duc avec fermeté. + +--Je veux le savoir.» + +Le duc ne répondit rien. + +--«Je le sais,» s'écria Murat furieux! + +Le duc le regarda fixement:--«Non, sire, vous ne le savez pas et vous +ne le saurez jamais.» + +Le roi se frappa le front, et retourna dans son appartement... + +--«Si vous saviez tout ce que j'ai souffert pendant que cet homme, +qui avait tant fait pour moi, était là, comme un juge, pour me +reprocher ma perfidie!... Il aurait été vengé s'il l'avait pu voir... +Eh bien! croiriez-vous, poursuivit le duc de Lavauguyon, que lorsque +je racontai cette entrevue terrible à cette femme, elle ne comprit +pas que le dramatique de cette scène était tout entier dans la +perfidie dont elle et moi nous nous rendions coupables? + +--Oh! lui dis-je, je vous comprends, moi!... et plus que vous ne le +pouvez croire!... J'ai aussi mes souvenirs!.. + +--Oui!... et comme ceux du duc de Lavauguyon, ils sont ineffaçables, +c'est-à-dire qu'à côté s'élève une pensée de vengeance. Si, jusqu'à +cette heure, le mal qui fut fait ne fut reconnu que par le silence, +c'est que j'ai obéi à la voix de Dieu, qui commande l'oubli des +injures. Il est des êtres qui lassent toutes les patiences...] + +Je lui ai parlé de la conduite de Murat envers Joséphine, et il m'a +confirmé dans la pensée que j'avais déjà, qui était que sa femme +avait considérablement aidé à mettre Murat dans le parti ennemi; +j'ajouterai même que, dînant chez moi un jour avec le duc de Valmy, +il disculpa totalement Murat d'être l'unique auteur du traité avec +l'Autriche. + +Quoi qu'il en fût, ce même soir de la fête de l'Hôtel-de-Ville, je +vis tout ce qui allait résulter de ce qui s'annonçait; et l'arrivée +de la reine de Naples me parut du plus mauvais augure pour Joséphine. + +La chaleur était étouffante dans toutes les salles de +l'Hôtel-de-Ville, quelque grandes qu'elles fussent. L'Empereur qui +souffrait de rester en place dans cette triste journée parlait +beaucoup plus souvent aux femmes. + +On aurait dit qu'il voulait commencer son rôle d'Impératrice; car, +pendant le temps qui devait s'écouler entre le départ de l'ancienne +et l'arrivée de la nouvelle Impératrice, il devait être chargé, à +lui seul, du poids tout entier de la couronne... Il venait de faire +une de ces tournées, et c'était toujours un mouvement extraordinaire +que cela occasionnait, en raison de la foule qui l'entourait. Dans +l'un de ces moments, je me trouvai debout et absolument derrière +l'énorme corps de M. de Ponté, chambellan de l'Empereur. Je lui criai +qu'il m'étouffait; mais il était si grand que pour faire arriver mes +paroles à son oreille, il eût fallu un porte-voix; bien loin donc de +s'éloigner, je le sentis tout à coup _s'asseoir_ pour ainsi dire sur +ma poitrine. Je poussai un cri et m'évanouis tout à fait. + +On me porta dans l'appartement intérieur de Frochot, où sa femme de +charge vint me soigner; mais je fus trop malade pour rentrer dans la +salle de bal: je m'enveloppai dans ma pelisse, et retournai chez moi. +J'ignore donc comment la fête fut terminée; mais j'ai su par ceux de +mes amis qui s'y trouvaient que rien d'extraordinaire ne s'y passa +jusqu'au départ de la cour. + +L'Impératrice fut au désespoir; et, en rentrant aux Tuileries, les +larmes qu'elle avait si longtemps contenues coulèrent en abondance. +Elle avait passé sa vie à redouter un malheur comme celui du divorce; +et pourtant la faiblesse de son caractère le lui montrait toujours +impossible.... et maintenant elle frémissait devant ce même malheur, +à présent qu'elle le voyait se dresser devant elle comme un fantôme, +menaçant et au moment de frapper. + +Malgré ce qui s'était passé à l'Hôtel-de-Ville, Joséphine et +l'Empereur n'eurent aucune explication: depuis longtemps elle et +lui en étaient à les redouter... Elles étaient funestes à tous +deux. Napoléon détestait tout ce qui faisait _scène_; et Joséphine, +soit dans la croyance qu'une femme est plus intéressante quand elle +pleure, soit que ce fût naturellement, ne pouvait dire une parole +sans fondre en larmes; et l'Empereur, alors, devenait furieux +contre elle et contre lui-même... Quelque terreur que lui inspirât +l'Empereur, cependant, Joséphine comprenait qu'il lui fallait parler; +mais jamais elle n'osait ouvrir cette petite porte qui conduisait +à son cabinet!... Elle avait une extrême peur de l'Empereur; et je +vais en donner une preuve, qui est plutôt le fait d'une enfant que +d'une souveraine, ou d'une femme prochainement destinée à l'être. +Le fait que je vais citer s'est passé dans l'année qui précéda le +couronnement. + +Foncier[41], le bijoutier à la mode de l'époque de mon mariage, +avait la clientèle non-seulement de l'Empereur, mais aussi de +Joséphine. On ne portait pas une chaîne, un bijou, quel qu'il fût, +qui ne sortît de la boutique de Foncier... Il avait en outre de +très-belles choses que madame Bonaparte lui achetait fort souvent. Un +jour il lui apporte des perles tellement belles, que voilà la pauvre +Joséphine dans le plus cruel état. Ces perles lui tournaient la tête; +mais le moyen d'aller parler _perles_ à Bonaparte!... Il aurait +répondu comme Louis XVI: J'aime mieux un vaisseau. Avec l'argent des +perles, l'Empereur aurait eu un bataillon de 500 hommes; les perles +coûtaient 500,000 fr.--Joséphine n'osa donc rien dire de ces perles +si désirées; mais elle ne crut pas devoir être aussi discrète avec +Bourrienne; Bourrienne, homme vénal, et qui reçut son congé pour +des motifs graves, comme le savent ceux qui approchaient alors des +Tuileries. Eh bien! il arrangea l'affaire. On fit je ne sais quel +arrangement pour que Berthier fît payer à la guerre un fripon qui +n'aurait été payé que dans dix ans, à cent pour cent de perte, et +qui le fut intégralement tout de suite; aussi, en reconnaissance, +il donna un million: ce million fut partagé je ne sais comment. Ce +que je sais, c'est que le collier passa des magasins de Foncier dans +l'écrin de Joséphine. Mais ce n'était rien de l'y avoir fait venir; +il fallait le pouvoir porter; et cela était difficile avec Napoléon, +dont la mémoire était terrible de lucidité pour ces sortes de choses. + +[Note 41: Foncier et Marguerite. Ils étaient à côté de Biennais, +le singe violet. Foncier avait beaucoup de goût, mais il était +horriblement cher. Sa famille était fort nombreuse et fort unie. Sa +belle-soeur était madame Jouanne, bonne et digne femme que je voyais +beaucoup à Versailles, et pour qui j'avais une sincère amitié, ainsi +que pour son mari qui est le plus honnête et le meilleur des hommes. +Elle était mère de madame Alexandre Doumerc, cette femme spirituelle +qui chantait si bien, et qui était si agréable. Madame Jouanne est +morte. C'est sa fille qui occupe sa maison de Versailles avec son +père.] + +--«Mon Dieu!» disait-elle à madame de Rémusat, qui était dans +la confidence, c'est-à-dire de l'embarras de mettre les perles +(Joséphine la connaissait trop bien pour lui parler de la façon dont +elles avaient été payées)... «Mon Dieu!» lui disait Joséphine, «je +ne sais comment faire pour porter ces perles... Bonaparte me ferait +une scène!.. et pourtant c'est le présent d'un père, à qui j'ai fait +avoir la grâce de son fils.» + +C'était dans de pareilles occasions que l'Impératrice était +étonnante. Elle croyait que nous prenions tout cela pour vérité... +Madame de Rémusat ne répondit rien; mais elle observa que, pour une +cause aussi juste, aussi belle, le premier Consul ne dirait que peu +de choses. + +--«Non, non!» s'écriait Joséphine toute tremblante; «non, non!... Oh! +je frémis d'y penser!...» + +Cependant il fallut prendre un parti. Voilà celui que conseilla +Bourrienne, vrai Figaro, ayant toujours un expédient tout prêt. +Madame Bonaparte mit les belles perles de Foncier, et se présenta +hardiment, un jour d'opéra, devant le premier Consul. Napoléon +aimait beaucoup les perles: c'était, avec une robe blanche, ce qu'il +préférait pour une femme. Aussitôt qu'il vit Joséphine avec ces +belles perles, il fut à elle, et, l'embrassant, comme toujours alors, +aussitôt qu'il la voyait:--«Comme tu es magnifique! lui dit-il... +Qu'est-ce donc que ces belles perles?... Ma foi, on les dirait fines, +tant elles _ont de l'Orient_. + +--Mais,» répondit madame Bonaparte, «elles sont fines aussi, et tu +les connais... tu les a vues cent fois!... + +--Moi?...» Et le premier Consul, stupéfait, regardait alternativement +et sa femme et les perles. + +--«Sans doute! ce sont les perles que la république cisalpine m'a +données. + +--Pas possible! + +--C'est la vérité... Tiens, demande à Bourrienne et à madame de +Rémusat...» Celle-ci s'inclina mais sans dire un mot. Bourrienne ne +fut pas aussi avare de paroles: il dit effrontément et même avec +un sourire ironique «qu'en effet c'était la république cisalpine +qui avait donné les perles;» et il ajoutait, en racontant ensuite +l'histoire à Hambourg et à Altona: + +--«Je le crois bien que c'est la république cisalpine qui avait donné +les perles... Elles ont été payées avec l'argent d'une fourniture +mal régularisée par Berthier, et que, maintenant, la république +cisalpine va payer.» + +Napoléon, tout en disant: «C'est bien étonnant!» crut à la république +cisalpine, et les perles demeurèrent... Bientôt elles se fondirent +dans tous les bijoux de la couronne de France, et devinrent un des +joyaux les moins précieux de l'écrin impérial. + +Une autre fois il s'agissait, pour Joséphine, de déclarer toutes ses +dettes. Jamais elle ne voulait convenir de la totalité de la somme. + +--«Il me _tuerait_!» criait-elle toute désespérée; «il me _tuerait_!» +Et jamais elle ne voulut que Duroc le déclarât à l'Empereur. + +--«Je paierai sur _mes économies_,» dit-elle. + +Cette colère, en effet, était terrible à affronter... Cependant, +deux jours après le 2 décembre, elle se résolut à parler à +l'Empereur. Elle prit conseil de madame de Rémusat, d'abord, et, à +celle-là, son conseil fut bon. Son avis était pour le silence, mais, +malheureusement, le salon de Joséphine renfermait une foule de gens, +et surtout de femmes, qui lui étaient funestes. Madame de Rémusat le +lui dit; mais voyant qu'elle ne voulait rien écouter, elle rentra +chez elle fort attristée. Joséphine, après avoir rassemblé toutes +ses forces, monta en tremblant le petit escalier qui conduisait +à l'oratoire[42] d'Anne d'Autriche!.. En approchant elle entendit +parler... Le coeur lui battit..; elle n'osait pas redescendre..; elle +n'osait pas entrer... Cependant elle s'y hasarda et frappa un faible +coup... + +[Note 42: Il formait le premier cabinet particulier de l'Empereur.] + +--«Entrez!» dit Napoléon... L'Impératrice recula devant la figure +qui se présenta à elle à côté de l'Empereur:... c'était Fouché;... +c'était son mauvais génie; la malheureuse femme le savait! + +En voyant Joséphine, l'Empereur fronça le sourcil; mais il ne la +renvoya pas... Il dit au contraire: + +--«C'est bien! duc d'Otrante... Revenez ce soir; nous achèverons +cette conférence.» + +Fouché se retira en jetant sur Joséphine un regard de méchanceté +satisfaite; car entre eux désormais c'en était venu à la mort, ou +tout au moins à la perte de l'un d'eux. Ce qui est étrange, c'est que +l'Impératrice, qui toujours a parlé de Fouché comme de son ennemi, +n'a jamais donné une cause de cette haine. Elle disait seulement +qu'elle lui était inculquée par ses belles-soeurs; voilà tout! + +--«Que me voulez-vous?» demanda Napoléon à Joséphine. + +Le ton glacial dont il lui fit cette demande la mit aussitôt en +situation, et elle fondit en larmes... Elle demanda à l'Empereur +_pourquoi il voulait la quitter_? «Ne sommes-nous pas heureux!» +dit-elle. + +--«Heureux! s'écria Napoléon!... Heureux!... Mais le dernier commis +d'un de mes ministères est plus heureux que moi!... Heureux! est-ce +donc une moquerie que vous faites!... Pour être heureux, il ne +faudrait pas être tourmenté par votre jalousie insensée comme je +le suis!... Chaque fois que je parle au cercle à une jeune femme +agréable ou jolie, je suis certain d'avoir dans mon intérieur le plus +terrible des orages... Heureux! répétait-il... Oui, je l'ai été... +Je serais même peut-être demeuré éternellement dans cette position, +me rappelant assez notre amour pour n'en pas chercher un autre; +mais quand l'enfer est venu remplacer la paix; lorsque la jalousie, +la méfiance et la colère sont venues s'asseoir à mon foyer pour en +chasser le bonheur et le repos, alors j'ai cherché, en effet, une +autre vie... J'ai prêté l'oreille à la voix de mes peuples, qui +me demandent une garantie; j'ai vu que je sacrifiais de hauts et +puissants intérêts à des chimères, et j'ai cédé... + +--Ainsi donc, tout est fini?» dit Joséphine d'une voix brisée... + +--«J'ai dû cimenter, je le répète, le bonheur de mes peuples; +pourquoi m'avoir amené vous-même à voir un intérêt avant le vôtre; +croyez que je souffre plus que vous peut-être..; car c'est moi qui +vous afflige...» + +Mais Joséphine n'écoutait aucune consolation; la parole de l'Empereur +ne frappait son oreille qu'avec un son: _il faut nous séparer!_... +Bientôt elle tomba sans connaissance aux pieds de Napoléon. + +En voyant cette femme qu'il avait tant aimée, qu'il aimait encore, +gisant à ses pieds sans aucun sentiment, l'Empereur eut un moment de +remords... Il la souleva; elle était pâle et froide, son coeur ne +battait plus. Je l'ai crue morte,» dit-il le même soir à Duroc!... +Enfin, voyant qu'elle ne revenait pas à elle-même, il entr'ouvrit +la porte de son cabinet et regarda dans le salon de service: par +un hasard singulier, il ne s'y trouvait en ce moment que M. de +Beausset[43]; l'Empereur l'appela. + +[Note 43: M. le marquis de Beausset, neveu de l'archevêque de +Beausset, homme de grand esprit et d'une mémoire la plus rare qui ait +existé jamais.] + +--«Pouvez-vous porter l'Impératrice dans vos bras,» lui dit +l'Empereur, «et la descendre chez elle?» + +Pour comprendre le burlesque à côté du drame, il faut connaître +M. le marquis de Beausset; (je ne parle ici ni de son amabilité +ni de sa bonté, mais seulement de sa personne): il est absolument +sphérique; et c'est un homme non-seulement très-gros, mais avec un +si énorme abdomen et des bras si courts, que d'emporter Joséphine +était pour lui un événement. Il y tâcha cependant, et, au bout de +plusieurs efforts, il parvint à l'enlever dans ses bras; mais il +fallait qu'elle et lui la portant dans ses bras pussent passer par +ce petit escalier dans lequel l'Impératrice elle-même avait peine à +se retourner. Cependant il s'engagea dans le chemin périlleux, et +commença à descendre doucement; mais qu'on se figure le tourment de +M. de Beausset lorsqu'il entendit tout à coup une voix doucement lui +dire: + +--«Prenez garde, vous me blessez avec votre habit et la garde de +votre épée.» + +C'était en effet la poignée de son épée, qui entrait dans l'épaule +de l'Impératrice, et devait la blesser cruellement, ainsi que la +broderie de l'habit. M. de Beausset le comprit et voulut retirer +la malencontreuse épée; mais, dans ce mouvement, il faillit tomber +avec son fardeau; alors l'Empereur accourut. Il fit remonter M. +de Beausset, et, prenant les pieds de l'Impératrice, _toujours +évanouie_, il descendit le premier, aidant ainsi M. de Beausset. + +Le désespoir de l'Impératrice fut horrible. L'Empereur, résolu +maintenant d'effectuer le projet de divorce, eut alors une fermeté +toute romaine. Je me sers de ce mot parce que je suis certaine +qu'elle n'a été mise à l'épreuve que par la plus grande majorité des +opinions qui l'entouraient. Je suis certaine que jamais Napoléon +n'aurait divorcé sans ses soeurs et sa famille. + +Ce fut à cette époque que nous reçûmes une invitation pour aller à +une chasse à Grosbois, chez le prince de Neufchâtel. Le temps était +très-froid; nous y fûmes le matin déjeuner. Berthier était très-bon +avec tous les défauts qu'on lui a connus, et, parmi eux, on ne +voyait pas encore celui de trahir un jour son bienfaiteur!... aussi +l'aimions-nous; et, lorsque je voulus refuser, à cause du froid +excessif qu'il faisait, mon mari s'y opposa. Joséphine était à cette +chasse, mais d'une tristesse profonde; et l'Empereur, affectait une +gaieté qu'il n'éprouvait certes pas, la chose était facile à voir. Il +y avait à peu près vingt femmes de priées pour la chasse, et autant +pour le soir. La chasse fut gaie en apparence; on se plaça comme on +voulut dans les calèches, et la chose n'en fut que mieux. J'étais +avec madame Duchatel, cette femme si excellente et si parfaite, et +d'un esprit si charmant. Je passai ainsi une des matinées plus +agréables que j'eusse passées depuis longtemps. La conversation ne +tarit jamais avec madame Duchatel: elle comprend tout, répond à tout, +et provoque en même temps une causerie féconde en reparties: il est +plus facile d'avoir de l'esprit que d'en faire avoir aux autres. + +La seule chose qui nous parut bizarre dans cette journée où tout fut +à merveille, du reste, ce fut la manière dont nous fûmes logées; on +nous avait prévenu à l'avance que nous ne pouvions mener qu'un nombre +de femmes de chambre pour nous toutes; cela était gênant parce qu'il +fallait nécessairement se r'habiller pour le dîner. On avait pris un +espace très-considérable pour le service actif de l'Impératrice; de +manière que le service d'honneur se trouva logé de la plus ridicule +façon: nous étions dix dans la même chambre...; enfin, nous nous en +tirâmes tant bien que mal, et notre toilette s'en ressentit fort peu, +en résumé, malgré les éclats de rire que nous faisions au milieu de +la confusion générale. + +Après le dîner, Berthier avait imaginé de faire venir les acteurs de +quelques petits théâtres. Jusque-là c'était bien, et son intention +était louable; mais Berthier était gauche avant tout, et il était un +peu comme la duchesse de Mazarin; il le prouva ce jour-là, comme tous +les autres... Il devait lire la pièce, qu'on jouait chez lui, devant +l'Empereur; il n'en fit rien. Qu'arriva-t-il? que Brunet, à qui il ne +fallait pas demander d'avoir des procédés, choisit une des pièces où +il faisait le plus rire; _Cadet-Roussel, maître de déclamation_. Dans +cette malheureuse pièce, Cadet-Roussel parle à chaque instant de la +nécessité où il se voit de divorcer avec sa femme, parce qu'il _veut +avoir des descendants ou des ancêtres_. + +Au premier mot de cette pièce, l'Empereur, soit qu'il la connût, +soit qu'il sût ce qu'elle contenait, fronça le sourcil, puis se mit +à rire, comme s'il n'y eût aucune application à faire; mais Berthier +était à lui seul une comédie entière... Aussitôt qu'il eut compris sa +faute, il devint de mille couleurs, et cela en un seul instant!... +Il y avait sur son visage un tel désappointement, qu'il fallait rire +en le regardant. On sait qu'il mangeait beaucoup ses ongles...: ce +fut à eux qu'il s'en prit ce soir-là. Il travaillait ses doigts et +les mettait en sang!... pour faire surtout comprendre le comique +de sa position, il faut dire qu'il était placé contre le théâtre, +et de manière que tout le monde le voyait parfaitement. Quant à la +Princesse, bonne et excellente personne, ne pouvant penser que bien +et bonté, elle riait de tout son coeur en entendant les bons mots +de Brunet, convertis en sottises ce jour-là... Enfin, la pièce +finit au grand contentement de tous, je crois...; car nous étions +aussi malheureux que Berthier. Nous écoutions; nous comprenions +et nous n'osions pas lever les yeux du côté de l'Empereur ni de +l'Impératrice. Enfin, la pièce une fois jouée, le rideau baissé, +tout fut fini, et l'Empereur, je crois, bien soulagé de cette sotte +position, dans laquelle Berthier l'avait placé. Il y eut bal ensuite, +et du moins, pendant qu'on dansait, l'Impératrice ne craignit aucune +remarque, aucun regard d'allusion... Pauvre femme!... + +Le lendemain de cette chasse, je fus déjeuner aux Tuileries. +L'Impératrice m'avait engagée la veille, et je m'y rendis avec +d'autant plus d'empressement que sa position me faisait véritablement +de la peine. Je savais ce que nous avions, et j'ignorais ce que nous +aurions. Hélas! lorsque je faisais cette réflexion, je ne savais pas +être aussi près de la vérité... + +Lorsque j'arrivai, Freyre[44] me dit que l'Impératrice me faisait +prier de passer chez elle par les couloirs extérieurs, sans entrer +dans le salon jaune. Je la trouvai dans un boudoir qui était auprès +de sa chambre à coucher. Elle était fort abattue et fort malheureuse: +la chose devait être. Je la consolai, comme il faudrait toujours +consoler les affligés, en pleurant avec elle... Elle me demanda ce +que Junot pensait de son divorce, et si, dans Paris, on en parlait +beaucoup. Le terrain était glissant. On blâmait l'Empereur dans +la masse des opinions de Paris. Mais comment oser lui dire que +Paris la plaignait? Je connaissais son imprudence: elle m'aurait +infailliblement nommée; elle eût été cause que l'Empereur m'aurait +témoigné un extrême mécontentement, et cela sans aucun but, sans +résultat et sans qu'il en pût résulter rien de bon pour elle. Je +lui répondis que je ne voyais jamais les rapports qu'on envoyait au +gouverneur de Paris, ce qui était vrai d'ailleurs, et que le duc +d'Abrantès en savait plus que moi. + +[Note 44: Freyre était valet de chambre de confiance de +l'Impératrice. Il lui était fort attaché.] + +--«Eh bien! me dit-elle, engagez-le, de ma part, à venir déjeuner +demain avec moi.» + +Quelquefois elle avait un ou deux hommes à déjeuner avec elle, mais +très-rarement; en général, c'étaient des femmes. + +Elle fut extrêmement affectueuse avec moi ce même jour; et, pendant +le déjeuner, elle me combla de marques d'affection. Combien je +souffris encore en quittant les Tuileries ce jour-là... car je +prévoyais que je n'y reviendrais plus pour elle. + +Je remarquai ce même jour où je déjeunai pour la dernière fois aux +Tuileries, la grande affluence de monde qui vint, après déjeuner, +pour faire sa cour à l'Impératrice. «C'est tous les jours ainsi, me +dit madame Rémusat. Je ne puis vous dire combien je reçois pour elle +de marques d'intérêt! Tous les jours je dois répondre à douze ou +quinze lettres... On l'aime... Et puis, savons-nous qui nous aurons?» + +Elle pensait comme moi! et je crois que son doute s'est terminé, +comme le mien, par une certitude qui nous fit encore plus regretter +Joséphine... + +«Concevez-vous, me dit madame de Rémusat, que plusieurs de ces dames +que vous voyez assises là, dans ce même salon, ont déjà minuté leur +demande à l'Empereur pour la nouvelle maison de l'Impératrice?» + +Je demeurai stupéfaite. + +«Oui,» poursuivit-elle, et elle me désigna sept dames du palais qui +n'avaient été nommées qu'à la demande de Joséphine; l'une d'elles, +entre autres, n'ayant aucune fortune, portant un nom ordinaire, et +n'étant enfin qu'une femme ordinaire elle-même, eh bien! cette femme +était une des premières en tête... + +J'ai toujours eu de la répulsion pour les caractères plats et +vils. J'éprouvai alors plus que cela: je ressentis une profonde +indignation;.. et lorsque je rencontre l'une de ces femmes-là +aujourd'hui, je me fais violence pour la saluer... + +Mais lorsque j'appris que madame de Larochefoucault, parente et amie +de l'Impératrice... madame de Larochefoucault, que Joséphine n'avait +obtenue de Napoléon qu'à force de demandes et d'importunités, lorsque +j'appris que celle-là avait demandé à la quitter... à l'abandonner... +je le répète, j'ai éprouvé une de ces sensations plus douloureuses +pour ceux qui les éprouvent que pour ceux qui en sont l'objet. Que +sentent-ils ceux-là? Puisqu'ils bravent la honte, ils ne la redoutent +pas! + +Enfin le divorce fut prononcé. Tous les liens qui attachaient +Napoléon à Joséphine furent rompus!... Ils avaient été mariés d'abord +à la mairie, puis ensuite devant l'église, quatre ou cinq jours avant +le sacre; le Pape le voulut ainsi, et Napoléon, qui espérait toujours +un enfant d'elle à cette époque, ne songeait pas encore au divorce... + +Ce premier contrat de mariage, ou plutôt le relevé de l'état civil, +est singulièrement fait; le nom de Joséphine y est étrangement +écrit[45]. Par exemple, l'Impératrice n'y est pas nommée de la +Pagerie. Elle est née le 20 juin 1763, et dans l'acte délivré le +29 février 1829, sur lequel j'ai copié ce que je viens d'écrire, +lequel acte est aussi authentique que possible, puisqu'il est +copié sur l'état civil, il y est dit qu'elle est née le 23 juin +1767. L'empereur, né le 5 août 1769, y est nommé comme étant +né le 5 février 1768. Je ne comprends rien à cela, et ne puis +l'expliquer que d'une façon, c'est que Napoléon n'a pas voulu dire +qu'il avait épousé une femme plus âgée que lui de six ans... Il +s'en est rapproché autant qu'il l'a pu. On ne peut expliquer le +fait que de cette manière. Il est aussi à remarquer que l'officier +civil l'appelle toujours _Bonaparte_; lui, en signant, a écrit +_Buonaparte_. Ce n'est, en effet, qu'après Campo-Formio qu'il signa +_Bonaparte_. Quant au mariage chrétien, il fut béni par le cardinal +Fesch, dans la chapelle des Tuileries, ainsi que je l'ai dit, +quelques jours avant le sacre. Le prince Eugène emporta l'acte de +mariage avec lui en Italie. Sa famille doit toujours le posséder. + +[Note 45: Du dix-neuvième jour du mois de ventôse de l'an IV de +la république française, acte de mariage de NAPOLIONE Bonaparte, +général en chef de l'armée de l'intérieur, âgé de vingt-huit ans, +né à Ajaccio, domicilié à Paris, rue d'Antin, nº...; et +de Marie-Joséphine-Rose de Tascher, âgée de vingt-huit ans, née +à la Martinique, dans les îles sous le vent, domiciliée à Paris +rue Chantereine, nº..., fille de Joseph-Gaspard de Tascher, +capitaine de dragons, et de Rose-Claire Desvergers, dite Anaïs, son +épouse. + +Moi, Charles-Théodore Leclerc, officier public de l'état-civil du +deuxième arrondissement du canton de Paris, après avoir fait lecture, +en présence des parties et témoins, 1º de l'acte de naissance de +Napolione Bonaparte, qui constate qu'il est né, le 5 février 1768, +de légitime mariage de Charles Bonaparte et de Lætitia Ramolini; +2º de l'acte de naissance de Marie-Joséphine-Rose de Tascher, qui +constate qu'elle est née, le 23 juin 1767, de légitime mariage de +Joseph-Gaspard, etc.., j'ai prononcé à haute voix que Napolione +Bonaparte et Marie-Joséphine-Rose de Tacher étaient unis en légitime +mariage. Et ce en présence des témoins majeurs ci-après nommés, +savoir: Paul Barras, membre du Directoire exécutif, domicilié +au palais du Luxembourg; Jean Lemarrois, aide-de-camp-capitaine +du général Bonaparte, domicilié rue des Capucins; Jean-Lambert +Tallien, membre du corps législatif, domicilié à Chaillot; +Étienne-Jacques-Jérôme Calmelet, homme de loi, domicilié rue de la +place Vendôme, nº 207; qui tous ont signé avec les parties et moi. +(Suivent les signatures.)] + +La conduite du prince Eugène fut admirable dans cette circonstance. +Obligé par sa charge d'archi-chancelier d'État d'aller lui-même au +Sénat pour y lire le message de l'Empereur, ce que tout le monde +trouva d'une dureté accomplie, il fut admirable, et le peu de mots +qu'il laissa échapper de son coeur brisé fut retenti dans le coeur +de tous!... + +«Les larmes de l'Empereur,» dit le prince avec une noble dignité, +«suffisent à la gloire de ma mère!...» + +Belles paroles, et touchantes dans leur simplicité!... + +Je ne parlerai pas de tout ce qui eut lieu alors. Les journaux ont +raconté ce qui se fit... Les choses officielles sont généralement +connues de tous. Je parlerai seulement de ce qui était plus à portée +de ma connaissance que de celle du public. + +Le lendemain du jour où le divorce fut publiquement annoncé (c'était, +je crois, le 16 ou le 17 décembre), je me disposai à aller à la +Malmaison, où l'Impératrice s'était retirée. Je fis demander à une +femme de la Cour, que je ne nommerai pas, si elle voulait que je la +conduisisse à la Malmaison: elle me répondit qu'elle _ne voulait_ +pas y aller. Du moins celle-là n'était pas fausse, si elle était +ingrate. Je le fis proposer à une autre, qui refusa à l'appui d'un si +pauvre prétexte, qu'il aurait mieux valu pour elle qu'elle fît comme +la première. Je réfléchissais sur le peu de générosité et même de +respect humain qu'on rencontre dans ce pays de Cour, lorsque je reçus +un billet de la comtesse Duchatel. + +«Mon mari se sert de mes chevaux,» m'écrivait-elle; «voulez-vous +de moi? Je vous demande cela sans m'informer si vous allez à la +Malmaison; car je vous connais, et je suis sûre que vous avez le +besoin de consoler un coeur souffrant.» + +Et moi aussi, j'étais sûre qu'elle irait à la Malmaison. + +Je lui répondis avec joie que j'étais reconnaissante qu'elle m'eût +choisie pour faire cette course, ou plutôt ce triste pèlerinage avec +elle; et que j'irais la prendre à une heure. + +Lorsque nous arrivâmes à la Malmaison, nous trouvâmes les avenues +remplies de voitures; je fus bien aise de voir cette affluence, et +je souffris moins en songeant à l'ingratitude de quelques personnes +plus remarquées par leur éloignement, alors que si elles y eussent +été... Lorsque nous fûmes entrées dans le château, nous eûmes de la +peine, une fois arrivées au billard, à parvenir au salon où se tenait +l'Impératrice. + +Nous la trouvâmes fort entourée. Jamais la Cour ne fut si grosse chez +elle, même aux plus beaux jours de sa faveur. Mais les souvenirs +de la Malmaison étaient terribles dans une pareille journée pour +la pauvre femme!... car ils étaient heureux!.. Elle paraissait +bien comprendre au reste toute la force de cette comparaison d'un +bonheur passé avec un malheur présent. Elle était assise près de +la cheminée, à droite en entrant, au-dessous du tableau d'Ossian, +par Girodet[46]... Sa figure était bouleversée. Elle avait eu la +précaution de mettre une immense capote de gros de Naples blanc, qui +avançait sur ses yeux, et cachait ses larmes lorsqu'elle pleurait +plus abondamment à la vue de quelques personnes qui lui rappelaient +ses beaux jours passés. Lorsqu'elle me vit, elle me tendit la main et +m'attira à elle. + +[Note 46: Ce n'est pas la Malvina et l'Ossian de Gérard; c'est le +sujet assez confus, représentant les guerriers d'Ossian recevant +Kléber, Hoche, Marceau, etc., aux Champs-Élysées.] + +--«J'ai presque envie de vous embrasser,» me dit-elle... «Vous êtes +venue le jour du deuil!...» + +Je pris sa main et la portai à mes lèvres... Elle me paraissait, en +ce moment, digne des respects de l'univers. + +Mais lorsque je la quittai pour aller m'asseoir, et que je pus +l'examiner à mon aise, il se joignit à ce sentiment une profonde +pitié, en voyant à quel point elle devait être malheureuse!... +C'était la douleur la plus vive, la plus avant dans l'âme. Elle +souriait à chaque arrivant, en inclinant doucement la tête avec cette +même grâce qu'elle avait toujours... Mais en même temps, on voyait +malgré ses efforts, les larmes jaillir de ses yeux... elles roulaient +sur ses joues, venaient tomber sur la soie de sa robe, et cela +sans effort. C'était le coeur qui repoussait au dehors les larmes +dont il était rempli. On voyait qu'il lui fallait pleurer, ou bien +qu'elle aurait étouffé... Je repartis vers cinq heures avec madame +Duchatel... Nous nous communiquâmes nos réflexions: elles étaient +les mêmes. Et, en effet, tout ce qui avait une âme ne pouvait penser +que d'une manière. + +La reine Hortense était auprès de sa mère, pour l'aider à supporter +le poids de ces pénibles journées, qui avaient toute l'amertume de la +nouveauté d'un malheur... Nous parlâmes longtemps des temps passés... +Pauvre fleur brisée elle aussi!... Que d'heureux jours elle avait vu +s'écouler dans cette retraite enchantée... où, maintenant, le deuil +et le malheur étaient venus remplacer des joies que rien n'avait pu +égaler, comme rien aussi n'avait pu les faire oublier... + +--«Vous viendrez souvent nous voir, n'est-ce pas?» me dit-elle. Elle +vit que j'étais émue... et me prit la main en me disant: «J'ai tort +de vous demander une chose que je suis certaine que vous ferez.» + +Elle avait raison. + +L'Empereur fut presque reconnaissant pour les femmes qui avaient été +à la Malmaison. Celles qui, au contraire, n'y furent que plusieurs +jours après, furent mal notées dans son esprit... J'y remarquai, dans +les premiers moments, la duchesse de Bassano, la duchesse de Rovigo, +madame Octave de Ségur, madame de Luçay, sa fille, madame de Ségur +(Philippe), la duchesse de Raguse, toutes les dames de la reine +Hortense, la Maréchale Ney et plusieurs dames du palais, mais pas +toutes... Comme l'Empereur n'avait rien ordonné, il y eut plusieurs +personnes qui crurent le deviner et faire merveille en agissant +contre sa parole en croyant suivre sa pensée, elles se trompèrent en +entier et le virent plus tard. + +La nouvelle cour de l'Impératrice à la Malmaison fut formée selon +son goût, pour la plus grande partie des femmes qui la composaient: +madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur et comme surintendante +de la maison de l'Impératrice, madame Octave de Ségur, madame de +Rémusat, madame de Vieil-Castel, madame Gazani, et puis, plus tard, +mesdemoiselles de Mackau et de Castellane. Tout cet entourage formait +une maison agréable, surtout en y ajoutant celle de la reine Hortense +et surtout elle-même... Quant aux hommes, excepté M. de Beaumont et +M. Pourtalès, je n'aimais pas les autres. M. de Monaco surtout et M. +de Montliveau étaient pour moi deux répulsifs; j'ai toujours eu en +aversion les hommes impolis; je ne sais pourquoi j'en ai peur comme +de quelque chose de nuisible. Cela annonce, dans une femme comme +dans un homme, au reste, de la sottise et de la méchanceté mêlée +d'orgueil. M. de M*****, au reste, inspirait le même sentiment; car +le jour où M. de Pourtalès le remplaça comme écuyer, les chevaux se +réjouirent dans leur écurie. M. de Beaumont, chevalier d'honneur de +l'impératrice, était bon et fort amusant; je l'aimais beaucoup, ainsi +que son frère que nous avions chez Madame. L'autre chambellan était +M. de Vieil-Castel, homme considérablement nul. Plus tard il y eut +un autre homme que j'aimais et estimais bien ainsi que sa femme; cet +homme, attaché à la maison de l'Impératrice, comme capitaine de ses +chasses, M. Van Berchem, était le plus cher ami de mon mari et il +est demeuré le mien; il est celui, au reste, de tous ceux qui ont +du coeur et savent apprécier son noble et bon caractère; sa femme, +charmante personne, augmentait encore le nombre des jolies femmes de +la cour de la Malmaison. + +À mon retour d'Espagne j'y fus souvent: je n'aimais pas Marie-Louise +et j'aimais Joséphine. Elle m'engagea à venir pour quelques semaines +à la Malmaison; mais je ne pus accepter: j'étais alors bien malade +et l'état de ma santé ne fit qu'empirer. Mais j'y allais souvent et +toujours avec le même plaisir. + +La vie y était uniforme: l'Impératrice descendait à dix heures; à dix +heures et demie on servait le déjeuner, auquel se trouvaient toujours +quelques personnes de Paris; l'Impératrice plaçait auprès d'elle +les deux personnes les plus éminentes. Lorsque le vice-roi était à +la Malmaison, il se plaçait en face d'elle et mettait à ses côtés +les deux personnes après celles que sa mère avait choisies; la reine +Hortense également. Madame d'Arberg nommait aussi deux personnes +pour être placées à côté d'elle. Cet usage était pour dîner comme +pour déjeuner; après déjeuner, on allait se promener dans le parc; +c'était en 1809 la même allée qu'en 1800. On allait jusqu'à la serre, +ou bien, l'Impératrice allait voir les pintades, les faisans dorés +qui étaient dans les volières avec d'autres oiseaux rares, et leur +porter du pain. Quelquefois après dîner, et en été nous allions sur +l'eau avec le vice-roi qui nous faisait des peurs à mourir, puis on +rentrait; l'Impératrice se plaçait à son métier de tapisserie, et +lorsqu'il y avait peu de monde, on faisait la lecture, tandis que +l'aiguille passait et repassait dans le canevas. Mais à la Malmaison +cependant, il était difficile que cela fût. Après dîner, le plus +souvent on allait se promener, et en rentrant on faisait de la +musique dans la galerie, tandis que l'Impératrice faisait un wisk ou +ses éternelles patiences... On prenait le thé et puis la soirée était +terminée. Une fois que l'impératrice fut revenue à la Malmaison comme +dans un exil, il fut impossible d'y ramener cette gaieté qui y avait +régné pendant les premières années du Consulat. Ainsi, il n'y eut +plus de spectacle et la salle ne servit plus à rien. Navarre fut plus +bruyant. Je raconterai la vie de Navarre dans la troisième partie de +cet article. + + + + +TROISIÈME PARTIE. + +NAVARRE. + + +C'était un beau lieu que Navarre, mais humide et malsain; il y +avait des arbres tels que la Normandie les produit, de ces arbres +séculaires qui ont vu passer sous leur ombrage ce qui fut, ce qui est +et qui bientôt ne doit plus être. Le parc était planté à la manière +de Le Nôtre et en partie à l'anglaise: le dernier duc de Bouillon, +qui mourut tranquillement à Navarre et que tout le monde aimait et +qui aimait à son tour beaucoup de gens et beaucoup de choses, entre +autres la joie et le plaisir; le dernier Duc avait jadis orné la +terre de Navarre, où il passait une partie de sa vie, avec une grande +recherche. Cette recherche avait même quelque peu d'extrême qui +touchait à l'inconvenance; il y avait un peu de moeurs payennes dans +la vie du Duc; et l'on disait que la distribution du parc en avait +un grand reflet. On racontait traditionnellement beaucoup de choses +sur un certain temple que je n'ai plus trouvé à Navarre lorsque j'y +suis allée, mais dont le souvenir était toujours dans le pays. Le +Duc aimait aussi les fleurs avec passion et cultivait, à Navarre, +les plus belles qui fussent alors connues en France; le Duc avait de +grandes et belles manières; il voulait que tout ce qui était chez lui +eût, comme lui, ce qui pouvait lui plaire. Or il pensait aussi que +les fleurs et les jolis visages étaient les objets les plus agréables +à la vue. En conséquence, il était ordonné à une des jeunes filles +attachées aux serres et au jardin de fleurs du Prince de porter le +matin un bouquet dans la chambre de la dernière personne arrivée, +quelle qu'elle fût, femme ou garçon... et d'être parfaitement à ses +ordres!... Cet usage assez bizarre était encore en exercice au moment +de la Révolution. + +Rien de charmant comme la vie de Navarre, du vivant de M. le duc de +Bouillon: quand la Révolution éclata, il était fort souffrant et +presque hors d'état de faire lui-même les honneurs de sa magnifique +demeure à ceux qui allaient lui faire leur cour; mais on voit par ce +que je viens de dire qu'il prenait soin de ses hôtes... Il portait +la sollicitude à cet égard aussi loin qu'un particulier de nos jours +le ferait. On allait prendre les ordres de la personne nouvellement +arrivée, le matin dans son appartement; elle déjeunait chez elle, +seule, ou bien avec les personnes désignées par elle. Si on voulait +aller se promener, on le pouvait en demandant une calèche et des +chevaux; on dînait même chez soi, si la chose convenait. C'était, au +reste, la coutume de presque tous les châteaux de princes[47]. + +[Note 47: M. le duc de Bouillon était extrêmement aimé dans sa terre +de Navarre ainsi qu'à Évreux. Aussi ne lui est-il rien arrivé dans la +Révolution.] + +Lorsque Joséphine fut à Navarre, elle trouva le parc dans un triste +état, à cause de l'humidité causée par la rupture de plusieurs +canaux. Elle demanda à l'Empereur une somme très-forte pour réparer +Navarre, et cela fut trouvé étrange, à cause du moment quelle choisit +pour faire cette demande, d'autant mieux que quelques semaines avant +l'Empereur lui avait accordé ce qu'on va voir dans la lettre que je +transcris en ce moment sur la lettre originale écrite à l'impératrice +Joséphine. On verra que Napoléon savait comment pouvoir la consoler +de toutes choses. + + +À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON. + + Dimanche à 8 heures du soir 1810[48]. + +«J'ai été bien content de t'avoir vue hier; je sens combien ta +société a de charmes pour moi. J'ai travaillé aujourd'hui avec +Estève. J'ai accordé 100,000 francs pour l'extraordinaire de 1810, +pour Malmaison; tu peux donc faire planter tant que tu le voudras; +tu distribueras cette somme comme tu l'entendras. J'ai chargé aussi +Estève de remettre 200,000 francs aussitôt que le contrat de la +maison Julien[49] serait passé... J'ai ordonné que l'on paierait ta +parure de rubis, laquelle sera évaluée par l'intendance, car je ne +veux pas de voleries de bijoutiers. Ainsi voilà déjà 400,000 francs +que cela me coûte. + +»J'ai ordonné que l'on tînt le million que la liste civile doit te +donner pour 1810, à la disposition de ton homme d'affaires pour payer +tes dettes. + +»Tu dois trouver dans l'armoire de Malmaison 5 ou 600,000 francs; tu +peux les prendre pour faire ton argenterie et ton linge. + +»J'ai ordonné qu'on te fît un beau service de porcelaine à Sèvres; +l'on prendra tes ordres pour qu'il soit très-beau. + + »NAPOLÉON.» + +[Note 48: Cette lettre est sans date de mois dans l'original. Mais +d'après ce que dit Napoléon pour les plantations, on présume que +c'est du mois de janvier ou de février.] + +[Note 49: Bois-Préau, la maison de mademoiselle Julien, à Ruelle, +celle que Napoléon appelait _la vieille fille_. Il la détestait parce +qu'elle n'avait jamais voulu lui vendre sa maison tant qu'elle +vécut.] + + +Voici une lettre écrite à l'Impératrice par l'Empereur, quelques +jours après la précédente: + + +À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON. + + Samedi, à une heure après midi. + +«Mon amie, j'ai vu Eugène, qui m'a dit que tu recevrais les Rois[50]. +J'ai été au conseil jusqu'à huit heures. Je n'ai dîné seul qu'à cette +heure-là. + +»Je désire bien te voir. Si je ne viens pas aujourd'hui, je viendrai +après la messe. + +»Adieu, mon amie[51]! J'espère te trouver sage et bien portante. Ce +temps-là doit bien te peser. + + »NAPOLÉON.» + +[Note 50: Le roi de Bavière et la reine, le roi de Wurtemberg, le roi +de Saxe, le roi de Westphalie et tous les princes d'Allemagne alors à +Paris, où ils étaient en foule.] + +[Note 51: Toutes ces lettres ont été fournies en original par +la reine Hortense, et sont fidèlement transcrites sur ces mêmes +originaux.] + + +En voici une autre que je transcris ici, pour répondre aux sottes +jalousies de Marie-Louise, et montrer la loyauté et la délicatesse de +l'Empereur en se séparant de Joséphine. + + +À L'IMPÉRATRICE, À L'ÉLYSÉE NAPOLÉON[52]. + + 19 février 1810. + +«Mon amie, j'ai reçu ta lettre; mais les réflexions que tu fais +peuvent être vraies. Il y a peut-être du danger à nous trouver sous +le même toit pendant la première année. Cependant la campagne[53] de +Bessières est trop loin pour revenir; d'un autre côté, je suis bien +enrhumé, et je ne suis pas sûr d'y aller. + +»Adieu, mon amie! + + »NAPOLÉON.» + +[Note 52: L'impératrice ayant fait la remarque que, lorsqu'elle +voulait venir à Paris, elle ne savait où descendre, l'Empereur fit +arranger pour elle l'Élysée-Napoléon.] + +[Note 53: La campagne de Bessières était Grignon... à sept ou huit +lieues de Paris. Bessières avait imaginé ce rapprochement comme si +_tout_ n'était pas rompu! Ces lettres doivent montrer à Marie-Louise +combien sa fausse jalousie était absurde, et combien elle était peu +fondée, puisque, même avant le mariage, toute relation était rompue +entre Joséphine et Napoléon.] + + +À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON. + + Le 12 mars 1810. + +«Mon amie, j'espère que tu auras été contente de ce que j'ai fait +pour Navarre... Tu y auras vu un nouveau témoignage du désir que +j'ai de t'être agréable. + +»Fais prendre possession de Navarre; tu pourras y aller le 25 mars, +et y passer le mois d'avril. + +»Adieu, mon amie! + + »NAPOLÉON.» + + +DE L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE À L'EMPEREUR NAPOLÉON, À COMPIÈGNE. + + Navarre, le 19 avril 1810. + +«Sire, + +»J'ai reçu par mon fils l'assurance que Votre Majesté consent à mon +retour à Malmaison, et qu'elle veut bien m'accorder les avances que +je lui ai demandées pour rendre le château de Navarre habitable. + +»Cette double faveur, sire, dissipe en grande partie les grandes +inquiétudes et même les craintes que le long silence de Votre Majesté +m'avait inspirées. J'avais peur d'être entièrement bannie de son +souvenir. Je vois aujourd'hui que je ne le suis pas. Je suis donc +moins malheureuse et même aussi heureuse qu'il m'est possible de +l'être désormais. + +»J'irai à la fin du mois à la Malmaison, puisque votre majesté n'y +voit aucun obstacle; mais, je dois vous le dire, sire, je n'aurais +pas sitôt profité de la liberté que Votre Majesté me laisse à cet +égard, si la maison de Navarre n'exigeait pas, pour ma santé et pour +celle des personnes attachées à ma maison, des réparations urgentes. +Mon projet est de demeurer à Malmaison fort peu de temps. Je m'en +éloignerai bientôt pour aller aux eaux; mais pendant que je serai +à Malmaison, Votre Majesté peut être sûre que j'y vivrai comme si +j'étais à mille lieues de Paris. J'ai fait un grand sacrifice, sire, +et chaque jour je sens davantage toute son étendue... Cependant ce +sacrifice sera ce qu'il doit être: il sera entier de ma part. Votre +Majesté ne sera troublée dans son bonheur par aucune expression de +mes regrets. + +»Je ferai sans cesse des voeux pour que Votre Majesté soit heureuse; +peut-être même en ferai-je pour la revoir. Mais, que Votre Majesté +en soit convaincue, je respecterai toujours sa nouvelle situation. +Je la respecterai en silence; confiante dans les sentiments qu'elle +me portait autrefois, je n'en provoquerai aucune preuve nouvelle. +J'attendrai tout de sa justice et de son coeur. + +»Je ne lui demanderai qu'une grâce, c'est qu'elle _cherche même +un moyen_ de convaincre quelquefois, et moi-même et ceux qui +m'entourent, que j'ai toujours une petite place dans son souvenir +et une grande place dans son estime et dans son amitié. Ce moyen, +quel qu'il soit, adoucira mes peines, sans pouvoir, ce me semble, +compromettre ce qui m'importe avant tout, le bonheur de Votre +Majesté[54]. + + »JOSÉPHINE.» + +[Note 54: Cette lettre, écrite au moment où elle le fut, contenant +une demande _d'argent et de faveur extérieure_, c'est-à-dire +pour contenter l'amour-propre, fut une des démarches les plus +inconvenantes que l'on ait conseillées à l'impératrice Joséphine; +l'Empereur le sentit amèrement.] + + +À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, À NAVARRE. + + Compiègne, 21 avril 1810. + +«Mon amie, je reçois ta lettre du 19 avril; elle est d'un mauvais +style. Je suis toujours le même; _mes pareils_ ne changent jamais. Je +ne sais ce qu'Eugène a pu te dire. Je ne t'ai pas écrit, parce que +tu ne l'as pas fait, et que j'ai désiré tout ce qui pouvait t'être +agréable. + +»Je vois avec plaisir que tu ailles à Malmaison, et que tu sois +contente; moi, je le serai de recevoir de tes nouvelles et de te +donner des miennes. Je n'en dis pas davantage, jusqu'à ce que tu +aies comparé ta lettre à la mienne; et, après cela, je te laisse +juger qui est meilleur ou de toi ou de moi. + +»Adieu, mon amie; porte-toi bien, et sois juste pour toi et pour moi. + + »NAPOLÉON.» + + +Je vais maintenant aborder un sujet délicat et peu traité jusqu'à +cette heure. Il est relatif à Joséphine et à tout ce qui l'entourait. +J'ai fait voir, par les différentes lettres que j'ai transcrites de +l'Empereur et de l'Impératrice, et données par la reine Hortense +elle-même, que Napoléon avait eu, dans toute l'affaire du mariage et +dans celle du divorce, une délicatesse vraiment admirable. Sa réponse +à l'Impératrice est remplie de coeur, tandis qu'il faut convenir +que la lettre de Joséphine contenait des pensées vraiment pénibles +à faire connaître pour une autre femme. Cette demande d'argent, au +moment où l'Empereur venait de lui accorder deux millions[55] et un +magnifique service de porcelaine de Sèvres, était peu délicate... +Tout cela, ajouté à la volonté de Napoléon de rendre Marie-Louise +heureuse, me prouverait qu'il n'était pas étranger à une lettre qui +fut écrite à l'Impératrice, par madame de Rémusat, lorsqu'elle fut à +Genève en 1810. + +[Note 55: 100,000 francs pour Malmaison; 200,000 francs pour l'achat +de Boispréau, la terre de mademoiselle Julien; 100,000 fr. pour la +parure de rubis; 1,000,000 pour payer les dettes et 600,000 francs +trouvés dans l'armoire de Malmaison.] + +Cette lettre est un document précieux pour l'histoire, c'est encore +la reine Hortense qui nous l'a fait connaître et en a fourni +l'original. + +L'Impératrice avait demandé la permission à l'Empereur de faire ce +voyage d'Aix en Savoie, et l'avait entrepris avec une volonté de +faire parler d'elle. Napoléon en eut de l'humeur; il lui parut que, +dans cette première année, une retraite complète valait mieux qu'un +voyage. L'Impératrice voyagea sous le nom de madame d'Arberg, et +visita une partie de la Suisse. Ce fut dans ce voyage qu'elle faillit +périr, dit-on, sur le lac de Genève, dans une promenade où elle se +trouvait dans la même barque que plusieurs personnes de Paris comme +M. de Flahaut, etc. L'Empereur, en l'apprenant, lui écrivit cette +lettre: + + +À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, AUX EAUX D'AIX EN SAVOIE. + + Saint-Cloud, 10 juin 1810. + +«J'ai reçu ta lettre; j'ai vu avec peine le danger que tu as couru. +Pour une habitante d'une île de l'océan, mourir dans un lac, c'eût +été fatalité. + +»La Reine[56] se porte mieux, et j'espère que sa santé deviendra +bonne. Son mari est en Bohême, à ce qu'il paraît, ne sachant que +faire. + +»Je me porte assez bien, et te prie de croire à tous mes sentiments. + + »NAPOLÉON.» + +[Note 56: La reine Hortense avait été fort affectée de l'abdication +de son mari, qui renonça à la couronne de Hollande, comme un honnête +homme qu'il était, lorsque Napoléon voulut lui faire faire ce que sa +conscience lui défendait. Il se retira en Bohême, puis ensuite en +Styrie, à Gratz.] + + +C'est alors que Joséphine acheta cette maison ou plutôt ce petit +château de Prégny, près de Genève. Tout cela ne plut pas à +l'Empereur. Il vit là-dedans cette continuation d'un manque continuel +de dignité... Enfin, il en eut de l'humeur, et beaucoup. Quoi qu'il +en soit, l'Impératrice reçut tout à coup une lettre de madame de +Rémusat, qui, après l'avoir d'abord accompagnée, était ensuite +revenue à Paris. Je rapporte ici cette lettre presque en son entier, +parce que, dans la vie de l'Impératrice, elle est fort importante. +Joséphine logeait alors dans l'auberge de Secheron, chez Dejean. + + +LETTRE DE MADAME DE RÉMUSAT À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE. + +«Madame, + +»J'ai un peu tardé d'écrire à Votre Majesté, parce qu'elle m'avait +ordonné à mon retour de lui conter quelque chose de la grande ville. +Si j'avais suivi mon impatience, dès le lendemain de mon arrivée +je lui aurais adressé les expressions de ma reconnaissance. Ses +bontés pour moi sont notre entretien ordinaire depuis que je suis +rentrée dans mon intérieur; en retrouvant mon mari, mes enfants, j'ai +rapporté au milieu d'eux le souvenir des heures si douces que je vous +dois[57]. + +[Note 57: J'omets les phrases inutiles du compliment de madame de +Rémusat. Cela me paraît inutile à l'objet principal de la lettre.] + + .............................................. + .............................................. + +»... Je n'ai pas encore paru à la cour; mais j'ai déjà vu quelques +personnages importants, et j'ai été questionnée sur Votre Majesté +avec trop de soin, pour qu'il ne m'ait pas été facile de conclure +que ces questions qui m'étaient adressées venaient d'un intérêt +plus élevé. On me demandait souvent des nouvelles de votre santé; +on voulait savoir comment vous passiez votre temps; si vous étiez +tranquille, heureuse, dans la retraite où vous aviez vécu; si vous +aviez reçu sur votre route les témoignages d'affection que vous +méritez d'inspirer. Combien il m'était doux de n'avoir à répondre que +des choses satisfaisantes, etc... + +»... Mais, madame, j'ai questionné à mon tour; j'ai observé de +mon côté, et j'ose soumettre à votre raison le résultat de mes +observations, avec la confiance de mon attachement. + +»La grossesse de l'Impératrice est une joie publique, une espérance +nouvelle, que chacun saisit avec empressement. Votre Majesté le +comprendra facilement, elle, à qui j'ai vu envisager ce grand +événement, comme la récompense d'un grand sacrifice. Eh bien! madame, +d'après ce que j'ai cru remarquer, il me semble qu'il vous reste +encore un pas à faire, pour mettre le complément à votre ouvrage, +et je me sens la force de m'expliquer, parce qu'il paraît que la +dernière privation que votre raison vous impose ne peut être pour +cette fois que momentanée... Vous vous rappelez sans doute d'avoir +regretté quelquefois avec moi que l'Empereur n'eût pas, au moment de +son mariage, pressé l'entrevue de deux personnes qu'il se flattait +de rapprocher facilement, parce qu'il les réunissait _alors_ dans +ses affections. Vous m'avez dit que, depuis, il avait espéré qu'une +grossesse, en tranquillisant l'Impératrice sur ses droits, lui +donnerait les moyens d'accomplir le voeu de son coeur. Mais, madame, +si je ne me suis pas trompée dans mes observations, le temps n'est +pas venu pour un pareil rapprochement. + +»L'Impératrice paraît avoir apporté avec elle une imagination vive et +prompte à s'alarmer... Elle aime avec la tendresse, avec l'abandon +d'un premier amour; mais ce sentiment même semble porter avec lui +un peu d'inquiétude, dont il est, en effet, si rarement séparé... +La preuve en est dans une petite anecdote que le Grand-Maréchal m'a +racontée, et qui appuiera ce que j'ai l'honneur de dire à Votre +Majesté. + +»Un jour, l'Empereur, se promenant avec elle dans les environs de la +Malmaison, lui offrit, en votre absence, de voir ce joli séjour. À +l'instant même, le visage de l'Impératrice fut inondé de larmes... +Elle n'osait pas refuser, mais les marques de sa douleur étaient trop +visibles pour que l'Empereur essayât d'insister. Cette disposition +à la jalousie, que le temps affaiblira sans doute, ne pourra être +qu'augmentée dans ce moment par la présence de Votre Majesté... Elle +se souviendra peut-être que cet été, en la voyant si fraîche, si +reposée, j'oserai dire si embellie par le calme de la vie que nous +menions, j'osai lui dire, en riant, qu'il n'y avait pas d'adresse +à rapporter à Paris tant de moyens de succès, et que je sentais +parfaitement qu'à la place d'une autre je serais tout au moins +inquiète. En vérité, madame, cette plaisanterie me semble aujourd'hui +le cri de la raison... Le Grand-Maréchal[58], avec lequel j'ai +causé, m'a témoigné aussi des inquiétudes que je partage... Il m'a +paru qu'il n'osait pas faire expliquer l'Empereur sur un sujet qu'il +ne traite qu'avec douleur. Il m'a parlé avec un accent vrai de cet +attachement que vous inspirez encore, qui doit lui-même inviter à une +grande circonspection. Les nouvelles situations inspirent de nouveaux +devoirs; et, si j'osais, je dirais qu'il n'appartient pas à une âme +comme la vôtre de rien faire qui puisse engager l'Empereur à manquer +aux siens[59]. + +[Note 58: Duroc, grand-maréchal du palais.] + +[Note 59: Cette phrase est de l'Empereur lui-même, ainsi que +plusieurs autres qui se reconnaissent aisément. L'Empereur a +conseillé d'écrire la lettre, et puis ensuite il l'a dictée à moitié.] + +»Ici, au milieu de la joie que cause cette grossesse, à l'époque de +la naissance d'un enfant attendu avec tant d'impatience, au milieu +des fêtes qui suivront cet événement, que feriez-vous, madame?... +Que ferait l'Empereur, qui se devrait aux ménagements qu'exigerait +l'état de cette jeune mère, et qui serait encore troublé par le +souvenir des sentiments qu'il vous conserve?... Il souffrirait, +quoique votre délicatesse ne se permît de rien exiger. Mais vous +souffririez aussi; vous n'entendriez pas impunément le cri de tant +de réjouissances, livrée, comme vous le seriez peut-être, à l'oubli +de toute une nation, ou devenue l'objet de la pitié de quelques-uns +qui vous plaindraient peut-être, mais seulement par esprit de parti. +Peu à peu votre situation deviendrait si pénible, qu'un éloignement +complet parviendrait seul à tout remettre en ordre. Puisque j'ai +commencé, souffrez que j'achève... Il vous faudrait quitter Paris. La +Malmaison, Navarre même, seraient trop près des clameurs d'une ville +oisive et quelquefois malintentionnée. Obligée de vous retirer, vous +auriez l'air de fuir par ordre, et vous perdriez tout l'honneur que +donne l'initiative dans une conduite généreuse. + +»Voilà les observations que j'ai voulu vous soumettre; voilà le +résultat des longues conversations que j'ai eues avec mon mari, +et encore d'un entretien _que le hasard_ m'a procuré avec le +Grand-Maréchal. Moins animé que nous sur vos intérêts, et accoutumé, +comme vous le savez, à ne pas arrêter ses opinions quand il n'a pas +reçu d'ordre de les transmettre, c'est avec beaucoup de temps et un +peu d'adresse que j'ai tiré de lui quelques-unes de ses pensées. Mais +aussitôt que je les ai entrevues, j'ai pu conclure qu'il vous restait +encore un sacrifice à faire, et qu'il était digne de vous de ne point +attendre les événements, et de les prévenir en écrivant à l'Empereur +pour lui annoncer une courageuse détermination. En lui évitant +un embarras dont vous l'empêchez seule de sortir, vous acquerrez +de nouveaux droits à sa reconnaissance. Et, d'ailleurs, outre la +récompense toujours attachée à une action droite et raisonnable, avec +cet aimable caractère qui vous distingue, cette disposition à plaire +et à vous faire aimer, peut-être trouverez-vous dans un voyage un +peu plus prolongé des plaisirs que vous ne prévoyez pas d'abord. À +Milan, le spectacle si doux des succès mérités d'un fils vous attend. +Florence, Rome même, offriraient à vos goûts des jouissances qui +embelliraient cet éloignement momentané. Vous trouveriez à chaque +pas, en Italie, des souvenirs que l'Empereur ne s'irriterait pas de +voir renouveler, parce qu'ils s'attachent pour lui aux époques de sa +première gloire. + +»Tout ce que m'a dit le Grand-Maréchal me prouve assez que Sa Majesté +veut que vous conserviez à jamais les dignités du rang où vous avez +été élevée par ses succès et sa tendresse. Et cependant l'hiver se +passerait; la saison où l'on peut habiter Navarre vous ramènerait +aux occupations d'embellissements qui vous y attendent. Le temps, ce +grand réparateur de toutes choses, aurait tout consolidé, et vous +auriez mis le complément à cette conduite noble qui vous assure +la reconnaissance de toute une nation. Je ne sais si je m'abuse, +madame, mais je crois qu'il y a encore du bonheur dans l'exercice de +semblables devoirs. Le coeur d'une femme sait trouver du plaisir dans +le sacrifice qu'il fait à celui qu'elle aime. Prévenir l'embarras +dont l'Empereur pourrait sortir lui-même, s'il vous aimait moins; +rassurer les inquiétudes d'une jeune femme, que le temps et cette +expérience de vous-même rendront plus calme: tout cela est digne de +vous. Si vous étiez moins sûre de l'effet que peuvent encore produire +les grâces de votre personne, votre rôle serait moins difficile; mais +il me semble que c'est parce que Votre Majesté sait très-bien qu'elle +possède des avantages qui peuvent établir une concurrence, qu'elle +doit avoir la délicatesse de tous les procédés. + +»J'espère que Votre Majesté me pardonnera une aussi longue lettre, +et les réflexions qu'elle contient. Quand j'appuie si fortement sur +cette _impérieuse nécessité_ de s'éloigner de nous pour quelque +temps, je me flatte qu'elle daignera penser que, peut-être, jamais +je ne lui ai donné de plus véritables marques des sentiments qui +m'attachent à elle. + +»Je suis, avec un profond respect, madame, de Votre Majesté, + +»La très-humble et très-obéissante servante, + + »VERGENNES DE RÉMUSAT[60].» + +[Note 60: Cette lettre est un chef-d'oeuvre d'habileté pour qui +connaissait l'impératrice Joséphine; ainsi la placer comme rivale +_triomphante_ d'une jeune femme de dix-huit ans, et lui parler de _sa +fraîcheur_ quand la seule beauté réelle de Marie-Louise était une +peau éblouissante et un teint admirable, était aussi habile que peu +croyable pour tout autre.] + + +Maintenant, voici la lettre écrite par l'Empereur, et que Joséphine +reçut presque en même temps que celle de madame de Rémusat. + + +À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, À GENÈVE. + + Fontainebleau, 1er octobre 1810. + +«J'ai reçu ta lettre. Hortense, que j'ai vue, te dira ce que je +pense. Va voir ton fils cet hiver; reviens aux eaux d'Aix l'année +prochaine, ou bien reste au printemps à Navarre. Je te conseillerais +bien d'aller à Navarre tout de suite, si je ne craignais que tu +ne t'y ennuiasses. Mon opinion est que tu ne peux être, l'hiver, +convenablement _qu'à Milan ou à Navarre_. Après cela, j'approuve tout +ce que tu feras; car je ne veux te gêner en rien. + +»Adieu, mon amie. L'Impératrice est grosse de quatre mois. Je +nomme madame de Montesquiou gouvernante des enfants de France. +Sois contente et ne te monte pas la tête; ne doute jamais de mes +sentiments. + + »NAPOLÉON.» + + +De toutes les choses adroitement combinées que l'Empereur ait jamais +pu entreprendre ou tenter, je n'en connais pas une au-dessus de +celle-ci; mais pour rendre justice à chacun, rien ne peut aussi +égaler l'adresse avec laquelle madame de Rémusat a exécuté ou plutôt +tenté la mission... Quelle admirable lettre! surtout lorsqu'on +connaît la personne à laquelle elle a été écrite! Comme Joséphine +est enveloppée dans un filet de flatterie, qui devait l'empêcher de +regarder en arrière, et devait, en effet, la faire courir au-devant +de nouvelles fêtes, de nouveaux succès; mais l'excès même de la +chose, sa perfection, fut ce qui en empêcha la réussite: convaincue +de cette pensée, que madame de Rémusat cherchait à lui inculquer, +pour lui inspirer une noble résolution, Joséphine se crut toujours +passionnément aimée de l'Empereur; mais ce n'était plus vrai: +sans doute il l'avait aimée d'amour, mais les temps non-seulement +étaient changés, mais les circonstances, TOUT l'était autour d'elle +et dans elle-même. Cette flatterie de madame de Rémusat, sur son +état de santé, était précisément ce qui l'empêchait de plaire comme +par le passé. Le grand charme de Joséphine était dans la grâce +de sa tournure, bien plus que dans la beauté de son visage; elle +n'avait aucun trait, et son visage avait en lui-même un défaut, qui +était tellement terrible et redoutable que jamais on n'a songé à +placer l'amour à côté de cette infirmité dans son royaume; je veux +parler bien moins encore de ses dents entièrement perdues, que de +l'épouvantable résultat qui en provenait. À l'époque où madame de +Rémusat lui écrivait cette lettre, Joséphine commençait à prendre +aussi cet embonpoint qui lui enleva sa charmante tournure. Sans +doute, la grâce qui était inhérente à sa nature ne l'abandonna +jamais; on la retrouvait partout, et toujours dans le moindre +mot, dans un geste; mais qu'est-ce qu'un geste et un mot gracieux +pour combattre une jeune personne de dix-huit ans, grande, forte +peut-être, mais d'une fraîcheur de rose, quoique laide, ayant de +beaux cheveux, de belles dents, une haleine fraîche et pure, et +cette foule d'avantages qui entourent toujours la jeunesse dans ses +premiers jours et son premier bonheur. Ensuite, ce qu'on savait +très-bien, c'est que l'Empereur en était fort occupé. Il cherchait +tous les moyens de la rendre heureuse, et je suis convaincue que +connaissant la légèreté de Joséphine, et cependant l'effet profond +que devait produire l'annonce de la grossesse de Marie-Louise, il +redouta pour le repos de tous des scènes qui seraient publiques, se +passant à la Malmaison et à Navarre, devant plus de vingt femmes. +Madame de Rémusat fut donc chargée de la délicate mission de faire +comprendre à l'impératrice Joséphine que l'impératrice Marie-Louise +devenait la véritable souveraine, du moment qu'elle donnait tout à +la fois à l'Empereur un héritier comme père et chef de famille, et +un successeur comme souverain d'un grand empire; mais ces pensées +étaient trop élevées pour elle; elle n'ouvrit l'oreille qu'aux sons +qui lui apportaient cette conviction après laquelle elle courait, +depuis le jour où pour la première fois on fit retentir autour +d'elle le mot de divorce... Quoi qu'il en fût, l'Empereur lui fit +donc écrire par madame de Rémusat. Joséphine ne comprit ni la +lettre de l'Empereur, ni celle de madame de Rémusat, elle ne tint +compte _d'aucun avis_. Elle revint à la Malmaison d'abord; puis +ensuite elle partit pour Navarre, où elle passa l'hiver, s'amusant +et ayant autour d'elle une petite cour. Napoléon fut vivement +contrarié; quelque soin qu'il apportât à ne laisser approcher de +Marie-Louise que des personnes sûres, telles que la duchesse de +Montebello, dont l'esprit juste et posé, quoiqu'elle fût jeune, et +les soins assidus empêchaient tous les propos absurdes d'arriver +à l'Impératrice, cependant la dame d'honneur n'était pas toujours +là... Il y avait d'autres femmes, que je ne veux pas nommer et que +leur service amenait auprès de Marie-Louise. Celles-là n'étaient pas +comme la duchesse de Montebello. On racontait à Marie-Louise que +Joséphine avait telle ou telle qualité, une beauté, un agrément, une +perfection, tellement accomplis, qu'il fallait désespérer de jamais +l'égaler, et tout cela dit de manière à redouter la ressemblance, +parce qu'à chaque chose arrivait le correctif. Un jour l'Empereur +entra chez Marie-Louise à l'improviste, et la trouva pleurant. +C'était deux mois à peu près après la naissance du roi de Rome... En +voyant son visage rosé, ordinairement l'image de la santé et même +de la gaieté d'une enfant, tout couvert de larmes, l'Empereur fut +alarmé. + +--«Qu'avez-vous, Louise? lui demanda-t-il en la prenant dans ses +bras... Eh bien continua-t-il en riant, que caches-tu donc là?..» + +Et cherchant à voir ce que l'Impératrice cherchait à lui dérober sous +son châle, il prit dans sa main un petit médaillon renfermant un +portrait. Quelle fut sa surprise en reconnaissant celui de Joséphine! +mais charmant et rajeuni de plus de vingt ans; c'était Joséphine à +vingt-cinq tout au plus, et mise néanmoins comme au moment où le +portrait était entre les mains de la jalouse jeune femme. + +--«Qui t'a donné ce portrait, Louise?» dit l'Empereur avec un +sentiment de colère qui faisait craindre pour celui ou celle qui +aurait excité cette colère?... + +L'Impératrice ne répondit rien, mais ses sanglots redoublèrent et +elle se jeta dans les bras de l'Empereur en le serrant convulsivement +contre elle. + +--«Enfant! dit Napoléon ému par l'effusion d'un sentiment qu'il +devait alors croire vrai... Enfant! qu'as-tu donc? pourquoi ces +larmes? Encore une fois, Louise, qui t'a remis ce portrait?.. je veux +le savoir, poursuivit-il en frappant du pied avec colère...» + +Marie-Louise fut effrayée; mais elle ne répondit rien. + +--«Eh bien!.. tu ne veux pas me le dire?.. + +--Je n'en sais rien, murmura-t-elle d'une voix tremblante, je l'ai +trouvé sur ce canapé comme j'entrais tout-à-l'heure dans cette +chambre. + +--Et pourquoi pleurais-tu en regardant ce portrait?» Marie-Louise +sanglotait encore plus fort et continuait à cacher son visage en +pleurs dans la poitrine de Napoléon. Il la serra dans ses bras et +lui dit avec amour de ces paroles qui vont au coeur quand elles +sont vraies, et Napoléon a été aimant et sincère avec la femme qui +a eu la lâcheté de l'abandonner dans son malheur. Enfin, il parvint +à la calmer, mais ce fut au bout d'un long temps. L'impératrice +Marie-Louise l'aimait alors, je dois le croire au moins. + +Quelle sourde manoeuvre employait aussi le parti de Navarre! N'est-il +pas possible que l'Empereur, en apprenant qu'on mettait en oeuvre +de semblables moyens, se résolût à éloigner Joséphine pendant la +grossesse et les couches de Marie-Louise? Un événement de bien +peu d'importance amène souvent des effets terribles dans l'une ou +l'autre de ces deux positions. Je crois que la lettre de madame de +Rémusat fut le résultat de quelque tentative du genre de celle du +portrait. Napoléon ne voulait cependant pas être _tyran_, même à +la façon de croque-mitaine, et il _l'engagea_ seulement à aller à +Milan; Joséphine ne comprenait pas les hautes résolutions d'un grand +coeur. Lorsqu'elle avait enfin cédé pour écrire cette fameuse lettre +au président du Sénat, sans que l'Empereur le sut, elle avait été +surtout frappée de l'idée de porter le deuil immédiatement après la +lettre partie, et de le porter pendant un an!... + +L'Empereur savait tout cela. Une âme tendre et en même temps élevée, +une femme digne de son affection, la seule femme qu'il ait aimée +enfin, et qui existe toujours à Paris, me présente le type de la +femme que j'aurais voulue à l'Empereur. Je ne parle pas ici de la +femme qui fut sa maîtresse en Égypte, une nommée Pauline[61], sur +laquelle il existe quelques biographies, toutes inconnues, parce que +la femme n'est pas un texte à biographie; et une fois qu'on a dit +qu'elle avait été la maîtresse de Napoléon on a dit la plus belle +page de sa vie; mais on les trouve cependant en les cherchant; je +parle d'une femme digne d'être aimée d'un homme comme l'Empereur; et +certes il en est peu... Voilà le caractère que j'aurais voulu à la +femme qui partageait le premier trône du monde avec lui! + +[Note 61: Croirait-on qu'en 1833 ou 32, j'ai oublié l'époque, j'ai +reçu une lettre de cette madame Pauline, qui était fort scandalisée +de ce que j'avais mis sur elle dans mes Mémoires. Mais savez-vous +ce qu'elle blâmait? Peut-être ce que je disais pour l'Égypte?... +Ah bien oui!... Pas du tout: madame Pauline réclamait contre +l'insertion d'un fait qui, je le vois bien, en effet, n'était point +vrai.--Elle m'affirmait que j'avais commis une erreur en disant +qu'elle avait voulu consacrer sa fortune à sauver l'Empereur quand +il était à Sainte-Hélène... Je n'ai pas répondu à cette belle épître +pour deux raisons: d'abord parce qu'elle était sotte, et puis +parce qu'il devenait inutile de prendre près d'elle de nouveaux +renseignemens.--Ceux que j'avais eus sur elle ne pouvaient être +douteux pour moi; et quant à cette dernière partie de sa vie, j'étais +pleinement convaincue. La femme qui peut se défendre d'avoir voulu +sauver Napoléon, lorsqu'elle pouvait invoquer pour cette action le +droit d'en avoir été aimée; la femme qui peut nier l'avoir voulu +faire cette action est incapable de l'avoir en effet jamais imaginée.] + +Lorsque le divorce fut public, je parlai sur ce fait comme les +autres. On racontait alors que l'Impératrice-Mère avait, en Russie, +refusé la main de la Grande-Duchesse. Il paraissait incertain que +nous obtinssions la princesse autrichienne... Dans cette sorte +d'incertitude peu convenable pour la France, je dis que je ne +comprenais pas comment l'Empereur ne prenait pas le parti de choisir +dans les familles qui l'entouraient. Le cardinal Maury, qui dînait +chez moi, me dit: + +--«Mais où donc voulez-vous qu'il prenne une femme?... + +--Où je veux qu'il choisisse une femme, monseigneur?... Dans la +noblesse ancienne et illustrée, ou bien dans la sienne.» + +Le cardinal me regarda attentivement. + +--«Oui, je prétends que si demain l'ancienne noblesse voyait une de +ses filles sur le trône impérial de France, cette noblesse, affiliée +par cette alliance à tout ce que l'armée a fait depuis dix-sept +ans... en devient non-seulement complice, mais l'alliée et le +soutien. Mademoiselle de Montmorency, ou mademoiselle de Mortemart, +ou mademoiselle de Noailles serait toujours heureuse, si elle n'était +pas fière, de monter sur le trône de France, lorsque son dais est +formé de mille drapeaux conquis dans cent batailles!... Quant à la +nouvelle noblesse, elle serait peut-être plus reconnaissante[62] que +l'ancienne, et son appui, qui commence à faiblir, serait renouvelé +par cette alliance sainte entre le chef et ses phalanges... + +[Note 62: L'ancienne noblesse s'est alliée souvent à nos rois. Un +Montmorency a épousé la veuve de Louis-le-Gros.] + +--Et quelle est donc la personne que vous faites impératrice parmi +les jeunes filles que nous voyons à la cour et dans les fêtes? + +--Mademoiselle Masséna[63]?...» + +[Note 63: Elle n'avait pas encore épousé le général Reil. Elle était +charmante.] + +Tout le monde s'écria que j'avais raison!... et qu'en effet elle +était une belle et ravissante personne, ayant une dot de gloire +bien digne d'approcher de celle de l'Empereur: et certes leurs deux +couronnes pouvaient se tresser des mêmes lauriers... Cette pensée +m'obséda tellement que j'en parlai à Duroc. Le lendemain le cardinal +Maury fut à Saint-Cloud, où était Napoléon. + +--«Dites à votre amie, monsieur le cardinal, dit Napoléon en +souriant, que je la prie de ne se pas mêler de mes affaires _de +ménage_. Est-il vrai qu'hier elle voulait me marier à la fille de +Masséna? + +--Oui, sire! + +--Et qu'en disiez-vous?» + +Le cardinal demeura interdit. + +--«Eh bien!... vous ne voulez pas me donner aussi votre avis? + +--Je crois, sire, répondit le cardinal, qui, ordinairement, ne +demeurait pas longtemps interdit, que l'avis de madame la duchesse +d'Abrantès peut avoir du bon, parce qu'elle ne parlait pas seulement +de mademoiselle Masséna. + +--Ah! ah!... vous vous rappelez l'Assemblée constituante? L'abbé +Maury, le soutien du côté droit, est en ce moment à la place du +cardinal français de l'Empire!...» + +Le cardinal se mit à rire de ce gros rire qui faisait trembler les +vitres d'un appartement... Il était toujours charmé quand on le +reportait aux jours de l'Assemblée constituante, à ce temps de sa +belle éloquence... L'Empereur n'aimait pas extraordinairement le +cardinal, et je le conçois. Ses formes étaient trop acerbes et sa +voix si retentissante qu'elle semblait toujours imposer silence, même +à Dieu, quand il officiait... + +Cette dissertation nous a entraînés loin de Navarre. + +L'Empereur fut contrarié en apprenant que l'Impératrice, au lieu de +gagner Milan par le Simplon, et d'aller demander à son fils et à sa +belle-fille des jours heureux et paisibles, s'en revint, comme je +l'ai dit, à la Malmaison d'abord, où elle reçut tout Paris, et puis +partit pour Navarre, malgré le froid assez rigoureux qu'il faisait. +Son retour fit du bruit, beaucoup de bruit même, non-seulement par +ce même retour, mais par celui des personnes de sa maison qui, +ne pouvant faire du bruit en leur nom, en faisaient au nom de +L'IMPÉRATRICE... Cette qualité, ce nom, amenaient encore des scènes +pénibles à l'Empereur. L'Impératrice Joséphine avait la même livrée +que l'Empereur, et, conséquemment, que Marie-Louise. À l'époque de +ce retour de Genève, il y eut une querelle entre des domestiques +subalternes; malgré l'obscurité où leur nom les mettait, cela vint à +la connaissance de l'Empereur, et il eut de l'humeur... Il pressa le +départ pour Navarre, en écrivant à cet égard spécialement à madame la +comtesse d'Arberg, dame d'honneur et comme surintendante de la maison +de l'Impératrice, pour lui recommander l'ordre et la régularité dans +cette maison de l'Impératrice. + +«Songez, écrivait Napoléon, que cette maison est nouvellement +instituée. L'Impératrice Joséphine n'avait aucune dette il y a sept +mois, donnez à ses affaires, madame, le coup d'oeil d'une amie en +laquelle elle et moi nous avons toute confiance.» + +Mais il s'était élevé entre Joséphine et l'Empereur un mur de glace, +et c'était elle-même qui avait élevé cette séparation... Son refus +d'aller à Milan auprès de son fils, pour lui rendre la paix que +son séjour à Malmaison troublait, ce refus prouva à l'Empereur que +Joséphine l'aimait pour elle seule. + +Il lui écrivait, au mois de novembre (24) 1810: + + +«J'ai reçu ta lettre; Hortense m'a parlé de toi. Je vois avec plaisir +que tu es contente; j'espère que tu ne t'ennuies pas trop à Navarre. + +«Ma santé est fort bonne. L'Impératrice avance fort heureusement dans +sa grossesse; je ferai les différentes choses que tu me demande pour +ta maison. Soigne ta santé, sois contente et ne doute jamais de mes +sentiments pour toi. + + »NAPOLÉON.» + + +On voit combien le style est changé; autrefois il était naturel; +maintenant il est guindé et mal avec lui-même; cette contrainte +augmentera encore. + +Tandis que Marie-Louise, entourée de soins et de la tendresse de +l'Empereur, avançait dans sa grossesse et passait ses soirées à +jouer au billard ou au reversis et à faire tourner son oreille[64], +Joséphine était à Navarre où elle tâchait de s'établir le plus +convenablement possible pour y passer l'hiver, mais la chose était de +difficile exécution; j'ai déjà dit que depuis M. le duc de Bouillon +cela n'avait point été ou, du moins, très-peu habité; et lorsque +l'Impératrice vint avec sa cour, toute jeune et toute gracieuse, +prendre possession de ce vieux manoir, on aurait pu comparer cette +arrivée à celle d'une noble châtelaine visitant un de ses vieux +châteaux. + +[Note 64: J'ai déjà parlé de cette singulière propriété de l'oreille +de Marie-Louise. Elle la faisait tourner sur elle-même par un simple +mouvement de la mâchoire.] + +La société de Navarre était composée des personnes dont voici les +noms: + +Madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur; madame la comtesse +Octave de Ségur, madame la comtesse de Colbert, madame la comtesse +de Rémusat, madame du Vieil-Castel, madame d'Audenarde, mademoiselle +de Mackau, mademoiselle Louise de Castellane, madame la comtesse de +Serant, dames du palais; madame Gazani, lectrice. + +Les hommes étaient à peu près ceux que nous connaissions à Malmaison. +M. de Beaumont, homme d'une société douce et de bonne compagnie: +il était chevalier d'honneur; monseigneur de Barral, archevêque de +Tours, premier aumônier; M. Turpin de Crissé, chambellan. C'est +lui dont le charmant talent de peinture se fait admirer tous +les ans à l'Exposition: il est doux et modeste, deux qualités +précieuses à rencontrer dans un homme de naissance comme lui, et +ayant vécu à la cour. M. de Montholon venait ensuite; ce M. Louis +de Montholon était le frère, s'il ne l'est même encore, de M. de +Montholon-Sainte-Hélène... Et puis encore dans les chambellans, +on voyait M. de Vieil-Castel, dont on apprenait l'existence parce +que sa femme est bonne et excellente, et, à cette époque, elle +était ravissante de beauté!... Pour compléter la maison d'honneur +de l'Impératrice, il faut nommer M. Fritz Pourtalès, aimable et +bon garçon, ayant quelquefois un peu de raideur genevoise ou +_neufchâteloise_; mais elle se perdit peu de temps après... Il avait +le désir de plaire, et cela rend si doux!... Et puis enfin M. de +Guitry; tous deux étaient écuyers sous M. Honoré de Monaco, neveu +du prince Joseph de Monaco, père de mesdames de Louvois et de la +Tour-du-Pin. + +On sait que madame la comtesse d'Arberg avait remplacé madame de +la Rochefoucault. Celle-ci demanda à rester auprès de la nouvelle +souveraine... L'Empereur ne la mit pas à la nouvelle cour, et la +retira de l'ancienne. Cette punition est admirable. + +Madame d'Arberg avait tout pouvoir sur la maison de l'Impératrice. +Napoléon, qui savait que l'argent fondait dans ses mains, autorisa, +en son nom, madame d'Arberg à résister aux dépenses folles de +l'Impératrice. Jamais on ne s'acquitta plus noblement, et en même +temps plus dignement, d'un devoir pour justifier la confiance de +l'Empereur. La maison de l'Impératrice fut montée comme celle de +Joséphine régnant aux Tuileries; le luxe ne fut pas diminué, et +cependant la dépense fut toujours raisonnablement dirigée. On ne +l'appelait jamais que la grande maîtresse, quoique ce titre ne +fût pas le sien; mais Joséphine l'appelait elle-même _ma grande +maîtresse_. + +Elle avait été belle comme un ange dans sa jeunesse, et sa belle +tournure, ses traits si purs, le galbe de son visage, l'expression +doucement recueillie de sa physionomie, lui donnaient une beauté de +tout âge, que toutes les femmes enviaient. + +Sa soeur était cette belle comtesse d'Albany, née comtesse de +Stolberg, qui fut tant aimée d'Alfiéri; celle qu'il appela toujours: +_Nobil donna!_ + +Le secrétaire des commandements de l'Impératrice était un homme fort +spirituel, nommé M. Deschamps. Il est connu par plusieurs productions +vraiment charmantes; il contribuait, pour sa part, d'une manière +agréable aux soirées de Navarre, bien longues et bien tristes surtout +en hiver, lorsque le vent sifflait et venait en longues rafales se +briser contre les vieux murs du château. + +Mais un homme bien aimable, qui vint aussitôt faire sa cour à +l'Impératrice, et qui fut toujours soigneux de lui rendre les +devoirs quelle devait attendre de lui, c'était l'évêque d'Évreux, +l'abbé Bourlier; il était ami de M. de Talleyrand, qui n'accorde son +amitié, on le sait, qu'à ceux qui sont dignes de la comprendre et de +l'apprécier: l'abbé Bourlier venait très-souvent dîner à Navarre, +et puis il faisait la partie de trictrac de l'Impératrice. M. de +Chambaudoin, préfet d'Évreux à cette époque, était aussi un homme +qui tenait sa place dans le salon de l'Impératrice. J'ai longtemps +cherché ce qu'on pouvait dire de M. de Chambaudoin, et je n'ai trouvé +que ceci: + +«M. de Chambaudoin, préfet du département de l'Eure.» + +Ou bien encore: + +«M. de Chambaudoin, préfet d'Évreux.» + +C'est une variante. + +Il y avait aussi fort souvent des visites de Paris. La maréchale Ney, +madame de Nansouty, plusieurs personnes qui, sans être attachées +à la maison de l'Impératrice, venaient lui faire leur cour. De ce +nombre était madame Campan, et puis presque toute la maison de la +reine Hortense, qui regardait comme un devoir de rendre des soins à +la mère de leur reine. Et lorsque le prince Eugène venait à Paris, la +maison de l'Impératrice s'augmentait de tout ce qui était auprès du +vice-roi, et Navarre devenait un lieu enchanté, surtout si la reine +Hortense y était aussi. + +Le train de vie qu'on menait à Navarre ressemblait un peu à celui de +la Malmaison. On déjeunait à dix heures tous les jours. Le dimanche +seulement on changeait l'heure de ce repas, qui avait lieu plus +tard. L'Impératrice, à moins d'être malade, entendait la messe tous +les dimanches, ainsi que les jours de fêtes. M. de Barral n'officiait +que les jours de fêtes. + +Le déjeuner de Navarre avait une plus grande apparence que celui de +la Malmaison: à la Malmaison l'Impératrice déjeunait toujours dans +un petit salon très-bas, dans lequel tenaient à peine dix à douze +personnes. Plus tard, après le divorce, on prit le parti de déjeuner +dans la grande salle à manger qui est auprès du cabinet de l'Empereur. + +À Navarre, tout était ordonné comme on se figure que ce devait l'être +dans un vieux château du moyen âge: la richesse de la vaisselle, +l'abondance des mets, le grand nombre des domestiques, tout cela +avait un air féodal. Quatre maîtres d'hôtel, deux officiers, un +sommeiller, un premier[65] maître d'hôtel (premier officier de la +bouche) inspectant le service, un valet de pied derrière chaque +convive, voilà quel était le service de Navarre. Derrière le fauteuil +de l'Impératrice se tenaient, pour son service spécial, deux valets +de chambre, un basque, un chasseur et le premier maître d'hôtel. + +[Note 65: Ce premier maître d'hôtel s'appelait _Réchaud_. Ils étaient +deux frères, sortant tous deux de chez le prince de Condé, aussi +fameux l'un que l'autre. L'autre frère était à mon service.] + +Après le déjeuner, qui durait une heure environ, on rentrait dans +la galerie, et l'Impératrice se mettait à un métier de tapisserie. +La matinée se passait à causer, travailler et lire tout haut. On +dînait à six heures, et, en été, on allait se promener dans la +forêt. L'Impératrice rentrait ensuite, et elle faisait sa partie de +whist avec M. Deschamps et M. Pierlot, l'un, intendant de sa maison, +et l'autre son secrétaire des commandements; ou bien sa partie de +trictrac avec monseigneur l'évêque d'Évreux. Pendant la partie de +l'Impératrice, toutes les jeunes femmes, avec la reine Hortense, +allaient dans la pièce voisine, et là on dansait, on faisait de la +musique, on s'amusait enfin. + +On a vu par toutes les lettres que j'ai transcrites sur les pièces +fournies par la reine _Hortense elle-même_, et dont son fils le +prince Louis possède toujours les originaux, que l'Empereur était +aussi bon qu'il est possible de l'être dans la position nouvelle +qu'il avait choisie pour l'Impératrice Joséphine: elle ne reconnut +pas cette extrême bonté, je le dis avec peine; et loin d'écouter les +conseils de l'amitié qui lui étaient évidemment transmis, elle accrut +elle-même la douleur de sa position. + +L'Empereur eut de l'humeur de son retour à la Malmaison, en 1810; +on le voit dans une lettre par laquelle il est visible qu'il ne lui +avait pas encore annoncé la grossesse de Marie-Louise. Cette lettre, +en date du 14 septembre 1810, n'a que quelques lignes; mais elle dut +porter coup à une personne aussi impressionnable que Joséphine pour +tout ce qui lui venait de l'Empereur. + + + «Saint-Cloud, 14 septembre 1810. + +»Je reçois ta lettre, et je vois avec plaisir que tu te portes bien; +l'Impératrice est _effectivement_ grosse de quatre mois. _Elle m'est +fort attachée_, etc.» + + +On voit par le mot _effectivement_ que l'Empereur confirmait une +demande presque douteuse. + +Oui, il eut à cette époque beaucoup d'humeur du séjour de Joséphine +en France. Napoléon était l'homme le plus désireux de ne faire +aucunement parler sur lui et sa famille relativement à leur vie +privée... Il connaissait assez la France et surtout les salons +de Paris pour être certain que les beaux parleurs et les belles +parleuses ne se feraient faute de saisir un si beau sujet de discours +que celui de l'oraison funèbre de toutes les espérances de Joséphine +à la naissance d'un héritier de l'Empire; et il avait raison. Pour +compléter son mécontentement, Joséphine ne lui écrivait que pour lui +demander de l'argent; il semblait que depuis que cette grossesse de +Marie-Louise était annoncée, elle spéculât sur les consolations qu'il +fallait qu'elle en reçût. Je vois dans une autre lettre de l'Empereur +en date du 14 novembre 1810: + +«... _Je ferai les différentes choses que tu me demandes pour ta +maison_... etc.» + +Et puis le 8 juin 1811: + +«... J'arrangerai toutes les affaires dont tu me parles... etc.» + +Et enfin au mois d'août 1813 (25 août): + + +«... Mets de l'ordre dans tes affaires; ne dépense que quinze cent +mille francs par an, et mets de côté quinze cent mille francs; cela +fera une réserve de quinze millions en dix ans, pour tes petits +enfants: il est doux de pouvoir faire cette chose pour eux. Au lieu +de cela, l'on me dit que tu as des dettes. Cela serait bien vilain. +Occupe-toi de tes affaires, et ne donne pas à qui veut prendre. Si +tu veux me plaire, fais que je sache que tu as un gros trésor: juge +combien j'aurais mauvaise opinion de toi si je te savais endettée +avec trois millions de revenu. + +»Adieu, mon amie; porte-toi bien. + + »NAPOLÉON.[66]» + +[Note 66: Cette lettre est, comme les autres, copiée sur les lettres +originales fournies par la reine Hortense.] + + +Cette lettre fit un effet d'autant plus douloureux sur l'Impératrice +Joséphine, qu'elle fut écrite le jour de la fête de Marie-Louise +et porte la date du 25 août... Lorsque sa rivale était entourée de +fleurs, d'hommages, d'encens et de caresses, on lui donnait à elle +les remontrances, les larmes et les chagrins!... Napoléon n'y avait +certes pas songé, mais Joséphine le crut, et dans de pareils moments, +sa dignité de femme était toute en oubli; elle fut malade, et la +reine Hortense le dit à l'Empereur. Napoléon était bon quoiqu'il ne +fût pas très-sensible: il envoya aussitôt un page à la Malmaison avec +une lettre de quelques lignes que voici: + + + «Trianon, vendredi, huit heures du matin. + +»J'envoie savoir comment tu te portes, car Hortense m'a dit que tu +étais au lit hier. J'ai été fâché contre toi pour tes dettes... Je +ne veux pas que tu en aies; au contraire, j'espère que tu mettras +un million de côté tous les ans pour donner à tes petites-filles +lorsqu'elles se marieront. + +»Toutefois, ne doute jamais de mon amitié pour toi, et ne te fais +aucun chagrin là-dessus, etc.» + + +Ces malheureuses dettes faisaient le tourment de l'Empereur, et ce +tourment était incurable parce que Joséphine était incorrigible; +partout où elle trouvait une tentation elle y cédait: une fois +c'était un châle de douze mille francs qu'elle ne pouvait se +dispenser de prendre parce que la couleur en était unique; une autre +fois c'était une pièce d'orfévrerie en vermeil, ou bien une parure, +un tableau; tout cela était acheté aussitôt que présenté. Un jour, +à Genève, elle va se promener à Prégny[67]: le site lui plaît; elle +achète la maison. Qu'est-ce en effet? un chalet un peu plus orné +qu'un autre; mais ce chalet est trop petit, les femmes de chambre +sont mal logées, les valets de chambre murmurent: l'Impératrice +était bonne, elle ne voulait faire crier personne, et pour cela elle +fait bâtir à Prégny. C'est _peu de chose_, sans doute, mais ensuite +il fallut meubler cette maison... on y recevait... Enfin ce chalet +devint une occasion de dépense; et comme tout est relatif, ce qui +augmenterait le passif d'un budget d'une fortune de 100,000 francs de +rentes, de cinq ou six mille au moins, produit relativement le même +effet dans une maison de prince. + +[Note 67: Propriété qu'avait l'Impératrice tout près de Genève.] + +Tout ce que je dis là est bien prosaïque; mais la vie matérielle ne +l'est-elle pas en effet? Il faut vivre, et les jours n'ont qu'un +nombre d'heures fixe. Tout doit être régulier comme le cours du +temps, et l'Empereur voulait cette régularité autour de lui. Duroc +avait cimenté sa faveur et l'attachement de l'Empereur pour lui par +le grand ordre qu'il avait établi dans le palais impérial. Il avait +voulu, d'après l'ordre de Napoléon mettre le même ordre dans les +affaires de Joséphine; mais l'entreprise n'avait pu avoir lieu, avec +elle la chose était impossible. + +Toutefois Joséphine, malgré sa légèreté, était foncièrement bonne, et +son attachement pour Napoléon était profond. Elle avait été blessée +de cet ordre voilé pour le voyage d'Italie, mais ensuite elle se +détermina à aller voir sa belle-fille, dont elle était adorée. Elle +y alla en 1812 et fut reçue à Milan avec enthousiasme; elle-même +éprouva un très-vif sentiment de bonheur en revoyant ces mêmes lieux +où la passion la plus brûlante était ressentie pour elle, et par +quel coeur!.. par celui du plus grand homme que l'histoire du monde +nous présente!... et lorsque cette passion lui donnait le bonheur +non-seulement du coeur, mais de l'orgueil!... dans ces mêmes lieux +où plus tard cette même affection moins vive, mais toujours aussi +tendre, lui mettait une nouvelle couronne sur la tête... Mais si +Joséphine ne retrouva pas ensuite, dans cette cour de la vice-reine, +ce bonheur qu'elle pleurait, elle y retrouva tout le respect, +tous les soins que jadis la cour impériale lui avait offerts. Sa +belle-fille mit sa gloire à remplacer son Eugène, comme toujours elle +l'appelait, auprès de sa mère. + +J'ai peu parlé de la princesse Auguste; j'ai seulement dit combien +elle était belle. Mais lorsqu'on la connaissait on savait qu'elle +était encore meilleure; et, comme souveraine, comme princesse, elle +avait le pouvoir de doubler le charme de la femme dans l'exercice de +sa bonté, et jamais elle ne perdit un de ses droits. Elle était bien +aimée à Milan... Le prince Eugène l'adorait. + +Je vais transcrire ici une lettre du prince Eugène à sa mère. Cette +lettre fut écrite par lui du fond de la Russie, où il était, tandis +que Joséphine avait été consoler sa belle-fille et la soigner dans +ses couches. Elle fut reçue admirablement... On la logea à la _Villa +Bonaparte_, où était la vice-reine, et elle occupa l'appartement du +vice-roi. Pendant ce voyage la princesse Auguste fut pour elle la +plus tendre et la plus attentive des filles. Elle était grosse, et +déjà fort avancée dans sa grossesse. Elle était déjà entourée de +trois beaux enfants: un garçon et deux filles[68]. On était alors +au milieu de l'été de 1812... Les inquiétudes commençaient déjà à +remplacer les joies et les victoires. En quittant l'Impératrice à la +Malmaison, j'en reçus la promesse de venir aux eaux d'Aix, avant de +rentrer en France. + +[Note 68: Le prince Auguste-Charles-Eugène, né à Milan, le 9 décembre +1810; la princesse Joséphine, mariée au prince Oscar de Suède; et la +princesse Eugénie-Hortense, née à Milan, le 23 décembre 1808, mariée +au prince héréditaire de Hohenzollern-Hechingen.] + +--«Hélas!» me dit-elle ensuite, «qui sait où nous serons tous cet +automne!...» + +Elle était profondément triste. + +La vue de la famille de son fils la ranima. L'impératrice Joséphine +avait un coeur excellent et se plaisait dans ses affections de +famille. Ses petits-enfants l'adoraient... Le prince Napoléon, fils +aîné de la reine Hortense, disait un jour, à la Malmaison, en voyant +partir madame la comtesse de Tascher[69], sa cousine, qui allait +joindre son mari: + +--«Il faut que ma cousine aime bien son mari, pour quitter +grand'-maman!...» + +[Note 69: La princesse de La Leyen, mariée au comte Tascher, cousin +germain de l'impératrice Joséphine.] + +En voyant la famille de son fils bien-aimé, Joséphine éprouva +un sentiment de joie bien vif (écrivait-elle elle-même à la +reine Hortense). Cependant tous ces enfants si beaux... si bien +portants... ce fils qui aurait dû porter le nom _de César_, et que +Napoléon eût peut-être mieux fait de choisir pour son héritier et +son successeur... toutes ces pensées aussi l'assaillirent et lui +donnèrent une vive peine au milieu de sa joie. Elle en parlait avec +un naturel de coeur fort touchant. La vice-reine accoucha le 31 +juillet d'une fille[70], et l'Impératrice la garda et la soigna comme +l'aurait pu faire une bourgeoise de la rue Saint-Denis. C'était dans +de pareils moments que Joséphine était incomparable de bonté et de +charme de sentiment. + +[Note 70: La princesse Amélie, née à Milan, le 31 juillet 1812, +mariée à l'empereur du Brésil.] + + +«Ma bonne mère,» lui écrivait Eugène, «je t'écris du champ de +bataille. Je me porte bien. L'Empereur a remporté une grande victoire +sur les Russes. On s'est battu treize heures. Je commandais la +gauche. Nous avons tous fait notre devoir. J'espère que l'Empereur +sera content. + +»Je ne puis assez te remercier de tes soins, de tes bontés pour ma +petite famille. Tu es adorée à Milan, comme partout. On m'écrit des +choses charmantes, et tu as fait tourner les têtes de toutes les +personnes qui t'ont approchée. + +»Adieu. Veux-tu donner de mes nouvelles à ma soeur? je lui écrirai +demain. + +»Ton affectionné fils, + + »EUGÈNE.» + + +Lorsque l'impératrice Joséphine arriva à Aix en Savoie, Aix était +rempli de la famille impériale. La princesse Pauline, Madame-Mère, +la reine d'Espagne, la princesse de Suède: c'était à n'y pas tenir +pour l'Impératrice, qui savait combien toute cette famille avait +poussé au divorce. Je l'assurai de ce dont j'étais sûre, c'est que +la reine Julie n'avait en rien porté l'Empereur à cette action, et +qu'elle avait au contraire employé son crédit sur lui pour l'en +empêcher. Quant à la reine de Naples, c'était autre chose, ainsi que +la princesse Borghèse. + +Je trouvai l'Impératrice très-abattue. Les revers de Russie n'étaient +pourtant pas encore connus, ni même prévus par notre insouciance, ce +qui est bien étonnant!... Joséphine seule paraissait craindre, elle +si confiante et si légère!... Il semblait que cette malheureuse femme +eût une seconde vue du malheur de l'homme dont elle avait été si +longtemps comme l'étoile préservatrice. + +--«Voyez, me disait-elle, voilà encore un ami de moins pour moi!... +Tout ce qui m'aime est frappé de mort ou de malheur!» + +C'était en apprenant la mort de ce pauvre Auguste de Caulaincourt... +Sa mère, dame d'honneur de la reine Hortense, et l'une des plus +anciennes amies de l'Impératrice, était atteinte au coeur par cette +mort de l'un de ses fils, lorsque la blessure faite par l'infortune +de l'aîné saignait encore!... Le comte de Caulaincourt (Auguste) +était aussi de mes amis, et de mes amis d'enfance. + +L'Impératrice, déjà accablée par tout ce qui l'avait frappée +depuis quelques années, reçut le dernier coup par les malheurs de +la campagne de Russie. Hors d'état d'opposer par sa nature une +résistance assez forte à l'orage qui fondait sur elle et sur ceux +qu'elle aimait, elle reçut dès lors la première atteinte du coup dont +elle mourut plus tard. Je la revis à mon retour d'Aix, et la trouvai +bien changée. Elle était à la Malmaison, et revenait de Navarre, où +l'humidité du lieu lui avait également fait beaucoup de mal. Il est +impossible d'être plus aimable qu'elle ne l'était alors. C'était +avec un charme tout entier d'attraction qu'on se sentait attirer +vers la Malmaison. À la vérité Joséphine avait été bien heureuse de +l'ordre qu'avait donné l'Empereur qu'on lui fît voir le roi de Rome; +l'entrevue avait eu lieu sans que Marie-Louise le sût. + +Elle voulait que je fusse à Navarre; mais ma santé s'y opposa +longtemps. La vie qu'on y menait était au reste à peu près la même +qu'à la Malmaison. L'Impératrice était seulement plus entourée de +son service... et madame d'Arberg, investie d'une grande confiance +par l'Empereur, veillait à ce que l'Impératrice ne fît pas des +dépenses exagérées, et par là n'éveillât pas le mécontentement de +l'Empereur. Il y avait aussi une autre chose sur laquelle Napoléon +appelait toute la surveillance de madame d'Arberg; c'était _le +décorum_ du rang de l'Impératrice. Ayant appris que Joséphine, pour +mettre plus de laisser-aller dans les relations qui existaient entre +les personnes de son service d'honneur et elle, avait permis à +l'officier commandant sa garde et à ses chambellans de l'accompagner +à la promenade en habit bourgeois, l'Empereur écrivit à madame +d'Arberg que l'impératrice Joséphine avait été sacrée, que ce +caractère _était indélébile_; qu'elle devait, en conséquence, songer +à se faire _respecter_, et qu'il ordonnait que jamais elle ne sortît +sans être accompagnée par ses officiers en tenue.--«J'ai oublié les +pages dans la formation de sa maison, ajoutait Napoléon; mais je les +nommerai incessamment, et les enverrai.» + +Ce qu'il fit peu de temps après. + +Le château de Navarre paraît fort grand, et pourtant il contient peu +de logement. Lorsque la reine Hortense venait voir sa mère, qu'elle +adorait, et pour qui elle était la plus soigneuse des filles, elle +logeait, avec son service, dans le petit château, qui n'est séparé +du grand que par un petit espace; mais il y a une cour à traverser. +Aussi gagna-t-on des rhumes dont on ne pouvait guérir que longtemps +après, pour avoir passé quelques jours à Navarre dans une grande +chambre où le vent sifflait de tous côtés, et d'une telle force, +que les rideaux des fenêtres voltigeaient sous le souffle d'un vent +de bise vraiment glacial, surtout à l'époque de l'année où l'on fut +voir l'Impératrice. Cette chambre, plus tard, fut comparée par moi +à l'appartement de lady Rowena, dans _Ivanhoé_... L'appartement de +l'Impératrice était chaud et confortable; mais c'était le seul de la +maison, avec les grandes salles de réception du rez-de-chaussée. + +Du temps du duc de Bouillon, Navarre était autrement distribué que +de celui de Joséphine, mais sa position était la même. La plus +agréable manière de s'y rendre est de prendre la route de Rouen. De +Rouen à Évreux le pays est ravissant, les sites ont un aspect tout +autre que dans le reste de la France; ils sont à la fois fertiles et +pittoresques. Dans la vallée d'Andelle, au milieu de laquelle s'élève +le charmant village de Fleury, partout des eaux vives, partout de +la fraîcheur et de la vie dans la nature qui vous entoure... D'un +côté, la montagne des Deux-Amants rappelle une vieille légende... +d'un autre, on voit Charleval, et tout cela entouré, surmonté de +collines couvertes de bois, dans lesquels des sources jaillissantes +entretiennent une continuelle verdure tant que dure l'été... Enfin, +on traverse Louviers... cette ville, qui fut un temps si fameuse +par ses fabriques de draps, et qui maintenant n'a plus que des +souvenirs... Et puis, au milieu d'une jolie vallée, on trouve +enfin Évreux... l'antique _Eburovicum Mediolanum_ des Romains... +Évreux était presque entièrement bâtie en bois avant la Révolution; +depuis, on a beaucoup reconstruit, mais le temps ne peut rien aux +localités... Navarre est à une fort petite distance d'Évreux. Le +château a été construit par un des Mansard. L'architecture, quoique +très-modifiée par les propriétaires successeurs de M. de Bouillon, +se ressent de la première intention de l'architecte. L'édifice +_d'honneur_ est surmonté d'une coupole assez mauvaise, destinée à +couvrir un immense salon central, vaste comme une halle, où venaient, +du temps du duc, aboutir les divers appartements au rez-de-chaussée. +Ce salon était octogone. Je ne sais si maintenant il subsiste +toujours. Le duc de Bouillon avait été d'abord exilé à Navarre, +alors la plus belle terre de France; et puis ensuite il adopta, par +haine et ressentiment contre la cour, les opinions démagogiques, et +mourut tranquille dans son château de Navarre, d'une hydropisie, pour +laquelle il a subi vingt-trois opérations... + +Son intérieur, comme je l'ai dit, était bizarrement ordonné pour +un homme de son âge... Navarre était renommé pour ses plaisirs de +chaque jour, soit comme spectacle, chasse, dîners, soupers joyeux, +et surtout liberté tellement grande, qu'on pouvait l'appeler +_licence_... et le pauvre Prince n'allait même pas à table!... Il +demeurait dans sa chambre à coucher, où tout le monde allait ensuite +prendre le café. La duchesse de Bouillon, jeune femme de vingt ans, +sèche et longue personne, vaine, altière, déplaisante comme une +grande dame, impolie enfin, ce qui est tout dire, faisait tant bien +que mal les honneurs du château, où personne n'aurait certainement +été pour elle... Mais, dans ce château, à côté du duc de Bouillon, +était une femme de quarante-cinq ans, mais belle comme Niobé, bonne +comme un ange: et cette femme, savez-vous qui elle était? la mère +de madame la duchesse de Bouillon... La morale murmurait de cette +réunion, mais je crois avoir dit que ce n'était pas à Navarre qu'il +fallait aller faire un cours de sévérité de moeurs. Madame la +marquise de Banastre avait été longtemps aimée du duc de Bouillon. +Le marquis vivait... le mariage de mademoiselle de Banastre pouvait +seul amener un rapprochement entre deux amis qui n'étaient plus que +cela. Il eut lieu... Deux mois après, le marquis de Banastre meurt à +Coblentz!... Voilà du malheur!... + +Madame de Banastre était admirablement belle et charmante... Quant à +sa fille, j'ai tout dit: + +Grande dame impertinente..... + +Ce mot veut dire sotte, ridicule, méchante, et souvent sans être +redoutable; ce qui est le plus fâcheux. + +Jadis Navarre avait trois jardins: le premier en arrivant par +l'avenue d'Évreux a été tracé originairement par Le Nôtre... Il avait +des bassins de marbre blanc, comme à Versailles, avec des _mascarous_ +en bronze... Le second, dans le genre qu'on appelait alors Anglais, +avait les plus beaux arbres que la Normandie puisse produire. +Quelques années avant que Joséphine n'achetât cette terre de Navarre +j'ai vu là une avenue de plus de cent pieds de largeur, dont les +arbres séculaires avaient acquis, par le temps, une élévation dont +rien ne peut donner l'idée... Dans ce même jardin, à la droite du +château, j'ai vu aussi à cette époque un temple en briques sur un +modèle antique, avec cette inscription grecque: + + [Grec: ERÔTI OURANIÔ] + +Ce qui signifie: À l'amour céleste. + +M. de Bouillon avait à Navarre des serres admirables. M. Roy les a +relevées; et, en tout, il a fait grand bien à la propriété de Navarre. + +Lorsque l'Impératrice l'eût en sa possession, il y avait pourtant de +grands dégâts occasionnés par les eaux. Deux rivières entourent les +jardins; l'_Iton_ et l'_Eure_. Leurs eaux fournissent aux bassins, +aux cascades, dont la moitié sans doute a été supprimée, mais dont il +reste encore assez pour que les conduits, n'étant pas bien soignés et +se brisant, répandent les eaux qu'ils amènent et causent de grands +inconvénients. Quoi qu'il en soit, Navarre fut et sera toujours un +très-beau lieu. + +Pour donner une idée de ce qu'il était au temps du duc de Bouillon, +j'ai abandonné celui de Joséphine, précisément au moment où j'allais +raconter comment se passait la Saint-Joseph à Navarre. C'était alors +et dans les deux mois qui suivaient, le plus délicieux séjour de +France. La nature reprenait alors sa robe fleurie, et, plus tard, +les belles eaux de l'_Eure_ et de l'_Iton_ donnaient une vie presque +intellectuelle à cette nature si admirable, qui entourait le château +et présentait, à chaque pas, un site à observer, un éloge à donner. + +Ce 19 mars dont je parle, à dix heures du matin; une troupe de +jeunes filles toutes fraîches et jolies, et des familles les plus +distinguées de la province, vint d'Évreux à Navarre pour présenter +les voeux de la ville à l'Impératrice. Elle faisait beaucoup de bien +dans le pays, et elle donnait immensément; elle avait fondé une +école pour de pauvres orphelines où elles apprenaient à faire de +la dentelle. L'Impératrice avait encore donné à la ville d'Évreux +des marques d'intérêt qui lui avaient gagné le coeur des habitants. +Non-seulement elle s'était occupée de leurs besoins, en venant +à l'aide des pauvres jeunes filles orphelines, mais encore elle +songeait aux plaisirs des gens d'Évreux. Elle avait acheté un grand +et beau terrain pour y faire construire une salle de spectacle, +et, de plus, une autre portion de terrain, qui devait agrandir la +promenade, que l'Impératrice devait faire entièrement replanter, +et orner de plus de dix mille pieds d'églantiers, greffés des plus +belles espèces de roses. Aussi la ville, dans sa reconnaissance, lui +adressa-t-elle des vers qui lui furent récités par une très-agréable +personne, dont j'ai oublié le nom, mais qui était fille du maire +d'Évreux à cette époque. Elle ne fut embarrassée que ce qu'il fallait +pour la pudeur gracieuse d'une jeune fille. L'entrée de toutes +ces jeunes personnes fut charmante: elles avaient fait un dôme de +toutes les fleurs printanières, sous lequel était placée la jeune +fille du maire, portant le buste de l'Impératrice. Lorsqu'elle _eut +récité_ son compliment en vers, on servit un très-beau déjeuner, +auquel Joséphine assista, et après lequel elle leur fit à toutes de +charmants présents. + +Elle était fort tourmentée de la pensée que ce qu'on voulait faire +pour elle pouvait déplaire à Marie-Louise, et par suite à l'Empereur. +Elle m'en parla. + +--«Ils veulent faire des réjouissances à Évreux, me dit-elle; vous, +qui habitez Paris, et qui connaissez mieux que tout ce qui m'entoure +l'esprit de la cour des Tuileries, qu'en pensez-vous? + +--Je pense, madame, que tout ce qui rappelle voire nom à une certaine +personne trouble son sommeil, sans néanmoins l'empêcher de dormir; +car, pour cela, je crois la chose impossible.» + +Joséphine se mit à rire. + +--«Vous ne l'aimez pas? me dit-elle. + +--Non, madame + +--Pourquoi cela? + +--Parce qu'elle me déplaît... et je ne suis pas la seule... Je crois +donc que votre majesté doit fort peu s'inquiéter si Marie-Louise +est ou non tourmentée par les cris d'amour et de reconnaissance +de Navarre et d'Évreux... Je ne puis, d'ailleurs, donner un avis +d'après moi... Rien ne m'inspire moins de pitié et d'intérêt que le +bas et vil sentiment de l'envie.» + +Malgré ce qu'on lui dit, l'Impératrice défendit toute démonstration +publique à Évreux; mais ce fut en vain, on illumina dans toute +la ville... On fit des feux de joie, non-seulement dans la ville +d'Évreux, mais dans les villages autour de Navarre, où l'Impératrice +répandait une foule de bienfaits. Comme l'Impératrice ne voulait +aucune fête ostensible, on ne joua pas la comédie au château, mais M. +Deschamps[71] y suppléa en faisant de jolis couplets de circonstance, +si pourtant il en est de jolis dans ce cas-là; mais il aimait +l'Impératrice, et le coeur a toujours de l'esprit!... + +[Note 71: M. Deschamps était un homme rempli d'esprit et d'amabilité; +il avait fait, avant d'entrer dans la maison de l'Impératrice comme +secrétaire de ses commandements, plusieurs jolis vaudevilles. Sa fin +fut tragique et mystérieuse. Après la mort de l'Impératrice, sa vie +à venir fut assurée par une pension que lui firent la reine Hortense +et le vice-roi; tout-à-coup, il devint triste et même inquiet; ce +changement fut remarqué par une jeune orpheline dont il prenait soin. +Enfin, un jour, il disparut, et jamais depuis on n'a pu découvrir sa +trace: il est évident qu'il s'est tué; mais où, comment et pourquoi, +voilà ce qu'on ignore.] + +Ce fut le soir, après dîner, qu'on vit entrer dans le grand salon +une troupe de paysans, parmi lesquels se trouvaient des hommes et +des femmes habillés en costume de ville; c'était une députation +des villages entourant Navarre, qui venait complimenter Joséphine +sur le 19 mars. Toute cette troupe, qui n'était autre chose que +les habitants ordinaires de Navarre, entonna d'abord le bel air de +Roland, de Méhul, et fit son entrée par un choeur général: + + Sur l'air: _Le roi des preux, le fier Roland_. + + Comme nos coeurs, joignons nos voix, + Chantons l'auguste Joséphine: + Aux fleurs qui naissent sous ses lois + Sa main ne laisse point d'épines. + Partout la suit de ses bienfaits, + Ou l'espérance ou la mémoire; + De Joséphine pour jamais + Vive le nom! vive la gloire (_bis_)! + + + MADAME D'AUDENARDE LA MÈRE[72]. + + AIR: _Partant pour la Syrie_. + + Longtemps d'un fils que j'aime + J'enviai le bonheur; + Mais près de vous moi-même, + Rien ne manque à mon coeur. + Si tous les dons de plaire + Forment vos attributs, + Hommage, amour sincère, + Pour vous sont nos tributs. (_bis_) + + + MADAME GAZANI. + + Sur l'air: _À deux époques de la vie_. + + Gênes me vit dès mon jeune âge + Brûler d'être à vous pour jamais: + Votre oeil distingua mon hommage, + Votre coeur combla mes souhaits. + À vos bontés, à leur constance, + Je dois tout!... et puissent vos yeux + Voir ici ma reconnaissance, + Comme à Gênes ils virent mes voeux[73]. + + + MADAME DE COLBERT (AUGUSTE). + + Dans les murs de Charlemagne, + J'ai pu vous offrir mes voeux; + D'une fête de campagne, + Pour vous nous formions les jeux. + Ce temps qu'ici tout rappelle + Vient de ranimer mon coeur: + En retrouvant tout mon zèle, + J'ai retrouvé mon bonheur[74]. + +[Note 72: Madame d'Audenarde était une bonne et excellente +personne et avait été une des plus jolies femmes de son temps. On +sait comment les créoles sont charmantes lorsqu'elles sont hors +de la ligne ordinaire; elle était mère du général d'Audenarde, +écuyer de l'Empereur, et qui ensuite, placé dans la compagnie des +gardes-du-corps du roi, compagnie de Noailles, tint cette belle +conduite, lorsque des enfants imberbes voulurent faire la loi au +vieux soldat, quoiqu'il fût jeune aussi, lui, mais respectable pour +cette foule adolescente qui ne devait pas élever la voix devant un +homme qui avait vu bien des batailles, et dont le sang avait coulé +pour son roi[72-A]. Madame d'Audenarde fut toujours à merveille pour +la mémoire de l'impératrice Joséphine, qu'elle n'appelait que sa +bienfaitrice. Je l'ai entendue parler ainsi à l'Abbaye-aux-Bois, où +je la rencontrais chez sa soeur, madame de Gouvello, ange de vertus +et de piété, que Dieu vient de rappeler à lui.] + +[Note 72-A: Le général d'Audenarde a servi dans l'émigration dans +l'armée de Condé.