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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44696 ***
+
+L'ILLUSTRATION
+_Prix du Numéro: 75 centimes._
+
+SAMEDI 3 JANVIER 1891
+49e Année.--Nº 2497.
+
+[Illustration: OCTAVE FEUILLET. D'après la photographie de Nadar.]
+
+
+
+[Illustration: Courrier de Paris.]
+
+L'ANNÉE 1801 aura commencé lorsque paraîtront ces lignes. Oh! elle ne
+sera pas bien âgée. Née à peine. Et déjà elle sera de l'histoire, ou
+plutôt elle aura son histoire. J'ai remarqué souvent--ce qui prouve que
+je ne suis plus tout jeune--oui, j'ai remarqué que les années nouvelles
+débutent par quelque événement à sensation. Est-ce une mort illustre,
+une naissance espérée, une révolution inattendue? Je n'en sais rien.
+Mais, pareilles à ces souverains qui veulent affirmer leur autorité dès
+le début de leur règne, les années encore vagissantes s'affirment, elles
+aussi, comme elles peuvent.
+
+Et déjà elle est oubliée, terriblement oubliée, l'année 90! Finie,
+abolie, emportée comme dans une hotte de chiffonniers. 90! Comme c'est
+loin! C'est hier, mais c'est loin. On ne se préoccupe pas du tout, mais
+du tout, de ce que 90 nous a donné. On ne s'occupe que de ce que nous
+promet 91.
+
+Les derniers jours de l'an passé ont été égayés par une aventure assez
+divertissante, l'aventure du _chalet_. Il ne s'agit pas de celui
+d'Adolphe Adam, qu'on ne joue plus guère à l'Opéra-Comique, mais bien
+d'un chalet en planches, artistiquement orné, qu'on avait trouvé bon
+d'installer, en plein coeur de Paris, devant la façade de l'Opéra. Il
+était hideux, ce joli chalet dont l'usage ne se pourrait dire, dirait
+une lady anglaise, et, en l'apercevant, tout Parisien s'écriait:
+
+--Pourquoi ce chalet? Je n'en vois pas la nécessité!
+
+Il a disparu, le chalet, sous le ridicule et sous les protestations des
+passants. Les Parisiens en étaient si outrés, qu'un moment ils avaient
+voulu l'enlever par la force. Des gardiens de la paix ont dû protéger
+contre la révolte artistique de la foule ce chalet si malencontreux.
+
+Quel drôle de peuple! On peut l'écraser d'impôts, le mener à la
+baguette, on ne peut pas lui imposer une baraque en bois dont il ne veut
+pas. On a jadis parlé de la _révolution du mépris_. Parisiens de
+1890-91, nous avons frôlé la _révolution du chalet!_ C'était, du reste,
+une idée bien étrange de déshonorer la place de l'Opéra par cette
+maisonnette _ad usum populi_. Nous avons l'art de _désembellir_ Paris.
+Nous l'avons orné de statues difformes, d'un Ledru-Rollin bizarre, d'un
+Shakespeare étrange, d'un Louis Blanc géant. Ces statues ne suffisent
+pas. Voilà les chalets maintenant. Celui-ci a disparu. Paix à sa
+mémoire! Mais on n'eût pas cru possible une idée d'architecte aussi
+saugrenue.
+
+Le chalet a été emporté par un vent de protestation, absolument comme
+nombre de gens célèbres par des congestions pulmonaires. Oh! le rude
+hiver! et que les fluxions de poitrine sont fréquentes! Je plains les
+pauvres humains et les malheureux qui n'ont ni boas ni pelisses. La bise
+est aigre, la gelée féroce, et le ciel a cette couleur grise du papier à
+la mode qu'on appelle _papier ciel d'hiver_. M. Émile Durier a été une
+des victimes de la température. Solide, souriant, aimable, il semblait
+robuste et jeune encore, quoique sexagénaire, l'ancien bâtonnier de
+l'ordre des avocats. Une physionomie ouverte, un accueil toujours
+agréable. C'était une figure parisienne plus encore qu'une figure
+politique. De la révolution qui avait porté au pouvoir tous ses amis,
+l'ex-secrétaire du gouvernement de la Défense nationale n'avait rien
+voulu, que le droit d'exercer plus librement la profession qui lui
+plaisait.
+
+Me Durier était un avocat écouté, autorisé, il avait la parole
+séduisante, et jamais la dent dure. Lorsqu'il attaquait un adversaire,
+il tâchait de le désarçonner, mais il ne le déchirait pas. Il y a des
+avocats dont on craint le venin. De Me Durier on aimait le sourire.
+C'est lui qui avait défendu Chambige, et il l'avait fait sans que M.
+Grille même pût s'en irriter. Ce Chambige, être complexe et inquiétant,
+Me Durier, lorsqu'il en parlait, lui faisait accorder, par des auditeurs
+curieux, un pardon que lui avait refusé le jury. L'avocat était fort
+intéressant sur ce point. On le sentait convaincu.
+
+Naguère il plaidait pour M. Erckmann contre Chatrian, celui-ci ayant
+accusé ou fait accuser son ancien collaborateur de complicité avec les
+Prussiens, ou quelque chose d'approchant. La plaidoirie de Me Durier ne
+put être publiée puisqu'il s'agissait d'un procès en diffamation, mais
+c'était, me dit-on, une admirable page d'histoire littéraire. Elle a été
+vite lacérée par la mort. Chatrian est parti, Durier s'en va: le seul
+Erckmann reste, fumant sa pipe au-delà des Vosges.
+
+Cette congestion pulmonaire, dont M. Durier est mort, on peut la prendre
+en allant faire le tour des baraques; mais ce tour, très en vogue cette
+année, vaut bien qu'on risque tout au moins un rhume. Les baraques
+brillent de tous leurs feux et elles sont particulièrement coquettes.
+Nous avons les _jouets fin de siècle_, les questions nouvelles.
+
+--Demandez la _question Boulanger!_
+
+Celle-là paraît finie, bien que M. Déroulède s'apprête à la poser
+encore. Sur le boulevard, entre les doigts des camelots, elle consiste à
+faire passer un bout de laiton d'un cercle en fil de fer tordu de
+manière à donner le profil du général.
+
+--Voyez la _question Carnot!_ dix centimes!
+
+Cette question est beaucoup plus simple. On vous vend pour deux sous un
+bout de carton--en forme de parallélogramme, pour parler comme M. de
+Freycinet (de l'Académie française)--et ce parallélogramme est découpé
+de telle sorte qu'en le présentant à la lumière l'ombre des découpures
+projette sur une surface plane, feuille de papier ou paroi de muraille,
+l'image de M. Carnot, du Carnot sommaire et géométrique inventé, je
+crois, par Gyp, ce ou cette Gyp qui a un si joli brin de crayon au bout
+de sa plume. L'_Illustration_ a publié, dans ses amusements
+scientifiques, plus d'une question pareille à la question Carnot qui
+divertit les badauds sur le boulevard. Le président de la République, en
+se promenant comme un bon bourgeois parmi la foule--comme un
+Aroun-al-Raschild dont l'aimable général Brugère serait le Giaffar--le
+président a pu en regardant les boutiques (tel le roi Louis-Philippe
+allait par les rues, avec son parapluie sous le bras) entendre le cri,
+l'appel des camelots:
+
+--Qu'est-ce que _ça dit?_
+
+On regarde--et _ça dit_ Sadi. M. Carnot a dû sourire. En réalité, ces
+plaisanteries d'un peuple bon enfant sont une des formes de la
+popularité et M. Carnot est populaire. La popularité ne se décrète pas.
+Elle est un peu comme la grâce et vient de certains dons, de certains
+souffles.
+
+Elle est aussi comme le charme. Qui le définira, le charme? On le subit
+sans l'analyser. Octave Feuillet avait le charme, Octave Feuillet, un
+des derniers coups qu'ait portés l'année défunte, mais un coup cruel et
+attristant. Tandis que le conseil municipal projetait de faire défiler
+devant M. Émile Richard, son président, exposé à l'Hôtel-de-Ville sur un
+lit de parade, toute la population de Paris aimant saluer son roi, M.
+Octave Feuillet, qui n'avait jamais régné que sur les coeurs,
+s'éteignait sans que nulle autorité municipale songeât à lui décerner de
+tels honneurs funèbres.
+
+Ah! c'est quelque chose que d'être fonctionnaire et de présider le
+conseil municipal! Honnête homme, M. Émile Richard, journaliste de
+talent, brave garçon, sans nul doute. Mais, dans l'ordre des choses
+humaines, parmi les gloires du pays, Octave Feuillet occupait un rang
+auquel nul conseiller municipal ne pourra jamais prétendre. C'était un
+maître conteur, un délicat, un féminin qui a montré plus d'une fois les
+qualités les plus mâles, une sorte de pécheur d'âmes.
+
+Il y a plus de psychologie, comme nous disons aujourd'hui, dans tel
+proverbe de Feuillet que dans bien des oeuvres rénovatrices.
+_Onesta_--avez-vous lu _Onesta?_ c'est une nouvelle mise à la fin d'un
+volume qui s'appelle la _Petite comtesse_--Onesta est un admirable
+chef-d'oeuvre, d'un dramatique achevé. On va s'apercevoir que M. Octave
+Feuillet en a écrit un certain nombre, de ces oeuvres verveuses,
+puissantes, à la Musset, qui donnent tort au fameux mot des frères de
+Concourt: Feuillet, c'est le Musset des familles.
+
+Ce ne serait pas déjà si mal d'être le Musset des familles. Mais Octave
+Feuillet était mieux que cela. Il était Feuillet, c'est-à-dire un maître
+absolu dont les romans et le théâtre procèdent par des coups droits
+terribles après des feintes subtiles.
+
+Oui, oui, c'est un maître qui disparaît. Un maître en l'art de tout dire
+sans trop appuyer. Il préparait--les journaux l'avaient annoncé--un
+drame pour le Gymnase, un drame tiré de son dernier roman, _Honneur
+d'artiste_, et qui aurait eu le succès décisif qu'obtient en ce moment
+la pièce de M. Daudet, cette mâle étude de l'hérédité, l'_Obstacle_.
+
+L'obstacle, quelquefois, ce n'est pas seulement la folie, c'est la mort,
+et la mort a arraché la plume des doigts d'Octave Feuillet. Le romancier
+souffrait depuis longtemps, mais on le savait nerveux. On se disait
+qu'il résisterait à la souffrance. Il en avait supporté de cruelles, en
+ces dernières années, et la mort d'un fils lui laissait au coeur une
+blessure que ne cicatrisait pas le mariage et le bonheur du second, le
+brillant officier dont il était fier.
+
+M. Octave Feuillet était demeuré fidèle à l'empire, à l'impératrice
+qu'il avait charmée autrefois aux fêtes de Compiègne lorsqu'il écrivait
+pour elle les _Portraits de la marquise_ qu'elle jouait en costume du
+temps passé. Compiègne! Les Tuileries! Toutes ces splendeurs, c'était,
+pour Octave Feuillet, le temps heureux. Il était, à la cour, choyé sans
+être courtisan. Sans doute cherchait-il à plaire, mais c'est surtout lui
+qui séduisait. On l'avait nommé bibliothécaire de Fontainebleau. Une
+sinécure. Mais pourquoi ne donnerait-on pas des postes aux gens de
+talent quand on en donne tant par faveur, aux intrigants?
+
+Lorsque le 4 septembre arriva, M. Jules Simon, ministre de l'Instruction
+publique du gouvernement républicain, écrivait à Octave Feuillet:
+
+--Il y a toujours des livres à Fontainebleau et vous êtes toujours
+bibliothécaire!
+
+Octave Feuillet répondit:
+
+--Les livres sont toujours là, mais ceux qui me les demandaient n'y sont
+plus. Je donne ma démission.
+
+On dit volontiers: un _homme de Balzac_. On pourrait dire: une _femme de
+Feuillet_. Mais ce peintre des femmes fut un homme et comme un
+gentilhomme. Il touche, d'une main légère, aux crises du coeur. Il en a
+calmé plus d'une, de ces crises du mariage. On raconte qu'un jour M.
+Scribe, après la représentation de _Malvina_, reçut de la main d'une
+mère ce petit billet: «Merci, monsieur, je vous dois ma fille, votre
+comédie lui a rendu la raison.»
+
+--Que de confidences de ce genre, disait M. Vitet à M. Feuillet en le
+recevant à l'Académie, vous auriez droit à recevoir! Si la gratitude des
+maris écrit aussi de tels billets, vous devez en être accablé!
+
+Hélas! ces billets qu'attire la gloire, ils finissent tous par le
+dernier billet: le billet de faire-part!
+
+Rastignac.
+
+
+
+NOTES ET IMPRESSIONS
+
+La taquinerie est la méchanceté des bons.
+
+Victor Hugo.
+
+***
+
+Le sang d'un homme mort est plus lourd encore sur la conscience qu'un
+soufflet sur la joue.
+
+Comtesse de Bassanville.
+
+***
+
+Les articles du journal sont comme les feuilles d'automne qui, vertes et
+fraîches hier, sont aujourd'hui entassées au pied de l'arbre, sans
+couleur et sans vie.
+
+Edmond Scherer.
+
+***
+
+L'amour est le poison du génie; les artistes de tempérament robuste
+l'éliminent, les faibles en meurent.
+
+Jean Carol.
+
+***
+
+Les illusions sont le pain quotidien des malheureux.
+
+Ferdinand Fabre.
+
+***
+
+Considérée dans son ensemble, l'humanité n'est point sortie de la
+barbarie primitive.
+
+El. Reclus.
+
+***
+
+La tolérance est une vertu que les opprimés savent seuls bien définir.
+
+(Pensées d'automne.) A. Tournier.
+
+***
+
+Ce qui amuse l'enfant, c'est le pantin; ce qui intéresse l'homme, ce
+sont les ficelles.
+
+(Ibid.) A. Tournier.
+
+***
+
+Sensible et cruel, vaniteux et jaloux, craintif et téméraire, curieux et
+inappliqué l'enfant est homme par ses contradictions.
+
+***
+
+La vieillesse apporte moins de qualités qu'elle n'emporte de défauts.
+Elle est l'âge d'or des vertus négatives.
+
+G.-M. Valtour.
+
+
+
+OCTAVE FEUILLET
+
+Octave Feuillet vient de mourir à l'âge de soixante-neuf ans. Il
+produisait encore; mais il y avait déjà quelques années que l'on
+n'attendait plus de lui une révélation nouvelle de son talent.
+
+C'est le malheur des artistes qui vieillissent de ne plus piquer la
+curiosité des générations qui poussent. Elles sentent qu'ils ont déjà
+donné le meilleur de leur esprit; que tous les ouvrages qui sortiront de
+leur plume ne feront que répéter, avec des variations plus ou moins
+brillantes, ceux qu'ils ont autrefois marqués de traits distinctifs.
+
+J'ai vu Mme Sand, en ses dernières années, pondre à chaque trimestre
+avec une régularité merveilleuse le roman accoutumé; on le lisait
+encore; on n'en parlait pas. Il n'excitait ni passion ni controverses.
+Tous les critiques l'annonçaient au public avec une sorte de déférence
+aimable; plus d'éreintements ni de querelle. Un grand apaisement s'était
+fait autour de ses oeuvres et de son nom.
+
+J'imagine que pour un écrivain de premier ordre ce doit être là une
+phase très pénible à traverser; qu'il doit parfois lui prendre des
+envies de s'écrier comme Calchas: «Trop de fleurs! trop de fleurs!» Ces
+louanges indifférentes risquent de l'exaspérer plus que n'avaient fait
+les attaques passionnées subies à la glorieuse aurore des débuts. Mme
+Sand, elle, planait au-dessus de ces misères.
+
+Il ne semble pas que M. Octave Feuillet en ait pris si paisiblement son
+parti. Il a cherché à diverses reprises à renouveler sa manière; il n'a
+cessé d'affronter le théâtre, le seul endroit où le respect dû aux
+vieilles illustrations ne les préserve pas d'un échec; je suis convaincu
+que cette nervosité, dont tout le monde parle, n'était pas seulement
+congéniale; elle était entretenue, avivée, douloureusement avivée par ce
+goût, par cet appétit, qui était chez lui extraordinairement délicat, de
+séduire le public, de le posséder, de le retenir...
+
+Il y avait chez lui de l'instinct de coquetterie. Célimène ne songe qu'à
+grouper autour d'elle des empressements et des adorations; imaginez
+Célimène vieillissante; quel chagrin! quel désespoir! M. Feuillet, qui
+voyait le public lui échapper et se tourner vers d'autres, a éprouvé
+quelque chose de cette mélancolie qui a attristé la fin de quelques
+grands artistes.
+
+Il était d'une sensibilité prodigieuse: la moindre piqûre, la moindre
+critique, alors même qu'on la ouatait des compliments les plus aimables,
+s'enfonçait au plus vif de son être et lui arrachait des tressaillements
+de douleur. J'en parle, hélas! savamment. Comme il a beaucoup écrit pour
+le théâtre et que tout ce qu'il y a donné n'a pas également réussi, j'ai
+plus d'une fois été obligé de signaler dans ces oeuvres, toutes pleines
+de coins charmants, les défauts que j'avais cru y voir. Il me tenait
+pour un ennemi, et cet homme d'infiniment de sens et d'esprit demandait
+à ses amis et aux miens quel motif j'avais de le persécuter. Il était
+convaincu que je poursuivais en lui le familier des réceptions de
+Compiègne. J'avais beau protester que je ne me souciais point de
+politique, et que je préférais une belle oeuvre signée d'un bonapartiste
+à quelque rogaton servi par un républicain, il aimait mieux n'en rien
+croire.
+
+Je n'ai eu que deux fois le plaisir de le voir: il était venu chez moi
+me remercier de feuilletons qui l'avaient surpris et charmé, car il ne
+s'y attendait point. C'était bien l'homme qu'a si joliment peint
+Alphonse Daudet en deux coups de crayon: long, fin, nerveux, de manières
+exquises, une préoccupation de mondanité sous laquelle on sentait vibrer
+et palpiter des fibres d'artiste. Il parlait d'un ton posé, avec une
+douceur lente; le visage et la voix étaient chez lui d'une séduction
+irrésistible. Je lui assurai que je n'étais jamais plus heureux que
+lorsqu'il me fournissait un prétexte à le louer sans restriction; je lui
+contai naïvement, et avec cette chaleur que je porte dans tout ce que je
+dis, mes impressions à la lecture de ses premiers romans. Il eut l'air
+de me croire, et je pense qu'en effet il s'en alla convaincu de ma bonne
+foi. Mais il était méfiant; au premier coup d'épingle, il oubliait tout
+pour ne sentir que l'affreuse douleur de la déchirure.
+
+Je ne lui mentais point cependant, en lui disant l'admiration que nous
+avions sentie pour ses premières oeuvres. Bien qu'à l'École normale nous
+fussions passionnés, et très exclusivement passionnés pour Balzac et
+Stendhal, il nous restait encore de quoi goûter Feuillet, dont la jeune
+renommée était (vers 1850) dans tout l'éclat de son premier
+épanouissement. Il me souvient d'un roman de lui, _Bellah_, qui me
+paraît fort oublié aujourd'hui; il a fait nos délices. Il y avait là des
+scènes de gaieté soldatesque, dont je n'ai plus, depuis, retrouvé
+l'équivalent dans aucune des oeuvres qui ont suivi. Octave Feuillet me
+paraissait y avoir déployé un sens du comique, qu'il a remisé ensuite,
+le jugeant sans doute peu en harmonie avec l'extérieur de sa personne et
+le genre de son talent.
+
+C'était l'époque aussi où il avait coup sur coup, dans la _Revue des
+Deux-Mondes_, publié avec un succès prodigieux tous ces proverbes qui
+devaient plus tard être portés presque tous au théâtre: _la Crise, le
+Cheveu blanc, le Pour et le Contre, le Village, la Fée, la Clé d'or_. En
+France où l'on juge tout d'un mot plaisant, on a appelé M. Feuillet le
+petit Musset des familles et l'on crut sérieusement avoir défini, dans
+cette formule, la manière de M. Octave Feuillet.
+
+La vérité, c'est que si, au lieu de s'arrêter aux apparences, on avait
+pénétré jusqu'au fond de ces proverbes, si on les avait examinés dans
+leur essence, on se serait aperçu que ces prétendues glorifications de
+la morale bourgeoise étaient, au contraire, des plaidoyers en faveur de
+la passion. Le moraliste disait aux jeunes gens: «Aimez, puisque vous
+avez un coeur; et faites des bêtises, puisque c'est le lot de tout
+homme, mais faites-les avec votre femme, et arrangez-vous pour qu'elle
+soit votre maîtresse.» Et il disait ensuite aux jeunes femmes: «Vous
+avez des caprices, rien de plus naturel, de plus avouable, de plus
+charmant même; passez-les avec votre mari. Il y a presque toujours dans
+votre vie une heure de crise où votre imagination s'envole autour d'un
+idéal vaguement entrevu. Vous avez droit à posséder cet idéal; mais ne
+vous dérangez pas, vous l'avez là, sous la main, c'est votre mari. Il ne
+s'agit que de le regarder avec d'autres yeux, vous réaliserez votre rêve
+et resterez vertueuses.»
+
+C'est la morale du plaisir ajustée aux exigences du ménage. De devoir,
+il n'en est pas question dans les proverbes d'Octave Feuillet. Je ne lui
+en fais pas un reproche. Car ce sont des petits chefs-d'oeuvre. Mais ce
+qui m'amuse, c'est de voir qu'on les a mis entre les mains des femmes et
+des jeunes filles, comme des conseillers de vertu. Je ne sais pas
+d'ouvrages au théâtre qui soient mieux faits, au contraire, pour inviter
+doucement les femmes à la passion. Car enfin, si le mari décidément
+n'est pas l'idéal rêvé, comme il faut que la crise ait son cours, où
+croyez-vous qu'elle aboutisse?
+
+***
+
+Ces proverbes établiront la réputation d'Octave Feuillet; mais le
+meilleur de sa gloire n'est pas là.
+
+Il a écrit le chef-d'oeuvre du roman purement romanesque, et, de ce
+chef-d'oeuvre, il a tiré une pièce qui est également un des
+chefs-d'oeuvre du genre romanesque au théâtre: _Le Roman d'un jeune
+homme pauvre_.
+
+C'est, je crois, de tous les ouvrages du maître, celui qui durera le
+plus longtemps. Il repose sur une donnée qui est aussi vieille que
+l'humanité et qui ne s'éteindra qu'avec elle. Tant qu'il y aura des
+hommes sur la terre, on prendra du plaisir à voir des rois épouser des
+bergères et par contre on aimera à voir un jeune homme paré de toutes
+les qualités du coeur, de tous les dons de l'esprit, mais pauvre,
+inspirer de l'amour à une jeune fille aussi noble, aussi spirituelle que
+lui, mais riche; la refuser précisément à cause de cette fortune,
+jusqu'au jour où il est vaincu dans sa résistance, où ces deux êtres
+jeunes et beaux, dignes l'un de l'autre, s'épousent enfin, unis par la
+toute-puissance de l'amour. Remarquez que c'est le sujet des _Fausses
+confidences_, une des plus délicieuses comédies de Marivaux, un sujet
+que l'on reprend tous les siècles sous une nouvelle forme.
+
+Jamais on ne fera mieux que _le Roman d'un jeune homme pauvre_. C'est
+d'une imagination riante et le style est d'une fluidité merveilleuse.
+Les personnages vivent, bien qu'ils vivent dans le bleu, et ceux même
+qui ne jouent qu'un rôle épisodique sont d'une charmante fantaisie. Rien
+de plus délicieux que cette vieille douairière bretonne qui rêve la
+reconstruction d'une cathédrale gothique.
+
+M. Octave Feuillet a bien des fois depuis traité des thèses romanesques.
+Il a écrit en ce genre beaucoup d'ouvrages, qui sont pleins d'agrément;
+aucun ne vaut, ni pour la force de la conception, ni pour la belle
+ordonnance du récit, ni pour la grâce des épisodes, ni même pour le
+charme du style, cette oeuvre maîtresse, qui demeurera au jour de la
+postérité son plus beau titre de gloire.
+
+A côté du _Roman d'un jeune homme pauvre_, on peut placer _Dalila.
+Dalila_, c'est le roman de passion. M. Octave Feuillet s'est plu souvent
+à peindre la femme perverse, tourmentant l'homme faible et annihilant
+l'artiste qui est tombé entre ses mains. _Dalila_ est le chef-d'oeuvre
+de ce genre. Le succès en a été énorme autrefois; la pièce a été plus
+d'une fois reprise, toujours avec succès; il y a là un rôle de
+princesse, qui est une des conceptions les plus fortes de l'auteur. Elle
+est de tempérament impétueux et violent, facile à s'amouracher, plus
+facile à se déprendre, hautaine, impertinente, dédaigneuse, et
+cravachant avec rage tous ceux qui se trouvent sur le chemin d'une de
+ses fantaisies et lui barrent la route. C'est une figure inoubliable.
+
+M. Octave Feuillet s'est repris plus d'une fois à peindre ce caractère,
+dont la _Petite comtesse_, une oeuvre exquise, semble être la première
+ébauche.
+
+Je ne sais pourquoi le bruit s'était répandu que M. Feuillet ne pouvait
+écrire que des romans et des pièces à l'eau de rose: car la _Petite
+Comtesse_ et _Dalila_ sont des ouvres de jeunesse. Mais que voulez-vous?
+on l'avait nommé le _Musset des familles_, et vous savez la force d'une
+légende.
+
+Il voulut réagir contre cette légende, qu'il trouvait avec raison fausse
+et absurde. C'est alors qu'il entreprit d'écrire des ouvrages plus
+pimentés de sujet et de forme, et nous devons à cet effort _M. de
+Camors, Julia Trécoeur_ dans le roman, _Mont joie_ et un Roman parisien
+dans le drame.
+
+Aucun de ces ouvrages n'est aussi complet en son genre que l'était dans
+le sien le _Roman d'un jeune homme pauvre_. Toute la première partie de
+_M. de Camors_ est admirable d'énergie sombre; on dirait pour le reste
+que la main de l'écrivain s'est lassée. Les deux premiers actes de
+_Montjoie_ sont peut-être ce qu'il a écrit de plus achevé: c'est une
+pure merveille. Le drame ensuite tourne court et le dénouement est si
+piteux, qu'à la dernière reprise qui en a été faite la pièce n'a pu se
+maintenir longtemps sur l'affiche. Il y a deux belles scènes dans _Un
+roman parisien_, mais l'oeuvre ne se tient pas, et je ne crois pas
+qu'elle puisse jamais être remontée.
+
+C'est _Julia Trécoeur_ qui, de ces quatre ouvrages, donne le mieux la
+sensation d'une oeuvre achevée et parfaite; il plane sur tout ce récit
+une mystérieuse horreur, et le dénouement en est d'une mélancolie
+grandiose. Mais le roman me semble manquer de variété; les personnages
+semblent non des êtres vivants, mais des ombres transportées dans le
+brouillard vers une fatalité inexorable.
+
+Il serait inutile de passer en revue les innombrables ouvrages échappés
+de cette plume féconde. Tous peuvent se rattacher à l'un des trois types
+que nous avons caractérisés. Je ne ferai d'exception que pour le
+_Sphinx_, parce que M. Octave Feuillet, dans cette pièce de forme
+romanesque, mais très passionnée, avait mis en présence l'un de l'autre
+les deux types de femme qu'il a partout reproduits avec des variantes de
+visage et de costume, et qui étaient représentées au Théâtre-Français
+par deux admirables artistes: Mme Croizette et Mme Sarah Bernhardt. Ce
+fut entre les deux comédiennes un duel auquel tout Paris s'intéressa: la
+palme resta à Mme Sarah Bernhardt; mais personne n'a oublié la scène
+effrayante d'agonie que M. Octave Feuillet avait ménagée à sa rivale.
+
+M. Feuillet n'avait pas, nous dit M. Daudet, le mal du style dont
+meurent quelques-uns de nos auteurs contemporains. Je ne puis que l'en
+louer. Il écrivait une langue facile, harmonieuse, d'une élégance très
+mondaine; mais, sous cette élégance, il cachait beaucoup de force et
+même beaucoup de fougue. Il aimait à représenter des gens du monde qui
+dérobaient sous un masque impassible de mondanité froide ou légère des
+passions ardentes et parfois brutales. Eh bien! lui aussi il jetait sur
+les emportements et les fureurs qu'il avait à peindre d'aimables glacis
+de style qui ont fait illusion sur son tempérament d'artiste.
+
+C'était un affiné et un nerveux, homme de bonne compagnie et qui voulut
+partout, toujours et quand même, rester de bonne compagnie. Ce fut là
+son originalité propre. Il sentait avec une vivacité singulière; mais il
+exprimait ses sensations en homme bien élevé et résolu à être bien
+élevé.
+
+Aussi y a-t-il un désaccord dans sa manière quand il aborde les sujets
+qui font craquer le vernis des bienséances. Il est lui-même,
+c'est-à-dire aimable, harmonieux, distingué sans fadeur, quand il nous
+peint son jeune homme pauvre.
+
+Francisque Sarcey.
+
+
+
+[Illustration: A L'HOTEL-DES-INVALIDES.--La décoration du 1er janvier]
+
+
+
+[Illustration: THÉÂTRE DU GYMNASE.--«L'Obstacle», pièce en quatre actes,
+de M. Alphonse Daudet. La scène d'explications entre Didier (M. Duflos)
+et Madeleine (Mlle Sisos) dans le jardin du cloître des Dames-Bleues
+(troisième acte).]
+
+
+
+VOYAGE
+SUR
+LA PLANÈTE MARS
+
+IL se passe en ce moment des choses tout à fait extraordinaires sur
+notre voisine la planète Mars. On s'en occupe un peu partout dans le
+monde de la science. Un certain nombre de nos lecteurs peuvent s'y
+intéresser. Sans autre préambule, transportons-nous directement sur ce
+petit monde et décrivons les phénomènes qui viennent d'être observés
+cette année dans sa géographie.
+
+I
+
+Depuis quelques années déjà, nous avions été tous assurément fort
+surpris de voir que les lignes droites qui traversent ses continents et
+mettent en communication mutuelle toutes ses mers se dédoublent en
+certaines saisons. Que sont ces tracés rectilignes? Des canaux? On le
+croit, en général, et pourtant comment s'expliquer des cours d'eau se
+traversant les uns les autres? Il y a là un immense réseau de lignes
+droites plus ou moins foncées. Seraient-ce des crevasses? Elles changent
+de largeur. De la végétation? C'est bien rectiligne. Des Brouillards,
+des brumes? L'explication est difficile. Mais elle devient plus
+difficile encore lorsque nous voyons ces lignes énigmatiques se
+dédoubler en certaines saisons. Aucun phénomène terrestre ne peut nous
+mettre sur la voie de l'explication.
+
+Or voici que cette année ce ne sont pas seulement les canaux qui ont été
+vus dédoublés, mais encore des lacs et des mers!
+
+Le lac du Soleil, par exemple, est une petite mer intérieure fort
+remarquable, située à l'intersection du 90e degré de longitude et du 25e
+degré de latitude australe (voy. fig. 1). Il mesure 17 degrés de
+longueur sur 14 de largeur, soit 1,020 kilomètres sur 840, c'est-à-dire
+que sa superficie est un peu supérieure à celle de la France. Sa forme
+est presque circulaire, souvent allongée de l'ouest à l'est. Eh bien, ce
+lac a été vu cette année nettement séparé en deux parties distinctes,
+comme par un banc de sable ou par un pont gigantesque (voy. fig. 4).
+
+On pourrait penser un instant que c'est peut-être un nuage qui s'est
+posé dessus. Mais l'hypothèse est insoutenable, parce qu'un nuage ainsi
+rectiligne, immobile et durable, serait déjà un phénomène, ensuite parce
+que justement de chaque côté de la séparation on voit cette année une
+sorte de prolongement du lac, et que le canal qui aboutit à cette région
+est également dédoublé, ainsi qu'un autre petit lac voisin auquel on a
+donné le nom de lac Tithonius.
+
+Il y a plus, ce grand lac du Soleil se montre souvent rattaché à une mer
+voisine et à des eaux environnantes par trois affluents, dont deux en
+haut et à gauche ont reçu les noms d'Ambrosia et de Nectar. Or, cette
+année, on n'a vu ni l'un ni l'autre de ces deux affluents, seulement le
+troisième, et l'on en distingue quatre autres, ce qui change toute la
+configuration de ce pays! Que l'on en juge, du reste, par les dessins
+que nous reproduisons ici.
+
+Afin que nos lecteurs puissent se rendre compte exactement des
+changements observés, nous mettons sous leurs yeux les cartes de ces
+régions, d'après les meilleures observations, celles de M. Schiaparelli,
+directeur de l'Observatoire de Milan.
+
+Voici d'abord (fig. 1) l'état de 1877. Le lac est circulaire, un
+affluent le rattache à droite, au petit lac du Phénix, et un second
+affluent, plus large, mais plus pâle, le relie en haut à la mer
+australe. L'auteur a examiné cette région avec un soin tout spécial,
+parce qu'elle différait déjà sensiblement des dessins faits par Dawes,
+Lockyer et Kaiser en 1802 et 1804: le lac était alors ovale, allongé
+dans le sens est-ouest.. Au contraire, en 1877, il était «parfaitement
+circulaire, avec le bord légèrement ondulé», et quelquefois même il
+paraissait plutôt allongé dans le sens vertical. De plus, en 1802 et
+1803, en voyait un large affluent relier à gauche le lac à l'Océan
+voisin. Au lieu de cela, l'observateur milanais vit la place tout à fait
+nette et découvrit en 1877 le petit cercle inscrit sous le nom de
+Fontaine du Nectar.
+
+PHÉNOMÈNES OBSERVÉS SUR LA PLANÈTE MARS
+
+[Illustration: Fig. 1.--Le Lac du Soleil en 1877.]
+
+[Illustration: Fig. 2.--La même région en 1879.]
+
+[Illustration: Fig. 3.--La même région en 1881.]
+
+[Illustration: Fig. 4.--La même région en 1890.]
+
+Mars revient vers la Terre en 1879, et on l'observe de nouveau. Des
+changements évidents sont constatés. L'affluent dont nous venons de
+parler, qui était tout à fait invisible en 1877, est maintenant
+perceptible, quoique très mince, et reçoit le nom de Canal du Nectar;
+l'Aurea cherso est élargie, le Chrysorrhoas a changé de place: au lieu
+de descendre verticalement le long du 80e degré, il part du 78e pour
+aller rejoindre le 77e. Le lac est légèrement allongé vers le canal du
+Nectar, «ce qui lui donne la forme d'une poire» dont la queue monterait
+de 15° à 20°. L'affluent supérieur est incomparablement moins large
+qu'en 1877 et a reçu le nom d'Ambrosia. Le lac du Phénix est très
+diminué. On cherche en vain la _Fons Juventæ._
+
+Nouvelles études en 1881, et nouvelles transformations. Le lac se montre
+décidément allongé dans le sens est-ouest, concentrique avec le contour
+de la Thaumasia. Le lac du Phénix est devenu un centre d'affluents
+nombreux. L'Agathodémon donne naissance à un lac déjà indiqué en 1877,
+mais aujourd'hui très développé, et qui reçoit le nom de lac Tithonius.
+Cette vue correspond à celles de 1862 et 1864. La «Fontaine de
+Jeunesse», qui avait disparu en 1879, est revenue.
+
+«Che il Lago del Sole cambi di forma e i grandezza, écrit l'éminent
+observateur, e cosa indubittabile». Sa coloration a été très sombre, et
+plus sombre lorsque la rotation l'amenait au bord du disque que
+lorsqu'il passait au méridien central.
+
+C'est sans doute, comme dans plusieurs autres cas, parce que les régions
+environnantes deviennent alors plus blanches.
+
+L'Araxes s'est montré net, allant droit de la mer Sirenum au lac du
+Phénix, et non plus tortueux comme en 1877.
+
+Ainsi voilà un lac (ou tout au moins quelque chose qui y ressemble) qui
+était ovale en 1862 et 1881, et rond en 1877, et tous ses environs
+changeant également.
+
+Ces trois dessins suffisent pour établir sans contestation possible
+l'état de la planète pendant ces observations. Eh bien, voici maintenant
+1890 (fig. 4).
+
+Le lac est fendu en deux;--le petit lac Tithonius I est également
+partagé en deux;--le grand affluent du lac, ce que nous avons appelé
+plus haut la queue de la poire, vient du nord-est au lieu de venir du
+sud-est (dans tous ces dessins le nord est en bas);--l'ambrosia incline
+à droite du méridien au lieu d'incliner à gauche;--le canal Chrysorrhoas
+est double, jusqu'au lac de la Lune, et au-delà jusqu'à la mer
+Acidalium.
+
+Du lac du Soleil descendent deux nouveaux affluents inconnus jusqu'ici.
+
+Voilà l'état de la question. Il n'y a pas à le dissimuler. Des
+changements réels, incontestables, et considérables, s'accomplissent à
+la surface de ce monde voisin.
+
+Sans doute, nous ne pensons pas que ces événements martiens empêchent
+personne de dormir, et, tout le monde peut même y rester absolument
+indifférent.
+
+Cependant la question ne manque pas d'intérêt.
+
+Outre qu'il est déjà curieux de savoir que nous pouvons voir d'ici ce
+qui se passe sur Mars, il ne l'est pas moins de constater que, tout en
+ressemblant beaucoup à notre planète par sa constitution générale, son
+atmosphère, ses eaux, ses neiges, ses continents, ses climats, ses
+saisons, ce globe voisin en diffère cependant de la manière la plus
+bizarre par sa configuration géographique, ses canaux dédoublés, et
+surtout par cette faculté de transformation superficielle et de
+dédoublement des lacs eux-mêmes, de lacs grands comme la France!
+
+Comment expliquer ces variations?
+
+II
+
+L'hypothèse la plus simple serait d'imaginer que la surface de Mars est
+plate et sablonneuse, que les lacs et les canaux n'ont pas de lits, pour
+ainsi dire, sont très peu profonds, et n'ont qu'une très faible
+épaisseur d'eau, et qu'ils peuvent facilement, suivant les circonstances
+atmosphériques, les pluies, les marées peut-être, se rétrécir,
+s'élargir, déborder, et même changer de place. L'atmosphère peut être
+légère, l'évaporation et la condensation des eaux facile. Nous
+assisterions d'ici à des inondations plus ou moins vastes et plus ou
+moins durables. La séparation du lac du Soleil cette année serait due,
+par exemple, à une diminution ou à un déplacement de l'eau de ce lac, la
+ligne de séparation pouvant être considérée comme un banc de sable mis à
+découvert.
+
+Il y a plus d'une objection à cette hypothèse.
+
+La première est qu'il ne me semble pas qu'il y ait moins d'eau, puisque
+les affluents sont plus nombreux, et que celui de gauche a la longueur
+d'un bras de mer.
+
+Déplacement d'eau dû à des marées? Ce serait périodique, ne durerait que
+quelques heures, et ne caractériserait pas comme ici des saisons
+entières.
+
+Devons-nous plutôt admettre que le banc de sable s'est élevé au-dessus
+du niveau des eaux et qu'en général, les déplacements d'eaux soient dûs
+à des soulèvements du sol?
+
+Il est également difficile d'accepter cette interprétation, d'abord
+parce qu'une telle instabilité du sol serait bien extraordinaire,
+ensuite parce qu'il faudrait que ces boursoufflements du sol fussent en
+général rectilignes; enfin parce que les aspects reviennent après
+plusieurs années, tels qu'on les a vus d'abord. Et puis, cette hypothèse
+n'expliquerait pas le fait capital, on pourrait dire caractéristique des
+changements observés sur Mars: la tendance au dédoublement.
+
+[Illustration: Fig. 5.--Mars en 1890.]
+
+Examinons encore, par exemple, un dessin de cette année, et comparons-le
+aussi à quelque autre d'une année précédente. Voici (fig. 5.) un disque
+de Mars dessiné l'été dernier, sur lequel on voit plusieurs canaux
+dédoublés. Le supérieur, horizontal, n'a jamais été, jusqu'à ce jour,
+considéré comme un canal double: c'était un détroit, venant de la mer
+triangulaire nommée Mer du Sablier, et conduisant au golfe ou à la baie
+du Méridien. Comme comparaison, nous mettons en regard (fig. 6) la carte
+publiée en 1888 par M. Schiaparelli.
+
+L'aspect topographique est entièrement transformé. Au lieu d'être
+sinueuse, la ligne du rivage est droite et double, partagée par un
+sillon blanc longitudinal. Double aussi, comme d'habitude d'ailleurs, la
+baie du Méridien. Double également un petit lac inférieur.
+
+C'est cette tendance au dédoublement qu'il s'agit surtout d'expliquer.
+
+Si ces canaux dédoublés sont les deux côtés d'une bande d'eau, comme on
+serait porté à le croire par l'aspect comparatif du détroit, qui a déjà
+été vu maintes fois plus clair dans sa ligne médiane que le long des
+bords, reste à expliquer comment cette transformation s'opère. Admettre
+qu'un banc de sable s'élève ainsi, nous semblerait un peu téméraire, et
+d'ailleurs ce soulèvement ferait écouler l'eau de part et d'autre, sans
+donner nécessairement naissance à des bords rectilignes.
+
+Il est donc, reconnaissons-le, extrêmement difficile, pour ne pas dire
+impossible, d'expliquer ces transformations par les forces naturelles
+que nous connaissons. Songeons aussi que nous ne connaissons pas toutes
+ces forces, et que des choses très proches de nous restent souvent
+ignorées. Les habitants des tropiques qui viennent à Paris en hiver pour
+la première fois, et qui n'ont jamais vu d'arbres sans feuilles ni de
+neige, sont stupéfaits de nos climats. C'est une curiosité toute
+nouvelle pour eux de prendre dans leurs mains de l'eau solidifiée, de
+cette éclatante blancheur, et ils doutent un instant que ces squelettes
+tout noirs des arbres doivent quelques mois plus tard être couverts d'un
+luxuriant feuillage. Supposons un habitant de Vénus n'ayant jamais vu de
+neige. Arriverait-il, en observant la Terre, à comprendre ce que sont
+les taches blanches qui recouvrent nos pôles? Certainement non. Nous le
+pouvons, nous, habitants de la Terre, pour les neiges de Mars. Mais nous
+ne nous expliquons pas ces variations de rivages, ces déplacements
+d'eau, ces canaux rectilignes et leurs dédoublements, parce que nous
+n'avons ici-bas rien d'analogue.
+
+On peut admettre des inondations pour les extension de rivages, comme on
+en a observé le long de la mer du Sablier, et sur la Libye, au-dessous
+de la mer Flammarion. On peut les admettre aussi pour les régions qui
+deviennent de temps en temps un peu plus sombres. Mais les déplacements
+et les transformations semblent d'un autre ordre.
+
+[Illustration: Fig. 6.--La même région en 1888.]
+
+Ces lignes droites ne sont pas naturelles pour nous autres habitants de
+la Terre. De plus, elles s'entrecroisent mutuellement sous toutes sortes
+d'angles. On n'a jamais vu de fleuves s'entrecroiser. Admettrons-nous
+que le sol soit parfaitement de niveau, que ces eaux n'aient pas de
+cours, et que ce réseau ait quelque rapport avec des canaux
+d'irrigation?
+
+1877
+
+[Illustration: Fig. 7.--Changements dans le cours des fleuves.]
+
+Mais tout cela varie si étrangement d'aspect et de largeur que nous
+restons confondus, et que l'opinion de véritables cours d'eau perd
+graduellement de sa vraisemblance, quoique le ton soit souvent aussi
+foncé que celui des mers, mais plutôt en rougeâtre qu'en verdâtre ou
+bleuâtre. Considérons encore, par exemple, les petites cartes ci-dessous
+(fig. 7 à 10). En 1877, la mer du Sablier était très étroite, et aucun
+canal n'a été vu dédoublé. On en remarquait un, entre autres, auquel on
+a donné le nom de Phison. En 1879, mer plus large, le Nil semble avoir
+changé de cours, et l'on voit deux canaux au lieu d'un. En 1882, nouveau
+changement au cours du Nil et dédoublement; les deux canaux de 1879 se
+montrent également dédoublés, et l'on en découvre cinq autres. En 1888,
+l'Euphrate, le Phison, le Nil (appelé maintenant Protonilus), se
+montrent dédoublés comme en 1882, mais on voit un nouveau dédoublement,
+l'Astaboras, et un autre canal (voy. fig. 6). Ce sont encore là des
+changements. En 1890 (fig. 10) l'Euphrate et le Phison se montrent
+dédoublés, ainsi qu'une partie seulement du Protonilus, mais l'Astaboras
+ne l'est pas, le canal de 1888 a disparu, et, comme nous l'avons déjà
+remarqué, le détroit supérieur s'est partagé en deux dans le sens de sa
+longueur.
+
+1879
+
+[Illustration: Fig. 8.--Changements dans le cours des fleuves.]
+
+1882
+
+[Illustration: Fig. 9.--Changements dans le cours des fleuves.]
+
+1890
+
+[Illustration: Fig. 10.--Changements dans le cours des fleuves.]
+
+Il est bien difficile de se refuser à admettre que ces lignes droites
+qui varient ainsi représentent de l'eau ou quelque élément mobile
+analogue. Elles aboutissent toutes, sans exception, par leurs deux
+extrémités, à une mer, à un lac ou à un canal, et, par conséquent, l'eau
+ne doit pas y être étrangère. De plus, on voit quelquefois pendant
+l'hiver de longues traînées de neige les traverser: or, ces neiges sont
+fondues sur ces canaux, comme le ferait la neige en tombant sur de
+l'eau. Auraient-elles pour origine des crevasses géométriques dues à
+quelque procédé naturel dans la formation du globe de Mars? Peut-être;
+mais des crevasses seules, même remplies d'eau, n'expliqueraient pas les
+variations observées, sur lesquelles nous devons encore donner quelques
+détails. Si nous n'abusons pas de l'attention de nos lecteurs, en les
+transportant ainsi brusquement sur un autre monde... Mais une fois n'est
+pas coutume, et, quoique céleste et lointain, le sujet ne manque pas
+d'intérêt.
+
+_(A suivre.)_
+
+Camille Flammarion.
+
+
+
+[Illustration: Au Cercle des Patineurs.]
+
+[Illustrations: A deux. A trois.]
+
+[Illustrations: Un débutant. La barre.]
+
+[Illustration: La galerie.]
+
+
+
+LE LIVRE D'ÉTRENNES
+
+Depuis quelques années, la mode est de donner aux jeunes gens et aux
+jeunes filles, à l'occasion du jour de l'an, des livres spécialement
+écrits, illustrés, imprimés et reliés pour ce but. Du vingt décembre au
+premier janvier, les étalages des libraires sont remplis presque
+exclusivement de ces ouvrages, aux couvertures affriolantes et aux
+tranches dorées; et les magasins de nouveautés eux-mêmes ont pris
+l'habitude de leur réserver un emplacement. Le livre a tué le jouet.
+
+Cette vogue, tout le monde la connaît. Mais ce que tout le monde ne
+connaît pas, ce que savent seuls les gens du métier, comme nous disons
+dans notre argot littéraire, ce sont les difficultés multiples
+auxquelles sont en butte les écrivains et les éditeurs qui s'occupent de
+livres d'étrennes. Que de soucis avant que l'idée première d'un volume
+ait pris un corps, avant qu'elle ait passé par la série des élaborations
+qui doivent lui donner la vie!
+
+Autrefois, le public se montrait beaucoup moins exigeant pour le volume
+d'étrennes qu'il ne l'est aujourd'hui. Ce volume coûtait plus cher et il
+était moins bien fait. Tout ce qu'on lui demandait, c'était de ne rien
+contenir de nature à éveiller des curiosités malsaines. Des aventures
+banales, racontées dans une langue lâchée, sinon incorrecte; des
+compilations pseudo-scientifiques, émaillées d'erreurs; ou bien de
+prétendus récits historiques, dans lesquels l'histoire était la plupart
+du temps travestie de façon lamentable; il n'en fallait pas davantage
+pour satisfaire l'acheteur bénévole.
+
+Ce fut l'éditeur Hetzel qui créa la littérature de la jeunesse, une
+littérature de valeur, intéressante et artistique, où le bon sens cessa
+d'être martyrisé, où l'imagination trouva son compte, où le style avait
+le charme et la fraîcheur, où la science était respectée. Avant qu'il ne
+montrât la voie, le livre d'enfant avait été l'apanage presque exclusif
+de bas-bleus prétentieux et de fruits secs du roman; il chassa tous ces
+larrons du temple et mit à leur place des hommes d'un talent réel,
+auxquels il donna lui-même l'exemple.
+
+Cette Renaissance au petit pied date de trente ans, pas davantage.
+
+Il se forma alors une petite pléiade de gens de lettres qui écrivirent
+pour l'enfant, sans marchander le travail et l'effort, et les auteurs de
+mérite ne considérèrent plus comme un manquement à leur dignité
+professionnelle de consacrer leur temps à amuser les petits.
+
+Ce fut un progrès qui alla sans cesse en s'accentuant, une révolution
+bienfaisante qui a porté des fruits magnifiques. Aujourd'hui,
+l'étiquette des beaux volumes du jour de l'an ne ment pas: le texte vaut
+la reliure. En général, au moins. Certes, il y a encore, parmi eux, des
+ouvrages mal venus; mais la grande majorité est parfaitement
+recommandable et beaucoup sont excellents.
+
+Le genre, cependant, est ardu. D'abord, il n'admet qu'un nombre
+restreint de sujets. Pas d'amour, à moins qu'il ne soit dépeint avec une
+scrupuleuse délicatesse d'expression et encadré dans des faits d'une
+chasteté absolue. Pas de politique. Pas de philosophie, ou fort peu. Pas
+de matières arides, ou trop difficiles à comprendre; la science, si elle
+apparaît, doit se faire aimable. Toutes ces exclusions systématiques
+s'imposent. Il faut choisir dans le reste: romans sans passions,
+voyages, oeuvres de vulgarisation. Pas de contes de fée; on ne veut plus
+du merveilleux.
+
+Et encore, en se cantonnant ainsi, y a-t-il à craindre de blesser des
+susceptibilités. Certains papas se fâchent s'il y a de la religion dans
+un livre, d'autres se fâchent s'il n'y en a pas. On ne sait trop à
+quelle aune mesurer la quantité qu'il convient d'en donner.
+
+Et, ici, une considération se place, que le public ignore, mais qui
+touche fort les éditeurs. Tous les ans, le ministère de l'Instruction
+publique et le Conseil municipal de Paris achètent un certain nombre de
+livres destinés à être distribués en prix ou donnés aux bibliothèques
+scolaires et publiques. Or, avant d'être adoptés, ces volumes sont
+épluchés par des commissions nommées spécialement à cet effet; et une
+phrase qui déplaît, un mot seulement, suffit pour déterminer le rejet
+d'un ouvrage, quelle que soit du reste sa valeur. Aussi MM. les
+éditeurs, naturellement soucieux de leurs intérêts, exigent-ils des
+auteurs auxquels ils demandent un manuscrit une prudence excessive. Il
+s'agit de ne blesser personne, il s'agit d'avoir une commande.
+
+Et comme c'est difficile de ne blesser personne! surtout de ne blesser
+aucun des membres de la commission instituée par le conseil municipal!
+Qu'on en juge par un fait.
+
+L'année dernière, je publie un livre intitulé: Voyage en zigzags de deux
+jeunes Français en France. Mon éditeur, cela va de soi, soumet mon
+ouvrage à messieurs de la Commission.
+
+«C'est un chef-d'oeuvre», dit-il à tous en général et à chacun en
+particulier. (N. B. Quand un éditeur a édité, ce qu'il a édité est
+toujours un chef-d'oeuvre; au contraire, avant qu'il se décide à éditer,
+ce qu'on lui propose d'éditer ne vaut jamais les quatre fers d'un
+chien.)
+
+Mon livre fut rejeté. A la bonne heure! Mais pourquoi? Je le donne en
+mille.--_Parce qu'il contenait des descriptions d'églises!..._ C'est
+invraisemblable, et cependant c'est vrai. Il aurait fallu, pour être
+_orthodoxe_, passer sous silence, dans une énumération des merveilles de
+l'architecture française, les plus merveilleuses de ces merveilles.
+_Crimine ab uno disce omnes_.
+
+Le public, du reste, n'est pas sans avoir, lui aussi, des partis pris.
+Jamais il n'admettra, par exemple, qu'un romancier habitué à l'étude des
+peintures de moeurs, avec toutes leurs brutalités, puisse écrire un
+livre d'enfant. Qu'on offre demain, pour la jeunesse, un volume signé
+Zola ou Daudet, personne ne l'achètera, ou, si on l'achète, il n'ira pas
+à ceux-là pour qui il a été composé.
+
+Je sais un éditeur qui, récemment, avait quelque velléité de publier le
+_Rêve_ en livre d'étrennes. Il fit part de son projet à ceux de ses amis
+dont il prend volontiers conseil. Tous le dissuadèrent de le mettre à
+exécution.
+
+«Vous n'y pensez pas! lui dirent-ils avec une unanimité bien faite pour
+convaincre; le nom de Zola sur la couverture d'un volume de jour de
+l'an, ce serait l'abomination de la désolation!»
+
+L'éditeur baissa pavillon, et, à mon humble avis, il fit bien.
+
+Mais voici un manuscrit qui répond à toutes les conditions possibles et
+impossibles de succès. Vous croyez peut-être que l'éditeur n'a plus qu'à
+l'envoyer à l'imprimeur et à dormir sur ses deux oreilles? Quelle
+erreur!
+
+Il faut d'abord qu'il s'occupe de l'illustration. Aura-t-il des gravures
+sur bois, ou aura-t-il des dessins à la plume reproduits par
+l'héliogravure? Grave question. La gravure sur bois est
+incontestablement supérieure au dessin à la plume, que celui-ci soit sur
+papier ordinaire ou qu'il soit sur papier procédé; mais elle coûte les
+yeux de la tête. La belle gravure se paie, en effet, de soixante-quinze
+centimes à un franc le centimètre carré, tandis que la reproduction par
+l'héliogravure ne se paie que cinq centimes le centimètre carré.
+
+Puis, quel dessinateur choisir? Celui-ci fait très bien le paysage, mais
+il ne sait pas faire les personnages. Celui-là excelle dans les marines,
+mais il n'entend rien aux animaux. Un autre... J'abrège. Voici le
+dessinateur trouvé. On lui a indiqué les sujets à traiter.
+
+Neuf fois sur dix (sinon plus), en sa qualité d'artiste habitué à rêver
+aux étoiles ou à autre chose, il sera en retard. Il s'était engagé à
+livrer un dessin le 12 juin, il l'apportera le 25 juillet. Cependant le
+manuscrit est à l'imprimerie et la composition est arrêtée parce que
+l'on attend l'illustration qu'il a promise. Et le pauvre éditeur de se
+faire du mauvais sang.
+
+Toutefois, à force de secouer ses gens, de presser son imprimeur,
+d'envoyer chaque matin, à huit heures, un commis éveiller son
+dessinateur, il est prêt, le malheureux. C'est-à-dire que son ouvrage
+est entièrement tiré.
+
+Il faut maintenant qu'il en fasse brocher un certain nombre
+d'exemplaires. Cela va vite. Mais il faut aussi qu'il en fasse relier
+d'autres, et cela va lentement. On lui a dessiné et colorié par avance
+le modèle de sa couverture, et, ce modèle, il l'a envoyé à un graveur
+qui lui a fabriqué les fers destinés à la reproduction du sujet. Cela a
+pris du temps: d'abord, parce qu'il a été obligé de s'adresser à un
+spécialiste, et que les spécialistes en cette matière sont rares et, par
+conséquent, surchargés de besogne; puis, parce qu'il faut autant de fers
+qu'il y a de couleurs dans le modèle, et que la confection de chacun de
+ces fers demande un long travail.
+
+Cependant le livre va chez le relieur, non pas chez un relieur
+ordinaire, on n'en sortirait pas. Mais chez un relieur auquel son
+outillage permet d'aller vite, chez un relieur dont la plus grande
+partie du labeur s'exécute à la machine, et l'autre par des procédés
+particulièrement rapides. Or, il n'y a guère à Paris qu'une
+demi-douzaine de ces relieurs, et ils ont beau se hâter, augmenter leur
+personnel et surmener leurs machines, il leur est d'autant plus
+impossible de contenter tous leurs clients, que tous ont besoin de lui
+au même moment.
+
+Et remarquez, je vous prie, que je passe sous silence les menus ennuis
+et les causes secondaires de retard: mise en pages défectueuse,
+remaniements demandés par l'auteur, épreuves imparfaitement corrigées,
+gravures mal venues au tirage, etc., etc.
+
+Enfin, voici le livre! Le voici, habillé de sa belle robe de toile et
+doré sur ses tranches. Il ne reste plus qu'a le mettre en vente.
+
+On l'expédie un peu partout; il faut qu'il y en ait des exemplaires chez
+tous les principaux libraires de Paris et de la province, voire chez
+quelques libraires de l'étranger. Et, comme ces exemplaires sont
+fragiles, il est nécessaire de les empaqueter avec le plus grand soin.
+
+Puis, il faut s'occuper de la publicité. Sans réclame dans les journaux,
+pas de succès possible. Et l'éditeur de faire leur service à MM. les
+critiques, et de joindre au volume qu'il leur adresse une note imprimée,
+où, afin de soulager ceux qui sont paresseux,--il y en a--il a consigné,
+à grand renfort de rhétorique, les mérites de sa publication. Ceci, bien
+entendu, indépendamment des annonces qu'il paiera de ses deniers.
+
+Vous croyez que c'est tout? Non, pas encore. Quand son livre est chez
+les libraires, il faut que l'éditeur s'assure qu'il est mis à l'étalage,
+au lieu de rester enfoui dans le magasin, à l'abri de la curiosité
+publique. Livre point vu, livre point vendu. Tous les jours, un commis
+va faire la cour au boutiquier pour obtenir que le volume de son patron
+soit en bonne place à la vitrine. Il y a même beaucoup de libraires qui
+prennent la peine de se déranger eux-mêmes.
+
+Voilà!--Et maintenant savez-vous ce que coûte un livre d'étrennes et ce
+qu'il peut rapporter?--L'édition de deux mille exemplaires d'un ouvrage
+in-8° jésus, d'environ 400 pages, convenablement illustré de gravures
+sur bois et tiré sur du beau papier, revient à une quinzaine de mille
+francs, soit à 7 fr. 50 l'exemplaire,--un peu moins si, au lieu de faire
+graver les dessins sur bois, on les a fait reproduire par
+l'héliogravure.
+
+Cet ouvrage se vend, d'ordinaire, douze francs. Ou, du moins, tel est le
+prix marqué--ce qu'on appelle en librairie le prix fort. Mais ils sont
+rares, les acheteurs qui paient le prix fort; les libraires eux-mêmes
+affichent un prix inférieur, espérant vendre davantage en rognant sur
+leur remise, obligés du reste à des concessions par la concurrence que
+leur font les magasins de nouveautés, qui se contentent d'un bénéfice
+minime.
+
+L'éditeur, lui, ne vend guère directement à l'acheteur. D'ailleurs, même
+quand cela arrive, l'acheteur réclame une remise qui ne lui est jamais
+refusée. Aux libraires, il accorde--c'est l'usage--une remise de 33%;
+même, souvent, il lui livre treize exemplaires quand il ne lui en
+facture que douze, ce qui s'appelle, en terme de métier, faire le
+treize-douze. En ne tenant pas compte de ce treize-douze, un exemplaire
+de douze francs est vendu, net, par l'éditeur huit francs. Pour couvrir
+les frais d'une première édition de deux mille exemplaires, il faut donc
+vendre 1,875 exemplaires. Et quand l'édition entière est épuisée, le
+bénéfice ne dépasse pas mille francs. Il est vrai que la seconde édition
+coûte moins cher que la première; il n'y a plus, alors, de frais de
+gravure, et, si l'ouvrage a été cliché, plus de composition à payer.
+Mais il n'y a pas toujours une seconde édition.
+
+On le voit, les risques sont gros et les bénéfices faibles. Que de mal
+pour gagner mille francs, souvent pour perdre davantage!
+
+Les chiffres sur lesquels je me suis basé s'appliquent, je le reconnais,
+aux livres de luxe; mais les autres livres se vendent moins cher s'ils
+coûtent moins cher, et la proportion des risques et des bénéfices reste
+la même. A moins que... à moins que...
+
+J'hésite à poursuivre. C'est que, pour m'expliquer, je vais être
+contraint de livrer au public le secret de fabrication de maint éditeur,
+et je ne voudrais contrarier aucun d'entre eux. Mais, bah! tant pis;
+j'ai commencé, j'irai jusqu'au bout. Aussi bien je ne nommerai personne.
+
+Donc, certains éditeurs se servent d'un truc approprié à leurs besoins
+d'économie. Il est très simple, ce truc. Il consiste à illustrer un
+livre, autant que faire se peut, avec des dessins déjà publiés. On
+achète des clichés aux journaux illustrés de la France ou de l'étranger,
+à raison de dix ou quinze centimes le centimètre carré, et l'on fabrique
+ainsi, moyennant une somme relativement modique, un volume orné de
+copieuses gravures. C'est surtout à l'_Illustration_, au _Monde
+illustré_ et au _Magasin pittoresque_ que se font ces emprunts; il est
+rare qu'en feuilletant leurs collections, on ne découvre pas nombre de
+dessins qui s'adaptent à un texte quelconque.
+
+Il existe, du reste, à Paris, une maison fort bien achalandée, qui évite
+aux éditeurs la perte de temps que leur occasionneraient des recherches
+minutieuses; on se charge d'y trouver pour eux, sans augmentation de
+prix, tout ce dont ils ont besoin.
+
+Mais, dira-t-on, les clichés ainsi pris de droite et de gauche n'ont pas
+toujours des dimensions qui conviennent au format de l'ouvrage à
+illustrer.--C'est vrai. Mais, s'ils sont trop petits, peu importe: ou
+bien on les place au milieu de la page, ou bien on les habille. Et,
+s'ils sont trop grands, on les coupe.
+
+On a, d'ailleurs, inventé mieux encore: au lieu d'illustrer le livre,
+quelques éditeurs font écrire le livre sur des clichés achetés d'avance.
+De cette manière, on est sûr que les illustrations s'adapteront
+parfaitement au texte; le tout est que l'auteur à qui est confiée la
+besogne ait assez d'imagination pour encadrer dans son oeuvre les scènes
+dont on lui impose la représentation.
+
+On fait ce qu'on peut, non ce qu'on veut. Il y a, en librairie, une
+telle concurrence que les petits éditeurs sont bien pardonnables, quand
+ils ont peur de ne pas vendre assez de livres pour soutenir leur maison
+et vivre de leur commerce, quand ils préfèrent une prudente parcimonie à
+d'imprudentes libéralités.
+
+Il existe, à Paris seulement, près de cent éditeurs qui publient chaque
+année des livres d'étrennes. Le volume du _Journal de la librairie_
+spécialement destiné à annoncer ces livres comprend, pour l'année 1890,
+2,692 ouvrages. J'ai compté, je garantis l'exactitude du chiffre. En
+admettant que ces ouvrages aient été, en moyenne, tirés à 2.000
+exemplaires, cela donne le respectable total de 5,384,000 volumes
+offerts au public. Et notez que beaucoup de livres, parus anciennement,
+mais toujours sur le marché, ne figurent pas dans ce nombre.
+
+N'avais-je pas raison de dire, en commençant, que les livres sont des
+étrennes à la mode?
+
+Gaston Bonnefont.
+
+
+
+HISTOIRE DE LA SEMAINE
+
+Le cardinal Lavigerie et la République.--La déclaration formulée par le
+cardinal Lavigerie, dans son toast à l'état-major de l'escadre
+d'évolutions, a eu un tel retentissement et avait en effet une telle
+importance, qu'on ne saurait passer sous silence tout ce qui peut en
+préciser le sens et la portée. Au lendemain même de la publication de ce
+document, nous disions qu'il nous paraissait difficile d'admettre qu'un
+personnage aussi haut placé dans l'épiscopat eût pu formuler une
+déclaration aussi nette, sans avoir l'assurance qu'elle ne serait pas
+désavouée par le chef suprême de l'Église. Et, en effet, tout, depuis,
+est venu confirmer cette opinion, mais c'est surtout dans une lettre du
+cardinal Rampolla, secrétaire d'État du Saint-Siège, que l'on trouve la
+preuve à peu près décisive que le langage du prélat n'a encouru aucune
+désapprobation au Vatican.
+
+Dans cette lettre, qui est adressée à un évêque français, le cardinal
+Rampolla reproduit avec complaisance les théories politiques développées
+par Léon XIII dans de récentes encycliques: «que l'Église catholique ne
+répugne à aucune forme de gouvernement; qu'elle s'élève au-dessus des
+querelles et des rivalités de partis; qu'elle entretient des relations
+avec tous les États, qu'ils soient monarchiques ou démocratiques, etc.»
+
+Si l'on tient compte des atténuations et des réserves que commandent la
+prudence diplomatique et les traditions de la papauté, et si l'on
+considère que la lettre du cardinal Rampolla était écrite précisément à
+l'occasion des déclarations de l'archevêque d'Alger, on est autorisé à
+en conclure que celui-ci a traduit, en y apportant, il est vrai, la
+fougue naturelle à son tempérament, et du moins en partie, la pensée
+secrète du Vatican.
+
+Le cardinal Lavigerie a d'ailleurs voulu s'en expliquer lui-même, et il
+vient d'adresser à son tour, dans ce but, une lettre au _Bulletin des
+missions d'Afrique_, dans laquelle il dit en propre termes:
+
+.... «La publication récente de la lettre de S. Em. le cardinal Rampolla
+vous a montré, connaissant comme vous connaissez les règles de langage
+du Saint-Siège, la parfaite conformité, quant au fond des choses, entre
+les doctrines du Pape et mes actes récents, dont on a voulu faire tant
+de bruit.»
+
+Ainsi donc le cardinal Lavigerie n'hésite pas à invoquer l'autorité du
+Saint-Père lui-même et à s'abriter derrière son approbation. Aurait-il
+cette imprudence, si peu conforme aux traditions de l'Église, s'il avait
+la moindre crainte d'être désavoué? Ce n'est pas probable. On peut donc
+prévoir, sans prendre parti dans cette délicate question, que l'année
+1891 marquera un changement considérable dans l'attitude du parti
+catholique, et, par conséquent, du parti conservateur, car c'est là le
+point de départ d'une évolution qui peut être grosse de conséquences.
+
+Afrique: _Soudan français_.--Le colonel Archinard, commandant supérieur
+du Soudan français, a quitté Kayes le 11 décembre, se dirigeant vers
+Nioro, dans le Kaarta, dernier refuge d'Ahmadou. Il est probable qu'à
+l'heure actuelle il a pris contact avec l'ennemi.
+
+Nioro est situé dans le nord-est de Kayes et de Koniakary, à environ 200
+kilomètres de ce dernier point. La ville est défendue par une forteresse
+qui forme un vaste carré de 250 pas de côté, construit régulièrement en
+pierres maçonnées avec de la terre. La muraille a 2 m. 50 d'épaisseur et
+10 à 12 mètres de hauteur. C'est donc une place imprenable sans
+artillerie. Aussi le colonel Archinard a-t-il d'excellents canons et des
+projectiles à la mélinite.
+
+En quittant Kayes, le commandant supérieur a donné pour instructions aux
+chefs de poste de surveiller avec la plus grande rigueur les Toucouleurs
+qui viennent faire leur soumission et qui profitent de l'accueil
+hospitalier qui leur est fait pour se renseigner sur nos forces et sur
+nos dispositions, se réservant de gagner ensuite le Fouta, le Macina ou
+le Dinguiray, où nous les retrouvons ensuite comme ennemis.
+
+Tout porte à croire que le colonel Archinard va engager sous peu une
+action décisive.
+
+_La Mission Mizon_.--On se rappelle que la mission commerciale qui
+remontait le Niger sous les ordres de M. Mizon avait été attaquée par
+les indigènes, pour ainsi dire aux portes mêmes des établissements de la
+Royal Niger Company, à laquelle le gouvernement anglais a délégué une
+sorte de souveraineté sur cette région de l'Afrique.
+
+M. Mizon, qui avait été blessé dans cette agression, a vivement protesté
+et a obtenu satisfaction. Nous apprenons, en effet, que la mission dont
+il a repris le commandement va pouvoir poursuivre sa route vers le lac
+Tchad, par le Benoué. La Royal Niger Company s'est formellement engagée
+à sauvegarder sa marche à travers le territoire soumis à son influence.
+
+La question irlandaise.--On attendait avec une légitime curiosité le
+résultat de l'élection du comté de Kilkenny, dans laquelle parnellistes
+et anti-parnellistes se livraient une bataille qui paraissait devoir
+être décisive. Personnellement, Parnell était fortement engagé, car,
+ayant abandonné l'action purement parlementaire à laquelle il s'était
+consacré jusqu'ici pour en appeler au verdict populaire, il avait en
+quelque sorte transformé l'élection de Kilkenny en véritable plébiscite.
+C'est du reste la portée qu'il avait donnée lui-même à cette élection
+dans une déclaration qu'il avait faite quelques jours avant la date du
+scrutin. Il est vrai que, depuis, il s'était ravisé et, probablement à
+la suite de renseignements défavorables sur les dispositions des
+électeurs, il a fait entendre qu'il était décidé à contester les
+résultats de l'élection de Kilkenny, aussi bien que ceux de toutes les
+autres circonscriptions nationalistes d'Irlande.
+
+En attendant, voici un premier scrutin populaire dont M. Parnell peut
+nier la valeur, mais qui n'en est pas moins acquis. Sir John Pope
+Hennessy, le candidat nationaliste anti-parnelliste, a été élu par 2.527
+suffrages, contre 1,356 donnés au candidat parnelliste, M. Vincent
+Scully. Parnell est donc battu à une assez forte majorité On voit que
+nous avions raison de prévoir que si le grand agitateur peut encore
+compter sur son indiscutable popularité, il aura quelque peine à
+déraciner de l'esprit de ses partisans la doctrine qu'il a préconisée
+lui-même, c'est-à-dire que la cause de l'Irlande ne pouvait triompher
+que par la voie de la persuasion, en d'autres termes par la voie
+parlementaire. Le tribun a été si éloquent dans le développement de
+cette thèse, que sa théorie reste victorieuse, même lorsqu'il y renonce
+pour son compte.
+
+Est-ce à dire pour cela que c'en est fait de son influence? Loin de là!
+Battu sur un point, Parnell peut remporter sur d'autres des victoires de
+nature à compenser la défaite, et dans un pays ravagé par la misère et
+la famine on ne sait jamais quelles peuvent être les conséquences d'un
+soulèvement populaire, même quand, au début, il ne paraît pas avoir
+grande importance.
+
+La Société des artistes français.--Lundi de la semaine dernière a été
+tenue au palais de l'Industrie l'assemblée générale de la Société des
+artistes, sous la présidence de M. Bailly.
+
+M. Daumet a rendu compte de la situation financière de l'association,
+qui possède aujourd'hui un peu plus d'un million.
+
+M. Tony Robert-Fleury a exposé ensuite le résultat des travaux du comité
+et des commissions. Il a parlé notamment de l'exposition de Buenos-Ayres
+qui fut, on le sait, un désastre. Huit cents oeuvres environ d'artistes
+français furent saisies à la demande des créanciers de M. Delpech,
+l'organisateur. Or, la question est de savoir si «les oeuvres d'art,
+prêtées par leurs auteurs pour figurer dans une exposition particulière,
+peuvent être saisies par des tiers, quoique n'étant pas la propriété de
+l'organisateur de ces expositions.»
+
+Le tribunal de commerce s'est prononcé pour l'affirmative, mais la
+Société des artistes a porté l'affaire devant la cour, et espère faire
+modifier cette jurisprudence qui, si elle était définitivement admise,
+rendrait impossibles toutes les expositions particulières en France et à
+l'étranger.
+
+Le samedi suivant a eu lieu l'assemblée dans laquelle il a été procédé
+au renouvellement du comité des 90, qui se subdivise ainsi: Peinture 50
+membres; sculpture, 20 membres; architecture, 10 membres, et gravure, 10
+membres.
+
+Dans la section de peinture, MM. Bonnat, Tony Robert-Fleury, Jules
+Lefebvre, Benjamin Constant, J.-P. Laurens, Cormon, Henner, Bouguereau,
+occupent toujours la tête de liste. Parmi les membres nouveaux, on
+remarque les noms de MM. Raphaël Collin, Tategrain, François Flameng,
+Dantan, Julien Dupré, etc.
+
+En somme la composition du comité reste ce qu'elle était et tout porte à
+croire que la scission qui s'est produite l'année dernière, et qui a eu
+pour conséquence la création du salon du Champ-de-Mars, subsistera cette
+année encore.
+
+Dans les deux réunions que vient de tenir la société des artistes, il
+n'a nullement été question de modifier les articles des statuts
+concernant l'admission des oeuvres et la distribution des médailles,
+c'est-à-dire les deux points sur lesquels portait le désaccord. Les
+choses restent donc en l'état et nous continuerons à avoir deux salons
+comme par le passé.
+
+La Société d'encouragement et la Ville de Paris.--Une difficulté, qui
+ne sera pas bien sérieuse--tout porte à le croire--s'est élevée entre la
+Société d'encouragement et la Ville de Paris, au sujet du bail relatif à
+l'hipoodrome de Longchamps. D'après l'inspecteur des caisses
+municipales, la Société ne se serait pas strictement conformée à
+certaines clauses du contrat, en sorte que la Ville serait en droit de
+demander la résiliation du bail. Mais il est probable qu'en raison des
+services que rend la Société d'encouragement et des graves inconvénients
+que présenterait la déchéance prononcée contre elle, on n'en arrivera
+pas à cette extrémité, d'autant plus que tout le monde reconnaît les
+avantages immenses que procure à la ville l'excellente gestion de cette
+société.
+
+Comme bases des nouvelles négociations, les représentants de la Société
+d'encouragement proposent: Prorogation du bail de 1906 à 1940;
+augmentation du loyer de Longchamps porté de 12,000 à 50,000 francs;
+versement à la caisse municipale d'une somme qui pourra s'élever jusqu'à
+1% à prendre sur les 3% du produit brut des paris faits sur les
+hippodromes, sans toutefois que cette somme puisse dépasser 300,000
+francs par an.
+
+La somme ainsi produite sera affectée à un grand prix de Paris de
+150,000 francs qui seraient ajoutés aux 50,000 francs fournis par les
+compagnies de chemins de fer et un prix du conseil municipal ouvert aux
+chevaux étrangers, jusqu'à concurrence de 100,000 francs.
+
+La commission du budget a chargé une sous-commission, composée de MM.
+Binder, Caron, Despatys, Deville, Ch. Laurent, Levraud et Paul Strauss,
+d'étudier les propositions de la Société, qui est représentée par MM. de
+Kergorlay, de Salverte et de Gontaut-Biron.
+
+
+
+Nécrologie.--Octave Feuillet, de l'Académie française.
+
+M. Émile Richard, président du conseil municipal de Paris.
+
+Le général de division Lecointe.
+
+Me Durier, ancien bâtonnier de l'ordre des avocats.
+
+Émile Van Marcke, peintre animalier.
+
+M. Ambroise Joubert, ancien député de la droite à l'Assemblée nationale.
+
+La baronne Haussmann, femme de l'ancien préfet de la Seine.
+
+Mme Rouher, veuve de l'ancien ministre de l'empire.
+
+M. Albert Piollet, conseiller à la cour d'appel d'Alger.
+
+M. Schliemann, célèbre archéologue.
+
+M. Marc de Saint-Pierre, sénateur.
+
+
+
+LE GÉNÉRAL LECOINTE
+
+Le général Lecointe, qui vient de mourir à l'âge de soixante-treize ans,
+était un bon et brave soldat: on le vit bien pendant notre malheureuse
+guerre contre l'Allemagne, mais sa modestie et sa loyauté ne souffrirent
+jamais qu'on fit, autour de ses mérites réels, le bruit et la réclame
+que tant d'autres ne fuiraient point. Il voulut toujours rester à sa
+place, et, quelle que fut la situation qu'il occupait, on n'a jamais pu
+dire qu'il ne justifiât pas les choix dont il était l'objet.
+
+Sa carrière militaire suivit, pour ainsi dire, pas à pas, campagne par
+campagne, l'histoire militaire de ces quarante dernières années.
+Sous-lieutenant en 1839, capitaine en 1848, il fait les campagnes de
+Crimée, d'Italie, du Mexique; il y conquiert ses grades par sa bravoure
+et son énergie. Il est colonel en 1864. Au début de la guerre de 1870,
+il commande le 2me régiment de grenadiers de la garde; il se distingue à
+Rezonville; il est pris à Metz, il s'échappe, il est nommé général de
+brigade et il reçoit le commandement d'une division de l'armée du Nord.
+A la bataille de Villers-Bretonneux, il enlève le village de Gentelles
+après une action brillante et décisive; onze jours plus tard, il reprend
+aux Prussiens Saint Quentin et Ham. Nous pourrions ainsi suivre le
+général Lecointe de fait d'armes en fait d'armes jusqu'à la fin de la
+guerre et nous n'aurions qu'à constater qu'il fut un de ceux qui
+sauvèrent, l'honneur de notre armée.
+
+Après la guerre, le général Lecointe, promu divisionnaire, a occupé de
+hauts postes qui témoignaient de l'estime dans laquelle il était tenu
+par ses pairs. Il a été commandant de corps, gouverneur de Lyon, et
+gouverneur militaire de Paris, du mois de mars 1881 à l'année 1884. Ses
+concitoyens du département de l'Eure l'avaient élu sénateur en 1882. Il
+était grand-officier de la Légion d'honneur.
+
+[Illustration: LE GÉNÉRAL LECOINTE Ancien gouverneur de Paris, récemment
+décédé.--Phot. Appert.]
+
+
+ÉMILE VAN MARCKE
+
+Émile van Marcke, le célèbre peintre animalier qui vient de mourir,
+était né à Sèvres en 1827, mais il était originaire des Flandres. De
+cette origine, sans doute, et aussi des leçons de son maître Troyon, il
+avait gardé cette simplicité sincère, solide et robuste, qui lui mérita
+une place toute spéciale parmi les artistes contemporains.
+
+On se rappelle comment, depuis le salon de peinture de 1857, ou il avait
+envoyé pour ses débuts un paysage intitulé _Les environs de
+Villeneuve-l'Étant_, il peignait largement et rudement ses bestiaux aux
+croupes luisantes.
+
+Certes, ses toiles n'avaient rien de particulièrement idyllique. Il leur
+manquait aussi la mélancolie profonde, le mystère indéfini qui fait
+rêver si longuement devant les incomparables compositions de Troyon.
+Mais van Marcke peignait avec de si sûrs et de si justes effets, il
+traduisait le spectacle de la nature avec une précision si naïve: on
+sentait dans ses oeuvres les résultats accumulés de tant d'observations
+patientes: enfin on éprouvait avec tant de netteté que son talent
+comportait surtout beaucoup de probité artistique, qu'il était difficile
+de ne pas être ému devant les toiles que chaque année il exposait au
+Palais de l'Industrie.
+
+D'ailleurs, van Marcke a obtenu de nombreux succès. Presque chaque
+exposition lui valut une récompense. Il reçut des médailles en 1867, en
+1869 et en 1870. En 1872, il fut nommé chevalier de la Légion d'honneur;
+en 1878, à l'exposition universelle, une médaille de première classe lui
+fut enfin décernée. De plus, pendant plusieurs années consécutives, ses
+camarades l'élurent membre du jury du Salon.
+
+Émile van Marcke est mort subitement à Hyères. Ses obsèques ont été
+célébrées à Paris devant quelques amis intimes seulement.
+
+[Illustration: M. VAN MARCKE. D'après une photographie de M. Pirou.]
+
+[Illustration: M. ÉMILE DURIER. D'après une photographie de M. Appert.]
+
+
+
+[Illustration: EN TUNISIE.--Le nouveau bateau faisant le service des
+voyageurs entre La Goulette et Tunis.]
+
+Le service par bateau de la Goulette à Tunis.
+
+Le lecteur sait qu'il est impossible de débarquer directement à Tunis
+les passagers et les marchandises à destination de cette ville. Elle
+s'élève en effet sur les bords d'un lac d'eau salée de 18 kilomètres de
+circonférence et de deux mètres de profondeur qui communique avec la
+Méditerranée par un étroit canal, impraticable aux navires, et dont
+l'extrémité antérieure est occupée par le port de la Goulette.
+
+Voyageurs et marchandises doivent donc débarquer dans ce dernier port.
+
+La distance entre les deux villes est de 17 kilomètres.
+
+Une ligne de chemin de fer exploitée par la Compagnie italienne Rubatino
+est chargée d'assurer le service des communications entre elles et de
+transporter les voyageurs. Elle le fait, mais à un prix très élevé, et
+avec une lenteur souvent désespérante, certains trains mettant plus
+d'une heure à effectuer le parcours: quant aux marchandises, de lourdes
+embarcations appelées mahones les prennent et s'engagent dans le chenal
+dont nous venons de parler. Elles arrivent à destination quand elles
+peuvent.
+
+En résumé, on le voit, cet important service laisse fort à désirer et
+est fait dans les plus mauvaises conditions de régularité.
+
+Aussi, est-ce avec une grande satisfaction que le public intéressé a
+accueilli l'apparition de la nouvelle «Compagnie franco-tunisienne de
+transports».
+
+Cette compagnie est plutôt une association privée. Elle est constituée
+par une quinzaine de membres, tous français, qui ont versé le capital
+nécessaire. Parmi eux nous citerons: MM. Dautresme, Ossude et Anson, les
+administrateurs délégués.
+
+La direction du service est confiée à M. Advis, ancien commandant du
+paquebot la _Ville-de-Brest_, de la Compagnie générale transatlantique.
+
+La Société se propose d'effectuer tous les transports de voyageurs et de
+marchandises entre la Goulette et Tunis.
+
+Jusqu'ici le service seul des voyageurs a été organisé; mais celui des
+marchandises ne tardera pas à l'être: les bateaux servant à ce transport
+ou chalands sont prêts et le remorqueur de mer que la Compagnie fait
+construire le sera très prochainement.
+
+Nous donnons le portrait du vapeur, qui actuellement fait quatre voyages
+quotidiens entre les deux ports.
+
+Il a 21 mètres de long sur 3 m. 50 de large, et peut prendre 120
+voyageurs, dont 72 sur le pont. L'aménagement est très bien compris et
+l'installation très confortable.
+
+Il est muni d'un nouveau modèle de machine pouvant déployer une grande
+force (100 chevaux) sous un très petit volume, sortant des ateliers
+Saint-Denis, à Paris, et due à M. Thévenet, ingénieur.
+
+La Société franco-tunisienne a toutes les chances de réussite pour elle.
+Le prix de la traversée est d'environ un tiers meilleur marché que celui
+de la Compagnie Rubatino, et le mode de locomotion par eau est
+certainement plus agréable que le voyage en wagon, surtout pendant
+l'été.
+
+Enfin rien ne laissera à désirer lorsque, très prochainement, le
+remorqueur amènera avec régularité à Tunis les marchandises transbordées
+à la Goulette sur les chalands de la Compagnie.
+
+Dans quelques jours un second bateau pour voyageurs effectuera le
+parcours concurremment avec le premier.
+
+H.
+
+
+
+[Illustration: Disposition de la pièce et des cibles.]
+
+[Illustration: État des projectiles après le tir
+Sur plaque d'acier.
+Sur plaque Compound.
+Sur plaque d'acier au nickel.]
+
+[Illustration: Plaque en acier.
+Plaque en acier au nickel.
+Plaque Compound.
+
+LE BLINDAGE DES NAVIRES CUIRASSÉS.-Essais comparatifs de différentes
+plaques, faits au polygone d'Annapolis, dans les États-Unis.--État des
+plaques après le cinquième coup.]
+
+
+
+LES THÉÂTRES
+
+
+Gymnase: l'_Obstacle_, pièce en quatre actes, par M. Alphonse Daudet.
+
+L'obstacle, c'est la folie héréditaire, c'est ce mal de l'esprit ou de
+l'âme qui se transmet du père au fils, pour atteindre fatalement toutes
+les générations à naître. Ainsi le veut du moins la science moderne,
+laquelle sur une observation de détail bâtit une théorie, généralise un
+fait d'exception et perd la raison dans la quintessence de ses
+raisonnements. Admirable matière à mettre en romans et en pièces de
+théâtre, avec le pour et le contre, le tout sans préciser d'autres
+conclusions que celles que le lecteur ou le spectateur veulent bien
+prendre d'eux-mêmes. Ibsen dit: oui; M. Alphonse Daudet dit: non. A vous
+de décider, quand vous aurez vu l'_Obstacle_ au Gymnase.
+
+Une riche héritière, Madeleine de Rémondy, qui a pour tuteur M. de
+Castillan, un conseiller à la cour d'appel de Montpellier et veuf à
+trente-sept ans, est fiancée à Didier, marquis d'Alein. C'est pendant le
+carnaval que les deux familles se rencontrent dans un hôtel de Nice.
+Didier a auprès de lui sa mère et son précepteur, Hornus, qui, séparé de
+son élève, l'éducation une fois achevée, est venu le rejoindre.
+Madeleine est accompagnée de son tuteur et de Mlle Estelle, sa cousine,
+une vieille fille montée en graine et qui garde dans sa quarantième
+année toutes les rancunes de la jeunesse perdue. M. le conseiller son
+frère, personnage retors et souterrain, ne voit pas sans un profond
+déplaisir la belle dot de Madeleine qu'il convoite s'en allant grossir
+la fortune du marquis. Et, bien que les choses soient des plus avancées,
+bien que la ville de Nice soit au courant de ce mariage, et que Didier
+ait donné à la faveur de la fête une aubade à sa fiancée, il garde
+l'espérance, ce conseiller, de devenir un jour le mari de sa pupille.
+
+Car il y a un malheur dans cette famille d'Alein, c'est ce que nous
+apprennent les confidences de Hornus et de la marquise. Feu le marquis
+d'Alein, officier de marine, a été frappé au Sénégal d'une insolation,
+est resté fou pendant quinze ans, et il est mort. La marquise, en
+mettant au courant le tuteur de Madeleine et de sa fortune et de ses
+affaires, n'a pas cru devoir lui faire connaître cette partie
+douloureuse de sa vie. Bien que Didier soit né deux ans avant cet
+accident, elle craint que M. de Castillan puisse invoquer l'hérédité
+contre son fils et s'opposera l'union projetée. Discussion inutile, car
+ce conseiller est bientôt au courant de cette triste histoire, et, au
+nom de son pouvoir discrétionnaire, ce tuteur reconduit Mlle de Rémondy
+à Montpellier. Comment expliquer à Didier le motif de ce départ, la
+cause de cette rupture? on gagnera du temps; on lui fera comprendre que
+l'amour de Madeleine, avec toutes ses promesses de fidélité, n'était
+qu'un amour né dans une imagination de dix-huit ans et qui s'est repris
+lui-même. Quant à dire à ce jeune homme le secret terrible qui jusque-là
+lui était caché, jamais.
+
+On laissera au temps à faire le reste, sans toutefois fermer toute
+espérance de retour à Didier, lequel continue tranquillement à préparer
+son domaine de Colombières pour le rendre digne de sa femme. La pensée
+du jeune marquis est si loin de ces abominables choses dans lesquelles
+vont s'effondrer son coeur et peut-être sa raison! Pourtant ce silence
+ne peut se prolonger indéfiniment. Mais Mlle de Castillan, envoyée par
+monsieur son frère, vient à Colombières; elle est chargée de rendre les
+lettres de Didier à Madeleine, et de demander au marquis et les lettres
+de Mlle de Rémondy et le portrait qu'il a reçu d'elle. La parole donnée
+est reprise; Didier n'y peut pas croire, l'amour promis, juré, est
+oublié. C'est impossible! l'étonnement saisit le marquis, la colère
+vient ensuite, et si subite, si violente, que la vieille fille,
+épouvantée de cette fureur, se sauve au plus vite. La marquise essaie
+vainement d'apaiser son fils. Après les larmes versées en abondance,
+après la crise d'un désespoir d'amour, la raison revient à Didier. Il
+questionne froidement maintenant, la fièvre de douleur passée: quelle
+est la cause de cette rupture? Quelle que soit la vérité, il a payé par
+trop de souffrance le droit de le savoir. Il doit y avoir là un secret
+de famille. On ne lui a jamais parlé de son père, et le regard de Didier
+interroge Mme d'Alein, qui répond que le marquis a été toute sa vie un
+homme d'honneur, et qui ajoute, dans une phrase qui a enlevé toute la
+salle «Ah! le noble enfant, son soupçon ne m'a pas un instant
+effleurée!»
+
+Didier ne pourra donc rien savoir; la vérité lui est fermée. Ni les
+prières de la mère ni les raisonnements de Hornus ne peuvent agir sur sa
+volonté. Il ne rendra les lettres, le portrait, que lorsque Madeleine
+lui aura dit elle-même quelle ne l'aime plus. C'est cet aveu qu'il lui
+faut et il va le chercher au couvent des Dames-Bleues où Mlle de Rémondy
+a été élevée et où elle est venue se réfugier. Car le malheur qui a
+frappé Didier l'a aussi atteinte; M. de Castillan, en racontant à sa
+pupille l'histoire de M. d'Alein, lui a démontré de quel danger il
+l'avait sauvée, d'un mariage qui la faisait la femme d'un fou frappé
+d'avance de folie par l'hérédité de la folie de son père. Madeleine
+s'est résignée en cherchant en Dieu un appui. L'entrevue est consentie
+dans le jardin du cloître tout embaumé et qui sert de parloir d'été.
+Hornus et le marquis sont là; derrière eux nous voyons arriver M. de
+Castillan et sa soeur Estelle. Le tuteur ne se soucie guère de ce
+tête-à-tête entre Madeleine et sa pupille, mais Hornus combat ses
+conclusions hypocrites et la supérieure résout de son autorité le litige
+en faveur d'une explication entre les jeunes gens.
+
+Elle a lieu, cette explication, et elle n'est pas longue. Plus fort que
+toutes les craintes et que tous les raisonnements, la passion a parlé et
+Madeleine, émue jusqu'au fond de l'âme des pleurs et de l'amour de
+Didier, lui dit qu'elle l'aime et qu'elle l'aimera toujours. Puis, comme
+effrayée à la pensée de la folie héréditaire de Didier, elle se lève du
+banc où elle était assise la tête appuyée sur l'épaule de Didier, en
+s'écriant quelle ne peut être à lui. L'épreuve est faite; M. de
+Castillan reparaît et le marquis d'Alein, exaspéré, déclare hautement
+qu'il renonce à Mlle de Rémondy et, élevant le ton de la menace, il
+interdit au conseiller de penser à elle, à quoi M. de Castillan répond
+qu'on ne se bat pas avec le fils d'un fou et que des gens comme Didier
+on les douche et on les enferme.
+
+Didier sait tout maintenant: Hornus l'a mis au courant de cette
+lamentable catastrophe du marquis d'Alein. Le jeune homme vit retiré
+dans son château; sa mère l'a surpris à lire des livres de médecine sur
+la folie. Qui sait si la maladie qui a saisi le père ne saisira pas le
+fils hanté par cet horrible souvenir! et la marquise d'Alein, qui veut
+sauver Didier de l'effroi de la pensée d'hérédité, trouve un moyen
+extrême. Cette mère se sacrifie, en laissant entendre à Didier qu'elle
+est coupable et que le marquis d'Alein n'était pas son père.
+
+J'avoue que dès le commencement de la pièce je m'attendais à ce
+dénouement que je trouvais inutilement mélodramatique; mais je comptais
+aussi qu'une belle scène entre le fils et la mère sortirait de cette
+situation qu'elle rachèterait. Le public me paraissait assez surpris,
+mais j'espérais que l'auteur qui l'attendait là allait le surprendre à
+son tour et que cette défaillance momentanée se redressait par une scène
+maîtresse. Il n'en a rien été. Devant cette courageuse confession
+maternelle, Didier impose silence à la marquise en lui disant:
+
+«Tais-toi, ton pieux mensonge est inutile. Ne crains rien pour moi. Je
+ne crois pas à l'hérédité, et les livres que j'ai lus m'ont appris à ne
+pas y croire. J'ai foi dans le bonheur qui m'arrive sous les traits de
+Madeleine.» Et, en effet, nous voyons Mlle de Rémondy, majeure de la
+veille, hors de tutelle par conséquent, et devenant la jeune marquise
+d'Alein après avoir déjoué les desseins ténébreux de M. le conseiller de
+Castillan.
+
+Est-ce à dire que ce dénouement un peu trop facile atteindra le succès
+de l'_Obstacle?_ en aucune façon. La pièce est des plus attachantes en
+ses quatre actes, avec des scènes pleines de passion et d'émotion,
+charmante dans ses accents justes et pénétrants, d'un goût délicieux et
+parfois d'une poésie exquise. La langue de M. Alphonse Daudet, cette
+jolie langue colorée et pittoresque, y fait merveille; il y a là oeuvre
+d'artiste supérieur et j'oublie la comédie et ses faiblesses du dernier
+quart-d'heure pour ne me souvenir que du second acte tout entier, des
+scènes ravissantes du cloître et des rôles hors ligne de Hornus, de
+Didier et de la marquise. Je crois fermement que le public sera de mon
+avis.
+
+Hornus c'est M. Lafontaine, excellent comédien dans un rôle d'excellent
+homme. Didier, c'est M. Duflos que toute la salle a applaudi dans ses
+deux scènes d'amour. M. Léon Noël a été très bien accueilli dans le
+personnage du garde-chasse Sautecoeur: Mme Raphaële Sisos est bien jolie
+dans le rôle de Madeleine, et Mme Darlaud bien touchante dans le
+personnage épisodique de Noëlie. Mlle Desclauzas fait Estelle; Mme Pasca
+fait la marquise, un succès de plus pour cette comédienne.
+
+Le Théâtre-Français nous a donné un acte tout souriant de finesse, tout
+vivant d'esprit, une de ces jolies comédies de paravent déjà si
+nombreuses dans l'écrin de son répertoire. Celle-ci a été écoute avec le
+plus grand plaisir pendant près de trois quarts d'heure et saluée par
+les applaudissements de la salle à la chute du rideau. Elle a pour
+auteur M. Charles de Courcy, coutumier du succès, et pour titre: _Une
+Conversion_. Pendant que M. de Champnolin abandonne sa femme pour aller
+chasser à La Rochelle, qui d'ailleurs n'est guère un pays de gibier, Mme
+de Champnolin se console de son mieux de cette absence. Elle va au bal,
+et M. de Latour, qui conduit le cotillon, n'oublie pas sa jolie
+danseuse. Il envoie des bouquets à Régine, cet amoureux de la veille. Il
+la prie d'accepter une loge aux Variétés et la prie à dîner au cabaret
+en compagnie de ses amies.
+
+Il y a péril en demeure, vous le voyez. Par bonheur, M. de Brige veille
+sur l'honneur de son ami Georges de Champnolin. Il aime tant Georges, M.
+de Brige! Il sermonne la jeune femme tant et si bien que Régine écoute
+ce sage et excellent homme et qu'elle renvoie à M. de la Tour et son
+bouquet, et sa loge, et qu'elle reste à dîner chez elle. Alors, un
+bouquet revient; c'est de Brige qui l'envoie cette fois; la loge entre
+sous forme de baignoire, c'est de Brige qui l'adresse et de Brige offre
+à dîner à Régine au café Anglais. Mme de Champnolin a tout compris, en
+femme d'esprit elle accepte les fleurs et la loge et retient à dîner
+chez elle, au coin du feu, ce bon de Brige, ce Bourdaloue laïque qui lui
+a prêché la vertu; quand M. de Brige a dans ce tête-à-tête fait une
+déclaration, elle le laisse seul à ses réflexions, lui écrit un petit
+mot et part pour la Rochelle.
+
+Ceci fait, M. de Brige opère son mouvement de retraite entre le valet de
+pied et la femme de chambre qui l'accompagnent jusqu'à porte. C'est
+tout, mais c'est rempli de bonne humeur et de saine gaieté. M. Febvre
+joue à merveille le rôle de Brige. Mme Worms-Baretta est charmante
+dans le personnage de Régine. Mlle Ludwig dit avec beaucoup d'esprit un
+spirituel rôle de soubrette. La Comédie-Française a donc dit adieu dans
+un succès à l'année théâtrale qui vient de s'en aller, elle attend le
+Thermidor de M. Sardou pour saluer l'année qui vient.
+
+M. Savigny.
+
+
+
+LES LIVRES NOUVEAUX
+
+
+_Mireille_, poème provençal de Frédéric Mistral, traduit en français par
+l'auteur. Nouvelle édition. Un magnifique volume contenant 25
+eaux-fortes, par Eugène Burnand, reproduites par le procédé de M.
+Lumière, de Lyon, et 35 dessins du même artiste, reproduits en
+typographie, br. 25 fr. (Hachette).--Tout a été dit sur _Mireille_. le
+jour de son apparition, lorsque Lamartine, dans un de ses _Entretiens_,
+proclama le poème de Mistral un chef-d'oeuvre. L'auteur de _Jocelyn_
+n'était pas homme à s'y tromper. L'avenir a ratifié son jugement, et
+nous n'avons pour le moment qu'à signaler l'édition nouvelle comme un
+des plus beaux livres d'étrennes de l'année.
+
+
+Trois nouveautés pour 1891 à signaler chez Lemerre, dans cette
+ravissante collection in-8 raisin, à laquelle se rattachent déjà nombre
+d'oeuvres signées des noms de poètes aimés, Coppée, Theuriet, Paul
+Arène. Ce sont: l'_Oncle Scipion_, par André Theuriet, illustré par
+Reichan; _Jacques l'intrépide_ par Adolphe Chennevière, illustré par
+Jeanne Lemerre et Bieler; l'_ÃŽle des Parapluies_, par Ernest d'Hervilly,
+illustré par Bieler. L'éditeur, on le voit, ne s'est pas départi des
+traditions littéraires du passage Choiseul, ce qui ne sera pas,
+espérons-le, pour nuire au succès.
+
+
+La librairie Plon s'est adressée aux âmes religieuses, mais il semble
+quelles ne prendront pas seules intérêt à la belle _Histoire illustrée
+des pèlerinages français de la très sainte Vierge_. Les amis des arts et
+des monuments y trouveront aussi leur compte. Ce magnifique volume ne
+renferme pas moins de 450 gravures inédites, dont 10 en couleurs d'après
+les dessins de Hubert Clerget; ce sont tous les monuments de France
+consacrés à la Vierge Marie, depuis Notre-Dame de Paris jusqu'à la
+moindre statuette miraculeuse. Texte par le R. P. Jean-Emmanuel Drochon,
+des Augustins de l'Assomption.
+
+
+Citons encore, pour y revenir plus tard avec tout l'intérêt qui
+s'attache à une oeuvre de proportions considérables, la _Nouvelle
+géographie moderne_, de M. de Varigny (Librairie illustrée), qui
+comptera cinq volumes, et dont l'_Asie_ seulement parait cette année.
+
+
+Enfin, à la librairie Jouvet, les _Contes du vieux pilote_, illustrés
+par Barillot, Lansyer, Guillemet, etc., et dont l'auteur cache sous le
+pseudonyme de Jean de Nivelle ce charmant écrivain, conteur, chroniqueur
+et poète, Charles Canivet.
+
+
+_C'est nous qui sont l'histoire_, par Gyp, 1 vol. in-12, 3 fr. 50
+(Calmann-Lévy).--C'est amusant, on ne peut pas dire le contraire,
+quoique toujours un peu la même chose. Mais, est-ce bien ce qu'on peut
+appeler un livre? On me dira que bien d'autres volumes ne méritent pas
+davantage cette appellation, et que ceux de Gyp ont du moins le mérite
+de faire rire. Soit, et c'est, en effet, quelque chose, puisque _c'est
+nous qui sont les lecteurs!_
+
+L. P.
+
+
+_Bouquet d'automne_, par Charles Frémine, 1 vol. in-4° (Lemerre).--Nous
+avons tous, poètes ou romanciers, un petit coin de terre qui nous tient
+au coeur et qui nous fournit nos meilleures inspirations. Ailleurs, la
+nature nous séduit, nous enchante; mais, là seulement, elle vibre à
+l'unisson de nous-même, elle fait partie de nous comme nous d'elle. Pour
+M. Charles Frémine, ce petit coin c'est la Normandie, c'est elle qu'il
+chante, et il la chante en fils ému, fidèle, qui ne s'en éloigne que
+pour la revoir avec plus de bonheur et qui d'ailleurs l'emporte alors
+avec lui. Il n'y a pas là beaucoup de vers, une quinzaine de pièces--ce
+qu'il faut pour un public de nos jours--mais vraies, d'un sentiment
+souvent profond, d'une forme souvent exquise.
+
+
+_Le costume en France_, par Ary Renan. 1 vol. in-16 de la Bibliothèque
+de l'enseignement des Beaux-Arts. (Anc. maison Quantin, May et Motterez,
+éditeurs).--A bien le prendre, l'histoire du costume est l'histoire de
+la civilisation et de la société humaine, et il n'est pas de reflet plus
+parfait d'un monde disparu que le vêtement, cet accessoire, en
+apparence, mais, en réalité, ce symbole des qualités d'un individu,
+d'une nation, d'une époque. En nous présentant un tableau résumé de
+l'histoire du costume en France, M. Ary Renan nous a par cela même mis
+sous les yeux l'une des faces de notre histoire. C'est une promenade à
+travers dix-huit siècles d'images, qui se poursuit avec plaisir en
+compagnie d'un guide à la fois artiste et lettré.
+
+
+_Le prince impérial (Napoléon IV)_, par le comte d'Hérisson, 1 vol.
+in-16, 3 fr. 50 (Ollendorff).--On s'attend bien qu'un tel livre ne va
+pas sans soulever bien des voiles, jeter sur bien des mystères un jour
+inattendu. C'est un motif de curiosité grande. Mais, sans cela même,
+n'est-ce pas un sujet digne d'attention que le récit de cette courte
+destinée, terminée par une fin tragique, qui fut celle du fils de
+Napoléon III? On songe, malgré soi, à l'antique fatalité, quand on voit
+la dynastie napoléonienne successivement dévorée par le titan
+britannique, et l'ombre du drapeau de la Grande-Bretagne aussi fatale
+aux Bonaparte que ses médecins ou ses prisons.
+
+
+_Petite bibliothèque littéraire_ d'A. Lemerre: tome Ier d'_Hégésippe
+Moreau_. Ce premier volume est tout entier consacré aux oeuvres en prose
+du poète de la _Voulzie_; peu considérables, comme on pense, ces
+oeuvres: quelques contes, parmi lesquels _la Souris blanche, le Guy de
+chêne, la Dame de coeur_, et des lettres, dont M. Vallery-Radot s'est
+servi pour nous initier à l'existence, si tourmentée dans sa brièveté,
+d'Hégésippe. Est-il besoin de dire que la notice, qui forme presque la
+moitié du volume, est fort bien faite et des plus intéressantes? C'est
+une bonne fortune pour un auteur qu'une préface de M. Vallery-Radot, cet
+auteur fût-il mort depuis longtemps et s'appelât-il Hégésippe Moreau.
+
+
+_Les Financiers amateurs d'art aux seizième, dix-septième et
+dix-huitième siècles_, par Victor de Suarte, trésorier général des
+finances, 1 vol. in-8° (Plon, Nourrit et Cie).--Les grands financiers,
+sous l'ancien régime, remplissaient à peu près le rôle de l'État dans
+notre société moderne, au point de vue de la protection des artistes.
+L'auteur nous fait apprécier leurs services en quelques pages
+brillantes, où nous voyons défiler les noms des Grolier, des Bullion,
+des Joucquot, des Thorigny, des Samuel Bernard, que domine de toute la
+hauteur des fonctions de celui qui le porte le nom du grand surintendant
+des bâtiments, Jean-Baptiste Colbert.
+
+
+_Misères nerveuses_, par le Dr Monin, un in-12, 3 fr. 50 (Paul
+Ollendorff)--L'accroissement des affections du système nerveux donne à
+ce livre une douloureuse actualité. L'auteur nous donne, et c'est,
+croyons-nous, la première fois qu'un pareil livre s'adresse au grand
+public, l'exacte description des maladies du système nerveux et de la
+mentalité humaine. L'hygiéniste bien connu a su rendre aussi attrayant
+que littéraire son lumineux exposé des défaillances de notre pauvre
+nature humaine surmenée par les luttes de notre moderne civilisation.
+
+
+_Les Mille et une nuits du théâtre_, par Auguste Vitu, 1 vol. in-12, 3
+fr. 50 (Paul Ollendorff).--C'en est la huitième série, qui va du 2 avril
+1880 au 27 juin 1881. On y trouve, entre autres, la critique de
+_Divorçons_, du _Monde ou l'on s'ennuie_, et une étude particulièrement
+remarquable du _Bourgeois gentilhomme._
+
+
+_Le Budget communal_, par Trigant-Geneste. 1 vol. in-16, 1 fr. 50
+(Hetzel).--150 pages pour apprendre à connaître tout ce qu'il est
+nécessaire de savoir pour administrer sa commune. Ce n'est pas faire
+tort, croyons-nous, à nombre de conseillers municipaux que de les
+engager à lire ce volume.
+
+
+_Cinquante ans chez les Indiens_, traduit de l'anglais avec une préface
+par Hector France. 1 in-18 illustre, 3 fr. 50 (Chamerot).--Un titre qui
+va sourire à tous les admirateurs de _Buffalo-Bill_. Aventures dans les
+grandes prairies du Far-West, dans les caravanes, les campements
+d'émigrants, chez les Mormons, avec les Outlaws et les Desperados, chez
+les Peaux-Rouges, le tout écrit dans le style rude et pittoresque qui
+convient à un narrateur de la suite du colonel Cody.
+
+
+
+LE 1er JANVIER AUX INVALIDES
+
+A toutes les époques officielles de promotion dans l'ordre national de
+la Légion d'honneur, au 1er janvier de chaque année notamment, le
+gouvernement décore un invalide. L'âge, les blessures, les états de
+service enfin, sont les titres qui décident du choix. C'est là une
+tradition des plus justes et des plus respectables.
+
+A cette occasion, il se passe à l'hôtel même une cérémonie toute intime
+et empreinte d'un sentiment de touchant patriotisme.
+
+A onze heures du matin, à la garde montante, c'est-à-dire au moment où
+les postes, les sentinelles de la veille, sont relevés, tous les
+pensionnaires valides descendent en grande tenue, sabre au poing, dans
+la cour d'honneur, et se massent en ordre de bataille sur un des côtés.
+En tête de colonne, face à l'entrée, se placent des enfants de troupe
+élèves-tambours, fils d'invalides, et dont le plus âgé remplit les
+fonctions de tambour-major. Un moment de silence, puis le commandement
+de: Garde à vos, fixe! se fait entendre. Un petit peloton vient à son
+tour de déboucher de l'intérieur. A sa tête est le nouveau légionnaire.
+Le peloton lui-même se compose de tous les invalides décorés dans des
+promotions antérieures: les anciens de Crimée, du Mexique, ceux de
+Gravelotte aussi, les cuirassiers légendaires, les marins de Courbet,
+tous sont là, personnifiant notre histoire militaire.
+
+--Portez armes! Et le peloton s'aligne en face du bataillon.
+
+Le colonel, major de l'hôtel, s'avance alors, remet au récipiendaire la
+croix avec le cérémonial réglementaire et lui donne l'accolade, puis il
+fait placer le nouveau légionnaire à ses côtés et toute la troupe défile
+par le flanc devant eux.
+
+La cérémonie est terminée. Les vieux soldats se dispersent, un tantinet
+jaloux de celui qui a reçu la croix, fiers et reconnaissants tout de
+même: la patrie a montré à ses braves qu'elle ne les oubliait pas.
