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You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org - - -Title: Le Guaranis - -Author: Gustave Aimard - -Release Date: January 20, 2014 [EBook #44715] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GUARANIS *** - - - - -Produced by Camille Bernard & Marc D'Hooghe at -http://www.freeliterature.org (Images generously made -available by the Internet Archive, scanned by Google Books -Project) - - - - - -LE GUARANIS - -par - -GUSTAVE AIMARD - - -PARIS - -AMYOT, ÉDITEUR, 8, RUE DE LA PAIX - -MDCCCLXIV - - - - -I - -LA PREMIÈRE CAMPAGNE. - - -Descendu à terre pour chasser aux environs de la baie de Barbara, près -le cap Horn, j'avais été surpris avec deux de mes compagnons, enlevé, -fait prisonnier par les Patagons, et j'avais eu la douleur d'assister, -du haut d'une falaise assez élevée, au départ du baleinier à bord -duquel je m'étais embarqué, au Havre, en qualité de harponneur, et -qui, après des recherches infructueuses pour nous retrouver, s'était -enfin décidé à remettre à la voile et à fuir au plus vite ces plages -inhospitalières où il était contraint d'abandonner trois hommes de son -équipage. - -Ce fut avec un serrement de cœur inexprimable et les yeux baignés de -larmes que je vis se confondre avec l'horizon les voiles blanches -du navire sur lequel j'avais, pendant deux ans, été si heureux, au -milieu d'hommes que j'aimais et auxquels me rattachaient les liens -indissolubles de la patrie. - -Lorsque, comme une aile d'alcyon, le navire se fut effacé au loin, que -la mer fût redevenue solitaire, je me laissai tomber sur le sol en -proie à un sombre désespoir, accusant le ciel de mon malheur et résolu -à mourir plutôt que de rester esclave des barbares aux mains desquels -j'étais tombé. - -Chose étrange! Ce navire, dont je pleurais d'être séparé, était -condamné à subir un sort plus horrible encore que celui qui m'attendait -parmi les sauvages, et sa fin devait être enveloppée d'un mystère -impénétrable. Ainsi que je l'appris plus tard, à mon retour en France, -on ne reçut jamais aucunes nouvelles de lui ni des hommes qui le -montaient. - -Sans doute, comme tant d'autres, hélas! Surpris par le brouillard, il -aura heurté une banquise, et son vaillant équipage aura été enseveli -sous les flots glacés de la mer Polaire! - -Dieu, dont les desseins sont impénétrables à la raison humaine, voulait -donc, en me séparant ainsi brusquement de mes compagnons, me sauver de -la mort terrible à laquelle il les avait condamnés! - -Mais alors tout entier à ma douleur, ne songeant qu'à l'affreuse -position dans laquelle je me trouvais tout à coup jeté, et à celle plus -affreuse encore, sans doute, à laquelle me réservaient les sauvages -féroces dont j'étais si fatalement devenu l'esclave, je me tordais -sur le sable de la plage avec des cris de douleur impuissante et des -hurlements de bête fauve. - -Deux heures plus tard, dépouillés de tous nos vêtements et attachés par -les poignets à la queue des chevaux des Patagons, nous étions entraînés -à coups de fouet dans l'intérieur des terres. - -Les Patagons, sur le compte desquels on s'est plu à raconter tant -de fables, ne sont ni aussi grands de taille ni aussi méchants de -caractère qu'on les représente. - -Comme tous les peuples nomades et imprévoyants, ils mènent une -existence précaire et misérable, ne demeurant stationnaires au même -endroit qu'autant que leurs chevaux trouvent à paître une herbe rare -et à demi gelée, et souffrant sans se plaindre les plus effroyables -privations. - -Ces sauvages, qui croupissent dans la plus abjecte barbarie, n'ont -conservé des instincts nobles de l'homme qu'un amour de l'indépendance -poussé à la plus extrême limite. Le moindre joug leur pèse; plutôt que -de consentir à se courber sous la volonté d'un chef quelconque, ils -préfèrent s'exposer aux plus dures alternatives d'un exil cruel loin -des membres de leur tribu. - -Bien que mes compagnons et moi nous fussions traités avec une douceur -relative par ces hommes incultes, cependant la vie que nous menions -avec eux était horrible, tellement horrible que, six mois à peine -après notre capture, un de mes compagnons était devenu fou furieux, et -l'autre avait été poussé au suicide par le désespoir, et s'était pendu -pour mettre un terme à ses maux. - -Je restai donc seul, privé de la dernière consolation que j'avais eue -jusqu'alors, celle de causer avec mes compagnons, de leur parler de -la patrie perdue, de les encourager, et d'être à mon tour encouragé -par eux à souffrir avec patience cette affreuse captivité, dont je ne -pouvais prévoir la fin. - -Cependant, une réaction singulière s'était opérée dans mon esprit: -presque à mon insu, l'espoir de la délivrance s'était glissé dans mon -cœur. - -J'avais vingt ans, une santé de fer, dans l'esprit un fonds -d'insouciance, d'audace et de fermeté qui, après quelques jours à peine -de captivité, me sauvèrent de moi-même, en me permettant de réfléchir -et d'envisager ma position sous son véritable jour; si cruelle qu'elle -fût, elle était loin d'être désespérée; du moins, je la jugeai telle et -j'agis en conséquence. - -Mon premier soin fut, par une gaieté inaltérable et une complaisance -à toute épreuve, de capter la bienveillance des sauvages, ce à quoi -je réussis assez facilement, plus facilement même que je n'aurais -osé l'espérer; ma situation se trouva ainsi améliorée autant que le -permettraient les malheureuses circonstances dans lesquelles je me -trouvais. - -Cependant, lorsque le soir après une course de toute une journée dans -les steppes sans fin de la Patagonie, je me laissais tomber accablé -de fatigue devant le feu du bivouac, tandis que les sauvages riaient -et chantaient entre eux, souvent je sentais ma poitrine sur le point -de se briser à cause des efforts que je faisais pour étouffer mes -sanglots, et je laissais mes larmes couler de mes yeux brûlés de fièvre -et inonder mes mains que je plaçais devant mon visage pour cacher ma -douleur. - -Combien de fois ai-je senti faiblir mon courage. Combien de fois la -pensée du suicide a-t-elle, comme un jet de flammes, traversé ma -pensée! Mais toujours, à l'instant le plus critique, l'espoir de la -délivrance surgissait plus vivant dans mon cœur; ma souffrance se -calmait peu à peu, mes artères cessaient de battre, et je m'endormais -en murmurant à demi-voix un de ces refrains du pays, qui sont pour -l'exilé comme un doux et lointain écho de la patrie absente. - -Quatorze mois, quatorze siècles s'écoulèrent ainsi, heure par heure, -seconde à seconde, dans une incessante et affreuse torture, dont tout -langage humain serait impuissant à exprimer l'horreur. - -Toujours aux aguets afin de saisir l'occasion de m'échapper, mais ne -voulant rien laisser au hasard, j'avais eu le plus grand soin de ne -pas éveiller, pas des tentatives maladroites, l'ombrageuse méfiance -des Patagons; j'avais toujours affecté, au contraire de ne pas trop -m'éloigner de la tribu pendant les chasses ou les marches; aussi les -Indiens avaient-ils fini par me laisser jouir d'une liberté relative -parmi eux, et, au lieu de me contraindre à les suivre à pied, ils -avaient consenti de leur propre mouvement, sans que jamais je leur en -eusse témoigné le désir, à me permettre de monter à cheval. - -C'était à cheval seulement que je pouvais songer à m'échapper. - -Les Patagons sont les premiers cavaliers du monde; à leur école mes -progrès furent rapides, selon l'expression espagnole, je devins -en peu de temps un _jinete_ consommé et un véritable _hombre de a -caballo_; c'est-à-dire que, si sauvage et si méchant que fût le cheval -qu'on me donnait, en quelques minutes je le domptais et m'en rendais -complètement le maître. - -Nos courses vagabondes et sans but nous conduisent enfin à une dizaine -de lieues environ du Carmen de Patagonnes, le fort le plus avancé -construit par les Espagnols sur le río Negro, à l'extrême frontière de -leurs anciennes possessions. - -La horde dont je faisais partie campa, pour la nuit, à peu de distance -du fleuve, aux environs d'une _chacra_ (ferme) abandonnée. - -L'occasion que j'attendais vainement depuis si longtemps était -enfin venue. Je me préparai à en profiter, comprenant que, si je -ne m'échappais pas cette fois-là, tout serait fini pour moi, et je -mourrais esclave. - -Je ne fatiguerai pas le lecteur des détails de ma fuite; je me -bornerai à dire seulement qu'après une course affolée qui dura sept -heures, et pendant laquelle je sentis constamment les naseaux fumants -des chevaux, lancés à ma poursuite, sur la croupe de celui que je -montais; après avoir échappé vingt fois par miracle aux _bolas_ que -me jetaient les Patagons, et à la pointe acérée de leurs longues -lances, je vins donner en aveugle dans une patrouille de cavaliers -Buenos-airiens, au milieu desquels je tombai évanoui, brisé par la -fatigue et l'émotion. - -Les Patagons, surpris à l'improviste par l'apparition des blancs que -les hautes herbes leur avaient dérobés jusque-là, tournèrent bride avec -épouvante et s'enfuirent en poussant des hurlements de fureur. - -J'étais sauvé! - -A mon singulier accoutrement,--je ne portais pour tout vêtement qu'une -_frazada_ (couverture) en guenilles attachée autour du corps par une -lanière de cuir,--les soldats me prirent d'abord pour un Indien, erreur -rendue plus probable encore par mon teint hâlé, par les intempéries -des saisons auxquelles j'avais été si longtemps exposé et qui avait -contracté presque la couleur du cuivre. Aussitôt que je repris -connaissance, je me hâtai de les désabuser aussi bien que je le pus, -car, à cette époque, je ne parlais que fort imparfaitement la langue -espagnole ou, pour mieux dire, je ne la parlais pas du tout. - -Les braves Buenos-airiens écoutèrent avec les marques de la plus vive -sympathie le récit de mes souffrances et me prodiguèrent les soins les -plus touchants. - -Mon entrée dans le Carmen, au milieu de mes sauveurs, fut un véritable -triomphe. - -J'étais comme fou de joie, je délirais, je riais et pleurais à la fois, -tant je me trouvais heureux d'avoir enfin reconquis ma liberté. - -Cependant, il me fallut près d'un mois pour me remettre complètement -des longues souffrances que j'avais endurées et des privations de -toutes sortes auxquelles j'avais, pendant un si grand laps de temps, -été condamné; mais, grâce aux soins dont j'étais entouré et surtout -grâce à ma jeunesse et à la force de ma constitution, je parvins enfin -à me rétablir et à sentir succéder à la surexcitation nerveuse à -laquelle j'étais en proie le calme et la raison. - -Le gouverneur du Carmen, qui s'était vivement intéressé à moi, -consentit, sur ma prière, à me faire donner mon passage à bord d'un -petit brick Buenos-airien, alors mouillé devant le fort, et je partis -pour Buenos Aires dans la ferme intention de retourner en France le -plus tôt possible, tant le rude apprentissage que j'avais fait de la -vie américaine m'avait dégoûté des voyages et m'avait donné le désir de -revoir mon pays. - -Mais il ne devait pas en être ainsi, et avant de rentrer en -France,--je n'ose pas encore dire pour ne plus la quitter,--je devais -errer pendant vingt ans à l'aventure dans toutes les contrées du monde, -du cap Horn à la baie d'Hudson, de la Chine en Océanie, et de l'Inde au -Spitzberg. - -A mon arrivée à Buenos Aires, mon premier soin fut de me présenter -au consul de France, afin de lui demander les moyens de retourner en -Europe. - -Je fus parfaitement reçu par le consul qui, sur les preuves que je lui -donnai de mon identité, m'annonça tout d'abord qu'il n'y avait aucun -navire français en rade, mais que cela ne devait pas m'inquiéter, parce -que ma famille, ne recevant pas de nouvelles de moi, et craignant que -je me trouvasse dans une position difficile par le manque d'argent, si -un malheur m'était arrivé pendant mon voyage, avait écrit à tous nos -agents à l'étranger, afin que celui devant lequel je me présenterais -me donnât, sur ma demande, une somme nécessaire pour subvenir à mes -besoins et me mettre à même, si j'en témoignais le désir, de tenter -la fortune dans le pays où le hasard m'aurait conduit; il termina en -ajoutant qu'il tenait à ma disposition une somme de vingt-cinq mille -francs, et qu'il était prêt à me la compter sur l'heure. - -Je le remerciai et n'acceptai que trois cents piastres, somme que je -jugeai suffisante pour attendre le moment de m'embarquer. - -Quelques mois se passèrent pendant lesquels je fis plusieurs -connaissances agréables parmi les membres de la bonne société -Buenos-airienne et je me perfectionnai dans l'étude de la langue -espagnole. - -A plusieurs reprises, le consul avait eu l'obligeance de me faire -prévenir que, si je voulais partir pour la France, cela dépendait -entièrement de ma volonté, mais chaque fois, sous un prétexte ou sous -un autre, je déclinais ses offres, ne pouvant me résoudre à quitter -pour toujours cette terre où j'avais tant souffert et à laquelle, pour -cela même, je m'étais attaché. - -C'est que ce n'est pas impunément qu'on a une fois goûté les âcres -saveurs de la vie indépendante du nomade et qu'on a respiré en liberté -l'air embaumé des hautes savanes! J'avais senti se révéler en moi mes -instincts aventuriers. J'éprouvais un secret effroi à la pensée de -recommencer l'existence décolorée, compassée et mesquine à laquelle -m'obligerait la civilisation européenne. Ces intérêts étroits, ces -jalousies basses et sournoises de nos villes du vieux monde me -répugnaient; j'aspirais secrètement à me lancer de nouveau dans le -désert, malgré les périls sans nombre et les cruelles privations qui -m'y attendaient, plutôt que de retourner végéter au sein de nos cités -si magnifiquement alignées, où tout se paye au poids de l'or, jusqu'à -l'air vicié qu'on y respire. - -Et puis je m'étais lié d'amitié avec des _gauchos_; j'avais, avec eux, -fait des excursions dans la pampa, couché dans leurs ranchos, chassé -avec eux les taureaux et les chevaux sauvages; toute cette poésie du -désert m'était montée à la tête, je n'aspirais plus qu'à retourner dans -les savanes et les forêts vierges, quelles que dussent être pour moi -les conséquences d'une telle détermination. - -Bref, un jour, au lieu de m'embarquer, ainsi que je l'avais presque -promis au consul, pour retourner en France, j'allai le trouver et je -lui expliquai franchement mes intentions. - -Le consul ne me blâma ni ne m'approuva; il se contenta de hocher la -tête avec ce sourire mélancolique de l'homme chez lequel l'expérience a -tué une à une toutes les illusions, de la jeunesse, me compta la somme -que je lui demandai, me serra la main avec un soupir de regret et de -pitié, sans doute, pour ma folie, et tout fut dit, je ne le revis plus. - -Quatre jours plus tard, monté sur un excellent cheval sauvage, armé -jusqu'aux dents et accompagné d'un Indien guaranis que j'avais engagé -pour me servir de guide, je sortis de Buenos Aires dans l'intention de -me rendre par terre au Brésil. - -Qu'allais-je faire au Brésil? - -Je ne le savais pas moi-même. - -J'obéissais, sans m'en rendre compte, à un besoin d'émotions, à un -désir de l'imprévu que je n'aurais su m'expliquer, mais qui me poussait -en avant avec une force irrésistible et devait, pendant vingt ans, -sans motifs sérieux et sans la moindre cause logique aux yeux des -hommes habitués aux _joies_ et aux _douceurs_ de la vie européenne, -si bien réglée par toises, pouces et mètres, me faire laisser les -empreintes de mes pas au fond des déserts les plus inexplorés, en me -procurant des bonheurs ineffables, des voluptés étranges et sans nom, -et, en résumé, de cruelles douleurs. - -Mais ce n'est ni mon histoire ni celle de mes sensations que je raconte -ici; tout ce qui précède, trop long peut-être au gré du lecteur, n'a -d'autre but que celui de préparer le récit, malheureusement trop -véridique, que j'entreprends aujourd'hui, et qui, sans cela, n'aurait -peut-être pas été aussi clairement expliqué qu'il faut qu'il le soit -pour être bien compris. Sautant donc d'un seul bond par-dessus quelques -aventures de chasses trop peu importantes pour être mentionnées, je me -transporterai sur les bords de l'Uruguay, un peu au-dessus du _Salto_ -quatre mois environ après mon départ de Buenos Aires, et j'entrerai -immédiatement en matière. - -L'Uruguay[1] prend sa source vers le vingt-huitième degré de latitude -australe, dans la _Serra do Mar_, au Brésil, assez près de l'île -Santa Catarina. Son cours est rapide, obstrué par des récifs et des -cataractes; son embouchure est entre la petite île du _Juncal_ et le -hameau de _las Higueritas_, à la hauteur de la _Punta Gorda_, un peu -au-dessus de Buenos Aires. - -A partir du _Salto_ jusqu'à _Itaquy_, l'Uruguay ne présente sur ses -deux rives qu'une bordure, peu étendue en largeur, d'arbres assez -variés, mais dont les espèces sont les mêmes dans tout le cours du -fleuve: ce sont des _espinillos_, des saules, des _laureles_, des -_seïbos_, des _ñantu baïs_, des _timbos_, des _talas_, des _zapuchos_, -des palmiers et beaucoup de buissons épineux, dont quelques-uns, -entre autres les _mimosas_, portent de charmantes fleurs; des lianes -nombreuses, des plantes parasites, des fleurs de l'air,--_flores del -aire_,--qui s'entrelacent de toutes parts en semant des fleurs de -toutes couleurs, jusqu'aux sommets des arbres les plus touffus. Ce -spectacle charmant, offert par les rives du fleuve, forme un complet -contraste avec les savanes qui s'étendent à droite et à gauche -jusqu'à l'horizon, en plaines basses faiblement ondulées, dépouillées -d'arbres, n'offrant à l'œil fatigué qu'une herbe épaisse, plus haute -qu'un homme, mais rôtie par les rayons ardents du soleil, bien qu'à -l'époque des débordements périodiques de l'Uruguay, elle soit baignée -jusqu'à de grandes distances. Çà et là apparaissent sur la pente de -quelques coteaux boisés, dominés toujours par d'élégants palmiers aux -touffes globuleuses des _estancias_ et des _chacras_, dont les riches -propriétaires se livrent en grand à l'élève des bestiaux. - -Après une journée assez fatigante, je m'étais arrêté pour la nuit -dans un _pagonal_, à demi inondé à cause de la crue subite du fleuve, -et où il m'avait fallu entrer dans l'eau presque jusqu'au ventre de -mon cheval, afin de gagner un endroit sec. Depuis quelques jours, le -Guaranis que j'avais engagé à Buenos Aires ne semblait plus m'obéir -qu'avec une certaine répugnance; il était triste, morose, et le plus -souvent ne répondait que par des monosyllabes aux questions que parfois -j'étais dans la nécessité de lui adresser; cette disposition d'esprit -de mon guide m'inquiétait d'autant plus que, connaissant assez bien le -caractère des Indiens, je craignais qu'il ne machinât quelque trahison -contre moi; aussi, tout en feignant de ne pas m'apercevoir de son -changement d'humeur, je me tenais sur mes gardes, résolu à lui casser -la tête à la moindre démonstration hostile de sa part. - -Dès que nous fûmes campés, le guide, malgré les préventions que j'avais -conçues contre lui, s'occupa, avec une activité dont je lui sus gré -intérieurement, à ramasser du bois sec pour allumer le feu de veille et -préparer notre modeste repas. - -Le souper terminé, chacun s'enveloppa dans ses couvertures et se livra -au repos. - -Au milieu de la nuit, je fus réveillé en sursaut par un bruit assez -fort dont je ne pus tout d'abord m'expliquer la nature; mon premier -mouvement fut de saisir mon fusil et de regarder autour de moi. - -J'étais seul: mon guide avait disparu; c'était le galop du cheval sur -lequel il s'était enfui qui m'avait éveillé. - -La nuit était noire, le feu éteint; pour comble de disgrâce, mon -bivouac venait d'être envahi par les eaux du fleuve, dont la crue -continuait avec une rapidité extrême. - -Je n'avais pas un instant à perdre pour échapper au danger qui me -menaçait. Je me levai à la hâte, et, me jetant en selle, je m'élançai à -toute bride dans la direction d'une colline assez rapprochée, dont la -noire silhouette se détachait en vigueur sur le fond sombre du ciel. - -Là j'étais relativement en sûreté; je passai le reste de la nuit -éveillé, tant pour surveiller les bêtes fauves dont j'entendais les -hurlements aux environs du lieu où j'avais cherché un refuge, que parce -que ma position présente devenait assez critique, seul, abandonné -dans un pays désert et complètement ignorant de la route qu'il me -fallait suivre pour atteindre soit un village, soit une ferme où je me -renseignerais. - -Au lever du soleil, j'interrogeai l'horizon autour de moi; aussi loin -que ma vue pouvait s'étendre régnait la solitude la plus complète, -rien ne me laissait l'espoir, tant le paysage affectait une apparence -sauvage et désolée, qu'il se trouvât une habitation quelconque dans un -périmètre d'au moins vingt lieues. - -Cette quasi certitude était assez triste pour moi; pourtant, par -une singulière disposition de mon esprit, elle ne m'affecta que -médiocrement; ma position, sans être fort gaie, n'avait cependant rien -de positivement triste en elle-même. Je possédais un bon cheval, des -armes, des munitions en abondance, que pouvais-je désirer de plus, moi -qui depuis si longtemps aspirais après la vie aventureuse du gaucho et -du coureur des bois? Mes souhaits se trouvaient ainsi accomplis un peu -brusquement peut-être, mais pourtant dans des conditions aussi bonnes -que je l'aurais désiré. - -En conséquence, je pris assez facilement mon parti de l'abandon de -mon guide, et je me préparai, moitié riant, moitié pestant contre -l'ingratitude du Guaranis, à commencer mon apprentissage de la vie du -désert. - -Mon premier soin fut d'allumer du feu, je préparai un _maté cimarron_, -c'est-à-dire sans sucre, et, réconforté par cette chaude boisson, je -montai à cheval dans le but de chercher mon déjeuner en tuant une ou -deux pièces de gibier, chose facile dans les parages où je me trouvais; -puis je repris insoucieusement ma route à l'aventure, ne sachant à la -vérité où j'allais, mais cependant poussant hardiment en avant, et me -dirigeant tant bien que mal sur le cours du fleuve dont j'avais soin -de ne pas trop m'écarter. - -Quelques jours se passèrent ainsi. Un matin, au moment où je me -préparais à allumer, ou plutôt à raviver mon feu de bivouac pour cuire -mon déjeuner, je vis tout à coup, sans cause apparente, plusieurs -_venados_ se lever du milieu des hautes herbes, et, après avoir senti -le vent, détaler avec une rapidité extrême en passant à portée de -pistolet du fourré où je m'étais établi pour la nuit; au même instant, -un vol d'urubus (vautours) passa au-dessus de ma tête en poussant des -cris discordants. - -Tout est matière à réflexion au désert, tout y a sa raison d'être. Bien -que novice encore dans mon nouveau métier, je compris instinctivement -que quelque chose d'extraordinaire se passait non loin de moi. - -Je fis coucher mon cheval, lui serrai avec ma ceinture les naseaux -afin de l'empêcher de hennir, et, m'étendant moi-même sur le sol, -j'attendis le doigt sur la détente de mon fusil, le cœur palpitant, -l'œil et l'oreille au guet, interrogeant du regard les ondulations des -hautes herbes de la plaine qui se déroulait devant moi, et prêt à tout -événement. - -J'étais tapi au milieu d'un fourré presque impénétrable, sur la lisière -d'un bois qui formait une espèce d'oasis au milieu de ce désert morne -et désolé; je me trouvais donc dans une excellente embuscade et -parfaitement à l'abri du danger dont je pressentais l'approche. - -Je ne me trompais pas. A peine un quart d'heure s'était-il écoulé -depuis que les _venados_ et les urubus m'avaient donné l'éveil, que -le bruit d'une course précipitée arriva distinctement à mon oreille; -bientôt j'aperçus un cavalier couché sur le cou de son cheval, fuyant -avec une rapidité vertigineuse et se dirigeant en droite ligne vers le -bois où moi-même j'étais caché. - -Ce cavalier, arrivé à vingt pas de moi au plus, arrêta subitement son -cheval, sauta à terre, et, se faisant un abri d'un quartier de roche -masqué par un bouquet d'arbres, il arma son fusil, et, penchant le -corps en avant, il sembla interroger avec inquiétude les bruits du -désert. - -Cet homme, autant qu'il me fut possible de m'en assurer par un coup -d'œil jeté à la hâte sur lui, paraissait appartenir à la race blanche; -il avait de trente-cinq à quarante ans; ses traits énergiques, animés -par la course qu'il avait faite et sans doute par l'émotion, étaient -beaux, réguliers, empreints d'une certaine noblesse, et respiraient une -audace peu commune; sa taille était un peu au-dessous de la moyenne, -mais bien prise; ses épaules larges dénotaient une grande vigueur; -il portait le costume des gauchos de la Banda Oriental, costume que -j'avais moi-même adopté: la jaquette marron, gilet blanc, _chiripa_ -bleu de ciel, _calzoncillos_ blanc, avec franges, au dessous d'un -pantalon de drap bleu, le poncho jeté sur l'épaule gauche, le couteau -passé dans la ceinture du _chiripa_ derrière le dos, le bonnet phrygien -rouge enfoncé sur le front et laissant échapper les boucles d'une -épaisse chevelure noire qui lui descendait en désordre sur les épaules. - -Ainsi vêtu, cet homme que le danger qui le menaçait entourait d'une -mystérieuse auréole, avait quelque chose de grand, de fier et de résolu -qui éveillait l'intérêt et attirait la sympathie. - -Tout à coup il se rejeta vivement en arrière, mit un genou en terre et -épaula son fusil. - -Une dizaine de cavaliers venaient de surgir comme par enchantement, -émergeant avec une rapidité extrême des herbes qui jusqu'alors les -avaient dérobés à ma vue, et se précipitaient en brandissant leurs -longues lances, faisant tournoyer leurs terribles _bolas_ au-dessus de -leur tête et poussant des hurlements de fureur vers l'endroit où le -gaucho s'était embusqué. - -Ces cavaliers étaient des _Indios bravos._ - -Je ne pus retenir un tressaillement de frayeur en les reconnaissant; -j'allais, selon toute probabilité, assister, témoin invisible et ignoré -des deux partis, à cette lutte insensée d'un homme seul contre dix, -car le gaucho, bien que, sans doute, il ne conservât aucun doute sur -l'issue funeste de cet assaut, demeurait froid et calme en apparence, -les sourcils froncés, le regard fixe, le front pâle, mais résolu à -combattre jusqu'à la dernière goutte de son sang et à ne tomber que -mort entre les mains de ses féroces ennemis. - - -[1] Uruguay se compose de deux mots guaranis, _urugua_, limaçon d'eau, -et _y,_ eau; littéralement rivière des _limaçons d'eau._ - - - - -II - -LE GAUCHO. - - -Cependant, les Indiens s'étaient arrêtés à portée de fusil de l'endroit -où le gaucho et moi nous étions cachés; ils semblaient se consulter -entre eux avant de commencer l'attaque. - -Ces Indiens, ainsi groupés, formaient au milieu de ce désert aride -dont ils étaient les véritables rois, le plus singulier et en même -temps le plus pittoresque tableau avec leurs gestes nobles et animés, -leur taille haute, élégante, leurs membres bien proportionnés et leur -apparence féroce. - -A demi vêtus de ponchos en lambeaux et de morceaux de frazadas retenus -par des courroies autour de leur corps, ils brandissaient fièrement -leurs longues lances garnies d'un fer tranchant et ornées, près de la -pointe, d'une touffe de plumes d'autruche. - -Leur chef, fort jeune encore, avait de grands yeux noirs voilés par de -longs cils; ses joues, aux pommettes saillantes, encadrées dans une -masse de cheveux noirs lisses et flottants, retenus sur le front par un -étroit ruban de laine rouge; sa bouche, grande, meublée de dents d'une -éclatante blancheur, qui contrastait avec la couleur rouge de sa peau, -imprimaient à sa physionomie un cachet de vigueur et d'intelligence -remarquables. Bien qu'il connût à peu près l'endroit où le gaucho était -embusqué et que, par conséquent, il se sût exposé au danger d'être -frappé par une balle, cependant, s'exposant à découvert aux coups de -son ennemi, il affectait une insouciance et un mépris du péril dont il -était menacé, qui ne manquaient pas d'une certaine grandeur, que malgré -moi je ne pouvais m'empêcher d'admirer. - -Après une discussion assez longue, le chef fouetta son cheval, tandis -que ses compagnons demeuraient immobiles, et il s'avança sans hésiter -vers le rocher derrière lequel se tenait le gaucho. - -Arrivé à dix pas de lui tout au plus, il s'arrêta, et, s'appuyant -nonchalamment sur sa longue lance qu'il avait conservée à la main: - -«Pourquoi le chasseur blanc se terre-t-il comme une viscacha timide?» -dit-il en élevant la voix et en s'adressant au gaucho; «Les guerriers -Aucas sont devant lui, qu'il sorte de son embuscade, et qu'il montre -qu'il n'est pas une vieille femme peureuse et bavarde, mais un homme -brave.» - -Le gaucho ne répondit pas. - -Le chef attendit un instant, puis il reprit d'une voix railleuse: - -«Allons, mes guerriers se trompaient; ils croyaient avoir débusqué un -hardi jaguar, et ce n'est qu'un lâche chien revenant de la pampa qu'ils -vont être contraints de forcer.» - -L'œil du gaucho étincela à cette insulte, il appuya le doigt sur la -détente et le coup partit. - -Mais, si brusque et si inattendu qu'avait été son mouvement, le rusé -Indien l'avait pressenti, ou pour mieux dire deviné; il s'était -brusquement jeté de côté, puis bondissant en avant avec l'élasticité et -la justesse d'une bête fauve, il retomba en face du gaucho avec lequel -il se prit corps à corps. - -Les deux hommes roulèrent sur le sol en se débattant avec fureur. - -Cependant, au bruit du coup de feu, les Indiens avaient poussé leur cri -de guerre et s'étaient élancés en avant dans le but de soutenir leur -chef qu'ils ne pouvaient voir, mais qu'ils supposaient aux prises avec -leur ennemi. - -C'en était fait du gaucho; quand même il serait parvenu à vaincre le -chef contre lequel il combattait, il devait évidemment succomber sous -les coups des dix Indiens qui se préparaient à l'assaillir tous à la -fois. - -En ce moment, je ne sais quelle révolution s'opéra en moi, j'oubliai le -danger auquel je m'exposais moi-même en découvrant ma retraite pour ne -songer qu'à celui que courait cet homme que je ne connaissais pas et -qui soutenait si vaillamment une lutte insensée à quelques pas de moi; -épaulant instinctivement mon fusil, je lâchai mes deux coups de feu, -suivis immédiatement de l'explosion de deux pistolets, et, m'élançant -de ma retraite, mes deux autres pistolets au poing, je les déchargeai à -bout portant sur les cavaliers qui arrivaient sur moi comme la foudre. - -Le succès de cette intervention à laquelle ni l'un ni l'autre parti ne -s'attendait fut immense et instantané. - -Les Indiens, surpris et épouvantés par cette fusillade qu'ils ne -pouvaient prévoir puisqu'ils croyaient n'avoir qu'un seul adversaire -à combattre, tournoyèrent sur eux-mêmes et s'échappèrent dans toutes -les directions en poussant des hurlements de frayeur, abandonnant, non -seulement leur chef occupé à se défendre contre le gaucho, mais encore -les cadavres de quatre des leurs frappés par mes balles; pendant que je -rechargeais mes armes, je vis deux autres Indiens tomber de cheval sans -que leurs compagnons s'arrêtassent pour leur porter secours tant leur -frayeur était grande. - -Certain de ne plus avoir rien à redouter de ce côté, je courus vers le -gaucho afin de lui porter secours si cela était nécessaire, mais, au -moment où j'arrivai près de lui, la lame de son couteau disparaissait -tout entière dans la gorge du chef indien. - -Celui-ci expira, le regard fixé sur son ennemi, sans pousser un cri, -sans essayer même de détourner le coup qui le menaçait et de prolonger -une lutte désormais sans espoir. - -Le gaucho retira son couteau de la blessure, enfonça à plusieurs -reprises la lame dans la terre pour essuyer le sang dont elle était -souillée, puis, repassant tranquillement son couteau dans son chiripa, -il se leva, considéra pendant quelques secondes son ennemi étendu à ses -pieds; enfin il se tourna vers moi. - -Son visage n'avait pas changé, malgré le combat corps à corps qu'il -venait de soutenir; il avait conservé cette expression de froide -impassibilité et d'implacable courage que je lui avais vu d'abord; -seulement son front était plus pâle et quelques gouttelettes de sueur -perlaient à ses tempes. - -«Merci, caballero, me dit-il en me tendant la main par un mouvement -rempli de noblesse et de franchise; à charge de revanche. ¡Vive Dios! -Il était temps que vous arrivassiez; sans votre brave assistance, -j'avoue que j'étais un homme mort!» - -Ces paroles avaient été prononcées en espagnol, mais avec un accent qui -dénotait une origine étrangère. - -«J'étais arrivé avant vous, répondis-je dans la même langue, ou pour -mieux dire, j'avais passé la nuit à quelques pas seulement de l'endroit -où le hasard vous a si heureusement fait chercher un refuge. - ---Le hasard, reprit-il d'une voix austère en hochant doucement la tête, -le hasard est un mot inventé par les soi-disant esprits forts des -villes; nous l'ignorons nous autres au désert, c'est Dieu, Dieu seul -qui a voulu me sauver et m'a conduit près de vous.» - -Je m'inclinai affirmativement, cet homme me semblait encore plus grand -en ce moment avec sa foi naïve et son humilité sincère et sans emphase, -que lorsque seul il se préparait à combattre dix ennemis. - -«D'ailleurs, ajouta-t-il en se parlant à lui-même et répondant à sa -propre pensée plutôt que m'adressant la parole, je savais que Dieu ne -voudrait pas que je succombasse aujourd'hui; chaque homme a en ce monde -une tâche qu'il doit remplir; je n'ai pas encore accompli la mienne. -Mais, pardon, me dit-il en changeant de ton et en essayant de sourire, -je vous dis là des paroles qui doivent vous sembler sans doute fort -étranges, surtout en ce moment, où nous avons à songer à des choses -bien autrement importantes qu'à entamer une discussion philosophique -qui ne doit avoir pour vous, étranger et Européen, qu'un intérêt très -secondaire. Voyons ce que sont devenus nos ennemis; bien que nous -soyons deux hommes résolus maintenant, si l'envie leur prenait de -revenir, nous serions fort empêchés de nous en débarrasser.» - -Et, sans attendre ma réponse, il quitta le bois, en prenant toutefois -la précaution de recharger son fusil en marchant. - -Je le suivis silencieusement, ne sachant que penser de l'étrange -compagnon que j'avais si singulièrement trouvé et me demandant quel -pouvait être cet homme, qui, par ses manières, son langage et la -tournure de son esprit, paraissait si fort au-dessus de la position que -semblaient lui assigner les vêtements qu'il portait et le lieu où il se -trouvait. - -Qu'il s'aperçût ou non de mon étonnement, mon nouveau camarade n'en -laissa rien paraître. - -Le gaucho, après s'être assuré que les Indiens restés sur le champ -de bataille étaient bien morts, monta sur un tertre assez élevé, -interrogea l'horizon de tous les côtés pendant un assez long espace -de temps, puis revint vers moi en tordant nonchalamment une cigarette -entre ses doigts. - -«Nous n'avons rien à craindre quant à présent, me dit-il; cependant je -crois que nous agirons prudemment en ne demeurant pas davantage ici; de -quel côté allez-vous? - ---Ma foi! lui répondis-je franchement, je vous avoue que je ne le sais -pas.» - -Malgré sa froideur apparente, il laissa échapper un geste de surprise, -et, me considérant avec la plus sérieuse attention: - -«Comment! fit-il, vous ne le savez pas? - ---Mon Dieu non! Si bizarre que cela vous paraisse, c'est ainsi; je ne -sais ni en quel lieu je me trouve, ni où je vais. - ---Voyons, voyons, c'est une plaisanterie, n'est-ce pas? Pour un motif -ou pour un autre, vous ne voulez pas, ce qui montre votre prudence, -puisque vous ignorez qui je suis, me faire connaître le but de votre -voyage; mais il est impossible que vous ne sachiez réellement pas en -quel endroit vous vous trouvez et le lieu où vous vous rendez. - ---Je vous répète, caballero, que je ne plaisante pas; ce que je vous -ai dit est vrai, je n'ai aucun motif pour cacher le but de mon voyage; -j'ajouterai même que je vous serai très obligé de me laisser vous -accompagner jusqu'au rancho le plus prochain où je pourrai me procurer -les renseignements nécessaires pour me diriger dans ce désert que je ne -connais pas, et dans lequel je me suis égaré par suite de l'infidélité -d'un guide que j'avais engagé, et qui m'a abandonné, il y a quelques -jours, pendant mon sommeil.» - -Il réfléchit un instant, puis me serrant cordialement la main: - -«Pardonnez-moi des soupçons absurdes dont j'ai honte, me dit-il, mais -que la situation dans laquelle je me trouve excuse suffisamment à -mes yeux. Montons à cheval et éloignons-nous d'ici; chemin faisant -nous causerons; j'espère que bientôt vous me connaîtrez davantage, et -qu'alors nous nous entendrons à demi-mot. - ---Je n'ai pas besoin de vous connaître davantage pour vous estimer, lui -répondis-je, dès le premier moment que je vous ai vu, je me suis senti -entraîné vers vous. - ---Merci, dit-il en souriant. A cheval, à cheval! nous avons une longue -traite à faire avant que d'atteindre le rancho où j'ai l'intention de -vous conduire pour la nuit.» - -Cinq minutes plus tard, nous nous éloignions au galop, abandonnant aux -urubus qui déjà tournaient en longs cercles au-dessus de nos têtes, -avec des cris rauques et discordants, les cadavres des Indiens tués -pendant le combat. - -Tout en cheminant, je racontai au gaucho, de ma vie et de mésaventures, -ce que je jugeai nécessaire de lui en apprendre. Ce récit l'égaya -par sa singularité; je crus même remarquer que le goût que je lui -laissai voir pour la vie du désert lui donna pour moi une certaine -considération, que probablement je n'aurais pas obtenue de lui par un -étalage déplacé de titres ou de richesses. Cet étrange personnage ne -semblait estimer l'homme que pour l'homme lui-même et professer un -profond mépris pour toutes les distinctions sociales inventées par la -civilisation, et qui, le plus souvent, ne servent qu'à cacher, sous des -mots sonores et des apparences pompeuses, des nullités ridicules et de -profondes incapacités. - -Cependant, il était facile de reconnaître que, malgré les dehors -brusques et parfois durs qu'il affectait, cet homme possédait une -science profonde du cœur humain et une grande connaissance pratique -de la vie des villes, et qu'il devait avoir longtemps fréquenté, non -seulement la haute société américaine, mais encore visité l'Europe avec -profit et vu le monde sous ses faces les plus disparates. Ses pensées -élevées, nobles presque toujours, son sens droit, sa conversation -vive, colorée, attachante, m'intéressaient de plus en plus à lui, et -bien qu'il eût gardé le plus complet silence sur ce qui le regardait -personnellement et ne m'eût même pas dit son nom, cependant je me -laissais de plus en plus dominer par le sentiment de sympathie qu'il -m'avait inspiré tout d'abord, et, sans chercher à combattre cette -influence que je subissais, j'éprouvais un vif désir que ma liaison -avec lui, bien que due à une circonstance fortuite, ne fût pas -brusquement brisée, mais devînt au contraire intime et de longue durée. - -Peut-être entrait-il à mon insu un léger calcul d'égoïsme dans ma -pensée, au point de vue des services que je serais en droit, moi -voyageur novice, d'attendre d'un homme pour lequel le désert n'avait -pas conservé de secrets, et qui, s'il le voulait, pourrait en peu de -temps m'aplanir les difficultés du rude apprentissage que j'avais à -faire pour devenir, selon sa propre expression, un véritable coureur -des bois. - -Mais si cette pensée existait réellement en moi, elle était si bien -cachée au fond de mon cœur, que je l'ignorais moi-même et que je -croyais naïvement n'obéir qu'à ce sentiment de sympathie qu'inspirent -toujours les natures fortes, énergiques et élevées, aux caractères -expansifs et loyaux. - -Nous passâmes ainsi la journée entière, en riant et en causant entre -nous, tout en avançant rapidement vers le rancho où nous devions passer -la nuit. - -«Tenez, me dit le gaucho en me désignant du doigt une légère colonne -de fumée qui, aux premières heures du soir, montait en spirale vers le -ciel où elle ne tardait pas à se confondre avec les nuages, voilà où -nous allons, dans un quart d'heure nous serons rendus. - ---Dieu soit loué, répondis-je, car je commence à me sentir fatigué. - ---Oui, me dit-il, vous n'avez pas encore l'habitude des longues -courses, vos membres ne sont pas rompus comme les miens à la fatigue; -mais patience, dans quelques jours vous n'y penserez plus. - ---Je l'espère. - ---A propos, fit-il comme si ce souvenir lui venait subitement, vous ne -m'avez pas dit le nom du _pícaro_ qui vous a abandonné, en vous volant, -je crois? - ---Oh! Peu de choses, un fusil, un sabre et un cheval, objets dont j'ai -fait mon deuil. - ---Pourquoi donc cela? - ---Dame, parce qu'il est probable que le _bribon_ ne me les rapportera -pas et que, par conséquent, je ne les reverrai jamais. - ---Vous avez tort de supposer cela; bien que le désert soit grand, un -coquin ne s'y cache pas aussi facilement que vous le croyez, lorsqu'un -homme comme moi a intérêt à le retrouver. - ---Vous, c'est possible, mais moi, c'est autre chose, vous en -conviendrez. - ---C'est vrai, fit-il en hochant la tête; c'est égal, dites-moi toujours -son nom. - ---A quoi bon? - ---On ne sait pas ce qui peut arriver, peut-être un jour me trouverai-je -en rapports avec lui, et, le connaissant, je m'en méfierai. - ---C'est juste; on l'appelait, à Buenos Aires, Pigacha, mais son -véritable nom parmi les siens est le Venado; il est borgne de l'œil -droit; j'espère que voilà des renseignements détaillés, ajoutai-je en -riant. - ---Je le crois bien, répondit-il de même, et je vous promets que si je -le rencontre quelque jour, je le reconnaîtrai; mais nous voici arrivés.» - -En effet, à vingt pas devant nous apparaissait un rancho dont les -premières ombres de la nuit m'empêchaient de saisir complètement -l'ensemble, mais dont la vue, après une journée de fatigue et surtout -l'abandon auquel j'avais longtemps été condamné, était faite pour me -réjouir le cœur en me laissant espérer cette franche et cordiale -hospitalité, qui non seulement ne se refuse jamais dans la pampa, mais -encore s'exerce dans de si larges proportions envers les voyageurs. - -Déjà les chiens saluaient notre arrivée par des cris assourdissants -et venaient sauter avec fureur autour de nos chevaux; nous fûmes -contraints de cingler quelques coups de fouet à ces hôtes incommodes -qui s'enfuirent en hurlant, et bientôt nos montures s'arrêtèrent devant -l'entrée même du rancho où un homme se tenait, une torche allumée d'une -main et un fusil de l'autre, pour nous recevoir. - -Cet homme, d'une taille élevée, aux traits énergiques et au teint -bronzé, éclairé par les reflets rougeâtres de la torche qu'il élevait -au-dessus de sa tête, me représentait bien avec ses formes athlétiques -et son apparence farouche le type du véritable gaucho des pampas de -la Banda Oriental; en apercevant mon compagnon, il fit un geste de -respectueuse surprise, et s'inclina avec déférence devant lui. - -«_¡Ave Maria purísima!_ dit celui-ci. - ---_Sin pecado concebida_, répondit le ranchero. - ---_¿Se puede entrar, don Torribio?_ demanda mon compagnon. - ---_Pase V. adelante, señor don Zèno Cabral_, reprit poliment le -ranchero, _esa casa y todo lo que contiene es de V._[1]» - -Nous mîmes pied à terre sans nous faire prier davantage, et après qu'un -jeune homme de dix-huit à vingt ans, à demi nu, qui était accouru -à l'appel de son maître ou de son père, je ne savais encore lequel -des deux, eut pris la bride de nos chevaux et les eut emmenés, nous -entrâmes, suivis pas à pas par les chiens qui avaient si bruyamment -annoncé notre arrivée et qui maintenant, au lieu de nous être hostiles, -sautaient joyeusement autour de nous avec des cris de plaisir, -supposant sans doute qu'en faveur de notre arrivée il leur serait -permis de dormir auprès du feu, au lieu de passer la nuit au dehors. - -Cette habitation, comme toutes celles des gauchos, était une hutte de -terre entremêlée de roseaux, couverte en paille coupante, construite, -enfin, avec toute la simplicité primitive du désert. - -Elle était composée de deux pièces: la chambre à coucher et -l'appartement de réception, servant aussi de cuisine. - -Un lit formé de quatre piquets plantés en terre, supportant une claie -en roseaux ou des courroies de cuir entrelacées, sur lequel se place, -en guise du matelas européen, inconnu dans ces contrées, une peau de -bœuf non tannée; quelques autres cuirs étendus à terre, près de la -muraille pour coucher les enfants, des _bolas_, des _laços_, armes -indispensables des gauchos, des harnais de chevaux suspendus à des -piquets de bois fichés dans les parois du rancho formaient l'unique -ameublement de la chambre intérieure. - -Quant à la première, cet ameublement était plus simple encore, si cela -est possible; il se composait d'une claie en roseaux supportée par six -piquets et servant de sofa, deux têtes de bœufs en guise de fauteuil, -un petit baril d'eau, une marmite en fonte, quelques calebasses servant -de vases, une jatte en bois et une broche en fer, piquée verticalement -devant le foyer, placé au milieu même de la pièce. - -Nous avons décrit ce rancho ainsi minutieusement, parce que tous se -ressemblent dans la pampa, et sont pour ainsi dire construits sur le -même modèle. - -Seulement, comme celui dans lequel nous nous trouvions alors -appartenait à un homme relativement riche, à part du corps de logis -principal, à une vingtaine de mètres à peu près, il s'en trouvait un -autre servant de magasin pour les cuirs et les viandes destinées à être -séchées, et entouré d'une haie assez étendue et d'une hauteur de trois -mètres formant le corral, et derrière laquelle les chevaux s'abritaient -des bêtes fauves pendant les nuits. - -Les honneurs du rancho nous furent faits par deux dames, que le gaucho -nous présenta comme étant, l'une sa femme et l'autre sa fille. - -Celle-ci, âgée d'une quinzaine d'années, était grande, bien faite et -douée d'une beauté peu commune; elle se nommait Éva, ainsi que je -l'appris plus tard; sa mère, bien que fort jeune encore,--elle avait -au plus trente ans,--n'avait plus que quelques restes fugitifs d'une -beauté qui avait dû être fort remarquable, mais qui s'était promptement -fanée au contact de la vie misérable à laquelle la condamnait le désert -au milieu duquel s'était écoulée son existence. - -Mon compagnon paraissait être un ami intime du ranchero et de sa -famille, par lesquels il fut reçu avec les témoignages de la joie la -moins équivoque, bien que tempérés par une nuance presque insaisissable -de respect et presque de crainte. - -De son côté, don Zèno Cabral, car je savais enfin son nom, agissait -avec eux avec un sans-façon protecteur qui témoignait de rapports -sérieux entre lui et le gaucho. - -La réception fut ce qu'elle devait être, c'est-à-dire des plus franches -et des plus cordiales; ces braves gens ne savaient que faire pour nous -être agréables, le moindre remercîment de notre part les comblait de -joie. - -Notre repas, que nous mangeâmes de bon appétit, se composa, comme -toujours, de l'_asado_ ou rôti de bœuf, du _queso_ ou fromage de Goya, -et de _harina_ ou farine de _mandioca_, le tout arrosé de quelques -libations de _caña_ ou eau-de-vie de sucre qui, sous le nom de -_traguitos_,--petits coups--circulèrent libéralement et achevèrent de -nous mettre en joie et de nous faire oublier nos fatigues de la journée. - -Comme complément à ce repas, beaucoup plus confortable que ne le -supposera sans doute le lecteur européen, lorsque nos cigarettes furent -allumées, doña Éva décrocha une guitare, et, après l'avoir présentée -à son père qui, tout en fumant, commença à préluder avec les quatre -doigts réunis, elle dansa devant nous, avec cette grâce et cette -désinvolture qui n'appartiennent qu'aux femmes de l'Amérique du Sud, un -_cielito_ suivi immédiatement d'une _montonera_; puis, le jeune garçon -dont j'ai déjà eu occasion de parler, et qui était non pas le serviteur -mais le fils du ranchero, chanta d'une voix fraîche, bien timbrée, et -avec un accent qui nous alla à l'âme, quelques _tristes_ et quelques -_cielitos_ nationaux. - -Il se passa alors un incident bizarre et dont je ne pus m'expliquer le -motif. Don Quino, le jeune homme, chantait avec une passion indicible -ces vers charmants de Quintana: - - Feliz aquel que junto a ti suspira - Que el dulce nectar de tu risa bebe - Que a demandarte compasión se atreve - Y blandamente palpitar te mira![2] - -Tout à coup don Zèno devint d'une pâleur cadavéreuse, un tressaillement -nerveux agita tout son corps, et deux larmes brûlantes jaillirent de -ses yeux, cependant il garda le plus profond silence; mais le jeune -homme s'aperçut de l'effet produit sur l'hôte de son père par les vers -qu'il chantait, et immédiatement il entonna une joyeuse _jarana,_ qui -bientôt ramena le sourire sur les lèvres pâlies du gaucho. - -La tertulia se prolongea ainsi gaiement assez avant dans la nuit; au -dehors, le vent soufflait avec fureur, et les hurlements des bêtes -fauves qui s'élevaient par intervalles formaient un étrange contraste -avec notre insouciante gaieté, cependant, vers onze heures, les dames -se retirèrent, don Torribio et son fils, après avoir fait un dernier -tour dans le rancho, afin de s'assurer que tout était en ordre, prirent -congé de nous pour la nuit et nous laissèrent, mon compagnon et moi, -libres de nous étendre sur le lit préparé pour nous et où la fatigue ne -tarda pas à nous faire trouver le sommeil. - - -[1] Ces paroles sont la formule consacrée pour toute demande -d'hospitalité dans la pampa. Voici leur traduction: - -«Je vous salue, Marie très pure. - ---Conçue sans péché. - ---Peut-on entrer, don Torribio? - ---Entrez, señor don Zèno Cabral; cette maison et tout ce qu'elle -renferme vous appartient.» - -[2] Heureux celui qui soupire près de toi, qui boit le doux nectar de -ton sourire, qui ose te demander pitié, et doucement te voit palpiter. - - - - -III - -LE RANCHO. - - -Le lendemain, au lever du soleil, j'étais debout, mais si matinal que -j'eusse été, mon compagnon m'avait précédé, sa place auprès de moi -était vide. - -Je sortis espérant le rencontrer entrain de fumer sa cigarette au -dehors. - -Je ne le vis pas; la campagne autour de moi était déserte et calme -comme au jour de la création, les chiens, sentinelles vigilantes, -qui pendant la nuit avaient veillé sur notre repos, se levèrent en -m'apercevant et vinrent me caresser avec des grognements joyeux. - -L'aspect de la pampa[1] est des plus pittoresques au lever du soleil. -Un silence profond plane sur le désert; il semblerait que la nature -se recueille et reprend ses forces à l'aurore du jour qui commence. -La fraîche brise matinale frissonne doucement à travers les hautes -herbes qu'elle incline par des mouvements légers et cadencés; çà et -là les _venados_ lèvent leur tête effarée et jettent autour d'eux -des regards craintifs. Les oiseaux, blottis frileusement sous la -feuillée, préludent par quelques notes timides à leur hymne du matin; -sur les monticules de sables formés par les tanières des _vizcachas_, -de petites chouettes attardées, immobiles comme des sentinelles, et -à demi endormies, clignent de l'œil aux rayons de l'astre du jour, -en enfonçant leurs têtes rondes dans les plumes de leur cou, tandis -qu'au plus haut des airs, les urubus et les caracaras planent en -longs cercles, se balançant nonchalamment au gré du vent et cherchant -la proie sur laquelle ils se laisseront tout à coup tomber avec la -rapidité de la foudre. - -La pampa, en ce moment, ressemble à une mer aux eaux vertes et calmes, -dont les rivages se cachent derrière les plis de l'horizon. - -Je m'assis sur un tertre de verdure; tout en fumant une cigarette, je -me pris à réfléchir, et bientôt je fus complètement absorbé par mes -pensées. - -En effet, ma position était singulière; jamais je ne l'avais envisagée -sous le jour où elle m'apparaissait en ce moment. - -Perdu dans un désert, à plusieurs milliers de lieues de mon pays; -ayant volontairement rompu tous ces liens de famille et d'amitié -qui rattachent l'homme à sa patrie, je n'avais devant moi d'autre -avenir que celui réservé aux coureurs des bois, c'est-à-dire une -lutte incessante de chaque jour, de chaque heure, sans trêve ni -merci, contre la nature entière: hommes et animaux, pour finir dans -quelque embuscade, misérablement tué sur le rebord d'un fossé par -une flèche ou une balle inconnue. Cette perspective, surtout à l'âge -que j'avais, vingt ans à peine, lorsque par la surabondance de sève, -l'âme dans le naïf enthousiasme de la jeunesse se sent entraînée vers -les grandes choses, n'avait rien de fort gai, au contraire; mais si -j'errais maintenant dans des savanes sans fin, en compagnie d'un homme -rencontré par hasard, qui demeurait une énigme pour moi et m'imposait -presque sa volonté, pour m'abandonner au premier caprice, ou peut-être -à la première pression de la nécessité, cette loi de fer de la vie du -désert, je ne pouvais me plaindre; je ne devais accuser que moi, car -moi seul, contre tous, m'étais obstiné à mépriser les sages conseils et -les exhortations pleines de sens que l'expérience et l'intérêt avaient -engagé mes amis à me prodiguer à tant de reprises, pour me lancer comme -un fou dans cette existence vagabonde, que je commençais à peine depuis -quelques jours et qui déjà me paraissait si dure et si décolorée. - -Lorsque plus tard je me rappelai ces premières impressions si navrantes -faites au moment où j'entrais à peine dans cette vie aventureuse, -qui devait pendant de si longues années être la mienne, je me pris -en pitié; c'est que le désert ne se révèle que peu à peu aux yeux de -celui qui le parcourt il faut l'étudier longtemps avant de comprendre -les beautés qu'il recèle dans son sein et d'éprouver les joies -inexprimables et les voluptés pleines d'une âcre saveur qu'il réserve à -ses adeptes seuls. - -Mais, je le répète, lorsque ces idées tristes que plus haut j'ai -cherché à rendre, envahissaient mon cœur et le noyaient dans les flots -d'une navrante tristesse qui me conduisait presque au découragement, -c'est que je me sentais seul, isolé de tout homme de ma race, de -tout ami avec lequel je pusse laisser déborder le flot des pensées -qui montaient incessamment de mon cœur à mes lèvres, et que j'étais -contraint de renfermer au dedans de moi. - -C'est que j'ignorais, alors que le seul ami d'un homme, c'est lui-même, -et que, dans les situations difficiles de la vie comme dans les plus -indifférentes, il ne doit se fier qu'à lui, et ne compter que sur -lui-même s'il ne veut être exposé aux trahisons de l'égoïsme, de -l'envie et de la peur, ces trois féroces ennemis qui rôdent sans cesse -autour de toute amitié pour la briser et la changer en haine. - -Mais ma tâche a été rude en ce monde; Dieu en soit béni! J'ai -beaucoup souffert, par conséquent, beaucoup appris, et j'en suis -arrivé aujourd'hui à l'indifférence la plus sceptique pour les beaux -sentiments que parfois on cherche vainement à étaler devant moi. Je ne -demande pas à la nature humaine plus qu'elle ne peut donner, et mes -amis sont d'avance absous par moi du bien comme du mal qu'ils essayent -de me faire; aussi ne demandant rien et n'attendant rien de personne, -je suis parvenu à être sinon heureux, le bonheur, je le sais par -expérience, n'est pas fait pour l'homme, du moins tranquille, ce qui -pour moi est le point culminant où puisse atteindre l'ambition humaine -dans des conditions sociales où nous place la civilisation, qui n'est -et ne peut être que le résultat de notre organisation vicieuse et -incomplète. - -Je fus tout à coup tiré de mes réflexions par une voix qui -m'interpellait d'un ton de bonne humeur. - -Je me retournai vivement. - -Don Torribio était près de moi, bien qu'il fût à cheval, je ne l'avais -pas entendu venir. - -«Holà, caballero, me dit-il d'un ton joyeux, la pampa est belle au -lever du soleil, n'est-ce pas? - ---En effet, répondis-je sans trop savoir ce que je disais. - ---La nuit a-t-elle été bonne? - ---Excellente, grâce à votre généreuse hospitalité. - ---Bah! Ne parlons pas de cela, j'ai fait ce que j'ai pu, -malheureusement la réception a été assez mesquine; dame, les temps sont -durs, il y a seulement quatre ou cinq ans c'eût été autre chose, mais -vous le savez, à la guerre comme à la guerre; à celui qui fait tout le -possible, on ne doit pas demander davantage. - ---Je suis loin de me plaindre, au contraire; mais vous revenez de -route, il me semble? - ---Oui, j'ai été donner un coup d'œil à mes taureaux qui sont au -_pasto_; mais, ajouta-t-il, en levant les yeux au ciel et en calculant -mentalement la hauteur du soleil, il est temps de déjeuner; la señora -doit avoir tout préparé, et, sauf respect, ma course du matin m'a -singulièrement aiguisé l'appétit. Rentrez-vous avec moi? - ---Je ne demande pas mieux; seulement, je ne; vois pas mon compagnon; il -me semble qu'il serait peu convenable à moi de ne pas l'attendre pour -déjeuner.» - -Le gaucho se prit à rire. - -«S'il n'y a que cela qui vous arrête, me dit-il, vous pouvez vous -mettre à table sans crainte. - ---Il va revenir? demandai-je. - ---Au contraire, il ne reviendra pas. - ---Comment cela, m'écriai-je avec une surprise mêlée d'inquiétude, il -est parti? - ---Depuis plus de trois heures déjà; mais remarquant combien ma -physionomie s'assombrissait à cette nouvelle, il ajouta aussitôt: - ---Mais nous le reverrons bientôt, soyez tranquille. - ---Vous l'avez donc vu, ce matin? - ---Certes, nous sommes sortis ensemble. - ---Ah! Il est à la chasse, sans doute? - ---Probablement; seulement, qui sait quelle espèce de gibier il se -propose d'atteindre. - ---Cette absence me contrarie beaucoup. - ---Il voulait vous en parler avant que de monter à cheval; mais en y -réfléchissant, vous paraissiez si fatigué hier soir, qu'il a préféré -vous laisser dormir. C'est si bon le sommeil. - ---Il reviendra sans doute bientôt? - ---Je ne saurais le dire. Don Zèno Cabral est un homme qui n'a pas -l'habitude de raconter ses affaires au premier venu. Dans tous les cas, -il ne tardera pas beaucoup, nous le reverrons ce soir ou demain. - ---Diable! Comment vais-je faire, moi qui comptais sur lui? - ---Pourquoi donc? - ---Mais pour m'enseigner la route que je dois suivre. - ---Si ce n'est que cela, ce n'est pas un motif pour vous tourmenter; -il m'a recommandé de vous prier de ne pas quitter le rancho avant son -retour. - ---Je ne puis cependant pas demeurer ainsi chez vous. - ---Parce que? - ---Dame, parce que je crains de vous gêner; vous n'êtes pas riche, -vous-même me l'avez dit; un étranger ne doit que vous causer de -l'embarras. - ---Señor, répondit avec dignité le gaucho, les étrangers sont les -envoyés de Dieu; malheur à l'homme qui n'a pas pour eux les attentions -qu'ils méritent; quand même il vous plairait de demeurer un mois dans -mon humble rancho, je me trouverais heureux et fier de votre présence -dans ma famille. N'insistez donc pas davantage, je vous prie, et -acceptez mon hospitalité aussi franchement qu'elle vous est offerte.» - -Que pouvais-je objecter de plus? Rien. Je me résignai donc à patienter -jusqu'au retour de don Zèno, et je retournai au rancho en compagnie du -gaucho. - -Le déjeuner fut assez gai; les dames s'efforcèrent de réveiller ma -bonne humeur en me comblant de soins et d'attentions. - -Aussitôt après le repas, comme don Torribio se préparait à monter à -cheval, car la vie d'un gaucho se passe à galoper de çà et de là pour -surveiller ses nombreux troupeaux, je lui demandai à l'accompagner; il -accepta. Je sellai mon cheval et nous partîmes au galop à travers la -pampa. - -Mon but, en accompagnant le gaucho, n'était pas de faire une -promenade plus ou moins agréable, mais de profiter de notre isolement -pour le sonder adroitement et le faire causer sur mon compagnon, -qu'il paraissait fort bien connaître, de façon à obtenir certains -renseignements qui me permissent de me former une opinion sur -cet homme singulier, qui avait pour moi l'attrait d'une énigme -indéchiffrable. - -Mais tous mes efforts furent vains, toutes mes finesses en pure perte, -le gaucho ne savait rien, ou, ce qui est plus probable, ne voulait rien -me dire; cet homme si communicatif et si enclin à raconter, d'une façon -souvent trop prolixe ses propres affaires, devenait d'une discrétion -à toute épreuve et d'un mutisme désespérant aussitôt que, par une -transition adroite, je mettais la conversation sur le compte de don -Zèno Cabral. - -Il ne me répondait plus alors que par monosyllabes ou par cette -exclamation: _¿Quién sabe?_--qui sait,--à toutes les questions que je -lui adressais. - -De guerre lasse, je renonçai à le presser davantage, et je me mis à lui -parler de ses troupeaux. - -Sur ce point, je trouvai le gaucho disposé à me répondre, plus même -que je ne l'aurais désiré, car il entra avec moi dans des détails -techniques sur l'élève des bestiaux, détails que je fus contraint -d'écouter avec un apparent intérêt, et qui me firent trouver la journée -d'une interminable longueur. - -Cependant, vers trois heures de l'après-midi, don Torribio m'annonça, -ce qui me causa une vive joie, que notre tournée était terminée, et -que nous allions reprendre le chemin du rancho, dont nous étions alors -éloignés de quatre ou cinq lieues. - -Un trajet de cinq lieues, après une journée passée à galoper à -l'aventure, n'est qu'une promenade pour les gauchos montés sur les -infatigables chevaux de la pampa. - -Les nôtres nous mirent en moins de deux heures en vue du rancho, sans -mouiller un poil de leur robe. - -Un cavalier arrivait à toute bride à notre rencontre. - -Ce cavalier, je le reconnus aussitôt avec un vif sentiment de joie, -était don Zèno Cabral; il nous eut bientôt rejoints. - -«Vous voilà donc, nous dit-il en faisant ranger son cheval auprès des -nôtres; je vous attends depuis plus d'une heure. Puis, s'adressant à -moi: Je vous ménage une surprise qui, je le crois, vous sera agréable, -ajouta-il. - ---Une surprise! m'écriai-je, laquelle donc? - ---Vous verrez, je suis convaincu que vous me remercierez. - ---Je vous remercie d'avance, répondis-je, sans chercher à deviner de -quel genre est cette surprise. - ---Regardez, reprit-il en étendant le bras dans la direction du rancho -dont nous n'étions plus qu'à une centaine de pas. - ---Mon guide! m'écriai-je en reconnaissant mon coquin d'Indien attaché -solidement à un arbre. - ---Lui-même; que pensez-vous de cela? - ---Ma foi! Cela me semble tenir du prodige; je ne comprends pas comment -vous avez pu le rencontrer aussi vite. - ---Oh! Cela n'était pas si difficile que vous le supposez, surtout -avec les renseignements que vous m'aviez donnés; tous ces bribones -sont de la famille des bêtes fauves, ils ont des repaires dont ils ne -s'éloignent jamais et où, tôt ou tard, ils reviennent toujours; pour un -homme habitué à la pampa, rien n'est plus facile que de mettre la main -dessus; celui-ci surtout, se fiant à votre qualité de forastero et à -votre ignorance du désert, ne se donnait pas la peine de se cacher; il -voyageait tranquillement et à découvert, persuadé que vous ne songeriez -pas à le poursuivre; cette confiance l'a perdu, je vous laisse à penser -quelle a été sa frayeur, lorsque je l'ai surpris à l'improviste et que -je lui ai signifié péremptoirement qu'il m'accompagnât auprès de vous. - ---Tout cela est fort bien, señor, répondis-je, je vous remercie de la -peine que vous avez prise; mais que voulez-vous que je fasse de ce -_pícaro_, à présent? - ---Comment, s'écria-t-il avec étonnement, ce que je veux que vous en -fassiez, je veux que vous le corrigiez d'abord, et cela d'une façon -exemplaire dont il garde le souvenir; puis, comme vous l'avez engagé -pour vous servir de guide jusqu'au Brésil et qu'il a reçu d'avance -une partie du prix convenu, il faut qu'il remplisse son engagement -loyalement, ainsi qu'il a été fait. - ---Je vous avoue que je n'ai pas grande confiance dans sa loyauté -future. - ---Vous êtes dans l'erreur à cet égard, vous ne connaissez pas les -Indiens mansos--soumis;--celui-ci, une fois qu'il aura été corrigé, -vous servira fidèlement, rapportez-vous en à moi là-dessus. - ---Je le veux bien; mais cette correction, quelle qu'elle soit, je vous -confesse que je me sens incapable de la lui administrer. - ---Qu'à cela ne tienne! Voici notre ami don Torribio, qui n'a pas le -cœur aussi tendre que vous et qui se chargera de ce soin. - ---Je ne demande pas mieux pour vous être agréable,» appuya don Torribio. - -Nous arrivions en ce moment en face du prisonnier. Le pauvre diable, -qui savait sans doute ce qui le menaçait, avait l'air fort penaud et -fort mal à son aise; du reste, il était solidement attaché, le visage -tourné vers l'arbre. - -Nous mîmes pied à terre. - -Don Zèno s'approcha du prisonnier, pendant qu'avec un imperturbable -sang-froid don Torribio s'occupait à plier son _laço_ en plusieurs -doubles dans sa main droite. - -«Écoute, _pícaro_, dit don Zèno à l'Indien attentif, ce caballero -t'a engagé à Buenos Aires; non seulement tu l'as lâchement abandonné -dans la pampa, mais encore tu l'as volé; tu mérites un châtiment, -ce châtiment, tu vas le recevoir. Don Torribio, mon cher seigneur, -veuillez, je vous prie, appliquer cinquante coups de laço sur les -épaules de ce bribon, et cela de façon à ce qu'il les sente.» - -L'Indien ne répondit pas un mot, le gaucho s'approcha alors et avec la -conscience qu'il mettait à tout ce qu'il faisait, il leva son laço qui -retomba en sifflant sur les épaules du pauvre diable, où il traça un -sillon bleuâtre. - -L'Indien ne fit pas un mouvement, il ne poussa pas un cri; on l'aurait -cru changé en statue de bronze tant il était immobile et indifférent à -force de volonté ou de stoïcisme. - -Quant à moi, je souffrais intérieurement, mais je n'osais intervenir -convaincu de la justice de cette exécution sommaire. - -Don Zèno Cabral comptait impassiblement les coups au fur et à mesure -qu'ils tombaient. - -Au onzième le sang jaillit. - -Le gaucho ne s'arrêta pas. - -L'Indien, bien que ses chairs frissonnassent sous les coups de plus -en plus pressés, conservait son impassibilité de marbre. Malgré moi, -j'admirais le courage de cet homme, qui réussissait si complètement à -dompter la douleur et à retenir même le plus léger signe de souffrance, -bien qu'il dût en éprouver une atroce. - -Les cinquante coups auxquels le guide avait été condamné par -l'implacable don Zèno lui furent administrés par le gaucho, sans qu'il -en manquât un seul; au trente-deuxième, malgré tout son courage, -l'Indien avait perdu connaissance; mais cela n'avait pas, malgré ma -prière, interrompu l'exécution. - -«Arrêtez, dit enfin don Zèno, lorsque le nombre fut complet, -détachez-le.» - -Les liens furent coupés, le corps du pauvre diable, que les cordes -seules soutenaient, tomba inerte sur le sable. - -Le fils du gaucho s'approcha alors, frotta avec de la graisse de bœuf, -de l'eau et du vinaigre les plaies saignantes de l'Indien, lui rejeta -son poncho sur les épaules, puis il le laissa là. - -«Mais cet homme est évanoui! m'écriai-je. - ---Bah! Bah! fit don Zèno, ne vous en occupez pas, ces démons ont le -cuir dur; dans un quart d'heure, il n'y pensera plus; allons dîner.» - -Cette froide cruauté me révolta. Cependant, je m'abstins de toute -observation et j'entrai dans le rancho; j'étais bien novice encore; -j'étais réservé à assister plus tard à des scènes près desquelles -celle-là n'était qu'un jeu d'enfant. - -Après le dîner qui, contre l'habitude, se prolongea assez longtemps, -don Zèno ordonna au fils de don Torribio d'amener le guide. - -Au bout d'un instant, il entra; don Zèno le fixa quelques secondes avec -attention, puis il lui adressa la parole en ces termes: - -«Reconnais-tu avoir mérité le châtiment que je t'ai infligé? - ---Je le reconnais, répondit l'Indien d'une voix sourde, mais sans la -moindre hésitation. - ---Tu n'ignores pas que je sais où te trouver, quel que soit l'endroit -où tu te caches. - ---Je le sais. - ---Si, sur ma prière, ce caballero consent à te pardonner et à te -reprendre à son service, lui seras-tu fidèle? - ---Oui, mais à une condition. - ---Je ne veux pas de conditions de ta part, bribon, reprit durement don -Zèno, tu mérites le garrotte.» - -L'Indien baissa la tête. - -«Réponds à ma question. - ---Laquelle? - ---Seras-tu fidèle? - ---Oui. - ---Je le saurai; châtiment ou récompense, je me charge de régler ton -compte, tu entends? - ---J'entends. - ---Maintenant, écoute-moi, ton maître et toi vous partirez d'ici demain -au lever du soleil; il faut que dans neuf jours il soit à la _fazenda -do rio d'Ouro_. Tu la connais? - ---Je la connais. - ---Y sera-t-il? - ---Il y sera. - ---Pas d'équivoque entre nous, tu me comprends bien, je veux que ce -caballero soit rendu dans neuf jours à la fazenda do rio d'Ouro, en -bonne santé, libre, et sans qu'il manque rien à son bagage. - ---J'ai promis, répondit froidement l'Indien. - ---C'est bien, bois ce trago de caña pour te remettre des coups que tu -as reçus et va dormir.» - -Le guide saisit la calebasse que lui tendait don Zèno, la vida d'un -trait avec une satisfaction visible et se retira sans ajouter une -parole. - -Lorsqu'il fut sorti, je m'adressai à don Zèno, de l'air le plus -indifférent que je pus affecter. - -«Tout cela est bel et bon, lui dis-je, mais je vous certifie, señor, -que malgré ses promesses, je n'ai pas la moindre confiance dans ce -drôle. - ---Vous avez tort, señor, me répondit-il, il vous servira fidèlement, -non pas par affection, peut-être ce serait trop lui demander après ce -qui s'est passé, mais par crainte, ce qui vaut mieux encore; il sait -fort bien que s'il vous arrivait quelque chose, il aurait un compte -sévère à me rendre de sa conduite. - ---Hum! murmurai-je, cela ne me rassure que médiocrement; mais pourquoi, -si, ainsi que vous me l'avez laissé entrevoir, vous vous rapprochez des -frontières brésiliennes, ne me permettez-vous pas de vous accompagner? - ---C'était mon intention; malheureusement certaines raisons, inutiles -à vous faire connaître, rendent impossible l'exécution de ce projet; -cependant je compte vous voir à la fazenda do rio d'Ouro, où -probablement j'arriverai avant vous. Dans tous les cas, veuillez -y demeurer jusqu'à ce que je vous aie vu, et alors, peut-être, me -sera-t-il permis de reconnaître, ainsi que j'en ai le vif désir, -l'éminent service que vous m'avez rendu. - ---Je vous attendrai, puisque vous le désirez, señor, répondis-je, -prenant bravement mon parti de ce nouveau contre-temps, non pas pour -vous rappeler l'événement auquel vous faites allusion, mais parce que -je serais heureux de faire avec vous une connaissance plus intime.» - -Don Zèno me tendit la main, et la conversation devint générale. - -Le lendemain au lever du soleil, je me levai, et, après avoir pris -affectueusement congé des hôtes qui m'avaient si bien reçus et que je -croyais ne jamais revoir, je quittai le rancho sans avoir pu dire adieu -à don Zèno Cabra, qui s'était éloigné bien avant mon réveil. - -Malgré les assurances réitérées de don Torribio et celles de don Zèno, -je ne me fiai que médiocrement à mon guide, et je lui ordonnai de -marcher devant moi, résolu à lui brûler la cervelle au premier geste -suspect de sa part. - - -[1] Le mot _pampa_ appartient à la langue Quichua (langue des Incas); -il signifie textuellement place, terrain plat, savane ou grande plaine. - - - - -IV - -LA FAZENDA DO RIO D'OURO. - - -Mon voyage se continuait ainsi dans des conditions assez singulières, -livré dans un pays inconnu, loin de tout secours humain, à la merci -d'un Indien dont la perfidie m'avait été déjà surabondamment prouvée et -duquel je ne devais rien avoir de bon à attendre. - -Cependant, j'étais bien armé, vigoureux, résolu; je partis dans d'assez -bonnes dispositions, convaincu que mon guide ne se hasarderait jamais -à m'attaquer en face et qu'en le surveillant avec soin je parviendrais -toujours à en avoir bon marché. - -Du reste, je me hâte de constater que j'avais tort de supposer de -mauvaises intentions au pauvre Indien et que mes précautions furent -inutiles; don Torribio et don Zèno Cabral avaient dit vrai. La rude -correction infligée à mon Guaranis avait eu la plus salutaire influence -sur lui et avait entièrement modifié ses intentions à mon égard; nos -relations ne tardèrent donc pas à devenir des plus cordiales, et, fort -satisfait du résultat obtenu par les coups de fouet du gaucho, je me -réservai _in petto_, le cas échéant, de ne pas hésiter à employer le -même moyen pour rappeler au devoir les Indiens mansos avec lesquels le -hasard me mettrait en rapport. - -Mon guide était devenu plus gai, plus aimable, et surtout plus causeur; -je profitai de cette modification, fort agréable pour moi, dans -son caractère, pour essayer de le sonder et lui adresser plusieurs -questions sur le compte de don Zèno Cabral. - -Cette fois encore j'échouai complètement, non pas que l'Indien refusât -de me répondre, au contraire, mais par ignorance. - -En résumé, voici tout ce que je parvins à apprendre après des questions -sans nombre et tournées de toutes les façons. - -Don Zèno Cabral était fort connu et surtout fort redouté par tous -les Indiens qui vivent au désert et le parcourent incessamment -dans tous les sens; c'était pour eux un être étrange, mystérieux, -incompréhensible, dont le pouvoir était fort grand; nul ne connaissait -son habitation habituelle; il possédait presque le talent d'ubiquité, -car on l'avait souvent rencontré à des distances fort éloignées les -unes des autres presque à la même heure; les Indiens lui avaient -souvent tendu des pièges pour le tuer, sans jamais réussir à lui faire -la plus légère blessure; il avait su prendre une influence telle sur -leur esprit qu'ils le croyaient invulnérable et le regardaient comme un -être d'une essence beaucoup supérieure à la leur. - -Souvent il disparaissait pendant des mois entiers sans qu'on sût ce -qu'il était devenu, puis, tout à coup on le voyait subitement campé au -milieu des tribus indiennes, sans qu'on comprit comment il était arrivé -là. - -Au total, les Indiens, à part la crainte respectueuse qu'il leur -inspirait, lui avaient pour la plupart de grandes obligations. Nul -mieux que lui ne savait guérir les maladies réputées incurables -par leurs sorciers; instruit de tout ce qui se passait au désert, -souvent il avait sauvé de la mort des familles entières, perdues dans -les forêts sans vivres et sans armes; «aussi, ajouta mon guide, en -terminant, cet homme est-il pour nous un de ces génies puissants pour -le bien comme pour le mal, dont il vaut mieux ne pas s'entretenir de -peur de le voir subitement paraître et d'encourir sa colère.» - -Ces renseignements, si je puis donner ce nom aux divagations craintives -et superstitieuses de mon guide, me laissèrent plus perplexe que je -ne l'étais auparavant sur le compte de cet homme, que tout semblait -conspirer à entourer à mes yeux d'une auréole mystérieuse. - -Un mot prononcé, par hasard peut-être, par l'Indien éveilla davantage -encore si cela est possible la curiosité dévorante qui s'était emparés -de moi. - -«C'est un Paulista,» m'avait-il dit à demi-voix en jetant autour de lui -des regards effarés, comme s'il redoutait que cette parole ne tombât -dans une oreille indiscrète et fût répétée à celui qu'elle intéressait. - -A plusieurs reprises, pendant mon séjour à Buenos Aires, j'avais -entendu parler des _Paulistas_; les renseignements qu'on m'avait donnés -sur eux, bien que très incomplets et erronés pour la plupart, avaient -cependant excité ma curiosité à un tel point, qu'ils entraient pour -beaucoup dans ma résolution de me rendre au Brésil. - -Les Paulistas ou Vicentistas, car ces deux noms leur sont -indistinctement appliqués par les historiens, fondèrent leur premier -établissement dans les vastes et magnifiques plaines de Piratininga. - -Alors là, sous la direction intelligente et paternelle des deux -jésuites Anchieta et Nobrega, s'organisa une colonie à part dans la -colonie, une sorte de métropole demi barbare, qui dut à son courage une -prospérité et une influence toujours croissante, et dont les exploits, -si quelques jours on les raconte, formeront, j'en suis convaincu, la -partie la plus intéressante de l'histoire du Brésil. - -Dans le Nouveau Monde, dès qu'on veut parler de progrès, d'abnégation -et de civilisation, il faut remonter aux jésuites dont les conquêtes -pacifiques, ont plus fait pour l'extinction de la barbarie que tous -les efforts réunis des aventuriers de génie, qui allèrent au seizième -siècle fonder en Amérique les puissances espagnole et portugaise. - -Grâce à l'intervention des jésuites au Brésil, les Européens ne -dédaignèrent pas de s'allier avec ces fortes et belliqueuses races -indiennes, qui tinrent si longtemps en échec les Portugais et firent -parfois reculer la conquête. - -De ces unions, il résulta une race guerrière, brave, endurcie à toutes -les fatigues, audacieuse surtout, qui, bien dirigée, produisit les -Paulistas, ces hommes auxquels on doit presque toutes les découvertes -qui se firent dans l'intérieur du Brésil et dont les prodigieuses -excursions et les téméraires exploits sont passés aujourd'hui à l'état -de légendes fantastiques dans les contrées mêmes qui en furent le -théâtre. - -On a adressé plusieurs reproches sérieux aux Paulistas: on les a -accusés d'avoir, dès l'origine de leur colonie, montré un caractère -indomptable et indépendant, un dédain affecté pour les lois de la -métropole, un orgueil inouï vis-à-vis des autres colons; on a prétendu -que, sortis des rangs les plus turbulents et les plus corrompus des -aventuriers européens, ils avaient puisé dans leur origine et leurs -alliances indiennes un principe de cruauté et de mépris pour la vie des -autres hommes qui en faisait, non seulement des hôtes et des voisins -dangereux, mais encore des natures essentiellement insociables et -ingouvernables. - -A ces accusations, les Paulistas ont donné le plus complet démenti. - -La province de Saint-Paul, habitée et peuplée par eux seuls, est -aujourd'hui la plus civilisée, la plus industrieuse et la plus riche du -Brésil. - -D'ailleurs notre avis, avis partagé du reste par beaucoup d'historiens, -est qu'à une nature indomptée il faut des hommes indomptables, et que -sur ce sol vierge que foulaient les Paulistas au milieu de ces nations -farouches, impatientes de toute sujétion, et qui préféraient mourir -que se soumettre à une domination étrangère qu'ils ne pouvaient et -ne voulaient pas comprendre, il fallait des organisations d'élite, -insensibles à toutes les faiblesses comme à tous les égoïsmes des -conventions sociales de la civilisation, et, pour cette raison, -capables d'accomplir de grandes choses. - -En entendant à Buenos Aires parler ainsi des Paulistas avec un -enthousiasme d'autant plus vrai que les Espagnols sont de temps -immémorial les implacables ennemis des Portugais, et que cette haine, -née en Europe, se poursuit en Amérique avec une force décuplée par la -rivalité; je me sentais, malgré moi, entraîné vers ces hommes étranges, -à la puissante organisation, aux instincts aventuriers, qui avaient -conquis un monde à leur patrie et dont, malgré les modifications -apportées par le temps et la civilisation, j'espérais être assez -heureux pour retrouver debout quelque type attardé. - -Aussi, à cette désignation de Paulista appliqué à l'homme qui m'était -apparu dans des circonstances si singulières et qui, pendant le peu -de temps que j'étais demeuré près de lui, s'était révélé à moi sous -des aspects si bizarres, si heurtés et si insaisissables, je sentis se -réveiller toute mon ardeur et je n'aspirai plus qu'à me rencontrer de -nouveau avec ce personnage pour lequel j'avais, dès le premier moment, -éprouvé une si vive sympathie. - -Je pressai donc mon voyage le plus possible, d'autant plus que mon -guide m'avait appris que la fazenda do rio d'Ouro, où don Zèno Cabral -m'avait assigné rendez-vous, était située sur la frontière de la -province de Saint-Paul, dont elle était une des plus riches et des plus -vastes exploitations. - -Afin d'atteindre plus vite le but de notre longue course, mon guide -m'avait, malgré les difficultés du chemin, fait suivre les rives -inondées du rio Uruguay. - -Le quatrième jour, après notre départ du rancho, nous atteignîmes -l'aldéa de _Santa Ana_, première garde brésilienne en remontant le -fleuve. - -La crue excessive du fleuve avait causé des ravages terribles dans ce -misérable village composé d'une douzaine de ranchos à peine; plusieurs -avaient été emportés par les eaux, le reste était menacé d'être -prochainement envahi; les pauvres habitants, réduits à la plus affreuse -détresse, campaient sur un monticule en attendant le retrait des eaux. - -Cependant ces pauvres gens, malgré leur misère, nous reçurent de la -façon la plus amicalement hospitalière, se mettant à notre disposition -pour tout ce qu'ils pouvaient nous fournir et se désespérant de n'avoir -presque rien à nous donner. - -Ce fut avec un indicible serrement de cœur et une profonde -reconnaissance que le lendemain, au lever du soleil, je quittai ces -bonnes gens qui nous comblèrent, à notre départ, de souhaits pour la -réussite de notre voyage. - -Du reste, j'avais accompli le plus dur du trajet que j'avais à faire. - -Je continuai d'avancer à travers un paysage charmant et accidenté; -trois jours après ma halte à Santa Ana, vers deux heures de -l'après-midi, à un angle de la route, je tournai subitement la tête, -et, malgré moi, je m'arrêtai en poussant un cri d'admiration à l'aspect -inattendu de la plus délicieuse campagne que jamais j'aie contemplée. - -Mon Guaranis, désormais complètement réconcilié avec moi, sourit avec -joie à cette manifestation enthousiaste. C'était à lui que je devais -cette splendide surprise qu'il me préparait depuis quelques heures -en m'obligeant à prendre, sous prétexte de raccourcir la route, des -sentiers perdus à travers des bois à peu près infranchissables. - -Devant moi, presque à mes pieds, car je me trouvais arrêté sur le -sommet d'une colline assez élevée, s'étendait, encadrée dans un -horizon de verdure, formé par une ceinture de forêts vierges, une -campagne d'un périmètre d'une dizaine de lieues environ, dont, grâce à -ma position, mes regards saisissaient les moindres détails. Au centre à -peu près de cette campagne, sur une étendue de deux lieues, se trouvait -un lac aux eaux transparentes d'un vert d'émeraude; les montagnes -boisées et très pittoresques qui l'entouraient, étaient couvertes de -plantations aux places où des brûlis avaient été ménagés. - -Nous étions à l'endroit où le Curitiba ou Guazu, fleuve assez -important, affluent du Parana que nous avions atteint, après avoir -traversé le _Paso de los infieles_, entre dans le lac. Ses bords -étaient garnis de grands buissons de savacous[1], de cocoboïs[2] et -d'amingas, sur les branches desquels étaient en ce moment perchées des -troupes de petits hérons. Ces oiseaux se tenaient suspendus au-dessus -de la surface de l'eau pour faire la chasse aux poissons, aux insectes -ou à leurs larves. - -A l'entrée du Guazu, j'aperçus une île que mon guide m'assura avoir été -autrefois flottante; mais elle s'est peu à peu rapprochée de la rive -où elle s'est fixée. Formée primitivement par des plantes aquatiques, -la terre végétale s'y est amoncelée, et maintenant elle est couverte -de bois assez épais; puis au loin, au milieu d'une échappée entre -deux collines couvertes de forêts, j'aperçus un nombre considérable de -bâtiments s'élevant en amphithéâtre et dominés par un clocher aigu. - -Au-dessous du flanc escarpé de la hauteur sur laquelle s'élevaient ces -bâtiments, le Guazu s'élançait en grondant par-dessus les obstacles que -lui opposaient des rochers abrupts et couverts d'un lichen verdâtre; -puis, se partageant en plusieurs bras, il allait se perdre après des -méandres sans nombre dans les sombres vallées qui s'étendaient à -droite et à gauche. Je ne pouvais détacher mes yeux du spectacle de -cette nature grande, sauvage et réellement imposante; je demeurais là -comme fasciné, ne songeant ni à avancer ni à reculer, tout à l'émotion -intérieure que j'éprouvais et oubliant tout pour regarder encore, sans -me rassasier jamais de cette vue splendide à laquelle rien ne peut être -comparé. - -«Que c'est beau! m'écriai-je emporté malgré moi par l'admiration. - ---N'est-ce pas? me répondit comme un écho le guide qui s'était tout -doucement rapproché. - ---Comment nommez-vous ce magnifique pays?» - -L'Indien me regarda avec étonnement. - -«Ne le savez-vous pas, mi amo, me dit-il. - ---Comment le saurais-je, puisque je viens ici aujourd'hui pour la -première fois. - ---Oh! C'est que ce pays est bien connu, mi amo, reprit-il, de bien loin -on vient pour le voir. - ---Je n'en doute pas, cependant je désirerais savoir son nom. - ---Eh! Mais c'est l'endroit où nous nous rendons, mi amo; vous voyez -devant vous la fazenda do rio d'Ouro, il paraît que dans les anciens -jours toutes ces montagnes que vous voyez étaient remplies d'or et de -pierres précieuses. - ---Et maintenant? demandai-je intéressé malgré moi. - ---Oh! Maintenant, on ne travaille plus aux mines, le maître ne le veut -pas; elles sont comblées ou envahies par l'eau; le maître prétend qu'il -vaut mieux travailler la terre, et que c'est là le véritable moyen de -se procurer la richesse. - ---Il n'a pas tort; comment se nomme l'homme bon qui raisonne d'une -façon aussi juste? - ---Je ne sais pas, mi amo; on prétend que la fazenda et toutes les -terres qui en dépendent appartiennent à don Zèno Cabral; mais je -n'oserais l'assurer; du reste, cela ne m'étonnerait pas, car on raconte -de singulières choses sur ce qui se passe dans les _caldeiras_ que vous -voyez là-bas, ajouta-t-il en me désignant du doigt des trous ronds -en forme d'entonnoir, percés dans les rochers, lorsque le _Viraçao_ -s'élève sur la surface du lac et en agite les eaux avec tant de -violence que les pirogues sont en danger de périr. - ---Que raconte-t-on donc de si extraordinaire? - ---Oh! Des choses effrayantes, mi amo, et que moi, qui suis un pauvre -Indien, je n'oserais jamais répéter à un señor comme vous.» - -J'eus beau presser mon guide pour l'obliger à s'expliquer, je ne pus -en tirer que des interjections de frayeur accompagnées d'innombrables -signes de croix. De guerre lasse, je renonçai à l'interroger davantage -sur un sujet qui paraissait lui déplaire tant, et je changeai de -conversation. - -«Dans combien de temps arriverons-nous à la fazenda? lui demandai-je. - ---Dans quatre heures, mi amo. - ---Croyez-vous que don Zèno sera déjà arrivé et que nous le -rencontrerons? - ---Qui sait, mi amo; si le señor don Zèno veut être arrivé, il le sera; -sinon, non.» - -Battu sur ce point comme sur le premier, je renonçai définitivement -à adresser à mon guide des questions auxquelles, comme à plaisir, il -faisait de si ridicules réponses, je me bornai à lui donner l'ordre du -départ. - -Au fur et à mesure que nous descendions dans la vallée, le paysage -changeait et prenait des aspects d'un effet saisissant; je parcourus, -ainsi, sans m'en apercevoir, l'espace assez étendu qui me séparait de -la fazenda. - -Au moment où nous commencions à gravir un sentier assez large et bien -entretenu qui conduisait aux premiers bâtiments, j'aperçus un cavalier -qui accourait vers moi à toute bride. - -Mon guide me toucha légèrement le bras avec un frémissement de crainte. - -«Le voyez-vous, mi amo? me dit-il. - ---Qui? lui répondis-je. - ---Le cavalier? - ---Eh bien? - ---Ne le reconnaissez-vous pas, c'est le seigneur don Zèno Cabral. - ---Impossible!» m'écriais-je. - -L'indien hocha la tête à plusieurs reprises. - -«Rien n'est impossible au señor Zèno,» murmura-t-il à demi-voix. - -Je regardai plus attentivement; je reconnus en effet don Zèno Cabral, -mon ancien compagnon de la pampa, il portait le même costume que lors -de notre rencontre. - -Au bout d'un instant il fut près de moi. - -«Soyez le bienvenu à la fazenda do rio d'Ouro, me dit-il joyeusement en -me tendant la main droite que je serrai cordialement; avez-vous fait un -bon voyage. - ---Excellent, je vous remercie, quoique très fatigant; mais, ajoutai-je -en remarquant un léger sourire sur ses lèvres, bien que je ne me -donne pas encore pour un voyageur de votre force, je commence à -parfaitement m'habituer; d'ailleurs, l'aspect de votre admirable pays -m'a complètement fait oublier ma fatigue. - ---N'est-ce pas qu'il est beau, me dit-il avec orgueil et qu'il mérite -d'être vu et apprécié même après les plus beaux paysages européens. - ---Certes, d'autant plus qu'entre eux et lui toute comparaison est -impossible. - ---Vous avez été satisfait de ce bribon, je suppose, dit-il en se -tournant vers le guide qui se tenait modestement et craintivement en -arrière. - ---Fort satisfait; il a complètement racheté sa faute. - ---Je le savais déjà, mais je suis content de l'entendre dire par vous, -cela me raccommode avec lui. Cours en avant, _pícaro_, et annonce notre -arrivée.» - -L'Indien ne se fit pas répéter l'ordre qui lui était donné, il pressa -les flancs de son cheval et partit au galop. - -«Ces Indiens sont de singulières natures, reprit don Zèno en le suivant -du regard, on ne peut les dompter qu'en les menaçant avec rudesse, -mais, somme toute, ils ont du bon, et avec de la volonté on parvient -toujours à en faire quelque chose. - ---Vous exceptez sans doute, répondis-je en souriant, ceux qui voulaient -vous faire un si mauvais parti lorsque j'eus le plaisir de vous -rencontrer. - ---Pourquoi donc cela? Les pauvres diables agissaient dans de bonnes -intentions au point de vue de leurs idées étroites, en cherchant à se -débarrasser d'un homme qu'ils redoutent et qu'ils croient leur ennemi, -je ne puis pas leur garder rancune pour cela. - ---Vous ne craignez pas, en vous aventurant ainsi, d'être un jour -victime de leur perfidie? - ---Il en sera ce qu'il plaira à Dieu! Quant à moi, j'accomplirai -jusqu'au bout la mission que je me suis imposée. Mais laissons cela; -vous resterez quelque temps avec nous, n'est-ce pas don Gustavio? - ---Deux ou trois jours seulement,» répondis-je. Le visage de mon hôte se -rembrunit subitement à cette déclaration. - -«Vous êtes bien pressé? me dit-il. - ---Nullement; je suis, au contraire, absolument maître de mon temps. - ---Alors pourquoi vouloir nous quitter si vite? - ---Dame, répondis-je, ne sachant trop que dire, je crains de vous gêner.» - -Don Zèno Cabral me posa amicalement la main sur l'épaule, et me -regardant attentivement pendant une minute ou deux: - -«Don Gustavio, me dit-il, quittez une fois pour toutes ces façons -européennes qui ne sont pas de mise ici; on ne gêne pas un homme comme -moi, dont la fortune s'élève à plusieurs millions de piastres, qui est -maître après Dieu d'un territoire de plus de trente lieues carrées et -qui commande à plus de deux mille individus blancs, rouges et noirs; -en acceptant franchement l'hospitalité que cet homme vous offre -loyalement comme à un ami et à un frère, on lui fait honneur. - ---Ma foi, répondis-je, mon cher hôte, vous avez une façon de prendre -les choses qui rend un refus tellement impossible, que je me mets -complètement à votre discrétion; faites de moi ce que bon vous semblera. - ---A la bonne heure, voilà qui est parler à la française, sans ambages -et sans réticences; mais rassurez-vous, je n'abuserai pas de la -latitude que vous me donnez en vous conservant malgré vous auprès de -moi; peut-être même, si vos idées vagabondes vous tiennent toujours -au cœur, vous ferai-je d'ici quelques jours une proposition qui vous -sourira. - ---Laquelle? m'écriai-je vivement. - ---Je vous le dirai; mais, chut! Nous voici arrivés.» - -En effet, cinq minutes plus tard nous entrâmes dans la fazenda entre -une double haie de domestiques rangés pour nous recevoir et nous faire -honneur. - -Je ne m'étendrai pas sur la façon dont l'hospitalité me fut offerte -dans cette demeure réellement princière. - -Quelques jours s'écoulèrent pendant lesquels mon hôte chercha par tous -les moyens à me distraire et à me faire agréablement passer le temps. - -Cependant, malgré tous ses efforts pour paraître gai, je remarquai -qu'une pensée sérieuse le préoccupait; je n'osais l'interroger -craignant de lui paraître indiscret, seulement j'attendais avec -impatience qu'il me fît une ouverture qui me permît de satisfaire ma -curiosité en lui adressant quelques questions que j'avais incessamment -sur les lèvres et que je retenais à grand-peine. - -Enfin, un soir, il entra dans ma chambre; un domestique dont il était -accompagné portait plusieurs liasses énormes de papiers. - -Après avoir fait déposer ces papiers sur une table et renvoyé le -domestique, dont Zèno s'assit près de moi, et après un instant de -réflexion: - -«Don Gustavio, me dit-il, je vous ai parlé d'une expédition à laquelle -j'avais l'intention de vous associer, n'est-ce pas? - ---En effet, répondis-je, et je suis prêt à vous suivre, don Zèno. - ---Je vous remercie, mon ami; mais avant que d'accepter votre -consentement, laissez-moi vous donner quelques mots d'explication. - ---Faites. - ---L'expédition dont il s'agit est des plus sérieuses; elle est dirigée -vers des contrées inconnues qui n'ont été que rarement et à de longs -intervalles foulées par les pieds des blancs; nous aurons des obstacles -presque infranchissables à surmonter, des dangers terribles à courir; -malgré les précautions prises par moi pour assurer notre sûreté, je -dois vous avouer que nous risquons de trouver la mort au milieu des -hordes de sauvages qu'il nous faudra combattre; moi, mon sacrifice est -fait, j'ai mûrement réfléchi et pesé avec soin dans mon esprit toutes -les chances de réussite ou d'insuccès que nous devons rencontrer. - ---Et vous partez? - ---Je pars, oui, parce que j'ai les plus sérieux motifs pour le faire; -mais vous, votre position n'est pas la même, je ne me reconnais pas -le droit de vous entraîner à ma suite dans une tentative désespérée, -dernier coup d'une partie commencée depuis longues années et dont le -résultat doit, à part votre amitié pour moi, vous demeurer indifférent. - ---Je partirai avec vous, don Zèno, quoi qu'il advienne, mon parti est -pris, ma résolution ne changera pas.» - -Il garda un instant le silence. - -«C'est bien, me dit-il enfin d'une voix émue, je n'insisterai pas -davantage; plusieurs fois nous avons, entre nous, parlé des Paulistas, -vous m'avez demandé des renseignements sur eux, ces renseignements -vous les trouverez dans ces notes que je vous laisse; lisez-les -attentivement, elles vous apprendront les motifs de l'expédition que je -tente aujourd'hui; si lorsque vous aurez lu ces notes, la cause que -je défends vous paraît encore juste et que vous consentiez toujours à -m'accorder votre concours, je l'accepterai avec joie. Adieu, vous avez -trois jours devant vous pour apprendre ce qu'il vous faut savoir; dans -trois jours nous nous séparerons pour ne plus nous revoir, ou nous -partirons ensemble.» - -Don Zèno Cabral se leva alors, me serra la main et quitta la chambre. - -Trois jours après je partis avec lui. - -Ce sont ces notes, mises en ordre par moi, suivies de l'expédition à -laquelle je pris part, que le lecteur va lire aujourd'hui; je n'ai -usé que de la précaution de changer certains noms et certaines dates, -afin de ne pas blesser la juste susceptibilité de personnes encore -existantes et dignes, sous tous les rapports, de la considération dont -elles sont entourées au Brésil; mais, à part ces légères modifications, -les faits sont de la plus rigoureuse exactitude, je pourrais, au -besoin, fournir des preuves à l'appui de leur véracité. - -J'ai aussi jugé nécessaire de complètement m'effacer dans la dernière -partie du récit pour laisser à cette histoire, dont je fais à son -tour juge le lecteur, toute sa couleur et tout son cachet de sauvage -et naïve grandeur. Puisse-je avoir réussi à intéresser ceux qui me -liront, en leur faisant connaître des mœurs si différentes des -nôtres, qui s'effacent tous les jours sous la pression incessante de -la civilisation et bientôt n'existeront plus que dans le souvenir de -quelques vieillards, tant le flot du progrès monte rapidement, même -dans les contrées les plus éloignées. - - -[1] Cancroma cochlearia. - -[2] Ardea virescens. - - - - -PROLOGUE - -EL DORADO - - - - -I - -O SERTÃO. - - -Le 25 juin 1790, vers sept heures du soir, une troupe assez nombreuse -de cavaliers déboucha subitement d'une étroite ravine et commença à -gravir un sentier assez roide tracé, ou plutôt à peine indiqué, sur -le flanc d'une montagne formant l'extrême limite de la sierra de -Ibatucata, située dans la province de São Paulo. - -Ces cavaliers, après avoir traversé le rio Parana-Pane, se préparaient -sans doute à franchir le rio Tieti, si, ainsi que semblait l'indiquer -la direction qu'ils suivaient, ils se rendaient dans le gouvernement de -Minas Gerais. - -Bien vêtus pour la plupart, ils portaient le pittoresque costume -de Sertanejos et étaient armés de sabres, pistolets, couteaux et -carabines; leur lasso pendait roulé, attaché par un anneau au côté -droit de leur selle. - -Nous ferons remarquer que les bolas, cette arme terrible du gaucho -des pampas de la Banda Oriental, sont complètement inusitées dans -l'intérieur du Brésil. - -Ces hommes, au teint hâlé, à la mine hautaine, fièrement campés sur -leurs chevaux, la main reposant sur leurs armes, prêts à s'en servir, -et leurs regards incessamment fixés sûr les taillis et les buissons -afin d'éclairer la route et d'éventer les embuscades, offraient aux -rayons obliques et sans chaleur du soleil couchant, au milieu de cette -nature majestueuse et sauvage, une ressemblance frappante avec ces -troupes d'aventuriers paulistas qui, au seizième et au dix-septième -siècle, semblaient conduits par le doigt de Dieu pour tenter ces -explorations téméraires qui devaient donner de nouvelles contrées à la -métropole et finir par refouler dans leurs impénétrables forêts les -tribus guerrières et insoumises des premiers habitants du sol. - -Cette ressemblance était rendue plus frappante encore, en songeant au -territoire que traversaient en ce moment les cavaliers, territoire -aujourd'hui habité seulement par des blancs et des métis nomades, -chasseurs et pasteurs pour la plupart, mais qui alors était encore -parcouru par plusieurs nations indiennes, rendues redoutables par leur -haine instinctive pour les blancs et qui, considérant, non sans quelque -apparence de raison, cette terre comme leur appartenant, faisaient une -guerre sans pitié aux Brésiliens, les attaquant et les massacrant -partout où ils les rencontraient. - -Les cavaliers dont nous parlons étaient au nombre de trente, en -comptant les domestiques affectés à la surveillance d'une dizaine de -mules chargées de bagages et qui, en cas d'attaque, devaient se joindre -à leurs compagnons dans la défense générale, et pour cette raison -étaient armés de fusils et de sabres. - -A quelque distance en arrière de cette première troupe en venait une -seconde, composée d'une douzaine de cavaliers au milieu desquels se -trouvait un palanquin hermétiquement fermé, porté par deux mules. - -Ces deux troupes obéissaient évidemment au même chef, car lorsque la -première fut parvenue au point culminant de la montagne, elle s'arrêta -et un cavalier fut détaché afin de presser l'arrivée de la seconde. - -Les hommes de la deuxième troupe affectaient une certaine tournure -militaire et portaient le costume des _soldados da conquista_; ce -qui, au premier coup d'œil, pour une personne au fait des mœurs -brésiliennes, laissait deviner que le chef de la caravane était non -seulement un personnage riche et puissant, mais encore que son voyage -avait un but sérieux et hérissé de périls. - -Malgré la chaleur du jour qui finissait en ce moment, ces soldats se -tenaient droits en selle et portaient, sans en paraître nullement -incommodés, l'étrange accoutrement sans lequel ils n'entreprennent -jamais une expédition, c'est-à-dire la cuirasse nommée _gibao de -armas_, espèce de casaque rembourrée en coton et piquée, qui descend -jusqu'aux genoux, défend aussi les bras et les préserve, mieux que -toute autre armure, des longues flèches indiennes. - -Comme, lorsqu'ils poursuivent les sauvages dans les forêts, ils sont -contraints d'abandonner leurs chevaux avec lesquels ils ne pourraient -pénétrer dans les forêts vierges, ils ont au côté une espèce de grande -serpe nommée _facão_, qui leur sert à trancher les lianes et à s'ouvrir -un passage; ils ont en outre chacun une espingole ou un fusil sans -baïonnette qu'ils ne chargent ordinairement qu'avec du gros plomb à -cause de la presque impossibilité de diriger une balle avec certitude -dans ces inextricables fouillis de verdure rendus plus épais encore par -la disposition bizarre des branches et l'enchevêtrement des lianes. - -Ces soldats sont extrêmement redoutés des Indiens et des nègres marron -qu'ils ont surtout mission de traquer et de surprendre. Indiens -eux-mêmes pour la plupart ou métis, ils connaissent à fond toutes les -ruses des sauvages, luttent constamment de finesse avec eux et ne leur -font jamais qu'une guerre d'embuscade. - -Ils sont fort estimés dans le pays à cause de leur courage, de leur -sobriété et de leur fidélité à toute épreuve; aussi la présence d'une -douzaine d'entre eux dans la caravane était-elle un indice certain de -la position élevée qu'occupait dans la société brésilienne le chef de -l'expédition ou du moins de la troupe de voyageurs. - -La caravane s'était arrêtée, avons-nous dit, sur le point culminant de -la montagne; de cette hauteur la vue planait de tous les côtés à une -distance considérable sur un magnifique paysage de forêts, de vallées -accidentées traversés par d'innombrables cours d'eaux, mais pas une -maison, pas une hutte ne venait animer cette splendide et sauvage -nature; c'était bien le sertão, c'est-à-dire le désert dans toute sa -majestueuse et abrupte splendeur. - -Les voyageurs, peu sensibles aux attraits du magique kaléidoscope qui -se déroulait devant eux, et, d'ailleurs, fatigués d'une longue route -faite à travers des chemins presque impraticables, tandis qu'un soleil -torride déversait à profusion ses rayons incandescents sur leurs têtes, -se hâtèrent d'installer leur campement de nuit. - -Tandis que quelques-uns d'entre eux déchargeaient les mules et -entassaient les ballots, d'autres dressaient une tente au milieu de -ce camp improvisé; les plus vigoureux faisaient un abatis d'arbres -centenaires destinés à servir de retranchements provisoires, et les -derniers allumaient les feux destinés aux apprêts du repas du soir, -feux que devaient être entretenus toute la nuit, afin d'éloigner les -bêtes fauves. - -Lorsque le campement fut complètement installé, un cavalier de -haute mine, de vingt-huit à trente ans au plus, dont les manières -aristocratiques, le regard fier et la parole brève dénotaient -l'habitude du commandement, donna l'ordre de faire approcher le -palanquin qui, jusqu'à ce moment, était demeuré arrêté en dehors dès -lignes, toujours entouré de son escorte. - -Le palanquin s'avança aussitôt jusqu'auprès de la tente et s'ouvrit; le -rideau de la tente s'agita, puis il retomba sans qu'il fût possible de -savoir à quel sexe appartenait la personne que renfermait le palanquin -et qui venait de le quitter; le palanquin s'éloigna aussitôt. Les -soldados, qui avaient probablement reçu antérieurement une consigne -sévère, entourèrent, à portée de pistolet, la tente de laquelle ils ne -laissèrent approcher personne. - -Le chef de la caravane, après avoir assisté à l'exécution de l'ordre -qu'il avait donné se retira sous une tente un peu plus petite, dressée -a quelques pas de la première, et, se laissant tomber sur un siège, il -ne tarda pas à se plonger dans de profondes réflexions. - -Ce cavalier, ainsi que nous l'avons dit était un homme de vingt-huit à -trente ans, aux traits fins et aristocratiques, d'une beauté et d'une -délicatesse presque féminines; sa physionomie, douce et affable au -premier aspect, perdait cependant cette apparence dès qu'on l'étudiait -avec soin, pour prendre une expression de méchanceté railleuse et -cruelle qui inspirait la crainte et presque la répulsion; ses grands -yeux noirs avaient un regard vague qui ne se fixait que rarement; sa -bouche, garnie de dents d'une éclatante blancheur, surmontée d'une fine -moustache noire cirée avec soin, ne s'entr'ouvrait que pour laisser -filtrer entre ses lèvres un peu minces, un sourire ironique qui en -relevait légèrement les coins. Tel qu'il était cependant, pour des yeux -superficiels c'était un admirable cavalier rempli de noblesse et de -séduisante désinvolture. - -A peine était-il depuis une vingtaine de minutes seul sous sa tente, -si absorbé en lui-même qu'il semblait avoir non seulement oublié les -fatigues d'une longue journée passée tout entière à cheval, mais -encore le lieu où il se trouvait, que le rideau de la tente se souleva -doucement pour livrer passage à un homme qui, après s'être assuré -par un regard circulaire que le cavalier dont nous avons esquissé -le portrait était bien seul, fit deux pas dans l'intérieur, ôta son -chapeau et attendit respectueusement que celui auquel il se présentait -lui adressât la parole. - -Ce personnage formait avec le premier le plus complet et le plus brutal -contraste; c'était un homme jeune encore, aux formes musculeuses, -aux traits anguleux, à la physionomie basse, cruelle et chafouine, -empreinte d'une expression de méchanceté sournoise; son front bas et -déprimé, ses yeux gris, ronds, profondément enfoncés sous l'orbite et -assez éloignés l'un de l'autre, son nez long et recourbé, ses pommettes -saillantes, sa bouche grande et sans lèvres lui donnaient une lointaine -ressemblance avec un oiseau de proie de l'espèce la moins noble; sa -tête monstrueuse, supportée par un cou gros et court, était enfoncée -entre deux épaules d'une largeur démesurée; ses bras mal attachés, mais -recouverts de muscles énormes, lui donnaient une apparence de force -brutale extraordinaire, mais dont l'aspect général avait quelque chose -de repoussant. Cet individu, qu'il était facile de reconnaître tout de -suite pour un métis _mamaluco_[1], portait le costume des Sertanejos, -mais ce costume cependant fort élégant et surtout fort pittoresque, -loin de relever sa tournure et de dissimuler sa laideur, ne servait -pour ainsi dire qu'à la rendre plus visible. - -Plusieurs minutes s'écoulèrent sans que le jeune homme parût -s'apercevoir de la présence de son singulier visiteur; celui-ci, -fatigué sans doute de cette longue attente, et désirant la faire cesser -au plus vite, ne trouva pas de moyen plus efficace que celui de laisser -tomber sur le sol la lourde carabine sur laquelle il s'appuyait. -Au bruit retentissant de l'arme sur les pierres, le jeune homme -tressaillit et releva brusquement la tête. Reconnaissant alors l'homme -qui se tenait devant lui, immobile et roide comme une idole indienne, -il passa à plusieurs reprises la main sur son front comme pour en -chasser des pensées importunes, dissimula un mouvement de dégoût et, -affectant de sourire; - -«Ah! C'est vous, Malco Díaz? lui dit-il. - ---Oui, monsieur le marquis, c'est moi, répondit le mamaluco d'une voix -basse et à demi étouffée. - ---Eh bien! Que me voulez-vous encore? - ---Eh! fit l'autre avec un ricanement sourd, la réception que me fait -Votre Seigneurie n'est guère caressante. Voilà deux jours que je ne -vous ai parlé. - ---Je n'ai pas besoin, je le suppose, de me gêner avec vous, à quoi bon -me gêner? N'êtes-vous pas à ma solde, et par conséquent mon serviteur? -reprit le marquis avec une nuance de hauteur, destinée sans doute à -rappeler à son interlocuteur la distance que les convenances sociales -établissaient entre eux. - ---C'est juste, répondit l'autre, un serviteur est un chien et il doit -être traité comme tel, cependant, vous connaissez le proverbe: _A bom -jogo boa volta_[2]. - ---Faites-moi grâce de vos stupides proverbes, je vous prie, et -dites-moi sans plus de détours ce qui vous amène,» répondit le jeune -homme avec impatience. - -Le mamaluco fixa sur le marquis un regard d'une expression sinistré. - -«Au fait, reprit-il, votre Seigneurie a raison, mieux vaut en finir -tout de suite. - ---J'attends! - ---Je viens régler mes comptes avec vous, señor; voilà tout en deux mots. - ---Hein! fit le jeune homme, régler vos comptes, qu'est-ce à dire, -_velhaco?_ - ---Velhaco ou non, monsieur le marquis, je désire régler avec vous. - ---Je ne vous comprends pas, expliquez-vous, mais soyez bref, je vous -prie, je n'ai pas de temps à perdre à écouter vos _pataratas._ - ---Je ne demande pas mieux, monsieur le marquis, bien que ce ne soient -pas des patarata, ainsi qu'il vous plaît de le dire. - ---Voyons, au fait. - ---Eh bien! Le fait, le voici, Seigneurie, je me suis engagé avec vous -pour deux mois, à Rio Janeiro, afin de vous servir de guide, moyennant -quatre onces espagnoles par mois, ou, si vous le préférez, cent six -mille reis[3], n'est-il pas vrai, Seigneurie! - ---Parfaitement, seulement vous oubliez, maître Malco Díaz, que vous -avez reçu sur votre demande, avant de quitter Rio Janeiro ... - ---Un mois d'avance, interrompit le mamaluco, je me le rappelle très -bien, au contraire, Seigneurie. - ---Que demandez-vous, alors? - ---Dame, je demande le reste. - ---Comment le reste, pour quelle raison, s'il vous plaît? - ---Oh! Pour une raison bien simple, Seigneurie, c'est que notre marché -expirant demain à dix heures du matin, je préfère régler avec vous ce -soir que de vous causer ce dérangement pendant la marche. - ---Comment, y a-t-il déjà si longtemps que nous sommes en route? - ---Calculez, Seigneurie. - ---En effet, tout autant,» reprit-il tout pensif. - -Il y eut un assez long silence, le jeune homme le rompit brusquement -et, relevant la tête en même temps qu'il regardait le métis bien en -face. - -«Ainsi, vous désirez me quitter, Malco Díaz, lui dit-il d'un ton plus -amical que celui qu'il avait employé jusqu'alors. - ---Mon engagement n'est-il pas terminé, Seigneurie? - ---Effectivement, mais vous pouvez le renouveler.» - -Le mamaluco hésita, son maître ne le quittait pas du regard; il parut -enfin prendre une résolution. - -«Tenez, Seigneurie, dit-il, laissez-moi vous parler franchement. - ---Parlez. - ---Eh bien! Vous êtes un grand seigneur, un marquis, c'est vrai; moi -je ne suis qu'un pauvre diable auprès de vous, bien petit et bien -infime; cependant, tout misérable que vous me supposez, il est un bien -inappréciable pour moi, bien que j'ai commis la sottise d'aliéner une -fois. - ---Et ce bien, c'est.... - ---Ma liberté, Seigneurie, mon indépendance, le droit d'aller et de -venir, sans rendre à personne compte de mes pas, de parler sans avoir -besoin de mesurer mes paroles et de choisir mes expressions; je -reconnais humblement que je ne suis pas né pour être domestique. Que -voulez-vous, nous autres, nous sommes ainsi faits, que nous préférons -la liberté avec la misère à la richesse avec l'esclavage; c'est -stupide, je le sais, mais c'est comme cela. - ---Avez-vous tout dit. - ---Tout, oui, Seigneurie. - ---Mais vous n'êtes pas domestique, vous me servez de guide, voilà tout. - ---C'est vrai, Seigneurie; mais souvent, malgré vous, vous oubliez le -guide pour ne songer qu'au domestique, et moi, je ne puis m'habituer à -être, traité de cette façon; mon orgueil se révolte malgré moi, je sens -mon sang bouillonner dans mes veines, et je crains que la patience ne -m'échappe.» - -Un sourire de mépris erra sur les lèvres du jeune homme. - -«Ainsi, répondit-il, le motif que vous me donnez est le seul qui vous -pousse à me quitter? - ---C'est le seul, Seigneurie. - ---Mais, si fort satisfait de vos services, je vous proposais cinq -quadruples au lieu de quatre, vous accepteriez sans doute?» - -Un éclair de convoitise jaillit de l'œil voilé du mamaluco, mais -aussitôt il s'éteignit. - -«Pardonnez-moi, Seigneurie, dit-il, je refuserais. - ---Même si je vous en offrais six? - ---Même si vous m'en offriez dix. - ---Ah!» fît le marquis en se mordant les lèvres. Il était évident que -le jeune homme était en proie à une sourde colère, qu'il ne renfermait -qu'avec peine. - -«Quand comptez-vous nous quitter? dit-il. - ---Lorsque Votre Seigneurie me le permettra. - ---Mais si j'exigeais que vous demeurassiez avec nous jusqu'à demain -matin dix heures? - ---Je resterais, Seigneurie. - ---C'est bien, dit le jeune homme d'un ton d'indifférence, je vois que -c'est un parti pris de votre part. - ---Oh! Complètement, Seigneurie. - ---Je vais donc vous payer immédiatement ce que je reste vous devoir; -vous serez libre ensuite de vous éloigner à l'instant si bon vous -semble.» - -Le mamaluco fit un geste ressemblant à un remerciement, mais il ne -prononça pas une parole. - -Le jeune homme tira plusieurs pièces d'or d'une bourse et les présenta -au métis. - -«Prenez,» dit-il. - -Malco avança la main, mais se ravisant aussitôt: - -«Pardon, Seigneurie, dit-il, mais vous vous trompez. - ---Moi! Comment cela? - ---Dame! Vous ne me devez que quatre onces, il me semble. - ---Eh bien? - ---Vous m'en donnez huit. - ---Je vous donne quatre onces parce que je vous les dois, et j'en ajoute -quatre autres parce que, avant de vous quitter, je veux vous donner une -preuve de ma satisfaction pour la façon dont vous avez rempli votre -devoir pendant le temps que vous êtes demeuré à mon service.» - -Une seconde fois le mamaluco hésita, mais faisant un violent effort -sur lui-même et reculant d'un pas comme s'il eût voulu échapper à la -fascination exercée sur lui par la vue du métal, il posa, bien qu'avec -une répugnance visible, quatre des pièces d'or sur un coffre, en -répondant d'une voix étranglée par une émotion intérieure: - -«Je vous suis fort reconnaissant, Seigneurie, mais je ne saurais -accepter un aussi riche cadeau. - ---Pourquoi donc, s'il me plaît de vous le faire, Malco, ne suis-je pas -le maître de disposer de ce qui m'appartient et de vous témoigner ma -satisfaction? - ---Oui, Seigneurie, vous êtes libre de faire cela, mais je vous répète -que je n'accepterai pas. - ---Au moins, vous me donnerez l'explication de cette énigme, car si je -ne me trompe pas sur votre compte, vous n'êtes pas autrement organisé -que les autres hommes, et vous aimez l'or. - ---Oui, Seigneurie, lorsqu'il est loyalement gagné, mais je ne suis pas -un mendiant, pour accepter une rémunération à laquelle je reconnais -n'avoir aucun droit. - ---Ces sentiments vous font honneur, répondit le jeune homme avec une -mordante raillerie; je vous en félicite, je retire ma proposition.» - -Il reprit alors les quatre pièces d'or, les fit un instant sauter dans -sa main, puis il les remit dans sa bourse. - -«Maintenant, nous sommes quittes. - ---Oui, Seigneurie. - ---Et nous nous séparons bons amis? - ---Bons amis. - ---Passez-vous la nuit au camp? - ---Je suis jusqu'à demain aux ordres de Votre Seigneurie. - ---A mon tour, je vous remercie, señor Malco, nos affaires sont -terminées maintenant à notre satisfaction mutuelle, rien ne vous -retient plus près de moi, je vous laisse donc libre de partir quand -cela vous plaira. - ---Alors, puisque mon cheval est encore sellé, je profiterai de votre -permission, Seigneurie. - ---Ah! Ah! Il paraît que vous aviez prévu le cas?» - -Le mamaluco, malgré son impudence, tressaillit imperceptiblement. - -«Maintenant, adieu, reprit le jeune homme; vous êtes libre, grand bien -vous fasse; seulement comme, ainsi que vous l'avez dit vous-même, nous -nous séparons amis, tâchons de demeurer toujours dans les mêmes termes. - ---Je ne vous comprends pas, Seigneurie. - ---Souvenez-vous du proverbe que vous m'avez cité au commencement de -notre entretien, et faites-en votre profit; sur ce, bon voyage.» - -Et il ordonna du geste au mamaluco de se retirer. Celui-ci, fort mal à -son aise sous le regard inquisiteur du marquis, ne se fit pas répéter -l'invitation; il salua gauchement et sortit de la tente. - -Il alla prendre son cheval, qu'il avait attaché à quelques pas à un -piquet, se mit en selle et s'éloigna d'un air pensif, descendant au -petit trot la montagne dans la direction du sertão, à l'entrée duquel -la caravane avait établi son bivouac. - -Lorsqu'il fut assez éloigné pour ne pas craindre d'être vu, il fit un -brusque crochet sur la droite et retourna sur ses pas, en évitant avec -le plus grand soin de donner l'éveil aux sentinelles brésiliennes. - -«Diable d'homme! murmurait-il à voix basse, tout en surveillant -attentivement les buissons et les halliers de crainte de surprise, il -est évident qu'il se doute de quelque chose; je n'ai pas un instant à -perdre, car, je le connais, si je me laisse prévenir, je suis un homme -perdu; oui, mais je ne me laisserai pas prévenir, l'affaire est trop -belle pour que je ne mette pas tous mes soins à la conduire à bonne -fin; nous verrons qui l'emportera de moi ou de ce beau seigneur musqué.» - -Faisant alors vigoureusement sentir l'éperon à son cheval, le mamaluco -lui fit prendre le galop, et il ne tarda pas à disparaître dans -l'obscurité; car, pendant son entretien avec son ancien maître, la nuit -était tombée et d'épaisses ténèbres couvraient la terre. - -Cependant, aussitôt que le mamaluco eut quitté la tente, le marquis se -leva avec un geste de colère et de menace, mais, se laissant presque -aussitôt retomber sur son siège: - -«Non, dit-il d'une voix sourde, donnons-lui le temps de s'éloigner, -laissons-lui une sécurité complète; le traître ne me croit pas aussi -bien informé. Oh! Je me vengerai cruellement de la contrainte que je me -suis imposée devant lui! Une preuve! Une seule! Mais cette preuve il me -la faut, je veux l'avoir!» - -Il se leva de nouveau, souleva le rideau de la tente, et jeta un regard -au dehors; la plus grande tranquillité, le calme le plus complet -régnaient dans le camp, le marquis appela alors à deux reprises -différentes, d'une voix contenue: - -«Diogo! Diogo!» - -A cet appel, qu'il semblait attendre, un homme s'approcha presque -immédiatement. - -«Me voilà, dit-il. - ---Entrez vite,» reprit le marquis. - -Cet homme était le chef des soldados da conquista, il entra. - -Le rideau de la tente retomba derrière lui. - -[1] On donne ce nom aux métis nés d'un blanc et d'une Indienne, et -_vice versa._ - -[2] A beau jeu, beau retour. - -[3] Le reis est une monnaie fictive, cette formidable somme fait, -argent de France, environ 340 francs seulement. - - - - -II - -TAROU-NIOM[1]. - - -De tous les Indiens du Nouveau Monde, les aborigènes du Brésil sont -ceux qui ont défendu le plus opiniâtrement leur indépendance et lutté -avec le plus d'acharnement contre l'envahissement de leur territoire -par les blancs. Aujourd'hui encore cette guerre commencée aux premiers -jours de la conquête se continue aussi implacable des deux parts, sans -que l'issue s'en puisse prévoir autrement que par l'entière destruction -de la race infortunée si déplorablement spoliée par les Européens. - -Nous croyons nécessaire, pour l'intelligence de cette histoire, -d'entrer dans quelques détails sur les mœurs de ces nations dont -beaucoup n'existent plus aujourd'hui et dont les autres ne tarderont -pas, à moins d'un miracle, à disparaître à jamais de la surface du -globe. - -L'histoire des origines américaines est encore aujourd'hui un mystère; -une seule chose, à notre avis, est maintenant prouvée, c'est que la -population de l'Amérique opérée graduellement et sur plusieurs points -l'a été par des races différentes, qui elles-mêmes ont asservi, ainsi -que le démontrent d'anciens monuments, ceux de Palenque entre autres, -dont la date est plus ancienne que les plus vieux monuments égyptiens, -ont asservi, disons-nous, une race autochtone dont il n'est plus -possible aujourd'hui de découvrir l'origine, mais qui avait atteint un -état de civilisation avancée. - -Des grandes nations indiennes qui couvraient le sol du Brésil à -l'époque de la conquête, la plupart, telles que les _Tapuyas_, les -_Tubaïaras_, les _Tupinambas,_ les _Tumoyos_, les _Tupiniquins_, les -_Aymorès_, et tant d'autres trop nombreuses pour être citées, sont -détruites ou réduites à un trop petit nombre pour continuer à former -un corps de nation; elles se sont fondues les unes dans les autres; -et, tout en se retirant pas à pas devant les blancs, elles ont formé -des confédérations afin de résister plus facilement à l'envahissement -de leur territoire, et ont ainsi donné naissance aux tribus qui, -aujourd'hui, continuent la guerre. - -Les principales nations existant aujourd'hui au Brésil sont les -Botocudos ou Botocudis, descendants des Aymorès, dont ils ont conservé -presque toutes les coutumes, entre autres celle de s'introduire dans -la lèvre inférieure un disque de bois, de jade vert ou de coquillage -large souvent de deux ou trois pouces. - -Viennent ensuite les _Patachos_, les _Machacelis_, les _Malalis_, les -_Maconis_, les _Camacans_ (ceux-ci sont civilisés), les _Mucunis_, les -_Panhames_, les _Capochos_, et beaucoup d'autres encore, mais moins -importantes, et qui sont plutôt de simples tribus que des nations. Ces -Indiens, indépendants presque tous et menant la vie nomade, se sont -réservé dans les déserts et les forêts vierges du Brésil des repaires -inexpugnables d'où ils bravent presque avec impunité la puissance -portugaise. - -Bien que toujours en guerre entre eux, car le plus futile prétexte leur -suffit pour, s'entre-détruire, cependant ils oublient leur haine et se -liguent ensemble dès qu'il s'agit d'attaquer les blancs; aussi sont-ils -tellement redoutés des Portugais que ceux-ci les traquent comme des -bêtes fauves et les exterminent sans pitié, lorsque, ce qui est rare à -cause de leur finesse et de leur astuce poussées à un degré fabuleux, -ils réussissent à les surprendre. - -Le principal reproche adressé par les historiens anciens, comme par les -modernes, aux Indiens est celui d'anthropophagie. - -Malheureusement, malgré les énergiques dénégations des Indiens, -cette coutume horrible ne peut pas être mise en doute. Depuis le -malheureux Hans Staden, prisonnier au seizième siècle des Tupinambas -et auquel son maître, le féroce Koniam-Bèbè, disait avec d'affreuses -menaces qu'il avait déjà dévoré cinq Européens, jusqu'à aujourd'hui -l'anthropophagie s'est conservée parmi les indigènes du Brésil. - -Cette épouvantable coutume n'est pas pour eux le résultat du manque -d'aliments; ils mangent par goût, et quelquefois par vengeance, -la chair humaine. Souvent, après une bataille, ils dévorent leurs -prisonniers, réservant seulement les têtes qu'ils momifient et -conservent comme trophées. - -Cependant, pour être juste, nous constaterons ici que quelques tribus, -sept ou huit, peut-être, ont toujours su se garder de cette affreuse -coutume et sont demeurées pures de ce crime. - -Au fur et à mesure que nous avancerons dans notre récit, nous donnerons -des détails plus circonstanciés sur les mœurs singulières et bizarres -des nations brésiliennes, mœurs à peu près ignorées en France. -Cependant elles sont d'autant plus intéressantes à connaître, que -dans un jour prochain elles n'existeront plus qu'à l'état de légende, -à cause des progrès incessants de la civilisation qui amèneront -l'extinction complète de la race aborigène dans ces contrées, de même -que dans toutes les autres parties du nouveau monde. - -A une dizaine de lieues environ du plateau où la caravane dont nous -avons précédemment parlé avait campé pour la nuit, le même jour, un peu -avant le coucher du soleil, dans une vaste clairière située sur la -rive gauche du Rio Paraguay, à l'entrée d'une _catinga_ ou forêt basse -assez étendue, trois hommes assis sur des troncs d'arbres morts et -renversés sur le sol avaient entre eux une conversation fort animée. - -Ces personnages, bien qu'il fût facile au premier coup d'œil de les -reconnaître pour Indiens, appartenaient cependant sinon à des races, du -moins à des nations complètement distinctes. - -Le premier, autant qu'on pouvait le supposer, car l'âge des Indiens est -extrêmement difficile à préciser, était un homme qui paraissait avoir -atteint le milieu de la vie, c'est-à-dire trente-cinq à quarante ans; -sa taille était haute et bien proportionnée, ses membres vigoureux -et bien attachés montraient une grande vigueur; ses traits réguliers -auraient été beaux s'ils n'eussent été défigurés par des peintures -et des tatouages bizarres, incisés à la pointe du diamant; mais, en -l'examinant avec soin, on voyait briller dans ses yeux une finesse qui -dénotait une intelligence peu commune; la noblesse de ses gestes et sa -contenance fière et hautaine donnaient à toute sa personne un cachet de -grandeur sauvage parfaitement en harmonie avec le sombre et mystérieux -paysage dont il était le centre. - -Le costume de cet Indien, quoique fort simple, ne manquait cependant ni -de grâce, ni d'élégance; le bandeau d'un rouge vif, dans lequel étaient -fichées quelques plumes d'aras et qui lui ceignait la tête dont les -cheveux étaient rasés comme ceux des religieux franciscains, dénonçait -non seulement sa nationalité de Guaycurus, mais encore sa qualité de -chef; un collier en dents de jaguar entourait son cou, un poncho aux -couleurs voyantes était jeté sur ses épaules, son large caleçon de cuir -tombant au genou était serré aux hanches par une ceinture en peau de -tapir dans laquelle était passé un long coutelas; ses jambes étaient -protégées contre les morsures des serpents par des bottes faites avec -le cuir des jambes de devant d'un cheval, enlevé d'une seule pièce, et -tout chaud encore, entré comme un fourreau, de sorte que ce cuir, en se -séchant, avait pris la forme des membres qu'il devait préserver. - -Outre le couteau pendant à sa ceinture, le chef guaycurus avait posé -sur le sol, auprès de lui, un carquois de quatre pieds de long, en peau -de tapir, rempli de flèches; un arc de palo d'_arco_ poli et luisant, -d'une force et d'une dimension peu communes, gisait près du carquois et -à portée de sa main; appuyée contre un palmier, se trouvait une énorme -lance, longue d'au moins quinze pieds et armée d'un fer tranchant, -garni à son extrémité inférieure d'une touffe de plumes d'autruche. - -Le second Indien était à peu près du même âge que son interlocuteur; -les traits de son visage, malgré la peinture et les tatouages qui les -défiguraient, étaient beaux, et sa physionomie, douée d'une extrême -mobilité; il était vêtu et armé comme le premier; seulement, à la -coiffure faite avec le cocon fibreux et élastique de la fleur du -palmier ubassa, qui lui couvrait le sommet de la tête, il était facile -de le reconnaître pour un chef payagoas, nation presque aussi puissante -que celle des Guaycurus, et qui a avec elle une origine commune, bien -que souvent elles soient en guerre l'une contre l'autre. - -Le dernier Indien était un pauvre diable, à demi nu, maigre, -courbé, d'une apparence timide et maladive: un esclave, selon toute -probabilité; il se tenait craintivement hors de portée de voix des deux -chefs, dont il surveillait les chevaux qu'il était chargé de garder. -Ces chevaux, peints comme leurs maîtres de différentes couleurs, -n'avaient pour tout harnachement qu'une selle grossière, garnie -d'étriers de bois, recouverte d'une peau de tapir, et à droite et à -gauche de laquelle pendaient un lasso et les redoutables bolas; en -guise de bride, ils n'avaient qu'une corde filée avec les fibres de -l'ananas sauvage. - -Au moment où nous mettons en scène ces trois personnages, le chef -guaycurus parlait, tout en fumant une espèce de calumet fait de -feuilles de palmier roulé, écouté avec la plus sérieuse déférence par -l'autre chef, qui se tenait debout devant lui, appuyé nonchalamment sur -sa longue lance. - -«L'homme que mon frère Emavidi-Chaimè m'a annoncé ne vient pas, dit-il, -le soleil descend rapidement sous la terre; plusieurs heures se sont -écoulées depuis que j'attends au rendez-vous; que pense le chef des -Payagoas? - ---Il faut attendre encore; l'homme viendra; il a promis: bien que -dégénéré, ce n'est point une face pâle; il a dans les veines quelques -gouttes du sang des Tupis.» - -Le Guaycurus hocha à plusieurs reprises la tête d'un air de dédain. - -«Quel est le nom de cette homme? reprit-il. - ---Tarou-Niom le connaît? Il a Une fois déjà traité avec lui; c'est un -mamaluco. Son nom est Malco Díaz. - ---Je l'ai vu,» dit laconiquement le chef en penchant d'un air pensif la -tête sur sa poitrine.» - -Il y eut un silence de quelques instants; ce fut le Guaycurus qui le -rompit. - -«Mon frère Emavidi-Chaimè a-t-il vu jamais, dit-il d'une voix sourde, -les jaguars s'attaquer entre eux et se faire la guerre? - ---Jamais, répondit le chef payagoas. - ---Alors, pourquoi le chef croit-il à la bonne foi de cet homme? Le sang -indien, s'il lui en reste quelques gouttes, est tellement mêlé dans -ses veines avec celui des blancs et des noirs, qu'il a perdu toute sa -vigueur et n'est plus qu'une eau rougeâtre sans qualité efficace. - ---Mon frère parle bien, ses paroles sont justes, aussi n'est-ce pas sur -la bonne foi de ce mamaluco que je compte.» - -Tarou-Niom leva la tête. - -«Sur quoi donc alors? demanda-t-il. - ---Sur sa haine, d'abord, et ensuite ... - ---Ensuite?... - ---Sur son avarice.» - -Le chef guaycurus réfléchit un instant. - -«Oui, reprit-il enfin, c'est à ces deux sentiments seuls qu'on doit -s'adresser lorsqu'on veut s'allier à ces chiens sans foi; mais ce -mamaluco n'est-il pas un Paulista? - ---Non, c'est au contraire un Sertanejo. - ---Les blancs, n'importe à quelle classe ils appartiennent sont toujours -mauvais; quelle garantie ce Malco a-t-il donnée au capitão des Payagoas? - ---La meilleure que je pusse désirer; son fils, qu'il avait chargé de me -porter son message, est venu dans mon village avec deux esclaves noirs; -un esclave est reparti, mais l'autre est demeuré avec l'enfant, entre -les mains de mes guerriers. - ---Bon, répondit Tarou-Niom avec un geste de satisfaction, je reconnais -à ce trait la prudence de mon frère Emavidi-Chaimè; si le père est un -traître, l'enfant mourra. - ---Il mourra.» - -Le silence régna de nouveau pendant un laps de temps assez long entre -les deux interlocuteurs. - -Le soleil avait complètement disparu, l'ombre couvrait la terre, les -ténèbres enveloppaient comme d'un linceul funèbre la forêt où se -trouvaient les deux hommes; déjà, dans les profondeurs inexplorées du -désert, de sourds rugissements commençaient à retentir et annonçaient -le réveil des hôtes sinistres de la nuit. - -L'esclave qui était un Indien mundrucus, sur l'ordre de son maître -Tarou-Niom, le capitão des Guaycurus, car les Indiens de cette nation -ont adopté les titres portugais, rassembla du bois sec, en forma une -espèce de bûcher entre les deux chefs et y mit le feu, afin que la -lueur éloignât les bêtes fauves. - -«Il est bien tard, dit encore le Guaycurus. - ---La route est longue pour venir ici, répondit laconiquement le -Payagoas. - ---Le mamaluco a-t-il expliqué à mon frère pour quelle raison il -désirait le concours de ses guerriers et des miens. - ---Non, Malco est prudent, un esclave peut trahir la confiance de son -maître et vendre son secret à un ennemi; le mamaluco se réserve de -nous instruire lui-même de l'affaire qu'il nous veut proposer; mais je -connais Malco depuis longtemps déjà, et je sais que jusqu'à un certain -point nous aurions tort de ne pas nous fier à lui. - ---Bon! répondit le chef avec hauteur; à moi, que m'importe cet homme? -Je ne suis venu que sur l'invitation de mon frère; je sais que lui ne -me trahira pas, cela me suffit. - ---Je remercie mon frère Tarou-Niom de son opinion sur moi; depuis -longtemps déjà je lui suis dévoué.» - -En ce moment, on entendit un bruit éloigné, léger, presque -insaisissable d'abord, mais qui se rapprocha rapidement et ressembla -bientôt au grondement d'un tonnerre lointain. - -Les deux Indiens prêtèrent l'oreille pendant quelques secondes, puis -ils échangèrent un sourire. - -«C'est le galop d'un cheval, dit Tarou-Niom. - ---Dans quelques minutes, il sera ici.» - -Les chefs ne s'étaient pas trompés, c'était en effet le galop furieux -d'un cheval qui arrivait avec une extrême rapidité. - -Bientôt les branches se brisèrent, les buissons s'écartèrent sous -l'effort puissant du poitrail d'un cheval lancé à toute course, et un -cavalier bondit dans la clairière. - -Arrivé à deux pas des guerriers, il arrêta court sa monture, sauta à -terre et abandonna la bride à l'esclave, qui s'en empara et conduisit -le noble animal auprès des deux autres qu'il surveillait déjà. - -Le cavalier, qui n'était autre que le mamaluco que nous avons déjà -présenté au lecteur dans la tente du marquis, salua les Indiens et -s'assit en face d'eux. - -«Mon ami a bien tardé, lui dit au bout d'un instant le Payagoas. - ---C'est vrai, capitão, répondit Malco en essuyant du revers de la main -droite son front couvert de sueur; depuis longtemps déjà j'aurais dû -être ici; mais cela m'a été impossible: mon maître a campé dans un lieu -plus éloigné que je ne le supposais, et, malgré mon vif désir d'être -exact au rendez-vous que je vous avais assigné, il m'a été impossible -de venir plus tôt. - ---Bon; ce n'est rien, puisque voilà le Sertanejo. Quelques heures de -perdues ne sont rien, si l'affaire qu'il nous veut proposer est bonne. - ---Bonne, je la crois telle; d'ailleurs, vous la jugerez; êtes-vous -toujours résolus de rompre la trêve que, il y a sept lunes, vous avez -conclue avec les blancs? - ---Que fait cela au Sertanejo? répondit sèchement le Guaycurus. - ---J'ai besoin de le savoir avant de vous expliquer ce qui m'amène. - ---Que le guerrier parle, des capitãos l'écoutent; ils jugeront de la -franchise de ses paroles. - ---Fort bien. Voici pourquoi je vous ai de prime abord adressé cette -question: je sais la loyauté que vous apportez dans toutes vos -transactions, même avec les blancs, malgré la haine que vous avez pour -eux; si vous consentiez, comme on vous en prie, je le sais depuis -quelques jours, à prolonger la trêve, je n'aurais rien à vous proposer, -par la raison toute simple que vous refuseriez, j'en suis convaincu -d'avance, de m'accorder votre concours contre des gens avec lesquels -vous seriez en paix et que nulle considération ne vous persuaderait de -trahir. Vous voyez que je vous parle loyalement.» - -Ces paroles, qui témoignaient du respect des Indiens pour la foi jurée -et de l'honnêteté qu'ils apportent dans leurs relations avec leurs -mortels ennemis, furent, malgré l'éloge qu'elles renfermaient, écoutées -froidement et presque avec indifférence par les deux chefs. - -«Deux soleils déjà se sont écoulés, répondit fièrement le Guaycurus -depuis que j'ai fait signifier aux Paulistas la rupture de la trêve.» - -Malco Díaz, si maître qu'il fût de lui-même, ne put contenir un geste -de satisfaction à cette déclaration si nette et si péremptoire. - -«Ainsi, vous avez recommencé la guerre? dit-il. - ---Oui, répondit simplement l'Indien. - ---Alors, tout est bien, fit le métis. - ---J'attends, reprit le Guaycurus. - ---La nuit s'avance, le Sertanejo n'est pas venu aussi vite au -rendez-vous que lui-même a donné, pour parler de choses futiles aux -puissants capitãos, ajouta le Payagoas.» - -Malco Díaz sembla se recueillir pendant quelques minutes, puis il -reprit la parole. - -«Je puis compter sur mes frères? dit-il en jetant aux Indiens un regard -de vipère sous ses sourcils croisés. - ---Nous sommes des guerriers, que le mamaluco s'explique; si ce qu'il -veut faire peut être avantageux à la guerre qui recommence, nous le -servirons en nous servant nous-mêmes, répondit Tarou-Niom, en éteignant -un sourire de mépris entre ses lèvres serrées.» - -Le métis connaissait trop bien les Indiens pour ne pas comprendre -l'intention ironique des paroles prononcées par le chef guaycurus. -Cependant, il sembla ne pas avoir saisi cette intention, et il reprit -d'un ton dégagé: - -«Je vous amène une caravane nombreuse, d'autant plus facile à -surprendre que n'ayant point la moindre méfiance et croyant que la -trêve existe toujours, elle marche presque sans se garder. - ---Ah! firent les deux Indiens. - ---Oui, reprit Malco, je suis d'ailleurs d'autant plus certain de ce que -j'avance, que depuis deux lunes, c'est-à-dire depuis le jour où cette -caravane a quitté _Nelherohy_[2], c'est moi qui lui ai servi de guide. - ---Bon, ainsi le doute n'est pas possible? dit le Guaycurus. - ---En aucune façon. - ---Et vers quel pays se dirige cette caravane? - ---Elle ne compte s'arrêter que lorsqu'elle aura atteint le rio San -Lourenço.» - -Malco Díaz comptait beaucoup, pour la réussite de ses projets, sur -l'effet produit par cette révélation; en effet, le rio San Lourenço -est situé au cœur du pays habité et possédé par les Guaycurus; mais il -se trompa: les deux chefs demeurèrent froids et immobiles, et il fut -impossible d'apercevoir sur leurs visages impassibles la moindre trace -d'émotion. - -«Ces hommes sont des Paulistas? demanda Tarou-Niom. - ---Non, répondit nettement le métis.» - -Les deux chefs échangèrent un regard. - -Malco Díaz surprit ce regard. - -«Mais, reprit-il, bien qu'ils ne soient pas Paulistas, cependant ce -sont pour vous des ennemis. - ---Peut-être, fit le Payagoas. - ---Est-il ami celui qui entre dans un pays pour s'emparer des richesses -qu'il renferme sans l'autorisation des véritables maîtres de ce pays? - ---Telle est la pensée du chef de cette caravane? demanda Tarou-Niom. - ---Non seulement sa pensée, mais encore son but bien arrêté. - ---Que pense de cela le Sertanejo? - ---Moi? - ---Oui. - ---Qu'il faut l'en empêcher, - ---Fort bien, mais quelles sont les richesses dont ces hommes prétendent -s'emparer? - ---L'or et les diamants qui sont dans le pays. - ---Ils savent donc qu'il y en a?» - -Le métis sourit avec ironie. - -«Non seulement ils le savent, dit-il, mais encore ils connaissent si -bien tous les gisements, qu'ils peuvent s'y rendre sans guide. - ---Ah! firent les deux Indiens en couvrant le métis d'un regard -scrutateur. - ---C'est comme cela, fit-il, sans se déconcerter. - ---Et qui donc les a si bien instruits des richesses de notre pays? -demanda le Guaycurus. - ---Moi, répondit effrontément Malco. - ---Toi! s'écria Tarou-Niom, alors tu es un traître.» - -Le mamaluco haussa les épaules. - -«Un traître, fit-il avec ironie, suis-je donc un des vôtres, moi? -Est-ce que j'appartiens à votre nation? M'avez-vous confié ce secret -en me défendant de le révéler? Je l'ai découvert, je l'ai divulgué, -c'était mon droit. - ---Mais alors, si tu as vendu ton secret à ces hommes, pourquoi nous les -dénonces-tu aujourd'hui? - ---Cela est mon affaire et me regarde seul; quant à vous, voyez s'il -vous convient de laisser des étrangers pénétrer chez vous. - ---Écoute, dit sévèrement Tarou-Niom, tu es bien l'homme que désigne -ta couleur, c'est-à-dire un faux blanc, tu vends tes frères; nous ne -chercherons pas à découvrir quel motif assez sérieux te pousse à cette -indigne trahison; c'est un compte à régler entre toi et ton honneur, -cette trahison nous est avantageuse, nous en profiterons. Quel prix -exiges-tu? Réponds, et sois bref.» - -Le métis fronça les sourcils à cette rude apostrophe, mais se remettant -aussitôt: - -«Peu de chose, dit-il, le droit de prendre le prisonnier qui me -conviendra et de le choisir sans que nul s'y puisse opposer. - ---Soit, il sera fait ainsi. - ---Alors, vous acceptez? - ---Certes; seulement, comme d'après ton propre aveu ces gens ignorent -la rupture de la trêve, et qu'il ne serait pas loyal de les attaquer à -l'improviste, nous les ferons avertir de se tenir sur leurs gardes.» - -Un éclair de fureur jaillit des yeux du métis, mais il s'éteignit -aussitôt. - -«Et si après cet avertissement ils renonçaient à leur projet? -demanda-t-il. - ---Alors ils seraient libres de se retirer sans craindre d'être -inquiétés dans leur retraite, répondit sèchement le Guaycurus.» - -Malco Díaz fit un geste de fureur; mais, au bout d'un instant, un -sourire railleur plissa ses lèvres. - -«Oh! murmura-t-il, ils se feront tuer tous avant de reculer d'un pas. - - -[1] En botocoudo, _tarou_, soleil; _niom_, venir: soleil levant. - -[2] Nom donné à Rio de Janeiro par les Indiens Tupinambas, et -qui signifie littéralement eau cachée. Le nom de Rio de Janeiro, -c'est-à-dire Rivière de Janvier, a une origine toute religieuse. Nous -citons ce fait, parce qu'il consacre une grave et sérieuse erreur -géographique. D'après Rocha Pitta, lorsque les Portugais commandés -par Mem de Sâ, repoussèrent les Français de Villegagnon de la baie de -Gambara, où ils s'étaient établis, ils virent soudain apparaître un -jeune homme, éclatant de lumière, qui combattit avec l'armée portugaise -et lui donna la victoire; ils crurent si bien reconnaître en lui saint -Sébastien dont le nom avait été imposé à l'héritier présomptif de la -couronne de Portugal qu'ils le donnèrent à la ville nouvelle dont les -murs ne tardèrent pas à s'élever et qu'ils appelèrent en conséquence -São Sebastião; quant au nom de Rio de Janeiro plus généralement usité, -il vient simplement de ce que cette baie magnifique fut découverte le -15 du mois de janvier; malheureusement, ainsi que nous l'avons dit -déjà, cette dénomination consacre une grave erreur, par la raison toute -simple que la baie de Rio de Janeiro n'est pas formée par un fleuve, -et les Indiens avaient raison en lui donnant le nom de Nelherohy, -c'est-à-dire eau cachée. - - - - -III - -LE MARQUIS DE CASTELMELHOR. - - -L'homme que le marquis avait appelé immédiatement après son entrevue -avec le mamaluco, et qu'il avait aussitôt fait entrer dans sa tente, -était petit, trapu, mais bien fait et nerveux; âgé d'une quarantaine -d'années au plus, il avait atteint le point culminant du développement -des forces humaines. - -Indien de pure race, il portait sur son visage intelligent, que -ne défiguraient ni tatouages ni peinture, les traits distinctifs, -bien qu'un peu effacés, de la race mogole; ses yeux noirs, vifs et -bien ouverts, son nez droit, sa bouche grande, ses pommettes un peu -saillantes, lui formaient une physionomie qui, sans être belle, ne -manquait pas d'un certain charme sympathique, tant elle respirait -l'audace et la franchise, mêlées à la finesse inhérente à sa race. -Ainsi que nous l'avons dit, il commandait les quelques soldados da -conquista attachés à la caravane. - -Le capitão, car tel est le titre qu'il portait, salua respectueusement -le marquis et attendit qu'il lui plût de lui adresser la parole. - -«Asseyez-vous, Diogo, lui dit avec bonté le marquis, nous avons à -causer longuement ensemble.» - -L'Indien s'inclina et s'assit modestement sur l'extrême bord d'un siège. - -«Vous avez vu l'homme qui est sorti de cette tente il n'y a qu'un -instant, n'est-ce pas? reprit le marquis en entrant du premier coup -dans le cœur de la question. - ---Oui, Excellence, répondit le capitão. - ---Et sans doute vous l'avez reconnu?» - -L'Indien sourit sans autrement répondre. - -«Bien; que pensez-vous de lui?» - -Le capitão fit tourner avec embarras son feutre entre ses mains, en -baissant les yeux pour éviter le regard que le marquis fixait sur lui. - -«De qui, Excellence? dit-il. - ---De l'homme dont je vous parle et que vous connaissez bien. - ---Dame! Excellence, reprit-il, j'en pense ce que vous en pensez -vous-même probablement. - ---Je vous demande votre opinion, senhor don Diogo, afin de juger si -elle se rapporte à la mienne. - ---Eh! Eh! fit l'Indien en hochant la tête. - ---Ce qui signifie.... - ---Que cet individu est un traître, puisque vous exigez absolument que -je le dise, Excellence. - ---Ainsi, vous aussi vous croyez à une trahison de sa part? - ---Dame! Excellence, pour parler franchement, car c'est une explication -franche que vous me demandez, n'est-ce pas? - ---Certes! - ---Eh bien! Je suis convaincu que ce mamaluco maudit nous mène tout -doucement à quelque traquenard qu'il a préparé de longue main sous nos -pas, et dans lequel il nous fera tomber au moment où nous y penserons -le moins. - ---Ceci est fort sérieux, savez-vous? répondit le marquis d'un air -rêveur. - ---Très sérieux, en effet, Seigneurie; Malco est un Sertanejo, et, dans -la langue du désert, _sertão_ est le synonyme de trahison. - ---Eh bien! Je vous l'avoue, capitão, les soupçons que vous émettez en -ce moment sur notre guide ne m'étonnent pas: ils m'étaient, depuis -quelques jours, venus à moi-même. - ---Je suis heureux, Excellence, de vous voir partager mon opinion; -seulement, permettez-moi de vous dire que je n'ai pas de soupçons. - ---Comment, vous n'avez pas de soupçons? s'écria le marquis avec -surprise. - ---Non, j'ai une certitude. - ---Une certitude! Et vous ne m'en avez rien dit jusqu'à présent. - ---Excellence, c'est toujours une chose fort sérieuse que de dénoncer -un homme et de l'accuser, lorsque surtout on n'a à l'appui de cette -accusation à montrer aucune preuve matérielle; j'ai une certitude -morale, oui, mais il me serait impossible de prouver ce que j'avance en -ce moment devant vous.» - -Le marquis laissa tomber sa tête sur la poitrine et demeura silencieux -pendant quelques instants. - -«Mais, reprit-il, cette certitude morale dont vous me parlez se base -sur des indices quelconques? - ---Oh! Les indices ne manquent pas, Excellence; malheureusement, ces -indices paraîtraient bien futiles si je les révélais à des personnes -qui ne fussent pas prévenues; voilà pourquoi je me suis abstenu de vous -rien dire avant que vous m'interrogeassiez. - ---Peut-être avez-vous eu raison d'agir ainsi, don Diogo, mais -maintenant la position est changée; c'est moi qui de mon propre -mouvement vous ai demandé cet entretien; la situation dans laquelle -nous nous trouvons est critique, elle peut le devenir davantage encore, -ne craignez donc pas de vous expliquer nettement avec moi. - ---Je le ferai, puisque vous le désirez, Seigneurie; d'ailleurs, quoi -qu'il arrive, j'ai pour moi la conviction de faire mon devoir, et cela -me suffit, quand même Malco parviendrait à prouver à Votre Excellence -que je ne lui ai pas dit la vérité. - ---Vous n'avez rien à redouter du senhor Malco. - ---Tout violent et tout méchant qu'il est, Seigneurie, répondit le -capitão avec une certaine animation, je ne le crains pas, et il le sait -bien; cette fois-ci n'est pas la première où nous avons eu maille à -partir ensemble; déjà à diverses reprises nous nous sommes mesurés et -nos griffes se sont trouvées de même longueur. - ---Je n'attachais pas à mes paroles le sens que vous leur prêtez, -senhor, vous n'avez rien à redouter de Malco Diaz, par la raison toute -simple qu'il n'est plus à mon service et qu'il a quitté le camp pour ne -plus y revenir, sans doute. - ---Comment, Seigneurie, s'écria l'Indien avec étonnement, vous l'avez -congédié? - ---Non pas, c'est lui-même, de son plein gré qui nous a abandonnés à -nous-mêmes.» - -Le capitão fronça les sourcils en hochant la tête à plusieurs reprises. - -«Votre Excellence a eu tort de le laisser partir; lorsqu'on tient en -son pouvoir un coquin de cette trempe, on ne le lâche pas. - ---Que pouvais-je faire? Son engagement était terminé, il a refusé de -le renouveler ou seulement de le prolonger de quelques jours, j'ai été -contraint de consentir à son départ. - ---C'est juste, Excellence, pardonnez-moi; cet homme était libre, vous -ne pouviez pas le retenir; c'est égal, en pareil cas, moi je n'aurais -pas agi ainsi, surtout après les soupçons que vous m'avez dit avoir -sur lui. - ---Je sais bien que j'ai eu tort; malheureusement je n'avais aucun -prétexte à lui donner, aucune raison plausible à faire valoir pour -l'arrêter, cela aurait produit un scandale que j'ai voulu éviter; si -j'avais échoué cela aurait probablement précipité la catastrophe qui -sans doute nous menace. - ---Oui, oui, tout cela est vrai; mais, croyez-moi, Seigneurie, si -Malco nous a aussi brusquement quittés, c'est qu'il avait de fortes -raisons pour cela, qu'il nous a sans doute conduits juste au point où -il voulait nous faire arriver, et qu'il a près d'ici des affidés avec -lesquels il prépare notre perte. - ---Je le crois comme vous, don Diogo; mais quels sont ces affidés? Où -sont-ils embusqués? Voilà ce que je ne saurais dire, et cependant ce -qu'il serait fort important pour nous de savoir, et cela le plus tôt -possible.» - -Le capitão sourit avec finesse. - -«Seuls les oiseaux et les poissons ne laissent pas de traces de leur -passage, dit-il; si adroit que soit un homme, on peut toujours, en s'en -donnant la peine, découvrir sa piste. - ---Ainsi, vous vous feriez fort de savoir où cet homme s'est retiré? - ---Parfaitement, Excellence; malgré les précautions dont il a entouré sa -fuite et le soin qu'il a pris pour cacher sa piste, je suis certain de -la découvrir en moins d'une heure, et cela d'autant plus facilement -que depuis longtemps déjà je le surveille et que j'ai étudié ses -habitudes. - ---Malheureusement, avant de rien entreprendre, il nous faut attendre -le lever du soleil, et la nuit lui suffira pour se mettre à l'abri de -notre atteinte. - ---Pourquoi attendrions-nous jusqu'à demain, Excellence? Je vous prie de -me pardonner d'oser vous interroger. - ---Dame, il me semble que pour découvrir une piste, serait-elle même -très bien indiquée, la première condition est d'y voir clair, et en ce -moment nous sommes enveloppés de ténèbres d'autant plus épaisses que la -nuit est sans lune. - ---Ceci est de peu d'importance, Seigneurie, répondit en souriant le -capitão; pour un homme accoutumé, ainsi que je le suis, à parcourir le -désert à toute heure et dans tous les sens, les ténèbres n'existent pas. - ---Ainsi, s'écria le marquis avec un vif mouvement de satisfaction, si -je vous ordonnais de monter à cheval?... - ---J'y monterais à l'instant, Seigneurie. - ---Et vous me rapporteriez des nouvelles? - ---Cela ne fait pas de doute, ne suis-je pas un Indien moi-même, -Excellence, un Indien civilisé, il est vrai, mais cependant j'ai -conservé assez de la sagacité qui distingue la race à laquelle -j'appartiens, pour ne pas craindre d'échouer dans une démarche qui, -quoiqu'elle vous semble très difficile à mener à bien, n'est pourtant -pour moi qu'un jeu d'enfant. - ---Puisqu'il en est ainsi, don Diogo, mettez-vous donc en selle le plus -tôt possible, et allez, au nom du ciel; j'attends votre retour avec la -plus vive impatience. - ---Avant le lever du soleil, je reviendrai, soyez sans inquiétude, -Excellence, et avec de bonnes nouvelles; mais j'ai besoin que vous me -laissiez conduire cette affaire à ma guise. - ---Agissez comme vous le voudrez, capitão, je m'en rapporte à votre -finesse et à votre loyauté. - ---Je ne tromperai pas votre attente, Seigneurie,» répondit le capitão -en se levant. - -Le marquis l'accompagna jusqu'au rideau de la tente, puis il -revint s'asseoir; mais, après quelques minutes de réflexion, il se -leva brusquement, sortit et se dirigea à grands pas vers la tente -mystérieuse dont nous avons déjà eu occasion de dire quelques mots, -et dans laquelle il entra après s'être fait reconnaître par les -sentinelles qui avaient été, sur son ordre exprès, chargées de veiller -sur elle. - -Cette tente, beaucoup plus vaste que celle dressée pour le marquis, -était divisée en plusieurs compartiments par des murailles de toile -ingénieusement adaptées, et ressemblait plutôt, pour le luxe et le -confort, à une habitation disposée pour durer plusieurs mois, qu'à un -campement éphémère de quelques heures. - -Le compartiment dans lequel s'était introduit le marquis était -garni de sofas: un tapis recouvrait le sol, et une lampe d'argent -curieusement ciselée, posée sur un meuble, répandait une lumière douce -et mystérieuse. - -Une jeune négresse d'une vingtaine d'années, à la mine éveillée et à -la tournure friponne, s'occupait, à l'entrée du marquis, à agacer un -magnifique ara posé sur un perchoir de bois de rose, où il était retenu -par une chaîne d'or attachée à l'une de ses pattes. - -La négresse, sans interrompre l'occupation dans laquelle elle -semblait se complaire, et tout en faisant pousser à l'oiseau des cris -discordants, se pencha nonchalamment vers le marquis, en se tournant -à demi de son côté par un mouvement rempli d'une suprême insolence, -laissa filtrer un regard railleur entre ses longs cils et attendit -qu'il lui adressât la parole. - -Le marquis, sans paraître remarquer l'attitude hostile arborée par -l'esclave, fit quelques pas vers elle et, la touchant légèrement du -doigt: - -«Phœbé, lui dit-il en espagnol, vous plairait-il de remarquer ma -présence? - ---Que me fait votre présence à moi, señor marqués, répondit-elle en -haussant légèrement les épaules. - ---A vous, rien, Phœbé, c'est vrai, aussi n'est-ce pas pour vous que -je suis venu, mais pour votre maîtresse, à laquelle je vous prie -d'annoncer sans plus de retard ma présence. - ---A cette heure? - ---Pourquoi pas? - ---Parce que doña Laura, fatiguée à ce qu'il paraît par le long trajet -qu'il lui a fallu faire aujourd'hui, s'est retirée en m'ordonnant -de ne laisser personne parvenir jusqu'à elle, et que, selon toute -probabilité, elle s'est immédiatement livrée au repos.» - -Une rougeur fébrile envahit le visage du marquis, ses sourcils se -froncèrent à se joindre; il fît un geste de colère, mais, comprenant -sans doute le ridicule d'une scène avec une esclave qui accomplissait -un ordre donné, il se maîtrisa aussitôt et, s'inclinant avec un sourire: - -«C'est bien, dit-il en haussant avec intention légèrement la voix, -votre maîtresse est libre chez elle d'agir à sa guise; je ne me -permettrai pas d'insister davantage, seulement cet entretien que depuis -quelques jours elle me refuse avec une si grande obstination, je saurai -là contraindre à me l'accorder.» - -A peine avait-il prononcé ces paroles qu'un rideau fut soulevé, et doña -Laura entra dans le salon: - -«Vous me menacez, je crois, don Roque de Castelmelhor,» dit-elle d'une -voix incisive et fière. - -Et s'adressant à la jeune esclave: - -«Retire-toi, Phœbé, ajouta-t-elle; mais ne t'éloigne pas assez pour -que, si j'avais besoin de toi, tu ne pusses accourir aussitôt.» - -Phœbé baissa la tête, jeta un dernier regard au marquis et sortit du -salon. - -«Maintenant, señor caballero, reprit doña Laura dès que l'esclave eut -disparu, parlez, je vous écoute.» - -Le marquis s'inclina respectueusement devant elle. - -«Pas avant, señorita, que vous ayez daigné prendre un siège. - ---A quoi bon? Mais, ajouta-t-elle avec intention, si cette preuve -de condescendance de ma part doit abréger cette entrevue, j'aurais -mauvaise grâce de ne pas vous obéir.» - -Le marquis se mordit les lèvres, mais il ne répondit pas. - -Doña Laura alla s'asseoir sur le sofa le plus éloigné, et, croisant -d'un air ennuyé les bras sur la poitrine, tout en fixant sur son -interlocuteur un regard hautain: - -«Parlez donc maintenant, je vous prie, dit-elle, Phœbé ne vous a pas -menti, caballero, je suis extrêmement fatiguée, et l'obligation dans -laquelle je suis d'obéir à vos ordres a pu seule me contraindre à vous -recevoir.» - -Ces paroles furent _sifflées_, si nous pouvons employer l'heureuse -expression d'un vieil auteur, du bec le plus affilé qui se puisse -imaginer et doña Laura pencha sa tête sur un coussin en dissimulant à -demi un bâillement. - -Mais la résolution du marquis était prise de ne rien voir et de ne rien -comprendre; il s'inclina en signe de remercîment et se prépara à parler. - -Doña Laura avait seize ans; elle était toute gracieuse et toute -mignonne; sa taille hardiment cambrée avait cette désinvolture que -possèdent seules les femmes espagnoles; sa démarche était empreinte -de cette nonchalante langueur si remplie de voluptueuses promesses -dont les Hispano-Américaines ont dérobé le secret aux Andalouses. Ses -longs cheveux châtain foncé tombaient en boucles soyeuses sur ses -épaules d'une blancheur éclatante; ses yeux bleus et rêveurs semblaient -refléter l'azur du ciel et étaient couronnées par des sourcils noirs -dont la ligne pure était tracée comme avec un pinceau; son nez droit -aux ailes roses et mobiles, sa bouche petite et charmante, qui laissait -en s'entr'ouvrant paraître le double chapelet de ses dents de perles, -lui complétaient une beauté rendue plus suave et plus noble encore par -la finesse et la transparence de son épiderme, sous lequel on voyait -circuler un sang riche et généreux. - -Vêtue de gaze et de mousseline de même que toutes les créoles, la -jeune fille était ravissante, blottie sur son sofa, comme le _beija -flor_ dans le calice d'une fleur; en ce moment surtout qu'une colère -contenue et maîtrisée à grand-peine faisait palpiter son sein virginal -et couvrait ses joues d'un incarnat fébrile, doña Laura avait en elle -quelque chose de séduisant et de majestueux à la fois qui imposait le -respect et commandait presque la vénération. - -Don Roque de Castelmelhor, malgré le parti pris et l'intention formelle -qu'il avait laissé deviner, ne put résister au charme puissant de cette -beauté si noble et si pure; son regard se baissa devant celui de la -jeune fille tout chargé de haine et presque de mépris, et ce fut d'une -voix légèrement émue qu'il entama cet entretien auquel il paraissait -attacher tant de prix. - -«Nous avons atteint señorita, dit-il, après des fatigues extrêmes, la -limite des contrées civilisées du Brésil; car, si je ne me trompe, -la route que maintenant il nous faut suivre, s'enfonce dans des -déserts où, avant nous, quelques hardis explorateurs seulement ont osé -s'aventurer; je crois donc que le moment est venu de nous expliquer -franchement et de bien établir notre situation vis-à-vis l'un de -l'autre.» - -Doña Laura sourit avec dédain, et, l'interrompant du geste: - -«Cette situation, caballero, dit-elle avec amertume, est cependant on -ne peut plus claire et surtout on ne peut plus nette, je vous éviterai, -si vous le désirez, l'embarras d'entrer dans certains détails en vous -les rappelant moi-même.... Oh! Ne m'interrompez pas, fit-elle avec -vivacité, car le jeune homme essayait de lui couper la parole, voici le -fait en deux mots: mon père, Don Zèno Álvarez de Cabral, descendant de -l'un des plus illustres conquistadores de ce pays, réfugié aux environs -de Buenos Aires pour des motifs que j'ignore, mais qui sans doute vous -importent peu, donna l'hospitalité à un voyageur égaré qui, vers le -milieu de la nuit, pendant un orage effroyable se présenta à la porte -de son hacienda; ce voyageur c'était vous, señor, vous, descendant -d'une race non moins illustre que la nôtre, puisqu'un de vos ancêtres -a été gouverneur du Brésil pour le roi. Le nom du marquis don Roque de -Castelmelhor offrait à mon père toutes les garanties d'honneur et de -loyauté qu'il pouvait désirer, vous fûtes donc reçu par l'exilé, non -pas comme un étranger, non pas même comme un compatriote, mais comme un -ami, comme un frère. Notre famille devint la vôtre; tout cela, n'est-il -pas vrai? Répondez-moi, señor. - ---Tout cela est vrai, señorita, répondit le marquis, dominé, malgré -lui, par l'accent de la jeune fille. - ---Je vois avec plaisir que vous avez, à défaut d'autre qualité, la -franchise, señor, reprit ironiquement la jeune fille. Je continue: -dépouillée de tous ses biens, ma famille, exilée depuis près d'un -siècle du pays découvert par un de ses ancêtres, ne vivait que -difficilement et ne parvenait à conserver son rang, au milieu de la -population étrangère parmi laquelle le sort la contraignait à vivre, -qu'en se livrant à l'élève des bestiaux sur une grande échelle et en -faisant valoir des terres acquises péniblement sur la limite du désert. -Vous vous étiez présenté à mon père comme une victime des intrigues -politiques des gens entre les mains desquels le roi de Portugal a -délégué ses pouvoirs; cette raison suffisait pour que notre maison -devînt la vôtre et que mon père ne conservât pas de secrets pour vous; -il en était un cependant dont, malgré toute votre adresse, il vous fut -impossible d'obtenir la révélation; c'est que de la découverte de ce -secret dépendait la fortune à venir de sa famille, si, ainsi que mon -père l'espérait, le roi lui permettait un jour de rentrer au Brésil; -ce secret que mon père, mon frère et moi nous savions seuls, par -quels moyens étiez-vous arrivé, sinon à le découvrir entièrement, du -moins à le pénétrer assez pour que votre convoitise et votre avarice -s'éveillassent au point de vous faire trahir vos bienfaiteurs, voilà ce -que je ne chercherai pas à expliquer; la bassesse humaine a des replis -dans lesquels il ne saurait me convenir de fouiller; bref, vous qui, -pendant plusieurs mois, aviez vécu dans notre intimité sans paraître -m'honorer de la moindre attention, me traitant plutôt en enfant qu'en -jeune fille, et ne m'accordant que cette politesse banale dont -l'éducation vous faisait un devoir, je remarquai que tout à coup vos -manières avaient complètement changé à mon égard et que vous me faisiez -une cour assidue. Folle et rieuse enfant, comme je l'étais alors, cela -m'étonna, sans cependant me toucher; vos attentions, loin de me plaire, -me fatiguaient. Vous voyez que moi aussi je suis franche, caballero. - ---Continuez, señorita, répondit en souriant le marquis, depuis -longtemps déjà je connais votre franchise, il me reste à apprendre si -vous poussez aussi loin la perspicacité. - ---Vous ne tarderez pas à en juger, señor, reprit-elle ironiquement; -peut-être vos soins et vos attentions auraient obtenu le résultat que -vous en espériez, et en serais-je arrivée, sinon à vous aimer, du moins -à m'intéresser à vous, mais malheureusement, ou heureusement pour moi, -je ne tardai pas à voir clair, sinon dans votre cœur, du moins dans -votre pensée. Emporté par l'insatiable avarice qui vous dévorait, et -vous dévore sans doute encore, vous vous étiez, à plusieurs reprises, -laissé aller devant moi à me parler de toute autre chose que de votre -feint amour. - ---Oh! Señorita! exclama le marquis avec un geste de dénégation. - ---Oui, reprit-elle avec une amère raillerie, je sais que vous êtes un -comédien consommé, et qu'il ne tiendrait qu'à moi, aujourd'hui encore, -de croire à cette passion dont vous faites un si grand étalage; -malheureusement les faits sont là, péremptoires et sans réplique, pour -donner un éclatant démenti à vos paroles.» - -La jeune fille fit une pause de quelques secondes comme pour laisser au -marquis la facilité de lui répondre, mais celui-ci, loin de le faire, -se mordit les lèvres avec dépit et courba la tête. - -Doña Laura sourit. - -«La façon brutale dont vous m'avez enlevée traîtreusement au mépris -de toutes lois divines et humaines, lorsque mes dédains réitérés vous -eurent fait acquérir la certitude que je vous avais deviné, est pour -moi la preuve la plus évidente de l'odieuse machination dont j'ai été -la victime; si vous m'aimiez réellement, rien ne vous était plus facile -que de demander ma main à mon père; pourquoi ne l'avez-vous pas fait? - ---Vous-même, señorita, n'aviez-vous pas répondu par un refus à la -demande que j'avais eu l'honneur de vous adresser, répondit le marquis -avec un accent de sarcasme caché. - ---Certes, mais je ne suis qu'une jeune fille, répondit-elle avec -animation, une enfant, vous-même l'avez dit, qui s'ignore soi-même et -qui ne sait encore ni ce qu'elle aime ni ce qu'elle hait. Cette demande -en mariage ne devait donc en aucune façon, et surtout au point de vue -des convenances, m'être adressée à moi, mais à mon père seul, ou, à -son défaut, à mon frère; mais non, vous aviez un autre but: ce mariage -n'était qu'un prétexte pour vous emparer des immenses richesses que -vous convoitez. En ce moment, vous n'oseriez me soutenir en face le -contraire. - ---Qui sait? murmura-t-il d'un air railleur. - ---Aussi vous avez préféré me faire tomber dans un guet-apens, m'enlever -à ma famille, que ma disparition plonge dans le plus profond désespoir, -et me forcer à vous suivre, moi, pauvre enfant innocente et sans -défense, prisonnière au milieu des bandits dont vous êtes le chef, au -fond d'horribles déserts. - ---Depuis que, selon votre expression, señorita, je vous ai si -brutalement enlevée à votre famille, me suis-je conduit envers vous -autrement que doit le faire un gentilhomme de mon nom et de ma race! -N'ai-je pas, au contraire, toujours été pour vous l'esclave le plus -dévoué et le plus attentif; ne vous ai-je pas, autant que le permettent -les circonstances difficiles où je me trouve, entourée des soins les -plus assidus et du respect le plus profond. - ---C'est vrai, répondit-elle en éclatant d'un rire nerveux, de cela je -dois convenir, mais quelle est la cause de ces soins et de ces respects? - ---L'amour le plus sincère et le plus ... - ---Assez de mensonges, señor, s'écria-t-elle avec violence, votre -premier mot, en entrant sous cette tente, vous a trahi malgré vous! - ---Señora! - ---Vous vous croyez arrivé dans les parages du pays diamantaire -découvert par un de mes ancêtres, et vous voulez essayer d'obtenir -enfin de moi, par persuasion ou peut-être par violence, car l'avarice -vous aveugle, la révélation du secret que vous vous imaginez que je -possède! Osez me soutenir le contraire.» - - - - -IV - -UN NOBLE BANDIT. - - -Il y eut, après cette accusation si énergiquement formulée par la jeune -fille, quelques minutes d'un silence funèbre sous la tente. - -Au dehors, le vent fouettait les arbres et faisait s'entrechoquer leurs -branches avec des grincements sinistres ressemblant à des plaintes -humaines. - -Les feuilles tourbillonnaient dans l'air et retombaient en grésillant -sur les buissons; à de courts intervalles, la note lugubre de la -chouette cachée dans le creux des rochers s'élevait, répétée de loin -en loin comme un morne écho; des rumeurs vagues et sans nom passaient, -emportées sur l'aile de la brise, mourant pour renaître sans cesse, -ajoutant encore à la mystérieuse horreur de cette nuit sombre et sans -lune, dont les ténèbres épaisses imprimaient aux objets une apparence -fantastiquement funèbre. - -Le marquis s'était levé, les bras croisés derrière le dos, la tête -penchée sur la poitrine; il marchait à grands pas dans la tente, en -proie à une agitation intérieure, qu'il faisait de vains efforts pour -dissimuler. - -Doña Laura, à demi couchée sur le sofa, la tête rejetée en arrière, -le suivait d'un regard fixe et moqueur, attendant avec une inquiétude -secrète l'explosion prochaine de cette colère qu'elle n'avait pas -craint d'exciter, redoutant, sans nul doute, les conséquences que -pourraient avoir pour elle les paroles cruellement vraies qu'elle -s'était laissé emporter à prononcer; mais trop fière pour consentir à -une rétractation, et ne voulant pas que son visage révélât, à l'ennemi -qu'elle avait bravé et au pouvoir duquel elle se trouvait, les terreurs -dont elle était en ce moment assaillie. - -Enfin, au bout de quelques minutes, qui parurent un siècle à la jeune -fille, le marquis s'arrêta en face d'elle et releva la tête. - -Son visage était pâle, mais ses traits avaient repris leur apparence -insouciante et railleuse; seul, un léger tressaillement nerveux de -ses sourcils, indice chez lui d'une colère furieuse maîtrisée à -grand-peine, témoignait des efforts qu'il lui avait fallu faire pour se -dompter et reprendre sa puissance sur lui-même. - -Ce fut d'une voix douce, harmonieuse et exempte d'émotion qu'il reprit -l'entretien si brusquement rompu. - -«Je vous ai laissée, n'est-ce pas, señorita, dit-il, parler sans vous -interrompre; j'ai, dans cette circonstance,--vous me rendrez au moins -cette justice,--fait preuve, non seulement de patience, mais encore de -bon goût; en effet, ajouta-t-il avec un sourire ironique qui glissa à -travers ses lèvres contractées et vint frapper la jeune fille au cœur -d'un douloureux pressentiment; à quoi bon discuter un fait accompli? -Rien de ce que vous direz ne changera votre position actuelle, vous -êtes en mon pouvoir; nulle puissance humaine ne parviendra à modifier -mes intentions sur vous; cet entretien que j'aurais désiré laisser se -dérouler dans des conditions plus amicales peut-être, vous-même, de -votre plein gré, l'avez placé sur le terrain brûlant où il se trouve -en ce moment; qu'il soit fait selon votre volonté; j'accepte la lutte -aussi franchement que vous me la présentez. Expliquons-nous donc une -fois pour toutes, afin de bien nous comprendre et de ne plus revenir -sur un sujet qui, sous tant de rapports, doit nous être à tous deux si -pénible.» - -Il s'arrêta, la jeune fille appuya coquettement sa tête sur sa main -droite et, le couvrant d'un regard où le mépris et la raillerie se -mêlaient à un degré extrême, elle lui répondit d'une voix nonchalante -et ennuyée: - -«Vous commettez une grave erreur, caballero, si je dois après ce qui -s'est passé entre nous vous donner encore ce titre; cet entretien, -auquel vous tenez tant, je m'en soucie fort peu; en vous voyant, mon -indignation longtemps contenue a débordé malgré moi, j'ai voulu vous -prouver que je n'étais pas votre dupe, et que je connaissais aussi -bien que vous les projets chimériques que vous caressez au fond de -votre cœur, voilà tout. Maintenant que je me suis expliquée clairement -et sans ambages, je vous laisserai parler tout autant que cela vous -plaira, puisqu'il m'est impossible de vous imposer silence et que -je suis condamnée à vous entendre; seulement, je vous en préviens -d'avance, afin de vous éviter des frais d'éloquence inutiles, quoi que -vous me disiez, quelles que soient les menaces que vous me fassiez, -vous n'obtiendrez pas de moi l'honneur d'une réponse; maintenant, -parlez ou retirez-vous, à votre choix, l'un m'est aussi indifférent que -l'autre.» - -Le marquis se mordit les lèvres avec tant de violence que le sang en -jaillit; mais, reprenant son apparente insouciance, il répondit en -ricanant: - -«En vérité, señorita, cette résolution est bien arrêtée dans votre -esprit? Vous ne daignerez pas me répondre? Je serai privé d'entendre -résonner à mon oreille l'harmonieuse musique de votre voix si douce? -Voilà qui est cruel; mais qui sait, peut-être parviendrai-je à éveiller -votre curiosité ou à faire vibrer une des fibres secrètes de votre cœur -la sympathie a une si grande puissance, alors, malgré vous, j'en suis -convaincu, vous manquerez à votre héroïque serment. - ---Essayez, répondit-elle en souriant avec dédain, l'occasion est belle -pour me donner un démenti. - ---Je n'aurai garde de la laisser échapper, señorita.» - -Le marquis approcha une butaca, la plaça à quelques pas, juste en face -de la jeune fille, s'assit et, prenant une pose remplie de grâce et de -nonchalance, il continua d'un ton aussi paisible que s'il eût entamé -une causerie intime: - -«Señorita, dit-il, vous avez parfaitement, je dois en convenir, défini -notre position respective; ce secret que vous possédez m'a été révélé -par hasard par un ancien serviteur de votre famille qui, soit dit -entre parenthèse, me l'a vendu fort cher; c'est donc avec l'intention -la plus formelle d'obtenir les renseignements indispensables à la -réussite de mes plans que je me suis présenté à votre père. Vous -voyez que j'imite votre franchise.... Le temps de la dissimulation -est passé entre nous.... L'heure est arrivée de nous parler à cœur -ouvert. J'ai semblé, il est vrai, pendant les premiers jours ne vous -accorder qu'une médiocre attention, ce qui n'est pas un de mes moindres -griefs à vos yeux; car, je l'avoue, votre beauté est éclatante, votre -intelligence supérieure, et vous êtes une femme désirable sous tous -les rapports, comme beaucoup d'hommes seraient heureux d'en rencontrer -une pour passer leur vie avec elle; mais je n'avais pas entrepris -un aussi long voyage pour en perdre les fruits dans une amourette. -Je ne vous aimais pas, et, pour tout vous dire, je ne vous aime pas -davantage aujourd'hui. Une femme comme vous, si ravissante que vous -soyez, ne saurait me convenir: votre caractère a trop de rapports -avec le mien; tous deux nous sommes trop fiers, trop jaloux de notre -liberté, trop désireux d'imposer notre volonté, pour qu'il existe entre -nous la moindre sympathie et que la vie en commun nous soit possible. -J'ai essayé d'abord sur votre père et sur votre frère les moyens de -séduction dont je disposais; malheureusement, tous mes efforts ont été -inutiles, ma diplomatie perdue, et ce n'est qu'en désespoir de cause -que je me suis adressé à vous; je vous aurais épousée probablement -si vous aviez consenti à m'accorder votre main: pardonnez-moi cette -franchise brutale; mais, résolu à m'emparer du trésor que je convoite, -j'aurais, pour m'en assurer la possession, accompli ce que je regarde -comme le sacrifice le plus grand, c'est-à-dire l'acte d'aliéner à tout -jamais ma liberté en faveur d'une femme que je n'aimais pas. Vous-même, -señorita, avez pris soin de me sauver de ce suicide moral en répondant -par un refus formel à la demande que je vous adressais, recevez ici, -señorita, l'expression de mes remercîments les plus sincères.» - -La jeune fille s'inclina avec un sourire moqueur, et elle frappa dans -ses mains à deux ou trois reprises. Presque aussitôt le rideau fut -soulevé, et l'esclave parut. - -«Phoebé, lui dit doña Laura, comme probablement je ne pourrai prendre -que fort tard le repos dont j'ai besoin, et que je sens malgré moi -s'appesantir mes paupières et le sommeil me gagner, sers-moi le -_maté_, mon enfant, et apporte-moi en même temps quelques _papelitos_, -peut-être que ces deux excitants combinés et pris à forte dose -triompheront de la somnolence qui m'accable et me permettront d'écouter -les charmants discours du señor marquis aussi longtemps qu'il lui -plaira de me les continuer.» - -L'esclave sortit en riant, et le marquis demeura un instant atterré -devant le sang-froid superbe de la jeune fille et son héroïque -indifférence. - -Quelques minutes s'écoulèrent pendant lesquelles les deux -interlocuteurs s'observèrent silencieusement, puis le pas léger de -la négresse se fit de nouveau entendre, et elle reparut tenant dans -ses mains un plateau d'argent sur lequel se trouvaient le _maté_, des -cigarettes en paille de maïs et un _braserito_ d'argent plein de feu. - -Phoebé présenta le maté à sa maîtresse, et fit un mouvement pour se -retirer. - -«Demeure, chica, lui dit doña Laura, ce que le señor marquis a à me -dire encore ne doit pas être assez sérieux pour que toi, née sur -l'habitation de mon père, tu ne puisses l'entendre.» - -La jeune servante posa sur une table le plateau qu'elle tenait, et vint -incontinent se coucher aux pieds de sa maîtresse, en échangeant avec -elle un sourire moqueur qui redoubla encore, si cela est possible, la -rage du marquis; cependant il ne fit pas la moindre observation et ne -laissa rien paraître de l'effet produit sur lui par cette nouvelle -raillerie. - -«Soit, dit-il en s'inclinant, je continuerai devant votre esclave, -señorita; peu m'importe qui m'entende et qui m'écoute; d'ailleurs, -rassurez-vous, je n'ai plus que quelques mots à dire, puis je vous -laisserai libre de vous livrer au repos si tel est votre désir.» - -Doña Laura aspirait son maté sans s'occuper en aucune façon des paroles -du marquis. - -«Tu ne mets jamais assez de sucre dans le maté, chica, dit-elle, -celui-ci est amer; mais peut-être n'en vaudra-t-il que mieux pour me -tenir éveillée. - ---Je vous disais donc, señorita, continua imperturbablement le marquis, -que, repoussé par vous, mais ne voulant pas renoncer à des projets -depuis longtemps mûris et arrêtés dans mon esprit, j'avais enfin résolu -de vous enlever. Chez un homme de mon caractère, une résolution prise -est immédiatement exécutée. Je ne vous ennuierai pas du récit des -moyens employés par moi pour réussir à tromper l'inquiète vigilance -et la sollicitude de votre famille. Puisque vous êtes ici seule, en -mon pouvoir, à plusieurs centaines de lieues de la résidence de votre -père, c'est que non seulement j'ai réussi à vous faire tomber dans le -piège tendu par moi sous vos pas, mais encore à si bien égarer les -soupçons de ceux qui s'intéressent à votre sort, qu'ils ne savent même -pas encore aujourd'hui quelle direction il leur faudrait prendre pour -retrouver vos traces. - ---Décidément, Phoebé, ce maté est trop amer, dit la jeune fille en -repoussant la tasse; donne-moi une cigarette.» - -L'esclave obéit. - -«Maintenant, señorita, continua le marquis toujours impassible, -j'arrive au but de cet entretien dont tout ce qui a été dit jusqu'à -présent n'est en quelque sorte que la préface, préface un peu longue -peut-être, mais que vous me pardonnerez, car elle était indispensable -pour que je fusse bien compris de vous. Je vous ai enlevée, cela est -vrai, mais rassurez-vous: tant que vous demeurerez sous ma garde, -votre honneur sera sauvegardé, je vous en donne ma foi de gentilhomme. -Vous souriez, vous avez tort. Je suis honnête à ma manière. Jamais, -quoiqu'il arrive, je n'abuserai de votre position, autrement que pour -obtenir de vous la révélation du secret que vous vous obstinez sans -raison à garder. Que vous importe la connaissance de ce riche gisement -de diamants, puisque jamais, ni vous, ni aucun des membres de votre -famille vous ne serez en position de l'exploiter; il est donc inutile -entre vos mains. Pourquoi moi que tout favorise, qui en ce moment -peux ce que je veux, n'en profiterais-je pas? Dieu n'a pas créé de -telles richesses pour qu'elles demeurent éternellement enfouies. À -l'or et au diamant il faut le soleil, comme à l'homme il faut l'air. -Réfléchissez; toute dénégation de votre part serait inutile. Donnez-moi -les indications exactes que j'attends de vous, et immédiatement je -vous rends, non seulement la liberté, mais encore je m'engage à vous -faire remettre saine et sauve, sans que votre honneur puisse être -suspecté, aux mains de votre famille, si longue que soit la distance -qui nous sépare d'elle actuellement. Si bizarre que vous paraisse cette -proposition, elle est sérieuse pourtant, et mérite, il me semble, -d'être par vous prise en considération. Réfléchissez-y bien, il s'agit, -pour vous de tout votre bonheur à venir que vous jouez en ce moment par -un point d'honneur mal compris. Votre père ou votre frère seraient ici -qu'ils vous ordonneraient eux-mêmes de parler, j'en suis convaincu, et, -de retour près d'eux, ils vous absoudront avec joie, en vous revoyant, -d'avoir manqué à votre parole; répondez-moi un mot, un seul: «Oui,» et -à l'instant vous êtes libre.» - -Le marquis fit une pause. Doña Laura demeura muette, elle semblait ne -pas avoir entendu. - -Don Roque fit un geste de dépit. - -«Vous vous obstinez, señorita, reprit-il avec une certaine animation, -vous avez tort; vous jouez, je vous le répète, votre avenir et votre -bonheur futur en ce moment, mais je veux être de bonne composition -avec vous. Faites bien attention à ce que je vais vous dire, señorita, -je vous laisse jusqu'à demain, à l'heure du départ, pour me donner une -réponse catégorique. - ---Une autre cigarette, Phoebé, interrompit doña Laura en haussant les -épaules. - ---Prenez-y garde, s'écria don Roque avec une irritation mal contenue. -Prenez-y garde, señorita, il faut en finir une fois pour toutes avec -ces continuelles dénégations.» - -La jeune fille se leva, fit un pas vers le marquis, le toisa un instant -de la tête aux pieds en le couvrant pour ainsi dire d'un regard chargé -de tout le mépris qu'elle éprouvait pour lui, et, se tournant vers -Phoebé immobile et muette à ses côtés: - -«Viens, chica, lui dit-elle en appuyant la main sur son épaule, la nuit -est fort avancée, il est temps de nous retirer et de nous livrer au -sommeil; le sommeil fait oublier.» - -Et sans accorder un regard de plus au marquis, muet et stupéfié de -cette audacieuse initiative, la jeune fille quitta le salon. - -Malgré lui, le marquis demeura un instant immobile à la place qu'il -occupait, les yeux opiniâtrement fixés sur le rideau dont les plis -conservaient encore une dernière et presque insensible vibration. Tout -à coup, il se redressa, passa sa main sur son front moite de sueur, -et, lançant un regard de haine du côté où doña Laura avait disparu: - -«Oh! s'écria-t-il d'une voix étouffée par la fureur, de combien de -tortures payerai-je tant d'insultes.» - -Il quitta la tente en chancelant comme un homme ivre. - -L'air froid de la nuit en frappant son visage lui fît éprouver un -indicible soulagement; peu à peu ses traits se rassérénèrent, le calme -rentra dans son esprit; un ironique sourire plissa ses lèvres minces, -et il murmura à demi-voix, tout en se dirigeant à grands pas vers sa -tente: - -«Insensé que je suis de m'emporter ainsi contre une folle enfant; que -me font en réalité, ses insultes et ses mépris? Ne suis-je pas le -maître de briser son orgueil! Patience! Patience! Ma vengeance, pour -être longue à arriver, ne la frappera que plus cruellement et ne sera -que plus terrible.» - -Le plus profond silence régnait dans le campement. Sauf les sentinelles -qui veillaient sur la sûreté commune, tous les Brésiliens dormaient du -sommeil le plus calme, étendus çà et là autour des feux à demi éteints, -on n'entendait d'autre bruit que celui de la brise sifflant à travers -les arbres et la note plaintive de la chouette qui parfois se mariait -aux hurlements lointains des bêtes fauves en quête d'une proie. - -Le marquis rentra dans sa tente. Après avoir relevé la mèche d'une -lampe dont la lueur tremblotante éclairait faiblement les objets -environnants, don Roque approcha un escabeau d'un ballot qui lui -servait de table, et sortant de sa poitrine, un papier jauni et maculé, -sur lequel était grossièrement dessiné, par une main inhabile, une -espèce de plan informe, il se mit à l'étudier avec le plus grand soin -et ne tarda pas à être complètement absorbé par les réflexions que sans -doute ce plan suggérait. - -La nuit tout entière s'écoula ainsi, sans que le marquis quittât la -position qu'il avait prise et sans que ses yeux se fermassent un seul -instant. - -C'est que ce plan, tout informe et incomplet qu'il paraissait être, -était celui du pays diamantaire qui recélait les incalculables -richesses si ardemment convoitées par le jeune homme, et que, -commençant à pressentir la possibilité d'un refus de la part de la -jeune fille, refus contre lequel viendraient se briser, comme sur un -roc, toutes les combinaisons élaborées avec tant de soin par lui, il -cherchait, en redoublant de soin dans l'étude de ce plan, à éluder -cette difficulté et à trouver, sans secours étranger, cette riche proie -qui menaçait de lui échapper et dont la pensée seule lui brûlait le -cœur. - -Mais ce plan fait de mémoire longtemps après avoir vu le pays, et -ce, d'une façon superficielle, par un homme ignorant, ne pouvait -malheureusement être que d'un faible secours au marquis; il le sentait -malgré lui, et cette certitude redoublait sa fureur. - -Mais que faire à une femme plus qu'il avait fait à doña Laura? Comment -vaincre sa résistance et la contraindre à parler? Si profondément -corrompu, si complètement vicieux que fût le marquis, cependant il -était gentilhomme de haute race, il restait encore en lui quelque -chose de sa noble origine, et quels que fussent les projets de -vengeance qu'il recélât dans sa pensée contre cette frêle créature qui -s'obstinait à lui tenir tête, il y avait des moyens dont la seule idée -le faisait frémir et devant lesquels il reculait avec horreur, tant -il lui répugnait d'en arriver à des violences matérielles, lâchetés -honteuses, indignes de lui. - -Depuis plus de trois heures déjà le soleil était levé; le marquis, -toujours plongé dans ses réflexions, n'avait pas semblé s'apercevoir du -retour de la lumière, lorsque le galop d'un cheval, qui se rapprochait -rapidement, lui fit subitement relever la tête. - -Au même instant, le rideau de la tente fut soulevé et le capitão entra. - -L'Indien était couvert de poussière, ses traits enflammés et son front -inondé de sueur témoignaient de la vélocité de la course qu'il venait -d'accomplir. - -«Ah! C'est vous, Diogo, s'écria le marquis en l'apercevant, soyez le -bienvenu. Quoi de nouveau? - ---Rien, Excellence, répondit le capitão. - ---Comment rien, est-ce que vous n'auriez pu parvenir à découvrir la -piste de ce Malco? - ---Pardonnez-moi, Excellence, j'ai suivi au contraire cette piste -pendant plus de trois heures. - ---Alors, vous devez avoir des nouvelles? - ---J'en ai, oui Excellence, mais non pas, sans doute, celles que vous -attendez. - ---Expliquez-vous, mon ami, j'ai la tête un peu fatiguée, et je ne suis -nullement en train de deviner des énigmes. - ---Voici le fait en deux mots, Excellence. Après avoir, ainsi que je -vous l'ai dit, suivi pendant environ trois heures sans dévier d'une -ligne la piste de Malco, piste, soit dit à son honneur, parfaitement -embrouillée et à laquelle tout autre que moi se serait inévitablement -laissé tromper, tant elle était habilement faite, je suis arrivé sur -la lisière d'une forêt où je n'hésitai pas à entrer; absorbé par le -soin que je prenais de ne pas m'écarter de cette piste endiablée, je ne -songeai pas à veiller autour de moi, de sorte que j'allai tout droit -donner dans un campement indien. - ---Un campement d'Indiens si près de nous! s'écria le marquis avec -surprise. - ---Mon Dieu oui, Excellence. - ---Mais d'Indiens mansos, sans doute. - ---Non pas, Excellence; d'Indiens bravos, au contraire, et des plus -bravos de cette contrée encore. - ---Hum! Déjà. - ---Oui; je me trouvai donc subitement face à face avec trois Indiens, -dont l'un était un Guaycurus, l'autre un Payagoas; quant au troisième -c'était tout simplement un esclave Mondurucu. - ---Oh! Oh! Voilà qui est sérieux pour nous. - ---On ne peut plus sérieux, Excellence. - ---Et comment vous êtes-vous sorti de ce guêpier? - ---De la manière la plus simple du monde, Excellence; ces sauvages ont -de l'honneur, à leur façon s'entend; bien que mon uniforme leur révélât -à l'instant qui je suis, c'est-à-dire un de leurs ennemis les plus -acharnés, cependant ils m'accueillirent amicalement, et m'invitèrent à -m'asseoir près de leur feu. - ---Cela est étrange, murmura le marquis. - ---Pas autant que cela doit sembler aux personnes qui ne connaissent -pas les mœurs de ces barbares, Excellence. Voyant qu'ils me recevaient -ainsi, j'acceptai franchement leur invitation et je m'assis près d'eux; -mon but était de les faire causer, ce à quoi je réussis complètement. - ---Ah! Ah! Et que vous dirent-ils? - ---Ils m'apprirent que Malco les était venu trouver quelques heures -avant moi, qu'il s'était longuement entretenu avec eux et qu'il leur -avait appris votre présence, le nombre d'hommes dont vous disposiez et -jusqu'à l'endroit juste où vous aviez assis votre camp pour la nuit. - ---Le misérable! Le double traître! s'écria le marquis avec colère. - ---Je partage entièrement votre opinion, Excellence; cette révélation, -je vous l'avoue, me donna fort à réfléchir, et me mit dans un grand -embarras dont je ne savais comment sortir, lorsque les Indiens -eux-mêmes me fournirent les moyens de faire une retraite honorable. - ---Comment cela? - ---Le chef Guaycurus m'annonça avec courtoisie que la trêve conclue avec -les blancs était rompue depuis deux jours. - ---Oh! exclama le marquis, quelle fatalité! Echouer si près du but. - ---Permettez-moi d'achever, Excellence. - ---Parlez, parlez. - ---Le chef ajouta que probablement, comme depuis longtemps déjà -vous aviez quitté les plantations, vous ignoriez cette rupture; en -conséquence, il n'était pas juste d'abuser de votre bonne foi en vous -attaquant. - ---Ah! fit le marquis, en respirant avec force, et alors? - ---Alors, comme ils ne veulent pas manquer aux lois sacrées de -l'hospitalité, ils vous accordent deux jours pour sortir de leur -territoire. - ---Hein! s'écria le marquis, que ces dernières paroles replongeaient -plus profondément dans la perplexité dont un instant il avait cru -sortir, que me dites-vous donc là, Diogo? - ---La vérité la plus stricte, Excellence, sur mon honneur! - ---Je vous crois, mon ami, je vous crois; mais achevez, de grâce. - ---Oh! Je n'ai plus grand-chose à ajouter, sinon qu'ils m'ont averti que -dans le cas où vous refuseriez d'accepter cette condition, vous seriez -inévitablement attaqué au bout des quarante-huit heures convenues. - ---Et de Malco, ils ne vous ont rien dit de plus? - ---Pas un mot, Excellence. - ---De sorte que vous ignorez complètement où se cache ce misérable? - ---Absolument, Excellence; j'ai cru que ce que m'avait appris le chef -Guaycurus était d'une assez grande importance pour que vous désiriez en -être instruit le plus tôt possible; aussi je suis revenu à franc étrier. - ---Vous avez bien fait, mon ami, je vous remercie.» - -Le marquis fît quelques pas dans la tente en marchant avec agitation; -puis, revenant vers le capitão: - -«Dans une circonstance semblable, lui demanda-t-il, comment -agiriez-vous? - ---Moi, Excellence? - ---Oui, mon ami, que feriez-vous? - ---Je n'hésiterais pas, Excellence. - ---Ah! - ---Je battrais en retraite. - ---Battre en retraite, jamais! Devant de tels barbares, ce serait une -honte.» - -Le capitão hocha la tête. - -«Alors nous serons massacrés jusqu'au dernier. - ---Vous le croyez? - ---J'en suis convaincu, Excellence; vous ne savez pas ce que sont les -Guaycurus; moi je les connais depuis longtemps déjà. - ---N'importe, je pousserai en avant! Vous ne m'abandonnerez pas. - ---Moi, Excellence, mon devoir est de vous suivre; partout où vous irez, -je vous suivrai. Qu'est-ce que cela me fait d'être tué, cela ne doit-il -pas m'arriver tôt ou tard? - ---Répondez-vous de vos hommes? - ---De ceux-là, oui; mais non pas des vôtres. - ---Je suis sûr des miens, - ---Alors, nous partons? - ---Dans une heure. - ---Et nous poussons en avant? - ---Oui, quand même il nous faudrait passer sur le ventre de tous ces -bandits. - ---Alors, à la grâce de Dieu! Excellence, j'ai bien peur que nous ne -revenions pas.» - -Et après avoir salué respectueusement le jeune homme, le capitão se -retira d'un pas aussi tranquille et aussi insouciant que s'il n'était -pas certain d'avance que l'ordre qui lui était donné équivalait à une -condamnation à mort. - -Lorsqu'il fut seul, le marquis demeura un instant immobile; puis, -frappant du pied avec rage et lançant au ciel un regard de défi: - -«Oh! s'écria-t-il d'une voix étranglée, ces diamants maudits, je les -aurai, dussé-je pour m'en emparer marcher dans le sang jusqu'à la -ceinture!» - - - - -V - -A TRAVERS LE DÉSERT. - - -Pendant que, d'après ses ordres, le capitão dos soldados da conquista -faisait lever le camp et charger les mules, préparant tout pour un -départ immédiat, le marquis, en proie à une agitation terrible, -marchait à grands pas dans sa tente, maudissant la fatalité qui -semblait s'attacher à ses pas et s'obstiner à détruire ses plus -adroites combinaisons, éloignant constamment de lui, lorsque déjà il -croyait le tenir, le riche trésor qu'il convoitait; trésor qui, depuis -qu'il s'était mis à sa recherche, lui avait coûté tant de fatigues et -d'ennuis de toutes sortes, et pour lequel il avait, pendant un laps de -temps si long, bravé des périls immenses et presque perdu son honneur. - -Soudain, il s'arrêta en se frappant le front: une idée subite avait -traversé son cerveau en l'illuminant d'un radieux éclair; il déchira -une page de ses tablettes, écrivit quelques mots à la hâte, plia le -papier et le remit à un esclave en lui ordonnant de le porter de sa -part à doña Laura Antonia de Cabral. - -Comptant probablement beaucoup sur le résultat que produirait sa -missive sur l'esprit de la jeune fille, le marquis, entièrement -rasséréné, s'occupa avec ardeur à hâter les préparatifs du départ. - -La journée était splendidement belle, le soleil s'était levé radieux -à l'horizon dans des flots de pourpre et d'or, la brise matinale -rafraîchissait doucement l'atmosphère et les oiseaux craintivement -blottis sous la feuillée chantaient à pleine gorge leur joyeuse chanson. - -Au loin s'étendait, encadré dans de hautes montagnes couvertes -d'impénétrables forêts, le sertão que les Brésiliens se préparaient à -traverser et qui, vu du point où ils avaient campé, leur apparaissait -comme un immense tapis de verdure, coupé dans tous les sens par -d'innombrables cours d'eaux, qui miroitaient aux rayons du soleil et -semblaient des fleuves de diamants. - -Tout était joie et bonheur dans cette nature si calme et si -majestueuse, que la main de l'homme n'avait pas encore déformée et qui -était demeurée telle qu'elle était sortie des mains du Créateur. - -Les esclaves noirs, les chasseurs métis et les soldats indiens -qui composaient la caravane subissaient, malgré eux, l'influence -magnétique de cette délicieuse matinée et semblaient avoir oublié leurs -fatigues et leurs périls passés pour ne plus songer qu'à l'avenir -qui leur apparaissait si doux et si rempli de séduisantes promesses; -c'était en riant, en chantant et en causant gaiement entre eux qu'ils -s'acquittaient de la rude tâche de lever le camp. - -Seul, malgré tous ses efforts pour feindre, sinon la joie, du moins -l'insouciance, le marquis restait sombre et pensif; c'est que, brûlé -par la honteuse passion de l'or, son cœur recélait de terribles -tempêtes et demeurait insensible aux magnifiques harmonies de la -nature, qui agissaient si puissamment sur les organisations abruptes -mais honnêtes des Indiens et des nègres. - -Cependant, les chevaux étaient sellés, les mules avaient repris leur -charge, les tentes roulées étaient placées sur une charrette traînée -par plusieurs bœufs. Doña Laura était montée dans son palanquin, qui -s'était immédiatement refermé sur elle; on n'attendait pour se remettre -en route que l'ordre du marquis. - -Don Roque se promenait à l'écart, absorbé dans ses pensées; il semblait -avoir oublié que tout était prêt pour le départ et que le moment était -venu d'effectuer la descente de la montagne pour entrer dans le désert. - -Depuis quelques minutes, le capitão qui avait présidé avec activité et -intelligence à la levée du camp, tournait d'un air embarrassé autour -de son chef, dont il cherchait à attirer l'attention; mais tous ses -efforts étaient en pure perte, le marquis ne prenait aucunement garde -à lui, enfin le capitão se hasarda à lui toucher légèrement le bras. - -Don Roque tressaillit à cet attouchement et fixant un regard -interrogateur sur le capitão: - -«Que me voulez-vous, don Diogo? lui demanda-t-il sèchement. - ---Excellence, répondit-il, on n'attend plus que votre bon plaisir pour -se mettre en marche. - ---S'il en est ainsi, partons à l'instant, répondit-il en faisant un -mouvement pour aller prendre son cheval, qu'un esclave tenait en bride -à quelques pas. - ---Pardon, Excellence, reprit l'Indien en l'arrêtant respectueusement; -mais, avant que vous donniez l'ordre de la marche, j'aurais, si vous le -permettez, quelques importantes observations à vous soumettre. - ---A moi? s'écria le marquis en le regardant bien en face. - ---A vous, oui, Excellence, répondit froidement l'Indien. - ---Est-ce une nouvelle trahison dont je suis menacé, reprit-il avec un -sourire amer, et me voulez-vous abandonner vous aussi, don Diogo, comme -votre camarade Malco. - ---Vous êtes doublement injuste à mon endroit, Excellence, répondit -nettement l'Indien, je n'ai pas l'intention de vous abandonner, et -Malco n'a jamais été ni mon ami, ni mon camarade. - ---Si j'ai tort, ce qui est possible, excusez-moi, don Diogo, et venez -au fait, je vous prie; le temps se passe, nous devrions être partis -depuis longtemps déjà. - ---Quelques minutes de plus ou de moins ne signifient rien, Excellence, -nous arriverons toujours assez vite où nous allons, soyez tranquille. - ---Que voulez-vous dire? Expliquez-vous. - ---Ce que déjà j'ai eu l'honneur de vous dire ce matin, Seigneurie, que -pas un de nous ne reviendra de cette expédition, et que tous nous y -laisserons nos os.» - -Le marquis fit un geste d'impatience. - -«Est-ce donc pour me répéter ces sinistres prédictions que vous -m'arrêtez ainsi? s'écria-t-il en frappant du pied. - ---Nullement, Excellence, je ne me reconnais le droit ni de contrôler -vos actes, ni de contrarier vos projets, je vous ai averti, voilà tout; -malgré l'avertissement que j'ai cru devoir vous donner, vous voulez -pousser en avant, soit, cela ne me regarde plus, je suis à vos ordres, -je vous obéis. - ---Vous n'avez pas, je l'espère, soufflé mot à qui que ce soit des -lubies absurdes qui vous trottent dans la cervelle. - ---A quoi bon, Seigneurie, révéler sans votre autorisation ce que vous -nommez des lubies et que moi j'appelle des certitudes? Les soldats -placés sous mes ordres et les chasseurs métis savent aussi bien que -moi ce qui les attend dans le désert qui se déroule à nos pieds, je -n'avais donc rien à leur apprendre; quant à vos esclaves, à quoi bon -les effrayer d'avance? Ne vaut-il pas mieux les laisser dans la plus -complète ignorance? Peut-être à l'heure du danger, lorsqu'ils se -verront en face de la mort, puiseront-ils dans cette ignorance même la -force de se faire bravement tuer? Car, je le répète, pour échapper, -cela nous est impossible.» - -Le marquis fronça les sourcils et se croisant les bras avec colère: - -«Voyons, reprit-il d'une voix contenue, mais que l'émotion faisait -légèrement trembler, finissons-en, Diogo. - ---Je ne demande pas mieux, Excellence. - ---Parlez, mais soyez bref; je vous répète que le temps s'écoule et que -déjà, depuis une heure, nous devrions être en route.» - -Le capitão se gratta le front d'un air embarrassé, mais semblant tout à -coup prendre un parti décisif: - -«Voici ce dont il s'agit, Excellence, dit-il: jusqu'à présent nous -avons traversé des pays civilisés ou à peu près, où nous ne courrions -d'autres dangers que ceux ordinaires, c'est-à-dire les morsures des -bêtes fauves ou celles des reptiles, mais aujourd'hui, ce n'est plus la -même chose. - ---Eh bien? - ---Dame, vous comprenez, Excellence, nous allons dans quelques minutes -entrer sur le territoire des peaux-rouges, les Indiens bravos ne sont -pas tendre pour les blancs et les gens civilisés, il va nous falloir -user de la plus grande prudence pour nous défendre des pièges et des -embuscades qui nous attendent à chaque pas, car nous serons en pays -ennemi. Je sais bien, ajouta-t-il avec une naïveté pleine de bonhomie -d'autant plus terrible qu'elle provenait d'une intime conviction, -que toutes ces précautions ne serviront à rien et n'aboutiront qu'à -prolonger notre existence de quelques jours seulement; mais enfin nous -aurons en mourant cette satisfaction d'avoir tout fait pour tirer le -meilleur parti d'une position désespérée. - ---Où voulez-vous en venir avec ces interminables préambules? répondit -le marquis auquel l'abnégation si franche de ce pauvre diable arracha, -malgré sa colère et ses préoccupations personnelles, un pâle sourire. - ---A ceci, Excellence; vous êtes un grand seigneur, vous, expert dans -toutes les choses de la vie des villes, mais, pardonnez-moi de vous le -dire, d'une complète ignorance de l'existence du désert, des embûches, -des dangers qu'il recèle et des moyens à employer pour se défendre -des uns et éviter les autres. Je crois, donc, avec tout le respect -que je vous dois, Excellence, qu'il serait bon que vous me permissiez -d'assumer sur moi seul, à partir d'aujourd'hui, la responsabilité de la -marche de la caravane, que vous me la laissassiez diriger à ma guise; -en un mot, que vous me remissiez le commandement. Voilà, Excellence, -ce que je désirais vous dire et pourquoi j'ai pris la liberté de vous -arrêter.» - -Le marquis demeura quelques instants silencieux, les yeux fixés sur -le visage calme et loyal du capitão indien, comme s'il eût voulu lire -jusqu'au fond de son cœur ses plus secrètes pensées. - -Celui-ci supporta sans se troubler le regard qui pesait sur lui. - -«Ce que vous me demandez est fort grave, don Diogo, répondit enfin -le marquis d'un air pensif; la trahison m'entoure de toutes parts; -les hommes sur lesquels je me croyais le plus en droit de compter ont -été les premiers à m'abandonner; vous-même, vous considérez cette -marche en avant comme une folie et semblez assiégé des plus sombres -pressentiments; qui me prouve, pardonnez-moi à mon tour de vous parler -aussi franchement; qui me prouve que vous ne voulez pas me tromper et -que votre feint dévouement à ma personne ne cache pas un piège. - ---Excellence, je ne vous en veux pas des soupçons qui s'élèvent contre -moi dans votre esprit, je les trouve, au contraire, tout naturels. Vous -êtes un Portugais d'Europe, et à cause de cela vous ignorez bien des -choses de ce pays, celle-ci entre autres que les soldados da conquista -sont tous des hommes éprouvés, choisis avec le plus grand soin, et -que, depuis la formation de ce corps, il ne s'y est pas rencontré un -traître, je ne vous dis pas cela pour moi, vous me connaissez à peine -depuis quelques jours, et vous n'avez pas encore été en situation de me -mettre à l'épreuve, mais la manière loyale dont je vous ai parlé, les -choses que je vous ai dites auraient dû provoquer, sinon votre entière -confiance en moi, du moins le commencement de cette confiance. - ---Oui, je sais que depuis hier toutes vos démarches ont été loyales, -toutes vos actions franches; vous voyez que je vous rends justice. - ---Pas assez encore, Excellence; vous me jugez avec vos connaissances -acquises au point de vue de la vie civilisée et non à celui du désert; -donc, vous commettez, malgré vous, de graves erreurs; permettez-moi -de vous faire une simple observation, qui, je le crois, vous semblera -juste. - ---Parlez. - ---Nous sommes à cinquante lieues au moins de la ville la plus -prochaine, à quelques lieues seulement d'Indiens ennemis qui nous -guettent et n'attendent qu'une occasion pour nous assaillir. - ---C'est vrai, murmura le marquis tout pensif. - ---Bien, vous me comprenez, Excellence; maintenant, supposons que je -sois un traître. - ---Je n'ai pas dit cela. - ---Pas positivement, c'est vrai; mais vous m'avez donné à entendre que -je pouvais en être un. Eh bien! Je l'admets pour un instant: rien ne -me serait plus facile que de vous abandonner à vous-même ici où nous -sommes; de partir avec mes soldats, et, croyez-le, Excellence, vous -seriez aussi irrémissiblement perdu que si je vous livrais demain ou un -autre jour aux Indiens; car il vous serait matériellement impossible de -retourner aux habitations et d'échapper au moindre des mille dangers -qui vous enveloppent et dont, sans vous en douter, vous formez le -centre.» - -Le marquis pâlit et laissa tomber avec découragement sa tête sur la -poitrine; la logique du raisonnement du capitão l'avait frappé en plein -cœur, en lui prouvant son impuissance et la grandeur du dévouement de -cet homme qu'il accusait, et qui faisait si noblement le sacrifice de -sa vie pour le servir. - -Il lui tendit la main et, s'inclinant devant lui: - -«Pardonnez-moi mes injustes soupçons, don Diogo, lui dit-il, mes doutes -sont dissipés pour toujours; j'ai foi en vous, agissez à votre guise, -sans même me consulter, si vous le jugez nécessaire; je vous jure, sur -ma parole d'honneur de gentilhomme, que je ne vous gênerai en rien et -que, en toute circonstance, je serai le premier à vous donner l'exemple -de l'obéissance. Êtes-vous satisfait de moi? Croyez-vous que je répare -assez largement la faute que j'ai commise en vous accusant?» - -Le capitão serra avec émotion la main qui lui était tendue. - -«Je regrette de n'avoir qu'une vie à vous sacrifier, Excellence, -répondit-il. - ---Ne parlons donc plus de cela, mon ami, et faites pour le mieux. - ---J'y tâcherai, Excellence. D'abord, veuillez m'apprendre vers quel -lieu vous comptez vous diriger. - ---Il nous faut atteindre les bords d'un petit lac qui se trouve, -dit-on,--car, vous le comprenez, je ne connais nullement l'endroit et -je n'y suis jamais allé,--aux environs du Rio Bermejo, non loin du pays -des Indiens Frentones.» - -L'Indien fronça le sourcil. - -«Oh! Oh! répondit-il, la route est longue. Nous avons à traverser, -avant que d'y arriver, tout le pays des Guaycurus et des Payagoas; puis -nous passerons le Rio Pilcomayo pour entrer dans le Llano de Manso; -c'est un rude chemin que celui-là, Excellence, et celui que nous avons -fait jusqu'à présent n'est rien en comparaison. - ---J'ai toujours pensé que Malco Díaz nous avait fait prendre une -mauvaise direction, et qu'il nous a fait errer à plaisir dans ces -déserts sans bornes. - ---Vous avez eu tort, Excellence; Malco vous a au contraire guidé par la -route la meilleure et la plus courte. Du reste, la façon dont il vous a -abandonné montre qu'il avait le plus grand intérêt à vous mettre dans -le plus bref délai sur le territoire indien. - ---C'est juste. - ---Maintenant, Seigneurie, s'il vous plaît de monter à cheval, nous -partirons quand vous voudrez. - ---Tout de suite, répondit le marquis; et, faisant signe à l'esclave qui -tenait son cheval en bride de le lui amener, il se mit en selle. - ---Je vous laisse donner les ordres que vous jugerez nécessaires, dit-il. - ---C'est convenu, Excellence.» - -Le jeune homme se dirigea vers le palanquin, dans lequel doña Laura -était renfermée, tandis que le capitão rejoignait ses soldats et -préparait tout pour le départ. - -Le marquis rangea son cheval au côté droit du palanquin, et, -s'inclinant légèrement sur sa selle: - -«Doña Laura, dit-il, m'entendez-vous? - ---Je vous entends, répondit la jeune fille, bien que malgré une légère -agitation des rideaux elle demeurât invisible. - ---Voulez-vous m'écouter pendant quelques minutes? reprit le marquis. - ---Il m'est impossible de faire autrement murmura-t-elle. - ---Vous avez reçu ma lettre, ce matin? - ---Je l'ai reçue, oui. - ---L'avez-vous lue?» - -La jeune fille hésita. - -«L'avez-vous lue? insista le marquis. - ---Je l'ai lue. - ---Je vous en remercie, señorita. - ---Je n'accepte pas ce remercîment que je ne mérite pas. - ---Pour quelle raison? - ---Parce que cette lettre n'a en rien influé sur mon immuable -détermination.» - -Le marquis fit un geste de dépit. - -«Vous n'acceptez pas mes conditions? - ---Non. - ---Songez qu'un danger terrible vous menace. - ---Il sera le bienvenu, quel qu'il soit, s'il me délivre de l'esclavage -dans lequel vous me tenez, et de l'horreur que m'inspire votre -continuelle présence à mes côtés. - ---C'est votre dernier mot, señorita? - ---Le dernier. - ---Mais une telle obstination est de la folie. - ---Peut-être; dans tous les cas elle me venge de vous et c'est tout ce -que je puis désirer dans le malheureux état où je suis réduite par -votre coupable conduite. - ---C'est à la mort que vous marchez. - ---Je l'espère, mais vous ne m'avez demandé que quelques minutes -d'entretien, elles sont presque écoulées, dispensez-vous donc, señor, -de me parler davantage, car je ne vous répondrai plus; d'ailleurs, je -sens, au mouvement du palanquin, que vos bandits reprennent leur route.» - -En effet, la caravane commençait à descendre le versant de la -montagne; le sentier se rétrécissait de plus en plus, et une plus -longue conversation devenait matériellement impossible. - -«Oh! Malheur sur vous!» s'écria le marquis avec rage. - -La jeune fille ne lui répondit que par un éclat de rire moqueur. - -Don Roque lui fit un dernier geste de menace, enfonça les éperons dans -les flancs de son cheval, le fit bondir en avant et alla se placer au -centre de la petite troupe. - -Le capitão avait pris pour la marche ses dispositions en soldat aguerri -et en coureur des bois expérimenté. - -Les soldados da conquista, habitués de longue date à guerroyer avec -les Indiens, dont ils connaissaient toutes les ruses, avaient été par -lui disséminés en avant et sur les flancs de la caravane, avec ordre -d'éclairer la route et de fouiller avec soin les buissons à droite et à -gauche. - -Les chasseurs métis, formés en une seule troupe compacte, s'avançaient, -le fusil sur la cuisse, le doigt sur la détente, l'œil et l'oreille au -guet, prêts à faire feu au premier signal. - -Les nègres esclaves, dans lesquels, bien qu'ils fussent armés, -le capitão, avec raison, n'avait pas grande confiance, formaient -l'arrière-garde. - -La caravane ainsi disposée ne laissait pas que de présenter une -ligne assez étendue et surtout imposante; elle se composait de -cinquante-cinq hommes en tout, dont quarante-cinq environ étaient des -gens résolus, habitués depuis longtemps à parcourir le désert, et sur -lesquels, avec raison, on pouvait compter le cas échéant. Quant aux dix -qui restaient, c'étaient des esclaves nègres ou mulâtres qui n'avaient -jamais vu le feu, avaient une horreur instinctive des Indiens, et au -cas d'une attaque devaient, selon toutes les probabilités, lâcher pied -à la première décharge. - -Le marquis, malgré les sombres prévisions du capitão, ne pouvait se -persuader que les Indiens osassent attaquer une troupe aussi nombreuse -et aussi bien armée que la sienne de fusils et de pistolets; il taxait -intérieurement don Diogo de lui avoir exagéré le danger, afin de capter -sa confiance et de faire valoir à ses yeux les services qu'il serait -censé lui rendre pendant l'expédition. - -Cependant, comme, à part cette exagération qu'il supposait exister -dans les renseignements que lui avait fournis le capitão, il ne se -dissimulait pas que la position dans laquelle il se trouvait, sans -être désespérée, était cependant difficile; que la trahison, ou du -moins l'abandon de son guide le laissait dans une situation assez -embarrassante, il n'était pas fâché que de son propre mouvement le -capitão eût assumé sur lui la responsabilité du commandement et se -fût ainsi chargé de le tirer d'affaire, ce à quoi il convenait que -lui n'aurait jamais réussi. Le marquis commettait une grave erreur; -erreur pardonnable en ce sens que, depuis un an à peine en Amérique, -il n'avait jamais été mis à même par les circonstances de porter un -jugement sain sur ce qui se passait autour de lui, ni sur les hommes -avec lesquels le hasard le mettait en rapport. - -Élevé en Europe, membre de la plus haute et de la plus orgueilleuse -noblesse du vieux monde, dont il avait dès l'enfance adopté tous -les préjugés; habitué à la vie facile et sans arrière-pensée des -castes riches, il ignorait ces natures fortes, ces organisations -vigoureusement trempées, qui ne se rencontrent que dans les pays placés -sur la limite de la barbarie, et pour lesquelles le dévouement et -l'abnégation sont une des conditions vitales de l'existence. Aussi ne -pouvait-il les comprendre, et malgré ce que lui avait presque prouvé -Diogo pendant le court entretien qu'il avait eu avec lui, conservait-il -au fond du cœur une secrète arrière-pensée qu'il ne s'avouait peut-être -pas à lui-même, mais qui lui faisait, à son insu, chercher dans le -dévouement si loyalement vrai et naïf de cet homme un calcul d'intérêt -ou d'ambition. - -Cependant la caravane descendait lentement la montagne, éclairée à -droite et à gauche par les soldats envoyés par le capitão en batteurs -d'estrade. - -Au fur et à mesure que les voyageurs s'approchaient du désert, -le paysage changeait et prenait un aspect plus imposant et plus -grandiose. Quelques minutes encore, et la descente serait terminée. - -Don Roque s'approcha de don Diogo, et, lui touchant légèrement l'épaule: - -«Eh bien! lui dit-il en souriant, nous voici bientôt dans la plaine, et -nous n'avons vu âme qui vive; croyez-moi, capitão, les menaces faites -par les Indiens ne sont que des rodomontades, ils ont essayé de nous -effrayer, voilà tout.» - -L'Indien regarda le marquis avec une stupéfaction profonde. - -«Parlez-vous sérieusement, Excellence, répondit-il, croyez-vous -réellement ce que vous dites? - ---Certes, cher don Diogo, et tout me donne raison, il me semble. - ---Alors il vous semble mal, Excellence, car je vous certifie, moi, que -les Guaycurus n'ont rien avancé qu'ils n'aient l'intention de tenir, et -avant peu vous en aurez la preuve. - ---Redouteriez-vous une attaque? fit le marquis avec un commencement -d'inquiétude. - ---Une attaque, non peut-être pas tout de suite, mais au moins une -sommation. - ---Une sommation! De la part de qui? - ---Mais de la part des Guaycurus, probablement. - ---Allons donc, vous voulez rire. Sur quoi basez-vous une telle -supposition? - ---Je ne suppose pas, Excellence; je vois, voilà tout. - ---Comment, vous voyez? - ---Oui, et il vous est facile d'en faire autant, car, avant un quart -d'heure, l'homme que je vous annonce sera devant vous. - ---Oh! Oh! Voilà qui est fort. - ---Tenez, Excellence, reprit-il en étendant le bras dans une certaine -direction, voyez-vous ces herbes qui frissonnent et se courbent par un -mouvement régulier. - ---Oui, je les vois; après? - ---Vous remarquez, n'est-ce pas, que ce mouvement n'est que partiel et -se rapproche incessamment de nous? - ---En effet, mais qu'est-ce que cela prouve? - ---Cela prouve, Excellence, qu'un Indien arrive sur nous au galop, et -probablement cet Indien est porteur de quelque important message qu'il -est chargé de nous communiquer. - ---Allons donc! Vous plaisantez, capitão. - ---Pas le moins du monde, Excellence, bientôt vous en aurez la preuve. - ---Je ne le croirai que lorsque je le verrai. - ---S'il en est ainsi, reprit le capitão en dissimulant un sourire, -croyez donc alors, Excellence, car le voici!» - -Le marquis regarda. - -En ce moment, un Indien guaycurus, armé en guerre et monté sur un -magnifique cheval, émergea tout à coup des hautes herbes et s'arrêta -fièrement, en travers du sentier, à portée de pistolet des Brésiliens, -en agitant entre ses mains une peau de tapir qu'il faisait flotter -comme un étendard. - -«Feu sur ce bribon! s'écria le marquis en épaulant sa carabine.» - -Le capitão l'arrêta vivement: - -«Gardez-vous en bien! lui dit-il. - ---Comment! N'est-ce pas un ennemi? reprit le marquis. - ---Cela peut être, Excellence; mais, en ce moment, il vient en -parlementaire. - ---En parlementaire, ce sauvage! Vous vous moquez de moi sans doute, -s'écria le marquis en haussant les épaules. - ---Nullement, Excellence, écoutons ce que cet homme a à nous dire. - ---A quoi bon? fit-il avec mépris. - ---Quand ce ne serait que pour connaître les projets de ceux qui nous -l'envoient, il me semble que ce serait déjà assez important pour nous.» - -Le marquis hésita un instant, puis rejetant sa carabine en bandoulière. - -«Au fait, c'est possible, murmura-t-il, mieux vaut le laisser -s'expliquer; qui sait ce que ces Indiens peuvent avoir résolu entre -eux, peut-être désirent-ils traiter avec nous? - ---Ce n'est pas probable, répondit en riant le capitão; mais, dans tous -les cas, si vous me le permettez, Excellence, je le vais interroger. - ---Faites, faites, don Diogo, je suis curieux de connaître ce message.» - -Le capitão s'inclina; puis, après avoir jeté à terre son tromblon, -son sabre et son couteau, il se dirigea au trot de son cheval vers -l'Indien, toujours immobile comme une statue équestre en travers du -chemin. - -«Vous êtes fou, s'écria don Roque en s'élançant vers lui; comment, vous -abandonnez vos armes; vous voulez donc vous faire assassiner?» - -Don Diogo sourit en haussant les épaules avec dédain, et, retenant le -cheval du marquis par la bride pour l'empêcher d'avancer davantage: - -«Ne voyez-vous donc pas que cet homme est sans armes?» dit-il. - -Le marquis fit un geste de stupéfaction et s'arrêta; il n'avait pas -remarqué cette particularité. - -Le capitão profita de la liberté qui lui était laissée pour se remettre -en route. - -VI - -LES GUAYCURUS. - - -Le vaste territoire du Brésil est habité aujourd'hui encore par de -nombreuses tribus indiennes répandues dans les sombres forêts et les -vastes déserts qui couvrent ce pays. - -Si on croyait ces tribus toutes issues d'une même nation ou offrant -les mêmes caractères de sociabilité, on commettrait une grave erreur; -rien au contraire n'est plus différent que leurs mœurs, leurs usages, -leurs langues et leur organisation particulière. On ne connaît guère -en Europe, et ce à peine de nom, que les Botocudos ou Botocudis, qui -doivent cette pseudo-renommée à leur voisinage des établissements -brésiliens et à la férocité qu'ils déploient dans leurs guerres contre -les blancs. Ces Indiens, qui n'ont d'autre qualité qu'une haine poussée -au plus haut degré pour le joug tyrannique de l'étranger, ne sont à -part cela nullement intéressants. Sales, plongés dans la plus complète -barbarie, anthropophages même, ils ont, dans leur aspect farouche, -quelque chose de répugnant à cause de l'horrible _botoque_, ou rondelle -de bois d'une largeur de plusieurs pouces, qu'ils s'introduisent dans -la lèvre inférieure et qui les défigure d'une telle façon, qu'ils -ressemblent plutôt à de hideux orangs-outangs qu'à des hommes. - -Mais si l'on s'enfonce dans l'intérieur des terres, et si on se dirige -vers le sud, on rencontre de puissantes nations indiennes qui peuvent, -au besoin, mettre jusqu'à quinze mille guerriers sous les armes, et -jouissent d'une civilisation relative fort curieuse et surtout fort -intéressante à étudier. - -De ces nations, deux surtout tiennent une place fort importante dans -l'histoire des races aborigènes du Brésil, ce sont les Payagoas et les -Guaycurus. - -Ces derniers doivent plus particulièrement nous occuper ici. - -Les Guaycurus, ou _Indios cavalheiros_, ainsi que les nomment les -Brésiliens, paraissent, de temps immémorial, avoir occupé sur une -étendue d'au moins cent lieues les bords du Rio Paraguay. - -Aujourd'hui, forcés de reculer peu à peu devant la civilisation qui les -circonscrit de plus en plus, leur position a un peu varié; cependant, -on les y rencontre encore, mais ils se tiennent surtout entre les Rios -São Lourenço et Embotateu ou Mondego. - -Les Guaycurus ne sauraient être sans injustice rangés parmi les races -purement sauvages. Ils tiennent à notre avis,--avis, soit dit entre -parenthèse, partagé par beaucoup de voyageurs,--dans la hiérarchie -sociale des peuples du nouveau monde à peu près le rang qu'y tiennent -aujourd'hui les Araucanos du Chili, dont nous avons, dans un précédent -ouvrage, décrit les mœurs et presque révélé l'existence aux lecteurs -européens[1]. - -Cependant, hâtons-nous de constater que les mœurs de cette nation n'ont -qu'un rapport fort indirect avec celles des Guaycurus. - -Ceux-ci offrent trois divisions complètement distinctes: - -Ceux qui occupent encore le Paraguay, où ils étaient connus sous le nom -de _Lingoas_; les habitants des rives orientales du grand fleuve, et, -enfin, ceux qui demeurent sur les possessions brésiliennes. - -Nous ne nous occuperons, quant à présent, que de ces derniers. - -Les Guaycurus brésiliens se partagent en sept hordes différentes, -presque toujours en guerre entre elles, et qui parcourent en liberté -d'immenses plaines couvertes de magnifiques pâturages, situées entre -les Rios _Ipany_ et _Tocoary._ - -Cette race est essentiellement belliqueuse; elle n'entreprend une -guerre que dans le but de faire des prisonniers qui sont réduits en -esclavage. - -L'incontestable supériorité des Guaycurus a contraint plusieurs tribus -voisines de se soumettre vis-à-vis d'eux à une espèce de vasselage, -librement consenti du reste. - -Ces tribus, cependant assez puissantes, sont au nombre de seize. Nous -citerons parmi elles les Xiquitos, les Guatos, les Lodeos et les -Chagoteos, c'est-à-dire les plus redoutables nations du Sud. - -Les Guaycurus maintiennent parmi eux une sorte de hiérarchie sociale -bien marquée, dont les exemples sont fort rares parmi les peuplades du -Nouveau Monde; ils se partagent en chefs, guerriers et esclaves. Cette -organisation intérieure est d'autant plus facilement maintenue, que les -descendants des prisonniers ne peuvent, sous aucun prétexte, s'allier -aux personnes libres; une union semblable déshonorerait celui qui -l'aurait contractée; il n'y a pas d'exemple qu'un esclave ait jamais -été émancipé; d'ailleurs leur religion exclut les esclaves du paradis. - -On voit, par ce qui précède, que si la caste des chefs se conserve dans -toute sa pureté primitive, peu de nations présentent dans la classe -inférieure des éléments aussi hétérogènes et n'ont soumis les esclaves -à un plus complet nivellement. - -Au fur et à mesure que nous avancerons dans notre récit, nous ferons -plus particulièrement connaître ce peuple si singulièrement placé sur -les limites extrêmes de la barbarie et de la civilisation, et tenant, -en quelque sorte, la balance égale entre les deux. Nous reprendrons -maintenant notre histoire au point où nous l'avons abandonnée en -terminant le précédent chapitre. - -Après avoir échangé avec le marquis les quelques paroles que nous avons -rapportées, don Diogo s'était avancé seul et sans armes vers l'Indien -fièrement campé en travers du sentier, et qui le regardait s'approcher -sans faire le plus léger mouvement. - -Ces deux hommes, bien qu'ils eussent une commune origine et -descendissent tous deux de la race aborigène et des premiers -propriétaires du sol qu'ils foulaient, offraient cependant deux types -bien distincts et formaient entre eux le plus complet contraste. - -Le Guaycurus, peint en guerre, fièrement drapé dans son poncho, -hardiment posé sur son cheval aussi indompté que lui-même, l'œil bien -ouvert et franchement fixé sur l'homme qui s'avançait vers lui, tandis -qu'un sourire de dédain orgueilleux errait sur ses lèvres, représentait -bien aux yeux d'un observateur, le type de cette race puissante, -confiante en son droit et en sa force, qui, depuis le premier jour de -la découverte, a juré une haine implacable aux blancs, s'est reculée -pas à pas devant eux sans jamais leur tourner le dos, et qui a -résolu de périr plutôt que de subir un joug odieux et une servitude -déshonorante. - -Le capitão, au contraire, moins vigoureusement charpenté, gêné dans -ses étroits vêtements d'emprunt, portant sur ses traits la marque -indélébile du servage consenti par lui; embarrassé de sa contenance, -remplaçant la fierté par de l'effronterie et ne fixant qu'à la dérobée -un regard sournois sur son adversaire, représentait, lui, le type -abâtardi de cette race à laquelle il avait cessé d'appartenir et dont -il avait répudié les coutumes pour adopter, sans les comprendre, celles -de ses vainqueurs, sentant instinctivement son infériorité et subissant -peut-être à son insu l'influence magnétique de cette nature forte parce -qu'elle était libre. - -Lorsque les deux hommes ne furent plus qu'à quelques pas l'un de -l'autre, le capitão s'arrêta. - -«Qui es-tu, chien? lui dit durement le Guaycurus en lui jetant un -regard de mépris, toi qui portes des vêtements d'esclave, et qui -pourtant sembles appartenir à la race des enfants de mon père. - ---Je suis comme toi un fils de cette terre, répondit le capitão d'un -ton bourru; seulement, plus heureux que toi, mes yeux se sont ouverts à -la vraie foi, et je suis entré dans la famille des blancs que j'aime et -que je respecte. - ---N'emploie pas ta langue menteuse à faire ton éloge, tu serais mal -venu près de moi, répondit le guerrier, à me vanter les douceurs de -l'esclavage. Les Guaycurus sont des hommes, et non pas des chiens -poltrons qui lèchent la main qui les fouette. - ---Es-tu donc venu te placer sur ma route pour m'insulter? dit le -capitão avec un accent de colère mal contenue. Mon bras est long et ma -patience courte; prends garde que je ne réponde par des coups à tes -insultes.» - -Le guerrier fit un geste de dédain. - -«Qui oserait se flatter d'effrayer Tarou-Niom, dit-il. - ---Je te connais, je sais que tu es renommé dans ta nation par ton -courage dans les combats et ta sagesse dans les conseils; cesse donc de -vaines forfanteries et laisse aux femmes débiles le soin de se servir -de leur langue envers un homme qui, pas plus que toi, ne peut être -effrayé. - ---Un fou donne parfois un bon conseil, repartit le guerrier; ce que tu -dis est juste; arrivons donc au sujet réel de cet entretien. - ---J'attends que tu t'expliques. Ce n'est pas moi qui me place sur ta -route. - ---Pourquoi n'as-tu pas rapporté aux visages pâles dont tu es l'esclave, -le message dont je t'avais chargé pour eux. - ---Je ne suis pas plus l'esclave des blancs que tu ne l'es toi-même; je -leur ai textuellement rapporté tes paroles. - ---Et, malgré cet avertissement, ils ont continué à marcher en avant? - ---Tu le vois. - ---Ces hommes sont fous; ne savent-ils donc pas que tu les conduis à une -mort certaine? - ---Ils ne partagent nullement cette opinion; plus sensés que vous, sans -vous craindre, ils ne vous méprisent pas et n'ont nullement l'intention -de vous offenser. - ---N'est-ce pas la plus grande insulte qu'ils puissent nous faire que -d'oser, malgré nos ordres, envahir notre territoire? - ---Ils n'envahissent pas votre territoire, ils suivent leur route, pas -autre chose. - ---Tu es un chien à langue fourchue, les visages pâles n'ont pas de -chemin qui traverse notre pays. - ---Vous n'avez pas le droit d'empêcher le passage sur vos terres à des -citoyens paisibles. - ---Si nous n'avons pas ce droit, nous le prenons; les Guaycurus sont les -seuls maîtres de ces contrées, qui jamais ne seront souillées par le -pied d'un blanc.» - -Diogo réfléchit un instant. - -«Écoutez-moi, dit-il, ouvrez vos oreilles, afin que la vérité pénètre -jusqu'à votre cœur. - ---Parle, ne suis-je pas ici pour t'écouter? - ---Nous n'avons pas l'intention de pénétrer plus avant dans votre pays; -tout le temps que nous serons forcés d'y demeurer, nous nous tiendrons -près de la frontière le plus possible, nous ne faisons que passer pour -aller plus loin. - ---Ah! Ah! Et comment nommez-vous ce pays où vous vous rendez? reprit le -chef d'un air sardonique. - ---Le pays des Frentones. - ---Les Frentones sont les alliés de ma nation; nos intérêts sont -communs: entrer sur leur territoire, c'est entrer sur le nôtre; nous -ne souffrirons pas cette violation. Va rejoindre celui qui t'envoie et -dis-lui que Tarou-Niom consent à le laisser fuir, à la condition qu'il -tournera immédiatement la tête de son cheval vers le nord.» - -Le capitão demeura immobile. - -«Ne m'as-tu pas entendu, reprit le guerrier avec violence; à cette -condition seule, vous pouvez espérer d'échapper tous autant que vous -êtes à la mort ou à l'esclavage. Va donc, sans plus tarder. - ---C'est inutile, répondit le capitão en haussant les épaules, le chef -blanc ne consentira pas à retourner d'où il vient, avant d'avoir -accompli jusqu'au bout son voyage. - ---Quel intérêt pousse donc cet homme à jouer ainsi sa vie dans une -partie désespérée? - ---Je l'ignore, cela n'est pas mon affaire, j'ai pour habitude de ne -jamais me mêler de ce qui ne me regarde pas. - ---Bon. Ainsi, malgré tour ce que je lui dirai il continuera à s'avancer. - ---J'en suis convaincu. - ---C'est bien, il mourra. Que son destin s'accomplisse. - ---C'est donc la guerre que vous voulez? - ---Non, c'est la vengeance; les blancs ne sont pas pour nous des -ennemis, ce sont des bêtes fauves que nous tuons, des reptiles venimeux -que nous écrasons chaque fois que l'occasion s'en présente. - ---Prenez-y garde, chef, la lutte sera sérieuse entre nous; nous -sommes des hommes braves, nous ne vous attaquerons pas les premiers, -mais si vous essayez de nous barrer le passage, nous résisterons -vigoureusement, je vous en avertis. - ---Tant mieux! Voilà longtemps que mes fils n'ont rencontré d'ennemis -dignes de leur courage. - ---Cet entretien est maintenant sans objet, laissez-moi retourner vers -les miens. - ---Va donc, je n'ai plus, en effet, rien à te dire, souviens-toi que -c'est l'entêtement de ton maître qui aura appelé sur sa tête les -malheurs qui, bientôt, fondront sur elle. Marchez sans craindre de vous -égarer, ajoutât-il avec un sourire sinistre, je me charge de si bien -marquer la route que vous suivrez qu'il vous sera impossible de ne pas -la reconnaître. - ---Je vous remercie de ce renseignement, chef, je le mettrai à profit, -soyez-en certain,» fit-il avec ironie. - -Le Guaycurus sourit sans répondre, mais, enfonçant les éperons dans les -flancs de sa monture, il lui fit exécuter un saut énorme et disparut -presque instantanément dans les hautes herbes. - -Le capitão rejoignit au petit trot la caravane. - -Le marquis attendait avec impatience le résultat de cette entrevue. - -«Eh bien?» s'écria-t-il dès que don Diogo fut auprès de lui. - -L'Indien hocha tristement la tête. - -«Ce que j'avais prévu est arrivé, répondit-il. - ---Ce qui signifie?... - ---Que les Guaycurus ne veulent, sous aucun prétexte, nous laisser -mettre le pied sur leur territoire. - ---Ainsi? - ---Ils nous ordonnent de rebrousser chemin, nous avertissant qu'au cas -où nous n'y consentirions pas, ils sont résolus à ne pas nous livrer -passage. - ---Nous nous en frayerons un en passant sur leurs cadavres, s'écria -fièrement le marquis. - ---J'en doute, Excellence; si braves que soient les hommes qui vous -accompagnent, aucun d'eux, pris individuellement, n'est capable de -lutter avec avantage contre dix ennemis. - ---Les croyez-vous donc si nombreux? - ---Je me suis trompé; ce n'est pas dix, mais cent que j'aurais dû dire. - ---Vous cherchez à m'effrayer, Diogo. - ---A quoi bon, Excellence; je sais que rien de ce que je pourrais -vous dire ne réussirait à vous persuader; que votre résolution est -irrévocable, et que vous pousserez en avant quand même. Ce serait donc -gaspiller en pure perte un temps précieux. - ---Alors, c'est vous qui avez peur,» s'écria le marquis avec colère. - -L'Indien, à cette insulte si peu méritée, pâlit à la façon des hommes -de sa race, c'est-à-dire que son visage prit subitement une teinte d'un -blanc sale, ses yeux s'injectèrent de sang, et un tremblement convulsif -agita tous ses membres. - -«Ce que vous faites, non seulement n'est pas généreux, Excellence, -répondit-il, d'une voix sourde, mais est maladroit en ce moment. -Pourquoi insulter un homme qui pendant une heure, par dévouement pour -vous, a supporté sans se plaindre, de la part de votre ennemi, de -mortelles injures. Voulez-vous donc me faire repentir de vous avoir -sacrifié ma vie? - ---Mais enfin, reprit d'une voix plus douce don Roque, qui déjà se -repentait de s'être laissé emporter à prononcer ces paroles, notre -position est intolérable, nous ne pouvons rester ainsi; comment sortir -de l'impasse dans laquelle nous nous trouvons? - ---Voilà, Excellence, ce à quoi je songe; une attaque immédiate des -Guaycurus n'est pas ce qui me préoccupe le plus en ce moment; le pays -est trop boisé, le terrain trop inégal et trop coupé par les cours -d'eaux pour qu'ils essayent de nous surprendre; je connais leur manière -de combattre; ils doivent avoir en ce moment intérêt à nous ménager, -pourquoi? Je ne saurais le deviner encore, mais je le saurai bientôt. - ---Qui vous fait supposer cela? - ---Mon Dieu, l'opiniâtreté qu'ils mettent à essayer de nous faire -retourner sur nos pas, au lieu de nous assaillir à l'improviste; après -cela, ces démarches peut-être sont-elles un stratagème pour nous -inspirer de la confiance. - ---Que comptez-vous faire? - ---D'abord étudier les plans de l'ennemi, Excellence, et, si Dieu me -vient en aide, si fins que soient les Guaycurus, je parviendrai, je -vous le jure, à les percer à jour. - ---Soyez assuré que, si nous réussissons à déjouer leurs projets et à -leur échapper, la récompense que je vous réserve équivaudra au service -que vous m'aurez rendu.» - -Le capitão haussa les épaules. - -«Il est inutile de parler de récompense à un homme mort, et je me -considère comme tel, répondit-il d'une voix brève. - ---Toujours cette pensée, fit le jeune homme avec impatience. - ---Toujours, oui, Excellence; mais soyez tranquille, cette certitude -qui, avec tout autre, aurait sans doute des conséquences désastreuses, -me donne, au contraire, la liberté de mes actions et, au lieu de -paralyser ma pensée, la rend plus claire et plus lucide. Sachant que je -ne puis échapper au sort qui me menace, je tenterai tout ce qu'il sera -humainement possible de faire pour éloigner la catastrophe inévitable; -cela doit vous rassurer. - ---Pas trop, répondit le marquis avec un pâle sourire. - ---Seulement, Excellence, je vous le répète, j'ai besoin de toute ma -liberté d'action, il ne faut pas que, soit par paroles, soit d'une -autre façon, vous entraviez les projets que je médite et les moyens que -je compte employer. - ---Je vous ai donné ma parole de gentilhomme. - ---Et je l'ai reçue, Excellence; la guerre que nous commençons -aujourd'hui n'a rien de commun avec celles que, m'a-t-on dit, vous êtes -accoutumé à faire en Europe. Nous avons en face de nous des ennemis -dont l'arme principale est la ruse. Ce n'est donc qu'en nous montrant -plus fins et plus rusés qu'eux que nous parviendrons à les vaincre, -s'il nous est, ce que je ne crois pas, possible d'obtenir ce résultat. -Les observations que vous penseriez devoir me faire n'aboutiraient qu'à -consommer plus promptement notre perte si j'étais contraint de m'y -conformer. - ---Une fois pour toutes, je vous promets de vous laisser la liberté -la plus entière, si bizarres et si singulières que me paraissent les -dispositions que vous jugerez nécessaire de prendre dans l'intérêt -général. - ---Voilà qui est parlé en homme sage, Excellence; espérez. Qui sait, -peut-être Dieu daignera-t-il faire un miracle en notre faveur; du moins -y aiderons-nous de tout notre pouvoir. - ---Je vous remercie de me donner enfin un peu d'espoir, Diogo, et cela -avec d'autant plus de joie, fit le marquis en souriant, que c'est une -marchandise dont vous n'êtes pas prodigue à mon égard. - ---Nous sommes des hommes auxquels il faut parler franchement pour -qu'ils se mettent sur leurs gardes, Excellence, et non des enfants -peureux qui ont besoin d'être trompés. Maintenant, ajouta-t-il en -étendant le bras vers un léger monticule situé à environ une lieue -en avant et un peu sur la droite du chemin suivi par la caravane, si -vous n'y trouvez pas d'inconvénient, voilà où nous allons placer notre -campement pour la nuit. - ---Comment! Déjà nous arrêter! se récria le jeune homme, et la journée -est à peine à la moitié. - ---Quel dommage! s'écria l'Indien avec un accent de railleuse pitié, que -cette expédition soit condamnée à finir si mal, je vous aurais donné -certaines leçons, Excellence, qui auraient fait de vous, j'en suis -convaincu, avec le temps, un des plus fins et des plus expérimentés -coureurs des bois du Brésil.» - -Malgré la situation critique dans laquelle il se trouvait, le marquis -ne put s'empêcher de rire à cette naïve boutade du digne capitão. - -«C'est égal, don Diogo, lui répondit-il, ne m'épargnez pas vos leçons, -on ne sait pas ce qui peut arriver, peut-être me profiteront-elles. - ---A la grâce de Dieu, Excellence. Écoutez-moi bien, voici ce que nous -allons faire. - ---Je suis tout oreilles. - ---Nous ne devons pas nous enfoncer davantage dans le désert avant -d'avoir, sur les mouvements de nos ennemis, des renseignements -positifs; ces renseignements, moi seul puis les obtenir, en me -faufilant parmi eux et en m'introduisant jusque dans leurs villages; -d'un autre côté, lorsque leurs éclaireurs qui nous surveillent derrière -chaque buisson et épient nos moindres gestes, nous verront nous arrêter -et camper aussi hardiment, ils ne sauront que penser de cette façon -d'agir; l'inquiétude leur viendra, ils chercheront les motifs de notre -conduite, hésiteront et nous donneront ainsi le temps de préparer une -vigoureuse résistance. Me comprenez-vous, Excellence? - ---A peu près, une seule chose demeure obscure pour moi dans ce que vous -m'avez dit. - ---Laquelle? - ---Vous avez l'intention d'aller vous-même chercher des nouvelles et de -vous introduire dans les villages indiens? - ---En effet, telle est mon intention. - ---Ne croyez-vous pas que ce soit là une grande imprudence? Vous risquez -d'être découvert. - ---C'est vrai, et si cela arrive, mon sort est décidé d'avance; que -voulez-vous, Excellence? C'est une chance à courir, mais il n'y a pas -moyen de faire autrement. Cependant, si périlleuse que soit une telle -expédition, elle ne l'est pas autant que vous le supposez, pour un -homme qui, ainsi que moi, appartient à la race indienne et connaît -naturellement les coutumes des hommes qu'il veut tromper; d'ailleurs -je n'ai pas besoin d'ajouter, Excellence, que je prendrai toutes les -précautions nécessaires pour ne pas être surpris.» - -Pendant que le marquis et le capitão causaient ainsi entre eux, la -caravane continuait à s'avancer lentement à travers les méandres -inextricables d'un étroit sentier, tracé avec peine par le passage des -bêtes fauves et presque perdu dans les hautes herbes. - -Le silence le plus complet, le calme le plus profond régnaient dans -ce désert, que le pas de l'homme semblait n'avoir jamais foulé depuis -l'époque de la découverte. - -Cependant, les chasseurs métis et les soldados da conquista, mis en -éveil par la présence inattendue devant eux du chef guaycurus, et -inquiets du long entretien qu'il avait eu avec le capitão, se tenaient -sur leurs gardes. Ils n'avançaient, selon l'expression espagnole, que -la barbe sur l'épaule, l'œil et l'oreille au guet, le doigt sur la -détente du fusil, et prêts à faire feu à la moindre alerte. - -La caravane atteignit ainsi la colline sur laquelle don Diogo se -proposait de camper. - -L'Indien, avec ce coup d'œil infaillible que donne une longue -expérience et que possèdent seuls les hommes rompus depuis des années -à la vie si accidentée et si pleine de péripéties imprévues du désert, -avait choisi admirablement le seul endroit où il fût possible d'établir -un camp facile à être promptement mis en état de résister à une attaque -subite des ennemis. - -Cette colline formait un accore avancé de l'une des plus larges -rivières de la plaine, ses flancs escarpés étaient dépourvus de -verdure, son sommet seul était recouvert d'un bois épais; du côté de la -rivière, la colline, taillée à pic était inabordable; seulement elle -était accessible par le désert, sur un espace de dix mètres tout au -plus. - -Le marquis félicita don Diogo sur la sagacité avec laquelle il avait -choisi cette position. - -«Cependant, ajouta-t-il, je me demande s'il était nécessaire, pour une -seule nuit, de nous établir au sommet d'une telle forteresse. - ---Si nous ne devions y rester qu'une seule nuit, répondit l'Indien, -je ne me serais pas donné la peine de vous indiquer ce lieu, mais les -renseignements que nous avons à prendre seront peut-être longs à -obtenir, et il est bon, si nous sommes contraints de demeurer quelques -jours ici, de ne pas avoir à redouter une surprise. - ---Demeurer quelques jours ici, reprit le marquis avec une nuance de -mécontentement. - ---Dame! Je ne saurais positivement vous dire ce qui arrivera. -Peut-être repartirons-nous demain, peut-être non; cela dépendra des -circonstances. Bien que notre position ne soit pas bonne, encore -dépend-il un peu de nous, Excellence, de ne pas la rendre pire. - ---Vous avez toujours raison, mon ami, répondit le jeune homme; campons -donc, puisque vous le voulez.» - -Le capitão quitta alors le marquis et alla donner les ordres -nécessaires pour que le campement fût établi ainsi qu'il l'avait arrêté -dans son esprit. - -Les Brésiliens s'occupèrent d'abord à mettre en sûreté leurs choses les -plus précieuses, c'est-à-dire les provisions de bouche et les munitions -de guerre; puis, ce soin pris, on installa le camp sur le bord même de -la plate-forme de la colline; on forma un rempart de troncs d'arbres -enlacés les uns dans les autres; derrière ce premier rempart, les -wagons et les charrettes furent enchaînés et placés en croix de -Saint-André. - -D'après l'ordre exprès du capitão, les arbres strictement nécessaires -aux fortifications avaient été abattus; les autres, demeurés debout, -devaient, non seulement donner de l'ombre aux Brésiliens, mais encore -leur servir de défense en cas d'assaut, et, de plus, empêcher les -Indiens, s'ils ne l'avaient fait déjà, ce qui n'était guère probable, -de les compter et de connaître ainsi le nombre des ennemis qu'ils -attaquaient. - -Un peu avant le coucher du soleil, le camp se trouva complètement en -état de résister à un coup de main. - -Diogo, pour plus de sûreté, ordonna qu'une sentinelle demeurerait nuit -et jour au sommet de l'arbre le plus élevé de la colline, afin de -surveiller le désert et d'avertir les aventuriers des mouvements des -Indiens. - -Cette dernière précaution, la plus importante de toutes, assurait en -quelque sorte la sûreté du camp; aussi Diogo ne voulut-il confier -le soin de veiller sur le salut commun qu'à un homme expérimenté -et ordonna-t-il que la sentinelle, placée ainsi en vedette, serait -toujours un de ses soldats. - -Indiens eux-mêmes, ils étaient plus que tous autres en état de -déjouer les ruses des Guaycurus et de ne pas laisser surprendre leurs -compagnons. - - -[1] Voir le _Grand chef des Aucas_,2 vol. in-12. Amyot, éditeur. - - - - -VII - -ASSAUT DE RUSES. - - -Lorsque la nuit fut venue et que l'obscurité eut complètement noyé le -paysage, don Diogo entra dans la tente où le marquis se promenait tout -pensif, marchant de long en large, la tête basse et les bras croisés -sur la poitrine. - -«Ah! C'est vous, capitão, dit le jeune homme en s'arrêtant, quelles -nouvelles? - ---Rien que je sache, Excellence, répondit l'Indien; tout est calme, les -sentinelles veillent; la nuit, je le crois, sera tranquille. - ---Cependant, vous aviez, si je ne me trompe, quelque chose à me dire? - ---En effet, Excellence, je venais vous annoncer que je quitte le camp. - ---Vous quittez le camp? - ---Ne faut-il pas que j'aille à la découverte? - ---C'est vrai. Combien de temps comptez-vous rester dans cette -excursion? - ---Qui saurait le dire, Excellence? Peut-être un jour, peut-être deux, -peut-être quelques heures, tout dépendra des circonstances; il est -possible aussi que je sois découvert, et alors je ne reviendrai pas.» - -Le marquis demeura un instant les yeux fixés avec une expression -étrange sur le capitão. - -«Don Diogo, lui dit-il enfin en lui posant amicalement la main sur -l'épaule, avant de me quitter, laissez-moi vous adresser une question. - ---Faites, Excellence. - ---Quelle est la raison qui vous engage à me témoigner un dévouement si -grand, une abnégation si complète? - ---A quoi bon vous le dire, Excellence? Vous ne me comprendriez pas. - ---Voilà plusieurs fois que je m'interroge à ce sujet sans pouvoir me -répondre. Nous ne nous connaissons que depuis deux mois; avant la -trahison de Malco, à peine avais-je échangé quelques banales paroles -avec vous; vous n'avez, que je sache, aucun motif plausible pour vous -intéresser à mon sort? - ---Mon Dieu! Excellence, répondit insouciamment l'Indien, je ne -m'intéresse nullement à vous, croyez-le bien. - ---Mais alors, s'écria le marquis au comble de la surprise, pourquoi -risquer ainsi votre vie pour moi? - ---Je vous ai dit, Excellence, que vous ne me comprendriez pas. - ---C'est égal, mon ami, répondez, je vous prie, à ma question; si dures -que soient à entendre les vérités qui sortiront de votre bouche, j'ai -cependant besoin que vous me les disiez. - ---Vous le voulez, Excellence? - ---Je l'exige, autant qu'il m'est permis de manifester ma volonté sur un -tel sujet. - ---Soit! Écoutez-moi donc, Excellence; seulement je doute que vous me -compreniez bien, je vous le répète encore. - ---Parlez! Parlez! - ---Ne vous fâchez donc pas, je vous prie, Excellence, si ce que vous -allez entendre vous semble un peu dur; à une question franchement -posée, je dois faire une réponse franche. Vous, personnellement, vous -ne m'intéressez nullement, vous l'avez dit vous-même; à peine est-ce si -je vous connais. Dans toute autre circonstance il est probable que, si -vous réclamiez mon aide, je vous la refuserais, car, je vous l'avoue, -vous ne m'inspirez aucune sympathie et je n'ai naturellement aucune -raison pour vous aimer. Seulement il arrive ceci, que vous êtes en -quelque sorte sous ma garde; que, lorsqu'on m'a placé sous vos ordres -j'ai juré de vous défendre envers et contre tous pendant le temps que -nous voyagerions ensemble; lorsque ce misérable Malco vous a trahi, -j'ai compris la responsabilité que cette trahison faisait peser sur -moi; j'ai immédiatement, sans hésiter, accepté cette responsabilité -avec toutes ses conséquences. - ---Mais, interrompit le marquis, cela ne va pas jusqu'à faire le -sacrifice de la vie, surtout pour un homme envers lequel on n'éprouve -aucune sympathie. - ---Ce n'est pas à vous, Excellence, c'est à moi que je fais ce -sacrifice, à mon honneur, qui serait flétri si je ne tombais pas à -vos côtés en essayant jusqu'au dernier moment de vous protéger et de -vous faire un bouclier de mon corps; que vous, Excellence, gentilhomme -d'Europe, aussi noble que le roi de Portugal, vous entendiez autrement -certaines exigences de la vie civilisée, cela ne m'étonne pas et n'a -rien qui me doive surprendre; mais nous autres, pauvres Indiens, nous -ne possédons d'autre bien que notre honneur et nous ne consentons -jamais à en faire bon marché; j'appartiens à un corps de soldats -qui, depuis sa création, a continuellement donné des marques d'une -fidélité à toute épreuve, sans que jamais un traître se soit rencontré -dans ses rangs. Ce que je fais pour vous, tout autre à ma place le -ferait; mais, ajouta-t-il avec un sourire triste, à quoi bon nous -appesantir davantage sur ce sujet, Excellence? Mieux vaut nous arrêter -là; profitez de mon dévouement sans vous inquiéter d'autre chose; -d'ailleurs, il n'est pas aussi grand que vous le pensez. - ---Comment cela? - ---Eh! Mon Dieu, Excellence, par une raison toute simple: nous autres -soldados da conquista qui sans cesse guerroyons contre les Indiens -bravos, nous jouons continuellement notre vie et nous finissons -toujours par être tués dans quelque embuscade; eh bien, je ne fais -qu'avancer de quelques jours ou peut-être seulement de quelques heures -le moment où il me faudra rendre mes comptes au Créateur; vous voyez -que le sacrifice que je vous fais est minime et ne mérite en aucune -façon que j'essaye de m'en prévaloir.» - -Don Roque se sentit ému malgré lui par la naïve loyauté de cet homme -à demi civilisé qui, à lui homme du monde, lui donnait, sans paraître -s'en apercevoir ou même le soupçonner, une si haute leçon de morale. - -«Vous valez mieux que moi, Diogo, lui dit-il en lui tendant la main. - ---Eh! Non, Excellence, je suis moins civilisé, voilà tout; et il -continua, après lui avoir, avec une bonhomie extrême, décoché ce -dernier trait: Maintenant que j'ai répondu à votre question, nous -reviendrons s'il vous plaît, Excellence, à notre affaire. - ---Je ne demande pas mieux, capitão. Vous me disiez, je crois, que vous -aviez l'intention de quitter le camp? - ---Oui, Excellence, pour aller à la découverte. - ---Fort bien; quand comptez-vous partir? - ---Mais tout de suite, Excellence. - ---Comment, si tôt? - ---Nous n'avons pas un instant à perdre pour essayer de nous renseigner; -nous avons affaire, ne l'oubliez pas, Excellence, aux Indiens bravos -les plus fins et les plus braves du désert. D'ailleurs vous les verrez -bientôt à l'œuvre, ce sont de rudes adversaires, allez. - ---Je commence à le croire. - ---Bientôt vous en aurez la certitude. - ---Que dois-je faire pendant votre absence? - ---Rien, Excellence. - ---Cependant, il me semble.... - ---Rien, je vous le répète. Demeurer sans sortir, dans le camp, faire -bonne garde, et vous assurer par vous-même que les sentinelles ne -s'endorment pas à leur poste. - ---Rapportez-vous en à moi pour cela. - ---J'oubliais une chose fort importante, Excellence; si, ce que je ne -suppose pas, vous étiez attaqué par les Indiens pendant mon absence, -et serré de près, faites attacher une _faja_ rouge à la plus haute -branche de l'arbre de la vigie, cette faja, je la verrai quel que soit -le lieu ou je me trouve; je comprendrai ce qu'elle voudra dire, et je -me précautionnerai en conséquence, à mon retour au camp. - ---Cela sera fait. Avez-vous d'autres recommandations? - ---Aucune, Excellence; il ne me reste plus qu'à prendre congé de vous. -Souvenez-vous de ne pas sortir avant mon arrivée; vous seriez perdu. - ---Je ne bougerai pas d'une ligne; c'est convenu; vous me retrouverez, -je l'espère, dans une situation aussi bonne que celle dans laquelle -vous me laissez: - ---Je l'espère, Excellence; au revoir. - ---Au revoir et bonne chance! - ---Je tâcherai.» - -Diogo s'inclina une seconde fois et quitta la tente. - -Le capitão sortit du camp à pied. - -Les soldados da conquista se servent rarement du cheval, ils ne -l'emploient que lorsqu'ils ont à faire un long trajet en plaine, car -les forêts brésiliennes sont tellement épaisses et encombrées de lianes -et de plantes grimpantes, qu'il est littéralement impossible de les -traverser autrement que la hache à la main, ce qui rend le cheval non -seulement inutile, mais en quelque sorte nuisible par l'embarras qu'il -cause sans cesse à son maître. - -Aussi les soldados da conquista sont-ils généralement d'excellents -piétons. Ces hommes ont un jarret de fer; rien ne les arrête ou ne les -retarde: ils marchent avec une vélocité et une sûreté qui feraient -pâlir de jalousie nos chasseurs à pied, qui cependant jouissent à juste -titre d'une réputation bien établie de marcheurs émérites. - -Les distances que franchissent en quelques heures ces Indiens, dans -des chemins impraticables, sont quelque chose de prodigieux et qui -surpasse tout ce qu'on saurait imaginer. - -Trente et même quarante lieues dans une journée ne sont rien pour eux; -ils courent toujours; bien que chargés de leurs armes et de leur lourd -bagage: ils suivent, sans se gêner, un cheval lancé au grand trot, -et pourtant, pendant ces courses rapides, rien ne leur échappe, le -plus petit indice est observé par eux; l'empreinte la plus fugitive -laissée par mégarde sur le sol est aperçue et relevée avec soin; pas -un bruit du désert qu'ils ne saisissent et ne commentent aussitôt: le -bris d'une branche dans les taillis, le vol subit d'un oiseau, l'élan -rapide d'un fauve quittant son repaire à leur approche; ils entendent -et comprennent tout, et sont continuellement sur leurs gardes, prêts à -faire face à l'ennemi, quel qu'il soit, qui surgit souvent tout à coup -devant eux, et dont ils ont, avec leur infaillible expérience, deviné -ou pressenti l'approche bien avant qu'il apparaisse. - -Le capitão Diogo, nous n'avons pas besoin de le dire, le lecteur a -déjà été à même de le reconnaître, jouissait parmi ses compagnons, -bons appréciateurs en pareille matière, d'une réputation de finesse -peu commune; il avait en plusieurs circonstances donné des preuves -d'adresse et de sagacité admirables, mais jamais il ne s'était trouvé -dans des circonstances aussi difficiles. - -Les Indiens bravos dont il était l'implacable ennemi et auxquels il -avait causé d'irréparables pertes, avaient pour lui une haine mêlée -d'une superstitieuse terreur. Diogo avait si souvent et avec tant -de bonheur évité les pièges tendus sous ses pas, si souvent échappé -à une mort presque certaine, que les Indiens en étaient arrivés à -supposer que cet homme était protégé par quelque charme inconnu et -qu'il disposait d'une puissance surnaturelle qui l'aidait à surmonter -les plus grandes difficultés et à sortir sain et sauf des plus affreux -dangers. - -Le capitão connaissait parfaitement l'opinion que les Indiens avaient -de lui; il savait que, s'il tombait jamais entre leurs mains, non -seulement il n'avait pas de quartier à espérer, mais encore il devait -s'attendre à endurer les plus effroyables supplices. Pourtant, cette -certitude n'avait aucune influence sur son esprit; son audace n'en -était pas abattue, et, loin de prendre des précautions pendant le cours -de ses diverses expéditions, c'était avec un plaisir indicible qu'il -bravait en face ses adversaires, luttait de ruse avec eux et déjouait -toutes leurs combinaisons pour s'emparer de sa personne. - -L'expédition qu'il faisait en ce moment était la plus téméraire et la -plus difficile de toutes celles que, jusque-là, il avait tentées. - -Il ne s'agissait de rien moins que de s'introduire dans un village -des Guaycurus, d'assister à leurs réunions et de parvenir ainsi à -surprendre leurs secrets. - -Diogo se considérait comme perdu, il avait la conviction que lui et -tous les hommes qui composaient la caravane à laquelle il appartenait, -tomberaient dans le désert massacrés par les Indiens; aussi, croyant -n'avoir rien à ménager, agissait-il en conséquence, jouant, ainsi qu'on -le dit vulgairement, le tout pour le tout, résolu à disputer jusqu'au -bout la terrible partie dont sa vie était l'enjeu, et voulant, avant de -succomber, prouver à ses ennemis ce dont il était capable, leur donner, -en un mot, la mesure de ses forces. - -Après être sorti du camp, le capitão descendit rapidement la colline, -se dirigeant, malgré les ténèbres épaisses qui l'enveloppaient, avec -autant, de certitude qu'en plein jour, et marchant avec une légèreté si -grande, que le bruit de ses pas aurait, à quelques mètres seulement, -été imperceptible à l'oreille la plus exercée et à l'ouïe la plus fine. - -Lorsqu'il eut atteint le bord de la rivière, il s'orienta un instant, -puis il se coucha sur le ventre et commença à ramper doucement dans la -direction d'un buisson voisin, dont une partie baignait dans l'eau de -la rive. - -Arrivé à deux ou trois pas du buisson, l'Indien s'immobilisa -subitement, et demeura l'espace de plusieurs minutes sans que le bruit -même de sa respiration le pût dénoncer. - -Puis, après avoir d'un regard circulaire sondé les ténèbres, il se -ramassa et se pelotonna sur lui-même comme une bête fauve, prête à -prendre son élan; saisissant son couteau de la main droite, il leva -légèrement la tête et imita avec une rare perfection le sifflement -du giboya ou boa constrictor, cet hôte redoutable des grands déserts -brésiliens. - -A peine ce sifflement se fut-il fait entendre que les branches du -buisson s'agitèrent; elles s'écartèrent avec violence, et un Indien -guaycurus bondit épouvanté sur la rive. Au même instant, le capitão -surgit derrière lui, lui enfonça son couteau dans la nuque et le -renversa mort à ses pieds, sans que le malheureux sauvage, surpris à -l'improviste, eût eu le temps de pousser un cri d'agonie. - -Ce meurtre avait été commis en moins de temps qu'il ne nous en a fallu -pour le raconter; quelques secondes à peine s'étaient écoulées, et le -guerrier gisait sans vie devant son implacable ennemi. - -Don Diogo essuya froidement son couteau à une touffe d'herbe, le -replaça à sa ceinture et, se penchant sur sa victime chaude encore, il -la considéra attentivement pendant assez longtemps. - -«Allons, murmura-t-il enfin, le hasard m'a favorisé, ce misérable était -un guerrier d'élite, son costume me conviendra parfaitement.» - -Après cet aparté qui expliquait le motif secret du meurtre qu'il venait -de commettre d'une façon si brusque, et cependant si sûre, le capitão -chargea sur ses épaules le corps du Guaycurus et se cacha avec lui dans -le buisson, dont il l'avait si adroitement obligé à sortir. - -Si on concluait, de ce que nous venons de raconter, que le capitão -était un homme féroce et sanguinaire, on serait dans une grave erreur; -don Diogo jouissait, dans la vie privée, d'une réputation justifiée -de bonté et d'humanité, mais les circonstances dans lesquelles il -se trouvait en ce moment étaient exceptionnelles: il se considérait -avec raison dans le cas de légitime défense; il était évident que, si -l'espion guaycurus qu'il avait surpris et si impitoyablement tué, l'eût -aperçu le premier, il l'aurait poignardé sans hésitation, puisqu'il -était en quelque sorte embusqué pour cela. Du reste, le capitão avait -eu le soin de le dire lui même au marquis: la guerre qui commençait -était toute de ruse et d'embûche, malheur à celui qui se laissait -surprendre! - -Aussi, le capitão n'éprouvait-il aucun remords de son action; bien -au contraire, il en était fort satisfait, puisqu'il se trouvait -propriétaire du costume qu'il convoitait pour se glisser inaperçu au -milieu des ennemis. - -Les moments étaient précieux; il se hâta donc de dépouiller sa victime, -dont il revêtait au fur et à mesure les vêtements; par une heureuse -coïncidence, les deux hommes étaient à peu près de la même taille, ce -qui rendait l'échange encore plus facile. - -Les Indiens possèdent un talent particulier non seulement pour se -grimer, mais encore pour se mettre, dirons-nous, dans la peau de ceux -dont ils veulent emprunter les traits. - -A très peu de différences près, les peintures des chefs guaycurus sont -toutes les mêmes; leurs allures ne diffèrent que fort peu, et lorsque -c'est un Indien de pure race qui prend un de leurs costumes, il atteint -facilement une rare perfection de déguisement. - -En quelques instants, le mort fut complètement dépouillé; seulement, -le capitão eut soin de placer sous son poncho ses pistolets et son -couteau, armes dans lesquelles il avait plus de confiance que dans la -lance, le carquois et les flèches du sauvage. - -Après avoir caché avec soin ses propres vêtements dans un trou qu'il -creusa à cet effet, le capitão s'assura que le silence le plus profond -régnait aux environs; puis, rassuré ou à peu près, il chargea de -nouveau le cadavre sur ses épaules, lui attacha une grosse pierre -au cou pour l'empêcher de surnager, et, entr'ouvrant avec soin les -branches du buisson dont les racines trempaient dans l'eau, il fit -glisser doucement, et sans produire le moindre bruit, le corps dans la -rivière. - -Cette opération délicate terminée, le capitão se glissa de nouveau dans -le buisson avec un sourire de satisfaction, et attendit patiemment -l'occasion, que le hasard ne pouvait manquer de lui fournir, de sortir -avec honneur de sa cachette. - -Deux heures s'écoulèrent pendant lesquelles le calme mystérieux du -désert ne fut troublé par aucun bruit. - -Diogo commençait à se fatiguer de la longueur de sa faction; déjà il -cherchait dans sa tête un moyen de la faire cesser et de joindre les -Guaycurus, qui ne devaient pas, selon toute probabilité, être fort -éloignés, lorsqu'un léger froissement de feuilles sèches éveilla son -attention et lui fit tout à coup dresser les oreilles. - -Il distingua bientôt le pas d'un homme qui s'approchait de lui; cet -homme, bien que marchant avec prudence, ne croyait point cependant la -situation assez périlleuse pour qu'il fût nécessaire d'user de grandes -précautions; de là ce léger froissement qui, bien que léger, n'avait -cependant pas échappé à l'ouïe fine et exercée du capitão. - -Mais quel était cet homme? Que voulait-il? - -Ces questions que s'adressait Diogo, et auxquelles il lui était -impossible de répondre, ne laissaient pas que de l'inquiéter -sérieusement pour sa sûreté personnelle. - -Ce visiteur était-il seul ou suivi d'autres guerriers? - -A tout hasard, le capitão se tint sur ses gardes; le moment suprême -était arrivé de lutter de finesse avec ceux qu'il voulait tromper; il -se tint prêt à soutenir bravement le choc, quel qu'il fût, dont il -était menacé. Il fit appel, non seulement à tout son courage, mais -encore à toute sa présence d'esprit, car il savait fort bien que -de cette première rencontre dépendait le succès de sa périlleuse -expédition. - -Arrivé à quatre pas environ du buisson au fond duquel le capitão se -tenait immobile et silencieux comme un bloc de granit, le rôdeur -inconnu s'arrêta. - -Pendant quelques secondes, il y eut un silence suprême, durant lequel -on aurait presque entendu battre dans sa poitrine le cœur du brave -soldat. - -Il ne pouvait, à cause de l'obscurité, voir son ennemi; mais il -devinait sa présence et s'inquiétait intérieurement de son immobilité -et de son silence de mauvais augure; il redoutait instinctivement un -piège semblable à celui qu'il avait employé; un pressentiment secret -l'avertissait qu'il se trouvait en face d'un adversaire redoutable, et -qu'il ne parviendrait peut-être pas à tromper. - -Soudain le cri de la chouette s'éleva dans l'air à deux reprises -différentes. - -Si parfaitement modulée que fût l'imitation, l'oreille d'un Indien ne -pouvait s'y tromper. - -Le capitão comprit que ce cri était un signal de son visiteur inconnu. - -Mais à qui s'adressait ce signal, était-ce à lui? Était-ce à des -guerriers blottis dans les halliers environnants? - -Peut-être les précautions de Diogo n'avaient-elles pas été bien -prises: le nœud qui serrait la corde autour du cou du guerrier qu'il -avait tué avait pu se défaire, le corps surnager, et les Guaycurus, -en apercevant le cadavre, avoir découvert la trahison et venir en ce -moment pour venger leur frère en tuant son assassin. - -Ces diverses pensées traversèrent comme un éclair l'esprit du soldat; -cependant il fallait répondre, toute hésitation le perdait; se -recommandant au hasard, le capitão fit un effort suprême et imita à son -tour, à deux reprises, le cri de la chouette. - -Puis il attendit avec anxiété le résultat de cette tentative -désespérée, n'osant croire à sa réussite. - -Cette attente fut courte; presque au même instant, l'homme quel qu'il -fût, qui se tenait auprès du buisson, fit entendre sa voix; il parlait -en langue guaycurus que Diogo, non seulement comprenait, mais parlait -avec une rare perfection. - -«_Ato ingote canchè Kjick piep_, Paï[1], demanda-t-il. - ---_Mochi_[2], répondit aussitôt le capitão à voix basse. - ---_Epoï, aboui_[3],» reprit le Guaycurus. - -Après avoir échangé ces quelques mots, que nous avons mis en guaycurus -pour donner au lecteur un spécimen de cette langue, don Diogo obéit à -l'injonction qui lui était faite et sortit hardiment du buisson, bien -que, malgré le succès de son stratagème, il ne se sentit cependant pas -complètement rassuré. - -L'Indien, qu'il reconnut au premier coup d'œil pour être Tarou-Niom -lui-même, était si convaincu d'avoir affaire à un de ses guerriers, -qu'il ne se donna même pas la peine de l'examiner, se contentant de -jeter sur lui un regard distrait; d'ailleurs le chef paraissait fort -préoccupé. - -Il reprit presque aussitôt l'entretien que cette fois nous traduirons -en français. - -«Ces chiens n'ont donc pas essayé de battre la plaine pendant -l'obscurité? demanda-t-il. - ---Non, répondit Diogo, ils sont serrés comme des chiens poltrons, ils -n'osent bouger. - ---_Epoï!_ Je les croyais plus braves et plus rusés; ils ont avec eux un -homme qui connaît bien le désert, un traître de notre race auquel je me -réserve de mettre des charbons ardents dans les yeux et de couper sa -langue menteuse.» - -Le capitão frémit intérieurement à ces menaces qui s'adressaient à lui; -cependant, il fit bonne contenance. - -«Ce chien mourra, dit-il. - ---Lui et ceux qu'il conduit, répondit le chef; j'ai besoin de mon frère. - ---Je suis aux ordres de Tarou-Niom. - ---Les oreilles de mon frère sont ouvertes? - ---Elles le sont. - ---_Epoï_, je parle. Pour la réussite de mes projets, il me faut -l'assistance des Payagoas; sans leurs _hoïnaka_[4], je ne puis rien -tenter. Émavidi-Chaimè m'a promis de m'en envoyer cinquante, montées -chacune par dix guerriers, aussitôt que j'en témoignerai le désir. Mon -frère le Grand-Sarigue ira demander les pirogues. - ---J'irai. - ---J'ai moi-même amené ici près le cheval de mon frère afin qu'il ne -perde pas de temps à l'aller chercher. Voici mon _keaio_[5]. Mon frère -le montrera à Émavidi-Chaimè, le chef des Payagoas, de la part de son -ami Tarou-Niom, le capitão des Guaycurus, et il lui dira: «Tarou-Niom -réclame l'accomplissement de la promesse faite.» - ---Je le dirai, fit Diogo, qui répondait aussi laconiquement que -possible. - ---C'est bon; mon frère est un grand guerrier; je l'aime, qu'il me -suive.» - -Les deux hommes commencèrent alors à marcher rapidement, sans parler, -l'un derrière l'autre. - -Don Diogo bénissait intérieurement le hasard qui s'était plu à -arranger si bien les choses; car il redoutait l'œil clairvoyant du -chef guaycurus, et ce n'avait été qu'avec une appréhension secrète -qu'il avait pensé au moment où tous deux seraient arrivés au camp, où -la lueur des brasiers de veille aurait pu dénoncer son déguisement -aux yeux si difficiles à tromper des Guaycurus, et qui, d'ailleurs -connaissaient sans doute trop bien l'homme dont il avait pris la place -pour espérer de leur donner le change. - -Mais, maintenant, la position était changée; car, si par un malheureux -hasard, le chef des Payagoas connaissait le guerrier mort, ce ne devait -être que très superficiellement et sans avoir jamais eu avec lui des -rapports assez intimes pour qu'il en eût gardé un souvenir bien net. - -Cependant, les deux hommes atteignirent une clairière où se trouvaient -deux chevaux tenus en bride par un esclave. - -«Voici le cheval de mon frère, qu'il parte, dit Tarou-Niom, j'attends -son retour avec impatience; il se dirige vers le midi, moi, je retourne -au camp, à bientôt.» - -Diogo ignorait lequel des deux chevaux était le sien; craignant de se -tromper et de prendre l'un pour l'autre, il feignit de trébucher afin -de laisser au chef le temps de se mettre en selle, ce que celui-ci, -dont la méfiance n'était pas éveillée, fit immédiatement; Diogo imita -son exemple. - -Les deux hommes enfoncèrent leurs éperons dans les flancs de leur -monture et s'éloignèrent à toute bride dans des directions différentes. - -Lorsqu'il fut enfin seul, le capitão ne put retenir un soupir de -soulagement. - -«Ouf! dit-il à part lui, l'épreuve a été rude, mais je crois m'en -être assez bien tiré jusqu'à présent: cependant il ne faut pas encore -chanter victoire, attendons que nous sachions la fin de tout cela, -pourvu que ce démon de chef Payagoas, que l'on dit si rusé, ne devine -pas mon stratagème. A la grâce de Dieu! Lui seul me peut sauver à -présent.» - -Il hocha deux ou trois fois la tête d'un air de doute. - -«C'est un miracle que je lui demande, ajouta-t-il, mais voudra-t-il le -faire?» - - -[1] Traduction littérale: Mon frère, le Grand-Sarigue a-t-il vu les -blancs? - -[2] Non. - -[3] C'est bon, viens. - -[4] Pirogues de guerre. - -[5] Couteau. - - - - -VIII - -È-CANAN-PAYAGOAI[1]. - -LE VILLAGE. - - -Les Guaycurus et leurs alliés les Payagoas sont essentiellement -pasteurs, ce qui a beaucoup retardé leurs progrès dans l'art de bâtir; -cependant, depuis quelques années, ils semblent avoir une tendance -à devenir plus sédentaires, et même ils commencent à s'occuper -d'agriculture. - -Alliés ensemble depuis nombre d'années, les Guaycurus et les Payagoas -paraissent s'être partagé le désert. - -Les premiers, si essentiellement cavaliers qu'ils sont nommés _Indios -cavalheiros_ par les Brésiliens, passent pour ainsi dire leur vie -à cheval, gardant, dans les vastes plaines qu'ils parcourent, ces -innombrables troupeaux de taureaux sauvages qui forment leur principale -richesse. - -Les Payagoas, au contraire, sont sédentaires; ils établissent leurs -demeures sur les bords des fleuves, des rivières ou des lacs, -s'occupant principalement à pêcher, et vivant plutôt sur l'eau que -sur terre. Aussi ont-ils acquis une expérience assez grande de la -navigation et possèdent-ils une science assez avancée de l'astronomie -maritime. - -Quant aux mœurs et aux coutumes, les Guaycurus et les Payagoas -diffèrent fort peu entre eux; parler de l'une de ces deux nations est -faire connaître l'autre. - -Nous avons dit plus haut que c'est ordinairement le bord des rivières -que choisissent ces nations pour s'y établir durant quelques mois, -c'est-à-dire pendant tout le temps que d'un côté on trouve du poisson -et de l'autre des pâturages pour les animaux. - -Cependant le sort de ces demeures éphémères dépend beaucoup, soit du -caprice d'un chef, de l'avertissement mystérieux du sorcier de la tribu -ou de la présence imprévue de quelque oiseau prophétique qui vient par -hasard se percher sur une cabane; de sorte qu'il arrive souvent que des -guerriers, partis depuis quelques semaines en expédition, sont tout -étonnés de voir que, lorsqu'ils se croyaient rendus chez eux, leur -village a disparu, et qu'il faut le chercher dans le coin reculé d'un -autre désert. - -Ces villages sont cependant construits d'après certains principes et -ne manquent pas de régularité: les rues sont, en général, fort larges, -très droites, et les maisons conservent un certain alignement entre -elles. - -Les maisons, avons-nous dit, ces habitations, comme du reste celles de -tous les peuples nomades, méritent à peine ce nom, ce sont des espèces -de granges faites en troncs de palmier ou d'autres arbres, dont les -cloisons sont composées de feuilles superposées; des espèces de nattes -de jonc, posées horizontalement pendant le temps sec et sur un plan -incliné dans la saison des pluies, forment le toit; l'eau pénètre -facilement ce frêle rempart pendant les orages, et alors les femmes et -les enfants sont obligés de l'éponger ou de la vider avec des _couïs_ -et des paniers tressés. - -Seules les cabanes des chefs sont exemptes de ce désagrément et -abritent aussi bien leurs propriétaires de l'eau que de la chaleur, à -cause des nombreuses nattes superposées à différents intervalles, et -qui, par ce moyen, deviennent impénétrables. - -Chaque village possède une large place, au centre de laquelle s'élève -l'arbre dédié au _Nunigogigo_, ou esprit de vie, auprès duquel les -sorciers ou _pîaejes viinagegitos_, gens qui jouissent d'un immense -crédit chez ce peuple crédule et superstitieux, sont sans cesse occupés -à faire de bizarres cérémonies et à invoquer l'oiseau prophétique, le -messager des âmes, nommé _Makauhan_, que, bien que demeurant invisible -au vulgaire, ils écoutent pendant des journées entières, l'évoquant au -moyen d'une espèce d'instrument appelé _maraca_; puis ils supplient le -grand génie de leur expliquer le sens mystérieux des chants qu'ils ont -entendus. - -C'est au pied de cet arbre que se réunissent les chefs pour délibérer -et que se tiennent les grands conseils de la nation, conseils dans -lesquels ne se traitent que les questions d'intérêt général. - -Contrairement à tous les autres Indiens de l'Amérique méridionale qui -ont l'habitude d'enterrer les morts dans les cabanes que ceux-ci ont -jadis habitées, les Guaycurus ont, à l'entrée de chaque village, un -cimetière général, espèce de grand hangar recouvert de nattes où chaque -famille choisit le lieu de sa sépulture. - -Les Indiens évitent de passer la nuit auprès de ce cimetière, à cause -de la persuasion dans laquelle ils sont que les simples guerriers et -les esclaves, étant exclus du paradis, sont destinés à devenir après -leur mort des ombres errantes, contraintes à demeurer dans l'enceinte -funèbre du cimetière. - -Diogo ne savait trop quelle route suivre pour se rendre au village -des Payagoas, dont il ignorait, non seulement la position, mais même -l'existence. - -Comme souvent déjà il s'était trouvé en rapport avec eux et qu'il -connaissait leurs usages, il s'était lancé à tout hasard dans la -direction que le chef lui avait indiquée, s'attachant à suivre le -plus possible le bord de la rivière, convaincu que là seulement il -trouverait leur village, si ce village existait réellement, ce dont -il n'avait aucune raison de douter après l'assurance que lui en avait -donnée Tarou-Niom. - -Il galopa ainsi toute la nuit sans s'arrêter, ne sachant trop où il -allait et appelant de tous ses vœux le lever du soleil, afin de pouvoir -s'orienter. - -Enfin le jour parut. Diogo gravit un monticule assez élevé, et de là il -interrogea l'horizon. - -A trois ou quatre lieues de l'endroit où il s'était arrêté, sur la rive -même du fleuve, le capitão aperçut, d'une façon un peu brouillée, il -est vrai, mais cependant distincte pour son regard perçant, un amas -confus et assez considérable de cabanes, au-dessus desquelles planait -un nuage épais de fumée. - -Diogo descendit le monticule et reprit sa course, piquant droit au -village; lorsqu'il en approcha, il reconnut qu'il était beaucoup plus -important qu'il ne l'avait supposé d'abord et fortifié au moyen d'une -enceinte formée par un fossé large et profond, derrière lequel on avait -élevé une rangée de pieux reliés et attachés entre eux par des lianes. - -Le capitão appela à lui toute son audace et, après un instant -d'hésitation, il s'avança bravement vers le village, dans lequel il -entra au galop de son cheval, qu'il se plaisait à faire piaffer et -caracoler. - -Comme c'était le matin, l'œil plongeait facilement dans les cabanes -ouvertes. - -Les guerriers dormaient encore pour la plupart, couchés sur des cuirs -étendus à terre,--car ils ignorent l'usage du hamac,--le corps couvert -par des vêtements de femme et la tête posée sur les petites bottes de -foin dont leurs compagnes se servent pour monter à cheval. - -Dans les rues que traversait le capitão, il ne rencontrait que des -enfants ou bien quelques femmes allant chercher leur provision de bois; -d'autres préparaient la farine de manioc; quelques-unes, accroupies -devant leurs cabanes, fabriquaient, soit des poteries, soit des -corbeilles, mais le plus grand nombre étaient occupées à tisser les -étoffes de coton dont elles se servent pour se vêtir. - -Du reste, malgré l'heure matinale, une grande activité régnait dans -le village, qui paraissait être fort peuplé: le capitão jetait, au -passage, un regard curieux sur tout ce qui s'offrait à sa vue, et -s'étonnait intérieurement de l'existence sérieuse et laborieuse de ces -pauvres Indiens qu'on se plaît à représenter comme tellement indolents, -que le moindre; travail leur répugne, et comme aimant mieux passer; la -journée entière à fumer ou à dormir qu'à vaquer aux soins que réclament -si impérieusement les besoins de la vie. - -Cependant, malgré la curiosité qui le dévorait et l'admiration que -lui causait ce spectacle, la prudence lui ordonnait impérieusement de -ne rien laisser paraître sur son visage et de feindre l'indifférence -la plus complète, de crainte d'attirer trop l'attention sur lui et -d'éveiller les soupçons. - -Bien qu'il eût heureusement pénétré dans l'intérieur du village, Diogo -cependant ne laissait pas que d'être assez embarrassé pour trouver la -case habitée par le capitão des Payagoas, indication qu'il ne lui était -pas permis de demander sous peine de se rendre immédiatement suspect, -par la raison toute simple que l'alliance entre les deux nations était -tellement étroite, que de continuelles relations devaient exister entre -elles et rendre impossible l'ignorance dont il ferait preuve. - -Diogo cherchait vainement dans son esprit, tout en continuant à faire -galoper son cheval, le moyen de sortir d'embarras, lorsque le hasard, -qui semblait définitivement le protéger, vint encore une fois à son -aide dans cette circonstance. Au moment où il passait devant une cabane -de belle apparence formant l'angle de la place, son cheval, effrayé par -un pécari apprivoisé, qui vint tout à coup avec d'affreux hurlements -se jeter dans ses jambes, commença à se cabrer et à lancer des ruades -qui, en un instant, réunirent autour de lui une vingtaine de ces oisifs -qui foisonnent toujours dans les centres de population, qu'ils soient -indiens ou civilisés. - -Ces oisifs, dont le nombre croissait de minute en minute, se pressaient -de plus en plus autour du cheval que le capitão avait une peine extrême -à retenir et à empêcher d'écraser quelques-uns des imprudents dont les -cris commençaient à effrayer sérieusement l'animal. - -Au même instant, un homme de haute taille sortit de la hutte dont nous -avons parlé et, attiré par le bruit, fendit la foule, qui s'écarta -respectueusement sur son passage, et se trouva bientôt en face du -capitão. - -Celui-ci qui, deux jours auparavant, lorsqu'il avait été à la recherche -du guide, s'était rencontré avec le chef des Payagoas, le reconnut -aussitôt. - -Le saluant alors à l'indienne, et du même coup arrêtant son cheval par -un prodige d'adresse et de force, il s'élança à terre. - -«Aï! s'écria le chef, un guerrier guaycurus! Que se passe-t-il donc ici? - ---A l'instant où j'allais arrêter mon cheval devant la case du capitão, -pour lequel j'ai un message, répondit Diogo sans se déconcerter, un -pécari l'a effrayé. - ---Epoï! Mon frère est bien un Guaycurus cavalheiros, dit gracieusement -Emavidi; l'animal est dompté et n'a garde de remuer à présent. Comment -se nomme mon frère? - ---Le Grand-Sarigue, dit Diogo en s'inclinant et se souvenant à propos -du nom que lui avait donné Tarou-Niom. - ---Aï! Je connais le nom de mon frère. C'est un guerrier renommé, j'en -ai souvent entendu parler avec éloge; je suis heureux de le voir.» - -Le capitão jugea nécessaire de s'incliner de nouveau à ce compliment -flatteur. - -Emavidi continua: - -«Mon frère a fait une longue traite pour arriver ici; il acceptera -l'hospitalité du chef; les Payagoas aiment les Guaycurus, ils sont -frères. - ---J'accepte l'offre gracieuse du chef,» répondit le capitão. - -Emavidi-Chaimè frappa dans ses mains; un esclave accourut. Le chef lui -ordonna de prendre soin du cheval de Diogo. Il congédia d'un geste la -foule arrêtée devant sa porte et introduisit son hôte dans la maison -dont il ferma l'entrée avec une claie, recouverte d'un cuir de bœuf, -pour éviter les regards curieux des oisifs rassemblés dans la rue et -qui s'obstinaient, malgré son ordre, à ne pas s'éloigner. - -La cabane du chef était spacieuse, bien aérée, propre et disposée -intérieurement avec une intelligence peu commune; quelques meubles -grossiers, tels que tables, bancs et tabourets, la garnissaient seuls. - -Dans un angle éloigné de la pièce, les esclaves se livraient à certains -travaux sous la direction de la femme du chef. - -Sur un signe d'Emavidi, elle vint avec empressement souhaiter la -bienvenue à l'étranger et lui offrir tous les rafraîchissements dont -elle supposait qu'il devait avoir besoin. - -L'hospitalité est parmi les Indiens la loi la plus sacrée et la plus -inviolable. - -Cette femme se nommait Pinia-Paï (l'étoile blanche). Elle était -grande, bien faite; ses traits étaient fins et intelligents, sans être -complètement beaux; l'expression de sa physionomie était douce; elle -paraissait avoir vingt-deux ou vingt-trois ans au plus. - -Son costume se composait d'une pièce d'étoffe rayée de plusieurs -couleurs, qui l'enveloppait assez étroitement depuis la poitrine -jusqu'au pieds, serrée aux hanches par une ceinture fort large nommée -_ayulate_, d'un rouge cramoisi. Cette ceinture est blanche chez les -jeunes filles, et elles ne doivent la quitter que lorsqu'elles se -marient. Pinia-Paï n'était ni peinte ni tatouée; ses longs cheveux -noirs, tressés à la mode brésilienne, tombaient presque jusqu'à terre; -de petits cylindres d'argent, enfilés au bout les uns des autres et -formant une espèce de chapelet, entouraient son cou; des plaques de -métal, attachées sur sa poitrine, voilaient à demi les seins, et de -larges demi-cercles en or étaient suspendus à ses oreilles. - -Sous ce costume pittoresque, cette jeune femme ne manquait pas d'une -certaine grâce piquante et devait, ce qui arriva en effet, paraître -charmante au capitão, Indien lui-même, et qui prisait surtout le genre -de beauté qui distingue les femmes de sa race. - -Avec une célérité pleine d'égard, l'Étoile-Blanche eut, en un instant, -fait garnir la table de mets dont l'abondance faisait excuser la -frugalité, car ils ne se composaient que de laitage, de fruits, de -poisson bouilli et de viande séchée au soleil et rôtie sur les -charbons ardents. - -Diogo, sur l'invitation du chef, se mit en devoir de faire honneur à ce -repas improvisé dont il commençait à sentir intérieurement la nécessité -après la longue nuit qu'il avait passée à galoper à travers la plaine. - -Le chef, bien que lui-même ne prît aucune part au repas, excitait -son hôte à manger, et le capitão, dont l'appétit semblait croître en -raison de ce qu'il engloutissait, ne se faisait pas prier pour attaquer -vigoureusement tous les plats. - -D'ailleurs, à part la faim qu'éprouvait Diogo, il savait que ne pas -manger beaucoup lorsqu'on est invité à la table d'un chef est considéré -par celui-ci comme une impolitesse et presque une marque de mépris; -aussi, comme il lui importait de gagner les bonnes grâces du capitão et -de s'en faire un ami, faisait-il des efforts réellement prodigieux pour -absorber le plus possible de victuailles. - -Cependant, il arriva un moment où, malgré toute sa bonne volonté, force -lui fut de s'arrêter. - -Emavidi-Chaimè, qui avait suivi avec intérêt les prouesses accomplies -par son hôte, semblait charmé; il lui offrit alors, en guise de -digestif, du tabac contenu dans un long tuyau de feuilles de palmier -roulées, et les deux hommes se mirent à fumer et à s'envoyer -réciproquement, dans le plus grand silence, des bouffées de fumée au -visage. - -Dès que sa présence n'avait plus été nécessaire auprès de son -hôte, l'Étoile-Blanche s'était discrètement retirée dans un autre -compartiment de la case, en faisant signe à ses esclaves de la suivre, -afin de laisser aux deux hommes liberté complète de causer entre eux. - -Cependant un laps de temps assez long s'écoula avant qu'une seule -parole fût échangée; la nature des Indiens est contemplative et a -beaucoup de rapport avec celle des Orientaux. Le tabac produit sur eux -l'effet d'un narcotique, et s'il ne les endort pas complètement, du -moins il les plonge pour un temps assez long dans une espèce d'extase -somnolente pleine de douces et voluptueuses rêveries, qui a de grands -rapports avec le _kief_ des Turcs et des Arabes. - -Ce fut Emavidi-Chaimè qui, le premier, rompit le silence. - -«Mon frère, le Grand-Sarigue, est porteur pour moi d'un message de -Tarou-Niom? dit-il. - ---Oui, répondit Diogo rentrant immédiatement dans son rôle. - ---Ce message m'est-il personnel ou s'adresse-t-il aux autres capitães -de la nation et au grand conseil. - ---Il n'est que pour mon frère Emavidi-Chaimè. - ---Epoï, mon frère juge-t-il convenable de me le communiquer en ce -moment, ou préfère-t-il attendre et prendre quelques heures d'un repos -qui, peut-être, lui est nécessaire? - ---Les guerriers guaycurus ne sont pas des femmes débiles, répondit -Diogo; une course de quelques heures à cheval ne saurait rien ôter à -leur vigueur. - ---Mon frère a bien parlé; ce qu'il dit est vrai; mes oreilles sont -ouvertes, les paroles de Tarou-Niom réjouissent toujours le cœur de son -ami. Le capitão des Guaycurus a, sans doute, remis à mon frère un objet -quelconque qui me fasse reconnaître la vérité de son message. - ---Tarou-Niom est prudent, répondit Diogo; il sait que les chiens Paï -foulent maintenant la terre sacrée des Guaycurus et des Payagoas, la -trahison est venue avec eux.» - -Ôtant alors de la ceinture, où il l'avait placé, le couteau que lui -avait remis le chef, il le présenta au Payagoas. - -«Voici, dit-il, le _keaio_ de Tarou-Niom, le capitão Emavidi-Chaimè le -reconnaît-il?» - -Le chef le prit dans ses mains, le considéra un instant avec attention -et le replaçant sur la table: - -«Je le reconnais, dit-il; mon frère peut parler, j'ai foi en lui.» - -Diogo s'inclina en signe de remercîment, passa de nouveau le couteau à -sa ceinture et répondit: - -«Voici les paroles de Tarou-Niom; elles sont gravées dans le cœur du -Grand-Sarigue; il n'y changera pas un mot. Tarou-Niom rappelle au -capitão des Payagoas sa promesse; il lui demande s'il a réellement -l'intention de la tenir. - ---Oui, je tiendrai la promesse faite à mon frère, le capitão des -Guaycurus; aujourd'hui même le grand conseil s'assemblera, et demain -les pirogues de guerre remonteront la rivière; moi-même les dirigerai.» - -Diogo fit un geste d'étonnement. - -«Que veut donc dire mon frère? fit-il, je ne le comprends pas; ne -dit-il point que les pirogues de guerre remonteront la rivière? - ---Je l'ai dit, en effet, répondit le chef - ---Pour quelle raison mon frère prendra-t-il cette direction? - ---Mais pour aider, ainsi que cela a été convenu entre nous, Tarou-Niom -à vaincre les chiens Paï, n'est-ce pas l'accomplissement de cette -promesse que réclame de moi le capitão? - ---Écoutez les paroles du chef; les Paï sont enveloppés par mes -guerriers; la fuite leur est impossible; déjà découragés et à demi -mourants de faim, dans deux ou trois soleils au plus tard ils tomberont -entre mes mains, que mon frère Emavidi-Chaimè se souvienne de sa -promesse. - ---Eh bien? interrompit le chef. - ---D'autres ennemis plus sérieux, continua imperturbablement Diogo, nous -menacent en ce moment et réclament notre attention. - ---C'est donc vrai ce que m'a, ce matin même, annoncé un de mes -éclaireurs? s'écria le chef avec une émotion mal contenue. - ---Ce n'est malheureusement que trop vrai, répondit froidement Diogo, -qui ne soupçonnait pas le moins du monde à quoi le Payagoas faisait -allusion, mais qui brûlait de le savoir; c'est spécialement dans -le but de vous confirmer cette nouvelle et de prendre avec vous -les dispositions nécessaires, c'est-à-dire, fit-il avec un sourire -gracieux, concerter seulement les mesures de sûreté qu'il vous plaira -d'adopter dans l'intérêt général et les reporter immédiatement à -Tarou-Niom, afin qu'il puisse vous appuyer efficacement, qu'il m'a -envoyé près de son frère. - ---Ainsi, les blancs entrent par tous les côtés à la fois sur notre -territoire? - ---Oui. - ---Le capitão Joachim Ferreira serait donc réellement parti de -Villa-Bella, à la tête d'une expédition nombreuse? - ---Il ne peut y avoir le moindre doute à cet égard, répondit résolument -Diogo, qui, pour la première fois, entendait parler de cette expédition. - ---Et Tarou-Niom, reprit le chef, pense que je dois disputer le passage -aux Paï? - ---Six mille guerriers se joindront à ceux du chef payagoa. - ---Mais c'est surtout le passage de la rivière qu'il est important de -défendre. - ---Cette opinion est aussi celle de Tarou-Niom. - ---Epoï, mes guerriers, aidés par ceux de mon frère Tarou-Niom, -garderont le gué de Camato (cheval), tandis que les grandes pirogues -de guerre intercepteront les communications et inquiéteront les Paï le -long de la rivière. Est-ce cela que désire le capitão guaycurus? - ---Mon frère a parfaitement saisi sa pensée et compris ses intentions. - ---A combien fait-on monter le nombre des Paï qui viennent de -Villa-Bella? - ---On a assuré à Tarou-Niom qu'ils étaient au moins deux mille. - ---Aï! Voilà qui est extraordinaire, s'écria le chef; on m'avait -certifié, à moi, que leur nombre ne dépassait pas cinq cents.» - -Diogo se mordit les lèvres, mais se remettant aussitôt: - -«Ils sont plus nombreux que les feuilles balayées par le vent d'orage, -dit-il; seulement, ils se sont divisés en petits détachements de -guerre, afin de tromper l'œil clairvoyant des Payagoas. - ---Eha! s'écria le chef avec stupeur, voilà qui est terrible! - ---De plus, ajouta Diogo qui connaissait la répulsion que les Indiens -éprouvent pour les nègres et la profonde terreur que leur vue leur -inspire, chaque détachement de guerre est suivi d'une quantité -considérable de _Coatas_--nègres,--qui ont fait le redoutable serment -de massacrer tous les guerriers payagoas et d'enlever leurs femmes et -leurs filles dont ils prétendent faire leurs esclaves. - ---Oh! Oh! fit le chef avec un sentiment d'épouvante mal dissimulé, -les Coatas ne sont pas des hommes, ils ressemblent au génie du mal. -L'avertissement de mon frère ne sera pas perdu; ce soir même les femmes -et les enfants abandonneront le village pour se retirer dans le Llano -de Manso, et les guerriers se mettront en marche pour le gué de Camato, -suivis de toutes les pirogues de guerre. Il n'y a pas un instant à -perdre.» - -Diogo se leva. - -«Le Grand-Sarigue part-il donc déjà? demanda le chef en se levant aussi. - ---Il le faut, chef; Tarou-Niom m'a recommandé de faire la plus grande -diligence. - ---Epoï! Mon frère remerciera le grand capitão des Guaycurus: son avis -sauve la nation des Payagoas d'un massacre complet.» - -Les deux hommes sortirent. Sur l'ordre d'Emavidi-Chaimè, un esclave -amena le cheval de Diogo; celui-ci sauta en selle, échangea quelques -paroles encore avec le chef, puis ils se séparèrent. - -Le capitão était radieux; jusque-là tout lui avait réussi au delà de -ses espérances; non seulement il connaissait les projets de l'ennemi, -mais encore il avait appris que les Paulistas, entrés tout à coup -en campagne, pourraient, à un moment donné, leur venir en aide -si, toutefois, il parvenait à persuader au marquis de renoncer à -s'opiniâtrer davantage dans l'exécution d'un voyage que tout rendait -impossible; de plus, il avait empêché la jonction des deux nations -indiennes, ce qui, en conservant libre le passage des fleuves, offrait -une chance de salut à la caravane, chance bien faible, il est vrai, -mais qui n'en était pas moins positive. - -Diogo sortit au petit pas du village, plongé dans ces réflexions -couleur de rose et ne désirant plus qu'une chose: rejoindre le plus -vite possible ses compagnons afin d'apprendre au marquis ce qu'il avait -à craindre et à espérer. - -Lorsque le soldat vit se dérouler devant lui la plaine déserte, il se -pencha sur le cou de son cheval, rafraîchi et reposé par deux heures de -repos, lui fit sentir l'éperon et commença à filer avec la rapidité du -vent, piquant droit à la colline où campait le marquis. - -Soudain, au détour d'un sentier, il se croisa avec un cavalier qui -arrivait sur lui avec une rapidité égale à la sienne; les deux hommes -échangèrent un regard au passage. - -Diogo ne put retenir une exclamation de surprise et presque de crainte. -Dans ce cavalier il avait reconnu Malco Díaz! - -«Voilà la chance qui tourne!» grommela-t-il entre ses dents, tout en -excitant encore son cheval, qui semblait dévorer l'espace. - - -[1] Textuellement: Beaucoup de monde. _(Note de l'auteur.)