--Napoléon l'aimait et l'estimait beaucoup.] + +[Note 73: M. Deschamps fait ici une singulière méprise: on sait +trop bien que ce ne fut pas l'Impératrice qui appela madame Gazani +à Paris, ce fut l'Empereur; et même, pendant longtemps, Joséphine +la tint dans la plus belle des aversions. Elles ne se rapprochèrent +que lorsqu'elles furent toutes deux malheureuses. Madame Gazani fut +elle-même gênée en chantant ce couplet: elle ne l'avait pas vue +auparavant, et fut contrariée, je le sais, de chanter ces paroles.] + +[Note 74: Madame Auguste de Colbert, dame du palais de l'Impératrice; +elle demanda à la suivre. C'est une excellente femme, vertueuse et +bonne; elle était veuve du brave général Auguste Colbert qui fut +tué en Espagne en plaçant ses tirailleurs. Madame de Colbert était +fille du sénateur, général, comte de Canclaux. Elle est aujourd'hui +remariée à M. le comte de la Briffe. _La Fête de Campagne_, que +rappelle ici Deschamps, fait allusion à une fête donnée à Joséphine, +tandis qu'elle était à Aix-la-Chapelle, un 19 mars. On lui donna une +fête charmante. + +M. de Canclaux était le plus digne des hommes, mais comme tous, il +avait quelques petits côtés par lesquels il donnait à rire; l'un +d'eux était une manie des plus prononcées d'être mélomane et d'aimer +l'italien. Le fait réel, c'est qu'il n'aimait pas la musique, et +n'entendait pas très-bien l'italien. Cela n'empêchait pas que, +lorsque je le rencontrais et que je lui demandais s'il avait été +content de Crescentini ou de madame Grassini dans le bel opéra de +_Roméo et Juliette_... il me répondait: Pas mal, pas mal! ce dont +j'ai surtout été content, c'est du _finale_ et du _tutti_. Or, ces +deux mots, il les prononçait comme tous les mots italiens prononcés +par ceux qui ne savent pas la langue, en appuyant fortement sur la +dernière lettre et la dernière syllabe. Du reste, c'était l'honneur +et la probité en personne.] + +Les plus jolis vers furent ceux de mademoiselle de Mackau. + + MADEMOISELLE DE MACKAU.[75] + + AIR: _L'hymen est un lien charmant_. + + Loin d'elle j'ai dû regretter + Une princesse auguste et chère: + Manheim l'adore et la révère, + Et j'ai pleuré de la quitter. + Mais quand j'ai vu de son image + Le modèle dans notre cour, + Mon coeur sentit un doux présage; + Bientôt les charmes du séjour + Ont séché des pleurs du voyage. + +[Note 75: Mademoiselle de Mackau, fille du contre-amiral de ce nom, +était attachée comme dame à la princesse Stéphanie, grande duchesse +de Bade. L'Impératrice, toujours bonne, sachant que mademoiselle de +Mackau était malheureuse d'être si loin de sa famille, la demanda +à la princesse Stéphanie, et la fit dame du palais. Elle fut, à +quelque temps de l'époque dont je parle, mariée au général Wathier de +Saint-Alphonse. Elle est nièce de M. de Chazet, aimable poëte, connu +par une foule de jolis ouvrages.] + +Mademoiselle de Castellane chanta aussi un couplet que je ne puis +retrouver, pas plus, au reste, que mademoiselle de Castellane n'a +retrouvé la reconnaissance et la mémoire pour les bienfaits sans +nombre dont Joséphine l'a comblée, bienfaits portés au point, par +exemple, de payer sa pension chez madame Campan, où elle fut élevée +avec sa soeur. Elle l'a _mariée_, _dotée_; elle lui a donné un +très-beau trousseau; enfin, elle a fait pour elle et mademoiselle de +Mackau ce qu'elle n'a fait pour aucune de ses filleules. Mademoiselle +de Mackau en est demeurée reconnaissante; mais mademoiselle de +Castellane le fut si peu, qu'après la mort de Joséphine, la reine +Hortense ne la vit qu'une fois pendant l'année 1814!... + +Ah! cela fait mal... Reprenons la suite du récit de la Saint-Joseph, +à Navarre. + +Mademoiselle Georgette Ducrest était alors à Navarre. Jolie comme un +ange, fraîche comme une rose, aimant l'Impératrice d'une véritable +affection, elle s'avança vers elle avec une émotion touchante qui +n'enleva rien au charme ravissant de sa voix, qui alors était dans +toute sa beauté. Elle chanta aussi un couplet fort joli sur l'air de +_Joseph_. + +Lorsque tout ce qui portait _l'habit_ de ville fut entendu, alors +arriva la députation villageoise. C'était madame Octave de Ségur +et M. de Vieil-Castel, habillés en paysans, Colette et Mathurin. +Ils rappelaient, dans leurs couplets alternativement chantés, les +bienfaits de l'Impératrice. + + MATHURIN. + + Sur nos monts, v'là qu'on amène + Des parures d'arbrisseaux, + Et que l'on fait de la plaine + Partir les eaux[76]. + + + COLETTE. + + Dans Évreux, ses mains soutiennent + Pour les arts d'heureux berceaux, + Ousque les jeunes filles apprennent[77] + Mieux qu' leux fuseaux. + + + MATHURIN. + + All' veut qu' les promenades y prennent[78] + D'salignements nouveaux, + Et qu'on ôte à _Marpomène_ + Ses vieux tréteaux[79]. + + + COLETTE. + + Si tous ceux qui, dans leur peine, + Ont eu part à ses cadeaux, + D'un' fleur lui portait l'étrenne, + L'bouquet s'rait beau, etc. + +[Note 76: L'Impératrice, en arrivant à Navarre, trouva la plaine +autour d'Évreux infectée de marais très-nuisibles; elle les fit +dessécher; ils avaient été formés par les eaux de l'Iton et de l'Eure +qui passaient autrefois par des canaux pour alimenter les cascades +et les bassins du parc; et ces canaux ayant été rompus par défaut +d'entretien, l'eau qu'ils conduisaient avait formé ces marais.] + +[Note 77: L'école de jeunes filles, instituée par Joséphine, où elles +apprenaient à faire de la dentelle, mais où elles recevaient aussi +une parfaite éducation, spécialement dirigée vers le but dans lequel +elles étaient élevées.] + +[Note 78: L'Impératrice avait non-seulement rendu aux habitants la +promenade du parc de Navarre qu'on leur avait ôtée, mais, de plus, +elle allait faire embellir leur promenade, et pour cela avait acheté +un terrain.] + +[Note 79: Allusion à la réédification du théâtre que l'Impératrice +allait faire. Rien n'était comparable à M. de Vieil-Castel dans +ce rôle de paysan, avec son flegme et sa tranquillité habituelle; +rien n'était au reste plus parfaitement comique: il avait beaucoup +d'esprit, et son air sérieux ajoutait du comique à son rôle. Son +fils, Horace de Vieil-Castel, a un talent remarquable pour dire les +vers et jouer la comédie, à part son esprit qui est très-remarquable.] + +M. de Turpin de Crissé, chambellan de Joséphine, connu par son joli +talent de peinture, fit ce jour-là, pour l'Impératrice, une chose +charmante. C'était un jeu de cartes, dont les figures représentaient +toute la société habituelle de Navarre. J'ai rarement vu quelque +chose de plus gracieux que ce jeu de cartes. + +Quant à l'Impératrice, elle se souhaita à elle-même sa fête, en +donnant des aumônes très-abondantes à tous les pauvres des environs; +les bénédictions durent être grandes dans cette journée. + +Puisque j'ai parlé d'une Saint-Joseph à Navarre, je vais en +rapporter une qui avait eu lieu à la Malmaison, quelques années +avant; l'Empereur était en Allemagne à cette époque. + +Nous organisâmes la fête de l'Impératrice, en l'absence de la reine +Hortense. La reine de Naples et la princesse Pauline, qui pourtant +n'aimaient guère l'Impératrice, mais qui avaient rêvé qu'elles +jouaient bien la comédie, voulurent se mettre en évidence, et deux +pièces furent commandées. L'une à M. de Longchamps, secrétaire des +commandements de la grande-duchesse de Berg; l'autre, à un auteur de +vaudevilles, un poëte connu. Les rôles furent distribués à tous ceux +que les princesses nommèrent, mais elles ne pouvaient prendre que +dans l'intimité de l'Impératrice qui alors était encore régnante. + +La première de ces pièces était jouée par la princesse Caroline +(grande-duchesse de Berg), la maréchale Ney, qui remplissait +à ravir[80] un rôle de vieille, madame de Rémusat, madame de +Nansouty[81] et madame de Lavalette[82]; les hommes étaient M. +d'Abrantès, M. de Mont-Breton[83], M. le marquis d'Angosse[84], M. +le comte de Brigode[85], et je ne me rappelle plus qui. Dans l'autre +pièce, celle de M. de Longchamps, les acteurs étaient en plus petit +nombre, et l'intrigue était fort peu de chose. C'était le maire de +Ruel qui tenait la scène, pour répondre à tous ceux qui venaient lui +demander un compliment pour la bonne _Princesse_ qui devait passer +dans une heure. Je remplissais le rôle d'une petite filleule de +l'Impératrice, une jeune paysanne, venant demander un compliment au +maire de Ruel. Le rôle du maire était admirablement bien joué par +M. de Mont-Breton. Il faisait un compliment stupide, mais amusant, +et voulait me le faire répéter. Je le comprenais aussi mal qu'il me +l'expliquait; là était le comique de notre scène, qui, en effet, fut +très-applaudie. + +[Note 80: Je crois que la duchesse de Frioul (madame Duroc) jouait +aussi, mais je n'en suis pas sûre. Je ne me la rappelle sur le +théâtre de la Malmaison que dans un seul rôle, la soubrette du +_Bourru bienfaisant_, qu'elle joua fort bien. Mais, dans cette même +pièce, qui fut vraiment excellent, ce fut le marquis de Cramayel dans +le rôle du Bourru...] + +[Note 81: Soeur de madame Rémusat, et femme du premier écuyer de +l'Impératrice.] + +[Note 82: La comtesse de Lavalette, nièce de l'Impératrice. Jamais +une femme n'a plus froidement joué un rôle.] + +[Note 83: M. de Mont-Breton, premier écuyer de la princesse Pauline.] + +[Note 84: Chambellan de l'Empereur.] + +[Note 85: Chambellan de l'Empereur.] + +M. le comte de Brigode était, comme on sait, excellent musicien et +avait beaucoup d'esprit. Il fit une partie de ses couplets et la +musique, ce qui donna à notre vaudeville un caractère original que +l'autre n'avait pas. Je ne puis me rappeler tous les couplets de M. +de Brigode, mais je crois pouvoir en citer un, c'est le dernier. Il +faisait le rôle d'un incroyable de village, et pour ce rôle il avait +un délicieux costume. Il s'appelait Lolo-Dubourg; et son chapeau à +trois cornes d'une énorme dimension, qui était comme celui de Potier +dans _les Petites Danaïdes_, son gilet rayé, _à franges_, son habit +café au lait, dont les pans en queue de morue lui descendaient +jusqu'aux pieds, sa culotte courte, ses bas chinés avec des bottes +à retroussis, deux énormes breloques en argent qui se jouaient +gracieusement au-dessous de son gilet: tout le costume, comme on le +voit, ne démentait pas _Lolo-Dubourg_, et, lui-même, il joua le rôle +en perfection. + +Lorsque le vaudeville fut fini, et que nous eûmes chanté nos +couplets qui, en vérité, étaient si mauvais que j'ai oublié le mien, +Lolo-Dubourg s'avança sur le bord de la scène et chanta avec beaucoup +de goût, comme il chantait tout, bien qu'il n'eût que très-peu de +voix, le couplet que voici et qui est de lui ainsi que la musique: + + Je souhaite à Sa Majesté, + D'abord, tout ce qu'elle désire, + Ensuite une bonne santé, + Et puis toujours de quoi pour rire. + Elle, étant Reine, et ne pouvant + Lui souhaiter une couronne, + Je lui souhaite seulement + Autant de bonheur qu'elle en donne. + +La musique était charmante. J'en ai gardé le souvenir comme si je +l'avais entendue hier. + +Madame de Nansouty chanta comme elle chantait toujours, c'est-à-dire +admirablement. En vérité, elle devait bien rire en entendant la +reine de Naples et la princesse Pauline qui divaguaient à l'envi en +s'agitant sur ce malheureux théâtre, où toutes deux auraient mieux +fait de ne pas monter; elles étaient vraiment aussi mauvaises qu'on +peut l'être, et de plus, à cette époque, la princesse Caroline +surtout avait encore beaucoup d'accent. Rien ne ressemble à cela; +mais c'était surtout le chant!... On ne peut malheureusement +pas rendre l'effet de deux voix qui donnent continuellement le +son d'une note pour une autre, et cela sans aucune mesure. La +grande-duchesse de Berg était bien jolie au reste ce jour-là, quoique +bien mauvaise: elle avait un costume de paysanne, tout blanc, +une croix d'or attachée avec un velours noir. Ce velours faisait +ressortir la blancheur de ses épaules et de sa poitrine; elle était +d'autant mieux, que déjà fort commune de tournure et de taille, cet +inconvénient dans une souveraine est inaperçu dans une paysanne; il +place même en situation. Mais, qui ne l'était d'aucune manière, c'est +qu'on imagina de la faire chanter avec le duc d'Abrantès. Ils étaient +amoureux l'un de l'autre dans cette pièce; et depuis le commencement +jusqu'à la fin, au grand amusement de tout le monde, excepté de moi +et de Murat s'il y eût été, ils se faisaient toutes les _câlineries_ +possibles. Ils étaient nés le même jour; ils s'appelaient Charles et +Caroline; enfin c'étaient des délicatesses de sentiment à n'en pas +finir... On trouvait donc que cela était déjà assez bien comme cela, +lorsqu'on entendit le refrain d'un air _nouveau_, et voilà Charles +et Caroline qui s'avancent en se tenant par la main et qui chantent +à deux voix sur l'air: _Ô ma tendre musette!_ un couplet, dont j'ai +par malheur oublié le commencement, mais dont voici la fin; le +commencement était de même force et faisait allusion à ce même jour +d'une commune naissance: + + Si le ciel que j'implore + Est propice à mes voeux, + Un même jour encore + Verra fermer nos yeux. + +C'était bien comique à voir et à entendre. M. d'Abrantès avait la +voix très-juste, mais il ne l'avait jamais travaillée; elle était +forte, puissante et assez basse pour chanter le rôle de Basile dans +le _Barbier_. Qu'on juge de l'effet de cette voix de lutrin qui +voulait être tendre avec la voix de soprano de la princesse Caroline, +criarde, aigre et fausse au dernier point! C'était à s'enfuir si on +n'avait pas autant ri. + +Quant à la princesse Pauline, elle était si charmante qu'elle ne +pouvait jamais prêter à rire; quoi qu'elle dît, elle était écoutée; +le moyen de ne pas entendre ce qui sortait d'une si jolie bouche! +mais elle nous a bien souvent donné la comédie pendant les quinze +jours de répétition: elle ne répétait que dans son fauteuil, et +lorsque M. de Chazet ou M. de Longchamps lui représentaient, dans +leur intérêt d'auteur, qu'elle devait se lever. Elle répondait +toujours: + +--«_Ne vous inquiétez pas, le jour de la représentation, je +marcherai._» + +Ces deux pièces furent cependant représentées devant un public fort +imposant, l'Impératrice et une grande partie de la cour, cabale sans +indulgence et très-disposée à nous critiquer, le corps diplomatique, +l'archi-chancelier et tous les grands dignitaires qui étaient +alors à Paris. Nous étions arrivés le matin avant le déjeuner, pour +présenter nos voeux à l'Impératrice. + +Je lui avais conduit mes enfants auxquels elle fit des cadeaux +charmants, particulièrement à Joséphine, sa filleule. Après le +déjeuner, on fut se promener; on revint, il y eut un grand dîner, +puis nous nous habillâmes et la représentation eut lieu ainsi que je +l'ai dit; après qu'on fut sorti du théâtre, nous revînmes dans la +galerie dans nos costumes: l'Impératrice nous l'ayant demandé; et +puis on dansa; mais comme il était tard et qu'on était fatigué, le +bal fut court. + +Toutes les Saint-Joseph étaient à peu près comme cette dernière; et +même lorsque la reine Hortense était à Paris, il n'y avait rien de +plus. + +Mais laissons les fêtes pour rentrer dans le cours des événements. + + + + +QUATRIÈME PARTIE. + +LA MALMAISON. 1813-1814. + + +L'Impératrice n'était plus à Navarre[86] lorsqu'on apprit que les +premiers revers commençaient pour nous; elle en fut attérée! jamais +elle n'avait pu séparer sa cause, non plus que sa vie, de celle de +l'homme unique auquel son existence était liée. La femme de Napoléon +est un être prédestiné; ce n'est pas une femme ordinaire, tout ce qui +tient à cet homme est providentiel comme lui-même... Il n'appartient +pas à l'humanité de séparer de lui ce que lui-même a choisi... Oh! +comment Marie-Louise n'a-t-elle pas compris la sainte et haute +mission qu'elle avait reçue d'en haut en devenant la compagne de +cet homme? Joséphine, malgré sa légèreté habituelle, l'avait bien +comprise, elle!... et elle n'aurait pas failli lorsque le jour du +malheur arriva. + +[Note 86: Il y avait beaucoup de malades à Navarre; elle était +revenue à la Malmaison.] + +Les événements devenaient de plus en plus sinistres; l'Impératrice +était à Malmaison, redoutant l'arrivée d'un courrier, lorsqu'elle +reçut d'Aix en Savoie la nouvelle de l'horrible malheur arrivé à la +cascade du moulin. + +La reine Hortense est une des femmes les plus malheureuses que j'aie +connues: depuis l'âge de seize ans je l'ai toujours suivie, et j'ai +vu en elle un des êtres les plus excellents, et cependant toujours +frappé au coeur. Lorsqu'elle se maria, ce fut contre sa volonté et +celle de son affection toute portée vers un autre lien. Quelques +années plus tard, elle perdit son fils.., son premier-né! et l'on +sait que ses enfants furent toujours pour elle la première de ses +affections. Ensuite vint la perte d'une couronne, sa séparation[87] +avec son mari; ce ne fut que pendant les trois années qui suivirent +cette séparation qu'elle eut un moment de tranquillité que des +souvenirs récents troublaient encore!.. + +[Note 87: Et le divorce de sa mère fut encore pour elle, à cette +époque, un coup bien rude.] + +Le 1er janvier 1813, elle se leva avec une terreur que rien ne put +dissiper. + +--«Mon Dieu, me dit-elle, lorsque je la vis ce même jour à la +Malmaison, où j'avais été présenter mes voeux de nouvel an à +l'Impératrice, que nous arrivera-t-il cette année après les malheurs +de celle qui vient de finir?» + +Je cherchai à la rassurer, mais elle était inquiète pour son frère, +et ses affections la rendaient superstitieuse. Non-seulement +l'Impératrice ne la guérissait pas de ses terreurs, mais elle y +ajoutait. Elle venait de lui donner une ravissante parure en pierres +de couleur estimée plus de vingt-cinq mille francs: c'était bien cher +pour une parure de fantaisie. + +Joséphine était très-superstitieuse, comme on le sait. Aussitôt +qu'elle me vit, elle vint à moi et me dit très-sérieusement: + +--«Avez-vous remarqué que cette année commence un vendredi et porte +le chiffre 13?..» + +C'était vrai, mais je répondis en tournant la chose en plaisanterie: + +--«Non, non, dit-elle, cela annonce de grands désastres!.. et des +malheurs particuliers.» + +Hélas! plus tard, je me suis rappelé ces sinistres paroles; elle +n'avait que trop raison! + +La reine Hortense fut aux eaux d'Aix en Savoie; sa mère demeura à la +Malmaison. J'étais alors fort souffrante d'une grossesse pénible et +de la douleur que j'éprouvais de la perte récente de deux amis!.. +l'un surtout!..[88] Oh! quel souvenir de ces temps désastreux!.. +Aussi, lorsque j'arrivai à la Malmaison et que l'Impératrice me parla +de ces signes presque funestes, je ne pus lui répondre; cependant je +cherchai à la rassurer... Mais la mort de Duroc[89] et de Bessières, +celle de Bessières surtout lui avait causé un grand trouble et avait +amené dans cet esprit déjà vivement frappé des terreurs nouvelles; +mes paroles furent à peine entendues par elle... Hélas! je cherchais +à la rassurer, et moi-même je ne savais pas que la mort touchait déjà +une tête qui m'était bien chère et que le crêpe du deuil, qui allait +envelopper ma famille, se déployait déjà au-dessus d'elle. + +[Note 88: Bessières fut tué d'un boulet de canon dans le défilé +de Wesseinfeld, le jour même de la bataille de Lutzen. Bessières +commandait toute la cavalerie de l'armée; c'était à la fois un homme +habile, brave, rempli de coeur, et doué de bonnes qualités. Je perdis +un ami en lui, ainsi que Junot.] + +[Note 89: Quant à la mort de Duroc, ce fut pour ses amis, et +il en avait beaucoup, un des coups les plus rudes de ces temps +désastreux; elle fit aussi une profonde impression sur l'Empereur; +mais, quoiqu'il en ait été vivement frappé, les derniers moments de +Duroc ne se sont pas passés comme le _Moniteur_ l'a dit. Bourienne +les a également racontés avec sa haine accoutumée, et il a menti +dans un autre sens... J'avais deux amis auprès de l'Empereur dans +cette cruelle circonstance, et voilà comment chacun m'a rapporté +l'événement; ces deux amis sont le duc de Vicence et le duc de +Trévise: + +La bataille de Bautzen était livrée et gagnée, la journée finissait; +l'Empereur poursuivait les Russes, voulant reconnaître par lui-même +ce qu'il voulait juger; il crut mieux voir sur une colline en face +de lui; il voulut gagner cette éminence, et descendit par un chemin +creux avec une grande rapidité; il était suivi du duc de Trévise, du +duc de Vicence, du maréchal Duroc, et du général du génie Kirgener, +beau-frère de la duchesse de Montebello, dont il avait épousé la +soeur. L'Empereur allant plus vite que tous ceux qui le suivaient, +ils étaient à quelque distance de lui, serrés les uns contre les +autres. Une batterie isolée qui aperçoit ce groupe tire à l'aventure +trois coups de canon sur lui: deux boulets s'égarent, le troisième +frappe un gros arbre près duquel était l'Empereur, et va ricocher +sur un plateau qui dominait le terrain où était l'Empereur. Il se +retourne, et demande sa lunette. Comme il a fait un détour, il n'est +pas étonné de ne voir auprès de lui que le duc de Vicence. Dans le +même moment arrive le duc Charles de Plaisance[89-A]; sa figure est +bouleversée. Il se penche vers le duc de Vicence, et lui parle bas. + +--«Qu'est-ce?» demande l'Empereur. + +Tous deux se regardent et ne répondent pas... + +--«Qu'est-il arrivé?» demande encore l'Empereur. + +--«Sire, répond le duc de Vicence, le grand-maréchal est mort!... + +--Duroc! s'écria l'Empereur... et il jeta les yeux autour de lui +comme pour y trouver l'ami qu'il venait d'y voir... «Mais ce n'est +pas possible!... il était là! à présent!...» + +Dans ce moment, le page de service arrive avec la lunette, et raconte +la catastrophe: le boulet avait frappé l'arbre, il avait ricoché +sur le général Kirgener, l'avait tué raide, et puis avait frappé +mortellement le malheureux Duroc. + +L'Empereur fut attéré. La poursuite des Russes fut à l'instant +abandonnée; son courage, ses facultés, tout devint inerte devant +la douleur qui envahit son âme en apprenant le malheur qui venait +d'arriver. Il retourna lentement sur ses pas, et entra dans la +chambre où Duroc était déposé. C'était dans une petite maison du +village de Makersdorf. L'effet du boulet avait été si complet, que le +drap du blessé n'offrait presqu'aucune trace sanglante... Il reconnut +l'Empereur, mais ne lui dit pas ces paroles qui furent mises dans +le _Moniteur_: «_Nous nous reverrons, mais dans trente ans, lorsque +vous aurez vaincu vos ennemis!_» Il reconnut l'Empereur, mais il ne +lui parla d'abord que pour lui demander de l'opium afin de mourir +plus vite, car il souffrait trop cruellement. L'Empereur était +auprès de son lit; Duroc sentant l'agonie s'approcher, le supplia +de le quitter, et lui recommanda sa fille et un autre enfant, un +enfant naturel qu'il avait de mademoiselle B... Seulement l'Empereur +insistant pour rester, Duroc dit en se retournant: + +«_Mon Dieu! ne puis-je donc mourir tranquille!_» + +L'Empereur s'en alla; et Duroc expira dans la nuit. L'Empereur acheta +la petite maison dans laquelle il mourut, et fit placer une pierre à +l'endroit où était le lit, avec telle inscription: + +«Ici le général Duroc, duc de Frioul, grand-maréchal du palais de +l'empereur Napoléon, frappé d'un boulet, a expiré dans les bras de +son Empereur et de son ami.» + +L'Empereur fit donner une somme de 4,000 francs pour ce monument, et +16,000 francs au propriétaire de cette petite maison. La donation fut +faite et ratifiée, et conclue dans la journée du 20 mai, en présence +du juge de Makersdorf. Napoléon a profondément regretté Duroc, et je +le conçois!... + +Et qui ne l'aurait pas pleuré! Quant à moi, quoiqu'il y ait bien des +années écoulées depuis ce terrible moment, je donne à sa perte les +regrets que je dois à la mort du meilleur des amis, du plus noble +des hommes, de celui qui aurait changé bien des heures amères en des +heures de joie pour l'exilé de Sainte-Hélène, s'il avait vécu!!...] + +[Note 89-A: Fils de l'archi-trésorier, du troisième Consul Lebrun.] + +L'Impératrice était bonne, mais elle ne pouvait oublier tout ce que +Duroc avait à lui reprocher... Sa conscience lui en disait trop à cet +égard pour qu'elle pût le regretter autant que Bessières. + +À propos de cette affaire, qui causa le malheur de bien des +destinées, je dirai que Bourienne _a menti_ autant qu'on peut +mentir, en parlant de la reine Hortense comme il l'a fait, ainsi +que de Duroc. Quelle que fut la relation qui existait entre eux, +jamais M. de Bourienne n'a été autorisé à confesser lâchement qu'il +trahissait un secret, ce qu'il a dit lui-même dans ses Mémoires. +Telle était, au reste, la turpitude de cet homme qu'il aime mieux +s'avouer comme faisant un métier peu honorable que de se mettre +tout-à-fait à l'écart ou dans l'ombre... Cet homme est le type de la +haine impuissante, se nourrissant de son venin, et produisant une +nature monstrueuse d'ingratitude inconnue jusqu'à lui!.. Ces paroles +âcres et mensongères, sont empreintes d'une rage vindicative qui se +répand comme la bave du boa sur tout ce qu'il approche... Tout ce +qui amena la cause pour laquelle l'Empereur l'a éloigné de lui était +marqué, on le sait, d'un signe réprobateur. Quelle est la langue qui +peut articuler les injures que la sienne a proférées sur l'infortune +de l'homme qui fut pour lui plus qu'un bienfaiteur!... l'homme qui +fut son ami... Le jour où je fus à la Malmaison, l'Impératrice me +parla de Bourienne et me dit qu'il perdait un ami dans Duroc. Je la +désabusai à cet égard. Duroc ne pouvait pas être l'ami d'un ennemi de +l'Empereur, et de plus à cet égard-là je connaissais les sentiments +de Duroc relativement à Bourienne. + +Un jour, un bruit sinistre se répand dans Paris: on racontait que +madame de Broc avait péri misérablement dans la cascade du moulin +à Aix en Savoie... Mon frère fut déjeuner à la Malmaison, et me +rapporta la certitude de cette catastrophe... L'infortunée était +morte à vingt-quatre ans[90], sous les yeux de son amie et sans avoir +pu être secourue à temps! + +[Note 90: Les détails de cette horrible aventure sont dans le _Salon +des princesses de la famille impériale_.] + +Mon frère me remit un petit billet de l'Impératrice qui ne contenait +que ce peu de mots: + +--«_Que vous avais-je dit?_» + +Ces paroles avaient une sorte de signification sinistre qui me glaça +le coeur... Qu'allait-il arriver, grand Dieu!!.. + +Je fus à la Malmaison, quoique mon état me défendît d'aller en +voiture. Je trouvai le salon morne et abattu; chacun craignait pour +soi. M. de Beaumont seul était comme toujours; M. de Turpin avait été +envoyé auprès de la reine Hortense pour lui porter tous les regrets +de sa mère. Cependant rien ne justifiait encore à cette époque un +pressentiment de malheurs publics; Lutzen et Bautzen avaient remonté +l'esprit de la France, et toutes les fois néanmoins que je suis +allée à la Malmaison, j'ai trouvé la salon dans cette humeur morne +dont j'ai parlé. Cependant les femmes qui formaient le cercle intime +de l'Impératrice à la Malmaison étaient presque toutes jeunes et +jolies, du moins en ce qui était de son service d'honneur. Madame +Octave de Ségur, madame Gazani, madame de Vieil-Castel, madame +Wathier de Saint-Alphonse, mademoiselle de Castellane, madame Billy +Van Berchem, mesdemoiselles Cases, madame d'Audenarde la jeune, qui +pouvait être regardée comme de la maison, et qui était une des plus +belles personnes de l'époque, et si l'on ajoute à cette liste déjà +nombreuse, le nom de mademoiselle Georgette Ducrest, et plus tard +celui des deux demoiselles Delieu, on voit que ce cercle intérieur +pouvait donner un mouvement bien agréable comme société au château de +Malmaison. + +Cette dernière habitation était même bien plus propre à cela que +Navarre. Cette demeure, plus royale peut-être, imposait davantage, +et puis, la distance était trop grande pour hasarder une visite, si +l'impératrice Joséphine ne les provoquait pas, dans la crainte d'en +être mal reçu. + +Mais à la Malmaison, on y venait facilement; aussi l'Impératrice +avait-elle quelquefois, le soir, jusqu'à cinquante ou soixante +personnes dans son salon: la duchesse de Raguse, la duchesse de +Bassano, la comtesse Duchatel, la maréchale Ney, madame Lambert, +une foule de femmes agréables, lorsque même elles n'étaient pas +très-jolies, ce qui arrivait souvent. Quant aux hommes, ils étaient +moins nombreux; car à cette époque, tous étaient employés. Ceux qui +n'étaient pas au service étaient auditeurs au Conseil d'État. Parmi +les chambellans même, il s'en trouvait qui voulaient aussi connaître +nos gloires et nos malheurs, et qui partaient pour l'armée; témoin +M. de Thiars, chambellan de l'Empereur, qui fut intendant d'une +province en Saxe, je crois, et qui fut victime d'une ancienne rancune +impériale, ce qui, je dois le dire, n'est pas généreux[91]. + +[Note 91: M. de Thiars s'était fort occupé de madame Gazani, et les +faiseurs de propos, à Fontainebleau, disaient que ce n'était pas en +vain.] + +Les hommes étaient donc en moins grand nombre que les femmes. +On voyait quelquefois un aide-de-camp, un officier qui venait de +l'armée pour apporter une dépêche; et cette arrivée donnait de la +tristesse dans les maisons où il allait se montrer un moment, dans +les quarante-huit heures qu'il passait à Paris. Les désastres ne +pouvaient déjà plus se céler... + +La société de l'Impératrice fut même diminuée par l'absence de M. de +Turpin, qu'elle envoya auprès de la reine Hortense, à Aix, en Savoie. +C'était un homme doux, agréable, de bonne compagnie, et possédant un +ravissant talent, comme chacun sait[92]. + +[Note 92: Madame de Turpin est accusée, par mademoiselle Cochelet, +d'avoir parlé contre la reine Hortense; c'est faux. Je sais, par +des personnes aussi bien instruites qu'elle tout ce que faisait et +disait madame de Turpin, et rien ne ressemble à cela. Les affections +de madame de Turpin pouvaient lui faire voir avec joie le retour des +Bourbons que les siens aimaient depuis longtemps. Que ne dirions-nous +pas, nous, si l'on nous annonçait que le duc de Reichstadt n'est pas +mort, et qu'il est aux portes de Paris? Madame Turpin a donc pu jouir +du retour des Bourbons, sans pour cela oublier que la reine Hortense +et l'impératrice Joséphine avaient été bonnes pour elle et pour M. +de Turpin... Mais, au reste, mademoiselle Cochelet est souvent si +passionnée dans ses amours et dans ses haines, qu'on ne sait trop +comment se tirer des positions où elle vous place, pour blâmer ou +approuver. + +M. de Boufflers, dont elle vante beaucoup l'amitié pour elle, et qui +était, comme on sait, bien spirituel, a dit sur elle un mot qu'elle +ne connaissait pas. Il disait qu'on se trompait, et qu'au lieu de +l'appeler _Cochelet_, il fallait dire _Coche-laide_.] + +Il a fait de ravissantes vignettes à l'album des romances de la +Reine, ainsi qu'à un album que possédait l'Impératrice... Je crois +que l'album, avec les dessins originaux des romances de la Reine, a +été donné par Joséphine à l'empereur Alexandre... + +Une agréable diversion qui se rencontrait ce même été dans le salon +de la Malmaison, c'étaient les enfants de la Reine. Jamais un moment +d'ennui ne se montrait lorsqu'ils étaient là. L'aîné, celui qui a +péri si tragiquement devant Rome, était réfléchi et rempli de moyens. +Le second, celui qui existe, était joli comme la plus jolie petite +fille, et son esprit ne le cédait pas à celui de son frère. On +l'appelait alternativement _la princesse Louis_, ou bien _Oui-Oui_. +Je ne sais à propos de quoi cette dernière façon de transformer un +nom... Quoi qu'il en soit, _Oui-Oui_ avait une vivacité de pensée +que n'avait pas son frère; et puis une volonté de tout connaître, +qui était quelquefois très-amusante. L'Impératrice était idolâtre +de ses petits-enfants. Elle veillait elle-même à ce que tout ce que +leur mère avait prescrit pour leurs études et pour leur régime fût +exactement suivi. Tous les dimanches, ils dînaient et déjeunaient +avec leur grand'-mère. Un jour, l'Impératrice reçut de Paris deux +petites poules d'or qui, au moyen d'un ressort, pondaient des oeufs +d'argent. Elle fit venir les jeunes princes et leur dit: + +--«Voilà ce que votre maman vous envoie d'Aix, en Savoie, où elle est +à présent.» + +Cette preuve de bonté désintéressée de Joséphine me toucha +beaucoup... Elle dément ce qu'on dit, avec, au reste, bien peu de +fondement, sur les rapports d'affection qui existent entre une +grand'-mère et ses petits-enfants[93]. + +[Note 93: On prétend que les grand'-mères et les grands-pères +n'aiment autant leurs petits-enfants que parce qu'ils les regardent +comme leurs vengeurs.] + +Vers la fin de 1813, la société de la Malmaison prit un aspect +vraiment lugubre. Toutes ces morts répétées des amis de l'Empereur, +la perte de la bataille de Leipsick, tous nos revers... Il y avait en +effet de quoi glacer tous les coeurs... + +L'hiver fut donc extrêmement triste[94], malgré le caractère +français, qui cherche toujours à trouver une consolation, même au +milieu d'une infortune... Mais tous les deuils, les craintes de +l'avenir dominaient enfin notre nature légère, cette fois. + +[Note 94: Par la mort de Duroc.] + +Cette même année fut cependant, pour l'impératrice Joséphine, +l'époque d'une joie très-vive, quoique mêlée de peine; mais elle +lui donnait la preuve d'une profonde estime de l'Empereur. Elle vit +le roi de Rome: depuis longtemps elle sollicitait avec ardeur cette +entrevue auprès de l'Empereur. Elle voulait voir cet enfant qui lui +avait coûté si cher!... + +L'Empereur s'y refusait: il craignait une scène, dont l'enfant +pouvait être frappé, et rendre involontairement compte à sa mère. Ce +ne fut donc qu'après avoir reçu de Joséphine une promesse solennelle +d'être paisible et calme devant le roi de Rome, que l'Empereur +consentit à cette entrevue: elle se fit à Bagatelle. + +L'Empereur parla à madame de Montesquiou; et lui-même, montant à +cheval, il escorta la calèche dans laquelle était son fils, et donna +l'ordre d'aller à Bagatelle. + +L'impératrice Joséphine y était déjà rendue... Son coeur battait +vivement en attendant ceux qui devaient arriver; et lorsqu'elle +entendit arrêter la voiture qui conduisait vers elle l'Empereur et +son enfant, elle fut au moment de s'évanouir. + +L'Empereur entra dans le salon où était Joséphine, en tenant le roi +de Rome par la main. Le jeune prince était alors admirablement beau. +Il ressemblait à un de ces enfants qui ont dû servir de modèle au +Corrége et à l'Albane... Je n'en parle pas au reste comme on peut +parler du fils de l'empereur Napoléon, avec cette prévention qui fait +trouver droit un enfant bossu: le roi de Rome était vraiment beau +comme un ange!... Qu'on regarde la gravure faite d'après le charmant +dessin d'Isabey, où le roi de Rome est représenté à genoux en disant: + +_Je prie Dieu pour la France et pour mon père!..._ + +Cher enfant! et maintenant c'est nous qui prions et pour toi et pour +lui!... + +--«Allez embrasser cette dame, mon fils,» dit l'Empereur à l'enfant, +en lui montrant Joséphine qui était retombée tremblante sur le +fauteuil, d'où elle s'était soulevée à leur entrée dans l'appartement. + +Le jeune prince leva ses grands et beaux yeux sur la personne que lui +montrait son père; et, quittant la main de Napoléon, il se dirigea, +sans montrer de crainte, vers Joséphine qui, l'attirant aussitôt à +elle, le serra presque convulsivement contre son sein. Elle était si +émue, que l'Empereur reçut la commotion qui se communique toujours +à celui qui est spectateur d'une impression vive vraiment éprouvée. +Le roi de Rome, à qui son père avait probablement recommandé +d'être caressant pour _la dame_ qu'il allait voir, fut charmant +pour Joséphine qui, en vérité, parlait ensuite de ce moment avec +une émotion qui n'était pas feinte. L'Empereur s'était éloigné de +tous deux, et, les bras croisés, appuyé contre la fenêtre, il les +regardait avec une expression qui annonçait tout ce qu'il devait +sentir dans un pareil instant... + +Le roi de Rome (comme tous les enfants, au reste), avait l'habitude +de jouer avec les chaînes, les montres, tout ce qui était à sa +portée. C'était alors la mode de mettre à une chaîne d'or une +multitude de breloques de toute espèce[95]. Joséphine en avait une +grande quantité; voyant que le jeune Prince s'amusait avec ces +breloques, elle détacha sa chaîne pour qu'il pût jouer avec plus +aisément... L'enfant fut charmé de cette complaisance... Il se mit à +compter les différentes pièces du charivari; mais il s'embrouillait +toujours lorsqu'il arrivait au nombre _dix_[96]. Tout à coup, il +s'arrêta; et, regardant alternativement l'impératrice Joséphine et le +charivari, il parut vouloir dire quelque chose. + +[Note 95: On appelait cela un charivari.] + +[Note 96: Il fut en effet longtemps à comprendre, étant enfant, les +dizaines ajoutées aux dizaines.] + +Que voulez-vous, sire? lui dit Joséphine. + + +LE ROI DE ROME, hésitant. + +Oh! rien. + + +JOSÉPHINE, se penchant vers lui, et tout bas, après avoir fait signe +à l'Empereur de ne pas les troubler. + +Mais encore!... dites, que voulez-vous? + + +LE ROI DE ROME, en montrant le charivari. + +C'est bien beau, n'est-ce pas, cela, madame? + + +JOSÉPHINE, souriant. + +Mais, oui... Pourquoi dites-vous cela? + + +LE ROI DE ROME. + +Ah! c'est que... c'est que j'ai rencontré dans le bois un pauvre qui +a l'air bien malheureux... Si nous le faisions venir!... nous lui +donnerions tout cela; et, avec l'argent qu'il en aurait, il serait +bien riche!... Je n'ai pas d'argent, mais vous avez l'air d'être bien +bonne, madame... Dites, le voulez-vous? + + +JOSÉPHINE. + +Mais, si Votre Majesté le demande à l'Empereur, il lui donnera tout +ce qu'elle lui demandera pour faire le bien. + + +LE ROI DE ROME. + +Papa a déjà donné tout ce qu'il avait... et moi aussi. + + +JOSÉPHINE, se penchant vers l'enfant. + +Eh bien! Sire, je vous promets d'avoir soin de votre pauvre. + + +LE ROI DE ROME. + +Bien vrai?... + + +JOSÉPHINE. + +Oui; je vous le promets. + + +LE ROI DE ROME, l'embrassant. + +Eh bien! je vous aime beaucoup! vous êtes bien bonne; je veux que +vous veniez avec nous à Paris; vous demeurerez aux Tuileries... + +L'Impératrice fut émue, et regarda l'Empereur avec une expression +déchirante, à ce qu'il dit ensuite... Mais il ne voulait pas de +_scène_, et surtout rien qui pût frapper l'enfant... Il revint auprès +de Joséphine, et prenant le roi de Rome par la main: + +--«Allons, sire, lui dit-il, il faut partir... Il se fait tard... +Embrassez madame.» + +Le jeune prince jeta ses deux bras autour du cou de Joséphine, et +l'embrassa avec une effusion qui la toucha au point de la faire +pleurer. + +--«Venez avec moi, répétait l'enfant. + +--Cela ne se peut, disait Joséphine. + +--Et pourquoi? dit l'enfant en redressant sa jolie tête, si +l'Empereur _et moi_ le voulons. + +--Allons, allons, venez, dit l'Empereur en prenant la main de son +fils qui, cette fois, n'osa pas résister.» + +Et faisant de l'oeil et de la main un dernier adieu, Napoléon sortit +avec le roi de Rome, laissant Joséphine bien heureuse pour un moment, +mais avec une source de souvenirs déchirants dans le coeur. + +J'ai parlé dans mes mémoires des événements de 1813; il est donc +inutile de recommencer ce récit. Je ne dirai donc que ce qui se +trouve lié à Joséphine. + +Lorsqu'elle apprit les revers de 1813, les derniers malheurs de cette +année commencée avec des pressentiments sinistres qui n'avaient eu +que trop de réalisation, son désespoir fut profond. Pendant ce temps, +Marie-Louise déjeunait et dînait admirablement, montait à cheval, +prenait sa leçon de musique, celle de dessin, de broderie, jouait +au billard, se couchait à neuf heures, dormait toute la nuit, et +recommençait le lendemain, à tout aussi bien manger et tout aussi +bien étudier. On voit qu'elle aurait eu le premier prix dans une +pension... Mais dans le grand collége des épouses et des mères, je +doute qu'elle y eût même été reçue. + +Joséphine avait bien quelques consolations dans la conduite du +vice-roi, et l'attachement qu'avait pour lui sa femme, la princesse +Auguste de Bavière... Elle en reçut un jour une lettre qu'elle +faisait lire à tout le monde avec un orgueil maternel bien aisé à +comprendre[97]. Eugène avait reçu des propositions par lesquelles on +lui offrait la couronne d'Italie, s'il voulait consentir à devenir +_un traître_, _un perfide_ et _un ingrat_, disait la vice-reine à sa +belle-mère!... Cette lettre était en effet bien touchante; et quelque +naturelle que fût la conduite d'Eugène, l'Impératrice avait tout lieu +d'en être fière, car tout le monde en Italie n'a pas agi de cette +manière[98].... + +[Note 97: Le roi de Bavière fit en effet cette proposition au prince +Eugène: ce fut le prince Auguste de la Tour-Taxis qui porta la lettre +au vice-roi.] + +[Note 98: La justice qui fut rendue à chacun est bien remarquable +dans cette circonstance. La reine de Naples (madame Murat) eut de la +peine à trouver un asile à Trieste!... en Autriche!... tandis que le +prince Eugène fut royalement accueilli et traité à Munich.] + +Enfin arrivèrent nos désastres... l'invasion de la France, +l'abdication de l'Empereur!... En apprenant les premiers revers de +1814, j'ai vu Joséphine vouloir plus d'une fois aller auprès de +l'Empereur pour le soutenir dans ses moments d'épreuves!... + +--«Je sais comment on peut arriver à son âme, disait-elle à ceux qui +la retenaient... Mon Dieu!... comme il doit souffrir!» + +Mais le moyen d'exécuter une pareille résolution! c'était le rêve du +coeur; et la force de la volonté demeurait insuffisante devant celle +des événements. + +Ils se succédaient avec une telle rapidité, que Joséphine eut à peine +le temps de quitter Malmaison pour se réfugier à Navarre, qui était +pour elle un lieu plus sûr que l'autre habitation. Elle partit avec +son service, et dans une telle terreur, que sur la route, un valet de +pied ayant donné une fausse alarme, dans un moment où les voitures +étaient arrêtées, l'Impératrice ouvrit elle-même la portière de la +sienne, et se jetant hors de la voiture, elle courut à travers champs +jusqu'à ce qu'on la rattrapât, et elle ne voulut revenir que sur les +assurances réitérées que ce n'étaient pas les cosaques. + +La reine Hortense rejoignit sa mère à Navarre. Le séjour en était +triste, plusieurs personnes du service d'honneur disaient aux +arrivants sans beaucoup se gêner: + +--«Comment! vous êtes inquiets? En vérité vous avez tort... Ah! dans +le fait, je n'y songeais pas!... vous devez craindre, en effet... +Mais nous... que peut-il nous arriver[99]?... + +[Note 99: Et savez-vous qui disait cela? Aucun des grands noms +de France: ceux-là furent toujours ce qu'ils devaient être. Mais +c'étaient des personnes presque inconnues aux Bourbons, et qui la +plupart n'avaient pas quitté la France.] + +Ce fut à Navarre que Joséphine apprit que l'Empereur irait à l'île +d'Elbe; cette nouvelle lui parvint au milieu de la nuit. M. Adolphe +de Maussion, alors auditeur au Conseil d'État, et attaché en cette +qualité au duc de Bassano, secrétaire d'État, était envoyé auprès de +la duchesse par son mari, pour lui annoncer les grands événements +qui venaient d'avoir lieu. La capitulation de Paris était signée, et +Napoléon était à Fontainebleau... M. de Maussion s'était détourné +pour apporter ces nouvelles à Navarre. + +Lorsque l'Impératrice sut l'arrivée de M. de Maussion, elle se leva +aussitôt, passa un peignoir de percale, prit un bougeoir et guidant +elle-même le nouvel arrivé, elle traversa la cour qui séparait son +logement de celui de sa fille et introduisit M. de Maussion auprès +de la reine Hortense, qui, déjà éveillée par le bruit des chevaux, +attendait les nouvelles avec impatience... L'Impératrice, dont +le trouble l'avait empêchée de bien comprendre tout ce que lui +avait dit M. de Maussion, lui dit de tout répéter... Il recommença +le malheureux récit, et ce ne fut qu'alors que Joséphine comprit +que Napoléon déchu de sa puissance, accablé par le sort, n'avait +plus pour asile que l'île d'Elbe et ses rochers de fer!... Elle +était alors assise sur le lit de sa fille... Elle poussa un cri, +et se jetant dans ses bras... «Ah! dit-elle en pleurant, il est +malheureux!... C'est à présent surtout que je porte envie à sa femme! +Elle du moins, elle pourra s'y enfermer avec lui!...» + +Son désespoir fut violent... elle pleura pendant plusieurs heures, +et fut dans un état nerveux qui alarma ceux qui l'entouraient. Quant +à la reine Hortense... elle prit dès ce moment la résolution d'aller +s'enfermer avec l'Empereur, dans quelque prison qu'on lui donnât... +elle ignorait encore que les bourreaux d'un héros sont doublement +cruels lorsqu'ils ont à torturer un patient dont la gloire a humilié +leur orgueil!... il fallait que le supplice fût entier... Il fallait +qu'aucune douleur n'y faillît... et ils savaient bien que l'isolement +de ce qu'il aime est la plus affreuse des douleurs d'un grand +coeur!... + +On sait tout ce qui se passa dans ces tristes journées... le +souvenir en est trop pénible à rappeler... Je dirai seulement +que l'Impératrice reçut à cette triste époque des preuves d'un +intérêt général... Le duc de Berry lui fit proposer une garde et +une escorte... Elle refusa, et la reine Hortense également... Mais +les princes étrangers firent entendre à Joséphine que sa présence à +la Malmaison était convenable, et que son éloignement était comme +une marque de défiance qui pouvait lui nuire. Elle partit alors +pour venir chercher la mort à la Malmaison. Mais jamais elle ne put +décider sa fille, qui prétendait qu'elle devait aller auprès de sa +belle-soeur dans un pareil moment, et que, bien que Marie-Louise ne +dût pas lui être plus chère que sa mère, elle se devait à elle dans +ces jours de deuil, où elle perdait autant à la fois. Elle y alla en +effet... mais cette noble action fut reconnue par un accueil froid +et contraint, que tout autre que la reine Hortense pouvait prendre +pour impoli... Marie-Louise fut gênée avec elle dès qu'elle la +vit... elle trouva à peine une parole pour la remercier de cet acte +de dévouement, et finit par lui dire qu'elle attendait son père... +La reine comprit quelle était de trop, et, prenant aussitôt congé +d'elle, elle quitta Rambouillet presque aussi promptement qu'elle y +était venue. + +En revenant à la Malmaison, la Reine trouva sur la route des +officiers russes, qui venaient de Paris, pour apporter des dépêches +de l'empereur Alexandre, qui montrait un bien vif intérêt à Joséphine +et à ses enfants. C'est ici qu'il faut rendre à la Reine une justice +que tout le monde n'a pas jugé à propos de proclamer. On a eu des +renseignements, assez faux probablement, je pense donc que la vérité +doit être connue: + +Il est positif que, les premiers jours, la Reine fut si froide pour +l'Empereur Alexandre, qu'il s'en plaignit. Il était vrai, en 1814, +dans tout ce qu'il voulait faire pour la famille de l'impératrice +Joséphine et pour elle. On a accablé la reine Hortense, parce que +l'empereur de Russie, trouvant le salon de la Malmaison charmant, y +allait habituellement plusieurs fois par semaine, pendant le peu de +temps que vécut l'Impératrice. Ce fut assez pour réveiller l'envie et +la haine; et l'on sait ce que peuvent ces deux passions. + +L'empereur Alexandre demanda beaucoup de grâces à Louis XVIII pour +Joséphine, mais il n'obtint pas tout. On a raconté, dans des mémoires +sur la reine Hortense, beaucoup de choses qui, je suis fâchée de le +dire, ne sont pas exactes; et de ce nombre sont quelques-unes de +celles qui concernent l'empereur Alexandre... Il a été chevalier, +il a été le plus noble des hommes et pour la France et pour nous +particulièrement. Je proclamerai la reconnaissance que nous lui +devons, à haute voix et du fond du coeur..... Mais je sais que tout +ce qu'on dit dans plusieurs chapitres de ces mémoires est vivement +exagéré... Un homme dont la conduite fut toujours honorable, si après +tout les événements ne l'ont pas aidé, c'est le duc de Vicence; et il +savait comme moi que certes l'empereur Alexandre voulait du bien à la +famille impériale... Mais de ce bien à ce que disent les mémoires il +y a encore loin[100]. + +[Note 100: Il n'y a, du reste, aucun mensonge. Seulement, +mademoiselle Cochelet s'abusait par sa grande amitié pour la +Reine. En général, son affection la faisait errer souvent dans ses +jugements; ainsi M. de Boufflers, qu'elle croit son plus ardent +admirateur, disait d'elle le mot le plus charmant, mais auquel +l'esprit avait plus de part que le coeur; il disait qu'il fallait +l'appeler _Cochelaide_ et non pas Cochelet.] + +La Malmaison eut encore de brillantes journées pendant ce mois +d'avril qui devait être le dernier renouvellement de printemps +que devait voir Joséphine... Cependant elle n'avait jamais été si +fraîche et si belle. L'apparence de la santé était sur son visage... +Et pourtant elle était non-seulement triste, mais de sinistres +pressentiments la venaient assaillir au milieu de la nuit; elle +faisait des rêves tellement terribles qu'elle en vint à croire qu'il +allait arriver quelque nouveau malheur. Hélas! sa tête seule était +menacée! + +L'empereur de Russie voulut connaître Saint-Leu. La Reine, qui était +mère avant tout et qui avait enfin compris qu'il fallait beaucoup +sacrifier à ses enfants, avait pris le parti de la résignation et +l'avait pris de bonne grâce; elle chantait, causait, mais non comme +par le passé, car sa voix était triste et ses paroles privées de ce +charme qui nous animait toutes lorsqu'elle était au milieu de nous +à Saint-Leu, dans nos beaux jours... Mais elle voulut toutefois +donner une fête à l'empereur Alexandre, qui seul avait la puissance +de protéger ses fils et de les _lui faire conserver_ surtout; elle +l'engagea donc à venir à Saint-Leu. + +--«Il ne faut pas que votre majesté s'attende à trouver une maison +royale, lui dit Joséphine, qui devait aussi être de cette partie; ma +fille et moi ne sommes plus que des femmes du monde, et, en venant +chez Hortense, il faut que votre majesté y vienne avec toute son +indulgence.» + +L'Impératrice ne savait pas encore combien l'empereur Alexandre +était simple dans ses manières... Elle ignorait, je ne sais trop +comment, que l'empereur faisait à Pétersbourg des visites, comme chez +nous un homme du monde les ferait... aussi fut-il servi à souhait +en ne trouvant à Saint-Leu que l'Impératrice et les dames de son +service avec quelques femmes qui n'étaient attachées à aucune des +Princesses; une jeune personne charmante dont la Reine prenait soin +était aussi ce même jour à Saint-Leu, elle était élève d'Écouen et +la Reine la protégeait particulièrement: c'était mademoiselle Élisa +Courtin, qui depuis a épousé Casimir Delavigne. + +L'Impératrice voulut faire gaiement les honneurs de la demeure de sa +fille à l'empereur... Elle souriait; mais ce sourire était contraint +et montrait de la souffrance; pendant la promenade, son fils, qui +était auprès d'elle dans le char-à-bancs, crut un moment qu'elle +allait s'évanouir. De retour au château elle se trouva si fatiguée +qu'elle fut obligée de se coucher sur une chaise longue, et là +elle fut pendant une heure assez souffrante pour inquiéter... Elle +défendit d'en parler à sa fille et à l'empereur de Russie; et elle +parut au dîner avec le sourire sur les lèvres et des yeux riants. + +Mais elle était blessée au coeur; je la vis à la Malmaison deux jours +après, et là, elle put me parler en liberté, elle me fit voir une âme +déchirée... Cette pensée que Napoléon était seul sur le rocher de fer +de l'île d'Elbe avec ses tourments et ses souvenirs, cette pensée la +torturait!... + +Je lui parlai de l'empereur de Russie: + +--«Sans doute, me dit-elle, j'ai confiance en lui... mais il n'est +pas seul!... et mes enfants seront engloutis par la tempête comme +leur mère et leur bienfaiteur.» + +Joséphine avait cependant une raison bien forte pour avoir de +l'espérance; que de bien n'avait-elle pas fait aux émigrés, même à +ceux qui n'avaient pas voulu rentrer!... Ce même jour où j'avais +été à la Malmaison pour prendre ses ordres relativement à lord +Cathcart, ambassadeur d'Angleterre en Russie; elle voulait le +voir; et, comme il logeait chez moi, elle m'avait fait demander +afin de s'entendre avec moi pour le lui amener à déjeuner un jour +de la semaine suivante... Ce même jour je vis dans le salon une +jeune Anglaise charmante appelée alors lady Olsseston (depuis lady +Tancarville), c'était la fille du duc de Grammont... la soeur de +madame Davidoff[101]. L'Impératrice avait été bonne pour la duchesse +de Guiche leur mère, ravissante personne que j'avais vue à cette même +place quatorze ans auparavant et peu de mois avant sa mort; la jeune +femme me parut doublement jolie et charmante de n'avoir pas oublié +celle qui avait été bien pour sa mère. + +[Note 101: Aujourd'hui madame Sébastiani, et ambassadrice à Londres.] + +L'Impératrice, que je revis seule après le dîner, me parut mieux, et +je le lui dis; elle me regarda en souriant, et me serra la main... +Elle n'avait pas de gants... cette main était brûlante... + +Ce n'est rien, me dit-elle, un peu de fatigue; j'ai changé mes +habitudes depuis quelque temps. Lorsque mes affaires et celles de mes +enfants seront terminées, alors je me reposerai... Mais d'ici là... +je ne le pourrai pas. + +Le lendemain le roi de Prusse alla dîner à la Malmaison, et cette +journée fut plus pénible que celle de la veille; car avec le roi de +Prusse Joséphine était contrainte, et elle-même m'avait dit qu'elle +souffrait toutes les fois que la conversation se prolongeait... +Ses fils se permirent ce même jour une facétie d'écolier assez peu +spirituelle et je m'étonne qu'elle ait pu être commise par les deux +fils du roi. Un pauvre Anglais bien embarrassé avait été engagé à +dîner par l'Impératrice. Absorbé dans la contemplation d'un tableau +de Raphaël, il oubliait devant lui le dîner et les heures. Lorsqu'on +annonça qu'on avait servi, l'Anglais n'entendit pas. Les jeunes +princes l'enfermèrent dans la galerie dont les issues ne lui étaient +pas connues. Le pauvre homme attendit d'abord, mais la faim le +pressant et n'entendant aucun bruit, il frappa d'abord doucement, +ensuite plus fort, enfin il fit du bruit, et l'on s'aperçut alors +qu'au lieu de s'être perdu dans le parc, ce qu'on croyait, l'Anglais +avait été mis en prison par LL. AA. RR. Ce fut du moins ce qu'on me +raconta le lendemain lorsque j'arrivai au château. + +Joséphine était déjà fort souffrante, lorsque des articles de +gazettes achevèrent de l'accabler. Un journal eut la lâcheté +d'attaquer la reine Hortense avec une telle haine, et si peu de +mesure dans cette haine, que je ne sais comment on peut se livrer +à un aussi grand scandale par pudeur pour soi-même. L'Impératrice +me fit dire d'aller à la Malmaison, et me montrant le journal, elle +me dit de parler de ce fait à un de mes amis fort influent... Elle +pleurait avec un tel déchirement qu'elle me fit mal... Je tâchai +de la consoler; mais moi-même j'étais irritée contre ces hommes +lâches et méchants que le malheur ne pouvait désarmer. Et savez-vous +sur quel sujet cet article était fait? C'était sur le corps de +son pauvre enfant!... sur le petit Napoléon, mort en Hollande, le +seul de cette race qui promettait une si grande lignée qui eût +été déposé sous les vieilles voûtes de Notre-Dame; on l'en avait +arraché ignominieusement, on l'avait porté par grâce dans un autre +cimetière... Ainsi se renouvelaient les horreurs de 93!... et nous +étions en 1814!... aux premiers jours d'une Restauration. + +Avant de quitter l'Impératrice, je voulus détourner ses idées de +cette lugubre image, et je lui parlai de lord Cathcart, dont le noble +caractère en cette circonstance est digne de louange. Je lui demandai +quel jour elle le voulait voir. + +--«Eh bien, me dit-elle, venez déjeuner et passer la journée +après-demain 28, le temps est admirable, et nous irons au butard.» + +Nous causâmes encore quelque temps, et, en la quittant, je la laissai +plus calme. En nous promenant dans la galerie, je vis un Richard dont +le sujet me plaisait, je proposai à l'Impératrice de faire un échange +avec elle, et de lui donner un petit Luini[102] pour le Richard. Elle +y consentit, et je la quittai très-peu alarmée pour sa santé. + +[Note 102: Ce tableau valait plus du double de celui de Richard.] + +Je vins le surlendemain à dix heures avec lord Cathcart, et je me +disposais à descendre, lorsque M. de Beaumont vint sur le perron, +et me dit que l'Impératrice était dans son lit avec la fièvre, et +que le vice-roi était également malade. On attendait l'empereur de +Russie, car la maladie était venue si promptement, qu'on n'avait pas +eu le temps nécessaire pour le faire avertir... Je laissai mon petit +tableau à M. de Beaumont, et lord Cathcart et moi nous revînmes à +Paris, lui bien contrarié de n'avoir pas vu l'Impératrice, et moi +frappée d'un vague pressentiment qui me serrait le coeur! + +Hélas! il n'était que trop vrai! Le lendemain, l'impératrice +Joséphine n'existait plus!... + +Cette mort frappa tout le monde d'une sorte de terreur... Il y avait +dans la vie de cette femme un rapport constant avec l'existence de +l'homme providentiel qui avait régné sur le monde... Le jour où cette +puissance s'éteint... l'âme de cette femme s'éteint aussi!... Il y a +dans ces deux destinées un mystère profond que la main de l'homme ne +pourra dévoiler, mais que l'intelligence comprend. + +Il est de fait que Napoléon le sentait dans son coeur... Aussi +l'a-t-il dit à Fontainebleau; et lorsque le malheur l'accablait, +lorsque la perfidie l'entourait, lorsque l'ingratitude se montrait à +lui hideuse et sans pudeur, alors il s'écria dans l'angoisse de son +âme: + +--«Ah! Joséphine avait raison! en la quittant, j'ai quitté mon +bonheur!...» + + + + +SALON DE CAMBACÉRÈS + +SOUS LE CONSULAT ET L'EMPIRE. + + +On a beaucoup parlé du _Salon_ de Cambacérès, et c'est abusivement. +On croit toujours que les gens qui donnent à dîner ont un salon, et +qu'ils reçoivent, et, dans le fait, il en est ainsi habituellement; +mais chez Cambacérès, ce n'était pas cela; et sa maison avait, à cet +égard, un aspect que nulle autre n'avait à Paris. + +Cambacérès était un homme d'esprit, d'un esprit agréable même, et +racontant avec une finesse toujours amusante: c'était un homme du bon +temps enfin. Il avait toujours vu la bonne compagnie; s'il en avait +fréquenté de mauvaise, elle ne l'avait pas gâté, et je l'ai toujours +vu le même, soit qu'il fût avocat consultant, et pas trop riche, car +il était honnête homme, allant dîner chez M. de Montferrier, son +cousin; soit qu'il fût second Consul, tout occupé des soins de donner +une législation à un peuple qui en avait besoin; soit qu'il fût +enfin archi-chancelier de l'Empire, et l'un des grands dignitaires +entourant ce trône plus grand que celui de Charlemagne[103]. Il était +toujours sérieux, faisant une grimace au lieu de sourire, et n'aimant +pas le monde, quoiqu'il y fût très-bien et qu'on l'y désirât; mais +sa figure, naturellement l'antipode d'une joie franche et rieuse, +comme celle de notre gai pays de Languedoc, lui donnait aussi la +crainte, je crois, d'être un _repoussoir_ pour une franche gaieté. +Cependant il racontait souvent des histoires fort _crues_, et alors +c'était avec un sourire qui déplaçait à peine ses lèvres; mais on +voyait qu'il y avait une pensée intérieure au-delà de celle exprimée +par la parole, et en tout, pour qui voulait connaître Cambacérès, sa +physionomie était un miroir assez fidèle pour guider dans cette étude. + +[Note 103: Les hommes tels que Charlemagne et Napoléon édifient trop +en grand pour que le monument puisse durer après eux. Le colosse +n'est plus là pour soutenir, de ses fortes épaules, le vaste empire +qu'il a créé... Alors tout devient confusion, rien ne marche, tout +est entravé, et il faut de nouveau poser une pierre et rebâtir... +Des hommes comme Charlemagne et Napoléon ont des HÉRITIERS et pas de +SUCCESSEURS.] + +La taille de l'archi-chancelier était au-dessus de la moyenne; il +n'était pas voûté lorsqu'il est mort; et en 1820, il était ce que +je l'avais vu vingt ans plus tôt. Sa tournure avait toujours une +gravité magistrale toute vénérable; la main droite dans son gilet, +tenant à la gauche une canne faite d'un très-beau jonc, à pomme +d'or; vêtu d'un habit de drap brun, des bas gris ou noirs, avec des +souliers à boucles; des culottes noires; frisé et poudré, comme nous +l'avons toujours vu, et pouvant dire avec M. le duc de Gaëte: _J'ai +traversé la Révolution avec ma coiffure!_ Cette coiffure, surmontée +d'un chapeau rond, d'une forme passée de mode depuis dix ans, voilà +comment M. _de Cambacérès_ allait _à pied_ dîner, presque tous les +jours, chez M. le marquis de Montferrier, en 1798 et 1799; il passait +sous les fenêtres de la maison de ma mère, et toujours dans ce même +équipage. Quelquefois, et cela quand il pleuvait, il remplaçait la +canne par le parapluie; mais la dignité de sa démarche n'en recevait +aucune atteinte, et il était tout aussi lent et compassé, même +sous son parapluie, que sous l'habit de velours et le chapeau aux +vingt-cinq plumes qu'il portait au couronnement. + +J'ai parlé de Cambacérès à cette première époque, pour prouver que ce +n'étaient pas ses grandeurs qui l'avaient changé; il avait toujours +été le même. Le velours et l'hermine ont trouvé tout de suite un +homme fait pour eux. Cela se rencontrait rarement dans ce temps-là, +et j'en ai vu bon nombre, le jour même du couronnement, qui allaient +au galop, dans les grandes salles de l'Archevêché, ayant leur queue +de moire ou d'hermine sur le bras. + +Ainsi donc, lorsqu'en 1801, Cambacérès se promenait, à pas réglés, +au Palais-Royal, au milieu des personnes de joie qui alors s'y +trouvaient, il ne faisait que suivre ses vieilles habitudes. Quant +à l'habit brodé, la manchette de point d'Alençon, ou de Malines, +ou de Valenciennes, ou de point d'Angleterre, tout cela selon les +quatre saisons; quant à la brette, les bas de soie et les boucles à +diamants, remplaçant l'habit brun et le chapeau rond, il les portait +toujours, parce que, disait-il à l'Empereur, il fallait faire prendre +cette habitude, même aux jeunes gens. Aussi le malheureux Lavollée, +son propre neveu, le suivait-il en habit habillé en soie violette, +manchettes de dentelles, l'épée, le chapeau à trois cornes, enfin +tout le harnachement, excepté les cheveux courts et sans poudre +qui révélaient le jeune homme. Quant à d'Aigrefeuille, Monvel, le +marquis de Villevieille, qui disait si admirablement les vers, M. de +Montferrier, toute la cour archi-chancelière, enfin, elle semblait +faite pour l'habit habillé. + +Cambacérès, aussitôt qu'il fut second Consul, voulut que sa maison +fût la meilleure de Paris; et ce fut, en effet, la seule, pendant +quelque temps, qui fît le sujet de l'étonnement des étrangers qui, +en arrivant à Paris, s'attendaient encore à trouver les dîners +civiques au milieu de la rue, les hommes en carmagnole, et les femmes +en bonnet rond; mais ce cuisinier, si fameux d'abord, parce qu'il +y avait moins de points de comparaison, devint tout simplement _un +artiste culinaire_, comme il y en avait alors deux cents dans Paris. +La maison elle-même du second Consul, et de l'archi-chancelier +ensuite, fut l'égale de celle des ministres, et fut bien inférieure +même à plusieurs de nos maisons tenues sur un pied bien autrement +grand et avec bien plus de luxe. Cambacérès donnait à dîner; mais, +excepté ces jours-là, sa maison avait porte close: cela donnait de +l'humeur à l'Empereur. + +Le mardi et le samedi étaient les jours de l'archi-chancelier. On +recevait ordinairement son invitation le mercredi matin, si l'on +y avait été le mardi soir; et le dimanche matin, si l'on y avait +été le samedi: c'était ponctuel. On devait arriver le jour invité à +heure fixe; car jamais on n'attendait, et lorsque l'heure était pour +cinq heures et demie, comme cela fut pendant les premières années +du Consulat, il fallait être chez Cambacérès à cinq heures vingt +minutes, pour ne pas arriver trop tard. Sous l'Empire, il engageait +pour six heures précises; il fallait alors arriver ponctuellement +à six heures moins un quart, sous peine de le trouver de mauvaise +humeur; car il attendait quand la personne était une femme marquante. +Il fallait aussi faire grande attention à sa toilette; l'hiver mettre +des diamants, du velours, du satin, une robe riche enfin; alors il +était content, et ne faisait pas revenir éternellement une parole +détournée sur l'oubli des femmes relativement _au cérémonial_. + +Un samedi, le grand jour de l'archi-chancelier, madame de la +Rochefoucault, alors dame d'honneur de l'impératrice Joséphine, vint +faire une visite à Cambacérès. Probablement que sa toilette ne lui +plut pas, car il s'approcha d'elle, et dit avec un accent particulier +d'ironie: + +--«Vous avez là, madame, un négligé charmant!» + +Madame de la Rochefoucault avait de l'esprit; elle comprit tout de +suite l'amertume cachée sous le compliment. + +--«Ah! monseigneur, s'écria-t-elle, je vous demande bien pardon; mais +je sors de chez l'Impératrice, et n'ai pas eu le temps de changer de +toilette!» + +L'archi-chancelier comprit, à son tour, la réponse, et ne voulut pas +poursuivre la conversation. + +C'était une lanterne magique fort amusante, une ou deux fois par +mois, que la maison de Cambacérès. Tout ce qu'il y avait dans +Paris y passait, comme on passe derrière un verre pour les ombres +chinoises. Pendant quelque temps, on annonçait à haute voix, ce qui +causait une rumeur continuelle, qui troublait. Aussitôt que sept +heures sonnaient, et tandis qu'on était encore à table, commençaient +à arriver les juges de province et leurs femmes; puis les cours de +Paris. On attendait que _monseigneur_ fût hors de table, et le salon +était déjà garni de cinquante personnes lorsque les deux battants de +la salle à manger s'ouvraient pour laisser passer l'archi-chancelier, +donnant la main gravement à la femme qu'il avait à sa droite, et +la conduisant, à pas comptés, à la bergère placée au coin de la +cheminée. Peu à peu le salon se remplissait de nouveaux arrivants; +et à peine l'aiguille était-elle sur sept heures et demie, que les +personnes qui avaient dîné chez l'archi-chancelier se faisaient +annoncer chez l'archi-trésorier ou chez un ministre qui recevait +aussi ce jour-là. Quant à ceux qui venaient faire une visite chez +Cambacérès, ils y demeuraient un quart d'heure, et puis[104] ils +demandaient leur voiture: c'était au point que souvent, à huit heures +et demie, l'archi-chancelier était libre, et allait au spectacle. +Jamais il n'y avait plus de causerie que cela chez lui; jamais de +jeu; jamais de fête, que de loin en loin, et lorsque l'Empereur les +lui commandait. Un jour je fus étonnée de le voir arriver chez moi, +le matin, _en chenille_, comme disait d'Aigrefeuille. C'était en +1808, à la fin de l'année; il venait me consulter, me dit-il. + +[Note 104: Lorsqu'il y avait beaucoup de monde et que la file était +longue, on demandait sa voiture aussitôt qu'on en était descendu.] + +--«Moi, monseigneur! Eh! grand Dieu! sur quel objet, car il me semble +que j'aurais, moi, une entière confiance en vous pour tout ce que je +ferais en ce monde?» + +Il s'inclina en souriant à demi, car jamais ce sourire n'était entier. + +--«L'Impératrice me demande un bal... à moi!.. + +--Eh bien! monseigneur? + +--Comment, vous n'êtes pas choquée de l'inconvenance de me demander +un bal à moi, l'archi-chancelier de l'Empire, le chef... (après +l'Empereur, ajouta-t-il en se reprenant et en s'inclinant) de la +justice de l'Empire, lui faire donner un bal! Il n'y a pas de +convenance à cela, je le répète... C'est comme si l'on voulait m'y +faire danser! + +--Oh! monseigneur! + +--Eh mais, écoutez donc, je ne porte pas la simarre, c'est vrai; +mais, je le dis encore, je suis le chef de la justice de France, et +danser chez moi ne convient pas! + +--Eh bien, monseigneur, ne le donnez pas ce bal, s'il vous déplaît de +le donner. + +--Ah! voilà où gît la difficulté! c'est là ce qui me tourmente. Je le +regardai attentivement. Alors il se pencha à mon oreille et me dit +presque bas: + +On parle de tant de choses qu'il est difficile de s'arrêter à +une seule... et si je ne donne pas ce bal qu'elle me demande +positivement, l'Impératrice croira que je suis instruit certainement +de ce qu'elle redoute, et je ne sais rien!.. Quant à présent, +ajouta-t-il comme faisant ses réserves, et alors il y aura des +larmes, du désespoir... C'est fort embarrassant...» + +Je ne savais que lui dire, je connaissais par expérience la +susceptibilité de l'Impératrice Joséphine, et je compris que la +position n'était pas facile... Cependant il en fallait sortir ou +l'accepter comme elle se présentait... + +--«Monseigneur, lui dis-je après avoir réfléchi un moment, il faut +donner le bal.» + +Il tressaillit. + +--«Un bal! chez moi!... mais encore une fois, madame, c'est un +outrage à la magistrature. + +--Ne la faites pas danser, et votre bal n'en ira que mieux, ne soyez +pas l'archi-chancelier pour douze heures, et vous voilà sauvé. Au +surplus, monseigneur, si vous avez besoin de mon secours en quoi que +ce soit, je suis à vos ordres. + +--Comment si j'ai besoin de vous!.. vous êtes mon espoir!... Voilà +une liste de femmes, regardez-la bien; croyez-vous que ces noms +conviennent à l'Impératrice?» + +Je rayai cinq ou six femmes qui auraient déplu à l'Impératrice et +les remplaçai par d'autres plus agréables pour elle comme pour +nous: l'archi-chancelier la lui présenta telle que je la lui avais +corrigée; le lendemain il revint chez moi en sortant de chez +l'Impératrice. Le jour était fixé; il était singulier: c'était le +premier de l'an. + +Ce bal fut un des plus ennuyeux que j'aie vu de ma vie, et cependant +tout y était bien en apparence. Les femmes, jeunes, jolies et +très-parées; les rafraîchissements abondants et recherchés, la +politesse du maître de la maison extrême et même avec une nuance de +galanterie à laquelle on était d'autant plus sensible qu'on y était +peu habitué, car avec toute sa politesse il y avait de la sécheresse +dans sa nature. Enfin, malgré tout ce qui devait contribuer à faire +de cette fête une fête agréable, elle était languissante; c'est que +le maître de la maison était un vieux garçon, sérieux, ne riant +jamais, s'informant avec exactitude si l'on avait froid, si on avait +pris des biscuits glacés ou bien une autre friandise que nul autre +dans Paris ne faisait comme son officier, mais ne s'inquiétant pas du +tout si les jeunes personnes dansaient, si on s'amusait enfin; et le +plus bel ornement d'un bal c'est la joie. + +--«Ce bal _est lugubre_, me dit l'Impératrice dans un moment +où l'archi-chancelier était loin d'elle... Nous commençons mal +l'année... C'est surtout pour moi qu'elle sera plus triste que les +autres, ajouta-t-elle plus bas.» + +Je la regardai... elle avait les yeux pleins de larmes. + +--«Au nom de vous-même!» lui dis-je. + +Elle sourit tristement... + +--«J'ai encore du mérite à être comme je suis, croyez-le bien, et ne +me jugez pas une femme sans courage. Je suis forte au contraire?... + +Je ne répondis rien; je savais que les bruits de divorce prenaient +une consistance qui devait l'alarmer. Mais aussi je savais qu'elle +n'avait rien à redouter pour le moment présent, je le savais +seulement depuis quelques heures et j'aurais voulu le lui dire, mais +je n'aurais jamais osé aborder un pareil sujet, même seule avec +elle, si elle n'avait pas commencé. Je l'aurais affligée, et puis je +savais qu'il y avait à redouter le mécontentement de l'Empereur... +mais j'avais aperçu madame de Rémusat dans le bal et je résolus de +lui en parler; elle et madame d'Arberg avaient toute la confiance de +l'Impératrice et la méritaient. + +Comme l'Impératrice finissait d'exprimer toute la tristesse qui +était dans son âme au milieu d'une fête, avec cette résignation et +cette douceur qui lui étaient habituelles, un homme jeune, dont la +tournure distinguée se faisait remarquer au milieu de tous les hommes +qui l'entouraient, se détacha du groupe diplomatique, sur un mot +que lui dit M. de Villeneuve, chambellan de la reine Hortense, et +ôtant son épée, vint auprès de la princesse pour la prendre pour +danser l'anglaise[105] ainsi qu'elle venait de le lui faire demander. +C'était le comte de Metternich, ambassadeur d'Autriche; il n'y avait +pas alors à Paris un homme qui eût une tournure plus élégante et plus +distinguée et des manières plus nobles, quoique très-convenables pour +son âge. + +[Note 105: On dansait toujours à la cour au moins deux anglaises par +bal.] + +Comme il passait près de moi, il me dit en riant et en me montrant un +immense lustre qui était au milieu du salon: + +--«Est-ce là que fut pendu M. de Souza?» + +Je répondis que non et en riant à mon tour, car le souvenir de cette +histoire provoquera ma gaieté jusqu'à mon dernier jour. + +--«Que dites vous donc de M. de Souza? me demanda l'Impératrice quand +M. de Metternich et la reine Hortense furent dans la colonne de +l'anglaise. + +--Oh! ce n'est pas de celui que vous connaissez, madame... mais V. +M. se rappellera qu'en 1802 ou 1803, je crois, il passa par Paris +un petit homme Portugais, qu'on appelait don Rodrigue ou bien don +Alexandre de Souza. Il n'était pas envoyé en France, il venait ou +il allait à quelque ambassade de la part de S. M. Très-Fidèle, et, +tout en voyageant, il voulut voir Paris, parce que, malgré leur +apparente insouciance, les Portugais sont plus curieux de toutes +choses que pas un peuple de l'Europe. Ce petit monsieur de Souza +était très-anglomane de sa nature: tout ce qu'il portait était de +confection et de fabrique anglaise; mais, avant de quitter Paris, il +dût se convaincre qu'il y avait une partie de sa toilette qui aurait +pu être mieux faite et plus solide. + +--Que lui arriva-t-il donc? contez moi cela pendant l'anglaise. + +--Eh bien! madame, l'archi-chancelier avait un de ces beaux et +solennels dîners qu'il donnait, comme le sait V. M., dans le courant +du Consulat, avec une fort grande magnificence, parce qu'alors elle +était presque seule dans Paris. Tout ce qui passait avec un titre ou +un rang, et qui allait faire une visite à Cambacérès, était sûr de +recevoir une invitation pour le mardi ou le samedi suivant. M. de +Souza y passa comme les autres, et précisément je fus invitée avec +M. d'Abrantès pour ce même jour, ainsi que le maréchal Mortier et +le maréchal Duroc. Votre majesté sait comme le maréchal Mortier est +rieur! + +--Lui!.. non vraiment!.. Mortier est rieur! + +--Comme un écolier... au point d'être obligé de se sauver de l'objet +qui provoque sa gaieté, sans quoi il demeurerait une heure à rire +devant lui... Il était donc à table à côté de moi ce même jour chez +Cambacérès. Depuis le commencement du dîner il ne cessait de me dire: + +--«Qu'est-ce que c'est donc que ce petit bon homme qu'on a placé à +côté de moi?» + +En effet, M. de Souza était _infiniment petit_ et l'on sait que le +maréchal avait six pieds deux lignes; M. de Souza avait à peine cinq +pieds. + +Il était, de plus, d'une gravité incroyable. Le maréchal lui avait +adressé plusieurs fois la parole; et, toujours repoussé avec perte, +il s'était replié de mon côté... Mais la scène allait s'ouvrir pour +lui comme pour nous tous. + +L'archi-chancelier, même à l'époque du Consulat, donnait toujours +deux services. Ce jour-là, comme toujours, les maîtres d'hôtel et +les valets de chambre portaient un habit habillé avec des boutons +guillochés; le premier maître d'hôtel avait un habit en ratine ou en +velours ras mordoré, avec ces mêmes boutons guillochés. Ce furent eux +qui amenèrent le trouble dans la maison paisible du second Consul. + +Au moment où le maître d'hôtel enlevait les plats du premier service, +nous entendons un cri perçant; et, comme en ce moment je fixais M. de +Souza, je jugeai que c'était lui que regardait la chose, car tout à +coup je le vis en enfant de choeur! + +D'où lui venait cette tonsure immédiate, voilà ce qu'on ne pouvait +comprendre, et encore moins la perte de la perruque qu'on ne pouvait +retrouver. + +--«Monseigneur, je voudrais bien ma perruque, répétait M. de Souza, +avec le même sérieux qu'il aurait mis à redemander le Brésil. + +--Mais, monsieur le comte, disait le second Consul en lorgnant plus +attentivement cette étrange figure... que voulez-vous qu'on ait fait +de votre perruque?» + +Cependant, en découvrant au bout de son lorgnon cette tête toute +ronde et entièrement nue, l'archi-chancelier se mit à rire. Ce rire, +le seul peut-être qui eût frappé les murs de cette salle, depuis +que Cambacérès habitait cette maison; ce rire fut comme un signal +pour tous; mais le général Mortier fut celui qui en reçut l'effet le +plus direct. Il éclata tellement, qu'il fut obligé de se lever et de +quitter la salle à manger, en prétextant un saignement de nez. + +--«Mais ma perruque, disait M. de Souza, en se tournant toujours +aussi gravement de tous les côtés.» + +Le pauvre maître d'hôtel, dont les fonctions avaient été interrompues +par cet événement, cherchait comme les autres, lorsque tout à coup M. +de Souza s'écrie: + +--«Eh! monsieur, la voilà!» + +Et il s'adressait au maître d'hôtel, avec un visage furieux; l'autre +le regardait avec des yeux étonnés... + +--«Là, monsieur, s'écria le Portugais en colère cette fois, et lui +prenant le bras droit, auquel la perruque pendait par un de ces +malheureux boutons guillochés qui l'avait accrochée en passant +au-dessus de la petite taille de don Rodrigue de Souza, pour prendre +les plats sur la table. Comme c'était le bouton de derrière qui avait +fait ce mal, on ne l'avait pas aperçu. Cependant, les valets de pied +devaient l'avoir vu; mais la malice est toujours de ce côté-là, pour +ne pas dire la méchanceté, et la joie que leur donnait M. de Souza en +enfant de choeur balançait le devoir. Quoi qu'il en soit, M. de Souza +remit sa perruque. Le dîner continua; le général Mortier rentra guéri +de _son hémorrhagie_, mais non pas de son envie de rire, qui était +plus vive que jamais, en voyant le sérieux solennellement colère +de M. de Souza, qui, après tout, devait prendre la chose en riant. +Pourquoi aussi sa perruque ne tenait-elle pas mieux? + +L'Impératrice avait ri pendant mon histoire avec un tel abandon, que +plusieurs fois on avait regardé de notre côté, malgré le mouvement +de l'anglaise et le rideau que formait la colonne. Lorsqu'on put +passer, l'archi-chancelier vint savoir, _s'il était possible_, +toutefois, dit-il en s'inclinant, quelle était la cause de cette +bonne gaieté. L'Impératrice, riant encore aux larmes, le lui dit, ce +qui provoqua un sourire de souvenir sur les lèvres de Cambacérès, qui +jamais ne riait que dans des circonstances qu'on notait. + +--«Oui, dit-il, en effet, ce fut une scène singulière; et mon +maître d'hôtel nous donna là une représentation que mes convives +n'attendaient guère... C'est beaucoup plus comique que l'histoire +de la perruque de M. de Brancas, accrochée au lustre du salon de la +Reine-Mère, dont il était, je crois, chevalier d'honneur...» + +Et sa mémoire le servant admirablement, il ajouta au portrait de +M. de Souza plusieurs teintes qui achevèrent la ressemblance et +redonnèrent un nouvel accès de gaieté à l'Impératrice. On sait que +Cambacérès contait à ravir. + +C'est à ce bal que M. de Metternich répondit un mot si parfaitement +spirituel à une autre parole de M. le duc de Cadore, qui ne l'était +guère. M. de Metternich était, depuis un an, dans toutes les +agitations pénibles qui peuvent tourmenter un homme investi de grands +pouvoirs, honoré de la confiance de son souverain, et qui voit qu'il +ne peut détourner la tempête qui va fondre sur sa patrie et la +ravager. Car il était presque certain que Napoléon voulait faire la +guerre à l'Autriche... On disait que _non_ à Paris; mais Napoléon y +songeait à Bayonne. + +M. de Metternich, tourmenté par ses craintes, demanda et obtint un +congé pour aller à Vienne, pour des affaires personnelles. L'empereur +Napoléon vit ce départ avec une sorte de peine; il lui donna des +soupçons et de l'ombrage... Pourquoi l'ambassadeur quittait-il son +poste? Mais, après tout, quand M. de Metternich l'aurait quitté pour +avertir plus sûrement son maître des dangers qu'il courait déjà, il +n'aurait fait que son devoir d'honnête homme et de loyal[106] sujet. +Il était Autrichien avant tout; au service de l'Autriche, et dévoué +de coeur à son maître, surtout depuis qu'il était malheureux; car +c'est un homme loyal et bon que M. de Metternich. + +[Note 106: Plût au ciel qu'en 1814 et 1830, lorsque la possibilité +existait de proclamer le roi de Rome, nous eussions eu des Français +aussi bons patriotes que M. de Metternich!] + +En partant de Paris, dans les derniers jours d'octobre, il annonça +qu'il serait de retour vers la fin de novembre. Il ne revint que +le 31 décembre 1808. Le duc de Cadore crut lui dire un mot fort +spirituel en le plaisantant sur ce retard. + +--«Ah! ah! monsieur le comte, vous avez été bien longtemps absent, +lui dit-il en souriant.» + +Et, quoique le plus digne des hommes, M. le duc de Cadore en était le +plus laid, quand il souriait surtout. + +--«C'est vrai, monsieur le duc, répondit M. de Metternich, qui +comprit l'allusion qu'on voulait faire en parlant de ce retard; mais +j'ai été obligé de m'arrêter, pour laisser défiler le corps entier du +général Oudinot, qui venait de passer l'Inn.» + +Cambacérès faisait un grand cas de M. de Metternich; et son éloge +n'était pas indifférent dans sa bouche, car il était peu louangeur. + +Cette fête, ou seulement ce bal donné par l'archi-chancelier à +l'Impératrice, avait au reste la teinte de gêne et de tristesse que +toutes les fêtes qu'on lui offrait alors recevaient nécessairement +par la connaissance qu'on avait du divorce très-prochain qui la +menaçait. Elle-même le savait; et le malheur avait déjà doublé +d'épines cette couronne qui lui avait été prédite dans son enfance. + +Cambacérès possédait au plus haut degré la tenue solennelle de la +haute magistrature. Il me rappelait l'idée que je me faisais, étant +jeune fille et étudiant, de ces anciens chanceliers, des L'Hôpital, +des Lavardin... de ces hommes mourant sur leur chaise curule, comme +les vieux pères conscripts... excepté pourtant cette dernière chose; +car on prétend que Cambacérès était poltron comme un lièvre... Mais +qu'en savait-on? + +Le jour où le Conseil d'État fut averti du projet d'hérédité +impériale, ce fut lui qui présida le Conseil à la place de +l'Empereur, qui manquait rarement à ce qu'il regardait, disait-il, +comme un devoir. Ce jour-là qui, je crois, était un 12 ou un 14 +d'avril, Cambacérès entra dans le Conseil d'État plus solennellement +encore qu'à l'ordinaire; et ce furent lui et Regnault de +Saint-Jean-d'Angely qui discutèrent et posèrent d'abord la question +de l'hérédité, sans laquelle, disaient-ils avec raison, il ne +pouvait y avoir en France de paix ni de repos. Quelques jours après, +oubliant qu'il devenait le sujet de celui dont il était l'égal, +puisque le gouvernement consulaire l'avait établi par le fait, il +prononça lui-même à l'Empereur, à Saint-Cloud, ce fameux discours qui +lui donnait la puissance souveraine au nom du peuple et du Sénat. +Ce discours est un modèle de concision et de clarté oratoire. Il +est peut-être peu élégant; mais Cambacérès ne pouvait pas parler +autrement ce jour-là... et dans cette pièce mémorable dans notre +histoire, il ne faut voir que les mots et ce qu'ils annoncent. + +En voici quelques phrases: + + +«SIRE, + +»Le décret que le Sénat vient de rendre, et qu'il s'empresse +de présenter à votre majesté impériale, n'est que l'expression +authentique d'une volonté déjà manifestée par la nation.» + + .............................................. + +«La dénomination plus imposante qui vous est décernée n'est donc +qu'un tribut que la nation paie à sa propre dignité et au besoin +qu'elle sent de vous donner chaque jour les témoignages d'un +attachement et d'un respect que chaque jour aussi voit augmenter. + +»Eh! comment le peuple français pourrait-il[107] trouver des bornes à +sa reconnaissance, lorsque vous n'en mettez aucune à vos soins et à +votre sollicitude pour lui?... + +[Note 107: Lui parlant plus tard de ce discours, je lui demandai +s'il avait été dicté par l'Empereur. L'archi-chancelier me donna +_sa parole d'honneur_ que Napoléon ne le connaissait que comme tous +les discours qui se prononçaient devant lui; il en prenait lecture +avant qu'on ne le lui dît, pour savoir s'il n'y avait rien contre sa +politique européenne. «J'étais si touché moi-même, ajouta Cambacérès, +que j'aurais fait quelque chose de plus louangeur encore, moi qui +pourtant ne le suis guère, si je n'avais craint de lui déplaire, car +je sais qu'il n'aime pas cela.»] + +»Comment pourrait-il, oubliant les maux qu'il a soufferts quand il +fut livré à lui-même, penser sans enthousiasme au bonheur qu'il +éprouve depuis que la Providence lui a inspiré de se jeter dans vos +bras?... + +»Les armées étaient vaincues[108]; les finances en désordre; le +crédit public _anéanti_; les factions se disputant les restes +de notre antique splendeur; les idées de religion et de morale +obscurcies; l'habitude de donner et de reprendre le pouvoir +laissaient les magistrats sans considération, et même avaient rendu +odieuse toute espèce d'autorité... + +[Note 108: Oui, malgré toutes les victoires de Masséna qui fut un +vrai héros, et qui nous sauva des Russes avec sa belle campagne de +Suisse. Mais cette victoire ne pouvait être que passagère, et encore +une comme celle-là, et nous étions perdus même dans notre honneur, +car le moyen de faire la paix convenablement; et pourtant nous +n'avions ni soldats ni ressources; la France était dans un état de +délabrement _moral et physique_, qui était comme l'avant-coureur de +notre perte au moment du retour de Napoléon. Aussi, quand j'entends +Gohier dire que la France était grande et glorieuse au 18 brumaire, +je me demande comment la haine et la vengeance peuvent aveugler à ce +point. Gohier, du reste, est souvent méchant et surtout peu véridique +en parlant de Napoléon.] + +»Votre majesté a paru; elle a rappelé la victoire; elle a rétabli la +règle et l'économie dans les dépenses publiques; la nation, rassurée +par l'usage que vous en savez faire, a repris confiance dans ses +propres ressources; votre sagesse a calmé la fureur des partis; +la religion a vu relever ses autels; les notions du juste et de +l'injuste se sont réveillées dans l'âme des citoyens, quand on a vu +la peine suivre le crime, et d'honorables distinctions récompenser et +signaler la vertu, etc.» + + +Ce fut le 19 mai 1804, que ce discours fut prononcé par Cambacérès, +comme président du Sénat. + +François de Neufchâteau, l'ancien directeur, fit aussi un discours à +Napoléon, le 1er décembre 1804. On verra, par quelques phrases que +j'en vais rapporter, que dans ces six mois d'intervalle la flatterie +avait fait de grands progrès. + +Je les place également pour donner une idée du genre d'esprit de +François de Neufchâteau, dont on a tant parlé, et qui, après tout, +n'était qu'un rhéteur sans grâce; quoiqu'à l'époque où il était un de +nos cinq rois, il eût aussi sa cour de flatteurs, qui le plaçaient +beaucoup plus haut que tous les poëtes et les écrivains de son +époque, et même de son siècle... + + La voix du peuple est bien ici la voix de Dieu, + +disait-il à l'Empereur. + +«Aucun gouvernement ne peut être fondé sur un titre plus authentique. +Dépositaire de ce titre, le Sénat a délibéré qu'il se rendrait en +corps auprès de votre majesté impériale. Il vient faire éclater +la joie dont il s'est pénétré, vous offrir le tribut sincère de +ses félicitations, de son respect, de son amour; et s'applaudir +lui-même de l'objet de cette démarche, puisqu'elle met le dernier +sceau à ce qu'elle attendait de votre prévoyance _pour calmer les +inquiétudes[109] de tous les bons Français_, et faire entrer au port +le vaisseau de la république. + +[Note 109: Cette phrase est en rapport avec les propos des +républicains, qui disaient alors qu'il y avait à craindre que +Bonaparte ne ramenât les Bourbons. On a même prétendu que la mort du +malheureux duc d'Enghien n'eut pas d'autre cause!...] + +»Oui, sire, de la république! Ce mot peut blesser les oreilles d'un +monarque ordinaire; mais ici, le mot est à sa place devant celui dont +le génie nous a fait jouir de la chose, dans le sens où la chose peut +exister chez un grand peuple: vous avez fait plus que d'étendre les +bornes de la république, car vous l'avez constituée sur des bases +solides. Grâces à l'EMPEREUR DES FRANÇAIS, on a pu introduire dans ce +gouvernement _d'un seul_ les principes conservateurs des intérêts de +tous, et fondre dans la république la force de la monarchie, etc., +etc[110]...» + +[Note 110: Il est impossible de rien comprendre à ce fatras de mots +sans couleur, sans aucun sens, et aussi absurdes que les paroles de +Bobêche, voulant nous persuader que deux et deux font cinq.] + +Voilà un échantillon du talent de François de Neufchâteau. Il avait +de l'esprit, pourtant, et même beaucoup, ainsi que je l'ai déjà dit. +Il était aimable, disait les vers à ravir, mais s'étonnait, après +cela, tellement de lui-même, qu'il en évitait la peine aux autres. +Toutefois, je le répète, il avait de l'esprit. Seulement il aurait +dû sentir que des flatteries du genre de celles dont il accablait +l'Empereur, étaient déplacées dans la bouche d'un homme qui avait +eu lui-même pendant un temps la puissance exécutive. L'Empereur le +comprit et le dit à Cambacérès. + +--«On m'a fait un bien beau discours, qui m'a fait regretter le +vôtre, monsieur l'archi-chancelier,» lui dit-il la veille du sacre, +au moment où il arriva près de Napoléon, selon le désir que celui-ci +lui avait témoigné de s'entretenir avec lui en particulier et même +en secret la veille du couronnement. Cette conversation dut être du +plus haut intérêt. Mais jamais _personne_ n'a su un mot de ce qui +fut dit dans cet entretien, quoiqu'on ait pu le présumer. Cambacérès +était non seulement aimé de l'Empereur, mais estimé. Napoléon _tenait +à honneur_ d'être ami de Cambacérès. «_C'est un honnête homme_,» +répétait toujours Napoléon, «_un honnête homme supérieur_.» + +Que de fois je lui ai entendu répéter cette phrase... Il aimait +aussi l'ordre et la régularité de Cambacérès; sa manière de recevoir +surtout. Cette étiquette strictement observée ne lui paraissait +nullement ridicule; et il trouvait peut-être avec raison que +l'archi-chancelier était le seul grand dignitaire qui comprît bien sa +position. + +Mais, en revanche, l'archi-chancelier n'était aimé d'aucune des +Impératrices. Joséphine n'avait aucune affection pour lui. Il +attribuait cet éloignement à des remontrances qu'il avait pris +la liberté de lui faire, au nom de l'Empereur, sur ses dépenses +excessives, qui donnaient toujours à Napoléon des colères, +quelquefois funestes pour lui-même, car elles le rendaient fort +malade; et puis l'archi-chancelier était pour la séparation; Fouché +également cependant, et il était en faveur auprès d'elle: mais il +était faux, et Cambacérès était véridique et loyal. + +Quant à Marie-Louise, c'est autre chose. Voici pourquoi elle prit +l'archi-chancelier en grippe. Je donne cette histoire comme elle +courut alors dans tous les salons de Paris. Elle nous fit beaucoup +rire, et je la crois positivement vraie. + +À l'époque de la guerre de Russie, lorsque l'Autriche insistait +si vivement pour avoir les provinces illyriennes[111], la +correspondance, soit confidentielle, soit ministérielle, du beau-père +et du gendre était souvent orageuse... Un jour, Napoléon jura et +frappa du pied contre terre, en nommant son père et frère d'Autriche +de je ne sais plus quel nom. + +[Note 111: Faute immense de Napoléon! ces provinces illyriennes +n'étaient rien pour lui, et l'Autriche y attachait le plus grand +prix. Si elles eussent été rendues en 1812, le prince Schwartzemberg +marchait avec nous en Russie!... quelle différence!...] + +--«Qu'est-ce, mon ami? qu'avez-vous contre mon père? + +--Votre père, Louise!... votre père EST UNE GANACHE!... Et après ce +mot il se lève, et sort en fermant la porte assez violemment pour la +briser. + +L'Impératrice, soit qu'elle ne connût que notre beau langage, soit +qu'elle ne connût pas en entier notre dictionnaire, ou plutôt qu'elle +s'en tint à la véritable acception des mots, demeura surprise devant +celui que Napoléon lui avait jeté comme une injure, si elle en +jugeait au ton courroucé de sa voix. Mais une injure de Napoléon! +lui, si doux avec elle! si tendre surtout!... Le moyen de le +croire!... Dans ce moment, la duchesse de Montebello entrait chez +l'Impératrice. On sait combien elle l'aimait[112]! Elle lui demanda +aussitôt ce que signifiait le mot _ganache_, en lui disant pourquoi +elle lui faisait cette question... + +[Note 112: Elle avait une telle tendresse pour cette bonne et belle +personne, qu'après le départ de Marie-Louise, madame Bernard[112-A] +portait un bouquet à la duchesse, de la part de l'Impératrice, comme +si elle eût été à Paris, et cela dura un an au moins.] + +[Note 112-A: Fameuse bouquetière qui a précédé madame Prevost, et qui +faisait les bouquets presque aussi bien qu'elle.] + +Madame la duchesse de Montebello, fort embarrassée, lui répondit +cependant fort bien pour tous: + +--«Une ganache! madame... c'est... c'est un brave homme... un honnête +homme un peu âgé... + +--Ah!...» + +La chose en resta là. L'Impératrice n'en parla plus, parce que +l'occasion ne se présenta pas de placer le mot; mais au moment du +départ de l'Empereur pour la Russie, il laissa, comme on sait, +l'Impératrice régente avec l'archi-chancelier pour conseil, et même +presque comme tuteur. L'Empereur parti, le prince archi-chancelier +alla présenter ses devoirs à son impériale pupille, qui, voulant lui +dire une parole gracieuse, le regarda en souriant, et, prenant une +physionomie toute gracieuse: + +--«En vérité, lui dit-elle, je suis bien touchée que l'Empereur m'ait +laissé un guide aussi respectable!... et je serai toujours empressée +de recevoir les avis d'une aussi brave GANACHE!» + +Qu'on juge de l'effet du compliment! + +On a prétendu qu'elle avait eu l'intention de lui dire ce qu'en effet +signifie ce mot. Je ne le crois pas: quel en serait le motif?... +Cambacérès était un homme inoffensif, que l'Empereur estimait +beaucoup, et Marie-Louise le savait. Non, je crois que ceux qui lui +veulent faire une réputation de malice, pour lui sauver celle de la +sottise, se trompent ici beaucoup... Marie-Louise était un de ces +êtres mal organisés, à qui tout réussit mal, et qui ne savent jamais +corriger leur destinée... + +Elle aimait à s'amuser, et n'y entendait rien; cependant les bals +lui plaisaient: elle aimait la danse et elle y valsait et dansait +l'anglaise comme une personne que cela ennuie et fatigue. Cambacérès, +qui, certes, n'était pas danseur, en fit la remarque un jour chez +lui à un petit bal donné à Marie-Louise dans sa nouvelle maison; +cependant, cette fois-ci, l'ordonnance était mieux faite; il y avait +plus de jeunes gens. Presque tous les auditeurs au Conseil d'État, +dont Cambacérès était le chef, pour ainsi dire, s'y trouvaient, +et leur présence ajoutait et donnait même, on peut le dire, un +autre aspect à la fête... Marie-Louise avait ce soir-là presqu'une +apparence de beauté... Elle était bien mise, ce qui lui arrivait +rarement; elle avait un petit corset de velours bleu, de ce bleu +qui porte son nom encore aujourd'hui, couleur tout à fait bien pour +son teint, qui était sa seule beauté réelle. Ce petit corset était +brodé en diamants, la jupe était en tulle, doublée de satin blanc, +et bordée par plusieurs touffes de _belles de jour_, d'un bleu plus +foncé que nature, pour rapprocher davantage la nuance du velours. +Elle était coiffée avec les mêmes fleurs et des épis de diamants, ce +qui faisait admirablement dans ses beaux cheveux blonds... Elle était +presque jolie comme cela! et elle l'eût été certainement, si elle eût +été gracieuse! + +Lorsque l'Empereur était absent, c'était bien vraiment +l'archi-chancelier qui _régnait_ à Paris; c'était son salon qui +était la cour active et marquante. Sa représentation continuelle est +véritablement le mot qui convient à la chose. Jamais il ne faisait +un voyage pour aller, soit aux eaux, soit à la campagne ou dans le +Languedoc. Lorsque l'Empereur lui dit d'avoir une campagne, il en +prit une... mais à Monceaux. + +Aussi l'Empereur comptait-il sur lui comme sur _un ami_, et il avait +raison; il savait combien il pouvait s'assurer sur son calme, son bon +sens et sa haute expérience dans les affaires. Ensuite il y avait un +autre motif pour l'Empereur; c'était la sécurité que lui donnaient +trois convictions: celle de son honnêteté d'abord, ensuite de sa +circonspection, et puis enfin celle de _sa poltronnerie_. + +--«Bah! disait Berthier, l'Empereur sait bien qu'il n'a rien à +craindre de Lebrun et de Cambacérès! Ils sont honnêtes gens d'abord, +et puis trop poltrons pour tenter ou soutenir une révolution, surtout +l'archi-chancelier...» + +Je crois que l'honnêteté de Cambacérès suffisait pour le faire +tenir en repos; mais, ce que je crois encore mieux, c'est qu'il +n'avait aucune chance pour réussir. Il possédait sans doute toutes +ces qualités, que les souverains trouvent rarement dans leurs +alentours... Mais à posséder celles qu'il faut pour être souverain +soi-même, il y a encore bien loin. + +Cambacérès accueillait dans son salon, avec une bienveillance +plus intime que pour les autres personnes présentées, celles qui +lui venaient du Languedoc. Il avait un respect religieux pour +sa province. Son amitié pour moi doublait, je crois, de cette +circonstance, que nous étions de la même ville... Si quelque +Montpellerais lui demandait un service, il répondait presque +toujours: _Je le ferai!_ + +En effet, il faisait examiner la chose; le rapport était fait dans +les quarante-huit heures; car M. Lavollée secondait son oncle aussi +vivement qu'il le pouvait, et, le mardi ou le samedi suivant, +Cambacérès disait au compatriote solliciteur: + +--«Mon cher, je me charge de votre affaire.» + +Alors c'était à peu près fait. Je dis à peu près, parce qu'avec +Napoléon, on ne pouvait répondre de rien. + +Mais quelquefois Cambacérès avait promis, ou bien les prétentions du +solliciteur ne lui semblaient pas justes. Alors il lui disait avec la +même franchise: _Je ne puis rien_. C'est de l'honneur, cela. + +Un jour je reçois une lettre d'Arras; elle m'était écrite par une +personne que je ne nommerai pas, parce qu'à l'époque où j'habitais +cette ville, cette personne était royaliste avec tout le fanatisme +qu'on connaît à certaines gens. Ensuite elle était devenue +impérialiste au même degré. En 1814 cela changea encore, et, en 1830, +il y eut une nouvelle mutation. Cette dame avait un petit-fils. +Jamais aïeule ne fut plus enthousiaste de sa progéniture. Le jeune +homme n'avait pourtant rien d'extraordinaire; il n'était que bien, +et voilà tout; mais, sur toute chose, il était enfant gâté, et +voulait ce qu'il voulait avec acharnement. Il entreprit _de vouloir_ +être ce que détestait sa grand'-mère alors... il voulut servir +l'Empire. La seule concession qu'il lui fit, ainsi qu'à sa mère, +fut de ne pas aller à l'armée, quoiqu'il en mourût d'envie. Alors +l'aïeule m'écrivit pour me prier de solliciter pour son petit-fils +l'entrée du Conseil d'État. Elle avait jadis connu Cambacérès chez le +marquis de Montferrier, et comptait sur ce souvenir. Mais il y avait +bien des chances pour le contraire!... + +Elle y comptait pourtant si bien, que dans la lettre qu'elle m'avait +priée de remettre à l'archi-chancelier, elle en parlait d'une +curieuse manière. Le jeune homme, je le répète, était fort bien; et, +heureusement pour lui, le prince le comprit comme moi. + +À mesure qu'il lisait la lettre de l'aïeule, il me regardait avec une +sorte de malice tellement inusitée chez lui, que je dus m'attendre à +quelque chose de bizarre. + +--«Tenez, me dit-il en me donnant la lettre de madame de ****, voyez +de quel style on me fait la demande d'un service.» + +Je suis fâchée de ne pas avoir gardé de copie de cette lettre: elle +était curieuse dans le fait. Madame de **** rappelait à Cambacérès +archi-chancelier, qu'elle l'avait connu _comme Cambacérès avocat_; +et cela si _crûment_, si peu délicatement, que je vis l'affaire du +jeune homme tout à fait manquée. Mais je devais apprendre à connaître +l'archi-chancelier. + +--«Monsieur, dit-il à M. de ****, je ne pourrai répondre aux volontés +de madame votre grand'-mère, qui m'ordonne, ajouta-t-il en souriant, +de vous faire nommer _dans les vingt-quatre heures_. Mais veuillez me +faire l'honneur de venir dîner chez moi mardi prochain, et en raison +de _notre très-ancienne_ connaissance, de venir à quatre heures et +demie; nous causerons. Aujourd'hui je ne veux pas ennuyer madame +d'Abrantès d'une aussi lourde conversation; et puis je dois me rendre +au Conseil. Mais mardi, vous voudrez surtout bien permettre que je +sois moi-même _votre examinateur_.» + +Le jeune homme sortit de chez Cambacérès enchanté de lui. Sa place +au Conseil d'État était d'autant plus importante à obtenir pour +lui, qu'il était très-amoureux, et que le père de la jeune fille ne +voulait la marier qu'à un homme ayant une carrière. Le jeune homme, +quoiqu'il fût amoureux, préférait celle des armes; à cette époque +il y avait une telle confiance, que personne ne croyait mourir, et +on allait à l'armée comme au bal; mais pour plaire à sa famille, il +s'était décidé pour le Conseil d'État. + +--«Dites tout cela à l'archi-chancelier, lui dis-je; il vous +servira mieux si vous avez confiance en lui; car la lettre de votre +grand'-mère a failli tout gâter. Parlez à Cambacérès comme à un père.» + +Il suivit mon conseil et fit bien. J'avais été invitée à dîner +par Cambacérès pour ce même mardi, afin que mon protégé et moi +nous fussions ensemble; et, bien que Cambacérès me l'eût répété +_trois fois_, je n'en reçus pas moins, le même soir, une invitation +imprimée. Aussitôt que j'arrivai, le prince vint à moi; et me prenant +par la main, comme si nous allions danser un menuet, il me conduisit +à un fauteuil et me dit tout bas: + +--«Je suis parfaitement content du jeune homme; et comme j'ai pour +principe de ne pas me laisser influencer par des circonstances +étrangères, je le servirai parce qu'il a du mérite, et qu'il +serait cruel autant qu'injuste de le rendre responsable du peu de +considération que sa folle de grand'-mère m'inspire. Il peut donc +compter sur moi: vous pouvez en être certaine.» + +En effet, quelques semaines après, le jeune homme fut nommé +auditeur au Conseil d'État. Il se maria et il est toujours demeuré +reconnaissant des bontés de l'archi-chancelier. + +--«Une belle bonté, vraiment! disait la grand'-mère, lorsqu'il en +parlait devant elle; _il devait_ vous faire nommer: il ne pouvait +faire autrement, j'avais dîné vingt fois avec lui chez M. de +Montferrier!..» + +Un officier de la maison de l'Empereur, homme d'esprit et de bonnes +manières, dont le père était un des amis les plus intimes de ma mère, +M. le marquis de Beausset, était un habitué du salon de Cambacérès. +Il était préfet du palais; et, en vérité, il entendait cette fonction +admirablement bien. Il avait cependant un rival, non seulement dans +la maison de l'Empereur, mais auprès de l'archi-chancelier: c'était +M. de Cussy. M. de Cussy était un homme excellent, mais ne comprenant +guère la vie que comme elle s'écoulait pour lui. Il ne lui fallait +des fêtes que parce qu'il y a toujours un souper, ou bien des +rafraîchissements d'une nature plus substantielle que des sirops. +Il avait un profond mépris pour les maisons qui reçoivent _à gosier +sec_, comme il le disait. + +«Il n'y a plus de France! s'écriait-il un jour; il n'y a plus de +France!... on ne soupe plus!...» + +Cambacérès l'avait nommé d'Aigrefeuille second. Il allait beaucoup +chez lui, ainsi que M. le marquis de Beausset; ils étaient rivaux, +mais cela n'était pas alarmant et ne passait jamais le seuil de +l'office impérial. + +On voit que l'addition de ces deux messieurs ne devait ni enlever ni +ajouter quelque chose à l'élégance de la cour de l'archi-chancelier; +car ceux qui la formaient habituellement étaient loin de pouvoir être +donnés pour des modèles en ce genre. + +C'était d'abord M. le marquis de Montferrier, homme de bonne +naissance, âgé de cinquante ans au moins, gros, poudré, et l'antipode +d'une contredanse, quoiqu'il sourît toujours. + +C'était Monvel, frère de mademoiselle Mars, et fils du fameux acteur +Monvel. Il était secrétaire du prince.... Maigre, pâle, sa figure +longue et étroite pouvait sourire quelquefois, mais je crois qu'il +n'en savait rien. + +C'était encore M. de Villevieille, contemporain de Voltaire et disant +les vers admirablement. Mais il aurait fallu rétrograder de quelque +trente ans par-delà: c'était donc encore une figure peu admissible +dans une fête. + +C'était d'Aigrefeuille enfin, avec sa grotesque figure et sa +burlesque toilette! Toutes deux méritent d'être connues. + +D'Aigrefeuille[113] était un fort bon homme, ayant de l'esprit +et des connaissances, choses qui disparaissaient pour le monde +devant sa gloutonnerie, mais qui pourtant existaient réellement. Sa +figure était incroyable; il avait une grosse tête placée sur un cou +très-court; son visage était fait comme peu de visages le sont; ses +yeux, très-gros et très-saillants, étaient parfaitement ronds et +d'un bleu pâle et terne; son nez, formé d'une boule de chair, était +au-dessous de ces yeux que je vous ai dits, et surmontait une bouche +formée de deux grosses lèvres qu'il léchait incessamment, comme s'il +venait de manger une bisque, et tout cela avec deux grosses joues +fleuries, mais tremblantes, formaient deux fossettes quand il faisait +son gros rire, ce qui arrivait souvent; ses jambes étaient petites, +c'est-à-dire courtes, car elles étaient grosses et ramassées; son +ventre très-gros et sa taille petite: voilà le portrait de l'homme, +ni flatté ni chargé. + +[Note 113: D'Aigrefeuille était conseiller à la cour des aides de +Montpellier: c'était un homme d'esprit, quoique ridicule; mais il +l'était plus par sa figure que par lui-même.] + +Qu'on se figure à présent ce personnage que je viens d'essayer de +peindre, vêtu d'un habit de velours ras, _bleu de ciel_, doublé +de satin blanc et garni d'une hermine, qui jouait le lapin blanc, +attendu qu'il n'y avait pas de queues noires. + +Voilà l'origine de cette belle toilette. + +D'Aigrefeuille était fort ami d'une bonne, excellente et spirituelle +personne, la comtesse de la Marlière. Un jour, il était chez elle, et +lui contait ses chagrins d'être obligé d'acheter un habit habillé. + +--«Mais, lui dit la comtesse, j'ai une robe de velours bleu de ciel, +la couleur est un peu tendre, mais, qu'importe? prenez-la.» + +D'Aigrefeuille, ravi, emporte sa robe, et son bonheur l'adresse chez +le valet de chambre de l'archi-chancelier, au moment où il mettait en +ordre des fourrures qu'il tenait encore à la main. + +--«Tenez, monsieur d'Aigrefeuille, voilà de quoi garnir richement +votre habit. Ce sont les rognures de l'hermine avec laquelle on a +garni le manteau _du sacre_, pour monseigneur.» + +D'Aigrefeuille, ravi du _magnifique_ présent que le valet de chambre +aurait probablement jeté, s'il ne le lui avait pas donné, fit faire +l'habit bleu de ciel, se mit en dépense pour la doublure de satin +blanc, et fit apposer sur les manches et au collet, ainsi que sur +tous les bords, les petites bandelettes de fourrures blanches de +l'hermine, dans laquelle il n'y avait plus une queue noire. + +C'est avec cet habit que d'Aigrefeuille se faisait beau les samedis +et mardis, chez l'archi-chancelier. Pour tout le monde, il n'était +que ridicule; pour moi, il était comique. Pour moi, qui connaissais +l'histoire du velours et de la fourrure, cet habit valait plus que +pour une autre. + +Cette histoire d'un habit bleu m'en rappelle une que j'ai omise dans +le salon des princesses: c'était pour celui de la princesse Pauline. + +M. de Th.... était, ce qu'il est encore, un officier plein de mérite +et tout à fait estimable; mais il avait beaucoup de couleur, et le +sang lui montait facilement aux joues. Ceci est indépendant des +qualités de quelqu'un. + +M. de Th.... était absent de Paris; il y revient, et trouve qu'en son +absence on a donné l'ordre très-sévère de n'aller à la cour qu'avec +un habit habillé. C'est un ordre un peu dur pour un jeune officier de +cavalerie ayant une jolie tournure, et qui n'a que son uniforme... +Dans cette perplexité, il rencontre M. Eugène de Faudoas, et lui +conte son aventure. + +--«Bah! n'est-ce que cela? lui dit M. de Faudoas; ma soeur va réparer +ton malheur à l'instant. Il me faut un habit aussi, et je vais la +prier de faire les deux emplettes.» + +Madame la duchesse de Rovigo, avec son indolence habituelle, commande +d'aller prendre chez Lenormand deux habits habillés, pour MM. de +Th.... et de Faudoas, et de les porter chez leur tailleur, pour que +ces habits fussent prêts pour le même soir, à neuf heures. + +M. de Tha.... lorsqu'il essaya son habit, ne fit aucune attention à +sa couleur. Il la trouva bien un peu claire, mais la chose était de +trop peu de conséquence pour l'arrêter un moment de plus, lorsqu'il +avait tant à faire. L'habit arrive fort tard. M. de Tha... le passe +immédiatement et arrive enfin chez la princesse Pauline. Il était +près de dix heures; le bal était commencé depuis longtemps, et la +foule encombrait les salons. Tout à coup j'avise, au milieu des +hommes qui se tenaient près de la porte qui communiquait de la +galerie au grand salon, une figure étrange. Je fais un signe à la +duchesse de Bassano, qui était près de moi; nous regardons plus +attentivement, et nous reconnaissons M. de Tha..., dans son superbe +habit de velours bleu céleste, brodé en argent; mais avec l'addition +d'une coiffure poudrée à blanc, dans laquelle était encadrée sa +figure bonne et excellente, et même agréable, mais si fortement +colorée d'un pourpre foncé dans ce moment surtout, où il se trouvait +dans une position gênée et presque au supplice, qu'il paraissait +comme une fraise au milieu d'un fromage à la crème. Madame de Bassano +et moi ne pûmes retenir un sourire qui, au fait, comprimait un éclat +de rire que nous cachâmes comme nous le pûmes sous notre éventail. +La princesse, qui nous vit rire, dirigea ses regards vers le lieu où +allaient les nôtres. Aussitôt qu'elle aperçut M. de Tha...., elle mit +aussi son éventail devant elle; ce que voyant le pauvre M. de T....., +il devint exactement pourpre et fit craindre quelque accident. Jamais +je n'ai vu une figure de cette teinte placée entre des cheveux blancs +à frimas et un habit bleu de ciel, comme le prince Mirliflore! ce qui +prouve que la chose accidentellement peut tout décider chez nous. +Car M. de T.... était fort bien, avait très-bon air, et certes, ne +pouvait jamais prêter à rire; mais, cette fois, il n'y avait pas +moyen. + +Ces malheureux costumes, que l'Empereur forçait de porter à la +cour, faisaient le désespoir de la plupart des hommes. Mais +l'archi-chancelier était vraiment heureux de cet usage rétabli. Ce +n'était qu'aux grandes cérémonies qu'il avait particulièrement une +tournure burlesque, avec le grand habit du sacre, ou même le manteau +et l'habit des grandes réceptions. Ce chapeau, retroussé par-devant, +à la Henri IV, avec toutes ces plumes; ce manteau, cet habit au lieu +du pourpoint, qui va seul avec le manteau, toute cette toilette est +ridicule, lorsqu'elle n'est pas noblement portée. Lorsque le chapeau +est posé tout droit sur la tête, le manteau placé tant bien que mal +sur l'épaule gauche, l'écharpe blanche tournée autour du corps, et +dont quelquefois le gros noeud arrivait au milieu de la poitrine, +tout cet attirail mal mis et mal porté devenait une mascarade, et non +plus un habillement de cour. L'archi-chancelier, pour dire le mot, +avait l'air de jouer une parade, tandis qu'il portait au contraire +fort bien _l'habit habillé_. + +J'ai déjà dit qu'il n'aimait pas les fêtes. Il n'y allait que par +obligation; qu'on juge de l'ennui que ces bouleversements lui +donnaient chez lui-même. Il venait me voir quelquefois; et, comme +je l'aimais et l'estimais fort, j'étais très-sensible à une preuve +de bonté qu'il ne donnait presque à personne. Quelquefois il se +rencontrait chez moi avec le cardinal Maury. Alors ils me charmaient +tous deux par leur conversation variée, et surtout dans ce qui avait +rapport aux premiers jours de la Révolution. Cambacérès ne provoquait +ni ne fuyait ce sujet de conversation que je cherchais toujours, +moi, à éluder, quelque plaisir qu'il me fît, car je craignais les +discussions, et puis... le 21 janvier... Mais le cardinal me dit un +jour, après qu'il fut parti: + +--«Cela ne peut rien lui faire qu'on lui parle du procès du roi, +parce que son vote est positivement de ceux qui ont été faits pour +le sauver. + +--C'est votre opinion, monseigneur? lui demandai-je fort étonnée. + +--Oui, sur mon honneur, je l'ai dit à l'Empereur, qui, ainsi que vous +le savez, n'aime pas ceux qui ont voté la mort de Louis XVI, qu'il +n'appelle jamais que _le malheureux Louis XVI_!... Vous pouvez être +sûre que Cambacérès voulait sauver le roi[114].» + +[Note 114: Le cardinal Maury m'a toujours tenu ce langage, même dans +un temps où l'archi-chancelier n'avait plus le même pouvoir.] + +Voilà ce que _m'a affirmé_, plus de dix fois, le cardinal Maury. + +Cette parole me fut dite entre autres fois par le cardinal, chose +étrange! deux jours seulement avant une autre fête donnée par +l'archi-chancelier, dans son nouvel hôtel de la rue Saint-Dominique. +J'en fais la remarque, parce qu'il arriva une aventure si singulière +à ce bal, qu'il est permis de croire ceux qui l'ont réfutée dans +l'intérêt de l'archi-chancelier; mais elle _me fut certifiée alors_ +par le comte Dubois, qui était en ce même temps préfet de police, +et, depuis, il me l'a confirmée, il n'y a pas quatre ans, dans son +château de Vitry. + +La fête de l'archi-chancelier devait être plus belle, en effet, +qu'aucune de celles de l'hiver. Il y avait ensuite une raison pour +le croire, ce qui à Paris est déjà beaucoup. Cette raison était la +fraîcheur des ameublements; tout y était neuf et fort beau; l'hôtel +lui-même était une belle résidence, et certes, cette fois, le maître +de cette magnifique habitation n'avait rien négligé pour que sa +fête fût superbe. Des fleurs, des lumières en abondance; une foule +de femmes charmantes, couvertes de diamants, portant de riches et +d'élégants costumes... c'était un bal masqué et costumé... L'Empereur +avait le goût de ces sortes de fêtes à un degré vraiment étonnant +pour un homme aussi sérieux et absorbé par de si grands intérêts, +surtout à cette époque, où la guerre d'Espagne était dans toute sa +fureur, et où lui-même rêvait une autre campagne d'Autriche?... +Peut-être avait-il le besoin de se distraire des grands soins qui +dévoraient sa vie, et ce moyen lui plaisait-il plus qu'un autre. + +Quoi qu'il en soit, il aimait ces bals masqués, où, presque toujours, +il s'amusait à former une intrigue. Je ne crois pas cependant qu'il +ait été pour rien dans celle qui eut une si funeste issue[115], par +l'impression qu'elle produisit sur celui qu'elle concernait. + +[Note 115: On l'a beaucoup dit dans le temps, mais je ne le crois +pas, l'Empereur estimait trop l'archi-chancelier. Le comte Dubois ne +put me dire s'il avait ou non connaissance de la chose.] + +La fête était brillante, animée; les déguisements étaient charmants. +Plusieurs quadrilles avaient été remarqués. On les avait formés +avec des costumes rappelant les personnages d'une pièce en vogue au +même moment. Ainsi, par exemple, des femmes de ma société intime, +choisirent ceux de la charmante pièce d'Alexandre Duval, _la Jeunesse +de Henri V_. Madame la baronne Lallemand était bien jolie en Betty, +avec son aimable et doux visage et ses beaux cheveux châtains sous le +grand chapeau de velours noir. Madame de Montgardé avait le costume +de Clara, et le capitaine Copetait était très-bien représenté par un +Polonais de nos amis, le comte Joseph Motchinsky. + +Je ne me souviens plus qui avait fait le quadrille des _Deux Magots_, +mais il était charmant. On n'avait rien retranché, et il était +fort nombreux. M. de Forbin lui avait un costume oriental purement +observé, qui lui allait admirablement. On regardait beaucoup une +magnifique aigrette en diamants, dans laquelle était contenue un +héron noir du plus grand prix. Son poignard était aussi de la plus +grande richesse. + +--«Bah! disait-il en riant quand on lui parlait de la beauté de cette +aigrette, _tout cela est faux!