+
+
+
+«L'OBSTACLE»
+
+La gravure que nous donnons de l'_Obstacle_, la pièce de M. Alphonse
+Daudet qui vient d'être applaudie au Gymnase, nous transporte au
+troisième acte de l'oeuvre.
+
+Le décor représente le jardin du couvent des Dames-Bleues, à
+Montpellier. Le gai soleil du midi se joue sur les ogives des vieilles
+murailles; des roses et des clématites s'épanouissent à l'aise au milieu
+de la cour intérieure, ou grimpent le long des arcades souriantes...
+
+C'est dans cet asile calme et aimable que Madeleine de Rémondy (Mlle
+Sisos), après la rupture de l'union projetée avec celui qu'elle aime,
+Didier d'Alein (M. Duflos) a été chercher une consolation à son
+chagrin... C'est là aussi que Didier, qui ignore les motifs de la
+rupture, est venu, accompagné de son bon précepteur Hornus (M.
+Lafontaine), solliciter du tuteur de la jeune fille une suprême entrevue
+avec elle. Et Madeleine, plutôt que de révéler à Didier le terrible
+secret qu'on lui a confié, le cruel mal dont son père est mort et qui,
+lui a-t-on dit, menace celui qui fut un moment son fiancé, Madeleine lui
+dit, la douleur dans l'âme: «Je ne vous aime plus.»
+
+Et Didier tombe, abîmé de chagrin, tout en pleurs, sur le banc où tout
+d'abord il s'était assis plein de confiance dans l'entrevue qu'il allait
+avoir avec Madeleine; il rend à celle-ci des lettres et le portrait
+quelle lui avait donné avec ces mots:
+
+«A Didier pour la vie.» Madeleine est emmenée loin de lui par la
+supérieure. Elle aussi, elle pleure abondamment, car si un miracle
+n'intervient point, c'en est fait de son bonheur.
+
+Seul, le tuteur de Madeleine (M. Plan), qui a voulu la rupture du
+mariage, et qui ne serait pas fâché de remplacer Didier dans le coeur de
+la jeune fille, assiste impassible à cette scène, tandis que sa soeur
+Estelle (Mme Desclauzas) serait bien près, malgré sa frivolité de
+perruche, d'en être fort emue... C'est à ce tuteur inexorable que Didier
+va adresser les reproches les plus cruels: celui-ci se venge en lui
+disant qu'avec les fous on ne se bat qu'à l'eau froide et c'est ainsi
+que Didier connaît le fatal secret qui pèse sur son existence.
+
+Ad. Ad.
+
+
+
+AU CERCLE DES PATINEURS
+
+Trente jours de patin consécutifs, et l'hiver ne fait pour ainsi dire
+que commencer. Depuis très longtemps les Parisiens n'avaient été à
+pareille fête, aussi s'en sont-ils donné à coeur joie. Les lacs du Bois
+de Boulogne, de Versailles, du Vésinet, d'Enghien, ont été bien vite
+envahis. La Seine, qui prenait des allures de Bérésina, a fait même
+espérer un moment qu'on pourrait traverser Paris en traîneau.
+
+Depuis le vieux patin hollandais à pointe recourbée jusqu'au patin
+américain à vis articulée, depuis le patin à lanières jusqu'à la lame de
+fin acier adaptée par charnière à une bottine élégante, tous les engins
+anciens ou modernes qui servent à glisser sur la surface polie ont été
+retirés des coins sombres où les avait relégués l'_inclémence du
+temps_:--c'est là le nom dont les fidèles de la glace gratifient toute
+température qui ne descend pas au dessous de 0.
+
+C'est principalement au Cercle des Patineurs du Bois de Boulogne, que ce
+sport hivernal est une tradition et une élégance.
+
+Le gracieux chalet qui est affecté en été au Tir au Pigeon a vu défiler
+depuis bientôt vingt-six ans deux générations du _high life_ parisien.
+C'est là qu'ont débuté le prince de S., le marquis du L., le duc de L.
+S., M. A. B., M. H. C., et tant d'autres: dans le grand hall du milieu,
+une collection charmante d'aquarelles de Tissot conserve du reste le
+souvenir des plus anciens membres du cercle.
+
+Le Cercle, cette année, est «tout à la joie». Dès le matin la large
+étendue de glace, très unie, car elle vient d'être balayée, est
+sillonnée par les patineurs les plus enragés; beaucoup aussi de jeunes
+filles et de jeunes femmes qui ne veulent pas risquer leur premiers pas
+devant un public nombreux et indiscret. C'est l'heure du travail
+sérieux.
+
+A midi précis le déjeuner. Dans la grande salle du chalet s'organisent
+des petites tables intimes. Parfois même le duc de M... ou un autre se
+met à la tête d'un gai pique-nique où les cuisines les plus
+aristocratiques se font dignement représenter. Mais avant de prendre
+place on n'a pas oublié d'aller consulter l'énorme thermomètre, le grand
+arbitre des destinées, dont les fervents du patin voudraient voir la
+colonne de mercure descendre, descendre encore...
+
+A une heure second coup de balai, surveillé cette fois par l'aimable
+secrétaire qui ne perd pas de vue un moment l'escouade grelottante des
+balayeurs.
+
+Voici enfin le grand défilé qui commence. Au dehors du cercle, des
+mails, des coachs, des dorsays, des victorias, des coupés, des cabs,
+descendent devant la grille les plus jolies femmes du Paris mondain
+frileusement emmitouflées. En un clin d'oeil elle sont sorties de
+l'épais fourreau de pelisses, étalant au grand jour la toilette sobre et
+coquette qui leur laissera une complète liberté d'allure, et qui
+n'entravera point l'ondulation souple des mouvements. Bientôt les
+fauteuils en osier, rappelant ironiquement les coins chauds et
+ensoleillés des plages estivales, sont occupés; autour des énormes
+brasiers, se forment les groupes sympathiques, et préludent les causeries
+intimes.
+
+Le va-et-vient sur la glace se fait bruyant, continu, vertigineux, et en
+peu de temps les lames fines en acier ont strié en tous les sens le
+miroir lisse du lac qui se couvre d'une fine poussière d'un blanc
+étincelant. Les couples s'unissent et s'entrecroisent en un balancement
+rythmé et ondoyant bien plus gracieux que la danse, car les silhouettes
+se détachent séparées et distinctes sur le fond gris du ciel. Mlle J. de
+R., le plus élégant patin du cercle, passe rapidement, et la voilà bien
+vite au bras de M. U. C., le patineur le plus difficile sur le choix de
+ses compagnes. M. de M. offre à une adorable blonde qui débute le
+secours de sa vieille expérience; appuyée sur lui, elle est complètement
+rassurée. Voici Mme H. de S.-D., encadrée par MM. E. E. et S., et
+merveilleuse de grâce et de souplesse. Plus loin M. Frost, le champion
+du patinage parisien, passe en revue les figures les plus difficiles: la
+digue, la boucle, etc. et parfois il trace d'un pied sur un nom sur la
+glace. Le duc de M., M. de M., Mmes H. et P., appuyés sur la longue
+barre recouverte de velours rouge, glissent élégamment en avant et en
+arrière ou pivotent rapidement en moulinet. Et dans ce tournoiement
+perpétuel on cause, on flirte, on se suit, on s'esquive, devant la
+galerie composée des mamans, des douairières et des vieux beaux qui se
+sont résignés à l'inaction.
+
+Un seul de ces derniers, qui a choisi prudemment un coin éloigné de tout
+regard, prend sournoisement sa première leçon, soutenu par deux valets
+de pied. C'est débuter un peu tard, mais qui sait? Peut-être a-t-il une
+surveillance à exercer et veut-il se mettre en garde contre le jeu du
+patin et de l'amour. Puis, de même que la valeur dans les âmes bien
+nées,
+
+ Le patin sait braver le nombre des années.
+
+Cinq heures: le jour tombe et les branches nues des arbres se dessinent
+en noir sur le ciel rougi par le coucher d'un soleil d'hiver.
+
+Les jolies patineuses rentrent dans leurs fourreaux de pelisses et, au
+dehors du cercle, le défilé des voitures devant la grille recommence en
+sens inverse.
+
+Dans quelques heures des chaudes fourrures sortiront les toilettes
+claires, les épaules nues et diamantées: le dîner, le théâtre et le bal
+reposeront des fatigues de la journée.
+
+Abeniacar.
+
+
+
+ÉMILE DURIER
+
+Me Émile Durier, qu'une fluxion de poitrine vient d'emporter
+brusquement, était âgé de soixante-deux ans. Mais, à voir sa forte
+complexion, son visage plein, aux pommettes roses, qu'animaient deux
+yeux d'une spirituelle vivacité, son pas assuré, son allure alerte, à
+peine eût-on songé qu'il pouvait avoir dépassé la cinquantaine.
+
+Sa mort prématurée a causé, parmi ses amis qui étaient nombreux, tant au
+palais qu'en dehors du monde judiciaire, une douloureuse surprise. Avec
+lui s'éteint un des représentants les plus goûtés de l'atticisme au
+barreau.
+
+Car Émile Durier, bien qu'il eût, lui aussi, jadis pris sa part des
+luttes politiques, était surtout et avant tout un avocat, aimant
+passionnément sa profession et l'honorant par son attention constante à
+en pratiquer tous les devoirs. Républicain dès l'empire, impliqué dans
+le procès fameux des Treize, il eût pu, au lendemain du Quatre
+Septembre, délaisser, comme d'autres, les débats judiciaires pour les
+discussions parlementaires: il aima mieux, après un court passage au
+secrétariat général de la justice, sous M. Dufaure, reprendre la robe,
+qu'il ne quitta plus depuis.
+
+Non pas que, cantonné dans une dédaigneuse indifférence, il se fût tout
+à coup désintéressé des choses de la politique: familier de M. Thiers,
+ami de Gambetta, il se rangea aux côtés de ses coreligionnaires aux
+prises avec le vingt-quatre mai et le seize mai, et il leur prêta en
+mainte occurrence le précieux concours de sa science juridique.
+
+Mais aux agitations du Forum et du Parlement il préférait l'atmosphère
+apaisée de l'audience.
+
+Il y apportait une tolérance souriante, qui eût pu étonner ceux qui ne
+connaissaient de lui que sa participation à l'établissement de la
+République et la fermeté de ses convictions.
+
+Et c'est par là peut-être, autant que par son impeccable correction
+professionnelle, qu'il avait acquis une haute autorité auprès de ses
+confrères, dont il fut le bâtonnier en 1887 et 1888.
+
+Qu'il plaidât devant les juges civils ou en cour d'assises, Émile Durier
+se montrait toujours le même: lettré délicat, d'une rare distinction
+d'esprit, homme d'un grand sens, ayant au service de sa raison et de ses
+raisons une parole facile, élégante, claire, persuasive.
+
+Ses plaidoyers étaient comme une fine causerie devant des gens de bonne
+compagnie; et, s'il lui arrivait assez souvent de lancer à l'adversaire
+quelque trait acéré, ce trait n'était pas de ceux qui restent dans la
+blessure.
+
+Aussi tout le palais est-il en deuil.
+
+A. Bergougnan.
+
+
+
+LES EXPÉRIENCES DU POLYGONE D ANNAPOLIS
+
+On connaît la lutte acharnée qui se livre entre le canon et la cuirasse
+depuis l'époque ou l'on a appliqué les blindages défensifs aux
+constructions navales.
+
+Dans cette lutte, l'avantage semble être du côté du canon dont on peut
+augmenter la puissance de pénétration jusqu'à des limites presque
+indéfinies, au moins théoriquement, tandis que l'on arrive assez vite
+aux épaisseurs extrêmes de métal que l'on peut pratiquement employer
+pour la protection des navires.
+
+Aussi, dans ces derniers temps, s'est-on mis à chercher l'efficacité
+d'un cuirassement, non plus dans son exagération d'épaisseur, mais dans
+la qualité intrinsèque du métal qui le constitue. Les métallurgistes se
+sont mis à l'oeuvre et ont donné ainsi le jour à divers produits parmi
+lesquels les plaques dites «Compound» de la maison Cammell et C°, ont su
+se faire une très bruyante notoriété. Ces plaques, constituées par un
+véritable placage d'acier soudé sur matelas de fer doux, ont été fort en
+vogue dans la marine militaire anglaise et semblaient devoir s'imposer
+un peu partout.
+
+La maison Schneider du Creusot, seule parmi tous les concurrents,
+pouvait lutter contre l'engouement général. Maints essais comparatifs
+avaient déjà démontré la supériorité des plaques «tout acier» du Creusot
+sur les plaques Cammell. MM. Schneider et Cie n'ont pas voulu en rester
+là; ils ont produit la nouvelle plaque «d'acier au nickel», de beaucoup
+supérieure encore à leurs plaques d'acier.
+
+Des essais comparatifs de ces divers blindages ont été récemment faits
+par une commission militaire des États-Unis au polygone d'Annapolis. On
+y a soumis au tir, dans des conditions absolument identiques, trois
+plaques, l'une Cammell, l'autre en acier, la troisième en acier au
+nickel; ces deux dernières du Creusot.
+
+Nos dessins représentent le champ de tir et les détails du dispositif
+adopté pour appuyer les plaques sur un matelas en charpente adossé à un
+épaulement de terre.
+
+Des trois plaques, la Cammell était la plus épaisse: 272mm, 28; celle
+d'acier avait 268min, 17, et celle au nickel, 261mm, 66; cette dernière se
+trouvait donc, de ce fait, désavantagée par rapport aux deux autres.
+
+Les plaques étaient disposées tangentiellement à un arc de cercle dont
+le centre était occupé par le pivot du canon, normalement, par
+conséquent, à l'axe de celui-ci.
+
+Le canon employé était une pièce de 152 millim. 4, de 35 calibres de
+longueur. Sa bouche se trouvait à 8 m. 53 des plaques attaquées.
+
+La charge était de 20 kil. 158 de poudre brune prismatique: le
+projectile, un obus de rupture Holtzer de 45 kil. 300; la vitesse
+initiale était, dans ces conditions, de 632 mètres 40, et l'énergie au
+choc de 1,375,222 kilogrammètres.
+
+On commença par tirer quatre coups de canon sur chaque plaque, dans la
+bissectrice des coins; puis le canon de 152 mill. fut remplacé par une
+pièce de 208 mill. lançant des projectiles Firth de 95 kil. 130, avec
+une énergie au choc de 2,295,716 kilogrammètres.
+
+Chacune des plaques reçut alors, en son centre, un dernier coup de ce
+projectile, et notre dessin représente l'état des plaques après ce «coup
+de la fin.»
+
+Il n'est pas besoin d'être grand clerc dans les questions d'artillerie
+pour reconnaître de quel côté se trouve la supériorité, et pour voir que
+la plaque Cammell, presque complètement émiettée, est absolument
+incapable de protection, alors que ses deux concurrentes sont encore en
+état de résister.
+
+On voit aussi, sur un de nos dessins, l'état des obus après chacun des
+trois derniers coups.
+
+La commission a aussitôt, et à l'unanimité, classé les trois plaques
+dans l'ordre de supériorité suivant: 1° acier-nickel; 2° tout acier; 3°
+compound.
+
+Ce triomphe de l'industrie française mérite d'autant plus d'être
+signalé, qu'il a été remporté dans une suite d'expériences faites à
+l'étranger, c'est-à-dire dans des conditions d'impartialité
+indiscutables.
+
+
+
+[Illustration.]
+
+CHARME DANGEREUX
+
+PAR
+
+ANDRÉ THEURIET
+Illustration.» d'ÉMILE BAYARD
+
+Suite. Voir nos numéros depuis le 13 décembre 1890.
+
+
+Il sortit de la gare, la tête et le coeur tout embrumés par la
+mélancolie des adieux. Au dehors, un vent léger faisait frissonner le
+feuillage des eucalyptus baignés de lumière; les omnibus descendaient
+lestement la rampe de la station avec leur chargement de voyageurs; les
+marchands de violettes s'empressaient autour des promeneurs en laissant
+derrière eux comme une traînée d'odeurs printanières. L'avenue de la
+Gare, avec ses mâts pavoisés de flammes tricolores, ses guirlandes de
+lanternes courant d'arbre en arbre, ses maisons décorées de draperies
+aux couleurs crues, fourmillait de flâneurs. Cette animation, cet air de
+fête, eurent peu à peu raison de l'impression de tristesse que Jacques
+emportait du chemin de fer. Son âme, comme celle de la plupart des
+artistes, subissait vivement l'influence des phénomènes extérieurs et
+changeait d'état avec une mobilité d'hirondelle. Bientôt le peintre
+respira avec plus de facilité, marcha d'un pas plus allègre et prêta une
+attention plus indulgente au spectacle de la rue. Sans se rendre
+nettement compte de ce qui se passait en lui, il semblait délivré d'une
+secrète contrainte. Il s'opérait en toute sa personne une sorte de
+détente, une sourde réaction joyeuse, quelque chose de ce qu'éprouve un
+écolier, à son premier jour de vacance. En même temps, de ce trouble
+arrière-fond qui forme le limon de l'âme humaine, de confuses pensées
+s'élevaient pareilles à ces globules de gaz qui se dégagent, d'une eau
+vaseuse et montent légèrement à la surface. «Thérèse était partie; il se
+trouvait seul à Nice, seul et libre, avec tout le loisir de retrouver
+Mania Liebling pendant les fêtes et de déchiffrer ce qu'il y avait dans
+le coeur de cette étrange sirène. Le bouquet de jonquilles et de
+violettes, lancé à son adresse, avait de nouveau troublé sa quiétude.
+Quelle mystérieuse intention se cachait derrière cette manifestation
+visiblement préméditée? Etait-ce simplement une espièglerie sans
+conséquence ou devait-il y voir une invitation à renouer des relations
+trop brusquement interrompues?» Tout en écartant l'idée d'une infidélité
+possible, Jacques pensait de nouveau à Mania. Depuis leur rencontre à
+Beaulieu, imperceptiblement, Mme Liebling prenait possession d'une plus
+large part de lui-même. Cette main-mise partielle s'était effectuée
+lentement, mais d'une façon victorieuse. D'abord, l'artiste seul avait
+été séduit, puis le pouvoir de la Galicienne s'était exercé sur cette
+portion du coeur restée neuve chez les hommes qui n'ont connu et aimé
+qu'une femme; elle avait éveillé chez Jacques une sourde voluptuosité
+latente et maintenant elle surexcitait en lui cette sensuelle curiosité
+qui nous pousse aux aventures périlleuses, à la convoitise du fruit
+défendu. Elle pénétrait en des régions de son être où dormaient des
+désirs inassouvis; elle occupait les vides secrets que la pure affection
+de Thérèse n'avait pas remplis. Troublé par cette graduelle
+intoxication, Jacques, en descendant l'avenue de la Gare, s'avouait
+qu'il était malhabile à se défendre contre les entraînements de cette
+enchanteresse, que la société de Mania lui devenait de plus en plus
+indispensable et qu'il ne retrouverait un sérieux repos d'esprit que
+lorsqu'il aurait pénétré à son tour dans le coeur de Mme Liebling...
+
+En arrivant près du boulevard Dubouchage, l'idée de rentrer dans son
+appartement désert opéra un revirement dans son esprit et sa pensée se
+reporta vers celle qu'il venait de quitter à la gare. A cette heure,
+Thérèse devait déjà être à Antibes et certainement elle aussi pensait à
+lui, tandis que le train fuyait vers Paris; mais il la connaissait trop
+pour ne pas être sûr qu'au rebours de la sienne, l'âme de Thérèse
+n'était distraite de sa tristesse par aucune diversion du dehors. «Je
+vaux moins qu'elle, songea-t-il, et je suis décidément pétri d'une pâte
+plus grossière!»
+
+De loin en loin, nous avons ainsi de ces éclaircies soudaines qui nous
+permettent de voir nettement le fond mauvais qui est en nous; mais cette
+mise à nu de notre âme est si désolante et nous aimons tant à nous en
+faire accroire, que nous ne sommes pas longtemps capable de supporter la
+vue de notre perversité crûment étalée; nous nous hâtons de jeter sur
+cette répugnante nudité un voile d'hypocrites correctifs et de
+sophistiques illusions. Tout en se reprochant la coupable satisfaction
+que lui causait l'idée de sa solitude et de sa liberté, Jacques se
+disait: «Après tout, en puis-je mais si j'ai une nature facilement
+excitable?... Je ne serais pas artiste, si je ne subissais avec cette
+vive sensibilité les impressions du dehors.»
+
+Au moment où il allait tourner l'angle de la rue Pastorelli, il se
+heurta contre un promeneur à barbe grise, qui le prit dans ses bras
+brusquement, et s'écria en lui donnant l'accolade:
+
+--Bonjour, mon fils!... J'allais justement chez toi.
+
+--Monsieur Lechantre! s'exclama Jacques ébaubi, par quel heureux hasard
+êtes-vous à Nice?
+
+--Ne t'avais-je pas prévenu que je viendrais te surprendre un jour ou
+l'autre? répondit le peintre de sa bonne voix cordiale... J'ai un ami
+fort riche, le baron Herder, qui possède un yacht et qui m'a offert une
+place à son bord. Comme il comptait faire escale ici pendant le
+carnaval, j'ai accepté... Nous avons quitté Ajaccio hier soir et ce
+matin l'_Hébé_ jetait l'ancre dans le port Lympia... Un brin de
+toilette, le déjeuner et me voici... Comment se porte Thérèse?
+
+--Très bien, je viens de la mettre en wagon... Elle est allée à Paris,
+chercher la petite mère et Christine, qui passeront une quinzaine avec
+nous.
+
+--Alors fournée complète?... Tant mieux!... Je suis ici pour quelques
+semaines et j'espère bien que nous ne nous quitterons guère... Ah! ça,
+d'abord, regarde-moi... Tu as bonne mine, l'oeil clair, les joues
+pleines, le teint reposé, bravo!... Tu ne te ressens plus de ton
+indisposition?
+
+--Je me porte comme un charme, cher maître... Nice m'a retrempé.
+
+--A la bonne heure! Du reste, ça devait être, ce pays-ci est une
+fontaine de Jouvence... Tiens, moi qui te parle, rien qu'après un
+premier bain de soleil, je me sens tout gaillard et il me semble que
+j'ai vingt ans de moins sur le corps.
+
+En effet, Francis Lechantre, bien à l'aise en son complet de drap gris,
+à barbe en éventail, le teint rose, le regard épanoui, paraissait plus
+jeune, plus dispos et plus en train que jamais. Sa boutonnière était
+fleurie d'une touffe d'oeillets, son feutre rejeté en arrière découvrait
+son front bombé, ses limpides yeux bleus rieurs, et il redressait
+juvénilement sa haute taille.
+
+--Tu sais, continua-t-il en exécutant un moulinet avec sa canne, je suis
+venu ici avec l'intention de m'amuser, et, puisque te voilà veuf pour
+quelques jours, je compte sur toi pour me tenir compagnie... Le baron
+Herder a la goutte et, en sa qualité d'archi-millionnaire, il est blasé
+sur tous les plaisirs... mais non pas moi, morbleu!... Il y a encore de
+jolies pommes dans le jardin de la vie et j'ai de bonnes dents pour y
+mordre... D'abord je veux voir le carnaval et y jouer ma partie comme un
+jeune homme...
+
+Je veux m'en fourrer, fourrer jusque-là!...
+
+comme chantait ce pauvre Hyacinthe dans la _Vie parisienne_... Nous nous
+déguiserons, nous lancerons des confetti, nous irons au _veglione_ et
+nous intriguerons les Niçoises... Mon cher enfant, plus je grisonne et
+plus je suis d'avis qu'il faut se hâter de jouir des douceurs que la
+Providence nous a mises en réserve. Donc, vive la joie!... Tu vas me
+conduire chez un costumier où je me commanderai un domino. Puis nous
+irons prendre un sorbet à la Renaissance en écoutant les
+mandolinistes... Il y a dix ans que je ne suis venu ici, et je crois que
+c'était hier... Je n'y reviendrai peut-être plus et, ma foi, je veux
+boire encore un coup de soleil et de plaisir avant de quitter cette
+aimable existence terrienne!... As-tu un cigare?... Bon, merci, et
+maintenant _andiamo!_
+
+
+IX
+
+Le dimanche gras, premier jour des _confetti_, les masques affluaient
+dès une heure vers la place Masséna, où ils attendaient avec impatience
+le traditionnel coup de canon, signal de la bataille et du défilé des
+chars. Dans les rues avoisinantes, il y avait un fourmillement de gens
+costumés. Nice prenait l'originale physionomie qui caractérisait jadis
+le carnaval italien, et qu'on ne retrouve plus guère dans toute sa gaie
+spontanéité que sur ce point du littoral. Là seulement, en effet, la
+population ne se borne pas à assister passivement à des réjouissances
+quasi-officielles; elle veut s'amuser pour son propre compte, elle se
+mêle à la fête, et y ajoute un entrain, un imprévu, une exubérante
+fantaisie, qui font du carnaval niçois un spectacle unique. Le jour des
+confetti, les conditions sociales sont confondues, et la ville entière
+se déguise: ouvrières des vieux quartiers, bourgeoises ou patriciennes
+de la colonie étrangère, il n'est pas une femme qui ne revête le domino
+de lustrine ou de satin et ne circule librement par les rues. Dans cette
+tapageuse mêlée de toutes les classes de la société, l'explosion de la
+joie populaire est rarement grossière; partout régnent une bonne humeur,
+une aménité, qui augmentent encore le charme de ces folles journées.
+
+Les trottoirs étaient encombrés de camelots offrant aux passants des
+sacs de ces minuscules dragées de plâtre, qui se sont substituées aux
+véritables confetti de sucre blanc ou rose, et qui servent de
+projectiles pour la bataille. Chaque logis versait sur la chaussée le
+contingent de ses hôtes costumés; dominos multicolores, pierrots
+enfarinés, moines blancs et rouges. Tous portaient le bonnet à grelots
+et le masque de toile métallique, destinés à préserver la nuque et la
+figure contre la grêle des confetti; tous s'empressaient de faire
+remplir de «bonbons» de plâtre la gibecière de coutil placée en
+bandoulière. Sur les voies où devaient défiler les chars, les fenêtres,
+drapées de blanc et de rouge, étaient garnies de curieux. Dans la rue et
+jusqu'au faîte des maisons bruissait une sourde allégresse, coupée par
+les cris aigus des camelots, par le fausset flùté des masques et par les
+cuivres des fanfares lointaines. Un ciel plafonné de nuages blanchâtres,
+troués ça et là de taches bleues, éclairait d'une lumière assoupie le
+grouillement de la foule bariolée.
+
+--Vois-tu, disait Francis Lechantre à Jacques, l'air de cette diablesse
+de ville vous tape sur la tête comme du champagne... Depuis que j'ai
+endossé mon costume, il me monte des bouffées de gaillardise, et je me
+sens en verve comme lorsque j'étais rapin à l'atelier du père Drolling.
+
+Masqués, affublés d'amples robes de moine, les deux artistes cheminaient
+bras dessus bras dessous dans la direction du Cours.
+
+--Cher maître, répondit Jacques, vous êtes toujours jeune, vous, et ça
+se voit bien à votre façon de peindre.
+
+--Jeune!... Vil flatteur!... Il y a des moments où je voudrais me le
+persuader, et quand je ne suis pas en face de mon miroir, il me prend
+des revenez-y de jeunesse; je ressemble à ces vieux pommiers, qui ont
+parfois des repousses de fleurs à l'arrière-saison. Lorsque les jolies
+femmes me regardent je m'aperçois trop bien que je ne suis qu'un barbon,
+mais quand je les regarde, moi, j'ai toujours vingt ans.
+
+--Vous avez dû être souvent amoureux, M. Lechantre? demanda brusquement
+Jacques.
+
+--Oui et non... Ça dépend, du sens que tu attaches au mot. Si par là, tu
+entends d'agréables passades avec des femmes peu sévères, oui, j'ai été
+souvent amoureux, mais s'il s'agit de passion...
+
+--Naturellement, c'est de cela que je parle.
+
+--Oh! alors, mon fils, je puis te répondre carrément que non... La
+passion, ça dérange trop une vie d'artiste... J'ai toujours eu une peur
+bleue de m'acoquiner à un modèle, comme beaucoup de nos camarades, ou de
+m'éprendre d'une femme du monde qui m'aurait mené en laisse et condamné
+à faire de mauvaise peinture... Non, je m'en suis tenu aux intermèdes,
+aux grisettes qui entrent par la porte de l'atelier et en sortent
+vivement par la fenêtre, comme des hirondelles... Au fond, vois-tu,
+c'est ce qu'il y a de mieux, ça ne laisse ni regrets ni remords... Mais
+je dois te scandaliser, toi qui es un mari modèle, un amoureux pour le
+bon motif!
+
+--Cher maître, repartit Jacques avec un léger frisson dans la voix, vous
+avez trop bonne opinion de moi... Je ne suis pas plus un saint que les
+autres...
+
+--Allons donc! ne pose pas pour la modestie... On sait bien que tu
+adores ta femme...
+
+Ils étaient arrivés à l'un des escaliers de l'amphithéâtre élevé devant
+la préfecture, en vue de la mer, et formé de nombreux gradins, dont
+toutes les travées étaient déjà garnies d'un entassement de spectateurs
+costumés. Dans le bas, autour d'une rotonde où était établi un
+orchestre, s'arrondissait une large piste destinée au défilé des chars
+et des masques. Au moment où ils s'asseyaient dans l'une des travées,
+l'orchestre entama le refrain du _Père la Victoire_, des fanfares
+éclatèrent au loin, annonçant l'approche du premier char, le canon
+tonna, et instantanément l'air fut obscurci par une grêle de confetti
+pleuvant de partout: des fenêtres, des tribunes, des terrasses du Cours.
+Les projectiles lancés à poignées se croisaient au milieu des éclats de
+rire et rebondissaient avec un tintement sec sur les planches. Un
+immense char aux couleurs tapageuses, représentant les personnages du
+_Petit Faust_, s'avançait lentement au son des cuivres. Devant les
+chevaux, la foule des piétons masqués s'égaillait un moment, puis
+s'épaississait de nouveau à l'arrière. Les couples formaient des
+quadrilles ou dansaient deux à deux en se trémoussant follement, et en
+répétant en choeur les refrains de l'orchestre. A les voir de haut se
+grouper par larges masses ou s'égrener en grappes éparses, on eût dit un
+éparpillement d'énormes papillotes bleues, blanches, roses, vert clair,
+qu'un fantastique confiseur aurait vidées à tas sur la voie publique. Et
+toujours la grêle légère des confetti lancés à toute volée tintait,
+accompagnant les cris des masques, les sonorités de l'orchestre, les
+bravos des tribunes.
+
+Indifférent à la bataille, Jacques parcourait du regard les baies des
+fenêtres, les gradins de l'amphithéâtre; il cherchait à y découvrir sous
+le domino la taille souple et l'originale figure de Mania; mais tous les
+visages étaient masqués, et tous les dominos se ressemblaient. Pendant
+ce temps, Francis, debout contre la barrière, gesticulait, riait et
+bataillait avec ses voisins. Toutefois, au bout d'une heure, il se lassa
+d'être emprisonné dans une tribune.
+
+--C'est joli de couleur, dit-il, mais c'est toujours un peu la même
+chose... J'ai des fourmis dans les jambes, et je ne serais pas fâché de
+me les dégourdir en me mêlant à la bacchanale d'en bas... Descendons,
+veux-tu?...
+
+Ils quittèrent leurs places et gagnèrent le Cours à travers une cohue de
+masques qui se répandaient comme l'eau d'une écluse sur le passage des
+chars. Là, vraiment, la fête était dans tout son éclat. Les gens de la
+chaussée lançaient des projectiles aux gens des fenêtres, qui, à leur
+tour, en répandaient des pelletées sur le dos des passants; de brèves
+intrigues se nouaient et se dénouaient des trottoirs aux fenêtres, où
+des masques s'interpellaient en patois niçois. De l'extrémité du Cours à
+l'entrée de la rue Saint-François-de-Paule, on ne distinguait qu'un
+double courant houleux de têtes encapuchonnées, de bras nerveusement
+agités; un tumultueux remous de costumes qui se fondaient et chatoyaient
+sous une brève flambée de soleil. Le sol était jonché de confetti, et on
+marchait littéralement sur une épaisse neige grise.
+
+--A la bonne heure! s'écriait Lechantre, nous allons seulement commencer
+à nous amuser! Il s'interrompit et porta sa main à son masque:--Touché!
+fit-il, mazette! voilà une mitraillade en règle... J'en suis tout
+éberlué...
+
+Ils longeaient la terrasse du libraire Visconti. Le balcon de pierre
+était garni de dominos très élégants. Postés sur le mur d'appui, ayant à
+côté d'eux de gros sacs de confetti, ils en bombardaient sans pitié les
+promeneurs. Jacques, qui avait soulevé son masque pour respirer, leva
+les yeux en l'air. Au moment où il présentait son visage à découvert, un
+domino de satin blanc avec des noeuds roses aux épaules se pencha
+au-dessus du balcon et lui envoya une grêle de projectiles en pleine
+figure.
+
+--Attrape, Jacques! s'exclama Francis, décidément, ce domino aux noeuds
+roses nous en veut... Attends, beau masque, attends!
+
+Il ramassa dans le fond de sa gibecière une poignée de confetti et
+riposta vigoureusement. Le domino blanc et rose avait adroitement baissé
+la tête, et riait d'un rire clair et retentissant; en même temps il
+puisait à même dans son sac et mitraillait de nouveau les deux amis.
+
+--Les dernières cartouches! cria Lechantre en vidant le fond de sa
+gibecière, à toi, gamin!... Tiens bon, pendant que je vais me
+ravitailler...
+
+Il s'éloigna dans la direction d'une échoppe où l'on vendait des
+confetti et disparut dans la foule.
+
+Cependant Jacques, qui avait encore sa provision presque intacte,
+rajustait son masque et bataillait avec le domino de la terrasse. Il
+visait mal, recevait plus de confetti qu'il n'en rendait, mais il
+s'acharnait et devenait nerveux. Le rire moqueur de l'inconnue le
+déconcertait et l'agaçait. Le timbre musical de ce rire à la fois aigu
+et caressant réveillait en lui de vagues sensations déjà éprouvées. Il
+observait le geste espiègle, la taille flexible, la grâce de son
+adversaire, et un soupçon lui traversait l'esprit: «Si c'était Mania?»
+Cette conjecture le troublait si fort qu'il ne sut pas se garer d'une
+nouvelle grêle envoyée à son adresse. Il la reçut dans les yeux, et,
+quasi aveuglé, riposta maladroitement.
+
+--Raté! dit au-dessus de lui la voix railleuse du domino aux noeuds
+roses; pour un peintre, tu n'as pas le coup d'oeil juste!
+
+Cette fois, il n'y avait plus de doute: c'était bien la voix de Mania.
+Le peintre bondit sur le trottoir, épousseta la poudre grise qui
+l'offusquait, mais quand il put distinguer nettement les objets, et
+relever les yeux sur la terrasse, le domino de satin blanc s'était
+éclipsé. Les coudoiements des passants rejetèrent Jacques dans la cohue,
+et il se résigna à se mettre en quête de Francis Lechantre. Seulement,
+au milieu de cette foule grouillante, il était difficile de retrouver
+quelqu'un. Francis, probablement, s'était fourvoyé en cherchant Jacques
+de son côté. Après avoir vainement battu les rues avoisinantes, ce
+dernier prit le parti de remonter la pente qui débouche sur le boulevard
+du Pont-Neuf. Arrivé là, il fut de nouveau arrêté par la cohue qui
+refluait pour faire place aux chars. Comme il regardait à droite et à
+gauche s'il ne distinguerait pas la haute taille de son ami, il se
+sentit effleuré par quelques grains de confetti, semés plutôt que lancés
+sur son épaule, et, se retournant, il reconnut à cinq ou six pas le
+domino blanc aux noeuds roses, l'inconnue, avec une prestesse de
+couleuvre, se faufilait adroitement entre les groupes, puis tournait la
+tête du côté du peintre et se remettait en marche. Jacques, éperonné par
+le désir d'atteindre Mania Liebling, essayait de jouer des coudes et de
+se frayer à son tour un chemin à travers la foule, mais, empêtré dans sa
+robe de moine, et moins leste que la fuyante apparition, il restait de
+beaucoup en arrière et, la chaussée étant occupée à ce moment par
+l'énorme char du _Petit Faust_, il perdit tout à fait la trace de celle
+qu'il poursuivait.
+
+Au bout d'un quart d'heure, il arriva tout essoufflé sur la place
+Masséna, illuminée par la vermeille lueur du soleil couchant. La foule
+était moins dense sur ce large espace. Il fit halte sur l'un des
+terre-plains qui s'étendent en avant du Casino. Des masques s'y
+pourchassaient à coups de confetti, en échangeant d'une voix flûtée de
+gaillardes plaisanteries. Hors d'haleine et désappointé, Jacques avait
+de nouveau enlevé son masque; ses regards erraient d'un groupe à
+l'autre, en quête de Lechantre, et aussi du domino blanc et rose.
+
+--Ohé! Jacques!...
+
+Il mit sa main en abat-jour sur ses yeux et aperçut enfin Francis
+démesurément agrandi par un effet de la lumière du couchant.
+
+--Je t'ai faussé compagnie, reprit Lechantre gaiement; figure-toi qu'il
+m'est arrivé une aventure... J'ai été intrigué, oui, mon cher, intrigué
+par une jolie fille, une Niçoise pur-sang avec des yeux couleur de
+bigarreaux noirs, et un accent local qui sent le poivre et le mimosa...
+Une fringante créature, faite au tour, souple de taille et rebondie du
+corsage; la langue bien pendue par dessus le marché et la répartie
+amusante... Nous sommes au mieux et, si ce n'eût été par respect pour
+ton état d'homme marié, je l'aurais emmenée dîner avec nous, mais nous
+nous retrouverons... Je lui ai donné rendez-vous à la redoute, et je
+dois la reconnaître à un gros bouquet d'oeillets rouges qu'elle portera
+au corsage.
+
+--Vous irez donc à la redoute? demanda distraitement Jacques.
+
+--Parbleu! et toi aussi, naturellement.
+
+--Moi?
+
+--Pourquoi pas? s'écria Francis, as-tu peur de te compromettre?
+
+--Cet homme vertueux a peur de tout, murmura derrière eux une voix
+moqueuse; n'y va pas, mon cher, tu y ferais de méchantes rencontres!...
+
+Ils se retournèrent et virent le domino blanc aux noeuds roses qui
+pirouettait sur ses talons. A peine Jacques avait-il eu le temps de se
+remettre de sa surprise, qu'un second domino, bleu celui-là avec des
+noeuds blancs, aborda le premier en s'exclamant en anglais:
+
+--_Is it you at last, Mania dear?... Let us go away!_
+
+--C'est elle! dit Jacques en entraînant Francis.
+
+--Qui, elle? demanda celui-ci en écarquillant les yeux... Comment, toi
+aussi, gamin?... Inutile de rougir, ne sommes-nous pas en carnaval?...
+Thérèse n'en saura rien!
+
+Pendant ce temps les deux femmes avaient gagné une voiture de maître qui
+stationnait près du pont; elles y montèrent et le landau partit au grand
+trot.
+
+Jacques, la mine déconfite, regardait l'équipage tourner l'angle de la
+rue Masséna. Déjà un sentiment de gêne l'envahissait; il craignait que
+Francis ne devinât l'émotion causée par cette rencontre et il
+s'efforçait de dissimuler son désappointement. Il savait le paysagiste
+très observateur et il avait honte de lui laisser deviner l'importance
+exagérée que ce domino mystérieux prenait déjà dans sa vie. Mais, à ce
+moment, Lechantre était très porté à l'indulgence. Grisé lui-même par le
+carnaval, il admettait fort bien que son compagnon subit de son côté les
+effets de cette griserie momentanée. D'ailleurs, ayant l'habitude de
+regarder la galanterie comme une distraction superficielle et de peu de
+durée, il imaginait volontiers que l'amour chez les autres avait
+également la brièveté et l'innocuité d'un feu de paille.
+
+--Bah! dit-il, console-toi... Tu la rattraperas!... Les femmes, ça ne se
+perd jamais... Je parie que tu la retrouveras à la redoute! En
+attendant, allons nous débarrasser de nos frocs, puis nous dînerons sans
+nous presser et, ce soir, nous nous replongerons jusqu'au cou dans un
+bain de plaisir.
+
+Le programme arrêté par Lechantre fut exécuté ponctuellement. Après
+avoir dîné à la Régence, les deux amis retournèrent chez le costumier
+endosser leur robes de moine, auxquelles ils firent coudre pour la
+circonstance quelques noeuds rouges. Vers dix heures, ils allèrent
+s'attabler au café, sous les arcades du casino, de façon à assister à
+l'entrée des masques. Le café était plein. Les tables se prolongeaient
+très loin, sur deux rangs, jusqu'à la porte du casino, et les masques
+qui arrivaient à pied étaient obligés de traverser la baie des
+consommateurs au milieu d'un chassé-croisé de quolibets et
+d'interpellations grotesques. Ceux qui avaient la langue déliée
+répliquaient et un assourdissant brouhaha de rires, de huées et de cris
+d'animaux, montait incessamment dans l'air frais de la nuit. Pour se
+mettre en train et aussi pour émoustiller Jacques, Lechantre avait fait
+apporter une bouteille de champagne. Debout contre un pilier, les reins
+ceints d'une cordelière rouge, les épaules couvertes d'une pèlerine de
+même couleur, ornée de coquillages, le nez enluminé d'ocre, la barbe
+poudrée à blanc, il avait la mine truculente d'un pèlerin en goguette.
+D'une voix grasseyante et goguenarde il haranguait la foule et portait
+des toasts burlesques aux femmes masquées qui défilaient au bras de leur
+cavalier.
+
+--Ohé! s'exclamait-il, très chouette, l'Espagnole en mantille!... Femme
+que j'adore, je baise tes pieds et je bois à tes yeux noirs... Hein!...
+tu veux savoir d'où j'arrive?... Je n'arrive pas, je pars... Je pars
+pour un pèlerinage à Cythère... J'y vais chercher des indulgences...
+Viens-tu avec moi? tu dois en avoir besoin, toi, là-bas, la Vénitienne
+aux cheveux roux... Hé! Maria!...
+
+Trois ou quatre femmes se retournaient du même coup et il continuait en
+arrondissant sa main en porte-voix:
+
+--Tu sais, méfie-toi, ton mari est là!...
+
+Jacques riait du bout des lèvres, en s'émerveillant de cette sève de
+gaminerie verveuse qui pétillait encore sur les lèvres du vieux maître.
+Il s'agitait nerveusement sur sa chaise et dévisageait d'un oeil anxieux
+les femmes qui descendaient de voiture.--Mania viendrait-elle à la
+redoute, et, s'il l'y retrouvait, que lui dirait-il?--A la pensée de
+cette rencontre possible, son coeur se serrait, un frisson le secouait,
+il ne tenait plus en place. Onze heures sonnèrent.
+
+--Si nous entrions? murmura-t-il en tirant Francis par la manche.
+
+--Soit, dit Lechantre en s'appuyant sur son bourdon orné d'une gourde,
+allons prêcher la parole de vie aux gentils!...
+
+Ils s'acheminèrent vers le casino. Dès les premiers pas qu'ils firent
+dans le vestibule, de joyeuses bouffées de musique achevèrent de griser
+Francis. Tout le jardin d'hiver était illuminé de girandoles
+alternativement blanches et rouges. Sous les fougères arborescentes et
+les palmiers en éventail, parmi les buissons de camélias en fleurs, des
+lumières assourdies brillaient doucement dans les verdures foncées; des
+globes blancs et rouges se reflétaient à ras de terre dans l'eau moirée
+d'un lac minuscule entouré de gazon. Au centre, sous le kiosque
+enguirlandé de lanternes aux blancheurs d'albâtre ou aux rougeurs
+d'aurore, un orchestre jouait des valses de Waldeufel. Le long des
+allées tournantes, des groupes de femmes et d'hommes costumés en blanc,
+avec des rappels de notes cramoisies, ou en rouge avec des agréments
+blancs, se croisaient, s'interpellaient et profitaient de chaque espace
+vide pour organiser des rondes tourbillonnantes. Le gai chatoiement des
+couleurs uniformément blanches et écarlates; la musique tantôt assourdie
+et caressante, tantôt éclatante et cuivrée, dont les timbres semblaient
+reproduire pour l'oreille les deux tonalités dominantes qui charmaient
+les regards; le bariolage des travestissements à la fois dissemblables
+dans la forme et appariés par les couleurs; la bonne humeur et l'entrain
+de tout ce inonde se donnant du plaisir à plein coeur; le mystère des
+loups de velours blanc ou cramoisi, aux trous desquels les prunelles
+bleues ou brunes semblait phosphorescentes; le froufrou soyeux des
+étoffes, le voluptueux frôlement de quelques jeunes femmes montrant
+hardiment leurs épaules ou leurs bras nus;--toute cette féerie sensuelle
+était propre à troubler des têtes plus solides que celle de
+Jacques.--Chaque point sensible de son moi était chatouillé à son tour;
+il était pris par la chair aussi bien que par l'esprit, par ses
+préoccupations d'art, par le réveil de son animalité paysanne, par la
+curiosité d'émotions non encore goûtées. Au milieu de cette
+effervescence de tout son être, quelque chose de poignant et de très
+doux, de délicieux et d'amer,--l'attente anxieuse de Mania--éclosait au
+fond de lui comme une fleur diaprée de blanc et de rouge, au parfum à la
+fois irritant et suave...
+
+Viendrait-elle?... Fallait-il interpréter comme un défi, une ironie ou
+une promesse les paroles qu'elle lui avait jetées en fuyant, place
+Masséna? L'insistance quelle avait mise à attirer l'attention de Jacques
+à la bataille des fleurs et aux confetti était-elle un caprice ou un
+sérieux désir de le revoir? En tout cas, cette insistance révélait au
+moins un mystérieux intérêt?... Mania pensait-elle à lui de la même
+façon qu'il pensait à elle?.. Tandis qu'il se posait cette
+interrogation, une flambée d'espérance lui montait au cerveau, et, dans
+les flammes assourdies des girandoles blanches et rouges, il lui
+semblait voir s'allumer l'aube exquise de l'amour qui commence. Le
+tourbillon du bal masqué le soulevait de terre; au milieu du brouhaha
+des danseurs et des vibrations de l'orchestre, la pensée de Thérèse ne
+se manifestait plus que comme une confuse image dans un enfoncement très
+lointain.
+
+Oui, quelque chose lui disait que Mania viendrait certainement. Il la
+cherchait au fond des allées les moins fréquentées, là où des touristes,
+débarqués du train de plaisir et fagotés en des dominos de lustrine,
+s'affalaient à demi-endormis sur les bancs; ou bien il rôdait autour des
+tables du restaurant, toutes rayonnantes de rires, de tintements de
+verres, de bruyants appels et de hardies flirtations. Suivi de Francis
+Lechantre, il pénétra dans la salle du théâtre, où l'on dansait. Là,
+même musique entraînante, même affluence de masques emplissant les loges
+ou se trémoussant sur le parquet du bal, même fête de couleurs, même
+enivrement de plaisir. L'atmosphère y était étouffante, et Mania ne
+devait pas s'être risquée dans cette tumultueuse cohue. Ils regagnèrent
+le jardin, où l'on pouvait se promener sans crainte d'être bousculé, et
+où l'on avait plus de chance de rencontrer ceux qu'on cherchait. Afin de
+respirer plus à l'aise, ils avaient tous deux enlevé leur loup et se
+promenaient sans souci de montrer leur visage découvert.
+
+--C'est curieux, murmurait Lechantre, je n'aperçois nulle part le
+bouquet d'oeillets de ma petite Niçoise... M'aurait-elle fait
+faux-bond?...
+
+Comme ils longeaient la rangée des tables du café, installées dans le
+jardin, ils se trouvèrent non loin d'un groupe de dominos très élégants,
+assis autour d'un guéridon et occupés à prendre des glaces. Au même
+moment, un masque se détacha du groupe et s'avança vers eux. C'était une
+dame à la tournure très jeune. Une robe de crêpe de Chine blanc drapait
+sa taille souple et ses hanches, une robe taillée à la grecque, garnie
+de dentelles d'or et semée, sur le devant, de gros pavots rouges. Les
+manches, très larges, relevées au coude, permettaient de voir la
+blancheur délicate de deux bras de statue; un mignon bonnet de dentelle
+d'or garnie de coquelicots était posé sur son épaisse chevelure d'un
+blond fauve. La dame portait un étroit loup de velours mi-partie
+cramoisi et blanc, laissant à nu le bas du visage, où éclatait le
+vermeil sourire d'une bouche moqueuse aux coins retroussés.
+
+Elle s'arrêta devant Jacques et Francis en s'éventant à petits coups, et
+contempla un instant avec un ironique pli des lèvres la haute taille
+robuste de Lechantre, auprès duquel Jacques paraissait un enfant.
+
+--Tiens! dit-elle railleusement, _monsieur_ et _bébé!_... où est donc
+_madame?_...
+
+--Nous l'avons oubliée au vestiaire, répliqua plaisamment Francis, mais
+nous nous contenterons de toi, ma belle, si tu veux bien compléter le
+trio.
+
+--Merci, mon cher, riposta la dame aux pavots rouges, en toisant
+impertinemment le paysagiste, je n'aime pas les trios.
+
+--Un duo, alors? reprit Lechantre en arrondissant galamment le bras et
+en posant sa main sur le poignet de l'inconnue.
+
+Celle-ci se recula, et lui appliquant un coup d'éventail sur les doigts;
+
+--A bas les mains, fit-elle sèchement, tu es trop marqué pour mon goût,
+respectable vieillard, et je me soucie peu de ta compagnie... Mais si tu
+veux me prêter _bébé_, j'ai deux mots à lui dire... Continue ton
+pèlerinage, brave homme, et viens reprendre ton nourrisson tout à
+l'heure... Ne crains rien, je te le rendrai intact!
+
+Francis s'inclinait comiquement, et, lâchant le bras de Jacques;
+
+--A vos ordres, duchesse! s'écria-t-il d'une voix gouailleuse; puis il
+se retourna vers son ami qui était devenu très pâle:
+
+--Tous mes compliments, gamin, tu donnes dans la haute... Tu es tout à
+fait _pschut!_
+
+Il posa le bout de ses doigts sur ses lèvres et envoya un baiser à la
+dame:
+
+--Au revoir, mes enfants, soyez sages!
+
+Puis il s'éloigna à pas comptés en balançant son bourdon d'un air
+majestueux et paterne.
+
+Jacques demeurait muet et presque décontenancé près de la dame masquée,
+dans laquelle il avait parfaitement reconnu Mania, quelque soin qu'elle
+prit pour déguiser sa voix.--Ainsi, l'occasion tant désirée était à
+portée de sa main. Il se trouvait face à face avec la femme qui depuis
+trois jours exaspérait sa curiosité et troublait son coeur; la liberté
+du bal masqué permettait tous les épanchements du tête-à-tête, et leur
+créait une quasi-solitude au milieu de la foule; cependant il était plus
+agité que réjoui de cette bonne fortune. Il pressentait que quelque
+chose de décisif allait résulter de cette entrevue, quelque chose
+d'irréparable, peut-être!... Jusqu'à ce moment, la possibilité d'une
+liaison plus intime avec Mme Liebling était restée pour lui dans le
+domaine du rêve. Il avait maintenant conscience qu'après les premiers
+mots échangés il mettrait le pied dans la réalité, qu'après avoir péché
+en pensée il pécherait en action, et qu'un premier acte téméraire en
+provoquerait d'autres dont il ne serait plus maître... Et, en même
+temps, il constatait son impuissance à se ressaisir, il se sentait
+entraîné par une force mystérieuse, fasciné par l'aimant de ces deux
+yeux qui brillaient à travers les trous du masque et l'attiraient
+invinciblement... Ces réflexions se succédaient en lui avec une
+électrique rapidité, pendant que la dame aux pavots rouges le
+dévisageait, tout en secouant l'écran de plumes blanches qui lui servait
+d'éventail:
+
+--Tu as la mine mélancolique, maître, dit-elle de son ton railleur,
+regrettes-tu le coin de feu conjugal ou crains-tu que je ne te
+compromette?... Tu ne me demandes même pas pourquoi j'ai désiré te
+parler...
+
+--Au fait, répliqua Jacques, essayant de prendre un air dégagé... Quel
+caprice ou quelle curiosité me vaut cet honneur?
+
+--Une curiosité dont tu ne peux qu'être flatté... Je veux que tu me
+dises le sujet de ton prochain tableau.
+
+--Je n'ai pas de sujet en tête... Je ne travaille plus.
+
+--C'est grand dommage! Est-ce le soleil de Nice ou la vie pot-au-feu que
+tu mènes qui t'ôte le goût du travail?
+
+--Non... c'est toi, murmura Jacques en la regardant fixement.
+
+--Moi?... Tu ne m'as jamais vue! répondit-elle en riant.
+
+--A quoi bon mentir?... Je t'ai vue aux confetti... Tu étais jeudi à la
+bataille des fleurs où tu lançais aux gens des bouquets de jonquilles...
+Enfin, je t'ai rencontrée et admirée à la villa Endymion.
+
+--Tu te trompes.
+
+--Je ne me trompe pas... Quant on t'a vue une fois, on ne t'oublie plus,
+et lorsqu'on t'a entendue chanter des airs lithuaniens, on garde pour le
+restant de ses jours la musique de ta voix dans ses oreilles et dans son
+coeur... Tiens-tu à ce que je te dise ton nom?
+
+--Inutile! interrompit-elle avec vivacité... que tu le saches ou non,
+tais-toi. L'incognito est un des charmes du bal masqué et nous n'en
+serons que plus à l'aise pour causer... Offre-moi le bras et
+promenons-nous.
+
+Elle passa son bras sur celui de Jacques et ils tournèrent lentement
+autour de la pièce d'eau. L'allée était étroite et Mania se serra contre
+lui. Il sentait sur sa poitrine le frais contact de ce bras nu, le
+frôlement de ce souple corps de femme, tandis que l'odeur d'une branche
+de tubéreuse, fixée au corsage, lui montait à la tête. Un frisson le
+prenait, il perdait son sang-froid et sentait les paroles s'arrêter dans
+sa gorge. Et, tandis qu'ils marchaient, l'orchestre du jardin jouait la
+valse de l'_Estudiantina_, dont inconsciemment la jeune femme marquait
+le rythme par un léger balancement du buste. Elle ramena son luisant
+regard sur celui de son cavalier, et poursuivit;
+
+--Ainsi, il y a de par le monde niçois une dame qui lance des bouquets
+de jonquilles, qui chante des daïnos lithuaniennes et qui a le don de te
+troubler?... Est-elle jolie?
+
+--Elle est plus que jolie, elle est adorable; elle a des yeux qui
+ensorcellent, répondit-il d'une voix étranglée.
+
+--En vérité!... De quelle couleur sont-ils?
+
+--Ils ressemblent aux vôtres, murmura-t-il en quittant le tutoiement
+banal du bal masqué.
+
+Ce soudain changement de ton, qui donnait quelque chose de plus
+respectueusement passionné à la déclaration de Jacques, sembla chasser
+l'ironie des lèvres de la jeune femme; elle cessa de sourire et regarda
+son interlocuteur avec une expression plus sérieuse, plus attendrie.
+
+--Oui, balbutia-t-il, c'est ainsi qu'elle regarde, et, comme les vôtres,
+ses yeux donnent le vertige.
+
+--Ah!... Mais, puisqu'elle est captivante à ce point, demanda-t-elle
+avec un accent de reproche, expliquez-moi pour quel motif vous avez fui
+toutes les occasions de la revoir?
+
+--Vous la connaissez donc? s'écria-t-il en souriant.
+
+--Peut-être... Supposez qu'elle est une de mes plus intimes amies.
+
+--Eh bien! puisqu'elle est votre amie, dites-lui que si je l'évite,
+c'est que j'ai peur.
+
+--Peur de quoi?
+
+--Peur de la trop aimer...
+
+--Quand on aime, on n'aime jamais trop.
+
+--Et peur aussi de n'être pas aimé... hasarda-t-il en baissant la voix.
+
+--Pour être aimé, il faut d'abord aimer... Si vous ne lui montrez pas
+votre amour, comme voulez-vous qu'elle y réponde?
+
+--Et si je vous confessais que je l'aime follement?
+
+Elle sourit et agita un moment son écran devant ses yeux.
+
+--Ce n'est pas à moi qu'il faut vous confesser, c'est à elle... à la
+chanteuse de daïnos.
+
+--Elle et vous ne font qu'une même personne, avouez-le donc!
+s'exclama-t-il en lui serrant le bras avec un emportement passionné.
+
+--Calmez-vous, de grâce! répliqua-t-elle ironiquement.
+
+Puis elle ajouta en reprenant le ton sérieux:
+
+--Je crois qu'à force de tourner autour de cette flaque d'eau, nous
+perdons tous deux la tête...
+
+Elle lui lâcha le bras, marcha vers un banc inoccupé et s'y assit.
+
+--Vous êtes fatiguée? interrogea-t-il.
+
+--Non, mais je me sens devenir mélancolique... Je me demande si vous
+êtes sincère, si ce n'est pas votre tête qui a parlé au lieu de votre
+coeur, et ce que réellement vous devez penser de moi?
+
+--Je vous aime, répéta-t-il, c'est tout ce que je puis vous dire.
+
+Elle demeurait méditative et le regardait avec une lueur tendre dans les
+yeux, tandis qu'un sourire sceptique effleurait ses lèvres. Jacques,
+penché vers elle, fixait son regard sur le sien et se sentait étourdi,
+comme s'il eût contemplé l'eau profonde et tournoyante d'un abîme. Il
+subissait une délicieuse fascination: les masques blancs et cramoisis
+qui dansaient sous la lumière changeante des girandoles, le rythme
+entraînant de l'orchestre, la lueur diamantée des yeux de la jeune femme
+et l'énigmatique sourire de ses lèvres empourprées, toutes ces choses
+formaient pour lui une amoureuse symphonie en blanc et en rouge, dont
+Mania était le motif dominant. Un voluptueux silence s'était fait entre
+eux, un silence d'enchantement, pendant lequel le peintre s'imaginait
+planer très haut, dans une idéale région toute résonnante de musiques
+lointaines, toute chatoyante de couleurs lumineuses...
+
+Mania se leva brusquement.
+
+--Adieu, dit-elle, il faut que j'aille retrouver mes amis.
+
+--Adieu? répéta-t-il, réveillé en sursaut; non... restez encore.
+
+--Impossible, cher maître; d'ailleurs j'aperçois votre ami le pèlerin
+qui revient avec un enfant de choeur au bras et je ne me soucie pas de
+me trouver en aussi dévote compagnie... Adieu!
+
+--Ne prononcez pas ce triste mot, supplia-t-il en lui saisissant la
+main, quand vous reverrai-je?
+
+--Y tenez-vous beaucoup?
+
+--Puis-je maintenant vivre sans vous voir!
+
+--Bah! riposta-t-elle en redevenant railleuse, n'êtes-vous pas resté un
+long mois sans rendre à Mania la visite que vous lui aviez promise?...
+Je ne veux pas vous induire en tentation... Que dirait-on si je vous
+prenais à ceux qui vous sont chers?
+
+--Ah! c'est déjà fait! balbutia-t-il, complètement affolé.
+
+--Croyez-vous? demanda-t-elle en lui lançant un dernier coup d'oeil
+ensorceleur.
+
+Elle réfléchit un moment:
+
+--Eh bien! reprit-elle, demain, au Corso blanc... Ma voiture sera à neuf
+heures au coin du boulevard du Midi et de la place des Phocéens... _Good
+by_!
+
+Elle ébaucha sa familière et moqueuse révérence, s'éloigna, se retourna
+encore avec un léger signe de tête, puis se confondit dans la foule des
+masques.
+
+--Est-ce moi qui ai fait fuir ce bel oiseau blanc? demanda gaiement
+Francis Lechantre.
+
+Il brandissait victorieusement son bourdon d'une main, et de l'autre il
+serrait la taille rebondie d'une brunette de vingt ans, costumée en
+enfant de choeur. La jeune fille avait ôté son masque. Assez jolie, avec
+des yeux couleur d'encre et un nez retroussé, elle riait en montrant
+toutes ses dents. Une calotte rouge laissait déborder ses cheveux épais
+et crépus; une ceinture ponceau ceignait son buste orné d'un bouquet
+d'oeillets rouges et mettait en saillie sa poitrine bien étoffée.
+Francis paraissait fier de sa conquête et la caressait paternellement.
+Comme Jacques, encore tout remué par la brusque disparition de Mania,
+restait taciturne, Lechantre continua:
+
+--Mon fils, je te présente Mlle Peppina, bouquetière de son métier et
+enfant de choeur pour son plaisir. Je l'ai enfin trouvée tout à l'heure
+aux bras de deux mousquetaires. Je lui ai remontré que cette compagnie
+n'était pas digne d'un jeune clerc et je l'ai ramenée dans le sentier du
+devoir. Maintenant, pour achever sa conversion, je l'emmène souper...
+Veux-tu être des nôtres?
+
+--Grand merci, répliqua Jacques, je suis fatigué et je veux me coucher.
+
+--Déjà las!... Il n'y a plus de jeunes gens!... Au fait, tu me parais un
+peu battu de l'oiseau. Elle a donc été cruelle, la dame aux pavots
+rouges? Voilà ce que c'est de donner dans le _high life!_ Va faire dodo,
+mon garçon; le sommeil est le grand guérisseur... Bonne nuit, à demain!
+
+Il entraîna allègrement Mlle Peppina, et Jacques, resté immobile à sa
+place, les regarda s'enfoncer sous la voûte illuminée du vestibule. Une
+fois seul, il parcourut précipitamment les allées du jardin; il inspecta
+ensuite l'intérieur de la salle et les loges, espérant toujours revoir
+Mania, mais elle avait sans doute aussi quitté le bal avec ses amis, car
+il ne l'aperçut nulle part.
+
+De guerre lasse, il prit à son tour le parti de sortir du casino et
+regagna la rue Carabacel, poursuivi par le rythme de l'_Estudiantina_ et
+par la musique, encore bruissante à ses oreilles, des dernières paroles
+de Mania Liebling.
+
+Jacques rentra sans bruit dans son appartement désert. La domestique
+s'était couchée, et la maison dormait silencieuse. Les impressions
+reçues à la redoute avaient été si vives et si imprévues qu'il avait
+peine à reprendre pied dans la réalité. Il restait debout au milieu de
+sa chambre, sans songer à allumer une bougie. L'obscurité lui agréait
+mieux; elle lui permettait de prolonger en imagination le plaisir des
+sensations nouvelles qu'il venait d'éprouver. A tâtons, il ouvrit sa
+croisée, poussa les persiennes et resta accoudé à la barre d'appui,
+encore enveloppé de cette robe de moine qu'avait frôlée le vêtement de
+Mania et qui gardait de ce contact un subtil parfum. La nuit, tiède
+jusque-là, commençait à fraîchir; à travers les massifs d'orangers qui
+s'étendaient du côté de la rue Pastorelli, le vent d'est apportait les
+dernières musiques de la redoute, et le cris des masques au sortir du
+bal. Parmi ces rumeurs de la fête finissante, la figure de Mania passait
+constamment devant lui comme une hallucination. Partout, dans l'ombre
+grise de la rue, dans les ténèbres plus opaques de la chambre, dans le
+feuillage léger des mimosas, il voyait luire comme à travers les trous
+d'un loup de velours les deux grands yeux verts ensorceleurs, pleins
+d'ironie et pleins de promesse. Il lui semblait que Mme Liebling était
+encore à son côté, accoudée comme lui à la barre de la fenêtre, et là,
+tout près, il croyait entendre la voix de l'enchanteresse vibrer avec
+une sonorité étrange. Il se répétait ses moindres paroles, il les
+dégustait comme un buveur savoure le bouquet d'un vin de choix, il les
+soumettait mentalement à une minutieuse analyse pour en extraire tout le
+suc, pour en pénétrer toute la signification.
+
+Était-il possible qu'elle eût de l'amour pour lui?... Dans le nombre de
+ses paroles, railleuses ou agressives pour la plupart, il en notait
+quelques-unes prononcées avec une douceur presque émue, avec une
+intonation plus attendrie. Celles-là, il les triait précieusement, il
+les rassemblait ainsi que des fleurs rares et il en respirait
+complaisamment le parfum. Alors, une bouffée d'espoir lui dilatait la
+poitrine.--Il est des mots, il est des accents qui ne viennent aux
+lèvres que lorsque le coeur est vraiment touché; ces mots, elle les
+avait murmurés ces inflexions de voix, il en retrouvait la musique
+troublante dans son oreille. D'ailleurs, ne lui avait-elle pas promis de
+le revoir au Corso blanc? Pourquoi lui aurait-elle assigné ce
+rendez-vous? Pourquoi serait-elle venue au-devant de lui dans l'allée
+tournante du jardin d'hiver? Pourquoi?... si elle n'y avait été
+déterminée par un désir d'amour?--Ayant conservé un fonds de naïve
+crédulité, malgré son rapide apprentissage de la vie parisienne, Jacques
+ne soupçonnait pas la complexité et les illogismes du coeur féminin. Il
+ne lui venait pas à l'esprit qu'une femme pût exposer sa réputation par
+bravade, par un caprice de curiosité ou tout simplement pour le plaisir
+de jouer avec le danger. Cette entrevue d'une heure à la redoute, ce
+rendez-vous au Corso blanc, lui semblaient des garanties de sincérité,
+presque des gages solennels d'attachement sérieux... Oh! cette rencontre
+promise, à la nuit, sous le masque, dans l'intime tête-à-tête de la
+voiture, son pouls battait avec violence rien qu'à cette perspective. Il
+s'en peignait d'avance le charme secret, le trouble délicieux, les
+voluptés voilées. Il aurait voulu que l'heure indiquée ne fût plus
+distante que de quelques brèves minutes. Il sentait qu'aucun scrupule,
+aucune considération, ne l'empêcheraient de courir au rendez-vous. Il se
+félicitait du hasard qui lui assurait pour ce lundi soir une entière
+liberté, Thérèse et la petite mère ne devant arriver que le lendemain
+mardi au plus tôt. Déjà, en imagination, il se voyait assis à côté de
+Mania, les mains dans ses mains, le regard fondu dans son regard... La
+tête lui tournait, ses paupières s'alourdissaient et le cour lui sautait
+jusque dans la gorge... Il ferma sa fenêtre, jeta son costume sur un
+fauteuil, pêle-mêle avec ses autres vêtements, et se mit au lit. Le
+sommeil vint difficilement, un sommeil traversé par le rayonnement de
+deux yeux verts, illuminés par les girandoles blanches et rouges de la
+redoute, bercé par de vagues musiques de danse; puis la fatigue
+l'emporta, et Jacques finit par s'assoupir complètement.
+
+Il dormait serré depuis trois ou quatre heures environ, quand il fut à
+demi-réveillé par des rumeurs confuses. Dans l'état à peine conscient
+qui succède au sommeil, il eut la perception d'un roulement de voiture,
+d'un bruit de portes ouvertes et refermées. Il se frotta machinalement
+les paupières, écarquilla les yeux et vit, par la fenêtre dont il avait
+oublié de clore les persiennes, un rayon de soleil tomber sur le tapis.
+En même temps il crut entendre dans la chambre voisine des pas furtifs,
+des rires étouffés, des exclamations féminines. Tout à coup, en son
+cerveau encore embrumé une réflexion plus nette surgit: «Est-ce que
+Thérèse serait de retour?...» Et, tandis qu'il faisait péniblement cette
+supposition, la possibilité de ce retour prématuré le secoua
+désagréablement et lui rendit toute sa lucidité. Au même moment, la
+porte de la chambre fut brusquement poussée:
+
+--C'est nous, s'écria joyeusement Thérèse.
+
+--Oh! le paresseux, dit à son tour la petite mère, comment! tu es encore
+au lit par ce beau soleil!
+
+Tout en parlant, Mme Moret s'élançait vers le chevet, prenait la tête de
+Jacques dans ses mains et la couvrait de baisers.
+
+--Mon cher garçon, murmurait-elle à travers ses caresses, mon enfant!...
+Comme je suis contente!... Embrasse-moi encore!
+
+Puis, comprenant qu'il fallait laisser à Thérèse sa part, elle attira
+cette dernière par la main et la jeta dans les bras de Jacques.
+
+--Embrasse aussi Thérèse!... Tu peux te vanter, mon fils, d'avoir la
+plus brave femme et le meilleur coeur de la terre! Si tu savais comme
+elle a été bonne pour nous, n'est-ce pas, Christine?... Eh! bien, où
+es-tu donc?
+
+Christine, encore enveloppée dans un long paletot de drap couleur
+carmélite, se tenait sur le seuil et examinait à la dérobée le mobilier
+de la chambre à coucher; son regard chagrin s'était arrêté sur le
+fauteuil où la robe de moine à demi couverte de vêtements épars laissait
+apercevoir un capuchon de laine blanche ainsi qu'une manche ornée de
+noeuds rouges.
+
+--Me voici, maman, répondit-elle, sans se distraire de sa contemplation.
+
+Jacques, qui s'était tourné vers elle, surprit tout à coup ce regard
+investigateur et vit en même temps qu'il était fixé sur la robe aux
+noeuds rouges. Un mouvement de dépit et de vexation le secoua dans son
+lit.
+
+--Eh! bien, ma fille, reprenait la maman Muret, est-ce que tu as peur
+d'embrasser ton frère?
+
+--Pardon, repartit froidement Christine, je croyais convenable de
+laisser d'abord la place à Thérèse.
+
+Elle s'avança d'un air pudibond entre sa mère et sa belle-soeur, qui
+s'étaient un peu écartées et, sans s'approcher trop près du lit, elle
+tendit ses joues aux baisers de Jacques, puis se rejeta en arrière.
+
+Ce dernier, à la fois ému et nerveux, s'efforçait de racheter sa
+première impression d'effarement en prodiguant des caresses à Mme Moret
+et en serrant les mains de Thérèse.
+
+--Mes chères miennes, dit-il enfin, pardonnez-moi, je ne vous attendais
+pas ce matin et je donnais à poings fermés.
+
+--Tu n'a pas reçu mon télégramme? demanda Thérèse.
+
+--Non, murmura-t-il, inquiet, tu m'avais envoyé une dépêche?
+
+--Mais oui, hier, à la gare de Lyon, avant de partir... Tu aurais dû la
+recevoir vers midi au plus tard... Et tiens... la voici encore intacte
+sur la table de nuit.
+
+En même temps elle prenait un télégramme posé près du bougeoir, le
+décachetait et en lisait à voix haute le contenu: «Arriverons lundi
+matin. Embrassons.»
+
+--Comment ne l'as-tu point vu en rentrant? poursuivit Thérèse.
+
+--D'abord, j'ai été absent toute la journée, repartit Jacques en
+rougissant légèrement... Il raffermit sa voix et ajouta:--Au fait, vous
+ne savez pas!... M. Lechantre est à Nice; nous avons passé la soirée
+ensemble... Je suis rentré assez tard, la bonne dormait et je me suis
+couché sans lumière, ne me doutant pas que j'avais votre dépêche auprès
+de moi... Sans cela, vous pensez bien que j'aurais été vous chercher à
+la gare!...
+
+Thérèse était devenue pensive; elle semblait distraite par une
+préoccupation subite et Jacques se hâta de changer le cours de la
+conversation.
+
+--Eh! bien, maman, et toi, Christine, reprit-il, comment trouvez-vous
+Nice?
+
+--Mon enfant, répondit Mme Moret, tout ça me danse un peu dans la tête,
+mais ce que j'ai vu m'a ébaubie... Ces fleurs partout, ces orangers
+couverts de fruits... C'est comme un paradis terrestre, n'est-ce pas,
+Christine?
+
+--Moi, vous savez, répliqua dédaigneusement Christine, je n'ai pas trop
+bonne opinion de votre beau pays... Je me souviens que c'est dans le
+paradis terrestre qu'Adam a été tenté... et je me méfie.
+
+Jacques ne put réprimer un geste d'agacement.
+
+--Maman, s'exclama-t-il, Thérèse va vous montrer votre chambre et vous
+installer. Pendant ce temps, je m'habillerai et dans un quart d'heure je
+serai à vous...
+
+Il fit le mouvement de quelqu'un qui s'apprête à sortir du lit et
+Christine effarouchée entraîna Thérèse dehors.
+
+--Dépêche-toi, Jacques, dit la maman Moret, mais avant, laisse-moi te
+baiser encore une fois tout mon saoûl...
+
+Derechef, elle l'embrassa avec effusion, puis alla rejoindre sa fille et
+sa bru.
+
+Quand la porte fut refermée, Jacques se leva, passa un pantalon et
+saisit rageusement la malencontreuse robe de moine.--«Quel guignon!
+pensait-il; avec son oeil fureteur, Christine l'aura certainement
+aperçue sur le fauteuil... J'espère que ma femme ne se doute de rien,
+mais cette mauvaise langue de Christine est capable de se servir de sa
+découverte pour réveiller la jalousie de Thérèse!...» Il roula
+hâtivement le costume en un paquet, l'enveloppa dans un journal et sonna
+la domestique:
+
+--Donnez cela au concierge, dit-il à cette fille, et priez-le de le
+porter tout de suite chez le costumier du boulevard Dubouchage...
+
+«Dès que je serai habillé, songea-t-il, je courrai chez Lechantre et je
+lui ferai la leçon.»
+
+Il constatait avec irritation que sa fugue de la veille lui créait déjà
+une situation embarrassante. Il allait être obligé de chercher des
+subterfuges et de recourir à d'humiliants mensonges. Et ce n'était pas
+tout: il avait accepté avec joie ce rendez-vous au Corso blanc, dans la
+conviction que l'absence de sa femme lui laisserait une complète
+liberté. Comment s'en tirerait-il maintenant? Sous quel prétexte, dès le
+soir de l'arrivée de la petite mère, fausserait-il compagnie à toute la
+famille? Resterait-il cloîtré à la maison, tandis que Mania se
+morfondrait à l'attendre dans sa voiture?... C'était se perdre à jamais
+dans son esprit et la seule pensée de s'aliéner le coeur de Mme Liebling
+le mettait hors de lui. Il était attiré vers elle par une poussée de
+passion plus irrésistible encore que la veille; aujourd'hui plus
+qu'hier, elle lui apparaissait désirable entre toutes les femmes. Elle
+l'avait enlacé de mille liens souples et forts, il lui appartenait et ne
+pouvait supporter l'idée de se détacher d'elle.--Non, coûte que coûte,
+il devait aller à ce rendez-vous!--Et, déjà rendu moins délicatement
+scrupuleux par l'entraînement de son désir, il songeait à s'assurer la
+complicité de Lechantre.
+
+Pendant ce temps, Thérèse avait installé la maman Moret dans la chambre
+qui lui était réservée, et qui communiquait avec un cabinet destiné à
+Christine, puis elle était rentrée dans le salon pour procéder, avec
+l'aide de sa belle-soeur, à l'ouverture des bagages.
+
+Tout en tirant hors des compartiments les vêtements et le linge de sa
+mère, Christine repensait à la robe de moine, et, ainsi que Jacques
+l'avait redouté, elle grillait d'en parler à Thérèse. D'avance elle
+éprouvait une joie maligne à se servir de cette découverte pour
+inquiéter la tendresse de la jeune femme.
+
+--Tout de même, remarqua-t-elle, c'est singulier que Jacques n'ait point
+eu votre télégramme, Thérèse!
+
+--Jacques vous en a donné lui-même la raison, Christine... Il est rentré
+tard et s'est couché sans voir la dépêche.
+
+--Il fallait qu'il fût bien fatigué par sa soirée pour avoir si grande
+hâte de se mettre au lit!... J'ai en idée, moi, qu'il avait passé sa
+nuit au bal masqué.
+
+--Je n'en sais rien, répliqua Thérèse avec un involontaire
+tressaillement, et je me demande ce qui peut vous le faire supposer?
+
+--Oh! c'est peut-être un jugement téméraire, murmura hypocritement la
+dévote fille... N'avez-vous point vu dans sa chambre un costume de laine
+blanche garni de noeuds rouges?
+
+--Je l'ai vu, en effet, repartit froidement Thérèse.
+
+--Et cela ne vous a point choquée?
+
+--Mon Dieu non, ici tout le monde se déguise pendant le carnaval, et
+Jacques aura sans doute loué ce costume en vue de quelque spectacle
+auquel il veut nous conduire... D'ailleurs, ajouta-t-elle, en admettant
+qu'il ait été à la redoute avec M. Lechantre, où est le mal?
+
+--Vous êtes tolérante, riposta aigrement Christine; pour moi, j'ai
+toujours entendu dire que ces bals masqués étaient des lieux de
+perdition.
+
+--Tranquillisez-vous, Jacques ne s'y est pas perdu.
+
+--Jacques est un homme, soupira la dévote, et tous les hommes sont
+faibles devant les tentations... Enfin, vous êtes confiante, tant mieux!
+
+--Oui, j'ai confiance dans l'affection de mon mari, ma chère!... Je suis
+sûre que ce costume ne cache aucun mystère, et que Jacques nous
+expliquera tout lui-même, dès qu'il sera levé.
+
+Jacques entra au même moment, et Christine, ayant achevé de vider la
+caisse, alla en porter le contenu dans la chambre de Mme Moret.--Tout en
+s'acheminant vers le salon, l'artiste s'était dit: «Si elle me parle du
+costume, je lui répondrai: Eh bien, oui, je suis allé à la redoute, qu'y
+a-t-il là d'étonnant?» Une fois seul avec Thérèse, il commença par la
+questionner sur les incidents du voyage. Celle-ci s'empressait
+complaisamment de satisfaire sa curiosité. Elle s'attendait à chaque
+instant à ce qu'il lui conterait, à son tour, comment il avait employé
+ses journées pendant son absence, et à quel propos il avait fait
+emplette du costume remarqué par Christine. Elle eût rougi de
+l'interroger la première et de lui laisser voir les vagues soupçons qui
+la tourmentaient depuis le matin. Mais le peintre restait muet sur le
+chapitre du froc aux noeuds écarlates. «Elle ne me parle de rien,
+songeait-il en tournant autour de Thérèse, par conséquent elle n'a rien
+vu. Laissons-la dans son ignorance, c'est le plus prudent.» Loin de
+hasarder la moindre allusion aux incidents de la veille, il s'évertuait
+à égarer la conversation sur des sujets qui intéressaient uniquement les
+faits et gestes de Thérèse ou de Mme Moret.
+
+Néanmoins cet entretien où il y avait à chaque moment des trous, des
+intervalles de gêne et de silence, lui semblait pénible à alimenter. La
+préoccupation de prévenir des questions fâcheuses ou des allusions qui
+ramèneraient la conversation vers des points difficiles à toucher
+donnait aux paroles de Jacques un tour guindé, une froideur
+cérémonieuse, qui paraissaient étranges à Thérèse. Déjà attristée par le
+silence obstiné de son mari à l'égard de ce mystérieux costume, la jeune
+femme se sentait glacée par l'insolite banalité des propos échangés
+après trois jours d'absence. Jacques, de son côté, était à la fois
+énervé et inquiet. Tout en causant distraitement, il songeait à son
+rendez-vous et aux prétextes qu'il inventerait pour s'esquiver à l'heure
+indiquée; il constatait avec ennui combien il lui serait difficile de se
+tirer d'affaire tout seul et il méditait d'aller chercher Lechantre afin
+qu'il lui servit d'auxiliaire pendant le déjeuner. Il comptait sur la
+verve de son vieil ami pour réchauffer cette froideur qu'il ne se
+sentait pas maître de dissiper et pour remplir les vides de la
+conversation. D'ailleurs, plus que jamais il jugeait nécessaire de lui
+recommander une prudente discrétion et de se concerter avec lui pour se
+ménager un moyen de passer la soirée dehors.
+
+--Je te quitte pour une heure, dit-il à Thérèse; je vais prévenir
+Lechantre de votre arrivée et l'inviter à déjeuner avec nous.
+
+--Demeure-t-il loin d'ici? demanda Thérèse.
+
+--Assez loin... Le baron Herder lui a donné l'hospitalité à bord de son
+yacht, et il me faut une bonne demi-heure pour aller jusqu'au port... A
+bientôt, Thérésinette, recommande à ta cuisinière de soigner le menu: je
+te ferai envoyer des huîtres, et à midi sonnant je t'amènerai notre
+ami...
+
+Mais il était écrit que Jacques jouerait de malheur toute la matinée. Il
+venait à peine de terminer ces recommandations, qu'on sonna à la porte,
+et il entendit la voix joviale de Francis résonner dans l'antichambre.
+
+--Comment! ces dames sont arrivées? s'exclamait le paysagiste, je tombe
+à pic alors!... Puis-je entrer? ajouta-t-il en passant sa tête rieuse
+par l'entrebâillement de la porte du salon.
+
+Il s'élança vers Thérèse et lui prit les mains:
+
+--Bonjour, Thérèse, embrassons-nous!... Bonjour, gamin, as-tu bien
+dormi?.. Et la maman, comment va-t-elle?...
+
+--La maman va très bien, répondit Mme Moret d'une voix guillerette en
+soulevant la portière de la pièce contigüe et en se montrant avec
+Christine.
+
+On n'eût pas cru, en effet, qu'elle venait de voyager pendant vingt-deux
+heures. Après avoir relevé et lissé ses cheveux gris, trempé sa figure
+dans l'eau fraîche, elle reparaissait allègre et vive comme une
+alouette. On lisait sur son visage combien elle était contente de revoir
+son garçon en bonne santé, et cette joie suffisait pour la défatiguer.
+
+--Bonjour, M. Lechantre, continua-t-elle, je suis bien aise de vous
+retrouver ici avec mon Jacques... Et pourtant, je vous en veux de
+l'avoir fait veiller si tard qu'il n'a pu venir au-devant de nous... Où
+donc l'avez vous conduit, mauvais sujet?
+
+--Je vous conterai cela à déjeuner, madame Moret, répliqua Francis en
+riant, car je m'invite sans cérémonie...
+
+--Je partais justement pour aller vous chercher, quand vous êtes entré,
+dit Jacques en déposant sa canne et son chapeau.
+
+Il aurait désiré trouver le moyen de recommander par un signe à
+Lechantre la plus rigoureuse réserve; mais il se sentit à la fois
+observé par Thérèse et par Christine, et il jugea prudent de rester coi
+afin de ne pas fortifier des suspicions dont il devinait le vague éveil
+autour de lui. Il espérait, du reste, que pendant les apprêts du
+déjeuner il aurait l'occasion d'être seul avec Francis et qu'alors il
+pourrait le chapitrer à son aise. Malheureusement les choses ne
+marchèrent pas comme il l'avait calculé. Lorsque Thérèse sortit pour
+jeter un coup d'oeil à la cuisine et à la salle à manger, Mme Moret et
+Christine crurent devoir tenir compagnie à leur hôte.--Christine surtout
+s'obstinait à accaparer l'attention de Lechantre. On eût juré qu'elle
+avait pénétré les intentions de Jacques et qu'elle avait une maligne
+satisfaction à demeurer en tiers entre lui et le paysagiste. Elle ne
+lâcha prise que lorsqu'elle vit Thérèse rentrer dans le salon et
+annoncer qu'on ne tarderait pas à se mettre à table.
+
+Jacques bouillait d'impatience et de dépit. Il avait beau s'efforcer de
+prendre un air enjoué et insouciant, les plis transversaux de son front,
+la fixité de son regard et le sourire contraint de ses lèvres
+trahissaient son irritation. Thérèse, habituée à lire sur la physionomie
+mobile de son mari, ne se laissait pas abuser par une gaieté toute
+superficielle. Elle trouvait à Jacques l'oeil inquiet et le geste agité
+d'un homme qui dissimule quelque chose. Un subtil instinct de femme
+aimante et jalouse de conserver son bien affinait encore sa perspicacité
+et, à mesure que les doutes s'accumulaient dans son esprit, une
+croissante tristesse lui embrumait le coeur.--Au moment où la bonne vint
+dire que le déjeuner était servi, Jacques se dirigea vers Lechantre afin
+de l'emmener à l'écart, mais Thérèse s'était déjà emparée du bras du
+paysagiste pour passer dans la salle à manger. En même temps, Mme Moret
+réclama celui de «son garçon», et Jacques, déconcerté, vit ainsi
+s'évanouir son dernier espoir de communiquer secrètement avec son
+compagnon, avant l'heure redoutable des causeries intimes et des
+épanchements qui sont généralement la conséquence d'un repas pris entre
+amis.
+
+Le déjeuner, bien qu'improvisé, était bon et préparé avec sollicitude.
+Thérèse avait fait servir le fameux pineau de Bazincourt dont Lechantre
+lui avait expédié un panier, et celui-ci, mis en verve par le vin du
+pays, la présence de ses compatriotes, la délicatesse du menu,
+commençait à bavarder à coeur ouvert. Dès qu'il se trouvait avec des
+amis et devant une bouteille de son vin favori, le paysagiste devenait
+un saint Jean bouche d'or; Jacques le savait et son énervement
+redoublait à mesure que pétillait la gaieté et que croissait l'entrain
+du «cher maître».
+
+Tandis que ce dernier vantait avec son style familièrement imagé les
+talents du cordon bleu qui avait cuisiné le déjeuner, il fut brusquement
+interrompu par la voix acide de Christine:
+
+--M. Lechantre, vous nous avez promis de nous conter la façon dont vous
+avez passé votre soirée avec Jacques!
+
+--A vos ordres, mademoiselle, répondit le peintre en élevant son verre à
+hauteur de l'oeil et en dégustant à petits coups son cher vin de
+Bazincourt;--d'abord vous saurez que nous sommes allés aux confetti et
+que nous y avons vaillamment combattu... Ensuite nous avons dîné au
+cabaret, puis...
+
+--M. Lechantre, dit avec une ironie affectée Jacques qui se sentait sur
+des charbons ardents, souvenez-vous que Christine est fort dévote; ne la
+scandalisez pas par le récit de vos exploits!
+
+--Sois tranquille, gamin, je connais les égards dus aux demoiselles et
+je glisserai discrètement sur l'épisode de l'enfant de choeur...
+
+--Un enfant de choeur, répéta Christine d'un air faussement candide,
+vous êtes donc allés à l'église?
+
+--O naïveté biblique! s'exclama Lechantre, non, pas tout à fait... Il
+s'agit du déguisement d'une jeune personne qui faisait ses dévotions à
+la redoute.
+
+--Quelle horreur! murmura Mlle Moret en baissant les yeux, comment
+ose-t-on commettre de pareilles profanations?... Et c'est à ce bal que
+vous avez tous deux passé votre soirée?
+
+--Mon Dieu, oui, mademoiselle... Jacques était fort attristé de sa
+solitude et j'ai voulu le distraire en le conduisant à cette redoute...
+Toutes les belles dames de Nice y étaient et votre garçon, maman Moret,
+y a eu un joli succès.
+
+--Ne vous moquez donc pas de moi, M. Lechantre, interrompit Jacques
+agacé, en voilà assez là-dessus!...
+
+Thérèse avait relevé la tête et observait douloureusement le trouble de
+son mari. Quant à la petite mère, toujours enchantée d'entendre l'éloge
+de son Benjamin, elle riait avec indulgence; accoudée à la nappe, les
+yeux fixés sur ceux de Francis, elle approuvait de la tête et répétait
+complaisamment:
+
+--Si fait, si fait, M. Lechantre, contez-nous ça!
+
+--Eh! bien, mesdames, reprit ce dernier, ravi de s'écouter parler, la
+redoute blanche et rouge était positivement une jolie chose et je
+regrette que vous ne l'ayez pas vue... Il y avait, il est vrai, des
+femmes de tous les mondes, depuis le fretin jusqu'au dessus du panier de
+la société cosmopolite; mais je vous donne mon billet que la dame qui a
+intrigué Jacques appartenait à la crème de la crème... Ça se devinait à
+sa toilette et au son de sa voix.
+
+--Vraiment, Jacques a été intrigué? dit Thérèse en affectant une
+parfaite indifférence, voyez comme il cache son jeu!... Il ne nous en
+avait pas soufflé mot.
+
+--Bah! repartit Jacques en haussant les épaules, M. Lechantre se laisse
+emporter par son imagination... Il s'agit d'une vulgaire aventure de bal
+masqué et la dame n'avait rien d'intéressant.
+
+--Mazette! se récria Francis, tu es modeste, toi, ou tu as le goût
+difficile!... Une femme charmante!... Un peu hautaine, mais tout à fait
+distinguée.
+
+--Comment était-elle mise? demanda Thérèse.
+
+--Elle avait une robe de laine blanche taillée à la grecque avec une
+garniture de pavots rouges, et ses cheveux blonds étaient coiffés d'un
+bonnet de dentelle d'or. Ajoutez à cela des yeux qui brillaient comme
+des diamants, et une voix!... Une musique à la fois mordante et câline,
+avec un petit accent étranger... Comme elle m'avait nettement signifié
+que j'étais de trop, je n'ai pas assisté à la conversation, vous pensez
+bien; mais il m'a semblé que la dame était aussi spirituelle que jolie,
+et Jacques n'a pas dû s'ennuyer!
+
+--Eh! bien, vous vous trompez! protesta celui-ci-ci en lançant un regard
+furieux à Francis, nous avons à peine échangé vingt paroles, et
+c'étaient des banalités!
+
+--Pourquoi te défends-tu si fort? répliqua Thérèse avec un pâle sourire,
+ces aventures-là sont très naturelles dans un bal masqué, et nous savons
+bien que personne ne les prend au sérieux...
+
+Malgré cela, les traits légèrement contractés de la jeune femme et
+surtout l'expression de ses yeux bruns devenus presque noirs donnaient
+un démenti à ses paroles. En effet, le calme qu'elle affectait en
+écoutant les appréciations de Lechantre n'existait qu'à la surface.
+Chacun des mots prononcés par le paysagiste produisait en elle une
+secousse suivie de cruelles réflexions. Elle rapprochait les révélations
+de Francis de l'obstination silencieuse de Jacques et elle en tirait des
+conclusions peu rassurantes. La description de la dame aux pavots rouges
+avait suffi pour éclairer d'une lumière suspecte cette rencontre où
+Lechantre ne voyait qu'une amusante plaisanterie. Aux indications
+rapidement esquissées par l'artiste, la pénétrante perspicacité de
+Thérèse lui avait fait deviner que cette inconnue devait être Mania
+Liebling, et toute sa jalousie s'était réveillée. Il était évident pour
+elle que cette entrevue de Mania et de Jacques avait été préméditée. Que
+s'y était-il passé? Quelles confidences s'y étaient échangées? Dans
+quelle mesure Jacques avait-il succombé à la tentation? En tout cas, il
+se sentait déjà coupable, puisqu'il cherchait des faux-fuyants, et
+rusait pour ne point rendre compte de ses actes. Thérèse se jugeait
+trahie, et trahie dans les conditions les plus offensantes. A peine
+avait-elle quitté Nice, que Jacques s'était empressé de songer aux
+moyens de revoir cette dangereuse créature; il n'avait pas rougi de
+profiter de ce voyage entrepris par dévouement, pour satisfaire sa
+curiosité ou sa passion. C'était odieux, et la jeune femme, blessée dans
+sa fierté et dans sa tendresse, agitée par des soubresauts
+d'indignation, était tentée décrier à l'infidèle: «Pourquoi mentir? Je
+devine tout et je ne suis pas ta dupe!» Mais en cette âme vaillante, le
+sens de la dignité et la crainte d'affliger cruellement la petite mère
+l'emportèrent sur l'amour-propre blessé et elle sut se contraindre à
+rester calme.
+
+Néanmoins cette contrainte ne s'imposait point sans une lutte dont
+l'effort transparaissait sur les traits de Thérèse, et Lechantre, qui
+était observateur, ne manqua pas de remarquer l'altération que ses
+confidences avaient produite sur la physionomie de la jeune Mme Moret.
+Il comprit qu'il l'avait involontairement froissée et se tut
+brusquement.--Pendant la fin du repas, un silence gênant pesa sur les
+convives. Francis, redevenu sérieux, examinait avec surprise le noir
+regard pensif de Thérèse, la mine vaguement inquiète de Jacques, le
+méchant sourire de Christine, et il commençait à se demander: «Que
+diantre ont-ils tous?... On dirait que mon histoire leur a jeté un
+froid...»
+
+On se leva enfin de table, on prit le café sur le perron et, tandis que
+les trois femmes s'occupaient de rangements, Jacques put entraîner son
+ami dans le jardinet, sous prétexte de fumer en plein air.
+
+--Ah ça, que se passe-t-il? interrogea Lechantre à mi-voix, dès qu'ils
+furent cachés par les massifs d'orangers, est-ce que j'aurais fait une
+gaffe en racontant devant ta femme ton intrigue de la redoute?
+
+--Absolument! répondit Jacques d'un ton amer. Pendant toute la matinée,
+il m'a été impossible de vous prendre en particulier pour vous
+recommander le silence... A la façon dont vous avez dépeint la dame aux
+pavots rouges, Thérèse a dû reconnaître une femme dont elle est déjà
+jalouse, et je crains que cela n'ait tout gâté.
+
+--Comment! ce n'était donc pas la première fois que tu rencontrais cette
+dame?
+
+--Non, je la connais depuis six semaines; c'est une étrangère, une femme
+du meilleur monde.
+
+--Diantre soit des femmes du monde! s'écria le paysagiste désolé, je
+croyais qu'il s'agissait d'une passade comme celle de mon enfant de
+choeur, mais du moment où c'est sérieux, je n'en suis plus... Est-ce que
+tu as l'intention de la revoir?
+
+--Oui, avoua Jacques, ce soir... au Corso blanc... Et même j'ai compté
+sur votre amitié pour...
+
+--Pour conter à ta femme que nous devons passer la soirée ensemble,
+n'est-ce pas?... Merci! tu me fais jouer un joli rôle, galopin!... Tu
+oublies que j'ai une vive admiration pour Thérèse, et que je l'aime...
+
+--Eh! moi aussi, je l'aime, protesta Jacques avec impatience, mais...
+
+--Elle est propre, ta façon d'aimer... à coups de canif dans le
+contrat!... Je ne veux pas être ton complice et tu vas me faire le
+plaisir de planter là ton étrangère!
+
+--Impossible!... J'ai donné ma parole pour ce soir... C'est une question
+de délicatesse et d'honneur.
+
+--Voilà de l'honneur bien placé... A d'autres!... ne compte pas sur moi.
+
+[Illustration.]
+
+--Je vous en prie!... Il s'agit... d'une dernière entrevue, d'une de ces
+explications auxquelles un galant homme ne peut se soustraire.
+
+--Ah! ah! La scène des adieux, les lettres à restituer... C'est une
+liquidation, alors?
+
+--Oui, affirma Jacques, qui, ne voyant plus d'autre moyen d'obtenir
+l'assistance de Lechantre, n'hésita pas à se charger la conscience d'un
+nouveau mensonge.
+
+--Si c'est pour brusquer le dénouement, je veux bien t'aider à sortir
+d'un mauvais pas, mais liquide, mon garçon, tranche dans le vif, et
+méfie-toi... Ces histoires-là finissent toujours mal!
+
+Ils remontèrent ensemble au salon. Thérèse s'était rendue assez
+maîtresse d'elle-même pour ne plus laisser deviner son chagrin. Le brave
+Lechantre, afin de racheter son impair de la matinée, s'évertuait à
+donnera la conversation une tournure moins dangereuse, en évitant les
+sujets brûlants, et en évoquant de joyeux souvenirs communs à toute la
+famille. Il parla de Rochetaillée, taquina Christine sur ses goûts
+sédentaires, entreprit la petite mère à propos de sa basse-cour et de
+son étable, raconta de comiques histoires de village et fit tant qu'il
+dérida Thérèse. Elle lui répondait avec enjouement et paraissait prendre
+un plaisir d'enfant à entendre Francis parler le patois du pays. Sa
+gaieté factice fit illusion à Jacques. Il se persuada qu'elle avait
+oublié l'incident du bal masqué, ou du moins qu'elle lui pardonnait ses
+frasques de la veille. Il retrouva son aplomb et donna la réplique à son
+ancien maître.
+
+Quand Lechantre prit congé des trois femmes, il dit négligemment à son
+ami:
+
+--A propos, Jacques, tu sais que le baron Herder compte sur toi ce soir,
+pour prendre le thé. Nous t'attendrons entre huit et neuf heures...
+Pardon, mesdames, de vous enlever ce gamin dès le premier jour de votre
+arrivée, mais vous devez être fatiguées, et vous aurez sans doute besoin
+de vous coucher de bonne heure.
+
+Comme il achevait ces derniers mots, il rencontra le profond regard de
+Thérèse et, trop franc pour le soutenir hardiment, il détourna la tête.
+Les yeux de la jeune femme allaient alternativement de Francis à
+Jacques: le premier fuyait son regard, le second affectait un air
+distrait; leur attitude à tous deux lui parut suspecte.
+
+--Ils s'entendent pour me tromper, songea-t-elle. Et de nouveau un froid
+lui glaça les veines, tandis qu'elle essayait de sourire en tendant la
+main à Lechantre.
+
+Après le départ du paysagiste, l'après-midi se traîna péniblement entre
+Christine, qui tricotait un châle de laine, la maman Moret, qui
+sommeillait de temps à autre, et Thérèse, qui semblait replongée dans
+ses réflexions.--En dépit des graves présomptions fondées sur la
+froideur de Jacques et les révélations de Lechantre, il y avait encore
+des moments où elle se refusait à croire à une trahison, à admettre
+comme possible le navrant écroulement de son bonheur. «Non,
+pensait-elle, il ne peut être devenu déloyal à ce point!» Elle attendait
+toujours un regard repentant de Jacques, un de ces bons mouvements de
+tendresse qui mettent un aveu aux lèvres du coupable et lui font tout
+pardonner. Mais l'artiste restait distrait, nerveux et taciturne. A
+mesure que la nuit s'approchait, il donnait des signes d'une impatience
+mal contenue. Lorsqu'on se mit à table pour dîner, il mangea à peine, la
+fièvre de l'attente lui coupait l'appétit, il trouvait que la domestique
+enlevait les plats avec une lenteur agaçante; il l'accusait de pontifier
+en servant, et, au cours de la conversation, il consultait sa montre à
+la dérobée.
+
+Aucune de ces agitations, aucun de ces gestes, n'échappaient à Thérèse.
+Ils lui perçaient le coeur, et sa souffrance était d'autant plus aigüe
+qu'elle cherchait à la dissimuler.
+
+Dès que le dessert apparut, l'impatience à peine déguisée de Jacques
+redoubla. Il entendait huit heures sonner aux pendules et il calculait
+avec agacement qu'il serait obligé de perdre encore quelque temps chez
+le costumier... «Ce dîner n'en finira jamais!» se disait-il rageusement.
+Il ne répondait plus que par monosyllabes aux questions des trois
+femmes, de peur qu'une réponse plus explicite ne redonnât un nouvel
+essor à la conversation qui languissait, et ne le retînt plus longtemps
+dans la salle à manger.--A la fin, il se leva brusquement et alla
+embrasser la petite mère.
+
+--Bonsoir, maman, murmura-t-il, il ne faut pas que je fasse attendre le
+baron Herder, et d'ailleurs vous devez avoir toutes trois grand besoin
+de dormir.
+
+Thérèse s'était levée en même temps que lui et le précédait dans
+l'antichambre avec une bougie.
+
+--Rentreras-tu tard? demanda-t-elle, quand il fut près de la porte.
+
+--Non... Je l'espère, du moins, mais je ne puis te fixer une heure
+précise... quand on est chez les autres, on ne s'appartient pas... Au
+revoir, Thérèse!
+
+Il lui prit la main et la serra précipitamment.
+
+--Ta main est glacée, dit-il, tu es fatiguée et un bon somme te fera du
+bien... Couche-toi vite!
+
+Là-dessus il s'esquiva.--Dès que la porte fut refermée, Thérèse gagna sa
+chambre, dont la fenêtre restée ouverte donnait sur la rue. Elle vit
+Jacques courir vers le boulevard Dubouchage, dans une direction opposée
+à celle qu'il aurait dû prendre pour aller au port.
+
+--Avec quel aplomb il ment déjà! pensa-t-elle... Non, je ne puis
+supporter cet état de doute et d'angoisse... J'aime mieux tout savoir!
+
+Son manteau de voyage et son chapeau étaient encore sur le lit; elle se
+coiffa, s'encapuchonna à la hâte, puis, rouvrant avec précaution la
+porte d'entrée, elle se glissa dans la rue et se précipita vers le
+boulevard.
+
+_(A suivre)._
+
+André Theuriet.
+
+[Illustration.]
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of L'Illustration, No. 2497, 3 Janvier
+1891, by Various
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44696 ***
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+<br><br>
+
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+
+
+
+
+
+ <p>L'ILLUSTRATION<br>
+
+ <p><i>Prix du Numéro: 75 centimes.</i><br>
+
+SAMEDI 3 JANVIER 1891<br>
+
+49e Année.--Nº 2497</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/001.png"><br>
+
+<b>OCTAVE FEUILLET.<br> D'après la photographie de Nadar.</b></p>
+
+<br><br>
+
+ <p class="mid"><img alt="" src="images/002a.png"><br></p>
+
+ <p><span class="lef"><img alt="" src="images/002b.png"></span>'ANNÉE 1801 aura commencé lorsque paraîtront ces lignes. Oh! elle ne
+sera pas bien âgée. Née à peine. Et déjà elle sera de l'histoire, ou
+plutôt elle aura son histoire. J'ai remarqué souvent--ce qui prouve que
+je ne suis plus tout jeune--oui, j'ai remarqué que les années nouvelles
+débutent par quelque événement à sensation. Est-ce une mort illustre,
+une naissance espérée, une révolution inattendue? Je n'en sais rien.
+Mais, pareilles à ces souverains qui veulent affirmer leur autorité dès
+le début de leur règne, les années encore vagissantes s'affirment, elles
+aussi, comme elles peuvent.</p>
+
+ <p>Et déjà elle est oubliée, terriblement oubliée, l'année 90! Finie,
+abolie, emportée comme dans une hotte de chiffonniers. 90! Comme c'est
+loin! C'est hier, mais c'est loin. On ne se préoccupe pas du tout, mais
+du tout, de ce que 90 nous a donné. On ne s'occupe que de ce que nous
+promet 91.</p>
+
+ <p>Les derniers jours de l'an passé ont été égayés par une aventure assez
+divertissante, l'aventure du <i>chalet</i>. Il ne s'agit pas de celui
+d'Adolphe Adam, qu'on ne joue plus guère à l'Opéra-Comique, mais bien
+d'un chalet en planches, artistiquement orné, qu'on avait trouvé bon
+d'installer, en plein c&oelig;ur de Paris, devant la façade de l'Opéra. Il
+était hideux, ce joli chalet dont l'usage ne se pourrait dire, dirait
+une lady anglaise, et, en l'apercevant, tout Parisien s'écriait:</p>
+
+ <p>--Pourquoi ce chalet? Je n'en vois pas la nécessité!</p>
+
+ <p>Il a disparu, le chalet, sous le ridicule et sous les protestations des
+passants. Les Parisiens en étaient si outrés, qu'un moment ils avaient
+voulu l'enlever par la force. Des gardiens de la paix ont dû protéger
+contre la révolte artistique de la foule ce chalet si malencontreux.</p>
+
+ <p>Quel drôle de peuple! On peut l'écraser d'impôts, le mener à la
+baguette, on ne peut pas lui imposer une baraque en bois dont il ne veut
+pas. On a jadis parlé de la <i>révolution du mépris</i>. Parisiens de
+1890-91, nous avons frôlé la <i>révolution du chalet!</i> C'était, du reste,
+une idée bien étrange de déshonorer la place de l'Opéra par cette
+maisonnette <i>ad usum populi</i>. Nous avons l'art de <i>désembellir</i> Paris.
+Nous l'avons orné de statues difformes, d'un Ledru-Rollin bizarre, d'un
+Shakespeare étrange, d'un Louis Blanc géant. Ces statues ne suffisent
+pas. Voilà les chalets maintenant. Celui-ci a disparu. Paix à sa
+mémoire! Mais on n'eût pas cru possible une idée d'architecte aussi
+saugrenue.</p>
+
+ <p>Le chalet a été emporté par un vent de protestation, absolument comme
+nombre de gens célèbres par des congestions pulmonaires. Oh! le rude
+hiver! et que les fluxions de poitrine sont fréquentes! Je plains les
+pauvres humains et les malheureux qui n'ont ni boas ni pelisses. La bise
+est aigre, la gelée féroce, et le ciel a cette couleur grise du papier à
+la mode qu'on appelle <i>papier ciel d'hiver</i>. M. Émile Durier a été une
+des victimes de la température. Solide, souriant, aimable, il semblait
+robuste et jeune encore, quoique sexagénaire, l'ancien bâtonnier de
+l'ordre des avocats. Une physionomie ouverte, un accueil toujours
+agréable. C'était une figure parisienne plus encore qu'une figure
+politique. De la révolution qui avait porté au pouvoir tous ses amis,
+l'ex-secrétaire du gouvernement de la Défense nationale n'avait rien
+voulu, que le droit d'exercer plus librement la profession qui lui
+plaisait.</p>
+
+ <p>Me Durier était un avocat écouté, autorisé, il avait la parole
+séduisante, et jamais la dent dure. Lorsqu'il attaquait un adversaire,
+il tâchait de le désarçonner, mais il ne le déchirait pas. Il y a des
+avocats dont on craint le venin. De Me Durier on aimait le sourire.
+C'est lui qui avait défendu Chambige, et il l'avait fait sans que M.
+Grille même pût s'en irriter. Ce Chambige, être complexe et inquiétant,
+Me Durier, lorsqu'il en parlait, lui faisait accorder, par des auditeurs
+curieux, un pardon que lui avait refusé le jury. L'avocat était fort
+intéressant sur ce point. On le sentait convaincu.</p>
+
+ <p>Naguère il plaidait pour M. Erckmann contre Chatrian, celui-ci ayant
+accusé ou fait accuser son ancien collaborateur de complicité avec les
+Prussiens, ou quelque chose d'approchant. La plaidoirie de Me Durier ne
+put être publiée puisqu'il s'agissait d'un procès en diffamation, mais
+c'était, me dit-on, une admirable page d'histoire littéraire. Elle a été
+vite lacérée par la mort. Chatrian est parti, Durier s'en va: le seul
+Erckmann reste, fumant sa pipe au-delà des Vosges.</p>
+
+ <p>Cette congestion pulmonaire, dont M. Durier est mort, on peut la prendre
+en allant faire le tour des baraques; mais ce tour, très en vogue cette
+année, vaut bien qu'on risque tout au moins un rhume. Les baraques
+brillent de tous leurs feux et elles sont particulièrement coquettes.