_ - - - - -IX - -LA CHASSE. - - -La rencontre imprévue du mamaluco avait subitement bouleversé le cours -des idées de don Diogo, si joyeux de la façon dont il s'était tiré -de la scabreuse expédition dans laquelle il s'était engagé un peu à -l'aventure. - -Le regard inquisiteur que lui avait jeté l'ex-guide au passage, le cri -que lui-même avait, dans l'explosion de la surprise, laissé échapper, -toutes ces circonstances, frivoles en apparence, lui donnaient fort à -penser et l'inquiétaient sérieusement. - -L'œil de la haine est clairvoyant; l'Indien ne se dissimulait pas que -le métis devait lui conserver au fond du cœur une rude rancune, non -seulement pour la façon dont il l'avait poursuivi après son départ -du camp, mais parce que lui, Diogo, avait en quelque sorte pris sa -place auprès du marquis, et pouvait réussir, grâce à sa connaissance -approfondie du désert, à le faire échapper au piège si adroitement -tendu par le métis et depuis si longtemps préparé. - -Ce qui donnait un peu d'espoir à l'Indien, c'est que la rencontre -avait été si fortuite et si rapide en même temps que, grâce à son -déguisement, dont la perfection avait trompé Emavidi-Chaimè lui-même, -c'était chose presque impossible de le reconnaître ainsi sans examen. - -Diogo commettait une erreur; il en eut bientôt la preuve. - -Son déguisement même l'avait fait, non pas reconnaître, mais -deviner par son ennemi; la raison en est simple; en deux mots nous -l'expliquerons au lecteur. - -Malco Díaz, habitant depuis longues années le sertão, faisant un peu, -selon que l'y obligeait son intérêt, tous les métiers plus ou moins -honnêtes exploités sur la frontière, avait eu de fréquents et intimes -rapports avec les Indiens bravos, ses voisins, que pour beaucoup de -raisons il était contraint de ménager et de traiter en amis; la plupart -de leurs guerriers renommés étaient connus assez particulièrement de -lui pour que, les apercevant même de loin, il pût à première vue, à -ces ornements distinctifs que chacun d'eux adopte et affectionne, les -nommer sans craindre de se tromper. - -Or, le matin même du jour où nous le retrouvons, deux heures environ -avant le lever du soleil, Malco Díaz avait eu avec Tarou-Niom une assez -longue conversation relative aux derniers arrangements convenus entre -eux, et dont le métis venait réclamer l'exécution immédiate, aussitôt -que les Brésiliens seraient tombés aux mains des Guaycurus. - -Pendant le cours de cet entretien, comme Malco Díaz insistait pour que -le chef attaquât les blancs sans plus de retard, celui-ci lui avait -répondu qu'il ne pouvait livrer l'assaut avant l'arrivée de ses alliés -les Payagoas; qu'il ne voulait pas, par une précipitation dont rien ne -justifiait l'urgence, compromettre le succès d'une entreprise si bien -conduite jusque-là; que, du reste, le retard était insignifiant et ne -se prolongerait pas au delà de quelques heures, puisqu'il avait expédié -à Emavidi-Chaimè un de ses plus fidèles guerriers, le Grand-Sarigue, -afin de l'engager à se presser de le rejoindre; que, du reste, si -cela ne le satisfaisait pas, il était libre de se rendre lui-même au -village des Payagoas, et de s'assurer auprès du chef de la façon dont -le guerrier s'était acquitté de la mission qui lui avait été confiée. - -Malco Díaz n'en demanda pas davantage; il prit congé du capitão -guaycurus, et, montant immédiatement à cheval, il se dirigea vers le -village, les yeux incessamment fixés sur la rivière, espérant à chaque -instant découvrir la flottille. - -Il n'avait garde d'apercevoir les pirogues, nous en connaissons les -motifs; seulement arrivé à un certain endroit, il lui sembla distinguer -une masse, dont l'apparence lui parut tout de suite suspecte, -embarrassée dans les roseaux. - -Malco Díaz était curieux, il aimait surtout à se rendre compte des -choses et à trouver l'explication de ce qu'il ne comprenait pas. - -Il s'approcha donc du rivage dans le but de s'assurer de ce qu'était -cette masse suspecte, dans laquelle il reconnut bientôt un cadavre. - -Le mamaluco mit pied à terre, jeta le lasso, attira à lui le cadavre, -et le regarda. Son étonnement fut grand, lorsque, dans ce corps mutilé, -à demi dévoré déjà par les caïmans, il reconnut le Grand-Sarigue, ce -même guerrier que Tarou-Niom avait quelques heures auparavant, expédié -aux Payagoas. - -Le doute n'était pas possible sur la cause de la mort de l'Indien; -une large plaie béante derrière le cou montrait assez qu'il avait été -assassiné par surprise. - -Le métis laissa là le cadavre sans s'en occuper davantage, remonta à -cheval et reprit sa course, course d'autant plus rapide, que, puisque -le messager était mort, il n'avait pu remplir son message, lacune -involontaire qu'il était important de réparer. - -Seulement, qui avait tué le Grand-Sarigue, dans quel but ce meurtre -avait-il été commis? Voilà ce que le métis ne réussissait pas à -s'expliquer, et ce qui le tourmentait fort. - -Sur ces entrefaites, il croisa un cavalier venant du village des -Payagoas où lui-même se rendait, et dont il n'était éloigné que d'une -lieue à peine; et, chose extraordinaire, ce cavalier était l'homme -qu'il avait trouvé mort et à demi dévoré quelques instants auparavant! - -L'affaire prenait des proportions inquiétantes; le métis ne savait plus -que penser, il se demandait s'il ne s'était pas trompé, si le cadavre -qu'il avait découvert était bien celui du Grand-Sarigue, ou si ses yeux -ne l'avait pas induit en erreur. - -Tout à coup une idée lumineuse lui traversa l'esprit. Il y avait -trahison évidemment: l'homme qu'il avait rencontré portait un -déguisement. Alors une lueur jaillit de son cerveau et tout fut aussi -clair pour lui que s'il avait assisté à ce qui s'était passé. - -Un homme seul pouvait parvenir à une aussi rare perfection de costume -et d'allure, cet homme était Diogo. - -Aussitôt que cette pensée fut venue au métis, elle se changea en -certitude dans son esprit. Écumant de rage d'avoir été ainsi pris pour -dupe et brûlant de se venger, il fit brusquement tourner bride à son -cheval et se lança éperdument à la poursuite de son ennemi. - -Mais pendant que Malco faisait ces réflexions tout en galopant, et de -déduction en déduction arrivait enfin à la vérité, un temps assez long -s'était écoulé, temps que l'Indien avait mis à profit pour prendre de -l'avance et préparer une ruse qui l'aidât à échapper si, comme il en -avait le pressentiment, le métis le poursuivait. - -Les personnes qui ne connaissent pas cette noble et intelligente race -des chevaux des déserts américains se feront difficilement une idée, -même lointaine, des proportions grandioses qu'une poursuite arrive à -prendre dans la prairie. - -Il vient un moment où le cheval sans cesse excité, subissant pour ainsi -dire l'influence magnétique de son cavalier, semble s'identifier avec -lui, comprendre sa pensée, et entrer réellement dans la lutte pour son -compte particulier. - -Beau de fureur et d'énergie, les yeux pleins de feu, les naseaux -sanglants, la bouche écumante, ne sentant plus ni le mors, ni la bride, -il dévore l'espace, sautant les ravins, escaladant les collines, -traversant les rivières, franchissant tous les obstacles avec une -dextérité, une adresse, une vélocité qui passent toute croyance, -s'animant à la course et arrivant par degré à une espèce de folie -orgueilleuse et superbe, d'autant plus belle qu'il paraît comprendre -qu'il mourra dans la bataille insensée qu'il livre; mais que lui -importe s'il atteint le but et si son maître est sauvé? - -C'était une course semblable à celle que nous venons de décrire que -soutenaient en ce moment, nous dirons les deux chevaux, car leurs -cavaliers, tout à leur haine implacable, ne voyaient plus, ne -pensaient plus et les laissaient libres de se diriger à leur guise. - -Malco Díaz redoublait d'efforts afin de regagner l'espace qu'il -avait perdu; mais en vain interrogeait-il le désert dans toutes les -directions, rien n'apparaissait, il était seul, seul toujours, et -cependant son cheval avait atteint l'extrême limite de la vélocité. - -Les bois succédaient aux bois, les collines aux collines. Diogo -demeurait toujours invisible; il semblait avoir été subitement -englouti, tant cette disparition tenait du prodige. - -C'est que si le métis était bien monté, le capitão avait, lui aussi, -un excellent coursier, et, comme la haine ne l'aveuglait pas, tout -en fuyant, il calculait froidement les chances qui lui restaient -d'échapper, et il les employait toutes. - -Enfin, après trois heures d'une course insensée, Malco Díaz, arrivé au -sommet d'un monticule élevé qu'il avait gravi au galop, aperçut bien -loin devant lui un nuage de poussière qui semblait s'enfuir emporté par -un ouragan. - -Il devina son ennemi et excita de nouveau son cheval, dont les efforts -étaient déjà prodigieux. - -Peu à peu, soit que le cheval que montait Diogo fût plus fatigué que -celui du métis à cause de sa longue course de la nuit, soit que celui -de Malco Díaz, fût plus vite, il s'aperçut qu'il gagnait son ennemi et -que la distance diminuait sensiblement. Le mamaluco poussa un cri de -joie semblable à un rugissement de bête fauve et saisit sa carabine, -prêt à s'en servir dès qu'il serait à portée. - -Cependant la course continuait toujours, on apercevait au loin, au -dernier plan de l'horizon, la colline au sommet de laquelle les -Brésiliens avaient assis leur camp. Évidemment, les sentinelles des -blancs postées sur les arbres devaient distinguer, bien que vaguement -encore, les péripéties singulières de cette lutte étrange, sans en -comprendre les motifs. - -Il fallait en finir, d'autant plus que, chose extraordinaire, les -Guaycurus demeuraient invisibles et laissaient ainsi supposer qu'ils -avaient reconnu l'inutilité d'un plus long blocus et avaient renoncé au -siège de la forteresse improvisée. - -Cette solitude et cet abandon, qu'il ne s'expliquait pas de la part de -ses alliés et dont les motifs lui échappaient, inquiétaient le métis. - -Enfin, la distance entre les deux cavaliers devint si minime, qu'ils ne -se trouvèrent bientôt qu'à portée de pistolet l'un de l'autre. - -Malco Díaz arma sa carabine, l'épaula, et, sans ralentir l'allure de -son cheval, il lâcha la détente. - -Le cheval de Diogo, frappé en plein corps, fit un bond prodigieux en -avant, se leva convulsivement sur ses pieds de derrière, poussa un -hennissement de douleur et se renversa en arrière, en entraînant son -cavalier dans sa chute. - -Malco jeta sa carabine et arriva comme la foudre, avec un rugissement -de triomphe, sur son ennemi gisant immobile sur le sol. - -Sautant immédiatement à terre, il s'élança vers lui par un bond de -tigre et leva son poignard pour l'achever, au cas où il ne serait pas -tout à fait mort. - -Mais son bras retomba inerte à son côté, et il se redressa avec un -hurlement de désappointement et de rage. - -Au même instant, il fut vigoureusement saisi à bras le corps par -derrière et renversé sur l'herbe, avant qu'il eût seulement eu le temps -d'essayer de résister. - -«Eh! Eh! Compagnon, lui dit alors la voix railleuse de Diogo, car -c'était lui qui le tenait cloué au sol et lui appliquait le pied sur la -poitrine. Comment trouvez-vous celui-là? C'est bien joué, n'est-ce pas?» - -Voici ce qui était arrivé: - -Diogo avait promptement reconnu que s'il continuait à fuir en ligne -droite, son ennemi, monté sur un cheval frais ne tarderait pas à -l'atteindre et que même, au cas où il lui échapperait, il tomberait -inévitablement aux mains des Guaycurus. - -Il avait donc calculé sa fuite de façon à biaiser peu à peu d'une -manière insensible d'abord, afin d'éviter l'endroit où il supposait -que ses ennemis avaient établi leur camp et à tourner complètement la -forteresse. - -Ce premier stratagème avait parfaitement réussi; Malco Díaz, aveuglé -par le désir d'atteindre son ennemi, l'avait suivi dans les détours -qu'il lui plaisait de faire, sans songer à se rendre compte du chemin -qu'il prenait; cela expliquait l'absence, incompréhensible pour Malco, -de ses alliés. - -Puis l'Indien, arrivé à l'angle d'un bois, s'était jeté à terre et avec -cette dextérité si remarquable que possèdent ceux de sa race, il avait, -en quelques minutes, confectionné un mannequin avec des herbes, l'avait -recouvert des vêtements qu'il portait lui-même; puis, après l'avoir -solidement attaché sur le dos du cheval, sous la selle et aux flancs -duquel il avait placé des épines tranchantes, il avait lancé l'animal -dans la direction qu'il devait suivre; quant à lui, il avait continué -sa route en courant, tout en ayant grand soin de demeurer toujours hors -de vue. - -C'était quelques instants après sa sortie du bois que, pour la première -fois, Malco Díaz avait aperçu le cheval qui détalait d'autant plus -rapidement devant lui que le poids qu'il portait maintenant était -beaucoup moins lourd. - -Cette explication que Diogo, d'un air narquois, donna en quelques mots -au métis augmenta encore la fureur de celui-ci. - -«Vous avez tué un cheval que j'aimais, ajouta l'Indien, une noble bête -que je remplacerai difficilement, je devrais vous tuer, Malco, mais -nous avons dormi longtemps côte à côte, nous avons partagé la même -nourriture; je ne rougirai pas mon couteau de votre sang. - ---Vous aurez tort, Diogo, répondit sourdement le métis, car, aussi vrai -qu'il y a un Dieu au ciel, je vous jure qu'à la première occasion je -vous tuerai, moi. - ---Vous agirez selon vos instincts, Malco, je sais que vous êtes un -méchant homme et que vous n'hésiterez pas à le faire. - ---Oui, je vous tuerai, je vous le jure sur ma part de paradis, mille -diables! - ---Votre part de paradis me paraît bien compromise, mon pauvre ami; mais -ce n'est pas de cela qu'il s'agit en ce moment, je ne veux pas que vos -alliés me surprennent, ce qu'ils feront si je perds mon temps à causer -avec vous, si agréable que soit votre conversation. Je vais donc, en -conséquence, terminer au plus vite. - ---Que prétendez-vous faire? Puisque, dites-vous, vous ne voulez pas me -tuer. - ---Chose promise, chose due, Malco; non je ne vous tuerai pas, mais je -vous mettrai dans l'impossibilité de me nuire, du moins pendant quelque -temps; cela est juste, n'est-ce pas?» - -Le métis ne répondit pas, il écumait de fureur et se tordait comme un -serpent sur le sol. - -«Tenez-vous donc un instant tranquille, Malco, lui dit paisiblement le -capitão; vous êtes réellement insupportable, si vous continuez, je ne -finirai jamais de vous attacher.» - -Et, de fait, tout en parlant ainsi, il l'attachait bel et bien avec son -lasso, malgré les efforts prodigieux du métis pour lui échapper. - -«Là, voilà qui est fait, reprit-il dès que le dernier nœud fut serré; -maintenant, je n'ai plus qu'à vous bâillonner, et tout sera fini. - ---Me bâillonner, s'écria le métis, me bâillonner, moi, et pourquoi? - ---Dame, mon ami, je vous trouve naïf; permettez-moi de vous le dire, si -je vous bâillonne, c'est probablement pour vous empêcher de crier et -d'appeler à votre aide vos amis qui, sans doute, ne sont pas très loin?» - -Il y eut un instant de silence; le métis réfléchissait, Diogo -confectionnait un bâillon avec le soin et l'attention qu'il apportait à -tout ce qu'il faisait. - -«Combien de temps vous faut-il pour vous mettre en sûreté? demanda -enfin le métis. - ---Pourquoi m'adressez-vous cette question? répondit le capitão en -s'agenouillant auprès de lui et se préparant à lui attacher un tampon -d'herbe sur la bouche. - ---Que vous importe? Répondez-moi franchement. - ---Si cela peut vous faire plaisir, je le veux bien, Malco; deux heures -me suffiront. - ---Deux heures? - ---Oui. - ---Eh bien! Si je vous promettais de demeurer tranquille et sans crier -où je suis, me bâillonneriez-vous? - ---Hum! fit le capitão; une promesse, c'est bien vague, Malco; lorsqu'il -s'agit de vie ou de mort. - ---C'est vrai; mais si je vous la faisais, cette promesse?» - -Diogo se gratta la tête d'un air embarrassé. - -«Répondez, voyons, reprit le métis. - ---Eh bien! Non, je ne pourrais l'accepter, dit Diogo; là, je vous le -certifie, ce serait trop dangereux pour moi.» - -Et il se prépara à attacher le bâillon. - -«Attendez,» s'écria vivement le métis. - -Diogo s'arrêta. - -«Eh bien! Maintenant, reprit Malco, si au lieu de cette promesse que je -vous faisais, je vous donnais ma parole d'honneur de cavalheiro, que -feriez-vous? - ---Hum! répondit l'autre, vous m'en direz tant; mais vous ne me la -donneriez pas. - ---Pourquoi donc cela? - ---Parce que vous la tiendriez, et que vous ne voulez pas vous engager -envers moi. - ---Ainsi, vous croyez à ma parole? - ---Certes. - ---Eh bien! Ne me bâillonnez pas, Diogo, je vous la donne. - ---Allons donc, vous voulez rire. - ---Nullement, je vous donne ma parole d'honneur de demeurer ainsi que je -suis, non pas deux heures mais trois, sans bouger et sans pousser un -cri. - ---Oh! Oh! fit le capitão en le regardant bien en face, c'est sérieux -alors? - ---Très sérieux, est-ce convenu? - ---C'est convenu,» répondit Diogo, et il jeta le bâillon. - -Étrange anomalie du caractère de certains hommes et qui se rencontre -fréquemment, surtout chez les métis brésiliens; pour eux la parole -est tout, rien ne saurait les contraindre à y manquer. Malco Díaz, -bien que ce fût un bandit de la pire espèce, obéissant sans le moindre -remords aux instincts les plus sanguinaires, se serait sérieusement cru -déshonoré, lui, voleur et assassin à l'occasion, si, une fois sa parole -engagée, il l'avait faussée. - -Diogo savait si bien qu'il pouvait se fier à cette parole, qu'il -l'accepta sans hésiter ou même sans faire la moindre objection. - -«Je vous quitte, Malco, lui dit-il, ne vous impatientez pas trop. Ah! -à propos, j'emmène votre cheval qui vous est inutile en ce moment, -et dont moi j'ai le plus grand besoin, mais soyez tranquille, vous -le retrouverez au pied de la colline. Je ne veux pas vous en priver. -Allons, adieu. - ---Allez au diable, mais souvenez-vous que je vous ai promis de vous -tuer. - ---Bah! Bah! répondit l'autre avec sa railleuse bonhomie, vous dites -cela maintenant parce que vous êtes furieux; je le conçois, vous n'avez -pas eu de chance avec moi aujourd'hui, vous serez plus heureux une -autre fois. - ---Je l'espère,» fit le métis en grinçant des dents. - -Diogo, sans s'occuper davantage de lui, rattrapa facilement le cheval -qui ne s'était pas beaucoup éloigné et partit aussitôt. - -Avant de rentrer au camp, le capitão, qui était un homme d'ordre et -qui, surtout, se souciait médiocrement de s'exposer à être tué par ses -amis à cause de son déguisement, se dirigea par un chemin oblique vers -la rivière. - -Dès qu'il eut atteint le rivage, il abandonna le cheval, entra dans -l'eau et se mit à la nage. - -Bien que cette rivière fourmillât littéralement de caïmans, le capitão -n'avait pas hésité à entrer dedans; il savait par expérience que les -caïmans attaquent rarement l'homme et que le plus léger mouvement -suffit pour les effrayer et les éloigner. - -La seule chose qu'il redoutât, c'était d'être aperçu par les -sentinelles indiennes qui sans doute étaient embusquées dans les -buissons environnants, car, pour retrouver ses habits, il lui avait -fallu aller du côté où les Guaycurus avaient établi leur invisible -blocus. - -Mais le hasard, qui jusqu'à ce moment avait favorisé le capitão, ne -l'abandonna pas à cette suprême et dernière épreuve. - -Arrivé à quelque distance du buisson qu'il voulait atteindre. Diogo se -coula entre deux eaux. Du reste, cette précaution était, hâtons-nous -de le dire, presque inutile; ce n'était pas la rivière, sur laquelle -ils n'avaient rien à redouter, que surveillaient les Guaycurus, mais -seulement la colline où se trouvaient leurs ennemis. - -Diogo se glissa donc sans encombre dans le buisson, ouvrit la cachette -qu'il avait pratiquée pour cacher ses habits, et les en retira avec -un vif sentiment de plaisir; mais, au lieu de s'en couvrir, il en fît -un paquet, ainsi que de ses armes, et de nouveau il descendit dans la -rivière. - -Ce chemin lui paraissait plus court et plus sûr, et de plus il n'était -pas fâché de se débarrasser complètement des quelques peintures qui lui -restaient sur le corps. - -Afin de ne pas attirer l'attention sur lui, le capitão avait enveloppé -son paquet dans des feuilles de palmier et avait attaché le tout sur sa -tête. - -Or, comme il nageait juste au niveau de l'eau, ce paquet semblait -dériver doucement en suivant le fil du courant; de la rive, il avait -complètement l'apparence d'un amas de feuilles et de branches, et il -aurait été impossible à l'œil le plus perçant d'apercevoir la tête du -nageur, cachée par les herbes qui la recouvraient. - -Il atteignit bientôt le pied de la colline. - -Là il était sauvé et ne pouvait être vu que par les personnes que le -hasard aurait conduites sur l'autre rive; mais, grâce à la largeur de -la nappe d'eau et aux armes dont usent les Indiens, il ne songea pas à -se cacher. - -Après avoir calculé du regard la hauteur qu'il lui fallait gravir, -hauteur assez considérable, disons-le tout de suite, et s'élevant -presque à pic au-dessus de la rivière, le capitão prit d'une main -son poignard, de l'autre le couteau que lui avait confié Tarou-Niom -comme signe de reconnaissance, et il commença avec une facilité et une -dextérité extrêmes à escalader cette espèce de muraille, en plantant -tour à tour ses armes dans les anfractuosités des rochers, et s'élevant -ensuite à la force du poignet, exercice gymnastique, soit dit en -passant, très fatigant et surtout très périlleux. - -L'ascension du capitão fut longue; un instant il demeura suspendu entre -ciel et terre, sans pouvoir ni monter ni descendre; mais Diogo était un -homme doué de trop de sang-froid et de courage pour se désespérer; une -seconde de réflexion lui fit apercevoir une pente moins roide que celle -qu'il suivait; il obliqua légèrement, redoubla d'efforts, et bientôt -mit le pied sur la plate-forme de la colline. - -Arrivé là, il fit halte un instant pour reprendre haleine et remettre -un peu d'ordre dans ses idées; sa difficile expédition était, contre -toutes probabilités, terminée heureusement; les renseignements qu'il -avait obtenus ne manquaient pas d'importance; tout était donc pour le -mieux, et il se félicitait intérieurement, non pas de la façon dont il -avait conduit cette scabreuse affaire, mais du plaisir que son retour -allait causer à ses compagnons, surtout au marquis. - -Il se redressa au bout d'un instant et se remit à marcher d'un pas -aussi libre et aussi relevé que s'il n'avait pas, pendant les quelques -heures de son absence, supporté des fatigues surhumaines. - -Le soleil se couchait au moment où le capitão atteignait le sommet de -la colline; la nuit était donc sombre déjà lorsqu'il entra dans le camp. - -Dès que son retour fut connu, tous ses compagnons se pressèrent autour -de lui avec des cris de joie, qui donnèrent l'éveil au marquis et le -firent accourir. - -Le capitão poussa une exclamation de surprise et de douleur à la vue du -spectacle qui s'offrit à ses yeux, lorsqu'il se trouva dans l'enceinte -du camp. - -Les tentes et les chariots avaient été réduits en cendres; la plupart -des mules et la plus grande partie des chevaux avaient été tués, sept -ou huit cadavres de chasseurs et de nègres jonchaient çà et là le sol; -les arbres, à demi brûlés et tordus convulsivement, renversés les uns -sur les autres, ajoutaient encore à l'horreur de ce spectacle. - -Doña Laura Antonia, réfugiée tant bien que mal sous une _enramada_[1] -ouverte à tous les vents, et accroupie tristement devant un feu -mourant, préparait, aidée par son esclave Phoebé, son repas du soir. - -Enfin, tout présentait l'aspect de la ruine et de la désolation dans ce -camp que, la veille, le capitão avait quitté si formidablement établi. - -«Qu'est-ce que cela signifie, mon Dieu? s'écria-t-il avec douleur. - ---Cela signifie, répondit amèrement le marquis, que vous ne vous étiez -point trompé, Diogo, et que les Guaycurus sont de rudes adversaires. - ---Mais il y a donc eu combat pendant mon absence? - ---Non, il y a eu surprise; mais venez, Diogo, un instant à l'écart, je -vous expliquerai ce qui s'est passé, puis vous me rendrez compte de ce -que vous avez fait.» - -Le capitão le suivit. - -Lorsqu'ils furent hors des regards des Brésiliens, le marquis commença -son récit, récit fort court, mais terrible. - -Deux heures après le départ de Diogo, sans que les sentinelles eussent -aperçu un seul ennemi, une nuée de flèches enflammées avaient plu tout -à coup sur le camp de tous les côtés à la fois, et cela d'une façon -si inopinée que d'abord les Brésiliens ne surent où courir ni de -quelle manière se défendre; le feu s'était presque aussitôt déclaré -avec une intensité telle, qu'il avait été impossible de l'éteindre; -puis, pour ajouter encore à l'horreur de la situation, une flèche étant -malheureusement tombée sur le chariot qui contenait les poudres, le -chariot avait sauté en tuant et blessant plusieurs hommes. - -Les Guaycurus avaient profité de la stupeur des Brésiliens pour tenter -un assaut furieux, assaut qui avait été repoussé, il est vrai, après -un combat acharné corps à corps, mais pendant lequel le reste des -munitions avait presque complètement été épuisé. - -Diogo hocha tristement la tête à ce sombre récit; puis sur la prière -du marquis, il commença le sien, que son interlocuteur écouta avec la -plus sérieuse attention. Lorsqu'il eut terminé, il se fit un instant de -silence. - -«Que me conseillez-vous? dit enfin le marquis. - ---La situation est presque désespérée, répondit nettement le capitão. -Le plus prudent, à mon avis, serait de tenter une sortie, d'essayer de -s'ouvrir un passage et de regagner au plus vite les habitations. - ---Oui, murmura à part lui le marquis, peut-être cela vaudrait-il mieux; -mais je veux attendre encore; j'ai expédié un batteur d'estrade au -dehors pour prendre des nouvelles de l'ennemi; qui sait ce qu'il nous -dira? - ---Vous êtes le seul maître, répondit Diogo qui l'avait entendu; mais -chaque minute qui s'écoule nous enlève, croyez-le bien, plusieurs jours -d'existence. - ---Peut-être! s'écria violemment le marquis en frappant du pied avec -colère, mais, vive Dieu! Tout n'est pas dit encore; non, quoi qu'il -arrive, je ne reculerai pas lâchement devant ces barbares; ne puis-je -donc pas essayer de joindre don Joachim Ferreira? - ---Certes, vous le pouvez, Excellence. - ---Eh bien? s'écria-t-il avec joie. - ---Eh bien! Vous ne réussirez qu'à nous faire tous massacrer plus vite, -voilà tout.» - -Après avoir prononcé ces paroles, le capitão tourna le dos au marquis -et rejoignit ses compagnons, ne voulant pas continuer plus longtemps -un entretien inutile et dédaignant de discuter contre un parti si -opiniâtrement pris. - - -[1] Espèce de hangar fait de branches. - - - - -X - -DÉSASTRE. - - -La nuit fut tranquille. - -Les Brésiliens la passèrent plongés dans un profond sommeil; Diogo, -seul, dont l'organisation de fer semblait ne pas connaître la fatigue, -veilla sur le salut commun. - -Deux heures environ avant le lever du soleil, le batteur d'estrade, -expédié par le marquis, rentra au camp. - -Il était porteur d'étranges nouvelles: les Indiens avaient disparu sans -laisser de traces. - -Diogo écouta attentivement le rapport de cet homme; puis, se tournant -vers le marquis qui, lui aussi, avait passé la nuit sans que le sommeil -vînt clore ses paupières: - -«Eh bien? lui demanda-t-il. - ---Mais il me semble ... répondit le marquis. - ---Attendez, interrompit Diogo. Mon ami, dit-il en s'adressant au -batteur d'estrade, allez vous reposer, vous devez avoir besoin de -réparer vos forces.» - -Le Brésilien salua et se retira aussitôt. - -«Il est inutile, reprit Diogo, que cet homme entende ce que nous avons -à nous dire. Maintenant que nous sommes seuls, parlez, Excellence, je -vous écoute. - ---Je crois que si ces nouvelles sont vraies, elles sont excellentes. - ---Vraies ou fausses, moi, je les trouve exécrables. - ---Ah! - ---Comprenez-moi bien, Excellence, et persuadez-vous que je possède des -Indiens et de leurs mœurs une connaissance trop approfondie pour me -tromper. - ---Je le reconnais, mon ami, parlez donc, je vous prie. - ---Je croirais, Excellence, manquer à tous mes devoirs, si, au point -de vue où nous en sommes arrivés, je ne vous parlais pas avec la plus -grande franchise; or, il est évident pour moi que les Indiens vous -tendent un piège, les Guaycurus vous ont loyalement averti de vous -retirer, ils vous ont laissé la liberté de le faire; à tort ou à raison -vous avez méprisé leurs avis et vous vous êtes obstiné à pousser en -avant. Je ne discute pas avec vous, remarquez-le bien, Excellence, -l'opportunité de cette détermination, je constate un fait, voilà tout. - ---Continuez, mon ami. - ---Ils ont si peu l'intention de se retirer, qu'ils m'ont expédié, moi, -sans savoir naturellement à qui ils s'adressaient, demander des secours -à leurs alliés les Payagoas; puis ils vous ont attaqué avec fureur, -non pas dans le but de s'emparer de votre camp, ils savaient d'avance -qu'ils ne réussiraient pas, mais pour vous réduire dans l'état où vous -êtes, c'est-à-dire aux abois, et à cela, vous en conviendrez vous-même, -ils ont complètement réussi. - ---Concluez, concluez, interrompit le marquis avec violence. - ---La conclusion est des plus simples, Excellence, reprit le capitão -avec ce ton de bonhomie qui lui était naturel: les Guaycurus ont -feint de se retirer afin de vous attirer en plaine et avoir meilleur -marché de vous, à cause des armes à feu que vous possédez, et dont la -supériorité disparaîtra lorsque vous serez accablé par le nombre. - ---Auriez-vous peur, Diogo? lui demanda ironiquement le marquis. - ---Certes, Excellence, grand'peur même. - ---Vous? - ---Pardon, ceci demande une explication. J'ai peur, non pas de mourir, -dès l'instant où vous m'avez fait connaître votre formelle intention, -j'ai fait le sacrifice de ma vie. - ---Alors, que me dites-vous donc? - ---Je vous dis, Excellence, que je ne crains pas de mourir, mais que -j'ai horriblement peur de me faire tuer bêtement, ce qui n'est pas du -tout la même chose. J'ai une réputation à soutenir, Excellence.» - -Malgré la gravité de la situation, le marquis éclata de rire. - -«Bah! Bah! fit-il, les choses, j'en suis convaincu, tourneront mieux -que vous ne le supposez. - ---Je le souhaite sans l'espérer, Excellence. - ---Voyons, vous croyez-vous en état de nous guider vers l'endroit où le -chef des Paulistas se trouve en ce moment? - ---Pour vous mettre sur la route, cela est on ne peut plus facile, -Excellence; quant à vous conduire jusqu'à l'armée paulista, je ne m'en -charge pas. - ---Pourquoi donc? - ---Dame! Parce que nous serons tous massacrés auparavant. - ---Hum, Diogo, vous devenez monotone, mon ami, vous vous répétez. - ---La fin me donnera raison, Excellence. - ---Taisez-vous, prophète de mauvais augure; à quelle distance -croyez-vous que nous soyons des Paulistas? - ---Oh! La distance n'est pas longue. - ---Mais encore? - ---Trente lieues au plus. - ---Comment, trente lieues, pas davantage? Allons, vous êtes fou avec vos -craintes puériles, il est impossible que nous n'opérions pas notre -jonction, y eût-il dix mille sauvages sur notre route. - ---Vous verrez, Excellence, vous verrez, je ne vous dis que cela. - ---Eh bien! Soit; le sort en est jeté, j'essayerai, quoi qu'il en -arrive; au point du jour nous partirons.» - -Diogo hocha la tête. - ---Avec votre permission, Excellence, dit-il je crois que puisque vous -voulez absolument faire une folie, encore serait-il convenable de la -faire d'une façon logique. - ---Ce qui signifie?... - ---Que demain il sera trop tard. - ---Ainsi, à votre avis, il faudrait?... - ---Partir à l'instant, Excellence. - ---Allons, soit, partons; vous voyez que je fais tout ce que vous voulez. - ---Oui, lorsque cela cadre avec vos idées,» grommela la capitão en -allant donner les ordres du départ. - -Dans cette circonstance, comme dans toutes les précédentes, Diogo ne -négligea aucune précaution pour assurer la retraite; cette fois même, -il se surpassa, tant il fit preuve, non seulement de prudence, mais -encore de présence d'esprit. - -Quatre de ses soldats, hommes éprouvés et surtout expérimentés, furent -par lui tout d'abord expédiés en avant pour éclairer la route et -dépister les Indiens. - -Dans l'assaut précédent, les chariots et les bagages avaient été -brûlés, la plupart des mules de charge tuées; de sorte que la caravane, -débarrassée de ses convois, se trouvait en mesure d'accélérer sa -marche, ce que ne laissait pas, dans le cas présent, d'être un précieux -avantage. - -Diogo fit garnir les pieds des chevaux de sacs de peau de mouton -remplis de sable, afin d'étouffer le bruit de leurs pas; de plus, il -ordonna de serrer, au moyen de lasso, la bouche de chaque animal pour -l'empêcher de hennir. - -Lorsque chacun fut en selle: - -«Compagnons, dit-il, pas un cri, pas un soupir; nous tenons en ce -moment une expédition dont dépend le salut général. Si nous étions -découverts, nous serions perdus; ayez constamment les yeux et les -oreilles au guet, et surtout soyez prêts à toute éventualité. - ---Un mot, Diogo, lui dit le marquis; pourquoi avez-vous exigé que nous -partions si subitement? - ---Parce que, Excellence, les Indigos bravos se gardent ordinairement -fort mal et qu'ils passent la nuit à dormir, au lieu de surveiller -leurs ennemis ou de chercher à les attaquer. - ---Merci; maintenant partons. - ---Un instant, Excellence; et s'adressant à tous les aventuriers: Je -vais marcher le premier, dit-il; vous me suivrez un à un, en tenant vos -chevaux en bride pour les empêcher de trébucher et de donner l'éveil à -l'ennemi; vous tâcherez de marcher dans mes pas, afin de laisser une -piste moins large: maintenant, faites bien attention de vous souvenir -de ceci: le cri de l'alligator vous avertira de faire halte, le même -cri répété deux fois voudra dire de se mettre en selle, le cri de la -chouette commandera au galop; vous m'avez bien entendu, bien compris? - ---Oui, répondirent à voix basse les Brésiliens. - ---Alors, en route.» - -La descente commença. - -C'était un étrange spectacle que celui qu'offrait cette longue ligne -de spectres noirs qui glissaient silencieux dans la nuit et semblaient -ramper sur les flancs de cette colline. - -Il faut avoir fait une marche semblable pour en bien comprendre toutes -les terreurs secrètes. - -Le bruit d'une branche fouettée par le vent, le froissement d'une -feuille, le vol inattendu d'un oiseau nocturne, tout est sujet de -crainte, tout fait tressaillir; l'homme le plus brave sent malgré lui -le sang se glacer dans ses veines, car derrière chaque tronc d'arbre, -chaque angle de rocher, il redoute de voir tout à coup surgir devant -lui l'ennemi qu'il essaye d'éviter. - -La descente fut longue, on ne marchait que lentement. Diogo qui -semblait voir dans la nuit comme en plein jour, choisissait son terrain -avec le plus grand soin et n'avançait que lorsqu'il était bien sûr que -le sol sur lequel il posait le pied était solide. - -Parfois on s'arrêtait pendant quelques secondes, alors un frémissement -d'épouvante parcourait comme un courant électrique toute la ligne et -faisait battre le cœur le plus ferme. - -Enfin au bout d'une heure, dont chaque minute parut durer un siècle aux -Brésiliens, on atteignit la plaine. - -Le cri de l'alligator qui s'éleva dans le silence avertit les -Brésiliens qu'ils devaient faire halte. - -Deux minutes plus tard le même cri répété deux fois les fit se mettre -en selle, puis enfin, au cri de la chouette, ils s'élancèrent au galop -et partirent avec une rapidité doublée par la frayeur instinctive -qu'ils éprouvaient d'un danger terrible qu'ils sentaient être suspendu -au-dessus de leur tête. - -Le marquis avait ordonné à doña Laura de monter à cheval; la jeune -fille avait obéi passivement sans prononcer une parole, et sur -l'injonction de don Roque, elle s'était placée ainsi que son esclave au -milieu de la ligne des cavaliers. - -Le marquis l'avait voulu ainsi parce que cette place lui paraissait la -moins dangereuse et qu'il lui était ainsi plus facile de surveiller sa -captive. - -Pendant toute la nuit, les Brésiliens, penchés sur le cou de leurs -chevaux, galopèrent à la suite du capitão. - -Au lever du soleil, ils avaient fait dix-huit ou dix-neuf lieues, -ce qui était énorme, mais les pauvres chevaux étaient rendus et ne -pouvaient plus, se tenir. - -A une lieue devant eux les fugitifs apercevaient un large cours d'eau. - -C'était le Pilcomayo, un des affluents les plus considérables du rio -Paraguay. - -Le marquis s'approcha du capitão. - -«Vous avez fait merveille, Diogo, lui dit-il; grâce à vos intelligentes -dispositions, nous sommes sauvés. - ---Ne me remerciez pas encore, Excellence, répondit l'Indien avec un -sourire railleur, tout n'est pas fini encore. - ---Oh! Oh! Nous avons maintenant une avance sur nos ennemis qui nous met -hors de leur portée. - ---Il n'y a pas d'avance avec les Guaycurus, Excellence; notre seule -chance de salut était d'atteindre la rivière et de la traverser. - ---Eh bien! Qui nous en empêche? - ---Regardez les chevaux; avant que nous soyons arrivés à la moitié de la -distance qui nous sépare du Pilcomayo, car cette rivière que vous voyez -là-bas se nomme ainsi, les ennemis seront sur nous. - ---C'est trop d'entêtement à la fin, voyez vous-même, la plaine est -déserte. - ---Vous croyez, Excellence? - ---Dame, j'ai beau regarder dans toutes les directions, je ne vois rien. - ---C'est que vous n'avez pas l'habitude de la prairie, voilà tout. -Tenez, ajouta-t-il, en allongeant le bras dans la direction du -nord-est, remarquez-vous cette ondulation convulsive des hautes herbes. - ---En effet, mais qu'est-ce que cela prouve! - ---Voyez-vous encore, continua l'impassible capitão, ces compagnies -de _ñandus_ et de _seriemas_ qui courent éperdus dans toutes les -directions, ces volées de _guaros_ et de _kamichis_ qui s'élèvent -subitement en poussant des cris discordants? - ---Oui, oui, je vois tout cela; après? - ---Après, eh bien, Excellence, l'ondulation des herbes, sans cause -apparente, puisqu'il n'y a pas un souffle de vent dans l'air; la -course éperdue des ñandus et des seriemas, et le vol effaré des guaros -et des kamichis signifient simplement que les Guaycurus sont à notre -poursuite, et qu'avant une heure, ils nous auront atteints. - ---Mais dans une heure nous aurons franchi la rivière. - ---Avec nos chevaux, c'est impossible; c'est à peine s'ils parviennent à -mettre un pied devant l'autre: regardez, ils trébuchent et s'abattent à -chaque pas. - ---C'est vrai, murmura le marquis; mais alors que faire? - ---Nous préparer à mourir. - ---Oh! Ce n'est pas vrai, ce que vous dites là, Diogo! - ---Dans une heure, aucun de nous n'existera, répondit froidement le -capitão. - ---Mais nous ne nous laisserons pas assassiner sans nous défendre! - ---Ceci est une autre question, Excellence; voulez-vous combattre -jusqu'au dernier souffle? - ---Certes. - ---Très bien; laissez-moi faire alors. Nous serons tués, je le sais -bien; mais la victoire coûtera cher à nos ennemis.» - -Sans perdre un instant, le capitão prit ses dispositions pour le -combat; elles furent d'une simplicité que les circonstances exigeaient -impérieusement. - -Les Brésiliens mirent pied à terre, égorgèrent leurs chevaux, et, avec -les cadavres des malheureux animaux, ils formèrent un cercle assez -grand pour les contenir tous. - -Le marquis occupé en ce moment à parler avec animation à doña Laura -ne s'aperçut de cette boucherie que lorsqu'il fut trop tard pour s'y -opposer. - -«Que faites-vous? s'écria-t-il. - ---Des retranchements, répondit impassiblement Diogo. Derrière ces -cadavres nous tirerons à l'abri jusqu'à ce que nos munitions soient -épuisées. - ---Mais comment fuirons-nous après le combat?» - -L'Indien éclata d'un rire nerveux et strident. - -«Nous ne fuirons pas puisque nous serons morts!» - -Le marquis ne trouva rien à répondre, il baissa la tête et retourna -auprès de la jeune fille. - -Doña Laura s'était laissée tomber à terre en proie à un profond -désespoir; son cheval était le seul qu'on n'eût pas tué, il se tenait -auprès d'elle, la tête basse et frissonnant de terreur. - -«Vous allez mourir, dit don Roque à la jeune fille. - ---Je l'espère, répondit-elle d'une voix basse et entrecoupée. - ---Vous me haïssez donc bien. - ---Il n'y a pas dans mon cœur place pour la haine, je vous méprise.» - -Il fit un mouvement de colère. - -«Doña Laura, reprit-il, il en est temps encore, révélez-moi votre -secret. - ---Pourquoi faire? lui dit-elle en le regardant en face, puisque nous -allons mourir. - ---Malédiction! s'écria-t-il en frappant du pied avec rage; cette femme -est un démon.» - -Doña Laura sourit tristement. - -«Rien ne saurait-il donc vous convaincre? A quoi vous servirait -maintenant la possession de ce secret? - ---Et à vous? répondit-elle froidement. - ---Dites-le-moi, dites-le-moi, et, je vous le jure, je vous sauverai; -quand je devrais pour cela marcher dans le sang jusqu'aux genoux. Oh! -Si j'étais possesseur de ce secret précieux, je sens que je réussirais -à échapper au danger terrible qui nous menace. Dites-le-moi, doña -Laura, je vous en supplie. - ---Non! Je préfère mourir que d'être sauvée par vous.» - -Le marquis eut un moment de fureur folle. - -«Meurs donc! Et sois maudite!» s'écria-t-il en saisissant un pistolet à -sa ceinture. - -Une main arrêta son bras. - -Il se retourna en lançant un regard farouche à celui qui avait osé le -toucher. - -«Excusez-moi, Excellence, lui dit Diogo toujours impassible, si -j'interromps votre intéressante conversation avec la señorita.» - -Doña Laura n'avait pas fait un mouvement pour se soustraire à la mort; -ses yeux ne s'étaient pas baissés, ses joues n'avaient pas pâli; la -mort, pour elle, c'était la délivrance. - -«Que me voulez-vous encore? s'écria le marquis. - ---Vous annoncer, Excellence, que le moment est proche où il va falloir -faire preuve d'adresse. Voyez.» - -Le marquis regarda. - -«Mais, misérable! s'écria-t-il au bout d'un instant, si vous n'êtes pas -un traître, vous vous êtes grossièrement trompé. - ---Plaît-il, Excellence. - ---Par le saint nom de Dieu, c'est une manada de chevaux sauvages que -vous avez prise pour nos ennemis. - ---Définitivement, Excellence, répondit le capitão avec un sourire de -dédain, vous n'avez pas la moindre expérience de la façon de combattre -des Guaycurus, ni de la vie du désert; voici probablement la dernière -chose que je vous apprendrai; mais il est toujours bon que vous le -sachiez. Les Guaycurus sont les premiers jinetes du monde. Voici la -tactique qu'ils emploient pour surprendre l'ennemi: ils lancent en -avant une troupe de chevaux sauvages afin de dérober leur nombre, puis -derrière ils se tiennent couchés de côté sur leurs chevaux, la main -gauche à la crinière et le pied droit appuyé sur l'étrier; de cette -façon, il est facile de se tromper et de supposer, ainsi que vous-même -l'avez fait, que tous les chevaux sont libres; mais vous allez bientôt -voir les cavaliers se redresser et vous les entendrez pousser leur cri -de guerre. - -Nous avons dit que tous les Brésiliens étaient étendus derrière les -cadavres de leurs chevaux, prêts à faire feu au commandement. - -Au-dessus d'eux, les vautours et les urubus, attirés par l'odeur -du sang, volaient en longs cercles en poussant des cris rauques et -discordants. - -A une demi-lieue dans la plaine, une manada de chevaux accourait avec -une extrême rapidité, en soulevant d'épais nuages de poussière. - -Les Brésiliens étaient mornes et silencieux; ils se sentaient perdus. - -Seul, Diogo avait conservé sa physionomie calme et son expression -insouciante. - -«Enfants! cria-t-il, ménagez vos munitions et ne tirez qu'à coup sûr; -vous savez qu'il ne nous reste plus de poudre.» - -Tout à coup, les chevaux sauvages arrivèrent comme la foudre sur -les retranchements, et, malgré une décharge meurtrière faite à bout -portant, les franchirent d'un élan irrésistible. - -Les guerriers Guaycurus se mirent en selle en poussant d'affreux -hurlements, et le massacre, car ce ne fut pas un combat, commença avec -un acharnement incroyable. - -Au premier rang, auprès de Tarou-Niom, se tenait Malco Díaz. - -Les yeux du métis lançaient des éclairs, il se ruait avec une furie -extraordinaire au plus épais de la mêlée, et faisait des efforts inouïs -pour se rapprocher de doña Laura. - -Par un mouvement plutôt instinctif que calculé, les Brésiliens, dès que -leur retranchement improvisé avait été forcé, s'étaient groupés autour -d'elle. - -La jeune fille, agenouillée sur le sol, les mains jointes et les yeux -au ciel, priait avec ferveur. - -La pauvre Phoebé, la poitrine traversée par une lance, se tordait à ses -pieds dans les dernières convulsions de l'agonie. - -Il y avait quelque chose de réellement beau dans le spectacle offert -par ces vingt et quelques hommes immobiles, silencieux, serrés les -uns contre les autres, et luttant désespérément contre une multitude -d'ennemis, ayant fait le sacrifice de leur vie, mais résolus à -combattre jusqu'au dernier soupir, et ne tombant que morts. - -Diogo et le marquis faisaient des prodiges de valeur; l'Indien, avec un -mépris superbe de la mort; le blanc, avec la rage du désespoir. - -«Hein! Excellence, dit le capitão, d'une voix railleuse, commencez-vous -à croire que nous y resterons?» - -Cependant les rangs des Brésiliens s'éclaircissaient de plus en plus, -mais ils ne tombaient pas sans vengeance; les Guaycurus, décimés par -les balles, éprouvaient des pertes énormes. - -Soudain, Malco Díaz bondit en avant, renversa le marquis en le frappant -du poitrail de son cheval, et, saisissant doña Laura par les cheveux, -il l'enleva, la jeta en travers sur le cou de son cheval et s'élança à -travers la plaine. - -La jeune fille jeta un cri terrible et s'évanouit. - -Ce cri, Diogo l'avait entendu; le capitão sauta par-dessus le corps du -marquis étendu sans connaissance et, renversant tout sur son passage, -il se précipita à la poursuite du métis. - -Mais que pouvait un homme à pied contre un cavalier lancé à toute bride? - -Le métis s'arrêta, un éclair jaillit de sa fauve prunelle, et il épaula -son fusil. - -Diogo le prévint. - -«C'est ma dernière charge, murmura-t-il; elle sera pour elle.» - -Et il lâcha la détente. - -Malco Díaz chancela tout à coup; ses bras s'ouvrirent convulsivement, -et il roula sur le sol en entraînant la jeune fille dans sa chute. - -Il était mort. - -Diogo s'élança vers lui, mais tout à coup il fit un bond de côté, et, -prenant son arme par le canon, il la leva au-dessus de sa tête: un -Indien venait sur lui; mais changeant presque aussitôt de position, -il bondit comme un jaguar, enlaça de ses bras nerveux l'Indien qui le -poursuivait, le renversa, et du même coup se mit en selle à sa place. -Ce prodige d'adresse et d'agilité accompli, il vola au secours de la -jeune fille. - -A peine la soulevait-il dans ses bras pour la mettre sur le cheval -qu'il s'était si miraculeusement approprié, que des guerriers Guaycurus -l'enveloppèrent dans un cercle infranchissable. - -Diogo jeta un regard douloureux à la jeune fille qu'il posa à terre, -et, retirant de sa ceinture ses pistolets, seules armes qui lui -restaient: - -«Pauvre enfant! murmura-t-il, j'ai fait ce que j'ai pu; la fatalité -était contre moi!» - -Il arma froidement ses pistolets. - -«J'en tuerai bien deux encore avant de mourir,» dit-il. - -Tout à coup les rangs des guerriers s'ouvrirent. Tarou-Niom parut. - -«Que nul ne touche à cet homme et à cette femme, dit-il, ils -m'appartiennent. - ---Allons, ce sera pour une autre fois, dit le capitão en replaçant ses -pistolets à sa ceinture. - ---Tu es brave, je t'aime, reprit Tarou-Niom; prends cette _gni-maak_ -(plume), elle te servira de sauvegarde. Reste ici jusqu'à ce que -je revienne, et veille sur l'_etlatoum_ (femme) que tu as si bien -défendue.» - -Diogo prit la plume et s'assit tristement auprès de la jeune fille. - -Une heure plus tard le capitão et doña Laura accompagnaient les -guerriers Guaycurus qui retournaient à leur village. - -La jeune fille était toujours évanouie et ne connaissait pas encore -toute l'étendue du nouveau malheur qui était venu fondre sur elle. - -Diogo la portait sur le cou de son cheval et la soutenait avec -précaution; le brave capitão paraissait déjà, non pas résigné, mais -complètement consolé de sa défaite, et causait amicalement avec le -capitão Tarou-Niom, qui lui témoignait beaucoup d'égards. - -Le combat avait fini ainsi qu'il devait finir, c'est-à-dire par la mort -de tous les Brésiliens. - -Ils avaient été impitoyablement massacrés. - -Seuls, Diogo et la jeune fille avaient survécu, par un miracle -incompréhensible, qui avait fait jaillir un éclair de pitié dans le -cœur féroce du chef guaycurus. - -Quant au marquis de Castelmelhor, nul ne savait ce qu'il était devenu; -malgré les recherches les plus actives, il avait été impossible de -retrouver son corps. - -Était-il mort? Était-il vivant et avait-il contre toute probabilité -réussi à s'échapper? - -Son sort demeurait enveloppé d'un impénétrable mystère. - -Bientôt les Indiens disparurent, la plaine où s'était passée cette -effroyable tragédie redevint solitaire, et les vautours, s'abattant sur -les cadavres, commencèrent une horrible curée de chair humaine. - -FIN DU PROLOGUE. - - - - - -LE GUARANIS - - - - -I - -EL VADO DEL CABESTRO. - - -Le 23 décembre 1815, entre deux et trois heures de l'après-midi, -c'est-à-dire au moment le plus chaud de la journée, deux voyageurs, -venant l'un du nord, l'autre du sud, se rencontrèrent face à face, sur -les bords d'une petite rivière, affluent du rio Dulce, à un endroit -nommé _el Vado del Cabestro_, c'est-à-dire le gué du Licol, situé à -égale distance des villes de Santiago et de San Miguel de Tucumán. - -En arrivant au bord de l'eau, comme d'un commun accord, les deux -voyageurs retinrent la bride et s'examinèrent attentivement pendant -quelques instants. - -La rivière que tous deux se préparaient à traverser en sens contraire, -grossie par les pluies d'orage, était assez large en ce moment, ce qui -empêchait les deux voyageurs de se distinguer réciproquement assez -complètement pour se former l'un de l'autre une opinion rassurante. - -Tout étranger qu'on rencontre au désert est sinon un ennemi, du moins, -jusqu'à plus ample renseignement, un individu dont la prudence exige -qu'on se méfie. - -Après une hésitation courte, mais bien marquée, chaque voyageur ramena -à sa portée le long fusil qu'il avait jeté en bandoulière, l'arma -en faisant craquer avec bruit la détente, et, semblant prendre une -résolution suprême, chatouilla légèrement de l'éperon les flancs de son -cheval et entra dans l'eau. - -Le gué était large et peu profond; l'eau arrivait à peine au ventre des -chevaux, ce qui laissait aux cavaliers liberté entière de se diriger à -leur guise. - -Cependant ils s'avançaient l'un vers l'autre en continuant à s'observer -attentivement, prêts à faire feu au moindre mouvement suspect. La -distance diminuait rapidement entre eux; bientôt ils ne se trouvèrent -plus qu'à deux pas à peine l'un de l'autre. - -Tout à coup ils poussèrent une exclamation joyeuse et s'arrêtèrent en -riant à gorge déployée. - -A plusieurs reprises ils essayèrent de parler; mais le rire, plus fort -que leur volonté, les en empêcha, et ils éclatèrent de plus belle. - -Cependant, ils avaient subitement désarmé leurs fusils, qui avaient -aussitôt repris leur position inoffensive en bandoulière, ce qui -témoignait que la sécurité la plus complète avait succédé dans leur -esprit à l'inquiétude qui d'abord les agitait. - -Enfin, l'un d'eux parvint à reprendre assez son sang-froid pour que -les paroles se fissent jour à travers sa gorge et parvinssent jusqu'à -ses lèvres. - -«Pardieu! s'écria-t-il en français, en tendant la main droite à -son singulier interlocuteur, qui riait toujours, la rencontre est -précieuse et j'en garderai longtemps le souvenir; je n'ose encore en -croire mes yeux: êtes-vous un homme ou un fantôme? Est-ce bien vous, -cher monsieur, vous que j'ai vu, il y a deux ans à peine, postulant à -Paris auprès du gouvernement, pour je ne sais plus quel emploi, que je -retrouve aujourd'hui au fond de ce désert, portant poncho et sombrero, -et ressemblant à s'y méprendre, par votre singulier accoutrement, à un -gaucho de la bande orientale. - ---Oui, répondit l'autre, en jetant un regard de satisfaction sur sa -personne; le costume est assez bien réussi; mais, ajouta-t-il entré -deux éclats de rire, je suis en droit, il me semble, de vous retourner -la question; comment se fait-il que je vous rencontre ici, vous dont la -haute position?... - ---Chut! interrompit le premier interlocuteur en devenant subitement -sérieux, rien n'est stable en ce monde, vous le savez, monsieur -Gagnepain. - ---Hélas! Qui plus que moi a été à même de l'apprendre? fit tristement -le premier voyageur. - ---Vous soupirez! Seriez-vous devenu comme moi le jouet de la fortune? - ---La fortune et moi, nous nous sommes trop peu connus jusqu'à présent, -fit-il avec un sourire, pour qu'elle ait songé à moi d'une façon ou -d'une autre; je ne me plains au contraire que de son indifférence à mon -égard. Quant à vous, monsieur, je croyais que les derniers événements, -dont notre malheureux pays a été le théâtre, événements dans lesquels, -si je ne me trompe, vous avez joué un rôle assez, important, ne -pouvaient qu'avoir influé avantageusement sur votre fortune.» - -Le second voyageur sourit amèrement. - -«L'ingratitude et la proscription sont la monnaie courante des cours, -dit-il. C'est en vain que l'homme se croit habile et un en ce monde, il -s'agite et Dieu le mène. - ---Sans compter les passions qui le conduisent, interrompit le premier -interlocuteur avec un léger accent de raillerie. Mais se reprenant -aussitôt et changeant de conversation: Où allez-vous donc ainsi? - ---A San Miguel de Tucumán, puis de là au Chili. - ---Seul? - ---Oh! Non, mes gens viennent derrière moi; je les ai seulement un peu -devancés, afin de me livrer en toute liberté à mes réflexions. Et vous? - ---Oh! Moi, c'est différent; je suis presque sur mes terres, ici. - ---En vérité? - ---Ma foi, oui; seulement, entendons-nous, je ne compte pas habiter -éternellement ce pays; cependant, si vous le désirez et que vous ne -soyez pas trop pressé de continuer votre voyage, je serai heureux de -vous faire visiter ma maison, dont nous ne sommes guères éloignés que -d'une vingtaine de milles, et de vous y offrir l'hospitalité. - ---Comment! Votre maison? Vous avez une maison ici? - ---Mon Dieu! Oui; il fallait que je vinsse en Amérique pour accomplir -ce miracle d'être propriétaire. C'est piquant, n'est-ce pas? fit-il en -riant. Mais il me semble que, depuis bien longtemps déjà, nous sommes -arrêtés au milieu de l'eau. Que dites-vous de ma proposition? Vous -sourit-elle? Rebroussez-vous votre route?» - -L'autre hésita un instant. - -«Décidez-vous, monsieur, le hasard, ou si vous le préférez, la -Providence, qui nous a fait nous rencontrer ainsi inopinément, a -peut-être de secrets desseins sur nous; ne la contrarions pas. Ces -paroles furent prononcées d'un ton semi-sérieux, semi-railleur. - ---Pourquoi plaisanter sur ce sujet, monsieur Gagnepain, répondit -l'autre avec un léger accent de reproche, bien que vous soyez artiste, -et par conséquent esprit fort, ce que vous dites est plus vrai que vous -ne voulez sans doute vous l'avouer à vous-même. - ---Pardon, j'avais oublié que vous êtes un ancien oratorien, mettons que -je n'ai rien dit; ainsi vous rebroussez chemin avec moi? - ---Certes, rien ne me presse, j'arriverai toujours assez tôt là où je -vais; j'aurai le plus grand plaisir à passer quelques heures en votre -compagnie; les occasions de ne point parler cette affreuse langue -espagnole et de causer avec un compatriote ne sont pas assez fréquentes -dans cet abominable pays, pour qu'on les laisse échapper quand on a le -bonheur de les rencontrer. - ---Venez donc, alors; nous nous étendrons sur l'herbe, à l'ombre de ces -magnifiques palmiers, et, pendant que nos chevaux se délasseront, nous -laisserons passer la grande chaleur du jour en causant et en attendant -vos gens. - ---Votre offre est si cordiale que je ne veux pas la refuser. - ---Parfaitement parlé, mon cher duc. - ---Silence, interrompit vivement celui auquel on venait de donner ce -titre; je me nomme Dubois, et je suis naturaliste; souvenez-vous de -cela, je vous en supplie. - ---Ah! fit l'autre avec un léger étonnement, comme vous voudrez; va pour -Dubois, c'est un nom aussi bon qu'un autre. - ---Meilleur pour moi en ce moment. Allons donc sans plus de retard.» - -Les deux voyageurs regagnèrent alors le bord de la rivière où, suivant -le programme convenu entre eux, ils enlevèrent la bride à leurs -chevaux, tout en ayant soin de les attacher par la longe, de peur -qu'ils ne s'écartassent; et, après avoir battu les buissons du canon de -leurs fusils pour chasser les reptiles, ils s'étendirent sur l'herbe -verte et touffue, sous l'ombre protectrice d'un palmier gigantesque, en -poussant un soupir de voluptueuse satisfaction. - -Le pays au centre duquel s'étaient rencontrés nos personnages étaient -loin sous tous les rapports de mériter l'épithète dont l'un deux -l'avait flétri; c'était, au contraire, une admirable contrée, dont -les paysages grandioses et accidentés ont toujours fait l'admiration -des explorateurs, bien rares à la vérité, que l'amour de la science a -poussés à les visiter sous tous leurs aspects. - -Le Tucumán où se passent en ce moment les événements de notre histoire, -est une des contrées les plus heureusement situées de l'Amérique du Sud. - -Placée au nord de la province de Catamarca, cette contrée, traversée -par une branche des Andes, jouit d'un climat tempéré en été et presque -froid en hiver; une grande partie de son territoire se compose -d'immenses plateaux ou _llanos_, couverts d'une luxuriante végétation, -entretenue par de nombreux cours d'eau et des rivières considérables -qui, ne trouvant pas de débouché, à cause du peu de pente du terrain, y -forment de nombreux lacs sans écoulement. - -Cette région est aujourd'hui une des plus vastes, des plus peuplées et -des plus riches de la Confédération Buenos-airienne. - -De l'endroit où les voyageurs s'étaient arrêtés, ils jouissaient d'un -coup d'œil enchanteur et voyaient se dérouler devant eux un paysage -ravissant: à leurs pieds, une rivière large et profonde serpentait -comme un ruban d'argent à travers les plaines couvertes de hautes -herbes d'un vert d'émeraude, du milieu desquelles bondissaient à -chaque instant des cerfs, des vigognes, jouant par troupes, tandis que -les taureaux sauvages levaient leurs larges têtes armées de cornes -formidables, et jetaient autour d'eux des regards empreints d'une -pensive tristesse; des volées de pigeons et de perdrix volaient dans -tous les sens en jetant dans l'air les notes stridentes ou douces de -leurs chants, tandis que de magnifiques cygnes noirs s'ébattaient -sur la rivière et se laissaient nonchalamment emporter au courant, -défilant devant les flamants roses et les hérons, occupés à pêcher sur -la rive; d'immenses forêts tenaient tout l'arrière-plan du paysage -et s'élevaient, de gradin en gradin, sur les versants lointains -des Cordillières, dont les cimes dentelées et couvertes de neiges -éternelles se confondaient avec les nuages. - -Le soleil répandait avec profusion ses rayons éblouissants sur cette -nature primitive et faisait scintiller, comme des millions de diamants, -les sables incessamment mouillés des plages de la rivière. - -Un calme profond régnait dans ce désert, si vivant et si animé -cependant, et du sein duquel s'élevaient, comme un hymne solennel vers -Dieu, les chants des innombrables oiseaux blottis sous la feuillée. - -Avant que d'aller plus loin et de rapporter la conversation de nos -personnages, nous les ferons plus intimement connaître au lecteur en -traçant leur portrait en quelques lignes. - -Le premier, celui qui ne voulait pas qu'on lui donnât le titre de -duc et qui prétendait se nommer Dubois et exercer la profession de -naturaliste, était un homme d'environ cinquante-deux ans, mais qui -en paraissait plus de soixante; son corps, long et maigre, était -légèrement courbé; ses membres grêles se perdaient pour ainsi dire -dans les larges plis de ses vêtements, ses traits, fatigués par les -veilles et les travaux intellectuels, sans doute, devaient avoir été -admirablement beaux: son front était large, mais sillonné de rides -profondes; ses yeux noirs bien ouverts, surmontés d'épais sourcils, -avaient un regard fixe pénétrant, qui, lorsqu'il s'animait, devenait -impossible à supporter; son nez était droit, sa bouche un peu grande, -mais garnie de dents magnifiques; ses lèvres un peu minces, sur -lesquelles un sourire froid et railleur semblait stéréotypé, son menton -carré lui complétait, avec l'absence complète de barbe, une physionomie -imposante, un peu dure, mais que, lorsque cela lui plaisait, il savait -rendre extrêmement bienveillante. Toute sa personne respirait cette -grâce aristocratique, onctueuse et un peu féline qui distingue les -diplomates et les hauts dignitaires de l'Église; elle formait, avec la -noblesse de ses gestes, le contraste le plus complet, non seulement -avec le costume qu'il avait cru devoir adopter, mais encore avec les -façons plébéiennes qu'il affectait, et que, comme un rôle mal appris, -il oubliait à chaque instant. - -L'autre voyageur se nommait Émile Gagnepain; il avait de trente -à trente-deux ans; sa taille était ordinaire, mais bien prise et -fortement charpentée; ses épaules larges, sa poitrine bombée; la -santé semblait lui sortir par tous les pores: ses bras sur lesquels -saillaient des muscles gros comme des cordes et durs comme du fer, -témoignaient d'une vigueur corporelle peu commune; son visage -respirait la franchise et la bonne humeur; ses traits réguliers, ses -yeux bruns pleins de finesse, sa bouche rieuse, ses cheveux d'un -blond fauve, frisés comme ceux d'un nègre; sa moustache, cirée avec -soin et coquettement relevée; son menton rasé et ses favoris touffus -qui atteignaient presque les coins de sa bouche, lui formaient -une physionomie pleine de franchise et d'énergie qui, au premier -coup d'œil, attirait la sympathie. La liberté un peu brusque de -ses mouvements, sa parole vive et colorée le faisaient reconnaître -facilement pour un de ces êtres privilégiés, dit-on, malheureux, -disons-nous, qu'on est convenu de nommer artistes. En effet, il était -peintre; du reste, particularité que nous avons oublié de mentionner, -il avait attaché solidement à la croupe de son cheval, une boîte à -couleurs, un large parapluie, un chevalet et un appuie-main, appareil -indispensable à tous les peintres et qui, dans un pays moins sauvage -que celui dans lequel il se trouvait, l'aurait immédiatement dénoncé -pour ce qu'il était, malgré son costume de gaucho. - -Ce fut lui qui, le premier, prit la parole. A peine s'était-il laissé -aller sur l'herbe que, se redressant brusquement et traçant un cercle -dans l'espace avec son bras droit étendu devant lui: - -«Quelle admirable chose que la nature, s'écriât-il, et comme les hommes -sont coupables de la gâter ainsi qu'ils le font sans cesse, sous -prétexte d'amélioration, comme si la Providence n'était pas plus habile -qu'eux! - ---Bravo! répondit l'autre personnage, auquel nous conserverons, jusqu'à -nouvel ordre, le nom de Dubois, sous lequel il s'est fait connaître -à nous; bravo! Monsieur Émile, je vois que vous êtes toujours aussi -enthousiaste qu'à l'époque où j'ai eu le plaisir de vous rencontrer. - ---Eh! Monseigneur ... monsieur, veux-je dire, pardon de ce lapsus -involontaire, ne nous enviez pas l'enthousiasme, à nous autres pauvres -diables d'artistes; l'enthousiasme, c'est la foi, c'est la jeunesse, -c'est l'espérance peut-être! - ---Dieu me garde d'avoir une telle pensée; je vous admire, au contraire, -moi qui, de la vie, ne puis plus aujourd'hui boire que l'absinthe. - ---Bah! fit gaiement le peintre, demain n'existe pas, c'est un mythe; -vive aujourd'hui! Voyez quel éblouissant soleil, quelle magnifique -campagne; est-ce que tout cela ne vous raccommode pas un peu avec -l'humanité?» - -M. Dubois soupira. - -«Que la jeunesse est heureuse, dit-il; tout lui sourit, jusqu'au désert -où elle court le risque flagrant de mourir de faim. - ---Laissez donc, monsieur, l'homme qui est parvenu à vivre à Paris -n'ayant rien ne doit redouter aucun désert. - ---Cela nous ramène à une question que je voulais vous adresser, -répondit M. Dubois en riant de la boutade paradoxale de l'artiste. - ---Voyons la question? fit celui-ci d'un ton de bonne humeur. - ---Veuillez d'abord ne pas attribuer à une indiscrétion indigne de moi, -mais seulement, je vous prie, au vif intérêt que je vous porte, la -question que je me propose de vous adresser. - ---De l'indiscrétion avec moi, monsieur; vous voulez rire, sans doute. -Allez, ne craignez pas de m'adresser cette question. Quelle qu'elle -soit, je me fais fort d'y répondre de façon à vous satisfaire. - ---Depuis notre singulière rencontre, je me creuse vainement la tête -pour deviner le motif qui vous a décidé à émigrer ainsi dans ces -régions inconnues. - ---Émigrer, fi! Monsieur! Le vilain mot; voyager, vous voulez dire, sans -doute? - ---Voyager, soit, mon jeune ami; je ne chicanerai pas avec vous sur une -expression que vous avez le droit de trouver malsonnante. - ---Pourquoi ne pas me dire franchement que c'est mon histoire que vous -me demandez, monsieur le duc? - ---Chut! Chut! Cher monsieur, ne vous ai-je pas prié d'oublier ce titre. - ---Au diable la recommandation! Je l'oublierai toujours. - ---J'espère que non, lorsque je vous aurai affirmé qu'il est pour moi de -la dernière importance que ce titre malencontreux soit ignoré de tous -en ce pays. - ---Cela suffit, monsieur, je ne me le rappellerai plus. - ---Je vous remercie; maintenant, si ce n'est pas abuser de votre -complaisance, racontez-moi cette histoire que je désire si fort -connaître, car, à Paris, nous nous sommes rencontrés dans des -circonstances trop peu sérieuses pour que je me sois informé jamais de -vos antécédents qui, je ne sais pourquoi, m'intéressent aujourd'hui -plus que je ne pourrais vous l'exprimer. - ---Cela est facile à comprendre, monsieur, les distances qui nous -séparaient l'un de l'autre, les barrières infranchissables qui, -à Paris, s'élevaient entre nous n'existent plus ici; nous sommes -deux hommes, face à face dans le désert, se valant l'un l'autre, -et je me hâte d'ajouter deux compatriotes, c'est-à-dire deux amis; -naturellement, nous devons faire cause commune envers et contre tous, -nous intéresser l'un à l'autre et nous aimer comme protestation en -haine des étrangers au milieu desquels le sort nous a jetés et qui sont -et doivent être nos ennemis naturels. - ---Peut-être avez-vous raison, mais, quelle qu'en soit la cause, cette -sympathie existe, et je serai heureux, s'il vous plaît, de me dire -votre histoire. - ---Cette histoire est bien simple, monsieur; en deux mots, je vous la -raconterai; seulement, je doute fort qu'elle vous intéresse. - ---Dites toujours, mon jeune ami. - ---M'y voici. Mon nom, vous le connaissez, je me nomme Émile Gagnepain, -nom plébéien s'il en fût, n'est-ce pas? - ---Le nom ne fait rien à l'affaire. - ---Sans doute. En 1792, lorsque la patrie fut en danger, mon père, -pauvre diable de premier clerc de procureur, marié depuis quelques -années à peine, abandonna sa femme et son enfant, alors âgé de sept à -huit ans, pour s'engager comme volontaire et voler à la défense de la -République. Lorsque mon père annonça à sa femme la détermination qu'il -avait prise, celle-ci lui répondit avec un laconisme tout spartiate: Va -défendre la patrie, elle doit passer avant les affections de famille. -Mon père parti, notre pauvre foyer, déjà bien misérable, le devint -davantage encore; heureusement, j'eus le bonheur d'être recommandé à -David, dans l'atelier duquel j'entrai. Ma mère, débarrassée de moi, -put, à force de travail et d'économie, attendre des temps meilleurs. -Cependant les années s'écoulaient les unes après les autres, mon père -ne revenait pas, les nouvelles que nous recevions de lui étaient -rares, nous avions appris qu'il avait été nommé capitaine dans la -vingt-cinquième demi-brigade, après plusieurs actions d'éclat, voilà -tout. Quelquefois, rarement, un petit secours d'argent arrivait à -ma mère; au camp de Boulogne, mon père avait refusé la croix de la -Légion d'honneur, sous prétexte que la République n'avait pas de -distinctions à donner à ceux de ses enfants qui ne faisaient que -leur devoir le plus strict en la servant bien. Quelques mois plus -tard il tombait criblé de balles à Austerlitz, au milieu d'un carré -autrichien qu'il avait enfoncé, à la tête de sa compagnie, en criant, -malgré le nouvel ordre de choses: _Vive la République_! L'Empereur ne -garda pas rancune au soldat de 92; il donna une pension de 800 fr. -à sa veuve; c'était bien, mais, pas assez pour vivre. Heureusement -j'avais grandi, j'étais maintenant en mesure de venir en aide à ma -mère. Grâce à la toute-puissante protection de mon maître, bien que -fort jeune encore, je gagnais assez d'argent, non seulement pour -m'entretenir convenablement, mais encore pour donner à ma mère un peu -de ce bien-être dont elle avait tant besoin. Ce fut alors, je ne sais -à quelle occasion, que me vint le désir de voyager en Amérique, afin -d'étudier cette nature dont, quoi qu'on en dise, nous n'avons en Europe -que des contrefaçons plus ou moins bien réussies. - ---Vous êtes sévère, monsieur, interrompit son interlocuteur. - ---Non, je suis juste; la nature n'existe plus chez nous, l'art seul se -prélasse à sa place. Aucun paysage européen ne soutiendra jamais la -comparaison avec un décor d'opéra, au point de vue de la vérité des -détails. Mais je reprends. Je redoublai donc d'efforts; je voulais -partir, mais pas avant d'avoir assuré à ma mère une position qui la mît -à jamais, quelque chose qui m'arrivât pendant mon absence, à l'abri du -besoin. A force de travail et de persévérance, je parvins à résoudre -ce problème presque insoluble. Les efforts qu'il me fallut faire, je -ne vous les dirai pas, monsieur, cela dépasse toute croyance; mais ma -détermination était prise: je voulais voir cette Amérique, dont les -voyageurs font de si magnifiques descriptions. Enfin, après dix ans -d'une lutte incessante, je réussis à réunir une somme de trente-cinq -mille francs, c'était bien peu, n'est-ce pas? Cependant cela me suffit, -je gardai cinq mille francs pour moi, je plaçai le reste au nom de -ma mère, et, certain que désormais elle pourrait se passer de moi, -je partis; voilà huit mois que je suis débarqué en Amérique. Je suis -heureux comme le premier jour: tout me sourit, l'avenir est à moi! Je -vis comme les oiseaux, sans souci du lendemain; j'ai acheté, moyennant -la somme comparativement énorme de 250 francs, un rancho à de pauvres -Indiens guaranis, qui, effrayés par la guerre des colonies contre la -métropole, se sont réfugiés au grand Chaco, parmi leurs congénères. -Voilà comment je suis propriétaire. Continuellement en course de çà -et de là, j'étudie le pays et je choisis les études que plus tard je -ferai. Cela durera autant que cela pourra: l'avenir est à Dieu; il est -inutile que je m'en préoccupe à l'avance. Voilà mon histoire, monsieur, -vous voyez qu'elle est simple. - ---Oui, répondit son interlocuteur d'un air pensif, trop simple même; le -bonheur complet n'existe pas au monde où nous sommes; pourquoi ne pas -songer un peu à l'adversité qui tout à coup peut vous surprendre? - ---Dame! fit en riant l'artiste, c'est que, plus malheureux ou plus -pauvre que Polycrate, tyran de Samos, je n'ai même pas un anneau à -jeter à la mer; d'ailleurs vous savez la fin de l'histoire: un poisson -quelconque me le rapporterait; je préfère attendre. - ---Cette philosophie est bonne; je n'y trouve rien à redire. Heureux -ceux qui peuvent la pratiquer. Malheureusement je ne suis pas du -nombre, dit-il en étouffant un soupir. - ---Si je ne craignais pas de vous déplaire, je vous adresserais une -question à mon tour? reprit en hésitant le peintre. - ---Je sais ce que vous me voulez demander. Vous ne comprenez point, -n'est-ce pas, comment il se fait que moi, dont la position élevée -semblait me mettre pour toujours à l'abri des tempêtes, je me trouve -aujourd'hui près de vous dans ce désert? - ---Pardon, monsieur, si ce que je vous demande doit le moins du monde -vous chagriner, ne me dites pas un mot, je vous en prie.» - -Le vieillard sourit avec amertume. - -«Non, reprit-il, il est bon parfois de verser le trop plein de son -cœur dans une âme pure et indulgente. Je ne vous dirai que deux mots -qui vous apprendront tout. Les sommets élevés attirent fatalement -la foudre, cela est un axiome généralement reconnu. Malgré l'appui -tout-puissant que je prêtai aux Bourbons pour rentrer en France, mon -dévouement de fraîche date ne put les convaincre de ma fidélité; sous -le duc de Napoléon, ils retrouvèrent le conventionnel qui avait jadis -voté la mort du roi Louis XVI; des amis m'avertirent; je partis, me -condamnant moi-même à l'exil pour éviter la mort suspendue sans doute -sur ma tête. J'abandonnai tout, parents, amis, fortune, jusqu'à -un nom sans tache et honoré jusqu'alors, pour aller dans un autre -hémisphère cacher ma tête proscrite. Pendant que, par un côté, jeune -et insouciant, vous abordiez en Amérique, j'y arrivais, moi, par un -autre côté, vieux, désillusionné, maudissant le coup qui me frappait; -croyez-le bien, quelque soit leur nom, les dynasties sont toutes -ingrates, parce qu'elles se sentent impuissantes; seul le peuple est -juste, parce que, lui, il sait qu'il est fort. - ---Je vous plains doublement, répondit en lui tendant la main le jeune -homme; d'abord parce que votre proscription est inique; ensuite parce -que vous arrivez dans un pays bouleversé par les partis et qui, en ce -moment, est en pleine révolution. - ---Je le sais, répondit-il en souriant; c'est sur cette révolution que -je compte, peut-être elle me sauvera. - ---Je le souhaite pour vous, bien que vos paroles soient tellement -obscures pour moi, que je ne saurais les comprendre; il est vrai que, -jusqu'à ce jour, jamais je n'ai songé à la politique. - ---Qui sait si bientôt elle n'absorbera pas toutes vos pensées? - ---Dieu m'en garde! Monsieur, s'écria-t-il avec un bond d'indignation; -je suis peintre et l'art est tout pour moi. - ---Voici mes gens qui arrivent, dit M. Dubois en changeant de ton. - ---Où cela? - -Mais ici, devant nous. - ---Diable! Mais alors quels sont donc les cavaliers qui nous arrivent -de ce côté, reprit le peintre en indiquant du bout du doigt un point -diamétralement opposé à celui dans lequel apparaissait effectivement un -groupe composé d'une quinzaine d'individus. - ---Hum! fit son interlocuteur avec une nuance d'inquiétude, que peuvent -être ces gens? - ---Bah! fit insoucieusement le jeune homme, nous le saurons bientôt. - ---Trop tôt, peut-être,» répondit le vieillard en hochant pensivement la -tête. - -Deux troupes se dirigeaient en effet au galop vers la rivière. - -Toutes deux se trouvaient à peu près à égale distance des voyageurs. - - - - -II - -AMIS ET ENNEMIS. - - -Disons, en quelques mots, quelle était la situation politique de -l'ancienne vice-royauté de Buenos Aires au moment où recommence notre -histoire. - -Malgré le décret royal du 22 janvier 1809, déclarant les provinces -de l'Amérique espagnole partie intégrante de la monarchie avec des -droits égaux à ceux des autres provinces de la métropole, cependant don -Baltasar de Cisneros, nommé vice-roi, arrivait avec le titre de comte -de Buenos Aires et avec l'assignation d'une rente annuelle de cent -mille réaux. - -L'indignation longtemps contenue éclata enfin. - -Une commission, à la tête de laquelle figuraient deux patriotes dévoués -nommés don Juan José Castelli et don Manuel Belgrano, fut instituée. - -Le 14 mai 1810, une députation composée de près de six cents notables -de Buenos Aires se rendit auprès du vice-roi pour l'inviter à se -démettre pacifiquement d'une autorité désormais ridicule et illégale, -puisqu'elle émanait d'un pouvoir qui n'existait plus de fait en Europe. - -Une junte fut formée qui, après avoir proclamé l'abolition de la cour -des comptes, le traitement du vice-roi et l'impôt sur le tabac, expédia -une force imposante à Córdoba contre le général Liniers, Français -d'origine, mais dévoué à la monarchie espagnole, que depuis longtemps -déjà il servait avec éclat en Amérique. - -Liniers avait réussi à réunir une armée assez forte, soutenue par une -escadrille qui, partie de Montevideo, était venue bloquer Buenos Aires. - -Malheureusement, cet événement qui devait sauver la cause royale, la -compromit de la façon la plus grave. - -L'armée de Liniers se débanda, la plupart des soldats tombèrent aux -mains des indépendants; Moreno, Concha et Liniers lui-même eurent le -même sort. - -La junte, en apprenant ce résultat inespéré d'une campagne dont elle -appréhendait si fort les suites, résolut de frapper un coup décisif -afin d'intimider les partisans de la cause royale. - -Le général Liniers était fort aimé du peuple, auquel il avait rendu de -grands services; il pouvait être sauvé et délivré par lui; il fallait -éviter ce _malheur._ - -Don Juan José Castelli reçut, en conséquence, l'ordre d'aller -au-devant des captifs. Il obéit et les rencontra aux environs du mont -Papagallo. - -Alors il se passa une scène horrible que l'histoire a justement -flétrie. Sans forme de procès, de sang-froid, tous les prisonniers -furent égorgés. Seul, l'évêque de Córdoba fut épargné, non par respect -pour son caractère sacré, mais seulement afin de ménager les préjugés -populaires. - -Ainsi mourut lâchement assassiné le général Liniers, homme auquel la -France se glorifie, à juste titre, d'avoir donné le jour, qui avait -rendu de si grands services à sa patrie adoptive et dont le nom vivra -éternellement sur les rives américaines, à cause de ses nobles et -belles qualités. - -Cependant un nouvel orage s'éleva contre les indépendants. - -Le vice-roi du Pérou envoya sous le commandement du colonel Cordova un -corps d'armée contre les Buenos-Airiens. - -Le 7 novembre, les deux partis se rencontrèrent à Hupacha; après une -lutte acharnée, tes royalistes furent vaincus et la plupart faits -prisonniers. - -Castelli, que nous avons vu massacrer Liniers et ses compagnons, avait -suivi les troupes royales dans leur marche; il ne voulut pas laisser -son œuvre incomplète: les prisonniers furent tous fusillés sur le champ -de bataille. - -Le vice-roi du Pérou, effrayé par ce désastre, fit demander une trêve -que la junte consentit à lui accorder. - -Mais la lutte était loin d'être finie. L'Espagne n'était nullement -disposée à abandonner, sans y être contrainte par la force des armes, -les magnifiques contrées où, pendant si longtemps, son drapeau avait -paisiblement flotté, et d'où découlaient ses immenses richesses; et, -au moment où recommence notre histoire, l'indépendance des provinces -buenos-airiennes, loin d'être assurée, était de nouveau remise -sérieusement en question. - -Les dépositaires du nouveau pouvoir n'avaient pas tardé à entrer en -lutte les uns contre les autres, et à sacrifier à leurs misérables -visées ambitieuses les intérêts les plus sacrés de leur patrie, en -inaugurant cette ère de guerres fratricides, non fermée encore et qui -conduit à une ruine inévitable ces régions si belles et si riches. Au -moment où nous reprenons notre récit, le parti espagnol un instant -abattu avait relevé la tête; jamais les colonies, à peine émancipées, -ne s'étaient trouvées en si grand danger de périr. - -Le général espagnol Pezuela, à la tête de troupes aguerries, faisait de -grands progrès dans le haut Pérou. Le 25 novembre, il avait remporté -une victoire signalée à Viluma, repris possession de Ghuquisaca, -Potosí, Tunca; ses grands'gardes atteignaient Cinti, et des cuadrillas, -ou guérillas de corps francs, partisans de l'Espagne, ravageaient -presque impunément la frontière de la province de Tucumán. - -La situation était donc des plus critiques. La guerre n'avait rien -perdu de sa première férocité; chaque parti semblait bien plutôt être -composé de brigands altérés de sang et de pillage, que de braves -soldats ou de loyaux patriotes; les routes étaient infestées de gens -sans aveu qui changeaient de casaque selon les circonstances et, en -résumé, faisaient la guerre aux deux partis selon les exigences du -moment. Les Indiens, profitant de ces désordres, pêchaient en eau -trouble et faisaient la chasse aux blancs, royalistes ou insurgés. - -Puis, pour mettre le comble à tant de malheurs, une armée brésilienne, -forte de dix mille hommes et commandée par le général Lesort, avait -envahi la province de Montevideo, depuis déjà fort longtemps convoitée -par le Brésil et dont il espérait, à la faveur des dissensions -intestines des Buenos-Airiens, s'emparer presque sans coup férir. - -On comprend parfaitement combien devait être précaire la situation -de voyageurs européens forcément isolés dans cette contrée, ne -connaissant ni les mœurs ni même la langue des gens auxquels ils -se trouvaient mêlés, et jetés ainsi à l'improviste au milieu de ce -tourbillon révolutionnaire qui, semblable au simoun africain, dévorait -impitoyablement tout ce qu'il rencontrait sur son passage. - -Nous reviendrons maintenant aux deux Français que nous avons laissés -nonchalamment étendus sur l'herbe au bord de la rivière et devisant -entre eux de choses indifférentes. - -La vue de la seconde troupe signalée par le peintre avait excité au -plus haut degré l'inquiétude de son interlocuteur. Hâtons-nous de -constater que cette inquiétude était plus que justifiée par l'apparence -excessivement suspecte des cavaliers qui la composaient. - -Ils étaient cinquante environ, bien montés et armés jusqu'aux dents, de -longues lances, de sabres, de poignards et de mousquetons. - -Ces cavaliers étaient évidemment des Espagnol. Leurs traits hâlés par -l'air du désert et bronzés par le soleil, respiraient l'intelligence -et la bravoure;, il y avait en eux quelque chose de l'allure fière et -déterminée des premiers conquérants espagnols, dont ils descendaient en -droite ligne, sans avoir dégénéré. Maîtres encore d'une grande partie -du territoire américain, ils n'admettaient pas qu'ils pussent en être -jamais chassés par les indépendants, malgré les victoires remportées -par ceux-ci. - -Bien que lancés au galop, ils s'avançaient en bon ordre, la poitrine -couverte de la cuirasse de buffle destinée à repousser les flèches -indiennes, la lance fichée dans l'étrier, le mousqueton à l'arçon et -le sabre recourbé à fourreau de fer battant l'éperon avec un bruit -métallique. - -A dix pas en avant de la troupe venait un jeune homme de haute mine, -aux traits fiers et nobles, à l'œil noir et bien ouvert, à la bouche -railleuse, ombragée par une fine moustache noire coquettement cirée et -relevée en croc. - -Ce jeune homme portait les insignes de capitaine et commandait la -troupe qu'il précédait; il avait environ vingt-cinq ans. Tout en -galopant, il jouait avec une désinvolture charmante avec son cheval, -magnifique spécimen des coursiers indomptés de la pampa, auquel, tout -en lui parlant et en le flattant d'une main de femme, délicate et -nerveuse, il se plaisait à faire exécuter des courbettes, des sauts de -côté et des changements de pieds qui parfois, amenaient un froncement -de sourcil et une grimace de mauvaise humeur sur le visage cuivré -et balafré d'un vieux sergent maigre et efflanqué, qui galopait en -serre-file à la droite de la compagnie. - -Cependant, la distance diminuait rapidement entre les deux troupes, -dont les voyageurs se trouvaient être pour ainsi dire le centre commun. - -Ceux-ci, sans se dire un mot, mais comme d'un commun accord, s'étaient -mis en selle, et au milieu du chemin, ils attendaient, calmes et -dignes, mais la main sur leurs armes, et intérieurement sans doute fort -inquiets, bien qu'ils ne voulussent pas le paraître. - -La seconde troupe, dont nous n'avons pas encore parlé, se composait -d'une trentaine de cavaliers au plus, portant tous le costume -caractéristique et pittoresque des gauchos de la pampa; ils -conduisaient au milieu d'eux une dizaine de mules chargées de bagages. - -Arrivée à une quinzaine de pas des voyageurs, les deux troupes firent -halte, semblant se mesurer de l'œil et se préparer mutuellement au -combat. - -Pour un spectateur indifférent, certes c'eût été un étrange spectacle -que celui offert par ces trois groupes d'hommes, aussi fièrement campés -au milieu d'une plaine déserte, se lançant des regards de défi, et -cependant immobiles et comme hésitant à se charger. - -Quelques minutes, longues comme un siècle, dans une situation aussi -tendue, s'écoulèrent. - -Le jeune officier, voulant sans doute en finir et ennuyé de cette -hésitation qu'il ne paraissait pas partager, s'avança en faisant -caracoler son cheval et en se frisant nonchalamment la moustache. - -Arrivé à quelque cinq ou six pas des voyageurs: - -«Holà! Bonnes gens, dit-il d'une voix narquoise, que faites-vous là, -plantés, l'air effaré comme des ñandus à la couvée? Vous n'avez pas, -je suppose, la prétention de nous barrer le passage, ce qui serait par -trop réjouissant. - ---Nous n'avons aucune prétention, señor capitan, répondit M. Dubois -dans le meilleur castillan qu'il put imaginer, castillan qui, malgré -ses efforts était déplorable, nous sommes des voyageurs paisibles. - ---Caray! s'écria l'officier en se retournant en riant vers ses soldats, -qu'avons-nous ici, des Anglais, je suppose? - ---Non, señor, des Français, reprit M. Dubois d'un air piqué. - ---Bah! Anglais ou Français qu'importe, reprit l'officier raillant, ce -sont toujours des hérétiques.» - -A cette preuve manifeste d'ignorance, les deux voyageurs haussèrent les -épaules avec mépris; l'officier s'en aperçut. - -«Qu'est-ce à dire? fit-il avec hauteur. - ---Parbleu, répondit le peintre, c'est-à-dire que vous vous trompez -grossièrement, voilà tout; nous sommes aussi bons catholiques que vous, -si ce n'est davantage. - ---Eh! Eh! Vous chantez bien haut, mon jeune coq. - ---Jeune! fit en ricanant l'artiste, vous vous trompez encore, j'ai au -moins deux ans de plus que vous; quant à chanter, il est bien facile -de faire le fanfaron et le mangeur de petits enfants lorsqu'on est -cinquante contre deux. - ---Ces gens qui sont là-bas, reprit l'officier, ne sont-ils donc pas à -vous? - ---Si, ils sont à nous, mais qu'importe cela? D'abord ils vous sont -inférieurs en nombre, et ce ne sont pas des soldats. - ---D'accord, répondit le capitaine en se frisant la moustache avec un -sourire railleur, je vous accorde cela, qu'en voulez-vous conclure? - ---Simplement ceci, mon capitaine, c'est que nous autres, Français, -nous ne supportons que difficilement les injures, n'importe d'où elles -viennent et que si nous étions seulement à nombre égal, cela ne se -passerait pas ainsi. - ---Ah! Ah! Vous êtes brave? - ---Pardieu, la belle malice, puisque je suis Français. - ---Fanfaron aussi, il me semble? - ---Fanfaron d'honneur, oui.» - -Le capitaine sembla réfléchir. - -«Écoutez, dit-il au bout d'un instant avec une exquise politesse, je -crains de m'être trompé sur votre compte et je vous en fais sincèrement -mes excuses. Je consens à livrer libre passage à vous et à ceux qui -vous accompagnent, mais à une condition. - ---Voyons la condition. - ---Vous m'avez dit tout à l'heure que je ne vous parlais, ainsi que je -le faisais, que parce que je me sentais soutenu. - ---Je vous l'ai dit, parce que je le pensais. - ---Et vous le pensez encore, sans doute? - ---Pardieu! - ---Eh bien! Voici ce que je vous propose; tous deux nous sommes armés; -mettons pied à terre; dégainons nos sabres, et celui de nous qui -abattra l'autre, sera libre d'agir comme bon lui semblera, c'est-à-dire -que, si c'est vous, vous pourrez passer votre chemin sans crainte -d'être inquiété, et, si c'est moi, eh bien bataille générale; cela -vous convient-il ainsi? - ---Je le crois bien, répondit en riant le peintre en se levant de selle. - ---Qu'allez-vous faire monsieur Émile? s'écria vivement le vieillard, -songez que vous vous exposez à un grand péril pour une cause qui, au -fond, vous est indifférente et me regarde seul. - ---Allons donc! fit-il en haussant les épaules, ne sommes-nous pas -compatriotes? Votre cause est la mienne. Vive Dieu! Laissez-moi donner -une leçon à cet Espagnol fanfaron qui s'imagine que les Français sont -des poltrons.» - -Et, sans vouloir rien entendre davantage, il dégagea son pied de -l'étrier, sauta à terre, dégaina son sabre et en piqua la pointe en -terre en attendant le bon plaisir de son adversaire. - -«Mais savez-vous vous battre au moins? s'écria M. Dubois, en proie à la -plus vive inquiétude. - ---Plaisantez-vous, répondit-il en riant; à quoi auraient servi les -vingt-cinq ans de guerre de la France, si ses fils n'avaient pas appris -à se battre; mais, rassurez-vous, ajouta-t-il sérieusement, j'ai -dix-huit mois de salle à l'épée et je manie le sabre comme un hussard; -d'ailleurs, nous autres artistes, nous savons ces choses-là d'instinct.» - -Cependant, le capitaine avait lui aussi mis pied à terre après avoir -ordonné à sa troupe de demeurer spectatrice du combat; les cavaliers -avaient hoché la tête d'un air de mauvaise humeur: pourtant ils -n'avaient pas fait d'observation; mais le vieux sergent dont nous avons -parlé et qui, sans doute, jouissait de certaines privautés auprès -de son chef, fit quelques pas en avant et crut devoir hasarder une -respectueuse protestation contre ce combat qui lui semblait une folie. - -Le capitaine, sans lui répondre autrement, lui fit un geste muet d'une -expression tellement nette et impérieuse que le digne soldat rétrograda -tout penaud et alla reprendre son rang sans oser risquer une seconde -remontrance. - -«C'est égal, grommela-t-il entre ses dents en retroussant ses -moustaches d'un air furieux, si cet hérétique a le dessus, quoi que -puisse dire don Lucio, je sais bien ce que je ferai.» - -Le jeune capitaine sauta légèrement à terre et s'avança vers son -adversaire qu'il salua poliment. - -«Je suis heureux, lui dit-il gracieusement, de l'occasion qui se -présente de recevoir d'un Français une leçon d'escrime, car vous avez -la réputation d'être passés maîtres en fait d'armes. - ---Eh! Peut-être dites-vous plus vrai que vous ne le croyez, señor, -répondit le peintre avec un sourire railleur; mais, en supposant que la -science nous manque quelquefois, le cœur ne nous fait jamais défaut. - ---J'en suis convaincu, monsieur. - ---Quand il vous plaira de commencer, capitaine, je suis à vos ordres. - ---Et moi aux vôtres, señor.» - -Les deux adversaires se saluèrent du sabre et tombèrent en garde à la -fois avec une grâce parfaite. - -Le sabre est, à notre avis, une arme beaucoup trop dédaignée et qui -devrait, au contraire, avoir dans les duels la préférence sur l'épée, -comme elle l'a lorsqu'il s'agit de bataille. - -Le sabre est l'arme véritable du militaire, officier ou soldat; l'épée -n'est, au contraire, qu'une arme de parade des gentilshommes, devenue -aujourd'hui celle des partisans qui, pour la plupart, la portent au -côté sans savoir s'en servir. - -L'épée est un serpent, sa piqûre est mortelle, on s'expose, en en usant -pour une cause futile dans un duel, à tuer un galant homme; le sabre, -au contraire, ne fait que de larges blessures dont il est facile de -guérir et que presque toujours il est possible de graduer suivant la -gravité de l'offense reçue, sans risquer de mettre en danger la vie de -son adversaire. - -Les deux hommes étaient, ainsi que nous l'avons dit, tombés en garde. -Après un nouveau salut, le combat commença et ils échangèrent quelques -passes en se tâtant mutuellement et en ne se poussant qu'avec une -extrême prudence. - -L'officier espagnol était ce qu'on est convenu de nommer un beau -tireur. Sous ses formes un peu efféminées, il avait un poignet de fer -et des muscles d'acier; son jeu était large, élégant; il semblait -manier son arme, assez lourde cependant, comme s'il n'eût eu qu'un -simple roseau dans la main. - -Le jeu du peintre français était plus serré, plus nerveux, ses coups -plus imprévus et surtout plus rapides. - -Pourtant le combat se continuait depuis assez longtemps sans qu'il -fût possible de voir à qui resterait l'avantage, lorsque soudain le -sabre du capitaine sauta en l'air enlevé comme par une fronde, et alla -retomber à une assez grande distance. - -Le Français s'élança aussitôt, ramassa l'arme de son adversaire et, la -lui présentant par la poignée: - -«Pardonnez-moi, señor, lui dit-il en s'inclinant, et veuillez, je vous -en prie, reprendre une arme dont vous vous servez si bien; je ne vous -l'ai enlevée que par surprise et je demeure à vos ordres. - ---Señor, répondit le capitaine en remettant son sabre au fourreau, j'ai -mérité la leçon que vous m'avez donnée; dix fois vous avez eu ma vie -entre vos mains sans vouloir user de votre avantage. Notre combat est -fini; je me reconnais vaincu, plus encore par votre courtoisie que par -votre habileté dans le maniement des armes. - ---Je n'accepte, caballero, reprit le peintre, que la part très minime -qui m'en revient pour l'avantage que seul le hasard m'a donné sur vous. - ---Allez en paix où bon vous semblera ainsi que vos compagnons, señor: -vous n'avez de nous aucune insulte à redouter; seulement je ne me -considère pas quitte envers vous; je me nomme don Lucio Ortega; -souvenez-vous de ce nom; dans quelque circonstance que vous vous -trouviez, si vous avez besoin de moi, serait-ce dans vingt ans, -réclamez-vous hardiment de votre ancien adversaire et ami. - ---Je ne sais réellement comment vous remercier, señor, je ne suis qu'un -pauvre peintre français nommé Emilio Gagnepain, mais si l'occasion -s'en présente jamais, je serai heureux de vous prouver combien je suis -sensible aux sentiments de bienveillance que vous me témoignez.» - -Après cet échange mutuel de courtoisie, les deux hommes montèrent à -cheval. - -Les Espagnols demeurèrent immobiles à la place où ils s'étaient arrêtés -d'abord, et ils laissèrent défiler devant eux, sans faire le moindre -mouvement hostile, la petite troupe devant laquelle marchaient côte à -côte les deux Français. Lorsqu'ils passèrent devant lui, le capitaine -échangea un salut courtois avec eux, puis il donna l'ordre du départ à -sa troupe, qui s'élança au galop et ne tarda pas à disparaître dans les -méandres du chemin. - -«Vous avez été plus heureux que sage, dit M. Dubois à son jeune -compagnon dès qu'ils eurent franchi la rivière et mis un assez grand -espace entre eux et les Espagnols. - ---Pourquoi donc? répondit le peintre avec surprise. - ---Mais parce que vous avez risqué d'être tué. - ---Cher monsieur, dans le pays où nous nous trouvons, on risque -continuellement d'être tué. En quittant la France, j'ai fait abnégation -complète de ma vie, persuadé que je ne reverrai jamais mon pays; je -considère donc chaque instant qui s'écoule sans qu'il m'arrive malheur -comme une grâce que me fait la Providence, de sorte que, mon parti -étant arrêté, je n'attache pas le moindre prix à une existence qui, -d'un moment à l'autre, me peut être enlevée sous le premier prétexte -venu et même, au besoin, sous le plus léger prétexte. - ---Vous avez une assez singulière philosophie. - ---Que voulez-vous? Avec les patriotes, les royalistes, les bandits, les -Indiens et les bêtes fauves, qui infestent ce pays béni du ciel, ce -serait à mon sens de la folie que de compter sur vingt-quatre heures -d'existence et de former des projets d'avenir.» - -M. Dubois se mit à rire. - -«Cependant, dit-il, il nous faut un peu songer à l'avenir en ce moment, -quand ce ne serait que pour choisir le lieu où nous camperons pour la -nuit. - ---Que cela ne vous inquiète pas; ne vous ai-je pas dit que je vous -conduisais chez moi? - ---Vous me l'avez proposé, c'est vrai, mais je ne sais si je dois -accepter votre hospitalité. - ---Elle sera modeste, car je ne suis pas riche, tant s'en faut, mais -croyez qu'elle sera cordiale. - ---J'en suis convaincu; cependant l'embarras que vous occasionnera un si -grand nombre d'hôtes ... - ---Vous plaisantez, monsieur, ou vous connaissez bien peu les coutumes -espagnoles; vos gens ne me causeront aucun embarras. - ---Puisqu'il en est ainsi, j'accepte sans plus de cérémonie, afin de -passer quelques heures de plus dans votre charmante compagnie. - ---A la bonne heure, voilà qui est convenu, dit gaiement le jeune homme; -maintenant, si vous me le permettez, je vous servirai de guide; car, -sans moi, il vous serait assez difficile de trouver mon habitation.» - -Le peintre prit effectivement la direction de la caravane, et, la -faisant obliquer sur la gauche, il la conduisit par des sentiers de -bêtes fauves à peine tracés dans l'herbe, jusqu'au sommet d'une légère -éminence, qui dominait au loin la plaine; elle était couronnée par -plusieurs bâtiments, dont l'obscurité empêcha les voyageurs de juger -l'étendue et l'importance. - -M. Dubois n'avait été rejoint qu'à une heure déjà assez avancée par ses -peones et son escorte; la querelle soulevée si à l'improviste par le -capitaine espagnol avait causé une perte de temps assez considérable, -de sorte que la journée était fort avancée quand les voyageurs purent -enfin reprendre leur route; aussi la nuit était-elle complètement -close lorsqu'ils atteignirent enfin l'habitation du jeune Français. - -Ils arrivaient au pied du monticule, lorsqu'ils virent plusieurs -lumières se mouvoir rapidement et deux ou trois hommes armés de torches -accourir au-devant d'eux. - -Ces deux ou trois hommes étaient les serviteurs indiens du peintre, qui -surveillaient depuis longtemps déjà l'arrivée de leur maître et qui, au -bruit des chevaux, venaient lui offrir leurs services. - -L'installation des voyageurs ne fut ni longue ni difficile; les mules -déchargées et les bagages déposés sous un hangar, les animaux furent -dessellés et entravés; les peones leur donnèrent la provende; puis ils -allumèrent de grands feux pour cuire leur souper et se préparèrent -gaiement à passer la nuit en plein air. - -Seuls, M. Dubois et son jeune compagnon étaient entrés dans la maison -ou plutôt dans le rancho, car cette modeste habitation bâtie en roseaux -et en torchis et recouverte de feuilles, laissait pénétrer de tous les -côtés le vent et la pluie et méritait à peine le nom de chaumière. - -Cependant l'intérieur était propre, entretenu avec un certain soin et -garni de meubles simples, mais en bon état. - -«Voici le salon et la salle à manger, que nous transformerons plus tard -en chambre à coucher à votre usage, dit en riant l'artiste; quant à -présent, nous lui laisserons sa qualification de salle à manger, car -nous allons souper, s'il vous plaît. - ---Je ne demande pas mieux, répondit gaiement M. Dubois; je vous avoue -même que je ferai honneur au souper; je me sens un appétit féroce. - ---Tant mieux alors, parce que la quantité des mets vous fera passer sur -la qualité.» - -Le jeune homme frappa dans ses mains. Presque aussitôt une femme -indienne parut et prépara la table, qui, en un instant, fut couverte -de mets simples, mais proprement apprêtés; M. Dubois avait fait ouvrir -sa cantine de voyage et en avait retiré plusieurs bouteilles, qui -produisaient un excellent effet au milieu de la vaisselle primitive -étalée sur la table. - -Sur l'invitation de son hôte, le vieillard s'assit et le repas commença. - -Après une longue journée de voyage dans le désert, exposé à l'ardeur -du soleil et à la poussière, on n'est pas difficile sur la qualité -des mets; l'appétit fait trouver bons ceux même que dans d'autres -circonstances on ne voudrait pas toucher du bout du doigt. Aussi -l'aristocrate convive du peintre, prenant bravement son parti, -commença-t-il résolument l'attaque sur ce qu'on avait placé devant lui; -mais, contre ses prévisions, tout se trouva être, sinon excellent, nous -n'oserions l'affirmer, mais du moins mangeable. - -Lorsque le repas fut terminé, la vaisselle enlevée, le peintre, après -quelques minutes de conversation, souhaita un bonsoir cordial à son -hôte et se retira. - -Celui-ci, dès qu'il fut seul, changea son manteau en matelas, -c'est-à-dire qu'il l'étendit sur la table, se coucha dessus, s'en -enveloppa avec soin, ferma les yeux et s'endormit. - -Il n'aurait su dire depuis combien de temps il dormait, lorsque tout -à coup il fut brusquement tiré de son sommeil par des cris de frayeur -et de colère poussés à peu de distance de lui, et auxquels se mêlèrent -presque aussitôt plusieurs coups de feu. - -M. Dubois se leva en proie à la plus vive inquiétude et se précipita au -dehors, afin de découvrir la cause de ce tumulte extraordinaire. - - - - -III - -LES PEONES. - - -Un spectacle étrange et auquel il était certes loin de s'attendre, -s'offrit alors à ses regards étonnés. - -La plate-forme, ou pour mieux dire la cour située devant le -rancho, était occupée par une vingtaine d'individus qui criaient -et gesticulaient avec fureur, et au milieu desquels se trouvait le -peintre, la tête nue, les cheveux au vent, le pied droit posé sur son -fusil jeté à terre devant lui et un pistolet de chaque main. - -Derrière le jeune homme, cinq ou six Indiens, ses serviteurs, -probablement, se tenaient immobiles, le fusil épaulé, prêts à faire feu. - -A l'entrée du hangar, les mules chargées et les chevaux sellés étaient -maintenus par deux ou trois Indiens armés aussi de fusils et de sabres. - -A la lueur des torches, dont la flamme rouge l'éclairait de reflets -sinistres, cette scène prenait une apparence fantastique d'un effet -saisissant, tranchant brusquement avec les ténèbres profondes qui -régnaient dans la plaine, et que la lumière changeante des torches -rayait de taches sanglantes à chaque souffle de la brise nocturne. - -Le vieillard, sans chercher l'explication de ce drame lugubre, mais -comprenant instinctivement qu'il se passait quelque chose de terrible -auquel il était personnellement intéressé, s'élança résolument aux -côtés de son jeune compatriote. - -«Qu'y a-t-il donc? s'écria-t-il en armant son fusil. Sommes-nous -attaqués? - ---Oui, répondit brièvement le jeune homme; oui, nous sommes attaqués, -mais par vos peones. - ---Par mes peones! exclama M. Dubois avec stupeur. - ---Il paraît que ces dignes gauchos ont trouvé vos bagages à leur -convenance et que l'idée leur est venue de se les approprier, voilà -tout, c'est très simple, comme vous voyez; mais laissez-moi faire; ils -n'en sont pas encore où ils le supposent. - ---Peut-être que si je leur parlais, hasarda le vieillard. - ---Pas un mot, pas un geste, cela me regarde seul; vous êtes mon hôte, -mon devoir est de vous défendre, et, vive Dieu! Tant que vous serez -sous mon toit, je vous défendrai, quoi qu'il advienne, envers et contre -tous. - -Le vieillard n'essaya pas d'insister; d'ailleurs, il n'en aurait pas eu -le temps; les peones, un instant étonnés de son apparition imprévue au -milieu d'eux, recommençaient leurs cris et leurs gestes frénétiques en -brandissant leurs armes d'un air menaçant, et en rétrécissant d'instant -en instant le cercle dans lequel M. Dubois et ses quelques défenseurs -étaient resserrés. - -La lutte qui allait s'engager entre les deux partis était des plus -inégales et dans les proportions à peu près d'un contre quatre, -puisque, à part les deux Français, six Indiens seulement, dont trois -maintenaient les chevaux et les mules, se préparaient à combattre les -vingt et quelques bandits si insolemment révoltés. - -Cependant, malgré leur petit nombre, les Français et leurs serviteurs -résolurent de faire bravement face au péril et de soutenir le combat -jusqu'au dernier soupir, trouvant indigne d'eux d'accepter les -conditions que ces misérables prétendaient leur imposer. - -Le peintre arma froidement ses pistolets, jeta son fusil en -bandoulière, et au lieu d'attendre l'attaque des peones, il s'avança -résolument vers eux après avoir enjoint d'un geste à ses compagnons de -demeurer où ils étaient, mais d'être prêts à le défendre. - -Une action hardie impose toujours aux masses. - -Les peones, au lieu de continuer à marcher en avant, hésitèrent, -s'arrêtèrent, et finirent par reculer jusqu'à la muraille du hangar -contre laquelle ils s'adossèrent. - -Ils ne comprenaient rien à l'étrange témérité de cet homme qui -osait ainsi venir seul les braver, et malgré eux, par un sentiment -instinctif, ils éprouvaient pour lui un respect mêlé de crainte; -d'ailleurs le combat qui avait eu lieu quelques heures auparavant entre -le jeune homme et le capitaine espagnol, en leur prouvant la force et -la bravoure incontestables de l'étranger avait excité leur admiration, -circonstance qui pesait d'un grand poids, en ce moment, dans leur -pensée, ajoutait encore au respect qu'ils éprouvaient et redoublait -leur hésitation. - -L'artiste avait jugé la situation d'un coup d'œil, il avait compris -qu'il ne pouvait sortir du mauvais pas dans lequel il se trouvait -qu'à force d'audace et de témérité. Sa résolution avait été prise en -un instant, et, au lieu d'attendre le danger, il avait été bravement -au-devant de lui, convaincu que ce moyen était seul praticable pour -sauver sa vie et celle de ses compagnons, qui, en ce moment, semblaient -être fort aventurées et dépendre plutôt du hasard que de la plus habile -conception. - -«Voyons, finissons-en, dit-il d'une voix sèche et rude, en s'arrêtant à -deux pas des peones qui se tenaient pressés les uns contre les autres -devant lui, que demandez-vous?» - -A cette question, nulle réponse ne fut faite. - -Émile les examina un instant, les sourcils froncés et la lèvre -railleuse. - -«Voulez-vous, oui ou non, répondre, reprit-il, que réclamez-vous? Sans -doute, vous n'aurez pas la prétention de vous approprier purement et -simplement les bagages de la personne au service de laquelle vous êtes; -cela serait le fait de voleurs de grands chemins, et, si bas que vous -soyez descendus dans mon estime, je ne vous crois pas encore à ce degré -infime. - ---Et voilà justement où vous vous trompez, señor,» dit un péon en -faisant deux pas en avant, en se dandinant sur les hanches et en riant -d'un air moqueur. - -Le peintre n'hésita pas; le moment était critique, il ajusta le péon et -lui déchargea son pistolet en pleine poitrine en disant: - -«Je ne vous parle pas à vous, je m'adresse à ces honorables caballeros -et non à un drôle de votre espèce.» - -Le pauvre diable roula sur le sol sans jeter un soupir; il avait été -tué roide. - -L'effet produit par cette action d'une témérité folle fut électrique; -les peones, charmés non seulement d'être traités d'honorables -caballeros, mais encore de sortir de la position délicate dans laquelle -ils s'étaient placés un peu à la légère, applaudirent avec enthousiasme -et poussèrent de frénétiques cris de joie à cet acte inqualifiable. - -«Je disais donc, reprit le peintre d'une voix douce en rechargeant -froidement son pistolet, que vous êtes des honnêtes gens; cela est -entendu et convenu entre nous. Maintenant que nous, nous comprenons, -expliquez-moi les motifs qui vous ont fait vous révolter ainsi et -pousser si loin les choses, que, si je ne fusse pas arrivé, vous seriez -partis avec les mules, les chevaux et les bagages.» - -Une protestation unanime s'éleva à cette accusation. - -«Bien, continua le jeune homme; les mules et les chevaux ont été sellés -et chargés par inadvertance, je l'admets; sans songer à mal vous vous -prépariez à les emmener avec vous, toujours par suite d'un regrettable -malentendu; tout cela, à la rigueur, peut être sinon logique, du moins -possible. Mais enfin, en vous révoltant contre un homme qui vous a payé -certaines avances et que vous vous êtes engagé à servir loyalement -pendant la durée de son voyage, vous aviez des motifs; ce sont ces -motifs que je veux connaître. Quels sont-ils? Dites-le moi.» - -Une réaction s'était opérée dans l'esprit de tous ces hommes primitifs. -Le courage si franc et si vrai du jeune homme les avait séduits malgré -eux. A peine eut-il fini de parler que tous protestèrent énergiquement -de leur loyauté et de leur dévouement, se pressant autour de lui et -l'étouffant presque à force de le serrer au milieu d'eux. - -Mais lui, sans rien perdre de son sang-froid et voulant que la leçon -fût complète, les éloigna doucement de la main et leur faisant signe de -se taire. - -«Un instant, leur dit-il en souriant, il ne faut pas qu'un second -malentendu vienne nous brouiller de nouveau au moment où nous sommes -sur le point de nous entendre; mes amis, qui sont assez éloignés de -nous et ne savent pas ce qui se passe, pourraient me supposer en -danger et venir à mon aide: laissez-moi donc leur prouver que tout est -fini et que je me considère comme parfaitement en sûreté au milieu de -véritables _caballeros._» - -Et prenant ses pistolets par le canon, il les jeta par-dessus sa tête, -déboucla son sabre, lui fit prendre le même chemin, puis croisant -nonchalamment ses bras sur sa poitrine. - -«Maintenant, causons, dit-il, l'œil calme et la lèvre souriante.» - -Cette dernière action, d'une témérité inouïe, terrassa littéralement -les mutins; ils se reconnurent vaincus et, sans vouloir entrer dans de -nouvelles explications, ils s'inclinèrent humblement devant le fier -jeune homme, lui baisèrent les mains en lui jurant un dévouement à -toute épreuve et se retirèrent aussitôt avec une rapidité qui prouvait -leur repentir. - -Quelques minutes plus tard, les mules étaient déchargées, les chevaux -dessellés et les peones, enveloppés dans leurs ponchos, dormaient -étendus devant les feux de veille. - -Émile rejoignit ses compagnons, toujours inquiets et immobiles à la -place où il les avait laissés, en tordant nonchalamment une cigarette -de paille de maïs entre ses doigts nerveux. - -Seulement son visage était pâle et ses yeux éclairés d'un feu sombre. -Sur son chemin il retrouva ses armes et les ramassa. - -«Vous avez fait des prodiges, lui dit M. Dubois en lui serrant la main -avec reconnaissance. - ---Non, répondit-il avec un doux et calme sourire; seulement je me suis -souvenu du mot de Danton. - ---Lequel? - ---De l'audace; c'est avec de l'audace qu'on dompte les fauves, et que -sont ces hommes, sinon des bêtes féroces? - ---Mais vous risquiez votre vie! - ---Ne vous ai-je pas dit que depuis longtemps déjà j'en ai fait le -sacrifice. Mais n'attachez pas, je vous prie, plus d'importance -à cette affaire qu'elle n'en a réellement; tout dépendait d'une -résolution ferme et prompte, ces hommes étaient préparés au vol, non à -l'assassinat. Voilà tout le secret de la chose. - ---Ne cherchez pas, mon ami, à rabaisser une action, dont je vous -garderai une reconnaissance éternelle. - ---Bah! Ce que j'ai fait pour vous aujourd'hui, demain vous le ferez -pour moi, et nous serons quittes. - ---J'en doute, je ne suis pas l'homme de la bataille, moi, je n'ai que -le courage civil: devant l'émeute, j'ai peur. - ---Pardieu, moi aussi; seulement je ne le laisse pas voir. Mais -ne parlons plus de cela, nous avons à causer de choses plus -importantes, à moins que vous ne préfériez reprendre votre sommeil si -malencontreusement interrompu. - ---Il me serait impossible de dormir maintenant; je suis donc -entièrement à votre disposition. - ---Puisqu'il en est ainsi, rentrons dans le rancho, les nuits sont -froides, la rosée glacée; il est inutile que nous demeurions plus -longtemps en plein air; vous voyez que nos féroces révoltés ont pris -bravement leur parti de leur défaite et dorment à poings fermés; ne -laissons pas supposer à ceux qui peut-être veillent encore que nous -conservons des inquiétudes sur leur compte. Venez.» - -Ils rentrèrent dans le rancho, dont le peintre ferma avec affectation -la porte derrière lui. - -Lorsqu'ils furent assis, le jeune homme déboucha une bouteille de rhum, -s'en versa un verre et, après l'avoir goûté, il aspira trois ou quatre -bouffées de fumée; puis posant son verre sur la table: - -«La situation est grave, dit-il en se renversant sur le dossier de son -siège; voulez-vous que nous parlions à cœur ouvert? - ---Je ne demande pas mieux, répondit le vieillard en lui jetant un -regard voilé sous ses paupières demi-closes. - ---D'abord, et avant tout, entendons-nous bien, reprit Émile en -souriant; ici nous ne faisons pas de diplomatie, n'est-ce pas? - ---Pourquoi faire? dit en souriant son interlocuteur. - ---Dame, la force de l'habitude pouvait vous y entraîner, et croyez-moi, -en ce moment ce serait un tort de vous y laisser aller. - ---Ne craignez rien, je serais vis-à-vis de vous de la plus entière -franchise. - ---Hum! fit le jeune homme d'un air peu convaincu; enfin c'est égal, je -me risque; tant pis pour vous si vous ne tenez pas votre promesse, car -je n'ai d'autre intérêt que le vôtre. - ---J'en suis convaincu, parlez donc sans crainte. - ---D'abord une question: vous allez à Tucumán, n'est-ce pas? - ---Ne vous l'ai-je pas dit. - ---En effet, une partie des hommes qui vous accompagnent sont des -soldats déguisés que le gouvernement de Buenos Aires vous a donnés pour -vous servir d'escorte. - ---Comment le savez-vous? - ---Avec cela que c'est difficile à deviner; ainsi, vous êtes chargé -d'une mission politique? - ---Moi! - ---Parbleu! Cela va de soi; seulement, je vous ferai observer que cela -m'est complètement indifférent et que je n'y attache pas la plus minime -importance. - ---Mais.... - ---Laissez-moi continuer; d'après ce qui s'est passé cette nuit, il -est évident pour moi qu'une partie de votre escorte vous trahit et a -l'intention de vous livrer aux Espagnols. - ---Le croyez-vous? - ---J'en suis sûr. - ---C'est sérieux, alors? - ---Vous avez donc une mission? - ---Supposez ce qu'il vous plaira, mais aidez-moi à me tirer d'embarras. - ---Bien, je comprends; vous n'avez pas besoin d'en dire davantage. -Maintenant, voici mon avis: seul, vous n'arriverez jamais à Tucumán. - ---Eh! Savez-vous que votre avis est aussi le mien? - ---Pardieu! Je le sais bien. Maintenant que ces drôles sont matés, voici -ce que je vous propose. - ---Voyons. - ---Remarquez bien que ce n'est que dans votre seul intérêt. - ---J'en suis convaincu. - ---Si cela vous convient, comme à tort ou à raison ces bandits -professent un certain respect pour ma personne, je vous offre de vous -accompagner jusqu'à Tucumán. - ---Mon cher compatriote, cette proposition m'est on ne peut plus -agréable sous tous les rapports; je vous en remercie du fond du cœur; -vous me sauvez littéralement la vie. - ---Pardon, mais à une condition. - ---Ah! Et quelle est cette condition? fit le vieillard avec une certaine -réserve. - ---Elle est simple; je crois que vous l'accepterez avec enthousiasme, -répondit en riant le jeune homme. - ---Dites, dites, je suis toutes oreilles. - ---Il faut que je vous avoue que, sans jamais m'être bien rendu compte -de la raison qui me faisait agir ainsi, j'ai toujours professé pour la -politique et pour tout ce qui s'en rapproche une répulsion profonde. - ---Ce n'est pas un mal, fit le vieillard en hochant la tête d'un air -pensif. - ---N'est-ce pas? De sorte que si je consens à vous escorter jusqu'à -Tucumán et à vous y conduire sain et sauf, c'est à la condition -expresse qu'il ne sera pas question de politique entre nous pendant -tout le temps que nous demeurerons ensemble. Dame! que voulez-vous? Je -suis venu en Amérique pour faire de l'art, moi; restons chacun dans -notre spécialité. - ---Je ne demande pas mieux et je souscris avec joie à cette condition. - ---Et puis.... - ---Ah! Il y a encore quelque chose. - ---Moins que rien; par suite de la crainte que je vous ai précédemment -témoignée, je veux vous quitter en vue de Tucumán, c'est-à-dire, -entendons-nous bien, avant d'y entrer, et si quelque jour le hasard -nous fait nous rencontrer, vous ne direz jamais à qui que ce soit le -service que je vous aurai rendu; cela vous convient-il ainsi? A cette -condition seulement je puis vous accompagner.» - -M. Dubois se recueillit un instant. - -«Mon cher compatriote, dit-il enfin, je comprends et j'apprécie, -croyez-le bien, toute la délicatesse de votre procédé envers moi; -je m'engage de grand cœur à ne pas troubler votre belle insouciance -d'artiste, en venant vous ennuyer par des questions politiques que, -heureusement pour vous, vous ne sauriez comprendre; mais votre dernière -condition est trop dure. Quelque grand que soit le danger qui me menace -en ce moment, je m'y exposerai sans hésiter, plutôt que de consentir à -oublier la reconnaissance que je vous dois et à feindre envers vous une -indifférence contre laquelle se révolterait tout mon être. Nous sommes -Français tous deux, jetés loin de notre pays sur une terre où tout nous -est hostile; nous sommes par conséquent frères, c'est-à-dire solidaires -l'un de l'autre; et vous le comprenez si bien ainsi, que tout ce que -vous avez fait depuis notre rencontre ne l'a été que par cette raison. -Ne vous en défendez pas, je vous connais mieux peut-être que vous ne -vous connaissez vous-même; mais, permettez-moi de vous le dire, votre -exquise délicatesse vous fait en ce moment dépasser le but. Ce n'est -pas pour vous, mais pour moi seul que vous craignez dans tout ceci; -je ne puis accepter ce sacrifice et cette abnégation. Bien que, comme -vous, je ne sois pas homme d'action, cependant je ne consentirai dans -aucune circonstance à transiger avec mes devoirs, et c'en est un pour -moi, un devoir sacré même, de ne pas oublier ce que je vous dois et de -me reconnaître hautement votre obligé.» - -Ces paroles furent prononcées avec tant de franchise et de simplicité, -que le jeune homme se sentit ému; il tendit la main au vieillard dont -la pâle et sévère figure avait pris, sous l'impression qui l'agitait, -une expression imposante. Il lui répondit d'une voix qu'il essayait -vainement de rendre indifférente: - -«Soit, puisque vous l'exigez, monsieur, je me rends; insister plus -longtemps serait inconvenant de ma part; au point du jour nous nous -mettrons en route, à moins que vous ne préfériez passer un jour ou deux -à vous reposer ici. - ---Des affaires urgentes m'appellent à Tucumán; il n'en serait pas ainsi -que la révolte de cette nuit suffirait pour m'engager à presser mon -départ. - ---Elle ne se renouvellera pas, je vous en donne l'assurance; maintenant -ces bêtes féroces sont muselées et changées en agneaux. Mieux que vous -je connais cette race métisse, puisque depuis plusieurs mois déjà -j'habite et je vis au milieu d'elle; mais on ne saurait user de trop de -prudence: il est donc préférable que vous partiez le plus tôt possible. - -Il y a encore trois heures de nuit, profitez-en pour prendre un peu -de repos; je vous éveillerai lorsque l'heure du départ sera venue. -Bonsoir.» - -Les deux hommes se serrèrent une dernière fois la main. Le peintre se -retira et le vieillard demeura seul. - ---Quel dommage, murmura-t-il à part lui en s'installant le plus -confortablement que cela lui fut possible dans son manteau et en -s'étendant sur la table, qu'un homme aussi heureusement doué, un si -brave cœur, laisse ainsi aller sa vie au vent de la fantaisie et ne -consente pas à se jeter dans une carrière sérieuse! Il y a en lui, j'en -suis convaincu, l'étoffe d'un diplomate.» - -Tout en faisant ces réflexions, il s'endormit. Quant au jeune homme, -comme malgré l'assurance qu'il affectait, il conservait intérieurement -une vague inquiétude, au lieu de se coucher dans la chambre qu'il -habitait d'ordinaire, il s'étendit à la belle étoile sur l'esplanade -même, en travers de la porte du rancho, et après avoir jeté autour -de lui un regard interrogateur afin de s'assurer que tout était bien -réellement en ordre, il s'endormit d'un sommeil paisible. - -A peine les étoiles commençaient-elles à pâlir au ciel et l'horizon -à s'iriser de larges bandes d'opale que le peintre était debout et -surveillait les apprêts du départ. - -Les peones, complètement rentrés dans le devoir, obéissaient à ses -ordres avec la plus entière docilité, semblant avoir tout à fait oublié -la tentative de rébellion si heureusement avortée. - -Lorsque les mules furent chargées, les cavaliers en selle, le jeune -homme réveilla son hôte et l'on se mit en marche. - -De l'habitation d'Émile Gagnepain à la ville de Tucumán, la course -était assez longue; le voyage dura cinq jours, pendant lesquels il -ne se passa rien qui mérite d'être mentionné. On campait chaque soir -tantôt dans un rancho de Guaranis abandonné à cause de la guerre, -tantôt en rase campagne, et on repartait un peu avant le lever du -soleil. - -Les peones ne démentirent pas la bonne opinion que le jeune peintre -avait conçue d'eux, leur conduite fut exemplaire, et, pendant tout le -cours du voyage, ils ne laissèrent voir aucune velléité de se révolter -de nouveau. - -Le sixième jour, après avoir quitté l'habitation, à environ dix heures -du matin, les maisons blanches et les hauts clochers de San Miguel de -Tucumán, pour lui restituer le nom que lui donnent les géographes, -surgirent à l'horizon. - -L'aspect de cette ville est enchanteur, elle semble en quelque sorte -s'élancer du milieu de massifs touffus de grenadiers, de figuiers et -d'orangers. - -Bâtie au confluent du río Dulce et du río Tucumán, dans une position -comme les Espagnols seuls savaient en choisir à l'époque de la -conquête, la ville est traversée par des rues droites et larges, -munies de trottoirs, et coupée d'espace en espace par de belles places -garnies de somptueux édifices; la population de Tucumán est d'environ -douze mille âmes; elle possède un collège et une université assez -renommée; son commerce en fait une des villes les plus importantes de -la Banda Oriental. - -A l'époque où nous y conduisons le lecteur, cette importance était -accrue encore par la guerre; on l'avait fortifiée au moyen d'un fossé -profond et de remparts en terre, suffisants pour la mettre à l'abri -d'un coup de main. - -Depuis quelque temps de forts détachements de troupes avaient été -dirigés sur cette ville à cause des événements survenus dans le haut -Pérou et de l'approche des troupes espagnoles. - -Ces différents corps étaient campés autour de la ville, et leurs -bivouacs offraient l'aspect le plus singulier surtout aux yeux d'un -Européen habitué à cet ordre, à cette symétrie et surtout à cette -discipline qui caractérisent les armées du vieux monde. - -Dans ces camps, tout était pêle-mêle et sans ordre; les soldats, -étendus ou assis sur le sol, jouaient, dormaient, fumaient ou -mangeaient, tandis que leurs femmes, car dans toute l'armée -hispano-américaine, chaque soldat est suivi constamment de sa femme, -tandis que les femmes, disons-nous, conduisaient les chevaux à -l'abreuvoir, préparaient le repas ou nettoyaient les armes avec -cette obéissance passive qui est le propre des Indiennes et rend sous -certains rapports ces malheureuses créatures si intéressantes et si -dignes de pitié. - -Les voyageurs, contraints de traverser les bivouacs pour entrer dans -la ville, ne le firent pas sans une certaine appréhension; cependant, -contre toute prévision, ils n'eurent à subir aucune insulte et -pénétrèrent sans encombre dans San Miguel de Tucumán. - -La ville paraissait en fête, les cloches des couvents et des églises -sonnaient à toute volée, les rues étaient encombrées d'hommes et de -femmes dans leurs plus beaux et plus frais atours. - -«Avez-vous un endroit désigné où vous arrêter? demanda le peintre à son -hôte. - ---Oui, répondit celui-ci, je me rends aux portales de la plaza Mayor. - ---Mais auxquels? Toute la place est garnie de portales. - ---A ceux qui font face à la cathédrale; un appartement a été retenu -pour moi dans la maison portant le numéro 3. - ---Bien; je vois cela d'ici; venez, je vous conduirai jusqu'à la porte.» - -La caravane s'engagea alors dans un dédale de rues en apparence -inextricable, mais, au bout d'un quart d'heure à peine, elle déboucha -sur la place Mayor. - -«Nous voici arrivés, dit le peintre; permettez-moi maintenant de -prendre congé de vous. - ---Non pas avant que vous ayez consenti à accepter de moi l'hospitalité -que j'ai reçue de vous. - ---Pourquoi ne pas me laisser partir? - ---Qui sait, peut-être ai-je encore besoin de votre assistance. - ---S'il en est ainsi, je ne résiste plus et je vous suis. - ---Entrons donc alors, car je crois que voici la maison.» - -Ils se trouvaient en effet en face du n° 3. - - - - -IV - -SAN MIGUEL DE TUCUMÁN. - - -San Miguel de Tucumán, la ville studieuse et calme, dont les larges -rues étaient d'ordinaire presque désertes et dont les places -ressemblaient aux cloîtres d'un couvent immense, avait subitement -changé d'aspect; on aurait dit une vaste caserne, tant des soldats de -toutes armes l'encombraient. La vie tranquille de ses habitants s'était -métamorphosée en une existence fiévreuse, ardente, toute de bruits et -d'excitations; hommes, femmes, enfants, soldats, confondus pêle-mêle à -l'angle de chaque rue, au coin de chaque place, criaient, péroraient -à qui mieux mieux, gesticulant avec cette vivacité et cette animation -particulières aux races méridionales, brandissant des bannières aux -couleurs de la nation et tirant dans tous les carrefours et jusque -sur les plates-formes des maisons des boîtes et des _cohetes_, cette -suprême manifestation de la joie dans l'Amérique espagnole. - -Une fête sans cohetes ou pétards, sans feu d'artifice, faisant beaucoup -de bruit ou de fumée, est une fête manquée dans ces pays; la quantité -de poudre qui se consomme de cette façon atteint des proportions -fabuleuses. - -Nous nous plaisons, à rendre cette justice aux Hispano-américains, -qu'ils ne mettent aucune prétention dans leur feu d'artifice, et qu'ils -les tirent naïvement, pour leur plus grand contentement et satisfaction -personnelle, aussi bien de jour par le plus éblouissant soleil que -de nuit au milieu des ténèbres; nous avons même cru remarquer qu'ils -préfèrent, par un raffinement sans doute exagéré de jouissance égoïste, -les tirer en plein jour, au nez de la foule ébahie qui se sauve à -demi-brûlée, hurlant et maugréant après les mauvais plaisants qui -rient à se tordre du bon tour qu'ils se figurent avoir joué à leurs -admirateurs. - -Ce jour-là, ainsi que l'apprirent au passage les voyageurs, les -habitants de San Miguel célébraient une _grande victoire_ remportée par -un chef de _montoneros_ Buenos-airiens sur les Espagnols. - -Dans les anciennes colonies espagnoles, et en général dans toute -l'Amérique, celle du Sud comme celle du Nord, il ne faut pas trop -prendre à la lettre ces bulletins de victoire qui, la plupart du -temps, ne sont que des escarmouches sans importance, où il n'y a eu ni -morts ni blessés, et même cachent souvent des défaites ou des fuites -honteuses. Depuis quelques années déjà, les Européens sont édifiés sur -le compte des habitants d'outre-mer; leur vanterie et leur hâblerie -sont passées en proverbe; chacun sait que le puff est d'origine -américaine, que les plus magnifiques vols de canards nous arrivent à -tire d'ailes de l'autre côté de l'Atlantique, et que, bien que beaucoup -viennent des républiques espagnoles, les plus nombreux s'élancent en -troupes innombrables de tous les ports des États-Unis d'Amérique, qui -ont conquis à juste titre pour l'élève de ces intéressants volatiles -une supériorité telle, que nul désormais ne se hasardera à leur -disputer la palme du puff, de la réclame et du mensonge officiel. - -Une maison tout entière avait été mise à la disposition de M. Dubois -par le nouveau pouvoir républicain; le gouverneur de la province et le -général commandant les troupes campées autour de la ville, prévenus de -son arrivée, l'attendaient à la porte même de la maison, à la tête d'un -nombreux et brillant état-major. - -Le peintre serra la main de son compatriote, le laissa jouir à sa guise -des honneurs dont on le comblait, et curieux comme un véritable artiste -qu'il était, il se mit un album sous le bras, se glissa à travers la -foule rassemblée sur la place Mayor, et s'en alla le nez au vent et les -mains dans ses poches courir la ville, en quête d'études à faire ou de -types à croquer, préférant chercher l'imprévu que de s'astreindre aux -ennuis d'une réception officielle. - -Cependant il avait laissé ses chevaux et ses peones avec ceux de M. -Dubois, qui n'avait consenti à son éloignement temporaire qu'après lui -avoir fait promettre de ne pas choisir une habitation autre que la -sienne pendant tout le temps qu'il lui plairait de rester à San Miguel -de Tucumán. - -L'artiste portait le costume complet des habitants du pays et n'avait -rien qui attirât l'attention; aussi lui fut-il facile de circuler à -travers les groupes sans être incommodé par la curiosité indiscrète -des badauds pour lesquels, surtout à cette époque, un étranger, un -Européen particulièrement, était un être extraordinaire qu'ils se -figuraient appartenir à une espèce différente de la leur, et auquel ils -témoignaient plus de pitié que de bienveillance, à cause de la croyance -dans laquelle ils étaient; la plupart croient encore aujourd'hui que -les Européens sont des hérétiques demi-hommes et demi-démons, damnés -dès le moment de leur naissance. - -Rien à notre avis n'est aussi agréable que de s'en aller ainsi, sans -préoccupation d'aucune sorte, vaguant à travers la foule, s'isolant au -milieu de la multitude, se laissant nonchalamment emporter aux caprices -imprévus de la folle du logis, se mêlant parfois indirectement à la -joie générale, puis reprenant le cours de ses pensées et redevenant -seul au milieu de tous, ne se rattachant que par un invisible chaînon, -sans cesse brisé et de nouveau soudé par le hasard, aux événements qui, -comme dans un kaléidoscope immense, défilent sous vos yeux; acteur -et spectateur à la fois, indifférent ou intéressé à ce qui frappe le -regard, coudoyant et effleurant tout sans être soi-même mêlé aux faits -qui s'accomplissent. - -Le jeune homme, heureux comme un écolier en vacances de s'être si à -propos débarrassé de son sérieux compagnon, s'en allait ainsi, admirant -les monuments publics, les places, les promenades, lorgnant les femmes -qui passaient près de lui avec un doux froufrou soyeux et provocateur, -fumant nonchalamment sa cigarette, marchant tout droit devant lui sans -savoir où il allait et s'en souciant fort peu, puisqu'il était à la -recherche de l'imprévu. - -Il atteignit ainsi, sans trop savoir comment, l'Alameda ou promenade -de la ville, charmant jardin aux épais ombrages, garnis de massifs -de grenadiers et d'orangers en fleurs dont les suaves émanations -embaumaient l'atmosphère. Par un singulier hasard, l'Alameda était -déserte, toute la population s'était portée dans le centre de la ville -et pour un jour avait abandonné cette délicieuse promenade. - -Le peintre se réjouit de cette solitude dans laquelle il se trouvait -après le bruit, le tohu-bohu auquel il était depuis si longtemps mêlé -et qui commençait à lui serrer les tempes et à lui faire éprouver une -certaine lassitude morale. - -Il chercha de l'œil un banc qu'il découvrit bientôt à demi-caché -dans un bosquet d'orangers et s'assit avec un indicible sentiment de -bien-être. - -Il était environ cinq heures du soir, la brise nocturne se levait et -rafraîchissait l'atmosphère embrasée; le soleil, presque au niveau du -sol, allongeait démesurément l'ombre des arbres; une foule d'oiseaux -cachés dans le feuillage chantaient à pleine gorge, et des milliers -de diptères aux ailes transparentes voletaient autour des fleurs dont -elles pompaient les sucs en bourdonnant. - -Les bruits de la fête n'arrivaient que comme un écho lointain et -presque indistinct dans cette solitude qui respirait le calme le plus -complet. - -Séduit malgré lui par tout ce qui l'entourait et subissant l'influence -énervante des parfums exhalés par les fleurs, le jeune homme se laissa -aller en arrière, croisa les bras sur la poitrine et, fermant à demi -les yeux, il se plongea dans une douce rêverie qui bientôt absorba tout -son être et lui fit complètement oublier la réalité pour l'entraîner à -sa suite dans le fantastique pays des rêves. - -Depuis combien de temps était-il en proie à cette délicieuse somnolence -sans nom dans notre langue? Il n'aurait su le dire, lorsque tout à coup -il se redressa avec un geste brusque de mauvaise humeur, en prêtant -l'oreille et jetant autour de lui un regard mécontent. - -Le bruit d'une conversation était arrivé jusqu'à lui. - -Cependant, il eut beau sonder l'obscurité du regard, car la nuit était -venue, il n'aperçut personne. Il était toujours seul dans le bosquet au -fond duquel il s'était retiré. - -Il redoubla d'attention; alors il reconnut que les voix qu'il avait -entendues étaient celles de deux hommes arrêtés à quelques pas derrière -lui et que le massif d'orangers, au milieu duquel il se trouvait, -l'empêchait seul d'apercevoir. - -Ces deux hommes, quels qu'ils fussent, paraissaient désirer de ne pas -être entendus, car ils parlaient à demi-voix, bien qu'avec une certaine -animation. Malheureusement, le Français se trouvait si près d'eux, que, -malgré lui et quoi qu'il fît pour s'en défendre, il entendait tout ce -qu'ils disaient. - -«Le diable emporte ces drôles-là! murmura à part lui le jeune homme, de -s'aviser de venir parler politique ici; j'étais si bien. Comment m'en -aller maintenant?» - -Mais de même qu'il entendait ce que disaient ses voisins et jusqu'à -leurs plus légers mouvements, ceux-ci probablement l'auraient entendu -s'il avait essayé de quitter la place. Force lui fut donc, bien qu'en -maugréant, de se tenir coït et de continuer à entendre la conversation -des deux hommes, conversation nullement faite pour le rassurer et qui -d'instant en instant prenait des proportions fort inquiétantes pour un -tiers appelé à en être, malgré lui, le confident. - -Nous avons dit quelle horreur profonde le peintre professait pour la -politique; le lecteur comprendra facilement quelle devait être son -anxiété, en entendant des choses telles que celles que nous allons -rapporter. - -«Ces nouvelles sont certaines? disait un des interlocuteurs à l'autre. - ---Je les tiens d'un témoin oculaire, répondit le second. - ---¡Caramba! fit le premier en élevant un peu la voix, ainsi nous -pouvons espérer de voir bientôt le général dans ces parages.» - -Le peintre tressaillit; il lui sembla reconnaître cette voix, -sans qu'il lui fût possible de se souvenir où il l'avait entendue -précédemment. - -«Ainsi les insurgés ont été battus, continua le même interlocuteur. - ---A plate couture, capitaine; je vous le répète, à la bataille de -Villuma, le général Pezuela les a poursuivis plus de six lieues, l'épée -dans les reins. - ---Bravo! Et que fait-il maintenant? - ---¡Caray! Il marche en avant donc! Et en doublant les étapes afin -d'arriver plus vite; malheureusement, selon toutes les prévisions, il -ne pourra être ici que dans deux mois. - ---C'est bien tard. - ---Oui; mais cela vous laisse toute latitude pour préparer vos batteries. - ---C'est vrai; toutefois la mission dont me charge le général est -hérissée de difficultés. Les insurgés sont en nombre autour de la -ville, ils font bonne garde; s'il ne s'agissait que d'enlever deux -ou trois et même dix députés, peut être pourrais-je répondre de la -réussite; mais songez donc, mon cher comte, qu'il ne s'agit de rien -moins que de faire disparaître soixante ou quatre-vingts personnes. - ---Je ne vous comprends pas. - ---C'est juste, reprit le capitaine; arrivé aujourd'hui même dans la -ville et ne vous étant encore abouché qu'avec moi, vous ignorez ce qui -se passe. - ---Entièrement, reprit celui auquel on avait donné le titre de comte. - ---Voici le fait en deux mots: les insurgés veulent frapper un grand -coup; à cet effet ils réunissent ici à Tucumán un congrès composé -des députés de chaque district révolté; ce congrès a pour mission de -proclamer l'indépendance de Buenos Aires et de toute la Banda Oriental. - ---¡Sangre de Dios! Êtes-vous sûr de cela? s'écria le comte avec stupeur. - ---D'autant plus sûr que je le sais par un de mes cousins qui est -lui-même un de ces députés et qui n'a pas de secret pour moi. - ---¡Cuerpo de Cristo! Voilà qui est fâcheux! Le général sera furieux -lorsque je le lui apprendrai. - ---J'en suis convaincu, mais que faire? - ---L'empêcher par tous les moyens. - ---C'est impossible, les moyens nous manquent complètement; je ne -dispose que d'une centaine d'hommes avec lesquels je ne puis rien -tenter, d'autant plus que nous jouons de malheur en ce moment: la -population est fanatisée par le succès que le chef des montoneros, -Zèno Cabral a remporté, il y a deux jours, sur les troupes royales -commandées par le colonel Acevedo. - ---Ce succès est tout ce qu'il y a de plus apocryphe, mon cher -capitaine, je vous en donne ma parole d'honneur; tout s'est borné à une -escarmouche sans conséquence entre fourrageurs. - ---Je l'admets; il est même certain qu'il en est ainsi, mais nul ne le -croira dans la ville; donc, l'échec doit être considéré comme réel. - ---Eh bien! Qu'importe! Laissons ces gens dans leur erreur et -profitons-en pour agir: maintenant qu'ils se croient invincibles -et qu'ils s'amusent à tirer leur poudre en cohetes, nous pourrons -peut-être tenter un coup de main hardi sur la ville. - ---Votre idée n'est pas mauvaise, je vous avoue même qu'elle me sourit -assez, seulement elle demande à être mûrie. Il faudrait éloigner -adroitement les troupes campées aux environs et profiter de leur -absence pour essayer une surprise. - ---Alors il serait on ne peut plus facile de s'emparer des députés. - ---N'allons pas si vite en besogne; voyons d'abord quelles sont les -forces dont nous disposons pour cette expédition, qui ne laisse pas que -d'être fort périlleuse et qui offre, je ne vous le cache pas, très peu -de chance de succès. - ---Discutons, soit, je ne demande pas mieux.» - -Le peintre, mis de plus en plus mal à son aise par ces confidences qui -prenaient pour lui une tournure des plus graves, et voulant à tout prix -sortir de la position perplexe dans laquelle il se trouvait, car il -comprenait instinctivement qu'il avait affaire à des conspirateurs et -qu'il y allait de sa vie s'il était découvert, prit une résolution qui -lui parut une inspiration du ciel. Ne voulant pas continuer à être plus -longtemps en tiers dans des secrets de cette importance, il résolut de -se découvrir lui-même. Il ne se dissimula pas que les premiers moments -seraient, pour lui, difficiles à passer, lorsque les deux hommes -sauraient que leur conversation avait été entendue d'un bout à l'autre; -mais il préféra risquer cette chance incertaine de sauver sa vie que de -se fier plus longtemps au hasard. - -Émile était d'une témérité folle, qui ne faisait jamais de concessions -au danger; au contraire, il allait toujours tête baissée en avant; -le lecteur a déjà été à même de s'en apercevoir, mais cette fois, -contrairement à ses habitudes, il usa d'une certaine prudence avant de -révéler sa présence aux inconnus. - -Il arma doucement, sous son poncho, ses pistolets qu'il tint à la main, -prêt à s'en servir si besoin était, puis, se levant du banc sur lequel -jusqu'à ce moment il était demeuré assis: - -«¡Hola! caballeros, dit-il d'une voix haute bien que contenue pour ne -pas être entendu d'autres personnes, si par hasard il s'en trouvait aux -environs, que de celles auxquelles il s'adressait: prenez garde! Il y a -ici des oreilles qui vous entendent.» - -Les deux hommes poussèrent une exclamation de surprise et de terreur, -puis il y eut un craquement formidable dans le bosquet, et ils -apparurent en face du jeune homme, tenant chacun un sabre d'une main -et un pistolet de l'autre, le visage bouleversé par la colère et -l'épouvante. - -Mais ils s'arrêtèrent soudain. - -Le jeune homme se tenait immobile devant eux, les pistolets aux poings. - -«Halte! Et parlementons,» dit-il froidement. - -Cette scène avait quelque chose d'étrange et de saisissant. - -Dans ce bosquet d'orangers en fleur, aux reflets argentés de la lune, -au milieu de cette tranquillité profonde, au sein de cette nature calme -à laquelle le silence imposant de la nuit imprimait un certain cachet -de majesté, ces trois hommes posés ainsi face à face, se mesurant de -l'œil et prêts à en venir aux mains, formaient un contraste des plus -tranchés avec ce qui les entourait. - -«Parlementer, dit le comte, à quoi bon? - ---A ne pas se tuer comme des brutes, sans savoir pourquoi, répondit le -peintre. - ---Un traître mérite la mort! - ---Je vous l'accorde, mais je ne suis pas un traître, moi, puisque je -vous préviens, lorsqu'il m'aurait été si facile de rester silencieux -jusqu'à ce que j'eusse pénétré tous vos secrets.» - -Cette observation, fort logique du reste, parut produire une certaine -impression sur les deux hommes. - -«Alors pourquoi ces armes? reprit le comte d'un ton évidemment plus -radouci. - ---Pour éviter ce qui serait incontestablement arrivé, si je n'avais pas -eu la précaution de m'en munir. - ---Vous nous espionniez donc? - ---Nullement, j'étais ici bien avant vous, au contraire; le bruit de -votre conversation m'a réveillé de l'espèce de somnolence dans laquelle -j'étais tombé, et, ne me souciant nullement d'être, contre votre -volonté, en tiers dans vos secrets, j'ai pris le parti de vous avertir. -Voilà la vérité tout entière. - ---Qui nous le prouve? reprit durement le comte. - ---Je crois, Dieu me pardonne, caballero, répondit avec hauteur le jeune -homme, que vous vous permettez de douter de mes paroles? - ---Qui donc êtes-vous, señor, pour qu'on doive vous croire ainsi au -premier mot? - ---Moi! fit en riant le jeune homme, bien peu de chose auprès de vous, -un pauvre peintre français, mais honnête, vive Dieu! Jusqu'au bout des -ongles. - ---Ah! Voilà mon homme, s'écria le second étranger, qui jusque-là était -demeuré muet; je le reconnais maintenant! Rengainez votre sabre et -quittez votre pistolet, mon cher comte; des armes sont de trop ici. - ---Je le veux bien, si telle est votre opinion, capitaine, répondit -le comte avec hésitation; cependant, il me semble que dans une -circonstance aussi sérieuse.... - ---Bas les armes! Vous dis-je, interrompit le capitaine, qui déjà -avait fait disparaître les siennes, je réponds corps pour corps de ce -cavalier. - ---Soit, dit le comte, mais la prudence exigerait.... - ---Quoi? Puisque ce caballero vous donne sa parole et que cette parole -est corroborée par la mienne; cela est suffisant, il me semble,» reprit -le capitaine avec un commencement d'impatience. - -Le jeune homme voyant que ses adversaires n'avaient plus, en apparence, -d'intentions hostiles, désarma tranquillement ses pistolets et, les -repassant à sa ceinture, il se tourna vers celui des deux étrangers qui -était si à l'improviste venu à son secours. - -«Je vous remercie, señor, dit-il, de la bonne opinion que vous voulez -bien avoir de moi; bien que votre voix ne me soit pas inconnue, -cependant je serai heureux qu'il vous plût de rafraîchir mes souvenirs, -en m'apprenant, si cela vous est possible, où j'ai eu l'avantage de -vous rencontrer précédemment. - ---¡Vive Dios! señor don Emilio, reprit-il d'un ton de bonne humeur, -vous avez la mémoire courte. - ---Comment vous savez mon nom? - ---Et vous-même savez le mien, à moins que vous ne l'ayez oublié aussi; -ce qui ne m'étonnerait pas, d'après ce que je vois. - ---Je suis réellement confus, señor, mais je vous jure que je ne me -rappelle pas le moins du monde où nous nous sommes vus déjà. - ---Allons, puisqu'il faut absolument que je vous redise mon nom, je -m'exécute; je suis don Lucio Ortega. - ---Le capitaine espagnol avec lequel je me suis battu! s'écria-t-il avec -surprise. - ---Et que vous avez si dextrement désarmé. C'est moi-même, oui, -caballero. - ---Oh! Comment ai-je pu oublier cette rencontre qui m'a laissé un si -charmant souvenir, dit-il en lui tendant la main. - ---Ainsi, ce señor est de vos amis? reprit le comte. - ---Oui, mon cher comte, et des plus intimes même. - ---Pardonnez-moi d'insister; mais vous savez quelles seraient les -conséquences d'une indiscrétion? - ---Elles seraient terribles; continuez. - ---Et vous vous croyez toujours autorisé à répondre de la discrétion de -ce caballero? - ---Comme de la mienne, je vous le répète. - ---C'est bien; agissez à votre guise alors, reprit-il d'un ton bourru. - ---Écoutez, fit le capitaine, je comprends combien, vous qui ne -connaissez pas ce señor, vous devez conserver d'inquiétude au fond du -cœur; nous ne jouons pas un jeu d'enfant, en ce moment; nous engageons -notre tête dans une partie désespérée; chacun de nous a le droit de -demander à ses associés des comptes sévères de leur conduite. - ---En effet, il doit, il me semble, en être ainsi. - ---Fort bien! Ces comptes, je vais vous les rendre. Malgré lui, et sans -l'avoir désiré, don Emilio a surpris des secrets de la plus haute -gravité; ces secrets, je suis convaincu qu'il les conservera au fond -de son cœur, mais cette certitude que j'ai, moi, vous ne la partagez -pas; cela est votre droit, je n'ai rien à y objecter, sinon que, dans -le but seul de vous rassurer, je prendrai, vis-à-vis de mon ami, toutes -les précautions que vous exigerez. Bien entendu que ces précautions -n'auront rien de blessant pour l'honneur, ni même pour l'amour-propre -de don Emilio, que je tiens, avant tout, pour mon ami et que je veux -ménager quand même. - ---Je me joins au capitaine, dit vivement le jeune homme, et je me -mets complètement à votre disposition pour tout ce qu'il vous plaira -d'exiger de moi; je vous confesse humblement que la politique me cause -une peur atroce, et que j'éprouve le regret le plus vif et le plus -sincère de m'être si malencontreusement trouvé ici lorsqu'il m'aurait -été si facile d'être autre part, où, sans contredit, j'aurais été -beaucoup mieux.» - -La gravité du comte ne tint pas contre cette boutade prononcée avec une -désespérante naïveté; il éclata de rire. - -«Vous êtes un charmant compagnon, dit-il, et bien que notre liaison -ait commencé sous des auspices assez hostiles, j'espère qu'elle sera -durable; que bientôt vous deviendrez de mes amis et que je serai des -vôtres. - ---Ce sera un grand honneur pour moi, monsieur le comte, répondit-il en -s'inclinant. - ---Maintenant que vous avez mis un pied dans nos secrets, il faut que -vous y entriez tout à fait. - ---Est-ce donc bien obligatoire? - ---C'est de toute nécessité. - ---J'admire comme depuis quelques jours le hasard se plaît à me -poursuivre et s'obstine à faire de moi un homme politique, quand je -serais si heureux de ne peindre que des tableaux, moi qui ne suis venu -que pour cela en Amérique; j'ai eu là une triomphante idée par exemple, -et j'ai bien choisi mon temps! - ---Il faut provisoirement en prendre votre parti. - ---Je le sais bien, et voilà justement pourquoi j'enrage, mais dès qu'il -me sera possible de faire autrement, je ne me le ferai pas répéter -deux fois, je vous le certifie. - ---Jusqu'à nouvel ordre, il est indispensable que vous demeuriez -avec nous, que vous soyez en quelque sorte notre prisonnier; mais -rassurez-vous, votre captivité ne sera pas bien dure, nous vous la -rendrons, ou du moins nous nous efforcerons de vous la rendre aussi -agréable que possible. - ---Ainsi vous m'enlevez jusqu'à mon libre arbitre, dit le peintre avec -un accent tragi-comique. - ---Il le faut provisoirement. - ---Hum! Allons, j'y consens, diable soit de la politique! Qu'avais-je -besoin aussi de venir à San Miguel accompagner ce vieux Dubois.» - -Les deux hommes tressaillirent à ce nom. - -«Vous connaissez le duc de Mantoue? s'écrièrent-ils. - ---Ah! Ah! Vous savez de qui je veux parler, il paraît? fît-il avec -surprise. - ---Le duc de Mantoue, l'ancien conventionnel, sénateur sous l'Empereur -Napoléon, venu en Amérique sous le nom de Louis Dubois, dit le comte. - ---C'est bien cela. Pourquoi donc me recommandait-il si fort de ne pas -lui donner son titre? - ---Parce qu'il espérait ne pas être connu; il vient, chassé par les -Bourbons pour avoir voté la mort du roi Louis XVI, chercher un refuge -en ce pays et prêter aux insurgés l'appui de son expérience en matière -de révolution. - ---Le fait est qu'il doit en savoir long sur ce chapitre, dit le peintre -en riant. - ---Mais que disiez-vous donc sur lui; se trouve-t-il réellement à San -Miguel? - ---Je l'ai aidé moi-même à y entrer aujourd'hui. - ---Vous? - ---Parbleu! Un compatriote ... et tenez, capitaine, nous étions ensemble -quand j'ai eu l'honneur de vous rencontrer. - ---Comment, ce grand vieillard à la mine si altière et aux traits si -imposants, qui se tenait si droit à cheval à vos côtés?... - ---C'était lui-même. - ---Oh! Si je l'avais su! s'écria le capitaine d'un air de dépit. - ---Qu'auriez-vous donc fait? - ---Je l'aurais enlevé, ¡vive Dios! - ---Alors, il est heureux que vous l'ayez ignoré, parce que, -probablement, il y aurait eu une chaude escarmouche entre nous.» - -Le capitaine ne releva pas cette parole. - -«Venez, dit-il. - ---Où me conduisez-vous? - ---Au Cabildo. - ---Au Cabildo! Pourquoi faire? - ---Le gouverneur donne aujourd'hui un grand bal; nous y passerons -quelques instants. - ---Hum! Je crains bien que cela cache quelque manoeuvre politique? - ---Peut-être. - ---Pourvu que je ne m'y trouve pas encore mêlé malgré moi. - ---Je tâcherai de vous laisser ignorer ce qui se passera. - ---Je vous en aurai une grande reconnaissance. Enfin, à la grâce de -Dieu.» - -Les trois hommes, désormais réconciliés, quittèrent le bosquet, -sortirent de l'Alameda et se dirigèrent vers le Cabildo en causant -amicalement entre eux. - -Les rues étaient illuminées et la population se divertissait de plus en -plus à tirer des cohetes. - - - - -V - -LA MONTONERA. - - -_Montonero_ dont le féminin est _montonera_, est un mot essentiellement -américain, bien que sa racine soit incontestablement espagnole. Il -signifie littéralement, _monceau, amas, ramassis_; pris dans la -mauvaise acception du mot, une montonera veut dire une réunion de gens -de sac et de corde, de bandits sans foi ni loi, de voleurs de grand -chemin. - -Mais telle n'était pas la signification qu'on lui donnait dans le -principe. - -On entendait par montonera une cuadrilla, une guérilla composée de -bannis politiques, d'insurgés qui faisaient la guerre en partisans à -leurs risques et périls, mais braves et honnêtes. - -Les Espagnols leur imposèrent au commencement du soulèvement des -colonies contre la métropole, afin de les flétrir dans l'opinion -publique, ce nom dont ils se glorifièrent et qu'ils tinrent à honneur -de porter. - -Mais lorsque la guerre civile dégénéra en lutte fratricide des citoyens -entre eux; que les Espagnols furent vaincus et contraints d'abandonner -le Nouveau Monde, les montoneras dégénérèrent, les hommes véreux de -tous les partis vinrent s'abriter sous leurs bannières et y chercher -l'impunité de leurs crimes. Elles ne furent plus alors qu'un ramassis -de bandits sinistres, ressemblant à s'y méprendre à ces bandes -d'écorcheurs et de routiers du moyen âge qui désolèrent l'Europe -pendant si longtemps, et que les gouvernements furent, pendant plus de -deux siècles, impuissants à détruire ou seulement à réprimer. - -Semblant avoir recueilli les traditions de leurs devanciers du vieux -monde, les montoneros commencèrent à désoler les campagnes, à piller -les haciendas, à mettre à rançon les villes trop faibles pour leur -opposer une résistance énergique; et, servant toutes les causes -moyennant finance, ils adoptèrent tour à tour tous les partis, les -trahissant sans remords les uns après les autres, et ne voyant dans la -guerre civile qu'un but: le pillage. - -A l'époque où se passe notre histoire, bien que les montoneros fussent -déjà dégénérés de leur première loyauté, et que nombre de gens sans -aveu fussent parvenus à se glisser dans leurs rangs, cependant -ils conservaient encore, du moins en apparence, les principes de -patriotisme chevaleresque qui avaient présidé à leur création, et leur -nom n'inspirait pas, ainsi que cela arriva plus tard, la terreur aux -honnêtes gens et aux citoyens paisibles qu'ils s'étaient donné la -mission de protéger et de défendre. - -Dans une verte vallée, au pied d'une colline boisée d'une médiocre -hauteur, sur le bord même du río Tucumán, à environ une quinzaine de -lieues de la ville de San Miguel, une troupe de cavaliers dont le -nombre pouvait monter à trois cents environ était arrêtée, ou, pour -mieux dire, campée dans une position délicieuse. - -Les soldats, tous revêtus du costume des gauchos de la pampa, les -traits énergiques et le visage hâlé par le soleil, mais d'une apparence -sauvage et farouche, étaient pour la plupart armés non seulement de -sabres et de fusils, mais encore d'une longue et forte lance dont le -fer était garni d'une banderole d'un rouge vif. - -Couchés ou assis au pied des figuiers et des orangers, ils avaient -planté leurs lances en terre et jouaient, causaient ou dormaient, -tandis que leurs chevaux erraient à l'aventure, paissant l'herbe verte -de la plaine. - -Quelques sentinelles, disséminées sur des hauteurs assez éloignées, -immobiles comme des statues de bronze florentin dont elles avaient les -tons chauds et cuivrés, veillaient à la sûreté commune. - -Ces hommes, dont la réputation de bravoure était célèbre dans toute -la Banda Oriental, composaient la montonera du célèbre Zèno Cabral, -celui-là même qui avait, disait-on, eu quelques jours auparavant maille -à partir avec les troupes royales, et dont la ville de San Miguel -célébrait la victoire à grand renfort de cris et de pétards. - -Ce campement sauvage et primitif, qui ressemblait plutôt à une halte -de bandits qu'à toute autre chose, avait une apparence des plus -pittoresques, et qui aurait fait l'admiration d'un peintre à la manière -dé Salvator Rosa. - -Presque au centre du campement, au sommet d'un monticule d'une pente -presque insensible, plusieurs hommes dont les vêtements et les armes -étaient en meilleur état et les traits moins farouches que ceux de -leurs compagnons, étaient assis sur l'herbe et causaient tout en fumant -leur cigarette. - -Ces hommes étaient les officiers de la montonera. - -Au milieu d'eux se trouvait leur chef, ou le général, ainsi qu'ils le -nommaient. - -Ce chef était un tout jeune homme paraissant au plus vingt-deux ans, -aux traits fins et délicats, aux manières douces et gracieuses qui, -aux yeux d'un indifférent, aurait paru peu en état de commander à des -hommes comme ceux qui s'étaient volontairement rangés sous sa bannière; -mais un observateur ne se serait pas trompé à l'expression énergique -répandue sur son beau et calme visage, à l'ampleur peu commune de son -front pur et bien dessiné, et au regard d'aigle qui s'échappait de ses -yeux noirs et bien ouverts. Une sombre mélancolie semblait répandue -sur ses traits, et ce n'était qu'avec des difficultés extrêmes que ses -compagnons, jeunes gens de son âge pour la plupart et appartenant aux -premières familles du pays, réussissaient à de longs intervalles à -amener un sourire triste sur ses lèvres. - -La tête appuyée sur la main droite, frisant sans y songer de la main -gauche ses longues et soyeuses moustaches noires, il laissait errer, -sans but apparent, ses regards sur l'immense et magnifique panorama -qui se déroulait devant lui, ne répondant que par des monosyllabes aux -questions qu'on lui adressait et semblant s'absorber dans une pensée -intime. - -Ses officiers, voyant toutes leurs avances repoussées par leur chef, -avaient pris le parti de l'abandonner à ses réflexions quelles qu'elles -fussent, puisqu'il paraissait s'y complaire, et s'étaient mis à causer -et à rire entre eux, lorsque tout à coup une quarantaine de cavaliers -apparurent à l'horizon se dirigeant à toute bride vers l'endroit où la -montonera était campée. - -«Eh! dit un des officiers en plaçant sa main en abat-jour sur ses yeux, -qui peuvent être ces cavaliers? - ---Ce sont des nôtres, sans doute, puisque les sentinelles les ont -laissé passer sans donner l'alarme, répondit un autre officier. - ---Avons-nous donc des batteurs d'estrade aux environs? - ---Je ne l'assurerais pas, mais comme le général avait parlé de détacher -le capitaine Quiroga avec une vingtaine de soldats pour surveiller les -défilés de la Sierra, et que je ne le vois pas parmi nous, c'est que -probablement le général a donné suite à son projet. - ---Ce serait alors sa troupe qui nous rejoindrait? - ---Je le crois; du reste, nous ne tarderons pas à savoir à quoi nous en -tenir.» - -Les cavaliers arrivaient toujours grand train: ils se trouvèrent -bientôt assez rapprochés pour qu'il fût possible de les reconnaître. - -«Vous ne vous étiez pas trompé, don Juan Armero, reprit le premier -officier, c'est effectivement le capitaine Quiroga; je distingue d'ici -son long corps maigre qui semble jouer dans ses habits, et sa face -anguleuse et bourrue qui le fait ressembler à un oiseau de nuit. - ---Le fait est, répondit don Juan, que le digne capitaine est facile à -reconnaître; mais vous devriez plus le ménager, don Estevan; vous savez -que le général l'aime beaucoup et peut-être lui déplairait-il d'en -entendre parler ainsi. - ---Au diable! Si j'en dis du mal; le capitaine Quiroga est