_» + +C'était une aigrette très-véritable et du prix peut-être de 30 ou +40,000 francs; au reste, elle ne lui était que prêtée. + +La fête avait eu un grand succès... L'archi-chancelier, fatigué +d'avoir fait les honneurs de sa maison avec autant de politesse que +de grâce, sentit enfin le besoin de se reposer. Il s'arrêta dans une +pièce où il y avait peu de monde, et demanda une glace ou un sorbet; +il était à peine assis dans une vaste et moelleuse bergère, savourant +son sorbet, qu'un masque noir, enveloppé dans un très-ample domino, +vint s'asseoir auprès de lui, et se tourna de son côté comme pour le +regarder très-fixement. Pendant quelques instants, Cambacérès ne prit +nullement garde à ce masque; mais, ennuyé probablement de voir cette +masse sombre et silencieuse ne faire aucun mouvement, n'articuler +aucun son, il se tourna à son tour vers le masque, et lui dit: + +--«Es-tu donc muet, beau masque?» + +Le masque noir ne répondit pas. + +--«Il paraît que non-seulement tu es muet, mais que tu es impoli!» +dit Cambacérès. + +Le masque noir remua lentement la tête pour dire NON. + +--«Ah! voilà une réponse, au moins... Eh bien! trouves-tu ma fête +belle? + +--Trop belle! répondit enfin le masque noir d'une voix creuse et +sourde, dont l'intonation fit tressaillir Cambacérès. + +--Tu trouves!... dit-il; mais quand on reçoit son souverain, il faut +faire ce qu'on ne ferait par aucune autre considération... + +--Tu ne savais pas que tu devais le recevoir, ton souverain! reprit +le masque noir avec un accent étrangement impérieux et qui s'élevait +à mesure qu'il parlait. + +--Comment, je ne savais pas que l'Empereur... + +--Silence! impie, dit avec une sorte de violence le masque noir, et +en posant sur la main dégantée de l'archi-chancelier sa main couverte +d'un gant blanc, mais qui pourtant le glaça jusqu'aux os... + +--Qui êtes-vous donc, monsieur? dit l'archi-chancelier en se levant.» + +Et en même temps il porta la main à la sonnette, car le peu de +personnes qui se trouvaient dans cette pièce reculée s'étaient +retirées en le voyant en conférence, à ce qu'ils croyaient du moins, +avec le masque noir... Et dans ce moment il était seul avec cet être +singulier, dont la voix et les manières avaient une apparence hostile. + +--Épargne-toi le soin d'appeler, lui dit-il; je me nommerai et me +montrerai même à toi, si tu le veux. Tes valets ou tes complaisants +n'ont rien à voir dans ce qui se passera entre nous. + +--Monsieur!... qui donc êtes-vous?» + +Et, tout en faisant cette question, il racontait lui-même au comte +Dubois que sa langue était comme paralysée, et qu'il ne pouvait +parler. + +--«Tu veux donc savoir qui je suis?... Tu le sauras... peut-être; +écoute... Te rappelles-tu un jour de ta vie que tu voudrais racheter? + +--Non, répondit Cambacérès avec assurance, après avoir réfléchi un +moment. + +--Non! répéta le masque noir d'une voix foudroyante... et ses yeux +semblaient lancer des éclairs! + +--NON, dit de nouveau et avec force l'archi-chancelier; car jamais je +n'ai agi que d'après ma conviction et ma conscience. En ma qualité +d'avocat, j'ai pu arriver à des conclusions qu'il m'était pénible de +donner; mais je[116] me croyais probablement en droit de le faire; +dès lors, je ne suis plus que l'instrument de Dieu. + +[Note 116: Cambacérès a dit depuis à Dubois, qu'il avait cru d'abord +que c'était quelque émigré rentré, à qui, jadis, une consultation de +lui avait fait perdre un procès.] + +--Ne prononce pas son nom; tu n'en es pas digne. + +--Monsieur! dit Cambacérès en se dirigeant vers une porte qui +donnait dans une pièce où il y avait des joueurs, votre conduite est +trop étrange pour que je la supporte plus longtemps. Remerciez-moi +de ne pas vous faire arrêter... et surtout ne tenez pas de pareils +discours à un petit masque que je vois traverser un des salons en +face de nous. Il pourrait avoir moins de patience que moi; mais enfin +la mienne est à bout, je vous en préviens. + +--Je n'ai rien à dire à ce petit masque, répondit l'homme noir; il +n'a fait que suivre la route que toi et tes pareils lui avez ouverte.» + +Cambacérès tressaillit, mais ne continua pas moins de s'avancer vers +la porte. Tout à coup le masque le rejoint, sans que le bruit de ses +pas ait été entendu par lui[117]; et le ramenant, sans qu'il eût la +force de résister, à côté de la cheminée. + +[Note 117: Cette circonstance, remarquée pendant tout le temps que +dura cet étrange entretien, avait frappé Cambacérès plus peut-être +que le reste. Peut-être l'individu avait-il des semelles de liége; +ce qui est bien étonnant, c'est que dans le premier moment, +l'archi-chancelier ne fut pas éloigné de croire au surnaturel.] + +--«Te rappelles-tu le 21 janvier?» lui dit-il tout bas. + +Cambacérès demeura sans voix. + +--«Te rappelles-tu le 21 janvier? répéta la voix, avec un accent +plus solennel... + +--Oui... oui... ce fut un malheureux jour; mais je ne fus pas +coupable!... + +--Tu fus RÉGICIDE! + +--Monsieur! s'écria Cambacérès, surmontant enfin la torpeur qui +l'accablait depuis une heure, et le frisson qui venait de le saisir. +Monsieur, je _veux_ savoir qui vous êtes. + +--Je t'ai dit que je me montrerais à toi, je tiendrai ma parole; +viens, et tu me connaîtras.» + +Le masque noir se dirigea vers une pièce voisine qui, abandonnée +par les joueurs, à cette heure de la nuit, était alors solitaire et +sombre. Puis il s'arrêta à la porte en regardant Cambacérès, comme +pour l'inviter à le suivre... Celui-ci hésita; un moment, sa main +se leva de nouveau pour sonner; mais une force, qu'il a dit depuis +être invincible, la faisait aussitôt retomber à son côté... Il voulut +appeler, sa langue demeura muette... Il voulut fuir... il ne put +marcher!... Il leva les yeux... l'homme noir, toujours sur le seuil +de la porte, semblait l'attendre... Il craignait vaguement de le +suivre, et pourtant toujours subjugué par cette même force, sous la +puissance de laquelle il fléchissait depuis une heure, il s'avança en +chancelant vers l'appartement voisin... Le masque y entra avec lui... +Quelques bougies y brûlaient encore, et, par intervalles, jetaient +des éclats d'une lumière très-vive... + +L'homme noir s'arrêta près de la cheminée. Il regarda quelques +instants l'archi-chancelier qui était là, tremblant, et comme sous le +prestige d'un rêve terrible... + +--«Tu veux me connaître, dit enfin le masque d'une voix lente, mais +plus forte qu'une voix ordinaire... Tu présumes donc beaucoup de ton +courage? + +--Qui donc es-tu?» + +L'homme leva lentement la main, et dénoua son masque... Puis il +rejeta son camail en arrière, et son visage demeura tout entier +découvert... + +Dans ce moment, les bougies du candélabre qui était au-dessus de sa +tête l'illuminèrent d'une lueur vacillante et blafarde... Cambacérès +le vit alors tout entier; et, poussant un grand cri, il tomba sans +connaissance sur le parquet... + +C'était Louis XVI!!!...[118] + +[Note 118: On défendit sévèrement de parler de cet événement, qui +fut même ignoré de beaucoup de gens qui assistèrent à la fête de +l'archi-chancelier et s'y trouvaient en ce moment; des personnes de +la maison même ne l'ont appris que plus tard, par la voix publique, +parce que, sous la Restauration, il n'y avait plus de raison pour +cacher cette affaire, et que les auteurs en parlèrent. Cambacérès, +quoique innocent du vote à mort, à ce qu'on prétendait, fut +cruellement frappé de cette apparition. Le comte Dubois, qui avait +un intérêt réel à découvrir la chose, en me la racontant chez lui, à +Vitry, il y a quatre ans, me dit qu'il n'avait jamais pu découvrir +la moindre trace du cet événement. Lorsque l'Empereur l'apprit, il +dit à l'archi-chancelier: «Allons... _c'est un rêve... vous avez +dormi..._»] + + + + +SALON + +DE + +Mme LA DUCHESSE DE BASSANO. + +1811. + + +Pendant les onze années que M. le duc de Bassano passa à la +secrétairerie d'État, il n'eut pas chez lui l'apparence même de ce +que nous avions, par nos maris, nous autres jeunes femmes dans une +haute position, une maison ouverte. La confiance illimitée que lui +accordait l'Empereur, la connaissance intime qu'il avait de toutes +les choses politiques, le danger pour lui de répondre une parole en +apparence frivole et dont la conséquence pouvait être importante; +tous ces empêchements avaient mis obstacle à l'exécution d'un de ses +désirs les plus vifs. Celui d'avoir une réunion habituelle d'amis et +de personnes agréables du monde, pour rétablir cette vie sociable +toute française et que ne connaissent en aucun point les autres pays +que par nos vieilles traditions. Nul n'était plus fait que le duc +de Bassano pour mettre un tel projet à exécution. Il était homme du +monde en même temps qu'un homme habile. Il avait la connaissance +parfaite de ce que la société française exige et rend à son tour. Il +était alors, ce qu'il est encore aujourd'hui, l'un des hommes les +plus spirituels de notre société élégante; racontant à merveille, +comprenant tous les hommes et sachant jouir de tous les esprits qui +s'offrent à lui, quelque difficile que leur clef soit à trouver. + +Madame la duchesse de Bassano était une des femmes les plus +remarquables de la cour impériale. Elle était grande, belle, bien +faite, parfaitement agréable dans ses manières, d'un esprit doux et +égal, et possédant des qualités qui la faisait aimer de toutes celles +qui n'étaient pas en hostilité avec ce qui était bien. Lorsqu'elle se +maria elle n'aimait pas la cour, où elle vint presque malgré elle. +Aussi, bien qu'elle fût alors dans toute la fleur de sa jeunesse +et de sa beauté, elle vivait fort retirée et tout à fait dans +l'intérieur de sa maison. Nommée dame du palais lors de l'Empire, +elle devint alors l'un des ornements de la cour. Le genre régulier de +sa beauté lui donnait de la ressemblance avec celle de la duchesse de +Montebello. Les traits de la duchesse de Montebello étaient peut-être +plus semblables à ceux des madones de Raphaël, mais madame de Bassano +était plus grande et mieux faite. + +En parlant du salon de madame la duchesse de Bassano, et le prenant +au moment où son mari fut ministre des affaires étrangères[119], +je dois nécessairement parler beaucoup du duc; c'est alors un des +devoirs de ma mission de le faire connaître tel qu'il était, et de le +montrer éclairé par le jour véritable sous lequel il doit être vu. + +[Note 119: En 1811.] + +La famille de M. Maret[120] (depuis duc de Bassano) était +généralement estimée; son père, médecin distingué, était en outre +secrétaire perpétuel de l'académie de Dijon, et dans la plus haute +estime, non-seulement de tout ce que la littérature française avait +de plus élevé, mais des savants étrangers les plus en renommée. Je +donnerai tout à l'heure une preuve, comme en reçoivent rarement les +hommes de lettres entre eux, de cette affection portée à M. Maret le +père par la science étrangère. + +[Note 120: Hugues-Bertrand Maret, né à Dijon, en 1763.] + +Un fait peu connu, même des amis de M. de Bassano, c'est qu'il a +vivement désiré, après de très-fortes études, de suivre la carrière +du génie ou de l'artillerie. + +Il n'avait que dix-sept ans lorsque le concours s'ouvrit à l'académie +de Dijon pour un éloge de Vauban. Tourmenté déjà du désir de marcher +sur les traces de cet homme illustre, le jeune homme voulut aussi +concourir, lui, pour cet éloge. Mais le moyen; son père était bon, +mais sévère, et ne voulait permettre aucun travail de ce genre. +Heureusement pour lui, le jeune Maret avait à sa disposition la +vaste bibliothèque des jésuites; il allait y travailler, et là, il +demeurait au moins quelques instants sans être troublé. Quelques +jours avant la fin de son ouvrage, étant seul dans ce lieu, il y fut +surpris par le bibliothécaire lui-même, ennemi personnel de M. Maret +le père..... + +--«Votre père vous demande, dit-il au jeune homme....» Et tandis +qu'il y court, le bibliothécaire, curieux de voir à quel genre +de travail s'occupe le jeune élève, prend le livre qu'il avait +laissé ouvert à l'endroit même qu'il copiait, et lit ce passage. +Ce livre était l'_Histoire des siéges_, par le père Anselme.... Le +bibliothécaire fut éclairé, et remit aussitôt le livre à sa place. Il +en savait assez pour nuire. + +L'éloge de Vauban terminé, il fallait le faire parvenir à l'académie +de Dijon pour qu'il y prît son rang et son numéro. M. Maret le père, +comme secrétaire perpétuel, était chargé de ce soin. Mais le travail +était long. Il avait d'autres soins, et il s'en remettait souvent à +son fils pour ouvrir les lettres qui arrivaient de Paris, pour les +concours surtout. Un jour où le courrier avait été plus considérable +que de coutume, le jeune homme eut soin de ménager une grande +enveloppe, et dit, en substituant son éloge au papier insignifiant +qu'elle contenait: + +--«Ah! voilà encore une pièce pour le concours! + +--Vraiment, observa M. Maret, elle arrive à temps! Le concours ferme +demain, et il ne reste que le temps de lui assigner une place; +donne-lui un numéro.» + +Le jeune Maret place son éloge sous une autre enveloppe, lui donne un +numéro; et le voilà attendant son sort avec une anxiété que peuvent +seuls connaître ceux dans cette position..... + +Le dépouillement fait ne laisse que deux éloges pour se disputer le +prix. L'un est d'un jeune officier du génie, l'autre d'un enfant[121] +pour ainsi dire; et cependant il lutte avec tant d'avantage, que la +commission qui devait prononcer hésite dans son jugement. + +[Note 121: Sans aucun doute on était encore enfant (surtout un homme) +quand on n'avait que dix-sept ans à l'époque dont je parle.] + +Le bibliothécaire, qui connaissait l'auteur de l'un des deux éloges, +et qui avait la volonté de lui nuire, cherchait mille moyens pour +déverser une sorte de défaveur sur le morceau que tout le monde +s'accordait à trouver vraiment beau. Enfin, le président impatienté +de cet acharnement, qui devenait visible, dit au bibliothécaire: + +--«Il me semble, monsieur, que les personnalités sont interdites +parmi nous.» + +Enfin l'académie prononce. Un des éloges a le prix, l'autre +l'accessit. La médaille appartient à l'officier du génie, l'accessit +à M. Maret..... + +La pièce avec laquelle il avait concouru était de Carnot, +sous-lieutenant alors dans l'arme du génie. Sans doute elle était +bien; mais celle de son concurrent était peut-être plus belle, parce +qu'il y avait mis toute la chaleur de son âge et toute l'ardeur qu'on +apporte à cet âge au travail pour lequel on demande une couronne... +Il était visible que les académiciens avaient un grand regret de +prononcer le jugement tel qu'il était... Malheureusement _il fallut_ +que cela fût ainsi..... Mais la pièce du jeune Maret eut les honneurs +de la lecture en pleine séance académique, présidée par M. le prince +de Condé[122]..... M. Maret le père, vivement ému de cette scène +inattendue pour lui, sortit aussitôt que la séance fut terminée, +et passa dans le jardin avec son fils..... À peine le jeune homme +avait-il fait quelques pas, qu'il fut rejoint par son concurrent... +Carnot avait les deux médailles... le grand prix... un grand honneur +enfin... mais une voix lui criait que le triomphe n'était pas dans +tout cela, et cette voix ne le trouva pas sourd. Il aurait dû +l'écouter avec équité; il n'en fut pas ainsi. + +[Note 122: Il présidait aussi, comme on le sait, les États de +Bourgogne.] + +--«Monsieur, dit-il au jeune Maret, l'académie n'a pas été juste en +m'accordant les deux médailles... Je sens moi-même tout ce que votre +éloge de Vauban renferme de beau et de bien..... J'ai moins de mérite +que vous si j'ai réussi en quelques points, car je suis officier du +génie... et je puis avouer que j'ai mis en oubli un fait d'un haut +intérêt, que vous n'avez pas omis[123]. Permettez-moi de faire ce +que l'académie n'a pas fait, et veuillez accepter de ma main cette +seconde médaille.» + +[Note 123: Voici ce dont il s'agit: Vauban avait fortifié la ville +d'Ath..... Cette ville retombe dans les mains des Espagnols; plus +tard les Français mettent le siége devant ses remparts, et Vauban +lui-même est chargé de le conduire. Quelle position que la sienne! +si la ville est prise, il l'a donc mal fortifiée; s'il ne la prend +pas, que devient-il?... Louis XIV le presse... l'excite... de la +reddition de la place dépend le succès du traité de Riswith!..... +L'humiliation ou la disgrâce! Dans cette extrémité, Vauban prend le +parti qui convenait à un homme de génie comme lui; _il invente_ un +moyen d'attaque inconnu jusqu'alors, et la ville est prise. Mais +Vauban avait le droit de dire: «Elle ne pouvait l'être que par moi.» +Le moyen qu'il inventa est la batterie à ricochets.] + +Il était évident que Carnot était blessé de cette concurrence qui lui +faisait trouver presque une défaite dans la victoire, car il voyait +trop bien quel intérêt inspirait l'éloge du jeune Maret; et il crut +en imposer au public et... et peut-être à lui-même en partageant avec +lui le prix de l'académie..... Le jeune Maret sentit instinctivement +que la proposition n'avait pas cette expression franche et de +_prime-saut_ qu'aurait inspirée un élan généreux; et puis, dans sa +modestie, il ne se croyait pas de force à lutter avec Carnot, qu'il +remercia, mais sans accepter. + +--«Monsieur, lui dit-il, j'eusse été fier et heureux de mériter la +médaille... mais je sais trop bien qu'elle est on ne peut mieux +entre vos mains; permettez-moi de l'y laisser. Ne l'ayant pas reçue +de l'académie, je ne peux la recevoir de vous[124].» + +[Note 124: Croirait-on, avec le noble et beau caractère de Carnot, +que JAMAIS il n'oublia cette circonstance!..... et le duc de Bassano +ressentit encore les atteintes de ce souvenir en 1815!.....] + +Les deux rivaux se séparèrent. Carnot emporta ses médailles, et Maret +un nouvel espoir de succès dans la carrière littéraire. Ce fut alors +qu'il fit un petit poëme en deux chants, intitulé _la Bataille de +Rocroy_, qu'il dédia au prince de Condé[125]. + +[Note 125: Ce sujet n'avait jamais été traité.] + +Mais son père voulait qu'il étudiât profondément les lois. Il se mit +sérieusement à ce travail, et par une sorte de pressentiment il y +joignit l'étude du droit politique... Peu après il prit ses grades +à l'université de Dijon, et fut reçu avocat au parlement malgré sa +grande jeunesse. + +Toutefois son goût le portait avec ardeur vers la carrière +diplomatique; son père l'envoya à Paris. Là, recommandé vivement +à M. de Vergennes dont le crédit était tout-puissant en raison de +l'amitié que lui portait le roi; ne voyant que la haute société et +la bonne compagnie, étudiant constamment avec la volonté d'arriver, +M. Maret put se dire qu'il pouvait prétendre à tout. Recommandé et +aimé de toutes les illustrations de l'époque, il obtint un honneur +très-remarquable: ce fut d'être présenté au _Lycée de Monsieur_ +(l'Athénée) par Buffon, Lacépède et Condorcet... Être jugé et estimé +de pareilles gens au point d'être présenté par eux à une société +savante aussi remarquable que l'était celle-là à cette époque, c'est +un titre impérissable. + +M. de Vergennes mourut. M. Maret perdait en lui un protecteur assuré. +Il résolut alors d'aller en Allemagne pour y achever ses études +politiques... mais à ce moment la révolution française fit entendre +son premier cri: on sait combien il fut retentissant dans de nobles +âmes!... M. Maret jugea qu'il ne trouverait en aucun lieu à suivre +un cours aussi instructif que les séances des états-généraux qui +s'ouvraient à Versailles: il fut donc s'y établir. Ce fut donc les +séances législatives qu'il rédigea pour sa propre instruction, +et de là jour par jour, le _Bulletin de l'Assemblée nationale_. +Mirabeau, avec qui le jeune Maret était lié, lui conseilla, ainsi +que plusieurs autres orateurs tels que lui, de faire imprimer ce +_bulletin_.... Panckoucke faisait alors paraître le _Moniteur_: il +y inséra ce _bulletin_, auquel M. Maret _exigea_ qu'on laissât son +titre. Il avait une forme dramatique qui plaisait. C'était, comme on +l'a dit fort spirituellement, une traduction de _la langue parlée_ +dans la langue _écrite_. Ce fut un nouveau cours de droit politique +d'autant plus précieux qu'il n'avait rien de la stérilité d'intérêt +de ces matières. C'était en même temps un tableau vivant des fameuses +discussions de l'Assemblée nationale et ses athlètes en relief avec +leurs formes spéciales, en même temps qu'il rendait l'énergique +vigueur de leurs improvisations et les orages que soulevaient leurs +débats. + +L'Assemblée nationale finit: M. Maret fut alors nommé secrétaire de +légation à Hambourg et à Bruxelles. Là, malgré sa jeunesse, il fut +chargé des affaires délicates de la Belgique, après la déclaration +de guerre, ainsi que de la direction de la première division des +affaires étrangères, avec les attributions de _directeur général_ de +ce ministère... et M. Maret n'avait alors que vingt-huit ans!... + +Envoyé à Londres, où cependant étaient en même temps M. de Chauvelin +et M. de Talleyrand, il fut député auprès de Pitt, pour traiter des +hauts intérêts de la France... À son retour, et n'ayant pas encore +vingt-neuf ans, M. Maret fut nommé envoyé extraordinaire et ministre +plénipotentiaire à Naples. Il partit avec M. de Sémonville qui, +de son côté, allait à Constantinople. Ce fut dans ce voyage que +l'Autriche les fit enlever et jeter, au mépris du droit des gens, +dans les cachots de Mantoue[126], non pas comme des prisonniers +ordinaires, mais comme les plus grands criminels... Chargés de +chaînes si pesantes, que le duc de Bassano en porte encore les +marques aujourd'hui sur ses bras!... jetés dans des cachots noirs +et infects, ils en subirent bientôt les affreuses conséquences... +Trois jeunes gens de la légation moururent en peu de temps. Attaqué +lui-même d'une fièvre qui menaçait sa vie, M. Maret fut bientôt en +danger. + +[Note 126: Une circonstance remarquable, c'est que de la mission +de ces deux envoyés près des différentes cours d'Italie surtout, +dépendait la vie de la reine, de madame Élisabeth, et du jeune +roi Louis XVII, ainsi que de sa soeur. On ne comprend pas comment +l'Autriche a pu mettre ainsi une entrave à la réussite d'une +chose qui assurait la vie de la reine..... elle était la tante +de l'Empereur enfin!... Je ne puis m'expliquer cette étrange +conduite[126-A]... M. Maret et M. de Sémonville correspondirent +ensemble malgré leurs geôliers. J'en ai détaillé le spirituel moyen +dans mes mémoires, ainsi que de la plaisante rencontre que M. de +Bassano fit ensuite à Munich ou à Vienne, de l'un de ses compagnons +de captivité.] + +[Note 126-A: Ainsi que la réponse faite par François, alors empereur +d'Allemagne, à M. de Rougeville!...] + +Ce fut alors que le nom de son père fut pour lui comme un talisman +magique. Il avait correspondu avec l'académie de Mantoue... +Une députation de cette académie, conduite par son chancelier +_Castellani_, demanda et obtint à force de prières que M. Maret fût +transféré dans une prison plus salubre. + +«_Ce que nous demandons_, dit la députation, _c'est d'apporter du +secours et des consolations au fils d'un homme dont la mémoire nous +est si chère!..._» + +Les prisonniers furent transférés dans le Tyrol, dans le château de +Kuffstein... Là, Sémonville et Maret passèrent encore vingt-deux +mois dans la plus dure captivité. Seulement ils étaient au sommet du +donjon, et non plus dans ses souterrains. Mais séparés... seuls... +sans livres ni papier... ni rien pour écrire... l'isolement et +l'oisiveté... pour seule occupation les souvenirs de la patrie... de +la famille... et le doute de jamais les revoir!... L'enfer n'a pas ce +supplice dans tous les habitacles du Dante!... + +La tyrannie nous donne toujours le désir de la braver. M. Maret, +privé de tous les moyens d'écrire, voulut les trouver: il y parvint. +Avec de la rouille, du thé, de la crème de tartre et je ne sais +plus quel autre ingrédient, qu'il sut se procurer, sous le prétexte +d'un mal d'yeux, il obtint une encre avec laquelle il put écrire. +Il chercha dans son mauvais traversin et il trouva une plume longue +comme le doigt, qu'il tailla avec un morceau de vitre cassée.... +On lui portait diverses choses dont il avait besoin pour sa santé +ou sa toilette... Ces objets étaient enveloppés dans de petits +carrés de papier grands comme la main... M. Maret les recueillit au +nombre de trois ou quatre et transcrivit sur ces feuilles informes +une comédie, une tragédie et divers morceaux[127] sur les sciences +et la littérature. Enfin on échangea MM. Maret et Sémonville et +les autres prisonniers contre madame la duchesse d'Angoulême, qui +souffrait aussi dans le Temple un supplice encore plus horrible que +les prisonniers du Tyrol... car des larmes seulement de douleur et +de colère coulaient sur les barreaux de leur prison... tandis que +l'infortunée répandait des larmes de sang et de feu sur les tombes de +tout ce qu'elle avait aimé!... + +[Note 127: J'ai tenu dans mes mains ces chefs-d'oeuvre d'une +patience étonnante. Je les _ai vus_. La comédie a treize cents +vers, la tragédie dix-huit cents; les deux pièces sont écrites +très-lisiblement sur la quantité de papier qui fait la valeur de deux +feuilles de papier à lettre. La comédie s'appelle _le Testament_; +la tragédie, _Pithèas et Damon_; l'autre comédie a pour titre +_l'Infaillible_. Le brouillon en était fait par lui sur la faïence de +son poêle, où il s'effaçait à mesure.] + +Rentré dans sa patrie, M. Maret trouva la France reconnaissante; et +le Directoire rendit un arrêté, en vertu d'une loi spéciale, par +lequel il fut reconnu que _M. de Sémonville et lui avaient honoré le +nom français par leur courage et leur constance_. + +Ce fut alors que M. de Talleyrand, rappelé en France par le crédit +de madame de Staël, intrigua par son moyen pour être ministre des +affaires étrangères... Une autre faveur était à donner au même +instant: c'était d'aller à Lille pour y discuter les conditions d'un +traité de paix avec l'Angleterre. + +C'était lord Malmesbury qu'envoyait M. Pitt... M. Maret et M. de +Talleyrand furent les seuls compétiteurs et pour la négociation et +pour le ministère... M. Maret, qui savait qu'on traitait en ce moment +de la paix avec l'Autriche, à Campo Formio, voulut contribuer à +cette grande oeuvre, et sollicita vivement d'aller à Lille: il fut +nommé. C'est alors qu'il eut pour la première fois des rapports qui +ne cessèrent qu'en 1815, avec Napoléon... Une immense combinaison +unissait les deux négociations de Lille et de Campo Formio; la paix +allait en être le résultat... mais la faction fructidorienne était +là... et malgré les efforts constants des grands travailleurs à +la grande oeuvre, tout fut renversé et le fruit de la conquête de +l'Italie perdu... Alors Bonaparte s'exila sur les bords africains... +M. Maret dans ce qui avait toujours charmé sa vie, la culture des +lettres et de la littérature... Au retour d'Égypte, les rapports +ébauchés par la correspondance de Lille à Campo Formio se renouèrent +à la veille du 18 brumaire. Dégoûté par ce qu'il voyait chaque +jour, comprenant que sa patrie marchait, ou plutôt courait à sa +ruine, M. Maret eut la révélation de ce qu'elle pouvait devenir +sous un chef comme Napoléon, et il lui dévoua ses services et sa +vie, mais jamais avec servilité, et toujours, au contraire, avec +une noble indépendance. M. Maret assista aux 18 et 19 brumaire, et, +le lendemain, fut nommé secrétaire général[128] des Consuls, reçut +les sceaux de l'État, et prêta le serment auquel il a été fidèle +jusqu'au dernier jour. À dater de ce moment, M. Maret fut le fidèle +compagnon de Napoléon. On a vu qu'il travaillait avec lui à la place +des ministres; mais, indépendamment de cette marque de confiance, +il en reçut beaucoup d'autres aussi étendues, de la plus grande +importance. Devenu ministre secrétaire d'État lors de l'avénement +à l'Empire[129], M. Maret ne quitta plus l'Empereur, même sur le +champ de bataille; et lorsque Napoléon entrait, à la tête de ses +troupes, dans toutes les capitales de l'Europe, le duc de Bassano +était toujours près de lui pour exercer un protectorat que plusieurs +souverains doivent encore se rappeler, si toutefois un roi garde le +souvenir d'un bienfait. + +[Note 128: Par la Constitution de l'an 8, le secrétaire-général avait +le titre et les fonctions de secrétaire-d'État. C'était une position +de haute faveur et surtout de haute importance: les ministres lui +remettaient leurs portefeuilles; il prenait connaissance de leurs +rapports sur les affaires de leurs départements, et, dans le travail +de la signature qu'il _faisait seul_ avec le premier Consul, il +lui en rendait un compte verbal très-abrégé. Quant à l'exécution +des décrets, elle avait lieu sur l'expédition que les ministres +recevaient du secrétaire-d'État. Celui-ci était donc un intermédiaire +_officiel_ entre le gouvernement, le Conseil d'État et les ministres.] + +[Note 129: Le secrétaire-général ou le secrétaire-d'État (ce fut à +l'Empire qu'il eut le titre de _ministre secrétaire-d'État_) avait +non-seulement d'immenses attributions, mais on peut dire qu'il était +_le seul ministre_.] + +Napoléon aimait à accorder au duc de Bassano ce qu'il lui demandait. + +--«J'aime à accorder à Maret ce qu'il veut pour les autres,» disait +l'Empereur, «lui qui ne demande jamais rien pour lui-même.» + +C'était vrai, et l'avenir l'a bien prouvé. + +J'ai déjà dit que le père du duc de Bassano était fort aimé et +estimé, et qu'il lui acquit beaucoup de protecteurs, dont le +plus puissant était M. de Vergennes, alors ministre des affaires +étrangères; et on a vu que, se conduisant toujours avec sagesse et +grande capacité, il eut partout de grands succès. + +J'ai raconté la vie de M. de Bassano avant l'époque où Napoléon, qui +se connaissait en hommes, le choisit pour remplir le premier poste +de l'État auprès de lui; c'est une réponse faite d'avance à ces +esprits chercheurs de grands talents, et qui demandent ce qu'il a +fait, l'avant-veille du jour où ils connaissent un homme. Pour eux, +son existence est dans le moment présent; quant à la conduite de M. +de Bassano, pendant tout le temps où il a été au pouvoir, elle a été +admirable, non-seulement sous le rapport d'une extrême probité, mais +comme homme de la patrie; et lorsque Napoléon fit des fautes, ce fut +toujours après une lutte avec M. de Bassano, surtout à Dresde et dans +la campagne de Russie, ainsi qu'en 1813 et 1814. + +Mais je n'écris pas l'histoire dans ce livre, je n'y rappelle que +ce qui tient à la société française. Cependant, comme le duc de +Bassano n'ouvrit sa maison que lorsqu'il fut ministre des affaires +étrangères, et que tout alors fut _officiel_, en même temps qu'il +était littéraire et agréable, il me faut bien en montrer le maître, +éclairé du jour qui lui appartient. + +J'ai déjà dit qu'avant le moment où M. le duc de Bassano fut ministre +des affaires étrangères, il n'eut pas une maison ouverte. Sa maison +était une sorte de sanctuaire, où les oisifs n'auraient rien trouvé +d'amusant, et les intéressés beaucoup trop de motifs d'attraction. Il +fallait donc centraliser autant que possible ses relations, et ce fut +pendant longtemps la conduite du duc et de la duchesse de Bassano. + +Mais, lorsque M. de Bassano passa au ministère des affaires +étrangères, sa position et ses obligations changèrent, et madame de +Bassano eut _un salon_, mais un salon _unique_, et comme nous n'en +revîmes jamais un, et cela, par la position _spéciale_ où était M. +de Bassano. Ces exemples se voyaient seulement avec Napoléon. C'est +ainsi que le duc d'Abrantès fut gouverneur de Paris, comme personne +ne le fut et ne le sera jamais. + +Le salon de la duchesse de Bassano s'ouvrit à une époque bien +brillante; quoique ce ne fût pas la plus lumineuse de l'Empire[130]. +On voyait déjà l'horizon chargé de nuages; ce n'était pas, comme +en 1806, un ciel toujours bleu et pur qui couvrait nos têtes, mais +c'était le moment où le colosse atteignait son apogée de grandeur: et +si quelques esprits clairvoyants et craintifs prévoyaient l'avenir, +la France était toujours, même pour eux, cet Empire mis au-dessus du +plus grand, par la volonté d'un seul homme; et cet homme était là, +entouré de sa gloire, et déversant sur tous l'éclat de ses rayons. + +[Note 130: La plus belle époque de l'Empire est depuis 1804 jusqu'en +1811.] + +Avant M. de Bassano, le ministère des affaires étrangères avait été +occupé par des hommes qui ne pouvaient, en aucune manière, présenter +les moyens qu'on trouvait réunis dans le duc de Bassano. Sans doute +M. de Talleyrand est un des hommes de France, et même de l'Europe, +le plus capable de rendre une maison la plus charmante qu'on puisse +avoir; mais M. de Talleyrand est d'humeur fantasque, et nous l'avons +tous connu sous ce rapport; M. de Talleyrand était quelquefois toute +une soirée sans parler, et lorsque enfin il avait quelques paroles +à laisser tomber nonchalamment de ses lèvres pâles, c'était avec +ses habitués, M. de Montrond, M. de Narbonne, M. de Nassau et M. de +Choiseul et quelques femmes de son intimité... Quant à madame de +Talleyrand, que Dieu lui fasse paix!... on sait de quelle utilité +elle était dans un salon; la bergère dans laquelle elle s'asseyait +servait plus qu'elle, et, de plus, ne disait rien. L'esprit de M. de +Talleyrand, quelque ravissant qu'il fût, n'avait plus, devant sa +femme, que des éclairs rapides, fréquents, mais qui jaillissaient +sans animer et dissiper la profonde nuit qu'elle répandait dans son +salon. Ce n'était donc qu'après le départ de madame de Talleyrand, +lorsqu'elle allait enfin se coucher, que M. de Talleyrand était +vraiment l'homme le plus spirituel et le plus charmant de l'Europe... +Vint aussi M. de Champagny... Quant à lui, je n'ai rien à en dire, si +ce n'est pourtant qu'il était peut-être bien l'homme le plus vertueux +en politique, mais le plus cynique[131] en manières _sociables_ que +j'aie rencontré de ma vie... et, comme on le sait, cela ne fait pas +être maître de maison, aussi, M. de Champagny n'y entendait-il rien, +pour dire le mot. + +[Note 131: Il était parfaitement bon, et le plus probe, le plus +honnête des hommes; c'était un type que M. de Champagny. Mais en +vérité, jamais on ne vit une plus étrange façon d'aller par le monde +civilisé! jamais on ne vit un renoncement aussi complet à l'élégance +même la plus ordinaire.] + +Le salon de M. de Bassano s'ouvrait donc sous les auspices les plus +favorables, parce qu'on était sûr de ce qu'on y trouverait... Madame +de Bassano, alors dans la fleur de sa beauté et parfaitement élégante +et polie, était vraiment faite pour remplir la place de maîtresse de +maison au ministère des affaires étrangères. + +Cette époque était la plus active et la plus agitée, par le mouvement +qui avait lieu d'un bout de l'Europe à l'autre... Les étrangers +arrivaient en foule à Paris; tous devaient nécessairement paraître +chez le ministre des affaires étrangères... L'Empereur, en le nommant +à ce ministère, voulut qu'il tînt une maison ouverte et magnifique; +quatre cent mille francs de traitement suivirent cet ordre, que M. de +Bassano sut, au reste, parfaitement remplir... + +L'hôtel Gallifet[132] est une des maisons les plus incommodes de +Paris mais aussi une des plus propres à recevoir et à donner des +fêtes; ses appartements sont vastes; leur distribution paraît avoir +été ordonnée pour cet usage exclusivement. Jusqu'à l'entrée et à +l'escalier, les deux cours, tout a un air de décoration qui prépare à +trouver dans l'intérieur la joie et les plaisirs d'une fête. + +[Note 132: Rue du Bac, presque contre la rue de Sèvres.] + +Le corps diplomatique avait jusqu'alors vécu d'une manière peu +convenable à sa dignité et même à ses plaisirs de société; +beaucoup allaient au cercle de la rue de Richelieu, et y perdaient +ennuyeusement leur argent; d'autres, portés par le désoeuvrement et +peut-être l'opinion, allaient dans le faubourg Saint-Germain[133], +dans des maisons dont souvent les maîtres étaient les ennemis de +l'Empereur, comme par exemple chez la duchesse de Luynes, et beaucoup +d'autres dans le même esprit. + +[Note 133: Je ne voyais du corps diplomatique que ceux qui étaient +mes amis et qui me convenaient: à l'époque où M. de Bassano ouvrit sa +maison, j'étais en Espagne.] + +Le corps diplomatique avait été beaucoup plus agréable; mais il était +encore bien composé à ce moment: c'était, pour l'Autriche, le prince +de Schwartzemberg, dont l'immense rotondité avait remplacé l'élégante +tournure de M. de Metternich; pour la Prusse, M. de Krusemarck; quant +à celui-là, nous avons gagné au change... Je ne me rappelle jamais +sans une pensée moqueuse la figure de M. de Brockausen, ministre de +Prusse avant M. de Krusemarck... Celui-ci était à merveille, et pour +les manières et pour la tournure; il rappelait le comte de Walstein +dans le délicieux roman de _Caroline de Lichfield_. + +La Russie était représentée par un homme dont le type est rare à +trouver de nos jours, c'est le prince Kourakin: cet homme a toujours +été pour moi le sujet d'une étude particulière; sa nullité et sa +frivolité réunies me paraissaient tellement compléter le ridicule, +que j'en arrivais, après avoir fait le tour de sa massive et grosse +personne, à me dire: «Cet homme n'est qu'un sot et un _frotteur_ de +diamants.» Potemkin l'était aussi... mais du moins quelquefois il +laissait là sa brosse et ses joyaux pour prendre l'épée, ou tout +au moins le sceptre de Catherine, et lui en donner sur les doigts, +lorsqu'elle ne marchait pas comme il l'entendait. Il y avait au moins +quelque chose dans Potemkin; mais chez le prince Kourakin!... RIEN... +absolument RIEN. Ajoutez à sa nullité, qu'en 1810 il se coiffait +comme Potemkin, brossait comme lui ses diamants en robe de chambre, +et donnait audience à quelques cosaques, faute de mieux, parce que +les Français n'aiment pas l'impertinence, et qu'aujourd'hui, chez les +Russes de bonne compagnie, il est passé de coutume de reconnaître +comme bonnes de pareilles gentillesses. + +Le prince Kourakin avait la science de la révérence; il savait de +combien de lignes il devait faire faire la courbure à son épine +dorsale. Le sénateur, le ministre, le comte, le duc, tout cela avait +sa mesure: malheureusement, le prince Kourakin ne pouvait plus mettre +en pratique cette belle conception et la démontrer, par l'exemple, +à tous les jeunes gens de son ambassade. L'énormité de son ventre +s'opposait à ce qu'il pût s'incliner avec toutes les grâces des +nuances qu'il demandait à ses élèves. Parfaitement convaincu de +son élégance et de sa recherche, il était toujours mis comme Molé +dans le _Misanthrope_, aux rubans exceptés, encore chez lui les +mettait-il. Les jours de réception à la cour, il faisait dès le +matin un long travail avec son valet de chambre, pour décider quelle +_couleur lui allait le mieux_, et lorsque l'habit était choisi, +il fallait un autre travail pour la garniture de cet habit; et, +comme M. Thibaudois, dans je ne sais plus quelle vieille pièce de +la Comédie-Française, il voulait pouvoir répondre à celui qui lui +disait: _Monsieur, vous avez-là un bien bel habit bleu!...--Monsieur, +j'en ai le saphir!..._ + +Voilà quel était l'homme; aussi envoyait-on M. de Czernicheff, +lorsqu'il y avait une mission un peu difficile, et même M. de Tolstoy. + +Un homme fort bien du corps diplomatique était M. de Waltersdorf, +ministre de Danemark. Il était le digue représentant d'un loyal et +fidèle allié. Sa physionomie, qui annonçait de l'esprit, et il en +avait beaucoup, révélait aussi l'honnête homme. + +Pour la Suède, il y avait M. d'Ensiedel: ce qu'on en peut dire, c'est +que M. d'Ensiedel était ministre de Suède à Paris[134]. + +[Note 134: Les trois membres du corps diplomatique les plus assidus +chez le duc de Bassano étaient M. le prince de Schwartzemberg, M. de +Krusemarck et M. de Kourakin.] + +Venaient ensuite les ministres de Saxe, Wurtemberg, Bavière, Naples, +et puis tous les petits princes d'Allemagne qui formaient à eux seuls +une armée. + +La vie littéraire de M. de Bassano avait eu une longue interruption +pendant le temps donné à sa vie politique. Cependant ses +relations n'avaient jamais été interrompues avec ses collégues +de l'Institut[135] et tous les gens de lettres dont il était le +défenseur, l'interprète et l'appui auprès de l'Empereur; lorsqu'il +fut plus maître, non pas de son temps mais de quelques-uns de ses +moments, il rappela autour de lui tout ce qu'il avait connu et qu'il +connaissait susceptible d'ajouter à l'agrément d'un salon; personne +mieux que lui ne savait faire ce choix. Le duc de Bassano est un +homme qui excelle surtout par un sens droit et juste; ne faisant +rien trop précipitamment et pourtant sans lenteur; d'une grande +modération dans ses jugements et apportant dans la vie habituelle et +privée une simplicité de moeurs vraiment admirable: on voyait que +c'était son goût de vivre ainsi; mais aussitôt qu'il fut ministre des +affaires étrangères, il fit voir qu'il savait ce que c'était que de +représenter grandement. Du reste, ne levant pas la tête plus haut +d'une ligne, et quand cela lui arrivait c'était pour l'honneur du +pays. Cet honneur, il le soutint toujours avec une fermeté, et, quand +il le fallait, avec une hauteur aussi aristocratique que pas un de +tous ceux qui traitaient avec lui; toutefois, aimé et estimé du corps +diplomatique avec lequel, toujours poli, prévenant et homme du monde, +il n'était jamais ministre d'un grand souverain qu'en traitant en son +nom. Il était également aimé à la cour impériale par tous ceux qui +savaient apprécier l'agrément de son commerce. Jamais je n'écoutai +avec plus de plaisir raconter un fait important, une histoire +plaisante, que j'en ai dans une conversation avec le duc de Bassano. +Les entretiens sont instructifs sans qu'il le veuille, et amusants +sans qu'il y tâche. La figure du duc de Bassano était tout à fait en +rapport avec son esprit et ses manières; sa taille était élevée sans +être trop grande; toute sa personne annonçait la force, la santé, +et le nerf de son esprit. Sa figure était agréable, sa physionomie +expressive et digne, et ses yeux bleus avaient de la douceur et de +l'esprit dans leur regard. + +[Note 135: Et de l'Académie.] + +Voilà comment était M. de Bassano au moment où il marqua d'une +manière si brillante dans la grande société européenne qui passait +toute entière chez lui comme une fantasmagorie animée. + +Aussitôt, en effet, que le salon du ministre des affaires étrangères +fut ouvert, il devint l'un des principaux points de réunion de tout +ce que la cour avait de plus remarquable et de gens disposés à jouir +d'une maison agréable et convenable sous tous les rapports. À cette +époque, les femmes de la cour étaient presque toutes jeunes et +presque toutes jolies; elles avaient la plupart une grande existence, +une extrême élégance et une magnificence dont on parle encore +aujourd'hui; mais seulement par tradition et sans que rien puisse +même les rappeler. + +Tous les samedis, la duchesse de Bassano donnait un petit bal suivi +d'un souper: c'était _le petit jour_, ce jour-là; les invitations +n'excédaient jamais deux cent cinquante personnes; on ne les envoyait +qu'aux femmes les plus jolies et les plus élégantes de préférence. +Quant aux hommes, ils étaient assez habitués de la maison pour +former ce que nous appelions alors _le noyau_; c'est-à-dire qu'un +grand nombre y allait tous les jours. Madame la duchesse de Bassano, +étant dame du palais, voyait plus intimement les personnes de la +maison de l'Empereur, ainsi que celles des maisons des Princesses; +notre service auprès des Princesses nous rapprochait souvent les +uns des autres indépendamment de nos rapports de société qui par +là devenaient encore plus intimes. Aussi la maison de l'Empereur et +celle de l'Impératrice, ainsi que celles des Princesses, formaient +le fond principal des petites réunions que nous avions en dehors des +grands dîners d'étiquette que nous étions contraintes de donner, +ainsi que nos jours de réception. + +Les femmes de l'intimité de la duchesse de Bassano étaient toutes +fort jolies, et plusieurs d'entre elles étaient même très-belles. +C'étaient madame de Barral[136], madame d'Helmestadt[137], madame +Gazani[138], madame d'Audenarde la jeune[139], madame de d'Alberg[140], +madame Des Bassayns de Richemond[141], madame Delaborde[142], madame +de Turenne[143], madame Regnault-de-Saint-Jean-d'Angely[144], et +beaucoup d'autres encore; mais celles-là n'étaient pas de l'intimité +de la semaine. Il y avait après cela d'autres salons dont je parlerai +et qui avaient également leurs habitudes. Quant aux hommes, les plus +intimes étaient M. de Montbreton[145], M. de Rambuteau[146], M. de +Fréville, M. de Sémonville, M. de Valence, M. de Narbonne[147], M. +de Ségur[148], M. Dumanoir[149], M. de Bondy[150], M. de Sparre, M. +de Montesquiou[151], M. de Lawoëstine, M. de Maussion. Puis venaient +ensuite les hommes de lettres, parmi lesquels il y avait une foule +d'hommes d'une haute distinction comme esprit et comme talent; comme +génie littéraire, c'était autre chose; il y en avait deux à cette +époque; mais le pouvoir les avait frappés de sa massue et les deux +génies ne chantaient plus pour la France; l'un était Chateaubriand, +l'autre madame de Staël!... + +[Note 136: Mademoiselle de Mondreville mariée à M. de Barral, +beaucoup plus âgé qu'elle, au point d'être pris pour son père, +remariée aujourd'hui au comte Achille de Septeuil, et dame pour +accompagner la princesse Pauline.] + +[Note 137: Fille de M. de Cetto, ministre de Bavière; elle était +ravissante de fraîcheur, de jeunesse et de grâce.] + +[Note 138: Appelée la _belle Génoise_, lectrice de l'Impératrice, +puis ayant le rang de dame du palais, on ne sait trop comment, ou +plutôt on le sait.] + +[Note 139: Mademoiselle Dupuis, dont la mère était créole de +l'Île-de-France, et dame pour accompagner la reine Julie d'abord, et +puis ensuite madame mère.] + +[Note 140: Mademoiselle de Brignolé, dont la mère était dame du +palais; jolie, mais l'air d'un serin effaré.] + +[Note 141: Mademoiselle Mourgues, dont le père a été ministre de +Louis XVI en 1790 ou 91, pendant vingt-quatre heures; et belle-soeur +de M. de Villèle.] + +[Note 142: Ravissante femme comme on peut le voir encore aujourd'hui. +Elle était veuve du baron de Giliers, et elle épousa en secondes +noces le comte Alexandre de Laborde.] + +[Note 143: Riche héritière qui, sans être ni laide ni jolie, +épousa M. de Turenne. Elle n'avait pas de jambes, ou, du moins, +étaient-elles si courtes qu'elles étaient comme absentes.] + +[Note 144: Elle n'était attachée à aucune maison, mais fort aimée de +nous toutes.] + +[Note 145: Écuyer de la princesse Pauline.] + +[Note 146: Chambellan de l'Empereur, gendre de M. de Narbonne.] + +[Note 147: Aide-de-camp de l'Empereur.] + +[Note 148: Grand-maître des cérémonies.] + +[Note 149: Chambellan de l'Empereur.] + +[Note 150: Chambellan de l'Empereur.] + +[Note 151: Grand chambellan.] + +Chez la duchesse de Bassano, on voyait dans la même soirée Andrieux, +dont le charmant esprit trouve peu d'imitateurs, pour nous donner de +petites pièces remplies de sel vraiment attique et de comique; Denon, +laid, mais spirituel et malin comme un singe; Legouvé, qui venait +faire entendre, dans le salon de son ancien ami, le chant du cygne, +au moment où sa raison allait l'abandonner; Arnault, dont l'esprit +élastique savait embrasser à la fois l'histoire et la poésie, et +contribuait si bien à l'agrément de la conversation à laquelle il +se mêlait; Étienne, l'un des hommes les plus spirituels de son +époque. Ses comédies et ses opéras avaient déjà alors une réputation +tout établie, qui n'avait plus besoin d'être protégée; mais +Étienne n'oubliait pas que le duc de Bassano avait été son premier +protecteur, et ce qu'il pouvait lui donner, comme reconnaissance, le +charme de sa causerie, il le lui apportait. On voyait aussi, dans les +réunions du duc de Bassano, un vieillard maigre, pâle, ayant deux +petites ouvertures en manière d'yeux, une petite tête poudrée sur un +corps de taille ordinaire, habillé tant bien que mal d'un habit fort +râpé, mais dont la broderie verte indiquait l'Institut: cet homme, +ainsi bâti, s'en allait faisant le tour du salon, disant à chaque +femme un mot, non-seulement d'esprit, mais de cet esprit comme on +commence à n'en plus avoir. Il souriait même avec une sorte de grâce, +quoiqu'il fût bien laid. + +--«Qu'est-il donc?» demandaient souvent des étrangers, tout étonnés +de voir cette figure blafarde, enchâssée dans sa broderie verte, +faire le charmant auprès des jeunes femmes... Et ils demeuraient +encore bien plus surpris, lorsqu'on leur nommait le chantre +d'_Aline_, reine de Golconde, le chevalier de Boufflers!... Gérard +et Gros étaient aussi fort assidus chez M. de Bassano, ainsi que +Picard, Ginguené, Duval, et toute la partie comique et dramatique, +comme aussi la plus sérieuse de l'Institut, c'étaient Visconti, +Monge, Chaptal, qui alors n'était plus ministre; Lacretelle, dont le +caractère avait alors un éclat remarquable; Ramond, dont l'esprit +charmant a su donner un côté romantique à une étude stérile, et +dont les notes, aussi instructives qu'amusantes, font lire, pour +elles seules l'ouvrage auquel elles sont attachées[152]. Combien +je me rappelle avec intérêt mes courses avec lui dans les montagnes +de Baréges, la première année où j'allai dans les Pyrénées! Cet +homme faisait parler la science comme une muse. Il y avait de la +poésie vraie dans ses descriptions, et pourtant il embellissait sa +narration. Je ne sais comment il faisait, mais je crois en vérité que +j'aimais autant à l'entendre raconter ses courses aventureuses, que +de les faire moi-même. + +[Note 152: _Lettres sur la Suisse_, par William Coxe, avec les notes +par Ramond.] + +Il était, comme on le sait, très-petit, maigre, souffrant et ne +pouvant pas supporter de grandes fatigues. Un jour, il était à +Baréges, chez sa soeur, madame Borgelat; tout à coup il dit à +Laurence, son guide favori: + +--«Laurence, si tu veux, nous irons faire une découverte?» + +Le montagnard, pour toute réponse, fut prendre son bâton ferré, ses +crampons, son croc, son paquet de cordes et son bissac, sans oublier +sa belle tasse de cuir[153] et sa gourde bien remplie d'eau-de-vie, +et les voilà tous deux en marche. + +[Note 153: Elle fut remplacée par une belle tasse en argent que lui +donna M. Ramond pour cette course au pic du Midi. Ces tasses servent +aux guides des glaciers pour faire fondre de la neige, à laquelle ils +mêlent de l'eau-de-vie ou tout autre spiritueux, pour éviter de boire +l'eau trop _crue_ des glaciers.] + +--«Sais-tu où je te mènes, Laurence? + +--Non, monsieur; ça m'est égal. Là où vous irez, j'irai. + +--Nous allons essayer de gravir jusqu'au sommet du pic du Midi. + +--Ah! ah! fit le montagnard. + +--Tu es inquiet? + +--Moi!... non... ce n'est pas pour moi... Mais vous, monsieur Ramond, +comment que vous ferez pour monter sur cette maudite montagne que +personne ne peut gravir?... J'ai peur pour vous.» + +Ramond sourit. Lui aussi avait bien quelques inquiétudes sur la +manière dont il s'en tirerait. Mais il y avait un stimulant dans sa +résolution spontanée, qui le portait à faire ce qu'il n'eût pas fait, +peut-être, à cette époque de l'année, avec sa mauvaise santé. + +Il y avait alors à Saint-Sauveur et à Cauterêts, ainsi qu'à Baréges, +une foule de buveurs d'eau, dont le plus grand nombre étaient de +Paris. Parmi ceux-ci étaient la duchesse de Chatillon et M. de +Bérenger, qu'elle épousa depuis. Ce monsieur de Bérenger avait une +manie que rien ne pouvait lui faire perdre, même le mauvais résultat +de ses courses. Il grimpait toujours, n'importe où il allait. Un +jour, il dit devant Ramond, que certainement le pic du Midi était +une bien belle montagne, mais pour celui qui aurait eu le courage de +monter _jusqu'au sommet_. Ce que voulait Ramond, c'était de vérifier +une dernière fois l'exactitude de ses découvertes. Cependant, cette +sorte de provocation, de la part du jeune élégant parisien, lui +donnait comme un tourment vague qui l'obsédait la nuit comme le +jour. Enfin, il partit, comme on l'a vu, avec Laurence, mais cachant +son voyage à M. de Bérenger. Arrivé sur le pic du Midi, à l'heure +nécessaire pour voir le lever du soleil[154], Ramond commença ses +expériences; et, lorsque tout fut terminé, il voulut essayer de +gravir jusqu'à cette petite plate-forme qui termine le pic, comme le +savent tous ceux qui ont été le plus haut possible; mais la force +lui manqua. Cependant, il en avait un bien grand désir et sa volonté +était ferme habituellement... ce qui prouve qu'elle n'est pas tout, +cependant... + +[Note 154: Tous ceux qui ont été dans les Pyrénées savent combien +le spectacle qu'on a sur le pic du Midi, au lever du soleil, est +admirable.] + +--«Vingt pieds! disait Laurence, et dire que vous ne pouvez pas +monter là, monsieur Ramond... vous!... + +Ramond enrageait encore plus que lui. Enfin, après avoir pris +un peu de repos, il essaya pour la troisième fois, mais toujours +infructueusement; Laurence était aussi désolé que lui; et, pour ceux +qui ont connu Laurence, cette histoire est une de celles dont il +les aura sûrement réjouis plus d'une fois. Enfin, il s'approcha de +Ramond, dont il devinait la contrariété, car l'autre ne disait pas +une parole. + +--«Monsieur, lui dit-il. + +--Qu'est-ce que tu me veux? + +--Si nous disions que nous sommes montés là-haut... hein?» + +Et il faut connaître la physionomie pleine de finesse du montagnard +béarnais pour comprendre celle que mit Laurence dans le _hein_ qui +termina sa phrase. + +--«Non, non, répondit Ramond, je ne veux pas mentir pour satisfaire +ma vanité; car qu'est-ce autre chose qu'une vanité pour répondre à ce +Bérenger?... Allons, qu'il n'en soit plus question.» + +Il quitta la montagne, que ses observations avaient classée parmi les +plus belles des Pyrénées, en soupirant de ce qu'elle lui avait ainsi +refusé l'accès de sa plus haute cime... Revenu à Saint-Sauveur, il +raconta sa course avec toute vérité. + +--«Et finalement, dit M. de Bérenger en se frottant les mains de +contentement, vous n'êtes pas monté jusqu'au sommet du pic? + +--Non. + +--Ah!... c'est fort bien.» + +Et voilà M. de Bérenger allant trouver Laurence, et lui disant qu'il +fallait absolument qu'il retournât au pic du Midi pour y monter avec +lui.. + +--«Mais, monsieur, c'est impossible! Je vous jure que le diable garde +cette roche qui finit le pic. Je l'ai tournée, je l'ai regardée de +tous les côtés, elle est imprenable!» + +M. de Bérenger n'écouta rien, et il décida enfin Laurence à venir +avec lui... Le fait est que je ne sais pas comment il s'y est pris, +mais il est de fait qu'il est monté sur l'extrémité la plus aiguë du +pic du Midi. Lorsqu'il se vit sur cette petite plate-forme, qui n'a +peut-être pas vingt-cinq pieds d'étendue, il se crut un homme destiné +à faire les choses les plus étonnantes. Il revint à Bagnères, et l'on +peut croire que la première parole dont il salua Ramond fut celle +qui lui annonçait son ascension... En l'apprenant, Ramond éprouva un +petit mouvement d'impatience et même d'humeur. + +--«En vérité, disait-il, c'est vraiment bien dommage qu'une si pauvre +tête soit sur de si bonnes jambes!...» + +Ramond était surtout charmant en racontant ses voyages et ses +courses à Gavarni, au Mont-Perdu, à Gèdres surtout... Oh! la grotte +de Gèdres avait laissé dans son âme des souvenirs qui devaient avoir +leur source dans de bien puissantes impressions... C'est en parlant +de Gèdres, dans cette charmante pièce intitulée[155]: _Impressions +en revenant de Gavarni_, qu'il y a cette idée gracieuse: _Le parfum +d'une violette nous rappelle plusieurs printemps!_ + +[Note 155: Fragments imprimés dans le _Mercure de France_, de 1788 ou +1787.] + +On conçoit qu'avec des hommes d'un talent aussi varié, la +conversation devait avoir un charme tout particulier dans le salon +du duc de Bassano. Un jour, c'était M. de Ségur, le grand-maître +des cérémonies, qui racontait dans un souper des petits jours des +anecdotes curieuses sur la cour de Catherine. Il parlait de sa grâce, +de son esprit, du luxe asiatique de ses fêtes, lorsqu'elle paraissait +au milieu de sa cour avec des habits ruisselants de pierreries, +entourée de jeunes et belles femmes, parées elles-mêmes comme leur +souveraine, et contribuant par leurs charmes et leur esprit à +justifier la réputation _de Paradis terrestre_, que les étrangers, +qui ne voyaient que la surface, donnaient tous à la cour de Catherine +II. Les décorations en étaient habilement faites; on ne voyait pas +ce qui se passait derrière la scène, tandis que souvent une victime +rendait le dernier soupir sous le poignard ou le lacet non loin du +lieu où la joie riait et chantait, couronnée de fleurs et enivrée de +parfums. + +Jamais M. de Ségur et moi ne fûmes d'accord sur ce point. Il aimait +Catherine et je l'abhorrais!... Au reste, il était le plus aimable +du monde; c'était l'homme sachant le mieux raconter une histoire. +Sa parole elle-même, sa prononciation, n'était pas celle de tout le +monde. Je l'aimais bien mieux que son frère. + +Madame Octave de Ségur, belle-fille du grand-maître des cérémonies, +était une femme fort aimable, à ce que disaient toutes les personnes +qui la voyaient dans son intimité. Elle était dame du palais de +l'Impératrice; mais, quoiqu'elle fût de la cour, elle n'était +habituellement de la société d'aucune de nous. Elle était jolie, et +possédait ce charme auquel les hommes sont toujours fort sensibles, +qui est de n'avoir de sourire que pour eux. Ses grands yeux noirs +veloutés n'avaient une expression moins dédaigneuse que lorsqu'elle +était entourée d'une cour qui n'était là que pour elle. Comme sa +réputation a toujours été bonne, je dis ce fait, qui, du reste, est +la vérité. + +Une histoire étrange était arrivée quelques années avant dans la +famille du comte de S.....; le héros de cette histoire n'était revenu +que depuis peu de temps, et reparaissait de nouveau dans le monde: +c'était l'aîné de ses fils, Octave de S....., le mari de mademoiselle +d'Aguesseau, la même dont je viens de parler. + +Octave de S....., quoique fort jeune, remplissait les fonctions de +sous-préfet, soit dans les environs de Plombières, soit à Plombières +même, en 1803, lorsque tout à coup il disparut, sans que le moindre +indice pût indiquer s'il était parti pour un long voyage, ou s'il +s'était donné la mort. + +La police fit des recherches avec le plus grand soin; tout fut +infructueux. Cependant, comme rien ne donnait la preuve qu'il +n'existât plus, sa femme, ses enfants et son frère ne prirent point +le deuil. + +Un jour le comte de S..... reçut une lettre sans signature, mais +son coeur de père battit aussitôt, car il reconnut un cachet qui +appartenait à son fils. + +_Ne soyez pas inquiets. Je vis toujours et pense à vous._ + +Ce peu de mots n'étaient pas de l'écriture d'Octave de Ségur; mais +combien ils donnèrent de bonheur dans cette famille désolée, dont +les inquiétudes, sans cesse redoublées, prenaient quelquefois une +couleur sinistre qui amenait le désespoir dans cet intérieur si digne +d'être heureux! M. de Ségur ne voulant pas jeter au public un aliment +de curiosité, ne parla de cette nouvelle qu'à quelques amis qui +partagèrent sincèrement sa joie. + +Philippe de S.....[156], l'auteur du dramatique et bel ouvrage sur la +Russie, est le frère d'Octave. Il adorait son frère... Du moment où +il disparut, le malheureux jeune homme fut atteint d'une mélancolie +qui dévorait sa jeunesse. Dans ses yeux noirs si profonds, au regard +penseur, on voyait souvent des larmes et une expression de tristesse +déchirante. Il avait alors vingt ou vingt et un ans, je crois. On +aurait cru que c'était l'abandon d'une femme, une perfidie de coeur +qui le rendait aussi triste; et on demeurait profondément touché en +apprenant que la perte de son frère était la seule cause de sa pâleur +et de son abattement. La nouvelle qui parvint à la famille ne lui +donna même aucun réconfort. Jamais il n'avait cru à la mort de son +frère. + +[Note 156: Je regrette seulement qu'il ait mis autant en oubli ce que +nous devions à l'Empereur, tout en parlant des fautes de la campagne +de Moscou.] + +«Je serais encore plus malheureux si je l'avais perdu, disait le bon +jeune homme!... Je le saurais par l'instinct même de mon coeur!...» + +Un jour, Philippe inspectait des hôpitaux dans une petite ville +d'Allemagne, pendant la campagne de Wagram... Il parcourait les +chambres et parlait à tous les blessés, pour savoir s'ils avaient +tous les secours qui leur étaient nécessaires... Tout à coup il croit +voir dans un lit un homme dont la figure lui rappelle son frère!.. +Il s'approche!.. À chaque pas la ressemblance est plus forte..... +Enfin il n'en peut plus douter, c'est lui! c'est son frère!.. c'est +Octave!.... + +Octave fut ému par cette expression de tendresse vraie, qui ne peut +tromper. Quelle que fût sa résolution, il se laissa emmener par +Philippe et revint dans la maison paternelle. Il revit sa femme, +ses enfants et tous les siens avec un air apparent de contentement; +personne ne lui fit de questions, on le laissa dans son mystère, +tant on redoutait de lui rendre la vie fâcheuse; il ne parla non +plus lui-même de ce qui s'était passé, et tout demeura comme avant +sa fatale fuite. Le prince de Neufchâtel avait besoin d'officiers +d'ordonnance, on lui donna M. de S..... + +Nous étions un jour dans je ne sais plus quelle lande parfumée de ma +chère Espagne, il était assez tard, M. d'Abrantès allait se coucher, +et moi je l'étais déjà, lorsque le colonel Grandsaigne, premier +aide-de-camp du duc, frappa à la porte en s'excusant de venir à une +telle heure, si toutefois, ajouta-t-il (toujours au travers de la +porte) il y a une heure indue à l'armée. Il avait la rage des phrases. + +--«À présent de quoi s'agit-il? demanda M. d'Abrantès. Vous pouvez +entrer. + +--Un officier du prince de Neufchâtel, mon général, qui demande +que vous lui fassiez donner des chevaux. Il doit porter au +quartier-général des ordres de l'Empereur, et l'alcade prétend qu'il +n'a pas de chevaux ni de mulets à lui donner.» + +Pendant le discours du colonel, l'officier voyant une femme au lit +n'osait avancer et se tenait dans l'ombre... Le duc, très-ennuyé de +ces ordres multipliés qui forçaient à imposer les habitants d'un +village à donner leurs montures, était toujours fort difficile pour +les autoriser; et j'ai vu quelquefois, après s'être informé du cas +plus ou moins pressant qui réclamait son intervention, la refuser au +moins pour quelques jours. + +--«Votre ordre, monsieur, dit-il au jeune officier en tendant la main +vers lui sans le regarder.» + +L'officier avança timidement, et lui remit son ordre. + +--«Ah!... S.....! .... Est-ce que vous êtes parent du grand-maître +des cérémonies? + +--Je suis son fils, mon général. + +--Philippe!....» + +Et le duc se retourna vivement vers le jeune homme, mais s'arrêta +stupéfait en voyant une figure qu'il ne connaissait pas. + +--«Qui donc êtes-vous, monsieur, demanda-t-il d'une voix sévère?...» +car sa première pensée fut que l'homme qui était devant lui pouvait +être un espion. Elle se traduisit probablement sur sa physionomie si +mobile, car le jeune homme devint fort rouge. + +--«J'ai eu l'honneur de vous dire, mon général, que le comte de +S..... est mon père. Je suis l'aîné de ses fils. + +--Ah! s'écria joyeusement le duc, c'est donc vous qui êtes _le +perdu_!... Pardieu! mon cher, soyez _le bien retrouvé_!... Voyons, +que voulez-vous?... des chevaux? Vous en aurez; mais d'abord vous +passerez le reste de la nuit ici, attendu qu'il est tout à l'heure +minuit, et que, dans la romantique Espagne, les voyages au clair +de lune commencent à n'être plus aussi agréables qu'au temps des +Fernands et des Abencerrages.» + +Quelque délicatesse que l'on mît à ne pas parler à Octave de S..... +de son aventureuse absence, cependant, comme ami fort intime de +son père, dont souvent il avait même essuyé les larmes, le duc +d'Abrantès avait presque le droit de lui en dire quelques mots. M. de +Ségur ne fut pas mystérieux et lui raconta comment une raison, qu'il +nous cacha par exemple, l'avait déterminé à mener une vie errante: + +--«J'avais besoin de voir d'autres lieux, disait-il, de parcourir +d'autres contrées!... + +Octave de S..... était aimable, avec un autre genre d'esprit que son +père et son frère, et, comme eux, par des manières charmantes et +gracieuses; je l'ai vu dans le monde pendant le peu de temps qu'il y +est demeuré et j'avoue que je n'ai pas compris l'éloignement qu'avait +pour lui, disait-on, une personne qui pourtant aurait dû l'apprécier. + +Le duc de Bassano aimait beaucoup la famille de M. de Ségur, cette +famille même lui avait même de grandes obligations. + +Les femmes qui étaient invitées et reçues de préférence chez la +duchesse et le duc de Bassano étaient les plus jeunes et les plus +jolies de la cour. On pouvait choisir, en effet, parmi elles, car +excepté deux ou trois il n'y en avait pas de laides parmi nous. +J'excepte la dame d'honneur, madame de Larochefoucauld; mais elle +était de bonne foi et savait qu'elle était non-seulement laide mais +bossue, et lorsque nous nous trouvions ensemble dans quelque voyage +où notre service nous appelait, elle disait souvent en riant, à +l'heure de sa toilette: + +--«Allons, il faut aller habiller le magot!...» + +Mais lorsque, dans un des grands cercles de la cour, l'Impératrice +était entourée de ses dames de service, et que parmi elles étaient +madame de Bassano, de Canisy, de Rovigo, de Bouillé, madame de +Montmorency, dont les traits n'étaient pas ceux d'une jolie femme, +mais dont l'admirable et noble tournure était _unique_ parmi ses +compagnes; jamais on ne vit plus d'élégance dans la démarche, plus de +perfection dans la taille d'une femme: en la voyant marcher, courir +ou danser, on ne la voulait pas autrement, ni plus belle ni plus +jolie. C'était, en outre, de ces agréments du monde qu'elle possédait +parfaitement, une personne remarquable dans son intérieur et même +fort originale sur plusieurs points de la vie habituelle. En résumé, +c'est une femme bien agréable et charmante, je dis _c'est_, parce que +les personnes comme elles ne changent pas. Madame de Mortemart était +une fort bonne et aimable femme, elle était fort bien et presque +jolie. J'ai déjà parlé de madame Octave de Ségur; il y avait aussi +sa belle-soeur, madame Philippe de Ségur[157]; elle était fort +jolie, avait d'admirables yeux noirs, une très-jolie petite taille, +dont elle tirait bien parti, et passait enfin avec raison pour une +jolie femme. Quant à la duchesse de Montebello, je n'ai pas besoin +de rappeler son nom, pour qu'on sache qu'avec la duchesse de Bassano +elle était la plus belle parmi ses compagnes. + +[Note 157: Mademoiselle de Luçay.] + +La maréchale Ney n'avait rien de régulier, mais elle était jolie et +surtout elle plaisait. Ses yeux étaient de la plus parfaite beauté, +sa physionomie douce et spirituelle, et tous les accessoires si +nécessaires à une femme pour qu'elle puisse plaire; tels que de beaux +cheveux, de jolies mains et de petits pieds; ces beautés-là donnent +tout de suite une sorte d'élégance qui n'est pas celle de tout le +monde et qui est un aimant agréable. + +Madame Gazani n'était pas dame du palais et ne l'avait jamais été; +elle avait pourtant escamoté on sait comment, dans un certain +temps, la prérogative de marcher avec les dames du palais; elle +était lectrice de l'Impératrice, ce qui, pour le dire en passant, +était assez drôle, puisqu'elle était italienne-génoise et que +notre Impératrice était souveraine des Français. Mais après tout, +madame Gazani était une femme ravissante, et jolie comme on l'est +à Gênes, lorsqu'on se mêle de l'être, et voilà le grand secret de +sa nomination. Elle était donc parfaitement belle, encore plus +engageante et piquante, faite pour la cour sans en avoir pourtant les +manières, mais très-disposée à les prendre, ce qu'elle a prouvé; car +elle aimait cette vie de la cour, la galanterie, les intrigues. Quant +à de l'esprit, elle avait celui du monde, à force d'en être, mais +du reste peu, et même pas du tout dans le sens bien prononcé qu'on +attache à ce mot. Pendant la durée de sa faveur, elle ne fut hostile +à personne, ce dont on lui sut gré; et puis cette faveur passée, elle +demeura une des plus belles personnes de la cour et une des plus +inoffensives, ce qui n'arrive pas toujours. + +J'ai dit qu'il y avait tous les samedis de petits bals chez la +duchesse de Bassano, où l'on était moins nombreux que les jours de +grande réception. Indépendamment de ces bals, il y avait un grand +dîner diplomatique; je l'appelle ainsi parce que chez le ministre des +affaires étrangères il y avait nécessairement, en première ligne, +les ministres étrangers et tout ce qui tenait au corps diplomatique, +présenté par les ambassadeurs. Ce dîner avait lieu dans la grande +galerie de l'hôtel de Gallifet où était alors le ministère des +affaires étrangères; et il était suivi d'une fête[158] à laquelle +était invité autant de monde que pouvait en contenir les vastes +appartements du ministère, et dont la duchesse de Bassano faisait les +honneurs avec une grâce et une convenance tout à fait remarquables. + +[Note 158: Le traitement du duc de Bassano était de 400,000 fr.; la +dépense de sa maison s'élevait à 300,000 fr.] + +Il fallait bien cependant se reposer un peu de cette foule, de +ce mouvement, tourbillon dont la tête se fatigue si vite; et les +samedis n'étaient pas encore faits pour cela, comme je viens de le +dire, puisqu'il y avait encore deux cents personnes d'invitées. La +duchesse de Bassano organisa une société habituelle, qui venait +chez elle non-seulement les jours de réception, mais tous les +autres jours de la semaine. Les femmes les plus assidues chez elle +dans son intimité étaient la belle madame de Barral[159], madame +d'Audenarde, jeune, jolie et nouvelle mariée, madame de Brehan, +madame de Canisy, madame d'Helmstadt, madame Gazani, madame Legéas, +sa belle-soeur, élégante et jolie[160], madame de d'Alberg, charmante +et aimable femme; madame de Valence, dont l'esprit est si piquant et +si vrai, si naturel dans le charme de la causerie et un autre charme +qu'on ne peut définir, mais dont on éprouve la puissance et qui +retenaient la jeunesse qui déjà s'enfuyait. Les hommes étaient le +duc d'Alberg, M. de Sémonville, M. de Valence, M. de Montbreton, M. +de Lawoëstine, M. de Flahaut, M. de Narbonne, Lavalette, dont j'ai +déjà fait connaître l'aimable caractère et le charmant esprit; M. de +Fréville, l'un des hommes les plus spirituels que j'aie rencontrés +en ma vie; M. de Celles, dont la causerie rappelle tout ce qu'on +nous dit du temps agréable de Louis XV; M. de Chauvelin, dont les +preuves étaient faites à cet égard-là, mais qui depuis prouva combien +il était à redouter plus sérieusement; M. de Rambuteau[161], M. le +comte de Ségur, M. de Turenne, et tous les maris des femmes que j'ai +nommées, venaient alternativement passer la soirée chez madame de +Bassano; on voit que le noyau autour duquel venait ensuite se grouper +progressivement la foule était déjà assez nombreux pour alimenter une +causerie journalière; et lorsque le duc de Bassano pouvait quitter un +moment ses nombreux travaux pour venir s'y joindre, elle n'en était +que plus aimable. + +[Note 159: Aujourd'hui madame de Septeuil.] + +[Note 160: Quelque extraordinaire qu'il puisse paraître qu'étant +aussi liée avec M. et madame de Valence, la duchesse de Bassano ne +connût pas leur mère, cela est pourtant _positif_.] + +[Note 161: Et M. de Rambuteau, qui a prouvé qu'on pouvait être à la +fois un homme du monde et un habile administrateur. Napoléon l'avait, +au reste, bien deviné.] + +Un soir de ces réunions intimes, plusieurs habitués causaient autour +de la cheminée, dans le salon ordinaire de la duchesse de Bassano. +C'était en hiver et même en carnaval (le dimanche gras); on était +fatigué des bals et des veilles; et c'était un grand hasard que ce +soir-là on fût en repos. On causait donc. Je ne sais plus qui se mit +à parler de madame de Genlis, qui venait de publier un nouvel ouvrage. + + +LA DUCHESSE DE BASSANO. + +Mon Dieu! croiriez-vous que je ne connais pas madame de Genlis!... Je +ne l'ai même jamais aperçue... + + +MADAME GAZANI. + +Ni moi!... + + +MADAME D'HELMSTADT. + +Ni moi!... + + +MADAME DES BASSAYNS. + +Ni moi!.. + + Et trois ou quatre autres femmes, en même temps: + +Ni moi non plus!... + + +LA DUCHESSE DE BASSANO. + +C'est bien étrange, en vérité!... Je ne sais ce que je donnerais +pour voir une personne aussi célèbre et en même temps si digne de +l'être!... + + +MADAME DE BARRAL. + +Et moi aussi!... + + +MADAME DES BASSAYNS. + +Allons la voir!... + + +LA DUCHESSE DE BASSANO. + +Mais comment faire? quel prétexte prendre?... + + Une voix, à l'extrémité du salon: + +Aucun. Si vous voulez, je vous y conduirai. + +Tout le monde se tourna vers celui qui venait de parler: c'était un +grand jeune homme élancé, blond, dont la figure était charmante, +ainsi que la tournure: c'était M. de Lawoëstine. En le reconnaissant, +tout le monde se mit à rire. + +--Vraiment, dit la duchesse de Bassano, voilà un introducteur bien +respectable!... + +--Pourquoi non? Voulez-vous véritablement voir ma grand'-mère? + + +LA DUCHESSE DE BASSANO. + +Certainement! + + +M. DE LAWOESTINE. + +Eh bien! je vous y conduirai. + + Plusieurs de ces dames à la fois: + +Oh! nous aussi, n'est-ce pas?... nous aussi!.. + + +M. DE LAWOESTINE. + +Mesdames, vous êtes toutes charmantes, et sans doute fort aimables; +mais cependant notre caravane doit être limitée à un certain nombre; +car, enfin, je ne puis vous emmener toutes... + + +MADAME D'HELMSTADT. + +Mais moi?... + + +MADAME DE BARRAL. + +Et moi?... + + +MADAME GAZANI. + +Et moi?... + + +M. DE LAWOESTINE. + +Écoutez, madame la duchesse décidera entre vous. Seulement, +laissez-moi vous dire que madame de Genlis aime fort tout ce qui +est extraordinaire... Il faut donc que cette visite ne ressemble à +aucune autre; voilà, je crois, ce que vous devez faire. + +Tout le monde se mit autour de lui, et il expliqua un plan qui fut +trouvé charmant. On ne voulut pas en remettre l'exécution plus loin +que le même soir. + +Par une singularité assez remarquable, aucune des femmes qui étaient +chez madame de Bassano n'allait au bal; et si les hommes avaient +des engagements, ils les sacrifièrent avec joie pour être de la +partie. Voilà le nom de ceux qui se trouvaient chez la duchesse: +M. de Rambuteau, M. Adolphe de Maussion[162], M. de Montbreton, M. +Alexandre de Laborde, M. de Lawoëstine, M. de Grandcourt et peut-être +quelques autres hommes dont le nom ne se présente pas à la mémoire. +Les femmes étaient: madame Gazani, madame d'Helmstadt, madame des +Bassayns, madame de Barral et la maîtresse de la maison. Aussitôt que +la chose fut convenue, ces dames, ainsi que les hommes, envoyèrent +chercher leurs dominos chez eux. Grandcourt, lui seul, eut l'heureuse +pensée, que peut-être même on lui suggéra, de _se déguiser_, et le +costume qu'il choisit fut celui de Brunet, dans _les Deux Magots_. +On envoya aussitôt aux Variétés; Brunet venait précisément de jouer +le rôle, et il prêta le costume. Cela seul valait la soirée, de voir +Grandcourt en magot. Lorsqu'on fut prêt, toute la troupe monta dans +plusieurs fiacres et se rendit rue Sainte-Anne, où demeurait alors +madame de Genlis[163]. Il était minuit, et madame de Genlis allait +se coucher, lorsqu'elle entendit un fort grand bruit et que tout +son appartement fut envahi par une troupe de masques, au milieu de +laquelle figurait le charmant _magot Grandcourt_. Madame de Genlis +était déjà déchaussée et coiffée de nuit. Mais, comme l'avait dit +son petit-fils, elle aimait ce qui était extraordinaire. L'invasion +de sa chambre, au milieu de la nuit, par une troupe de gens qui +paraissaient de très-bonne compagnie (ce que son habitude du grand +monde lui fit voir en un instant), ne pouvait être qu'un amusement +de cette même bonne compagnie à laquelle, malgré sa retraite, elle +appartenait toujours. Elle ne voulut donc pas être un empêchement à +cette folie de carnaval; elle fut parfaitement aimable; prétendit +se croire au bal masqué et causa de la manière la plus piquante +et la plus charmante avec toutes ces figures masquées qu'elle ne +connaissait pas du tout, non plus qu'elle ne reconnaissait son +petit-fils, qui ne s'était pas démasqué pour augmenter le comique +de la chose. Cependant, elle ne pouvait se prolonger longtemps; de +même que l'_imprévu_ avait tout le mérite de cette aventure, de même +aussi il fallait qu'elle fût courte; madame de Genlis le comprit la +première: + +[Note 162: Frère du comte Alfred de Maussion, auteur de plusieurs +romans écrits avec goût et remplis de cet intérêt qui fait tourner +les pages... Le succès du dernier ouvrage de M. le comte de Maussion, +intitulé _Faute de s'entendre_, doit lui donner la volonté de ne se +pas arrêter, et à nous le regret qu'il n'y ait qu'un volume. On y +retrouve les scènes du grand monde, ses perfidies, ses joies, comme +son malheur; et tout cela raconté dans ce langage de bonne compagnie +dont bientôt nous n'aurons plus que la tradition, qui, encore +elle-même, pâlit chaque jour. Le comte Alfred de Maussion est le seul +des deux frères qui ait écrit.] + +[Note 163: Et non pas à l'Arsenal, où mademoiselle Cochelet place la +scène qu'elle raconte en tout (comme beaucoup d'autres choses) avec +une grande absence de vérité, et une si grande, que je crois qu'elle +n'y était pas. La manière dont l'aventure s'est terminée me le fait +croire.] + +--En vérité, dit-elle, à la douceur de vos voix, à votre mystérieuse +venue, je suis tentée de croire que des anges ont visité ma pauvre +demeure: confirmez mon espoir. Laissez-moi voir vos visages. + +Après une courte résistance, madame des Bassayns laissa tomber son +masque, et madame de Genlis vit, en effet, une charmante figure +entourée d'une forêt de boucles blondes et fort convenable au +_personnage d'ange_. + +--Et vous? dit madame de Genlis à un petit domino qui était près +d'elle, et tirant elle-même les cordons de son masque, elle vit +aussitôt une ravissante personne dont bien sûrement Canova eût fait +son Hébé, s'il l'eût connue. C'était la fraîcheur, la jeunesse même +avec sa peau veloutée et ses dents perlées, ses lèvres de corail, et +ses yeux riants et joyeux: c'était madame d'Helmstadt. + +--«Ah! s'écria madame de Genlis; j'avais bien pressenti que vous +étiez des anges!» + +Mais elle fut arrêtée dans le cours de son admiration à la vue des +deux personnes qui, se démasquant, vinrent à elle; c'étaient madame +de Bassano et madame Gazani!... + +On sait comme elles étaient belles!... La tradition de leur beauté +franchira le temps, et nos petits-enfants en parleront avec raison +comme de celle de madame de Montespan et de madame de Longueville... +À l'aspect de ces deux femmes, madame de Genlis demeura stupéfaite; +elle avait été curieuse de connaître les visages après avoir entendu +les voix, et maintenant elle voulait savoir les noms de ces belles +personnes qui venaient ainsi dans sa maison au milieu de la nuit... +M. de Lawoëstine ne s'était pas démasqué. Sa vue seule lui aurait +nommé les inconnues... Toutefois leur rare beauté, leurs manières, +l'élégance de leurs costumes de bal masqué[164], étaient pour madame +de Genlis une certitude qu'elle pouvait _se hasarder_ à causer avec +elles. Mais il était tard, la duchesse comprit qu'il fallait laisser +coucher celle qu'elles étaient venues troubler au moment de son +repos... + +[Note 164: Les dominos étaient presque toujours en gros de Naples, +et souvent en satin noir garni de très-belle blonde. Dans les bals +masqués particuliers, nous mettions des dominos en satin rose ou +blanc, également garni de belle blonde; le camail était charmant +ainsi et allait à merveille lorsqu'on avait ôté son masque, ce qu'on +faisait presque toujours avant la fin du bal.] + +--«Eh quoi! sans vous connaître! dit madame de Genlis; sans que je +puisse savoir _quel ange_ je dois prier? + +--Eh bien, reprit la duchesse, promettez de nous recevoir samedi +prochain[165], et nous viendrons toutes pour vous remercier de votre +aimable accueil... + +[Note 165: C'était son jour de réunion.] + +--Et moi, dit madame de Genlis enchantée, je vous promets que vous +aurez une soirée comme depuis longtemps vous n'en avez vu, peut-être; +vous aurez de mes proverbes, et Casimir jouera de la harpe avec moi.» + +Et toute la troupe prit congé, laissant l'auteur de _Mademoiselle de +Clermont_ enchanté de cette aventure. Le samedi suivant la soirée eut +lieu en effet et fut charmante comme elle l'avait promis. Le duc de +Bassano y accompagna sa femme. + +Lorsque M. de Bassano se fut retiré du ministère des affaires +étrangères, il n'y eut plus ce mouvement, ce tourbillon de monde +autour de sa maison; mais comme on avait compris que la duchesse +et lui savaient ce que la vie a de plus doux en France, qui est +d'employer ses heures et d'en donner une partie à la communication +mutuelle, à la causerie, à cette fréquentation quotidienne qui amène +l'intimité et maintient quelquefois des relations qui se fussent +rompues autrement tout naturellement et par l'éloignement... C'est +ainsi que de saintes amitiés se sont trouvées perdues sans aucune +autre raison!... La duchesse était aussi bonne que belle; son esprit +aimait tout ce qui tenait au bon goût, à l'extrême élégance; d'une +apparence sérieuse, elle avait pourtant une chaleur de coeur, un +dévouement d'amitié, qui lui avaient donné de vrais amis. Aussi, +lorsqu'elle fut hors de l'hôtel du ministère, son salon ne fut plus +un _salon officiel_, mais on y fut toujours, parce que c'était un +salon où l'on trouvait une maîtresse de maison aimable, bonne et +belle. + +Enfin, vinrent les malheurs de l'Empire et sa chute. La famille de +Bassano fut exilée, proscrite!... et pourquoi!... + +Mais elle revint!... Ce fut alors que le duc de Bassano occupa son +hôtel de la rue Saint-Lazare[166]. Il y passait les hivers; et l'été, +il allait dans sa terre de Beaujeu, en Franche-Comté. Cette époque +est celle où, véritablement, on put juger de la manière dont la +duchesse et lui tenaient leur maison. Elle était bien toujours celle +d'un grand personnage, mais d'un particulier ne souffrant jamais +qu'on s'occupât de politique, à laquelle il était devenu étranger; le +duc provoquait alors lui-même une causerie dont le charme avec lequel +il conte, et la vérité de ses souvenirs en doublait le prix. Étienne, +Arnaud, Denon, Gérard, Gros, tous les littérateurs et les artistes +remarquables continuèrent à aller dans une maison où ils trouvaient +tout ce qui pouvait les attirer, et surtout bonne mine d'hôte. + +[Note 166: La première année de la Restauration, il logeait rue de la +Ville-l'Évêque.] + +Cependant le temps s'écoulait. Autour de la duchesse de Bassano +s'élevait une famille nombreuse, dont la beauté aurait rappelé la +sienne, si cette beauté eût éprouvé la moindre altération; mais +bien loin de là, elle était toujours une des femmes les plus +remarquables lorsqu'elle paraissait dans une fête. C'est ici où je +dois faire connaître la duchesse de Bassano sous le rapport étranger +à l'agrément d'une femme du monde. + +Puisque j'ai parlé de sa jeune famille, je dois dire en même +temps combien elle était bonne mère, combien elle était _femme +d'intérieur_, après avoir été la plus élégante, la plus brillante +d'une grande fête. S'occupant de ses enfants, qui l'adoraient, +elle était pour eux une amie autant qu'une mère, et un regard +désapprobateur était souvent une punition plus sévère pour ses fils, +que toutes celles de leur gouverneur. Elle avait deux garçons et +trois filles. + +Rien n'était plus charmant que de voir cette mère, jeune encore[167], +non-seulement par l'âge, mais par sa figure, toujours au même point +de fraîcheur et d'éclat, entourée de ses enfants!... + +[Note 167: À peine quarante ans, et elle en paraissait trente-un ou +trente-deux au plus.] + +Tous se groupaient autour d'elle et formaient un ravissant tableau. +Bientôt le temps développa la beauté de Claire de Bassano; elle +devint l'ornement des bals et des fêtes, ainsi que sa soeur Louise. +Fière de ses filles, la duchesse n'allait plus dans le monde que +pour jouir du triomphe qu'elles y trouvaient, tandis qu'elle-même +était encore radieuse de beauté. Cette époque est celle où sa maison +fut vraiment charmante. Elle recevait beaucoup, donnait des fêtes +admirablement ordonnées, auxquelles on se faisait inviter quinze +jours d'avance... Elle en faisait les honneurs, aidée de son mari +et de ses quatre beaux enfants, et chacun sortait de ce palais de +fées, attaché par la politesse courtoise du duc de Bassano et son +esprit remarquable, par le charme des manières de la duchesse, et par +cet ensemble enfin qu'on ne pouvait s'expliquer, mais qui faisait +désirer d'y retourner, d'abord pour revoir cette maison et ce qu'elle +renfermait d'attrayant dans ses habitants, et bientôt pour être leur +ami à tous. + +C'est au milieu de ces joies que le malheur se ressouvint de cette +famille. + +La duchesse devait conduire ses filles à un bal chez M. Perrégaux; +elles se faisaient d'avance une joie de cette fête. Elles avaient été +au bal, la veille, chez M. Hoppe, où la duchesse de Bassano avait +été remarquée à côté des femmes jeunes et belles, et même entre ses +deux filles. Coiffée avec des camélias[168] naturels qui faisaient, +par leur couleur blanche et rouge, ressortir l'ébène de ses cheveux; +elle était charmante... Le jour du bal de M. Perrégaux, les jeunes +personnes s'occupèrent de leur toilette avec une telle joie de jeunes +filles, que leur mère n'osa pas leur dire qu'elle avait une de ces +affreuses douleurs de tête, qui, depuis quelque temps la faisaient +beaucoup souffrir. Elle le dit seulement à la baronne Lallemand, qui +l'engagea à ne pas insister. Elle voulait conduire ses filles au +bal!... Mais la douleur devint intolérable; elle dut rester... + +[Note 168: C'était alors la mode de se coiffer avec des camélias et +des bruyères naturelles.] + +La maladie fut courte! La duchesse se coucha le même soir, c'était un +lundi... Le mercredi elle n'existait plus!... Et au moment où elle +quitta la vie et ce monde où elle avait été si aimée, si admirée, +elle était toujours radieuse de beauté!... elle semblait dormir!... + +Horace Vernet, l'un des intimes de la maison, eut le pénible courage +de faire son portrait après sa mort!... Elle avait à peine quarante +ans[169]! + +[Note 169: En 1820 elle avait trente-six ans.] + +Elle mourut avant que les camélias qui avaient été dans ses cheveux +au bal de M. Hoppe fussent fanés! + + +FIN DU TOME CINQUIÈME. + + + + +TABLE + +DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE CINQUIÈME VOLUME. + + + Pages. + + Salon de l'Impératrice Joséphine. 1 + + Première partie.--Madame Bonaparte. _Id._ + + Deuxième partie.--L'Impératrice Joséphine. 83 + + Troisième partie.--L'impératrice à Navarre. 173 + + Quatrième partie.--La Malmaison. 1813-1814. 257 + + Salon de Cambacérès, sous le Consulat et l'Empire. 279 + + Salon de madame la duchesse de Bassano. 333 + + +Imprimerie d'ADOLPHE ÉVERAT ET Cie, rue du Cadran, 16. + + +[Notes au lecteur de ce fichier numérique: + +Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été +corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée. L'écriture des +noms propres (Institutions d'État) a été uniformisée, ex. État, Directoire, +Consul. + +Ligne 5507: "Elle y alla en 1812 et fut reçue à Milan avec enthousiasme;" +L'original contenait 1816, cette erreur a été corrigée.] + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Histoire des salons de Paris (Tome 5/6), by +Laure Junot, duchesse d' Abrantès + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE SALONS DE PARIS, TOME 5 *** + +***** This file should be named 44664-8.txt or 44664-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/6/6/44664/ + +Produced by Mireille Harmelin, Christine P. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For forty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Histoire des salons de Paris (Tome 5/6) + Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le + Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et + le règne de Louis-Philippe Ier + +Author: Laure Junot, duchesse d' Abrantès + +Release Date: January 14, 2014 [EBook #44664] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE SALONS DE PARIS, TOME 5 *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and +the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + + + +<h1><span class="smaller">HISTOIRE</span><br> +<span class="small">DES</span><br> + SALONS DE PARIS</h1> + +<p class="center p2">TOME CINQUIÈME.</p> + +<div class="p4 center smaller"> +<p>L'HISTOIRE DES SALONS DE PARIS</p> +<p>FORMERA 6 VOL. IN-8<sup>o</sup>,</p> +<p>Qui paraîtront par livraisons de deux volumes.</p> +<p>La 2<sup>e</sup> a paru le 11 janvier;<br> + La 3<sup>e</sup> paraîtra le 15 avril.</p> + +<p>Les souscripteurs chez l'éditeur recevront <em>franco</em> l'ouvrage<br> + le jour même de la mise en vente.</p> +</div> + +<p class="p4 center smaller"> + PARIS.—IMPRIMERIE DE CASIMIR,<br> + Rue de la Vieille-Monnaie, n<sup>o</sup> 12.</p> + +<p class="p4 center"><b><span class="smaller">HISTOIRE</span><br> +<span class="small">DES</span><br> + SALONS DE PARIS</b></p> + +<p class="center" style="line-height: 1.5em;">TABLEAUX ET PORTRAITS<br> + DU GRAND MONDE,<br> +<span class="smaller">SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE,<br> + LA RESTAURATION,<br> + ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE I<sup>er</sup>.</span></p> + +<p class="center"><span class="small">par</span><br> + LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.</p> + +<p class="center p2">TOME CINQUIÈME.</p> + +<a id="img001" name="img001"></a> +<div class="figcenter"> +<img src="images/img001.jpg" alt="Enseigne de l'éditeur." title="" height="175" width="150"> +</div> + +<p class="p2 center smaller">À PARIS<br> + CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE<br> +<span class="smaller">DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS,<br> + PLACE DU PALAIS-ROYAL.<br> + M DCCC XXXVIII.</span></p> + + +<h2><span class="pagenum"><a id="page1" name="page1"></a>(p. 1)</span> SALON DE L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE.<br> +PREMIÈRE PARTIE.</h2> + +<h3>MADAME BONAPARTE.</h3> + +<p>Toutes les personnes qui ont connu Joséphine peuvent sans doute +invoquer leurs souvenirs sur ce qui la concerne; mais dans le nombre +il en est cependant qui ressentent plus vivement la force de ces +mêmes souvenirs et peuvent les retrouver avec d'autant plus de +fidélité que ces mêmes personnes <span class="pagenum"><a id="page2" name="page2"></a>(p. 2)</span> ont vécu près de la femme +dont on est aujourd'hui si désireux de connaître les actions, alors +qu'elle était la compagne aimée de l'homme du siècle. On veut +surtout connaître l'époque où la France, fatiguée à la suite d'un +long paroxysme de souffrances, s'était endormie et n'offrait plus à +l'étranger les immenses ressources <i>sociables</i> qui l'attirent dans +notre beau pays plus que tous ses autres avantages. Alors Paris était +une vaste solitude dans laquelle d'anciens amis revenus de l'exil +osaient à peine se reconnaître. Ce n'était plus qu'en tremblant +qu'on se demandait à soi-même si l'on était toujours Français. Plus +de gaieté, plus de cette insouciance qui rendait à nos pères la vie +si facile, tout était devenu danger. On tremblait de parler; on +tremblait de se taire; le caractère français, jadis si confiant, +avait changé sa nature en une sombre inquiétude qui dévorait +l'existence; on était méfiant; et comment ne pas l'être, on avait été +si souvent trahi! Aussi, plus de réunions, plus de ces causeries, de +ces maisons ouvertes, où vingt personnes allaient chaque jour rire +et causer avant un souper joyeux; plus de société enfin! Plus de +société en France! cette société habituelle qui faisait notre vie!... +Aussi quel voile de deuil était jeté sur toutes les familles! il +semblait que <span class="pagenum"><a id="page3" name="page3"></a>(p. 3)</span> la mort eût passé par cette ville jadis résonnant +du bruit des chansons, des bals et des fêtes. Était-ce bien la même +cité où les femmes ne s'occupaient que du soin d'être aimables et +aimées?... où les hommes, braves comme les Français l'ont toujours +été, n'en étaient pas moins soigneux de plaire, prévenants et +polis?... On ne voyait plus dans nos promenades, aux spectacles, que +de ridicules poupées, ayant même oublié le beau langage pour parler +un sot et ridicule idiome.—Les femmes elles-mêmes, oubliant ce +qu'elles se devaient, acceptaient aussi le titre très-justement donné +d'<i>incroyables</i> et de <i>merveilleuses</i>... Quelle époque et quelle +complète déraison!</p> + +<p>Ce fut alors que le 18 brumaire dissipa les premières ténèbres qui +enveloppaient la France ou du moins les plus épaisses... Alors nous +entrevîmes un horizon plus clair; il fut permis de se dire Français, +et à peine une année s'était-elle écoulée qu'on était de nouveau fier +de l'être. Alors on regarda autour de soi, on rappela ses souvenirs. +Pourquoi ne pas vivre comme vivaient nos pères? dirent ceux qui, +depuis leur retour de l'exil, languissaient isolés et n'osaient +appeler aucun ami autour d'eux... et de nouveau l'hospitalité des +châteaux ne fut plus un crime; on put se voir, se parler, se +communiquer ses pensées. L'amour <span class="pagenum"><a id="page4" name="page4"></a>(p. 4)</span> de la sociabilité reprit +ses droits, et cette coutume si douce de se voir chaque jour, de se +réunir, redevint encore une fois l'existence de tout ce qui avait +connu une manière de vivre si excellente et si bien faite pour le +bonheur.</p> + +<p>Bonaparte, en arrivant au premier degré de ce pouvoir, qu'il sut +ensuite conquérir tout entier, comprit à merveille qu'il fallait +réorganiser le système <i>sociable</i> pour arriver au système <i>social</i>; +il fit alors des efforts pour ramener les Français à un état +semblable à celui dans lequel ils vivaient avant la Révolution en le +bornant à la vie habituelle: ce n'était pas là qu'étaient les abus.</p> + +<p>Quelques semaines après son <i>avénement</i> au consulat, Bonaparte quitta +le Luxembourg pour venir habiter les Tuileries. Ce premier pas vers +le pouvoir absolu lui donna aussi la pensée de faire revivre cette +belle société de France dont les pays les plus lointains étaient +jadis fiers d'imiter jusqu'aux travers, car ces mêmes travers étaient +encore aimables. Bonaparte, tout en le souhaitant, comprit que ce +qu'on appelait l'<i>ancien régime alors</i>, pouvait seul apprendre <i>aux +siens</i> ces belles manières et cette courtoisie si nécessaires à la +vie habituelle même la plus simple. Il le comprit et travailla dans +le sens utile pour acquérir à son parti les hommes de celui que +toute sa vie il avait <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> combattu, car les temps étaient changés, +et Bonaparte premier Consul, préludant à l'Empire, n'était plus le +général Bonaparte combattant à Arcole pour la liberté de la France. +Il demeura toujours l'homme de la gloire, seulement il la comprit +autrement. Ce fut à cette époque du Consulat qu'il conçut et mit en +œuvre son système de fusion, et les Tuileries devinrent un lieu de +réunion, non seulement dans le salon de madame Bonaparte, mais dans +les grands appartements du premier Consul. Il y eut d'abord un grand +mélange: cela devait être; on ignorait encore ce qu'on demanderait. +On voulait ensuite connaître de plus près cet homme qui préludait à +la souveraineté par une vie complète de gloire à trente ans, et qui +paraissait devoir dominer toutes les renommées passées, et faire +pâlir à côté de lui tous les conquérants du pouvoir. Ne repoussant +personne, accueillant tous les partis, quelque méfiance qu'il eût de +celui de Clichy et de celui du Manége, Bonaparte entra avec assurance +dans l'arène, où personne, au reste, n'osa descendre pour lui +disputer un prix qu'on jugeait bien ne pouvoir être obtenu que par +lui.</p> + +<p>Bonaparte ne connaissait nullement la haute société de Paris, à +l'époque où il venait chez ma mère, lorsqu'avant la Révolution elle +le faisait sortir de <span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span> l'école militaire au moment des vacances; +il était trop jeune alors pour apprécier le genre de société qui +venait chez elle; lorsque plus tard il fut assidu dans notre maison, +après la mort de mon père, il n'y avait personne à Paris; le salon le +plus fréquenté par la bonne compagnie était ou en deuil ou désert, et +quand le Directoire vint nous donner la parodie d'une cour, on sait +assez quel genre de courtisans les directeurs rassemblèrent autour +d'eux. Même Barras qui, par sa naissance<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Go to footnote 1"><span class="smaller">[1]</span></a>, était bien capable +de connaître ceux qui devaient venir chez lui et traiter avec eux +de puissance à puissance. Bonaparte ne pouvait donc connaître que +par une tradition orale ce qu'on appelait <i>la bonne compagnie</i> et +ce qu'il voulait avoir autour du trône, encore dans l'ombre, qu'il +édifiait déjà, et que devait, mais seulement pour quelque temps, +remplacer le fauteuil consulaire.</p> + +<p>Madame Bonaparte pouvait lui être en cela d'un grand secours, mais +beaucoup moins cependant que Bonaparte ne se le figurait. Madame +Bonaparte n'avait jamais été présentée à la cour de Louis XVI. +<span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span> Les Beauharnais étaient bien nés, bons gentilshommes, mais là +s'arrêtaient leurs droits pour la présentation. Quant à madame de +Beauharnais, elle ne fut même présentée qu'en 1789; elle n'était pas +noble, si ce n'est de cette noblesse des colonies que celle d'Europe +ne reconnaissait que lorsque la filiation était tellement positive +qu'on ne la pouvait nier. Sans doute madame de Beauharnais était une +femme <i>comme il faut</i>, pour me servir de l'expression voulue; mais +Bonaparte crut sa position beaucoup plus importante et capable de +diriger une opinion. Il revint ensuite là-dessus et j'en ai acquis +la preuve dans une conversation que j'eus avec lui-même avant le +divorce<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Go to footnote 2"><span class="smaller">[2]</span></a>. Mais il est certain qu'au moment du mariage il crut avoir +contracté une union avec une famille qui valait au moins celle des +Montmorency.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page8" name="page8"></a>(p. 8)</span> L'erreur se prolongea quelque temps sous le Consulat, et le +faubourg Saint-Germain lui-même y contribua tout le premier. Chacun +voulait être rayé. On n'en était pas venu encore à écrire quatre +lettres dans une semaine pour avoir une clef de chambellan au haut +de la basque de son habit, mais on y préludait; on voulait rentrer +dans sa maison enfin, et pour cela on se faisait cousin, oncle, +grand-oncle, arrière-petit-cousin de la femme du premier Consul, +car la parenté était commune... Mais quoi qu'il en fût de ce que +pensait Bonaparte de cette foule qui se pressait déjà aux portes +des Tuileries, il voulut la juger par lui-même: ce fut alors qu'il +donna les dîners de trois cents couverts dans la galerie de Diane, +où étaient admis tous les partis et tout ce qui avait une position +quelle qu'elle fût dans l'état.</p> + +<p>J'ai su par une voie qui pour moi ne peut être douteuse, que +Bonaparte regretta alors souvent d'être mal avec ma mère; il savait +que le fond de sa société était le faubourg Saint-Germain dans son +plus grand <i>purisme</i>; et les noms qui se prononçaient à la porte +du salon de ma mère en étaient la preuve; il chargea non-seulement +madame Leclerc<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Go to footnote 3"><span class="smaller">[3]</span></a> de faire une tentative pour renouer <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> +ses relations avec ma mère, mais il en parla vivement à Junot et +plusieurs fois il m'insinua le désir qu'il en avait; mais ce fut +inutilement. Ma mère avait consenti à revoir le général Bonaparte le +jour où elle donna un bal au moment de mon mariage; elle consentit +encore, <i>pour moi</i>, à rendre une visite à madame Bonaparte; mais +aucune <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> instance ne put vaincre sa répugnance; elle était bien +malade d'ailleurs à cette époque et déjà fort souffrante, et son +refus fut positif.</p> + +<p>L'étiquette observée à ces dîners des <i>quintidis</i> n'était celle +d'aucun temps ni d'aucune cour. En effet comment expliquer ce que +le chef d'un gouvernement pouvait vouloir faire de cette foule +immense <span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> rassemblée dans une même enceinte comme pour passer +une revue! Bonaparte, déjà souverain par sa volonté, ne l'était pas +encore cependant de fait; mais il voulait choisir ses courtisans tout +en essayant la royauté.</p> + +<p>Comment ces pensées ne lui seraient-elles pas venues en effet?... +Je me rappelle l'enthousiasme qui <span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> animait Paris tout entier +le jour où il alla du Luxembourg aux Tuileries... Cette circonstance +était d'une immense importance pour Bonaparte... Les Tuileries!... +cette résidence royale! l'habitation de Louis XVI... de ce roi +malheureux, mais si bon, si excellent!... dont lui-même avait pleuré +la mort... Oui, cet événement était pour Napoléon <span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> d'une +grande portée... Aussi lorsque le 30 <i>pluviôse</i> il se réveilla, +sa première parole fut: <i>Nous allons donc aujourd'hui coucher aux +Tuileries!....</i> Et il répétait ce mot avec une sorte de joie en +embrassant Joséphine.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> —Ce jour du 50 pluviôse<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Go to footnote 4"><span class="smaller">[4]</span></a> est un jour remarquable dans +l'histoire de Napoléon. Il a fixé dans son âme la pensée de la +royauté, qui peut-être jusque là n'y avait fait qu'apparaître...</p> + +<p>L'étiquette observée pour le cortége fut à peu près comme plus +tard celle des dîners des quintidis. On voulait une sorte de +représentation, et comme jusque-là le Directoire n'en permettait +aucune aux corps de l'état, aucun d'eux n'avait ce qui lui était +nécessaire. On vit donc le Conseil d'État aller dans des fiacres +dont les numéros étaient cachés par du papier de la couleur de la +caisse... Les ministres seuls avaient des voitures et des manières de +livrées... La véritable splendeur du cortége, c'était les troupes. +On y admirait surtout la beauté du régiment des guides ou chasseurs +de la garde, commandés par Bessières et Eugène, ce régiment dont le +premier Consul affectionnait tant l'uniforme...</p> + +<p>La voiture du premier Consul était simple, mais attelée de six +chevaux blancs magnifiques. Ces chevaux rappelaient un beau +souvenir!... Ils avaient été donnés par l'Empereur d'Autriche au +général Bonaparte après le traité de Campo-Formio... Lorsque cette +circonstance fut connue <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> du peuple, ce ne furent plus des +acclamations... ce furent des cris de délire et d'enthousiasme qui +retentissaient à l'autre extrémité de Paris... Cette pensée était +belle en effet lorsqu'on s'arrêtait sur elle... lorsqu'on voyait ce +jeune homme dont le courage et l'esprit habile avaient donné la paix +avec la gloire à la France, lorsqu'il n'avait encore que vingt-huit +ans!... Et lui, comme il était heureux ce même jour en écoutant ces +cris de joie et d'amour!... Il remerciait la foule enivrée avec un +sourire, un regard si doux, tout en s'appuyant sur un magnifique +sabre également don de l'Empereur d'Allemagne!.. mais en serrant la +riche poignée de cette arme, Bonaparte semblait dire à ce peuple: Ne +craignez point avec moi pour votre gloire, Français... Cette arme +me fut donnée pour avoir fait la paix... mais je saurai la tirer du +fourreau pour votre défense, si jamais on vous insulte...</p> + +<p>Le premier Consul était dans le fond de la voiture à droite; sur le +devant était le troisième Consul, Lebrun. Cambacérès, comme second +Consul, était à côté du général Bonaparte; quant à madame Bonaparte, +elle était venue aux Tuileries avant le cortége. Il n'y avait encore +pour elle aucune ombre de royauté. Elle s'y était donc rendue avec +mademoiselle de Beauharnais, madame de Lavalette, madame Murat, qui +était déjà mariée, mais seulement <span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span> depuis quelques jours, et +quelques autres femmes fort élégamment parées. Elle alla se mettre +aux fenêtres de l'appartement du Consul Lebrun, dans le pavillon de +Flore<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Go to footnote 5"><span class="smaller">[5]</span></a>.</p> + +<p>Une particularité assez remarquable fut ce qui arriva ce même jour, +au moment de l'entrée des consuls dans la cour des Tuileries. Cette +cour n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui; elle était entourée de +planches et fort mal disposée; deux corps-de-garde, qui avaient été +faits probablement à l'époque de la Révolution, existaient encore. +Ceci est simple; mais ce qui ne l'était pas, c'est une inscription +qu'on voyait sur celui de droite, ainsi conçue: <span class="smcap">Le 10 août 1792, +la royauté en France est abolie, et ne se relèvera jamais!