+Nous avons les <i>jouets fin de siècle</i>, les questions nouvelles.</p>
+
+ <p>--Demandez la <i>question Boulanger!</i></p>
+
+ <p>Celle-là paraît finie, bien que M. Déroulède s'apprête à la poser
+encore. Sur le boulevard, entre les doigts des camelots, elle consiste à
+faire passer un bout de laiton d'un cercle en fil de fer tordu de
+manière à donner le profil du général.</p>
+
+ <p>--Voyez la <i>question Carnot!</i> dix centimes!</p>
+
+ <p>Cette question est beaucoup plus simple. On vous vend pour deux sous un
+bout de carton--en forme de parallélogramme, pour parler comme M. de
+Freycinet (de l'Académie française)--et ce parallélogramme est découpé
+de telle sorte qu'en le présentant à la lumière l'ombre des découpures
+projette sur une surface plane, feuille de papier ou paroi de muraille,
+l'image de M. Carnot, du Carnot sommaire et géométrique inventé, je
+crois, par Gyp, ce ou cette Gyp qui a un si joli brin de crayon au bout
+de sa plume. L'<i>Illustration</i> a publié, dans ses amusements
+scientifiques, plus d'une question pareille à la question Carnot qui
+divertit les badauds sur le boulevard. Le président de la République, en
+se promenant comme un bon bourgeois parmi la foule--comme un
+Aroun-al-Raschild dont l'aimable général Brugère serait le Giaffar--le
+président a pu en regardant les boutiques (tel le roi Louis-Philippe
+allait par les rues, avec son parapluie sous le bras) entendre le cri,
+l'appel des camelots:</p>
+
+ <p>--Qu'est-ce que <i>ça dit?</i></p>
+
+ <p>On regarde--et <i>ça dit</i> Sadi. M. Carnot a dû sourire. En réalité, ces
+plaisanteries d'un peuple bon enfant sont une des formes de la
+popularité et M. Carnot est populaire. La popularité ne se décrète pas.
+Elle est un peu comme la grâce et vient de certains dons, de certains
+souffles.</p>
+
+ <p>Elle est aussi comme le charme. Qui le définira, le charme? On le subit
+sans l'analyser. Octave Feuillet avait le charme, Octave Feuillet, un
+des derniers coups qu'ait portés l'année défunte, mais un coup cruel et
+attristant. Tandis que le conseil municipal projetait de faire défiler
+devant M. Émile Richard, son président, exposé à l'Hôtel-de-Ville sur un
+lit de parade, toute la population de Paris aimant saluer son roi, M.
+Octave Feuillet, qui n'avait jamais régné que sur les c&oelig;urs,
+s'éteignait sans que nulle autorité municipale songeât à lui décerner de
+tels honneurs funèbres.</p>
+
+ <p>Ah! c'est quelque chose que d'être fonctionnaire et de présider le
+conseil municipal! Honnête homme, M. Émile Richard, journaliste de
+talent, brave garçon, sans nul doute. Mais, dans l'ordre des choses
+humaines, parmi les gloires du pays, Octave Feuillet occupait un rang
+auquel nul conseiller municipal ne pourra jamais prétendre. C'était un
+maître conteur, un délicat, un féminin qui a montré plus d'une fois les
+qualités les plus mâles, une sorte de pécheur d'âmes.</p>
+
+ <p>Il y a plus de psychologie, comme nous disons aujourd'hui, dans tel
+proverbe de Feuillet que dans bien des &oelig;uvres rénovatrices.
+<i>Onesta</i>--avez-vous lu <i>Onesta?</i> c'est une nouvelle mise à la fin d'un
+volume qui s'appelle la <i>Petite comtesse</i>--Onesta est un admirable
+chef-d'&oelig;uvre, d'un dramatique achevé. On va s'apercevoir que M. Octave
+Feuillet en a écrit un certain nombre, de ces &oelig;uvres verveuses,
+puissantes, à la Musset, qui donnent tort au fameux mot des frères de
+Concourt: Feuillet, c'est le Musset des familles.</p>
+
+ <p>Ce ne serait pas déjà si mal d'être le Musset des familles. Mais Octave
+Feuillet était mieux que cela. Il était Feuillet, c'est-à-dire un maître
+absolu dont les romans et le théâtre procèdent par des coups droits
+terribles après des feintes subtiles.</p>
+
+ <p>Oui, oui, c'est un maître qui disparaît. Un maître en l'art de tout dire
+sans trop appuyer. Il préparait--les journaux l'avaient annoncé--un
+drame pour le Gymnase, un drame tiré de son dernier roman, <i>Honneur
+d'artiste</i>, et qui aurait eu le succès décisif qu'obtient en ce moment
+la pièce de M. Daudet, cette mâle étude de l'hérédité, l'<i>Obstacle</i>.</p>
+
+ <p>L'obstacle, quelquefois, ce n'est pas seulement la folie, c'est la mort,
+et la mort a arraché la plume des doigts d'Octave Feuillet. Le romancier
+souffrait depuis longtemps, mais on le savait nerveux. On se disait
+qu'il résisterait à la souffrance. Il en avait supporté de cruelles, en
+ces dernières années, et la mort d'un fils lui laissait au c&oelig;ur une
+blessure que ne cicatrisait pas le mariage et le bonheur du second, le
+brillant officier dont il était fier.</p>
+
+ <p>M. Octave Feuillet était demeuré fidèle à l'empire, à l'impératrice
+qu'il avait charmée autrefois aux fêtes de Compiègne lorsqu'il écrivait
+pour elle les <i>Portraits de la marquise</i> qu'elle jouait en costume du
+temps passé. Compiègne! Les Tuileries! Toutes ces splendeurs, c'était,
+pour Octave Feuillet, le temps heureux. Il était, à la cour, choyé sans
+être courtisan. Sans doute cherchait-il à plaire, mais c'est surtout lui
+qui séduisait. On l'avait nommé bibliothécaire de Fontainebleau. Une
+sinécure. Mais pourquoi ne donnerait-on pas des postes aux gens de
+talent quand on en donne tant par faveur, aux intrigants?</p>
+
+ <p>Lorsque le 4 septembre arriva, M. Jules Simon, ministre de l'Instruction
+publique du gouvernement républicain, écrivait à Octave Feuillet:</p>
+
+ <p>--Il y a toujours des livres à Fontainebleau et vous êtes toujours
+bibliothécaire!</p>
+
+ <p>Octave Feuillet répondit:</p>
+
+ <p>--Les livres sont toujours là, mais ceux qui me les demandaient n'y sont
+plus. Je donne ma démission.</p>
+
+ <p>On dit volontiers: un <i>homme de Balzac</i>. On pourrait dire: une <i>femme de
+Feuillet</i>. Mais ce peintre des femmes fut un homme et comme un
+gentilhomme. Il touche, d'une main légère, aux crises du c&oelig;ur. Il en a
+calmé plus d'une, de ces crises du mariage. On raconte qu'un jour M.
+Scribe, après la représentation de <i>Malvina</i>, reçut de la main d'une
+mère ce petit billet: «Merci, monsieur, je vous dois ma fille, votre
+comédie lui a rendu la raison.»</p>
+
+ <p>--Que de confidences de ce genre, disait M. Vitet à M. Feuillet en le
+recevant à l'Académie, vous auriez droit à recevoir! Si la gratitude des
+maris écrit aussi de tels billets, vous devez en être accablé!</p>
+
+ <p>Hélas! ces billets qu'attire la gloire, ils finissent tous par le
+dernier billet: le billet de faire-part!<br>
+
+ <span class="sc">Rastignac.</span></p>
+
+ <br><br>
+
+ <h3>NOTES ET IMPRESSIONS</h3>
+
+ <p>La taquinerie est la méchanceté des bons.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Victor Hugo.</span></span>
+ <br></p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Le sang d'un homme mort est plus lourd encore sur la conscience qu'un
+soufflet sur la joue.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Comtesse de Bassanville.</span></span>
+ <br></p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Les articles du journal sont comme les feuilles d'automne qui, vertes et
+fraîches hier, sont aujourd'hui entassées au pied de l'arbre, sans
+couleur et sans vie.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Edmond Scherer.</span></span>
+ <br></p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>L'amour est le poison du génie; les artistes de tempérament robuste
+l'éliminent, les faibles en meurent.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Jean Carol.</span></span>
+ <br></p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Les illusions sont le pain quotidien des malheureux.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Ferdinand Fabre.</span></span>
+ <br></p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Considérée dans son ensemble, l'humanité n'est point sortie de la
+barbarie primitive.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">El. Reclus.</span></span>
+ <br></p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>La tolérance est une vertu que les opprimés savent seuls bien définir.</p>
+
+ <p>(Pensées d'automne.) <span class="rig"><span class="sc">A. Tournier.</span></span>
+ <br></p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Ce qui amuse l'enfant, c'est le pantin; ce qui intéresse l'homme, ce
+sont les ficelles.</p>
+
+ <p>(Ibid.) <span class="rig"><span class="sc">A. Tournier.</span></span>
+ <br></p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Sensible et cruel, vaniteux et jaloux, craintif et téméraire, curieux et
+inappliqué l'enfant est homme par ses contradictions.</p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>La vieillesse apporte moins de qualités qu'elle n'emporte de défauts.
+Elle est l'âge d'or des vertus négatives.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">G.-M. Valtour.</span></span>
+ <br></p>
+<br><br>
+
+ <h3>OCTAVE FEUILLET</h3>
+
+ <p><span class="lef"><img alt="" src="images/003.png"></span> <span class="sc">ctave Feuillet</span> vient de mourir à l'âge de soixante-neuf ans. Il
+produisait encore; mais il y avait déjà quelques années que l'on
+n'attendait plus de lui une révélation nouvelle de son talent.</p>
+
+ <p>C'est le malheur des artistes qui vieillissent de ne plus piquer la
+curiosité des générations qui poussent. Elles sentent qu'ils ont déjà
+donné le meilleur de leur esprit; que tous les ouvrages qui sortiront de
+leur plume ne feront que répéter, avec des variations plus ou moins
+brillantes, ceux qu'ils ont autrefois marqués de traits distinctifs.</p>
+
+ <p>J'ai vu Mme Sand, en ses dernières années, pondre à chaque trimestre
+avec une régularité merveilleuse le roman accoutumé; on le lisait
+encore; on n'en parlait pas. Il n'excitait ni passion ni controverses.
+Tous les critiques l'annonçaient au public avec une sorte de déférence
+aimable; plus d'éreintements ni de querelle. Un grand apaisement s'était
+fait autour de ses &oelig;uvres et de son nom.</p>
+
+ <p>J'imagine que pour un écrivain de premier ordre ce doit être là une
+phase très pénible à traverser; qu'il doit parfois lui prendre des
+envies de s'écrier comme Calchas: «Trop de fleurs! trop de fleurs!» Ces
+louanges indifférentes risquent de l'exaspérer plus que n'avaient fait
+les attaques passionnées subies à la glorieuse aurore des débuts. Mme
+Sand, elle, planait au-dessus de ces misères.</p>
+
+ <p>Il ne semble pas que M. Octave Feuillet en ait pris si paisiblement son
+parti. Il a cherché à diverses reprises à renouveler sa manière; il n'a
+cessé d'affronter le théâtre, le seul endroit où le respect dû aux
+vieilles illustrations ne les préserve pas d'un échec; je suis convaincu
+que cette nervosité, dont tout le monde parle, n'était pas seulement
+congéniale; elle était entretenue, avivée, douloureusement avivée par ce
+goût, par cet appétit, qui était chez lui extraordinairement délicat, de
+séduire le public, de le posséder, de le retenir...</p>
+
+ <p>Il y avait chez lui de l'instinct de coquetterie. Célimène ne songe qu'à
+grouper autour d'elle des empressements et des adorations; imaginez
+Célimène vieillissante; quel chagrin! quel désespoir! M. Feuillet, qui
+voyait le public lui échapper et se tourner vers d'autres, a éprouvé
+quelque chose de cette mélancolie qui a attristé la fin de quelques
+grands artistes.</p>
+
+ <p>Il était d'une sensibilité prodigieuse: la moindre piqûre, la moindre
+critique, alors même qu'on la ouatait des compliments les plus aimables,
+s'enfonçait au plus vif de son être et lui arrachait des tressaillements
+de douleur. J'en parle, hélas! savamment. Comme il a beaucoup écrit pour
+le théâtre et que tout ce qu'il y a donné n'a pas également réussi, j'ai
+plus d'une fois été obligé de signaler dans ces &oelig;uvres, toutes pleines
+de coins charmants, les défauts que j'avais cru y voir. Il me tenait
+pour un ennemi, et cet homme d'infiniment de sens et d'esprit demandait
+à ses amis et aux miens quel motif j'avais de le persécuter. Il était
+convaincu que je poursuivais en lui le familier des réceptions de
+Compiègne. J'avais beau protester que je ne me souciais point de
+politique, et que je préférais une belle &oelig;uvre signée d'un bonapartiste
+à quelque rogaton servi par un républicain, il aimait mieux n'en rien
+croire.</p>
+
+ <p>Je n'ai eu que deux fois le plaisir de le voir: il était venu chez moi
+me remercier de feuilletons qui l'avaient surpris et charmé, car il ne
+s'y attendait point. C'était bien l'homme qu'a si joliment peint
+Alphonse Daudet en deux coups de crayon: long, fin, nerveux, de manières
+exquises, une préoccupation de mondanité sous laquelle on sentait vibrer
+et palpiter des fibres d'artiste. Il parlait d'un ton posé, avec une
+douceur lente; le visage et la voix étaient chez lui d'une séduction
+irrésistible. Je lui assurai que je n'étais jamais plus heureux que
+lorsqu'il me fournissait un prétexte à le louer sans restriction; je lui
+contai naïvement, et avec cette chaleur que je porte dans tout ce que je
+dis, mes impressions à la lecture de ses premiers romans. Il eut l'air
+de me croire, et je pense qu'en effet il s'en alla convaincu de ma bonne
+foi. Mais il était méfiant; au premier coup d'épingle, il oubliait tout
+pour ne sentir que l'affreuse douleur de la déchirure.</p>
+
+ <p>Je ne lui mentais point cependant, en lui disant l'admiration que nous
+avions sentie pour ses premières &oelig;uvres. Bien qu'à l'École normale nous
+fussions passionnés, et très exclusivement passionnés pour Balzac et
+Stendhal, il nous restait encore de quoi goûter Feuillet, dont la jeune
+renommée était (vers 1850) dans tout l'éclat de son premier
+épanouissement. Il me souvient d'un roman de lui, <i>Bellah</i>, qui me
+paraît fort oublié aujourd'hui; il a fait nos délices. Il y avait là des
+scènes de gaieté soldatesque, dont je n'ai plus, depuis, retrouvé
+l'équivalent dans aucune des &oelig;uvres qui ont suivi. Octave Feuillet me
+paraissait y avoir déployé un sens du comique, qu'il a remisé ensuite,
+le jugeant sans doute peu en harmonie avec l'extérieur de sa personne et
+le genre de son talent.</p>
+
+ <p>C'était l'époque aussi où il avait coup sur coup, dans la <i>Revue des
+Deux-Mondes</i>, publié avec un succès prodigieux tous ces proverbes qui
+devaient plus tard être portés presque tous au théâtre: <i>la Crise, le
+Cheveu blanc, le Pour et le Contre, le Village, la Fée, la Clé d'or</i>. En
+France où l'on juge tout d'un mot plaisant, on a appelé M. Feuillet le
+petit Musset des familles et l'on crut sérieusement avoir défini, dans
+cette formule, la manière de M. Octave Feuillet.</p>
+
+ <p>La vérité, c'est que si, au lieu de s'arrêter aux apparences, on avait
+pénétré jusqu'au fond de ces proverbes, si on les avait examinés dans
+leur essence, on se serait aperçu que ces prétendues glorifications de
+la morale bourgeoise étaient, au contraire, des plaidoyers en faveur de
+la passion. Le moraliste disait aux jeunes gens: «Aimez, puisque vous
+avez un c&oelig;ur; et faites des bêtises, puisque c'est le lot de tout
+homme, mais faites-les avec votre femme, et arrangez-vous pour qu'elle
+soit votre maîtresse.» Et il disait ensuite aux jeunes femmes: «Vous
+avez des caprices, rien de plus naturel, de plus avouable, de plus
+charmant même; passez-les avec votre mari. Il y a presque toujours dans
+votre vie une heure de crise où votre imagination s'envole autour d'un
+idéal vaguement entrevu. Vous avez droit à posséder cet idéal; mais ne
+vous dérangez pas, vous l'avez là, sous la main, c'est votre mari. Il ne
+s'agit que de le regarder avec d'autres yeux, vous réaliserez votre rêve
+et resterez vertueuses.»</p>
+
+ <p>C'est la morale du plaisir ajustée aux exigences du ménage. De devoir,
+il n'en est pas question dans les proverbes d'Octave Feuillet. Je ne lui
+en fais pas un reproche. Car ce sont des petits chefs-d'&oelig;uvre. Mais ce
+qui m'amuse, c'est de voir qu'on les a mis entre les mains des femmes et
+des jeunes filles, comme des conseillers de vertu. Je ne sais pas
+d'ouvrages au théâtre qui soient mieux faits, au contraire, pour inviter
+doucement les femmes à la passion. Car enfin, si le mari décidément
+n'est pas l'idéal rêvé, comme il faut que la crise ait son cours, où
+croyez-vous qu'elle aboutisse?</p>
+
+ <p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Ces proverbes établiront la réputation d'Octave Feuillet; mais le
+meilleur de sa gloire n'est pas là.</p>
+
+ <p>Il a écrit le chef-d'&oelig;uvre du roman purement romanesque, et, de ce
+chef-d'&oelig;uvre, il a tiré une pièce qui est également un des
+chefs-d'&oelig;uvre du genre romanesque au théâtre: <i>Le Roman d'un jeune
+homme pauvre</i>.</p>
+
+ <p>C'est, je crois, de tous les ouvrages du maître, celui qui durera le
+plus longtemps. Il repose sur une donnée qui est aussi vieille que
+l'humanité et qui ne s'éteindra qu'avec elle. Tant qu'il y aura des
+hommes sur la terre, on prendra du plaisir à voir des rois épouser des
+bergères et par contre on aimera à voir un jeune homme paré de toutes
+les qualités du c&oelig;ur, de tous les dons de l'esprit, mais pauvre,
+inspirer de l'amour à une jeune fille aussi noble, aussi spirituelle que
+lui, mais riche; la refuser précisément à cause de cette fortune,
+jusqu'au jour où il est vaincu dans sa résistance, où ces deux êtres
+jeunes et beaux, dignes l'un de l'autre, s'épousent enfin, unis par la
+toute-puissance de l'amour. Remarquez que c'est le sujet des <i>Fausses
+confidences</i>, une des plus délicieuses comédies de Marivaux, un sujet
+que l'on reprend tous les siècles sous une nouvelle forme.</p>
+
+ <p>Jamais on ne fera mieux que <i>le Roman d'un jeune homme pauvre</i>. C'est
+d'une imagination riante et le style est d'une fluidité merveilleuse.
+Les personnages vivent, bien qu'ils vivent dans le bleu, et ceux même
+qui ne jouent qu'un rôle épisodique sont d'une charmante fantaisie. Rien
+de plus délicieux que cette vieille douairière bretonne qui rêve la
+reconstruction d'une cathédrale gothique.</p>
+
+ <p>M. Octave Feuillet a bien des fois depuis traité des thèses romanesques.
+Il a écrit en ce genre beaucoup d'ouvrages, qui sont pleins d'agrément;
+aucun ne vaut, ni pour la force de la conception, ni pour la belle
+ordonnance du récit, ni pour la grâce des épisodes, ni même pour le
+charme du style, cette &oelig;uvre maîtresse, qui demeurera au jour de la
+postérité son plus beau titre de gloire.</p>
+
+ <p>A côté du <i>Roman d'un jeune homme pauvre</i>, on peut placer <i>Dalila.
+Dalila</i>, c'est le roman de passion. M. Octave Feuillet s'est plu souvent
+à peindre la femme perverse, tourmentant l'homme faible et annihilant
+l'artiste qui est tombé entre ses mains. <i>Dalila</i> est le chef-d'&oelig;uvre
+de ce genre. Le succès en a été énorme autrefois; la pièce a été plus
+d'une fois reprise, toujours avec succès; il y a là un rôle de
+princesse, qui est une des conceptions les plus fortes de l'auteur. Elle
+est de tempérament impétueux et violent, facile à s'amouracher, plus
+facile à se déprendre, hautaine, impertinente, dédaigneuse, et
+cravachant avec rage tous ceux qui se trouvent sur le chemin d'une de
+ses fantaisies et lui barrent la route. C'est une figure inoubliable.</p>
+
+ <p>M. Octave Feuillet s'est repris plus d'une fois à peindre ce caractère,
+dont la <i>Petite comtesse</i>, une &oelig;uvre exquise, semble être la première
+ébauche.</p>
+
+ <p>Je ne sais pourquoi le bruit s'était répandu que M. Feuillet ne pouvait
+écrire que des romans et des pièces à l'eau de rose: car la <i>Petite
+Comtesse</i> et <i>Dalila</i> sont des ouvres de jeunesse. Mais que voulez-vous?
+on l'avait nommé le <i>Musset des familles</i>, et vous savez la force d'une
+légende.</p>
+
+ <p>Il voulut réagir contre cette légende, qu'il trouvait avec raison fausse
+et absurde. C'est alors qu'il entreprit d'écrire des ouvrages plus
+pimentés de sujet et de forme, et nous devons à cet effort <i>M. de
+Camors, Julia Tréc&oelig;ur</i> dans le roman, <i>Mont joie</i> et un Roman parisien
+dans le drame.</p>
+
+ <p>Aucun de ces ouvrages n'est aussi complet en son genre que l'était dans
+le sien le <i>Roman d'un jeune homme pauvre</i>. Toute la première partie de
+<i>M. de Camors</i> est admirable d'énergie sombre; on dirait pour le reste
+que la main de l'écrivain s'est lassée. Les deux premiers actes de
+<i>Montjoie</i> sont peut-être ce qu'il a écrit de plus achevé: c'est une
+pure merveille. Le drame ensuite tourne court et le dénouement est si
+piteux, qu'à la dernière reprise qui en a été faite la pièce n'a pu se
+maintenir longtemps sur l'affiche. Il y a deux belles scènes dans <i>Un
+roman parisien</i>, mais l'&oelig;uvre ne se tient pas, et je ne crois pas
+qu'elle puisse jamais être remontée.</p>
+
+ <p>C'est <i>Julia Tréc&oelig;ur</i> qui, de ces quatre ouvrages, donne le mieux la
+sensation d'une &oelig;uvre achevée et parfaite; il plane sur tout ce récit
+une mystérieuse horreur, et le dénouement en est d'une mélancolie
+grandiose. Mais le roman me semble manquer de variété; les personnages
+semblent non des êtres vivants, mais des ombres transportées dans le
+brouillard vers une fatalité inexorable.</p>
+
+ <p>Il serait inutile de passer en revue les innombrables ouvrages échappés
+de cette plume féconde. Tous peuvent se rattacher à l'un des trois types
+que nous avons caractérisés. Je ne ferai d'exception que pour le
+<i>Sphinx</i>, parce que M. Octave Feuillet, dans cette pièce de forme
+romanesque, mais très passionnée, avait mis en présence l'un de l'autre
+les deux types de femme qu'il a partout reproduits avec des variantes de
+visage et de costume, et qui étaient représentées au Théâtre-Français
+par deux admirables artistes: Mme Croizette et Mme Sarah Bernhardt. Ce
+fut entre les deux comédiennes un duel auquel tout Paris s'intéressa: la
+palme resta à Mme Sarah Bernhardt; mais personne n'a oublié la scène
+effrayante d'agonie que M. Octave Feuillet avait ménagée à sa rivale.</p>
+
+ <p>M. Feuillet n'avait pas, nous dit M. Daudet, le mal du style dont
+meurent quelques-uns de nos auteurs contemporains. Je ne puis que l'en
+louer. Il écrivait une langue facile, harmonieuse, d'une élégance très
+mondaine; mais, sous cette élégance, il cachait beaucoup de force et
+même beaucoup de fougue. Il aimait à représenter des gens du monde qui
+dérobaient sous un masque impassible de mondanité froide ou légère des
+passions ardentes et parfois brutales. Eh bien! lui aussi il jetait sur
+les emportements et les fureurs qu'il avait à peindre d'aimables glacis
+de style qui ont fait illusion sur son tempérament d'artiste.</p>
+
+ <p>C'était un affiné et un nerveux, homme de bonne compagnie et qui voulut
+partout, toujours et quand même, rester de bonne compagnie. Ce fut là
+son originalité propre. Il sentait avec une vivacité singulière; mais il
+exprimait ses sensations en homme bien élevé et résolu à être bien
+élevé.</p>
+
+ <p>Aussi y a-t-il un désaccord dans sa manière quand il aborde les sujets
+qui font craquer le vernis des bienséances. Il est lui-même,
+c'est-à-dire aimable, harmonieux, distingué sans fadeur, quand il nous
+peint son jeune homme pauvre.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Francisque Sarcey.</span></span></p>
+
+ <br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/004.png"><br><b>A L'HOTEL-DES-INVALIDES.--La décoration du 1er janvier</b></p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/005.png"><br><b>THÉÂTRE DU GYMNASE.--«L'Obstacle», pièce en quatre actes,
+de M. Alphonse Daudet. La scène d'explications entre Didier (M. Duflos)
+et Madeleine (Mlle Sisos) dans le jardin du cloître des Dames-Bleues
+(troisième acte).</b></p>
+<br><br>
+
+ <h3>VOYAGE<br>
+
+ SUR<br>
+
+LA PLANÈTE MARS</h3>
+
+ <p><span class="lef"><img alt="" src="images/006a.png"></span>L se passe en ce moment des choses tout à fait extraordinaires sur
+notre voisine la planète Mars. On s'en occupe un peu partout dans le
+monde de la science. Un certain nombre de nos lecteurs peuvent s'y
+intéresser. Sans autre préambule, transportons-nous directement sur ce
+petit monde et décrivons les phénomènes qui viennent d'être observés
+cette année dans sa géographie.</p>
+
+ <h3>I</h3>
+
+ <p>Depuis quelques années déjà, nous avions été tous assurément fort
+surpris de voir que les lignes droites qui traversent ses continents et
+mettent en communication mutuelle toutes ses mers se dédoublent en
+certaines saisons. Que sont ces tracés rectilignes? Des canaux? On le
+croit, en général, et pourtant comment s'expliquer des cours d'eau se
+traversant les uns les autres? Il y a là un immense réseau de lignes
+droites plus ou moins foncées. Seraient-ce des crevasses? Elles changent
+de largeur. De la végétation? C'est bien rectiligne. Des Brouillards,
+des brumes? L'explication est difficile. Mais elle devient plus
+difficile encore lorsque nous voyons ces lignes énigmatiques se
+dédoubler en certaines saisons. Aucun phénomène terrestre ne peut nous
+mettre sur la voie de l'explication.</p>
+
+ <p>Or voici que cette année ce ne sont pas seulement les canaux qui ont été
+vus dédoublés, mais encore des lacs et des mers!</p>
+
+ <p>Le lac du Soleil, par exemple, est une petite mer intérieure fort
+remarquable, située à l'intersection du 90e degré de longitude et du 25e
+degré de latitude australe (voy. fig. 1). Il mesure 17 degrés de
+longueur sur 14 de largeur, soit 1,020 kilomètres sur 840, c'est-à-dire
+que sa superficie est un peu supérieure à celle de la France. Sa forme
+est presque circulaire, souvent allongée de l'ouest à l'est. Eh bien, ce
+lac a été vu cette année nettement séparé en deux parties distinctes,
+comme par un banc de sable ou par un pont gigantesque (voy. fig. 4).</p>
+
+ <p>On pourrait penser un instant que c'est peut-être un nuage qui s'est
+posé dessus. Mais l'hypothèse est insoutenable, parce qu'un nuage ainsi
+rectiligne, immobile et durable, serait déjà un phénomène, ensuite parce
+que justement de chaque côté de la séparation on voit cette année une
+sorte de prolongement du lac, et que le canal qui aboutit à cette région
+est également dédoublé, ainsi qu'un autre petit lac voisin auquel on a
+donné le nom de lac Tithonius.</p>
+
+ <p>Il y a plus, ce grand lac du Soleil se montre souvent rattaché à une mer
+voisine et à des eaux environnantes par trois affluents, dont deux en
+haut et à gauche ont reçu les noms d'Ambrosia et de Nectar. Or, cette
+année, on n'a vu ni l'un ni l'autre de ces deux affluents, seulement le
+troisième, et l'on en distingue quatre autres, ce qui change toute la
+configuration de ce pays! Que l'on en juge, du reste, par les dessins
+que nous reproduisons ici.</p>
+
+ <p>Afin que nos lecteurs puissent se rendre compte exactement des
+changements observés, nous mettons sous leurs yeux les cartes de ces
+régions, d'après les meilleures observations, celles de M. Schiaparelli,
+directeur de l'Observatoire de Milan.</p>
+
+ <p>Voici d'abord (fig. 1) l'état de 1877. Le lac est circulaire, un
+affluent le rattache à droite, au petit lac du Phénix, et un second
+affluent, plus large, mais plus pâle, le relie en haut à la mer
+australe. L'auteur a examiné cette région avec un soin tout spécial,
+parce qu'elle différait déjà sensiblement des dessins faits par Dawes,
+Lockyer et Kaiser en 1802 et 1804: le lac était alors ovale, allongé
+dans le sens est-ouest.. Au contraire, en 1877, il était «parfaitement
+circulaire, avec le bord légèrement ondulé», et quelquefois même il
+paraissait plutôt allongé dans le sens vertical. De plus, en 1802 et
+1803, en voyait un large affluent relier à gauche le lac à l'Océan
+voisin. Au lieu de cela, l'observateur milanais vit la place tout à fait
+nette et découvrit en 1877 le petit cercle inscrit sous le nom de
+Fontaine du Nectar.</p>
+
+ <h4>PHÉNOMÈNES OBSERVÉS SUR LA PLANÈTE MARS</h4>
+
+ <p class="rig"><img alt="" src="images/006b.png"><br><b>
+ &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Fig. 1.--Le Lac du Soleil en 1877.</b><br>
+
+<img alt="" src="images/006c.png"><br><b>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Fig. 2.--La même région en 1879.</b><br>
+
+<img alt="" src="images/006d.png"><br><b>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Fig. 3.--La même région en 1881.</b><br>
+
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<img alt="" src="images/006e.png"><br><b>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;
+Fig. 4.--La même région en 1890.</b></p>
+
+ <p>Mars revient vers la Terre en 1879, et on l'observe de nouveau. Des
+changements évidents sont constatés. L'affluent dont nous venons de
+parler, qui était tout à fait invisible en 1877, est maintenant
+perceptible, quoique très mince, et reçoit le nom de Canal du Nectar;
+l'Aurea cherso est élargie, le Chrysorrhoas a changé de place: au lieu
+de descendre verticalement le long du 80e degré, il part du 78e pour
+aller rejoindre le 77e. Le lac est légèrement allongé vers le canal du
+Nectar, «ce qui lui donne la forme d'une poire» dont la queue monterait
+de 15° à 20°. L'affluent supérieur est incomparablement moins large
+qu'en 1877 et a reçu le nom d'Ambrosia. Le lac du Phénix est très
+diminué. On cherche en vain la <i>Fons Juventæ.</i></p>
+
+ <p>Nouvelles études en 1881, et nouvelles transformations. Le lac se montre
+décidément allongé dans le sens est-ouest, concentrique avec le contour
+de la Thaumasia. Le lac du Phénix est devenu un centre d'affluents
+nombreux. L'Agathodémon donne naissance à un lac déjà indiqué en 1877,
+mais aujourd'hui très développé, et qui reçoit le nom de lac Tithonius.
+Cette vue correspond à celles de 1862 et 1864. La «Fontaine de
+Jeunesse», qui avait disparu en 1879, est revenue.</p>
+
+ <p>«Che il Lago del Sole cambi di forma e i grandezza, écrit l'éminent
+observateur, e cosa indubittabile». Sa coloration a été très sombre, et
+plus sombre lorsque la rotation l'amenait au bord du disque que
+lorsqu'il passait au méridien central.</p>
+
+ <p>C'est sans doute, comme dans plusieurs autres cas, parce que les régions
+environnantes deviennent alors plus blanches.</p>
+
+ <p>L'Araxes s'est montré net, allant droit de la mer Sirenum au lac du
+Phénix, et non plus tortueux comme en 1877.</p>
+
+ <p>Ainsi voilà un lac (ou tout au moins quelque chose qui y ressemble) qui
+était ovale en 1862 et 1881, et rond en 1877, et tous ses environs
+changeant également.</p>
+
+ <p>Ces trois dessins suffisent pour établir sans contestation possible
+l'état de la planète pendant ces observations. Eh bien, voici maintenant
+1890 (fig. 4).</p>
+
+ <p>Le lac est fendu en deux;--le petit lac Tithonius I est également
+partagé en deux;--le grand affluent du lac, ce que nous avons appelé
+plus haut la queue de la poire, vient du nord-est au lieu de venir du
+sud-est (dans tous ces dessins le nord est en bas);--l'ambrosia incline
+à droite du méridien au lieu d'incliner à gauche;--le canal Chrysorrhoas
+est double, jusqu'au lac de la Lune, et au-delà jusqu'à la mer
+Acidalium.</p>
+
+ <p>Du lac du Soleil descendent deux nouveaux affluents inconnus jusqu'ici.</p>
+
+ <p>Voilà l'état de la question. Il n'y a pas à le dissimuler. Des
+changements réels, incontestables, et considérables, s'accomplissent à
+la surface de ce monde voisin.</p>
+
+ <p>Sans doute, nous ne pensons pas que ces événements martiens empêchent
+personne de dormir, et, tout le monde peut même y rester absolument
+indifférent.</p>
+
+ <p>Cependant la question ne manque pas d'intérêt.</p>
+
+ <p>Outre qu'il est déjà curieux de savoir que nous pouvons voir d'ici ce
+qui se passe sur Mars, il ne l'est pas moins de constater que, tout en
+ressemblant beaucoup à notre planète par sa constitution générale, son
+atmosphère, ses eaux, ses neiges, ses continents, ses climats, ses
+saisons, ce globe voisin en diffère cependant de la manière la plus
+bizarre par sa configuration géographique, ses canaux dédoublés, et
+surtout par cette faculté de transformation superficielle et de
+dédoublement des lacs eux-mêmes, de lacs grands comme la France!</p>
+
+ <p>Comment expliquer ces variations?</p>
+
+ <h4>II</h4>
+
+ <p>L'hypothèse la plus simple serait d'imaginer que la surface de Mars est
+plate et sablonneuse, que les lacs et les canaux n'ont pas de lits, pour
+ainsi dire, sont très peu profonds, et n'ont qu'une très faible
+épaisseur d'eau, et qu'ils peuvent facilement, suivant les circonstances
+atmosphériques, les pluies, les marées peut-être, se rétrécir,
+s'élargir, déborder, et même changer de place. L'atmosphère peut être
+légère, l'évaporation et la condensation des eaux facile. Nous
+assisterions d'ici à des inondations plus ou moins vastes et plus ou
+moins durables. La séparation du lac du Soleil cette année serait due,
+par exemple, à une diminution ou à un déplacement de l'eau de ce lac, la
+ligne de séparation pouvant être considérée comme un banc de sable mis à
+découvert.</p>
+
+ <p>Il y a plus d'une objection à cette hypothèse.</p>
+
+ <p>La première est qu'il ne me semble pas qu'il y ait moins d'eau, puisque
+les affluents sont plus nombreux, et que celui de gauche a la longueur
+d'un bras de mer.</p>
+
+ <p>Déplacement d'eau dû à des marées? Ce serait périodique, ne durerait que
+quelques heures, et ne caractériserait pas comme ici des saisons
+entières.</p>
+
+ <p>Devons-nous plutôt admettre que le banc de sable s'est élevé au-dessus
+du niveau des eaux et qu'en général, les déplacements d'eaux soient dûs
+à des soulèvements du sol?</p>
+
+ <p>Il est également difficile d'accepter cette interprétation, d'abord
+parce qu'une telle instabilité du sol serait bien extraordinaire,
+ensuite parce qu'il faudrait que ces boursoufflements du sol fussent en
+général rectilignes; enfin parce que les aspects reviennent après
+plusieurs années, tels qu'on les a vus d'abord. Et puis, cette hypothèse
+n'expliquerait pas le fait capital, on pourrait dire caractéristique des
+changements observés sur Mars: la tendance au dédoublement.</p>
+
+<p class="lef"><img alt="" src="images/007a.png"><br><b>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Fig. 5.--Mars en 1890.<br>
+
+<img alt="" src="images/007b.png"><br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Fig. 6.--La même région en 1888.</b></p>
+
+ <p>Examinons encore, par exemple, un dessin de cette année, et comparons-le
+aussi à quelque autre d'une année précédente. Voici (fig. 5.) un disque
+de Mars dessiné l'été dernier, sur lequel on voit plusieurs canaux
+dédoublés. Le supérieur, horizontal, n'a jamais été, jusqu'à ce jour,
+considéré comme un canal double: c'était un détroit, venant de la mer
+triangulaire nommée Mer du Sablier, et conduisant au golfe ou à la baie
+du Méridien. Comme comparaison, nous mettons en regard (fig. 6) la carte
+publiée en 1888 par M. Schiaparelli.</p>
+
+ <p>L'aspect topographique est entièrement transformé. Au lieu d'être
+sinueuse, la ligne du rivage est droite et double, partagée par un
+sillon blanc longitudinal. Double aussi, comme d'habitude d'ailleurs, la
+baie du Méridien. Double également un petit lac inférieur.</p>
+
+ <p>C'est cette tendance au dédoublement qu'il s'agit surtout d'expliquer.</p>
+
+ <p>Si ces canaux dédoublés sont les deux côtés d'une bande d'eau, comme on
+serait porté à le croire par l'aspect comparatif du détroit, qui a déjà
+été vu maintes fois plus clair dans sa ligne médiane que le long des
+bords, reste à expliquer comment cette transformation s'opère. Admettre
+qu'un banc de sable s'élève ainsi, nous semblerait un peu téméraire, et
+d'ailleurs ce soulèvement ferait écouler l'eau de part et d'autre, sans
+donner nécessairement naissance à des bords rectilignes.</p>
+
+ <p>Il est donc, reconnaissons-le, extrêmement difficile, pour ne pas dire
+impossible, d'expliquer ces transformations par les forces naturelles
+que nous connaissons. Songeons aussi que nous ne connaissons pas toutes
+ces forces, et que des choses très proches de nous restent souvent
+ignorées. Les habitants des tropiques qui viennent à Paris en hiver pour
+la première fois, et qui n'ont jamais vu d'arbres sans feuilles ni de
+neige, sont stupéfaits de nos climats. C'est une curiosité toute
+nouvelle pour eux de prendre dans leurs mains de l'eau solidifiée, de
+cette éclatante blancheur, et ils doutent un instant que ces squelettes
+tout noirs des arbres doivent quelques mois plus tard être couverts d'un
+luxuriant feuillage. Supposons un habitant de Vénus n'ayant jamais vu de
+neige. Arriverait-il, en observant la Terre, à comprendre ce que sont
+les taches blanches qui recouvrent nos pôles? Certainement non. Nous le
+pouvons, nous, habitants de la Terre, pour les neiges de Mars. Mais nous
+ne nous expliquons pas ces variations de rivages, ces déplacements
+d'eau, ces canaux rectilignes et leurs dédoublements, parce que nous
+n'avons ici-bas rien d'analogue.</p>
+
+<div class="bloc">
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/007c.png"><br><b>Fig. 7.--Changements dans le cours des fleuves.</b></p>
+
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/007d.png"><br><b>Fig. 8.--Changements dans le cours des fleuves.</b></p>
+
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/007e.png"><br><b>Fig. 9.--Changements dans le cours des fleuves.</b></p>
+
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/007f.png"><br><b>Fig. 10.--Changements dans le cours des fleuves.</b></p>
+
+ </div>
+
+ <p>On peut admettre des inondations pour les extension de rivages, comme on
+en a observé le long de la mer du Sablier, et sur la Libye, au-dessous
+de la mer Flammarion. On peut les admettre aussi pour les régions qui
+deviennent de temps en temps un peu plus sombres. Mais les déplacements
+et les transformations semblent d'un autre ordre.</p>
+
+ <p>Ces lignes droites ne sont pas naturelles pour nous autres habitants de
+la Terre. De plus, elles s'entrecroisent mutuellement sous toutes sortes
+d'angles. On n'a jamais vu de fleuves s'entrecroiser. Admettrons-nous
+que le sol soit parfaitement de niveau, que ces eaux n'aient pas de
+cours, et que ce réseau ait quelque rapport avec des canaux
+d'irrigation?</p>
+
+ <p>Mais tout cela varie si étrangement d'aspect et de largeur que nous
+restons confondus, et que l'opinion de véritables cours d'eau perd
+graduellement de sa vraisemblance, quoique le ton soit souvent aussi
+foncé que celui des mers, mais plutôt en rougeâtre qu'en verdâtre ou
+bleuâtre. Considérons encore, par exemple, les petites cartes ci-dessous
+(fig. 7 à 10). En 1877, la mer du Sablier était très étroite, et aucun
+canal n'a été vu dédoublé. On en remarquait un, entre autres, auquel on
+a donné le nom de Phison. En 1879, mer plus large, le Nil semble avoir
+changé de cours, et l'on voit deux canaux au lieu d'un. En 1882, nouveau
+changement au cours du Nil et dédoublement; les deux canaux de 1879 se
+montrent également dédoublés, et l'on en découvre cinq autres. En 1888,
+l'Euphrate, le Phison, le Nil (appelé maintenant Protonilus), se
+montrent dédoublés comme en 1882, mais on voit un nouveau dédoublement, l'Astaboras, et un
+autre canal (voy. fig. 6). Ce sont encore là des changements. En 1890
+(fig. 10) l'Euphrate et le Phison se montrent dédoublés, ainsi qu'une partie
+seulement du Protonilus, mais l'Astaboras ne l'est pas, le canal de 1888
+a disparu, et, comme nous l'avons déjà remarqué, le détroit supérieur s'est partagé en
+deux dans le sens de sa longueur.</p>
+
+ <p>Il est bien difficile de se refuser à admettre que ces lignes droites
+qui varient ainsi représentent de l'eau ou quelque élément mobile
+analogue. Elles aboutissent toutes, sans exception, par leurs deux
+extrémités, à une mer, à un lac ou à un canal, et, par conséquent, l'eau
+ne doit pas y être étrangère. De plus, on voit quelquefois pendant
+l'hiver de longues traînées de neige les traverser: or, ces neiges sont
+fondues sur ces canaux, comme le ferait la neige en tombant sur de
+l'eau. Auraient-elles pour origine des crevasses géométriques dues à
+quelque procédé naturel dans la formation du globe de Mars? Peut-être;
+mais des crevasses seules, même remplies d'eau, n'expliqueraient pas les
+variations observées, sur lesquelles nous devons encore donner quelques
+détails. Si nous n'abusons pas de l'attention de nos lecteurs, en les
+transportant ainsi brusquement sur un autre monde... Mais une fois n'est
+pas coutume, et, quoique céleste et lointain, le sujet ne manque pas
+d'intérêt.</p>
+
+ <p><i>(A suivre.)</i></p>
+
+ <span class="sc">Camille Flammarion.</span>
+
+ <br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/008a.png"><br><b>Au Cercle des Patineurs.</b></p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/008b.png"><br>
+<b>A deux.&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;
+A trois.&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</b></p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/009a.png"><br>
+<b>Un débutant.&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;
+La barre.&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</b></p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/009b.png"><br><b>La galerie.</b></p>
+
+ <br><br>
+
+ <h3>LE LIVRE D'ÉTRENNES</h3>
+
+ <p>Depuis quelques années, la mode est de donner aux jeunes gens et aux
+jeunes filles, à l'occasion du jour de l'an, des livres spécialement
+écrits, illustrés, imprimés et reliés pour ce but. Du vingt décembre au
+premier janvier, les étalages des libraires sont remplis presque
+exclusivement de ces ouvrages, aux couvertures affriolantes et aux
+tranches dorées; et les magasins de nouveautés eux-mêmes ont pris
+l'habitude de leur réserver un emplacement. Le livre a tué le jouet.</p>
+
+ <p>Cette vogue, tout le monde la connaît. Mais ce que tout le monde ne
+connaît pas, ce que savent seuls les gens du métier, comme nous disons
+dans notre argot littéraire, ce sont les difficultés multiples
+auxquelles sont en butte les écrivains et les éditeurs qui s'occupent de
+livres d'étrennes. Que de soucis avant que l'idée première d'un volume
+ait pris un corps, avant qu'elle ait passé par la série des élaborations
+qui doivent lui donner la vie!</p>
+
+ <p>Autrefois, le public se montrait beaucoup moins exigeant pour le volume
+d'étrennes qu'il ne l'est aujourd'hui. Ce volume coûtait plus cher et il
+était moins bien fait. Tout ce qu'on lui demandait, c'était de ne rien
+contenir de nature à éveiller des curiosités malsaines. Des aventures
+banales, racontées dans une langue lâchée, sinon incorrecte; des
+compilations pseudo-scientifiques, émaillées d'erreurs; ou bien de
+prétendus récits historiques, dans lesquels l'histoire était la plupart
+du temps travestie de façon lamentable; il n'en fallait pas davantage
+pour satisfaire l'acheteur bénévole.</p>
+
+ <p>Ce fut l'éditeur Hetzel qui créa la littérature de la jeunesse, une
+littérature de valeur, intéressante et artistique, où le bon sens cessa
+d'être martyrisé, où l'imagination trouva son compte, où le style avait
+le charme et la fraîcheur, où la science était respectée. Avant qu'il ne
+montrât la voie, le livre d'enfant avait été l'apanage presque exclusif
+de bas-bleus prétentieux et de fruits secs du roman; il chassa tous ces
+larrons du temple et mit à leur place des hommes d'un talent réel,
+auxquels il donna lui-même l'exemple.</p>
+
+ <p>Cette Renaissance au petit pied date de trente ans, pas davantage.</p>
+
+ <p>Il se forma alors une petite pléiade de gens de lettres qui écrivirent
+pour l'enfant, sans marchander le travail et l'effort, et les auteurs de
+mérite ne considérèrent plus comme un manquement à leur dignité
+professionnelle de consacrer leur temps à amuser les petits.</p>
+
+ <p>Ce fut un progrès qui alla sans cesse en s'accentuant, une révolution
+bienfaisante qui a porté des fruits magnifiques. Aujourd'hui,
+l'étiquette des beaux volumes du jour de l'an ne ment pas: le texte vaut
+la reliure. En général, au moins. Certes, il y a encore, parmi eux, des
+ouvrages mal venus; mais la grande majorité est parfaitement
+recommandable et beaucoup sont excellents.</p>
+
+ <p>Le genre, cependant, est ardu. D'abord, il n'admet qu'un nombre
+restreint de sujets. Pas d'amour, à moins qu'il ne soit dépeint avec une
+scrupuleuse délicatesse d'expression et encadré dans des faits d'une
+chasteté absolue. Pas de politique. Pas de philosophie, ou fort peu. Pas
+de matières arides, ou trop difficiles à comprendre; la science, si elle
+apparaît, doit se faire aimable. Toutes ces exclusions systématiques
+s'imposent. Il faut choisir dans le reste: romans sans passions,
+voyages, &oelig;uvres de vulgarisation. Pas de contes de fée; on ne veut plus
+du merveilleux.</p>
+
+ <p>Et encore, en se cantonnant ainsi, y a-t-il à craindre de blesser des
+susceptibilités. Certains papas se fâchent s'il y a de la religion dans
+un livre, d'autres se fâchent s'il n'y en a pas. On ne sait trop à
+quelle aune mesurer la quantité qu'il convient d'en donner.</p>
+
+ <p>Et, ici, une considération se place, que le public ignore, mais qui
+touche fort les éditeurs. Tous les ans, le ministère de l'Instruction
+publique et le Conseil municipal de Paris achètent un certain nombre de
+livres destinés à être distribués en prix ou donnés aux bibliothèques
+scolaires et publiques. Or, avant d'être adoptés, ces volumes sont
+épluchés par des commissions nommées spécialement à cet effet; et une
+phrase qui déplaît, un mot seulement, suffit pour déterminer le rejet
+d'un ouvrage, quelle que soit du reste sa valeur. Aussi MM. les
+éditeurs, naturellement soucieux de leurs intérêts, exigent-ils des
+auteurs auxquels ils demandent un manuscrit une prudence excessive. Il
+s'agit de ne blesser personne, il s'agit d'avoir une commande.</p>
+
+ <p>Et comme c'est difficile de ne blesser personne! surtout de ne blesser
+aucun des membres de la commission instituée par le conseil municipal!
+Qu'on en juge par un fait.</p>
+
+ <p>L'année dernière, je publie un livre intitulé: Voyage en zigzags de deux
+jeunes Français en France. Mon éditeur, cela va de soi, soumet mon
+ouvrage à messieurs de la Commission.</p>
+
+ <p>«C'est un chef-d'&oelig;uvre», dit-il à tous en général et à chacun en
+particulier. (N. B. Quand un éditeur a édité, ce qu'il a édité est
+toujours un chef-d'&oelig;uvre; au contraire, avant qu'il se décide à éditer,
+ce qu'on lui propose d'éditer ne vaut jamais les quatre fers d'un
+chien.)</p>
+
+ <p>Mon livre fut rejeté. A la bonne heure! Mais pourquoi? Je le donne en
+mille.--<i>Parce qu'il contenait des descriptions d'églises!...</i> C'est
+invraisemblable, et cependant c'est vrai. Il aurait fallu, pour être
+<i>orthodoxe</i>, passer sous silence, dans une énumération des merveilles de
+l'architecture française, les plus merveilleuses de ces merveilles.
+<i>Crimine ab uno disce omnes</i>.</p>
+
+ <p>Le public, du reste, n'est pas sans avoir, lui aussi, des partis pris.
+Jamais il n'admettra, par exemple, qu'un romancier habitué à l'étude des
+peintures de m&oelig;urs, avec toutes leurs brutalités, puisse écrire un
+livre d'enfant. Qu'on offre demain, pour la jeunesse, un volume signé
+Zola ou Daudet, personne ne l'achètera, ou, si on l'achète, il n'ira pas
+à ceux-là pour qui il a été composé.</p>
+
+ <p>Je sais un éditeur qui, récemment, avait quelque velléité de publier le
+<i>Rêve</i> en livre d'étrennes. Il fit part de son projet à ceux de ses amis
+dont il prend volontiers conseil. Tous le dissuadèrent de le mettre à
+exécution.</p>
+
+ <p>«Vous n'y pensez pas! lui dirent-ils avec une unanimité bien faite pour
+convaincre; le nom de Zola sur la couverture d'un volume de jour de
+l'an, ce serait l'abomination de la désolation!»</p>
+
+ <p>L'éditeur baissa pavillon, et, à mon humble avis, il fit bien.</p>
+
+ <p>Mais voici un manuscrit qui répond à toutes les conditions possibles et
+impossibles de succès. Vous croyez peut-être que l'éditeur n'a plus qu'à
+l'envoyer à l'imprimeur et à dormir sur ses deux oreilles? Quelle
+erreur!</p>
+
+ <p>Il faut d'abord qu'il s'occupe de l'illustration. Aura-t-il des gravures
+sur bois, ou aura-t-il des dessins à la plume reproduits par
+l'héliogravure? Grave question. La gravure sur bois est
+incontestablement supérieure au dessin à la plume, que celui-ci soit sur
+papier ordinaire ou qu'il soit sur papier procédé; mais elle coûte les
+yeux de la tête. La belle gravure se paie, en effet, de soixante-quinze
+centimes à un franc le centimètre carré, tandis que la reproduction par
+l'héliogravure ne se paie que cinq centimes le centimètre carré.</p>
+
+ <p>Puis, quel dessinateur choisir? Celui-ci fait très bien le paysage, mais
+il ne sait pas faire les personnages. Celui-là excelle dans les marines,
+mais il n'entend rien aux animaux. Un autre... J'abrège. Voici le
+dessinateur trouvé. On lui a indiqué les sujets à traiter.</p>
+
+ <p>Neuf fois sur dix (sinon plus), en sa qualité d'artiste habitué à rêver
+aux étoiles ou à autre chose, il sera en retard. Il s'était engagé à
+livrer un dessin le 12 juin, il l'apportera le 25 juillet. Cependant le
+manuscrit est à l'imprimerie et la composition est arrêtée parce que
+l'on attend l'illustration qu'il a promise. Et le pauvre éditeur de se
+faire du mauvais sang.</p>
+
+ <p>Toutefois, à force de secouer ses gens, de presser son imprimeur,
+d'envoyer chaque matin, à huit heures, un commis éveiller son
+dessinateur, il est prêt, le malheureux. C'est-à-dire que son ouvrage
+est entièrement tiré.</p>
+
+ <p>Il faut maintenant qu'il en fasse brocher un certain nombre
+d'exemplaires. Cela va vite. Mais il faut aussi qu'il en fasse relier
+d'autres, et cela va lentement. On lui a dessiné et colorié par avance
+le modèle de sa couverture, et, ce modèle, il l'a envoyé à un graveur
+qui lui a fabriqué les fers destinés à la reproduction du sujet. Cela a
+pris du temps: d'abord, parce qu'il a été obligé de s'adresser à un
+spécialiste, et que les spécialistes en cette matière sont rares et, par
+conséquent, surchargés de besogne; puis, parce qu'il faut autant de fers
+qu'il y a de couleurs dans le modèle, et que la confection de chacun de
+ces fers demande un long travail.</p>
+
+ <p>Cependant le livre va chez le relieur, non pas chez un relieur
+ordinaire, on n'en sortirait pas. Mais chez un relieur auquel son
+outillage permet d'aller vite, chez un relieur dont la plus grande
+partie du labeur s'exécute à la machine, et l'autre par des procédés
+particulièrement rapides. Or, il n'y a guère à Paris qu'une
+demi-douzaine de ces relieurs, et ils ont beau se hâter, augmenter leur
+personnel et surmener leurs machines, il leur est d'autant plus
+impossible de contenter tous leurs clients, que tous ont besoin de lui
+au même moment.</p>
+
+ <p>Et remarquez, je vous prie, que je passe sous silence les menus ennuis
+et les causes secondaires de retard: mise en pages défectueuse,
+remaniements demandés par l'auteur, épreuves imparfaitement corrigées,
+gravures mal venues au tirage, etc., etc.</p>
+
+ <p>Enfin, voici le livre! Le voici, habillé de sa belle robe de toile et
+doré sur ses tranches. Il ne reste plus qu'a le mettre en vente.</p>
+
+ <p>On l'expédie un peu partout; il faut qu'il y en ait des exemplaires chez
+tous les principaux libraires de Paris et de la province, voire chez
+quelques libraires de l'étranger. Et, comme ces exemplaires sont
+fragiles, il est nécessaire de les empaqueter avec le plus grand soin.</p>
+
+ <p>Puis, il faut s'occuper de la publicité. Sans réclame dans les journaux,
+pas de succès possible. Et l'éditeur de faire leur service à MM. les
+critiques, et de joindre au volume qu'il leur adresse une note imprimée,
+où, afin de soulager ceux qui sont paresseux,--il y en a--il a consigné,
+à grand renfort de rhétorique, les mérites de sa publication. Ceci, bien
+entendu, indépendamment des annonces qu'il paiera de ses deniers.</p>
+
+ <p>Vous croyez que c'est tout? Non, pas encore. Quand son livre est chez
+les libraires, il faut que l'éditeur s'assure qu'il est mis à l'étalage,
+au lieu de rester enfoui dans le magasin, à l'abri de la curiosité
+publique. Livre point vu, livre point vendu. Tous les jours, un commis
+va faire la cour au boutiquier pour obtenir que le volume de son patron
+soit en bonne place à la vitrine. Il y a même beaucoup de libraires qui
+prennent la peine de se déranger eux-mêmes.</p>
+
+ <p>Voilà!--Et maintenant savez-vous ce que coûte un livre d'étrennes et ce
+qu'il peut rapporter?--L'édition de deux mille exemplaires d'un ouvrage
+in-8° jésus, d'environ 400 pages, convenablement illustré de gravures
+sur bois et tiré sur du beau papier, revient à une quinzaine de mille
+francs, soit à 7 fr. 50 l'exemplaire,--un peu moins si, au lieu de faire
+graver les dessins sur bois, on les a fait reproduire par
+l'héliogravure.</p>
+
+ <p>Cet ouvrage se vend, d'ordinaire, douze francs. Ou, du moins, tel est le
+prix marqué--ce qu'on appelle en librairie le prix fort. Mais ils sont
+rares, les acheteurs qui paient le prix fort; les libraires eux-mêmes
+affichent un prix inférieur, espérant vendre davantage en rognant sur
+leur remise, obligés du reste à des concessions par la concurrence que
+leur font les magasins de nouveautés, qui se contentent d'un bénéfice
+minime.</p>
+
+ <p>L'éditeur, lui, ne vend guère directement à l'acheteur. D'ailleurs, même
+quand cela arrive, l'acheteur réclame une remise qui ne lui est jamais
+refusée. Aux libraires, il accorde--c'est l'usage--une remise de 33%;
+même, souvent, il lui livre treize exemplaires quand il ne lui en
+facture que douze, ce qui s'appelle, en terme de métier, faire le
+treize-douze. En ne tenant pas compte de ce treize-douze, un exemplaire
+de douze francs est vendu, net, par l'éditeur huit francs. Pour couvrir
+les frais d'une première édition de deux mille exemplaires, il faut donc
+vendre 1,875 exemplaires. Et quand l'édition entière est épuisée, le
+bénéfice ne dépasse pas mille francs. Il est vrai que la seconde édition
+coûte moins cher que la première; il n'y a plus, alors, de frais de
+gravure, et, si l'ouvrage a été cliché, plus de composition à payer.
+Mais il n'y a pas toujours une seconde édition.</p>
+
+ <p>On le voit, les risques sont gros et les bénéfices faibles. Que de mal
+pour gagner mille francs, souvent pour perdre davantage!</p>
+
+ <p>Les chiffres sur lesquels je me suis basé s'appliquent, je le reconnais,
+aux livres de luxe; mais les autres livres se vendent moins cher s'ils
+coûtent moins cher, et la proportion des risques et des bénéfices reste
+la même. A moins que... à moins que...</p>
+
+ <p>J'hésite à poursuivre. C'est que, pour m'expliquer, je vais être
+contraint de livrer au public le secret de fabrication de maint éditeur,
+et je ne voudrais contrarier aucun d'entre eux. Mais, bah! tant pis;
+j'ai commencé, j'irai jusqu'au bout. Aussi bien je ne nommerai personne.</p>
+
+ <p>Donc, certains éditeurs se servent d'un truc approprié à leurs besoins
+d'économie. Il est très simple, ce truc. Il consiste à illustrer un
+livre, autant que faire se peut, avec des dessins déjà publiés. On
+achète des clichés aux journaux illustrés de la France ou de l'étranger,
+à raison de dix ou quinze centimes le centimètre carré, et l'on fabrique
+ainsi, moyennant une somme relativement modique, un volume orné de
+copieuses gravures. C'est surtout à l'<i>Illustration</i>, au <i>Monde
+illustré</i> et au <i>Magasin pittoresque</i> que se font ces emprunts; il est
+rare qu'en feuilletant leurs collections, on ne découvre pas nombre de
+dessins qui s'adaptent à un texte quelconque.</p>
+
+ <p>Il existe, du reste, à Paris, une maison fort bien achalandée, qui évite
+aux éditeurs la perte de temps que leur occasionneraient des recherches
+minutieuses; on se charge d'y trouver pour eux, sans augmentation de
+prix, tout ce dont ils ont besoin.</p>
+
+ <p>Mais, dira-t-on, les clichés ainsi pris de droite et de gauche n'ont pas
+toujours des dimensions qui conviennent au format de l'ouvrage à
+illustrer.--C'est vrai. Mais, s'ils sont trop petits, peu importe: ou
+bien on les place au milieu de la page, ou bien on les habille. Et,
+s'ils sont trop grands, on les coupe.</p>
+
+ <p>On a, d'ailleurs, inventé mieux encore: au lieu d'illustrer le livre,
+quelques éditeurs font écrire le livre sur des clichés achetés d'avance.
+De cette manière, on est sûr que les illustrations s'adapteront
+parfaitement au texte; le tout est que l'auteur à qui est confiée la
+besogne ait assez d'imagination pour encadrer dans son &oelig;uvre les scènes
+dont on lui impose la représentation.</p>
+
+ <p>On fait ce qu'on peut, non ce qu'on veut. Il y a, en librairie, une
+telle concurrence que les petits éditeurs sont bien pardonnables, quand
+ils ont peur de ne pas vendre assez de livres pour soutenir leur maison
+et vivre de leur commerce, quand ils préfèrent une prudente parcimonie à
+d'imprudentes libéralités.</p>
+
+ <p>Il existe, à Paris seulement, près de cent éditeurs qui publient chaque
+année des livres d'étrennes. Le volume du <i>Journal de la librairie</i>
+spécialement destiné à annoncer ces livres comprend, pour l'année 1890,
+2,692 ouvrages. J'ai compté, je garantis l'exactitude du chiffre. En
+admettant que ces ouvrages aient été, en moyenne, tirés à 2.000
+exemplaires, cela donne le respectable total de 5,384,000 volumes
+offerts au public. Et notez que beaucoup de livres, parus anciennement,
+mais toujours sur le marché, ne figurent pas dans ce nombre.</p>
+
+ <p>N'avais-je pas raison de dire, en commençant, que les livres sont des
+étrennes à la mode?<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Gaston Bonnefont.</span></span></p>
+
+ <br><br>
+
+ <h3>HISTOIRE DE LA SEMAINE</h3>
+
+ <p><b>Le cardinal Lavigerie et la République</b>.--La déclaration formulée par le
+cardinal Lavigerie, dans son toast à l'état-major de l'escadre
+d'évolutions, a eu un tel retentissement et avait en effet une telle
+importance, qu'on ne saurait passer sous silence tout ce qui peut en
+préciser le sens et la portée. Au lendemain même de la publication de ce
+document, nous disions qu'il nous paraissait difficile d'admettre qu'un
+personnage aussi haut placé dans l'épiscopat eût pu formuler une
+déclaration aussi nette, sans avoir l'assurance qu'elle ne serait pas
+désavouée par le chef suprême de l'Église. Et, en effet, tout, depuis,
+est venu confirmer cette opinion, mais c'est surtout dans une lettre du
+cardinal Rampolla, secrétaire d'État du Saint-Siège, que l'on trouve la
+preuve à peu près décisive que le langage du prélat n'a encouru aucune
+désapprobation au Vatican.</p>
+
+ <p>Dans cette lettre, qui est adressée à un évêque français, le cardinal
+Rampolla reproduit avec complaisance les théories politiques développées
+par Léon XIII dans de récentes encycliques: «que l'Église catholique ne
+répugne à aucune forme de gouvernement; qu'elle s'élève au-dessus des
+querelles et des rivalités de partis; qu'elle entretient des relations
+avec tous les États, qu'ils soient monarchiques ou démocratiques, etc.»</p>
+
+ <p>Si l'on tient compte des atténuations et des réserves que commandent la
+prudence diplomatique et les traditions de la papauté, et si l'on
+considère que la lettre du cardinal Rampolla était écrite précisément à
+l'occasion des déclarations de l'archevêque d'Alger, on est autorisé à
+en conclure que celui-ci a traduit, en y apportant, il est vrai, la
+fougue naturelle à son tempérament, et du moins en partie, la pensée
+secrète du Vatican.</p>
+
+ <p>Le cardinal Lavigerie a d'ailleurs voulu s'en expliquer lui-même, et il
+vient d'adresser à son tour, dans ce but, une lettre au <i>Bulletin des
+missions d'Afrique</i>, dans laquelle il dit en propre termes:</p>
+
+ <p>.... «La publication récente de la lettre de S. Em. le cardinal Rampolla
+vous a montré, connaissant comme vous connaissez les règles de langage
+du Saint-Siège, la parfaite conformité, quant au fond des choses, entre
+les doctrines du Pape et mes actes récents, dont on a voulu faire tant
+de bruit.»</p>
+
+ <p>Ainsi donc le cardinal Lavigerie n'hésite pas à invoquer l'autorité du
+Saint-Père lui-même et à s'abriter derrière son approbation. Aurait-il
+cette imprudence, si peu conforme aux traditions de l'Église, s'il avait
+la moindre crainte d'être désavoué? Ce n'est pas probable. On peut donc
+prévoir, sans prendre parti dans cette délicate question, que l'année
+1891 marquera un changement considérable dans l'attitude du parti
+catholique, et, par conséquent, du parti conservateur, car c'est là le
+point de départ d'une évolution qui peut être grosse de conséquences.</p>
+
+ <p><b>Afrique</b>: <i>Soudan français</i>.--Le colonel Archinard, commandant supérieur
+du Soudan français, a quitté Kayes le 11 décembre, se dirigeant vers
+Nioro, dans le Kaarta, dernier refuge d'Ahmadou. Il est probable qu'à
+l'heure actuelle il a pris contact avec l'ennemi.</p>
+
+ <p>Nioro est situé dans le nord-est de Kayes et de Koniakary, à environ 200
+kilomètres de ce dernier point. La ville est défendue par une forteresse
+qui forme un vaste carré de 250 pas de côté, construit régulièrement en
+pierres maçonnées avec de la terre. La muraille a 2 m. 50 d'épaisseur et
+10 à 12 mètres de hauteur. C'est donc une place imprenable sans
+artillerie. Aussi le colonel Archinard a-t-il d'excellents canons et des
+projectiles à la mélinite.</p>
+
+ <p>En quittant Kayes, le commandant supérieur a donné pour instructions aux
+chefs de poste de surveiller avec la plus grande rigueur les Toucouleurs
+qui viennent faire leur soumission et qui profitent de l'accueil
+hospitalier qui leur est fait pour se renseigner sur nos forces et sur
+nos dispositions, se réservant de gagner ensuite le Fouta, le Macina ou
+le Dinguiray, où nous les retrouvons ensuite comme ennemis.</p>
+
+ <p>Tout porte à croire que le colonel Archinard va engager sous peu une
+action décisive.</p>
+
+ <p><i>La Mission Mizon</i>.--On se rappelle que la mission commerciale qui
+remontait le Niger sous les ordres de M. Mizon avait été attaquée par
+les indigènes, pour ainsi dire aux portes mêmes des établissements de la
+Royal Niger Company, à laquelle le gouvernement anglais a délégué une
+sorte de souveraineté sur cette région de l'Afrique.</p>
+
+ <p>M. Mizon, qui avait été blessé dans cette agression, a vivement protesté
+et a obtenu satisfaction. Nous apprenons, en effet, que la mission dont
+il a repris le commandement va pouvoir poursuivre sa route vers le lac
+Tchad, par le Benoué. La Royal Niger Company s'est formellement engagée
+à sauvegarder sa marche à travers le territoire soumis à son influence.</p>
+
+ <p><b>La question irlandaise</b>.--On attendait avec une légitime curiosité le
+résultat de l'élection du comté de Kilkenny, dans laquelle parnellistes
+et anti-parnellistes se livraient une bataille qui paraissait devoir
+être décisive. Personnellement, Parnell était fortement engagé, car,
+ayant abandonné l'action purement parlementaire à laquelle il s'était
+consacré jusqu'ici pour en appeler au verdict populaire, il avait en
+quelque sorte transformé l'élection de Kilkenny en véritable plébiscite.
+C'est du reste la portée qu'il avait donnée lui-même à cette élection
+dans une déclaration qu'il avait faite quelques jours avant la date du
+scrutin. Il est vrai que, depuis, il s'était ravisé et, probablement à
+la suite de renseignements défavorables sur les dispositions des
+électeurs, il a fait entendre qu'il était décidé à contester les
+résultats de l'élection de Kilkenny, aussi bien que ceux de toutes les
+autres circonscriptions nationalistes d'Irlande.</p>
+
+ <p>En attendant, voici un premier scrutin populaire dont M. Parnell peut
+nier la valeur, mais qui n'en est pas moins acquis. Sir John Pope
+Hennessy, le candidat nationaliste anti-parnelliste, a été élu par 2.527
+suffrages, contre 1,356 donnés au candidat parnelliste, M. Vincent
+Scully. Parnell est donc battu à une assez forte majorité On voit que
+nous avions raison de prévoir que si le grand agitateur peut encore
+compter sur son indiscutable popularité, il aura quelque peine à
+déraciner de l'esprit de ses partisans la doctrine qu'il a préconisée
+lui-même, c'est-à-dire que la cause de l'Irlande ne pouvait triompher
+que par la voie de la persuasion, en d'autres termes par la voie
+parlementaire. Le tribun a été si éloquent dans le développement de
+cette thèse, que sa théorie reste victorieuse, même lorsqu'il y renonce
+pour son compte.</p>
+
+ <p>Est-ce à dire pour cela que c'en est fait de son influence? Loin de là!
+Battu sur un point, Parnell peut remporter sur d'autres des victoires de
+nature à compenser la défaite, et dans un pays ravagé par la misère et
+la famine on ne sait jamais quelles peuvent être les conséquences d'un
+soulèvement populaire, même quand, au début, il ne paraît pas avoir
+grande importance.</p>
+
+ <p><b>La Société des artistes français</b>.--Lundi de la semaine dernière a été
+tenue au palais de l'Industrie l'assemblée générale de la Société des
+artistes, sous la présidence de M. Bailly.</p>
+
+ <p>M. Daumet a rendu compte de la situation financière de l'association,
+qui possède aujourd'hui un peu plus d'un million.</p>
+
+ <p>M. Tony Robert-Fleury a exposé ensuite le résultat des travaux du comité
+et des commissions. Il a parlé notamment de l'exposition de Buenos-Ayres
+qui fut, on le sait, un désastre. Huit cents &oelig;uvres environ d'artistes
+français furent saisies à la demande des créanciers de M. Delpech,
+l'organisateur. Or, la question est de savoir si «les &oelig;uvres d'art,
+prêtées par leurs auteurs pour figurer dans une exposition particulière,
+peuvent être saisies par des tiers, quoique n'étant pas la propriété de
+l'organisateur de ces expositions.»</p>
+
+ <p>Le tribunal de commerce s'est prononcé pour l'affirmative, mais la
+Société des artistes a porté l'affaire devant la cour, et espère faire
+modifier cette jurisprudence qui, si elle était définitivement admise,
+rendrait impossibles toutes les expositions particulières en France et à
+l'étranger.</p>
+
+ <p>Le samedi suivant a eu lieu l'assemblée dans laquelle il a été procédé
+au renouvellement du comité des 90, qui se subdivise ainsi: Peinture 50
+membres; sculpture, 20 membres; architecture, 10 membres, et gravure, 10
+membres.</p>
+
+ <p>Dans la section de peinture, MM. Bonnat, Tony Robert-Fleury, Jules
+Lefebvre, Benjamin Constant, J.-P. Laurens, Cormon, Henner, Bouguereau,
+occupent toujours la tête de liste. Parmi les membres nouveaux, on
+remarque les noms de MM. Raphaël Collin, Tategrain, François Flameng,
+Dantan, Julien Dupré, etc.</p>
+
+ <p>En somme la composition du comité reste ce qu'elle était et tout porte à
+croire que la scission qui s'est produite l'année dernière, et qui a eu
+pour conséquence la création du salon du Champ-de-Mars, subsistera cette
+année encore.</p>
+
+ <p>Dans les deux réunions que vient de tenir la société des artistes, il
+n'a nullement été question de modifier les articles des statuts
+concernant l'admission des &oelig;uvres et la distribution des médailles,
+c'est-à-dire les deux points sur lesquels portait le désaccord. Les
+choses restent donc en l'état et nous continuerons à avoir deux salons
+comme par le passé.</p>
+
+ <p><b>La Société d'encouragement et la Ville de Paris</b>. --Une difficulté, qui
+ne sera pas bien sérieuse--tout porte à le croire--s'est élevée entre la
+Société d'encouragement et la Ville de Paris, au sujet du bail relatif à
+l'hipoodrome de Longchamps. D'après l'inspecteur des caisses
+municipales, la Société ne se serait pas strictement conformée à
+certaines clauses du contrat, en sorte que la Ville serait en droit de
+demander la résiliation du bail. Mais il est probable qu'en raison des
+services que rend la Société d'encouragement et des graves inconvénients
+que présenterait la déchéance prononcée contre elle, on n'en arrivera
+pas à cette extrémité, d'autant plus que tout le monde reconnaît les
+avantages immenses que procure à la ville l'excellente gestion de cette
+société.</p>
+
+ <p>Comme bases des nouvelles négociations, les représentants de la Société
+d'encouragement proposent: Prorogation du bail de 1906 à 1940;
+augmentation du loyer de Longchamps porté de 12,000 à 50,000 francs;
+versement à la caisse municipale d'une somme qui pourra s'élever jusqu'à
+1% à prendre sur les 3% du produit brut des paris faits sur les
+hippodromes, sans toutefois que cette somme puisse dépasser 300,000
+francs par an.</p>
+
+ <p>La somme ainsi produite sera affectée à un grand prix de Paris de
+150,000 francs qui seraient ajoutés aux 50,000 francs fournis par les
+compagnies de chemins de fer et un prix du conseil municipal ouvert aux
+chevaux étrangers, jusqu'à concurrence de 100,000 francs.</p>
+
+ <p>La commission du budget a chargé une sous-commission, composée de MM.
+Binder, Caron, Despatys, Deville, Ch. Laurent, Levraud et Paul Strauss,
+d'étudier les propositions de la Société, qui est représentée par MM. de
+Kergorlay, de Salverte et de Gontaut-Biron.</p>
+
+<br><br>
+
+ <p><b>Nécrologie</b>.--Octave Feuillet, de l'Académie française.</p>
+
+ <p>M. Émile Richard, président du conseil municipal de Paris.</p>
+
+ <p>Le général de division Lecointe.</p>
+
+ <p>Me Durier, ancien bâtonnier de l'ordre des avocats.</p>
+
+ <p>Émile Van Marcke, peintre animalier.</p>
+
+ <p>M. Ambroise Joubert, ancien député de la droite à l'Assemblée nationale.</p>
+
+ <p>La baronne Haussmann, femme de l'ancien préfet de la Seine.</p>
+
+ <p>Mme Rouher, veuve de l'ancien ministre de l'empire.</p>
+
+ <p>M. Albert Piollet, conseiller à la cour d'appel d'Alger.</p>
+
+ <p>M. Schliemann, célèbre archéologue.</p>
+
+ <p>M. Marc de Saint-Pierre, sénateur.</p>
+
+ <br><br>
+
+ <h4>LE GÉNÉRAL LECOINTE</h4>
+
+<p class="rig"><img alt="" src="images/010a.png"><br><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;LE GÉNÉRAL LECOINTE Ancien gouverneur<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;de Paris, récemment
+décédé.--Phot. Appert.</b></p>
+ <p>Le général Lecointe, qui vient de mourir à l'âge de soixante-treize ans,
+était un bon et brave soldat: on le vit bien pendant notre malheureuse
+guerre contre l'Allemagne, mais sa modestie et sa loyauté ne souffrirent
+jamais qu'on fit, autour de ses mérites réels, le bruit et la réclame
+que tant d'autres ne fuiraient point. Il voulut toujours rester à sa
+place, et, quelle que fut la situation qu'il occupait, on n'a jamais pu
+dire qu'il ne justifiât pas les choix dont il était l'objet.</p>
+
+ <p>Sa carrière militaire suivit, pour ainsi dire, pas à pas, campagne par
+campagne, l'histoire militaire de ces quarante dernières années.
+Sous-lieutenant en 1839, capitaine en 1848, il fait les campagnes de
+Crimée, d'Italie, du Mexique; il y conquiert ses grades par sa bravoure
+et son énergie. Il est colonel en 1864. Au début de la guerre de 1870,
+il commande le 2me régiment de grenadiers de la garde; il se distingue à
+Rezonville; il est pris à Metz, il s'échappe, il est nommé général de
+brigade et il reçoit le commandement d'une division de l'armée du Nord.
+A la bataille de Villers-Bretonneux, il enlève le village de Gentelles
+après une action brillante et décisive; onze jours plus tard, il reprend
+aux Prussiens Saint Quentin et Ham. Nous pourrions ainsi suivre le
+général Lecointe de fait d'armes en fait d'armes jusqu'à la fin de la
+guerre et nous n'aurions qu'à constater qu'il fut un de ceux qui
+sauvèrent, l'honneur de notre armée.</p>
+
+ <p>Après la guerre, le général Lecointe, promu divisionnaire, a occupé de
+hauts postes qui témoignaient de l'estime dans laquelle il était tenu
+par ses pairs. Il a été commandant de corps, gouverneur de Lyon, et
+gouverneur militaire de Paris, du mois de mars 1881 à l'année 1884. Ses
+concitoyens du département de l'Eure l'avaient élu sénateur en 1882. Il
+était grand-officier de la Légion d'honneur.</p>
+<br>
+
+
+ <h4>ÉMILE VAN MARCKE</h4>
+
+ <p>Émile van Marcke, le célèbre peintre animalier qui vient de mourir,
+était né à Sèvres en 1827, mais il était originaire des Flandres. De
+cette origine, sans doute, et aussi des leçons de son maître Troyon, il
+avait gardé cette simplicité sincère, solide et robuste, qui lui mérita
+une place toute spéciale parmi les artistes contemporains.</p>
+
+ <p>On se rappelle comment, depuis le salon de peinture de 1857, ou il avait
+envoyé pour ses débuts un paysage intitulé <i>Les environs de
+Villeneuve-l'Étant</i>, il peignait largement et rudement ses bestiaux aux
+croupes luisantes.</p>
+
+ <p>Certes, ses toiles n'avaient rien de particulièrement idyllique. Il leur
+manquait aussi la mélancolie profonde, le mystère indéfini qui fait
+rêver si longuement devant les incomparables compositions de Troyon.
+Mais van Marcke peignait avec de si sûrs et de si justes effets, il
+traduisait le spectacle de la nature avec une précision si naïve: on
+sentait dans ses &oelig;uvres les résultats accumulés de tant d'observations
+patientes: enfin on éprouvait avec tant de netteté que son talent
+comportait surtout beaucoup de probité artistique, qu'il était difficile
+de ne pas être ému devant les toiles que chaque année il exposait au
+Palais de l'Industrie.</p>
+
+ <p>D'ailleurs, van Marcke a obtenu de nombreux succès. Presque chaque
+exposition lui valut une récompense. Il reçut des médailles en 1867, en
+1869 et en 1870. En 1872, il fut nommé chevalier de la Légion d'honneur;
+en 1878, à l'exposition universelle, une médaille de première classe lui
+fut enfin décernée. De plus, pendant plusieurs années consécutives, ses
+camarades l'élurent membre du jury du Salon.</p>
+
+ <p>Émile van Marcke est mort subitement à Hyères. Ses obsèques ont été
+célébrées à Paris devant quelques amis intimes seulement.</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/010b.png"><br><b>
+M. VAN MARCKE. D'après
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;
+M. ÉMILE DURIER. D'après<br>
+
+une photographie de M. Pirou.
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;
+une photographie de M. Appert.</b></p>
+
+
+ <br><br>
+
+ <h3>Le service par bateau de la Goulette à Tunis</h3>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/011a.png"><br><b>EN TUNISIE.--Le nouveau bateau faisant le service des<br>
+voyageurs entre La Goulette et Tunis.</b></p>
+
+ <p>Le lecteur sait qu'il est impossible de débarquer directement à Tunis
+les passagers et les marchandises à destination de cette ville. Elle
+s'élève en effet sur les bords d'un lac d'eau salée de 18 kilomètres de
+circonférence et de deux mètres de profondeur qui communique avec la
+Méditerranée par un étroit canal, impraticable aux navires, et dont
+l'extrémité antérieure est occupée par le port de la Goulette.</p>
+
+ <p>Voyageurs et marchandises doivent donc débarquer dans ce dernier port.</p>
+
+ <p>La distance entre les deux villes est de 17 kilomètres.</p>
+
+ <p>Une ligne de chemin de fer exploitée par la Compagnie italienne Rubatino
+est chargée d'assurer le service des communications entre elles et de
+transporter les voyageurs. Elle le fait, mais à un prix très élevé, et
+avec une lenteur souvent désespérante, certains trains mettant plus
+d'une heure à effectuer le parcours: quant aux marchandises, de lourdes
+embarcations appelées mahones les prennent et s'engagent dans le chenal
+dont nous venons de parler. Elles arrivent à destination quand elles
+peuvent.</p>
+
+ <p>En résumé, on le voit, cet important service laisse fort à désirer et
+est fait dans les plus mauvaises conditions de régularité.</p>
+
+ <p>Aussi, est-ce avec une grande satisfaction que le public intéressé a
+accueilli l'apparition de la nouvelle «Compagnie franco-tunisienne de
+transports».</p>
+
+ <p>Cette compagnie est plutôt une association privée. Elle est constituée
+par une quinzaine de membres, tous français, qui ont versé le capital
+nécessaire. Parmi eux nous citerons: MM. Dautresme, Ossude et Anson, les
+administrateurs délégués.</p>
+
+ <p>La direction du service est confiée à M. Advis, ancien commandant du
+paquebot la <i>Ville-de-Brest</i>, de la Compagnie générale transatlantique.</p>
+
+ <p>La Société se propose d'effectuer tous les transports de voyageurs et de
+marchandises entre la Goulette et Tunis.</p>
+
+ <p>Jusqu'ici le service seul des voyageurs a été organisé; mais celui des
+marchandises ne tardera pas à l'être: les bateaux servant à ce transport
+ou chalands sont prêts et le remorqueur de mer que la Compagnie fait
+construire le sera très prochainement.</p>
+
+ <p>Nous donnons le portrait du vapeur, qui actuellement fait quatre voyages
+quotidiens entre les deux ports.</p>
+
+ <p>Il a 21 mètres de long sur 3 m. 50 de large, et peut prendre 120
+voyageurs, dont 72 sur le pont. L'aménagement est très bien compris et
+l'installation très confortable.</p>
+
+ <p>Il est muni d'un nouveau modèle de machine pouvant déployer une grande
+force (100 chevaux) sous un très petit volume, sortant des ateliers
+Saint-Denis, à Paris, et due à M. Thévenet, ingénieur.</p>
+
+ <p>La Société franco-tunisienne a toutes les chances de réussite pour elle.
+Le prix de la traversée est d'environ un tiers meilleur marché que celui
+de la Compagnie Rubatino, et le mode de locomotion par eau est
+certainement plus agréable que le voyage en wagon, surtout pendant
+l'été.</p>
+
+ <p>Enfin rien ne laissera à désirer lorsque, très prochainement, le
+remorqueur amènera avec régularité à Tunis les marchandises transbordées
+à la Goulette sur les chalands de la Compagnie.</p>
+
+ <p>Dans quelques jours un second bateau pour voyageurs effectuera le
+parcours concurremment avec le premier.</p>
+
+ <p>H.</p>
+
+ <br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/011b.png"><br><b>Disposition de la pièce et des cibles.&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; État des projectiles après le tir<br>
+
+Sur plaque d'acier.&nbsp;&nbsp;&nbsp;Sur plaque Compound.&nbsp;&nbsp;&nbsp;Sur plaque d'acier au nickel.</b><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/011c.png"><br>
+
+<b>Plaque en acier.&nbsp;&nbsp;&nbsp;Plaque en acier au nickel.&nbsp;&nbsp;&nbsp; Plaque Compound.<br>
+
+LE BLINDAGE DES NAVIRES CUIRASSÉS.-Essais comparatifs de différentes
+plaques, faits au polygone d'Annapolis, dans les États-Unis.--État des
+plaques après le cinquième coup.</b></p>
+
+<br><br>
+
+ <h3>LES THÉÂTRES</h3>
+
+ <p>Gymnase: l'<i>Obstacle</i>, pièce en quatre actes, par M. Alphonse Daudet.</p>
+
+ <p>L'obstacle, c'est la folie héréditaire, c'est ce mal de l'esprit ou de
+l'âme qui se transmet du père au fils, pour atteindre fatalement toutes
+les générations à naître. Ainsi le veut du moins la science moderne,
+laquelle sur une observation de détail bâtit une théorie, généralise un
+fait d'exception et perd la raison dans la quintessence de ses
+raisonnements. Admirable matière à mettre en romans et en pièces de
+théâtre, avec le pour et le contre, le tout sans préciser d'autres
+conclusions que celles que le lecteur ou le spectateur veulent bien
+prendre d'eux-mêmes. Ibsen dit: oui; M. Alphonse Daudet dit: non. A vous
+de décider, quand vous aurez vu l'<i>Obstacle</i> au Gymnase.</p>
+
+ <p>Une riche héritière, Madeleine de Rémondy, qui a pour tuteur M. de
+Castillan, un conseiller à la cour d'appel de Montpellier et veuf à
+trente-sept ans, est fiancée à Didier, marquis d'Alein. C'est pendant le
+carnaval que les deux familles se rencontrent dans un hôtel de Nice.
+Didier a auprès de lui sa mère et son précepteur, Hornus, qui, séparé de
+son élève, l'éducation une fois achevée, est venu le rejoindre.
+Madeleine est accompagnée de son tuteur et de Mlle Estelle, sa cousine,
+une vieille fille montée en graine et qui garde dans sa quarantième
+année toutes les rancunes de la jeunesse perdue. M. le conseiller son
+frère, personnage retors et souterrain, ne voit pas sans un profond
+déplaisir la belle dot de Madeleine qu'il convoite s'en allant grossir
+la fortune du marquis. Et, bien que les choses soient des plus avancées,
+bien que la ville de Nice soit au courant de ce mariage, et que Didier
+ait donné à la faveur de la fête une aubade à sa fiancée, il garde
+l'espérance, ce conseiller, de devenir un jour le mari de sa pupille.</p>
+
+ <p>Car il y a un malheur dans cette famille d'Alein, c'est ce que nous
+apprennent les confidences de Hornus et de la marquise. Feu le marquis
+d'Alein, officier de marine, a été frappé au Sénégal d'une insolation,
+est resté fou pendant quinze ans, et il est mort. La marquise, en
+mettant au courant le tuteur de Madeleine et de sa fortune et de ses
+affaires, n'a pas cru devoir lui faire connaître cette partie
+douloureuse de sa vie. Bien que Didier soit né deux ans avant cet
+accident, elle craint que M. de Castillan puisse invoquer l'hérédité
+contre son fils et s'opposera l'union projetée. Discussion inutile, car
+ce conseiller est bientôt au courant de cette triste histoire, et, au
+nom de son pouvoir discrétionnaire, ce tuteur reconduit Mlle de Rémondy
+à Montpellier. Comment expliquer à Didier le motif de ce départ, la
+cause de cette rupture? on gagnera du temps; on lui fera comprendre que
+l'amour de Madeleine, avec toutes ses promesses de fidélité, n'était
+qu'un amour né dans une imagination de dix-huit ans et qui s'est repris
+lui-même. Quant à dire à ce jeune homme le secret terrible qui jusque-là
+lui était caché, jamais.</p>
+
+ <p>On laissera au temps à faire le reste, sans toutefois fermer toute
+espérance de retour à Didier, lequel continue tranquillement à préparer
+son domaine de Colombières pour le rendre digne de sa femme. La pensée
+du jeune marquis est si loin de ces abominables choses dans lesquelles
+vont s'effondrer son c&oelig;ur et peut-être sa raison! Pourtant ce silence
+ne peut se prolonger indéfiniment. Mais Mlle de Castillan, envoyée par
+monsieur son frère, vient à Colombières; elle est chargée de rendre les
+lettres de Didier à Madeleine, et de demander au marquis et les lettres
+de Mlle de Rémondy et le portrait qu'il a reçu d'elle. La parole donnée
+est reprise; Didier n'y peut pas croire, l'amour promis, juré, est
+oublié. C'est impossible! l'étonnement saisit le marquis, la colère
+vient ensuite, et si subite, si violente, que la vieille fille,
+épouvantée de cette fureur, se sauve au plus vite. La marquise essaie
+vainement d'apaiser son fils. Après les larmes versées en abondance,
+après la crise d'un désespoir d'amour, la raison revient à Didier. Il
+questionne froidement maintenant, la fièvre de douleur passée: quelle
+est la cause de cette rupture? Quelle que soit la vérité, il a payé par
+trop de souffrance le droit de le savoir. Il doit y avoir là un secret
+de famille. On ne lui a jamais parlé de son père, et le regard de Didier
+interroge Mme d'Alein, qui répond que le marquis a été toute sa vie un
+homme d'honneur, et qui ajoute, dans une phrase qui a enlevé toute la
+salle «Ah! le noble enfant, son soupçon ne m'a pas un instant
+effleurée!»</p>
+
+ <p>Didier ne pourra donc rien savoir; la vérité lui est fermée. Ni les
+prières de la mère ni les raisonnements de Hornus ne peuvent agir sur sa
+volonté. Il ne rendra les lettres, le portrait, que lorsque Madeleine
+lui aura dit elle-même quelle ne l'aime plus. C'est cet aveu qu'il lui
+faut et il va le chercher au couvent des Dames-Bleues où Mlle de Rémondy
+a été élevée et où elle est venue se réfugier. Car le malheur qui a
+frappé Didier l'a aussi atteinte; M. de Castillan, en racontant à sa
+pupille l'histoire de M. d'Alein, lui a démontré de quel danger il
+l'avait sauvée, d'un mariage qui la faisait la femme d'un fou frappé
+d'avance de folie par l'hérédité de la folie de son père. Madeleine
+s'est résignée en cherchant en Dieu un appui. L'entrevue est consentie
+dans le jardin du cloître tout embaumé et qui sert de parloir d'été.
+Hornus et le marquis sont là; derrière eux nous voyons arriver M. de
+Castillan et sa s&oelig;ur Estelle. Le tuteur ne se soucie guère de ce
+tête-à-tête entre Madeleine et sa pupille, mais Hornus combat ses
+conclusions hypocrites et la supérieure résout de son autorité le litige
+en faveur d'une explication entre les jeunes gens.</p>
+
+ <p>Elle a lieu, cette explication, et elle n'est pas longue. Plus fort que
+toutes les craintes et que tous les raisonnements, la passion a parlé et
+Madeleine, émue jusqu'au fond de l'âme des pleurs et de l'amour de
+Didier, lui dit qu'elle l'aime et qu'elle l'aimera toujours. Puis, comme
+effrayée à la pensée de la folie héréditaire de Didier, elle se lève du
+banc où elle était assise la tête appuyée sur l'épaule de Didier, en
+s'écriant quelle ne peut être à lui. L'épreuve est faite; M. de
+Castillan reparaît et le marquis d'Alein, exaspéré, déclare hautement
+qu'il renonce à Mlle de Rémondy et, élevant le ton de la menace, il
+interdit au conseiller de penser à elle, à quoi M. de Castillan répond
+qu'on ne se bat pas avec le fils d'un fou et que des gens comme Didier
+on les douche et on les enferme.</p>
+
+ <p>Didier sait tout maintenant: Hornus l'a mis au courant de cette
+lamentable catastrophe du marquis d'Alein. Le jeune homme vit retiré
+dans son château; sa mère l'a surpris à lire des livres de médecine sur
+la folie. Qui sait si la maladie qui a saisi le père ne saisira pas le
+fils hanté par cet horrible souvenir! et la marquise d'Alein, qui veut
+sauver Didier de l'effroi de la pensée d'hérédité, trouve un moyen
+extrême. Cette mère se sacrifie, en laissant entendre à Didier qu'elle
+est coupable et que le marquis d'Alein n'était pas son père.</p>
+
+ <p>J'avoue que dès le commencement de la pièce je m'attendais à ce
+dénouement que je trouvais inutilement mélodramatique; mais je comptais
+aussi qu'une belle scène entre le fils et la mère sortirait de cette
+situation qu'elle rachèterait. Le public me paraissait assez surpris,
+mais j'espérais que l'auteur qui l'attendait là allait le surprendre à
+son tour et que cette défaillance momentanée se redressait par une scène
+maîtresse. Il n'en a rien été. Devant cette courageuse confession
+maternelle, Didier impose silence à la marquise en lui disant:</p>
+
+ <p>«Tais-toi, ton pieux mensonge est inutile. Ne crains rien pour moi. Je
+ne crois pas à l'hérédité, et les livres que j'ai lus m'ont appris à ne
+pas y croire. J'ai foi dans le bonheur qui m'arrive sous les traits de
+Madeleine.» Et, en effet, nous voyons Mlle de Rémondy, majeure de la
+veille, hors de tutelle par conséquent, et devenant la jeune marquise
+d'Alein après avoir déjoué les desseins ténébreux de M. le conseiller de
+Castillan.</p>
+
+ <p>Est-ce à dire que ce dénouement un peu trop facile atteindra le succès
+de l'<i>Obstacle?</i> en aucune façon. La pièce est des plus attachantes en
+ses quatre actes, avec des scènes pleines de passion et d'émotion,
+charmante dans ses accents justes et pénétrants, d'un goût délicieux et
+parfois d'une poésie exquise. La langue de M. Alphonse Daudet, cette
+jolie langue colorée et pittoresque, y fait merveille; il y a là &oelig;uvre
+d'artiste supérieur et j'oublie la comédie et ses faiblesses du dernier
+quart-d'heure pour ne me souvenir que du second acte tout entier, des
+scènes ravissantes du cloître et des rôles hors ligne de Hornus, de
+Didier et de la marquise. Je crois fermement que le public sera de mon
+avis.</p>
+
+ <p>Hornus c'est M. Lafontaine, excellent comédien dans un rôle d'excellent
+homme. Didier, c'est M. Duflos que toute la salle a applaudi dans ses
+deux scènes d'amour. M. Léon Noël a été très bien accueilli dans le
+personnage du garde-chasse Sautec&oelig;ur: Mme Raphaële Sisos est bien jolie
+dans le rôle de Madeleine, et Mme Darlaud bien touchante dans le
+personnage épisodique de Noëlie. Mlle Desclauzas fait Estelle; Mme Pasca
+fait la marquise, un succès de plus pour cette comédienne.</p>
+
+ <p>Le Théâtre-Français nous a donné un acte tout souriant de finesse, tout
+vivant d'esprit, une de ces jolies comédies de paravent déjà si
+nombreuses dans l'écrin de son répertoire. Celle-ci a été écoute avec le
+plus grand plaisir pendant près de trois quarts d'heure et saluée par
+les applaudissements de la salle à la chute du rideau. Elle a pour
+auteur M. Charles de Courcy, coutumier du succès, et pour titre: <i>Une
+Conversion</i>. Pendant que M. de Champnolin abandonne sa femme pour aller
+chasser à La Rochelle, qui d'ailleurs n'est guère un pays de gibier, Mme
+de Champnolin se console de son mieux de cette absence. Elle va au bal,
+et M. de Latour, qui conduit le cotillon, n'oublie pas sa jolie
+danseuse. Il envoie des bouquets à Régine, cet amoureux de la veille. Il
+la prie d'accepter une loge aux Variétés et la prie à dîner au cabaret
+en compagnie de ses amies.</p>
+
+ <p>Il y a péril en demeure, vous le voyez. Par bonheur, M. de Brige veille
+sur l'honneur de son ami Georges de Champnolin. Il aime tant Georges, M.
+de Brige! Il sermonne la jeune femme tant et si bien que Régine écoute
+ce sage et excellent homme et qu'elle renvoie à M. de la Tour et son
+bouquet, et sa loge, et qu'elle reste à dîner chez elle. Alors, un
+bouquet revient; c'est de Brige qui l'envoie cette fois; la loge entre
+sous forme de baignoire, c'est de Brige qui l'adresse et de Brige offre
+à dîner à Régine au café Anglais. Mme de Champnolin a tout compris, en
+femme d'esprit elle accepte les fleurs et la loge et retient à dîner
+chez elle, au coin du feu, ce bon de Brige, ce Bourdaloue laïque qui lui
+a prêché la vertu; quand M. de Brige a dans ce tête-à-tête fait une
+déclaration, elle le laisse seul à ses réflexions, lui écrit un petit
+mot et part pour la Rochelle.</p>
+
+ <p>Ceci fait, M. de Brige opère son mouvement de retraite entre le valet de
+pied et la femme de chambre qui l'accompagnent jusqu'à porte. C'est
+tout, mais c'est rempli de bonne humeur et de saine gaieté. M. Febvre
+joue à merveille le rôle de Brige. Mme Worms-Baretta est charmante
+dans le personnage de Régine. Mlle Ludwig dit avec beaucoup d'esprit un
+spirituel rôle de soubrette. La Comédie-Française a donc dit adieu dans
+un succès à l'année théâtrale qui vient de s'en aller, elle attend le
+Thermidor de M. Sardou pour saluer l'année qui vient.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">M. Savigny.</span></span><br><br><br>
+
+ <h3>LES LIVRES NOUVEAUX</h3>
+
+ <p><i>Mireille</i>, p&oelig;me provençal de Frédéric Mistral, traduit en français par
+l'auteur. Nouvelle édition. Un magnifique volume contenant 25
+eaux-fortes, par Eugène Burnand, reproduites par le procédé de M.
+Lumière, de Lyon, et 35 dessins du même artiste, reproduits en
+typographie, br. 25 fr. (Hachette).--Tout a été dit sur <i>Mireille</i>. le
+jour de son apparition, lorsque Lamartine, dans un de ses <i>Entretiens</i>,
+proclama le p&oelig;me de Mistral un chef-d'&oelig;uvre. L'auteur de <i>Jocelyn</i>
+n'était pas homme à s'y tromper. L'avenir a ratifié son jugement, et
+nous n'avons pour le moment qu'à signaler l'édition nouvelle comme un
+des plus beaux livres d'étrennes de l'année.</p>
+
+ <p>Trois nouveautés pour 1891 à signaler chez Lemerre, dans cette
+ravissante collection in-8 raisin, à laquelle se rattachent déjà nombre
+d'&oelig;uvres signées des noms de poètes aimés, Coppée, Theuriet, Paul
+Arène. Ce sont: l'<i>Oncle Scipion</i>, par André Theuriet, illustré par
+Reichan; <i>Jacques l'intrépide</i> par Adolphe Chennevière, illustré par
+Jeanne Lemerre et Bieler; l'<i>ÃŽle des Parapluies</i>, par Ernest d'Hervilly,
+illustré par Bieler. L'éditeur, on le voit, ne s'est pas départi des
+traditions littéraires du passage Choiseul, ce qui ne sera pas,
+espérons-le, pour nuire au succès.</p>
+
+ <p>La librairie Plon s'est adressée aux âmes religieuses, mais il semble
+quelles ne prendront pas seules intérêt à la belle <i>Histoire illustrée
+des pèlerinages français de la très sainte Vierge</i>. Les amis des arts et
+des monuments y trouveront aussi leur compte. Ce magnifique volume ne
+renferme pas moins de 450 gravures inédites, dont 10 en couleurs d'après
+les dessins de Hubert Clerget; ce sont tous les monuments de France
+consacrés à la Vierge Marie, depuis Notre-Dame de Paris jusqu'à la
+moindre statuette miraculeuse. Texte par le R. P. Jean-Emmanuel Drochon,
+des Augustins de l'Assomption.</p>
+
+ <p>Citons encore, pour y revenir plus tard avec tout l'intérêt qui
+s'attache à une &oelig;uvre de proportions considérables, la <i>Nouvelle
+géographie moderne</i>, de M. de Varigny (Librairie illustrée), qui
+comptera cinq volumes, et dont l'<i>Asie</i> seulement parait cette année.</p>
+
+ <p>Enfin, à la librairie Jouvet, les <i>Contes du vieux pilote</i>, illustrés
+par Barillot, Lansyer, Guillemet, etc., et dont l'auteur cache sous le
+pseudonyme de Jean de Nivelle ce charmant écrivain, conteur, chroniqueur
+et poète, Charles Canivet.</p>
+
+ <p><i>C'est nous qui sont l'histoire</i>, par Gyp, 1 vol. in-12, 3 fr. 50
+(Calmann-Lévy).--C'est amusant, on ne peut pas dire le contraire,
+quoique toujours un peu la même chose. Mais, est-ce bien ce qu'on peut
+appeler un livre? On me dira que bien d'autres volumes ne méritent pas
+davantage cette appellation, et que ceux de Gyp ont du moins le mérite
+de faire rire. Soit, et c'est, en effet, quelque chose, puisque <i>c'est
+nous qui sont les lecteurs!</i><br>
+
+ <span class="rig">L. P.</span></p><br>
+
+ <p><i>Bouquet d'automne</i>, par Charles Frémine, 1 vol. in-4° (Lemerre).--Nous
+avons tous, poètes ou romanciers, un petit coin de terre qui nous tient
+au c&oelig;ur et qui nous fournit nos meilleures inspirations. Ailleurs, la
+nature nous séduit, nous enchante; mais, là seulement, elle vibre à
+l'unisson de nous-même, elle fait partie de nous comme nous d'elle. Pour
+M. Charles Frémine, ce petit coin c'est la Normandie, c'est elle qu'il
+chante, et il la chante en fils ému, fidèle, qui ne s'en éloigne que
+pour la revoir avec plus de bonheur et qui d'ailleurs l'emporte alors
+avec lui. Il n'y a pas là beaucoup de vers, une quinzaine de pièces--ce
+qu'il faut pour un public de nos jours--mais vraies, d'un sentiment
+souvent profond, d'une forme souvent exquise.</p>
+
+ <p><i>Le costume en France</i>, par Ary Renan. 1 vol. in-16 de la Bibliothèque
+de l'enseignement des Beaux-Arts. (Anc. maison Quantin, May et Motterez,
+éditeurs).--A bien le prendre, l'histoire du costume est l'histoire de
+la civilisation et de la société humaine, et il n'est pas de reflet plus
+parfait d'un monde disparu que le vêtement, cet accessoire, en
+apparence, mais, en réalité, ce symbole des qualités d'un individu,
+d'une nation, d'une époque. En nous présentant un tableau résumé de
+l'histoire du costume en France, M. Ary Renan nous a par cela même mis
+sous les yeux l'une des faces de notre histoire. C'est une promenade à
+travers dix-huit siècles d'images, qui se poursuit avec plaisir en
+compagnie d'un guide à la fois artiste et lettré.</p>
+
+ <p><i>Le prince impérial (Napoléon IV)</i>, par le comte d'Hérisson, 1 vol.
+in-16, 3 fr. 50 (Ollendorff).--On s'attend bien qu'un tel livre ne va
+pas sans soulever bien des voiles, jeter sur bien des mystères un jour
+inattendu. C'est un motif de curiosité grande. Mais, sans cela même,
+n'est-ce pas un sujet digne d'attention que le récit de cette courte
+destinée, terminée par une fin tragique, qui fut celle du fils de
+Napoléon III? On songe, malgré soi, à l'antique fatalité, quand on voit
+la dynastie napoléonienne successivement dévorée par le titan
+britannique, et l'ombre du drapeau de la Grande-Bretagne aussi fatale
+aux Bonaparte que ses médecins ou ses prisons.</p>
+
+ <p><i>Petite bibliothèque littéraire</i> d'A. Lemerre: tome Ier d'<i>Hégésippe
+Moreau</i>. Ce premier volume est tout entier consacré aux &oelig;uvres en prose
+du poète de la <i>Voulzie</i>; peu considérables, comme on pense, ces
+&oelig;uvres: quelques contes, parmi lesquels <i>la Souris blanche, le Guy de
+chêne, la Dame de c&oelig;ur</i>, et des lettres, dont M. Vallery-Radot s'est
+servi pour nous initier à l'existence, si tourmentée dans sa brièveté,
+d'Hégésippe. Est-il besoin de dire que la notice, qui forme presque la
+moitié du volume, est fort bien faite et des plus intéressantes? C'est
+une bonne fortune pour un auteur qu'une préface de M. Vallery-Radot, cet
+auteur fût-il mort depuis longtemps et s'appelât-il Hégésippe Moreau.</p>
+
+ <p><i>Les Financiers amateurs d'art aux seizième, dix-septième et
+dix-huitième siècles</i>, par Victor de Suarte, trésorier général des
+finances, 1 vol. in-8° (Plon, Nourrit et Cie).--Les grands financiers,
+sous l'ancien régime, remplissaient à peu près le rôle de l'État dans
+notre société moderne, au point de vue de la protection des artistes.
+L'auteur nous fait apprécier leurs services en quelques pages
+brillantes, où nous voyons défiler les noms des Grolier, des Bullion,
+des Joucquot, des Thorigny, des Samuel Bernard, que domine de toute la
+hauteur des fonctions de celui qui le porte le nom du grand surintendant
+des bâtiments, Jean-Baptiste Colbert.</p>
+
+ <p><i>Misères nerveuses</i>, par le Dr Monin, un in-12, 3 fr. 50 (Paul
+Ollendorff)--L'accroissement des affections du système nerveux donne à
+ce livre une douloureuse actualité. L'auteur nous donne, et c'est,
+croyons-nous, la première fois qu'un pareil livre s'adresse au grand
+public, l'exacte description des maladies du système nerveux et de la
+mentalité humaine. L'hygiéniste bien connu a su rendre aussi attrayant
+que littéraire son lumineux exposé des défaillances de notre pauvre
+nature humaine surmenée par les luttes de notre moderne civilisation.</p>
+
+ <p><i>Les Mille et une nuits du théâtre</i>, par Auguste Vitu, 1 vol. in-12, 3
+fr. 50 (Paul Ollendorff).--C'en est la huitième série, qui va du 2 avril
+1880 au 27 juin 1881. On y trouve, entre autres, la critique de
+<i>Divorçons</i>, du <i>Monde ou l'on s'ennuie</i>, et une étude particulièrement
+remarquable du <i>Bourgeois gentilhomme.</i></p>
+
+ <p><i>Le Budget communal</i>, par Trigant-Geneste. 1 vol. in-16, 1 fr. 50
+(Hetzel).--150 pages pour apprendre à connaître tout ce qu'il est
+nécessaire de savoir pour administrer sa commune. Ce n'est pas faire
+tort, croyons-nous, à nombre de conseillers municipaux que de les
+engager à lire ce volume.</p>
+
+ <p><i>Cinquante ans chez les Indiens</i>, traduit de l'anglais avec une préface
+par Hector France. 1 in-18 illustre, 3 fr. 50 (Chamerot).--Un titre qui
+va sourire à tous les admirateurs de <i>Buffalo-Bill</i>. Aventures dans les
+grandes prairies du Far-West, dans les caravanes, les campements
+d'émigrants, chez les Mormons, avec les Outlaws et les Desperados, chez
+les Peaux-Rouges, le tout écrit dans le style rude et pittoresque qui
+convient à un narrateur de la suite du colonel Cody.</p>
+
+<br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/012.png"><br>
+
+ <h4>LE 1er JANVIER AUX INVALIDES</h4>
+
+ <p>A toutes les époques officielles de promotion dans l'ordre national de
+la Légion d'honneur, au 1er janvier de chaque année notamment, le
+gouvernement décore un invalide. L'âge, les blessures, les états de
+service enfin, sont les titres qui décident du choix. C'est là une
+tradition des plus justes et des plus respectables.</p>
+
+ <p>A cette occasion, il se passe à l'hôtel même une cérémonie toute intime
+et empreinte d'un sentiment de touchant patriotisme.</p>
+
+ <p>A onze heures du matin, à la garde montante, c'est-à-dire au moment où
+les postes, les sentinelles de la veille, sont relevés, tous les
+pensionnaires valides descendent en grande tenue, sabre au poing, dans
+la cour d'honneur, et se massent en ordre de bataille sur un des côtés.
+En tête de colonne, face à l'entrée, se placent des enfants de troupe
+élèves-tambours, fils d'invalides, et dont le plus âgé remplit les
+fonctions de tambour-major. Un moment de silence, puis le commandement
+de: Garde à vos, fixe! se fait entendre. Un petit peloton vient à son
+tour de déboucher de l'intérieur. A sa tête est le nouveau légionnaire.