un brave et -digne soldat que j'aime et que j'apprécie fort moi-même; mais cela ne -va pas jusqu'à lui trouver la tournure d'un Adonis. - ---Ce dont il se soucie fort peu sans doute, señores, dit Zèno Cabral en -se mêlant tout à coup à la conversation; il se contente d'être un de -nos officiers les plus braves et les plus expérimentés, et cela suffit. - ---¡Caramba! Général, et nous aussi nous l'aimons tous, ce vieux brave, -qui pourrait être notre père, et qui nous conte, pendant les nuits de -bivouac, de si bonnes histoires de l'ancien temps.» - -Le chef des partisans sourit sans répondre. - -«Mais que nous amène-t-il ici? s'écria tout à coup don Estevan -Albino, l'officier qui le premier avait parlé, Dieu me pardonne si je -n'aperçois pas les plis d'une robe et si je ne vois pas flotter une -mantille. - ---Deux robes et deux mantilles, s'il vous plaît, don Estevan, et même -davantage, si je ne me trompe, répondit plus posément don Juan Armero. - ---¡Válgame Dios! dit en riant le jeune officier, le vieux reître nous -amène toute une volée de cotillons.» - -Les officiers se levèrent; quelques-uns ouvrirent des lorgnettes et se -mirent à examiner attentivement la troupe qui arrivait, se perdant en -commentaires sur la prise faite par le vieil officier, et qu'il amenait -avec lui. - -Zèno Cabral était retombé dans son mutisme, indifférent en apparence -à ce qui se passait autour de lui, mais la rougeur fébrile qui -colorait son visage et le froncement de ses sourcils démentaient ce -calme affecté et dénotaient qu'il était en proie à une vive émotion -intérieure. - -Cependant, les cavaliers traversaient rapidement la plaine et -s'approchaient de plus en plus, se dirigeant vers le groupe -d'officiers, reconnaissable au drapeau buenos-airien, dont la hampe -était fichée en terre auprès du général et qui flottait en longs plis -au caprice de la brise. - -Sur le passage des cavaliers, les montoneros se relevaient, les -regardaient curieusement; puis ils les suivaient en riant et en -ricanant entre eux, si bien que lorsqu'ils atteignirent le pied -du monticule où les attendaient les officiers, ils se trouvèrent -littéralement enveloppés d'une foule compacte que le capitaine Quiroga -se vit contraint d'écarter à coups de bois de lance, ce dont, du reste, -il s'acquitta avec un flegme et un sang-froid imperturbables. - -Les officiers n'avaient point calomnié le digne capitaine. A part la -différence du costume, il ressemblait trait pour trait à don Quichotte, -lors de sa deuxième sortie. - -C'était le même corps long et efflanqué, le même visage maigre et -anguleux, au front déprimé, aux yeux caves, au nez recourbé en bec -d'oiseau, aux mâchoires larges, à peine garnies de quelques dents -gâtées, aux longues moustaches grises et aux pommettes saillantes et -violacées. - -Et, pourtant, cet ensemble excentrique, ainsi qu'on dirait -aujourd'hui, n'avait rien de ridicule; cette singulière physionomie -était éclairée par une telle expression de bravoure, de franchise et -de bonté, qu'à première vue on se sentait malgré soi entraîné vers ce -vieil officier, car il avait au moins cinquante ans, et tout disposé à -l'aimer. - -Les soldats riaient à se tordre en recevant les coups de bois de -lance que leur distribuait généreusement le capitaine, et ce fut à -grand-peine qu'il parvint à s'en débarrasser. - -«Diable soit des curieux! dit le bon capitaine, en mettant lestement -pied à terre, ils ne me laisseront pas approcher du général.» - -Et, suivi d'une partie de ses soldats, qui ainsi que lui avaient quitté -la selle, il gravit le monticule où les officiers étaient réunis. - -Les soldats conduisaient plusieurs prisonniers au milieu d'eux; parmi -ces prisonniers se trouvaient des femmes, dont deux paraissaient, par -leur costume, leurs manières, appartenir à la haute société. - -Les montoneros, malgré l'indiscrète curiosité qui les animait, -n'avaient pas osé, par respect pour leur chef, dépasser la limite -naturelle tracée par le pied du monticule. Groupés en désordre autour -des soldats demeurés à la garde des chevaux, ils fixaient des regards -ardents sur les officiers. - -Ceux-ci s'étaient rangés à droite et à gauche de Zèno Cabral et avaient -livré un libre passage au capitaine Quiroga et à ceux qu'il amenait -avec lui. Zèno Cabral s'était levé lentement, et la main appuyée sur -la poignée de son sabre, le visage froid et impassible, les sourcils -froncés, il attendait que son subordonné prît la parole. - -Le capitaine, après avoir d'un geste ordonné de s'arrêter à ceux -qui le suivaient, fit quelques pas en avant et, après avoir salué -militairement, il demeura immobile sans prononcer un mot. Parmi toutes -ces qualités, le digne capitaine comptait celle de ne pas être orateur; -son mutisme était passé en proverbe dans la cuadrilla. - -Don Zèno comprit que, s'il n'interrogeait pas le capitaine, celui-ci ne -se résoudrait jamais à parler le premier; il fit un effort sur lui-même -et affectant une indifférence fort loin sans doute de sa pensée: - -«Vous voici donc de retour, capitaine Quiroga? dit-il. - ---Oui, général, répondit laconiquement l'officier. - ---Et avez-vous complètement rempli la mission délicate que je vous -avais confiée? - ---Je le crois, général. - ---Vous avez surpris les ennemis de la patrie? - ---Ceux-là ou d'autres, général, je me suis emparé des gens que vous -m'aviez désignés lorsqu'ils ont débouché du ravin; maintenant, s'ils -sont ennemis de la patrie ou non, je l'ignore, cela ne me regarde pas. - ---C'est juste,» fit don Zèno Cabral, qui traînait évidemment la -conversation en longueur et hésitait à en attaquer le point réellement -intéressant pour lui. - -Le capitaine ne répondit pas. - -Don Zèno reprit au bout d'un instant, en tourmentant, avec une colère -contenue, la dragonne de son sabre: - -«Mais enfin qu'avez-vous fait?» - -En ce moment, une des prisonnières écarta par un geste brusque le -capitaine, et faisant un pas en avant: - -«Ne le savez-vous pas, don Zèno Cabral,» dit-elle d'une voix ironique -et hautaine en rejetant, d'un geste plein de noblesse, sur ses épaules -le rebozo de dentelles noires qui voilait son visage. - -Les officiers étouffèrent un cri d'admiration à la vue de la beauté -souveraine de cette femme. - -Don Zèno Cabral fit un pas en arrière en se mordant les lèvres avec -dépit, tandis que son visage se couvrait d'une pâleur mortelle. - -«Madame, dit-il, les dents serrées, vous êtes prisonnière, et ne devez -parler, ne l'oubliez pas, que si on vous interroge.» - -Un sourire de mépris crispa les lèvres de la dame: elle haussa -légèrement les épaules et fixa sur le partisan un regard d'une -expression telle que, malgré lui, il détourna les yeux. - -Cette femme, dans toute la force et la plénitude de sa beauté, -paraissait âgée de vingt-sept à vingt-huit ans, bien qu'en réalité -elle en eût environ trente-trois. Ses traits, d'une régularité de -lignes extrême, réalisaient l'idéal de la beauté romaine; ses yeux -noirs, pleins de feu et de passion, son front pur, sa bouche mignonne, -sa peau fine et veloutée, son teint légèrement doré par le soleil, -et, plus que tout, l'expression hautaine et railleusement cruelle de -sa physionomie saisissait et inspirait pour elle une répulsion dont -il était impossible de se rendre compte au premier abord; sa taille -majestueuse, ses gestes pleins de noblesse, tout en cette femme, par un -contraste inexplicable, effrayait au lieu d'attirer. On devinait les -rugissements de la bête fauve dans les modulations harmonieuses de sa -voix, et les griffes du tigre apparaissaient sous ses ongles roses. - -«Prenez garde à ce que vous faites, caballero, reprit-elle; je suis -étrangère, moi; je voyage paisiblement; nul n'aie droit de m'arrêter, -ou seulement d'entraver ma course. - ---Peut-être, madame, répondit froidement le partisan; mais, je vous le -répète, lorsque je vous interrogerai, alors, mais alors seulement, je -vous permettrai de me répondre. - ---Suis-je donc tombée entre les mains de bandits sans foi ni loi? -reprit-elle avec mépris. Suis-je au pouvoir d'écumeurs du désert? Du -reste, la façon dont jusqu'à présent j'ai été traitée, et la vue de -l'homme devant lequel on m'a conduite, me le feraient supposer.» - -Un murmure de colère, réprimé aussitôt par un geste de Zèno Cabral, -s'éleva parmi les officiers à cette imprudente provocation. - -«Où est le guide que nous soupçonnions de trahison! dit le partisan en -se retournant vers le capitaine. - ---Je m'en suis emparé, répondit celui-ci. - ---Fort bien. Avez-vous acquis des preuves de sa trahison? - ---D'irrécusables, mon général. - ---Qu'on l'amène.» - -Il se fit un mouvement parmi les soldats; quelques-uns se détachèrent -du groupe qui entourait les prisonniers et amenèrent, en le rudoyant, -devant leur chef un métis à la mine chafouine, aux yeux louches et -aux membres trapus, que, pour plus de sûreté sans doute, ils avaient -solidement garrotté avec un lasso. - -Don Zèno Cabral considéra un instant cet homme, qui se tenait humble et -tremblant devant lui, avec un singulier mélange de pitié et de dégoût. - -«Vous êtes convaincu de trahison, lui dit-il enfin. J'ai le droit de -vous faire pendre; je vous accorde cinq minutes pour recommander votre -âme à Dieu. - ---Je suis innocent, noble général, murmura le misérable en tombant à -genoux et en courbant craintivement la tête.» - -Le partisan haussa les épaules et se retourna vers les officiers avec -lesquels il commença à causer à voix basse, d'un air indifférent, -sans paraître écouter les prières que le prisonnier continuait à lui -adresser d'un ton pleurard. - -Trois ou quatre minutes s'écoulèrent. Un silence funèbre planait sur la -foule attentive des montoneros. - -C'est toujours une chose grave qu'une condamnation à mort, prononcée -froidement, résolument et sans appel, même pour des hommes habitués à -jouer leur vie sur un coup de dé, comme ceux qui assistaient à cette -scène; aussi, malgré eux, se sentaient-ils saisis d'un secret effroi, -augmenté encore par les notes dolentes de la voix du misérable qui se -tordait de peur au milieu d'eux et implorait en sanglotant la pitié de -leur chef. - -Celui-ci se retourna et, faisant un signe au capitaine Quiroga: - -«Il est temps, dit-il. - ---Caray, dit le capitaine, il y a assez longtemps que le _pícaro_ -cherche la potence, il ne l'aura pas volée; ce sera au moins une -satisfaction pour lui à son dernier moment.» - -Cette singulière boutade de la part d'un homme qui parlait si peu -d'habitude, étonna tout le monde et, changeant subitement le cours des -idées des partisans, les fit éclater en rires moqueurs et en quolibets -à l'adresse du condamné, qui dès lors perdit tout espoir. - -Un soldat était monté sur un arbre situé à quelques pas seulement, -et avait attaché son lasso à la maîtresse branche. Le capitaine -ordonna que l'espion fût amené sous l'arbre, et un nœud coulant fut -immédiatement jeté autour de son cou. - -«Arrêtez! s'écria la prisonnière en s'interposant vivement, cet homme -est à moi; prenez garde à ce que vous allez faire.» - -Il y eut un instant d'hésitation; le misérable respira, il se crut -sauvé. - -«Prenez garde vous-même, señora, répondit durement Zèno Cabral, moi -seul commande ici. - ---Je suis la marquise de Castelmelhor, reprit-elle, l'épouse du général -de Castelmelhor; chaque goutte du sang de cet homme coûtera la vie à -des milliers de vos compatriotes. - ---Vous êtes étrangère, madame, femme, vous l'avez dit vous-même, d'un -général Portugais qui est entré il y a quelques jours à peine sur -notre territoire pour le ravager; songez à vous, et n'intercédez pas -davantage pour ce misérable. - ---Mais, fit-elle avec une ironie cruelle, n'êtes-vous pas Portugais -vous-même, señor, Portugais d'origine, du moins? - ---Assez, madame; par respect pour vous-même, n'insistez pas; cet homme -est coupable, il est condamné, il doit mourir, il mourra.» - -En ce moment, une seconde femme qui jusqu'à ce moment était demeurée -confondue au milieu des prisonniers, s'élança vivement en avant, et -saisissant par un geste fébrile le bras du partisan, tandis que des -larmes inondaient son visage pâli par l'émotion: - -«Et à moi, don Zèno, s'écria-t-elle avec une expression navrante, et à -moi! Si je vous demandais la grâce de cet homme, me la refuseriez-vous? - ---Oh! s'écria le partisan avec désespoir, vous ici, vous doña Eva! - ---Oui, moi, moi, don Zèno, qui vous supplie par ce que vous avez de -plus cher, de pardonner.» - -Le partisan la considéra pendant quelques secondes avec une expression -d'amour, de colère et de douleur impossible à rendre, tandis que, -haletante, désolée, les yeux pleins de larmes et les mains jointes, -presque agenouillée devant lui, elle lui adressait une prière muette; -puis, tout à coup, faisant un effort suprême sur lui-même et reprenant -son masque froid et impassible, il se redressa et, croisant les bras -sur la poitrine: - -«C'est impossible, dit-il; obéissez, capitaine.» - -Celui-ci ne se fit pas répéter l'ordre. Le misérable espion, saisi par -des mains de fer, fut enlevé dans l'espace et lancé dans l'éternité -avant d'avoir eu même une parfaite perception de ce dénoûment imprévu. - -La jeune fille, car la personne qui avait essayé vainement de -s'interposer entre la justice et la clémence du partisan, était une -jeune fille, presque une enfant, âgée de quinze ans à peine, saisie -d'effroi à la vue de ce hideux spectacle, terrifiée par les cris d'une -joie brutale proférés par les soldats, s'était affaissée sur elle-même, -les bras pendants, la tête penchée sur la poitrine, à demi évanouie, -son beau et doux visage était couvert d'une pâleur mortelle; les -longues tresses de ses cheveux tombaient en désordre sur ses épaules, -et ses yeux si doux et si tendres, dont l'azur semblait refléter le -bleu du ciel, étaient voilés et éteints par la douleur, tandis qu'un -mouvement nerveux agitait tout son corps. - -La marquise s'approcha d'elle, la releva froidement et lui montrant le -partisan d'un geste de souverain mépris. - -«Debout! Ma fille, lui dit-elle, cette posture ne convient qu'aux -suppliants ou aux coupables, et vous n'êtes, grâce à Dieu, ni l'un ni -l'autre! Ne vous avais-je pas prévenue que cet homme avait un cœur de -tigre? - ---Oh! Ma mère! Ma mère! s'écria-t-elle en cachant son visage dans son -sein, que je souffre!» - -A ces paroles prononcées avec une expression déchirante, le partisan -fit un brusque mouvement comme pour s'élancer Vers la jeune fille. - -Mais la marquise, se redressant avec une fierté léonine, le cloua en -place d'un regard méprisant. - -«Arrière, señor! lui dit-elle; ni ma fille, ni moi, nous ne vous -connaissons. Nous sommes vos prisonnières; si vous l'osez, faites-nous -tuer aussi, comme vous nous en avez presque menacées.» - -A cette voix dont l'accent cruel le rappela subitement à lui-même, le -partisan reprit son sang-froid et répondit d'un ton incisif: - -«Non pas vous, madame; nous ne tuons pas les femmes, nous autres; c'est -bon pour les soldats du roi, cela; mais vos complices seront fusillés -avant une heure. - ---Que m'importe!» répondit-elle en lui tournant le dos. - -Et, soutenant sa fille dans ses bras, elle alla d'un pas ferme se mêler -de nouveau aux prisonniers. - -Cette scène étrange, incompréhensible pour tous les assistants, avait -plongé les officiers et les soldats dans la stupéfaction la plus -profonde. - -Jusqu'alors ils avaient connu leur chef brave, téméraire même, dur aux -autres comme à lui-même, d'une extrême sévérité en fait de discipline, -mais juste, humain, et ne commandant jamais de sang-froid la mort des -malheureux prisonniers que les hasards de la guerre faisaient tomber -en son pouvoir. Aussi ce changement subit dans l'humeur de leur chef, -cette cruauté dont il faisait preuve, les étonnait et les remplissait -à leur insu d'une terreur secrète; ils comprenaient instinctivement -qu'il fallait que cet homme, si froid et si impassible d'ordinaire, -eût de bien puissants motifs pour agir comme il le faisait et donner -ainsi tout à coup un complet démenti à la clémence dont jusqu'alors il -avait fait preuve en toute occasion; aussi, bien qu'en apparence, cette -cruauté parût révoltante, nul cependant n'osait le blâmer, et ceux de -ses officiers qui, intérieurement, se sentaient disposés à l'accuser, -ne pouvaient se décider à le faire. - -Cependant, don Zèno Cabral, sans paraître remarquer l'émotion produite -par cette scène, se promenait à grands pas sur l'emplacement même où -elle avait eu lieu, les bras derrière le dos et la tête penchée sur la -poitrine, semblant en proie à une vive agitation. - -Les officiers se tenaient à l'écart, l'examinant à la dérobée, -attendant avec une visible anxiété la détermination que, sans doute, il -ne tarderait pas à prendre, détermination dont dépendait la vie ou la -mort des malheureux prisonniers. - -Le capitaine Quiroga s'approcha enfin de lui et lui barra -respectueusement le passage au moment où, après avoir terminé sa -promenade dans un sens, il se retournait pour la continuer dans un -autre. - -Don Zèno releva la tête. - -«Que voulez-vous? dit-il. - ---L'ordre, mon général. - ---Quel ordre? - ---La confirmation de celui que vous m'avez donné. - ---Moi! fit-il avec étonnement. - ---Oui, mon général, je désire savoir s'il faut immédiatement fusiller -les douze prisonniers brésiliens qui sont là.» - -Le partisan tressaillit comme si un serpent l'avait piqué, il lança à -la dérobée un regard à la jeune fille; elle pleurait, le visage caché -dans le sein de sa mère. - -«Quels sont ces hommes? dit-il. - ---Pas grand-chose, de pauvres diables de peones, je crois. - ---Ah! Pas de soldats? - ---Aucun. - ---Cependant, ils se sont défendus. - ---Dame, général! C'était leur droit.» - -Le partisan fixa son clair regard sur le visage impassible du vieux -soldat. - -«Ah! dit-il, combien vous ont-ils tué d'hommes. - ---Deux et blessé cinq, mais loyalement. - ---Je vous trouve bien tendre aujourd'hui, capitaine Quiroga, dit-il -d'un ton de sarcasme. - ---Je suis juste comme toujours, général,» répondit-il en le regardant -bien en face. - -Le partisan pâlit à cette dure apostrophe, mais se remettant aussitôt: - -«Merci, mon vieil ami, reprit-il en lui tendant la main, merci -de m'avoir rappelé ce que je me dois à moi-même. Qu'on sonne le -boute-selle, nous partons pour San Miguel, señores. Capitaine, je -laisse les prisonniers sous votre garde, qu'ils soient traités avec -douceur. - ---Bien, Zèno, je vous reconnais, répondit le vieux soldat d'une voix -basse et concentrée en se penchant sur la main que lui tendait son chef -et la baisant; bien, mon ami. - ---Allons, señores, à cheval!» cria le partisan en se retournant pour -cacher son émotion. - - - - -VI - -LA TERTULIA. - - -Le Cabildo de San Miguel de Tucumán resplendissait de bruit et de -lumières; le peuple réuni sur la plaza Mayor voyait par les fenêtres -ouvertes la foule des invités, hommes et femmes, dans leurs plus -magnifiques costumes et les plus brillantes toilettes encombrer les -salons. - -Le gouverneur donnait une tertulia de gala pour célébrer, style -officiel, l'éclatante victoire remportée par le célèbre et valeureux -chef de partisans, don Zèno Cabral, sur les troupes du roi d'Espagne. - -La joie éclatait et débordait de toutes parts du Cabildo sur la place -et de la place dans les rues, où le peuple, ramassant les miettes -éparpillées de la fête officielle, se divertissait à sa manière, riant, -chantant, dansant et échangeant deci et delà, tant il était content, -quelques coups de couteau. - -La tertulia avait pris un nouveau lustre de l'arrivée de M. Dubois, -qui, bien que tout le monde connût son titre de duc de Mantoue, avait -préféré conserver le nom modeste qu'il avait adopté à son débarquement -en Amérique; disant avec une bonhomie charmante à ceux qui lui -reprochaient cet incognito acharné auquel personne n'était trompé, que -le nom de Dubois lui rappelait les plus belles années de sa jeunesse, -alors qu'il luttait sur les bancs de la Convention nationale pour -conquérir à son pays la république et des institutions libérales, et -qu'il croyait bien faire de reprendre ce nom, maintenant qu'au déclin -de sa vie il venait, dans un autre hémisphère, soutenir, de toute -l'influence que lui donnait son expérience, le maintien des mêmes -principes et le triomphe des mêmes idées. - -A cela, les interrogateurs ne trouvaient rien à répondre et se -retiraient charmés de l'esprit et des manières du vieux conventionnel, -et, hâtons-nous de le signaler, intérieurement flattés de posséder dans -leurs rangs un de ces titans de la Convention nationale française qui, -de leurs chaises curules, avaient fait trembler le monde, et que la -foudre elle-même avait été impuissante à anéantir. - -Vers neuf heures et demie du soir, au moment où la fête atteignait son -apogée, le capitaine don Luis Ortega, le peintre Émile Gagnepain et le -comte de Mendoça entrèrent dans le Cabildo et firent leur apparition -dans les salons. - -Grâce au capitaine, l'artiste français avait changé son costume de -gaucho, terni et usé par l'usage, contre un splendide vêtement de -chacrero buenos-airien qui le rendait presque méconnaissable. - -La présence des nouveaux arrivants fut peu remarquée dans le tourbillon -de la fête et ils purent, sans attirer l'attention, se mêler à la foule -des invités qui encombraient littéralement les salles de réception. - -Le peintre français eut un instant de bonheur en contemplant cette -fête dont l'ensemble et l'ordonnance ressemblaient si peu à ce que, en -pareille circonstance, nous sommes accoutumés à voir en Europe. - -Le Cabildo, ancien palais du gouverneur de la province, avait à la -vérité des salles vastes et bien aérées, mais dont l'ameublement, -plus que mesquin, formait un contraste frappant avec les toilettes -magnifiques des invités. - -Les murs peints à la chaux étaient entièrement nus, des banquettes -alignées sur deux rangs complétaient tout l'ameublement des salons, -éclairés au moyen de bougies et de guirlandes de verres de couleur -dissimulés tant bien que mal au milieu de bouquets de fleurs -artificielles; sur une estrade placée au centre du salon du milieu se -tenait un orchestre composé d'une quinzaine de musiciens qui, jouant à -peu près _ad libitum_, formaient avec leurs instruments le plus odieux -charivari qui se puisse imaginer. - -Mais la joie et l'enthousiasme patriotique éclataient sur tous les -visages; les invités semblaient fort peu se soucier que la musique -fût bonne où mauvaise, pourvu qu'elle leur permît de danser, ce dont -ils s'acquittaient avec un entrain réellement réjouissant, sautant et -gambadant à qui mieux mieux avec des cris de joie et des frémissements -de plaisir. - -Au milieu de la foule, le général commandant et le gouverneur se -promenaient suivis d'un nombreux état-major étincelant de broderies, -rendant d'un air protecteur les saluts qu'on leur adressait. - -Près d'eux se tenait M. Dubois, droit, sec et roide, dans son habit -noir à la française et ses culottes courtes, formant, avec ceux qui -l'entouraient, le plus étrange et le plus singulier contraste. - -Le peintre eut peine à retenir un éclat de rire en l'apercevant, et -il essaya de se dissimuler au milieu des groupes; mais ce fut peine -perdue, M. Dubois l'aperçut et vint droit à lui. - -Force fut au peintre de l'attendre. - -«Mon jeune ami, dit M. Dubois en passant son bras sous le sien et en -l'entraînant dans l'embrasure d'une fenêtre déserte en ce moment, je -suis heureux du hasard qui me fait vous rencontrer, j'ai à causer -sérieusement avec vous. - ---Sérieusement? fit l'artiste avec un geste de désappointement; diable! - ---Oui, reprit-il en souriant, vous allez voir. - ---C'est que je ne suis guère sérieux de ma nature, reprit-il; je suis -artiste, moi, vous le savez, peintre, amant passionné de l'art; c'est -justement pour échapper aux exigences de la vie sérieuse que j'ai -abandonné la France pour venir en Amérique. - ---Alors, vous êtes bien tombé, fit M. Dubois avec une pointe d'ironie. - ---Je commence à croire que j'ai eu tort. - ---C'est possible, mais revenons à notre affaire. - ---Comment? Il s'agit donc d'une affaire? - ---Pardieu tout n'est-il pas affaire dans la vie. - ---Hum!» fit l'artiste d'un air peu convaincu. - -M. Dubois prit un air paterne et, saisissant un bouton de l'habit de -son interlocuteur, sans doute pour l'empêcher de s'échapper: - -«Écoutez-moi avec attention, dit-il; les quelques jours que j'ai eu -l'avantage de passer en votre compagnie m'ont permis d'étudier votre -caractère et de l'apprécier à sa juste valeur; vous êtes un jeune homme -intelligent, sage, modeste; vous me plaisez. - ---Vous êtes bien bon, murmura machinalement Émile pour répondre. - ---Je veux faire quelque chose pour vous. - ---C'est une idée cela; avez-vous du crédit? - ---Beaucoup; beaucoup plus même que, sans doute, vous ne vous l'imaginez. - ---Alors, rendez-moi un service. - ---Lequel? Parlez. J'ai à cœur de m'acquitter de ce que je vous dois. - ---Bah! Ce n'est rien cela; n'en parlons pas. - ---Parlons-en, au contraire. - ---Non, non, je vous en prie, rendez-moi plutôt le service que je vous -demande. - ---Lequel? - ---Celui de me procurer, ce soir même, une escorte respectable pour que -je puisse sans danger atteindre Buenos Aires. - ---Que voulez-vous faire à Buenos Aires? - ---M'embarquer sur le premier navire qui mettra à la voile, afin de fuir -le plus tôt possible cet effroyable pays où on ne parle que politique -et où la vie tourne tellement à la tragédie, qu'elle devient impossible -à tout homme qui, comme moi, n'existe que pour l'art.» - -Le diplomate avait écouté le peintre, le sourire sur les lèvres. - -«Vous avez tout dit? lui demanda-t-il. - ---A peu près; il ne me reste qu'à ajouter que, si vous me rendez cet -immense service, vous me ferez le plus heureux des hommes, et je vous -en conserverai une éternelle reconnaissance; ce que je vous demande là -est bien facile, il me semble? - ---Tout ce qu'il y a de plus facile. - ---Alors je puis compter sur votre obligeance? - ---Je ne dis pas cela. - ---Comment, vous me refusez? - ---Pour votre bien; dans votre intérêt même je dois le faire. - ---Parbleu, voilà qui est fort par exemple! s'écria l'artiste tout -désappointé. - ---Mieux que vous, je sais ce qui vous convient, laissez-moi m'expliquer. - ---Parlez, mais je vous avertis d'avance que vous ne réussirez pas à me -convaincre. - ---Peut-être; je disais donc, lorsque vous m'avez interrompu, reprit-il -imperturbablement, que vous me plaisez. Appelé par la confiance des -hommes éclairés qui jouent le premier rôle dans la glorieuse révolution -de ce noble pays, à occuper une place éminente dans leurs conseils, -j'ai besoin près de moi d'un homme honnête, intelligent, auquel je -puisse me fier, qui sache l'espagnol, que j'ignore, et que je suis trop -vieux pour apprendre: en un mot, qui me soit dévoué et qui soit pour -moi plutôt un ami qu'un secrétaire; cet homme, après mûres réflexions, -je l'ai choisi; c'est vous. - ---Moi? - ---Oui, mon ami. - ---Merci de la préférence. - ---Ainsi, vous acceptez? - ---Moi! Je refuse! Je refuse de toutes mes forces, au contraire. - ---Allons donc, ce n'est pas sérieux? - ---Mon cher monsieur Dubois, je ne plaisante pas avec ces choses-là, -c'est trop grave. - ---Bah! Bah! Vous réfléchirez. - ---Mes réflexions sont faites, ma résolution immuable: je vous répète -que je refuse. Ah çà, mais c'est une épidémie: tout le monde s'obstine -à faire de moi, contre ma volonté, un homme politique; il y aurait, sur -mon honneur, de quoi me rendre fou.» - -Le diplomate haussa légèrement les épaules, et, frappant amicalement -sur le bras du peintre: - -«La nuit porte conseil, dit-il; demain, vous me répondrez.» - -Et il se détourna comme pour le quitter. - -«Mais je vous jure.... fit Émile. - ---Je n'écoute rien, interrompit-il; dansez, amusez-vous, demain nous -causerons.» - -Et il le laissa. - -«Ils ont tous le diable au corps! s'écria le jeune homme en frappant du -pied avec colère dès qu'il fut seul; quelle singulière manie de vouloir -à toute force faire de moi un homme sérieux! Bien fin qui m'attrapera -demain à Tucumán; je partirai cette nuit, je m'échapperai coûte que -coûte. Cette vie est un enfer, je n'y puis tenir plus longtemps; mais -le conseil que m'a donné M. Dubois n'est pas mauvais; je veux profiter -des quelques heures de liberté qui me restent pour me divertir, si cela -m'est possible.» - -Après cet aparté pendant lequel il exhala le plus fort de sa colère, le -peintre rentra dans le bal. - -La fête continuait plus folle et plus échevelée que lorsque son -compatriote l'avait entraîné à l'écart; on dansait dans tous les angles -des salons, non pas nos froides et insipides contredanses françaises, -où il est de bon goût de marcher en se tenant roide et guindé, mais les -gracieuses _samba juecas_, les _jotas_, enfin toutes ces délicieuses -danses espagnoles si pleines de laisser-aller, de mouvement, d'abandon -et de _salero_, dont la liberté ne dépasse jamais une certaine limite -et qui, cependant, permettent aux femmes de développer toutes les -grâces voluptueuses que Dieu a mises en elles, sans choquer le regard -inquisiteur du plus austère moraliste. - -Le peintre, inconnu à tous ceux qui l'entouraient et parlant trop -difficilement l'espagnol, que cependant il comprenait fort bien, pour -essayer d'entamer une conversation quelconque avec ses voisins, s'était -appuyé l'épaule contre le mur et les bras croisés sur la poitrine, il -suivait des yeux avec un intérêt de plus en plus vif les danses qui -tourbillonnaient devant lui, lorsque tout à coup la musique se tut, la -danse s'arrêta subitement et un grand mouvement s'opéra dans la foule. - -De grands cris, cris joyeux, hâtons-nous de le dire, se faisaient -entendre sur la place; puis la foule reflua dans le Cabildo, se sépara -brusquement en deux parts, laissant un large espace vide au milieu des -salles. - -Le gouverneur, le général et une vingtaine d'officiers s'avancèrent -alors dans cette baie qui leur était ouverte, au-devant des nouveaux -invités qui arrivaient et qu'ils étaient loin d'attendre, mais que, -cependant, ils se préparaient à recevoir avec un empressement joyeux. - -A l'apparition dans le salon des nouveaux venus, les cris éclatèrent -avec une force inouïe, les chapeaux et les mouchoirs furent agités avec -enthousiasme. - -C'est que ceux qui entraient alors étaient les véritables héros de la -fête. - -Don Zèno Cabral, que l'on croyait campé à dix lieues de San Miguel de -Tucumán, entrait au Cabildo avec tout l'état-major de sa montonera. - -A la vue de ces hardis partisans qui avaient remporté quelques jours -auparavant un avantage signalé sur les Espagnols, la joie devint du -délire. Chacun se précipita vers eux pour les voir et les féliciter, -et, dans le premier mouvement d'enthousiasme, ils coururent réellement -le danger d'être étouffés par leurs admirateurs. - -Cependant, peu à peu les démonstrations, sans cesser d'être vives, -se calmèrent, les groupes se désunirent, la foule s'écoula et la -circulation se rétablit dans les salons que, pendant quelques instants, -le peuple de la place avait presque envahis. - -La fête recommença. - -Mais les invités, dont la curiosité était excitée au plus haut point -et qui ne pouvaient se rassasier de regarder ces hommes qu'ils -considéraient presque comme des sauveurs, n'y apportaient plus ni le -même entrain ni le même élan. - -Le peintre, fatigué du rôle secondaire qu'il jouait au milieu de ces -gens dont il lui était impossible de comprendre les aspirations ou de -partager l'enthousiasme, avait quitté l'angle du salon où, pendant -si longtemps, il était demeuré seul, admirant en silence la scène -enivrante qui se déroulait devant lui, et il cherchait à se frayer un -passage à travers la foule pour gagner incognito la place, espérant -s'échapper facilement au milieu du tumulte causé par la venue des -montoneros, lorsqu'il se sentit toucher légèrement l'épaule. - -Il se retourna et retint avec peine une exclamation de mauvaise humeur, -en reconnaissant ses deux compagnons de l'Alameda, ceux qui l'avaient -aidé à s'introduire dans le Cabildo; en un mot, le capitaine espagnol -et le comte de Mendoça. - -Tous deux étaient déguisés et avaient endossé un costume semblable à -celui que portait le jeune Français. - -«Où allez-vous donc ainsi?» lui demanda le comte en ricanant. - -Nous devons rendre cette justice au peintre que, s'il n'avait pas -complètement oublié les deux hommes dont il était si fatalement le -prisonnier sur parole, du moins, dans son for intérieur, espérait-il -échapper à leur vigilance et comptait-il sur le hasard pour leur -échapper. - -«Moi? répondit-il surpris à l'improviste et ne sachant quelle excuse -donner. - ---Certes vous, fit le comte. - ---Mon Dieu, dit-il de l'air le plus indifférent qu'il put affecter, -on étouffe dans ces salons, j'allais sur la place en quête d'un air -respirable quelconque. - ---Voilà tout? - ---Parfaitement. - ---Qu'à cela ne tienne, comme vous nous éprouvons le besoin de prendre -l'air, nous vous accompagnerons, reprit le comte. - ---Soit, je ne demande pas mieux,» dit-il. - -Ils firent quelques pas vers la sortie. Mais le jeune homme, se -ravisant tout à coup, s'arrêta et, se tournant brusquement vers ses -deux gardes du corps qui le suivaient pas à pas: - -«Parbleu! leur dit-il résolument, je change d'avis; et, puisque -l'occasion d'une explication entre nous se présente, je veux en -profiter. - ---Qu'est-ce à dire? fit le comte avec hauteur. - ---Laissez parler ce caballero, dit le capitaine, je suis certain qu'il -a quelque chose d'intéressant à nous apprendre. - ---Oui, señor, de fort intéressant même, pour moi! - ---Ah! Ah! murmura le comte; voyons donc cela, ce doit être curieux. - ---Vous croyez? - ---J'en suis convaincu. - ---Mais, pardon, reprit le comte, n'êtes-vous pas comme nous, cher -seigneur, d'avis qu'il est inutile de mettre le public dans la -confidence de choses qui nous regardent seuls? - ---Je comprends que vous ayez intérêt à rechercher le mystère; -malheureusement telle n'est pas mon opinion; je désire, au contraire, -que la plus grande publicité soit donnée à cet entretien. - ---Voilà qui est fâcheux. - ---Pourquoi donc cela? - ---Parce que, dit froidement le comte en sortant de dessous son poncho -un pistolet tout armé, si vous dites un mot de plus, si vous ne nous -suivez pas à l'instant, je vous brûle la cervelle.» - -Le peintre éclata de rire. - -«Vous ne seriez pas assez niais pour le faire, dit-il. - ---Et pour quelle raison? - ---Parce que vous seriez immédiatement arrêté, que de grands intérêts -vous obligent à demeurer inconnu, et que ma mort ne vous offrirait pas -d'assez grands avantages pour que vous risquiez de sacrifier ainsi -votre sûreté personnelle au plaisir de me tuer. - ---¡Cuerpo de Cristo! s'écria en riant le capitaine; bien répondu sur ma -foi! Vous êtes battu, mon cher comte. - ---Tout n'est pas fini entre nous, dit le comte, en grinçant des dents, -mais en faisant disparaître son arme. - ---Je m'étonne, señor, reprit froidement le jeune homme, que vous, un -hidalgo, un gentilhomme de la vieille roche, vous fassiez ainsi, à tout -propos, preuve d'aussi mauvais goût. - ---Prenez garde, monsieur, s'écria le comte, ne jouez pas ainsi avec ma -colère; si vous me poussez à bout, je puis tout oublier. - ---Allons donc, fit Émile en haussant les épaules avec dédain, me -prenez-vous pour un enfant craintif qu'on intimide avec des menaces? -Vous oubliez qui je suis et qui vous êtes. Croyez-moi, demeurons -vis-à-vis l'un de l'autre dans les bornes de la courtoisie, un éclat -vous perdrait et vous rendrait ridicule. - ---Finissons-en, dit le capitaine en s'interposant, cela n'a déjà que -trop duré; n'attirons pas l'attention sur nous, pour une semblable -niaiserie. Vous voulez, señor, reconquérir votre liberté en obtenant -que nous vous rendions votre parole, n'est-ce pas cela? - ---En effet, voilà ce que je demande, señor, ai-je tort? - ---Ma foi, non; en agissant ainsi vous ne faites qu'obéir à cet instinct -que Dieu a mis au cœur de tous les hommes, je ne saurais vous blâmer. - ---Que faites-vous capitaine? s'écria le comte avec violence. - ---Eh, mon Dieu! Mon cher comte, je fais ce que je dois faire. De deux -choses l'une, ou cet étranger est un honnête homme, auquel nous devons -avoir confiance, ou c'est un fripon qui nous trompera quand il en -trouvera l'occasion; dans un cas comme dans l'autre, nous devons nous -fier à sa parole; s'il est honnête il la tiendra, si non, il parviendra -toujours à nous échapper. - ---Parfaitement raisonné, señor, répondit l'artiste. Cette parole, je -vous l'ai donnée, croyez-moi, elle me lie plus fortement envers vous -que la chaîne la mieux forgée. - ---J'en suis convaincu, señor; pour terminer cette contestation, je vous -déclare ici que vous êtes libre de faire ce que bon vous semblera, sans -que nous essayions d'y mettre obstacle, certains que vous ne voudrez -pas trahir des hommes contre lesquels vous n'avez aucun motif de haine, -et auxquels vous avez promis le secret. - ---Vous m'avez bien jugé, señor; je vous remercie de cette opinion, qui -est vraie! - ---Vous le voulez, s'écria le comte avec une colère contenue, soit; -je n'ai pas le droit de m'opposer à votre volonté; mais vous vous -repentirez de cette folle confiance envers un homme que vous ne -connaissez pas, et qui, de plus, est étranger. - ---Allons donc, cher comte, vous poussez trop loin la méfiance aussi! -Il y a des honnêtes gens partout, même dans cette France que vous -haïssez, et ce cavalier est du nombre. Votre main, señor, et au -revoir; peut-être nous rencontrerons-nous dans des circonstances plus -favorables; alors j'espère que vous m'accorderez votre amitié comme -déjà je vous ai offert la mienne. - ---De grand cœur, monsieur, fit le peintre en pressant avec effusion la -main qui lui était tendue, et en ne répondant que par un sourire de -dédain aux paroles du comte. - ---Maintenant que, grâce à Dieu, cette grave discussion est terminée, -reprit en riant le capitaine, je crois que toutes nos affaires, ici, -sont faites pour cette nuit, mon cher comte, et qu'il est temps de nous -retirer. - ---Nous ne sommes demeurés que trop longtemps ici; comme vous, je pense -qu'il faut en sortir le plus tôt possible, répondit le comte d'un air -bourru. - ---Si vous me le permettez, je vous accompagnerai jusque sur la place, -señores; si séduisante que soit cette fête, elle n'a plus de charmes -pour moi; j'éprouve le besoin de me reposer. - ---Venez donc,» répondit le capitaine. - -Ils quittèrent alors le salon dans lequel ils étaient restés jusque-là, -et se dirigèrent vers la sortie. - -«Ma foi, pensa le peintre, je suis heureux d'en être quitte à ce prix; -me voici donc libre enfin; quant à ce cher monsieur Dubois, je lui -souhaite bien du plaisir, et surtout de trouver promptement un autre -secrétaire, car il aurait parfaitement tort de compter sur moi.» - -Et le jeune homme se frotta joyeusement les mains. - -Malheureusement pour lui, la série de ses tribulations n'était pas -encore épuisée, ainsi qu'il s'en flattait un peu prématurément. - -Au moment où les trois hommes atteignaient la porte de sortie et où ils -allaient pénétrer sur le perron de quelques marches qui conduisait dans -la cour du Cabildo: - -«Les voilà!» dit une voix. - -Aussitôt les deux sentinelles placées à la porte croisèrent leurs -fusils et leur barrèrent le passage. - -«Allons bon, qu'y a-t-il encore? murmura le peintre avec dépit. - ---Que signifie cela? demanda le comte avec hauteur. - ---Cela signifie, répondit en s'avançant un homme qui, jusqu'à ce -moment, s'était tenu dans l'ombre, que je vous arrête au nom de la -patrie, et que vous êtes mes prisonniers.» - -Celui qui venait de parler ainsi était le capitaine Quiroga. - -«Prisonniers, nous! se récrièrent les trois hommes. - ---Oui, vous, reprit froidement le capitaine, vous don Jaime de Zuñiga, -comte de Mendoça, et vous capitaine don Lucio Ortega, accusés de haute -trahison. - ---Eh bien! Et moi, qu'ai-je à voir dans tout ceci? - ---Vous, mon cher monsieur, on vous arrête comme complice présumé de -ces caballeros, en compagnie desquels vous vous êtes introduit dans le -Cabildo, et avec lesquels vous avez longtemps causé. - ---Ah! Par exemple, c'est à devenir fou! s'écria le peintre au comble de -la stupéfaction, mais je ne suis pas du tout l'ami de ces caballeros. - ---Assez, répondit froidement le capitaine; maintenant, señores, rendez -les armes que probablement vous cachez dans vos vêtements si vous ne -voulez pas qu'on vous fouille.» - -Les deux Espagnols échangèrent un regard; puis, par un mouvement -rapide comme la pensée, ils se ruèrent avec une force invincible sur -les sentinelles qui leur barraient le passage, les renversèrent et -bondirent dans la cour. - -Mais là ils se trouvèrent en présence d'une vingtaine de soldats -embusqués à l'avance qui se précipitèrent sur eux, et en un clin d'œil -ils furent fouillés et désarmés. - -«C'est bien, nous nous rendons, dit le comte; il est inutile de porter -davantage la main sur nous et de nous traiter comme des bandits.» - -Les soldats s'écartèrent aussitôt et laissèrent les prisonniers, tout -froissés de leur chute, se relever et remettre un peu d'ordre dans -leurs vêtements. - -Cette lutte, si courte qu'elle eût été, avait cependant attiré un grand -nombre de personnes. - -«Allons, venez, dit le capitaine Quiroga en saisissant rudement le bras -du peintre pour le faire descendre le perron. - ---Mais ceci est horrible, s'écria celui-ci en se débattant avec fureur, -vous violez le droit des gens, je suis Français, je suis étranger, -laissez-moi, vous dis-je.» - -Le débat se serait probablement terminé au désavantage du jeune homme, -seul contre tant d'ennemis, si tout à coup le gouverneur ne s'était -avancé et, s'adressant au capitaine: - -«Laissez aller ce caballero, dit-il, il y a méprise; c'est un honnête -homme, il est le secrétaire du duc de Mantoue.» - -Et, prenant le bras de l'artiste, tout ahuri de la scène de violence -dont il avait failli être victime, il le fit rentrer dans les salons et -le conduisit en souriant au duc de Mantoue. - -«Voilà votre secrétaire, Excellence, dit-il; je suis arrivé à temps. - ---Décidément ils y tiennent, murmura à part lui le jeune homme; le -diable emporte la politique et ceux qui s'obstinent a m'y vouloir -fourrer. Oh! Si je trouve l'occasion de leur fausser compagnie!...» - -Mais, provisoirement, force qui fut de se contraindre et de feindre -d'accepter avec joie cette place de secrétaire, pour laquelle il -éprouvait une répugnance si décidée. - -Les prisonniers avaient été, sous bonne escorte, conduits à la prison -où on les avait écroués. - -FIN - - - -TABLE DES MATIÈRES. - - -UNE PAGE DE MA VIE. - - I. La première campagne - II. Le gaucho - III. Le rancho - IV. La Fazenda do Rio d'Ouro - -PROLOGUE.--EL DORADO. - - I. O Sertão - II. Tarou-Niom - III. Le marquis de Castelmelhor - IV. Un noble bandit - V. A travers le désert - VI. Les Guaycurus - VII. Assaut de ruses - VIII. Le village - IX. La chasse - X. Désastre - -LE GUARANIS - - I. El vado del Cabestro - II. Amis et ennemis - III. Les peones - IV. San Miguel de Tucumán - V. La Montonera - VI. La tertulia - -FIN DE LA TABLE. - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Le Guaranis, by Gustave Aimard - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GUARANIS *** - -***** This file should be named 44715-0.txt or 44715-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/4/4/7/1/44715/ - -Produced by Camille Bernard & Marc D'Hooghe at -http://www.freeliterature.org (Images generously made -available by the Internet Archive, scanned by Google Books -Project) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is -subject to the trademark license, especially commercial -redistribution. - - - -*** START: FULL LICENSE *** - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project -Gutenberg-tm License available with this file or online at - www.gutenberg.org/license. - - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm -electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm -concept of a library of electronic works that could be freely shared -with anyone. For forty years, he produced and distributed Project -Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. -unless a copyright notice is included. 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You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org - - -Title: Le Guaranis - -Author: Gustave Aimard - -Release Date: January 20, 2014 [EBook #44715] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GUARANIS *** - - - - -Produced by Camille Bernard & Marc D'Hooghe at -http://www.freeliterature.org (Images generously made -available by the Internet Archive, scanned by Google Books -Project) - - - - - -LE GUARANIS - -par - -GUSTAVE AIMARD - - -PARIS - -AMYOT, DITEUR, 8, RUE DE LA PAIX - -MDCCCLXIV - - - - -I - -LA PREMIRE CAMPAGNE. - - -Descendu terre pour chasser aux environs de la baie de Barbara, prs -le cap Horn, j'avais t surpris avec deux de mes compagnons, enlev, -fait prisonnier par les Patagons, et j'avais eu la douleur d'assister, -du haut d'une falaise assez leve, au dpart du baleinier bord -duquel je m'tais embarqu, au Havre, en qualit de harponneur, et -qui, aprs des recherches infructueuses pour nous retrouver, s'tait -enfin dcid remettre la voile et fuir au plus vite ces plages -inhospitalires o il tait contraint d'abandonner trois hommes de son -quipage. - -Ce fut avec un serrement de coeur inexprimable et les yeux baigns de -larmes que je vis se confondre avec l'horizon les voiles blanches -du navire sur lequel j'avais, pendant deux ans, t si heureux, au -milieu d'hommes que j'aimais et auxquels me rattachaient les liens -indissolubles de la patrie. - -Lorsque, comme une aile d'alcyon, le navire se fut effac au loin, que -la mer ft redevenue solitaire, je me laissai tomber sur le sol en -proie un sombre dsespoir, accusant le ciel de mon malheur et rsolu - mourir plutt que de rester esclave des barbares aux mains desquels -j'tais tomb. - -Chose trange! Ce navire, dont je pleurais d'tre spar, tait -condamn subir un sort plus horrible encore que celui qui m'attendait -parmi les sauvages, et sa fin devait tre enveloppe d'un mystre -impntrable. Ainsi que je l'appris plus tard, mon retour en France, -on ne reut jamais aucunes nouvelles de lui ni des hommes qui le -montaient. - -Sans doute, comme tant d'autres, hlas! Surpris par le brouillard, il -aura heurt une banquise, et son vaillant quipage aura t enseveli -sous les flots glacs de la mer Polaire! - -Dieu, dont les desseins sont impntrables la raison humaine, voulait -donc, en me sparant ainsi brusquement de mes compagnons, me sauver de -la mort terrible laquelle il les avait condamns! - -Mais alors tout entier ma douleur, ne songeant qu' l'affreuse -position dans laquelle je me trouvais tout coup jet, et celle plus -affreuse encore, sans doute, laquelle me rservaient les sauvages -froces dont j'tais si fatalement devenu l'esclave, je me tordais -sur le sable de la plage avec des cris de douleur impuissante et des -hurlements de bte fauve. - -Deux heures plus tard, dpouills de tous nos vtements et attachs par -les poignets la queue des chevaux des Patagons, nous tions entrans - coups de fouet dans l'intrieur des terres. - -Les Patagons, sur le compte desquels on s'est plu raconter tant -de fables, ne sont ni aussi grands de taille ni aussi mchants de -caractre qu'on les reprsente. - -Comme tous les peuples nomades et imprvoyants, ils mnent une -existence prcaire et misrable, ne demeurant stationnaires au mme -endroit qu'autant que leurs chevaux trouvent patre une herbe rare -et demi gele, et souffrant sans se plaindre les plus effroyables -privations. - -Ces sauvages, qui croupissent dans la plus abjecte barbarie, n'ont -conserv des instincts nobles de l'homme qu'un amour de l'indpendance -pouss la plus extrme limite. Le moindre joug leur pse; plutt que -de consentir se courber sous la volont d'un chef quelconque, ils -prfrent s'exposer aux plus dures alternatives d'un exil cruel loin -des membres de leur tribu. - -Bien que mes compagnons et moi nous fussions traits avec une douceur -relative par ces hommes incultes, cependant la vie que nous menions -avec eux tait horrible, tellement horrible que, six mois peine -aprs notre capture, un de mes compagnons tait devenu fou furieux, et -l'autre avait t pouss au suicide par le dsespoir, et s'tait pendu -pour mettre un terme ses maux. - -Je restai donc seul, priv de la dernire consolation que j'avais eue -jusqu'alors, celle de causer avec mes compagnons, de leur parler de -la patrie perdue, de les encourager, et d'tre mon tour encourag -par eux souffrir avec patience cette affreuse captivit, dont je ne -pouvais prvoir la fin. - -Cependant, une raction singulire s'tait opre dans mon esprit: -presque mon insu, l'espoir de la dlivrance s'tait gliss dans mon -coeur. - -J'avais vingt ans, une sant de fer, dans l'esprit un fonds -d'insouciance, d'audace et de fermet qui, aprs quelques jours peine -de captivit, me sauvrent de moi-mme, en me permettant de rflchir -et d'envisager ma position sous son vritable jour; si cruelle qu'elle -ft, elle tait loin d'tre dsespre; du moins, je la jugeai telle et -j'agis en consquence. - -Mon premier soin fut, par une gaiet inaltrable et une complaisance - toute preuve, de capter la bienveillance des sauvages, ce quoi -je russis assez facilement, plus facilement mme que je n'aurais -os l'esprer; ma situation se trouva ainsi amliore autant que le -permettraient les malheureuses circonstances dans lesquelles je me -trouvais. - -Cependant, lorsque le soir aprs une course de toute une journe dans -les steppes sans fin de la Patagonie, je me laissais tomber accabl -de fatigue devant le feu du bivouac, tandis que les sauvages riaient -et chantaient entre eux, souvent je sentais ma poitrine sur le point -de se briser cause des efforts que je faisais pour touffer mes -sanglots, et je laissais mes larmes couler de mes yeux brls de fivre -et inonder mes mains que je plaais devant mon visage pour cacher ma -douleur. - -Combien de fois ai-je senti faiblir mon courage. Combien de fois la -pense du suicide a-t-elle, comme un jet de flammes, travers ma -pense! Mais toujours, l'instant le plus critique, l'espoir de la -dlivrance surgissait plus vivant dans mon coeur; ma souffrance se -calmait peu peu, mes artres cessaient de battre, et je m'endormais -en murmurant demi-voix un de ces refrains du pays, qui sont pour -l'exil comme un doux et lointain cho de la patrie absente. - -Quatorze mois, quatorze sicles s'coulrent ainsi, heure par heure, -seconde seconde, dans une incessante et affreuse torture, dont tout -langage humain serait impuissant exprimer l'horreur. - -Toujours aux aguets afin de saisir l'occasion de m'chapper, mais ne -voulant rien laisser au hasard, j'avais eu le plus grand soin de ne -pas veiller, pas des tentatives maladroites, l'ombrageuse mfiance -des Patagons; j'avais toujours affect, au contraire de ne pas trop -m'loigner de la tribu pendant les chasses ou les marches; aussi les -Indiens avaient-ils fini par me laisser jouir d'une libert relative -parmi eux, et, au lieu de me contraindre les suivre pied, ils -avaient consenti de leur propre mouvement, sans que jamais je leur en -eusse tmoign le dsir, me permettre de monter cheval. - -C'tait cheval seulement que je pouvais songer m'chapper. - -Les Patagons sont les premiers cavaliers du monde; leur cole mes -progrs furent rapides, selon l'expression espagnole, je devins -en peu de temps un _jinete_ consomm et un vritable _hombre de a -caballo_; c'est--dire que, si sauvage et si mchant que ft le cheval -qu'on me donnait, en quelques minutes je le domptais et m'en rendais -compltement le matre. - -Nos courses vagabondes et sans but nous conduisent enfin une dizaine -de lieues environ du Carmen de Patagonnes, le fort le plus avanc -construit par les Espagnols sur le ro Negro, l'extrme frontire de -leurs anciennes possessions. - -La horde dont je faisais partie campa, pour la nuit, peu de distance -du fleuve, aux environs d'une _chacra_ (ferme) abandonne. - -L'occasion que j'attendais vainement depuis si longtemps tait -enfin venue. Je me prparai en profiter, comprenant que, si je -ne m'chappais pas cette fois-l, tout serait fini pour moi, et je -mourrais esclave. - -Je ne fatiguerai pas le lecteur des dtails de ma fuite; je me -bornerai dire seulement qu'aprs une course affole qui dura sept -heures, et pendant laquelle je sentis constamment les naseaux fumants -des chevaux, lancs ma poursuite, sur la croupe de celui que je -montais; aprs avoir chapp vingt fois par miracle aux _bolas_ que -me jetaient les Patagons, et la pointe acre de leurs longues -lances, je vins donner en aveugle dans une patrouille de cavaliers -Buenos-airiens, au milieu desquels je tombai vanoui, bris par la -fatigue et l'motion. - -Les Patagons, surpris l'improviste par l'apparition des blancs que -les hautes herbes leur avaient drobs jusque-l, tournrent bride avec -pouvante et s'enfuirent en poussant des hurlements de fureur. - -J'tais sauv! - -A mon singulier accoutrement,--je ne portais pour tout vtement qu'une -_frazada_ (couverture) en guenilles attache autour du corps par une -lanire de cuir,--les soldats me prirent d'abord pour un Indien, erreur -rendue plus probable encore par mon teint hl, par les intempries -des saisons auxquelles j'avais t si longtemps expos et qui avait -contract presque la couleur du cuivre. Aussitt que je repris -connaissance, je me htai de les dsabuser aussi bien que je le pus, -car, cette poque, je ne parlais que fort imparfaitement la langue -espagnole ou, pour mieux dire, je ne la parlais pas du tout. - -Les braves Buenos-airiens coutrent avec les marques de la plus vive -sympathie le rcit de mes souffrances et me prodigurent les soins les -plus touchants. - -Mon entre dans le Carmen, au milieu de mes sauveurs, fut un vritable -triomphe. - -J'tais comme fou de joie, je dlirais, je riais et pleurais la fois, -tant je me trouvais heureux d'avoir enfin reconquis ma libert. - -Cependant, il me fallut prs d'un mois pour me remettre compltement -des longues souffrances que j'avais endures et des privations de -toutes sortes auxquelles j'avais, pendant un si grand laps de temps, -t condamn; mais, grce aux soins dont j'tais entour et surtout -grce ma jeunesse et la force de ma constitution, je parvins enfin - me rtablir et sentir succder la surexcitation nerveuse -laquelle j'tais en proie le calme et la raison. - -Le gouverneur du Carmen, qui s'tait vivement intress moi, -consentit, sur ma prire, me faire donner mon passage bord d'un -petit brick Buenos-airien, alors mouill devant le fort, et je partis -pour Buenos Aires dans la ferme intention de retourner en France le -plus tt possible, tant le rude apprentissage que j'avais fait de la -vie amricaine m'avait dgot des voyages et m'avait donn le dsir de -revoir mon pays. - -Mais il ne devait pas en tre ainsi, et avant de rentrer en -France,--je n'ose pas encore dire pour ne plus la quitter,--je devais -errer pendant vingt ans l'aventure dans toutes les contres du monde, -du cap Horn la baie d'Hudson, de la Chine en Ocanie, et de l'Inde au -Spitzberg. - -A mon arrive Buenos Aires, mon premier soin fut de me prsenter -au consul de France, afin de lui demander les moyens de retourner en -Europe. - -Je fus parfaitement reu par le consul qui, sur les preuves que je lui -donnai de mon identit, m'annona tout d'abord qu'il n'y avait aucun -navire franais en rade, mais que cela ne devait pas m'inquiter, parce -que ma famille, ne recevant pas de nouvelles de moi, et craignant que -je me trouvasse dans une position difficile par le manque d'argent, si -un malheur m'tait arriv pendant mon voyage, avait crit tous nos -agents l'tranger, afin que celui devant lequel je me prsenterais -me donnt, sur ma demande, une somme ncessaire pour subvenir mes -besoins et me mettre mme, si j'en tmoignais le dsir, de tenter -la fortune dans le pays o le hasard m'aurait conduit; il termina en -ajoutant qu'il tenait ma disposition une somme de vingt-cinq mille -francs, et qu'il tait prt me la compter sur l'heure. - -Je le remerciai et n'acceptai que trois cents piastres, somme que je -jugeai suffisante pour attendre le moment de m'embarquer. - -Quelques mois se passrent pendant lesquels je fis plusieurs -connaissances agrables parmi les membres de la bonne socit -Buenos-airienne et je me perfectionnai dans l'tude de la langue -espagnole. - -A plusieurs reprises, le consul avait eu l'obligeance de me faire -prvenir que, si je voulais partir pour la France, cela dpendait -entirement de ma volont, mais chaque fois, sous un prtexte ou sous -un autre, je dclinais ses offres, ne pouvant me rsoudre quitter -pour toujours cette terre o j'avais tant souffert et laquelle, pour -cela mme, je m'tais attach. - -C'est que ce n'est pas impunment qu'on a une fois got les cres -saveurs de la vie indpendante du nomade et qu'on a respir en libert -l'air embaum des hautes savanes! J'avais senti se rvler en moi mes -instincts aventuriers. J'prouvais un secret effroi la pense de -recommencer l'existence dcolore, compasse et mesquine laquelle -m'obligerait la civilisation europenne. Ces intrts troits, ces -jalousies basses et sournoises de nos villes du vieux monde me -rpugnaient; j'aspirais secrtement me lancer de nouveau dans le -dsert, malgr les prils sans nombre et les cruelles privations qui -m'y attendaient, plutt que de retourner vgter au sein de nos cits -si magnifiquement alignes, o tout se paye au poids de l'or, jusqu' -l'air vici qu'on y respire. - -Et puis je m'tais li d'amiti avec des _gauchos_; j'avais, avec eux, -fait des excursions dans la pampa, couch dans leurs ranchos, chass -avec eux les taureaux et les chevaux sauvages; toute cette posie du -dsert m'tait monte la tte, je n'aspirais plus qu' retourner dans -les savanes et les forts vierges, quelles que dussent tre pour moi -les consquences d'une telle dtermination. - -Bref, un jour, au lieu de m'embarquer, ainsi que je l'avais presque -promis au consul, pour retourner en France, j'allai le trouver et je -lui expliquai franchement mes intentions. - -Le consul ne me blma ni ne m'approuva; il se contenta de hocher la -tte avec ce sourire mlancolique de l'homme chez lequel l'exprience a -tu une une toutes les illusions, de la jeunesse, me compta la somme -que je lui demandai, me serra la main avec un soupir de regret et de -piti, sans doute, pour ma folie, et tout fut dit, je ne le revis plus. - -Quatre jours plus tard, mont sur un excellent cheval sauvage, arm -jusqu'aux dents et accompagn d'un Indien guaranis que j'avais engag -pour me servir de guide, je sortis de Buenos Aires dans l'intention de -me rendre par terre au Brsil. - -Qu'allais-je faire au Brsil? - -Je ne le savais pas moi-mme. - -J'obissais, sans m'en rendre compte, un besoin d'motions, un -dsir de l'imprvu que je n'aurais su m'expliquer, mais qui me poussait -en avant avec une force irrsistible et devait, pendant vingt ans, -sans motifs srieux et sans la moindre cause logique aux yeux des -hommes habitus aux _joies_ et aux _douceurs_ de la vie europenne, -si bien rgle par toises, pouces et mtres, me faire laisser les -empreintes de mes pas au fond des dserts les plus inexplors, en me -procurant des bonheurs ineffables, des volupts tranges et sans nom, -et, en rsum, de cruelles douleurs. - -Mais ce n'est ni mon histoire ni celle de mes sensations que je raconte -ici; tout ce qui prcde, trop long peut-tre au gr du lecteur, n'a -d'autre but que celui de prparer le rcit, malheureusement trop -vridique, que j'entreprends aujourd'hui, et qui, sans cela, n'aurait -peut-tre pas t aussi clairement expliqu qu'il faut qu'il le soit -pour tre bien compris. Sautant donc d'un seul bond par-dessus quelques -aventures de chasses trop peu importantes pour tre mentionnes, je me -transporterai sur les bords de l'Uruguay, un peu au-dessus du _Salto_ -quatre mois environ aprs mon dpart de Buenos Aires, et j'entrerai -immdiatement en matire. - -L'Uruguay[1] prend sa source vers le vingt-huitime degr de latitude -australe, dans la _Serra do Mar_, au Brsil, assez prs de l'le -Santa Catarina. Son cours est rapide, obstru par des rcifs et des -cataractes; son embouchure est entre la petite le du _Juncal_ et le -hameau de _las Higueritas_, la hauteur de la _Punta Gorda_, un peu -au-dessus de Buenos Aires. - -A partir du _Salto_ jusqu' _Itaquy_, l'Uruguay ne prsente sur ses -deux rives qu'une bordure, peu tendue en largeur, d'arbres assez -varis, mais dont les espces sont les mmes dans tout le cours du -fleuve: ce sont des _espinillos_, des saules, des _laureles_, des -_sebos_, des _antu bas_, des _timbos_, des _talas_, des _zapuchos_, -des palmiers et beaucoup de buissons pineux, dont quelques-uns, -entre autres les _mimosas_, portent de charmantes fleurs; des lianes -nombreuses, des plantes parasites, des fleurs de l'air,--_flores del -aire_,--qui s'entrelacent de toutes parts en semant des fleurs de -toutes couleurs, jusqu'aux sommets des arbres les plus touffus. Ce -spectacle charmant, offert par les rives du fleuve, forme un complet -contraste avec les savanes qui s'tendent droite et gauche -jusqu' l'horizon, en plaines basses faiblement ondules, dpouilles -d'arbres, n'offrant l'oeil fatigu qu'une herbe paisse, plus haute -qu'un homme, mais rtie par les rayons ardents du soleil, bien qu' -l'poque des dbordements priodiques de l'Uruguay, elle soit baigne -jusqu' de grandes distances. et l apparaissent sur la pente de -quelques coteaux boiss, domins toujours par d'lgants palmiers aux -touffes globuleuses des _estancias_ et des _chacras_, dont les riches -propritaires se livrent en grand l'lve des bestiaux. - -Aprs une journe assez fatigante, je m'tais arrt pour la nuit -dans un _pagonal_, demi inond cause de la crue subite du fleuve, -et o il m'avait fallu entrer dans l'eau presque jusqu'au ventre de -mon cheval, afin de gagner un endroit sec. Depuis quelques jours, le -Guaranis que j'avais engag Buenos Aires ne semblait plus m'obir -qu'avec une certaine rpugnance; il tait triste, morose, et le plus -souvent ne rpondait que par des monosyllabes aux questions que parfois -j'tais dans la ncessit de lui adresser; cette disposition d'esprit -de mon guide m'inquitait d'autant plus que, connaissant assez bien le -caractre des Indiens, je craignais qu'il ne machint quelque trahison -contre moi; aussi, tout en feignant de ne pas m'apercevoir de son -changement d'humeur, je me tenais sur mes gardes, rsolu lui casser -la tte la moindre dmonstration hostile de sa part. - -Ds que nous fmes camps, le guide, malgr les prventions que j'avais -conues contre lui, s'occupa, avec une activit dont je lui sus gr -intrieurement, ramasser du bois sec pour allumer le feu de veille et -prparer notre modeste repas. - -Le souper termin, chacun s'enveloppa dans ses couvertures et se livra -au repos. - -Au milieu de la nuit, je fus rveill en sursaut par un bruit assez -fort dont je ne pus tout d'abord m'expliquer la nature; mon premier -mouvement fut de saisir mon fusil et de regarder autour de moi. - -J'tais seul: mon guide avait disparu; c'tait le galop du cheval sur -lequel il s'tait enfui qui m'avait veill. - -La nuit tait noire, le feu teint; pour comble de disgrce, mon -bivouac venait d'tre envahi par les eaux du fleuve, dont la crue -continuait avec une rapidit extrme. - -Je n'avais pas un instant perdre pour chapper au danger qui me -menaait. Je me levai la hte, et, me jetant en selle, je m'lanai -toute bride dans la direction d'une colline assez rapproche, dont la -noire silhouette se dtachait en vigueur sur le fond sombre du ciel. - -L j'tais relativement en sret; je passai le reste de la nuit -veill, tant pour surveiller les btes fauves dont j'entendais les -hurlements aux environs du lieu o j'avais cherch un refuge, que parce -que ma position prsente devenait assez critique, seul, abandonn -dans un pays dsert et compltement ignorant de la route qu'il me -fallait suivre pour atteindre soit un village, soit une ferme o je me -renseignerais. - -Au lever du soleil, j'interrogeai l'horizon autour de moi; aussi loin -que ma vue pouvait s'tendre rgnait la solitude la plus complte, -rien ne me laissait l'espoir, tant le paysage affectait une apparence -sauvage et dsole, qu'il se trouvt une habitation quelconque dans un -primtre d'au moins vingt lieues. - -Cette quasi certitude tait assez triste pour moi; pourtant, par -une singulire disposition de mon esprit, elle ne m'affecta que -mdiocrement; ma position, sans tre fort gaie, n'avait cependant rien -de positivement triste en elle-mme. Je possdais un bon cheval, des -armes, des munitions en abondance, que pouvais-je dsirer de plus, moi -qui depuis si longtemps aspirais aprs la vie aventureuse du gaucho et -du coureur des bois? Mes souhaits se trouvaient ainsi accomplis un peu -brusquement peut-tre, mais pourtant dans des conditions aussi bonnes -que je l'aurais dsir. - -En consquence, je pris assez facilement mon parti de l'abandon de -mon guide, et je me prparai, moiti riant, moiti pestant contre -l'ingratitude du Guaranis, commencer mon apprentissage de la vie du -dsert. - -Mon premier soin fut d'allumer du feu, je prparai un _mat cimarron_, -c'est--dire sans sucre, et, rconfort par cette chaude boisson, je -montai cheval dans le but de chercher mon djeuner en tuant une ou -deux pices de gibier, chose facile dans les parages o je me trouvais; -puis je repris insoucieusement ma route l'aventure, ne sachant la -vrit o j'allais, mais cependant poussant hardiment en avant, et me -dirigeant tant bien que mal sur le cours du fleuve dont j'avais soin -de ne pas trop m'carter. - -Quelques jours se passrent ainsi. Un matin, au moment o je me -prparais allumer, ou plutt raviver mon feu de bivouac pour cuire -mon djeuner, je vis tout coup, sans cause apparente, plusieurs -_venados_ se lever du milieu des hautes herbes, et, aprs avoir senti -le vent, dtaler avec une rapidit extrme en passant porte de -pistolet du fourr o je m'tais tabli pour la nuit; au mme instant, -un vol d'urubus (vautours) passa au-dessus de ma tte en poussant des -cris discordants. - -Tout est matire rflexion au dsert, tout y a sa raison d'tre. Bien -que novice encore dans mon nouveau mtier, je compris instinctivement -que quelque chose d'extraordinaire se passait non loin de moi. - -Je fis coucher mon cheval, lui serrai avec ma ceinture les naseaux -afin de l'empcher de hennir, et, m'tendant moi-mme sur le sol, -j'attendis le doigt sur la dtente de mon fusil, le coeur palpitant, -l'oeil et l'oreille au guet, interrogeant du regard les ondulations des -hautes herbes de la plaine qui se droulait devant moi, et prt tout -vnement. - -J'tais tapi au milieu d'un fourr presque impntrable, sur la lisire -d'un bois qui formait une espce d'oasis au milieu de ce dsert morne -et dsol; je me trouvais donc dans une excellente embuscade et -parfaitement l'abri du danger dont je pressentais l'approche. - -Je ne me trompais pas. A peine un quart d'heure s'tait-il coul -depuis que les _venados_ et les urubus m'avaient donn l'veil, que -le bruit d'une course prcipite arriva distinctement mon oreille; -bientt j'aperus un cavalier couch sur le cou de son cheval, fuyant -avec une rapidit vertigineuse et se dirigeant en droite ligne vers le -bois o moi-mme j'tais cach. - -Ce cavalier, arriv vingt pas de moi au plus, arrta subitement son -cheval, sauta terre, et, se faisant un abri d'un quartier de roche -masqu par un bouquet d'arbres, il arma son fusil, et, penchant le -corps en avant, il sembla interroger avec inquitude les bruits du -dsert. - -Cet homme, autant qu'il me fut possible de m'en assurer par un coup -d'oeil jet la hte sur lui, paraissait appartenir la race blanche; -il avait de trente-cinq quarante ans; ses traits nergiques, anims -par la course qu'il avait faite et sans doute par l'motion, taient -beaux, rguliers, empreints d'une certaine noblesse, et respiraient une -audace peu commune; sa taille tait un peu au-dessous de la moyenne, -mais bien prise; ses paules larges dnotaient une grande vigueur; -il portait le costume des gauchos de la Banda Oriental, costume que -j'avais moi-mme adopt: la jaquette marron, gilet blanc, _chiripa_ -bleu de ciel, _calzoncillos_ blanc, avec franges, au dessous d'un -pantalon de drap bleu, le poncho jet sur l'paule gauche, le couteau -pass dans la ceinture du _chiripa_ derrire le dos, le bonnet phrygien -rouge enfonc sur le front et laissant chapper les boucles d'une -paisse chevelure noire qui lui descendait en dsordre sur les paules. - -Ainsi vtu, cet homme que le danger qui le menaait entourait d'une -mystrieuse aurole, avait quelque chose de grand, de fier et de rsolu -qui veillait l'intrt et attirait la sympathie. - -Tout coup il se rejeta vivement en arrire, mit un genou en terre et -paula son fusil. - -Une dizaine de cavaliers venaient de surgir comme par enchantement, -mergeant avec une rapidit extrme des herbes qui jusqu'alors les -avaient drobs ma vue, et se prcipitaient en brandissant leurs -longues lances, faisant tournoyer leurs terribles _bolas_ au-dessus de -leur tte et poussant des hurlements de fureur vers l'endroit o le -gaucho s'tait embusqu. - -Ces cavaliers taient des _Indios bravos._ - -Je ne pus retenir un tressaillement de frayeur en les reconnaissant; -j'allais, selon toute probabilit, assister, tmoin invisible et ignor -des deux partis, cette lutte insense d'un homme seul contre dix, -car le gaucho, bien que, sans doute, il ne conservt aucun doute sur -l'issue funeste de cet assaut, demeurait froid et calme en apparence, -les sourcils froncs, le regard fixe, le front ple, mais rsolu -combattre jusqu' la dernire goutte de son sang et ne tomber que -mort entre les mains de ses froces ennemis. - - -[1] Uruguay se compose de deux mots guaranis, _urugua_, limaon d'eau, -et _y,_ eau; littralement rivire des _limaons d'eau._ - - - - -II - -LE GAUCHO. - - -Cependant, les Indiens s'taient arrts porte de fusil de l'endroit -o le gaucho et moi nous tions cachs; ils semblaient se consulter -entre eux avant de commencer l'attaque. - -Ces Indiens, ainsi groups, formaient au milieu de ce dsert aride -dont ils taient les vritables rois, le plus singulier et en mme -temps le plus pittoresque tableau avec leurs gestes nobles et anims, -leur taille haute, lgante, leurs membres bien proportionns et leur -apparence froce. - -A demi vtus de ponchos en lambeaux et de morceaux de frazadas retenus -par des courroies autour de leur corps, ils brandissaient firement -leurs longues lances garnies d'un fer tranchant et ornes, prs de la -pointe, d'une touffe de plumes d'autruche. - -Leur chef, fort jeune encore, avait de grands yeux noirs voils par de -longs cils; ses joues, aux pommettes saillantes, encadres dans une -masse de cheveux noirs lisses et flottants, retenus sur le front par un -troit ruban de laine rouge; sa bouche, grande, meuble de dents d'une -clatante blancheur, qui contrastait avec la couleur rouge de sa peau, -imprimaient sa physionomie un cachet de vigueur et d'intelligence -remarquables. Bien qu'il connt peu prs l'endroit o le gaucho tait -embusqu et que, par consquent, il se st expos au danger d'tre -frapp par une balle, cependant, s'exposant dcouvert aux coups de -son ennemi, il affectait une insouciance et un mpris du pril dont il -tait menac, qui ne manquaient pas d'une certaine grandeur, que malgr -moi je ne pouvais m'empcher d'admirer. - -Aprs une discussion assez longue, le chef fouetta son cheval, tandis -que ses compagnons demeuraient immobiles, et il s'avana sans hsiter -vers le rocher derrire lequel se tenait le gaucho. - -Arriv dix pas de lui tout au plus, il s'arrta, et, s'appuyant -nonchalamment sur sa longue lance qu'il avait conserve la main: - -Pourquoi le chasseur blanc se terre-t-il comme une viscacha timide? -dit-il en levant la voix et en s'adressant au gaucho; Les guerriers -Aucas sont devant lui, qu'il sorte de son embuscade, et qu'il montre -qu'il n'est pas une vieille femme peureuse et bavarde, mais un homme -brave. - -Le gaucho ne rpondit pas. - -Le chef attendit un instant, puis il reprit d'une voix railleuse: - -Allons, mes guerriers se trompaient; ils croyaient avoir dbusqu un -hardi jaguar, et ce n'est qu'un lche chien revenant de la pampa qu'ils -vont tre contraints de forcer. - -L'oeil du gaucho tincela cette insulte, il appuya le doigt sur la -dtente et le coup partit. - -Mais, si brusque et si inattendu qu'avait t son mouvement, le rus -Indien l'avait pressenti, ou pour mieux dire devin; il s'tait -brusquement jet de ct, puis bondissant en avant avec l'lasticit et -la justesse d'une bte fauve, il retomba en face du gaucho avec lequel -il se prit corps corps. - -Les deux hommes roulrent sur le sol en se dbattant avec fureur. - -Cependant, au bruit du coup de feu, les Indiens avaient pouss leur cri -de guerre et s'taient lancs en avant dans le but de soutenir leur -chef qu'ils ne pouvaient voir, mais qu'ils supposaient aux prises avec -leur ennemi. - -C'en tait fait du gaucho; quand mme il serait parvenu vaincre le -chef contre lequel il combattait, il devait videmment succomber sous -les coups des dix Indiens qui se prparaient l'assaillir tous la -fois. - -En ce moment, je ne sais quelle rvolution s'opra en moi, j'oubliai le -danger auquel je m'exposais moi-mme en dcouvrant ma retraite pour ne -songer qu' celui que courait cet homme que je ne connaissais pas et -qui soutenait si vaillamment une lutte insense quelques pas de moi; -paulant instinctivement mon fusil, je lchai mes deux coups de feu, -suivis immdiatement de l'explosion de deux pistolets, et, m'lanant -de ma retraite, mes deux autres pistolets au poing, je les dchargeai -bout portant sur les cavaliers qui arrivaient sur moi comme la foudre. - -Le succs de cette intervention laquelle ni l'un ni l'autre parti ne -s'attendait fut immense et instantan. - -Les Indiens, surpris et pouvants par cette fusillade qu'ils ne -pouvaient prvoir puisqu'ils croyaient n'avoir qu'un seul adversaire - combattre, tournoyrent sur eux-mmes et s'chapprent dans toutes -les directions en poussant des hurlements de frayeur, abandonnant, non -seulement leur chef occup se dfendre contre le gaucho, mais encore -les cadavres de quatre des leurs frapps par mes balles; pendant que je -rechargeais mes armes, je vis deux autres Indiens tomber de cheval sans -que leurs compagnons s'arrtassent pour leur porter secours tant leur -frayeur tait grande. - -Certain de ne plus avoir rien redouter de ce ct, je courus vers le -gaucho afin de lui porter secours si cela tait ncessaire, mais, au -moment o j'arrivai prs de lui, la lame de son couteau disparaissait -tout entire dans la gorge du chef indien. - -Celui-ci expira, le regard fix sur son ennemi, sans pousser un cri, -sans essayer mme de dtourner le coup qui le menaait et de prolonger -une lutte dsormais sans espoir. - -Le gaucho retira son couteau de la blessure, enfona plusieurs -reprises la lame dans la terre pour essuyer le sang dont elle tait -souille, puis, repassant tranquillement son couteau dans son chiripa, -il se leva, considra pendant quelques secondes son ennemi tendu ses -pieds; enfin il se tourna vers moi. - -Son visage n'avait pas chang, malgr le combat corps corps qu'il -venait de soutenir; il avait conserv cette expression de froide -impassibilit et d'implacable courage que je lui avais vu d'abord; -seulement son front tait plus ple et quelques gouttelettes de sueur -perlaient ses tempes. - -Merci, caballero, me dit-il en me tendant la main par un mouvement -rempli de noblesse et de franchise; charge de revanche. Vive Dios! -Il tait temps que vous arrivassiez; sans votre brave assistance, -j'avoue que j'tais un homme mort! - -Ces paroles avaient t prononces en espagnol, mais avec un accent qui -dnotait une origine trangre. - -J'tais arriv avant vous, rpondis-je dans la mme langue, ou pour -mieux dire, j'avais pass la nuit quelques pas seulement de l'endroit -o le hasard vous a si heureusement fait chercher un refuge. - ---Le hasard, reprit-il d'une voix austre en hochant doucement la tte, -le hasard est un mot invent par les soi-disant esprits forts des -villes; nous l'ignorons nous autres au dsert, c'est Dieu, Dieu seul -qui a voulu me sauver et m'a conduit prs de vous. - -Je m'inclinai affirmativement, cet homme me semblait encore plus grand -en ce moment avec sa foi nave et son humilit sincre et sans emphase, -que lorsque seul il se prparait combattre dix ennemis. - -D'ailleurs, ajouta-t-il en se parlant lui-mme et rpondant sa -propre pense plutt que m'adressant la parole, je savais que Dieu ne -voudrait pas que je succombasse aujourd'hui; chaque homme a en ce monde -une tche qu'il doit remplir; je n'ai pas encore accompli la mienne. -Mais, pardon, me dit-il en changeant de ton et en essayant de sourire, -je vous dis l des paroles qui doivent vous sembler sans doute fort -tranges, surtout en ce moment, o nous avons songer des choses -bien autrement importantes qu' entamer une discussion philosophique -qui ne doit avoir pour vous, tranger et Europen, qu'un intrt trs -secondaire. Voyons ce que sont devenus nos ennemis; bien que nous -soyons deux hommes rsolus maintenant, si l'envie leur prenait de -revenir, nous serions fort empchs de nous en dbarrasser. - -Et, sans attendre ma rponse, il quitta le bois, en prenant toutefois -la prcaution de recharger son fusil en marchant. - -Je le suivis silencieusement, ne sachant que penser de l'trange -compagnon que j'avais si singulirement trouv et me demandant quel -pouvait tre cet homme, qui, par ses manires, son langage et la -tournure de son esprit, paraissait si fort au-dessus de la position que -semblaient lui assigner les vtements qu'il portait et le lieu o il se -trouvait. - -Qu'il s'apert ou non de mon tonnement, mon nouveau camarade n'en -laissa rien paratre. - -Le gaucho, aprs s'tre assur que les Indiens rests sur le champ -de bataille taient bien morts, monta sur un tertre assez lev, -interrogea l'horizon de tous les cts pendant un assez long espace -de temps, puis revint vers moi en tordant nonchalamment une cigarette -entre ses doigts. - -Nous n'avons rien craindre quant prsent, me dit-il; cependant je -crois que nous agirons prudemment en ne demeurant pas davantage ici; de -quel ct allez-vous? - ---Ma foi! lui rpondis-je franchement, je vous avoue que je ne le sais -pas. - -Malgr sa froideur apparente, il laissa chapper un geste de surprise, -et, me considrant avec la plus srieuse attention: - -Comment! fit-il, vous ne le savez pas? - ---Mon Dieu non! Si bizarre que cela vous paraisse, c'est ainsi; je ne -sais ni en quel lieu je me trouve, ni o je vais. - ---Voyons, voyons, c'est une plaisanterie, n'est-ce pas? Pour un motif -ou pour un autre, vous ne voulez pas, ce qui montre votre prudence, -puisque vous ignorez qui je suis, me faire connatre le but de votre -voyage; mais il est impossible que vous ne sachiez rellement pas en -quel endroit vous vous trouvez et le lieu o vous vous rendez. - ---Je vous rpte, caballero, que je ne plaisante pas; ce que je vous -ai dit est vrai, je n'ai aucun motif pour cacher le but de mon voyage; -j'ajouterai mme que je vous serai trs oblig de me laisser vous -accompagner jusqu'au rancho le plus prochain o je pourrai me procurer -les renseignements ncessaires pour me diriger dans ce dsert que je ne -connais pas, et dans lequel je me suis gar par suite de l'infidlit -d'un guide que j'avais engag, et qui m'a abandonn, il y a quelques -jours, pendant mon sommeil. - -Il rflchit un instant, puis me serrant cordialement la main: - -Pardonnez-moi des soupons absurdes dont j'ai honte, me dit-il, mais -que la situation dans laquelle je me trouve excuse suffisamment -mes yeux. Montons cheval et loignons-nous d'ici; chemin faisant -nous causerons; j'espre que bientt vous me connatrez davantage, et -qu'alors nous nous entendrons demi-mot. - ---Je n'ai pas besoin de vous connatre davantage pour vous estimer, lui -rpondis-je, ds le premier moment que je vous ai vu, je me suis senti -entran vers vous. - ---Merci, dit-il en souriant. A cheval, cheval! nous avons une longue -traite faire avant que d'atteindre le rancho o j'ai l'intention de -vous conduire pour la nuit. - -Cinq minutes plus tard, nous nous loignions au galop, abandonnant aux -urubus qui dj tournaient en longs cercles au-dessus de nos ttes, -avec des cris rauques et discordants, les cadavres des Indiens tus -pendant le combat. - -Tout en cheminant, je racontai au gaucho, de ma vie et de msaventures, -ce que je jugeai ncessaire de lui en apprendre. Ce rcit l'gaya -par sa singularit; je crus mme remarquer que le got que je lui -laissai voir pour la vie du dsert lui donna pour moi une certaine -considration, que probablement je n'aurais pas obtenue de lui par un -talage dplac de titres ou de richesses. Cet trange personnage ne -semblait estimer l'homme que pour l'homme lui-mme et professer un -profond mpris pour toutes les distinctions sociales inventes par la -civilisation, et qui, le plus souvent, ne servent qu' cacher, sous des -mots sonores et des apparences pompeuses, des nullits ridicules et de -profondes incapacits. - -Cependant, il tait facile de reconnatre que, malgr les dehors -brusques et parfois durs qu'il affectait, cet homme possdait une -science profonde du coeur humain et une grande connaissance pratique -de la vie des villes, et qu'il devait avoir longtemps frquent, non -seulement la haute socit amricaine, mais encore visit l'Europe avec -profit et vu le monde sous ses faces les plus disparates. Ses penses -leves, nobles presque toujours, son sens droit, sa conversation -vive, colore, attachante, m'intressaient de plus en plus lui, et -bien qu'il et gard le plus complet silence sur ce qui le regardait -personnellement et ne m'et mme pas dit son nom, cependant je me -laissais de plus en plus dominer par le sentiment de sympathie qu'il -m'avait inspir tout d'abord, et, sans chercher combattre cette -influence que je subissais, j'prouvais un vif dsir que ma liaison -avec lui, bien que due une circonstance fortuite, ne ft pas -brusquement brise, mais devnt au contraire intime et de longue dure. - -Peut-tre entrait-il mon insu un lger calcul d'gosme dans ma -pense, au point de vue des services que je serais en droit, moi -voyageur novice, d'attendre d'un homme pour lequel le dsert n'avait -pas conserv de secrets, et qui, s'il le voulait, pourrait en peu de -temps m'aplanir les difficults du rude apprentissage que j'avais -faire pour devenir, selon sa propre expression, un vritable coureur -des bois. - -Mais si cette pense existait rellement en moi, elle tait si bien -cache au fond de mon coeur, que je l'ignorais moi-mme et que je -croyais navement n'obir qu' ce sentiment de sympathie qu'inspirent -toujours les natures fortes, nergiques et leves, aux caractres -expansifs et loyaux. - -Nous passmes ainsi la journe entire, en riant et en causant entre -nous, tout en avanant rapidement vers le rancho o nous devions passer -la nuit. - -Tenez, me dit le gaucho en me dsignant du doigt une lgre colonne -de fume qui, aux premires heures du soir, montait en spirale vers le -ciel o elle ne tardait pas se confondre avec les nuages, voil o -nous allons, dans un quart d'heure nous serons rendus. - ---Dieu soit lou, rpondis-je, car je commence me sentir fatigu. - ---Oui, me dit-il, vous n'avez pas encore l'habitude des longues -courses, vos membres ne sont pas rompus comme les miens la fatigue; -mais patience, dans quelques jours vous n'y penserez plus. - ---Je l'espre. - ---A propos, fit-il comme si ce souvenir lui venait subitement, vous ne -m'avez pas dit le nom du _pcaro_ qui vous a abandonn, en vous volant, -je crois? - ---Oh! Peu de choses, un fusil, un sabre et un cheval, objets dont j'ai -fait mon deuil. - ---Pourquoi donc cela? - ---Dame, parce qu'il est probable que le _bribon_ ne me les rapportera -pas et que, par consquent, je ne les reverrai jamais. - ---Vous avez tort de supposer cela; bien que le dsert soit grand, un -coquin ne s'y cache pas aussi facilement que vous le croyez, lorsqu'un -homme comme moi a intrt le retrouver. - ---Vous, c'est possible, mais moi, c'est autre chose, vous en -conviendrez. - ---C'est vrai, fit-il en hochant la tte; c'est gal, dites-moi toujours -son nom. - ---A quoi bon? - ---On ne sait pas ce qui peut arriver, peut-tre un jour me trouverai-je -en rapports avec lui, et, le connaissant, je m'en mfierai. - ---C'est juste; on l'appelait, Buenos Aires, Pigacha, mais son -vritable nom parmi les siens est le Venado; il est borgne de l'oeil -droit; j'espre que voil des renseignements dtaills, ajoutai-je en -riant. - ---Je le crois bien, rpondit-il de mme, et je vous promets que si je -le rencontre quelque jour, je le reconnatrai; mais nous voici arrivs. - -En effet, vingt pas devant nous apparaissait un rancho dont les -premires ombres de la nuit m'empchaient de saisir compltement -l'ensemble, mais dont la vue, aprs une journe de fatigue et surtout -l'abandon auquel j'avais longtemps t condamn, tait faite pour me -rjouir le coeur en me laissant esprer cette franche et cordiale -hospitalit, qui non seulement ne se refuse jamais dans la pampa, mais -encore s'exerce dans de si larges proportions envers les voyageurs. - -Dj les chiens saluaient notre arrive par des cris assourdissants -et venaient sauter avec fureur autour de nos chevaux; nous fmes -contraints de cingler quelques coups de fouet ces htes incommodes -qui s'enfuirent en hurlant, et bientt nos montures s'arrtrent devant -l'entre mme du rancho o un homme se tenait, une torche allume d'une -main et un fusil de l'autre, pour nous recevoir. - -Cet homme, d'une taille leve, aux traits nergiques et au teint -bronz, clair par les reflets rougetres de la torche qu'il levait -au-dessus de sa tte, me reprsentait bien avec ses formes athltiques -et son apparence farouche le type du vritable gaucho des pampas de -la Banda Oriental; en apercevant mon compagnon, il fit un geste de -respectueuse surprise, et s'inclina avec dfrence devant lui. - -_Ave Maria pursima!_ dit celui-ci. - ---_Sin pecado concebida_, rpondit le ranchero. - ---_Se puede entrar, don Torribio?_ demanda mon compagnon. - ---_Pase V. adelante, seor don Zno Cabral_, reprit poliment le -ranchero, _esa casa y todo lo que contiene es de V._[1] - -Nous mmes pied terre sans nous faire prier davantage, et aprs qu'un -jeune homme de dix-huit vingt ans, demi nu, qui tait accouru - l'appel de son matre ou de son pre, je ne savais encore lequel -des deux, eut pris la bride de nos chevaux et les eut emmens, nous -entrmes, suivis pas pas par les chiens qui avaient si bruyamment -annonc notre arrive et qui maintenant, au lieu de nous tre hostiles, -sautaient joyeusement autour de nous avec des cris de plaisir, -supposant sans doute qu'en faveur de notre arrive il leur serait -permis de dormir auprs du feu, au lieu de passer la nuit au dehors. - -Cette habitation, comme toutes celles des gauchos, tait une hutte de -terre entremle de roseaux, couverte en paille coupante, construite, -enfin, avec toute la simplicit primitive du dsert. - -Elle tait compose de deux pices: la chambre coucher et -l'appartement de rception, servant aussi de cuisine. - -Un lit form de quatre piquets plants en terre, supportant une claie -en roseaux ou des courroies de cuir entrelaces, sur lequel se place, -en guise du matelas europen, inconnu dans ces contres, une peau de -boeuf non tanne; quelques autres cuirs tendus terre, prs de la -muraille pour coucher les enfants, des _bolas_, des _laos_, armes -indispensables des gauchos, des harnais de chevaux suspendus des -piquets de bois fichs dans les parois du rancho formaient l'unique -ameublement de la chambre intrieure. - -Quant la premire, cet ameublement tait plus simple encore, si cela -est possible; il se composait d'une claie en roseaux supporte par six -piquets et servant de sofa, deux ttes de boeufs en guise de fauteuil, -un petit baril d'eau, une marmite en fonte, quelques calebasses servant -de vases, une jatte en bois et une broche en fer, pique verticalement -devant le foyer, plac au milieu mme de la pice. - -Nous avons dcrit ce rancho ainsi minutieusement, parce que tous se -ressemblent dans la pampa, et sont pour ainsi dire construits sur le -mme modle. - -Seulement, comme celui dans lequel nous nous trouvions alors -appartenait un homme relativement riche, part du corps de logis -principal, une vingtaine de mtres peu prs, il s'en trouvait un -autre servant de magasin pour les cuirs et les viandes destines tre -sches, et entour d'une haie assez tendue et d'une hauteur de trois -mtres formant le corral, et derrire laquelle les chevaux s'abritaient -des btes fauves pendant les nuits. - -Les honneurs du rancho nous furent faits par deux dames, que le gaucho -nous prsenta comme tant, l'une sa femme et l'autre sa fille. - -Celle-ci, ge d'une quinzaine d'annes, tait grande, bien faite et -doue d'une beaut peu commune; elle se nommait va, ainsi que je -l'appris plus tard; sa mre, bien que fort jeune encore,--elle avait -au plus trente ans,--n'avait plus que quelques restes fugitifs d'une -beaut qui avait d tre fort remarquable, mais qui s'tait promptement -fane au contact de la vie misrable laquelle la condamnait le dsert -au milieu duquel s'tait coule son existence. - -Mon compagnon paraissait tre un ami intime du ranchero et de sa -famille, par lesquels il fut reu avec les tmoignages de la joie la -moins quivoque, bien que temprs par une nuance presque insaisissable -de respect et presque de crainte. - -De son ct, don Zno Cabral, car je savais enfin son nom, agissait -avec eux avec un sans-faon protecteur qui tmoignait de rapports -srieux entre lui et le gaucho. - -La rception fut ce qu'elle devait tre, c'est--dire des plus franches -et des plus cordiales; ces braves gens ne savaient que faire pour nous -tre agrables, le moindre remercment de notre part les comblait de -joie. - -Notre repas, que nous mangemes de bon apptit, se composa, comme -toujours, de l'_asado_ ou rti de boeuf, du _queso_ ou fromage de Goya, -et de _harina_ ou farine de _mandioca_, le tout arros de quelques -libations de _caa_ ou eau-de-vie de sucre qui, sous le nom de -_traguitos_,--petits coups--circulrent libralement et achevrent de -nous mettre en joie et de nous faire oublier nos fatigues de la journe. - -Comme complment ce repas, beaucoup plus confortable que ne le -supposera sans doute le lecteur europen, lorsque nos cigarettes furent -allumes, doa va dcrocha une guitare, et, aprs l'avoir prsente - son pre qui, tout en fumant, commena prluder avec les quatre -doigts runis, elle dansa devant nous, avec cette grce et cette -dsinvolture qui n'appartiennent qu'aux femmes de l'Amrique du Sud, un -_cielito_ suivi immdiatement d'une _montonera_; puis, le jeune garon -dont j'ai dj eu occasion de parler, et qui tait non pas le serviteur -mais le fils du ranchero, chanta d'une voix frache, bien timbre, et -avec un accent qui nous alla l'me, quelques _tristes_ et quelques -_cielitos_ nationaux. - -Il se passa alors un incident bizarre et dont je ne pus m'expliquer le -motif. Don Quino, le jeune homme, chantait avec une passion indicible -ces vers charmants de Quintana: - - Feliz aquel que junto a ti suspira - Que el dulce nectar de tu risa bebe - Que a demandarte compasin se atreve - Y blandamente palpitar te mira![2] - -Tout coup don Zno devint d'une pleur cadavreuse, un tressaillement -nerveux agita tout son corps, et deux larmes brlantes jaillirent de -ses yeux, cependant il garda le plus profond silence; mais le jeune -homme s'aperut de l'effet produit sur l'hte de son pre par les vers -qu'il chantait, et immdiatement il entonna une joyeuse _jarana,_ qui -bientt ramena le sourire sur les lvres plies du gaucho. - -La tertulia se prolongea ainsi gaiement assez avant dans la nuit; au -dehors, le vent soufflait avec fureur, et les hurlements des btes -fauves qui s'levaient par intervalles formaient un trange contraste -avec notre insouciante gaiet, cependant, vers onze heures, les dames -se retirrent, don Torribio et son fils, aprs avoir fait un dernier -tour dans le rancho, afin de s'assurer que tout tait en ordre, prirent -cong de nous pour la nuit et nous laissrent, mon compagnon et moi, -libres de nous tendre sur le lit prpar pour nous et o la fatigue ne -tarda pas nous faire trouver le sommeil. - - -[1] Ces paroles sont la formule consacre pour toute demande -d'hospitalit dans la pampa. Voici leur traduction: - -Je vous salue, Marie trs pure. - ---Conue sans pch. - ---Peut-on entrer, don Torribio? - ---Entrez, seor don Zno Cabral; cette maison et tout ce qu'elle -renferme vous appartient. - -[2] Heureux celui qui soupire prs de toi, qui boit le doux nectar de -ton sourire, qui ose te demander piti, et doucement te voit palpiter. - - - - -III - -LE RANCHO. - - -Le lendemain, au lever du soleil, j'tais debout, mais si matinal que -j'eusse t, mon compagnon m'avait prcd, sa place auprs de moi -tait vide. - -Je sortis esprant le rencontrer entrain de fumer sa cigarette au -dehors. - -Je ne le vis pas; la campagne autour de moi tait dserte et calme -comme au jour de la cration, les chiens, sentinelles vigilantes, -qui pendant la nuit avaient veill sur notre repos, se levrent en -m'apercevant et vinrent me caresser avec des grognements joyeux. - -L'aspect de la pampa[1] est des plus pittoresques au lever du soleil. -Un silence profond plane sur le dsert; il semblerait que la nature -se recueille et reprend ses forces l'aurore du jour qui commence. -La frache brise matinale frissonne doucement travers les hautes -herbes qu'elle incline par des mouvements lgers et cadencs; et -l les _venados_ lvent leur tte effare et jettent autour d'eux -des regards craintifs. Les oiseaux, blottis frileusement sous la -feuille, prludent par quelques notes timides leur hymne du matin; -sur les monticules de sables forms par les tanires des _vizcachas_, -de petites chouettes attardes, immobiles comme des sentinelles, et - demi endormies, clignent de l'oeil aux rayons de l'astre du jour, -en enfonant leurs ttes rondes dans les plumes de leur cou, tandis -qu'au plus haut des airs, les urubus et les caracaras planent en -longs cercles, se balanant nonchalamment au gr du vent et cherchant -la proie sur laquelle ils se laisseront tout coup tomber avec la -rapidit de la foudre. - -La pampa, en ce moment, ressemble une mer aux eaux vertes et calmes, -dont les rivages se cachent derrire les plis de l'horizon. - -Je m'assis sur un tertre de verdure; tout en fumant une cigarette, je -me pris rflchir, et bientt je fus compltement absorb par mes -penses. - -En effet, ma position tait singulire; jamais je ne l'avais envisage -sous le jour o elle m'apparaissait en ce moment. - -Perdu dans un dsert, plusieurs milliers de lieues de mon pays; -ayant volontairement rompu tous ces liens de famille et d'amiti -qui rattachent l'homme sa patrie, je n'avais devant moi d'autre -avenir que celui rserv aux coureurs des bois, c'est--dire une -lutte incessante de chaque jour, de chaque heure, sans trve ni -merci, contre la nature entire: hommes et animaux, pour finir dans -quelque embuscade, misrablement tu sur le rebord d'un foss par -une flche ou une balle inconnue. Cette perspective, surtout l'ge -que j'avais, vingt ans peine, lorsque par la surabondance de sve, -l'me dans le naf enthousiasme de la jeunesse se sent entrane vers -les grandes choses, n'avait rien de fort gai, au contraire; mais si -j'errais maintenant dans des savanes sans fin, en compagnie d'un homme -rencontr par hasard, qui demeurait une nigme pour moi et m'imposait -presque sa volont, pour m'abandonner au premier caprice, ou peut-tre - la premire pression de la ncessit, cette loi de fer de la vie du -dsert, je ne pouvais me plaindre; je ne devais accuser que moi, car -moi seul, contre tous, m'tais obstin mpriser les sages conseils et -les exhortations pleines de sens que l'exprience et l'intrt avaient -engag mes amis me prodiguer tant de reprises, pour me lancer comme -un fou dans cette existence vagabonde, que je commenais peine depuis -quelques jours et qui dj me paraissait si dure et si dcolore. - -Lorsque plus tard je me rappelai ces premires impressions si navrantes -faites au moment o j'entrais peine dans cette vie aventureuse, -qui devait pendant de si longues annes tre la mienne, je me pris -en piti; c'est que le dsert ne se rvle que peu peu aux yeux de -celui qui le parcourt il faut l'tudier longtemps avant de comprendre -les beauts qu'il recle dans son sein et d'prouver les joies -inexprimables et les volupts pleines d'une cre saveur qu'il rserve -ses adeptes seuls. - -Mais, je le rpte, lorsque ces ides tristes que plus haut j'ai -cherch rendre, envahissaient mon coeur et le noyaient dans les flots -d'une navrante tristesse qui me conduisait presque au dcouragement, -c'est que je me sentais seul, isol de tout homme de ma race, de -tout ami avec lequel je pusse laisser dborder le flot des penses -qui montaient incessamment de mon coeur mes lvres, et que j'tais -contraint de renfermer au dedans de moi. - -C'est que j'ignorais, alors que le seul ami d'un homme, c'est lui-mme, -et que, dans les situations difficiles de la vie comme dans les plus -indiffrentes, il ne doit se fier qu' lui, et ne compter que sur -lui-mme s'il ne veut tre expos aux trahisons de l'gosme, de -l'envie et de la peur, ces trois froces ennemis qui rdent sans cesse -autour de toute amiti pour la briser et la changer en haine. - -Mais ma tche a t rude en ce monde; Dieu en soit bni! J'ai -beaucoup souffert, par consquent, beaucoup appris, et j'en suis -arriv aujourd'hui l'indiffrence la plus sceptique pour les beaux -sentiments que parfois on cherche vainement taler devant moi. Je ne -demande pas la nature humaine plus qu'elle ne peut donner, et mes -amis sont d'avance absous par moi du bien comme du mal qu'ils essayent -de me faire; aussi ne demandant rien et n'attendant rien de personne, -je suis parvenu tre sinon heureux, le bonheur, je le sais par -exprience, n'est pas fait pour l'homme, du moins tranquille, ce qui -pour moi est le point culminant o puisse atteindre l'ambition humaine -dans des conditions sociales o nous place la civilisation, qui n'est -et ne peut tre que le rsultat de notre organisation vicieuse et -incomplte. - -Je fus tout coup tir de mes rflexions par une voix qui -m'interpellait d'un ton de bonne humeur. - -Je me retournai vivement. - -Don Torribio tait prs de moi, bien qu'il ft cheval, je ne l'avais -pas entendu venir. - -Hol, caballero, me dit-il d'un ton joyeux, la pampa est belle au -lever du soleil, n'est-ce pas? - ---En effet, rpondis-je sans trop savoir ce que je disais. - ---La nuit a-t-elle t bonne? - ---Excellente, grce votre gnreuse hospitalit. - ---Bah! Ne parlons pas de cela, j'ai fait ce que j'ai pu, -malheureusement la rception a t assez mesquine; dame, les temps sont -durs, il y a seulement quatre ou cinq ans c'et t autre chose, mais -vous le savez, la guerre comme la guerre; celui qui fait tout le -possible, on ne doit pas demander davantage. - ---Je suis loin de me plaindre, au contraire; mais vous revenez de -route, il me semble? - ---Oui, j'ai t donner un coup d'oeil mes taureaux qui sont au -_pasto_; mais, ajouta-t-il, en levant les yeux au ciel et en calculant -mentalement la hauteur du soleil, il est temps de djeuner; la seora -doit avoir tout prpar, et, sauf respect, ma course du matin m'a -singulirement aiguis l'apptit. Rentrez-vous avec moi? - ---Je ne demande pas mieux; seulement, je ne; vois pas mon compagnon; il -me semble qu'il serait peu convenable moi de ne pas l'attendre pour -djeuner. - -Le gaucho se prit rire. - -S'il n'y a que cela qui vous arrte, me dit-il, vous pouvez vous -mettre table sans crainte. - ---Il va revenir? demandai-je. - ---Au contraire, il ne reviendra pas. - ---Comment cela, m'criai-je avec une surprise mle d'inquitude, il -est parti? - ---Depuis plus de trois heures dj; mais remarquant combien ma -physionomie s'assombrissait cette nouvelle, il ajouta aussitt: - ---Mais nous le reverrons bientt, soyez tranquille. - ---Vous l'avez donc vu, ce matin? - ---Certes, nous sommes sortis ensemble. - ---Ah! Il est la chasse, sans doute? - ---Probablement; seulement, qui sait quelle espce de gibier il se -propose d'atteindre. - ---Cette absence me contrarie beaucoup. - ---Il voulait vous en parler avant que de monter cheval; mais en y -rflchissant, vous paraissiez si fatigu hier soir, qu'il a prfr -vous laisser dormir. C'est si bon le sommeil. - ---Il reviendra sans doute bientt? - ---Je ne saurais le dire. Don Zno Cabral est un homme qui n'a pas -l'habitude de raconter ses affaires au premier venu. Dans tous les cas, -il ne tardera pas beaucoup, nous le reverrons ce soir ou demain. - ---Diable! Comment vais-je faire, moi qui comptais sur lui? - ---Pourquoi donc? - ---Mais pour m'enseigner la route que je dois suivre. - ---Si ce n'est que cela, ce n'est pas un motif pour vous tourmenter; -il m'a recommand de vous prier de ne pas quitter le rancho avant son -retour. - ---Je ne puis cependant pas demeurer ainsi chez vous. - ---Parce que? - ---Dame, parce que je crains de vous gner; vous n'tes pas riche, -vous-mme me l'avez dit; un tranger ne doit que vous causer de -l'embarras. - ---Seor, rpondit avec dignit le gaucho, les trangers sont les -envoys de Dieu; malheur l'homme qui n'a pas pour eux les attentions -qu'ils mritent; quand mme il vous plairait de demeurer un mois dans -mon humble rancho, je me trouverais heureux et fier de votre prsence -dans ma famille. N'insistez donc pas davantage, je vous prie, et -acceptez mon hospitalit aussi franchement qu'elle vous est offerte. - -Que pouvais-je objecter de plus? Rien. Je me rsignai donc patienter -jusqu'au retour de don Zno, et je retournai au rancho en compagnie du -gaucho. - -Le djeuner fut assez gai; les dames s'efforcrent de rveiller ma -bonne humeur en me comblant de soins et d'attentions. - -Aussitt aprs le repas, comme don Torribio se prparait monter -cheval, car la vie d'un gaucho se passe galoper de et de l pour -surveiller ses nombreux troupeaux, je lui demandai l'accompagner; il -accepta. Je sellai mon cheval et nous partmes au galop travers la -pampa. - -Mon but, en accompagnant le gaucho, n'tait pas de faire une -promenade plus ou moins agrable, mais de profiter de notre isolement -pour le sonder adroitement et le faire causer sur mon compagnon, -qu'il paraissait fort bien connatre, de faon obtenir certains -renseignements qui me permissent de me former une opinion sur -cet homme singulier, qui avait pour moi l'attrait d'une nigme -indchiffrable. - -Mais tous mes efforts furent vains, toutes mes finesses en pure perte, -le gaucho ne savait rien, ou, ce qui est plus probable, ne voulait rien -me dire; cet homme si communicatif et si enclin raconter, d'une faon -souvent trop prolixe ses propres affaires, devenait d'une discrtion - toute preuve et d'un mutisme dsesprant aussitt que, par une -transition adroite, je mettais la conversation sur le compte de don -Zno Cabral. - -Il ne me rpondait plus alors que par monosyllabes ou par cette -exclamation: _Quin sabe?_--qui sait,-- toutes les questions que je -lui adressais. - -De guerre lasse, je renonai le presser davantage, et je me mis lui -parler de ses troupeaux. - -Sur ce point, je trouvai le gaucho dispos me rpondre, plus mme -que je ne l'aurais dsir, car il entra avec moi dans des dtails -techniques sur l'lve des bestiaux, dtails que je fus contraint -d'couter avec un apparent intrt, et qui me firent trouver la journe -d'une interminable longueur. - -Cependant, vers trois heures de l'aprs-midi, don Torribio m'annona, -ce qui me causa une vive joie, que notre tourne tait termine, et -que nous allions reprendre le chemin du rancho, dont nous tions alors -loigns de quatre ou cinq lieues. - -Un trajet de cinq lieues, aprs une journe passe galoper -l'aventure, n'est qu'une promenade pour les gauchos monts sur les -infatigables chevaux de la pampa. - -Les ntres nous mirent en moins de deux heures en vue du rancho, sans -mouiller un poil de leur robe. - -Un cavalier arrivait toute bride notre rencontre. - -Ce cavalier, je le reconnus aussitt avec un vif sentiment de joie, -tait don Zno Cabral; il nous eut bientt rejoints. - -Vous voil donc, nous dit-il en faisant ranger son cheval auprs des -ntres; je vous attends depuis plus d'une heure. Puis, s'adressant -moi: Je vous mnage une surprise qui, je le crois, vous sera agrable, -ajouta-il. - ---Une surprise! m'criai-je, laquelle donc? - ---Vous verrez, je suis convaincu que vous me remercierez. - ---Je vous remercie d'avance, rpondis-je, sans chercher deviner de -quel genre est cette surprise. - ---Regardez, reprit-il en tendant le bras dans la direction du rancho -dont nous n'tions plus qu' une centaine de pas. - ---Mon guide! m'criai-je en reconnaissant mon coquin d'Indien attach -solidement un arbre. - ---Lui-mme; que pensez-vous de cela? - ---Ma foi! Cela me semble tenir du prodige; je ne comprends pas comment -vous avez pu le rencontrer aussi vite. - ---Oh! Cela n'tait pas si difficile que vous le supposez, surtout -avec les renseignements que vous m'aviez donns; tous ces bribones -sont de la famille des btes fauves, ils ont des repaires dont ils ne -s'loignent jamais et o, tt ou tard, ils reviennent toujours; pour un -homme habitu la pampa, rien n'est plus facile que de mettre la main -dessus; celui-ci surtout, se fiant votre qualit de forastero et -votre ignorance du dsert, ne se donnait pas la peine de se cacher; il -voyageait tranquillement et dcouvert, persuad que vous ne songeriez -pas le poursuivre; cette confiance l'a perdu, je vous laisse penser -quelle a t sa frayeur, lorsque je l'ai surpris l'improviste et que -je lui ai signifi premptoirement qu'il m'accompagnt auprs de vous. - ---Tout cela est fort bien, seor, rpondis-je, je vous remercie de la -peine que vous avez prise; mais que voulez-vous que je fasse de ce -_pcaro_, prsent? - ---Comment, s'cria-t-il avec tonnement, ce que je veux que vous en -fassiez, je veux que vous le corrigiez d'abord, et cela d'une faon -exemplaire dont il garde le souvenir; puis, comme vous l'avez engag -pour vous servir de guide jusqu'au Brsil et qu'il a reu d'avance -une partie du prix convenu, il faut qu'il remplisse son engagement -loyalement, ainsi qu'il a t fait. - ---Je vous avoue que je n'ai pas grande confiance dans sa loyaut -future. - ---Vous tes dans l'erreur cet gard, vous ne connaissez pas les -Indiens mansos--soumis;--celui-ci, une fois qu'il aura t corrig, -vous servira fidlement, rapportez-vous en moi l-dessus. - ---Je le veux bien; mais cette correction, quelle qu'elle soit, je vous -confesse que je me sens incapable de la lui administrer. - ---Qu' cela ne tienne! Voici notre ami don Torribio, qui n'a pas le -coeur aussi tendre que vous et qui se chargera de ce soin. - ---Je ne demande pas mieux pour vous tre agrable, appuya don Torribio. - -Nous arrivions en ce moment en face du prisonnier. Le pauvre diable, -qui savait sans doute ce qui le menaait, avait l'air fort penaud et -fort mal son aise; du reste, il tait solidement attach, le visage -tourn vers l'arbre. - -Nous mmes pied terre. - -Don Zno s'approcha du prisonnier, pendant qu'avec un imperturbable -sang-froid don Torribio s'occupait plier son _lao_ en plusieurs -doubles dans sa main droite. - -coute, _pcaro_, dit don Zno l'Indien attentif, ce caballero -t'a engag Buenos Aires; non seulement tu l'as lchement abandonn -dans la pampa, mais encore tu l'as vol; tu mrites un chtiment, -ce chtiment, tu vas le recevoir. Don Torribio, mon cher seigneur, -veuillez, je vous prie, appliquer cinquante coups de lao sur les -paules de ce bribon, et cela de faon ce qu'il les sente. - -L'Indien ne rpondit pas un mot, le gaucho s'approcha alors et avec la -conscience qu'il mettait tout ce qu'il faisait, il leva son lao qui -retomba en sifflant sur les paules du pauvre diable, o il traa un -sillon bleutre. - -L'Indien ne fit pas un mouvement, il ne poussa pas un cri; on l'aurait -cru chang en statue de bronze tant il tait immobile et indiffrent -force de volont ou de stocisme. - -Quant moi, je souffrais intrieurement, mais je n'osais intervenir -convaincu de la justice de cette excution sommaire. - -Don Zno Cabral comptait impassiblement les coups au fur et mesure -qu'ils tombaient. - -Au onzime le sang jaillit. - -Le gaucho ne s'arrta pas. - -L'Indien, bien que ses chairs frissonnassent sous les coups de plus -en plus presss, conservait son impassibilit de marbre. Malgr moi, -j'admirais le courage de cet homme, qui russissait si compltement -dompter la douleur et retenir mme le plus lger signe de souffrance, -bien qu'il dt en prouver une atroce. - -Les cinquante coups auxquels le guide avait t condamn par -l'implacable don Zno lui furent administrs par le gaucho, sans qu'il -en manqut un seul; au trente-deuxime, malgr tout son courage, -l'Indien avait perdu connaissance; mais cela n'avait pas, malgr ma -prire, interrompu l'excution. - -Arrtez, dit enfin don Zno, lorsque le nombre fut complet, -dtachez-le. - -Les liens furent coups, le corps du pauvre diable, que les cordes -seules soutenaient, tomba inerte sur le sable. - -Le fils du gaucho s'approcha alors, frotta avec de la graisse de boeuf, -de l'eau et du vinaigre les plaies saignantes de l'Indien, lui rejeta -son poncho sur les paules, puis il le laissa l. - -Mais cet homme est vanoui! m'criai-je. - ---Bah! Bah! fit don Zno, ne vous en occupez pas, ces dmons ont le -cuir dur; dans un quart d'heure, il n'y pensera plus; allons dner. - -Cette froide cruaut me rvolta. Cependant, je m'abstins de toute -observation et j'entrai dans le rancho; j'tais bien novice encore; -j'tais rserv assister plus tard des scnes prs desquelles -celle-l n'tait qu'un jeu d'enfant. - -Aprs le dner qui, contre l'habitude, se prolongea assez longtemps, -don Zno ordonna au fils de don Torribio d'amener le guide. - -Au bout d'un instant, il entra; don Zno le fixa quelques secondes avec -attention, puis il lui adressa la parole en ces termes: - -Reconnais-tu avoir mrit le chtiment que je t'ai inflig? - ---Je le reconnais, rpondit l'Indien d'une voix sourde, mais sans la -moindre hsitation. - ---Tu n'ignores pas que je sais o te trouver, quel que soit l'endroit -o tu te caches. - ---Je le sais. - ---Si, sur ma prire, ce caballero consent te pardonner et te -reprendre son service, lui seras-tu fidle? - ---Oui, mais une condition. - ---Je ne veux pas de conditions de ta part, bribon, reprit durement don -Zno, tu mrites le garrotte. - -L'Indien baissa la tte. - -Rponds ma question. - ---Laquelle? - ---Seras-tu fidle? - ---Oui. - ---Je le saurai; chtiment ou rcompense, je me charge de rgler ton -compte, tu entends? - ---J'entends. - ---Maintenant, coute-moi, ton matre et toi vous partirez d'ici demain -au lever du soleil; il faut que dans neuf jours il soit la _fazenda -do rio d'Ouro_. Tu la connais? - ---Je la connais. - ---Y sera-t-il? - ---Il y sera. - ---Pas d'quivoque entre nous, tu me comprends bien, je veux que ce -caballero soit rendu dans neuf jours la fazenda do rio d'Ouro, en -bonne sant, libre, et sans qu'il manque rien son bagage. - ---J'ai promis, rpondit froidement l'Indien. - ---C'est bien, bois ce trago de caa pour te remettre des coups que tu -as reus et va dormir. - -Le guide saisit la calebasse que lui tendait don Zno, la vida d'un -trait avec une satisfaction visible et se retira sans ajouter une -parole. - -Lorsqu'il fut sorti, je m'adressai don Zno, de l'air le plus -indiffrent que je pus affecter. - -Tout cela est bel et bon, lui dis-je, mais je vous certifie, seor, -que malgr ses promesses, je n'ai pas la moindre confiance dans ce -drle. - ---Vous avez tort, seor, me rpondit-il, il vous servira fidlement, -non pas par affection, peut-tre ce serait trop lui demander aprs ce -qui s'est pass, mais par crainte, ce qui vaut mieux encore; il sait -fort bien que s'il vous arrivait quelque chose, il aurait un compte -svre me rendre de sa conduite. - ---Hum! murmurai-je, cela ne me rassure que mdiocrement; mais pourquoi, -si, ainsi que vous me l'avez laiss entrevoir, vous vous rapprochez des -frontires brsiliennes, ne me permettez-vous pas de vous accompagner? - ---C'tait mon intention; malheureusement certaines raisons, inutiles - vous faire connatre, rendent impossible l'excution de ce projet; -cependant je compte vous voir la fazenda do rio d'Ouro, o -probablement j'arriverai avant vous. Dans tous les cas, veuillez -y demeurer jusqu' ce que je vous aie vu, et alors, peut-tre, me -sera-t-il permis de reconnatre, ainsi que j'en ai le vif dsir, -l'minent service que vous m'avez rendu. - ---Je vous attendrai, puisque vous le dsirez, seor, rpondis-je, -prenant bravement mon parti de ce nouveau contre-temps, non pas pour -vous rappeler l'vnement auquel vous faites allusion, mais parce que -je serais heureux de faire avec vous une connaissance plus intime. - -Don Zno me tendit la main, et la conversation devint gnrale. - -Le lendemain au lever du soleil, je me levai, et, aprs avoir pris -affectueusement cong des htes qui m'avaient si bien reus et que je -croyais ne jamais revoir, je quittai le rancho sans avoir pu dire adieu - don Zno Cabra, qui s'tait loign bien avant mon rveil. - -Malgr les assurances ritres de don Torribio et celles de don Zno, -je ne me fiai que mdiocrement mon guide, et je lui ordonnai de -marcher devant moi, rsolu lui brler la cervelle au premier geste -suspect de sa part. - - -[1] Le mot _pampa_ appartient la langue Quichua (langue des Incas); -il signifie textuellement place, terrain plat, savane ou grande plaine. - - - - -IV - -LA FAZENDA DO RIO D'OURO. - - -Mon voyage se continuait ainsi dans des conditions assez singulires, -livr dans un pays inconnu, loin de tout secours humain, la merci -d'un Indien dont la perfidie m'avait t dj surabondamment prouve et -duquel je ne devais rien avoir de bon attendre. - -Cependant, j'tais bien arm, vigoureux, rsolu; je partis dans d'assez -bonnes dispositions, convaincu que mon guide ne se hasarderait jamais - m'attaquer en face et qu'en le surveillant avec soin je parviendrais -toujours en avoir bon march. - -Du reste, je me hte de constater que j'avais tort de supposer de -mauvaises intentions au pauvre Indien et que mes prcautions furent -inutiles; don Torribio et don Zno Cabral avaient dit vrai. La rude -correction inflige mon Guaranis avait eu la plus salutaire influence -sur lui et avait entirement modifi ses intentions mon gard; nos -relations ne tardrent donc pas devenir des plus cordiales, et, fort -satisfait du rsultat obtenu par les coups de fouet du gaucho, je me -rservai _in petto_, le cas chant, de ne pas hsiter employer le -mme moyen pour rappeler au devoir les Indiens mansos avec lesquels le -hasard me mettrait en rapport. - -Mon guide tait devenu plus gai, plus aimable, et surtout plus causeur; -je profitai de cette modification, fort agrable pour moi, dans -son caractre, pour essayer de le sonder et lui adresser plusieurs -questions sur le compte de don Zno Cabral. - -Cette fois encore j'chouai compltement, non pas que l'Indien refust -de me rpondre, au contraire, mais par ignorance. - -En rsum, voici tout ce que je parvins apprendre aprs des questions -sans nombre et tournes de toutes les faons. - -Don Zno Cabral tait fort connu et surtout fort redout par tous -les Indiens qui vivent au dsert et le parcourent incessamment -dans tous les sens; c'tait pour eux un tre trange, mystrieux, -incomprhensible, dont le pouvoir tait fort grand; nul ne connaissait -son habitation habituelle; il possdait presque le talent d'ubiquit, -car on l'avait souvent rencontr des distances fort loignes les -unes des autres presque la mme heure; les Indiens lui avaient -souvent tendu des piges pour le tuer, sans jamais russir lui faire -la plus lgre blessure; il avait su prendre une influence telle sur -leur esprit qu'ils le croyaient invulnrable et le regardaient comme un -tre d'une essence beaucoup suprieure la leur. - -Souvent il disparaissait pendant des mois entiers sans qu'on st ce -qu'il tait devenu, puis, tout coup on le voyait subitement camp au -milieu des tribus indiennes, sans qu'on comprit comment il tait arriv -l. - -Au total, les Indiens, part la crainte respectueuse qu'il leur -inspirait, lui avaient pour la plupart de grandes obligations. Nul -mieux que lui ne savait gurir les maladies rputes incurables -par leurs sorciers; instruit de tout ce qui se passait au dsert, -souvent il avait sauv de la mort des familles entires, perdues dans -les forts sans vivres et sans armes; aussi, ajouta mon guide, en -terminant, cet homme est-il pour nous un de ces gnies puissants pour -le bien comme pour le mal, dont il vaut mieux ne pas s'entretenir de -peur de le voir subitement paratre et d'encourir sa colre. - -Ces renseignements, si je puis donner ce nom aux divagations craintives -et superstitieuses de mon guide, me laissrent plus perplexe que je -ne l'tais auparavant sur le compte de cet homme, que tout semblait -conspirer entourer mes yeux d'une aurole mystrieuse. - -Un mot prononc, par hasard peut-tre, par l'Indien veilla davantage -encore si cela est possible la curiosit dvorante qui s'tait empars -de moi. - -C'est un Paulista, m'avait-il dit demi-voix en jetant autour de lui -des regards effars, comme s'il redoutait que cette parole ne tombt -dans une oreille indiscrte et ft rpte celui qu'elle intressait. - -A plusieurs reprises, pendant mon sjour Buenos Aires, j'avais -entendu parler des _Paulistas_; les renseignements qu'on m'avait donns -sur eux, bien que trs incomplets et errons pour la plupart, avaient -cependant excit ma curiosit un tel point, qu'ils entraient pour -beaucoup dans ma rsolution de me rendre au Brsil. - -Les Paulistas ou Vicentistas, car ces deux noms leur sont -indistinctement appliqus par les historiens, fondrent leur premier -tablissement dans les vastes et magnifiques plaines de Piratininga. - -Alors l, sous la direction intelligente et paternelle des deux -jsuites Anchieta et Nobrega, s'organisa une colonie part dans la -colonie, une sorte de mtropole demi barbare, qui dut son courage une -prosprit et une influence toujours croissante, et dont les exploits, -si quelques jours on les raconte, formeront, j'en suis convaincu, la -partie la plus intressante de l'histoire du Brsil. - -Dans le Nouveau Monde, ds qu'on veut parler de progrs, d'abngation -et de civilisation, il faut remonter aux jsuites dont les conqutes -pacifiques, ont plus fait pour l'extinction de la barbarie que tous -les efforts runis des aventuriers de gnie, qui allrent au seizime -sicle fonder en Amrique les puissances espagnole et portugaise. - -Grce l'intervention des jsuites au Brsil, les Europens ne -ddaignrent pas de s'allier avec ces fortes et belliqueuses races -indiennes, qui tinrent si longtemps en chec les Portugais et firent -parfois reculer la conqute. - -De ces unions, il rsulta une race guerrire, brave, endurcie toutes -les fatigues, audacieuse surtout, qui, bien dirige, produisit les -Paulistas, ces hommes auxquels on doit presque toutes les dcouvertes -qui se firent dans l'intrieur du Brsil et dont les prodigieuses -excursions et les tmraires exploits sont passs aujourd'hui l'tat -de lgendes fantastiques dans les contres mmes qui en furent le -thtre. - -On a adress plusieurs reproches srieux aux Paulistas: on les a -accuss d'avoir, ds l'origine de leur colonie, montr un caractre -indomptable et indpendant, un ddain affect pour les lois de la -mtropole, un orgueil inou vis--vis des autres colons; on a prtendu -que, sortis des rangs les plus turbulents et les plus corrompus des -aventuriers europens, ils avaient puis dans leur origine et leurs -alliances indiennes un principe de cruaut et de mpris pour la vie des -autres hommes qui en faisait, non seulement des htes et des voisins -dangereux, mais encore des natures essentiellement insociables et -ingouvernables. - -A ces accusations, les Paulistas ont donn le plus complet dmenti. - -La province de Saint-Paul, habite et peuple par eux seuls, est -aujourd'hui la plus civilise, la plus industrieuse et la plus riche du -Brsil. - -D'ailleurs notre avis, avis partag du reste par beaucoup d'historiens, -est qu' une nature indompte il faut des hommes indomptables, et que -sur ce sol vierge que foulaient les Paulistas au milieu de ces nations -farouches, impatientes de toute sujtion, et qui prfraient mourir -que se soumettre une domination trangre qu'ils ne pouvaient et -ne voulaient pas comprendre, il fallait des organisations d'lite, -insensibles toutes les faiblesses comme tous les gosmes des -conventions sociales de la civilisation, et, pour cette raison, -capables d'accomplir de grandes choses. - -En entendant Buenos Aires parler ainsi des Paulistas avec un -enthousiasme d'autant plus vrai que les Espagnols sont de temps -immmorial les implacables ennemis des Portugais, et que cette haine, -ne en Europe, se poursuit en Amrique avec une force dcuple par la -rivalit; je me sentais, malgr moi, entran vers ces hommes tranges, - la puissante organisation, aux instincts aventuriers, qui avaient -conquis un monde leur patrie et dont, malgr les modifications -apportes par le temps et la civilisation, j'esprais tre assez -heureux pour retrouver debout quelque type attard. - -Aussi, cette dsignation de Paulista appliqu l'homme qui m'tait -apparu dans des circonstances si singulires et qui, pendant le peu -de temps que j'tais demeur prs de lui, s'tait rvl moi sous -des aspects si bizarres, si heurts et si insaisissables, je sentis se -rveiller toute mon ardeur et je n'aspirai plus qu' me rencontrer de -nouveau avec ce personnage pour lequel j'avais, ds le premier moment, -prouv une si vive sympathie. - -Je pressai donc mon voyage le plus possible, d'autant plus que mon -guide m'avait appris que la fazenda do rio d'Ouro, o don Zno Cabral -m'avait assign rendez-vous, tait situe sur la frontire de la -province de Saint-Paul, dont elle tait une des plus riches et des plus -vastes exploitations. - -Afin d'atteindre plus vite le but de notre longue course, mon guide -m'avait, malgr les difficults du chemin, fait suivre les rives -inondes du rio Uruguay. - -Le quatrime jour, aprs notre dpart du rancho, nous atteignmes -l'alda de _Santa Ana_, premire garde brsilienne en remontant le -fleuve. - -La crue excessive du fleuve avait caus des ravages terribles dans ce -misrable village compos d'une douzaine de ranchos peine; plusieurs -avaient t emports par les eaux, le reste tait menac d'tre -prochainement envahi; les pauvres habitants, rduits la plus affreuse -dtresse, campaient sur un monticule en attendant le retrait des eaux. - -Cependant ces pauvres gens, malgr leur misre, nous reurent de la -faon la plus amicalement hospitalire, se mettant notre disposition -pour tout ce qu'ils pouvaient nous fournir et se dsesprant de n'avoir -presque rien nous donner. - -Ce fut avec un indicible serrement de coeur et une profonde -reconnaissance que le lendemain, au lever du soleil, je quittai ces -bonnes gens qui nous comblrent, notre dpart, de souhaits pour la -russite de notre voyage. - -Du reste, j'avais accompli le plus dur du trajet que j'avais faire. - -Je continuai d'avancer travers un paysage charmant et accident; -trois jours aprs ma halte Santa Ana, vers deux heures de -l'aprs-midi, un angle de la route, je tournai subitement la tte, -et, malgr moi, je m'arrtai en poussant un cri d'admiration l'aspect -inattendu de la plus dlicieuse campagne que jamais j'aie contemple. - -Mon Guaranis, dsormais compltement rconcili avec moi, sourit avec -joie cette manifestation enthousiaste. C'tait lui que je devais -cette splendide surprise qu'il me prparait depuis quelques heures -en m'obligeant prendre, sous prtexte de raccourcir la route, des -sentiers perdus travers des bois peu prs infranchissables. - -Devant moi, presque mes pieds, car je me trouvais arrt sur le -sommet d'une colline assez leve, s'tendait, encadre dans un -horizon de verdure, form par une ceinture de forts vierges, une -campagne d'un primtre d'une dizaine de lieues environ, dont, grce -ma position, mes regards saisissaient les moindres dtails. Au centre -peu prs de cette campagne, sur une tendue de deux lieues, se trouvait -un lac aux eaux transparentes d'un vert d'meraude; les montagnes -boises et trs pittoresques qui l'entouraient, taient couvertes de -plantations aux places o des brlis avaient t mnags. - -Nous tions l'endroit o le Curitiba ou Guazu, fleuve assez -important, affluent du Parana que nous avions atteint, aprs avoir -travers le _Paso de los infieles_, entre dans le lac. Ses bords -taient garnis de grands buissons de savacous[1], de cocobos[2] et -d'amingas, sur les branches desquels taient en ce moment perches des -troupes de petits hrons. Ces oiseaux se tenaient suspendus au-dessus -de la surface de l'eau pour faire la chasse aux poissons, aux insectes -ou leurs larves. - -A l'entre du Guazu, j'aperus une le que mon guide m'assura avoir t -autrefois flottante; mais elle s'est peu peu rapproche de la rive -o elle s'est fixe. Forme primitivement par des plantes aquatiques, -la terre vgtale s'y est amoncele, et maintenant elle est couverte -de bois assez pais; puis au loin, au milieu d'une chappe entre -deux collines couvertes de forts, j'aperus un nombre considrable de -btiments s'levant en amphithtre et domins par un clocher aigu. - -Au-dessous du flanc escarp de la hauteur sur laquelle s'levaient ces -btiments, le Guazu s'lanait en grondant par-dessus les obstacles que -lui opposaient des rochers abrupts et couverts d'un lichen verdtre; -puis, se partageant en plusieurs bras, il allait se perdre aprs des -mandres sans nombre dans les sombres valles qui s'tendaient -droite et gauche. Je ne pouvais dtacher mes yeux du spectacle de -cette nature grande, sauvage et rellement imposante; je demeurais l -comme fascin, ne songeant ni avancer ni reculer, tout l'motion -intrieure que j'prouvais et oubliant tout pour regarder encore, sans -me rassasier jamais de cette vue splendide laquelle rien ne peut tre -compar. - -Que c'est beau! m'criai-je emport malgr moi par l'admiration. - ---N'est-ce pas? me rpondit comme un cho le guide qui s'tait tout -doucement rapproch. - ---Comment nommez-vous ce magnifique pays? - -L'Indien me regarda avec tonnement. - -Ne le savez-vous pas, mi amo, me dit-il. - ---Comment le saurais-je, puisque je viens ici aujourd'hui pour la -premire fois. - ---Oh! C'est que ce pays est bien connu, mi amo, reprit-il, de bien loin -on vient pour le voir. - ---Je n'en doute pas, cependant je dsirerais savoir son nom. - ---Eh! Mais c'est l'endroit o nous nous rendons, mi amo; vous voyez -devant vous la fazenda do rio d'Ouro, il parat que dans les anciens -jours toutes ces montagnes que vous voyez taient remplies d'or et de -pierres prcieuses. - ---Et maintenant? demandai-je intress malgr moi. - ---Oh! Maintenant, on ne travaille plus aux mines, le matre ne le veut -pas; elles sont combles ou envahies par l'eau; le matre prtend qu'il -vaut mieux travailler la terre, et que c'est l le vritable moyen de -se procurer la richesse. - ---Il n'a pas tort; comment se nomme l'homme bon qui raisonne d'une -faon aussi juste? - ---Je ne sais pas, mi amo; on prtend que la fazenda et toutes les -terres qui en dpendent appartiennent don Zno Cabral; mais je -n'oserais l'assurer; du reste, cela ne m'tonnerait pas, car on raconte -de singulires choses sur ce qui se passe dans les _caldeiras_ que vous -voyez l-bas, ajouta-t-il en me dsignant du doigt des trous ronds -en forme d'entonnoir, percs dans les rochers, lorsque le _Viraao_ -s'lve sur la surface du lac et en agite les eaux avec tant de -violence que les pirogues sont en danger de prir. - ---Que raconte-t-on donc de si extraordinaire? - ---Oh! Des choses effrayantes, mi amo, et que moi, qui suis un pauvre -Indien, je n'oserais jamais rpter un seor comme vous. - -J'eus beau presser mon guide pour l'obliger s'expliquer, je ne pus -en tirer que des interjections de frayeur accompagnes d'innombrables -signes de croix. De guerre lasse, je renonai l'interroger davantage -sur un sujet qui paraissait lui dplaire tant, et je changeai de -conversation. - -Dans combien de temps arriverons-nous la fazenda? lui demandai-je. - ---Dans quatre heures, mi amo. - ---Croyez-vous que don Zno sera dj arriv et que nous le -rencontrerons? - ---Qui sait, mi amo; si le seor don Zno veut tre arriv, il le sera; -sinon, non. - -Battu sur ce point comme sur le premier, je renonai dfinitivement - adresser mon guide des questions auxquelles, comme plaisir, il -faisait de si ridicules rponses, je me bornai lui donner l'ordre du -dpart. - -Au fur et mesure que nous descendions dans la valle, le paysage -changeait et prenait des aspects d'un effet saisissant; je parcourus, -ainsi, sans m'en apercevoir, l'espace assez tendu qui me sparait de -la fazenda. - -Au moment o nous commencions gravir un sentier assez large et bien -entretenu qui conduisait aux premiers btiments, j'aperus un cavalier -qui accourait vers moi toute bride. - -Mon guide me toucha lgrement le bras avec un frmissement de crainte. - -Le voyez-vous, mi amo? me dit-il. - ---Qui? lui rpondis-je. - ---Le cavalier? - ---Eh bien? - ---Ne le reconnaissez-vous pas, c'est le seigneur don Zno Cabral. - ---Impossible! m'criais-je. - -L'indien hocha la tte plusieurs reprises. - -Rien n'est impossible au seor Zno, murmura-t-il demi-voix. - -Je regardai plus attentivement; je reconnus en effet don Zno Cabral, -mon ancien compagnon de la pampa, il portait le mme costume que lors -de notre rencontre. - -Au bout d'un instant il fut prs de moi. - -Soyez le bienvenu la fazenda do rio d'Ouro, me dit-il joyeusement en -me tendant la main droite que je serrai cordialement; avez-vous fait un -bon voyage. - ---Excellent, je vous remercie, quoique trs fatigant; mais, ajoutai-je -en remarquant un lger sourire sur ses lvres, bien que je ne me -donne pas encore pour un voyageur de votre force, je commence -parfaitement m'habituer; d'ailleurs, l'aspect de votre admirable pays -m'a compltement fait oublier ma fatigue. - ---N'est-ce pas qu'il est beau, me dit-il avec orgueil et qu'il mrite -d'tre vu et apprci mme aprs les plus beaux paysages europens. - ---Certes, d'autant plus qu'entre eux et lui toute comparaison est -impossible. - ---Vous avez t satisfait de ce bribon, je suppose, dit-il en se -tournant vers le guide qui se tenait modestement et craintivement en -arrire. - ---Fort satisfait; il a compltement rachet sa faute. - ---Je le savais dj, mais je suis content de l'entendre dire par vous, -cela me raccommode avec lui. Cours en avant, _pcaro_, et annonce notre -arrive. - -L'Indien ne se fit pas rpter l'ordre qui lui tait donn, il pressa -les flancs de son cheval et partit au galop. - -Ces Indiens sont de singulires natures, reprit don Zno en le suivant -du regard, on ne peut les dompter qu'en les menaant avec rudesse, -mais, somme toute, ils ont du bon, et avec de la volont on parvient -toujours en faire quelque chose. - ---Vous exceptez sans doute, rpondis-je en souriant, ceux qui voulaient -vous faire un si mauvais parti lorsque j'eus le plaisir de vous -rencontrer. - ---Pourquoi donc cela? Les pauvres diables agissaient dans de bonnes -intentions au point de vue de leurs ides troites, en cherchant se -dbarrasser d'un homme qu'ils redoutent et qu'ils croient leur ennemi, -je ne puis pas leur garder rancune pour cela. - ---Vous ne craignez pas, en vous aventurant ainsi, d'tre un jour -victime de leur perfidie? - ---Il en sera ce qu'il plaira Dieu! Quant moi, j'accomplirai -jusqu'au bout la mission que je me suis impose. Mais laissons cela; -vous resterez quelque temps avec nous, n'est-ce pas don Gustavio? - ---Deux ou trois jours seulement, rpondis-je. Le visage de mon hte se -rembrunit subitement cette dclaration. - -Vous tes bien press? me dit-il. - ---Nullement; je suis, au contraire, absolument matre de mon temps. - ---Alors pourquoi vouloir nous quitter si vite? - ---Dame, rpondis-je, ne sachant trop que dire, je crains de vous gner. - -Don Zno Cabral me posa amicalement la main sur l'paule, et me -regardant attentivement pendant une minute ou deux: - -Don Gustavio, me dit-il, quittez une fois pour toutes ces faons -europennes qui ne sont pas de mise ici; on ne gne pas un homme comme -moi, dont la fortune s'lve plusieurs millions de piastres, qui est -matre aprs Dieu d'un territoire de plus de trente lieues carres et -qui commande plus de deux mille individus blancs, rouges et noirs; -en acceptant franchement l'hospitalit que cet homme vous offre -loyalement comme un ami et un frre, on lui fait honneur. - ---Ma foi, rpondis-je, mon cher hte, vous avez une faon de prendre -les choses qui rend un refus tellement impossible, que je me mets -compltement votre discrtion; faites de moi ce que bon vous semblera. - ---A la bonne heure, voil qui est parler la franaise, sans ambages -et sans rticences; mais rassurez-vous, je n'abuserai pas de la -latitude que vous me donnez en vous conservant malgr vous auprs de -moi; peut-tre mme, si vos ides vagabondes vous tiennent toujours -au coeur, vous ferai-je d'ici quelques jours une proposition qui vous -sourira. - ---Laquelle? m'criai-je vivement. - ---Je vous le dirai; mais, chut! Nous voici arrivs. - -En effet, cinq minutes plus tard nous entrmes dans la fazenda entre -une double haie de domestiques rangs pour nous recevoir et nous faire -honneur. - -Je ne m'tendrai pas sur la faon dont l'hospitalit me fut offerte -dans cette demeure rellement princire. - -Quelques jours s'coulrent pendant lesquels mon hte chercha par tous -les moyens me distraire et me faire agrablement passer le temps. - -Cependant, malgr tous ses efforts pour paratre gai, je remarquai -qu'une pense srieuse le proccupait; je n'osais l'interroger -craignant de lui paratre indiscret, seulement j'attendais avec -impatience qu'il me ft une ouverture qui me permt de satisfaire ma -curiosit en lui adressant quelques questions que j'avais incessamment -sur les lvres et que je retenais grand-peine. - -Enfin, un soir, il entra dans ma chambre; un domestique dont il tait -accompagn portait plusieurs liasses normes de papiers. - -Aprs avoir fait dposer ces papiers sur une table et renvoy le -domestique, dont Zno s'assit prs de moi, et aprs un instant de -rflexion: - -Don Gustavio, me dit-il, je vous ai parl d'une expdition laquelle -j'avais l'intention de vous associer, n'est-ce pas? - ---En effet, rpondis-je, et je suis prt vous suivre, don Zno. - ---Je vous remercie, mon ami; mais avant que d'accepter votre -consentement, laissez-moi vous donner quelques mots d'explication. - ---Faites. - ---L'expdition dont il s'agit est des plus srieuses; elle est dirige -vers des contres inconnues qui n'ont t que rarement et de longs -intervalles foules par les pieds des blancs; nous aurons des obstacles -presque infranchissables surmonter, des dangers terribles courir; -malgr les prcautions prises par moi pour assurer notre sret, je -dois vous avouer que nous risquons de trouver la mort au milieu des -hordes de sauvages qu'il nous faudra combattre; moi, mon sacrifice est -fait, j'ai mrement rflchi et pes avec soin dans mon esprit toutes -les chances de russite ou d'insuccs que nous devons rencontrer. - ---Et vous partez? - ---Je pars, oui, parce que j'ai les plus srieux motifs pour le faire; -mais vous, votre position n'est pas la mme, je ne me reconnais pas -le droit de vous entraner ma suite dans une tentative dsespre, -dernier coup d'une partie commence depuis longues annes et dont le -rsultat doit, part votre amiti pour moi, vous demeurer indiffrent. - ---Je partirai avec vous, don Zno, quoi qu'il advienne, mon parti est -pris, ma rsolution ne changera pas. - -Il garda un instant le silence. - -C'est bien, me dit-il enfin d'une voix mue, je n'insisterai pas -davantage; plusieurs fois nous avons, entre nous, parl des Paulistas, -vous m'avez demand des renseignements sur eux, ces renseignements -vous les trouverez dans ces notes que je vous laisse; lisez-les -attentivement, elles vous apprendront les motifs de l'expdition que je -tente aujourd'hui; si lorsque vous aurez lu ces notes, la cause que -je dfends vous parat encore juste et que vous consentiez toujours -m'accorder votre concours, je l'accepterai avec joie. Adieu, vous avez -trois jours devant vous pour apprendre ce qu'il vous faut savoir; dans -trois jours nous nous sparerons pour ne plus nous revoir, ou nous -partirons ensemble. - -Don Zno Cabral se leva alors, me serra la main et quitta la chambre. - -Trois jours aprs je partis avec lui. - -Ce sont ces notes, mises en ordre par moi, suivies de l'expdition -laquelle je pris part, que le lecteur va lire aujourd'hui; je n'ai -us que de la prcaution de changer certains noms et certaines dates, -afin de ne pas blesser la juste susceptibilit de personnes encore -existantes et dignes, sous tous les rapports, de la considration dont -elles sont entoures au Brsil; mais, part ces lgres modifications, -les faits sont de la plus rigoureuse exactitude, je pourrais, au -besoin, fournir des preuves l'appui de leur vracit. - -J'ai aussi jug ncessaire de compltement m'effacer dans la dernire -partie du rcit pour laisser cette histoire, dont je fais son -tour juge le lecteur, toute sa couleur et tout son cachet de sauvage -et nave grandeur. Puisse-je avoir russi intresser ceux qui me -liront, en leur faisant connatre des moeurs si diffrentes des -ntres, qui s'effacent tous les jours sous la pression incessante de -la civilisation et bientt n'existeront plus que dans le souvenir de -quelques vieillards, tant le flot du progrs monte rapidement, mme -dans les contres les plus loignes. - - -[1] Cancroma cochlearia. - -[2] Ardea virescens. - - - - -PROLOGUE - -EL DORADO - - - - -I - -O SERTO. - - -Le 25 juin 1790, vers sept heures du soir, une troupe assez nombreuse -de cavaliers dboucha subitement d'une troite ravine et commena -gravir un sentier assez roide trac, ou plutt peine indiqu, sur -le flanc d'une montagne formant l'extrme limite de la sierra de -Ibatucata, situe dans la province de So Paulo. - -Ces cavaliers, aprs avoir travers le rio Parana-Pane, se prparaient -sans doute franchir le rio Tieti, si, ainsi que semblait l'indiquer -la direction qu'ils suivaient, ils se rendaient dans le gouvernement de -Minas Gerais. - -Bien vtus pour la plupart, ils portaient le pittoresque costume -de Sertanejos et taient arms de sabres, pistolets, couteaux et -carabines; leur lasso pendait roul, attach par un anneau au ct -droit de leur selle. - -Nous ferons remarquer que les bolas, cette arme terrible du gaucho -des pampas de la Banda Oriental, sont compltement inusites dans -l'intrieur du Brsil. - -Ces hommes, au teint hl, la mine hautaine, firement camps sur -leurs chevaux, la main reposant sur leurs armes, prts s'en servir, -et leurs regards incessamment fixs sr les taillis et les buissons -afin d'clairer la route et d'venter les embuscades, offraient aux -rayons obliques et sans chaleur du soleil couchant, au milieu de cette -nature majestueuse et sauvage, une ressemblance frappante avec ces -troupes d'aventuriers paulistas qui, au seizime et au dix-septime -sicle, semblaient conduits par le doigt de Dieu pour tenter ces -explorations tmraires qui devaient donner de nouvelles contres la -mtropole et finir par refouler dans leurs impntrables forts les -tribus guerrires et insoumises des premiers habitants du sol. - -Cette ressemblance tait rendue plus frappante encore, en songeant au -territoire que traversaient en ce moment les cavaliers, territoire -aujourd'hui habit seulement par des blancs et des mtis nomades, -chasseurs et pasteurs pour la plupart, mais qui alors tait encore -parcouru par plusieurs nations indiennes, rendues redoutables par leur -haine instinctive pour les blancs et qui, considrant, non sans quelque -apparence de raison, cette terre comme leur appartenant, faisaient une -guerre sans piti aux Brsiliens, les attaquant et les massacrant -partout o ils les rencontraient. - -Les cavaliers dont nous parlons taient au nombre de trente, en -comptant les domestiques affects la surveillance d'une dizaine de -mules charges de bagages et qui, en cas d'attaque, devaient se joindre - leurs compagnons dans la dfense gnrale, et pour cette raison -taient arms de fusils et de sabres. - -A quelque distance en arrire de cette premire troupe en venait une -seconde, compose d'une douzaine de cavaliers au milieu desquels se -trouvait un palanquin hermtiquement ferm, port par deux mules. - -Ces deux troupes obissaient videmment au mme chef, car lorsque la -premire fut parvenue au point culminant de la montagne, elle s'arrta -et un cavalier fut dtach afin de presser l'arrive de la seconde. - -Les hommes de la deuxime troupe affectaient une certaine tournure -militaire et portaient le costume des _soldados da conquista_; ce -qui, au premier coup d'oeil, pour une personne au fait des moeurs -brsiliennes, laissait deviner que le chef de la caravane tait non -seulement un personnage riche et puissant, mais encore que son voyage -avait un but srieux et hriss de prils. - -Malgr la chaleur du jour qui finissait en ce moment, ces soldats se -tenaient droits en selle et portaient, sans en paratre nullement -incommods, l'trange accoutrement sans lequel ils n'entreprennent -jamais une expdition, c'est--dire la cuirasse nomme _gibao de -armas_, espce de casaque rembourre en coton et pique, qui descend -jusqu'aux genoux, dfend aussi les bras et les prserve, mieux que -toute autre armure, des longues flches indiennes. - -Comme, lorsqu'ils poursuivent les sauvages dans les forts, ils sont -contraints d'abandonner leurs chevaux avec lesquels ils ne pourraient -pntrer dans les forts vierges, ils ont au ct une espce de grande -serpe nomme _faco_, qui leur sert trancher les lianes et s'ouvrir -un passage; ils ont en outre chacun une espingole ou un fusil sans -baonnette qu'ils ne chargent ordinairement qu'avec du gros plomb -cause de la presque impossibilit de diriger une balle avec certitude -dans ces inextricables fouillis de verdure rendus plus pais encore par -la disposition bizarre des branches et l'enchevtrement des lianes. - -Ces soldats sont extrmement redouts des Indiens et des ngres marron -qu'ils ont surtout mission de traquer et de surprendre. Indiens -eux-mmes pour la plupart ou mtis, ils connaissent fond toutes les -ruses des sauvages, luttent constamment de finesse avec eux et ne leur -font jamais qu'une guerre d'embuscade. - -Ils sont fort estims dans le pays cause de leur courage, de leur -sobrit et de leur fidlit toute preuve; aussi la prsence d'une -douzaine d'entre eux dans la caravane tait-elle un indice certain de -la position leve qu'occupait dans la socit brsilienne le chef de -l'expdition ou du moins de la troupe de voyageurs. - -La caravane s'tait arrte, avons-nous dit, sur le point culminant de -la montagne; de cette hauteur la vue planait de tous les cts une -distance considrable sur un magnifique paysage de forts, de valles -accidentes traverss par d'innombrables cours d'eaux, mais pas une -maison, pas une hutte ne venait animer cette splendide et sauvage -nature; c'tait bien le serto, c'est--dire le dsert dans toute sa -majestueuse et abrupte splendeur. - -Les voyageurs, peu sensibles aux attraits du magique kalidoscope qui -se droulait devant eux, et, d'ailleurs, fatigus d'une longue route -faite travers des chemins presque impraticables, tandis qu'un soleil -torride dversait profusion ses rayons incandescents sur leurs ttes, -se htrent d'installer leur campement de nuit. - -Tandis que quelques-uns d'entre eux dchargeaient les mules et -entassaient les ballots, d'autres dressaient une tente au milieu de -ce camp improvis; les plus vigoureux faisaient un abatis d'arbres -centenaires destins servir de retranchements provisoires, et les -derniers allumaient les feux destins aux apprts du repas du soir, -feux que devaient tre entretenus toute la nuit, afin d'loigner les -btes fauves. - -Lorsque le campement fut compltement install, un cavalier de -haute mine, de vingt-huit trente ans au plus, dont les manires -aristocratiques, le regard fier et la parole brve dnotaient -l'habitude du commandement, donna l'ordre de faire approcher le -palanquin qui, jusqu' ce moment, tait demeur arrt en dehors ds -lignes, toujours entour de son escorte. - -Le palanquin s'avana aussitt jusqu'auprs de la tente et s'ouvrit; le -rideau de la tente s'agita, puis il retomba sans qu'il ft possible de -savoir quel sexe appartenait la personne que renfermait le palanquin -et qui venait de le quitter; le palanquin s'loigna aussitt. Les -soldados, qui avaient probablement reu antrieurement une consigne -svre, entourrent, porte de pistolet, la tente de laquelle ils ne -laissrent approcher personne. - -Le chef de la caravane, aprs avoir assist l'excution de l'ordre -qu'il avait donn se retira sous une tente un peu plus petite, dresse -a quelques pas de la premire, et, se laissant tomber sur un sige, il -ne tarda pas se plonger dans de profondes rflexions. - -Ce cavalier, ainsi que nous l'avons dit tait un homme de vingt-huit -trente ans, aux traits fins et aristocratiques, d'une beaut et d'une -dlicatesse presque fminines; sa physionomie, douce et affable au -premier aspect, perdait cependant cette apparence ds qu'on l'tudiait -avec soin, pour prendre une expression de mchancet railleuse et -cruelle qui inspirait la crainte et presque la rpulsion; ses grands -yeux noirs avaient un regard vague qui ne se fixait que rarement; sa -bouche, garnie de dents d'une clatante blancheur, surmonte d'une fine -moustache noire cire avec soin, ne s'entr'ouvrait que pour laisser -filtrer entre ses lvres un peu minces, un sourire ironique qui en -relevait lgrement les coins. Tel qu'il tait cependant, pour des yeux -superficiels c'tait un admirable cavalier rempli de noblesse et de -sduisante dsinvolture. - -A peine tait-il depuis une vingtaine de minutes seul sous sa tente, -si absorb en lui-mme qu'il semblait avoir non seulement oubli les -fatigues d'une longue journe passe tout entire cheval, mais -encore le lieu o il se trouvait, que le rideau de la tente se souleva -doucement pour livrer passage un homme qui, aprs s'tre assur -par un regard circulaire que le cavalier dont nous avons esquiss -le portrait tait bien seul, fit deux pas dans l'intrieur, ta son -chapeau et attendit respectueusement que celui auquel il se prsentait -lui adresst la parole. - -Ce personnage formait avec le premier le plus complet et le plus brutal -contraste; c'tait un homme jeune encore, aux formes musculeuses, -aux traits anguleux, la physionomie basse, cruelle et chafouine, -empreinte d'une expression de mchancet sournoise; son front bas et -dprim, ses yeux gris, ronds, profondment enfoncs sous l'orbite et -assez loigns l'un de l'autre, son nez long et recourb, ses pommettes -saillantes, sa bouche grande et sans lvres lui donnaient une lointaine -ressemblance avec un oiseau de proie de l'espce la moins noble; sa -tte monstrueuse, supporte par un cou gros et court, tait enfonce -entre deux paules d'une largeur dmesure; ses bras mal attachs, mais -recouverts de muscles normes, lui donnaient une apparence de force -brutale extraordinaire, mais dont l'aspect gnral avait quelque chose -de repoussant. Cet individu, qu'il tait facile de reconnatre tout de -suite pour un mtis _mamaluco_[1], portait le costume des Sertanejos, -mais ce costume cependant fort lgant et surtout fort pittoresque, -loin de relever sa tournure et de dissimuler sa laideur, ne servait -pour ainsi dire qu' la rendre plus visible. - -Plusieurs minutes s'coulrent sans que le jeune homme part -s'apercevoir de la prsence de son singulier visiteur; celui-ci, -fatigu sans doute de cette longue attente, et dsirant la faire cesser -au plus vite, ne trouva pas de moyen plus efficace que celui de laisser -tomber sur le sol la lourde carabine sur laquelle il s'appuyait. -Au bruit retentissant de l'arme sur les pierres, le jeune homme -tressaillit et releva brusquement la tte. Reconnaissant alors l'homme -qui se tenait devant lui, immobile et roide comme une idole indienne, -il passa plusieurs reprises la main sur son front comme pour en -chasser des penses importunes, dissimula un mouvement de dgot et, -affectant de sourire; - -Ah! C'est vous, Malco Daz? lui dit-il. - ---Oui, monsieur le marquis, c'est moi, rpondit le mamaluco d'une voix -basse et demi touffe. - ---Eh bien! Que me voulez-vous encore? - ---Eh! fit l'autre avec un ricanement sourd, la rception que me fait -Votre Seigneurie n'est gure caressante. Voil deux jours que je ne -vous ai parl. - ---Je n'ai pas besoin, je le suppose, de me gner avec vous, quoi bon -me gner? N'tes-vous pas ma solde, et par consquent mon serviteur? -reprit le marquis avec une nuance de hauteur, destine sans doute -rappeler son interlocuteur la distance que les convenances sociales -tablissaient entre eux. - ---C'est juste, rpondit l'autre, un serviteur est un chien et il doit -tre trait comme tel, cependant, vous connaissez le proverbe: _A bom -jogo boa volta_[2]. - ---Faites-moi grce de vos stupides proverbes, je vous prie, et -dites-moi sans plus de dtours ce qui vous amne, rpondit le jeune -homme avec impatience. - -Le mamaluco fixa sur le marquis un regard d'une expression sinistr. - -Au fait, reprit-il, votre Seigneurie a raison, mieux vaut en finir -tout de suite. - ---J'attends! - ---Je viens rgler mes comptes avec vous, seor; voil tout en deux mots. - ---Hein! fit le jeune homme, rgler vos comptes, qu'est-ce dire, -_velhaco?