</span>....</p> + +<p>Et elle entrait triomphante dans le palais des rois!... En voyant +cette inscription plusieurs soldats qui formaient la haie ne purent +retenir des exclamations vives, et plusieurs imprécations accablèrent +encore la royauté vaincue au 10 août... En les entendant, le premier +Consul sourit d'une si singulière manière, que ce sourire demeura +bien longtemps dans la mémoire de celui qui en fut témoin et qui me +l'a redit.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> L'ironie qui anima la physionomie du premier Consul ne +pouvait être traduite par celui qui avait vu le sourire. Je crois en +avoir trouvé la raison dans la colère des soldats qui invectivaient +la royauté, tout en remplissant une fonction qui ne s'accorde qu'à +cette même royauté et qui est même une de ses prérogatives comme +pour Dieu!... c'est de former la haie!... Quoi qu'il en soit, les +troupes se mirent en bataille lorsqu'elles furent arrivées dans +la cour; et dès que la voiture fut arrêtée, le premier Consul en +descendit rapidement, et sauta plutôt qu'il ne monta à cheval; car +alors, il était jeune et leste, et aussi prompt à exécuter qu'à +concevoir. Après lui descendit Cambacérès, dont la grave personne ne +se mettait en mouvement qu'avec une lenteur qui contrastait d'une +manière comique avec tous les mouvements de celui qui marchait avant +lui. Venait ensuite Lebrun, dont l'énorme rotondité lui donnait déjà +l'aspect d'un vieillard. Les deux consuls laissèrent leur collègue +passer les troupes en revue. C'était pour eux chose étrangère à leurs +habitudes, et ils montèrent dans les appartements de réception: les +ministres, le corps diplomatique, le Conseil d'État les y attendaient.</p> + +<p>Les années peuvent s'écouler, mais jamais elles n'affaibliront +la force, le souvenir de pareils <span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> temps!... Le Carrousel +entier était couvert d'un peuple immense, dont les cris répétés +allaient frapper le ciel: <i>Vive le premier Consul!... vive le général +Bonaparte!.....</i> Et ces masses pressées étaient formées d'ouvriers, +de peuple méritant vraiment ce beau nom, et le méritant alors par +tout ce qu'il demande de grand et de beau dans ses sentiments. Aux +fenêtres des maisons du Carrousel, à celles du Louvre, on voyait une +foule de femmes élégamment parées et portant le costume grec, qui +alors était encore à la mode. Ces femmes faisaient voler en l'air +des écharpes de soie, des mouchoirs... leur enthousiasme était un +délire... Oh! quelle journée pour Bonaparte!...</p> + +<p>Mais une circonstance dont le souvenir, non seulement ne s'effacera +jamais de mon âme, et dont la puissance, je crois, sera toujours +aussi vive dans le cœur de tout Français ayant assisté à cette +journée, ce fut ce qui arriva au moment où le premier Consul vit +passer devant lui les drapeaux de plusieurs demi-brigades. Lorsque +le porte-drapeau de la 43<sup>e</sup> inclina celui qu'il portait devant +son général, on ne vit qu'un simple bâton surmonté de quelques +lambeaux criblés, mutilés par les balles, et noircis par la fumée +de la poudre... En l'apercevant au moment du salut, Napoléon parut +frappé de respect... Son noble visage prit une expression <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> +toute sublime; il ôta son chapeau et s'inclina profondément avec +une émotion visible devant ces enseignes de la république, mutilées +dans les batailles. Celles de la 30<sup>e</sup> et de la 96<sup>e</sup> étaient dans le +même état. En voyant la troisième s'incliner devant lui, le premier +Consul parut encore plus ému que pour la 43<sup>e</sup>. On voyait que plus +les preuves de notre gloire se multipliaient à ses yeux, plus il +était heureux et fier de commander une armée dont les hauts faits +parlaient un tel langage. Son émotion avait sa source dans de hautes +et nobles pensées, sans doute; car, en ce moment, un rayon lumineux +semblait entourer son visage. Le peuple le vit et le comprit! Alors +ce ne furent plus de ces cris simplement animés de: Vive le premier +Consul!... Ce fut une explosion d'amour et de délire... Des masses +entières s'ébranlaient pour aller à lui; on voulait le voir de plus +près, le contempler, le toucher... Les femmes, les hommes, les +enfants, les vieillards, tous, tous voulaient aller à lui; tous +articulaient des paroles d'affection, tous poussaient des cris +frénétiques d'amour et de joie... Oh! qui donc pourrait dire qu'alors +il n'était pas l'idole de la France!</p> + +<p>Madame Lætitia m'avait demandée à ma mère pour cette journée, et +j'étais avec elle et madame <span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span> Leclerc à une fenêtre de l'hôtel +de Brionne<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a> chez M. Benezeth... Quel souvenir que celui de cette +mère, dont le noble et beau visage était couvert de larmes de +joie!... de ces larmes qui effacent tout un passé de malheur, et font +croire à tout un avenir heureux.</p> + +<p>Ceci me rappelle une circonstance que j'ai omise en parlant du 18 +brumaire; elle montrera combien peu Bonaparte se laissait deviner par +les siens.</p> + +<p>Le 19 brumaire de l'an VII, ma mère, qui était fort attachée, comme +on le sait, à la famille Bonaparte, et chez laquelle cette famille +tout entière passait sa vie, voyant l'inquiétude de son amie<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Go to footnote 7"><span class="smaller">[7]</span></a> +Lætitia, lui proposa de venir dîner avec nous, ainsi que madame +Leclerc, et puis ensuite <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span> d'aller ensemble à Feydeau, pour y +voir un fort joli spectacle, dans lequel jouaient Martin et Elleviou. +Ces dames acceptèrent: le dîner se passa tristement. Madame Lætitia +était inquiète sans savoir pourquoi, ou plutôt parce quelle le +devinait. Mais en véritable mère d'un grand homme, tout ce qu'elle +éprouvait demeurait au fond de son âme; et même avec ma mère, elle +fut silencieuse.</p> + +<p>Mon beau-frère, ami intime de Lucien, et qui ne le quitta pas dans +toute cette journée, était parti depuis le matin, et ses adieux +ne nous avaient pas rassurées, ma mère et moi; car nous aimions +tendrement Lucien, et ne pouvions nous dissimuler qu'il y avait +beaucoup à craindre dans les heures qui allaient s'écouler, quoique +nous ne sussions que très-imparfaitement ce qui se tenterait... +J'aimais Lucien et Louis comme des frères; et bien que je ne +comprisse pas la politique, j'en savais assez pour être au moins +inquiète; et pour moi, c'était souffrir.</p> + +<p>Aucune nouvelle ne parvint d'une manière positive jusqu'à sept +heures. Alors ma mère demanda ses chevaux, et nous partîmes avec +madame Leclerc, madame Lætitia et mon frère Albert pour Feydeau.</p> + +<p>Je ne me rappelle plus maintenant quelle était <span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> la pièce +qu'on jouait premièrement. Je n'ai gardé le souvenir que de celle +qui terminait le spectacle: c'était <i>l'Auteur dans son ménage</i>. +Nous étions assez calmes, et même presque gaies, car rien ne nous +était parvenu. Albert était sorti plusieurs fois et avait parcouru +le foyer et les corridors sans rien apprendre de nouveau; nous nous +disposions à écouter la dernière pièce, lorsque le rideau se lève +avant le moment, et l'acteur qui devait remplir le rôle principal se +présente en robe de chambre de piqué blanc, costume de ce rôle<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>, et +s'avançant sur le devant de la scène, dit au public: <i>Citoyens, une +révolution vient d'avoir lieu à Saint-Cloud; le général Bonaparte a +eu le bonheur d'échapper au poignard du représentant Arena et de ses +complices. Les assassins sont arrêtés.</i></p> + +<p>Au moment où le mot, <i>vient d'échapper au poignard</i>, fut prononcé, +un cri perçant retentit dans la salle... Il partait de notre loge: +c'était madame Leclerc qui l'avait jeté, et qui était dans un état +vraiment alarmant. Elle sanglotait et ne pouvait pleurer; ses nerfs, +horriblement contractés, lui causaient des convulsions tellement +fortes, qu'Albert commençait à ne pouvoir la contenir. Madame +<span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> Lætitia était pâle comme une statue de marbre; mais quels +que fussent les déchirements de son cœur, on n'en voyait d'autre +trace sur son visage encore si beau à cette époque, qu'une légère +contraction autour des lèvres. Se penchant sur sa fille, elle prit +ses mains, les serra fortement, et dit d'une voix sévère:</p> + +<p>«Paulette<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Go to footnote 9"><span class="smaller">[9]</span></a>, pourquoi cet éclat? Tais-toi. N'as-tu pas entendu qu'il +n'est rien arrivé à ton frère?... Silence donc... et lève-toi; il +faut aller chercher des nouvelles.»</p> + +<p>La voix de sa mère frappa plus madame Leclerc que toutes nos +consolations. Les miennes, d'ailleurs, étaient plutôt de nature à +l'alarmer qu'à la rassurer. Je craignais pour mes deux frères de +cœur, Lucien et Louis; et je pleurais tellement, que ma mère me +gronda tout aussi sévèrement que Paulette. Enfin nous pûmes partir. +Albert, que nous avions envoyé pour savoir si la voiture de ma mère +était arrivée, nous annonça qu'elle nous attendait. Il prit madame +Leclerc dans ses bras, et la porta, plutôt qu'il ne la conduisit, à +la voiture dans laquelle nous nous hâtâmes de monter; car on sortait +en foule du <span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> théâtre pour aller aux nouvelles; et plusieurs +personnes ayant reconnu ma mère et les femmes qui étaient avec nous, +disaient: «C'est la mère et la sœur du général Bonaparte!...» La +beauté incomparable de Paulette, qui était encore doublée, je crois, +par sa pâleur en ce moment, suffisait déjà bien assez pour attrouper +les curieux. Qu'on juge de l'effet que produisirent ce peu de mots: +<i>C'est la sœur du général Bonaparte!</i></p> + +<p>«Où voulez-vous aller? dit ma mère à madame Lætitia, lorsque son +domestique lui demanda ses ordres. Est-ce rue du Rocher<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Go to footnote 10"><span class="smaller">[10]</span></a>, ou bien +rue Chantereine?</p> + +<p>—Rue Chantereine, répondit madame Lætitia, après avoir réfléchi un +moment. Joseph ne serait pas chez lui, et Julie ne saurait rien...</p> + +<p>—Si nous allions rue Verte<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a>?» dis-je à madame Lætitia.</p> + +<p>—Ce serait inutile. Christine<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Go to footnote 12"><span class="smaller">[12]</span></a> ne sait rien; et peut-être même +pourrions-nous l'alarmer... non, non, rue Chantereine.»</p> + +<p>Nous arrivâmes rue Chantereine; mais il fut <span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span> d'abord +impossible d'approcher de la maison. C'était une confusion à rendre +sourd par le fracas que faisaient les cochers en criant et en +jurant; les hommes à cheval arrivant au galop, et culbutant tout +ce qui se trouvait devant eux; des gens à pied, les uns demandant +des nouvelles, les autres criant qu'ils en apportaient... Et tout +ce fracas, ce tumulte au milieu d'une nuit de novembre, sombre et +froide... Quelques hommes de la bonne compagnie étaient parmi eux +pour apprendre quelque chose; car on racontait d'étranges événements +qui, du reste, devaient bientôt se réaliser. Dans le nombre de ces +curieux malveillants se trouvait Hippolyte de R..., l'un des habitués +les plus intimes du salon de ma mère. Il reconnut notre voiture; et +ne voyant pas quelles étaient les personnes qui étaient avec nous: +«Eh bien! s'écria-t-il, voilà de la belle besogne!... Votre ami +Lucien, mademoiselle Laure, poursuivit-il en s'adressant à moi, qu'il +voyait contre la portière, avec tout son républicanisme et sa colère +contre notre club de Clichy, vient de faire un roi de son frère le +caporal.»</p> + +<p>M. de Rastignac était fort près de la portière; je fus obligée +non-seulement de lui dire très-vivement de se taire, mais de frapper +sur sa main, car il n'entendait rien. Alors il reconnut madame +<span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> Lætitia et madame Leclerc qu'il voyait journellement chez ma +mère, où il passait sa vie ainsi que ses frères: cette vue le frappa +tellement qu'il s'en alla en courant. Ce n'était pas qu'il craignît; +tout au contraire son opinion était bien connue, et ses frères et lui +ne voulurent jamais accepter aucune place sous l'Empire.</p> + +<p>Cependant notre voiture avançait; enfin nous parvînmes dans cette +allée qui précède la cour de la petite maison de la rue Chantereine +et nous arrivâmes devant le perron. Madame Lætitia envoya Albert pour +savoir si le général Bonaparte était revenu de Saint-Cloud. Au moment +où mon frère descendait de voiture un officier entrait au grand galop +dans la cour suivi de deux ordonnances. Les lumières du vestibule +nous le montrèrent et nous reconnûmes M. de Geouffre mon beau-frère, +qui dans cette journée avait été l'aide-de-camp de Lucien.</p> + +<p>—Tout va bien! nous cria-t-il du plus loin qu'il nous vit!... et +il nous raconta les événements miraculeux de la journée... Tout +était fini. Il y avait une commission consulaire dont deux membres +du Directoire faisaient partie et le général Bonaparte était le +troisième.</p> + +<p>—Voilà un brochet qui mangera les deux autres poissons, dit ma mère.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> —Oh Panoria! dit madame Lætitia avec un accent de reproche, +car à cette époque elle croyait au républicanisme pur de son fils.</p> + +<p>—Ma mère ne répondit pas, mais elle était convaincue. Madame +Bonaparte et madame Leclerc descendirent pour aller trouver Joséphine +et attendre la venue de Napoléon. Nous les laissâmes et revînmes chez +ma mère où nous trouvâmes vingt personnes qui l'attendaient comme +cela était toujours quand elle allait au spectacle; mais ce soir-là +on espérait des nouvelles et le cercle était doublé.</p> + +<p>J'ai interverti l'ordre des choses pour rappeler ce fait. Il montre +combien peu étaient connus les projets de Bonaparte dans sa famille +même la plus intime, puisque sa mère et sa sœur bien-aimée étaient +aussi ignorantes de ce qui devait se passer le 19 brumaire que la +personne de Paris le moins avant dans son intimité.</p> + +<p>Pour rejoindre l'époque où nous sommes maintenant, il faut nous +retrouver à l'une des fenêtres de l'hôtel de Brionne chez M. de +Benezeth, regardant la magnifique revue passée par le premier Consul +le 30 pluviôse de l'an VIII. Toutes les croisées ayant jour sur la +place et sur la cour étaient garnies de femmes élégamment parées et +dans ce costume grec qui était si gracieux porté par des <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span> +femmes qui se mettaient bien... et puis il allait à cet enthousiasme +qui nous agitait alors. Nous étions vraiment des femmes de Sparte +et d'Athènes en écoutant les récits de ces fêtes de gloire, de +ces batailles où notre noblesse prit et reçut son blason. Et puis +comment croire à cette tyrannie qui nous était prophétisée lorsqu'il +parut une lettre écrite à un sergent de grenadiers, par le premier +<i>Consul lui-même</i>, au moment de la distribution des sabres et des +fusils d'honneur<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>. L'un des élus avait écrit à Bonaparte pour le +remercier, et le premier Consul lui répondit:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> «J'ai reçu votre lettre, <i>mon brave camarade</i>, vous n'avez +pas besoin de me parler de vos actions. Je les connais, vous êtes un +des plus braves grenadiers de l'armée depuis la mort de Benezeth. +Vous êtes compris dans la distribution des cent sabres d'honneur +que j'ai fait distribuer. Tous les soldats de votre corps étaient +d'accord que c'était vous qui le méritiez davantage.</p> + +<p>«Je désire beaucoup vous revoir; le ministre de la guerre vous envoie +l'ordre de venir à Paris.»</p> + +<p>Cette lettre est un chef-d'œuvre d'adresse. Comme il est habile de +reconnaître presque le droit aux soldats de désigner le plus brave +parmi eux! Et puis ce titre <i>de brave camarade</i> accordé à un sergent. +Cette lettre, qui devait nécessairement courir dans tous les rangs de +l'armée, devait en même temps faire des amis et même des fanatiques à +la religion de Napoléon.</p> + +<p>Le jeune homme à qui s'adressait cette lettre s'appelait <i>Léon Aune</i>; +il était sergent de grenadiers, je ne me rappelle plus dans quel +régiment.</p> + +<p>Aussi nous étions sous le charme d'une pensée; c'est que le +gouvernement consulaire ramènerait avec lui les formes polies +d'autrefois, la sécurité, le bonheur, et en même temps qu'il +fonderait le règne de cette liberté toujours appelée, toujours +<span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> désirée et toujours inconnue: c'était un rêve sans doute, +mais ne rêve-t-on jamais?...</p> + +<p>Madame Bonaparte était rayonnante de beauté le jour de cette revue +ainsi qu'Hortense, qui était vraiment charmante à cette époque de sa +vie, avec sa taille élancée, ses beaux cheveux blonds, ses grands +et doux yeux bleus et sa grâce toute créole et toute française à la +fois!... Elles étaient toutes deux aux fenêtres du troisième Consul +Lebrun, entourées d'une espèce de cour qu'il n'avait pas fallu +longtemps pour former.</p> + +<p>Napoléon était un homme trop universel, son génie, qui embrassait +toutes choses, était trop vaste pour n'avoir pas jugé de quelle haute +importance il était pour son plan de rétablir l'ordre non-seulement +dans la vie politique et générale, mais dans la vie privée de +chaque famille. Ces familles formaient les masses après tout, et +Napoléon, tout en n'ayant pas de formes polies et gracieuses, savait +parfaitement les apprécier. Sans vouloir que les femmes eussent de +la puissance, il désirait cependant qu'elles prissent en quelque +sorte la conduite d'une partie des choses de ce monde. Il redoutait +des femmes comme madame de Staël; mais il comprenait tout le bien +que pouvait faire madame de Genlis ou quelqu'un dans ce genre. Il +redoutait le génie de la première comme un rival, tandis <span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> +qu'il aimait et recherchait l'esprit de l'autre comme un allié ami... +en tout ce qui concernait l'étiquette, la vie de société, ce qui +tenait enfin à l'existence du monde et à l'influence qu'elle exerce: +tout cela était pour le premier Consul et plus tard pour l'Empereur +d'une importance que pourront difficilement croire ceux qui ne l'ont +pas approché comme moi<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> Le salon de madame Bonaparte aux Tuileries, lorsqu'elle y +vint le 30 pluviôse, n'était pas encore formé, quelque désir qu'en +eût le premier Consul. Madame de la Rochefoucault, petite bossue, +bonne personne, quoique spirituelle, et parente, je ne sais comment, +de madame Bonaparte; madame de la Valette, douce, bonne, toujours +jolie en dépit de la petite vérole et du monde qui la trouvait +encore trop bien malgré son malheur; madame de Lameth, sphérique et +barbue, deux choses peu agréables pour des femmes, mais bonne et +<span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span> spirituelle, ce qui leur va toujours bien; madame Delaplace +faisant tout géométriquement, jusqu'à ses révérences pour plaire +à son mari; madame de Luçay, madame de Lauriston, bonne, toujours +égale dans son accueil et généralement aimée; madame de Rémusat, +femme supérieure et d'un grand attrait pour qui la savait comprendre; +madame de Thalouet qui se rappelait trop qu'elle avait été jolie et +pas assez qu'elle ne l'était plus; madame d'Harville, impolie par +système et polie par hasard, voilà les femmes qui formèrent d'abord +le cercle le plus habituel de Joséphine à l'époque du Consulat +<i>préparatoire</i>, ainsi que j'appelle le Consulat de l'année 1800 et +de 1801. Mais quelques mois après, les généraux qui entouraient le +premier Consul se marièrent et leurs femmes arrivèrent aux Tuileries +pour y préluder aux dames du palais. Alors ce qu'on pouvait appeler +la cour consulaire changea d'aspect. Toutes étaient jeunes et plutôt +jolies qu'autrement; car la jeunesse a du moins cet avantage de +n'avoir jamais une laideur entière; mais d'ailleurs, bien loin de +là, les jeunes femmes qui devenaient <i>les grandes dames</i> de la cour +consulaire étaient même charmantes. Madame Lannes était alors dans +la fleur de cette beauté vraiment digne d'admiration, qui du reste +fut connue en Europe comme elle devait l'être. Madame Lannes était +bonne, elle avait un esprit <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> juste et sans aigreur qui me +plaisait; nos maris étaient frères d'armes; nous nous convînmes +aussi, et depuis l'instant de notre entrée à la cour des Tuileries +jusqu'au moment où nous l'avons quittée, nos relations furent +toujours bienveillantes et amicales; venait ensuite madame Savary +(mademoiselle de Faudoas, parente de l'Impératrice); madame Savary +était une fort belle personne, mais ayant la malheureuse manie de ne +pas vouloir être brune, ce qui lui faisait faire des choses tout à +fait contraires à sa beauté; elle était bien faite, fort élégante, +quoique un peu poupée de la foire lorsqu'elle entrait dans un bal. +L'un des frères d'armes de nos maris s'était aussi marié, mais il +n'avait pas fait comme eux, en ce que les autres s'étaient presque +tous mariés par amour et avaient conséquemment épousé de jolies +femmes; mais lui avait pris pour sa compagne de route en ce monde une +de ces héritières à figure désagréable et peu courtoise... à figure +d'héritière enfin, car ce mot dit tout. Ce n'eût été que peu de chose +encore; mais le caractère accompagnait la désagréable figure et ne +la démentait en rien: impolie et violente, la jeune héritière ne fut +jamais aimée dans le monde ni dans son intérieur, où elle rendait son +mari malheureux, tandis qu'il méritait d'être le plus heureux des +hommes.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> Madame Mortier, aujourd'hui duchesse de Trévise, n'avait +rien du portrait que je viens de tracer: elle avait au contraire une +extrême douceur et son commerce était si facile et si doux qu'on +l'aimait en la connaissant. Le général Mortier commandait alors la +1<sup>re</sup> division militaire, et ses fréquents rapports avec Junot, qui +était commandant de Paris, me mettant à même de beaucoup voir madame +Mortier, j'ai pu me convaincre par moi-même de la vérité du portrait +que j'en donne.</p> + +<p>Une agréable femme aussi qui vint au milieu de nous vers ce temps-là, +ce fut madame Bessières (duchesse d'Istrie); elle était gaie, bonne, +égale, jolie, d'une politesse prévenante, de bonne compagnie, +ce qui faisait qu'on lui savait gré d'avance, parce qu'il était +visible qu'elle le faisait par un mouvement attractif: j'ai toujours +distingué et aimé madame Bessières, et depuis tant d'années écoulées, +sa vie noble et pure justifie le bien qu'on a toujours dit et pensé +d'elle.</p> + +<p>Chaque jour notre cercle s'agrandissait; le premier Consul forçait au +mariage.</p> + +<p>«Mariez-vous, disait-il à tous les officiers généraux, même aux +colonels; mariez-vous et recevez du monde. Ayez <i>un salon</i>.»</p> + +<p>C'était son mot.</p> + +<p>La société des Tuileries était donc alors la base <span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> sur +laquelle s'établissaient toutes celles qui se formaient à Paris; il y +avait bien de la confusion, et rarement un dîner, une grande réunion +du soir avaient lieu, sans qu'un événement plus ou moins plaisant +prêtât à rire aux bonnes âmes qui étaient appelées à ces premières +fêtes qui ressemblent bien peu à celles qui suivirent, non-seulement +sous l'Empire, mais dans les années 1802 et 1803.</p> + +<p>La Malmaison était un lieu dans lequel on essayait tout ce qu'on +voulait faire passer comme innovation à ces coutumes vulgaires, qui +avaient pris d'autant plus d'empire sur nous pendant la Révolution, +qu'elles étaient faciles et peu gênantes; mais combien nous en avons +ri plus tard, lorsque toute l'étiquette fut imposée, non-seulement +aux habitants des Tuileries, mais à ceux de cette même Malmaison et +de Saint-Cloud! la Malmaison, surtout, qui ne retrouva jamais au +reste ses premiers beaux jours.</p> + +<p>Qui croirait que, la première année du Consulat, on craignît d'être +attaqué sur la route de la Malmaison à Paris? Ne semble-t-il pas +entendre raconter une histoire du moyen âge lorsque la société +était encore dans l'enfance. Il est pourtant vrai que ces craintes +existaient; et, de plus, qu'elles étaient fondées... On redoutait +deux dangers: celui <span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> d'être compris dans une tentative sur +le premier Consul, et d'être attaqué par les voleurs qui étaient en +grand nombre, et on le savait, dans ces carrières qui, alors, étaient +ouvertes et se trouvaient à gauche de la route en venant de Paris +entre le Chant-du-Coq et Nanterre. Voici un fait assez curieux.</p> + +<p>Nous répétions les <i>Folies amoureuses</i> de Régnard; le premier Consul +avait demandé ce spectacle et le désirait beaucoup. Bourrienne, +qui jouait admirablement les rôles à manteaux, remplissait celui +d'Albert, moi celui d'Agathe, madame Murat, malgré son terrible +accent à cette époque de sa vie, celui de Lisette, monsieur +d'Abrantès celui d'Eraste, et monsieur Didelot, excellent dans +l'emploi des Monrose, faisait Crispin; mais la pièce était d'autant +plus difficile à faire marcher que nous avions des acteurs qui +jouaient si mal, qu'en vérité c'était la plus burlesque des +représentations que de les voir seulement à une répétition. Dugazon, +qui était mon répétiteur, me disait avec son cynisme ordinaire:</p> + +<p>«Ah ça! pourriez-vous me dire quelle est la loi qui <span class="smcap">LA</span> force +à jouer la comédie?»</p> + +<p>Quoi qu'il en soit enfin, la pièce allait lentement et mal, parce +que, lorsqu'un principal rôle est rempli par une personne sans +mémoire, disant à <span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> contre-sens, ricanant lorsqu'elle se +trompait, ce qui arrivait souvent et n'était pas drôle du tout, +ricanant pour sourire, même lorsqu'il faut du sérieux, alors la pièce +va mal et ne va même pas du tout; en conséquence nous répétions, nous +répétions, nous répétions toujours, et nous ne nous en trouvions +pas plus avancés: enfin on déclara qu'on ne pouvait demeurer d'une +manière fixe à la Malmaison et qu'on viendrait répéter de Paris. +Cela se fit en effet. M. d'Abrantès avait une sorte de tilbury à +deux chevaux, dans lequel on faisait la route en moins d'une heure. +Les chevaux qui étaient attelés à cette petite voiture étaient d'une +vitesse extrême: surtout lorsque devant eux courait un piqueur qui +faisait ranger une multitude de petites charrettes de maraîchers +retournant à leurs villages vers le soir, à l'heure où nous revenions +à Paris pour dîner: on était alors à la fin de l'hiver.</p> + +<p>Un jour, il était plus tard que jamais (ce qui était difficile), +parce que la répétition avait été encore plus mal que de coutume: il +était six heures; nous avions du monde à dîner et nous avions hâte +d'arriver à Paris; Junot pressait donc ses chevaux de la voix et du +fouet, et nous parcourions la route avec la rapidité du vent.</p> + +<p>Maintenant, pour l'intelligence de ce qui va suivre, <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> il +faut savoir que M. d'Abrantès avait alors une livrée exactement +semblable à celle du premier Consul, pour la couleur de l'habit, qui +était verte. La seule différence entre elles, c'est que la livrée du +premier Consul n'avait ni collet, ni parements d'une autre couleur, +et que celle de M. d'Abrantès en avait en drap cramoisi; mais on +comprendra facilement qu'au mois de mars, à six heures du soir, on +puisse ne voir d'abord à vingt pas que la couleur de l'habit du +piqueur. Derrière nous venait un petit groom également habillé de +vert<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a>.</p> + +<p>Nous allions donc rapidement, ainsi que je l'ai dit, lorsque tout à +coup, au moment où nous passions devant les carrières qui existaient +alors entre le Chant-du-Coq et Nanterre, une masse quelconque vint +se jeter au-devant des chevaux, lorsqu'ils étaient lancés avec le +plus de vitesse... <span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> Ils s'arrêtèrent... Je poussai un cri, et +M. d'Abrantès articula quelques paroles violemment accentuées. Tout +cela fut prompt et n'eut que la durée d'un éclair. Lorsque le vertige +produit par la rapidité de la course et le choc que nous venions +d'éprouver fut dissipé, nous vîmes à côté du tilbury un grand homme +couvert d'une redingote très-ample, ayant sur la tête un chapeau rond +qui lui cachait le haut du visage. À quelques pas de la route, sur la +droite, on distinguait deux ou trois autres individus...</p> + +<p>—«Qui êtes-vous?» dit M. d'Abrantès à l'homme qui était le plus près +de nous. Mais au lieu de nous répondre, le grand homme, après l'avoir +considéré aux dernières lueurs du crépuscule, s'écria:</p> + +<p>—«Ce n'est pas le premier Consul!...</p> + +<p>—Que lui vouliez-vous?» s'écria M. d'Abrantès, comme cet homme +s'éloignait à grands pas pour rejoindre ses compagnons.</p> + +<p>L'homme s'arrêta, et fut quelques secondes avant de répondre; enfin +il se retourna et dit:</p> + +<p>—«Lui remettre une pétition.»</p> + +<p>Et lui et ses camarades disparurent dans la profondeur des carrières.</p> + +<p>M. d'Abrantès réfléchit un moment; puis, appelant son groom:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> —«Cours après, Étienne, lui dit-il, et donne-lui ordre de +venir me rejoindre à la Malmaison, où je retourne.»</p> + +<p>En effet le piqueur, qui n'avait pu entendre, avait toujours galopé +et devait être loin. Cependant le groom le rejoignit.</p> + +<p>Au moment où le général Junot allait faire tourner ses chevaux, il +s'arrêta.</p> + +<p>—«Que diable peuvent-ils avoir jeté sous les jambes des chevaux?» +dit-il en se penchant pour mieux voir une grande masse brune qui +était sur la route...</p> + +<p>C'était une immense bourrée. En la voyant nous fûmes étonnés qu'elle +n'eût pas fait trébucher les chevaux. M. d'Abrantès était dans une +extrême agitation.</p> + +<p>—«Les misérables!...» s'écriait-il par moment.</p> + +<p>Arrivés dans la cour, où déjà il y avait deux factionnaires à cheval, +deux hommes de la belle garde consulaire, Junot appela un valet +de pied pour demeurer auprès des chevaux, que ma main n'aurait pu +contenir en repos, et il fut trouver le premier Consul, qui, en +effet, était encore dans son cabinet.</p> + +<p>Je demeurai à peu près dix minutes seule; au bout de ce temps, +j'entendis une voix m'appeler: c'était celle de Duroc.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> —«Venez, me dit-il; le premier Consul veut vous parler...</p> + +<p>—Eh mon Dieu! que me veut-il?...</p> + +<p>—Je ne sais, mais venez.»</p> + +<p>Il me fit faire le tour par le jardin, et j'entrai dans le cabinet du +premier Consul, sanctuaire impénétrable, où tant de grandes choses +furent conçues pour la gloire de la France.</p> + +<p>Il était en ce moment dans la pièce faite comme une tente qui se +trouve encore sous la même forme, malgré l'horrible dégradation de la +maison... oh!... cette dégradation est la honte de la France!... Quel +est le peuple qui n'élèverait un monument à cette place!... Tous le +feraient... et nous!... Nous demeurons inactifs!...</p> + +<p>Le premier Consul était avec Cambacérès, Bourrienne et Junot. Après +m'avoir introduite, Duroc allait se retirer: le premier Consul le +rappela.</p> + +<p>—«Madame Junot, me dit Bonaparte avec une expression sérieuse, mais +dans laquelle il y avait de la bonté, je vous ai fait dire de venir +ici, pour que votre version puisse être une clarté de plus à celle de +Junot; car j'avoue que ce qu'il me dit me paraît bien étonnant.»</p> + +<p>Je racontai la chose telle qu'elle venait de se passer, bien +certaine que Junot l'aurait racontée <span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span> comme moi. Le premier +Consul dit à Cambacérès:</p> + +<p>—«C'est bien cela!... Et cet homme prétendait avoir une pétition à +me remettre?</p> + +<p>—En effet, il avait un papier plié à la main, dis-je; je l'ai vu +lorsqu'il était auprès de nous.</p> + +<p>—Avez-vous distingué ses traits? me demanda Bonaparte.</p> + +<p>—L'ensemble de sa personne, oui, général; mais pas du tout les +traits de son visage: son chapeau lui couvrait non seulement les +yeux, mais toute la partie supérieure de la figure.</p> + +<p>—Et quelle est sa tournure?</p> + +<p>—Celle d'un homme fort grand et maigre.</p> + +<p>—Plus grand que Bourrienne?</p> + +<p>—Oui. Mais ensuite je puis me tromper: il était tard et j'étais mal +placée pour juger de la proportion juste d'une taille.</p> + +<p>Pour dire la vérité, je tremblais de frayeur en pensant que mon dire +allait peut-être faire arrêter un homme. Pour m'encourager, je devais +me dire que cet homme était un misérable et en voulait à la vie de +celui que nous adorions comme notre idole.</p> + +<p>Le premier Consul me fit répéter l'histoire trois fois. Je ne me +servis que des mêmes termes chaque fois: cette exactitude lui fit +plaisir.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> —«Écoutez, me dit-il en m'amenant par le bout de l'oreille +à l'autre bout de la chambre, gardez-vous bien de répéter un mot +de tout cela à Joséphine et à mademoiselle Hortense. Ceci est <i>une +défense</i>, entendez-vous bien; mais vous comprenez jusqu'où elle +va?... Me comprenez-vous, vous dis-je?...»</p> + +<p>Je le regardai en silence, quoique je le comprisse: ce silence lui +donna de l'humeur.</p> + +<p>—«Je veux parler de votre mère, de Lucien, de Joseph... En résumé, +je vous demande le silence pour la maison de la rue Sainte-Croix +comme pour toutes les autres; promettez-le-moi.</p> + +<p>—Eh bien!... je vous le promets, général.</p> + +<p>—Votre parole d'honneur!</p> + +<p>—Ma parole d'honneur! répondis-je en riant de ce qu'il exigeait une +telle assurance de la part d'une femme.</p> + +<p>—Pourquoi riez-vous? C'est mal. Donnez-moi votre parole, et sans +rire.</p> + +<p>—Général, plus vous me recommanderez de ne pas rire, et moins +j'attraperai mon sérieux. Vous riez si peu, que cela doit vous +réjouir le cœur de voir rire.»</p> + +<p>Il me regarda.</p> + +<p>—«Vous êtes une singulière personne, dit-il... Ainsi vous +promettez...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> —Je le promets...</p> + +<p>—C'est bien! Allons dîner: vous resterez avec Junot.</p> + +<p>—Mais, général, nous avons du monde...</p> + +<p>—Eh bien! ils dîneront sans vous.»</p> + +<p>Il appela Junot et lui parla un moment à l'oreille, et Junot écrivit +deux lettres que son piqueur porta sur l'heure à Paris.</p> + +<p>—«Allons, dit le premier Consul, maintenant il faut dîner. Allez +tous dans le salon et ne parlez de rien. Je vous suis dans l'instant.</p> + +<p>—Et que faudra-t-il que je dise pour motiver mon retour?» +m'écriai-je fort embarrassée de ma responsabilité. Mais Bonaparte +était déjà rentré avec M. d'Abrantès et Bourrienne dans son cabinet +intérieur<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>, et Cambacérès, exact à l'ordre, comme s'il fût né +caporal, me disait à chaque instant, en me tirant par le bras:</p> + +<p>«Allons donc au salon...»</p> + +<p>Et enfin il fit tant qu'il m'y entraîna presque de force.</p> + +<p>Je peindrais difficilement la surprise dans laquelle tout le monde +fut de mon retour.</p> + +<p>«Grand Dieu! que vous est-il donc arrivé?... Qu'est-il survenu?...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> —Mais rien du tout que je sache, répondis-je: le premier +Consul a fait courir après le général Junot, pour qu'il revînt, et me +voilà...</p> + +<p>—Tant mieux, tant mieux! me dit Eugène; vous nous verrez répéter <i>le +Collatéral</i>?</p> + +<p>—Oui, que nous ne savons pas, dit Hortense<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Go to footnote 17"><span class="smaller">[17]</span></a>.</p> + +<p>—Eh bien! elle passera sa soirée avec nous, reprit gracieusement +Joséphine<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Go to footnote 18"><span class="smaller">[18]</span></a>; il n'y pas grand mal de faire trêve un jour à une +répétition...</p> + +<p>—Citoyen Cambacérès, auriez-vous faim? dit d'une voix forte le +premier Consul en entrant dans le salon appuyé sur le bras de Junot.</p> + +<p>—Mais, général, il est permis de dire que oui, répondit Cambacérès, +et il montrait l'aiguille d'une magnifique pendule du temps de madame +Dubarry, qui marquait sept heures et demie.</p> + +<p>—Bath! Qu'est-ce que fait l'heure?... Je suis levé depuis cinq +heures du matin, moi, eh bien! <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> j'attends patiemment... tandis +que vous qui vous êtes levé, j'en réponds, à dix heures, vous vous +plaignez d'attendre une heure! qu'est-ce qu'une heure?</p> + +<p>Les deux portes s'ouvrirent, et on annonça qu'on avait servi...</p> + +<p>Le premier Consul passa le premier et <i>seul</i>. Cambacérès donna la +main à madame Bonaparte... tout le monde suivit sans aucun ordre. Le +premier Consul s'assit d'abord et nomma, pour être auprès de lui, sa +belle-fille et moi...</p> + +<p>Le dîner fut gai; il y avait cependant de quoi être au moins +soucieux; M. d'Abrantès était pensif, Duroc également; quant à +Bourrienne il ne dînait jamais avec le premier Consul; il retournait +toujours à Ruel pour dîner, afin d'avoir à lui ce moment de liberté, +et le passer avec sa famille qu'il voyait à peine.</p> + +<p>J'ai dit que le premier Consul était ce même jour d'une grande +gaieté, voulait-il éloigner toute pensée de ceux qui l'entouraient +d'un danger auquel il aurait échappé, ou voulait-il faire parvenir à +ceux qui le menaçaient combien la crainte pouvait peu sur son âme? +Qu'elle était la plus dominante de ces deux idées? Peut-être toutes +deux avaient-elles de la puissance sur son âme? je le croirais du +<span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> moins, parce qu'il me dit très-bas au moment où l'on allait +se lever de table:</p> + +<p>—«Vous voyez que les méchants ne peuvent rien sur moi... ils n'ont +pas même le pouvoir de me faire craindre...</p> + +<p>—Ah! lui répondis-je, ayez toujours de la confiance en Dieu! il vous +doit à la France pour son bonheur!</p> + +<p>—Vraiment! le pensez-vous?</p> + +<p>—N'est-ce pas ainsi que pensent tous les miens?.. tous ceux que +j'aime au moins?</p> + +<p>—Ah! votre frère, votre mari... mais ensuite... votre beau-frère est +tout à Lucien... votre mère également n'aime que Lucien et Joseph... +mais moi, c'est différent...»</p> + +<p>Je me retournai vers Eugène qui était à ma droite et je lui parlai de +son rôle. Il me répondit avec un sourire de malice qui ne disparut +pas de ses lèvres, lorsque abandonnant une phrase à peine commencée, +je me tournai subitement vers le premier Consul... C'est qu'il venait +de me pincer au bras gauche avec une telle violence que j'en eus le +bras encore noir quinze jours après...</p> + +<p>—«Voulez-vous me faire l'honneur de me répondre, lorsque je vous +parle? me dit-il moitié fâché, moitié riant de voir ma figure +sérieuse qui voulait être en colère...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> —Mais je vous ai dit, général, que jamais je ne vous +répondrais lorsqu'il serait question de ma mère parce qu'alors nous +ne nous entendons pas...</p> + +<p>—C'est vrai; vous m'avez donné votre <i>ultimatum</i> à ce sujet-là. À +propos de mère et de fille, voyez-vous souvent madame Moreau et la +famille Hulot?</p> + +<p>—Non, général.</p> + +<p>—Comment, non!</p> + +<p>—Non, général.</p> + +<p>—Comment! votre mère n'est pas très-liée avec madame Hulot?</p> + +<p>—Jamais elle ne lui a parlé; et de plus, elles ne vont pas l'une +chez l'autre.</p> + +<p>—Comment donc alors votre frère a-t-il dû épouser mademoiselle Hulot?</p> + +<p>—Des amis communs en avaient eu la pensée mais mon frère ne voulut +pas revenir d'Italie pour conclure un mariage de convenance, quelque +jolie que fût la future, et les choses n'allèrent jamais plus loin. +En vérité j'admire, général, comme vous êtes bien informé!»</p> + +<p>L'expression moqueuse avec laquelle je lui dis ce peu de mots lui fit +faire un mouvement:</p> + +<p>—«Connaissez-vous madame Moreau? me demanda-t-il.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> —Je l'ai vue dans le monde où nous allions ensemble comme +jeunes filles.</p> + +<p>—N'est-elle pas fort habile en toutes choses?</p> + +<p>—Oui, je sais qu'elle danse remarquablement: Steibelt, qui est mon +maître comme le sien, m'a dit qu'après madame Delarue-Beaumarchais +mademoiselle Hulot était la plus forte de ses écolières; elle peint +la miniature; elle sait plusieurs langues, et, de plus, elle est fort +jolie.</p> + +<p>—Oh! de cela j'en puis juger comme tout le monde, et je ne le trouve +pas. Elle a une figure en casse-noisette, une expression méchante et +en tout une enveloppe déplaisante.»</p> + +<p>Depuis qu'il était question de madame Moreau il parlait très-haut et +tout le monde écoutait: madame Bonaparte sourit, et avec sa bonté +ordinaire, car sa bonté, pour être banale, n'était pas moins de la +bonté, elle dit doucement:</p> + +<p>—«Tu ne l'aimes pas, et tu es injuste.</p> + +<p>—Sans doute je ne l'aime pas, et cela, par une raison toute simple, +c'est qu'elle me hait, ce qui est plus fort que de ne pas m'aimer; +et cela pourquoi?.. Elle et sa mère sont les deux mauvais anges de +Moreau: elles le poussent à mal faire... et c'est sous leur direction +qu'il fait toutes ses fautes... Qui croiriez-vous, dit le premier +Consul à Cambacérès, lorsqu'on fut de retour dans le salon, qui +<span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> croiriez-vous que Joséphine me donna l'autre jour pour +convive à dîner?... madame Hulot!... Madame Hulot!... à la Malmaison!</p> + +<p>—Mais, dit madame Bonaparte, elle venait en conciliatrice, et...</p> + +<p>—En conciliatrice!... Elle? madame Hulot?... Ma pauvre Joséphine, tu +es bien crédule et bien bonne, ma chère enfant!...»</p> + +<p>Et prenant sa femme dans ses bras, il l'embrassa trois ou quatre fois +sur les joues et sur le front, et finit en lui pinçant l'oreille avec +une telle force qu'elle jeta un cri... Bonaparte poursuivit:</p> + +<p>—«Je te dis que ce sont deux méchantes <i>femmelettes</i>, et que cette +dernière impertinence de madame Hulot mérite une correction. Bien +loin de là, voilà que tu l'accueilles et lui fais politesse.</p> + +<p>—Qu'a-t-elle donc fait? se hasarda à demander Cambacérès qui +sommeillait dans un fauteuil, après avoir pris son café.</p> + +<p>—Mon Dieu, dit madame Bonaparte, madame Moreau voulait voir +Bonaparte: elle est venue trois ou quatre fois aux Tuileries sans y +parvenir, et l'humeur s'en est mêlée...</p> + +<p>—Et Joséphine, qui ne vous dit pas tout, ne vous dit pas aussi +que la dernière fois madame Hulot dit en se retirant: <i>Ce n'est +pas la femme du vainqueur <span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> d'Hohenlinden qui doit faire +antichambre... Les directeurs eussent été plus polis.</i> Ainsi madame +Hulot regrette le beau règne du Directoire, parce que le <i>chef de +l'État</i> ne peut disposer du temps qu'il donne à des travaux sérieux +pour bavarder avec des femmes!... Et toi, tu es assez simple pour +chercher à calmer l'irritation que ces méchantes femmes ont éprouvée, +et qui n'est autre chose que de la colère!...»</p> + +<p>Joséphine, qui s'était éloignée du premier Consul lorsqu'il lui avait +pincé l'oreille, revint auprès de lui et passant un bras autour de +son cou, elle posa sa tête gracieusement sur son épaule. Napoléon +sourit et l'embrassa. Il avait résolu d'être charmant ce jour-là, et +il le fut en effet.</p> + +<p>—«Allons! s'écria-t-il... laissons tout cela et prenons une +vacance... il faut jouer. À quoi jouerons-nous? aux petits jeux?</p> + +<p>—Non, non! s'écria-t-on de toutes parts.</p> + +<p>—Eh bien! au vingt et un?... au reversi?</p> + +<p>—Oui, oui! au vingt et un.»</p> + +<p>On apporta une grande table ronde et nous nous mîmes tous autour.</p> + +<p>—«Qui sera le banquier, demanda Joséphine, pour commencer?</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> LE PREMIER CONSUL.</p> + +<p>Duroc, prends les cartes et tiens la banque; tu nous montreras +comment il faut faire.</p> + +<p class="speakersc">MADAME BONAPARTE.</p> + +<p>Mais je n'ai pas d'argent...</p> + +<p class="speakersc">MADEMOISELLE DE BEAUHARNAIS.</p> + +<p>Ni moi.</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE LAVALETTE.</p> + +<p>Ni moi.</p> + +<p class="speakersc">LE PREMIER CONSUL.</p> + +<p>Mesdames, arrangez-vous, mais je ne veux pas jouer contre des jetons; +je ne veux pas jouer à crédit... Je fais mon jeu avec de l'or, et +si vous me gagnez je veux aussi vous gagner; demandez de l'argent à +vos maris... Lavalette, donne donc de l'argent à ta femme<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Go to footnote 19"><span class="smaller">[19]</span></a>... (Il +cherche dans ses poches, où jamais il n'avait d'argent.) Donne-moi de +l'argent, Duroc!... (Tout le monde se met à rire.) Riez... Tenez...</p> + +<p>Le sérieux du premier Consul nous fit beaucoup <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span> rire, nous +eûmes bientôt devant nous ce qu'il fallait pour faire nos mises, et +le jeu commença; mais ce fut pour éveiller une nouvelle gaieté... +Napoléon trichait horriblement; il fit d'abord une mise modeste de +cinq francs... Duroc tira et donna les cartes: lorsque tout fut fait, +Napoléon avança la main après avoir regardé ses cartes.</p> + +<p class="speakersc">LE GÉNÉRAL DUROC.</p> + +<p>Voulez-vous une carte, mon général?</p> + +<p class="speakersc">LE PREMIER CONSUL.</p> + +<p>Oui. (Après avoir eu sa carte:) À la bonne heure au moins... voilà +qui est bien donné! Tu es un brave banquier, Duroc.</p> + +<p class="stage10">Le général Duroc tirant pour lui sur quinze (car il + devait croire que Bonaparte avait eu vingt et un) amène + un neuf.</p> + +<p>Ah!... perdu! j'ai vingt-quatre... Mon général, n'avez-vous pas vingt +et un?</p> + +<p class="speakersc">LE PREMIER CONSUL.</p> + +<p>Sans doute! sans doute!... paie-moi cinq francs!</p> + +<p class="speakersc">MADAME BONAPARTE.</p> + +<p>Voyons donc ton jeu, Bonaparte.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">LE PREMIER CONSUL</span>, <span class="stage">retenant ses cartes.</span></p> + +<p>Non, non!... Je ne veux pas que vous voyez à <span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> quel point je +suis téméraire... j'ai tiré sur dix-huit!...</p> + +<p class="stage10">Madame Bonaparte insista et voulut prendre les cartes; + Bonaparte résistait, tous deux riaient de leur lutte + comme deux enfants.</p> + +<p class="speakersc">LE PREMIER CONSUL.</p> + +<p>Non, non! je n'ai pas <i>triché cette fois-ci</i>!... J'ai gagné +loyalement. Duroc, paie-moi ma mise... C'est bien... Je fais +paroli... (Il regarde son jeu.) Carte... c'est bien...</p> + +<p class="speakersc">MADAME LAVALETTE.</p> + +<p>Carte... un huit!... J'ai perdu. (Elle jette ses cartes.)</p> + +<p class="speakersc">LE GÉNÉRAL DUROC.</p> + +<p>À nous deux, mon général! (Il tire sur son jeu qui est douze et amène +un quatre... Il retire encore et amène un six.) J'ai perdu... Quel +point aviez-vous donc, mon général?...</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">LE PREMIER CONSUL</span>, <span class="stage">frappant ses mains l'une contre l'autre, et +s'agitant sur sa chaise.</span></p> + +<p>Gagné! encore gagné!... Je montre mon jeu...</p> + +<p class="stage">Et fièrement il étala dix-neuf; il avait tiré + <i>témérairement</i>, comme il le disait, sur quinze, et + avait eu un quatre.</p> + +<p>Je refais mon jeu, s'écria-t-il tout enchanté; et il mit de nouveau +cinq francs devant lui...</p> + +<p class="speaker"><span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> <span class="smcap">LE GÉNÉRAL DUROC</span>, <span class="stage">tirant et donnant les cartes, arrive au +premier Consul, qui, après avoir regardé son jeu, demande carte; il +le regarde quelque temps et en demande une autre... puis il dit:</span></p> + +<p>C'est bien.</p> + +<p class="stage10">Puis, tirant pour lui.</p> + +<p>Vingt et un!... Et vous, mon général?...</p> + +<p class="speakersc">LE PREMIER CONSUL.</p> + +<p>Laisse-moi tranquille! voilà ton argent!...</p> + +<p class="stage10">Il lui jeta tout son argent, mit ses cartes avec toutes + les autres; et, en même temps, il se leva en disant:</p> + +<p>Allons, c'est très-bien: en voilà assez pour ce soir.</p> + +<p>Madame Bonaparte et moi, qui étions près de lui, nous voulûmes +voir quel jeu il avait d'abord. Il avait tiré sur seize, avait eu +ensuite un deux, et puis un huit, ce qui lui faisait vingt-six. +Nous rîmes beaucoup de son silence. Voilà ce qu'il faisait pour +<i>tricher</i>. Après avoir fait sa mise, il demandait une carte; si elle +le faisait perdre, il ne disait mot au banquier; mais il attendait +que le banquier eût tiré la sienne; si elle était bonne, alors +Napoléon jetait son jeu sans en parler, et abandonnait sa mise. Si au +contraire le banquier perdait, Napoléon se faisait payer en jetant +toujours ses cartes. Ces petites <i>tricheries</i>-là l'amusaient <span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> +comme un enfant... Il était visible qu'il voulait forcer le hasard de +suivre sa volonté au jeu comme il forçait pour ainsi dire la fortune +de servir ses armes. Après tout, il faut dire qu'avant de se séparer, +il rendait tout ce qu'il avait gagné, et on se le partageait. Je +me rappelle une soirée passée à la Malmaison, où nous jouâmes au +reversis. Le général Bonaparte avait toujours les douze cœurs. Je +ne sais comment il s'arrangeait. Je crois qu'il les reprenait dans +ses levées. Le fait est que lorsqu'il avait le quinola, il avait +une procession de cœurs qui empêchaient <i>de le forcer</i>. Notre +ressource alors était de le lui faire <i>gorger</i>. Quand cela arrivait, +les rires et les éclats joyeux étaient aussi éclatants que ceux d'une +troupe d'écoliers. Le premier Consul lui-même n'était certes pas en +reste, et montrait peut-être même plus de contentement qu'aucune de +nous, bien que la plus âgée n'eût pas plus de dix-huit ans à cette +époque.</p> + +<p>On voit comment était formé ce qu'on appelait alors <i>le salon</i> de la +Malmaison, et la société du premier Consul et de madame Bonaparte. +Un an plus tard, cette société fut plus étendue. Duroc se maria, +et ce fut une femme de plus dans l'intimité de madame Bonaparte, +quoiqu'elle ne l'aimât pas beaucoup. La maréchale Ney vint ensuite, +mais elle c'était différent, tout le monde l'aimait. Elle était +bonne et agréable... Pendant cette année de 1802, <span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> on fut +encore à la Malmaison, quoiqu'on pensât déjà à Saint-Cloud. On +s'amusait encore à la Malmaison. Le premier Consul aimait à voir +beaucoup de jeunes et riants visages autour de lui; et quelque +ennui que cette volonté causât à madame Bonaparte, il lui en fallut +passer par là, et, qui plus est, il fallut dîner souvent en plein +air. Il était assez égal à nos figures de dix-huit ans de braver +le grand jour et le soleil; mais Joséphine n'aimait pas cela. +Quelquefois aussi, après le dîner, lorsque le temps était beau, le +premier Consul jouait aux barres avec nous. Eh bien! dans ce jeu il +<i>trichait</i> encore... et il nous faisait très-bien tomber, lorsque +nous étions au moment de l'attraper, ce qui était surtout facile à sa +belle-fille Hortense, qui courait comme une biche. Une des grandes +joies de ces récréations pour Napoléon, c'était de nous voir courir +sous les arbres, habillées de blanc. Rien ne le touchait comme une +femme portant avec grâce une robe blanche... Joséphine, qui savait +cela, portait presque toujours des robes de mousseline de l'Inde... +En général, <i>l'uniforme</i> des femmes, à la Malmaison, était une robe +blanche.</p> + +<p>Napoléon aimait avec passion le séjour de la Malmaison...<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Go to footnote 20"><span class="smaller">[20]</span></a> +Aussi l'a-t-il toujours affectionnée <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> au point d'en faire +le but positif de ses promenades de distraction jusqu'au moment du +divorce... Vers la fin du printemps de 1802, il fut s'établir à +Saint-Cloud.</p> + +<p>«Les Tuileries sont une véritable prison, disait-il, on ne peut même +prendre l'air à une fenêtre sans devenir l'objet de l'attention de +trois mille personnes.»</p> + +<p>Souvent il descendait dans le jardin des Tuileries, mais après la +fermeture des portes.</p> + +<p>Avant d'aller à Saint-Cloud, et immédiatement après l'événement que +je viens de rapporter, les carrières de Nanterre furent fermées. +Je n'ai jamais su si la police avait trouvé les hommes qui avaient +arrêté notre voiture.</p> + +<p>Le salon de Saint-Cloud, aussitôt qu'il fut ouvert, fut un salon +de souverain. Napoléon préluda dans cette maison de rois à une +souveraineté plus <span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> positive qu'au consulat à vie. Mais ce ne +fut pas à Saint-Cloud qu'il se fixa d'abord. Il ne pouvait quitter +cette Malmaison, où il avait été le plus glorieux, le plus grand +des hommes!... Il fit réparer le chemin de traverse qui mène de +Saint-Cloud à la Malmaison, pour pouvoir y aller dès qu'il lui +en prendrait fantaisie. Nous continuâmes à jouer la comédie à la +Malmaison, et nous y passâmes encore de beaux jours. Mais dès lors la +république n'était plus qu'une fiction, et le Consulat une ombre pour +couvrir une clarté qui bientôt devait être lumineuse, ou plutôt le +Consulat n'était plus qu'un souvenir historique.</p> + +<p>Une particularité assez frappante, parce qu'elle eut lieu dans un +temps où Bonaparte ne proclamait pas ses intentions, ce fut l'ordre +qu'il donna, le lendemain de son arrivée aux Tuileries<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Go to footnote 21"><span class="smaller">[21]</span></a>, d'abattre +les deux arbres de la liberté qui étaient plantés dans la cour. Ces +arbres n'étaient plus un symbole, à la vérité; ils n'étaient plus que +des simulacres, et Bonaparte le savait bien.</p> + +<p>Le consulat à vie montra de suite tout l'avenir.</p> + +<p>Je vis arriver dans le salon de Saint-Cloud plusieurs personnes qui +n'étaient pas à la Malmaison. Dans ce nombre était la duchesse de +Raguse, <span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> alors madame Marmont. Elle avait été longtemps en +Italie avec son mari qui commandait l'artillerie de l'armée. Elle +était charmante, alors, non seulement par sa jolie et gracieuse +figure, mais par son esprit fin, gai, profond et propre à toutes les +conversations. Quoique plus âgée que moi de quelques années, elle +était encore fort jeune à cette époque, et surtout fort jolie.</p> + +<p>Une nouvelle mariée vint aussi augmenter le nombre des jeunes et +jolies femmes de la cour de madame Bonaparte: ce fut madame Duchatel. +Charmante et toute grâce, toute douceur, ayant à la fois un joli +visage, une tournure élégante, madame Duchatel fit beaucoup d'effet. +Il y avait surtout un charme irrésistible dans le regard prolongé de +son grand œil bleu foncé, à double paupière: son sourire était +fin et doux, et disait avec esprit toute une phrase dans un simple +mouvement de ses lèvres, car il était en accord avec son regard; +avantage si rare dans la physionomie et si précieux dans celle d'une +femme. Son esprit était également celui qu'on voulait trouver dans +une personne comme madame Duchatel.. En la voyant, je désirai d'abord +me lier avec elle. Elle eut pour moi le même sentiment; et, depuis ce +temps, je lui suis demeurée invariablement attachée par affection et +par attrait. Elle me rappelait, à cette <span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> époque où elle parut +à notre cour, ce que je me figurais d'une de ces femmes du siècle de +Louis XIV, tout esprit et toute grâce. Je ne m'étais pas trompée.</p> + +<p>Dans ce même temps, où tous les yeux étaient fixés sur cette cour +consulaire qui se formait déjà visiblement, il survint un événement +qui arrêta définitivement la pensée de ceux qui pouvaient encore +douter: ce fut le mariage de madame Leclerc avec le prince Camille +Borghèse. Elle était ravissante de beauté, c'est vrai; mais le +prince Borghèse était jeune et joli garçon; on ne savait pas encore +l'étendue de sa nullité; et deux millions de rente, le titre de +princesse, furent comme une sorte d'annonce pour ceux qui voulaient +savoir où allait le premier Consul.</p> + +<p>J'avais vu la princesse, avec laquelle j'étais intimement liée, ainsi +que ma mère, la veille du jour où elle devait faire <i>sa visite de +noce</i> à Saint-Cloud. Elle détestait sa belle-sœur... mais la bonne +petite âme n'était pas, au reste, plus aimante pour ses sœurs. +Aussi quelle douce joie elle éprouvait en faisant la revue de sa +toilette du lendemain...</p> + +<p>«Mon Dieu! lui disais-je, vous êtes si jolie!... Voilà votre +véritable motif de joie, voilà où vous les dominez toutes, voilà le +vrai triomphe.»</p> + +<p>Mais elle n'entendait rien; et le lendemain, elle <span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> voulut +écraser sa belle-sœur surtout, car c'était sur elle que sa +haine portait plus spécialement: Hortense et sa sœur Caroline +n'arrivaient qu'après. Quant à Élisa...</p> + +<p>«Oh! pour celle-là, disait-elle plaisamment, lorsque j'aurai la folie +d'en être jalouse, je n'aurai qu'à lui demander de jouer Alzire, +comme elle nous a fait le plaisir de le faire à Neuilly, et tout ira +bien.<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Go to footnote 22"><span class="smaller">[22]</span></a>»</p> + +<p>Je me rendis à Saint-Cloud le même soir pour connaître la manière de +penser des deux camps. À peine fus-je arrivé que madame Bonaparte +vint à moi:</p> + +<p>—«Eh bien! avez-vous vu la nouvelle princesse? on dit qu'elle est +radieuse!</p> + +<p>—Ah! vous savez, madame, combien elle est jolie; c'est un être idéal +de beauté.</p> + +<p>—Oh! mon Dieu! cela est tellement connu <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> maintenant que la +chose commence à paraître moins frappante.</p> + +<p>—On ne se lasse jamais d'un beau tableau, madame; ni de la vue d'un +chef-d'œuvre! jugez lorsqu'il est animé!»</p> + +<p>Madame Bonaparte n'avait aucun fiel; et si elle montrait tant +d'aigreur contre sa belle-sœur, ce n'était pas par envie; c'était +comme une habitude défensive et elle savait fort bien que madame +Leclerc n'était vulnérable que dans sa beauté; elle ne continua +donc pas la conversation presque hostile commencée entre nous: elle +connaissait d'ailleurs l'intimité qui existait entre nous et combien +ma mère aimait madame Leclerc; elle fut donc à merveille avec moi, +et loin de me montrer de l'humeur elle m'engagea à dîner pour le +lendemain.</p> + +<p>—«Car c'est demain qu'elle doit faire <i>ici sa visite officielle</i>, me +dit madame Bonaparte... Je présume qu'elle se dispose à nous arriver +aussi resplendissante que possible... Savez-vous comment elle sera +mise, madame Junot, poursuivit-elle en s'adressant directement à moi.»</p> + +<p>Je le savais; mais madame Borghèse ne m'aurait pas pardonné d'avoir +trahi un tel secret: je répondis négativement, et madame Bonaparte, +qui avait fait la question avec nonchalance comme <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> n'y +attachant aucune importance, ne voulut pas insister, quelque +persuadée qu'elle fût que j'en étais instruite.</p> + +<p>En arrivant le lendemain à Saint-Cloud, je fus frappée de la +simplicité de la toilette de madame Bonaparte; mais cette simplicité +était elle-même un grand art... On sait que Joséphine avait une +taille et une tournure ravissantes; à cet égard elle pouvait lutter, +et même avec succès, contre sa belle-sœur qui n'avait pas une +grâce aussi parfaite qu'elle dans tous ses mouvements... Connaissant +donc tous ses avantages, Joséphine en usa pour disputer au moins +la victoire à celle qui ne redoutait personne en ce monde pour sa +beauté, aussitôt qu'elle paraissait et montrait son adorable visage.</p> + +<p>Madame Bonaparte portait ce jour-là, quoiqu'on fût en hiver, une +robe de mousseline de l'Inde, que son bon goût lui faisait faire, +dès cette époque, beaucoup plus ample de la jupe qu'on ne faisait +alors les robes, pour qu'elle formât plus de gros plis. Au bas était +une petite bordure large comme le doigt en lame d'or et figurant +comme un petit ruisseau d'or. Le corsage, drapé à gros plis sur sa +poitrine, était arrêté sur les épaules par deux têtes de lion en or +émaillées de noir autour... La ceinture, formée d'une bandelette +brodée comme la bordure, était fermée sur le devant par <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span> une +agrafe comme les têtes en or émaillées qui étaient aux épaules... Les +manches étaient courtes, froncées et à poignets comme on en portait +dans ce temps-là, et le poignet ouvert sur le bras était retenu par +deux petits boutons semblables aux agrafes de la ceinture. Les bras +étaient nus: Joséphine les avait très-beaux, surtout le haut du bras.</p> + +<p>Sa coiffure était ravissante. Elle ressemblait à celle d'un camée +antique. Ses cheveux, relevés sur le haut de la tête, étaient +contenus dans un réseau de chaînes d'or dont chaque carreau était +marqué comme on en voit aux bustes romains, et était fait par une +petite rosace en or émaillée de noir. Ce réseau à la manière antique +venait se rejoindre sur le devant de la tête et fermait avec une +sorte de camée en or émaillé de noir comme le reste. À son cou était +un serpent en or dont les écailles étaient imitées par de l'émail +noir; les bracelets pareils, ainsi que les boucles d'oreilles.</p> + +<p>Lorsque je vis madame Bonaparte, je ne pus m'empêcher de lui dire +combien elle était charmante avec ce nuage vaporeux formé par cette +mousseline<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Go to footnote 23"><span class="smaller">[23]</span></a>, que bien certainement Juvénal eût appelée <span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> +<i>une robe de brouillard</i> à plus juste titre que celles de ses dames +romaines... Et puis, cette parure lui allait admirablement... Voilà +comment Joséphine a mérité sa réputation de femme parfaitement +élégante: c'est en adaptant la mode à la convenance de sa personne. +Ici elle avait songé à tout!... même à l'ameublement du grand salon +de Saint Cloud, qui alors était bleu et or, et allait ainsi très-bien +avec cette mousseline neigeuse et cet or qui tous deux s'harmoniaient +parfaitement ensemble.</p> + +<p>Aussitôt que le premier Consul entra dans le salon, où il arrivait +alors presque toujours, par le balcon circulaire, au moment où +l'on s'y attendait le moins, il fut frappé comme moi de l'ensemble +vraiment charmant de Joséphine. Aussi fut-il à elle aussitôt, et la +prenant par les deux mains, il la conduisit devant la glace de la +cheminée pour la voir en même temps de tous côtés, et l'embrassant +sur l'épaule et sur le front, car il ne pouvait encore se défaire +de cette habitude bourgeoise, il lui dit: «Ah! çà, Joséphine, je +serai jaloux! Vous avez des projets! Pourquoi donc es-tu si belle +aujourd'hui?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> —Je sais que tu aimes que je sois en blanc... et j'ai mis +une robe blanche: voilà tout.</p> + +<p>—Eh bien! si c'est pour me plaire, tu as réussi.»</p> + +<p>Et il l'embrassa encore une fois.</p> + +<p>—«Avez-vous vu la nouvelle princesse?» me demanda le premier Consul +à dîner.</p> + +<p>Je répondis affirmativement, et j'ajoutai qu'elle devait venir le +soir même pour faire sa visite de noce à madame Bonaparte et lui être +présentée par son mari.</p> + +<p>—«Mais c'est chose faite, dit le premier Consul... D'ailleurs +Joséphine est sa belle-sœur.</p> + +<p>—Oui, général, mais elle est aussi femme du premier magistrat de la +France.</p> + +<p>—Ah! ah! c'est donc comme étiquette que cette visite a lieu? et qui +donc en a tant appris à Paulette? ce n'est pas le prince Borghèse.»</p> + +<p>Il dit ce mot avec une expression qui traduisait l'opinion qu'il +s'était déjà formée de cet homme, qui, tout prince qu'il était, +montrait plus de vulgarité qu'aucun <i>transtévérin</i> de Rome<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a>.</p> + +<p>—«Ce n'est pas Paulette qui d'elle-même aura eu cette pensée...» Il +se tourna alors vers moi.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> «Je suis sûr que c'est chez votre mère qu'on lui a dit cela?»</p> + +<p>C'était vrai. C'était madame de Bouillé<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Go to footnote 25"><span class="smaller">[25]</span></a> qui le lui avait dit. +J'en convins, et la nommai au premier Consul...</p> + +<p>—«J'en étais sûr,» répéta-t-il avec un accent de satisfaction qui +disait que certainement il aurait recours à cette noblesse, qu'il +n'aimait pas comme homme d'État, mais dont il ne pouvait se refuser +à reconnaître la nécessaire influence dans une société élégante, et +surtout dans une cour.</p> + +<p>Quoiqu'on demeurât beaucoup plus de temps à table depuis qu'on y +était servi avec tout le luxe royal, il était à peine huit heures +lorsqu'on en sortit. Le premier Consul se promena quelque temps en +attendant sa sœur qu'il voulait voir arriver dans toute sa gloire +de princesse et de jolie femme; mais à huit heures et demie il perdit +patience et s'en fut travailler dans son cabinet.</p> + +<p>Madame Borghèse avait préparé son entrée pour produire de l'effet. +Redoutant l'inégalité de son frère, qui souvent se mettait à table à +huit heures et demie, elle ne voulut prudemment arriver <span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> qu'à +neuf heures passées, ce qui lui fit manquer le premier Consul.</p> + +<p>Elle avait voulu frapper depuis le vestibule jusqu'au salon, tous +deux inclusivement. Elle était venue dans une magnifique voiture +chargée des armoiries des Borghèses: cette voiture, attelée de six +chevaux, avait trois laquais portant des torches... un piqueur en +avant et un garçon d'attelage en arrière, l'un et l'autre ayant aussi +une torche, complétaient cette magnificence encore fort inconnue, en +France, pour la génération alors au pouvoir.</p> + +<p>Lorsque le prince et la princesse arrivèrent à la porte du salon +consulaire, l'huissier, préludant à l'Empire, ouvrit les deux +battants et dit à haute voix:</p> + +<p>«<i>Monseigneur</i> le prince et madame la princesse Borghèse.»</p> + +<p>Nous nous levâmes toutes à l'instant. Joséphine se leva aussi; mais +elle demeura immobile devant son fauteuil et laissa la princesse +avancer jusqu'à elle et traverser ainsi une grande partie du salon. +Mais la chose lui fut plutôt agréable qu'autrement, par une raison +que je dirai plus tard, et à laquelle on ne s'attend guère.</p> + +<p>Elle était en effet <i>resplendissante</i>, comme elle l'avait annoncé: +sa robe était d'un magnifique <span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> velours vert, mais d'un vert +doux et point tranchant. Le devant de cette robe et le tour de la +jupe étaient brodés en diamants, non pas en <i>strass</i>, mais en <i>vrais</i> +diamants, et les plus beaux qu'on pût voir<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Go to footnote 26"><span class="smaller">[26]</span></a>. Le corsage et les +manches en étaient également couverts, ainsi que ses bras et son cou. +Sur sa tête était un magnifique diadème où les plus belles émeraudes +que j'aie jamais vues étaient entourées de diamants; enfin, pour +compléter cette magnifique parure, la princesse avait au côté un +bouquet composé de poires d'émeraudes et de poires en perles d'un +prix inestimable. Maintenant, qu'on se figure l'être fantastique +de beauté qui était au milieu de toutes ces merveilles, et on aura +une imparfaite idée encore de la princesse Borghèse entrant dans le +salon de Saint-Cloud le soir de <i>sa présentation</i>, comme elle-même le +disait!</p> + +<p class="p2">Je connaissais et la toilette, et les trésors, et la beauté; +cependant, je l'avoue, je fus moi-même surprise par l'effet que +produisit la princesse à son entrée dans le salon. Quant à son mari, +il fut <span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> là ce qu'il fut toujours depuis, le premier chambellan +de sa femme...</p> + +<p>Joséphine, après le premier moment d'étonnement causé par cette +profusion de pierreries qui ruisselaient sur les vêtements de sa +belle-sœur, se remit, et la conversation devint générale. On +servit des glaces, et alors il y eut un mouvement.</p> + +<p>—«Eh bien! me dit la Princesse, comment me trouvez-vous?</p> + +<p>—Ravissante! et jamais on ne fut si jolie avec autant de +magnificence.</p> + +<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p> + +<p>En vérité!</p> + +<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p> + +<p>C'est très-vrai.</p> + +<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p> + +<p>Vous m'aimez, et vous me gâtez...</p> + +<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p> + +<p>Vous êtes enfant!... Mais, dites-moi pourquoi vous êtes venue si tard?</p> + +<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p> + +<p>Vraiment, je l'ai fait exprès!... je ne voulais pas vous trouver à +table. Il m'est bien égal de <span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> n'avoir pas vu mon frère!... +C'était <i>elle</i>, que je voulais trouver et désespérer... Laurette, +Laurette! Regardez donc comme elle est bouleversée!... oh! que je +suis contente!</p> + +<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p> + +<p>Prenez garde, on peut vous entendre.</p> + +<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p> + +<p>Que m'importe! je ne l'aime pas!... Tout à l'heure elle a cru me +faire une chose désagréable en me faisant traverser le salon; eh +bien! elle m'a charmée.</p> + +<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p> + +<p>Et pourquoi donc?</p> + +<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p> + +<p>Parce que la queue de ma robe ne se serait pas déployée, si elle +était venue au-devant de moi, tandis qu'elle a été admirée en son +entier.</p> + +<p>Je ne pus retenir un éclat de rire; mais la Princesse n'en fut pas +blessée. Ce soir-là on aurait pu tout lui dire, excepté qu'elle était +laide...</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">LA PRINCESSE</span>, <span class="stage">regardant sa belle-sœur.</span></p> + +<p>Elle est bien mise, après tout!... Ce blanc et or fait admirablement +sur ce velours bleu...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> Tout à coup la Princesse s'arrête... une pensée semble la +saisir; elle jette les yeux alternativement sur sa robe et sur celle +de madame Bonaparte.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">LA PRINCESSE</span>, <span class="stage">soupirant profondément.</span></p> + +<p>Ah, mon Dieu! mon Dieu!</p> + +<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p> + +<p>Qu'est-ce donc?</p> + +<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p> + +<p>Comment n'ai-je pas songé à la couleur du meuble de salon!... Et +vous, vous, Laurette... vous, qui êtes mon amie, que j'aime comme ma +sœur (ce qui ne disait pas beaucoup), comment ne me prévenez-vous +pas?</p> + +<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p> + +<p>Eh! de quoi donc, encore une fois! que le meuble du salon de +Saint-Cloud est bleu? Mais vous le saviez aussi bien que moi.</p> + +<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p> + +<p>Sans doute; mais dans un pareil moment on est troublée, on ne sait +plus ce qu'on savait; et voilà ce qui m'arrive... J'ai mis une robe +verte pour venir m'asseoir dans un fauteuil bleu!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> Non, les années s'écouleront et amèneront l'oubli, que je ne +perdrai jamais de vue la physionomie de la Princesse en prononçant +ces paroles... Et puis l'accent, l'accent désolé, contrit... C'était +admirable!</p> + +<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p> + +<p>Je suis sûre que je dois être hideuse! Ce vert et ce bleu... Comment +appelle-t-on ce ruban<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a>? <i>Préjugé vaincu!...</i> Je dois être bien +laide, n'est-ce pas?</p> + +<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p> + +<p>Vous êtes charmante! Quelle idée allez-vous vous mettre en tête!</p> + +<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p> + +<p>Non, non, je dois être horrible! le reflet de ces deux couleurs doit +me tuer. Voulez-vous revenir avec moi à Paris, Laurette?</p> + +<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p> + +<p>Merci! j'ai ma voiture. Et vous, votre mari...</p> + +<p class="speakersc">LA PRINCESSE.</p> + +<p>C'est-à-dire que je suis toute seule.</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> MADAME JUNOT.</p> + +<p>Comment? et votre lune de miel ne fait que commencer.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">LA PRINCESSE</span>, <span class="stage">haussant les épaules.</span></p> + +<p>Quelles sottises me dites-vous là, chère amie! Une lune de miel avec +cet <span class="smcap">IMBÉCILE-LA</span>!... Mais vous voulez rire probablement?</p> + +<p class="speakersc">MADAME JUNOT.</p> + +<p>Point du tout, je le croyais; c'était une erreur seulement, mais +pas une sottise... Et puisque je ne dérangerai pas un tête-à-tête, +j'accepte, pour être avec vous d'abord, et puis pour juger si, en +effet tout espoir de lune de miel est perdu.</p> + +<p class="p2">La Princesse se leva alors majestueusement, et fut droit à madame +Bonaparte pour prendre congé d'elle; les deux belles-sœurs +s'embrassèrent en souriant!... Judas n'avait jamais été si bien +représenté.</p> + +<p>Mais ce fut en regagnant sa voiture que la princesse fut vraiment un +type particulier à étudier... Elle ralentit sa marche lorsqu'elle +fut arrivée sur le premier palier du grand escalier, et traversa +la longue haie formée par tous les domestiques et même les valets +de pied du château avec une gravité <span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> royale toute comique; +mais ce qu'on ne peut rendre, c'est le balancement du corps, les +mouvements de la tête, le clignement des yeux, toute l'attitude de la +personne. Elle marchait seule en avant; son mari suivait, ayant la +grotesque tournure que nous lui avons connue, malgré sa jolie figure. +Il avait un habit de je ne sais quelle couleur et quelle forme, qu'il +portait à la Cour du Pape; et, comme l'épée n'était pas un meuble +fort en usage à la Cour papale, il s'embarrassait dans la sienne, +et finit par tomber sur le nez en montant en voiture. Le retour fut +rempli par de continuelles doléances de la Princesse sur son chagrin +d'avoir mis une robe verte dans un salon bleu.</p> + +<p>Le lendemain nous nous trouvâmes chez ma mère, qui voulait avoir +des détails sur la présentation, et avec qui <i>Paulette</i> n'osait pas +encore faire la princesse.</p> + +<p>—«Ainsi donc, dit-elle à la Princesse, tu étais bien charmante!»</p> + +<p>Et elle la baisait au front avec ces caresses de mère qu'on ne donne +qu'à une fille chérie.</p> + +<p>—«Oh! maman Panoria<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Go to footnote 28"><span class="smaller">[28]</span></a>, demandez à Laurette.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> Je certifiai de la vérité de la chose... Ma mère sourit avec +autant de joie que pour mon triomphe.</p> + +<p>—«Mais, dit ma mère, il faut maintenant faire la princesse +avec dignité et surtout convenance, Paulette; et quand je dis +<i>convenance</i>, j'entends politesse. Tu es enfant gâtée, nous savons +cela. Ainsi, par exemple, chère enfant, vous ne rendez pas de visite; +cela n'est pas bien. Je ne me plains pas, moi, puisque vous êtes tous +les jours chez moi, mais d'autres s'en plaignent.»</p> + +<p>La Princesse prit un air boudeur. Ma mère n'eut pas l'air de s'en +apercevoir, et continua son sermon jusqu'au moment où madame de +Bouillé et madame de Caseaux entrèrent dans le salon. On leur soumit +la question, et la réponse fut conforme aux conclusions de ma mère.</p> + +<p>—«Vous voilà une grande dame, lui dirent-elles, <i>par votre alliance +avec le prince Borghèse</i>. Il faut donc être ce qu'étaient les grandes +dames de la Cour de France. Ce qui les distinguait était surtout +une extrême politesse. Ainsi donc, rendre les visites qu'on vous +fait, reconduire avec des degrés d'égards pour le rang de celles qui +vous viennent voir; ne jamais passer la première lorsque vous vous +trouvez à la porte d'un salon avec une femme, votre égale ou votre +supérieure, ou plus âgée que vous; ne jamais monter dans votre +<span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span> voiture avant la femme qui est avec vous, à moins que ce ne +soit une dame de compagnie; ne pas oublier de placer chacun selon +son rang dans votre salon et à votre table; offrir aux femmes qui +sont auprès du Prince, deux ou trois fois, des choses à votre portée +pendant le dîner; être prévenante avec dignité; enfin, voilà votre +code de politesse à suivre, si vous voulez vous placer dans le monde.»</p> + +<p>Au moment où ces dames parlèrent de ne pas monter la première dans la +voiture, je souris; ma mère, qui vit ce sourire, dit à Paulette:</p> + +<p>—«Est-ce que, lorsque tu conduis Laurette dans ta voiture, tu montes +avant elle?»</p> + +<p>La Princesse rougit.</p> + +<p>—«Est-ce que hier, poursuivit ma mère plus vivement, cela serait +surtout arrivé?»</p> + +<p>La Princesse me regarda d'un air suppliant; elle craignait beaucoup +ma mère, tout en l'aimant.</p> + +<p>—«Non, non, m'empressai-je de dire; la princesse m'a fait la +politesse de m'offrir de monter avant elle.</p> + +<p>—C'est que, voyez-vous, dit ma mère, ce serait beaucoup plus sérieux +hier qu'un autre jour. Ma fille et vous, Paulette, vous avez été, +comme vous l'êtes encore, presque égales dans mon cœur, <span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span> +comme vous l'êtes dans le cœur de l'excellente madame Lætitia. +Vous êtes donc sœurs, pour ainsi dire, et sœurs par affection. +Je ne puis donc supporter la pensée qu'un jour Paulette oubliera +cette affection, parce qu'on l'appelle Princesse et qu'elle a de +beaux diamants et tout le luxe d'une nouvelle existence. Mais cela +n'a pas été... tout est donc au mieux.</p> + +<p>—Mais, reprit doucement Paulette en se penchant sur ma mère et +s'appuyant sur son épaule, je suis sœur du premier Consul!... je +suis...</p> + +<p>—Quoi! qu'est-ce que sœur du premier Consul?... Qu'est-ce que la +sœur de Barras était pour nous?</p> + +<p>—Mais ce n'est pas la même chose, maman Panoria!</p> + +<p>—Absolument de même pour ce qui concerne l'étiquette. Ton frère a +une dignité temporaire; elle lui est personnelle; et même, pour le +dire en passant, elle ne devrait pas lui donner le droit de prendre +la licence de ne rendre aucune visite. Il est venu au bal que j'ai +donné pour le mariage de ma fille, et <i>il ne s'est pas fait écrire +chez moi</i>.»</p> + +<p>J'ai mis avec détail cette conversation pour faire juger de l'état où +était la société en France, à cette époque: d'un côté, elle montrait +et observait toujours cette extrême politesse, cette observance +<span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> exacte des moindres devoirs; de l'autre, un oubli entier +de ces mêmes détails dont se forme l'existence du monde, et la +volonté de les connaître et de les mettre en pratique. On voit que +ma mère, malgré toutes les secousses révolutionnaires par lesquelles +la société avait été ébranlée, s'étonne que le général Bonaparte, +même après les victoires d'Italie, d'Égypte et de Marengo, sa haute +position politique, ne se <i>fût pas fait écrire chez elle</i>, après y +avoir passé la soirée.</p> + +<p>—«Mais il est bien grand, lui disait Albert, pour la calmer +là-dessus.</p> + +<p>—Eh bien! qu'importe? Le maréchal de Saxe était bien grand aussi... +et il faisait des visites<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a>.»</p> + +<p>La société de Paris, au moment de la transition de l'état +révolutionnaire, c'est-à-dire de la République à l'Empire, était donc +divisée, comme on le voit, et sans qu'aucune des diverses parties +prît le chemin de se rejoindre à l'autre. Ce qui contribuait à +maintenir cet état était le défaut de <span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> maisons où l'on reçût +habituellement. On le voyait, mais peu, dans la Cour consulaire; +toutes les femmes étaient jeunes, et beaucoup hors d'état d'être +maîtresses de maison autrement que pour en diriger le matériel. On +allait à Tivoli voir le feu d'artifice et se promener dans ses jolis +jardins; on allait beaucoup au spectacle; on se donnait de grands +dîners, pour copier la Cour consulaire, où les invitations allaient +par trois cents les quintidis; on allait au pavillon d'Hanovre, à +Frascati, prendre des glaces en sortant de l'Opéra, tout cela avec +un grand luxe de toilette et sans que l'on y prît garde encore; on +allait à des concerts où chantait Garat, qui alors <i>faisait fureur</i>, +et la vie habituelle se passait ainsi. Mais la société ne fut pas +longtemps dans cet état de suspension. 1804 vit arriver l'Empire; +et, du moment où il fut déclaré, un nouveau jour brilla sur toute la +France; tout y fut grand et beau; rien ne fut hors de sa place, et +l'ordonnance de chaque chose fut toujours ce qu'elle devait être.</p> + +<h2><span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> DEUXIÈME PARTIE.</h2> + +<h3>L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE.</h3> + +<p>C'était le 2 décembre 1809; l'anniversaire du couronnement et de +la bataille d'Austerlitz devait être célébré magnifiquement à +l'Hôtel-de-Ville. L'Empereur avait accepté le banquet d'usage, et +la liste soumise à sa sanction par le maréchal Duroc, à qui je la +remettais après l'avoir reçue de Frochot, avait été arrêtée; et tous +les ordres donnés pour la fête, qui fut, ce qu'elle avait toujours +été et ce qu'elle est encore à l'Hôtel-de-Ville, digne de la grande +cité qui l'offre à son souverain.</p> + +<p>Quelques jours avant, l'archi-chancelier, qui ne faisait guère de +visites, me fit l'honneur de me venir voir. J'étais alors fort +souffrante d'un mal de poitrine qui n'eut heureusement aucune suite, +mais qui alors me rendait fort malade. Je crachais beaucoup de sang, +et j'avais peur de ne pouvoir aller à l'Hôtel-de-Ville pour remplir +mon devoir. L'archi-chancelier était soucieux. Je lui parlai des +bruits de divorce... Le Prince me répondit <span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> d'abord avec +ambiguïté, et puis finit par me dire qu'il le croyait <i>sûr</i>.</p> + +<p>—«Ah, mon Dieu! m'écriai-je, et quelle époque fixez-vous à cette +catastrophe? car je regarde la chose comme un malheur, surtout si +l'Empereur épouse une princesse étrangère...</p> + +<p>—C'est ce que je lui ai dit.</p> + +<p>—Vous avez eu ce courage, monseigneur?...</p> + +<p>—Oui, certes; je regarde le bonheur de la France comme intéressé +dans cette grande question.</p> + +<p>—Et l'Impératrice, comment a-t-elle reçu cette nouvelle?...</p> + +<p>—Elle ne fait encore que la pressentir; mais il y a quelqu'un qui +prendra soin qu'elle soit instruite...»</p> + +<p>Je regardai l'archi-chancelier comme pour lui demander un nom; mais +avec sa circonspection ordinaire, et déjà presque fâché d'avoir +été si loin, il porta son regard ailleurs que sur les miens, et +changea d'entretien. Ce ne fut que longtemps après que j'acquis la +connaissance de ce qui avait motivé ses paroles en ce moment de crise +où chacun craignait pour soi la colère terrible de l'Empereur.</p> + +<p>Soit qu'il fût excité par les femmes de la famille <span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span> +impériale, qui ne savaient pas ce qu'elles faisaient lorsqu'elles +voulaient changer de belle-sœur; soit qu'il voulût malgré +l'Empereur pénétrer dans son secret, se rendre nécessaire, et forcer +sa confiance, il est certain que Fouché avait pénétré jusqu'à +l'Impératrice, et lui avait apporté de ces consolations perfides, +qui font plus de mal qu'elles ne laissent de douceur après elles. +Mais le genre d'émotion convenait à Joséphine; elle était femme et +créole! deux motifs pour aimer les pleurs et les évanouissements. +Malheureusement pour elle et son bonheur, Napoléon était un homme, et +un grand homme... deux natures qui font repousser les larmes et les +plaintes: Joséphine souffrait, et Joséphine se plaignait; il est vrai +que cette plainte était bien douce, mais elle était quotidienne et +même continuelle, et l'Empereur commençait à ne pouvoir soutenir un +aussi lourd fardeau.</p> + +<p>À chaque marque nouvelle d'indifférence, l'Impératrice pleurait +encore plus amèrement. Le lendemain, sa plainte était plus amère, et +Napoléon, chaque jour plus aigri, en vint à ne plus vouloir supporter +une scène qu'il ne cherchait pas, mais qu'on venait lui apporter.</p> + +<p>Un jour l'Impératrice, après avoir écouté les rapports de madame de +L..., de madame de Th..., <span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> de madame de L..., de madame Sa..., +et d'une foule de femmes en sous-ordre, avec lesquelles surtout elle +aimait malheureusement à s'entretenir de ses affaires, l'impératrice +reçut la visite de Fouché. Fouché, en apparence tout dévoué aux +femmes de la famille impériale, leur faisait des rapports plus ou +moins vrais, mais qu'il savait flatter leurs passions ou leurs +intérêts. Joséphine était une proie facile à mettre sous la serre du +vautour: aussi n'eut-il qu'à parler deux fois à l'Impératrice, et il +eut sur elle un pouvoir presque égal à celui de ses amis, lui qui +n'arrivait là qu'en ennemi.</p> + +<p>Il y venait envoyé par les belles-sœurs surtout, qui, poussées +par un mauvais génie, voulaient remplacer celle qui, après tout, +était bonne pour elles, leur donnait journellement à toutes ce qui +pouvait leur plaire, et tâchait de conjurer une haine dont les +marques étaient plus visibles chaque jour. Fouché, qui joignait à +son esprit naturel et acquis dans les affaires une finesse exquise +pour reconnaître ce qui pouvait lui servir, en avait découvert +une mine abondante dans les intrigues du divorce. Être un des +personnages actifs de ce grand drame lui parut une des parties les +plus importantes de sa vie politique. Faible et facile à circonvenir, +il comprit que Joséphine était celle qui lui serait le <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> plus +favorable: aussi dirigea-t-il ses batteries sur elle.</p> + +<p>Il commença par lui demander si elle connaissait les bruits de +Paris... Joséphine, déjà fort alarmée par le changement marqué des +manières de l'Empereur avec elle, frémit à cette question et ne +répondit qu'en tremblant qu'elle se doutait bien d'un malheur, mais +qu'elle n'était sûre de rien.</p> + +<p>Fouché lui dit alors que tous les salons de Paris, comme les cafés +des faubourgs, ne retentissaient que d'une nouvelle: c'était que +l'Empereur voulait se séparer d'elle.</p> + +<p>—«Je vous afflige, madame, lui dit Fouché; mais je ne puis vous +céler la vérité; Votre Majesté me l'a demandée: la voilà sans +déguisement et telle qu'elle me parvient.»</p> + +<p>Joséphine pleura.—«Que dois-je faire? dit-elle.</p> + +<p>—Ah! dit l'hypocrite, il y aurait un rôle admirable dans ce drame, +si madame avait le courage de le prendre: son attitude serait bien +grande et bien belle aux yeux de toute l'Europe, dont en ce moment +elle est le point de mire.</p> + +<p>—Conseillez-moi, dit Joséphine avec anxiété...</p> + +<p>—Mais il est difficile... Il faut beaucoup de courage.</p> + +<p>—Ah! croyez que j'en ai eu beaucoup depuis deux ans!... Il m'en a +fallu davantage pour supporter <span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> le changement de l'Empereur +que je n'en aurai peut-être besoin pour sa perte.</p> + +<p>—Eh bien! madame, il faut le prévenir, il faut écrire au Sénat... +Il faut vous-même demander la dissolution de ces mêmes liens que +l'Empereur va briser à regret sans doute; mais la politique le lui +ordonne... Soyez grande en allant au-devant<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a>; le beau côté de +l'action vous demeure, parce que le monde voit toujours ainsi le +dévouement.»</p> + +<p>Étourdie par une aussi étrange proposition, Joséphine fut d'abord +tellement étonnée qu'elle ne put répondre au duc d'Otrante; sa nature +était trop faible; elle n'avait pas une élévation suffisante dans +l'âme pour comprendre une obligation d'elle-même dans ce sacrifice. +Aussi fondit-elle en larmes et ne répondit que par des gémissements +étouffés à la proposition de Fouché.</p> + +<p>Celui-ci, désespéré de cette tempête qu'aucune parole raisonnable +ne pouvait apaiser, essaya enfin de la calmer en lui parlant de son +empire sur l'Empereur, de son ancien amour pour elle, amour et empire +à lui bien connus, mais autrefois; et en faisant cette observation +à l'Impératrice le personnage était bien aise de savoir à quoi s'en +tenir sur l'état présent des choses... Mais Joséphine <span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> +pleurait et ne répondait rien. C'était un enfant gâté pleurant sur +un jouet brisé, plutôt qu'une souveraine devant un sceptre et une +couronne perdus. Cependant Fouché n'abandonnait pas facilement la +partie commencée, et il revint de nouveau en parlant à Joséphine de +l'amour de l'Empereur pour elle.</p> + +<p>—«Il ne m'aime plus, dit la pauvre affligée... Il ne m'aime plus!... +Maintenant quand il est à l'armée, il ne m'écrit plus des lettres +brûlantes de passion comme les lettres d'Italie et d'Austerlitz. Ah! +monsieur le duc, les temps sont bien changés!... Tenez: vous allez en +juger.»</p> + +<p>Elle se leva, fut à un meuble en bois des Indes précieusement monté +et formant un secrétaire tout à la fois et un lieu sûr pour y placer +des objets précieux. Elle y prit plusieurs lettres qui ne contenaient +que quelques lignes à peine lisibles. Le duc d'Otrante s'en empara +aussitôt et y jetant les yeux avant que l'Impératrice les lui eût +traduites en lui expliquant les signes hiéroglyfiques plutôt que +les lettres qui voulaient passer pour de l'écriture, il vit qu'en +effet l'Empereur était bien changé pour l'Impératrice. Ces lettres +ne contenaient qu'une même phrase insignifiante par elle-même; il y +en avait de Bayonne, d'Espagne, d'Allemagne lors de la campagne de +Wagram... Ces dernières lettres <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> étaient toutes récentes... +J'ai vu, depuis, ces preuves du changement de l'Empereur, et elles me +frappèrent avec une vive peine comme tout ce qui détruit. Je ne crois +pas que Fouché en ait été affecté comme moi; mais il l'était d'une +autre manière: il regardait ces lettres et relisait la même phrase +plusieurs fois. Cet examen lui présentait, je crois, l'Empereur +sous un nouveau jour dont, je pense, il n'avait été jamais éclairé: +c'était l'Empereur se contraignant à faire une chose qui visiblement +lui déplaisait, et on n'en pouvait douter en lisant ces lettres...</p> + +<p class="p2 center">«À L'IMPÉRATRICE, À BORDEAUX.</p> + +<p class="date">»Marac, le 21 avril 1808.</p> + +<p>»Je reçois ta lettre du 19 avril. J'ai eu hier le prince des Asturies +et sa Cour à dîner. <i>Cela m'a donné bien des embarras</i><a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a>. J'attends +Charles IV et la reine.</p> + +<p>»Ma santé est bonne. Je suis bien établi actuellement à la campagne.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> »Adieu, mon amie, je reçois toujours avec plaisir de tes +nouvelles.</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p class="p2 center">«À L'IMPÉRATRICE, À PARIS<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Go to footnote 32"><span class="smaller">[32]</span></a>.</p> + +<p class="date">»Burgos, le 14 novembre 1808.</p> + +<p>»Les affaires marchent ici avec une grande activité. Le temps est +fort beau. Nous avons des succès. Ma santé est fort bonne.</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p class="p2 center">«À L'IMPÉRATRICE, À STRASBOURG.</p> + +<p class="date">»Saint-Polten, le 9 mai 1809.</p> + +<p>»Mon amie, je t'écris de Saint-Polten<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Go to footnote 33"><span class="smaller">[33]</span></a>. Demain je serai devant +Vienne: ce sera juste un mois après le même jour où les Autrichiens +ont passé l'Inn et violé la paix.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> »Ma santé est bonne, le temps est superbe et les soldats sont +gais: il y a ici du vin.</p> + +<p>»Porte-toi bien.</p> + +<p>»Tout à toi:</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p class="p2">En parcourant ces lettres, dont la suite était semblable à ce que je +viens de citer, le duc d'Otrante sourit en son âme; car sa besogne +lui paraissait maintenant bien faite. Il lui était démontré que +l'Empereur voulait le divorce, et que tous les obstacles que lui-même +paraissait y apporter n'étaient qu'une feinte à laquelle il serait +adroit de ne pas ajouter foi par sa conduite, si on paraissait le +faire en apparence. Joséphine suivait son regard à mesure qu'il +parcourait ces lettres sur lesquelles elle avait elle-même souvent +pleuré. Fouché les lui rendit en silence.</p> + +<p>—«Eh bien? lui dit-elle...</p> + +<p>—Eh bien! madame, ce que je viens de voir me donne la conviction +entière de ce dont j'étais déjà presque sûr.»</p> + +<p>Joséphine sanglota avec un déchirement de cœur qui aurait attendri +un autre homme que Fouché.</p> + +<p>—«Vous ne voulez pas en croire mon attachement <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> pour vous, +madame; et pourtant Dieu sait qu'il est réel. Eh bien! voulez-vous +prendre conseil d'une personne qui vous est non-seulement attachée, +mais qui peut être pour vous un excellent guide dans cette +très-importante situation? Je l'ai vue dans le salon de service: +c'est madame de Rémusat.</p> + +<p>—Oui! oui!... s'écria Joséphine.»</p> + +<p>Et madame de Rémusat fut appelée.</p> + +<p>C'était une femme d'un esprit et d'une âme supérieurs que madame de +Rémusat. Lorsque Joséphine ne se conduisait que d'après ses conseils, +tout allait bien; mais quand elle en demandait à la première personne +venue de son service, les choses devenaient tout autres. Madame de +Rémusat joignait ensuite à son esprit et à sa grande connaissance du +monde un attachement réel pour l'Impératrice.</p> + +<p>En écoutant le duc d'Otrante elle pâlit, car, tout habile qu'elle +était, elle-même fut prise par la finesse de l'homme de tous les +temps. Elle ne put croire qu'une telle démarche fût possible de la +part d'un ministre de l'Empereur, si l'Empereur lui-même ne l'y avait +autorisé. Cette réflexion s'offrit à elle d'abord, et lui donna de +vives craintes pour l'Impératrice. Fouché la comprit; et cet effet, +<span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span> qu'il ne s'était pas proposé, lui parut devoir être exploité +à l'avantage de ce qu'il tramait.</p> + +<p>—«Ce que vous demandez à sa majesté est grave, monsieur le duc... +Je ne puis ni lui conseiller une démarche aussi importante, ni l'en +détourner, car je vois...»</p> + +<p>Elle n'osa pas achever sa phrase, car <i>ce qu'elle voyait</i> était assez +imposant pour arrêter sa parole.</p> + +<p>—«J'ai fait mon devoir de fidèle serviteur de sa majesté, dit le duc +d'Otrante. Je la supplie de réfléchir à ce que j'ai eu l'honneur de +lui dire: c'est à l'avantage de sa vie à venir.»</p> + +<p>Et il prit congé de l'Impératrice, en la laissant au désespoir. +Madame de Rémusat resta longtemps auprès d'elle, tentant vainement de +la consoler; car elle-même était convaincue que l'Empereur lui-même +dirigeait toute cette affaire. Dès que Joséphine fut plus calme, elle +lui demanda la permission de la quitter, pour aller, lui dit-elle, +travailler dans son intérêt.</p> + +<p>C'était chez le duc d'Otrante qu'elle voulait se rendre.</p> + +<p>«Cet homme est bien fin, ou plutôt bien rusé, se dit-elle; mais une +femme ayant de bonnes intentions le sera pour le moins autant que +lui...»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> Mais elle acquit la preuve qu'avec un homme comme Fouché il +n'y avait aucune prévision possible.... Et elle sortit de chez lui +aussi embarrassée qu'en y arrivant.</p> + +<p>Cependant la position était critique; il devenait d'une grande +importance de suivre les conseils de Fouché, si ces <i>conseils</i> +étaient des ordres de l'Empereur. Madame de Rémusat le croyait +fermement, et toutefois n'osait le dire à Joséphine. Celle-ci le +sentait instinctivement, mais n'osait s'élever entre la dame du +palais, alors son amie, et elle-même, dans ces moments de confiance +expansive, qui étaient moins fréquents cependant depuis cette +visite du duc d'Otrante. Car il semblait à ces deux femmes que de +parler d'une aussi immense catastrophe, c'était admettre sa réalité +immédiate.</p> + +<p>—«Mon Dieu! disait Joséphine, que faire? donnez-moi du courage!»</p> + +<p>Et elle pleurait.</p> + +<p>—«Madame, lui disait madame de Rémusat, que votre majesté se +rappelle que le duc d'Otrante lui a répété souvent que l'Empereur +n'aimait pas les scènes ni les pleurs!»</p> + +<p>Alors Joséphine n'osait plus provoquer une explication entre elle et +l'Empereur. Un mur de glace, qui devait devenir d'airain, commençait +<span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> déjà à s'élever entre eux. Fouché a été peut-être la cause +la plus immédiate du divorce de Napoléon, en amenant entre les deux +époux ce qui n'avait jamais existé: une froideur et un manque de +confiance dont mutuellement chacun se trouva blessé. L'Empereur avait +beaucoup aimé Joséphine. L'amour n'existait plus; mais après l'amour, +quel est le cœur qui ne renferme pas un sentiment profond d'amitié +pour la femme qui nous fut chère?... Et Napoléon était fortement +dominé par le sentiment qui l'avait autrefois attaché à sa femme... +Qui sait ce qui pouvait résulter d'une explication où elle lui aurait +plutôt proposé l'adoption d'un de ses enfants naturels, tous deux des +garçons, et son propre sang, enfin<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Go to footnote 34"><span class="smaller">[34]</span></a>!</p> + +<p>Mais il ne fut rien de tout cela... L'Impératrice garda le silence. +Madame de Rémusat ne laissa rien transpirer de tout ce qui se +préparait, et la chose marchait vers sa fin sans aucune opposition.</p> + +<p>Fouché revit souvent l'Impératrice et madame de Rémusat. Il fallait +suivre une marche pour laquelle des conseils étaient nécessaires. +Madame de Rémusat, convaincue que tout se faisait par ordre de +l'Empereur, suivait les avis de Fouché; et <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> la pauvre +Joséphine, au désespoir, ne savait comment il se pouvait que Napoléon +fût devenu tout à coup si peu confiant pour elle...</p> + +<p>Le duc d'Otrante avait conseillé, comme le moyen le plus digne, +d'écrire une lettre au Sénat, dans laquelle l'Impératrice +reconnaissant que l'Empereur se devait avant tout à la nation qu'il +gouvernait, et devant assurer sa tranquillité à venir par une +succession qui devait lui donner l'assurance de n'être pas troublée +dans les temps futurs, déclarerait qu'il fallait que pour cet effet +l'Empereur eût des fils à présenter à la France, et que, n'étant pas +assez heureuse pour pouvoir lui en donner, elle descendait d'un trône +qu'elle ne pouvait occuper, pour laisser la place à une plus heureuse.</p> + +<p>Tel était le texte de la lettre que l'Impératrice devait écrire au +Sénat avant de partir pour la Malmaison. Elle ne devait pas dire un +mot qui pût faire présumer son dessein, et laisser une lettre d'adieu +à l'Empereur.</p> + +<p>Le matin même du jour où le brouillon de cette lettre, ou plutôt du +message au Sénat, eut été donné par Fouché à Joséphine, madame de +Rémusat fut témoin d'une scène si cruelle; elle vit un tel désespoir +dans cette femme résignée à se donner elle-même le coup de couteau +qui l'égorgerait, <span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> que des réflexions très-sérieuses vinrent +se mêler à son chagrin... Pour la première fois il lui parut étrange +que l'Empereur, qui lui témoignait constamment de l'estime et de +l'intérêt, ne lui eût jamais parlé de toute cette affaire, où il +savait qu'elle prenait une grande part, s'il savait quelque chose.</p> + +<p>Une fois que le doute apparaît dans une affaire quelle qu'elle +soit, il devient presque aussitôt une certitude, si jamais il ne +s'est offert à vous. Madame de Rémusat devint inquiète sans oser le +témoigner à Joséphine, mais se promettant bien qu'elle ne ferait +rien sans un plus ample informé. Elle s'attendait à une démarche de +l'Empereur dans cette même journée, puisque c'était le lendemain +matin, à neuf heures, que le message de l'Impératrice devait être +porté au Sénat par M. d'Harville ou M. de Beaumont; mais la journée +s'écoula, et pas un mot, pas une action même la plus indifférente, ne +parut indiquer que l'Empereur sût la moindre chose du grand acte de +dévouement de l'Impératrice... Ce silence éclaira madame de Rémusat, +et lui fit voir que Joséphine était la victime de quelque machination +infernale... La soirée se passa comme le jour entier; et lorsque +Joséphine rentra dans son appartement intérieur, elle avait reçu de +l'Empereur le même bonsoir que chaque jour.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> —«Ah! dit-elle à madame de Rémusat, je ne pourrai jamais +écrire cette lettre!...»</p> + +<p>Et elle lui montrait le brouillon de sa lettre au Sénat!...</p> + +<p>—«Madame veut-elle me permettre de lui demander une faveur? +Veut-elle me promettre de ne point envoyer, de ne pas écrire même +cette lettre, avant que je me sois rendue près d'elle?»</p> + +<p>Joséphine le lui promit avec d'autant plus de plaisir que, pour elle, +c'était un répit de quelques heures; et madame de Rémusat prit congé +d'elle en l'engageant à se calmer.</p> + +<p>«Non, se dit-elle en traversant les salons de l'appartement de +Joséphine, non, cela est impossible!... L'Empereur ne peut être assez +dur pour ne donner aucun réconfort à cette infortunée, au moment où +il lui enlève une couronne et son amour. Non, cela ne se peut!... +l'Empereur ne sait rien.»</p> + +<p>Et sans aller joindre sa voiture, elle monta l'escalier du pavillon +de Flore, et s'en fut au salon de service. C'était, je crois, +Lemarrois qui était de service. Je laisse à penser quel fut son +étonnement en voyant madame de Rémusat au milieu de leur bivouac.</p> + +<p>—«Ce n'est pas pour vous que je viens, leur dit-elle... <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> +Il faut que je voie l'Empereur. Allez lui demander cinq minutes +d'audience.</p> + +<p>—Mais il est couché.</p> + +<p>—C'est égal. <span class="smcap">Il faut</span> que je le voie, il le faut absolument.»</p> + +<p>Lemarrois fut frapper à la porte de l'Empereur, et lui dit le message +de madame de Rémusat.</p> + +<p>—«Madame de Rémusat! à cette heure! Que peut-elle vouloir?... Mais +j'ai envie de dormir; dites-lui, Lemarrois, de revenir demain matin, +à sept heures, ou à huit au plus tard.»</p> + +<p>Lemarrois rapporta cette réponse à madame de Rémusat, qui dit à +son tour: «Je ne puis m'en aller. C'est la gloire, le salut de +l'Empereur... Allez lui dire, mon cher général, que ce n'est pas pour +moi que je le veux voir... que c'est pour lui-même.»</p> + +<p>Le général Lemarrois revint avec l'ordre d'introduire madame de +Rémusat. Elle trouva Napoléon coiffé d'un madras tourné autour +de la tête et couché dans un petit lit qu'il affectionnait +particulièrement... Il fit signe à madame de Rémusat de s'asseoir +sur une chaise qui était auprès de lui... Elle était émue, et ce fut +avec un violent battement de cœur qu'elle raconta brièvement à +l'Empereur ce qui devait se passer le lendemain... À mesure qu'elle +parlait, l'Empereur prenait, quoique couché, <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> une de ces +attitudes qui n'étaient qu'à lui et en lui, comme il avait un sourire +unique, un regard unique.</p> + +<p>—«Mais quel peut être son but? s'écria-t-il enfin...</p> + +<p>—Évidemment il en a un, Sire: celui de vous plaire peut-être en +allant au-devant de votre volonté... Car il ne peut avoir que +celui-là...</p> + +<p>—Mais, interrompit Napoléon, si vous avez pu m'accuser un moment, +vous ne le croyez plus maintenant, madame, j'espère, dit-il d'une +voix plus sévère!... je n'aime pas les détours... et je suis l'homme +de la vérité, parce que je suis fort avant tout.»</p> + +<p>Madame Rémusat expliqua à l'Empereur comment elle était venue à lui.</p> + +<p>—«C'est parce que j'ai vu que Votre Majesté l'ignorait, lui +dit-elle...</p> + +<p>—Cette pauvre Joséphine! dit Napoléon, comme elle a dû souffrir!...</p> + +<p>—Ah, Sire!... vous ne pourrez jamais avoir la mesure des peines qui +ont torturé son âme pendant ces jours qui viennent de s'écouler... +et peut-être votre majesté appréciera-t-elle le silence que +l'Impératrice a gardé.»</p> + +<p>Pour qui connaissait Joséphine comme l'Empereur, c'était un +compliment cherché par celle <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> qui était son guide et son +conseil. Aussi Napoléon, qui ne voulait pas mettre encore ses projets +au jour, eut-il soin de reporter à madame de Rémusat l'obligation +presque entière du silence de l'Impératrice...</p> + +<p>—«Et comment l'avez-vous laissée? lui demanda-t-il.</p> + +<p>—Au désespoir et prête à se mettre au lit; j'ai recommandé à ses +femmes de ne la point quitter dans la crainte d'un accident, mais +elle s'est obstinée à vouloir demeurer seule... Elle va passer une +triste et cruelle nuit.</p> + +<p>—Allez vous reposer, madame de Rémusat: vous devez en avoir +besoin... Bonsoir, demain nous nous reverrons; croyez que je +n'oublierai jamais le service que vous m'avez rendu ce soir.»</p> + +<p>Et la congédiant d'une main, il tira de l'autre sa sonnette avec +violence...</p> + +<p>«Ma robe de chambre, dit-il d'une voix brève à Constant qui était +accouru...»</p> + +<p>Il se donna à peine le temps de l'attacher: il prit un bougeoir +et commença à descendre les marches d'un très-petit escalier qui +conduisait aux appartements inférieurs et qui donnait dans son +cabinet. Ce cabinet avait été jadis l'oratoire de Marie de Médicis.</p> + +<p>À mesure que Napoléon descendait cet escalier, <span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> il éprouvait +une émotion dont il était en général peu susceptible; mais la +conduite de Joséphine l'avait touché profondément. Cette résignation +dans une femme couronnée par lui, et qui devait s'attendre à mourir +sur le trône où lui-même l'avait placée, lui parut digne d'une haute +récompense... Un moment, une pensée lui traversa l'esprit, mais elle +eut la durée d'un éclair... et avant que sa main eût touché le bouton +de la porte, il n'apportait plus que des consolations.</p> + +<p>Comme il approchait de la chambre à coucher, il entendit des plaintes +et des sanglots; c'était la voix de Joséphine. Cette voix avait +un charme particulier, et l'Empereur en avait souvent éprouvé les +effets. Cette voix lui causait une telle impression, qu'un jour, +étant premier Consul, après la parade passée dans la cour des +Tuileries, en entendant les acclamations non-seulement du peuple dont +la foule immense remplissait la cour et la place, mais de toute la +garde, il dit à Bourrienne:</p> + +<p>«Ah! qu'on est heureux d'être aimé ainsi d'un grand peuple! ces cris +me sont presque aussi doux que la voix de Joséphine.»</p> + +<p>Comme il l'aimait alors!</p> + +<p>Mais dans ce temps-là cette voix harmonieuse n'avait à moduler +que des paroles heureuses, et maintenant elle s'éteignait dans +la plainte et la <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> douleur... Son charme eût été bien plus +puissant si elle n'avait pas rappelé qu'elle prouvait un tort; quel +est l'homme, quelque grand qu'il soit, qui veuille qu'on lui prouve +<span class="smcap">QU'IL A TORT</span>?...</p> + +<p>Napoléon souffrit cependant d'une vive angoisse au cœur en +entendant cette plainte douloureuse; il ouvrit doucement la porte et +se trouva dans la chambre de Joséphine qui sanglotait dans son lit, +ne se doutant pas de la venue de celui qui s'approchait d'elle.</p> + +<p>—«Pourquoi pleures-tu, Joséphine?» lui dit-il en prenant sa main.</p> + +<p>Elle poussa un cri.</p> + +<p>—«Pourquoi cette surprise? ne m'attendais-tu pas? ne devais-je pas +venir aussitôt que j'ai su que tu souffrais? Tu sais que je t'aime, +mon amie, et qu'une douleur n'est jamais infligée volontairement par +moi à ton âme.»</p> + +<p>Joséphine, à la voix de Napoléon, s'était levée sur son séant, et +croyait à peine ce qu'elle entendait et voyait à la lueur incertaine +de la lampe d'albâtre qui était près de son lit... L'Empereur la +tenait dans ses bras encore toute tremblante de sa surprise et de son +émotion en écoutant ces paroles d'amour qui, depuis si longtemps, +n'avaient frappé son oreille... Accablée sous le poids de tant de +vives impressions, elle retomba sur l'épaule <span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> de Napoléon et +pleura de nouveau avec sanglots, oubliant sans doute que l'Empereur +n'aimait pas ces sortes de scènes prolongées.</p> + +<p>—«Mais pourquoi pleures-tu toujours, ma Joséphine? lui dit-il +cependant avec douceur. Je viens à toi pour t'apporter une +consolation, et tu continues à te désespérer comme si je te donnais +une nouvelle douleur. Pourquoi donc ne pas m'entendre?</p> + +<p>—Ah! c'est que j'ai au cœur un sentiment qui m'avertit que le +bonheur ne me revient que passagèrement... et que... tôt ou tard!...</p> + +<p>—Écoute! dit Napoléon en la rapprochant de lui et la serrant contre +son cœur, écoute-moi, Joséphine! tu m'es infiniment chère; mais +la France est ma femme, ma maîtresse chérie aussi... Je dois donc +écouter sa voix lorsqu'elle me demande une garantie; et qu'elle +veut un fils de celui à qui elle s'est si loyalement donnée... Je +ne puis donc répondre d'aucun événement, ajouta-t-il en soupirant +profondément; mais, quoiqu'il arrive, Joséphine, tu me seras toujours +chère, et tu peux y compter! Ainsi donc plus de larmes, mon amie, +plus de ce désespoir concentré qui m'afflige et te tue. Sois la +compagne d'un homme sur lequel l'Europe a les yeux en ce moment; +sois la <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> compagne de sa gloire, comme tu es celle de son +cœur... et surtout fie-toi à moi!»</p> + +<p>Cette explication, franchement donnée par l'Empereur, devait +suffire à Joséphine; peut-être la paix se serait-elle rétablie +entre eux: mais, pour elle, c'eût été trop de modération... Et huit +jours n'étaient pas écoulés que les mêmes bouderies et les mêmes +tracasseries avaient recommencé.