+Le peloton lui-même se compose de tous les invalides décorés dans des
+promotions antérieures: les anciens de Crimée, du Mexique, ceux de
+Gravelotte aussi, les cuirassiers légendaires, les marins de Courbet,
+tous sont là, personnifiant notre histoire militaire.</p>
+
+ <p>--Portez armes! Et le peloton s'aligne en face du bataillon.</p>
+
+ <p>Le colonel, major de l'hôtel, s'avance alors, remet au récipiendaire la
+croix avec le cérémonial réglementaire et lui donne l'accolade, puis il
+fait placer le nouveau légionnaire à ses côtés et toute la troupe défile
+par le flanc devant eux.</p>
+
+ <p>La cérémonie est terminée. Les vieux soldats se dispersent, un tantinet
+jaloux de celui qui a reçu la croix, fiers et reconnaissants tout de
+même: la patrie a montré à ses braves qu'elle ne les oubliait pas.</p>
+<br><br>
+
+ <h4>«L'OBSTACLE»</h4>
+
+ <p>La gravure que nous donnons de l'<i>Obstacle</i>, la pièce de M. Alphonse
+Daudet qui vient d'être applaudie au Gymnase, nous transporte au
+troisième acte de l'&oelig;uvre.</p>
+
+ <p>Le décor représente le jardin du couvent des Dames-Bleues, à
+Montpellier. Le gai soleil du midi se joue sur les ogives des vieilles
+murailles; des roses et des clématites s'épanouissent à l'aise au milieu
+de la cour intérieure, ou grimpent le long des arcades souriantes...</p>
+
+ <p>C'est dans cet asile calme et aimable que Madeleine de Rémondy (Mlle
+Sisos), après la rupture de l'union projetée avec celui qu'elle aime,
+Didier d'Alein (M. Duflos) a été chercher une consolation à son
+chagrin... C'est là aussi que Didier, qui ignore les motifs de la
+rupture, est venu, accompagné de son bon précepteur Hornus (M.
+Lafontaine), solliciter du tuteur de la jeune fille une suprême entrevue
+avec elle. Et Madeleine, plutôt que de révéler à Didier le terrible
+secret qu'on lui a confié, le cruel mal dont son père est mort et qui,
+lui a-t-on dit, menace celui qui fut un moment son fiancé, Madeleine lui
+dit, la douleur dans l'âme: «Je ne vous aime plus.»</p>
+
+ <p>Et Didier tombe, abîmé de chagrin, tout en pleurs, sur le banc où tout
+d'abord il s'était assis plein de confiance dans l'entrevue qu'il allait
+avoir avec Madeleine; il rend à celle-ci des lettres et le portrait
+quelle lui avait donné avec ces mots:</p>
+
+ <p>«A Didier pour la vie.» Madeleine est emmenée loin de lui par la
+supérieure. Elle aussi, elle pleure abondamment, car si un miracle
+n'intervient point, c'en est fait de son bonheur.</p>
+
+ <p>Seul, le tuteur de Madeleine (M. Plan), qui a voulu la rupture du
+mariage, et qui ne serait pas fâché de remplacer Didier dans le c&oelig;ur de
+la jeune fille, assiste impassible à cette scène, tandis que sa s&oelig;ur
+Estelle (Mme Desclauzas) serait bien près, malgré sa frivolité de
+perruche, d'en être fort emue... C'est à ce tuteur inexorable que Didier
+va adresser les reproches les plus cruels: celui-ci se venge en lui
+disant qu'avec les fous on ne se bat qu'à l'eau froide et c'est ainsi
+que Didier connaît le fatal secret qui pèse sur son existence.<br>
+
+ <span class="rig">Ad. Ad.</span></p>
+
+ <br><br>
+
+ <h4>AU CERCLE DES PATINEURS</h4>
+
+ <p>Trente jours de patin consécutifs, et l'hiver ne fait pour ainsi dire
+que commencer. Depuis très longtemps les Parisiens n'avaient été à
+pareille fête, aussi s'en sont-ils donné à c&oelig;ur joie. Les lacs du Bois
+de Boulogne, de Versailles, du Vésinet, d'Enghien, ont été bien vite
+envahis. La Seine, qui prenait des allures de Bérésina, a fait même
+espérer un moment qu'on pourrait traverser Paris en traîneau.</p>
+
+ <p>Depuis le vieux patin hollandais à pointe recourbée jusqu'au patin
+américain à vis articulée, depuis le patin à lanières jusqu'à la lame de
+fin acier adaptée par charnière à une bottine élégante, tous les engins
+anciens ou modernes qui servent à glisser sur la surface polie ont été
+retirés des coins sombres où les avait relégués l'<i>inclémence du
+temps</i>:--c'est là le nom dont les fidèles de la glace gratifient toute
+température qui ne descend pas au dessous de 0.</p>
+
+ <p>C'est principalement au Cercle des Patineurs du Bois de Boulogne, que ce
+sport hivernal est une tradition et une élégance.</p>
+
+ <p>Le gracieux chalet qui est affecté en été au Tir au Pigeon a vu défiler
+depuis bientôt vingt-six ans deux générations du <i>high life</i> parisien.
+C'est là qu'ont débuté le prince de S., le marquis du L., le duc de L.
+S., M. A. B., M. H. C., et tant d'autres: dans le grand hall du milieu,
+une collection charmante d'aquarelles de Tissot conserve du reste le
+souvenir des plus anciens membres du cercle.</p>
+
+ <p>Le Cercle, cette année, est «tout à la joie». Dès le matin la large
+étendue de glace, très unie, car elle vient d'être balayée, est
+sillonnée par les patineurs les plus enragés; beaucoup aussi de jeunes
+filles et de jeunes femmes qui ne veulent pas risquer leur premiers pas
+devant un public nombreux et indiscret. C'est l'heure du travail
+sérieux.</p>
+
+ <p>A midi précis le déjeuner. Dans la grande salle du chalet s'organisent
+des petites tables intimes. Parfois même le duc de M... ou un autre se
+met à la tête d'un gai pique-nique où les cuisines les plus
+aristocratiques se font dignement représenter. Mais avant de prendre
+place on n'a pas oublié d'aller consulter l'énorme thermomètre, le grand
+arbitre des destinées, dont les fervents du patin voudraient voir la
+colonne de mercure descendre, descendre encore...</p>
+
+ <p>A une heure second coup de balai, surveillé cette fois par l'aimable
+secrétaire qui ne perd pas de vue un moment l'escouade grelottante des
+balayeurs.</p>
+
+ <p>Voici enfin le grand défilé qui commence. Au dehors du cercle, des
+mails, des coachs, des dorsays, des victorias, des coupés, des cabs,
+descendent devant la grille les plus jolies femmes du Paris mondain
+frileusement emmitouflées. En un clin d'&oelig;il elle sont sorties de
+l'épais fourreau de pelisses, étalant au grand jour la toilette sobre et
+coquette qui leur laissera une complète liberté d'allure, et qui
+n'entravera point l'ondulation souple des mouvements. Bientôt les
+fauteuils en osier, rappelant ironiquement les coins chauds et
+ensoleillés des plages estivales, sont occupés; autour des énormes
+brasiers, se forment les groupes sympathiques, et préludent les causeries
+intimes.</p>
+
+ <p>Le va-et-vient sur la glace se fait bruyant, continu, vertigineux, et en
+peu de temps les lames fines en acier ont strié en tous les sens le
+miroir lisse du lac qui se couvre d'une fine poussière d'un blanc
+étincelant. Les couples s'unissent et s'entrecroisent en un balancement
+rythmé et ondoyant bien plus gracieux que la danse, car les silhouettes
+se détachent séparées et distinctes sur le fond gris du ciel. Mlle J. de
+R., le plus élégant patin du cercle, passe rapidement, et la voilà bien
+vite au bras de M. U. C., le patineur le plus difficile sur le choix de
+ses compagnes. M. de M. offre à une adorable blonde qui débute le
+secours de sa vieille expérience; appuyée sur lui, elle est complètement
+rassurée. Voici Mme H. de S.-D., encadrée par MM. E. E. et S., et
+merveilleuse de grâce et de souplesse. Plus loin M. Frost, le champion
+du patinage parisien, passe en revue les figures les plus difficiles: la
+digue, la boucle, etc. et parfois il trace d'un pied sur un nom sur la
+glace. Le duc de M., M. de M., Mmes H. et P., appuyés sur la longue
+barre recouverte de velours rouge, glissent élégamment en avant et en
+arrière ou pivotent rapidement en moulinet. Et dans ce tournoiement
+perpétuel on cause, on flirte, on se suit, on s'esquive, devant la
+galerie composée des mamans, des douairières et des vieux beaux qui se
+sont résignés à l'inaction.</p>
+
+ <p>Un seul de ces derniers, qui a choisi prudemment un coin éloigné de tout
+regard, prend sournoisement sa première leçon, soutenu par deux valets
+de pied. C'est débuter un peu tard, mais qui sait? Peut-être a-t-il une
+surveillance à exercer et veut-il se mettre en garde contre le jeu du
+patin et de l'amour. Puis, de même que la valeur dans les âmes bien
+nées,</p>
+
+ <p>Le patin sait braver le nombre des années.</p>
+
+ <p>Cinq heures: le jour tombe et les branches nues des arbres se dessinent
+en noir sur le ciel rougi par le coucher d'un soleil d'hiver.</p>
+
+ <p>Les jolies patineuses rentrent dans leurs fourreaux de pelisses et, au
+dehors du cercle, le défilé des voitures devant la grille recommence en
+sens inverse.</p>
+
+ <p>Dans quelques heures des chaudes fourrures sortiront les toilettes
+claires, les épaules nues et diamantées: le dîner, le théâtre et le bal
+reposeront des fatigues de la journée.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Abeniacar.</span></span></p><br><br>
+
+ <h4>ÉMILE DURIER</h4>
+
+ <p>Me Émile Durier, qu'une fluxion de poitrine vient d'emporter
+brusquement, était âgé de soixante-deux ans. Mais, à voir sa forte
+complexion, son visage plein, aux pommettes roses, qu'animaient deux
+yeux d'une spirituelle vivacité, son pas assuré, son allure alerte, à
+peine eût-on songé qu'il pouvait avoir dépassé la cinquantaine.</p>
+
+ <p>Sa mort prématurée a causé, parmi ses amis qui étaient nombreux, tant au
+palais qu'en dehors du monde judiciaire, une douloureuse surprise. Avec
+lui s'éteint un des représentants les plus goûtés de l'atticisme au
+barreau.</p>
+
+ <p>Car Émile Durier, bien qu'il eût, lui aussi, jadis pris sa part des
+luttes politiques, était surtout et avant tout un avocat, aimant
+passionnément sa profession et l'honorant par son attention constante à
+en pratiquer tous les devoirs. Républicain dès l'empire, impliqué dans
+le procès fameux des Treize, il eût pu, au lendemain du Quatre
+Septembre, délaisser, comme d'autres, les débats judiciaires pour les
+discussions parlementaires: il aima mieux, après un court passage au
+secrétariat général de la justice, sous M. Dufaure, reprendre la robe,
+qu'il ne quitta plus depuis.</p>
+
+ <p>Non pas que, cantonné dans une dédaigneuse indifférence, il se fût tout
+à coup désintéressé des choses de la politique: familier de M. Thiers,
+ami de Gambetta, il se rangea aux côtés de ses coreligionnaires aux
+prises avec le vingt-quatre mai et le seize mai, et il leur prêta en
+mainte occurrence le précieux concours de sa science juridique.</p>
+
+ <p>Mais aux agitations du Forum et du Parlement il préférait l'atmosphère
+apaisée de l'audience.</p>
+
+ <p>Il y apportait une tolérance souriante, qui eût pu étonner ceux qui ne
+connaissaient de lui que sa participation à l'établissement de la
+République et la fermeté de ses convictions.</p>
+
+ <p>Et c'est par là peut-être, autant que par son impeccable correction
+professionnelle, qu'il avait acquis une haute autorité auprès de ses
+confrères, dont il fut le bâtonnier en 1887 et 1888.</p>
+
+ <p>Qu'il plaidât devant les juges civils ou en cour d'assises, Émile Durier
+se montrait toujours le même: lettré délicat, d'une rare distinction
+d'esprit, homme d'un grand sens, ayant au service de sa raison et de ses
+raisons une parole facile, élégante, claire, persuasive.</p>
+
+ <p>Ses plaidoyers étaient comme une fine causerie devant des gens de bonne
+compagnie; et, s'il lui arrivait assez souvent de lancer à l'adversaire
+quelque trait acéré, ce trait n'était pas de ceux qui restent dans la
+blessure.</p>
+
+ <p>Aussi tout le palais est-il en deuil.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">A. Bergougnan.</span></span>
+</p>
+<br><br>
+
+ <h3>LES EXPÉRIENCES DU POLYGONE D ANNAPOLIS</h3>
+
+ <p>On connaît la lutte acharnée qui se livre entre le canon et la cuirasse
+depuis l'époque ou l'on a appliqué les blindages défensifs aux
+constructions navales.</p>
+
+ <p>Dans cette lutte, l'avantage semble être du côté du canon dont on peut
+augmenter la puissance de pénétration jusqu'à des limites presque
+indéfinies, au moins théoriquement, tandis que l'on arrive assez vite
+aux épaisseurs extrêmes de métal que l'on peut pratiquement employer
+pour la protection des navires.</p>
+
+ <p>Aussi, dans ces derniers temps, s'est-on mis à chercher l'efficacité
+d'un cuirassement, non plus dans son exagération d'épaisseur, mais dans
+la qualité intrinsèque du métal qui le constitue. Les métallurgistes se
+sont mis à l'&oelig;uvre et ont donné ainsi le jour à divers produits parmi
+lesquels les plaques dites «Compound» de la maison Cammell et C°, ont su
+se faire une très bruyante notoriété. Ces plaques, constituées par un
+véritable placage d'acier soudé sur matelas de fer doux, ont été fort en
+vogue dans la marine militaire anglaise et semblaient devoir s'imposer
+un peu partout.</p>
+
+ <p>La maison Schneider du Creusot, seule parmi tous les concurrents,
+pouvait lutter contre l'engouement général. Maints essais comparatifs
+avaient déjà démontré la supériorité des plaques «tout acier» du Creusot
+sur les plaques Cammell. MM. Schneider et Cie n'ont pas voulu en rester
+là; ils ont produit la nouvelle plaque «d'acier au nickel», de beaucoup
+supérieure encore à leurs plaques d'acier.</p>
+
+ <p>Des essais comparatifs de ces divers blindages ont été récemment faits
+par une commission militaire des États-Unis au polygone d'Annapolis. On
+y a soumis au tir, dans des conditions absolument identiques, trois
+plaques, l'une Cammell, l'autre en acier, la troisième en acier au
+nickel; ces deux dernières du Creusot.</p>
+
+ <p>Nos dessins représentent le champ de tir et les détails du dispositif
+adopté pour appuyer les plaques sur un matelas en charpente adossé à un
+épaulement de terre.</p>
+
+ <p>Des trois plaques, la Cammell était la plus épaisse: 272mm, 28; celle
+d'acier avait 268min, 17, et celle au nickel, 261mm, 66; cette dernière se
+trouvait donc, de ce fait, désavantagée par rapport aux deux autres.</p>
+
+ <p>Les plaques étaient disposées tangentiellement à un arc de cercle dont
+le centre était occupé par le pivot du canon, normalement, par
+conséquent, à l'axe de celui-ci.</p>
+
+ <p>Le canon employé était une pièce de 152 millim. 4, de 35 calibres de
+longueur. Sa bouche se trouvait à 8 m. 53 des plaques attaquées.</p>
+
+ <p>La charge était de 20 kil. 158 de poudre brune prismatique: le
+projectile, un obus de rupture Holtzer de 45 kil. 300; la vitesse
+initiale était, dans ces conditions, de 632 mètres 40, et l'énergie au
+choc de 1,375,222 kilogrammètres.</p>
+
+ <p>On commença par tirer quatre coups de canon sur chaque plaque, dans la
+bissectrice des coins; puis le canon de 152 mill. fut remplacé par une
+pièce de 208 mill. lançant des projectiles Firth de 95 kil. 130, avec
+une énergie au choc de 2,295,716 kilogrammètres.</p>
+
+ <p>Chacune des plaques reçut alors, en son centre, un dernier coup de ce
+projectile, et notre dessin représente l'état des plaques après ce «coup
+de la fin.»</p>
+
+ <p>Il n'est pas besoin d'être grand clerc dans les questions d'artillerie
+pour reconnaître de quel côté se trouve la supériorité, et pour voir que
+la plaque Cammell, presque complètement émiettée, est absolument
+incapable de protection, alors que ses deux concurrentes sont encore en
+état de résister.</p>
+
+ <p>On voit aussi, sur un de nos dessins, l'état des obus après chacun des
+trois derniers coups.</p>
+
+ <p>La commission a aussitôt, et à l'unanimité, classé les trois plaques
+dans l'ordre de supériorité suivant: 1° acier-nickel; 2° tout acier; 3°
+compound.</p>
+
+ <p>Ce triomphe de l'industrie française mérite d'autant plus d'être
+signalé, qu'il a été remporté dans une suite d'expériences faites à
+l'étranger, c'est-à-dire dans des conditions d'impartialité
+indiscutables.</p>
+<br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/013.png"><br></p>
+<br>
+
+ <h3>CHARME DANGEREUX</h3>
+
+ <h5>PAR</h5>
+
+ <h4>ANDRÉ THEURIET</h4>
+
+ <h4>Illustrations d'ÉMILE BAYARD</h4>
+
+ <p class="mid">(Suite. Voir nos numéros depuis le 13 décembre 1890.)</p>
+<br>
+ <p>Il sortit de la gare, la tête et le c&oelig;ur tout embrumés par la
+mélancolie des adieux. Au dehors, un vent léger faisait frissonner le
+feuillage des eucalyptus baignés de lumière; les omnibus descendaient
+lestement la rampe de la station avec leur chargement de voyageurs; les
+marchands de violettes s'empressaient autour des promeneurs en laissant
+derrière eux comme une traînée d'odeurs printanières. L'avenue de la
+Gare, avec ses mâts pavoisés de flammes tricolores, ses guirlandes de
+lanternes courant d'arbre en arbre, ses maisons décorées de draperies
+aux couleurs crues, fourmillait de flâneurs. Cette animation, cet air de
+fête, eurent peu à peu raison de l'impression de tristesse que Jacques
+emportait du chemin de fer. Son âme, comme celle de la plupart des
+artistes, subissait vivement l'influence des phénomènes extérieurs et
+changeait d'état avec une mobilité d'hirondelle. Bientôt le peintre
+respira avec plus de facilité, marcha d'un pas plus allègre et prêta une
+attention plus indulgente au spectacle de la rue. Sans se rendre
+nettement compte de ce qui se passait en lui, il semblait délivré d'une
+secrète contrainte. Il s'opérait en toute sa personne une sorte de
+détente, une sourde réaction joyeuse, quelque chose de ce qu'éprouve un
+écolier, à son premier jour de vacance. En même temps, de ce trouble
+arrière-fond qui forme le limon de l'âme humaine, de confuses pensées
+s'élevaient pareilles à ces globules de gaz qui se dégagent, d'une eau
+vaseuse et montent légèrement à la surface. «Thérèse était partie; il se
+trouvait seul à Nice, seul et libre, avec tout le loisir de retrouver
+Mania Liebling pendant les fêtes et de déchiffrer ce qu'il y avait dans
+le c&oelig;ur de cette étrange sirène. Le bouquet de jonquilles et de
+violettes, lancé à son adresse, avait de nouveau troublé sa quiétude.
+Quelle mystérieuse intention se cachait derrière cette manifestation
+visiblement préméditée? Etait-ce simplement une espièglerie sans
+conséquence ou devait-il y voir une invitation à renouer des relations
+trop brusquement interrompues?» Tout en écartant l'idée d'une infidélité
+possible, Jacques pensait de nouveau à Mania. Depuis leur rencontre à
+Beaulieu, imperceptiblement, Mme Liebling prenait possession d'une plus
+large part de lui-même. Cette main-mise partielle s'était effectuée
+lentement, mais d'une façon victorieuse. D'abord, l'artiste seul avait
+été séduit, puis le pouvoir de la Galicienne s'était exercé sur cette
+portion du c&oelig;ur restée neuve chez les hommes qui n'ont connu et aimé
+qu'une femme; elle avait éveillé chez Jacques une sourde voluptuosité
+latente et maintenant elle surexcitait en lui cette sensuelle curiosité
+qui nous pousse aux aventures périlleuses, à la convoitise du fruit
+défendu. Elle pénétrait en des régions de son être où dormaient des
+désirs inassouvis; elle occupait les vides secrets que la pure affection
+de Thérèse n'avait pas remplis. Troublé par cette graduelle
+intoxication, Jacques, en descendant l'avenue de la Gare, s'avouait
+qu'il était malhabile à se défendre contre les entraînements de cette
+enchanteresse, que la société de Mania lui devenait de plus en plus
+indispensable et qu'il ne retrouverait un sérieux repos d'esprit que
+lorsqu'il aurait pénétré à son tour dans le c&oelig;ur de Mme Liebling...</p>
+
+ <p>En arrivant près du boulevard Dubouchage, l'idée de rentrer dans son
+appartement désert opéra un revirement dans son esprit et sa pensée se
+reporta vers celle qu'il venait de quitter à la gare. A cette heure,
+Thérèse devait déjà être à Antibes et certainement elle aussi pensait à
+lui, tandis que le train fuyait vers Paris; mais il la connaissait trop
+pour ne pas être sûr qu'au rebours de la sienne, l'âme de Thérèse
+n'était distraite de sa tristesse par aucune diversion du dehors. «Je
+vaux moins qu'elle, songea-t-il, et je suis décidément pétri d'une pâte
+plus grossière!»</p>
+
+ <p>De loin en loin, nous avons ainsi de ces éclaircies soudaines qui nous
+permettent de voir nettement le fond mauvais qui est en nous; mais cette
+mise à nu de notre âme est si désolante et nous aimons tant à nous en
+faire accroire, que nous ne sommes pas longtemps capable de supporter la
+vue de notre perversité crûment étalée; nous nous hâtons de jeter sur
+cette répugnante nudité un voile d'hypocrites correctifs et de
+sophistiques illusions. Tout en se reprochant la coupable satisfaction
+que lui causait l'idée de sa solitude et de sa liberté, Jacques se
+disait: «Après tout, en puis-je mais si j'ai une nature facilement
+excitable?... Je ne serais pas artiste, si je ne subissais avec cette
+vive sensibilité les impressions du dehors.»</p>
+
+ <p>Au moment où il allait tourner l'angle de la rue Pastorelli, il se
+heurta contre un promeneur à barbe grise, qui le prit dans ses bras
+brusquement, et s'écria en lui donnant l'accolade:</p>
+
+ <p>--Bonjour, mon fils!... J'allais justement chez toi.</p>
+
+ <p>--Monsieur Lechantre! s'exclama Jacques ébaubi, par quel heureux hasard
+êtes-vous à Nice?</p>
+
+ <p>--Ne t'avais-je pas prévenu que je viendrais te surprendre un jour ou
+l'autre? répondit le peintre de sa bonne voix cordiale... J'ai un ami
+fort riche, le baron Herder, qui possède un yacht et qui m'a offert une
+place à son bord. Comme il comptait faire escale ici pendant le
+carnaval, j'ai accepté... Nous avons quitté Ajaccio hier soir et ce
+matin l'<i>Hébé</i> jetait l'ancre dans le port Lympia... Un brin de
+toilette, le déjeuner et me voici... Comment se porte Thérèse?</p>
+
+ <p>--Très bien, je viens de la mettre en wagon... Elle est allée à Paris,
+chercher la petite mère et Christine, qui passeront une quinzaine avec
+nous.</p>
+
+ <p>--Alors fournée complète?... Tant mieux!... Je suis ici pour quelques
+semaines et j'espère bien que nous ne nous quitterons guère... Ah! ça,
+d'abord, regarde-moi... Tu as bonne mine, l'&oelig;il clair, les joues
+pleines, le teint reposé, bravo!... Tu ne te ressens plus de ton
+indisposition?</p>
+
+ <p>--Je me porte comme un charme, cher maître... Nice m'a retrempé.</p>
+
+ <p>--A la bonne heure! Du reste, ça devait être, ce pays-ci est une
+fontaine de Jouvence... Tiens, moi qui te parle, rien qu'après un
+premier bain de soleil, je me sens tout gaillard et il me semble que
+j'ai vingt ans de moins sur le corps.</p>
+
+ <p>En effet, Francis Lechantre, bien à l'aise en son complet de drap gris,
+à barbe en éventail, le teint rose, le regard épanoui, paraissait plus
+jeune, plus dispos et plus en train que jamais. Sa boutonnière était
+fleurie d'une touffe d'&oelig;illets, son feutre rejeté en arrière découvrait
+son front bombé, ses limpides yeux bleus rieurs, et il redressait
+juvénilement sa haute taille.</p>
+
+ <p>--Tu sais, continua-t-il en exécutant un moulinet avec sa canne, je suis
+venu ici avec l'intention de m'amuser, et, puisque te voilà veuf pour
+quelques jours, je compte sur toi pour me tenir compagnie... Le baron
+Herder a la goutte et, en sa qualité d'archi-millionnaire, il est blasé
+sur tous les plaisirs... mais non pas moi, morbleu!... Il y a encore de
+jolies pommes dans le jardin de la vie et j'ai de bonnes dents pour y
+mordre... D'abord je veux voir le carnaval et y jouer ma partie comme un
+jeune homme...</p>
+
+ <p>Je veux m'en fourrer, fourrer jusque-là!...</p>
+
+ <p>comme chantait ce pauvre Hyacinthe dans la <i>Vie parisienne</i>... Nous nous
+déguiserons, nous lancerons des confetti, nous irons au <i>veglione</i> et
+nous intriguerons les Niçoises... Mon cher enfant, plus je grisonne et
+plus je suis d'avis qu'il faut se hâter de jouir des douceurs que la
+Providence nous a mises en réserve. Donc, vive la joie!... Tu vas me
+conduire chez un costumier où je me commanderai un domino. Puis nous
+irons prendre un sorbet à la Renaissance en écoutant les
+mandolinistes... Il y a dix ans que je ne suis venu ici, et je crois que
+c'était hier... Je n'y reviendrai peut-être plus et, ma foi, je veux
+boire encore un coup de soleil et de plaisir avant de quitter cette
+aimable existence terrienne!... As-tu un cigare?... Bon, merci, et
+maintenant <i>andiamo!</i></p>
+<br>
+
+ <h4>IX</h4>
+
+ <p>Le dimanche gras, premier jour des <i>confetti</i>, les masques affluaient
+dès une heure vers la place Masséna, où ils attendaient avec impatience
+le traditionnel coup de canon, signal de la bataille et du défilé des
+chars. Dans les rues avoisinantes, il y avait un fourmillement de gens
+costumés. Nice prenait l'originale physionomie qui caractérisait jadis
+le carnaval italien, et qu'on ne retrouve plus guère dans toute sa gaie
+spontanéité que sur ce point du littoral. Là seulement, en effet, la
+population ne se borne pas à assister passivement à des réjouissances
+quasi-officielles; elle veut s'amuser pour son propre compte, elle se
+mêle à la fête, et y ajoute un entrain, un imprévu, une exubérante
+fantaisie, qui font du carnaval niçois un spectacle unique. Le jour des
+confetti, les conditions sociales sont confondues, et la ville entière
+se déguise: ouvrières des vieux quartiers, bourgeoises ou patriciennes
+de la colonie étrangère, il n'est pas une femme qui ne revête le domino
+de lustrine ou de satin et ne circule librement par les rues. Dans cette
+tapageuse mêlée de toutes les classes de la société, l'explosion de la
+joie populaire est rarement grossière; partout régnent une bonne humeur,
+une aménité, qui augmentent encore le charme de ces folles journées.</p>
+
+ <p>Les trottoirs étaient encombrés de camelots offrant aux passants des
+sacs de ces minuscules dragées de plâtre, qui se sont substituées aux
+véritables confetti de sucre blanc ou rose, et qui servent de
+projectiles pour la bataille. Chaque logis versait sur la chaussée le
+contingent de ses hôtes costumés; dominos multicolores, pierrots
+enfarinés, moines blancs et rouges. Tous portaient le bonnet à grelots
+et le masque de toile métallique, destinés à préserver la nuque et la
+figure contre la grêle des confetti; tous s'empressaient de faire
+remplir de «bonbons» de plâtre la gibecière de coutil placée en
+bandoulière. Sur les voies où devaient défiler les chars, les fenêtres,
+drapées de blanc et de rouge, étaient garnies de curieux. Dans la rue et
+jusqu'au faîte des maisons bruissait une sourde allégresse, coupée par
+les cris aigus des camelots, par le fausset flùté des masques et par les
+cuivres des fanfares lointaines. Un ciel plafonné de nuages blanchâtres,
+troués ça et là de taches bleues, éclairait d'une lumière assoupie le
+grouillement de la foule bariolée.</p>
+
+ <p>--Vois-tu, disait Francis Lechantre à Jacques, l'air de cette diablesse
+de ville vous tape sur la tête comme du champagne... Depuis que j'ai
+endossé mon costume, il me monte des bouffées de gaillardise, et je me
+sens en verve comme lorsque j'étais rapin à l'atelier du père Drolling.</p>
+
+ <p>Masqués, affublés d'amples robes de moine, les deux artistes cheminaient
+bras dessus bras dessous dans la direction du Cours.</p>
+
+ <p>--Cher maître, répondit Jacques, vous êtes toujours jeune, vous, et ça
+se voit bien à votre façon de peindre.</p>
+
+ <p>--Jeune!... Vil flatteur!... Il y a des moments où je voudrais me le
+persuader, et quand je ne suis pas en face de mon miroir, il me prend
+des revenez-y de jeunesse; je ressemble à ces vieux pommiers, qui ont
+parfois des repousses de fleurs à l'arrière-saison. Lorsque les jolies
+femmes me regardent je m'aperçois trop bien que je ne suis qu'un barbon,
+mais quand je les regarde, moi, j'ai toujours vingt ans.</p>
+
+ <p>--Vous avez dû être souvent amoureux, M. Lechantre? demanda brusquement
+Jacques.</p>
+
+ <p>--Oui et non... Ça dépend, du sens que tu attaches au mot. Si par là, tu
+entends d'agréables passades avec des femmes peu sévères, oui, j'ai été
+souvent amoureux, mais s'il s'agit de passion...</p>
+
+ <p>--Naturellement, c'est de cela que je parle.</p>
+
+ <p>--Oh! alors, mon fils, je puis te répondre carrément que non... La
+passion, ça dérange trop une vie d'artiste... J'ai toujours eu une peur
+bleue de m'acoquiner à un modèle, comme beaucoup de nos camarades, ou de
+m'éprendre d'une femme du monde qui m'aurait mené en laisse et condamné
+à faire de mauvaise peinture... Non, je m'en suis tenu aux intermèdes,
+aux grisettes qui entrent par la porte de l'atelier et en sortent
+vivement par la fenêtre, comme des hirondelles... Au fond, vois-tu,
+c'est ce qu'il y a de mieux, ça ne laisse ni regrets ni remords... Mais
+je dois te scandaliser, toi qui es un mari modèle, un amoureux pour le
+bon motif!</p>
+
+ <p>--Cher maître, repartit Jacques avec un léger frisson dans la voix, vous
+avez trop bonne opinion de moi... Je ne suis pas plus un saint que les
+autres...</p>
+
+ <p>--Allons donc! ne pose pas pour la modestie... On sait bien que tu
+adores ta femme...</p>
+
+ <p>Ils étaient arrivés à l'un des escaliers de l'amphithéâtre élevé devant
+la préfecture, en vue de la mer, et formé de nombreux gradins, dont
+toutes les travées étaient déjà garnies d'un entassement de spectateurs
+costumés. Dans le bas, autour d'une rotonde où était établi un
+orchestre, s'arrondissait une large piste destinée au défilé des chars
+et des masques. Au moment où ils s'asseyaient dans l'une des travées,
+l'orchestre entama le refrain du <i>Père la Victoire</i>, des fanfares
+éclatèrent au loin, annonçant l'approche du premier char, le canon
+tonna, et instantanément l'air fut obscurci par une grêle de confetti
+pleuvant de partout: des fenêtres, des tribunes, des terrasses du Cours.
+Les projectiles lancés à poignées se croisaient au milieu des éclats de
+rire et rebondissaient avec un tintement sec sur les planches. Un
+immense char aux couleurs tapageuses, représentant les personnages du
+<i>Petit Faust</i>, s'avançait lentement au son des cuivres. Devant les
+chevaux, la foule des piétons masqués s'égaillait un moment, puis
+s'épaississait de nouveau à l'arrière. Les couples formaient des
+quadrilles ou dansaient deux à deux en se trémoussant follement, et en
+répétant en ch&oelig;ur les refrains de l'orchestre. A les voir de haut se
+grouper par larges masses ou s'égrener en grappes éparses, on eût dit un
+éparpillement d'énormes papillotes bleues, blanches, roses, vert clair,
+qu'un fantastique confiseur aurait vidées à tas sur la voie publique. Et
+toujours la grêle légère des confetti lancés à toute volée tintait,
+accompagnant les cris des masques, les sonorités de l'orchestre, les
+bravos des tribunes.</p>
+
+ <p>Indifférent à la bataille, Jacques parcourait du regard les baies des
+fenêtres, les gradins de l'amphithéâtre; il cherchait à y découvrir sous
+le domino la taille souple et l'originale figure de Mania; mais tous les
+visages étaient masqués, et tous les dominos se ressemblaient. Pendant
+ce temps, Francis, debout contre la barrière, gesticulait, riait et
+bataillait avec ses voisins. Toutefois, au bout d'une heure, il se lassa
+d'être emprisonné dans une tribune.</p>
+
+ <p>--C'est joli de couleur, dit-il, mais c'est toujours un peu la même
+chose... J'ai des fourmis dans les jambes, et je ne serais pas fâché de
+me les dégourdir en me mêlant à la bacchanale d'en bas... Descendons,
+veux-tu?...</p>
+
+ <p>Ils quittèrent leurs places et gagnèrent le Cours à travers une cohue de
+masques qui se répandaient comme l'eau d'une écluse sur le passage des
+chars. Là, vraiment, la fête était dans tout son éclat. Les gens de la
+chaussée lançaient des projectiles aux gens des fenêtres, qui, à leur
+tour, en répandaient des pelletées sur le dos des passants; de brèves
+intrigues se nouaient et se dénouaient des trottoirs aux fenêtres, où
+des masques s'interpellaient en patois niçois. De l'extrémité du Cours à
+l'entrée de la rue Saint-François-de-Paule, on ne distinguait qu'un
+double courant houleux de têtes encapuchonnées, de bras nerveusement
+agités; un tumultueux remous de costumes qui se fondaient et chatoyaient
+sous une brève flambée de soleil. Le sol était jonché de confetti, et on
+marchait littéralement sur une épaisse neige grise.</p>
+
+ <p>--A la bonne heure! s'écriait Lechantre, nous allons seulement commencer
+à nous amuser! Il s'interrompit et porta sa main à son masque:--Touché!
+fit-il, mazette! voilà une mitraillade en règle... J'en suis tout
+éberlué...</p>
+
+ <p>Ils longeaient la terrasse du libraire Visconti. Le balcon de pierre
+était garni de dominos très élégants. Postés sur le mur d'appui, ayant à
+côté d'eux de gros sacs de confetti, ils en bombardaient sans pitié les
+promeneurs. Jacques, qui avait soulevé son masque pour respirer, leva
+les yeux en l'air. Au moment où il présentait son visage à découvert, un
+domino de satin blanc avec des n&oelig;uds roses aux épaules se pencha
+au-dessus du balcon et lui envoya une grêle de projectiles en pleine
+figure.</p>
+
+ <p>--Attrape, Jacques! s'exclama Francis, décidément, ce domino aux n&oelig;uds
+roses nous en veut... Attends, beau masque, attends!</p>
+
+ <p>Il ramassa dans le fond de sa gibecière une poignée de confetti et
+riposta vigoureusement. Le domino blanc et rose avait adroitement baissé
+la tête, et riait d'un rire clair et retentissant; en même temps il
+puisait à même dans son sac et mitraillait de nouveau les deux amis.</p>
+
+ <p>--Les dernières cartouches! cria Lechantre en vidant le fond de sa
+gibecière, à toi, gamin!... Tiens bon, pendant que je vais me
+ravitailler...</p>
+
+ <p>Il s'éloigna dans la direction d'une échoppe où l'on vendait des
+confetti et disparut dans la foule.</p>
+
+ <p>Cependant Jacques, qui avait encore sa provision presque intacte,
+rajustait son masque et bataillait avec le domino de la terrasse. Il
+visait mal, recevait plus de confetti qu'il n'en rendait, mais il
+s'acharnait et devenait nerveux. Le rire moqueur de l'inconnue le
+déconcertait et l'agaçait. Le timbre musical de ce rire à la fois aigu
+et caressant réveillait en lui de vagues sensations déjà éprouvées. Il
+observait le geste espiègle, la taille flexible, la grâce de son
+adversaire, et un soupçon lui traversait l'esprit: «Si c'était Mania?»
+Cette conjecture le troublait si fort qu'il ne sut pas se garer d'une
+nouvelle grêle envoyée à son adresse. Il la reçut dans les yeux, et,
+quasi aveuglé, riposta maladroitement.</p>
+
+ <p>--Raté! dit au-dessus de lui la voix railleuse du domino aux n&oelig;uds
+roses; pour un peintre, tu n'as pas le coup d'&oelig;il juste!</p>
+
+ <p>Cette fois, il n'y avait plus de doute: c'était bien la voix de Mania.
+Le peintre bondit sur le trottoir, épousseta la poudre grise qui
+l'offusquait, mais quand il put distinguer nettement les objets, et
+relever les yeux sur la terrasse, le domino de satin blanc s'était
+éclipsé. Les coudoiements des passants rejetèrent Jacques dans la cohue,
+et il se résigna à se mettre en quête de Francis Lechantre. Seulement,
+au milieu de cette foule grouillante, il était difficile de retrouver
+quelqu'un. Francis, probablement, s'était fourvoyé en cherchant Jacques
+de son côté. Après avoir vainement battu les rues avoisinantes, ce
+dernier prit le parti de remonter la pente qui débouche sur le boulevard
+du Pont-Neuf. Arrivé là, il fut de nouveau arrêté par la cohue qui
+refluait pour faire place aux chars. Comme il regardait à droite et à
+gauche s'il ne distinguerait pas la haute taille de son ami, il se
+sentit effleuré par quelques grains de confetti, semés plutôt que lancés
+sur son épaule, et, se retournant, il reconnut à cinq ou six pas le
+domino blanc aux n&oelig;uds roses, l'inconnue, avec une prestesse de
+couleuvre, se faufilait adroitement entre les groupes, puis tournait la
+tête du côté du peintre et se remettait en marche. Jacques, éperonné par
+le désir d'atteindre Mania Liebling, essayait de jouer des coudes et de
+se frayer à son tour un chemin à travers la foule, mais, empêtré dans sa
+robe de moine, et moins leste que la fuyante apparition, il restait de
+beaucoup en arrière et, la chaussée étant occupée à ce moment par
+l'énorme char du <i>Petit Faust</i>, il perdit tout à fait la trace de celle
+qu'il poursuivait.</p>
+
+ <p>Au bout d'un quart d'heure, il arriva tout essoufflé sur la place
+Masséna, illuminée par la vermeille lueur du soleil couchant. La foule
+était moins dense sur ce large espace. Il fit halte sur l'un des
+terre-plains qui s'étendent en avant du Casino. Des masques s'y
+pourchassaient à coups de confetti, en échangeant d'une voix flûtée de
+gaillardes plaisanteries. Hors d'haleine et désappointé, Jacques avait
+de nouveau enlevé son masque; ses regards erraient d'un groupe à
+l'autre, en quête de Lechantre, et aussi du domino blanc et rose.</p>
+
+ <p>--Ohé! Jacques!...</p>
+
+ <p>Il mit sa main en abat-jour sur ses yeux et aperçut enfin Francis
+démesurément agrandi par un effet de la lumière du couchant.</p>
+
+ <p>--Je t'ai faussé compagnie, reprit Lechantre gaiement; figure-toi qu'il
+m'est arrivé une aventure... J'ai été intrigué, oui, mon cher, intrigué
+par une jolie fille, une Niçoise pur-sang avec des yeux couleur de
+bigarreaux noirs, et un accent local qui sent le poivre et le mimosa...
+Une fringante créature, faite au tour, souple de taille et rebondie du
+corsage; la langue bien pendue par dessus le marché et la répartie
+amusante... Nous sommes au mieux et, si ce n'eût été par respect pour
+ton état d'homme marié, je l'aurais emmenée dîner avec nous, mais nous
+nous retrouverons... Je lui ai donné rendez-vous à la redoute, et je
+dois la reconnaître à un gros bouquet d'&oelig;illets rouges qu'elle portera
+au corsage.</p>
+
+ <p>--Vous irez donc à la redoute? demanda distraitement Jacques.</p>
+
+ <p>--Parbleu! et toi aussi, naturellement.</p>
+
+ <p>--Moi?</p>
+
+ <p>--Pourquoi pas? s'écria Francis, as-tu peur de te compromettre?</p>
+
+ <p>--Cet homme vertueux a peur de tout, murmura derrière eux une voix
+moqueuse; n'y va pas, mon cher, tu y ferais de méchantes rencontres!...</p>
+
+ <p>Ils se retournèrent et virent le domino blanc aux n&oelig;uds roses qui
+pirouettait sur ses talons. A peine Jacques avait-il eu le temps de se
+remettre de sa surprise, qu'un second domino, bleu celui-là avec des
+n&oelig;uds blancs, aborda le premier en s'exclamant en anglais:</p>
+
+ <p>--<i>Is it you at last, Mania dear?... Let us go away!</i></p>
+
+ <p>--C'est elle! dit Jacques en entraînant Francis.</p>
+
+ <p>--Qui, elle? demanda celui-ci en écarquillant les yeux... Comment, toi
+aussi, gamin?... Inutile de rougir, ne sommes-nous pas en carnaval?...
+Thérèse n'en saura rien!</p>
+
+ <p>Pendant ce temps les deux femmes avaient gagné une voiture de maître qui
+stationnait près du pont; elles y montèrent et le landau partit au grand
+trot.</p>
+
+ <p>Jacques, la mine déconfite, regardait l'équipage tourner l'angle de la
+rue Masséna. Déjà un sentiment de gêne l'envahissait; il craignait que
+Francis ne devinât l'émotion causée par cette rencontre et il
+s'efforçait de dissimuler son désappointement. Il savait le paysagiste
+très observateur et il avait honte de lui laisser deviner l'importance
+exagérée que ce domino mystérieux prenait déjà dans sa vie. Mais, à ce
+moment, Lechantre était très porté à l'indulgence. Grisé lui-même par le
+carnaval, il admettait fort bien que son compagnon subit de son côté les
+effets de cette griserie momentanée. D'ailleurs, ayant l'habitude de
+regarder la galanterie comme une distraction superficielle et de peu de
+durée, il imaginait volontiers que l'amour chez les autres avait
+également la brièveté et l'innocuité d'un feu de paille.</p>
+
+ <p>--Bah! dit-il, console-toi... Tu la rattraperas!... Les femmes, ça ne se
+perd jamais... Je parie que tu la retrouveras à la redoute! En
+attendant, allons nous débarrasser de nos frocs, puis nous dînerons sans
+nous presser et, ce soir, nous nous replongerons jusqu'au cou dans un
+bain de plaisir.</p>
+
+ <p>Le programme arrêté par Lechantre fut exécuté ponctuellement. Après
+avoir dîné à la Régence, les deux amis retournèrent chez le costumier
+endosser leur robes de moine, auxquelles ils firent coudre pour la
+circonstance quelques n&oelig;uds rouges. Vers dix heures, ils allèrent
+s'attabler au café, sous les arcades du casino, de façon à assister à
+l'entrée des masques. Le café était plein. Les tables se prolongeaient
+très loin, sur deux rangs, jusqu'à la porte du casino, et les masques
+qui arrivaient à pied étaient obligés de traverser la baie des
+consommateurs au milieu d'un chassé-croisé de quolibets et
+d'interpellations grotesques. Ceux qui avaient la langue déliée
+répliquaient et un assourdissant brouhaha de rires, de huées et de cris
+d'animaux, montait incessamment dans l'air frais de la nuit. Pour se
+mettre en train et aussi pour émoustiller Jacques, Lechantre avait fait
+apporter une bouteille de champagne. Debout contre un pilier, les reins
+ceints d'une cordelière rouge, les épaules couvertes d'une pèlerine de
+même couleur, ornée de coquillages, le nez enluminé d'ocre, la barbe
+poudrée à blanc, il avait la mine truculente d'un pèlerin en goguette.
+D'une voix grasseyante et goguenarde il haranguait la foule et portait
+des toasts burlesques aux femmes masquées qui défilaient au bras de leur
+cavalier.</p>
+
+ <p>--Ohé! s'exclamait-il, très chouette, l'Espagnole en mantille!... Femme
+que j'adore, je baise tes pieds et je bois à tes yeux noirs... Hein!...
+tu veux savoir d'où j'arrive?... Je n'arrive pas, je pars... Je pars
+pour un pèlerinage à Cythère... J'y vais chercher des indulgences...
+Viens-tu avec moi? tu dois en avoir besoin, toi, là-bas, la Vénitienne
+aux cheveux roux... Hé! Maria!...</p>
+
+ <p>Trois ou quatre femmes se retournaient du même coup et il continuait en
+arrondissant sa main en porte-voix:</p>
+
+ <p>--Tu sais, méfie-toi, ton mari est là!...</p>
+
+ <p>Jacques riait du bout des lèvres, en s'émerveillant de cette sève de
+gaminerie verveuse qui pétillait encore sur les lèvres du vieux maître.
+Il s'agitait nerveusement sur sa chaise et dévisageait d'un &oelig;il anxieux
+les femmes qui descendaient de voiture.--Mania viendrait-elle à la
+redoute, et, s'il l'y retrouvait, que lui dirait-il?--A la pensée de
+cette rencontre possible, son c&oelig;ur se serrait, un frisson le secouait,
+il ne tenait plus en place. Onze heures sonnèrent.</p>
+
+ <p>--Si nous entrions? murmura-t-il en tirant Francis par la manche.</p>
+
+ <p>--Soit, dit Lechantre en s'appuyant sur son bourdon orné d'une gourde,
+allons prêcher la parole de vie aux gentils!...</p>
+
+ <p>Ils s'acheminèrent vers le casino. Dès les premiers pas qu'ils firent
+dans le vestibule, de joyeuses bouffées de musique achevèrent de griser
+Francis. Tout le jardin d'hiver était illuminé de girandoles
+alternativement blanches et rouges. Sous les fougères arborescentes et
+les palmiers en éventail, parmi les buissons de camélias en fleurs, des
+lumières assourdies brillaient doucement dans les verdures foncées; des
+globes blancs et rouges se reflétaient à ras de terre dans l'eau moirée
+d'un lac minuscule entouré de gazon. Au centre, sous le kiosque
+enguirlandé de lanternes aux blancheurs d'albâtre ou aux rougeurs
+d'aurore, un orchestre jouait des valses de Waldeufel. Le long des
+allées tournantes, des groupes de femmes et d'hommes costumés en blanc,
+avec des rappels de notes cramoisies, ou en rouge avec des agréments
+blancs, se croisaient, s'interpellaient et profitaient de chaque espace
+vide pour organiser des rondes tourbillonnantes. Le gai chatoiement des
+couleurs uniformément blanches et écarlates; la musique tantôt assourdie
+et caressante, tantôt éclatante et cuivrée, dont les timbres semblaient
+reproduire pour l'oreille les deux tonalités dominantes qui charmaient
+les regards; le bariolage des travestissements à la fois dissemblables
+dans la forme et appariés par les couleurs; la bonne humeur et l'entrain
+de tout ce inonde se donnant du plaisir à plein c&oelig;ur; le mystère des
+loups de velours blanc ou cramoisi, aux trous desquels les prunelles
+bleues ou brunes semblait phosphorescentes; le froufrou soyeux des
+étoffes, le voluptueux frôlement de quelques jeunes femmes montrant
+hardiment leurs épaules ou leurs bras nus;--toute cette féerie sensuelle
+était propre à troubler des têtes plus solides que celle de
+Jacques.--Chaque point sensible de son moi était chatouillé à son tour;
+il était pris par la chair aussi bien que par l'esprit, par ses
+préoccupations d'art, par le réveil de son animalité paysanne, par la
+curiosité d'émotions non encore goûtées. Au milieu de cette
+effervescence de tout son être, quelque chose de poignant et de très
+doux, de délicieux et d'amer,--l'attente anxieuse de Mania--éclosait au
+fond de lui comme une fleur diaprée de blanc et de rouge, au parfum à la
+fois irritant et suave...</p>
+
+ <p>Viendrait-elle?... Fallait-il interpréter comme un défi, une ironie ou
+une promesse les paroles qu'elle lui avait jetées en fuyant, place
+Masséna? L'insistance quelle avait mise à attirer l'attention de Jacques
+à la bataille des fleurs et aux confetti était-elle un caprice ou un
+sérieux désir de le revoir? En tout cas, cette insistance révélait au
+moins un mystérieux intérêt?... Mania pensait-elle à lui de la même
+façon qu'il pensait à elle?.. Tandis qu'il se posait cette
+interrogation, une flambée d'espérance lui montait au cerveau, et, dans
+les flammes assourdies des girandoles blanches et rouges, il lui
+semblait voir s'allumer l'aube exquise de l'amour qui commence. Le
+tourbillon du bal masqué le soulevait de terre; au milieu du brouhaha
+des danseurs et des vibrations de l'orchestre, la pensée de Thérèse ne
+se manifestait plus que comme une confuse image dans un enfoncement très
+lointain.</p>
+
+ <p>Oui, quelque chose lui disait que Mania viendrait certainement. Il la
+cherchait au fond des allées les moins fréquentées, là où des touristes,
+débarqués du train de plaisir et fagotés en des dominos de lustrine,
+s'affalaient à demi-endormis sur les bancs; ou bien il rôdait autour des
+tables du restaurant, toutes rayonnantes de rires, de tintements de
+verres, de bruyants appels et de hardies flirtations. Suivi de Francis
+Lechantre, il pénétra dans la salle du théâtre, où l'on dansait. Là,
+même musique entraînante, même affluence de masques emplissant les loges
+ou se trémoussant sur le parquet du bal, même fête de couleurs, même
+enivrement de plaisir. L'atmosphère y était étouffante, et Mania ne
+devait pas s'être risquée dans cette tumultueuse cohue. Ils regagnèrent
+le jardin, où l'on pouvait se promener sans crainte d'être bousculé, et
+où l'on avait plus de chance de rencontrer ceux qu'on cherchait. Afin de
+respirer plus à l'aise, ils avaient tous deux enlevé leur loup et se
+promenaient sans souci de montrer leur visage découvert.</p>
+
+ <p>--C'est curieux, murmurait Lechantre, je n'aperçois nulle part le
+bouquet d'&oelig;illets de ma petite Niçoise... M'aurait-elle fait
+faux-bond?...</p>
+
+ <p>Comme ils longeaient la rangée des tables du café, installées dans le
+jardin, ils se trouvèrent non loin d'un groupe de dominos très élégants,
+assis autour d'un guéridon et occupés à prendre des glaces. Au même
+moment, un masque se détacha du groupe et s'avança vers eux. C'était une
+dame à la tournure très jeune. Une robe de crêpe de Chine blanc drapait
+sa taille souple et ses hanches, une robe taillée à la grecque, garnie
+de dentelles d'or et semée, sur le devant, de gros pavots rouges. Les
+manches, très larges, relevées au coude, permettaient de voir la
+blancheur délicate de deux bras de statue; un mignon bonnet de dentelle
+d'or garnie de coquelicots était posé sur son épaisse chevelure d'un
+blond fauve. La dame portait un étroit loup de velours mi-partie
+cramoisi et blanc, laissant à nu le bas du visage, où éclatait le
+vermeil sourire d'une bouche moqueuse aux coins retroussés.</p>
+
+ <p>Elle s'arrêta devant Jacques et Francis en s'éventant à petits coups, et
+contempla un instant avec un ironique pli des lèvres la haute taille
+robuste de Lechantre, auprès duquel Jacques paraissait un enfant.</p>
+
+ <p>--Tiens! dit-elle railleusement, <i>monsieur</i> et <i>bébé!</i>... où est donc
+<i>madame?</i>...</p>
+
+ <p>--Nous l'avons oubliée au vestiaire, répliqua plaisamment Francis, mais
+nous nous contenterons de toi, ma belle, si tu veux bien compléter le
+trio.</p>
+
+ <p>--Merci, mon cher, riposta la dame aux pavots rouges, en toisant
+impertinemment le paysagiste, je n'aime pas les trios.</p>
+
+ <p>--Un duo, alors? reprit Lechantre en arrondissant galamment le bras et
+en posant sa main sur le poignet de l'inconnue.</p>
+
+ <p>Celle-ci se recula, et lui appliquant un coup d'éventail sur les doigts;</p>
+
+ <p>--A bas les mains, fit-elle sèchement, tu es trop marqué pour mon goût,
+respectable vieillard, et je me soucie peu de ta compagnie... Mais si tu
+veux me prêter <i>bébé</i>, j'ai deux mots à lui dire... Continue ton
+pèlerinage, brave homme, et viens reprendre ton nourrisson tout à
+l'heure... Ne crains rien, je te le rendrai intact!</p>
+
+ <p>Francis s'inclinait comiquement, et, lâchant le bras de Jacques;</p>
+
+ <p>--A vos ordres, duchesse! s'écria-t-il d'une voix gouailleuse; puis il
+se retourna vers son ami qui était devenu très pâle:</p>
+
+ <p>--Tous mes compliments, gamin, tu donnes dans la haute... Tu es tout à
+fait <i>pschut!</i></p>
+
+ <p>Il posa le bout de ses doigts sur ses lèvres et envoya un baiser à la
+dame:</p>
+
+ <p>--Au revoir, mes enfants, soyez sages!</p>
+
+ <p>Puis il s'éloigna à pas comptés en balançant son bourdon d'un air
+majestueux et paterne.</p>
+
+ <p>Jacques demeurait muet et presque décontenancé près de la dame masquée,
+dans laquelle il avait parfaitement reconnu Mania, quelque soin qu'elle
+prit pour déguiser sa voix.--Ainsi, l'occasion tant désirée était à
+portée de sa main. Il se trouvait face à face avec la femme qui depuis
+trois jours exaspérait sa curiosité et troublait son c&oelig;ur; la liberté
+du bal masqué permettait tous les épanchements du tête-à-tête, et leur
+créait une quasi-solitude au milieu de la foule; cependant il était plus
+agité que réjoui de cette bonne fortune. Il pressentait que quelque
+chose de décisif allait résulter de cette entrevue, quelque chose
+d'irréparable, peut-être!... Jusqu'à ce moment, la possibilité d'une
+liaison plus intime avec Mme Liebling était restée pour lui dans le
+domaine du rêve. Il avait maintenant conscience qu'après les premiers
+mots échangés il mettrait le pied dans la réalité, qu'après avoir péché
+en pensée il pécherait en action, et qu'un premier acte téméraire en
+provoquerait d'autres dont il ne serait plus maître... Et, en même
+temps, il constatait son impuissance à se ressaisir, il se sentait
+entraîné par une force mystérieuse, fasciné par l'aimant de ces deux
+yeux qui brillaient à travers les trous du masque et l'attiraient
+invinciblement... Ces réflexions se succédaient en lui avec une
+électrique rapidité, pendant que la dame aux pavots rouges le
+dévisageait, tout en secouant l'écran de plumes blanches qui lui servait
+d'éventail:</p>
+
+ <p>--Tu as la mine mélancolique, maître, dit-elle de son ton railleur,
+regrettes-tu le coin de feu conjugal ou crains-tu que je ne te
+compromette?... Tu ne me demandes même pas pourquoi j'ai désiré te
+parler...</p>
+
+ <p>--Au fait, répliqua Jacques, essayant de prendre un air dégagé... Quel
+caprice ou quelle curiosité me vaut cet honneur?</p>
+
+ <p>--Une curiosité dont tu ne peux qu'être flatté... Je veux que tu me
+dises le sujet de ton prochain tableau.</p>
+
+ <p>--Je n'ai pas de sujet en tête... Je ne travaille plus.</p>
+
+ <p>--C'est grand dommage! Est-ce le soleil de Nice ou la vie pot-au-feu que
+tu mènes qui t'ôte le goût du travail?</p>
+
+ <p>--Non... c'est toi, murmura Jacques en la regardant fixement.</p>
+
+ <p>--Moi?... Tu ne m'as jamais vue! répondit-elle en riant.</p>
+
+ <p>--A quoi bon mentir?... Je t'ai vue aux confetti... Tu étais jeudi à la
+bataille des fleurs où tu lançais aux gens des bouquets de jonquilles...
+Enfin, je t'ai rencontrée et admirée à la villa Endymion.</p>
+
+ <p>--Tu te trompes.</p>
+
+ <p>--Je ne me trompe pas... Quant on t'a vue une fois, on ne t'oublie plus,
+et lorsqu'on t'a entendue chanter des airs lithuaniens, on garde pour le
+restant de ses jours la musique de ta voix dans ses oreilles et dans son
+c&oelig;ur... Tiens-tu à ce que je te dise ton nom?</p>
+
+ <p>--Inutile! interrompit-elle avec vivacité... que tu le saches ou non,
+tais-toi. L'incognito est un des charmes du bal masqué et nous n'en
+serons que plus à l'aise pour causer... Offre-moi le bras et
+promenons-nous.</p>
+
+ <p>Elle passa son bras sur celui de Jacques et ils tournèrent lentement
+autour de la pièce d'eau. L'allée était étroite et Mania se serra contre
+lui. Il sentait sur sa poitrine le frais contact de ce bras nu, le
+frôlement de ce souple corps de femme, tandis que l'odeur d'une branche
+de tubéreuse, fixée au corsage, lui montait à la tête. Un frisson le
+prenait, il perdait son sang-froid et sentait les paroles s'arrêter dans
+sa gorge. Et, tandis qu'ils marchaient, l'orchestre du jardin jouait la
+valse de l'<i>Estudiantina</i>, dont inconsciemment la jeune femme marquait
+le rythme par un léger balancement du buste. Elle ramena son luisant
+regard sur celui de son cavalier, et poursuivit;</p>
+
+ <p>--Ainsi, il y a de par le monde niçois une dame qui lance des bouquets
+de jonquilles, qui chante des daïnos lithuaniennes et qui a le don de te
+troubler?... Est-elle jolie?</p>
+
+ <p>--Elle est plus que jolie, elle est adorable; elle a des yeux qui
+ensorcellent, répondit-il d'une voix étranglée.</p>
+
+ <p>--En vérité!... De quelle couleur sont-ils?</p>
+
+ <p>--Ils ressemblent aux vôtres, murmura-t-il en quittant le tutoiement
+banal du bal masqué.</p>
+
+ <p>Ce soudain changement de ton, qui donnait quelque chose de plus
+respectueusement passionné à la déclaration de Jacques, sembla chasser
+l'ironie des lèvres de la jeune femme; elle cessa de sourire et regarda
+son interlocuteur avec une expression plus sérieuse, plus attendrie.</p>
+
+ <p>--Oui, balbutia-t-il, c'est ainsi qu'elle regarde, et, comme les vôtres,
+ses yeux donnent le vertige.</p>
+
+ <p>--Ah!... Mais, puisqu'elle est captivante à ce point, demanda-t-elle
+avec un accent de reproche, expliquez-moi pour quel motif vous avez fui
+toutes les occasions de la revoir?</p>
+
+ <p>--Vous la connaissez donc? s'écria-t-il en souriant.</p>
+
+ <p>--Peut-être... Supposez qu'elle est une de mes plus intimes amies.</p>
+
+ <p>--Eh bien! puisqu'elle est votre amie, dites-lui que si je l'évite,
+c'est que j'ai peur.</p>
+
+ <p>--Peur de quoi?</p>
+
+ <p>--Peur de la trop aimer...</p>
+
+ <p>--Quand on aime, on n'aime jamais trop.</p>
+
+ <p>--Et peur aussi de n'être pas aimé... hasarda-t-il en baissant la voix.</p>
+
+ <p>--Pour être aimé, il faut d'abord aimer... Si vous ne lui montrez pas
+votre amour, comme voulez-vous qu'elle y réponde?</p>
+
+ <p>--Et si je vous confessais que je l'aime follement?</p>
+
+ <p>Elle sourit et agita un moment son écran devant ses yeux.</p>
+
+ <p>--Ce n'est pas à moi qu'il faut vous confesser, c'est à elle... à la
+chanteuse de daïnos.</p>
+
+ <p>--Elle et vous ne font qu'une même personne, avouez-le donc!
+s'exclama-t-il en lui serrant le bras avec un emportement passionné.</p>
+
+ <p>--Calmez-vous, de grâce! répliqua-t-elle ironiquement.</p>
+
+ <p>Puis elle ajouta en reprenant le ton sérieux:</p>
+
+ <p>--Je crois qu'à force de tourner autour de cette flaque d'eau, nous
+perdons tous deux la tête...</p>
+
+ <p>Elle lui lâcha le bras, marcha vers un banc inoccupé et s'y assit.</p>
+
+ <p>--Vous êtes fatiguée? interrogea-t-il.</p>
+
+ <p>--Non, mais je me sens devenir mélancolique... Je me demande si vous
+êtes sincère, si ce n'est pas votre tête qui a parlé au lieu de votre
+c&oelig;ur, et ce que réellement vous devez penser de moi?</p>
+
+ <p>--Je vous aime, répéta-t-il, c'est tout ce que je puis vous dire.</p>
+
+ <p>Elle demeurait méditative et le regardait avec une lueur tendre dans les
+yeux, tandis qu'un sourire sceptique effleurait ses lèvres. Jacques,
+penché vers elle, fixait son regard sur le sien et se sentait étourdi,
+comme s'il eût contemplé l'eau profonde et tournoyante d'un abîme. Il
+subissait une délicieuse fascination: les masques blancs et cramoisis
+qui dansaient sous la lumière changeante des girandoles, le rythme
+entraînant de l'orchestre, la lueur diamantée des yeux de la jeune femme
+et l'énigmatique sourire de ses lèvres empourprées, toutes ces choses
+formaient pour lui une amoureuse symphonie en blanc et en rouge, dont
+Mania était le motif dominant. Un voluptueux silence s'était fait entre
+eux, un silence d'enchantement, pendant lequel le peintre s'imaginait
+planer très haut, dans une idéale région toute résonnante de musiques
+lointaines, toute chatoyante de couleurs lumineuses...</p>
+
+ <p>Mania se leva brusquement.</p>
+
+ <p>--Adieu, dit-elle, il faut que j'aille retrouver mes amis.</p>
+
+ <p>--Adieu? répéta-t-il, réveillé en sursaut; non... restez encore.</p>
+
+ <p>--Impossible, cher maître; d'ailleurs j'aperçois votre ami le pèlerin
+qui revient avec un enfant de ch&oelig;ur au bras et je ne me soucie pas de
+me trouver en aussi dévote compagnie... Adieu!</p>
+
+ <p>--Ne prononcez pas ce triste mot, supplia-t-il en lui saisissant la
+main, quand vous reverrai-je?</p>
+
+ <p>--Y tenez-vous beaucoup?</p>
+
+ <p>--Puis-je maintenant vivre sans vous voir!</p>
+
+ <p>--Bah! riposta-t-elle en redevenant railleuse, n'êtes-vous pas resté un
+long mois sans rendre à Mania la visite que vous lui aviez promise?...
+Je ne veux pas vous induire en tentation... Que dirait-on si je vous
+prenais à ceux qui vous sont chers?</p>
+
+ <p>--Ah! c'est déjà fait! balbutia-t-il, complètement affolé.</p>
+
+ <p>--Croyez-vous? demanda-t-elle en lui lançant un dernier coup d'&oelig;il
+ensorceleur.</p>
+
+ <p>Elle réfléchit un moment:</p>
+
+ <p>--Eh bien! reprit-elle, demain, au Corso blanc... Ma voiture sera à neuf
+heures au coin du boulevard du Midi et de la place des Phocéens... <i>Good
+by</i>!</p>
+
+ <p>Elle ébaucha sa familière et moqueuse révérence, s'éloigna, se retourna
+encore avec un léger signe de tête, puis se confondit dans la foule des
+masques.</p>
+
+ <p>--Est-ce moi qui ai fait fuir ce bel oiseau blanc? demanda gaiement
+Francis Lechantre.</p>
+
+ <p>Il brandissait victorieusement son bourdon d'une main, et de l'autre il
+serrait la taille rebondie d'une brunette de vingt ans, costumée en
+enfant de ch&oelig;ur. La jeune fille avait ôté son masque. Assez jolie, avec
+des yeux couleur d'encre et un nez retroussé, elle riait en montrant
+toutes ses dents. Une calotte rouge laissait déborder ses cheveux épais
+et crépus; une ceinture ponceau ceignait son buste orné d'un bouquet
+d'&oelig;illets rouges et mettait en saillie sa poitrine bien étoffée.
+Francis paraissait fier de sa conquête et la caressait paternellement.
+Comme Jacques, encore tout remué par la brusque disparition de Mania,
+restait taciturne, Lechantre continua:</p>
+
+ <p>--Mon fils, je te présente Mlle Peppina, bouquetière de son métier et
+enfant de ch&oelig;ur pour son plaisir. Je l'ai enfin trouvée tout à l'heure
+aux bras de deux mousquetaires. Je lui ai remontré que cette compagnie
+n'était pas digne d'un jeune clerc et je l'ai ramenée dans le sentier du
+devoir. Maintenant, pour achever sa conversion, je l'emmène souper...
+Veux-tu être des nôtres?</p>
+
+ <p>--Grand merci, répliqua Jacques, je suis fatigué et je veux me coucher.</p>
+
+ <p>--Déjà las!... Il n'y a plus de jeunes gens!... Au fait, tu me parais un
+peu battu de l'oiseau. Elle a donc été cruelle, la dame aux pavots
+rouges? Voilà ce que c'est de donner dans le <i>high life!</i> Va faire dodo,
+mon garçon; le sommeil est le grand guérisseur... Bonne nuit, à demain!</p>
+
+ <p>Il entraîna allègrement Mlle Peppina, et Jacques, resté immobile à sa
+place, les regarda s'enfoncer sous la voûte illuminée du vestibule. Une
+fois seul, il parcourut précipitamment les allées du jardin; il inspecta
+ensuite l'intérieur de la salle et les loges, espérant toujours revoir
+Mania, mais elle avait sans doute aussi quitté le bal avec ses amis, car
+il ne l'aperçut nulle part.</p>
+
+ <p>De guerre lasse, il prit à son tour le parti de sortir du casino et
+regagna la rue Carabacel, poursuivi par le rythme de l'<i>Estudiantina</i> et
+par la musique, encore bruissante à ses oreilles, des dernières paroles
+de Mania Liebling.</p>
+
+ <p>Jacques rentra sans bruit dans son appartement désert. La domestique
+s'était couchée, et la maison dormait silencieuse. Les impressions
+reçues à la redoute avaient été si vives et si imprévues qu'il avait
+peine à reprendre pied dans la réalité. Il restait debout au milieu de
+sa chambre, sans songer à allumer une bougie. L'obscurité lui agréait
+mieux; elle lui permettait de prolonger en imagination le plaisir des
+sensations nouvelles qu'il venait d'éprouver. A tâtons, il ouvrit sa
+croisée, poussa les persiennes et resta accoudé à la barre d'appui,
+encore enveloppé de cette robe de moine qu'avait frôlée le vêtement de
+Mania et qui gardait de ce contact un subtil parfum. La nuit, tiède
+jusque-là, commençait à fraîchir; à travers les massifs d'orangers qui
+s'étendaient du côté de la rue Pastorelli, le vent d'est apportait les
+dernières musiques de la redoute, et le cris des masques au sortir du
+bal. Parmi ces rumeurs de la fête finissante, la figure de Mania passait
+constamment devant lui comme une hallucination. Partout, dans l'ombre
+grise de la rue, dans les ténèbres plus opaques de la chambre, dans le
+feuillage léger des mimosas, il voyait luire comme à travers les trous
+d'un loup de velours les deux grands yeux verts ensorceleurs, pleins
+d'ironie et pleins de promesse. Il lui semblait que Mme Liebling était
+encore à son côté, accoudée comme lui à la barre de la fenêtre, et là,
+tout près, il croyait entendre la voix de l'enchanteresse vibrer avec
+une sonorité étrange. Il se répétait ses moindres paroles, il les
+dégustait comme un buveur savoure le bouquet d'un vin de choix, il les
+soumettait mentalement à une minutieuse analyse pour en extraire tout le
+suc, pour en pénétrer toute la signification.</p>
+
+ <p>Était-il possible qu'elle eût de l'amour pour lui?... Dans le nombre de
+ses paroles, railleuses ou agressives pour la plupart, il en notait
+quelques-unes prononcées avec une douceur presque émue, avec une
+intonation plus attendrie. Celles-là, il les triait précieusement, il
+les rassemblait ainsi que des fleurs rares et il en respirait
+complaisamment le parfum. Alors, une bouffée d'espoir lui dilatait la
+poitrine.--Il est des mots, il est des accents qui ne viennent aux
+lèvres que lorsque le c&oelig;ur est vraiment touché; ces mots, elle les
+avait murmurés ces inflexions de voix, il en retrouvait la musique
+troublante dans son oreille. D'ailleurs, ne lui avait-elle pas promis de
+le revoir au Corso blanc? Pourquoi lui aurait-elle assigné ce
+rendez-vous? Pourquoi serait-elle venue au-devant de lui dans l'allée
+tournante du jardin d'hiver? Pourquoi?... si elle n'y avait été
+déterminée par un désir d'amour?--Ayant conservé un fonds de naïve
+crédulité, malgré son rapide apprentissage de la vie parisienne, Jacques
+ne soupçonnait pas la complexité et les illogismes du c&oelig;ur féminin. Il
+ne lui venait pas à l'esprit qu'une femme pût exposer sa réputation par
+bravade, par un caprice de curiosité ou tout simplement pour le plaisir
+de jouer avec le danger. Cette entrevue d'une heure à la redoute, ce
+rendez-vous au Corso blanc, lui semblaient des garanties de sincérité,
+presque des gages solennels d'attachement sérieux... Oh! cette rencontre
+promise, à la nuit, sous le masque, dans l'intime tête-à-tête de la
+voiture, son pouls battait avec violence rien qu'à cette perspective. Il
+s'en peignait d'avance le charme secret, le trouble délicieux, les
+voluptés voilées. Il aurait voulu que l'heure indiquée ne fût plus
+distante que de quelques brèves minutes. Il sentait qu'aucun scrupule,
+aucune considération, ne l'empêcheraient de courir au rendez-vous. Il se
+félicitait du hasard qui lui assurait pour ce lundi soir une entière
+liberté, Thérèse et la petite mère ne devant arriver que le lendemain
+mardi au plus tôt. Déjà, en imagination, il se voyait assis à côté de
+Mania, les mains dans ses mains, le regard fondu dans son regard... La
+tête lui tournait, ses paupières s'alourdissaient et le cour lui sautait
+jusque dans la gorge... Il ferma sa fenêtre, jeta son costume sur un
+fauteuil, pêle-mêle avec ses autres vêtements, et se mit au lit. Le
+sommeil vint difficilement, un sommeil traversé par le rayonnement de
+deux yeux verts, illuminés par les girandoles blanches et rouges de la
+redoute, bercé par de vagues musiques de danse; puis la fatigue
+l'emporta, et Jacques finit par s'assoupir complètement.</p>
+
+ <p>Il dormait serré depuis trois ou quatre heures environ, quand il fut à
+demi-réveillé par des rumeurs confuses. Dans l'état à peine conscient
+qui succède au sommeil, il eut la perception d'un roulement de voiture,
+d'un bruit de portes ouvertes et refermées. Il se frotta machinalement
+les paupières, écarquilla les yeux et vit, par la fenêtre dont il avait
+oublié de clore les persiennes, un rayon de soleil tomber sur le tapis.
+En même temps il crut entendre dans la chambre voisine des pas furtifs,
+des rires étouffés, des exclamations féminines. Tout à coup, en son
+cerveau encore embrumé une réflexion plus nette surgit: «Est-ce que
+Thérèse serait de retour?...» Et, tandis qu'il faisait péniblement cette
+supposition, la possibilité de ce retour prématuré le secoua
+désagréablement et lui rendit toute sa lucidité. Au même moment, la
+porte de la chambre fut brusquement poussée:</p>
+
+ <p>--C'est nous, s'écria joyeusement Thérèse.</p>
+
+ <p>--Oh! le paresseux, dit à son tour la petite mère, comment! tu es encore
+au lit par ce beau soleil!</p>
+
+ <p>Tout en parlant, Mme Moret s'élançait vers le chevet, prenait la tête de
+Jacques dans ses mains et la couvrait de baisers.</p>
+
+ <p>--Mon cher garçon, murmurait-elle à travers ses caresses, mon enfant!...
+Comme je suis contente!... Embrasse-moi encore!</p>
+
+ <p>Puis, comprenant qu'il fallait laisser à Thérèse sa part, elle attira
+cette dernière par la main et la jeta dans les bras de Jacques.</p>
+
+ <p>--Embrasse aussi Thérèse!... Tu peux te vanter, mon fils, d'avoir la
+plus brave femme et le meilleur c&oelig;ur de la terre! Si tu savais comme
+elle a été bonne pour nous, n'est-ce pas, Christine?... Eh! bien, où
+es-tu donc?</p>
+
+ <p>Christine, encore enveloppée dans un long paletot de drap couleur
+carmélite, se tenait sur le seuil et examinait à la dérobée le mobilier
+de la chambre à coucher; son regard chagrin s'était arrêté sur le
+fauteuil où la robe de moine à demi couverte de vêtements épars laissait
+apercevoir un capuchon de laine blanche ainsi qu'une manche ornée de
+n&oelig;uds rouges.</p>
+
+ <p>--Me voici, maman, répondit-elle, sans se distraire de sa contemplation.</p>
+
+ <p>Jacques, qui s'était tourné vers elle, surprit tout à coup ce regard
+investigateur et vit en même temps qu'il était fixé sur la robe aux
+n&oelig;uds rouges. Un mouvement de dépit et de vexation le secoua dans son
+lit.</p>
+
+ <p>--Eh! bien, ma fille, reprenait la maman Muret, est-ce que tu as peur
+d'embrasser ton frère?</p>
+
+ <p>--Pardon, repartit froidement Christine, je croyais convenable de
+laisser d'abord la place à Thérèse.</p>
+
+ <p>Elle s'avança d'un air pudibond entre sa mère et sa belle-s&oelig;ur, qui
+s'étaient un peu écartées et, sans s'approcher trop près du lit, elle
+tendit ses joues aux baisers de Jacques, puis se rejeta en arrière.</p>
+
+ <p>Ce dernier, à la fois ému et nerveux, s'efforçait de racheter sa
+première impression d'effarement en prodiguant des caresses à Mme Moret
+et en serrant les mains de Thérèse.</p>
+
+ <p>--Mes chères miennes, dit-il enfin, pardonnez-moi, je ne vous attendais
+pas ce matin et je donnais à poings fermés.</p>
+
+ <p>--Tu n'a pas reçu mon télégramme? demanda Thérèse.</p>
+
+ <p>--Non, murmura-t-il, inquiet, tu m'avais envoyé une dépêche?</p>
+
+ <p>--Mais oui, hier, à la gare de Lyon, avant de partir... Tu aurais dû la
+recevoir vers midi au plus tard... Et tiens... la voici encore intacte
+sur la table de nuit.</p>
+
+ <p>En même temps elle prenait un télégramme posé près du bougeoir, le
+décachetait et en lisait à voix haute le contenu: «Arriverons lundi
+matin. Embrassons.»</p>
+
+ <p>--Comment ne l'as-tu point vu en rentrant? poursuivit Thérèse.</p>
+
+ <p>--D'abord, j'ai été absent toute la journée, repartit Jacques en
+rougissant légèrement... Il raffermit sa voix et ajouta:--Au fait, vous
+ne savez pas!... M. Lechantre est à Nice; nous avons passé la soirée
+ensemble... Je suis rentré assez tard, la bonne dormait et je me suis
+couché sans lumière, ne me doutant pas que j'avais votre dépêche auprès
+de moi... Sans cela, vous pensez bien que j'aurais été vous chercher à
+la gare!...</p>
+
+ <p>Thérèse était devenue pensive; elle semblait distraite par une
+préoccupation subite et Jacques se hâta de changer le cours de la
+conversation.</p>
+
+ <p>--Eh! bien, maman, et toi, Christine, reprit-il, comment trouvez-vous
+Nice?</p>
+
+ <p>--Mon enfant, répondit Mme Moret, tout ça me danse un peu dans la tête,
+mais ce que j'ai vu m'a ébaubie... Ces fleurs partout, ces orangers
+couverts de fruits... C'est comme un paradis terrestre, n'est-ce pas,
+Christine?</p>
+
+ <p>--Moi, vous savez, répliqua dédaigneusement Christine, je n'ai pas trop
+bonne opinion de votre beau pays... Je me souviens que c'est dans le
+paradis terrestre qu'Adam a été tenté... et je me méfie.</p>
+
+ <p>Jacques ne put réprimer un geste d'agacement.</p>
+
+ <p>--Maman, s'exclama-t-il, Thérèse va vous montrer votre chambre et vous
+installer. Pendant ce temps, je m'habillerai et dans un quart d'heure je
+serai à vous...</p>
+
+ <p>Il fit le mouvement de quelqu'un qui s'apprête à sortir du lit et
+Christine effarouchée entraîna Thérèse dehors.</p>
+
+ <p>--Dépêche-toi, Jacques, dit la maman Moret, mais avant, laisse-moi te
+baiser encore une fois tout mon saoûl...</p>
+
+ <p>Derechef, elle l'embrassa avec effusion, puis alla rejoindre sa fille et
+sa bru.</p>
+
+ <p>Quand la porte fut refermée, Jacques se leva, passa un pantalon et
+saisit rageusement la malencontreuse robe de moine.--«Quel guignon!
+pensait-il; avec son &oelig;il fureteur, Christine l'aura certainement
+aperçue sur le fauteuil... J'espère que ma femme ne se doute de rien,
+mais cette mauvaise langue de Christine est capable de se servir de sa
+découverte pour réveiller la jalousie de Thérèse!...» Il roula
+hâtivement le costume en un paquet, l'enveloppa dans un journal et sonna
+la domestique:</p>
+
+ <p>--Donnez cela au concierge, dit-il à cette fille, et priez-le de le
+porter tout de suite chez le costumier du boulevard Dubouchage...</p>
+
+ <p>«Dès que je serai habillé, songea-t-il, je courrai chez Lechantre et je
+lui ferai la leçon.»</p>
+
+ <p>Il constatait avec irritation que sa fugue de la veille lui créait déjà
+une situation embarrassante. Il allait être obligé de chercher des
+subterfuges et de recourir à d'humiliants mensonges. Et ce n'était pas
+tout: il avait accepté avec joie ce rendez-vous au Corso blanc, dans la
+conviction que l'absence de sa femme lui laisserait une complète
+liberté. Comment s'en tirerait-il maintenant? Sous quel prétexte, dès le
+soir de l'arrivée de la petite mère, fausserait-il compagnie à toute la
+famille? Resterait-il cloîtré à la maison, tandis que Mania se
+morfondrait à l'attendre dans sa voiture?... C'était se perdre à jamais
+dans son esprit et la seule pensée de s'aliéner le c&oelig;ur de Mme Liebling
+le mettait hors de lui. Il était attiré vers elle par une poussée de
+passion plus irrésistible encore que la veille; aujourd'hui plus
+qu'hier, elle lui apparaissait désirable entre toutes les femmes. Elle
+l'avait enlacé de mille liens souples et forts, il lui appartenait et ne
+pouvait supporter l'idée de se détacher d'elle.--Non, coûte que coûte,
+il devait aller à ce rendez-vous!--Et, déjà rendu moins délicatement
+scrupuleux par l'entraînement de son désir, il songeait à s'assurer la
+complicité de Lechantre.</p>
+
+ <p>Pendant ce temps, Thérèse avait installé la maman Moret dans la chambre
+qui lui était réservée, et qui communiquait avec un cabinet destiné à
+Christine, puis elle était rentrée dans le salon pour procéder, avec
+l'aide de sa belle-s&oelig;ur, à l'ouverture des bagages.</p>
+
+ <p>Tout en tirant hors des compartiments les vêtements et le linge de sa
+mère, Christine repensait à la robe de moine, et, ainsi que Jacques
+l'avait redouté, elle grillait d'en parler à Thérèse. D'avance elle
+éprouvait une joie maligne à se servir de cette découverte pour
+inquiéter la tendresse de la jeune femme.</p>
+
+ <p>--Tout de même, remarqua-t-elle, c'est singulier que Jacques n'ait point
+eu votre télégramme, Thérèse!</p>
+
+ <p>--Jacques vous en a donné lui-même la raison, Christine... Il est rentré
+tard et s'est couché sans voir la dépêche.</p>
+
+ <p>--Il fallait qu'il fût bien fatigué par sa soirée pour avoir si grande
+hâte de se mettre au lit!... J'ai en idée, moi, qu'il avait passé sa
+nuit au bal masqué.</p>
+
+ <p>--Je n'en sais rien, répliqua Thérèse avec un involontaire
+tressaillement, et je me demande ce qui peut vous le faire supposer?</p>
+
+ <p>--Oh! c'est peut-être un jugement téméraire, murmura hypocritement la
+dévote fille... N'avez-vous point vu dans sa chambre un costume de laine
+blanche garni de n&oelig;uds rouges?</p>
+
+ <p>--Je l'ai vu, en effet, repartit froidement Thérèse.</p>
+
+ <p>--Et cela ne vous a point choquée?</p>
+
+ <p>--Mon Dieu non, ici tout le monde se déguise pendant le carnaval, et
+Jacques aura sans doute loué ce costume en vue de quelque spectacle
+auquel il veut nous conduire... D'ailleurs, ajouta-t-elle, en admettant
+qu'il ait été à la redoute avec M. Lechantre, où est le mal?</p>
+
+ <p>--Vous êtes tolérante, riposta aigrement Christine; pour moi, j'ai
+toujours entendu dire que ces bals masqués étaient des lieux de
+perdition.</p>
+
+ <p>--Tranquillisez-vous, Jacques ne s'y est pas perdu.</p>
+
+ <p>--Jacques est un homme, soupira la dévote, et tous les hommes sont
+faibles devant les tentations... Enfin, vous êtes confiante, tant mieux!</p>
+
+ <p>--Oui, j'ai confiance dans l'affection de mon mari, ma chère!... Je suis
+sûre que ce costume ne cache aucun mystère, et que Jacques nous
+expliquera tout lui-même, dès qu'il sera levé.</p>
+
+ <p>Jacques entra au même moment, et Christine, ayant achevé de vider la
+caisse, alla en porter le contenu dans la chambre de Mme Moret.--Tout en
+s'acheminant vers le salon, l'artiste s'était dit: «Si elle me parle du
+costume, je lui répondrai: Eh bien, oui, je suis allé à la redoute, qu'y
+a-t-il là d'étonnant?» Une fois seul avec Thérèse, il commença par la
+questionner sur les incidents du voyage. Celle-ci s'empressait
+complaisamment de satisfaire sa curiosité. Elle s'attendait à chaque
+instant à ce qu'il lui conterait, à son tour, comment il avait employé
+ses journées pendant son absence, et à quel propos il avait fait
+emplette du costume remarqué par Christine. Elle eût rougi de
+l'interroger la première et de lui laisser voir les vagues soupçons qui
+la tourmentaient depuis le matin. Mais le peintre restait muet sur le
+chapitre du froc aux n&oelig;uds écarlates. «Elle ne me parle de rien,
+songeait-il en tournant autour de Thérèse, par conséquent elle n'a rien
+vu. Laissons-la dans son ignorance, c'est le plus prudent.» Loin de
+hasarder la moindre allusion aux incidents de la veille, il s'évertuait
+à égarer la conversation sur des sujets qui intéressaient uniquement les
+faits et gestes de Thérèse ou de Mme Moret.</p>
+
+ <p>Néanmoins cet entretien où il y avait à chaque moment des trous, des
+intervalles de gêne et de silence, lui semblait pénible à alimenter. La
+préoccupation de prévenir des questions fâcheuses ou des allusions qui
+ramèneraient la conversation vers des points difficiles à toucher
+donnait aux paroles de Jacques un tour guindé, une froideur
+cérémonieuse, qui paraissaient étranges à Thérèse. Déjà attristée par le
+silence obstiné de son mari à l'égard de ce mystérieux costume, la jeune
+femme se sentait glacée par l'insolite banalité des propos échangés
+après trois jours d'absence. Jacques, de son côté, était à la fois
+énervé et inquiet. Tout en causant distraitement, il songeait à son
+rendez-vous et aux prétextes qu'il inventerait pour s'esquiver à l'heure
+indiquée; il constatait avec ennui combien il lui serait difficile de se
+tirer d'affaire tout seul et il méditait d'aller chercher Lechantre afin
+qu'il lui servit d'auxiliaire pendant le déjeuner. Il comptait sur la
+verve de son vieil ami pour réchauffer cette froideur qu'il ne se
+sentait pas maître de dissiper et pour remplir les vides de la
+conversation. D'ailleurs, plus que jamais il jugeait nécessaire de lui
+recommander une prudente discrétion et de se concerter avec lui pour se
+ménager un moyen de passer la soirée dehors.</p>
+
+ <p>--Je te quitte pour une heure, dit-il à Thérèse; je vais prévenir
+Lechantre de votre arrivée et l'inviter à déjeuner avec nous.</p>
+
+ <p>--Demeure-t-il loin d'ici? demanda Thérèse.</p>
+
+ <p>--Assez loin... Le baron Herder lui a donné l'hospitalité à bord de son
+yacht, et il me faut une bonne demi-heure pour aller jusqu'au port... A
+bientôt, Thérésinette, recommande à ta cuisinière de soigner le menu: je
+te ferai envoyer des huîtres, et à midi sonnant je t'amènerai notre
+ami...</p>
+
+ <p>Mais il était écrit que Jacques jouerait de malheur toute la matinée. Il
+venait à peine de terminer ces recommandations, qu'on sonna à la porte,
+et il entendit la voix joviale de Francis résonner dans l'antichambre.</p>
+
+ <p>--Comment! ces dames sont arrivées? s'exclamait le paysagiste, je tombe
+à pic alors!... Puis-je entrer? ajouta-t-il en passant sa tête rieuse
+par l'entrebâillement de la porte du salon.</p>
+
+ <p>Il s'élança vers Thérèse et lui prit les mains:</p>
+
+ <p>--Bonjour, Thérèse, embrassons-nous!... Bonjour, gamin, as-tu bien
+dormi?.. Et la maman, comment va-t-elle?...</p>
+
+ <p>--La maman va très bien, répondit Mme Moret d'une voix guillerette en
+soulevant la portière de la pièce contigüe et en se montrant avec
+Christine.</p>
+
+ <p>On n'eût pas cru, en effet, qu'elle venait de voyager pendant vingt-deux
+heures. Après avoir relevé et lissé ses cheveux gris, trempé sa figure
+dans l'eau fraîche, elle reparaissait allègre et vive comme une
+alouette. On lisait sur son visage combien elle était contente de revoir
+son garçon en bonne santé, et cette joie suffisait pour la défatiguer.</p>
+
+ <p>--Bonjour, M. Lechantre, continua-t-elle, je suis bien aise de vous
+retrouver ici avec mon Jacques... Et pourtant, je vous en veux de
+l'avoir fait veiller si tard qu'il n'a pu venir au-devant de nous... Où
+donc l'avez vous conduit, mauvais sujet?</p>
+
+ <p>--Je vous conterai cela à déjeuner, madame Moret, répliqua Francis en
+riant, car je m'invite sans cérémonie...</p>
+
+ <p>--Je partais justement pour aller vous chercher, quand vous êtes entré,
+dit Jacques en déposant sa canne et son chapeau.</p>
+
+ <p>Il aurait désiré trouver le moyen de recommander par un signe à
+Lechantre la plus rigoureuse réserve; mais il se sentit à la fois
+observé par Thérèse et par Christine, et il jugea prudent de rester coi
+afin de ne pas fortifier des suspicions dont il devinait le vague éveil
+autour de lui. Il espérait, du reste, que pendant les apprêts du
+déjeuner il aurait l'occasion d'être seul avec Francis et qu'alors il
+pourrait le chapitrer à son aise. Malheureusement les choses ne
+marchèrent pas comme il l'avait calculé. Lorsque Thérèse sortit pour
+jeter un coup d'&oelig;il à la cuisine et à la salle à manger, Mme Moret et
+Christine crurent devoir tenir compagnie à leur hôte.--Christine surtout
+s'obstinait à accaparer l'attention de Lechantre. On eût juré qu'elle
+avait pénétré les intentions de Jacques et qu'elle avait une maligne
+satisfaction à demeurer en tiers entre lui et le paysagiste. Elle ne
+lâcha prise que lorsqu'elle vit Thérèse rentrer dans le salon et
+annoncer qu'on ne tarderait pas à se mettre à table.</p>
+
+ <p>Jacques bouillait d'impatience et de dépit. Il avait beau s'efforcer de
+prendre un air enjoué et insouciant, les plis transversaux de son front,
+la fixité de son regard et le sourire contraint de ses lèvres
+trahissaient son irritation. Thérèse, habituée à lire sur la physionomie
+mobile de son mari, ne se laissait pas abuser par une gaieté toute
+superficielle. Elle trouvait à Jacques l'&oelig;il inquiet et le geste agité
+d'un homme qui dissimule quelque chose. Un subtil instinct de femme
+aimante et jalouse de conserver son bien affinait encore sa perspicacité
+et, à mesure que les doutes s'accumulaient dans son esprit, une
+croissante tristesse lui embrumait le c&oelig;ur.--Au moment où la bonne vint
+dire que le déjeuner était servi, Jacques se dirigea vers Lechantre afin
+de l'emmener à l'écart, mais Thérèse s'était déjà emparée du bras du
+paysagiste pour passer dans la salle à manger. En même temps, Mme Moret
+réclama celui de «son garçon», et Jacques, déconcerté, vit ainsi
+s'évanouir son dernier espoir de communiquer secrètement avec son
+compagnon, avant l'heure redoutable des causeries intimes et des
+épanchements qui sont généralement la conséquence d'un repas pris entre
+amis.</p>
+
+ <p>Le déjeuner, bien qu'improvisé, était bon et préparé avec sollicitude.
+Thérèse avait fait servir le fameux pineau de Bazincourt dont Lechantre
+lui avait expédié un panier, et celui-ci, mis en verve par le vin du
+pays, la présence de ses compatriotes, la délicatesse du menu,
+commençait à bavarder à c&oelig;ur ouvert. Dès qu'il se trouvait avec des
+amis et devant une bouteille de son vin favori, le paysagiste devenait
+un saint Jean bouche d'or; Jacques le savait et son énervement
+redoublait à mesure que pétillait la gaieté et que croissait l'entrain
+du «cher maître».</p>
+
+ <p>Tandis que ce dernier vantait avec son style familièrement imagé les
+talents du cordon bleu qui avait cuisiné le déjeuner, il fut brusquement
+interrompu par la voix acide de Christine:</p>
+
+ <p>--M. Lechantre, vous nous avez promis de nous conter la façon dont vous
+avez passé votre soirée avec Jacques!</p>
+
+ <p>--A vos ordres, mademoiselle, répondit le peintre en élevant son verre à
+hauteur de l'&oelig;il et en dégustant à petits coups son cher vin de
+Bazincourt;--d'abord vous saurez que nous sommes allés aux confetti et
+que nous y avons vaillamment combattu... Ensuite nous avons dîné au
+cabaret, puis...</p>
+
+ <p>--M. Lechantre, dit avec une ironie affectée Jacques qui se sentait sur
+des charbons ardents, souvenez-vous que Christine est fort dévote; ne la
+scandalisez pas par le récit de vos exploits!</p>
+
+ <p>--Sois tranquille, gamin, je connais les égards dus aux demoiselles et
+je glisserai discrètement sur l'épisode de l'enfant de ch&oelig;ur...</p>
+
+ <p>--Un enfant de ch&oelig;ur, répéta Christine d'un air faussement candide,
+vous êtes donc allés à l'église?</p>
+
+ <p>--O naïveté biblique! s'exclama Lechantre, non, pas tout à fait... Il
+s'agit du déguisement d'une jeune personne qui faisait ses dévotions à
+la redoute.</p>
+
+ <p>--Quelle horreur! murmura Mlle Moret en baissant les yeux, comment
+ose-t-on commettre de pareilles profanations?... Et c'est à ce bal que
+vous avez tous deux passé votre soirée?</p>
+
+ <p>--Mon Dieu, oui, mademoiselle... Jacques était fort attristé de sa
+solitude et j'ai voulu le distraire en le conduisant à cette redoute...
+Toutes les belles dames de Nice y étaient et votre garçon, maman Moret,
+y a eu un joli succès.</p>
+
+ <p>--Ne vous moquez donc pas de moi, M. Lechantre, interrompit Jacques
+agacé, en voilà assez là-dessus!...</p>
+
+ <p>Thérèse avait relevé la tête et observait douloureusement le trouble de
+son mari. Quant à la petite mère, toujours enchantée d'entendre l'éloge
+de son Benjamin, elle riait avec indulgence; accoudée à la nappe, les
+yeux fixés sur ceux de Francis, elle approuvait de la tête et répétait
+complaisamment:</p>
+
+ <p>--Si fait, si fait, M. Lechantre, contez-nous ça!</p>
+
+ <p>--Eh! bien, mesdames, reprit ce dernier, ravi de s'écouter parler, la
+redoute blanche et rouge était positivement une jolie chose et je
+regrette que vous ne l'ayez pas vue... Il y avait, il est vrai, des
+femmes de tous les mondes, depuis le fretin jusqu'au dessus du panier de
+la société cosmopolite; mais je vous donne mon billet que la dame qui a
+intrigué Jacques appartenait à la crème de la crème... Ça se devinait à
+sa toilette et au son de sa voix.</p>
+
+ <p>--Vraiment, Jacques a été intrigué? dit Thérèse en affectant une
+parfaite indifférence, voyez comme il cache son jeu!... Il ne nous en
+avait pas soufflé mot.</p>
+
+ <p>--Bah! repartit Jacques en haussant les épaules, M. Lechantre se laisse
+emporter par son imagination... Il s'agit d'une vulgaire aventure de bal
+masqué et la dame n'avait rien d'intéressant.</p>
+
+ <p>--Mazette! se récria Francis, tu es modeste, toi, ou tu as le goût
+difficile!... Une femme charmante!... Un peu hautaine, mais tout à fait
+distinguée.</p>
+
+ <p>--Comment était-elle mise? demanda Thérèse.</p>
+
+ <p>--Elle avait une robe de laine blanche taillée à la grecque avec une
+garniture de pavots rouges, et ses cheveux blonds étaient coiffés d'un
+bonnet de dentelle d'or. Ajoutez à cela des yeux qui brillaient comme
+des diamants, et une voix!... Une musique à la fois mordante et câline,
+avec un petit accent étranger... Comme elle m'avait nettement signifié
+que j'étais de trop, je n'ai pas assisté à la conversation, vous pensez
+bien; mais il m'a semblé que la dame était aussi spirituelle que jolie,
+et Jacques n'a pas dû s'ennuyer!</p>
+
+ <p>--Eh! bien, vous vous trompez! protesta celui-ci-ci en lançant un regard
+furieux à Francis, nous avons à peine échangé vingt paroles, et
+c'étaient des banalités!</p>
+
+ <p>--Pourquoi te défends-tu si fort? répliqua Thérèse avec un pâle sourire,
+ces aventures-là sont très naturelles dans un bal masqué, et nous savons
+bien que personne ne les prend au sérieux...</p>
+
+ <p>Malgré cela, les traits légèrement contractés de la jeune femme et
+surtout l'expression de ses yeux bruns devenus presque noirs donnaient
+un démenti à ses paroles. En effet, le calme qu'elle affectait en
+écoutant les appréciations de Lechantre n'existait qu'à la surface.
+Chacun des mots prononcés par le paysagiste produisait en elle une
+secousse suivie de cruelles réflexions. Elle rapprochait les révélations
+de Francis de l'obstination silencieuse de Jacques et elle en tirait des
+conclusions peu rassurantes. La description de la dame aux pavots rouges
+avait suffi pour éclairer d'une lumière suspecte cette rencontre où
+Lechantre ne voyait qu'une amusante plaisanterie. Aux indications
+rapidement esquissées par l'artiste, la pénétrante perspicacité de
+Thérèse lui avait fait deviner que cette inconnue devait être Mania
+Liebling, et toute sa jalousie s'était réveillée. Il était évident pour
+elle que cette entrevue de Mania et de Jacques avait été préméditée. Que
+s'y était-il passé? Quelles confidences s'y étaient échangées? Dans
+quelle mesure Jacques avait-il succombé à la tentation? En tout cas, il
+se sentait déjà coupable, puisqu'il cherchait des faux-fuyants, et
+rusait pour ne point rendre compte de ses actes. Thérèse se jugeait
+trahie, et trahie dans les conditions les plus offensantes. A peine
+avait-elle quitté Nice, que Jacques s'était empressé de songer aux
+moyens de revoir cette dangereuse créature; il n'avait pas rougi de
+profiter de ce voyage entrepris par dévouement, pour satisfaire sa
+curiosité ou sa passion. C'était odieux, et la jeune femme, blessée dans
+sa fierté et dans sa tendresse, agitée par des soubresauts
+d'indignation, était tentée décrier à l'infidèle: «Pourquoi mentir? Je
+devine tout et je ne suis pas ta dupe!» Mais en cette âme vaillante, le
+sens de la dignité et la crainte d'affliger cruellement la petite mère
+l'emportèrent sur l'amour-propre blessé et elle sut se contraindre à
+rester calme.</p>
+
+ <p>Néanmoins cette contrainte ne s'imposait point sans une lutte dont
+l'effort transparaissait sur les traits de Thérèse, et Lechantre, qui
+était observateur, ne manqua pas de remarquer l'altération que ses
+confidences avaient produite sur la physionomie de la jeune Mme Moret.
+Il comprit qu'il l'avait involontairement froissée et se tut
+brusquement.--Pendant la fin du repas, un silence gênant pesa sur les
+convives. Francis, redevenu sérieux, examinait avec surprise le noir
+regard pensif de Thérèse, la mine vaguement inquiète de Jacques, le
+méchant sourire de Christine, et il commençait à se demander: «Que
+diantre ont-ils tous?... On dirait que mon histoire leur a jeté un
+froid...»</p>
+
+ <p>On se leva enfin de table, on prit le café sur le perron et, tandis que
+les trois femmes s'occupaient de rangements, Jacques put entraîner son
+ami dans le jardinet, sous prétexte de fumer en plein air.</p>
+
+ <p>--Ah ça, que se passe-t-il? interrogea Lechantre à mi-voix, dès qu'ils
+furent cachés par les massifs d'orangers, est-ce que j'aurais fait une
+gaffe en racontant devant ta femme ton intrigue de la redoute?</p>
+
+ <p>--Absolument! répondit Jacques d'un ton amer. Pendant toute la matinée,
+il m'a été impossible de vous prendre en particulier pour vous
+recommander le silence... A la façon dont vous avez dépeint la dame aux
+pavots rouges, Thérèse a dû reconnaître une femme dont elle est déjà
+jalouse, et je crains que cela n'ait tout gâté.</p>
+
+ <p>--Comment! ce n'était donc pas la première fois que tu rencontrais cette
+dame?</p>
+
+ <p>--Non, je la connais depuis six semaines; c'est une étrangère, une femme
+du meilleur monde.</p>
+
+ <p>--Diantre soit des femmes du monde! s'écria le paysagiste désolé, je
+croyais qu'il s'agissait d'une passade comme celle de mon enfant de
+ch&oelig;ur, mais du moment où c'est sérieux, je n'en suis plus... Est-ce que
+tu as l'intention de la revoir?</p>
+
+ <p>--Oui, avoua Jacques, ce soir... au Corso blanc... Et même j'ai compté
+sur votre amitié pour...</p>
+
+ <p>--Pour conter à ta femme que nous devons passer la soirée ensemble,
+n'est-ce pas?... Merci! tu me fais jouer un joli rôle, galopin!... Tu
+oublies que j'ai une vive admiration pour Thérèse, et que je l'aime...</p>
+
+ <p>--Eh! moi aussi, je l'aime, protesta Jacques avec impatience, mais...</p>
+
+ <p>--Elle est propre, ta façon d'aimer... à coups de canif dans le
+contrat!... Je ne veux pas être ton complice et tu vas me faire le
+plaisir de planter là ton étrangère!</p>
+
+ <p>--Impossible!... J'ai donné ma parole pour ce soir... C'est une question
+de délicatesse et d'honneur.</p>
+
+ <p>--Voilà de l'honneur bien placé... A d'autres!... ne compte pas sur moi.</p>
+
+<p class="lef"><img alt="" src="images/014a.png"><br></p>
+
+ <p>--Je vous en prie!... Il s'agit... d'une dernière entrevue, d'une de ces
+explications auxquelles un galant homme ne peut se soustraire.</p>
+
+ <p>--Ah! ah! La scène des adieux, les lettres à restituer... C'est une
+liquidation, alors?</p>
+
+ <p>--Oui, affirma Jacques, qui, ne voyant plus d'autre moyen d'obtenir
+l'assistance de Lechantre, n'hésita pas à se charger la conscience d'un
+nouveau mensonge.</p>
+
+ <p>--Si c'est pour brusquer le dénouement, je veux bien t'aider à sortir
+d'un mauvais pas, mais liquide, mon garçon, tranche dans le vif, et
+méfie-toi... Ces histoires-là finissent toujours mal!</p>
+
+ <p>Ils remontèrent ensemble au salon. Thérèse s'était rendue assez
+maîtresse d'elle-même pour ne plus laisser deviner son chagrin. Le brave
+Lechantre, afin de racheter son impair de la matinée, s'évertuait à
+donnera la conversation une tournure moins dangereuse, en évitant les
+sujets brûlants, et en évoquant de joyeux souvenirs communs à toute la
+famille. Il parla de Rochetaillée, taquina Christine sur ses goûts
+sédentaires, entreprit la petite mère à propos de sa basse-cour et de
+son étable, raconta de comiques histoires de village et fit tant qu'il
+dérida Thérèse. Elle lui répondait avec enjouement et paraissait prendre
+un plaisir d'enfant à entendre Francis parler le patois du pays. Sa
+gaieté factice fit illusion à Jacques. Il se persuada qu'elle avait
+oublié l'incident du bal masqué, ou du moins qu'elle lui pardonnait ses
+frasques de la veille. Il retrouva son aplomb et donna la réplique à son
+ancien maître.</p>
+
+ <p>Quand Lechantre prit congé des trois femmes, il dit négligemment à son
+ami:</p>
+
+ <p>--A propos, Jacques, tu sais que le baron Herder compte sur toi ce soir,
+pour prendre le thé. Nous t'attendrons entre huit et neuf heures...
+Pardon, mesdames, de vous enlever ce gamin dès le premier jour de votre
+arrivée, mais vous devez être fatiguées, et vous aurez sans doute besoin
+de vous coucher de bonne heure.</p>
+
+ <p>Comme il achevait ces derniers mots, il rencontra le profond regard de
+Thérèse et, trop franc pour le soutenir hardiment, il détourna la tête.
+Les yeux de la jeune femme allaient alternativement de Francis à
+Jacques: le premier fuyait son regard, le second affectait un air
+distrait; leur attitude à tous deux lui parut suspecte.</p>
+
+ <p>--Ils s'entendent pour me tromper, songea-t-elle. Et de nouveau un froid
+lui glaça les veines, tandis qu'elle essayait de sourire en tendant la
+main à Lechantre.</p>
+
+ <p>Après le départ du paysagiste, l'après-midi se traîna péniblement entre
+Christine, qui tricotait un châle de laine, la maman Moret, qui
+sommeillait de temps à autre, et Thérèse, qui semblait replongée dans
+ses réflexions.--En dépit des graves présomptions fondées sur la
+froideur de Jacques et les révélations de Lechantre, il y avait encore
+des moments où elle se refusait à croire à une trahison, à admettre
+comme possible le navrant écroulement de son bonheur. «Non,
+pensait-elle, il ne peut être devenu déloyal à ce point!» Elle attendait
+toujours un regard repentant de Jacques, un de ces bons mouvements de
+tendresse qui mettent un aveu aux lèvres du coupable et lui font tout
+pardonner. Mais l'artiste restait distrait, nerveux et taciturne. A
+mesure que la nuit s'approchait, il donnait des signes d'une impatience
+mal contenue. Lorsqu'on se mit à table pour dîner, il mangea à peine, la
+fièvre de l'attente lui coupait l'appétit, il trouvait que la domestique
+enlevait les plats avec une lenteur agaçante; il l'accusait de pontifier
+en servant, et, au cours de la conversation, il consultait sa montre à
+la dérobée.</p>
+
+ <p>Aucune de ces agitations, aucun de ces gestes, n'échappaient à Thérèse.
+Ils lui perçaient le c&oelig;ur, et sa souffrance était d'autant plus aigüe
+qu'elle cherchait à la dissimuler.</p>
+
+ <p>Dès que le dessert apparut, l'impatience à peine déguisée de Jacques
+redoubla. Il entendait huit heures sonner aux pendules et il calculait
+avec agacement qu'il serait obligé de perdre encore quelque temps chez
+le costumier... «Ce dîner n'en finira jamais!» se disait-il rageusement.
+Il ne répondait plus que par monosyllabes aux questions des trois
+femmes, de peur qu'une réponse plus explicite ne redonnât un nouvel
+essor à la conversation qui languissait, et ne le retînt plus longtemps
+dans la salle à manger.--A la fin, il se leva brusquement et alla
+embrasser la petite mère.</p>
+
+ <p>--Bonsoir, maman, murmura-t-il, il ne faut pas que je fasse attendre le
+baron Herder, et d'ailleurs vous devez avoir toutes trois grand besoin
+de dormir.</p>
+
+ <p>Thérèse s'était levée en même temps que lui et le précédait dans
+l'antichambre avec une bougie.</p>
+
+ <p>--Rentreras-tu tard? demanda-t-elle, quand il fut près de la porte.</p>
+
+ <p>--Non... Je l'espère, du moins, mais je ne puis te fixer une heure
+précise... quand on est chez les autres, on ne s'appartient pas... Au
+revoir, Thérèse!</p>
+
+ <p>Il lui prit la main et la serra précipitamment.</p>
+
+ <p>--Ta main est glacée, dit-il, tu es fatiguée et un bon somme te fera du
+bien... Couche-toi vite!</p>
+
+ <p>Là-dessus il s'esquiva.--Dès que la porte fut refermée, Thérèse gagna sa
+chambre, dont la fenêtre restée ouverte donnait sur la rue. Elle vit
+Jacques courir vers le boulevard Dubouchage, dans une direction opposée
+à celle qu'il aurait dû prendre pour aller au port.</p>
+
+ <p>--Avec quel aplomb il ment déjà! pensa-t-elle... Non, je ne puis
+supporter cet état de doute et d'angoisse... J'aime mieux tout savoir!</p>
+
+ <p>Son manteau de voyage et son chapeau étaient encore sur le lit; elle se
+coiffa, s'encapuchonna à la hâte, puis, rouvrant avec précaution la
+porte d'entrée, elle se glissa dans la rue et se précipita vers le
+boulevard.</p>
+
+ <p><i>(A suivre).</i><br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">André Theuriet.</span></span></p>
+ <br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/014b.png"><br></p>
+
+
+<br><br>
+
+</div>
+
+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44696 ***</div>
+</body>
+</html>
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #44696 (https://www.gutenberg.org/ebooks/44696)
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+Project Gutenberg's L'Illustration, No. 2497, 3 Janvier 1891, by Various
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
+
+
+Title: L'Illustration, No. 2497, 3 Janvier 1891
+
+Author: Various
+
+Release Date: January 18, 2014 [EBook #44696]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 2497, 3 JANVIER 1891 ***
+
+
+
+
+Produced by Rénald Lévesque
+
+
+
+
+
+
+
+
+L'ILLUSTRATION
+_Prix du Numéro: 75 centimes._
+
+SAMEDI 3 JANVIER 1891
+49e Année.--Nº 2497.