_ - ---Velhaco ou non, monsieur le marquis, je dsire rgler avec vous. - ---Je ne vous comprends pas, expliquez-vous, mais soyez bref, je vous -prie, je n'ai pas de temps perdre couter vos _pataratas._ - ---Je ne demande pas mieux, monsieur le marquis, bien que ce ne soient -pas des patarata, ainsi qu'il vous plat de le dire. - ---Voyons, au fait. - ---Eh bien! Le fait, le voici, Seigneurie, je me suis engag avec vous -pour deux mois, Rio Janeiro, afin de vous servir de guide, moyennant -quatre onces espagnoles par mois, ou, si vous le prfrez, cent six -mille reis[3], n'est-il pas vrai, Seigneurie! - ---Parfaitement, seulement vous oubliez, matre Malco Daz, que vous -avez reu sur votre demande, avant de quitter Rio Janeiro ... - ---Un mois d'avance, interrompit le mamaluco, je me le rappelle trs -bien, au contraire, Seigneurie. - ---Que demandez-vous, alors? - ---Dame, je demande le reste. - ---Comment le reste, pour quelle raison, s'il vous plat? - ---Oh! Pour une raison bien simple, Seigneurie, c'est que notre march -expirant demain dix heures du matin, je prfre rgler avec vous ce -soir que de vous causer ce drangement pendant la marche. - ---Comment, y a-t-il dj si longtemps que nous sommes en route? - ---Calculez, Seigneurie. - ---En effet, tout autant, reprit-il tout pensif. - -Il y eut un assez long silence, le jeune homme le rompit brusquement -et, relevant la tte en mme temps qu'il regardait le mtis bien en -face. - -Ainsi, vous dsirez me quitter, Malco Daz, lui dit-il d'un ton plus -amical que celui qu'il avait employ jusqu'alors. - ---Mon engagement n'est-il pas termin, Seigneurie? - ---Effectivement, mais vous pouvez le renouveler. - -Le mamaluco hsita, son matre ne le quittait pas du regard; il parut -enfin prendre une rsolution. - -Tenez, Seigneurie, dit-il, laissez-moi vous parler franchement. - ---Parlez. - ---Eh bien! Vous tes un grand seigneur, un marquis, c'est vrai; moi -je ne suis qu'un pauvre diable auprs de vous, bien petit et bien -infime; cependant, tout misrable que vous me supposez, il est un bien -inapprciable pour moi, bien que j'ai commis la sottise d'aliner une -fois. - ---Et ce bien, c'est.... - ---Ma libert, Seigneurie, mon indpendance, le droit d'aller et de -venir, sans rendre personne compte de mes pas, de parler sans avoir -besoin de mesurer mes paroles et de choisir mes expressions; je -reconnais humblement que je ne suis pas n pour tre domestique. Que -voulez-vous, nous autres, nous sommes ainsi faits, que nous prfrons -la libert avec la misre la richesse avec l'esclavage; c'est -stupide, je le sais, mais c'est comme cela. - ---Avez-vous tout dit. - ---Tout, oui, Seigneurie. - ---Mais vous n'tes pas domestique, vous me servez de guide, voil tout. - ---C'est vrai, Seigneurie; mais souvent, malgr vous, vous oubliez le -guide pour ne songer qu'au domestique, et moi, je ne puis m'habituer -tre, trait de cette faon; mon orgueil se rvolte malgr moi, je sens -mon sang bouillonner dans mes veines, et je crains que la patience ne -m'chappe. - -Un sourire de mpris erra sur les lvres du jeune homme. - -Ainsi, rpondit-il, le motif que vous me donnez est le seul qui vous -pousse me quitter? - ---C'est le seul, Seigneurie. - ---Mais, si fort satisfait de vos services, je vous proposais cinq -quadruples au lieu de quatre, vous accepteriez sans doute? - -Un clair de convoitise jaillit de l'oeil voil du mamaluco, mais -aussitt il s'teignit. - -Pardonnez-moi, Seigneurie, dit-il, je refuserais. - ---Mme si je vous en offrais six? - ---Mme si vous m'en offriez dix. - ---Ah! ft le marquis en se mordant les lvres. Il tait vident que -le jeune homme tait en proie une sourde colre, qu'il ne renfermait -qu'avec peine. - -Quand comptez-vous nous quitter? dit-il. - ---Lorsque Votre Seigneurie me le permettra. - ---Mais si j'exigeais que vous demeurassiez avec nous jusqu' demain -matin dix heures? - ---Je resterais, Seigneurie. - ---C'est bien, dit le jeune homme d'un ton d'indiffrence, je vois que -c'est un parti pris de votre part. - ---Oh! Compltement, Seigneurie. - ---Je vais donc vous payer immdiatement ce que je reste vous devoir; -vous serez libre ensuite de vous loigner l'instant si bon vous -semble. - -Le mamaluco fit un geste ressemblant un remerciement, mais il ne -pronona pas une parole. - -Le jeune homme tira plusieurs pices d'or d'une bourse et les prsenta -au mtis. - -Prenez, dit-il. - -Malco avana la main, mais se ravisant aussitt: - -Pardon, Seigneurie, dit-il, mais vous vous trompez. - ---Moi! Comment cela? - ---Dame! Vous ne me devez que quatre onces, il me semble. - ---Eh bien? - ---Vous m'en donnez huit. - ---Je vous donne quatre onces parce que je vous les dois, et j'en ajoute -quatre autres parce que, avant de vous quitter, je veux vous donner une -preuve de ma satisfaction pour la faon dont vous avez rempli votre -devoir pendant le temps que vous tes demeur mon service. - -Une seconde fois le mamaluco hsita, mais faisant un violent effort -sur lui-mme et reculant d'un pas comme s'il et voulu chapper la -fascination exerce sur lui par la vue du mtal, il posa, bien qu'avec -une rpugnance visible, quatre des pices d'or sur un coffre, en -rpondant d'une voix trangle par une motion intrieure: - -Je vous suis fort reconnaissant, Seigneurie, mais je ne saurais -accepter un aussi riche cadeau. - ---Pourquoi donc, s'il me plat de vous le faire, Malco, ne suis-je pas -le matre de disposer de ce qui m'appartient et de vous tmoigner ma -satisfaction? - ---Oui, Seigneurie, vous tes libre de faire cela, mais je vous rpte -que je n'accepterai pas. - ---Au moins, vous me donnerez l'explication de cette nigme, car si je -ne me trompe pas sur votre compte, vous n'tes pas autrement organis -que les autres hommes, et vous aimez l'or. - ---Oui, Seigneurie, lorsqu'il est loyalement gagn, mais je ne suis pas -un mendiant, pour accepter une rmunration laquelle je reconnais -n'avoir aucun droit. - ---Ces sentiments vous font honneur, rpondit le jeune homme avec une -mordante raillerie; je vous en flicite, je retire ma proposition. - -Il reprit alors les quatre pices d'or, les fit un instant sauter dans -sa main, puis il les remit dans sa bourse. - -Maintenant, nous sommes quittes. - ---Oui, Seigneurie. - ---Et nous nous sparons bons amis? - ---Bons amis. - ---Passez-vous la nuit au camp? - ---Je suis jusqu' demain aux ordres de Votre Seigneurie. - ---A mon tour, je vous remercie, seor Malco, nos affaires sont -termines maintenant notre satisfaction mutuelle, rien ne vous -retient plus prs de moi, je vous laisse donc libre de partir quand -cela vous plaira. - ---Alors, puisque mon cheval est encore sell, je profiterai de votre -permission, Seigneurie. - ---Ah! Ah! Il parat que vous aviez prvu le cas? - -Le mamaluco, malgr son impudence, tressaillit imperceptiblement. - -Maintenant, adieu, reprit le jeune homme; vous tes libre, grand bien -vous fasse; seulement comme, ainsi que vous l'avez dit vous-mme, nous -nous sparons amis, tchons de demeurer toujours dans les mmes termes. - ---Je ne vous comprends pas, Seigneurie. - ---Souvenez-vous du proverbe que vous m'avez cit au commencement de -notre entretien, et faites-en votre profit; sur ce, bon voyage. - -Et il ordonna du geste au mamaluco de se retirer. Celui-ci, fort mal -son aise sous le regard inquisiteur du marquis, ne se fit pas rpter -l'invitation; il salua gauchement et sortit de la tente. - -Il alla prendre son cheval, qu'il avait attach quelques pas un -piquet, se mit en selle et s'loigna d'un air pensif, descendant au -petit trot la montagne dans la direction du serto, l'entre duquel -la caravane avait tabli son bivouac. - -Lorsqu'il fut assez loign pour ne pas craindre d'tre vu, il fit un -brusque crochet sur la droite et retourna sur ses pas, en vitant avec -le plus grand soin de donner l'veil aux sentinelles brsiliennes. - -Diable d'homme! murmurait-il voix basse, tout en surveillant -attentivement les buissons et les halliers de crainte de surprise, il -est vident qu'il se doute de quelque chose; je n'ai pas un instant -perdre, car, je le connais, si je me laisse prvenir, je suis un homme -perdu; oui, mais je ne me laisserai pas prvenir, l'affaire est trop -belle pour que je ne mette pas tous mes soins la conduire bonne -fin; nous verrons qui l'emportera de moi ou de ce beau seigneur musqu. - -Faisant alors vigoureusement sentir l'peron son cheval, le mamaluco -lui fit prendre le galop, et il ne tarda pas disparatre dans -l'obscurit; car, pendant son entretien avec son ancien matre, la nuit -tait tombe et d'paisses tnbres couvraient la terre. - -Cependant, aussitt que le mamaluco eut quitt la tente, le marquis se -leva avec un geste de colre et de menace, mais, se laissant presque -aussitt retomber sur son sige: - -Non, dit-il d'une voix sourde, donnons-lui le temps de s'loigner, -laissons-lui une scurit complte; le tratre ne me croit pas aussi -bien inform. Oh! Je me vengerai cruellement de la contrainte que je me -suis impose devant lui! Une preuve! Une seule! Mais cette preuve il me -la faut, je veux l'avoir! - -Il se leva de nouveau, souleva le rideau de la tente, et jeta un regard -au dehors; la plus grande tranquillit, le calme le plus complet -rgnaient dans le camp, le marquis appela alors deux reprises -diffrentes, d'une voix contenue: - -Diogo! Diogo! - -A cet appel, qu'il semblait attendre, un homme s'approcha presque -immdiatement. - -Me voil, dit-il. - ---Entrez vite, reprit le marquis. - -Cet homme tait le chef des soldados da conquista, il entra. - -Le rideau de la tente retomba derrire lui. - -[1] On donne ce nom aux mtis ns d'un blanc et d'une Indienne, et -_vice versa._ - -[2] A beau jeu, beau retour. - -[3] Le reis est une monnaie fictive, cette formidable somme fait, -argent de France, environ 340 francs seulement. - - - - -II - -TAROU-NIOM[1]. - - -De tous les Indiens du Nouveau Monde, les aborignes du Brsil sont -ceux qui ont dfendu le plus opinitrement leur indpendance et lutt -avec le plus d'acharnement contre l'envahissement de leur territoire -par les blancs. Aujourd'hui encore cette guerre commence aux premiers -jours de la conqute se continue aussi implacable des deux parts, sans -que l'issue s'en puisse prvoir autrement que par l'entire destruction -de la race infortune si dplorablement spolie par les Europens. - -Nous croyons ncessaire, pour l'intelligence de cette histoire, -d'entrer dans quelques dtails sur les moeurs de ces nations dont -beaucoup n'existent plus aujourd'hui et dont les autres ne tarderont -pas, moins d'un miracle, disparatre jamais de la surface du -globe. - -L'histoire des origines amricaines est encore aujourd'hui un mystre; -une seule chose, notre avis, est maintenant prouve, c'est que la -population de l'Amrique opre graduellement et sur plusieurs points -l'a t par des races diffrentes, qui elles-mmes ont asservi, ainsi -que le dmontrent d'anciens monuments, ceux de Palenque entre autres, -dont la date est plus ancienne que les plus vieux monuments gyptiens, -ont asservi, disons-nous, une race autochtone dont il n'est plus -possible aujourd'hui de dcouvrir l'origine, mais qui avait atteint un -tat de civilisation avance. - -Des grandes nations indiennes qui couvraient le sol du Brsil -l'poque de la conqute, la plupart, telles que les _Tapuyas_, les -_Tubaaras_, les _Tupinambas,_ les _Tumoyos_, les _Tupiniquins_, les -_Aymors_, et tant d'autres trop nombreuses pour tre cites, sont -dtruites ou rduites un trop petit nombre pour continuer former -un corps de nation; elles se sont fondues les unes dans les autres; -et, tout en se retirant pas pas devant les blancs, elles ont form -des confdrations afin de rsister plus facilement l'envahissement -de leur territoire, et ont ainsi donn naissance aux tribus qui, -aujourd'hui, continuent la guerre. - -Les principales nations existant aujourd'hui au Brsil sont les -Botocudos ou Botocudis, descendants des Aymors, dont ils ont conserv -presque toutes les coutumes, entre autres celle de s'introduire dans -la lvre infrieure un disque de bois, de jade vert ou de coquillage -large souvent de deux ou trois pouces. - -Viennent ensuite les _Patachos_, les _Machacelis_, les _Malalis_, les -_Maconis_, les _Camacans_ (ceux-ci sont civiliss), les _Mucunis_, les -_Panhames_, les _Capochos_, et beaucoup d'autres encore, mais moins -importantes, et qui sont plutt de simples tribus que des nations. Ces -Indiens, indpendants presque tous et menant la vie nomade, se sont -rserv dans les dserts et les forts vierges du Brsil des repaires -inexpugnables d'o ils bravent presque avec impunit la puissance -portugaise. - -Bien que toujours en guerre entre eux, car le plus futile prtexte leur -suffit pour, s'entre-dtruire, cependant ils oublient leur haine et se -liguent ensemble ds qu'il s'agit d'attaquer les blancs; aussi sont-ils -tellement redouts des Portugais que ceux-ci les traquent comme des -btes fauves et les exterminent sans piti, lorsque, ce qui est rare -cause de leur finesse et de leur astuce pousses un degr fabuleux, -ils russissent les surprendre. - -Le principal reproche adress par les historiens anciens, comme par les -modernes, aux Indiens est celui d'anthropophagie. - -Malheureusement, malgr les nergiques dngations des Indiens, -cette coutume horrible ne peut pas tre mise en doute. Depuis le -malheureux Hans Staden, prisonnier au seizime sicle des Tupinambas -et auquel son matre, le froce Koniam-Bb, disait avec d'affreuses -menaces qu'il avait dj dvor cinq Europens, jusqu' aujourd'hui -l'anthropophagie s'est conserve parmi les indignes du Brsil. - -Cette pouvantable coutume n'est pas pour eux le rsultat du manque -d'aliments; ils mangent par got, et quelquefois par vengeance, -la chair humaine. Souvent, aprs une bataille, ils dvorent leurs -prisonniers, rservant seulement les ttes qu'ils momifient et -conservent comme trophes. - -Cependant, pour tre juste, nous constaterons ici que quelques tribus, -sept ou huit, peut-tre, ont toujours su se garder de cette affreuse -coutume et sont demeures pures de ce crime. - -Au fur et mesure que nous avancerons dans notre rcit, nous donnerons -des dtails plus circonstancis sur les moeurs singulires et bizarres -des nations brsiliennes, moeurs peu prs ignores en France. -Cependant elles sont d'autant plus intressantes connatre, que -dans un jour prochain elles n'existeront plus qu' l'tat de lgende, - cause des progrs incessants de la civilisation qui amneront -l'extinction complte de la race aborigne dans ces contres, de mme -que dans toutes les autres parties du nouveau monde. - -A une dizaine de lieues environ du plateau o la caravane dont nous -avons prcdemment parl avait camp pour la nuit, le mme jour, un peu -avant le coucher du soleil, dans une vaste clairire situe sur la -rive gauche du Rio Paraguay, l'entre d'une _catinga_ ou fort basse -assez tendue, trois hommes assis sur des troncs d'arbres morts et -renverss sur le sol avaient entre eux une conversation fort anime. - -Ces personnages, bien qu'il ft facile au premier coup d'oeil de les -reconnatre pour Indiens, appartenaient cependant sinon des races, du -moins des nations compltement distinctes. - -Le premier, autant qu'on pouvait le supposer, car l'ge des Indiens est -extrmement difficile prciser, tait un homme qui paraissait avoir -atteint le milieu de la vie, c'est--dire trente-cinq quarante ans; -sa taille tait haute et bien proportionne, ses membres vigoureux -et bien attachs montraient une grande vigueur; ses traits rguliers -auraient t beaux s'ils n'eussent t dfigurs par des peintures -et des tatouages bizarres, inciss la pointe du diamant; mais, en -l'examinant avec soin, on voyait briller dans ses yeux une finesse qui -dnotait une intelligence peu commune; la noblesse de ses gestes et sa -contenance fire et hautaine donnaient toute sa personne un cachet de -grandeur sauvage parfaitement en harmonie avec le sombre et mystrieux -paysage dont il tait le centre. - -Le costume de cet Indien, quoique fort simple, ne manquait cependant ni -de grce, ni d'lgance; le bandeau d'un rouge vif, dans lequel taient -fiches quelques plumes d'aras et qui lui ceignait la tte dont les -cheveux taient rass comme ceux des religieux franciscains, dnonait -non seulement sa nationalit de Guaycurus, mais encore sa qualit de -chef; un collier en dents de jaguar entourait son cou, un poncho aux -couleurs voyantes tait jet sur ses paules, son large caleon de cuir -tombant au genou tait serr aux hanches par une ceinture en peau de -tapir dans laquelle tait pass un long coutelas; ses jambes taient -protges contre les morsures des serpents par des bottes faites avec -le cuir des jambes de devant d'un cheval, enlev d'une seule pice, et -tout chaud encore, entr comme un fourreau, de sorte que ce cuir, en se -schant, avait pris la forme des membres qu'il devait prserver. - -Outre le couteau pendant sa ceinture, le chef guaycurus avait pos -sur le sol, auprs de lui, un carquois de quatre pieds de long, en peau -de tapir, rempli de flches; un arc de palo d'_arco_ poli et luisant, -d'une force et d'une dimension peu communes, gisait prs du carquois et - porte de sa main; appuye contre un palmier, se trouvait une norme -lance, longue d'au moins quinze pieds et arme d'un fer tranchant, -garni son extrmit infrieure d'une touffe de plumes d'autruche. - -Le second Indien tait peu prs du mme ge que son interlocuteur; -les traits de son visage, malgr la peinture et les tatouages qui les -dfiguraient, taient beaux, et sa physionomie, doue d'une extrme -mobilit; il tait vtu et arm comme le premier; seulement, la -coiffure faite avec le cocon fibreux et lastique de la fleur du -palmier ubassa, qui lui couvrait le sommet de la tte, il tait facile -de le reconnatre pour un chef payagoas, nation presque aussi puissante -que celle des Guaycurus, et qui a avec elle une origine commune, bien -que souvent elles soient en guerre l'une contre l'autre. - -Le dernier Indien tait un pauvre diable, demi nu, maigre, -courb, d'une apparence timide et maladive: un esclave, selon toute -probabilit; il se tenait craintivement hors de porte de voix des deux -chefs, dont il surveillait les chevaux qu'il tait charg de garder. -Ces chevaux, peints comme leurs matres de diffrentes couleurs, -n'avaient pour tout harnachement qu'une selle grossire, garnie -d'triers de bois, recouverte d'une peau de tapir, et droite et -gauche de laquelle pendaient un lasso et les redoutables bolas; en -guise de bride, ils n'avaient qu'une corde file avec les fibres de -l'ananas sauvage. - -Au moment o nous mettons en scne ces trois personnages, le chef -guaycurus parlait, tout en fumant une espce de calumet fait de -feuilles de palmier roul, cout avec la plus srieuse dfrence par -l'autre chef, qui se tenait debout devant lui, appuy nonchalamment sur -sa longue lance. - -L'homme que mon frre Emavidi-Chaim m'a annonc ne vient pas, dit-il, -le soleil descend rapidement sous la terre; plusieurs heures se sont -coules depuis que j'attends au rendez-vous; que pense le chef des -Payagoas? - ---Il faut attendre encore; l'homme viendra; il a promis: bien que -dgnr, ce n'est point une face ple; il a dans les veines quelques -gouttes du sang des Tupis. - -Le Guaycurus hocha plusieurs reprises la tte d'un air de ddain. - -Quel est le nom de cette homme? reprit-il. - ---Tarou-Niom le connat? Il a Une fois dj trait avec lui; c'est un -mamaluco. Son nom est Malco Daz. - ---Je l'ai vu, dit laconiquement le chef en penchant d'un air pensif la -tte sur sa poitrine. - -Il y eut un silence de quelques instants; ce fut le Guaycurus qui le -rompit. - -Mon frre Emavidi-Chaim a-t-il vu jamais, dit-il d'une voix sourde, -les jaguars s'attaquer entre eux et se faire la guerre? - ---Jamais, rpondit le chef payagoas. - ---Alors, pourquoi le chef croit-il la bonne foi de cet homme? Le sang -indien, s'il lui en reste quelques gouttes, est tellement ml dans -ses veines avec celui des blancs et des noirs, qu'il a perdu toute sa -vigueur et n'est plus qu'une eau rougetre sans qualit efficace. - ---Mon frre parle bien, ses paroles sont justes, aussi n'est-ce pas sur -la bonne foi de ce mamaluco que je compte. - -Tarou-Niom leva la tte. - -Sur quoi donc alors? demanda-t-il. - ---Sur sa haine, d'abord, et ensuite ... - ---Ensuite?... - ---Sur son avarice. - -Le chef guaycurus rflchit un instant. - -Oui, reprit-il enfin, c'est ces deux sentiments seuls qu'on doit -s'adresser lorsqu'on veut s'allier ces chiens sans foi; mais ce -mamaluco n'est-il pas un Paulista? - ---Non, c'est au contraire un Sertanejo. - ---Les blancs, n'importe quelle classe ils appartiennent sont toujours -mauvais; quelle garantie ce Malco a-t-il donne au capito des Payagoas? - ---La meilleure que je pusse dsirer; son fils, qu'il avait charg de me -porter son message, est venu dans mon village avec deux esclaves noirs; -un esclave est reparti, mais l'autre est demeur avec l'enfant, entre -les mains de mes guerriers. - ---Bon, rpondit Tarou-Niom avec un geste de satisfaction, je reconnais - ce trait la prudence de mon frre Emavidi-Chaim; si le pre est un -tratre, l'enfant mourra. - ---Il mourra. - -Le silence rgna de nouveau pendant un laps de temps assez long entre -les deux interlocuteurs. - -Le soleil avait compltement disparu, l'ombre couvrait la terre, les -tnbres enveloppaient comme d'un linceul funbre la fort o se -trouvaient les deux hommes; dj, dans les profondeurs inexplores du -dsert, de sourds rugissements commenaient retentir et annonaient -le rveil des htes sinistres de la nuit. - -L'esclave qui tait un Indien mundrucus, sur l'ordre de son matre -Tarou-Niom, le capito des Guaycurus, car les Indiens de cette nation -ont adopt les titres portugais, rassembla du bois sec, en forma une -espce de bcher entre les deux chefs et y mit le feu, afin que la -lueur loignt les btes fauves. - -Il est bien tard, dit encore le Guaycurus. - ---La route est longue pour venir ici, rpondit laconiquement le -Payagoas. - ---Le mamaluco a-t-il expliqu mon frre pour quelle raison il -dsirait le concours de ses guerriers et des miens. - ---Non, Malco est prudent, un esclave peut trahir la confiance de son -matre et vendre son secret un ennemi; le mamaluco se rserve de -nous instruire lui-mme de l'affaire qu'il nous veut proposer; mais je -connais Malco depuis longtemps dj, et je sais que jusqu' un certain -point nous aurions tort de ne pas nous fier lui. - ---Bon! rpondit le chef avec hauteur; moi, que m'importe cet homme? -Je ne suis venu que sur l'invitation de mon frre; je sais que lui ne -me trahira pas, cela me suffit. - ---Je remercie mon frre Tarou-Niom de son opinion sur moi; depuis -longtemps dj je lui suis dvou. - -En ce moment, on entendit un bruit loign, lger, presque -insaisissable d'abord, mais qui se rapprocha rapidement et ressembla -bientt au grondement d'un tonnerre lointain. - -Les deux Indiens prtrent l'oreille pendant quelques secondes, puis -ils changrent un sourire. - -C'est le galop d'un cheval, dit Tarou-Niom. - ---Dans quelques minutes, il sera ici. - -Les chefs ne s'taient pas tromps, c'tait en effet le galop furieux -d'un cheval qui arrivait avec une extrme rapidit. - -Bientt les branches se brisrent, les buissons s'cartrent sous -l'effort puissant du poitrail d'un cheval lanc toute course, et un -cavalier bondit dans la clairire. - -Arriv deux pas des guerriers, il arrta court sa monture, sauta -terre et abandonna la bride l'esclave, qui s'en empara et conduisit -le noble animal auprs des deux autres qu'il surveillait dj. - -Le cavalier, qui n'tait autre que le mamaluco que nous avons dj -prsent au lecteur dans la tente du marquis, salua les Indiens et -s'assit en face d'eux. - -Mon ami a bien tard, lui dit au bout d'un instant le Payagoas. - ---C'est vrai, capito, rpondit Malco en essuyant du revers de la main -droite son front couvert de sueur; depuis longtemps dj j'aurais d -tre ici; mais cela m'a t impossible: mon matre a camp dans un lieu -plus loign que je ne le supposais, et, malgr mon vif dsir d'tre -exact au rendez-vous que je vous avais assign, il m'a t impossible -de venir plus tt. - ---Bon; ce n'est rien, puisque voil le Sertanejo. Quelques heures de -perdues ne sont rien, si l'affaire qu'il nous veut proposer est bonne. - ---Bonne, je la crois telle; d'ailleurs, vous la jugerez; tes-vous -toujours rsolus de rompre la trve que, il y a sept lunes, vous avez -conclue avec les blancs? - ---Que fait cela au Sertanejo? rpondit schement le Guaycurus. - ---J'ai besoin de le savoir avant de vous expliquer ce qui m'amne. - ---Que le guerrier parle, des capitos l'coutent; ils jugeront de la -franchise de ses paroles. - ---Fort bien. Voici pourquoi je vous ai de prime abord adress cette -question: je sais la loyaut que vous apportez dans toutes vos -transactions, mme avec les blancs, malgr la haine que vous avez pour -eux; si vous consentiez, comme on vous en prie, je le sais depuis -quelques jours, prolonger la trve, je n'aurais rien vous proposer, -par la raison toute simple que vous refuseriez, j'en suis convaincu -d'avance, de m'accorder votre concours contre des gens avec lesquels -vous seriez en paix et que nulle considration ne vous persuaderait de -trahir. Vous voyez que je vous parle loyalement. - -Ces paroles, qui tmoignaient du respect des Indiens pour la foi jure -et de l'honntet qu'ils apportent dans leurs relations avec leurs -mortels ennemis, furent, malgr l'loge qu'elles renfermaient, coutes -froidement et presque avec indiffrence par les deux chefs. - -Deux soleils dj se sont couls, rpondit firement le Guaycurus -depuis que j'ai fait signifier aux Paulistas la rupture de la trve. - -Malco Daz, si matre qu'il ft de lui-mme, ne put contenir un geste -de satisfaction cette dclaration si nette et si premptoire. - -Ainsi, vous avez recommenc la guerre? dit-il. - ---Oui, rpondit simplement l'Indien. - ---Alors, tout est bien, fit le mtis. - ---J'attends, reprit le Guaycurus. - ---La nuit s'avance, le Sertanejo n'est pas venu aussi vite au -rendez-vous que lui-mme a donn, pour parler de choses futiles aux -puissants capitos, ajouta le Payagoas. - -Malco Daz sembla se recueillir pendant quelques minutes, puis il -reprit la parole. - -Je puis compter sur mes frres? dit-il en jetant aux Indiens un regard -de vipre sous ses sourcils croiss. - ---Nous sommes des guerriers, que le mamaluco s'explique; si ce qu'il -veut faire peut tre avantageux la guerre qui recommence, nous le -servirons en nous servant nous-mmes, rpondit Tarou-Niom, en teignant -un sourire de mpris entre ses lvres serres. - -Le mtis connaissait trop bien les Indiens pour ne pas comprendre -l'intention ironique des paroles prononces par le chef guaycurus. -Cependant, il sembla ne pas avoir saisi cette intention, et il reprit -d'un ton dgag: - -Je vous amne une caravane nombreuse, d'autant plus facile -surprendre que n'ayant point la moindre mfiance et croyant que la -trve existe toujours, elle marche presque sans se garder. - ---Ah! firent les deux Indiens. - ---Oui, reprit Malco, je suis d'ailleurs d'autant plus certain de ce que -j'avance, que depuis deux lunes, c'est--dire depuis le jour o cette -caravane a quitt _Nelherohy_[2], c'est moi qui lui ai servi de guide. - ---Bon, ainsi le doute n'est pas possible? dit le Guaycurus. - ---En aucune faon. - ---Et vers quel pays se dirige cette caravane? - ---Elle ne compte s'arrter que lorsqu'elle aura atteint le rio San -Loureno. - -Malco Daz comptait beaucoup, pour la russite de ses projets, sur -l'effet produit par cette rvlation; en effet, le rio San Loureno -est situ au coeur du pays habit et possd par les Guaycurus; mais il -se trompa: les deux chefs demeurrent froids et immobiles, et il fut -impossible d'apercevoir sur leurs visages impassibles la moindre trace -d'motion. - -Ces hommes sont des Paulistas? demanda Tarou-Niom. - ---Non, rpondit nettement le mtis. - -Les deux chefs changrent un regard. - -Malco Daz surprit ce regard. - -Mais, reprit-il, bien qu'ils ne soient pas Paulistas, cependant ce -sont pour vous des ennemis. - ---Peut-tre, fit le Payagoas. - ---Est-il ami celui qui entre dans un pays pour s'emparer des richesses -qu'il renferme sans l'autorisation des vritables matres de ce pays? - ---Telle est la pense du chef de cette caravane? demanda Tarou-Niom. - ---Non seulement sa pense, mais encore son but bien arrt. - ---Que pense de cela le Sertanejo? - ---Moi? - ---Oui. - ---Qu'il faut l'en empcher, - ---Fort bien, mais quelles sont les richesses dont ces hommes prtendent -s'emparer? - ---L'or et les diamants qui sont dans le pays. - ---Ils savent donc qu'il y en a? - -Le mtis sourit avec ironie. - -Non seulement ils le savent, dit-il, mais encore ils connaissent si -bien tous les gisements, qu'ils peuvent s'y rendre sans guide. - ---Ah! firent les deux Indiens en couvrant le mtis d'un regard -scrutateur. - ---C'est comme cela, fit-il, sans se dconcerter. - ---Et qui donc les a si bien instruits des richesses de notre pays? -demanda le Guaycurus. - ---Moi, rpondit effrontment Malco. - ---Toi! s'cria Tarou-Niom, alors tu es un tratre. - -Le mamaluco haussa les paules. - -Un tratre, fit-il avec ironie, suis-je donc un des vtres, moi? -Est-ce que j'appartiens votre nation? M'avez-vous confi ce secret -en me dfendant de le rvler? Je l'ai dcouvert, je l'ai divulgu, -c'tait mon droit. - ---Mais alors, si tu as vendu ton secret ces hommes, pourquoi nous les -dnonces-tu aujourd'hui? - ---Cela est mon affaire et me regarde seul; quant vous, voyez s'il -vous convient de laisser des trangers pntrer chez vous. - ---coute, dit svrement Tarou-Niom, tu es bien l'homme que dsigne -ta couleur, c'est--dire un faux blanc, tu vends tes frres; nous ne -chercherons pas dcouvrir quel motif assez srieux te pousse cette -indigne trahison; c'est un compte rgler entre toi et ton honneur, -cette trahison nous est avantageuse, nous en profiterons. Quel prix -exiges-tu? Rponds, et sois bref. - -Le mtis frona les sourcils cette rude apostrophe, mais se remettant -aussitt: - -Peu de chose, dit-il, le droit de prendre le prisonnier qui me -conviendra et de le choisir sans que nul s'y puisse opposer. - ---Soit, il sera fait ainsi. - ---Alors, vous acceptez? - ---Certes; seulement, comme d'aprs ton propre aveu ces gens ignorent -la rupture de la trve, et qu'il ne serait pas loyal de les attaquer -l'improviste, nous les ferons avertir de se tenir sur leurs gardes. - -Un clair de fureur jaillit des yeux du mtis, mais il s'teignit -aussitt. - -Et si aprs cet avertissement ils renonaient leur projet? -demanda-t-il. - ---Alors ils seraient libres de se retirer sans craindre d'tre -inquits dans leur retraite, rpondit schement le Guaycurus. - -Malco Daz fit un geste de fureur; mais, au bout d'un instant, un -sourire railleur plissa ses lvres. - -Oh! murmura-t-il, ils se feront tuer tous avant de reculer d'un pas. - - -[1] En botocoudo, _tarou_, soleil; _niom_, venir: soleil levant. - -[2] Nom donn Rio de Janeiro par les Indiens Tupinambas, et -qui signifie littralement eau cache. Le nom de Rio de Janeiro, -c'est--dire Rivire de Janvier, a une origine toute religieuse. Nous -citons ce fait, parce qu'il consacre une grave et srieuse erreur -gographique. D'aprs Rocha Pitta, lorsque les Portugais commands -par Mem de S, repoussrent les Franais de Villegagnon de la baie de -Gambara, o ils s'taient tablis, ils virent soudain apparatre un -jeune homme, clatant de lumire, qui combattit avec l'arme portugaise -et lui donna la victoire; ils crurent si bien reconnatre en lui saint -Sbastien dont le nom avait t impos l'hritier prsomptif de la -couronne de Portugal qu'ils le donnrent la ville nouvelle dont les -murs ne tardrent pas s'lever et qu'ils appelrent en consquence -So Sebastio; quant au nom de Rio de Janeiro plus gnralement usit, -il vient simplement de ce que cette baie magnifique fut dcouverte le -15 du mois de janvier; malheureusement, ainsi que nous l'avons dit -dj, cette dnomination consacre une grave erreur, par la raison toute -simple que la baie de Rio de Janeiro n'est pas forme par un fleuve, -et les Indiens avaient raison en lui donnant le nom de Nelherohy, -c'est--dire eau cache. - - - - -III - -LE MARQUIS DE CASTELMELHOR. - - -L'homme que le marquis avait appel immdiatement aprs son entrevue -avec le mamaluco, et qu'il avait aussitt fait entrer dans sa tente, -tait petit, trapu, mais bien fait et nerveux; g d'une quarantaine -d'annes au plus, il avait atteint le point culminant du dveloppement -des forces humaines. - -Indien de pure race, il portait sur son visage intelligent, que -ne dfiguraient ni tatouages ni peinture, les traits distinctifs, -bien qu'un peu effacs, de la race mogole; ses yeux noirs, vifs et -bien ouverts, son nez droit, sa bouche grande, ses pommettes un peu -saillantes, lui formaient une physionomie qui, sans tre belle, ne -manquait pas d'un certain charme sympathique, tant elle respirait -l'audace et la franchise, mles la finesse inhrente sa race. -Ainsi que nous l'avons dit, il commandait les quelques soldados da -conquista attachs la caravane. - -Le capito, car tel est le titre qu'il portait, salua respectueusement -le marquis et attendit qu'il lui plt de lui adresser la parole. - -Asseyez-vous, Diogo, lui dit avec bont le marquis, nous avons -causer longuement ensemble. - -L'Indien s'inclina et s'assit modestement sur l'extrme bord d'un sige. - -Vous avez vu l'homme qui est sorti de cette tente il n'y a qu'un -instant, n'est-ce pas? reprit le marquis en entrant du premier coup -dans le coeur de la question. - ---Oui, Excellence, rpondit le capito. - ---Et sans doute vous l'avez reconnu? - -L'Indien sourit sans autrement rpondre. - -Bien; que pensez-vous de lui? - -Le capito fit tourner avec embarras son feutre entre ses mains, en -baissant les yeux pour viter le regard que le marquis fixait sur lui. - -De qui, Excellence? dit-il. - ---De l'homme dont je vous parle et que vous connaissez bien. - ---Dame! Excellence, reprit-il, j'en pense ce que vous en pensez -vous-mme probablement. - ---Je vous demande votre opinion, senhor don Diogo, afin de juger si -elle se rapporte la mienne. - ---Eh! Eh! fit l'Indien en hochant la tte. - ---Ce qui signifie.... - ---Que cet individu est un tratre, puisque vous exigez absolument que -je le dise, Excellence. - ---Ainsi, vous aussi vous croyez une trahison de sa part? - ---Dame! Excellence, pour parler franchement, car c'est une explication -franche que vous me demandez, n'est-ce pas? - ---Certes! - ---Eh bien! Je suis convaincu que ce mamaluco maudit nous mne tout -doucement quelque traquenard qu'il a prpar de longue main sous nos -pas, et dans lequel il nous fera tomber au moment o nous y penserons -le moins. - ---Ceci est fort srieux, savez-vous? rpondit le marquis d'un air -rveur. - ---Trs srieux, en effet, Seigneurie; Malco est un Sertanejo, et, dans -la langue du dsert, _serto_ est le synonyme de trahison. - ---Eh bien! Je vous l'avoue, capito, les soupons que vous mettez en -ce moment sur notre guide ne m'tonnent pas: ils m'taient, depuis -quelques jours, venus moi-mme. - ---Je suis heureux, Excellence, de vous voir partager mon opinion; -seulement, permettez-moi de vous dire que je n'ai pas de soupons. - ---Comment, vous n'avez pas de soupons? s'cria le marquis avec -surprise. - ---Non, j'ai une certitude. - ---Une certitude! Et vous ne m'en avez rien dit jusqu' prsent. - ---Excellence, c'est toujours une chose fort srieuse que de dnoncer -un homme et de l'accuser, lorsque surtout on n'a l'appui de cette -accusation montrer aucune preuve matrielle; j'ai une certitude -morale, oui, mais il me serait impossible de prouver ce que j'avance en -ce moment devant vous. - -Le marquis laissa tomber sa tte sur la poitrine et demeura silencieux -pendant quelques instants. - -Mais, reprit-il, cette certitude morale dont vous me parlez se base -sur des indices quelconques? - ---Oh! Les indices ne manquent pas, Excellence; malheureusement, ces -indices paratraient bien futiles si je les rvlais des personnes -qui ne fussent pas prvenues; voil pourquoi je me suis abstenu de vous -rien dire avant que vous m'interrogeassiez. - ---Peut-tre avez-vous eu raison d'agir ainsi, don Diogo, mais -maintenant la position est change; c'est moi qui de mon propre -mouvement vous ai demand cet entretien; la situation dans laquelle -nous nous trouvons est critique, elle peut le devenir davantage encore, -ne craignez donc pas de vous expliquer nettement avec moi. - ---Je le ferai, puisque vous le dsirez, Seigneurie; d'ailleurs, quoi -qu'il arrive, j'ai pour moi la conviction de faire mon devoir, et cela -me suffit, quand mme Malco parviendrait prouver Votre Excellence -que je ne lui ai pas dit la vrit. - ---Vous n'avez rien redouter du senhor Malco. - ---Tout violent et tout mchant qu'il est, Seigneurie, rpondit le -capito avec une certaine animation, je ne le crains pas, et il le sait -bien; cette fois-ci n'est pas la premire o nous avons eu maille -partir ensemble; dj diverses reprises nous nous sommes mesurs et -nos griffes se sont trouves de mme longueur. - ---Je n'attachais pas mes paroles le sens que vous leur prtez, -senhor, vous n'avez rien redouter de Malco Diaz, par la raison toute -simple qu'il n'est plus mon service et qu'il a quitt le camp pour ne -plus y revenir, sans doute. - ---Comment, Seigneurie, s'cria l'Indien avec tonnement, vous l'avez -congdi? - ---Non pas, c'est lui-mme, de son plein gr qui nous a abandonns -nous-mmes. - -Le capito frona les sourcils en hochant la tte plusieurs reprises. - -Votre Excellence a eu tort de le laisser partir; lorsqu'on tient en -son pouvoir un coquin de cette trempe, on ne le lche pas. - ---Que pouvais-je faire? Son engagement tait termin, il a refus de -le renouveler ou seulement de le prolonger de quelques jours, j'ai t -contraint de consentir son dpart. - ---C'est juste, Excellence, pardonnez-moi; cet homme tait libre, vous -ne pouviez pas le retenir; c'est gal, en pareil cas, moi je n'aurais -pas agi ainsi, surtout aprs les soupons que vous m'avez dit avoir -sur lui. - ---Je sais bien que j'ai eu tort; malheureusement je n'avais aucun -prtexte lui donner, aucune raison plausible faire valoir pour -l'arrter, cela aurait produit un scandale que j'ai voulu viter; si -j'avais chou cela aurait probablement prcipit la catastrophe qui -sans doute nous menace. - ---Oui, oui, tout cela est vrai; mais, croyez-moi, Seigneurie, si -Malco nous a aussi brusquement quitts, c'est qu'il avait de fortes -raisons pour cela, qu'il nous a sans doute conduits juste au point o -il voulait nous faire arriver, et qu'il a prs d'ici des affids avec -lesquels il prpare notre perte. - ---Je le crois comme vous, don Diogo; mais quels sont ces affids? O -sont-ils embusqus? Voil ce que je ne saurais dire, et cependant ce -qu'il serait fort important pour nous de savoir, et cela le plus tt -possible. - -Le capito sourit avec finesse. - -Seuls les oiseaux et les poissons ne laissent pas de traces de leur -passage, dit-il; si adroit que soit un homme, on peut toujours, en s'en -donnant la peine, dcouvrir sa piste. - ---Ainsi, vous vous feriez fort de savoir o cet homme s'est retir? - ---Parfaitement, Excellence; malgr les prcautions dont il a entour sa -fuite et le soin qu'il a pris pour cacher sa piste, je suis certain de -la dcouvrir en moins d'une heure, et cela d'autant plus facilement -que depuis longtemps dj je le surveille et que j'ai tudi ses -habitudes. - ---Malheureusement, avant de rien entreprendre, il nous faut attendre -le lever du soleil, et la nuit lui suffira pour se mettre l'abri de -notre atteinte. - ---Pourquoi attendrions-nous jusqu' demain, Excellence? Je vous prie de -me pardonner d'oser vous interroger. - ---Dame, il me semble que pour dcouvrir une piste, serait-elle mme -trs bien indique, la premire condition est d'y voir clair, et en ce -moment nous sommes envelopps de tnbres d'autant plus paisses que la -nuit est sans lune. - ---Ceci est de peu d'importance, Seigneurie, rpondit en souriant le -capito; pour un homme accoutum, ainsi que je le suis, parcourir le -dsert toute heure et dans tous les sens, les tnbres n'existent pas. - ---Ainsi, s'cria le marquis avec un vif mouvement de satisfaction, si -je vous ordonnais de monter cheval?... - ---J'y monterais l'instant, Seigneurie. - ---Et vous me rapporteriez des nouvelles? - ---Cela ne fait pas de doute, ne suis-je pas un Indien moi-mme, -Excellence, un Indien civilis, il est vrai, mais cependant j'ai -conserv assez de la sagacit qui distingue la race laquelle -j'appartiens, pour ne pas craindre d'chouer dans une dmarche qui, -quoiqu'elle vous semble trs difficile mener bien, n'est pourtant -pour moi qu'un jeu d'enfant. - ---Puisqu'il en est ainsi, don Diogo, mettez-vous donc en selle le plus -tt possible, et allez, au nom du ciel; j'attends votre retour avec la -plus vive impatience. - ---Avant le lever du soleil, je reviendrai, soyez sans inquitude, -Excellence, et avec de bonnes nouvelles; mais j'ai besoin que vous me -laissiez conduire cette affaire ma guise. - ---Agissez comme vous le voudrez, capito, je m'en rapporte votre -finesse et votre loyaut. - ---Je ne tromperai pas votre attente, Seigneurie, rpondit le capito -en se levant. - -Le marquis l'accompagna jusqu'au rideau de la tente, puis il -revint s'asseoir; mais, aprs quelques minutes de rflexion, il se -leva brusquement, sortit et se dirigea grands pas vers la tente -mystrieuse dont nous avons dj eu occasion de dire quelques mots, -et dans laquelle il entra aprs s'tre fait reconnatre par les -sentinelles qui avaient t, sur son ordre exprs, charges de veiller -sur elle. - -Cette tente, beaucoup plus vaste que celle dresse pour le marquis, -tait divise en plusieurs compartiments par des murailles de toile -ingnieusement adaptes, et ressemblait plutt, pour le luxe et le -confort, une habitation dispose pour durer plusieurs mois, qu' un -campement phmre de quelques heures. - -Le compartiment dans lequel s'tait introduit le marquis tait -garni de sofas: un tapis recouvrait le sol, et une lampe d'argent -curieusement cisele, pose sur un meuble, rpandait une lumire douce -et mystrieuse. - -Une jeune ngresse d'une vingtaine d'annes, la mine veille et -la tournure friponne, s'occupait, l'entre du marquis, agacer un -magnifique ara pos sur un perchoir de bois de rose, o il tait retenu -par une chane d'or attache l'une de ses pattes. - -La ngresse, sans interrompre l'occupation dans laquelle elle -semblait se complaire, et tout en faisant pousser l'oiseau des cris -discordants, se pencha nonchalamment vers le marquis, en se tournant - demi de son ct par un mouvement rempli d'une suprme insolence, -laissa filtrer un regard railleur entre ses longs cils et attendit -qu'il lui adresst la parole. - -Le marquis, sans paratre remarquer l'attitude hostile arbore par -l'esclave, fit quelques pas vers elle et, la touchant lgrement du -doigt: - -Phoeb, lui dit-il en espagnol, vous plairait-il de remarquer ma -prsence? - ---Que me fait votre prsence moi, seor marqus, rpondit-elle en -haussant lgrement les paules. - ---A vous, rien, Phoeb, c'est vrai, aussi n'est-ce pas pour vous que -je suis venu, mais pour votre matresse, laquelle je vous prie -d'annoncer sans plus de retard ma prsence. - ---A cette heure? - ---Pourquoi pas? - ---Parce que doa Laura, fatigue ce qu'il parat par le long trajet -qu'il lui a fallu faire aujourd'hui, s'est retire en m'ordonnant -de ne laisser personne parvenir jusqu' elle, et que, selon toute -probabilit, elle s'est immdiatement livre au repos. - -Une rougeur fbrile envahit le visage du marquis, ses sourcils se -froncrent se joindre; il ft un geste de colre, mais, comprenant -sans doute le ridicule d'une scne avec une esclave qui accomplissait -un ordre donn, il se matrisa aussitt et, s'inclinant avec un sourire: - -C'est bien, dit-il en haussant avec intention lgrement la voix, -votre matresse est libre chez elle d'agir sa guise; je ne me -permettrai pas d'insister davantage, seulement cet entretien que depuis -quelques jours elle me refuse avec une si grande obstination, je saurai -l contraindre me l'accorder. - -A peine avait-il prononc ces paroles qu'un rideau fut soulev, et doa -Laura entra dans le salon: - -Vous me menacez, je crois, don Roque de Castelmelhor, dit-elle d'une -voix incisive et fire. - -Et s'adressant la jeune esclave: - -Retire-toi, Phoeb, ajouta-t-elle; mais ne t'loigne pas assez pour -que, si j'avais besoin de toi, tu ne pusses accourir aussitt. - -Phoeb baissa la tte, jeta un dernier regard au marquis et sortit du -salon. - -Maintenant, seor caballero, reprit doa Laura ds que l'esclave eut -disparu, parlez, je vous coute. - -Le marquis s'inclina respectueusement devant elle. - -Pas avant, seorita, que vous ayez daign prendre un sige. - ---A quoi bon? Mais, ajouta-t-elle avec intention, si cette preuve -de condescendance de ma part doit abrger cette entrevue, j'aurais -mauvaise grce de ne pas vous obir. - -Le marquis se mordit les lvres, mais il ne rpondit pas. - -Doa Laura alla s'asseoir sur le sofa le plus loign, et, croisant -d'un air ennuy les bras sur la poitrine, tout en fixant sur son -interlocuteur un regard hautain: - -Parlez donc maintenant, je vous prie, dit-elle, Phoeb ne vous a pas -menti, caballero, je suis extrmement fatigue, et l'obligation dans -laquelle je suis d'obir vos ordres a pu seule me contraindre vous -recevoir. - -Ces paroles furent _siffles_, si nous pouvons employer l'heureuse -expression d'un vieil auteur, du bec le plus affil qui se puisse -imaginer et doa Laura pencha sa tte sur un coussin en dissimulant -demi un billement. - -Mais la rsolution du marquis tait prise de ne rien voir et de ne rien -comprendre; il s'inclina en signe de remercment et se prpara parler. - -Doa Laura avait seize ans; elle tait toute gracieuse et toute -mignonne; sa taille hardiment cambre avait cette dsinvolture que -possdent seules les femmes espagnoles; sa dmarche tait empreinte -de cette nonchalante langueur si remplie de voluptueuses promesses -dont les Hispano-Amricaines ont drob le secret aux Andalouses. Ses -longs cheveux chtain fonc tombaient en boucles soyeuses sur ses -paules d'une blancheur clatante; ses yeux bleus et rveurs semblaient -reflter l'azur du ciel et taient couronnes par des sourcils noirs -dont la ligne pure tait trace comme avec un pinceau; son nez droit -aux ailes roses et mobiles, sa bouche petite et charmante, qui laissait -en s'entr'ouvrant paratre le double chapelet de ses dents de perles, -lui compltaient une beaut rendue plus suave et plus noble encore par -la finesse et la transparence de son piderme, sous lequel on voyait -circuler un sang riche et gnreux. - -Vtue de gaze et de mousseline de mme que toutes les croles, la -jeune fille tait ravissante, blottie sur son sofa, comme le _beija -flor_ dans le calice d'une fleur; en ce moment surtout qu'une colre -contenue et matrise grand-peine faisait palpiter son sein virginal -et couvrait ses joues d'un incarnat fbrile, doa Laura avait en elle -quelque chose de sduisant et de majestueux la fois qui imposait le -respect et commandait presque la vnration. - -Don Roque de Castelmelhor, malgr le parti pris et l'intention formelle -qu'il avait laiss deviner, ne put rsister au charme puissant de cette -beaut si noble et si pure; son regard se baissa devant celui de la -jeune fille tout charg de haine et presque de mpris, et ce fut d'une -voix lgrement mue qu'il entama cet entretien auquel il paraissait -attacher tant de prix. - -Nous avons atteint seorita, dit-il, aprs des fatigues extrmes, la -limite des contres civilises du Brsil; car, si je ne me trompe, -la route que maintenant il nous faut suivre, s'enfonce dans des -dserts o, avant nous, quelques hardis explorateurs seulement ont os -s'aventurer; je crois donc que le moment est venu de nous expliquer -franchement et de bien tablir notre situation vis--vis l'un de -l'autre. - -Doa Laura sourit avec ddain, et, l'interrompant du geste: - -Cette situation, caballero, dit-elle avec amertume, est cependant on -ne peut plus claire et surtout on ne peut plus nette, je vous viterai, -si vous le dsirez, l'embarras d'entrer dans certains dtails en vous -les rappelant moi-mme.... Oh! Ne m'interrompez pas, fit-elle avec -vivacit, car le jeune homme essayait de lui couper la parole, voici le -fait en deux mots: mon pre, Don Zno lvarez de Cabral, descendant de -l'un des plus illustres conquistadores de ce pays, rfugi aux environs -de Buenos Aires pour des motifs que j'ignore, mais qui sans doute vous -importent peu, donna l'hospitalit un voyageur gar qui, vers le -milieu de la nuit, pendant un orage effroyable se prsenta la porte -de son hacienda; ce voyageur c'tait vous, seor, vous, descendant -d'une race non moins illustre que la ntre, puisqu'un de vos anctres -a t gouverneur du Brsil pour le roi. Le nom du marquis don Roque de -Castelmelhor offrait mon pre toutes les garanties d'honneur et de -loyaut qu'il pouvait dsirer, vous ftes donc reu par l'exil, non -pas comme un tranger, non pas mme comme un compatriote, mais comme un -ami, comme un frre. Notre famille devint la vtre; tout cela, n'est-il -pas vrai? Rpondez-moi, seor. - ---Tout cela est vrai, seorita, rpondit le marquis, domin, malgr -lui, par l'accent de la jeune fille. - ---Je vois avec plaisir que vous avez, dfaut d'autre qualit, la -franchise, seor, reprit ironiquement la jeune fille. Je continue: -dpouille de tous ses biens, ma famille, exile depuis prs d'un -sicle du pays dcouvert par un de ses anctres, ne vivait que -difficilement et ne parvenait conserver son rang, au milieu de la -population trangre parmi laquelle le sort la contraignait vivre, -qu'en se livrant l'lve des bestiaux sur une grande chelle et en -faisant valoir des terres acquises pniblement sur la limite du dsert. -Vous vous tiez prsent mon pre comme une victime des intrigues -politiques des gens entre les mains desquels le roi de Portugal a -dlgu ses pouvoirs; cette raison suffisait pour que notre maison -devnt la vtre et que mon pre ne conservt pas de secrets pour vous; -il en tait un cependant dont, malgr toute votre adresse, il vous fut -impossible d'obtenir la rvlation; c'est que de la dcouverte de ce -secret dpendait la fortune venir de sa famille, si, ainsi que mon -pre l'esprait, le roi lui permettait un jour de rentrer au Brsil; -ce secret que mon pre, mon frre et moi nous savions seuls, par -quels moyens tiez-vous arriv, sinon le dcouvrir entirement, du -moins le pntrer assez pour que votre convoitise et votre avarice -s'veillassent au point de vous faire trahir vos bienfaiteurs, voil ce -que je ne chercherai pas expliquer; la bassesse humaine a des replis -dans lesquels il ne saurait me convenir de fouiller; bref, vous qui, -pendant plusieurs mois, aviez vcu dans notre intimit sans paratre -m'honorer de la moindre attention, me traitant plutt en enfant qu'en -jeune fille, et ne m'accordant que cette politesse banale dont -l'ducation vous faisait un devoir, je remarquai que tout coup vos -manires avaient compltement chang mon gard et que vous me faisiez -une cour assidue. Folle et rieuse enfant, comme je l'tais alors, cela -m'tonna, sans cependant me toucher; vos attentions, loin de me plaire, -me fatiguaient. Vous voyez que moi aussi je suis franche, caballero. - ---Continuez, seorita, rpondit en souriant le marquis, depuis -longtemps dj je connais votre franchise, il me reste apprendre si -vous poussez aussi loin la perspicacit. - ---Vous ne tarderez pas en juger, seor, reprit-elle ironiquement; -peut-tre vos soins et vos attentions auraient obtenu le rsultat que -vous en espriez, et en serais-je arrive, sinon vous aimer, du moins - m'intresser vous, mais malheureusement, ou heureusement pour moi, -je ne tardai pas voir clair, sinon dans votre coeur, du moins dans -votre pense. Emport par l'insatiable avarice qui vous dvorait, et -vous dvore sans doute encore, vous vous tiez, plusieurs reprises, -laiss aller devant moi me parler de toute autre chose que de votre -feint amour. - ---Oh! Seorita! exclama le marquis avec un geste de dngation. - ---Oui, reprit-elle avec une amre raillerie, je sais que vous tes un -comdien consomm, et qu'il ne tiendrait qu' moi, aujourd'hui encore, -de croire cette passion dont vous faites un si grand talage; -malheureusement les faits sont l, premptoires et sans rplique, pour -donner un clatant dmenti vos paroles. - -La jeune fille fit une pause de quelques secondes comme pour laisser au -marquis la facilit de lui rpondre, mais celui-ci, loin de le faire, -se mordit les lvres avec dpit et courba la tte. - -Doa Laura sourit. - -La faon brutale dont vous m'avez enleve tratreusement au mpris -de toutes lois divines et humaines, lorsque mes ddains ritrs vous -eurent fait acqurir la certitude que je vous avais devin, est pour -moi la preuve la plus vidente de l'odieuse machination dont j'ai t -la victime; si vous m'aimiez rellement, rien ne vous tait plus facile -que de demander ma main mon pre; pourquoi ne l'avez-vous pas fait? - ---Vous-mme, seorita, n'aviez-vous pas rpondu par un refus la -demande que j'avais eu l'honneur de vous adresser, rpondit le marquis -avec un accent de sarcasme cach. - ---Certes, mais je ne suis qu'une jeune fille, rpondit-elle avec -animation, une enfant, vous-mme l'avez dit, qui s'ignore soi-mme et -qui ne sait encore ni ce qu'elle aime ni ce qu'elle hait. Cette demande -en mariage ne devait donc en aucune faon, et surtout au point de vue -des convenances, m'tre adresse moi, mais mon pre seul, ou, -son dfaut, mon frre; mais non, vous aviez un autre but: ce mariage -n'tait qu'un prtexte pour vous emparer des immenses richesses que -vous convoitez. En ce moment, vous n'oseriez me soutenir en face le -contraire. - ---Qui sait? murmura-t-il d'un air railleur. - ---Aussi vous avez prfr me faire tomber dans un guet-apens, m'enlever - ma famille, que ma disparition plonge dans le plus profond dsespoir, -et me forcer vous suivre, moi, pauvre enfant innocente et sans -dfense, prisonnire au milieu des bandits dont vous tes le chef, au -fond d'horribles dserts. - ---Depuis que, selon votre expression, seorita, je vous ai si -brutalement enleve votre famille, me suis-je conduit envers vous -autrement que doit le faire un gentilhomme de mon nom et de ma race! -N'ai-je pas, au contraire, toujours t pour vous l'esclave le plus -dvou et le plus attentif; ne vous ai-je pas, autant que le permettent -les circonstances difficiles o je me trouve, entoure des soins les -plus assidus et du respect le plus profond. - ---C'est vrai, rpondit-elle en clatant d'un rire nerveux, de cela je -dois convenir, mais quelle est la cause de ces soins et de ces respects? - ---L'amour le plus sincre et le plus ... - ---Assez de mensonges, seor, s'cria-t-elle avec violence, votre -premier mot, en entrant sous cette tente, vous a trahi malgr vous! - ---Seora! - ---Vous vous croyez arriv dans les parages du pays diamantaire -dcouvert par un de mes anctres, et vous voulez essayer d'obtenir -enfin de moi, par persuasion ou peut-tre par violence, car l'avarice -vous aveugle, la rvlation du secret que vous vous imaginez que je -possde! Osez me soutenir le contraire. - - - - -IV - -UN NOBLE BANDIT. - - -Il y eut, aprs cette accusation si nergiquement formule par la jeune -fille, quelques minutes d'un silence funbre sous la tente. - -Au dehors, le vent fouettait les arbres et faisait s'entrechoquer leurs -branches avec des grincements sinistres ressemblant des plaintes -humaines. - -Les feuilles tourbillonnaient dans l'air et retombaient en grsillant -sur les buissons; de courts intervalles, la note lugubre de la -chouette cache dans le creux des rochers s'levait, rpte de loin -en loin comme un morne cho; des rumeurs vagues et sans nom passaient, -emportes sur l'aile de la brise, mourant pour renatre sans cesse, -ajoutant encore la mystrieuse horreur de cette nuit sombre et sans -lune, dont les tnbres paisses imprimaient aux objets une apparence -fantastiquement funbre. - -Le marquis s'tait lev, les bras croiss derrire le dos, la tte -penche sur la poitrine; il marchait grands pas dans la tente, en -proie une agitation intrieure, qu'il faisait de vains efforts pour -dissimuler. - -Doa Laura, demi couche sur le sofa, la tte rejete en arrire, -le suivait d'un regard fixe et moqueur, attendant avec une inquitude -secrte l'explosion prochaine de cette colre qu'elle n'avait pas -craint d'exciter, redoutant, sans nul doute, les consquences que -pourraient avoir pour elle les paroles cruellement vraies qu'elle -s'tait laiss emporter prononcer; mais trop fire pour consentir -une rtractation, et ne voulant pas que son visage rvlt, l'ennemi -qu'elle avait brav et au pouvoir duquel elle se trouvait, les terreurs -dont elle tait en ce moment assaillie. - -Enfin, au bout de quelques minutes, qui parurent un sicle la jeune -fille, le marquis s'arrta en face d'elle et releva la tte. - -Son visage tait ple, mais ses traits avaient repris leur apparence -insouciante et railleuse; seul, un lger tressaillement nerveux de -ses sourcils, indice chez lui d'une colre furieuse matrise -grand-peine, tmoignait des efforts qu'il lui avait fallu faire pour se -dompter et reprendre sa puissance sur lui-mme. - -Ce fut d'une voix douce, harmonieuse et exempte d'motion qu'il reprit -l'entretien si brusquement rompu. - -Je vous ai laisse, n'est-ce pas, seorita, dit-il, parler sans vous -interrompre; j'ai, dans cette circonstance,--vous me rendrez au moins -cette justice,--fait preuve, non seulement de patience, mais encore de -bon got; en effet, ajouta-t-il avec un sourire ironique qui glissa -travers ses lvres contractes et vint frapper la jeune fille au coeur -d'un douloureux pressentiment; quoi bon discuter un fait accompli? -Rien de ce que vous direz ne changera votre position actuelle, vous -tes en mon pouvoir; nulle puissance humaine ne parviendra modifier -mes intentions sur vous; cet entretien que j'aurais dsir laisser se -drouler dans des conditions plus amicales peut-tre, vous-mme, de -votre plein gr, l'avez plac sur le terrain brlant o il se trouve -en ce moment; qu'il soit fait selon votre volont; j'accepte la lutte -aussi franchement que vous me la prsentez. Expliquons-nous donc une -fois pour toutes, afin de bien nous comprendre et de ne plus revenir -sur un sujet qui, sous tant de rapports, doit nous tre tous deux si -pnible. - -Il s'arrta, la jeune fille appuya coquettement sa tte sur sa main -droite et, le couvrant d'un regard o le mpris et la raillerie se -mlaient un degr extrme, elle lui rpondit d'une voix nonchalante -et ennuye: - -Vous commettez une grave erreur, caballero, si je dois aprs ce qui -s'est pass entre nous vous donner encore ce titre; cet entretien, -auquel vous tenez tant, je m'en soucie fort peu; en vous voyant, mon -indignation longtemps contenue a dbord malgr moi, j'ai voulu vous -prouver que je n'tais pas votre dupe, et que je connaissais aussi -bien que vous les projets chimriques que vous caressez au fond de -votre coeur, voil tout. Maintenant que je me suis explique clairement -et sans ambages, je vous laisserai parler tout autant que cela vous -plaira, puisqu'il m'est impossible de vous imposer silence et que -je suis condamne vous entendre; seulement, je vous en prviens -d'avance, afin de vous viter des frais d'loquence inutiles, quoi que -vous me disiez, quelles que soient les menaces que vous me fassiez, -vous n'obtiendrez pas de moi l'honneur d'une rponse; maintenant, -parlez ou retirez-vous, votre choix, l'un m'est aussi indiffrent que -l'autre. - -Le marquis se mordit les lvres avec tant de violence que le sang en -jaillit; mais, reprenant son apparente insouciance, il rpondit en -ricanant: - -En vrit, seorita, cette rsolution est bien arrte dans votre -esprit? Vous ne daignerez pas me rpondre? Je serai priv d'entendre -rsonner mon oreille l'harmonieuse musique de votre voix si douce? -Voil qui est cruel; mais qui sait, peut-tre parviendrai-je veiller -votre curiosit ou faire vibrer une des fibres secrtes de votre coeur -la sympathie a une si grande puissance, alors, malgr vous, j'en suis -convaincu, vous manquerez votre hroque serment. - ---Essayez, rpondit-elle en souriant avec ddain, l'occasion est belle -pour me donner un dmenti. - ---Je n'aurai garde de la laisser chapper, seorita. - -Le marquis approcha une butaca, la plaa quelques pas, juste en face -de la jeune fille, s'assit et, prenant une pose remplie de grce et de -nonchalance, il continua d'un ton aussi paisible que s'il et entam -une causerie intime: - -Seorita, dit-il, vous avez parfaitement, je dois en convenir, dfini -notre position respective; ce secret que vous possdez m'a t rvl -par hasard par un ancien serviteur de votre famille qui, soit dit -entre parenthse, me l'a vendu fort cher; c'est donc avec l'intention -la plus formelle d'obtenir les renseignements indispensables la -russite de mes plans que je me suis prsent votre pre. Vous -voyez que j'imite votre franchise.... Le temps de la dissimulation -est pass entre nous.... L'heure est arrive de nous parler coeur -ouvert. J'ai sembl, il est vrai, pendant les premiers jours ne vous -accorder qu'une mdiocre attention, ce qui n'est pas un de mes moindres -griefs vos yeux; car, je l'avoue, votre beaut est clatante, votre -intelligence suprieure, et vous tes une femme dsirable sous tous -les rapports, comme beaucoup d'hommes seraient heureux d'en rencontrer -une pour passer leur vie avec elle; mais je n'avais pas entrepris -un aussi long voyage pour en perdre les fruits dans une amourette. -Je ne vous aimais pas, et, pour tout vous dire, je ne vous aime pas -davantage aujourd'hui. Une femme comme vous, si ravissante que vous -soyez, ne saurait me convenir: votre caractre a trop de rapports -avec le mien; tous deux nous sommes trop fiers, trop jaloux de notre -libert, trop dsireux d'imposer notre volont, pour qu'il existe entre -nous la moindre sympathie et que la vie en commun nous soit possible. -J'ai essay d'abord sur votre pre et sur votre frre les moyens de -sduction dont je disposais; malheureusement, tous mes efforts ont t -inutiles, ma diplomatie perdue, et ce n'est qu'en dsespoir de cause -que je me suis adress vous; je vous aurais pouse probablement -si vous aviez consenti m'accorder votre main: pardonnez-moi cette -franchise brutale; mais, rsolu m'emparer du trsor que je convoite, -j'aurais, pour m'en assurer la possession, accompli ce que je regarde -comme le sacrifice le plus grand, c'est--dire l'acte d'aliner tout -jamais ma libert en faveur d'une femme que je n'aimais pas. Vous-mme, -seorita, avez pris soin de me sauver de ce suicide moral en rpondant -par un refus formel la demande que je vous adressais, recevez ici, -seorita, l'expression de mes remercments les plus sincres. - -La jeune fille s'inclina avec un sourire moqueur, et elle frappa dans -ses mains deux ou trois reprises. Presque aussitt le rideau fut -soulev, et l'esclave parut. - -Phoeb, lui dit doa Laura, comme probablement je ne pourrai prendre -que fort tard le repos dont j'ai besoin, et que je sens malgr moi -s'appesantir mes paupires et le sommeil me gagner, sers-moi le -_mat_, mon enfant, et apporte-moi en mme temps quelques _papelitos_, -peut-tre que ces deux excitants combins et pris forte dose -triompheront de la somnolence qui m'accable et me permettront d'couter -les charmants discours du seor marquis aussi longtemps qu'il lui -plaira de me les continuer. - -L'esclave sortit en riant, et le marquis demeura un instant atterr -devant le sang-froid superbe de la jeune fille et son hroque -indiffrence. - -Quelques minutes s'coulrent pendant lesquelles les deux -interlocuteurs s'observrent silencieusement, puis le pas lger de -la ngresse se fit de nouveau entendre, et elle reparut tenant dans -ses mains un plateau d'argent sur lequel se trouvaient le _mat_, des -cigarettes en paille de mas et un _braserito_ d'argent plein de feu. - -Phoeb prsenta le mat sa matresse, et fit un mouvement pour se -retirer. - -Demeure, chica, lui dit doa Laura, ce que le seor marquis a me -dire encore ne doit pas tre assez srieux pour que toi, ne sur -l'habitation de mon pre, tu ne puisses l'entendre. - -La jeune servante posa sur une table le plateau qu'elle tenait, et vint -incontinent se coucher aux pieds de sa matresse, en changeant avec -elle un sourire moqueur qui redoubla encore, si cela est possible, la -rage du marquis; cependant il ne fit pas la moindre observation et ne -laissa rien paratre de l'effet produit sur lui par cette nouvelle -raillerie. - -Soit, dit-il en s'inclinant, je continuerai devant votre esclave, -seorita; peu m'importe qui m'entende et qui m'coute; d'ailleurs, -rassurez-vous, je n'ai plus que quelques mots dire, puis je vous -laisserai libre de vous livrer au repos si tel est votre dsir. - -Doa Laura aspirait son mat sans s'occuper en aucune faon des paroles -du marquis. - -Tu ne mets jamais assez de sucre dans le mat, chica, dit-elle, -celui-ci est amer; mais peut-tre n'en vaudra-t-il que mieux pour me -tenir veille. - ---Je vous disais donc, seorita, continua imperturbablement le marquis, -que, repouss par vous, mais ne voulant pas renoncer des projets -depuis longtemps mris et arrts dans mon esprit, j'avais enfin rsolu -de vous enlever. Chez un homme de mon caractre, une rsolution prise -est immdiatement excute. Je ne vous ennuierai pas du rcit des -moyens employs par moi pour russir tromper l'inquite vigilance -et la sollicitude de votre famille. Puisque vous tes ici seule, en -mon pouvoir, plusieurs centaines de lieues de la rsidence de votre -pre, c'est que non seulement j'ai russi vous faire tomber dans le -pige tendu par moi sous vos pas, mais encore si bien garer les -soupons de ceux qui s'intressent votre sort, qu'ils ne savent mme -pas encore aujourd'hui quelle direction il leur faudrait prendre pour -retrouver vos traces. - ---Dcidment, Phoeb, ce mat est trop amer, dit la jeune fille en -repoussant la tasse; donne-moi une cigarette. - -L'esclave obit. - -Maintenant, seorita, continua le marquis toujours impassible, -j'arrive au but de cet entretien dont tout ce qui a t dit jusqu' -prsent n'est en quelque sorte que la prface, prface un peu longue -peut-tre, mais que vous me pardonnerez, car elle tait indispensable -pour que je fusse bien compris de vous. Je vous ai enleve, cela est -vrai, mais rassurez-vous: tant que vous demeurerez sous ma garde, -votre honneur sera sauvegard, je vous en donne ma foi de gentilhomme. -Vous souriez, vous avez tort. Je suis honnte ma manire. Jamais, -quoiqu'il arrive, je n'abuserai de votre position, autrement que pour -obtenir de vous la rvlation du secret que vous vous obstinez sans -raison garder. Que vous importe la connaissance de ce riche gisement -de diamants, puisque jamais, ni vous, ni aucun des membres de votre -famille vous ne serez en position de l'exploiter; il est donc inutile -entre vos mains. Pourquoi moi que tout favorise, qui en ce moment -peux ce que je veux, n'en profiterais-je pas? Dieu n'a pas cr de -telles richesses pour qu'elles demeurent ternellement enfouies. -l'or et au diamant il faut le soleil, comme l'homme il faut l'air. -Rflchissez; toute dngation de votre part serait inutile. Donnez-moi -les indications exactes que j'attends de vous, et immdiatement je -vous rends, non seulement la libert, mais encore je m'engage vous -faire remettre saine et sauve, sans que votre honneur puisse tre -suspect, aux mains de votre famille, si longue que soit la distance -qui nous spare d'elle actuellement. Si bizarre que vous paraisse cette -proposition, elle est srieuse pourtant, et mrite, il me semble, -d'tre par vous prise en considration. Rflchissez-y bien, il s'agit, -pour vous de tout votre bonheur venir que vous jouez en ce moment par -un point d'honneur mal compris. Votre pre ou votre frre seraient ici -qu'ils vous ordonneraient eux-mmes de parler, j'en suis convaincu, et, -de retour prs d'eux, ils vous absoudront avec joie, en vous revoyant, -d'avoir manqu votre parole; rpondez-moi un mot, un seul: Oui, et - l'instant vous tes libre. - -Le marquis fit une pause. Doa Laura demeura muette, elle semblait ne -pas avoir entendu. - -Don Roque fit un geste de dpit. - -Vous vous obstinez, seorita, reprit-il avec une certaine animation, -vous avez tort; vous jouez, je vous le rpte, votre avenir et votre -bonheur futur en ce moment, mais je veux tre de bonne composition -avec vous. Faites bien attention ce que je vais vous dire, seorita, -je vous laisse jusqu' demain, l'heure du dpart, pour me donner une -rponse catgorique. - ---Une autre cigarette, Phoeb, interrompit doa Laura en haussant les -paules. - ---Prenez-y garde, s'cria don Roque avec une irritation mal contenue. -Prenez-y garde, seorita, il faut en finir une fois pour toutes avec -ces continuelles dngations. - -La jeune fille se leva, fit un pas vers le marquis, le toisa un instant -de la tte aux pieds en le couvrant pour ainsi dire d'un regard charg -de tout le mpris qu'elle prouvait pour lui, et, se tournant vers -Phoeb immobile et muette ses cts: - -Viens, chica, lui dit-elle en appuyant la main sur son paule, la nuit -est fort avance, il est temps de nous retirer et de nous livrer au -sommeil; le sommeil fait oublier. - -Et sans accorder un regard de plus au marquis, muet et stupfi de -cette audacieuse initiative, la jeune fille quitta le salon. - -Malgr lui, le marquis demeura un instant immobile la place qu'il -occupait, les yeux opinitrement fixs sur le rideau dont les plis -conservaient encore une dernire et presque insensible vibration. Tout - coup, il se redressa, passa sa main sur son front moite de sueur, -et, lanant un regard de haine du ct o doa Laura avait disparu: - -Oh! s'cria-t-il d'une voix touffe par la fureur, de combien de -tortures payerai-je tant d'insultes. - -Il quitta la tente en chancelant comme un homme ivre. - -L'air froid de la nuit en frappant son visage lui ft prouver un -indicible soulagement; peu peu ses traits se rassrnrent, le calme -rentra dans son esprit; un ironique sourire plissa ses lvres minces, -et il murmura demi-voix, tout en se dirigeant grands pas vers sa -tente: - -Insens que je suis de m'emporter ainsi contre une folle enfant; que -me font en ralit, ses insultes et ses mpris? Ne suis-je pas le -matre de briser son orgueil! Patience! Patience! Ma vengeance, pour -tre longue arriver, ne la frappera que plus cruellement et ne sera -que plus terrible. - -Le plus profond silence rgnait dans le campement. Sauf les sentinelles -qui veillaient sur la sret commune, tous les Brsiliens dormaient du -sommeil le plus calme, tendus et l autour des feux demi teints, -on n'entendait d'autre bruit que celui de la brise sifflant travers -les arbres et la note plaintive de la chouette qui parfois se mariait -aux hurlements lointains des btes fauves en qute d'une proie. - -Le marquis rentra dans sa tente. Aprs avoir relev la mche d'une -lampe dont la lueur tremblotante clairait faiblement les objets -environnants, don Roque approcha un escabeau d'un ballot qui lui -servait de table, et sortant de sa poitrine, un papier jauni et macul, -sur lequel tait grossirement dessin, par une main inhabile, une -espce de plan informe, il se mit l'tudier avec le plus grand soin -et ne tarda pas tre compltement absorb par les rflexions que sans -doute ce plan suggrait. - -La nuit tout entire s'coula ainsi, sans que le marquis quittt la -position qu'il avait prise et sans que ses yeux se fermassent un seul -instant. - -C'est que ce plan, tout informe et incomplet qu'il paraissait tre, -tait celui du pays diamantaire qui reclait les incalculables -richesses si ardemment convoites par le jeune homme, et que, -commenant pressentir la possibilit d'un refus de la part de la -jeune fille, refus contre lequel viendraient se briser, comme sur un -roc, toutes les combinaisons labores avec tant de soin par lui, il -cherchait, en redoublant de soin dans l'tude de ce plan, luder -cette difficult et trouver, sans secours tranger, cette riche proie -qui menaait de lui chapper et dont la pense seule lui brlait le -coeur. - -Mais ce plan fait de mmoire longtemps aprs avoir vu le pays, et -ce, d'une faon superficielle, par un homme ignorant, ne pouvait -malheureusement tre que d'un faible secours au marquis; il le sentait -malgr lui, et cette certitude redoublait sa fureur. - -Mais que faire une femme plus qu'il avait fait doa Laura? Comment -vaincre sa rsistance et la contraindre parler? Si profondment -corrompu, si compltement vicieux que ft le marquis, cependant il -tait gentilhomme de haute race, il restait encore en lui quelque -chose de sa noble origine, et quels que fussent les projets de -vengeance qu'il reclt dans sa pense contre cette frle crature qui -s'obstinait lui tenir tte, il y avait des moyens dont la seule ide -le faisait frmir et devant lesquels il reculait avec horreur, tant -il lui rpugnait d'en arriver des violences matrielles, lchets -honteuses, indignes de lui. - -Depuis plus de trois heures dj le soleil tait lev; le marquis, -toujours plong dans ses rflexions, n'avait pas sembl s'apercevoir du -retour de la lumire, lorsque le galop d'un cheval, qui se rapprochait -rapidement, lui fit subitement relever la tte. - -Au mme instant, le rideau de la tente fut soulev et le capito entra. - -L'Indien tait couvert de poussire, ses traits enflamms et son front -inond de sueur tmoignaient de la vlocit de la course qu'il venait -d'accomplir. - -Ah! C'est vous, Diogo, s'cria le marquis en l'apercevant, soyez le -bienvenu. Quoi de nouveau? - ---Rien, Excellence, rpondit le capito. - ---Comment rien, est-ce que vous n'auriez pu parvenir dcouvrir la -piste de ce Malco? - ---Pardonnez-moi, Excellence, j'ai suivi au contraire cette piste -pendant plus de trois heures. - ---Alors, vous devez avoir des nouvelles? - ---J'en ai, oui Excellence, mais non pas, sans doute, celles que vous -attendez. - ---Expliquez-vous, mon ami, j'ai la tte un peu fatigue, et je ne suis -nullement en train de deviner des nigmes. - ---Voici le fait en deux mots, Excellence. Aprs avoir, ainsi que je -vous l'ai dit, suivi pendant environ trois heures sans dvier d'une -ligne la piste de Malco, piste, soit dit son honneur, parfaitement -embrouille et laquelle tout autre que moi se serait invitablement -laiss tromper, tant elle tait habilement faite, je suis arriv sur -la lisire d'une fort o je n'hsitai pas entrer; absorb par le -soin que je prenais de ne pas m'carter de cette piste endiable, je ne -songeai pas veiller autour de moi, de sorte que j'allai tout droit -donner dans un campement indien. - ---Un campement d'Indiens si prs de nous! s'cria le marquis avec -surprise. - ---Mon Dieu oui, Excellence. - ---Mais d'Indiens mansos, sans doute. - ---Non pas, Excellence; d'Indiens bravos, au contraire, et des plus -bravos de cette contre encore. - ---Hum! Dj. - ---Oui; je me trouvai donc subitement face face avec trois Indiens, -dont l'un tait un Guaycurus, l'autre un Payagoas; quant au troisime -c'tait tout simplement un esclave Mondurucu. - ---Oh! Oh! Voil qui est srieux pour nous. - ---On ne peut plus srieux, Excellence. - ---Et comment vous tes-vous sorti de ce gupier? - ---De la manire la plus simple du monde, Excellence; ces sauvages ont -de l'honneur, leur faon s'entend; bien que mon uniforme leur rvlt - l'instant qui je suis, c'est--dire un de leurs ennemis les plus -acharns, cependant ils m'accueillirent amicalement, et m'invitrent -m'asseoir prs de leur feu. - ---Cela est trange, murmura le marquis. - ---Pas autant que cela doit sembler aux personnes qui ne connaissent -pas les moeurs de ces barbares, Excellence. Voyant qu'ils me recevaient -ainsi, j'acceptai franchement leur invitation et je m'assis prs d'eux; -mon but tait de les faire causer, ce quoi je russis compltement. - ---Ah! Ah! Et que vous dirent-ils? - ---Ils m'apprirent que Malco les tait venu trouver quelques heures -avant moi, qu'il s'tait longuement entretenu avec eux et qu'il leur -avait appris votre prsence, le nombre d'hommes dont vous disposiez et -jusqu' l'endroit juste o vous aviez assis votre camp pour la nuit. - ---Le misrable! Le double tratre! s'cria le marquis avec colre. - ---Je partage entirement votre opinion, Excellence; cette rvlation, -je vous l'avoue, me donna fort rflchir, et me mit dans un grand -embarras dont je ne savais comment sortir, lorsque les Indiens -eux-mmes me fournirent les moyens de faire une retraite honorable. - ---Comment cela? - ---Le chef Guaycurus m'annona avec courtoisie que la trve conclue avec -les blancs tait rompue depuis deux jours. - ---Oh! exclama le marquis, quelle fatalit! Echouer si prs du but. - ---Permettez-moi d'achever, Excellence. - ---Parlez, parlez. - ---Le chef ajouta que probablement, comme depuis longtemps dj -vous aviez quitt les plantations, vous ignoriez cette rupture; en -consquence, il n'tait pas juste d'abuser de votre bonne foi en vous -attaquant. - ---Ah! fit le marquis, en respirant avec force, et alors? - ---Alors, comme ils ne veulent pas manquer aux lois sacres de -l'hospitalit, ils vous accordent deux jours pour sortir de leur -territoire. - ---Hein! s'cria le marquis, que ces dernires paroles replongeaient -plus profondment dans la perplexit dont un instant il avait cru -sortir, que me dites-vous donc l, Diogo? - ---La vrit la plus stricte, Excellence, sur mon honneur! - ---Je vous crois, mon ami, je vous crois; mais achevez, de grce. - ---Oh! Je n'ai plus grand-chose ajouter, sinon qu'ils m'ont averti que -dans le cas o vous refuseriez d'accepter cette condition, vous seriez -invitablement attaqu au bout des quarante-huit heures convenues. - ---Et de Malco, ils ne vous ont rien dit de plus? - ---Pas un mot, Excellence. - ---De sorte que vous ignorez compltement o se cache ce misrable? - ---Absolument, Excellence; j'ai cru que ce que m'avait appris le chef -Guaycurus tait d'une assez grande importance pour que vous dsiriez en -tre instruit le plus tt possible; aussi je suis revenu franc trier. - ---Vous avez bien fait, mon ami, je vous remercie. - -Le marquis ft quelques pas dans la tente en marchant avec agitation; -puis, revenant vers le capito: - -Dans une circonstance semblable, lui demanda-t-il, comment -agiriez-vous? - ---Moi, Excellence? - ---Oui, mon ami, que feriez-vous? - ---Je n'hsiterais pas, Excellence. - ---Ah! - ---Je battrais en retraite. - ---Battre en retraite, jamais! Devant de tels barbares, ce serait une -honte. - -Le capito hocha la tte. - -Alors nous serons massacrs jusqu'au dernier. - ---Vous le croyez? - ---J'en suis convaincu, Excellence; vous ne savez pas ce que sont les -Guaycurus; moi je les connais depuis longtemps dj. - ---N'importe, je pousserai en avant! Vous ne m'abandonnerez pas. - ---Moi, Excellence, mon devoir est de vous suivre; partout o vous irez, -je vous suivrai. Qu'est-ce que cela me fait d'tre tu, cela ne doit-il -pas m'arriver tt ou tard? - ---Rpondez-vous de vos hommes? - ---De ceux-l, oui; mais non pas des vtres. - ---Je suis sr des miens, - ---Alors, nous partons? - ---Dans une heure. - ---Et nous poussons en avant? - ---Oui, quand mme il nous faudrait passer sur le ventre de tous ces -bandits. - ---Alors, la grce de Dieu! Excellence, j'ai bien peur que nous ne -revenions pas. - -Et aprs avoir salu respectueusement le jeune homme, le capito se -retira d'un pas aussi tranquille et aussi insouciant que s'il n'tait -pas certain d'avance que l'ordre qui lui tait donn quivalait une -condamnation mort. - -Lorsqu'il fut seul, le marquis demeura un instant immobile; puis, -frappant du pied avec rage et lanant au ciel un regard de dfi: - -Oh! s'cria-t-il d'une voix trangle, ces diamants maudits, je les -aurai, duss-je pour m'en emparer marcher dans le sang jusqu' la -ceinture! - - - - -V - -A TRAVERS LE DSERT. - - -Pendant que, d'aprs ses ordres, le capito dos soldados da conquista -faisait lever le camp et charger les mules, prparant tout pour un -dpart immdiat, le marquis, en proie une agitation terrible, -marchait grands pas dans sa tente, maudissant la fatalit qui -semblait s'attacher ses pas et s'obstiner dtruire ses plus -adroites combinaisons, loignant constamment de lui, lorsque dj il -croyait le tenir, le riche trsor qu'il convoitait; trsor qui, depuis -qu'il s'tait mis sa recherche, lui avait cot tant de fatigues et -d'ennuis de toutes sortes, et pour lequel il avait, pendant un laps de -temps si long, brav des prils immenses et presque perdu son honneur. - -Soudain, il s'arrta en se frappant le front: une ide subite avait -travers son cerveau en l'illuminant d'un radieux clair; il dchira -une page de ses tablettes, crivit quelques mots la hte, plia le -papier et le remit un esclave en lui ordonnant de le porter de sa -part doa Laura Antonia de Cabral. - -Comptant probablement beaucoup sur le rsultat que produirait sa -missive sur l'esprit de la jeune fille, le marquis, entirement -rassrn, s'occupa avec ardeur hter les prparatifs du dpart. - -La journe tait splendidement belle, le soleil s'tait lev radieux - l'horizon dans des flots de pourpre et d'or, la brise matinale -rafrachissait doucement l'atmosphre et les oiseaux craintivement -blottis sous la feuille chantaient pleine gorge leur joyeuse chanson. - -Au loin s'tendait, encadr dans de hautes montagnes couvertes -d'impntrables forts, le serto que les Brsiliens se prparaient -traverser et qui, vu du point o ils avaient camp, leur apparaissait -comme un immense tapis de verdure, coup dans tous les sens par -d'innombrables cours d'eaux, qui miroitaient aux rayons du soleil et -semblaient des fleuves de diamants. - -Tout tait joie et bonheur dans cette nature si calme et si -majestueuse, que la main de l'homme n'avait pas encore dforme et qui -tait demeure telle qu'elle tait sortie des mains du Crateur. - -Les esclaves noirs, les chasseurs mtis et les soldats indiens -qui composaient la caravane subissaient, malgr eux, l'influence -magntique de cette dlicieuse matine et semblaient avoir oubli leurs -fatigues et leurs prils passs pour ne plus songer qu' l'avenir -qui leur apparaissait si doux et si rempli de sduisantes promesses; -c'tait en riant, en chantant et en causant gaiement entre eux qu'ils -s'acquittaient de la rude tche de lever le camp. - -Seul, malgr tous ses efforts pour feindre, sinon la joie, du moins -l'insouciance, le marquis restait sombre et pensif; c'est que, brl -par la honteuse passion de l'or, son coeur reclait de terribles -temptes et demeurait insensible aux magnifiques harmonies de la -nature, qui agissaient si puissamment sur les organisations abruptes -mais honntes des Indiens et des ngres. - -Cependant, les chevaux taient sells, les mules avaient repris leur -charge, les tentes roules taient places sur une charrette trane -par plusieurs boeufs. Doa Laura tait monte dans son palanquin, qui -s'tait immdiatement referm sur elle; on n'attendait pour se remettre -en route que l'ordre du marquis. - -Don Roque se promenait l'cart, absorb dans ses penses; il semblait -avoir oubli que tout tait prt pour le dpart et que le moment tait -venu d'effectuer la descente de la montagne pour entrer dans le dsert. - -Depuis quelques minutes, le capito qui avait prsid avec activit et -intelligence la leve du camp, tournait d'un air embarrass autour -de son chef, dont il cherchait attirer l'attention; mais tous ses -efforts taient en pure perte, le marquis ne prenait aucunement garde - lui, enfin le capito se hasarda lui toucher lgrement le bras. - -Don Roque tressaillit cet attouchement et fixant un regard -interrogateur sur le capito: - -Que me voulez-vous, don Diogo? lui demanda-t-il schement. - ---Excellence, rpondit-il, on n'attend plus que votre bon plaisir pour -se mettre en marche. - ---S'il en est ainsi, partons l'instant, rpondit-il en faisant un -mouvement pour aller prendre son cheval, qu'un esclave tenait en bride - quelques pas. - ---Pardon, Excellence, reprit l'Indien en l'arrtant respectueusement; -mais, avant que vous donniez l'ordre de la marche, j'aurais, si vous le -permettez, quelques importantes observations vous soumettre. - ---A moi? s'cria le marquis en le regardant bien en face. - ---A vous, oui, Excellence, rpondit froidement l'Indien. - ---Est-ce une nouvelle trahison dont je suis menac, reprit-il avec un -sourire amer, et me voulez-vous abandonner vous aussi, don Diogo, comme -votre camarade Malco. - ---Vous tes doublement injuste mon endroit, Excellence, rpondit -nettement l'Indien, je n'ai pas l'intention de vous abandonner, et -Malco n'a jamais t ni mon ami, ni mon camarade. - ---Si j'ai tort, ce qui est possible, excusez-moi, don Diogo, et venez -au fait, je vous prie; le temps se passe, nous devrions tre partis -depuis longtemps dj. - ---Quelques minutes de plus ou de moins ne signifient rien, Excellence, -nous arriverons toujours assez vite o nous allons, soyez tranquille. - ---Que voulez-vous dire? Expliquez-vous. - ---Ce que dj j'ai eu l'honneur de vous dire ce matin, Seigneurie, que -pas un de nous ne reviendra de cette expdition, et que tous nous y -laisserons nos os. - -Le marquis fit un geste d'impatience. - -Est-ce donc pour me rpter ces sinistres prdictions que vous -m'arrtez ainsi? s'cria-t-il en frappant du pied. - ---Nullement, Excellence, je ne me reconnais le droit ni de contrler -vos actes, ni de contrarier vos projets, je vous ai averti, voil tout; -malgr l'avertissement que j'ai cru devoir vous donner, vous voulez -pousser en avant, soit, cela ne me regarde plus, je suis vos ordres, -je vous obis. - ---Vous n'avez pas, je l'espre, souffl mot qui que ce soit des -lubies absurdes qui vous trottent dans la cervelle. - ---A quoi bon, Seigneurie, rvler sans votre autorisation ce que vous -nommez des lubies et que moi j'appelle des certitudes? Les soldats -placs sous mes ordres et les chasseurs mtis savent aussi bien que -moi ce qui les attend dans le dsert qui se droule nos pieds, je -n'avais donc rien leur apprendre; quant vos esclaves, quoi bon -les effrayer d'avance? Ne vaut-il pas mieux les laisser dans la plus -complte ignorance? Peut-tre l'heure du danger, lorsqu'ils se -verront en face de la mort, puiseront-ils dans cette ignorance mme la -force de se faire bravement tuer? Car, je le rpte, pour chapper, -cela nous est impossible. - -Le marquis frona les sourcils et se croisant les bras avec colre: - -Voyons, reprit-il d'une voix contenue, mais que l'motion faisait -lgrement trembler, finissons-en, Diogo. - ---Je ne demande pas mieux, Excellence. - ---Parlez, mais soyez bref; je vous rpte que le temps s'coule et que -dj, depuis une heure, nous devrions tre en route. - -Le capito se gratta le front d'un air embarrass, mais semblant tout -coup prendre un parti dcisif: - -Voici ce dont il s'agit, Excellence, dit-il: jusqu' prsent nous -avons travers des pays civiliss ou peu prs, o nous ne courrions -d'autres dangers que ceux ordinaires, c'est--dire les morsures des -btes fauves ou celles des reptiles, mais aujourd'hui, ce n'est plus la -mme chose. - ---Eh bien? - ---Dame, vous comprenez, Excellence, nous allons dans quelques minutes -entrer sur le territoire des peaux-rouges, les Indiens bravos ne sont -pas tendre pour les blancs et les gens civiliss, il va nous falloir -user de la plus grande prudence pour nous dfendre des piges et des -embuscades qui nous attendent chaque pas, car nous serons en pays -ennemi. Je sais bien, ajouta-t-il avec une navet pleine de bonhomie -d'autant plus terrible qu'elle provenait d'une intime conviction, -que toutes ces prcautions ne serviront rien et n'aboutiront qu' -prolonger notre existence de quelques jours seulement; mais enfin nous -aurons en mourant cette satisfaction d'avoir tout fait pour tirer le -meilleur parti d'une position dsespre. - ---O voulez-vous en venir avec ces interminables prambules? rpondit -le marquis auquel l'abngation si franche de ce pauvre diable arracha, -malgr sa colre et ses proccupations personnelles, un ple sourire. - ---A ceci, Excellence; vous tes un grand seigneur, vous, expert dans -toutes les choses de la vie des villes, mais, pardonnez-moi de vous le -dire, d'une complte ignorance de l'existence du dsert, des embches, -des dangers qu'il recle et des moyens employer pour se dfendre -des uns et viter les autres. Je crois, donc, avec tout le respect -que je vous dois, Excellence, qu'il serait bon que vous me permissiez -d'assumer sur moi seul, partir d'aujourd'hui, la responsabilit de la -marche de la caravane, que vous me la laissassiez diriger ma guise; -en un mot, que vous me remissiez le commandement. Voil, Excellence, -ce que je dsirais vous dire et pourquoi j'ai pris la libert de vous -arrter. - -Le marquis demeura quelques instants silencieux, les yeux fixs sur -le visage calme et loyal du capito indien, comme s'il et voulu lire -jusqu'au fond de son coeur ses plus secrtes penses. - -Celui-ci supporta sans se troubler le regard qui pesait sur lui. - -Ce que vous me demandez est fort grave, don Diogo, rpondit enfin -le marquis d'un air pensif; la trahison m'entoure de toutes parts; -les hommes sur lesquels je me croyais le plus en droit de compter ont -t les premiers m'abandonner; vous-mme, vous considrez cette -marche en avant comme une folie et semblez assig des plus sombres -pressentiments; qui me prouve, pardonnez-moi mon tour de vous parler -aussi franchement; qui me prouve que vous ne voulez pas me tromper et -que votre feint dvouement ma personne ne cache pas un pige. - ---Excellence, je ne vous en veux pas des soupons qui s'lvent contre -moi dans votre esprit, je les trouve, au contraire, tout naturels. Vous -tes un Portugais d'Europe, et cause de cela vous ignorez bien des -choses de ce pays, celle-ci entre autres que les soldados da conquista -sont tous des hommes prouvs, choisis avec le plus grand soin, et -que, depuis la formation de ce corps, il ne s'y est pas rencontr un -tratre, je ne vous dis pas cela pour moi, vous me connaissez peine -depuis quelques jours, et vous n'avez pas encore t en situation de me -mettre l'preuve, mais la manire loyale dont je vous ai parl, les -choses que je vous ai dites auraient d provoquer, sinon votre entire -confiance en moi, du moins le commencement de cette confiance. - ---Oui, je sais que depuis hier toutes vos dmarches ont t loyales, -toutes vos actions franches; vous voyez que je vous rends justice. - ---Pas assez encore, Excellence; vous me jugez avec vos connaissances -acquises au point de vue de la vie civilise et non celui du dsert; -donc, vous commettez, malgr vous, de graves erreurs; permettez-moi -de vous faire une simple observation, qui, je le crois, vous semblera -juste. - ---Parlez. - ---Nous sommes cinquante lieues au moins de la ville la plus -prochaine, quelques lieues seulement d'Indiens ennemis qui nous -guettent et n'attendent qu'une occasion pour nous assaillir. - ---C'est vrai, murmura le marquis tout pensif. - ---Bien, vous me comprenez, Excellence; maintenant, supposons que je -sois un tratre. - ---Je n'ai pas dit cela. - ---Pas positivement, c'est vrai; mais vous m'avez donn entendre que -je pouvais en tre un. Eh bien! Je l'admets pour un instant: rien ne -me serait plus facile que de vous abandonner vous-mme ici o nous -sommes; de partir avec mes soldats, et, croyez-le, Excellence, vous -seriez aussi irrmissiblement perdu que si je vous livrais demain ou un -autre jour aux Indiens; car il vous serait matriellement impossible de -retourner aux habitations et d'chapper au moindre des mille dangers -qui vous enveloppent et dont, sans vous en douter, vous formez le -centre. - -Le marquis plit et laissa tomber avec dcouragement sa tte sur la -poitrine; la logique du raisonnement du capito l'avait frapp en plein -coeur, en lui prouvant son impuissance et la grandeur du dvouement de -cet homme qu'il accusait, et qui faisait si noblement le sacrifice de -sa vie pour le servir. - -Il lui tendit la main et, s'inclinant devant lui: - -Pardonnez-moi mes injustes soupons, don Diogo, lui dit-il, mes doutes -sont dissips pour toujours; j'ai foi en vous, agissez votre guise, -sans mme me consulter, si vous le jugez ncessaire; je vous jure, sur -ma parole d'honneur de gentilhomme, que je ne vous gnerai en rien et -que, en toute circonstance, je serai le premier vous donner l'exemple -de l'obissance. tes-vous satisfait de moi? Croyez-vous que je rpare -assez largement la faute que j'ai commise en vous accusant? - -Le capito serra avec motion la main qui lui tait tendue. - -Je regrette de n'avoir qu'une vie vous sacrifier, Excellence, -rpondit-il. - ---Ne parlons donc plus de cela, mon ami, et faites pour le mieux. - ---J'y tcherai, Excellence. D'abord, veuillez m'apprendre vers quel -lieu vous comptez vous diriger. - ---Il nous faut atteindre les bords d'un petit lac qui se trouve, -dit-on,--car, vous le comprenez, je ne connais nullement l'endroit et -je n'y suis jamais all,--aux environs du Rio Bermejo, non loin du pays -des Indiens Frentones. - -L'Indien frona le sourcil. - -Oh! Oh! rpondit-il, la route est longue. Nous avons traverser, -avant que d'y arriver, tout le pays des Guaycurus et des Payagoas; puis -nous passerons le Rio Pilcomayo pour entrer dans le Llano de Manso; -c'est un rude chemin que celui-l, Excellence, et celui que nous avons -fait jusqu' prsent n'est rien en comparaison. - ---J'ai toujours pens que Malco Daz nous avait fait prendre une -mauvaise direction, et qu'il nous a fait errer plaisir dans ces -dserts sans bornes. - ---Vous avez eu tort, Excellence; Malco vous a au contraire guid par la -route la meilleure et la plus courte. Du reste, la faon dont il vous a -abandonn montre qu'il avait le plus grand intrt vous mettre dans -le plus bref dlai sur le territoire indien. - ---C'est juste. - ---Maintenant, Seigneurie, s'il vous plat de monter cheval, nous -partirons quand vous voudrez. - ---Tout de suite, rpondit le marquis; et, faisant signe l'esclave qui -tenait son cheval en bride de le lui amener, il se mit en selle. - ---Je vous laisse donner les ordres que vous jugerez ncessaires, dit-il. - ---C'est convenu, Excellence. - -Le jeune homme se dirigea vers le palanquin, dans lequel doa Laura -tait renferme, tandis que le capito rejoignait ses soldats et -prparait tout pour le dpart. - -Le marquis rangea son cheval au ct droit du palanquin, et, -s'inclinant lgrement sur sa selle: - -Doa Laura, dit-il, m'entendez-vous? - ---Je vous entends, rpondit la jeune fille, bien que malgr une lgre -agitation des rideaux elle demeurt invisible. - ---Voulez-vous m'couter pendant quelques minutes? reprit le marquis. - ---Il m'est impossible de faire autrement murmura-t-elle. - ---Vous avez reu ma lettre, ce matin? - ---Je l'ai reue, oui. - ---L'avez-vous lue? - -La jeune fille hsita. - -L'avez-vous lue? insista le marquis. - ---Je l'ai lue. - ---Je vous en remercie, seorita. - ---Je n'accepte pas ce remercment que je ne mrite pas. - ---Pour quelle raison? - ---Parce que cette lettre n'a en rien influ sur mon immuable -dtermination. - -Le marquis fit un geste de dpit. - -Vous n'acceptez pas mes conditions? - ---Non. - ---Songez qu'un danger terrible vous menace. - ---Il sera le bienvenu, quel qu'il soit, s'il me dlivre de l'esclavage -dans lequel vous me tenez, et de l'horreur que m'inspire votre -continuelle prsence mes cts. - ---C'est votre dernier mot, seorita? - ---Le dernier. - ---Mais une telle obstination est de la folie. - ---Peut-tre; dans tous les cas elle me venge de vous et c'est tout ce -que je puis dsirer dans le malheureux tat o je suis rduite par -votre coupable conduite. - ---C'est la mort que vous marchez. - ---Je l'espre, mais vous ne m'avez demand que quelques minutes -d'entretien, elles sont presque coules, dispensez-vous donc, seor, -de me parler davantage, car je ne vous rpondrai plus; d'ailleurs, je -sens, au mouvement du palanquin, que vos bandits reprennent leur route. - -En effet, la caravane commenait descendre le versant de la -montagne; le sentier se rtrcissait de plus en plus, et une plus -longue conversation devenait matriellement impossible. - -Oh! Malheur sur vous! s'cria le marquis avec rage. - -La jeune fille ne lui rpondit que par un clat de rire moqueur. - -Don Roque lui fit un dernier geste de menace, enfona les perons dans -les flancs de son cheval, le fit bondir en avant et alla se placer au -centre de la petite troupe. - -Le capito avait pris pour la marche ses dispositions en soldat aguerri -et en coureur des bois expriment. - -Les soldados da conquista, habitus de longue date guerroyer avec -les Indiens, dont ils connaissaient toutes les ruses, avaient t par -lui dissmins en avant et sur les flancs de la caravane, avec ordre -d'clairer la route et de fouiller avec soin les buissons droite et -gauche. - -Les chasseurs mtis, forms en une seule troupe compacte, s'avanaient, -le fusil sur la cuisse, le doigt sur la dtente, l'oeil et l'oreille au -guet, prts faire feu au premier signal. - -Les ngres esclaves, dans lesquels, bien qu'ils fussent arms, -le capito, avec raison, n'avait pas grande confiance, formaient -l'arrire-garde. - -La caravane ainsi dispose ne laissait pas que de prsenter une -ligne assez tendue et surtout imposante; elle se composait de -cinquante-cinq hommes en tout, dont quarante-cinq environ taient des -gens rsolus, habitus depuis longtemps parcourir le dsert, et sur -lesquels, avec raison, on pouvait compter le cas chant. Quant aux dix -qui restaient, c'taient des esclaves ngres ou multres qui n'avaient -jamais vu le feu, avaient une horreur instinctive des Indiens, et au -cas d'une attaque devaient, selon toutes les probabilits, lcher pied - la premire dcharge. - -Le marquis, malgr les sombres prvisions du capito, ne pouvait se -persuader que les Indiens osassent attaquer une troupe aussi nombreuse -et aussi bien arme que la sienne de fusils et de pistolets; il taxait -intrieurement don Diogo de lui avoir exagr le danger, afin de capter -sa confiance et de faire valoir ses yeux les services qu'il serait -cens lui rendre pendant l'expdition. - -Cependant, comme, part cette exagration qu'il supposait exister -dans les renseignements que lui avait fournis le capito, il ne se -dissimulait pas que la position dans laquelle il se trouvait, sans -tre dsespre, tait cependant difficile; que la trahison, ou du -moins l'abandon de son guide le laissait dans une situation assez -embarrassante, il n'tait pas fch que de son propre mouvement le -capito et assum sur lui la responsabilit du commandement et se -ft ainsi charg de le tirer d'affaire, ce quoi il convenait que -lui n'aurait jamais russi. Le marquis commettait une grave erreur; -erreur pardonnable en ce sens que, depuis un an peine en Amrique, -il n'avait jamais t mis mme par les circonstances de porter un -jugement sain sur ce qui se passait autour de lui, ni sur les hommes -avec lesquels le hasard le mettait en rapport. - -lev en Europe, membre de la plus haute et de la plus orgueilleuse -noblesse du vieux monde, dont il avait ds l'enfance adopt tous -les prjugs; habitu la vie facile et sans arrire-pense des -castes riches, il ignorait ces natures fortes, ces organisations -vigoureusement trempes, qui ne se rencontrent que dans les pays placs -sur la limite de la barbarie, et pour lesquelles le dvouement et -l'abngation sont une des conditions vitales de l'existence. Aussi ne -pouvait-il les comprendre, et malgr ce que lui avait presque prouv -Diogo pendant le court entretien qu'il avait eu avec lui, conservait-il -au fond du coeur une secrte arrire-pense qu'il ne s'avouait peut-tre -pas lui-mme, mais qui lui faisait, son insu, chercher dans le -dvouement si loyalement vrai et naf de cet homme un calcul d'intrt -ou d'ambition. - -Cependant la caravane descendait lentement la montagne, claire -droite et gauche par les soldats envoys par le capito en batteurs -d'estrade. - -Au fur et mesure que les voyageurs s'approchaient du dsert, -le paysage changeait et prenait un aspect plus imposant et plus -grandiose. Quelques minutes encore, et la descente serait termine. - -Don Roque s'approcha de don Diogo, et, lui touchant lgrement l'paule: - -Eh bien! lui dit-il en souriant, nous voici bientt dans la plaine, et -nous n'avons vu me qui vive; croyez-moi, capito, les menaces faites -par les Indiens ne sont que des rodomontades, ils ont essay de nous -effrayer, voil tout. - -L'Indien regarda le marquis avec une stupfaction profonde. - -Parlez-vous srieusement, Excellence, rpondit-il, croyez-vous -rellement ce que vous dites? - ---Certes, cher don Diogo, et tout me donne raison, il me semble. - ---Alors il vous semble mal, Excellence, car je vous certifie, moi, que -les Guaycurus n'ont rien avanc qu'ils n'aient l'intention de tenir, et -avant peu vous en aurez la preuve. - ---Redouteriez-vous une attaque? fit le marquis avec un commencement -d'inquitude. - ---Une attaque, non peut-tre pas tout de suite, mais au moins une -sommation. - ---Une sommation! De la part de qui? - ---Mais de la part des Guaycurus, probablement. - ---Allons donc, vous voulez rire. Sur quoi basez-vous une telle -supposition? - ---Je ne suppose pas, Excellence; je vois, voil tout. - ---Comment, vous voyez? - ---Oui, et il vous est facile d'en faire autant, car, avant un quart -d'heure, l'homme que je vous annonce sera devant vous. - ---Oh! Oh! Voil qui est fort. - ---Tenez, Excellence, reprit-il en tendant le bras dans une certaine -direction, voyez-vous ces herbes qui frissonnent et se courbent par un -mouvement rgulier. - ---Oui, je les vois; aprs? - ---Vous remarquez, n'est-ce pas, que ce mouvement n'est que partiel et -se rapproche incessamment de nous? - ---En effet, mais qu'est-ce que cela prouve? - ---Cela prouve, Excellence, qu'un Indien arrive sur nous au galop, et -probablement cet Indien est porteur de quelque important message qu'il -est charg de nous communiquer. - ---Allons donc! Vous plaisantez, capito. - ---Pas le moins du monde, Excellence, bientt vous en aurez la preuve. - ---Je ne le croirai que lorsque je le verrai. - ---S'il en est ainsi, reprit le capito en dissimulant un sourire, -croyez donc alors, Excellence, car le voici! - -Le marquis regarda. - -En ce moment, un Indien guaycurus, arm en guerre et mont sur un -magnifique cheval, mergea tout coup des hautes herbes et s'arrta -firement, en travers du sentier, porte de pistolet des Brsiliens, -en agitant entre ses mains une peau de tapir qu'il faisait flotter -comme un tendard. - -Feu sur ce bribon! s'cria le marquis en paulant sa carabine. - -Le capito l'arrta vivement: - -Gardez-vous en bien! lui dit-il. - ---Comment! N'est-ce pas un ennemi? reprit le marquis. - ---Cela peut tre, Excellence; mais, en ce moment, il vient en -parlementaire. - ---En parlementaire, ce sauvage! Vous vous moquez de moi sans doute, -s'cria le marquis en haussant les paules. - ---Nullement, Excellence, coutons ce que cet homme a nous dire. - ---A quoi bon? fit-il avec mpris. - ---Quand ce ne serait que pour connatre les projets de ceux qui nous -l'envoient, il me semble que ce serait dj assez important pour nous. - -Le marquis hsita un instant, puis rejetant sa carabine en bandoulire. - -Au fait, c'est possible, murmura-t-il, mieux vaut le laisser -s'expliquer; qui sait ce que ces Indiens peuvent avoir rsolu entre -eux, peut-tre dsirent-ils traiter avec nous? - ---Ce n'est pas probable, rpondit en riant le capito; mais, dans tous -les cas, si vous me le permettez, Excellence, je le vais interroger. - ---Faites, faites, don Diogo, je suis curieux de connatre ce message. - -Le capito s'inclina; puis, aprs avoir jet terre son tromblon, -son sabre et son couteau, il se dirigea au trot de son cheval vers -l'Indien, toujours immobile comme une statue questre en travers du -chemin. - -Vous tes fou, s'cria don Roque en s'lanant vers lui; comment, vous -abandonnez vos armes; vous voulez donc vous faire assassiner? - -Don Diogo sourit en haussant les paules avec ddain, et, retenant le -cheval du marquis par la bride pour l'empcher d'avancer davantage: - -Ne voyez-vous donc pas que cet homme est sans armes? dit-il. - -Le marquis fit un geste de stupfaction et s'arrta; il n'avait pas -remarqu cette particularit. - -Le capito profita de la libert qui lui tait laisse pour se remettre -en route. - -VI - -LES GUAYCURUS. - - -Le vaste territoire du Brsil est habit aujourd'hui encore par de -nombreuses tribus indiennes rpandues dans les sombres forts et les -vastes dserts qui couvrent ce pays. - -Si on croyait ces tribus toutes issues d'une mme nation ou offrant -les mmes caractres de sociabilit, on commettrait une grave erreur; -rien au contraire n'est plus diffrent que leurs moeurs, leurs usages, -leurs langues et leur organisation particulire. On ne connat gure -en Europe, et ce peine de nom, que les Botocudos ou Botocudis, qui -doivent cette pseudo-renomme leur voisinage des tablissements -brsiliens et la frocit qu'ils dploient dans leurs guerres contre -les blancs. Ces Indiens, qui n'ont d'autre qualit qu'une haine pousse -au plus haut degr pour le joug tyrannique de l'tranger, ne sont -part cela nullement intressants. Sales, plongs dans la plus complte -barbarie, anthropophages mme, ils ont, dans leur aspect farouche, -quelque chose de rpugnant cause de l'horrible _botoque_, ou rondelle -de bois d'une largeur de plusieurs pouces, qu'ils s'introduisent dans -la lvre infrieure et qui les dfigure d'une telle faon, qu'ils -ressemblent plutt de hideux orangs-outangs qu' des hommes. - -Mais si l'on s'enfonce dans l'intrieur des terres, et si on se dirige -vers le sud, on rencontre de puissantes nations indiennes qui peuvent, -au besoin, mettre jusqu' quinze mille guerriers sous les armes, et -jouissent d'une civilisation relative fort curieuse et surtout fort -intressante tudier. - -De ces nations, deux surtout tiennent une place fort importante dans -l'histoire des races aborignes du Brsil, ce sont les Payagoas et les -Guaycurus. - -Ces derniers doivent plus particulirement nous occuper ici. - -Les Guaycurus, ou _Indios cavalheiros_, ainsi que les nomment les -Brsiliens, paraissent, de temps immmorial, avoir occup sur une -tendue d'au moins cent lieues les bords du Rio Paraguay. - -Aujourd'hui, forcs de reculer peu peu devant la civilisation qui les -circonscrit de plus en plus, leur position a un peu vari; cependant, -on les y rencontre encore, mais ils se tiennent surtout entre les Rios -So Loureno et Embotateu ou Mondego. - -Les Guaycurus ne sauraient tre sans injustice rangs parmi les races -purement sauvages. Ils tiennent notre avis,--avis, soit dit entre -parenthse, partag par beaucoup de voyageurs,--dans la hirarchie -sociale des peuples du nouveau monde peu prs le rang qu'y tiennent -aujourd'hui les Araucanos du Chili, dont nous avons, dans un prcdent -ouvrage, dcrit les moeurs et presque rvl l'existence aux lecteurs -europens[1]. - -Cependant, htons-nous de constater que les moeurs de cette nation n'ont -qu'un rapport fort indirect avec celles des Guaycurus. - -Ceux-ci offrent trois divisions compltement distinctes: - -Ceux qui occupent encore le Paraguay, o ils taient connus sous le nom -de _Lingoas_; les habitants des rives orientales du grand fleuve, et, -enfin, ceux qui demeurent sur les possessions brsiliennes. - -Nous ne nous occuperons, quant prsent, que de ces derniers. - -Les Guaycurus brsiliens se partagent en sept hordes diffrentes, -presque toujours en guerre entre elles, et qui parcourent en libert -d'immenses plaines couvertes de magnifiques pturages, situes entre -les Rios _Ipany_ et _Tocoary._ - -Cette race est essentiellement belliqueuse; elle n'entreprend une -guerre que dans le but de faire des prisonniers qui sont rduits en -esclavage. - -L'incontestable supriorit des Guaycurus a contraint plusieurs tribus -voisines de se soumettre vis--vis d'eux une espce de vasselage, -librement consenti du reste. - -Ces tribus, cependant assez puissantes, sont au nombre de seize. Nous -citerons parmi elles les Xiquitos, les Guatos, les Lodeos et les -Chagoteos, c'est--dire les plus redoutables nations du Sud. - -Les Guaycurus maintiennent parmi eux une sorte de hirarchie sociale -bien marque, dont les exemples sont fort rares parmi les peuplades du -Nouveau Monde; ils se partagent en chefs, guerriers et esclaves. Cette -organisation intrieure est d'autant plus facilement maintenue, que les -descendants des prisonniers ne peuvent, sous aucun prtexte, s'allier -aux personnes libres; une union semblable dshonorerait celui qui -l'aurait contracte; il n'y a pas d'exemple qu'un esclave ait jamais -t mancip; d'ailleurs leur religion exclut les esclaves du paradis. - -On voit, par ce qui prcde, que si la caste des chefs se conserve dans -toute sa puret primitive, peu de nations prsentent dans la classe -infrieure des lments aussi htrognes et n'ont soumis les esclaves - un plus complet nivellement. - -Au fur et mesure que nous avancerons dans notre rcit, nous ferons -plus particulirement connatre ce peuple si singulirement plac sur -les limites extrmes de la barbarie et de la civilisation, et tenant, -en quelque sorte, la balance gale entre les deux. Nous reprendrons -maintenant notre histoire au point o nous l'avons abandonne en -terminant le prcdent chapitre. - -Aprs avoir chang avec le marquis les quelques paroles que nous avons -rapportes, don Diogo s'tait avanc seul et sans armes vers l'Indien -firement camp en travers du sentier, et qui le regardait s'approcher -sans faire le plus lger mouvement. - -Ces deux hommes, bien qu'ils eussent une commune origine et -descendissent tous deux de la race aborigne et des premiers -propritaires du sol qu'ils foulaient, offraient cependant deux types -bien distincts et formaient entre eux le plus complet contraste. - -Le Guaycurus, peint en guerre, firement drap dans son poncho, -hardiment pos sur son cheval aussi indompt que lui-mme, l'oeil bien -ouvert et franchement fix sur l'homme qui s'avanait vers lui, tandis -qu'un sourire de ddain orgueilleux errait sur ses lvres, reprsentait -bien aux yeux d'un observateur, le type de cette race puissante, -confiante en son droit et en sa force, qui, depuis le premier jour de -la dcouverte, a jur une haine implacable aux blancs, s'est recule -pas pas devant eux sans jamais leur tourner le dos, et qui a -rsolu de prir plutt que de subir un joug odieux et une servitude -dshonorante. - -Le capito, au contraire, moins vigoureusement charpent, gn dans -ses troits vtements d'emprunt, portant sur ses traits la marque -indlbile du servage consenti par lui; embarrass de sa contenance, -remplaant la fiert par de l'effronterie et ne fixant qu' la drobe -un regard sournois sur son adversaire, reprsentait, lui, le type -abtardi de cette race laquelle il avait cess d'appartenir et dont -il avait rpudi les coutumes pour adopter, sans les comprendre, celles -de ses vainqueurs, sentant instinctivement son infriorit et subissant -peut-tre son insu l'influence magntique de cette nature forte parce -qu'elle tait libre. - -Lorsque les deux hommes ne furent plus qu' quelques pas l'un de -l'autre, le capito s'arrta. - -Qui es-tu, chien? lui dit durement le Guaycurus en lui jetant un -regard de mpris, toi qui portes des vtements d'esclave, et qui -pourtant sembles appartenir la race des enfants de mon pre. - ---Je suis comme toi un fils de cette terre, rpondit le capito d'un -ton bourru; seulement, plus heureux que toi, mes yeux se sont ouverts -la vraie foi, et je suis entr dans la famille des blancs que j'aime et -que je respecte. - ---N'emploie pas ta langue menteuse faire ton loge, tu serais mal -venu prs de moi, rpondit le guerrier, me vanter les douceurs de -l'esclavage. Les Guaycurus sont des hommes, et non pas des chiens -poltrons qui lchent la main qui les fouette. - ---Es-tu donc venu te placer sur ma route pour m'insulter? dit le -capito avec un accent de colre mal contenue. Mon bras est long et ma -patience courte; prends garde que je ne rponde par des coups tes -insultes. - -Le guerrier fit un geste de ddain. - -Qui oserait se flatter d'effrayer Tarou-Niom, dit-il. - ---Je te connais, je sais que tu es renomm dans ta nation par ton -courage dans les combats et ta sagesse dans les conseils; cesse donc de -vaines forfanteries et laisse aux femmes dbiles le soin de se servir -de leur langue envers un homme qui, pas plus que toi, ne peut tre -effray. - ---Un fou donne parfois un bon conseil, repartit le guerrier; ce que tu -dis est juste; arrivons donc au sujet rel de cet entretien. - ---J'attends que tu t'expliques. Ce n'est pas moi qui me place sur ta -route. - ---Pourquoi n'as-tu pas rapport aux visages ples dont tu es l'esclave, -le message dont je t'avais charg pour eux. - ---Je ne suis pas plus l'esclave des blancs que tu ne l'es toi-mme; je -leur ai textuellement rapport tes paroles. - ---Et, malgr cet avertissement, ils ont continu marcher en avant? - ---Tu le vois. - ---Ces hommes sont fous; ne savent-ils donc pas que tu les conduis une -mort certaine? - ---Ils ne partagent nullement cette opinion; plus senss que vous, sans -vous craindre, ils ne vous mprisent pas et n'ont nullement l'intention -de vous offenser. - ---N'est-ce pas la plus grande insulte qu'ils puissent nous faire que -d'oser, malgr nos ordres, envahir notre territoire? - ---Ils n'envahissent pas votre territoire, ils suivent leur route, pas -autre chose. - ---Tu es un chien langue fourchue, les visages ples n'ont pas de -chemin qui traverse notre pays. - ---Vous n'avez pas le droit d'empcher le passage sur vos terres des -citoyens paisibles. - ---Si nous n'avons pas ce droit, nous le prenons; les Guaycurus sont les -seuls matres de ces contres, qui jamais ne seront souilles par le -pied d'un blanc. - -Diogo rflchit un instant. - -coutez-moi, dit-il, ouvrez vos oreilles, afin que la vrit pntre -jusqu' votre coeur. - ---Parle, ne suis-je pas ici pour t'couter? - ---Nous n'avons pas l'intention de pntrer plus avant dans votre pays; -tout le temps que nous serons forcs d'y demeurer, nous nous tiendrons -prs de la frontire le plus possible, nous ne faisons que passer pour -aller plus loin. - ---Ah! Ah! Et comment nommez-vous ce pays o vous vous rendez? reprit le -chef d'un air sardonique. - ---Le pays des Frentones. - ---Les Frentones sont les allis de ma nation; nos intrts sont -communs: entrer sur leur territoire, c'est entrer sur le ntre; nous -ne souffrirons pas cette violation. Va rejoindre celui qui t'envoie et -dis-lui que Tarou-Niom consent le laisser fuir, la condition qu'il -tournera immdiatement la tte de son cheval vers le nord. - -Le capito demeura immobile. - -Ne m'as-tu pas entendu, reprit le guerrier avec violence; cette -condition seule, vous pouvez esprer d'chapper tous autant que vous -tes la mort ou l'esclavage. Va donc, sans plus tarder. - ---C'est inutile, rpondit le capito en haussant les paules, le chef -blanc ne consentira pas retourner d'o il vient, avant d'avoir -accompli jusqu'au bout son voyage. - ---Quel intrt pousse donc cet homme jouer ainsi sa vie dans une -partie dsespre? - ---Je l'ignore, cela n'est pas mon affaire, j'ai pour habitude de ne -jamais me mler de ce qui ne me regarde pas. - ---Bon. Ainsi, malgr tour ce que je lui dirai il continuera s'avancer. - ---J'en suis convaincu. - ---C'est bien, il mourra. Que son destin s'accomplisse. - ---C'est donc la guerre que vous voulez? - ---Non, c'est la vengeance; les blancs ne sont pas pour nous des -ennemis, ce sont des btes fauves que nous tuons, des reptiles venimeux -que nous crasons chaque fois que l'occasion s'en prsente. - ---Prenez-y garde, chef, la lutte sera srieuse entre nous; nous -sommes des hommes braves, nous ne vous attaquerons pas les premiers, -mais si vous essayez de nous barrer le passage, nous rsisterons -vigoureusement, je vous en avertis. - ---Tant mieux! Voil longtemps que mes fils n'ont rencontr d'ennemis -dignes de leur courage. - ---Cet entretien est maintenant sans objet, laissez-moi retourner vers -les miens. - ---Va donc, je n'ai plus, en effet, rien te dire, souviens-toi que -c'est l'enttement de ton matre qui aura appel sur sa tte les -malheurs qui, bientt, fondront sur elle. Marchez sans craindre de vous -garer, ajoutt-il avec un sourire sinistre, je me charge de si bien -marquer la route que vous suivrez qu'il vous sera impossible de ne pas -la reconnatre. - ---Je vous remercie de ce renseignement, chef, je le mettrai profit, -soyez-en certain, fit-il avec ironie. - -Le Guaycurus sourit sans rpondre, mais, enfonant les perons dans les -flancs de sa monture, il lui fit excuter un saut norme et disparut -presque instantanment dans les hautes herbes. - -Le capito rejoignit au petit trot la caravane. - -Le marquis attendait avec impatience le rsultat de cette entrevue. - -Eh bien? s'cria-t-il ds que don Diogo fut auprs de lui. - -L'Indien hocha tristement la tte. - -Ce que j'avais prvu est arriv, rpondit-il. - ---Ce qui signifie?... - ---Que les Guaycurus ne veulent, sous aucun prtexte, nous laisser -mettre le pied sur leur territoire. - ---Ainsi? - ---Ils nous ordonnent de rebrousser chemin, nous avertissant qu'au cas -o nous n'y consentirions pas, ils sont rsolus ne pas nous livrer -passage. - ---Nous nous en frayerons un en passant sur leurs cadavres, s'cria -firement le marquis. - ---J'en doute, Excellence; si braves que soient les hommes qui vous -accompagnent, aucun d'eux, pris individuellement, n'est capable de -lutter avec avantage contre dix ennemis. - ---Les croyez-vous donc si nombreux? - ---Je me suis tromp; ce n'est pas dix, mais cent que j'aurais d dire. - ---Vous cherchez m'effrayer, Diogo. - ---A quoi bon, Excellence; je sais que rien de ce que je pourrais -vous dire ne russirait vous persuader; que votre rsolution est -irrvocable, et que vous pousserez en avant quand mme. Ce serait donc -gaspiller en pure perte un temps prcieux. - ---Alors, c'est vous qui avez peur, s'cria le marquis avec colre. - -L'Indien, cette insulte si peu mrite, plit la faon des hommes -de sa race, c'est--dire que son visage prit subitement une teinte d'un -blanc sale, ses yeux s'injectrent de sang, et un tremblement convulsif -agita tous ses membres. - -Ce que vous faites, non seulement n'est pas gnreux, Excellence, -rpondit-il, d'une voix sourde, mais est maladroit en ce moment. -Pourquoi insulter un homme qui pendant une heure, par dvouement pour -vous, a support sans se plaindre, de la part de votre ennemi, de -mortelles injures. Voulez-vous donc me faire repentir de vous avoir -sacrifi ma vie? - ---Mais enfin, reprit d'une voix plus douce don Roque, qui dj se -repentait de s'tre laiss emporter prononcer ces paroles, notre -position est intolrable, nous ne pouvons rester ainsi; comment sortir -de l'impasse dans laquelle nous nous trouvons? - ---Voil, Excellence, ce quoi je songe; une attaque immdiate des -Guaycurus n'est pas ce qui me proccupe le plus en ce moment; le pays -est trop bois, le terrain trop ingal et trop coup par les cours -d'eaux pour qu'ils essayent de nous surprendre; je connais leur manire -de combattre; ils doivent avoir en ce moment intrt nous mnager, -pourquoi? Je ne saurais le deviner encore, mais je le saurai bientt. - ---Qui vous fait supposer cela? - ---Mon Dieu, l'opinitret qu'ils mettent essayer de nous faire -retourner sur nos pas, au lieu de nous assaillir l'improviste; aprs -cela, ces dmarches peut-tre sont-elles un stratagme pour nous -inspirer de la confiance. - ---Que comptez-vous faire? - ---D'abord tudier les plans de l'ennemi, Excellence, et, si Dieu me -vient en aide, si fins que soient les Guaycurus, je parviendrai, je -vous le jure, les percer jour. - ---Soyez assur que, si nous russissons djouer leurs projets et -leur chapper, la rcompense que je vous rserve quivaudra au service -que vous m'aurez rendu. - -Le capito haussa les paules. - -Il est inutile de parler de rcompense un homme mort, et je me -considre comme tel, rpondit-il d'une voix brve. - ---Toujours cette pense, fit le jeune homme avec impatience. - ---Toujours, oui, Excellence; mais soyez tranquille, cette certitude -qui, avec tout autre, aurait sans doute des consquences dsastreuses, -me donne, au contraire, la libert de mes actions et, au lieu de -paralyser ma pense, la rend plus claire et plus lucide. Sachant que je -ne puis chapper au sort qui me menace, je tenterai tout ce qu'il sera -humainement possible de faire pour loigner la catastrophe invitable; -cela doit vous rassurer. - ---Pas trop, rpondit le marquis avec un ple sourire. - ---Seulement, Excellence, je vous le rpte, j'ai besoin de toute ma -libert d'action, il ne faut pas que, soit par paroles, soit d'une -autre faon, vous entraviez les projets que je mdite et les moyens que -je compte employer. - ---Je vous ai donn ma parole de gentilhomme. - ---Et je l'ai reue, Excellence; la guerre que nous commenons -aujourd'hui n'a rien de commun avec celles que, m'a-t-on dit, vous tes -accoutum faire en Europe. Nous avons en face de nous des ennemis -dont l'arme principale est la ruse. Ce n'est donc qu'en nous montrant -plus fins et plus russ qu'eux que nous parviendrons les vaincre, -s'il nous est, ce que je ne crois pas, possible d'obtenir ce rsultat. -Les observations que vous penseriez devoir me faire n'aboutiraient qu' -consommer plus promptement notre perte si j'tais contraint de m'y -conformer. - ---Une fois pour toutes, je vous promets de vous laisser la libert -la plus entire, si bizarres et si singulires que me paraissent les -dispositions que vous jugerez ncessaire de prendre dans l'intrt -gnral. - ---Voil qui est parl en homme sage, Excellence; esprez. Qui sait, -peut-tre Dieu daignera-t-il faire un miracle en notre faveur; du moins -y aiderons-nous de tout notre pouvoir. - ---Je vous remercie de me donner enfin un peu d'espoir, Diogo, et cela -avec d'autant plus de joie, fit le marquis en souriant, que c'est une -marchandise dont vous n'tes pas prodigue mon gard. - ---Nous sommes des hommes auxquels il faut parler franchement pour -qu'ils se mettent sur leurs gardes, Excellence, et non des enfants -peureux qui ont besoin d'tre tromps. Maintenant, ajouta-t-il en -tendant le bras vers un lger monticule situ environ une lieue -en avant et un peu sur la droite du chemin suivi par la caravane, si -vous n'y trouvez pas d'inconvnient, voil o nous allons placer notre -campement pour la nuit. - ---Comment! Dj nous arrter! se rcria le jeune homme, et la journe -est peine la moiti. - ---Quel dommage! s'cria l'Indien avec un accent de railleuse piti, que -cette expdition soit condamne finir si mal, je vous aurais donn -certaines leons, Excellence, qui auraient fait de vous, j'en suis -convaincu, avec le temps, un des plus fins et des plus expriments -coureurs des bois du Brsil. - -Malgr la situation critique dans laquelle il se trouvait, le marquis -ne put s'empcher de rire cette nave boutade du digne capito. - -C'est gal, don Diogo, lui rpondit-il, ne m'pargnez pas vos leons, -on ne sait pas ce qui peut arriver, peut-tre me profiteront-elles. - ---A la grce de Dieu, Excellence. coutez-moi bien, voici ce que nous -allons faire. - ---Je suis tout oreilles. - ---Nous ne devons pas nous enfoncer davantage dans le dsert avant -d'avoir, sur les mouvements de nos ennemis, des renseignements -positifs; ces renseignements, moi seul puis les obtenir, en me -faufilant parmi eux et en m'introduisant jusque dans leurs villages; -d'un autre ct, lorsque leurs claireurs qui nous surveillent derrire -chaque buisson et pient nos moindres gestes, nous verront nous arrter -et camper aussi hardiment, ils ne sauront que penser de cette faon -d'agir; l'inquitude leur viendra, ils chercheront les motifs de notre -conduite, hsiteront et nous donneront ainsi le temps de prparer une -vigoureuse rsistance. Me comprenez-vous, Excellence? - ---A peu prs, une seule chose demeure obscure pour moi dans ce que vous -m'avez dit. - ---Laquelle? - ---Vous avez l'intention d'aller vous-mme chercher des nouvelles et de -vous introduire dans les villages indiens? - ---En effet, telle est mon intention. - ---Ne croyez-vous pas que ce soit l une grande imprudence? Vous risquez -d'tre dcouvert. - ---C'est vrai, et si cela arrive, mon sort est dcid d'avance; que -voulez-vous, Excellence? C'est une chance courir, mais il n'y a pas -moyen de faire autrement. Cependant, si prilleuse que soit une telle -expdition, elle ne l'est pas autant que vous le supposez, pour un -homme qui, ainsi que moi, appartient la race indienne et connat -naturellement les coutumes des hommes qu'il veut tromper; d'ailleurs -je n'ai pas besoin d'ajouter, Excellence, que je prendrai toutes les -prcautions ncessaires pour ne pas tre surpris. - -Pendant que le marquis et le capito causaient ainsi entre eux, la -caravane continuait s'avancer lentement travers les mandres -inextricables d'un troit sentier, trac avec peine par le passage des -btes fauves et presque perdu dans les hautes herbes. - -Le silence le plus complet, le calme le plus profond rgnaient dans -ce dsert, que le pas de l'homme semblait n'avoir jamais foul depuis -l'poque de la dcouverte. - -Cependant, les chasseurs mtis et les soldados da conquista, mis en -veil par la prsence inattendue devant eux du chef guaycurus, et -inquiets du long entretien qu'il avait eu avec le capito, se tenaient -sur leurs gardes. Ils n'avanaient, selon l'expression espagnole, que -la barbe sur l'paule, l'oeil et l'oreille au guet, le doigt sur la -dtente du fusil, et prts faire feu la moindre alerte. - -La caravane atteignit ainsi la colline sur laquelle don Diogo se -proposait de camper. - -L'Indien, avec ce coup d'oeil infaillible que donne une longue -exprience et que possdent seuls les hommes rompus depuis des annes - la vie si accidente et si pleine de pripties imprvues du dsert, -avait choisi admirablement le seul endroit o il ft possible d'tablir -un camp facile tre promptement mis en tat de rsister une attaque -subite des ennemis. - -Cette colline formait un accore avanc de l'une des plus larges -rivires de la plaine, ses flancs escarps taient dpourvus de -verdure, son sommet seul tait recouvert d'un bois pais; du ct de la -rivire, la colline, taille pic tait inabordable; seulement elle -tait accessible par le dsert, sur un espace de dix mtres tout au -plus. - -Le marquis flicita don Diogo sur la sagacit avec laquelle il avait -choisi cette position. - -Cependant, ajouta-t-il, je me demande s'il tait ncessaire, pour une -seule nuit, de nous tablir au sommet d'une telle forteresse. - ---Si nous ne devions y rester qu'une seule nuit, rpondit l'Indien, -je ne me serais pas donn la peine de vous indiquer ce lieu, mais les -renseignements que nous avons prendre seront peut-tre longs -obtenir, et il est bon, si nous sommes contraints de demeurer quelques -jours ici, de ne pas avoir redouter une surprise. - ---Demeurer quelques jours ici, reprit le marquis avec une nuance de -mcontentement. - ---Dame! Je ne saurais positivement vous dire ce qui arrivera. -Peut-tre repartirons-nous demain, peut-tre non; cela dpendra des -circonstances. Bien que notre position ne soit pas bonne, encore -dpend-il un peu de nous, Excellence, de ne pas la rendre pire. - ---Vous avez toujours raison, mon ami, rpondit le jeune homme; campons -donc, puisque vous le voulez. - -Le capito quitta alors le marquis et alla donner les ordres -ncessaires pour que le campement ft tabli ainsi qu'il l'avait arrt -dans son esprit. - -Les Brsiliens s'occuprent d'abord mettre en sret leurs choses les -plus prcieuses, c'est--dire les provisions de bouche et les munitions -de guerre; puis, ce soin pris, on installa le camp sur le bord mme de -la plate-forme de la colline; on forma un rempart de troncs d'arbres -enlacs les uns dans les autres; derrire ce premier rempart, les -wagons et les charrettes furent enchans et placs en croix de -Saint-Andr. - -D'aprs l'ordre exprs du capito, les arbres strictement ncessaires -aux fortifications avaient t abattus; les autres, demeurs debout, -devaient, non seulement donner de l'ombre aux Brsiliens, mais encore -leur servir de dfense en cas d'assaut, et, de plus, empcher les -Indiens, s'ils ne l'avaient fait dj, ce qui n'tait gure probable, -de les compter et de connatre ainsi le nombre des ennemis qu'ils -attaquaient. - -Un peu avant le coucher du soleil, le camp se trouva compltement en -tat de rsister un coup de main. - -Diogo, pour plus de sret, ordonna qu'une sentinelle demeurerait nuit -et jour au sommet de l'arbre le plus lev de la colline, afin de -surveiller le dsert et d'avertir les aventuriers des mouvements des -Indiens. - -Cette dernire prcaution, la plus importante de toutes, assurait en -quelque sorte la sret du camp; aussi Diogo ne voulut-il confier -le soin de veiller sur le salut commun qu' un homme expriment -et ordonna-t-il que la sentinelle, place ainsi en vedette, serait -toujours un de ses soldats. - -Indiens eux-mmes, ils taient plus que tous autres en tat de -djouer les ruses des Guaycurus et de ne pas laisser surprendre leurs -compagnons. - - -[1] Voir le _Grand chef des Aucas_,2 vol. in-12. Amyot, diteur. - - - - -VII - -ASSAUT DE RUSES. - - -Lorsque la nuit fut venue et que l'obscurit eut compltement noy le -paysage, don Diogo entra dans la tente o le marquis se promenait tout -pensif, marchant de long en large, la tte basse et les bras croiss -sur la poitrine. - -Ah! C'est vous, capito, dit le jeune homme en s'arrtant, quelles -nouvelles? - ---Rien que je sache, Excellence, rpondit l'Indien; tout est calme, les -sentinelles veillent; la nuit, je le crois, sera tranquille. - ---Cependant, vous aviez, si je ne me trompe, quelque chose me dire? - ---En effet, Excellence, je venais vous annoncer que je quitte le camp. - ---Vous quittez le camp? - ---Ne faut-il pas que j'aille la dcouverte? - ---C'est vrai. Combien de temps comptez-vous rester dans cette -excursion? - ---Qui saurait le dire, Excellence? Peut-tre un jour, peut-tre deux, -peut-tre quelques heures, tout dpendra des circonstances; il est -possible aussi que je sois dcouvert, et alors je ne reviendrai pas. - -Le marquis demeura un instant les yeux fixs avec une expression -trange sur le capito. - -Don Diogo, lui dit-il enfin en lui posant amicalement la main sur -l'paule, avant de me quitter, laissez-moi vous adresser une question. - ---Faites, Excellence. - ---Quelle est la raison qui vous engage me tmoigner un dvouement si -grand, une abngation si complte? - ---A quoi bon vous le dire, Excellence? Vous ne me comprendriez pas. - ---Voil plusieurs fois que je m'interroge ce sujet sans pouvoir me -rpondre. Nous ne nous connaissons que depuis deux mois; avant la -trahison de Malco, peine avais-je chang quelques banales paroles -avec vous; vous n'avez, que je sache, aucun motif plausible pour vous -intresser mon sort? - ---Mon Dieu! Excellence, rpondit insouciamment l'Indien, je ne -m'intresse nullement vous, croyez-le bien. - ---Mais alors, s'cria le marquis au comble de la surprise, pourquoi -risquer ainsi votre vie pour moi? - ---Je vous ai dit, Excellence, que vous ne me comprendriez pas. - ---C'est gal, mon ami, rpondez, je vous prie, ma question; si dures -que soient entendre les vrits qui sortiront de votre bouche, j'ai -cependant besoin que vous me les disiez. - ---Vous le voulez, Excellence? - ---Je l'exige, autant qu'il m'est permis de manifester ma volont sur un -tel sujet. - ---Soit! coutez-moi donc, Excellence; seulement je doute que vous me -compreniez bien, je vous le rpte encore. - ---Parlez! Parlez! - ---Ne vous fchez donc pas, je vous prie, Excellence, si ce que vous -allez entendre vous semble un peu dur; une question franchement -pose, je dois faire une rponse franche. Vous, personnellement, vous -ne m'intressez nullement, vous l'avez dit vous-mme; peine est-ce si -je vous connais. Dans toute autre circonstance il est probable que, si -vous rclamiez mon aide, je vous la refuserais, car, je vous l'avoue, -vous ne m'inspirez aucune sympathie et je n'ai naturellement aucune -raison pour vous aimer. Seulement il arrive ceci, que vous tes en -quelque sorte sous ma garde; que, lorsqu'on m'a plac sous vos ordres -j'ai jur de vous dfendre envers et contre tous pendant le temps que -nous voyagerions ensemble; lorsque ce misrable Malco vous a trahi, -j'ai compris la responsabilit que cette trahison faisait peser sur -moi; j'ai immdiatement, sans hsiter, accept cette responsabilit -avec toutes ses consquences. - ---Mais, interrompit le marquis, cela ne va pas jusqu' faire le -sacrifice de la vie, surtout pour un homme envers lequel on n'prouve -aucune sympathie. - ---Ce n'est pas vous, Excellence, c'est moi que je fais ce -sacrifice, mon honneur, qui serait fltri si je ne tombais pas -vos cts en essayant jusqu'au dernier moment de vous protger et de -vous faire un bouclier de mon corps; que vous, Excellence, gentilhomme -d'Europe, aussi noble que le roi de Portugal, vous entendiez autrement -certaines exigences de la vie civilise, cela ne m'tonne pas et n'a -rien qui me doive surprendre; mais nous autres, pauvres Indiens, nous -ne possdons d'autre bien que notre honneur et nous ne consentons -jamais en faire bon march; j'appartiens un corps de soldats -qui, depuis sa cration, a continuellement donn des marques d'une -fidlit toute preuve, sans que jamais un tratre se soit rencontr -dans ses rangs. Ce que je fais pour vous, tout autre ma place le -ferait; mais, ajouta-t-il avec un sourire triste, quoi bon nous -appesantir davantage sur ce sujet, Excellence? Mieux vaut nous arrter -l; profitez de mon dvouement sans vous inquiter d'autre chose; -d'ailleurs, il n'est pas aussi grand que vous le pensez. - ---Comment cela? - ---Eh! Mon Dieu, Excellence, par une raison toute simple: nous autres -soldados da conquista qui sans cesse guerroyons contre les Indiens -bravos, nous jouons continuellement notre vie et nous finissons -toujours par tre tus dans quelque embuscade; eh bien, je ne fais -qu'avancer de quelques jours ou peut-tre seulement de quelques heures -le moment o il me faudra rendre mes comptes au Crateur; vous voyez -que le sacrifice que je vous fais est minime et ne mrite en aucune -faon que j'essaye de m'en prvaloir. - -Don Roque se sentit mu malgr lui par la nave loyaut de cet homme - demi civilis qui, lui homme du monde, lui donnait, sans paratre -s'en apercevoir ou mme le souponner, une si haute leon de morale. - -Vous valez mieux que moi, Diogo, lui dit-il en lui tendant la main. - ---Eh! Non, Excellence, je suis moins civilis, voil tout; et il -continua, aprs lui avoir, avec une bonhomie extrme, dcoch ce -dernier trait: Maintenant que j'ai rpondu votre question, nous -reviendrons s'il vous plat, Excellence, notre affaire. - ---Je ne demande pas mieux, capito. Vous me disiez, je crois, que vous -aviez l'intention de quitter le camp? - ---Oui, Excellence, pour aller la dcouverte. - ---Fort bien; quand comptez-vous partir? - ---Mais tout de suite, Excellence. - ---Comment, si tt? - ---Nous n'avons pas un instant perdre pour essayer de nous renseigner; -nous avons affaire, ne l'oubliez pas, Excellence, aux Indiens bravos -les plus fins et les plus braves du dsert. D'ailleurs vous les verrez -bientt l'oeuvre, ce sont de rudes adversaires, allez. - ---Je commence le croire. - ---Bientt vous en aurez la certitude. - ---Que dois-je faire pendant votre absence? - ---Rien, Excellence. - ---Cependant, il me semble.... - ---Rien, je vous le rpte. Demeurer sans sortir, dans le camp, faire -bonne garde, et vous assurer par vous-mme que les sentinelles ne -s'endorment pas leur poste. - ---Rapportez-vous en moi pour cela. - ---J'oubliais une chose fort importante, Excellence; si, ce que je ne -suppose pas, vous tiez attaqu par les Indiens pendant mon absence, -et serr de prs, faites attacher une _faja_ rouge la plus haute -branche de l'arbre de la vigie, cette faja, je la verrai quel que soit -le lieu ou je me trouve; je comprendrai ce qu'elle voudra dire, et je -me prcautionnerai en consquence, mon retour au camp. - ---Cela sera fait. Avez-vous d'autres recommandations? - ---Aucune, Excellence; il ne me reste plus qu' prendre cong de vous. -Souvenez-vous de ne pas sortir avant mon arrive; vous seriez perdu. - ---Je ne bougerai pas d'une ligne; c'est convenu; vous me retrouverez, -je l'espre, dans une situation aussi bonne que celle dans laquelle -vous me laissez: - ---Je l'espre, Excellence; au revoir. - ---Au revoir et bonne chance! - ---Je tcherai. - -Diogo s'inclina une seconde fois et quitta la tente. - -Le capito sortit du camp pied. - -Les soldados da conquista se servent rarement du cheval, ils ne -l'emploient que lorsqu'ils ont faire un long trajet en plaine, car -les forts brsiliennes sont tellement paisses et encombres de lianes -et de plantes grimpantes, qu'il est littralement impossible de les -traverser autrement que la hache la main, ce qui rend le cheval non -seulement inutile, mais en quelque sorte nuisible par l'embarras qu'il -cause sans cesse son matre. - -Aussi les soldados da conquista sont-ils gnralement d'excellents -pitons. Ces hommes ont un jarret de fer; rien ne les arrte ou ne les -retarde: ils marchent avec une vlocit et une sret qui feraient -plir de jalousie nos chasseurs pied, qui cependant jouissent juste -titre d'une rputation bien tablie de marcheurs mrites. - -Les distances que franchissent en quelques heures ces Indiens, dans -des chemins impraticables, sont quelque chose de prodigieux et qui -surpasse tout ce qu'on saurait imaginer. - -Trente et mme quarante lieues dans une journe ne sont rien pour eux; -ils courent toujours; bien que chargs de leurs armes et de leur lourd -bagage: ils suivent, sans se gner, un cheval lanc au grand trot, -et pourtant, pendant ces courses rapides, rien ne leur chappe, le -plus petit indice est observ par eux; l'empreinte la plus fugitive -laisse par mgarde sur le sol est aperue et releve avec soin; pas -un bruit du dsert qu'ils ne saisissent et ne commentent aussitt: le -bris d'une branche dans les taillis, le vol subit d'un oiseau, l'lan -rapide d'un fauve quittant son repaire leur approche; ils entendent -et comprennent tout, et sont continuellement sur leurs gardes, prts -faire face l'ennemi, quel qu'il soit, qui surgit souvent tout coup -devant eux, et dont ils ont, avec leur infaillible exprience, devin -ou pressenti l'approche bien avant qu'il apparaisse. - -Le capito Diogo, nous n'avons pas besoin de le dire, le lecteur a -dj t mme de le reconnatre, jouissait parmi ses compagnons, -bons apprciateurs en pareille matire, d'une rputation de finesse -peu commune; il avait en plusieurs circonstances donn des preuves -d'adresse et de sagacit admirables, mais jamais il ne s'tait trouv -dans des circonstances aussi difficiles. - -Les Indiens bravos dont il tait l'implacable ennemi et auxquels il -avait caus d'irrparables pertes, avaient pour lui une haine mle -d'une superstitieuse terreur. Diogo avait si souvent et avec tant -de bonheur vit les piges tendus sous ses pas, si souvent chapp - une mort presque certaine, que les Indiens en taient arrivs -supposer que cet homme tait protg par quelque charme inconnu et -qu'il disposait d'une puissance surnaturelle qui l'aidait surmonter -les plus grandes difficults et sortir sain et sauf des plus affreux -dangers. - -Le capito connaissait parfaitement l'opinion que les Indiens avaient -de lui; il savait que, s'il tombait jamais entre leurs mains, non -seulement il n'avait pas de quartier esprer, mais encore il devait -s'attendre endurer les plus effroyables supplices. Pourtant, cette -certitude n'avait aucune influence sur son esprit; son audace n'en -tait pas abattue, et, loin de prendre des prcautions pendant le cours -de ses diverses expditions, c'tait avec un plaisir indicible qu'il -bravait en face ses adversaires, luttait de ruse avec eux et djouait -toutes leurs combinaisons pour s'emparer de sa personne. - -L'expdition qu'il faisait en ce moment tait la plus tmraire et la -plus difficile de toutes celles que, jusque-l, il avait tentes. - -Il ne s'agissait de rien moins que de s'introduire dans un village -des Guaycurus, d'assister leurs runions et de parvenir ainsi -surprendre leurs secrets. - -Diogo se considrait comme perdu, il avait la conviction que lui et -tous les hommes qui composaient la caravane laquelle il appartenait, -tomberaient dans le dsert massacrs par les Indiens; aussi, croyant -n'avoir rien mnager, agissait-il en consquence, jouant, ainsi qu'on -le dit vulgairement, le tout pour le tout, rsolu disputer jusqu'au -bout la terrible partie dont sa vie tait l'enjeu, et voulant, avant de -succomber, prouver ses ennemis ce dont il tait capable, leur donner, -en un mot, la mesure de ses forces. - -Aprs tre sorti du camp, le capito descendit rapidement la colline, -se dirigeant, malgr les tnbres paisses qui l'enveloppaient, avec -autant, de certitude qu'en plein jour, et marchant avec une lgret si -grande, que le bruit de ses pas aurait, quelques mtres seulement, -t imperceptible l'oreille la plus exerce et l'oue la plus fine. - -Lorsqu'il eut atteint le bord de la rivire, il s'orienta un instant, -puis il se coucha sur le ventre et commena ramper doucement dans la -direction d'un buisson voisin, dont une partie baignait dans l'eau de -la rive. - -Arriv deux ou trois pas du buisson, l'Indien s'immobilisa -subitement, et demeura l'espace de plusieurs minutes sans que le bruit -mme de sa respiration le pt dnoncer. - -Puis, aprs avoir d'un regard circulaire sond les tnbres, il se -ramassa et se pelotonna sur lui-mme comme une bte fauve, prte -prendre son lan; saisissant son couteau de la main droite, il leva -lgrement la tte et imita avec une rare perfection le sifflement -du giboya ou boa constrictor, cet hte redoutable des grands dserts -brsiliens. - -A peine ce sifflement se fut-il fait entendre que les branches du -buisson s'agitrent; elles s'cartrent avec violence, et un Indien -guaycurus bondit pouvant sur la rive. Au mme instant, le capito -surgit derrire lui, lui enfona son couteau dans la nuque et le -renversa mort ses pieds, sans que le malheureux sauvage, surpris -l'improviste, et eu le temps de pousser un cri d'agonie. - -Ce meurtre avait t commis en moins de temps qu'il ne nous en a fallu -pour le raconter; quelques secondes peine s'taient coules, et le -guerrier gisait sans vie devant son implacable ennemi. - -Don Diogo essuya froidement son couteau une touffe d'herbe, le -replaa sa ceinture et, se penchant sur sa victime chaude encore, il -la considra attentivement pendant assez longtemps. - -Allons, murmura-t-il enfin, le hasard m'a favoris, ce misrable tait -un guerrier d'lite, son costume me conviendra parfaitement. - -Aprs cet apart qui expliquait le motif secret du meurtre qu'il venait -de commettre d'une faon si brusque, et cependant si sre, le capito -chargea sur ses paules le corps du Guaycurus et se cacha avec lui dans -le buisson, dont il l'avait si adroitement oblig sortir. - -Si on concluait, de ce que nous venons de raconter, que le capito -tait un homme froce et sanguinaire, on serait dans une grave erreur; -don Diogo jouissait, dans la vie prive, d'une rputation justifie -de bont et d'humanit, mais les circonstances dans lesquelles il -se trouvait en ce moment taient exceptionnelles: il se considrait -avec raison dans le cas de lgitime dfense; il tait vident que, si -l'espion guaycurus qu'il avait surpris et si impitoyablement tu, l'et -aperu le premier, il l'aurait poignard sans hsitation, puisqu'il -tait en quelque sorte embusqu pour cela. Du reste, le capito avait -eu le soin de le dire lui mme au marquis: la guerre qui commenait -tait toute de ruse et d'embche, malheur celui qui se laissait -surprendre! - -Aussi, le capito n'prouvait-il aucun remords de son action; bien -au contraire, il en tait fort satisfait, puisqu'il se trouvait -propritaire du costume qu'il convoitait pour se glisser inaperu au -milieu des ennemis. - -Les moments taient prcieux; il se hta donc de dpouiller sa victime, -dont il revtait au fur et mesure les vtements; par une heureuse -concidence, les deux hommes taient peu prs de la mme taille, ce -qui rendait l'change encore plus facile. - -Les Indiens possdent un talent particulier non seulement pour se -grimer, mais encore pour se mettre, dirons-nous, dans la peau de ceux -dont ils veulent emprunter les traits. - -A trs peu de diffrences prs, les peintures des chefs guaycurus sont -toutes les mmes; leurs allures ne diffrent que fort peu, et lorsque -c'est un Indien de pure race qui prend un de leurs costumes, il atteint -facilement une rare perfection de dguisement. - -En quelques instants, le mort fut compltement dpouill; seulement, -le capito eut soin de placer sous son poncho ses pistolets et son -couteau, armes dans lesquelles il avait plus de confiance que dans la -lance, le carquois et les flches du sauvage. - -Aprs avoir cach avec soin ses propres vtements dans un trou qu'il -creusa cet effet, le capito s'assura que le silence le plus profond -rgnait aux environs; puis, rassur ou peu prs, il chargea de -nouveau le cadavre sur ses paules, lui attacha une grosse pierre -au cou pour l'empcher de surnager, et, entr'ouvrant avec soin les -branches du buisson dont les racines trempaient dans l'eau, il fit -glisser doucement, et sans produire le moindre bruit, le corps dans la -rivire. - -Cette opration dlicate termine, le capito se glissa de nouveau dans -le buisson avec un sourire de satisfaction, et attendit patiemment -l'occasion, que le hasard ne pouvait manquer de lui fournir, de sortir -avec honneur de sa cachette. - -Deux heures s'coulrent pendant lesquelles le calme mystrieux du -dsert ne fut troubl par aucun bruit. - -Diogo commenait se fatiguer de la longueur de sa faction; dj il -cherchait dans sa tte un moyen de la faire cesser et de joindre les -Guaycurus, qui ne devaient pas, selon toute probabilit, tre fort -loigns, lorsqu'un lger froissement de feuilles sches veilla son -attention et lui fit tout coup dresser les oreilles. - -Il distingua bientt le pas d'un homme qui s'approchait de lui; cet -homme, bien que marchant avec prudence, ne croyait point cependant la -situation assez prilleuse pour qu'il ft ncessaire d'user de grandes -prcautions; de l ce lger froissement qui, bien que lger, n'avait -cependant pas chapp l'oue fine et exerce du capito. - -Mais quel tait cet homme? Que voulait-il? - -Ces questions que s'adressait Diogo, et auxquelles il lui tait -impossible de rpondre, ne laissaient pas que de l'inquiter -srieusement pour sa sret personnelle. - -Ce visiteur tait-il seul ou suivi d'autres guerriers? - -A tout hasard, le capito se tint sur ses gardes; le moment suprme -tait arriv de lutter de finesse avec ceux qu'il voulait tromper; il -se tint prt soutenir bravement le choc, quel qu'il ft, dont il -tait menac. Il fit appel, non seulement tout son courage, mais -encore toute sa prsence d'esprit, car il savait fort bien que -de cette premire rencontre dpendait le succs de sa prilleuse -expdition. - -Arriv quatre pas environ du buisson au fond duquel le capito se -tenait immobile et silencieux comme un bloc de granit, le rdeur -inconnu s'arrta. - -Pendant quelques secondes, il y eut un silence suprme, durant lequel -on aurait presque entendu battre dans sa poitrine le coeur du brave -soldat. - -Il ne pouvait, cause de l'obscurit, voir son ennemi; mais il -devinait sa prsence et s'inquitait intrieurement de son immobilit -et de son silence de mauvais augure; il redoutait instinctivement un -pige semblable celui qu'il avait employ; un pressentiment secret -l'avertissait qu'il se trouvait en face d'un adversaire redoutable, et -qu'il ne parviendrait peut-tre pas tromper. - -Soudain le cri de la chouette s'leva dans l'air deux reprises -diffrentes. - -Si parfaitement module que ft l'imitation, l'oreille d'un Indien ne -pouvait s'y tromper. - -Le capito comprit que ce cri tait un signal de son visiteur inconnu. - -Mais qui s'adressait ce signal, tait-ce lui? tait-ce des -guerriers blottis dans les halliers environnants? - -Peut-tre les prcautions de Diogo n'avaient-elles pas t bien -prises: le noeud qui serrait la corde autour du cou du guerrier qu'il -avait tu avait pu se dfaire, le corps surnager, et les Guaycurus, -en apercevant le cadavre, avoir dcouvert la trahison et venir en ce -moment pour venger leur frre en tuant son assassin. - -Ces diverses penses traversrent comme un clair l'esprit du soldat; -cependant il fallait rpondre, toute hsitation le perdait; se -recommandant au hasard, le capito fit un effort suprme et imita son -tour, deux reprises, le cri de la chouette. - -Puis il attendit avec anxit le rsultat de cette tentative -dsespre, n'osant croire sa russite. - -Cette attente fut courte; presque au mme instant, l'homme quel qu'il -ft, qui se tenait auprs du buisson, fit entendre sa voix; il parlait -en langue guaycurus que Diogo, non seulement comprenait, mais parlait -avec une rare perfection. - -_Ato ingote canch Kjick piep_, Pa[1], demanda-t-il. - ---_Mochi_[2], rpondit aussitt le capito voix basse. - ---_Epo, aboui_[3], reprit le Guaycurus. - -Aprs avoir chang ces quelques mots, que nous avons mis en guaycurus -pour donner au lecteur un spcimen de cette langue, don Diogo obit -l'injonction qui lui tait faite et sortit hardiment du buisson, bien -que, malgr le succs de son stratagme, il ne se sentit cependant pas -compltement rassur. - -L'Indien, qu'il reconnut au premier coup d'oeil pour tre Tarou-Niom -lui-mme, tait si convaincu d'avoir affaire un de ses guerriers, -qu'il ne se donna mme pas la peine de l'examiner, se contentant de -jeter sur lui un regard distrait; d'ailleurs le chef paraissait fort -proccup. - -Il reprit presque aussitt l'entretien que cette fois nous traduirons -en franais. - -Ces chiens n'ont donc pas essay de battre la plaine pendant -l'obscurit? demanda-t-il. - ---Non, rpondit Diogo, ils sont serrs comme des chiens poltrons, ils -n'osent bouger. - ---_Epo!