</p> + +<p>Un jour j'étais de service auprès de Madame-Mère; on était en +automne<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Go to footnote 35"><span class="smaller">[35]</span></a>... J'attendais que Madame descendît de chez elle... Elle +occupait en ce moment les salons du rez-de-chaussée, parce qu'on +réparait quelque chose dans l'appartement du premier. J'étais assise +à côté de la fenêtre, et je lisais; tout à coup j'entends frapper un +coup très-fort au carreau de la porte vitrée donnant sur le jardin. +Je regarde, et je vois l'Empereur, enveloppé dans une redingote verte +fourrée, comme si l'on eût été au mois de décembre: il était entré +par la porte donnant sur la rue de l'Université... Duroc était avec +lui.</p> + +<p>Je me levai aussitôt et fus ouvrir moi-même la porte.</p> + +<p>—«Comment, c'est vous qui me rendez ce service? <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> dit +l'Empereur. Où sont donc vos chambellans,... vos écuyers?...»</p> + +<p>Je répondis que Madame avait permis à M. le comte de Beaumont de +s'absenter pour deux jours, et que M. de Brissac, étant malade, ne +devait venir qu'à deux heures.</p> + +<p>—«Alors M. de Laville doit prendre le service... Vous êtes exacte, +vous, madame <i>la Gouverneuse</i><a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36" title="Go to footnote 36"><span class="smaller">[36]</span></a>... C'est bien... Je ne le croyais +pas... On me disait que vous étiez toujours malade... Puis-je voir +Madame?»</p> + +<p>Je lui dis que j'allais l'avertir de l'arrivée de Sa Majesté.</p> + +<p>—«Non, non, restez ici avec Duroc, je m'annoncerai moi-même.»</p> + +<p>Et il monta chez sa mère, où il demeura plus d'une heure. Tandis +qu'ils causaient ensemble, Duroc et moi nous parlions aussi de cette +visite, on peut le dire, extraordinaire, car l'Empereur allait peu +chez sa mère et ses sœurs, si ce n'est pourtant la princesse +Pauline.</p> + +<p>—«Il y a de l'orage dans l'air, me dit Duroc; la question du divorce +s'agite plus vivement que jamais. L'Impératrice, qui jamais au +reste n'a <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> compris sa véritable position, n'a pas même cette +seconde vue qui vient aux mourants à leur dernière heure... Aucune +lueur ne lui montre le péril de la route où elle s'engage. Chaque +jour elle redouble d'importunités auprès de l'Empereur, comme si un +cœur se rattachait par conviction de paroles! C'est absurde!</p> + +<p>—Vous avez une vieille rancune, mon ami! lui dis-je en riant.</p> + +<p>—Ah! je vous jure que je ne suis pas coupable <i>de ce crime-là</i> bien +positivement! Jamais l'Impératrice n'aura à me reprocher d'avoir aidé +à sa chute... mais... je ne l'empêcherai pas.»</p> + +<p>Ce mot m'étonna; Duroc était si bon, si parfait pour ceux qu'il +aimait, que j'ignorais, moi, jusqu'à quel point le ressentiment +pouvait acquérir de force dans son âme. Je le regardai, et, lui +serrant la main, je lui demandai où en étaient les affaires +positivement; car, me rappelant la cause de l'inimitié qui existait +entre Duroc et Joséphine, j'en savais assez pour le comprendre.</p> + +<p>—«Tout est à peu près terminé, me dit-il; la résolution de +l'Empereur a cependant fléchi ces jours derniers; mais la maladresse +de l'Impératrice a tout détruit... D'abord, des plaintes sans nombre +d'une foule de marchands, qui sont parvenues à l'Empereur, l'ont +fortement aigri... et puis, il y a <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> eu hier une histoire qui +est vraiment étonnante, et dans laquelle je crois que Madame-Mère se +trouve mêlée... L'Empereur a voulu s'en éclaircir, et il est venu +lui-même chez Madame, au lieu de lui écrire...» Et voici ce que Duroc +me raconta:</p> + +<p>Une femme, une revendeuse à la toilette, espèce de personne assez +douteuse, avait été bannie du château, parce que, disait l'Empereur, +il ne convient pas à l'Impératrice d'acheter un bijou qui ait été +porté par une autre, ou même fait pour une autre. À cela on avait +répondu que cette femme ne venait que pour les femmes de chambre!</p> + +<p>«Que les femmes de chambre aillent hors du château faire leurs +affaires, avait dit l'Empereur; je ne veux pas que <i>des revendeuses à +la toilette</i> mettent le pied <i>chez moi</i>...»</p> + +<p>Depuis cet ordre, exprimé et donné avec un accent qui ne permettait +aucune réplique, les femmes de cette sorte ne revenaient plus aux +Tuileries. L'Empereur s'en occupait beaucoup... Il demandait souvent +si on avait pris quelqu'une de <i>ces friponnes</i>, et alors, si elles +avaient été chassées comme elles le méritaient.</p> + +<p>La veille de ce même jour, l'Empereur avait été chasser à +Fontainebleau. Vers midi la chasse tourna mal, le temps devint +mauvais, et l'Empereur, ne voulant pas continuer, donna l'ordre de +<span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> préparer ses voitures, et revint à Paris. Mais, par un soin +qu'une pensée intérieure éveilla sûrement, et qui probablement avait +rapport à l'Impératrice, il descendit de voiture à l'entrée de la +cour, défendit qu'on battît aux champs, et entra dans le château sans +qu'on eût avis de son arrivée. Comme le jour commençait à tomber, +on ne le vit pas entrer, et il pénétra chez l'Impératrice comme un +Espagnol du temps d'Isabelle, au moment où certes elle s'y attendait +le moins.</p> + +<p>On connaît le goût ou plutôt la passion insensée de Joséphine pour +les tireuses de cartes et toutes les affaires de <i>nécromancie</i>. +Napoléon s'en était d'abord amusé, puis moqué; et enfin il avait +compris que rien n'était plus en opposition avec la majesté +souveraine que ces petitesses d'esprit et de jugement qui vous +asservissent à des êtres si bas et si vils, que vous rougissez de les +admettre dans votre salon, même pour n'y faire que leur métier. Mais +Joséphine, tout en promettant de ne plus faire venir mademoiselle +Lenormand, l'admettait toujours chez elle dans son intimité, la +comblait de présents et faisait également venir tous les hommes et +toutes les femmes qui savaient tenir une carte <i>de Taro</i>. Il y avait +alors à Paris un homme dans le genre de mademoiselle Lenormand. Cet +homme s'appelait Hermann; il était <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> Allemand, et logeait dans +une maison presque en ruines au faubourg Saint-Martin, dans une rue +appelée la rue <i>des Marais</i>. Cet homme avait une étrange apparence. +Il était jeune, il était beau, et montrait un désintéressement +extraordinaire dans la profession qu'il paraissait exercer: Joséphine +parla un jour de cet homme devant l'Empereur, et vanta son talent, +qui lui avait été révélé par deux femmes qui en racontaient des +merveilles. L'Empereur ne dit rien; mais, deux jours après, il dit +à l'Impératrice: «Je vous défends de faire venir cet Hermann au +château. J'ai fait prendre des informations sur cet homme, et il y a +des soupçons contre lui.»</p> + +<p>Joséphine promit; mais la défense stimula son désir de voir M. +Hermann, et elle le fit venir précisément ce même jour où l'Empereur +était à Fontainebleau. Il était donc établi chez Joséphine au moment +où Napoléon y pénétra!... et quelle était la troisième personne?... +la revendeuse à la toilette!...</p> + +<p>La colère de l'Empereur fut terrible!... Il faillit tuer cet homme... +Et, allant comme la foudre à l'Impératrice, il lui dit en criant et +en levant la main sur elle:</p> + +<p>—Comment pouvez-vous ainsi violer mes ordres!... <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> et +comment vous trouvez-vous avec de pareilles gens?...»</p> + +<p>L'Impératrice avait une crainte de l'Empereur qu'on ne peut +apprécier, à moins d'en avoir été témoin... Pétrifiée de sa venue, +tremblante des suites de cette scène, elle ne put que balbutier: +«C'est madame Lætitia qui me l'a adressée...»</p> + +<p>Et, de sa main, elle indiquait la femme qui s'était blottie dans +les rideaux de la fenêtre, et semblait moins grosse que le ballot +de châles qui n'était pas encore ouvert, tant la peur la faisait se +replier sur elle-même.</p> + +<p>—«Comment cet homme se trouve-t-il en ce lieu? poursuivit Napoléon +continuant son enquête, et sans s'arrêter à ce qu'avait dit Joséphine +sur Madame-Mère.</p> + +<p>—C'est madame qui l'a amené avec elle,» dit Joséphine en lançant +un coup d'œil du côté de la femme qui, j'en suis sûre, faisait +des vœux pour sortir vivante du palais. Quant à l'homme, il se +redressa de toute la hauteur de sa taille, et dit avec un accent de +fermeté, qui frappa l'Empereur:</p> + +<p>—«En venant dans le palais impérial de France, je ne croyais pas y +courir le risque de ma vie ou de ma liberté. J'ai obéi à l'appel qui +m'a été adressé; j'ai voulu dévoiler l'avenir à celle qui croit à la +<i>science</i>, et je ne me reprocherai pas de <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> lui avoir refusé +mon secours. Quant à vous, Sire, vous feriez mieux de consulter les +astres que de les braver.»</p> + +<p>En écoutant cet homme, dont la figure remarquablement belle ne +témoignait aucune frayeur en se trouvant ainsi dans l'antre du lion +et sous sa griffe terrible, Napoléon le regarda avec une sorte de +curiosité difficilement éveillée en lui.</p> + +<p>—«Qui donc es-tu? demanda-t-il à Hermann... et que fais-tu dans +Paris?</p> + +<p>—Ce que je fais, vous le savez déjà (et il montrait de la main +ses cartes de Taro encore sur la table); ce que je suis est plus +difficile à dire; moi-même, le sais-je? Qui se connaît?...»</p> + +<p>L'Empereur fronça fortement le sourcil, et marcha aussitôt vers +l'étranger. Celui-ci soutint l'examen que Napoléon dirigea sur +toute sa personne avec un sang-froid et une fermeté remarquables. +L'Empereur ne proféra pas une parole; mais il sortit de la chambre +aussitôt, et fit demander le maréchal Duroc.</p> + +<p>«Que cette femme soit mise à l'instant hors du palais,» lui dit-il +en rentrant avec lui dans la chambre de l'Impératrice qu'il trouva +immobile, à la même place où il l'avait laissée.</p> + +<p>Et Napoléon désignait la femme aux châles...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> —«Comment êtes-vous venu ici? demanda-t-il à Hermann.</p> + +<p>—Je suis venu avec madame, répondit l'Allemand.»</p> + +<p>L'Empereur fit un mouvement, puis il dit à Duroc d'exécuter ce qu'il +lui avait ordonné.</p> + +<p>—«Je fis sortir cette femme, poursuivit Duroc, qui me racontait ce +que je viens de dire, et j'emmenai le jeune Allemand avec moi. C'est +un homme fort remarquable.</p> + +<p>—Qu'est-il donc devenu?</p> + +<p>—Mais, me dit Duroc en souriant, que voulez-vous qu'on en ait fait?»</p> + +<p>Et son œil avait une expression singulière en me regardant; il y +avait presque du reproche.</p> + +<p>—«Dès que vous vous en êtes chargé, mon cher maréchal, je le +maintiens aussi en sûreté, et même bien plus que dans ma propre +maison.»</p> + +<p>Duroc prit ma main, et je serrai la sienne, comme en expiation de la +pensée tacitement supposée qui avait fait élever entre nous comme +un fantôme, mais aussi qui s'était évanouie de même.... Singulière +époque!...</p> + +<p>Duroc acheva l'histoire en me disant qu'au lieu d'écrire à +Madame-Mère, qui aurait été forcée d'employer un secrétaire pour lui +répondre, l'Empereur avait préféré venir chercher lui-même <span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> +ses renseignements. Il était donc en ce moment occupé à questionner +sa mère sur la femme aux châles et le jeune et beau sorcier.</p> + +<p>Il y avait au moins une heure que l'Empereur était chez Madame, +lorsque nous le vîmes rentrer dans le salon où nous étions: il +paraissait agité et il était fort pâle... Il me dit bonjour en +traversant rapidement le salon, ouvrit lui-même la porte donnant +sur le jardin, et, faisant signe à Duroc de le suivre, il disparut +presque aussitôt par la porte de la rue de l'Université.</p> + +<p>Cette apparition à cette heure de la journée, et ce que j'en savais, +tout cela me troublait malgré moi. Je restais là immobile, sans +songer à refermer cette porte, quoiqu'un vent froid soufflât sur moi, +lorsque je sentis une petite main se poser sur mon épaule: c'était +Madame.</p> + +<p>Sa belle physionomie, toujours si calme, paraissait altérée comme +celle de son fils. Je l'aimais avec une grande tendresse, à laquelle +se joignait un profond respect. Je lui connaissais tant de vertus, +tant de hautes et sublimes qualités, en même temps que je savais +toute la fausseté des accusations qu'un public bavard et méchant +répétait sans savoir seulement ce qu'il disait, comme toujours. Je +fus donc affectée du changement que je remarquai sur sa physionomie, +et je pris la liberté <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> de le lui dire. Elle était +parfaitement bonne pour moi; aussi me raconta-t-elle l'histoire de +la veille, que je ne savais que très-sommairement par Duroc. Madame +me dit qu'on croyait être certain que cet homme, cet Hermann, était +un espion très-actif et très-remarquable comme intelligence, envoyé +en France par l'Angleterre. Je ne pus retenir une exclamation... +Un espion de l'Angleterre dans le palais des Tuileries!... dans la +chambre de l'Impératrice!... Voilà ce que la discrétion de Duroc +m'avait caché... Cela ne me surprit pas.</p> + +<p>—«Vous concevez,» me dit Madame, «ce que j'ai dû éprouver lorsque +l'Empereur me questionna sur une vendeuse de châles, <i>que j'avais</i>, +<span class="smcap">MOI</span>, recommandée à l'Impératrice, ainsi qu'un homme qui +devait lui parler des destinées de l'Empereur!...»</p> + +<p>Madame hésita un moment... puis elle ajouta:</p> + +<p>—«J'avais d'abord dit à l'Empereur que j'avais en effet adressé +cette femme et cet homme à l'Impératrice... Elle m'en avait suppliée; +et moi qui croyais qu'il ne s'agissait que de couvrir une nouvelle +folie, voulant cacher ce qui pouvait amener une querelle, je lui +avais promis de faire ce qu'elle souhaitait...»</p> + +<p>Et Madame, voyant l'expression curieuse de mon visage, probablement, +me dit que le matin, à <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> sept heures, elle avait été réveillée +par un message <i>secret</i> de l'Impératrice. C'était une lettre dans +laquelle elle suppliait sa belle-mère de dire à l'Empereur que la +femme aux châles avait été envoyée par elle à l'Impératrice.</p> + +<p>—«Je l'ai dit d'abord pour maintenir la paix,» poursuivit +Madame-Mère; «mais lorsque l'Empereur me dit que sa vie était +peut-être intéressée dans cette affaire, je ne vis plus que lui, et +je lui confessai que je n'étais pour rien dans ce qui s'était passé +hier aux Tuileries...»</p> + +<p>Madame était accablée par cette longue conversation avec l'Empereur. +Il paraît qu'il avait ouvert son cœur à sa mère avec l'abandon +d'un fils, et qu'il avait montré des plaies saignantes... Madame +était indignée. Je voulus excuser l'Impératrice, mais Madame m'imposa +silence...</p> + +<p>—«J'espère,» me dit-elle, «que l'Empereur aura le courage cette +fois de prendre un parti que non-seulement la France, mais l'Europe, +attend avec anxiété: son divorce est un acte nécessaire<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Go to footnote 37"><span class="smaller">[37]</span></a>.»</p> + +<p>Madame dit cette dernière parole avec une force <span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> et une +conviction qui me firent juger que l'Impératrice Joséphine était +perdue.</p> + +<p>Ce que je viens de raconter se passait, comme je l'ai dit, le 5 ou le +6 de novembre 1809.</p> + +<p>Madame me recommanda le secret. Je lui jurai que jamais une parole +dite par elle ne serait révélée par moi, et j'ai tenu ma promesse. Je +ne jugeai pas à propos, même, de lui dire que j'avais su la première +partie de ce drame; car c'était plus qu'une histoire, <i>c'était de +l'histoire</i>!...</p> + +<p>Mais, quel que fût mon attachement pour l'Impératrice, sa conduite +me parut de nature à être blâmée. Eh quoi! cette famille qu'elle +accusait elle-même de son malheur, elle venait la solliciter +pour cacher des fautes qui devaient nécessairement être la plus +forte partie des accusations qu'on devait former contre elle pour +déterminer l'Empereur à s'en séparer! Il n'y avait là ni dignité, ni +rien même qui pût motiver l'intérêt qu'elle réclamait de nous. Je +le sentais avec peine; car Joséphine, quoique faible et se laissant +aisément dominer par tout ce qui l'approchait, avait néanmoins des +qualités attachantes. Elle était gracieuse comme une enfant gâtée... +C'était la <i>câlinerie</i> créole tout entière, lorsqu'elle voulait nous +conquérir ou se placer dans une position qu'on lui refusait. Aussi +je souffrais de la pensée de son éloignement. Je savais <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> +ce qu'elle était; j'ignorais ce qui nous serait donné. C'était une +nouvelle étude à faire, me disais-je. Hélas!... c'était presque un +pressentiment!</p> + +<p>Le soir du même jour je trouvai, en rentrant chez moi, un petit mot +de madame de Rémusat, dans lequel elle me priait <i>instamment</i> de lui +dire le moment où je la pourrais voir... Il était alors onze heures +et demie. Je regardai la date du billet: il portait 6 heures du soir. +Je combinai tout ce que je savais avec ce qui s'était passé, et je +conclus que madame de Rémusat, amie encore plus que dame du palais de +Joséphine, avait calculé qu'en raison de l'attachement de Madame-Mère +pour moi, j'étais la personne la plus influente à employer là-dedans. +On avait appris la visite du matin à l'hôtel de <i>Madame</i>; et son +importance avait tout à coup grandi en quelques heures... mais on +ne savait pas que j'étais de service... Mon silence, alors, devait +paraître étrange... Mes chevaux étaient à peine dételés: je donnai +l'ordre de les remettre à la voiture, et je fus à l'instant chez +madame de Rémusat... On sortait de chez elle, et elle-même venait +de sonner sa femme de chambre, pour se mettre au lit, lorsqu'on +m'annonça. Elle me fit aussitôt entrer dans sa chambre à coucher, et +son premier mot fut un <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> remerciement; car elle avait appris +dans la soirée par le sénateur Clément de Ris que j'étais de service +auprès de Madame.</p> + +<p>—«Cela n'en est que mieux pour nous, me dit-elle...» Et tout +aussitôt elle entra en matière.</p> + +<p>Je ne m'étais pas trompée: c'était <i>un message voilé</i> de +l'Impératrice. Madame de Rémusat, très-dévouée à Joséphine, crut +peut-être que son amitié pourrait lui donner le pouvoir d'abuser +sur la vérité; mais pour cela, il eût fallu ne pas connaître +non-seulement la cour, mais l'intérieur de la famille impériale, +comme intérieur privé.</p> + +<p>—«Madame peut beaucoup sur l'Empereur,» me dit madame de Rémusat... +«Vous pouvez beaucoup sur elle... vous pouvez <i>tout</i>. J'ai quelque +crédit sur l'Impératrice, assez enfin pour être son garant pour +toutes les promesses qu'elle pourra faire. Le prince Eugène sera +là pour soutenir sa mère; la reine Hortense donnera à nos efforts +un appui certain, celui de ses enfants... L'archi-chancelier est +aussi contre le divorce: voyez à quelle belle association vous vous +unissez.»</p> + +<p>J'ai déjà dit combien j'aimais le visage de madame de Rémusat: ses +yeux, en ce moment, étaient admirables. Ils étincelaient du feu du +sentiment; car elle aimait l'impératrice Joséphine, <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> madame +de Rémusat... et sa conduite envers elle fut toujours noble et dictée +par le cœur.</p> + +<p>—Mais elle ne pouvait arriver à aucun résultat avec ses nouvelles +combinaisons, qu'elle me montrait comme <i>certaines</i>. Je savais <i>trop +bien</i> la véritable volonté des gens dont elle venait de me parler, +pour m'engager d'un pas dans la route qu'elle me montrait comme si +sûre. D'un autre côté, je ne pouvais parler; cependant je crus de mon +devoir de l'éclairer sur la véritable position de l'Impératrice... +Elle m'écouta en femme de cœur et d'esprit, recueillit avec soin +ce que je lui laissai voir, ne chercha nullement à me pénétrer sur +le reste, et en tout se montra à moi comme une femme qui était faite +pour être aimée et estimée.</p> + +<p>Elle me parla de la tentative de l'Impératrice auprès de sa +belle-mère, ainsi que de l'histoire de la veille.</p> + +<p>—«Si j'eusse été près d'elle, au lieu de cette sotte de madame de +***, me dit-elle, ni l'une ni l'autre n'aurait eu lieu, je vous le +jure! Mais <i>le salon</i> de l'Impératrice, vous le savez, est composé +non-seulement de ses dames du palais, mais de beaucoup d'autres +femmes, qui lui donnent d'abord des conseils à leur profit, puis +ensuite d'autres conseils qui sont perfides pour elle... Voilà ce +que nous <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> détruirions; et j'ai la parole de l'Impératrice +qu'elle me seconderait dans ce travail.»</p> + +<p>Nous demeurâmes ainsi jusqu'à deux heures du matin... Madame +de Rémusat espérant m'amener à une conviction qui était que, +l'Impératrice pouvait encore occuper le trône à côté de Napoléon; +et moi, trop instruite de ce <i>qui était</i>, pour me laisser aller à +une crédulité impossible. Enfin, nous nous séparâmes; mais avant de +quitter madame de Rémusat, je m'engageai de bon cœur à parler à +Madame, et d'essayer de changer sa manière de voir sur cette affaire +du divorce...</p> + +<p>Je le fis en effet; mais que pouvaient quelques vagues contre +un rocher profondément attaché à la terre?... et telle était +malheureusement la volonté de la famille de Napoléon relativement au +divorce.</p> + +<p>C'est au milieu de ces agitations que nous atteignîmes le 2 décembre +1809... Pendant le peu de jours qui s'écoulèrent entre ces deux +journées, je fus assidue à faire ma cour à l'Impératrice. Sa +tristesse était visible; et, loin de la cacher, elle la montrait +même, en l'augmentant; ce qui donnait une humeur très-marquée à +l'Empereur. Joséphine m'engagea deux fois à déjeuner pendant cette +époque, remarquable pour elle, qui précéda immédiatement son malheur. +Après déjeuner, il y avait toujours un cercle fort nombreux, et +une foule de <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> femmes que Joséphine y admettait, en vérité +on ne sait pas pourquoi. C'est en vain que madame d'Arberg, madame +de Rémusat, lui répétaient, chaque matin, combien cela déplaisait à +l'Empereur... Elle promettait, et recommençait le lendemain...</p> + +<p>—Ah! me disait-elle dans l'une de ces conversations que nous eûmes +dans une sorte de tête-à-tête, si je promets une fois, <i>à présent</i>, +de faire tout ce que veut l'Empereur, je n'y manquerai pas...</p> + +<p>Elle tenait en ce moment sous son bras un petit loup blanc, de ces +chiens qu'on appelle <i>chiens de Vienne</i>. Je ne pus m'empêcher de lui +dire, en le lui montrant: Ah, madame!... Elle me comprit, car elle ne +me répondit pas.</p> + +<p>Ce fait de la vie de Joséphine ne doit pas être omis en parlant de +son salon, où ces malheureux chiens jouaient un très-ennuyeux rôle... +Elle avait auprès d'elle, en se mariant avec Napoléon, deux horribles +Carlins, les plus laids, les plus hargneux, les plus insociables que +j'aie connus... Ces chiens n'aimaient pas même leur maîtresse; ils +aboyaient bien incessamment après tout ce qui s'approchait d'elle, +mais pas à autre fin que de déchirer un bras, une main, une jambe, ou +tout au moins une robe. Les couleurs voyantes étaient en défaveur +auprès de <i>Carlin</i> et de <i>Carline</i>; <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> tels étaient les noms +des deux petits monstres... Le corps diplomatique avait toujours +une provision de gimblettes et de sucre d'orge dans ses poches... +Le cardinal Caprara, nonce du Pape, avait un reste de jambes qu'il +voulait sauver; en conséquence, il faisait des bassesses auprès de +messieurs les tyrans, qui, connaissant bientôt leur empire, faisaient +d'abord un chamaillis de désespérés dès qu'ils le voyaient... +parce que pour les faire taire il leur jetait du sucre d'orge, des +friandises, comme à des enfants, et n'en avait pas moins les jambes +dévorées par les féroces bêtes; ce qu'on ne voyait pas, grâce à ses +bas rouges. Mais il le sentait, lui...</p> + +<p>Quelquefois ces malheureux chiens causaient une rumeur inusitée dans +un palais de souverain. Un jour je fus témoin de ce fait.</p> + +<p>Chacun de nous ayant survécu à l'Empire se rappelle encore sûrement +madame la comtesse de La Place, femme du sénateur, du géomètre... et, +dès que son nom est présent à la mémoire, on se rappelle aussi, sans +doute, ses mille et une révérences, ses mines, ses <i>grâces</i>, et tout +ce qui enfin en faisait une personne un peu différente des autres. +C'était elle qui répondait, lorsqu'on lui demandait où était M. de La +Place:</p> + +<p>—<i>Il est avec sa compagne fidèle... la géométrie!</i></p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> Enfin, telle qu'elle était, elle n'en était pas moins dame +d'honneur de la grande-duchesse de Toscane, lorsque celle-ci était +<i>seulement</i> princesse de Lucques. Madame de La Place partait donc +un jour et quittait Paris pour aller faire six mois de service en +Italie, et venait prendre les ordres de l'Impératrice pour celle de +ses belles-sœurs qui lui voulait le moins de mal parce qu'elle +avait plus d'esprit que les autres... Joséphine le savait; aussi +voulut-elle ajouter verbalement quelques mots à sa lettre, et +appela-t-elle madame de La Place auprès d'elle, en lui montrant +une place sur son canapé pour lui parler avec plus de facilité. +Madame de La Place y parvint de révérence en révérence, et s'assit +sur le bord du sopha. Cela fut bien pendant le premier moment du +discours de Joséphine; mais, voulant dire un mot plus bas et plus +près, la comtesse s'avança sur le bord du canapé et se pencha vers +l'impératrice. Il y avait ce jour-là plus de quarante personnes +dans le salon jaune... et, pour dire la vérité, presque tous les +yeux étaient fixés sur la personne favorisée... Tout à coup la +comtesse pousse un cri perçant, s'élance du canapé, et vient bondir +au milieu du salon, en tenant à deux mains une partie d'elle-même +qu'heureusement elle avait très-charnue, mais que le vieux carlin +avait mordue avec une telle rage que la robe et la jupe étaient +<span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> en lambeaux. La maudite bête, non contente d'avoir mordu +une comtesse aussi irrévérencieusement, s'était élancée après elle, +et faisait des cris et des hurlements inhumains. La pauvre femme +souffrait et tenait à deux mains la partie blessée, tout en répétant +avec sa voix douce et polie à l'Impératrice, qui lui disait: <i>mon +Dieu! ils vous ont fait bien du mal?</i>...</p> + +<p>—<i>Non, madame!... Non, du tout!... au contraire</i>, ce qu'on dit enfin +quand on se laisse tomber... vous savez...</p> + +<p>La chose n'était que risible ce jour-là, parce que entre la vilaine +bête et la patiente il y avait je ne sais combien de jupons; mais +quand le hargneux animal mordait quiconque passait à portée de ses +dents, la chose devenait plus ennuyeuse. Napoléon l'avait éprouvé... +Naturellement distrait par les hautes pensées qui l'occupaient, il +arriva que pendant longtemps il fut la principale victime de ces +horribles bêtes; mais tel était alors son affection pour Joséphine, +qu'il ne voulut pas lui demander un sacrifice qu'elle devait +naturellement lui offrir. Napoléon ne parla jamais de noyer Carlin +et Carline, et même il poussa la bonté jusqu'à faire venir pour +Joséphine un de ces petits loups, de ces chiens appelés vulgairement +<i>chiens de Vienne</i>, pour remplacer le défunt, car le monstre Carlin +<span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> s'endormit plein de jours comme une créature honnête et +sortit de ce monde ainsi que Carline. Joséphine avait là une belle +occasion pour faire preuve de générosité: elle ne connaissait pas +le chien de Vienne; il le fallait renvoyer: elle n'en eut pas le +courage; et il y eut de nouveau un autre pouvoir à flatter; car il +est de fait qu'un moyen de faire parvenir une pétition favorablement +à l'Impératrice, était d'en charger le chien lorsqu'on pouvait gagner +un huissier de la chambre, ou une dame d'annonce. Alors on plaçait la +pétition dans le collier du chien qui apportait le papier aux pieds +de sa maîtresse. J'ai vu trois exemples de ce que je dis là; et la +chose réussir!...</p> + +<p>Eh bien! jamais l'Impératrice Joséphine n'a eu assez de force sur +elle-même, pour éloigner d'elle un objet aussi peu dans sa vie qu'un +chien inconnu!... et quand elle se refusa à éloigner le chien de +Vienne, elle répondit à madame de Rémusat:</p> + +<p>—«Je prouve par là mon pouvoir sur l'Empereur à ceux qui en +doutent!... voyez s'il en a dit un mot!..</p> + +<p>Que peut-on faire pour une personne qui connaît aussi peu sa +position, et ne comprend pas que la patience n'est jamais plus +grande que lorsque <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> la chose devient indifférente? L'amour +n'est importun <i>que lorsqu'il aime</i>.»</p> + +<p>L'Allemagne tout entière arrivait à Paris pour cet hiver de +1809; nous avions l'ordre de recevoir, de donner des fêtes, de +grands dîners, des chasses, et tout ce qu'on pouvait faire pour +montrer aux étrangers ce qu'était la France... Plus on faisait de +projets pour que l'hiver fût splendidement magnifique et que notre +hospitalité laissât des souvenirs profonds dans la mémoire des rois +et des princes allemands, et plus l'Impératrice était triste. On +voyait qu'une parole avait jeté du trouble dans cette âme... Il y +avait quelquefois, le matin, chez elle, jusqu'à quarante femmes; +ordinairement elle causait... provoquait elle-même, alimentait +la conversation: maintenant elle était quelquefois morose et +continuellement mélancolique; elle me faisait une peine profonde, car +je l'aimais tout en reconnaissant qu'elle avait souvent tort.</p> + +<p>Le prince Eugène était à Paris; il n'avait pas amené la vice-reine, +qui, à ce qu'on disait, était charmante; il causait volontiers avec +moi lorsque nous nous trouvions ensemble: c'était surtout chez sa +sœur que nous parlions de ce qui l'occupait. Il aimait sa mère +avec une extrême tendresse et ne pouvait supporter cette idée du +divorce, et ce fut agité des plus tristes pensées qu'il arriva +à Paris, pour y <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> remplir ses funestes fonctions en cette +circonstance d'archi-chancelier d'État...</p> + +<p>Voilà les événements qui avaient précédé ce jour du 2 décembre de +l'année 1809, dont j'ai parlé au commencement de ce <i>discours sur +l'Impératrice</i> Joséphine, comme aurait dit Brantôme...</p> + +<p>La reine de Naples était attendue pour cette fête de +l'Hôtel-de-Ville; je fus, la veille, faire ma cour à la reine +Hortense; elle me parut frappée d'un pressentiment terrible; je +n'osai pas la rassurer, car j'étais moi-même inquiète et ne savais +comment lui montrer un avenir moins sombre que celui qu'elle +redoutait...</p> + +<p>Dans les trois jours qui avaient précédé cette fête, j'avais remis la +liste des dames qui devaient venir recevoir l'Impératrice avec moi +à la porte de l'Hôtel-de-Ville. Cette liste avait été lue dans le +salon de Joséphine, et je me rappelle que plusieurs remarques assez +critiques furent faites en entendant nommer quelques noms; deux dames +attachées à l'impératrice, surtout, firent sur madame Thibon, femme +du sous-gouverneur de la Banque, des réflexions que l'Impératrice +aurait dû réprimer. Hélas! savait-elle ce qui lui arriverait quelques +jours plus tard en face de cette même femme dont la tournure pouvait +prêter à rire, ce <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> que d'ailleurs je ne trouvais pas, mais +qui était sûre au moins de son état et de sa position.</p> + +<p>Le 2 décembre, je m'habillai de bonne heure pour me trouver à +l'Hôtel-de-Ville, avant celle fixée pour la venue de l'Impératrice. +Je trouvai une chambre dans laquelle il y avait un bon feu, ce dont +je remerciai Frochot, car le froid était très-vif et le temps sombre. +Il y avait du malheur dans l'air! À trois heures, je vis arriver le +comte de Ségur, le grand-maître des cérémonies, il était conduit par +Frochot, et ne savait pas où celui-ci le menait. Quelque impassible +que fût sa physionomie, il était en ce moment visiblement ému, et +ce qu'il avait à me dire paraissait lui être pénible. On sait que +M. de Ségur avait de l'affection pour l'impératrice Joséphine, qui, +elle-même, aimait beaucoup son esprit aimable et ses bonnes manières.</p> + +<p>—«Savez-vous ce qui arrive?... me dit-il aussitôt que nous fûmes +dans une embrasure de fenêtre, et loin de plusieurs femmes qui +étaient dans la pièce où nous nous trouvions. Un malheur des plus +grands.</p> + +<p>—Qu'est-ce donc? demandai-je à mon tour tout effrayée.</p> + +<p>—Je vous apporte l'ordre de l'Empereur de ne pas aller au-devant de +l'Impératrice!»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> Je demeurai d'abord stupéfaite; puis, revenant à moi, je dis +à M. de Ségur, en avançant la main:</p> + +<p>—«Voyons cet ordre.</p> + +<p>—Mais je n'ai rien d'écrit!.. Comment voulez-vous qu'on écrive +pareille chose?</p> + +<p>—Et comment voulez-vous, lui dis-je à mon tour, lorsque j'ai une +mission <i>officielle</i> de l'Empereur à remplir, comment irai-je m'en +exempter sur une simple parole verbale, pour être ensuite chargée de +tout ce que pourrait produire et amener une semblable démarche?»</p> + +<p>M. de Ségur me regarda un moment sans me répondre, puis il me dit:</p> + +<p>—«Je crois que vous avez raison... Je retourne au château; je vais +parler au maréchal Duroc.»</p> + +<p>Il partit, en effet, et revint au bout d'un quart d'heure, porteur +d'un mot de Duroc<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38" title="Go to footnote 38"><span class="smaller">[38]</span></a>, qui me disait que l'Empereur, pour empêcher +le cérémonial d'être aussi long pour son arrivée à l'Hôtel-de-Ville, +autorisait tout ce qui pouvait simplifier l'arrivée de l'Impératrice, +qui précédait l'Empereur ordinairement de quelques minutes. En +conséquence, l'Impératrice <i>ne serait pas reçue ce jour-là par les +Dames de la ville de Paris</i>!.. Et devait aller <span class="smcap">SEULE</span>, avec +son service, de sa voiture à la salle du trône.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> En lisant cet étrange billet, je ne pus m'empêcher de +lever les yeux sur M. de Ségur. Il était sérieux et paraissait même +péniblement affecté.</p> + +<p>—«Qu'est-ce donc que cette mesure, lui dis-je enfin? Il ne me +répondit qu'en levant les épaules et par un regard profondément +touché...</p> + +<p>—Que voulez-vous, me dit-il, les conseils ont eu leur effet et pour +cela il n'a fallu que quelques heures.</p> + +<p>Je le compris. Hélas! je savais par moi-même que le Vésuve faisait du +mal à d'autres qu'à ceux qui demeuraient à Portici... Je le savais +déjà et je devais bientôt en avoir une nouvelle preuve.</p> + +<p>—«Mais, que faire? demandai-je à M. de Ségur.</p> + +<p>—Que puis-je vous conseiller! me dit-il. Je crois cependant, +poursuivit-il après un long silence, que vous devez monter dans +la salle du trône, faire placer vos dames, dont les places sont +réservées ainsi que la vôtre, pour ne pas faire de trop grands +mouvements lorsque l'Impératrice sera une fois placée.»</p> + +<p>J'étais désolée; il y avait une intention tellement marquée au coin +de la méchanceté dans cet ordre, que j'y reconnus en effet une autre +volonté que celle de l'Empereur. Cependant il fallut obéir. Je dis à +ces dames, à madame Fulchiron entre autres, qui avait un ascendant +assez marqué sur beaucoup de <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> femmes dans la banque et dans +le haut commerce de Paris, ce qui venait de m'être ordonné; et, +sans faire aucune réflexion, car elles eussent été trop fortes pour +peu qu'un mot eût été prononcé, nous nous dirigeâmes vers la salle +du trône, où nos places étaient réservées auprès du trône et de +l'Impératrice. Notre arrivée causa un mouvement général, et c'était, +au reste, ce qu'on voulait. Parmi l'immense foule qui remplissait +non-seulement la salle Saint-Jean, mais tous les appartements +qu'il nous fallut traverser, il y avait les sœurs, les mères, +les cousines, les amies des femmes nommées pour accompagner +l'Impératrice. Toutes se disaient depuis qu'elles étaient arrivées:</p> + +<p>—«Nous allons voir arriver l'Impératrice avec son cortége; ma fille +est avec elle... ma fille est du cortége... Voyez-vous, madame, cette +dame avec une robe rose <i>et une guirlande nakarat</i>... cette dame qui +<i>est si bien mise</i>?... c'est ma fille...»</p> + +<p>Et cette phrase était répétée par les personnes intéressées à +chacun de ses voisins... On pense combien l'étonnement fut suivi +d'un mécontentement général, lorsqu'on vit arriver le cortége ne +suivant personne. Il me vint en tête ensuite un mensonge que je +n'eus malheureusement pas la présence d'esprit de dire aussitôt que +le billet me parvint. C'était d'annoncer que l'Impératrice était +malade <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> et ne venait pas; et, lorsqu'elle serait arrivée, de +faire circuler, que s'étant trouvée mieux, elle était venue. Mais +je n'en fis rien, malheureusement; et, lorsque j'entendis battre +aux champs et que le mouvement général annonça son arrivée, je ne +puis dire ce que j'éprouvai... Elle entra dans la salle du trône, +conduite par Frochot et son seul service!... Elle était non-seulement +abattue, mais ses yeux étaient remplis de larmes que ses paupières +retenaient avec peine; à chaque pas qu'elle faisait, on voyait que +ses pas étaient chancelants. La malheureuse femme, dans cette manière +tacite de lui annoncer que l'heure de son infortune allait enfin +sonner, voyait se réaliser et se former en malheur certain ce qu'elle +redoutait depuis plusieurs années. Elle souriait en saluant à mesure +qu'elle avançait vers le trône, mais ce sourire avait une expression +déchirante. Je fus au moment d'éclater lorsqu'elle fut près de moi... +Elle me regarda et me sourit avec une attention marquée. Elle comprit +tout ce qu'il y avait pour elle dans mon cœur dans un tel moment, +et ce regard y répondit avec l'expression la plus entière du malheur +et d'une résignation qui redoublait la pitié qu'inspirait cette +femme couronnée de fleurs, chargée de pierreries, et dont l'âme, +en cette heure terrible, était plus saignante d'une blessure qui +<span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> jamais ne se devait fermer, qu'aucune des femmes qui étaient +dans cette vaste enceinte... Et pourtant elle était assise sur un +trône!... mais quelle est la femme qui peut dire: Je ne souffre +pas!... Sans doute, mais quelles souffrances pouvaient égaler celles +de Joséphine, au moment où, en montant les marches du premier trône +du monde alors, l'infortunée se dit:</p> + +<p>—«C'est la dernière fois que je m'y asseoirai!...»</p> + +<p>Lorsqu'elle y fut, a-t-elle dit ensuite, elle reprit un peu de force; +mais il était temps, car ses jambes se dérobaient sous elle!... Elle +promena lentement ses yeux sur cette foule, dont les regards étaient +attachés sur elle... et de nouveau son cœur se serra. Elle comprit +que même son sourire était interprété dans cette triste journée, et +ne put s'empêcher de dire en son cœur, avec amertume, qu'on aurait +pu du moins lui épargner cette scène cruelle... Mais on voulait, au +contraire, qu'elle y remplît un rôle!...</p> + +<p>Enfin, on battit aux champs... c'était l'Empereur!... Il monta +rapidement, arriva dans la salle du trône et marcha d'abord, sans +s'arrêter, vers le fauteuil qui était à côté de l'Impératrice... Ce +fut alors qu'il eut visiblement un mouvement fort singulier, pour +lui surtout qui n'était facilement atteint <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> par aucune +émotion; et certes, pour le drame qui se jouait en ce moment, il +y avait longtemps qu'il y était préparé... Mais au moment où il +venait de lancer, au milieu des habitants de Paris, la nouvelle +presque certaine de l'événement important qu'on prévoyait depuis +longtemps, sans croire qu'il serait jamais réalisé, il éprouva +sans doute une impression qui le maîtrisa au moment de revoir +Joséphine... Il redoutait peut-être une scène, un évanouissement, +des larmes impossibles à retenir... On le vit tout à coup s'arrêter +pour parler je ne sais à quelle femme, et il demeura ainsi quelques +secondes... C'était, je n'en doute pas, pour calmer l'agitation de +son âme et les battements de son cœur... Combien je souffrais +aussi, pendant qu'il se dirigeait vers le trône! Il était suivi de +la reine de Naples, de Murat, de M. d'Abrantès, de Frochot et de +tout son service.... Il portait l'uniforme de la garde, non pas +celui des guides; il y avait longtemps qu'il l'avait abandonné. Il +portait celui de la garde; l'habit bleu à revers blancs. Cet habit ne +lui allait pas aussi bien que l'autre, mais il le préférait alors; +et, dans cette journée, je ne fus pas fâchée de le lui voir, car +l'autre me l'aurait rappelé trop vivement aux jours du bonheur de +l'infortunée dont les larmes retombaient en silence sur son cœur +et devaient le brûler!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> La reine de Naples était arrivée le matin même!.. elle +n'avait pas perdu de temps, comme on le voit, pour renouveler +connaissance avec la bonne ville de Paris... Je l'examinai +attentivement lorsqu'elle entra dans cette salle où quelques années +avant (trois ans seulement), elle avait été la véritable reine de +la fête qu'on donna dans l'Hôtel-de-Ville pour le mariage de son +frère le roi de Westphalie; alors elle n'était encore que grande +duchesse de Berg... mais elle fut la véritable personne à qui la +fête était dédiée. On aurait voulu retrouver sur son front de femme +l'expression d'un cœur de femme... une émotion enfin... un signe +qui dît à un être qui l'aurait comprise dans cette foule immense: +<i>Je me souviens!</i>... mais tout demeura de marbre; alors il était +indifférent, en effet, que ce front devînt plus ému... La campagne +d'Iéna était terminée et la paix de Wagram faisait espérer une longue +paix.</p> + +<p>La fête fut presque lugubre; ce fut en vain que l'Empereur fit +plusieurs fois le tour de la salle Saint-Jean et de l'immense +vaisseau formé par la cour transformée en salle de bal... Ce fut en +vain que l'Impératrice le suivit en adressant un mot aimable à chaque +femme... Ce qu'elle faisait, au contraire, amena ce qu'on voulait +éloigner... une sorte d'impression pénible éclata. L'Impératrice +<span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> était fort aimée dans Paris; on lui trouvait ce qu'elle +avait, en effet, une grande douceur, une bonté qui était vraie et +n'avait que le défaut d'une grande banalité; mais rien n'égalait +sa grâce dans ces fêtes publiques de la ville, et chaque mot +qu'elle adressait aux femmes les plus obscures par leur position +sociale, portait avec lui une douceur et un tel attrait, qu'elle +était vraiment aimée par ce qu'on appelait les masses en général +de la ville de Paris. La reine de Naples, au contraire, n'était +pas aimée... On lui trouvait de la raideur, de la sécheresse, et +c'était vrai; à la cour, elle avait un ricanement perpétuel qui était +odieux et impatientant au dernier point, si je peux mettre ces deux +mots ensemble... et comme elle avait peu d'esprit, rien ne venait +compenser chez elle la perte de sa beauté, qui déjà, en 1809 et 1810 +la quittait. Elle n'avait au reste jamais eu que de la fraîcheur et +une fort belle peau; une fois cette fraîcheur perdue, il ne restait +qu'une femme fort ordinaire, si elle n'eut pas été reine. Murat, +au contraire, avait une urbanité qui voulait jouer au chevalier du +treizième siècle, ce qui, au fait, était toujours de la bonté. Il y +avait dans cet homme du ridicule; mais, pourtant, il était bon, et +lorsque Napoléon fut abandonné plus tard par lui, il n'aurait pas +fait cette indigne action si <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> sa femme ne l'y eût pas excité. +Je le sais à n'en pouvoir douter.</p> + +<p>Le jour de cette fête, Murat était fort beau: il portait l'habit de +sa garde; habit blanc, avec les revers amarante et les brandebourgs +en or, formant comme une cuirasse d'or sur sa poitrine, sur laquelle +brillaient en même temps plusieurs ordres en diamant, au milieu +desquels on voyait étinceler l'étoile de la Légion-d'Honneur. Murat +était radieux; il allait à chaque femme renouveler les hommages +qu'il leur rendait lorsqu'il n'était encore que le général Murat, et +cela avec une bonté qui dégageait sa démarche de toute apparence de +ridicule. Derrière lui marchait un homme que la mort a aussi frappé +depuis, et qui, à cette époque, était parfaitement beau: c'était le +duc de Lavauguyon..... De la taille du Roi à peu près, mais beaucoup +plus élégant cependant de tournure et de manières, d'une beauté de +traits plus positive, il se faisait remarquer par la noblesse de +sa tenue et la manière dont il portait sa tête... Son habit était +le même que celui du Roi, et, de loin, on pouvait s'y tromper, si +l'on n'avait pas connu la différence qui existait dans la tournure +des deux hommes. Le duc de Lavauguyon était grand seigneur dans +l'acception véritable du mot; et Murat, malgré ses broderies, +ses panaches <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> et toutes ses parures, qui ressemblaient à +des soins de femme, ne put jamais imiter autre chose qu'un roi de +théâtre, un roi de Franconi, comme on le disait à cinquante pas de +lui.</p> + +<p>Deux hommes, qui le connaissaient depuis bien des années, me dirent +un jour:</p> + +<p>—«Vous seriez bien étonnée si je vous racontais que Murat, dont la +valeur si brillante est aujourd'hui une renommée établie et mérite +tant de l'être, a faibli pourtant un jour devant l'ennemi, et que cet +homme si brave a eu peur.</p> + +<p>—Peur! lui! Murat! m'écriai-je; allons donc!</p> + +<p>—C'est la vérité: il n'était alors que chef de bataillon; c'était +en Italie, à Mantoue... Il reçut un ordre de prendre deux compagnies +et d'aller débusquer un corps plus nombreux que le sien; mais, comme +depuis le commencement de la campagne l'armée d'Italie ne faisait +pas autre chose que de se battre contre un corps plus fort que ceux +qu'elle opposait, la chose ne fut pas l'objet d'une réflexion; mais +Murat <i>eut peur</i> et n'avança pas; au contraire, <i>il recula</i>. Cette +affaire, que le général en chef sut le même jour, lui donna longtemps +de la prévention contre Murat; et ce furent madame Bonaparte et +madame Tallien qui le firent nommer général de brigade, lorsqu'il +apporta au Directoire les drapeaux de je ne sais plus quelle +bataille. L'Empereur <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> revint ensuite sur le compte de Murat, +parce que celui-ci effaça le souvenir de Mantoue par tant d'actions +glorieuses que celle-là ne servit plus que pour prouver ce qu'on dit +depuis longtemps: c'est que l'homme le plus brave ne peut pas dire +que jamais il n'a eu peur.»</p> + +<p>J'ai raconté ce fait, pour dire que Murat avait de grandes +obligations à Joséphine, obligations qu'il ne reconnut que par une +sorte d'ingratitude, au moment du divorce. Mais cet homme, qui +n'avait plus d'amour pour sa femme, et qui avait les intrigues les +plus fortes pour éloigner même l'apparence de l'affection entre +eux (et l'on sait par des gens qui, certes, étaient bien instruits +qu'à Naples les scènes les plus violentes avaient lieu entre eux), +eh bien! cette femme qu'il n'aimait plus le dominait au point que, +dînant avec eux dans ce voyage, lorsqu'ils eurent quitté le pavillon +de Flore pour l'Élysée, après le départ du Roi de Saxe, j'entendis +plusieurs fois la Reine imposer silence à Murat pendant le dîner<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39" title="Go to footnote 39"><span class="smaller">[39]</span></a>. +Nous n'étions à la vérité que nous quatre, Murat et la Reine, moi +<i>et mon <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> mari</i>. N'est-ce pas que c'était une singulière +partie que celle-là?...</p> + +<p>Le duc de Lavauguyon<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40" title="Go to footnote 40"><span class="smaller">[40]</span></a> est mort d'une manière plus douloureuse +qu'une autre pour ses amis; il <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> souffrait si cruellement +depuis plusieurs années qu'on n'a pas pu regretter la vie pour lui; +mais ceux qui l'aimaient, ceux qui avaient pour lui l'amitié que je +lui portais, ont regretté de le voir <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> quitter le monde et la +vie sans leur laisser un adieu et un souvenir presque; et sa mort, +pour ainsi dire subite, a doublé le deuil de sa perte dans le cœur +de ses amis.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> Je lui ai parlé de la conduite de Murat envers Joséphine, +et il m'a confirmé dans la pensée que j'avais déjà, qui était que +sa femme avait considérablement aidé à mettre Murat dans le parti +ennemi; j'ajouterai même que, dînant chez moi un jour avec le duc de +Valmy, il disculpa totalement Murat d'être l'unique auteur du traité +avec l'Autriche.</p> + +<p>Quoi qu'il en fût, ce même soir de la fête de l'Hôtel-de-Ville, je +vis tout ce qui allait résulter de ce qui s'annonçait; et l'arrivée +de la reine de Naples me parut du plus mauvais augure pour Joséphine.</p> + +<p>La chaleur était étouffante dans toutes les salles de +l'Hôtel-de-Ville, quelque grandes qu'elles fussent. L'Empereur qui +souffrait de rester en place dans cette triste journée parlait +beaucoup plus souvent aux femmes.</p> + +<p>On aurait dit qu'il voulait commencer son rôle d'Impératrice; car, +pendant le temps qui devait s'écouler entre le départ de l'ancienne +et l'arrivée de la nouvelle Impératrice, il devait être chargé, à lui +seul, du poids tout entier de la couronne... Il venait de faire une +de ces tournées, et c'était toujours un mouvement extraordinaire que +cela occasionnait, en raison de la foule qui l'entourait. Dans l'un +de ces moments, je me trouvai debout et absolument <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> derrière +l'énorme corps de M. de Ponté, chambellan de l'Empereur. Je lui criai +qu'il m'étouffait; mais il était si grand que pour faire arriver mes +paroles à son oreille, il eût fallu un porte-voix; bien loin donc de +s'éloigner, je le sentis tout à coup <i>s'asseoir</i> pour ainsi dire sur +ma poitrine. Je poussai un cri et m'évanouis tout à fait.</p> + +<p>On me porta dans l'appartement intérieur de Frochot, où sa femme de +charge vint me soigner; mais je fus trop malade pour rentrer dans la +salle de bal: je m'enveloppai dans ma pelisse, et retournai chez moi. +J'ignore donc comment la fête fut terminée; mais j'ai su par ceux de +mes amis qui s'y trouvaient que rien d'extraordinaire ne s'y passa +jusqu'au départ de la cour.</p> + +<p>L'Impératrice fut au désespoir; et, en rentrant aux Tuileries, les +larmes qu'elle avait si longtemps contenues coulèrent en abondance. +Elle avait passé sa vie à redouter un malheur comme celui du divorce; +et pourtant la faiblesse de son caractère le lui montrait toujours +impossible.... et maintenant elle frémissait devant ce même malheur, +à présent qu'elle le voyait se dresser devant elle comme un fantôme, +menaçant et au moment de frapper.</p> + +<p>Malgré ce qui s'était passé à l'Hôtel-de-Ville, Joséphine et +l'Empereur n'eurent aucune explication: <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> depuis longtemps +elle et lui en étaient à les redouter... Elles étaient funestes +à tous deux. Napoléon détestait tout ce qui faisait <i>scène</i>; et +Joséphine, soit dans la croyance qu'une femme est plus intéressante +quand elle pleure, soit que ce fût naturellement, ne pouvait dire une +parole sans fondre en larmes; et l'Empereur, alors, devenait furieux +contre elle et contre lui-même... Quelque terreur que lui inspirât +l'Empereur, cependant, Joséphine comprenait qu'il lui fallait parler; +mais jamais elle n'osait ouvrir cette petite porte qui conduisait +à son cabinet!... Elle avait une extrême peur de l'Empereur; et je +vais en donner une preuve, qui est plutôt le fait d'une enfant que +d'une souveraine, ou d'une femme prochainement destinée à l'être. +Le fait que je vais citer s'est passé dans l'année qui précéda le +couronnement.</p> + +<p>Foncier<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Go to footnote 41"><span class="smaller">[41]</span></a>, le bijoutier à la mode de l'époque de <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> mon +mariage, avait la clientèle non-seulement de l'Empereur, mais aussi +de Joséphine. On ne portait pas une chaîne, un bijou, quel qu'il +fût, qui ne sortît de la boutique de Foncier... Il avait en outre de +très-belles choses que madame Bonaparte lui achetait fort souvent. Un +jour il lui apporte des perles tellement belles, que voilà la pauvre +Joséphine dans le plus cruel état. Ces perles lui tournaient la tête; +mais le moyen d'aller parler <i>perles</i> à Bonaparte!... Il aurait +répondu comme Louis XVI: J'aime mieux un vaisseau. Avec l'argent des +perles, l'Empereur aurait eu un bataillon de 500 hommes; les perles +coûtaient 500,000 fr.—Joséphine n'osa donc rien dire de ces perles +si désirées; mais elle ne crut pas devoir être aussi discrète avec +Bourrienne; Bourrienne, homme vénal, et qui reçut son congé pour +des motifs graves, comme le savent ceux qui approchaient alors des +Tuileries. Eh bien! il arrangea l'affaire. On fit je ne sais quel +arrangement pour que Berthier fît payer à la guerre un fripon qui +n'aurait été payé que dans dix ans, à cent pour cent de perte, et +qui le fut intégralement tout de suite; aussi, en reconnaissance, +il donna un million: ce million fut partagé je ne sais comment. Ce +que je sais, c'est que le collier passa des magasins de Foncier dans +l'écrin de Joséphine. Mais ce n'était rien de l'y <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> avoir +fait venir; il fallait le pouvoir porter; et cela était difficile +avec Napoléon, dont la mémoire était terrible de lucidité pour ces +sortes de choses.</p> + +<p>—«Mon Dieu!» disait-elle à madame de Rémusat, qui était dans +la confidence, c'est-à-dire de l'embarras de mettre les perles +(Joséphine la connaissait trop bien pour lui parler de la façon dont +elles avaient été payées)... «Mon Dieu!» lui disait Joséphine, «je +ne sais comment faire pour porter ces perles... Bonaparte me ferait +une scène!.. et pourtant c'est le présent d'un père, à qui j'ai fait +avoir la grâce de son fils.»</p> + +<p>C'était dans de pareilles occasions que l'Impératrice était +étonnante. Elle croyait que nous prenions tout cela pour vérité... +Madame de Rémusat ne répondit rien; mais elle observa que, pour une +cause aussi juste, aussi belle, le premier Consul ne dirait que peu +de choses.</p> + +<p>—«Non, non!» s'écriait Joséphine toute tremblante; «non, non!... Oh! +je frémis d'y penser!...»</p> + +<p>Cependant il fallut prendre un parti. Voilà celui que conseilla +Bourrienne, vrai Figaro, ayant toujours un expédient tout prêt. +Madame Bonaparte mit les belles perles de Foncier, et se présenta +hardiment, un jour d'opéra, devant le premier Consul. Napoléon +aimait beaucoup les perles: <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> c'était, avec une robe blanche, +ce qu'il préférait pour une femme. Aussitôt qu'il vit Joséphine avec +ces belles perles, il fut à elle, et, l'embrassant, comme toujours +alors, aussitôt qu'il la voyait:—«Comme tu es magnifique! lui +dit-il... Qu'est-ce donc que ces belles perles?... Ma foi, on les +dirait fines, tant elles <i>ont de l'Orient</i>.</p> + +<p>—Mais,» répondit madame Bonaparte, «elles sont fines aussi, et tu +les connais... tu les a vues cent fois!...</p> + +<p>—Moi?...» Et le premier Consul, stupéfait, regardait alternativement +et sa femme et les perles.</p> + +<p>—«Sans doute! ce sont les perles que la république cisalpine m'a +données.</p> + +<p>—Pas possible!</p> + +<p>—C'est la vérité... Tiens, demande à Bourrienne et à madame de +Rémusat...» Celle-ci s'inclina mais sans dire un mot. Bourrienne ne +fut pas aussi avare de paroles: il dit effrontément et même avec +un sourire ironique «qu'en effet c'était la république cisalpine +qui avait donné les perles;» et il ajoutait, en racontant ensuite +l'histoire à Hambourg et à Altona:</p> + +<p>—«Je le crois bien que c'est la république cisalpine qui avait donné +les perles... Elles ont été payées avec l'argent d'une fourniture +mal régularisée <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> par Berthier, et que, maintenant, la +république cisalpine va payer.»</p> + +<p>Napoléon, tout en disant: «C'est bien étonnant!» crut à la république +cisalpine, et les perles demeurèrent... Bientôt elles se fondirent +dans tous les bijoux de la couronne de France, et devinrent un des +joyaux les moins précieux de l'écrin impérial.</p> + +<p>Une autre fois il s'agissait, pour Joséphine, de déclarer toutes ses +dettes. Jamais elle ne voulait convenir de la totalité de la somme.</p> + +<p>—«Il me <i>tuerait</i>!» criait-elle toute désespérée; «il me <i>tuerait</i>!» +Et jamais elle ne voulut que Duroc le déclarât à l'Empereur.</p> + +<p>—«Je paierai sur <i>mes économies</i>,» dit-elle.</p> + +<p>Cette colère, en effet, était terrible à affronter... Cependant, +deux jours après le 2 décembre, elle se résolut à parler à +l'Empereur. Elle prit conseil de madame de Rémusat, d'abord, et, à +celle-là, son conseil fut bon. Son avis était pour le silence, mais, +malheureusement, le salon de Joséphine renfermait une foule de gens, +et surtout de femmes, qui lui étaient funestes. Madame de Rémusat le +lui dit; mais voyant qu'elle ne voulait rien écouter, elle rentra +chez elle fort attristée. Joséphine, après avoir rassemblé toutes ses +forces, monta en tremblant le petit escalier qui conduisait <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> +à l'oratoire<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Go to footnote 42"><span class="smaller">[42]</span></a> d'Anne d'Autriche!.. En approchant elle entendit +parler... Le cœur lui battit..; elle n'osait pas redescendre..; +elle n'osait pas entrer... Cependant elle s'y hasarda et frappa un +faible coup...</p> + +<p>—«Entrez!» dit Napoléon... L'Impératrice recula devant la figure +qui se présenta à elle à côté de l'Empereur:... c'était Fouché;... +c'était son mauvais génie; la malheureuse femme le savait!</p> + +<p>En voyant Joséphine, l'Empereur fronça le sourcil; mais il ne la +renvoya pas... Il dit au contraire:</p> + +<p>—«C'est bien! duc d'Otrante... Revenez ce soir; nous achèverons +cette conférence.»</p> + +<p>Fouché se retira en jetant sur Joséphine un regard de méchanceté +satisfaite; car entre eux désormais c'en était venu à la mort, ou +tout au moins à la perte de l'un d'eux. Ce qui est étrange, c'est que +l'Impératrice, qui toujours a parlé de Fouché comme de son ennemi, +n'a jamais donné une cause de cette haine. Elle disait seulement +qu'elle lui était inculquée par ses belles-sœurs; voilà tout!</p> + +<p>—«Que me voulez-vous?» demanda Napoléon à Joséphine.</p> + +<p>Le ton glacial dont il lui fit cette demande la <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> mit +aussitôt en situation, et elle fondit en larmes... Elle demanda à +l'Empereur <i>pourquoi il voulait la quitter</i>? «Ne sommes-nous pas +heureux!» dit-elle.</p> + +<p>—«Heureux! s'écria Napoléon!... Heureux!... Mais le dernier commis +d'un de mes ministères est plus heureux que moi!... Heureux! est-ce +donc une moquerie que vous faites!... Pour être heureux, il ne +faudrait pas être tourmenté par votre jalousie insensée comme je +le suis!... Chaque fois que je parle au cercle à une jeune femme +agréable ou jolie, je suis certain d'avoir dans mon intérieur le plus +terrible des orages... Heureux! répétait-il... Oui, je l'ai été... +Je serais même peut-être demeuré éternellement dans cette position, +me rappelant assez notre amour pour n'en pas chercher un autre; +mais quand l'enfer est venu remplacer la paix; lorsque la jalousie, +la méfiance et la colère sont venues s'asseoir à mon foyer pour en +chasser le bonheur et le repos, alors j'ai cherché, en effet, une +autre vie... J'ai prêté l'oreille à la voix de mes peuples, qui +me demandent une garantie; j'ai vu que je sacrifiais de hauts et +puissants intérêts à des chimères, et j'ai cédé...</p> + +<p>—Ainsi donc, tout est fini?» dit Joséphine d'une voix brisée...</p> + +<p>—«J'ai dû cimenter, je le répète, le bonheur <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> de mes +peuples; pourquoi m'avoir amené vous-même à voir un intérêt avant le +vôtre; croyez que je souffre plus que vous peut-être..; car c'est moi +qui vous afflige...»</p> + +<p>Mais Joséphine n'écoutait aucune consolation; la parole de l'Empereur +ne frappait son oreille qu'avec un son: <i>il faut nous séparer!</i>... +Bientôt elle tomba sans connaissance aux pieds de Napoléon.</p> + +<p>En voyant cette femme qu'il avait tant aimée, qu'il aimait encore, +gisant à ses pieds sans aucun sentiment, l'Empereur eut un moment de +remords... Il la souleva; elle était pâle et froide, son cœur ne +battait plus. Je l'ai crue morte,» dit-il le même soir à Duroc!... +Enfin, voyant qu'elle ne revenait pas à elle-même, il entr'ouvrit +la porte de son cabinet et regarda dans le salon de service: par +un hasard singulier, il ne s'y trouvait en ce moment que M. de +Beausset<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43" title="Go to footnote 43"><span class="smaller">[43]</span></a>; l'Empereur l'appela.</p> + +<p>—«Pouvez-vous porter l'Impératrice dans vos bras,» lui dit +l'Empereur, «et la descendre chez elle?»</p> + +<p>Pour comprendre le burlesque à côté du drame, <span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> il faut +connaître M. le marquis de Beausset; (je ne parle ici ni de son +amabilité ni de sa bonté, mais seulement de sa personne): il est +absolument sphérique; et c'est un homme non-seulement très-gros, +mais avec un si énorme abdomen et des bras si courts, que d'emporter +Joséphine était pour lui un événement. Il y tâcha cependant, et, au +bout de plusieurs efforts, il parvint à l'enlever dans ses bras; mais +il fallait qu'elle et lui la portant dans ses bras pussent passer par +ce petit escalier dans lequel l'Impératrice elle-même avait peine à +se retourner. Cependant il s'engagea dans le chemin périlleux, et +commença à descendre doucement; mais qu'on se figure le tourment de +M. de Beausset lorsqu'il entendit tout à coup une voix doucement lui +dire:</p> + +<p>—«Prenez garde, vous me blessez avec votre habit et la garde de +votre épée.»</p> + +<p>C'était en effet la poignée de son épée, qui entrait dans l'épaule +de l'Impératrice, et devait la blesser cruellement, ainsi que la +broderie de l'habit. M. de Beausset le comprit et voulut retirer +la malencontreuse épée; mais, dans ce mouvement, il faillit tomber +avec son fardeau; alors l'Empereur accourut. Il fit remonter M. +de Beausset, et, prenant les pieds de l'Impératrice, <i>toujours +évanouie</i>, il descendit le premier, aidant ainsi M. de Beausset.</p> + +<p>Le désespoir de l'Impératrice fut horrible. <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> L'Empereur, +résolu maintenant d'effectuer le projet de divorce, eut alors une +fermeté toute romaine. Je me sers de ce mot parce que je suis +certaine qu'elle n'a été mise à l'épreuve que par la plus grande +majorité des opinions qui l'entouraient. Je suis certaine que jamais +Napoléon n'aurait divorcé sans ses sœurs et sa famille.</p> + +<p>Ce fut à cette époque que nous reçûmes une invitation pour aller à +une chasse à Grosbois, chez le prince de Neufchâtel. Le temps était +très-froid; nous y fûmes le matin déjeuner. Berthier était très-bon +avec tous les défauts qu'on lui a connus, et, parmi eux, on ne +voyait pas encore celui de trahir un jour son bienfaiteur!... aussi +l'aimions-nous; et, lorsque je voulus refuser, à cause du froid +excessif qu'il faisait, mon mari s'y opposa. Joséphine était à cette +chasse, mais d'une tristesse profonde; et l'Empereur, affectait une +gaieté qu'il n'éprouvait certes pas, la chose était facile à voir. Il +y avait à peu près vingt femmes de priées pour la chasse, et autant +pour le soir. La chasse fut gaie en apparence; on se plaça comme on +voulut dans les calèches, et la chose n'en fut que mieux. J'étais +avec madame Duchatel, cette femme si excellente et si parfaite, +et d'un esprit si charmant. Je passai ainsi une des matinées +plus agréables que j'eusse passées depuis longtemps. <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> La +conversation ne tarit jamais avec madame Duchatel: elle comprend +tout, répond à tout, et provoque en même temps une causerie féconde +en reparties: il est plus facile d'avoir de l'esprit que d'en faire +avoir aux autres.</p> + +<p>La seule chose qui nous parut bizarre dans cette journée où tout fut +à merveille, du reste, ce fut la manière dont nous fûmes logées; on +nous avait prévenu à l'avance que nous ne pouvions mener qu'un nombre +de femmes de chambre pour nous toutes; cela était gênant parce qu'il +fallait nécessairement se r'habiller pour le dîner. On avait pris un +espace très-considérable pour le service actif de l'Impératrice; de +manière que le service d'honneur se trouva logé de la plus ridicule +façon: nous étions dix dans la même chambre...; enfin, nous nous en +tirâmes tant bien que mal, et notre toilette s'en ressentit fort peu, +en résumé, malgré les éclats de rire que nous faisions au milieu de +la confusion générale.</p> + +<p>Après le dîner, Berthier avait imaginé de faire venir les acteurs de +quelques petits théâtres. Jusque-là c'était bien, et son intention +était louable; mais Berthier était gauche avant tout, et il était un +peu comme la duchesse de Mazarin; il le prouva ce jour-là, comme tous +les autres... Il devait lire la pièce, qu'on jouait chez lui, devant +l'Empereur; <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> il n'en fit rien. Qu'arriva-t-il? que Brunet, +à qui il ne fallait pas demander d'avoir des procédés, choisit une +des pièces où il faisait le plus rire; <i>Cadet-Roussel, maître de +déclamation</i>. Dans cette malheureuse pièce, Cadet-Roussel parle à +chaque instant de la nécessité où il se voit de divorcer avec sa +femme, parce qu'il <i>veut avoir des descendants ou des ancêtres</i>.</p> + +<p>Au premier mot de cette pièce, l'Empereur, soit qu'il la connût, +soit qu'il sût ce qu'elle contenait, fronça le sourcil, puis se mit +à rire, comme s'il n'y eût aucune application à faire; mais Berthier +était à lui seul une comédie entière... Aussitôt qu'il eut compris sa +faute, il devint de mille couleurs, et cela en un seul instant!... +Il y avait sur son visage un tel désappointement, qu'il fallait rire +en le regardant. On sait qu'il mangeait beaucoup ses ongles...: ce +fut à eux qu'il s'en prit ce soir-là. Il travaillait ses doigts et +les mettait en sang!... pour faire surtout comprendre le comique +de sa position, il faut dire qu'il était placé contre le théâtre, +et de manière que tout le monde le voyait parfaitement. Quant à la +Princesse, bonne et excellente personne, ne pouvant penser que bien +et bonté, elle riait de tout son cœur en entendant les bons mots +de Brunet, convertis en sottises ce jour-là... Enfin, la pièce finit +au grand contentement de <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> tous, je crois...; car nous étions +aussi malheureux que Berthier. Nous écoutions; nous comprenions +et nous n'osions pas lever les yeux du côté de l'Empereur ni de +l'Impératrice. Enfin, la pièce une fois jouée, le rideau baissé, +tout fut fini, et l'Empereur, je crois, bien soulagé de cette sotte +position, dans laquelle Berthier l'avait placé. Il y eut bal ensuite, +et du moins, pendant qu'on dansait, l'Impératrice ne craignit aucune +remarque, aucun regard d'allusion... Pauvre femme!...</p> + +<p>Le lendemain de cette chasse, je fus déjeuner aux Tuileries. +L'Impératrice m'avait engagée la veille, et je m'y rendis avec +d'autant plus d'empressement que sa position me faisait véritablement +de la peine. Je savais ce que nous avions, et j'ignorais ce que nous +aurions. Hélas! lorsque je faisais cette réflexion, je ne savais pas +être aussi près de la vérité...</p> + +<p>Lorsque j'arrivai, Freyre<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44" title="Go to footnote 44"><span class="smaller">[44]</span></a> me dit que l'Impératrice me faisait +prier de passer chez elle par les couloirs extérieurs, sans entrer +dans le salon jaune. Je la trouvai dans un boudoir qui était auprès +de sa chambre à coucher. Elle était fort abattue et fort malheureuse: +la chose devait être. Je la consolai, comme il faudrait toujours +consoler <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> les affligés, en pleurant avec elle... Elle me +demanda ce que Junot pensait de son divorce, et si, dans Paris, on en +parlait beaucoup. Le terrain était glissant. On blâmait l'Empereur +dans la masse des opinions de Paris. Mais comment oser lui dire que +Paris la plaignait? Je connaissais son imprudence: elle m'aurait +infailliblement nommée; elle eût été cause que l'Empereur m'aurait +témoigné un extrême mécontentement, et cela sans aucun but, sans +résultat et sans qu'il en pût résulter rien de bon pour elle. Je +lui répondis que je ne voyais jamais les rapports qu'on envoyait au +gouverneur de Paris, ce qui était vrai d'ailleurs, et que le duc +d'Abrantès en savait plus que moi.</p> + +<p>—«Eh bien! me dit-elle, engagez-le, de ma part, à venir déjeuner +demain avec moi.»</p> + +<p>Quelquefois elle avait un ou deux hommes à déjeuner avec elle, mais +très-rarement; en général, c'étaient des femmes.</p> + +<p>Elle fut extrêmement affectueuse avec moi ce même jour; et, pendant +le déjeuner, elle me combla de marques d'affection. Combien je +souffris encore en quittant les Tuileries ce jour-là... car je +prévoyais que je n'y reviendrais plus pour elle.</p> + +<p>Je remarquai ce même jour où je déjeunai pour la dernière fois aux +Tuileries, la grande affluence de monde qui vint, après déjeuner, +pour faire sa cour <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> à l'Impératrice. «C'est tous les jours +ainsi, me dit madame Rémusat. Je ne puis vous dire combien je reçois +pour elle de marques d'intérêt! Tous les jours je dois répondre à +douze ou quinze lettres... On l'aime... Et puis, savons-nous qui nous +aurons?»</p> + +<p>Elle pensait comme moi! et je crois que son doute s'est terminé, +comme le mien, par une certitude qui nous fit encore plus regretter +Joséphine...</p> + +<p>«Concevez-vous, me dit madame de Rémusat, que plusieurs de ces dames +que vous voyez assises là, dans ce même salon, ont déjà minuté leur +demande à l'Empereur pour la nouvelle maison de l'Impératrice?»</p> + +<p>Je demeurai stupéfaite.</p> + +<p>«Oui,» poursuivit-elle, et elle me désigna sept dames du palais qui +n'avaient été nommées qu'à la demande de Joséphine; l'une d'elles, +entre autres, n'ayant aucune fortune, portant un nom ordinaire, et +n'étant enfin qu'une femme ordinaire elle-même, eh bien! cette femme +était une des premières en tête...</p> + +<p>J'ai toujours eu de la répulsion pour les caractères plats et +vils. J'éprouvai alors plus que cela: je ressentis une profonde +indignation;.. et lorsque <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> je rencontre l'une de ces +femmes-là aujourd'hui, je me fais violence pour la saluer...</p> + +<p>Mais lorsque j'appris que madame de Larochefoucault, parente et amie +de l'Impératrice... madame de Larochefoucault, que Joséphine n'avait +obtenue de Napoléon qu'à force de demandes et d'importunités, lorsque +j'appris que celle-là avait demandé à la quitter... à l'abandonner... +je le répète, j'ai éprouvé une de ces sensations plus douloureuses +pour ceux qui les éprouvent que pour ceux qui en sont l'objet. Que +sentent-ils ceux-là? Puisqu'ils bravent la honte, ils ne la redoutent +pas!</p> + +<p>Enfin le divorce fut prononcé. Tous les liens qui attachaient +Napoléon à Joséphine furent rompus!... Ils avaient été mariés d'abord +à la mairie, puis ensuite devant l'église, quatre ou cinq jours avant +le sacre; le Pape le voulut ainsi, et Napoléon, qui espérait toujours +un enfant d'elle à cette époque, ne songeait pas encore au divorce...</p> + +<p>Ce premier contrat de mariage, ou plutôt le relevé de l'état civil, +est singulièrement fait; le nom de Joséphine y est étrangement +écrit<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45" title="Go to footnote 45"><span class="smaller">[45]</span></a>. Par exemple, <span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> l'Impératrice n'y est pas nommée +de la Pagerie. Elle est née le 20 juin 1763, et dans l'acte délivré +le 29 février 1829, sur lequel j'ai copié ce que je viens d'écrire, +lequel acte est aussi authentique que possible, puisqu'il est copié +sur l'état civil, il y est dit qu'elle est née le 23 juin 1767. +L'empereur, né le 5 août 1769, y est nommé comme étant né le 5 +février 1768. Je ne comprends rien à cela, et ne puis l'expliquer +que <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> d'une façon, c'est que Napoléon n'a pas voulu dire +qu'il avait épousé une femme plus âgée que lui de six ans... Il +s'en est rapproché autant qu'il l'a pu. On ne peut expliquer le +fait que de cette manière. Il est aussi à remarquer que l'officier +civil l'appelle toujours <i>Bonaparte</i>; lui, en signant, a écrit +<i>Buonaparte</i>. Ce n'est, en effet, qu'après Campo-Formio qu'il signa +<i>Bonaparte</i>. Quant au mariage chrétien, il fut béni par le cardinal +Fesch, dans la chapelle des Tuileries, ainsi que je l'ai dit, +quelques jours avant le sacre. Le prince Eugène emporta l'acte de +mariage avec lui en Italie. Sa famille doit toujours le posséder.</p> + +<p>La conduite du prince Eugène fut admirable dans cette circonstance. +Obligé par sa charge d'archi-chancelier d'État d'aller lui-même au +Sénat pour y lire le message de l'Empereur, ce que tout le monde +trouva d'une dureté accomplie, il fut admirable, et le peu de mots +qu'il laissa échapper de son cœur brisé fut retenti dans le +cœur de tous!...</p> + +<p>«Les larmes de l'Empereur,» dit le prince avec une noble dignité, +«suffisent à la gloire de ma mère!...»</p> + +<p>Belles paroles, et touchantes dans leur simplicité!...</p> + +<p>Je ne parlerai pas de tout ce qui eut lieu alors. Les journaux +ont raconté ce qui se fit... Les <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> choses officielles sont +généralement connues de tous. Je parlerai seulement de ce qui était +plus à portée de ma connaissance que de celle du public.</p> + +<p>Le lendemain du jour où le divorce fut publiquement annoncé (c'était, +je crois, le 16 ou le 17 décembre), je me disposai à aller à la +Malmaison, où l'Impératrice s'était retirée. Je fis demander à une +femme de la Cour, que je ne nommerai pas, si elle voulait que je la +conduisisse à la Malmaison: elle me répondit qu'elle <i>ne voulait</i> +pas y aller. Du moins celle-là n'était pas fausse, si elle était +ingrate. Je le fis proposer à une autre, qui refusa à l'appui d'un si +pauvre prétexte, qu'il aurait mieux valu pour elle qu'elle fît comme +la première. Je réfléchissais sur le peu de générosité et même de +respect humain qu'on rencontre dans ce pays de Cour, lorsque je reçus +un billet de la comtesse Duchatel.</p> + +<p>«Mon mari se sert de mes chevaux,» m'écrivait-elle; «voulez-vous +de moi? Je vous demande cela sans m'informer si vous allez à la +Malmaison; car je vous connais, et je suis sûre que vous avez le +besoin de consoler un cœur souffrant.»</p> + +<p>Et moi aussi, j'étais sûre qu'elle irait à la Malmaison.</p> + +<p>Je lui répondis avec joie que j'étais reconnaissante <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> +qu'elle m'eût choisie pour faire cette course, ou plutôt ce triste +pèlerinage avec elle; et que j'irais la prendre à une heure.</p> + +<p>Lorsque nous arrivâmes à la Malmaison, nous trouvâmes les avenues +remplies de voitures; je fus bien aise de voir cette affluence, et +je souffris moins en songeant à l'ingratitude de quelques personnes +plus remarquées par leur éloignement, alors que si elles y eussent +été... Lorsque nous fûmes entrées dans le château, nous eûmes de la +peine, une fois arrivées au billard, à parvenir au salon où se tenait +l'Impératrice.</p> + +<p>Nous la trouvâmes fort entourée. Jamais la Cour ne fut si grosse chez +elle, même aux plus beaux jours de sa faveur. Mais les souvenirs +de la Malmaison étaient terribles dans une pareille journée pour +la pauvre femme!... car ils étaient heureux!.. Elle paraissait +bien comprendre au reste toute la force de cette comparaison d'un +bonheur passé avec un malheur présent. Elle était assise près de +la cheminée, à droite en entrant, au-dessous du tableau d'Ossian, +par Girodet<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46" title="Go to footnote 46"><span class="smaller">[46]</span></a>... Sa figure était bouleversée. Elle avait eu la +précaution de mettre <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> une immense capote de gros de Naples +blanc, qui avançait sur ses yeux, et cachait ses larmes lorsqu'elle +pleurait plus abondamment à la vue de quelques personnes qui lui +rappelaient ses beaux jours passés. Lorsqu'elle me vit, elle me +tendit la main et m'attira à elle.</p> + +<p>—«J'ai presque envie de vous embrasser,» me dit-elle... «Vous êtes +venue le jour du deuil!...»</p> + +<p>Je pris sa main et la portai à mes lèvres... Elle me paraissait, en +ce moment, digne des respects de l'univers.</p> + +<p>Mais lorsque je la quittai pour aller m'asseoir, et que je pus +l'examiner à mon aise, il se joignit à ce sentiment une profonde +pitié, en voyant à quel point elle devait être malheureuse!... +C'était la douleur la plus vive, la plus avant dans l'âme. Elle +souriait à chaque arrivant, en inclinant doucement la tête avec +cette même grâce qu'elle avait toujours... Mais en même temps, on +voyait malgré ses efforts, les larmes jaillir de ses yeux... elles +roulaient sur ses joues, venaient tomber sur la soie de sa robe, et +cela sans effort. C'était le cœur qui repoussait au dehors les +larmes dont il était rempli. On voyait qu'il lui fallait pleurer, +ou bien qu'elle aurait étouffé... Je repartis vers cinq heures avec +madame Duchatel... Nous nous communiquâmes nos réflexions: elles +étaient les mêmes. <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> Et, en effet, tout ce qui avait une âme +ne pouvait penser que d'une manière.</p> + +<p>La reine Hortense était auprès de sa mère, pour l'aider à supporter +le poids de ces pénibles journées, qui avaient toute l'amertume de la +nouveauté d'un malheur... Nous parlâmes longtemps des temps passés... +Pauvre fleur brisée elle aussi!... Que d'heureux jours elle avait vu +s'écouler dans cette retraite enchantée... où, maintenant, le deuil +et le malheur étaient venus remplacer des joies que rien n'avait pu +égaler, comme rien aussi n'avait pu les faire oublier...</p> + +<p>—«Vous viendrez souvent nous voir, n'est-ce pas?» me dit-elle. Elle +vit que j'étais émue... et me prit la main en me disant: «J'ai tort +de vous demander une chose que je suis certaine que vous ferez.»</p> + +<p>Elle avait raison.</p> + +<p>L'Empereur fut presque reconnaissant pour les femmes qui avaient été +à la Malmaison. Celles qui, au contraire, n'y furent que plusieurs +jours après, furent mal notées dans son esprit... J'y remarquai, +dans les premiers moments, la duchesse de Bassano, la duchesse de +Rovigo, madame Octave de Ségur, madame de Luçay, sa fille, madame +de Ségur (Philippe), la duchesse de Raguse, toutes les dames de +la reine Hortense, la Maréchale Ney <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> et plusieurs dames du +palais, mais pas toutes... Comme l'Empereur n'avait rien ordonné, il +y eut plusieurs personnes qui crurent le deviner et faire merveille +en agissant contre sa parole en croyant suivre sa pensée, elles se +trompèrent en entier et le virent plus tard.</p> + +<p>La nouvelle cour de l'Impératrice à la Malmaison fut formée selon +son goût, pour la plus grande partie des femmes qui la composaient: +madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur et comme surintendante +de la maison de l'Impératrice, madame Octave de Ségur, madame de +Rémusat, madame de Vieil-Castel, madame Gazani, et puis, plus tard, +mesdemoiselles de Mackau et de Castellane. Tout cet entourage formait +une maison agréable, surtout en y ajoutant celle de la reine Hortense +et surtout elle-même... Quant aux hommes, excepté M. de Beaumont et +M. Pourtalès, je n'aimais pas les autres. M. de Monaco surtout et M. +de Montliveau étaient pour moi deux répulsifs; j'ai toujours eu en +aversion les hommes impolis; je ne sais pourquoi j'en ai peur comme +de quelque chose de nuisible. Cela annonce, dans une femme comme +dans un homme, au reste, de la sottise et de la méchanceté mêlée +d'orgueil. M. de M*****, au reste, inspirait le même sentiment; car +le jour où M. de Pourtalès le remplaça <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> comme écuyer, les +chevaux se réjouirent dans leur écurie. M. de Beaumont, chevalier +d'honneur de l'impératrice, était bon et fort amusant; je l'aimais +beaucoup, ainsi que son frère que nous avions chez Madame. L'autre +chambellan était M. de Vieil-Castel, homme considérablement nul. +Plus tard il y eut un autre homme que j'aimais et estimais bien +ainsi que sa femme; cet homme, attaché à la maison de l'Impératrice, +comme capitaine de ses chasses, M. Van Berchem, était le plus cher +ami de mon mari et il est demeuré le mien; il est celui, au reste, +de tous ceux qui ont du cœur et savent apprécier son noble et bon +caractère; sa femme, charmante personne, augmentait encore le nombre +des jolies femmes de la cour de la Malmaison.</p> + +<p>À mon retour d'Espagne j'y fus souvent: je n'aimais pas Marie-Louise +et j'aimais Joséphine. Elle m'engagea à venir pour quelques semaines +à la Malmaison; mais je ne pus accepter: j'étais alors bien malade +et l'état de ma santé ne fit qu'empirer. Mais j'y allais souvent et +toujours avec le même plaisir.</p> + +<p>La vie y était uniforme: l'Impératrice descendait à dix heures; à dix +heures et demie on servait le déjeuner, auquel se trouvaient toujours +quelques personnes de Paris; l'Impératrice plaçait auprès <span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> +d'elle les deux personnes les plus éminentes. Lorsque le vice-roi +était à la Malmaison, il se plaçait en face d'elle et mettait à ses +côtés les deux personnes après celles que sa mère avait choisies; +la reine Hortense également. Madame d'Arberg nommait aussi deux +personnes pour être placées à côté d'elle. Cet usage était pour dîner +comme pour déjeuner; après déjeuner, on allait se promener dans le +parc; c'était en 1809 la même allée qu'en 1800. On allait jusqu'à la +serre, ou bien, l'Impératrice allait voir les pintades, les faisans +dorés qui étaient dans les volières avec d'autres oiseaux rares, et +leur porter du pain. Quelquefois après dîner, et en été nous allions +sur l'eau avec le vice-roi qui nous faisait des peurs à mourir, puis +on rentrait; l'Impératrice se plaçait à son métier de tapisserie, et +lorsqu'il y avait peu de monde, on faisait la lecture, tandis que +l'aiguille passait et repassait dans le canevas. Mais à la Malmaison +cependant, il était difficile que cela fût. Après dîner, le plus +souvent on allait se promener, et en rentrant on faisait de la +musique dans la galerie, tandis que l'Impératrice faisait un wisk ou +ses éternelles patiences... On prenait le thé et puis la soirée était +terminée. Une fois que l'impératrice fut revenue à la Malmaison comme +dans un exil, il fut impossible d'y ramener cette gaieté qui y avait +<span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> régné pendant les premières années du Consulat. Ainsi, il +n'y eut plus de spectacle et la salle ne servit plus à rien. Navarre +fut plus bruyant. Je raconterai la vie de Navarre dans la troisième +partie de cet article.</p> + +<h2><span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> TROISIÈME PARTIE.</h2> + +<h3>NAVARRE.</h3> + +<p>C'était un beau lieu que Navarre, mais humide et malsain; il y +avait des arbres tels que la Normandie les produit, de ces arbres +séculaires qui ont vu passer sous leur ombrage ce qui fut, ce qui est +et qui bientôt ne doit plus être. Le parc était planté à la manière +de Le Nôtre et en partie à l'anglaise: le dernier duc de Bouillon, +qui mourut tranquillement à Navarre et que tout le monde aimait et +qui aimait à son tour beaucoup de gens et beaucoup de choses, entre +autres la joie et le plaisir; le dernier Duc avait jadis orné la +terre de Navarre, où il passait une partie de sa vie, avec une grande +recherche. Cette recherche avait même quelque peu d'extrême qui +touchait à l'inconvenance; il y avait un peu de mœurs payennes +dans la vie du Duc; et l'on disait que la distribution du parc en +avait un grand reflet. On racontait traditionnellement beaucoup de +choses sur un certain temple que je n'ai plus trouvé <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> à +Navarre lorsque j'y suis allée, mais dont le souvenir était toujours +dans le pays. Le Duc aimait aussi les fleurs avec passion et +cultivait, à Navarre, les plus belles qui fussent alors connues en +France; le Duc avait de grandes et belles manières; il voulait que +tout ce qui était chez lui eût, comme lui, ce qui pouvait lui plaire. +Or il pensait aussi que les fleurs et les jolis visages étaient +les objets les plus agréables à la vue. En conséquence, il était +ordonné à une des jeunes filles attachées aux serres et au jardin de +fleurs du Prince de porter le matin un bouquet dans la chambre de la +dernière personne arrivée, quelle qu'elle fût, femme ou garçon... et +d'être parfaitement à ses ordres!... Cet usage assez bizarre était +encore en exercice au moment de la Révolution.</p> + +<p>Rien de charmant comme la vie de Navarre, du vivant de M. le duc de +Bouillon: quand la Révolution éclata, il était fort souffrant et +presque hors d'état de faire lui-même les honneurs de sa magnifique +demeure à ceux qui allaient lui faire leur cour; mais on voit par ce +que je viens de dire qu'il prenait soin de ses hôtes... Il portait +la sollicitude à cet égard aussi loin qu'un particulier de nos jours +le ferait. On allait prendre les ordres de la personne nouvellement +arrivée, le matin dans son appartement; elle déjeunait chez elle, +seule, ou <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> bien avec les personnes désignées par elle. Si on +voulait aller se promener, on le pouvait en demandant une calèche et +des chevaux; on dînait même chez soi, si la chose convenait. C'était, +au reste, la coutume de presque tous les châteaux de princes<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47" title="Go to footnote 47"><span class="smaller">[47]</span></a>.</p> + +<p>Lorsque Joséphine fut à Navarre, elle trouva le parc dans un triste +état, à cause de l'humidité causée par la rupture de plusieurs +canaux. Elle demanda à l'Empereur une somme très-forte pour réparer +Navarre, et cela fut trouvé étrange, à cause du moment quelle choisit +pour faire cette demande, d'autant mieux que quelques semaines avant +l'Empereur lui avait accordé ce qu'on va voir dans la lettre que je +transcris en ce moment sur la lettre originale écrite à l'impératrice +Joséphine. On verra que Napoléon savait comment pouvoir la consoler +de toutes choses.</p> + +<p class="p2 center">À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON.</p> + +<p class="date">Dimanche à 8 heures du soir 1810<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48" title="Go to footnote 48"><span class="smaller">[48]</span></a>.</p> + +<p>«J'ai été bien content de t'avoir vue hier; je <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> sens combien +ta société a de charmes pour moi. J'ai travaillé aujourd'hui avec +Estève. J'ai accordé 100,000 francs pour l'extraordinaire de 1810, +pour Malmaison; tu peux donc faire planter tant que tu le voudras; +tu distribueras cette somme comme tu l'entendras. J'ai chargé aussi +Estève de remettre 200,000 francs aussitôt que le contrat de la +maison Julien<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49" title="Go to footnote 49"><span class="smaller">[49]</span></a> serait passé... J'ai ordonné que l'on paierait ta +parure de rubis, laquelle sera évaluée par l'intendance, car je ne +veux pas de voleries de bijoutiers. Ainsi voilà déjà 400,000 francs +que cela me coûte.</p> + +<p>»J'ai ordonné que l'on tînt le million que la liste civile doit te +donner pour 1810, à la disposition de ton homme d'affaires pour payer +tes dettes.</p> + +<p>»Tu dois trouver dans l'armoire de Malmaison 5 ou 600,000 francs; tu +peux les prendre pour faire ton argenterie et ton linge.</p> + +<p>»J'ai ordonné qu'on te fît un beau service de porcelaine à Sèvres; +l'on prendra tes ordres pour qu'il soit très-beau.</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p class="p2"><span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> Voici une lettre écrite à l'Impératrice par l'Empereur, +quelques jours après la précédente:</p> + +<p class="p2 center">À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON.</p> + +<p class="date">Samedi, à une heure après midi.</p> + +<p>«Mon amie, j'ai vu Eugène, qui m'a dit que tu recevrais les Rois<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50" title="Go to footnote 50"><span class="smaller">[50]</span></a>. +J'ai été au conseil jusqu'à huit heures. Je n'ai dîné seul qu'à cette +heure-là.</p> + +<p>»Je désire bien te voir. Si je ne viens pas aujourd'hui, je viendrai +après la messe.</p> + +<p>»Adieu, mon amie<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51" title="Go to footnote 51"><span class="smaller">[51]</span></a>! J'espère te trouver sage et bien portante. Ce +temps-là doit bien te peser.</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p class="p2">En voici une autre que je transcris ici, pour répondre aux sottes +jalousies de Marie-Louise, et montrer la loyauté et la délicatesse de +l'Empereur en se séparant de Joséphine.</p> + +<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> À L'IMPÉRATRICE, À L'ÉLYSÉE NAPOLÉON<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52" title="Go to footnote 52"><span class="smaller">[52]</span></a>.</p> + +<p class="date">19 février 1810.</p> + +<p>«Mon amie, j'ai reçu ta lettre; mais les réflexions que tu fais +peuvent être vraies. Il y a peut-être du danger à nous trouver sous +le même toit pendant la première année. Cependant la campagne<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53" title="Go to footnote 53"><span class="smaller">[53]</span></a> de +Bessières est trop loin pour revenir; d'un autre côté, je suis bien +enrhumé, et je ne suis pas sûr d'y aller.</p> + +<p>»Adieu, mon amie!</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p class="p2 center">À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON.</p> + +<p class="date">Le 12 mars 1810.</p> + +<p>«Mon amie, j'espère que tu auras été contente de ce que j'ai fait +pour Navarre... Tu y auras vu un <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> nouveau témoignage du +désir que j'ai de t'être agréable.</p> + +<p>»Fais prendre possession de Navarre; tu pourras y aller le 25 mars, +et y passer le mois d'avril.</p> + +<p>»Adieu, mon amie!</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p class="p2 center">DE L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE À L'EMPEREUR NAPOLÉON, À COMPIÈGNE.</p> + +<p class="date">Navarre, le 19 avril 1810.</p> + +<p>«Sire,</p> + +<p>»J'ai reçu par mon fils l'assurance que Votre Majesté consent à mon +retour à Malmaison, et qu'elle veut bien m'accorder les avances que +je lui ai demandées pour rendre le château de Navarre habitable.</p> + +<p>»Cette double faveur, sire, dissipe en grande partie les grandes +inquiétudes et même les craintes que le long silence de Votre Majesté +m'avait inspirées. J'avais peur d'être entièrement bannie de son +souvenir. Je vois aujourd'hui que je ne le suis pas. Je suis donc +moins malheureuse et même aussi heureuse qu'il m'est possible de +l'être désormais.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> »J'irai à la fin du mois à la Malmaison, puisque votre +majesté n'y voit aucun obstacle; mais, je dois vous le dire, sire, je +n'aurais pas sitôt profité de la liberté que Votre Majesté me laisse +à cet égard, si la maison de Navarre n'exigeait pas, pour ma santé +et pour celle des personnes attachées à ma maison, des réparations +urgentes. Mon projet est de demeurer à Malmaison fort peu de temps. +Je m'en éloignerai bientôt pour aller aux eaux; mais pendant que je +serai à Malmaison, Votre Majesté peut être sûre que j'y vivrai comme +si j'étais à mille lieues de Paris. J'ai fait un grand sacrifice, +sire, et chaque jour je sens davantage toute son étendue... Cependant +ce sacrifice sera ce qu'il doit être: il sera entier de ma part. +Votre Majesté ne sera troublée dans son bonheur par aucune expression +de mes regrets.</p> + +<p>»Je ferai sans cesse des vœux pour que Votre Majesté soit +heureuse; peut-être même en ferai-je pour la revoir. Mais, que +Votre Majesté en soit convaincue, je respecterai toujours sa +nouvelle situation. Je la respecterai en silence; confiante dans les +sentiments qu'elle me portait autrefois, je n'en provoquerai aucune +preuve nouvelle. J'attendrai tout de sa justice et de son cœur.</p> + +<p>»Je ne lui demanderai qu'une grâce, c'est qu'elle <i>cherche même un +moyen</i> de convaincre <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> quelquefois, et moi-même et ceux qui +m'entourent, que j'ai toujours une petite place dans son souvenir +et une grande place dans son estime et dans son amitié. Ce moyen, +quel qu'il soit, adoucira mes peines, sans pouvoir, ce me semble, +compromettre ce qui m'importe avant tout, le bonheur de Votre +Majesté<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54" title="Go to footnote 54"><span class="smaller">[54]</span></a>.</p> + +<p class="authorsc">»Joséphine.»</p> + +<p class="p2 center">À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, À NAVARRE.</p> + +<p class="date">Compiègne, 21 avril 1810.</p> + +<p>«Mon amie, je reçois ta lettre du 19 avril; elle est d'un mauvais +style. Je suis toujours le même; <i>mes pareils</i> ne changent jamais. Je +ne sais ce qu'Eugène a pu te dire. Je ne t'ai pas écrit, parce que +tu ne l'as pas fait, et que j'ai désiré tout ce qui pouvait t'être +agréable.</p> + +<p>»Je vois avec plaisir que tu ailles à Malmaison, et que tu sois +contente; moi, je le serai de recevoir de tes nouvelles et de te +donner des miennes. Je <span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> n'en dis pas davantage, jusqu'à ce +que tu aies comparé ta lettre à la mienne; et, après cela, je te +laisse juger qui est meilleur ou de toi ou de moi.</p> + +<p>»Adieu, mon amie; porte-toi bien, et sois juste pour toi et pour moi.</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p class="p2">Je vais maintenant aborder un sujet délicat et peu traité jusqu'à +cette heure. Il est relatif à Joséphine et à tout ce qui l'entourait. +J'ai fait voir, par les différentes lettres que j'ai transcrites de +l'Empereur et de l'Impératrice, et données par la reine Hortense +elle-même, que Napoléon avait eu, dans toute l'affaire du mariage et +dans celle du divorce, une délicatesse vraiment admirable. Sa réponse +à l'Impératrice est remplie de cœur, tandis qu'il faut convenir +que la lettre de Joséphine contenait des pensées vraiment pénibles +à faire connaître pour une autre femme. Cette demande d'argent, au +moment où l'Empereur venait de lui accorder deux millions<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55" title="Go to footnote 55"><span class="smaller">[55]</span></a> et un +magnifique service de porcelaine de Sèvres, était peu délicate... +Tout <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> cela, ajouté à la volonté de Napoléon de rendre +Marie-Louise heureuse, me prouverait qu'il n'était pas étranger à +une lettre qui fut écrite à l'Impératrice, par madame de Rémusat, +lorsqu'elle fut à Genève en 1810.</p> + +<p>Cette lettre est un document précieux pour l'histoire, c'est encore +la reine Hortense qui nous l'a fait connaître et en a fourni +l'original.</p> + +<p>L'Impératrice avait demandé la permission à l'Empereur de faire ce +voyage d'Aix en Savoie, et l'avait entrepris avec une volonté de +faire parler d'elle. Napoléon en eut de l'humeur; il lui parut que, +dans cette première année, une retraite complète valait mieux qu'un +voyage. L'Impératrice voyagea sous le nom de madame d'Arberg, et +visita une partie de la Suisse. Ce fut dans ce voyage qu'elle faillit +périr, dit-on, sur le lac de Genève, dans une promenade où elle se +trouvait dans la même barque que plusieurs personnes de Paris comme +M. de Flahaut, etc. L'Empereur, en l'apprenant, lui écrivit cette +lettre:</p> + +<p class="p2 center">À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, AUX EAUX D'AIX EN SAVOIE.</p> + +<p class="date">Saint-Cloud, 10 juin 1810.</p> + +<p>«J'ai reçu ta lettre; j'ai vu avec peine le danger <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> que tu +as couru. Pour une habitante d'une île de l'océan, mourir dans un +lac, c'eût été fatalité.</p> + +<p>»La Reine<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56" title="Go to footnote 56"><span class="smaller">[56]</span></a> se porte mieux, et j'espère que sa santé deviendra +bonne. Son mari est en Bohême, à ce qu'il paraît, ne sachant que +faire.</p> + +<p>»Je me porte assez bien, et te prie de croire à tous mes sentiments.</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p class="p2">C'est alors que Joséphine acheta cette maison ou plutôt ce petit +château de Prégny, près de Genève. Tout cela ne plut pas à +l'Empereur. Il vit là-dedans cette continuation d'un manque continuel +de dignité... Enfin, il en eut de l'humeur, et beaucoup. Quoi qu'il +en soit, l'Impératrice reçut tout à coup une lettre de madame de +Rémusat, qui, après l'avoir d'abord accompagnée, était ensuite +revenue à Paris. Je rapporte ici cette lettre presque en son entier, +parce que, dans la vie de l'Impératrice, elle est fort importante. +Joséphine logeait alors dans l'auberge de Secheron, chez Dejean.</p> + +<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> LETTRE DE MADAME DE RÉMUSAT À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE.</p> + +<p>«Madame,</p> + +<p>»J'ai un peu tardé d'écrire à Votre Majesté, parce qu'elle m'avait +ordonné à mon retour de lui conter quelque chose de la grande ville. +Si j'avais suivi mon impatience, dès le lendemain de mon arrivée +je lui aurais adressé les expressions de ma reconnaissance. Ses +bontés pour moi sont notre entretien ordinaire depuis que je suis +rentrée dans mon intérieur; en retrouvant mon mari, mes enfants, j'ai +rapporté au milieu d'eux le souvenir des heures si douces que je vous +dois<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57" title="Go to footnote 57"><span class="smaller">[57]</span></a>.</p> + +<p class="noindent lspaced1"> +.......................<br> +.......................</p> + +<p>»... Je n'ai pas encore paru à la cour; mais j'ai déjà vu quelques +personnages importants, et j'ai été questionnée sur Votre Majesté +avec trop de soin, pour qu'il ne m'ait pas été facile de conclure +que ces questions qui m'étaient adressées venaient d'un intérêt plus +élevé. On me demandait souvent des nouvelles de votre santé; on +voulait <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> savoir comment vous passiez votre temps; si vous +étiez tranquille, heureuse, dans la retraite où vous aviez vécu; si +vous aviez reçu sur votre route les témoignages d'affection que vous +méritez d'inspirer. Combien il m'était doux de n'avoir à répondre que +des choses satisfaisantes, etc...</p> + +<p>»... Mais, madame, j'ai questionné à mon tour; j'ai observé de +mon côté, et j'ose soumettre à votre raison le résultat de mes +observations, avec la confiance de mon attachement.</p> + +<p>»La grossesse de l'Impératrice est une joie publique, une espérance +nouvelle, que chacun saisit avec empressement. Votre Majesté le +comprendra facilement, elle, à qui j'ai vu envisager ce grand +événement, comme la récompense d'un grand sacrifice. Eh bien! madame, +d'après ce que j'ai cru remarquer, il me semble qu'il vous reste +encore un pas à faire, pour mettre le complément à votre ouvrage, +et je me sens la force de m'expliquer, parce qu'il paraît que la +dernière privation que votre raison vous impose ne peut être pour +cette fois que momentanée... Vous vous rappelez sans doute d'avoir +regretté quelquefois avec moi que l'Empereur n'eût pas, au moment de +son mariage, pressé l'entrevue de deux personnes qu'il se flattait de +rapprocher facilement, parce qu'il les réunissait <i>alors</i> dans ses +affections. Vous m'avez <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> dit que, depuis, il avait espéré +qu'une grossesse, en tranquillisant l'Impératrice sur ses droits, +lui donnerait les moyens d'accomplir le vœu de son cœur. Mais, +madame, si je ne me suis pas trompée dans mes observations, le temps +n'est pas venu pour un pareil rapprochement.</p> + +<p>»L'Impératrice paraît avoir apporté avec elle une imagination vive et +prompte à s'alarmer... Elle aime avec la tendresse, avec l'abandon +d'un premier amour; mais ce sentiment même semble porter avec lui +un peu d'inquiétude, dont il est, en effet, si rarement séparé... +La preuve en est dans une petite anecdote que le Grand-Maréchal m'a +racontée, et qui appuiera ce que j'ai l'honneur de dire à Votre +Majesté.</p> + +<p>»Un jour, l'Empereur, se promenant avec elle dans les environs de la +Malmaison, lui offrit, en votre absence, de voir ce joli séjour. À +l'instant même, le visage de l'Impératrice fut inondé de larmes... +Elle n'osait pas refuser, mais les marques de sa douleur étaient trop +visibles pour que l'Empereur essayât d'insister. Cette disposition +à la jalousie, que le temps affaiblira sans doute, ne pourra être +qu'augmentée dans ce moment par la présence de Votre Majesté... +Elle se souviendra peut-être que cet été, en la voyant si fraîche, +si reposée, j'oserai dire si embellie par <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> le calme de la +vie que nous menions, j'osai lui dire, en riant, qu'il n'y avait +pas d'adresse à rapporter à Paris tant de moyens de succès, et que +je sentais parfaitement qu'à la place d'une autre je serais tout +au moins inquiète. En vérité, madame, cette plaisanterie me semble +aujourd'hui le cri de la raison... Le Grand-Maréchal<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58" title="Go to footnote 58"><span class="smaller">[58]</span></a>, avec lequel +j'ai causé, m'a témoigné aussi des inquiétudes que je partage... Il +m'a paru qu'il n'osait pas faire expliquer l'Empereur sur un sujet +qu'il ne traite qu'avec douleur. Il m'a parlé avec un accent vrai de +cet attachement que vous inspirez encore, qui doit lui-même inviter +à une grande circonspection. Les nouvelles situations inspirent de +nouveaux devoirs; et, si j'osais, je dirais qu'il n'appartient pas à +une âme comme la vôtre de rien faire qui puisse engager l'Empereur à +manquer aux siens<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59" title="Go to footnote 59"><span class="smaller">[59]</span></a>.</p> + +<p>»Ici, au milieu de la joie que cause cette grossesse, à l'époque de +la naissance d'un enfant attendu avec tant d'impatience, au milieu +des fêtes qui suivront cet événement, que feriez-vous, madame?... +Que ferait l'Empereur, qui se devrait <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> aux ménagements +qu'exigerait l'état de cette jeune mère, et qui serait encore +troublé par le souvenir des sentiments qu'il vous conserve?... Il +souffrirait, quoique votre délicatesse ne se permît de rien exiger. +Mais vous souffririez aussi; vous n'entendriez pas impunément le cri +de tant de réjouissances, livrée, comme vous le seriez peut-être, +à l'oubli de toute une nation, ou devenue l'objet de la pitié de +quelques-uns qui vous plaindraient peut-être, mais seulement par +esprit de parti. Peu à peu votre situation deviendrait si pénible, +qu'un éloignement complet parviendrait seul à tout remettre en ordre. +Puisque j'ai commencé, souffrez que j'achève... Il vous faudrait +quitter Paris. La Malmaison, Navarre même, seraient trop près des +clameurs d'une ville oisive et quelquefois malintentionnée. Obligée +de vous retirer, vous auriez l'air de fuir par ordre, et vous +perdriez tout l'honneur que donne l'initiative dans une conduite +généreuse.</p> + +<p>»Voilà les observations que j'ai voulu vous soumettre; voilà le +résultat des longues conversations que j'ai eues avec mon mari, +et encore d'un entretien <i>que le hasard</i> m'a procuré avec le +Grand-Maréchal. Moins animé que nous sur vos intérêts, et accoutumé, +comme vous le savez, à ne pas arrêter ses opinions quand il n'a +pas reçu d'ordre de <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> les transmettre, c'est avec beaucoup +de temps et un peu d'adresse que j'ai tiré de lui quelques-unes +de ses pensées. Mais aussitôt que je les ai entrevues, j'ai pu +conclure qu'il vous restait encore un sacrifice à faire, et qu'il +était digne de vous de ne point attendre les événements, et de les +prévenir en écrivant à l'Empereur pour lui annoncer une courageuse +détermination. En lui évitant un embarras dont vous l'empêchez seule +de sortir, vous acquerrez de nouveaux droits à sa reconnaissance. Et, +d'ailleurs, outre la récompense toujours attachée à une action droite +et raisonnable, avec cet aimable caractère qui vous distingue, cette +disposition à plaire et à vous faire aimer, peut-être trouverez-vous +dans un voyage un peu plus prolongé des plaisirs que vous ne prévoyez +pas d'abord. À Milan, le spectacle si doux des succès mérités d'un +fils vous attend. Florence, Rome même, offriraient à vos goûts +des jouissances qui embelliraient cet éloignement momentané. Vous +trouveriez à chaque pas, en Italie, des souvenirs que l'Empereur ne +s'irriterait pas de voir renouveler, parce qu'ils s'attachent pour +lui aux époques de sa première gloire.</p> + +<p>»Tout ce que m'a dit le Grand-Maréchal me prouve assez que Sa +Majesté veut que vous conserviez à jamais les dignités du rang où +vous avez <span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> été élevée par ses succès et sa tendresse. Et +cependant l'hiver se passerait; la saison où l'on peut habiter +Navarre vous ramènerait aux occupations d'embellissements qui vous +y attendent. Le temps, ce grand réparateur de toutes choses, aurait +tout consolidé, et vous auriez mis le complément à cette conduite +noble qui vous assure la reconnaissance de toute une nation. Je ne +sais si je m'abuse, madame, mais je crois qu'il y a encore du bonheur +dans l'exercice de semblables devoirs. Le cœur d'une femme sait +trouver du plaisir dans le sacrifice qu'il fait à celui qu'elle aime. +Prévenir l'embarras dont l'Empereur pourrait sortir lui-même, s'il +vous aimait moins; rassurer les inquiétudes d'une jeune femme, que le +temps et cette expérience de vous-même rendront plus calme: tout cela +est digne de vous. Si vous étiez moins sûre de l'effet que peuvent +encore produire les grâces de votre personne, votre rôle serait +moins difficile; mais il me semble que c'est parce que Votre Majesté +sait très-bien qu'elle possède des avantages qui peuvent établir une +concurrence, qu'elle doit avoir la délicatesse de tous les procédés.</p> + +<p>»J'espère que Votre Majesté me pardonnera une aussi longue lettre, +et les réflexions qu'elle contient. Quand j'appuie si fortement sur +cette <span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> <i>impérieuse nécessité</i> de s'éloigner de nous pour +quelque temps, je me flatte qu'elle daignera penser que, peut-être, +jamais je ne lui ai donné de plus véritables marques des sentiments +qui m'attachent à elle.</p> + +<p>»Je suis, avec un profond respect, madame, de Votre Majesté,</p> + +<p>»La très-humble et très-obéissante servante,</p> + +<p class="author">»<span class="smcap">Vergennes de Rémusat</span><a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60" title="Go to footnote 60"><span class="smaller">[60]</span></a>.»</p> + +<p class="p2">Maintenant, voici la lettre écrite par l'Empereur, et que Joséphine +reçut presque en même temps que celle de madame de Rémusat.</p> + +<p class="p2 center">À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, À GENÈVE.</p> + +<p class="date">Fontainebleau, 1<sup>er</sup> octobre 1810.</p> + +<p>«J'ai reçu ta lettre. Hortense, que j'ai vue, te dira ce que je +pense. Va voir ton fils cet hiver; <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> reviens aux eaux +d'Aix l'année prochaine, ou bien reste au printemps à Navarre. Je +te conseillerais bien d'aller à Navarre tout de suite, si je ne +craignais que tu ne t'y ennuiasses. Mon opinion est que tu ne peux +être, l'hiver, convenablement <i>qu'à Milan ou à Navarre</i>. Après cela, +j'approuve tout ce que tu feras; car je ne veux te gêner en rien.</p> + +<p>»Adieu, mon amie. L'Impératrice est grosse de quatre mois. Je +nomme madame de Montesquiou gouvernante des enfants de France. +Sois contente et ne te monte pas la tête; ne doute jamais de mes +sentiments.