+
+[Illustration: OCTAVE FEUILLET. D'après la photographie de Nadar.]
+
+
+
+[Illustration: Courrier de Paris.]
+
+L'ANNÉE 1801 aura commencé lorsque paraîtront ces lignes. Oh! elle ne
+sera pas bien âgée. Née à peine. Et déjà elle sera de l'histoire, ou
+plutôt elle aura son histoire. J'ai remarqué souvent--ce qui prouve que
+je ne suis plus tout jeune--oui, j'ai remarqué que les années nouvelles
+débutent par quelque événement à sensation. Est-ce une mort illustre,
+une naissance espérée, une révolution inattendue? Je n'en sais rien.
+Mais, pareilles à ces souverains qui veulent affirmer leur autorité dès
+le début de leur règne, les années encore vagissantes s'affirment, elles
+aussi, comme elles peuvent.
+
+Et déjà elle est oubliée, terriblement oubliée, l'année 90! Finie,
+abolie, emportée comme dans une hotte de chiffonniers. 90! Comme c'est
+loin! C'est hier, mais c'est loin. On ne se préoccupe pas du tout, mais
+du tout, de ce que 90 nous a donné. On ne s'occupe que de ce que nous
+promet 91.
+
+Les derniers jours de l'an passé ont été égayés par une aventure assez
+divertissante, l'aventure du _chalet_. Il ne s'agit pas de celui
+d'Adolphe Adam, qu'on ne joue plus guère à l'Opéra-Comique, mais bien
+d'un chalet en planches, artistiquement orné, qu'on avait trouvé bon
+d'installer, en plein coeur de Paris, devant la façade de l'Opéra. Il
+était hideux, ce joli chalet dont l'usage ne se pourrait dire, dirait
+une lady anglaise, et, en l'apercevant, tout Parisien s'écriait:
+
+--Pourquoi ce chalet? Je n'en vois pas la nécessité!
+
+Il a disparu, le chalet, sous le ridicule et sous les protestations des
+passants. Les Parisiens en étaient si outrés, qu'un moment ils avaient
+voulu l'enlever par la force. Des gardiens de la paix ont dû protéger
+contre la révolte artistique de la foule ce chalet si malencontreux.
+
+Quel drôle de peuple! On peut l'écraser d'impôts, le mener à la
+baguette, on ne peut pas lui imposer une baraque en bois dont il ne veut
+pas. On a jadis parlé de la _révolution du mépris_. Parisiens de
+1890-91, nous avons frôlé la _révolution du chalet!_ C'était, du reste,
+une idée bien étrange de déshonorer la place de l'Opéra par cette
+maisonnette _ad usum populi_. Nous avons l'art de _désembellir_ Paris.
+Nous l'avons orné de statues difformes, d'un Ledru-Rollin bizarre, d'un
+Shakespeare étrange, d'un Louis Blanc géant. Ces statues ne suffisent
+pas. Voilà les chalets maintenant. Celui-ci a disparu. Paix à sa
+mémoire! Mais on n'eût pas cru possible une idée d'architecte aussi
+saugrenue.
+
+Le chalet a été emporté par un vent de protestation, absolument comme
+nombre de gens célèbres par des congestions pulmonaires. Oh! le rude
+hiver! et que les fluxions de poitrine sont fréquentes! Je plains les
+pauvres humains et les malheureux qui n'ont ni boas ni pelisses. La bise
+est aigre, la gelée féroce, et le ciel a cette couleur grise du papier à
+la mode qu'on appelle _papier ciel d'hiver_. M. Émile Durier a été une
+des victimes de la température. Solide, souriant, aimable, il semblait
+robuste et jeune encore, quoique sexagénaire, l'ancien bâtonnier de
+l'ordre des avocats. Une physionomie ouverte, un accueil toujours
+agréable. C'était une figure parisienne plus encore qu'une figure
+politique. De la révolution qui avait porté au pouvoir tous ses amis,
+l'ex-secrétaire du gouvernement de la Défense nationale n'avait rien
+voulu, que le droit d'exercer plus librement la profession qui lui
+plaisait.
+
+Me Durier était un avocat écouté, autorisé, il avait la parole
+séduisante, et jamais la dent dure. Lorsqu'il attaquait un adversaire,
+il tâchait de le désarçonner, mais il ne le déchirait pas. Il y a des
+avocats dont on craint le venin. De Me Durier on aimait le sourire.
+C'est lui qui avait défendu Chambige, et il l'avait fait sans que M.
+Grille même pût s'en irriter. Ce Chambige, être complexe et inquiétant,
+Me Durier, lorsqu'il en parlait, lui faisait accorder, par des auditeurs
+curieux, un pardon que lui avait refusé le jury. L'avocat était fort
+intéressant sur ce point. On le sentait convaincu.
+
+Naguère il plaidait pour M. Erckmann contre Chatrian, celui-ci ayant
+accusé ou fait accuser son ancien collaborateur de complicité avec les
+Prussiens, ou quelque chose d'approchant. La plaidoirie de Me Durier ne
+put être publiée puisqu'il s'agissait d'un procès en diffamation, mais
+c'était, me dit-on, une admirable page d'histoire littéraire. Elle a été
+vite lacérée par la mort. Chatrian est parti, Durier s'en va: le seul
+Erckmann reste, fumant sa pipe au-delà des Vosges.
+
+Cette congestion pulmonaire, dont M. Durier est mort, on peut la prendre
+en allant faire le tour des baraques; mais ce tour, très en vogue cette
+année, vaut bien qu'on risque tout au moins un rhume. Les baraques
+brillent de tous leurs feux et elles sont particulièrement coquettes.
+Nous avons les _jouets fin de siècle_, les questions nouvelles.
+
+--Demandez la _question Boulanger!_
+
+Celle-là paraît finie, bien que M. Déroulède s'apprête à la poser
+encore. Sur le boulevard, entre les doigts des camelots, elle consiste à
+faire passer un bout de laiton d'un cercle en fil de fer tordu de
+manière à donner le profil du général.
+
+--Voyez la _question Carnot!_ dix centimes!
+
+Cette question est beaucoup plus simple. On vous vend pour deux sous un
+bout de carton--en forme de parallélogramme, pour parler comme M. de
+Freycinet (de l'Académie française)--et ce parallélogramme est découpé
+de telle sorte qu'en le présentant à la lumière l'ombre des découpures
+projette sur une surface plane, feuille de papier ou paroi de muraille,
+l'image de M. Carnot, du Carnot sommaire et géométrique inventé, je
+crois, par Gyp, ce ou cette Gyp qui a un si joli brin de crayon au bout
+de sa plume. L'_Illustration_ a publié, dans ses amusements
+scientifiques, plus d'une question pareille à la question Carnot qui
+divertit les badauds sur le boulevard. Le président de la République, en
+se promenant comme un bon bourgeois parmi la foule--comme un
+Aroun-al-Raschild dont l'aimable général Brugère serait le Giaffar--le
+président a pu en regardant les boutiques (tel le roi Louis-Philippe
+allait par les rues, avec son parapluie sous le bras) entendre le cri,
+l'appel des camelots:
+
+--Qu'est-ce que _ça dit?_
+
+On regarde--et _ça dit_ Sadi. M. Carnot a dû sourire. En réalité, ces
+plaisanteries d'un peuple bon enfant sont une des formes de la
+popularité et M. Carnot est populaire. La popularité ne se décrète pas.
+Elle est un peu comme la grâce et vient de certains dons, de certains
+souffles.
+
+Elle est aussi comme le charme. Qui le définira, le charme? On le subit
+sans l'analyser. Octave Feuillet avait le charme, Octave Feuillet, un
+des derniers coups qu'ait portés l'année défunte, mais un coup cruel et
+attristant. Tandis que le conseil municipal projetait de faire défiler
+devant M. Émile Richard, son président, exposé à l'Hôtel-de-Ville sur un
+lit de parade, toute la population de Paris aimant saluer son roi, M.
+Octave Feuillet, qui n'avait jamais régné que sur les coeurs,
+s'éteignait sans que nulle autorité municipale songeât à lui décerner de
+tels honneurs funèbres.
+
+Ah! c'est quelque chose que d'être fonctionnaire et de présider le
+conseil municipal! Honnête homme, M. Émile Richard, journaliste de
+talent, brave garçon, sans nul doute. Mais, dans l'ordre des choses
+humaines, parmi les gloires du pays, Octave Feuillet occupait un rang
+auquel nul conseiller municipal ne pourra jamais prétendre. C'était un
+maître conteur, un délicat, un féminin qui a montré plus d'une fois les
+qualités les plus mâles, une sorte de pécheur d'âmes.
+
+Il y a plus de psychologie, comme nous disons aujourd'hui, dans tel
+proverbe de Feuillet que dans bien des oeuvres rénovatrices.
+_Onesta_--avez-vous lu _Onesta?_ c'est une nouvelle mise à la fin d'un
+volume qui s'appelle la _Petite comtesse_--Onesta est un admirable
+chef-d'oeuvre, d'un dramatique achevé. On va s'apercevoir que M. Octave
+Feuillet en a écrit un certain nombre, de ces oeuvres verveuses,
+puissantes, à la Musset, qui donnent tort au fameux mot des frères de
+Concourt: Feuillet, c'est le Musset des familles.
+
+Ce ne serait pas déjà si mal d'être le Musset des familles. Mais Octave
+Feuillet était mieux que cela. Il était Feuillet, c'est-à-dire un maître
+absolu dont les romans et le théâtre procèdent par des coups droits
+terribles après des feintes subtiles.
+
+Oui, oui, c'est un maître qui disparaît. Un maître en l'art de tout dire
+sans trop appuyer. Il préparait--les journaux l'avaient annoncé--un
+drame pour le Gymnase, un drame tiré de son dernier roman, _Honneur
+d'artiste_, et qui aurait eu le succès décisif qu'obtient en ce moment
+la pièce de M. Daudet, cette mâle étude de l'hérédité, l'_Obstacle_.
+
+L'obstacle, quelquefois, ce n'est pas seulement la folie, c'est la mort,
+et la mort a arraché la plume des doigts d'Octave Feuillet. Le romancier
+souffrait depuis longtemps, mais on le savait nerveux. On se disait
+qu'il résisterait à la souffrance. Il en avait supporté de cruelles, en
+ces dernières années, et la mort d'un fils lui laissait au coeur une
+blessure que ne cicatrisait pas le mariage et le bonheur du second, le
+brillant officier dont il était fier.
+
+M. Octave Feuillet était demeuré fidèle à l'empire, à l'impératrice
+qu'il avait charmée autrefois aux fêtes de Compiègne lorsqu'il écrivait
+pour elle les _Portraits de la marquise_ qu'elle jouait en costume du
+temps passé. Compiègne! Les Tuileries! Toutes ces splendeurs, c'était,
+pour Octave Feuillet, le temps heureux. Il était, à la cour, choyé sans
+être courtisan. Sans doute cherchait-il à plaire, mais c'est surtout lui
+qui séduisait. On l'avait nommé bibliothécaire de Fontainebleau. Une
+sinécure. Mais pourquoi ne donnerait-on pas des postes aux gens de
+talent quand on en donne tant par faveur, aux intrigants?
+
+Lorsque le 4 septembre arriva, M. Jules Simon, ministre de l'Instruction
+publique du gouvernement républicain, écrivait à Octave Feuillet:
+
+--Il y a toujours des livres à Fontainebleau et vous êtes toujours
+bibliothécaire!
+
+Octave Feuillet répondit:
+
+--Les livres sont toujours là, mais ceux qui me les demandaient n'y sont
+plus. Je donne ma démission.
+
+On dit volontiers: un _homme de Balzac_. On pourrait dire: une _femme de
+Feuillet_. Mais ce peintre des femmes fut un homme et comme un
+gentilhomme. Il touche, d'une main légère, aux crises du coeur. Il en a
+calmé plus d'une, de ces crises du mariage. On raconte qu'un jour M.
+Scribe, après la représentation de _Malvina_, reçut de la main d'une
+mère ce petit billet: «Merci, monsieur, je vous dois ma fille, votre
+comédie lui a rendu la raison.»
+
+--Que de confidences de ce genre, disait M. Vitet à M. Feuillet en le
+recevant à l'Académie, vous auriez droit à recevoir! Si la gratitude des
+maris écrit aussi de tels billets, vous devez en être accablé!
+
+Hélas! ces billets qu'attire la gloire, ils finissent tous par le
+dernier billet: le billet de faire-part!
+
+Rastignac.
+
+
+
+NOTES ET IMPRESSIONS
+
+La taquinerie est la méchanceté des bons.
+
+Victor Hugo.
+
+***
+
+Le sang d'un homme mort est plus lourd encore sur la conscience qu'un
+soufflet sur la joue.
+
+Comtesse de Bassanville.
+
+***
+
+Les articles du journal sont comme les feuilles d'automne qui, vertes et
+fraîches hier, sont aujourd'hui entassées au pied de l'arbre, sans
+couleur et sans vie.
+
+Edmond Scherer.
+
+***
+
+L'amour est le poison du génie; les artistes de tempérament robuste
+l'éliminent, les faibles en meurent.
+
+Jean Carol.
+
+***
+
+Les illusions sont le pain quotidien des malheureux.
+
+Ferdinand Fabre.
+
+***
+
+Considérée dans son ensemble, l'humanité n'est point sortie de la
+barbarie primitive.
+
+El. Reclus.
+
+***
+
+La tolérance est une vertu que les opprimés savent seuls bien définir.
+
+(Pensées d'automne.) A. Tournier.
+
+***
+
+Ce qui amuse l'enfant, c'est le pantin; ce qui intéresse l'homme, ce
+sont les ficelles.
+
+(Ibid.) A. Tournier.
+
+***
+
+Sensible et cruel, vaniteux et jaloux, craintif et téméraire, curieux et
+inappliqué l'enfant est homme par ses contradictions.
+
+***
+
+La vieillesse apporte moins de qualités qu'elle n'emporte de défauts.
+Elle est l'âge d'or des vertus négatives.
+
+G.-M. Valtour.
+
+
+
+OCTAVE FEUILLET
+
+Octave Feuillet vient de mourir à l'âge de soixante-neuf ans. Il
+produisait encore; mais il y avait déjà quelques années que l'on
+n'attendait plus de lui une révélation nouvelle de son talent.
+
+C'est le malheur des artistes qui vieillissent de ne plus piquer la
+curiosité des générations qui poussent. Elles sentent qu'ils ont déjà
+donné le meilleur de leur esprit; que tous les ouvrages qui sortiront de
+leur plume ne feront que répéter, avec des variations plus ou moins
+brillantes, ceux qu'ils ont autrefois marqués de traits distinctifs.
+
+J'ai vu Mme Sand, en ses dernières années, pondre à chaque trimestre
+avec une régularité merveilleuse le roman accoutumé; on le lisait
+encore; on n'en parlait pas. Il n'excitait ni passion ni controverses.
+Tous les critiques l'annonçaient au public avec une sorte de déférence
+aimable; plus d'éreintements ni de querelle. Un grand apaisement s'était
+fait autour de ses oeuvres et de son nom.
+
+J'imagine que pour un écrivain de premier ordre ce doit être là une
+phase très pénible à traverser; qu'il doit parfois lui prendre des
+envies de s'écrier comme Calchas: «Trop de fleurs! trop de fleurs!» Ces
+louanges indifférentes risquent de l'exaspérer plus que n'avaient fait
+les attaques passionnées subies à la glorieuse aurore des débuts. Mme
+Sand, elle, planait au-dessus de ces misères.
+
+Il ne semble pas que M. Octave Feuillet en ait pris si paisiblement son
+parti. Il a cherché à diverses reprises à renouveler sa manière; il n'a
+cessé d'affronter le théâtre, le seul endroit où le respect dû aux
+vieilles illustrations ne les préserve pas d'un échec; je suis convaincu
+que cette nervosité, dont tout le monde parle, n'était pas seulement
+congéniale; elle était entretenue, avivée, douloureusement avivée par ce
+goût, par cet appétit, qui était chez lui extraordinairement délicat, de
+séduire le public, de le posséder, de le retenir...
+
+Il y avait chez lui de l'instinct de coquetterie. Célimène ne songe qu'à
+grouper autour d'elle des empressements et des adorations; imaginez
+Célimène vieillissante; quel chagrin! quel désespoir! M. Feuillet, qui
+voyait le public lui échapper et se tourner vers d'autres, a éprouvé
+quelque chose de cette mélancolie qui a attristé la fin de quelques
+grands artistes.
+
+Il était d'une sensibilité prodigieuse: la moindre piqûre, la moindre
+critique, alors même qu'on la ouatait des compliments les plus aimables,
+s'enfonçait au plus vif de son être et lui arrachait des tressaillements
+de douleur. J'en parle, hélas! savamment. Comme il a beaucoup écrit pour
+le théâtre et que tout ce qu'il y a donné n'a pas également réussi, j'ai
+plus d'une fois été obligé de signaler dans ces oeuvres, toutes pleines
+de coins charmants, les défauts que j'avais cru y voir. Il me tenait
+pour un ennemi, et cet homme d'infiniment de sens et d'esprit demandait
+à ses amis et aux miens quel motif j'avais de le persécuter. Il était
+convaincu que je poursuivais en lui le familier des réceptions de
+Compiègne. J'avais beau protester que je ne me souciais point de
+politique, et que je préférais une belle oeuvre signée d'un bonapartiste
+à quelque rogaton servi par un républicain, il aimait mieux n'en rien
+croire.
+
+Je n'ai eu que deux fois le plaisir de le voir: il était venu chez moi
+me remercier de feuilletons qui l'avaient surpris et charmé, car il ne
+s'y attendait point. C'était bien l'homme qu'a si joliment peint
+Alphonse Daudet en deux coups de crayon: long, fin, nerveux, de manières
+exquises, une préoccupation de mondanité sous laquelle on sentait vibrer
+et palpiter des fibres d'artiste. Il parlait d'un ton posé, avec une
+douceur lente; le visage et la voix étaient chez lui d'une séduction
+irrésistible. Je lui assurai que je n'étais jamais plus heureux que
+lorsqu'il me fournissait un prétexte à le louer sans restriction; je lui
+contai naïvement, et avec cette chaleur que je porte dans tout ce que je
+dis, mes impressions à la lecture de ses premiers romans. Il eut l'air
+de me croire, et je pense qu'en effet il s'en alla convaincu de ma bonne
+foi. Mais il était méfiant; au premier coup d'épingle, il oubliait tout
+pour ne sentir que l'affreuse douleur de la déchirure.
+
+Je ne lui mentais point cependant, en lui disant l'admiration que nous
+avions sentie pour ses premières oeuvres. Bien qu'à l'École normale nous
+fussions passionnés, et très exclusivement passionnés pour Balzac et
+Stendhal, il nous restait encore de quoi goûter Feuillet, dont la jeune
+renommée était (vers 1850) dans tout l'éclat de son premier
+épanouissement. Il me souvient d'un roman de lui, _Bellah_, qui me
+paraît fort oublié aujourd'hui; il a fait nos délices. Il y avait là des
+scènes de gaieté soldatesque, dont je n'ai plus, depuis, retrouvé
+l'équivalent dans aucune des oeuvres qui ont suivi. Octave Feuillet me
+paraissait y avoir déployé un sens du comique, qu'il a remisé ensuite,
+le jugeant sans doute peu en harmonie avec l'extérieur de sa personne et
+le genre de son talent.
+
+C'était l'époque aussi où il avait coup sur coup, dans la _Revue des
+Deux-Mondes_, publié avec un succès prodigieux tous ces proverbes qui
+devaient plus tard être portés presque tous au théâtre: _la Crise, le
+Cheveu blanc, le Pour et le Contre, le Village, la Fée, la Clé d'or_. En
+France où l'on juge tout d'un mot plaisant, on a appelé M. Feuillet le
+petit Musset des familles et l'on crut sérieusement avoir défini, dans
+cette formule, la manière de M. Octave Feuillet.
+
+La vérité, c'est que si, au lieu de s'arrêter aux apparences, on avait
+pénétré jusqu'au fond de ces proverbes, si on les avait examinés dans
+leur essence, on se serait aperçu que ces prétendues glorifications de
+la morale bourgeoise étaient, au contraire, des plaidoyers en faveur de
+la passion. Le moraliste disait aux jeunes gens: «Aimez, puisque vous
+avez un coeur; et faites des bêtises, puisque c'est le lot de tout
+homme, mais faites-les avec votre femme, et arrangez-vous pour qu'elle
+soit votre maîtresse.» Et il disait ensuite aux jeunes femmes: «Vous
+avez des caprices, rien de plus naturel, de plus avouable, de plus
+charmant même; passez-les avec votre mari. Il y a presque toujours dans
+votre vie une heure de crise où votre imagination s'envole autour d'un
+idéal vaguement entrevu. Vous avez droit à posséder cet idéal; mais ne
+vous dérangez pas, vous l'avez là, sous la main, c'est votre mari. Il ne
+s'agit que de le regarder avec d'autres yeux, vous réaliserez votre rêve
+et resterez vertueuses.»
+
+C'est la morale du plaisir ajustée aux exigences du ménage. De devoir,
+il n'en est pas question dans les proverbes d'Octave Feuillet. Je ne lui
+en fais pas un reproche. Car ce sont des petits chefs-d'oeuvre. Mais ce
+qui m'amuse, c'est de voir qu'on les a mis entre les mains des femmes et
+des jeunes filles, comme des conseillers de vertu. Je ne sais pas
+d'ouvrages au théâtre qui soient mieux faits, au contraire, pour inviter
+doucement les femmes à la passion. Car enfin, si le mari décidément
+n'est pas l'idéal rêvé, comme il faut que la crise ait son cours, où
+croyez-vous qu'elle aboutisse?
+
+***
+
+Ces proverbes établiront la réputation d'Octave Feuillet; mais le
+meilleur de sa gloire n'est pas là.
+
+Il a écrit le chef-d'oeuvre du roman purement romanesque, et, de ce
+chef-d'oeuvre, il a tiré une pièce qui est également un des
+chefs-d'oeuvre du genre romanesque au théâtre: _Le Roman d'un jeune
+homme pauvre_.
+
+C'est, je crois, de tous les ouvrages du maître, celui qui durera le
+plus longtemps. Il repose sur une donnée qui est aussi vieille que
+l'humanité et qui ne s'éteindra qu'avec elle. Tant qu'il y aura des
+hommes sur la terre, on prendra du plaisir à voir des rois épouser des
+bergères et par contre on aimera à voir un jeune homme paré de toutes
+les qualités du coeur, de tous les dons de l'esprit, mais pauvre,
+inspirer de l'amour à une jeune fille aussi noble, aussi spirituelle que
+lui, mais riche; la refuser précisément à cause de cette fortune,
+jusqu'au jour où il est vaincu dans sa résistance, où ces deux êtres
+jeunes et beaux, dignes l'un de l'autre, s'épousent enfin, unis par la
+toute-puissance de l'amour. Remarquez que c'est le sujet des _Fausses
+confidences_, une des plus délicieuses comédies de Marivaux, un sujet
+que l'on reprend tous les siècles sous une nouvelle forme.
+
+Jamais on ne fera mieux que _le Roman d'un jeune homme pauvre_. C'est
+d'une imagination riante et le style est d'une fluidité merveilleuse.
+Les personnages vivent, bien qu'ils vivent dans le bleu, et ceux même
+qui ne jouent qu'un rôle épisodique sont d'une charmante fantaisie. Rien
+de plus délicieux que cette vieille douairière bretonne qui rêve la
+reconstruction d'une cathédrale gothique.
+
+M. Octave Feuillet a bien des fois depuis traité des thèses romanesques.
+Il a écrit en ce genre beaucoup d'ouvrages, qui sont pleins d'agrément;
+aucun ne vaut, ni pour la force de la conception, ni pour la belle
+ordonnance du récit, ni pour la grâce des épisodes, ni même pour le
+charme du style, cette oeuvre maîtresse, qui demeurera au jour de la
+postérité son plus beau titre de gloire.
+
+A côté du _Roman d'un jeune homme pauvre_, on peut placer _Dalila.
+Dalila_, c'est le roman de passion. M. Octave Feuillet s'est plu souvent
+à peindre la femme perverse, tourmentant l'homme faible et annihilant
+l'artiste qui est tombé entre ses mains. _Dalila_ est le chef-d'oeuvre
+de ce genre. Le succès en a été énorme autrefois; la pièce a été plus
+d'une fois reprise, toujours avec succès; il y a là un rôle de
+princesse, qui est une des conceptions les plus fortes de l'auteur. Elle
+est de tempérament impétueux et violent, facile à s'amouracher, plus
+facile à se déprendre, hautaine, impertinente, dédaigneuse, et
+cravachant avec rage tous ceux qui se trouvent sur le chemin d'une de
+ses fantaisies et lui barrent la route. C'est une figure inoubliable.
+
+M. Octave Feuillet s'est repris plus d'une fois à peindre ce caractère,
+dont la _Petite comtesse_, une oeuvre exquise, semble être la première
+ébauche.
+
+Je ne sais pourquoi le bruit s'était répandu que M. Feuillet ne pouvait
+écrire que des romans et des pièces à l'eau de rose: car la _Petite
+Comtesse_ et _Dalila_ sont des ouvres de jeunesse. Mais que voulez-vous?
+on l'avait nommé le _Musset des familles_, et vous savez la force d'une
+légende.
+
+Il voulut réagir contre cette légende, qu'il trouvait avec raison fausse
+et absurde. C'est alors qu'il entreprit d'écrire des ouvrages plus
+pimentés de sujet et de forme, et nous devons à cet effort _M. de
+Camors, Julia Trécoeur_ dans le roman, _Mont joie_ et un Roman parisien
+dans le drame.
+
+Aucun de ces ouvrages n'est aussi complet en son genre que l'était dans
+le sien le _Roman d'un jeune homme pauvre_. Toute la première partie de
+_M. de Camors_ est admirable d'énergie sombre; on dirait pour le reste
+que la main de l'écrivain s'est lassée. Les deux premiers actes de
+_Montjoie_ sont peut-être ce qu'il a écrit de plus achevé: c'est une
+pure merveille. Le drame ensuite tourne court et le dénouement est si
+piteux, qu'à la dernière reprise qui en a été faite la pièce n'a pu se
+maintenir longtemps sur l'affiche. Il y a deux belles scènes dans _Un
+roman parisien_, mais l'oeuvre ne se tient pas, et je ne crois pas
+qu'elle puisse jamais être remontée.
+
+C'est _Julia Trécoeur_ qui, de ces quatre ouvrages, donne le mieux la
+sensation d'une oeuvre achevée et parfaite; il plane sur tout ce récit
+une mystérieuse horreur, et le dénouement en est d'une mélancolie
+grandiose. Mais le roman me semble manquer de variété; les personnages
+semblent non des êtres vivants, mais des ombres transportées dans le
+brouillard vers une fatalité inexorable.
+
+Il serait inutile de passer en revue les innombrables ouvrages échappés
+de cette plume féconde. Tous peuvent se rattacher à l'un des trois types
+que nous avons caractérisés. Je ne ferai d'exception que pour le
+_Sphinx_, parce que M. Octave Feuillet, dans cette pièce de forme
+romanesque, mais très passionnée, avait mis en présence l'un de l'autre
+les deux types de femme qu'il a partout reproduits avec des variantes de
+visage et de costume, et qui étaient représentées au Théâtre-Français
+par deux admirables artistes: Mme Croizette et Mme Sarah Bernhardt. Ce
+fut entre les deux comédiennes un duel auquel tout Paris s'intéressa: la
+palme resta à Mme Sarah Bernhardt; mais personne n'a oublié la scène
+effrayante d'agonie que M. Octave Feuillet avait ménagée à sa rivale.
+
+M. Feuillet n'avait pas, nous dit M. Daudet, le mal du style dont
+meurent quelques-uns de nos auteurs contemporains. Je ne puis que l'en
+louer. Il écrivait une langue facile, harmonieuse, d'une élégance très
+mondaine; mais, sous cette élégance, il cachait beaucoup de force et
+même beaucoup de fougue. Il aimait à représenter des gens du monde qui
+dérobaient sous un masque impassible de mondanité froide ou légère des
+passions ardentes et parfois brutales. Eh bien! lui aussi il jetait sur
+les emportements et les fureurs qu'il avait à peindre d'aimables glacis
+de style qui ont fait illusion sur son tempérament d'artiste.
+
+C'était un affiné et un nerveux, homme de bonne compagnie et qui voulut
+partout, toujours et quand même, rester de bonne compagnie. Ce fut là
+son originalité propre. Il sentait avec une vivacité singulière; mais il
+exprimait ses sensations en homme bien élevé et résolu à être bien
+élevé.
+
+Aussi y a-t-il un désaccord dans sa manière quand il aborde les sujets
+qui font craquer le vernis des bienséances. Il est lui-même,
+c'est-à-dire aimable, harmonieux, distingué sans fadeur, quand il nous
+peint son jeune homme pauvre.
+
+Francisque Sarcey.
+
+
+
+[Illustration: A L'HOTEL-DES-INVALIDES.--La décoration du 1er janvier]
+
+
+
+[Illustration: THÉÂTRE DU GYMNASE.--«L'Obstacle», pièce en quatre actes,
+de M. Alphonse Daudet. La scène d'explications entre Didier (M. Duflos)
+et Madeleine (Mlle Sisos) dans le jardin du cloître des Dames-Bleues
+(troisième acte).]
+
+
+
+VOYAGE
+SUR
+LA PLANÈTE MARS
+
+IL se passe en ce moment des choses tout à fait extraordinaires sur
+notre voisine la planète Mars. On s'en occupe un peu partout dans le
+monde de la science. Un certain nombre de nos lecteurs peuvent s'y
+intéresser. Sans autre préambule, transportons-nous directement sur ce
+petit monde et décrivons les phénomènes qui viennent d'être observés
+cette année dans sa géographie.
+
+I
+
+Depuis quelques années déjà, nous avions été tous assurément fort
+surpris de voir que les lignes droites qui traversent ses continents et
+mettent en communication mutuelle toutes ses mers se dédoublent en
+certaines saisons. Que sont ces tracés rectilignes? Des canaux? On le
+croit, en général, et pourtant comment s'expliquer des cours d'eau se
+traversant les uns les autres? Il y a là un immense réseau de lignes
+droites plus ou moins foncées. Seraient-ce des crevasses? Elles changent
+de largeur. De la végétation? C'est bien rectiligne. Des Brouillards,
+des brumes? L'explication est difficile. Mais elle devient plus
+difficile encore lorsque nous voyons ces lignes énigmatiques se
+dédoubler en certaines saisons. Aucun phénomène terrestre ne peut nous
+mettre sur la voie de l'explication.
+
+Or voici que cette année ce ne sont pas seulement les canaux qui ont été
+vus dédoublés, mais encore des lacs et des mers!
+
+Le lac du Soleil, par exemple, est une petite mer intérieure fort
+remarquable, située à l'intersection du 90e degré de longitude et du 25e
+degré de latitude australe (voy. fig. 1). Il mesure 17 degrés de
+longueur sur 14 de largeur, soit 1,020 kilomètres sur 840, c'est-à-dire
+que sa superficie est un peu supérieure à celle de la France. Sa forme
+est presque circulaire, souvent allongée de l'ouest à l'est. Eh bien, ce
+lac a été vu cette année nettement séparé en deux parties distinctes,
+comme par un banc de sable ou par un pont gigantesque (voy. fig. 4).
+
+On pourrait penser un instant que c'est peut-être un nuage qui s'est
+posé dessus. Mais l'hypothèse est insoutenable, parce qu'un nuage ainsi
+rectiligne, immobile et durable, serait déjà un phénomène, ensuite parce
+que justement de chaque côté de la séparation on voit cette année une
+sorte de prolongement du lac, et que le canal qui aboutit à cette région
+est également dédoublé, ainsi qu'un autre petit lac voisin auquel on a
+donné le nom de lac Tithonius.
+
+Il y a plus, ce grand lac du Soleil se montre souvent rattaché à une mer
+voisine et à des eaux environnantes par trois affluents, dont deux en
+haut et à gauche ont reçu les noms d'Ambrosia et de Nectar. Or, cette
+année, on n'a vu ni l'un ni l'autre de ces deux affluents, seulement le
+troisième, et l'on en distingue quatre autres, ce qui change toute la
+configuration de ce pays! Que l'on en juge, du reste, par les dessins
+que nous reproduisons ici.
+
+Afin que nos lecteurs puissent se rendre compte exactement des
+changements observés, nous mettons sous leurs yeux les cartes de ces
+régions, d'après les meilleures observations, celles de M. Schiaparelli,
+directeur de l'Observatoire de Milan.
+
+Voici d'abord (fig. 1) l'état de 1877. Le lac est circulaire, un
+affluent le rattache à droite, au petit lac du Phénix, et un second
+affluent, plus large, mais plus pâle, le relie en haut à la mer
+australe. L'auteur a examiné cette région avec un soin tout spécial,
+parce qu'elle différait déjà sensiblement des dessins faits par Dawes,
+Lockyer et Kaiser en 1802 et 1804: le lac était alors ovale, allongé
+dans le sens est-ouest.. Au contraire, en 1877, il était «parfaitement
+circulaire, avec le bord légèrement ondulé», et quelquefois même il
+paraissait plutôt allongé dans le sens vertical. De plus, en 1802 et
+1803, en voyait un large affluent relier à gauche le lac à l'Océan
+voisin. Au lieu de cela, l'observateur milanais vit la place tout à fait
+nette et découvrit en 1877 le petit cercle inscrit sous le nom de
+Fontaine du Nectar.
+
+PHÉNOMÈNES OBSERVÉS SUR LA PLANÈTE MARS
+
+[Illustration: Fig. 1.--Le Lac du Soleil en 1877.]
+
+[Illustration: Fig. 2.--La même région en 1879.]
+
+[Illustration: Fig. 3.--La même région en 1881.]
+
+[Illustration: Fig. 4.--La même région en 1890.]
+
+Mars revient vers la Terre en 1879, et on l'observe de nouveau. Des
+changements évidents sont constatés. L'affluent dont nous venons de
+parler, qui était tout à fait invisible en 1877, est maintenant
+perceptible, quoique très mince, et reçoit le nom de Canal du Nectar;
+l'Aurea cherso est élargie, le Chrysorrhoas a changé de place: au lieu
+de descendre verticalement le long du 80e degré, il part du 78e pour
+aller rejoindre le 77e. Le lac est légèrement allongé vers le canal du
+Nectar, «ce qui lui donne la forme d'une poire» dont la queue monterait
+de 15° à 20°. L'affluent supérieur est incomparablement moins large
+qu'en 1877 et a reçu le nom d'Ambrosia. Le lac du Phénix est très
+diminué. On cherche en vain la _Fons Juventæ._
+
+Nouvelles études en 1881, et nouvelles transformations. Le lac se montre
+décidément allongé dans le sens est-ouest, concentrique avec le contour
+de la Thaumasia. Le lac du Phénix est devenu un centre d'affluents
+nombreux. L'Agathodémon donne naissance à un lac déjà indiqué en 1877,
+mais aujourd'hui très développé, et qui reçoit le nom de lac Tithonius.
+Cette vue correspond à celles de 1862 et 1864. La «Fontaine de
+Jeunesse», qui avait disparu en 1879, est revenue.
+
+«Che il Lago del Sole cambi di forma e i grandezza, écrit l'éminent
+observateur, e cosa indubittabile». Sa coloration a été très sombre, et
+plus sombre lorsque la rotation l'amenait au bord du disque que
+lorsqu'il passait au méridien central.
+
+C'est sans doute, comme dans plusieurs autres cas, parce que les régions
+environnantes deviennent alors plus blanches.
+
+L'Araxes s'est montré net, allant droit de la mer Sirenum au lac du
+Phénix, et non plus tortueux comme en 1877.
+
+Ainsi voilà un lac (ou tout au moins quelque chose qui y ressemble) qui
+était ovale en 1862 et 1881, et rond en 1877, et tous ses environs
+changeant également.
+
+Ces trois dessins suffisent pour établir sans contestation possible
+l'état de la planète pendant ces observations. Eh bien, voici maintenant
+1890 (fig. 4).
+
+Le lac est fendu en deux;--le petit lac Tithonius I est également
+partagé en deux;--le grand affluent du lac, ce que nous avons appelé
+plus haut la queue de la poire, vient du nord-est au lieu de venir du
+sud-est (dans tous ces dessins le nord est en bas);--l'ambrosia incline
+à droite du méridien au lieu d'incliner à gauche;--le canal Chrysorrhoas
+est double, jusqu'au lac de la Lune, et au-delà jusqu'à la mer
+Acidalium.
+
+Du lac du Soleil descendent deux nouveaux affluents inconnus jusqu'ici.
+
+Voilà l'état de la question. Il n'y a pas à le dissimuler. Des
+changements réels, incontestables, et considérables, s'accomplissent à
+la surface de ce monde voisin.
+
+Sans doute, nous ne pensons pas que ces événements martiens empêchent
+personne de dormir, et, tout le monde peut même y rester absolument
+indifférent.
+
+Cependant la question ne manque pas d'intérêt.
+
+Outre qu'il est déjà curieux de savoir que nous pouvons voir d'ici ce
+qui se passe sur Mars, il ne l'est pas moins de constater que, tout en
+ressemblant beaucoup à notre planète par sa constitution générale, son
+atmosphère, ses eaux, ses neiges, ses continents, ses climats, ses
+saisons, ce globe voisin en diffère cependant de la manière la plus
+bizarre par sa configuration géographique, ses canaux dédoublés, et
+surtout par cette faculté de transformation superficielle et de
+dédoublement des lacs eux-mêmes, de lacs grands comme la France!
+
+Comment expliquer ces variations?
+
+II
+
+L'hypothèse la plus simple serait d'imaginer que la surface de Mars est
+plate et sablonneuse, que les lacs et les canaux n'ont pas de lits, pour
+ainsi dire, sont très peu profonds, et n'ont qu'une très faible
+épaisseur d'eau, et qu'ils peuvent facilement, suivant les circonstances
+atmosphériques, les pluies, les marées peut-être, se rétrécir,
+s'élargir, déborder, et même changer de place. L'atmosphère peut être
+légère, l'évaporation et la condensation des eaux facile. Nous
+assisterions d'ici à des inondations plus ou moins vastes et plus ou
+moins durables. La séparation du lac du Soleil cette année serait due,
+par exemple, à une diminution ou à un déplacement de l'eau de ce lac, la
+ligne de séparation pouvant être considérée comme un banc de sable mis à
+découvert.
+
+Il y a plus d'une objection à cette hypothèse.
+
+La première est qu'il ne me semble pas qu'il y ait moins d'eau, puisque
+les affluents sont plus nombreux, et que celui de gauche a la longueur
+d'un bras de mer.
+
+Déplacement d'eau dû à des marées? Ce serait périodique, ne durerait que
+quelques heures, et ne caractériserait pas comme ici des saisons
+entières.
+
+Devons-nous plutôt admettre que le banc de sable s'est élevé au-dessus
+du niveau des eaux et qu'en général, les déplacements d'eaux soient dûs
+à des soulèvements du sol?
+
+Il est également difficile d'accepter cette interprétation, d'abord
+parce qu'une telle instabilité du sol serait bien extraordinaire,
+ensuite parce qu'il faudrait que ces boursoufflements du sol fussent en
+général rectilignes; enfin parce que les aspects reviennent après
+plusieurs années, tels qu'on les a vus d'abord. Et puis, cette hypothèse
+n'expliquerait pas le fait capital, on pourrait dire caractéristique des
+changements observés sur Mars: la tendance au dédoublement.
+
+[Illustration: Fig. 5.--Mars en 1890.]
+
+Examinons encore, par exemple, un dessin de cette année, et comparons-le
+aussi à quelque autre d'une année précédente. Voici (fig. 5.) un disque
+de Mars dessiné l'été dernier, sur lequel on voit plusieurs canaux
+dédoublés. Le supérieur, horizontal, n'a jamais été, jusqu'à ce jour,
+considéré comme un canal double: c'était un détroit, venant de la mer
+triangulaire nommée Mer du Sablier, et conduisant au golfe ou à la baie
+du Méridien. Comme comparaison, nous mettons en regard (fig. 6) la carte
+publiée en 1888 par M. Schiaparelli.
+
+L'aspect topographique est entièrement transformé. Au lieu d'être
+sinueuse, la ligne du rivage est droite et double, partagée par un
+sillon blanc longitudinal. Double aussi, comme d'habitude d'ailleurs, la
+baie du Méridien. Double également un petit lac inférieur.
+
+C'est cette tendance au dédoublement qu'il s'agit surtout d'expliquer.
+
+Si ces canaux dédoublés sont les deux côtés d'une bande d'eau, comme on
+serait porté à le croire par l'aspect comparatif du détroit, qui a déjà
+été vu maintes fois plus clair dans sa ligne médiane que le long des
+bords, reste à expliquer comment cette transformation s'opère. Admettre
+qu'un banc de sable s'élève ainsi, nous semblerait un peu téméraire, et
+d'ailleurs ce soulèvement ferait écouler l'eau de part et d'autre, sans
+donner nécessairement naissance à des bords rectilignes.
+
+Il est donc, reconnaissons-le, extrêmement difficile, pour ne pas dire
+impossible, d'expliquer ces transformations par les forces naturelles
+que nous connaissons. Songeons aussi que nous ne connaissons pas toutes
+ces forces, et que des choses très proches de nous restent souvent
+ignorées. Les habitants des tropiques qui viennent à Paris en hiver pour
+la première fois, et qui n'ont jamais vu d'arbres sans feuilles ni de
+neige, sont stupéfaits de nos climats. C'est une curiosité toute
+nouvelle pour eux de prendre dans leurs mains de l'eau solidifiée, de
+cette éclatante blancheur, et ils doutent un instant que ces squelettes
+tout noirs des arbres doivent quelques mois plus tard être couverts d'un
+luxuriant feuillage. Supposons un habitant de Vénus n'ayant jamais vu de
+neige. Arriverait-il, en observant la Terre, à comprendre ce que sont
+les taches blanches qui recouvrent nos pôles? Certainement non. Nous le
+pouvons, nous, habitants de la Terre, pour les neiges de Mars. Mais nous
+ne nous expliquons pas ces variations de rivages, ces déplacements
+d'eau, ces canaux rectilignes et leurs dédoublements, parce que nous
+n'avons ici-bas rien d'analogue.
+
+On peut admettre des inondations pour les extension de rivages, comme on
+en a observé le long de la mer du Sablier, et sur la Libye, au-dessous
+de la mer Flammarion. On peut les admettre aussi pour les régions qui
+deviennent de temps en temps un peu plus sombres. Mais les déplacements
+et les transformations semblent d'un autre ordre.
+
+[Illustration: Fig. 6.--La même région en 1888.]
+
+Ces lignes droites ne sont pas naturelles pour nous autres habitants de
+la Terre. De plus, elles s'entrecroisent mutuellement sous toutes sortes
+d'angles. On n'a jamais vu de fleuves s'entrecroiser. Admettrons-nous
+que le sol soit parfaitement de niveau, que ces eaux n'aient pas de
+cours, et que ce réseau ait quelque rapport avec des canaux
+d'irrigation?
+
+1877
+
+[Illustration: Fig. 7.--Changements dans le cours des fleuves.]
+
+Mais tout cela varie si étrangement d'aspect et de largeur que nous
+restons confondus, et que l'opinion de véritables cours d'eau perd
+graduellement de sa vraisemblance, quoique le ton soit souvent aussi
+foncé que celui des mers, mais plutôt en rougeâtre qu'en verdâtre ou
+bleuâtre. Considérons encore, par exemple, les petites cartes ci-dessous
+(fig. 7 à 10). En 1877, la mer du Sablier était très étroite, et aucun
+canal n'a été vu dédoublé. On en remarquait un, entre autres, auquel on
+a donné le nom de Phison. En 1879, mer plus large, le Nil semble avoir
+changé de cours, et l'on voit deux canaux au lieu d'un. En 1882, nouveau
+changement au cours du Nil et dédoublement; les deux canaux de 1879 se
+montrent également dédoublés, et l'on en découvre cinq autres. En 1888,
+l'Euphrate, le Phison, le Nil (appelé maintenant Protonilus), se
+montrent dédoublés comme en 1882, mais on voit un nouveau dédoublement,
+l'Astaboras, et un autre canal (voy. fig. 6). Ce sont encore là des
+changements. En 1890 (fig. 10) l'Euphrate et le Phison se montrent
+dédoublés, ainsi qu'une partie seulement du Protonilus, mais l'Astaboras
+ne l'est pas, le canal de 1888 a disparu, et, comme nous l'avons déjà
+remarqué, le détroit supérieur s'est partagé en deux dans le sens de sa
+longueur.
+
+1879
+
+[Illustration: Fig. 8.--Changements dans le cours des fleuves.]
+
+1882
+
+[Illustration: Fig. 9.--Changements dans le cours des fleuves.]
+
+1890
+
+[Illustration: Fig. 10.--Changements dans le cours des fleuves.]
+
+Il est bien difficile de se refuser à admettre que ces lignes droites
+qui varient ainsi représentent de l'eau ou quelque élément mobile
+analogue. Elles aboutissent toutes, sans exception, par leurs deux
+extrémités, à une mer, à un lac ou à un canal, et, par conséquent, l'eau
+ne doit pas y être étrangère. De plus, on voit quelquefois pendant
+l'hiver de longues traînées de neige les traverser: or, ces neiges sont
+fondues sur ces canaux, comme le ferait la neige en tombant sur de
+l'eau. Auraient-elles pour origine des crevasses géométriques dues à
+quelque procédé naturel dans la formation du globe de Mars? Peut-être;
+mais des crevasses seules, même remplies d'eau, n'expliqueraient pas les
+variations observées, sur lesquelles nous devons encore donner quelques
+détails. Si nous n'abusons pas de l'attention de nos lecteurs, en les
+transportant ainsi brusquement sur un autre monde... Mais une fois n'est
+pas coutume, et, quoique céleste et lointain, le sujet ne manque pas
+d'intérêt.
+
+_(A suivre.)_
+
+Camille Flammarion.
+
+
+
+[Illustration: Au Cercle des Patineurs.]
+
+[Illustrations: A deux. A trois.]
+
+[Illustrations: Un débutant. La barre.]
+
+[Illustration: La galerie.]
+
+
+
+LE LIVRE D'ÉTRENNES
+
+Depuis quelques années, la mode est de donner aux jeunes gens et aux
+jeunes filles, à l'occasion du jour de l'an, des livres spécialement
+écrits, illustrés, imprimés et reliés pour ce but. Du vingt décembre au
+premier janvier, les étalages des libraires sont remplis presque
+exclusivement de ces ouvrages, aux couvertures affriolantes et aux
+tranches dorées; et les magasins de nouveautés eux-mêmes ont pris
+l'habitude de leur réserver un emplacement. Le livre a tué le jouet.
+
+Cette vogue, tout le monde la connaît. Mais ce que tout le monde ne
+connaît pas, ce que savent seuls les gens du métier, comme nous disons
+dans notre argot littéraire, ce sont les difficultés multiples
+auxquelles sont en butte les écrivains et les éditeurs qui s'occupent de
+livres d'étrennes. Que de soucis avant que l'idée première d'un volume
+ait pris un corps, avant qu'elle ait passé par la série des élaborations
+qui doivent lui donner la vie!
+
+Autrefois, le public se montrait beaucoup moins exigeant pour le volume
+d'étrennes qu'il ne l'est aujourd'hui. Ce volume coûtait plus cher et il
+était moins bien fait. Tout ce qu'on lui demandait, c'était de ne rien
+contenir de nature à éveiller des curiosités malsaines. Des aventures
+banales, racontées dans une langue lâchée, sinon incorrecte; des
+compilations pseudo-scientifiques, émaillées d'erreurs; ou bien de
+prétendus récits historiques, dans lesquels l'histoire était la plupart
+du temps travestie de façon lamentable; il n'en fallait pas davantage
+pour satisfaire l'acheteur bénévole.
+
+Ce fut l'éditeur Hetzel qui créa la littérature de la jeunesse, une
+littérature de valeur, intéressante et artistique, où le bon sens cessa
+d'être martyrisé, où l'imagination trouva son compte, où le style avait
+le charme et la fraîcheur, où la science était respectée. Avant qu'il ne
+montrât la voie, le livre d'enfant avait été l'apanage presque exclusif
+de bas-bleus prétentieux et de fruits secs du roman; il chassa tous ces
+larrons du temple et mit à leur place des hommes d'un talent réel,
+auxquels il donna lui-même l'exemple.
+
+Cette Renaissance au petit pied date de trente ans, pas davantage.
+
+Il se forma alors une petite pléiade de gens de lettres qui écrivirent
+pour l'enfant, sans marchander le travail et l'effort, et les auteurs de
+mérite ne considérèrent plus comme un manquement à leur dignité
+professionnelle de consacrer leur temps à amuser les petits.
+
+Ce fut un progrès qui alla sans cesse en s'accentuant, une révolution
+bienfaisante qui a porté des fruits magnifiques. Aujourd'hui,
+l'étiquette des beaux volumes du jour de l'an ne ment pas: le texte vaut
+la reliure. En général, au moins. Certes, il y a encore, parmi eux, des
+ouvrages mal venus; mais la grande majorité est parfaitement
+recommandable et beaucoup sont excellents.
+
+Le genre, cependant, est ardu. D'abord, il n'admet qu'un nombre
+restreint de sujets. Pas d'amour, à moins qu'il ne soit dépeint avec une
+scrupuleuse délicatesse d'expression et encadré dans des faits d'une
+chasteté absolue. Pas de politique. Pas de philosophie, ou fort peu. Pas
+de matières arides, ou trop difficiles à comprendre; la science, si elle
+apparaît, doit se faire aimable. Toutes ces exclusions systématiques
+s'imposent. Il faut choisir dans le reste: romans sans passions,
+voyages, oeuvres de vulgarisation. Pas de contes de fée; on ne veut plus
+du merveilleux.
+
+Et encore, en se cantonnant ainsi, y a-t-il à craindre de blesser des
+susceptibilités. Certains papas se fâchent s'il y a de la religion dans
+un livre, d'autres se fâchent s'il n'y en a pas. On ne sait trop à
+quelle aune mesurer la quantité qu'il convient d'en donner.
+
+Et, ici, une considération se place, que le public ignore, mais qui
+touche fort les éditeurs. Tous les ans, le ministère de l'Instruction
+publique et le Conseil municipal de Paris achètent un certain nombre de
+livres destinés à être distribués en prix ou donnés aux bibliothèques
+scolaires et publiques. Or, avant d'être adoptés, ces volumes sont
+épluchés par des commissions nommées spécialement à cet effet; et une
+phrase qui déplaît, un mot seulement, suffit pour déterminer le rejet
+d'un ouvrage, quelle que soit du reste sa valeur. Aussi MM. les
+éditeurs, naturellement soucieux de leurs intérêts, exigent-ils des
+auteurs auxquels ils demandent un manuscrit une prudence excessive. Il
+s'agit de ne blesser personne, il s'agit d'avoir une commande.
+
+Et comme c'est difficile de ne blesser personne! surtout de ne blesser
+aucun des membres de la commission instituée par le conseil municipal!
+Qu'on en juge par un fait.
+
+L'année dernière, je publie un livre intitulé: Voyage en zigzags de deux
+jeunes Français en France. Mon éditeur, cela va de soi, soumet mon
+ouvrage à messieurs de la Commission.
+
+«C'est un chef-d'oeuvre», dit-il à tous en général et à chacun en
+particulier. (N. B. Quand un éditeur a édité, ce qu'il a édité est
+toujours un chef-d'oeuvre; au contraire, avant qu'il se décide à éditer,
+ce qu'on lui propose d'éditer ne vaut jamais les quatre fers d'un
+chien.)
+
+Mon livre fut rejeté. A la bonne heure! Mais pourquoi? Je le donne en
+mille.--_Parce qu'il contenait des descriptions d'églises!..._ C'est
+invraisemblable, et cependant c'est vrai. Il aurait fallu, pour être
+_orthodoxe_, passer sous silence, dans une énumération des merveilles de
+l'architecture française, les plus merveilleuses de ces merveilles.
+_Crimine ab uno disce omnes_.
+
+Le public, du reste, n'est pas sans avoir, lui aussi, des partis pris.
+Jamais il n'admettra, par exemple, qu'un romancier habitué à l'étude des
+peintures de moeurs, avec toutes leurs brutalités, puisse écrire un
+livre d'enfant. Qu'on offre demain, pour la jeunesse, un volume signé
+Zola ou Daudet, personne ne l'achètera, ou, si on l'achète, il n'ira pas
+à ceux-là pour qui il a été composé.
+
+Je sais un éditeur qui, récemment, avait quelque velléité de publier le
+_Rêve_ en livre d'étrennes. Il fit part de son projet à ceux de ses amis
+dont il prend volontiers conseil. Tous le dissuadèrent de le mettre à
+exécution.
+
+«Vous n'y pensez pas! lui dirent-ils avec une unanimité bien faite pour
+convaincre; le nom de Zola sur la couverture d'un volume de jour de
+l'an, ce serait l'abomination de la désolation!»
+
+L'éditeur baissa pavillon, et, à mon humble avis, il fit bien.
+
+Mais voici un manuscrit qui répond à toutes les conditions possibles et
+impossibles de succès. Vous croyez peut-être que l'éditeur n'a plus qu'à
+l'envoyer à l'imprimeur et à dormir sur ses deux oreilles? Quelle
+erreur!
+
+Il faut d'abord qu'il s'occupe de l'illustration. Aura-t-il des gravures
+sur bois, ou aura-t-il des dessins à la plume reproduits par
+l'héliogravure? Grave question. La gravure sur bois est
+incontestablement supérieure au dessin à la plume, que celui-ci soit sur
+papier ordinaire ou qu'il soit sur papier procédé; mais elle coûte les
+yeux de la tête. La belle gravure se paie, en effet, de soixante-quinze
+centimes à un franc le centimètre carré, tandis que la reproduction par
+l'héliogravure ne se paie que cinq centimes le centimètre carré.
+
+Puis, quel dessinateur choisir? Celui-ci fait très bien le paysage, mais
+il ne sait pas faire les personnages. Celui-là excelle dans les marines,
+mais il n'entend rien aux animaux. Un autre... J'abrège. Voici le
+dessinateur trouvé. On lui a indiqué les sujets à traiter.
+
+Neuf fois sur dix (sinon plus), en sa qualité d'artiste habitué à rêver
+aux étoiles ou à autre chose, il sera en retard. Il s'était engagé à
+livrer un dessin le 12 juin, il l'apportera le 25 juillet. Cependant le
+manuscrit est à l'imprimerie et la composition est arrêtée parce que
+l'on attend l'illustration qu'il a promise. Et le pauvre éditeur de se
+faire du mauvais sang.
+
+Toutefois, à force de secouer ses gens, de presser son imprimeur,
+d'envoyer chaque matin, à huit heures, un commis éveiller son
+dessinateur, il est prêt, le malheureux. C'est-à-dire que son ouvrage
+est entièrement tiré.
+
+Il faut maintenant qu'il en fasse brocher un certain nombre
+d'exemplaires. Cela va vite. Mais il faut aussi qu'il en fasse relier
+d'autres, et cela va lentement. On lui a dessiné et colorié par avance
+le modèle de sa couverture, et, ce modèle, il l'a envoyé à un graveur
+qui lui a fabriqué les fers destinés à la reproduction du sujet. Cela a
+pris du temps: d'abord, parce qu'il a été obligé de s'adresser à un
+spécialiste, et que les spécialistes en cette matière sont rares et, par
+conséquent, surchargés de besogne; puis, parce qu'il faut autant de fers
+qu'il y a de couleurs dans le modèle, et que la confection de chacun de
+ces fers demande un long travail.
+
+Cependant le livre va chez le relieur, non pas chez un relieur
+ordinaire, on n'en sortirait pas. Mais chez un relieur auquel son
+outillage permet d'aller vite, chez un relieur dont la plus grande
+partie du labeur s'exécute à la machine, et l'autre par des procédés
+particulièrement rapides. Or, il n'y a guère à Paris qu'une
+demi-douzaine de ces relieurs, et ils ont beau se hâter, augmenter leur
+personnel et surmener leurs machines, il leur est d'autant plus
+impossible de contenter tous leurs clients, que tous ont besoin de lui
+au même moment.
+
+Et remarquez, je vous prie, que je passe sous silence les menus ennuis
+et les causes secondaires de retard: mise en pages défectueuse,
+remaniements demandés par l'auteur, épreuves imparfaitement corrigées,
+gravures mal venues au tirage, etc., etc.
+
+Enfin, voici le livre! Le voici, habillé de sa belle robe de toile et
+doré sur ses tranches. Il ne reste plus qu'a le mettre en vente.
+
+On l'expédie un peu partout; il faut qu'il y en ait des exemplaires chez
+tous les principaux libraires de Paris et de la province, voire chez
+quelques libraires de l'étranger. Et, comme ces exemplaires sont
+fragiles, il est nécessaire de les empaqueter avec le plus grand soin.
+
+Puis, il faut s'occuper de la publicité. Sans réclame dans les journaux,
+pas de succès possible. Et l'éditeur de faire leur service à MM. les
+critiques, et de joindre au volume qu'il leur adresse une note imprimée,
+où, afin de soulager ceux qui sont paresseux,--il y en a--il a consigné,
+à grand renfort de rhétorique, les mérites de sa publication. Ceci, bien
+entendu, indépendamment des annonces qu'il paiera de ses deniers.
+
+Vous croyez que c'est tout? Non, pas encore. Quand son livre est chez
+les libraires, il faut que l'éditeur s'assure qu'il est mis à l'étalage,
+au lieu de rester enfoui dans le magasin, à l'abri de la curiosité
+publique. Livre point vu, livre point vendu. Tous les jours, un commis
+va faire la cour au boutiquier pour obtenir que le volume de son patron
+soit en bonne place à la vitrine. Il y a même beaucoup de libraires qui
+prennent la peine de se déranger eux-mêmes.
+
+Voilà!--Et maintenant savez-vous ce que coûte un livre d'étrennes et ce
+qu'il peut rapporter?--L'édition de deux mille exemplaires d'un ouvrage
+in-8° jésus, d'environ 400 pages, convenablement illustré de gravures
+sur bois et tiré sur du beau papier, revient à une quinzaine de mille
+francs, soit à 7 fr. 50 l'exemplaire,--un peu moins si, au lieu de faire
+graver les dessins sur bois, on les a fait reproduire par
+l'héliogravure.
+
+Cet ouvrage se vend, d'ordinaire, douze francs. Ou, du moins, tel est le
+prix marqué--ce qu'on appelle en librairie le prix fort. Mais ils sont
+rares, les acheteurs qui paient le prix fort; les libraires eux-mêmes
+affichent un prix inférieur, espérant vendre davantage en rognant sur
+leur remise, obligés du reste à des concessions par la concurrence que
+leur font les magasins de nouveautés, qui se contentent d'un bénéfice
+minime.
+
+L'éditeur, lui, ne vend guère directement à l'acheteur. D'ailleurs, même
+quand cela arrive, l'acheteur réclame une remise qui ne lui est jamais
+refusée. Aux libraires, il accorde--c'est l'usage--une remise de 33%;
+même, souvent, il lui livre treize exemplaires quand il ne lui en
+facture que douze, ce qui s'appelle, en terme de métier, faire le
+treize-douze. En ne tenant pas compte de ce treize-douze, un exemplaire
+de douze francs est vendu, net, par l'éditeur huit francs. Pour couvrir
+les frais d'une première édition de deux mille exemplaires, il faut donc
+vendre 1,875 exemplaires. Et quand l'édition entière est épuisée, le
+bénéfice ne dépasse pas mille francs. Il est vrai que la seconde édition
+coûte moins cher que la première; il n'y a plus, alors, de frais de
+gravure, et, si l'ouvrage a été cliché, plus de composition à payer.
+Mais il n'y a pas toujours une seconde édition.
+
+On le voit, les risques sont gros et les bénéfices faibles. Que de mal
+pour gagner mille francs, souvent pour perdre davantage!
+
+Les chiffres sur lesquels je me suis basé s'appliquent, je le reconnais,
+aux livres de luxe; mais les autres livres se vendent moins cher s'ils
+coûtent moins cher, et la proportion des risques et des bénéfices reste
+la même. A moins que... à moins que...
+
+J'hésite à poursuivre. C'est que, pour m'expliquer, je vais être
+contraint de livrer au public le secret de fabrication de maint éditeur,
+et je ne voudrais contrarier aucun d'entre eux. Mais, bah! tant pis;
+j'ai commencé, j'irai jusqu'au bout. Aussi bien je ne nommerai personne.
+
+Donc, certains éditeurs se servent d'un truc approprié à leurs besoins
+d'économie. Il est très simple, ce truc. Il consiste à illustrer un
+livre, autant que faire se peut, avec des dessins déjà publiés. On
+achète des clichés aux journaux illustrés de la France ou de l'étranger,
+à raison de dix ou quinze centimes le centimètre carré, et l'on fabrique
+ainsi, moyennant une somme relativement modique, un volume orné de
+copieuses gravures. C'est surtout à l'_Illustration_, au _Monde
+illustré_ et au _Magasin pittoresque_ que se font ces emprunts; il est
+rare qu'en feuilletant leurs collections, on ne découvre pas nombre de
+dessins qui s'adaptent à un texte quelconque.
+
+Il existe, du reste, à Paris, une maison fort bien achalandée, qui évite
+aux éditeurs la perte de temps que leur occasionneraient des recherches
+minutieuses; on se charge d'y trouver pour eux, sans augmentation de
+prix, tout ce dont ils ont besoin.
+
+Mais, dira-t-on, les clichés ainsi pris de droite et de gauche n'ont pas
+toujours des dimensions qui conviennent au format de l'ouvrage à
+illustrer.--C'est vrai. Mais, s'ils sont trop petits, peu importe: ou
+bien on les place au milieu de la page, ou bien on les habille. Et,
+s'ils sont trop grands, on les coupe.
+
+On a, d'ailleurs, inventé mieux encore: au lieu d'illustrer le livre,
+quelques éditeurs font écrire le livre sur des clichés achetés d'avance.
+De cette manière, on est sûr que les illustrations s'adapteront
+parfaitement au texte; le tout est que l'auteur à qui est confiée la
+besogne ait assez d'imagination pour encadrer dans son oeuvre les scènes
+dont on lui impose la représentation.
+
+On fait ce qu'on peut, non ce qu'on veut. Il y a, en librairie, une
+telle concurrence que les petits éditeurs sont bien pardonnables, quand
+ils ont peur de ne pas vendre assez de livres pour soutenir leur maison
+et vivre de leur commerce, quand ils préfèrent une prudente parcimonie à
+d'imprudentes libéralités.
+
+Il existe, à Paris seulement, près de cent éditeurs qui publient chaque
+année des livres d'étrennes. Le volume du _Journal de la librairie_
+spécialement destiné à annoncer ces livres comprend, pour l'année 1890,
+2,692 ouvrages. J'ai compté, je garantis l'exactitude du chiffre. En
+admettant que ces ouvrages aient été, en moyenne, tirés à 2.000
+exemplaires, cela donne le respectable total de 5,384,000 volumes
+offerts au public. Et notez que beaucoup de livres, parus anciennement,
+mais toujours sur le marché, ne figurent pas dans ce nombre.
+
+N'avais-je pas raison de dire, en commençant, que les livres sont des
+étrennes à la mode?
+
+Gaston Bonnefont.
+
+
+
+HISTOIRE DE LA SEMAINE
+
+Le cardinal Lavigerie et la République.--La déclaration formulée par le
+cardinal Lavigerie, dans son toast à l'état-major de l'escadre
+d'évolutions, a eu un tel retentissement et avait en effet une telle
+importance, qu'on ne saurait passer sous silence tout ce qui peut en
+préciser le sens et la portée. Au lendemain même de la publication de ce
+document, nous disions qu'il nous paraissait difficile d'admettre qu'un
+personnage aussi haut placé dans l'épiscopat eût pu formuler une
+déclaration aussi nette, sans avoir l'assurance qu'elle ne serait pas
+désavouée par le chef suprême de l'Église. Et, en effet, tout, depuis,
+est venu confirmer cette opinion, mais c'est surtout dans une lettre du
+cardinal Rampolla, secrétaire d'État du Saint-Siège, que l'on trouve la
+preuve à peu près décisive que le langage du prélat n'a encouru aucune
+désapprobation au Vatican.
+
+Dans cette lettre, qui est adressée à un évêque français, le cardinal
+Rampolla reproduit avec complaisance les théories politiques développées
+par Léon XIII dans de récentes encycliques: «que l'Église catholique ne
+répugne à aucune forme de gouvernement; qu'elle s'élève au-dessus des
+querelles et des rivalités de partis; qu'elle entretient des relations
+avec tous les États, qu'ils soient monarchiques ou démocratiques, etc.»
+
+Si l'on tient compte des atténuations et des réserves que commandent la
+prudence diplomatique et les traditions de la papauté, et si l'on
+considère que la lettre du cardinal Rampolla était écrite précisément à
+l'occasion des déclarations de l'archevêque d'Alger, on est autorisé à
+en conclure que celui-ci a traduit, en y apportant, il est vrai, la
+fougue naturelle à son tempérament, et du moins en partie, la pensée
+secrète du Vatican.
+
+Le cardinal Lavigerie a d'ailleurs voulu s'en expliquer lui-même, et il
+vient d'adresser à son tour, dans ce but, une lettre au _Bulletin des
+missions d'Afrique_, dans laquelle il dit en propre termes:
+
+.... «La publication récente de la lettre de S. Em. le cardinal Rampolla
+vous a montré, connaissant comme vous connaissez les règles de langage
+du Saint-Siège, la parfaite conformité, quant au fond des choses, entre
+les doctrines du Pape et mes actes récents, dont on a voulu faire tant
+de bruit.»
+
+Ainsi donc le cardinal Lavigerie n'hésite pas à invoquer l'autorité du
+Saint-Père lui-même et à s'abriter derrière son approbation. Aurait-il
+cette imprudence, si peu conforme aux traditions de l'Église, s'il avait
+la moindre crainte d'être désavoué? Ce n'est pas probable. On peut donc
+prévoir, sans prendre parti dans cette délicate question, que l'année
+1891 marquera un changement considérable dans l'attitude du parti
+catholique, et, par conséquent, du parti conservateur, car c'est là le
+point de départ d'une évolution qui peut être grosse de conséquences.
+
+Afrique: _Soudan français_.--Le colonel Archinard, commandant supérieur
+du Soudan français, a quitté Kayes le 11 décembre, se dirigeant vers
+Nioro, dans le Kaarta, dernier refuge d'Ahmadou. Il est probable qu'à
+l'heure actuelle il a pris contact avec l'ennemi.
+
+Nioro est situé dans le nord-est de Kayes et de Koniakary, à environ 200
+kilomètres de ce dernier point. La ville est défendue par une forteresse
+qui forme un vaste carré de 250 pas de côté, construit régulièrement en
+pierres maçonnées avec de la terre. La muraille a 2 m. 50 d'épaisseur et
+10 à 12 mètres de hauteur. C'est donc une place imprenable sans
+artillerie. Aussi le colonel Archinard a-t-il d'excellents canons et des
+projectiles à la mélinite.
+
+En quittant Kayes, le commandant supérieur a donné pour instructions aux
+chefs de poste de surveiller avec la plus grande rigueur les Toucouleurs
+qui viennent faire leur soumission et qui profitent de l'accueil
+hospitalier qui leur est fait pour se renseigner sur nos forces et sur
+nos dispositions, se réservant de gagner ensuite le Fouta, le Macina ou
+le Dinguiray, où nous les retrouvons ensuite comme ennemis.
+
+Tout porte à croire que le colonel Archinard va engager sous peu une
+action décisive.
+
+_La Mission Mizon_.--On se rappelle que la mission commerciale qui
+remontait le Niger sous les ordres de M. Mizon avait été attaquée par
+les indigènes, pour ainsi dire aux portes mêmes des établissements de la
+Royal Niger Company, à laquelle le gouvernement anglais a délégué une
+sorte de souveraineté sur cette région de l'Afrique.
+
+M. Mizon, qui avait été blessé dans cette agression, a vivement protesté
+et a obtenu satisfaction. Nous apprenons, en effet, que la mission dont
+il a repris le commandement va pouvoir poursuivre sa route vers le lac
+Tchad, par le Benoué. La Royal Niger Company s'est formellement engagée
+à sauvegarder sa marche à travers le territoire soumis à son influence.
+
+La question irlandaise.--On attendait avec une légitime curiosité le
+résultat de l'élection du comté de Kilkenny, dans laquelle parnellistes
+et anti-parnellistes se livraient une bataille qui paraissait devoir
+être décisive. Personnellement, Parnell était fortement engagé, car,
+ayant abandonné l'action purement parlementaire à laquelle il s'était
+consacré jusqu'ici pour en appeler au verdict populaire, il avait en
+quelque sorte transformé l'élection de Kilkenny en véritable plébiscite.
+C'est du reste la portée qu'il avait donnée lui-même à cette élection
+dans une déclaration qu'il avait faite quelques jours avant la date du
+scrutin. Il est vrai que, depuis, il s'était ravisé et, probablement à
+la suite de renseignements défavorables sur les dispositions des
+électeurs, il a fait entendre qu'il était décidé à contester les
+résultats de l'élection de Kilkenny, aussi bien que ceux de toutes les
+autres circonscriptions nationalistes d'Irlande.
+
+En attendant, voici un premier scrutin populaire dont M. Parnell peut
+nier la valeur, mais qui n'en est pas moins acquis. Sir John Pope
+Hennessy, le candidat nationaliste anti-parnelliste, a été élu par 2.527
+suffrages, contre 1,356 donnés au candidat parnelliste, M. Vincent
+Scully. Parnell est donc battu à une assez forte majorité On voit que
+nous avions raison de prévoir que si le grand agitateur peut encore
+compter sur son indiscutable popularité, il aura quelque peine à
+déraciner de l'esprit de ses partisans la doctrine qu'il a préconisée
+lui-même, c'est-à-dire que la cause de l'Irlande ne pouvait triompher
+que par la voie de la persuasion, en d'autres termes par la voie
+parlementaire. Le tribun a été si éloquent dans le développement de
+cette thèse, que sa théorie reste victorieuse, même lorsqu'il y renonce
+pour son compte.
+
+Est-ce à dire pour cela que c'en est fait de son influence? Loin de là!
+Battu sur un point, Parnell peut remporter sur d'autres des victoires de
+nature à compenser la défaite, et dans un pays ravagé par la misère et
+la famine on ne sait jamais quelles peuvent être les conséquences d'un
+soulèvement populaire, même quand, au début, il ne paraît pas avoir
+grande importance.
+
+La Société des artistes français.--Lundi de la semaine dernière a été
+tenue au palais de l'Industrie l'assemblée générale de la Société des
+artistes, sous la présidence de M. Bailly.
+
+M. Daumet a rendu compte de la situation financière de l'association,
+qui possède aujourd'hui un peu plus d'un million.
+
+M. Tony Robert-Fleury a exposé ensuite le résultat des travaux du comité
+et des commissions. Il a parlé notamment de l'exposition de Buenos-Ayres
+qui fut, on le sait, un désastre. Huit cents oeuvres environ d'artistes
+français furent saisies à la demande des créanciers de M. Delpech,
+l'organisateur. Or, la question est de savoir si «les oeuvres d'art,
+prêtées par leurs auteurs pour figurer dans une exposition particulière,
+peuvent être saisies par des tiers, quoique n'étant pas la propriété de
+l'organisateur de ces expositions.»
+
+Le tribunal de commerce s'est prononcé pour l'affirmative, mais la
+Société des artistes a porté l'affaire devant la cour, et espère faire
+modifier cette jurisprudence qui, si elle était définitivement admise,
+rendrait impossibles toutes les expositions particulières en France et à
+l'étranger.
+
+Le samedi suivant a eu lieu l'assemblée dans laquelle il a été procédé
+au renouvellement du comité des 90, qui se subdivise ainsi: Peinture 50
+membres; sculpture, 20 membres; architecture, 10 membres, et gravure, 10
+membres.
+
+Dans la section de peinture, MM. Bonnat, Tony Robert-Fleury, Jules
+Lefebvre, Benjamin Constant, J.-P. Laurens, Cormon, Henner, Bouguereau,
+occupent toujours la tête de liste. Parmi les membres nouveaux, on
+remarque les noms de MM. Raphaël Collin, Tategrain, François Flameng,
+Dantan, Julien Dupré, etc.
+
+En somme la composition du comité reste ce qu'elle était et tout porte à
+croire que la scission qui s'est produite l'année dernière, et qui a eu
+pour conséquence la création du salon du Champ-de-Mars, subsistera cette
+année encore.
+
+Dans les deux réunions que vient de tenir la société des artistes, il
+n'a nullement été question de modifier les articles des statuts
+concernant l'admission des oeuvres et la distribution des médailles,
+c'est-à-dire les deux points sur lesquels portait le désaccord. Les
+choses restent donc en l'état et nous continuerons à avoir deux salons
+comme par le passé.
+
+La Société d'encouragement et la Ville de Paris.--Une difficulté, qui
+ne sera pas bien sérieuse--tout porte à le croire--s'est élevée entre la
+Société d'encouragement et la Ville de Paris, au sujet du bail relatif à
+l'hipoodrome de Longchamps. D'après l'inspecteur des caisses
+municipales, la Société ne se serait pas strictement conformée à
+certaines clauses du contrat, en sorte que la Ville serait en droit de
+demander la résiliation du bail. Mais il est probable qu'en raison des
+services que rend la Société d'encouragement et des graves inconvénients
+que présenterait la déchéance prononcée contre elle, on n'en arrivera
+pas à cette extrémité, d'autant plus que tout le monde reconnaît les
+avantages immenses que procure à la ville l'excellente gestion de cette
+société.
+
+Comme bases des nouvelles négociations, les représentants de la Société
+d'encouragement proposent: Prorogation du bail de 1906 à 1940;
+augmentation du loyer de Longchamps porté de 12,000 à 50,000 francs;
+versement à la caisse municipale d'une somme qui pourra s'élever jusqu'à
+1% à prendre sur les 3% du produit brut des paris faits sur les
+hippodromes, sans toutefois que cette somme puisse dépasser 300,000
+francs par an.
+
+La somme ainsi produite sera affectée à un grand prix de Paris de
+150,000 francs qui seraient ajoutés aux 50,000 francs fournis par les
+compagnies de chemins de fer et un prix du conseil municipal ouvert aux
+chevaux étrangers, jusqu'à concurrence de 100,000 francs.
+
+La commission du budget a chargé une sous-commission, composée de MM.
+Binder, Caron, Despatys, Deville, Ch. Laurent, Levraud et Paul Strauss,
+d'étudier les propositions de la Société, qui est représentée par MM. de
+Kergorlay, de Salverte et de Gontaut-Biron.
+
+
+
+Nécrologie.--Octave Feuillet, de l'Académie française.
+
+M. Émile Richard, président du conseil municipal de Paris.
+
+Le général de division Lecointe.
+
+Me Durier, ancien bâtonnier de l'ordre des avocats.
+
+Émile Van Marcke, peintre animalier.
+
+M. Ambroise Joubert, ancien député de la droite à l'Assemblée nationale.
+
+La baronne Haussmann, femme de l'ancien préfet de la Seine.
+
+Mme Rouher, veuve de l'ancien ministre de l'empire.
+
+M. Albert Piollet, conseiller à la cour d'appel d'Alger.
+
+M. Schliemann, célèbre archéologue.
+
+M. Marc de Saint-Pierre, sénateur.
+
+
+
+LE GÉNÉRAL LECOINTE
+
+Le général Lecointe, qui vient de mourir à l'âge de soixante-treize ans,
+était un bon et brave soldat: on le vit bien pendant notre malheureuse
+guerre contre l'Allemagne, mais sa modestie et sa loyauté ne souffrirent
+jamais qu'on fit, autour de ses mérites réels, le bruit et la réclame
+que tant d'autres ne fuiraient point. Il voulut toujours rester à sa
+place, et, quelle que fut la situation qu'il occupait, on n'a jamais pu
+dire qu'il ne justifiât pas les choix dont il était l'objet.
+
+Sa carrière militaire suivit, pour ainsi dire, pas à pas, campagne par
+campagne, l'histoire militaire de ces quarante dernières années.
+Sous-lieutenant en 1839, capitaine en 1848, il fait les campagnes de
+Crimée, d'Italie, du Mexique; il y conquiert ses grades par sa bravoure
+et son énergie. Il est colonel en 1864. Au début de la guerre de 1870,
+il commande le 2me régiment de grenadiers de la garde; il se distingue à
+Rezonville; il est pris à Metz, il s'échappe, il est nommé général de
+brigade et il reçoit le commandement d'une division de l'armée du Nord.
+A la bataille de Villers-Bretonneux, il enlève le village de Gentelles
+après une action brillante et décisive; onze jours plus tard, il reprend
+aux Prussiens Saint Quentin et Ham. Nous pourrions ainsi suivre le
+général Lecointe de fait d'armes en fait d'armes jusqu'à la fin de la
+guerre et nous n'aurions qu'à constater qu'il fut un de ceux qui
+sauvèrent, l'honneur de notre armée.
+
+Après la guerre, le général Lecointe, promu divisionnaire, a occupé de
+hauts postes qui témoignaient de l'estime dans laquelle il était tenu
+par ses pairs. Il a été commandant de corps, gouverneur de Lyon, et
+gouverneur militaire de Paris, du mois de mars 1881 à l'année 1884. Ses
+concitoyens du département de l'Eure l'avaient élu sénateur en 1882. Il
+était grand-officier de la Légion d'honneur.
+
+[Illustration: LE GÉNÉRAL LECOINTE Ancien gouverneur de Paris, récemment
+décédé.--Phot. Appert.]
+
+
+ÉMILE VAN MARCKE
+
+Émile van Marcke, le célèbre peintre animalier qui vient de mourir,
+était né à Sèvres en 1827, mais il était originaire des Flandres. De
+cette origine, sans doute, et aussi des leçons de son maître Troyon, il
+avait gardé cette simplicité sincère, solide et robuste, qui lui mérita
+une place toute spéciale parmi les artistes contemporains.
+
+On se rappelle comment, depuis le salon de peinture de 1857, ou il avait
+envoyé pour ses débuts un paysage intitulé _Les environs de
+Villeneuve-l'Étant_, il peignait largement et rudement ses bestiaux aux
+croupes luisantes.
+
+Certes, ses toiles n'avaient rien de particulièrement idyllique. Il leur
+manquait aussi la mélancolie profonde, le mystère indéfini qui fait
+rêver si longuement devant les incomparables compositions de Troyon.
+Mais van Marcke peignait avec de si sûrs et de si justes effets, il
+traduisait le spectacle de la nature avec une précision si naïve: on
+sentait dans ses oeuvres les résultats accumulés de tant d'observations
+patientes: enfin on éprouvait avec tant de netteté que son talent
+comportait surtout beaucoup de probité artistique, qu'il était difficile
+de ne pas être ému devant les toiles que chaque année il exposait au
+Palais de l'Industrie.
+
+D'ailleurs, van Marcke a obtenu de nombreux succès. Presque chaque
+exposition lui valut une récompense. Il reçut des médailles en 1867, en
+1869 et en 1870. En 1872, il fut nommé chevalier de la Légion d'honneur;
+en 1878, à l'exposition universelle, une médaille de première classe lui
+fut enfin décernée. De plus, pendant plusieurs années consécutives, ses
+camarades l'élurent membre du jury du Salon.
+
+Émile van Marcke est mort subitement à Hyères. Ses obsèques ont été
+célébrées à Paris devant quelques amis intimes seulement.
+
+[Illustration: M. VAN MARCKE. D'après une photographie de M. Pirou.]
+
+[Illustration: M. ÉMILE DURIER. D'après une photographie de M. Appert.]
+
+
+
+[Illustration: EN TUNISIE.--Le nouveau bateau faisant le service des
+voyageurs entre La Goulette et Tunis.]
+
+Le service par bateau de la Goulette à Tunis.
+
+Le lecteur sait qu'il est impossible de débarquer directement à Tunis
+les passagers et les marchandises à destination de cette ville. Elle
+s'élève en effet sur les bords d'un lac d'eau salée de 18 kilomètres de
+circonférence et de deux mètres de profondeur qui communique avec la
+Méditerranée par un étroit canal, impraticable aux navires, et dont
+l'extrémité antérieure est occupée par le port de la Goulette.
+
+Voyageurs et marchandises doivent donc débarquer dans ce dernier port.
+
+La distance entre les deux villes est de 17 kilomètres.
+
+Une ligne de chemin de fer exploitée par la Compagnie italienne Rubatino
+est chargée d'assurer le service des communications entre elles et de
+transporter les voyageurs. Elle le fait, mais à un prix très élevé, et
+avec une lenteur souvent désespérante, certains trains mettant plus
+d'une heure à effectuer le parcours: quant aux marchandises, de lourdes
+embarcations appelées mahones les prennent et s'engagent dans le chenal
+dont nous venons de parler. Elles arrivent à destination quand elles
+peuvent.
+
+En résumé, on le voit, cet important service laisse fort à désirer et
+est fait dans les plus mauvaises conditions de régularité.
+
+Aussi, est-ce avec une grande satisfaction que le public intéressé a
+accueilli l'apparition de la nouvelle «Compagnie franco-tunisienne de
+transports».
+
+Cette compagnie est plutôt une association privée. Elle est constituée
+par une quinzaine de membres, tous français, qui ont versé le capital
+nécessaire. Parmi eux nous citerons: MM. Dautresme, Ossude et Anson, les
+administrateurs délégués.
+
+La direction du service est confiée à M. Advis, ancien commandant du
+paquebot la _Ville-de-Brest_, de la Compagnie générale transatlantique.
+
+La Société se propose d'effectuer tous les transports de voyageurs et de
+marchandises entre la Goulette et Tunis.
+
+Jusqu'ici le service seul des voyageurs a été organisé; mais celui des
+marchandises ne tardera pas à l'être: les bateaux servant à ce transport
+ou chalands sont prêts et le remorqueur de mer que la Compagnie fait
+construire le sera très prochainement.
+
+Nous donnons le portrait du vapeur, qui actuellement fait quatre voyages
+quotidiens entre les deux ports.
+
+Il a 21 mètres de long sur 3 m. 50 de large, et peut prendre 120
+voyageurs, dont 72 sur le pont. L'aménagement est très bien compris et
+l'installation très confortable.
+
+Il est muni d'un nouveau modèle de machine pouvant déployer une grande
+force (100 chevaux) sous un très petit volume, sortant des ateliers
+Saint-Denis, à Paris, et due à M. Thévenet, ingénieur.
+
+La Société franco-tunisienne a toutes les chances de réussite pour elle.
+Le prix de la traversée est d'environ un tiers meilleur marché que celui
+de la Compagnie Rubatino, et le mode de locomotion par eau est
+certainement plus agréable que le voyage en wagon, surtout pendant
+l'été.
+
+Enfin rien ne laissera à désirer lorsque, très prochainement, le
+remorqueur amènera avec régularité à Tunis les marchandises transbordées
+à la Goulette sur les chalands de la Compagnie.
+
+Dans quelques jours un second bateau pour voyageurs effectuera le
+parcours concurremment avec le premier.
+
+H.
+
+
+
+[Illustration: Disposition de la pièce et des cibles.]
+
+[Illustration: État des projectiles après le tir
+Sur plaque d'acier.
+Sur plaque Compound.
+Sur plaque d'acier au nickel.]
+
+[Illustration: Plaque en acier.
+Plaque en acier au nickel.
+Plaque Compound.
+
+LE BLINDAGE DES NAVIRES CUIRASSÉS.-Essais comparatifs de différentes
+plaques, faits au polygone d'Annapolis, dans les États-Unis.--État des
+plaques après le cinquième coup.]
+
+
+
+LES THÉÂTRES
+
+
+Gymnase: l'_Obstacle_, pièce en quatre actes, par M. Alphonse Daudet.
+
+L'obstacle, c'est la folie héréditaire, c'est ce mal de l'esprit ou de
+l'âme qui se transmet du père au fils, pour atteindre fatalement toutes
+les générations à naître. Ainsi le veut du moins la science moderne,
+laquelle sur une observation de détail bâtit une théorie, généralise un
+fait d'exception et perd la raison dans la quintessence de ses
+raisonnements. Admirable matière à mettre en romans et en pièces de
+théâtre, avec le pour et le contre, le tout sans préciser d'autres
+conclusions que celles que le lecteur ou le spectateur veulent bien
+prendre d'eux-mêmes. Ibsen dit: oui; M. Alphonse Daudet dit: non. A vous
+de décider, quand vous aurez vu l'_Obstacle_ au Gymnase.
+
+Une riche héritière, Madeleine de Rémondy, qui a pour tuteur M. de
+Castillan, un conseiller à la cour d'appel de Montpellier et veuf à
+trente-sept ans, est fiancée à Didier, marquis d'Alein. C'est pendant le
+carnaval que les deux familles se rencontrent dans un hôtel de Nice.
+Didier a auprès de lui sa mère et son précepteur, Hornus, qui, séparé de
+son élève, l'éducation une fois achevée, est venu le rejoindre.
+Madeleine est accompagnée de son tuteur et de Mlle Estelle, sa cousine,
+une vieille fille montée en graine et qui garde dans sa quarantième
+année toutes les rancunes de la jeunesse perdue. M. le conseiller son
+frère, personnage retors et souterrain, ne voit pas sans un profond
+déplaisir la belle dot de Madeleine qu'il convoite s'en allant grossir
+la fortune du marquis. Et, bien que les choses soient des plus avancées,
+bien que la ville de Nice soit au courant de ce mariage, et que Didier
+ait donné à la faveur de la fête une aubade à sa fiancée, il garde
+l'espérance, ce conseiller, de devenir un jour le mari de sa pupille.
+
+Car il y a un malheur dans cette famille d'Alein, c'est ce que nous
+apprennent les confidences de Hornus et de la marquise. Feu le marquis
+d'Alein, officier de marine, a été frappé au Sénégal d'une insolation,
+est resté fou pendant quinze ans, et il est mort. La marquise, en
+mettant au courant le tuteur de Madeleine et de sa fortune et de ses
+affaires, n'a pas cru devoir lui faire connaître cette partie
+douloureuse de sa vie. Bien que Didier soit né deux ans avant cet
+accident, elle craint que M. de Castillan puisse invoquer l'hérédité
+contre son fils et s'opposera l'union projetée. Discussion inutile, car
+ce conseiller est bientôt au courant de cette triste histoire, et, au
+nom de son pouvoir discrétionnaire, ce tuteur reconduit Mlle de Rémondy
+à Montpellier. Comment expliquer à Didier le motif de ce départ, la
+cause de cette rupture? on gagnera du temps; on lui fera comprendre que
+l'amour de Madeleine, avec toutes ses promesses de fidélité, n'était
+qu'un amour né dans une imagination de dix-huit ans et qui s'est repris
+lui-même. Quant à dire à ce jeune homme le secret terrible qui jusque-là
+lui était caché, jamais.
+
+On laissera au temps à faire le reste, sans toutefois fermer toute
+espérance de retour à Didier, lequel continue tranquillement à préparer
+son domaine de Colombières pour le rendre digne de sa femme. La pensée
+du jeune marquis est si loin de ces abominables choses dans lesquelles
+vont s'effondrer son coeur et peut-être sa raison! Pourtant ce silence
+ne peut se prolonger indéfiniment. Mais Mlle de Castillan, envoyée par
+monsieur son frère, vient à Colombières; elle est chargée de rendre les
+lettres de Didier à Madeleine, et de demander au marquis et les lettres
+de Mlle de Rémondy et le portrait qu'il a reçu d'elle. La parole donnée
+est reprise; Didier n'y peut pas croire, l'amour promis, juré, est
+oublié. C'est impossible! l'étonnement saisit le marquis, la colère
+vient ensuite, et si subite, si violente, que la vieille fille,
+épouvantée de cette fureur, se sauve au plus vite. La marquise essaie
+vainement d'apaiser son fils. Après les larmes versées en abondance,
+après la crise d'un désespoir d'amour, la raison revient à Didier. Il
+questionne froidement maintenant, la fièvre de douleur passée: quelle
+est la cause de cette rupture? Quelle que soit la vérité, il a payé par
+trop de souffrance le droit de le savoir. Il doit y avoir là un secret
+de famille. On ne lui a jamais parlé de son père, et le regard de Didier
+interroge Mme d'Alein, qui répond que le marquis a été toute sa vie un
+homme d'honneur, et qui ajoute, dans une phrase qui a enlevé toute la
+salle «Ah! le noble enfant, son soupçon ne m'a pas un instant
+effleurée!»
+
+Didier ne pourra donc rien savoir; la vérité lui est fermée. Ni les
+prières de la mère ni les raisonnements de Hornus ne peuvent agir sur sa
+volonté. Il ne rendra les lettres, le portrait, que lorsque Madeleine
+lui aura dit elle-même quelle ne l'aime plus. C'est cet aveu qu'il lui
+faut et il va le chercher au couvent des Dames-Bleues où Mlle de Rémondy
+a été élevée et où elle est venue se réfugier. Car le malheur qui a
+frappé Didier l'a aussi atteinte; M. de Castillan, en racontant à sa
+pupille l'histoire de M. d'Alein, lui a démontré de quel danger il
+l'avait sauvée, d'un mariage qui la faisait la femme d'un fou frappé
+d'avance de folie par l'hérédité de la folie de son père. Madeleine
+s'est résignée en cherchant en Dieu un appui. L'entrevue est consentie
+dans le jardin du cloître tout embaumé et qui sert de parloir d'été.
+Hornus et le marquis sont là; derrière eux nous voyons arriver M. de
+Castillan et sa soeur Estelle. Le tuteur ne se soucie guère de ce
+tête-à-tête entre Madeleine et sa pupille, mais Hornus combat ses
+conclusions hypocrites et la supérieure résout de son autorité le litige
+en faveur d'une explication entre les jeunes gens.
+
+Elle a lieu, cette explication, et elle n'est pas longue. Plus fort que
+toutes les craintes et que tous les raisonnements, la passion a parlé et
+Madeleine, émue jusqu'au fond de l'âme des pleurs et de l'amour de
+Didier, lui dit qu'elle l'aime et qu'elle l'aimera toujours. Puis, comme
+effrayée à la pensée de la folie héréditaire de Didier, elle se lève du
+banc où elle était assise la tête appuyée sur l'épaule de Didier, en
+s'écriant quelle ne peut être à lui. L'épreuve est faite; M. de
+Castillan reparaît et le marquis d'Alein, exaspéré, déclare hautement
+qu'il renonce à Mlle de Rémondy et, élevant le ton de la menace, il
+interdit au conseiller de penser à elle, à quoi M. de Castillan répond
+qu'on ne se bat pas avec le fils d'un fou et que des gens comme Didier
+on les douche et on les enferme.
+
+Didier sait tout maintenant: Hornus l'a mis au courant de cette
+lamentable catastrophe du marquis d'Alein. Le jeune homme vit retiré
+dans son château; sa mère l'a surpris à lire des livres de médecine sur
+la folie. Qui sait si la maladie qui a saisi le père ne saisira pas le
+fils hanté par cet horrible souvenir! et la marquise d'Alein, qui veut
+sauver Didier de l'effroi de la pensée d'hérédité, trouve un moyen
+extrême. Cette mère se sacrifie, en laissant entendre à Didier qu'elle
+est coupable et que le marquis d'Alein n'était pas son père.
+
+J'avoue que dès le commencement de la pièce je m'attendais à ce
+dénouement que je trouvais inutilement mélodramatique; mais je comptais
+aussi qu'une belle scène entre le fils et la mère sortirait de cette
+situation qu'elle rachèterait. Le public me paraissait assez surpris,
+mais j'espérais que l'auteur qui l'attendait là allait le surprendre à
+son tour et que cette défaillance momentanée se redressait par une scène
+maîtresse. Il n'en a rien été. Devant cette courageuse confession
+maternelle, Didier impose silence à la marquise en lui disant:
+
+«Tais-toi, ton pieux mensonge est inutile. Ne crains rien pour moi. Je
+ne crois pas à l'hérédité, et les livres que j'ai lus m'ont appris à ne
+pas y croire. J'ai foi dans le bonheur qui m'arrive sous les traits de
+Madeleine.» Et, en effet, nous voyons Mlle de Rémondy, majeure de la
+veille, hors de tutelle par conséquent, et devenant la jeune marquise
+d'Alein après avoir déjoué les desseins ténébreux de M. le conseiller de
+Castillan.
+
+Est-ce à dire que ce dénouement un peu trop facile atteindra le succès
+de l'_Obstacle?_ en aucune façon. La pièce est des plus attachantes en
+ses quatre actes, avec des scènes pleines de passion et d'émotion,
+charmante dans ses accents justes et pénétrants, d'un goût délicieux et
+parfois d'une poésie exquise. La langue de M. Alphonse Daudet, cette
+jolie langue colorée et pittoresque, y fait merveille; il y a là oeuvre
+d'artiste supérieur et j'oublie la comédie et ses faiblesses du dernier
+quart-d'heure pour ne me souvenir que du second acte tout entier, des
+scènes ravissantes du cloître et des rôles hors ligne de Hornus, de
+Didier et de la marquise. Je crois fermement que le public sera de mon
+avis.
+
+Hornus c'est M. Lafontaine, excellent comédien dans un rôle d'excellent
+homme. Didier, c'est M. Duflos que toute la salle a applaudi dans ses
+deux scènes d'amour. M. Léon Noël a été très bien accueilli dans le
+personnage du garde-chasse Sautecoeur: Mme Raphaële Sisos est bien jolie
+dans le rôle de Madeleine, et Mme Darlaud bien touchante dans le
+personnage épisodique de Noëlie. Mlle Desclauzas fait Estelle; Mme Pasca
+fait la marquise, un succès de plus pour cette comédienne.
+
+Le Théâtre-Français nous a donné un acte tout souriant de finesse, tout
+vivant d'esprit, une de ces jolies comédies de paravent déjà si
+nombreuses dans l'écrin de son répertoire. Celle-ci a été écoute avec le
+plus grand plaisir pendant près de trois quarts d'heure et saluée par
+les applaudissements de la salle à la chute du rideau. Elle a pour
+auteur M. Charles de Courcy, coutumier du succès, et pour titre: _Une
+Conversion_. Pendant que M. de Champnolin abandonne sa femme pour aller
+chasser à La Rochelle, qui d'ailleurs n'est guère un pays de gibier, Mme
+de Champnolin se console de son mieux de cette absence. Elle va au bal,
+et M. de Latour, qui conduit le cotillon, n'oublie pas sa jolie
+danseuse. Il envoie des bouquets à Régine, cet amoureux de la veille. Il
+la prie d'accepter une loge aux Variétés et la prie à dîner au cabaret
+en compagnie de ses amies.
+
+Il y a péril en demeure, vous le voyez. Par bonheur, M. de Brige veille
+sur l'honneur de son ami Georges de Champnolin. Il aime tant Georges, M.
+de Brige! Il sermonne la jeune femme tant et si bien que Régine écoute
+ce sage et excellent homme et qu'elle renvoie à M. de la Tour et son
+bouquet, et sa loge, et qu'elle reste à dîner chez elle. Alors, un
+bouquet revient; c'est de Brige qui l'envoie cette fois; la loge entre
+sous forme de baignoire, c'est de Brige qui l'adresse et de Brige offre
+à dîner à Régine au café Anglais. Mme de Champnolin a tout compris, en
+femme d'esprit elle accepte les fleurs et la loge et retient à dîner
+chez elle, au coin du feu, ce bon de Brige, ce Bourdaloue laïque qui lui
+a prêché la vertu; quand M. de Brige a dans ce tête-à-tête fait une
+déclaration, elle le laisse seul à ses réflexions, lui écrit un petit
+mot et part pour la Rochelle.
+
+Ceci fait, M. de Brige opère son mouvement de retraite entre le valet de
+pied et la femme de chambre qui l'accompagnent jusqu'à porte. C'est
+tout, mais c'est rempli de bonne humeur et de saine gaieté. M. Febvre
+joue à merveille le rôle de Brige. Mme Worms-Baretta est charmante
+dans le personnage de Régine. Mlle Ludwig dit avec beaucoup d'esprit un
+spirituel rôle de soubrette. La Comédie-Française a donc dit adieu dans
+un succès à l'année théâtrale qui vient de s'en aller, elle attend le
+Thermidor de M. Sardou pour saluer l'année qui vient.
+
+M. Savigny.
+
+
+
+LES LIVRES NOUVEAUX
+
+
+_Mireille_, poème provençal de Frédéric Mistral, traduit en français par
+l'auteur. Nouvelle édition. Un magnifique volume contenant 25
+eaux-fortes, par Eugène Burnand, reproduites par le procédé de M.
+Lumière, de Lyon, et 35 dessins du même artiste, reproduits en
+typographie, br. 25 fr. (Hachette).--Tout a été dit sur _Mireille_. le
+jour de son apparition, lorsque Lamartine, dans un de ses _Entretiens_,
+proclama le poème de Mistral un chef-d'oeuvre. L'auteur de _Jocelyn_
+n'était pas homme à s'y tromper. L'avenir a ratifié son jugement, et
+nous n'avons pour le moment qu'à signaler l'édition nouvelle comme un
+des plus beaux livres d'étrennes de l'année.
+
+
+Trois nouveautés pour 1891 à signaler chez Lemerre, dans cette
+ravissante collection in-8 raisin, à laquelle se rattachent déjà nombre
+d'oeuvres signées des noms de poètes aimés, Coppée, Theuriet, Paul
+Arène. Ce sont: l'_Oncle Scipion_, par André Theuriet, illustré par
+Reichan; _Jacques l'intrépide_ par Adolphe Chennevière, illustré par
+Jeanne Lemerre et Bieler; l'_Île des Parapluies_, par Ernest d'Hervilly,
+illustré par Bieler. L'éditeur, on le voit, ne s'est pas départi des
+traditions littéraires du passage Choiseul, ce qui ne sera pas,
+espérons-le, pour nuire au succès.
+
+
+La librairie Plon s'est adressée aux âmes religieuses, mais il semble
+quelles ne prendront pas seules intérêt à la belle _Histoire illustrée
+des pèlerinages français de la très sainte Vierge_. Les amis des arts et
+des monuments y trouveront aussi leur compte. Ce magnifique volume ne
+renferme pas moins de 450 gravures inédites, dont 10 en couleurs d'après
+les dessins de Hubert Clerget; ce sont tous les monuments de France
+consacrés à la Vierge Marie, depuis Notre-Dame de Paris jusqu'à la
+moindre statuette miraculeuse. Texte par le R. P. Jean-Emmanuel Drochon,
+des Augustins de l'Assomption.
+
+
+Citons encore, pour y revenir plus tard avec tout l'intérêt qui
+s'attache à une oeuvre de proportions considérables, la _Nouvelle
+géographie moderne_, de M. de Varigny (Librairie illustrée), qui
+comptera cinq volumes, et dont l'_Asie_ seulement parait cette année.
+
+
+Enfin, à la librairie Jouvet, les _Contes du vieux pilote_, illustrés
+par Barillot, Lansyer, Guillemet, etc., et dont l'auteur cache sous le
+pseudonyme de Jean de Nivelle ce charmant écrivain, conteur, chroniqueur
+et poète, Charles Canivet.
+
+
+_C'est nous qui sont l'histoire_, par Gyp, 1 vol. in-12, 3 fr. 50
+(Calmann-Lévy).--C'est amusant, on ne peut pas dire le contraire,
+quoique toujours un peu la même chose. Mais, est-ce bien ce qu'on peut
+appeler un livre? On me dira que bien d'autres volumes ne méritent pas
+davantage cette appellation, et que ceux de Gyp ont du moins le mérite
+de faire rire. Soit, et c'est, en effet, quelque chose, puisque _c'est
+nous qui sont les lecteurs!_
+
+L. P.
+
+
+_Bouquet d'automne_, par Charles Frémine, 1 vol. in-4° (Lemerre).--Nous
+avons tous, poètes ou romanciers, un petit coin de terre qui nous tient
+au coeur et qui nous fournit nos meilleures inspirations. Ailleurs, la
+nature nous séduit, nous enchante; mais, là seulement, elle vibre à
+l'unisson de nous-même, elle fait partie de nous comme nous d'elle. Pour
+M. Charles Frémine, ce petit coin c'est la Normandie, c'est elle qu'il
+chante, et il la chante en fils ému, fidèle, qui ne s'en éloigne que
+pour la revoir avec plus de bonheur et qui d'ailleurs l'emporte alors
+avec lui. Il n'y a pas là beaucoup de vers, une quinzaine de pièces--ce
+qu'il faut pour un public de nos jours--mais vraies, d'un sentiment
+souvent profond, d'une forme souvent exquise.
+
+
+_Le costume en France_, par Ary Renan. 1 vol. in-16 de la Bibliothèque
+de l'enseignement des Beaux-Arts. (Anc. maison Quantin, May et Motterez,
+éditeurs).--A bien le prendre, l'histoire du costume est l'histoire de
+la civilisation et de la société humaine, et il n'est pas de reflet plus
+parfait d'un monde disparu que le vêtement, cet accessoire, en
+apparence, mais, en réalité, ce symbole des qualités d'un individu,
+d'une nation, d'une époque. En nous présentant un tableau résumé de
+l'histoire du costume en France, M. Ary Renan nous a par cela même mis
+sous les yeux l'une des faces de notre histoire. C'est une promenade à
+travers dix-huit siècles d'images, qui se poursuit avec plaisir en
+compagnie d'un guide à la fois artiste et lettré.
+
+
+_Le prince impérial (Napoléon IV)_, par le comte d'Hérisson, 1 vol.
+in-16, 3 fr. 50 (Ollendorff).--On s'attend bien qu'un tel livre ne va
+pas sans soulever bien des voiles, jeter sur bien des mystères un jour
+inattendu. C'est un motif de curiosité grande. Mais, sans cela même,
+n'est-ce pas un sujet digne d'attention que le récit de cette courte
+destinée, terminée par une fin tragique, qui fut celle du fils de
+Napoléon III? On songe, malgré soi, à l'antique fatalité, quand on voit
+la dynastie napoléonienne successivement dévorée par le titan
+britannique, et l'ombre du drapeau de la Grande-Bretagne aussi fatale
+aux Bonaparte que ses médecins ou ses prisons.
+
+
+_Petite bibliothèque littéraire_ d'A. Lemerre: tome Ier d'_Hégésippe
+Moreau_. Ce premier volume est tout entier consacré aux oeuvres en prose
+du poète de la _Voulzie_; peu considérables, comme on pense, ces
+oeuvres: quelques contes, parmi lesquels _la Souris blanche, le Guy de
+chêne, la Dame de coeur_, et des lettres, dont M. Vallery-Radot s'est
+servi pour nous initier à l'existence, si tourmentée dans sa brièveté,
+d'Hégésippe. Est-il besoin de dire que la notice, qui forme presque la
+moitié du volume, est fort bien faite et des plus intéressantes? C'est
+une bonne fortune pour un auteur qu'une préface de M. Vallery-Radot, cet
+auteur fût-il mort depuis longtemps et s'appelât-il Hégésippe Moreau.
+
+
+_Les Financiers amateurs d'art aux seizième, dix-septième et
+dix-huitième siècles_, par Victor de Suarte, trésorier général des
+finances, 1 vol. in-8° (Plon, Nourrit et Cie).--Les grands financiers,
+sous l'ancien régime, remplissaient à peu près le rôle de l'État dans
+notre société moderne, au point de vue de la protection des artistes.
+L'auteur nous fait apprécier leurs services en quelques pages
+brillantes, où nous voyons défiler les noms des Grolier, des Bullion,
+des Joucquot, des Thorigny, des Samuel Bernard, que domine de toute la
+hauteur des fonctions de celui qui le porte le nom du grand surintendant
+des bâtiments, Jean-Baptiste Colbert.
+
+
+_Misères nerveuses_, par le Dr Monin, un in-12, 3 fr. 50 (Paul
+Ollendorff)--L'accroissement des affections du système nerveux donne à
+ce livre une douloureuse actualité. L'auteur nous donne, et c'est,
+croyons-nous, la première fois qu'un pareil livre s'adresse au grand
+public, l'exacte description des maladies du système nerveux et de la
+mentalité humaine. L'hygiéniste bien connu a su rendre aussi attrayant
+que littéraire son lumineux exposé des défaillances de notre pauvre
+nature humaine surmenée par les luttes de notre moderne civilisation.
+
+
+_Les Mille et une nuits du théâtre_, par Auguste Vitu, 1 vol. in-12, 3
+fr. 50 (Paul Ollendorff).--C'en est la huitième série, qui va du 2 avril
+1880 au 27 juin 1881. On y trouve, entre autres, la critique de
+_Divorçons_, du _Monde ou l'on s'ennuie_, et une étude particulièrement
+remarquable du _Bourgeois gentilhomme._
+
+
+_Le Budget communal_, par Trigant-Geneste. 1 vol. in-16, 1 fr. 50
+(Hetzel).--150 pages pour apprendre à connaître tout ce qu'il est
+nécessaire de savoir pour administrer sa commune. Ce n'est pas faire
+tort, croyons-nous, à nombre de conseillers municipaux que de les
+engager à lire ce volume.
+
+
+_Cinquante ans chez les Indiens_, traduit de l'anglais avec une préface
+par Hector France. 1 in-18 illustre, 3 fr. 50 (Chamerot).--Un titre qui
+va sourire à tous les admirateurs de _Buffalo-Bill_. Aventures dans les
+grandes prairies du Far-West, dans les caravanes, les campements
+d'émigrants, chez les Mormons, avec les Outlaws et les Desperados, chez
+les Peaux-Rouges, le tout écrit dans le style rude et pittoresque qui
+convient à un narrateur de la suite du colonel Cody.
+
+
+
+LE 1er JANVIER AUX INVALIDES
+
+A toutes les époques officielles de promotion dans l'ordre national de
+la Légion d'honneur, au 1er janvier de chaque année notamment, le
+gouvernement décore un invalide. L'âge, les blessures, les états de
+service enfin, sont les titres qui décident du choix. C'est là une
+tradition des plus justes et des plus respectables.
+
+A cette occasion, il se passe à l'hôtel même une cérémonie toute intime
+et empreinte d'un sentiment de touchant patriotisme.
+
+A onze heures du matin, à la garde montante, c'est-à-dire au moment où
+les postes, les sentinelles de la veille, sont relevés, tous les
+pensionnaires valides descendent en grande tenue, sabre au poing, dans
+la cour d'honneur, et se massent en ordre de bataille sur un des côtés.
+En tête de colonne, face à l'entrée, se placent des enfants de troupe
+élèves-tambours, fils d'invalides, et dont le plus âgé remplit les
+fonctions de tambour-major. Un moment de silence, puis le commandement
+de: Garde à vos, fixe! se fait entendre. Un petit peloton vient à son
+tour de déboucher de l'intérieur. A sa tête est le nouveau légionnaire.
+Le peloton lui-même se compose de tous les invalides décorés dans des
+promotions antérieures: les anciens de Crimée, du Mexique, ceux de
+Gravelotte aussi, les cuirassiers légendaires, les marins de Courbet,
+tous sont là, personnifiant notre histoire militaire.
+
+--Portez armes! Et le peloton s'aligne en face du bataillon.
+
+Le colonel, major de l'hôtel, s'avance alors, remet au récipiendaire la
+croix avec le cérémonial réglementaire et lui donne l'accolade, puis il
+fait placer le nouveau légionnaire à ses côtés et toute la troupe défile
+par le flanc devant eux.
+
+La cérémonie est terminée. Les vieux soldats se dispersent, un tantinet
+jaloux de celui qui a reçu la croix, fiers et reconnaissants tout de
+même: la patrie a montré à ses braves qu'elle ne les oubliait pas.