_ Je les croyais plus braves et plus russ; ils ont avec eux un -homme qui connat bien le dsert, un tratre de notre race auquel je me -rserve de mettre des charbons ardents dans les yeux et de couper sa -langue menteuse. - -Le capito frmit intrieurement ces menaces qui s'adressaient lui; -cependant, il fit bonne contenance. - -Ce chien mourra, dit-il. - ---Lui et ceux qu'il conduit, rpondit le chef; j'ai besoin de mon frre. - ---Je suis aux ordres de Tarou-Niom. - ---Les oreilles de mon frre sont ouvertes? - ---Elles le sont. - ---_Epo_, je parle. Pour la russite de mes projets, il me faut -l'assistance des Payagoas; sans leurs _honaka_[4], je ne puis rien -tenter. mavidi-Chaim m'a promis de m'en envoyer cinquante, montes -chacune par dix guerriers, aussitt que j'en tmoignerai le dsir. Mon -frre le Grand-Sarigue ira demander les pirogues. - ---J'irai. - ---J'ai moi-mme amen ici prs le cheval de mon frre afin qu'il ne -perde pas de temps l'aller chercher. Voici mon _keaio_[5]. Mon frre -le montrera mavidi-Chaim, le chef des Payagoas, de la part de son -ami Tarou-Niom, le capito des Guaycurus, et il lui dira: Tarou-Niom -rclame l'accomplissement de la promesse faite. - ---Je le dirai, fit Diogo, qui rpondait aussi laconiquement que -possible. - ---C'est bon; mon frre est un grand guerrier; je l'aime, qu'il me -suive. - -Les deux hommes commencrent alors marcher rapidement, sans parler, -l'un derrire l'autre. - -Don Diogo bnissait intrieurement le hasard qui s'tait plu -arranger si bien les choses; car il redoutait l'oeil clairvoyant du -chef guaycurus, et ce n'avait t qu'avec une apprhension secrte -qu'il avait pens au moment o tous deux seraient arrivs au camp, o -la lueur des brasiers de veille aurait pu dnoncer son dguisement -aux yeux si difficiles tromper des Guaycurus, et qui, d'ailleurs -connaissaient sans doute trop bien l'homme dont il avait pris la place -pour esprer de leur donner le change. - -Mais, maintenant, la position tait change; car, si par un malheureux -hasard, le chef des Payagoas connaissait le guerrier mort, ce ne devait -tre que trs superficiellement et sans avoir jamais eu avec lui des -rapports assez intimes pour qu'il en et gard un souvenir bien net. - -Cependant, les deux hommes atteignirent une clairire o se trouvaient -deux chevaux tenus en bride par un esclave. - -Voici le cheval de mon frre, qu'il parte, dit Tarou-Niom, j'attends -son retour avec impatience; il se dirige vers le midi, moi, je retourne -au camp, bientt. - -Diogo ignorait lequel des deux chevaux tait le sien; craignant de se -tromper et de prendre l'un pour l'autre, il feignit de trbucher afin -de laisser au chef le temps de se mettre en selle, ce que celui-ci, -dont la mfiance n'tait pas veille, fit immdiatement; Diogo imita -son exemple. - -Les deux hommes enfoncrent leurs perons dans les flancs de leur -monture et s'loignrent toute bride dans des directions diffrentes. - -Lorsqu'il fut enfin seul, le capito ne put retenir un soupir de -soulagement. - -Ouf! dit-il part lui, l'preuve a t rude, mais je crois m'en -tre assez bien tir jusqu' prsent: cependant il ne faut pas encore -chanter victoire, attendons que nous sachions la fin de tout cela, -pourvu que ce dmon de chef Payagoas, que l'on dit si rus, ne devine -pas mon stratagme. A la grce de Dieu! Lui seul me peut sauver -prsent. - -Il hocha deux ou trois fois la tte d'un air de doute. - -C'est un miracle que je lui demande, ajouta-t-il, mais voudra-t-il le -faire? - - -[1] Traduction littrale: Mon frre, le Grand-Sarigue a-t-il vu les -blancs? - -[2] Non. - -[3] C'est bon, viens. - -[4] Pirogues de guerre. - -[5] Couteau. - - - - -VIII - --CANAN-PAYAGOAI[1]. - -LE VILLAGE. - - -Les Guaycurus et leurs allis les Payagoas sont essentiellement -pasteurs, ce qui a beaucoup retard leurs progrs dans l'art de btir; -cependant, depuis quelques annes, ils semblent avoir une tendance - devenir plus sdentaires, et mme ils commencent s'occuper -d'agriculture. - -Allis ensemble depuis nombre d'annes, les Guaycurus et les Payagoas -paraissent s'tre partag le dsert. - -Les premiers, si essentiellement cavaliers qu'ils sont nomms _Indios -cavalheiros_ par les Brsiliens, passent pour ainsi dire leur vie - cheval, gardant, dans les vastes plaines qu'ils parcourent, ces -innombrables troupeaux de taureaux sauvages qui forment leur principale -richesse. - -Les Payagoas, au contraire, sont sdentaires; ils tablissent leurs -demeures sur les bords des fleuves, des rivires ou des lacs, -s'occupant principalement pcher, et vivant plutt sur l'eau que -sur terre. Aussi ont-ils acquis une exprience assez grande de la -navigation et possdent-ils une science assez avance de l'astronomie -maritime. - -Quant aux moeurs et aux coutumes, les Guaycurus et les Payagoas -diffrent fort peu entre eux; parler de l'une de ces deux nations est -faire connatre l'autre. - -Nous avons dit plus haut que c'est ordinairement le bord des rivires -que choisissent ces nations pour s'y tablir durant quelques mois, -c'est--dire pendant tout le temps que d'un ct on trouve du poisson -et de l'autre des pturages pour les animaux. - -Cependant le sort de ces demeures phmres dpend beaucoup, soit du -caprice d'un chef, de l'avertissement mystrieux du sorcier de la tribu -ou de la prsence imprvue de quelque oiseau prophtique qui vient par -hasard se percher sur une cabane; de sorte qu'il arrive souvent que des -guerriers, partis depuis quelques semaines en expdition, sont tout -tonns de voir que, lorsqu'ils se croyaient rendus chez eux, leur -village a disparu, et qu'il faut le chercher dans le coin recul d'un -autre dsert. - -Ces villages sont cependant construits d'aprs certains principes et -ne manquent pas de rgularit: les rues sont, en gnral, fort larges, -trs droites, et les maisons conservent un certain alignement entre -elles. - -Les maisons, avons-nous dit, ces habitations, comme du reste celles de -tous les peuples nomades, mritent peine ce nom, ce sont des espces -de granges faites en troncs de palmier ou d'autres arbres, dont les -cloisons sont composes de feuilles superposes; des espces de nattes -de jonc, poses horizontalement pendant le temps sec et sur un plan -inclin dans la saison des pluies, forment le toit; l'eau pntre -facilement ce frle rempart pendant les orages, et alors les femmes et -les enfants sont obligs de l'ponger ou de la vider avec des _cous_ -et des paniers tresss. - -Seules les cabanes des chefs sont exemptes de ce dsagrment et -abritent aussi bien leurs propritaires de l'eau que de la chaleur, -cause des nombreuses nattes superposes diffrents intervalles, et -qui, par ce moyen, deviennent impntrables. - -Chaque village possde une large place, au centre de laquelle s'lve -l'arbre ddi au _Nunigogigo_, ou esprit de vie, auprs duquel les -sorciers ou _paejes viinagegitos_, gens qui jouissent d'un immense -crdit chez ce peuple crdule et superstitieux, sont sans cesse occups - faire de bizarres crmonies et invoquer l'oiseau prophtique, le -messager des mes, nomm _Makauhan_, que, bien que demeurant invisible -au vulgaire, ils coutent pendant des journes entires, l'voquant au -moyen d'une espce d'instrument appel _maraca_; puis ils supplient le -grand gnie de leur expliquer le sens mystrieux des chants qu'ils ont -entendus. - -C'est au pied de cet arbre que se runissent les chefs pour dlibrer -et que se tiennent les grands conseils de la nation, conseils dans -lesquels ne se traitent que les questions d'intrt gnral. - -Contrairement tous les autres Indiens de l'Amrique mridionale qui -ont l'habitude d'enterrer les morts dans les cabanes que ceux-ci ont -jadis habites, les Guaycurus ont, l'entre de chaque village, un -cimetire gnral, espce de grand hangar recouvert de nattes o chaque -famille choisit le lieu de sa spulture. - -Les Indiens vitent de passer la nuit auprs de ce cimetire, cause -de la persuasion dans laquelle ils sont que les simples guerriers et -les esclaves, tant exclus du paradis, sont destins devenir aprs -leur mort des ombres errantes, contraintes demeurer dans l'enceinte -funbre du cimetire. - -Diogo ne savait trop quelle route suivre pour se rendre au village -des Payagoas, dont il ignorait, non seulement la position, mais mme -l'existence. - -Comme souvent dj il s'tait trouv en rapport avec eux et qu'il -connaissait leurs usages, il s'tait lanc tout hasard dans la -direction que le chef lui avait indique, s'attachant suivre le -plus possible le bord de la rivire, convaincu que l seulement il -trouverait leur village, si ce village existait rellement, ce dont -il n'avait aucune raison de douter aprs l'assurance que lui en avait -donne Tarou-Niom. - -Il galopa ainsi toute la nuit sans s'arrter, ne sachant trop o il -allait et appelant de tous ses voeux le lever du soleil, afin de pouvoir -s'orienter. - -Enfin le jour parut. Diogo gravit un monticule assez lev, et de l il -interrogea l'horizon. - -A trois ou quatre lieues de l'endroit o il s'tait arrt, sur la rive -mme du fleuve, le capito aperut, d'une faon un peu brouille, il -est vrai, mais cependant distincte pour son regard perant, un amas -confus et assez considrable de cabanes, au-dessus desquelles planait -un nuage pais de fume. - -Diogo descendit le monticule et reprit sa course, piquant droit au -village; lorsqu'il en approcha, il reconnut qu'il tait beaucoup plus -important qu'il ne l'avait suppos d'abord et fortifi au moyen d'une -enceinte forme par un foss large et profond, derrire lequel on avait -lev une range de pieux relis et attachs entre eux par des lianes. - -Le capito appela lui toute son audace et, aprs un instant -d'hsitation, il s'avana bravement vers le village, dans lequel il -entra au galop de son cheval, qu'il se plaisait faire piaffer et -caracoler. - -Comme c'tait le matin, l'oeil plongeait facilement dans les cabanes -ouvertes. - -Les guerriers dormaient encore pour la plupart, couchs sur des cuirs -tendus terre,--car ils ignorent l'usage du hamac,--le corps couvert -par des vtements de femme et la tte pose sur les petites bottes de -foin dont leurs compagnes se servent pour monter cheval. - -Dans les rues que traversait le capito, il ne rencontrait que des -enfants ou bien quelques femmes allant chercher leur provision de bois; -d'autres prparaient la farine de manioc; quelques-unes, accroupies -devant leurs cabanes, fabriquaient, soit des poteries, soit des -corbeilles, mais le plus grand nombre taient occupes tisser les -toffes de coton dont elles se servent pour se vtir. - -Du reste, malgr l'heure matinale, une grande activit rgnait dans -le village, qui paraissait tre fort peupl: le capito jetait, au -passage, un regard curieux sur tout ce qui s'offrait sa vue, et -s'tonnait intrieurement de l'existence srieuse et laborieuse de ces -pauvres Indiens qu'on se plat reprsenter comme tellement indolents, -que le moindre; travail leur rpugne, et comme aimant mieux passer; la -journe entire fumer ou dormir qu' vaquer aux soins que rclament -si imprieusement les besoins de la vie. - -Cependant, malgr la curiosit qui le dvorait et l'admiration que -lui causait ce spectacle, la prudence lui ordonnait imprieusement de -ne rien laisser paratre sur son visage et de feindre l'indiffrence -la plus complte, de crainte d'attirer trop l'attention sur lui et -d'veiller les soupons. - -Bien qu'il et heureusement pntr dans l'intrieur du village, Diogo -cependant ne laissait pas que d'tre assez embarrass pour trouver la -case habite par le capito des Payagoas, indication qu'il ne lui tait -pas permis de demander sous peine de se rendre immdiatement suspect, -par la raison toute simple que l'alliance entre les deux nations tait -tellement troite, que de continuelles relations devaient exister entre -elles et rendre impossible l'ignorance dont il ferait preuve. - -Diogo cherchait vainement dans son esprit, tout en continuant faire -galoper son cheval, le moyen de sortir d'embarras, lorsque le hasard, -qui semblait dfinitivement le protger, vint encore une fois son -aide dans cette circonstance. Au moment o il passait devant une cabane -de belle apparence formant l'angle de la place, son cheval, effray par -un pcari apprivois, qui vint tout coup avec d'affreux hurlements -se jeter dans ses jambes, commena se cabrer et lancer des ruades -qui, en un instant, runirent autour de lui une vingtaine de ces oisifs -qui foisonnent toujours dans les centres de population, qu'ils soient -indiens ou civiliss. - -Ces oisifs, dont le nombre croissait de minute en minute, se pressaient -de plus en plus autour du cheval que le capito avait une peine extrme - retenir et empcher d'craser quelques-uns des imprudents dont les -cris commenaient effrayer srieusement l'animal. - -Au mme instant, un homme de haute taille sortit de la hutte dont nous -avons parl et, attir par le bruit, fendit la foule, qui s'carta -respectueusement sur son passage, et se trouva bientt en face du -capito. - -Celui-ci qui, deux jours auparavant, lorsqu'il avait t la recherche -du guide, s'tait rencontr avec le chef des Payagoas, le reconnut -aussitt. - -Le saluant alors l'indienne, et du mme coup arrtant son cheval par -un prodige d'adresse et de force, il s'lana terre. - -A! s'cria le chef, un guerrier guaycurus! Que se passe-t-il donc ici? - ---A l'instant o j'allais arrter mon cheval devant la case du capito, -pour lequel j'ai un message, rpondit Diogo sans se dconcerter, un -pcari l'a effray. - ---Epo! Mon frre est bien un Guaycurus cavalheiros, dit gracieusement -Emavidi; l'animal est dompt et n'a garde de remuer prsent. Comment -se nomme mon frre? - ---Le Grand-Sarigue, dit Diogo en s'inclinant et se souvenant propos -du nom que lui avait donn Tarou-Niom. - ---A! Je connais le nom de mon frre. C'est un guerrier renomm, j'en -ai souvent entendu parler avec loge; je suis heureux de le voir. - -Le capito jugea ncessaire de s'incliner de nouveau ce compliment -flatteur. - -Emavidi continua: - -Mon frre a fait une longue traite pour arriver ici; il acceptera -l'hospitalit du chef; les Payagoas aiment les Guaycurus, ils sont -frres. - ---J'accepte l'offre gracieuse du chef, rpondit le capito. - -Emavidi-Chaim frappa dans ses mains; un esclave accourut. Le chef lui -ordonna de prendre soin du cheval de Diogo. Il congdia d'un geste la -foule arrte devant sa porte et introduisit son hte dans la maison -dont il ferma l'entre avec une claie, recouverte d'un cuir de boeuf, -pour viter les regards curieux des oisifs rassembls dans la rue et -qui s'obstinaient, malgr son ordre, ne pas s'loigner. - -La cabane du chef tait spacieuse, bien are, propre et dispose -intrieurement avec une intelligence peu commune; quelques meubles -grossiers, tels que tables, bancs et tabourets, la garnissaient seuls. - -Dans un angle loign de la pice, les esclaves se livraient certains -travaux sous la direction de la femme du chef. - -Sur un signe d'Emavidi, elle vint avec empressement souhaiter la -bienvenue l'tranger et lui offrir tous les rafrachissements dont -elle supposait qu'il devait avoir besoin. - -L'hospitalit est parmi les Indiens la loi la plus sacre et la plus -inviolable. - -Cette femme se nommait Pinia-Pa (l'toile blanche). Elle tait -grande, bien faite; ses traits taient fins et intelligents, sans tre -compltement beaux; l'expression de sa physionomie tait douce; elle -paraissait avoir vingt-deux ou vingt-trois ans au plus. - -Son costume se composait d'une pice d'toffe raye de plusieurs -couleurs, qui l'enveloppait assez troitement depuis la poitrine -jusqu'au pieds, serre aux hanches par une ceinture fort large nomme -_ayulate_, d'un rouge cramoisi. Cette ceinture est blanche chez les -jeunes filles, et elles ne doivent la quitter que lorsqu'elles se -marient. Pinia-Pa n'tait ni peinte ni tatoue; ses longs cheveux -noirs, tresss la mode brsilienne, tombaient presque jusqu' terre; -de petits cylindres d'argent, enfils au bout les uns des autres et -formant une espce de chapelet, entouraient son cou; des plaques de -mtal, attaches sur sa poitrine, voilaient demi les seins, et de -larges demi-cercles en or taient suspendus ses oreilles. - -Sous ce costume pittoresque, cette jeune femme ne manquait pas d'une -certaine grce piquante et devait, ce qui arriva en effet, paratre -charmante au capito, Indien lui-mme, et qui prisait surtout le genre -de beaut qui distingue les femmes de sa race. - -Avec une clrit pleine d'gard, l'toile-Blanche eut, en un instant, -fait garnir la table de mets dont l'abondance faisait excuser la -frugalit, car ils ne se composaient que de laitage, de fruits, de -poisson bouilli et de viande sche au soleil et rtie sur les -charbons ardents. - -Diogo, sur l'invitation du chef, se mit en devoir de faire honneur ce -repas improvis dont il commenait sentir intrieurement la ncessit -aprs la longue nuit qu'il avait passe galoper travers la plaine. - -Le chef, bien que lui-mme ne prt aucune part au repas, excitait -son hte manger, et le capito, dont l'apptit semblait crotre en -raison de ce qu'il engloutissait, ne se faisait pas prier pour attaquer -vigoureusement tous les plats. - -D'ailleurs, part la faim qu'prouvait Diogo, il savait que ne pas -manger beaucoup lorsqu'on est invit la table d'un chef est considr -par celui-ci comme une impolitesse et presque une marque de mpris; -aussi, comme il lui importait de gagner les bonnes grces du capito et -de s'en faire un ami, faisait-il des efforts rellement prodigieux pour -absorber le plus possible de victuailles. - -Cependant, il arriva un moment o, malgr toute sa bonne volont, force -lui fut de s'arrter. - -Emavidi-Chaim, qui avait suivi avec intrt les prouesses accomplies -par son hte, semblait charm; il lui offrit alors, en guise de -digestif, du tabac contenu dans un long tuyau de feuilles de palmier -roules, et les deux hommes se mirent fumer et s'envoyer -rciproquement, dans le plus grand silence, des bouffes de fume au -visage. - -Ds que sa prsence n'avait plus t ncessaire auprs de son -hte, l'toile-Blanche s'tait discrtement retire dans un autre -compartiment de la case, en faisant signe ses esclaves de la suivre, -afin de laisser aux deux hommes libert complte de causer entre eux. - -Cependant un laps de temps assez long s'coula avant qu'une seule -parole ft change; la nature des Indiens est contemplative et a -beaucoup de rapport avec celle des Orientaux. Le tabac produit sur eux -l'effet d'un narcotique, et s'il ne les endort pas compltement, du -moins il les plonge pour un temps assez long dans une espce d'extase -somnolente pleine de douces et voluptueuses rveries, qui a de grands -rapports avec le _kief_ des Turcs et des Arabes. - -Ce fut Emavidi-Chaim qui, le premier, rompit le silence. - -Mon frre, le Grand-Sarigue, est porteur pour moi d'un message de -Tarou-Niom? dit-il. - ---Oui, rpondit Diogo rentrant immdiatement dans son rle. - ---Ce message m'est-il personnel ou s'adresse-t-il aux autres capites -de la nation et au grand conseil. - ---Il n'est que pour mon frre Emavidi-Chaim. - ---Epo, mon frre juge-t-il convenable de me le communiquer en ce -moment, ou prfre-t-il attendre et prendre quelques heures d'un repos -qui, peut-tre, lui est ncessaire? - ---Les guerriers guaycurus ne sont pas des femmes dbiles, rpondit -Diogo; une course de quelques heures cheval ne saurait rien ter -leur vigueur. - ---Mon frre a bien parl; ce qu'il dit est vrai; mes oreilles sont -ouvertes, les paroles de Tarou-Niom rjouissent toujours le coeur de son -ami. Le capito des Guaycurus a, sans doute, remis mon frre un objet -quelconque qui me fasse reconnatre la vrit de son message. - ---Tarou-Niom est prudent, rpondit Diogo; il sait que les chiens Pa -foulent maintenant la terre sacre des Guaycurus et des Payagoas, la -trahison est venue avec eux. - -tant alors de la ceinture, o il l'avait plac, le couteau que lui -avait remis le chef, il le prsenta au Payagoas. - -Voici, dit-il, le _keaio_ de Tarou-Niom, le capito Emavidi-Chaim le -reconnat-il? - -Le chef le prit dans ses mains, le considra un instant avec attention -et le replaant sur la table: - -Je le reconnais, dit-il; mon frre peut parler, j'ai foi en lui. - -Diogo s'inclina en signe de remercment, passa de nouveau le couteau -sa ceinture et rpondit: - -Voici les paroles de Tarou-Niom; elles sont graves dans le coeur du -Grand-Sarigue; il n'y changera pas un mot. Tarou-Niom rappelle au -capito des Payagoas sa promesse; il lui demande s'il a rellement -l'intention de la tenir. - ---Oui, je tiendrai la promesse faite mon frre, le capito des -Guaycurus; aujourd'hui mme le grand conseil s'assemblera, et demain -les pirogues de guerre remonteront la rivire; moi-mme les dirigerai. - -Diogo fit un geste d'tonnement. - -Que veut donc dire mon frre? fit-il, je ne le comprends pas; ne -dit-il point que les pirogues de guerre remonteront la rivire? - ---Je l'ai dit, en effet, rpondit le chef - ---Pour quelle raison mon frre prendra-t-il cette direction? - ---Mais pour aider, ainsi que cela a t convenu entre nous, Tarou-Niom - vaincre les chiens Pa, n'est-ce pas l'accomplissement de cette -promesse que rclame de moi le capito? - ---coutez les paroles du chef; les Pa sont envelopps par mes -guerriers; la fuite leur est impossible; dj dcourags et demi -mourants de faim, dans deux ou trois soleils au plus tard ils tomberont -entre mes mains, que mon frre Emavidi-Chaim se souvienne de sa -promesse. - ---Eh bien? interrompit le chef. - ---D'autres ennemis plus srieux, continua imperturbablement Diogo, nous -menacent en ce moment et rclament notre attention. - ---C'est donc vrai ce que m'a, ce matin mme, annonc un de mes -claireurs? s'cria le chef avec une motion mal contenue. - ---Ce n'est malheureusement que trop vrai, rpondit froidement Diogo, -qui ne souponnait pas le moins du monde quoi le Payagoas faisait -allusion, mais qui brlait de le savoir; c'est spcialement dans -le but de vous confirmer cette nouvelle et de prendre avec vous -les dispositions ncessaires, c'est--dire, fit-il avec un sourire -gracieux, concerter seulement les mesures de sret qu'il vous plaira -d'adopter dans l'intrt gnral et les reporter immdiatement -Tarou-Niom, afin qu'il puisse vous appuyer efficacement, qu'il m'a -envoy prs de son frre. - ---Ainsi, les blancs entrent par tous les cts la fois sur notre -territoire? - ---Oui. - ---Le capito Joachim Ferreira serait donc rellement parti de -Villa-Bella, la tte d'une expdition nombreuse? - ---Il ne peut y avoir le moindre doute cet gard, rpondit rsolument -Diogo, qui, pour la premire fois, entendait parler de cette expdition. - ---Et Tarou-Niom, reprit le chef, pense que je dois disputer le passage -aux Pa? - ---Six mille guerriers se joindront ceux du chef payagoa. - ---Mais c'est surtout le passage de la rivire qu'il est important de -dfendre. - ---Cette opinion est aussi celle de Tarou-Niom. - ---Epo, mes guerriers, aids par ceux de mon frre Tarou-Niom, -garderont le gu de Camato (cheval), tandis que les grandes pirogues -de guerre intercepteront les communications et inquiteront les Pa le -long de la rivire. Est-ce cela que dsire le capito guaycurus? - ---Mon frre a parfaitement saisi sa pense et compris ses intentions. - ---A combien fait-on monter le nombre des Pa qui viennent de -Villa-Bella? - ---On a assur Tarou-Niom qu'ils taient au moins deux mille. - ---A! Voil qui est extraordinaire, s'cria le chef; on m'avait -certifi, moi, que leur nombre ne dpassait pas cinq cents. - -Diogo se mordit les lvres, mais se remettant aussitt: - -Ils sont plus nombreux que les feuilles balayes par le vent d'orage, -dit-il; seulement, ils se sont diviss en petits dtachements de -guerre, afin de tromper l'oeil clairvoyant des Payagoas. - ---Eha! s'cria le chef avec stupeur, voil qui est terrible! - ---De plus, ajouta Diogo qui connaissait la rpulsion que les Indiens -prouvent pour les ngres et la profonde terreur que leur vue leur -inspire, chaque dtachement de guerre est suivi d'une quantit -considrable de _Coatas_--ngres,--qui ont fait le redoutable serment -de massacrer tous les guerriers payagoas et d'enlever leurs femmes et -leurs filles dont ils prtendent faire leurs esclaves. - ---Oh! Oh! fit le chef avec un sentiment d'pouvante mal dissimul, -les Coatas ne sont pas des hommes, ils ressemblent au gnie du mal. -L'avertissement de mon frre ne sera pas perdu; ce soir mme les femmes -et les enfants abandonneront le village pour se retirer dans le Llano -de Manso, et les guerriers se mettront en marche pour le gu de Camato, -suivis de toutes les pirogues de guerre. Il n'y a pas un instant -perdre. - -Diogo se leva. - -Le Grand-Sarigue part-il donc dj? demanda le chef en se levant aussi. - ---Il le faut, chef; Tarou-Niom m'a recommand de faire la plus grande -diligence. - ---Epo! Mon frre remerciera le grand capito des Guaycurus: son avis -sauve la nation des Payagoas d'un massacre complet. - -Les deux hommes sortirent. Sur l'ordre d'Emavidi-Chaim, un esclave -amena le cheval de Diogo; celui-ci sauta en selle, changea quelques -paroles encore avec le chef, puis ils se sparrent. - -Le capito tait radieux; jusque-l tout lui avait russi au del de -ses esprances; non seulement il connaissait les projets de l'ennemi, -mais encore il avait appris que les Paulistas, entrs tout coup -en campagne, pourraient, un moment donn, leur venir en aide -si, toutefois, il parvenait persuader au marquis de renoncer -s'opinitrer davantage dans l'excution d'un voyage que tout rendait -impossible; de plus, il avait empch la jonction des deux nations -indiennes, ce qui, en conservant libre le passage des fleuves, offrait -une chance de salut la caravane, chance bien faible, il est vrai, -mais qui n'en tait pas moins positive. - -Diogo sortit au petit pas du village, plong dans ces rflexions -couleur de rose et ne dsirant plus qu'une chose: rejoindre le plus -vite possible ses compagnons afin d'apprendre au marquis ce qu'il avait - craindre et esprer. - -Lorsque le soldat vit se drouler devant lui la plaine dserte, il se -pencha sur le cou de son cheval, rafrachi et repos par deux heures de -repos, lui fit sentir l'peron et commena filer avec la rapidit du -vent, piquant droit la colline o campait le marquis. - -Soudain, au dtour d'un sentier, il se croisa avec un cavalier qui -arrivait sur lui avec une rapidit gale la sienne; les deux hommes -changrent un regard au passage. - -Diogo ne put retenir une exclamation de surprise et presque de crainte. -Dans ce cavalier il avait reconnu Malco Daz! - -Voil la chance qui tourne! grommela-t-il entre ses dents, tout en -excitant encore son cheval, qui semblait dvorer l'espace. - - -[1] Textuellement: Beaucoup de monde. _(Note de l'auteur.)_ - - - - -IX - -LA CHASSE. - - -La rencontre imprvue du mamaluco avait subitement boulevers le cours -des ides de don Diogo, si joyeux de la faon dont il s'tait tir -de la scabreuse expdition dans laquelle il s'tait engag un peu -l'aventure. - -Le regard inquisiteur que lui avait jet l'ex-guide au passage, le cri -que lui-mme avait, dans l'explosion de la surprise, laiss chapper, -toutes ces circonstances, frivoles en apparence, lui donnaient fort -penser et l'inquitaient srieusement. - -L'oeil de la haine est clairvoyant; l'Indien ne se dissimulait pas que -le mtis devait lui conserver au fond du coeur une rude rancune, non -seulement pour la faon dont il l'avait poursuivi aprs son dpart -du camp, mais parce que lui, Diogo, avait en quelque sorte pris sa -place auprs du marquis, et pouvait russir, grce sa connaissance -approfondie du dsert, le faire chapper au pige si adroitement -tendu par le mtis et depuis si longtemps prpar. - -Ce qui donnait un peu d'espoir l'Indien, c'est que la rencontre -avait t si fortuite et si rapide en mme temps que, grce son -dguisement, dont la perfection avait tromp Emavidi-Chaim lui-mme, -c'tait chose presque impossible de le reconnatre ainsi sans examen. - -Diogo commettait une erreur; il en eut bientt la preuve. - -Son dguisement mme l'avait fait, non pas reconnatre, mais -deviner par son ennemi; la raison en est simple; en deux mots nous -l'expliquerons au lecteur. - -Malco Daz, habitant depuis longues annes le serto, faisant un peu, -selon que l'y obligeait son intrt, tous les mtiers plus ou moins -honntes exploits sur la frontire, avait eu de frquents et intimes -rapports avec les Indiens bravos, ses voisins, que pour beaucoup de -raisons il tait contraint de mnager et de traiter en amis; la plupart -de leurs guerriers renomms taient connus assez particulirement de -lui pour que, les apercevant mme de loin, il pt premire vue, -ces ornements distinctifs que chacun d'eux adopte et affectionne, les -nommer sans craindre de se tromper. - -Or, le matin mme du jour o nous le retrouvons, deux heures environ -avant le lever du soleil, Malco Daz avait eu avec Tarou-Niom une assez -longue conversation relative aux derniers arrangements convenus entre -eux, et dont le mtis venait rclamer l'excution immdiate, aussitt -que les Brsiliens seraient tombs aux mains des Guaycurus. - -Pendant le cours de cet entretien, comme Malco Daz insistait pour que -le chef attaqut les blancs sans plus de retard, celui-ci lui avait -rpondu qu'il ne pouvait livrer l'assaut avant l'arrive de ses allis -les Payagoas; qu'il ne voulait pas, par une prcipitation dont rien ne -justifiait l'urgence, compromettre le succs d'une entreprise si bien -conduite jusque-l; que, du reste, le retard tait insignifiant et ne -se prolongerait pas au del de quelques heures, puisqu'il avait expdi - Emavidi-Chaim un de ses plus fidles guerriers, le Grand-Sarigue, -afin de l'engager se presser de le rejoindre; que, du reste, si -cela ne le satisfaisait pas, il tait libre de se rendre lui-mme au -village des Payagoas, et de s'assurer auprs du chef de la faon dont -le guerrier s'tait acquitt de la mission qui lui avait t confie. - -Malco Daz n'en demanda pas davantage; il prit cong du capito -guaycurus, et, montant immdiatement cheval, il se dirigea vers le -village, les yeux incessamment fixs sur la rivire, esprant chaque -instant dcouvrir la flottille. - -Il n'avait garde d'apercevoir les pirogues, nous en connaissons les -motifs; seulement arriv un certain endroit, il lui sembla distinguer -une masse, dont l'apparence lui parut tout de suite suspecte, -embarrasse dans les roseaux. - -Malco Daz tait curieux, il aimait surtout se rendre compte des -choses et trouver l'explication de ce qu'il ne comprenait pas. - -Il s'approcha donc du rivage dans le but de s'assurer de ce qu'tait -cette masse suspecte, dans laquelle il reconnut bientt un cadavre. - -Le mamaluco mit pied terre, jeta le lasso, attira lui le cadavre, -et le regarda. Son tonnement fut grand, lorsque, dans ce corps mutil, - demi dvor dj par les camans, il reconnut le Grand-Sarigue, ce -mme guerrier que Tarou-Niom avait quelques heures auparavant, expdi -aux Payagoas. - -Le doute n'tait pas possible sur la cause de la mort de l'Indien; -une large plaie bante derrire le cou montrait assez qu'il avait t -assassin par surprise. - -Le mtis laissa l le cadavre sans s'en occuper davantage, remonta -cheval et reprit sa course, course d'autant plus rapide, que, puisque -le messager tait mort, il n'avait pu remplir son message, lacune -involontaire qu'il tait important de rparer. - -Seulement, qui avait tu le Grand-Sarigue, dans quel but ce meurtre -avait-il t commis? Voil ce que le mtis ne russissait pas -s'expliquer, et ce qui le tourmentait fort. - -Sur ces entrefaites, il croisa un cavalier venant du village des -Payagoas o lui-mme se rendait, et dont il n'tait loign que d'une -lieue peine; et, chose extraordinaire, ce cavalier tait l'homme -qu'il avait trouv mort et demi dvor quelques instants auparavant! - -L'affaire prenait des proportions inquitantes; le mtis ne savait plus -que penser, il se demandait s'il ne s'tait pas tromp, si le cadavre -qu'il avait dcouvert tait bien celui du Grand-Sarigue, ou si ses yeux -ne l'avait pas induit en erreur. - -Tout coup une ide lumineuse lui traversa l'esprit. Il y avait -trahison videmment: l'homme qu'il avait rencontr portait un -dguisement. Alors une lueur jaillit de son cerveau et tout fut aussi -clair pour lui que s'il avait assist ce qui s'tait pass. - -Un homme seul pouvait parvenir une aussi rare perfection de costume -et d'allure, cet homme tait Diogo. - -Aussitt que cette pense fut venue au mtis, elle se changea en -certitude dans son esprit. cumant de rage d'avoir t ainsi pris pour -dupe et brlant de se venger, il fit brusquement tourner bride son -cheval et se lana perdument la poursuite de son ennemi. - -Mais pendant que Malco faisait ces rflexions tout en galopant, et de -dduction en dduction arrivait enfin la vrit, un temps assez long -s'tait coul, temps que l'Indien avait mis profit pour prendre de -l'avance et prparer une ruse qui l'aidt chapper si, comme il en -avait le pressentiment, le mtis le poursuivait. - -Les personnes qui ne connaissent pas cette noble et intelligente race -des chevaux des dserts amricains se feront difficilement une ide, -mme lointaine, des proportions grandioses qu'une poursuite arrive -prendre dans la prairie. - -Il vient un moment o le cheval sans cesse excit, subissant pour ainsi -dire l'influence magntique de son cavalier, semble s'identifier avec -lui, comprendre sa pense, et entrer rellement dans la lutte pour son -compte particulier. - -Beau de fureur et d'nergie, les yeux pleins de feu, les naseaux -sanglants, la bouche cumante, ne sentant plus ni le mors, ni la bride, -il dvore l'espace, sautant les ravins, escaladant les collines, -traversant les rivires, franchissant tous les obstacles avec une -dextrit, une adresse, une vlocit qui passent toute croyance, -s'animant la course et arrivant par degr une espce de folie -orgueilleuse et superbe, d'autant plus belle qu'il parat comprendre -qu'il mourra dans la bataille insense qu'il livre; mais que lui -importe s'il atteint le but et si son matre est sauv? - -C'tait une course semblable celle que nous venons de dcrire que -soutenaient en ce moment, nous dirons les deux chevaux, car leurs -cavaliers, tout leur haine implacable, ne voyaient plus, ne -pensaient plus et les laissaient libres de se diriger leur guise. - -Malco Daz redoublait d'efforts afin de regagner l'espace qu'il -avait perdu; mais en vain interrogeait-il le dsert dans toutes les -directions, rien n'apparaissait, il tait seul, seul toujours, et -cependant son cheval avait atteint l'extrme limite de la vlocit. - -Les bois succdaient aux bois, les collines aux collines. Diogo -demeurait toujours invisible; il semblait avoir t subitement -englouti, tant cette disparition tenait du prodige. - -C'est que si le mtis tait bien mont, le capito avait, lui aussi, -un excellent coursier, et, comme la haine ne l'aveuglait pas, tout -en fuyant, il calculait froidement les chances qui lui restaient -d'chapper, et il les employait toutes. - -Enfin, aprs trois heures d'une course insense, Malco Daz, arriv au -sommet d'un monticule lev qu'il avait gravi au galop, aperut bien -loin devant lui un nuage de poussire qui semblait s'enfuir emport par -un ouragan. - -Il devina son ennemi et excita de nouveau son cheval, dont les efforts -taient dj prodigieux. - -Peu peu, soit que le cheval que montait Diogo ft plus fatigu que -celui du mtis cause de sa longue course de la nuit, soit que celui -de Malco Daz, ft plus vite, il s'aperut qu'il gagnait son ennemi et -que la distance diminuait sensiblement. Le mamaluco poussa un cri de -joie semblable un rugissement de bte fauve et saisit sa carabine, -prt s'en servir ds qu'il serait porte. - -Cependant la course continuait toujours, on apercevait au loin, au -dernier plan de l'horizon, la colline au sommet de laquelle les -Brsiliens avaient assis leur camp. videmment, les sentinelles des -blancs postes sur les arbres devaient distinguer, bien que vaguement -encore, les pripties singulires de cette lutte trange, sans en -comprendre les motifs. - -Il fallait en finir, d'autant plus que, chose extraordinaire, les -Guaycurus demeuraient invisibles et laissaient ainsi supposer qu'ils -avaient reconnu l'inutilit d'un plus long blocus et avaient renonc au -sige de la forteresse improvise. - -Cette solitude et cet abandon, qu'il ne s'expliquait pas de la part de -ses allis et dont les motifs lui chappaient, inquitaient le mtis. - -Enfin, la distance entre les deux cavaliers devint si minime, qu'ils ne -se trouvrent bientt qu' porte de pistolet l'un de l'autre. - -Malco Daz arma sa carabine, l'paula, et, sans ralentir l'allure de -son cheval, il lcha la dtente. - -Le cheval de Diogo, frapp en plein corps, fit un bond prodigieux en -avant, se leva convulsivement sur ses pieds de derrire, poussa un -hennissement de douleur et se renversa en arrire, en entranant son -cavalier dans sa chute. - -Malco jeta sa carabine et arriva comme la foudre, avec un rugissement -de triomphe, sur son ennemi gisant immobile sur le sol. - -Sautant immdiatement terre, il s'lana vers lui par un bond de -tigre et leva son poignard pour l'achever, au cas o il ne serait pas -tout fait mort. - -Mais son bras retomba inerte son ct, et il se redressa avec un -hurlement de dsappointement et de rage. - -Au mme instant, il fut vigoureusement saisi bras le corps par -derrire et renvers sur l'herbe, avant qu'il et seulement eu le temps -d'essayer de rsister. - -Eh! Eh! Compagnon, lui dit alors la voix railleuse de Diogo, car -c'tait lui qui le tenait clou au sol et lui appliquait le pied sur la -poitrine. Comment trouvez-vous celui-l? C'est bien jou, n'est-ce pas? - -Voici ce qui tait arriv: - -Diogo avait promptement reconnu que s'il continuait fuir en ligne -droite, son ennemi, mont sur un cheval frais ne tarderait pas -l'atteindre et que mme, au cas o il lui chapperait, il tomberait -invitablement aux mains des Guaycurus. - -Il avait donc calcul sa fuite de faon biaiser peu peu d'une -manire insensible d'abord, afin d'viter l'endroit o il supposait -que ses ennemis avaient tabli leur camp et tourner compltement la -forteresse. - -Ce premier stratagme avait parfaitement russi; Malco Daz, aveugl -par le dsir d'atteindre son ennemi, l'avait suivi dans les dtours -qu'il lui plaisait de faire, sans songer se rendre compte du chemin -qu'il prenait; cela expliquait l'absence, incomprhensible pour Malco, -de ses allis. - -Puis l'Indien, arriv l'angle d'un bois, s'tait jet terre et avec -cette dextrit si remarquable que possdent ceux de sa race, il avait, -en quelques minutes, confectionn un mannequin avec des herbes, l'avait -recouvert des vtements qu'il portait lui-mme; puis, aprs l'avoir -solidement attach sur le dos du cheval, sous la selle et aux flancs -duquel il avait plac des pines tranchantes, il avait lanc l'animal -dans la direction qu'il devait suivre; quant lui, il avait continu -sa route en courant, tout en ayant grand soin de demeurer toujours hors -de vue. - -C'tait quelques instants aprs sa sortie du bois que, pour la premire -fois, Malco Daz avait aperu le cheval qui dtalait d'autant plus -rapidement devant lui que le poids qu'il portait maintenant tait -beaucoup moins lourd. - -Cette explication que Diogo, d'un air narquois, donna en quelques mots -au mtis augmenta encore la fureur de celui-ci. - -Vous avez tu un cheval que j'aimais, ajouta l'Indien, une noble bte -que je remplacerai difficilement, je devrais vous tuer, Malco, mais -nous avons dormi longtemps cte cte, nous avons partag la mme -nourriture; je ne rougirai pas mon couteau de votre sang. - ---Vous aurez tort, Diogo, rpondit sourdement le mtis, car, aussi vrai -qu'il y a un Dieu au ciel, je vous jure qu' la premire occasion je -vous tuerai, moi. - ---Vous agirez selon vos instincts, Malco, je sais que vous tes un -mchant homme et que vous n'hsiterez pas le faire. - ---Oui, je vous tuerai, je vous le jure sur ma part de paradis, mille -diables! - ---Votre part de paradis me parat bien compromise, mon pauvre ami; mais -ce n'est pas de cela qu'il s'agit en ce moment, je ne veux pas que vos -allis me surprennent, ce qu'ils feront si je perds mon temps causer -avec vous, si agrable que soit votre conversation. Je vais donc, en -consquence, terminer au plus vite. - ---Que prtendez-vous faire? Puisque, dites-vous, vous ne voulez pas me -tuer. - ---Chose promise, chose due, Malco; non je ne vous tuerai pas, mais je -vous mettrai dans l'impossibilit de me nuire, du moins pendant quelque -temps; cela est juste, n'est-ce pas? - -Le mtis ne rpondit pas, il cumait de fureur et se tordait comme un -serpent sur le sol. - -Tenez-vous donc un instant tranquille, Malco, lui dit paisiblement le -capito; vous tes rellement insupportable, si vous continuez, je ne -finirai jamais de vous attacher. - -Et, de fait, tout en parlant ainsi, il l'attachait bel et bien avec son -lasso, malgr les efforts prodigieux du mtis pour lui chapper. - -L, voil qui est fait, reprit-il ds que le dernier noeud fut serr; -maintenant, je n'ai plus qu' vous billonner, et tout sera fini. - ---Me billonner, s'cria le mtis, me billonner, moi, et pourquoi? - ---Dame, mon ami, je vous trouve naf; permettez-moi de vous le dire, si -je vous billonne, c'est probablement pour vous empcher de crier et -d'appeler votre aide vos amis qui, sans doute, ne sont pas trs loin? - -Il y eut un instant de silence; le mtis rflchissait, Diogo -confectionnait un billon avec le soin et l'attention qu'il apportait -tout ce qu'il faisait. - -Combien de temps vous faut-il pour vous mettre en sret? demanda -enfin le mtis. - ---Pourquoi m'adressez-vous cette question? rpondit le capito en -s'agenouillant auprs de lui et se prparant lui attacher un tampon -d'herbe sur la bouche. - ---Que vous importe? Rpondez-moi franchement. - ---Si cela peut vous faire plaisir, je le veux bien, Malco; deux heures -me suffiront. - ---Deux heures? - ---Oui. - ---Eh bien! Si je vous promettais de demeurer tranquille et sans crier -o je suis, me billonneriez-vous? - ---Hum! fit le capito; une promesse, c'est bien vague, Malco; lorsqu'il -s'agit de vie ou de mort. - ---C'est vrai; mais si je vous la faisais, cette promesse? - -Diogo se gratta la tte d'un air embarrass. - -Rpondez, voyons, reprit le mtis. - ---Eh bien! Non, je ne pourrais l'accepter, dit Diogo; l, je vous le -certifie, ce serait trop dangereux pour moi. - -Et il se prpara attacher le billon. - -Attendez, s'cria vivement le mtis. - -Diogo s'arrta. - -Eh bien! Maintenant, reprit Malco, si au lieu de cette promesse que je -vous faisais, je vous donnais ma parole d'honneur de cavalheiro, que -feriez-vous? - ---Hum! rpondit l'autre, vous m'en direz tant; mais vous ne me la -donneriez pas. - ---Pourquoi donc cela? - ---Parce que vous la tiendriez, et que vous ne voulez pas vous engager -envers moi. - ---Ainsi, vous croyez ma parole? - ---Certes. - ---Eh bien! Ne me billonnez pas, Diogo, je vous la donne. - ---Allons donc, vous voulez rire. - ---Nullement, je vous donne ma parole d'honneur de demeurer ainsi que je -suis, non pas deux heures mais trois, sans bouger et sans pousser un -cri. - ---Oh! Oh! fit le capito en le regardant bien en face, c'est srieux -alors? - ---Trs srieux, est-ce convenu? - ---C'est convenu, rpondit Diogo, et il jeta le billon. - -trange anomalie du caractre de certains hommes et qui se rencontre -frquemment, surtout chez les mtis brsiliens; pour eux la parole -est tout, rien ne saurait les contraindre y manquer. Malco Daz, -bien que ce ft un bandit de la pire espce, obissant sans le moindre -remords aux instincts les plus sanguinaires, se serait srieusement cru -dshonor, lui, voleur et assassin l'occasion, si, une fois sa parole -engage, il l'avait fausse. - -Diogo savait si bien qu'il pouvait se fier cette parole, qu'il -l'accepta sans hsiter ou mme sans faire la moindre objection. - -Je vous quitte, Malco, lui dit-il, ne vous impatientez pas trop. Ah! - propos, j'emmne votre cheval qui vous est inutile en ce moment, -et dont moi j'ai le plus grand besoin, mais soyez tranquille, vous -le retrouverez au pied de la colline. Je ne veux pas vous en priver. -Allons, adieu. - ---Allez au diable, mais souvenez-vous que je vous ai promis de vous -tuer. - ---Bah! Bah! rpondit l'autre avec sa railleuse bonhomie, vous dites -cela maintenant parce que vous tes furieux; je le conois, vous n'avez -pas eu de chance avec moi aujourd'hui, vous serez plus heureux une -autre fois. - ---Je l'espre, fit le mtis en grinant des dents. - -Diogo, sans s'occuper davantage de lui, rattrapa facilement le cheval -qui ne s'tait pas beaucoup loign et partit aussitt. - -Avant de rentrer au camp, le capito, qui tait un homme d'ordre et -qui, surtout, se souciait mdiocrement de s'exposer tre tu par ses -amis cause de son dguisement, se dirigea par un chemin oblique vers -la rivire. - -Ds qu'il eut atteint le rivage, il abandonna le cheval, entra dans -l'eau et se mit la nage. - -Bien que cette rivire fourmillt littralement de camans, le capito -n'avait pas hsit entrer dedans; il savait par exprience que les -camans attaquent rarement l'homme et que le plus lger mouvement -suffit pour les effrayer et les loigner. - -La seule chose qu'il redoutt, c'tait d'tre aperu par les -sentinelles indiennes qui sans doute taient embusques dans les -buissons environnants, car, pour retrouver ses habits, il lui avait -fallu aller du ct o les Guaycurus avaient tabli leur invisible -blocus. - -Mais le hasard, qui jusqu' ce moment avait favoris le capito, ne -l'abandonna pas cette suprme et dernire preuve. - -Arriv quelque distance du buisson qu'il voulait atteindre. Diogo se -coula entre deux eaux. Du reste, cette prcaution tait, htons-nous -de le dire, presque inutile; ce n'tait pas la rivire, sur laquelle -ils n'avaient rien redouter, que surveillaient les Guaycurus, mais -seulement la colline o se trouvaient leurs ennemis. - -Diogo se glissa donc sans encombre dans le buisson, ouvrit la cachette -qu'il avait pratique pour cacher ses habits, et les en retira avec -un vif sentiment de plaisir; mais, au lieu de s'en couvrir, il en ft -un paquet, ainsi que de ses armes, et de nouveau il descendit dans la -rivire. - -Ce chemin lui paraissait plus court et plus sr, et de plus il n'tait -pas fch de se dbarrasser compltement des quelques peintures qui lui -restaient sur le corps. - -Afin de ne pas attirer l'attention sur lui, le capito avait envelopp -son paquet dans des feuilles de palmier et avait attach le tout sur sa -tte. - -Or, comme il nageait juste au niveau de l'eau, ce paquet semblait -driver doucement en suivant le fil du courant; de la rive, il avait -compltement l'apparence d'un amas de feuilles et de branches, et il -aurait t impossible l'oeil le plus perant d'apercevoir la tte du -nageur, cache par les herbes qui la recouvraient. - -Il atteignit bientt le pied de la colline. - -L il tait sauv et ne pouvait tre vu que par les personnes que le -hasard aurait conduites sur l'autre rive; mais, grce la largeur de -la nappe d'eau et aux armes dont usent les Indiens, il ne songea pas -se cacher. - -Aprs avoir calcul du regard la hauteur qu'il lui fallait gravir, -hauteur assez considrable, disons-le tout de suite, et s'levant -presque pic au-dessus de la rivire, le capito prit d'une main -son poignard, de l'autre le couteau que lui avait confi Tarou-Niom -comme signe de reconnaissance, et il commena avec une facilit et une -dextrit extrmes escalader cette espce de muraille, en plantant -tour tour ses armes dans les anfractuosits des rochers, et s'levant -ensuite la force du poignet, exercice gymnastique, soit dit en -passant, trs fatigant et surtout trs prilleux. - -L'ascension du capito fut longue; un instant il demeura suspendu entre -ciel et terre, sans pouvoir ni monter ni descendre; mais Diogo tait un -homme dou de trop de sang-froid et de courage pour se dsesprer; une -seconde de rflexion lui fit apercevoir une pente moins roide que celle -qu'il suivait; il obliqua lgrement, redoubla d'efforts, et bientt -mit le pied sur la plate-forme de la colline. - -Arriv l, il fit halte un instant pour reprendre haleine et remettre -un peu d'ordre dans ses ides; sa difficile expdition tait, contre -toutes probabilits, termine heureusement; les renseignements qu'il -avait obtenus ne manquaient pas d'importance; tout tait donc pour le -mieux, et il se flicitait intrieurement, non pas de la faon dont il -avait conduit cette scabreuse affaire, mais du plaisir que son retour -allait causer ses compagnons, surtout au marquis. - -Il se redressa au bout d'un instant et se remit marcher d'un pas -aussi libre et aussi relev que s'il n'avait pas, pendant les quelques -heures de son absence, support des fatigues surhumaines. - -Le soleil se couchait au moment o le capito atteignait le sommet de -la colline; la nuit tait donc sombre dj lorsqu'il entra dans le camp. - -Ds que son retour fut connu, tous ses compagnons se pressrent autour -de lui avec des cris de joie, qui donnrent l'veil au marquis et le -firent accourir. - -Le capito poussa une exclamation de surprise et de douleur la vue du -spectacle qui s'offrit ses yeux, lorsqu'il se trouva dans l'enceinte -du camp. - -Les tentes et les chariots avaient t rduits en cendres; la plupart -des mules et la plus grande partie des chevaux avaient t tus, sept -ou huit cadavres de chasseurs et de ngres jonchaient et l le sol; -les arbres, demi brls et tordus convulsivement, renverss les uns -sur les autres, ajoutaient encore l'horreur de ce spectacle. - -Doa Laura Antonia, rfugie tant bien que mal sous une _enramada_[1] -ouverte tous les vents, et accroupie tristement devant un feu -mourant, prparait, aide par son esclave Phoeb, son repas du soir. - -Enfin, tout prsentait l'aspect de la ruine et de la dsolation dans ce -camp que, la veille, le capito avait quitt si formidablement tabli. - -Qu'est-ce que cela signifie, mon Dieu? s'cria-t-il avec douleur. - ---Cela signifie, rpondit amrement le marquis, que vous ne vous tiez -point tromp, Diogo, et que les Guaycurus sont de rudes adversaires. - ---Mais il y a donc eu combat pendant mon absence? - ---Non, il y a eu surprise; mais venez, Diogo, un instant l'cart, je -vous expliquerai ce qui s'est pass, puis vous me rendrez compte de ce -que vous avez fait. - -Le capito le suivit. - -Lorsqu'ils furent hors des regards des Brsiliens, le marquis commena -son rcit, rcit fort court, mais terrible. - -Deux heures aprs le dpart de Diogo, sans que les sentinelles eussent -aperu un seul ennemi, une nue de flches enflammes avaient plu tout - coup sur le camp de tous les cts la fois, et cela d'une faon -si inopine que d'abord les Brsiliens ne surent o courir ni de -quelle manire se dfendre; le feu s'tait presque aussitt dclar -avec une intensit telle, qu'il avait t impossible de l'teindre; -puis, pour ajouter encore l'horreur de la situation, une flche tant -malheureusement tombe sur le chariot qui contenait les poudres, le -chariot avait saut en tuant et blessant plusieurs hommes. - -Les Guaycurus avaient profit de la stupeur des Brsiliens pour tenter -un assaut furieux, assaut qui avait t repouss, il est vrai, aprs -un combat acharn corps corps, mais pendant lequel le reste des -munitions avait presque compltement t puis. - -Diogo hocha tristement la tte ce sombre rcit; puis sur la prire -du marquis, il commena le sien, que son interlocuteur couta avec la -plus srieuse attention. Lorsqu'il eut termin, il se fit un instant de -silence. - -Que me conseillez-vous? dit enfin le marquis. - ---La situation est presque dsespre, rpondit nettement le capito. -Le plus prudent, mon avis, serait de tenter une sortie, d'essayer de -s'ouvrir un passage et de regagner au plus vite les habitations. - ---Oui, murmura part lui le marquis, peut-tre cela vaudrait-il mieux; -mais je veux attendre encore; j'ai expdi un batteur d'estrade au -dehors pour prendre des nouvelles de l'ennemi; qui sait ce qu'il nous -dira? - ---Vous tes le seul matre, rpondit Diogo qui l'avait entendu; mais -chaque minute qui s'coule nous enlve, croyez-le bien, plusieurs jours -d'existence. - ---Peut-tre! s'cria violemment le marquis en frappant du pied avec -colre, mais, vive Dieu! Tout n'est pas dit encore; non, quoi qu'il -arrive, je ne reculerai pas lchement devant ces barbares; ne puis-je -donc pas essayer de joindre don Joachim Ferreira? - ---Certes, vous le pouvez, Excellence. - ---Eh bien? s'cria-t-il avec joie. - ---Eh bien! Vous ne russirez qu' nous faire tous massacrer plus vite, -voil tout. - -Aprs avoir prononc ces paroles, le capito tourna le dos au marquis -et rejoignit ses compagnons, ne voulant pas continuer plus longtemps -un entretien inutile et ddaignant de discuter contre un parti si -opinitrement pris. - - -[1] Espce de hangar fait de branches. - - - - -X - -DSASTRE. - - -La nuit fut tranquille. - -Les Brsiliens la passrent plongs dans un profond sommeil; Diogo, -seul, dont l'organisation de fer semblait ne pas connatre la fatigue, -veilla sur le salut commun. - -Deux heures environ avant le lever du soleil, le batteur d'estrade, -expdi par le marquis, rentra au camp. - -Il tait porteur d'tranges nouvelles: les Indiens avaient disparu sans -laisser de traces. - -Diogo couta attentivement le rapport de cet homme; puis, se tournant -vers le marquis qui, lui aussi, avait pass la nuit sans que le sommeil -vnt clore ses paupires: - -Eh bien? lui demanda-t-il. - ---Mais il me semble ... rpondit le marquis. - ---Attendez, interrompit Diogo. Mon ami, dit-il en s'adressant au -batteur d'estrade, allez vous reposer, vous devez avoir besoin de -rparer vos forces. - -Le Brsilien salua et se retira aussitt. - -Il est inutile, reprit Diogo, que cet homme entende ce que nous avons - nous dire. Maintenant que nous sommes seuls, parlez, Excellence, je -vous coute. - ---Je crois que si ces nouvelles sont vraies, elles sont excellentes. - ---Vraies ou fausses, moi, je les trouve excrables. - ---Ah! - ---Comprenez-moi bien, Excellence, et persuadez-vous que je possde des -Indiens et de leurs moeurs une connaissance trop approfondie pour me -tromper. - ---Je le reconnais, mon ami, parlez donc, je vous prie. - ---Je croirais, Excellence, manquer tous mes devoirs, si, au point -de vue o nous en sommes arrivs, je ne vous parlais pas avec la plus -grande franchise; or, il est vident pour moi que les Indiens vous -tendent un pige, les Guaycurus vous ont loyalement averti de vous -retirer, ils vous ont laiss la libert de le faire; tort ou raison -vous avez mpris leurs avis et vous vous tes obstin pousser en -avant. Je ne discute pas avec vous, remarquez-le bien, Excellence, -l'opportunit de cette dtermination, je constate un fait, voil tout. - ---Continuez, mon ami. - ---Ils ont si peu l'intention de se retirer, qu'ils m'ont expdi, moi, -sans savoir naturellement qui ils s'adressaient, demander des secours - leurs allis les Payagoas; puis ils vous ont attaqu avec fureur, -non pas dans le but de s'emparer de votre camp, ils savaient d'avance -qu'ils ne russiraient pas, mais pour vous rduire dans l'tat o vous -tes, c'est--dire aux abois, et cela, vous en conviendrez vous-mme, -ils ont compltement russi. - ---Concluez, concluez, interrompit le marquis avec violence. - ---La conclusion est des plus simples, Excellence, reprit le capito -avec ce ton de bonhomie qui lui tait naturel: les Guaycurus ont -feint de se retirer afin de vous attirer en plaine et avoir meilleur -march de vous, cause des armes feu que vous possdez, et dont la -supriorit disparatra lorsque vous serez accabl par le nombre. - ---Auriez-vous peur, Diogo? lui demanda ironiquement le marquis. - ---Certes, Excellence, grand'peur mme. - ---Vous? - ---Pardon, ceci demande une explication. J'ai peur, non pas de mourir, -ds l'instant o vous m'avez fait connatre votre formelle intention, -j'ai fait le sacrifice de ma vie. - ---Alors, que me dites-vous donc? - ---Je vous dis, Excellence, que je ne crains pas de mourir, mais que -j'ai horriblement peur de me faire tuer btement, ce qui n'est pas du -tout la mme chose. J'ai une rputation soutenir, Excellence. - -Malgr la gravit de la situation, le marquis clata de rire. - -Bah! Bah! fit-il, les choses, j'en suis convaincu, tourneront mieux -que vous ne le supposez. - ---Je le souhaite sans l'esprer, Excellence. - ---Voyons, vous croyez-vous en tat de nous guider vers l'endroit o le -chef des Paulistas se trouve en ce moment? - ---Pour vous mettre sur la route, cela est on ne peut plus facile, -Excellence; quant vous conduire jusqu' l'arme paulista, je ne m'en -charge pas. - ---Pourquoi donc? - ---Dame! Parce que nous serons tous massacrs auparavant. - ---Hum, Diogo, vous devenez monotone, mon ami, vous vous rptez. - ---La fin me donnera raison, Excellence. - ---Taisez-vous, prophte de mauvais augure; quelle distance -croyez-vous que nous soyons des Paulistas? - ---Oh! La distance n'est pas longue. - ---Mais encore? - ---Trente lieues au plus. - ---Comment, trente lieues, pas davantage? Allons, vous tes fou avec vos -craintes puriles, il est impossible que nous n'oprions pas notre -jonction, y et-il dix mille sauvages sur notre route. - ---Vous verrez, Excellence, vous verrez, je ne vous dis que cela. - ---Eh bien! Soit; le sort en est jet, j'essayerai, quoi qu'il en -arrive; au point du jour nous partirons. - -Diogo hocha la tte. - ---Avec votre permission, Excellence, dit-il je crois que puisque vous -voulez absolument faire une folie, encore serait-il convenable de la -faire d'une faon logique. - ---Ce qui signifie?... - ---Que demain il sera trop tard. - ---Ainsi, votre avis, il faudrait?... - ---Partir l'instant, Excellence. - ---Allons, soit, partons; vous voyez que je fais tout ce que vous voulez. - ---Oui, lorsque cela cadre avec vos ides, grommela la capito en -allant donner les ordres du dpart. - -Dans cette circonstance, comme dans toutes les prcdentes, Diogo ne -ngligea aucune prcaution pour assurer la retraite; cette fois mme, -il se surpassa, tant il fit preuve, non seulement de prudence, mais -encore de prsence d'esprit. - -Quatre de ses soldats, hommes prouvs et surtout expriments, furent -par lui tout d'abord expdis en avant pour clairer la route et -dpister les Indiens. - -Dans l'assaut prcdent, les chariots et les bagages avaient t -brls, la plupart des mules de charge tues; de sorte que la caravane, -dbarrasse de ses convois, se trouvait en mesure d'acclrer sa -marche, ce que ne laissait pas, dans le cas prsent, d'tre un prcieux -avantage. - -Diogo fit garnir les pieds des chevaux de sacs de peau de mouton -remplis de sable, afin d'touffer le bruit de leurs pas; de plus, il -ordonna de serrer, au moyen de lasso, la bouche de chaque animal pour -l'empcher de hennir. - -Lorsque chacun fut en selle: - -Compagnons, dit-il, pas un cri, pas un soupir; nous tenons en ce -moment une expdition dont dpend le salut gnral. Si nous tions -dcouverts, nous serions perdus; ayez constamment les yeux et les -oreilles au guet, et surtout soyez prts toute ventualit. - ---Un mot, Diogo, lui dit le marquis; pourquoi avez-vous exig que nous -partions si subitement? - ---Parce que, Excellence, les Indigos bravos se gardent ordinairement -fort mal et qu'ils passent la nuit dormir, au lieu de surveiller -leurs ennemis ou de chercher les attaquer. - ---Merci; maintenant partons. - ---Un instant, Excellence; et s'adressant tous les aventuriers: Je -vais marcher le premier, dit-il; vous me suivrez un un, en tenant vos -chevaux en bride pour les empcher de trbucher et de donner l'veil -l'ennemi; vous tcherez de marcher dans mes pas, afin de laisser une -piste moins large: maintenant, faites bien attention de vous souvenir -de ceci: le cri de l'alligator vous avertira de faire halte, le mme -cri rpt deux fois voudra dire de se mettre en selle, le cri de la -chouette commandera au galop; vous m'avez bien entendu, bien compris? - ---Oui, rpondirent voix basse les Brsiliens. - ---Alors, en route. - -La descente commena. - -C'tait un trange spectacle que celui qu'offrait cette longue ligne -de spectres noirs qui glissaient silencieux dans la nuit et semblaient -ramper sur les flancs de cette colline. - -Il faut avoir fait une marche semblable pour en bien comprendre toutes -les terreurs secrtes. - -Le bruit d'une branche fouette par le vent, le froissement d'une -feuille, le vol inattendu d'un oiseau nocturne, tout est sujet de -crainte, tout fait tressaillir; l'homme le plus brave sent malgr lui -le sang se glacer dans ses veines, car derrire chaque tronc d'arbre, -chaque angle de rocher, il redoute de voir tout coup surgir devant -lui l'ennemi qu'il essaye d'viter. - -La descente fut longue, on ne marchait que lentement. Diogo qui -semblait voir dans la nuit comme en plein jour, choisissait son terrain -avec le plus grand soin et n'avanait que lorsqu'il tait bien sr que -le sol sur lequel il posait le pied tait solide. - -Parfois on s'arrtait pendant quelques secondes, alors un frmissement -d'pouvante parcourait comme un courant lectrique toute la ligne et -faisait battre le coeur le plus ferme. - -Enfin au bout d'une heure, dont chaque minute parut durer un sicle aux -Brsiliens, on atteignit la plaine. - -Le cri de l'alligator qui s'leva dans le silence avertit les -Brsiliens qu'ils devaient faire halte. - -Deux minutes plus tard le mme cri rpt deux fois les fit se mettre -en selle, puis enfin, au cri de la chouette, ils s'lancrent au galop -et partirent avec une rapidit double par la frayeur instinctive -qu'ils prouvaient d'un danger terrible qu'ils sentaient tre suspendu -au-dessus de leur tte. - -Le marquis avait ordonn doa Laura de monter cheval; la jeune -fille avait obi passivement sans prononcer une parole, et sur -l'injonction de don Roque, elle s'tait place ainsi que son esclave au -milieu de la ligne des cavaliers. - -Le marquis l'avait voulu ainsi parce que cette place lui paraissait la -moins dangereuse et qu'il lui tait ainsi plus facile de surveiller sa -captive. - -Pendant toute la nuit, les Brsiliens, penchs sur le cou de leurs -chevaux, galoprent la suite du capito. - -Au lever du soleil, ils avaient fait dix-huit ou dix-neuf lieues, -ce qui tait norme, mais les pauvres chevaux taient rendus et ne -pouvaient plus, se tenir. - -A une lieue devant eux les fugitifs apercevaient un large cours d'eau. - -C'tait le Pilcomayo, un des affluents les plus considrables du rio -Paraguay. - -Le marquis s'approcha du capito. - -Vous avez fait merveille, Diogo, lui dit-il; grce vos intelligentes -dispositions, nous sommes sauvs. - ---Ne me remerciez pas encore, Excellence, rpondit l'Indien avec un -sourire railleur, tout n'est pas fini encore. - ---Oh! Oh! Nous avons maintenant une avance sur nos ennemis qui nous met -hors de leur porte. - ---Il n'y a pas d'avance avec les Guaycurus, Excellence; notre seule -chance de salut tait d'atteindre la rivire et de la traverser. - ---Eh bien! Qui nous en empche? - ---Regardez les chevaux; avant que nous soyons arrivs la moiti de la -distance qui nous spare du Pilcomayo, car cette rivire que vous voyez -l-bas se nomme ainsi, les ennemis seront sur nous. - ---C'est trop d'enttement la fin, voyez vous-mme, la plaine est -dserte. - ---Vous croyez, Excellence? - ---Dame, j'ai beau regarder dans toutes les directions, je ne vois rien. - ---C'est que vous n'avez pas l'habitude de la prairie, voil tout. -Tenez, ajouta-t-il, en allongeant le bras dans la direction du -nord-est, remarquez-vous cette ondulation convulsive des hautes herbes. - ---En effet, mais qu'est-ce que cela prouve! - ---Voyez-vous encore, continua l'impassible capito, ces compagnies -de _andus_ et de _seriemas_ qui courent perdus dans toutes les -directions, ces voles de _guaros_ et de _kamichis_ qui s'lvent -subitement en poussant des cris discordants? - ---Oui, oui, je vois tout cela; aprs? - ---Aprs, eh bien, Excellence, l'ondulation des herbes, sans cause -apparente, puisqu'il n'y a pas un souffle de vent dans l'air; la -course perdue des andus et des seriemas, et le vol effar des guaros -et des kamichis signifient simplement que les Guaycurus sont notre -poursuite, et qu'avant une heure, ils nous auront atteints. - ---Mais dans une heure nous aurons franchi la rivire. - ---Avec nos chevaux, c'est impossible; c'est peine s'ils parviennent -mettre un pied devant l'autre: regardez, ils trbuchent et s'abattent -chaque pas. - ---C'est vrai, murmura le marquis; mais alors que faire? - ---Nous prparer mourir. - ---Oh! Ce n'est pas vrai, ce que vous dites l, Diogo! - ---Dans une heure, aucun de nous n'existera, rpondit froidement le -capito. - ---Mais nous ne nous laisserons pas assassiner sans nous dfendre! - ---Ceci est une autre question, Excellence; voulez-vous combattre -jusqu'au dernier souffle? - ---Certes. - ---Trs bien; laissez-moi faire alors. Nous serons tus, je le sais -bien; mais la victoire cotera cher nos ennemis. - -Sans perdre un instant, le capito prit ses dispositions pour le -combat; elles furent d'une simplicit que les circonstances exigeaient -imprieusement. - -Les Brsiliens mirent pied terre, gorgrent leurs chevaux, et, avec -les cadavres des malheureux animaux, ils formrent un cercle assez -grand pour les contenir tous. - -Le marquis occup en ce moment parler avec animation doa Laura -ne s'aperut de cette boucherie que lorsqu'il fut trop tard pour s'y -opposer. - -Que faites-vous? s'cria-t-il. - ---Des retranchements, rpondit impassiblement Diogo. Derrire ces -cadavres nous tirerons l'abri jusqu' ce que nos munitions soient -puises. - ---Mais comment fuirons-nous aprs le combat? - -L'Indien clata d'un rire nerveux et strident. - -Nous ne fuirons pas puisque nous serons morts! - -Le marquis ne trouva rien rpondre, il baissa la tte et retourna -auprs de la jeune fille. - -Doa Laura s'tait laisse tomber terre en proie un profond -dsespoir; son cheval tait le seul qu'on n'et pas tu, il se tenait -auprs d'elle, la tte basse et frissonnant de terreur. - -Vous allez mourir, dit don Roque la jeune fille. - ---Je l'espre, rpondit-elle d'une voix basse et entrecoupe. - ---Vous me hassez donc bien. - ---Il n'y a pas dans mon coeur place pour la haine, je vous mprise. - -Il fit un mouvement de colre. - -Doa Laura, reprit-il, il en est temps encore, rvlez-moi votre -secret. - ---Pourquoi faire? lui dit-elle en le regardant en face, puisque nous -allons mourir. - ---Maldiction! s'cria-t-il en frappant du pied avec rage; cette femme -est un dmon. - -Doa Laura sourit tristement. - -Rien ne saurait-il donc vous convaincre? A quoi vous servirait -maintenant la possession de ce secret? - ---Et vous? rpondit-elle froidement. - ---Dites-le-moi, dites-le-moi, et, je vous le jure, je vous sauverai; -quand je devrais pour cela marcher dans le sang jusqu'aux genoux. Oh! -Si j'tais possesseur de ce secret prcieux, je sens que je russirais - chapper au danger terrible qui nous menace. Dites-le-moi, doa -Laura, je vous en supplie. - ---Non! Je prfre mourir que d'tre sauve par vous. - -Le marquis eut un moment de fureur folle. - -Meurs donc! Et sois maudite! s'cria-t-il en saisissant un pistolet -sa ceinture. - -Une main arrta son bras. - -Il se retourna en lanant un regard farouche celui qui avait os le -toucher. - -Excusez-moi, Excellence, lui dit Diogo toujours impassible, si -j'interromps votre intressante conversation avec la seorita. - -Doa Laura n'avait pas fait un mouvement pour se soustraire la mort; -ses yeux ne s'taient pas baisss, ses joues n'avaient pas pli; la -mort, pour elle, c'tait la dlivrance. - -Que me voulez-vous encore? s'cria le marquis. - ---Vous annoncer, Excellence, que le moment est proche o il va falloir -faire preuve d'adresse. Voyez. - -Le marquis regarda. - -Mais, misrable! s'cria-t-il au bout d'un instant, si vous n'tes pas -un tratre, vous vous tes grossirement tromp. - ---Plat-il, Excellence. - ---Par le saint nom de Dieu, c'est une manada de chevaux sauvages que -vous avez prise pour nos ennemis. - ---Dfinitivement, Excellence, rpondit le capito avec un sourire de -ddain, vous n'avez pas la moindre exprience de la faon de combattre -des Guaycurus, ni de la vie du dsert; voici probablement la dernire -chose que je vous apprendrai; mais il est toujours bon que vous le -sachiez. Les Guaycurus sont les premiers jinetes du monde. Voici la -tactique qu'ils emploient pour surprendre l'ennemi: ils lancent en -avant une troupe de chevaux sauvages afin de drober leur nombre, puis -derrire ils se tiennent couchs de ct sur leurs chevaux, la main -gauche la crinire et le pied droit appuy sur l'trier; de cette -faon, il est facile de se tromper et de supposer, ainsi que vous-mme -l'avez fait, que tous les chevaux sont libres; mais vous allez bientt -voir les cavaliers se redresser et vous les entendrez pousser leur cri -de guerre. - -Nous avons dit que tous les Brsiliens taient tendus derrire les -cadavres de leurs chevaux, prts faire feu au commandement. - -Au-dessus d'eux, les vautours et les urubus, attirs par l'odeur -du sang, volaient en longs cercles en poussant des cris rauques et -discordants. - -A une demi-lieue dans la plaine, une manada de chevaux accourait avec -une extrme rapidit, en soulevant d'pais nuages de poussire. - -Les Brsiliens taient mornes et silencieux; ils se sentaient perdus. - -Seul, Diogo avait conserv sa physionomie calme et son expression -insouciante. - -Enfants! cria-t-il, mnagez vos munitions et ne tirez qu' coup sr; -vous savez qu'il ne nous reste plus de poudre. - -Tout coup, les chevaux sauvages arrivrent comme la foudre sur -les retranchements, et, malgr une dcharge meurtrire faite bout -portant, les franchirent d'un lan irrsistible. - -Les guerriers Guaycurus se mirent en selle en poussant d'affreux -hurlements, et le massacre, car ce ne fut pas un combat, commena avec -un acharnement incroyable. - -Au premier rang, auprs de Tarou-Niom, se tenait Malco Daz. - -Les yeux du mtis lanaient des clairs, il se ruait avec une furie -extraordinaire au plus pais de la mle, et faisait des efforts inous -pour se rapprocher de doa Laura. - -Par un mouvement plutt instinctif que calcul, les Brsiliens, ds que -leur retranchement improvis avait t forc, s'taient groups autour -d'elle. - -La jeune fille, agenouille sur le sol, les mains jointes et les yeux -au ciel, priait avec ferveur. - -La pauvre Phoeb, la poitrine traverse par une lance, se tordait ses -pieds dans les dernires convulsions de l'agonie. - -Il y avait quelque chose de rellement beau dans le spectacle offert -par ces vingt et quelques hommes immobiles, silencieux, serrs les -uns contre les autres, et luttant dsesprment contre une multitude -d'ennemis, ayant fait le sacrifice de leur vie, mais rsolus -combattre jusqu'au dernier soupir, et ne tombant que morts. - -Diogo et le marquis faisaient des prodiges de valeur; l'Indien, avec un -mpris superbe de la mort; le blanc, avec la rage du dsespoir. - -Hein! Excellence, dit le capito, d'une voix railleuse, commencez-vous - croire que nous y resterons? - -Cependant les rangs des Brsiliens s'claircissaient de plus en plus, -mais ils ne tombaient pas sans vengeance; les Guaycurus, dcims par -les balles, prouvaient des pertes normes. - -Soudain, Malco Daz bondit en avant, renversa le marquis en le frappant -du poitrail de son cheval, et, saisissant doa Laura par les cheveux, -il l'enleva, la jeta en travers sur le cou de son cheval et s'lana -travers la plaine. - -La jeune fille jeta un cri terrible et s'vanouit. - -Ce cri, Diogo l'avait entendu; le capito sauta par-dessus le corps du -marquis tendu sans connaissance et, renversant tout sur son passage, -il se prcipita la poursuite du mtis. - -Mais que pouvait un homme pied contre un cavalier lanc toute bride? - -Le mtis s'arrta, un clair jaillit de sa fauve prunelle, et il paula -son fusil. - -Diogo le prvint. - -C'est ma dernire charge, murmura-t-il; elle sera pour elle. - -Et il lcha la dtente. - -Malco Daz chancela tout coup; ses bras s'ouvrirent convulsivement, -et il roula sur le sol en entranant la jeune fille dans sa chute. - -Il tait mort. - -Diogo s'lana vers lui, mais tout coup il fit un bond de ct, et, -prenant son arme par le canon, il la leva au-dessus de sa tte: un -Indien venait sur lui; mais changeant presque aussitt de position, -il bondit comme un jaguar, enlaa de ses bras nerveux l'Indien qui le -poursuivait, le renversa, et du mme coup se mit en selle sa place. -Ce prodige d'adresse et d'agilit accompli, il vola au secours de la -jeune fille. - -A peine la soulevait-il dans ses bras pour la mettre sur le cheval -qu'il s'tait si miraculeusement appropri, que des guerriers Guaycurus -l'envelopprent dans un cercle infranchissable. - -Diogo jeta un regard douloureux la jeune fille qu'il posa terre, -et, retirant de sa ceinture ses pistolets, seules armes qui lui -restaient: - -Pauvre enfant! murmura-t-il, j'ai fait ce que j'ai pu; la fatalit -tait contre moi! - -Il arma froidement ses pistolets. - -J'en tuerai bien deux encore avant de mourir, dit-il. - -Tout coup les rangs des guerriers s'ouvrirent. Tarou-Niom parut. - -Que nul ne touche cet homme et cette femme, dit-il, ils -m'appartiennent. - ---Allons, ce sera pour une autre fois, dit le capito en replaant ses -pistolets sa ceinture. - ---Tu es brave, je t'aime, reprit Tarou-Niom; prends cette _gni-maak_ -(plume), elle te servira de sauvegarde. Reste ici jusqu' ce que -je revienne, et veille sur l'_etlatoum_ (femme) que tu as si bien -dfendue. - -Diogo prit la plume et s'assit tristement auprs de la jeune fille. - -Une heure plus tard le capito et doa Laura accompagnaient les -guerriers Guaycurus qui retournaient leur village. - -La jeune fille tait toujours vanouie et ne connaissait pas encore -toute l'tendue du nouveau malheur qui tait venu fondre sur elle. - -Diogo la portait sur le cou de son cheval et la soutenait avec -prcaution; le brave capito paraissait dj, non pas rsign, mais -compltement consol de sa dfaite, et causait amicalement avec le -capito Tarou-Niom, qui lui tmoignait beaucoup d'gards. - -Le combat avait fini ainsi qu'il devait finir, c'est--dire par la mort -de tous les Brsiliens. - -Ils avaient t impitoyablement massacrs. - -Seuls, Diogo et la jeune fille avaient survcu, par un miracle -incomprhensible, qui avait fait jaillir un clair de piti dans le -coeur froce du chef guaycurus. - -Quant au marquis de Castelmelhor, nul ne savait ce qu'il tait devenu; -malgr les recherches les plus actives, il avait t impossible de -retrouver son corps. - -tait-il mort? tait-il vivant et avait-il contre toute probabilit -russi s'chapper? - -Son sort demeurait envelopp d'un impntrable mystre. - -Bientt les Indiens disparurent, la plaine o s'tait passe cette -effroyable tragdie redevint solitaire, et les vautours, s'abattant sur -les cadavres, commencrent une horrible cure de chair humaine. - -FIN DU PROLOGUE. - - - - - -LE GUARANIS - - - - -I - -EL VADO DEL CABESTRO. - - -Le 23 dcembre 1815, entre deux et trois heures de l'aprs-midi, -c'est--dire au moment le plus chaud de la journe, deux voyageurs, -venant l'un du nord, l'autre du sud, se rencontrrent face face, sur -les bords d'une petite rivire, affluent du rio Dulce, un endroit -nomm _el Vado del Cabestro_, c'est--dire le gu du Licol, situ -gale distance des villes de Santiago et de San Miguel de Tucumn. - -En arrivant au bord de l'eau, comme d'un commun accord, les deux -voyageurs retinrent la bride et s'examinrent attentivement pendant -quelques instants. - -La rivire que tous deux se prparaient traverser en sens contraire, -grossie par les pluies d'orage, tait assez large en ce moment, ce qui -empchait les deux voyageurs de se distinguer rciproquement assez -compltement pour se former l'un de l'autre une opinion rassurante. - -Tout tranger qu'on rencontre au dsert est sinon un ennemi, du moins, -jusqu' plus ample renseignement, un individu dont la prudence exige -qu'on se mfie. - -Aprs une hsitation courte, mais bien marque, chaque voyageur ramena - sa porte le long fusil qu'il avait jet en bandoulire, l'arma -en faisant craquer avec bruit la dtente, et, semblant prendre une -rsolution suprme, chatouilla lgrement de l'peron les flancs de son -cheval et entra dans l'eau. - -Le gu tait large et peu profond; l'eau arrivait peine au ventre des -chevaux, ce qui laissait aux cavaliers libert entire de se diriger -leur guise. - -Cependant ils s'avanaient l'un vers l'autre en continuant s'observer -attentivement, prts faire feu au moindre mouvement suspect. La -distance diminuait rapidement entre eux; bientt ils ne se trouvrent -plus qu' deux pas peine l'un de l'autre. - -Tout coup ils poussrent une exclamation joyeuse et s'arrtrent en -riant gorge dploye. - -A plusieurs reprises ils essayrent de parler; mais le rire, plus fort -que leur volont, les en empcha, et ils clatrent de plus belle. - -Cependant, ils avaient subitement dsarm leurs fusils, qui avaient -aussitt repris leur position inoffensive en bandoulire, ce qui -tmoignait que la scurit la plus complte avait succd dans leur -esprit l'inquitude qui d'abord les agitait. - -Enfin, l'un d'eux parvint reprendre assez son sang-froid pour que -les paroles se fissent jour travers sa gorge et parvinssent jusqu' -ses lvres. - -Pardieu! s'cria-t-il en franais, en tendant la main droite -son singulier interlocuteur, qui riait toujours, la rencontre est -prcieuse et j'en garderai longtemps le souvenir; je n'ose encore en -croire mes yeux: tes-vous un homme ou un fantme? Est-ce bien vous, -cher monsieur, vous que j'ai vu, il y a deux ans peine, postulant -Paris auprs du gouvernement, pour je ne sais plus quel emploi, que je -retrouve aujourd'hui au fond de ce dsert, portant poncho et sombrero, -et ressemblant s'y mprendre, par votre singulier accoutrement, un -gaucho de la bande orientale. - ---Oui, rpondit l'autre, en jetant un regard de satisfaction sur sa -personne; le costume est assez bien russi; mais, ajouta-t-il entr -deux clats de rire, je suis en droit, il me semble, de vous retourner -la question; comment se fait-il que je vous rencontre ici, vous dont la -haute position?... - ---Chut! interrompit le premier interlocuteur en devenant subitement -srieux, rien n'est stable en ce monde, vous le savez, monsieur -Gagnepain. - ---Hlas! Qui plus que moi a t mme de l'apprendre? fit tristement -le premier voyageur. - ---Vous soupirez! Seriez-vous devenu comme moi le jouet de la fortune? - ---La fortune et moi, nous nous sommes trop peu connus jusqu' prsent, -fit-il avec un sourire, pour qu'elle ait song moi d'une faon ou -d'une autre; je ne me plains au contraire que de son indiffrence mon -gard. Quant vous, monsieur, je croyais que les derniers vnements, -dont notre malheureux pays a t le thtre, vnements dans lesquels, -si je ne me trompe, vous avez jou un rle assez, important, ne -pouvaient qu'avoir influ avantageusement sur votre fortune. - -Le second voyageur sourit amrement. - -L'ingratitude et la proscription sont la monnaie courante des cours, -dit-il. C'est en vain que l'homme se croit habile et un en ce monde, il -s'agite et Dieu le mne. - ---Sans compter les passions qui le conduisent, interrompit le premier -interlocuteur avec un lger accent de raillerie. Mais se reprenant -aussitt et changeant de conversation: O allez-vous donc ainsi? - ---A San Miguel de Tucumn, puis de l au Chili. - ---Seul? - ---Oh! Non, mes gens viennent derrire moi; je les ai seulement un peu -devancs, afin de me livrer en toute libert mes rflexions. Et vous? - ---Oh! Moi, c'est diffrent; je suis presque sur mes terres, ici. - ---En vrit? - ---Ma foi, oui; seulement, entendons-nous, je ne compte pas habiter -ternellement ce pays; cependant, si vous le dsirez et que vous ne -soyez pas trop press de continuer votre voyage, je serai heureux de -vous faire visiter ma maison, dont nous ne sommes gures loigns que -d'une vingtaine de milles, et de vous y offrir l'hospitalit. - ---Comment! Votre maison? Vous avez une maison ici? - ---Mon Dieu! Oui; il fallait que je vinsse en Amrique pour accomplir -ce miracle d'tre propritaire. C'est piquant, n'est-ce pas? fit-il en -riant. Mais il me semble que, depuis bien longtemps dj, nous sommes -arrts au milieu de l'eau. Que dites-vous de ma proposition? Vous -sourit-elle? Rebroussez-vous votre route? - -L'autre hsita un instant. - -Dcidez-vous, monsieur, le hasard, ou si vous le prfrez, la -Providence, qui nous a fait nous rencontrer ainsi inopinment, a -peut-tre de secrets desseins sur nous; ne la contrarions pas. Ces -paroles furent prononces d'un ton semi-srieux, semi-railleur. - ---Pourquoi plaisanter sur ce sujet, monsieur Gagnepain, rpondit -l'autre avec un lger accent de reproche, bien que vous soyez artiste, -et par consquent esprit fort, ce que vous dites est plus vrai que vous -ne voulez sans doute vous l'avouer vous-mme. - ---Pardon, j'avais oubli que vous tes un ancien oratorien, mettons que -je n'ai rien dit; ainsi vous rebroussez chemin avec moi? - ---Certes, rien ne me presse, j'arriverai toujours assez tt l o je -vais; j'aurai le plus grand plaisir passer quelques heures en votre -compagnie; les occasions de ne point parler cette affreuse langue -espagnole et de causer avec un compatriote ne sont pas assez frquentes -dans cet abominable pays, pour qu'on les laisse chapper quand on a le -bonheur de les rencontrer. - ---Venez donc, alors; nous nous tendrons sur l'herbe, l'ombre de ces -magnifiques palmiers, et, pendant que nos chevaux se dlasseront, nous -laisserons passer la grande chaleur du jour en causant et en attendant -vos gens. - ---Votre offre est si cordiale que je ne veux pas la refuser. - ---Parfaitement parl, mon cher duc. - ---Silence, interrompit vivement celui auquel on venait de donner ce -titre; je me nomme Dubois, et je suis naturaliste; souvenez-vous de -cela, je vous en supplie. - ---Ah! fit l'autre avec un lger tonnement, comme vous voudrez; va pour -Dubois, c'est un nom aussi bon qu'un autre. - ---Meilleur pour moi en ce moment. Allons donc sans plus de retard. - -Les deux voyageurs regagnrent alors le bord de la rivire o, suivant -le programme convenu entre eux, ils enlevrent la bride leurs -chevaux, tout en ayant soin de les attacher par la longe, de peur -qu'ils ne s'cartassent; et, aprs avoir battu les buissons du canon de -leurs fusils pour chasser les reptiles, ils s'tendirent sur l'herbe -verte et touffue, sous l'ombre protectrice d'un palmier gigantesque, en -poussant un soupir de voluptueuse satisfaction. - -Le pays au centre duquel s'taient rencontrs nos personnages taient -loin sous tous les rapports de mriter l'pithte dont l'un deux -l'avait fltri; c'tait, au contraire, une admirable contre, dont -les paysages grandioses et accidents ont toujours fait l'admiration -des explorateurs, bien rares la vrit, que l'amour de la science a -pousss les visiter sous tous leurs aspects. - -Le Tucumn o se passent en ce moment les vnements de notre histoire, -est une des contres les plus heureusement situes de l'Amrique du Sud. - -Place au nord de la province de Catamarca, cette contre, traverse -par une branche des Andes, jouit d'un climat tempr en t et presque -froid en hiver; une grande partie de son territoire se compose -d'immenses plateaux ou _llanos_, couverts d'une luxuriante vgtation, -entretenue par de nombreux cours d'eau et des rivires considrables -qui, ne trouvant pas de dbouch, cause du peu de pente du terrain, y -forment de nombreux lacs sans coulement. - -Cette rgion est aujourd'hui une des plus vastes, des plus peuples et -des plus riches de la Confdration Buenos-airienne. - -De l'endroit o les voyageurs s'taient arrts, ils jouissaient d'un -coup d'oeil enchanteur et voyaient se drouler devant eux un paysage -ravissant: leurs pieds, une rivire large et profonde serpentait -comme un ruban d'argent travers les plaines couvertes de hautes -herbes d'un vert d'meraude, du milieu desquelles bondissaient -chaque instant des cerfs, des vigognes, jouant par troupes, tandis que -les taureaux sauvages levaient leurs larges ttes armes de cornes -formidables, et jetaient autour d'eux des regards empreints d'une -pensive tristesse; des voles de pigeons et de perdrix volaient dans -tous les sens en jetant dans l'air les notes stridentes ou douces de -leurs chants, tandis que de magnifiques cygnes noirs s'battaient -sur la rivire et se laissaient nonchalamment emporter au courant, -dfilant devant les flamants roses et les hrons, occups pcher sur -la rive; d'immenses forts tenaient tout l'arrire-plan du paysage -et s'levaient, de gradin en gradin, sur les versants lointains -des Cordillires, dont les cimes denteles et couvertes de neiges -ternelles se confondaient avec les nuages. - -Le soleil rpandait avec profusion ses rayons blouissants sur cette -nature primitive et faisait scintiller, comme des millions de diamants, -les sables incessamment mouills des plages de la rivire. - -Un calme profond rgnait dans ce dsert, si vivant et si anim -cependant, et du sein duquel s'levaient, comme un hymne solennel vers -Dieu, les chants des innombrables oiseaux blottis sous la feuille. - -Avant que d'aller plus loin et de rapporter la conversation de nos -personnages, nous les ferons plus intimement connatre au lecteur en -traant leur portrait en quelques lignes. - -Le premier, celui qui ne voulait pas qu'on lui donnt le titre de -duc et qui prtendait se nommer Dubois et exercer la profession de -naturaliste, tait un homme d'environ cinquante-deux ans, mais qui -en paraissait plus de soixante; son corps, long et maigre, tait -lgrement courb; ses membres grles se perdaient pour ainsi dire -dans les larges plis de ses vtements, ses traits, fatigus par les -veilles et les travaux intellectuels, sans doute, devaient avoir t -admirablement beaux: son front tait large, mais sillonn de rides -profondes; ses yeux noirs bien ouverts, surmonts d'pais sourcils, -avaient un regard fixe pntrant, qui, lorsqu'il s'animait, devenait -impossible supporter; son nez tait droit, sa bouche un peu grande, -mais garnie de dents magnifiques; ses lvres un peu minces, sur -lesquelles un sourire froid et railleur semblait strotyp, son menton -carr lui compltait, avec l'absence complte de barbe, une physionomie -imposante, un peu dure, mais que, lorsque cela lui plaisait, il savait -rendre extrmement bienveillante. Toute sa personne respirait cette -grce aristocratique, onctueuse et un peu fline qui distingue les -diplomates et les hauts dignitaires de l'glise; elle formait, avec la -noblesse de ses gestes, le contraste le plus complet, non seulement -avec le costume qu'il avait cru devoir adopter, mais encore avec les -faons plbiennes qu'il affectait, et que, comme un rle mal appris, -il oubliait chaque instant. - -L'autre voyageur se nommait mile Gagnepain; il avait de trente - trente-deux ans; sa taille tait ordinaire, mais bien prise et -fortement charpente; ses paules larges, sa poitrine bombe; la -sant semblait lui sortir par tous les pores: ses bras sur lesquels -saillaient des muscles gros comme des cordes et durs comme du fer, -tmoignaient d'une vigueur corporelle peu commune; son visage -respirait la franchise et la bonne humeur; ses traits rguliers, ses -yeux bruns pleins de finesse, sa bouche rieuse, ses cheveux d'un -blond fauve, friss comme ceux d'un ngre; sa moustache, cire avec -soin et coquettement releve; son menton ras et ses favoris touffus -qui atteignaient presque les coins de sa bouche, lui formaient -une physionomie pleine de franchise et d'nergie qui, au premier -coup d'oeil, attirait la sympathie. La libert un peu brusque de -ses mouvements, sa parole vive et colore le faisaient reconnatre -facilement pour un de ces tres privilgis, dit-on, malheureux, -disons-nous, qu'on est convenu de nommer artistes. En effet, il tait -peintre; du reste, particularit que nous avons oubli de mentionner, -il avait attach solidement la croupe de son cheval, une bote -couleurs, un large parapluie, un chevalet et un appuie-main, appareil -indispensable tous les peintres et qui, dans un pays moins sauvage -que celui dans lequel il se trouvait, l'aurait immdiatement dnonc -pour ce qu'il tait, malgr son costume de gaucho. - -Ce fut lui qui, le premier, prit la parole. A peine s'tait-il laiss -aller sur l'herbe que, se redressant brusquement et traant un cercle -dans l'espace avec son bras droit tendu devant lui: - -Quelle admirable chose que la nature, s'crit-il, et comme les hommes -sont coupables de la gter ainsi qu'ils le font sans cesse, sous -prtexte d'amlioration, comme si la Providence n'tait pas plus habile -qu'eux! - ---Bravo! rpondit l'autre personnage, auquel nous conserverons, jusqu' -nouvel ordre, le nom de Dubois, sous lequel il s'est fait connatre - nous; bravo! Monsieur mile, je vois que vous tes toujours aussi -enthousiaste qu' l'poque o j'ai eu le plaisir de vous rencontrer. - ---Eh! Monseigneur ... monsieur, veux-je dire, pardon de ce lapsus -involontaire, ne nous enviez pas l'enthousiasme, nous autres pauvres -diables d'artistes; l'enthousiasme, c'est la foi, c'est la jeunesse, -c'est l'esprance peut-tre! - ---Dieu me garde d'avoir une telle pense; je vous admire, au contraire, -moi qui, de la vie, ne puis plus aujourd'hui boire que l'absinthe. - ---Bah! fit gaiement le peintre, demain n'existe pas, c'est un mythe; -vive aujourd'hui! Voyez quel blouissant soleil, quelle magnifique -campagne; est-ce que tout cela ne vous raccommode pas un peu avec -l'humanit? - -M. Dubois soupira. - -Que la jeunesse est heureuse, dit-il; tout lui sourit, jusqu'au dsert -o elle court le risque flagrant de mourir de faim. - ---Laissez donc, monsieur, l'homme qui est parvenu vivre Paris -n'ayant rien ne doit redouter aucun dsert. - ---Cela nous ramne une question que je voulais vous adresser, -rpondit M. Dubois en riant de la boutade paradoxale de l'artiste. - ---Voyons la question? fit celui-ci d'un ton de bonne humeur. - ---Veuillez d'abord ne pas attribuer une indiscrtion indigne de moi, -mais seulement, je vous prie, au vif intrt que je vous porte, la -question que je me propose de vous adresser. - ---De l'indiscrtion avec moi, monsieur; vous voulez rire, sans doute. -Allez, ne craignez pas de m'adresser cette question. Quelle qu'elle -soit, je me fais fort d'y rpondre de faon vous satisfaire. - ---Depuis notre singulire rencontre, je me creuse vainement la tte -pour deviner le motif qui vous a dcid migrer ainsi dans ces -rgions inconnues. - ---migrer, fi! Monsieur! Le vilain mot; voyager, vous voulez dire, sans -doute? - ---Voyager, soit, mon jeune ami; je ne chicanerai pas avec vous sur une -expression que vous avez le droit de trouver malsonnante. - ---Pourquoi ne pas me dire franchement que c'est mon histoire que vous -me demandez, monsieur le duc? - ---Chut! Chut! Cher monsieur, ne vous ai-je pas pri d'oublier ce titre. - ---Au diable la recommandation! Je l'oublierai toujours. - ---J'espre que non, lorsque je vous aurai affirm qu'il est pour moi de -la dernire importance que ce titre malencontreux soit ignor de tous -en ce pays. - ---Cela suffit, monsieur, je ne me le rappellerai plus. - ---Je vous remercie; maintenant, si ce n'est pas abuser de votre -complaisance, racontez-moi cette histoire que je dsire si fort -connatre, car, Paris, nous nous sommes rencontrs dans des -circonstances trop peu srieuses pour que je me sois inform jamais de -vos antcdents qui, je ne sais pourquoi, m'intressent aujourd'hui -plus que je ne pourrais vous l'exprimer. - ---Cela est facile comprendre, monsieur, les distances qui nous -sparaient l'un de l'autre, les barrires infranchissables qui, - Paris, s'levaient entre nous n'existent plus ici; nous sommes -deux hommes, face face dans le dsert, se valant l'un l'autre, -et je me hte d'ajouter deux compatriotes, c'est--dire deux amis; -naturellement, nous devons faire cause commune envers et contre tous, -nous intresser l'un l'autre et nous aimer comme protestation en -haine des trangers au milieu desquels le sort nous a jets et qui sont -et doivent tre nos ennemis naturels. - ---Peut-tre avez-vous raison, mais, quelle qu'en soit la cause, cette -sympathie existe, et je serai heureux, s'il vous plat, de me dire -votre histoire. - ---Cette histoire est bien simple, monsieur; en deux mots, je vous la -raconterai; seulement, je doute fort qu'elle vous intresse. - ---Dites toujours, mon jeune ami. - ---M'y voici. Mon nom, vous le connaissez, je me nomme mile Gagnepain, -nom plbien s'il en ft, n'est-ce pas? - ---Le nom ne fait rien l'affaire. - ---Sans doute. En 1792, lorsque la patrie fut en danger, mon pre, -pauvre diable de premier clerc de procureur, mari depuis quelques -annes peine, abandonna sa femme et son enfant, alors g de sept -huit ans, pour s'engager comme volontaire et voler la dfense de la -Rpublique. Lorsque mon pre annona sa femme la dtermination qu'il -avait prise, celle-ci lui rpondit avec un laconisme tout spartiate: Va -dfendre la patrie, elle doit passer avant les affections de famille. -Mon pre parti, notre pauvre foyer, dj bien misrable, le devint -davantage encore; heureusement, j'eus le bonheur d'tre recommand -David, dans l'atelier duquel j'entrai. Ma mre, dbarrasse de moi, -put, force de travail et d'conomie, attendre des temps meilleurs. -Cependant les annes s'coulaient les unes aprs les autres, mon pre -ne revenait pas, les nouvelles que nous recevions de lui taient -rares, nous avions appris qu'il avait t nomm capitaine dans la -vingt-cinquime demi-brigade, aprs plusieurs actions d'clat, voil -tout. Quelquefois, rarement, un petit secours d'argent arrivait -ma mre; au camp de Boulogne, mon pre avait refus la croix de la -Lgion d'honneur, sous prtexte que la Rpublique n'avait pas de -distinctions donner ceux de ses enfants qui ne faisaient que -leur devoir le plus strict en la servant bien. Quelques mois plus -tard il tombait cribl de balles Austerlitz, au milieu d'un carr -autrichien qu'il avait enfonc, la tte de sa compagnie, en criant, -malgr le nouvel ordre de choses: _Vive la Rpublique_! L'Empereur ne -garda pas rancune au soldat de 92; il donna une pension de 800 fr. - sa veuve; c'tait bien, mais, pas assez pour vivre. Heureusement -j'avais grandi, j'tais maintenant en mesure de venir en aide ma -mre. Grce la toute-puissante protection de mon matre, bien que -fort jeune encore, je gagnais assez d'argent, non seulement pour -m'entretenir convenablement, mais encore pour donner ma mre un peu -de ce bien-tre dont elle avait tant besoin. Ce fut alors, je ne sais - quelle occasion, que me vint le dsir de voyager en Amrique, afin -d'tudier cette nature dont, quoi qu'on en dise, nous n'avons en Europe -que des contrefaons plus ou moins bien russies. - ---Vous tes svre, monsieur, interrompit son interlocuteur. - ---Non, je suis juste; la nature n'existe plus chez nous, l'art seul se -prlasse sa place. Aucun paysage europen ne soutiendra jamais la -comparaison avec un dcor d'opra, au point de vue de la vrit des -dtails. Mais je reprends. Je redoublai donc d'efforts; je voulais -partir, mais pas avant d'avoir assur ma mre une position qui la mt - jamais, quelque chose qui m'arrivt pendant mon absence, l'abri du -besoin. A force de travail et de persvrance, je parvins rsoudre -ce problme presque insoluble. Les efforts qu'il me fallut faire, je -ne vous les dirai pas, monsieur, cela dpasse toute croyance; mais ma -dtermination tait prise: je voulais voir cette Amrique, dont les -voyageurs font de si magnifiques descriptions. Enfin, aprs dix ans -d'une lutte incessante, je russis runir une somme de trente-cinq -mille francs, c'tait bien peu, n'est-ce pas? Cependant cela me suffit, -je gardai cinq mille francs pour moi, je plaai le reste au nom de -ma mre, et, certain que dsormais elle pourrait se passer de moi, -je partis; voil huit mois que je suis dbarqu en Amrique. Je suis -heureux comme le premier jour: tout me sourit, l'avenir est moi! Je -vis comme les oiseaux, sans souci du lendemain; j'ai achet, moyennant -la somme comparativement norme de 250 francs, un rancho de pauvres -Indiens guaranis, qui, effrays par la guerre des colonies contre la -mtropole, se sont rfugis au grand Chaco, parmi leurs congnres. -Voil comment je suis propritaire. Continuellement en course de -et de l, j'tudie le pays et je choisis les tudes que plus tard je -ferai. Cela durera autant que cela pourra: l'avenir est Dieu; il est -inutile que je m'en proccupe l'avance. Voil mon histoire, monsieur, -vous voyez qu'elle est simple. - ---Oui, rpondit son interlocuteur d'un air pensif, trop simple mme; le -bonheur complet n'existe pas au monde o nous sommes; pourquoi ne pas -songer un peu l'adversit qui tout coup peut vous surprendre? - ---Dame! fit en riant l'artiste, c'est que, plus malheureux ou plus -pauvre que Polycrate, tyran de Samos, je n'ai mme pas un anneau -jeter la mer; d'ailleurs vous savez la fin de l'histoire: un poisson -quelconque me le rapporterait; je prfre attendre. - ---Cette philosophie est bonne; je n'y trouve rien redire. Heureux -ceux qui peuvent la pratiquer. Malheureusement je ne suis pas du -nombre, dit-il en touffant un soupir. - ---Si je ne craignais pas de vous dplaire, je vous adresserais une -question mon tour? reprit en hsitant le peintre. - ---Je sais ce que vous me voulez demander. Vous ne comprenez point, -n'est-ce pas, comment il se fait que moi, dont la position leve -semblait me mettre pour toujours l'abri des temptes, je me trouve -aujourd'hui prs de vous dans ce dsert? - ---Pardon, monsieur, si ce que je vous demande doit le moins du monde -vous chagriner, ne me dites pas un mot, je vous en prie. - -Le vieillard sourit avec amertume. - -Non, reprit-il, il est bon parfois de verser le trop plein de son -coeur dans une me pure et indulgente. Je ne vous dirai que deux mots -qui vous apprendront tout. Les sommets levs attirent fatalement -la foudre, cela est un axiome gnralement reconnu. Malgr l'appui -tout-puissant que je prtai aux Bourbons pour rentrer en France, mon -dvouement de frache date ne put les convaincre de ma fidlit; sous -le duc de Napolon, ils retrouvrent le conventionnel qui avait jadis -vot la mort du roi Louis XVI; des amis m'avertirent; je partis, me -condamnant moi-mme l'exil pour viter la mort suspendue sans doute -sur ma tte. J'abandonnai tout, parents, amis, fortune, jusqu' -un nom sans tache et honor jusqu'alors, pour aller dans un autre -hmisphre cacher ma tte proscrite. Pendant que, par un ct, jeune -et insouciant, vous abordiez en Amrique, j'y arrivais, moi, par un -autre ct, vieux, dsillusionn, maudissant le coup qui me frappait; -croyez-le bien, quelque soit leur nom, les dynasties sont toutes -ingrates, parce qu'elles se sentent impuissantes; seul le peuple est -juste, parce que, lui, il sait qu'il est fort. - ---Je vous plains doublement, rpondit en lui tendant la main le jeune -homme; d'abord parce que votre proscription est inique; ensuite parce -que vous arrivez dans un pays boulevers par les partis et qui, en ce -moment, est en pleine rvolution. - ---Je le sais, rpondit-il en souriant; c'est sur cette rvolution que -je compte, peut-tre elle me sauvera. - ---Je le souhaite pour vous, bien que vos paroles soient tellement -obscures pour moi, que je ne saurais les comprendre; il est vrai que, -jusqu' ce jour, jamais je n'ai song la politique. - ---Qui sait si bientt elle n'absorbera pas toutes vos penses? - ---Dieu m'en garde! Monsieur, s'cria-t-il avec un bond d'indignation; -je suis peintre et l'art est tout pour moi. - ---Voici mes gens qui arrivent, dit M. Dubois en changeant de ton. - ---O cela? - -Mais ici, devant nous. - ---Diable! Mais alors quels sont donc les cavaliers qui nous arrivent -de ce ct, reprit le peintre en indiquant du bout du doigt un point -diamtralement oppos celui dans lequel apparaissait effectivement un -groupe compos d'une quinzaine d'individus. - ---Hum! fit son interlocuteur avec une nuance d'inquitude, que peuvent -tre ces gens? - ---Bah! fit insoucieusement le jeune homme, nous le saurons bientt. - ---Trop tt, peut-tre, rpondit le vieillard en hochant pensivement la -tte. - -Deux troupes se dirigeaient en effet au galop vers la rivire. - -Toutes deux se trouvaient peu prs gale distance des voyageurs. - - - - -II - -AMIS ET ENNEMIS. - - -Disons, en quelques mots, quelle tait la situation politique de -l'ancienne vice-royaut de Buenos Aires au moment o recommence notre -histoire. - -Malgr le dcret royal du 22 janvier 1809, dclarant les provinces -de l'Amrique espagnole partie intgrante de la monarchie avec des -droits gaux ceux des autres provinces de la mtropole, cependant don -Baltasar de Cisneros, nomm vice-roi, arrivait avec le titre de comte -de Buenos Aires et avec l'assignation d'une rente annuelle de cent -mille raux. - -L'indignation longtemps contenue clata enfin. - -Une commission, la tte de laquelle figuraient deux patriotes dvous -nomms don Juan Jos Castelli et don Manuel Belgrano, fut institue. - -Le 14 mai 1810, une dputation compose de prs de six cents notables -de Buenos Aires se rendit auprs du vice-roi pour l'inviter se -dmettre pacifiquement d'une autorit dsormais ridicule et illgale, -puisqu'elle manait d'un pouvoir qui n'existait plus de fait en Europe. - -Une junte fut forme qui, aprs avoir proclam l'abolition de la cour -des comptes, le traitement du vice-roi et l'impt sur le tabac, expdia -une force imposante Crdoba contre le gnral Liniers, Franais -d'origine, mais dvou la monarchie espagnole, que depuis longtemps -dj il servait avec clat en Amrique. - -Liniers avait russi runir une arme assez forte, soutenue par une -escadrille qui, partie de Montevideo, tait venue bloquer Buenos Aires. - -Malheureusement, cet vnement qui devait sauver la cause royale, la -compromit de la faon la plus grave. - -L'arme de Liniers se dbanda, la plupart des soldats tombrent aux -mains des indpendants; Moreno, Concha et Liniers lui-mme eurent le -mme sort. - -La junte, en apprenant ce rsultat inespr d'une campagne dont elle -apprhendait si fort les suites, rsolut de frapper un coup dcisif -afin d'intimider les partisans de la cause royale. - -Le gnral Liniers tait fort aim du peuple, auquel il avait rendu de -grands services; il pouvait tre sauv et dlivr par lui; il fallait -viter ce _malheur._ - -Don Juan Jos Castelli reut, en consquence, l'ordre d'aller -au-devant des captifs. Il obit et les rencontra aux environs du mont -Papagallo. - -Alors il se passa une scne horrible que l'histoire a justement -fltrie. Sans forme de procs, de sang-froid, tous les prisonniers -furent gorgs. Seul, l'vque de Crdoba fut pargn, non par respect -pour son caractre sacr, mais seulement afin de mnager les prjugs -populaires. - -Ainsi mourut lchement assassin le gnral Liniers, homme auquel la -France se glorifie, juste titre, d'avoir donn le jour, qui avait -rendu de si grands services sa patrie adoptive et dont le nom vivra -ternellement sur les rives amricaines, cause de ses nobles et -belles qualits. - -Cependant un nouvel orage s'leva contre les indpendants. - -Le vice-roi du Prou envoya sous le commandement du colonel Cordova un -corps d'arme contre les Buenos-Airiens. - -Le 7 novembre, les deux partis se rencontrrent Hupacha; aprs une -lutte acharne, tes royalistes furent vaincus et la plupart faits -prisonniers. - -Castelli, que nous avons vu massacrer Liniers et ses compagnons, avait -suivi les troupes royales dans leur marche; il ne voulut pas laisser -son oeuvre incomplte: les prisonniers furent tous fusills sur le champ -de bataille. - -Le vice-roi du Prou, effray par ce dsastre, fit demander une trve -que la junte consentit lui accorder. - -Mais la lutte tait loin d'tre finie. L'Espagne n'tait nullement -dispose abandonner, sans y tre contrainte par la force des armes, -les magnifiques contres o, pendant si longtemps, son drapeau avait -paisiblement flott, et d'o dcoulaient ses immenses richesses; et, -au moment o recommence notre histoire, l'indpendance des provinces -buenos-airiennes, loin d'tre assure, tait de nouveau remise -srieusement en question. - -Les dpositaires du nouveau pouvoir n'avaient pas tard entrer en -lutte les uns contre les autres, et sacrifier leurs misrables -vises ambitieuses les intrts les plus sacrs de leur patrie, en -inaugurant cette re de guerres fratricides, non ferme encore et qui -conduit une ruine invitable ces rgions si belles et si riches. Au -moment o nous reprenons notre rcit, le parti espagnol un instant -abattu avait relev la tte; jamais les colonies, peine mancipes, -ne s'taient trouves en si grand danger de prir. - -Le gnral espagnol Pezuela, la tte de troupes aguerries, faisait de -grands progrs dans le haut Prou. Le 25 novembre, il avait remport -une victoire signale Viluma, repris possession de Ghuquisaca, -Potos, Tunca; ses grands'gardes atteignaient Cinti, et des cuadrillas, -ou gurillas de corps francs, partisans de l'Espagne, ravageaient -presque impunment la frontire de la province de Tucumn. - -La situation tait donc des plus critiques. La guerre n'avait rien -perdu de sa premire frocit; chaque parti semblait bien plutt tre -compos de brigands altrs de sang et de pillage, que de braves -soldats ou de loyaux patriotes; les routes taient infestes de gens -sans aveu qui changeaient de casaque selon les circonstances et, en -rsum, faisaient la guerre aux deux partis selon les exigences du -moment. Les Indiens, profitant de ces dsordres, pchaient en eau -trouble et faisaient la chasse aux blancs, royalistes ou insurgs. - -Puis, pour mettre le comble tant de malheurs, une arme brsilienne, -forte de dix mille hommes et commande par le gnral Lesort, avait -envahi la province de Montevideo, depuis dj fort longtemps convoite -par le Brsil et dont il esprait, la faveur des dissensions -intestines des Buenos-Airiens, s'emparer presque sans coup frir. - -On comprend parfaitement combien devait tre prcaire la situation -de voyageurs europens forcment isols dans cette contre, ne -connaissant ni les moeurs ni mme la langue des gens auxquels ils -se trouvaient mls, et jets ainsi l'improviste au milieu de ce -tourbillon rvolutionnaire qui, semblable au simoun africain, dvorait -impitoyablement tout ce qu'il rencontrait sur son passage. - -Nous reviendrons maintenant aux deux Franais que nous avons laisss -nonchalamment tendus sur l'herbe au bord de la rivire et devisant -entre eux de choses indiffrentes. - -La vue de la seconde troupe signale par le peintre avait excit au -plus haut degr l'inquitude de son interlocuteur. Htons-nous de -constater que cette inquitude tait plus que justifie par l'apparence -excessivement suspecte des cavaliers qui la composaient. - -Ils taient cinquante environ, bien monts et arms jusqu'aux dents, de -longues lances, de sabres, de poignards et de mousquetons. - -Ces cavaliers taient videmment des Espagnol. Leurs traits hls par -l'air du dsert et bronzs par le soleil, respiraient l'intelligence -et la bravoure;, il y avait en eux quelque chose de l'allure fire et -dtermine des premiers conqurants espagnols, dont ils descendaient en -droite ligne, sans avoir dgnr. Matres encore d'une grande partie -du territoire amricain, ils n'admettaient pas qu'ils pussent en tre -jamais chasss par les indpendants, malgr les victoires remportes -par ceux-ci. - -Bien que lancs au galop, ils s'avanaient en bon ordre, la poitrine -couverte de la cuirasse de buffle destine repousser les flches -indiennes, la lance fiche dans l'trier, le mousqueton l'aron et -le sabre recourb fourreau de fer battant l'peron avec un bruit -mtallique. - -A dix pas en avant de la troupe venait un jeune homme de haute mine, -aux traits fiers et nobles, l'oeil noir et bien ouvert, la bouche -railleuse, ombrage par une fine moustache noire coquettement cire et -releve en croc. - -Ce jeune homme portait les insignes de capitaine et commandait la -troupe qu'il prcdait; il avait environ vingt-cinq ans. Tout en -galopant, il jouait avec une dsinvolture charmante avec son cheval, -magnifique spcimen des coursiers indompts de la pampa, auquel, tout -en lui parlant et en le flattant d'une main de femme, dlicate et -nerveuse, il se plaisait faire excuter des courbettes, des sauts de -ct et des changements de pieds qui parfois, amenaient un froncement -de sourcil et une grimace de mauvaise humeur sur le visage cuivr -et balafr d'un vieux sergent maigre et efflanqu, qui galopait en -serre-file la droite de la compagnie. - -Cependant, la distance diminuait rapidement entre les deux troupes, -dont les voyageurs se trouvaient tre pour ainsi dire le centre commun. - -Ceux-ci, sans se dire un mot, mais comme d'un commun accord, s'taient -mis en selle, et au milieu du chemin, ils attendaient, calmes et -dignes, mais la main sur leurs armes, et intrieurement sans doute fort -inquiets, bien qu'ils ne voulussent pas le paratre. - -La seconde troupe, dont nous n'avons pas encore parl, se composait -d'une trentaine de cavaliers au plus, portant tous le costume -caractristique et pittoresque des gauchos de la pampa; ils -conduisaient au milieu d'eux une dizaine de mules charges de bagages. - -Arrive une quinzaine de pas des voyageurs, les deux troupes firent -halte, semblant se mesurer de l'oeil et se prparer mutuellement au -combat. - -Pour un spectateur indiffrent, certes c'et t un trange spectacle -que celui offert par ces trois groupes d'hommes, aussi firement camps -au milieu d'une plaine dserte, se lanant des regards de dfi, et -cependant immobiles et comme hsitant se charger. - -Quelques minutes, longues comme un sicle, dans une situation aussi -tendue, s'coulrent. - -Le jeune officier, voulant sans doute en finir et ennuy de cette -hsitation qu'il ne paraissait pas partager, s'avana en faisant -caracoler son cheval et en se frisant nonchalamment la moustache. - -Arriv quelque cinq ou six pas des voyageurs: - -Hol! Bonnes gens, dit-il d'une voix narquoise, que faites-vous l, -plants, l'air effar comme des andus la couve? Vous n'avez pas, -je suppose, la prtention de nous barrer le passage, ce qui serait par -trop rjouissant. - ---Nous n'avons aucune prtention, seor capitan, rpondit M. Dubois -dans le meilleur castillan qu'il put imaginer, castillan qui, malgr -ses efforts tait dplorable, nous sommes des voyageurs paisibles. - ---Caray! s'cria l'officier en se retournant en riant vers ses soldats, -qu'avons-nous ici, des Anglais, je suppose? - ---Non, seor, des Franais, reprit M. Dubois d'un air piqu. - ---Bah! Anglais ou Franais qu'importe, reprit l'officier raillant, ce -sont toujours des hrtiques. - -A cette preuve manifeste d'ignorance, les deux voyageurs haussrent les -paules avec mpris; l'officier s'en aperut. - -Qu'est-ce dire? fit-il avec hauteur. - ---Parbleu, rpondit le peintre, c'est--dire que vous vous trompez -grossirement, voil tout; nous sommes aussi bons catholiques que vous, -si ce n'est davantage. - ---Eh! Eh! Vous chantez bien haut, mon jeune coq. - ---Jeune! fit en ricanant l'artiste, vous vous trompez encore, j'ai au -moins deux ans de plus que vous; quant chanter, il est bien facile -de faire le fanfaron et le mangeur de petits enfants lorsqu'on est -cinquante contre deux. - ---Ces gens qui sont l-bas, reprit l'officier, ne sont-ils donc pas -vous? - ---Si, ils sont nous, mais qu'importe cela? D'abord ils vous sont -infrieurs en nombre, et ce ne sont pas des soldats. - ---D'accord, rpondit le capitaine en se frisant la moustache avec un -sourire railleur, je vous accorde cela, qu'en voulez-vous conclure? - ---Simplement ceci, mon capitaine, c'est que nous autres, Franais, -nous ne supportons que difficilement les injures, n'importe d'o elles -viennent et que si nous tions seulement nombre gal, cela ne se -passerait pas ainsi. - ---Ah! Ah! Vous tes brave? - ---Pardieu, la belle malice, puisque je suis Franais. - ---Fanfaron aussi, il me semble? - ---Fanfaron d'honneur, oui. - -Le capitaine sembla rflchir. - -coutez, dit-il au bout d'un instant avec une exquise politesse, je -crains de m'tre tromp sur votre compte et je vous en fais sincrement -mes excuses. Je consens livrer libre passage vous et ceux qui -vous accompagnent, mais une condition. - ---Voyons la condition. - ---Vous m'avez dit tout l'heure que je ne vous parlais, ainsi que je -le faisais, que parce que je me sentais soutenu. - ---Je vous l'ai dit, parce que je le pensais. - ---Et vous le pensez encore, sans doute? - ---Pardieu! - ---Eh bien! Voici ce que je vous propose; tous deux nous sommes arms; -mettons pied terre; dgainons nos sabres, et celui de nous qui -abattra l'autre, sera libre d'agir comme bon lui semblera, c'est--dire -que, si c'est vous, vous pourrez passer votre chemin sans crainte -d'tre inquit, et, si c'est moi, eh bien bataille gnrale; cela -vous convient-il ainsi? - ---Je le crois bien, rpondit en riant le peintre en se levant de selle. - ---Qu'allez-vous faire monsieur mile? s'cria vivement le vieillard, -songez que vous vous exposez un grand pril pour une cause qui, au -fond, vous est indiffrente et me regarde seul. - ---Allons donc! fit-il en haussant les paules, ne sommes-nous pas -compatriotes? Votre cause est la mienne. Vive Dieu! Laissez-moi donner -une leon cet Espagnol fanfaron qui s'imagine que les Franais sont -des poltrons. - -Et, sans vouloir rien entendre davantage, il dgagea son pied de -l'trier, sauta terre, dgaina son sabre et en piqua la pointe en -terre en attendant le bon plaisir de son adversaire. - -Mais savez-vous vous battre au moins? s'cria M. Dubois, en proie la -plus vive inquitude. - ---Plaisantez-vous, rpondit-il en riant; quoi auraient servi les -vingt-cinq ans de guerre de la France, si ses fils n'avaient pas appris - se battre; mais, rassurez-vous, ajouta-t-il srieusement, j'ai -dix-huit mois de salle l'pe et je manie le sabre comme un hussard; -d'ailleurs, nous autres artistes, nous savons ces choses-l d'instinct. - -Cependant, le capitaine avait lui aussi mis pied terre aprs avoir -ordonn sa troupe de demeurer spectatrice du combat; les cavaliers -avaient hoch la tte d'un air de mauvaise humeur: pourtant ils -n'avaient pas fait d'observation; mais le vieux sergent dont nous avons -parl et qui, sans doute, jouissait de certaines privauts auprs -de son chef, fit quelques pas en avant et crut devoir hasarder une -respectueuse protestation contre ce combat qui lui semblait une folie. - -Le capitaine, sans lui rpondre autrement, lui fit un geste muet d'une -expression tellement nette et imprieuse que le digne soldat rtrograda -tout penaud et alla reprendre son rang sans oser risquer une seconde -remontrance. - -C'est gal, grommela-t-il entre ses dents en retroussant ses -moustaches d'un air furieux, si cet hrtique a le dessus, quoi que -puisse dire don Lucio, je sais bien ce que je ferai. - -Le jeune capitaine sauta lgrement terre et s'avana vers son -adversaire qu'il salua poliment. - -Je suis heureux, lui dit-il gracieusement, de l'occasion qui se -prsente de recevoir d'un Franais une leon d'escrime, car vous avez -la rputation d'tre passs matres en fait d'armes. - ---Eh! Peut-tre dites-vous plus vrai que vous ne le croyez, seor, -rpondit le peintre avec un sourire railleur; mais, en supposant que la -science nous manque quelquefois, le coeur ne nous fait jamais dfaut. - ---J'en suis convaincu, monsieur. - ---Quand il vous plaira de commencer, capitaine, je suis vos ordres. - ---Et moi aux vtres, seor. - -Les deux adversaires se salurent du sabre et tombrent en garde la -fois avec une grce parfaite. - -Le sabre est, notre avis, une arme beaucoup trop ddaigne et qui -devrait, au contraire, avoir dans les duels la prfrence sur l'pe, -comme elle l'a lorsqu'il s'agit de bataille. - -Le sabre est l'arme vritable du militaire, officier ou soldat; l'pe -n'est, au contraire, qu'une arme de parade des gentilshommes, devenue -aujourd'hui celle des partisans qui, pour la plupart, la portent au -ct sans savoir s'en servir. - -L'pe est un serpent, sa piqre est mortelle, on s'expose, en en usant -pour une cause futile dans un duel, tuer un galant homme; le sabre, -au contraire, ne fait que de larges blessures dont il est facile de -gurir et que presque toujours il est possible de graduer suivant la -gravit de l'offense reue, sans risquer de mettre en danger la vie de -son adversaire. - -Les deux hommes taient, ainsi que nous l'avons dit, tombs en garde. -Aprs un nouveau salut, le combat commena et ils changrent quelques -passes en se ttant mutuellement et en ne se poussant qu'avec une -extrme prudence. - -L'officier espagnol tait ce qu'on est convenu de nommer un beau -tireur. Sous ses formes un peu effmines, il avait un poignet de fer -et des muscles d'acier; son jeu tait large, lgant; il semblait -manier son arme, assez lourde cependant, comme s'il n'et eu qu'un -simple roseau dans la main. - -Le jeu du peintre franais tait plus serr, plus nerveux, ses coups -plus imprvus et surtout plus rapides. - -Pourtant le combat se continuait depuis assez longtemps sans qu'il -ft possible de voir qui resterait l'avantage, lorsque soudain le -sabre du capitaine sauta en l'air enlev comme par une fronde, et alla -retomber une assez grande distance. - -Le Franais s'lana aussitt, ramassa l'arme de son adversaire et, la -lui prsentant par la poigne: - -Pardonnez-moi, seor, lui dit-il en s'inclinant, et veuillez, je vous -en prie, reprendre une arme dont vous vous servez si bien; je ne vous -l'ai enleve que par surprise et je demeure vos ordres. - ---Seor, rpondit le capitaine en remettant son sabre au fourreau, j'ai -mrit la leon que vous m'avez donne; dix fois vous avez eu ma vie -entre vos mains sans vouloir user de votre avantage. Notre combat est -fini; je me reconnais vaincu, plus encore par votre courtoisie que par -votre habilet dans le maniement des armes. - ---Je n'accepte, caballero, reprit le peintre, que la part trs minime -qui m'en revient pour l'avantage que seul le hasard m'a donn sur vous. - ---Allez en paix o bon vous semblera ainsi que vos compagnons, seor: -vous n'avez de nous aucune insulte redouter; seulement je ne me -considre pas quitte envers vous; je me nomme don Lucio Ortega; -souvenez-vous de ce nom; dans quelque circonstance que vous vous -trouviez, si vous avez besoin de moi, serait-ce dans vingt ans, -rclamez-vous hardiment de votre ancien adversaire et ami. - ---Je ne sais rellement comment vous remercier, seor, je ne suis qu'un -pauvre peintre franais nomm Emilio Gagnepain, mais si l'occasion -s'en prsente jamais, je serai heureux de vous prouver combien je suis -sensible aux sentiments de bienveillance que vous me tmoignez. - -Aprs cet change mutuel de courtoisie, les deux hommes montrent -cheval. - -Les Espagnols demeurrent immobiles la place o ils s'taient arrts -d'abord, et ils laissrent dfiler devant eux, sans faire le moindre -mouvement hostile, la petite troupe devant laquelle marchaient cte -cte les deux Franais. Lorsqu'ils passrent devant lui, le capitaine -changea un salut courtois avec eux, puis il donna l'ordre du dpart -sa troupe, qui s'lana au galop et ne tarda pas disparatre dans les -mandres du chemin. - -Vous avez t plus heureux que sage, dit M. Dubois son jeune -compagnon ds qu'ils eurent franchi la rivire et mis un assez grand -espace entre eux et les Espagnols. - ---Pourquoi donc? rpondit le peintre avec surprise. - ---Mais parce que vous avez risqu d'tre tu. - ---Cher monsieur, dans le pays o nous nous trouvons, on risque -continuellement d'tre tu. En quittant la France, j'ai fait abngation -complte de ma vie, persuad que je ne reverrai jamais mon pays; je -considre donc chaque instant qui s'coule sans qu'il m'arrive malheur -comme une grce que me fait la Providence, de sorte que, mon parti -tant arrt, je n'attache pas le moindre prix une existence qui, -d'un moment l'autre, me peut tre enleve sous le premier prtexte -venu et mme, au besoin, sous le plus lger prtexte. - ---Vous avez une assez singulire philosophie. - ---Que voulez-vous? Avec les patriotes, les royalistes, les bandits, les -Indiens et les btes fauves, qui infestent ce pays bni du ciel, ce -serait mon sens de la folie que de compter sur vingt-quatre heures -d'existence et de former des projets d'avenir. - -M. Dubois se mit rire. - -Cependant, dit-il, il nous faut un peu songer l'avenir en ce moment, -quand ce ne serait que pour choisir le lieu o nous camperons pour la -nuit. - ---Que cela ne vous inquite pas; ne vous ai-je pas dit que je vous -conduisais chez moi? - ---Vous me l'avez propos, c'est vrai, mais je ne sais si je dois -accepter votre hospitalit. - ---Elle sera modeste, car je ne suis pas riche, tant s'en faut, mais -croyez qu'elle sera cordiale. - ---J'en suis convaincu; cependant l'embarras que vous occasionnera un si -grand nombre d'htes ... - ---Vous plaisantez, monsieur, ou vous connaissez bien peu les coutumes -espagnoles; vos gens ne me causeront aucun embarras. - ---Puisqu'il en est ainsi, j'accepte sans plus de crmonie, afin de -passer quelques heures de plus dans votre charmante compagnie. - ---A la bonne heure, voil qui est convenu, dit gaiement le jeune homme; -maintenant, si vous me le permettez, je vous servirai de guide; car, -sans moi, il vous serait assez difficile de trouver mon habitation. - -Le peintre prit effectivement la direction de la caravane, et, la -faisant obliquer sur la gauche, il la conduisit par des sentiers de -btes fauves peine tracs dans l'herbe, jusqu'au sommet d'une lgre -minence, qui dominait au loin la plaine; elle tait couronne par -plusieurs btiments, dont l'obscurit empcha les voyageurs de juger -l'tendue et l'importance. - -M. Dubois n'avait t rejoint qu' une heure dj assez avance par ses -peones et son escorte; la querelle souleve si l'improviste par le -capitaine espagnol avait caus une perte de temps assez considrable, -de sorte que la journe tait fort avance quand les voyageurs purent -enfin reprendre leur route; aussi la nuit tait-elle compltement -close lorsqu'ils atteignirent enfin l'habitation du jeune Franais. - -Ils arrivaient au pied du monticule, lorsqu'ils virent plusieurs -lumires se mouvoir rapidement et deux ou trois hommes arms de torches -accourir au-devant d'eux. - -Ces deux ou trois hommes taient les serviteurs indiens du peintre, qui -surveillaient depuis longtemps dj l'arrive de leur matre et qui, au -bruit des chevaux, venaient lui offrir leurs services. - -L'installation des voyageurs ne fut ni longue ni difficile; les mules -dcharges et les bagages dposs sous un hangar, les animaux furent -dessells et entravs; les peones leur donnrent la provende; puis ils -allumrent de grands feux pour cuire leur souper et se prparrent -gaiement passer la nuit en plein air. - -Seuls, M. Dubois et son jeune compagnon taient entrs dans la maison -ou plutt dans le rancho, car cette modeste habitation btie en roseaux -et en torchis et recouverte de feuilles, laissait pntrer de tous les -cts le vent et la pluie et mritait peine le nom de chaumire. - -Cependant l'intrieur tait propre, entretenu avec un certain soin et -garni de meubles simples, mais en bon tat. - -Voici le salon et la salle manger, que nous transformerons plus tard -en chambre coucher votre usage, dit en riant l'artiste; quant -prsent, nous lui laisserons sa qualification de salle manger, car -nous allons souper, s'il vous plat. - ---Je ne demande pas mieux, rpondit gaiement M. Dubois; je vous avoue -mme que je ferai honneur au souper; je me sens un apptit froce. - ---Tant mieux alors, parce que la quantit des mets vous fera passer sur -la qualit. - -Le jeune homme frappa dans ses mains. Presque aussitt une femme -indienne parut et prpara la table, qui, en un instant, fut couverte -de mets simples, mais proprement apprts; M. Dubois avait fait ouvrir -sa cantine de voyage et en avait retir plusieurs bouteilles, qui -produisaient un excellent effet au milieu de la vaisselle primitive -tale sur la table. - -Sur l'invitation de son hte, le vieillard s'assit et le repas commena. - -Aprs une longue journe de voyage dans le dsert, expos l'ardeur -du soleil et la poussire, on n'est pas difficile sur la qualit -des mets; l'apptit fait trouver bons ceux mme que dans d'autres -circonstances on ne voudrait pas toucher du bout du doigt. Aussi -l'aristocrate convive du peintre, prenant bravement son parti, -commena-t-il rsolument l'attaque sur ce qu'on avait plac devant lui; -mais, contre ses prvisions, tout se trouva tre, sinon excellent, nous -n'oserions l'affirmer, mais du moins mangeable. - -Lorsque le repas fut termin, la vaisselle enleve, le peintre, aprs -quelques minutes de conversation, souhaita un bonsoir cordial son -hte et se retira. - -Celui-ci, ds qu'il fut seul, changea son manteau en matelas, -c'est--dire qu'il l'tendit sur la table, se coucha dessus, s'en -enveloppa avec soin, ferma les yeux et s'endormit. - -Il n'aurait su dire depuis combien de temps il dormait, lorsque tout - coup il fut brusquement tir de son sommeil par des cris de frayeur -et de colre pousss peu de distance de lui, et auxquels se mlrent -presque aussitt plusieurs coups de feu. - -M. Dubois se leva en proie la plus vive inquitude et se prcipita au -dehors, afin de dcouvrir la cause de ce tumulte extraordinaire. - - - - -III - -LES PEONES. - - -Un spectacle trange et auquel il tait certes loin de s'attendre, -s'offrit alors ses regards tonns. - -La plate-forme, ou pour mieux dire la cour situe devant le -rancho, tait occupe par une vingtaine d'individus qui criaient -et gesticulaient avec fureur, et au milieu desquels se trouvait le -peintre, la tte nue, les cheveux au vent, le pied droit pos sur son -fusil jet terre devant lui et un pistolet de chaque main. - -Derrire le jeune homme, cinq ou six Indiens, ses serviteurs, -probablement, se tenaient immobiles, le fusil paul, prts faire feu. - -A l'entre du hangar, les mules charges et les chevaux sells taient -maintenus par deux ou trois Indiens arms aussi de fusils et de sabres. - -A la lueur des torches, dont la flamme rouge l'clairait de reflets -sinistres, cette scne prenait une apparence fantastique d'un effet -saisissant, tranchant brusquement avec les tnbres profondes qui -rgnaient dans la plaine, et que la lumire changeante des torches -rayait de taches sanglantes chaque souffle de la brise nocturne. - -Le vieillard, sans chercher l'explication de ce drame lugubre, mais -comprenant instinctivement qu'il se passait quelque chose de terrible -auquel il tait personnellement intress, s'lana rsolument aux -cts de son jeune compatriote. - -Qu'y a-t-il donc? s'cria-t-il en armant son fusil. Sommes-nous -attaqus? - ---Oui, rpondit brivement le jeune homme; oui, nous sommes attaqus, -mais par vos peones. - ---Par mes peones! exclama M. Dubois avec stupeur. - ---Il parat que ces dignes gauchos ont trouv vos bagages leur -convenance et que l'ide leur est venue de se les approprier, voil -tout, c'est trs simple, comme vous voyez; mais laissez-moi faire; ils -n'en sont pas encore o ils le supposent. - ---Peut-tre que si je leur parlais, hasarda le vieillard. - ---Pas un mot, pas un geste, cela me regarde seul; vous tes mon hte, -mon devoir est de vous dfendre, et, vive Dieu! Tant que vous serez -sous mon toit, je vous dfendrai, quoi qu'il advienne, envers et contre -tous. - -Le vieillard n'essaya pas d'insister; d'ailleurs, il n'en aurait pas eu -le temps; les peones, un instant tonns de son apparition imprvue au -milieu d'eux, recommenaient leurs cris et leurs gestes frntiques en -brandissant leurs armes d'un air menaant, et en rtrcissant d'instant -en instant le cercle dans lequel M. Dubois et ses quelques dfenseurs -taient resserrs. - -La lutte qui allait s'engager entre les deux partis tait des plus -ingales et dans les proportions peu prs d'un contre quatre, -puisque, part les deux Franais, six Indiens seulement, dont trois -maintenaient les chevaux et les mules, se prparaient combattre les -vingt et quelques bandits si insolemment rvolts. - -Cependant, malgr leur petit nombre, les Franais et leurs serviteurs -rsolurent de faire bravement face au pril et de soutenir le combat -jusqu'au dernier soupir, trouvant indigne d'eux d'accepter les -conditions que ces misrables prtendaient leur imposer. - -Le peintre arma froidement ses pistolets, jeta son fusil en -bandoulire, et au lieu d'attendre l'attaque des peones, il s'avana -rsolument vers eux aprs avoir enjoint d'un geste ses compagnons de -demeurer o ils taient, mais d'tre prts le dfendre. - -Une action hardie impose toujours aux masses. - -Les peones, au lieu de continuer marcher en avant, hsitrent, -s'arrtrent, et finirent par reculer jusqu' la muraille du hangar -contre laquelle ils s'adossrent. - -Ils ne comprenaient rien l'trange tmrit de cet homme qui -osait ainsi venir seul les braver, et malgr eux, par un sentiment -instinctif, ils prouvaient pour lui un respect ml de crainte; -d'ailleurs le combat qui avait eu lieu quelques heures auparavant entre -le jeune homme et le capitaine espagnol, en leur prouvant la force et -la bravoure incontestables de l'tranger avait excit leur admiration, -circonstance qui pesait d'un grand poids, en ce moment, dans leur -pense, ajoutait encore au respect qu'ils prouvaient et redoublait -leur hsitation. - -L'artiste avait jug la situation d'un coup d'oeil, il avait compris -qu'il ne pouvait sortir du mauvais pas dans lequel il se trouvait -qu' force d'audace et de tmrit. Sa rsolution avait t prise en -un instant, et, au lieu d'attendre le danger, il avait t bravement -au-devant de lui, convaincu que ce moyen tait seul praticable pour -sauver sa vie et celle de ses compagnons, qui, en ce moment, semblaient -tre fort aventures et dpendre plutt du hasard que de la plus habile -conception. - -Voyons, finissons-en, dit-il d'une voix sche et rude, en s'arrtant -deux pas des peones qui se tenaient presss les uns contre les autres -devant lui, que demandez-vous? - -A cette question, nulle rponse ne fut faite. - -mile les examina un instant, les sourcils froncs et la lvre -railleuse. - -Voulez-vous, oui ou non, rpondre, reprit-il, que rclamez-vous? Sans -doute, vous n'aurez pas la prtention de vous approprier purement et -simplement les bagages de la personne au service de laquelle vous tes; -cela serait le fait de voleurs de grands chemins, et, si bas que vous -soyez descendus dans mon estime, je ne vous crois pas encore ce degr -infime. - ---Et voil justement o vous vous trompez, seor, dit un pon en -faisant deux pas en avant, en se dandinant sur les hanches et en riant -d'un air moqueur. - -Le peintre n'hsita pas; le moment tait critique, il ajusta le pon et -lui dchargea son pistolet en pleine poitrine en disant: - -Je ne vous parle pas vous, je m'adresse ces honorables caballeros -et non un drle de votre espce. - -Le pauvre diable roula sur le sol sans jeter un soupir; il avait t -tu roide. - -L'effet produit par cette action d'une tmrit folle fut lectrique; -les peones, charms non seulement d'tre traits d'honorables -caballeros, mais encore de sortir de la position dlicate dans laquelle -ils s'taient placs un peu la lgre, applaudirent avec enthousiasme -et poussrent de frntiques cris de joie cet acte inqualifiable. - -Je disais donc, reprit le peintre d'une voix douce en rechargeant -froidement son pistolet, que vous tes des honntes gens; cela est -entendu et convenu entre nous. Maintenant que nous, nous comprenons, -expliquez-moi les motifs qui vous ont fait vous rvolter ainsi et -pousser si loin les choses, que, si je ne fusse pas arriv, vous seriez -partis avec les mules, les chevaux et les bagages. - -Une protestation unanime s'leva cette accusation. - -Bien, continua le jeune homme; les mules et les chevaux ont t sells -et chargs par inadvertance, je l'admets; sans songer mal vous vous -prpariez les emmener avec vous, toujours par suite d'un regrettable -malentendu; tout cela, la rigueur, peut tre sinon logique, du moins -possible. Mais enfin, en vous rvoltant contre un homme qui vous a pay -certaines avances et que vous vous tes engag servir loyalement -pendant la dure de son voyage, vous aviez des motifs; ce sont ces -motifs que je veux connatre. Quels sont-ils? Dites-le moi. - -Une raction s'tait opre dans l'esprit de tous ces hommes primitifs. -Le courage si franc et si vrai du jeune homme les avait sduits malgr -eux. A peine eut-il fini de parler que tous protestrent nergiquement -de leur loyaut et de leur dvouement, se pressant autour de lui et -l'touffant presque force de le serrer au milieu d'eux. - -Mais lui, sans rien perdre de son sang-froid et voulant que la leon -ft complte, les loigna doucement de la main et leur faisant signe de -se taire. - -Un instant, leur dit-il en souriant, il ne faut pas qu'un second -malentendu vienne nous brouiller de nouveau au moment o nous sommes -sur le point de nous entendre; mes amis, qui sont assez loigns de -nous et ne savent pas ce qui se passe, pourraient me supposer en -danger et venir mon aide: laissez-moi donc leur prouver que tout est -fini et que je me considre comme parfaitement en sret au milieu de -vritables _caballeros._ - -Et prenant ses pistolets par le canon, il les jeta par-dessus sa tte, -dboucla son sabre, lui fit prendre le mme chemin, puis croisant -nonchalamment ses bras sur sa poitrine. - -Maintenant, causons, dit-il, l'oeil calme et la lvre souriante. - -Cette dernire action, d'une tmrit inoue, terrassa littralement -les mutins; ils se reconnurent vaincus et, sans vouloir entrer dans de -nouvelles explications, ils s'inclinrent humblement devant le fier -jeune homme, lui baisrent les mains en lui jurant un dvouement -toute preuve et se retirrent aussitt avec une rapidit qui prouvait -leur repentir. - -Quelques minutes plus tard, les mules taient dcharges, les chevaux -dessells et les peones, envelopps dans leurs ponchos, dormaient -tendus devant les feux de veille. - -mile rejoignit ses compagnons, toujours inquiets et immobiles la -place o il les avait laisss, en tordant nonchalamment une cigarette -de paille de mas entre ses doigts nerveux. - -Seulement son visage tait ple et ses yeux clairs d'un feu sombre. -Sur son chemin il retrouva ses armes et les ramassa. - -Vous avez fait des prodiges, lui dit M. Dubois en lui serrant la main -avec reconnaissance. - ---Non, rpondit-il avec un doux et calme sourire; seulement je me suis -souvenu du mot de Danton. - ---Lequel? - ---De l'audace; c'est avec de l'audace qu'on dompte les fauves, et que -sont ces hommes, sinon des btes froces? - ---Mais vous risquiez votre vie! - ---Ne vous ai-je pas dit que depuis longtemps dj j'en ai fait le -sacrifice. Mais n'attachez pas, je vous prie, plus d'importance - cette affaire qu'elle n'en a rellement; tout dpendait d'une -rsolution ferme et prompte, ces hommes taient prpars au vol, non -l'assassinat. Voil tout le secret de la chose. - ---Ne cherchez pas, mon ami, rabaisser une action, dont je vous -garderai une reconnaissance ternelle. - ---Bah! Ce que j'ai fait pour vous aujourd'hui, demain vous le ferez -pour moi, et nous serons quittes. - ---J'en doute, je ne suis pas l'homme de la bataille, moi, je n'ai que -le courage civil: devant l'meute, j'ai peur. - ---Pardieu, moi aussi; seulement je ne le laisse pas voir. Mais -ne parlons plus de cela, nous avons causer de choses plus -importantes, moins que vous ne prfriez reprendre votre sommeil si -malencontreusement interrompu. - ---Il me serait impossible de dormir maintenant; je suis donc -entirement votre disposition. - ---Puisqu'il en est ainsi, rentrons dans le rancho, les nuits sont -froides, la rose glace; il est inutile que nous demeurions plus -longtemps en plein air; vous voyez que nos froces rvolts ont pris -bravement leur parti de leur dfaite et dorment poings ferms; ne -laissons pas supposer ceux qui peut-tre veillent encore que nous -conservons des inquitudes sur leur compte. Venez. - -Ils rentrrent dans le rancho, dont le peintre ferma avec affectation -la porte derrire lui. - -Lorsqu'ils furent assis, le jeune homme dboucha une bouteille de rhum, -s'en versa un verre et, aprs l'avoir got, il aspira trois ou quatre -bouffes de fume; puis posant son verre sur la table: - -La situation est grave, dit-il en se renversant sur le dossier de son -sige; voulez-vous que nous parlions coeur ouvert? - ---Je ne demande pas mieux, rpondit le vieillard en lui jetant un -regard voil sous ses paupires demi-closes. - ---D'abord, et avant tout, entendons-nous bien, reprit mile en -souriant; ici nous ne faisons pas de diplomatie, n'est-ce pas? - ---Pourquoi faire? dit en souriant son interlocuteur. - ---Dame, la force de l'habitude pouvait vous y entraner, et croyez-moi, -en ce moment ce serait un tort de vous y laisser aller. - ---Ne craignez rien, je serais vis--vis de vous de la plus entire -franchise. - ---Hum! fit le jeune homme d'un air peu convaincu; enfin c'est gal, je -me risque; tant pis pour vous si vous ne tenez pas votre promesse, car -je n'ai d'autre intrt que le vtre. - ---J'en suis convaincu, parlez donc sans crainte. - ---D'abord une question: vous allez Tucumn, n'est-ce pas? - ---Ne vous l'ai-je pas dit. - ---En effet, une partie des hommes qui vous accompagnent sont des -soldats dguiss que le gouvernement de Buenos Aires vous a donns pour -vous servir d'escorte. - ---Comment le savez-vous? - ---Avec cela que c'est difficile deviner; ainsi, vous tes charg -d'une mission politique? - ---Moi! - ---Parbleu! Cela va de soi; seulement, je vous ferai observer que cela -m'est compltement indiffrent et que je n'y attache pas la plus minime -importance. - ---Mais.... - ---Laissez-moi continuer; d'aprs ce qui s'est pass cette nuit, il -est vident pour moi qu'une partie de votre escorte vous trahit et a -l'intention de vous livrer aux Espagnols. - ---Le croyez-vous? - ---J'en suis sr. - ---C'est srieux, alors? - ---Vous avez donc une mission? - ---Supposez ce qu'il vous plaira, mais aidez-moi me tirer d'embarras. - ---Bien, je comprends; vous n'avez pas besoin d'en dire davantage. -Maintenant, voici mon avis: seul, vous n'arriverez jamais Tucumn. - ---Eh! Savez-vous que votre avis est aussi le mien? - ---Pardieu! Je le sais bien. Maintenant que ces drles sont mats, voici -ce que je vous propose. - ---Voyons. - ---Remarquez bien que ce n'est que dans votre seul intrt. - ---J'en suis convaincu. - ---Si cela vous convient, comme tort ou raison ces bandits -professent un certain respect pour ma personne, je vous offre de vous -accompagner jusqu' Tucumn. - ---Mon cher compatriote, cette proposition m'est on ne peut plus -agrable sous tous les rapports; je vous en remercie du fond du coeur; -vous me sauvez littralement la vie. - ---Pardon, mais une condition. - ---Ah! Et quelle est cette condition? fit le vieillard avec une certaine -rserve. - ---Elle est simple; je crois que vous l'accepterez avec enthousiasme, -rpondit en riant le jeune homme. - ---Dites, dites, je suis toutes oreilles. - ---Il faut que je vous avoue que, sans jamais m'tre bien rendu compte -de la raison qui me faisait agir ainsi, j'ai toujours profess pour la -politique et pour tout ce qui s'en rapproche une rpulsion profonde. - ---Ce n'est pas un mal, fit le vieillard en hochant la tte d'un air -pensif. - ---N'est-ce pas? De sorte que si je consens vous escorter jusqu' -Tucumn et vous y conduire sain et sauf, c'est la condition -expresse qu'il ne sera pas question de politique entre nous pendant -tout le temps que nous demeurerons ensemble. Dame! que voulez-vous? Je -suis venu en Amrique pour faire de l'art, moi; restons chacun dans -notre spcialit. - ---Je ne demande pas mieux et je souscris avec joie cette condition. - ---Et puis.... - ---Ah! Il y a encore quelque chose. - ---Moins que rien; par suite de la crainte que je vous ai prcdemment -tmoigne, je veux vous quitter en vue de Tucumn, c'est--dire, -entendons-nous bien, avant d'y entrer, et si quelque jour le hasard -nous fait nous rencontrer, vous ne direz jamais qui que ce soit le -service que je vous aurai rendu; cela vous convient-il ainsi? A cette -condition seulement je puis vous accompagner. - -M. Dubois se recueillit un instant. - -Mon cher compatriote, dit-il enfin, je comprends et j'apprcie, -croyez-le bien, toute la dlicatesse de votre procd envers moi; -je m'engage de grand coeur ne pas troubler votre belle insouciance -d'artiste, en venant vous ennuyer par des questions politiques que, -heureusement pour vous, vous ne sauriez comprendre; mais votre dernire -condition est trop dure. Quelque grand que soit le danger qui me menace -en ce moment, je m'y exposerai sans hsiter, plutt que de consentir -oublier la reconnaissance que je vous dois et feindre envers vous une -indiffrence contre laquelle se rvolterait tout mon tre. Nous sommes -Franais tous deux, jets loin de notre pays sur une terre o tout nous -est hostile; nous sommes par consquent frres, c'est--dire solidaires -l'un de l'autre; et vous le comprenez si bien ainsi, que tout ce que -vous avez fait depuis notre rencontre ne l'a t que par cette raison. -Ne vous en dfendez pas, je vous connais mieux peut-tre que vous ne -vous connaissez vous-mme; mais, permettez-moi de vous le dire, votre -exquise dlicatesse vous fait en ce moment dpasser le but. Ce n'est -pas pour vous, mais pour moi seul que vous craignez dans tout ceci; -je ne puis accepter ce sacrifice et cette abngation. Bien que, comme -vous, je ne sois pas homme d'action, cependant je ne consentirai dans -aucune circonstance transiger avec mes devoirs, et c'en est un pour -moi, un devoir sacr mme, de ne pas oublier ce que je vous dois et de -me reconnatre hautement votre oblig. - -Ces paroles furent prononces avec tant de franchise et de simplicit, -que le jeune homme se sentit mu; il tendit la main au vieillard dont -la ple et svre figure avait pris, sous l'impression qui l'agitait, -une expression imposante. Il lui rpondit d'une voix qu'il essayait -vainement de rendre indiffrente: - -Soit, puisque vous l'exigez, monsieur, je me rends; insister plus -longtemps serait inconvenant de ma part; au point du jour nous nous -mettrons en route, moins que vous ne prfriez passer un jour ou deux - vous reposer ici. - ---Des affaires urgentes m'appellent Tucumn; il n'en serait pas ainsi -que la rvolte de cette nuit suffirait pour m'engager presser mon -dpart. - ---Elle ne se renouvellera pas, je vous en donne l'assurance; maintenant -ces btes froces sont museles et changes en agneaux. Mieux que vous -je connais cette race mtisse, puisque depuis plusieurs mois dj -j'habite et je vis au milieu d'elle; mais on ne saurait user de trop de -prudence: il est donc prfrable que vous partiez le plus tt possible. - -Il y a encore trois heures de nuit, profitez-en pour prendre un peu -de repos; je vous veillerai lorsque l'heure du dpart sera venue. -Bonsoir. - -Les deux hommes se serrrent une dernire fois la main. Le peintre se -retira et le vieillard demeura seul. - ---Quel dommage, murmura-t-il part lui en s'installant le plus -confortablement que cela lui fut possible dans son manteau et en -s'tendant sur la table, qu'un homme aussi heureusement dou, un si -brave coeur, laisse ainsi aller sa vie au vent de la fantaisie et ne -consente pas se jeter dans une carrire srieuse! Il y a en lui, j'en -suis convaincu, l'toffe d'un diplomate. - -Tout en faisant ces rflexions, il s'endormit. Quant au jeune homme, -comme malgr l'assurance qu'il affectait, il conservait intrieurement -une vague inquitude, au lieu de se coucher dans la chambre qu'il -habitait d'ordinaire, il s'tendit la belle toile sur l'esplanade -mme, en travers de la porte du rancho, et aprs avoir jet autour -de lui un regard interrogateur afin de s'assurer que tout tait bien -rellement en ordre, il s'endormit d'un sommeil paisible. - -A peine les toiles commenaient-elles plir au ciel et l'horizon - s'iriser de larges bandes d'opale que le peintre tait debout et -surveillait les apprts du dpart. - -Les peones, compltement rentrs dans le devoir, obissaient ses -ordres avec la plus entire docilit, semblant avoir tout fait oubli -la tentative de rbellion si heureusement avorte. - -Lorsque les mules furent charges, les cavaliers en selle, le jeune -homme rveilla son hte et l'on se mit en marche. - -De l'habitation d'mile Gagnepain la ville de Tucumn, la course -tait assez longue; le voyage dura cinq jours, pendant lesquels il -ne se passa rien qui mrite d'tre mentionn. On campait chaque soir -tantt dans un rancho de Guaranis abandonn cause de la guerre, -tantt en rase campagne, et on repartait un peu avant le lever du -soleil. - -Les peones ne dmentirent pas la bonne opinion que le jeune peintre -avait conue d'eux, leur conduite fut exemplaire, et, pendant tout le -cours du voyage, ils ne laissrent voir aucune vellit de se rvolter -de nouveau. - -Le sixime jour, aprs avoir quitt l'habitation, environ dix heures -du matin, les maisons blanches et les hauts clochers de San Miguel de -Tucumn, pour lui restituer le nom que lui donnent les gographes, -surgirent l'horizon. - -L'aspect de cette ville est enchanteur, elle semble en quelque sorte -s'lancer du milieu de massifs touffus de grenadiers, de figuiers et -d'orangers. - -Btie au confluent du ro Dulce et du ro Tucumn, dans une position -comme les Espagnols seuls savaient en choisir l'poque de la -conqute, la ville est traverse par des rues droites et larges, -munies de trottoirs, et coupe d'espace en espace par de belles places -garnies de somptueux difices; la population de Tucumn est d'environ -douze mille mes; elle possde un collge et une universit assez -renomme; son commerce en fait une des villes les plus importantes de -la Banda Oriental. - -A l'poque o nous y conduisons le lecteur, cette importance tait -accrue encore par la guerre; on l'avait fortifie au moyen d'un foss -profond et de remparts en terre, suffisants pour la mettre l'abri -d'un coup de main. - -Depuis quelque temps de forts dtachements de troupes avaient t -dirigs sur cette ville cause des vnements survenus dans le haut -Prou et de l'approche des troupes espagnoles. - -Ces diffrents corps taient camps autour de la ville, et leurs -bivouacs offraient l'aspect le plus singulier surtout aux yeux d'un -Europen habitu cet ordre, cette symtrie et surtout cette -discipline qui caractrisent les armes du vieux monde. - -Dans ces camps, tout tait ple-mle et sans ordre; les soldats, -tendus ou assis sur le sol, jouaient, dormaient, fumaient ou -mangeaient, tandis que leurs femmes, car dans toute l'arme -hispano-amricaine, chaque soldat est suivi constamment de sa femme, -tandis que les femmes, disons-nous, conduisaient les chevaux -l'abreuvoir, prparaient le repas ou nettoyaient les armes avec -cette obissance passive qui est le propre des Indiennes et rend sous -certains rapports ces malheureuses cratures si intressantes et si -dignes de piti. - -Les voyageurs, contraints de traverser les bivouacs pour entrer dans -la ville, ne le firent pas sans une certaine apprhension; cependant, -contre toute prvision, ils n'eurent subir aucune insulte et -pntrrent sans encombre dans San Miguel de Tucumn. - -La ville paraissait en fte, les cloches des couvents et des glises -sonnaient toute vole, les rues taient encombres d'hommes et de -femmes dans leurs plus beaux et plus frais atours. - -Avez-vous un endroit dsign o vous arrter? demanda le peintre son -hte. - ---Oui, rpondit celui-ci, je me rends aux portales de la plaza Mayor. - ---Mais auxquels? Toute la place est garnie de portales. - ---A ceux qui font face la cathdrale; un appartement a t retenu -pour moi dans la maison portant le numro 3. - ---Bien; je vois cela d'ici; venez, je vous conduirai jusqu' la porte. - -La caravane s'engagea alors dans un ddale de rues en apparence -inextricable, mais, au bout d'un quart d'heure peine, elle dboucha -sur la place Mayor. - -Nous voici arrivs, dit le peintre; permettez-moi maintenant de -prendre cong de vous. - ---Non pas avant que vous ayez consenti accepter de moi l'hospitalit -que j'ai reue de vous. - ---Pourquoi ne pas me laisser partir? - ---Qui sait, peut-tre ai-je encore besoin de votre assistance. - ---S'il en est ainsi, je ne rsiste plus et je vous suis. - ---Entrons donc alors, car je crois que voici la maison. - -Ils se trouvaient en effet en face du n 3. - - - - -IV - -SAN MIGUEL DE TUCUMN. - - -San Miguel de Tucumn, la ville studieuse et calme, dont les larges -rues taient d'ordinaire presque dsertes et dont les places -ressemblaient aux clotres d'un couvent immense, avait subitement -chang d'aspect; on aurait dit une vaste caserne, tant des soldats de -toutes armes l'encombraient. La vie tranquille de ses habitants s'tait -mtamorphose en une existence fivreuse, ardente, toute de bruits et -d'excitations; hommes, femmes, enfants, soldats, confondus ple-mle -l'angle de chaque rue, au coin de chaque place, criaient, proraient - qui mieux mieux, gesticulant avec cette vivacit et cette animation -particulires aux races mridionales, brandissant des bannires aux -couleurs de la nation et tirant dans tous les carrefours et jusque -sur les