</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p class="p2">De toutes les choses adroitement combinées que l'Empereur ait jamais +pu entreprendre ou tenter, je n'en connais pas une au-dessus de +celle-ci; mais pour rendre justice à chacun, rien ne peut aussi +égaler l'adresse avec laquelle madame de Rémusat a exécuté ou plutôt +tenté la mission... Quelle admirable lettre! surtout lorsqu'on +connaît la personne à laquelle elle a été écrite! Comme Joséphine +est enveloppée dans un filet de flatterie, qui devait l'empêcher de +regarder en arrière, et devait, en effet, la faire courir au-devant +de nouvelles fêtes, de nouveaux succès; mais l'excès même de la +chose, sa perfection, fut ce qui en empêcha la <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> réussite: +convaincue de cette pensée, que madame de Rémusat cherchait à lui +inculquer, pour lui inspirer une noble résolution, Joséphine se +crut toujours passionnément aimée de l'Empereur; mais ce n'était +plus vrai: sans doute il l'avait aimée d'amour, mais les temps +non-seulement étaient changés, mais les circonstances, <span class="smcap">TOUT</span> +l'était autour d'elle et dans elle-même. Cette flatterie de madame de +Rémusat, sur son état de santé, était précisément ce qui l'empêchait +de plaire comme par le passé. Le grand charme de Joséphine était +dans la grâce de sa tournure, bien plus que dans la beauté de son +visage; elle n'avait aucun trait, et son visage avait en lui-même +un défaut, qui était tellement terrible et redoutable que jamais +on n'a songé à placer l'amour à côté de cette infirmité dans son +royaume; je veux parler bien moins encore de ses dents entièrement +perdues, que de l'épouvantable résultat qui en provenait. À l'époque +où madame de Rémusat lui écrivait cette lettre, Joséphine commençait +à prendre aussi cet embonpoint qui lui enleva sa charmante tournure. +Sans doute, la grâce qui était inhérente à sa nature ne l'abandonna +jamais; on la retrouvait partout, et toujours dans le moindre +mot, dans un geste; mais qu'est-ce qu'un geste et un mot gracieux +pour combattre une jeune personne de dix-huit ans, grande, forte +peut-être, <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> mais d'une fraîcheur de rose, quoique laide, +ayant de beaux cheveux, de belles dents, une haleine fraîche et pure, +et cette foule d'avantages qui entourent toujours la jeunesse dans +ses premiers jours et son premier bonheur. Ensuite, ce qu'on savait +très-bien, c'est que l'Empereur en était fort occupé. Il cherchait +tous les moyens de la rendre heureuse, et je suis convaincue que +connaissant la légèreté de Joséphine, et cependant l'effet profond +que devait produire l'annonce de la grossesse de Marie-Louise, il +redouta pour le repos de tous des scènes qui seraient publiques, se +passant à la Malmaison et à Navarre, devant plus de vingt femmes. +Madame de Rémusat fut donc chargée de la délicate mission de faire +comprendre à l'impératrice Joséphine que l'impératrice Marie-Louise +devenait la véritable souveraine, du moment qu'elle donnait tout à +la fois à l'Empereur un héritier comme père et chef de famille, et +un successeur comme souverain d'un grand empire; mais ces pensées +étaient trop élevées pour elle; elle n'ouvrit l'oreille qu'aux sons +qui lui apportaient cette conviction après laquelle elle courait, +depuis le jour où pour la première fois on fit retentir autour d'elle +le mot de divorce... Quoi qu'il en fût, l'Empereur lui fit donc +écrire par madame de Rémusat. Joséphine ne comprit ni la lettre de +l'Empereur, ni celle de <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> madame de Rémusat, elle ne tint +compte <i>d'aucun avis</i>. Elle revint à la Malmaison d'abord; puis +ensuite elle partit pour Navarre, où elle passa l'hiver, s'amusant +et ayant autour d'elle une petite cour. Napoléon fut vivement +contrarié; quelque soin qu'il apportât à ne laisser approcher de +Marie-Louise que des personnes sûres, telles que la duchesse de +Montebello, dont l'esprit juste et posé, quoiqu'elle fût jeune, et +les soins assidus empêchaient tous les propos absurdes d'arriver +à l'Impératrice, cependant la dame d'honneur n'était pas toujours +là... Il y avait d'autres femmes, que je ne veux pas nommer et que +leur service amenait auprès de Marie-Louise. Celles-là n'étaient pas +comme la duchesse de Montebello. On racontait à Marie-Louise que +Joséphine avait telle ou telle qualité, une beauté, un agrément, une +perfection, tellement accomplis, qu'il fallait désespérer de jamais +l'égaler, et tout cela dit de manière à redouter la ressemblance, +parce qu'à chaque chose arrivait le correctif. Un jour l'Empereur +entra chez Marie-Louise à l'improviste, et la trouva pleurant. +C'était deux mois à peu près après la naissance du roi de Rome... En +voyant son visage rosé, ordinairement l'image de la santé et même +de la gaieté d'une enfant, tout couvert de larmes, l'Empereur fut +alarmé.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> —«Qu'avez-vous, Louise? lui demanda-t-il en la prenant dans +ses bras... Eh bien continua-t-il en riant, que caches-tu donc là?..»</p> + +<p>Et cherchant à voir ce que l'Impératrice cherchait à lui dérober sous +son châle, il prit dans sa main un petit médaillon renfermant un +portrait. Quelle fut sa surprise en reconnaissant celui de Joséphine! +mais charmant et rajeuni de plus de vingt ans; c'était Joséphine à +vingt-cinq tout au plus, et mise néanmoins comme au moment où le +portrait était entre les mains de la jalouse jeune femme.</p> + +<p>—«Qui t'a donné ce portrait, Louise?» dit l'Empereur avec un +sentiment de colère qui faisait craindre pour celui ou celle qui +aurait excité cette colère?...</p> + +<p>L'Impératrice ne répondit rien, mais ses sanglots redoublèrent et +elle se jeta dans les bras de l'Empereur en le serrant convulsivement +contre elle.</p> + +<p>—«Enfant! dit Napoléon ému par l'effusion d'un sentiment qu'il +devait alors croire vrai... Enfant! qu'as-tu donc? pourquoi ces +larmes? Encore une fois, Louise, qui t'a remis ce portrait?.. je veux +le savoir, poursuivit-il en frappant du pied avec colère...»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> Marie-Louise fut effrayée; mais elle ne répondit rien.</p> + +<p>—«Eh bien!.. tu ne veux pas me le dire?..</p> + +<p>—Je n'en sais rien, murmura-t-elle d'une voix tremblante, je l'ai +trouvé sur ce canapé comme j'entrais tout-à-l'heure dans cette +chambre.</p> + +<p>—Et pourquoi pleurais-tu en regardant ce portrait?» Marie-Louise +sanglotait encore plus fort et continuait à cacher son visage en +pleurs dans la poitrine de Napoléon. Il la serra dans ses bras et +lui dit avec amour de ces paroles qui vont au cœur quand elles +sont vraies, et Napoléon a été aimant et sincère avec la femme qui +a eu la lâcheté de l'abandonner dans son malheur. Enfin, il parvint +à la calmer, mais ce fut au bout d'un long temps. L'impératrice +Marie-Louise l'aimait alors, je dois le croire au moins.</p> + +<p>Quelle sourde manœuvre employait aussi le parti de Navarre! +N'est-il pas possible que l'Empereur, en apprenant qu'on mettait +en œuvre de semblables moyens, se résolût à éloigner Joséphine +pendant la grossesse et les couches de Marie-Louise? Un événement de +bien peu d'importance amène souvent des effets terribles dans l'une +ou l'autre de ces deux positions. Je crois que la lettre de madame de +Rémusat fut le résultat de quelque tentative du genre de celle du +portrait. <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> Napoléon ne voulait cependant pas être <i>tyran</i>, +même à la façon de croque-mitaine, et il <i>l'engagea</i> seulement à +aller à Milan; Joséphine ne comprenait pas les hautes résolutions +d'un grand cœur. Lorsqu'elle avait enfin cédé pour écrire cette +fameuse lettre au président du Sénat, sans que l'Empereur le +sut, elle avait été surtout frappée de l'idée de porter le deuil +immédiatement après la lettre partie, et de le porter pendant un +an!...</p> + +<p>L'Empereur savait tout cela. Une âme tendre et en même temps élevée, +une femme digne de son affection, la seule femme qu'il ait aimée +enfin, et qui existe toujours à Paris, me présente le type de la +femme que j'aurais voulue à l'Empereur. Je ne parle pas ici de la +femme qui fut sa maîtresse en Égypte, une nommée Pauline<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61" title="Go to footnote 61"><span class="smaller">[61]</span></a>, sur +laquelle il <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> existe quelques biographies, toutes inconnues, +parce que la femme n'est pas un texte à biographie; et une fois qu'on +a dit qu'elle avait été la maîtresse de Napoléon on a dit la plus +belle page de sa vie; mais on les trouve cependant en les cherchant; +je parle d'une femme digne d'être aimée d'un homme comme l'Empereur; +et certes il en est peu... Voilà le caractère que j'aurais voulu à la +femme qui partageait le premier trône du monde avec lui!</p> + +<p>Lorsque le divorce fut public, je parlai sur ce fait comme les +autres. On racontait alors que l'Impératrice-Mère avait, en Russie, +refusé la main de la Grande-Duchesse. Il paraissait incertain que +nous obtinssions la princesse autrichienne... Dans cette sorte +d'incertitude peu convenable pour la France, je dis que je ne +comprenais pas comment l'Empereur ne prenait pas le parti de choisir +dans les familles qui l'entouraient. Le cardinal Maury, qui dînait +chez moi, me dit:</p> + +<p>—«Mais où donc voulez-vous qu'il prenne une femme?...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> —Où je veux qu'il choisisse une femme, monseigneur?... Dans +la noblesse ancienne et illustrée, ou bien dans la sienne.»</p> + +<p>Le cardinal me regarda attentivement.</p> + +<p>—«Oui, je prétends que si demain l'ancienne noblesse voyait une de +ses filles sur le trône impérial de France, cette noblesse, affiliée +par cette alliance à tout ce que l'armée a fait depuis dix-sept +ans... en devient non-seulement complice, mais l'alliée et le +soutien. Mademoiselle de Montmorency, ou mademoiselle de Mortemart, +ou mademoiselle de Noailles serait toujours heureuse, si elle n'était +pas fière, de monter sur le trône de France, lorsque son dais est +formé de mille drapeaux conquis dans cent batailles!... Quant à la +nouvelle noblesse, elle serait peut-être plus reconnaissante<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62" title="Go to footnote 62"><span class="smaller">[62]</span></a> que +l'ancienne, et son appui, qui commence à faiblir, serait renouvelé +par cette alliance sainte entre le chef et ses phalanges...</p> + +<p>—Et quelle est donc la personne que vous faites impératrice parmi +les jeunes filles que nous voyons à la cour et dans les fêtes?</p> + +<p>—Mademoiselle Masséna<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63" title="Go to footnote 63"><span class="smaller">[63]</span></a>?...»</p> + +<p>Tout le monde s'écria que j'avais raison!... et <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> qu'en effet +elle était une belle et ravissante personne, ayant une dot de gloire +bien digne d'approcher de celle de l'Empereur: et certes leurs deux +couronnes pouvaient se tresser des mêmes lauriers... Cette pensée +m'obséda tellement que j'en parlai à Duroc. Le lendemain le cardinal +Maury fut à Saint-Cloud, où était Napoléon.</p> + +<p>—«Dites à votre amie, monsieur le cardinal, dit Napoléon en +souriant, que je la prie de ne se pas mêler de mes affaires <i>de +ménage</i>. Est-il vrai qu'hier elle voulait me marier à la fille de +Masséna?</p> + +<p>—Oui, sire!</p> + +<p>—Et qu'en disiez-vous?»</p> + +<p>Le cardinal demeura interdit.</p> + +<p>—«Eh bien!... vous ne voulez pas me donner aussi votre avis?</p> + +<p>—Je crois, sire, répondit le cardinal, qui, ordinairement, ne +demeurait pas longtemps interdit, que l'avis de madame la duchesse +d'Abrantès peut avoir du bon, parce qu'elle ne parlait pas seulement +de mademoiselle Masséna.</p> + +<p>—Ah! ah!... vous vous rappelez l'Assemblée constituante? L'abbé +Maury, le soutien du côté droit, est en ce moment à la place du +cardinal français de l'Empire!...»</p> + +<p>Le cardinal se mit à rire de ce gros rire qui faisait <span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> +trembler les vitres d'un appartement... Il était toujours charmé +quand on le reportait aux jours de l'Assemblée constituante, +à ce temps de sa belle éloquence... L'Empereur n'aimait pas +extraordinairement le cardinal, et je le conçois. Ses formes étaient +trop acerbes et sa voix si retentissante qu'elle semblait toujours +imposer silence, même à Dieu, quand il officiait...</p> + +<p>Cette dissertation nous a entraînés loin de Navarre.</p> + +<p>L'Empereur fut contrarié en apprenant que l'Impératrice, au lieu de +gagner Milan par le Simplon, et d'aller demander à son fils et à sa +belle-fille des jours heureux et paisibles, s'en revint, comme je +l'ai dit, à la Malmaison d'abord, où elle reçut tout Paris, et puis +partit pour Navarre, malgré le froid assez rigoureux qu'il faisait. +Son retour fit du bruit, beaucoup de bruit même, non-seulement par +ce même retour, mais par celui des personnes de sa maison qui, +ne pouvant faire du bruit en leur nom, en faisaient au nom de +<span class="smcap">l'Impératrice</span>... Cette qualité, ce nom, amenaient encore +des scènes pénibles à l'Empereur. L'Impératrice Joséphine avait la +même livrée que l'Empereur, et, conséquemment, que Marie-Louise. À +l'époque de ce retour de Genève, il y eut une querelle entre des +<span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> domestiques subalternes; malgré l'obscurité où leur nom les +mettait, cela vint à la connaissance de l'Empereur, et il eut de +l'humeur... Il pressa le départ pour Navarre, en écrivant à cet égard +spécialement à madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur et comme +surintendante de la maison de l'Impératrice, pour lui recommander +l'ordre et la régularité dans cette maison de l'Impératrice.</p> + +<p>«Songez, écrivait Napoléon, que cette maison est nouvellement +instituée. L'Impératrice Joséphine n'avait aucune dette il y a sept +mois, donnez à ses affaires, madame, le coup d'œil d'une amie en +laquelle elle et moi nous avons toute confiance.»</p> + +<p>Mais il s'était élevé entre Joséphine et l'Empereur un mur de glace, +et c'était elle-même qui avait élevé cette séparation... Son refus +d'aller à Milan auprès de son fils, pour lui rendre la paix que +son séjour à Malmaison troublait, ce refus prouva à l'Empereur que +Joséphine l'aimait pour elle seule.</p> + +<p>Il lui écrivait, au mois de novembre (24) 1810:</p> + +<p class="p2">«J'ai reçu ta lettre; Hortense m'a parlé de toi. Je vois avec plaisir +que tu es contente; j'espère que tu ne t'ennuies pas trop à Navarre.</p> + +<p>«Ma santé est fort bonne. L'Impératrice avance fort heureusement dans +sa grossesse; je ferai les <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> différentes choses que tu me +demande pour ta maison. Soigne ta santé, sois contente et ne doute +jamais de mes sentiments pour toi.</p> + +<p class="authorsc">»Napoléon.»</p> + +<p class="p2">On voit combien le style est changé; autrefois il était naturel; +maintenant il est guindé et mal avec lui-même; cette contrainte +augmentera encore.</p> + +<p>Tandis que Marie-Louise, entourée de soins et de la tendresse de +l'Empereur, avançait dans sa grossesse et passait ses soirées à +jouer au billard ou au reversis et à faire tourner son oreille<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64" title="Go to footnote 64"><span class="smaller">[64]</span></a>, +Joséphine était à Navarre où elle tâchait de s'établir le plus +convenablement possible pour y passer l'hiver, mais la chose était de +difficile exécution; j'ai déjà dit que depuis M. le duc de Bouillon +cela n'avait point été ou, du moins, très-peu habité; et lorsque +l'Impératrice vint avec sa cour, toute jeune et toute gracieuse, +prendre possession de ce vieux manoir, on aurait pu comparer cette +arrivée à celle d'une noble châtelaine visitant un de ses vieux +châteaux.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> La société de Navarre était composée des personnes dont +voici les noms:</p> + +<p>Madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur; madame la comtesse +Octave de Ségur, madame la comtesse de Colbert, madame la comtesse +de Rémusat, madame du Vieil-Castel, madame d'Audenarde, mademoiselle +de Mackau, mademoiselle Louise de Castellane, madame la comtesse de +Serant, dames du palais; madame Gazani, lectrice.</p> + +<p>Les hommes étaient à peu près ceux que nous connaissions à Malmaison. +M. de Beaumont, homme d'une société douce et de bonne compagnie: +il était chevalier d'honneur; monseigneur de Barral, archevêque de +Tours, premier aumônier; M. Turpin de Crissé, chambellan. C'est +lui dont le charmant talent de peinture se fait admirer tous +les ans à l'Exposition: il est doux et modeste, deux qualités +précieuses à rencontrer dans un homme de naissance comme lui, et +ayant vécu à la cour. M. de Montholon venait ensuite; ce M. Louis +de Montholon était le frère, s'il ne l'est même encore, de M. de +Montholon-Sainte-Hélène... Et puis encore dans les chambellans, +on voyait M. de Vieil-Castel, dont on apprenait l'existence parce +que sa femme est bonne et excellente, et, à cette époque, elle +était ravissante de beauté!... Pour compléter la <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> maison +d'honneur de l'Impératrice, il faut nommer M. Fritz Pourtalès, +aimable et bon garçon, ayant quelquefois un peu de raideur genevoise +ou <i>neufchâteloise</i>; mais elle se perdit peu de temps après... Il +avait le désir de plaire, et cela rend si doux!... Et puis enfin M. +de Guitry; tous deux étaient écuyers sous M. Honoré de Monaco, neveu +du prince Joseph de Monaco, père de mesdames de Louvois et de la +Tour-du-Pin.</p> + +<p>On sait que madame la comtesse d'Arberg avait remplacé madame de +la Rochefoucault. Celle-ci demanda à rester auprès de la nouvelle +souveraine... L'Empereur ne la mit pas à la nouvelle cour, et la +retira de l'ancienne. Cette punition est admirable.</p> + +<p>Madame d'Arberg avait tout pouvoir sur la maison de l'Impératrice. +Napoléon, qui savait que l'argent fondait dans ses mains, autorisa, +en son nom, madame d'Arberg à résister aux dépenses folles de +l'Impératrice. Jamais on ne s'acquitta plus noblement, et en même +temps plus dignement, d'un devoir pour justifier la confiance de +l'Empereur. La maison de l'Impératrice fut montée comme celle de +Joséphine régnant aux Tuileries; le luxe ne fut pas diminué, et +cependant la dépense fut toujours raisonnablement dirigée. On ne +l'appelait jamais que la grande maîtresse, quoique ce <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> titre +ne fût pas le sien; mais Joséphine l'appelait elle-même <i>ma grande +maîtresse</i>.</p> + +<p>Elle avait été belle comme un ange dans sa jeunesse, et sa belle +tournure, ses traits si purs, le galbe de son visage, l'expression +doucement recueillie de sa physionomie, lui donnaient une beauté de +tout âge, que toutes les femmes enviaient.</p> + +<p>Sa sœur était cette belle comtesse d'Albany, née comtesse de +Stolberg, qui fut tant aimée d'Alfiéri; celle qu'il appela toujours: +<i>Nobil donna!</i></p> + +<p>Le secrétaire des commandements de l'Impératrice était un homme fort +spirituel, nommé M. Deschamps. Il est connu par plusieurs productions +vraiment charmantes; il contribuait, pour sa part, d'une manière +agréable aux soirées de Navarre, bien longues et bien tristes surtout +en hiver, lorsque le vent sifflait et venait en longues rafales se +briser contre les vieux murs du château.</p> + +<p>Mais un homme bien aimable, qui vint aussitôt faire sa cour à +l'Impératrice, et qui fut toujours soigneux de lui rendre les +devoirs quelle devait attendre de lui, c'était l'évêque d'Évreux, +l'abbé Bourlier; il était ami de M. de Talleyrand, qui n'accorde son +amitié, on le sait, qu'à ceux qui sont dignes de la comprendre et de +l'apprécier: l'abbé Bourlier venait très-souvent dîner à Navarre, et +puis il faisait <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> la partie de trictrac de l'Impératrice. M. +de Chambaudoin, préfet d'Évreux à cette époque, était aussi un homme +qui tenait sa place dans le salon de l'Impératrice. J'ai longtemps +cherché ce qu'on pouvait dire de M. de Chambaudoin, et je n'ai trouvé +que ceci:</p> + +<p>«M. de Chambaudoin, préfet du département de l'Eure.»</p> + +<p>Ou bien encore:</p> + +<p>«M. de Chambaudoin, préfet d'Évreux.»</p> + +<p>C'est une variante.</p> + +<p>Il y avait aussi fort souvent des visites de Paris. La maréchale Ney, +madame de Nansouty, plusieurs personnes qui, sans être attachées +à la maison de l'Impératrice, venaient lui faire leur cour. De ce +nombre était madame Campan, et puis presque toute la maison de la +reine Hortense, qui regardait comme un devoir de rendre des soins à +la mère de leur reine. Et lorsque le prince Eugène venait à Paris, la +maison de l'Impératrice s'augmentait de tout ce qui était auprès du +vice-roi, et Navarre devenait un lieu enchanté, surtout si la reine +Hortense y était aussi.</p> + +<p>Le train de vie qu'on menait à Navarre ressemblait un peu à celui de +la Malmaison. On déjeunait à dix heures tous les jours. Le dimanche +seulement on changeait l'heure de ce repas, qui avait lieu <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> +plus tard. L'Impératrice, à moins d'être malade, entendait la messe +tous les dimanches, ainsi que les jours de fêtes. M. de Barral +n'officiait que les jours de fêtes.</p> + +<p>Le déjeuner de Navarre avait une plus grande apparence que celui de +la Malmaison: à la Malmaison l'Impératrice déjeunait toujours dans +un petit salon très-bas, dans lequel tenaient à peine dix à douze +personnes. Plus tard, après le divorce, on prit le parti de déjeuner +dans la grande salle à manger qui est auprès du cabinet de l'Empereur.</p> + +<p>À Navarre, tout était ordonné comme on se figure que ce devait l'être +dans un vieux château du moyen âge: la richesse de la vaisselle, +l'abondance des mets, le grand nombre des domestiques, tout cela +avait un air féodal. Quatre maîtres d'hôtel, deux officiers, un +sommeiller, un premier<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65" title="Go to footnote 65"><span class="smaller">[65]</span></a> maître d'hôtel (premier officier de la +bouche) inspectant le service, un valet de pied derrière chaque +convive, voilà quel était le service de Navarre. Derrière le fauteuil +de l'Impératrice se tenaient, pour son service spécial, deux valets +de chambre, un basque, un chasseur et le premier maître d'hôtel.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> Après le déjeuner, qui durait une heure environ, on +rentrait dans la galerie, et l'Impératrice se mettait à un métier +de tapisserie. La matinée se passait à causer, travailler et lire +tout haut. On dînait à six heures, et, en été, on allait se promener +dans la forêt. L'Impératrice rentrait ensuite, et elle faisait sa +partie de whist avec M. Deschamps et M. Pierlot, l'un, intendant de +sa maison, et l'autre son secrétaire des commandements; ou bien sa +partie de trictrac avec monseigneur l'évêque d'Évreux. Pendant la +partie de l'Impératrice, toutes les jeunes femmes, avec la reine +Hortense, allaient dans la pièce voisine, et là on dansait, on +faisait de la musique, on s'amusait enfin.</p> + +<p>On a vu par toutes les lettres que j'ai transcrites sur les pièces +fournies par la reine <i>Hortense elle-même</i>, et dont son fils le +prince Louis possède toujours les originaux, que l'Empereur était +aussi bon qu'il est possible de l'être dans la position nouvelle +qu'il avait choisie pour l'Impératrice Joséphine: elle ne reconnut +pas cette extrême bonté, je le dis avec peine; et loin d'écouter les +conseils de l'amitié qui lui étaient évidemment transmis, elle accrut +elle-même la douleur de sa position.</p> + +<p>L'Empereur eut de l'humeur de son retour à la <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> Malmaison, +en 1810; on le voit dans une lettre par laquelle il est visible +qu'il ne lui avait pas encore annoncé la grossesse de Marie-Louise. +Cette lettre, en date du 14 septembre 1810, n'a que quelques lignes; +mais elle dut porter coup à une personne aussi impressionnable que +Joséphine pour tout ce qui lui venait de l'Empereur.</p> + +<p class="p2 date">«Saint-Cloud, 14 septembre 1810.</p> + +<p>»Je reçois ta lettre, et je vois avec plaisir que tu te portes bien; +l'Impératrice est <i>effectivement</i> grosse de quatre mois. <i>Elle m'est +fort attachée</i>, etc.»</p> + +<p class="p2">On voit par le mot <i>effectivement</i> que l'Empereur confirmait une +demande presque douteuse.</p> + +<p>Oui, il eut à cette époque beaucoup d'humeur du séjour de Joséphine +en France. Napoléon était l'homme le plus désireux de ne faire +aucunement parler sur lui et sa famille relativement à leur vie +privée... Il connaissait assez la France et surtout les salons +de Paris pour être certain que les beaux parleurs et les belles +parleuses ne se feraient faute de saisir un si beau sujet de discours +que celui de l'oraison funèbre de toutes les espérances de Joséphine +à la naissance d'un héritier de l'Empire; et il avait raison. Pour +compléter son mécontentement, Joséphine ne lui écrivait que pour lui +demander de l'argent; il semblait que depuis que cette grossesse +<span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> de Marie-Louise était annoncée, elle spéculât sur les +consolations qu'il fallait qu'elle en reçût. Je vois dans une autre +lettre de l'Empereur en date du 14 novembre 1810:</p> + +<p>«... <i>Je ferai les différentes choses que tu me demandes pour ta +maison</i>... etc.»</p> + +<p>Et puis le 8 juin 1811:</p> + +<p>«... J'arrangerai toutes les affaires dont tu me parles... etc.»</p> + +<p>Et enfin au mois d'août 1813 (25 août):</p> + +<p class="p2">«... Mets de l'ordre dans tes affaires; ne dépense que quinze cent +mille francs par an, et mets de côté quinze cent mille francs; cela +fera une réserve de quinze millions en dix ans, pour tes petits +enfants: il est doux de pouvoir faire cette chose pour eux. Au lieu +de cela, l'on me dit que tu as des dettes. Cela serait bien vilain. +Occupe-toi de tes affaires, et ne donne pas à qui veut prendre. Si +tu veux me plaire, fais que je sache que tu as un gros trésor: juge +combien j'aurais mauvaise opinion de toi si je te savais endettée +avec trois millions de revenu.</p> + +<p>»Adieu, mon amie; porte-toi bien.</p> + +<p class="author">»<span class="smcap">Napoléon.</span><a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66" title="Go to footnote 66"><span class="smaller">[66]</span></a>»</p> + +<p class="p2"><span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> Cette lettre fit un effet d'autant plus douloureux sur +l'Impératrice Joséphine, qu'elle fut écrite le jour de la fête de +Marie-Louise et porte la date du 25 août... Lorsque sa rivale était +entourée de fleurs, d'hommages, d'encens et de caresses, on lui +donnait à elle les remontrances, les larmes et les chagrins!... +Napoléon n'y avait certes pas songé, mais Joséphine le crut, et dans +de pareils moments, sa dignité de femme était toute en oubli; elle +fut malade, et la reine Hortense le dit à l'Empereur. Napoléon était +bon quoiqu'il ne fût pas très-sensible: il envoya aussitôt un page à +la Malmaison avec une lettre de quelques lignes que voici:</p> + +<p class="p2 date">«Trianon, vendredi, huit heures du matin.</p> + +<p>»J'envoie savoir comment tu te portes, car Hortense m'a dit que tu +étais au lit hier. J'ai été fâché contre toi pour tes dettes... Je +ne veux pas que tu en aies; au contraire, j'espère que tu mettras +un million de côté tous les ans pour donner à tes petites-filles +lorsqu'elles se marieront.</p> + +<p>»Toutefois, ne doute jamais de mon amitié pour toi, et ne te fais +aucun chagrin là-dessus, etc.»</p> + +<p class="p2">Ces malheureuses dettes faisaient le tourment de l'Empereur, et ce +tourment était incurable parce que Joséphine était incorrigible; +partout où elle <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> trouvait une tentation elle y cédait: une +fois c'était un châle de douze mille francs qu'elle ne pouvait se +dispenser de prendre parce que la couleur en était unique; une autre +fois c'était une pièce d'orfévrerie en vermeil, ou bien une parure, +un tableau; tout cela était acheté aussitôt que présenté. Un jour, +à Genève, elle va se promener à Prégny<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67" title="Go to footnote 67"><span class="smaller">[67]</span></a>: le site lui plaît; elle +achète la maison. Qu'est-ce en effet? un chalet un peu plus orné +qu'un autre; mais ce chalet est trop petit, les femmes de chambre +sont mal logées, les valets de chambre murmurent: l'Impératrice +était bonne, elle ne voulait faire crier personne, et pour cela elle +fait bâtir à Prégny. C'est <i>peu de chose</i>, sans doute, mais ensuite +il fallut meubler cette maison... on y recevait... Enfin ce chalet +devint une occasion de dépense; et comme tout est relatif, ce qui +augmenterait le passif d'un budget d'une fortune de 100,000 francs de +rentes, de cinq ou six mille au moins, produit relativement le même +effet dans une maison de prince.</p> + +<p>Tout ce que je dis là est bien prosaïque; mais la vie matérielle ne +l'est-elle pas en effet? Il faut vivre, et les jours n'ont qu'un +nombre d'heures fixe. Tout doit être régulier comme le cours du +<span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> temps, et l'Empereur voulait cette régularité autour de lui. +Duroc avait cimenté sa faveur et l'attachement de l'Empereur pour lui +par le grand ordre qu'il avait établi dans le palais impérial. Il +avait voulu, d'après l'ordre de Napoléon mettre le même ordre dans +les affaires de Joséphine; mais l'entreprise n'avait pu avoir lieu, +avec elle la chose était impossible.</p> + +<p>Toutefois Joséphine, malgré sa légèreté, était foncièrement bonne, et +son attachement pour Napoléon était profond. Elle avait été blessée +de cet ordre voilé pour le voyage d'Italie, mais ensuite elle se +détermina à aller voir sa belle-fille, dont elle était adorée. Elle +y alla en 1812 et fut reçue à Milan avec enthousiasme; +elle-même éprouva un très-vif sentiment de bonheur en revoyant ces +mêmes lieux où la passion la plus brûlante était ressentie pour +elle, et par quel cœur!.. par celui du plus grand homme que +l'histoire du monde nous présente!... et lorsque cette passion lui +donnait le bonheur non-seulement du cœur, mais de l'orgueil!... +dans ces mêmes lieux où plus tard cette même affection moins vive, +mais toujours aussi tendre, lui mettait une nouvelle couronne sur la +tête... Mais si Joséphine ne retrouva pas ensuite, dans cette cour +de la vice-reine, ce bonheur qu'elle pleurait, elle y retrouva tout +le respect, <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> tous les soins que jadis la cour impériale lui +avait offerts. Sa belle-fille mit sa gloire à remplacer son Eugène, +comme toujours elle l'appelait, auprès de sa mère.</p> + +<p>J'ai peu parlé de la princesse Auguste; j'ai seulement dit combien +elle était belle. Mais lorsqu'on la connaissait on savait qu'elle +était encore meilleure; et, comme souveraine, comme princesse, elle +avait le pouvoir de doubler le charme de la femme dans l'exercice de +sa bonté, et jamais elle ne perdit un de ses droits. Elle était bien +aimée à Milan... Le prince Eugène l'adorait.</p> + +<p>Je vais transcrire ici une lettre du prince Eugène à sa mère. Cette +lettre fut écrite par lui du fond de la Russie, où il était, tandis +que Joséphine avait été consoler sa belle-fille et la soigner dans +ses couches. Elle fut reçue admirablement... On la logea à la <i>Villa +Bonaparte</i>, où était la vice-reine, et elle occupa l'appartement du +vice-roi. Pendant ce voyage la princesse Auguste fut pour elle la +plus tendre et la plus attentive des filles. Elle était grosse, et +déjà fort avancée dans sa grossesse. Elle était déjà entourée de +trois beaux enfants: un garçon et deux filles<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68" title="Go to footnote 68"><span class="smaller">[68]</span></a>. On <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> était +alors au milieu de l'été de 1812... Les inquiétudes commençaient déjà +à remplacer les joies et les victoires. En quittant l'Impératrice à +la Malmaison, j'en reçus la promesse de venir aux eaux d'Aix, avant +de rentrer en France.</p> + +<p>—«Hélas!» me dit-elle ensuite, «qui sait où nous serons tous cet +automne!...»</p> + +<p>Elle était profondément triste.</p> + +<p>La vue de la famille de son fils la ranima. L'impératrice Joséphine +avait un cœur excellent et se plaisait dans ses affections de +famille. Ses petits-enfants l'adoraient... Le prince Napoléon, fils +aîné de la reine Hortense, disait un jour, à la Malmaison, en voyant +partir madame la comtesse de Tascher<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69" title="Go to footnote 69"><span class="smaller">[69]</span></a>, sa cousine, qui allait +joindre son mari:</p> + +<p>—«Il faut que ma cousine aime bien son mari, pour quitter +grand'-maman!...»</p> + +<p>En voyant la famille de son fils bien-aimé, Joséphine éprouva un +sentiment de joie bien vif (écrivait-elle elle-même à la reine +Hortense). Cependant tous ces enfants si beaux... si bien portants... +ce fils qui aurait dû porter le nom <i>de César</i>, et que Napoléon +eût peut-être mieux <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> fait de choisir pour son héritier et +son successeur... toutes ces pensées aussi l'assaillirent et lui +donnèrent une vive peine au milieu de sa joie. Elle en parlait avec +un naturel de cœur fort touchant. La vice-reine accoucha le 31 +juillet d'une fille<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70" title="Go to footnote 70"><span class="smaller">[70]</span></a>, et l'Impératrice la garda et la soigna comme +l'aurait pu faire une bourgeoise de la rue Saint-Denis. C'était dans +de pareils moments que Joséphine était incomparable de bonté et de +charme de sentiment.</p> + +<p class="p2">«Ma bonne mère,» lui écrivait Eugène, «je t'écris du champ de +bataille. Je me porte bien. L'Empereur a remporté une grande victoire +sur les Russes. On s'est battu treize heures. Je commandais la +gauche. Nous avons tous fait notre devoir. J'espère que l'Empereur +sera content.</p> + +<p>»Je ne puis assez te remercier de tes soins, de tes bontés pour ma +petite famille. Tu es adorée à Milan, comme partout. On m'écrit des +choses charmantes, et tu as fait tourner les têtes de toutes les +personnes qui t'ont approchée.</p> + +<p>»Adieu. Veux-tu donner de mes nouvelles à ma sœur? je lui écrirai +demain.</p> + +<p>»Ton affectionné fils,</p> + +<p class="authorsc">»Eugène.»</p> + +<p class="p2"><span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> Lorsque l'impératrice Joséphine arriva à Aix en Savoie, +Aix était rempli de la famille impériale. La princesse Pauline, +Madame-Mère, la reine d'Espagne, la princesse de Suède: c'était à n'y +pas tenir pour l'Impératrice, qui savait combien toute cette famille +avait poussé au divorce. Je l'assurai de ce dont j'étais sûre, c'est +que la reine Julie n'avait en rien porté l'Empereur à cette action, +et qu'elle avait au contraire employé son crédit sur lui pour l'en +empêcher. Quant à la reine de Naples, c'était autre chose, ainsi que +la princesse Borghèse.</p> + +<p>Je trouvai l'Impératrice très-abattue. Les revers de Russie n'étaient +pourtant pas encore connus, ni même prévus par notre insouciance, ce +qui est bien étonnant!... Joséphine seule paraissait craindre, elle +si confiante et si légère!... Il semblait que cette malheureuse femme +eût une seconde vue du malheur de l'homme dont elle avait été si +longtemps comme l'étoile préservatrice.</p> + +<p>—«Voyez, me disait-elle, voilà encore un ami de moins pour moi!... +Tout ce qui m'aime est frappé de mort ou de malheur!»</p> + +<p>C'était en apprenant la mort de ce pauvre Auguste de Caulaincourt... +Sa mère, dame d'honneur de la reine Hortense, et l'une des plus +anciennes <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> amies de l'Impératrice, était atteinte au cœur +par cette mort de l'un de ses fils, lorsque la blessure faite par +l'infortune de l'aîné saignait encore!... Le comte de Caulaincourt +(Auguste) était aussi de mes amis, et de mes amis d'enfance.</p> + +<p>L'Impératrice, déjà accablée par tout ce qui l'avait frappée +depuis quelques années, reçut le dernier coup par les malheurs de +la campagne de Russie. Hors d'état d'opposer par sa nature une +résistance assez forte à l'orage qui fondait sur elle et sur ceux +qu'elle aimait, elle reçut dès lors la première atteinte du coup dont +elle mourut plus tard. Je la revis à mon retour d'Aix, et la trouvai +bien changée. Elle était à la Malmaison, et revenait de Navarre, où +l'humidité du lieu lui avait également fait beaucoup de mal. Il est +impossible d'être plus aimable qu'elle ne l'était alors. C'était +avec un charme tout entier d'attraction qu'on se sentait attirer +vers la Malmaison. À la vérité Joséphine avait été bien heureuse de +l'ordre qu'avait donné l'Empereur qu'on lui fît voir le roi de Rome; +l'entrevue avait eu lieu sans que Marie-Louise le sût.</p> + +<p>Elle voulait que je fusse à Navarre; mais ma santé s'y opposa +longtemps. La vie qu'on y menait était au reste à peu près la même +qu'à la Malmaison. L'Impératrice était seulement plus entourée de +son <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> service... et madame d'Arberg, investie d'une grande +confiance par l'Empereur, veillait à ce que l'Impératrice ne fît pas +des dépenses exagérées, et par là n'éveillât pas le mécontentement +de l'Empereur. Il y avait aussi une autre chose sur laquelle +Napoléon appelait toute la surveillance de madame d'Arberg; c'était +<i>le décorum</i> du rang de l'Impératrice. Ayant appris que Joséphine, +pour mettre plus de laisser-aller dans les relations qui existaient +entre les personnes de son service d'honneur et elle, avait permis à +l'officier commandant sa garde et à ses chambellans de l'accompagner +à la promenade en habit bourgeois, l'Empereur écrivit à madame +d'Arberg que l'impératrice Joséphine avait été sacrée, que ce +caractère <i>était indélébile</i>; qu'elle devait, en conséquence, songer +à se faire <i>respecter</i>, et qu'il ordonnait que jamais elle ne sortît +sans être accompagnée par ses officiers en tenue.—«J'ai oublié les +pages dans la formation de sa maison, ajoutait Napoléon; mais je les +nommerai incessamment, et les enverrai.»</p> + +<p>Ce qu'il fit peu de temps après.</p> + +<p>Le château de Navarre paraît fort grand, et pourtant il contient peu +de logement. Lorsque la reine Hortense venait voir sa mère, qu'elle +adorait, et pour qui elle était la plus soigneuse des filles, elle +logeait, avec son service, dans le petit <span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> château, qui n'est +séparé du grand que par un petit espace; mais il y a une cour à +traverser. Aussi gagna-t-on des rhumes dont on ne pouvait guérir que +longtemps après, pour avoir passé quelques jours à Navarre dans une +grande chambre où le vent sifflait de tous côtés, et d'une telle +force, que les rideaux des fenêtres voltigeaient sous le souffle d'un +vent de bise vraiment glacial, surtout à l'époque de l'année où l'on +fut voir l'Impératrice. Cette chambre, plus tard, fut comparée par +moi à l'appartement de lady Rowena, dans <i>Ivanhoé</i>... L'appartement +de l'Impératrice était chaud et confortable; mais c'était le seul de +la maison, avec les grandes salles de réception du rez-de-chaussée.</p> + +<p>Du temps du duc de Bouillon, Navarre était autrement distribué que +de celui de Joséphine, mais sa position était la même. La plus +agréable manière de s'y rendre est de prendre la route de Rouen. De +Rouen à Évreux le pays est ravissant, les sites ont un aspect tout +autre que dans le reste de la France; ils sont à la fois fertiles et +pittoresques. Dans la vallée d'Andelle, au milieu de laquelle s'élève +le charmant village de Fleury, partout des eaux vives, partout de +la fraîcheur et de la vie dans la nature qui vous entoure... D'un +côté, la montagne des Deux-Amants rappelle une vieille <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> +légende... d'un autre, on voit Charleval, et tout cela entouré, +surmonté de collines couvertes de bois, dans lesquels des sources +jaillissantes entretiennent une continuelle verdure tant que dure +l'été... Enfin, on traverse Louviers... cette ville, qui fut un temps +si fameuse par ses fabriques de draps, et qui maintenant n'a plus que +des souvenirs... Et puis, au milieu d'une jolie vallée, on trouve +enfin Évreux... l'antique <i>Eburovicum Mediolanum</i> des Romains... +Évreux était presque entièrement bâtie en bois avant la Révolution; +depuis, on a beaucoup reconstruit, mais le temps ne peut rien aux +localités... Navarre est à une fort petite distance d'Évreux. Le +château a été construit par un des Mansard. L'architecture, quoique +très-modifiée par les propriétaires successeurs de M. de Bouillon, +se ressent de la première intention de l'architecte. L'édifice +<i>d'honneur</i> est surmonté d'une coupole assez mauvaise, destinée à +couvrir un immense salon central, vaste comme une halle, où venaient, +du temps du duc, aboutir les divers appartements au rez-de-chaussée. +Ce salon était octogone. Je ne sais si maintenant il subsiste +toujours. Le duc de Bouillon avait été d'abord exilé à Navarre, alors +la plus belle terre de France; et puis ensuite il adopta, par haine +et ressentiment contre la cour, les <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> opinions démagogiques, +et mourut tranquille dans son château de Navarre, d'une hydropisie, +pour laquelle il a subi vingt-trois opérations...</p> + +<p>Son intérieur, comme je l'ai dit, était bizarrement ordonné pour +un homme de son âge... Navarre était renommé pour ses plaisirs de +chaque jour, soit comme spectacle, chasse, dîners, soupers joyeux, +et surtout liberté tellement grande, qu'on pouvait l'appeler +<i>licence</i>... et le pauvre Prince n'allait même pas à table!... Il +demeurait dans sa chambre à coucher, où tout le monde allait ensuite +prendre le café. La duchesse de Bouillon, jeune femme de vingt ans, +sèche et longue personne, vaine, altière, déplaisante comme une +grande dame, impolie enfin, ce qui est tout dire, faisait tant bien +que mal les honneurs du château, où personne n'aurait certainement +été pour elle... Mais, dans ce château, à côté du duc de Bouillon, +était une femme de quarante-cinq ans, mais belle comme Niobé, bonne +comme un ange: et cette femme, savez-vous qui elle était? la mère +de madame la duchesse de Bouillon... La morale murmurait de cette +réunion, mais je crois avoir dit que ce n'était pas à Navarre qu'il +fallait aller faire un cours de sévérité de mœurs. Madame la +marquise de Banastre avait été longtemps aimée du duc de Bouillon. +Le marquis vivait... le mariage <span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> de mademoiselle de Banastre +pouvait seul amener un rapprochement entre deux amis qui n'étaient +plus que cela. Il eut lieu... Deux mois après, le marquis de Banastre +meurt à Coblentz!... Voilà du malheur!...</p> + +<p>Madame de Banastre était admirablement belle et charmante... Quant à +sa fille, j'ai tout dit:</p> + +<p>Grande dame impertinente.....</p> + +<p>Ce mot veut dire sotte, ridicule, méchante, et souvent sans être +redoutable; ce qui est le plus fâcheux.</p> + +<p>Jadis Navarre avait trois jardins: le premier en arrivant par +l'avenue d'Évreux a été tracé originairement par Le Nôtre... Il avait +des bassins de marbre blanc, comme à Versailles, avec des <i>mascarous</i> +en bronze... Le second, dans le genre qu'on appelait alors Anglais, +avait les plus beaux arbres que la Normandie puisse produire. +Quelques années avant que Joséphine n'achetât cette terre de Navarre +j'ai vu là une avenue de plus de cent pieds de largeur, dont les +arbres séculaires avaient acquis, par le temps, une élévation dont +rien ne peut donner l'idée... Dans ce même jardin, à la droite du +château, j'ai vu aussi à cette époque un temple en briques sur un +modèle antique, avec cette inscription grecque:</p> + +<p class="quote">ΕΡΩΤΙ ΟΥΡΑΝΙΩ</p> + +<p>Ce qui signifie: À l'amour céleste.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> M. de Bouillon avait à Navarre des serres admirables. M. Roy +les a relevées; et, en tout, il a fait grand bien à la propriété de +Navarre.</p> + +<p>Lorsque l'Impératrice l'eût en sa possession, il y avait pourtant de +grands dégâts occasionnés par les eaux. Deux rivières entourent les +jardins; l'<i>Iton</i> et l'<i>Eure</i>. Leurs eaux fournissent aux bassins, +aux cascades, dont la moitié sans doute a été supprimée, mais dont il +reste encore assez pour que les conduits, n'étant pas bien soignés et +se brisant, répandent les eaux qu'ils amènent et causent de grands +inconvénients. Quoi qu'il en soit, Navarre fut et sera toujours un +très-beau lieu.</p> + +<p>Pour donner une idée de ce qu'il était au temps du duc de Bouillon, +j'ai abandonné celui de Joséphine, précisément au moment où j'allais +raconter comment se passait la Saint-Joseph à Navarre. C'était alors +et dans les deux mois qui suivaient, le plus délicieux séjour de +France. La nature reprenait alors sa robe fleurie, et, plus tard, +les belles eaux de l'<i>Eure</i> et de l'<i>Iton</i> donnaient une vie presque +intellectuelle à cette nature si admirable, qui entourait le château +et présentait, à chaque pas, un site à observer, un éloge à donner.</p> + +<p>Ce 19 mars dont je parle, à dix heures du matin; une troupe de +jeunes filles toutes fraîches et <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> jolies, et des familles +les plus distinguées de la province, vint d'Évreux à Navarre pour +présenter les vœux de la ville à l'Impératrice. Elle faisait +beaucoup de bien dans le pays, et elle donnait immensément; elle +avait fondé une école pour de pauvres orphelines où elles apprenaient +à faire de la dentelle. L'Impératrice avait encore donné à la ville +d'Évreux des marques d'intérêt qui lui avaient gagné le cœur des +habitants. Non-seulement elle s'était occupée de leurs besoins, en +venant à l'aide des pauvres jeunes filles orphelines, mais encore +elle songeait aux plaisirs des gens d'Évreux. Elle avait acheté un +grand et beau terrain pour y faire construire une salle de spectacle, +et, de plus, une autre portion de terrain, qui devait agrandir la +promenade, que l'Impératrice devait faire entièrement replanter, +et orner de plus de dix mille pieds d'églantiers, greffés des plus +belles espèces de roses. Aussi la ville, dans sa reconnaissance, lui +adressa-t-elle des vers qui lui furent récités par une très-agréable +personne, dont j'ai oublié le nom, mais qui était fille du maire +d'Évreux à cette époque. Elle ne fut embarrassée que ce qu'il fallait +pour la pudeur gracieuse d'une jeune fille. L'entrée de toutes ces +jeunes personnes fut charmante: elles avaient fait un dôme de toutes +les fleurs printanières, sous lequel était placée la jeune fille du +maire, <span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> portant le buste de l'Impératrice. Lorsqu'elle <i>eut +récité</i> son compliment en vers, on servit un très-beau déjeuner, +auquel Joséphine assista, et après lequel elle leur fit à toutes de +charmants présents.</p> + +<p>Elle était fort tourmentée de la pensée que ce qu'on voulait faire +pour elle pouvait déplaire à Marie-Louise, et par suite à l'Empereur. +Elle m'en parla.</p> + +<p>—«Ils veulent faire des réjouissances à Évreux, me dit-elle; vous, +qui habitez Paris, et qui connaissez mieux que tout ce qui m'entoure +l'esprit de la cour des Tuileries, qu'en pensez-vous?</p> + +<p>—Je pense, madame, que tout ce qui rappelle voire nom à une certaine +personne trouble son sommeil, sans néanmoins l'empêcher de dormir; +car, pour cela, je crois la chose impossible.»</p> + +<p>Joséphine se mit à rire.</p> + +<p>—«Vous ne l'aimez pas? me dit-elle.</p> + +<p>—Non, madame</p> + +<p>—Pourquoi cela?</p> + +<p>—Parce qu'elle me déplaît... et je ne suis pas la seule... Je crois +donc que votre majesté doit fort peu s'inquiéter si Marie-Louise +est ou non tourmentée par les cris d'amour et de reconnaissance +de Navarre et d'Évreux... Je ne puis, d'ailleurs, donner un avis +d'après moi... Rien ne <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> m'inspire moins de pitié et d'intérêt +que le bas et vil sentiment de l'envie.»</p> + +<p>Malgré ce qu'on lui dit, l'Impératrice défendit toute démonstration +publique à Évreux; mais ce fut en vain, on illumina dans toute +la ville... On fit des feux de joie, non-seulement dans la ville +d'Évreux, mais dans les villages autour de Navarre, où l'Impératrice +répandait une foule de bienfaits. Comme l'Impératrice ne voulait +aucune fête ostensible, on ne joua pas la comédie au château, mais M. +Deschamps<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71" title="Go to footnote 71"><span class="smaller">[71]</span></a> y suppléa en faisant de jolis couplets de circonstance, +si pourtant il en est de jolis dans ce cas-là; mais il aimait +l'Impératrice, et le cœur a toujours de l'esprit!...</p> + +<p>Ce fut le soir, après dîner, qu'on vit entrer dans le grand salon une +troupe de paysans, parmi lesquels se trouvaient des hommes et des +femmes habillés en costume de ville; c'était une députation <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> +des villages entourant Navarre, qui venait complimenter Joséphine +sur le 19 mars. Toute cette troupe, qui n'était autre chose que +les habitants ordinaires de Navarre, entonna d'abord le bel air de +Roland, de Méhul, et fit son entrée par un chœur général:</p> + +<table class="auto center" style="width: 20em;" border="0" summary="Poésie."> +<tr> +<td class="left"> + +<div class="poem10"> +<p class="add2em">Sur l'air: <i>Le roi des preux, le fier Roland</i>.</p> + +<p>Comme nos cœurs, joignons nos voix,<br> + Chantons l'auguste Joséphine:<br> + Aux fleurs qui naissent sous ses lois<br> + Sa main ne laisse point d'épines.<br> + Partout la suit de ses bienfaits,<br> + Ou l'espérance ou la mémoire;<br> + De Joséphine pour jamais<br> + Vive le nom! vive la gloire (<i>bis</i>)!</p> +</div> + +<p class="speaker"><span class="smcap">MADAME D'AUDENARDE LA MÈRE</span><a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72" title="Go to footnote 72"><span class="smaller">[72]</span></a>.</p> + +<div class="poem10"> +<p class="add2em"><span class="smcap">Air</span>: <i>Partant pour la Syrie</i>.</p> + +<p>Longtemps d'un fils que j'aime<br> + J'enviai le bonheur;<br> + Mais près de vous moi-même,<br> + Rien ne manque à mon cœur.<br> + Si tous les dons de plaire<br> + Forment vos attributs,<br> + Hommage, amour sincère,<br> + Pour vous sont nos tributs. (<i>bis.</i>)</p> +</div> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> MADAME GAZANI.</p> + +<div class="poem10"> +<p class="add2em">Sur l'air: <i>À deux époques de la vie</i>.</p> + +<p>Gênes me vit dès mon jeune âge<br> + Brûler d'être à vous pour jamais:<br> + Votre œil distingua mon hommage,<br> + Votre cœur combla mes souhaits.<br> + À vos bontés, à leur constance,<br> + Je dois tout!... et puissent vos yeux<br> + Voir ici ma reconnaissance,<br> + Comme à Gênes ils virent mes vœux<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73" title="Go to footnote 73"><span class="smaller">[73]</span></a>.</p> +</div> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> MADAME DE COLBERT (AUGUSTE).</p> + +<p class="poem10"> + Dans les murs de Charlemagne,<br> + J'ai pu vous offrir mes vœux;<br> + D'une fête de campagne,<br> + Pour vous nous formions les jeux.<br> + Ce temps qu'ici tout rappelle<br> + Vient de ranimer mon cœur:<br> + En retrouvant tout mon zèle,<br> + J'ai retrouvé mon bonheur<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a><a href="#footnote74" title="Go to footnote 74"><span class="smaller">[74]</span></a>.</p> +</td> +</tr> +</table> + +<p><span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> Les plus jolis vers furent ceux de mademoiselle de Mackau.</p> + +<table class="auto center" style="width: 20em;" border="0" summary="Poésie."> +<tr> +<td class="left"> + +<p class="speaker"><span class="smcap">MADEMOISELLE DE MACKAU.</span><a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75" title="Go to footnote 75"><span class="smaller">[75]</span></a></p> + +<div class="poem10"> +<p class="add2em"><span class="smcap">Air</span>: <i>L'hymen est un lien charmant</i>.</p> + +<p>Loin d'elle j'ai dû regretter<br> + Une princesse auguste et chère:<br> + Manheim l'adore et la révère,<br> + Et j'ai pleuré de la quitter.<br> + Mais quand j'ai vu de son image<br> + Le modèle dans notre cour,<br> + Mon cœur sentit un doux présage;<br> + Bientôt les charmes du séjour<br> + Ont séché des pleurs du voyage.</p> +</div> +</td> +</tr> +</table> + +<p>Mademoiselle de Castellane chanta aussi un couplet que je ne puis +retrouver, pas plus, au reste, que mademoiselle de Castellane +n'a retrouvé <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> la reconnaissance et la mémoire pour les +bienfaits sans nombre dont Joséphine l'a comblée, bienfaits portés +au point, par exemple, de payer sa pension chez madame Campan, où +elle fut élevée avec sa sœur. Elle l'a <i>mariée</i>, <i>dotée</i>; elle +lui a donné un très-beau trousseau; enfin, elle a fait pour elle +et mademoiselle de Mackau ce qu'elle n'a fait pour aucune de ses +filleules. Mademoiselle de Mackau en est demeurée reconnaissante; +mais mademoiselle de Castellane le fut si peu, qu'après la mort de +Joséphine, la reine Hortense ne la vit qu'une fois pendant l'année +1814!...</p> + +<p>Ah! cela fait mal... Reprenons la suite du récit de la Saint-Joseph, +à Navarre.</p> + +<p>Mademoiselle Georgette Ducrest était alors à Navarre. Jolie comme un +ange, fraîche comme une rose, aimant l'Impératrice d'une véritable +affection, elle s'avança vers elle avec une émotion touchante qui +n'enleva rien au charme ravissant de sa voix, qui alors était dans +toute sa beauté. Elle chanta aussi un couplet fort joli sur l'air de +<i>Joseph</i>.</p> + +<p>Lorsque tout ce qui portait <i>l'habit</i> de ville fut entendu, alors +arriva la députation villageoise. C'était madame Octave de Ségur +et M. de Vieil-Castel, habillés en paysans, Colette et Mathurin. +<span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> Ils rappelaient, dans leurs couplets alternativement +chantés, les bienfaits de l'Impératrice.</p> + +<table class="auto center" style="width: 20em;" border="0" summary="Poésie."> +<tr> +<td class="left"> +<p class="speakersc">MATHURIN.</p> + +<p class="poem10">Sur nos monts, v'là qu'on amène<br> + Des parures d'arbrisseaux,<br> + Et que l'on fait de la plaine<br> +<span class="add2em">Partir les eaux<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76" title="Go to footnote 76"><span class="smaller">[76]</span></a>.</span></p> + +<p class="speakersc">COLETTE.</p> + +<p class="poem10">Dans Évreux, ses mains soutiennent<br> + Pour les arts d'heureux berceaux,<br> + Ousque les jeunes filles apprennent<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77" title="Go to footnote 77"><span class="smaller">[77]</span></a><br> +<span class="add2em">Mieux qu' leux fuseaux.</span></p> + +<p class="speakersc">MATHURIN.</p> + +<p class="poem10">All' veut qu' les promenades y prennent<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78" title="Go to footnote 78"><span class="smaller">[78]</span></a><br> +<span class="add2em">D'salignements nouveaux,</span><br> + <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> Et qu'on ôte à <i>Marpomène</i><br> + Ses vieux tréteaux<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79" title="Go to footnote 79"><span class="smaller">[79]</span></a>.</p> + +<p class="speakersc">COLETTE.</p> + +<p class="poem10">Si tous ceux qui, dans leur peine,<br> + Ont eu part à ses cadeaux,<br> + D'un' fleur lui portait l'étrenne,<br> +<span class="add2em">L'bouquet s'rait beau, etc.</span></p> +</td> +</table> + +<p>M. de Turpin de Crissé, chambellan de Joséphine, connu par son joli +talent de peinture, fit ce jour-là, pour l'Impératrice, une chose +charmante. C'était un jeu de cartes, dont les figures représentaient +toute la société habituelle de Navarre. J'ai rarement vu quelque +chose de plus gracieux que ce jeu de cartes.</p> + +<p>Quant à l'Impératrice, elle se souhaita à elle-même sa fête, en +donnant des aumônes très-abondantes à tous les pauvres des environs; +les bénédictions durent être grandes dans cette journée.</p> + +<p>Puisque j'ai parlé d'une Saint-Joseph à Navarre, je vais en +rapporter une qui avait eu lieu à la Malmaison, <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> quelques +années avant; l'Empereur était en Allemagne à cette époque.</p> + +<p>Nous organisâmes la fête de l'Impératrice, en l'absence de la reine +Hortense. La reine de Naples et la princesse Pauline, qui pourtant +n'aimaient guère l'Impératrice, mais qui avaient rêvé qu'elles +jouaient bien la comédie, voulurent se mettre en évidence, et deux +pièces furent commandées. L'une à M. de Longchamps, secrétaire des +commandements de la grande-duchesse de Berg; l'autre, à un auteur de +vaudevilles, un poëte connu. Les rôles furent distribués à tous ceux +que les princesses nommèrent, mais elles ne pouvaient prendre que +dans l'intimité de l'Impératrice qui alors était encore régnante.</p> + +<p>La première de ces pièces était jouée par la princesse Caroline +(grande-duchesse de Berg), la maréchale Ney, qui remplissait +à ravir<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a><a href="#footnote80" title="Go to footnote 80"><span class="smaller">[80]</span></a> un rôle de vieille, madame de Rémusat, madame de +Nansouty<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81" title="Go to footnote 81"><span class="smaller">[81]</span></a> et madame de Lavalette<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82" title="Go to footnote 82"><span class="smaller">[82]</span></a>; <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> les hommes étaient +M. d'Abrantès, M. de Mont-Breton<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83" title="Go to footnote 83"><span class="smaller">[83]</span></a>, M. le marquis d'Angosse<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84" title="Go to footnote 84"><span class="smaller">[84]</span></a>, M. +le comte de Brigode<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85" title="Go to footnote 85"><span class="smaller">[85]</span></a>, et je ne me rappelle plus qui. Dans l'autre +pièce, celle de M. de Longchamps, les acteurs étaient en plus petit +nombre, et l'intrigue était fort peu de chose. C'était le maire de +Ruel qui tenait la scène, pour répondre à tous ceux qui venaient lui +demander un compliment pour la bonne <i>Princesse</i> qui devait passer +dans une heure. Je remplissais le rôle d'une petite filleule de +l'Impératrice, une jeune paysanne, venant demander un compliment au +maire de Ruel. Le rôle du maire était admirablement bien joué par +M. de Mont-Breton. Il faisait un compliment stupide, mais amusant, +et voulait me le faire répéter. Je le comprenais aussi mal qu'il me +l'expliquait; là était le comique de notre scène, qui, en effet, fut +très-applaudie.</p> + +<p>M. le comte de Brigode était, comme on sait, excellent musicien +et avait beaucoup d'esprit. Il fit une partie de ses couplets et +la musique, ce <span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> qui donna à notre vaudeville un caractère +original que l'autre n'avait pas. Je ne puis me rappeler tous les +couplets de M. de Brigode, mais je crois pouvoir en citer un, c'est +le dernier. Il faisait le rôle d'un incroyable de village, et pour +ce rôle il avait un délicieux costume. Il s'appelait Lolo-Dubourg; +et son chapeau à trois cornes d'une énorme dimension, qui était +comme celui de Potier dans <i>les Petites Danaïdes</i>, son gilet rayé, +<i>à franges</i>, son habit café au lait, dont les pans en queue de morue +lui descendaient jusqu'aux pieds, sa culotte courte, ses bas chinés +avec des bottes à retroussis, deux énormes breloques en argent qui +se jouaient gracieusement au-dessous de son gilet: tout le costume, +comme on le voit, ne démentait pas <i>Lolo-Dubourg</i>, et, lui-même, il +joua le rôle en perfection.</p> + +<p>Lorsque le vaudeville fut fini, et que nous eûmes chanté nos +couplets qui, en vérité, étaient si mauvais que j'ai oublié le mien, +Lolo-Dubourg s'avança sur le bord de la scène et chanta avec beaucoup +de goût, comme il chantait tout, bien qu'il n'eût que très-peu de +voix, le couplet que voici et qui est de lui ainsi que la musique:</p> + +<p class="poem10"> + Je souhaite à Sa Majesté,<br> + D'abord, tout ce qu'elle désire,<br> + <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> Ensuite une bonne santé,<br> + Et puis toujours de quoi pour rire.<br> + Elle, étant Reine, et ne pouvant<br> + Lui souhaiter une couronne,<br> + Je lui souhaite seulement<br> + Autant de bonheur qu'elle en donne.</p> + +<p>La musique était charmante. J'en ai gardé le souvenir comme si je +l'avais entendue hier.</p> + +<p>Madame de Nansouty chanta comme elle chantait toujours, c'est-à-dire +admirablement. En vérité, elle devait bien rire en entendant la +reine de Naples et la princesse Pauline qui divaguaient à l'envi en +s'agitant sur ce malheureux théâtre, où toutes deux auraient mieux +fait de ne pas monter; elles étaient vraiment aussi mauvaises qu'on +peut l'être, et de plus, à cette époque, la princesse Caroline +surtout avait encore beaucoup d'accent. Rien ne ressemble à cela; +mais c'était surtout le chant!... On ne peut malheureusement pas +rendre l'effet de deux voix qui donnent continuellement le son d'une +note pour une autre, et cela sans aucune mesure. La grande-duchesse +de Berg était bien jolie au reste ce jour-là, quoique bien mauvaise: +elle avait un costume de paysanne, tout blanc, une croix d'or +attachée avec un velours noir. Ce velours faisait ressortir la +blancheur de ses épaules et de sa poitrine; elle était d'autant +mieux, que <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> déjà fort commune de tournure et de taille, cet +inconvénient dans une souveraine est inaperçu dans une paysanne; il +place même en situation. Mais, qui ne l'était d'aucune manière, c'est +qu'on imagina de la faire chanter avec le duc d'Abrantès. Ils étaient +amoureux l'un de l'autre dans cette pièce; et depuis le commencement +jusqu'à la fin, au grand amusement de tout le monde, excepté de moi +et de Murat s'il y eût été, ils se faisaient toutes les <i>câlineries</i> +possibles. Ils étaient nés le même jour; ils s'appelaient Charles et +Caroline; enfin c'étaient des délicatesses de sentiment à n'en pas +finir... On trouvait donc que cela était déjà assez bien comme cela, +lorsqu'on entendit le refrain d'un air <i>nouveau</i>, et voilà Charles +et Caroline qui s'avancent en se tenant par la main et qui chantent +à deux voix sur l'air: <i>Ô ma tendre musette!</i> un couplet, dont j'ai +par malheur oublié le commencement, mais dont voici la fin; le +commencement était de même force et faisait allusion à ce même jour +d'une commune naissance:</p> + +<p class="poem10"> + Si le ciel que j'implore<br> + Est propice à mes vœux,<br> + Un même jour encore<br> + Verra fermer nos yeux.</p> + +<p>C'était bien comique à voir et à entendre. <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> M. d'Abrantès +avait la voix très-juste, mais il ne l'avait jamais travaillée; elle +était forte, puissante et assez basse pour chanter le rôle de Basile +dans le <i>Barbier</i>. Qu'on juge de l'effet de cette voix de lutrin qui +voulait être tendre avec la voix de soprano de la princesse Caroline, +criarde, aigre et fausse au dernier point! C'était à s'enfuir si on +n'avait pas autant ri.</p> + +<p>Quant à la princesse Pauline, elle était si charmante qu'elle ne +pouvait jamais prêter à rire; quoi qu'elle dît, elle était écoutée; +le moyen de ne pas entendre ce qui sortait d'une si jolie bouche! +mais elle nous a bien souvent donné la comédie pendant les quinze +jours de répétition: elle ne répétait que dans son fauteuil, et +lorsque M. de Chazet ou M. de Longchamps lui représentaient, dans +leur intérêt d'auteur, qu'elle devait se lever. Elle répondait +toujours:</p> + +<p>—«<i>Ne vous inquiétez pas, le jour de la représentation, je +marcherai.</i>»</p> + +<p>Ces deux pièces furent cependant représentées devant un public fort +imposant, l'Impératrice et une grande partie de la cour, cabale sans +indulgence et très-disposée à nous critiquer, le corps diplomatique, +l'archi-chancelier et tous les grands dignitaires qui étaient alors +à Paris. Nous <span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> étions arrivés le matin avant le déjeuner, +pour présenter nos vœux à l'Impératrice.</p> + +<p>Je lui avais conduit mes enfants auxquels elle fit des cadeaux +charmants, particulièrement à Joséphine, sa filleule. Après le +déjeuner, on fut se promener; on revint, il y eut un grand dîner, +puis nous nous habillâmes et la représentation eut lieu ainsi que je +l'ai dit; après qu'on fut sorti du théâtre, nous revînmes dans la +galerie dans nos costumes: l'Impératrice nous l'ayant demandé; et +puis on dansa; mais comme il était tard et qu'on était fatigué, le +bal fut court.</p> + +<p>Toutes les Saint-Joseph étaient à peu près comme cette dernière; et +même lorsque la reine Hortense était à Paris, il n'y avait rien de +plus.</p> + +<p>Mais laissons les fêtes pour rentrer dans le cours des événements.</p> + +<h2><span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> QUATRIÈME PARTIE.</h2> + +<h3>LA MALMAISON. 1813-1814.</h3> + +<p>L'Impératrice n'était plus à Navarre<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86" title="Go to footnote 86"><span class="smaller">[86]</span></a> lorsqu'on apprit que les +premiers revers commençaient pour nous; elle en fut attérée! jamais +elle n'avait pu séparer sa cause, non plus que sa vie, de celle de +l'homme unique auquel son existence était liée. La femme de Napoléon +est un être prédestiné; ce n'est pas une femme ordinaire, tout ce qui +tient à cet homme est providentiel comme lui-même... Il n'appartient +pas à l'humanité de séparer de lui ce que lui-même a choisi... Oh! +comment Marie-Louise n'a-t-elle pas compris la sainte et haute +mission qu'elle avait reçue d'en haut en devenant la compagne de +cet homme? Joséphine, malgré sa légèreté habituelle, l'avait bien +comprise, elle!... et elle n'aurait pas failli lorsque le jour du +malheur arriva.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> Les événements devenaient de plus en plus sinistres; +l'Impératrice était à Malmaison, redoutant l'arrivée d'un courrier, +lorsqu'elle reçut d'Aix en Savoie la nouvelle de l'horrible malheur +arrivé à la cascade du moulin.</p> + +<p>La reine Hortense est une des femmes les plus malheureuses que j'aie +connues: depuis l'âge de seize ans je l'ai toujours suivie, et j'ai +vu en elle un des êtres les plus excellents, et cependant toujours +frappé au cœur. Lorsqu'elle se maria, ce fut contre sa volonté +et celle de son affection toute portée vers un autre lien. Quelques +années plus tard, elle perdit son fils.., son premier-né! et l'on +sait que ses enfants furent toujours pour elle la première de ses +affections. Ensuite vint la perte d'une couronne, sa séparation<a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87" title="Go to footnote 87"><span class="smaller">[87]</span></a> +avec son mari; ce ne fut que pendant les trois années qui suivirent +cette séparation qu'elle eut un moment de tranquillité que des +souvenirs récents troublaient encore!..</p> + +<p>Le 1<sup>er</sup> janvier 1813, elle se leva avec une terreur que rien ne put +dissiper.</p> + +<p>—«Mon Dieu, me dit-elle, lorsque je la vis ce même jour à la +Malmaison, où j'avais été présenter mes vœux de nouvel an à +l'Impératrice, <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> que nous arrivera-t-il cette année après les +malheurs de celle qui vient de finir?»</p> + +<p>Je cherchai à la rassurer, mais elle était inquiète pour son frère, +et ses affections la rendaient superstitieuse. Non-seulement +l'Impératrice ne la guérissait pas de ses terreurs, mais elle y +ajoutait. Elle venait de lui donner une ravissante parure en pierres +de couleur estimée plus de vingt-cinq mille francs: c'était bien cher +pour une parure de fantaisie.</p> + +<p>Joséphine était très-superstitieuse, comme on le sait. Aussitôt +qu'elle me vit, elle vint à moi et me dit très-sérieusement:</p> + +<p>—«Avez-vous remarqué que cette année commence un vendredi et porte +le chiffre 13?..»</p> + +<p>C'était vrai, mais je répondis en tournant la chose en plaisanterie:</p> + +<p>—«Non, non, dit-elle, cela annonce de grands désastres!.. et des +malheurs particuliers.»</p> + +<p>Hélas! plus tard, je me suis rappelé ces sinistres paroles; elle +n'avait que trop raison!</p> + +<p>La reine Hortense fut aux eaux d'Aix en Savoie; sa mère demeura +à la Malmaison. J'étais alors fort souffrante d'une grossesse +pénible et de la douleur que j'éprouvais de la perte récente de +<span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> deux amis!.. l'un surtout!..<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88" title="Go to footnote 88"><span class="smaller">[88]</span></a> Oh! quel souvenir de ces +temps désastreux!.. Aussi, lorsque j'arrivai à la Malmaison et que +l'Impératrice me parla de ces signes presque funestes, je ne pus lui +répondre; cependant je cherchai à la rassurer... Mais la mort de +Duroc<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89" title="Go to footnote 89"><span class="smaller">[89]</span></a> et de Bessières, celle de Bessières surtout <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> lui +avait causé un grand trouble et avait amené dans cet esprit déjà +vivement frappé des terreurs nouvelles; mes paroles furent à peine +entendues par elle... Hélas! je cherchais à la rassurer, et moi-même +je ne savais pas que la mort touchait déjà une tête qui m'était bien +chère et que le crêpe du deuil, qui allait envelopper ma famille, se +déployait déjà au-dessus d'elle.</p> + +<p>L'Impératrice était bonne, mais elle ne pouvait oublier tout ce que +Duroc avait à lui reprocher... <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> Sa conscience lui en disait +trop à cet égard pour qu'elle pût le regretter autant que Bessières.</p> + +<p>À propos de cette affaire, qui causa le malheur de bien des +destinées, je dirai que Bourienne <i>a menti</i> autant qu'on peut mentir, +en parlant de la reine Hortense comme il l'a fait, ainsi que de +Duroc. Quelle que fut la relation qui existait entre eux, jamais M. +de Bourienne n'a été autorisé à confesser <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> lâchement qu'il +trahissait un secret, ce qu'il a dit lui-même dans ses Mémoires. +Telle était, au reste, la turpitude de cet homme qu'il aime mieux +s'avouer comme faisant un métier peu honorable que de se mettre +tout-à-fait à l'écart ou dans l'ombre... Cet homme est le type de la +haine impuissante, se nourrissant de son venin, et produisant une +nature monstrueuse d'ingratitude inconnue jusqu'à lui!.. Ces paroles +âcres et mensongères, sont empreintes d'une rage vindicative qui se +répand comme la bave du boa sur tout ce qu'il approche... Tout ce +qui amena la cause pour laquelle l'Empereur l'a éloigné de lui était +marqué, on le sait, d'un signe réprobateur. Quelle est la langue qui +peut articuler les injures que la sienne a proférées <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> sur +l'infortune de l'homme qui fut pour lui plus qu'un bienfaiteur!... +l'homme qui fut son ami... Le jour où je fus à la Malmaison, +l'Impératrice me parla de Bourienne et me dit qu'il perdait un +ami dans Duroc. Je la désabusai à cet égard. Duroc ne pouvait pas +être l'ami d'un ennemi de l'Empereur, et de plus à cet égard-là je +connaissais les sentiments de Duroc relativement à Bourienne.</p> + +<p>Un jour, un bruit sinistre se répand dans Paris: on racontait que +madame de Broc avait péri misérablement dans la cascade du moulin +à Aix en Savoie... Mon frère fut déjeuner à la Malmaison, et me +rapporta la certitude de cette catastrophe... L'infortunée était +morte à vingt-quatre ans<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90" title="Go to footnote 90"><span class="smaller">[90]</span></a>, sous les yeux de son amie et sans avoir +pu être secourue à temps!</p> + +<p>Mon frère me remit un petit billet de l'Impératrice qui ne contenait +que ce peu de mots:</p> + +<p>—«<i>Que vous avais-je dit?</i>»</p> + +<p>Ces paroles avaient une sorte de signification sinistre qui me glaça +le cœur... Qu'allait-il arriver, grand Dieu!!..</p> + +<p>Je fus à la Malmaison, quoique mon état me défendît d'aller en +voiture. Je trouvai le salon <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> morne et abattu; chacun +craignait pour soi. M. de Beaumont seul était comme toujours; M. de +Turpin avait été envoyé auprès de la reine Hortense pour lui porter +tous les regrets de sa mère. Cependant rien ne justifiait encore à +cette époque un pressentiment de malheurs publics; Lutzen et Bautzen +avaient remonté l'esprit de la France, et toutes les fois néanmoins +que je suis allée à la Malmaison, j'ai trouvé la salon dans cette +humeur morne dont j'ai parlé. Cependant les femmes qui formaient le +cercle intime de l'Impératrice à la Malmaison étaient presque toutes +jeunes et jolies, du moins en ce qui était de son service d'honneur. +Madame Octave de Ségur, madame Gazani, madame de Vieil-Castel, madame +Wathier de Saint-Alphonse, mademoiselle de Castellane, madame Billy +Van Berchem, mesdemoiselles Cases, madame d'Audenarde la jeune, qui +pouvait être regardée comme de la maison, et qui était une des plus +belles personnes de l'époque, et si l'on ajoute à cette liste déjà +nombreuse, le nom de mademoiselle Georgette Ducrest, et plus tard +celui des deux demoiselles Delieu, on voit que ce cercle intérieur +pouvait donner un mouvement bien agréable comme société au château de +Malmaison.</p> + +<p>Cette dernière habitation était même bien plus <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> propre à +cela que Navarre. Cette demeure, plus royale peut-être, imposait +davantage, et puis, la distance était trop grande pour hasarder une +visite, si l'impératrice Joséphine ne les provoquait pas, dans la +crainte d'en être mal reçu.</p> + +<p>Mais à la Malmaison, on y venait facilement; aussi l'Impératrice +avait-elle quelquefois, le soir, jusqu'à cinquante ou soixante +personnes dans son salon: la duchesse de Raguse, la duchesse de +Bassano, la comtesse Duchatel, la maréchale Ney, madame Lambert, +une foule de femmes agréables, lorsque même elles n'étaient pas +très-jolies, ce qui arrivait souvent. Quant aux hommes, ils étaient +moins nombreux; car à cette époque, tous étaient employés. Ceux qui +n'étaient pas au service étaient auditeurs au Conseil d'État. Parmi +les chambellans même, il s'en trouvait qui voulaient aussi connaître +nos gloires et nos malheurs, et qui partaient pour l'armée; témoin +M. de Thiars, chambellan de l'Empereur, qui fut intendant d'une +province en Saxe, je crois, et qui fut victime d'une ancienne rancune +impériale, ce qui, je dois le dire, n'est pas généreux<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91" title="Go to footnote 91"><span class="smaller">[91]</span></a>.</p> + +<p>Les hommes étaient donc en moins grand nombre <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> que les +femmes. On voyait quelquefois un aide-de-camp, un officier qui venait +de l'armée pour apporter une dépêche; et cette arrivée donnait de la +tristesse dans les maisons où il allait se montrer un moment, dans +les quarante-huit heures qu'il passait à Paris. Les désastres ne +pouvaient déjà plus se céler...</p> + +<p>La société de l'Impératrice fut même diminuée par l'absence de M. de +Turpin, qu'elle envoya auprès de la reine Hortense, à Aix, en Savoie. +C'était un homme doux, agréable, de bonne compagnie, et possédant un +ravissant talent, comme chacun sait<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92" title="Go to footnote 92"><span class="smaller">[92]</span></a>.</p> + +<p>Il a fait de ravissantes vignettes à l'album des romances de la +Reine, ainsi qu'à un album que possédait l'Impératrice... Je crois +que l'album, avec les dessins originaux des romances de la Reine, a +été donné par Joséphine à l'empereur Alexandre...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> Une agréable diversion qui se rencontrait ce même été dans +le salon de la Malmaison, c'étaient les enfants de la Reine. Jamais +un moment d'ennui ne se montrait lorsqu'ils étaient là. L'aîné, celui +qui a péri si tragiquement devant Rome, était réfléchi et rempli de +moyens. Le second, celui qui existe, était joli comme la plus jolie +petite fille, et son esprit ne le cédait pas à celui de son frère. On +l'appelait alternativement <i>la princesse Louis</i>, ou bien <i>Oui-Oui</i>. +Je ne sais à propos de quoi cette dernière façon de transformer un +nom... Quoi qu'il en soit, <i>Oui-Oui</i> avait une vivacité de pensée +que n'avait pas son frère; et puis une volonté de tout connaître, +qui était quelquefois très-amusante. L'Impératrice était idolâtre +de ses petits-enfants. Elle veillait elle-même à ce que tout ce que +leur mère avait prescrit pour leurs études et pour leur régime +fût exactement suivi. Tous les <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> dimanches, ils dînaient et +déjeunaient avec leur grand'-mère. Un jour, l'Impératrice reçut de +Paris deux petites poules d'or qui, au moyen d'un ressort, pondaient +des œufs d'argent. Elle fit venir les jeunes princes et leur dit:</p> + +<p>—«Voilà ce que votre maman vous envoie d'Aix, en Savoie, où elle est +à présent.»</p> + +<p>Cette preuve de bonté désintéressée de Joséphine me toucha +beaucoup... Elle dément ce qu'on dit, avec, au reste, bien peu de +fondement, sur les rapports d'affection qui existent entre une +grand'-mère et ses petits-enfants<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93" title="Go to footnote 93"><span class="smaller">[93]</span></a>.</p> + +<p>Vers la fin de 1813, la société de la Malmaison prit un aspect +vraiment lugubre. Toutes ces morts répétées des amis de l'Empereur, +la perte de la bataille de Leipsick, tous nos revers... Il y avait en +effet de quoi glacer tous les cœurs...</p> + +<p>L'hiver fut donc extrêmement triste<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94" title="Go to footnote 94"><span class="smaller">[94]</span></a>, malgré le caractère +français, qui cherche toujours à trouver une consolation, même au +milieu d'une infortune... Mais tous les deuils, les craintes de +l'avenir dominaient enfin notre nature légère, cette fois.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> Cette même année fut cependant, pour l'impératrice +Joséphine, l'époque d'une joie très-vive, quoique mêlée de peine; +mais elle lui donnait la preuve d'une profonde estime de l'Empereur. +Elle vit le roi de Rome: depuis longtemps elle sollicitait avec +ardeur cette entrevue auprès de l'Empereur. Elle voulait voir cet +enfant qui lui avait coûté si cher!...</p> + +<p>L'Empereur s'y refusait: il craignait une scène, dont l'enfant +pouvait être frappé, et rendre involontairement compte à sa mère. Ce +ne fut donc qu'après avoir reçu de Joséphine une promesse solennelle +d'être paisible et calme devant le roi de Rome, que l'Empereur +consentit à cette entrevue: elle se fit à Bagatelle.</p> + +<p>L'Empereur parla à madame de Montesquiou; et lui-même, montant à +cheval, il escorta la calèche dans laquelle était son fils, et donna +l'ordre d'aller à Bagatelle.</p> + +<p>L'impératrice Joséphine y était déjà rendue... Son cœur battait +vivement en attendant ceux qui devaient arriver; et lorsqu'elle +entendit arrêter la voiture qui conduisait vers elle l'Empereur et +son enfant, elle fut au moment de s'évanouir.</p> + +<p>L'Empereur entra dans le salon où était Joséphine, en tenant le roi +de Rome par la main. Le jeune prince était alors admirablement beau. +Il <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> ressemblait à un de ces enfants qui ont dû servir de +modèle au Corrége et à l'Albane... Je n'en parle pas au reste comme +on peut parler du fils de l'empereur Napoléon, avec cette prévention +qui fait trouver droit un enfant bossu: le roi de Rome était vraiment +beau comme un ange!... Qu'on regarde la gravure faite d'après le +charmant dessin d'Isabey, où le roi de Rome est représenté à genoux +en disant:</p> + +<p><i>Je prie Dieu pour la France et pour mon père!...</i></p> + +<p>Cher enfant! et maintenant c'est nous qui prions et pour toi et pour +lui!...</p> + +<p>—«Allez embrasser cette dame, mon fils,» dit l'Empereur à l'enfant, +en lui montrant Joséphine qui était retombée tremblante sur le +fauteuil, d'où elle s'était soulevée à leur entrée dans l'appartement.</p> + +<p>Le jeune prince leva ses grands et beaux yeux sur la personne que lui +montrait son père; et, quittant la main de Napoléon, il se dirigea, +sans montrer de crainte, vers Joséphine qui, l'attirant aussitôt à +elle, le serra presque convulsivement contre son sein. Elle était si +émue, que l'Empereur reçut la commotion qui se communique toujours +à celui qui est spectateur d'une impression vive vraiment éprouvée. +Le roi de Rome, à qui son père avait probablement recommandé d'être +caressant pour <i>la dame</i> qu'il allait voir, fut charmant pour +Joséphine <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> qui, en vérité, parlait ensuite de ce moment avec +une émotion qui n'était pas feinte. L'Empereur s'était éloigné de +tous deux, et, les bras croisés, appuyé contre la fenêtre, il les +regardait avec une expression qui annonçait tout ce qu'il devait +sentir dans un pareil instant...</p> + +<p>Le roi de Rome (comme tous les enfants, au reste), avait l'habitude +de jouer avec les chaînes, les montres, tout ce qui était à sa +portée. C'était alors la mode de mettre à une chaîne d'or une +multitude de breloques de toute espèce<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95" title="Go to footnote 95"><span class="smaller">[95]</span></a>. Joséphine en avait une +grande quantité; voyant que le jeune Prince s'amusait avec ces +breloques, elle détacha sa chaîne pour qu'il pût jouer avec plus +aisément... L'enfant fut charmé de cette complaisance... Il se mit à +compter les différentes pièces du charivari; mais il s'embrouillait +toujours lorsqu'il arrivait au nombre <i>dix</i><a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96" title="Go to footnote 96"><span class="smaller">[96]</span></a>. Tout à coup, il +s'arrêta; et, regardant alternativement l'impératrice Joséphine et le +charivari, il parut vouloir dire quelque chose.</p> + +<p>Que voulez-vous, sire? lui dit Joséphine.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">LE ROI DE ROME</span>, <span class="stage">hésitant.</span></p> + +<p>Oh! rien.</p> + +<p class="speaker"><span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> <span class="smcap">JOSÉPHINE</span>, <span class="stage">se penchant vers lui, et tout bas, après avoir +fait signe à l'Empereur de ne pas les troubler.</span></p> + +<p>Mais encore!... dites, que voulez-vous?</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">LE ROI DE ROME</span>, <span class="stage">en montrant le charivari.</span></p> + +<p>C'est bien beau, n'est-ce pas, cela, madame?</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">JOSÉPHINE</span>, <span class="stage">souriant.</span></p> + +<p>Mais, oui... Pourquoi dites-vous cela?</p> + +<p class="speakersc">LE ROI DE ROME.</p> + +<p>Ah! c'est que... c'est que j'ai rencontré dans le bois un pauvre qui +a l'air bien malheureux... Si nous le faisions venir!... nous lui +donnerions tout cela; et, avec l'argent qu'il en aurait, il serait +bien riche!... Je n'ai pas d'argent, mais vous avez l'air d'être bien +bonne, madame... Dites, le voulez-vous?</p> + +<p class="speakersc">JOSÉPHINE.</p> + +<p>Mais, si Votre Majesté le demande à l'Empereur, il lui donnera tout +ce qu'elle lui demandera pour faire le bien.</p> + +<p class="speakersc">LE ROI DE ROME.</p> + +<p>Papa a déjà donné tout ce qu'il avait... et moi aussi.</p> + +<p class="speaker"><span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> <span class="smcap">JOSÉPHINE</span>, <span class="stage">se penchant vers l'enfant.</span></p> + +<p>Eh bien! Sire, je vous promets d'avoir soin de votre pauvre.</p> + +<p class="speakersc">LE ROI DE ROME.</p> + +<p>Bien vrai?...</p> + +<p class="speakersc">JOSÉPHINE.</p> + +<p>Oui; je vous le promets.</p> + +<p class="speaker"><span class="smcap">LE ROI DE ROME</span>, <span class="stage">l'embrassant.</span></p> + +<p>Eh bien! je vous aime beaucoup! vous êtes bien bonne; je veux que +vous veniez avec nous à Paris; vous demeurerez aux Tuileries...</p> + +<p>L'Impératrice fut émue, et regarda l'Empereur avec une expression +déchirante, à ce qu'il dit ensuite... Mais il ne voulait pas de +<i>scène</i>, et surtout rien qui pût frapper l'enfant... Il revint auprès +de Joséphine, et prenant le roi de Rome par la main:</p> + +<p>—«Allons, sire, lui dit-il, il faut partir... Il se fait tard... +Embrassez madame.»</p> + +<p>Le jeune prince jeta ses deux bras autour du cou de Joséphine, et +l'embrassa avec une effusion qui la toucha au point de la faire +pleurer.</p> + +<p>—«Venez avec moi, répétait l'enfant.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> —Cela ne se peut, disait Joséphine.</p> + +<p>—Et pourquoi? dit l'enfant en redressant sa jolie tête, si +l'Empereur <i>et moi</i> le voulons.</p> + +<p>—Allons, allons, venez, dit l'Empereur en prenant la main de son +fils qui, cette fois, n'osa pas résister.»</p> + +<p>Et faisant de l'œil et de la main un dernier adieu, Napoléon +sortit avec le roi de Rome, laissant Joséphine bien heureuse pour un +moment, mais avec une source de souvenirs déchirants dans le cœur.</p> + +<p>J'ai parlé dans mes mémoires des événements de 1813; il est donc +inutile de recommencer ce récit. Je ne dirai donc que ce qui se +trouve lié à Joséphine.</p> + +<p>Lorsqu'elle apprit les revers de 1813, les derniers malheurs de cette +année commencée avec des pressentiments sinistres qui n'avaient eu +que trop de réalisation, son désespoir fut profond. Pendant ce temps, +Marie-Louise déjeunait et dînait admirablement, montait à cheval, +prenait sa leçon de musique, celle de dessin, de broderie, jouait +au billard, se couchait à neuf heures, dormait toute la nuit, et +recommençait le lendemain, à tout aussi bien manger et tout aussi +bien étudier. On voit qu'elle aurait eu le premier prix dans une +pension... Mais dans le grand collége des <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> épouses et des +mères, je doute qu'elle y eût même été reçue.</p> + +<p>Joséphine avait bien quelques consolations dans la conduite du +vice-roi, et l'attachement qu'avait pour lui sa femme, la princesse +Auguste de Bavière... Elle en reçut un jour une lettre qu'elle +faisait lire à tout le monde avec un orgueil maternel bien aisé à +comprendre<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97" title="Go to footnote 97"><span class="smaller">[97]</span></a>. Eugène avait reçu des propositions par lesquelles on +lui offrait la couronne d'Italie, s'il voulait consentir à devenir +<i>un traître</i>, <i>un perfide</i> et <i>un ingrat</i>, disait la vice-reine à sa +belle-mère!... Cette lettre était en effet bien touchante; et quelque +naturelle que fût la conduite d'Eugène, l'Impératrice avait tout lieu +d'en être fière, car tout le monde en Italie n'a pas agi de cette +manière<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98" title="Go to footnote 98"><span class="smaller">[98]</span></a>....</p> + +<p>Enfin arrivèrent nos désastres... l'invasion de la France, +l'abdication de l'Empereur!... En apprenant les premiers revers de +1814, j'ai vu Joséphine vouloir plus d'une fois aller auprès de +<span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> l'Empereur pour le soutenir dans ses moments d'épreuves!...</p> + +<p>—«Je sais comment on peut arriver à son âme, disait-elle à ceux qui +la retenaient... Mon Dieu!... comme il doit souffrir!»</p> + +<p>Mais le moyen d'exécuter une pareille résolution! c'était le rêve +du cœur; et la force de la volonté demeurait insuffisante devant +celle des événements.</p> + +<p>Ils se succédaient avec une telle rapidité, que Joséphine eut à peine +le temps de quitter Malmaison pour se réfugier à Navarre, qui était +pour elle un lieu plus sûr que l'autre habitation. Elle partit avec +son service, et dans une telle terreur, que sur la route, un valet de +pied ayant donné une fausse alarme, dans un moment où les voitures +étaient arrêtées, l'Impératrice ouvrit elle-même la portière de la +sienne, et se jetant hors de la voiture, elle courut à travers champs +jusqu'à ce qu'on la rattrapât, et elle ne voulut revenir que sur les +assurances réitérées que ce n'étaient pas les cosaques.</p> + +<p>La reine Hortense rejoignit sa mère à Navarre. Le séjour en était +triste, plusieurs personnes du service d'honneur disaient aux +arrivants sans beaucoup se gêner:</p> + +<p>—«Comment! vous êtes inquiets? En vérité <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> vous avez tort... +Ah! dans le fait, je n'y songeais pas!... vous devez craindre, en +effet... Mais nous... que peut-il nous arriver<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99" title="Go to footnote 99"><span class="smaller">[99]</span></a>?...</p> + +<p>Ce fut à Navarre que Joséphine apprit que l'Empereur irait à l'île +d'Elbe; cette nouvelle lui parvint au milieu de la nuit. M. Adolphe +de Maussion, alors auditeur au Conseil d'État, et attaché en cette +qualité au duc de Bassano, secrétaire d'État, était envoyé auprès de +la duchesse par son mari, pour lui annoncer les grands événements +qui venaient d'avoir lieu. La capitulation de Paris était signée, et +Napoléon était à Fontainebleau... M. de Maussion s'était détourné +pour apporter ces nouvelles à Navarre.</p> + +<p>Lorsque l'Impératrice sut l'arrivée de M. de Maussion, elle se leva +aussitôt, passa un peignoir de percale, prit un bougeoir et guidant +elle-même le nouvel arrivé, elle traversa la cour qui séparait son +logement de celui de sa fille et introduisit M. de Maussion auprès +de la reine Hortense, qui, déjà éveillée par le bruit des chevaux, +attendait les nouvelles avec impatience... L'Impératrice, dont le +trouble l'avait empêchée <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> de bien comprendre tout ce que lui +avait dit M. de Maussion, lui dit de tout répéter... Il recommença +le malheureux récit, et ce ne fut qu'alors que Joséphine comprit +que Napoléon déchu de sa puissance, accablé par le sort, n'avait +plus pour asile que l'île d'Elbe et ses rochers de fer!... Elle +était alors assise sur le lit de sa fille... Elle poussa un cri, +et se jetant dans ses bras... «Ah! dit-elle en pleurant, il est +malheureux!... C'est à présent surtout que je porte envie à sa femme! +Elle du moins, elle pourra s'y enfermer avec lui!...»</p> + +<p>Son désespoir fut violent... elle pleura pendant plusieurs heures, +et fut dans un état nerveux qui alarma ceux qui l'entouraient. Quant +à la reine Hortense... elle prit dès ce moment la résolution d'aller +s'enfermer avec l'Empereur, dans quelque prison qu'on lui donnât... +elle ignorait encore que les bourreaux d'un héros sont doublement +cruels lorsqu'ils ont à torturer un patient dont la gloire a humilié +leur orgueil!... il fallait que le supplice fût entier... Il fallait +qu'aucune douleur n'y faillît... et ils savaient bien que l'isolement +de ce qu'il aime est la plus affreuse des douleurs d'un grand +cœur!...</p> + +<p>On sait tout ce qui se passa dans ces tristes journées... le +souvenir en est trop pénible à rappeler... Je dirai seulement que +l'Impératrice reçut à cette <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> triste époque des preuves d'un +intérêt général... Le duc de Berry lui fit proposer une garde et +une escorte... Elle refusa, et la reine Hortense également... Mais +les princes étrangers firent entendre à Joséphine que sa présence à +la Malmaison était convenable, et que son éloignement était comme +une marque de défiance qui pouvait lui nuire. Elle partit alors +pour venir chercher la mort à la Malmaison. Mais jamais elle ne put +décider sa fille, qui prétendait qu'elle devait aller auprès de sa +belle-sœur dans un pareil moment, et que, bien que Marie-Louise ne +dût pas lui être plus chère que sa mère, elle se devait à elle dans +ces jours de deuil, où elle perdait autant à la fois. Elle y alla en +effet... mais cette noble action fut reconnue par un accueil froid +et contraint, que tout autre que la reine Hortense pouvait prendre +pour impoli... Marie-Louise fut gênée avec elle dès qu'elle la +vit... elle trouva à peine une parole pour la remercier de cet acte +de dévouement, et finit par lui dire qu'elle attendait son père... +La reine comprit quelle était de trop, et, prenant aussitôt congé +d'elle, elle quitta Rambouillet presque aussi promptement qu'elle y +était venue.</p> + +<p>En revenant à la Malmaison, la Reine trouva sur la route des +officiers russes, qui venaient de Paris, pour apporter des dépêches +de l'empereur <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> Alexandre, qui montrait un bien vif intérêt à +Joséphine et à ses enfants. C'est ici qu'il faut rendre à la Reine +une justice que tout le monde n'a pas jugé à propos de proclamer. On +a eu des renseignements, assez faux probablement, je pense donc que +la vérité doit être connue:</p> + +<p>Il est positif que, les premiers jours, la Reine fut si froide pour +l'Empereur Alexandre, qu'il s'en plaignit. Il était vrai, en 1814, +dans tout ce qu'il voulait faire pour la famille de l'impératrice +Joséphine et pour elle. On a accablé la reine Hortense, parce que +l'empereur de Russie, trouvant le salon de la Malmaison charmant, y +allait habituellement plusieurs fois par semaine, pendant le peu de +temps que vécut l'Impératrice. Ce fut assez pour réveiller l'envie et +la haine; et l'on sait ce que peuvent ces deux passions.</p> + +<p>L'empereur Alexandre demanda beaucoup de grâces à Louis XVIII pour +Joséphine, mais il n'obtint pas tout. On a raconté, dans des mémoires +sur la reine Hortense, beaucoup de choses qui, je suis fâchée de le +dire, ne sont pas exactes; et de ce nombre sont quelques-unes de +celles qui concernent l'empereur Alexandre... Il a été chevalier, +il a été le plus noble des hommes et pour la France et pour nous +particulièrement. Je proclamerai la reconnaissance que nous lui +<span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> devons, à haute voix et du fond du cœur..... Mais je sais +que tout ce qu'on dit dans plusieurs chapitres de ces mémoires est +vivement exagéré... Un homme dont la conduite fut toujours honorable, +si après tout les événements ne l'ont pas aidé, c'est le duc de +Vicence; et il savait comme moi que certes l'empereur Alexandre +voulait du bien à la famille impériale... Mais de ce bien à ce que +disent les mémoires il y a encore loin<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100" title="Go to footnote 100"><span class="smaller">[100]</span></a>.</p> + +<p>La Malmaison eut encore de brillantes journées pendant ce mois +d'avril qui devait être le dernier renouvellement de printemps +que devait voir Joséphine... Cependant elle n'avait jamais été si +fraîche et si belle. L'apparence de la santé était sur son visage... +Et pourtant elle était non-seulement triste, mais de sinistres +pressentiments la venaient assaillir au milieu de la nuit; elle +faisait des rêves tellement terribles qu'elle en vint à croire qu'il +allait arriver quelque nouveau malheur. Hélas! sa tête seule était +menacée!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> L'empereur de Russie voulut connaître Saint-Leu. La +Reine, qui était mère avant tout et qui avait enfin compris qu'il +fallait beaucoup sacrifier à ses enfants, avait pris le parti de la +résignation et l'avait pris de bonne grâce; elle chantait, causait, +mais non comme par le passé, car sa voix était triste et ses paroles +privées de ce charme qui nous animait toutes lorsqu'elle était au +milieu de nous à Saint-Leu, dans nos beaux jours... Mais elle voulut +toutefois donner une fête à l'empereur Alexandre, qui seul avait +la puissance de protéger ses fils et de les <i>lui faire conserver</i> +surtout; elle l'engagea donc à venir à Saint-Leu.</p> + +<p>—«Il ne faut pas que votre majesté s'attende à trouver une maison +royale, lui dit Joséphine, qui devait aussi être de cette partie; ma +fille et moi ne sommes plus que des femmes du monde, et, en venant +chez Hortense, il faut que votre majesté y vienne avec toute son +indulgence.»</p> + +<p>L'Impératrice ne savait pas encore combien l'empereur Alexandre était +simple dans ses manières... Elle ignorait, je ne sais trop comment, +que l'empereur faisait à Pétersbourg des visites, comme chez nous +un homme du monde les ferait... aussi fut-il servi à souhait en ne +trouvant à Saint-Leu que l'Impératrice et les dames de son service +avec quelques femmes qui n'étaient attachées à aucune <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> des +Princesses; une jeune personne charmante dont la Reine prenait soin +était aussi ce même jour à Saint-Leu, elle était élève d'Écouen et +la Reine la protégeait particulièrement: c'était mademoiselle Élisa +Courtin, qui depuis a épousé Casimir Delavigne.</p> + +<p>L'Impératrice voulut faire gaiement les honneurs de la demeure de sa +fille à l'empereur... Elle souriait; mais ce sourire était contraint +et montrait de la souffrance; pendant la promenade, son fils, qui +était auprès d'elle dans le char-à-bancs, crut un moment qu'elle +allait s'évanouir. De retour au château elle se trouva si fatiguée +qu'elle fut obligée de se coucher sur une chaise longue, et là +elle fut pendant une heure assez souffrante pour inquiéter... Elle +défendit d'en parler à sa fille et à l'empereur de Russie; et elle +parut au dîner avec le sourire sur les lèvres et des yeux riants.</p> + +<p>Mais elle était blessée au cœur; je la vis à la Malmaison deux +jours après, et là, elle put me parler en liberté, elle me fit voir +une âme déchirée... Cette pensée que Napoléon était seul sur le +rocher de fer de l'île d'Elbe avec ses tourments et ses souvenirs, +cette pensée la torturait!...</p> + +<p>Je lui parlai de l'empereur de Russie:</p> + +<p>—«Sans doute, me dit-elle, j'ai confiance en <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> lui... mais +il n'est pas seul!... et mes enfants seront engloutis par la tempête +comme leur mère et leur bienfaiteur.»</p> + +<p>Joséphine avait cependant une raison bien forte pour avoir de +l'espérance; que de bien n'avait-elle pas fait aux émigrés, même à +ceux qui n'avaient pas voulu rentrer!... Ce même jour où j'avais +été à la Malmaison pour prendre ses ordres relativement à lord +Cathcart, ambassadeur d'Angleterre en Russie; elle voulait le +voir; et, comme il logeait chez moi, elle m'avait fait demander +afin de s'entendre avec moi pour le lui amener à déjeuner un jour +de la semaine suivante... Ce même jour je vis dans le salon une +jeune Anglaise charmante appelée alors lady Olsseston (depuis lady +Tancarville), c'était la fille du duc de Grammont... la sœur de +madame Davidoff<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101" title="Go to footnote 101"><span class="smaller">[101]</span></a>. L'Impératrice avait été bonne pour la duchesse +de Guiche leur mère, ravissante personne que j'avais vue à cette même +place quatorze ans auparavant et peu de mois avant sa mort; la jeune +femme me parut doublement jolie et charmante de n'avoir pas oublié +celle qui avait été bien pour sa mère.</p> + +<p>L'Impératrice, que je revis seule après le dîner, me parut mieux, et +je le lui dis; elle me regarda <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> en souriant, et me serra la +main... Elle n'avait pas de gants... cette main était brûlante...</p> + +<p>Ce n'est rien, me dit-elle, un peu de fatigue; j'ai changé mes +habitudes depuis quelque temps. Lorsque mes affaires et celles de mes +enfants seront terminées, alors je me reposerai... Mais d'ici là... +je ne le pourrai pas.</p> + +<p>Le lendemain le roi de Prusse alla dîner à la Malmaison, et cette +journée fut plus pénible que celle de la veille; car avec le roi de +Prusse Joséphine était contrainte, et elle-même m'avait dit qu'elle +souffrait toutes les fois que la conversation se prolongeait... +Ses fils se permirent ce même jour une facétie d'écolier assez peu +spirituelle et je m'étonne qu'elle ait pu être commise par les deux +fils du roi. Un pauvre Anglais bien embarrassé avait été engagé à +dîner par l'Impératrice. Absorbé dans la contemplation d'un tableau +de Raphaël, il oubliait devant lui le dîner et les heures. Lorsqu'on +annonça qu'on avait servi, l'Anglais n'entendit pas. Les jeunes +princes l'enfermèrent dans la galerie dont les issues ne lui étaient +pas connues. Le pauvre homme attendit d'abord, mais la faim le +pressant et n'entendant aucun bruit, il frappa d'abord doucement, +ensuite plus fort, enfin il fit du bruit, et l'on s'aperçut alors +qu'au lieu de s'être perdu dans le parc, ce qu'on croyait, <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> +l'Anglais avait été mis en prison par LL. AA. RR. Ce fut du moins ce +qu'on me raconta le lendemain lorsque j'arrivai au château.</p> + +<p>Joséphine était déjà fort souffrante, lorsque des articles de +gazettes achevèrent de l'accabler. Un journal eut la lâcheté +d'attaquer la reine Hortense avec une telle haine, et si peu de +mesure dans cette haine, que je ne sais comment on peut se livrer +à un aussi grand scandale par pudeur pour soi-même. L'Impératrice +me fit dire d'aller à la Malmaison, et me montrant le journal, elle +me dit de parler de ce fait à un de mes amis fort influent... Elle +pleurait avec un tel déchirement qu'elle me fit mal... Je tâchai +de la consoler; mais moi-même j'étais irritée contre ces hommes +lâches et méchants que le malheur ne pouvait désarmer. Et savez-vous +sur quel sujet cet article était fait? C'était sur le corps de +son pauvre enfant!... sur le petit Napoléon, mort en Hollande, le +seul de cette race qui promettait une si grande lignée qui eût +été déposé sous les vieilles voûtes de Notre-Dame; on l'en avait +arraché ignominieusement, on l'avait porté par grâce dans un autre +cimetière... Ainsi se renouvelaient les horreurs de 93!... et nous +étions en 1814!... aux premiers jours d'une Restauration.</p> + +<p>Avant de quitter l'Impératrice, je voulus détourner ses idées de +cette lugubre image, et je lui <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> parlai de lord Cathcart, dont +le noble caractère en cette circonstance est digne de louange. Je lui +demandai quel jour elle le voulait voir.</p> + +<p>—«Eh bien, me dit-elle, venez déjeuner et passer la journée +après-demain 28, le temps est admirable, et nous irons au butard.»</p> + +<p>Nous causâmes encore quelque temps, et, en la quittant, je la laissai +plus calme. En nous promenant dans la galerie, je vis un Richard dont +le sujet me plaisait, je proposai à l'Impératrice de faire un échange +avec elle, et de lui donner un petit Luini<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102" title="Go to footnote 102"><span class="smaller">[102]</span></a> pour le Richard. Elle +y consentit, et je la quittai très-peu alarmée pour sa santé.</p> + +<p>Je vins le surlendemain à dix heures avec lord Cathcart, et je me +disposais à descendre, lorsque M. de Beaumont vint sur le perron, +et me dit que l'Impératrice était dans son lit avec la fièvre, et +que le vice-roi était également malade. On attendait l'empereur de +Russie, car la maladie était venue si promptement, qu'on n'avait pas +eu le temps nécessaire pour le faire avertir... Je laissai mon petit +tableau à M. de Beaumont, et lord Cathcart et moi nous revînmes à +Paris, lui bien contrarié de n'avoir pas vu l'Impératrice, et moi +frappée d'un vague pressentiment qui me serrait le cœur!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> Hélas! il n'était que trop vrai! Le lendemain, l'impératrice +Joséphine n'existait plus!...</p> + +<p>Cette mort frappa tout le monde d'une sorte de terreur... Il y avait +dans la vie de cette femme un rapport constant avec l'existence de +l'homme providentiel qui avait régné sur le monde... Le jour où cette +puissance s'éteint... l'âme de cette femme s'éteint aussi!... Il y a +dans ces deux destinées un mystère profond que la main de l'homme ne +pourra dévoiler, mais que l'intelligence comprend.</p> + +<p>Il est de fait que Napoléon le sentait dans son cœur... Aussi +l'a-t-il dit à Fontainebleau; et lorsque le malheur l'accablait, +lorsque la perfidie l'entourait, lorsque l'ingratitude se montrait à +lui hideuse et sans pudeur, alors il s'écria dans l'angoisse de son +âme:</p> + +<p>—«Ah! Joséphine avait raison! en la quittant, j'ai quitté mon +bonheur!...»</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> SALON DE CAMBACÉRÈS<br> +SOUS LE CONSULAT ET L'EMPIRE.</h3> + +<p>On a beaucoup parlé du <i>Salon</i> de Cambacérès, et c'est abusivement. +On croit toujours que les gens qui donnent à dîner ont un salon, et +qu'ils reçoivent, et, dans le fait, il en est ainsi habituellement; +mais chez Cambacérès, ce n'était pas cela; et sa maison avait, à cet +égard, un aspect que nulle autre n'avait à Paris.</p> + +<p>Cambacérès était un homme d'esprit, d'un esprit agréable même, et +racontant avec une finesse toujours amusante: c'était un homme du +bon temps enfin. Il avait toujours vu la bonne compagnie; <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> +s'il en avait fréquenté de mauvaise, elle ne l'avait pas gâté, et +je l'ai toujours vu le même, soit qu'il fût avocat consultant, et +pas trop riche, car il était honnête homme, allant dîner chez M. +de Montferrier, son cousin; soit qu'il fût second Consul, tout +occupé des soins de donner une législation à un peuple qui en avait +besoin; soit qu'il fût enfin archi-chancelier de l'Empire, et l'un +des grands dignitaires entourant ce trône plus grand que celui de +Charlemagne<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103" title="Go to footnote 103"><span class="smaller">[103]</span></a>. Il était toujours sérieux, faisant une grimace au +lieu de sourire, et n'aimant pas le monde, quoiqu'il y fût très-bien +et qu'on l'y désirât; mais sa figure, naturellement l'antipode d'une +joie franche et rieuse, comme celle de notre gai pays de Languedoc, +lui donnait aussi la crainte, je crois, d'être un <i>repoussoir</i> pour +une franche gaieté. Cependant il racontait souvent des histoires fort +<i>crues</i>, et alors c'était avec un sourire qui déplaçait à peine ses +lèvres; mais on voyait qu'il y avait une pensée intérieure au-delà de +celle exprimée par la parole, et en tout, pour qui voulait <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> +connaître Cambacérès, sa physionomie était un miroir assez fidèle +pour guider dans cette étude.</p> + +<p>La taille de l'archi-chancelier était au-dessus de la moyenne; il +n'était pas voûté lorsqu'il est mort; et en 1820, il était ce que +je l'avais vu vingt ans plus tôt. Sa tournure avait toujours une +gravité magistrale toute vénérable; la main droite dans son gilet, +tenant à la gauche une canne faite d'un très-beau jonc, à pomme +d'or; vêtu d'un habit de drap brun, des bas gris ou noirs, avec des +souliers à boucles; des culottes noires; frisé et poudré, comme nous +l'avons toujours vu, et pouvant dire avec M. le duc de Gaëte: <i>J'ai +traversé la Révolution avec ma coiffure!</i> Cette coiffure, surmontée +d'un chapeau rond, d'une forme passée de mode depuis dix ans, voilà +comment M. <i>de Cambacérès</i> allait <i>à pied</i> dîner, presque tous les +jours, chez M. le marquis de Montferrier, en 1798 et 1799; il passait +sous les fenêtres de la maison de ma mère, et toujours dans ce même +équipage. Quelquefois, et cela quand il pleuvait, il remplaçait la +canne par le parapluie; mais la dignité de sa démarche n'en recevait +aucune atteinte, et il était tout aussi lent et compassé, même +sous son parapluie, que sous l'habit de velours et le chapeau aux +vingt-cinq plumes qu'il portait au couronnement.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> J'ai parlé de Cambacérès à cette première époque, pour +prouver que ce n'étaient pas ses grandeurs qui l'avaient changé; il +avait toujours été le même. Le velours et l'hermine ont trouvé tout +de suite un homme fait pour eux. Cela se rencontrait rarement dans +ce temps-là, et j'en ai vu bon nombre, le jour même du couronnement, +qui allaient au galop, dans les grandes salles de l'Archevêché, ayant +leur queue de moire ou d'hermine sur le bras.</p> + +<p>Ainsi donc, lorsqu'en 1801, Cambacérès se promenait, à pas réglés, +au Palais-Royal, au milieu des personnes de joie qui alors s'y +trouvaient, il ne faisait que suivre ses vieilles habitudes. Quant +à l'habit brodé, la manchette de point d'Alençon, ou de Malines, +ou de Valenciennes, ou de point d'Angleterre, tout cela selon les +quatre saisons; quant à la brette, les bas de soie et les boucles à +diamants, remplaçant l'habit brun et le chapeau rond, il les portait +toujours, parce que, disait-il à l'Empereur, il fallait faire prendre +cette habitude, même aux jeunes gens. Aussi le malheureux Lavollée, +son propre neveu, le suivait-il en habit habillé en soie violette, +manchettes de dentelles, l'épée, le chapeau à trois cornes, enfin +tout le harnachement, excepté les cheveux courts et sans poudre qui +révélaient le jeune <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> homme. Quant à d'Aigrefeuille, Monvel, +le marquis de Villevieille, qui disait si admirablement les vers, M. +de Montferrier, toute la cour archi-chancelière, enfin, elle semblait +faite pour l'habit habillé.</p> + +<p>Cambacérès, aussitôt qu'il fut second Consul, voulut que sa maison +fût la meilleure de Paris; et ce fut, en effet, la seule, pendant +quelque temps, qui fît le sujet de l'étonnement des étrangers qui, +en arrivant à Paris, s'attendaient encore à trouver les dîners +civiques au milieu de la rue, les hommes en carmagnole, et les femmes +en bonnet rond; mais ce cuisinier, si fameux d'abord, parce qu'il +y avait moins de points de comparaison, devint tout simplement <i>un +artiste culinaire</i>, comme il y en avait alors deux cents dans Paris. +La maison elle-même du second Consul, et de l'archi-chancelier +ensuite, fut l'égale de celle des ministres, et fut bien inférieure +même à plusieurs de nos maisons tenues sur un pied bien autrement +grand et avec bien plus de luxe. Cambacérès donnait à dîner; mais, +excepté ces jours-là, sa maison avait porte close: cela donnait de +l'humeur à l'Empereur.</p> + +<p>Le mardi et le samedi étaient les jours de l'archi-chancelier. +On recevait ordinairement son invitation le mercredi matin, si +l'on y avait été le <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> mardi soir; et le dimanche matin, si +l'on y avait été le samedi: c'était ponctuel. On devait arriver le +jour invité à heure fixe; car jamais on n'attendait, et lorsque +l'heure était pour cinq heures et demie, comme cela fut pendant +les premières années du Consulat, il fallait être chez Cambacérès +à cinq heures vingt minutes, pour ne pas arriver trop tard. Sous +l'Empire, il engageait pour six heures précises; il fallait alors +arriver ponctuellement à six heures moins un quart, sous peine de +le trouver de mauvaise humeur; car il attendait quand la personne +était une femme marquante. Il fallait aussi faire grande attention +à sa toilette; l'hiver mettre des diamants, du velours, du satin, +une robe riche enfin; alors il était content, et ne faisait pas +revenir éternellement une parole détournée sur l'oubli des femmes +relativement <i>au cérémonial</i>.</p> + +<p>Un samedi, le grand jour de l'archi-chancelier, madame de la +Rochefoucault, alors dame d'honneur de l'impératrice Joséphine, vint +faire une visite à Cambacérès. Probablement que sa toilette ne lui +plut pas, car il s'approcha d'elle, et dit avec un accent particulier +d'ironie:</p> + +<p>—«Vous avez là, madame, un négligé charmant!»</p> + +<p>Madame de la Rochefoucault avait de l'esprit; <span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> elle comprit +tout de suite l'amertume cachée sous le compliment.</p> + +<p>—«Ah! monseigneur, s'écria-t-elle, je vous demande bien pardon; mais +je sors de chez l'Impératrice, et n'ai pas eu le temps de changer de +toilette!»</p> + +<p>L'archi-chancelier comprit, à son tour, la réponse, et ne voulut pas +poursuivre la conversation.