+
+
+
+«L'OBSTACLE»
+
+La gravure que nous donnons de l'_Obstacle_, la pièce de M. Alphonse
+Daudet qui vient d'être applaudie au Gymnase, nous transporte au
+troisième acte de l'oeuvre.
+
+Le décor représente le jardin du couvent des Dames-Bleues, à
+Montpellier. Le gai soleil du midi se joue sur les ogives des vieilles
+murailles; des roses et des clématites s'épanouissent à l'aise au milieu
+de la cour intérieure, ou grimpent le long des arcades souriantes...
+
+C'est dans cet asile calme et aimable que Madeleine de Rémondy (Mlle
+Sisos), après la rupture de l'union projetée avec celui qu'elle aime,
+Didier d'Alein (M. Duflos) a été chercher une consolation à son
+chagrin... C'est là aussi que Didier, qui ignore les motifs de la
+rupture, est venu, accompagné de son bon précepteur Hornus (M.
+Lafontaine), solliciter du tuteur de la jeune fille une suprême entrevue
+avec elle. Et Madeleine, plutôt que de révéler à Didier le terrible
+secret qu'on lui a confié, le cruel mal dont son père est mort et qui,
+lui a-t-on dit, menace celui qui fut un moment son fiancé, Madeleine lui
+dit, la douleur dans l'âme: «Je ne vous aime plus.»
+
+Et Didier tombe, abîmé de chagrin, tout en pleurs, sur le banc où tout
+d'abord il s'était assis plein de confiance dans l'entrevue qu'il allait
+avoir avec Madeleine; il rend à celle-ci des lettres et le portrait
+quelle lui avait donné avec ces mots:
+
+«A Didier pour la vie.» Madeleine est emmenée loin de lui par la
+supérieure. Elle aussi, elle pleure abondamment, car si un miracle
+n'intervient point, c'en est fait de son bonheur.
+
+Seul, le tuteur de Madeleine (M. Plan), qui a voulu la rupture du
+mariage, et qui ne serait pas fâché de remplacer Didier dans le coeur de
+la jeune fille, assiste impassible à cette scène, tandis que sa soeur
+Estelle (Mme Desclauzas) serait bien près, malgré sa frivolité de
+perruche, d'en être fort emue... C'est à ce tuteur inexorable que Didier
+va adresser les reproches les plus cruels: celui-ci se venge en lui
+disant qu'avec les fous on ne se bat qu'à l'eau froide et c'est ainsi
+que Didier connaît le fatal secret qui pèse sur son existence.
+
+Ad. Ad.
+
+
+
+AU CERCLE DES PATINEURS
+
+Trente jours de patin consécutifs, et l'hiver ne fait pour ainsi dire
+que commencer. Depuis très longtemps les Parisiens n'avaient été à
+pareille fête, aussi s'en sont-ils donné à coeur joie. Les lacs du Bois
+de Boulogne, de Versailles, du Vésinet, d'Enghien, ont été bien vite
+envahis. La Seine, qui prenait des allures de Bérésina, a fait même
+espérer un moment qu'on pourrait traverser Paris en traîneau.
+
+Depuis le vieux patin hollandais à pointe recourbée jusqu'au patin
+américain à vis articulée, depuis le patin à lanières jusqu'à la lame de
+fin acier adaptée par charnière à une bottine élégante, tous les engins
+anciens ou modernes qui servent à glisser sur la surface polie ont été
+retirés des coins sombres où les avait relégués l'_inclémence du
+temps_:--c'est là le nom dont les fidèles de la glace gratifient toute
+température qui ne descend pas au dessous de 0.
+
+C'est principalement au Cercle des Patineurs du Bois de Boulogne, que ce
+sport hivernal est une tradition et une élégance.
+
+Le gracieux chalet qui est affecté en été au Tir au Pigeon a vu défiler
+depuis bientôt vingt-six ans deux générations du _high life_ parisien.
+C'est là qu'ont débuté le prince de S., le marquis du L., le duc de L.
+S., M. A. B., M. H. C., et tant d'autres: dans le grand hall du milieu,
+une collection charmante d'aquarelles de Tissot conserve du reste le
+souvenir des plus anciens membres du cercle.
+
+Le Cercle, cette année, est «tout à la joie». Dès le matin la large
+étendue de glace, très unie, car elle vient d'être balayée, est
+sillonnée par les patineurs les plus enragés; beaucoup aussi de jeunes
+filles et de jeunes femmes qui ne veulent pas risquer leur premiers pas
+devant un public nombreux et indiscret. C'est l'heure du travail
+sérieux.
+
+A midi précis le déjeuner. Dans la grande salle du chalet s'organisent
+des petites tables intimes. Parfois même le duc de M... ou un autre se
+met à la tête d'un gai pique-nique où les cuisines les plus
+aristocratiques se font dignement représenter. Mais avant de prendre
+place on n'a pas oublié d'aller consulter l'énorme thermomètre, le grand
+arbitre des destinées, dont les fervents du patin voudraient voir la
+colonne de mercure descendre, descendre encore...
+
+A une heure second coup de balai, surveillé cette fois par l'aimable
+secrétaire qui ne perd pas de vue un moment l'escouade grelottante des
+balayeurs.
+
+Voici enfin le grand défilé qui commence. Au dehors du cercle, des
+mails, des coachs, des dorsays, des victorias, des coupés, des cabs,
+descendent devant la grille les plus jolies femmes du Paris mondain
+frileusement emmitouflées. En un clin d'oeil elle sont sorties de
+l'épais fourreau de pelisses, étalant au grand jour la toilette sobre et
+coquette qui leur laissera une complète liberté d'allure, et qui
+n'entravera point l'ondulation souple des mouvements. Bientôt les
+fauteuils en osier, rappelant ironiquement les coins chauds et
+ensoleillés des plages estivales, sont occupés; autour des énormes
+brasiers, se forment les groupes sympathiques, et préludent les causeries
+intimes.
+
+Le va-et-vient sur la glace se fait bruyant, continu, vertigineux, et en
+peu de temps les lames fines en acier ont strié en tous les sens le
+miroir lisse du lac qui se couvre d'une fine poussière d'un blanc
+étincelant. Les couples s'unissent et s'entrecroisent en un balancement
+rythmé et ondoyant bien plus gracieux que la danse, car les silhouettes
+se détachent séparées et distinctes sur le fond gris du ciel. Mlle J. de
+R., le plus élégant patin du cercle, passe rapidement, et la voilà bien
+vite au bras de M. U. C., le patineur le plus difficile sur le choix de
+ses compagnes. M. de M. offre à une adorable blonde qui débute le
+secours de sa vieille expérience; appuyée sur lui, elle est complètement
+rassurée. Voici Mme H. de S.-D., encadrée par MM. E. E. et S., et
+merveilleuse de grâce et de souplesse. Plus loin M. Frost, le champion
+du patinage parisien, passe en revue les figures les plus difficiles: la
+digue, la boucle, etc. et parfois il trace d'un pied sur un nom sur la
+glace. Le duc de M., M. de M., Mmes H. et P., appuyés sur la longue
+barre recouverte de velours rouge, glissent élégamment en avant et en
+arrière ou pivotent rapidement en moulinet. Et dans ce tournoiement
+perpétuel on cause, on flirte, on se suit, on s'esquive, devant la
+galerie composée des mamans, des douairières et des vieux beaux qui se
+sont résignés à l'inaction.
+
+Un seul de ces derniers, qui a choisi prudemment un coin éloigné de tout
+regard, prend sournoisement sa première leçon, soutenu par deux valets
+de pied. C'est débuter un peu tard, mais qui sait? Peut-être a-t-il une
+surveillance à exercer et veut-il se mettre en garde contre le jeu du
+patin et de l'amour. Puis, de même que la valeur dans les âmes bien
+nées,
+
+ Le patin sait braver le nombre des années.
+
+Cinq heures: le jour tombe et les branches nues des arbres se dessinent
+en noir sur le ciel rougi par le coucher d'un soleil d'hiver.
+
+Les jolies patineuses rentrent dans leurs fourreaux de pelisses et, au
+dehors du cercle, le défilé des voitures devant la grille recommence en
+sens inverse.
+
+Dans quelques heures des chaudes fourrures sortiront les toilettes
+claires, les épaules nues et diamantées: le dîner, le théâtre et le bal
+reposeront des fatigues de la journée.
+
+Abeniacar.
+
+
+
+ÉMILE DURIER
+
+Me Émile Durier, qu'une fluxion de poitrine vient d'emporter
+brusquement, était âgé de soixante-deux ans. Mais, à voir sa forte
+complexion, son visage plein, aux pommettes roses, qu'animaient deux
+yeux d'une spirituelle vivacité, son pas assuré, son allure alerte, à
+peine eût-on songé qu'il pouvait avoir dépassé la cinquantaine.
+
+Sa mort prématurée a causé, parmi ses amis qui étaient nombreux, tant au
+palais qu'en dehors du monde judiciaire, une douloureuse surprise. Avec
+lui s'éteint un des représentants les plus goûtés de l'atticisme au
+barreau.
+
+Car Émile Durier, bien qu'il eût, lui aussi, jadis pris sa part des
+luttes politiques, était surtout et avant tout un avocat, aimant
+passionnément sa profession et l'honorant par son attention constante à
+en pratiquer tous les devoirs. Républicain dès l'empire, impliqué dans
+le procès fameux des Treize, il eût pu, au lendemain du Quatre
+Septembre, délaisser, comme d'autres, les débats judiciaires pour les
+discussions parlementaires: il aima mieux, après un court passage au
+secrétariat général de la justice, sous M. Dufaure, reprendre la robe,
+qu'il ne quitta plus depuis.
+
+Non pas que, cantonné dans une dédaigneuse indifférence, il se fût tout
+à coup désintéressé des choses de la politique: familier de M. Thiers,
+ami de Gambetta, il se rangea aux côtés de ses coreligionnaires aux
+prises avec le vingt-quatre mai et le seize mai, et il leur prêta en
+mainte occurrence le précieux concours de sa science juridique.
+
+Mais aux agitations du Forum et du Parlement il préférait l'atmosphère
+apaisée de l'audience.
+
+Il y apportait une tolérance souriante, qui eût pu étonner ceux qui ne
+connaissaient de lui que sa participation à l'établissement de la
+République et la fermeté de ses convictions.
+
+Et c'est par là peut-être, autant que par son impeccable correction
+professionnelle, qu'il avait acquis une haute autorité auprès de ses
+confrères, dont il fut le bâtonnier en 1887 et 1888.
+
+Qu'il plaidât devant les juges civils ou en cour d'assises, Émile Durier
+se montrait toujours le même: lettré délicat, d'une rare distinction
+d'esprit, homme d'un grand sens, ayant au service de sa raison et de ses
+raisons une parole facile, élégante, claire, persuasive.
+
+Ses plaidoyers étaient comme une fine causerie devant des gens de bonne
+compagnie; et, s'il lui arrivait assez souvent de lancer à l'adversaire
+quelque trait acéré, ce trait n'était pas de ceux qui restent dans la
+blessure.
+
+Aussi tout le palais est-il en deuil.
+
+A. Bergougnan.
+
+
+
+LES EXPÉRIENCES DU POLYGONE D ANNAPOLIS
+
+On connaît la lutte acharnée qui se livre entre le canon et la cuirasse
+depuis l'époque ou l'on a appliqué les blindages défensifs aux
+constructions navales.
+
+Dans cette lutte, l'avantage semble être du côté du canon dont on peut
+augmenter la puissance de pénétration jusqu'à des limites presque
+indéfinies, au moins théoriquement, tandis que l'on arrive assez vite
+aux épaisseurs extrêmes de métal que l'on peut pratiquement employer
+pour la protection des navires.
+
+Aussi, dans ces derniers temps, s'est-on mis à chercher l'efficacité
+d'un cuirassement, non plus dans son exagération d'épaisseur, mais dans
+la qualité intrinsèque du métal qui le constitue. Les métallurgistes se
+sont mis à l'oeuvre et ont donné ainsi le jour à divers produits parmi
+lesquels les plaques dites «Compound» de la maison Cammell et C°, ont su
+se faire une très bruyante notoriété. Ces plaques, constituées par un
+véritable placage d'acier soudé sur matelas de fer doux, ont été fort en
+vogue dans la marine militaire anglaise et semblaient devoir s'imposer
+un peu partout.
+
+La maison Schneider du Creusot, seule parmi tous les concurrents,
+pouvait lutter contre l'engouement général. Maints essais comparatifs
+avaient déjà démontré la supériorité des plaques «tout acier» du Creusot
+sur les plaques Cammell. MM. Schneider et Cie n'ont pas voulu en rester
+là; ils ont produit la nouvelle plaque «d'acier au nickel», de beaucoup
+supérieure encore à leurs plaques d'acier.
+
+Des essais comparatifs de ces divers blindages ont été récemment faits
+par une commission militaire des États-Unis au polygone d'Annapolis. On
+y a soumis au tir, dans des conditions absolument identiques, trois
+plaques, l'une Cammell, l'autre en acier, la troisième en acier au
+nickel; ces deux dernières du Creusot.
+
+Nos dessins représentent le champ de tir et les détails du dispositif
+adopté pour appuyer les plaques sur un matelas en charpente adossé à un
+épaulement de terre.
+
+Des trois plaques, la Cammell était la plus épaisse: 272mm, 28; celle
+d'acier avait 268min, 17, et celle au nickel, 261mm, 66; cette dernière se
+trouvait donc, de ce fait, désavantagée par rapport aux deux autres.
+
+Les plaques étaient disposées tangentiellement à un arc de cercle dont
+le centre était occupé par le pivot du canon, normalement, par
+conséquent, à l'axe de celui-ci.
+
+Le canon employé était une pièce de 152 millim. 4, de 35 calibres de
+longueur. Sa bouche se trouvait à 8 m. 53 des plaques attaquées.
+
+La charge était de 20 kil. 158 de poudre brune prismatique: le
+projectile, un obus de rupture Holtzer de 45 kil. 300; la vitesse
+initiale était, dans ces conditions, de 632 mètres 40, et l'énergie au
+choc de 1,375,222 kilogrammètres.
+
+On commença par tirer quatre coups de canon sur chaque plaque, dans la
+bissectrice des coins; puis le canon de 152 mill. fut remplacé par une
+pièce de 208 mill. lançant des projectiles Firth de 95 kil. 130, avec
+une énergie au choc de 2,295,716 kilogrammètres.
+
+Chacune des plaques reçut alors, en son centre, un dernier coup de ce
+projectile, et notre dessin représente l'état des plaques après ce «coup
+de la fin.»
+
+Il n'est pas besoin d'être grand clerc dans les questions d'artillerie
+pour reconnaître de quel côté se trouve la supériorité, et pour voir que
+la plaque Cammell, presque complètement émiettée, est absolument
+incapable de protection, alors que ses deux concurrentes sont encore en
+état de résister.
+
+On voit aussi, sur un de nos dessins, l'état des obus après chacun des
+trois derniers coups.
+
+La commission a aussitôt, et à l'unanimité, classé les trois plaques
+dans l'ordre de supériorité suivant: 1° acier-nickel; 2° tout acier; 3°
+compound.
+
+Ce triomphe de l'industrie française mérite d'autant plus d'être
+signalé, qu'il a été remporté dans une suite d'expériences faites à
+l'étranger, c'est-à-dire dans des conditions d'impartialité
+indiscutables.
+
+
+
+[Illustration.]
+
+CHARME DANGEREUX
+
+PAR
+
+ANDRÉ THEURIET
+Illustration.» d'ÉMILE BAYARD
+
+Suite. Voir nos numéros depuis le 13 décembre 1890.
+
+
+Il sortit de la gare, la tête et le coeur tout embrumés par la
+mélancolie des adieux. Au dehors, un vent léger faisait frissonner le
+feuillage des eucalyptus baignés de lumière; les omnibus descendaient
+lestement la rampe de la station avec leur chargement de voyageurs; les
+marchands de violettes s'empressaient autour des promeneurs en laissant
+derrière eux comme une traînée d'odeurs printanières. L'avenue de la
+Gare, avec ses mâts pavoisés de flammes tricolores, ses guirlandes de
+lanternes courant d'arbre en arbre, ses maisons décorées de draperies
+aux couleurs crues, fourmillait de flâneurs. Cette animation, cet air de
+fête, eurent peu à peu raison de l'impression de tristesse que Jacques
+emportait du chemin de fer. Son âme, comme celle de la plupart des
+artistes, subissait vivement l'influence des phénomènes extérieurs et
+changeait d'état avec une mobilité d'hirondelle. Bientôt le peintre
+respira avec plus de facilité, marcha d'un pas plus allègre et prêta une
+attention plus indulgente au spectacle de la rue. Sans se rendre
+nettement compte de ce qui se passait en lui, il semblait délivré d'une
+secrète contrainte. Il s'opérait en toute sa personne une sorte de
+détente, une sourde réaction joyeuse, quelque chose de ce qu'éprouve un
+écolier, à son premier jour de vacance. En même temps, de ce trouble
+arrière-fond qui forme le limon de l'âme humaine, de confuses pensées
+s'élevaient pareilles à ces globules de gaz qui se dégagent, d'une eau
+vaseuse et montent légèrement à la surface. «Thérèse était partie; il se
+trouvait seul à Nice, seul et libre, avec tout le loisir de retrouver
+Mania Liebling pendant les fêtes et de déchiffrer ce qu'il y avait dans
+le coeur de cette étrange sirène. Le bouquet de jonquilles et de
+violettes, lancé à son adresse, avait de nouveau troublé sa quiétude.
+Quelle mystérieuse intention se cachait derrière cette manifestation
+visiblement préméditée? Etait-ce simplement une espièglerie sans
+conséquence ou devait-il y voir une invitation à renouer des relations
+trop brusquement interrompues?» Tout en écartant l'idée d'une infidélité
+possible, Jacques pensait de nouveau à Mania. Depuis leur rencontre à
+Beaulieu, imperceptiblement, Mme Liebling prenait possession d'une plus
+large part de lui-même. Cette main-mise partielle s'était effectuée
+lentement, mais d'une façon victorieuse. D'abord, l'artiste seul avait
+été séduit, puis le pouvoir de la Galicienne s'était exercé sur cette
+portion du coeur restée neuve chez les hommes qui n'ont connu et aimé
+qu'une femme; elle avait éveillé chez Jacques une sourde voluptuosité
+latente et maintenant elle surexcitait en lui cette sensuelle curiosité
+qui nous pousse aux aventures périlleuses, à la convoitise du fruit
+défendu. Elle pénétrait en des régions de son être où dormaient des
+désirs inassouvis; elle occupait les vides secrets que la pure affection
+de Thérèse n'avait pas remplis. Troublé par cette graduelle
+intoxication, Jacques, en descendant l'avenue de la Gare, s'avouait
+qu'il était malhabile à se défendre contre les entraînements de cette
+enchanteresse, que la société de Mania lui devenait de plus en plus
+indispensable et qu'il ne retrouverait un sérieux repos d'esprit que
+lorsqu'il aurait pénétré à son tour dans le coeur de Mme Liebling...
+
+En arrivant près du boulevard Dubouchage, l'idée de rentrer dans son
+appartement désert opéra un revirement dans son esprit et sa pensée se
+reporta vers celle qu'il venait de quitter à la gare. A cette heure,
+Thérèse devait déjà être à Antibes et certainement elle aussi pensait à
+lui, tandis que le train fuyait vers Paris; mais il la connaissait trop
+pour ne pas être sûr qu'au rebours de la sienne, l'âme de Thérèse
+n'était distraite de sa tristesse par aucune diversion du dehors. «Je
+vaux moins qu'elle, songea-t-il, et je suis décidément pétri d'une pâte
+plus grossière!»
+
+De loin en loin, nous avons ainsi de ces éclaircies soudaines qui nous
+permettent de voir nettement le fond mauvais qui est en nous; mais cette
+mise à nu de notre âme est si désolante et nous aimons tant à nous en
+faire accroire, que nous ne sommes pas longtemps capable de supporter la
+vue de notre perversité crûment étalée; nous nous hâtons de jeter sur
+cette répugnante nudité un voile d'hypocrites correctifs et de
+sophistiques illusions. Tout en se reprochant la coupable satisfaction
+que lui causait l'idée de sa solitude et de sa liberté, Jacques se
+disait: «Après tout, en puis-je mais si j'ai une nature facilement
+excitable?... Je ne serais pas artiste, si je ne subissais avec cette
+vive sensibilité les impressions du dehors.»
+
+Au moment où il allait tourner l'angle de la rue Pastorelli, il se
+heurta contre un promeneur à barbe grise, qui le prit dans ses bras
+brusquement, et s'écria en lui donnant l'accolade:
+
+--Bonjour, mon fils!... J'allais justement chez toi.
+
+--Monsieur Lechantre! s'exclama Jacques ébaubi, par quel heureux hasard
+êtes-vous à Nice?
+
+--Ne t'avais-je pas prévenu que je viendrais te surprendre un jour ou
+l'autre? répondit le peintre de sa bonne voix cordiale... J'ai un ami
+fort riche, le baron Herder, qui possède un yacht et qui m'a offert une
+place à son bord. Comme il comptait faire escale ici pendant le
+carnaval, j'ai accepté... Nous avons quitté Ajaccio hier soir et ce
+matin l'_Hébé_ jetait l'ancre dans le port Lympia... Un brin de
+toilette, le déjeuner et me voici... Comment se porte Thérèse?
+
+--Très bien, je viens de la mettre en wagon... Elle est allée à Paris,
+chercher la petite mère et Christine, qui passeront une quinzaine avec
+nous.
+
+--Alors fournée complète?... Tant mieux!... Je suis ici pour quelques
+semaines et j'espère bien que nous ne nous quitterons guère... Ah! ça,
+d'abord, regarde-moi... Tu as bonne mine, l'oeil clair, les joues
+pleines, le teint reposé, bravo!... Tu ne te ressens plus de ton
+indisposition?
+
+--Je me porte comme un charme, cher maître... Nice m'a retrempé.
+
+--A la bonne heure! Du reste, ça devait être, ce pays-ci est une
+fontaine de Jouvence... Tiens, moi qui te parle, rien qu'après un
+premier bain de soleil, je me sens tout gaillard et il me semble que
+j'ai vingt ans de moins sur le corps.
+
+En effet, Francis Lechantre, bien à l'aise en son complet de drap gris,
+à barbe en éventail, le teint rose, le regard épanoui, paraissait plus
+jeune, plus dispos et plus en train que jamais. Sa boutonnière était
+fleurie d'une touffe d'oeillets, son feutre rejeté en arrière découvrait
+son front bombé, ses limpides yeux bleus rieurs, et il redressait
+juvénilement sa haute taille.
+
+--Tu sais, continua-t-il en exécutant un moulinet avec sa canne, je suis
+venu ici avec l'intention de m'amuser, et, puisque te voilà veuf pour
+quelques jours, je compte sur toi pour me tenir compagnie... Le baron
+Herder a la goutte et, en sa qualité d'archi-millionnaire, il est blasé
+sur tous les plaisirs... mais non pas moi, morbleu!... Il y a encore de
+jolies pommes dans le jardin de la vie et j'ai de bonnes dents pour y
+mordre... D'abord je veux voir le carnaval et y jouer ma partie comme un
+jeune homme...
+
+Je veux m'en fourrer, fourrer jusque-là!...
+
+comme chantait ce pauvre Hyacinthe dans la _Vie parisienne_... Nous nous
+déguiserons, nous lancerons des confetti, nous irons au _veglione_ et
+nous intriguerons les Niçoises... Mon cher enfant, plus je grisonne et
+plus je suis d'avis qu'il faut se hâter de jouir des douceurs que la
+Providence nous a mises en réserve. Donc, vive la joie!... Tu vas me
+conduire chez un costumier où je me commanderai un domino. Puis nous
+irons prendre un sorbet à la Renaissance en écoutant les
+mandolinistes... Il y a dix ans que je ne suis venu ici, et je crois que
+c'était hier... Je n'y reviendrai peut-être plus et, ma foi, je veux
+boire encore un coup de soleil et de plaisir avant de quitter cette
+aimable existence terrienne!... As-tu un cigare?... Bon, merci, et
+maintenant _andiamo!_
+
+
+IX
+
+Le dimanche gras, premier jour des _confetti_, les masques affluaient
+dès une heure vers la place Masséna, où ils attendaient avec impatience
+le traditionnel coup de canon, signal de la bataille et du défilé des
+chars. Dans les rues avoisinantes, il y avait un fourmillement de gens
+costumés. Nice prenait l'originale physionomie qui caractérisait jadis
+le carnaval italien, et qu'on ne retrouve plus guère dans toute sa gaie
+spontanéité que sur ce point du littoral. Là seulement, en effet, la
+population ne se borne pas à assister passivement à des réjouissances
+quasi-officielles; elle veut s'amuser pour son propre compte, elle se
+mêle à la fête, et y ajoute un entrain, un imprévu, une exubérante
+fantaisie, qui font du carnaval niçois un spectacle unique. Le jour des
+confetti, les conditions sociales sont confondues, et la ville entière
+se déguise: ouvrières des vieux quartiers, bourgeoises ou patriciennes
+de la colonie étrangère, il n'est pas une femme qui ne revête le domino
+de lustrine ou de satin et ne circule librement par les rues. Dans cette
+tapageuse mêlée de toutes les classes de la société, l'explosion de la
+joie populaire est rarement grossière; partout régnent une bonne humeur,
+une aménité, qui augmentent encore le charme de ces folles journées.
+
+Les trottoirs étaient encombrés de camelots offrant aux passants des
+sacs de ces minuscules dragées de plâtre, qui se sont substituées aux
+véritables confetti de sucre blanc ou rose, et qui servent de
+projectiles pour la bataille. Chaque logis versait sur la chaussée le
+contingent de ses hôtes costumés; dominos multicolores, pierrots
+enfarinés, moines blancs et rouges. Tous portaient le bonnet à grelots
+et le masque de toile métallique, destinés à préserver la nuque et la
+figure contre la grêle des confetti; tous s'empressaient de faire
+remplir de «bonbons» de plâtre la gibecière de coutil placée en
+bandoulière. Sur les voies où devaient défiler les chars, les fenêtres,
+drapées de blanc et de rouge, étaient garnies de curieux. Dans la rue et
+jusqu'au faîte des maisons bruissait une sourde allégresse, coupée par
+les cris aigus des camelots, par le fausset flùté des masques et par les
+cuivres des fanfares lointaines. Un ciel plafonné de nuages blanchâtres,
+troués ça et là de taches bleues, éclairait d'une lumière assoupie le
+grouillement de la foule bariolée.
+
+--Vois-tu, disait Francis Lechantre à Jacques, l'air de cette diablesse
+de ville vous tape sur la tête comme du champagne... Depuis que j'ai
+endossé mon costume, il me monte des bouffées de gaillardise, et je me
+sens en verve comme lorsque j'étais rapin à l'atelier du père Drolling.
+
+Masqués, affublés d'amples robes de moine, les deux artistes cheminaient
+bras dessus bras dessous dans la direction du Cours.
+
+--Cher maître, répondit Jacques, vous êtes toujours jeune, vous, et ça
+se voit bien à votre façon de peindre.
+
+--Jeune!... Vil flatteur!... Il y a des moments où je voudrais me le
+persuader, et quand je ne suis pas en face de mon miroir, il me prend
+des revenez-y de jeunesse; je ressemble à ces vieux pommiers, qui ont
+parfois des repousses de fleurs à l'arrière-saison. Lorsque les jolies
+femmes me regardent je m'aperçois trop bien que je ne suis qu'un barbon,
+mais quand je les regarde, moi, j'ai toujours vingt ans.
+
+--Vous avez dû être souvent amoureux, M. Lechantre? demanda brusquement
+Jacques.
+
+--Oui et non... Ça dépend, du sens que tu attaches au mot. Si par là, tu
+entends d'agréables passades avec des femmes peu sévères, oui, j'ai été
+souvent amoureux, mais s'il s'agit de passion...
+
+--Naturellement, c'est de cela que je parle.
+
+--Oh! alors, mon fils, je puis te répondre carrément que non... La
+passion, ça dérange trop une vie d'artiste... J'ai toujours eu une peur
+bleue de m'acoquiner à un modèle, comme beaucoup de nos camarades, ou de
+m'éprendre d'une femme du monde qui m'aurait mené en laisse et condamné
+à faire de mauvaise peinture... Non, je m'en suis tenu aux intermèdes,
+aux grisettes qui entrent par la porte de l'atelier et en sortent
+vivement par la fenêtre, comme des hirondelles... Au fond, vois-tu,
+c'est ce qu'il y a de mieux, ça ne laisse ni regrets ni remords... Mais
+je dois te scandaliser, toi qui es un mari modèle, un amoureux pour le
+bon motif!
+
+--Cher maître, repartit Jacques avec un léger frisson dans la voix, vous
+avez trop bonne opinion de moi... Je ne suis pas plus un saint que les
+autres...
+
+--Allons donc! ne pose pas pour la modestie... On sait bien que tu
+adores ta femme...
+
+Ils étaient arrivés à l'un des escaliers de l'amphithéâtre élevé devant
+la préfecture, en vue de la mer, et formé de nombreux gradins, dont
+toutes les travées étaient déjà garnies d'un entassement de spectateurs
+costumés. Dans le bas, autour d'une rotonde où était établi un
+orchestre, s'arrondissait une large piste destinée au défilé des chars
+et des masques. Au moment où ils s'asseyaient dans l'une des travées,
+l'orchestre entama le refrain du _Père la Victoire_, des fanfares
+éclatèrent au loin, annonçant l'approche du premier char, le canon
+tonna, et instantanément l'air fut obscurci par une grêle de confetti
+pleuvant de partout: des fenêtres, des tribunes, des terrasses du Cours.
+Les projectiles lancés à poignées se croisaient au milieu des éclats de
+rire et rebondissaient avec un tintement sec sur les planches. Un
+immense char aux couleurs tapageuses, représentant les personnages du
+_Petit Faust_, s'avançait lentement au son des cuivres. Devant les
+chevaux, la foule des piétons masqués s'égaillait un moment, puis
+s'épaississait de nouveau à l'arrière. Les couples formaient des
+quadrilles ou dansaient deux à deux en se trémoussant follement, et en
+répétant en choeur les refrains de l'orchestre. A les voir de haut se
+grouper par larges masses ou s'égrener en grappes éparses, on eût dit un
+éparpillement d'énormes papillotes bleues, blanches, roses, vert clair,
+qu'un fantastique confiseur aurait vidées à tas sur la voie publique. Et
+toujours la grêle légère des confetti lancés à toute volée tintait,
+accompagnant les cris des masques, les sonorités de l'orchestre, les
+bravos des tribunes.
+
+Indifférent à la bataille, Jacques parcourait du regard les baies des
+fenêtres, les gradins de l'amphithéâtre; il cherchait à y découvrir sous
+le domino la taille souple et l'originale figure de Mania; mais tous les
+visages étaient masqués, et tous les dominos se ressemblaient. Pendant
+ce temps, Francis, debout contre la barrière, gesticulait, riait et
+bataillait avec ses voisins. Toutefois, au bout d'une heure, il se lassa
+d'être emprisonné dans une tribune.
+
+--C'est joli de couleur, dit-il, mais c'est toujours un peu la même
+chose... J'ai des fourmis dans les jambes, et je ne serais pas fâché de
+me les dégourdir en me mêlant à la bacchanale d'en bas... Descendons,
+veux-tu?...
+
+Ils quittèrent leurs places et gagnèrent le Cours à travers une cohue de
+masques qui se répandaient comme l'eau d'une écluse sur le passage des
+chars. Là, vraiment, la fête était dans tout son éclat. Les gens de la
+chaussée lançaient des projectiles aux gens des fenêtres, qui, à leur
+tour, en répandaient des pelletées sur le dos des passants; de brèves
+intrigues se nouaient et se dénouaient des trottoirs aux fenêtres, où
+des masques s'interpellaient en patois niçois. De l'extrémité du Cours à
+l'entrée de la rue Saint-François-de-Paule, on ne distinguait qu'un
+double courant houleux de têtes encapuchonnées, de bras nerveusement
+agités; un tumultueux remous de costumes qui se fondaient et chatoyaient
+sous une brève flambée de soleil. Le sol était jonché de confetti, et on
+marchait littéralement sur une épaisse neige grise.
+
+--A la bonne heure! s'écriait Lechantre, nous allons seulement commencer
+à nous amuser! Il s'interrompit et porta sa main à son masque:--Touché!
+fit-il, mazette! voilà une mitraillade en règle... J'en suis tout
+éberlué...
+
+Ils longeaient la terrasse du libraire Visconti. Le balcon de pierre
+était garni de dominos très élégants. Postés sur le mur d'appui, ayant à
+côté d'eux de gros sacs de confetti, ils en bombardaient sans pitié les
+promeneurs. Jacques, qui avait soulevé son masque pour respirer, leva
+les yeux en l'air. Au moment où il présentait son visage à découvert, un
+domino de satin blanc avec des noeuds roses aux épaules se pencha
+au-dessus du balcon et lui envoya une grêle de projectiles en pleine
+figure.
+
+--Attrape, Jacques! s'exclama Francis, décidément, ce domino aux noeuds
+roses nous en veut... Attends, beau masque, attends!
+
+Il ramassa dans le fond de sa gibecière une poignée de confetti et
+riposta vigoureusement. Le domino blanc et rose avait adroitement baissé
+la tête, et riait d'un rire clair et retentissant; en même temps il
+puisait à même dans son sac et mitraillait de nouveau les deux amis.
+
+--Les dernières cartouches! cria Lechantre en vidant le fond de sa
+gibecière, à toi, gamin!... Tiens bon, pendant que je vais me
+ravitailler...
+
+Il s'éloigna dans la direction d'une échoppe où l'on vendait des
+confetti et disparut dans la foule.
+
+Cependant Jacques, qui avait encore sa provision presque intacte,
+rajustait son masque et bataillait avec le domino de la terrasse. Il
+visait mal, recevait plus de confetti qu'il n'en rendait, mais il
+s'acharnait et devenait nerveux. Le rire moqueur de l'inconnue le
+déconcertait et l'agaçait. Le timbre musical de ce rire à la fois aigu
+et caressant réveillait en lui de vagues sensations déjà éprouvées. Il
+observait le geste espiègle, la taille flexible, la grâce de son
+adversaire, et un soupçon lui traversait l'esprit: «Si c'était Mania?»
+Cette conjecture le troublait si fort qu'il ne sut pas se garer d'une
+nouvelle grêle envoyée à son adresse. Il la reçut dans les yeux, et,
+quasi aveuglé, riposta maladroitement.
+
+--Raté! dit au-dessus de lui la voix railleuse du domino aux noeuds
+roses; pour un peintre, tu n'as pas le coup d'oeil juste!
+
+Cette fois, il n'y avait plus de doute: c'était bien la voix de Mania.
+Le peintre bondit sur le trottoir, épousseta la poudre grise qui
+l'offusquait, mais quand il put distinguer nettement les objets, et
+relever les yeux sur la terrasse, le domino de satin blanc s'était
+éclipsé. Les coudoiements des passants rejetèrent Jacques dans la cohue,
+et il se résigna à se mettre en quête de Francis Lechantre. Seulement,
+au milieu de cette foule grouillante, il était difficile de retrouver
+quelqu'un. Francis, probablement, s'était fourvoyé en cherchant Jacques
+de son côté. Après avoir vainement battu les rues avoisinantes, ce
+dernier prit le parti de remonter la pente qui débouche sur le boulevard
+du Pont-Neuf. Arrivé là, il fut de nouveau arrêté par la cohue qui
+refluait pour faire place aux chars. Comme il regardait à droite et à
+gauche s'il ne distinguerait pas la haute taille de son ami, il se
+sentit effleuré par quelques grains de confetti, semés plutôt que lancés
+sur son épaule, et, se retournant, il reconnut à cinq ou six pas le
+domino blanc aux noeuds roses, l'inconnue, avec une prestesse de
+couleuvre, se faufilait adroitement entre les groupes, puis tournait la
+tête du côté du peintre et se remettait en marche. Jacques, éperonné par
+le désir d'atteindre Mania Liebling, essayait de jouer des coudes et de
+se frayer à son tour un chemin à travers la foule, mais, empêtré dans sa
+robe de moine, et moins leste que la fuyante apparition, il restait de
+beaucoup en arrière et, la chaussée étant occupée à ce moment par
+l'énorme char du _Petit Faust_, il perdit tout à fait la trace de celle
+qu'il poursuivait.
+
+Au bout d'un quart d'heure, il arriva tout essoufflé sur la place
+Masséna, illuminée par la vermeille lueur du soleil couchant. La foule
+était moins dense sur ce large espace. Il fit halte sur l'un des
+terre-plains qui s'étendent en avant du Casino. Des masques s'y
+pourchassaient à coups de confetti, en échangeant d'une voix flûtée de
+gaillardes plaisanteries. Hors d'haleine et désappointé, Jacques avait
+de nouveau enlevé son masque; ses regards erraient d'un groupe à
+l'autre, en quête de Lechantre, et aussi du domino blanc et rose.
+
+--Ohé! Jacques!...
+
+Il mit sa main en abat-jour sur ses yeux et aperçut enfin Francis
+démesurément agrandi par un effet de la lumière du couchant.
+
+--Je t'ai faussé compagnie, reprit Lechantre gaiement; figure-toi qu'il
+m'est arrivé une aventure... J'ai été intrigué, oui, mon cher, intrigué
+par une jolie fille, une Niçoise pur-sang avec des yeux couleur de
+bigarreaux noirs, et un accent local qui sent le poivre et le mimosa...
+Une fringante créature, faite au tour, souple de taille et rebondie du
+corsage; la langue bien pendue par dessus le marché et la répartie
+amusante... Nous sommes au mieux et, si ce n'eût été par respect pour
+ton état d'homme marié, je l'aurais emmenée dîner avec nous, mais nous
+nous retrouverons... Je lui ai donné rendez-vous à la redoute, et je
+dois la reconnaître à un gros bouquet d'oeillets rouges qu'elle portera
+au corsage.
+
+--Vous irez donc à la redoute? demanda distraitement Jacques.
+
+--Parbleu! et toi aussi, naturellement.
+
+--Moi?
+
+--Pourquoi pas? s'écria Francis, as-tu peur de te compromettre?
+
+--Cet homme vertueux a peur de tout, murmura derrière eux une voix
+moqueuse; n'y va pas, mon cher, tu y ferais de méchantes rencontres!...
+
+Ils se retournèrent et virent le domino blanc aux noeuds roses qui
+pirouettait sur ses talons. A peine Jacques avait-il eu le temps de se
+remettre de sa surprise, qu'un second domino, bleu celui-là avec des
+noeuds blancs, aborda le premier en s'exclamant en anglais:
+
+--_Is it you at last, Mania dear?... Let us go away!_
+
+--C'est elle! dit Jacques en entraînant Francis.
+
+--Qui, elle? demanda celui-ci en écarquillant les yeux... Comment, toi
+aussi, gamin?... Inutile de rougir, ne sommes-nous pas en carnaval?...
+Thérèse n'en saura rien!
+
+Pendant ce temps les deux femmes avaient gagné une voiture de maître qui
+stationnait près du pont; elles y montèrent et le landau partit au grand
+trot.
+
+Jacques, la mine déconfite, regardait l'équipage tourner l'angle de la
+rue Masséna. Déjà un sentiment de gêne l'envahissait; il craignait que
+Francis ne devinât l'émotion causée par cette rencontre et il
+s'efforçait de dissimuler son désappointement. Il savait le paysagiste
+très observateur et il avait honte de lui laisser deviner l'importance
+exagérée que ce domino mystérieux prenait déjà dans sa vie. Mais, à ce
+moment, Lechantre était très porté à l'indulgence. Grisé lui-même par le
+carnaval, il admettait fort bien que son compagnon subit de son côté les
+effets de cette griserie momentanée. D'ailleurs, ayant l'habitude de
+regarder la galanterie comme une distraction superficielle et de peu de
+durée, il imaginait volontiers que l'amour chez les autres avait
+également la brièveté et l'innocuité d'un feu de paille.
+
+--Bah! dit-il, console-toi... Tu la rattraperas!... Les femmes, ça ne se
+perd jamais... Je parie que tu la retrouveras à la redoute! En
+attendant, allons nous débarrasser de nos frocs, puis nous dînerons sans
+nous presser et, ce soir, nous nous replongerons jusqu'au cou dans un
+bain de plaisir.
+
+Le programme arrêté par Lechantre fut exécuté ponctuellement. Après
+avoir dîné à la Régence, les deux amis retournèrent chez le costumier
+endosser leur robes de moine, auxquelles ils firent coudre pour la
+circonstance quelques noeuds rouges. Vers dix heures, ils allèrent
+s'attabler au café, sous les arcades du casino, de façon à assister à
+l'entrée des masques. Le café était plein. Les tables se prolongeaient
+très loin, sur deux rangs, jusqu'à la porte du casino, et les masques
+qui arrivaient à pied étaient obligés de traverser la baie des
+consommateurs au milieu d'un chassé-croisé de quolibets et
+d'interpellations grotesques. Ceux qui avaient la langue déliée
+répliquaient et un assourdissant brouhaha de rires, de huées et de cris
+d'animaux, montait incessamment dans l'air frais de la nuit. Pour se
+mettre en train et aussi pour émoustiller Jacques, Lechantre avait fait
+apporter une bouteille de champagne. Debout contre un pilier, les reins
+ceints d'une cordelière rouge, les épaules couvertes d'une pèlerine de
+même couleur, ornée de coquillages, le nez enluminé d'ocre, la barbe
+poudrée à blanc, il avait la mine truculente d'un pèlerin en goguette.
+D'une voix grasseyante et goguenarde il haranguait la foule et portait
+des toasts burlesques aux femmes masquées qui défilaient au bras de leur
+cavalier.
+
+--Ohé! s'exclamait-il, très chouette, l'Espagnole en mantille!... Femme
+que j'adore, je baise tes pieds et je bois à tes yeux noirs... Hein!...
+tu veux savoir d'où j'arrive?... Je n'arrive pas, je pars... Je pars
+pour un pèlerinage à Cythère... J'y vais chercher des indulgences...
+Viens-tu avec moi? tu dois en avoir besoin, toi, là-bas, la Vénitienne
+aux cheveux roux... Hé! Maria!...
+
+Trois ou quatre femmes se retournaient du même coup et il continuait en
+arrondissant sa main en porte-voix:
+
+--Tu sais, méfie-toi, ton mari est là!...
+
+Jacques riait du bout des lèvres, en s'émerveillant de cette sève de
+gaminerie verveuse qui pétillait encore sur les lèvres du vieux maître.
+Il s'agitait nerveusement sur sa chaise et dévisageait d'un oeil anxieux
+les femmes qui descendaient de voiture.--Mania viendrait-elle à la
+redoute, et, s'il l'y retrouvait, que lui dirait-il?--A la pensée de
+cette rencontre possible, son coeur se serrait, un frisson le secouait,
+il ne tenait plus en place. Onze heures sonnèrent.
+
+--Si nous entrions? murmura-t-il en tirant Francis par la manche.
+
+--Soit, dit Lechantre en s'appuyant sur son bourdon orné d'une gourde,
+allons prêcher la parole de vie aux gentils!...
+
+Ils s'acheminèrent vers le casino. Dès les premiers pas qu'ils firent
+dans le vestibule, de joyeuses bouffées de musique achevèrent de griser
+Francis. Tout le jardin d'hiver était illuminé de girandoles
+alternativement blanches et rouges. Sous les fougères arborescentes et
+les palmiers en éventail, parmi les buissons de camélias en fleurs, des
+lumières assourdies brillaient doucement dans les verdures foncées; des
+globes blancs et rouges se reflétaient à ras de terre dans l'eau moirée
+d'un lac minuscule entouré de gazon. Au centre, sous le kiosque
+enguirlandé de lanternes aux blancheurs d'albâtre ou aux rougeurs
+d'aurore, un orchestre jouait des valses de Waldeufel. Le long des
+allées tournantes, des groupes de femmes et d'hommes costumés en blanc,
+avec des rappels de notes cramoisies, ou en rouge avec des agréments
+blancs, se croisaient, s'interpellaient et profitaient de chaque espace
+vide pour organiser des rondes tourbillonnantes. Le gai chatoiement des
+couleurs uniformément blanches et écarlates; la musique tantôt assourdie
+et caressante, tantôt éclatante et cuivrée, dont les timbres semblaient
+reproduire pour l'oreille les deux tonalités dominantes qui charmaient
+les regards; le bariolage des travestissements à la fois dissemblables
+dans la forme et appariés par les couleurs; la bonne humeur et l'entrain
+de tout ce inonde se donnant du plaisir à plein coeur; le mystère des
+loups de velours blanc ou cramoisi, aux trous desquels les prunelles
+bleues ou brunes semblait phosphorescentes; le froufrou soyeux des
+étoffes, le voluptueux frôlement de quelques jeunes femmes montrant
+hardiment leurs épaules ou leurs bras nus;--toute cette féerie sensuelle
+était propre à troubler des têtes plus solides que celle de
+Jacques.--Chaque point sensible de son moi était chatouillé à son tour;
+il était pris par la chair aussi bien que par l'esprit, par ses
+préoccupations d'art, par le réveil de son animalité paysanne, par la
+curiosité d'émotions non encore goûtées. Au milieu de cette
+effervescence de tout son être, quelque chose de poignant et de très
+doux, de délicieux et d'amer,--l'attente anxieuse de Mania--éclosait au
+fond de lui comme une fleur diaprée de blanc et de rouge, au parfum à la
+fois irritant et suave...
+
+Viendrait-elle?... Fallait-il interpréter comme un défi, une ironie ou
+une promesse les paroles qu'elle lui avait jetées en fuyant, place
+Masséna? L'insistance quelle avait mise à attirer l'attention de Jacques
+à la bataille des fleurs et aux confetti était-elle un caprice ou un
+sérieux désir de le revoir? En tout cas, cette insistance révélait au
+moins un mystérieux intérêt?... Mania pensait-elle à lui de la même
+façon qu'il pensait à elle?.. Tandis qu'il se posait cette
+interrogation, une flambée d'espérance lui montait au cerveau, et, dans
+les flammes assourdies des girandoles blanches et rouges, il lui
+semblait voir s'allumer l'aube exquise de l'amour qui commence. Le
+tourbillon du bal masqué le soulevait de terre; au milieu du brouhaha
+des danseurs et des vibrations de l'orchestre, la pensée de Thérèse ne
+se manifestait plus que comme une confuse image dans un enfoncement très
+lointain.
+
+Oui, quelque chose lui disait que Mania viendrait certainement. Il la
+cherchait au fond des allées les moins fréquentées, là où des touristes,
+débarqués du train de plaisir et fagotés en des dominos de lustrine,
+s'affalaient à demi-endormis sur les bancs; ou bien il rôdait autour des
+tables du restaurant, toutes rayonnantes de rires, de tintements de
+verres, de bruyants appels et de hardies flirtations. Suivi de Francis
+Lechantre, il pénétra dans la salle du théâtre, où l'on dansait. Là,
+même musique entraînante, même affluence de masques emplissant les loges
+ou se trémoussant sur le parquet du bal, même fête de couleurs, même
+enivrement de plaisir. L'atmosphère y était étouffante, et Mania ne
+devait pas s'être risquée dans cette tumultueuse cohue. Ils regagnèrent
+le jardin, où l'on pouvait se promener sans crainte d'être bousculé, et
+où l'on avait plus de chance de rencontrer ceux qu'on cherchait. Afin de
+respirer plus à l'aise, ils avaient tous deux enlevé leur loup et se
+promenaient sans souci de montrer leur visage découvert.
+
+--C'est curieux, murmurait Lechantre, je n'aperçois nulle part le
+bouquet d'oeillets de ma petite Niçoise... M'aurait-elle fait
+faux-bond?...
+
+Comme ils longeaient la rangée des tables du café, installées dans le
+jardin, ils se trouvèrent non loin d'un groupe de dominos très élégants,
+assis autour d'un guéridon et occupés à prendre des glaces. Au même
+moment, un masque se détacha du groupe et s'avança vers eux. C'était une
+dame à la tournure très jeune. Une robe de crêpe de Chine blanc drapait
+sa taille souple et ses hanches, une robe taillée à la grecque, garnie
+de dentelles d'or et semée, sur le devant, de gros pavots rouges. Les
+manches, très larges, relevées au coude, permettaient de voir la
+blancheur délicate de deux bras de statue; un mignon bonnet de dentelle
+d'or garnie de coquelicots était posé sur son épaisse chevelure d'un
+blond fauve. La dame portait un étroit loup de velours mi-partie
+cramoisi et blanc, laissant à nu le bas du visage, où éclatait le
+vermeil sourire d'une bouche moqueuse aux coins retroussés.
+
+Elle s'arrêta devant Jacques et Francis en s'éventant à petits coups, et
+contempla un instant avec un ironique pli des lèvres la haute taille
+robuste de Lechantre, auprès duquel Jacques paraissait un enfant.
+
+--Tiens! dit-elle railleusement, _monsieur_ et _bébé!_... où est donc
+_madame?_...
+
+--Nous l'avons oubliée au vestiaire, répliqua plaisamment Francis, mais
+nous nous contenterons de toi, ma belle, si tu veux bien compléter le
+trio.
+
+--Merci, mon cher, riposta la dame aux pavots rouges, en toisant
+impertinemment le paysagiste, je n'aime pas les trios.
+
+--Un duo, alors? reprit Lechantre en arrondissant galamment le bras et
+en posant sa main sur le poignet de l'inconnue.
+
+Celle-ci se recula, et lui appliquant un coup d'éventail sur les doigts;
+
+--A bas les mains, fit-elle sèchement, tu es trop marqué pour mon goût,
+respectable vieillard, et je me soucie peu de ta compagnie... Mais si tu
+veux me prêter _bébé_, j'ai deux mots à lui dire... Continue ton
+pèlerinage, brave homme, et viens reprendre ton nourrisson tout à
+l'heure... Ne crains rien, je te le rendrai intact!
+
+Francis s'inclinait comiquement, et, lâchant le bras de Jacques;
+
+--A vos ordres, duchesse! s'écria-t-il d'une voix gouailleuse; puis il
+se retourna vers son ami qui était devenu très pâle:
+
+--Tous mes compliments, gamin, tu donnes dans la haute... Tu es tout à
+fait _pschut!_
+
+Il posa le bout de ses doigts sur ses lèvres et envoya un baiser à la
+dame:
+
+--Au revoir, mes enfants, soyez sages!
+
+Puis il s'éloigna à pas comptés en balançant son bourdon d'un air
+majestueux et paterne.
+
+Jacques demeurait muet et presque décontenancé près de la dame masquée,
+dans laquelle il avait parfaitement reconnu Mania, quelque soin qu'elle
+prit pour déguiser sa voix.--Ainsi, l'occasion tant désirée était à
+portée de sa main. Il se trouvait face à face avec la femme qui depuis
+trois jours exaspérait sa curiosité et troublait son coeur; la liberté
+du bal masqué permettait tous les épanchements du tête-à-tête, et leur
+créait une quasi-solitude au milieu de la foule; cependant il était plus
+agité que réjoui de cette bonne fortune. Il pressentait que quelque
+chose de décisif allait résulter de cette entrevue, quelque chose
+d'irréparable, peut-être!... Jusqu'à ce moment, la possibilité d'une
+liaison plus intime avec Mme Liebling était restée pour lui dans le
+domaine du rêve. Il avait maintenant conscience qu'après les premiers
+mots échangés il mettrait le pied dans la réalité, qu'après avoir péché
+en pensée il pécherait en action, et qu'un premier acte téméraire en
+provoquerait d'autres dont il ne serait plus maître... Et, en même
+temps, il constatait son impuissance à se ressaisir, il se sentait
+entraîné par une force mystérieuse, fasciné par l'aimant de ces deux
+yeux qui brillaient à travers les trous du masque et l'attiraient
+invinciblement... Ces réflexions se succédaient en lui avec une
+électrique rapidité, pendant que la dame aux pavots rouges le
+dévisageait, tout en secouant l'écran de plumes blanches qui lui servait
+d'éventail:
+
+--Tu as la mine mélancolique, maître, dit-elle de son ton railleur,
+regrettes-tu le coin de feu conjugal ou crains-tu que je ne te
+compromette?... Tu ne me demandes même pas pourquoi j'ai désiré te
+parler...
+
+--Au fait, répliqua Jacques, essayant de prendre un air dégagé... Quel
+caprice ou quelle curiosité me vaut cet honneur?
+
+--Une curiosité dont tu ne peux qu'être flatté... Je veux que tu me
+dises le sujet de ton prochain tableau.
+
+--Je n'ai pas de sujet en tête... Je ne travaille plus.
+
+--C'est grand dommage! Est-ce le soleil de Nice ou la vie pot-au-feu que
+tu mènes qui t'ôte le goût du travail?
+
+--Non... c'est toi, murmura Jacques en la regardant fixement.
+
+--Moi?... Tu ne m'as jamais vue! répondit-elle en riant.
+
+--A quoi bon mentir?... Je t'ai vue aux confetti... Tu étais jeudi à la
+bataille des fleurs où tu lançais aux gens des bouquets de jonquilles...
+Enfin, je t'ai rencontrée et admirée à la villa Endymion.
+
+--Tu te trompes.
+
+--Je ne me trompe pas... Quant on t'a vue une fois, on ne t'oublie plus,
+et lorsqu'on t'a entendue chanter des airs lithuaniens, on garde pour le
+restant de ses jours la musique de ta voix dans ses oreilles et dans son
+coeur... Tiens-tu à ce que je te dise ton nom?
+
+--Inutile! interrompit-elle avec vivacité... que tu le saches ou non,
+tais-toi. L'incognito est un des charmes du bal masqué et nous n'en
+serons que plus à l'aise pour causer... Offre-moi le bras et
+promenons-nous.
+
+Elle passa son bras sur celui de Jacques et ils tournèrent lentement
+autour de la pièce d'eau. L'allée était étroite et Mania se serra contre
+lui. Il sentait sur sa poitrine le frais contact de ce bras nu, le
+frôlement de ce souple corps de femme, tandis que l'odeur d'une branche
+de tubéreuse, fixée au corsage, lui montait à la tête. Un frisson le
+prenait, il perdait son sang-froid et sentait les paroles s'arrêter dans
+sa gorge. Et, tandis qu'ils marchaient, l'orchestre du jardin jouait la
+valse de l'_Estudiantina_, dont inconsciemment la jeune femme marquait
+le rythme par un léger balancement du buste. Elle ramena son luisant
+regard sur celui de son cavalier, et poursuivit;
+
+--Ainsi, il y a de par le monde niçois une dame qui lance des bouquets
+de jonquilles, qui chante des daïnos lithuaniennes et qui a le don de te
+troubler?... Est-elle jolie?
+
+--Elle est plus que jolie, elle est adorable; elle a des yeux qui
+ensorcellent, répondit-il d'une voix étranglée.
+
+--En vérité!... De quelle couleur sont-ils?
+
+--Ils ressemblent aux vôtres, murmura-t-il en quittant le tutoiement
+banal du bal masqué.
+
+Ce soudain changement de ton, qui donnait quelque chose de plus
+respectueusement passionné à la déclaration de Jacques, sembla chasser
+l'ironie des lèvres de la jeune femme; elle cessa de sourire et regarda
+son interlocuteur avec une expression plus sérieuse, plus attendrie.
+
+--Oui, balbutia-t-il, c'est ainsi qu'elle regarde, et, comme les vôtres,
+ses yeux donnent le vertige.
+
+--Ah!... Mais, puisqu'elle est captivante à ce point, demanda-t-elle
+avec un accent de reproche, expliquez-moi pour quel motif vous avez fui
+toutes les occasions de la revoir?
+
+--Vous la connaissez donc? s'écria-t-il en souriant.
+
+--Peut-être... Supposez qu'elle est une de mes plus intimes amies.
+
+--Eh bien! puisqu'elle est votre amie, dites-lui que si je l'évite,
+c'est que j'ai peur.
+
+--Peur de quoi?
+
+--Peur de la trop aimer...
+
+--Quand on aime, on n'aime jamais trop.
+
+--Et peur aussi de n'être pas aimé... hasarda-t-il en baissant la voix.
+
+--Pour être aimé, il faut d'abord aimer... Si vous ne lui montrez pas
+votre amour, comme voulez-vous qu'elle y réponde?
+
+--Et si je vous confessais que je l'aime follement?
+
+Elle sourit et agita un moment son écran devant ses yeux.
+
+--Ce n'est pas à moi qu'il faut vous confesser, c'est à elle... à la
+chanteuse de daïnos.
+
+--Elle et vous ne font qu'une même personne, avouez-le donc!
+s'exclama-t-il en lui serrant le bras avec un emportement passionné.
+
+--Calmez-vous, de grâce! répliqua-t-elle ironiquement.
+
+Puis elle ajouta en reprenant le ton sérieux:
+
+--Je crois qu'à force de tourner autour de cette flaque d'eau, nous
+perdons tous deux la tête...
+
+Elle lui lâcha le bras, marcha vers un banc inoccupé et s'y assit.
+
+--Vous êtes fatiguée? interrogea-t-il.
+
+--Non, mais je me sens devenir mélancolique... Je me demande si vous
+êtes sincère, si ce n'est pas votre tête qui a parlé au lieu de votre
+coeur, et ce que réellement vous devez penser de moi?
+
+--Je vous aime, répéta-t-il, c'est tout ce que je puis vous dire.
+
+Elle demeurait méditative et le regardait avec une lueur tendre dans les
+yeux, tandis qu'un sourire sceptique effleurait ses lèvres. Jacques,
+penché vers elle, fixait son regard sur le sien et se sentait étourdi,
+comme s'il eût contemplé l'eau profonde et tournoyante d'un abîme. Il
+subissait une délicieuse fascination: les masques blancs et cramoisis
+qui dansaient sous la lumière changeante des girandoles, le rythme
+entraînant de l'orchestre, la lueur diamantée des yeux de la jeune femme
+et l'énigmatique sourire de ses lèvres empourprées, toutes ces choses
+formaient pour lui une amoureuse symphonie en blanc et en rouge, dont
+Mania était le motif dominant. Un voluptueux silence s'était fait entre
+eux, un silence d'enchantement, pendant lequel le peintre s'imaginait
+planer très haut, dans une idéale région toute résonnante de musiques
+lointaines, toute chatoyante de couleurs lumineuses...
+
+Mania se leva brusquement.
+
+--Adieu, dit-elle, il faut que j'aille retrouver mes amis.
+
+--Adieu? répéta-t-il, réveillé en sursaut; non... restez encore.
+
+--Impossible, cher maître; d'ailleurs j'aperçois votre ami le pèlerin
+qui revient avec un enfant de choeur au bras et je ne me soucie pas de
+me trouver en aussi dévote compagnie... Adieu!
+
+--Ne prononcez pas ce triste mot, supplia-t-il en lui saisissant la
+main, quand vous reverrai-je?
+
+--Y tenez-vous beaucoup?
+
+--Puis-je maintenant vivre sans vous voir!
+
+--Bah! riposta-t-elle en redevenant railleuse, n'êtes-vous pas resté un
+long mois sans rendre à Mania la visite que vous lui aviez promise?...
+Je ne veux pas vous induire en tentation... Que dirait-on si je vous
+prenais à ceux qui vous sont chers?
+
+--Ah! c'est déjà fait! balbutia-t-il, complètement affolé.
+
+--Croyez-vous? demanda-t-elle en lui lançant un dernier coup d'oeil
+ensorceleur.
+
+Elle réfléchit un moment:
+
+--Eh bien! reprit-elle, demain, au Corso blanc... Ma voiture sera à neuf
+heures au coin du boulevard du Midi et de la place des Phocéens... _Good
+by_!
+
+Elle ébaucha sa familière et moqueuse révérence, s'éloigna, se retourna
+encore avec un léger signe de tête, puis se confondit dans la foule des
+masques.
+
+--Est-ce moi qui ai fait fuir ce bel oiseau blanc? demanda gaiement
+Francis Lechantre.
+
+Il brandissait victorieusement son bourdon d'une main, et de l'autre il
+serrait la taille rebondie d'une brunette de vingt ans, costumée en
+enfant de choeur. La jeune fille avait ôté son masque. Assez jolie, avec
+des yeux couleur d'encre et un nez retroussé, elle riait en montrant
+toutes ses dents. Une calotte rouge laissait déborder ses cheveux épais
+et crépus; une ceinture ponceau ceignait son buste orné d'un bouquet
+d'oeillets rouges et mettait en saillie sa poitrine bien étoffée.
+Francis paraissait fier de sa conquête et la caressait paternellement.
+Comme Jacques, encore tout remué par la brusque disparition de Mania,
+restait taciturne, Lechantre continua:
+
+--Mon fils, je te présente Mlle Peppina, bouquetière de son métier et
+enfant de choeur pour son plaisir. Je l'ai enfin trouvée tout à l'heure
+aux bras de deux mousquetaires. Je lui ai remontré que cette compagnie
+n'était pas digne d'un jeune clerc et je l'ai ramenée dans le sentier du
+devoir. Maintenant, pour achever sa conversion, je l'emmène souper...
+Veux-tu être des nôtres?
+
+--Grand merci, répliqua Jacques, je suis fatigué et je veux me coucher.
+
+--Déjà las!... Il n'y a plus de jeunes gens!... Au fait, tu me parais un
+peu battu de l'oiseau. Elle a donc été cruelle, la dame aux pavots
+rouges? Voilà ce que c'est de donner dans le _high life!_ Va faire dodo,
+mon garçon; le sommeil est le grand guérisseur... Bonne nuit, à demain!
+
+Il entraîna allègrement Mlle Peppina, et Jacques, resté immobile à sa
+place, les regarda s'enfoncer sous la voûte illuminée du vestibule. Une
+fois seul, il parcourut précipitamment les allées du jardin; il inspecta
+ensuite l'intérieur de la salle et les loges, espérant toujours revoir
+Mania, mais elle avait sans doute aussi quitté le bal avec ses amis, car
+il ne l'aperçut nulle part.
+
+De guerre lasse, il prit à son tour le parti de sortir du casino et
+regagna la rue Carabacel, poursuivi par le rythme de l'_Estudiantina_ et
+par la musique, encore bruissante à ses oreilles, des dernières paroles
+de Mania Liebling.
+
+Jacques rentra sans bruit dans son appartement désert. La domestique
+s'était couchée, et la maison dormait silencieuse. Les impressions
+reçues à la redoute avaient été si vives et si imprévues qu'il avait
+peine à reprendre pied dans la réalité. Il restait debout au milieu de
+sa chambre, sans songer à allumer une bougie. L'obscurité lui agréait
+mieux; elle lui permettait de prolonger en imagination le plaisir des
+sensations nouvelles qu'il venait d'éprouver. A tâtons, il ouvrit sa
+croisée, poussa les persiennes et resta accoudé à la barre d'appui,
+encore enveloppé de cette robe de moine qu'avait frôlée le vêtement de
+Mania et qui gardait de ce contact un subtil parfum. La nuit, tiède
+jusque-là, commençait à fraîchir; à travers les massifs d'orangers qui
+s'étendaient du côté de la rue Pastorelli, le vent d'est apportait les
+dernières musiques de la redoute, et le cris des masques au sortir du
+bal. Parmi ces rumeurs de la fête finissante, la figure de Mania passait
+constamment devant lui comme une hallucination. Partout, dans l'ombre
+grise de la rue, dans les ténèbres plus opaques de la chambre, dans le
+feuillage léger des mimosas, il voyait luire comme à travers les trous
+d'un loup de velours les deux grands yeux verts ensorceleurs, pleins
+d'ironie et pleins de promesse. Il lui semblait que Mme Liebling était
+encore à son côté, accoudée comme lui à la barre de la fenêtre, et là,
+tout près, il croyait entendre la voix de l'enchanteresse vibrer avec
+une sonorité étrange. Il se répétait ses moindres paroles, il les
+dégustait comme un buveur savoure le bouquet d'un vin de choix, il les
+soumettait mentalement à une minutieuse analyse pour en extraire tout le
+suc, pour en pénétrer toute la signification.
+
+Était-il possible qu'elle eût de l'amour pour lui?... Dans le nombre de
+ses paroles, railleuses ou agressives pour la plupart, il en notait
+quelques-unes prononcées avec une douceur presque émue, avec une
+intonation plus attendrie. Celles-là, il les triait précieusement, il
+les rassemblait ainsi que des fleurs rares et il en respirait
+complaisamment le parfum. Alors, une bouffée d'espoir lui dilatait la
+poitrine.--Il est des mots, il est des accents qui ne viennent aux
+lèvres que lorsque le coeur est vraiment touché; ces mots, elle les
+avait murmurés ces inflexions de voix, il en retrouvait la musique
+troublante dans son oreille. D'ailleurs, ne lui avait-elle pas promis de
+le revoir au Corso blanc? Pourquoi lui aurait-elle assigné ce
+rendez-vous? Pourquoi serait-elle venue au-devant de lui dans l'allée
+tournante du jardin d'hiver? Pourquoi?... si elle n'y avait été
+déterminée par un désir d'amour?--Ayant conservé un fonds de naïve
+crédulité, malgré son rapide apprentissage de la vie parisienne, Jacques
+ne soupçonnait pas la complexité et les illogismes du coeur féminin. Il
+ne lui venait pas à l'esprit qu'une femme pût exposer sa réputation par
+bravade, par un caprice de curiosité ou tout simplement pour le plaisir
+de jouer avec le danger. Cette entrevue d'une heure à la redoute, ce
+rendez-vous au Corso blanc, lui semblaient des garanties de sincérité,
+presque des gages solennels d'attachement sérieux... Oh! cette rencontre
+promise, à la nuit, sous le masque, dans l'intime tête-à-tête de la
+voiture, son pouls battait avec violence rien qu'à cette perspective. Il
+s'en peignait d'avance le charme secret, le trouble délicieux, les
+voluptés voilées. Il aurait voulu que l'heure indiquée ne fût plus
+distante que de quelques brèves minutes. Il sentait qu'aucun scrupule,
+aucune considération, ne l'empêcheraient de courir au rendez-vous. Il se
+félicitait du hasard qui lui assurait pour ce lundi soir une entière
+liberté, Thérèse et la petite mère ne devant arriver que le lendemain
+mardi au plus tôt. Déjà, en imagination, il se voyait assis à côté de
+Mania, les mains dans ses mains, le regard fondu dans son regard... La
+tête lui tournait, ses paupières s'alourdissaient et le cour lui sautait
+jusque dans la gorge... Il ferma sa fenêtre, jeta son costume sur un
+fauteuil, pêle-mêle avec ses autres vêtements, et se mit au lit. Le
+sommeil vint difficilement, un sommeil traversé par le rayonnement de
+deux yeux verts, illuminés par les girandoles blanches et rouges de la
+redoute, bercé par de vagues musiques de danse; puis la fatigue
+l'emporta, et Jacques finit par s'assoupir complètement.
+
+Il dormait serré depuis trois ou quatre heures environ, quand il fut à
+demi-réveillé par des rumeurs confuses. Dans l'état à peine conscient
+qui succède au sommeil, il eut la perception d'un roulement de voiture,
+d'un bruit de portes ouvertes et refermées. Il se frotta machinalement
+les paupières, écarquilla les yeux et vit, par la fenêtre dont il avait
+oublié de clore les persiennes, un rayon de soleil tomber sur le tapis.
+En même temps il crut entendre dans la chambre voisine des pas furtifs,
+des rires étouffés, des exclamations féminines. Tout à coup, en son
+cerveau encore embrumé une réflexion plus nette surgit: «Est-ce que
+Thérèse serait de retour?...» Et, tandis qu'il faisait péniblement cette
+supposition, la possibilité de ce retour prématuré le secoua
+désagréablement et lui rendit toute sa lucidité. Au même moment, la
+porte de la chambre fut brusquement poussée:
+
+--C'est nous, s'écria joyeusement Thérèse.
+
+--Oh! le paresseux, dit à son tour la petite mère, comment! tu es encore
+au lit par ce beau soleil!
+
+Tout en parlant, Mme Moret s'élançait vers le chevet, prenait la tête de
+Jacques dans ses mains et la couvrait de baisers.
+
+--Mon cher garçon, murmurait-elle à travers ses caresses, mon enfant!...
+Comme je suis contente!... Embrasse-moi encore!
+
+Puis, comprenant qu'il fallait laisser à Thérèse sa part, elle attira
+cette dernière par la main et la jeta dans les bras de Jacques.
+
+--Embrasse aussi Thérèse!... Tu peux te vanter, mon fils, d'avoir la
+plus brave femme et le meilleur coeur de la terre! Si tu savais comme
+elle a été bonne pour nous, n'est-ce pas, Christine?... Eh! bien, où
+es-tu donc?
+
+Christine, encore enveloppée dans un long paletot de drap couleur
+carmélite, se tenait sur le seuil et examinait à la dérobée le mobilier
+de la chambre à coucher; son regard chagrin s'était arrêté sur le
+fauteuil où la robe de moine à demi couverte de vêtements épars laissait
+apercevoir un capuchon de laine blanche ainsi qu'une manche ornée de
+noeuds rouges.
+
+--Me voici, maman, répondit-elle, sans se distraire de sa contemplation.
+
+Jacques, qui s'était tourné vers elle, surprit tout à coup ce regard
+investigateur et vit en même temps qu'il était fixé sur la robe aux
+noeuds rouges. Un mouvement de dépit et de vexation le secoua dans son
+lit.
+
+--Eh! bien, ma fille, reprenait la maman Muret, est-ce que tu as peur
+d'embrasser ton frère?
+
+--Pardon, repartit froidement Christine, je croyais convenable de
+laisser d'abord la place à Thérèse.
+
+Elle s'avança d'un air pudibond entre sa mère et sa belle-soeur, qui
+s'étaient un peu écartées et, sans s'approcher trop près du lit, elle
+tendit ses joues aux baisers de Jacques, puis se rejeta en arrière.
+
+Ce dernier, à la fois ému et nerveux, s'efforçait de racheter sa
+première impression d'effarement en prodiguant des caresses à Mme Moret
+et en serrant les mains de Thérèse.
+
+--Mes chères miennes, dit-il enfin, pardonnez-moi, je ne vous attendais
+pas ce matin et je donnais à poings fermés.
+
+--Tu n'a pas reçu mon télégramme? demanda Thérèse.
+
+--Non, murmura-t-il, inquiet, tu m'avais envoyé une dépêche?
+
+--Mais oui, hier, à la gare de Lyon, avant de partir... Tu aurais dû la
+recevoir vers midi au plus tard... Et tiens... la voici encore intacte
+sur la table de nuit.
+
+En même temps elle prenait un télégramme posé près du bougeoir, le
+décachetait et en lisait à voix haute le contenu: «Arriverons lundi
+matin. Embrassons.»
+
+--Comment ne l'as-tu point vu en rentrant? poursuivit Thérèse.
+
+--D'abord, j'ai été absent toute la journée, repartit Jacques en
+rougissant légèrement... Il raffermit sa voix et ajouta:--Au fait, vous
+ne savez pas!... M. Lechantre est à Nice; nous avons passé la soirée
+ensemble... Je suis rentré assez tard, la bonne dormait et je me suis
+couché sans lumière, ne me doutant pas que j'avais votre dépêche auprès
+de moi... Sans cela, vous pensez bien que j'aurais été vous chercher à
+la gare!...
+
+Thérèse était devenue pensive; elle semblait distraite par une
+préoccupation subite et Jacques se hâta de changer le cours de la
+conversation.
+
+--Eh! bien, maman, et toi, Christine, reprit-il, comment trouvez-vous
+Nice?
+
+--Mon enfant, répondit Mme Moret, tout ça me danse un peu dans la tête,
+mais ce que j'ai vu m'a ébaubie... Ces fleurs partout, ces orangers
+couverts de fruits... C'est comme un paradis terrestre, n'est-ce pas,
+Christine?
+
+--Moi, vous savez, répliqua dédaigneusement Christine, je n'ai pas trop
+bonne opinion de votre beau pays... Je me souviens que c'est dans le
+paradis terrestre qu'Adam a été tenté... et je me méfie.
+
+Jacques ne put réprimer un geste d'agacement.
+
+--Maman, s'exclama-t-il, Thérèse va vous montrer votre chambre et vous
+installer. Pendant ce temps, je m'habillerai et dans un quart d'heure je
+serai à vous...
+
+Il fit le mouvement de quelqu'un qui s'apprête à sortir du lit et
+Christine effarouchée entraîna Thérèse dehors.
+
+--Dépêche-toi, Jacques, dit la maman Moret, mais avant, laisse-moi te
+baiser encore une fois tout mon saoûl...
+
+Derechef, elle l'embrassa avec effusion, puis alla rejoindre sa fille et
+sa bru.
+
+Quand la porte fut refermée, Jacques se leva, passa un pantalon et
+saisit rageusement la malencontreuse robe de moine.--«Quel guignon!
+pensait-il; avec son oeil fureteur, Christine l'aura certainement
+aperçue sur le fauteuil... J'espère que ma femme ne se doute de rien,
+mais cette mauvaise langue de Christine est capable de se servir de sa
+découverte pour réveiller la jalousie de Thérèse!...» Il roula
+hâtivement le costume en un paquet, l'enveloppa dans un journal et sonna
+la domestique:
+
+--Donnez cela au concierge, dit-il à cette fille, et priez-le de le
+porter tout de suite chez le costumier du boulevard Dubouchage...
+
+«Dès que je serai habillé, songea-t-il, je courrai chez Lechantre et je
+lui ferai la leçon.»
+
+Il constatait avec irritation que sa fugue de la veille lui créait déjà
+une situation embarrassante. Il allait être obligé de chercher des
+subterfuges et de recourir à d'humiliants mensonges. Et ce n'était pas
+tout: il avait accepté avec joie ce rendez-vous au Corso blanc, dans la
+conviction que l'absence de sa femme lui laisserait une complète
+liberté. Comment s'en tirerait-il maintenant? Sous quel prétexte, dès le
+soir de l'arrivée de la petite mère, fausserait-il compagnie à toute la
+famille? Resterait-il cloîtré à la maison, tandis que Mania se
+morfondrait à l'attendre dans sa voiture?... C'était se perdre à jamais
+dans son esprit et la seule pensée de s'aliéner le coeur de Mme Liebling
+le mettait hors de lui. Il était attiré vers elle par une poussée de
+passion plus irrésistible encore que la veille; aujourd'hui plus
+qu'hier, elle lui apparaissait désirable entre toutes les femmes. Elle
+l'avait enlacé de mille liens souples et forts, il lui appartenait et ne
+pouvait supporter l'idée de se détacher d'elle.--Non, coûte que coûte,
+il devait aller à ce rendez-vous!--Et, déjà rendu moins délicatement
+scrupuleux par l'entraînement de son désir, il songeait à s'assurer la
+complicité de Lechantre.
+
+Pendant ce temps, Thérèse avait installé la maman Moret dans la chambre
+qui lui était réservée, et qui communiquait avec un cabinet destiné à
+Christine, puis elle était rentrée dans le salon pour procéder, avec
+l'aide de sa belle-soeur, à l'ouverture des bagages.
+
+Tout en tirant hors des compartiments les vêtements et le linge de sa
+mère, Christine repensait à la robe de moine, et, ainsi que Jacques
+l'avait redouté, elle grillait d'en parler à Thérèse. D'avance elle
+éprouvait une joie maligne à se servir de cette découverte pour
+inquiéter la tendresse de la jeune femme.
+
+--Tout de même, remarqua-t-elle, c'est singulier que Jacques n'ait point
+eu votre télégramme, Thérèse!
+
+--Jacques vous en a donné lui-même la raison, Christine... Il est rentré
+tard et s'est couché sans voir la dépêche.
+
+--Il fallait qu'il fût bien fatigué par sa soirée pour avoir si grande
+hâte de se mettre au lit!... J'ai en idée, moi, qu'il avait passé sa
+nuit au bal masqué.
+
+--Je n'en sais rien, répliqua Thérèse avec un involontaire
+tressaillement, et je me demande ce qui peut vous le faire supposer?
+
+--Oh! c'est peut-être un jugement téméraire, murmura hypocritement la
+dévote fille... N'avez-vous point vu dans sa chambre un costume de laine
+blanche garni de noeuds rouges?
+
+--Je l'ai vu, en effet, repartit froidement Thérèse.
+
+--Et cela ne vous a point choquée?
+
+--Mon Dieu non, ici tout le monde se déguise pendant le carnaval, et
+Jacques aura sans doute loué ce costume en vue de quelque spectacle
+auquel il veut nous conduire... D'ailleurs, ajouta-t-elle, en admettant
+qu'il ait été à la redoute avec M. Lechantre, où est le mal?
+
+--Vous êtes tolérante, riposta aigrement Christine; pour moi, j'ai
+toujours entendu dire que ces bals masqués étaient des lieux de
+perdition.
+
+--Tranquillisez-vous, Jacques ne s'y est pas perdu.
+
+--Jacques est un homme, soupira la dévote, et tous les hommes sont
+faibles devant les tentations... Enfin, vous êtes confiante, tant mieux!
+
+--Oui, j'ai confiance dans l'affection de mon mari, ma chère!... Je suis
+sûre que ce costume ne cache aucun mystère, et que Jacques nous
+expliquera tout lui-même, dès qu'il sera levé.
+
+Jacques entra au même moment, et Christine, ayant achevé de vider la
+caisse, alla en porter le contenu dans la chambre de Mme Moret.--Tout en
+s'acheminant vers le salon, l'artiste s'était dit: «Si elle me parle du
+costume, je lui répondrai: Eh bien, oui, je suis allé à la redoute, qu'y
+a-t-il là d'étonnant?» Une fois seul avec Thérèse, il commença par la
+questionner sur les incidents du voyage. Celle-ci s'empressait
+complaisamment de satisfaire sa curiosité. Elle s'attendait à chaque
+instant à ce qu'il lui conterait, à son tour, comment il avait employé
+ses journées pendant son absence, et à quel propos il avait fait
+emplette du costume remarqué par Christine. Elle eût rougi de
+l'interroger la première et de lui laisser voir les vagues soupçons qui
+la tourmentaient depuis le matin. Mais le peintre restait muet sur le
+chapitre du froc aux noeuds écarlates. «Elle ne me parle de rien,
+songeait-il en tournant autour de Thérèse, par conséquent elle n'a rien
+vu. Laissons-la dans son ignorance, c'est le plus prudent.» Loin de
+hasarder la moindre allusion aux incidents de la veille, il s'évertuait
+à égarer la conversation sur des sujets qui intéressaient uniquement les
+faits et gestes de Thérèse ou de Mme Moret.
+
+Néanmoins cet entretien où il y avait à chaque moment des trous, des
+intervalles de gêne et de silence, lui semblait pénible à alimenter. La
+préoccupation de prévenir des questions fâcheuses ou des allusions qui
+ramèneraient la conversation vers des points difficiles à toucher
+donnait aux paroles de Jacques un tour guindé, une froideur
+cérémonieuse, qui paraissaient étranges à Thérèse. Déjà attristée par le
+silence obstiné de son mari à l'égard de ce mystérieux costume, la jeune
+femme se sentait glacée par l'insolite banalité des propos échangés
+après trois jours d'absence. Jacques, de son côté, était à la fois
+énervé et inquiet. Tout en causant distraitement, il songeait à son
+rendez-vous et aux prétextes qu'il inventerait pour s'esquiver à l'heure
+indiquée; il constatait avec ennui combien il lui serait difficile de se
+tirer d'affaire tout seul et il méditait d'aller chercher Lechantre afin
+qu'il lui servit d'auxiliaire pendant le déjeuner. Il comptait sur la
+verve de son vieil ami pour réchauffer cette froideur qu'il ne se
+sentait pas maître de dissiper et pour remplir les vides de la
+conversation. D'ailleurs, plus que jamais il jugeait nécessaire de lui
+recommander une prudente discrétion et de se concerter avec lui pour se
+ménager un moyen de passer la soirée dehors.
+
+--Je te quitte pour une heure, dit-il à Thérèse; je vais prévenir
+Lechantre de votre arrivée et l'inviter à déjeuner avec nous.
+
+--Demeure-t-il loin d'ici? demanda Thérèse.
+
+--Assez loin... Le baron Herder lui a donné l'hospitalité à bord de son
+yacht, et il me faut une bonne demi-heure pour aller jusqu'au port... A
+bientôt, Thérésinette, recommande à ta cuisinière de soigner le menu: je
+te ferai envoyer des huîtres, et à midi sonnant je t'amènerai notre
+ami...
+
+Mais il était écrit que Jacques jouerait de malheur toute la matinée. Il
+venait à peine de terminer ces recommandations, qu'on sonna à la porte,
+et il entendit la voix joviale de Francis résonner dans l'antichambre.
+
+--Comment! ces dames sont arrivées? s'exclamait le paysagiste, je tombe
+à pic alors!... Puis-je entrer? ajouta-t-il en passant sa tête rieuse
+par l'entrebâillement de la porte du salon.
+
+Il s'élança vers Thérèse et lui prit les mains:
+
+--Bonjour, Thérèse, embrassons-nous!... Bonjour, gamin, as-tu bien
+dormi?.. Et la maman, comment va-t-elle?...
+
+--La maman va très bien, répondit Mme Moret d'une voix guillerette en
+soulevant la portière de la pièce contigüe et en se montrant avec
+Christine.
+
+On n'eût pas cru, en effet, qu'elle venait de voyager pendant vingt-deux
+heures. Après avoir relevé et lissé ses cheveux gris, trempé sa figure
+dans l'eau fraîche, elle reparaissait allègre et vive comme une
+alouette. On lisait sur son visage combien elle était contente de revoir
+son garçon en bonne santé, et cette joie suffisait pour la défatiguer.
+
+--Bonjour, M. Lechantre, continua-t-elle, je suis bien aise de vous
+retrouver ici avec mon Jacques... Et pourtant, je vous en veux de
+l'avoir fait veiller si tard qu'il n'a pu venir au-devant de nous... Où
+donc l'avez vous conduit, mauvais sujet?
+
+--Je vous conterai cela à déjeuner, madame Moret, répliqua Francis en
+riant, car je m'invite sans cérémonie...
+
+--Je partais justement pour aller vous chercher, quand vous êtes entré,
+dit Jacques en déposant sa canne et son chapeau.
+
+Il aurait désiré trouver le moyen de recommander par un signe à
+Lechantre la plus rigoureuse réserve; mais il se sentit à la fois
+observé par Thérèse et par Christine, et il jugea prudent de rester coi
+afin de ne pas fortifier des suspicions dont il devinait le vague éveil
+autour de lui. Il espérait, du reste, que pendant les apprêts du
+déjeuner il aurait l'occasion d'être seul avec Francis et qu'alors il
+pourrait le chapitrer à son aise. Malheureusement les choses ne
+marchèrent pas comme il l'avait calculé. Lorsque Thérèse sortit pour
+jeter un coup d'oeil à la cuisine et à la salle à manger, Mme Moret et
+Christine crurent devoir tenir compagnie à leur hôte.--Christine surtout
+s'obstinait à accaparer l'attention de Lechantre. On eût juré qu'elle
+avait pénétré les intentions de Jacques et qu'elle avait une maligne
+satisfaction à demeurer en tiers entre lui et le paysagiste. Elle ne
+lâcha prise que lorsqu'elle vit Thérèse rentrer dans le salon et
+annoncer qu'on ne tarderait pas à se mettre à table.
+
+Jacques bouillait d'impatience et de dépit. Il avait beau s'efforcer de
+prendre un air enjoué et insouciant, les plis transversaux de son front,
+la fixité de son regard et le sourire contraint de ses lèvres
+trahissaient son irritation. Thérèse, habituée à lire sur la physionomie
+mobile de son mari, ne se laissait pas abuser par une gaieté toute
+superficielle. Elle trouvait à Jacques l'oeil inquiet et le geste agité
+d'un homme qui dissimule quelque chose. Un subtil instinct de femme
+aimante et jalouse de conserver son bien affinait encore sa perspicacité
+et, à mesure que les doutes s'accumulaient dans son esprit, une
+croissante tristesse lui embrumait le coeur.--Au moment où la bonne vint
+dire que le déjeuner était servi, Jacques se dirigea vers Lechantre afin
+de l'emmener à l'écart, mais Thérèse s'était déjà emparée du bras du
+paysagiste pour passer dans la salle à manger. En même temps, Mme Moret
+réclama celui de «son garçon», et Jacques, déconcerté, vit ainsi
+s'évanouir son dernier espoir de communiquer secrètement avec son
+compagnon, avant l'heure redoutable des causeries intimes et des
+épanchements qui sont généralement la conséquence d'un repas pris entre
+amis.
+
+Le déjeuner, bien qu'improvisé, était bon et préparé avec sollicitude.
+Thérèse avait fait servir le fameux pineau de Bazincourt dont Lechantre
+lui avait expédié un panier, et celui-ci, mis en verve par le vin du
+pays, la présence de ses compatriotes, la délicatesse du menu,
+commençait à bavarder à coeur ouvert. Dès qu'il se trouvait avec des
+amis et devant une bouteille de son vin favori, le paysagiste devenait
+un saint Jean bouche d'or; Jacques le savait et son énervement
+redoublait à mesure que pétillait la gaieté et que croissait l'entrain
+du «cher maître».
+
+Tandis que ce dernier vantait avec son style familièrement imagé les
+talents du cordon bleu qui avait cuisiné le déjeuner, il fut brusquement
+interrompu par la voix acide de Christine:
+
+--M. Lechantre, vous nous avez promis de nous conter la façon dont vous
+avez passé votre soirée avec Jacques!
+
+--A vos ordres, mademoiselle, répondit le peintre en élevant son verre à
+hauteur de l'oeil et en dégustant à petits coups son cher vin de
+Bazincourt;--d'abord vous saurez que nous sommes allés aux confetti et
+que nous y avons vaillamment combattu... Ensuite nous avons dîné au
+cabaret, puis...
+
+--M. Lechantre, dit avec une ironie affectée Jacques qui se sentait sur
+des charbons ardents, souvenez-vous que Christine est fort dévote; ne la
+scandalisez pas par le récit de vos exploits!
+
+--Sois tranquille, gamin, je connais les égards dus aux demoiselles et
+je glisserai discrètement sur l'épisode de l'enfant de choeur...
+
+--Un enfant de choeur, répéta Christine d'un air faussement candide,
+vous êtes donc allés à l'église?
+
+--O naïveté biblique! s'exclama Lechantre, non, pas tout à fait... Il
+s'agit du déguisement d'une jeune personne qui faisait ses dévotions à
+la redoute.
+
+--Quelle horreur! murmura Mlle Moret en baissant les yeux, comment
+ose-t-on commettre de pareilles profanations?... Et c'est à ce bal que
+vous avez tous deux passé votre soirée?
+
+--Mon Dieu, oui, mademoiselle... Jacques était fort attristé de sa
+solitude et j'ai voulu le distraire en le conduisant à cette redoute...
+Toutes les belles dames de Nice y étaient et votre garçon, maman Moret,
+y a eu un joli succès.
+
+--Ne vous moquez donc pas de moi, M. Lechantre, interrompit Jacques
+agacé, en voilà assez là-dessus!...
+
+Thérèse avait relevé la tête et observait douloureusement le trouble de
+son mari. Quant à la petite mère, toujours enchantée d'entendre l'éloge
+de son Benjamin, elle riait avec indulgence; accoudée à la nappe, les
+yeux fixés sur ceux de Francis, elle approuvait de la tête et répétait
+complaisamment:
+
+--Si fait, si fait, M. Lechantre, contez-nous ça!
+
+--Eh! bien, mesdames, reprit ce dernier, ravi de s'écouter parler, la
+redoute blanche et rouge était positivement une jolie chose et je
+regrette que vous ne l'ayez pas vue... Il y avait, il est vrai, des
+femmes de tous les mondes, depuis le fretin jusqu'au dessus du panier de
+la société cosmopolite; mais je vous donne mon billet que la dame qui a
+intrigué Jacques appartenait à la crème de la crème... Ça se devinait à
+sa toilette et au son de sa voix.
+
+--Vraiment, Jacques a été intrigué? dit Thérèse en affectant une
+parfaite indifférence, voyez comme il cache son jeu!... Il ne nous en
+avait pas soufflé mot.
+
+--Bah! repartit Jacques en haussant les épaules, M. Lechantre se laisse
+emporter par son imagination... Il s'agit d'une vulgaire aventure de bal
+masqué et la dame n'avait rien d'intéressant.
+
+--Mazette! se récria Francis, tu es modeste, toi, ou tu as le goût
+difficile!... Une femme charmante!... Un peu hautaine, mais tout à fait
+distinguée.
+
+--Comment était-elle mise? demanda Thérèse.
+
+--Elle avait une robe de laine blanche taillée à la grecque avec une
+garniture de pavots rouges, et ses cheveux blonds étaient coiffés d'un
+bonnet de dentelle d'or. Ajoutez à cela des yeux qui brillaient comme
+des diamants, et une voix!... Une musique à la fois mordante et câline,
+avec un petit accent étranger... Comme elle m'avait nettement signifié
+que j'étais de trop, je n'ai pas assisté à la conversation, vous pensez
+bien; mais il m'a semblé que la dame était aussi spirituelle que jolie,
+et Jacques n'a pas dû s'ennuyer!
+
+--Eh! bien, vous vous trompez! protesta celui-ci-ci en lançant un regard
+furieux à Francis, nous avons à peine échangé vingt paroles, et
+c'étaient des banalités!
+
+--Pourquoi te défends-tu si fort? répliqua Thérèse avec un pâle sourire,
+ces aventures-là sont très naturelles dans un bal masqué, et nous savons
+bien que personne ne les prend au sérieux...
+
+Malgré cela, les traits légèrement contractés de la jeune femme et
+surtout l'expression de ses yeux bruns devenus presque noirs donnaient
+un démenti à ses paroles. En effet, le calme qu'elle affectait en
+écoutant les appréciations de Lechantre n'existait qu'à la surface.
+Chacun des mots prononcés par le paysagiste produisait en elle une
+secousse suivie de cruelles réflexions. Elle rapprochait les révélations
+de Francis de l'obstination silencieuse de Jacques et elle en tirait des
+conclusions peu rassurantes. La description de la dame aux pavots rouges
+avait suffi pour éclairer d'une lumière suspecte cette rencontre où
+Lechantre ne voyait qu'une amusante plaisanterie. Aux indications
+rapidement esquissées par l'artiste, la pénétrante perspicacité de
+Thérèse lui avait fait deviner que cette inconnue devait être Mania
+Liebling, et toute sa jalousie s'était réveillée. Il était évident pour
+elle que cette entrevue de Mania et de Jacques avait été préméditée. Que
+s'y était-il passé? Quelles confidences s'y étaient échangées? Dans
+quelle mesure Jacques avait-il succombé à la tentation? En tout cas, il
+se sentait déjà coupable, puisqu'il cherchait des faux-fuyants, et
+rusait pour ne point rendre compte de ses actes. Thérèse se jugeait
+trahie, et trahie dans les conditions les plus offensantes. A peine
+avait-elle quitté Nice, que Jacques s'était empressé de songer aux
+moyens de revoir cette dangereuse créature; il n'avait pas rougi de
+profiter de ce voyage entrepris par dévouement, pour satisfaire sa
+curiosité ou sa passion. C'était odieux, et la jeune femme, blessée dans
+sa fierté et dans sa tendresse, agitée par des soubresauts
+d'indignation, était tentée décrier à l'infidèle: «Pourquoi mentir? Je
+devine tout et je ne suis pas ta dupe!» Mais en cette âme vaillante, le
+sens de la dignité et la crainte d'affliger cruellement la petite mère
+l'emportèrent sur l'amour-propre blessé et elle sut se contraindre à
+rester calme.
+
+Néanmoins cette contrainte ne s'imposait point sans une lutte dont
+l'effort transparaissait sur les traits de Thérèse, et Lechantre, qui
+était observateur, ne manqua pas de remarquer l'altération que ses
+confidences avaient produite sur la physionomie de la jeune Mme Moret.
+Il comprit qu'il l'avait involontairement froissée et se tut
+brusquement.--Pendant la fin du repas, un silence gênant pesa sur les
+convives. Francis, redevenu sérieux, examinait avec surprise le noir
+regard pensif de Thérèse, la mine vaguement inquiète de Jacques, le
+méchant sourire de Christine, et il commençait à se demander: «Que
+diantre ont-ils tous?... On dirait que mon histoire leur a jeté un
+froid...»
+
+On se leva enfin de table, on prit le café sur le perron et, tandis que
+les trois femmes s'occupaient de rangements, Jacques put entraîner son
+ami dans le jardinet, sous prétexte de fumer en plein air.
+
+--Ah ça, que se passe-t-il? interrogea Lechantre à mi-voix, dès qu'ils
+furent cachés par les massifs d'orangers, est-ce que j'aurais fait une
+gaffe en racontant devant ta femme ton intrigue de la redoute?
+
+--Absolument! répondit Jacques d'un ton amer. Pendant toute la matinée,
+il m'a été impossible de vous prendre en particulier pour vous
+recommander le silence... A la façon dont vous avez dépeint la dame aux
+pavots rouges, Thérèse a dû reconnaître une femme dont elle est déjà
+jalouse, et je crains que cela n'ait tout gâté.
+
+--Comment! ce n'était donc pas la première fois que tu rencontrais cette
+dame?
+
+--Non, je la connais depuis six semaines; c'est une étrangère, une femme
+du meilleur monde.
+
+--Diantre soit des femmes du monde! s'écria le paysagiste désolé, je
+croyais qu'il s'agissait d'une passade comme celle de mon enfant de
+choeur, mais du moment où c'est sérieux, je n'en suis plus... Est-ce que
+tu as l'intention de la revoir?
+
+--Oui, avoua Jacques, ce soir... au Corso blanc... Et même j'ai compté
+sur votre amitié pour...
+
+--Pour conter à ta femme que nous devons passer la soirée ensemble,
+n'est-ce pas?... Merci! tu me fais jouer un joli rôle, galopin!... Tu
+oublies que j'ai une vive admiration pour Thérèse, et que je l'aime...
+
+--Eh! moi aussi, je l'aime, protesta Jacques avec impatience, mais...
+
+--Elle est propre, ta façon d'aimer... à coups de canif dans le
+contrat!... Je ne veux pas être ton complice et tu vas me faire le
+plaisir de planter là ton étrangère!
+
+--Impossible!... J'ai donné ma parole pour ce soir... C'est une question
+de délicatesse et d'honneur.
+
+--Voilà de l'honneur bien placé... A d'autres!... ne compte pas sur moi.
+
+[Illustration.]
+
+--Je vous en prie!... Il s'agit... d'une dernière entrevue, d'une de ces
+explications auxquelles un galant homme ne peut se soustraire.
+
+--Ah! ah! La scène des adieux, les lettres à restituer... C'est une
+liquidation, alors?
+
+--Oui, affirma Jacques, qui, ne voyant plus d'autre moyen d'obtenir
+l'assistance de Lechantre, n'hésita pas à se charger la conscience d'un
+nouveau mensonge.
+
+--Si c'est pour brusquer le dénouement, je veux bien t'aider à sortir
+d'un mauvais pas, mais liquide, mon garçon, tranche dans le vif, et
+méfie-toi... Ces histoires-là finissent toujours mal!
+
+Ils remontèrent ensemble au salon. Thérèse s'était rendue assez
+maîtresse d'elle-même pour ne plus laisser deviner son chagrin. Le brave
+Lechantre, afin de racheter son impair de la matinée, s'évertuait à
+donnera la conversation une tournure moins dangereuse, en évitant les
+sujets brûlants, et en évoquant de joyeux souvenirs communs à toute la
+famille. Il parla de Rochetaillée, taquina Christine sur ses goûts
+sédentaires, entreprit la petite mère à propos de sa basse-cour et de
+son étable, raconta de comiques histoires de village et fit tant qu'il
+dérida Thérèse. Elle lui répondait avec enjouement et paraissait prendre
+un plaisir d'enfant à entendre Francis parler le patois du pays. Sa
+gaieté factice fit illusion à Jacques. Il se persuada qu'elle avait
+oublié l'incident du bal masqué, ou du moins qu'elle lui pardonnait ses
+frasques de la veille. Il retrouva son aplomb et donna la réplique à son
+ancien maître.
+
+Quand Lechantre prit congé des trois femmes, il dit négligemment à son
+ami:
+
+--A propos, Jacques, tu sais que le baron Herder compte sur toi ce soir,
+pour prendre le thé. Nous t'attendrons entre huit et neuf heures...
+Pardon, mesdames, de vous enlever ce gamin dès le premier jour de votre
+arrivée, mais vous devez être fatiguées, et vous aurez sans doute besoin
+de vous coucher de bonne heure.
+
+Comme il achevait ces derniers mots, il rencontra le profond regard de
+Thérèse et, trop franc pour le soutenir hardiment, il détourna la tête.
+Les yeux de la jeune femme allaient alternativement de Francis à
+Jacques: le premier fuyait son regard, le second affectait un air
+distrait; leur attitude à tous deux lui parut suspecte.
+
+--Ils s'entendent pour me tromper, songea-t-elle. Et de nouveau un froid
+lui glaça les veines, tandis qu'elle essayait de sourire en tendant la
+main à Lechantre.
+
+Après le départ du paysagiste, l'après-midi se traîna péniblement entre
+Christine, qui tricotait un châle de laine, la maman Moret, qui
+sommeillait de temps à autre, et Thérèse, qui semblait replongée dans
+ses réflexions.--En dépit des graves présomptions fondées sur la
+froideur de Jacques et les révélations de Lechantre, il y avait encore
+des moments où elle se refusait à croire à une trahison, à admettre
+comme possible le navrant écroulement de son bonheur. «Non,
+pensait-elle, il ne peut être devenu déloyal à ce point!» Elle attendait
+toujours un regard repentant de Jacques, un de ces bons mouvements de
+tendresse qui mettent un aveu aux lèvres du coupable et lui font tout
+pardonner. Mais l'artiste restait distrait, nerveux et taciturne. A
+mesure que la nuit s'approchait, il donnait des signes d'une impatience
+mal contenue. Lorsqu'on se mit à table pour dîner, il mangea à peine, la
+fièvre de l'attente lui coupait l'appétit, il trouvait que la domestique
+enlevait les plats avec une lenteur agaçante; il l'accusait de pontifier
+en servant, et, au cours de la conversation, il consultait sa montre à
+la dérobée.
+
+Aucune de ces agitations, aucun de ces gestes, n'échappaient à Thérèse.
+Ils lui perçaient le coeur, et sa souffrance était d'autant plus aigüe
+qu'elle cherchait à la dissimuler.
+
+Dès que le dessert apparut, l'impatience à peine déguisée de Jacques
+redoubla. Il entendait huit heures sonner aux pendules et il calculait
+avec agacement qu'il serait obligé de perdre encore quelque temps chez
+le costumier... «Ce dîner n'en finira jamais!» se disait-il rageusement.
+Il ne répondait plus que par monosyllabes aux questions des trois
+femmes, de peur qu'une réponse plus explicite ne redonnât un nouvel
+essor à la conversation qui languissait, et ne le retînt plus longtemps
+dans la salle à manger.--A la fin, il se leva brusquement et alla
+embrasser la petite mère.
+
+--Bonsoir, maman, murmura-t-il, il ne faut pas que je fasse attendre le
+baron Herder, et d'ailleurs vous devez avoir toutes trois grand besoin
+de dormir.
+
+Thérèse s'était levée en même temps que lui et le précédait dans
+l'antichambre avec une bougie.
+
+--Rentreras-tu tard? demanda-t-elle, quand il fut près de la porte.
+
+--Non... Je l'espère, du moins, mais je ne puis te fixer une heure
+précise... quand on est chez les autres, on ne s'appartient pas... Au
+revoir, Thérèse!
+
+Il lui prit la main et la serra précipitamment.
+
+--Ta main est glacée, dit-il, tu es fatiguée et un bon somme te fera du
+bien... Couche-toi vite!
+
+Là-dessus il s'esquiva.--Dès que la porte fut refermée, Thérèse gagna sa
+chambre, dont la fenêtre restée ouverte donnait sur la rue. Elle vit
+Jacques courir vers le boulevard Dubouchage, dans une direction opposée
+à celle qu'il aurait dû prendre pour aller au port.
+
+--Avec quel aplomb il ment déjà! pensa-t-elle... Non, je ne puis
+supporter cet état de doute et d'angoisse... J'aime mieux tout savoir!
+
+Son manteau de voyage et son chapeau étaient encore sur le lit; elle se
+coiffa, s'encapuchonna à la hâte, puis, rouvrant avec précaution la
+porte d'entrée, elle se glissa dans la rue et se précipita vers le
+boulevard.
+
+_(A suivre)._
+
+André Theuriet.
+
+[Illustration.]
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of L'Illustration, No. 2497, 3 Janvier
+1891, by Various
+
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+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
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+
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+Foundation
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+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
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+information can be found at the Foundation's web site and official
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+Project Gutenberg's L'Illustration, No. 2497, 3 Janvier 1891, by Various
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
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+with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
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+
+Title: L'Illustration, No. 2497, 3 Janvier 1891
+
+Author: Various
+
+Release Date: January 18, 2014 [EBook #44696]
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+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 2497, 3 JANVIER 1891 ***
+
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+Produced by Rénald Lévesque
+
+
+
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+
+</pre>
+
+
+
+
+<br><br>
+
+<div class="cont">
+
+
+
+
+
+ <p>L'ILLUSTRATION<br>
+
+ <p><i>Prix du Numéro: 75 centimes.</i><br>
+
+SAMEDI 3 JANVIER 1891<br>
+
+49e Année.--Nº 2497</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/001.png"><br>
+
+<b>OCTAVE FEUILLET.<br> D'après la photographie de Nadar.</b></p>
+
+<br><br>
+
+ <p class="mid"><img alt="" src="images/002a.png"><br></p>
+
+ <p><span class="lef"><img alt="" src="images/002b.png"></span>'ANNÉE 1801 aura commencé lorsque paraîtront ces lignes. Oh! elle ne
+sera pas bien âgée. Née à peine. Et déjà elle sera de l'histoire, ou
+plutôt elle aura son histoire. J'ai remarqué souvent--ce qui prouve que
+je ne suis plus tout jeune--oui, j'ai remarqué que les années nouvelles
+débutent par quelque événement à sensation. Est-ce une mort illustre,
+une naissance espérée, une révolution inattendue? Je n'en sais rien.
+Mais, pareilles à ces souverains qui veulent affirmer leur autorité dès
+le début de leur règne, les années encore vagissantes s'affirment, elles
+aussi, comme elles peuvent.</p>
+
+ <p>Et déjà elle est oubliée, terriblement oubliée, l'année 90! Finie,
+abolie, emportée comme dans une hotte de chiffonniers. 90! Comme c'est
+loin! C'est hier, mais c'est loin. On ne se préoccupe pas du tout, mais
+du tout, de ce que 90 nous a donné. On ne s'occupe que de ce que nous
+promet 91.</p>
+
+ <p>Les derniers jours de l'an passé ont été égayés par une aventure assez
+divertissante, l'aventure du <i>chalet</i>. Il ne s'agit pas de celui
+d'Adolphe Adam, qu'on ne joue plus guère à l'Opéra-Comique, mais bien
+d'un chalet en planches, artistiquement orné, qu'on avait trouvé bon
+d'installer, en plein c&oelig;ur de Paris, devant la façade de l'Opéra. Il
+était hideux, ce joli chalet dont l'usage ne se pourrait dire, dirait
+une lady anglaise, et, en l'apercevant, tout Parisien s'écriait:</p>
+
+ <p>--Pourquoi ce chalet? Je n'en vois pas la nécessité!</p>
+
+ <p>Il a disparu, le chalet, sous le ridicule et sous les protestations des
+passants. Les Parisiens en étaient si outrés, qu'un moment ils avaient
+voulu l'enlever par la force. Des gardiens de la paix ont dû protéger
+contre la révolte artistique de la foule ce chalet si malencontreux.</p>
+
+ <p>Quel drôle de peuple! On peut l'écraser d'impôts, le mener à la
+baguette, on ne peut pas lui imposer une baraque en bois dont il ne veut
+pas. On a jadis parlé de la <i>révolution du mépris</i>. Parisiens de
+1890-91, nous avons frôlé la <i>révolution du chalet!</i> C'était, du reste,
+une idée bien étrange de déshonorer la place de l'Opéra par cette
+maisonnette <i>ad usum populi</i>. Nous avons l'art de <i>désembellir</i> Paris.
+Nous l'avons orné de statues difformes, d'un Ledru-Rollin bizarre, d'un
+Shakespeare étrange, d'un Louis Blanc géant. Ces statues ne suffisent
+pas. Voilà les chalets maintenant. Celui-ci a disparu. Paix à sa
+mémoire! Mais on n'eût pas cru possible une idée d'architecte aussi
+saugrenue.</p>
+
+ <p>Le chalet a été emporté par un vent de protestation, absolument comme
+nombre de gens célèbres par des congestions pulmonaires. Oh! le rude
+hiver! et que les fluxions de poitrine sont fréquentes! Je plains les
+pauvres humains et les malheureux qui n'ont ni boas ni pelisses. La bise
+est aigre, la gelée féroce, et le ciel a cette couleur grise du papier à
+la mode qu'on appelle <i>papier ciel d'hiver</i>. M. Émile Durier a été une
+des victimes de la température. Solide, souriant, aimable, il semblait
+robuste et jeune encore, quoique sexagénaire, l'ancien bâtonnier de
+l'ordre des avocats. Une physionomie ouverte, un accueil toujours
+agréable. C'était une figure parisienne plus encore qu'une figure
+politique. De la révolution qui avait porté au pouvoir tous ses amis,
+l'ex-secrétaire du gouvernement de la Défense nationale n'avait rien
+voulu, que le droit d'exercer plus librement la profession qui lui
+plaisait.</p>
+
+ <p>Me Durier était un avocat écouté, autorisé, il avait la parole
+séduisante, et jamais la dent dure. Lorsqu'il attaquait un adversaire,
+il tâchait de le désarçonner, mais il ne le déchirait pas. Il y a des
+avocats dont on craint le venin. De Me Durier on aimait le sourire.
+C'est lui qui avait défendu Chambige, et il l'avait fait sans que M.
+Grille même pût s'en irriter. Ce Chambige, être complexe et inquiétant,
+Me Durier, lorsqu'il en parlait, lui faisait accorder, par des auditeurs
+curieux, un pardon que lui avait refusé le jury. L'avocat était fort
+intéressant sur ce point. On le sentait convaincu.</p>
+
+ <p>Naguère il plaidait pour M. Erckmann contre Chatrian, celui-ci ayant
+accusé ou fait accuser son ancien collaborateur de complicité avec les
+Prussiens, ou quelque chose d'approchant. La plaidoirie de Me Durier ne
+put être publiée puisqu'il s'agissait d'un procès en diffamation, mais
+c'était, me dit-on, une admirable page d'histoire littéraire. Elle a été
+vite lacérée par la mort. Chatrian est parti, Durier s'en va: le seul
+Erckmann reste, fumant sa pipe au-delà des Vosges.</p>
+
+ <p>Cette congestion pulmonaire, dont M. Durier est mort, on peut la prendre
+en allant faire le tour des baraques; mais ce tour, très en vogue cette
+année, vaut bien qu'on risque tout au moins un rhume. Les baraques
+brillent de tous leurs feux et elles sont particulièrement coquettes.