plates-formes des maisons des botes et des _cohetes_, cette -suprme manifestation de la joie dans l'Amrique espagnole. - -Une fte sans cohetes ou ptards, sans feu d'artifice, faisant beaucoup -de bruit ou de fume, est une fte manque dans ces pays; la quantit -de poudre qui se consomme de cette faon atteint des proportions -fabuleuses. - -Nous nous plaisons, rendre cette justice aux Hispano-amricains, -qu'ils ne mettent aucune prtention dans leur feu d'artifice, et qu'ils -les tirent navement, pour leur plus grand contentement et satisfaction -personnelle, aussi bien de jour par le plus blouissant soleil que -de nuit au milieu des tnbres; nous avons mme cru remarquer qu'ils -prfrent, par un raffinement sans doute exagr de jouissance goste, -les tirer en plein jour, au nez de la foule bahie qui se sauve -demi-brle, hurlant et maugrant aprs les mauvais plaisants qui -rient se tordre du bon tour qu'ils se figurent avoir jou leurs -admirateurs. - -Ce jour-l, ainsi que l'apprirent au passage les voyageurs, les -habitants de San Miguel clbraient une _grande victoire_ remporte par -un chef de _montoneros_ Buenos-airiens sur les Espagnols. - -Dans les anciennes colonies espagnoles, et en gnral dans toute -l'Amrique, celle du Sud comme celle du Nord, il ne faut pas trop -prendre la lettre ces bulletins de victoire qui, la plupart du -temps, ne sont que des escarmouches sans importance, o il n'y a eu ni -morts ni blesss, et mme cachent souvent des dfaites ou des fuites -honteuses. Depuis quelques annes dj, les Europens sont difis sur -le compte des habitants d'outre-mer; leur vanterie et leur hblerie -sont passes en proverbe; chacun sait que le puff est d'origine -amricaine, que les plus magnifiques vols de canards nous arrivent -tire d'ailes de l'autre ct de l'Atlantique, et que, bien que beaucoup -viennent des rpubliques espagnoles, les plus nombreux s'lancent en -troupes innombrables de tous les ports des tats-Unis d'Amrique, qui -ont conquis juste titre pour l'lve de ces intressants volatiles -une supriorit telle, que nul dsormais ne se hasardera leur -disputer la palme du puff, de la rclame et du mensonge officiel. - -Une maison tout entire avait t mise la disposition de M. Dubois -par le nouveau pouvoir rpublicain; le gouverneur de la province et le -gnral commandant les troupes campes autour de la ville, prvenus de -son arrive, l'attendaient la porte mme de la maison, la tte d'un -nombreux et brillant tat-major. - -Le peintre serra la main de son compatriote, le laissa jouir sa guise -des honneurs dont on le comblait, et curieux comme un vritable artiste -qu'il tait, il se mit un album sous le bras, se glissa travers la -foule rassemble sur la place Mayor, et s'en alla le nez au vent et les -mains dans ses poches courir la ville, en qute d'tudes faire ou de -types croquer, prfrant chercher l'imprvu que de s'astreindre aux -ennuis d'une rception officielle. - -Cependant il avait laiss ses chevaux et ses peones avec ceux de M. -Dubois, qui n'avait consenti son loignement temporaire qu'aprs lui -avoir fait promettre de ne pas choisir une habitation autre que la -sienne pendant tout le temps qu'il lui plairait de rester San Miguel -de Tucumn. - -L'artiste portait le costume complet des habitants du pays et n'avait -rien qui attirt l'attention; aussi lui fut-il facile de circuler -travers les groupes sans tre incommod par la curiosit indiscrte -des badauds pour lesquels, surtout cette poque, un tranger, un -Europen particulirement, tait un tre extraordinaire qu'ils se -figuraient appartenir une espce diffrente de la leur, et auquel ils -tmoignaient plus de piti que de bienveillance, cause de la croyance -dans laquelle ils taient; la plupart croient encore aujourd'hui que -les Europens sont des hrtiques demi-hommes et demi-dmons, damns -ds le moment de leur naissance. - -Rien notre avis n'est aussi agrable que de s'en aller ainsi, sans -proccupation d'aucune sorte, vaguant travers la foule, s'isolant au -milieu de la multitude, se laissant nonchalamment emporter aux caprices -imprvus de la folle du logis, se mlant parfois indirectement la -joie gnrale, puis reprenant le cours de ses penses et redevenant -seul au milieu de tous, ne se rattachant que par un invisible chanon, -sans cesse bris et de nouveau soud par le hasard, aux vnements qui, -comme dans un kalidoscope immense, dfilent sous vos yeux; acteur -et spectateur la fois, indiffrent ou intress ce qui frappe le -regard, coudoyant et effleurant tout sans tre soi-mme ml aux faits -qui s'accomplissent. - -Le jeune homme, heureux comme un colier en vacances de s'tre si -propos dbarrass de son srieux compagnon, s'en allait ainsi, admirant -les monuments publics, les places, les promenades, lorgnant les femmes -qui passaient prs de lui avec un doux froufrou soyeux et provocateur, -fumant nonchalamment sa cigarette, marchant tout droit devant lui sans -savoir o il allait et s'en souciant fort peu, puisqu'il tait la -recherche de l'imprvu. - -Il atteignit ainsi, sans trop savoir comment, l'Alameda ou promenade -de la ville, charmant jardin aux pais ombrages, garnis de massifs -de grenadiers et d'orangers en fleurs dont les suaves manations -embaumaient l'atmosphre. Par un singulier hasard, l'Alameda tait -dserte, toute la population s'tait porte dans le centre de la ville -et pour un jour avait abandonn cette dlicieuse promenade. - -Le peintre se rjouit de cette solitude dans laquelle il se trouvait -aprs le bruit, le tohu-bohu auquel il tait depuis si longtemps ml -et qui commenait lui serrer les tempes et lui faire prouver une -certaine lassitude morale. - -Il chercha de l'oeil un banc qu'il dcouvrit bientt demi-cach -dans un bosquet d'orangers et s'assit avec un indicible sentiment de -bien-tre. - -Il tait environ cinq heures du soir, la brise nocturne se levait et -rafrachissait l'atmosphre embrase; le soleil, presque au niveau du -sol, allongeait dmesurment l'ombre des arbres; une foule d'oiseaux -cachs dans le feuillage chantaient pleine gorge, et des milliers -de diptres aux ailes transparentes voletaient autour des fleurs dont -elles pompaient les sucs en bourdonnant. - -Les bruits de la fte n'arrivaient que comme un cho lointain et -presque indistinct dans cette solitude qui respirait le calme le plus -complet. - -Sduit malgr lui par tout ce qui l'entourait et subissant l'influence -nervante des parfums exhals par les fleurs, le jeune homme se laissa -aller en arrire, croisa les bras sur la poitrine et, fermant demi -les yeux, il se plongea dans une douce rverie qui bientt absorba tout -son tre et lui fit compltement oublier la ralit pour l'entraner -sa suite dans le fantastique pays des rves. - -Depuis combien de temps tait-il en proie cette dlicieuse somnolence -sans nom dans notre langue? Il n'aurait su le dire, lorsque tout coup -il se redressa avec un geste brusque de mauvaise humeur, en prtant -l'oreille et jetant autour de lui un regard mcontent. - -Le bruit d'une conversation tait arriv jusqu' lui. - -Cependant, il eut beau sonder l'obscurit du regard, car la nuit tait -venue, il n'aperut personne. Il tait toujours seul dans le bosquet au -fond duquel il s'tait retir. - -Il redoubla d'attention; alors il reconnut que les voix qu'il avait -entendues taient celles de deux hommes arrts quelques pas derrire -lui et que le massif d'orangers, au milieu duquel il se trouvait, -l'empchait seul d'apercevoir. - -Ces deux hommes, quels qu'ils fussent, paraissaient dsirer de ne pas -tre entendus, car ils parlaient demi-voix, bien qu'avec une certaine -animation. Malheureusement, le Franais se trouvait si prs d'eux, que, -malgr lui et quoi qu'il ft pour s'en dfendre, il entendait tout ce -qu'ils disaient. - -Le diable emporte ces drles-l! murmura part lui le jeune homme, de -s'aviser de venir parler politique ici; j'tais si bien. Comment m'en -aller maintenant? - -Mais de mme qu'il entendait ce que disaient ses voisins et jusqu' -leurs plus lgers mouvements, ceux-ci probablement l'auraient entendu -s'il avait essay de quitter la place. Force lui fut donc, bien qu'en -maugrant, de se tenir cot et de continuer entendre la conversation -des deux hommes, conversation nullement faite pour le rassurer et qui -d'instant en instant prenait des proportions fort inquitantes pour un -tiers appel en tre, malgr lui, le confident. - -Nous avons dit quelle horreur profonde le peintre professait pour la -politique; le lecteur comprendra facilement quelle devait tre son -anxit, en entendant des choses telles que celles que nous allons -rapporter. - -Ces nouvelles sont certaines? disait un des interlocuteurs l'autre. - ---Je les tiens d'un tmoin oculaire, rpondit le second. - ---Caramba! fit le premier en levant un peu la voix, ainsi nous -pouvons esprer de voir bientt le gnral dans ces parages. - -Le peintre tressaillit; il lui sembla reconnatre cette voix, -sans qu'il lui ft possible de se souvenir o il l'avait entendue -prcdemment. - -Ainsi les insurgs ont t battus, continua le mme interlocuteur. - ---A plate couture, capitaine; je vous le rpte, la bataille de -Villuma, le gnral Pezuela les a poursuivis plus de six lieues, l'pe -dans les reins. - ---Bravo! Et que fait-il maintenant? - ---Caray! Il marche en avant donc! Et en doublant les tapes afin -d'arriver plus vite; malheureusement, selon toutes les prvisions, il -ne pourra tre ici que dans deux mois. - ---C'est bien tard. - ---Oui; mais cela vous laisse toute latitude pour prparer vos batteries. - ---C'est vrai; toutefois la mission dont me charge le gnral est -hrisse de difficults. Les insurgs sont en nombre autour de la -ville, ils font bonne garde; s'il ne s'agissait que d'enlever deux -ou trois et mme dix dputs, peut tre pourrais-je rpondre de la -russite; mais songez donc, mon cher comte, qu'il ne s'agit de rien -moins que de faire disparatre soixante ou quatre-vingts personnes. - ---Je ne vous comprends pas. - ---C'est juste, reprit le capitaine; arriv aujourd'hui mme dans la -ville et ne vous tant encore abouch qu'avec moi, vous ignorez ce qui -se passe. - ---Entirement, reprit celui auquel on avait donn le titre de comte. - ---Voici le fait en deux mots: les insurgs veulent frapper un grand -coup; cet effet ils runissent ici Tucumn un congrs compos -des dputs de chaque district rvolt; ce congrs a pour mission de -proclamer l'indpendance de Buenos Aires et de toute la Banda Oriental. - ---Sangre de Dios! tes-vous sr de cela? s'cria le comte avec stupeur. - ---D'autant plus sr que je le sais par un de mes cousins qui est -lui-mme un de ces dputs et qui n'a pas de secret pour moi. - ---Cuerpo de Cristo! Voil qui est fcheux! Le gnral sera furieux -lorsque je le lui apprendrai. - ---J'en suis convaincu, mais que faire? - ---L'empcher par tous les moyens. - ---C'est impossible, les moyens nous manquent compltement; je ne -dispose que d'une centaine d'hommes avec lesquels je ne puis rien -tenter, d'autant plus que nous jouons de malheur en ce moment: la -population est fanatise par le succs que le chef des montoneros, -Zno Cabral a remport, il y a deux jours, sur les troupes royales -commandes par le colonel Acevedo. - ---Ce succs est tout ce qu'il y a de plus apocryphe, mon cher -capitaine, je vous en donne ma parole d'honneur; tout s'est born une -escarmouche sans consquence entre fourrageurs. - ---Je l'admets; il est mme certain qu'il en est ainsi, mais nul ne le -croira dans la ville; donc, l'chec doit tre considr comme rel. - ---Eh bien! Qu'importe! Laissons ces gens dans leur erreur et -profitons-en pour agir: maintenant qu'ils se croient invincibles -et qu'ils s'amusent tirer leur poudre en cohetes, nous pourrons -peut-tre tenter un coup de main hardi sur la ville. - ---Votre ide n'est pas mauvaise, je vous avoue mme qu'elle me sourit -assez, seulement elle demande tre mrie. Il faudrait loigner -adroitement les troupes campes aux environs et profiter de leur -absence pour essayer une surprise. - ---Alors il serait on ne peut plus facile de s'emparer des dputs. - ---N'allons pas si vite en besogne; voyons d'abord quelles sont les -forces dont nous disposons pour cette expdition, qui ne laisse pas que -d'tre fort prilleuse et qui offre, je ne vous le cache pas, trs peu -de chance de succs. - ---Discutons, soit, je ne demande pas mieux. - -Le peintre, mis de plus en plus mal son aise par ces confidences qui -prenaient pour lui une tournure des plus graves, et voulant tout prix -sortir de la position perplexe dans laquelle il se trouvait, car il -comprenait instinctivement qu'il avait affaire des conspirateurs et -qu'il y allait de sa vie s'il tait dcouvert, prit une rsolution qui -lui parut une inspiration du ciel. Ne voulant pas continuer tre plus -longtemps en tiers dans des secrets de cette importance, il rsolut de -se dcouvrir lui-mme. Il ne se dissimula pas que les premiers moments -seraient, pour lui, difficiles passer, lorsque les deux hommes -sauraient que leur conversation avait t entendue d'un bout l'autre; -mais il prfra risquer cette chance incertaine de sauver sa vie que de -se fier plus longtemps au hasard. - -mile tait d'une tmrit folle, qui ne faisait jamais de concessions -au danger; au contraire, il allait toujours tte baisse en avant; -le lecteur a dj t mme de s'en apercevoir, mais cette fois, -contrairement ses habitudes, il usa d'une certaine prudence avant de -rvler sa prsence aux inconnus. - -Il arma doucement, sous son poncho, ses pistolets qu'il tint la main, -prt s'en servir si besoin tait, puis, se levant du banc sur lequel -jusqu' ce moment il tait demeur assis: - -Hola! caballeros, dit-il d'une voix haute bien que contenue pour ne -pas tre entendu d'autres personnes, si par hasard il s'en trouvait aux -environs, que de celles auxquelles il s'adressait: prenez garde! Il y a -ici des oreilles qui vous entendent. - -Les deux hommes poussrent une exclamation de surprise et de terreur, -puis il y eut un craquement formidable dans le bosquet, et ils -apparurent en face du jeune homme, tenant chacun un sabre d'une main -et un pistolet de l'autre, le visage boulevers par la colre et -l'pouvante. - -Mais ils s'arrtrent soudain. - -Le jeune homme se tenait immobile devant eux, les pistolets aux poings. - -Halte! Et parlementons, dit-il froidement. - -Cette scne avait quelque chose d'trange et de saisissant. - -Dans ce bosquet d'orangers en fleur, aux reflets argents de la lune, -au milieu de cette tranquillit profonde, au sein de cette nature calme - laquelle le silence imposant de la nuit imprimait un certain cachet -de majest, ces trois hommes poss ainsi face face, se mesurant de -l'oeil et prts en venir aux mains, formaient un contraste des plus -tranchs avec ce qui les entourait. - -Parlementer, dit le comte, quoi bon? - ---A ne pas se tuer comme des brutes, sans savoir pourquoi, rpondit le -peintre. - ---Un tratre mrite la mort! - ---Je vous l'accorde, mais je ne suis pas un tratre, moi, puisque je -vous prviens, lorsqu'il m'aurait t si facile de rester silencieux -jusqu' ce que j'eusse pntr tous vos secrets. - -Cette observation, fort logique du reste, parut produire une certaine -impression sur les deux hommes. - -Alors pourquoi ces armes? reprit le comte d'un ton videmment plus -radouci. - ---Pour viter ce qui serait incontestablement arriv, si je n'avais pas -eu la prcaution de m'en munir. - ---Vous nous espionniez donc? - ---Nullement, j'tais ici bien avant vous, au contraire; le bruit de -votre conversation m'a rveill de l'espce de somnolence dans laquelle -j'tais tomb, et, ne me souciant nullement d'tre, contre votre -volont, en tiers dans vos secrets, j'ai pris le parti de vous avertir. -Voil la vrit tout entire. - ---Qui nous le prouve? reprit durement le comte. - ---Je crois, Dieu me pardonne, caballero, rpondit avec hauteur le jeune -homme, que vous vous permettez de douter de mes paroles? - ---Qui donc tes-vous, seor, pour qu'on doive vous croire ainsi au -premier mot? - ---Moi! fit en riant le jeune homme, bien peu de chose auprs de vous, -un pauvre peintre franais, mais honnte, vive Dieu! Jusqu'au bout des -ongles. - ---Ah! Voil mon homme, s'cria le second tranger, qui jusque-l tait -demeur muet; je le reconnais maintenant! Rengainez votre sabre et -quittez votre pistolet, mon cher comte; des armes sont de trop ici. - ---Je le veux bien, si telle est votre opinion, capitaine, rpondit -le comte avec hsitation; cependant, il me semble que dans une -circonstance aussi srieuse.... - ---Bas les armes! Vous dis-je, interrompit le capitaine, qui dj -avait fait disparatre les siennes, je rponds corps pour corps de ce -cavalier. - ---Soit, dit le comte, mais la prudence exigerait.... - ---Quoi? Puisque ce caballero vous donne sa parole et que cette parole -est corrobore par la mienne; cela est suffisant, il me semble, reprit -le capitaine avec un commencement d'impatience. - -Le jeune homme voyant que ses adversaires n'avaient plus, en apparence, -d'intentions hostiles, dsarma tranquillement ses pistolets et, les -repassant sa ceinture, il se tourna vers celui des deux trangers qui -tait si l'improviste venu son secours. - -Je vous remercie, seor, dit-il, de la bonne opinion que vous voulez -bien avoir de moi; bien que votre voix ne me soit pas inconnue, -cependant je serai heureux qu'il vous plt de rafrachir mes souvenirs, -en m'apprenant, si cela vous est possible, o j'ai eu l'avantage de -vous rencontrer prcdemment. - ---Vive Dios! seor don Emilio, reprit-il d'un ton de bonne humeur, -vous avez la mmoire courte. - ---Comment vous savez mon nom? - ---Et vous-mme savez le mien, moins que vous ne l'ayez oubli aussi; -ce qui ne m'tonnerait pas, d'aprs ce que je vois. - ---Je suis rellement confus, seor, mais je vous jure que je ne me -rappelle pas le moins du monde o nous nous sommes vus dj. - ---Allons, puisqu'il faut absolument que je vous redise mon nom, je -m'excute; je suis don Lucio Ortega. - ---Le capitaine espagnol avec lequel je me suis battu! s'cria-t-il avec -surprise. - ---Et que vous avez si dextrement dsarm. C'est moi-mme, oui, -caballero. - ---Oh! Comment ai-je pu oublier cette rencontre qui m'a laiss un si -charmant souvenir, dit-il en lui tendant la main. - ---Ainsi, ce seor est de vos amis? reprit le comte. - ---Oui, mon cher comte, et des plus intimes mme. - ---Pardonnez-moi d'insister; mais vous savez quelles seraient les -consquences d'une indiscrtion? - ---Elles seraient terribles; continuez. - ---Et vous vous croyez toujours autoris rpondre de la discrtion de -ce caballero? - ---Comme de la mienne, je vous le rpte. - ---C'est bien; agissez votre guise alors, reprit-il d'un ton bourru. - ---coutez, fit le capitaine, je comprends combien, vous qui ne -connaissez pas ce seor, vous devez conserver d'inquitude au fond du -coeur; nous ne jouons pas un jeu d'enfant, en ce moment; nous engageons -notre tte dans une partie dsespre; chacun de nous a le droit de -demander ses associs des comptes svres de leur conduite. - ---En effet, il doit, il me semble, en tre ainsi. - ---Fort bien! Ces comptes, je vais vous les rendre. Malgr lui, et sans -l'avoir dsir, don Emilio a surpris des secrets de la plus haute -gravit; ces secrets, je suis convaincu qu'il les conservera au fond -de son coeur, mais cette certitude que j'ai, moi, vous ne la partagez -pas; cela est votre droit, je n'ai rien y objecter, sinon que, dans -le but seul de vous rassurer, je prendrai, vis--vis de mon ami, toutes -les prcautions que vous exigerez. Bien entendu que ces prcautions -n'auront rien de blessant pour l'honneur, ni mme pour l'amour-propre -de don Emilio, que je tiens, avant tout, pour mon ami et que je veux -mnager quand mme. - ---Je me joins au capitaine, dit vivement le jeune homme, et je me -mets compltement votre disposition pour tout ce qu'il vous plaira -d'exiger de moi; je vous confesse humblement que la politique me cause -une peur atroce, et que j'prouve le regret le plus vif et le plus -sincre de m'tre si malencontreusement trouv ici lorsqu'il m'aurait -t si facile d'tre autre part, o, sans contredit, j'aurais t -beaucoup mieux. - -La gravit du comte ne tint pas contre cette boutade prononce avec une -dsesprante navet; il clata de rire. - -Vous tes un charmant compagnon, dit-il, et bien que notre liaison -ait commenc sous des auspices assez hostiles, j'espre qu'elle sera -durable; que bientt vous deviendrez de mes amis et que je serai des -vtres. - ---Ce sera un grand honneur pour moi, monsieur le comte, rpondit-il en -s'inclinant. - ---Maintenant que vous avez mis un pied dans nos secrets, il faut que -vous y entriez tout fait. - ---Est-ce donc bien obligatoire? - ---C'est de toute ncessit. - ---J'admire comme depuis quelques jours le hasard se plat me -poursuivre et s'obstine faire de moi un homme politique, quand je -serais si heureux de ne peindre que des tableaux, moi qui ne suis venu -que pour cela en Amrique; j'ai eu l une triomphante ide par exemple, -et j'ai bien choisi mon temps! - ---Il faut provisoirement en prendre votre parti. - ---Je le sais bien, et voil justement pourquoi j'enrage, mais ds qu'il -me sera possible de faire autrement, je ne me le ferai pas rpter -deux fois, je vous le certifie. - ---Jusqu' nouvel ordre, il est indispensable que vous demeuriez -avec nous, que vous soyez en quelque sorte notre prisonnier; mais -rassurez-vous, votre captivit ne sera pas bien dure, nous vous la -rendrons, ou du moins nous nous efforcerons de vous la rendre aussi -agrable que possible. - ---Ainsi vous m'enlevez jusqu' mon libre arbitre, dit le peintre avec -un accent tragi-comique. - ---Il le faut provisoirement. - ---Hum! Allons, j'y consens, diable soit de la politique! Qu'avais-je -besoin aussi de venir San Miguel accompagner ce vieux Dubois. - -Les deux hommes tressaillirent ce nom. - -Vous connaissez le duc de Mantoue? s'crirent-ils. - ---Ah! Ah! Vous savez de qui je veux parler, il parat? ft-il avec -surprise. - ---Le duc de Mantoue, l'ancien conventionnel, snateur sous l'Empereur -Napolon, venu en Amrique sous le nom de Louis Dubois, dit le comte. - ---C'est bien cela. Pourquoi donc me recommandait-il si fort de ne pas -lui donner son titre? - ---Parce qu'il esprait ne pas tre connu; il vient, chass par les -Bourbons pour avoir vot la mort du roi Louis XVI, chercher un refuge -en ce pays et prter aux insurgs l'appui de son exprience en matire -de rvolution. - ---Le fait est qu'il doit en savoir long sur ce chapitre, dit le peintre -en riant. - ---Mais que disiez-vous donc sur lui; se trouve-t-il rellement San -Miguel? - ---Je l'ai aid moi-mme y entrer aujourd'hui. - ---Vous? - ---Parbleu! Un compatriote ... et tenez, capitaine, nous tions ensemble -quand j'ai eu l'honneur de vous rencontrer. - ---Comment, ce grand vieillard la mine si altire et aux traits si -imposants, qui se tenait si droit cheval vos cts?... - ---C'tait lui-mme. - ---Oh! Si je l'avais su! s'cria le capitaine d'un air de dpit. - ---Qu'auriez-vous donc fait? - ---Je l'aurais enlev, vive Dios! - ---Alors, il est heureux que vous l'ayez ignor, parce que, -probablement, il y aurait eu une chaude escarmouche entre nous. - -Le capitaine ne releva pas cette parole. - -Venez, dit-il. - ---O me conduisez-vous? - ---Au Cabildo. - ---Au Cabildo! Pourquoi faire? - ---Le gouverneur donne aujourd'hui un grand bal; nous y passerons -quelques instants. - ---Hum! Je crains bien que cela cache quelque manoeuvre politique? - ---Peut-tre. - ---Pourvu que je ne m'y trouve pas encore ml malgr moi. - ---Je tcherai de vous laisser ignorer ce qui se passera. - ---Je vous en aurai une grande reconnaissance. Enfin, la grce de -Dieu. - -Les trois hommes, dsormais rconcilis, quittrent le bosquet, -sortirent de l'Alameda et se dirigrent vers le Cabildo en causant -amicalement entre eux. - -Les rues taient illumines et la population se divertissait de plus en -plus tirer des cohetes. - - - - -V - -LA MONTONERA. - - -_Montonero_ dont le fminin est _montonera_, est un mot essentiellement -amricain, bien que sa racine soit incontestablement espagnole. Il -signifie littralement, _monceau, amas, ramassis_; pris dans la -mauvaise acception du mot, une montonera veut dire une runion de gens -de sac et de corde, de bandits sans foi ni loi, de voleurs de grand -chemin. - -Mais telle n'tait pas la signification qu'on lui donnait dans le -principe. - -On entendait par montonera une cuadrilla, une gurilla compose de -bannis politiques, d'insurgs qui faisaient la guerre en partisans -leurs risques et prils, mais braves et honntes. - -Les Espagnols leur imposrent au commencement du soulvement des -colonies contre la mtropole, afin de les fltrir dans l'opinion -publique, ce nom dont ils se glorifirent et qu'ils tinrent honneur -de porter. - -Mais lorsque la guerre civile dgnra en lutte fratricide des citoyens -entre eux; que les Espagnols furent vaincus et contraints d'abandonner -le Nouveau Monde, les montoneras dgnrrent, les hommes vreux de -tous les partis vinrent s'abriter sous leurs bannires et y chercher -l'impunit de leurs crimes. Elles ne furent plus alors qu'un ramassis -de bandits sinistres, ressemblant s'y mprendre ces bandes -d'corcheurs et de routiers du moyen ge qui dsolrent l'Europe -pendant si longtemps, et que les gouvernements furent, pendant plus de -deux sicles, impuissants dtruire ou seulement rprimer. - -Semblant avoir recueilli les traditions de leurs devanciers du vieux -monde, les montoneros commencrent dsoler les campagnes, piller -les haciendas, mettre ranon les villes trop faibles pour leur -opposer une rsistance nergique; et, servant toutes les causes -moyennant finance, ils adoptrent tour tour tous les partis, les -trahissant sans remords les uns aprs les autres, et ne voyant dans la -guerre civile qu'un but: le pillage. - -A l'poque o se passe notre histoire, bien que les montoneros fussent -dj dgnrs de leur premire loyaut, et que nombre de gens sans -aveu fussent parvenus se glisser dans leurs rangs, cependant -ils conservaient encore, du moins en apparence, les principes de -patriotisme chevaleresque qui avaient prsid leur cration, et leur -nom n'inspirait pas, ainsi que cela arriva plus tard, la terreur aux -honntes gens et aux citoyens paisibles qu'ils s'taient donn la -mission de protger et de dfendre. - -Dans une verte valle, au pied d'une colline boise d'une mdiocre -hauteur, sur le bord mme du ro Tucumn, environ une quinzaine de -lieues de la ville de San Miguel, une troupe de cavaliers dont le -nombre pouvait monter trois cents environ tait arrte, ou, pour -mieux dire, campe dans une position dlicieuse. - -Les soldats, tous revtus du costume des gauchos de la pampa, les -traits nergiques et le visage hl par le soleil, mais d'une apparence -sauvage et farouche, taient pour la plupart arms non seulement de -sabres et de fusils, mais encore d'une longue et forte lance dont le -fer tait garni d'une banderole d'un rouge vif. - -Couchs ou assis au pied des figuiers et des orangers, ils avaient -plant leurs lances en terre et jouaient, causaient ou dormaient, -tandis que leurs chevaux erraient l'aventure, paissant l'herbe verte -de la plaine. - -Quelques sentinelles, dissmines sur des hauteurs assez loignes, -immobiles comme des statues de bronze florentin dont elles avaient les -tons chauds et cuivrs, veillaient la sret commune. - -Ces hommes, dont la rputation de bravoure tait clbre dans toute -la Banda Oriental, composaient la montonera du clbre Zno Cabral, -celui-l mme qui avait, disait-on, eu quelques jours auparavant maille - partir avec les troupes royales, et dont la ville de San Miguel -clbrait la victoire grand renfort de cris et de ptards. - -Ce campement sauvage et primitif, qui ressemblait plutt une halte -de bandits qu' toute autre chose, avait une apparence des plus -pittoresques, et qui aurait fait l'admiration d'un peintre la manire -d Salvator Rosa. - -Presque au centre du campement, au sommet d'un monticule d'une pente -presque insensible, plusieurs hommes dont les vtements et les armes -taient en meilleur tat et les traits moins farouches que ceux de -leurs compagnons, taient assis sur l'herbe et causaient tout en fumant -leur cigarette. - -Ces hommes taient les officiers de la montonera. - -Au milieu d'eux se trouvait leur chef, ou le gnral, ainsi qu'ils le -nommaient. - -Ce chef tait un tout jeune homme paraissant au plus vingt-deux ans, -aux traits fins et dlicats, aux manires douces et gracieuses qui, -aux yeux d'un indiffrent, aurait paru peu en tat de commander des -hommes comme ceux qui s'taient volontairement rangs sous sa bannire; -mais un observateur ne se serait pas tromp l'expression nergique -rpandue sur son beau et calme visage, l'ampleur peu commune de son -front pur et bien dessin, et au regard d'aigle qui s'chappait de ses -yeux noirs et bien ouverts. Une sombre mlancolie semblait rpandue -sur ses traits, et ce n'tait qu'avec des difficults extrmes que ses -compagnons, jeunes gens de son ge pour la plupart et appartenant aux -premires familles du pays, russissaient de longs intervalles -amener un sourire triste sur ses lvres. - -La tte appuye sur la main droite, frisant sans y songer de la main -gauche ses longues et soyeuses moustaches noires, il laissait errer, -sans but apparent, ses regards sur l'immense et magnifique panorama -qui se droulait devant lui, ne rpondant que par des monosyllabes aux -questions qu'on lui adressait et semblant s'absorber dans une pense -intime. - -Ses officiers, voyant toutes leurs avances repousses par leur chef, -avaient pris le parti de l'abandonner ses rflexions quelles qu'elles -fussent, puisqu'il paraissait s'y complaire, et s'taient mis causer -et rire entre eux, lorsque tout coup une quarantaine de cavaliers -apparurent l'horizon se dirigeant toute bride vers l'endroit o la -montonera tait campe. - -Eh! dit un des officiers en plaant sa main en abat-jour sur ses yeux, -qui peuvent tre ces cavaliers? - ---Ce sont des ntres, sans doute, puisque les sentinelles les ont -laiss passer sans donner l'alarme, rpondit un autre officier. - ---Avons-nous donc des batteurs d'estrade aux environs? - ---Je ne l'assurerais pas, mais comme le gnral avait parl de dtacher -le capitaine Quiroga avec une vingtaine de soldats pour surveiller les -dfils de la Sierra, et que je ne le vois pas parmi nous, c'est que -probablement le gnral a donn suite son projet. - ---Ce serait alors sa troupe qui nous rejoindrait? - ---Je le crois; du reste, nous ne tarderons pas savoir quoi nous en -tenir. - -Les cavaliers arrivaient toujours grand train: ils se trouvrent -bientt assez rapprochs pour qu'il ft possible de les reconnatre. - -Vous ne vous tiez pas tromp, don Juan Armero, reprit le premier -officier, c'est effectivement le capitaine Quiroga; je distingue d'ici -son long corps maigre qui semble jouer dans ses habits, et sa face -anguleuse et bourrue qui le fait ressembler un oiseau de nuit. - ---Le fait est, rpondit don Juan, que le digne capitaine est facile -reconnatre; mais vous devriez plus le mnager, don Estevan; vous savez -que le gnral l'aime beaucoup et peut-tre lui dplairait-il d'en -entendre parler ainsi. - ---Au diable! Si j'en dis du mal; le capitaine Quiroga est un brave et -digne soldat que j'aime et que j'apprcie fort moi-mme; mais cela ne -va pas jusqu' lui trouver la tournure d'un Adonis. - ---Ce dont il se soucie fort peu sans doute, seores, dit Zno Cabral en -se mlant tout coup la conversation; il se contente d'tre un de -nos officiers les plus braves et les plus expriments, et cela suffit. - ---Caramba! Gnral, et nous aussi nous l'aimons tous, ce vieux brave, -qui pourrait tre notre pre, et qui nous conte, pendant les nuits de -bivouac, de si bonnes histoires de l'ancien temps. - -Le chef des partisans sourit sans rpondre. - -Mais que nous amne-t-il ici? s'cria tout coup don Estevan -Albino, l'officier qui le premier avait parl, Dieu me pardonne si je -n'aperois pas les plis d'une robe et si je ne vois pas flotter une -mantille. - ---Deux robes et deux mantilles, s'il vous plat, don Estevan, et mme -davantage, si je ne me trompe, rpondit plus posment don Juan Armero. - ---Vlgame Dios! dit en riant le jeune officier, le vieux retre nous -amne toute une vole de cotillons. - -Les officiers se levrent; quelques-uns ouvrirent des lorgnettes et se -mirent examiner attentivement la troupe qui arrivait, se perdant en -commentaires sur la prise faite par le vieil officier, et qu'il amenait -avec lui. - -Zno Cabral tait retomb dans son mutisme, indiffrent en apparence - ce qui se passait autour de lui, mais la rougeur fbrile qui -colorait son visage et le froncement de ses sourcils dmentaient ce -calme affect et dnotaient qu'il tait en proie une vive motion -intrieure. - -Cependant, les cavaliers traversaient rapidement la plaine et -s'approchaient de plus en plus, se dirigeant vers le groupe -d'officiers, reconnaissable au drapeau buenos-airien, dont la hampe -tait fiche en terre auprs du gnral et qui flottait en longs plis -au caprice de la brise. - -Sur le passage des cavaliers, les montoneros se relevaient, les -regardaient curieusement; puis ils les suivaient en riant et en -ricanant entre eux, si bien que lorsqu'ils atteignirent le pied -du monticule o les attendaient les officiers, ils se trouvrent -littralement envelopps d'une foule compacte que le capitaine Quiroga -se vit contraint d'carter coups de bois de lance, ce dont, du reste, -il s'acquitta avec un flegme et un sang-froid imperturbables. - -Les officiers n'avaient point calomni le digne capitaine. A part la -diffrence du costume, il ressemblait trait pour trait don Quichotte, -lors de sa deuxime sortie. - -C'tait le mme corps long et efflanqu, le mme visage maigre et -anguleux, au front dprim, aux yeux caves, au nez recourb en bec -d'oiseau, aux mchoires larges, peine garnies de quelques dents -gtes, aux longues moustaches grises et aux pommettes saillantes et -violaces. - -Et, pourtant, cet ensemble excentrique, ainsi qu'on dirait -aujourd'hui, n'avait rien de ridicule; cette singulire physionomie -tait claire par une telle expression de bravoure, de franchise et -de bont, qu' premire vue on se sentait malgr soi entran vers ce -vieil officier, car il avait au moins cinquante ans, et tout dispos -l'aimer. - -Les soldats riaient se tordre en recevant les coups de bois de -lance que leur distribuait gnreusement le capitaine, et ce fut -grand-peine qu'il parvint s'en dbarrasser. - -Diable soit des curieux! dit le bon capitaine, en mettant lestement -pied terre, ils ne me laisseront pas approcher du gnral. - -Et, suivi d'une partie de ses soldats, qui ainsi que lui avaient quitt -la selle, il gravit le monticule o les officiers taient runis. - -Les soldats conduisaient plusieurs prisonniers au milieu d'eux; parmi -ces prisonniers se trouvaient des femmes, dont deux paraissaient, par -leur costume, leurs manires, appartenir la haute socit. - -Les montoneros, malgr l'indiscrte curiosit qui les animait, -n'avaient pas os, par respect pour leur chef, dpasser la limite -naturelle trace par le pied du monticule. Groups en dsordre autour -des soldats demeurs la garde des chevaux, ils fixaient des regards -ardents sur les officiers. - -Ceux-ci s'taient rangs droite et gauche de Zno Cabral et avaient -livr un libre passage au capitaine Quiroga et ceux qu'il amenait -avec lui. Zno Cabral s'tait lev lentement, et la main appuye sur -la poigne de son sabre, le visage froid et impassible, les sourcils -froncs, il attendait que son subordonn prt la parole. - -Le capitaine, aprs avoir d'un geste ordonn de s'arrter ceux -qui le suivaient, fit quelques pas en avant et, aprs avoir salu -militairement, il demeura immobile sans prononcer un mot. Parmi toutes -ces qualits, le digne capitaine comptait celle de ne pas tre orateur; -son mutisme tait pass en proverbe dans la cuadrilla. - -Don Zno comprit que, s'il n'interrogeait pas le capitaine, celui-ci ne -se rsoudrait jamais parler le premier; il fit un effort sur lui-mme -et affectant une indiffrence fort loin sans doute de sa pense: - -Vous voici donc de retour, capitaine Quiroga? dit-il. - ---Oui, gnral, rpondit laconiquement l'officier. - ---Et avez-vous compltement rempli la mission dlicate que je vous -avais confie? - ---Je le crois, gnral. - ---Vous avez surpris les ennemis de la patrie? - ---Ceux-l ou d'autres, gnral, je me suis empar des gens que vous -m'aviez dsigns lorsqu'ils ont dbouch du ravin; maintenant, s'ils -sont ennemis de la patrie ou non, je l'ignore, cela ne me regarde pas. - ---C'est juste, fit don Zno Cabral, qui tranait videmment la -conversation en longueur et hsitait en attaquer le point rellement -intressant pour lui. - -Le capitaine ne rpondit pas. - -Don Zno reprit au bout d'un instant, en tourmentant, avec une colre -contenue, la dragonne de son sabre: - -Mais enfin qu'avez-vous fait? - -En ce moment, une des prisonnires carta par un geste brusque le -capitaine, et faisant un pas en avant: - -Ne le savez-vous pas, don Zno Cabral, dit-elle d'une voix ironique -et hautaine en rejetant, d'un geste plein de noblesse, sur ses paules -le rebozo de dentelles noires qui voilait son visage. - -Les officiers touffrent un cri d'admiration la vue de la beaut -souveraine de cette femme. - -Don Zno Cabral fit un pas en arrire en se mordant les lvres avec -dpit, tandis que son visage se couvrait d'une pleur mortelle. - -Madame, dit-il, les dents serres, vous tes prisonnire, et ne devez -parler, ne l'oubliez pas, que si on vous interroge. - -Un sourire de mpris crispa les lvres de la dame: elle haussa -lgrement les paules et fixa sur le partisan un regard d'une -expression telle que, malgr lui, il dtourna les yeux. - -Cette femme, dans toute la force et la plnitude de sa beaut, -paraissait ge de vingt-sept vingt-huit ans, bien qu'en ralit -elle en et environ trente-trois. Ses traits, d'une rgularit de -lignes extrme, ralisaient l'idal de la beaut romaine; ses yeux -noirs, pleins de feu et de passion, son front pur, sa bouche mignonne, -sa peau fine et veloute, son teint lgrement dor par le soleil, -et, plus que tout, l'expression hautaine et railleusement cruelle de -sa physionomie saisissait et inspirait pour elle une rpulsion dont -il tait impossible de se rendre compte au premier abord; sa taille -majestueuse, ses gestes pleins de noblesse, tout en cette femme, par un -contraste inexplicable, effrayait au lieu d'attirer. On devinait les -rugissements de la bte fauve dans les modulations harmonieuses de sa -voix, et les griffes du tigre apparaissaient sous ses ongles roses. - -Prenez garde ce que vous faites, caballero, reprit-elle; je suis -trangre, moi; je voyage paisiblement; nul n'aie droit de m'arrter, -ou seulement d'entraver ma course. - ---Peut-tre, madame, rpondit froidement le partisan; mais, je vous le -rpte, lorsque je vous interrogerai, alors, mais alors seulement, je -vous permettrai de me rpondre. - ---Suis-je donc tombe entre les mains de bandits sans foi ni loi? -reprit-elle avec mpris. Suis-je au pouvoir d'cumeurs du dsert? Du -reste, la faon dont jusqu' prsent j'ai t traite, et la vue de -l'homme devant lequel on m'a conduite, me le feraient supposer. - -Un murmure de colre, rprim aussitt par un geste de Zno Cabral, -s'leva parmi les officiers cette imprudente provocation. - -O est le guide que nous souponnions de trahison! dit le partisan en -se retournant vers le capitaine. - ---Je m'en suis empar, rpondit celui-ci. - ---Fort bien. Avez-vous acquis des preuves de sa trahison? - ---D'irrcusables, mon gnral. - ---Qu'on l'amne. - -Il se fit un mouvement parmi les soldats; quelques-uns se dtachrent -du groupe qui entourait les prisonniers et amenrent, en le rudoyant, -devant leur chef un mtis la mine chafouine, aux yeux louches et -aux membres trapus, que, pour plus de sret sans doute, ils avaient -solidement garrott avec un lasso. - -Don Zno Cabral considra un instant cet homme, qui se tenait humble et -tremblant devant lui, avec un singulier mlange de piti et de dgot. - -Vous tes convaincu de trahison, lui dit-il enfin. J'ai le droit de -vous faire pendre; je vous accorde cinq minutes pour recommander votre -me Dieu. - ---Je suis innocent, noble gnral, murmura le misrable en tombant -genoux et en courbant craintivement la tte. - -Le partisan haussa les paules et se retourna vers les officiers avec -lesquels il commena causer voix basse, d'un air indiffrent, -sans paratre couter les prires que le prisonnier continuait lui -adresser d'un ton pleurard. - -Trois ou quatre minutes s'coulrent. Un silence funbre planait sur la -foule attentive des montoneros. - -C'est toujours une chose grave qu'une condamnation mort, prononce -froidement, rsolument et sans appel, mme pour des hommes habitus -jouer leur vie sur un coup de d, comme ceux qui assistaient cette -scne; aussi, malgr eux, se sentaient-ils saisis d'un secret effroi, -augment encore par les notes dolentes de la voix du misrable qui se -tordait de peur au milieu d'eux et implorait en sanglotant la piti de -leur chef. - -Celui-ci se retourna et, faisant un signe au capitaine Quiroga: - -Il est temps, dit-il. - ---Caray, dit le capitaine, il y a assez longtemps que le _pcaro_ -cherche la potence, il ne l'aura pas vole; ce sera au moins une -satisfaction pour lui son dernier moment. - -Cette singulire boutade de la part d'un homme qui parlait si peu -d'habitude, tonna tout le monde et, changeant subitement le cours des -ides des partisans, les fit clater en rires moqueurs et en quolibets - l'adresse du condamn, qui ds lors perdit tout espoir. - -Un soldat tait mont sur un arbre situ quelques pas seulement, -et avait attach son lasso la matresse branche. Le capitaine -ordonna que l'espion ft amen sous l'arbre, et un noeud coulant fut -immdiatement jet autour de son cou. - -Arrtez! s'cria la prisonnire en s'interposant vivement, cet homme -est moi; prenez garde ce que vous allez faire. - -Il y eut un instant d'hsitation; le misrable respira, il se crut -sauv. - -Prenez garde vous-mme, seora, rpondit durement Zno Cabral, moi -seul commande ici. - ---Je suis la marquise de Castelmelhor, reprit-elle, l'pouse du gnral -de Castelmelhor; chaque goutte du sang de cet homme cotera la vie -des milliers de vos compatriotes. - ---Vous tes trangre, madame, femme, vous l'avez dit vous-mme, d'un -gnral Portugais qui est entr il y a quelques jours peine sur -notre territoire pour le ravager; songez vous, et n'intercdez pas -davantage pour ce misrable. - ---Mais, fit-elle avec une ironie cruelle, n'tes-vous pas Portugais -vous-mme, seor, Portugais d'origine, du moins? - ---Assez, madame; par respect pour vous-mme, n'insistez pas; cet homme -est coupable, il est condamn, il doit mourir, il mourra. - -En ce moment, une seconde femme qui jusqu' ce moment tait demeure -confondue au milieu des prisonniers, s'lana vivement en avant, et -saisissant par un geste fbrile le bras du partisan, tandis que des -larmes inondaient son visage pli par l'motion: - -Et moi, don Zno, s'cria-t-elle avec une expression navrante, et -moi! Si je vous demandais la grce de cet homme, me la refuseriez-vous? - ---Oh! s'cria le partisan avec dsespoir, vous ici, vous doa Eva! - ---Oui, moi, moi, don Zno, qui vous supplie par ce que vous avez de -plus cher, de pardonner. - -Le partisan la considra pendant quelques secondes avec une expression -d'amour, de colre et de douleur impossible rendre, tandis que, -haletante, dsole, les yeux pleins de larmes et les mains jointes, -presque agenouille devant lui, elle lui adressait une prire muette; -puis, tout coup, faisant un effort suprme sur lui-mme et reprenant -son masque froid et impassible, il se redressa et, croisant les bras -sur la poitrine: - -C'est impossible, dit-il; obissez, capitaine. - -Celui-ci ne se fit pas rpter l'ordre. Le misrable espion, saisi par -des mains de fer, fut enlev dans l'espace et lanc dans l'ternit -avant d'avoir eu mme une parfaite perception de ce dnoment imprvu. - -La jeune fille, car la personne qui avait essay vainement de -s'interposer entre la justice et la clmence du partisan, tait une -jeune fille, presque une enfant, ge de quinze ans peine, saisie -d'effroi la vue de ce hideux spectacle, terrifie par les cris d'une -joie brutale profrs par les soldats, s'tait affaisse sur elle-mme, -les bras pendants, la tte penche sur la poitrine, demi vanouie, -son beau et doux visage tait couvert d'une pleur mortelle; les -longues tresses de ses cheveux tombaient en dsordre sur ses paules, -et ses yeux si doux et si tendres, dont l'azur semblait reflter le -bleu du ciel, taient voils et teints par la douleur, tandis qu'un -mouvement nerveux agitait tout son corps. - -La marquise s'approcha d'elle, la releva froidement et lui montrant le -partisan d'un geste de souverain mpris. - -Debout! Ma fille, lui dit-elle, cette posture ne convient qu'aux -suppliants ou aux coupables, et vous n'tes, grce Dieu, ni l'un ni -l'autre! Ne vous avais-je pas prvenue que cet homme avait un coeur de -tigre? - ---Oh! Ma mre! Ma mre! s'cria-t-elle en cachant son visage dans son -sein, que je souffre! - -A ces paroles prononces avec une expression dchirante, le partisan -fit un brusque mouvement comme pour s'lancer Vers la jeune fille. - -Mais la marquise, se redressant avec une fiert lonine, le cloua en -place d'un regard mprisant. - -Arrire, seor! lui dit-elle; ni ma fille, ni moi, nous ne vous -connaissons. Nous sommes vos prisonnires; si vous l'osez, faites-nous -tuer aussi, comme vous nous en avez presque menaces. - -A cette voix dont l'accent cruel le rappela subitement lui-mme, le -partisan reprit son sang-froid et rpondit d'un ton incisif: - -Non pas vous, madame; nous ne tuons pas les femmes, nous autres; c'est -bon pour les soldats du roi, cela; mais vos complices seront fusills -avant une heure. - ---Que m'importe! rpondit-elle en lui tournant le dos. - -Et, soutenant sa fille dans ses bras, elle alla d'un pas ferme se mler -de nouveau aux prisonniers. - -Cette scne trange, incomprhensible pour tous les assistants, avait -plong les officiers et les soldats dans la stupfaction la plus -profonde. - -Jusqu'alors ils avaient connu leur chef brave, tmraire mme, dur aux -autres comme lui-mme, d'une extrme svrit en fait de discipline, -mais juste, humain, et ne commandant jamais de sang-froid la mort des -malheureux prisonniers que les hasards de la guerre faisaient tomber -en son pouvoir. Aussi ce changement subit dans l'humeur de leur chef, -cette cruaut dont il faisait preuve, les tonnait et les remplissait - leur insu d'une terreur secrte; ils comprenaient instinctivement -qu'il fallait que cet homme, si froid et si impassible d'ordinaire, -et de bien puissants motifs pour agir comme il le faisait et donner -ainsi tout coup un complet dmenti la clmence dont jusqu'alors il -avait fait preuve en toute occasion; aussi, bien qu'en apparence, cette -cruaut part rvoltante, nul cependant n'osait le blmer, et ceux de -ses officiers qui, intrieurement, se sentaient disposs l'accuser, -ne pouvaient se dcider le faire. - -Cependant, don Zno Cabral, sans paratre remarquer l'motion produite -par cette scne, se promenait grands pas sur l'emplacement mme o -elle avait eu lieu, les bras derrire le dos et la tte penche sur la -poitrine, semblant en proie une vive agitation. - -Les officiers se tenaient l'cart, l'examinant la drobe, -attendant avec une visible anxit la dtermination que, sans doute, il -ne tarderait pas prendre, dtermination dont dpendait la vie ou la -mort des malheureux prisonniers. - -Le capitaine Quiroga s'approcha enfin de lui et lui barra -respectueusement le passage au moment o, aprs avoir termin sa -promenade dans un sens, il se retournait pour la continuer dans un -autre. - -Don Zno releva la tte. - -Que voulez-vous? dit-il. - ---L'ordre, mon gnral. - ---Quel ordre? - ---La confirmation de celui que vous m'avez donn. - ---Moi! fit-il avec tonnement. - ---Oui, mon gnral, je dsire savoir s'il faut immdiatement fusiller -les douze prisonniers brsiliens qui sont l. - -Le partisan tressaillit comme si un serpent l'avait piqu, il lana -la drobe un regard la jeune fille; elle pleurait, le visage cach -dans le sein de sa mre. - -Quels sont ces hommes? dit-il. - ---Pas grand-chose, de pauvres diables de peones, je crois. - ---Ah! Pas de soldats? - ---Aucun. - ---Cependant, ils se sont dfendus. - ---Dame, gnral! C'tait leur droit. - -Le partisan fixa son clair regard sur le visage impassible du vieux -soldat. - -Ah! dit-il, combien vous ont-ils tu d'hommes. - ---Deux et bless cinq, mais loyalement. - ---Je vous trouve bien tendre aujourd'hui, capitaine Quiroga, dit-il -d'un ton de sarcasme. - ---Je suis juste comme toujours, gnral, rpondit-il en le regardant -bien en face. - -Le partisan plit cette dure apostrophe, mais se remettant aussitt: - -Merci, mon vieil ami, reprit-il en lui tendant la main, merci -de m'avoir rappel ce que je me dois moi-mme. Qu'on sonne le -boute-selle, nous partons pour San Miguel, seores. Capitaine, je -laisse les prisonniers sous votre garde, qu'ils soient traits avec -douceur. - ---Bien, Zno, je vous reconnais, rpondit le vieux soldat d'une voix -basse et concentre en se penchant sur la main que lui tendait son chef -et la baisant; bien, mon ami. - ---Allons, seores, cheval! cria le partisan en se retournant pour -cacher son motion. - - - - -VI - -LA TERTULIA. - - -Le Cabildo de San Miguel de Tucumn resplendissait de bruit et de -lumires; le peuple runi sur la plaza Mayor voyait par les fentres -ouvertes la foule des invits, hommes et femmes, dans leurs plus -magnifiques costumes et les plus brillantes toilettes encombrer les -salons. - -Le gouverneur donnait une tertulia de gala pour clbrer, style -officiel, l'clatante victoire remporte par le clbre et valeureux -chef de partisans, don Zno Cabral, sur les troupes du roi d'Espagne. - -La joie clatait et dbordait de toutes parts du Cabildo sur la place -et de la place dans les rues, o le peuple, ramassant les miettes -parpilles de la fte officielle, se divertissait sa manire, riant, -chantant, dansant et changeant deci et del, tant il tait content, -quelques coups de couteau. - -La tertulia avait pris un nouveau lustre de l'arrive de M. Dubois, -qui, bien que tout le monde connt son titre de duc de Mantoue, avait -prfr conserver le nom modeste qu'il avait adopt son dbarquement -en Amrique; disant avec une bonhomie charmante ceux qui lui -reprochaient cet incognito acharn auquel personne n'tait tromp, que -le nom de Dubois lui rappelait les plus belles annes de sa jeunesse, -alors qu'il luttait sur les bancs de la Convention nationale pour -conqurir son pays la rpublique et des institutions librales, et -qu'il croyait bien faire de reprendre ce nom, maintenant qu'au dclin -de sa vie il venait, dans un autre hmisphre, soutenir, de toute -l'influence que lui donnait son exprience, le maintien des mmes -principes et le triomphe des mmes ides. - -A cela, les interrogateurs ne trouvaient rien rpondre et se -retiraient charms de l'esprit et des manires du vieux conventionnel, -et, htons-nous de le signaler, intrieurement flatts de possder dans -leurs rangs un de ces titans de la Convention nationale franaise qui, -de leurs chaises curules, avaient fait trembler le monde, et que la -foudre elle-mme avait t impuissante anantir. - -Vers neuf heures et demie du soir, au moment o la fte atteignait son -apoge, le capitaine don Luis Ortega, le peintre mile Gagnepain et le -comte de Mendoa entrrent dans le Cabildo et firent leur apparition -dans les salons. - -Grce au capitaine, l'artiste franais avait chang son costume de -gaucho, terni et us par l'usage, contre un splendide vtement de -chacrero buenos-airien qui le rendait presque mconnaissable. - -La prsence des nouveaux arrivants fut peu remarque dans le tourbillon -de la fte et ils purent, sans attirer l'attention, se mler la foule -des invits qui encombraient littralement les salles de rception. - -Le peintre franais eut un instant de bonheur en contemplant cette -fte dont l'ensemble et l'ordonnance ressemblaient si peu ce que, en -pareille circonstance, nous sommes accoutums voir en Europe. - -Le Cabildo, ancien palais du gouverneur de la province, avait la -vrit des salles vastes et bien ares, mais dont l'ameublement, -plus que mesquin, formait un contraste frappant avec les toilettes -magnifiques des invits. - -Les murs peints la chaux taient entirement nus, des banquettes -alignes sur deux rangs compltaient tout l'ameublement des salons, -clairs au moyen de bougies et de guirlandes de verres de couleur -dissimuls tant bien que mal au milieu de bouquets de fleurs -artificielles; sur une estrade place au centre du salon du milieu se -tenait un orchestre compos d'une quinzaine de musiciens qui, jouant -peu prs _ad libitum_, formaient avec leurs instruments le plus odieux -charivari qui se puisse imaginer. - -Mais la joie et l'enthousiasme patriotique clataient sur tous les -visages; les invits semblaient fort peu se soucier que la musique -ft bonne o mauvaise, pourvu qu'elle leur permt de danser, ce dont -ils s'acquittaient avec un entrain rellement rjouissant, sautant et -gambadant qui mieux mieux avec des cris de joie et des frmissements -de plaisir. - -Au milieu de la foule, le gnral commandant et le gouverneur se -promenaient suivis d'un nombreux tat-major tincelant de broderies, -rendant d'un air protecteur les saluts qu'on leur adressait. - -Prs d'eux se tenait M. Dubois, droit, sec et roide, dans son habit -noir la franaise et ses culottes courtes, formant, avec ceux qui -l'entouraient, le plus trange et le plus singulier contraste. - -Le peintre eut peine retenir un clat de rire en l'apercevant, et -il essaya de se dissimuler au milieu des groupes; mais ce fut peine -perdue, M. Dubois l'aperut et vint droit lui. - -Force fut au peintre de l'attendre. - -Mon jeune ami, dit M. Dubois en passant son bras sous le sien et en -l'entranant dans l'embrasure d'une fentre dserte en ce moment, je -suis heureux du hasard qui me fait vous rencontrer, j'ai causer -srieusement avec vous. - ---Srieusement? fit l'artiste avec un geste de dsappointement; diable! - ---Oui, reprit-il en souriant, vous allez voir. - ---C'est que je ne suis gure srieux de ma nature, reprit-il; je suis -artiste, moi, vous le savez, peintre, amant passionn de l'art; c'est -justement pour chapper aux exigences de la vie srieuse que j'ai -abandonn la France pour venir en Amrique. - ---Alors, vous tes bien tomb, fit M. Dubois avec une pointe d'ironie. - ---Je commence croire que j'ai eu tort. - ---C'est possible, mais revenons notre affaire. - ---Comment? Il s'agit donc d'une affaire? - ---Pardieu tout n'est-il pas affaire dans la vie. - ---Hum! fit l'artiste d'un air peu convaincu. - -M. Dubois prit un air paterne et, saisissant un bouton de l'habit de -son interlocuteur, sans doute pour l'empcher de s'chapper: - -coutez-moi avec attention, dit-il; les quelques jours que j'ai eu -l'avantage de passer en votre compagnie m'ont permis d'tudier votre -caractre et de l'apprcier sa juste valeur; vous tes un jeune homme -intelligent, sage, modeste; vous me plaisez. - ---Vous tes bien bon, murmura machinalement mile pour rpondre. - ---Je veux faire quelque chose pour vous. - ---C'est une ide cela; avez-vous du crdit? - ---Beaucoup; beaucoup plus mme que, sans doute, vous ne vous l'imaginez. - ---Alors, rendez-moi un service. - ---Lequel? Parlez. J'ai coeur de m'acquitter de ce que je vous dois. - ---Bah! Ce n'est rien cela; n'en parlons pas. - ---Parlons-en, au contraire. - ---Non, non, je vous en prie, rendez-moi plutt le service que je vous -demande. - ---Lequel? - ---Celui de me procurer, ce soir mme, une escorte respectable pour que -je puisse sans danger atteindre Buenos Aires. - ---Que voulez-vous faire Buenos Aires? - ---M'embarquer sur le premier navire qui mettra la voile, afin de fuir -le plus tt possible cet effroyable pays o on ne parle que politique -et o la vie tourne tellement la tragdie, qu'elle devient impossible - tout homme qui, comme moi, n'existe que pour l'art. - -Le diplomate avait cout le peintre, le sourire sur les lvres. - -Vous avez tout dit? lui demanda-t-il. - ---A peu prs; il ne me reste qu' ajouter que, si vous me rendez cet -immense service, vous me ferez le plus heureux des hommes, et je vous -en conserverai une ternelle reconnaissance; ce que je vous demande l -est bien facile, il me semble? - ---Tout ce qu'il y a de plus facile. - ---Alors je puis compter sur votre obligeance? - ---Je ne dis pas cela. - ---Comment, vous me refusez? - ---Pour votre bien; dans votre intrt mme je dois le faire. - ---Parbleu, voil qui est fort par exemple! s'cria l'artiste tout -dsappoint. - ---Mieux que vous, je sais ce qui vous convient, laissez-moi m'expliquer. - ---Parlez, mais je vous avertis d'avance que vous ne russirez pas me -convaincre. - ---Peut-tre; je disais donc, lorsque vous m'avez interrompu, reprit-il -imperturbablement, que vous me plaisez. Appel par la confiance des -hommes clairs qui jouent le premier rle dans la glorieuse rvolution -de ce noble pays, occuper une place minente dans leurs conseils, -j'ai besoin prs de moi d'un homme honnte, intelligent, auquel je -puisse me fier, qui sache l'espagnol, que j'ignore, et que je suis trop -vieux pour apprendre: en un mot, qui me soit dvou et qui soit pour -moi plutt un ami qu'un secrtaire; cet homme, aprs mres rflexions, -je l'ai choisi; c'est vous. - ---Moi? - ---Oui, mon ami. - ---Merci de la prfrence. - ---Ainsi, vous acceptez? - ---Moi! Je refuse! Je refuse de toutes mes forces, au contraire. - ---Allons donc, ce n'est pas srieux? - ---Mon cher monsieur Dubois, je ne plaisante pas avec ces choses-l, -c'est trop grave. - ---Bah! Bah! Vous rflchirez. - ---Mes rflexions sont faites, ma rsolution immuable: je vous rpte -que je refuse. Ah , mais c'est une pidmie: tout le monde s'obstine - faire de moi, contre ma volont, un homme politique; il y aurait, sur -mon honneur, de quoi me rendre fou. - -Le diplomate haussa lgrement les paules, et, frappant amicalement -sur le bras du peintre: - -La nuit porte conseil, dit-il; demain, vous me rpondrez. - -Et il se dtourna comme pour le quitter. - -Mais je vous jure.... fit mile. - ---Je n'coute rien, interrompit-il; dansez, amusez-vous, demain nous -causerons. - -Et il le laissa. - -Ils ont tous le diable au corps! s'cria le jeune homme en frappant du -pied avec colre ds qu'il fut seul; quelle singulire manie de vouloir - toute force faire de moi un homme srieux! Bien fin qui m'attrapera -demain Tucumn; je partirai cette nuit, je m'chapperai cote que -cote. Cette vie est un enfer, je n'y puis tenir plus longtemps; mais -le conseil que m'a donn M. Dubois n'est pas mauvais; je veux profiter -des quelques heures de libert qui me restent pour me divertir, si cela -m'est possible. - -Aprs cet apart pendant lequel il exhala le plus fort de sa colre, le -peintre rentra dans le bal. - -La fte continuait plus folle et plus chevele que lorsque son -compatriote l'avait entran l'cart; on dansait dans tous les angles -des salons, non pas nos froides et insipides contredanses franaises, -o il est de bon got de marcher en se tenant roide et guind, mais les -gracieuses _samba juecas_, les _jotas_, enfin toutes ces dlicieuses -danses espagnoles si pleines de laisser-aller, de mouvement, d'abandon -et de _salero_, dont la libert ne dpasse jamais une certaine limite -et qui, cependant, permettent aux femmes de dvelopper toutes les -grces voluptueuses que Dieu a mises en elles, sans choquer le regard -inquisiteur du plus austre moraliste. - -Le peintre, inconnu tous ceux qui l'entouraient et parlant trop -difficilement l'espagnol, que cependant il comprenait fort bien, pour -essayer d'entamer une conversation quelconque avec ses voisins, s'tait -appuy l'paule contre le mur et les bras croiss sur la poitrine, il -suivait des yeux avec un intrt de plus en plus vif les danses qui -tourbillonnaient devant lui, lorsque tout coup la musique se tut, la -danse s'arrta subitement et un grand mouvement s'opra dans la foule. - -De grands cris, cris joyeux, htons-nous de le dire, se faisaient -entendre sur la place; puis la foule reflua dans le Cabildo, se spara -brusquement en deux parts, laissant un large espace vide au milieu des -salles. - -Le gouverneur, le gnral et une vingtaine d'officiers s'avancrent -alors dans cette baie qui leur tait ouverte, au-devant des nouveaux -invits qui arrivaient et qu'ils taient loin d'attendre, mais que, -cependant, ils se prparaient recevoir avec un empressement joyeux. - -A l'apparition dans le salon des nouveaux venus, les cris clatrent -avec une force inoue, les chapeaux et les mouchoirs furent agits avec -enthousiasme. - -C'est que ceux qui entraient alors taient les vritables hros de la -fte. - -Don Zno Cabral, que l'on croyait camp dix lieues de San Miguel de -Tucumn, entrait au Cabildo avec tout l'tat-major de sa montonera. - -A la vue de ces hardis partisans qui avaient remport quelques jours -auparavant un avantage signal sur les Espagnols, la joie devint du -dlire. Chacun se prcipita vers eux pour les voir et les fliciter, -et, dans le premier mouvement d'enthousiasme, ils coururent rellement -le danger d'tre touffs par leurs admirateurs. - -Cependant, peu peu les dmonstrations, sans cesser d'tre vives, -se calmrent, les groupes se dsunirent, la foule s'coula et la -circulation se rtablit dans les salons que, pendant quelques instants, -le peuple de la place avait presque envahis. - -La fte recommena. - -Mais les invits, dont la curiosit tait excite au plus haut point -et qui ne pouvaient se rassasier de regarder ces hommes qu'ils -considraient presque comme des sauveurs, n'y apportaient plus ni le -mme entrain ni le mme lan. - -Le peintre, fatigu du rle secondaire qu'il jouait au milieu de ces -gens dont il lui tait impossible de comprendre les aspirations ou de -partager l'enthousiasme, avait quitt l'angle du salon o, pendant -si longtemps, il tait demeur seul, admirant en silence la scne -enivrante qui se droulait devant lui, et il cherchait se frayer un -passage travers la foule pour gagner incognito la place, esprant -s'chapper facilement au milieu du tumulte caus par la venue des -montoneros, lorsqu'il se sentit toucher lgrement l'paule. - -Il se retourna et retint avec peine une exclamation de mauvaise humeur, -en reconnaissant ses deux compagnons de l'Alameda, ceux qui l'avaient -aid s'introduire dans le Cabildo; en un mot, le capitaine espagnol -et le comte de Mendoa. - -Tous deux taient dguiss et avaient endoss un costume semblable -celui que portait le jeune Franais. - -O allez-vous donc ainsi? lui demanda le comte en ricanant. - -Nous devons rendre cette justice au peintre que, s'il n'avait pas -compltement oubli les deux hommes dont il tait si fatalement le -prisonnier sur parole, du moins, dans son for intrieur, esprait-il -chapper leur vigilance et comptait-il sur le hasard pour leur -chapper. - -Moi? rpondit-il surpris l'improviste et ne sachant quelle excuse -donner. - ---Certes vous, fit le comte. - ---Mon Dieu, dit-il de l'air le plus indiffrent qu'il put affecter, -on touffe dans ces salons, j'allais sur la place en qute d'un air -respirable quelconque. - ---Voil tout? - ---Parfaitement. - ---Qu' cela ne tienne, comme vous nous prouvons le besoin de prendre -l'air, nous vous accompagnerons, reprit le comte. - ---Soit, je ne demande pas mieux, dit-il. - -Ils firent quelques pas vers la sortie. Mais le jeune homme, se -ravisant tout coup, s'arrta et, se tournant brusquement vers ses -deux gardes du corps qui le suivaient pas pas: - -Parbleu! leur dit-il rsolument, je change d'avis; et, puisque -l'occasion d'une explication entre nous se prsente, je veux en -profiter. - ---Qu'est-ce dire? fit le comte avec hauteur. - ---Laissez parler ce caballero, dit le capitaine, je suis certain qu'il -a quelque chose d'intressant nous apprendre. - ---Oui, seor, de fort intressant mme, pour moi! - ---Ah! Ah! murmura le comte; voyons donc cela, ce doit tre curieux. - ---Vous croyez? - ---J'en suis convaincu. - ---Mais, pardon, reprit le comte, n'tes-vous pas comme nous, cher -seigneur, d'avis qu'il est inutile de mettre le public dans la -confidence de choses qui nous regardent seuls? - ---Je comprends que vous ayez intrt rechercher le mystre; -malheureusement telle n'est pas mon opinion; je dsire, au contraire, -que la plus grande publicit soit donne cet entretien. - ---Voil qui est fcheux. - ---Pourquoi donc cela? - ---Parce que, dit froidement le comte en sortant de dessous son poncho -un pistolet tout arm, si vous dites un mot de plus, si vous ne nous -suivez pas l'instant, je vous brle la cervelle. - -Le peintre clata de rire. - -Vous ne seriez pas assez niais pour le faire, dit-il. - ---Et pour quelle raison? - ---Parce que vous seriez immdiatement arrt, que de grands intrts -vous obligent demeurer inconnu, et que ma mort ne vous offrirait pas -d'assez grands avantages pour que vous risquiez de sacrifier ainsi -votre sret personnelle au plaisir de me tuer. - ---Cuerpo de Cristo! s'cria en riant le capitaine; bien rpondu sur ma -foi! Vous tes battu, mon cher comte. - ---Tout n'est pas fini entre nous, dit le comte, en grinant des dents, -mais en faisant disparatre son arme. - ---Je m'tonne, seor, reprit froidement le jeune homme, que vous, un -hidalgo, un gentilhomme de la vieille roche, vous fassiez ainsi, tout -propos, preuve d'aussi mauvais got. - ---Prenez garde, monsieur, s'cria le comte, ne jouez pas ainsi avec ma -colre; si vous me poussez bout, je puis tout oublier. - ---Allons donc, fit mile en haussant les paules avec ddain, me -prenez-vous pour un enfant craintif qu'on intimide avec des menaces? -Vous oubliez qui je suis et qui vous tes. Croyez-moi, demeurons -vis--vis l'un de l'autre dans les bornes de la courtoisie, un clat -vous perdrait et vous rendrait ridicule. - ---Finissons-en, dit le capitaine en s'interposant, cela n'a dj que -trop dur; n'attirons pas l'attention sur nous, pour une semblable -niaiserie. Vous voulez, seor, reconqurir votre libert en obtenant -que nous vous rendions votre parole, n'est-ce pas cela? - ---En effet, voil ce que je demande, seor, ai-je tort? - ---Ma foi, non; en agissant ainsi vous ne faites qu'obir cet instinct -que Dieu a mis au coeur de tous les hommes, je ne saurais vous blmer. - ---Que faites-vous capitaine? s'cria le comte avec violence. - ---Eh, mon Dieu! Mon cher comte, je fais ce que je dois faire. De deux -choses l'une, ou cet tranger est un honnte homme, auquel nous devons -avoir confiance, ou c'est un fripon qui nous trompera quand il en -trouvera l'occasion; dans un cas comme dans l'autre, nous devons nous -fier sa parole; s'il est honnte il la tiendra, si non, il parviendra -toujours nous chapper. - ---Parfaitement raisonn, seor, rpondit l'artiste. Cette parole, je -vous l'ai donne, croyez-moi, elle me lie plus fortement envers vous -que la chane la mieux forge. - ---J'en suis convaincu, seor; pour terminer cette contestation, je vous -dclare ici que vous tes libre de faire ce que bon vous semblera, sans -que nous essayions d'y mettre obstacle, certains que vous ne voudrez -pas trahir des hommes contre lesquels vous n'avez aucun motif de haine, -et auxquels vous avez promis le secret. - ---Vous m'avez bien jug, seor; je vous remercie de cette opinion, qui -est vraie! - ---Vous le voulez, s'cria le comte avec une colre contenue, soit; -je n'ai pas le droit de m'opposer votre volont; mais vous vous -repentirez de cette folle confiance envers un homme que vous ne -connaissez pas, et qui, de plus, est tranger. - ---Allons donc, cher comte, vous poussez trop loin la mfiance aussi! -Il y a des honntes gens partout, mme dans cette France que vous -hassez, et ce cavalier est du nombre. Votre main, seor, et au -revoir; peut-tre nous rencontrerons-nous dans des circonstances plus -favorables; alors j'espre que vous m'accorderez votre amiti comme -dj je vous ai offert la mienne. - ---De grand coeur, monsieur, fit le peintre en pressant avec effusion la -main qui lui tait tendue, et en ne rpondant que par un sourire de -ddain aux paroles du comte. - ---Maintenant que, grce Dieu, cette grave discussion est termine, -reprit en riant le capitaine, je crois que toutes nos affaires, ici, -sont faites pour cette nuit, mon cher comte, et qu'il est temps de nous -retirer. - ---Nous ne sommes demeurs que trop longtemps ici; comme vous, je pense -qu'il faut en sortir le plus tt possible, rpondit le comte d'un air -bourru. - ---Si vous me le permettez, je vous accompagnerai jusque sur la place, -seores; si sduisante que soit cette fte, elle n'a plus de charmes -pour moi; j'prouve le besoin de me reposer. - ---Venez donc, rpondit le capitaine. - -Ils quittrent alors le salon dans lequel ils taient rests jusque-l, -et se dirigrent vers la sortie. - -Ma foi, pensa le peintre, je suis heureux d'en tre quitte ce prix; -me voici donc libre enfin; quant ce cher monsieur Dubois, je lui -souhaite bien du plaisir, et surtout de trouver promptement un autre -secrtaire, car il aurait parfaitement tort de compter sur moi. - -Et le jeune homme se frotta joyeusement les mains. - -Malheureusement pour lui, la srie de ses tribulations n'tait pas -encore puise, ainsi qu'il s'en flattait un peu prmaturment. - -Au moment o les trois hommes atteignaient la porte de sortie et o ils -allaient pntrer sur le perron de quelques marches qui conduisait dans -la cour du Cabildo: - -Les voil! dit une voix. - -Aussitt les deux sentinelles places la porte croisrent leurs -fusils et leur barrrent le passage. - -Allons bon, qu'y a-t-il encore? murmura le peintre avec dpit. - ---Que signifie cela? demanda le comte avec hauteur. - ---Cela signifie, rpondit en s'avanant un homme qui, jusqu' ce -moment, s'tait tenu dans l'ombre, que je vous arrte au nom de la -patrie, et que vous tes mes prisonniers. - -Celui qui venait de parler ainsi tait le capitaine Quiroga. - -Prisonniers, nous! se rcrirent les trois hommes. - ---Oui, vous, reprit froidement le capitaine, vous don Jaime de Zuiga, -comte de Mendoa, et vous capitaine don Lucio Ortega, accuss de haute -trahison. - ---Eh bien! Et moi, qu'ai-je voir dans tout ceci? - ---Vous, mon cher monsieur, on vous arrte comme complice prsum de -ces caballeros, en compagnie desquels vous vous tes introduit dans le -Cabildo, et avec lesquels vous avez longtemps caus. - ---Ah! Par exemple, c'est devenir fou! s'cria le peintre au comble de -la stupfaction, mais je ne suis pas du tout l'ami de ces caballeros. - ---Assez, rpondit froidement le capitaine; maintenant, seores, rendez -les armes que probablement vous cachez dans vos vtements si vous ne -voulez pas qu'on vous fouille. - -Les deux Espagnols changrent un regard; puis, par un mouvement -rapide comme la pense, ils se rurent avec une force invincible sur -les sentinelles qui leur barraient le passage, les renversrent et -bondirent dans la cour. - -Mais l ils se trouvrent en prsence d'une vingtaine de soldats -embusqus l'avance qui se prcipitrent sur eux, et en un clin d'oeil -ils furent fouills et dsarms. - -C'est bien, nous nous rendons, dit le comte; il est inutile de porter -davantage la main sur nous et de nous traiter comme des bandits. - -Les soldats s'cartrent aussitt et laissrent les prisonniers, tout -froisss de leur chute, se relever et remettre un peu d'ordre dans -leurs vtements. - -Cette lutte, si courte qu'elle et t, avait cependant attir un grand -nombre de personnes. - -Allons, venez, dit le capitaine Quiroga en saisissant rudement le bras -du peintre pour le faire descendre le perron. - ---Mais ceci est horrible, s'cria celui-ci en se dbattant avec fureur, -vous violez le droit des gens, je suis Franais, je suis tranger, -laissez-moi, vous dis-je. - -Le dbat se serait probablement termin au dsavantage du jeune homme, -seul contre tant d'ennemis, si tout coup le gouverneur ne s'tait -avanc et, s'adressant au capitaine: - -Laissez aller ce caballero, dit-il, il y a mprise; c'est un honnte -homme, il est le secrtaire du duc de Mantoue. - -Et, prenant le bras de l'artiste, tout ahuri de la scne de violence -dont il avait failli tre victime, il le fit rentrer dans les salons et -le conduisit en souriant au duc de Mantoue. - -Voil votre secrtaire, Excellence, dit-il; je suis arriv temps. - ---Dcidment ils y tiennent, murmura part lui le jeune homme; le -diable emporte la politique et ceux qui s'obstinent a m'y vouloir -fourrer. Oh! Si je trouve l'occasion de leur fausser compagnie!... - -Mais, provisoirement, force qui fut de se contraindre et de feindre -d'accepter avec joie cette place de secrtaire, pour laquelle il -prouvait une rpugnance si dcide. - -Les prisonniers avaient t, sous bonne escorte, conduits la prison -o on les avait crous. - -FIN - - - -TABLE DES MATIRES. - - -UNE PAGE DE MA VIE. - - I. La premire campagne - II. Le gaucho - III. Le rancho - IV. La Fazenda do Rio d'Ouro - -PROLOGUE.--EL DORADO. - - I. O Serto - II. Tarou-Niom - III. Le marquis de Castelmelhor - IV. Un noble bandit - V. A travers le dsert - VI. Les Guaycurus - VII. Assaut de ruses - VIII. Le village - IX. La chasse - X. Dsastre - -LE GUARANIS - - I. El vado del Cabestro - II. Amis et ennemis - III. Les peones - IV. San Miguel de Tucumn - V. La Montonera - VI. La tertulia - -FIN DE LA TABLE. - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Le Guaranis, by Gustave Aimard - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GUARANIS *** - -***** This file should be named 44715-8.txt or 44715-8.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/4/4/7/1/44715/ - -Produced by Camille Bernard & Marc D'Hooghe at -http://www.freeliterature.org (Images generously made -available by the Internet Archive, scanned by Google Books -Project) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is -subject to the trademark license, especially commercial -redistribution. - - - -*** START: FULL LICENSE *** - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project -Gutenberg-tm License available with this file or online at - www.gutenberg.org/license. - - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm -electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm -concept of a library of electronic works that could be freely shared -with anyone. For forty years, he produced and distributed Project -Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. -unless a copyright notice is included. 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You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org - - -Title: Le Guaranis - -Author: Gustave Aimard - -Release Date: January 20, 2014 [EBook #44715] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GUARANIS *** - - - - -Produced by Camille Bernard & Marc D'Hooghe at -http://www.freeliterature.org (Images generously made -available by the Internet Archive, scanned by Google Books -Project) - - - - - - -</pre> - -<h1>LE GUARANIS</h1> - -<h3>par</h3> - -<h2>GUSTAVE AIMARD</h2> - - -<h5>PARIS</h5> - -<h5>AMYOT, ÉDITEUR, 8, RUE DE LA PAIX</h5> - -<h5>MDCCCLXIV</h5> - -<hr class="full" /> -<p><a href="#TABLE_DES_MATIERES">Table des matières</a></p> - -<hr class="chap" /> - -<h3>UNE PAGE DE MA VIE</h3> -<hr class="chap" /> - -<h4><a name="I" id="I">I</a></h4> - -<h3>LA PREMIÈRE CAMPAGNE.</h3> - - -<p>Descendu à terre pour chasser aux environs de la baie de Barbara, près -le cap Horn, j'avais été surpris avec deux de mes compagnons, enlevé, -fait prisonnier par les Patagons, et j'avais eu la douleur d'assister, -du haut d'une falaise assez élevée, au départ du baleinier à bord -duquel je m'étais embarqué, au Havre, en qualité de harponneur, et -qui, après des recherches infructueuses pour nous retrouver, s'était -enfin décidé à remettre à la voile et à fuir au plus vite ces plages -inhospitalières où il était contraint d'abandonner trois hommes de son -équipage.</p> - -<p>Ce fut avec un serrement de cœur inexprimable et les yeux baignés de -larmes que je vis se confondre avec l'horizon les voiles blanches -du navire sur lequel j'avais, pendant deux ans, été si heureux, au -milieu d'hommes que j'aimais et auxquels me rattachaient les liens -indissolubles de la patrie.</p> - -<p>Lorsque, comme une aile d'alcyon, le navire se fut effacé au loin, que -la mer fût redevenue solitaire, je me laissai tomber sur le sol en -proie à un sombre désespoir, accusant le ciel de mon malheur et résolu -à mourir plutôt que de rester esclave des barbares aux mains desquels -j'étais tombé.</p> - -<p>Chose étrange! Ce navire, dont je pleurais d'être séparé, était -condamné à subir un sort plus horrible encore que celui qui m'attendait -parmi les sauvages, et sa fin devait être enveloppée d'un mystère -impénétrable. Ainsi que je l'appris plus tard, à mon retour en France, -on ne reçut jamais aucunes nouvelles de lui ni des hommes qui le -montaient.</p> - -<p>Sans doute, comme tant d'autres, hélas! Surpris par le brouillard, il -aura heurté une banquise, et son vaillant équipage aura été enseveli -sous les flots glacés de la mer Polaire!</p> - -<p>Dieu, dont les desseins sont impénétrables à la raison humaine, voulait -donc, en me séparant ainsi brusquement de mes compagnons, me sauver de -la mort terrible à laquelle il les avait condamnés!</p> - -<p>Mais alors tout entier à ma douleur, ne songeant qu'à l'affreuse -position dans laquelle je me trouvais tout à coup jeté, et à celle plus -affreuse encore, sans doute, à laquelle me réservaient les sauvages -féroces dont j'étais si fatalement devenu l'esclave, je me tordais -sur le sable de la plage avec des cris de douleur impuissante et des -hurlements de bête fauve.</p> - -<p>Deux heures plus tard, dépouillés de tous nos vêtements et attachés par -les poignets à la queue des chevaux des Patagons, nous étions entraînés -à coups de fouet dans l'intérieur des terres.</p> - -<p>Les Patagons, sur le compte desquels on s'est plu à raconter tant -de fables, ne sont ni aussi grands de taille ni aussi méchants de -caractère qu'on les représente.</p> - -<p>Comme tous les peuples nomades et imprévoyants, ils mènent une -existence précaire et misérable, ne demeurant stationnaires au même -endroit qu'autant que leurs chevaux trouvent à paître une herbe rare -et à demi gelée, et souffrant sans se plaindre les plus effroyables -privations.</p> - -<p>Ces sauvages, qui croupissent dans la plus abjecte barbarie, n'ont -conservé des instincts nobles de l'homme qu'un amour de l'indépendance -poussé à la plus extrême limite. Le moindre joug leur pèse; plutôt que -de consentir à se courber sous la volonté d'un chef quelconque, ils -préfèrent s'exposer aux plus dures alternatives d'un exil cruel loin -des membres de leur tribu.</p> - -<p>Bien que mes compagnons et moi nous fussions traités avec une douceur -relative par ces hommes incultes, cependant la vie que nous menions -avec eux était horrible, tellement horrible que, six mois à peine -après notre capture, un de mes compagnons était devenu fou furieux, et -l'autre avait été poussé au suicide par le désespoir, et s'était pendu -pour mettre un terme à ses maux.</p> - -<p>Je restai donc seul, privé de la dernière consolation que j'avais eue -jusqu'alors, celle de causer avec mes compagnons, de leur parler de -la patrie perdue, de les encourager, et d'être à mon tour encouragé -par eux à souffrir avec patience cette affreuse captivité, dont je ne -pouvais prévoir la fin.</p> - -<p>Cependant, une réaction singulière s'était opérée dans mon esprit: -presque à mon insu, l'espoir de la délivrance s'était glissé dans mon -cœur.</p> - -<p>J'avais vingt ans, une santé de fer, dans l'esprit un fonds -d'insouciance, d'audace et de fermeté qui, après quelques jours à peine -de captivité, me sauvèrent de moi-même, en me permettant de réfléchir -et d'envisager ma position sous son véritable jour; si cruelle qu'elle -fût, elle était loin d'être désespérée; du moins, je la jugeai telle et -j'agis en conséquence.</p> - -<p>Mon premier soin fut, par une gaieté inaltérable et une complaisance -à toute épreuve, de capter la bienveillance des sauvages, ce à quoi -je réussis assez facilement, plus facilement même que je n'aurais -osé l'espérer; ma situation se trouva ainsi améliorée autant que le -permettraient les malheureuses circonstances dans lesquelles je me -trouvais.</p> - -<p>Cependant, lorsque le soir après une course de toute une journée dans -les steppes sans fin de la Patagonie, je me laissais tomber accablé -de fatigue devant le feu du bivouac, tandis que les sauvages riaient -et chantaient entre eux, souvent je sentais ma poitrine sur le point -de se briser à cause des efforts que je faisais pour étouffer mes -sanglots, et je laissais mes larmes couler de mes yeux brûlés de fièvre -et inonder mes mains que je plaçais devant mon visage pour cacher ma -douleur.</p> - -<p>Combien de fois ai-je senti faiblir mon courage. Combien de fois la -pensée du suicide a-t-elle, comme un jet de flammes, traversé ma -pensée! Mais toujours, à l'instant le plus critique, l'espoir de la -délivrance surgissait plus vivant dans mon cœur; ma souffrance se -calmait peu à peu, mes artères cessaient de battre, et je m'endormais -en murmurant à demi-voix un de ces refrains du pays, qui sont pour -l'exilé comme un doux et lointain écho de la patrie absente.</p> - -<p>Quatorze mois, quatorze siècles s'écoulèrent ainsi, heure par heure, -seconde à seconde, dans une incessante et affreuse torture, dont tout -langage humain serait impuissant à exprimer l'horreur.</p> - -<p>Toujours aux aguets afin de saisir l'occasion de m'échapper, mais ne -voulant rien laisser au hasard, j'avais eu le plus grand soin de ne -pas éveiller, pas des tentatives maladroites, l'ombrageuse méfiance -des Patagons; j'avais toujours affecté, au contraire de ne pas trop -m'éloigner de la tribu pendant les chasses ou les marches; aussi les -Indiens avaient-ils fini par me laisser jouir d'une liberté relative -parmi eux, et, au lieu de me contraindre à les suivre à pied, ils -avaient consenti de leur propre mouvement, sans que jamais je leur en -eusse témoigné le désir, à me permettre de monter à cheval.</p> - -<p>C'était à cheval seulement que je pouvais songer à m'échapper.</p> - -<p>Les Patagons sont les premiers cavaliers du monde; à leur école mes -progrès furent rapides, selon l'expression espagnole, je devins -en peu de temps un <i>jinete</i> consommé et un véritable <i>hombre de a -caballo</i>; c'est-à-dire que, si sauvage et si méchant que fût le cheval -qu'on me donnait, en quelques minutes je le domptais et m'en rendais -complètement le maître.</p> - -<p>Nos courses vagabondes et sans but nous conduisent enfin à une dizaine -de lieues environ du Carmen de Patagonnes, le fort le plus avancé -construit par les Espagnols sur le río Negro, à l'extrême frontière de -leurs anciennes possessions.</p> - -<p>La horde dont je faisais partie campa, pour la nuit, à peu de distance -du fleuve, aux environs d'une <i>chacra</i> (ferme) abandonnée.</p> - -<p>L'occasion que j'attendais vainement depuis si longtemps était -enfin venue. Je me préparai à en profiter, comprenant que, si je -ne m'échappais pas cette fois-là, tout serait fini pour moi, et je -mourrais esclave.</p> - -<p>Je ne fatiguerai pas le lecteur des détails de ma fuite; je me -bornerai à dire seulement qu'après une course affolée qui dura sept -heures, et pendant laquelle je sentis constamment les naseaux fumants -des chevaux, lancés à ma poursuite, sur la croupe de celui que je -montais; après avoir échappé vingt fois par miracle aux <i>bolas</i> que -me jetaient les Patagons, et à la pointe acérée de leurs longues -lances, je vins donner en aveugle dans une patrouille de cavaliers -Buenos-airiens, au milieu desquels je tombai évanoui, brisé par la -fatigue et l'émotion.</p> - -<p>Les Patagons, surpris à l'improviste par l'apparition des blancs que -les hautes herbes leur avaient dérobés jusque-là, tournèrent bride avec -épouvante et s'enfuirent en poussant des hurlements de fureur.</p> - -<p>J'étais sauvé!</p> - -<p>A mon singulier accoutrement,—je ne portais pour tout vêtement qu'une -<i>frazada</i> (couverture) en guenilles attachée autour du corps par une -lanière de cuir,—les soldats me prirent d'abord pour un Indien, erreur -rendue plus probable encore par mon teint hâlé, par les intempéries -des saisons auxquelles j'avais été si longtemps exposé et qui avait -contracté presque la couleur du cuivre. Aussitôt que je repris -connaissance, je me hâtai de les désabuser aussi bien que je le pus, -car, à cette époque, je ne parlais que fort imparfaitement la langue -espagnole ou, pour mieux dire, je ne la parlais pas du tout.</p> - -<p>Les braves Buenos-airiens écoutèrent avec les marques de la plus vive -sympathie le récit de mes souffrances et me prodiguèrent les soins les -plus touchants.</p> - -<p>Mon entrée dans le Carmen, au milieu de mes sauveurs, fut un véritable -triomphe.</p> - -<p>J'étais comme fou de joie, je délirais, je riais et pleurais à la fois, -tant je me trouvais heureux d'avoir enfin reconquis ma liberté.</p> - -<p>Cependant, il me fallut près d'un mois pour me remettre complètement -des longues souffrances que j'avais endurées et des privations de -toutes sortes auxquelles j'avais, pendant un si grand laps de temps, -été condamné; mais, grâce aux soins dont j'étais entouré et surtout -grâce à ma jeunesse et à la force de ma constitution, je parvins enfin -à me rétablir et à sentir succéder à la surexcitation nerveuse à -laquelle j'étais en proie le calme et la raison.</p> - -<p>Le gouverneur du Carmen, qui s'était vivement intéressé à moi, -consentit, sur ma prière, à me faire donner mon passage à bord d'un -petit brick Buenos-airien, alors mouillé devant le fort, et je partis -pour Buenos Aires dans la ferme intention de retourner en France le -plus tôt possible, tant le rude apprentissage que j'avais fait de la -vie américaine m'avait dégoûté des voyages et m'avait donné le désir de -revoir mon pays.</p> - -<p>Mais il ne devait pas en être ainsi, et avant de rentrer en -France,—je n'ose pas encore dire pour ne plus la quitter,—je devais -errer pendant vingt ans à l'aventure dans toutes les contrées du monde, -du cap Horn à la baie d'Hudson, de la Chine en Océanie, et de l'Inde au -Spitzberg.</p> - -<p>A mon arrivée à Buenos Aires, mon premier soin fut de me présenter -au consul de France, afin de lui demander les moyens de retourner en -Europe.</p> - -<p>Je fus parfaitement reçu par le consul qui, sur les preuves que je lui -donnai de mon identité, m'annonça tout d'abord qu'il n'y avait aucun -navire français en rade, mais que cela ne devait pas m'inquiéter, parce -que ma famille, ne recevant pas de nouvelles de moi, et craignant que -je me trouvasse dans une position difficile par le manque d'argent, si -un malheur m'était arrivé pendant mon voyage, avait écrit à tous nos -agents à l'étranger, afin que celui devant lequel je me présenterais -me donnât, sur ma demande, une somme nécessaire pour subvenir à mes -besoins et me mettre à même, si j'en témoignais le désir, de tenter -la fortune dans le pays où le hasard m'aurait conduit; il termina en -ajoutant qu'il tenait à ma disposition une somme de vingt-cinq mille -francs, et qu'il était prêt à me la compter sur l'heure.</p> - -<p>Je le remerciai et n'acceptai que trois cents piastres, somme que je -jugeai suffisante pour attendre le moment de m'embarquer.</p> - -<p>Quelques mois se passèrent pendant lesquels je fis plusieurs -connaissances agréables parmi les membres de la bonne société -Buenos-airienne et je me perfectionnai dans l'étude de la langue -espagnole.</p> - -<p>A plusieurs reprises, le consul avait eu l'obligeance de me faire -prévenir que, si je voulais partir pour la France, cela dépendait -entièrement de ma volonté, mais chaque fois, sous un prétexte ou sous -un autre, je déclinais ses offres, ne pouvant me résoudre à quitter -pour toujours cette terre où j'avais tant souffert et à laquelle, pour -cela même, je m'étais attaché.</p> - -<p>C'est que ce n'est pas impunément qu'on a une fois goûté les âcres -saveurs de la vie indépendante du nomade et qu'on a respiré en liberté -l'air embaumé des hautes savanes! J'avais senti se révéler en moi mes -instincts aventuriers. J'éprouvais un secret effroi à la pensée de -recommencer l'existence décolorée, compassée et mesquine à laquelle -m'obligerait la civilisation européenne. Ces intérêts étroits, ces -jalousies basses et sournoises de nos villes du vieux monde me -répugnaient; j'aspirais secrètement à me lancer de nouveau dans le -désert, malgré les périls sans nombre et les cruelles privations qui -m'y attendaient, plutôt que de retourner végéter au sein de nos cités -si magnifiquement alignées, où tout se paye au poids de l'or, jusqu'à -l'air vicié qu'on y respire.</p> - -<p>Et puis je m'étais lié d'amitié avec des <i>gauchos</i>; j'avais, avec eux, -fait des excursions dans la pampa, couché dans leurs ranchos, chassé -avec eux les taureaux et les chevaux sauvages; toute cette poésie du -désert m'était montée à la tête, je n'aspirais plus qu'à retourner dans -les savanes et les forêts vierges, quelles que dussent être pour moi -les conséquences d'une telle détermination.</p> - -<p>Bref, un jour, au lieu de m'embarquer, ainsi que je l'avais presque -promis au consul, pour retourner en France, j'allai le trouver et je -lui expliquai franchement mes intentions.</p> - -<p>Le consul ne me blâma ni ne m'approuva; il se contenta de hocher la -tête avec ce sourire mélancolique de l'homme chez lequel l'expérience a -tué une à une toutes les illusions, de la jeunesse, me compta la somme -que je lui demandai, me serra la main avec un soupir de regret et de -pitié, sans doute, pour ma folie, et tout fut dit, je ne le revis plus.</p> - -<p>Quatre jours plus tard, monté sur un excellent cheval sauvage, armé -jusqu'aux dents et accompagné d'un Indien guaranis que j'avais engagé -pour me servir de guide, je sortis de Buenos Aires dans l'intention de -me rendre par terre au Brésil.</p> - -<p>Qu'allais-je faire au Brésil?</p> - -<p>Je ne le savais pas moi-même.</p> - -<p>J'obéissais, sans m'en rendre compte, à un besoin d'émotions, à un -désir de l'imprévu que je n'aurais su m'expliquer, mais qui me poussait -en avant avec une force irrésistible et devait, pendant vingt ans, -sans motifs sérieux et sans la moindre cause logique aux yeux des -hommes habitués aux <i>joies</i> et aux <i>douceurs</i> de la vie européenne, -si bien réglée par toises, pouces et mètres, me faire laisser les -empreintes de mes pas au fond des déserts les plus inexplorés, en me -procurant des bonheurs ineffables, des voluptés étranges et sans nom, -et, en résumé, de cruelles douleurs.</p> - -<p>Mais ce n'est ni mon histoire ni celle de mes sensations que je raconte -ici; tout ce qui précède, trop long peut-être au gré du lecteur, n'a -d'autre but que celui de préparer le récit, malheureusement trop -véridique, que j'entreprends aujourd'hui, et qui, sans cela, n'aurait -peut-être pas été aussi clairement expliqué qu'il faut qu'il le soit -pour être bien compris. Sautant donc d'un seul bond par-dessus quelques -aventures de chasses trop peu importantes pour être mentionnées, je me -transporterai sur les bords de l'Uruguay, un peu au-dessus du <i>Salto</i> -quatre mois environ après mon départ de Buenos Aires, et j'entrerai -immédiatement en matière.</p> - -<p>L'Uruguay<a name="NoteRef_1_1" id="NoteRef_1_1"></a><a href="#Note_1_1" class="fnanchor">[1]</a> prend sa source vers le vingt-huitième degré de latitude -australe, dans la <i>Serra do Mar</i>, au Brésil, assez près de l'île -Santa Catarina. Son cours est rapide, obstrué par des récifs et des -cataractes; son embouchure est entre la petite île du <i>Juncal</i> et le -hameau de <i>las Higueritas</i>, à la hauteur de la <i>Punta Gorda</i>, un peu -au-dessus de Buenos Aires.</p> - -<p>A partir du <i>Salto</i> jusqu'à <i>Itaquy</i>, l'Uruguay ne présente sur ses -deux rives qu'une bordure, peu étendue en largeur, d'arbres assez -variés, mais dont les espèces sont les mêmes dans tout le cours du -fleuve: ce sont des <i>espinillos</i>, des saules, des <i>laureles</i>, des -<i>seïbos</i>, des <i>ñantu baïs</i>, des <i>timbos</i>, des <i>talas</i>, des <i>zapuchos</i>, -des palmiers et beaucoup de buissons épineux, dont quelques-uns, -entre autres les <i>mimosas</i>, portent de charmantes fleurs; des lianes -nombreuses, des plantes parasites, des fleurs de l'air,—<i>flores del -aire</i>,—qui s'entrelacent de toutes parts en semant des fleurs de -toutes couleurs, jusqu'aux sommets des arbres les plus touffus. Ce -spectacle charmant, offert par les rives du fleuve, forme un complet -contraste avec les savanes qui s'étendent à droite et à gauche -jusqu'à l'horizon, en plaines basses faiblement ondulées, dépouillées -d'arbres, n'offrant à l'œil fatigué qu'une herbe épaisse, plus haute -qu'un homme, mais rôtie par les rayons ardents du soleil, bien qu'à -l'époque des débordements périodiques de l'Uruguay, elle soit baignée -jusqu'à de grandes distances. Çà et là apparaissent sur la pente de -quelques coteaux boisés, dominés toujours par d'élégants palmiers aux -touffes globuleuses des <i>estancias</i> et des <i>chacras</i>, dont les riches -propriétaires se livrent en grand à l'élève des bestiaux.</p> - -<p>Après une journée assez fatigante, je m'étais arrêté pour la nuit -dans un <i>pagonal</i>, à demi inondé à cause de la crue subite du fleuve, -et où il m'avait fallu entrer dans l'eau presque jusqu'au ventre de -mon cheval, afin de gagner un endroit sec. Depuis quelques jours, le -Guaranis que j'avais engagé à Buenos Aires ne semblait plus m'obéir -qu'avec une certaine répugnance; il était triste, morose, et le plus -souvent ne répondait que par des monosyllabes aux questions que parfois -j'étais dans la nécessité de lui adresser; cette disposition d'esprit -de mon guide m'inquiétait d'autant plus que, connaissant assez bien le -caractère des Indiens, je craignais qu'il ne machinât quelque trahison -contre moi; aussi, tout en feignant de ne pas m'apercevoir de son -changement d'humeur, je me tenais sur mes gardes, résolu à lui casser -la tête à la moindre démonstration hostile de sa part.</p> - -<p>Dès que nous fûmes campés, le guide, malgré les préventions que j'avais -conçues contre lui, s'occupa, avec une activité dont je lui sus gré -intérieurement, à ramasser du bois sec pour allumer le feu de veille et -préparer notre modeste repas.</p> - -<p>Le souper terminé, chacun s'enveloppa dans ses couvertures et se livra -au repos.</p> - -<p>Au milieu de la nuit, je fus réveillé en sursaut par un bruit assez -fort dont je ne pus tout d'abord m'expliquer la nature; mon premier -mouvement fut de saisir mon fusil et de regarder autour de moi.</p> - -<p>J'étais seul: mon guide avait disparu; c'était le galop du cheval sur -lequel il s'était enfui qui m'avait éveillé.</p> - -<p>La nuit était noire, le feu éteint; pour comble de disgrâce, mon -bivouac venait d'être envahi par les eaux du fleuve, dont la crue -continuait avec une rapidité extrême.</p> - -<p>Je n'avais pas un instant à perdre pour échapper au danger qui me -menaçait. Je me levai à la hâte, et, me jetant en selle, je m'élançai à -toute bride dans la direction d'une colline assez rapprochée, dont la -noire silhouette se détachait en vigueur sur le fond sombre du ciel.</p> - -<p>Là j'étais relativement en sûreté; je passai le reste de la nuit -éveillé, tant pour surveiller les bêtes fauves dont j'entendais les -hurlements aux environs du lieu où j'avais cherché un refuge, que parce -que ma position présente devenait assez critique, seul, abandonné -dans un pays désert et complètement ignorant de la route qu'il me -fallait suivre pour atteindre soit un village, soit une ferme où je me -renseignerais.</p> - -<p>Au lever du soleil, j'interrogeai l'horizon autour de moi; aussi loin -que ma vue pouvait s'étendre régnait la solitude la plus complète, -rien ne me laissait l'espoir, tant le paysage affectait une apparence -sauvage et désolée, qu'il se trouvât une habitation quelconque dans un -périmètre d'au moins vingt lieues.</p> - -<p>Cette quasi certitude était assez triste pour moi; pourtant, par -une singulière disposition de mon esprit, elle ne m'affecta que -médiocrement; ma position, sans être fort gaie, n'avait cependant rien -de positivement triste en elle-même. Je possédais un bon cheval, des -armes, des munitions en abondance, que pouvais-je désirer de plus, moi -qui depuis si longtemps aspirais après la vie aventureuse du gaucho et -du coureur des bois? Mes souhaits se trouvaient ainsi accomplis un peu -brusquement peut-être, mais pourtant dans des conditions aussi bonnes -que je l'aurais désiré.</p> - -<p>En conséquence, je pris assez facilement mon parti de l'abandon de -mon guide, et je me préparai, moitié riant, moitié pestant contre -l'ingratitude du Guaranis, à commencer mon apprentissage de la vie du -désert.</p> - -<p>Mon premier soin fut d'allumer du feu, je préparai un <i>maté cimarron</i>, -c'est-à-dire sans sucre, et, réconforté par cette chaude boisson, je -montai à cheval dans le but de chercher mon déjeuner en tuant une ou -deux pièces de gibier, chose facile dans les parages où je me trouvais; -puis je repris insoucieusement ma route à l'aventure, ne sachant à la -vérité où j'allais, mais cependant poussant hardiment en avant, et me -dirigeant tant bien que mal sur le cours du fleuve dont j'avais soin -de ne pas trop m'écarter.</p> - -<p>Quelques jours se passèrent ainsi. Un matin, au moment où je me -préparais à allumer, ou plutôt à raviver mon feu de bivouac pour cuire -mon déjeuner, je vis tout à coup, sans cause apparente, plusieurs -<i>venados</i> se lever du milieu des hautes herbes, et, après avoir senti -le vent, détaler avec une rapidité extrême en passant à portée de -pistolet du fourré où je m'étais établi pour la nuit; au même instant, -un vol d'urubus (vautours) passa au-dessus de ma tête en poussant des -cris discordants.</p> - -<p>Tout est matière à réflexion au désert, tout y a sa raison d'être. Bien -que novice encore dans mon nouveau métier, je compris instinctivement -que quelque chose d'extraordinaire se passait non loin de moi.</p> - -<p>Je fis coucher mon cheval, lui serrai avec ma ceinture les naseaux -afin de l'empêcher de hennir, et, m'étendant moi-même sur le sol, -j'attendis le doigt sur la détente de mon fusil, le cœur palpitant, -l'œil et l'oreille au guet, interrogeant du regard les ondulations des -hautes herbes de la plaine qui se déroulait devant moi, et prêt à tout -événement.</p> - -<p>J'étais tapi au milieu d'un fourré presque impénétrable, sur la lisière -d'un bois qui formait une espèce d'oasis au milieu de ce désert morne -et désolé; je me trouvais donc dans une excellente embuscade et -parfaitement à l'abri du danger dont je pressentais l'approche.</p> - -<p>Je ne me trompais pas. A peine un quart d'heure s'était-il écoulé -depuis que les <i>venados</i> et les urubus m'avaient donné l'éveil, que -le bruit d'une course précipitée arriva distinctement à mon oreille; -bientôt j'aperçus un cavalier couché sur le cou de son cheval, fuyant -avec une rapidité vertigineuse et se dirigeant en droite ligne vers le -bois où moi-même j'étais caché.</p> - -<p>Ce cavalier, arrivé à vingt pas de moi au plus, arrêta subitement son -cheval, sauta à terre, et, se faisant un abri d'un quartier de roche -masqué par un bouquet d'arbres, il arma son fusil, et, penchant le -corps en avant, il sembla interroger avec inquiétude les bruits du -désert.</p> - -<p>Cet homme, autant qu'il me fut possible de m'en assurer par un coup -d'œil jeté à la hâte sur lui, paraissait appartenir à la race blanche; -il avait de trente-cinq à quarante ans; ses traits énergiques, animés -par la course qu'il avait faite et sans doute par l'émotion, étaient -beaux, réguliers, empreints d'une certaine noblesse, et respiraient une -audace peu commune; sa taille était un peu au-dessous de la moyenne, -mais bien prise; ses épaules larges dénotaient une grande vigueur; -il portait le costume des gauchos de la Banda Oriental, costume que -j'avais moi-même adopté: la jaquette marron, gilet blanc, <i>chiripa</i> -bleu de ciel, <i>calzoncillos</i> blanc, avec franges, au dessous d'un -pantalon de drap bleu, le poncho jeté sur l'épaule gauche, le couteau -passé dans la ceinture du <i>chiripa</i> derrière le dos, le bonnet phrygien -rouge enfoncé sur le front et laissant échapper les boucles d'une -épaisse chevelure noire qui lui descendait en désordre sur les épaules.</p> - -<p>Ainsi vêtu, cet homme que le danger qui le menaçait entourait d'une -mystérieuse auréole, avait quelque chose de grand, de fier et de résolu -qui éveillait l'intérêt et attirait la sympathie.</p> - -<p>Tout à coup il se rejeta vivement en arrière, mit un genou en terre et -épaula son fusil.</p> - -<p>Une dizaine de cavaliers venaient de surgir comme par enchantement, -émergeant avec une rapidité extrême des herbes qui jusqu'alors les -avaient dérobés à ma vue, et se précipitaient en brandissant leurs -longues lances, faisant tournoyer leurs terribles <i>bolas</i> au-dessus de -leur tête et poussant des hurlements de fureur vers l'endroit où le -gaucho s'était embusqué.</p> - -<p>Ces cavaliers étaient des <i>Indios bravos.</i></p> - -<p>Je ne pus retenir un tressaillement de frayeur en les reconnaissant; -j'allais, selon toute probabilité, assister, témoin invisible et ignoré -des deux partis, à cette lutte insensée d'un homme seul contre dix, -car le gaucho, bien que, sans doute, il ne conservât aucun doute sur -l'issue funeste de cet assaut, demeurait froid et calme en apparence, -les sourcils froncés, le regard fixe, le front pâle, mais résolu à -combattre jusqu'à la dernière goutte de son sang et à ne tomber que -mort entre les mains de ses féroces ennemis.</p> - - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_1_1" id="Note_1_1"></a><a href="#NoteRef_1_1"><span class="label">[1]</span></a> Uruguay se compose de deux mots guaranis, <i>urugua</i>, -limaçon d'eau, et <i>y,</i> eau; littéralement rivière des <i>limaçons d'eau.</i></p></div> - - - -<hr class="chap" /> -<h4><a name="II" id="II">II</a></h4> - -<h3>LE GAUCHO.</h3> - - -<p>Cependant, les Indiens s'étaient arrêtés à portée de fusil de l'endroit -où le gaucho et moi nous étions cachés; ils semblaient se consulter -entre eux avant de commencer l'attaque.</p> - -<p>Ces Indiens, ainsi groupés, formaient au milieu de ce désert aride -dont ils étaient les véritables rois, le plus singulier et en même -temps le plus pittoresque tableau avec leurs gestes nobles et animés, -leur taille haute, élégante, leurs membres bien proportionnés et leur -apparence féroce.</p> - -<p>A demi vêtus de ponchos en lambeaux et de morceaux de frazadas retenus -par des courroies autour de leur corps, ils brandissaient fièrement -leurs longues lances garnies d'un fer tranchant et ornées, près de la -pointe, d'une touffe de plumes d'autruche.</p> - -<p>Leur chef, fort jeune encore, avait de grands yeux noirs voilés par de -longs cils; ses joues, aux pommettes saillantes, encadrées dans une -masse de cheveux noirs lisses et flottants, retenus sur le front par un -étroit ruban de laine rouge; sa bouche, grande, meublée de dents d'une -éclatante blancheur, qui contrastait avec la couleur rouge de sa peau, -imprimaient à sa physionomie un cachet de vigueur et d'intelligence -remarquables. Bien qu'il connût à peu près l'endroit où le gaucho était -embusqué et que, par conséquent, il se sût exposé au danger d'être -frappé par une balle, cependant, s'exposant à découvert aux coups de -son ennemi, il affectait une insouciance et un mépris du péril dont il -était menacé, qui ne manquaient pas d'une certaine grandeur, que malgré -moi je ne pouvais m'empêcher d'admirer.</p> - -<p>Après une discussion assez longue, le chef fouetta son cheval, tandis -que ses compagnons demeuraient immobiles, et il s'avança sans hésiter -vers le rocher derrière lequel se tenait le gaucho.</p> - -<p>Arrivé à dix pas de lui tout au plus, il s'arrêta, et, s'appuyant -nonchalamment sur sa longue lance qu'il avait conservée à la main:</p> - -<p>«Pourquoi le chasseur blanc se terre-t-il comme une viscacha timide?» -dit-il en élevant la voix et en s'adressant au gaucho; «Les guerriers -Aucas sont devant lui, qu'il sorte de son embuscade, et qu'il montre -qu'il n'est pas une vieille femme peureuse et bavarde, mais un homme -brave.»</p> - -<p>Le gaucho ne répondit pas.</p> - -<p>Le chef attendit un instant, puis il reprit d'une voix railleuse:</p> - -<p>«Allons, mes guerriers se trompaient; ils croyaient avoir débusqué un -hardi jaguar, et ce n'est qu'un lâche chien revenant de la pampa qu'ils -vont être contraints de forcer.»</p> - -<p>L'œil du gaucho étincela à cette insulte, il appuya le doigt sur la -détente et le coup partit.</p> - -<p>Mais, si brusque et si inattendu qu'avait été son mouvement, le rusé -Indien l'avait pressenti, ou pour mieux dire deviné; il s'était -brusquement jeté de côté, puis bondissant en avant avec l'élasticité et -la justesse d'une bête fauve, il retomba en face du gaucho avec lequel -il se prit corps à corps.</p> - -<p>Les deux hommes roulèrent sur le sol en se débattant avec fureur.</p> - -<p>Cependant, au bruit du coup de feu, les Indiens avaient poussé leur cri -de guerre et s'étaient élancés en avant dans le but de soutenir leur -chef qu'ils ne pouvaient voir, mais qu'ils supposaient aux prises avec -leur ennemi.</p> - -<p>C'en était fait du gaucho; quand même il serait parvenu à vaincre le -chef contre lequel il combattait, il devait évidemment succomber sous -les coups des dix Indiens qui se préparaient à l'assaillir tous à la -fois.</p> - -<p>En ce moment, je ne sais quelle révolution s'opéra en moi, j'oubliai le -danger auquel je m'exposais moi-même en découvrant ma retraite pour ne -songer qu'à celui que courait cet homme que je ne connaissais pas et -qui soutenait si vaillamment une lutte insensée à quelques pas de moi; -épaulant instinctivement mon fusil, je lâchai mes deux coups de feu, -suivis immédiatement de l'explosion de deux pistolets, et, m'élançant -de ma retraite, mes deux autres pistolets au poing, je les déchargeai à -bout portant sur les cavaliers qui arrivaient sur moi comme la foudre.</p> - -<p>Le succès de cette intervention à laquelle ni l'un ni l'autre parti ne -s'attendait fut immense et instantané.</p> - -<p>Les Indiens, surpris et épouvantés par cette fusillade qu'ils ne -pouvaient prévoir puisqu'ils croyaient n'avoir qu'un seul adversaire -à combattre, tournoyèrent sur eux-mêmes et s'échappèrent dans toutes -les directions en poussant des hurlements de frayeur, abandonnant, non -seulement leur chef occupé à se défendre contre le gaucho, mais encore -les cadavres de quatre des leurs frappés par mes balles; pendant que je -rechargeais mes armes, je vis deux autres Indiens tomber de cheval sans -que leurs compagnons s'arrêtassent pour leur porter secours tant leur -frayeur était grande.</p> - -<p>Certain de ne plus avoir rien à redouter de ce côté, je courus vers le -gaucho afin de lui porter secours si cela était nécessaire, mais, au -moment où j'arrivai près de lui, la lame de son couteau disparaissait -tout entière dans la gorge du chef indien.</p> - -<p>Celui-ci expira, le regard fixé sur son ennemi, sans pousser un cri, -sans essayer même de détourner le coup qui le menaçait et de prolonger -une lutte désormais sans espoir.</p> - -<p>Le gaucho retira son couteau de la blessure, enfonça à plusieurs -reprises la lame dans la terre pour essuyer le sang dont elle était -souillée, puis, repassant tranquillement son couteau dans son chiripa, -il se leva, considéra pendant quelques secondes son ennemi étendu à ses -pieds; enfin il se tourna vers moi.</p> - -<p>Son visage n'avait pas changé, malgré le combat corps à corps qu'il -venait de soutenir; il avait conservé cette expression de froide -impassibilité et d'implacable courage que je lui avais vu d'abord; -seulement son front était plus pâle et quelques gouttelettes de sueur -perlaient à ses tempes.</p> - -<p>«Merci, caballero, me dit-il en me tendant la main par un mouvement -rempli de noblesse et de franchise; à charge de revanche. ¡Vive Dios! -Il était temps que vous arrivassiez; sans votre brave assistance, -j'avoue que j'étais un homme mort!»</p> - -<p>Ces paroles avaient été prononcées en espagnol, mais avec un accent qui -dénotait une origine étrangère.</p> - -<p>«J'étais arrivé avant vous, répondis-je dans la même langue, ou pour -mieux dire, j'avais passé la nuit à quelques pas seulement de l'endroit -où le hasard vous a si heureusement fait chercher un refuge.</p> - -<p>—Le hasard, reprit-il d'une voix austère en hochant doucement la tête, -le hasard est un mot inventé par les soi-disant esprits forts des -villes; nous l'ignorons nous autres au désert, c'est Dieu, Dieu seul -qui a voulu me sauver et m'a conduit près de vous.»</p> - -<p>Je m'inclinai affirmativement, cet homme me semblait encore plus grand -en ce moment avec sa foi naïve et son humilité sincère et sans emphase, -que lorsque seul il se préparait à combattre dix ennemis.</p> - -<p>«D'ailleurs, ajouta-t-il en se parlant à lui-même et répondant à sa -propre pensée plutôt que m'adressant la parole, je savais que Dieu ne -voudrait pas que je succombasse aujourd'hui; chaque homme a en ce monde -une tâche qu'il doit remplir; je n'ai pas encore accompli la mienne. -Mais, pardon, me dit-il en changeant de ton et en essayant de sourire, -je vous dis là des paroles qui doivent vous sembler sans doute fort -étranges, surtout en ce moment, où nous avons à songer à des choses -bien autrement importantes qu'à entamer une discussion philosophique -qui ne doit avoir pour vous, étranger et Européen, qu'un intérêt très -secondaire. Voyons ce que sont devenus nos ennemis; bien que nous -soyons deux hommes résolus maintenant, si l'envie leur prenait de -revenir, nous serions fort empêchés de nous en débarrasser.»</p> - -<p>Et, sans attendre ma réponse, il quitta le bois, en prenant toutefois -la précaution de recharger son fusil en marchant.</p> - -<p>Je le suivis silencieusement, ne sachant que penser de l'étrange -compagnon que j'avais si singulièrement trouvé et me demandant quel -pouvait être cet homme, qui, par ses manières, son langage et la -tournure de son esprit, paraissait si fort au-dessus de la position que -semblaient lui assigner les vêtements qu'il portait et le lieu où il se -trouvait.</p> - -<p>Qu'il s'aperçût ou non de mon étonnement, mon nouveau camarade n'en -laissa rien paraître.</p> - -<p>Le gaucho, après s'être assuré que les Indiens restés sur le champ -de bataille étaient bien morts, monta sur un tertre assez élevé, -interrogea l'horizon de tous les côtés pendant un assez long espace -de temps, puis revint vers moi en tordant nonchalamment une cigarette -entre ses doigts.</p> - -<p>«Nous n'avons rien à craindre quant à présent, me dit-il; cependant je -crois que nous agirons prudemment en ne demeurant pas davantage ici; de -quel côté allez-vous?</p> - -<p>—Ma foi! lui répondis-je franchement, je vous avoue que je ne le sais -pas.»</p> - -<p>Malgré sa froideur apparente, il laissa échapper un geste de surprise, -et, me considérant avec la plus sérieuse attention:</p> - -<p>«Comment! fit-il, vous ne le savez pas?</p> - -<p>—Mon Dieu non! Si bizarre que cela vous paraisse, c'est ainsi; je ne -sais ni en quel lieu je me trouve, ni où je vais.</p> - -<p>—Voyons, voyons, c'est une plaisanterie, n'est-ce pas? Pour un motif -ou pour un autre, vous ne voulez pas, ce qui montre votre prudence, -puisque vous ignorez qui je suis, me faire connaître le but de votre -voyage; mais il est impossible que vous ne sachiez réellement pas en -quel endroit vous vous trouvez et le lieu où vous vous rendez.</p> - -<p>—Je vous répète, caballero, que je ne plaisante pas; ce que je vous -ai dit est vrai, je n'ai aucun motif pour cacher le but de mon voyage; -j'ajouterai même que je vous serai très obligé de me laisser vous -accompagner jusqu'au rancho le plus prochain où je pourrai me procurer -les renseignements nécessaires pour me diriger dans ce désert que je ne -connais pas, et dans lequel je me suis égaré par suite de l'infidélité -d'un guide que j'avais engagé, et qui m'a abandonné, il y a quelques -jours, pendant mon sommeil.»</p> - -<p>Il réfléchit un instant, puis me serrant cordialement la main:</p> - -<p>«Pardonnez-moi des soupçons absurdes dont j'ai honte, me dit-il, mais -que la situation dans laquelle je me trouve excuse suffisamment à -mes yeux. Montons à cheval et éloignons-nous d'ici; chemin faisant -nous causerons; j'espère que bientôt vous me connaîtrez davantage, et -qu'alors nous nous entendrons à demi-mot.</p> - -<p>—Je n'ai pas besoin de vous connaître davantage pour vous estimer, lui -répondis-je, dès le premier moment que je vous ai vu, je me suis senti -entraîné vers vous.</p> - -<p>—Merci, dit-il en souriant. A cheval, à cheval! nous avons une longue -traite à faire avant que d'atteindre le rancho où j'ai l'intention de -vous conduire pour la nuit.»</p> - -<p>Cinq minutes plus tard, nous nous éloignions au galop, abandonnant aux -urubus qui déjà tournaient en longs cercles au-dessus de nos têtes, -avec des cris rauques et discordants, les cadavres des Indiens tués -pendant le combat.</p> - -<p>Tout en cheminant, je racontai au gaucho, de ma vie et de mésaventures, -ce que je jugeai nécessaire de lui en apprendre. Ce récit l'égaya -par sa singularité; je crus même remarquer que le goût que je lui -laissai voir pour la vie du désert lui donna pour moi une certaine -considération, que probablement je n'aurais pas obtenue de lui par un -étalage déplacé de titres ou de richesses. Cet étrange personnage ne -semblait estimer l'homme que pour l'homme lui-même et professer un -profond mépris pour toutes les distinctions sociales inventées par la -civilisation, et qui, le plus souvent, ne servent qu'à cacher, sous des -mots sonores et des apparences pompeuses, des nullités ridicules et de -profondes incapacités.</p> - -<p>Cependant, il était facile de reconnaître que, malgré les dehors -brusques et parfois durs qu'il affectait, cet homme possédait une -science profonde du cœur humain et une grande connaissance pratique -de la vie des villes, et qu'il devait avoir longtemps fréquenté, non -seulement la haute société américaine, mais encore visité l'Europe avec -profit et vu le monde sous ses faces les plus disparates. Ses pensées -élevées, nobles presque toujours, son sens droit, sa conversation -vive, colorée, attachante, m'intéressaient de plus en plus à lui, et -bien qu'il eût gardé le plus complet silence sur ce qui le regardait -personnellement et ne m'eût même pas dit son nom, cependant je me -laissais de plus en plus dominer par le sentiment de sympathie qu'il -m'avait inspiré tout d'abord, et, sans chercher à combattre cette -influence que je subissais, j'éprouvais un vif désir que ma liaison -avec lui, bien que due à une circonstance fortuite, ne fût pas -brusquement brisée, mais devînt au contraire intime et de longue durée.</p> - -<p>Peut-être entrait-il à mon insu un léger calcul d'égoïsme dans ma -pensée, au point de vue des services que je serais en droit, moi -voyageur novice, d'attendre d'un homme pour lequel le désert n'avait -pas conservé de secrets, et qui, s'il le voulait, pourrait en peu de -temps m'aplanir les difficultés du rude apprentissage que j'avais à -faire pour devenir, selon sa propre expression, un véritable coureur -des bois.</p> - -<p>Mais si cette pensée existait réellement en moi, elle était si bien -cachée au fond de mon cœur, que je l'ignorais moi-même et que je -croyais naïvement n'obéir qu'à ce sentiment de sympathie qu'inspirent -toujours les natures fortes, énergiques et élevées, aux caractères -expansifs et loyaux.</p> - -<p>Nous passâmes ainsi la journée entière, en riant et en causant entre -nous, tout en avançant rapidement vers le rancho où nous devions passer -la nuit.</p> - -<p>«Tenez, me dit le gaucho en me désignant du doigt une légère colonne -de fumée qui, aux premières heures du soir, montait en spirale vers le -ciel où elle ne tardait pas à se confondre avec les nuages, voilà où -nous allons, dans un quart d'heure nous serons rendus.</p> - -<p>—Dieu soit loué, répondis-je, car je commence à me sentir fatigué.</p> - -<p>—Oui, me dit-il, vous n'avez pas encore l'habitude des longues -courses, vos membres ne sont pas rompus comme les miens à la fatigue; -mais patience, dans quelques jours vous n'y penserez plus.</p> - -<p>—Je l'espère.</p> - -<p>—A propos, fit-il comme si ce souvenir lui venait subitement, vous ne -m'avez pas dit le nom du <i>pícaro</i> qui vous a abandonné, en vous volant, -je crois?</p> - -<p>—Oh! Peu de choses, un fusil, un sabre et un cheval, objets dont j'ai -fait mon deuil.</p> - -<p>—Pourquoi donc cela?</p> - -<p>—Dame, parce qu'il est probable que le <i>bribon</i> ne me les rapportera -pas et que, par conséquent, je ne les reverrai jamais.</p> - -<p>—Vous avez tort de supposer cela; bien que le désert soit grand, un -coquin ne s'y cache pas aussi facilement que vous le croyez, lorsqu'un -homme comme moi a intérêt à le retrouver.</p> - -<p>—Vous, c'est possible, mais moi, c'est autre chose, vous en -conviendrez.</p> - -<p>—C'est vrai, fit-il en hochant la tête; c'est égal, dites-moi toujours -son nom.</p> - -<p>—A quoi bon?</p> - -<p>—On ne sait pas ce qui peut arriver, peut-être un jour me trouverai-je -en rapports avec lui, et, le connaissant, je m'en méfierai.</p> - -<p>—C'est juste; on l'appelait, à Buenos Aires, Pigacha, mais son -véritable nom parmi les siens est le Venado; il est borgne de l'œil -droit; j'espère que voilà des renseignements détaillés, ajoutai-je en -riant.</p> - -<p>—Je le crois bien, répondit-il de même, et je vous promets que si je -le rencontre quelque jour, je le reconnaîtrai; mais nous voici arrivés.»</p> - -<p>En effet, à vingt pas devant nous apparaissait un rancho dont les -premières ombres de la nuit m'empêchaient de saisir complètement -l'ensemble, mais dont la vue, après une journée de fatigue et surtout -l'abandon auquel j'avais longtemps été condamné, était faite pour me -réjouir le cœur en me laissant espérer cette franche et cordiale -hospitalité, qui non seulement ne se refuse jamais dans la pampa, mais -encore s'exerce dans de si larges proportions envers les voyageurs.</p> - -<p>Déjà les chiens saluaient notre arrivée par des cris assourdissants -et venaient sauter avec fureur autour de nos chevaux; nous fûmes -contraints de cingler quelques coups de fouet à ces hôtes incommodes -qui s'enfuirent en hurlant, et bientôt nos montures s'arrêtèrent devant -l'entrée même du rancho où un homme se tenait, une torche allumée d'une -main et un fusil de l'autre, pour nous recevoir.</p> - -<p>Cet homme, d'une taille élevée, aux traits énergiques et au teint -bronzé, éclairé par les reflets rougeâtres de la torche qu'il élevait -au-dessus de sa tête, me représentait bien avec ses formes athlétiques -et son apparence farouche le type du véritable gaucho des pampas de -la Banda Oriental; en apercevant mon compagnon, il fit un geste de -respectueuse surprise, et s'inclina avec déférence devant lui.</p> - -<p>«<i>¡Ave Maria purísima!</i> dit celui-ci.</p> - -<p>—<i>Sin pecado concebida</i>, répondit le ranchero.</p> - -<p>—<i>¿Se puede entrar, don Torribio?</i> demanda mon compagnon.</p> - -<p>—<i>Pase V. adelante, señor don Zèno Cabral</i>, reprit poliment le -ranchero, <i>esa casa y todo lo que contiene es de V.</i><a name="NoteRef_1_2" id="NoteRef_1_2"></a><a href="#Note_1_2" class="fnanchor">[1]</a>»</p> - -<p>Nous mîmes pied à terre sans nous faire prier davantage, et après qu'un -jeune homme de dix-huit à vingt ans, à demi nu, qui était accouru -à l'appel de son maître ou de son père, je ne savais encore lequel -des deux, eut pris la bride de nos chevaux et les eut emmenés, nous -entrâmes, suivis pas à pas par les chiens qui avaient si bruyamment -annoncé notre arrivée et qui maintenant, au lieu de nous être hostiles, -sautaient joyeusement autour de nous avec des cris de plaisir, -supposant sans doute qu'en faveur de notre arrivée il leur serait -permis de dormir auprès du feu, au lieu de passer la nuit au dehors.</p> - -<p>Cette habitation, comme toutes celles des gauchos, était une hutte de -terre entremêlée de roseaux, couverte en paille coupante, construite, -enfin, avec toute la simplicité primitive du désert.</p> - -<p>Elle était composée de deux pièces: la chambre à coucher et -l'appartement de réception, servant aussi de cuisine.</p> - -<p>Un lit formé de quatre piquets plantés en terre, supportant une claie -en roseaux ou des courroies de cuir entrelacées, sur lequel se place, -en guise du matelas européen, inconnu dans ces contrées, une peau de -bœuf non tannée; quelques autres cuirs étendus à terre, près de la -muraille pour coucher les enfants, des <i>bolas</i>, des <i>laços</i>, armes -indispensables des gauchos, des harnais de chevaux suspendus à des -piquets de bois fichés dans les parois du rancho formaient l'unique -ameublement de la chambre intérieure.</p> - -<p>Quant à la première, cet ameublement était plus simple encore, si cela -est possible; il se composait d'une claie en roseaux supportée par six -piquets et servant de sofa, deux têtes de bœufs en guise de fauteuil, -un petit baril d'eau, une marmite en fonte, quelques calebasses servant -de vases, une jatte en bois et une broche en fer, piquée verticalement -devant le foyer, placé au milieu même de la pièce.</p> - -<p>Nous avons décrit ce rancho ainsi minutieusement, parce que tous se -ressemblent dans la pampa, et sont pour ainsi dire construits sur le -même modèle.</p> - -<p>Seulement, comme celui dans lequel nous nous trouvions alors -appartenait à un homme relativement riche, à part du corps de logis -principal, à une vingtaine de mètres à peu près, il s'en trouvait un -autre servant de magasin pour les cuirs et les viandes destinées à être -séchées, et entouré d'une haie assez étendue et d'une hauteur de trois -mètres formant le corral, et derrière laquelle les chevaux s'abritaient -des bêtes fauves pendant les nuits.</p> - -<p>Les honneurs du rancho nous furent faits par deux dames, que le gaucho -nous présenta comme étant, l'une sa femme et l'autre sa fille.</p> - -<p>Celle-ci, âgée d'une quinzaine d'années, était grande, bien faite et -douée d'une beauté peu commune; elle se nommait Éva, ainsi que je -l'appris plus tard; sa mère, bien que fort jeune encore,—elle avait -au plus trente ans,—n'avait plus que quelques restes fugitifs d'une -beauté qui avait dû être fort remarquable, mais qui s'était promptement -fanée au contact de la vie misérable à laquelle la condamnait le désert -au milieu duquel s'était écoulée son existence.</p> - -<p>Mon compagnon paraissait être un ami intime du ranchero et de sa -famille, par lesquels il fut reçu avec les témoignages de la joie la -moins équivoque, bien que tempérés par une nuance presque insaisissable -de respect et presque de crainte.</p> - -<p>De son côté, don Zèno Cabral, car je savais enfin son nom, agissait -avec eux avec un sans-façon protecteur qui témoignait de rapports -sérieux entre lui et le gaucho.</p> - -<p>La réception fut ce qu'elle devait être, c'est-à-dire des plus franches -et des plus cordiales; ces braves gens ne savaient que faire pour nous -être agréables, le moindre remercîment de notre part les comblait de -joie.</p> - -<p>Notre repas, que nous mangeâmes de bon appétit, se composa, comme -toujours, de l'<i>asado</i> ou rôti de bœuf, du <i>queso</i> ou fromage de Goya, -et de <i>harina</i> ou farine de <i>mandioca</i>, le tout arrosé de quelques -libations de <i>caña</i> ou eau-de-vie de sucre qui, sous le nom de -<i>traguitos</i>,—petits coups—circulèrent libéralement et achevèrent de -nous mettre en joie et de nous faire oublier nos fatigues de la journée.</p> - -<p>Comme complément à ce repas, beaucoup plus confortable que ne le -supposera sans doute le lecteur européen, lorsque nos cigarettes furent -allumées, doña Éva décrocha une guitare, et, après l'avoir présentée -à son père qui, tout en fumant, commença à préluder avec les quatre -doigts réunis, elle dansa devant nous, avec cette grâce et cette -désinvolture qui n'appartiennent qu'aux femmes de l'Amérique du Sud, un -<i>cielito</i> suivi immédiatement d'une <i>montonera</i>; puis, le jeune garçon -dont j'ai déjà eu occasion de parler, et qui était non pas le serviteur -mais le fils du ranchero, chanta d'une voix fraîche, bien timbrée, et -avec un accent qui nous alla à l'âme, quelques <i>tristes</i> et quelques -<i>cielitos</i> nationaux.</p> - -<p>Il se passa alors un incident bizarre et dont je ne pus m'expliquer le -motif. Don Quino, le jeune homme, chantait avec une passion indicible -ces vers charmants de Quintana:</p> - -<p> -<span style="margin-left: 2em;">Feliz aquel que junto a ti suspira</span><br /> -<span style="margin-left: 2em;">Que el dulce nectar de tu risa bebe</span><br /> -<span style="margin-left: 2em;">Que a demandarte compasión se atreve</span><br /> -<span style="margin-left: 2em;">Y blandamente palpitar te mira!<a name="NoteRef_2_3" id="NoteRef_2_3"></a><a href="#Note_2_3" class="fnanchor">[2]</a></span><br /> -</p> - -<p>Tout à coup don Zèno devint d'une pâleur cadavéreuse, un tressaillement -nerveux agita tout son corps, et deux larmes brûlantes jaillirent de -ses yeux, cependant il garda le plus profond silence; mais le jeune -homme s'aperçut de l'effet produit sur l'hôte de son père par les vers -qu'il chantait, et immédiatement il entonna une joyeuse <i>jarana,</i> qui -bientôt ramena le sourire sur les lèvres pâlies du gaucho.</p> - -<p>La tertulia se prolongea ainsi gaiement assez avant dans la nuit; au -dehors, le vent soufflait avec fureur, et les hurlements des bêtes -fauves qui s'élevaient par intervalles formaient un étrange contraste -avec notre insouciante gaieté, cependant, vers onze heures, les dames -se retirèrent, don Torribio et son fils, après avoir fait un dernier -tour dans le rancho, afin de s'assurer que tout était en ordre, prirent -congé de nous pour la nuit et nous laissèrent, mon compagnon et moi, -libres de nous étendre sur le lit préparé pour nous et où la fatigue ne -tarda pas à nous faire trouver le sommeil.</p> - - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_1_2" id="Note_1_2"></a><a href="#NoteRef_1_2"><span class="label">[1]</span></a> Ces paroles sont la formule consacrée pour toute demande -d'hospitalité dans la pampa. Voici leur traduction: -</p> -<p> -«Je vous salue, Marie très pure. -</p> -<p> -—Conçue sans péché. -</p> -<p> -—Peut-on entrer, don Torribio? -</p> -<p> -—Entrez, señor don Zèno Cabral; cette maison et tout ce qu'elle -renferme vous appartient.»</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_2_3" id="Note_2_3"></a><a href="#NoteRef_2_3"><span class="label">[2]</span></a> Heureux celui qui soupire près de toi, qui boit le doux -nectar de ton sourire, qui ose te demander pitié, et doucement te voit -palpiter.</p></div> - - - -<hr class="chap" /> -<h4><a name="III" id="III">III</a></h4> - -<h3>LE RANCHO.</h3> - - -<p>Le lendemain, au lever du soleil, j'étais debout, mais si matinal que -j'eusse été, mon compagnon m'avait précédé, sa place auprès de moi -était vide.</p> - -<p>Je sortis espérant le rencontrer entrain de fumer sa cigarette au -dehors.</p> - -<p>Je ne le vis pas; la campagne autour de moi était déserte et calme -comme au jour de la création, les chiens, sentinelles vigilantes, -qui pendant la nuit avaient veillé sur notre repos, se levèrent en -m'apercevant et vinrent me caresser avec des grognements joyeux.</p> - -<p>L'aspect de la pampa<a name="NoteRef_1_4" id="NoteRef_1_4"></a><a href="#Note_1_4" class="fnanchor">[1]</a> est des plus pittoresques au lever du soleil. -Un silence profond plane sur le désert; il semblerait que la nature -se recueille et reprend ses forces à l'aurore du jour qui commence. -La fraîche brise matinale frissonne doucement à travers les hautes -herbes qu'elle incline par des mouvements légers et cadencés; çà et -là les <i>venados</i> lèvent leur tête effarée et jettent autour d'eux -des regards craintifs. Les oiseaux, blottis frileusement sous la -feuillée, préludent par quelques notes timides à leur hymne du matin; -sur les monticules de sables formés par les tanières des <i>vizcachas</i>, -de petites chouettes attardées, immobiles comme des sentinelles, et -à demi endormies, clignent de l'œil aux rayons de l'astre du jour, -en enfonçant leurs têtes rondes dans les plumes de leur cou, tandis -qu'au plus haut des airs, les urubus et les caracaras planent en -longs cercles, se balançant nonchalamment au gré du vent et cherchant -la proie sur laquelle ils se laisseront tout à coup tomber avec la -rapidité de la foudre.</p> - -<p>La pampa, en ce moment, ressemble à une mer aux eaux vertes et calmes, -dont les rivages se cachent derrière les plis de l'horizon.</p> - -<p>Je m'assis sur un tertre de verdure; tout en fumant une cigarette, je -me pris à réfléchir, et bientôt je fus complètement absorbé par mes -pensées.</p> - -<p>En effet, ma position était singulière; jamais je ne l'avais envisagée -sous le jour où elle m'apparaissait en ce moment.</p> - -<p>Perdu dans un désert, à plusieurs milliers de lieues de mon pays; -ayant volontairement rompu tous ces liens de famille et d'amitié -qui rattachent l'homme à sa patrie, je n'avais devant moi d'autre -avenir que celui réservé aux coureurs des bois, c'est-à-dire une -lutte incessante de chaque jour, de chaque heure, sans trêve ni -merci, contre la nature entière: hommes et animaux, pour finir dans -quelque embuscade, misérablement tué sur le rebord d'un fossé par -une flèche ou une balle inconnue. Cette perspective, surtout à l'âge -que j'avais, vingt ans à peine, lorsque par la surabondance de sève, -l'âme dans le naïf enthousiasme de la jeunesse se sent entraînée vers -les grandes choses, n'avait rien de fort gai, au contraire; mais si -j'errais maintenant dans des savanes sans fin, en compagnie d'un homme -rencontré par hasard, qui demeurait une énigme pour moi et m'imposait -presque sa volonté, pour m'abandonner au premier caprice, ou peut-être -à la première pression de la nécessité, cette loi de fer de la vie du -désert, je ne pouvais me plaindre; je ne devais accuser que moi, car -moi seul, contre tous, m'étais obstiné à mépriser les sages conseils et -les exhortations pleines de sens que l'expérience et l'intérêt avaient -engagé mes amis à me prodiguer à tant de reprises, pour me lancer comme -un fou dans cette existence vagabonde, que je commençais à peine depuis -quelques jours et qui déjà me paraissait si dure et si décolorée.</p> - -<p>Lorsque plus tard je me rappelai ces premières impressions si navrantes -faites au moment où j'entrais à peine dans cette vie aventureuse, -qui devait pendant de si longues années être la mienne, je me pris -en pitié; c'est que le désert ne se révèle que peu à peu aux yeux de -celui qui le parcourt il faut l'étudier longtemps avant de comprendre -les beautés qu'il recèle dans son sein et d'éprouver les joies -inexprimables et les voluptés pleines d'une âcre saveur qu'il réserve à -ses adeptes seuls.</p> - -<p>Mais, je le répète, lorsque ces idées tristes que plus haut j'ai -cherché à rendre, envahissaient mon cœur et le noyaient dans les flots -d'une navrante tristesse qui me conduisait presque au découragement, -c'est que je me sentais seul, isolé de tout homme de ma race, de -tout ami avec lequel je pusse laisser déborder le flot des pensées -qui montaient incessamment de mon cœur à mes lèvres, et que j'étais -contraint de renfermer au dedans de moi.</p> - -<p>C'est que j'ignorais, alors que le seul ami d'un homme, c'est lui-même, -et que, dans les situations difficiles de la vie comme dans les plus -indifférentes, il ne doit se fier qu'à lui, et ne compter que sur -lui-même s'il ne veut être exposé aux trahisons de l'égoïsme, de -l'envie et de la peur, ces trois féroces ennemis qui rôdent sans cesse -autour de toute amitié pour la briser et la changer en haine.</p> - -<p>Mais ma tâche a été rude en ce monde; Dieu en soit béni! J'ai -beaucoup souffert, par conséquent, beaucoup appris, et j'en suis -arrivé aujourd'hui à l'indifférence la plus sceptique pour les beaux -sentiments que parfois on cherche vainement à étaler devant moi. Je ne -demande pas à la nature humaine plus qu'elle ne peut donner, et mes -amis sont d'avance absous par moi du bien comme du mal qu'ils essayent -de me faire; aussi ne demandant rien et n'attendant rien de personne, -je suis parvenu à être sinon heureux, le bonheur, je le sais par -expérience, n'est pas fait pour l'homme, du moins tranquille, ce qui -pour moi est le point culminant où puisse atteindre l'ambition humaine -dans des conditions sociales où nous place la civilisation, qui n'est -et ne peut être que le résultat de notre organisation vicieuse et -incomplète.</p> - -<p>Je fus tout à coup tiré de mes réflexions par une voix qui -m'interpellait d'un ton de bonne humeur.</p> - -<p>Je me retournai vivement.</p> - -<p>Don Torribio était près de moi, bien qu'il fût à cheval, je ne l'avais -pas entendu venir.</p> - -<p>«Holà, caballero, me dit-il d'un ton joyeux, la pampa est belle au -lever du soleil, n'est-ce pas?</p> - -<p>—En effet, répondis-je sans trop savoir ce que je disais.</p> - -<p>—La nuit a-t-elle été bonne?</p> - -<p>—Excellente, grâce à votre généreuse hospitalité.</p> - -<p>—Bah! Ne parlons pas de cela, j'ai fait ce que j'ai pu, -malheureusement la réception a été assez mesquine; dame, les temps sont -durs, il y a seulement quatre ou cinq ans c'eût été autre chose, mais -vous le savez, à la guerre comme à la guerre; à celui qui fait tout le -possible, on ne doit pas demander davantage.</p> - -<p>—Je suis loin de me plaindre, au contraire; mais vous revenez de -route, il me semble?</p> - -<p>—Oui, j'ai été donner un coup d'œil à mes taureaux qui sont au -<i>pasto</i>; mais, ajouta-t-il, en levant les yeux au ciel et en calculant -mentalement la hauteur du soleil, il est temps de déjeuner; la señora -doit avoir tout préparé, et, sauf respect, ma course du matin m'a -singulièrement aiguisé l'appétit. Rentrez-vous avec moi?</p> - -<p>—Je ne demande pas mieux; seulement, je ne; vois pas mon compagnon; il -me semble qu'il serait peu convenable à moi de ne pas l'attendre pour -déjeuner.»</p> - -<p>Le gaucho se prit à rire.</p> - -<p>«S'il n'y a que cela qui vous arrête, me dit-il, vous pouvez vous -mettre à table sans crainte.</p> - -<p>—Il va revenir? demandai-je.</p> - -<p>—Au contraire, il ne reviendra pas.</p> - -<p>—Comment cela, m'écriai-je avec une surprise mêlée d'inquiétude, il -est parti?</p> - -<p>—Depuis plus de trois heures déjà; mais remarquant combien ma -physionomie s'assombrissait à cette nouvelle, il ajouta aussitôt:</p> - -<p>—Mais nous le reverrons bientôt, soyez tranquille.</p> - -<p>—Vous l'avez donc vu, ce matin?</p> - -<p>—Certes, nous sommes sortis ensemble.</p> - -<p>—Ah! Il est à la chasse, sans doute?</p> - -<p>—Probablement; seulement, qui sait quelle espèce de gibier il se -propose d'atteindre.</p> - -<p>—Cette absence me contrarie beaucoup.</p> - -<p>—Il voulait vous en parler avant que de monter à cheval; mais en y -réfléchissant, vous paraissiez si fatigué hier soir, qu'il a préféré -vous laisser dormir. C'est si bon le sommeil.</p> - -<p>—Il reviendra sans doute bientôt?</p> - -<p>—Je ne saurais le dire. Don Zèno Cabral est un homme qui n'a pas -l'habitude de raconter ses affaires au premier venu. Dans tous les cas, -il ne tardera pas beaucoup, nous le reverrons ce soir ou demain.</p> - -<p>—Diable! Comment vais-je faire, moi qui comptais sur lui?</p> - -<p>—Pourquoi donc?</p> - -<p>—Mais pour m'enseigner la route que je dois suivre.</p> - -<p>—Si ce n'est que cela, ce n'est pas un motif pour vous tourmenter; -il m'a recommandé de vous prier de ne pas quitter le rancho avant son -retour.</p> - -<p>—Je ne puis cependant pas demeurer ainsi chez vous.</p> - -<p>—Parce que?</p> - -<p>—Dame, parce que je crains de vous gêner; vous n'êtes pas riche, -vous-même me l'avez dit; un étranger ne doit que vous causer de -l'embarras.</p> - -<p>—Señor, répondit avec dignité le gaucho, les étrangers sont les -envoyés de Dieu; malheur à l'homme qui n'a pas pour eux les attentions -qu'ils méritent; quand même il vous plairait de demeurer un mois dans -mon humble rancho, je me trouverais heureux et fier de votre présence -dans ma famille. N'insistez donc pas davantage, je vous prie, et -acceptez mon hospitalité aussi franchement qu'elle vous est offerte.»</p> - -<p>Que pouvais-je objecter de plus? Rien. Je me résignai donc à patienter -jusqu'au retour de don Zèno, et je retournai au rancho en compagnie du -gaucho.</p> - -<p>Le déjeuner fut assez gai; les dames s'efforcèrent de réveiller ma -bonne humeur en me comblant de soins et d'attentions.</p> - -<p>Aussitôt après le repas, comme don Torribio se préparait à monter à -cheval, car la vie d'un gaucho se passe à galoper de çà et de là pour -surveiller ses nombreux troupeaux, je lui demandai à l'accompagner; il -accepta. Je sellai mon cheval et nous partîmes au galop à travers la -pampa.</p> - -<p>Mon but, en accompagnant le gaucho, n'était pas de faire une -promenade plus ou moins agréable, mais de profiter de notre isolement -pour le sonder adroitement et le faire causer sur mon compagnon, -qu'il paraissait fort bien connaître, de façon à obtenir certains -renseignements qui me permissent de me former une opinion sur -cet homme singulier, qui avait pour moi l'attrait d'une énigme -indéchiffrable.</p> - -<p>Mais tous mes efforts furent vains, toutes mes finesses en pure perte, -le gaucho ne savait rien, ou, ce qui est plus probable, ne voulait rien -me dire; cet homme si communicatif et si enclin à raconter, d'une façon -souvent trop prolixe ses propres affaires, devenait d'une discrétion -à toute épreuve et d'un mutisme désespérant aussitôt que, par une -transition adroite, je mettais la conversation sur le compte de don -Zèno Cabral.</p> - -<p>Il ne me répondait plus alors que par monosyllabes ou par cette -exclamation: <i>¿Quién sabe?</i>—qui sait,—à toutes les questions que je -lui adressais.</p> - -<p>De guerre lasse, je renonçai à le presser davantage, et je me mis à lui -parler de ses troupeaux.</p> - -<p>Sur ce point, je trouvai le gaucho disposé à me répondre, plus même -que je ne l'aurais désiré, car il entra avec moi dans des détails -techniques sur l'élève des bestiaux, détails que je fus contraint -d'écouter avec un apparent intérêt, et qui me firent trouver la journée -d'une interminable longueur.</p> - -<p>Cependant, vers trois heures de l'après-midi, don Torribio m'annonça, -ce qui me causa une vive joie, que notre tournée était terminée, et -que nous allions reprendre le chemin du rancho, dont nous étions alors -éloignés de quatre ou cinq lieues.</p> - -<p>Un trajet de cinq lieues, après une journée passée à galoper à -l'aventure, n'est qu'une promenade pour les gauchos montés sur les -infatigables chevaux de la pampa.</p> - -<p>Les nôtres nous mirent en moins de deux heures en vue du rancho, sans -mouiller un poil de leur robe.</p> - -<p>Un cavalier arrivait à toute bride à notre rencontre.</p> - -<p>Ce cavalier, je le reconnus aussitôt avec un vif sentiment de joie, -était don Zèno Cabral; il nous eut bientôt rejoints.</p> - -<p>«Vous voilà donc, nous dit-il en faisant ranger son cheval auprès des -nôtres; je vous attends depuis plus d'une heure. Puis, s'adressant à -moi: Je vous ménage une surprise qui, je le crois, vous sera agréable, -ajouta-il.</p> - -<p>—Une surprise! m'écriai-je, laquelle donc?</p> - -<p>—Vous verrez, je suis convaincu que vous me remercierez.</p> - -<p>—Je vous remercie d'avance, répondis-je, sans chercher à deviner de -quel genre est cette surprise.</p> - -<p>—Regardez, reprit-il en étendant le bras dans la direction du rancho -dont nous n'étions plus qu'à une centaine de pas.</p> - -<p>—Mon guide! m'écriai-je en reconnaissant mon coquin d'Indien attaché -solidement à un arbre.</p> - -<p>—Lui-même; que pensez-vous de cela?</p> - -<p>—Ma foi! Cela me semble tenir du prodige; je ne comprends pas comment -vous avez pu le rencontrer aussi vite.</p> - -<p>—Oh! Cela n'était pas si difficile que vous le supposez, surtout -avec les renseignements que vous m'aviez donnés; tous ces bribones -sont de la famille des bêtes fauves, ils ont des repaires dont ils ne -s'éloignent jamais et où, tôt ou tard, ils reviennent toujours; pour un -homme habitué à la pampa, rien n'est plus facile que de mettre la main -dessus; celui-ci surtout, se fiant à votre qualité de forastero et à -votre ignorance du désert, ne se donnait pas la peine de se cacher; il -voyageait tranquillement et à découvert, persuadé que vous ne songeriez -pas à le poursuivre; cette confiance l'a perdu, je vous laisse à penser -quelle a été sa frayeur, lorsque je l'ai surpris à l'improviste et que -je lui ai signifié péremptoirement qu'il m'accompagnât auprès de vous.</p> - -<p>—Tout cela est fort bien, señor, répondis-je, je vous remercie de la -peine que vous avez prise; mais que voulez-vous que je fasse de ce -<i>pícaro</i>, à présent?</p> - -<p>—Comment, s'écria-t-il avec étonnement, ce que je veux que vous en -fassiez, je veux que vous le corrigiez d'abord, et cela d'une façon -exemplaire dont il garde le souvenir; puis, comme vous l'avez engagé -pour vous servir de guide jusqu'au Brésil et qu'il a reçu d'avance -une partie du prix convenu, il faut qu'il remplisse son engagement -loyalement, ainsi qu'il a été fait.</p> - -<p>—Je vous avoue que je n'ai pas grande confiance dans sa loyauté -future.</p> - -<p>—Vous êtes dans l'erreur à cet égard, vous ne connaissez pas les -Indiens mansos—soumis;—celui-ci, une fois qu'il aura été corrigé, -vous servira fidèlement, rapportez-vous en à moi là-dessus.</p> - -<p>—Je le veux bien; mais cette correction, quelle qu'elle soit, je vous -confesse que je me sens incapable de la lui administrer.</p> - -<p>—Qu'à cela ne tienne! Voici notre ami don Torribio, qui n'a pas le -cœur aussi tendre que vous et qui se chargera de ce soin.</p> - -<p>—Je ne demande pas mieux pour vous être agréable,» appuya don Torribio.</p> - -<p>Nous arrivions en ce moment en face du prisonnier. Le pauvre diable, -qui savait sans doute ce qui le menaçait, avait l'air fort penaud et -fort mal à son aise; du reste, il était solidement attaché, le visage -tourné vers l'arbre.</p> - -<p>Nous mîmes pied à terre.</p> - -<p>Don Zèno s'approcha du prisonnier, pendant qu'avec un imperturbable -sang-froid don Torribio s'occupait à plier son <i>laço</i> en plusieurs -doubles dans sa main droite.</p> - -<p>«Écoute, <i>pícaro</i>, dit don Zèno à l'Indien attentif, ce caballero -t'a engagé à Buenos Aires; non seulement tu l'as lâchement abandonné -dans la pampa, mais encore tu l'as volé; tu mérites un châtiment, -ce châtiment, tu vas le recevoir. Don Torribio, mon cher seigneur, -veuillez, je vous prie, appliquer cinquante coups de laço sur les -épaules de ce bribon, et cela de façon à ce qu'il les sente.»</p> - -<p>L'Indien ne répondit pas un mot, le gaucho s'approcha alors et avec la -conscience qu'il mettait à tout ce qu'il faisait, il leva son laço qui -retomba en sifflant sur les épaules du pauvre diable, où il traça un -sillon bleuâtre.</p> - -<p>L'Indien ne fit pas un mouvement, il ne poussa pas un cri; on l'aurait -cru changé en statue de bronze tant il était immobile et indifférent à -force de volonté ou de stoïcisme.</p> - -<p>Quant à moi, je souffrais intérieurement, mais je n'osais intervenir -convaincu de la justice de cette exécution sommaire.</p> - -<p>Don Zèno Cabral comptait impassiblement les coups au fur et à mesure -qu'ils tombaient.</p> - -<p>Au onzième le sang jaillit.</p> - -<p>Le gaucho ne s'arrêta pas.</p> - -<p>L'Indien, bien que ses chairs frissonnassent sous les coups de plus -en plus pressés, conservait son impassibilité de marbre. Malgré moi, -j'admirais le courage de cet homme, qui réussissait si complètement à -dompter la douleur et à retenir même le plus léger signe de souffrance, -bien qu'il dût en éprouver une atroce.</p> - -<p>Les cinquante coups auxquels le guide avait été condamné par -l'implacable don Zèno lui furent administrés par le gaucho, sans qu'il -en manquât un seul; au trente-deuxième, malgré tout son courage, -l'Indien avait perdu connaissance; mais cela n'avait pas, malgré ma -prière, interrompu l'exécution.</p> - -<p>«Arrêtez, dit enfin don Zèno, lorsque le nombre fut complet, -détachez-le.»</p> - -<p>Les liens furent coupés, le corps du pauvre diable, que les cordes -seules soutenaient, tomba inerte sur le sable.</p> - -<p>Le fils du gaucho s'approcha alors, frotta avec de la graisse de bœuf, -de l'eau et du vinaigre les plaies saignantes de l'Indien, lui rejeta -son poncho sur les épaules, puis il le laissa là.</p> - -<p>«Mais cet homme est évanoui! m'écriai-je.</p> - -<p>—Bah! Bah! fit don Zèno, ne vous en occupez pas, ces démons ont le -cuir dur; dans un quart d'heure, il n'y pensera plus; allons dîner.»</p> - -<p>Cette froide cruauté me révolta. Cependant, je m'abstins de toute -observation et j'entrai dans le rancho; j'étais bien novice encore; -j'étais réservé à assister plus tard à des scènes près desquelles -celle-là n'était qu'un jeu d'enfant.</p> - -<p>Après le dîner qui, contre l'habitude, se prolongea assez longtemps, -don Zèno ordonna au fils de don Torribio d'amener le guide.</p> - -<p>Au bout d'un instant, il entra; don Zèno le fixa quelques secondes avec -attention, puis il lui adressa la parole en ces termes:</p> - -<p>«Reconnais-tu avoir mérité le châtiment que je t'ai infligé?</p> - -<p>—Je le reconnais, répondit l'Indien d'une voix sourde, mais sans la -moindre hésitation.</p> - -<p>—Tu n'ignores pas que je sais où te trouver, quel que soit l'endroit -où tu te caches.</p> - -<p>—Je le sais.</p> - -<p>—Si, sur ma prière, ce caballero consent à te pardonner et à te -reprendre à son service, lui seras-tu fidèle?</p> - -<p>—Oui, mais à une condition.</p> - -<p>—Je ne veux pas de conditions de ta part, bribon, reprit durement don -Zèno, tu mérites le garrotte.»</p> - -<p>L'Indien baissa la tête.</p> - -<p>«Réponds à ma question.</p> - -<p>—Laquelle?</p> - -<p>—Seras-tu fidèle?</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>—Je le saurai; châtiment ou récompense, je me charge de régler ton -compte, tu entends?</p> - -<p>—J'entends.</p> - -<p>—Maintenant, écoute-moi, ton maître et toi vous partirez d'ici demain -au lever du soleil; il faut que dans neuf jours il soit à la <i>fazenda -do rio d'Ouro</i>. Tu la connais?</p> - -<p>—Je la connais.</p> - -<p>—Y sera-t-il?</p> - -<p>—Il y sera.</p> - -<p>—Pas d'équivoque entre nous, tu me comprends bien, je veux que ce -caballero soit rendu dans neuf jours à la fazenda do rio d'Ouro, en -bonne santé, libre, et sans qu'il manque rien à son bagage.</p> - -<p>—J'ai promis, répondit froidement l'Indien.</p> - -<p>—C'est bien, bois ce trago de caña pour te remettre des coups que tu -as reçus et va dormir.»</p> - -<p>Le guide saisit la calebasse que lui tendait don Zèno, la vida d'un -trait avec une satisfaction visible et se retira sans ajouter une -parole.</p> - -<p>Lorsqu'il fut sorti, je m'adressai à don Zèno, de l'air le plus -indifférent que je pus affecter.</p> - -<p>«Tout cela est bel et bon, lui dis-je, mais je vous certifie, señor, -que malgré ses promesses, je n'ai pas la moindre confiance dans ce -drôle.</p> - -<p>—Vous avez tort, señor, me répondit-il, il vous servira fidèlement, -non pas par affection, peut-être ce serait trop lui demander après ce -qui s'est passé, mais par crainte, ce qui vaut mieux encore; il sait -fort bien que s'il vous arrivait quelque chose, il aurait un compte -sévère à me rendre de sa conduite.</p> - -<p>—Hum! murmurai-je, cela ne me rassure que médiocrement; mais pourquoi, -si, ainsi que vous me l'avez laissé entrevoir, vous vous rapprochez des -frontières brésiliennes, ne me permettez-vous pas de vous accompagner?</p> - -<p>—C'était mon intention; malheureusement certaines raisons, inutiles -à vous faire connaître, rendent impossible l'exécution de ce projet; -cependant je compte vous voir à la fazenda do rio d'Ouro, où -probablement j'arriverai avant vous. Dans tous les cas, veuillez -y demeurer jusqu'à ce que je vous aie vu, et alors, peut-être, me -sera-t-il permis de reconnaître, ainsi que j'en ai le vif désir, -l'éminent service que vous m'avez rendu.</p> - -<p>—Je vous attendrai, puisque vous le désirez, señor, répondis-je, -prenant bravement mon parti de ce nouveau contre-temps, non pas pour -vous rappeler l'événement auquel vous faites allusion, mais parce que -je serais heureux de faire avec vous une connaissance plus intime.»</p> - -<p>Don Zèno me tendit la main, et la conversation devint générale.</p> - -<p>Le lendemain au lever du soleil, je me levai, et, après avoir pris -affectueusement congé des hôtes qui m'avaient si bien reçus et que je -croyais ne jamais revoir, je quittai le rancho sans avoir pu dire adieu -à don Zèno Cabra, qui s'était éloigné bien avant mon réveil.</p> - -<p>Malgré les assurances réitérées de don Torribio et celles de don Zèno, -je ne me fiai que médiocrement à mon guide, et je lui ordonnai de -marcher devant moi, résolu à lui brûler la cervelle au premier geste -suspect de sa part.