</p> + +<p>C'était une lanterne magique fort amusante, une ou deux fois par +mois, que la maison de Cambacérès. Tout ce qu'il y avait dans +Paris y passait, comme on passe derrière un verre pour les ombres +chinoises. Pendant quelque temps, on annonçait à haute voix, ce qui +causait une rumeur continuelle, qui troublait. Aussitôt que sept +heures sonnaient, et tandis qu'on était encore à table, commençaient +à arriver les juges de province et leurs femmes; puis les cours de +Paris. On attendait que <i>monseigneur</i> fût hors de table, et le salon +était déjà garni de cinquante personnes lorsque les deux battants de +la salle à manger s'ouvraient pour laisser passer l'archi-chancelier, +donnant la main gravement à la femme qu'il avait à sa droite, et +la conduisant, à pas comptés, à la bergère placée au coin de la +cheminée. Peu à peu le salon se remplissait de nouveaux arrivants; +et <span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> à peine l'aiguille était-elle sur sept heures et demie, +que les personnes qui avaient dîné chez l'archi-chancelier se +faisaient annoncer chez l'archi-trésorier ou chez un ministre qui +recevait aussi ce jour-là. Quant à ceux qui venaient faire une visite +chez Cambacérès, ils y demeuraient un quart d'heure, et puis<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104" title="Go to footnote 104"><span class="smaller">[104]</span></a> ils +demandaient leur voiture: c'était au point que souvent, à huit heures +et demie, l'archi-chancelier était libre, et allait au spectacle. +Jamais il n'y avait plus de causerie que cela chez lui; jamais de +jeu; jamais de fête, que de loin en loin, et lorsque l'Empereur les +lui commandait. Un jour je fus étonnée de le voir arriver chez moi, +le matin, <i>en chenille</i>, comme disait d'Aigrefeuille. C'était en +1808, à la fin de l'année; il venait me consulter, me dit-il.</p> + +<p>—«Moi, monseigneur! Eh! grand Dieu! sur quel objet, car il me semble +que j'aurais, moi, une entière confiance en vous pour tout ce que je +ferais en ce monde?»</p> + +<p>Il s'inclina en souriant à demi, car jamais ce sourire n'était entier.</p> + +<p>—«L'Impératrice me demande un bal... à moi!..</p> + +<p>—Eh bien! monseigneur?</p> + +<p>—Comment, vous n'êtes pas choquée de <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> l'inconvenance de me +demander un bal à moi, l'archi-chancelier de l'Empire, le chef... +(après l'Empereur, ajouta-t-il en se reprenant et en s'inclinant) +de la justice de l'Empire, lui faire donner un bal! Il n'y a pas de +convenance à cela, je le répète... C'est comme si l'on voulait m'y +faire danser!</p> + +<p>—Oh! monseigneur!</p> + +<p>—Eh mais, écoutez donc, je ne porte pas la simarre, c'est vrai; +mais, je le dis encore, je suis le chef de la justice de France, et +danser chez moi ne convient pas!</p> + +<p>—Eh bien, monseigneur, ne le donnez pas ce bal, s'il vous déplaît de +le donner.</p> + +<p>—Ah! voilà où gît la difficulté! c'est là ce qui me tourmente. Je le +regardai attentivement. Alors il se pencha à mon oreille et me dit +presque bas:</p> + +<p>On parle de tant de choses qu'il est difficile de s'arrêter à +une seule... et si je ne donne pas ce bal qu'elle me demande +positivement, l'Impératrice croira que je suis instruit certainement +de ce qu'elle redoute, et je ne sais rien!.. Quant à présent, +ajouta-t-il comme faisant ses réserves, et alors il y aura des +larmes, du désespoir... C'est fort embarrassant...»</p> + +<p>Je ne savais que lui dire, je connaissais par expérience la +susceptibilité de l'Impératrice <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> Joséphine, et je compris que +la position n'était pas facile... Cependant il en fallait sortir ou +l'accepter comme elle se présentait...</p> + +<p>—«Monseigneur, lui dis-je après avoir réfléchi un moment, il faut +donner le bal.»</p> + +<p>Il tressaillit.</p> + +<p>—«Un bal! chez moi!... mais encore une fois, madame, c'est un +outrage à la magistrature.</p> + +<p>—Ne la faites pas danser, et votre bal n'en ira que mieux, ne soyez +pas l'archi-chancelier pour douze heures, et vous voilà sauvé. Au +surplus, monseigneur, si vous avez besoin de mon secours en quoi que +ce soit, je suis à vos ordres.</p> + +<p>—Comment si j'ai besoin de vous!.. vous êtes mon espoir!... Voilà +une liste de femmes, regardez-la bien; croyez-vous que ces noms +conviennent à l'Impératrice?»</p> + +<p>Je rayai cinq ou six femmes qui auraient déplu à l'Impératrice et +les remplaçai par d'autres plus agréables pour elle comme pour +nous: l'archi-chancelier la lui présenta telle que je la lui avais +corrigée; le lendemain il revint chez moi en sortant de chez +l'Impératrice. Le jour était fixé; il était singulier: c'était le +premier de l'an.</p> + +<p>Ce bal fut un des plus ennuyeux que j'aie vu de ma vie, et +cependant tout y était bien en apparence. Les femmes, jeunes, +jolies et très-parées; <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> les rafraîchissements abondants et +recherchés, la politesse du maître de la maison extrême et même +avec une nuance de galanterie à laquelle on était d'autant plus +sensible qu'on y était peu habitué, car avec toute sa politesse il +y avait de la sécheresse dans sa nature. Enfin, malgré tout ce qui +devait contribuer à faire de cette fête une fête agréable, elle +était languissante; c'est que le maître de la maison était un vieux +garçon, sérieux, ne riant jamais, s'informant avec exactitude si l'on +avait froid, si on avait pris des biscuits glacés ou bien une autre +friandise que nul autre dans Paris ne faisait comme son officier, +mais ne s'inquiétant pas du tout si les jeunes personnes dansaient, +si on s'amusait enfin; et le plus bel ornement d'un bal c'est la joie.</p> + +<p>—«Ce bal <i>est lugubre</i>, me dit l'Impératrice dans un moment +où l'archi-chancelier était loin d'elle... Nous commençons mal +l'année... C'est surtout pour moi qu'elle sera plus triste que les +autres, ajouta-t-elle plus bas.»</p> + +<p>Je la regardai... elle avait les yeux pleins de larmes.</p> + +<p>—«Au nom de vous-même!» lui dis-je.</p> + +<p>Elle sourit tristement...</p> + +<p>—«J'ai encore du mérite à être comme je <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> suis, croyez-le +bien, et ne me jugez pas une femme sans courage. Je suis forte au +contraire?...</p> + +<p>Je ne répondis rien; je savais que les bruits de divorce prenaient +une consistance qui devait l'alarmer. Mais aussi je savais qu'elle +n'avait rien à redouter pour le moment présent, je le savais +seulement depuis quelques heures et j'aurais voulu le lui dire, mais +je n'aurais jamais osé aborder un pareil sujet, même seule avec +elle, si elle n'avait pas commencé. Je l'aurais affligée, et puis je +savais qu'il y avait à redouter le mécontentement de l'Empereur... +mais j'avais aperçu madame de Rémusat dans le bal et je résolus de +lui en parler; elle et madame d'Arberg avaient toute la confiance de +l'Impératrice et la méritaient.</p> + +<p>Comme l'Impératrice finissait d'exprimer toute la tristesse qui +était dans son âme au milieu d'une fête, avec cette résignation et +cette douceur qui lui étaient habituelles, un homme jeune, dont la +tournure distinguée se faisait remarquer au milieu de tous les hommes +qui l'entouraient, se détacha du groupe diplomatique, sur un mot +que lui dit M. de Villeneuve, chambellan de la reine Hortense, et +ôtant son épée, vint auprès de la princesse pour la prendre pour +danser l'anglaise<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105" title="Go to footnote 105"><span class="smaller">[105]</span></a> <span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> ainsi qu'elle venait de le lui faire +demander. C'était le comte de Metternich, ambassadeur d'Autriche; +il n'y avait pas alors à Paris un homme qui eût une tournure plus +élégante et plus distinguée et des manières plus nobles, quoique +très-convenables pour son âge.</p> + +<p>Comme il passait près de moi, il me dit en riant et en me montrant un +immense lustre qui était au milieu du salon:</p> + +<p>—«Est-ce là que fut pendu M. de Souza?»</p> + +<p>Je répondis que non et en riant à mon tour, car le souvenir de cette +histoire provoquera ma gaieté jusqu'à mon dernier jour.</p> + +<p>—«Que dites vous donc de M. de Souza? me demanda l'Impératrice quand +M. de Metternich et la reine Hortense furent dans la colonne de +l'anglaise.</p> + +<p>—Oh! ce n'est pas de celui que vous connaissez, madame... mais V. +M. se rappellera qu'en 1802 ou 1803, je crois, il passa par Paris +un petit homme Portugais, qu'on appelait don Rodrigue ou bien don +Alexandre de Souza. Il n'était pas envoyé en France, il venait ou il +allait à quelque ambassade de la part de S. M. Très-Fidèle, et, tout +en voyageant, il voulut voir Paris, parce que, malgré leur apparente +insouciance, les Portugais sont plus curieux de toutes choses que +pas un peuple de <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> l'Europe. Ce petit monsieur de Souza +était très-anglomane de sa nature: tout ce qu'il portait était de +confection et de fabrique anglaise; mais, avant de quitter Paris, il +dût se convaincre qu'il y avait une partie de sa toilette qui aurait +pu être mieux faite et plus solide.</p> + +<p>—Que lui arriva-t-il donc? contez moi cela pendant l'anglaise.</p> + +<p>—Eh bien! madame, l'archi-chancelier avait un de ces beaux et +solennels dîners qu'il donnait, comme le sait V. M., dans le courant +du Consulat, avec une fort grande magnificence, parce qu'alors elle +était presque seule dans Paris. Tout ce qui passait avec un titre ou +un rang, et qui allait faire une visite à Cambacérès, était sûr de +recevoir une invitation pour le mardi ou le samedi suivant. M. de +Souza y passa comme les autres, et précisément je fus invitée avec +M. d'Abrantès pour ce même jour, ainsi que le maréchal Mortier et +le maréchal Duroc. Votre majesté sait comme le maréchal Mortier est +rieur!</p> + +<p>—Lui!.. non vraiment!.. Mortier est rieur!</p> + +<p>—Comme un écolier... au point d'être obligé de se sauver de l'objet +qui provoque sa gaieté, sans quoi il demeurerait une heure à rire +devant lui... Il était donc à table à côté de moi ce même jour +<span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> chez Cambacérès. Depuis le commencement du dîner il ne +cessait de me dire:</p> + +<p>—«Qu'est-ce que c'est donc que ce petit bon homme qu'on a placé à +côté de moi?»</p> + +<p>En effet, M. de Souza était <i>infiniment petit</i> et l'on sait que le +maréchal avait six pieds deux lignes; M. de Souza avait à peine cinq +pieds.</p> + +<p>Il était, de plus, d'une gravité incroyable. Le maréchal lui avait +adressé plusieurs fois la parole; et, toujours repoussé avec perte, +il s'était replié de mon côté... Mais la scène allait s'ouvrir pour +lui comme pour nous tous.</p> + +<p>L'archi-chancelier, même à l'époque du Consulat, donnait toujours +deux services. Ce jour-là, comme toujours, les maîtres d'hôtel et +les valets de chambre portaient un habit habillé avec des boutons +guillochés; le premier maître d'hôtel avait un habit en ratine ou en +velours ras mordoré, avec ces mêmes boutons guillochés. Ce furent eux +qui amenèrent le trouble dans la maison paisible du second Consul.</p> + +<p>Au moment où le maître d'hôtel enlevait les plats du premier service, +nous entendons un cri perçant; et, comme en ce moment je fixais M. de +Souza, je jugeai que c'était lui que regardait la chose, car tout à +coup je le vis en enfant de chœur!</p> + +<p>D'où lui venait cette tonsure immédiate, voilà <span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> ce qu'on ne +pouvait comprendre, et encore moins la perte de la perruque qu'on ne +pouvait retrouver.</p> + +<p>—«Monseigneur, je voudrais bien ma perruque, répétait M. de Souza, +avec le même sérieux qu'il aurait mis à redemander le Brésil.</p> + +<p>—Mais, monsieur le comte, disait le second Consul en lorgnant plus +attentivement cette étrange figure... que voulez-vous qu'on ait fait +de votre perruque?»</p> + +<p>Cependant, en découvrant au bout de son lorgnon cette tête toute +ronde et entièrement nue, l'archi-chancelier se mit à rire. Ce rire, +le seul peut-être qui eût frappé les murs de cette salle, depuis +que Cambacérès habitait cette maison; ce rire fut comme un signal +pour tous; mais le général Mortier fut celui qui en reçut l'effet le +plus direct. Il éclata tellement, qu'il fut obligé de se lever et de +quitter la salle à manger, en prétextant un saignement de nez.</p> + +<p>—«Mais ma perruque, disait M. de Souza, en se tournant toujours +aussi gravement de tous les côtés.»</p> + +<p>Le pauvre maître d'hôtel, dont les fonctions avaient été interrompues +par cet événement, cherchait comme les autres, lorsque tout à coup M. +de Souza s'écrie:</p> + +<p>—«Eh! monsieur, la voilà!»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> Et il s'adressait au maître d'hôtel, avec un visage furieux; +l'autre le regardait avec des yeux étonnés...</p> + +<p>—«Là, monsieur, s'écria le Portugais en colère cette fois, et lui +prenant le bras droit, auquel la perruque pendait par un de ces +malheureux boutons guillochés qui l'avait accrochée en passant +au-dessus de la petite taille de don Rodrigue de Souza, pour prendre +les plats sur la table. Comme c'était le bouton de derrière qui avait +fait ce mal, on ne l'avait pas aperçu. Cependant, les valets de pied +devaient l'avoir vu; mais la malice est toujours de ce côté-là, pour +ne pas dire la méchanceté, et la joie que leur donnait M. de Souza +en enfant de chœur balançait le devoir. Quoi qu'il en soit, M. +de Souza remit sa perruque. Le dîner continua; le général Mortier +rentra guéri de <i>son hémorrhagie</i>, mais non pas de son envie de rire, +qui était plus vive que jamais, en voyant le sérieux solennellement +colère de M. de Souza, qui, après tout, devait prendre la chose en +riant. Pourquoi aussi sa perruque ne tenait-elle pas mieux?</p> + +<p>L'Impératrice avait ri pendant mon histoire avec un tel abandon, que +plusieurs fois on avait regardé de notre côté, malgré le mouvement +de l'anglaise et le rideau que formait la colonne. Lorsqu'on put +passer, l'archi-chancelier vint savoir, <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> <i>s'il était +possible</i>, toutefois, dit-il en s'inclinant, quelle était la cause +de cette bonne gaieté. L'Impératrice, riant encore aux larmes, le +lui dit, ce qui provoqua un sourire de souvenir sur les lèvres de +Cambacérès, qui jamais ne riait que dans des circonstances qu'on +notait.</p> + +<p>—«Oui, dit-il, en effet, ce fut une scène singulière; et mon +maître d'hôtel nous donna là une représentation que mes convives +n'attendaient guère... C'est beaucoup plus comique que l'histoire +de la perruque de M. de Brancas, accrochée au lustre du salon de la +Reine-Mère, dont il était, je crois, chevalier d'honneur...»</p> + +<p>Et sa mémoire le servant admirablement, il ajouta au portrait de +M. de Souza plusieurs teintes qui achevèrent la ressemblance et +redonnèrent un nouvel accès de gaieté à l'Impératrice. On sait que +Cambacérès contait à ravir.</p> + +<p>C'est à ce bal que M. de Metternich répondit un mot si parfaitement +spirituel à une autre parole de M. le duc de Cadore, qui ne l'était +guère. M. de Metternich était, depuis un an, dans toutes les +agitations pénibles qui peuvent tourmenter un homme investi de grands +pouvoirs, honoré de la confiance de son souverain, et qui voit qu'il +ne peut détourner la tempête qui va fondre sur sa patrie et la +ravager. Car il était presque certain que <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> Napoléon voulait +faire la guerre à l'Autriche... On disait que <i>non</i> à Paris; mais +Napoléon y songeait à Bayonne.</p> + +<p>M. de Metternich, tourmenté par ses craintes, demanda et obtint un +congé pour aller à Vienne, pour des affaires personnelles. L'empereur +Napoléon vit ce départ avec une sorte de peine; il lui donna des +soupçons et de l'ombrage... Pourquoi l'ambassadeur quittait-il son +poste? Mais, après tout, quand M. de Metternich l'aurait quitté pour +avertir plus sûrement son maître des dangers qu'il courait déjà, il +n'aurait fait que son devoir d'honnête homme et de loyal<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106" title="Go to footnote 106"><span class="smaller">[106]</span></a> sujet. +Il était Autrichien avant tout; au service de l'Autriche, et dévoué +de cœur à son maître, surtout depuis qu'il était malheureux; car +c'est un homme loyal et bon que M. de Metternich.</p> + +<p>En partant de Paris, dans les derniers jours d'octobre, il annonça +qu'il serait de retour vers la fin de novembre. Il ne revint que +le 31 décembre 1808. Le duc de Cadore crut lui dire un mot fort +spirituel en le plaisantant sur ce retard.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> —«Ah! ah! monsieur le comte, vous avez été bien longtemps +absent, lui dit-il en souriant.»</p> + +<p>Et, quoique le plus digne des hommes, M. le duc de Cadore en était le +plus laid, quand il souriait surtout.</p> + +<p>—«C'est vrai, monsieur le duc, répondit M. de Metternich, qui +comprit l'allusion qu'on voulait faire en parlant de ce retard; mais +j'ai été obligé de m'arrêter, pour laisser défiler le corps entier du +général Oudinot, qui venait de passer l'Inn.»</p> + +<p>Cambacérès faisait un grand cas de M. de Metternich; et son éloge +n'était pas indifférent dans sa bouche, car il était peu louangeur.</p> + +<p>Cette fête, ou seulement ce bal donné par l'archi-chancelier à +l'Impératrice, avait au reste la teinte de gêne et de tristesse que +toutes les fêtes qu'on lui offrait alors recevaient nécessairement +par la connaissance qu'on avait du divorce très-prochain qui la +menaçait. Elle-même le savait; et le malheur avait déjà doublé +d'épines cette couronne qui lui avait été prédite dans son enfance.</p> + +<p>Cambacérès possédait au plus haut degré la tenue solennelle de la +haute magistrature. Il me rappelait l'idée que je me faisais, étant +jeune fille et étudiant, de ces anciens chanceliers, des L'Hôpital, +des Lavardin... de ces hommes mourant sur <span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> leur chaise +curule, comme les vieux pères conscripts... excepté pourtant cette +dernière chose; car on prétend que Cambacérès était poltron comme un +lièvre... Mais qu'en savait-on?</p> + +<p>Le jour où le Conseil d'État fut averti du projet d'hérédité +impériale, ce fut lui qui présida le Conseil à la place de +l'Empereur, qui manquait rarement à ce qu'il regardait, disait-il, +comme un devoir. Ce jour-là qui, je crois, était un 12 ou un 14 +d'avril, Cambacérès entra dans le Conseil d'État plus solennellement +encore qu'à l'ordinaire; et ce furent lui et Regnault de +Saint-Jean-d'Angely qui discutèrent et posèrent d'abord la question +de l'hérédité, sans laquelle, disaient-ils avec raison, il ne +pouvait y avoir en France de paix ni de repos. Quelques jours après, +oubliant qu'il devenait le sujet de celui dont il était l'égal, +puisque le gouvernement consulaire l'avait établi par le fait, il +prononça lui-même à l'Empereur, à Saint-Cloud, ce fameux discours qui +lui donnait la puissance souveraine au nom du peuple et du Sénat. +Ce discours est un modèle de concision et de clarté oratoire. Il +est peut-être peu élégant; mais Cambacérès ne pouvait pas parler +autrement ce jour-là... et dans cette pièce mémorable dans notre +histoire, il ne faut voir que les mots et ce qu'ils annoncent.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> En voici quelques phrases:</p> + +<p class="p2 smcap">«Sire,</p> + +<p>»Le décret que le Sénat vient de rendre, et qu'il s'empresse +de présenter à votre majesté impériale, n'est que l'expression +authentique d'une volonté déjà manifestée par la nation.»</p> + +<p class="lspaced1">....................</p> + +<p>«La dénomination plus imposante qui vous est décernée n'est donc +qu'un tribut que la nation paie à sa propre dignité et au besoin +qu'elle sent de vous donner chaque jour les témoignages d'un +attachement et d'un respect que chaque jour aussi voit augmenter.</p> + +<p>»Eh! comment le peuple français pourrait-il<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107" title="Go to footnote 107"><span class="smaller">[107]</span></a> trouver des bornes à +sa reconnaissance, lorsque vous n'en mettez aucune à vos soins et à +votre sollicitude pour lui?...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> »Comment pourrait-il, oubliant les maux qu'il a soufferts +quand il fut livré à lui-même, penser sans enthousiasme au bonheur +qu'il éprouve depuis que la Providence lui a inspiré de se jeter dans +vos bras?...</p> + +<p>»Les armées étaient vaincues<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108" title="Go to footnote 108"><span class="smaller">[108]</span></a>; les finances en désordre; le +crédit public <i>anéanti</i>; les factions se disputant les restes +de notre antique splendeur; les idées de religion et de morale +obscurcies; l'habitude de donner et de reprendre le pouvoir +laissaient les magistrats sans considération, et même avaient rendu +odieuse toute espèce d'autorité...</p> + +<p>»Votre majesté a paru; elle a rappelé la victoire; elle a rétabli la +règle et l'économie dans les dépenses publiques; la nation, rassurée +par <span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> l'usage que vous en savez faire, a repris confiance +dans ses propres ressources; votre sagesse a calmé la fureur des +partis; la religion a vu relever ses autels; les notions du juste et +de l'injuste se sont réveillées dans l'âme des citoyens, quand on a +vu la peine suivre le crime, et d'honorables distinctions récompenser +et signaler la vertu, etc.»</p> + +<p class="p2">Ce fut le 19 mai 1804, que ce discours fut prononcé par Cambacérès, +comme président du Sénat.</p> + +<p>François de Neufchâteau, l'ancien directeur, fit aussi un discours à +Napoléon, le 1<sup>er</sup> décembre 1804. On verra, par quelques phrases que +j'en vais rapporter, que dans ces six mois d'intervalle la flatterie +avait fait de grands progrès.</p> + +<p>Je les place également pour donner une idée du genre d'esprit de +François de Neufchâteau, dont on a tant parlé, et qui, après tout, +n'était qu'un rhéteur sans grâce; quoiqu'à l'époque où il était un de +nos cinq rois, il eût aussi sa cour de flatteurs, qui le plaçaient +beaucoup plus haut que tous les poëtes et les écrivains de son +époque, et même de son siècle...</p> + +<p class="quote">La voix du peuple est bien ici la voix de Dieu,</p> + +<p class="noindent">disait-il à l'Empereur.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> «Aucun gouvernement ne peut être fondé sur un titre plus +authentique. Dépositaire de ce titre, le Sénat a délibéré qu'il se +rendrait en corps auprès de votre majesté impériale. Il vient faire +éclater la joie dont il s'est pénétré, vous offrir le tribut sincère +de ses félicitations, de son respect, de son amour; et s'applaudir +lui-même de l'objet de cette démarche, puisqu'elle met le dernier +sceau à ce qu'elle attendait de votre prévoyance <i>pour calmer les +inquiétudes<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109" title="Go to footnote 109"><span class="smaller">[109]</span></a> de tous les bons Français</i>, et faire entrer au port +le vaisseau de la république.</p> + +<p>»Oui, sire, de la république! Ce mot peut blesser les oreilles d'un +monarque ordinaire; mais ici, le mot est à sa place devant celui +dont le génie nous a fait jouir de la chose, dans le sens où la +chose peut exister chez un grand peuple: vous avez fait plus que +d'étendre les bornes de la république, car vous l'avez constituée +sur des bases solides. Grâces à l'<span class="smcap">EMPEREUR DES FRANÇAIS</span>, +on a pu introduire dans ce gouvernement <i>d'un seul</i> les principes +conservateurs des intérêts de tous, <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> et fondre dans la +république la force de la monarchie, etc., etc<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110" title="Go to footnote 110"><span class="smaller">[110]</span></a>...»</p> + +<p>Voilà un échantillon du talent de François de Neufchâteau. Il avait +de l'esprit, pourtant, et même beaucoup, ainsi que je l'ai déjà dit. +Il était aimable, disait les vers à ravir, mais s'étonnait, après +cela, tellement de lui-même, qu'il en évitait la peine aux autres. +Toutefois, je le répète, il avait de l'esprit. Seulement il aurait +dû sentir que des flatteries du genre de celles dont il accablait +l'Empereur, étaient déplacées dans la bouche d'un homme qui avait +eu lui-même pendant un temps la puissance exécutive. L'Empereur le +comprit et le dit à Cambacérès.</p> + +<p>—«On m'a fait un bien beau discours, qui m'a fait regretter le +vôtre, monsieur l'archi-chancelier,» lui dit-il la veille du sacre, +au moment où il arriva près de Napoléon, selon le désir que celui-ci +lui avait témoigné de s'entretenir avec lui en particulier et même en +secret la veille du couronnement. Cette conversation dut être du plus +haut intérêt. Mais jamais <i>personne</i> n'a su un mot de ce qui fut dit +dans cet entretien, quoiqu'on ait pu le <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> présumer. Cambacérès +était non seulement aimé de l'Empereur, mais estimé. Napoléon <i>tenait +à honneur</i> d'être ami de Cambacérès. «<i>C'est un honnête homme</i>,» +répétait toujours Napoléon, «<i>un honnête homme supérieur</i>.»</p> + +<p>Que de fois je lui ai entendu répéter cette phrase... Il aimait +aussi l'ordre et la régularité de Cambacérès; sa manière de recevoir +surtout. Cette étiquette strictement observée ne lui paraissait +nullement ridicule; et il trouvait peut-être avec raison que +l'archi-chancelier était le seul grand dignitaire qui comprît bien sa +position.</p> + +<p>Mais, en revanche, l'archi-chancelier n'était aimé d'aucune des +Impératrices. Joséphine n'avait aucune affection pour lui. Il +attribuait cet éloignement à des remontrances qu'il avait pris +la liberté de lui faire, au nom de l'Empereur, sur ses dépenses +excessives, qui donnaient toujours à Napoléon des colères, +quelquefois funestes pour lui-même, car elles le rendaient fort +malade; et puis l'archi-chancelier était pour la séparation; Fouché +également cependant, et il était en faveur auprès d'elle: mais il +était faux, et Cambacérès était véridique et loyal.</p> + +<p>Quant à Marie-Louise, c'est autre chose. Voici pourquoi elle prit +l'archi-chancelier en grippe. Je donne cette histoire comme elle +courut alors dans <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> tous les salons de Paris. Elle nous fit +beaucoup rire, et je la crois positivement vraie.</p> + +<p>À l'époque de la guerre de Russie, lorsque l'Autriche insistait +si vivement pour avoir les provinces illyriennes<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111" title="Go to footnote 111"><span class="smaller">[111]</span></a>, la +correspondance, soit confidentielle, soit ministérielle, du beau-père +et du gendre était souvent orageuse... Un jour, Napoléon jura et +frappa du pied contre terre, en nommant son père et frère d'Autriche +de je ne sais plus quel nom.</p> + +<p>—«Qu'est-ce, mon ami? qu'avez-vous contre mon père?</p> + +<p>—Votre père, Louise!... votre père <span class="smcap">EST UNE GANACHE</span>!... Et +après ce mot il se lève, et sort en fermant la porte assez violemment +pour la briser.</p> + +<p>L'Impératrice, soit qu'elle ne connût que notre beau langage, soit +qu'elle ne connût pas en entier notre dictionnaire, ou plutôt qu'elle +s'en tint à la véritable acception des mots, demeura surprise devant +celui que Napoléon lui avait jeté comme une injure, si elle en +jugeait au ton courroucé de sa voix. Mais une injure de Napoléon! +lui, si doux avec elle! si tendre surtout!... Le moyen de le +croire!... <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> Dans ce moment, la duchesse de Montebello entrait +chez l'Impératrice. On sait combien elle l'aimait<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112" title="Go to footnote 112"><span class="smaller">[112]</span></a>! Elle lui +demanda aussitôt ce que signifiait le mot <i>ganache</i>, en lui disant +pourquoi elle lui faisait cette question...</p> + +<p>Madame la duchesse de Montebello, fort embarrassée, lui répondit +cependant fort bien pour tous:</p> + +<p>—«Une ganache! madame... c'est... c'est un brave homme... un honnête +homme un peu âgé...</p> + +<p>—Ah!...»</p> + +<p>La chose en resta là. L'Impératrice n'en parla plus, parce que +l'occasion ne se présenta pas de placer le mot; mais au moment du +départ de l'Empereur pour la Russie, il laissa, comme on sait, +l'Impératrice régente avec l'archi-chancelier pour conseil, et même +presque comme tuteur. L'Empereur parti, le prince archi-chancelier +alla présenter ses devoirs à son impériale pupille, qui, voulant +lui dire une parole gracieuse, le regarda en souriant, <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> et, +prenant une physionomie toute gracieuse:</p> + +<p>—«En vérité, lui dit-elle, je suis bien touchée que l'Empereur m'ait +laissé un guide aussi respectable!... et je serai toujours empressée +de recevoir les avis d'une aussi brave <span class="smcap">GANACHE</span>!»</p> + +<p>Qu'on juge de l'effet du compliment!</p> + +<p>On a prétendu qu'elle avait eu l'intention de lui dire ce qu'en effet +signifie ce mot. Je ne le crois pas: quel en serait le motif?... +Cambacérès était un homme inoffensif, que l'Empereur estimait +beaucoup, et Marie-Louise le savait. Non, je crois que ceux qui lui +veulent faire une réputation de malice, pour lui sauver celle de la +sottise, se trompent ici beaucoup... Marie-Louise était un de ces +êtres mal organisés, à qui tout réussit mal, et qui ne savent jamais +corriger leur destinée...</p> + +<p>Elle aimait à s'amuser, et n'y entendait rien; cependant les bals +lui plaisaient: elle aimait la danse et elle y valsait et dansait +l'anglaise comme une personne que cela ennuie et fatigue. Cambacérès, +qui, certes, n'était pas danseur, en fit la remarque un jour chez +lui à un petit bal donné à Marie-Louise dans sa nouvelle maison; +cependant, cette fois-ci, l'ordonnance était mieux faite; il y avait +plus de jeunes gens. Presque tous les auditeurs au Conseil d'État, +dont Cambacérès était le chef, pour ainsi dire, s'y trouvaient, et +leur présence ajoutait <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> et donnait même, on peut le dire, un +autre aspect à la fête... Marie-Louise avait ce soir-là presqu'une +apparence de beauté... Elle était bien mise, ce qui lui arrivait +rarement; elle avait un petit corset de velours bleu, de ce bleu +qui porte son nom encore aujourd'hui, couleur tout à fait bien pour +son teint, qui était sa seule beauté réelle. Ce petit corset était +brodé en diamants, la jupe était en tulle, doublée de satin blanc, +et bordée par plusieurs touffes de <i>belles de jour</i>, d'un bleu plus +foncé que nature, pour rapprocher davantage la nuance du velours. +Elle était coiffée avec les mêmes fleurs et des épis de diamants, ce +qui faisait admirablement dans ses beaux cheveux blonds... Elle était +presque jolie comme cela! et elle l'eût été certainement, si elle eût +été gracieuse!</p> + +<p>Lorsque l'Empereur était absent, c'était bien vraiment +l'archi-chancelier qui <i>régnait</i> à Paris; c'était son salon qui +était la cour active et marquante. Sa représentation continuelle est +véritablement le mot qui convient à la chose. Jamais il ne faisait +un voyage pour aller, soit aux eaux, soit à la campagne ou dans le +Languedoc. Lorsque l'Empereur lui dit d'avoir une campagne, il en +prit une... mais à Monceaux.</p> + +<p>Aussi l'Empereur comptait-il sur lui comme sur <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> <i>un ami</i>, +et il avait raison; il savait combien il pouvait s'assurer sur +son calme, son bon sens et sa haute expérience dans les affaires. +Ensuite il y avait un autre motif pour l'Empereur; c'était la +sécurité que lui donnaient trois convictions: celle de son honnêteté +d'abord, ensuite de sa circonspection, et puis enfin celle de <i>sa +poltronnerie</i>.</p> + +<p>—«Bah! disait Berthier, l'Empereur sait bien qu'il n'a rien à +craindre de Lebrun et de Cambacérès! Ils sont honnêtes gens d'abord, +et puis trop poltrons pour tenter ou soutenir une révolution, surtout +l'archi-chancelier...»</p> + +<p>Je crois que l'honnêteté de Cambacérès suffisait pour le faire +tenir en repos; mais, ce que je crois encore mieux, c'est qu'il +n'avait aucune chance pour réussir. Il possédait sans doute toutes +ces qualités, que les souverains trouvent rarement dans leurs +alentours... Mais à posséder celles qu'il faut pour être souverain +soi-même, il y a encore bien loin.</p> + +<p>Cambacérès accueillait dans son salon, avec une bienveillance +plus intime que pour les autres personnes présentées, celles qui +lui venaient du Languedoc. Il avait un respect religieux pour +sa province. Son amitié pour moi doublait, je crois, de cette +circonstance, que nous étions de la même ville... Si quelque +Montpellerais lui demandait <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> un service, il répondait presque +toujours: <i>Je le ferai!</i></p> + +<p>En effet, il faisait examiner la chose; le rapport était fait dans +les quarante-huit heures; car M. Lavollée secondait son oncle aussi +vivement qu'il le pouvait, et, le mardi ou le samedi suivant, +Cambacérès disait au compatriote solliciteur:</p> + +<p>—«Mon cher, je me charge de votre affaire.»</p> + +<p>Alors c'était à peu près fait. Je dis à peu près, parce qu'avec +Napoléon, on ne pouvait répondre de rien.</p> + +<p>Mais quelquefois Cambacérès avait promis, ou bien les prétentions du +solliciteur ne lui semblaient pas justes. Alors il lui disait avec la +même franchise: <i>Je ne puis rien</i>. C'est de l'honneur, cela.</p> + +<p>Un jour je reçois une lettre d'Arras; elle m'était écrite par une +personne que je ne nommerai pas, parce qu'à l'époque où j'habitais +cette ville, cette personne était royaliste avec tout le fanatisme +qu'on connaît à certaines gens. Ensuite elle était devenue +impérialiste au même degré. En 1814 cela changea encore, et, en 1830, +il y eut une nouvelle mutation. Cette dame avait un petit-fils. +Jamais aïeule ne fut plus enthousiaste de sa progéniture. Le jeune +homme n'avait pourtant rien d'extraordinaire; il n'était que bien, +et voilà tout; mais, <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> sur toute chose, il était enfant +gâté, et voulait ce qu'il voulait avec acharnement. Il entreprit +<i>de vouloir</i> être ce que détestait sa grand'-mère alors... il +voulut servir l'Empire. La seule concession qu'il lui fit, ainsi +qu'à sa mère, fut de ne pas aller à l'armée, quoiqu'il en mourût +d'envie. Alors l'aïeule m'écrivit pour me prier de solliciter pour +son petit-fils l'entrée du Conseil d'État. Elle avait jadis connu +Cambacérès chez le marquis de Montferrier, et comptait sur ce +souvenir. Mais il y avait bien des chances pour le contraire!...</p> + +<p>Elle y comptait pourtant si bien, que dans la lettre qu'elle m'avait +priée de remettre à l'archi-chancelier, elle en parlait d'une +curieuse manière. Le jeune homme, je le répète, était fort bien; et, +heureusement pour lui, le prince le comprit comme moi.</p> + +<p>À mesure qu'il lisait la lettre de l'aïeule, il me regardait avec une +sorte de malice tellement inusitée chez lui, que je dus m'attendre à +quelque chose de bizarre.</p> + +<p>—«Tenez, me dit-il en me donnant la lettre de madame de ****, voyez +de quel style on me fait la demande d'un service.»</p> + +<p>Je suis fâchée de ne pas avoir gardé de copie de cette lettre: elle +était curieuse dans le fait. Madame de **** rappelait à Cambacérès +archi-chancelier, qu'elle l'avait connu <i>comme Cambacérès <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> +avocat</i>; et cela si <i>crûment</i>, si peu délicatement, que je vis +l'affaire du jeune homme tout à fait manquée. Mais je devais +apprendre à connaître l'archi-chancelier.</p> + +<p>—«Monsieur, dit-il à M. de ****, je ne pourrai répondre aux volontés +de madame votre grand'-mère, qui m'ordonne, ajouta-t-il en souriant, +de vous faire nommer <i>dans les vingt-quatre heures</i>. Mais veuillez me +faire l'honneur de venir dîner chez moi mardi prochain, et en raison +de <i>notre très-ancienne</i> connaissance, de venir à quatre heures et +demie; nous causerons. Aujourd'hui je ne veux pas ennuyer madame +d'Abrantès d'une aussi lourde conversation; et puis je dois me rendre +au Conseil. Mais mardi, vous voudrez surtout bien permettre que je +sois moi-même <i>votre examinateur</i>.»</p> + +<p>Le jeune homme sortit de chez Cambacérès enchanté de lui. Sa place +au Conseil d'État était d'autant plus importante à obtenir pour +lui, qu'il était très-amoureux, et que le père de la jeune fille ne +voulait la marier qu'à un homme ayant une carrière. Le jeune homme, +quoiqu'il fût amoureux, préférait celle des armes; à cette époque +il y avait une telle confiance, que personne ne croyait mourir, et +on allait à l'armée comme au bal; mais pour plaire à sa famille, il +s'était décidé pour le Conseil d'État.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> —«Dites tout cela à l'archi-chancelier, lui dis-je; il vous +servira mieux si vous avez confiance en lui; car la lettre de votre +grand'-mère a failli tout gâter. Parlez à Cambacérès comme à un père.»</p> + +<p>Il suivit mon conseil et fit bien. J'avais été invitée à dîner +par Cambacérès pour ce même mardi, afin que mon protégé et moi +nous fussions ensemble; et, bien que Cambacérès me l'eût répété +<i>trois fois</i>, je n'en reçus pas moins, le même soir, une invitation +imprimée. Aussitôt que j'arrivai, le prince vint à moi; et me prenant +par la main, comme si nous allions danser un menuet, il me conduisit +à un fauteuil et me dit tout bas:</p> + +<p>—«Je suis parfaitement content du jeune homme; et comme j'ai pour +principe de ne pas me laisser influencer par des circonstances +étrangères, je le servirai parce qu'il a du mérite, et qu'il +serait cruel autant qu'injuste de le rendre responsable du peu de +considération que sa folle de grand'-mère m'inspire. Il peut donc +compter sur moi: vous pouvez en être certaine.»</p> + +<p>En effet, quelques semaines après, le jeune homme fut nommé +auditeur au Conseil d'État. Il se maria et il est toujours demeuré +reconnaissant des bontés de l'archi-chancelier.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> —«Une belle bonté, vraiment! disait la grand'-mère, +lorsqu'il en parlait devant elle; <i>il devait</i> vous faire nommer: il +ne pouvait faire autrement, j'avais dîné vingt fois avec lui chez M. +de Montferrier!..»</p> + +<p>Un officier de la maison de l'Empereur, homme d'esprit et de bonnes +manières, dont le père était un des amis les plus intimes de ma mère, +M. le marquis de Beausset, était un habitué du salon de Cambacérès. +Il était préfet du palais; et, en vérité, il entendait cette fonction +admirablement bien. Il avait cependant un rival, non seulement dans +la maison de l'Empereur, mais auprès de l'archi-chancelier: c'était +M. de Cussy. M. de Cussy était un homme excellent, mais ne comprenant +guère la vie que comme elle s'écoulait pour lui. Il ne lui fallait +des fêtes que parce qu'il y a toujours un souper, ou bien des +rafraîchissements d'une nature plus substantielle que des sirops. +Il avait un profond mépris pour les maisons qui reçoivent <i>à gosier +sec</i>, comme il le disait.</p> + +<p>«Il n'y a plus de France! s'écriait-il un jour; il n'y a plus de +France!... on ne soupe plus!...»</p> + +<p>Cambacérès l'avait nommé d'Aigrefeuille second. Il allait beaucoup +chez lui, ainsi que M. le marquis de Beausset; ils étaient rivaux, +mais <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> cela n'était pas alarmant et ne passait jamais le seuil +de l'office impérial.</p> + +<p>On voit que l'addition de ces deux messieurs ne devait ni enlever ni +ajouter quelque chose à l'élégance de la cour de l'archi-chancelier; +car ceux qui la formaient habituellement étaient loin de pouvoir être +donnés pour des modèles en ce genre.</p> + +<p>C'était d'abord M. le marquis de Montferrier, homme de bonne +naissance, âgé de cinquante ans au moins, gros, poudré, et l'antipode +d'une contredanse, quoiqu'il sourît toujours.</p> + +<p>C'était Monvel, frère de mademoiselle Mars, et fils du fameux acteur +Monvel. Il était secrétaire du prince.... Maigre, pâle, sa figure +longue et étroite pouvait sourire quelquefois, mais je crois qu'il +n'en savait rien.</p> + +<p>C'était encore M. de Villevieille, contemporain de Voltaire et disant +les vers admirablement. Mais il aurait fallu rétrograder de quelque +trente ans par-delà: c'était donc encore une figure peu admissible +dans une fête.</p> + +<p>C'était d'Aigrefeuille enfin, avec sa grotesque figure et sa +burlesque toilette! Toutes deux méritent d'être connues.</p> + +<p>D'Aigrefeuille<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113" title="Go to footnote 113"><span class="smaller">[113]</span></a> était un fort bon homme, ayant <span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> de +l'esprit et des connaissances, choses qui disparaissaient pour +le monde devant sa gloutonnerie, mais qui pourtant existaient +réellement. Sa figure était incroyable; il avait une grosse tête +placée sur un cou très-court; son visage était fait comme peu de +visages le sont; ses yeux, très-gros et très-saillants, étaient +parfaitement ronds et d'un bleu pâle et terne; son nez, formé d'une +boule de chair, était au-dessous de ces yeux que je vous ai dits, et +surmontait une bouche formée de deux grosses lèvres qu'il léchait +incessamment, comme s'il venait de manger une bisque, et tout cela +avec deux grosses joues fleuries, mais tremblantes, formaient deux +fossettes quand il faisait son gros rire, ce qui arrivait souvent; +ses jambes étaient petites, c'est-à-dire courtes, car elles étaient +grosses et ramassées; son ventre très-gros et sa taille petite: voilà +le portrait de l'homme, ni flatté ni chargé.</p> + +<p>Qu'on se figure à présent ce personnage que je viens d'essayer de +peindre, vêtu d'un habit de velours ras, <i>bleu de ciel</i>, doublé +de satin blanc et garni d'une hermine, qui jouait le lapin blanc, +attendu qu'il n'y avait pas de queues noires.</p> + +<p>Voilà l'origine de cette belle toilette.</p> + +<p>D'Aigrefeuille était fort ami d'une bonne, excellente <span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> et +spirituelle personne, la comtesse de la Marlière. Un jour, il était +chez elle, et lui contait ses chagrins d'être obligé d'acheter un +habit habillé.</p> + +<p>—«Mais, lui dit la comtesse, j'ai une robe de velours bleu de ciel, +la couleur est un peu tendre, mais, qu'importe? prenez-la.»</p> + +<p>D'Aigrefeuille, ravi, emporte sa robe, et son bonheur l'adresse chez +le valet de chambre de l'archi-chancelier, au moment où il mettait en +ordre des fourrures qu'il tenait encore à la main.</p> + +<p>—«Tenez, monsieur d'Aigrefeuille, voilà de quoi garnir richement +votre habit. Ce sont les rognures de l'hermine avec laquelle on a +garni le manteau <i>du sacre</i>, pour monseigneur.»</p> + +<p>D'Aigrefeuille, ravi du <i>magnifique</i> présent que le valet de chambre +aurait probablement jeté, s'il ne le lui avait pas donné, fit faire +l'habit bleu de ciel, se mit en dépense pour la doublure de satin +blanc, et fit apposer sur les manches et au collet, ainsi que sur +tous les bords, les petites bandelettes de fourrures blanches de +l'hermine, dans laquelle il n'y avait plus une queue noire.</p> + +<p>C'est avec cet habit que d'Aigrefeuille se faisait beau les samedis +et mardis, chez l'archi-chancelier. Pour tout le monde, il n'était +que ridicule; pour moi, il était comique. Pour moi, qui connaissais +<span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> l'histoire du velours et de la fourrure, cet habit valait +plus que pour une autre.</p> + +<p>Cette histoire d'un habit bleu m'en rappelle une que j'ai omise dans +le salon des princesses: c'était pour celui de la princesse Pauline.</p> + +<p>M. de Th.... était, ce qu'il est encore, un officier plein de mérite +et tout à fait estimable; mais il avait beaucoup de couleur, et le +sang lui montait facilement aux joues. Ceci est indépendant des +qualités de quelqu'un.</p> + +<p>M. de Th.... était absent de Paris; il y revient, et trouve qu'en son +absence on a donné l'ordre très-sévère de n'aller à la cour qu'avec +un habit habillé. C'est un ordre un peu dur pour un jeune officier de +cavalerie ayant une jolie tournure, et qui n'a que son uniforme... +Dans cette perplexité, il rencontre M. Eugène de Faudoas, et lui +conte son aventure.</p> + +<p>—«Bah! n'est-ce que cela? lui dit M. de Faudoas; ma sœur va +réparer ton malheur à l'instant. Il me faut un habit aussi, et je +vais la prier de faire les deux emplettes.»</p> + +<p>Madame la duchesse de Rovigo, avec son indolence habituelle, commande +d'aller prendre chez Lenormand deux habits habillés, pour MM. de +Th.... et de Faudoas, et de les porter <span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> chez leur tailleur, +pour que ces habits fussent prêts pour le même soir, à neuf heures.</p> + +<p>M. de Tha.... lorsqu'il essaya son habit, ne fit aucune attention à +sa couleur. Il la trouva bien un peu claire, mais la chose était de +trop peu de conséquence pour l'arrêter un moment de plus, lorsqu'il +avait tant à faire. L'habit arrive fort tard. M. de Tha... le passe +immédiatement et arrive enfin chez la princesse Pauline. Il était +près de dix heures; le bal était commencé depuis longtemps, et la +foule encombrait les salons. Tout à coup j'avise, au milieu des +hommes qui se tenaient près de la porte qui communiquait de la +galerie au grand salon, une figure étrange. Je fais un signe à la +duchesse de Bassano, qui était près de moi; nous regardons plus +attentivement, et nous reconnaissons M. de Tha..., dans son superbe +habit de velours bleu céleste, brodé en argent; mais avec l'addition +d'une coiffure poudrée à blanc, dans laquelle était encadrée sa +figure bonne et excellente, et même agréable, mais si fortement +colorée d'un pourpre foncé dans ce moment surtout, où il se trouvait +dans une position gênée et presque au supplice, qu'il paraissait +comme une fraise au milieu d'un fromage à la crème. Madame de Bassano +et moi ne pûmes retenir un sourire qui, au fait, comprimait un +<span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> éclat de rire que nous cachâmes comme nous le pûmes sous +notre éventail. La princesse, qui nous vit rire, dirigea ses regards +vers le lieu où allaient les nôtres. Aussitôt qu'elle aperçut M. de +Tha...., elle mit aussi son éventail devant elle; ce que voyant le +pauvre M. de T....., il devint exactement pourpre et fit craindre +quelque accident. Jamais je n'ai vu une figure de cette teinte placée +entre des cheveux blancs à frimas et un habit bleu de ciel, comme +le prince Mirliflore! ce qui prouve que la chose accidentellement +peut tout décider chez nous. Car M. de T.... était fort bien, avait +très-bon air, et certes, ne pouvait jamais prêter à rire; mais, cette +fois, il n'y avait pas moyen.</p> + +<p>Ces malheureux costumes, que l'Empereur forçait de porter à la +cour, faisaient le désespoir de la plupart des hommes. Mais +l'archi-chancelier était vraiment heureux de cet usage rétabli. +Ce n'était qu'aux grandes cérémonies qu'il avait particulièrement +une tournure burlesque, avec le grand habit du sacre, ou même le +manteau et l'habit des grandes réceptions. Ce chapeau, retroussé +par-devant, à la Henri IV, avec toutes ces plumes; ce manteau, cet +habit au lieu du pourpoint, qui va seul avec le manteau, toute cette +toilette est ridicule, lorsqu'elle n'est pas noblement portée. +Lorsque le <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> chapeau est posé tout droit sur la tête, le +manteau placé tant bien que mal sur l'épaule gauche, l'écharpe +blanche tournée autour du corps, et dont quelquefois le gros nœud +arrivait au milieu de la poitrine, tout cet attirail mal mis et mal +porté devenait une mascarade, et non plus un habillement de cour. +L'archi-chancelier, pour dire le mot, avait l'air de jouer une +parade, tandis qu'il portait au contraire fort bien <i>l'habit habillé</i>.</p> + +<p>J'ai déjà dit qu'il n'aimait pas les fêtes. Il n'y allait que par +obligation; qu'on juge de l'ennui que ces bouleversements lui +donnaient chez lui-même. Il venait me voir quelquefois; et, comme +je l'aimais et l'estimais fort, j'étais très-sensible à une preuve +de bonté qu'il ne donnait presque à personne. Quelquefois il se +rencontrait chez moi avec le cardinal Maury. Alors ils me charmaient +tous deux par leur conversation variée, et surtout dans ce qui avait +rapport aux premiers jours de la Révolution. Cambacérès ne provoquait +ni ne fuyait ce sujet de conversation que je cherchais toujours, +moi, à éluder, quelque plaisir qu'il me fît, car je craignais les +discussions, et puis... le 21 janvier... Mais le cardinal me dit un +jour, après qu'il fut parti:</p> + +<p>—«Cela ne peut rien lui faire qu'on lui parle du procès du roi, +parce que son vote est positivement de ceux qui ont été faits pour +le sauver.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> —C'est votre opinion, monseigneur? lui demandai-je fort +étonnée.</p> + +<p>—Oui, sur mon honneur, je l'ai dit à l'Empereur, qui, ainsi que vous +le savez, n'aime pas ceux qui ont voté la mort de Louis XVI, qu'il +n'appelle jamais que <i>le malheureux Louis XVI</i>!... Vous pouvez être +sûre que Cambacérès voulait sauver le roi<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114" title="Go to footnote 114"><span class="smaller">[114]</span></a>.»</p> + +<p>Voilà ce que <i>m'a affirmé</i>, plus de dix fois, le cardinal Maury.</p> + +<p>Cette parole me fut dite entre autres fois par le cardinal, chose +étrange! deux jours seulement avant une autre fête donnée par +l'archi-chancelier, dans son nouvel hôtel de la rue Saint-Dominique. +J'en fais la remarque, parce qu'il arriva une aventure si singulière +à ce bal, qu'il est permis de croire ceux qui l'ont réfutée dans +l'intérêt de l'archi-chancelier; mais elle <i>me fut certifiée alors</i> +par le comte Dubois, qui était en ce même temps préfet de police, +et, depuis, il me l'a confirmée, il n'y a pas quatre ans, dans son +château de Vitry.</p> + +<p>La fête de l'archi-chancelier devait être plus belle, en effet, +qu'aucune de celles de l'hiver. Il y avait ensuite une raison pour +le croire, ce qui à Paris est déjà <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> beaucoup. Cette raison +était la fraîcheur des ameublements; tout y était neuf et fort beau; +l'hôtel lui-même était une belle résidence, et certes, cette fois, le +maître de cette magnifique habitation n'avait rien négligé pour que +sa fête fût superbe. Des fleurs, des lumières en abondance; une foule +de femmes charmantes, couvertes de diamants, portant de riches et +d'élégants costumes... c'était un bal masqué et costumé... L'Empereur +avait le goût de ces sortes de fêtes à un degré vraiment étonnant +pour un homme aussi sérieux et absorbé par de si grands intérêts, +surtout à cette époque, où la guerre d'Espagne était dans toute sa +fureur, et où lui-même rêvait une autre campagne d'Autriche?... +Peut-être avait-il le besoin de se distraire des grands soins qui +dévoraient sa vie, et ce moyen lui plaisait-il plus qu'un autre.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, il aimait ces bals masqués, où, presque toujours, +il s'amusait à former une intrigue. Je ne crois pas cependant qu'il +ait été pour rien dans celle qui eut une si funeste issue<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115" title="Go to footnote 115"><span class="smaller">[115]</span></a>, par +l'impression qu'elle produisit sur celui qu'elle concernait.</p> + +<p>La fête était brillante, animée; les déguisements <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> étaient +charmants. Plusieurs quadrilles avaient été remarqués. On les avait +formés avec des costumes rappelant les personnages d'une pièce en +vogue au même moment. Ainsi, par exemple, des femmes de ma société +intime, choisirent ceux de la charmante pièce d'Alexandre Duval, <i>la +Jeunesse de Henri V</i>. Madame la baronne Lallemand était bien jolie en +Betty, avec son aimable et doux visage et ses beaux cheveux châtains +sous le grand chapeau de velours noir. Madame de Montgardé avait le +costume de Clara, et le capitaine Copetait était très-bien représenté +par un Polonais de nos amis, le comte Joseph Motchinsky.</p> + +<p>Je ne me souviens plus qui avait fait le quadrille des <i>Deux Magots</i>, +mais il était charmant. On n'avait rien retranché, et il était +fort nombreux. M. de Forbin lui avait un costume oriental purement +observé, qui lui allait admirablement. On regardait beaucoup une +magnifique aigrette en diamants, dans laquelle était contenue un +héron noir du plus grand prix. Son poignard était aussi de la plus +grande richesse.</p> + +<p>—«Bah! disait-il en riant quand on lui parlait de la beauté de cette +aigrette, <i>tout cela est faux!</i>»</p> + +<p>C'était une aigrette très-véritable et du prix peut-être de 30 ou +40,000 francs; au reste, elle ne lui était que prêtée.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> La fête avait eu un grand succès... L'archi-chancelier, +fatigué d'avoir fait les honneurs de sa maison avec autant de +politesse que de grâce, sentit enfin le besoin de se reposer. Il +s'arrêta dans une pièce où il y avait peu de monde, et demanda +une glace ou un sorbet; il était à peine assis dans une vaste et +moelleuse bergère, savourant son sorbet, qu'un masque noir, enveloppé +dans un très-ample domino, vint s'asseoir auprès de lui, et se tourna +de son côté comme pour le regarder très-fixement. Pendant quelques +instants, Cambacérès ne prit nullement garde à ce masque; mais, +ennuyé probablement de voir cette masse sombre et silencieuse ne +faire aucun mouvement, n'articuler aucun son, il se tourna à son tour +vers le masque, et lui dit:</p> + +<p>—«Es-tu donc muet, beau masque?»</p> + +<p>Le masque noir ne répondit pas.</p> + +<p>—«Il paraît que non-seulement tu es muet, mais que tu es impoli!» +dit Cambacérès.</p> + +<p>Le masque noir remua lentement la tête pour dire <span class="smcap">NON</span>.</p> + +<p>—«Ah! voilà une réponse, au moins... Eh bien! trouves-tu ma fête +belle?</p> + +<p>—Trop belle! répondit enfin le masque noir <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> d'une voix +creuse et sourde, dont l'intonation fit tressaillir Cambacérès.</p> + +<p>—Tu trouves!... dit-il; mais quand on reçoit son souverain, il faut +faire ce qu'on ne ferait par aucune autre considération...</p> + +<p>—Tu ne savais pas que tu devais le recevoir, ton souverain! reprit +le masque noir avec un accent étrangement impérieux et qui s'élevait +à mesure qu'il parlait.</p> + +<p>—Comment, je ne savais pas que l'Empereur...</p> + +<p>—Silence! impie, dit avec une sorte de violence le masque noir, et +en posant sur la main dégantée de l'archi-chancelier sa main couverte +d'un gant blanc, mais qui pourtant le glaça jusqu'aux os...</p> + +<p>—Qui êtes-vous donc, monsieur? dit l'archi-chancelier en se levant.»</p> + +<p>Et en même temps il porta la main à la sonnette, car le peu de +personnes qui se trouvaient dans cette pièce reculée s'étaient +retirées en le voyant en conférence, à ce qu'ils croyaient du moins, +avec le masque noir... Et dans ce moment il était seul avec cet être +singulier, dont la voix et les manières avaient une apparence hostile.</p> + +<p>—Épargne-toi le soin d'appeler, lui dit-il; je me nommerai et me +montrerai même à toi, si tu <span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> le veux. Tes valets ou tes +complaisants n'ont rien à voir dans ce qui se passera entre nous.</p> + +<p>—Monsieur!... qui donc êtes-vous?»</p> + +<p>Et, tout en faisant cette question, il racontait lui-même au comte +Dubois que sa langue était comme paralysée, et qu'il ne pouvait +parler.</p> + +<p>—«Tu veux donc savoir qui je suis?... Tu le sauras... peut-être; +écoute... Te rappelles-tu un jour de ta vie que tu voudrais racheter?</p> + +<p>—Non, répondit Cambacérès avec assurance, après avoir réfléchi un +moment.</p> + +<p>—Non! répéta le masque noir d'une voix foudroyante... et ses yeux +semblaient lancer des éclairs!</p> + +<p>—<span class="smcap">Non</span>, dit de nouveau et avec force l'archi-chancelier; car +jamais je n'ai agi que d'après ma conviction et ma conscience. En ma +qualité d'avocat, j'ai pu arriver à des conclusions qu'il m'était +pénible de donner; mais je<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a><a href="#footnote116" title="Go to footnote 116"><span class="smaller">[116]</span></a> me croyais probablement en droit de +le faire; dès lors, je ne suis plus que l'instrument de Dieu.</p> + +<p>—Ne prononce pas son nom; tu n'en es pas digne.</p> + +<p>—Monsieur! dit Cambacérès en se dirigeant <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> vers une +porte qui donnait dans une pièce où il y avait des joueurs, votre +conduite est trop étrange pour que je la supporte plus longtemps. +Remerciez-moi de ne pas vous faire arrêter... et surtout ne tenez pas +de pareils discours à un petit masque que je vois traverser un des +salons en face de nous. Il pourrait avoir moins de patience que moi; +mais enfin la mienne est à bout, je vous en préviens.</p> + +<p>—Je n'ai rien à dire à ce petit masque, répondit l'homme noir; il +n'a fait que suivre la route que toi et tes pareils lui avez ouverte.»</p> + +<p>Cambacérès tressaillit, mais ne continua pas moins de s'avancer vers +la porte. Tout à coup le masque le rejoint, sans que le bruit de ses +pas ait été entendu par lui<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a><a href="#footnote117" title="Go to footnote 117"><span class="smaller">[117]</span></a>; et le ramenant, sans qu'il eût la +force de résister, à côté de la cheminée.</p> + +<p>—«Te rappelles-tu le 21 janvier?» lui dit-il tout bas.</p> + +<p>Cambacérès demeura sans voix.</p> + +<p>—«Te rappelles-tu le 21 janvier? répéta la voix, avec un accent +plus solennel...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> —Oui... oui... ce fut un malheureux jour; mais je ne fus +pas coupable!...</p> + +<p>—Tu fus <span class="smcap">RÉGICIDE</span>!</p> + +<p>—Monsieur! s'écria Cambacérès, surmontant enfin la torpeur qui +l'accablait depuis une heure, et le frisson qui venait de le saisir. +Monsieur, je <i>veux</i> savoir qui vous êtes.</p> + +<p>—Je t'ai dit que je me montrerais à toi, je tiendrai ma parole; +viens, et tu me connaîtras.»</p> + +<p>Le masque noir se dirigea vers une pièce voisine qui, abandonnée +par les joueurs, à cette heure de la nuit, était alors solitaire et +sombre. Puis il s'arrêta à la porte en regardant Cambacérès, comme +pour l'inviter à le suivre... Celui-ci hésita; un moment, sa main +se leva de nouveau pour sonner; mais une force, qu'il a dit depuis +être invincible, la faisait aussitôt retomber à son côté... Il voulut +appeler, sa langue demeura muette... Il voulut fuir... il ne put +marcher!... Il leva les yeux... l'homme noir, toujours sur le seuil +de la porte, semblait l'attendre... Il craignait vaguement de le +suivre, et pourtant toujours subjugué par cette même force, sous la +puissance de laquelle il fléchissait depuis une heure, il s'avança en +chancelant vers l'appartement voisin... Le masque y entra avec lui... +Quelques bougies y brûlaient encore, et, par intervalles, jetaient +des éclats d'une lumière très-vive...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> L'homme noir s'arrêta près de la cheminée. Il regarda +quelques instants l'archi-chancelier qui était là, tremblant, et +comme sous le prestige d'un rêve terrible...</p> + +<p>—«Tu veux me connaître, dit enfin le masque d'une voix lente, mais +plus forte qu'une voix ordinaire... Tu présumes donc beaucoup de ton +courage?</p> + +<p>—Qui donc es-tu?»</p> + +<p>L'homme leva lentement la main, et dénoua son masque... Puis il +rejeta son camail en arrière, et son visage demeura tout entier +découvert...</p> + +<p>Dans ce moment, les bougies du candélabre qui était au-dessus de sa +tête l'illuminèrent d'une lueur vacillante et blafarde... Cambacérès +le vit alors tout entier; et, poussant un grand cri, il tomba sans +connaissance sur le parquet...</p> + +<p>C'était Louis XVI!!!...<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a><a href="#footnote118" title="Go to footnote 118"><span class="smaller">[118]</span></a></p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> SALON DE M<sup>me</sup> LA DUCHESSE DE BASSANO.<br> +1811.</h3> + +<p>Pendant les onze années que M. le duc de Bassano passa à la +secrétairerie d'État, il n'eut pas chez lui l'apparence même de +ce que nous avions, par nos maris, nous autres jeunes femmes dans +une haute position, une maison ouverte. La confiance illimitée +que lui accordait l'Empereur, la connaissance intime qu'il avait +de toutes les choses politiques, le danger pour lui de répondre +une parole en <span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> apparence frivole et dont la conséquence +pouvait être importante; tous ces empêchements avaient mis obstacle +à l'exécution d'un de ses désirs les plus vifs. Celui d'avoir une +réunion habituelle d'amis et de personnes agréables du monde, pour +rétablir cette vie sociable toute française et que ne connaissent +en aucun point les autres pays que par nos vieilles traditions. Nul +n'était plus fait que le duc de Bassano pour mettre un tel projet +à exécution. Il était homme du monde en même temps qu'un homme +habile. Il avait la connaissance parfaite de ce que la société +française exige et rend à son tour. Il était alors, ce qu'il est +encore aujourd'hui, l'un des hommes les plus spirituels de notre +société élégante; racontant à merveille, comprenant tous les hommes +et sachant jouir de tous les esprits qui s'offrent à lui, quelque +difficile que leur clef soit à trouver.</p> + +<p>Madame la duchesse de Bassano était une des femmes les plus +remarquables de la cour impériale. Elle était grande, belle, bien +faite, parfaitement agréable dans ses manières, d'un esprit doux et +égal, et possédant des qualités qui la faisait aimer de toutes celles +qui n'étaient pas en hostilité avec ce qui était bien. Lorsqu'elle +se maria elle n'aimait pas la cour, où elle vint presque malgré +elle. Aussi, bien qu'elle fût alors dans toute la <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> fleur +de sa jeunesse et de sa beauté, elle vivait fort retirée et tout à +fait dans l'intérieur de sa maison. Nommée dame du palais lors de +l'Empire, elle devint alors l'un des ornements de la cour. Le genre +régulier de sa beauté lui donnait de la ressemblance avec celle de +la duchesse de Montebello. Les traits de la duchesse de Montebello +étaient peut-être plus semblables à ceux des madones de Raphaël, mais +madame de Bassano était plus grande et mieux faite.</p> + +<p>En parlant du salon de madame la duchesse de Bassano, et le prenant +au moment où son mari fut ministre des affaires étrangères<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a><a href="#footnote119" title="Go to footnote 119"><span class="smaller">[119]</span></a>, +je dois nécessairement parler beaucoup du duc; c'est alors un des +devoirs de ma mission de le faire connaître tel qu'il était, et de le +montrer éclairé par le jour véritable sous lequel il doit être vu.</p> + +<p>La famille de M. Maret<a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a><a href="#footnote120" title="Go to footnote 120"><span class="smaller">[120]</span></a> (depuis duc de Bassano) était +généralement estimée; son père, médecin distingué, était en outre +secrétaire perpétuel de l'académie de Dijon, et dans la plus haute +estime, non-seulement de tout ce que la littérature française avait +de plus élevé, mais des savants étrangers les plus en renommée. +Je donnerai tout à <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> l'heure une preuve, comme en reçoivent +rarement les hommes de lettres entre eux, de cette affection portée à +M. Maret le père par la science étrangère.</p> + +<p>Un fait peu connu, même des amis de M. de Bassano, c'est qu'il a +vivement désiré, après de très-fortes études, de suivre la carrière +du génie ou de l'artillerie.</p> + +<p>Il n'avait que dix-sept ans lorsque le concours s'ouvrit à l'académie +de Dijon pour un éloge de Vauban. Tourmenté déjà du désir de marcher +sur les traces de cet homme illustre, le jeune homme voulut aussi +concourir, lui, pour cet éloge. Mais le moyen; son père était bon, +mais sévère, et ne voulait permettre aucun travail de ce genre. +Heureusement pour lui, le jeune Maret avait à sa disposition la +vaste bibliothèque des jésuites; il allait y travailler, et là, il +demeurait au moins quelques instants sans être troublé. Quelques +jours avant la fin de son ouvrage, étant seul dans ce lieu, il y fut +surpris par le bibliothécaire lui-même, ennemi personnel de M. Maret +le père.....</p> + +<p>—«Votre père vous demande, dit-il au jeune homme....» Et tandis +qu'il y court, le bibliothécaire, curieux de voir à quel genre de +travail s'occupe le jeune élève, prend le livre qu'il avait laissé +ouvert à l'endroit même qu'il copiait, et lit ce passage. <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> +Ce livre était l'<i>Histoire des siéges</i>, par le père Anselme.... Le +bibliothécaire fut éclairé, et remit aussitôt le livre à sa place. Il +en savait assez pour nuire.</p> + +<p>L'éloge de Vauban terminé, il fallait le faire parvenir à l'académie +de Dijon pour qu'il y prît son rang et son numéro. M. Maret le père, +comme secrétaire perpétuel, était chargé de ce soin. Mais le travail +était long. Il avait d'autres soins, et il s'en remettait souvent à +son fils pour ouvrir les lettres qui arrivaient de Paris, pour les +concours surtout. Un jour où le courrier avait été plus considérable +que de coutume, le jeune homme eut soin de ménager une grande +enveloppe, et dit, en substituant son éloge au papier insignifiant +qu'elle contenait:</p> + +<p>—«Ah! voilà encore une pièce pour le concours!</p> + +<p>—Vraiment, observa M. Maret, elle arrive à temps! Le concours ferme +demain, et il ne reste que le temps de lui assigner une place; +donne-lui un numéro.»</p> + +<p>Le jeune Maret place son éloge sous une autre enveloppe, lui donne un +numéro; et le voilà attendant son sort avec une anxiété que peuvent +seuls connaître ceux dans cette position.....</p> + +<p>Le dépouillement fait ne laisse que deux éloges <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> pour se +disputer le prix. L'un est d'un jeune officier du génie, l'autre +d'un enfant<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a><a href="#footnote121" title="Go to footnote 121"><span class="smaller">[121]</span></a> pour ainsi dire; et cependant il lutte avec tant +d'avantage, que la commission qui devait prononcer hésite dans son +jugement.</p> + +<p>Le bibliothécaire, qui connaissait l'auteur de l'un des deux éloges, +et qui avait la volonté de lui nuire, cherchait mille moyens pour +déverser une sorte de défaveur sur le morceau que tout le monde +s'accordait à trouver vraiment beau. Enfin, le président impatienté +de cet acharnement, qui devenait visible, dit au bibliothécaire:</p> + +<p>—«Il me semble, monsieur, que les personnalités sont interdites +parmi nous.»</p> + +<p>Enfin l'académie prononce. Un des éloges a le prix, l'autre +l'accessit. La médaille appartient à l'officier du génie, l'accessit +à M. Maret.....</p> + +<p>La pièce avec laquelle il avait concouru était de Carnot, +sous-lieutenant alors dans l'arme du génie. Sans doute elle était +bien; mais celle de son concurrent était peut-être plus belle, parce +qu'il y avait mis toute la chaleur de son âge et toute l'ardeur qu'on +apporte à cet âge au travail pour lequel on demande une couronne... +Il était visible que les <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> académiciens avaient un grand +regret de prononcer le jugement tel qu'il était... Malheureusement +<i>il fallut</i> que cela fût ainsi..... Mais la pièce du jeune Maret eut +les honneurs de la lecture en pleine séance académique, présidée +par M. le prince de Condé<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a><a href="#footnote122" title="Go to footnote 122"><span class="smaller">[122]</span></a>..... M. Maret le père, vivement ému +de cette scène inattendue pour lui, sortit aussitôt que la séance +fut terminée, et passa dans le jardin avec son fils..... À peine le +jeune homme avait-il fait quelques pas, qu'il fut rejoint par son +concurrent... Carnot avait les deux médailles... le grand prix... +un grand honneur enfin... mais une voix lui criait que le triomphe +n'était pas dans tout cela, et cette voix ne le trouva pas sourd. Il +aurait dû l'écouter avec équité; il n'en fut pas ainsi.</p> + +<p>—«Monsieur, dit-il au jeune Maret, l'académie n'a pas été juste en +m'accordant les deux médailles... Je sens moi-même tout ce que votre +éloge de Vauban renferme de beau et de bien..... J'ai moins de mérite +que vous si j'ai réussi en quelques points, car je suis officier du +génie... et je puis avouer que j'ai mis en oubli un fait d'un haut +intérêt, que vous n'avez pas omis<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a><a href="#footnote123" title="Go to footnote 123"><span class="smaller">[123]</span></a>. Permettez-moi <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> de +faire ce que l'académie n'a pas fait, et veuillez accepter de ma main +cette seconde médaille.»</p> + +<p>Il était évident que Carnot était blessé de cette concurrence qui lui +faisait trouver presque une défaite dans la victoire, car il voyait +trop bien quel intérêt inspirait l'éloge du jeune Maret; et il crut +en imposer au public et... et peut-être à lui-même en partageant avec +lui le prix de l'académie..... Le jeune Maret sentit instinctivement +que la proposition n'avait pas cette expression franche et de +<i>prime-saut</i> qu'aurait inspirée un élan généreux; et puis, dans sa +modestie, il ne se croyait pas de force à lutter avec Carnot, qu'il +remercia, mais sans accepter.</p> + +<p>—«Monsieur, lui dit-il, j'eusse été fier et heureux de mériter la +médaille... mais je sais trop bien qu'elle est on ne peut mieux +entre vos mains; <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> permettez-moi de l'y laisser. Ne l'ayant +pas reçue de l'académie, je ne peux la recevoir de vous<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a><a href="#footnote124" title="Go to footnote 124"><span class="smaller">[124]</span></a>.»</p> + +<p>Les deux rivaux se séparèrent. Carnot emporta ses médailles, et Maret +un nouvel espoir de succès dans la carrière littéraire. Ce fut alors +qu'il fit un petit poëme en deux chants, intitulé <i>la Bataille de +Rocroy</i>, qu'il dédia au prince de Condé<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a><a href="#footnote125" title="Go to footnote 125"><span class="smaller">[125]</span></a>.</p> + +<p>Mais son père voulait qu'il étudiât profondément les lois. Il se mit +sérieusement à ce travail, et par une sorte de pressentiment il y +joignit l'étude du droit politique... Peu après il prit ses grades +à l'université de Dijon, et fut reçu avocat au parlement malgré sa +grande jeunesse.</p> + +<p>Toutefois son goût le portait avec ardeur vers la carrière +diplomatique; son père l'envoya à Paris. Là, recommandé vivement +à M. de Vergennes dont le crédit était tout-puissant en raison de +l'amitié que lui portait le roi; ne voyant que la haute société et +la bonne compagnie, étudiant constamment avec la volonté d'arriver, +M. Maret put se dire qu'il pouvait prétendre à tout. Recommandé et +aimé de toutes les illustrations de l'époque, il obtint un honneur +très-remarquable: ce fut d'être <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> présenté au <i>Lycée de +Monsieur</i> (l'Athénée) par Buffon, Lacépède et Condorcet... Être +jugé et estimé de pareilles gens au point d'être présenté par eux à +une société savante aussi remarquable que l'était celle-là à cette +époque, c'est un titre impérissable.</p> + +<p>M. de Vergennes mourut. M. Maret perdait en lui un protecteur assuré. +Il résolut alors d'aller en Allemagne pour y achever ses études +politiques... mais à ce moment la révolution française fit entendre +son premier cri: on sait combien il fut retentissant dans de nobles +âmes!... M. Maret jugea qu'il ne trouverait en aucun lieu à suivre +un cours aussi instructif que les séances des états-généraux qui +s'ouvraient à Versailles: il fut donc s'y établir. Ce fut donc les +séances législatives qu'il rédigea pour sa propre instruction, et de +là jour par jour, le <i>Bulletin de l'Assemblée nationale</i>. Mirabeau, +avec qui le jeune Maret était lié, lui conseilla, ainsi que plusieurs +autres orateurs tels que lui, de faire imprimer ce <i>bulletin</i>.... +Panckoucke faisait alors paraître le <i>Moniteur</i>: il y inséra ce +<i>bulletin</i>, auquel M. Maret <i>exigea</i> qu'on laissât son titre. Il +avait une forme dramatique qui plaisait. C'était, comme on l'a dit +fort spirituellement, une traduction de <i>la langue parlée</i> dans la +langue <i>écrite</i>. Ce fut un nouveau cours de droit <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> politique +d'autant plus précieux qu'il n'avait rien de la stérilité d'intérêt +de ces matières. C'était en même temps un tableau vivant des fameuses +discussions de l'Assemblée nationale et ses athlètes en relief avec +leurs formes spéciales, en même temps qu'il rendait l'énergique +vigueur de leurs improvisations et les orages que soulevaient leurs +débats.</p> + +<p>L'Assemblée nationale finit: M. Maret fut alors nommé secrétaire de +légation à Hambourg et à Bruxelles. Là, malgré sa jeunesse, il fut +chargé des affaires délicates de la Belgique, après la déclaration +de guerre, ainsi que de la direction de la première division des +affaires étrangères, avec les attributions de <i>directeur général</i> de +ce ministère... et M. Maret n'avait alors que vingt-huit ans!...</p> + +<p>Envoyé à Londres, où cependant étaient en même temps M. de Chauvelin +et M. de Talleyrand, il fut député auprès de Pitt, pour traiter +des hauts intérêts de la France... À son retour, et n'ayant pas +encore vingt-neuf ans, M. Maret fut nommé envoyé extraordinaire et +ministre plénipotentiaire à Naples. Il partit avec M. de Sémonville +qui, de son côté, allait à Constantinople. Ce fut dans ce voyage +que l'Autriche les fit enlever et jeter, au mépris du droit des +gens, dans les cachots de <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> Mantoue<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a><a href="#footnote126" title="Go to footnote 126"><span class="smaller">[126]</span></a>, non pas comme des +prisonniers ordinaires, mais comme les plus grands criminels... +Chargés de chaînes si pesantes, que le duc de Bassano en porte encore +les marques aujourd'hui sur ses bras!... jetés dans des cachots noirs +et infects, ils en subirent bientôt les affreuses conséquences... +Trois jeunes gens de la légation moururent en peu de temps. Attaqué +lui-même d'une fièvre qui menaçait sa vie, M. Maret fut bientôt en +danger.</p> + +<p>Ce fut alors que le nom de son père fut pour lui comme un talisman +magique. Il avait correspondu avec l'académie de Mantoue... Une +députation de cette académie, conduite par son chancelier <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> +<i>Castellani</i>, demanda et obtint à force de prières que M. Maret fût +transféré dans une prison plus salubre.</p> + +<p>«<i>Ce que nous demandons</i>, dit la députation, <i>c'est d'apporter du +secours et des consolations au fils d'un homme dont la mémoire nous +est si chère!...</i>»</p> + +<p>Les prisonniers furent transférés dans le Tyrol, dans le château de +Kuffstein... Là, Sémonville et Maret passèrent encore vingt-deux +mois dans la plus dure captivité. Seulement ils étaient au sommet du +donjon, et non plus dans ses souterrains. Mais séparés... seuls... +sans livres ni papier... ni rien pour écrire... l'isolement et +l'oisiveté... pour seule occupation les souvenirs de la patrie... de +la famille... et le doute de jamais les revoir!... L'enfer n'a pas ce +supplice dans tous les habitacles du Dante!...</p> + +<p>La tyrannie nous donne toujours le désir de la braver. M. Maret, +privé de tous les moyens d'écrire, voulut les trouver: il y parvint. +Avec de la rouille, du thé, de la crème de tartre et je ne sais +plus quel autre ingrédient, qu'il sut se procurer, sous le prétexte +d'un mal d'yeux, il obtint une encre avec laquelle il put écrire. +Il chercha dans son mauvais traversin et il trouva une plume longue +comme le doigt, qu'il tailla avec un morceau de vitre cassée.... On +lui portait diverses choses dont il <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> avait besoin pour sa +santé ou sa toilette... Ces objets étaient enveloppés dans de petits +carrés de papier grands comme la main... M. Maret les recueillit au +nombre de trois ou quatre et transcrivit sur ces feuilles informes +une comédie, une tragédie et divers morceaux<a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a><a href="#footnote127" title="Go to footnote 127"><span class="smaller">[127]</span></a> sur les sciences +et la littérature. Enfin on échangea MM. Maret et Sémonville et +les autres prisonniers contre madame la duchesse d'Angoulême, qui +souffrait aussi dans le Temple un supplice encore plus horrible que +les prisonniers du Tyrol... car des larmes seulement de douleur et +de colère coulaient sur les barreaux de leur prison... tandis que +l'infortunée répandait des larmes de sang et de feu sur les tombes de +tout ce qu'elle avait aimé!...</p> + +<p>Rentré dans sa patrie, M. Maret trouva la France reconnaissante; et +le Directoire rendit un arrêté, en vertu d'une loi spéciale, par +lequel il fut reconnu que <i>M. de Sémonville et lui avaient honoré +<span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> le nom français par leur courage et leur constance</i>.</p> + +<p>Ce fut alors que M. de Talleyrand, rappelé en France par le crédit +de madame de Staël, intrigua par son moyen pour être ministre des +affaires étrangères... Une autre faveur était à donner au même +instant: c'était d'aller à Lille pour y discuter les conditions d'un +traité de paix avec l'Angleterre.</p> + +<p>C'était lord Malmesbury qu'envoyait M. Pitt... M. Maret et M. de +Talleyrand furent les seuls compétiteurs et pour la négociation et +pour le ministère... M. Maret, qui savait qu'on traitait en ce moment +de la paix avec l'Autriche, à Campo Formio, voulut contribuer à +cette grande œuvre, et sollicita vivement d'aller à Lille: il fut +nommé. C'est alors qu'il eut pour la première fois des rapports qui +ne cessèrent qu'en 1815, avec Napoléon... Une immense combinaison +unissait les deux négociations de Lille et de Campo Formio; la paix +allait en être le résultat... mais la faction fructidorienne était +là... et malgré les efforts constants des grands travailleurs à la +grande œuvre, tout fut renversé et le fruit de la conquête de +l'Italie perdu... Alors Bonaparte s'exila sur les bords africains... +M. Maret dans ce qui avait toujours charmé sa vie, la culture des +lettres et de la littérature... <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> Au retour d'Égypte, les +rapports ébauchés par la correspondance de Lille à Campo Formio se +renouèrent à la veille du 18 brumaire. Dégoûté par ce qu'il voyait +chaque jour, comprenant que sa patrie marchait, ou plutôt courait à +sa ruine, M. Maret eut la révélation de ce qu'elle pouvait devenir +sous un chef comme Napoléon, et il lui dévoua ses services et sa +vie, mais jamais avec servilité, et toujours, au contraire, avec +une noble indépendance. M. Maret assista aux 18 et 19 brumaire, +et, le lendemain, fut nommé secrétaire général<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a><a href="#footnote128" title="Go to footnote 128"><span class="smaller">[128]</span></a> des Consuls, +reçut les sceaux de l'État, et prêta le serment auquel il a été +fidèle jusqu'au dernier jour. À dater de ce moment, M. Maret fut le +fidèle compagnon de Napoléon. On a vu qu'il travaillait avec lui à +la place des ministres; mais, indépendamment de cette marque de +confiance, <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> il en reçut beaucoup d'autres aussi étendues, de +la plus grande importance. Devenu ministre secrétaire d'État lors de +l'avénement à l'Empire<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a><a href="#footnote129" title="Go to footnote 129"><span class="smaller">[129]</span></a>, M. Maret ne quitta plus l'Empereur, même +sur le champ de bataille; et lorsque Napoléon entrait, à la tête de +ses troupes, dans toutes les capitales de l'Europe, le duc de Bassano +était toujours près de lui pour exercer un protectorat que plusieurs +souverains doivent encore se rappeler, si toutefois un roi garde le +souvenir d'un bienfait.</p> + +<p>Napoléon aimait à accorder au duc de Bassano ce qu'il lui demandait.</p> + +<p>—«J'aime à accorder à Maret ce qu'il veut pour les autres,» disait +l'Empereur, «lui qui ne demande jamais rien pour lui-même.»</p> + +<p>C'était vrai, et l'avenir l'a bien prouvé.</p> + +<p>J'ai déjà dit que le père du duc de Bassano était fort aimé et +estimé, et qu'il lui acquit beaucoup de protecteurs, dont le +plus puissant était M. de Vergennes, alors ministre des affaires +étrangères; et on a vu que, se conduisant toujours avec sagesse et +grande capacité, il eut partout de grands succès.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> J'ai raconté la vie de M. de Bassano avant l'époque où +Napoléon, qui se connaissait en hommes, le choisit pour remplir +le premier poste de l'État auprès de lui; c'est une réponse faite +d'avance à ces esprits chercheurs de grands talents, et qui demandent +ce qu'il a fait, l'avant-veille du jour où ils connaissent un +homme. Pour eux, son existence est dans le moment présent; quant à +la conduite de M. de Bassano, pendant tout le temps où il a été au +pouvoir, elle a été admirable, non-seulement sous le rapport d'une +extrême probité, mais comme homme de la patrie; et lorsque Napoléon +fit des fautes, ce fut toujours après une lutte avec M. de Bassano, +surtout à Dresde et dans la campagne de Russie, ainsi qu'en 1813 et +1814.</p> + +<p>Mais je n'écris pas l'histoire dans ce livre, je n'y rappelle que +ce qui tient à la société française. Cependant, comme le duc de +Bassano n'ouvrit sa maison que lorsqu'il fut ministre des affaires +étrangères, et que tout alors fut <i>officiel</i>, en même temps qu'il +était littéraire et agréable, il me faut bien en montrer le maître, +éclairé du jour qui lui appartient.</p> + +<p>J'ai déjà dit qu'avant le moment où M. le duc de Bassano fut ministre +des affaires étrangères, il n'eut pas une maison ouverte. Sa maison +était <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> une sorte de sanctuaire, où les oisifs n'auraient +rien trouvé d'amusant, et les intéressés beaucoup trop de motifs +d'attraction. Il fallait donc centraliser autant que possible ses +relations, et ce fut pendant longtemps la conduite du duc et de la +duchesse de Bassano.</p> + +<p>Mais, lorsque M. de Bassano passa au ministère des affaires +étrangères, sa position et ses obligations changèrent, et madame de +Bassano eut <i>un salon</i>, mais un salon <i>unique</i>, et comme nous n'en +revîmes jamais un, et cela, par la position <i>spéciale</i> où était M. +de Bassano. Ces exemples se voyaient seulement avec Napoléon. C'est +ainsi que le duc d'Abrantès fut gouverneur de Paris, comme personne +ne le fut et ne le sera jamais.</p> + +<p>Le salon de la duchesse de Bassano s'ouvrit à une époque bien +brillante; quoique ce ne fût pas la plus lumineuse de l'Empire<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a><a href="#footnote130" title="Go to footnote 130"><span class="smaller">[130]</span></a>. +On voyait déjà l'horizon chargé de nuages; ce n'était pas, comme +en 1806, un ciel toujours bleu et pur qui couvrait nos têtes, mais +c'était le moment où le colosse atteignait son apogée de grandeur: et +si quelques esprits clairvoyants et craintifs prévoyaient <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> +l'avenir, la France était toujours, même pour eux, cet Empire mis +au-dessus du plus grand, par la volonté d'un seul homme; et cet homme +était là, entouré de sa gloire, et déversant sur tous l'éclat de ses +rayons.</p> + +<p>Avant M. de Bassano, le ministère des affaires étrangères avait été +occupé par des hommes qui ne pouvaient, en aucune manière, présenter +les moyens qu'on trouvait réunis dans le duc de Bassano. Sans doute +M. de Talleyrand est un des hommes de France, et même de l'Europe, +le plus capable de rendre une maison la plus charmante qu'on puisse +avoir; mais M. de Talleyrand est d'humeur fantasque, et nous l'avons +tous connu sous ce rapport; M. de Talleyrand était quelquefois toute +une soirée sans parler, et lorsque enfin il avait quelques paroles +à laisser tomber nonchalamment de ses lèvres pâles, c'était avec +ses habitués, M. de Montrond, M. de Narbonne, M. de Nassau et M. de +Choiseul et quelques femmes de son intimité... Quant à madame de +Talleyrand, que Dieu lui fasse paix!... on sait de quelle utilité +elle était dans un salon; la bergère dans laquelle elle s'asseyait +servait plus qu'elle, et, de plus, ne disait rien. L'esprit de M. +de Talleyrand, quelque ravissant qu'il fût, n'avait plus, devant +sa <span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> femme, que des éclairs rapides, fréquents, mais qui +jaillissaient sans animer et dissiper la profonde nuit qu'elle +répandait dans son salon. Ce n'était donc qu'après le départ de +madame de Talleyrand, lorsqu'elle allait enfin se coucher, que M. +de Talleyrand était vraiment l'homme le plus spirituel et le plus +charmant de l'Europe... Vint aussi M. de Champagny... Quant à lui, je +n'ai rien à en dire, si ce n'est pourtant qu'il était peut-être bien +l'homme le plus vertueux en politique, mais le plus cynique<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a><a href="#footnote131" title="Go to footnote 131"><span class="smaller">[131]</span></a> en +manières <i>sociables</i> que j'aie rencontré de ma vie... et, comme on le +sait, cela ne fait pas être maître de maison, aussi, M. de Champagny +n'y entendait-il rien, pour dire le mot.</p> + +<p>Le salon de M. de Bassano s'ouvrait donc sous les auspices les plus +favorables, parce qu'on était sûr de ce qu'on y trouverait... Madame +de Bassano, alors dans la fleur de sa beauté et parfaitement élégante +et polie, était vraiment faite pour remplir la place de maîtresse de +maison au ministère des affaires étrangères.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> Cette époque était la plus active et la plus agitée, par +le mouvement qui avait lieu d'un bout de l'Europe à l'autre... Les +étrangers arrivaient en foule à Paris; tous devaient nécessairement +paraître chez le ministre des affaires étrangères... L'Empereur, en +le nommant à ce ministère, voulut qu'il tînt une maison ouverte et +magnifique; quatre cent mille francs de traitement suivirent cet +ordre, que M. de Bassano sut, au reste, parfaitement remplir...</p> + +<p>L'hôtel Gallifet<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a><a href="#footnote132" title="Go to footnote 132"><span class="smaller">[132]</span></a> est une des maisons les plus incommodes de +Paris mais aussi une des plus propres à recevoir et à donner des +fêtes; ses appartements sont vastes; leur distribution paraît avoir +été ordonnée pour cet usage exclusivement. Jusqu'à l'entrée et à +l'escalier, les deux cours, tout a un air de décoration qui prépare à +trouver dans l'intérieur la joie et les plaisirs d'une fête.</p> + +<p>Le corps diplomatique avait jusqu'alors vécu d'une manière peu +convenable à sa dignité et même à ses plaisirs de société; +beaucoup allaient au cercle de la rue de Richelieu, et y perdaient +ennuyeusement leur argent; d'autres, portés par le désœuvrement +et peut-être l'opinion, allaient dans le <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> faubourg +Saint-Germain<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a><a href="#footnote133" title="Go to footnote 133"><span class="smaller">[133]</span></a>, dans des maisons dont souvent les maîtres étaient +les ennemis de l'Empereur, comme par exemple chez la duchesse de +Luynes, et beaucoup d'autres dans le même esprit.</p> + +<p>Le corps diplomatique avait été beaucoup plus agréable; mais il était +encore bien composé à ce moment: c'était, pour l'Autriche, le prince +de Schwartzemberg, dont l'immense rotondité avait remplacé l'élégante +tournure de M. de Metternich; pour la Prusse, M. de Krusemarck; quant +à celui-là, nous avons gagné au change... Je ne me rappelle jamais +sans une pensée moqueuse la figure de M. de Brockausen, ministre de +Prusse avant M. de Krusemarck... Celui-ci était à merveille, et pour +les manières et pour la tournure; il rappelait le comte de Walstein +dans le délicieux roman de <i>Caroline de Lichfield</i>.</p> + +<p>La Russie était représentée par un homme dont le type est rare à +trouver de nos jours, c'est le prince Kourakin: cet homme a toujours +été pour moi le sujet d'une étude particulière; sa nullité et sa +frivolité réunies me paraissaient tellement compléter <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> le +ridicule, que j'en arrivais, après avoir fait le tour de sa massive +et grosse personne, à me dire: «Cet homme n'est qu'un sot et un +<i>frotteur</i> de diamants.» Potemkin l'était aussi... mais du moins +quelquefois il laissait là sa brosse et ses joyaux pour prendre +l'épée, ou tout au moins le sceptre de Catherine, et lui en donner +sur les doigts, lorsqu'elle ne marchait pas comme il l'entendait. Il +y avait au moins quelque chose dans Potemkin; mais chez le prince +Kourakin!... <span class="smcap">Rien</span>... absolument <span class="smcap">RIEN</span>. Ajoutez +à sa nullité, qu'en 1810 il se coiffait comme Potemkin, brossait +comme lui ses diamants en robe de chambre, et donnait audience à +quelques cosaques, faute de mieux, parce que les Français n'aiment +pas l'impertinence, et qu'aujourd'hui, chez les Russes de bonne +compagnie, il est passé de coutume de reconnaître comme bonnes de +pareilles gentillesses.</p> + +<p>Le prince Kourakin avait la science de la révérence; il savait de +combien de lignes il devait faire faire la courbure à son épine +dorsale. Le sénateur, le ministre, le comte, le duc, tout cela avait +sa mesure: malheureusement, le prince Kourakin ne pouvait plus mettre +en pratique cette belle conception et la démontrer, par l'exemple, +à tous les jeunes gens de son ambassade. L'énormité de son ventre +s'opposait à ce qu'il pût s'incliner avec toutes les grâces des +nuances qu'il demandait à <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> ses élèves. Parfaitement convaincu +de son élégance et de sa recherche, il était toujours mis comme +Molé dans le <i>Misanthrope</i>, aux rubans exceptés, encore chez lui +les mettait-il. Les jours de réception à la cour, il faisait dès le +matin un long travail avec son valet de chambre, pour décider quelle +<i>couleur lui allait le mieux</i>, et lorsque l'habit était choisi, +il fallait un autre travail pour la garniture de cet habit; et, +comme M. Thibaudois, dans je ne sais plus quelle vieille pièce de +la Comédie-Française, il voulait pouvoir répondre à celui qui lui +disait: <i>Monsieur, vous avez-là un bien bel habit bleu!...—Monsieur, +j'en ai le saphir!...</i></p> + +<p>Voilà quel était l'homme; aussi envoyait-on M. de Czernicheff, +lorsqu'il y avait une mission un peu difficile, et même M. de Tolstoy.</p> + +<p>Un homme fort bien du corps diplomatique était M. de Waltersdorf, +ministre de Danemark. Il était le digue représentant d'un loyal et +fidèle allié. Sa physionomie, qui annonçait de l'esprit, et il en +avait beaucoup, révélait aussi l'honnête homme.</p> + +<p>Pour la Suède, il y avait M. d'Ensiedel: ce qu'on en peut dire, c'est +que M. d'Ensiedel était ministre de Suède à Paris<a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a><a href="#footnote134" title="Go to footnote 134"><span class="smaller">[134]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> Venaient ensuite les ministres de Saxe, Wurtemberg, Bavière, +Naples, et puis tous les petits princes d'Allemagne qui formaient à +eux seuls une armée.</p> + +<p>La vie littéraire de M. de Bassano avait eu une longue interruption +pendant le temps donné à sa vie politique. Cependant ses +relations n'avaient jamais été interrompues avec ses collégues +de l'Institut<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a><a href="#footnote135" title="Go to footnote 135"><span class="smaller">[135]</span></a> et tous les gens de lettres dont il était le +défenseur, l'interprète et l'appui auprès de l'Empereur; lorsqu'il +fut plus maître, non pas de son temps mais de quelques-uns de ses +moments, il rappela autour de lui tout ce qu'il avait connu et +qu'il connaissait susceptible d'ajouter à l'agrément d'un salon; +personne mieux que lui ne savait faire ce choix. Le duc de Bassano +est un homme qui excelle surtout par un sens droit et juste; ne +faisant rien trop précipitamment et pourtant sans lenteur; d'une +grande modération dans ses jugements et apportant dans la vie +habituelle et privée une simplicité de mœurs vraiment admirable: +on voyait que c'était son goût de vivre ainsi; mais aussitôt qu'il +fut ministre des affaires étrangères, il fit voir qu'il savait ce +que c'était que de représenter grandement. Du reste, ne levant pas +la tête plus haut <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> d'une ligne, et quand cela lui arrivait +c'était pour l'honneur du pays. Cet honneur, il le soutint toujours +avec une fermeté, et, quand il le fallait, avec une hauteur aussi +aristocratique que pas un de tous ceux qui traitaient avec lui; +toutefois, aimé et estimé du corps diplomatique avec lequel, toujours +poli, prévenant et homme du monde, il n'était jamais ministre d'un +grand souverain qu'en traitant en son nom. Il était également aimé +à la cour impériale par tous ceux qui savaient apprécier l'agrément +de son commerce. Jamais je n'écoutai avec plus de plaisir raconter +un fait important, une histoire plaisante, que j'en ai dans une +conversation avec le duc de Bassano. Les entretiens sont instructifs +sans qu'il le veuille, et amusants sans qu'il y tâche. La figure du +duc de Bassano était tout à fait en rapport avec son esprit et ses +manières; sa taille était élevée sans être trop grande; toute sa +personne annonçait la force, la santé, et le nerf de son esprit. Sa +figure était agréable, sa physionomie expressive et digne, et ses +yeux bleus avaient de la douceur et de l'esprit dans leur regard.</p> + +<p>Voilà comment était M. de Bassano au moment où il marqua d'une +manière si brillante dans la grande société européenne qui passait +toute entière chez lui comme une fantasmagorie animée.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> Aussitôt, en effet, que le salon du ministre des affaires +étrangères fut ouvert, il devint l'un des principaux points de +réunion de tout ce que la cour avait de plus remarquable et de gens +disposés à jouir d'une maison agréable et convenable sous tous les +rapports. À cette époque, les femmes de la cour étaient presque +toutes jeunes et presque toutes jolies; elles avaient la plupart une +grande existence, une extrême élégance et une magnificence dont on +parle encore aujourd'hui; mais seulement par tradition et sans que +rien puisse même les rappeler.</p> + +<p>Tous les samedis, la duchesse de Bassano donnait un petit bal suivi +d'un souper: c'était <i>le petit jour</i>, ce jour-là; les invitations +n'excédaient jamais deux cent cinquante personnes; on ne les envoyait +qu'aux femmes les plus jolies et les plus élégantes de préférence. +Quant aux hommes, ils étaient assez habitués de la maison pour +former ce que nous appelions alors <i>le noyau</i>; c'est-à-dire qu'un +grand nombre y allait tous les jours. Madame la duchesse de Bassano, +étant dame du palais, voyait plus intimement les personnes de la +maison de l'Empereur, ainsi que celles des maisons des Princesses; +notre service auprès des Princesses nous rapprochait souvent les +uns des autres indépendamment de nos rapports de société qui +par là devenaient <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> encore plus intimes. Aussi la maison +de l'Empereur et celle de l'Impératrice, ainsi que celles des +Princesses, formaient le fond principal des petites réunions que +nous avions en dehors des grands dîners d'étiquette que nous étions +contraintes de donner, ainsi que nos jours de réception.</p> + +<p>Les femmes de l'intimité de la duchesse de Bassano étaient toutes +fort jolies, et plusieurs d'entre elles étaient même très-belles. +C'étaient madame de Barral<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a><a href="#footnote136" title="Go to footnote 136"><span class="smaller">[136]</span></a>, madame d'Helmestadt<a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a><a href="#footnote137" title="Go to footnote 137"><span class="smaller">[137]</span></a>, +madame Gazani<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a><a href="#footnote138" title="Go to footnote 138"><span class="smaller">[138]</span></a>, madame d'Audenarde la jeune<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a><a href="#footnote139" title="Go to footnote 139"><span class="smaller">[139]</span></a>, madame +de d'Alberg<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a><a href="#footnote140" title="Go to footnote 140"><span class="smaller">[140]</span></a>, madame Des Bassayns de Richemond<a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a><a href="#footnote141" title="Go to footnote 141"><span class="smaller">[141]</span></a>, +madame Delaborde<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a><a href="#footnote142" title="Go to footnote 142"><span class="smaller">[142]</span></a>, madame de Turenne<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a><a href="#footnote143" title="Go to footnote 143"><span class="smaller">[143]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> madame +Regnault-de-Saint-Jean-d'Angely<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a><a href="#footnote144" title="Go to footnote 144"><span class="smaller">[144]</span></a>, et beaucoup d'autres encore; +mais celles-là n'étaient pas de l'intimité de la semaine. Il y +avait après cela d'autres salons dont je parlerai et qui avaient +également leurs habitudes. Quant aux hommes, les plus intimes +étaient M. de Montbreton<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a><a href="#footnote145" title="Go to footnote 145"><span class="smaller">[145]</span></a>, M. de Rambuteau<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a><a href="#footnote146" title="Go to footnote 146"><span class="smaller">[146]</span></a>, M. de Fréville, +M. de Sémonville, M. de Valence, M. de Narbonne<a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a><a href="#footnote147" title="Go to footnote 147"><span class="smaller">[147]</span></a>, M. de +Ségur<a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a><a href="#footnote148" title="Go to footnote 148"><span class="smaller">[148]</span></a>, M. Dumanoir<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a><a href="#footnote149" title="Go to footnote 149"><span class="smaller">[149]</span></a>, M. de Bondy<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a><a href="#footnote150" title="Go to footnote 150"><span class="smaller">[150]</span></a>, M. de Sparre, M. de +Montesquiou<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a><a href="#footnote151" title="Go to footnote 151"><span class="smaller">[151]</span></a>, M. de Lawoëstine, M. de Maussion. Puis venaient +ensuite les hommes de lettres, parmi lesquels il y avait une foule +d'hommes d'une haute distinction comme esprit et comme talent; comme +génie littéraire, c'était autre chose; il y en avait deux à cette +époque; mais le <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> pouvoir les avait frappés de sa massue +et les deux génies ne chantaient plus pour la France; l'un était +Chateaubriand, l'autre madame de Staël!...</p> + +<p>Chez la duchesse de Bassano, on voyait dans la même soirée Andrieux, +dont le charmant esprit trouve peu d'imitateurs, pour nous donner de +petites pièces remplies de sel vraiment attique et de comique; Denon, +laid, mais spirituel et malin comme un singe; Legouvé, qui venait +faire entendre, dans le salon de son ancien ami, le chant du cygne, +au moment où sa raison allait l'abandonner; Arnault, dont l'esprit +élastique savait embrasser à la fois l'histoire et la poésie, et +contribuait si bien à l'agrément de la conversation à laquelle il +se mêlait; Étienne, l'un des hommes les plus spirituels de son +époque. Ses comédies et ses opéras avaient déjà alors une réputation +tout établie, qui n'avait plus besoin d'être protégée; mais +Étienne n'oubliait pas que le duc de Bassano avait été son premier +protecteur, et ce qu'il pouvait lui donner, comme reconnaissance, le +charme de sa causerie, il le lui apportait. On voyait aussi, dans les +réunions du duc de Bassano, un vieillard maigre, pâle, ayant deux +petites ouvertures en manière d'yeux, une petite tête poudrée sur un +corps de taille ordinaire, habillé tant bien que mal d'un habit fort +<span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> râpé, mais dont la broderie verte indiquait l'Institut: cet +homme, ainsi bâti, s'en allait faisant le tour du salon, disant à +chaque femme un mot, non-seulement d'esprit, mais de cet esprit comme +on commence à n'en plus avoir. Il souriait même avec une sorte de +grâce, quoiqu'il fût bien laid.</p> + +<p>—«Qu'est-il donc?» demandaient souvent des étrangers, tout étonnés +de voir cette figure blafarde, enchâssée dans sa broderie verte, +faire le charmant auprès des jeunes femmes... Et ils demeuraient +encore bien plus surpris, lorsqu'on leur nommait le chantre +d'<i>Aline</i>, reine de Golconde, le chevalier de Boufflers!... Gérard +et Gros étaient aussi fort assidus chez M. de Bassano, ainsi que +Picard, Ginguené, Duval, et toute la partie comique et dramatique, +comme aussi la plus sérieuse de l'Institut, c'étaient Visconti, +Monge, Chaptal, qui alors n'était plus ministre; Lacretelle, dont le +caractère avait alors un éclat remarquable; Ramond, dont l'esprit +charmant a su donner un côté romantique à une étude stérile, et +dont les notes, aussi instructives qu'amusantes, font lire, pour +elles seules l'ouvrage auquel elles sont attachées<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a><a href="#footnote152" title="Go to footnote 152"><span class="smaller">[152]</span></a>. Combien +je me rappelle avec intérêt <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> mes courses avec lui dans les +montagnes de Baréges, la première année où j'allai dans les Pyrénées! +Cet homme faisait parler la science comme une muse. Il y avait de la +poésie vraie dans ses descriptions, et pourtant il embellissait sa +narration. Je ne sais comment il faisait, mais je crois en vérité que +j'aimais autant à l'entendre raconter ses courses aventureuses, que +de les faire moi-même.</p> + +<p>Il était, comme on le sait, très-petit, maigre, souffrant et ne +pouvant pas supporter de grandes fatigues. Un jour, il était à +Baréges, chez sa sœur, madame Borgelat; tout à coup il dit à +Laurence, son guide favori:</p> + +<p>—«Laurence, si tu veux, nous irons faire une découverte?»</p> + +<p>Le montagnard, pour toute réponse, fut prendre son bâton ferré, ses +crampons, son croc, son paquet de cordes et son bissac, sans oublier +sa belle tasse de cuir<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a><a href="#footnote153" title="Go to footnote 153"><span class="smaller">[153]</span></a> et sa gourde bien remplie d'eau-de-vie, +et les voilà tous deux en marche.</p> + +<p>—«Sais-tu où je te mènes, Laurence?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> —Non, monsieur; ça m'est égal. Là où vous irez, j'irai.</p> + +<p>—Nous allons essayer de gravir jusqu'au sommet du pic du Midi.</p> + +<p>—Ah! ah! fit le montagnard.</p> + +<p>—Tu es inquiet?</p> + +<p>—Moi!... non... ce n'est pas pour moi... Mais vous, monsieur Ramond, +comment que vous ferez pour monter sur cette maudite montagne que +personne ne peut gravir?... J'ai peur pour vous.»</p> + +<p>Ramond sourit. Lui aussi avait bien quelques inquiétudes sur la +manière dont il s'en tirerait. Mais il y avait un stimulant dans sa +résolution spontanée, qui le portait à faire ce qu'il n'eût pas fait, +peut-être, à cette époque de l'année, avec sa mauvaise santé.</p> + +<p>Il y avait alors à Saint-Sauveur et à Cauterêts, ainsi qu'à Baréges, +une foule de buveurs d'eau, dont le plus grand nombre étaient de +Paris. Parmi ceux-ci étaient la duchesse de Chatillon et M. de +Bérenger, qu'elle épousa depuis. Ce monsieur de Bérenger avait une +manie que rien ne pouvait lui faire perdre, même le mauvais résultat +de ses courses. Il grimpait toujours, n'importe où il allait. Un +jour, il dit devant Ramond, <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> que certainement le pic du Midi +était une bien belle montagne, mais pour celui qui aurait eu le +courage de monter <i>jusqu'au sommet</i>. Ce que voulait Ramond, c'était +de vérifier une dernière fois l'exactitude de ses découvertes. +Cependant, cette sorte de provocation, de la part du jeune élégant +parisien, lui donnait comme un tourment vague qui l'obsédait la nuit +comme le jour. Enfin, il partit, comme on l'a vu, avec Laurence, mais +cachant son voyage à M. de Bérenger. Arrivé sur le pic du Midi, à +l'heure nécessaire pour voir le lever du soleil<a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a><a href="#footnote154" title="Go to footnote 154"><span class="smaller">[154]</span></a>, Ramond commença +ses expériences; et, lorsque tout fut terminé, il voulut essayer de +gravir jusqu'à cette petite plate-forme qui termine le pic, comme le +savent tous ceux qui ont été le plus haut possible; mais la force +lui manqua. Cependant, il en avait un bien grand désir et sa volonté +était ferme habituellement... ce qui prouve qu'elle n'est pas tout, +cependant...</p> + +<p>—«Vingt pieds! disait Laurence, et dire que vous ne pouvez pas +monter là, monsieur Ramond... vous!...</p> + +<p>Ramond enrageait encore plus que lui. Enfin, après avoir pris un peu +de repos, il essaya pour <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> la troisième fois, mais toujours +infructueusement; Laurence était aussi désolé que lui; et, pour ceux +qui ont connu Laurence, cette histoire est une de celles dont il +les aura sûrement réjouis plus d'une fois. Enfin, il s'approcha de +Ramond, dont il devinait la contrariété, car l'autre ne disait pas +une parole.</p> + +<p>—«Monsieur, lui dit-il.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu me veux?</p> + +<p>—Si nous disions que nous sommes montés là-haut... hein?»</p> + +<p>Et il faut connaître la physionomie pleine de finesse du montagnard +béarnais pour comprendre celle que mit Laurence dans le <i>hein</i> qui +termina sa phrase.</p> + +<p>—«Non, non, répondit Ramond, je ne veux pas mentir pour satisfaire +ma vanité; car qu'est-ce autre chose qu'une vanité pour répondre à ce +Bérenger?... Allons, qu'il n'en soit plus question.»</p> + +<p>Il quitta la montagne, que ses observations avaient classée parmi les +plus belles des Pyrénées, en soupirant de ce qu'elle lui avait ainsi +refusé l'accès de sa plus haute cime... Revenu à Saint-Sauveur, il +raconta sa course avec toute vérité.</p> + +<p>—«Et finalement, dit M. de Bérenger en se <span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> frottant les +mains de contentement, vous n'êtes pas monté jusqu'au sommet du pic?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Ah!... c'est fort bien.»</p> + +<p>Et voilà M. de Bérenger allant trouver Laurence, et lui disant qu'il +fallait absolument qu'il retournât au pic du Midi pour y monter avec +lui..</p> + +<p>—«Mais, monsieur, c'est impossible! Je vous jure que le diable garde +cette roche qui finit le pic. Je l'ai tournée, je l'ai regardée de +tous les côtés, elle est imprenable!»</p> + +<p>M. de Bérenger n'écouta rien, et il décida enfin Laurence à venir +avec lui... Le fait est que je ne sais pas comment il s'y est pris, +mais il est de fait qu'il est monté sur l'extrémité la plus aiguë du +pic du Midi. Lorsqu'il se vit sur cette petite plate-forme, qui n'a +peut-être pas vingt-cinq pieds d'étendue, il se crut un homme destiné +à faire les choses les plus étonnantes. Il revint à Bagnères, et l'on +peut croire que la première parole dont il salua Ramond fut celle +qui lui annonçait son ascension... En l'apprenant, Ramond éprouva un +petit mouvement d'impatience et même d'humeur.</p> + +<p>—«En vérité, disait-il, c'est vraiment bien dommage qu'une si pauvre +tête soit sur de si bonnes jambes!...»</p> + +<p>Ramond était surtout charmant en racontant ses <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> voyages et +ses courses à Gavarni, au Mont-Perdu, à Gèdres surtout... Oh! la +grotte de Gèdres avait laissé dans son âme des souvenirs qui devaient +avoir leur source dans de bien puissantes impressions... C'est +en parlant de Gèdres, dans cette charmante pièce intitulée<a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a><a href="#footnote155" title="Go to footnote 155"><span class="smaller">[155]</span></a>: +<i>Impressions en revenant de Gavarni</i>, qu'il y a cette idée gracieuse: +<i>Le parfum d'une violette nous rappelle plusieurs printemps!</i></p> + +<p>On conçoit qu'avec des hommes d'un talent aussi varié, la +conversation devait avoir un charme tout particulier dans le salon +du duc de Bassano. Un jour, c'était M. de Ségur, le grand-maître +des cérémonies, qui racontait dans un souper des petits jours des +anecdotes curieuses sur la cour de Catherine. Il parlait de sa grâce, +de son esprit, du luxe asiatique de ses fêtes, lorsqu'elle paraissait +au milieu de sa cour avec des habits ruisselants de pierreries, +entourée de jeunes et belles femmes, parées elles-mêmes comme leur +souveraine, et contribuant par leurs charmes et leur esprit à +justifier la réputation <i>de Paradis terrestre</i>, que les étrangers, +qui ne voyaient que la surface, donnaient tous à la cour de Catherine +II. Les décorations en étaient habilement faites; on ne voyait pas +ce qui se <span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> passait derrière la scène, tandis que souvent une +victime rendait le dernier soupir sous le poignard ou le lacet non +loin du lieu où la joie riait et chantait, couronnée de fleurs et +enivrée de parfums.</p> + +<p>Jamais M. de Ségur et moi ne fûmes d'accord sur ce point. Il aimait +Catherine et je l'abhorrais!... Au reste, il était le plus aimable +du monde; c'était l'homme sachant le mieux raconter une histoire. +Sa parole elle-même, sa prononciation, n'était pas celle de tout le +monde. Je l'aimais bien mieux que son frère.