+Nous avons les <i>jouets fin de siècle</i>, les questions nouvelles.</p>
+
+ <p>--Demandez la <i>question Boulanger!</i></p>
+
+ <p>Celle-là paraît finie, bien que M. Déroulède s'apprête à la poser
+encore. Sur le boulevard, entre les doigts des camelots, elle consiste à
+faire passer un bout de laiton d'un cercle en fil de fer tordu de
+manière à donner le profil du général.</p>
+
+ <p>--Voyez la <i>question Carnot!</i> dix centimes!</p>
+
+ <p>Cette question est beaucoup plus simple. On vous vend pour deux sous un
+bout de carton--en forme de parallélogramme, pour parler comme M. de
+Freycinet (de l'Académie française)--et ce parallélogramme est découpé
+de telle sorte qu'en le présentant à la lumière l'ombre des découpures
+projette sur une surface plane, feuille de papier ou paroi de muraille,
+l'image de M. Carnot, du Carnot sommaire et géométrique inventé, je
+crois, par Gyp, ce ou cette Gyp qui a un si joli brin de crayon au bout
+de sa plume. L'<i>Illustration</i> a publié, dans ses amusements
+scientifiques, plus d'une question pareille à la question Carnot qui
+divertit les badauds sur le boulevard. Le président de la République, en
+se promenant comme un bon bourgeois parmi la foule--comme un
+Aroun-al-Raschild dont l'aimable général Brugère serait le Giaffar--le
+président a pu en regardant les boutiques (tel le roi Louis-Philippe
+allait par les rues, avec son parapluie sous le bras) entendre le cri,
+l'appel des camelots:</p>
+
+ <p>--Qu'est-ce que <i>ça dit?</i></p>
+
+ <p>On regarde--et <i>ça dit</i> Sadi. M. Carnot a dû sourire. En réalité, ces
+plaisanteries d'un peuple bon enfant sont une des formes de la
+popularité et M. Carnot est populaire. La popularité ne se décrète pas.
+Elle est un peu comme la grâce et vient de certains dons, de certains
+souffles.</p>
+
+ <p>Elle est aussi comme le charme. Qui le définira, le charme? On le subit
+sans l'analyser. Octave Feuillet avait le charme, Octave Feuillet, un
+des derniers coups qu'ait portés l'année défunte, mais un coup cruel et
+attristant. Tandis que le conseil municipal projetait de faire défiler
+devant M. Émile Richard, son président, exposé à l'Hôtel-de-Ville sur un
+lit de parade, toute la population de Paris aimant saluer son roi, M.
+Octave Feuillet, qui n'avait jamais régné que sur les c&oelig;urs,
+s'éteignait sans que nulle autorité municipale songeât à lui décerner de
+tels honneurs funèbres.</p>
+
+ <p>Ah! c'est quelque chose que d'être fonctionnaire et de présider le
+conseil municipal! Honnête homme, M. Émile Richard, journaliste de
+talent, brave garçon, sans nul doute. Mais, dans l'ordre des choses
+humaines, parmi les gloires du pays, Octave Feuillet occupait un rang
+auquel nul conseiller municipal ne pourra jamais prétendre. C'était un
+maître conteur, un délicat, un féminin qui a montré plus d'une fois les
+qualités les plus mâles, une sorte de pécheur d'âmes.</p>
+
+ <p>Il y a plus de psychologie, comme nous disons aujourd'hui, dans tel
+proverbe de Feuillet que dans bien des &oelig;uvres rénovatrices.
+<i>Onesta</i>--avez-vous lu <i>Onesta?</i> c'est une nouvelle mise à la fin d'un
+volume qui s'appelle la <i>Petite comtesse</i>--Onesta est un admirable
+chef-d'&oelig;uvre, d'un dramatique achevé. On va s'apercevoir que M. Octave
+Feuillet en a écrit un certain nombre, de ces &oelig;uvres verveuses,
+puissantes, à la Musset, qui donnent tort au fameux mot des frères de
+Concourt: Feuillet, c'est le Musset des familles.</p>
+
+ <p>Ce ne serait pas déjà si mal d'être le Musset des familles. Mais Octave
+Feuillet était mieux que cela. Il était Feuillet, c'est-à-dire un maître
+absolu dont les romans et le théâtre procèdent par des coups droits
+terribles après des feintes subtiles.</p>
+
+ <p>Oui, oui, c'est un maître qui disparaît. Un maître en l'art de tout dire
+sans trop appuyer. Il préparait--les journaux l'avaient annoncé--un
+drame pour le Gymnase, un drame tiré de son dernier roman, <i>Honneur
+d'artiste</i>, et qui aurait eu le succès décisif qu'obtient en ce moment
+la pièce de M. Daudet, cette mâle étude de l'hérédité, l'<i>Obstacle</i>.</p>
+
+ <p>L'obstacle, quelquefois, ce n'est pas seulement la folie, c'est la mort,
+et la mort a arraché la plume des doigts d'Octave Feuillet. Le romancier
+souffrait depuis longtemps, mais on le savait nerveux. On se disait
+qu'il résisterait à la souffrance. Il en avait supporté de cruelles, en
+ces dernières années, et la mort d'un fils lui laissait au c&oelig;ur une
+blessure que ne cicatrisait pas le mariage et le bonheur du second, le
+brillant officier dont il était fier.</p>
+
+ <p>M. Octave Feuillet était demeuré fidèle à l'empire, à l'impératrice
+qu'il avait charmée autrefois aux fêtes de Compiègne lorsqu'il écrivait
+pour elle les <i>Portraits de la marquise</i> qu'elle jouait en costume du
+temps passé. Compiègne! Les Tuileries! Toutes ces splendeurs, c'était,
+pour Octave Feuillet, le temps heureux. Il était, à la cour, choyé sans
+être courtisan. Sans doute cherchait-il à plaire, mais c'est surtout lui
+qui séduisait. On l'avait nommé bibliothécaire de Fontainebleau. Une
+sinécure. Mais pourquoi ne donnerait-on pas des postes aux gens de
+talent quand on en donne tant par faveur, aux intrigants?</p>
+
+ <p>Lorsque le 4 septembre arriva, M. Jules Simon, ministre de l'Instruction
+publique du gouvernement républicain, écrivait à Octave Feuillet:</p>
+
+ <p>--Il y a toujours des livres à Fontainebleau et vous êtes toujours
+bibliothécaire!</p>
+
+ <p>Octave Feuillet répondit:</p>
+
+ <p>--Les livres sont toujours là, mais ceux qui me les demandaient n'y sont
+plus. Je donne ma démission.</p>
+
+ <p>On dit volontiers: un <i>homme de Balzac</i>. On pourrait dire: une <i>femme de
+Feuillet</i>. Mais ce peintre des femmes fut un homme et comme un
+gentilhomme. Il touche, d'une main légère, aux crises du c&oelig;ur. Il en a
+calmé plus d'une, de ces crises du mariage. On raconte qu'un jour M.
+Scribe, après la représentation de <i>Malvina</i>, reçut de la main d'une
+mère ce petit billet: «Merci, monsieur, je vous dois ma fille, votre
+comédie lui a rendu la raison.»</p>
+
+ <p>--Que de confidences de ce genre, disait M. Vitet à M. Feuillet en le
+recevant à l'Académie, vous auriez droit à recevoir! Si la gratitude des
+maris écrit aussi de tels billets, vous devez en être accablé!</p>
+
+ <p>Hélas! ces billets qu'attire la gloire, ils finissent tous par le
+dernier billet: le billet de faire-part!<br>
+
+ <span class="sc">Rastignac.</span></p>
+
+ <br><br>
+
+ <h3>NOTES ET IMPRESSIONS</h3>
+
+ <p>La taquinerie est la méchanceté des bons.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Victor Hugo.</span></span>
+ <br></p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Le sang d'un homme mort est plus lourd encore sur la conscience qu'un
+soufflet sur la joue.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Comtesse de Bassanville.</span></span>
+ <br></p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Les articles du journal sont comme les feuilles d'automne qui, vertes et
+fraîches hier, sont aujourd'hui entassées au pied de l'arbre, sans
+couleur et sans vie.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Edmond Scherer.</span></span>
+ <br></p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>L'amour est le poison du génie; les artistes de tempérament robuste
+l'éliminent, les faibles en meurent.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Jean Carol.</span></span>
+ <br></p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Les illusions sont le pain quotidien des malheureux.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Ferdinand Fabre.</span></span>
+ <br></p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Considérée dans son ensemble, l'humanité n'est point sortie de la
+barbarie primitive.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">El. Reclus.</span></span>
+ <br></p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>La tolérance est une vertu que les opprimés savent seuls bien définir.</p>
+
+ <p>(Pensées d'automne.) <span class="rig"><span class="sc">A. Tournier.</span></span>
+ <br></p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Ce qui amuse l'enfant, c'est le pantin; ce qui intéresse l'homme, ce
+sont les ficelles.</p>
+
+ <p>(Ibid.) <span class="rig"><span class="sc">A. Tournier.</span></span>
+ <br></p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Sensible et cruel, vaniteux et jaloux, craintif et téméraire, curieux et
+inappliqué l'enfant est homme par ses contradictions.</p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>La vieillesse apporte moins de qualités qu'elle n'emporte de défauts.
+Elle est l'âge d'or des vertus négatives.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">G.-M. Valtour.</span></span>
+ <br></p>
+<br><br>
+
+ <h3>OCTAVE FEUILLET</h3>
+
+ <p><span class="lef"><img alt="" src="images/003.png"></span> <span class="sc">ctave Feuillet</span> vient de mourir à l'âge de soixante-neuf ans. Il
+produisait encore; mais il y avait déjà quelques années que l'on
+n'attendait plus de lui une révélation nouvelle de son talent.</p>
+
+ <p>C'est le malheur des artistes qui vieillissent de ne plus piquer la
+curiosité des générations qui poussent. Elles sentent qu'ils ont déjà
+donné le meilleur de leur esprit; que tous les ouvrages qui sortiront de
+leur plume ne feront que répéter, avec des variations plus ou moins
+brillantes, ceux qu'ils ont autrefois marqués de traits distinctifs.</p>
+
+ <p>J'ai vu Mme Sand, en ses dernières années, pondre à chaque trimestre
+avec une régularité merveilleuse le roman accoutumé; on le lisait
+encore; on n'en parlait pas. Il n'excitait ni passion ni controverses.
+Tous les critiques l'annonçaient au public avec une sorte de déférence
+aimable; plus d'éreintements ni de querelle. Un grand apaisement s'était
+fait autour de ses &oelig;uvres et de son nom.</p>
+
+ <p>J'imagine que pour un écrivain de premier ordre ce doit être là une
+phase très pénible à traverser; qu'il doit parfois lui prendre des
+envies de s'écrier comme Calchas: «Trop de fleurs! trop de fleurs!» Ces
+louanges indifférentes risquent de l'exaspérer plus que n'avaient fait
+les attaques passionnées subies à la glorieuse aurore des débuts. Mme
+Sand, elle, planait au-dessus de ces misères.</p>
+
+ <p>Il ne semble pas que M. Octave Feuillet en ait pris si paisiblement son
+parti. Il a cherché à diverses reprises à renouveler sa manière; il n'a
+cessé d'affronter le théâtre, le seul endroit où le respect dû aux
+vieilles illustrations ne les préserve pas d'un échec; je suis convaincu
+que cette nervosité, dont tout le monde parle, n'était pas seulement
+congéniale; elle était entretenue, avivée, douloureusement avivée par ce
+goût, par cet appétit, qui était chez lui extraordinairement délicat, de
+séduire le public, de le posséder, de le retenir...</p>
+
+ <p>Il y avait chez lui de l'instinct de coquetterie. Célimène ne songe qu'à
+grouper autour d'elle des empressements et des adorations; imaginez
+Célimène vieillissante; quel chagrin! quel désespoir! M. Feuillet, qui
+voyait le public lui échapper et se tourner vers d'autres, a éprouvé
+quelque chose de cette mélancolie qui a attristé la fin de quelques
+grands artistes.</p>
+
+ <p>Il était d'une sensibilité prodigieuse: la moindre piqûre, la moindre
+critique, alors même qu'on la ouatait des compliments les plus aimables,
+s'enfonçait au plus vif de son être et lui arrachait des tressaillements
+de douleur. J'en parle, hélas! savamment. Comme il a beaucoup écrit pour
+le théâtre et que tout ce qu'il y a donné n'a pas également réussi, j'ai
+plus d'une fois été obligé de signaler dans ces &oelig;uvres, toutes pleines
+de coins charmants, les défauts que j'avais cru y voir. Il me tenait
+pour un ennemi, et cet homme d'infiniment de sens et d'esprit demandait
+à ses amis et aux miens quel motif j'avais de le persécuter. Il était
+convaincu que je poursuivais en lui le familier des réceptions de
+Compiègne. J'avais beau protester que je ne me souciais point de
+politique, et que je préférais une belle &oelig;uvre signée d'un bonapartiste
+à quelque rogaton servi par un républicain, il aimait mieux n'en rien
+croire.</p>
+
+ <p>Je n'ai eu que deux fois le plaisir de le voir: il était venu chez moi
+me remercier de feuilletons qui l'avaient surpris et charmé, car il ne
+s'y attendait point. C'était bien l'homme qu'a si joliment peint
+Alphonse Daudet en deux coups de crayon: long, fin, nerveux, de manières
+exquises, une préoccupation de mondanité sous laquelle on sentait vibrer
+et palpiter des fibres d'artiste. Il parlait d'un ton posé, avec une
+douceur lente; le visage et la voix étaient chez lui d'une séduction
+irrésistible. Je lui assurai que je n'étais jamais plus heureux que
+lorsqu'il me fournissait un prétexte à le louer sans restriction; je lui
+contai naïvement, et avec cette chaleur que je porte dans tout ce que je
+dis, mes impressions à la lecture de ses premiers romans. Il eut l'air
+de me croire, et je pense qu'en effet il s'en alla convaincu de ma bonne
+foi. Mais il était méfiant; au premier coup d'épingle, il oubliait tout
+pour ne sentir que l'affreuse douleur de la déchirure.</p>
+
+ <p>Je ne lui mentais point cependant, en lui disant l'admiration que nous
+avions sentie pour ses premières &oelig;uvres. Bien qu'à l'École normale nous
+fussions passionnés, et très exclusivement passionnés pour Balzac et
+Stendhal, il nous restait encore de quoi goûter Feuillet, dont la jeune
+renommée était (vers 1850) dans tout l'éclat de son premier
+épanouissement. Il me souvient d'un roman de lui, <i>Bellah</i>, qui me
+paraît fort oublié aujourd'hui; il a fait nos délices. Il y avait là des
+scènes de gaieté soldatesque, dont je n'ai plus, depuis, retrouvé
+l'équivalent dans aucune des &oelig;uvres qui ont suivi. Octave Feuillet me
+paraissait y avoir déployé un sens du comique, qu'il a remisé ensuite,
+le jugeant sans doute peu en harmonie avec l'extérieur de sa personne et
+le genre de son talent.</p>
+
+ <p>C'était l'époque aussi où il avait coup sur coup, dans la <i>Revue des
+Deux-Mondes</i>, publié avec un succès prodigieux tous ces proverbes qui
+devaient plus tard être portés presque tous au théâtre: <i>la Crise, le
+Cheveu blanc, le Pour et le Contre, le Village, la Fée, la Clé d'or</i>. En
+France où l'on juge tout d'un mot plaisant, on a appelé M. Feuillet le
+petit Musset des familles et l'on crut sérieusement avoir défini, dans
+cette formule, la manière de M. Octave Feuillet.</p>
+
+ <p>La vérité, c'est que si, au lieu de s'arrêter aux apparences, on avait
+pénétré jusqu'au fond de ces proverbes, si on les avait examinés dans
+leur essence, on se serait aperçu que ces prétendues glorifications de
+la morale bourgeoise étaient, au contraire, des plaidoyers en faveur de
+la passion. Le moraliste disait aux jeunes gens: «Aimez, puisque vous
+avez un c&oelig;ur; et faites des bêtises, puisque c'est le lot de tout
+homme, mais faites-les avec votre femme, et arrangez-vous pour qu'elle
+soit votre maîtresse.» Et il disait ensuite aux jeunes femmes: «Vous
+avez des caprices, rien de plus naturel, de plus avouable, de plus
+charmant même; passez-les avec votre mari. Il y a presque toujours dans
+votre vie une heure de crise où votre imagination s'envole autour d'un
+idéal vaguement entrevu. Vous avez droit à posséder cet idéal; mais ne
+vous dérangez pas, vous l'avez là, sous la main, c'est votre mari. Il ne
+s'agit que de le regarder avec d'autres yeux, vous réaliserez votre rêve
+et resterez vertueuses.»</p>
+
+ <p>C'est la morale du plaisir ajustée aux exigences du ménage. De devoir,
+il n'en est pas question dans les proverbes d'Octave Feuillet. Je ne lui
+en fais pas un reproche. Car ce sont des petits chefs-d'&oelig;uvre. Mais ce
+qui m'amuse, c'est de voir qu'on les a mis entre les mains des femmes et
+des jeunes filles, comme des conseillers de vertu. Je ne sais pas
+d'ouvrages au théâtre qui soient mieux faits, au contraire, pour inviter
+doucement les femmes à la passion. Car enfin, si le mari décidément
+n'est pas l'idéal rêvé, comme il faut que la crise ait son cours, où
+croyez-vous qu'elle aboutisse?</p>
+
+ <p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Ces proverbes établiront la réputation d'Octave Feuillet; mais le
+meilleur de sa gloire n'est pas là.</p>
+
+ <p>Il a écrit le chef-d'&oelig;uvre du roman purement romanesque, et, de ce
+chef-d'&oelig;uvre, il a tiré une pièce qui est également un des
+chefs-d'&oelig;uvre du genre romanesque au théâtre: <i>Le Roman d'un jeune
+homme pauvre</i>.</p>
+
+ <p>C'est, je crois, de tous les ouvrages du maître, celui qui durera le
+plus longtemps. Il repose sur une donnée qui est aussi vieille que
+l'humanité et qui ne s'éteindra qu'avec elle. Tant qu'il y aura des
+hommes sur la terre, on prendra du plaisir à voir des rois épouser des
+bergères et par contre on aimera à voir un jeune homme paré de toutes
+les qualités du c&oelig;ur, de tous les dons de l'esprit, mais pauvre,
+inspirer de l'amour à une jeune fille aussi noble, aussi spirituelle que
+lui, mais riche; la refuser précisément à cause de cette fortune,
+jusqu'au jour où il est vaincu dans sa résistance, où ces deux êtres
+jeunes et beaux, dignes l'un de l'autre, s'épousent enfin, unis par la
+toute-puissance de l'amour. Remarquez que c'est le sujet des <i>Fausses
+confidences</i>, une des plus délicieuses comédies de Marivaux, un sujet
+que l'on reprend tous les siècles sous une nouvelle forme.</p>
+
+ <p>Jamais on ne fera mieux que <i>le Roman d'un jeune homme pauvre</i>. C'est
+d'une imagination riante et le style est d'une fluidité merveilleuse.
+Les personnages vivent, bien qu'ils vivent dans le bleu, et ceux même
+qui ne jouent qu'un rôle épisodique sont d'une charmante fantaisie. Rien
+de plus délicieux que cette vieille douairière bretonne qui rêve la
+reconstruction d'une cathédrale gothique.</p>
+
+ <p>M. Octave Feuillet a bien des fois depuis traité des thèses romanesques.
+Il a écrit en ce genre beaucoup d'ouvrages, qui sont pleins d'agrément;
+aucun ne vaut, ni pour la force de la conception, ni pour la belle
+ordonnance du récit, ni pour la grâce des épisodes, ni même pour le
+charme du style, cette &oelig;uvre maîtresse, qui demeurera au jour de la
+postérité son plus beau titre de gloire.</p>
+
+ <p>A côté du <i>Roman d'un jeune homme pauvre</i>, on peut placer <i>Dalila.
+Dalila</i>, c'est le roman de passion. M. Octave Feuillet s'est plu souvent
+à peindre la femme perverse, tourmentant l'homme faible et annihilant
+l'artiste qui est tombé entre ses mains. <i>Dalila</i> est le chef-d'&oelig;uvre
+de ce genre. Le succès en a été énorme autrefois; la pièce a été plus
+d'une fois reprise, toujours avec succès; il y a là un rôle de
+princesse, qui est une des conceptions les plus fortes de l'auteur. Elle
+est de tempérament impétueux et violent, facile à s'amouracher, plus
+facile à se déprendre, hautaine, impertinente, dédaigneuse, et
+cravachant avec rage tous ceux qui se trouvent sur le chemin d'une de
+ses fantaisies et lui barrent la route. C'est une figure inoubliable.</p>
+
+ <p>M. Octave Feuillet s'est repris plus d'une fois à peindre ce caractère,
+dont la <i>Petite comtesse</i>, une &oelig;uvre exquise, semble être la première
+ébauche.</p>
+
+ <p>Je ne sais pourquoi le bruit s'était répandu que M. Feuillet ne pouvait
+écrire que des romans et des pièces à l'eau de rose: car la <i>Petite
+Comtesse</i> et <i>Dalila</i> sont des ouvres de jeunesse. Mais que voulez-vous?
+on l'avait nommé le <i>Musset des familles</i>, et vous savez la force d'une
+légende.</p>
+
+ <p>Il voulut réagir contre cette légende, qu'il trouvait avec raison fausse
+et absurde. C'est alors qu'il entreprit d'écrire des ouvrages plus
+pimentés de sujet et de forme, et nous devons à cet effort <i>M. de
+Camors, Julia Tréc&oelig;ur</i> dans le roman, <i>Mont joie</i> et un Roman parisien
+dans le drame.</p>
+
+ <p>Aucun de ces ouvrages n'est aussi complet en son genre que l'était dans
+le sien le <i>Roman d'un jeune homme pauvre</i>. Toute la première partie de
+<i>M. de Camors</i> est admirable d'énergie sombre; on dirait pour le reste
+que la main de l'écrivain s'est lassée. Les deux premiers actes de
+<i>Montjoie</i> sont peut-être ce qu'il a écrit de plus achevé: c'est une
+pure merveille. Le drame ensuite tourne court et le dénouement est si
+piteux, qu'à la dernière reprise qui en a été faite la pièce n'a pu se
+maintenir longtemps sur l'affiche. Il y a deux belles scènes dans <i>Un
+roman parisien</i>, mais l'&oelig;uvre ne se tient pas, et je ne crois pas
+qu'elle puisse jamais être remontée.</p>
+
+ <p>C'est <i>Julia Tréc&oelig;ur</i> qui, de ces quatre ouvrages, donne le mieux la
+sensation d'une &oelig;uvre achevée et parfaite; il plane sur tout ce récit
+une mystérieuse horreur, et le dénouement en est d'une mélancolie
+grandiose. Mais le roman me semble manquer de variété; les personnages
+semblent non des êtres vivants, mais des ombres transportées dans le
+brouillard vers une fatalité inexorable.</p>
+
+ <p>Il serait inutile de passer en revue les innombrables ouvrages échappés
+de cette plume féconde. Tous peuvent se rattacher à l'un des trois types
+que nous avons caractérisés. Je ne ferai d'exception que pour le
+<i>Sphinx</i>, parce que M. Octave Feuillet, dans cette pièce de forme
+romanesque, mais très passionnée, avait mis en présence l'un de l'autre
+les deux types de femme qu'il a partout reproduits avec des variantes de
+visage et de costume, et qui étaient représentées au Théâtre-Français
+par deux admirables artistes: Mme Croizette et Mme Sarah Bernhardt. Ce
+fut entre les deux comédiennes un duel auquel tout Paris s'intéressa: la
+palme resta à Mme Sarah Bernhardt; mais personne n'a oublié la scène
+effrayante d'agonie que M. Octave Feuillet avait ménagée à sa rivale.</p>
+
+ <p>M. Feuillet n'avait pas, nous dit M. Daudet, le mal du style dont
+meurent quelques-uns de nos auteurs contemporains. Je ne puis que l'en
+louer. Il écrivait une langue facile, harmonieuse, d'une élégance très
+mondaine; mais, sous cette élégance, il cachait beaucoup de force et
+même beaucoup de fougue. Il aimait à représenter des gens du monde qui
+dérobaient sous un masque impassible de mondanité froide ou légère des
+passions ardentes et parfois brutales. Eh bien! lui aussi il jetait sur
+les emportements et les fureurs qu'il avait à peindre d'aimables glacis
+de style qui ont fait illusion sur son tempérament d'artiste.</p>
+
+ <p>C'était un affiné et un nerveux, homme de bonne compagnie et qui voulut
+partout, toujours et quand même, rester de bonne compagnie. Ce fut là
+son originalité propre. Il sentait avec une vivacité singulière; mais il
+exprimait ses sensations en homme bien élevé et résolu à être bien
+élevé.</p>
+
+ <p>Aussi y a-t-il un désaccord dans sa manière quand il aborde les sujets
+qui font craquer le vernis des bienséances. Il est lui-même,
+c'est-à-dire aimable, harmonieux, distingué sans fadeur, quand il nous
+peint son jeune homme pauvre.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Francisque Sarcey.</span></span></p>
+
+ <br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/004.png"><br><b>A L'HOTEL-DES-INVALIDES.--La décoration du 1er janvier</b></p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/005.png"><br><b>THÉÂTRE DU GYMNASE.--«L'Obstacle», pièce en quatre actes,
+de M. Alphonse Daudet. La scène d'explications entre Didier (M. Duflos)
+et Madeleine (Mlle Sisos) dans le jardin du cloître des Dames-Bleues
+(troisième acte).</b></p>
+<br><br>
+
+ <h3>VOYAGE<br>
+
+ SUR<br>
+
+LA PLANÈTE MARS</h3>
+
+ <p><span class="lef"><img alt="" src="images/006a.png"></span>L se passe en ce moment des choses tout à fait extraordinaires sur
+notre voisine la planète Mars. On s'en occupe un peu partout dans le
+monde de la science. Un certain nombre de nos lecteurs peuvent s'y
+intéresser. Sans autre préambule, transportons-nous directement sur ce
+petit monde et décrivons les phénomènes qui viennent d'être observés
+cette année dans sa géographie.</p>
+
+ <h3>I</h3>
+
+ <p>Depuis quelques années déjà, nous avions été tous assurément fort
+surpris de voir que les lignes droites qui traversent ses continents et
+mettent en communication mutuelle toutes ses mers se dédoublent en
+certaines saisons. Que sont ces tracés rectilignes? Des canaux? On le
+croit, en général, et pourtant comment s'expliquer des cours d'eau se
+traversant les uns les autres? Il y a là un immense réseau de lignes
+droites plus ou moins foncées. Seraient-ce des crevasses? Elles changent
+de largeur. De la végétation? C'est bien rectiligne. Des Brouillards,
+des brumes? L'explication est difficile. Mais elle devient plus
+difficile encore lorsque nous voyons ces lignes énigmatiques se
+dédoubler en certaines saisons. Aucun phénomène terrestre ne peut nous
+mettre sur la voie de l'explication.</p>
+
+ <p>Or voici que cette année ce ne sont pas seulement les canaux qui ont été
+vus dédoublés, mais encore des lacs et des mers!</p>
+
+ <p>Le lac du Soleil, par exemple, est une petite mer intérieure fort
+remarquable, située à l'intersection du 90e degré de longitude et du 25e
+degré de latitude australe (voy. fig. 1). Il mesure 17 degrés de
+longueur sur 14 de largeur, soit 1,020 kilomètres sur 840, c'est-à-dire
+que sa superficie est un peu supérieure à celle de la France. Sa forme
+est presque circulaire, souvent allongée de l'ouest à l'est. Eh bien, ce
+lac a été vu cette année nettement séparé en deux parties distinctes,
+comme par un banc de sable ou par un pont gigantesque (voy. fig. 4).</p>
+
+ <p>On pourrait penser un instant que c'est peut-être un nuage qui s'est
+posé dessus. Mais l'hypothèse est insoutenable, parce qu'un nuage ainsi
+rectiligne, immobile et durable, serait déjà un phénomène, ensuite parce
+que justement de chaque côté de la séparation on voit cette année une
+sorte de prolongement du lac, et que le canal qui aboutit à cette région
+est également dédoublé, ainsi qu'un autre petit lac voisin auquel on a
+donné le nom de lac Tithonius.</p>
+
+ <p>Il y a plus, ce grand lac du Soleil se montre souvent rattaché à une mer
+voisine et à des eaux environnantes par trois affluents, dont deux en
+haut et à gauche ont reçu les noms d'Ambrosia et de Nectar. Or, cette
+année, on n'a vu ni l'un ni l'autre de ces deux affluents, seulement le
+troisième, et l'on en distingue quatre autres, ce qui change toute la
+configuration de ce pays! Que l'on en juge, du reste, par les dessins
+que nous reproduisons ici.</p>
+
+ <p>Afin que nos lecteurs puissent se rendre compte exactement des
+changements observés, nous mettons sous leurs yeux les cartes de ces
+régions, d'après les meilleures observations, celles de M. Schiaparelli,
+directeur de l'Observatoire de Milan.</p>
+
+ <p>Voici d'abord (fig. 1) l'état de 1877. Le lac est circulaire, un
+affluent le rattache à droite, au petit lac du Phénix, et un second
+affluent, plus large, mais plus pâle, le relie en haut à la mer
+australe. L'auteur a examiné cette région avec un soin tout spécial,
+parce qu'elle différait déjà sensiblement des dessins faits par Dawes,
+Lockyer et Kaiser en 1802 et 1804: le lac était alors ovale, allongé
+dans le sens est-ouest.. Au contraire, en 1877, il était «parfaitement
+circulaire, avec le bord légèrement ondulé», et quelquefois même il
+paraissait plutôt allongé dans le sens vertical. De plus, en 1802 et
+1803, en voyait un large affluent relier à gauche le lac à l'Océan
+voisin. Au lieu de cela, l'observateur milanais vit la place tout à fait
+nette et découvrit en 1877 le petit cercle inscrit sous le nom de
+Fontaine du Nectar.</p>
+
+ <h4>PHÉNOMÈNES OBSERVÉS SUR LA PLANÈTE MARS</h4>
+
+ <p class="rig"><img alt="" src="images/006b.png"><br><b>
+ &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Fig. 1.--Le Lac du Soleil en 1877.</b><br>
+
+<img alt="" src="images/006c.png"><br><b>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Fig. 2.--La même région en 1879.</b><br>
+
+<img alt="" src="images/006d.png"><br><b>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Fig. 3.--La même région en 1881.</b><br>
+
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;<img alt="" src="images/006e.png"><br><b>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;
+Fig. 4.--La même région en 1890.</b></p>
+
+ <p>Mars revient vers la Terre en 1879, et on l'observe de nouveau. Des
+changements évidents sont constatés. L'affluent dont nous venons de
+parler, qui était tout à fait invisible en 1877, est maintenant
+perceptible, quoique très mince, et reçoit le nom de Canal du Nectar;
+l'Aurea cherso est élargie, le Chrysorrhoas a changé de place: au lieu
+de descendre verticalement le long du 80e degré, il part du 78e pour
+aller rejoindre le 77e. Le lac est légèrement allongé vers le canal du
+Nectar, «ce qui lui donne la forme d'une poire» dont la queue monterait
+de 15° à 20°. L'affluent supérieur est incomparablement moins large
+qu'en 1877 et a reçu le nom d'Ambrosia. Le lac du Phénix est très
+diminué. On cherche en vain la <i>Fons Juventæ.</i></p>
+
+ <p>Nouvelles études en 1881, et nouvelles transformations. Le lac se montre
+décidément allongé dans le sens est-ouest, concentrique avec le contour
+de la Thaumasia. Le lac du Phénix est devenu un centre d'affluents
+nombreux. L'Agathodémon donne naissance à un lac déjà indiqué en 1877,
+mais aujourd'hui très développé, et qui reçoit le nom de lac Tithonius.
+Cette vue correspond à celles de 1862 et 1864. La «Fontaine de
+Jeunesse», qui avait disparu en 1879, est revenue.</p>
+
+ <p>«Che il Lago del Sole cambi di forma e i grandezza, écrit l'éminent
+observateur, e cosa indubittabile». Sa coloration a été très sombre, et
+plus sombre lorsque la rotation l'amenait au bord du disque que
+lorsqu'il passait au méridien central.</p>
+
+ <p>C'est sans doute, comme dans plusieurs autres cas, parce que les régions
+environnantes deviennent alors plus blanches.</p>
+
+ <p>L'Araxes s'est montré net, allant droit de la mer Sirenum au lac du
+Phénix, et non plus tortueux comme en 1877.</p>
+
+ <p>Ainsi voilà un lac (ou tout au moins quelque chose qui y ressemble) qui
+était ovale en 1862 et 1881, et rond en 1877, et tous ses environs
+changeant également.</p>
+
+ <p>Ces trois dessins suffisent pour établir sans contestation possible
+l'état de la planète pendant ces observations. Eh bien, voici maintenant
+1890 (fig. 4).</p>
+
+ <p>Le lac est fendu en deux;--le petit lac Tithonius I est également
+partagé en deux;--le grand affluent du lac, ce que nous avons appelé
+plus haut la queue de la poire, vient du nord-est au lieu de venir du
+sud-est (dans tous ces dessins le nord est en bas);--l'ambrosia incline
+à droite du méridien au lieu d'incliner à gauche;--le canal Chrysorrhoas
+est double, jusqu'au lac de la Lune, et au-delà jusqu'à la mer
+Acidalium.</p>
+
+ <p>Du lac du Soleil descendent deux nouveaux affluents inconnus jusqu'ici.</p>
+
+ <p>Voilà l'état de la question. Il n'y a pas à le dissimuler. Des
+changements réels, incontestables, et considérables, s'accomplissent à
+la surface de ce monde voisin.</p>
+
+ <p>Sans doute, nous ne pensons pas que ces événements martiens empêchent
+personne de dormir, et, tout le monde peut même y rester absolument
+indifférent.</p>
+
+ <p>Cependant la question ne manque pas d'intérêt.</p>
+
+ <p>Outre qu'il est déjà curieux de savoir que nous pouvons voir d'ici ce
+qui se passe sur Mars, il ne l'est pas moins de constater que, tout en
+ressemblant beaucoup à notre planète par sa constitution générale, son
+atmosphère, ses eaux, ses neiges, ses continents, ses climats, ses
+saisons, ce globe voisin en diffère cependant de la manière la plus
+bizarre par sa configuration géographique, ses canaux dédoublés, et
+surtout par cette faculté de transformation superficielle et de
+dédoublement des lacs eux-mêmes, de lacs grands comme la France!</p>
+
+ <p>Comment expliquer ces variations?</p>
+
+ <h4>II</h4>
+
+ <p>L'hypothèse la plus simple serait d'imaginer que la surface de Mars est
+plate et sablonneuse, que les lacs et les canaux n'ont pas de lits, pour
+ainsi dire, sont très peu profonds, et n'ont qu'une très faible
+épaisseur d'eau, et qu'ils peuvent facilement, suivant les circonstances
+atmosphériques, les pluies, les marées peut-être, se rétrécir,
+s'élargir, déborder, et même changer de place. L'atmosphère peut être
+légère, l'évaporation et la condensation des eaux facile. Nous
+assisterions d'ici à des inondations plus ou moins vastes et plus ou
+moins durables. La séparation du lac du Soleil cette année serait due,
+par exemple, à une diminution ou à un déplacement de l'eau de ce lac, la
+ligne de séparation pouvant être considérée comme un banc de sable mis à
+découvert.</p>
+
+ <p>Il y a plus d'une objection à cette hypothèse.</p>
+
+ <p>La première est qu'il ne me semble pas qu'il y ait moins d'eau, puisque
+les affluents sont plus nombreux, et que celui de gauche a la longueur
+d'un bras de mer.</p>
+
+ <p>Déplacement d'eau dû à des marées? Ce serait périodique, ne durerait que
+quelques heures, et ne caractériserait pas comme ici des saisons
+entières.</p>
+
+ <p>Devons-nous plutôt admettre que le banc de sable s'est élevé au-dessus
+du niveau des eaux et qu'en général, les déplacements d'eaux soient dûs
+à des soulèvements du sol?</p>
+
+ <p>Il est également difficile d'accepter cette interprétation, d'abord
+parce qu'une telle instabilité du sol serait bien extraordinaire,
+ensuite parce qu'il faudrait que ces boursoufflements du sol fussent en
+général rectilignes; enfin parce que les aspects reviennent après
+plusieurs années, tels qu'on les a vus d'abord. Et puis, cette hypothèse
+n'expliquerait pas le fait capital, on pourrait dire caractéristique des
+changements observés sur Mars: la tendance au dédoublement.</p>
+
+<p class="lef"><img alt="" src="images/007a.png"><br><b>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Fig. 5.--Mars en 1890.<br>
+
+<img alt="" src="images/007b.png"><br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Fig. 6.--La même région en 1888.</b></p>
+
+ <p>Examinons encore, par exemple, un dessin de cette année, et comparons-le
+aussi à quelque autre d'une année précédente. Voici (fig. 5.) un disque
+de Mars dessiné l'été dernier, sur lequel on voit plusieurs canaux
+dédoublés. Le supérieur, horizontal, n'a jamais été, jusqu'à ce jour,
+considéré comme un canal double: c'était un détroit, venant de la mer
+triangulaire nommée Mer du Sablier, et conduisant au golfe ou à la baie
+du Méridien. Comme comparaison, nous mettons en regard (fig. 6) la carte
+publiée en 1888 par M. Schiaparelli.</p>
+
+ <p>L'aspect topographique est entièrement transformé. Au lieu d'être
+sinueuse, la ligne du rivage est droite et double, partagée par un
+sillon blanc longitudinal. Double aussi, comme d'habitude d'ailleurs, la
+baie du Méridien. Double également un petit lac inférieur.</p>
+
+ <p>C'est cette tendance au dédoublement qu'il s'agit surtout d'expliquer.</p>
+
+ <p>Si ces canaux dédoublés sont les deux côtés d'une bande d'eau, comme on
+serait porté à le croire par l'aspect comparatif du détroit, qui a déjà
+été vu maintes fois plus clair dans sa ligne médiane que le long des
+bords, reste à expliquer comment cette transformation s'opère. Admettre
+qu'un banc de sable s'élève ainsi, nous semblerait un peu téméraire, et
+d'ailleurs ce soulèvement ferait écouler l'eau de part et d'autre, sans
+donner nécessairement naissance à des bords rectilignes.</p>
+
+ <p>Il est donc, reconnaissons-le, extrêmement difficile, pour ne pas dire
+impossible, d'expliquer ces transformations par les forces naturelles
+que nous connaissons. Songeons aussi que nous ne connaissons pas toutes
+ces forces, et que des choses très proches de nous restent souvent
+ignorées. Les habitants des tropiques qui viennent à Paris en hiver pour
+la première fois, et qui n'ont jamais vu d'arbres sans feuilles ni de
+neige, sont stupéfaits de nos climats. C'est une curiosité toute
+nouvelle pour eux de prendre dans leurs mains de l'eau solidifiée, de
+cette éclatante blancheur, et ils doutent un instant que ces squelettes
+tout noirs des arbres doivent quelques mois plus tard être couverts d'un
+luxuriant feuillage. Supposons un habitant de Vénus n'ayant jamais vu de
+neige. Arriverait-il, en observant la Terre, à comprendre ce que sont
+les taches blanches qui recouvrent nos pôles? Certainement non. Nous le
+pouvons, nous, habitants de la Terre, pour les neiges de Mars. Mais nous
+ne nous expliquons pas ces variations de rivages, ces déplacements
+d'eau, ces canaux rectilignes et leurs dédoublements, parce que nous
+n'avons ici-bas rien d'analogue.</p>
+
+<div class="bloc">
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/007c.png"><br><b>Fig. 7.--Changements dans le cours des fleuves.</b></p>
+
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/007d.png"><br><b>Fig. 8.--Changements dans le cours des fleuves.</b></p>
+
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/007e.png"><br><b>Fig. 9.--Changements dans le cours des fleuves.</b></p>
+
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/007f.png"><br><b>Fig. 10.--Changements dans le cours des fleuves.</b></p>
+
+ </div>
+
+ <p>On peut admettre des inondations pour les extension de rivages, comme on
+en a observé le long de la mer du Sablier, et sur la Libye, au-dessous
+de la mer Flammarion. On peut les admettre aussi pour les régions qui
+deviennent de temps en temps un peu plus sombres. Mais les déplacements
+et les transformations semblent d'un autre ordre.</p>
+
+ <p>Ces lignes droites ne sont pas naturelles pour nous autres habitants de
+la Terre. De plus, elles s'entrecroisent mutuellement sous toutes sortes
+d'angles. On n'a jamais vu de fleuves s'entrecroiser. Admettrons-nous
+que le sol soit parfaitement de niveau, que ces eaux n'aient pas de
+cours, et que ce réseau ait quelque rapport avec des canaux
+d'irrigation?</p>
+
+ <p>Mais tout cela varie si étrangement d'aspect et de largeur que nous
+restons confondus, et que l'opinion de véritables cours d'eau perd
+graduellement de sa vraisemblance, quoique le ton soit souvent aussi
+foncé que celui des mers, mais plutôt en rougeâtre qu'en verdâtre ou
+bleuâtre. Considérons encore, par exemple, les petites cartes ci-dessous
+(fig. 7 à 10). En 1877, la mer du Sablier était très étroite, et aucun
+canal n'a été vu dédoublé. On en remarquait un, entre autres, auquel on
+a donné le nom de Phison. En 1879, mer plus large, le Nil semble avoir
+changé de cours, et l'on voit deux canaux au lieu d'un. En 1882, nouveau
+changement au cours du Nil et dédoublement; les deux canaux de 1879 se
+montrent également dédoublés, et l'on en découvre cinq autres. En 1888,
+l'Euphrate, le Phison, le Nil (appelé maintenant Protonilus), se
+montrent dédoublés comme en 1882, mais on voit un nouveau dédoublement, l'Astaboras, et un
+autre canal (voy. fig. 6). Ce sont encore là des changements. En 1890
+(fig. 10) l'Euphrate et le Phison se montrent dédoublés, ainsi qu'une partie
+seulement du Protonilus, mais l'Astaboras ne l'est pas, le canal de 1888
+a disparu, et, comme nous l'avons déjà remarqué, le détroit supérieur s'est partagé en
+deux dans le sens de sa longueur.</p>
+
+ <p>Il est bien difficile de se refuser à admettre que ces lignes droites
+qui varient ainsi représentent de l'eau ou quelque élément mobile
+analogue. Elles aboutissent toutes, sans exception, par leurs deux
+extrémités, à une mer, à un lac ou à un canal, et, par conséquent, l'eau
+ne doit pas y être étrangère. De plus, on voit quelquefois pendant
+l'hiver de longues traînées de neige les traverser: or, ces neiges sont
+fondues sur ces canaux, comme le ferait la neige en tombant sur de
+l'eau. Auraient-elles pour origine des crevasses géométriques dues à
+quelque procédé naturel dans la formation du globe de Mars? Peut-être;
+mais des crevasses seules, même remplies d'eau, n'expliqueraient pas les
+variations observées, sur lesquelles nous devons encore donner quelques
+détails. Si nous n'abusons pas de l'attention de nos lecteurs, en les
+transportant ainsi brusquement sur un autre monde... Mais une fois n'est
+pas coutume, et, quoique céleste et lointain, le sujet ne manque pas
+d'intérêt.</p>
+
+ <p><i>(A suivre.)</i></p>
+
+ <span class="sc">Camille Flammarion.</span>
+
+ <br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/008a.png"><br><b>Au Cercle des Patineurs.</b></p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/008b.png"><br>
+<b>A deux.&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;
+A trois.&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</b></p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/009a.png"><br>
+<b>Un débutant.&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;
+La barre.&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</b></p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/009b.png"><br><b>La galerie.</b></p>
+
+ <br><br>
+
+ <h3>LE LIVRE D'ÉTRENNES</h3>
+
+ <p>Depuis quelques années, la mode est de donner aux jeunes gens et aux
+jeunes filles, à l'occasion du jour de l'an, des livres spécialement
+écrits, illustrés, imprimés et reliés pour ce but. Du vingt décembre au
+premier janvier, les étalages des libraires sont remplis presque
+exclusivement de ces ouvrages, aux couvertures affriolantes et aux
+tranches dorées; et les magasins de nouveautés eux-mêmes ont pris
+l'habitude de leur réserver un emplacement. Le livre a tué le jouet.</p>
+
+ <p>Cette vogue, tout le monde la connaît. Mais ce que tout le monde ne
+connaît pas, ce que savent seuls les gens du métier, comme nous disons
+dans notre argot littéraire, ce sont les difficultés multiples
+auxquelles sont en butte les écrivains et les éditeurs qui s'occupent de
+livres d'étrennes. Que de soucis avant que l'idée première d'un volume
+ait pris un corps, avant qu'elle ait passé par la série des élaborations
+qui doivent lui donner la vie!</p>
+
+ <p>Autrefois, le public se montrait beaucoup moins exigeant pour le volume
+d'étrennes qu'il ne l'est aujourd'hui. Ce volume coûtait plus cher et il
+était moins bien fait. Tout ce qu'on lui demandait, c'était de ne rien
+contenir de nature à éveiller des curiosités malsaines. Des aventures
+banales, racontées dans une langue lâchée, sinon incorrecte; des
+compilations pseudo-scientifiques, émaillées d'erreurs; ou bien de
+prétendus récits historiques, dans lesquels l'histoire était la plupart
+du temps travestie de façon lamentable; il n'en fallait pas davantage
+pour satisfaire l'acheteur bénévole.</p>
+
+ <p>Ce fut l'éditeur Hetzel qui créa la littérature de la jeunesse, une
+littérature de valeur, intéressante et artistique, où le bon sens cessa
+d'être martyrisé, où l'imagination trouva son compte, où le style avait
+le charme et la fraîcheur, où la science était respectée. Avant qu'il ne
+montrât la voie, le livre d'enfant avait été l'apanage presque exclusif
+de bas-bleus prétentieux et de fruits secs du roman; il chassa tous ces
+larrons du temple et mit à leur place des hommes d'un talent réel,
+auxquels il donna lui-même l'exemple.</p>
+
+ <p>Cette Renaissance au petit pied date de trente ans, pas davantage.</p>
+
+ <p>Il se forma alors une petite pléiade de gens de lettres qui écrivirent
+pour l'enfant, sans marchander le travail et l'effort, et les auteurs de
+mérite ne considérèrent plus comme un manquement à leur dignité
+professionnelle de consacrer leur temps à amuser les petits.</p>
+
+ <p>Ce fut un progrès qui alla sans cesse en s'accentuant, une révolution
+bienfaisante qui a porté des fruits magnifiques. Aujourd'hui,
+l'étiquette des beaux volumes du jour de l'an ne ment pas: le texte vaut
+la reliure. En général, au moins. Certes, il y a encore, parmi eux, des
+ouvrages mal venus; mais la grande majorité est parfaitement
+recommandable et beaucoup sont excellents.</p>
+
+ <p>Le genre, cependant, est ardu. D'abord, il n'admet qu'un nombre
+restreint de sujets. Pas d'amour, à moins qu'il ne soit dépeint avec une
+scrupuleuse délicatesse d'expression et encadré dans des faits d'une
+chasteté absolue. Pas de politique. Pas de philosophie, ou fort peu. Pas
+de matières arides, ou trop difficiles à comprendre; la science, si elle
+apparaît, doit se faire aimable. Toutes ces exclusions systématiques
+s'imposent. Il faut choisir dans le reste: romans sans passions,
+voyages, &oelig;uvres de vulgarisation. Pas de contes de fée; on ne veut plus
+du merveilleux.</p>
+
+ <p>Et encore, en se cantonnant ainsi, y a-t-il à craindre de blesser des
+susceptibilités. Certains papas se fâchent s'il y a de la religion dans
+un livre, d'autres se fâchent s'il n'y en a pas. On ne sait trop à
+quelle aune mesurer la quantité qu'il convient d'en donner.</p>
+
+ <p>Et, ici, une considération se place, que le public ignore, mais qui
+touche fort les éditeurs. Tous les ans, le ministère de l'Instruction
+publique et le Conseil municipal de Paris achètent un certain nombre de
+livres destinés à être distribués en prix ou donnés aux bibliothèques
+scolaires et publiques. Or, avant d'être adoptés, ces volumes sont
+épluchés par des commissions nommées spécialement à cet effet; et une
+phrase qui déplaît, un mot seulement, suffit pour déterminer le rejet
+d'un ouvrage, quelle que soit du reste sa valeur. Aussi MM. les
+éditeurs, naturellement soucieux de leurs intérêts, exigent-ils des
+auteurs auxquels ils demandent un manuscrit une prudence excessive. Il
+s'agit de ne blesser personne, il s'agit d'avoir une commande.</p>
+
+ <p>Et comme c'est difficile de ne blesser personne! surtout de ne blesser
+aucun des membres de la commission instituée par le conseil municipal!
+Qu'on en juge par un fait.</p>
+
+ <p>L'année dernière, je publie un livre intitulé: Voyage en zigzags de deux
+jeunes Français en France. Mon éditeur, cela va de soi, soumet mon
+ouvrage à messieurs de la Commission.</p>
+
+ <p>«C'est un chef-d'&oelig;uvre», dit-il à tous en général et à chacun en
+particulier. (N. B. Quand un éditeur a édité, ce qu'il a édité est
+toujours un chef-d'&oelig;uvre; au contraire, avant qu'il se décide à éditer,
+ce qu'on lui propose d'éditer ne vaut jamais les quatre fers d'un
+chien.)</p>
+
+ <p>Mon livre fut rejeté. A la bonne heure! Mais pourquoi? Je le donne en
+mille.--<i>Parce qu'il contenait des descriptions d'églises!...</i> C'est
+invraisemblable, et cependant c'est vrai. Il aurait fallu, pour être
+<i>orthodoxe</i>, passer sous silence, dans une énumération des merveilles de
+l'architecture française, les plus merveilleuses de ces merveilles.
+<i>Crimine ab uno disce omnes</i>.</p>
+
+ <p>Le public, du reste, n'est pas sans avoir, lui aussi, des partis pris.
+Jamais il n'admettra, par exemple, qu'un romancier habitué à l'étude des
+peintures de m&oelig;urs, avec toutes leurs brutalités, puisse écrire un
+livre d'enfant. Qu'on offre demain, pour la jeunesse, un volume signé
+Zola ou Daudet, personne ne l'achètera, ou, si on l'achète, il n'ira pas
+à ceux-là pour qui il a été composé.</p>
+
+ <p>Je sais un éditeur qui, récemment, avait quelque velléité de publier le
+<i>Rêve</i> en livre d'étrennes. Il fit part de son projet à ceux de ses amis
+dont il prend volontiers conseil. Tous le dissuadèrent de le mettre à
+exécution.</p>
+
+ <p>«Vous n'y pensez pas! lui dirent-ils avec une unanimité bien faite pour
+convaincre; le nom de Zola sur la couverture d'un volume de jour de
+l'an, ce serait l'abomination de la désolation!»</p>
+
+ <p>L'éditeur baissa pavillon, et, à mon humble avis, il fit bien.</p>
+
+ <p>Mais voici un manuscrit qui répond à toutes les conditions possibles et
+impossibles de succès. Vous croyez peut-être que l'éditeur n'a plus qu'à
+l'envoyer à l'imprimeur et à dormir sur ses deux oreilles? Quelle
+erreur!</p>
+
+ <p>Il faut d'abord qu'il s'occupe de l'illustration. Aura-t-il des gravures
+sur bois, ou aura-t-il des dessins à la plume reproduits par
+l'héliogravure? Grave question. La gravure sur bois est
+incontestablement supérieure au dessin à la plume, que celui-ci soit sur
+papier ordinaire ou qu'il soit sur papier procédé; mais elle coûte les
+yeux de la tête. La belle gravure se paie, en effet, de soixante-quinze
+centimes à un franc le centimètre carré, tandis que la reproduction par
+l'héliogravure ne se paie que cinq centimes le centimètre carré.</p>
+
+ <p>Puis, quel dessinateur choisir? Celui-ci fait très bien le paysage, mais
+il ne sait pas faire les personnages. Celui-là excelle dans les marines,
+mais il n'entend rien aux animaux. Un autre... J'abrège. Voici le
+dessinateur trouvé. On lui a indiqué les sujets à traiter.</p>
+
+ <p>Neuf fois sur dix (sinon plus), en sa qualité d'artiste habitué à rêver
+aux étoiles ou à autre chose, il sera en retard. Il s'était engagé à
+livrer un dessin le 12 juin, il l'apportera le 25 juillet. Cependant le
+manuscrit est à l'imprimerie et la composition est arrêtée parce que
+l'on attend l'illustration qu'il a promise. Et le pauvre éditeur de se
+faire du mauvais sang.</p>
+
+ <p>Toutefois, à force de secouer ses gens, de presser son imprimeur,
+d'envoyer chaque matin, à huit heures, un commis éveiller son
+dessinateur, il est prêt, le malheureux. C'est-à-dire que son ouvrage
+est entièrement tiré.</p>
+
+ <p>Il faut maintenant qu'il en fasse brocher un certain nombre
+d'exemplaires. Cela va vite. Mais il faut aussi qu'il en fasse relier
+d'autres, et cela va lentement. On lui a dessiné et colorié par avance
+le modèle de sa couverture, et, ce modèle, il l'a envoyé à un graveur
+qui lui a fabriqué les fers destinés à la reproduction du sujet. Cela a
+pris du temps: d'abord, parce qu'il a été obligé de s'adresser à un
+spécialiste, et que les spécialistes en cette matière sont rares et, par
+conséquent, surchargés de besogne; puis, parce qu'il faut autant de fers
+qu'il y a de couleurs dans le modèle, et que la confection de chacun de
+ces fers demande un long travail.</p>
+
+ <p>Cependant le livre va chez le relieur, non pas chez un relieur
+ordinaire, on n'en sortirait pas. Mais chez un relieur auquel son
+outillage permet d'aller vite, chez un relieur dont la plus grande
+partie du labeur s'exécute à la machine, et l'autre par des procédés
+particulièrement rapides. Or, il n'y a guère à Paris qu'une
+demi-douzaine de ces relieurs, et ils ont beau se hâter, augmenter leur
+personnel et surmener leurs machines, il leur est d'autant plus
+impossible de contenter tous leurs clients, que tous ont besoin de lui
+au même moment.</p>
+
+ <p>Et remarquez, je vous prie, que je passe sous silence les menus ennuis
+et les causes secondaires de retard: mise en pages défectueuse,
+remaniements demandés par l'auteur, épreuves imparfaitement corrigées,
+gravures mal venues au tirage, etc., etc.</p>
+
+ <p>Enfin, voici le livre! Le voici, habillé de sa belle robe de toile et
+doré sur ses tranches. Il ne reste plus qu'a le mettre en vente.</p>
+
+ <p>On l'expédie un peu partout; il faut qu'il y en ait des exemplaires chez
+tous les principaux libraires de Paris et de la province, voire chez
+quelques libraires de l'étranger. Et, comme ces exemplaires sont
+fragiles, il est nécessaire de les empaqueter avec le plus grand soin.</p>
+
+ <p>Puis, il faut s'occuper de la publicité. Sans réclame dans les journaux,
+pas de succès possible. Et l'éditeur de faire leur service à MM. les
+critiques, et de joindre au volume qu'il leur adresse une note imprimée,
+où, afin de soulager ceux qui sont paresseux,--il y en a--il a consigné,
+à grand renfort de rhétorique, les mérites de sa publication. Ceci, bien
+entendu, indépendamment des annonces qu'il paiera de ses deniers.</p>
+
+ <p>Vous croyez que c'est tout? Non, pas encore. Quand son livre est chez
+les libraires, il faut que l'éditeur s'assure qu'il est mis à l'étalage,
+au lieu de rester enfoui dans le magasin, à l'abri de la curiosité
+publique. Livre point vu, livre point vendu. Tous les jours, un commis
+va faire la cour au boutiquier pour obtenir que le volume de son patron
+soit en bonne place à la vitrine. Il y a même beaucoup de libraires qui
+prennent la peine de se déranger eux-mêmes.</p>
+
+ <p>Voilà!--Et maintenant savez-vous ce que coûte un livre d'étrennes et ce
+qu'il peut rapporter?--L'édition de deux mille exemplaires d'un ouvrage
+in-8° jésus, d'environ 400 pages, convenablement illustré de gravures
+sur bois et tiré sur du beau papier, revient à une quinzaine de mille
+francs, soit à 7 fr. 50 l'exemplaire,--un peu moins si, au lieu de faire
+graver les dessins sur bois, on les a fait reproduire par
+l'héliogravure.</p>
+
+ <p>Cet ouvrage se vend, d'ordinaire, douze francs. Ou, du moins, tel est le
+prix marqué--ce qu'on appelle en librairie le prix fort. Mais ils sont
+rares, les acheteurs qui paient le prix fort; les libraires eux-mêmes
+affichent un prix inférieur, espérant vendre davantage en rognant sur
+leur remise, obligés du reste à des concessions par la concurrence que
+leur font les magasins de nouveautés, qui se contentent d'un bénéfice
+minime.</p>
+
+ <p>L'éditeur, lui, ne vend guère directement à l'acheteur. D'ailleurs, même
+quand cela arrive, l'acheteur réclame une remise qui ne lui est jamais
+refusée. Aux libraires, il accorde--c'est l'usage--une remise de 33%;
+même, souvent, il lui livre treize exemplaires quand il ne lui en
+facture que douze, ce qui s'appelle, en terme de métier, faire le
+treize-douze. En ne tenant pas compte de ce treize-douze, un exemplaire
+de douze francs est vendu, net, par l'éditeur huit francs. Pour couvrir
+les frais d'une première édition de deux mille exemplaires, il faut donc
+vendre 1,875 exemplaires. Et quand l'édition entière est épuisée, le
+bénéfice ne dépasse pas mille francs. Il est vrai que la seconde édition
+coûte moins cher que la première; il n'y a plus, alors, de frais de
+gravure, et, si l'ouvrage a été cliché, plus de composition à payer.
+Mais il n'y a pas toujours une seconde édition.</p>
+
+ <p>On le voit, les risques sont gros et les bénéfices faibles. Que de mal
+pour gagner mille francs, souvent pour perdre davantage!</p>
+
+ <p>Les chiffres sur lesquels je me suis basé s'appliquent, je le reconnais,
+aux livres de luxe; mais les autres livres se vendent moins cher s'ils
+coûtent moins cher, et la proportion des risques et des bénéfices reste
+la même. A moins que... à moins que...</p>
+
+ <p>J'hésite à poursuivre. C'est que, pour m'expliquer, je vais être
+contraint de livrer au public le secret de fabrication de maint éditeur,
+et je ne voudrais contrarier aucun d'entre eux. Mais, bah! tant pis;
+j'ai commencé, j'irai jusqu'au bout. Aussi bien je ne nommerai personne.</p>
+
+ <p>Donc, certains éditeurs se servent d'un truc approprié à leurs besoins
+d'économie. Il est très simple, ce truc. Il consiste à illustrer un
+livre, autant que faire se peut, avec des dessins déjà publiés. On
+achète des clichés aux journaux illustrés de la France ou de l'étranger,
+à raison de dix ou quinze centimes le centimètre carré, et l'on fabrique
+ainsi, moyennant une somme relativement modique, un volume orné de
+copieuses gravures. C'est surtout à l'<i>Illustration</i>, au <i>Monde
+illustré</i> et au <i>Magasin pittoresque</i> que se font ces emprunts; il est
+rare qu'en feuilletant leurs collections, on ne découvre pas nombre de
+dessins qui s'adaptent à un texte quelconque.</p>
+
+ <p>Il existe, du reste, à Paris, une maison fort bien achalandée, qui évite
+aux éditeurs la perte de temps que leur occasionneraient des recherches
+minutieuses; on se charge d'y trouver pour eux, sans augmentation de
+prix, tout ce dont ils ont besoin.</p>
+
+ <p>Mais, dira-t-on, les clichés ainsi pris de droite et de gauche n'ont pas
+toujours des dimensions qui conviennent au format de l'ouvrage à
+illustrer.--C'est vrai. Mais, s'ils sont trop petits, peu importe: ou
+bien on les place au milieu de la page, ou bien on les habille. Et,
+s'ils sont trop grands, on les coupe.</p>
+
+ <p>On a, d'ailleurs, inventé mieux encore: au lieu d'illustrer le livre,
+quelques éditeurs font écrire le livre sur des clichés achetés d'avance.
+De cette manière, on est sûr que les illustrations s'adapteront
+parfaitement au texte; le tout est que l'auteur à qui est confiée la
+besogne ait assez d'imagination pour encadrer dans son &oelig;uvre les scènes
+dont on lui impose la représentation.</p>
+
+ <p>On fait ce qu'on peut, non ce qu'on veut. Il y a, en librairie, une
+telle concurrence que les petits éditeurs sont bien pardonnables, quand
+ils ont peur de ne pas vendre assez de livres pour soutenir leur maison
+et vivre de leur commerce, quand ils préfèrent une prudente parcimonie à
+d'imprudentes libéralités.</p>
+
+ <p>Il existe, à Paris seulement, près de cent éditeurs qui publient chaque
+année des livres d'étrennes. Le volume du <i>Journal de la librairie</i>
+spécialement destiné à annoncer ces livres comprend, pour l'année 1890,
+2,692 ouvrages. J'ai compté, je garantis l'exactitude du chiffre. En
+admettant que ces ouvrages aient été, en moyenne, tirés à 2.000
+exemplaires, cela donne le respectable total de 5,384,000 volumes
+offerts au public. Et notez que beaucoup de livres, parus anciennement,
+mais toujours sur le marché, ne figurent pas dans ce nombre.</p>
+
+ <p>N'avais-je pas raison de dire, en commençant, que les livres sont des
+étrennes à la mode?<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Gaston Bonnefont.</span></span></p>
+
+ <br><br>
+
+ <h3>HISTOIRE DE LA SEMAINE</h3>
+
+ <p><b>Le cardinal Lavigerie et la République</b>.--La déclaration formulée par le
+cardinal Lavigerie, dans son toast à l'état-major de l'escadre
+d'évolutions, a eu un tel retentissement et avait en effet une telle
+importance, qu'on ne saurait passer sous silence tout ce qui peut en
+préciser le sens et la portée. Au lendemain même de la publication de ce
+document, nous disions qu'il nous paraissait difficile d'admettre qu'un
+personnage aussi haut placé dans l'épiscopat eût pu formuler une
+déclaration aussi nette, sans avoir l'assurance qu'elle ne serait pas
+désavouée par le chef suprême de l'Église. Et, en effet, tout, depuis,
+est venu confirmer cette opinion, mais c'est surtout dans une lettre du
+cardinal Rampolla, secrétaire d'État du Saint-Siège, que l'on trouve la
+preuve à peu près décisive que le langage du prélat n'a encouru aucune
+désapprobation au Vatican.</p>
+
+ <p>Dans cette lettre, qui est adressée à un évêque français, le cardinal
+Rampolla reproduit avec complaisance les théories politiques développées
+par Léon XIII dans de récentes encycliques: «que l'Église catholique ne
+répugne à aucune forme de gouvernement; qu'elle s'élève au-dessus des
+querelles et des rivalités de partis; qu'elle entretient des relations
+avec tous les États, qu'ils soient monarchiques ou démocratiques, etc.»</p>
+
+ <p>Si l'on tient compte des atténuations et des réserves que commandent la
+prudence diplomatique et les traditions de la papauté, et si l'on
+considère que la lettre du cardinal Rampolla était écrite précisément à
+l'occasion des déclarations de l'archevêque d'Alger, on est autorisé à
+en conclure que celui-ci a traduit, en y apportant, il est vrai, la
+fougue naturelle à son tempérament, et du moins en partie, la pensée
+secrète du Vatican.</p>
+
+ <p>Le cardinal Lavigerie a d'ailleurs voulu s'en expliquer lui-même, et il
+vient d'adresser à son tour, dans ce but, une lettre au <i>Bulletin des
+missions d'Afrique</i>, dans laquelle il dit en propre termes:</p>
+
+ <p>.... «La publication récente de la lettre de S. Em. le cardinal Rampolla
+vous a montré, connaissant comme vous connaissez les règles de langage
+du Saint-Siège, la parfaite conformité, quant au fond des choses, entre
+les doctrines du Pape et mes actes récents, dont on a voulu faire tant
+de bruit.»</p>
+
+ <p>Ainsi donc le cardinal Lavigerie n'hésite pas à invoquer l'autorité du
+Saint-Père lui-même et à s'abriter derrière son approbation. Aurait-il
+cette imprudence, si peu conforme aux traditions de l'Église, s'il avait
+la moindre crainte d'être désavoué? Ce n'est pas probable. On peut donc
+prévoir, sans prendre parti dans cette délicate question, que l'année
+1891 marquera un changement considérable dans l'attitude du parti
+catholique, et, par conséquent, du parti conservateur, car c'est là le
+point de départ d'une évolution qui peut être grosse de conséquences.</p>
+
+ <p><b>Afrique</b>: <i>Soudan français</i>.--Le colonel Archinard, commandant supérieur
+du Soudan français, a quitté Kayes le 11 décembre, se dirigeant vers
+Nioro, dans le Kaarta, dernier refuge d'Ahmadou. Il est probable qu'à
+l'heure actuelle il a pris contact avec l'ennemi.</p>
+
+ <p>Nioro est situé dans le nord-est de Kayes et de Koniakary, à environ 200
+kilomètres de ce dernier point. La ville est défendue par une forteresse
+qui forme un vaste carré de 250 pas de côté, construit régulièrement en
+pierres maçonnées avec de la terre. La muraille a 2 m. 50 d'épaisseur et
+10 à 12 mètres de hauteur. C'est donc une place imprenable sans
+artillerie. Aussi le colonel Archinard a-t-il d'excellents canons et des
+projectiles à la mélinite.</p>
+
+ <p>En quittant Kayes, le commandant supérieur a donné pour instructions aux
+chefs de poste de surveiller avec la plus grande rigueur les Toucouleurs
+qui viennent faire leur soumission et qui profitent de l'accueil
+hospitalier qui leur est fait pour se renseigner sur nos forces et sur
+nos dispositions, se réservant de gagner ensuite le Fouta, le Macina ou
+le Dinguiray, où nous les retrouvons ensuite comme ennemis.</p>
+
+ <p>Tout porte à croire que le colonel Archinard va engager sous peu une
+action décisive.</p>
+
+ <p><i>La Mission Mizon</i>.--On se rappelle que la mission commerciale qui
+remontait le Niger sous les ordres de M. Mizon avait été attaquée par
+les indigènes, pour ainsi dire aux portes mêmes des établissements de la
+Royal Niger Company, à laquelle le gouvernement anglais a délégué une
+sorte de souveraineté sur cette région de l'Afrique.</p>
+
+ <p>M. Mizon, qui avait été blessé dans cette agression, a vivement protesté
+et a obtenu satisfaction. Nous apprenons, en effet, que la mission dont
+il a repris le commandement va pouvoir poursuivre sa route vers le lac
+Tchad, par le Benoué. La Royal Niger Company s'est formellement engagée
+à sauvegarder sa marche à travers le territoire soumis à son influence.</p>
+
+ <p><b>La question irlandaise</b>.--On attendait avec une légitime curiosité le
+résultat de l'élection du comté de Kilkenny, dans laquelle parnellistes
+et anti-parnellistes se livraient une bataille qui paraissait devoir
+être décisive. Personnellement, Parnell était fortement engagé, car,
+ayant abandonné l'action purement parlementaire à laquelle il s'était
+consacré jusqu'ici pour en appeler au verdict populaire, il avait en
+quelque sorte transformé l'élection de Kilkenny en véritable plébiscite.
+C'est du reste la portée qu'il avait donnée lui-même à cette élection
+dans une déclaration qu'il avait faite quelques jours avant la date du
+scrutin. Il est vrai que, depuis, il s'était ravisé et, probablement à
+la suite de renseignements défavorables sur les dispositions des
+électeurs, il a fait entendre qu'il était décidé à contester les
+résultats de l'élection de Kilkenny, aussi bien que ceux de toutes les
+autres circonscriptions nationalistes d'Irlande.</p>
+
+ <p>En attendant, voici un premier scrutin populaire dont M. Parnell peut
+nier la valeur, mais qui n'en est pas moins acquis. Sir John Pope
+Hennessy, le candidat nationaliste anti-parnelliste, a été élu par 2.527
+suffrages, contre 1,356 donnés au candidat parnelliste, M. Vincent
+Scully. Parnell est donc battu à une assez forte majorité On voit que
+nous avions raison de prévoir que si le grand agitateur peut encore
+compter sur son indiscutable popularité, il aura quelque peine à
+déraciner de l'esprit de ses partisans la doctrine qu'il a préconisée
+lui-même, c'est-à-dire que la cause de l'Irlande ne pouvait triompher
+que par la voie de la persuasion, en d'autres termes par la voie
+parlementaire. Le tribun a été si éloquent dans le développement de
+cette thèse, que sa théorie reste victorieuse, même lorsqu'il y renonce
+pour son compte.</p>
+
+ <p>Est-ce à dire pour cela que c'en est fait de son influence? Loin de là!
+Battu sur un point, Parnell peut remporter sur d'autres des victoires de
+nature à compenser la défaite, et dans un pays ravagé par la misère et
+la famine on ne sait jamais quelles peuvent être les conséquences d'un
+soulèvement populaire, même quand, au début, il ne paraît pas avoir
+grande importance.</p>
+
+ <p><b>La Société des artistes français</b>.--Lundi de la semaine dernière a été
+tenue au palais de l'Industrie l'assemblée générale de la Société des
+artistes, sous la présidence de M. Bailly.</p>
+
+ <p>M. Daumet a rendu compte de la situation financière de l'association,
+qui possède aujourd'hui un peu plus d'un million.</p>
+
+ <p>M. Tony Robert-Fleury a exposé ensuite le résultat des travaux du comité
+et des commissions. Il a parlé notamment de l'exposition de Buenos-Ayres
+qui fut, on le sait, un désastre. Huit cents &oelig;uvres environ d'artistes
+français furent saisies à la demande des créanciers de M. Delpech,
+l'organisateur. Or, la question est de savoir si «les &oelig;uvres d'art,
+prêtées par leurs auteurs pour figurer dans une exposition particulière,
+peuvent être saisies par des tiers, quoique n'étant pas la propriété de
+l'organisateur de ces expositions.»</p>
+
+ <p>Le tribunal de commerce s'est prononcé pour l'affirmative, mais la
+Société des artistes a porté l'affaire devant la cour, et espère faire
+modifier cette jurisprudence qui, si elle était définitivement admise,
+rendrait impossibles toutes les expositions particulières en France et à
+l'étranger.</p>
+
+ <p>Le samedi suivant a eu lieu l'assemblée dans laquelle il a été procédé
+au renouvellement du comité des 90, qui se subdivise ainsi: Peinture 50
+membres; sculpture, 20 membres; architecture, 10 membres, et gravure, 10
+membres.</p>
+
+ <p>Dans la section de peinture, MM. Bonnat, Tony Robert-Fleury, Jules
+Lefebvre, Benjamin Constant, J.-P. Laurens, Cormon, Henner, Bouguereau,
+occupent toujours la tête de liste. Parmi les membres nouveaux, on
+remarque les noms de MM. Raphaël Collin, Tategrain, François Flameng,
+Dantan, Julien Dupré, etc.</p>
+
+ <p>En somme la composition du comité reste ce qu'elle était et tout porte à
+croire que la scission qui s'est produite l'année dernière, et qui a eu
+pour conséquence la création du salon du Champ-de-Mars, subsistera cette
+année encore.</p>
+
+ <p>Dans les deux réunions que vient de tenir la société des artistes, il
+n'a nullement été question de modifier les articles des statuts
+concernant l'admission des &oelig;uvres et la distribution des médailles,
+c'est-à-dire les deux points sur lesquels portait le désaccord. Les
+choses restent donc en l'état et nous continuerons à avoir deux salons
+comme par le passé.</p>
+
+ <p><b>La Société d'encouragement et la Ville de Paris</b>. --Une difficulté, qui
+ne sera pas bien sérieuse--tout porte à le croire--s'est élevée entre la
+Société d'encouragement et la Ville de Paris, au sujet du bail relatif à
+l'hipoodrome de Longchamps. D'après l'inspecteur des caisses
+municipales, la Société ne se serait pas strictement conformée à
+certaines clauses du contrat, en sorte que la Ville serait en droit de
+demander la résiliation du bail. Mais il est probable qu'en raison des
+services que rend la Société d'encouragement et des graves inconvénients
+que présenterait la déchéance prononcée contre elle, on n'en arrivera
+pas à cette extrémité, d'autant plus que tout le monde reconnaît les
+avantages immenses que procure à la ville l'excellente gestion de cette
+société.</p>
+
+ <p>Comme bases des nouvelles négociations, les représentants de la Société
+d'encouragement proposent: Prorogation du bail de 1906 à 1940;
+augmentation du loyer de Longchamps porté de 12,000 à 50,000 francs;
+versement à la caisse municipale d'une somme qui pourra s'élever jusqu'à
+1% à prendre sur les 3% du produit brut des paris faits sur les
+hippodromes, sans toutefois que cette somme puisse dépasser 300,000
+francs par an.</p>
+
+ <p>La somme ainsi produite sera affectée à un grand prix de Paris de
+150,000 francs qui seraient ajoutés aux 50,000 francs fournis par les
+compagnies de chemins de fer et un prix du conseil municipal ouvert aux
+chevaux étrangers, jusqu'à concurrence de 100,000 francs.</p>
+
+ <p>La commission du budget a chargé une sous-commission, composée de MM.
+Binder, Caron, Despatys, Deville, Ch. Laurent, Levraud et Paul Strauss,
+d'étudier les propositions de la Société, qui est représentée par MM. de
+Kergorlay, de Salverte et de Gontaut-Biron.</p>
+
+<br><br>
+
+ <p><b>Nécrologie</b>.--Octave Feuillet, de l'Académie française.</p>
+
+ <p>M. Émile Richard, président du conseil municipal de Paris.</p>
+
+ <p>Le général de division Lecointe.</p>
+
+ <p>Me Durier, ancien bâtonnier de l'ordre des avocats.</p>
+
+ <p>Émile Van Marcke, peintre animalier.</p>
+
+ <p>M. Ambroise Joubert, ancien député de la droite à l'Assemblée nationale.</p>
+
+ <p>La baronne Haussmann, femme de l'ancien préfet de la Seine.</p>
+
+ <p>Mme Rouher, veuve de l'ancien ministre de l'empire.</p>
+
+ <p>M. Albert Piollet, conseiller à la cour d'appel d'Alger.</p>
+
+ <p>M. Schliemann, célèbre archéologue.</p>
+
+ <p>M. Marc de Saint-Pierre, sénateur.</p>
+
+ <br><br>
+
+ <h4>LE GÉNÉRAL LECOINTE</h4>
+
+<p class="rig"><img alt="" src="images/010a.png"><br><b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;LE GÉNÉRAL LECOINTE Ancien gouverneur<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;de Paris, récemment
+décédé.--Phot. Appert.</b></p>
+ <p>Le général Lecointe, qui vient de mourir à l'âge de soixante-treize ans,
+était un bon et brave soldat: on le vit bien pendant notre malheureuse
+guerre contre l'Allemagne, mais sa modestie et sa loyauté ne souffrirent
+jamais qu'on fit, autour de ses mérites réels, le bruit et la réclame
+que tant d'autres ne fuiraient point. Il voulut toujours rester à sa
+place, et, quelle que fut la situation qu'il occupait, on n'a jamais pu
+dire qu'il ne justifiât pas les choix dont il était l'objet.</p>
+
+ <p>Sa carrière militaire suivit, pour ainsi dire, pas à pas, campagne par
+campagne, l'histoire militaire de ces quarante dernières années.
+Sous-lieutenant en 1839, capitaine en 1848, il fait les campagnes de
+Crimée, d'Italie, du Mexique; il y conquiert ses grades par sa bravoure
+et son énergie. Il est colonel en 1864. Au début de la guerre de 1870,
+il commande le 2me régiment de grenadiers de la garde; il se distingue à
+Rezonville; il est pris à Metz, il s'échappe, il est nommé général de
+brigade et il reçoit le commandement d'une division de l'armée du Nord.
+A la bataille de Villers-Bretonneux, il enlève le village de Gentelles
+après une action brillante et décisive; onze jours plus tard, il reprend
+aux Prussiens Saint Quentin et Ham. Nous pourrions ainsi suivre le
+général Lecointe de fait d'armes en fait d'armes jusqu'à la fin de la
+guerre et nous n'aurions qu'à constater qu'il fut un de ceux qui
+sauvèrent, l'honneur de notre armée.</p>
+
+ <p>Après la guerre, le général Lecointe, promu divisionnaire, a occupé de
+hauts postes qui témoignaient de l'estime dans laquelle il était tenu
+par ses pairs. Il a été commandant de corps, gouverneur de Lyon, et
+gouverneur militaire de Paris, du mois de mars 1881 à l'année 1884. Ses
+concitoyens du département de l'Eure l'avaient élu sénateur en 1882. Il
+était grand-officier de la Légion d'honneur.</p>
+<br>
+
+
+ <h4>ÉMILE VAN MARCKE</h4>
+
+ <p>Émile van Marcke, le célèbre peintre animalier qui vient de mourir,
+était né à Sèvres en 1827, mais il était originaire des Flandres. De
+cette origine, sans doute, et aussi des leçons de son maître Troyon, il
+avait gardé cette simplicité sincère, solide et robuste, qui lui mérita
+une place toute spéciale parmi les artistes contemporains.</p>
+
+ <p>On se rappelle comment, depuis le salon de peinture de 1857, ou il avait
+envoyé pour ses débuts un paysage intitulé <i>Les environs de
+Villeneuve-l'Étant</i>, il peignait largement et rudement ses bestiaux aux
+croupes luisantes.</p>
+
+ <p>Certes, ses toiles n'avaient rien de particulièrement idyllique. Il leur
+manquait aussi la mélancolie profonde, le mystère indéfini qui fait
+rêver si longuement devant les incomparables compositions de Troyon.
+Mais van Marcke peignait avec de si sûrs et de si justes effets, il
+traduisait le spectacle de la nature avec une précision si naïve: on
+sentait dans ses &oelig;uvres les résultats accumulés de tant d'observations
+patientes: enfin on éprouvait avec tant de netteté que son talent
+comportait surtout beaucoup de probité artistique, qu'il était difficile
+de ne pas être ému devant les toiles que chaque année il exposait au
+Palais de l'Industrie.</p>
+
+ <p>D'ailleurs, van Marcke a obtenu de nombreux succès. Presque chaque
+exposition lui valut une récompense. Il reçut des médailles en 1867, en
+1869 et en 1870. En 1872, il fut nommé chevalier de la Légion d'honneur;
+en 1878, à l'exposition universelle, une médaille de première classe lui
+fut enfin décernée. De plus, pendant plusieurs années consécutives, ses
+camarades l'élurent membre du jury du Salon.</p>
+
+ <p>Émile van Marcke est mort subitement à Hyères. Ses obsèques ont été
+célébrées à Paris devant quelques amis intimes seulement.</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/010b.png"><br><b>
+M. VAN MARCKE. D'après
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;
+M. ÉMILE DURIER. D'après<br>
+
+une photographie de M. Pirou.
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;
+une photographie de M. Appert.</b></p>
+
+
+ <br><br>
+
+ <h3>Le service par bateau de la Goulette à Tunis</h3>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/011a.png"><br><b>EN TUNISIE.--Le nouveau bateau faisant le service des<br>
+voyageurs entre La Goulette et Tunis.</b></p>
+
+ <p>Le lecteur sait qu'il est impossible de débarquer directement à Tunis
+les passagers et les marchandises à destination de cette ville. Elle
+s'élève en effet sur les bords d'un lac d'eau salée de 18 kilomètres de
+circonférence et de deux mètres de profondeur qui communique avec la
+Méditerranée par un étroit canal, impraticable aux navires, et dont
+l'extrémité antérieure est occupée par le port de la Goulette.</p>
+
+ <p>Voyageurs et marchandises doivent donc débarquer dans ce dernier port.</p>
+
+ <p>La distance entre les deux villes est de 17 kilomètres.</p>
+
+ <p>Une ligne de chemin de fer exploitée par la Compagnie italienne Rubatino
+est chargée d'assurer le service des communications entre elles et de
+transporter les voyageurs. Elle le fait, mais à un prix très élevé, et
+avec une lenteur souvent désespérante, certains trains mettant plus
+d'une heure à effectuer le parcours: quant aux marchandises, de lourdes
+embarcations appelées mahones les prennent et s'engagent dans le chenal
+dont nous venons de parler. Elles arrivent à destination quand elles
+peuvent.</p>
+
+ <p>En résumé, on le voit, cet important service laisse fort à désirer et
+est fait dans les plus mauvaises conditions de régularité.</p>
+
+ <p>Aussi, est-ce avec une grande satisfaction que le public intéressé a
+accueilli l'apparition de la nouvelle «Compagnie franco-tunisienne de
+transports».</p>
+
+ <p>Cette compagnie est plutôt une association privée. Elle est constituée
+par une quinzaine de membres, tous français, qui ont versé le capital
+nécessaire. Parmi eux nous citerons: MM. Dautresme, Ossude et Anson, les
+administrateurs délégués.</p>
+
+ <p>La direction du service est confiée à M. Advis, ancien commandant du
+paquebot la <i>Ville-de-Brest</i>, de la Compagnie générale transatlantique.</p>
+
+ <p>La Société se propose d'effectuer tous les transports de voyageurs et de
+marchandises entre la Goulette et Tunis.</p>
+
+ <p>Jusqu'ici le service seul des voyageurs a été organisé; mais celui des
+marchandises ne tardera pas à l'être: les bateaux servant à ce transport
+ou chalands sont prêts et le remorqueur de mer que la Compagnie fait
+construire le sera très prochainement.</p>
+
+ <p>Nous donnons le portrait du vapeur, qui actuellement fait quatre voyages
+quotidiens entre les deux ports.</p>
+
+ <p>Il a 21 mètres de long sur 3 m. 50 de large, et peut prendre 120
+voyageurs, dont 72 sur le pont. L'aménagement est très bien compris et
+l'installation très confortable.</p>
+
+ <p>Il est muni d'un nouveau modèle de machine pouvant déployer une grande
+force (100 chevaux) sous un très petit volume, sortant des ateliers
+Saint-Denis, à Paris, et due à M. Thévenet, ingénieur.</p>
+
+ <p>La Société franco-tunisienne a toutes les chances de réussite pour elle.
+Le prix de la traversée est d'environ un tiers meilleur marché que celui
+de la Compagnie Rubatino, et le mode de locomotion par eau est
+certainement plus agréable que le voyage en wagon, surtout pendant
+l'été.</p>
+
+ <p>Enfin rien ne laissera à désirer lorsque, très prochainement, le
+remorqueur amènera avec régularité à Tunis les marchandises transbordées
+à la Goulette sur les chalands de la Compagnie.</p>
+
+ <p>Dans quelques jours un second bateau pour voyageurs effectuera le
+parcours concurremment avec le premier.</p>
+
+ <p>H.</p>
+
+ <br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/011b.png"><br><b>Disposition de la pièce et des cibles.&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; État des projectiles après le tir<br>
+
+Sur plaque d'acier.&nbsp;&nbsp;&nbsp;Sur plaque Compound.&nbsp;&nbsp;&nbsp;Sur plaque d'acier au nickel.</b><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/011c.png"><br>
+
+<b>Plaque en acier.&nbsp;&nbsp;&nbsp;Plaque en acier au nickel.&nbsp;&nbsp;&nbsp; Plaque Compound.<br>
+
+LE BLINDAGE DES NAVIRES CUIRASSÉS.-Essais comparatifs de différentes
+plaques, faits au polygone d'Annapolis, dans les États-Unis.--État des
+plaques après le cinquième coup.</b></p>
+
+<br><br>
+
+ <h3>LES THÉÂTRES</h3>
+
+ <p>Gymnase: l'<i>Obstacle</i>, pièce en quatre actes, par M. Alphonse Daudet.</p>
+
+ <p>L'obstacle, c'est la folie héréditaire, c'est ce mal de l'esprit ou de
+l'âme qui se transmet du père au fils, pour atteindre fatalement toutes
+les générations à naître. Ainsi le veut du moins la science moderne,
+laquelle sur une observation de détail bâtit une théorie, généralise un
+fait d'exception et perd la raison dans la quintessence de ses
+raisonnements. Admirable matière à mettre en romans et en pièces de
+théâtre, avec le pour et le contre, le tout sans préciser d'autres
+conclusions que celles que le lecteur ou le spectateur veulent bien
+prendre d'eux-mêmes. Ibsen dit: oui; M. Alphonse Daudet dit: non. A vous
+de décider, quand vous aurez vu l'<i>Obstacle</i> au Gymnase.</p>
+
+ <p>Une riche héritière, Madeleine de Rémondy, qui a pour tuteur M. de
+Castillan, un conseiller à la cour d'appel de Montpellier et veuf à
+trente-sept ans, est fiancée à Didier, marquis d'Alein. C'est pendant le
+carnaval que les deux familles se rencontrent dans un hôtel de Nice.
+Didier a auprès de lui sa mère et son précepteur, Hornus, qui, séparé de
+son élève, l'éducation une fois achevée, est venu le rejoindre.
+Madeleine est accompagnée de son tuteur et de Mlle Estelle, sa cousine,
+une vieille fille montée en graine et qui garde dans sa quarantième
+année toutes les rancunes de la jeunesse perdue. M. le conseiller son
+frère, personnage retors et souterrain, ne voit pas sans un profond
+déplaisir la belle dot de Madeleine qu'il convoite s'en allant grossir
+la fortune du marquis. Et, bien que les choses soient des plus avancées,
+bien que la ville de Nice soit au courant de ce mariage, et que Didier
+ait donné à la faveur de la fête une aubade à sa fiancée, il garde
+l'espérance, ce conseiller, de devenir un jour le mari de sa pupille.</p>
+
+ <p>Car il y a un malheur dans cette famille d'Alein, c'est ce que nous
+apprennent les confidences de Hornus et de la marquise. Feu le marquis
+d'Alein, officier de marine, a été frappé au Sénégal d'une insolation,
+est resté fou pendant quinze ans, et il est mort. La marquise, en
+mettant au courant le tuteur de Madeleine et de sa fortune et de ses
+affaires, n'a pas cru devoir lui faire connaître cette partie
+douloureuse de sa vie. Bien que Didier soit né deux ans avant cet
+accident, elle craint que M. de Castillan puisse invoquer l'hérédité
+contre son fils et s'opposera l'union projetée. Discussion inutile, car
+ce conseiller est bientôt au courant de cette triste histoire, et, au
+nom de son pouvoir discrétionnaire, ce tuteur reconduit Mlle de Rémondy
+à Montpellier. Comment expliquer à Didier le motif de ce départ, la
+cause de cette rupture? on gagnera du temps; on lui fera comprendre que
+l'amour de Madeleine, avec toutes ses promesses de fidélité, n'était
+qu'un amour né dans une imagination de dix-huit ans et qui s'est repris
+lui-même. Quant à dire à ce jeune homme le secret terrible qui jusque-là
+lui était caché, jamais.</p>
+
+ <p>On laissera au temps à faire le reste, sans toutefois fermer toute
+espérance de retour à Didier, lequel continue tranquillement à préparer
+son domaine de Colombières pour le rendre digne de sa femme. La pensée
+du jeune marquis est si loin de ces abominables choses dans lesquelles
+vont s'effondrer son c&oelig;ur et peut-être sa raison! Pourtant ce silence
+ne peut se prolonger indéfiniment. Mais Mlle de Castillan, envoyée par
+monsieur son frère, vient à Colombières; elle est chargée de rendre les
+lettres de Didier à Madeleine, et de demander au marquis et les lettres
+de Mlle de Rémondy et le portrait qu'il a reçu d'elle. La parole donnée
+est reprise; Didier n'y peut pas croire, l'amour promis, juré, est
+oublié. C'est impossible! l'étonnement saisit le marquis, la colère
+vient ensuite, et si subite, si violente, que la vieille fille,
+épouvantée de cette fureur, se sauve au plus vite. La marquise essaie
+vainement d'apaiser son fils. Après les larmes versées en abondance,
+après la crise d'un désespoir d'amour, la raison revient à Didier. Il
+questionne froidement maintenant, la fièvre de douleur passée: quelle
+est la cause de cette rupture? Quelle que soit la vérité, il a payé par
+trop de souffrance le droit de le savoir. Il doit y avoir là un secret
+de famille. On ne lui a jamais parlé de son père, et le regard de Didier
+interroge Mme d'Alein, qui répond que le marquis a été toute sa vie un
+homme d'honneur, et qui ajoute, dans une phrase qui a enlevé toute la
+salle «Ah! le noble enfant, son soupçon ne m'a pas un instant
+effleurée!»</p>
+
+ <p>Didier ne pourra donc rien savoir; la vérité lui est fermée. Ni les
+prières de la mère ni les raisonnements de Hornus ne peuvent agir sur sa
+volonté. Il ne rendra les lettres, le portrait, que lorsque Madeleine
+lui aura dit elle-même quelle ne l'aime plus. C'est cet aveu qu'il lui
+faut et il va le chercher au couvent des Dames-Bleues où Mlle de Rémondy
+a été élevée et où elle est venue se réfugier. Car le malheur qui a
+frappé Didier l'a aussi atteinte; M. de Castillan, en racontant à sa
+pupille l'histoire de M. d'Alein, lui a démontré de quel danger il
+l'avait sauvée, d'un mariage qui la faisait la femme d'un fou frappé
+d'avance de folie par l'hérédité de la folie de son père. Madeleine
+s'est résignée en cherchant en Dieu un appui. L'entrevue est consentie
+dans le jardin du cloître tout embaumé et qui sert de parloir d'été.
+Hornus et le marquis sont là; derrière eux nous voyons arriver M. de
+Castillan et sa s&oelig;ur Estelle. Le tuteur ne se soucie guère de ce
+tête-à-tête entre Madeleine et sa pupille, mais Hornus combat ses
+conclusions hypocrites et la supérieure résout de son autorité le litige
+en faveur d'une explication entre les jeunes gens.</p>
+
+ <p>Elle a lieu, cette explication, et elle n'est pas longue. Plus fort que
+toutes les craintes et que tous les raisonnements, la passion a parlé et
+Madeleine, émue jusqu'au fond de l'âme des pleurs et de l'amour de
+Didier, lui dit qu'elle l'aime et qu'elle l'aimera toujours. Puis, comme
+effrayée à la pensée de la folie héréditaire de Didier, elle se lève du
+banc où elle était assise la tête appuyée sur l'épaule de Didier, en
+s'écriant quelle ne peut être à lui. L'épreuve est faite; M. de
+Castillan reparaît et le marquis d'Alein, exaspéré, déclare hautement
+qu'il renonce à Mlle de Rémondy et, élevant le ton de la menace, il
+interdit au conseiller de penser à elle, à quoi M. de Castillan répond
+qu'on ne se bat pas avec le fils d'un fou et que des gens comme Didier
+on les douche et on les enferme.</p>
+
+ <p>Didier sait tout maintenant: Hornus l'a mis au courant de cette
+lamentable catastrophe du marquis d'Alein. Le jeune homme vit retiré
+dans son château; sa mère l'a surpris à lire des livres de médecine sur
+la folie. Qui sait si la maladie qui a saisi le père ne saisira pas le
+fils hanté par cet horrible souvenir! et la marquise d'Alein, qui veut
+sauver Didier de l'effroi de la pensée d'hérédité, trouve un moyen
+extrême. Cette mère se sacrifie, en laissant entendre à Didier qu'elle
+est coupable et que le marquis d'Alein n'était pas son père.</p>
+
+ <p>J'avoue que dès le commencement de la pièce je m'attendais à ce
+dénouement que je trouvais inutilement mélodramatique; mais je comptais
+aussi qu'une belle scène entre le fils et la mère sortirait de cette
+situation qu'elle rachèterait. Le public me paraissait assez surpris,
+mais j'espérais que l'auteur qui l'attendait là allait le surprendre à
+son tour et que cette défaillance momentanée se redressait par une scène
+maîtresse. Il n'en a rien été. Devant cette courageuse confession
+maternelle, Didier impose silence à la marquise en lui disant:</p>
+
+ <p>«Tais-toi, ton pieux mensonge est inutile. Ne crains rien pour moi. Je
+ne crois pas à l'hérédité, et les livres que j'ai lus m'ont appris à ne
+pas y croire. J'ai foi dans le bonheur qui m'arrive sous les traits de
+Madeleine.» Et, en effet, nous voyons Mlle de Rémondy, majeure de la
+veille, hors de tutelle par conséquent, et devenant la jeune marquise
+d'Alein après avoir déjoué les desseins ténébreux de M. le conseiller de
+Castillan.</p>
+
+ <p>Est-ce à dire que ce dénouement un peu trop facile atteindra le succès
+de l'<i>Obstacle?</i> en aucune façon. La pièce est des plus attachantes en
+ses quatre actes, avec des scènes pleines de passion et d'émotion,
+charmante dans ses accents justes et pénétrants, d'un goût délicieux et
+parfois d'une poésie exquise. La langue de M. Alphonse Daudet, cette
+jolie langue colorée et pittoresque, y fait merveille; il y a là &oelig;uvre
+d'artiste supérieur et j'oublie la comédie et ses faiblesses du dernier
+quart-d'heure pour ne me souvenir que du second acte tout entier, des
+scènes ravissantes du cloître et des rôles hors ligne de Hornus, de
+Didier et de la marquise. Je crois fermement que le public sera de mon
+avis.</p>
+
+ <p>Hornus c'est M. Lafontaine, excellent comédien dans un rôle d'excellent
+homme. Didier, c'est M. Duflos que toute la salle a applaudi dans ses
+deux scènes d'amour. M. Léon Noël a été très bien accueilli dans le
+personnage du garde-chasse Sautec&oelig;ur: Mme Raphaële Sisos est bien jolie
+dans le rôle de Madeleine, et Mme Darlaud bien touchante dans le
+personnage épisodique de Noëlie. Mlle Desclauzas fait Estelle; Mme Pasca
+fait la marquise, un succès de plus pour cette comédienne.</p>
+
+ <p>Le Théâtre-Français nous a donné un acte tout souriant de finesse, tout
+vivant d'esprit, une de ces jolies comédies de paravent déjà si
+nombreuses dans l'écrin de son répertoire. Celle-ci a été écoute avec le
+plus grand plaisir pendant près de trois quarts d'heure et saluée par
+les applaudissements de la salle à la chute du rideau. Elle a pour
+auteur M. Charles de Courcy, coutumier du succès, et pour titre: <i>Une
+Conversion</i>. Pendant que M. de Champnolin abandonne sa femme pour aller
+chasser à La Rochelle, qui d'ailleurs n'est guère un pays de gibier, Mme
+de Champnolin se console de son mieux de cette absence. Elle va au bal,
+et M. de Latour, qui conduit le cotillon, n'oublie pas sa jolie
+danseuse. Il envoie des bouquets à Régine, cet amoureux de la veille. Il
+la prie d'accepter une loge aux Variétés et la prie à dîner au cabaret
+en compagnie de ses amies.</p>
+
+ <p>Il y a péril en demeure, vous le voyez. Par bonheur, M. de Brige veille
+sur l'honneur de son ami Georges de Champnolin. Il aime tant Georges, M.
+de Brige! Il sermonne la jeune femme tant et si bien que Régine écoute
+ce sage et excellent homme et qu'elle renvoie à M. de la Tour et son
+bouquet, et sa loge, et qu'elle reste à dîner chez elle. Alors, un
+bouquet revient; c'est de Brige qui l'envoie cette fois; la loge entre
+sous forme de baignoire, c'est de Brige qui l'adresse et de Brige offre
+à dîner à Régine au café Anglais. Mme de Champnolin a tout compris, en
+femme d'esprit elle accepte les fleurs et la loge et retient à dîner
+chez elle, au coin du feu, ce bon de Brige, ce Bourdaloue laïque qui lui
+a prêché la vertu; quand M. de Brige a dans ce tête-à-tête fait une
+déclaration, elle le laisse seul à ses réflexions, lui écrit un petit
+mot et part pour la Rochelle.</p>
+
+ <p>Ceci fait, M. de Brige opère son mouvement de retraite entre le valet de
+pied et la femme de chambre qui l'accompagnent jusqu'à porte. C'est
+tout, mais c'est rempli de bonne humeur et de saine gaieté. M. Febvre
+joue à merveille le rôle de Brige. Mme Worms-Baretta est charmante
+dans le personnage de Régine. Mlle Ludwig dit avec beaucoup d'esprit un
+spirituel rôle de soubrette. La Comédie-Française a donc dit adieu dans
+un succès à l'année théâtrale qui vient de s'en aller, elle attend le
+Thermidor de M. Sardou pour saluer l'année qui vient.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">M. Savigny.</span></span><br><br><br>
+
+ <h3>LES LIVRES NOUVEAUX</h3>
+
+ <p><i>Mireille</i>, p&oelig;me provençal de Frédéric Mistral, traduit en français par
+l'auteur. Nouvelle édition. Un magnifique volume contenant 25
+eaux-fortes, par Eugène Burnand, reproduites par le procédé de M.
+Lumière, de Lyon, et 35 dessins du même artiste, reproduits en
+typographie, br. 25 fr. (Hachette).--Tout a été dit sur <i>Mireille</i>. le
+jour de son apparition, lorsque Lamartine, dans un de ses <i>Entretiens</i>,
+proclama le p&oelig;me de Mistral un chef-d'&oelig;uvre. L'auteur de <i>Jocelyn</i>
+n'était pas homme à s'y tromper. L'avenir a ratifié son jugement, et
+nous n'avons pour le moment qu'à signaler l'édition nouvelle comme un
+des plus beaux livres d'étrennes de l'année.</p>
+
+ <p>Trois nouveautés pour 1891 à signaler chez Lemerre, dans cette
+ravissante collection in-8 raisin, à laquelle se rattachent déjà nombre
+d'&oelig;uvres signées des noms de poètes aimés, Coppée, Theuriet, Paul
+Arène. Ce sont: l'<i>Oncle Scipion</i>, par André Theuriet, illustré par
+Reichan; <i>Jacques l'intrépide</i> par Adolphe Chennevière, illustré par
+Jeanne Lemerre et Bieler; l'<i>Île des Parapluies</i>, par Ernest d'Hervilly,
+illustré par Bieler. L'éditeur, on le voit, ne s'est pas départi des
+traditions littéraires du passage Choiseul, ce qui ne sera pas,
+espérons-le, pour nuire au succès.</p>
+
+ <p>La librairie Plon s'est adressée aux âmes religieuses, mais il semble
+quelles ne prendront pas seules intérêt à la belle <i>Histoire illustrée
+des pèlerinages français de la très sainte Vierge</i>. Les amis des arts et
+des monuments y trouveront aussi leur compte. Ce magnifique volume ne
+renferme pas moins de 450 gravures inédites, dont 10 en couleurs d'après
+les dessins de Hubert Clerget; ce sont tous les monuments de France
+consacrés à la Vierge Marie, depuis Notre-Dame de Paris jusqu'à la
+moindre statuette miraculeuse. Texte par le R. P. Jean-Emmanuel Drochon,
+des Augustins de l'Assomption.</p>
+
+ <p>Citons encore, pour y revenir plus tard avec tout l'intérêt qui
+s'attache à une &oelig;uvre de proportions considérables, la <i>Nouvelle
+géographie moderne</i>, de M. de Varigny (Librairie illustrée), qui
+comptera cinq volumes, et dont l'<i>Asie</i> seulement parait cette année.</p>
+
+ <p>Enfin, à la librairie Jouvet, les <i>Contes du vieux pilote</i>, illustrés
+par Barillot, Lansyer, Guillemet, etc., et dont l'auteur cache sous le
+pseudonyme de Jean de Nivelle ce charmant écrivain, conteur, chroniqueur
+et poète, Charles Canivet.</p>
+
+ <p><i>C'est nous qui sont l'histoire</i>, par Gyp, 1 vol. in-12, 3 fr. 50
+(Calmann-Lévy).--C'est amusant, on ne peut pas dire le contraire,
+quoique toujours un peu la même chose. Mais, est-ce bien ce qu'on peut
+appeler un livre? On me dira que bien d'autres volumes ne méritent pas
+davantage cette appellation, et que ceux de Gyp ont du moins le mérite
+de faire rire. Soit, et c'est, en effet, quelque chose, puisque <i>c'est
+nous qui sont les lecteurs!</i><br>
+
+ <span class="rig">L. P.</span></p><br>
+
+ <p><i>Bouquet d'automne</i>, par Charles Frémine, 1 vol. in-4° (Lemerre).--Nous
+avons tous, poètes ou romanciers, un petit coin de terre qui nous tient
+au c&oelig;ur et qui nous fournit nos meilleures inspirations. Ailleurs, la
+nature nous séduit, nous enchante; mais, là seulement, elle vibre à
+l'unisson de nous-même, elle fait partie de nous comme nous d'elle. Pour
+M. Charles Frémine, ce petit coin c'est la Normandie, c'est elle qu'il
+chante, et il la chante en fils ému, fidèle, qui ne s'en éloigne que
+pour la revoir avec plus de bonheur et qui d'ailleurs l'emporte alors
+avec lui. Il n'y a pas là beaucoup de vers, une quinzaine de pièces--ce
+qu'il faut pour un public de nos jours--mais vraies, d'un sentiment
+souvent profond, d'une forme souvent exquise.</p>
+
+ <p><i>Le costume en France</i>, par Ary Renan. 1 vol. in-16 de la Bibliothèque
+de l'enseignement des Beaux-Arts. (Anc. maison Quantin, May et Motterez,
+éditeurs).--A bien le prendre, l'histoire du costume est l'histoire de
+la civilisation et de la société humaine, et il n'est pas de reflet plus
+parfait d'un monde disparu que le vêtement, cet accessoire, en
+apparence, mais, en réalité, ce symbole des qualités d'un individu,
+d'une nation, d'une époque. En nous présentant un tableau résumé de
+l'histoire du costume en France, M. Ary Renan nous a par cela même mis
+sous les yeux l'une des faces de notre histoire. C'est une promenade à
+travers dix-huit siècles d'images, qui se poursuit avec plaisir en
+compagnie d'un guide à la fois artiste et lettré.</p>
+
+ <p><i>Le prince impérial (Napoléon IV)</i>, par le comte d'Hérisson, 1 vol.
+in-16, 3 fr. 50 (Ollendorff).--On s'attend bien qu'un tel livre ne va
+pas sans soulever bien des voiles, jeter sur bien des mystères un jour
+inattendu. C'est un motif de curiosité grande. Mais, sans cela même,
+n'est-ce pas un sujet digne d'attention que le récit de cette courte
+destinée, terminée par une fin tragique, qui fut celle du fils de
+Napoléon III? On songe, malgré soi, à l'antique fatalité, quand on voit
+la dynastie napoléonienne successivement dévorée par le titan
+britannique, et l'ombre du drapeau de la Grande-Bretagne aussi fatale
+aux Bonaparte que ses médecins ou ses prisons.</p>
+
+ <p><i>Petite bibliothèque littéraire</i> d'A. Lemerre: tome Ier d'<i>Hégésippe
+Moreau</i>. Ce premier volume est tout entier consacré aux &oelig;uvres en prose
+du poète de la <i>Voulzie</i>; peu considérables, comme on pense, ces
+&oelig;uvres: quelques contes, parmi lesquels <i>la Souris blanche, le Guy de
+chêne, la Dame de c&oelig;ur</i>, et des lettres, dont M. Vallery-Radot s'est
+servi pour nous initier à l'existence, si tourmentée dans sa brièveté,
+d'Hégésippe. Est-il besoin de dire que la notice, qui forme presque la
+moitié du volume, est fort bien faite et des plus intéressantes? C'est
+une bonne fortune pour un auteur qu'une préface de M. Vallery-Radot, cet
+auteur fût-il mort depuis longtemps et s'appelât-il Hégésippe Moreau.</p>
+
+ <p><i>Les Financiers amateurs d'art aux seizième, dix-septième et
+dix-huitième siècles</i>, par Victor de Suarte, trésorier général des
+finances, 1 vol. in-8° (Plon, Nourrit et Cie).--Les grands financiers,
+sous l'ancien régime, remplissaient à peu près le rôle de l'État dans
+notre société moderne, au point de vue de la protection des artistes.
+L'auteur nous fait apprécier leurs services en quelques pages
+brillantes, où nous voyons défiler les noms des Grolier, des Bullion,
+des Joucquot, des Thorigny, des Samuel Bernard, que domine de toute la
+hauteur des fonctions de celui qui le porte le nom du grand surintendant
+des bâtiments, Jean-Baptiste Colbert.</p>
+
+ <p><i>Misères nerveuses</i>, par le Dr Monin, un in-12, 3 fr. 50 (Paul
+Ollendorff)--L'accroissement des affections du système nerveux donne à
+ce livre une douloureuse actualité. L'auteur nous donne, et c'est,
+croyons-nous, la première fois qu'un pareil livre s'adresse au grand
+public, l'exacte description des maladies du système nerveux et de la
+mentalité humaine. L'hygiéniste bien connu a su rendre aussi attrayant
+que littéraire son lumineux exposé des défaillances de notre pauvre
+nature humaine surmenée par les luttes de notre moderne civilisation.</p>
+
+ <p><i>Les Mille et une nuits du théâtre</i>, par Auguste Vitu, 1 vol. in-12, 3
+fr. 50 (Paul Ollendorff).--C'en est la huitième série, qui va du 2 avril
+1880 au 27 juin 1881. On y trouve, entre autres, la critique de
+<i>Divorçons</i>, du <i>Monde ou l'on s'ennuie</i>, et une étude particulièrement
+remarquable du <i>Bourgeois gentilhomme.</i></p>
+
+ <p><i>Le Budget communal</i>, par Trigant-Geneste. 1 vol. in-16, 1 fr. 50
+(Hetzel).--150 pages pour apprendre à connaître tout ce qu'il est
+nécessaire de savoir pour administrer sa commune. Ce n'est pas faire
+tort, croyons-nous, à nombre de conseillers municipaux que de les
+engager à lire ce volume.</p>
+
+ <p><i>Cinquante ans chez les Indiens</i>, traduit de l'anglais avec une préface
+par Hector France. 1 in-18 illustre, 3 fr. 50 (Chamerot).--Un titre qui
+va sourire à tous les admirateurs de <i>Buffalo-Bill</i>. Aventures dans les
+grandes prairies du Far-West, dans les caravanes, les campements
+d'émigrants, chez les Mormons, avec les Outlaws et les Desperados, chez
+les Peaux-Rouges, le tout écrit dans le style rude et pittoresque qui
+convient à un narrateur de la suite du colonel Cody.</p>
+
+<br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/012.png"><br>
+
+ <h4>LE 1er JANVIER AUX INVALIDES</h4>
+
+ <p>A toutes les époques officielles de promotion dans l'ordre national de
+la Légion d'honneur, au 1er janvier de chaque année notamment, le
+gouvernement décore un invalide. L'âge, les blessures, les états de
+service enfin, sont les titres qui décident du choix. C'est là une
+tradition des plus justes et des plus respectables.</p>
+
+ <p>A cette occasion, il se passe à l'hôtel même une cérémonie toute intime
+et empreinte d'un sentiment de touchant patriotisme.</p>
+
+ <p>A onze heures du matin, à la garde montante, c'est-à-dire au moment où
+les postes, les sentinelles de la veille, sont relevés, tous les
+pensionnaires valides descendent en grande tenue, sabre au poing, dans
+la cour d'honneur, et se massent en ordre de bataille sur un des côtés.
+En tête de colonne, face à l'entrée, se placent des enfants de troupe
+élèves-tambours, fils d'invalides, et dont le plus âgé remplit les
+fonctions de tambour-major. Un moment de silence, puis le commandement
+de: Garde à vos, fixe! se fait entendre. Un petit peloton vient à son
+tour de déboucher de l'intérieur. A sa tête est le nouveau légionnaire.
+Le peloton lui-même se compose de tous les invalides décorés dans des
+promotions antérieures: les anciens de Crimée, du Mexique, ceux de
+Gravelotte aussi, les cuirassiers légendaires, les marins de Courbet,
+tous sont là, personnifiant notre histoire militaire.</p>
+
+ <p>--Portez armes! Et le peloton s'aligne en face du bataillon.</p>
+
+ <p>Le colonel, major de l'hôtel, s'avance alors, remet au récipiendaire la
+croix avec le cérémonial réglementaire et lui donne l'accolade, puis il
+fait placer le nouveau légionnaire à ses côtés et toute la troupe défile
+par le flanc devant eux.</p>
+
+ <p>La cérémonie est terminée. Les vieux soldats se dispersent, un tantinet
+jaloux de celui qui a reçu la croix, fiers et reconnaissants tout de
+même: la patrie a montré à ses braves qu'elle ne les oubliait pas.</p>
+<br><br>
+
+ <h4>«L'OBSTACLE»</h4>
+
+ <p>La gravure que nous donnons de l'<i>Obstacle</i>, la pièce de M. Alphonse
+Daudet qui vient d'être applaudie au Gymnase, nous transporte au
+troisième acte de l'&oelig;uvre.</p>
+
+ <p>Le décor représente le jardin du couvent des Dames-Bleues, à
+Montpellier. Le gai soleil du midi se joue sur les ogives des vieilles
+murailles; des roses et des clématites s'épanouissent à l'aise au milieu
+de la cour intérieure, ou grimpent le long des arcades souriantes...</p>
+
+ <p>C'est dans cet asile calme et aimable que Madeleine de Rémondy (Mlle
+Sisos), après la rupture de l'union projetée avec celui qu'elle aime,
+Didier d'Alein (M. Duflos) a été chercher une consolation à son
+chagrin... C'est là aussi que Didier, qui ignore les motifs de la
+rupture, est venu, accompagné de son bon précepteur Hornus (M.
+Lafontaine), solliciter du tuteur de la jeune fille une suprême entrevue
+avec elle. Et Madeleine, plutôt que de révéler à Didier le terrible
+secret qu'on lui a confié, le cruel mal dont son père est mort et qui,
+lui a-t-on dit, menace celui qui fut un moment son fiancé, Madeleine lui
+dit, la douleur dans l'âme: «Je ne vous aime plus.»</p>
+
+ <p>Et Didier tombe, abîmé de chagrin, tout en pleurs, sur le banc où tout
+d'abord il s'était assis plein de confiance dans l'entrevue qu'il allait
+avoir avec Madeleine; il rend à celle-ci des lettres et le portrait
+quelle lui avait donné avec ces mots:</p>
+
+ <p>«A Didier pour la vie.» Madeleine est emmenée loin de lui par la
+supérieure. Elle aussi, elle pleure abondamment, car si un miracle
+n'intervient point, c'en est fait de son bonheur.</p>
+
+ <p>Seul, le tuteur de Madeleine (M. Plan), qui a voulu la rupture du
+mariage, et qui ne serait pas fâché de remplacer Didier dans le c&oelig;ur de
+la jeune fille, assiste impassible à cette scène, tandis que sa s&oelig;ur
+Estelle (Mme Desclauzas) serait bien près, malgré sa frivolité de
+perruche, d'en être fort emue... C'est à ce tuteur inexorable que Didier
+va adresser les reproches les plus cruels: celui-ci se venge en lui
+disant qu'avec les fous on ne se bat qu'à l'eau froide et c'est ainsi
+que Didier connaît le fatal secret qui pèse sur son existence.<br>
+
+ <span class="rig">Ad. Ad.</span></p>
+
+ <br><br>
+
+ <h4>AU CERCLE DES PATINEURS</h4>
+
+ <p>Trente jours de patin consécutifs, et l'hiver ne fait pour ainsi dire
+que commencer. Depuis très longtemps les Parisiens n'avaient été à
+pareille fête, aussi s'en sont-ils donné à c&oelig;ur joie. Les lacs du Bois
+de Boulogne, de Versailles, du Vésinet, d'Enghien, ont été bien vite
+envahis. La Seine, qui prenait des allures de Bérésina, a fait même
+espérer un moment qu'on pourrait traverser Paris en traîneau.</p>
+
+ <p>Depuis le vieux patin hollandais à pointe recourbée jusqu'au patin
+américain à vis articulée, depuis le patin à lanières jusqu'à la lame de
+fin acier adaptée par charnière à une bottine élégante, tous les engins
+anciens ou modernes qui servent à glisser sur la surface polie ont été
+retirés des coins sombres où les avait relégués l'<i>inclémence du
+temps</i>:--c'est là le nom dont les fidèles de la glace gratifient toute
+température qui ne descend pas au dessous de 0.</p>
+
+ <p>C'est principalement au Cercle des Patineurs du Bois de Boulogne, que ce
+sport hivernal est une tradition et une élégance.</p>
+
+ <p>Le gracieux chalet qui est affecté en été au Tir au Pigeon a vu défiler
+depuis bientôt vingt-six ans deux générations du <i>high life</i> parisien.
+C'est là qu'ont débuté le prince de S., le marquis du L., le duc de L.
+S., M. A. B., M. H. C., et tant d'autres: dans le grand hall du milieu,
+une collection charmante d'aquarelles de Tissot conserve du reste le
+souvenir des plus anciens membres du cercle.</p>
+
+ <p>Le Cercle, cette année, est «tout à la joie». Dès le matin la large
+étendue de glace, très unie, car elle vient d'être balayée, est
+sillonnée par les patineurs les plus enragés; beaucoup aussi de jeunes
+filles et de jeunes femmes qui ne veulent pas risquer leur premiers pas
+devant un public nombreux et indiscret. C'est l'heure du travail
+sérieux.</p>
+
+ <p>A midi précis le déjeuner. Dans la grande salle du chalet s'organisent
+des petites tables intimes. Parfois même le duc de M... ou un autre se
+met à la tête d'un gai pique-nique où les cuisines les plus
+aristocratiques se font dignement représenter. Mais avant de prendre
+place on n'a pas oublié d'aller consulter l'énorme thermomètre, le grand
+arbitre des destinées, dont les fervents du patin voudraient voir la
+colonne de mercure descendre, descendre encore...</p>
+
+ <p>A une heure second coup de balai, surveillé cette fois par l'aimable
+secrétaire qui ne perd pas de vue un moment l'escouade grelottante des
+balayeurs.</p>
+
+ <p>Voici enfin le grand défilé qui commence. Au dehors du cercle, des
+mails, des coachs, des dorsays, des victorias, des coupés, des cabs,
+descendent devant la grille les plus jolies femmes du Paris mondain
+frileusement emmitouflées. En un clin d'&oelig;il elle sont sorties de
+l'épais fourreau de pelisses, étalant au grand jour la toilette sobre et
+coquette qui leur laissera une complète liberté d'allure, et qui
+n'entravera point l'ondulation souple des mouvements. Bientôt les
+fauteuils en osier, rappelant ironiquement les coins chauds et
+ensoleillés des plages estivales, sont occupés; autour des énormes
+brasiers, se forment les groupes sympathiques, et préludent les causeries
+intimes.</p>
+
+ <p>Le va-et-vient sur la glace se fait bruyant, continu, vertigineux, et en
+peu de temps les lames fines en acier ont strié en tous les sens le
+miroir lisse du lac qui se couvre d'une fine poussière d'un blanc
+étincelant. Les couples s'unissent et s'entrecroisent en un balancement
+rythmé et ondoyant bien plus gracieux que la danse, car les silhouettes
+se détachent séparées et distinctes sur le fond gris du ciel. Mlle J. de
+R., le plus élégant patin du cercle, passe rapidement, et la voilà bien
+vite au bras de M. U. C., le patineur le plus difficile sur le choix de
+ses compagnes. M. de M. offre à une adorable blonde qui débute le
+secours de sa vieille expérience; appuyée sur lui, elle est complètement
+rassurée. Voici Mme H. de S.-D., encadrée par MM. E. E. et S., et
+merveilleuse de grâce et de souplesse. Plus loin M. Frost, le champion
+du patinage parisien, passe en revue les figures les plus difficiles: la
+digue, la boucle, etc. et parfois il trace d'un pied sur un nom sur la
+glace. Le duc de M., M. de M., Mmes H. et P., appuyés sur la longue
+barre recouverte de velours rouge, glissent élégamment en avant et en
+arrière ou pivotent rapidement en moulinet. Et dans ce tournoiement
+perpétuel on cause, on flirte, on se suit, on s'esquive, devant la
+galerie composée des mamans, des douairières et des vieux beaux qui se
+sont résignés à l'inaction.</p>
+
+ <p>Un seul de ces derniers, qui a choisi prudemment un coin éloigné de tout
+regard, prend sournoisement sa première leçon, soutenu par deux valets
+de pied. C'est débuter un peu tard, mais qui sait? Peut-être a-t-il une
+surveillance à exercer et veut-il se mettre en garde contre le jeu du
+patin et de l'amour. Puis, de même que la valeur dans les âmes bien
+nées,</p>
+
+ <p>Le patin sait braver le nombre des années.</p>
+
+ <p>Cinq heures: le jour tombe et les branches nues des arbres se dessinent
+en noir sur le ciel rougi par le coucher d'un soleil d'hiver.</p>
+
+ <p>Les jolies patineuses rentrent dans leurs fourreaux de pelisses et, au
+dehors du cercle, le défilé des voitures devant la grille recommence en
+sens inverse.</p>
+
+ <p>Dans quelques heures des chaudes fourrures sortiront les toilettes
+claires, les épaules nues et diamantées: le dîner, le théâtre et le bal
+reposeront des fatigues de la journée.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Abeniacar.</span></span></p><br><br>
+
+ <h4>ÉMILE DURIER</h4>
+
+ <p>Me Émile Durier, qu'une fluxion de poitrine vient d'emporter
+brusquement, était âgé de soixante-deux ans. Mais, à voir sa forte
+complexion, son visage plein, aux pommettes roses, qu'animaient deux
+yeux d'une spirituelle vivacité, son pas assuré, son allure alerte, à
+peine eût-on songé qu'il pouvait avoir dépassé la cinquantaine.</p>
+
+ <p>Sa mort prématurée a causé, parmi ses amis qui étaient nombreux, tant au
+palais qu'en dehors du monde judiciaire, une douloureuse surprise. Avec
+lui s'éteint un des représentants les plus goûtés de l'atticisme au
+barreau.</p>
+
+ <p>Car Émile Durier, bien qu'il eût, lui aussi, jadis pris sa part des
+luttes politiques, était surtout et avant tout un avocat, aimant
+passionnément sa profession et l'honorant par son attention constante à
+en pratiquer tous les devoirs. Républicain dès l'empire, impliqué dans
+le procès fameux des Treize, il eût pu, au lendemain du Quatre
+Septembre, délaisser, comme d'autres, les débats judiciaires pour les
+discussions parlementaires: il aima mieux, après un court passage au
+secrétariat général de la justice, sous M. Dufaure, reprendre la robe,
+qu'il ne quitta plus depuis.</p>
+
+ <p>Non pas que, cantonné dans une dédaigneuse indifférence, il se fût tout
+à coup désintéressé des choses de la politique: familier de M. Thiers,
+ami de Gambetta, il se rangea aux côtés de ses coreligionnaires aux
+prises avec le vingt-quatre mai et le seize mai, et il leur prêta en
+mainte occurrence le précieux concours de sa science juridique.</p>
+
+ <p>Mais aux agitations du Forum et du Parlement il préférait l'atmosphère
+apaisée de l'audience.</p>
+
+ <p>Il y apportait une tolérance souriante, qui eût pu étonner ceux qui ne
+connaissaient de lui que sa participation à l'établissement de la
+République et la fermeté de ses convictions.</p>
+
+ <p>Et c'est par là peut-être, autant que par son impeccable correction
+professionnelle, qu'il avait acquis une haute autorité auprès de ses
+confrères, dont il fut le bâtonnier en 1887 et 1888.</p>
+
+ <p>Qu'il plaidât devant les juges civils ou en cour d'assises, Émile Durier
+se montrait toujours le même: lettré délicat, d'une rare distinction
+d'esprit, homme d'un grand sens, ayant au service de sa raison et de ses
+raisons une parole facile, élégante, claire, persuasive.</p>
+
+ <p>Ses plaidoyers étaient comme une fine causerie devant des gens de bonne
+compagnie; et, s'il lui arrivait assez souvent de lancer à l'adversaire
+quelque trait acéré, ce trait n'était pas de ceux qui restent dans la
+blessure.</p>
+
+ <p>Aussi tout le palais est-il en deuil.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">A. Bergougnan.</span></span>
+</p>
+<br><br>
+
+ <h3>LES EXPÉRIENCES DU POLYGONE D ANNAPOLIS</h3>
+
+ <p>On connaît la lutte acharnée qui se livre entre le canon et la cuirasse
+depuis l'époque ou l'on a appliqué les blindages défensifs aux
+constructions navales.</p>
+
+ <p>Dans cette lutte, l'avantage semble être du côté du canon dont on peut
+augmenter la puissance de pénétration jusqu'à des limites presque
+indéfinies, au moins théoriquement, tandis que l'on arrive assez vite
+aux épaisseurs extrêmes de métal que l'on peut pratiquement employer
+pour la protection des navires.</p>
+
+ <p>Aussi, dans ces derniers temps, s'est-on mis à chercher l'efficacité
+d'un cuirassement, non plus dans son exagération d'épaisseur, mais dans
+la qualité intrinsèque du métal qui le constitue. Les métallurgistes se
+sont mis à l'&oelig;uvre et ont donné ainsi le jour à divers produits parmi
+lesquels les plaques dites «Compound» de la maison Cammell et C°, ont su
+se faire une très bruyante notoriété. Ces plaques, constituées par un
+véritable placage d'acier soudé sur matelas de fer doux, ont été fort en
+vogue dans la marine militaire anglaise et semblaient devoir s'imposer
+un peu partout.</p>
+
+ <p>La maison Schneider du Creusot, seule parmi tous les concurrents,
+pouvait lutter contre l'engouement général. Maints essais comparatifs
+avaient déjà démontré la supériorité des plaques «tout acier» du Creusot
+sur les plaques Cammell. MM. Schneider et Cie n'ont pas voulu en rester
+là; ils ont produit la nouvelle plaque «d'acier au nickel», de beaucoup
+supérieure encore à leurs plaques d'acier.</p>
+
+ <p>Des essais comparatifs de ces divers blindages ont été récemment faits
+par une commission militaire des États-Unis au polygone d'Annapolis. On
+y a soumis au tir, dans des conditions absolument identiques, trois
+plaques, l'une Cammell, l'autre en acier, la troisième en acier au
+nickel; ces deux dernières du Creusot.</p>
+
+ <p>Nos dessins représentent le champ de tir et les détails du dispositif
+adopté pour appuyer les plaques sur un matelas en charpente adossé à un
+épaulement de terre.</p>
+
+ <p>Des trois plaques, la Cammell était la plus épaisse: 272mm, 28; celle
+d'acier avait 268min, 17, et celle au nickel, 261mm, 66; cette dernière se
+trouvait donc, de ce fait, désavantagée par rapport aux deux autres.</p>
+
+ <p>Les plaques étaient disposées tangentiellement à un arc de cercle dont
+le centre était occupé par le pivot du canon, normalement, par
+conséquent, à l'axe de celui-ci.</p>
+
+ <p>Le canon employé était une pièce de 152 millim. 4, de 35 calibres de
+longueur. Sa bouche se trouvait à 8 m. 53 des plaques attaquées.</p>
+
+ <p>La charge était de 20 kil. 158 de poudre brune prismatique: le
+projectile, un obus de rupture Holtzer de 45 kil. 300; la vitesse
+initiale était, dans ces conditions, de 632 mètres 40, et l'énergie au
+choc de 1,375,222 kilogrammètres.</p>
+
+ <p>On commença par tirer quatre coups de canon sur chaque plaque, dans la
+bissectrice des coins; puis le canon de 152 mill. fut remplacé par une
+pièce de 208 mill. lançant des projectiles Firth de 95 kil. 130, avec
+une énergie au choc de 2,295,716 kilogrammètres.</p>
+
+ <p>Chacune des plaques reçut alors, en son centre, un dernier coup de ce
+projectile, et notre dessin représente l'état des plaques après ce «coup
+de la fin.»</p>
+
+ <p>Il n'est pas besoin d'être grand clerc dans les questions d'artillerie
+pour reconnaître de quel côté se trouve la supériorité, et pour voir que
+la plaque Cammell, presque complètement émiettée, est absolument
+incapable de protection, alors que ses deux concurrentes sont encore en
+état de résister.</p>
+
+ <p>On voit aussi, sur un de nos dessins, l'état des obus après chacun des
+trois derniers coups.</p>
+
+ <p>La commission a aussitôt, et à l'unanimité, classé les trois plaques
+dans l'ordre de supériorité suivant: 1° acier-nickel; 2° tout acier; 3°
+compound.</p>
+
+ <p>Ce triomphe de l'industrie française mérite d'autant plus d'être
+signalé, qu'il a été remporté dans une suite d'expériences faites à
+l'étranger, c'est-à-dire dans des conditions d'impartialité
+indiscutables.</p>
+<br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/013.png"><br></p>
+<br>
+
+ <h3>CHARME DANGEREUX</h3>
+
+ <h5>PAR</h5>
+
+ <h4>ANDRÉ THEURIET</h4>
+
+ <h4>Illustrations d'ÉMILE BAYARD</h4>
+
+ <p class="mid">(Suite. Voir nos numéros depuis le 13 décembre 1890.)</p>
+<br>
+ <p>Il sortit de la gare, la tête et le c&oelig;ur tout embrumés par la
+mélancolie des adieux. Au dehors, un vent léger faisait frissonner le
+feuillage des eucalyptus baignés de lumière; les omnibus descendaient
+lestement la rampe de la station avec leur chargement de voyageurs; les
+marchands de violettes s'empressaient autour des promeneurs en laissant
+derrière eux comme une traînée d'odeurs printanières. L'avenue de la
+Gare, avec ses mâts pavoisés de flammes tricolores, ses guirlandes de
+lanternes courant d'arbre en arbre, ses maisons décorées de draperies
+aux couleurs crues, fourmillait de flâneurs. Cette animation, cet air de
+fête, eurent peu à peu raison de l'impression de tristesse que Jacques
+emportait du chemin de fer. Son âme, comme celle de la plupart des
+artistes, subissait vivement l'influence des phénomènes extérieurs et
+changeait d'état avec une mobilité d'hirondelle. Bientôt le peintre
+respira avec plus de facilité, marcha d'un pas plus allègre et prêta une
+attention plus indulgente au spectacle de la rue. Sans se rendre
+nettement compte de ce qui se passait en lui, il semblait délivré d'une
+secrète contrainte. Il s'opérait en toute sa personne une sorte de
+détente, une sourde réaction joyeuse, quelque chose de ce qu'éprouve un
+écolier, à son premier jour de vacance. En même temps, de ce trouble
+arrière-fond qui forme le limon de l'âme humaine, de confuses pensées
+s'élevaient pareilles à ces globules de gaz qui se dégagent, d'une eau
+vaseuse et montent légèrement à la surface. «Thérèse était partie; il se
+trouvait seul à Nice, seul et libre, avec tout le loisir de retrouver
+Mania Liebling pendant les fêtes et de déchiffrer ce qu'il y avait dans
+le c&oelig;ur de cette étrange sirène. Le bouquet de jonquilles et de
+violettes, lancé à son adresse, avait de nouveau troublé sa quiétude.
+Quelle mystérieuse intention se cachait derrière cette manifestation
+visiblement préméditée? Etait-ce simplement une espièglerie sans
+conséquence ou devait-il y voir une invitation à renouer des relations
+trop brusquement interrompues?» Tout en écartant l'idée d'une infidélité
+possible, Jacques pensait de nouveau à Mania. Depuis leur rencontre à
+Beaulieu, imperceptiblement, Mme Liebling prenait possession d'une plus
+large part de lui-même. Cette main-mise partielle s'était effectuée
+lentement, mais d'une façon victorieuse. D'abord, l'artiste seul avait
+été séduit, puis le pouvoir de la Galicienne s'était exercé sur cette
+portion du c&oelig;ur restée neuve chez les hommes qui n'ont connu et aimé
+qu'une femme; elle avait éveillé chez Jacques une sourde voluptuosité
+latente et maintenant elle surexcitait en lui cette sensuelle curiosité
+qui nous pousse aux aventures périlleuses, à la convoitise du fruit
+défendu. Elle pénétrait en des régions de son être où dormaient des
+désirs inassouvis; elle occupait les vides secrets que la pure affection
+de Thérèse n'avait pas remplis. Troublé par cette graduelle
+intoxication, Jacques, en descendant l'avenue de la Gare, s'avouait
+qu'il était malhabile à se défendre contre les entraînements de cette
+enchanteresse, que la société de Mania lui devenait de plus en plus
+indispensable et qu'il ne retrouverait un sérieux repos d'esprit que
+lorsqu'il aurait pénétré à son tour dans le c&oelig;ur de Mme Liebling...</p>
+
+ <p>En arrivant près du boulevard Dubouchage, l'idée de rentrer dans son
+appartement désert opéra un revirement dans son esprit et sa pensée se
+reporta vers celle qu'il venait de quitter à la gare. A cette heure,
+Thérèse devait déjà être à Antibes et certainement elle aussi pensait à
+lui, tandis que le train fuyait vers Paris; mais il la connaissait trop
+pour ne pas être sûr qu'au rebours de la sienne, l'âme de Thérèse
+n'était distraite de sa tristesse par aucune diversion du dehors. «Je
+vaux moins qu'elle, songea-t-il, et je suis décidément pétri d'une pâte
+plus grossière!»</p>
+
+ <p>De loin en loin, nous avons ainsi de ces éclaircies soudaines qui nous
+permettent de voir nettement le fond mauvais qui est en nous; mais cette
+mise à nu de notre âme est si désolante et nous aimons tant à nous en
+faire accroire, que nous ne sommes pas longtemps capable de supporter la
+vue de notre perversité crûment étalée; nous nous hâtons de jeter sur
+cette répugnante nudité un voile d'hypocrites correctifs et de
+sophistiques illusions. Tout en se reprochant la coupable satisfaction
+que lui causait l'idée de sa solitude et de sa liberté, Jacques se
+disait: «Après tout, en puis-je mais si j'ai une nature facilement
+excitable?... Je ne serais pas artiste, si je ne subissais avec cette
+vive sensibilité les impressions du dehors.»</p>
+
+ <p>Au moment où il allait tourner l'angle de la rue Pastorelli, il se
+heurta contre un promeneur à barbe grise, qui le prit dans ses bras
+brusquement, et s'écria en lui donnant l'accolade:</p>
+
+ <p>--Bonjour, mon fils!... J'allais justement chez toi.</p>
+
+ <p>--Monsieur Lechantre! s'exclama Jacques ébaubi, par quel heureux hasard
+êtes-vous à Nice?</p>
+
+ <p>--Ne t'avais-je pas prévenu que je viendrais te surprendre un jour ou
+l'autre? répondit le peintre de sa bonne voix cordiale... J'ai un ami
+fort riche, le baron Herder, qui possède un yacht et qui m'a offert une
+place à son bord. Comme il comptait faire escale ici pendant le
+carnaval, j'ai accepté... Nous avons quitté Ajaccio hier soir et ce
+matin l'<i>Hébé</i> jetait l'ancre dans le port Lympia... Un brin de
+toilette, le déjeuner et me voici... Comment se porte Thérèse?</p>
+
+ <p>--Très bien, je viens de la mettre en wagon... Elle est allée à Paris,
+chercher la petite mère et Christine, qui passeront une quinzaine avec
+nous.</p>
+
+ <p>--Alors fournée complète?... Tant mieux!... Je suis ici pour quelques
+semaines et j'espère bien que nous ne nous quitterons guère... Ah! ça,
+d'abord, regarde-moi... Tu as bonne mine, l'&oelig;il clair, les joues
+pleines, le teint reposé, bravo!... Tu ne te ressens plus de ton
+indisposition?</p>
+
+ <p>--Je me porte comme un charme, cher maître... Nice m'a retrempé.</p>
+
+ <p>--A la bonne heure! Du reste, ça devait être, ce pays-ci est une
+fontaine de Jouvence... Tiens, moi qui te parle, rien qu'après un
+premier bain de soleil, je me sens tout gaillard et il me semble que
+j'ai vingt ans de moins sur le corps.</p>
+
+ <p>En effet, Francis Lechantre, bien à l'aise en son complet de drap gris,
+à barbe en éventail, le teint rose, le regard épanoui, paraissait plus
+jeune, plus dispos et plus en train que jamais. Sa boutonnière était
+fleurie d'une touffe d'&oelig;illets, son feutre rejeté en arrière découvrait
+son front bombé, ses limpides yeux bleus rieurs, et il redressait
+juvénilement sa haute taille.</p>
+
+ <p>--Tu sais, continua-t-il en exécutant un moulinet avec sa canne, je suis
+venu ici avec l'intention de m'amuser, et, puisque te voilà veuf pour
+quelques jours, je compte sur toi pour me tenir compagnie... Le baron
+Herder a la goutte et, en sa qualité d'archi-millionnaire, il est blasé
+sur tous les plaisirs... mais non pas moi, morbleu!... Il y a encore de
+jolies pommes dans le jardin de la vie et j'ai de bonnes dents pour y
+mordre... D'abord je veux voir le carnaval et y jouer ma partie comme un
+jeune homme...</p>
+
+ <p>Je veux m'en fourrer, fourrer jusque-là!...</p>
+
+ <p>comme chantait ce pauvre Hyacinthe dans la <i>Vie parisienne</i>... Nous nous
+déguiserons, nous lancerons des confetti, nous irons au <i>veglione</i> et
+nous intriguerons les Niçoises... Mon cher enfant, plus je grisonne et
+plus je suis d'avis qu'il faut se hâter de jouir des douceurs que la
+Providence nous a mises en réserve. Donc, vive la joie!... Tu vas me
+conduire chez un costumier où je me commanderai un domino. Puis nous
+irons prendre un sorbet à la Renaissance en écoutant les
+mandolinistes... Il y a dix ans que je ne suis venu ici, et je crois que
+c'était hier... Je n'y reviendrai peut-être plus et, ma foi, je veux
+boire encore un coup de soleil et de plaisir avant de quitter cette
+aimable existence terrienne!... As-tu un cigare?... Bon, merci, et
+maintenant <i>andiamo!</i></p>
+<br>
+
+ <h4>IX</h4>
+
+ <p>Le dimanche gras, premier jour des <i>confetti</i>, les masques affluaient
+dès une heure vers la place Masséna, où ils attendaient avec impatience
+le traditionnel coup de canon, signal de la bataille et du défilé des
+chars. Dans les rues avoisinantes, il y avait un fourmillement de gens
+costumés. Nice prenait l'originale physionomie qui caractérisait jadis
+le carnaval italien, et qu'on ne retrouve plus guère dans toute sa gaie
+spontanéité que sur ce point du littoral. Là seulement, en effet, la
+population ne se borne pas à assister passivement à des réjouissances
+quasi-officielles; elle veut s'amuser pour son propre compte, elle se
+mêle à la fête, et y ajoute un entrain, un imprévu, une exubérante
+fantaisie, qui font du carnaval niçois un spectacle unique. Le jour des
+confetti, les conditions sociales sont confondues, et la ville entière
+se déguise: ouvrières des vieux quartiers, bourgeoises ou patriciennes
+de la colonie étrangère, il n'est pas une femme qui ne revête le domino
+de lustrine ou de satin et ne circule librement par les rues. Dans cette
+tapageuse mêlée de toutes les classes de la société, l'explosion de la
+joie populaire est rarement grossière; partout régnent une bonne humeur,
+une aménité, qui augmentent encore le charme de ces folles journées.</p>
+
+ <p>Les trottoirs étaient encombrés de camelots offrant aux passants des
+sacs de ces minuscules dragées de plâtre, qui se sont substituées aux
+véritables confetti de sucre blanc ou rose, et qui servent de
+projectiles pour la bataille. Chaque logis versait sur la chaussée le
+contingent de ses hôtes costumés; dominos multicolores, pierrots
+enfarinés, moines blancs et rouges. Tous portaient le bonnet à grelots
+et le masque de toile métallique, destinés à préserver la nuque et la
+figure contre la grêle des confetti; tous s'empressaient de faire
+remplir de «bonbons» de plâtre la gibecière de coutil placée en
+bandoulière. Sur les voies où devaient défiler les chars, les fenêtres,
+drapées de blanc et de rouge, étaient garnies de curieux. Dans la rue et
+jusqu'au faîte des maisons bruissait une sourde allégresse, coupée par
+les cris aigus des camelots, par le fausset flùté des masques et par les
+cuivres des fanfares lointaines. Un ciel plafonné de nuages blanchâtres,
+troués ça et là de taches bleues, éclairait d'une lumière assoupie le
+grouillement de la foule bariolée.</p>
+
+ <p>--Vois-tu, disait Francis Lechantre à Jacques, l'air de cette diablesse
+de ville vous tape sur la tête comme du champagne... Depuis que j'ai
+endossé mon costume, il me monte des bouffées de gaillardise, et je me
+sens en verve comme lorsque j'étais rapin à l'atelier du père Drolling.</p>
+
+ <p>Masqués, affublés d'amples robes de moine, les deux artistes cheminaient
+bras dessus bras dessous dans la direction du Cours.</p>
+
+ <p>--Cher maître, répondit Jacques, vous êtes toujours jeune, vous, et ça
+se voit bien à votre façon de peindre.</p>
+
+ <p>--Jeune!... Vil flatteur!... Il y a des moments où je voudrais me le
+persuader, et quand je ne suis pas en face de mon miroir, il me prend
+des revenez-y de jeunesse; je ressemble à ces vieux pommiers, qui ont
+parfois des repousses de fleurs à l'arrière-saison. Lorsque les jolies
+femmes me regardent je m'aperçois trop bien que je ne suis qu'un barbon,
+mais quand je les regarde, moi, j'ai toujours vingt ans.</p>
+
+ <p>--Vous avez dû être souvent amoureux, M. Lechantre? demanda brusquement
+Jacques.</p>
+
+ <p>--Oui et non... Ça dépend, du sens que tu attaches au mot. Si par là, tu
+entends d'agréables passades avec des femmes peu sévères, oui, j'ai été
+souvent amoureux, mais s'il s'agit de passion...</p>
+
+ <p>--Naturellement, c'est de cela que je parle.</p>
+
+ <p>--Oh! alors, mon fils, je puis te répondre carrément que non... La
+passion, ça dérange trop une vie d'artiste... J'ai toujours eu une peur
+bleue de m'acoquiner à un modèle, comme beaucoup de nos camarades, ou de
+m'éprendre d'une femme du monde qui m'aurait mené en laisse et condamné
+à faire de mauvaise peinture... Non, je m'en suis tenu aux intermèdes,
+aux grisettes qui entrent par la porte de l'atelier et en sortent
+vivement par la fenêtre, comme des hirondelles... Au fond, vois-tu,
+c'est ce qu'il y a de mieux, ça ne laisse ni regrets ni remords... Mais
+je dois te scandaliser, toi qui es un mari modèle, un amoureux pour le
+bon motif!</p>
+
+ <p>--Cher maître, repartit Jacques avec un léger frisson dans la voix, vous
+avez trop bonne opinion de moi... Je ne suis pas plus un saint que les
+autres...</p>
+
+ <p>--Allons donc! ne pose pas pour la modestie... On sait bien que tu
+adores ta femme...</p>
+
+ <p>Ils étaient arrivés à l'un des escaliers de l'amphithéâtre élevé devant
+la préfecture, en vue de la mer, et formé de nombreux gradins, dont
+toutes les travées étaient déjà garnies d'un entassement de spectateurs
+costumés. Dans le bas, autour d'une rotonde où était établi un
+orchestre, s'arrondissait une large piste destinée au défilé des chars
+et des masques. Au moment où ils s'asseyaient dans l'une des travées,
+l'orchestre entama le refrain du <i>Père la Victoire</i>, des fanfares
+éclatèrent au loin, annonçant l'approche du premier char, le canon
+tonna, et instantanément l'air fut obscurci par une grêle de confetti
+pleuvant de partout: des fenêtres, des tribunes, des terrasses du Cours.
+Les projectiles lancés à poignées se croisaient au milieu des éclats de
+rire et rebondissaient avec un tintement sec sur les planches. Un
+immense char aux couleurs tapageuses, représentant les personnages du
+<i>Petit Faust</i>, s'avançait lentement au son des cuivres. Devant les
+chevaux, la foule des piétons masqués s'égaillait un moment, puis
+s'épaississait de nouveau à l'arrière. Les couples formaient des
+quadrilles ou dansaient deux à deux en se trémoussant follement, et en
+répétant en ch&oelig;ur les refrains de l'orchestre. A les voir de haut se
+grouper par larges masses ou s'égrener en grappes éparses, on eût dit un
+éparpillement d'énormes papillotes bleues, blanches, roses, vert clair,
+qu'un fantastique confiseur aurait vidées à tas sur la voie publique. Et
+toujours la grêle légère des confetti lancés à toute volée tintait,
+accompagnant les cris des masques, les sonorités de l'orchestre, les
+bravos des tribunes.</p>
+
+ <p>Indifférent à la bataille, Jacques parcourait du regard les baies des
+fenêtres, les gradins de l'amphithéâtre; il cherchait à y découvrir sous
+le domino la taille souple et l'originale figure de Mania; mais tous les
+visages étaient masqués, et tous les dominos se ressemblaient. Pendant
+ce temps, Francis, debout contre la barrière, gesticulait, riait et
+bataillait avec ses voisins. Toutefois, au bout d'une heure, il se lassa
+d'être emprisonné dans une tribune.</p>
+
+ <p>--C'est joli de couleur, dit-il, mais c'est toujours un peu la même
+chose... J'ai des fourmis dans les jambes, et je ne serais pas fâché de
+me les dégourdir en me mêlant à la bacchanale d'en bas... Descendons,
+veux-tu?...</p>
+
+ <p>Ils quittèrent leurs places et gagnèrent le Cours à travers une cohue de
+masques qui se répandaient comme l'eau d'une écluse sur le passage des
+chars. Là, vraiment, la fête était dans tout son éclat. Les gens de la
+chaussée lançaient des projectiles aux gens des fenêtres, qui, à leur
+tour, en répandaient des pelletées sur le dos des passants; de brèves
+intrigues se nouaient et se dénouaient des trottoirs aux fenêtres, où
+des masques s'interpellaient en patois niçois. De l'extrémité du Cours à
+l'entrée de la rue Saint-François-de-Paule, on ne distinguait qu'un
+double courant houleux de têtes encapuchonnées, de bras nerveusement
+agités; un tumultueux remous de costumes qui se fondaient et chatoyaient
+sous une brève flambée de soleil. Le sol était jonché de confetti, et on
+marchait littéralement sur une épaisse neige grise.</p>
+
+ <p>--A la bonne heure! s'écriait Lechantre, nous allons seulement commencer
+à nous amuser! Il s'interrompit et porta sa main à son masque:--Touché!
+fit-il, mazette! voilà une mitraillade en règle... J'en suis tout
+éberlué...</p>
+
+ <p>Ils longeaient la terrasse du libraire Visconti. Le balcon de pierre
+était garni de dominos très élégants. Postés sur le mur d'appui, ayant à
+côté d'eux de gros sacs de confetti, ils en bombardaient sans pitié les
+promeneurs. Jacques, qui avait soulevé son masque pour respirer, leva
+les yeux en l'air. Au moment où il présentait son visage à découvert, un
+domino de satin blanc avec des n&oelig;uds roses aux épaules se pencha
+au-dessus du balcon et lui envoya une grêle de projectiles en pleine
+figure.</p>
+
+ <p>--Attrape, Jacques! s'exclama Francis, décidément, ce domino aux n&oelig;uds
+roses nous en veut... Attends, beau masque, attends!</p>
+
+ <p>Il ramassa dans le fond de sa gibecière une poignée de confetti et
+riposta vigoureusement. Le domino blanc et rose avait adroitement baissé
+la tête, et riait d'un rire clair et retentissant; en même temps il
+puisait à même dans son sac et mitraillait de nouveau les deux amis.</p>
+
+ <p>--Les dernières cartouches! cria Lechantre en vidant le fond de sa
+gibecière, à toi, gamin!... Tiens bon, pendant que je vais me
+ravitailler...</p>
+
+ <p>Il s'éloigna dans la direction d'une échoppe où l'on vendait des
+confetti et disparut dans la foule.</p>
+
+ <p>Cependant Jacques, qui avait encore sa provision presque intacte,
+rajustait son masque et bataillait avec le domino de la terrasse. Il
+visait mal, recevait plus de confetti qu'il n'en rendait, mais il
+s'acharnait et devenait nerveux. Le rire moqueur de l'inconnue le
+déconcertait et l'agaçait. Le timbre musical de ce rire à la fois aigu
+et caressant réveillait en lui de vagues sensations déjà éprouvées. Il
+observait le geste espiègle, la taille flexible, la grâce de son
+adversaire, et un soupçon lui traversait l'esprit: «Si c'était Mania?»
+Cette conjecture le troublait si fort qu'il ne sut pas se garer d'une
+nouvelle grêle envoyée à son adresse. Il la reçut dans les yeux, et,
+quasi aveuglé, riposta maladroitement.</p>
+
+ <p>--Raté! dit au-dessus de lui la voix railleuse du domino aux n&oelig;uds
+roses; pour un peintre, tu n'as pas le coup d'&oelig;il juste!</p>
+
+ <p>Cette fois, il n'y avait plus de doute: c'était bien la voix de Mania.
+Le peintre bondit sur le trottoir, épousseta la poudre grise qui
+l'offusquait, mais quand il put distinguer nettement les objets, et
+relever les yeux sur la terrasse, le domino de satin blanc s'était
+éclipsé. Les coudoiements des passants rejetèrent Jacques dans la cohue,
+et il se résigna à se mettre en quête de Francis Lechantre. Seulement,
+au milieu de cette foule grouillante, il était difficile de retrouver
+quelqu'un. Francis, probablement, s'était fourvoyé en cherchant Jacques
+de son côté. Après avoir vainement battu les rues avoisinantes, ce
+dernier prit le parti de remonter la pente qui débouche sur le boulevard
+du Pont-Neuf. Arrivé là, il fut de nouveau arrêté par la cohue qui
+refluait pour faire place aux chars. Comme il regardait à droite et à
+gauche s'il ne distinguerait pas la haute taille de son ami, il se
+sentit effleuré par quelques grains de confetti, semés plutôt que lancés
+sur son épaule, et, se retournant, il reconnut à cinq ou six pas le
+domino blanc aux n&oelig;uds roses, l'inconnue, avec une prestesse de
+couleuvre, se faufilait adroitement entre les groupes, puis tournait la
+tête du côté du peintre et se remettait en marche. Jacques, éperonné par
+le désir d'atteindre Mania Liebling, essayait de jouer des coudes et de
+se frayer à son tour un chemin à travers la foule, mais, empêtré dans sa
+robe de moine, et moins leste que la fuyante apparition, il restait de
+beaucoup en arrière et, la chaussée étant occupée à ce moment par
+l'énorme char du <i>Petit Faust</i>, il perdit tout à fait la trace de celle
+qu'il poursuivait.</p>
+
+ <p>Au bout d'un quart d'heure, il arriva tout essoufflé sur la place
+Masséna, illuminée par la vermeille lueur du soleil couchant. La foule
+était moins dense sur ce large espace. Il fit halte sur l'un des
+terre-plains qui s'étendent en avant du Casino. Des masques s'y
+pourchassaient à coups de confetti, en échangeant d'une voix flûtée de
+gaillardes plaisanteries. Hors d'haleine et désappointé, Jacques avait
+de nouveau enlevé son masque; ses regards erraient d'un groupe à
+l'autre, en quête de Lechantre, et aussi du domino blanc et rose.</p>
+
+ <p>--Ohé! Jacques!...</p>
+
+ <p>Il mit sa main en abat-jour sur ses yeux et aperçut enfin Francis
+démesurément agrandi par un effet de la lumière du couchant.</p>
+
+ <p>--Je t'ai faussé compagnie, reprit Lechantre gaiement; figure-toi qu'il
+m'est arrivé une aventure... J'ai été intrigué, oui, mon cher, intrigué
+par une jolie fille, une Niçoise pur-sang avec des yeux couleur de
+bigarreaux noirs, et un accent local qui sent le poivre et le mimosa...
+Une fringante créature, faite au tour, souple de taille et rebondie du
+corsage; la langue bien pendue par dessus le marché et la répartie
+amusante... Nous sommes au mieux et, si ce n'eût été par respect pour
+ton état d'homme marié, je l'aurais emmenée dîner avec nous, mais nous
+nous retrouverons... Je lui ai donné rendez-vous à la redoute, et je
+dois la reconnaître à un gros bouquet d'&oelig;illets rouges qu'elle portera
+au corsage.</p>
+
+ <p>--Vous irez donc à la redoute? demanda distraitement Jacques.</p>
+
+ <p>--Parbleu! et toi aussi, naturellement.</p>
+
+ <p>--Moi?</p>
+
+ <p>--Pourquoi pas? s'écria Francis, as-tu peur de te compromettre?</p>
+
+ <p>--Cet homme vertueux a peur de tout, murmura derrière eux une voix
+moqueuse; n'y va pas, mon cher, tu y ferais de méchantes rencontres!...</p>
+
+ <p>Ils se retournèrent et virent le domino blanc aux n&oelig;uds roses qui
+pirouettait sur ses talons. A peine Jacques avait-il eu le temps de se
+remettre de sa surprise, qu'un second domino, bleu celui-là avec des
+n&oelig;uds blancs, aborda le premier en s'exclamant en anglais:</p>
+
+ <p>--<i>Is it you at last, Mania dear?... Let us go away!</i></p>
+
+ <p>--C'est elle! dit Jacques en entraînant Francis.</p>
+
+ <p>--Qui, elle? demanda celui-ci en écarquillant les yeux... Comment, toi
+aussi, gamin?... Inutile de rougir, ne sommes-nous pas en carnaval?...
+Thérèse n'en saura rien!</p>
+
+ <p>Pendant ce temps les deux femmes avaient gagné une voiture de maître qui
+stationnait près du pont; elles y montèrent et le landau partit au grand
+trot.</p>
+
+ <p>Jacques, la mine déconfite, regardait l'équipage tourner l'angle de la
+rue Masséna. Déjà un sentiment de gêne l'envahissait; il craignait que
+Francis ne devinât l'émotion causée par cette rencontre et il
+s'efforçait de dissimuler son désappointement. Il savait le paysagiste
+très observateur et il avait honte de lui laisser deviner l'importance
+exagérée que ce domino mystérieux prenait déjà dans sa vie. Mais, à ce
+moment, Lechantre était très porté à l'indulgence. Grisé lui-même par le
+carnaval, il admettait fort bien que son compagnon subit de son côté les
+effets de cette griserie momentanée. D'ailleurs, ayant l'habitude de
+regarder la galanterie comme une distraction superficielle et de peu de
+durée, il imaginait volontiers que l'amour chez les autres avait
+également la brièveté et l'innocuité d'un feu de paille.</p>
+
+ <p>--Bah! dit-il, console-toi... Tu la rattraperas!... Les femmes, ça ne se
+perd jamais... Je parie que tu la retrouveras à la redoute! En
+attendant, allons nous débarrasser de nos frocs, puis nous dînerons sans
+nous presser et, ce soir, nous nous replongerons jusqu'au cou dans un
+bain de plaisir.</p>
+
+ <p>Le programme arrêté par Lechantre fut exécuté ponctuellement. Après
+avoir dîné à la Régence, les deux amis retournèrent chez le costumier
+endosser leur robes de moine, auxquelles ils firent coudre pour la
+circonstance quelques n&oelig;uds rouges. Vers dix heures, ils allèrent
+s'attabler au café, sous les arcades du casino, de façon à assister à
+l'entrée des masques. Le café était plein. Les tables se prolongeaient
+très loin, sur deux rangs, jusqu'à la porte du casino, et les masques
+qui arrivaient à pied étaient obligés de traverser la baie des
+consommateurs au milieu d'un chassé-croisé de quolibets et
+d'interpellations grotesques. Ceux qui avaient la langue déliée
+répliquaient et un assourdissant brouhaha de rires, de huées et de cris
+d'animaux, montait incessamment dans l'air frais de la nuit. Pour se
+mettre en train et aussi pour émoustiller Jacques, Lechantre avait fait
+apporter une bouteille de champagne. Debout contre un pilier, les reins
+ceints d'une cordelière rouge, les épaules couvertes d'une pèlerine de
+même couleur, ornée de coquillages, le nez enluminé d'ocre, la barbe
+poudrée à blanc, il avait la mine truculente d'un pèlerin en goguette.
+D'une voix grasseyante et goguenarde il haranguait la foule et portait
+des toasts burlesques aux femmes masquées qui défilaient au bras de leur
+cavalier.</p>
+
+ <p>--Ohé! s'exclamait-il, très chouette, l'Espagnole en mantille!... Femme
+que j'adore, je baise tes pieds et je bois à tes yeux noirs... Hein!...
+tu veux savoir d'où j'arrive?... Je n'arrive pas, je pars... Je pars
+pour un pèlerinage à Cythère... J'y vais chercher des indulgences...
+Viens-tu avec moi? tu dois en avoir besoin, toi, là-bas, la Vénitienne
+aux cheveux roux... Hé! Maria!...</p>
+
+ <p>Trois ou quatre femmes se retournaient du même coup et il continuait en
+arrondissant sa main en porte-voix:</p>
+
+ <p>--Tu sais, méfie-toi, ton mari est là!...</p>
+
+ <p>Jacques riait du bout des lèvres, en s'émerveillant de cette sève de
+gaminerie verveuse qui pétillait encore sur les lèvres du vieux maître.
+Il s'agitait nerveusement sur sa chaise et dévisageait d'un &oelig;il anxieux
+les femmes qui descendaient de voiture.--Mania viendrait-elle à la
+redoute, et, s'il l'y retrouvait, que lui dirait-il?--A la pensée de
+cette rencontre possible, son c&oelig;ur se serrait, un frisson le secouait,
+il ne tenait plus en place. Onze heures sonnèrent.</p>
+
+ <p>--Si nous entrions? murmura-t-il en tirant Francis par la manche.</p>
+
+ <p>--Soit, dit Lechantre en s'appuyant sur son bourdon orné d'une gourde,
+allons prêcher la parole de vie aux gentils!...</p>
+
+ <p>Ils s'acheminèrent vers le casino. Dès les premiers pas qu'ils firent
+dans le vestibule, de joyeuses bouffées de musique achevèrent de griser
+Francis. Tout le jardin d'hiver était illuminé de girandoles
+alternativement blanches et rouges. Sous les fougères arborescentes et
+les palmiers en éventail, parmi les buissons de camélias en fleurs, des
+lumières assourdies brillaient doucement dans les verdures foncées; des
+globes blancs et rouges se reflétaient à ras de terre dans l'eau moirée
+d'un lac minuscule entouré de gazon. Au centre, sous le kiosque
+enguirlandé de lanternes aux blancheurs d'albâtre ou aux rougeurs
+d'aurore, un orchestre jouait des valses de Waldeufel. Le long des
+allées tournantes, des groupes de femmes et d'hommes costumés en blanc,
+avec des rappels de notes cramoisies, ou en rouge avec des agréments
+blancs, se croisaient, s'interpellaient et profitaient de chaque espace
+vide pour organiser des rondes tourbillonnantes. Le gai chatoiement des
+couleurs uniformément blanches et écarlates; la musique tantôt assourdie
+et caressante, tantôt éclatante et cuivrée, dont les timbres semblaient
+reproduire pour l'oreille les deux tonalités dominantes qui charmaient
+les regards; le bariolage des travestissements à la fois dissemblables
+dans la forme et appariés par les couleurs; la bonne humeur et l'entrain
+de tout ce inonde se donnant du plaisir à plein c&oelig;ur; le mystère des
+loups de velours blanc ou cramoisi, aux trous desquels les prunelles
+bleues ou brunes semblait phosphorescentes; le froufrou soyeux des
+étoffes, le voluptueux frôlement de quelques jeunes femmes montrant
+hardiment leurs épaules ou leurs bras nus;--toute cette féerie sensuelle
+était propre à troubler des têtes plus solides que celle de
+Jacques.--Chaque point sensible de son moi était chatouillé à son tour;
+il était pris par la chair aussi bien que par l'esprit, par ses
+préoccupations d'art, par le réveil de son animalité paysanne, par la
+curiosité d'émotions non encore goûtées. Au milieu de cette
+effervescence de tout son être, quelque chose de poignant et de très
+doux, de délicieux et d'amer,--l'attente anxieuse de Mania--éclosait au
+fond de lui comme une fleur diaprée de blanc et de rouge, au parfum à la
+fois irritant et suave...</p>
+
+ <p>Viendrait-elle?... Fallait-il interpréter comme un défi, une ironie ou
+une promesse les paroles qu'elle lui avait jetées en fuyant, place
+Masséna? L'insistance quelle avait mise à attirer l'attention de Jacques
+à la bataille des fleurs et aux confetti était-elle un caprice ou un
+sérieux désir de le revoir? En tout cas, cette insistance révélait au
+moins un mystérieux intérêt?... Mania pensait-elle à lui de la même
+façon qu'il pensait à elle?.. Tandis qu'il se posait cette
+interrogation, une flambée d'espérance lui montait au cerveau, et, dans
+les flammes assourdies des girandoles blanches et rouges, il lui
+semblait voir s'allumer l'aube exquise de l'amour qui commence. Le
+tourbillon du bal masqué le soulevait de terre; au milieu du brouhaha
+des danseurs et des vibrations de l'orchestre, la pensée de Thérèse ne
+se manifestait plus que comme une confuse image dans un enfoncement très
+lointain.</p>
+
+ <p>Oui, quelque chose lui disait que Mania viendrait certainement. Il la
+cherchait au fond des allées les moins fréquentées, là où des touristes,
+débarqués du train de plaisir et fagotés en des dominos de lustrine,
+s'affalaient à demi-endormis sur les bancs; ou bien il rôdait autour des
+tables du restaurant, toutes rayonnantes de rires, de tintements de
+verres, de bruyants appels et de hardies flirtations. Suivi de Francis
+Lechantre, il pénétra dans la salle du théâtre, où l'on dansait. Là,
+même musique entraînante, même affluence de masques emplissant les loges
+ou se trémoussant sur le parquet du bal, même fête de couleurs, même
+enivrement de plaisir. L'atmosphère y était étouffante, et Mania ne
+devait pas s'être risquée dans cette tumultueuse cohue. Ils regagnèrent
+le jardin, où l'on pouvait se promener sans crainte d'être bousculé, et
+où l'on avait plus de chance de rencontrer ceux qu'on cherchait. Afin de
+respirer plus à l'aise, ils avaient tous deux enlevé leur loup et se
+promenaient sans souci de montrer leur visage découvert.</p>
+
+ <p>--C'est curieux, murmurait Lechantre, je n'aperçois nulle part le
+bouquet d'&oelig;illets de ma petite Niçoise... M'aurait-elle fait
+faux-bond?...</p>
+
+ <p>Comme ils longeaient la rangée des tables du café, installées dans le
+jardin, ils se trouvèrent non loin d'un groupe de dominos très élégants,
+assis autour d'un guéridon et occupés à prendre des glaces. Au même
+moment, un masque se détacha du groupe et s'avança vers eux. C'était une
+dame à la tournure très jeune. Une robe de crêpe de Chine blanc drapait
+sa taille souple et ses hanches, une robe taillée à la grecque, garnie
+de dentelles d'or et semée, sur le devant, de gros pavots rouges. Les
+manches, très larges, relevées au coude, permettaient de voir la
+blancheur délicate de deux bras de statue; un mignon bonnet de dentelle
+d'or garnie de coquelicots était posé sur son épaisse chevelure d'un
+blond fauve. La dame portait un étroit loup de velours mi-partie
+cramoisi et blanc, laissant à nu le bas du visage, où éclatait le
+vermeil sourire d'une bouche moqueuse aux coins retroussés.</p>
+
+ <p>Elle s'arrêta devant Jacques et Francis en s'éventant à petits coups, et
+contempla un instant avec un ironique pli des lèvres la haute taille
+robuste de Lechantre, auprès duquel Jacques paraissait un enfant.</p>
+
+ <p>--Tiens! dit-elle railleusement, <i>monsieur</i> et <i>bébé!</i>... où est donc
+<i>madame?</i>...</p>
+
+ <p>--Nous l'avons oubliée au vestiaire, répliqua plaisamment Francis, mais
+nous nous contenterons de toi, ma belle, si tu veux bien compléter le
+trio.</p>
+
+ <p>--Merci, mon cher, riposta la dame aux pavots rouges, en toisant
+impertinemment le paysagiste, je n'aime pas les trios.</p>
+
+ <p>--Un duo, alors? reprit Lechantre en arrondissant galamment le bras et
+en posant sa main sur le poignet de l'inconnue.</p>
+
+ <p>Celle-ci se recula, et lui appliquant un coup d'éventail sur les doigts;</p>
+
+ <p>--A bas les mains, fit-elle sèchement, tu es trop marqué pour mon goût,
+respectable vieillard, et je me soucie peu de ta compagnie... Mais si tu
+veux me prêter <i>bébé</i>, j'ai deux mots à lui dire... Continue ton
+pèlerinage, brave homme, et viens reprendre ton nourrisson tout à
+l'heure... Ne crains rien, je te le rendrai intact!</p>
+
+ <p>Francis s'inclinait comiquement, et, lâchant le bras de Jacques;</p>
+
+ <p>--A vos ordres, duchesse! s'écria-t-il d'une voix gouailleuse; puis il
+se retourna vers son ami qui était devenu très pâle:</p>
+
+ <p>--Tous mes compliments, gamin, tu donnes dans la haute... Tu es tout à
+fait <i>pschut!</i></p>
+
+ <p>Il posa le bout de ses doigts sur ses lèvres et envoya un baiser à la
+dame:</p>
+
+ <p>--Au revoir, mes enfants, soyez sages!</p>
+
+ <p>Puis il s'éloigna à pas comptés en balançant son bourdon d'un air
+majestueux et paterne.</p>
+
+ <p>Jacques demeurait muet et presque décontenancé près de la dame masquée,
+dans laquelle il avait parfaitement reconnu Mania, quelque soin qu'elle
+prit pour déguiser sa voix.--Ainsi, l'occasion tant désirée était à
+portée de sa main. Il se trouvait face à face avec la femme qui depuis
+trois jours exaspérait sa curiosité et troublait son c&oelig;ur; la liberté
+du bal masqué permettait tous les épanchements du tête-à-tête, et leur
+créait une quasi-solitude au milieu de la foule; cependant il était plus
+agité que réjoui de cette bonne fortune. Il pressentait que quelque
+chose de décisif allait résulter de cette entrevue, quelque chose
+d'irréparable, peut-être!... Jusqu'à ce moment, la possibilité d'une
+liaison plus intime avec Mme Liebling était restée pour lui dans le
+domaine du rêve. Il avait maintenant conscience qu'après les premiers
+mots échangés il mettrait le pied dans la réalité, qu'après avoir péché
+en pensée il pécherait en action, et qu'un premier acte téméraire en
+provoquerait d'autres dont il ne serait plus maître... Et, en même
+temps, il constatait son impuissance à se ressaisir, il se sentait
+entraîné par une force mystérieuse, fasciné par l'aimant de ces deux
+yeux qui brillaient à travers les trous du masque et l'attiraient
+invinciblement... Ces réflexions se succédaient en lui avec une
+électrique rapidité, pendant que la dame aux pavots rouges le
+dévisageait, tout en secouant l'écran de plumes blanches qui lui servait
+d'éventail:</p>
+
+ <p>--Tu as la mine mélancolique, maître, dit-elle de son ton railleur,
+regrettes-tu le coin de feu conjugal ou crains-tu que je ne te
+compromette?... Tu ne me demandes même pas pourquoi j'ai désiré te
+parler...</p>
+
+ <p>--Au fait, répliqua Jacques, essayant de prendre un air dégagé... Quel
+caprice ou quelle curiosité me vaut cet honneur?</p>
+
+ <p>--Une curiosité dont tu ne peux qu'être flatté... Je veux que tu me
+dises le sujet de ton prochain tableau.</p>
+
+ <p>--Je n'ai pas de sujet en tête... Je ne travaille plus.</p>
+
+ <p>--C'est grand dommage! Est-ce le soleil de Nice ou la vie pot-au-feu que
+tu mènes qui t'ôte le goût du travail?</p>
+
+ <p>--Non... c'est toi, murmura Jacques en la regardant fixement.</p>
+
+ <p>--Moi?... Tu ne m'as jamais vue! répondit-elle en riant.</p>
+
+ <p>--A quoi bon mentir?... Je t'ai vue aux confetti... Tu étais jeudi à la
+bataille des fleurs où tu lançais aux gens des bouquets de jonquilles...
+Enfin, je t'ai rencontrée et admirée à la villa Endymion.</p>
+
+ <p>--Tu te trompes.</p>
+
+ <p>--Je ne me trompe pas... Quant on t'a vue une fois, on ne t'oublie plus,
+et lorsqu'on t'a entendue chanter des airs lithuaniens, on garde pour le
+restant de ses jours la musique de ta voix dans ses oreilles et dans son
+c&oelig;ur... Tiens-tu à ce que je te dise ton nom?</p>
+
+ <p>--Inutile! interrompit-elle avec vivacité... que tu le saches ou non,
+tais-toi. L'incognito est un des charmes du bal masqué et nous n'en
+serons que plus à l'aise pour causer... Offre-moi le bras et
+promenons-nous.</p>
+
+ <p>Elle passa son bras sur celui de Jacques et ils tournèrent lentement
+autour de la pièce d'eau. L'allée était étroite et Mania se serra contre
+lui. Il sentait sur sa poitrine le frais contact de ce bras nu, le
+frôlement de ce souple corps de femme, tandis que l'odeur d'une branche
+de tubéreuse, fixée au corsage, lui montait à la tête. Un frisson le
+prenait, il perdait son sang-froid et sentait les paroles s'arrêter dans
+sa gorge. Et, tandis qu'ils marchaient, l'orchestre du jardin jouait la
+valse de l'<i>Estudiantina</i>, dont inconsciemment la jeune femme marquait
+le rythme par un léger balancement du buste. Elle ramena son luisant
+regard sur celui de son cavalier, et poursuivit;</p>
+
+ <p>--Ainsi, il y a de par le monde niçois une dame qui lance des bouquets
+de jonquilles, qui chante des daïnos lithuaniennes et qui a le don de te
+troubler?... Est-elle jolie?</p>
+
+ <p>--Elle est plus que jolie, elle est adorable; elle a des yeux qui
+ensorcellent, répondit-il d'une voix étranglée.</p>
+
+ <p>--En vérité!... De quelle couleur sont-ils?</p>
+
+ <p>--Ils ressemblent aux vôtres, murmura-t-il en quittant le tutoiement
+banal du bal masqué.</p>
+
+ <p>Ce soudain changement de ton, qui donnait quelque chose de plus
+respectueusement passionné à la déclaration de Jacques, sembla chasser
+l'ironie des lèvres de la jeune femme; elle cessa de sourire et regarda
+son interlocuteur avec une expression plus sérieuse, plus attendrie.</p>
+
+ <p>--Oui, balbutia-t-il, c'est ainsi qu'elle regarde, et, comme les vôtres,
+ses yeux donnent le vertige.</p>
+
+ <p>--Ah!... Mais, puisqu'elle est captivante à ce point, demanda-t-elle
+avec un accent de reproche, expliquez-moi pour quel motif vous avez fui
+toutes les occasions de la revoir?</p>
+
+ <p>--Vous la connaissez donc? s'écria-t-il en souriant.</p>
+
+ <p>--Peut-être... Supposez qu'elle est une de mes plus intimes amies.</p>
+
+ <p>--Eh bien! puisqu'elle est votre amie, dites-lui que si je l'évite,
+c'est que j'ai peur.</p>
+
+ <p>--Peur de quoi?</p>
+
+ <p>--Peur de la trop aimer...</p>
+
+ <p>--Quand on aime, on n'aime jamais trop.</p>
+
+ <p>--Et peur aussi de n'être pas aimé... hasarda-t-il en baissant la voix.</p>
+
+ <p>--Pour être aimé, il faut d'abord aimer... Si vous ne lui montrez pas
+votre amour, comme voulez-vous qu'elle y réponde?</p>
+
+ <p>--Et si je vous confessais que je l'aime follement?</p>
+
+ <p>Elle sourit et agita un moment son écran devant ses yeux.</p>
+
+ <p>--Ce n'est pas à moi qu'il faut vous confesser, c'est à elle... à la
+chanteuse de daïnos.</p>
+
+ <p>--Elle et vous ne font qu'une même personne, avouez-le donc!
+s'exclama-t-il en lui serrant le bras avec un emportement passionné.</p>
+
+ <p>--Calmez-vous, de grâce! répliqua-t-elle ironiquement.</p>
+
+ <p>Puis elle ajouta en reprenant le ton sérieux:</p>
+
+ <p>--Je crois qu'à force de tourner autour de cette flaque d'eau, nous
+perdons tous deux la tête...</p>
+
+ <p>Elle lui lâcha le bras, marcha vers un banc inoccupé et s'y assit.</p>
+
+ <p>--Vous êtes fatiguée? interrogea-t-il.</p>
+
+ <p>--Non, mais je me sens devenir mélancolique... Je me demande si vous
+êtes sincère, si ce n'est pas votre tête qui a parlé au lieu de votre
+c&oelig;ur, et ce que réellement vous devez penser de moi?</p>
+
+ <p>--Je vous aime, répéta-t-il, c'est tout ce que je puis vous dire.</p>
+
+ <p>Elle demeurait méditative et le regardait avec une lueur tendre dans les
+yeux, tandis qu'un sourire sceptique effleurait ses lèvres. Jacques,
+penché vers elle, fixait son regard sur le sien et se sentait étourdi,
+comme s'il eût contemplé l'eau profonde et tournoyante d'un abîme. Il
+subissait une délicieuse fascination: les masques blancs et cramoisis
+qui dansaient sous la lumière changeante des girandoles, le rythme
+entraînant de l'orchestre, la lueur diamantée des yeux de la jeune femme
+et l'énigmatique sourire de ses lèvres empourprées, toutes ces choses
+formaient pour lui une amoureuse symphonie en blanc et en rouge, dont
+Mania était le motif dominant. Un voluptueux silence s'était fait entre
+eux, un silence d'enchantement, pendant lequel le peintre s'imaginait
+planer très haut, dans une idéale région toute résonnante de musiques
+lointaines, toute chatoyante de couleurs lumineuses...</p>
+
+ <p>Mania se leva brusquement.</p>
+
+ <p>--Adieu, dit-elle, il faut que j'aille retrouver mes amis.</p>
+
+ <p>--Adieu? répéta-t-il, réveillé en sursaut; non... restez encore.</p>
+
+ <p>--Impossible, cher maître; d'ailleurs j'aperçois votre ami le pèlerin
+qui revient avec un enfant de ch&oelig;ur au bras et je ne me soucie pas de
+me trouver en aussi dévote compagnie... Adieu!</p>
+
+ <p>--Ne prononcez pas ce triste mot, supplia-t-il en lui saisissant la
+main, quand vous reverrai-je?</p>
+
+ <p>--Y tenez-vous beaucoup?</p>
+
+ <p>--Puis-je maintenant vivre sans vous voir!</p>
+
+ <p>--Bah! riposta-t-elle en redevenant railleuse, n'êtes-vous pas resté un
+long mois sans rendre à Mania la visite que vous lui aviez promise?...
+Je ne veux pas vous induire en tentation... Que dirait-on si je vous
+prenais à ceux qui vous sont chers?</p>
+
+ <p>--Ah! c'est déjà fait! balbutia-t-il, complètement affolé.</p>
+
+ <p>--Croyez-vous? demanda-t-elle en lui lançant un dernier coup d'&oelig;il
+ensorceleur.</p>
+
+ <p>Elle réfléchit un moment:</p>
+
+ <p>--Eh bien! reprit-elle, demain, au Corso blanc... Ma voiture sera à neuf
+heures au coin du boulevard du Midi et de la place des Phocéens... <i>Good
+by</i>!</p>
+
+ <p>Elle ébaucha sa familière et moqueuse révérence, s'éloigna, se retourna
+encore avec un léger signe de tête, puis se confondit dans la foule des
+masques.</p>
+
+ <p>--Est-ce moi qui ai fait fuir ce bel oiseau blanc? demanda gaiement
+Francis Lechantre.</p>
+
+ <p>Il brandissait victorieusement son bourdon d'une main, et de l'autre il
+serrait la taille rebondie d'une brunette de vingt ans, costumée en
+enfant de ch&oelig;ur. La jeune fille avait ôté son masque. Assez jolie, avec
+des yeux couleur d'encre et un nez retroussé, elle riait en montrant
+toutes ses dents. Une calotte rouge laissait déborder ses cheveux épais
+et crépus; une ceinture ponceau ceignait son buste orné d'un bouquet
+d'&oelig;illets rouges et mettait en saillie sa poitrine bien étoffée.
+Francis paraissait fier de sa conquête et la caressait paternellement.
+Comme Jacques, encore tout remué par la brusque disparition de Mania,
+restait taciturne, Lechantre continua:</p>
+
+ <p>--Mon fils, je te présente Mlle Peppina, bouquetière de son métier et
+enfant de ch&oelig;ur pour son plaisir. Je l'ai enfin trouvée tout à l'heure
+aux bras de deux mousquetaires. Je lui ai remontré que cette compagnie
+n'était pas digne d'un jeune clerc et je l'ai ramenée dans le sentier du
+devoir. Maintenant, pour achever sa conversion, je l'emmène souper...
+Veux-tu être des nôtres?</p>
+
+ <p>--Grand merci, répliqua Jacques, je suis fatigué et je veux me coucher.</p>
+
+ <p>--Déjà las!... Il n'y a plus de jeunes gens!... Au fait, tu me parais un
+peu battu de l'oiseau. Elle a donc été cruelle, la dame aux pavots
+rouges? Voilà ce que c'est de donner dans le <i>high life!</i> Va faire dodo,
+mon garçon; le sommeil est le grand guérisseur... Bonne nuit, à demain!</p>
+
+ <p>Il entraîna allègrement Mlle Peppina, et Jacques, resté immobile à sa
+place, les regarda s'enfoncer sous la voûte illuminée du vestibule. Une
+fois seul, il parcourut précipitamment les allées du jardin; il inspecta
+ensuite l'intérieur de la salle et les loges, espérant toujours revoir
+Mania, mais elle avait sans doute aussi quitté le bal avec ses amis, car
+il ne l'aperçut nulle part.</p>
+
+ <p>De guerre lasse, il prit à son tour le parti de sortir du casino et
+regagna la rue Carabacel, poursuivi par le rythme de l'<i>Estudiantina</i> et
+par la musique, encore bruissante à ses oreilles, des dernières paroles
+de Mania Liebling.</p>
+
+ <p>Jacques rentra sans bruit dans son appartement désert. La domestique
+s'était couchée, et la maison dormait silencieuse. Les impressions
+reçues à la redoute avaient été si vives et si imprévues qu'il avait
+peine à reprendre pied dans la réalité. Il restait debout au milieu de
+sa chambre, sans songer à allumer une bougie. L'obscurité lui agréait
+mieux; elle lui permettait de prolonger en imagination le plaisir des
+sensations nouvelles qu'il venait d'éprouver. A tâtons, il ouvrit sa
+croisée, poussa les persiennes et resta accoudé à la barre d'appui,
+encore enveloppé de cette robe de moine qu'avait frôlée le vêtement de
+Mania et qui gardait de ce contact un subtil parfum. La nuit, tiède
+jusque-là, commençait à fraîchir; à travers les massifs d'orangers qui
+s'étendaient du côté de la rue Pastorelli, le vent d'est apportait les
+dernières musiques de la redoute, et le cris des masques au sortir du
+bal. Parmi ces rumeurs de la fête finissante, la figure de Mania passait
+constamment devant lui comme une hallucination. Partout, dans l'ombre
+grise de la rue, dans les ténèbres plus opaques de la chambre, dans le
+feuillage léger des mimosas, il voyait luire comme à travers les trous
+d'un loup de velours les deux grands yeux verts ensorceleurs, pleins
+d'ironie et pleins de promesse. Il lui semblait que Mme Liebling était
+encore à son côté, accoudée comme lui à la barre de la fenêtre, et là,
+tout près, il croyait entendre la voix de l'enchanteresse vibrer avec
+une sonorité étrange. Il se répétait ses moindres paroles, il les
+dégustait comme un buveur savoure le bouquet d'un vin de choix, il les
+soumettait mentalement à une minutieuse analyse pour en extraire tout le
+suc, pour en pénétrer toute la signification.</p>
+
+ <p>Était-il possible qu'elle eût de l'amour pour lui?... Dans le nombre de
+ses paroles, railleuses ou agressives pour la plupart, il en notait
+quelques-unes prononcées avec une douceur presque émue, avec une
+intonation plus attendrie. Celles-là, il les triait précieusement, il
+les rassemblait ainsi que des fleurs rares et il en respirait
+complaisamment le parfum. Alors, une bouffée d'espoir lui dilatait la
+poitrine.--Il est des mots, il est des accents qui ne viennent aux
+lèvres que lorsque le c&oelig;ur est vraiment touché; ces mots, elle les
+avait murmurés ces inflexions de voix, il en retrouvait la musique
+troublante dans son oreille. D'ailleurs, ne lui avait-elle pas promis de
+le revoir au Corso blanc? Pourquoi lui aurait-elle assigné ce
+rendez-vous? Pourquoi serait-elle venue au-devant de lui dans l'allée
+tournante du jardin d'hiver? Pourquoi?... si elle n'y avait été
+déterminée par un désir d'amour?--Ayant conservé un fonds de naïve
+crédulité, malgré son rapide apprentissage de la vie parisienne, Jacques
+ne soupçonnait pas la complexité et les illogismes du c&oelig;ur féminin. Il
+ne lui venait pas à l'esprit qu'une femme pût exposer sa réputation par
+bravade, par un caprice de curiosité ou tout simplement pour le plaisir
+de jouer avec le danger. Cette entrevue d'une heure à la redoute, ce
+rendez-vous au Corso blanc, lui semblaient des garanties de sincérité,
+presque des gages solennels d'attachement sérieux... Oh! cette rencontre
+promise, à la nuit, sous le masque, dans l'intime tête-à-tête de la
+voiture, son pouls battait avec violence rien qu'à cette perspective. Il
+s'en peignait d'avance le charme secret, le trouble délicieux, les
+voluptés voilées. Il aurait voulu que l'heure indiquée ne fût plus
+distante que de quelques brèves minutes. Il sentait qu'aucun scrupule,
+aucune considération, ne l'empêcheraient de courir au rendez-vous. Il se
+félicitait du hasard qui lui assurait pour ce lundi soir une entière
+liberté, Thérèse et la petite mère ne devant arriver que le lendemain
+mardi au plus tôt. Déjà, en imagination, il se voyait assis à côté de
+Mania, les mains dans ses mains, le regard fondu dans son regard... La
+tête lui tournait, ses paupières s'alourdissaient et le cour lui sautait
+jusque dans la gorge... Il ferma sa fenêtre, jeta son costume sur un
+fauteuil, pêle-mêle avec ses autres vêtements, et se mit au lit. Le
+sommeil vint difficilement, un sommeil traversé par le rayonnement de
+deux yeux verts, illuminés par les girandoles blanches et rouges de la
+redoute, bercé par de vagues musiques de danse; puis la fatigue
+l'emporta, et Jacques finit par s'assoupir complètement.</p>
+
+ <p>Il dormait serré depuis trois ou quatre heures environ, quand il fut à
+demi-réveillé par des rumeurs confuses. Dans l'état à peine conscient
+qui succède au sommeil, il eut la perception d'un roulement de voiture,
+d'un bruit de portes ouvertes et refermées. Il se frotta machinalement
+les paupières, écarquilla les yeux et vit, par la fenêtre dont il avait
+oublié de clore les persiennes, un rayon de soleil tomber sur le tapis.
+En même temps il crut entendre dans la chambre voisine des pas furtifs,
+des rires étouffés, des exclamations féminines. Tout à coup, en son
+cerveau encore embrumé une réflexion plus nette surgit: «Est-ce que
+Thérèse serait de retour?...» Et, tandis qu'il faisait péniblement cette
+supposition, la possibilité de ce retour prématuré le secoua
+désagréablement et lui rendit toute sa lucidité. Au même moment, la
+porte de la chambre fut brusquement poussée:</p>
+
+ <p>--C'est nous, s'écria joyeusement Thérèse.</p>
+
+ <p>--Oh! le paresseux, dit à son tour la petite mère, comment! tu es encore
+au lit par ce beau soleil!</p>
+
+ <p>Tout en parlant, Mme Moret s'élançait vers le chevet, prenait la tête de
+Jacques dans ses mains et la couvrait de baisers.</p>
+
+ <p>--Mon cher garçon, murmurait-elle à travers ses caresses, mon enfant!...
+Comme je suis contente!... Embrasse-moi encore!</p>
+
+ <p>Puis, comprenant qu'il fallait laisser à Thérèse sa part, elle attira
+cette dernière par la main et la jeta dans les bras de Jacques.</p>
+
+ <p>--Embrasse aussi Thérèse!... Tu peux te vanter, mon fils, d'avoir la
+plus brave femme et le meilleur c&oelig;ur de la terre! Si tu savais comme
+elle a été bonne pour nous, n'est-ce pas, Christine?... Eh! bien, où
+es-tu donc?</p>
+
+ <p>Christine, encore enveloppée dans un long paletot de drap couleur
+carmélite, se tenait sur le seuil et examinait à la dérobée le mobilier
+de la chambre à coucher; son regard chagrin s'était arrêté sur le
+fauteuil où la robe de moine à demi couverte de vêtements épars laissait
+apercevoir un capuchon de laine blanche ainsi qu'une manche ornée de
+n&oelig;uds rouges.</p>
+
+ <p>--Me voici, maman, répondit-elle, sans se distraire de sa contemplation.</p>
+
+ <p>Jacques, qui s'était tourné vers elle, surprit tout à coup ce regard
+investigateur et vit en même temps qu'il était fixé sur la robe aux
+n&oelig;uds rouges. Un mouvement de dépit et de vexation le secoua dans son
+lit.</p>
+
+ <p>--Eh! bien, ma fille, reprenait la maman Muret, est-ce que tu as peur
+d'embrasser ton frère?</p>
+
+ <p>--Pardon, repartit froidement Christine, je croyais convenable de
+laisser d'abord la place à Thérèse.</p>
+
+ <p>Elle s'avança d'un air pudibond entre sa mère et sa belle-s&oelig;ur, qui
+s'étaient un peu écartées et, sans s'approcher trop près du lit, elle
+tendit ses joues aux baisers de Jacques, puis se rejeta en arrière.</p>
+
+ <p>Ce dernier, à la fois ému et nerveux, s'efforçait de racheter sa
+première impression d'effarement en prodiguant des caresses à Mme Moret
+et en serrant les mains de Thérèse.</p>
+
+ <p>--Mes chères miennes, dit-il enfin, pardonnez-moi, je ne vous attendais
+pas ce matin et je donnais à poings fermés.</p>
+
+ <p>--Tu n'a pas reçu mon télégramme? demanda Thérèse.</p>
+
+ <p>--Non, murmura-t-il, inquiet, tu m'avais envoyé une dépêche?</p>
+
+ <p>--Mais oui, hier, à la gare de Lyon, avant de partir... Tu aurais dû la
+recevoir vers midi au plus tard... Et tiens... la voici encore intacte
+sur la table de nuit.</p>
+
+ <p>En même temps elle prenait un télégramme posé près du bougeoir, le
+décachetait et en lisait à voix haute le contenu: «Arriverons lundi
+matin. Embrassons.»</p>
+
+ <p>--Comment ne l'as-tu point vu en rentrant? poursuivit Thérèse.</p>
+
+ <p>--D'abord, j'ai été absent toute la journée, repartit Jacques en
+rougissant légèrement... Il raffermit sa voix et ajouta:--Au fait, vous
+ne savez pas!... M. Lechantre est à Nice; nous avons passé la soirée
+ensemble... Je suis rentré assez tard, la bonne dormait et je me suis
+couché sans lumière, ne me doutant pas que j'avais votre dépêche auprès
+de moi... Sans cela, vous pensez bien que j'aurais été vous chercher à
+la gare!...</p>
+
+ <p>Thérèse était devenue pensive; elle semblait distraite par une
+préoccupation subite et Jacques se hâta de changer le cours de la
+conversation.</p>
+
+ <p>--Eh! bien, maman, et toi, Christine, reprit-il, comment trouvez-vous
+Nice?</p>
+
+ <p>--Mon enfant, répondit Mme Moret, tout ça me danse un peu dans la tête,
+mais ce que j'ai vu m'a ébaubie... Ces fleurs partout, ces orangers
+couverts de fruits... C'est comme un paradis terrestre, n'est-ce pas,
+Christine?</p>
+
+ <p>--Moi, vous savez, répliqua dédaigneusement Christine, je n'ai pas trop
+bonne opinion de votre beau pays... Je me souviens que c'est dans le
+paradis terrestre qu'Adam a été tenté... et je me méfie.</p>
+
+ <p>Jacques ne put réprimer un geste d'agacement.</p>
+
+ <p>--Maman, s'exclama-t-il, Thérèse va vous montrer votre chambre et vous
+installer. Pendant ce temps, je m'habillerai et dans un quart d'heure je
+serai à vous...</p>
+
+ <p>Il fit le mouvement de quelqu'un qui s'apprête à sortir du lit et
+Christine effarouchée entraîna Thérèse dehors.</p>
+
+ <p>--Dépêche-toi, Jacques, dit la maman Moret, mais avant, laisse-moi te
+baiser encore une fois tout mon saoûl...</p>
+
+ <p>Derechef, elle l'embrassa avec effusion, puis alla rejoindre sa fille et
+sa bru.</p>
+
+ <p>Quand la porte fut refermée, Jacques se leva, passa un pantalon et
+saisit rageusement la malencontreuse robe de moine.--«Quel guignon!
+pensait-il; avec son &oelig;il fureteur, Christine l'aura certainement
+aperçue sur le fauteuil... J'espère que ma femme ne se doute de rien,
+mais cette mauvaise langue de Christine est capable de se servir de sa
+découverte pour réveiller la jalousie de Thérèse!...» Il roula
+hâtivement le costume en un paquet, l'enveloppa dans un journal et sonna
+la domestique:</p>
+
+ <p>--Donnez cela au concierge, dit-il à cette fille, et priez-le de le
+porter tout de suite chez le costumier du boulevard Dubouchage...</p>
+
+ <p>«Dès que je serai habillé, songea-t-il, je courrai chez Lechantre et je
+lui ferai la leçon.»</p>
+
+ <p>Il constatait avec irritation que sa fugue de la veille lui créait déjà
+une situation embarrassante. Il allait être obligé de chercher des
+subterfuges et de recourir à d'humiliants mensonges. Et ce n'était pas
+tout: il avait accepté avec joie ce rendez-vous au Corso blanc, dans la
+conviction que l'absence de sa femme lui laisserait une complète
+liberté. Comment s'en tirerait-il maintenant? Sous quel prétexte, dès le
+soir de l'arrivée de la petite mère, fausserait-il compagnie à toute la
+famille? Resterait-il cloîtré à la maison, tandis que Mania se
+morfondrait à l'attendre dans sa voiture?... C'était se perdre à jamais
+dans son esprit et la seule pensée de s'aliéner le c&oelig;ur de Mme Liebling
+le mettait hors de lui. Il était attiré vers elle par une poussée de
+passion plus irrésistible encore que la veille; aujourd'hui plus
+qu'hier, elle lui apparaissait désirable entre toutes les femmes. Elle
+l'avait enlacé de mille liens souples et forts, il lui appartenait et ne
+pouvait supporter l'idée de se détacher d'elle.--Non, coûte que coûte,
+il devait aller à ce rendez-vous!--Et, déjà rendu moins délicatement
+scrupuleux par l'entraînement de son désir, il songeait à s'assurer la
+complicité de Lechantre.</p>
+
+ <p>Pendant ce temps, Thérèse avait installé la maman Moret dans la chambre
+qui lui était réservée, et qui communiquait avec un cabinet destiné à
+Christine, puis elle était rentrée dans le salon pour procéder, avec
+l'aide de sa belle-s&oelig;ur, à l'ouverture des bagages.</p>
+
+ <p>Tout en tirant hors des compartiments les vêtements et le linge de sa
+mère, Christine repensait à la robe de moine, et, ainsi que Jacques
+l'avait redouté, elle grillait d'en parler à Thérèse. D'avance elle
+éprouvait une joie maligne à se servir de cette découverte pour
+inquiéter la tendresse de la jeune femme.</p>
+
+ <p>--Tout de même, remarqua-t-elle, c'est singulier que Jacques n'ait point
+eu votre télégramme, Thérèse!</p>
+
+ <p>--Jacques vous en a donné lui-même la raison, Christine... Il est rentré
+tard et s'est couché sans voir la dépêche.</p>
+
+ <p>--Il fallait qu'il fût bien fatigué par sa soirée pour avoir si grande
+hâte de se mettre au lit!... J'ai en idée, moi, qu'il avait passé sa
+nuit au bal masqué.</p>
+
+ <p>--Je n'en sais rien, répliqua Thérèse avec un involontaire
+tressaillement, et je me demande ce qui peut vous le faire supposer?</p>
+
+ <p>--Oh! c'est peut-être un jugement téméraire, murmura hypocritement la
+dévote fille... N'avez-vous point vu dans sa chambre un costume de laine
+blanche garni de n&oelig;uds rouges?</p>
+
+ <p>--Je l'ai vu, en effet, repartit froidement Thérèse.</p>
+
+ <p>--Et cela ne vous a point choquée?</p>
+
+ <p>--Mon Dieu non, ici tout le monde se déguise pendant le carnaval, et
+Jacques aura sans doute loué ce costume en vue de quelque spectacle
+auquel il veut nous conduire... D'ailleurs, ajouta-t-elle, en admettant
+qu'il ait été à la redoute avec M. Lechantre, où est le mal?</p>
+
+ <p>--Vous êtes tolérante, riposta aigrement Christine; pour moi, j'ai
+toujours entendu dire que ces bals masqués étaient des lieux de
+perdition.</p>
+
+ <p>--Tranquillisez-vous, Jacques ne s'y est pas perdu.</p>
+
+ <p>--Jacques est un homme, soupira la dévote, et tous les hommes sont
+faibles devant les tentations... Enfin, vous êtes confiante, tant mieux!</p>
+
+ <p>--Oui, j'ai confiance dans l'affection de mon mari, ma chère!... Je suis
+sûre que ce costume ne cache aucun mystère, et que Jacques nous
+expliquera tout lui-même, dès qu'il sera levé.</p>
+
+ <p>Jacques entra au même moment, et Christine, ayant achevé de vider la
+caisse, alla en porter le contenu dans la chambre de Mme Moret.--Tout en
+s'acheminant vers le salon, l'artiste s'était dit: «Si elle me parle du
+costume, je lui répondrai: Eh bien, oui, je suis allé à la redoute, qu'y
+a-t-il là d'étonnant?» Une fois seul avec Thérèse, il commença par la
+questionner sur les incidents du voyage. Celle-ci s'empressait
+complaisamment de satisfaire sa curiosité. Elle s'attendait à chaque
+instant à ce qu'il lui conterait, à son tour, comment il avait employé
+ses journées pendant son absence, et à quel propos il avait fait
+emplette du costume remarqué par Christine. Elle eût rougi de
+l'interroger la première et de lui laisser voir les vagues soupçons qui
+la tourmentaient depuis le matin. Mais le peintre restait muet sur le
+chapitre du froc aux n&oelig;uds écarlates. «Elle ne me parle de rien,
+songeait-il en tournant autour de Thérèse, par conséquent elle n'a rien
+vu. Laissons-la dans son ignorance, c'est le plus prudent.» Loin de
+hasarder la moindre allusion aux incidents de la veille, il s'évertuait
+à égarer la conversation sur des sujets qui intéressaient uniquement les
+faits et gestes de Thérèse ou de Mme Moret.</p>
+
+ <p>Néanmoins cet entretien où il y avait à chaque moment des trous, des
+intervalles de gêne et de silence, lui semblait pénible à alimenter. La
+préoccupation de prévenir des questions fâcheuses ou des allusions qui
+ramèneraient la conversation vers des points difficiles à toucher
+donnait aux paroles de Jacques un tour guindé, une froideur
+cérémonieuse, qui paraissaient étranges à Thérèse. Déjà attristée par le
+silence obstiné de son mari à l'égard de ce mystérieux costume, la jeune
+femme se sentait glacée par l'insolite banalité des propos échangés
+après trois jours d'absence. Jacques, de son côté, était à la fois
+énervé et inquiet. Tout en causant distraitement, il songeait à son
+rendez-vous et aux prétextes qu'il inventerait pour s'esquiver à l'heure
+indiquée; il constatait avec ennui combien il lui serait difficile de se
+tirer d'affaire tout seul et il méditait d'aller chercher Lechantre afin
+qu'il lui servit d'auxiliaire pendant le déjeuner. Il comptait sur la
+verve de son vieil ami pour réchauffer cette froideur qu'il ne se
+sentait pas maître de dissiper et pour remplir les vides de la
+conversation. D'ailleurs, plus que jamais il jugeait nécessaire de lui
+recommander une prudente discrétion et de se concerter avec lui pour se
+ménager un moyen de passer la soirée dehors.</p>
+
+ <p>--Je te quitte pour une heure, dit-il à Thérèse; je vais prévenir
+Lechantre de votre arrivée et l'inviter à déjeuner avec nous.</p>
+
+ <p>--Demeure-t-il loin d'ici? demanda Thérèse.</p>
+
+ <p>--Assez loin... Le baron Herder lui a donné l'hospitalité à bord de son
+yacht, et il me faut une bonne demi-heure pour aller jusqu'au port... A
+bientôt, Thérésinette, recommande à ta cuisinière de soigner le menu: je
+te ferai envoyer des huîtres, et à midi sonnant je t'amènerai notre
+ami...</p>
+
+ <p>Mais il était écrit que Jacques jouerait de malheur toute la matinée. Il
+venait à peine de terminer ces recommandations, qu'on sonna à la porte,
+et il entendit la voix joviale de Francis résonner dans l'antichambre.</p>
+
+ <p>--Comment! ces dames sont arrivées? s'exclamait le paysagiste, je tombe
+à pic alors!... Puis-je entrer? ajouta-t-il en passant sa tête rieuse
+par l'entrebâillement de la porte du salon.</p>
+
+ <p>Il s'élança vers Thérèse et lui prit les mains:</p>
+
+ <p>--Bonjour, Thérèse, embrassons-nous!... Bonjour, gamin, as-tu bien
+dormi?.. Et la maman, comment va-t-elle?...</p>
+
+ <p>--La maman va très bien, répondit Mme Moret d'une voix guillerette en
+soulevant la portière de la pièce contigüe et en se montrant avec
+Christine.</p>
+
+ <p>On n'eût pas cru, en effet, qu'elle venait de voyager pendant vingt-deux
+heures. Après avoir relevé et lissé ses cheveux gris, trempé sa figure
+dans l'eau fraîche, elle reparaissait allègre et vive comme une
+alouette. On lisait sur son visage combien elle était contente de revoir
+son garçon en bonne santé, et cette joie suffisait pour la défatiguer.</p>
+
+ <p>--Bonjour, M. Lechantre, continua-t-elle, je suis bien aise de vous
+retrouver ici avec mon Jacques... Et pourtant, je vous en veux de
+l'avoir fait veiller si tard qu'il n'a pu venir au-devant de nous... Où
+donc l'avez vous conduit, mauvais sujet?</p>
+
+ <p>--Je vous conterai cela à déjeuner, madame Moret, répliqua Francis en
+riant, car je m'invite sans cérémonie...</p>
+
+ <p>--Je partais justement pour aller vous chercher, quand vous êtes entré,
+dit Jacques en déposant sa canne et son chapeau.</p>
+
+ <p>Il aurait désiré trouver le moyen de recommander par un signe à
+Lechantre la plus rigoureuse réserve; mais il se sentit à la fois
+observé par Thérèse et par Christine, et il jugea prudent de rester coi
+afin de ne pas fortifier des suspicions dont il devinait le vague éveil
+autour de lui. Il espérait, du reste, que pendant les apprêts du
+déjeuner il aurait l'occasion d'être seul avec Francis et qu'alors il
+pourrait le chapitrer à son aise. Malheureusement les choses ne
+marchèrent pas comme il l'avait calculé. Lorsque Thérèse sortit pour
+jeter un coup d'&oelig;il à la cuisine et à la salle à manger, Mme Moret et
+Christine crurent devoir tenir compagnie à leur hôte.--Christine surtout
+s'obstinait à accaparer l'attention de Lechantre. On eût juré qu'elle
+avait pénétré les intentions de Jacques et qu'elle avait une maligne
+satisfaction à demeurer en tiers entre lui et le paysagiste. Elle ne
+lâcha prise que lorsqu'elle vit Thérèse rentrer dans le salon et
+annoncer qu'on ne tarderait pas à se mettre à table.</p>
+
+ <p>Jacques bouillait d'impatience et de dépit. Il avait beau s'efforcer de
+prendre un air enjoué et insouciant, les plis transversaux de son front,
+la fixité de son regard et le sourire contraint de ses lèvres
+trahissaient son irritation. Thérèse, habituée à lire sur la physionomie
+mobile de son mari, ne se laissait pas abuser par une gaieté toute
+superficielle. Elle trouvait à Jacques l'&oelig;il inquiet et le geste agité
+d'un homme qui dissimule quelque chose. Un subtil instinct de femme
+aimante et jalouse de conserver son bien affinait encore sa perspicacité
+et, à mesure que les doutes s'accumulaient dans son esprit, une
+croissante tristesse lui embrumait le c&oelig;ur.--Au moment où la bonne vint
+dire que le déjeuner était servi, Jacques se dirigea vers Lechantre afin
+de l'emmener à l'écart, mais Thérèse s'était déjà emparée du bras du
+paysagiste pour passer dans la salle à manger. En même temps, Mme Moret
+réclama celui de «son garçon», et Jacques, déconcerté, vit ainsi
+s'évanouir son dernier espoir de communiquer secrètement avec son
+compagnon, avant l'heure redoutable des causeries intimes et des
+épanchements qui sont généralement la conséquence d'un repas pris entre
+amis.</p>
+
+ <p>Le déjeuner, bien qu'improvisé, était bon et préparé avec sollicitude.
+Thérèse avait fait servir le fameux pineau de Bazincourt dont Lechantre
+lui avait expédié un panier, et celui-ci, mis en verve par le vin du
+pays, la présence de ses compatriotes, la délicatesse du menu,
+commençait à bavarder à c&oelig;ur ouvert. Dès qu'il se trouvait avec des
+amis et devant une bouteille de son vin favori, le paysagiste devenait
+un saint Jean bouche d'or; Jacques le savait et son énervement
+redoublait à mesure que pétillait la gaieté et que croissait l'entrain
+du «cher maître».</p>
+
+ <p>Tandis que ce dernier vantait avec son style familièrement imagé les
+talents du cordon bleu qui avait cuisiné le déjeuner, il fut brusquement
+interrompu par la voix acide de Christine:</p>
+
+ <p>--M. Lechantre, vous nous avez promis de nous conter la façon dont vous
+avez passé votre soirée avec Jacques!</p>
+
+ <p>--A vos ordres, mademoiselle, répondit le peintre en élevant son verre à
+hauteur de l'&oelig;il et en dégustant à petits coups son cher vin de
+Bazincourt;--d'abord vous saurez que nous sommes allés aux confetti et
+que nous y avons vaillamment combattu... Ensuite nous avons dîné au
+cabaret, puis...</p>
+
+ <p>--M. Lechantre, dit avec une ironie affectée Jacques qui se sentait sur
+des charbons ardents, souvenez-vous que Christine est fort dévote; ne la
+scandalisez pas par le récit de vos exploits!</p>
+
+ <p>--Sois tranquille, gamin, je connais les égards dus aux demoiselles et
+je glisserai discrètement sur l'épisode de l'enfant de ch&oelig;ur...</p>
+
+ <p>--Un enfant de ch&oelig;ur, répéta Christine d'un air faussement candide,
+vous êtes donc allés à l'église?</p>
+
+ <p>--O naïveté biblique! s'exclama Lechantre, non, pas tout à fait... Il
+s'agit du déguisement d'une jeune personne qui faisait ses dévotions à
+la redoute.</p>
+
+ <p>--Quelle horreur! murmura Mlle Moret en baissant les yeux, comment
+ose-t-on commettre de pareilles profanations?... Et c'est à ce bal que
+vous avez tous deux passé votre soirée?</p>
+
+ <p>--Mon Dieu, oui, mademoiselle... Jacques était fort attristé de sa
+solitude et j'ai voulu le distraire en le conduisant à cette redoute...
+Toutes les belles dames de Nice y étaient et votre garçon, maman Moret,
+y a eu un joli succès.</p>
+
+ <p>--Ne vous moquez donc pas de moi, M. Lechantre, interrompit Jacques
+agacé, en voilà assez là-dessus!...</p>
+
+ <p>Thérèse avait relevé la tête et observait douloureusement le trouble de
+son mari. Quant à la petite mère, toujours enchantée d'entendre l'éloge
+de son Benjamin, elle riait avec indulgence; accoudée à la nappe, les
+yeux fixés sur ceux de Francis, elle approuvait de la tête et répétait
+complaisamment:</p>
+
+ <p>--Si fait, si fait, M. Lechantre, contez-nous ça!</p>
+
+ <p>--Eh! bien, mesdames, reprit ce dernier, ravi de s'écouter parler, la
+redoute blanche et rouge était positivement une jolie chose et je
+regrette que vous ne l'ayez pas vue... Il y avait, il est vrai, des
+femmes de tous les mondes, depuis le fretin jusqu'au dessus du panier de
+la société cosmopolite; mais je vous donne mon billet que la dame qui a
+intrigué Jacques appartenait à la crème de la crème... Ça se devinait à
+sa toilette et au son de sa voix.</p>
+
+ <p>--Vraiment, Jacques a été intrigué? dit Thérèse en affectant une
+parfaite indifférence, voyez comme il cache son jeu!... Il ne nous en
+avait pas soufflé mot.</p>
+
+ <p>--Bah! repartit Jacques en haussant les épaules, M. Lechantre se laisse
+emporter par son imagination... Il s'agit d'une vulgaire aventure de bal
+masqué et la dame n'avait rien d'intéressant.</p>
+
+ <p>--Mazette! se récria Francis, tu es modeste, toi, ou tu as le goût
+difficile!... Une femme charmante!... Un peu hautaine, mais tout à fait
+distinguée.</p>
+
+ <p>--Comment était-elle mise? demanda Thérèse.</p>
+
+ <p>--Elle avait une robe de laine blanche taillée à la grecque avec une
+garniture de pavots rouges, et ses cheveux blonds étaient coiffés d'un
+bonnet de dentelle d'or. Ajoutez à cela des yeux qui brillaient comme
+des diamants, et une voix!... Une musique à la fois mordante et câline,
+avec un petit accent étranger... Comme elle m'avait nettement signifié
+que j'étais de trop, je n'ai pas assisté à la conversation, vous pensez
+bien; mais il m'a semblé que la dame était aussi spirituelle que jolie,
+et Jacques n'a pas dû s'ennuyer!</p>
+
+ <p>--Eh! bien, vous vous trompez! protesta celui-ci-ci en lançant un regard
+furieux à Francis, nous avons à peine échangé vingt paroles, et
+c'étaient des banalités!</p>
+
+ <p>--Pourquoi te défends-tu si fort? répliqua Thérèse avec un pâle sourire,
+ces aventures-là sont très naturelles dans un bal masqué, et nous savons
+bien que personne ne les prend au sérieux...</p>
+
+ <p>Malgré cela, les traits légèrement contractés de la jeune femme et
+surtout l'expression de ses yeux bruns devenus presque noirs donnaient
+un démenti à ses paroles. En effet, le calme qu'elle affectait en
+écoutant les appréciations de Lechantre n'existait qu'à la surface.
+Chacun des mots prononcés par le paysagiste produisait en elle une
+secousse suivie de cruelles réflexions. Elle rapprochait les révélations
+de Francis de l'obstination silencieuse de Jacques et elle en tirait des
+conclusions peu rassurantes. La description de la dame aux pavots rouges
+avait suffi pour éclairer d'une lumière suspecte cette rencontre où
+Lechantre ne voyait qu'une amusante plaisanterie. Aux indications
+rapidement esquissées par l'artiste, la pénétrante perspicacité de
+Thérèse lui avait fait deviner que cette inconnue devait être Mania
+Liebling, et toute sa jalousie s'était réveillée. Il était évident pour
+elle que cette entrevue de Mania et de Jacques avait été préméditée. Que
+s'y était-il passé? Quelles confidences s'y étaient échangées? Dans
+quelle mesure Jacques avait-il succombé à la tentation? En tout cas, il
+se sentait déjà coupable, puisqu'il cherchait des faux-fuyants, et
+rusait pour ne point rendre compte de ses actes. Thérèse se jugeait
+trahie, et trahie dans les conditions les plus offensantes. A peine
+avait-elle quitté Nice, que Jacques s'était empressé de songer aux
+moyens de revoir cette dangereuse créature; il n'avait pas rougi de
+profiter de ce voyage entrepris par dévouement, pour satisfaire sa
+curiosité ou sa passion. C'était odieux, et la jeune femme, blessée dans
+sa fierté et dans sa tendresse, agitée par des soubresauts
+d'indignation, était tentée décrier à l'infidèle: «Pourquoi mentir? Je
+devine tout et je ne suis pas ta dupe!» Mais en cette âme vaillante, le
+sens de la dignité et la crainte d'affliger cruellement la petite mère
+l'emportèrent sur l'amour-propre blessé et elle sut se contraindre à
+rester calme.</p>
+
+ <p>Néanmoins cette contrainte ne s'imposait point sans une lutte dont
+l'effort transparaissait sur les traits de Thérèse, et Lechantre, qui
+était observateur, ne manqua pas de remarquer l'altération que ses
+confidences avaient produite sur la physionomie de la jeune Mme Moret.
+Il comprit qu'il l'avait involontairement froissée et se tut
+brusquement.--Pendant la fin du repas, un silence gênant pesa sur les
+convives. Francis, redevenu sérieux, examinait avec surprise le noir
+regard pensif de Thérèse, la mine vaguement inquiète de Jacques, le
+méchant sourire de Christine, et il commençait à se demander: «Que
+diantre ont-ils tous?... On dirait que mon histoire leur a jeté un
+froid...»</p>
+
+ <p>On se leva enfin de table, on prit le café sur le perron et, tandis que
+les trois femmes s'occupaient de rangements, Jacques put entraîner son
+ami dans le jardinet, sous prétexte de fumer en plein air.</p>
+
+ <p>--Ah ça, que se passe-t-il? interrogea Lechantre à mi-voix, dès qu'ils
+furent cachés par les massifs d'orangers, est-ce que j'aurais fait une
+gaffe en racontant devant ta femme ton intrigue de la redoute?</p>
+
+ <p>--Absolument! répondit Jacques d'un ton amer. Pendant toute la matinée,
+il m'a été impossible de vous prendre en particulier pour vous
+recommander le silence... A la façon dont vous avez dépeint la dame aux
+pavots rouges, Thérèse a dû reconnaître une femme dont elle est déjà
+jalouse, et je crains que cela n'ait tout gâté.</p>
+
+ <p>--Comment! ce n'était donc pas la première fois que tu rencontrais cette
+dame?</p>
+
+ <p>--Non, je la connais depuis six semaines; c'est une étrangère, une femme
+du meilleur monde.</p>
+
+ <p>--Diantre soit des femmes du monde! s'écria le paysagiste désolé, je
+croyais qu'il s'agissait d'une passade comme celle de mon enfant de
+ch&oelig;ur, mais du moment où c'est sérieux, je n'en suis plus... Est-ce que
+tu as l'intention de la revoir?</p>
+
+ <p>--Oui, avoua Jacques, ce soir... au Corso blanc... Et même j'ai compté
+sur votre amitié pour...</p>
+
+ <p>--Pour conter à ta femme que nous devons passer la soirée ensemble,
+n'est-ce pas?... Merci! tu me fais jouer un joli rôle, galopin!... Tu
+oublies que j'ai une vive admiration pour Thérèse, et que je l'aime...</p>
+
+ <p>--Eh! moi aussi, je l'aime, protesta Jacques avec impatience, mais...</p>
+
+ <p>--Elle est propre, ta façon d'aimer... à coups de canif dans le
+contrat!... Je ne veux pas être ton complice et tu vas me faire le
+plaisir de planter là ton étrangère!</p>
+
+ <p>--Impossible!... J'ai donné ma parole pour ce soir... C'est une question
+de délicatesse et d'honneur.</p>
+
+ <p>--Voilà de l'honneur bien placé... A d'autres!... ne compte pas sur moi.</p>
+
+<p class="lef"><img alt="" src="images/014a.png"><br></p>
+
+ <p>--Je vous en prie!... Il s'agit... d'une dernière entrevue, d'une de ces
+explications auxquelles un galant homme ne peut se soustraire.</p>
+
+ <p>--Ah! ah! La scène des adieux, les lettres à restituer... C'est une
+liquidation, alors?</p>
+
+ <p>--Oui, affirma Jacques, qui, ne voyant plus d'autre moyen d'obtenir
+l'assistance de Lechantre, n'hésita pas à se charger la conscience d'un
+nouveau mensonge.</p>
+
+ <p>--Si c'est pour brusquer le dénouement, je veux bien t'aider à sortir
+d'un mauvais pas, mais liquide, mon garçon, tranche dans le vif, et
+méfie-toi... Ces histoires-là finissent toujours mal!</p>
+
+ <p>Ils remontèrent ensemble au salon. Thérèse s'était rendue assez
+maîtresse d'elle-même pour ne plus laisser deviner son chagrin. Le brave
+Lechantre, afin de racheter son impair de la matinée, s'évertuait à
+donnera la conversation une tournure moins dangereuse, en évitant les
+sujets brûlants, et en évoquant de joyeux souvenirs communs à toute la
+famille. Il parla de Rochetaillée, taquina Christine sur ses goûts
+sédentaires, entreprit la petite mère à propos de sa basse-cour et de
+son étable, raconta de comiques histoires de village et fit tant qu'il
+dérida Thérèse. Elle lui répondait avec enjouement et paraissait prendre
+un plaisir d'enfant à entendre Francis parler le patois du pays. Sa
+gaieté factice fit illusion à Jacques. Il se persuada qu'elle avait
+oublié l'incident du bal masqué, ou du moins qu'elle lui pardonnait ses
+frasques de la veille. Il retrouva son aplomb et donna la réplique à son
+ancien maître.</p>
+
+ <p>Quand Lechantre prit congé des trois femmes, il dit négligemment à son
+ami:</p>
+
+ <p>--A propos, Jacques, tu sais que le baron Herder compte sur toi ce soir,
+pour prendre le thé. Nous t'attendrons entre huit et neuf heures...
+Pardon, mesdames, de vous enlever ce gamin dès le premier jour de votre
+arrivée, mais vous devez être fatiguées, et vous aurez sans doute besoin
+de vous coucher de bonne heure.</p>
+
+ <p>Comme il achevait ces derniers mots, il rencontra le profond regard de
+Thérèse et, trop franc pour le soutenir hardiment, il détourna la tête.
+Les yeux de la jeune femme allaient alternativement de Francis à
+Jacques: le premier fuyait son regard, le second affectait un air
+distrait; leur attitude à tous deux lui parut suspecte.</p>
+
+ <p>--Ils s'entendent pour me tromper, songea-t-elle. Et de nouveau un froid
+lui glaça les veines, tandis qu'elle essayait de sourire en tendant la
+main à Lechantre.</p>
+
+ <p>Après le départ du paysagiste, l'après-midi se traîna péniblement entre
+Christine, qui tricotait un châle de laine, la maman Moret, qui
+sommeillait de temps à autre, et Thérèse, qui semblait replongée dans
+ses réflexions.--En dépit des graves présomptions fondées sur la
+froideur de Jacques et les révélations de Lechantre, il y avait encore
+des moments où elle se refusait à croire à une trahison, à admettre
+comme possible le navrant écroulement de son bonheur. «Non,
+pensait-elle, il ne peut être devenu déloyal à ce point!» Elle attendait
+toujours un regard repentant de Jacques, un de ces bons mouvements de
+tendresse qui mettent un aveu aux lèvres du coupable et lui font tout
+pardonner. Mais l'artiste restait distrait, nerveux et taciturne. A
+mesure que la nuit s'approchait, il donnait des signes d'une impatience
+mal contenue. Lorsqu'on se mit à table pour dîner, il mangea à peine, la
+fièvre de l'attente lui coupait l'appétit, il trouvait que la domestique
+enlevait les plats avec une lenteur agaçante; il l'accusait de pontifier
+en servant, et, au cours de la conversation, il consultait sa montre à
+la dérobée.</p>
+
+ <p>Aucune de ces agitations, aucun de ces gestes, n'échappaient à Thérèse.
+Ils lui perçaient le c&oelig;ur, et sa souffrance était d'autant plus aigüe
+qu'elle cherchait à la dissimuler.</p>
+
+ <p>Dès que le dessert apparut, l'impatience à peine déguisée de Jacques
+redoubla. Il entendait huit heures sonner aux pendules et il calculait
+avec agacement qu'il serait obligé de perdre encore quelque temps chez
+le costumier... «Ce dîner n'en finira jamais!» se disait-il rageusement.
+Il ne répondait plus que par monosyllabes aux questions des trois
+femmes, de peur qu'une réponse plus explicite ne redonnât un nouvel
+essor à la conversation qui languissait, et ne le retînt plus longtemps
+dans la salle à manger.--A la fin, il se leva brusquement et alla
+embrasser la petite mère.</p>
+
+ <p>--Bonsoir, maman, murmura-t-il, il ne faut pas que je fasse attendre le
+baron Herder, et d'ailleurs vous devez avoir toutes trois grand besoin
+de dormir.</p>
+
+ <p>Thérèse s'était levée en même temps que lui et le précédait dans
+l'antichambre avec une bougie.</p>
+
+ <p>--Rentreras-tu tard? demanda-t-elle, quand il fut près de la porte.</p>
+
+ <p>--Non... Je l'espère, du moins, mais je ne puis te fixer une heure
+précise... quand on est chez les autres, on ne s'appartient pas... Au
+revoir, Thérèse!</p>
+
+ <p>Il lui prit la main et la serra précipitamment.</p>
+
+ <p>--Ta main est glacée, dit-il, tu es fatiguée et un bon somme te fera du
+bien... Couche-toi vite!</p>
+
+ <p>Là-dessus il s'esquiva.--Dès que la porte fut refermée, Thérèse gagna sa
+chambre, dont la fenêtre restée ouverte donnait sur la rue. Elle vit
+Jacques courir vers le boulevard Dubouchage, dans une direction opposée
+à celle qu'il aurait dû prendre pour aller au port.</p>
+
+ <p>--Avec quel aplomb il ment déjà! pensa-t-elle... Non, je ne puis
+supporter cet état de doute et d'angoisse... J'aime mieux tout savoir!</p>
+
+ <p>Son manteau de voyage et son chapeau étaient encore sur le lit; elle se
+coiffa, s'encapuchonna à la hâte, puis, rouvrant avec précaution la
+porte d'entrée, elle se glissa dans la rue et se précipita vers le
+boulevard.</p>
+
+ <p><i>(A suivre).</i><br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">André Theuriet.</span></span></p>
+ <br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/014b.png"><br></p>
+
+
+<br><br>
+
+</div>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of L'Illustration, No. 2497, 3 Janvier
+1891, by Various
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 2497, 3 JANVIER 1891 ***
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+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
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