</p> + +<p>Madame Octave de Ségur, belle-fille du grand-maître des cérémonies, +était une femme fort aimable, à ce que disaient toutes les personnes +qui la voyaient dans son intimité. Elle était dame du palais de +l'Impératrice; mais, quoiqu'elle fût de la cour, elle n'était +habituellement de la société d'aucune de nous. Elle était jolie, et +possédait ce charme auquel les hommes sont toujours fort sensibles, +qui est de n'avoir de sourire que pour eux. Ses grands yeux noirs +veloutés n'avaient une expression moins dédaigneuse que lorsqu'elle +était entourée d'une cour qui n'était là que pour elle. Comme sa +réputation a toujours été bonne, je dis ce fait, qui, du reste, est +la vérité.</p> + +<p>Une histoire étrange était arrivée quelques années <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> avant +dans la famille du comte de S.....; le héros de cette histoire +n'était revenu que depuis peu de temps, et reparaissait de nouveau +dans le monde: c'était l'aîné de ses fils, Octave de S....., le mari +de mademoiselle d'Aguesseau, la même dont je viens de parler.</p> + +<p>Octave de S....., quoique fort jeune, remplissait les fonctions de +sous-préfet, soit dans les environs de Plombières, soit à Plombières +même, en 1803, lorsque tout à coup il disparut, sans que le moindre +indice pût indiquer s'il était parti pour un long voyage, ou s'il +s'était donné la mort.</p> + +<p>La police fit des recherches avec le plus grand soin; tout fut +infructueux. Cependant, comme rien ne donnait la preuve qu'il +n'existât plus, sa femme, ses enfants et son frère ne prirent point +le deuil.</p> + +<p>Un jour le comte de S..... reçut une lettre sans signature, mais +son cœur de père battit aussitôt, car il reconnut un cachet qui +appartenait à son fils.</p> + +<p><i>Ne soyez pas inquiets. Je vis toujours et pense à vous.</i></p> + +<p>Ce peu de mots n'étaient pas de l'écriture d'Octave de Ségur; mais +combien ils donnèrent de bonheur dans cette famille désolée, dont +les inquiétudes, sans cesse redoublées, prenaient quelquefois une +couleur sinistre qui amenait le désespoir <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> dans cet intérieur +si digne d'être heureux! M. de Ségur ne voulant pas jeter au public +un aliment de curiosité, ne parla de cette nouvelle qu'à quelques +amis qui partagèrent sincèrement sa joie.</p> + +<p>Philippe de S.....<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a><a href="#footnote156" title="Go to footnote 156"><span class="smaller">[156]</span></a>, l'auteur du dramatique et bel ouvrage sur la +Russie, est le frère d'Octave. Il adorait son frère... Du moment où +il disparut, le malheureux jeune homme fut atteint d'une mélancolie +qui dévorait sa jeunesse. Dans ses yeux noirs si profonds, au regard +penseur, on voyait souvent des larmes et une expression de tristesse +déchirante. Il avait alors vingt ou vingt et un ans, je crois. On +aurait cru que c'était l'abandon d'une femme, une perfidie de cœur +qui le rendait aussi triste; et on demeurait profondément touché en +apprenant que la perte de son frère était la seule cause de sa pâleur +et de son abattement. La nouvelle qui parvint à la famille ne lui +donna même aucun réconfort. Jamais il n'avait cru à la mort de son +frère.</p> + +<p>«Je serais encore plus malheureux si je l'avais perdu, disait le bon +jeune homme!... Je le saurais par l'instinct même de mon cœur!...»</p> + +<p>Un jour, Philippe inspectait des hôpitaux dans <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> une petite +ville d'Allemagne, pendant la campagne de Wagram... Il parcourait les +chambres et parlait à tous les blessés, pour savoir s'ils avaient +tous les secours qui leur étaient nécessaires... Tout à coup il croit +voir dans un lit un homme dont la figure lui rappelle son frère!.. +Il s'approche!.. À chaque pas la ressemblance est plus forte..... +Enfin il n'en peut plus douter, c'est lui! c'est son frère!.. c'est +Octave!....</p> + +<p>Octave fut ému par cette expression de tendresse vraie, qui ne peut +tromper. Quelle que fût sa résolution, il se laissa emmener par +Philippe et revint dans la maison paternelle. Il revit sa femme, +ses enfants et tous les siens avec un air apparent de contentement; +personne ne lui fit de questions, on le laissa dans son mystère, +tant on redoutait de lui rendre la vie fâcheuse; il ne parla non +plus lui-même de ce qui s'était passé, et tout demeura comme avant +sa fatale fuite. Le prince de Neufchâtel avait besoin d'officiers +d'ordonnance, on lui donna M. de S.....</p> + +<p>Nous étions un jour dans je ne sais plus quelle lande parfumée de ma +chère Espagne, il était assez tard, M. d'Abrantès allait se coucher, +et moi je l'étais déjà, lorsque le colonel Grandsaigne, premier +aide-de-camp du duc, frappa à la porte en s'excusant de venir à une +telle heure, si toutefois, <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> ajouta-t-il (toujours au travers +de la porte) il y a une heure indue à l'armée. Il avait la rage des +phrases.</p> + +<p>—«À présent de quoi s'agit-il? demanda M. d'Abrantès. Vous pouvez +entrer.</p> + +<p>—Un officier du prince de Neufchâtel, mon général, qui demande +que vous lui fassiez donner des chevaux. Il doit porter au +quartier-général des ordres de l'Empereur, et l'alcade prétend qu'il +n'a pas de chevaux ni de mulets à lui donner.»</p> + +<p>Pendant le discours du colonel, l'officier voyant une femme au lit +n'osait avancer et se tenait dans l'ombre... Le duc, très-ennuyé de +ces ordres multipliés qui forçaient à imposer les habitants d'un +village à donner leurs montures, était toujours fort difficile pour +les autoriser; et j'ai vu quelquefois, après s'être informé du cas +plus ou moins pressant qui réclamait son intervention, la refuser au +moins pour quelques jours.</p> + +<p>—«Votre ordre, monsieur, dit-il au jeune officier en tendant la main +vers lui sans le regarder.»</p> + +<p>L'officier avança timidement, et lui remit son ordre.</p> + +<p>—«Ah!... S.....! .... Est-ce que vous êtes parent du grand-maître des +cérémonies?</p> + +<p>—Je suis son fils, mon général.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> —Philippe!....»</p> + +<p>Et le duc se retourna vivement vers le jeune homme, mais s'arrêta +stupéfait en voyant une figure qu'il ne connaissait pas.</p> + +<p>—«Qui donc êtes-vous, monsieur, demanda-t-il d'une voix sévère?...» +car sa première pensée fut que l'homme qui était devant lui pouvait +être un espion. Elle se traduisit probablement sur sa physionomie si +mobile, car le jeune homme devint fort rouge.</p> + +<p>—«J'ai eu l'honneur de vous dire, mon général, que le comte de +S..... est mon père. Je suis l'aîné de ses fils.</p> + +<p>—Ah! s'écria joyeusement le duc, c'est donc vous qui êtes <i>le +perdu</i>!... Pardieu! mon cher, soyez <i>le bien retrouvé</i>!... Voyons, +que voulez-vous?... des chevaux? Vous en aurez; mais d'abord vous +passerez le reste de la nuit ici, attendu qu'il est tout à l'heure +minuit, et que, dans la romantique Espagne, les voyages au clair +de lune commencent à n'être plus aussi agréables qu'au temps des +Fernands et des Abencerrages.»</p> + +<p>Quelque délicatesse que l'on mît à ne pas parler à Octave de S..... +de son aventureuse absence, cependant, comme ami fort intime de +son père, dont souvent il avait même essuyé les larmes, le duc +d'Abrantès avait presque le droit de lui en <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> dire quelques +mots. M. de Ségur ne fut pas mystérieux et lui raconta comment une +raison, qu'il nous cacha par exemple, l'avait déterminé à mener une +vie errante:</p> + +<p>—«J'avais besoin de voir d'autres lieux, disait-il, de parcourir +d'autres contrées!...</p> + +<p>Octave de S..... était aimable, avec un autre genre d'esprit que son +père et son frère, et, comme eux, par des manières charmantes et +gracieuses; je l'ai vu dans le monde pendant le peu de temps qu'il y +est demeuré et j'avoue que je n'ai pas compris l'éloignement qu'avait +pour lui, disait-on, une personne qui pourtant aurait dû l'apprécier.</p> + +<p>Le duc de Bassano aimait beaucoup la famille de M. de Ségur, cette +famille même lui avait même de grandes obligations.</p> + +<p>Les femmes qui étaient invitées et reçues de préférence chez la +duchesse et le duc de Bassano étaient les plus jeunes et les plus +jolies de la cour. On pouvait choisir, en effet, parmi elles, car +excepté deux ou trois il n'y en avait pas de laides parmi nous. +J'excepte la dame d'honneur, madame de Larochefoucauld; mais elle +était de bonne foi et savait qu'elle était non-seulement laide mais +bossue, et lorsque nous nous trouvions ensemble dans quelque voyage +où notre <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> service nous appelait, elle disait souvent en +riant, à l'heure de sa toilette:</p> + +<p>—«Allons, il faut aller habiller le magot!...»</p> + +<p>Mais lorsque, dans un des grands cercles de la cour, l'Impératrice +était entourée de ses dames de service, et que parmi elles étaient +madame de Bassano, de Canisy, de Rovigo, de Bouillé, madame de +Montmorency, dont les traits n'étaient pas ceux d'une jolie femme, +mais dont l'admirable et noble tournure était <i>unique</i> parmi ses +compagnes; jamais on ne vit plus d'élégance dans la démarche, plus de +perfection dans la taille d'une femme: en la voyant marcher, courir +ou danser, on ne la voulait pas autrement, ni plus belle ni plus +jolie. C'était, en outre, de ces agréments du monde qu'elle possédait +parfaitement, une personne remarquable dans son intérieur et même +fort originale sur plusieurs points de la vie habituelle. En résumé, +c'est une femme bien agréable et charmante, je dis <i>c'est</i>, parce que +les personnes comme elles ne changent pas. Madame de Mortemart était +une fort bonne et aimable femme, elle était fort bien et presque +jolie. J'ai déjà parlé de madame Octave de Ségur; il y avait aussi +sa belle-sœur, madame Philippe de Ségur<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a><a href="#footnote157" title="Go to footnote 157"><span class="smaller">[157]</span></a>; elle était fort +<span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> jolie, avait d'admirables yeux noirs, une très-jolie petite +taille, dont elle tirait bien parti, et passait enfin avec raison +pour une jolie femme. Quant à la duchesse de Montebello, je n'ai pas +besoin de rappeler son nom, pour qu'on sache qu'avec la duchesse de +Bassano elle était la plus belle parmi ses compagnes.</p> + +<p>La maréchale Ney n'avait rien de régulier, mais elle était jolie et +surtout elle plaisait. Ses yeux étaient de la plus parfaite beauté, +sa physionomie douce et spirituelle, et tous les accessoires si +nécessaires à une femme pour qu'elle puisse plaire; tels que de beaux +cheveux, de jolies mains et de petits pieds; ces beautés-là donnent +tout de suite une sorte d'élégance qui n'est pas celle de tout le +monde et qui est un aimant agréable.</p> + +<p>Madame Gazani n'était pas dame du palais et ne l'avait jamais été; +elle avait pourtant escamoté on sait comment, dans un certain +temps, la prérogative de marcher avec les dames du palais; elle +était lectrice de l'Impératrice, ce qui, pour le dire en passant, +était assez drôle, puisqu'elle était italienne-génoise et que +notre Impératrice était souveraine des Français. Mais après tout, +madame Gazani était une femme ravissante, et jolie comme on l'est à +Gênes, lorsqu'on se mêle de l'être, et voilà le grand secret de sa +nomination. Elle était donc parfaitement <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> belle, encore plus +engageante et piquante, faite pour la cour sans en avoir pourtant les +manières, mais très-disposée à les prendre, ce qu'elle a prouvé; car +elle aimait cette vie de la cour, la galanterie, les intrigues. Quant +à de l'esprit, elle avait celui du monde, à force d'en être, mais +du reste peu, et même pas du tout dans le sens bien prononcé qu'on +attache à ce mot. Pendant la durée de sa faveur, elle ne fut hostile +à personne, ce dont on lui sut gré; et puis cette faveur passée, elle +demeura une des plus belles personnes de la cour et une des plus +inoffensives, ce qui n'arrive pas toujours.</p> + +<p>J'ai dit qu'il y avait tous les samedis de petits bals chez la +duchesse de Bassano, où l'on était moins nombreux que les jours de +grande réception. Indépendamment de ces bals, il y avait un grand +dîner diplomatique; je l'appelle ainsi parce que chez le ministre des +affaires étrangères il y avait nécessairement, en première ligne, +les ministres étrangers et tout ce qui tenait au corps diplomatique, +présenté par les ambassadeurs. Ce dîner avait lieu dans la grande +galerie de l'hôtel de Gallifet où était alors le ministère des +affaires étrangères; et il était suivi d'une fête<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a><a href="#footnote158" title="Go to footnote 158"><span class="smaller">[158]</span></a> à laquelle +était invité autant <span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> de monde que pouvait en contenir les +vastes appartements du ministère, et dont la duchesse de Bassano +faisait les honneurs avec une grâce et une convenance tout à fait +remarquables.</p> + +<p>Il fallait bien cependant se reposer un peu de cette foule, de +ce mouvement, tourbillon dont la tête se fatigue si vite; et les +samedis n'étaient pas encore faits pour cela, comme je viens de le +dire, puisqu'il y avait encore deux cents personnes d'invitées. La +duchesse de Bassano organisa une société habituelle, qui venait chez +elle non-seulement les jours de réception, mais tous les autres +jours de la semaine. Les femmes les plus assidues chez elle dans son +intimité étaient la belle madame de Barral<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a><a href="#footnote159" title="Go to footnote 159"><span class="smaller">[159]</span></a>, madame d'Audenarde, +jeune, jolie et nouvelle mariée, madame de Brehan, madame de Canisy, +madame d'Helmstadt, madame Gazani, madame Legéas, sa belle-sœur, +élégante et jolie<a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a><a href="#footnote160" title="Go to footnote 160"><span class="smaller">[160]</span></a>, madame de d'Alberg, charmante et aimable +femme; madame de Valence, dont l'esprit est si piquant et si vrai, +si naturel dans le charme de la causerie et un autre charme qu'on ne +peut définir, mais dont on éprouve la puissance et qui retenaient +<span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> la jeunesse qui déjà s'enfuyait. Les hommes étaient le duc +d'Alberg, M. de Sémonville, M. de Valence, M. de Montbreton, M. de +Lawoëstine, M. de Flahaut, M. de Narbonne, Lavalette, dont j'ai déjà +fait connaître l'aimable caractère et le charmant esprit; M. de +Fréville, l'un des hommes les plus spirituels que j'aie rencontrés +en ma vie; M. de Celles, dont la causerie rappelle tout ce qu'on +nous dit du temps agréable de Louis XV; M. de Chauvelin, dont les +preuves étaient faites à cet égard-là, mais qui depuis prouva combien +il était à redouter plus sérieusement; M. de Rambuteau<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a><a href="#footnote161" title="Go to footnote 161"><span class="smaller">[161]</span></a>, M. le +comte de Ségur, M. de Turenne, et tous les maris des femmes que j'ai +nommées, venaient alternativement passer la soirée chez madame de +Bassano; on voit que le noyau autour duquel venait ensuite se grouper +progressivement la foule était déjà assez nombreux pour alimenter une +causerie journalière; et lorsque le duc de Bassano pouvait quitter un +moment ses nombreux travaux pour venir s'y joindre, elle n'en était +que plus aimable.</p> + +<p>Un soir de ces réunions intimes, plusieurs habitués causaient autour +de la cheminée, dans le salon ordinaire de la duchesse de Bassano. +C'était <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> en hiver et même en carnaval (le dimanche gras); on +était fatigué des bals et des veilles; et c'était un grand hasard +que ce soir-là on fût en repos. On causait donc. Je ne sais plus qui +se mit à parler de madame de Genlis, qui venait de publier un nouvel +ouvrage.</p> + +<p class="speakersc">LA DUCHESSE DE BASSANO.</p> + +<p>Mon Dieu! croiriez-vous que je ne connais pas madame de Genlis!... Je +ne l'ai même jamais aperçue...</p> + +<p class="speakersc">MADAME GAZANI.</p> + +<p>Ni moi!...</p> + +<p class="speakersc">MADAME D'HELMSTADT.</p> + +<p>Ni moi!...</p> + +<p class="speakersc">MADAME DES BASSAYNS.</p> + +<p>Ni moi!..</p> + +<p class="stage10">Et trois ou quatre autres femmes, en même temps:</p> + +<p>Ni moi non plus!...</p> + +<p class="speakersc">LA DUCHESSE DE BASSANO.</p> + +<p>C'est bien étrange, en vérité!... Je ne sais ce <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> que je +donnerais pour voir une personne aussi célèbre et en même temps si +digne de l'être!...</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE BARRAL.</p> + +<p>Et moi aussi!...</p> + +<p class="speakersc">MADAME DES BASSAYNS.</p> + +<p>Allons la voir!...</p> + +<p class="speakersc">LA DUCHESSE DE BASSANO.</p> + +<p>Mais comment faire? quel prétexte prendre?...</p> + +<p class="stage10">Une voix, à l'extrémité du salon:</p> + +<p>Aucun. Si vous voulez, je vous y conduirai.</p> + +<p>Tout le monde se tourna vers celui qui venait de parler: c'était un +grand jeune homme élancé, blond, dont la figure était charmante, +ainsi que la tournure: c'était M. de Lawoëstine. En le reconnaissant, +tout le monde se mit à rire.</p> + +<p>—Vraiment, dit la duchesse de Bassano, voilà un introducteur bien +respectable!...</p> + +<p>—Pourquoi non? Voulez-vous véritablement voir ma grand'-mère?</p> + +<p class="speakersc">LA DUCHESSE DE BASSANO.</p> + +<p>Certainement!</p> + +<p class="speakersc"><span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> M. DE LAWOESTINE.</p> + +<p>Eh bien! je vous y conduirai.</p> + +<p class="stage10">Plusieurs de ces dames à la fois:</p> + +<p>Oh! nous aussi, n'est-ce pas?... nous aussi!..</p> + +<p class="speakersc">M. DE LAWOESTINE.</p> + +<p>Mesdames, vous êtes toutes charmantes, et sans doute fort aimables; +mais cependant notre caravane doit être limitée à un certain nombre; +car, enfin, je ne puis vous emmener toutes...</p> + +<p class="speakersc">MADAME D'HELMSTADT.</p> + +<p>Mais moi?...</p> + +<p class="speakersc">MADAME DE BARRAL.</p> + +<p>Et moi?...</p> + +<p class="speakersc">MADAME GAZANI.</p> + +<p>Et moi?...</p> + +<p class="speakersc">M. DE LAWOESTINE.</p> + +<p>Écoutez, madame la duchesse décidera entre vous. Seulement, +laissez-moi vous dire que madame de Genlis aime fort tout ce qui +est extraordinaire... Il faut donc que cette visite ne ressemble +<span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> à aucune autre; voilà, je crois, ce que vous devez faire.</p> + +<p>Tout le monde se mit autour de lui, et il expliqua un plan qui fut +trouvé charmant. On ne voulut pas en remettre l'exécution plus loin +que le même soir.</p> + +<p>Par une singularité assez remarquable, aucune des femmes qui étaient +chez madame de Bassano n'allait au bal; et si les hommes avaient +des engagements, ils les sacrifièrent avec joie pour être de la +partie. Voilà le nom de ceux qui se trouvaient chez la duchesse: +M. de Rambuteau, M. Adolphe de Maussion<a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a><a href="#footnote162" title="Go to footnote 162"><span class="smaller">[162]</span></a>, M. de Montbreton, +M. Alexandre de Laborde, M. de Lawoëstine, M. de Grandcourt et +peut-être quelques autres hommes dont le nom ne se présente pas à +la mémoire. Les femmes étaient: madame Gazani, madame d'Helmstadt, +madame <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> des Bassayns, madame de Barral et la maîtresse de +la maison. Aussitôt que la chose fut convenue, ces dames, ainsi que +les hommes, envoyèrent chercher leurs dominos chez eux. Grandcourt, +lui seul, eut l'heureuse pensée, que peut-être même on lui suggéra, +de <i>se déguiser</i>, et le costume qu'il choisit fut celui de Brunet, +dans <i>les Deux Magots</i>. On envoya aussitôt aux Variétés; Brunet +venait précisément de jouer le rôle, et il prêta le costume. Cela +seul valait la soirée, de voir Grandcourt en magot. Lorsqu'on fut +prêt, toute la troupe monta dans plusieurs fiacres et se rendit rue +Sainte-Anne, où demeurait alors madame de Genlis<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a><a href="#footnote163" title="Go to footnote 163"><span class="smaller">[163]</span></a>. Il était +minuit, et madame de Genlis allait se coucher, lorsqu'elle entendit +un fort grand bruit et que tout son appartement fut envahi par une +troupe de masques, au milieu de laquelle figurait le charmant <i>magot +Grandcourt</i>. Madame de Genlis était déjà déchaussée et coiffée de +nuit. Mais, comme l'avait dit son petit-fils, elle aimait ce qui +était extraordinaire. L'invasion de sa chambre, au milieu de la +nuit, par une troupe <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> de gens qui paraissaient de très-bonne +compagnie (ce que son habitude du grand monde lui fit voir en un +instant), ne pouvait être qu'un amusement de cette même bonne +compagnie à laquelle, malgré sa retraite, elle appartenait toujours. +Elle ne voulut donc pas être un empêchement à cette folie de +carnaval; elle fut parfaitement aimable; prétendit se croire au bal +masqué et causa de la manière la plus piquante et la plus charmante +avec toutes ces figures masquées qu'elle ne connaissait pas du tout, +non plus qu'elle ne reconnaissait son petit-fils, qui ne s'était pas +démasqué pour augmenter le comique de la chose. Cependant, elle ne +pouvait se prolonger longtemps; de même que l'<i>imprévu</i> avait tout +le mérite de cette aventure, de même aussi il fallait qu'elle fût +courte; madame de Genlis le comprit la première:</p> + +<p>—En vérité, dit-elle, à la douceur de vos voix, à votre mystérieuse +venue, je suis tentée de croire que des anges ont visité ma pauvre +demeure: confirmez mon espoir. Laissez-moi voir vos visages.</p> + +<p>Après une courte résistance, madame des Bassayns laissa tomber son +masque, et madame de Genlis vit, en effet, une charmante figure +entourée d'une forêt de boucles blondes et fort convenable au +<i>personnage d'ange</i>.</p> + +<p>—Et vous? dit madame de Genlis à un petit domino <span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> qui était +près d'elle, et tirant elle-même les cordons de son masque, elle vit +aussitôt une ravissante personne dont bien sûrement Canova eût fait +son Hébé, s'il l'eût connue. C'était la fraîcheur, la jeunesse même +avec sa peau veloutée et ses dents perlées, ses lèvres de corail, et +ses yeux riants et joyeux: c'était madame d'Helmstadt.</p> + +<p>—«Ah! s'écria madame de Genlis; j'avais bien pressenti que vous +étiez des anges!»</p> + +<p>Mais elle fut arrêtée dans le cours de son admiration à la vue des +deux personnes qui, se démasquant, vinrent à elle; c'étaient madame +de Bassano et madame Gazani!...</p> + +<p>On sait comme elles étaient belles!... La tradition de leur beauté +franchira le temps, et nos petits-enfants en parleront avec raison +comme de celle de madame de Montespan et de madame de Longueville... +À l'aspect de ces deux femmes, madame de Genlis demeura stupéfaite; +elle avait été curieuse de connaître les visages après avoir entendu +les voix, et maintenant elle voulait savoir les noms de ces belles +personnes qui venaient ainsi dans sa maison au milieu de la nuit... +M. de Lawoëstine ne s'était pas démasqué. Sa vue seule lui aurait +nommé les inconnues... Toutefois leur rare beauté, leurs manières, +l'élégance de <span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> leurs costumes de bal masqué<a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a><a href="#footnote164" title="Go to footnote 164"><span class="smaller">[164]</span></a>, étaient +pour madame de Genlis une certitude qu'elle pouvait <i>se hasarder</i> +à causer avec elles. Mais il était tard, la duchesse comprit qu'il +fallait laisser coucher celle qu'elles étaient venues troubler au +moment de son repos...</p> + +<p>—«Eh quoi! sans vous connaître! dit madame de Genlis; sans que je +puisse savoir <i>quel ange</i> je dois prier?</p> + +<p>—Eh bien, reprit la duchesse, promettez de nous recevoir samedi +prochain<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a><a href="#footnote165" title="Go to footnote 165"><span class="smaller">[165]</span></a>, et nous viendrons toutes pour vous remercier de votre +aimable accueil...</p> + +<p>—Et moi, dit madame de Genlis enchantée, je vous promets que vous +aurez une soirée comme depuis longtemps vous n'en avez vu, peut-être; +vous aurez de mes proverbes, et Casimir jouera de la harpe avec moi.»</p> + +<p>Et toute la troupe prit congé, laissant l'auteur <span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> de +<i>Mademoiselle de Clermont</i> enchanté de cette aventure. Le samedi +suivant la soirée eut lieu en effet et fut charmante comme elle +l'avait promis. Le duc de Bassano y accompagna sa femme.</p> + +<p>Lorsque M. de Bassano se fut retiré du ministère des affaires +étrangères, il n'y eut plus ce mouvement, ce tourbillon de monde +autour de sa maison; mais comme on avait compris que la duchesse +et lui savaient ce que la vie a de plus doux en France, qui est +d'employer ses heures et d'en donner une partie à la communication +mutuelle, à la causerie, à cette fréquentation quotidienne qui amène +l'intimité et maintient quelquefois des relations qui se fussent +rompues autrement tout naturellement et par l'éloignement... C'est +ainsi que de saintes amitiés se sont trouvées perdues sans aucune +autre raison!... La duchesse était aussi bonne que belle; son esprit +aimait tout ce qui tenait au bon goût, à l'extrême élégance; d'une +apparence sérieuse, elle avait pourtant une chaleur de cœur, un +dévouement d'amitié, qui lui avaient donné de vrais amis. Aussi, +lorsqu'elle fut hors de l'hôtel du ministère, son salon ne fut plus +un <i>salon officiel</i>, mais on y fut toujours, parce que c'était un +salon où l'on trouvait une maîtresse de maison aimable, bonne et +belle.</p> + +<p>Enfin, vinrent les malheurs de l'Empire et sa <span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> chute. La +famille de Bassano fut exilée, proscrite!... et pourquoi!...</p> + +<p>Mais elle revint!... Ce fut alors que le duc de Bassano occupa son +hôtel de la rue Saint-Lazare<a id="footnotetag166" name="footnotetag166"></a><a href="#footnote166" title="Go to footnote 166"><span class="smaller">[166]</span></a>. Il y passait les hivers; et l'été, +il allait dans sa terre de Beaujeu, en Franche-Comté. Cette époque +est celle où, véritablement, on put juger de la manière dont la +duchesse et lui tenaient leur maison. Elle était bien toujours celle +d'un grand personnage, mais d'un particulier ne souffrant jamais +qu'on s'occupât de politique, à laquelle il était devenu étranger; le +duc provoquait alors lui-même une causerie dont le charme avec lequel +il conte, et la vérité de ses souvenirs en doublait le prix. Étienne, +Arnaud, Denon, Gérard, Gros, tous les littérateurs et les artistes +remarquables continuèrent à aller dans une maison où ils trouvaient +tout ce qui pouvait les attirer, et surtout bonne mine d'hôte.</p> + +<p>Cependant le temps s'écoulait. Autour de la duchesse de Bassano +s'élevait une famille nombreuse, dont la beauté aurait rappelé la +sienne, si cette beauté eût éprouvé la moindre altération; mais bien +loin de là, elle était toujours une des femmes <span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> les plus +remarquables lorsqu'elle paraissait dans une fête. C'est ici où je +dois faire connaître la duchesse de Bassano sous le rapport étranger +à l'agrément d'une femme du monde.</p> + +<p>Puisque j'ai parlé de sa jeune famille, je dois dire en même +temps combien elle était bonne mère, combien elle était <i>femme +d'intérieur</i>, après avoir été la plus élégante, la plus brillante +d'une grande fête. S'occupant de ses enfants, qui l'adoraient, +elle était pour eux une amie autant qu'une mère, et un regard +désapprobateur était souvent une punition plus sévère pour ses fils, +que toutes celles de leur gouverneur. Elle avait deux garçons et +trois filles.</p> + +<p>Rien n'était plus charmant que de voir cette mère, jeune encore<a id="footnotetag167" name="footnotetag167"></a><a href="#footnote167" title="Go to footnote 167"><span class="smaller">[167]</span></a>, +non-seulement par l'âge, mais par sa figure, toujours au même point +de fraîcheur et d'éclat, entourée de ses enfants!...</p> + +<p>Tous se groupaient autour d'elle et formaient un ravissant tableau. +Bientôt le temps développa la beauté de Claire de Bassano; elle +devint l'ornement des bals et des fêtes, ainsi que sa sœur +Louise. Fière de ses filles, la duchesse n'allait plus dans le monde +que pour jouir du triomphe qu'elles y trouvaient, <span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> tandis +qu'elle-même était encore radieuse de beauté. Cette époque est celle +où sa maison fut vraiment charmante. Elle recevait beaucoup, donnait +des fêtes admirablement ordonnées, auxquelles on se faisait inviter +quinze jours d'avance... Elle en faisait les honneurs, aidée de son +mari et de ses quatre beaux enfants, et chacun sortait de ce palais +de fées, attaché par la politesse courtoise du duc de Bassano et son +esprit remarquable, par le charme des manières de la duchesse, et par +cet ensemble enfin qu'on ne pouvait s'expliquer, mais qui faisait +désirer d'y retourner, d'abord pour revoir cette maison et ce qu'elle +renfermait d'attrayant dans ses habitants, et bientôt pour être leur +ami à tous.</p> + +<p>C'est au milieu de ces joies que le malheur se ressouvint de cette +famille.</p> + +<p>La duchesse devait conduire ses filles à un bal chez M. Perrégaux; +elles se faisaient d'avance une joie de cette fête. Elles avaient été +au bal, la veille, chez M. Hoppe, où la duchesse de Bassano avait +été remarquée à côté des femmes jeunes et belles, et même entre ses +deux filles. Coiffée avec des camélias<a id="footnotetag168" name="footnotetag168"></a><a href="#footnote168" title="Go to footnote 168"><span class="smaller">[168]</span></a> naturels qui faisaient, +<span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> par leur couleur blanche et rouge, ressortir l'ébène de ses +cheveux; elle était charmante... Le jour du bal de M. Perrégaux, les +jeunes personnes s'occupèrent de leur toilette avec une telle joie +de jeunes filles, que leur mère n'osa pas leur dire qu'elle avait +une de ces affreuses douleurs de tête, qui, depuis quelque temps +la faisaient beaucoup souffrir. Elle le dit seulement à la baronne +Lallemand, qui l'engagea à ne pas insister. Elle voulait conduire +ses filles au bal!... Mais la douleur devint intolérable; elle dut +rester...</p> + +<p>La maladie fut courte! La duchesse se coucha le même soir, c'était un +lundi... Le mercredi elle n'existait plus!... Et au moment où elle +quitta la vie et ce monde où elle avait été si aimée, si admirée, +elle était toujours radieuse de beauté!... elle semblait dormir!...</p> + +<p>Horace Vernet, l'un des intimes de la maison, eut le pénible courage +de faire son portrait après sa mort!... Elle avait à peine quarante +ans<a id="footnotetag169" name="footnotetag169"></a><a href="#footnote169" title="Go to footnote 169"><span class="smaller">[169]</span></a>!</p> + +<p>Elle mourut avant que les camélias qui avaient été dans ses cheveux +au bal de M. Hoppe fussent fanés!</p> + +<p class="p2 center smaller">FIN DU TOME CINQUIÈME.</p> + +<h2><span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> TABLE<br> +<span class="smaller">DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE CINQUIÈME VOLUME.</span></h2> + +<div class="toc"> +<ul class="none"> +<li>Salon de l'Impératrice Joséphine. +<span class="ralign10"><a href="#page1">1</a></span></li> + +<li>Première partie.—Madame Bonaparte. +<span class="ralign10"><a href="#page1"><i>Id.</i></a></span></li> + +<li>Deuxième partie.—L'Impératrice Joséphine. +<span class="ralign10"><a href="#page83">83</a></span></li> + +<li>Troisième partie.—L'impératrice à Navarre. +<span class="ralign10"><a href="#page173">173</a></span></li> + +<li>Quatrième partie.—La Malmaison. 1813-1814. +<span class="ralign10"><a href="#page245">245</a></span></li> + +<li>Salon de Cambacérès, sous le Consulat et l'Empire. +<span class="ralign10"><a href="#page279">279</a></span></li> + +<li>Salon de madame la duchesse de Bassano. +<span class="ralign10"><a href="#page333">333</a></span></li> +</ul> +</div> + +<a id="img002" name="img002"></a> +<div class="figcenter"> +<img src="images/img002.jpg" alt="Forêt." title="" height="161" width="300"> +</div> + +<p class="p2 center smaller">Imprimerie d'<span class="smcap">Adolphe</span> ÉVERAT <span class="smcap">ET</span> C<sup>ie</sup>, rue du Cadran, +16.</p> + +<h2>Notes</h2> +<div class="footnote"> + +<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a> +<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: Les Barras étaient une de ces douze grandes familles de +la Provence, qui avaient, avec juste raison, de hautes prétentions à +une noblesse que peu de familles pouvaient leur disputer en France. +L'ancienneté des Barras était passée en proverbe: <i>Noble comme un +Barras</i>, disait-on en Provence; <i>les Barras sont aussi anciens que +nos rochers</i>, disaient les paysans.</p> + +<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a> +<b><a href="#footnotetag2">2</a></b>: Étant un jour avec lui dans son cabinet<a id="footnotetag2-A" name="footnotetag2-A"></a><a href="#footnote2-A" title="Go to footnote 2-A"><span class="smaller">[2-A]</span></a>, il me dit, +en me parlant de quelques amis intimes que j'avais dans le faubourg +Saint-Germain, et qu'il n'aimait pas alors:—Je ne crains pas <i>votre</i> +faubourg Saint-Germain... pas plus que <i>votre</i> hôtel de Luynes... +je ne les crains pas plus que je ne les aime... et que je ne les +aimais lorsque je croyais que l'impératrice (Joséphine alors) était +elle-même un <i>gros bonnet</i> parmi tout ce monde-là.</p> + +<p><a id="footnote2-A" name="footnote2-A"></a> +<b><a href="#footnotetag2-A">2-A</a></b>: C'est de cette conversation que lui-même rend compte +dans le <i>Mémorial de Sainte-Hélène</i>, et dans lequel il avoue lui-même +aussi que je le traitai comme <i>un petit garçon</i>.</p> + +<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a> +<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: Ce nom de madame Leclerc me rappelle un livre qui m'est +tombé sous la main l'autre jour, et qui s'intitule: <i>Mémoires d'une +Femme de qualité</i>, dont l'auteur est, dit-on, madame du C...., les +documents en sont tellement fautifs, que je parle ici de cet ouvrage +pour engager à le lire comme un livre spirituel et parfaitement +écrit, mais d'une telle inexactitude, que je recommande aussi de ne +pas s'y fier pour les renseignements qui concernent le Consulat et +l'Empire. C'est ainsi qu'on y voit toute une histoire, ou plutôt +un roman sur madame Leclerc (princesse Pauline), sur laquelle, en +vérité, il y a bien assez de choses vraies à dire. L'auteur lui +fait épouser le général Leclerc, la première année du Consulat, +tandis qu'elle l'a épousé à Milan, en 1796, cinq ans auparavant!... +Ils partirent tous deux pour Saint-Domingue, où le général Leclerc +mourut, en 1802 (au commencement); elle revint en Europe, et, en +1803, elle épousa le prince Borghèse. Mais ce n'est pas tout: on +fait du général Leclerc un <i>charmant et beau cavalier</i>... lui qui +était petit, chétif et de la plus insignifiante figure; si ce n'est +pourtant qu'il avait toujours l'air de méchante humeur, ce qui lui +faisait une expression comme une autre. Quant à être amoureuse du +général Leclerc, sa femme n'y a jamais songé: ce fut un mariage de +convenance, arrangé par Bonaparte, et accepté par l'ambition de +Leclerc. Tout ce qui a rapport à Madame-Mère est aussi peu vrai. J'ai +déjà réfuté tout ce qui frappait sur elle pour le reproche d'avarice, +et crois l'avoir fait de manière à convaincre. Je continuerai ici +pour son esprit. Jamais madame Lætitia (comme on l'appelait pour la +distinguer de sa belle-fille), n'a dit une parole inconvenante; et, +certes, tous les dialogues où elle entre en scène sont inconcevables +de bêtise, pour dire le mot. Quel est, ensuite, ce titre +d'<i>Impératrice-Mère</i>, qu'elle n'eut jamais? Si c'est une dérision, je +ne la comprends pas; si c'est une erreur, elle est trop forte. Mais +ce n'est pas seulement pour la famille Bonaparte que l'auteur s'est +mépris; il paraît qu'il n'aimait pas à suivre la publication des +bans: il fait marier le général Moreau avant le 18 brumaire et même +le retour d'Égypte, tandis qu'il s'est marié depuis. Il en est de +même de M. de Turenne (Lostanges); l'auteur des <i>Mémoires d'une Femme +de qualité</i> le fait conduire sa femme chez madame Bonaparte, un mois +après le 18 brumaire. M. de Turenne n'était pas marié à cette époque; +ou, s'il l'était, sa femme n'allait pas aux Tuileries, et n'était pas +même à Paris. Quant à M. de Turenne, ce fut beaucoup plus tard qu'il +fut lui-même admis aux Tuileries.</p> + +<p>Il en est de même d'une foule de détails sur lesquels le livre repose +en entier, et qui ne sont pas plus vrais. Aucun des personnages +n'est même ressemblant physiquement, quand il lui arrive de parler +de leur figure. C'est ainsi que madame Lætitia a, selon lui, la +physionomie <span class="smcap">PÉTULANTE</span>, tandis que jamais visage ne fut +plus calme et plus reposé: ce fut même toujours son expression +habituelle. L'auteur n'est pas mieux instruit du reste. Il fait +causer Hortense et Joséphine avec madame de Nansouty, qui n'était pas +mariée non plus alors, et qui, d'ailleurs, n'a jamais articulé que de +spirituelles et convenables paroles: c'est une charmante personne, +aussi aimable que bonne, toute gracieuse et surtout n'ayant jamais +rempli le rôle de <i>flatteuse</i>, que lui donne si bénévolement l'auteur +des <i>Mémoires</i>. Je lui fais aussi le reproche d'être tout aussi +mal instruit des choses frivoles qui nous concernent. Je lui ferai +donc observer que Leroy ne faisait que des chapeaux et des modes à +l'époque du Consulat. C'étaient madame Germont et madame Raimbaud +qui étaient les Camille et les Palmyre de cette époque. Mesdames +Bonaparte et Hortense se servaient de préférence de madame Germont. +Madame Raimbaud était la couturière de madame Récamier, de madame +Hainguerlot, de la société financière élégante et rivale de celle des +Tuileries. On n'a jamais dit non plus <i>madame Despaux</i>,—toujours +mademoiselle Despaux.—Son mari s'appelait M. Hyxe, et était marchand +de chevaux et non pas chef de division à la guerre. Tout cela serait +de peu d'importance, sans doute, si le livre ne se composait d'autres +choses; mais ces faits liés ensemble par des conversations tenues par +des personnages nommés plus haut forment les quatre cents pages de ce +volume, et il n'y a même pas l'illusion.</p> + +<p>C'est ainsi qu'on fait tenir à Rapp un propos qu'il ne peut avoir +dit: l'auteur des <i>Mémoires d'une Femme de qualité</i> lui fait prendre +fort à cœur la première nouvelle du concordat (1802), et Rapp +s'écrie: «Pourvu qu'on ne fasse prêtres ni nos aides-de-camp ni +nos cuisiniers! J'en suis fâchée pour Rapp, car le mot est bien +pour un homme comme lui, mais il ne peut pas l'avoir dit. Rapp, à +l'époque du concordat, n'était que lieutenant-colonel, n'avait pas +d'aides-de-camp et l'était lui-même. Mais je ne puis relever toutes +les fautes. M. de Narbonne, que la <i>femme de qualité</i> fait aller, +pendant le Consulat, aux Tuileries, n'y alla que sous l'Empire. Il +n'y avait pas non plus d'officiers du palais <i>chamarrés de cordons +et de croix</i> sous le Consulat, en 1802; la Légion-d'Honneur ne fut +elle-même distribuée qu'en 1804. Jamais non plus on n'a annoncé +<i>Madame, femme du premier Consul</i>. Où l'auteur a-t-il été prendre +de pareilles histoires? C'est comme Junot arrêtant le colonel +Fournier!... et surtout le tutoyant! l'un est aussi peu vrai +que l'autre pour qui les aurait vus un moment ensemble—ils se +connaissaient à peine et ne s'aimaient pas du tout, ayant été sous la +bannière différente de l'armée du Rhin et de l'armée d'Italie.</p> + +<p>L'affaire de Cerrachi est tout aussi faussement rapportée, comme on +peut le voir dans mes Mémoires et ceux de Bourrienne: ces derniers +sont vrais quand la passion ne le domine pas. L'auteur des <i>Mémoires +d'une Femme de qualité</i> ne consulte même pas le <i>Moniteur</i>: il fait +arrêter Cerrachi le 9 novembre 1801, et il le fut le 25 octobre +1800; ce fut le général Junot, alors commandant de Paris, qui en +fut chargé, et non pas le général Lannes, qui, en sa qualité de +commandant de la garde, n'y avait que faire. J'ai une époque précise +pour me rappeler cette circonstance; mon contrat de mariage devait +être signé ce jour-là, et il ne le fut que le surlendemain, en +raison de cet événement; mais voilà ce qui arrive lorsque l'on fait +des livres avec des ouï-dire et des propos répétés. Des mémoires ne +doivent être faits que par des personnes ayant vu les acteurs du +drame qu'elles racontent. Sans cette condition observée, il arrive +qu'on parle des gens comme la <i>femme de qualité</i> parle de M. de +Metternich, qu'elle représente avec une coiffure comme celle de +Mirabeau! Je ne fais aucune remarque; assez de personnes ont connu +ou seulement vu M. de Metternich, et se rappellent sa charmante +tournure; aussi je ne veux pas répondre là-dessus à la <i>femme de +qualité</i>, qui peut bien être de qualité, mais qui n'est pas toujours +exacte.</p> + +<p>Je finirai ma critique en lui rappelant qu'elle devrait retrancher +dans une nouvelle édition ce qu'elle dit de Madame-Mère, «Madame +Lætitia, dit-elle dans le premier volume, faisait argent de tout +et se faisait payer pour chaque place qu'elle faisait obtenir.» +Ceci n'est plus une erreur, c'est une calomnie!... Je l'ai vu +seulement hier en parcourant ce volume dont on m'avait parlé, et je +déclare aussitôt que c'est une des plus odieuses calomnies que l'on +puisse élever contre quelqu'un dont l'honorable caractère, dans la +prospérité comme dans le malheur, aurait dû lui être une sauvegarde +contre une attaque de ce genre. Madame Lætitia a un caractère +noblement antique. Il faudrait un Plutarque pour la louer dignement.</p> + +<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a> +<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: Ces détails ne se trouvent pas dans mes Mémoires, parce +que la place me manquait pour mettre un détail spécial pour chaque +événement.</p> + +<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a> +<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: Aucune de nous n'était encore mariée à cette époque de +la translation du gouvernement du Luxembourg aux Tuileries; presque +tous les mariages se firent dans l'année.</p> + +<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a> +<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: L'hôtel de Brionne n'existe plus. Il était situé à la +place de la porte et du guichet des gens à pied, qui se trouvent près +de l'escalier pour aller chez le trésorier de la couronne. Madame +Murat alla y loger dès que son frère fut aux Tuileries, et elle y fit +même ses couches lorsque naquit le prince Achille, son fils aîné.</p> + +<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a> +<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: Madame Lætitia et ma mère avaient été élevées ensemble, +et cela dès l'enfance; les maisons de leurs mères se touchant +immédiatement; et, depuis, cette liaison s'était encore resserrée par +l'événement de la mort de M. Bonaparte le père dans la maison de ma +mère, à Montpellier.</p> + +<p>M. Benezeth avait été ministre de l'intérieur; il était aussi fort +ami de ma famille, qu'il avait connue en Languedoc.</p> + +<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a> +<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: On jouait <i>l'Auteur dans son Ménage</i>, jolie petite +pièce, je crois, d'Hoffmann.</p> + +<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a> +<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: On lui donnait ce nom dans sa famille où personne ne +l'appelait Pauline. Nous l'appelions aussi Paulette.</p> + +<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a> +<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: C'était alors dans cette maison, qui appartenait à +Joseph, que logeait madame Lætitia.</p> + +<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a> +<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: Lucien logeait alors rue Verte, et je voulais que nous +fussions chez lui, pour avoir de ses nouvelles par sa femme.</p> + +<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a> +<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: Première femme de Lucien.</p> + +<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a> +<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: Les sabres et les fusils, les baguettes, les pistolets +d'honneur, furent une des premières institutions du Consulat. La loi +qui les créa fut rendue au Luxembourg. Ce fut à la même époque que +M. de Talleyrand fit observer au premier Consul que les journaux +devaient être limités. Déjà ils l'avaient été par l'influence du +directeur Sieyès, mais on ne trouva pas assez longue la coupure de +ses ciseaux, et l'on rendit un arrêté où il était dit:</p> + +<p>Le ministre de la police ne laissera paraître pendant toute la durée +de la guerre que les journaux ci-après nommés:</p> + +<ul class="none"> +<li><i>Le Moniteur Universel.</i></li> +<li><i>Le Journal de Paris.</i></li> +<li><i>Le Bien-Informé.</i></li> +<li><i>Le Publiciste.</i></li> +<li><i>L'Ami des Lois.</i></li> +<li><i>La Clef du Cabinet.</i></li> +<li><i>Le Citoyen Français.</i></li> +<li><i>La Gazette de France.</i></li> +<li><i>Le Journal des Hommes Libres.</i></li> +<li><i>Le Journal du soir des frères Chaigneau.</i></li> +<li><i>Le Journal des Défenseurs de la Patrie.</i></li> +<li><i>La Décade Philosophique</i> et les journaux s'occupant + exclusivement des arts, etc.</li> +</ul> + +<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a> +<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: En voici une preuve. Napoléon ne cessait de me parler +du faubourg Saint-Germain, de mes amis, de leur opinion... et ce +sujet de conversation ne tarissait jamais jusqu'au moment où lui-même +s'entoura du faubourg Saint Germain, qui du reste ne demandait pas +mieux, et lorsque je vis toutes les nominations, qui se trouvent +encore au reste dans les almanachs des années 1808-9-10 et 11, je fus +peu surprise. Je m'y attendais.</p> + +<p>C'était pour lui une chose de prévention; il ne comptait que sur tout +ce qui avait un nom pour former la cour. Je dirai là-dessus ce qui +m'est arrivé à mon retour de Lisbonne après mon ambassade, cela fera +juger de l'importance que l'Empereur attachait à tout ce qui tenait à +la <i>cour</i>.</p> + +<p>Je n'avais vu l'Empereur qu'au cercle de la cour et il m'avait +seulement parlé comme à son ordinaire. Me trouvant de service un +dimanche, au dîner de famille où j'avais accompagné <span class="smcap">Madame</span> +Mère, je fus appelée dans un petit salon ou plutôt l'un des cabinets +de l'Empereur, où il se tenait souvent le dimanche après dîner pour +causer avec ses sœurs, sa mère et l'Impératrice. L'Empereur +voulait me faire causer sur le Portugal et sur la cour; je lui +répondis ainsi que sur l'Espagne, et la conversation fut tellement +longue et de son goût, que Madame voulant se retirer, il lui dit deux +fois: «Un moment, madame Lætitia.» Il appelait toujours sa mère ainsi +lorsqu'il était de bonne humeur; il disait même: <i>Signora Lætizia</i>. +Enfin, lorsqu'il eut assez causé et questionné, il se recueillit d'un +air sérieux et dit à l'Impératrice en me montrant à elle: «C'est +inconcevable comme elle a encore gagné depuis son séjour dans une +cour étrangère. Eh! ce n'est que là, dans le fait, qu'on sait ce que +c'est que le monde!... Je souris.—Pourquoi riez-vous, madame?—Parce +que Votre Majesté attribue à une influence qui est imaginaire, ce qui +peut lui plaire dans mes manières.—Comment? Que voulez-vous dire?» +Je continuai de sourire sans répondre.—«Eh bien, ne voulez-vous pas +me dire le sujet de votre gaieté?—C'est que je crois, sire, que je +puis en apprendre beaucoup plus en ce genre à ceux que vous croyez +mes maîtres que je ne recevrais de leçons d'eux.» Il fut étonné et +puis se mit à rire; mais il ne me croyait pas alors; il jugeait du +Portugal par dom Lorenço de Lima, qui était ambassadeur de Portugal à +Paris, et qui a les bonnes et parfaites manières d'un vrai don Juan +du temps de la Régence.—Le marquis d'Alorna, le comte Sabugal, tout +cela était très-bien, mais la cour!... c'était une parodie!</p> + +<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a> +<b><a href="#footnotetag15">15</a></b>: Il est évident que l'homme qui s'élança au-devant du +tilbury a été trompé par la couleur de la livrée et qu'il nous a pris +pour le premier Consul, qui revenait quelquefois seul, avec Joséphine +ou Bourrienne, n'ayant qu'un ou deux piqueurs. Depuis ce jour-là cela +n'arriva plus.</p> + +<p>Cet événement ne se trouve pas rapporté dans mes Mémoires, parce +qu'alors on me dit que dans l'intérêt de l'Empereur il ne fallait pas +parler du grand nombre de tentatives faites contre lui: plus éclairée +moi-même depuis lors, je crois que la vérité <i>tout entière</i> est ce +qui vaut le mieux touchant un homme comme Napoléon.</p> + +<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a> +<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: Celui qui est au bout du château contre le petit pont.</p> + +<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a> +<b><a href="#footnotetag17">17</a></b>: Elle devait faire le rôle de la Créole, mais je crois +qu'une grossesse l'en empêcha et que ce fut madame Davoust qui prit +le rôle, et qui jouait bien mal, autant que je puis me le rappeler.</p> + +<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a> +<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: Le voyage de madame Bonaparte à Plombières n'avait pas +eu lieu à cette époque, et nous étions au mieux, le premier Consul et +moi. Qu'on voie le détail de cette scène, dont, au reste, le souvenir +l'a suivi à Sainte-Hélène, dans le quatrième volume de mes Mémoires, +1<sup>re</sup> édition.</p> + +<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a> +<b><a href="#footnotetag19">19</a></b>: Émilie de Beauharnais, fille du marquis de Beauharnais, +beau-frère de Joséphine, dont la mère avait épousé un nègre.</p> + +<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a> +<b><a href="#footnotetag20">20</a></b>: Cela seul aurait dû rendre la Malmaison un lieu +consacré pour la France... Mais son intérêt devrait au moins éveiller +sa reconnaissance. Ne sait-on pas que c'est à la Malmaison que la +plupart de ces plans gigantesques, dont l'exécution nous transporte +d'admiration aujourd'hui, ont été conçus et tracés, lorsque Napoléon, +dont la France était la maîtresse adorée, voulait la rendre la plus +puissante et la plus belle entre les nations de l'univers?—Ces +quais, ces marchés, ces monuments, ces arcs de triomphe, qui donc a +décrété qu'ils seraient élevés, qu'ils seraient bâtis?—C'est lui... +Ces rues si larges, ces places, ces promenades, qui donc a dit que le +cordeau les tracerait? Toujours lui... oh! nous sommes ingrats!...</p> + +<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a> +<b><a href="#footnotetag21">21</a></b>: 30 pluviôse an VIII.</p> + +<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a> +<b><a href="#footnotetag22">22</a></b>: Cette représentation à laquelle elle faisait allusion +avait eu lieu en effet à Neuilly, dans une maison où logeait Lucien +et qu'on appelait alors la Folie de Saint-James... Lucien faisait +Zamore et madame Bacciochi Alzire. On ne peut se figurer la tournure +qu'elle avait avec cette couronne de plumes <i>et le reste</i>. Mais ce +n'était rien auprès de la traduction et des gestes; aussi le premier +Consul, qui était venu accompagné de <i>la troupe</i> de la Malmaison qui +était rivale de celle de Neuilly, dit-il à son frère et à sa sœur, +après la représentation, qu'ils avaient <i>parodié Alzire</i> à merveille.</p> + +<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a> +<b><a href="#footnotetag23">23</a></b>: Je ne vois plus de ces mousselines dont je parle; les +pièces n'avaient que huit aunes, et la mousseline était si fine et +si claire que dans l'Inde on est obligé de la travailler dans l'eau +pour que les fils ne cassent pas. Le prix de ces mousselines était +exorbitant: je crois que la pièce de huit aunes revenait à six cents +francs.</p> + +<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a> +<b><a href="#footnotetag24">24</a></b>: Les Transtévérins ou hommes au-delà du Tibre sont +très-beaux, mais tout à fait communs. C'est dans les Transtévérines +que les peintres retrouvent encore les vraies madones de Raphaël.</p> + +<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a> +<b><a href="#footnotetag25">25</a></b>: Mère de madame de Contades. Elle entendait à ravir tout +ce qui tenait à l'étiquette de la cour. J'ai rapporté ce fait pour +montrer à quel point Bonaparte attachait de l'importance à ces sortes +de choses.</p> + +<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a> +<b><a href="#footnotetag26">26</a></b>: <i>Le trésor</i> de la famille Borghèse, comme eux-mêmes +l'appelaient, était estimé plus de trois millions. Madame Leclerc +avait déjà de beaux diamants à elle en propre, et le prince Borghèse +avait ajouté pour plus de trois cent mille francs à ceux de sa +famille pour ce mariage.</p> + +<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a> +<b><a href="#footnotetag27">27</a></b>: Dans les premiers moments de la Révolution, on fit un +ruban où des raies vertes et bleues se mélangeaient.</p> + +<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a> +<b><a href="#footnotetag28">28</a></b>: Nom d'amitié qu'elle donnait à ma mère. Ce nom de +Panoria qui, au fait, était celui de ma mère, en grec signifie la +plus belle.</p> + +<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a> +<b><a href="#footnotetag29">29</a></b>: Ma mère avait connu l'Empereur tellement enfant, que, +pour elle, la gloire du vainqueur de l'Italie et la haute position du +premier magistrat de la république n'étaient pas aussi éblouissantes +que pour les autres. Je me suis souvent demandé, connaissant sa +manière de voir et son opinion très-tranchée pour un autre ordre de +choses, comment elle aurait pris l'Empire.</p> + +<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a> +<b><a href="#footnotetag30">30</a></b>: Ces détails sont positifs.</p> + +<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a> +<b><a href="#footnotetag31">31</a></b>: Que pouvait-il entendre par ces paroles? De quel +embarras parle-t-il; il ne communiquait jamais un plan ni même un +projet politique à Joséphine, dont il connaissait la discrétion.</p> + +<p><a id="footnote32" name="footnote32"></a> +<b><a href="#footnotetag32">32</a></b>: Ces lettres sont copiées sur celles <i>originales</i>, +fournies par la reine Hortense, à qui elles sont revenues après la +mort de l'Impératrice.</p> + +<p><a id="footnote33" name="footnote33"></a> +<b><a href="#footnotetag33">33</a></b>: La poste avant Vienne.</p> + +<p><a id="footnote34" name="footnote34"></a> +<b><a href="#footnotetag34">34</a></b>: Le comte Valesky,—le comte Léon.</p> + +<p><a id="footnote35" name="footnote35"></a> +<b><a href="#footnotetag35">35</a></b>: Et même à la fin; il faisait déjà froid. J'arrivais des +Pyrénées, et l'Empereur revenait d'Allemagne après la campagne de +Wagram.</p> + +<p><a id="footnote36" name="footnote36"></a> +<b><a href="#footnotetag36">36</a></b>: C'était ainsi qu'il m'appelait lorsqu'il y avait peu de +monde, et même les jours de fête, à l'Hôtel-de-Ville lorsqu'il était +de bonne humeur.</p> + +<p><a id="footnote37" name="footnote37"></a> +<b><a href="#footnotetag37">37</a></b>: Tous ces détails ne pouvaient trouver place dans mes +mémoires, qui étaient déjà bien longs. Je ne mis que le fait du +divorce, sur lequel d'ailleurs, et par égard, j'avais alors les mains +liées.</p> + +<p><a id="footnote38" name="footnote38"></a> +<b><a href="#footnotetag38">38</a></b>: J'ai cette lettre.</p> + +<p><a id="footnote39" name="footnote39"></a> +<b><a href="#footnotetag39">39</a></b>: Le sujet de la contestation était l'opinion plus que +tranchée qu'avait la Reine sur la famille de Naples exilée en Sicile; +Murat reprenait sa femme sur des mots trop durs dits par elle sur la +reine Caroline et le roi Ferdinand!... elle le fit taire!...</p> + +<p><a id="footnote40" name="footnote40"></a> +<b><a href="#footnotetag40">40</a></b>: Le malheureux duc de Lavauguyon était tombé dans un +marasme complet, quelques années avant sa mort. Il ne voyait plus +que moi et son beau-frère le prince de Beaufremont, lorsqu'il était +à Paris: la plus tendre amitié m'attachait à lui, et j'ai cherché, +par tous les moyens que cette même amitié peut inspirer, à détourner +de sa pensée de funestes projets qui prenaient quelquefois une telle +action sur lui, que je le retenais de force pour dîner avec moi, +ou pour prolonger une conversation qui pût le distraire. Que de +fois, j'ai mis de pieuses fraudes en œuvre, afin de détourner un +orage dont les effets me faisaient trembler!... Alors cet homme que +j'avais vu si brillant et si heureux... cet homme que j'avais connu +si pénétré, surtout de son bonheur, n'était plus qu'un faible enfant, +pleurant devant des souvenirs..... Oh! de quelles scènes cruelles +j'ai été témoin!... Quelles douleurs j'ai vues dans cette âme; +quelles blessures profondes!... Mais une vérité que je dois dire, +c'est que jamais, dans aucun temps, il n'a démenti son affection pour +Murat; jamais il n'a pu soutenir que je misse, dans une page de mes +mémoires, un mot qui pût faire penser qu'il m'avait dit quelque chose +contre Murat. On me croira un ingrat, me répétait-il!... Enfin, pour +calmer sa tête qui s'échauffait pour la moindre chose, je fis une +note dans laquelle je disais que je ne tenais mes renseignements, +en aucune manière, de M. le duc de Lavauguyon, quoique je le visse +souvent. Tout ce qu'il m'a révélé et confié au reste est en grande +partie au moins de nature à être caché plutôt qu'à être publié. +C'était un homme profondément malheureux que le duc de Lavauguyon, et +il n'était pas fait pour l'être. Il avait de l'âme et du cœur, et +ce ne fut qu'après avoir été violemment frappé par le sort qu'il a +été en hostilité, comme il l'était, avec ses meilleurs amis. Dans les +dernières années de sa vie, il ne voyait que moi et son beau-frère; +encore choisissait-il, de préférence, les heures où j'étais seule. +Lorsqu'il perdit son beau-frère, je crus qu'il mourrait avec lui.</p> + +<p>«Je n'ai plus que vous,» m'écrivait-il le lendemain de cette mort. +«Mon Dieu! ne soyez pas malade, car mon affection porte le malheur +avec elle!... Je frappe de mort tout ce que j'aime!...»</p> + +<p>Et c'est moi qui lui ai survécu!</p> + +<p>Il aimait Murat avec une telle tendresse, que jamais il ne voulait +me permettre de parler de lui en plaisantant; et un jour il faillit +attaquer de propos une personne de ma société, qu'il trouva chez moi, +et qui parla légèrement de Murat.</p> + +<p>«J'ai un regret qui devient chaque jour un remords, me disait-il... +c'est d'avoir trompé Murat!... J'ai trompé cet homme, en partageant +une affection avec lui. C'est indigne à moi.»</p> + +<p>La première fois qu'il me dit ce que je viens de rapporter, je crus +qu'il voulait rire; car certes il savait bien qu'il n'était pas +le seul!... mais pas du tout, la chose était des plus sérieuses. +Non-seulement il la répéta <i>sans varier</i>; mais j'ai dix lettres de +lui, dans lesquelles il me le rappelle. Le curieux de cela, c'est que +la femme était devenue pour lui un être odieux!...</p> + +<p>Il me racontait qu'un jour, étant à Naples, il était auprès de cette +femme (elle logeait au palais). Son valet de chambre de confiance +vint l'avertir que le roi le demandait... Aussitôt M. de Lavauguyon +s'élança dans un escalier dérobé qui conduisait à une galerie +commune, de laquelle il pouvait facilement regagner son appartement; +mais, à l'instant où il y arrivait, le roi y arrivait de son côté. Il +était pâle, agité. Une pensée instinctive lui révélait qu'il était +trahi... Il s'élança sur le duc, et, saisissant le bouton de sa +redingote, il lui dit d'une voix étouffée:</p> + +<p>—«D'où venez-vous, monsieur?</p> + +<p>—Je ne puis le dire à Votre Majesté, répondit le duc avec fermeté.</p> + +<p>—Je veux le savoir.»</p> + +<p>Le duc ne répondit rien.</p> + +<p>—«Je le sais,» s'écria Murat furieux!</p> + +<p>Le duc le regarda fixement:—«Non, sire, vous ne le savez pas et vous +ne le saurez jamais.»</p> + +<p>Le roi se frappa le front, et retourna dans son appartement...</p> + +<p>—«Si vous saviez tout ce que j'ai souffert pendant que cet homme, +qui avait tant fait pour moi, était là, comme un juge, pour me +reprocher ma perfidie!... Il aurait été vengé s'il l'avait pu voir... +Eh bien! croiriez-vous, poursuivit le duc de Lavauguyon, que lorsque +je racontai cette entrevue terrible à cette femme, elle ne comprit +pas que le dramatique de cette scène était tout entier dans la +perfidie dont elle et moi nous nous rendions coupables?</p> + +<p>—Oh! lui dis-je, je vous comprends, moi!... et plus que vous ne le +pouvez croire!... J'ai aussi mes souvenirs!..</p> + +<p>—Oui!... et comme ceux du duc de Lavauguyon, ils sont ineffaçables, +c'est-à-dire qu'à côté s'élève une pensée de vengeance. Si, jusqu'à +cette heure, le mal qui fut fait ne fut reconnu que par le silence, +c'est que j'ai obéi à la voix de Dieu, qui commande l'oubli des +injures. Il est des êtres qui lassent toutes les patiences...</p> + +<p><a id="footnote41" name="footnote41"></a> +<b><a href="#footnotetag41">41</a></b>: Foncier et Marguerite. Ils étaient à côté de Biennais, +le singe violet. Foncier avait beaucoup de goût, mais il était +horriblement cher. Sa famille était fort nombreuse et fort unie. +Sa belle-sœur était madame Jouanne, bonne et digne femme que je +voyais beaucoup à Versailles, et pour qui j'avais une sincère amitié, +ainsi que pour son mari qui est le plus honnête et le meilleur des +hommes. Elle était mère de madame Alexandre Doumerc, cette femme +spirituelle qui chantait si bien, et qui était si agréable. Madame +Jouanne est morte. C'est sa fille qui occupe sa maison de Versailles +avec son père.</p> + +<p><a id="footnote42" name="footnote42"></a> +<b><a href="#footnotetag42">42</a></b>: Il formait le premier cabinet particulier de +l'Empereur.</p> + +<p><a id="footnote43" name="footnote43"></a> +<b><a href="#footnotetag43">43</a></b>: M. le marquis de Beausset, neveu de l'archevêque de +Beausset, homme de grand esprit et d'une mémoire la plus rare qui ait +existé jamais.</p> + +<p><a id="footnote44" name="footnote44"></a> +<b><a href="#footnotetag44">44</a></b>: Freyre était valet de chambre de confiance de +l'Impératrice. Il lui était fort attaché.</p> + +<p><a id="footnote45" name="footnote45"></a> +<b><a href="#footnotetag45">45</a></b>: Du dix-neuvième jour du mois de ventôse de l'an IV de +la république française, acte de mariage de NAPOLIONE Bonaparte, +général en chef de l'armée de l'intérieur, âgé de vingt-huit ans, +né à Ajaccio, domicilié à Paris, rue d'Antin, n<sup>o</sup> <span class="add1em"> </span>; et de +Marie-Joséphine-Rose de Tascher, âgée de vingt-huit ans, née à la +Martinique, dans les îles sous le vent, domiciliée à Paris rue +Chantereine, n<sup>o</sup> <span class="add1em"> </span>, fille de Joseph-Gaspard de Tascher, +capitaine de dragons, et de Rose-Claire Desvergers, dite Anaïs, son +épouse.</p> + +<p>Moi, Charles-Théodore Leclerc, officier public de l'état-civil du +deuxième arrondissement du canton de Paris, après avoir fait lecture, +en présence des parties et témoins, 1<sup>o</sup> de l'acte de naissance de +Napolione Bonaparte, qui constate qu'il est né, le 5 février 1768, +de légitime mariage de Charles Bonaparte et de Lætitia Ramolini; +2<sup>o</sup> de l'acte de naissance de Marie-Joséphine-Rose de Tascher, qui +constate qu'elle est née, le 23 juin 1767, de légitime mariage de +Joseph-Gaspard, etc.., j'ai prononcé à haute voix que Napolione +Bonaparte et Marie-Joséphine-Rose de Tacher étaient unis en légitime +mariage. Et ce en présence des témoins majeurs ci-après nommés, +savoir: Paul Barras, membre du Directoire exécutif, domicilié +au palais du Luxembourg; Jean Lemarrois, aide-de-camp-capitaine +du général Bonaparte, domicilié rue des Capucins; Jean-Lambert +Tallien, membre du corps législatif, domicilié à Chaillot; +Étienne-Jacques-Jérôme Calmelet, homme de loi, domicilié rue de la +place Vendôme, n<sup>o</sup> 207; qui tous ont signé avec les parties et moi. +(Suivent les signatures.)</p> + +<p><a id="footnote46" name="footnote46"></a> +<b><a href="#footnotetag46">46</a></b>: Ce n'est pas la Malvina et l'Ossian de Gérard; c'est +le sujet assez confus, représentant les guerriers d'Ossian recevant +Kléber, Hoche, Marceau, etc., aux Champs-Élysées.</p> + +<p><a id="footnote47" name="footnote47"></a> +<b><a href="#footnotetag47">47</a></b>: M. le duc de Bouillon était extrêmement aimé dans sa +terre de Navarre ainsi qu'à Évreux. Aussi ne lui est-il rien arrivé +dans la Révolution.</p> + +<p><a id="footnote48" name="footnote48"></a> +<b><a href="#footnotetag48">48</a></b>: Cette lettre est sans date de mois dans l'original. +Mais d'après ce que dit Napoléon pour les plantations, on présume que +c'est du mois de janvier ou de février.</p> + +<p><a id="footnote49" name="footnote49"></a> +<b><a href="#footnotetag49">49</a></b>: Bois-Préau, la maison de mademoiselle Julien, à Ruelle, +celle que Napoléon appelait <i>la vieille fille</i>. Il la détestait parce +qu'elle n'avait jamais voulu lui vendre sa maison tant qu'elle +vécut.</p> + +<p><a id="footnote50" name="footnote50"></a> +<b><a href="#footnotetag50">50</a></b>: Le roi de Bavière et la reine, le roi de Wurtemberg, +le roi de Saxe, le roi de Westphalie et tous les princes d'Allemagne +alors à Paris, où ils étaient en foule.</p> + +<p><a id="footnote51" name="footnote51"></a> +<b><a href="#footnotetag51">51</a></b>: Toutes ces lettres ont été fournies en original par +la reine Hortense, et sont fidèlement transcrites sur ces mêmes +originaux.</p> + +<p><a id="footnote52" name="footnote52"></a> +<b><a href="#footnotetag52">52</a></b>: L'impératrice ayant fait la remarque que, lorsqu'elle +voulait venir à Paris, elle ne savait où descendre, l'Empereur fit +arranger pour elle l'Élysée-Napoléon.</p> + +<p><a id="footnote53" name="footnote53"></a> +<b><a href="#footnotetag53">53</a></b>: La campagne de Bessières était Grignon... à sept ou +huit lieues de Paris. Bessières avait imaginé ce rapprochement +comme si <i>tout</i> n'était pas rompu! Ces lettres doivent montrer à +Marie-Louise combien sa fausse jalousie était absurde, et combien +elle était peu fondée, puisque, même avant le mariage, toute relation +était rompue entre Joséphine et Napoléon.</p> + +<p><a id="footnote54" name="footnote54"></a> +<b><a href="#footnotetag54">54</a></b>: Cette lettre, écrite au moment où elle le fut, +contenant une demande <i>d'argent et de faveur extérieure</i>, +c'est-à-dire pour contenter l'amour-propre, fut une des démarches +les plus inconvenantes que l'on ait conseillées à l'impératrice +Joséphine; l'Empereur le sentit amèrement.</p> + +<p><a id="footnote55" name="footnote55"></a> +<b><a href="#footnotetag55">55</a></b>: 100,000 francs pour Malmaison; 200,000 francs pour +l'achat de Boispréau, la terre de mademoiselle Julien; 100,000 fr. +pour la parure de rubis; 1,000,000 pour payer les dettes et 600,000 +francs trouvés dans l'armoire de Malmaison.</p> + +<p><a id="footnote56" name="footnote56"></a> +<b><a href="#footnotetag56">56</a></b>: La reine Hortense avait été fort affectée de +l'abdication de son mari, qui renonça à la couronne de Hollande, +comme un honnête homme qu'il était, lorsque Napoléon voulut lui faire +faire ce que sa conscience lui défendait. Il se retira en Bohême, +puis ensuite en Styrie, à Gratz.</p> + +<p><a id="footnote57" name="footnote57"></a> +<b><a href="#footnotetag57">57</a></b>: J'omets les phrases inutiles du compliment de madame de +Rémusat. Cela me paraît inutile à l'objet principal de la lettre.</p> + +<p><a id="footnote58" name="footnote58"></a> +<b><a href="#footnotetag58">58</a></b>: Duroc, grand-maréchal du palais.</p> + +<p><a id="footnote59" name="footnote59"></a> +<b><a href="#footnotetag59">59</a></b>: Cette phrase est de l'Empereur lui-même, ainsi que +plusieurs autres qui se reconnaissent aisément. L'Empereur a +conseillé d'écrire la lettre, et puis ensuite il l'a dictée à moitié.</p> + +<p><a id="footnote60" name="footnote60"></a> +<b><a href="#footnotetag60">60</a></b>: Cette lettre est un chef-d'œuvre d'habileté pour qui +connaissait l'impératrice Joséphine; ainsi la placer comme rivale +<i>triomphante</i> d'une jeune femme de dix-huit ans, et lui parler de <i>sa +fraîcheur</i> quand la seule beauté réelle de Marie-Louise était une +peau éblouissante et un teint admirable, était aussi habile que peu +croyable pour tout autre.</p> + +<p><a id="footnote61" name="footnote61"></a> +<b><a href="#footnotetag61">61</a></b>: Croirait-on qu'en 1833 ou 32, j'ai oublié l'époque, +j'ai reçu une lettre de cette madame Pauline, qui était fort +scandalisée de ce que j'avais mis sur elle dans mes Mémoires. Mais +savez-vous ce qu'elle blâmait? Peut-être ce que je disais pour +l'Égypte?... Ah bien oui!... Pas du tout: madame Pauline réclamait +contre l'insertion d'un fait qui, je le vois bien, en effet, n'était +point vrai.—Elle m'affirmait que j'avais commis une erreur en +disant qu'elle avait voulu consacrer sa fortune à sauver l'Empereur +quand il était à Sainte-Hélène... Je n'ai pas répondu à cette belle +épître pour deux raisons: d'abord parce qu'elle était sotte, et puis +parce qu'il devenait inutile de prendre près d'elle de nouveaux +renseignemens.—Ceux que j'avais eus sur elle ne pouvaient être +douteux pour moi; et quant à cette dernière partie de sa vie, j'étais +pleinement convaincue. La femme qui peut se défendre d'avoir voulu +sauver Napoléon, lorsqu'elle pouvait invoquer pour cette action le +droit d'en avoir été aimée; la femme qui peut nier l'avoir voulu +faire cette action est incapable de l'avoir en effet jamais imaginée.</p> + +<p><a id="footnote62" name="footnote62"></a> +<b><a href="#footnotetag62">62</a></b>: L'ancienne noblesse s'est alliée souvent à nos rois. Un +Montmorency a épousé la veuve de Louis-le-Gros.</p> + +<p><a id="footnote63" name="footnote63"></a> +<b><a href="#footnotetag63">63</a></b>: Elle n'avait pas encore épousé le général Reil. Elle +était charmante.</p> + +<p><a id="footnote64" name="footnote64"></a> +<b><a href="#footnotetag64">64</a></b>: J'ai déjà parlé de cette singulière propriété de +l'oreille de Marie-Louise. Elle la faisait tourner sur elle-même par +un simple mouvement de la mâchoire.</p> + +<p><a id="footnote65" name="footnote65"></a> +<b><a href="#footnotetag65">65</a></b>: Ce premier maître d'hôtel s'appelait <i>Réchaud</i>. Ils +étaient deux frères, sortant tous deux de chez le prince de Condé, +aussi fameux l'un que l'autre. L'autre frère était à mon service.</p> + +<p><a id="footnote66" name="footnote66"></a> +<b><a href="#footnotetag66">66</a></b>: Cette lettre est, comme les autres, copiée sur les +lettres originales fournies par la reine Hortense.</p> + +<p><a id="footnote67" name="footnote67"></a> +<b><a href="#footnotetag67">67</a></b>: Propriété qu'avait l'Impératrice tout près de Genève.</p> + +<p><a id="footnote68" name="footnote68"></a> +<b><a href="#footnotetag68">68</a></b>: Le prince Auguste-Charles-Eugène, né à Milan, le 9 +décembre 1810; la princesse Joséphine, mariée au prince Oscar de +Suède; et la princesse Eugénie-Hortense, née à Milan, le 23 décembre +1808, mariée au prince héréditaire de Hohenzollern-Hechingen.</p> + +<p><a id="footnote69" name="footnote69"></a> +<b><a href="#footnotetag69">69</a></b>: La princesse de La Leyen, mariée au comte Tascher, +cousin germain de l'impératrice Joséphine.</p> + +<p><a id="footnote70" name="footnote70"></a> +<b><a href="#footnotetag70">70</a></b>: La princesse Amélie, née à Milan, le 31 juillet 1812, +mariée à l'empereur du Brésil.</p> + +<p><a id="footnote71" name="footnote71"></a> +<b><a href="#footnotetag71">71</a></b>: M. Deschamps était un homme rempli d'esprit et +d'amabilité; il avait fait, avant d'entrer dans la maison de +l'Impératrice comme secrétaire de ses commandements, plusieurs jolis +vaudevilles. Sa fin fut tragique et mystérieuse. Après la mort de +l'Impératrice, sa vie à venir fut assurée par une pension que lui +firent la reine Hortense et le vice-roi; tout-à-coup, il devint +triste et même inquiet; ce changement fut remarqué par une jeune +orpheline dont il prenait soin. Enfin, un jour, il disparut, et +jamais depuis on n'a pu découvrir sa trace: il est évident qu'il +s'est tué; mais où, comment et pourquoi, voilà ce qu'on ignore.</p> + +<p><a id="footnote72" name="footnote72"></a> +<b><a href="#footnotetag72">72</a></b>: Madame d'Audenarde était une bonne et excellente +personne et avait été une des plus jolies femmes de son temps. On +sait comment les créoles sont charmantes lorsqu'elles sont hors +de la ligne ordinaire; elle était mère du général d'Audenarde, +écuyer de l'Empereur, et qui ensuite, placé dans la compagnie des +gardes-du-corps du roi, compagnie de Noailles, tint cette belle +conduite, lorsque des enfants imberbes voulurent faire la loi au +vieux soldat, quoiqu'il fût jeune aussi, lui, mais respectable pour +cette foule adolescente qui ne devait pas élever la voix devant un +homme qui avait vu bien des batailles, et dont le sang avait coulé +pour son roi<a id="footnotetag72-A" name="footnotetag72-A"></a><a href="#footnote72-A" title="Go to footnote 72-A"><span class="smaller">[72-A]</span></a>. Madame d'Audenarde fut toujours à merveille pour +la mémoire de l'impératrice Joséphine, qu'elle n'appelait que sa +bienfaitrice. Je l'ai entendue parler ainsi à l'Abbaye-aux-Bois, où +je la rencontrais chez sa sœur, madame de Gouvello, ange de vertus +et de piété, que Dieu vient de rappeler à lui.</p> + +<p><a id="footnote72-A" name="footnote72-A"></a> +<b><a href="#footnotetag72-A">72-A</a></b>: Le général d'Audenarde a servi dans l'émigration dans +l'armée de Condé.—Napoléon l'aimait et l'estimait beaucoup.</p> + +<p><a id="footnote73" name="footnote73"></a> +<b><a href="#footnotetag73">73</a></b>: M. Deschamps fait ici une singulière méprise: on sait +trop bien que ce ne fut pas l'Impératrice qui appela madame Gazani +à Paris, ce fut l'Empereur; et même, pendant longtemps, Joséphine +la tint dans la plus belle des aversions. Elles ne se rapprochèrent +que lorsqu'elles furent toutes deux malheureuses. Madame Gazani fut +elle-même gênée en chantant ce couplet: elle ne l'avait pas vue +auparavant, et fut contrariée, je le sais, de chanter ces paroles.</p> + +<p><a id="footnote74" name="footnote74"></a> +<b><a href="#footnotetag74">74</a></b>: Madame Auguste de Colbert, dame du palais de +l'Impératrice; elle demanda à la suivre. C'est une excellente femme, +vertueuse et bonne; elle était veuve du brave général Auguste +Colbert qui fut tué en Espagne en plaçant ses tirailleurs. Madame +de Colbert était fille du sénateur, général, comte de Canclaux. +Elle est aujourd'hui remariée à M. le comte de la Briffe. <i>La Fête +de Campagne</i>, que rappelle ici Deschamps, fait allusion à une fête +donnée à Joséphine, tandis qu'elle était à Aix-la-Chapelle, un 19 +mars. On lui donna une fête charmante.</p> + +<p>M. de Canclaux était le plus digne des hommes, mais comme tous, il +avait quelques petits côtés par lesquels il donnait à rire; l'un +d'eux était une manie des plus prononcées d'être mélomane et d'aimer +l'italien. Le fait réel, c'est qu'il n'aimait pas la musique, et +n'entendait pas très-bien l'italien. Cela n'empêchait pas que, +lorsque je le rencontrais et que je lui demandais s'il avait été +content de Crescentini ou de madame Grassini dans le bel opéra de +<i>Roméo et Juliette</i>... il me répondait: Pas mal, pas mal! ce dont +j'ai surtout été content, c'est du <i>finale</i> et du <i>tutti</i>. Or, ces +deux mots, il les prononçait comme tous les mots italiens prononcés +par ceux qui ne savent pas la langue, en appuyant fortement sur la +dernière lettre et la dernière syllabe. Du reste, c'était l'honneur +et la probité en personne.</p> + +<p><a id="footnote75" name="footnote75"></a> +<b><a href="#footnotetag75">75</a></b>: Mademoiselle de Mackau, fille du contre-amiral +de ce nom, était attachée comme dame à la princesse Stéphanie, +grande duchesse de Bade. L'Impératrice, toujours bonne, sachant +que mademoiselle de Mackau était malheureuse d'être si loin de sa +famille, la demanda à la princesse Stéphanie, et la fit dame du +palais. Elle fut, à quelque temps de l'époque dont je parle, mariée +au général Wathier de Saint-Alphonse. Elle est nièce de M. de Chazet, +aimable poëte, connu par une foule de jolis ouvrages.</p> + +<p><a id="footnote76" name="footnote76"></a> +<b><a href="#footnotetag76">76</a></b>: L'Impératrice, en arrivant à Navarre, trouva la plaine +autour d'Évreux infectée de marais très-nuisibles; elle les fit +dessécher; ils avaient été formés par les eaux de l'Iton et de l'Eure +qui passaient autrefois par des canaux pour alimenter les cascades +et les bassins du parc; et ces canaux ayant été rompus par défaut +d'entretien, l'eau qu'ils conduisaient avait formé ces marais.</p> + +<p><a id="footnote77" name="footnote77"></a> +<b><a href="#footnotetag77">77</a></b>: L'école de jeunes filles, instituée par Joséphine, où +elles apprenaient à faire de la dentelle, mais où elles recevaient +aussi une parfaite éducation, spécialement dirigée vers le but dans +lequel elles étaient élevées.</p> + +<p><a id="footnote78" name="footnote78"></a> +<b><a href="#footnotetag78">78</a></b>: L'Impératrice avait non-seulement rendu aux habitants +la promenade du parc de Navarre qu'on leur avait ôtée, mais, de plus, +elle allait faire embellir leur promenade, et pour cela avait acheté +un terrain.</p> + +<p><a id="footnote79" name="footnote79"></a> +<b><a href="#footnotetag79">79</a></b>: Allusion à la réédification du théâtre que +l'Impératrice allait faire. Rien n'était comparable à M. de +Vieil-Castel dans ce rôle de paysan, avec son flegme et sa +tranquillité habituelle; rien n'était au reste plus parfaitement +comique: il avait beaucoup d'esprit, et son air sérieux ajoutait du +comique à son rôle. Son fils, Horace de Vieil-Castel, a un talent +remarquable pour dire les vers et jouer la comédie, à part son esprit +qui est très-remarquable.</p> + +<p><a id="footnote80" name="footnote80"></a> +<b><a href="#footnotetag80">80</a></b>: Je crois que la duchesse de Frioul (madame Duroc) +jouait aussi, mais je n'en suis pas sûre. Je ne me la rappelle sur +le théâtre de la Malmaison que dans un seul rôle, la soubrette du +<i>Bourru bienfaisant</i>, qu'elle joua fort bien. Mais, dans cette même +pièce, qui fut vraiment excellent, ce fut le marquis de Cramayel dans +le rôle du Bourru...</p> + +<p><a id="footnote81" name="footnote81"></a> +<b><a href="#footnotetag81">81</a></b>: Sœur de madame Rémusat, et femme du premier écuyer +de l'Impératrice.</p> + +<p><a id="footnote82" name="footnote82"></a> +<b><a href="#footnotetag82">82</a></b>: La comtesse de Lavalette, nièce de l'Impératrice. +Jamais une femme n'a plus froidement joué un rôle.</p> + +<p><a id="footnote83" name="footnote83"></a> +<b><a href="#footnotetag83">83</a></b>: M. de Mont-Breton, premier écuyer de la princesse +Pauline.</p> + +<p><a id="footnote84" name="footnote84"></a> +<b><a href="#footnotetag84">84</a></b>: Chambellan de l'Empereur.</p> + +<p><a id="footnote85" name="footnote85"></a> +<b><a href="#footnotetag85">85</a></b>: Chambellan de l'Empereur.</p> + +<p><a id="footnote86" name="footnote86"></a> +<b><a href="#footnotetag86">86</a></b>: Il y avait beaucoup de malades à Navarre; elle était +revenue à la Malmaison.</p> + +<p><a id="footnote87" name="footnote87"></a> +<b><a href="#footnotetag87">87</a></b>: Et le divorce de sa mère fut encore pour elle, à cette +époque, un coup bien rude.</p> + +<p><a id="footnote88" name="footnote88"></a> +<b><a href="#footnotetag88">88</a></b>: Bessières fut tué d'un boulet de canon dans le défilé +de Wesseinfeld, le jour même de la bataille de Lutzen. Bessières +commandait toute la cavalerie de l'armée; c'était à la fois un homme +habile, brave, rempli de cœur, et doué de bonnes qualités. Je +perdis un ami en lui, ainsi que Junot.</p> + +<p><a id="footnote89" name="footnote89"></a> +<b><a href="#footnotetag89">89</a></b>: Quant à la mort de Duroc, ce fut pour ses amis, et +il en avait beaucoup, un des coups les plus rudes de ces temps +désastreux; elle fit aussi une profonde impression sur l'Empereur; +mais, quoiqu'il en ait été vivement frappé, les derniers moments de +Duroc ne se sont pas passés comme le <i>Moniteur</i> l'a dit. Bourienne +les a également racontés avec sa haine accoutumée, et il a menti +dans un autre sens... J'avais deux amis auprès de l'Empereur dans +cette cruelle circonstance, et voilà comment chacun m'a rapporté +l'événement; ces deux amis sont le duc de Vicence et le duc de +Trévise:</p> + +<p>La bataille de Bautzen était livrée et gagnée, la journée finissait; +l'Empereur poursuivait les Russes, voulant reconnaître par lui-même +ce qu'il voulait juger; il crut mieux voir sur une colline en face +de lui; il voulut gagner cette éminence, et descendit par un chemin +creux avec une grande rapidité; il était suivi du duc de Trévise, du +duc de Vicence, du maréchal Duroc, et du général du génie Kirgener, +beau-frère de la duchesse de Montebello, dont il avait épousé la +sœur. L'Empereur allant plus vite que tous ceux qui le suivaient, +ils étaient à quelque distance de lui, serrés les uns contre les +autres. Une batterie isolée qui aperçoit ce groupe tire à l'aventure +trois coups de canon sur lui: deux boulets s'égarent, le troisième +frappe un gros arbre près duquel était l'Empereur, et va ricocher +sur un plateau qui dominait le terrain où était l'Empereur. Il se +retourne, et demande sa lunette. Comme il a fait un détour, il n'est +pas étonné de ne voir auprès de lui que le duc de Vicence. Dans le +même moment arrive le duc Charles de Plaisance<a id="footnotetag89-A" name="footnotetag89-A"></a><a href="#footnote89-A" title="Go to footnote 89-A"><span class="smaller">[89-A]</span></a>; sa figure est +bouleversée. Il se penche vers le duc de Vicence, et lui parle bas.</p> + +<p>—«Qu'est-ce?» demande l'Empereur.</p> + +<p>Tous deux se regardent et ne répondent pas...</p> + +<p>—«Qu'est-il arrivé?» demande encore l'Empereur.</p> + +<p>—«Sire, répond le duc de Vicence, le grand-maréchal est mort!...</p> + +<p>—Duroc! s'écria l'Empereur... et il jeta les yeux autour de lui +comme pour y trouver l'ami qu'il venait d'y voir... «Mais ce n'est +pas possible!... il était là! à présent!...»</p> + +<p>Dans ce moment, le page de service arrive avec la lunette, et raconte +la catastrophe: le boulet avait frappé l'arbre, il avait ricoché +sur le général Kirgener, l'avait tué raide, et puis avait frappé +mortellement le malheureux Duroc.</p> + +<p>L'Empereur fut attéré. La poursuite des Russes fut à l'instant +abandonnée; son courage, ses facultés, tout devint inerte devant +la douleur qui envahit son âme en apprenant le malheur qui venait +d'arriver. Il retourna lentement sur ses pas, et entra dans la +chambre où Duroc était déposé. C'était dans une petite maison du +village de Makersdorf. L'effet du boulet avait été si complet, que le +drap du blessé n'offrait presqu'aucune trace sanglante... Il reconnut +l'Empereur, mais ne lui dit pas ces paroles qui furent mises dans +le <i>Moniteur</i>: «<i>Nous nous reverrons, mais dans trente ans, lorsque +vous aurez vaincu vos ennemis!</i>» Il reconnut l'Empereur, mais il ne +lui parla d'abord que pour lui demander de l'opium afin de mourir +plus vite, car il souffrait trop cruellement. L'Empereur était +auprès de son lit; Duroc sentant l'agonie s'approcher, le supplia +de le quitter, et lui recommanda sa fille et un autre enfant, un +enfant naturel qu'il avait de mademoiselle B... Seulement l'Empereur +insistant pour rester, Duroc dit en se retournant:</p> + +<p>«<i>Mon Dieu! ne puis-je donc mourir tranquille!</i>»</p> + +<p>L'Empereur s'en alla; et Duroc expira dans la nuit. L'Empereur acheta +la petite maison dans laquelle il mourut, et fit placer une pierre à +l'endroit où était le lit, avec telle inscription:</p> + +<p>«Ici le général Duroc, duc de Frioul, grand-maréchal du palais de +l'empereur Napoléon, frappé d'un boulet, a expiré dans les bras de +son Empereur et de son ami.»</p> + +<p>L'Empereur fit donner une somme de 4,000 francs pour ce monument, et +16,000 francs au propriétaire de cette petite maison. La donation fut +faite et ratifiée, et conclue dans la journée du 20 mai, en présence +du juge de Makersdorf. Napoléon a profondément regretté Duroc, et je +le conçois!...</p> + +<p>Et qui ne l'aurait pas pleuré! Quant à moi, quoiqu'il y ait bien des +années écoulées depuis ce terrible moment, je donne à sa perte les +regrets que je dois à la mort du meilleur des amis, du plus noble +des hommes, de celui qui aurait changé bien des heures amères en des +heures de joie pour l'exilé de Sainte-Hélène, s'il avait vécu!!...</p> + +<p><a id="footnote89-A" name="footnote89-A"></a> +<b><a href="#footnotetag89-A">89-A</a></b>: Fils de l'archi-trésorier, du troisième Consul +Lebrun.</p> + +<p><a id="footnote90" name="footnote90"></a> +<b><a href="#footnotetag90">90</a></b>: Les détails de cette horrible aventure sont dans le +<i>Salon des princesses de la famille impériale</i>.</p> + +<p><a id="footnote91" name="footnote91"></a> +<b><a href="#footnotetag91">91</a></b>: M. de Thiars s'était fort occupé de madame Gazani, et +les faiseurs de propos, à Fontainebleau, disaient que ce n'était pas +en vain.</p> + +<p><a id="footnote92" name="footnote92"></a> +<b><a href="#footnotetag92">92</a></b>: Madame de Turpin est accusée, par mademoiselle +Cochelet, d'avoir parlé contre la reine Hortense; c'est faux. Je +sais, par des personnes aussi bien instruites qu'elle tout ce que +faisait et disait madame de Turpin, et rien ne ressemble à cela. +Les affections de madame de Turpin pouvaient lui faire voir avec +joie le retour des Bourbons que les siens aimaient depuis longtemps. +Que ne dirions-nous pas, nous, si l'on nous annonçait que le duc de +Reichstadt n'est pas mort, et qu'il est aux portes de Paris? Madame +Turpin a donc pu jouir du retour des Bourbons, sans pour cela oublier +que la reine Hortense et l'impératrice Joséphine avaient été bonnes +pour elle et pour M. de Turpin... Mais, au reste, mademoiselle +Cochelet est souvent si passionnée dans ses amours et dans ses +haines, qu'on ne sait trop comment se tirer des positions où elle +vous place, pour blâmer ou approuver.</p> + +<p>M. de Boufflers, dont elle vante beaucoup l'amitié pour elle, et qui +était, comme on sait, bien spirituel, a dit sur elle un mot qu'elle +ne connaissait pas. Il disait qu'on se trompait, et qu'au lieu de +l'appeler <i>Cochelet</i>, il fallait dire <i>Coche-laide</i>.</p> + +<p><a id="footnote93" name="footnote93"></a> +<b><a href="#footnotetag93">93</a></b>: On prétend que les grand'-mères et les grands-pères +n'aiment autant leurs petits-enfants que parce qu'ils les regardent +comme leurs vengeurs.</p> + +<p><a id="footnote94" name="footnote94"></a> +<b><a href="#footnotetag94">94</a></b>: Par la mort de Duroc.</p> + +<p><a id="footnote95" name="footnote95"></a> +<b><a href="#footnotetag95">95</a></b>: On appelait cela un charivari.</p> + +<p><a id="footnote96" name="footnote96"></a> +<b><a href="#footnotetag96">96</a></b>: Il fut en effet longtemps à comprendre, étant enfant, +les dizaines ajoutées aux dizaines.</p> + +<p><a id="footnote97" name="footnote97"></a> +<b><a href="#footnotetag97">97</a></b>: Le roi de Bavière fit en effet cette proposition au +prince Eugène: ce fut le prince Auguste de la Tour-Taxis qui porta la +lettre au vice-roi.</p> + +<p><a id="footnote98" name="footnote98"></a> +<b><a href="#footnotetag98">98</a></b>: La justice qui fut rendue à chacun est bien remarquable +dans cette circonstance. La reine de Naples (madame Murat) eut de la +peine à trouver un asile à Trieste!... en Autriche!... tandis que le +prince Eugène fut royalement accueilli et traité à Munich.</p> + +<p><a id="footnote99" name="footnote99"></a> +<b><a href="#footnotetag99">99</a></b>: Et savez-vous qui disait cela? Aucun des grands noms +de France: ceux-là furent toujours ce qu'ils devaient être. Mais +c'étaient des personnes presque inconnues aux Bourbons, et qui la +plupart n'avaient pas quitté la France.</p> + +<p><a id="footnote100" name="footnote100"></a> +<b><a href="#footnotetag100">100</a></b>: Il n'y a, du reste, aucun mensonge. Seulement, +mademoiselle Cochelet s'abusait par sa grande amitié pour la +Reine. En général, son affection la faisait errer souvent dans ses +jugements; ainsi M. de Boufflers, qu'elle croit son plus ardent +admirateur, disait d'elle le mot le plus charmant, mais auquel +l'esprit avait plus de part que le cœur; il disait qu'il fallait +l'appeler <i>Cochelaide</i> et non pas Cochelet.</p> + +<p><a id="footnote101" name="footnote101"></a> +<b><a href="#footnotetag101">101</a></b>: Aujourd'hui madame Sébastiani, et ambassadrice à +Londres.</p> + +<p><a id="footnote102" name="footnote102"></a> +<b><a href="#footnotetag102">102</a></b>: Ce tableau valait plus du double de celui de Richard.</p> + +<p><a id="footnote103" name="footnote103"></a> +<b><a href="#footnotetag103">103</a></b>: Les hommes tels que Charlemagne et Napoléon édifient +trop en grand pour que le monument puisse durer après eux. Le colosse +n'est plus là pour soutenir, de ses fortes épaules, le vaste empire +qu'il a créé... Alors tout devient confusion, rien ne marche, tout +est entravé, et il faut de nouveau poser une pierre et rebâtir... Des +hommes comme Charlemagne et Napoléon ont des <span class="smcap">HÉRITIERS</span> et +pas de <span class="smcap">SUCCESSEURS</span>.</p> + +<p><a id="footnote104" name="footnote104"></a> +<b><a href="#footnotetag104">104</a></b>: Lorsqu'il y avait beaucoup de monde et que la file +était longue, on demandait sa voiture aussitôt qu'on en était +descendu.</p> + +<p><a id="footnote105" name="footnote105"></a> +<b><a href="#footnotetag105">105</a></b>: On dansait toujours à la cour au moins deux anglaises +par bal.</p> + +<p><a id="footnote106" name="footnote106"></a> +<b><a href="#footnotetag106">106</a></b>: Plût au ciel qu'en 1814 et 1830, lorsque la +possibilité existait de proclamer le roi de Rome, nous eussions eu +des Français aussi bons patriotes que M. de Metternich!</p> + +<p><a id="footnote107" name="footnote107"></a> +<b><a href="#footnotetag107">107</a></b>: Lui parlant plus tard de ce discours, je lui demandai +s'il avait été dicté par l'Empereur. L'archi-chancelier me donna +<i>sa parole d'honneur</i> que Napoléon ne le connaissait que comme tous +les discours qui se prononçaient devant lui; il en prenait lecture +avant qu'on ne le lui dît, pour savoir s'il n'y avait rien contre sa +politique européenne. «J'étais si touché moi-même, ajouta Cambacérès, +que j'aurais fait quelque chose de plus louangeur encore, moi qui +pourtant ne le suis guère, si je n'avais craint de lui déplaire, car +je sais qu'il n'aime pas cela.»</p> + +<p><a id="footnote108" name="footnote108"></a> +<b><a href="#footnotetag108">108</a></b>: Oui, malgré toutes les victoires de Masséna qui fut un +vrai héros, et qui nous sauva des Russes avec sa belle campagne de +Suisse. Mais cette victoire ne pouvait être que passagère, et encore +une comme celle-là, et nous étions perdus même dans notre honneur, +car le moyen de faire la paix convenablement; et pourtant nous +n'avions ni soldats ni ressources; la France était dans un état de +délabrement <i>moral et physique</i>, qui était comme l'avant-coureur de +notre perte au moment du retour de Napoléon. Aussi, quand j'entends +Gohier dire que la France était grande et glorieuse au 18 brumaire, +je me demande comment la haine et la vengeance peuvent aveugler à ce +point. Gohier, du reste, est souvent méchant et surtout peu véridique +en parlant de Napoléon.</p> + +<p><a id="footnote109" name="footnote109"></a> +<b><a href="#footnotetag109">109</a></b>: Cette phrase est en rapport avec les propos des +républicains, qui disaient alors qu'il y avait à craindre que +Bonaparte ne ramenât les Bourbons. On a même prétendu que la mort du +malheureux duc d'Enghien n'eut pas d'autre cause!...</p> + +<p><a id="footnote110" name="footnote110"></a> +<b><a href="#footnotetag110">110</a></b>: Il est impossible de rien comprendre à ce fatras de +mots sans couleur, sans aucun sens, et aussi absurdes que les paroles +de Bobêche, voulant nous persuader que deux et deux font cinq.</p> + +<p><a id="footnote111" name="footnote111"></a> +<b><a href="#footnotetag111">111</a></b>: Faute immense de Napoléon! ces provinces illyriennes +n'étaient rien pour lui, et l'Autriche y attachait le plus grand +prix. Si elles eussent été rendues en 1812, le prince Schwartzemberg +marchait avec nous en Russie!... quelle différence!...</p> + +<p><a id="footnote112" name="footnote112"></a> +<b><a href="#footnotetag112">112</a></b>: Elle avait une telle tendresse pour cette bonne +et belle personne, qu'après le départ de Marie-Louise, madame +Bernard<a id="footnotetag112-A" name="footnotetag112-A"></a><a href="#footnote112-A" title="Go to footnote 112-A"><span class="smaller">[112-A]</span></a> portait un bouquet à la duchesse, de la part de +l'Impératrice, comme si elle eût été à Paris, et cela dura un an au +moins.</p> + +<p><a id="footnote112-A" name="footnote112-A"></a> +<b><a href="#footnotetag112-A">112-A</a></b>: Fameuse bouquetière qui a précédé madame Prevost, et +qui faisait les bouquets presque aussi bien qu'elle.</p> + +<p><a id="footnote113" name="footnote113"></a> +<b><a href="#footnotetag113">113</a></b>: D'Aigrefeuille était conseiller à la cour des aides +de Montpellier: c'était un homme d'esprit, quoique ridicule; mais il +l'était plus par sa figure que par lui-même.</p> + +<p><a id="footnote114" name="footnote114"></a> +<b><a href="#footnotetag114">114</a></b>: Le cardinal Maury m'a toujours tenu ce langage, même +dans un temps où l'archi-chancelier n'avait plus le même pouvoir.</p> + +<p><a id="footnote115" name="footnote115"></a> +<b><a href="#footnotetag115">115</a></b>: On l'a beaucoup dit dans le temps, mais je ne le crois +pas, l'Empereur estimait trop l'archi-chancelier. Le comte Dubois ne +put me dire s'il avait ou non connaissance de la chose.</p> + +<p><a id="footnote116" name="footnote116"></a> +<b><a href="#footnotetag116">116</a></b>: Cambacérès a dit depuis à Dubois, qu'il avait cru +d'abord que c'était quelque émigré rentré, à qui, jadis, une +consultation de lui avait fait perdre un procès.</p> + +<p><a id="footnote117" name="footnote117"></a> +<b><a href="#footnotetag117">117</a></b>: Cette circonstance, remarquée pendant tout le temps +que dura cet étrange entretien, avait frappé Cambacérès plus +peut-être que le reste. Peut-être l'individu avait-il des semelles de +liége; ce qui est bien étonnant, c'est que dans le premier moment, +l'archi-chancelier ne fut pas éloigné de croire au surnaturel.</p> + +<p><a id="footnote118" name="footnote118"></a> +<b><a href="#footnotetag118">118</a></b>: On défendit sévèrement de parler de cet événement, +qui fut même ignoré de beaucoup de gens qui assistèrent à la fête de +l'archi-chancelier et s'y trouvaient en ce moment; des personnes de +la maison même ne l'ont appris que plus tard, par la voix publique, +parce que, sous la Restauration, il n'y avait plus de raison pour +cacher cette affaire, et que les auteurs en parlèrent. Cambacérès, +quoique innocent du vote à mort, à ce qu'on prétendait, fut +cruellement frappé de cette apparition. Le comte Dubois, qui avait +un intérêt réel à découvrir la chose, en me la racontant chez lui, à +Vitry, il y a quatre ans, me dit qu'il n'avait jamais pu découvrir +la moindre trace du cet événement. Lorsque l'Empereur l'apprit, il +dit à l'archi-chancelier: «Allons... <i>c'est un rêve... vous avez +dormi...</i>»</p> + +<p><a id="footnote119" name="footnote119"></a> +<b><a href="#footnotetag119">119</a></b>: En 1811.</p> + +<p><a id="footnote120" name="footnote120"></a> +<b><a href="#footnotetag120">120</a></b>: Hugues-Bertrand Maret, né à Dijon, en 1763.</p> + +<p><a id="footnote121" name="footnote121"></a> +<b><a href="#footnotetag121">121</a></b>: Sans aucun doute on était encore enfant (surtout un +homme) quand on n'avait que dix-sept ans à l'époque dont je parle.</p> + +<p><a id="footnote122" name="footnote122"></a> +<b><a href="#footnotetag122">122</a></b>: Il présidait aussi, comme on le sait, les États de +Bourgogne.</p> + +<p><a id="footnote123" name="footnote123"></a> +<b><a href="#footnotetag123">123</a></b>: Voici ce dont il s'agit: Vauban avait fortifié la +ville d'Ath..... Cette ville retombe dans les mains des Espagnols; +plus tard les Français mettent le siége devant ses remparts, et +Vauban lui-même est chargé de le conduire. Quelle position que la +sienne! si la ville est prise, il l'a donc mal fortifiée; s'il ne la +prend pas, que devient-il?... Louis XIV le presse... l'excite... de +la reddition de la place dépend le succès du traité de Riswith!..... +L'humiliation ou la disgrâce! Dans cette extrémité, Vauban prend le +parti qui convenait à un homme de génie comme lui; <i>il invente</i> un +moyen d'attaque inconnu jusqu'alors, et la ville est prise. Mais +Vauban avait le droit de dire: «Elle ne pouvait l'être que par moi.» +Le moyen qu'il inventa est la batterie à ricochets.</p> + +<p><a id="footnote124" name="footnote124"></a> +<b><a href="#footnotetag124">124</a></b>: Croirait-on, avec le noble et beau caractère de +Carnot, que <span class="smcap">JAMAIS</span> il n'oublia cette circonstance!..... et +le duc de Bassano ressentit encore les atteintes de ce souvenir en +1815!.....</p> + +<p><a id="footnote125" name="footnote125"></a> +<b><a href="#footnotetag125">125</a></b>: Ce sujet n'avait jamais été traité.</p> + +<p><a id="footnote126" name="footnote126"></a> +<b><a href="#footnotetag126">126</a></b>: Une circonstance remarquable, c'est que de la +mission de ces deux envoyés près des différentes cours d'Italie +surtout, dépendait la vie de la reine, de madame Élisabeth, et du +jeune roi Louis XVII, ainsi que de sa sœur. On ne comprend pas +comment l'Autriche a pu mettre ainsi une entrave à la réussite +d'une chose qui assurait la vie de la reine..... elle était la +tante de l'Empereur enfin!... Je ne puis m'expliquer cette étrange +conduite<a id="footnotetag126-A" name="footnotetag126-A"></a><a href="#footnote126-A" title="Go to footnote 126-A"><span class="smaller">[126-A]</span></a>... M. Maret et M. de Sémonville correspondirent +ensemble malgré leurs geôliers. J'en ai détaillé le spirituel moyen +dans mes mémoires, ainsi que de la plaisante rencontre que M. de +Bassano fit ensuite à Munich ou à Vienne, de l'un de ses compagnons +de captivité.</p> + +<p><a id="footnote126-A" name="footnote126-A"></a> +<b><a href="#footnotetag126-A">126-A</a></b>: Ainsi que la réponse faite par François, alors +empereur d'Allemagne, à M. de Rougeville!...</p> + +<p><a id="footnote127" name="footnote127"></a> +<b><a href="#footnotetag127">127</a></b>: J'ai tenu dans mes mains ces chefs-d'œuvre d'une +patience étonnante. Je les <i>ai vus</i>. La comédie a treize cents +vers, la tragédie dix-huit cents; les deux pièces sont écrites +très-lisiblement sur la quantité de papier qui fait la valeur de deux +feuilles de papier à lettre. La comédie s'appelle <i>le Testament</i>; +la tragédie, <i>Pithèas et Damon</i>; l'autre comédie a pour titre +<i>l'Infaillible</i>. Le brouillon en était fait par lui sur la faïence de +son poêle, où il s'effaçait à mesure.</p> + +<p><a id="footnote128" name="footnote128"></a> +<b><a href="#footnotetag128">128</a></b>: Par la Constitution de l'an 8, le secrétaire-général +avait le titre et les fonctions de secrétaire-d'État. C'était +une position de haute faveur et surtout de haute importance: +les ministres lui remettaient leurs portefeuilles; il prenait +connaissance de leurs rapports sur les affaires de leurs +départements, et, dans le travail de la signature qu'il <i>faisait +seul</i> avec le premier Consul, il lui en rendait un compte verbal +très-abrégé. Quant à l'exécution des décrets, elle avait lieu sur +l'expédition que les ministres recevaient du secrétaire-d'État. +Celui-ci était donc un intermédiaire <i>officiel</i> entre le +gouvernement, le Conseil d'État et les ministres.</p> + +<p><a id="footnote129" name="footnote129"></a> +<b><a href="#footnotetag129">129</a></b>: Le secrétaire-général ou le secrétaire-d'État (ce fut +à l'Empire qu'il eut le titre de <i>ministre secrétaire-d'État</i>) avait +non-seulement d'immenses attributions, mais on peut dire qu'il était +<i>le seul ministre</i>.</p> + +<p><a id="footnote130" name="footnote130"></a> +<b><a href="#footnotetag130">130</a></b>: La plus belle époque de l'Empire est depuis 1804 +jusqu'en 1811.</p> + +<p><a id="footnote131" name="footnote131"></a> +<b><a href="#footnotetag131">131</a></b>: Il était parfaitement bon, et le plus probe, le plus +honnête des hommes; c'était un type que M. de Champagny. Mais en +vérité, jamais on ne vit une plus étrange façon d'aller par le monde +civilisé! jamais on ne vit un renoncement aussi complet à l'élégance +même la plus ordinaire.</p> + +<p><a id="footnote132" name="footnote132"></a> +<b><a href="#footnotetag132">132</a></b>: Rue du Bac, presque contre la rue de Sèvres.</p> + +<p><a id="footnote133" name="footnote133"></a> +<b><a href="#footnotetag133">133</a></b>: Je ne voyais du corps diplomatique que ceux qui +étaient mes amis et qui me convenaient: à l'époque où M. de Bassano +ouvrit sa maison, j'étais en Espagne.</p> + +<p><a id="footnote134" name="footnote134"></a> +<b><a href="#footnotetag134">134</a></b>: Les trois membres du corps diplomatique les +plus assidus chez le duc de Bassano étaient M. le prince de +Schwartzemberg, M. de Krusemarck et M. de Kourakin.</p> + +<p><a id="footnote135" name="footnote135"></a> +<b><a href="#footnotetag135">135</a></b>: Et de l'Académie.</p> + +<p><a id="footnote136" name="footnote136"></a> +<b><a href="#footnotetag136">136</a></b>: Mademoiselle de Mondreville mariée à M. de Barral, +beaucoup plus âgé qu'elle, au point d'être pris pour son père, +remariée aujourd'hui au comte Achille de Septeuil, et dame pour +accompagner la princesse Pauline.</p> + +<p><a id="footnote137" name="footnote137"></a> +<b><a href="#footnotetag137">137</a></b>: Fille de M. de Cetto, ministre de Bavière; elle était +ravissante de fraîcheur, de jeunesse et de grâce.</p> + +<p><a id="footnote138" name="footnote138"></a> +<b><a href="#footnotetag138">138</a></b>: Appelée la <i>belle Génoise</i>, lectrice de l'Impératrice, +puis ayant le rang de dame du palais, on ne sait trop comment, ou +plutôt on le sait.</p> + +<p><a id="footnote139" name="footnote139"></a> +<b><a href="#footnotetag139">139</a></b>: Mademoiselle Dupuis, dont la mère était créole de +l'Île-de-France, et dame pour accompagner la reine Julie d'abord, et +puis ensuite madame mère.</p> + +<p><a id="footnote140" name="footnote140"></a> +<b><a href="#footnotetag140">140</a></b>: Mademoiselle de Brignolé, dont la mère était dame du +palais; jolie, mais l'air d'un serin effaré.</p> + +<p><a id="footnote141" name="footnote141"></a> +<b><a href="#footnotetag141">141</a></b>: Mademoiselle Mourgues, dont le père a été ministre +de Louis XVI en 1790 ou 91, pendant vingt-quatre heures; et +belle-sœur de M. de Villèle.</p> + +<p><a id="footnote142" name="footnote142"></a> +<b><a href="#footnotetag142">142</a></b>: Ravissante femme comme on peut le voir encore +aujourd'hui. Elle était veuve du baron de Giliers, et elle épousa en +secondes noces le comte Alexandre de Laborde.</p> + +<p><a id="footnote143" name="footnote143"></a> +<b><a href="#footnotetag143">143</a></b>: Riche héritière qui, sans être ni laide ni jolie, +épousa M. de Turenne. Elle n'avait pas de jambes, ou, du moins, +étaient-elles si courtes qu'elles étaient comme absentes.</p> + +<p><a id="footnote144" name="footnote144"></a> +<b><a href="#footnotetag144">144</a></b>: Elle n'était attachée à aucune maison, mais fort aimée +de nous toutes.</p> + +<p><a id="footnote145" name="footnote145"></a> +<b><a href="#footnotetag145">145</a></b>: Écuyer de la princesse Pauline.</p> + +<p><a id="footnote146" name="footnote146"></a> +<b><a href="#footnotetag146">146</a></b>: Chambellan de l'Empereur, gendre de M. de Narbonne.</p> + +<p><a id="footnote147" name="footnote147"></a> +<b><a href="#footnotetag147">147</a></b>: Aide-de-camp de l'Empereur.</p> + +<p><a id="footnote148" name="footnote148"></a> +<b><a href="#footnotetag148">148</a></b>: Grand-maître des cérémonies.</p> + +<p><a id="footnote149" name="footnote149"></a> +<b><a href="#footnotetag149">149</a></b>: Chambellan de l'Empereur.</p> + +<p><a id="footnote150" name="footnote150"></a> +<b><a href="#footnotetag150">150</a></b>: Chambellan de l'Empereur.</p> + +<p><a id="footnote151" name="footnote151"></a> +<b><a href="#footnotetag151">151</a></b>: Grand chambellan.</p> + +<p><a id="footnote152" name="footnote152"></a> +<b><a href="#footnotetag152">152</a></b>: <i>Lettres sur la Suisse</i>, par William Coxe, avec les +notes par Ramond.</p> + +<p><a id="footnote153" name="footnote153"></a> +<b><a href="#footnotetag153">153</a></b>: Elle fut remplacée par une belle tasse en argent que +lui donna M. Ramond pour cette course au pic du Midi. Ces tasses +servent aux guides des glaciers pour faire fondre de la neige, à +laquelle ils mêlent de l'eau-de-vie ou tout autre spiritueux, pour +éviter de boire l'eau trop <i>crue</i> des glaciers.</p> + +<p><a id="footnote154" name="footnote154"></a> +<b><a href="#footnotetag154">154</a></b>: Tous ceux qui ont été dans les Pyrénées savent combien +le spectacle qu'on a sur le pic du Midi, au lever du soleil, est +admirable.</p> + +<p><a id="footnote155" name="footnote155"></a> +<b><a href="#footnotetag155">155</a></b>: Fragments imprimés dans le <i>Mercure de France</i>, de +1788 ou 1787.</p> + +<p><a id="footnote156" name="footnote156"></a> +<b><a href="#footnotetag156">156</a></b>: Je regrette seulement qu'il ait mis autant en oubli +ce que nous devions à l'Empereur, tout en parlant des fautes de la +campagne de Moscou.</p> + +<p><a id="footnote157" name="footnote157"></a> +<b><a href="#footnotetag157">157</a></b>: Mademoiselle de Luçay.</p> + +<p><a id="footnote158" name="footnote158"></a> +<b><a href="#footnotetag158">158</a></b>: Le traitement du duc de Bassano était de 400,000 fr.; +la dépense de sa maison s'élevait à 300,000 fr.</p> + +<p><a id="footnote159" name="footnote159"></a> +<b><a href="#footnotetag159">159</a></b>: Aujourd'hui madame de Septeuil.</p> + +<p><a id="footnote160" name="footnote160"></a> +<b><a href="#footnotetag160">160</a></b>: Quelque extraordinaire qu'il puisse paraître qu'étant +aussi liée avec M. et madame de Valence, la duchesse de Bassano ne +connût pas leur mère, cela est pourtant <i>positif</i>.</p> + +<p><a id="footnote161" name="footnote161"></a> +<b><a href="#footnotetag161">161</a></b>: Et M. de Rambuteau, qui a prouvé qu'on pouvait être +à la fois un homme du monde et un habile administrateur. Napoléon +l'avait, au reste, bien deviné.</p> + +<p><a id="footnote162" name="footnote162"></a> +<b><a href="#footnotetag162">162</a></b>: Frère du comte Alfred de Maussion, auteur de plusieurs +romans écrits avec goût et remplis de cet intérêt qui fait tourner +les pages... Le succès du dernier ouvrage de M. le comte de Maussion, +intitulé <i>Faute de s'entendre</i>, doit lui donner la volonté de ne se +pas arrêter, et à nous le regret qu'il n'y ait qu'un volume. On y +retrouve les scènes du grand monde, ses perfidies, ses joies, comme +son malheur; et tout cela raconté dans ce langage de bonne compagnie +dont bientôt nous n'aurons plus que la tradition, qui, encore +elle-même, pâlit chaque jour. Le comte Alfred de Maussion est le seul +des deux frères qui ait écrit.</p> + +<p><a id="footnote163" name="footnote163"></a> +<b><a href="#footnotetag163">163</a></b>: Et non pas à l'Arsenal, où mademoiselle Cochelet place +la scène qu'elle raconte en tout (comme beaucoup d'autres choses) +avec une grande absence de vérité, et une si grande, que je crois +qu'elle n'y était pas. La manière dont l'aventure s'est terminée me +le fait croire.</p> + +<p><a id="footnote164" name="footnote164"></a> +<b><a href="#footnotetag164">164</a></b>: Les dominos étaient presque toujours en gros de +Naples, et souvent en satin noir garni de très-belle blonde. Dans les +bals masqués particuliers, nous mettions des dominos en satin rose +ou blanc, également garni de belle blonde; le camail était charmant +ainsi et allait à merveille lorsqu'on avait ôté son masque, ce qu'on +faisait presque toujours avant la fin du bal.</p> + +<p><a id="footnote165" name="footnote165"></a> +<b><a href="#footnotetag165">165</a></b>: C'était son jour de réunion.</p> + +<p><a id="footnote166" name="footnote166"></a> +<b><a href="#footnotetag166">166</a></b>: La première année de la Restauration, il logeait rue +de la Ville-l'Évêque.</p> + +<p><a id="footnote167" name="footnote167"></a> +<b><a href="#footnotetag167">167</a></b>: À peine quarante ans, et elle en paraissait trente-un +ou trente-deux au plus.</p> + +<p><a id="footnote168" name="footnote168"></a> +<b><a href="#footnotetag168">168</a></b>: C'était alors la mode de se coiffer avec des camélias +et des bruyères naturelles.</p> + +<p><a id="footnote169" name="footnote169"></a> +<b><a href="#footnotetag169">169</a></b>: En 1820 elle avait trente-six ans.</p> +</div> + +<div class="p4"> +<p>Notes au lecteur de ce fichier numérique:</p> + +<p>Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été +corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée. +L'écriture des noms propres (Institutions d'État) a été uniformisée, ex. État, Directoire, Consul.</p> + +<p>Ligne 5594: "Elle y alla en 1812 et fut reçue à Milan avec enthousiasme;" +L'original contenant 1816, cette erreur a été corrigée.</p> +</div> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Histoire des salons de Paris (Tome 5/6), by +Laure Junot, duchesse d' Abrantès + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE SALONS DE PARIS, TOME 5 *** + +***** This file should be named 44664-h.htm or 44664-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/6/6/44664/ + +Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and +the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. 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General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For forty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. 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