</p> - - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_1_4" id="Note_1_4"></a><a href="#NoteRef_1_4"><span class="label">[1]</span></a> Le mot <i>pampa</i> appartient à la langue Quichua (langue des -Incas); il signifie textuellement place, terrain plat, savane ou grande -plaine.</p></div> - - - -<hr class="chap" /> -<h4><a name="IV" id="IV">IV</a></h4> - -<h3>LA FAZENDA DO RIO D'OURO.</h3> - - -<p>Mon voyage se continuait ainsi dans des conditions assez singulières, -livré dans un pays inconnu, loin de tout secours humain, à la merci -d'un Indien dont la perfidie m'avait été déjà surabondamment prouvée et -duquel je ne devais rien avoir de bon à attendre.</p> - -<p>Cependant, j'étais bien armé, vigoureux, résolu; je partis dans d'assez -bonnes dispositions, convaincu que mon guide ne se hasarderait jamais -à m'attaquer en face et qu'en le surveillant avec soin je parviendrais -toujours à en avoir bon marché.</p> - -<p>Du reste, je me hâte de constater que j'avais tort de supposer de -mauvaises intentions au pauvre Indien et que mes précautions furent -inutiles; don Torribio et don Zèno Cabral avaient dit vrai. La rude -correction infligée à mon Guaranis avait eu la plus salutaire influence -sur lui et avait entièrement modifié ses intentions à mon égard; nos -relations ne tardèrent donc pas à devenir des plus cordiales, et, fort -satisfait du résultat obtenu par les coups de fouet du gaucho, je me -réservai <i>in petto</i>, le cas échéant, de ne pas hésiter à employer le -même moyen pour rappeler au devoir les Indiens mansos avec lesquels le -hasard me mettrait en rapport.</p> - -<p>Mon guide était devenu plus gai, plus aimable, et surtout plus causeur; -je profitai de cette modification, fort agréable pour moi, dans -son caractère, pour essayer de le sonder et lui adresser plusieurs -questions sur le compte de don Zèno Cabral.</p> - -<p>Cette fois encore j'échouai complètement, non pas que l'Indien refusât -de me répondre, au contraire, mais par ignorance.</p> - -<p>En résumé, voici tout ce que je parvins à apprendre après des questions -sans nombre et tournées de toutes les façons.</p> - -<p>Don Zèno Cabral était fort connu et surtout fort redouté par tous -les Indiens qui vivent au désert et le parcourent incessamment -dans tous les sens; c'était pour eux un être étrange, mystérieux, -incompréhensible, dont le pouvoir était fort grand; nul ne connaissait -son habitation habituelle; il possédait presque le talent d'ubiquité, -car on l'avait souvent rencontré à des distances fort éloignées les -unes des autres presque à la même heure; les Indiens lui avaient -souvent tendu des pièges pour le tuer, sans jamais réussir à lui faire -la plus légère blessure; il avait su prendre une influence telle sur -leur esprit qu'ils le croyaient invulnérable et le regardaient comme un -être d'une essence beaucoup supérieure à la leur.</p> - -<p>Souvent il disparaissait pendant des mois entiers sans qu'on sût ce -qu'il était devenu, puis, tout à coup on le voyait subitement campé au -milieu des tribus indiennes, sans qu'on comprit comment il était arrivé -là.</p> - -<p>Au total, les Indiens, à part la crainte respectueuse qu'il leur -inspirait, lui avaient pour la plupart de grandes obligations. Nul -mieux que lui ne savait guérir les maladies réputées incurables -par leurs sorciers; instruit de tout ce qui se passait au désert, -souvent il avait sauvé de la mort des familles entières, perdues dans -les forêts sans vivres et sans armes; «aussi, ajouta mon guide, en -terminant, cet homme est-il pour nous un de ces génies puissants pour -le bien comme pour le mal, dont il vaut mieux ne pas s'entretenir de -peur de le voir subitement paraître et d'encourir sa colère.»</p> - -<p>Ces renseignements, si je puis donner ce nom aux divagations craintives -et superstitieuses de mon guide, me laissèrent plus perplexe que je -ne l'étais auparavant sur le compte de cet homme, que tout semblait -conspirer à entourer à mes yeux d'une auréole mystérieuse.</p> - -<p>Un mot prononcé, par hasard peut-être, par l'Indien éveilla davantage -encore si cela est possible la curiosité dévorante qui s'était emparés -de moi.</p> - -<p>«C'est un Paulista,» m'avait-il dit à demi-voix en jetant autour de lui -des regards effarés, comme s'il redoutait que cette parole ne tombât -dans une oreille indiscrète et fût répétée à celui qu'elle intéressait.</p> - -<p>A plusieurs reprises, pendant mon séjour à Buenos Aires, j'avais -entendu parler des <i>Paulistas</i>; les renseignements qu'on m'avait donnés -sur eux, bien que très incomplets et erronés pour la plupart, avaient -cependant excité ma curiosité à un tel point, qu'ils entraient pour -beaucoup dans ma résolution de me rendre au Brésil.</p> - -<p>Les Paulistas ou Vicentistas, car ces deux noms leur sont -indistinctement appliqués par les historiens, fondèrent leur premier -établissement dans les vastes et magnifiques plaines de Piratininga.</p> - -<p>Alors là, sous la direction intelligente et paternelle des deux -jésuites Anchieta et Nobrega, s'organisa une colonie à part dans la -colonie, une sorte de métropole demi barbare, qui dut à son courage une -prospérité et une influence toujours croissante, et dont les exploits, -si quelques jours on les raconte, formeront, j'en suis convaincu, la -partie la plus intéressante de l'histoire du Brésil.</p> - -<p>Dans le Nouveau Monde, dès qu'on veut parler de progrès, d'abnégation -et de civilisation, il faut remonter aux jésuites dont les conquêtes -pacifiques, ont plus fait pour l'extinction de la barbarie que tous -les efforts réunis des aventuriers de génie, qui allèrent au seizième -siècle fonder en Amérique les puissances espagnole et portugaise.</p> - -<p>Grâce à l'intervention des jésuites au Brésil, les Européens ne -dédaignèrent pas de s'allier avec ces fortes et belliqueuses races -indiennes, qui tinrent si longtemps en échec les Portugais et firent -parfois reculer la conquête.</p> - -<p>De ces unions, il résulta une race guerrière, brave, endurcie à toutes -les fatigues, audacieuse surtout, qui, bien dirigée, produisit les -Paulistas, ces hommes auxquels on doit presque toutes les découvertes -qui se firent dans l'intérieur du Brésil et dont les prodigieuses -excursions et les téméraires exploits sont passés aujourd'hui à l'état -de légendes fantastiques dans les contrées mêmes qui en furent le -théâtre.</p> - -<p>On a adressé plusieurs reproches sérieux aux Paulistas: on les a -accusés d'avoir, dès l'origine de leur colonie, montré un caractère -indomptable et indépendant, un dédain affecté pour les lois de la -métropole, un orgueil inouï vis-à-vis des autres colons; on a prétendu -que, sortis des rangs les plus turbulents et les plus corrompus des -aventuriers européens, ils avaient puisé dans leur origine et leurs -alliances indiennes un principe de cruauté et de mépris pour la vie des -autres hommes qui en faisait, non seulement des hôtes et des voisins -dangereux, mais encore des natures essentiellement insociables et -ingouvernables.</p> - -<p>A ces accusations, les Paulistas ont donné le plus complet démenti.</p> - -<p>La province de Saint-Paul, habitée et peuplée par eux seuls, est -aujourd'hui la plus civilisée, la plus industrieuse et la plus riche du -Brésil.</p> - -<p>D'ailleurs notre avis, avis partagé du reste par beaucoup d'historiens, -est qu'à une nature indomptée il faut des hommes indomptables, et que -sur ce sol vierge que foulaient les Paulistas au milieu de ces nations -farouches, impatientes de toute sujétion, et qui préféraient mourir -que se soumettre à une domination étrangère qu'ils ne pouvaient et -ne voulaient pas comprendre, il fallait des organisations d'élite, -insensibles à toutes les faiblesses comme à tous les égoïsmes des -conventions sociales de la civilisation, et, pour cette raison, -capables d'accomplir de grandes choses.</p> - -<p>En entendant à Buenos Aires parler ainsi des Paulistas avec un -enthousiasme d'autant plus vrai que les Espagnols sont de temps -immémorial les implacables ennemis des Portugais, et que cette haine, -née en Europe, se poursuit en Amérique avec une force décuplée par la -rivalité; je me sentais, malgré moi, entraîné vers ces hommes étranges, -à la puissante organisation, aux instincts aventuriers, qui avaient -conquis un monde à leur patrie et dont, malgré les modifications -apportées par le temps et la civilisation, j'espérais être assez -heureux pour retrouver debout quelque type attardé.</p> - -<p>Aussi, à cette désignation de Paulista appliqué à l'homme qui m'était -apparu dans des circonstances si singulières et qui, pendant le peu -de temps que j'étais demeuré près de lui, s'était révélé à moi sous -des aspects si bizarres, si heurtés et si insaisissables, je sentis se -réveiller toute mon ardeur et je n'aspirai plus qu'à me rencontrer de -nouveau avec ce personnage pour lequel j'avais, dès le premier moment, -éprouvé une si vive sympathie.</p> - -<p>Je pressai donc mon voyage le plus possible, d'autant plus que mon -guide m'avait appris que la fazenda do rio d'Ouro, où don Zèno Cabral -m'avait assigné rendez-vous, était située sur la frontière de la -province de Saint-Paul, dont elle était une des plus riches et des plus -vastes exploitations.</p> - -<p>Afin d'atteindre plus vite le but de notre longue course, mon guide -m'avait, malgré les difficultés du chemin, fait suivre les rives -inondées du rio Uruguay.</p> - -<p>Le quatrième jour, après notre départ du rancho, nous atteignîmes -l'aldéa de <i>Santa Ana</i>, première garde brésilienne en remontant le -fleuve.</p> - -<p>La crue excessive du fleuve avait causé des ravages terribles dans ce -misérable village composé d'une douzaine de ranchos à peine; plusieurs -avaient été emportés par les eaux, le reste était menacé d'être -prochainement envahi; les pauvres habitants, réduits à la plus affreuse -détresse, campaient sur un monticule en attendant le retrait des eaux.</p> - -<p>Cependant ces pauvres gens, malgré leur misère, nous reçurent de la -façon la plus amicalement hospitalière, se mettant à notre disposition -pour tout ce qu'ils pouvaient nous fournir et se désespérant de n'avoir -presque rien à nous donner.</p> - -<p>Ce fut avec un indicible serrement de cœur et une profonde -reconnaissance que le lendemain, au lever du soleil, je quittai ces -bonnes gens qui nous comblèrent, à notre départ, de souhaits pour la -réussite de notre voyage.</p> - -<p>Du reste, j'avais accompli le plus dur du trajet que j'avais à faire.</p> - -<p>Je continuai d'avancer à travers un paysage charmant et accidenté; -trois jours après ma halte à Santa Ana, vers deux heures de -l'après-midi, à un angle de la route, je tournai subitement la tête, -et, malgré moi, je m'arrêtai en poussant un cri d'admiration à l'aspect -inattendu de la plus délicieuse campagne que jamais j'aie contemplée.</p> - -<p>Mon Guaranis, désormais complètement réconcilié avec moi, sourit avec -joie à cette manifestation enthousiaste. C'était à lui que je devais -cette splendide surprise qu'il me préparait depuis quelques heures -en m'obligeant à prendre, sous prétexte de raccourcir la route, des -sentiers perdus à travers des bois à peu près infranchissables.</p> - -<p>Devant moi, presque à mes pieds, car je me trouvais arrêté sur le -sommet d'une colline assez élevée, s'étendait, encadrée dans un -horizon de verdure, formé par une ceinture de forêts vierges, une -campagne d'un périmètre d'une dizaine de lieues environ, dont, grâce à -ma position, mes regards saisissaient les moindres détails. Au centre à -peu près de cette campagne, sur une étendue de deux lieues, se trouvait -un lac aux eaux transparentes d'un vert d'émeraude; les montagnes -boisées et très pittoresques qui l'entouraient, étaient couvertes de -plantations aux places où des brûlis avaient été ménagés.</p> - -<p>Nous étions à l'endroit où le Curitiba ou Guazu, fleuve assez -important, affluent du Parana que nous avions atteint, après avoir -traversé le <i>Paso de los infieles</i>, entre dans le lac. Ses bords -étaient garnis de grands buissons de savacous<a name="NoteRef_1_5" id="NoteRef_1_5"></a><a href="#Note_1_5" class="fnanchor">[1]</a>, de cocoboïs<a name="NoteRef_2_6" id="NoteRef_2_6"></a><a href="#Note_2_6" class="fnanchor">[2]</a> et -d'amingas, sur les branches desquels étaient en ce moment perchées des -troupes de petits hérons. Ces oiseaux se tenaient suspendus au-dessus -de la surface de l'eau pour faire la chasse aux poissons, aux insectes -ou à leurs larves.</p> - -<p>A l'entrée du Guazu, j'aperçus une île que mon guide m'assura avoir été -autrefois flottante; mais elle s'est peu à peu rapprochée de la rive -où elle s'est fixée. Formée primitivement par des plantes aquatiques, -la terre végétale s'y est amoncelée, et maintenant elle est couverte -de bois assez épais; puis au loin, au milieu d'une échappée entre -deux collines couvertes de forêts, j'aperçus un nombre considérable de -bâtiments s'élevant en amphithéâtre et dominés par un clocher aigu.</p> - -<p>Au-dessous du flanc escarpé de la hauteur sur laquelle s'élevaient ces -bâtiments, le Guazu s'élançait en grondant par-dessus les obstacles que -lui opposaient des rochers abrupts et couverts d'un lichen verdâtre; -puis, se partageant en plusieurs bras, il allait se perdre après des -méandres sans nombre dans les sombres vallées qui s'étendaient à -droite et à gauche. Je ne pouvais détacher mes yeux du spectacle de -cette nature grande, sauvage et réellement imposante; je demeurais là -comme fasciné, ne songeant ni à avancer ni à reculer, tout à l'émotion -intérieure que j'éprouvais et oubliant tout pour regarder encore, sans -me rassasier jamais de cette vue splendide à laquelle rien ne peut être -comparé.</p> - -<p>«Que c'est beau! m'écriai-je emporté malgré moi par l'admiration.</p> - -<p>—N'est-ce pas? me répondit comme un écho le guide qui s'était tout -doucement rapproché.</p> - -<p>—Comment nommez-vous ce magnifique pays?»</p> - -<p>L'Indien me regarda avec étonnement.</p> - -<p>«Ne le savez-vous pas, mi amo, me dit-il.</p> - -<p>—Comment le saurais-je, puisque je viens ici aujourd'hui pour la -première fois.</p> - -<p>—Oh! C'est que ce pays est bien connu, mi amo, reprit-il, de bien loin -on vient pour le voir.</p> - -<p>—Je n'en doute pas, cependant je désirerais savoir son nom.</p> - -<p>—Eh! Mais c'est l'endroit où nous nous rendons, mi amo; vous voyez -devant vous la fazenda do rio d'Ouro, il paraît que dans les anciens -jours toutes ces montagnes que vous voyez étaient remplies d'or et de -pierres précieuses.</p> - -<p>—Et maintenant? demandai-je intéressé malgré moi.</p> - -<p>—Oh! Maintenant, on ne travaille plus aux mines, le maître ne le veut -pas; elles sont comblées ou envahies par l'eau; le maître prétend qu'il -vaut mieux travailler la terre, et que c'est là le véritable moyen de -se procurer la richesse.</p> - -<p>—Il n'a pas tort; comment se nomme l'homme bon qui raisonne d'une -façon aussi juste?</p> - -<p>—Je ne sais pas, mi amo; on prétend que la fazenda et toutes les -terres qui en dépendent appartiennent à don Zèno Cabral; mais je -n'oserais l'assurer; du reste, cela ne m'étonnerait pas, car on raconte -de singulières choses sur ce qui se passe dans les <i>caldeiras</i> que vous -voyez là-bas, ajouta-t-il en me désignant du doigt des trous ronds -en forme d'entonnoir, percés dans les rochers, lorsque le <i>Viraçao</i> -s'élève sur la surface du lac et en agite les eaux avec tant de -violence que les pirogues sont en danger de périr.</p> - -<p>—Que raconte-t-on donc de si extraordinaire?</p> - -<p>—Oh! Des choses effrayantes, mi amo, et que moi, qui suis un pauvre -Indien, je n'oserais jamais répéter à un señor comme vous.»</p> - -<p>J'eus beau presser mon guide pour l'obliger à s'expliquer, je ne pus -en tirer que des interjections de frayeur accompagnées d'innombrables -signes de croix. De guerre lasse, je renonçai à l'interroger davantage -sur un sujet qui paraissait lui déplaire tant, et je changeai de -conversation.</p> - -<p>«Dans combien de temps arriverons-nous à la fazenda? lui demandai-je.</p> - -<p>—Dans quatre heures, mi amo.</p> - -<p>—Croyez-vous que don Zèno sera déjà arrivé et que nous le -rencontrerons?</p> - -<p>—Qui sait, mi amo; si le señor don Zèno veut être arrivé, il le sera; -sinon, non.»</p> - -<p>Battu sur ce point comme sur le premier, je renonçai définitivement -à adresser à mon guide des questions auxquelles, comme à plaisir, il -faisait de si ridicules réponses, je me bornai à lui donner l'ordre du -départ.</p> - -<p>Au fur et à mesure que nous descendions dans la vallée, le paysage -changeait et prenait des aspects d'un effet saisissant; je parcourus, -ainsi, sans m'en apercevoir, l'espace assez étendu qui me séparait de -la fazenda.</p> - -<p>Au moment où nous commencions à gravir un sentier assez large et bien -entretenu qui conduisait aux premiers bâtiments, j'aperçus un cavalier -qui accourait vers moi à toute bride.</p> - -<p>Mon guide me toucha légèrement le bras avec un frémissement de crainte.</p> - -<p>«Le voyez-vous, mi amo? me dit-il.</p> - -<p>—Qui? lui répondis-je.</p> - -<p>—Le cavalier?</p> - -<p>—Eh bien?</p> - -<p>—Ne le reconnaissez-vous pas, c'est le seigneur don Zèno Cabral.</p> - -<p>—Impossible!» m'écriais-je.</p> - -<p>L'indien hocha la tête à plusieurs reprises.</p> - -<p>«Rien n'est impossible au señor Zèno,» murmura-t-il à demi-voix.</p> - -<p>Je regardai plus attentivement; je reconnus en effet don Zèno Cabral, -mon ancien compagnon de la pampa, il portait le même costume que lors -de notre rencontre.</p> - -<p>Au bout d'un instant il fut près de moi.</p> - -<p>«Soyez le bienvenu à la fazenda do rio d'Ouro, me dit-il joyeusement en -me tendant la main droite que je serrai cordialement; avez-vous fait un -bon voyage.</p> - -<p>—Excellent, je vous remercie, quoique très fatigant; mais, ajoutai-je -en remarquant un léger sourire sur ses lèvres, bien que je ne me -donne pas encore pour un voyageur de votre force, je commence à -parfaitement m'habituer; d'ailleurs, l'aspect de votre admirable pays -m'a complètement fait oublier ma fatigue.</p> - -<p>—N'est-ce pas qu'il est beau, me dit-il avec orgueil et qu'il mérite -d'être vu et apprécié même après les plus beaux paysages européens.</p> - -<p>—Certes, d'autant plus qu'entre eux et lui toute comparaison est -impossible.</p> - -<p>—Vous avez été satisfait de ce bribon, je suppose, dit-il en se -tournant vers le guide qui se tenait modestement et craintivement en -arrière.</p> - -<p>—Fort satisfait; il a complètement racheté sa faute.</p> - -<p>—Je le savais déjà, mais je suis content de l'entendre dire par vous, -cela me raccommode avec lui. Cours en avant, <i>pícaro</i>, et annonce notre -arrivée.»</p> - -<p>L'Indien ne se fit pas répéter l'ordre qui lui était donné, il pressa -les flancs de son cheval et partit au galop.</p> - -<p>«Ces Indiens sont de singulières natures, reprit don Zèno en le suivant -du regard, on ne peut les dompter qu'en les menaçant avec rudesse, -mais, somme toute, ils ont du bon, et avec de la volonté on parvient -toujours à en faire quelque chose.</p> - -<p>—Vous exceptez sans doute, répondis-je en souriant, ceux qui voulaient -vous faire un si mauvais parti lorsque j'eus le plaisir de vous -rencontrer.</p> - -<p>—Pourquoi donc cela? Les pauvres diables agissaient dans de bonnes -intentions au point de vue de leurs idées étroites, en cherchant à se -débarrasser d'un homme qu'ils redoutent et qu'ils croient leur ennemi, -je ne puis pas leur garder rancune pour cela.</p> - -<p>—Vous ne craignez pas, en vous aventurant ainsi, d'être un jour -victime de leur perfidie?</p> - -<p>—Il en sera ce qu'il plaira à Dieu! Quant à moi, j'accomplirai -jusqu'au bout la mission que je me suis imposée. Mais laissons cela; -vous resterez quelque temps avec nous, n'est-ce pas don Gustavio?</p> - -<p>—Deux ou trois jours seulement,» répondis-je. Le visage de mon hôte se -rembrunit subitement à cette déclaration.</p> - -<p>«Vous êtes bien pressé? me dit-il.</p> - -<p>—Nullement; je suis, au contraire, absolument maître de mon temps.</p> - -<p>—Alors pourquoi vouloir nous quitter si vite?</p> - -<p>—Dame, répondis-je, ne sachant trop que dire, je crains de vous gêner.»</p> - -<p>Don Zèno Cabral me posa amicalement la main sur l'épaule, et me -regardant attentivement pendant une minute ou deux:</p> - -<p>«Don Gustavio, me dit-il, quittez une fois pour toutes ces façons -européennes qui ne sont pas de mise ici; on ne gêne pas un homme comme -moi, dont la fortune s'élève à plusieurs millions de piastres, qui est -maître après Dieu d'un territoire de plus de trente lieues carrées et -qui commande à plus de deux mille individus blancs, rouges et noirs; -en acceptant franchement l'hospitalité que cet homme vous offre -loyalement comme à un ami et à un frère, on lui fait honneur.</p> - -<p>—Ma foi, répondis-je, mon cher hôte, vous avez une façon de prendre -les choses qui rend un refus tellement impossible, que je me mets -complètement à votre discrétion; faites de moi ce que bon vous semblera.</p> - -<p>—A la bonne heure, voilà qui est parler à la française, sans ambages -et sans réticences; mais rassurez-vous, je n'abuserai pas de la -latitude que vous me donnez en vous conservant malgré vous auprès de -moi; peut-être même, si vos idées vagabondes vous tiennent toujours -au cœur, vous ferai-je d'ici quelques jours une proposition qui vous -sourira.</p> - -<p>—Laquelle? m'écriai-je vivement.</p> - -<p>—Je vous le dirai; mais, chut! Nous voici arrivés.»</p> - -<p>En effet, cinq minutes plus tard nous entrâmes dans la fazenda entre -une double haie de domestiques rangés pour nous recevoir et nous faire -honneur.</p> - -<p>Je ne m'étendrai pas sur la façon dont l'hospitalité me fut offerte -dans cette demeure réellement princière.</p> - -<p>Quelques jours s'écoulèrent pendant lesquels mon hôte chercha par tous -les moyens à me distraire et à me faire agréablement passer le temps.</p> - -<p>Cependant, malgré tous ses efforts pour paraître gai, je remarquai -qu'une pensée sérieuse le préoccupait; je n'osais l'interroger -craignant de lui paraître indiscret, seulement j'attendais avec -impatience qu'il me fît une ouverture qui me permît de satisfaire ma -curiosité en lui adressant quelques questions que j'avais incessamment -sur les lèvres et que je retenais à grand-peine.</p> - -<p>Enfin, un soir, il entra dans ma chambre; un domestique dont il était -accompagné portait plusieurs liasses énormes de papiers.</p> - -<p>Après avoir fait déposer ces papiers sur une table et renvoyé le -domestique, dont Zèno s'assit près de moi, et après un instant de -réflexion:</p> - -<p>«Don Gustavio, me dit-il, je vous ai parlé d'une expédition à laquelle -j'avais l'intention de vous associer, n'est-ce pas?</p> - -<p>—En effet, répondis-je, et je suis prêt à vous suivre, don Zèno.</p> - -<p>—Je vous remercie, mon ami; mais avant que d'accepter votre -consentement, laissez-moi vous donner quelques mots d'explication.</p> - -<p>—Faites.</p> - -<p>—L'expédition dont il s'agit est des plus sérieuses; elle est dirigée -vers des contrées inconnues qui n'ont été que rarement et à de longs -intervalles foulées par les pieds des blancs; nous aurons des obstacles -presque infranchissables à surmonter, des dangers terribles à courir; -malgré les précautions prises par moi pour assurer notre sûreté, je -dois vous avouer que nous risquons de trouver la mort au milieu des -hordes de sauvages qu'il nous faudra combattre; moi, mon sacrifice est -fait, j'ai mûrement réfléchi et pesé avec soin dans mon esprit toutes -les chances de réussite ou d'insuccès que nous devons rencontrer.</p> - -<p>—Et vous partez?</p> - -<p>—Je pars, oui, parce que j'ai les plus sérieux motifs pour le faire; -mais vous, votre position n'est pas la même, je ne me reconnais pas -le droit de vous entraîner à ma suite dans une tentative désespérée, -dernier coup d'une partie commencée depuis longues années et dont le -résultat doit, à part votre amitié pour moi, vous demeurer indifférent.</p> - -<p>—Je partirai avec vous, don Zèno, quoi qu'il advienne, mon parti est -pris, ma résolution ne changera pas.»</p> - -<p>Il garda un instant le silence.</p> - -<p>«C'est bien, me dit-il enfin d'une voix émue, je n'insisterai pas -davantage; plusieurs fois nous avons, entre nous, parlé des Paulistas, -vous m'avez demandé des renseignements sur eux, ces renseignements -vous les trouverez dans ces notes que je vous laisse; lisez-les -attentivement, elles vous apprendront les motifs de l'expédition que je -tente aujourd'hui; si lorsque vous aurez lu ces notes, la cause que -je défends vous paraît encore juste et que vous consentiez toujours à -m'accorder votre concours, je l'accepterai avec joie. Adieu, vous avez -trois jours devant vous pour apprendre ce qu'il vous faut savoir; dans -trois jours nous nous séparerons pour ne plus nous revoir, ou nous -partirons ensemble.»</p> - -<p>Don Zèno Cabral se leva alors, me serra la main et quitta la chambre.</p> - -<p>Trois jours après je partis avec lui.</p> - -<p>Ce sont ces notes, mises en ordre par moi, suivies de l'expédition à -laquelle je pris part, que le lecteur va lire aujourd'hui; je n'ai -usé que de la précaution de changer certains noms et certaines dates, -afin de ne pas blesser la juste susceptibilité de personnes encore -existantes et dignes, sous tous les rapports, de la considération dont -elles sont entourées au Brésil; mais, à part ces légères modifications, -les faits sont de la plus rigoureuse exactitude, je pourrais, au -besoin, fournir des preuves à l'appui de leur véracité.</p> - -<p>J'ai aussi jugé nécessaire de complètement m'effacer dans la dernière -partie du récit pour laisser à cette histoire, dont je fais à son -tour juge le lecteur, toute sa couleur et tout son cachet de sauvage -et naïve grandeur. Puisse-je avoir réussi à intéresser ceux qui me -liront, en leur faisant connaître des mœurs si différentes des -nôtres, qui s'effacent tous les jours sous la pression incessante de -la civilisation et bientôt n'existeront plus que dans le souvenir de -quelques vieillards, tant le flot du progrès monte rapidement, même -dans les contrées les plus éloignées.</p> - - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_1_5" id="Note_1_5"></a><a href="#NoteRef_1_5"><span class="label">[1]</span></a> Cancroma cochlearia.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_2_6" id="Note_2_6"></a><a href="#NoteRef_2_6"><span class="label">[2]</span></a> Ardea virescens.</p></div> - - - -<hr class="chap" /> -<h4><a name="PROLOGUE" id="PROLOGUE">PROLOGUE</a></h4> - -<h3>EL DORADO</h3> - - - -<hr class="chap" /> -<h4><a name="Ib" id="Ib">I</a></h4> - -<h3>O SERTÃO.</h3> - - -<p>Le 25 juin 1790, vers sept heures du soir, une troupe assez nombreuse -de cavaliers déboucha subitement d'une étroite ravine et commença à -gravir un sentier assez roide tracé, ou plutôt à peine indiqué, sur -le flanc d'une montagne formant l'extrême limite de la sierra de -Ibatucata, située dans la province de São Paulo.</p> - -<p>Ces cavaliers, après avoir traversé le rio Parana-Pane, se préparaient -sans doute à franchir le rio Tieti, si, ainsi que semblait l'indiquer -la direction qu'ils suivaient, ils se rendaient dans le gouvernement de -Minas Gerais.</p> - -<p>Bien vêtus pour la plupart, ils portaient le pittoresque costume -de Sertanejos et étaient armés de sabres, pistolets, couteaux et -carabines; leur lasso pendait roulé, attaché par un anneau au côté -droit de leur selle.</p> - -<p>Nous ferons remarquer que les bolas, cette arme terrible du gaucho -des pampas de la Banda Oriental, sont complètement inusitées dans -l'intérieur du Brésil.</p> - -<p>Ces hommes, au teint hâlé, à la mine hautaine, fièrement campés sur -leurs chevaux, la main reposant sur leurs armes, prêts à s'en servir, -et leurs regards incessamment fixés sûr les taillis et les buissons -afin d'éclairer la route et d'éventer les embuscades, offraient aux -rayons obliques et sans chaleur du soleil couchant, au milieu de cette -nature majestueuse et sauvage, une ressemblance frappante avec ces -troupes d'aventuriers paulistas qui, au seizième et au dix-septième -siècle, semblaient conduits par le doigt de Dieu pour tenter ces -explorations téméraires qui devaient donner de nouvelles contrées à la -métropole et finir par refouler dans leurs impénétrables forêts les -tribus guerrières et insoumises des premiers habitants du sol.</p> - -<p>Cette ressemblance était rendue plus frappante encore, en songeant au -territoire que traversaient en ce moment les cavaliers, territoire -aujourd'hui habité seulement par des blancs et des métis nomades, -chasseurs et pasteurs pour la plupart, mais qui alors était encore -parcouru par plusieurs nations indiennes, rendues redoutables par leur -haine instinctive pour les blancs et qui, considérant, non sans quelque -apparence de raison, cette terre comme leur appartenant, faisaient une -guerre sans pitié aux Brésiliens, les attaquant et les massacrant -partout où ils les rencontraient.</p> - -<p>Les cavaliers dont nous parlons étaient au nombre de trente, en -comptant les domestiques affectés à la surveillance d'une dizaine de -mules chargées de bagages et qui, en cas d'attaque, devaient se joindre -à leurs compagnons dans la défense générale, et pour cette raison -étaient armés de fusils et de sabres.</p> - -<p>A quelque distance en arrière de cette première troupe en venait une -seconde, composée d'une douzaine de cavaliers au milieu desquels se -trouvait un palanquin hermétiquement fermé, porté par deux mules.</p> - -<p>Ces deux troupes obéissaient évidemment au même chef, car lorsque la -première fut parvenue au point culminant de la montagne, elle s'arrêta -et un cavalier fut détaché afin de presser l'arrivée de la seconde.</p> - -<p>Les hommes de la deuxième troupe affectaient une certaine tournure -militaire et portaient le costume des <i>soldados da conquista</i>; ce -qui, au premier coup d'œil, pour une personne au fait des mœurs -brésiliennes, laissait deviner que le chef de la caravane était non -seulement un personnage riche et puissant, mais encore que son voyage -avait un but sérieux et hérissé de périls.</p> - -<p>Malgré la chaleur du jour qui finissait en ce moment, ces soldats se -tenaient droits en selle et portaient, sans en paraître nullement -incommodés, l'étrange accoutrement sans lequel ils n'entreprennent -jamais une expédition, c'est-à-dire la cuirasse nommée <i>gibao de -armas</i>, espèce de casaque rembourrée en coton et piquée, qui descend -jusqu'aux genoux, défend aussi les bras et les préserve, mieux que -toute autre armure, des longues flèches indiennes.</p> - -<p>Comme, lorsqu'ils poursuivent les sauvages dans les forêts, ils sont -contraints d'abandonner leurs chevaux avec lesquels ils ne pourraient -pénétrer dans les forêts vierges, ils ont au côté une espèce de grande -serpe nommée <i>facão</i>, qui leur sert à trancher les lianes et à s'ouvrir -un passage; ils ont en outre chacun une espingole ou un fusil sans -baïonnette qu'ils ne chargent ordinairement qu'avec du gros plomb à -cause de la presque impossibilité de diriger une balle avec certitude -dans ces inextricables fouillis de verdure rendus plus épais encore par -la disposition bizarre des branches et l'enchevêtrement des lianes.</p> - -<p>Ces soldats sont extrêmement redoutés des Indiens et des nègres marron -qu'ils ont surtout mission de traquer et de surprendre. Indiens -eux-mêmes pour la plupart ou métis, ils connaissent à fond toutes les -ruses des sauvages, luttent constamment de finesse avec eux et ne leur -font jamais qu'une guerre d'embuscade.</p> - -<p>Ils sont fort estimés dans le pays à cause de leur courage, de leur -sobriété et de leur fidélité à toute épreuve; aussi la présence d'une -douzaine d'entre eux dans la caravane était-elle un indice certain de -la position élevée qu'occupait dans la société brésilienne le chef de -l'expédition ou du moins de la troupe de voyageurs.</p> - -<p>La caravane s'était arrêtée, avons-nous dit, sur le point culminant de -la montagne; de cette hauteur la vue planait de tous les côtés à une -distance considérable sur un magnifique paysage de forêts, de vallées -accidentées traversés par d'innombrables cours d'eaux, mais pas une -maison, pas une hutte ne venait animer cette splendide et sauvage -nature; c'était bien le sertão, c'est-à-dire le désert dans toute sa -majestueuse et abrupte splendeur.</p> - -<p>Les voyageurs, peu sensibles aux attraits du magique kaléidoscope qui -se déroulait devant eux, et, d'ailleurs, fatigués d'une longue route -faite à travers des chemins presque impraticables, tandis qu'un soleil -torride déversait à profusion ses rayons incandescents sur leurs têtes, -se hâtèrent d'installer leur campement de nuit.</p> - -<p>Tandis que quelques-uns d'entre eux déchargeaient les mules et -entassaient les ballots, d'autres dressaient une tente au milieu de -ce camp improvisé; les plus vigoureux faisaient un abatis d'arbres -centenaires destinés à servir de retranchements provisoires, et les -derniers allumaient les feux destinés aux apprêts du repas du soir, -feux que devaient être entretenus toute la nuit, afin d'éloigner les -bêtes fauves.</p> - -<p>Lorsque le campement fut complètement installé, un cavalier de -haute mine, de vingt-huit à trente ans au plus, dont les manières -aristocratiques, le regard fier et la parole brève dénotaient -l'habitude du commandement, donna l'ordre de faire approcher le -palanquin qui, jusqu'à ce moment, était demeuré arrêté en dehors dès -lignes, toujours entouré de son escorte.</p> - -<p>Le palanquin s'avança aussitôt jusqu'auprès de la tente et s'ouvrit; le -rideau de la tente s'agita, puis il retomba sans qu'il fût possible de -savoir à quel sexe appartenait la personne que renfermait le palanquin -et qui venait de le quitter; le palanquin s'éloigna aussitôt. Les -soldados, qui avaient probablement reçu antérieurement une consigne -sévère, entourèrent, à portée de pistolet, la tente de laquelle ils ne -laissèrent approcher personne.</p> - -<p>Le chef de la caravane, après avoir assisté à l'exécution de l'ordre -qu'il avait donné se retira sous une tente un peu plus petite, dressée -a quelques pas de la première, et, se laissant tomber sur un siège, il -ne tarda pas à se plonger dans de profondes réflexions.</p> - -<p>Ce cavalier, ainsi que nous l'avons dit était un homme de vingt-huit à -trente ans, aux traits fins et aristocratiques, d'une beauté et d'une -délicatesse presque féminines; sa physionomie, douce et affable au -premier aspect, perdait cependant cette apparence dès qu'on l'étudiait -avec soin, pour prendre une expression de méchanceté railleuse et -cruelle qui inspirait la crainte et presque la répulsion; ses grands -yeux noirs avaient un regard vague qui ne se fixait que rarement; sa -bouche, garnie de dents d'une éclatante blancheur, surmontée d'une fine -moustache noire cirée avec soin, ne s'entr'ouvrait que pour laisser -filtrer entre ses lèvres un peu minces, un sourire ironique qui en -relevait légèrement les coins. Tel qu'il était cependant, pour des yeux -superficiels c'était un admirable cavalier rempli de noblesse et de -séduisante désinvolture.</p> - -<p>A peine était-il depuis une vingtaine de minutes seul sous sa tente, -si absorbé en lui-même qu'il semblait avoir non seulement oublié les -fatigues d'une longue journée passée tout entière à cheval, mais -encore le lieu où il se trouvait, que le rideau de la tente se souleva -doucement pour livrer passage à un homme qui, après s'être assuré -par un regard circulaire que le cavalier dont nous avons esquissé -le portrait était bien seul, fit deux pas dans l'intérieur, ôta son -chapeau et attendit respectueusement que celui auquel il se présentait -lui adressât la parole.</p> - -<p>Ce personnage formait avec le premier le plus complet et le plus brutal -contraste; c'était un homme jeune encore, aux formes musculeuses, -aux traits anguleux, à la physionomie basse, cruelle et chafouine, -empreinte d'une expression de méchanceté sournoise; son front bas et -déprimé, ses yeux gris, ronds, profondément enfoncés sous l'orbite et -assez éloignés l'un de l'autre, son nez long et recourbé, ses pommettes -saillantes, sa bouche grande et sans lèvres lui donnaient une lointaine -ressemblance avec un oiseau de proie de l'espèce la moins noble; sa -tête monstrueuse, supportée par un cou gros et court, était enfoncée -entre deux épaules d'une largeur démesurée; ses bras mal attachés, mais -recouverts de muscles énormes, lui donnaient une apparence de force -brutale extraordinaire, mais dont l'aspect général avait quelque chose -de repoussant. Cet individu, qu'il était facile de reconnaître tout de -suite pour un métis <i>mamaluco</i><a name="NoteRef_1_7" id="NoteRef_1_7"></a><a href="#Note_1_7" class="fnanchor">[1]</a>, portait le costume des Sertanejos, -mais ce costume cependant fort élégant et surtout fort pittoresque, -loin de relever sa tournure et de dissimuler sa laideur, ne servait -pour ainsi dire qu'à la rendre plus visible.</p> - -<p>Plusieurs minutes s'écoulèrent sans que le jeune homme parût -s'apercevoir de la présence de son singulier visiteur; celui-ci, -fatigué sans doute de cette longue attente, et désirant la faire cesser -au plus vite, ne trouva pas de moyen plus efficace que celui de laisser -tomber sur le sol la lourde carabine sur laquelle il s'appuyait. -Au bruit retentissant de l'arme sur les pierres, le jeune homme -tressaillit et releva brusquement la tête. Reconnaissant alors l'homme -qui se tenait devant lui, immobile et roide comme une idole indienne, -il passa à plusieurs reprises la main sur son front comme pour en -chasser des pensées importunes, dissimula un mouvement de dégoût et, -affectant de sourire;</p> - -<p>«Ah! C'est vous, Malco Díaz? lui dit-il.</p> - -<p>—Oui, monsieur le marquis, c'est moi, répondit le mamaluco d'une voix -basse et à demi étouffée.</p> - -<p>—Eh bien! Que me voulez-vous encore?</p> - -<p>—Eh! fit l'autre avec un ricanement sourd, la réception que me fait -Votre Seigneurie n'est guère caressante. Voilà deux jours que je ne -vous ai parlé.</p> - -<p>—Je n'ai pas besoin, je le suppose, de me gêner avec vous, à quoi bon -me gêner? N'êtes-vous pas à ma solde, et par conséquent mon serviteur? -reprit le marquis avec une nuance de hauteur, destinée sans doute à -rappeler à son interlocuteur la distance que les convenances sociales -établissaient entre eux.</p> - -<p>—C'est juste, répondit l'autre, un serviteur est un chien et il doit -être traité comme tel, cependant, vous connaissez le proverbe: <i>A bom -jogo boa volta</i><a name="NoteRef_2_8" id="NoteRef_2_8"></a><a href="#Note_2_8" class="fnanchor">[2]</a>.</p> - -<p>—Faites-moi grâce de vos stupides proverbes, je vous prie, et -dites-moi sans plus de détours ce qui vous amène,» répondit le jeune -homme avec impatience.</p> - -<p>Le mamaluco fixa sur le marquis un regard d'une expression sinistré.</p> - -<p>«Au fait, reprit-il, votre Seigneurie a raison, mieux vaut en finir -tout de suite.</p> - -<p>—J'attends!</p> - -<p>—Je viens régler mes comptes avec vous, señor; voilà tout en deux mots.</p> - -<p>—Hein! fit le jeune homme, régler vos comptes, qu'est-ce à dire, -<i>velhaco?</i></p> - -<p>—Velhaco ou non, monsieur le marquis, je désire régler avec vous.</p> - -<p>—Je ne vous comprends pas, expliquez-vous, mais soyez bref, je vous -prie, je n'ai pas de temps à perdre à écouter vos <i>pataratas.</i></p> - -<p>—Je ne demande pas mieux, monsieur le marquis, bien que ce ne soient -pas des patarata, ainsi qu'il vous plaît de le dire.</p> - -<p>—Voyons, au fait.</p> - -<p>—Eh bien! Le fait, le voici, Seigneurie, je me suis engagé avec vous -pour deux mois, à Rio Janeiro, afin de vous servir de guide, moyennant -quatre onces espagnoles par mois, ou, si vous le préférez, cent six -mille reis<a name="NoteRef_3_9" id="NoteRef_3_9"></a><a href="#Note_3_9" class="fnanchor">[3]</a>, n'est-il pas vrai, Seigneurie!</p> - -<p>—Parfaitement, seulement vous oubliez, maître Malco Díaz, que vous -avez reçu sur votre demande, avant de quitter Rio Janeiro ...</p> - -<p>—Un mois d'avance, interrompit le mamaluco, je me le rappelle très -bien, au contraire, Seigneurie.</p> - -<p>—Que demandez-vous, alors?</p> - -<p>—Dame, je demande le reste.</p> - -<p>—Comment le reste, pour quelle raison, s'il vous plaît?</p> - -<p>—Oh! Pour une raison bien simple, Seigneurie, c'est que notre marché -expirant demain à dix heures du matin, je préfère régler avec vous ce -soir que de vous causer ce dérangement pendant la marche.</p> - -<p>—Comment, y a-t-il déjà si longtemps que nous sommes en route?</p> - -<p>—Calculez, Seigneurie.</p> - -<p>—En effet, tout autant,» reprit-il tout pensif.</p> - -<p>Il y eut un assez long silence, le jeune homme le rompit brusquement -et, relevant la tête en même temps qu'il regardait le métis bien en -face.</p> - -<p>«Ainsi, vous désirez me quitter, Malco Díaz, lui dit-il d'un ton plus -amical que celui qu'il avait employé jusqu'alors.</p> - -<p>—Mon engagement n'est-il pas terminé, Seigneurie?</p> - -<p>—Effectivement, mais vous pouvez le renouveler.»</p> - -<p>Le mamaluco hésita, son maître ne le quittait pas du regard; il parut -enfin prendre une résolution.</p> - -<p>«Tenez, Seigneurie, dit-il, laissez-moi vous parler franchement.</p> - -<p>—Parlez.</p> - -<p>—Eh bien! Vous êtes un grand seigneur, un marquis, c'est vrai; moi -je ne suis qu'un pauvre diable auprès de vous, bien petit et bien -infime; cependant, tout misérable que vous me supposez, il est un bien -inappréciable pour moi, bien que j'ai commis la sottise d'aliéner une -fois.</p> - -<p>—Et ce bien, c'est....</p> - -<p>—Ma liberté, Seigneurie, mon indépendance, le droit d'aller et de -venir, sans rendre à personne compte de mes pas, de parler sans avoir -besoin de mesurer mes paroles et de choisir mes expressions; je -reconnais humblement que je ne suis pas né pour être domestique. Que -voulez-vous, nous autres, nous sommes ainsi faits, que nous préférons -la liberté avec la misère à la richesse avec l'esclavage; c'est -stupide, je le sais, mais c'est comme cela.</p> - -<p>—Avez-vous tout dit.</p> - -<p>—Tout, oui, Seigneurie.</p> - -<p>—Mais vous n'êtes pas domestique, vous me servez de guide, voilà tout.</p> - -<p>—C'est vrai, Seigneurie; mais souvent, malgré vous, vous oubliez le -guide pour ne songer qu'au domestique, et moi, je ne puis m'habituer à -être, traité de cette façon; mon orgueil se révolte malgré moi, je sens -mon sang bouillonner dans mes veines, et je crains que la patience ne -m'échappe.»</p> - -<p>Un sourire de mépris erra sur les lèvres du jeune homme.</p> - -<p>«Ainsi, répondit-il, le motif que vous me donnez est le seul qui vous -pousse à me quitter?</p> - -<p>—C'est le seul, Seigneurie.</p> - -<p>—Mais, si fort satisfait de vos services, je vous proposais cinq -quadruples au lieu de quatre, vous accepteriez sans doute?»</p> - -<p>Un éclair de convoitise jaillit de l'œil voilé du mamaluco, mais -aussitôt il s'éteignit.</p> - -<p>«Pardonnez-moi, Seigneurie, dit-il, je refuserais.</p> - -<p>—Même si je vous en offrais six?</p> - -<p>—Même si vous m'en offriez dix.</p> - -<p>—Ah!» fît le marquis en se mordant les lèvres. Il était évident que -le jeune homme était en proie à une sourde colère, qu'il ne renfermait -qu'avec peine.</p> - -<p>«Quand comptez-vous nous quitter? dit-il.</p> - -<p>—Lorsque Votre Seigneurie me le permettra.</p> - -<p>—Mais si j'exigeais que vous demeurassiez avec nous jusqu'à demain -matin dix heures?</p> - -<p>—Je resterais, Seigneurie.</p> - -<p>—C'est bien, dit le jeune homme d'un ton d'indifférence, je vois que -c'est un parti pris de votre part.</p> - -<p>—Oh! Complètement, Seigneurie.</p> - -<p>—Je vais donc vous payer immédiatement ce que je reste vous devoir; -vous serez libre ensuite de vous éloigner à l'instant si bon vous -semble.»</p> - -<p>Le mamaluco fit un geste ressemblant à un remerciement, mais il ne -prononça pas une parole.</p> - -<p>Le jeune homme tira plusieurs pièces d'or d'une bourse et les présenta -au métis.</p> - -<p>«Prenez,» dit-il.</p> - -<p>Malco avança la main, mais se ravisant aussitôt:</p> - -<p>«Pardon, Seigneurie, dit-il, mais vous vous trompez.</p> - -<p>—Moi! Comment cela?</p> - -<p>—Dame! Vous ne me devez que quatre onces, il me semble.</p> - -<p>—Eh bien?</p> - -<p>—Vous m'en donnez huit.</p> - -<p>—Je vous donne quatre onces parce que je vous les dois, et j'en ajoute -quatre autres parce que, avant de vous quitter, je veux vous donner une -preuve de ma satisfaction pour la façon dont vous avez rempli votre -devoir pendant le temps que vous êtes demeuré à mon service.»</p> - -<p>Une seconde fois le mamaluco hésita, mais faisant un violent effort -sur lui-même et reculant d'un pas comme s'il eût voulu échapper à la -fascination exercée sur lui par la vue du métal, il posa, bien qu'avec -une répugnance visible, quatre des pièces d'or sur un coffre, en -répondant d'une voix étranglée par une émotion intérieure:</p> - -<p>«Je vous suis fort reconnaissant, Seigneurie, mais je ne saurais -accepter un aussi riche cadeau.</p> - -<p>—Pourquoi donc, s'il me plaît de vous le faire, Malco, ne suis-je pas -le maître de disposer de ce qui m'appartient et de vous témoigner ma -satisfaction?</p> - -<p>—Oui, Seigneurie, vous êtes libre de faire cela, mais je vous répète -que je n'accepterai pas.</p> - -<p>—Au moins, vous me donnerez l'explication de cette énigme, car si je -ne me trompe pas sur votre compte, vous n'êtes pas autrement organisé -que les autres hommes, et vous aimez l'or.</p> - -<p>—Oui, Seigneurie, lorsqu'il est loyalement gagné, mais je ne suis pas -un mendiant, pour accepter une rémunération à laquelle je reconnais -n'avoir aucun droit.</p> - -<p>—Ces sentiments vous font honneur, répondit le jeune homme avec une -mordante raillerie; je vous en félicite, je retire ma proposition.»</p> - -<p>Il reprit alors les quatre pièces d'or, les fit un instant sauter dans -sa main, puis il les remit dans sa bourse.</p> - -<p>«Maintenant, nous sommes quittes.</p> - -<p>—Oui, Seigneurie.</p> - -<p>—Et nous nous séparons bons amis?</p> - -<p>—Bons amis.</p> - -<p>—Passez-vous la nuit au camp?</p> - -<p>—Je suis jusqu'à demain aux ordres de Votre Seigneurie.</p> - -<p>—A mon tour, je vous remercie, señor Malco, nos affaires sont -terminées maintenant à notre satisfaction mutuelle, rien ne vous -retient plus près de moi, je vous laisse donc libre de partir quand -cela vous plaira.</p> - -<p>—Alors, puisque mon cheval est encore sellé, je profiterai de votre -permission, Seigneurie.</p> - -<p>—Ah! Ah! Il paraît que vous aviez prévu le cas?»</p> - -<p>Le mamaluco, malgré son impudence, tressaillit imperceptiblement.</p> - -<p>«Maintenant, adieu, reprit le jeune homme; vous êtes libre, grand bien -vous fasse; seulement comme, ainsi que vous l'avez dit vous-même, nous -nous séparons amis, tâchons de demeurer toujours dans les mêmes termes.</p> - -<p>—Je ne vous comprends pas, Seigneurie.</p> - -<p>—Souvenez-vous du proverbe que vous m'avez cité au commencement de -notre entretien, et faites-en votre profit; sur ce, bon voyage.»</p> - -<p>Et il ordonna du geste au mamaluco de se retirer. Celui-ci, fort mal à -son aise sous le regard inquisiteur du marquis, ne se fit pas répéter -l'invitation; il salua gauchement et sortit de la tente.</p> - -<p>Il alla prendre son cheval, qu'il avait attaché à quelques pas à un -piquet, se mit en selle et s'éloigna d'un air pensif, descendant au -petit trot la montagne dans la direction du sertão, à l'entrée duquel -la caravane avait établi son bivouac.</p> - -<p>Lorsqu'il fut assez éloigné pour ne pas craindre d'être vu, il fit un -brusque crochet sur la droite et retourna sur ses pas, en évitant avec -le plus grand soin de donner l'éveil aux sentinelles brésiliennes.</p> - -<p>«Diable d'homme! murmurait-il à voix basse, tout en surveillant -attentivement les buissons et les halliers de crainte de surprise, il -est évident qu'il se doute de quelque chose; je n'ai pas un instant à -perdre, car, je le connais, si je me laisse prévenir, je suis un homme -perdu; oui, mais je ne me laisserai pas prévenir, l'affaire est trop -belle pour que je ne mette pas tous mes soins à la conduire à bonne -fin; nous verrons qui l'emportera de moi ou de ce beau seigneur musqué.»</p> - -<p>Faisant alors vigoureusement sentir l'éperon à son cheval, le mamaluco -lui fit prendre le galop, et il ne tarda pas à disparaître dans -l'obscurité; car, pendant son entretien avec son ancien maître, la nuit -était tombée et d'épaisses ténèbres couvraient la terre.</p> - -<p>Cependant, aussitôt que le mamaluco eut quitté la tente, le marquis se -leva avec un geste de colère et de menace, mais, se laissant presque -aussitôt retomber sur son siège:</p> - -<p>«Non, dit-il d'une voix sourde, donnons-lui le temps de s'éloigner, -laissons-lui une sécurité complète; le traître ne me croit pas aussi -bien informé. Oh! Je me vengerai cruellement de la contrainte que je me -suis imposée devant lui! Une preuve! Une seule! Mais cette preuve il me -la faut, je veux l'avoir!»</p> - -<p>Il se leva de nouveau, souleva le rideau de la tente, et jeta un regard -au dehors; la plus grande tranquillité, le calme le plus complet -régnaient dans le camp, le marquis appela alors à deux reprises -différentes, d'une voix contenue:</p> - -<p>«Diogo! Diogo!»</p> - -<p>A cet appel, qu'il semblait attendre, un homme s'approcha presque -immédiatement.</p> - -<p>«Me voilà, dit-il.</p> - -<p>—Entrez vite,» reprit le marquis.</p> - -<p>Cet homme était le chef des soldados da conquista, il entra.</p> - -<p>Le rideau de la tente retomba derrière lui.</p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_1_7" id="Note_1_7"></a><a href="#NoteRef_1_7"><span class="label">[1]</span></a> On donne ce nom aux métis nés d'un blanc et d'une -Indienne, et <i>vice versa.</i></p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_2_8" id="Note_2_8"></a><a href="#NoteRef_2_8"><span class="label">[2]</span></a> A beau jeu, beau retour.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_3_9" id="Note_3_9"></a><a href="#NoteRef_3_9"><span class="label">[3]</span></a> Le reis est une monnaie fictive, cette formidable somme -fait, argent de France, environ 340 francs seulement.</p></div> - - - -<hr class="chap" /> -<h4><a name="IIb" id="IIb">II</a></h4> - -<h3>TAROU-NIOM<a name="NoteRef_1_10" id="NoteRef_1_10"></a><a href="#Note_1_10" class="fnanchor" style="font-size: 0.8em;">[1]</a>.</h3> - - -<p>De tous les Indiens du Nouveau Monde, les aborigènes du Brésil sont -ceux qui ont défendu le plus opiniâtrement leur indépendance et lutté -avec le plus d'acharnement contre l'envahissement de leur territoire -par les blancs. Aujourd'hui encore cette guerre commencée aux premiers -jours de la conquête se continue aussi implacable des deux parts, sans -que l'issue s'en puisse prévoir autrement que par l'entière destruction -de la race infortunée si déplorablement spoliée par les Européens.</p> - -<p>Nous croyons nécessaire, pour l'intelligence de cette histoire, -d'entrer dans quelques détails sur les mœurs de ces nations dont -beaucoup n'existent plus aujourd'hui et dont les autres ne tarderont -pas, à moins d'un miracle, à disparaître à jamais de la surface du -globe.</p> - -<p>L'histoire des origines américaines est encore aujourd'hui un mystère; -une seule chose, à notre avis, est maintenant prouvée, c'est que la -population de l'Amérique opérée graduellement et sur plusieurs points -l'a été par des races différentes, qui elles-mêmes ont asservi, ainsi -que le démontrent d'anciens monuments, ceux de Palenque entre autres, -dont la date est plus ancienne que les plus vieux monuments égyptiens, -ont asservi, disons-nous, une race autochtone dont il n'est plus -possible aujourd'hui de découvrir l'origine, mais qui avait atteint un -état de civilisation avancée.</p> - -<p>Des grandes nations indiennes qui couvraient le sol du Brésil à -l'époque de la conquête, la plupart, telles que les <i>Tapuyas</i>, les -<i>Tubaïaras</i>, les <i>Tupinambas,</i> les <i>Tumoyos</i>, les <i>Tupiniquins</i>, les -<i>Aymorès</i>, et tant d'autres trop nombreuses pour être citées, sont -détruites ou réduites à un trop petit nombre pour continuer à former -un corps de nation; elles se sont fondues les unes dans les autres; -et, tout en se retirant pas à pas devant les blancs, elles ont formé -des confédérations afin de résister plus facilement à l'envahissement -de leur territoire, et ont ainsi donné naissance aux tribus qui, -aujourd'hui, continuent la guerre.</p> - -<p>Les principales nations existant aujourd'hui au Brésil sont les -Botocudos ou Botocudis, descendants des Aymorès, dont ils ont conservé -presque toutes les coutumes, entre autres celle de s'introduire dans -la lèvre inférieure un disque de bois, de jade vert ou de coquillage -large souvent de deux ou trois pouces.</p> - -<p>Viennent ensuite les <i>Patachos</i>, les <i>Machacelis</i>, les <i>Malalis</i>, les -<i>Maconis</i>, les <i>Camacans</i> (ceux-ci sont civilisés), les <i>Mucunis</i>, les -<i>Panhames</i>, les <i>Capochos</i>, et beaucoup d'autres encore, mais moins -importantes, et qui sont plutôt de simples tribus que des nations. Ces -Indiens, indépendants presque tous et menant la vie nomade, se sont -réservé dans les déserts et les forêts vierges du Brésil des repaires -inexpugnables d'où ils bravent presque avec impunité la puissance -portugaise.</p> - -<p>Bien que toujours en guerre entre eux, car le plus futile prétexte leur -suffit pour, s'entre-détruire, cependant ils oublient leur haine et se -liguent ensemble dès qu'il s'agit d'attaquer les blancs; aussi sont-ils -tellement redoutés des Portugais que ceux-ci les traquent comme des -bêtes fauves et les exterminent sans pitié, lorsque, ce qui est rare à -cause de leur finesse et de leur astuce poussées à un degré fabuleux, -ils réussissent à les surprendre.</p> - -<p>Le principal reproche adressé par les historiens anciens, comme par les -modernes, aux Indiens est celui d'anthropophagie.</p> - -<p>Malheureusement, malgré les énergiques dénégations des Indiens, -cette coutume horrible ne peut pas être mise en doute. Depuis le -malheureux Hans Staden, prisonnier au seizième siècle des Tupinambas -et auquel son maître, le féroce Koniam-Bèbè, disait avec d'affreuses -menaces qu'il avait déjà dévoré cinq Européens, jusqu'à aujourd'hui -l'anthropophagie s'est conservée parmi les indigènes du Brésil.</p> - -<p>Cette épouvantable coutume n'est pas pour eux le résultat du manque -d'aliments; ils mangent par goût, et quelquefois par vengeance, -la chair humaine. Souvent, après une bataille, ils dévorent leurs -prisonniers, réservant seulement les têtes qu'ils momifient et -conservent comme trophées.</p> - -<p>Cependant, pour être juste, nous constaterons ici que quelques tribus, -sept ou huit, peut-être, ont toujours su se garder de cette affreuse -coutume et sont demeurées pures de ce crime.</p> - -<p>Au fur et à mesure que nous avancerons dans notre récit, nous donnerons -des détails plus circonstanciés sur les mœurs singulières et bizarres -des nations brésiliennes, mœurs à peu près ignorées en France. -Cependant elles sont d'autant plus intéressantes à connaître, que -dans un jour prochain elles n'existeront plus qu'à l'état de légende, -à cause des progrès incessants de la civilisation qui amèneront -l'extinction complète de la race aborigène dans ces contrées, de même -que dans toutes les autres parties du nouveau monde.</p> - -<p>A une dizaine de lieues environ du plateau où la caravane dont nous -avons précédemment parlé avait campé pour la nuit, le même jour, un peu -avant le coucher du soleil, dans une vaste clairière située sur la -rive gauche du Rio Paraguay, à l'entrée d'une <i>catinga</i> ou forêt basse -assez étendue, trois hommes assis sur des troncs d'arbres morts et -renversés sur le sol avaient entre eux une conversation fort animée.</p> - -<p>Ces personnages, bien qu'il fût facile au premier coup d'œil de les -reconnaître pour Indiens, appartenaient cependant sinon à des races, du -moins à des nations complètement distinctes.</p> - -<p>Le premier, autant qu'on pouvait le supposer, car l'âge des Indiens est -extrêmement difficile à préciser, était un homme qui paraissait avoir -atteint le milieu de la vie, c'est-à-dire trente-cinq à quarante ans; -sa taille était haute et bien proportionnée, ses membres vigoureux -et bien attachés montraient une grande vigueur; ses traits réguliers -auraient été beaux s'ils n'eussent été défigurés par des peintures -et des tatouages bizarres, incisés à la pointe du diamant; mais, en -l'examinant avec soin, on voyait briller dans ses yeux une finesse qui -dénotait une intelligence peu commune; la noblesse de ses gestes et sa -contenance fière et hautaine donnaient à toute sa personne un cachet de -grandeur sauvage parfaitement en harmonie avec le sombre et mystérieux -paysage dont il était le centre.</p> - -<p>Le costume de cet Indien, quoique fort simple, ne manquait cependant ni -de grâce, ni d'élégance; le bandeau d'un rouge vif, dans lequel étaient -fichées quelques plumes d'aras et qui lui ceignait la tête dont les -cheveux étaient rasés comme ceux des religieux franciscains, dénonçait -non seulement sa nationalité de Guaycurus, mais encore sa qualité de -chef; un collier en dents de jaguar entourait son cou, un poncho aux -couleurs voyantes était jeté sur ses épaules, son large caleçon de cuir -tombant au genou était serré aux hanches par une ceinture en peau de -tapir dans laquelle était passé un long coutelas; ses jambes étaient -protégées contre les morsures des serpents par des bottes faites avec -le cuir des jambes de devant d'un cheval, enlevé d'une seule pièce, et -tout chaud encore, entré comme un fourreau, de sorte que ce cuir, en se -séchant, avait pris la forme des membres qu'il devait préserver.</p> - -<p>Outre le couteau pendant à sa ceinture, le chef guaycurus avait posé -sur le sol, auprès de lui, un carquois de quatre pieds de long, en peau -de tapir, rempli de flèches; un arc de palo d'<i>arco</i> poli et luisant, -d'une force et d'une dimension peu communes, gisait près du carquois et -à portée de sa main; appuyée contre un palmier, se trouvait une énorme -lance, longue d'au moins quinze pieds et armée d'un fer tranchant, -garni à son extrémité inférieure d'une touffe de plumes d'autruche.</p> - -<p>Le second Indien était à peu près du même âge que son interlocuteur; -les traits de son visage, malgré la peinture et les tatouages qui les -défiguraient, étaient beaux, et sa physionomie, douée d'une extrême -mobilité; il était vêtu et armé comme le premier; seulement, à la -coiffure faite avec le cocon fibreux et élastique de la fleur du -palmier ubassa, qui lui couvrait le sommet de la tête, il était facile -de le reconnaître pour un chef payagoas, nation presque aussi puissante -que celle des Guaycurus, et qui a avec elle une origine commune, bien -que souvent elles soient en guerre l'une contre l'autre.</p> - -<p>Le dernier Indien était un pauvre diable, à demi nu, maigre, -courbé, d'une apparence timide et maladive: un esclave, selon toute -probabilité; il se tenait craintivement hors de portée de voix des deux -chefs, dont il surveillait les chevaux qu'il était chargé de garder. -Ces chevaux, peints comme leurs maîtres de différentes couleurs, -n'avaient pour tout harnachement qu'une selle grossière, garnie -d'étriers de bois, recouverte d'une peau de tapir, et à droite et à -gauche de laquelle pendaient un lasso et les redoutables bolas; en -guise de bride, ils n'avaient qu'une corde filée avec les fibres de -l'ananas sauvage.</p> - -<p>Au moment où nous mettons en scène ces trois personnages, le chef -guaycurus parlait, tout en fumant une espèce de calumet fait de -feuilles de palmier roulé, écouté avec la plus sérieuse déférence par -l'autre chef, qui se tenait debout devant lui, appuyé nonchalamment sur -sa longue lance.</p> - -<p>«L'homme que mon frère Emavidi-Chaimè m'a annoncé ne vient pas, dit-il, -le soleil descend rapidement sous la terre; plusieurs heures se sont -écoulées depuis que j'attends au rendez-vous; que pense le chef des -Payagoas?</p> - -<p>—Il faut attendre encore; l'homme viendra; il a promis: bien que -dégénéré, ce n'est point une face pâle; il a dans les veines quelques -gouttes du sang des Tupis.»</p> - -<p>Le Guaycurus hocha à plusieurs reprises la tête d'un air de dédain.</p> - -<p>«Quel est le nom de cette homme? reprit-il.</p> - -<p>—Tarou-Niom le connaît? Il a Une fois déjà traité avec lui; c'est un -mamaluco. Son nom est Malco Díaz.</p> - -<p>—Je l'ai vu,» dit laconiquement le chef en penchant d'un air pensif la -tête sur sa poitrine.»</p> - -<p>Il y eut un silence de quelques instants; ce fut le Guaycurus qui le -rompit.</p> - -<p>«Mon frère Emavidi-Chaimè a-t-il vu jamais, dit-il d'une voix sourde, -les jaguars s'attaquer entre eux et se faire la guerre?</p> - -<p>—Jamais, répondit le chef payagoas.</p> - -<p>—Alors, pourquoi le chef croit-il à la bonne foi de cet homme? Le sang -indien, s'il lui en reste quelques gouttes, est tellement mêlé dans -ses veines avec celui des blancs et des noirs, qu'il a perdu toute sa -vigueur et n'est plus qu'une eau rougeâtre sans qualité efficace.</p> - -<p>—Mon frère parle bien, ses paroles sont justes, aussi n'est-ce pas sur -la bonne foi de ce mamaluco que je compte.»</p> - -<p>Tarou-Niom leva la tête.</p> - -<p>«Sur quoi donc alors? demanda-t-il.</p> - -<p>—Sur sa haine, d'abord, et ensuite ...</p> - -<p>—Ensuite?...</p> - -<p>—Sur son avarice.»</p> - -<p>Le chef guaycurus réfléchit un instant.</p> - -<p>«Oui, reprit-il enfin, c'est à ces deux sentiments seuls qu'on doit -s'adresser lorsqu'on veut s'allier à ces chiens sans foi; mais ce -mamaluco n'est-il pas un Paulista?</p> - -<p>—Non, c'est au contraire un Sertanejo.</p> - -<p>—Les blancs, n'importe à quelle classe ils appartiennent sont toujours -mauvais; quelle garantie ce Malco a-t-il donnée au capitão des Payagoas?</p> - -<p>—La meilleure que je pusse désirer; son fils, qu'il avait chargé de me -porter son message, est venu dans mon village avec deux esclaves noirs; -un esclave est reparti, mais l'autre est demeuré avec l'enfant, entre -les mains de mes guerriers.</p> - -<p>—Bon, répondit Tarou-Niom avec un geste de satisfaction, je reconnais -à ce trait la prudence de mon frère Emavidi-Chaimè; si le père est un -traître, l'enfant mourra.</p> - -<p>—Il mourra.»</p> - -<p>Le silence régna de nouveau pendant un laps de temps assez long entre -les deux interlocuteurs.</p> - -<p>Le soleil avait complètement disparu, l'ombre couvrait la terre, les -ténèbres enveloppaient comme d'un linceul funèbre la forêt où se -trouvaient les deux hommes; déjà, dans les profondeurs inexplorées du -désert, de sourds rugissements commençaient à retentir et annonçaient -le réveil des hôtes sinistres de la nuit.</p> - -<p>L'esclave qui était un Indien mundrucus, sur l'ordre de son maître -Tarou-Niom, le capitão des Guaycurus, car les Indiens de cette nation -ont adopté les titres portugais, rassembla du bois sec, en forma une -espèce de bûcher entre les deux chefs et y mit le feu, afin que la -lueur éloignât les bêtes fauves.</p> - -<p>«Il est bien tard, dit encore le Guaycurus.</p> - -<p>—La route est longue pour venir ici, répondit laconiquement le -Payagoas.</p> - -<p>—Le mamaluco a-t-il expliqué à mon frère pour quelle raison il -désirait le concours de ses guerriers et des miens.</p> - -<p>—Non, Malco est prudent, un esclave peut trahir la confiance de son -maître et vendre son secret à un ennemi; le mamaluco se réserve de -nous instruire lui-même de l'affaire qu'il nous veut proposer; mais je -connais Malco depuis longtemps déjà, et je sais que jusqu'à un certain -point nous aurions tort de ne pas nous fier à lui.</p> - -<p>—Bon! répondit le chef avec hauteur; à moi, que m'importe cet homme? -Je ne suis venu que sur l'invitation de mon frère; je sais que lui ne -me trahira pas, cela me suffit.</p> - -<p>—Je remercie mon frère Tarou-Niom de son opinion sur moi; depuis -longtemps déjà je lui suis dévoué.»</p> - -<p>En ce moment, on entendit un bruit éloigné, léger, presque -insaisissable d'abord, mais qui se rapprocha rapidement et ressembla -bientôt au grondement d'un tonnerre lointain.</p> - -<p>Les deux Indiens prêtèrent l'oreille pendant quelques secondes, puis -ils échangèrent un sourire.</p> - -<p>«C'est le galop d'un cheval, dit Tarou-Niom.</p> - -<p>—Dans quelques minutes, il sera ici.»</p> - -<p>Les chefs ne s'étaient pas trompés, c'était en effet le galop furieux -d'un cheval qui arrivait avec une extrême rapidité.</p> - -<p>Bientôt les branches se brisèrent, les buissons s'écartèrent sous -l'effort puissant du poitrail d'un cheval lancé à toute course, et un -cavalier bondit dans la clairière.</p> - -<p>Arrivé à deux pas des guerriers, il arrêta court sa monture, sauta à -terre et abandonna la bride à l'esclave, qui s'en empara et conduisit -le noble animal auprès des deux autres qu'il surveillait déjà.</p> - -<p>Le cavalier, qui n'était autre que le mamaluco que nous avons déjà -présenté au lecteur dans la tente du marquis, salua les Indiens et -s'assit en face d'eux.</p> - -<p>«Mon ami a bien tardé, lui dit au bout d'un instant le Payagoas.</p> - -<p>—C'est vrai, capitão, répondit Malco en essuyant du revers de la main -droite son front couvert de sueur; depuis longtemps déjà j'aurais dû -être ici; mais cela m'a été impossible: mon maître a campé dans un lieu -plus éloigné que je ne le supposais, et, malgré mon vif désir d'être -exact au rendez-vous que je vous avais assigné, il m'a été impossible -de venir plus tôt.</p> - -<p>—Bon; ce n'est rien, puisque voilà le Sertanejo. Quelques heures de -perdues ne sont rien, si l'affaire qu'il nous veut proposer est bonne.</p> - -<p>—Bonne, je la crois telle; d'ailleurs, vous la jugerez; êtes-vous -toujours résolus de rompre la trêve que, il y a sept lunes, vous avez -conclue avec les blancs?</p> - -<p>—Que fait cela au Sertanejo? répondit sèchement le Guaycurus.</p> - -<p>—J'ai besoin de le savoir avant de vous expliquer ce qui m'amène.</p> - -<p>—Que le guerrier parle, des capitãos l'écoutent; ils jugeront de la -franchise de ses paroles.</p> - -<p>—Fort bien. Voici pourquoi je vous ai de prime abord adressé cette -question: je sais la loyauté que vous apportez dans toutes vos -transactions, même avec les blancs, malgré la haine que vous avez pour -eux; si vous consentiez, comme on vous en prie, je le sais depuis -quelques jours, à prolonger la trêve, je n'aurais rien à vous proposer, -par la raison toute simple que vous refuseriez, j'en suis convaincu -d'avance, de m'accorder votre concours contre des gens avec lesquels -vous seriez en paix et que nulle considération ne vous persuaderait de -trahir. Vous voyez que je vous parle loyalement.»</p> - -<p>Ces paroles, qui témoignaient du respect des Indiens pour la foi jurée -et de l'honnêteté qu'ils apportent dans leurs relations avec leurs -mortels ennemis, furent, malgré l'éloge qu'elles renfermaient, écoutées -froidement et presque avec indifférence par les deux chefs.</p> - -<p>«Deux soleils déjà se sont écoulés, répondit fièrement le Guaycurus -depuis que j'ai fait signifier aux Paulistas la rupture de la trêve.»</p> - -<p>Malco Díaz, si maître qu'il fût de lui-même, ne put contenir un geste -de satisfaction à cette déclaration si nette et si péremptoire.</p> - -<p>«Ainsi, vous avez recommencé la guerre? dit-il.</p> - -<p>—Oui, répondit simplement l'Indien.</p> - -<p>—Alors, tout est bien, fit le métis.</p> - -<p>—J'attends, reprit le Guaycurus.</p> - -<p>—La nuit s'avance, le Sertanejo n'est pas venu aussi vite au -rendez-vous que lui-même a donné, pour parler de choses futiles aux -puissants capitãos, ajouta le Payagoas.»</p> - -<p>Malco Díaz sembla se recueillir pendant quelques minutes, puis il -reprit la parole.</p> - -<p>«Je puis compter sur mes frères? dit-il en jetant aux Indiens un regard -de vipère sous ses sourcils croisés.</p> - -<p>—Nous sommes des guerriers, que le mamaluco s'explique; si ce qu'il -veut faire peut être avantageux à la guerre qui recommence, nous le -servirons en nous servant nous-mêmes, répondit Tarou-Niom, en éteignant -un sourire de mépris entre ses lèvres serrées.»</p> - -<p>Le métis connaissait trop bien les Indiens pour ne pas comprendre -l'intention ironique des paroles prononcées par le chef guaycurus. -Cependant, il sembla ne pas avoir saisi cette intention, et il reprit -d'un ton dégagé:</p> - -<p>«Je vous amène une caravane nombreuse, d'autant plus facile à -surprendre que n'ayant point la moindre méfiance et croyant que la -trêve existe toujours, elle marche presque sans se garder.</p> - -<p>—Ah! firent les deux Indiens.</p> - -<p>—Oui, reprit Malco, je suis d'ailleurs d'autant plus certain de ce que -j'avance, que depuis deux lunes, c'est-à-dire depuis le jour où cette -caravane a quitté <i>Nelherohy</i><a name="NoteRef_2_11" id="NoteRef_2_11"></a><a href="#Note_2_11" class="fnanchor">[2]</a>, c'est moi qui lui ai servi de guide.</p> - -<p>—Bon, ainsi le doute n'est pas possible? dit le Guaycurus.</p> - -<p>—En aucune façon.</p> - -<p>—Et vers quel pays se dirige cette caravane?</p> - -<p>—Elle ne compte s'arrêter que lorsqu'elle aura atteint le rio San -Lourenço.»</p> - -<p>Malco Díaz comptait beaucoup, pour la réussite de ses projets, sur -l'effet produit par cette révélation; en effet, le rio San Lourenço -est situé au cœur du pays habité et possédé par les Guaycurus; mais il -se trompa: les deux chefs demeurèrent froids et immobiles, et il fut -impossible d'apercevoir sur leurs visages impassibles la moindre trace -d'émotion.</p> - -<p>«Ces hommes sont des Paulistas? demanda Tarou-Niom.</p> - -<p>—Non, répondit nettement le métis.»</p> - -<p>Les deux chefs échangèrent un regard.</p> - -<p>Malco Díaz surprit ce regard.</p> - -<p>«Mais, reprit-il, bien qu'ils ne soient pas Paulistas, cependant ce -sont pour vous des ennemis.</p> - -<p>—Peut-être, fit le Payagoas.</p> - -<p>—Est-il ami celui qui entre dans un pays pour s'emparer des richesses -qu'il renferme sans l'autorisation des véritables maîtres de ce pays?</p> - -<p>—Telle est la pensée du chef de cette caravane? demanda Tarou-Niom.</p> - -<p>—Non seulement sa pensée, mais encore son but bien arrêté.</p> - -<p>—Que pense de cela le Sertanejo?</p> - -<p>—Moi?</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>—Qu'il faut l'en empêcher,</p> - -<p>—Fort bien, mais quelles sont les richesses dont ces hommes prétendent -s'emparer?</p> - -<p>—L'or et les diamants qui sont dans le pays.</p> - -<p>—Ils savent donc qu'il y en a?»</p> - -<p>Le métis sourit avec ironie.</p> - -<p>«Non seulement ils le savent, dit-il, mais encore ils connaissent si -bien tous les gisements, qu'ils peuvent s'y rendre sans guide.</p> - -<p>—Ah! firent les deux Indiens en couvrant le métis d'un regard -scrutateur.</p> - -<p>—C'est comme cela, fit-il, sans se déconcerter.</p> - -<p>—Et qui donc les a si bien instruits des richesses de notre pays? -demanda le Guaycurus.</p> - -<p>—Moi, répondit effrontément Malco.</p> - -<p>—Toi! s'écria Tarou-Niom, alors tu es un traître.»</p> - -<p>Le mamaluco haussa les épaules.</p> - -<p>«Un traître, fit-il avec ironie, suis-je donc un des vôtres, moi? -Est-ce que j'appartiens à votre nation? M'avez-vous confié ce secret -en me défendant de le révéler? Je l'ai découvert, je l'ai divulgué, -c'était mon droit.</p> - -<p>—Mais alors, si tu as vendu ton secret à ces hommes, pourquoi nous les -dénonces-tu aujourd'hui?</p> - -<p>—Cela est mon affaire et me regarde seul; quant à vous, voyez s'il -vous convient de laisser des étrangers pénétrer chez vous.</p> - -<p>—Écoute, dit sévèrement Tarou-Niom, tu es bien l'homme que désigne -ta couleur, c'est-à-dire un faux blanc, tu vends tes frères; nous ne -chercherons pas à découvrir quel motif assez sérieux te pousse à cette -indigne trahison; c'est un compte à régler entre toi et ton honneur, -cette trahison nous est avantageuse, nous en profiterons. Quel prix -exiges-tu? Réponds, et sois bref.»</p> - -<p>Le métis fronça les sourcils à cette rude apostrophe, mais se remettant -aussitôt:</p> - -<p>«Peu de chose, dit-il, le droit de prendre le prisonnier qui me -conviendra et de le choisir sans que nul s'y puisse opposer.</p> - -<p>—Soit, il sera fait ainsi.</p> - -<p>—Alors, vous acceptez?</p> - -<p>—Certes; seulement, comme d'après ton propre aveu ces gens ignorent -la rupture de la trêve, et qu'il ne serait pas loyal de les attaquer à -l'improviste, nous les ferons avertir de se tenir sur leurs gardes.»</p> - -<p>Un éclair de fureur jaillit des yeux du métis, mais il s'éteignit -aussitôt.</p> - -<p>«Et si après cet avertissement ils renonçaient à leur projet? -demanda-t-il.</p> - -<p>—Alors ils seraient libres de se retirer sans craindre d'être -inquiétés dans leur retraite, répondit sèchement le Guaycurus.»</p> - -<p>Malco Díaz fit un geste de fureur; mais, au bout d'un instant, un -sourire railleur plissa ses lèvres.</p> - -<p>«Oh! murmura-t-il, ils se feront tuer tous avant de reculer d'un pas.</p> - - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_1_10" id="Note_1_10"></a><a href="#NoteRef_1_10"><span class="label">[1]</span></a> En botocoudo, <i>tarou</i>, soleil; <i>niom</i>, venir: soleil -levant.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_2_11" id="Note_2_11"></a><a href="#NoteRef_2_11"><span class="label">[2]</span></a> Nom donné à Rio de Janeiro par les Indiens Tupinambas, -et qui signifie littéralement eau cachée. Le nom de Rio de Janeiro, -c'est-à-dire Rivière de Janvier, a une origine toute religieuse. Nous -citons ce fait, parce qu'il consacre une grave et sérieuse erreur -géographique. D'après Rocha Pitta, lorsque les Portugais commandés -par Mem de Sâ, repoussèrent les Français de Villegagnon de la baie de -Gambara, où ils s'étaient établis, ils virent soudain apparaître un -jeune homme, éclatant de lumière, qui combattit avec l'armée portugaise -et lui donna la victoire; ils crurent si bien reconnaître en lui saint -Sébastien dont le nom avait été imposé à l'héritier présomptif de la -couronne de Portugal qu'ils le donnèrent à la ville nouvelle dont les -murs ne tardèrent pas à s'élever et qu'ils appelèrent en conséquence -São Sebastião; quant au nom de Rio de Janeiro plus généralement usité, -il vient simplement de ce que cette baie magnifique fut découverte le -15 du mois de janvier; malheureusement, ainsi que nous l'avons dit -déjà, cette dénomination consacre une grave erreur, par la raison toute -simple que la baie de Rio de Janeiro n'est pas formée par un fleuve, -et les Indiens avaient raison en lui donnant le nom de Nelherohy, -c'est-à-dire eau cachée.</p></div> - - - -<hr class="chap" /> -<h4><a name="IIIb" id="IIIb">III</a></h4> - -<h3>LE MARQUIS DE CASTELMELHOR.</h3> - - -<p>L'homme que le marquis avait appelé immédiatement après son entrevue -avec le mamaluco, et qu'il avait aussitôt fait entrer dans sa tente, -était petit, trapu, mais bien fait et nerveux; âgé d'une quarantaine -d'années au plus, il avait atteint le point culminant du développement -des forces humaines.</p> - -<p>Indien de pure race, il portait sur son visage intelligent, que -ne défiguraient ni tatouages ni peinture, les traits distinctifs, -bien qu'un peu effacés, de la race mogole; ses yeux noirs, vifs et -bien ouverts, son nez droit, sa bouche grande, ses pommettes un peu -saillantes, lui formaient une physionomie qui, sans être belle, ne -manquait pas d'un certain charme sympathique, tant elle respirait -l'audace et la franchise, mêlées à la finesse inhérente à sa race. -Ainsi que nous l'avons dit, il commandait les quelques soldados da -conquista attachés à la caravane.</p> - -<p>Le capitão, car tel est le titre qu'il portait, salua respectueusement -le marquis et attendit qu'il lui plût de lui adresser la parole.</p> - -<p>«Asseyez-vous, Diogo, lui dit avec bonté le marquis, nous avons à -causer longuement ensemble.»</p> - -<p>L'Indien s'inclina et s'assit modestement sur l'extrême bord d'un siège.</p> - -<p>«Vous avez vu l'homme qui est sorti de cette tente il n'y a qu'un -instant, n'est-ce pas? reprit le marquis en entrant du premier coup -dans le cœur de la question.</p> - -<p>—Oui, Excellence, répondit le capitão.</p> - -<p>—Et sans doute vous l'avez reconnu?»</p> - -<p>L'Indien sourit sans autrement répondre.</p> - -<p>«Bien; que pensez-vous de lui?»</p> - -<p>Le capitão fit tourner avec embarras son feutre entre ses mains, en -baissant les yeux pour éviter le regard que le marquis fixait sur lui.</p> - -<p>«De qui, Excellence? dit-il.</p> - -<p>—De l'homme dont je vous parle et que vous connaissez bien.</p> - -<p>—Dame! Excellence, reprit-il, j'en pense ce que vous en pensez -vous-même probablement.</p> - -<p>—Je vous demande votre opinion, senhor don Diogo, afin de juger si -elle se rapporte à la mienne.</p> - -<p>—Eh! Eh! fit l'Indien en hochant la tête.</p> - -<p>—Ce qui signifie....</p> - -<p>—Que cet individu est un traître, puisque vous exigez absolument que -je le dise, Excellence.</p> - -<p>—Ainsi, vous aussi vous croyez à une trahison de sa part?</p> - -<p>—Dame! Excellence, pour parler franchement, car c'est une explication -franche que vous me demandez, n'est-ce pas?</p> - -<p>—Certes!</p> - -<p>—Eh bien! Je suis convaincu que ce mamaluco maudit nous mène tout -doucement à quelque traquenard qu'il a préparé de longue main sous nos -pas, et dans lequel il nous fera tomber au moment où nous y penserons -le moins.</p> - -<p>—Ceci est fort sérieux, savez-vous? répondit le marquis d'un air -rêveur.</p> - -<p>—Très sérieux, en effet, Seigneurie; Malco est un Sertanejo, et, dans -la langue du désert, <i>sertão</i> est le synonyme de trahison.</p> - -<p>—Eh bien! Je vous l'avoue, capitão, les soupçons que vous émettez en -ce moment sur notre guide ne m'étonnent pas: ils m'étaient, depuis -quelques jours, venus à moi-même.</p> - -<p>—Je suis heureux, Excellence, de vous voir partager mon opinion; -seulement, permettez-moi de vous dire que je n'ai pas de soupçons.</p> - -<p>—Comment, vous n'avez pas de soupçons? s'écria le marquis avec -surprise.</p> - -<p>—Non, j'ai une certitude.</p> - -<p>—Une certitude! Et vous ne m'en avez rien dit jusqu'à présent.</p> - -<p>—Excellence, c'est toujours une chose fort sérieuse que de dénoncer -un homme et de l'accuser, lorsque surtout on n'a à l'appui de cette -accusation à montrer aucune preuve matérielle; j'ai une certitude -morale, oui, mais il me serait impossible de prouver ce que j'avance en -ce moment devant vous.»</p> - -<p>Le marquis laissa tomber sa tête sur la poitrine et demeura silencieux -pendant quelques instants.</p> - -<p>«Mais, reprit-il, cette certitude morale dont vous me parlez se base -sur des indices quelconques?</p> - -<p>—Oh! Les indices ne manquent pas, Excellence; malheureusement, ces -indices paraîtraient bien futiles si je les révélais à des personnes -qui ne fussent pas prévenues; voilà pourquoi je me suis abstenu de vous -rien dire avant que vous m'interrogeassiez.</p> - -<p>—Peut-être avez-vous eu raison d'agir ainsi, don Diogo, mais -maintenant la position est changée; c'est moi qui de mon propre -mouvement vous ai demandé cet entretien; la situation dans laquelle -nous nous trouvons est critique, elle peut le devenir davantage encore, -ne craignez donc pas de vous expliquer nettement avec moi.</p> - -<p>—Je le ferai, puisque vous le désirez, Seigneurie; d'ailleurs, quoi -qu'il arrive, j'ai pour moi la conviction de faire mon devoir, et cela -me suffit, quand même Malco parviendrait à prouver à Votre Excellence -que je ne lui ai pas dit la vérité.</p> - -<p>—Vous n'avez rien à redouter du senhor Malco.</p> - -<p>—Tout violent et tout méchant qu'il est, Seigneurie, répondit le -capitão avec une certaine animation, je ne le crains pas, et il le sait -bien; cette fois-ci n'est pas la première où nous avons eu maille à -partir ensemble; déjà à diverses reprises nous nous sommes mesurés et -nos griffes se sont trouvées de même longueur.</p> - -<p>—Je n'attachais pas à mes paroles le sens que vous leur prêtez, -senhor, vous n'avez rien à redouter de Malco Diaz, par la raison toute -simple qu'il n'est plus à mon service et qu'il a quitté le camp pour ne -plus y revenir, sans doute.</p> - -<p>—Comment, Seigneurie, s'écria l'Indien avec étonnement, vous l'avez -congédié?</p> - -<p>—Non pas, c'est lui-même, de son plein gré qui nous a abandonnés à -nous-mêmes.»</p> - -<p>Le capitão fronça les sourcils en hochant la tête à plusieurs reprises.</p> - -<p>«Votre Excellence a eu tort de le laisser partir; lorsqu'on tient en -son pouvoir un coquin de cette trempe, on ne le lâche pas.</p> - -<p>—Que pouvais-je faire? Son engagement était terminé, il a refusé de -le renouveler ou seulement de le prolonger de quelques jours, j'ai été -contraint de consentir à son départ.</p> - -<p>—C'est juste, Excellence, pardonnez-moi; cet homme était libre, vous -ne pouviez pas le retenir; c'est égal, en pareil cas, moi je n'aurais -pas agi ainsi, surtout après les soupçons que vous m'avez dit avoir -sur lui.</p> - -<p>—Je sais bien que j'ai eu tort; malheureusement je n'avais aucun -prétexte à lui donner, aucune raison plausible à faire valoir pour -l'arrêter, cela aurait produit un scandale que j'ai voulu éviter; si -j'avais échoué cela aurait probablement précipité la catastrophe qui -sans doute nous menace.</p> - -<p>—Oui, oui, tout cela est vrai; mais, croyez-moi, Seigneurie, si -Malco nous a aussi brusquement quittés, c'est qu'il avait de fortes -raisons pour cela, qu'il nous a sans doute conduits juste au point où -il voulait nous faire arriver, et qu'il a près d'ici des affidés avec -lesquels il prépare notre perte.</p> - -<p>—Je le crois comme vous, don Diogo; mais quels sont ces affidés? Où -sont-ils embusqués? Voilà ce que je ne saurais dire, et cependant ce -qu'il serait fort important pour nous de savoir, et cela le plus tôt -possible.»</p> - -<p>Le capitão sourit avec finesse.</p> - -<p>«Seuls les oiseaux et les poissons ne laissent pas de traces de leur -passage, dit-il; si adroit que soit un homme, on peut toujours, en s'en -donnant la peine, découvrir sa piste.</p> - -<p>—Ainsi, vous vous feriez fort de savoir où cet homme s'est retiré?</p> - -<p>—Parfaitement, Excellence; malgré les précautions dont il a entouré sa -fuite et le soin qu'il a pris pour cacher sa piste, je suis certain de -la découvrir en moins d'une heure, et cela d'autant plus facilement -que depuis longtemps déjà je le surveille et que j'ai étudié ses -habitudes.</p> - -<p>—Malheureusement, avant de rien entreprendre, il nous faut attendre -le lever du soleil, et la nuit lui suffira pour se mettre à l'abri de -notre atteinte.</p> - -<p>—Pourquoi attendrions-nous jusqu'à demain, Excellence? Je vous prie de -me pardonner d'oser vous interroger.</p> - -<p>—Dame, il me semble que pour découvrir une piste, serait-elle même -très bien indiquée, la première condition est d'y voir clair, et en ce -moment nous sommes enveloppés de ténèbres d'autant plus épaisses que la -nuit est sans lune.</p> - -<p>—Ceci est de peu d'importance, Seigneurie, répondit en souriant le -capitão; pour un homme accoutumé, ainsi que je le suis, à parcourir le -désert à toute heure et dans tous les sens, les ténèbres n'existent pas.</p> - -<p>—Ainsi, s'écria le marquis avec un vif mouvement de satisfaction, si -je vous ordonnais de monter à cheval?...</p> - -<p>—J'y monterais à l'instant, Seigneurie.</p> - -<p>—Et vous me rapporteriez des nouvelles?</p> - -<p>—Cela ne fait pas de doute, ne suis-je pas un Indien moi-même, -Excellence, un Indien civilisé, il est vrai, mais cependant j'ai -conservé assez de la sagacité qui distingue la race à laquelle -j'appartiens, pour ne pas craindre d'échouer dans une démarche qui, -quoiqu'elle vous semble très difficile à mener à bien, n'est pourtant -pour moi qu'un jeu d'enfant.</p> - -<p>—Puisqu'il en est ainsi, don Diogo, mettez-vous donc en selle le plus -tôt possible, et allez, au nom du ciel; j'attends votre retour avec la -plus vive impatience.</p> - -<p>—Avant le lever du soleil, je reviendrai, soyez sans inquiétude, -Excellence, et avec de bonnes nouvelles; mais j'ai besoin que vous me -laissiez conduire cette affaire à ma guise.</p> - -<p>—Agissez comme vous le voudrez, capitão, je m'en rapporte à votre -finesse et à votre loyauté.</p> - -<p>—Je ne tromperai pas votre attente, Seigneurie,» répondit le capitão -en se levant.</p> - -<p>Le marquis l'accompagna jusqu'au rideau de la tente, puis il -revint s'asseoir; mais, après quelques minutes de réflexion, il se -leva brusquement, sortit et se dirigea à grands pas vers la tente -mystérieuse dont nous avons déjà eu occasion de dire quelques mots, -et dans laquelle il entra après s'être fait reconnaître par les -sentinelles qui avaient été, sur son ordre exprès, chargées de veiller -sur elle.</p> - -<p>Cette tente, beaucoup plus vaste que celle dressée pour le marquis, -était divisée en plusieurs compartiments par des murailles de toile -ingénieusement adaptées, et ressemblait plutôt, pour le luxe et le -confort, à une habitation disposée pour durer plusieurs mois, qu'à un -campement éphémère de quelques heures.</p> - -<p>Le compartiment dans lequel s'était introduit le marquis était -garni de sofas: un tapis recouvrait le sol, et une lampe d'argent -curieusement ciselée, posée sur un meuble, répandait une lumière douce -et mystérieuse.</p> - -<p>Une jeune négresse d'une vingtaine d'années, à la mine éveillée et à -la tournure friponne, s'occupait, à l'entrée du marquis, à agacer un -magnifique ara posé sur un perchoir de bois de rose, où il était retenu -par une chaîne d'or attachée à l'une de ses pattes.</p> - -<p>La négresse, sans interrompre l'occupation dans laquelle elle -semblait se complaire, et tout en faisant pousser à l'oiseau des cris -discordants, se pencha nonchalamment vers le marquis, en se tournant -à demi de son côté par un mouvement rempli d'une suprême insolence, -laissa filtrer un regard railleur entre ses longs cils et attendit -qu'il lui adressât la parole.</p> - -<p>Le marquis, sans paraître remarquer l'attitude hostile arborée par -l'esclave, fit quelques pas vers elle et, la touchant légèrement du -doigt:</p> - -<p>«Phœbé, lui dit-il en espagnol, vous plairait-il de remarquer ma -présence?</p> - -<p>—Que me fait votre présence à moi, señor marqués, répondit-elle en -haussant légèrement les épaules.</p> - -<p>—A vous, rien, Phœbé, c'est vrai, aussi n'est-ce pas pour vous que -je suis venu, mais pour votre maîtresse, à laquelle je vous prie -d'annoncer sans plus de retard ma présence.</p> - -<p>—A cette heure?</p> - -<p>—Pourquoi pas?</p> - -<p>—Parce que doña Laura, fatiguée à ce qu'il paraît par le long trajet -qu'il lui a fallu faire aujourd'hui, s'est retirée en m'ordonnant -de ne laisser personne parvenir jusqu'à elle, et que, selon toute -probabilité, elle s'est immédiatement livrée au repos.»</p> - -<p>Une rougeur fébrile envahit le visage du marquis, ses sourcils se -froncèrent à se joindre; il fît un geste de colère, mais, comprenant -sans doute le ridicule d'une scène avec une esclave qui accomplissait -un ordre donné, il se maîtrisa aussitôt et, s'inclinant avec un sourire:</p> - -<p>«C'est bien, dit-il en haussant avec intention légèrement la voix, -votre maîtresse est libre chez elle d'agir à sa guise; je ne me -permettrai pas d'insister davantage, seulement cet entretien que depuis -quelques jours elle me refuse avec une si grande obstination, je saurai -là contraindre à me l'accorder.»</p> - -<p>A peine avait-il prononcé ces paroles qu'un rideau fut soulevé, et doña -Laura entra dans le salon:</p> - -<p>«Vous me menacez, je crois, don Roque de Castelmelhor,» dit-elle d'une -voix incisive et fière.</p> - -<p>Et s'adressant à la jeune esclave:</p> - -<p>«Retire-toi, Phœbé, ajouta-t-elle; mais ne t'éloigne pas assez pour -que, si j'avais besoin de toi, tu ne pusses accourir aussitôt.»</p> - -<p>Phœbé baissa la tête, jeta un dernier regard au marquis et sortit du -salon.</p> - -<p>«Maintenant, señor caballero, reprit doña Laura dès que l'esclave eut -disparu, parlez, je vous écoute.»</p> - -<p>Le marquis s'inclina respectueusement devant elle.</p> - -<p>«Pas avant, señorita, que vous ayez daigné prendre un siège.</p> - -<p>—A quoi bon? Mais, ajouta-t-elle avec intention, si cette preuve -de condescendance de ma part doit abréger cette entrevue, j'aurais -mauvaise grâce de ne pas vous obéir.»</p> - -<p>Le marquis se mordit les lèvres, mais il ne répondit pas.</p> - -<p>Doña Laura alla s'asseoir sur le sofa le plus éloigné, et, croisant -d'un air ennuyé les bras sur la poitrine, tout en fixant sur son -interlocuteur un regard hautain:</p> - -<p>«Parlez donc maintenant, je vous prie, dit-elle, Phœbé ne vous a pas -menti, caballero, je suis extrêmement fatiguée, et l'obligation dans -laquelle je suis d'obéir à vos ordres a pu seule me contraindre à vous -recevoir.»</p> - -<p>Ces paroles furent <i>sifflées</i>, si nous pouvons employer l'heureuse -expression d'un vieil auteur, du bec le plus affilé qui se puisse -imaginer et doña Laura pencha sa tête sur un coussin en dissimulant à -demi un bâillement.</p> - -<p>Mais la résolution du marquis était prise de ne rien voir et de ne rien -comprendre; il s'inclina en signe de remercîment et se prépara à parler.</p> - -<p>Doña Laura avait seize ans; elle était toute gracieuse et toute -mignonne; sa taille hardiment cambrée avait cette désinvolture que -possèdent seules les femmes espagnoles; sa démarche était empreinte -de cette nonchalante langueur si remplie de voluptueuses promesses -dont les Hispano-Américaines ont dérobé le secret aux Andalouses. Ses -longs cheveux châtain foncé tombaient en boucles soyeuses sur ses -épaules d'une blancheur éclatante; ses yeux bleus et rêveurs semblaient -refléter l'azur du ciel et étaient couronnées par des sourcils noirs -dont la ligne pure était tracée comme avec un pinceau; son nez droit -aux ailes roses et mobiles, sa bouche petite et charmante, qui laissait -en s'entr'ouvrant paraître le double chapelet de ses dents de perles, -lui complétaient une beauté rendue plus suave et plus noble encore par -la finesse et la transparence de son épiderme, sous lequel on voyait -circuler un sang riche et généreux.</p> - -<p>Vêtue de gaze et de mousseline de même que toutes les créoles, la -jeune fille était ravissante, blottie sur son sofa, comme le <i>beija -flor</i> dans le calice d'une fleur; en ce moment surtout qu'une colère -contenue et maîtrisée à grand-peine faisait palpiter son sein virginal -et couvrait ses joues d'un incarnat fébrile, doña Laura avait en elle -quelque chose de séduisant et de majestueux à la fois qui imposait le -respect et commandait presque la vénération.</p> - -<p>Don Roque de Castelmelhor, malgré le parti pris et l'intention formelle -qu'il avait laissé deviner, ne put résister au charme puissant de cette -beauté si noble et si pure; son regard se baissa devant celui de la -jeune fille tout chargé de haine et presque de mépris, et ce fut d'une -voix légèrement émue qu'il entama cet entretien auquel il paraissait -attacher tant de prix.</p> - -<p>«Nous avons atteint señorita, dit-il, après des fatigues extrêmes, la -limite des contrées civilisées du Brésil; car, si je ne me trompe, -la route que maintenant il nous faut suivre, s'enfonce dans des -déserts où, avant nous, quelques hardis explorateurs seulement ont osé -s'aventurer; je crois donc que le moment est venu de nous expliquer -franchement et de bien établir notre situation vis-à-vis l'un de -l'autre.»</p> - -<p>Doña Laura sourit avec dédain, et, l'interrompant du geste:</p> - -<p>«Cette situation, caballero, dit-elle avec amertume, est cependant on -ne peut plus claire et surtout on ne peut plus nette, je vous éviterai, -si vous le désirez, l'embarras d'entrer dans certains détails en vous -les rappelant moi-même.... Oh! Ne m'interrompez pas, fit-elle avec -vivacité, car le jeune homme essayait de lui couper la parole, voici le -fait en deux mots: mon père, Don Zèno Álvarez de Cabral, descendant de -l'un des plus illustres conquistadores de ce pays, réfugié aux environs -de Buenos Aires pour des motifs que j'ignore, mais qui sans doute vous -importent peu, donna l'hospitalité à un voyageur égaré qui, vers le -milieu de la nuit, pendant un orage effroyable se présenta à la porte -de son hacienda; ce voyageur c'était vous, señor, vous, descendant -d'une race non moins illustre que la nôtre, puisqu'un de vos ancêtres -a été gouverneur du Brésil pour le roi. Le nom du marquis don Roque de -Castelmelhor offrait à mon père toutes les garanties d'honneur et de -loyauté qu'il pouvait désirer, vous fûtes donc reçu par l'exilé, non -pas comme un étranger, non pas même comme un compatriote, mais comme un -ami, comme un frère. Notre famille devint la vôtre; tout cela, n'est-il -pas vrai? Répondez-moi, señor.</p> - -<p>—Tout cela est vrai, señorita, répondit le marquis, dominé, malgré -lui, par l'accent de la jeune fille.</p> - -<p>—Je vois avec plaisir que vous avez, à défaut d'autre qualité, la -franchise, señor, reprit ironiquement la jeune fille. Je continue: -dépouillée de tous ses biens, ma famille, exilée depuis près d'un -siècle du pays découvert par un de ses ancêtres, ne vivait que -difficilement et ne parvenait à conserver son rang, au milieu de la -population étrangère parmi laquelle le sort la contraignait à vivre, -qu'en se livrant à l'élève des bestiaux sur une grande échelle et en -faisant valoir des terres acquises péniblement sur la limite du désert. -Vous vous étiez présenté à mon père comme une victime des intrigues -politiques des gens entre les mains desquels le roi de Portugal a -délégué ses pouvoirs; cette raison suffisait pour que notre maison -devînt la vôtre et que mon père ne conservât pas de secrets pour vous; -il en était un cependant dont, malgré toute votre adresse, il vous fut -impossible d'obtenir la révélation; c'est que de la découverte de ce -secret dépendait la fortune à venir de sa famille, si, ainsi que mon -père l'espérait, le roi lui permettait un jour de rentrer au Brésil; -ce secret que mon père, mon frère et moi nous savions seuls, par -quels moyens étiez-vous arrivé, sinon à le découvrir entièrement, du -moins à le pénétrer assez pour que votre convoitise et votre avarice -s'éveillassent au point de vous faire trahir vos bienfaiteurs, voilà ce -que je ne chercherai pas à expliquer; la bassesse humaine a des replis -dans lesquels il ne saurait me convenir de fouiller; bref, vous qui, -pendant plusieurs mois, aviez vécu dans notre intimité sans paraître -m'honorer de la moindre attention, me traitant plutôt en enfant qu'en -jeune fille, et ne m'accordant que cette politesse banale dont -l'éducation vous faisait un devoir, je remarquai que tout à coup vos -manières avaient complètement changé à mon égard et que vous me faisiez -une cour assidue. Folle et rieuse enfant, comme je l'étais alors, cela -m'étonna, sans cependant me toucher; vos attentions, loin de me plaire, -me fatiguaient. Vous voyez que moi aussi je suis franche, caballero.</p> - -<p>—Continuez, señorita, répondit en souriant le marquis, depuis -longtemps déjà je connais votre franchise, il me reste à apprendre si -vous poussez aussi loin la perspicacité.</p> - -<p>—Vous ne tarderez pas à en juger, señor, reprit-elle ironiquement; -peut-être vos soins et vos attentions auraient obtenu le résultat que -vous en espériez, et en serais-je arrivée, sinon à vous aimer, du moins -à m'intéresser à vous, mais malheureusement, ou heureusement pour moi, -je ne tardai pas à voir clair, sinon dans votre cœur, du moins dans -votre pensée. Emporté par l'insatiable avarice qui vous dévorait, et -vous dévore sans doute encore, vous vous étiez, à plusieurs reprises, -laissé aller devant moi à me parler de toute autre chose que de votre -feint amour.</p> - -<p>—Oh! Señorita! exclama le marquis avec un geste de dénégation.</p> - -<p>—Oui, reprit-elle avec une amère raillerie, je sais que vous êtes un -comédien consommé, et qu'il ne tiendrait qu'à moi, aujourd'hui encore, -de croire à cette passion dont vous faites un si grand étalage; -malheureusement les faits sont là, péremptoires et sans réplique, pour -donner un éclatant démenti à vos paroles.»</p> - -<p>La jeune fille fit une pause de quelques secondes comme pour laisser au -marquis la facilité de lui répondre, mais celui-ci, loin de le faire, -se mordit les lèvres avec dépit et courba la tête.</p> - -<p>Doña Laura sourit.</p> - -<p>«La façon brutale dont vous m'avez enlevée traîtreusement au mépris -de toutes lois divines et humaines, lorsque mes dédains réitérés vous -eurent fait acquérir la certitude que je vous avais deviné, est pour -moi la preuve la plus évidente de l'odieuse machination dont j'ai été -la victime; si vous m'aimiez réellement, rien ne vous était plus facile -que de demander ma main à mon père; pourquoi ne l'avez-vous pas fait?</p> - -<p>—Vous-même, señorita, n'aviez-vous pas répondu par un refus à la -demande que j'avais eu l'honneur de vous adresser, répondit le marquis -avec un accent de sarcasme caché.</p> - -<p>—Certes, mais je ne suis qu'une jeune fille, répondit-elle avec -animation, une enfant, vous-même l'avez dit, qui s'ignore soi-même et -qui ne sait encore ni ce qu'elle aime ni ce qu'elle hait. Cette demande -en mariage ne devait donc en aucune façon, et surtout au point de vue -des convenances, m'être adressée à moi, mais à mon père seul, ou, à -son défaut, à mon frère; mais non, vous aviez un autre but: ce mariage -n'était qu'un prétexte pour vous emparer des immenses richesses que -vous convoitez. En ce moment, vous n'oseriez me soutenir en face le -contraire.</p> - -<p>—Qui sait? murmura-t-il d'un air railleur.</p> - -<p>—Aussi vous avez préféré me faire tomber dans un guet-apens, m'enlever -à ma famille, que ma disparition plonge dans le plus profond désespoir, -et me forcer à vous suivre, moi, pauvre enfant innocente et sans -défense, prisonnière au milieu des bandits dont vous êtes le chef, au -fond d'horribles déserts.</p> - -<p>—Depuis que, selon votre expression, señorita, je vous ai si -brutalement enlevée à votre famille, me suis-je conduit envers vous -autrement que doit le faire un gentilhomme de mon nom et de ma race! -N'ai-je pas, au contraire, toujours été pour vous l'esclave le plus -dévoué et le plus attentif; ne vous ai-je pas, autant que le permettent -les circonstances difficiles où je me trouve, entourée des soins les -plus assidus et du respect le plus profond.</p> - -<p>—C'est vrai, répondit-elle en éclatant d'un rire nerveux, de cela je -dois convenir, mais quelle est la cause de ces soins et de ces respects?</p> - -<p>—L'amour le plus sincère et le plus ...</p> - -<p>—Assez de mensonges, señor, s'écria-t-elle avec violence, votre -premier mot, en entrant sous cette tente, vous a trahi malgré vous!</p> - -<p>—Señora!</p> - -<p>—Vous vous croyez arrivé dans les parages du pays diamantaire -découvert par un de mes ancêtres, et vous voulez essayer d'obtenir -enfin de moi, par persuasion ou peut-être par violence, car l'avarice -vous aveugle, la révélation du secret que vous vous imaginez que je -possède! Osez me soutenir le contraire.»</p> - - - -<hr class="chap" /> -<h4><a name="IVb" id="IVb">IV</a></h4> - -<h3>UN NOBLE BANDIT.</h3> - - -<p>Il y eut, après cette accusation si énergiquement formulée par la jeune -fille, quelques minutes d'un silence funèbre sous la tente.</p> - -<p>Au dehors, le vent fouettait les arbres et faisait s'entrechoquer leurs -branches avec des grincements sinistres ressemblant à des plaintes -humaines.</p> - -<p>Les feuilles tourbillonnaient dans l'air et retombaient en grésillant -sur les buissons; à de courts intervalles, la note lugubre de la -chouette cachée dans le creux des rochers s'élevait, répétée de loin -en loin comme un morne écho; des rumeurs vagues et sans nom passaient, -emportées sur l'aile de la brise, mourant pour renaître sans cesse, -ajoutant encore à la mystérieuse horreur de cette nuit sombre et sans -lune, dont les ténèbres épaisses imprimaient aux objets une apparence -fantastiquement funèbre.</p> - -<p>Le marquis s'était levé, les bras croisés derrière le dos, la tête -penchée sur la poitrine; il marchait à grands pas dans la tente, en -proie à une agitation intérieure, qu'il faisait de vains efforts pour -dissimuler.</p> - -<p>Doña Laura, à demi couchée sur le sofa, la tête rejetée en arrière, -le suivait d'un regard fixe et moqueur, attendant avec une inquiétude -secrète l'explosion prochaine de cette colère qu'elle n'avait pas -craint d'exciter, redoutant, sans nul doute, les conséquences que -pourraient avoir pour elle les paroles cruellement vraies qu'elle -s'était laissé emporter à prononcer; mais trop fière pour consentir à -une rétractation, et ne voulant pas que son visage révélât, à l'ennemi -qu'elle avait bravé et au pouvoir duquel elle se trouvait, les terreurs -dont elle était en ce moment assaillie.</p> - -<p>Enfin, au bout de quelques minutes, qui parurent un siècle à la jeune -fille, le marquis s'arrêta en face d'elle et releva la tête.</p> - -<p>Son visage était pâle, mais ses traits avaient repris leur apparence -insouciante et railleuse; seul, un léger tressaillement nerveux de -ses sourcils, indice chez lui d'une colère furieuse maîtrisée à -grand-peine, témoignait des efforts qu'il lui avait fallu faire pour se -dompter et reprendre sa puissance sur lui-même.</p> - -<p>Ce fut d'une voix douce, harmonieuse et exempte d'émotion qu'il reprit -l'entretien si brusquement rompu.</p> - -<p>«Je vous ai laissée, n'est-ce pas, señorita, dit-il, parler sans vous -interrompre; j'ai, dans cette circonstance,—vous me rendrez au moins -cette justice,—fait preuve, non seulement de patience, mais encore de -bon goût; en effet, ajouta-t-il avec un sourire ironique qui glissa à -travers ses lèvres contractées et vint frapper la jeune fille au cœur -d'un douloureux pressentiment; à quoi bon discuter un fait accompli? -Rien de ce que vous direz ne changera votre position actuelle, vous -êtes en mon pouvoir; nulle puissance humaine ne parviendra à modifier -mes intentions sur vous; cet entretien que j'aurais désiré laisser se -dérouler dans des conditions plus amicales peut-être, vous-même, de -votre plein gré, l'avez placé sur le terrain brûlant où il se trouve -en ce moment; qu'il soit fait selon votre volonté; j'accepte la lutte -aussi franchement que vous me la présentez. Expliquons-nous donc une -fois pour toutes, afin de bien nous comprendre et de ne plus revenir -sur un sujet qui, sous tant de rapports, doit nous être à tous deux si -pénible.»</p> - -<p>Il s'arrêta, la jeune fille appuya coquettement sa tête sur sa main -droite et, le couvrant d'un regard où le mépris et la raillerie se -mêlaient à un degré extrême, elle lui répondit d'une voix nonchalante -et ennuyée:</p> - -<p>«Vous commettez une grave erreur, caballero, si je dois après ce qui -s'est passé entre nous vous donner encore ce titre; cet entretien, -auquel vous tenez tant, je m'en soucie fort peu; en vous voyant, mon -indignation longtemps contenue a débordé malgré moi, j'ai voulu vous -prouver que je n'étais pas votre dupe, et que je connaissais aussi -bien que vous les projets chimériques que vous caressez au fond de -votre cœur, voilà tout. Maintenant que je me suis expliquée clairement -et sans ambages, je vous laisserai parler tout autant que cela vous -plaira, puisqu'il m'est impossible de vous imposer silence et que -je suis condamnée à vous entendre; seulement, je vous en préviens -d'avance, afin de vous éviter des frais d'éloquence inutiles, quoi que -vous me disiez, quelles que soient les menaces que vous me fassiez, -vous n'obtiendrez pas de moi l'honneur d'une réponse; maintenant, -parlez ou retirez-vous, à votre choix, l'un m'est aussi indifférent que -l'autre.»</p> - -<p>Le marquis se mordit les lèvres avec tant de violence que le sang en -jaillit; mais, reprenant son apparente insouciance, il répondit en -ricanant:</p> - -<p>«En vérité, señorita, cette résolution est bien arrêtée dans votre -esprit? Vous ne daignerez pas me répondre? Je serai privé d'entendre -résonner à mon oreille l'harmonieuse musique de votre voix si douce? -Voilà qui est cruel; mais qui sait, peut-être parviendrai-je à éveiller -votre curiosité ou à faire vibrer une des fibres secrètes de votre cœur -la sympathie a une si grande puissance, alors, malgré vous, j'en suis -convaincu, vous manquerez à votre héroïque serment.</p> - -<p>—Essayez, répondit-elle en souriant avec dédain, l'occasion est belle -pour me donner un démenti.</p> - -<p>—Je n'aurai garde de la laisser échapper, señorita.»</p> - -<p>Le marquis approcha une butaca, la plaça à quelques pas, juste en face -de la jeune fille, s'assit et, prenant une pose remplie de grâce et de -nonchalance, il continua d'un ton aussi paisible que s'il eût entamé -une causerie intime:</p> - -<p>«Señorita, dit-il, vous avez parfaitement, je dois en convenir, défini -notre position respective; ce secret que vous possédez m'a été révélé -par hasard par un ancien serviteur de votre famille qui, soit dit -entre parenthèse, me l'a vendu fort cher; c'est donc avec l'intention -la plus formelle d'obtenir les renseignements indispensables à la -réussite de mes plans que je me suis présenté à votre père. Vous -voyez que j'imite votre franchise.... Le temps de la dissimulation -est passé entre nous.... L'heure est arrivée de nous parler à cœur -ouvert. J'ai semblé, il est vrai, pendant les premiers jours ne vous -accorder qu'une médiocre attention, ce qui n'est pas un de mes moindres -griefs à vos yeux; car, je l'avoue, votre beauté est éclatante, votre -intelligence supérieure, et vous êtes une femme désirable sous tous -les rapports, comme beaucoup d'hommes seraient heureux d'en rencontrer -une pour passer leur vie avec elle; mais je n'avais pas entrepris -un aussi long voyage pour en perdre les fruits dans une amourette. -Je ne vous aimais pas, et, pour tout vous dire, je ne vous aime pas -davantage aujourd'hui. Une femme comme vous, si ravissante que vous -soyez, ne saurait me convenir: votre caractère a trop de rapports -avec le mien; tous deux nous sommes trop fiers, trop jaloux de notre -liberté, trop désireux d'imposer notre volonté, pour qu'il existe entre -nous la moindre sympathie et que la vie en commun nous soit possible. -J'ai essayé d'abord sur votre père et sur votre frère les moyens de -séduction dont je disposais; malheureusement, tous mes efforts ont été -inutiles, ma diplomatie perdue, et ce n'est qu'en désespoir de cause -que je me suis adressé à vous; je vous aurais épousée probablement -si vous aviez consenti à m'accorder votre main: pardonnez-moi cette -franchise brutale; mais, résolu à m'emparer du trésor que je convoite, -j'aurais, pour m'en assurer la possession, accompli ce que je regarde -comme le sacrifice le plus grand, c'est-à-dire l'acte d'aliéner à tout -jamais ma liberté en faveur d'une femme que je n'aimais pas. Vous-même, -señorita, avez pris soin de me sauver de ce suicide moral en répondant -par un refus formel à la demande que je vous adressais, recevez ici, -señorita, l'expression de mes remercîments les plus sincères.»</p> - -<p>La jeune fille s'inclina avec un sourire moqueur, et elle frappa dans -ses mains à deux ou trois reprises. Presque aussitôt le rideau fut -soulevé, et l'esclave parut.</p> - -<p>«Phoebé, lui dit doña Laura, comme probablement je ne pourrai prendre -que fort tard le repos dont j'ai besoin, et que je sens malgré moi -s'appesantir mes paupières et le sommeil me gagner, sers-moi le -<i>maté</i>, mon enfant, et apporte-moi en même temps quelques <i>papelitos</i>, -peut-être que ces deux excitants combinés et pris à forte dose -triompheront de la somnolence qui m'accable et me permettront d'écouter -les charmants discours du señor marquis aussi longtemps qu'il lui -plaira de me les continuer.»</p> - -<p>L'esclave sortit en riant, et le marquis demeura un instant atterré -devant le sang-froid superbe de la jeune fille et son héroïque -indifférence.</p> - -<p>Quelques minutes s'écoulèrent pendant lesquelles les deux -interlocuteurs s'observèrent silencieusement, puis le pas léger de -la négresse se fit de nouveau entendre, et elle reparut tenant dans -ses mains un plateau d'argent sur lequel se trouvaient le <i>maté</i>, des -cigarettes en paille de maïs et un <i>braserito</i> d'argent plein de feu.</p> - -<p>Phoebé présenta le maté à sa maîtresse, et fit un mouvement pour se -retirer.</p> - -<p>«Demeure, chica, lui dit doña Laura, ce que le señor marquis a à me -dire encore ne doit pas être assez sérieux pour que toi, née sur -l'habitation de mon père, tu ne puisses l'entendre.»</p> - -<p>La jeune servante posa sur une table le plateau qu'elle tenait, et vint -incontinent se coucher aux pieds de sa maîtresse, en échangeant avec -elle un sourire moqueur qui redoubla encore, si cela est possible, la -rage du marquis; cependant il ne fit pas la moindre observation et ne -laissa rien paraître de l'effet produit sur lui par cette nouvelle -raillerie.</p> - -<p>«Soit, dit-il en s'inclinant, je continuerai devant votre esclave, -señorita; peu m'importe qui m'entende et qui m'écoute; d'ailleurs, -rassurez-vous, je n'ai plus que quelques mots à dire, puis je vous -laisserai libre de vous livrer au repos si tel est votre désir.»</p> - -<p>Doña Laura aspirait son maté sans s'occuper en aucune façon des paroles -du marquis.</p> - -<p>«Tu ne mets jamais assez de sucre dans le maté, chica, dit-elle, -celui-ci est amer; mais peut-être n'en vaudra-t-il que mieux pour me -tenir éveillée.</p> - -<p>—Je vous disais donc, señorita, continua imperturbablement le marquis, -que, repoussé par vous, mais ne voulant pas renoncer à des projets -depuis longtemps mûris et arrêtés dans mon esprit, j'avais enfin résolu -de vous enlever. Chez un homme de mon caractère, une résolution prise -est immédiatement exécutée. Je ne vous ennuierai pas du récit des -moyens employés par moi pour réussir à tromper l'inquiète vigilance -et la sollicitude de votre famille. Puisque vous êtes ici seule, en -mon pouvoir, à plusieurs centaines de lieues de la résidence de votre -père, c'est que non seulement j'ai réussi à vous faire tomber dans le -piège tendu par moi sous vos pas, mais encore à si bien égarer les -soupçons de ceux qui s'intéressent à votre sort, qu'ils ne savent même -pas encore aujourd'hui quelle direction il leur faudrait prendre pour -retrouver vos traces.</p> - -<p>—Décidément, Phoebé, ce maté est trop amer, dit la jeune fille en -repoussant la tasse; donne-moi une cigarette.»</p> - -<p>L'esclave obéit.</p> - -<p>«Maintenant, señorita, continua le marquis toujours impassible, -j'arrive au but de cet entretien dont tout ce qui a été dit jusqu'à -présent n'est en quelque sorte que la préface, préface un peu longue -peut-être, mais que vous me pardonnerez, car elle était indispensable -pour que je fusse bien compris de vous. Je vous ai enlevée, cela est -vrai, mais rassurez-vous: tant que vous demeurerez sous ma garde, -votre honneur sera sauvegardé, je vous en donne ma foi de gentilhomme. -Vous souriez, vous avez tort. Je suis honnête à ma manière. Jamais, -quoiqu'il arrive, je n'abuserai de votre position, autrement que pour -obtenir de vous la révélation du secret que vous vous obstinez sans -raison à garder. Que vous importe la connaissance de ce riche gisement -de diamants, puisque jamais, ni vous, ni aucun des membres de votre -famille vous ne serez en position de l'exploiter; il est donc inutile -entre vos mains. Pourquoi moi que tout favorise, qui en ce moment -peux ce que je veux, n'en profiterais-je pas? Dieu n'a pas créé de -telles richesses pour qu'elles demeurent éternellement enfouies. À -l'or et au diamant il faut le soleil, comme à l'homme il faut l'air. -Réfléchissez; toute dénégation de votre part serait inutile. Donnez-moi -les indications exactes que j'attends de vous, et immédiatement je -vous rends, non seulement la liberté, mais encore je m'engage à vous -faire remettre saine et sauve, sans que votre honneur puisse être -suspecté, aux mains de votre famille, si longue que soit la distance -qui nous sépare d'elle actuellement. Si bizarre que vous paraisse cette -proposition, elle est sérieuse pourtant, et mérite, il me semble, -d'être par vous prise en considération. Réfléchissez-y bien, il s'agit, -pour vous de tout votre bonheur à venir que vous jouez en ce moment par -un point d'honneur mal compris. Votre père ou votre frère seraient ici -qu'ils vous ordonneraient eux-mêmes de parler, j'en suis convaincu, et, -de retour près d'eux, ils vous absoudront avec joie, en vous revoyant, -d'avoir manqué à votre parole; répondez-moi un mot, un seul: «Oui,» et -à l'instant vous êtes libre.»</p> - -<p>Le marquis fit une pause. Doña Laura demeura muette, elle semblait ne -pas avoir entendu.</p> - -<p>Don Roque fit un geste de dépit.</p> - -<p>«Vous vous obstinez, señorita, reprit-il avec une certaine animation, -vous avez tort; vous jouez, je vous le répète, votre avenir et votre -bonheur futur en ce moment, mais je veux être de bonne composition -avec vous. Faites bien attention à ce que je vais vous dire, señorita, -je vous laisse jusqu'à demain, à l'heure du départ, pour me donner une -réponse catégorique.</p> - -<p>—Une autre cigarette, Phoebé, interrompit doña Laura en haussant les -épaules.</p> - -<p>—Prenez-y garde, s'écria don Roque avec une irritation mal contenue. -Prenez-y garde, señorita, il faut en finir une fois pour toutes avec -ces continuelles dénégations.»</p> - -<p>La jeune fille se leva, fit un pas vers le marquis, le toisa un instant -de la tête aux pieds en le couvrant pour ainsi dire d'un regard chargé -de tout le mépris qu'elle éprouvait pour lui, et, se tournant vers -Phoebé immobile et muette à ses côtés:</p> - -<p>«Viens, chica, lui dit-elle en appuyant la main sur son épaule, la nuit -est fort avancée, il est temps de nous retirer et de nous livrer au -sommeil; le sommeil fait oublier.»</p> - -<p>Et sans accorder un regard de plus au marquis, muet et stupéfié de -cette audacieuse initiative, la jeune fille quitta le salon.</p> - -<p>Malgré lui, le marquis demeura un instant immobile à la place qu'il -occupait, les yeux opiniâtrement fixés sur le rideau dont les plis -conservaient encore une dernière et presque insensible vibration. Tout -à coup, il se redressa, passa sa main sur son front moite de sueur, -et, lançant un regard de haine du côté où doña Laura avait disparu:</p> - -<p>«Oh! s'écria-t-il d'une voix étouffée par la fureur, de combien de -tortures payerai-je tant d'insultes.»</p> - -<p>Il quitta la tente en chancelant comme un homme ivre.</p> - -<p>L'air froid de la nuit en frappant son visage lui fît éprouver un -indicible soulagement; peu à peu ses traits se rassérénèrent, le calme -rentra dans son esprit; un ironique sourire plissa ses lèvres minces, -et il murmura à demi-voix, tout en se dirigeant à grands pas vers sa -tente:</p> - -<p>«Insensé que je suis de m'emporter ainsi contre une folle enfant; que -me font en réalité, ses insultes et ses mépris? Ne suis-je pas le -maître de briser son orgueil! Patience! Patience! Ma vengeance, pour -être longue à arriver, ne la frappera que plus cruellement et ne sera -que plus terrible.»</p> - -<p>Le plus profond silence régnait dans le campement. Sauf les sentinelles -qui veillaient sur la sûreté commune, tous les Brésiliens dormaient du -sommeil le plus calme, étendus çà et là autour des feux à demi éteints, -on n'entendait d'autre bruit que celui de la brise sifflant à travers -les arbres et la note plaintive de la chouette qui parfois se mariait -aux hurlements lointains des bêtes fauves en quête d'une proie.</p> - -<p>Le marquis rentra dans sa tente. Après avoir relevé la mèche d'une -lampe dont la lueur tremblotante éclairait faiblement les objets -environnants, don Roque approcha un escabeau d'un ballot qui lui -servait de table, et sortant de sa poitrine, un papier jauni et maculé, -sur lequel était grossièrement dessiné, par une main inhabile, une -espèce de plan informe, il se mit à l'étudier avec le plus grand soin -et ne tarda pas à être complètement absorbé par les réflexions que sans -doute ce plan suggérait.</p> - -<p>La nuit tout entière s'écoula ainsi, sans que le marquis quittât la -position qu'il avait prise et sans que ses yeux se fermassent un seul -instant.</p> - -<p>C'est que ce plan, tout informe et incomplet qu'il paraissait être, -était celui du pays diamantaire qui recélait les incalculables -richesses si ardemment convoitées par le jeune homme, et que, -commençant à pressentir la possibilité d'un refus de la part de la -jeune fille, refus contre lequel viendraient se briser, comme sur un -roc, toutes les combinaisons élaborées avec tant de soin par lui, il -cherchait, en redoublant de soin dans l'étude de ce plan, à éluder -cette difficulté et à trouver, sans secours étranger, cette riche proie -qui menaçait de lui échapper et dont la pensée seule lui brûlait le -cœur.</p> - -<p>Mais ce plan fait de mémoire longtemps après avoir vu le pays, et -ce, d'une façon superficielle, par un homme ignorant, ne pouvait -malheureusement être que d'un faible secours au marquis; il le sentait -malgré lui, et cette certitude redoublait sa fureur.</p> - -<p>Mais que faire à une femme plus qu'il avait fait à doña Laura? Comment -vaincre sa résistance et la contraindre à parler? Si profondément -corrompu, si complètement vicieux que fût le marquis, cependant il -était gentilhomme de haute race, il restait encore en lui quelque -chose de sa noble origine, et quels que fussent les projets de -vengeance qu'il recélât dans sa pensée contre cette frêle créature qui -s'obstinait à lui tenir tête, il y avait des moyens dont la seule idée -le faisait frémir et devant lesquels il reculait avec horreur, tant -il lui répugnait d'en arriver à des violences matérielles, lâchetés -honteuses, indignes de lui.</p> - -<p>Depuis plus de trois heures déjà le soleil était levé; le marquis, -toujours plongé dans ses réflexions, n'avait pas semblé s'apercevoir du -retour de la lumière, lorsque le galop d'un cheval, qui se rapprochait -rapidement, lui fit subitement relever la tête.</p> - -<p>Au même instant, le rideau de la tente fut soulevé et le capitão entra.</p> - -<p>L'Indien était couvert de poussière, ses traits enflammés et son front -inondé de sueur témoignaient de la vélocité de la course qu'il venait -d'accomplir.</p> - -<p>«Ah! C'est vous, Diogo, s'écria le marquis en l'apercevant, soyez le -bienvenu. Quoi de nouveau?</p> - -<p>—Rien, Excellence, répondit le capitão.</p> - -<p>—Comment rien, est-ce que vous n'auriez pu parvenir à découvrir la -piste de ce Malco?</p> - -<p>—Pardonnez-moi, Excellence, j'ai suivi au contraire cette piste -pendant plus de trois heures.</p> - -<p>—Alors, vous devez avoir des nouvelles?</p> - -<p>—J'en ai, oui Excellence, mais non pas, sans doute, celles que vous -attendez.</p> - -<p>—Expliquez-vous, mon ami, j'ai la tête un peu fatiguée, et je ne suis -nullement en train de deviner des énigmes.</p> - -<p>—Voici le fait en deux mots, Excellence. Après avoir, ainsi que je -vous l'ai dit, suivi pendant environ trois heures sans dévier d'une -ligne la piste de Malco, piste, soit dit à son honneur, parfaitement -embrouillée et à laquelle tout autre que moi se serait inévitablement -laissé tromper, tant elle était habilement faite, je suis arrivé sur -la lisière d'une forêt où je n'hésitai pas à entrer; absorbé par le -soin que je prenais de ne pas m'écarter de cette piste endiablée, je ne -songeai pas à veiller autour de moi, de sorte que j'allai tout droit -donner dans un campement indien.</p> - -<p>—Un campement d'Indiens si près de nous! s'écria le marquis avec -surprise.</p> - -<p>—Mon Dieu oui, Excellence.</p> - -<p>—Mais d'Indiens mansos, sans doute.</p> - -<p>—Non pas, Excellence; d'Indiens bravos, au contraire, et des plus -bravos de cette contrée encore.</p> - -<p>—Hum! Déjà.</p> - -<p>—Oui; je me trouvai donc subitement face à face avec trois Indiens, -dont l'un était un Guaycurus, l'autre un Payagoas; quant au troisième -c'était tout simplement un esclave Mondurucu.</p> - -<p>—Oh! Oh! Voilà qui est sérieux pour nous.</p> - -<p>—On ne peut plus sérieux, Excellence.</p> - -<p>—Et comment vous êtes-vous sorti de ce guêpier?</p> - -<p>—De la manière la plus simple du monde, Excellence; ces sauvages ont -de l'honneur, à leur façon s'entend; bien que mon uniforme leur révélât -à l'instant qui je suis, c'est-à-dire un de leurs ennemis les plus -acharnés, cependant ils m'accueillirent amicalement, et m'invitèrent à -m'asseoir près de leur feu.</p> - -<p>—Cela est étrange, murmura le marquis.</p> - -<p>—Pas autant que cela doit sembler aux personnes qui ne connaissent -pas les mœurs de ces barbares, Excellence. Voyant qu'ils me recevaient -ainsi, j'acceptai franchement leur invitation et je m'assis près d'eux; -mon but était de les faire causer, ce à quoi je réussis complètement.</p> - -<p>—Ah! Ah! Et que vous dirent-ils?</p> - -<p>—Ils m'apprirent que Malco les était venu trouver quelques heures -avant moi, qu'il s'était longuement entretenu avec eux et qu'il leur -avait appris votre présence, le nombre d'hommes dont vous disposiez et -jusqu'à l'endroit juste où vous aviez assis votre camp pour la nuit.</p> - -<p>—Le misérable! Le double traître! s'écria le marquis avec colère.</p> - -<p>—Je partage entièrement votre opinion, Excellence; cette révélation, -je vous l'avoue, me donna fort à réfléchir, et me mit dans un grand -embarras dont je ne savais comment sortir, lorsque les Indiens -eux-mêmes me fournirent les moyens de faire une retraite honorable.</p> - -<p>—Comment cela?</p> - -<p>—Le chef Guaycurus m'annonça avec courtoisie que la trêve conclue avec -les blancs était rompue depuis deux jours.</p> - -<p>—Oh! exclama le marquis, quelle fatalité! Echouer si près du but.</p> - -<p>—Permettez-moi d'achever, Excellence.</p> - -<p>—Parlez, parlez.</p> - -<p>—Le chef ajouta que probablement, comme depuis longtemps déjà -vous aviez quitté les plantations, vous ignoriez cette rupture; en -conséquence, il n'était pas juste d'abuser de votre bonne foi en vous -attaquant.</p> - -<p>—Ah! fit le marquis, en respirant avec force, et alors?</p> - -<p>—Alors, comme ils ne veulent pas manquer aux lois sacrées de -l'hospitalité, ils vous accordent deux jours pour sortir de leur -territoire.</p> - -<p>—Hein! s'écria le marquis, que ces dernières paroles replongeaient -plus profondément dans la perplexité dont un instant il avait cru -sortir, que me dites-vous donc là, Diogo?</p> - -<p>—La vérité la plus stricte, Excellence, sur mon honneur!</p> - -<p>—Je vous crois, mon ami, je vous crois; mais achevez, de grâce.</p> - -<p>—Oh! Je n'ai plus grand-chose à ajouter, sinon qu'ils m'ont averti que -dans le cas où vous refuseriez d'accepter cette condition, vous seriez -inévitablement attaqué au bout des quarante-huit heures convenues.</p> - -<p>—Et de Malco, ils ne vous ont rien dit de plus?</p> - -<p>—Pas un mot, Excellence.</p> - -<p>—De sorte que vous ignorez complètement où se cache ce misérable?</p> - -<p>—Absolument, Excellence; j'ai cru que ce que m'avait appris le chef -Guaycurus était d'une assez grande importance pour que vous désiriez en -être instruit le plus tôt possible; aussi je suis revenu à franc étrier.</p> - -<p>—Vous avez bien fait, mon ami, je vous remercie.»</p> - -<p>Le marquis fît quelques pas dans la tente en marchant avec agitation; -puis, revenant vers le capitão:</p> - -<p>«Dans une circonstance semblable, lui demanda-t-il, comment -agiriez-vous?</p> - -<p>—Moi, Excellence?</p> - -<p>—Oui, mon ami, que feriez-vous?</p> - -<p>—Je n'hésiterais pas, Excellence.</p> - -<p>—Ah!</p> - -<p>—Je battrais en retraite.</p> - -<p>—Battre en retraite, jamais! Devant de tels barbares, ce serait une -honte.»</p> - -<p>Le capitão hocha la tête.</p> - -<p>«Alors nous serons massacrés jusqu'au dernier.</p> - -<p>—Vous le croyez?</p> - -<p>—J'en suis convaincu, Excellence; vous ne savez pas ce que sont les -Guaycurus; moi je les connais depuis longtemps déjà.</p> - -<p>—N'importe, je pousserai en avant! Vous ne m'abandonnerez pas.</p> - -<p>—Moi, Excellence, mon devoir est de vous suivre; partout où vous irez, -je vous suivrai. Qu'est-ce que cela me fait d'être tué, cela ne doit-il -pas m'arriver tôt ou tard?</p> - -<p>—Répondez-vous de vos hommes?</p> - -<p>—De ceux-là, oui; mais non pas des vôtres.</p> - -<p>—Je suis sûr des miens,</p> - -<p>—Alors, nous partons?</p> - -<p>—Dans une heure.</p> - -<p>—Et nous poussons en avant?</p> - -<p>—Oui, quand même il nous faudrait passer sur le ventre de tous ces -bandits.</p> - -<p>—Alors, à la grâce de Dieu! Excellence, j'ai bien peur que nous ne -revenions pas.»</p> - -<p>Et après avoir salué respectueusement le jeune homme, le capitão se -retira d'un pas aussi tranquille et aussi insouciant que s'il n'était -pas certain d'avance que l'ordre qui lui était donné équivalait à une -condamnation à mort.</p> - -<p>Lorsqu'il fut seul, le marquis demeura un instant immobile; puis, -frappant du pied avec rage et lançant au ciel un regard de défi:</p> - -<p>«Oh! s'écria-t-il d'une voix étranglée, ces diamants maudits, je les -aurai, dussé-je pour m'en emparer marcher dans le sang jusqu'à la -ceinture!»</p> - - - -<hr class="chap" /> -<h4><a name="Vb" id="Vb">V</a></h4> - -<h3>A TRAVERS LE DÉSERT.</h3> - - -<p>Pendant que, d'après ses ordres, le capitão dos soldados da conquista -faisait lever le camp et charger les mules, préparant tout pour un -départ immédiat, le marquis, en proie à une agitation terrible, -marchait à grands pas dans sa tente, maudissant la fatalité qui -semblait s'attacher à ses pas et s'obstiner à détruire ses plus -adroites combinaisons, éloignant constamment de lui, lorsque déjà il -croyait le tenir, le riche trésor qu'il convoitait; trésor qui, depuis -qu'il s'était mis à sa recherche, lui avait coûté tant de fatigues et -d'ennuis de toutes sortes, et pour lequel il avait, pendant un laps de -temps si long, bravé des périls immenses et presque perdu son honneur.</p> - -<p>Soudain, il s'arrêta en se frappant le front: une idée subite avait -traversé son cerveau en l'illuminant d'un radieux éclair; il déchira -une page de ses tablettes, écrivit quelques mots à la hâte, plia le -papier et le remit à un esclave en lui ordonnant de le porter de sa -part à doña Laura Antonia de Cabral.</p> - -<p>Comptant probablement beaucoup sur le résultat que produirait sa -missive sur l'esprit de la jeune fille, le marquis, entièrement -rasséréné, s'occupa avec ardeur à hâter les préparatifs du départ.</p> - -<p>La journée était splendidement belle, le soleil s'était levé radieux -à l'horizon dans des flots de pourpre et d'or, la brise matinale -rafraîchissait doucement l'atmosphère et les oiseaux craintivement -blottis sous la feuillée chantaient à pleine gorge leur joyeuse chanson.</p> - -<p>Au loin s'étendait, encadré dans de hautes montagnes couvertes -d'impénétrables forêts, le sertão que les Brésiliens se préparaient à -traverser et qui, vu du point où ils avaient campé, leur apparaissait -comme un immense tapis de verdure, coupé dans tous les sens par -d'innombrables cours d'eaux, qui miroitaient aux rayons du soleil et -semblaient des fleuves de diamants.</p> - -<p>Tout était joie et bonheur dans cette nature si calme et si -majestueuse, que la main de l'homme n'avait pas encore déformée et qui -était demeurée telle qu'elle était sortie des mains du Créateur.</p> - -<p>Les esclaves noirs, les chasseurs métis et les soldats indiens -qui composaient la caravane subissaient, malgré eux, l'influence -magnétique de cette délicieuse matinée et semblaient avoir oublié leurs -fatigues et leurs périls passés pour ne plus songer qu'à l'avenir -qui leur apparaissait si doux et si rempli de séduisantes promesses; -c'était en riant, en chantant et en causant gaiement entre eux qu'ils -s'acquittaient de la rude tâche de lever le camp.</p> - -<p>Seul, malgré tous ses efforts pour feindre, sinon la joie, du moins -l'insouciance, le marquis restait sombre et pensif; c'est que, brûlé -par la honteuse passion de l'or, son cœur recélait de terribles -tempêtes et demeurait insensible aux magnifiques harmonies de la -nature, qui agissaient si puissamment sur les organisations abruptes -mais honnêtes des Indiens et des nègres.</p> - -<p>Cependant, les chevaux étaient sellés, les mules avaient repris leur -charge, les tentes roulées étaient placées sur une charrette traînée -par plusieurs bœufs. Doña Laura était montée dans son palanquin, qui -s'était immédiatement refermé sur elle; on n'attendait pour se remettre -en route que l'ordre du marquis.</p> - -<p>Don Roque se promenait à l'écart, absorbé dans ses pensées; il semblait -avoir oublié que tout était prêt pour le départ et que le moment était -venu d'effectuer la descente de la montagne pour entrer dans le désert.</p> - -<p>Depuis quelques minutes, le capitão qui avait présidé avec activité et -intelligence à la levée du camp, tournait d'un air embarrassé autour -de son chef, dont il cherchait à attirer l'attention; mais tous ses -efforts étaient en pure perte, le marquis ne prenait aucunement garde -à lui, enfin le capitão se hasarda à lui toucher légèrement le bras.</p> - -<p>Don Roque tressaillit à cet attouchement et fixant un regard -interrogateur sur le capitão:</p> - -<p>«Que me voulez-vous, don Diogo? lui demanda-t-il sèchement.</p> - -<p>—Excellence, répondit-il, on n'attend plus que votre bon plaisir pour -se mettre en marche.</p> - -<p>—S'il en est ainsi, partons à l'instant, répondit-il en faisant un -mouvement pour aller prendre son cheval, qu'un esclave tenait en bride -à quelques pas.</p> - -<p>—Pardon, Excellence, reprit l'Indien en l'arrêtant respectueusement; -mais, avant que vous donniez l'ordre de la marche, j'aurais, si vous le -permettez, quelques importantes observations à vous soumettre.</p> - -<p>—A moi? s'écria le marquis en le regardant bien en face.</p> - -<p>—A vous, oui, Excellence, répondit froidement l'Indien.</p> - -<p>—Est-ce une nouvelle trahison dont je suis menacé, reprit-il avec un -sourire amer, et me voulez-vous abandonner vous aussi, don Diogo, comme -votre camarade Malco.</p> - -<p>—Vous êtes doublement injuste à mon endroit, Excellence, répondit -nettement l'Indien, je n'ai pas l'intention de vous abandonner, et -Malco n'a jamais été ni mon ami, ni mon camarade.</p> - -<p>—Si j'ai tort, ce qui est possible, excusez-moi, don Diogo, et venez -au fait, je vous prie; le temps se passe, nous devrions être partis -depuis longtemps déjà.</p> - -<p>—Quelques minutes de plus ou de moins ne signifient rien, Excellence, -nous arriverons toujours assez vite où nous allons, soyez tranquille.</p> - -<p>—Que voulez-vous dire? Expliquez-vous.</p> - -<p>—Ce que déjà j'ai eu l'honneur de vous dire ce matin, Seigneurie, que -pas un de nous ne reviendra de cette expédition, et que tous nous y -laisserons nos os.»</p> - -<p>Le marquis fit un geste d'impatience.</p> - -<p>«Est-ce donc pour me répéter ces sinistres prédictions que vous -m'arrêtez ainsi? s'écria-t-il en frappant du pied.</p> - -<p>—Nullement, Excellence, je ne me reconnais le droit ni de contrôler -vos actes, ni de contrarier vos projets, je vous ai averti, voilà tout; -malgré l'avertissement que j'ai cru devoir vous donner, vous voulez -pousser en avant, soit, cela ne me regarde plus, je suis à vos ordres, -je vous obéis.</p> - -<p>—Vous n'avez pas, je l'espère, soufflé mot à qui que ce soit des -lubies absurdes qui vous trottent dans la cervelle.</p> - -<p>—A quoi bon, Seigneurie, révéler sans votre autorisation ce que vous -nommez des lubies et que moi j'appelle des certitudes? Les soldats -placés sous mes ordres et les chasseurs métis savent aussi bien que -moi ce qui les attend dans le désert qui se déroule à nos pieds, je -n'avais donc rien à leur apprendre; quant à vos esclaves, à quoi bon -les effrayer d'avance? Ne vaut-il pas mieux les laisser dans la plus -complète ignorance? Peut-être à l'heure du danger, lorsqu'ils se -verront en face de la mort, puiseront-ils dans cette ignorance même la -force de se faire bravement tuer? Car, je le répète, pour échapper, -cela nous est impossible.»</p> - -<p>Le marquis fronça les sourcils et se croisant les bras avec colère:</p> - -<p>«Voyons, reprit-il d'une voix contenue, mais que l'émotion faisait -légèrement trembler, finissons-en, Diogo.</p> - -<p>—Je ne demande pas mieux, Excellence.</p> - -<p>—Parlez, mais soyez bref; je vous répète que le temps s'écoule et que -déjà, depuis une heure, nous devrions être en route.»</p> - -<p>Le capitão se gratta le front d'un air embarrassé, mais semblant tout à -coup prendre un parti décisif:</p> - -<p>«Voici ce dont il s'agit, Excellence, dit-il: jusqu'à présent nous -avons traversé des pays civilisés ou à peu près, où nous ne courrions -d'autres dangers que ceux ordinaires, c'est-à-dire les morsures des -bêtes fauves ou celles des reptiles, mais aujourd'hui, ce n'est plus la -même chose.</p> - -<p>—Eh bien?</p> - -<p>—Dame, vous comprenez, Excellence, nous allons dans quelques minutes -entrer sur le territoire des peaux-rouges, les Indiens bravos ne sont -pas tendre pour les blancs et les gens civilisés, il va nous falloir -user de la plus grande prudence pour nous défendre des pièges et des -embuscades qui nous attendent à chaque pas, car nous serons en pays -ennemi. Je sais bien, ajouta-t-il avec une naïveté pleine de bonhomie -d'autant plus terrible qu'elle provenait d'une intime conviction, -que toutes ces précautions ne serviront à rien et n'aboutiront qu'à -prolonger notre existence de quelques jours seulement; mais enfin nous -aurons en mourant cette satisfaction d'avoir tout fait pour tirer le -meilleur parti d'une position désespérée.</p> - -<p>—Où voulez-vous en venir avec ces interminables préambules? répondit -le marquis auquel l'abnégation si franche de ce pauvre diable arracha, -malgré sa colère et ses préoccupations personnelles, un pâle sourire.</p> - -<p>—A ceci, Excellence; vous êtes un grand seigneur, vous, expert dans -toutes les choses de la vie des villes, mais, pardonnez-moi de vous le -dire, d'une complète ignorance de l'existence du désert, des embûches, -des dangers qu'il recèle et des moyens à employer pour se défendre -des uns et éviter les autres. Je crois, donc, avec tout le respect -que je vous dois, Excellence, qu'il serait bon que vous me permissiez -d'assumer sur moi seul, à partir d'aujourd'hui, la responsabilité de la -marche de la caravane, que vous me la laissassiez diriger à ma guise; -en un mot, que vous me remissiez le commandement. Voilà, Excellence, -ce que je désirais vous dire et pourquoi j'ai pris la liberté de vous -arrêter.»</p> - -<p>Le marquis demeura quelques instants silencieux, les yeux fixés sur -le visage calme et loyal du capitão indien, comme s'il eût voulu lire -jusqu'au fond de son cœur ses plus secrètes pensées.</p> - -<p>Celui-ci supporta sans se troubler le regard qui pesait sur lui.</p> - -<p>«Ce que vous me demandez est fort grave, don Diogo, répondit enfin -le marquis d'un air pensif; la trahison m'entoure de toutes parts; -les hommes sur lesquels je me croyais le plus en droit de compter ont -été les premiers à m'abandonner; vous-même, vous considérez cette -marche en avant comme une folie et semblez assiégé des plus sombres -pressentiments; qui me prouve, pardonnez-moi à mon tour de vous parler -aussi franchement; qui me prouve que vous ne voulez pas me tromper et -que votre feint dévouement à ma personne ne cache pas un piège.</p> - -<p>—Excellence, je ne vous en veux pas des soupçons qui s'élèvent contre -moi dans votre esprit, je les trouve, au contraire, tout naturels. Vous -êtes un Portugais d'Europe, et à cause de cela vous ignorez bien des -choses de ce pays, celle-ci entre autres que les soldados da conquista -sont tous des hommes éprouvés, choisis avec le plus grand soin, et -que, depuis la formation de ce corps, il ne s'y est pas rencontré un -traître, je ne vous dis pas cela pour moi, vous me connaissez à peine -depuis quelques jours, et vous n'avez pas encore été en situation de me -mettre à l'épreuve, mais la manière loyale dont je vous ai parlé, les -choses que je vous ai dites auraient dû provoquer, sinon votre entière -confiance en moi, du moins le commencement de cette confiance.</p> - -<p>—Oui, je sais que depuis hier toutes vos démarches ont été loyales, -toutes vos actions franches; vous voyez que je vous rends justice.</p> - -<p>—Pas assez encore, Excellence; vous me jugez avec vos connaissances -acquises au point de vue de la vie civilisée et non à celui du désert; -donc, vous commettez, malgré vous, de graves erreurs; permettez-moi -de vous faire une simple observation, qui, je le crois, vous semblera -juste.</p> - -<p>—Parlez.</p> - -<p>—Nous sommes à cinquante lieues au moins de la ville la plus -prochaine, à quelques lieues seulement d'Indiens ennemis qui nous -guettent et n'attendent qu'une occasion pour nous assaillir.</p> - -<p>—C'est vrai, murmura le marquis tout pensif.</p> - -<p>—Bien, vous me comprenez, Excellence; maintenant, supposons que je -sois un traître.</p> - -<p>—Je n'ai pas dit cela.</p> - -<p>—Pas positivement, c'est vrai; mais vous m'avez donné à entendre que -je pouvais en être un. Eh bien! Je l'admets pour un instant: rien ne -me serait plus facile que de vous abandonner à vous-même ici où nous -sommes; de partir avec mes soldats, et, croyez-le, Excellence, vous -seriez aussi irrémissiblement perdu que si je vous livrais demain ou un -autre jour aux Indiens; car il vous serait matériellement impossible de -retourner aux habitations et d'échapper au moindre des mille dangers -qui vous enveloppent et dont, sans vous en douter, vous formez le -centre.»</p> - -<p>Le marquis pâlit et laissa tomber avec découragement sa tête sur la -poitrine; la logique du raisonnement du capitão l'avait frappé en plein -cœur, en lui prouvant son impuissance et la grandeur du dévouement de -cet homme qu'il accusait, et qui faisait si noblement le sacrifice de -sa vie pour le servir.</p> - -<p>Il lui tendit la main et, s'inclinant devant lui:</p> - -<p>«Pardonnez-moi mes injustes soupçons, don Diogo, lui dit-il, mes doutes -sont dissipés pour toujours; j'ai foi en vous, agissez à votre guise, -sans même me consulter, si vous le jugez nécessaire; je vous jure, sur -ma parole d'honneur de gentilhomme, que je ne vous gênerai en rien et -que, en toute circonstance, je serai le premier à vous donner l'exemple -de l'obéissance. Êtes-vous satisfait de moi? Croyez-vous que je répare -assez largement la faute que j'ai commise en vous accusant?»</p> - -<p>Le capitão serra avec émotion la main qui lui était tendue.</p> - -<p>«Je regrette de n'avoir qu'une vie à vous sacrifier, Excellence, -répondit-il.</p> - -<p>—Ne parlons donc plus de cela, mon ami, et faites pour le mieux.</p> - -<p>—J'y tâcherai, Excellence. D'abord, veuillez m'apprendre vers quel -lieu vous comptez vous diriger.</p> - -<p>—Il nous faut atteindre les bords d'un petit lac qui se trouve, -dit-on,—car, vous le comprenez, je ne connais nullement l'endroit et -je n'y suis jamais allé,—aux environs du Rio Bermejo, non loin du pays -des Indiens Frentones.»</p> - -<p>L'Indien fronça le sourcil.</p> - -<p>«Oh! Oh! répondit-il, la route est longue. Nous avons à traverser, -avant que d'y arriver, tout le pays des Guaycurus et des Payagoas; puis -nous passerons le Rio Pilcomayo pour entrer dans le Llano de Manso; -c'est un rude chemin que celui-là, Excellence, et celui que nous avons -fait jusqu'à présent n'est rien en comparaison.</p> - -<p>—J'ai toujours pensé que Malco Díaz nous avait fait prendre une -mauvaise direction, et qu'il nous a fait errer à plaisir dans ces -déserts sans bornes.</p> - -<p>—Vous avez eu tort, Excellence; Malco vous a au contraire guidé par la -route la meilleure et la plus courte. Du reste, la façon dont il vous a -abandonné montre qu'il avait le plus grand intérêt à vous mettre dans -le plus bref délai sur le territoire indien.</p> - -<p>—C'est juste.</p> - -<p>—Maintenant, Seigneurie, s'il vous plaît de monter à cheval, nous -partirons quand vous voudrez.</p> - -<p>—Tout de suite, répondit le marquis; et, faisant signe à l'esclave qui -tenait son cheval en bride de le lui amener, il se mit en selle.</p> - -<p>—Je vous laisse donner les ordres que vous jugerez nécessaires, dit-il.</p> - -<p>—C'est convenu, Excellence.»</p> - -<p>Le jeune homme se dirigea vers le palanquin, dans lequel doña Laura -était renfermée, tandis que le capitão rejoignait ses soldats et -préparait tout pour le départ.</p> - -<p>Le marquis rangea son cheval au côté droit du palanquin, et, -s'inclinant légèrement sur sa selle:</p> - -<p>«Doña Laura, dit-il, m'entendez-vous?</p> - -<p>—Je vous entends, répondit la jeune fille, bien que malgré une légère -agitation des rideaux elle demeurât invisible.</p> - -<p>—Voulez-vous m'écouter pendant quelques minutes? reprit le marquis.</p> - -<p>—Il m'est impossible de faire autrement murmura-t-elle.</p> - -<p>—Vous avez reçu ma lettre, ce matin?</p> - -<p>—Je l'ai reçue, oui.</p> - -<p>—L'avez-vous lue?»</p> - -<p>La jeune fille hésita.</p> - -<p>«L'avez-vous lue? insista le marquis.</p> - -<p>—Je l'ai lue.</p> - -<p>—Je vous en remercie, señorita.</p> - -<p>—Je n'accepte pas ce remercîment que je ne mérite pas.</p> - -<p>—Pour quelle raison?</p> - -<p>—Parce que cette lettre n'a en rien influé sur mon immuable -détermination.»</p> - -<p>Le marquis fit un geste de dépit.</p> - -<p>«Vous n'acceptez pas mes conditions?</p> - -<p>—Non.</p> - -<p>—Songez qu'un danger terrible vous menace.</p> - -<p>—Il sera le bienvenu, quel qu'il soit, s'il me délivre de l'esclavage -dans lequel vous me tenez, et de l'horreur que m'inspire votre -continuelle présence à mes côtés.</p> - -<p>—C'est votre dernier mot, señorita?</p> - -<p>—Le dernier.</p> - -<p>—Mais une telle obstination est de la folie.</p> - -<p>—Peut-être; dans tous les cas elle me venge de vous et c'est tout ce -que je puis désirer dans le malheureux état où je suis réduite par -votre coupable conduite.</p> - -<p>—C'est à la mort que vous marchez.</p> - -<p>—Je l'espère, mais vous ne m'avez demandé que quelques minutes -d'entretien, elles sont presque écoulées, dispensez-vous donc, señor, -de me parler davantage, car je ne vous répondrai plus; d'ailleurs, je -sens, au mouvement du palanquin, que vos bandits reprennent leur route.»</p> - -<p>En effet, la caravane commençait à descendre le versant de la -montagne; le sentier se rétrécissait de plus en plus, et une plus -longue conversation devenait matériellement impossible.</p> - -<p>«Oh! Malheur sur vous!» s'écria le marquis avec rage.</p> - -<p>La jeune fille ne lui répondit que par un éclat de rire moqueur.</p> - -<p>Don Roque lui fit un dernier geste de menace, enfonça les éperons dans -les flancs de son cheval, le fit bondir en avant et alla se placer au -centre de la petite troupe.</p> - -<p>Le capitão avait pris pour la marche ses dispositions en soldat aguerri -et en coureur des bois expérimenté.</p> - -<p>Les soldados da conquista, habitués de longue date à guerroyer avec -les Indiens, dont ils connaissaient toutes les ruses, avaient été par -lui disséminés en avant et sur les flancs de la caravane, avec ordre -d'éclairer la route et de fouiller avec soin les buissons à droite et à -gauche.</p> - -<p>Les chasseurs métis, formés en une seule troupe compacte, s'avançaient, -le fusil sur la cuisse, le doigt sur la détente, l'œil et l'oreille au -guet, prêts à faire feu au premier signal.</p> - -<p>Les nègres esclaves, dans lesquels, bien qu'ils fussent armés, -le capitão, avec raison, n'avait pas grande confiance, formaient -l'arrière-garde.</p> - -<p>La caravane ainsi disposée ne laissait pas que de présenter une -ligne assez étendue et surtout imposante; elle se composait de -cinquante-cinq hommes en tout, dont quarante-cinq environ étaient des -gens résolus, habitués depuis longtemps à parcourir le désert, et sur -lesquels, avec raison, on pouvait compter le cas échéant. Quant aux dix -qui restaient, c'étaient des esclaves nègres ou mulâtres qui n'avaient -jamais vu le feu, avaient une horreur instinctive des Indiens, et au -cas d'une attaque devaient, selon toutes les probabilités, lâcher pied -à la première décharge.</p> - -<p>Le marquis, malgré les sombres prévisions du capitão, ne pouvait se -persuader que les Indiens osassent attaquer une troupe aussi nombreuse -et aussi bien armée que la sienne de fusils et de pistolets; il taxait -intérieurement don Diogo de lui avoir exagéré le danger, afin de capter -sa confiance et de faire valoir à ses yeux les services qu'il serait -censé lui rendre pendant l'expédition.</p> - -<p>Cependant, comme, à part cette exagération qu'il supposait exister -dans les renseignements que lui avait fournis le capitão, il ne se -dissimulait pas que la position dans laquelle il se trouvait, sans -être désespérée, était cependant difficile; que la trahison, ou du -moins l'abandon de son guide le laissait dans une situation assez -embarrassante, il n'était pas fâché que de son propre mouvement le -capitão eût assumé sur lui la responsabilité du commandement et se -fût ainsi chargé de le tirer d'affaire, ce à quoi il convenait que -lui n'aurait jamais réussi. Le marquis commettait une grave erreur; -erreur pardonnable en ce sens que, depuis un an à peine en Amérique, -il n'avait jamais été mis à même par les circonstances de porter un -jugement sain sur ce qui se passait autour de lui, ni sur les hommes -avec lesquels le hasard le mettait en rapport.</p> - -<p>Élevé en Europe, membre de la plus haute et de la plus orgueilleuse -noblesse du vieux monde, dont il avait dès l'enfance adopté tous -les préjugés; habitué à la vie facile et sans arrière-pensée des -castes riches, il ignorait ces natures fortes, ces organisations -vigoureusement trempées, qui ne se rencontrent que dans les pays placés -sur la limite de la barbarie, et pour lesquelles le dévouement et -l'abnégation sont une des conditions vitales de l'existence. Aussi ne -pouvait-il les comprendre, et malgré ce que lui avait presque prouvé -Diogo pendant le court entretien qu'il avait eu avec lui, conservait-il -au fond du cœur une secrète arrière-pensée qu'il ne s'avouait peut-être -pas à lui-même, mais qui lui faisait, à son insu, chercher dans le -dévouement si loyalement vrai et naïf de cet homme un calcul d'intérêt -ou d'ambition.</p> - -<p>Cependant la caravane descendait lentement la montagne, éclairée à -droite et à gauche par les soldats envoyés par le capitão en batteurs -d'estrade.</p> - -<p>Au fur et à mesure que les voyageurs s'approchaient du désert, -le paysage changeait et prenait un aspect plus imposant et plus -grandiose. Quelques minutes encore, et la descente serait terminée.</p> - -<p>Don Roque s'approcha de don Diogo, et, lui touchant légèrement l'épaule:</p> - -<p>«Eh bien! lui dit-il en souriant, nous voici bientôt dans la plaine, et -nous n'avons vu âme qui vive; croyez-moi, capitão, les menaces faites -par les Indiens ne sont que des rodomontades, ils ont essayé de nous -effrayer, voilà tout.»</p> - -<p>L'Indien regarda le marquis avec une stupéfaction profonde.</p> - -<p>«Parlez-vous sérieusement, Excellence, répondit-il, croyez-vous -réellement ce que vous dites?</p> - -<p>—Certes, cher don Diogo, et tout me donne raison, il me semble.</p> - -<p>—Alors il vous semble mal, Excellence, car je vous certifie, moi, que -les Guaycurus n'ont rien avancé qu'ils n'aient l'intention de tenir, et -avant peu vous en aurez la preuve.</p> - -<p>—Redouteriez-vous une attaque? fit le marquis avec un commencement -d'inquiétude.</p> - -<p>—Une attaque, non peut-être pas tout de suite, mais au moins une -sommation.</p> - -<p>—Une sommation! De la part de qui?</p> - -<p>—Mais de la part des Guaycurus, probablement.</p> - -<p>—Allons donc, vous voulez rire. Sur quoi basez-vous une telle -supposition?</p> - -<p>—Je ne suppose pas, Excellence; je vois, voilà tout.</p> - -<p>—Comment, vous voyez?</p> - -<p>—Oui, et il vous est facile d'en faire autant, car, avant un quart -d'heure, l'homme que je vous annonce sera devant vous.</p> - -<p>—Oh! Oh! Voilà qui est fort.</p> - -<p>—Tenez, Excellence, reprit-il en étendant le bras dans une certaine -direction, voyez-vous ces herbes qui frissonnent et se courbent par un -mouvement régulier.</p> - -<p>—Oui, je les vois; après?</p> - -<p>—Vous remarquez, n'est-ce pas, que ce mouvement n'est que partiel et -se rapproche incessamment de nous?</p> - -<p>—En effet, mais qu'est-ce que cela prouve?</p> - -<p>—Cela prouve, Excellence, qu'un Indien arrive sur nous au galop, et -probablement cet Indien est porteur de quelque important message qu'il -est chargé de nous communiquer.</p> - -<p>—Allons donc! Vous plaisantez, capitão.</p> - -<p>—Pas le moins du monde, Excellence, bientôt vous en aurez la preuve.</p> - -<p>—Je ne le croirai que lorsque je le verrai.</p> - -<p>—S'il en est ainsi, reprit le capitão en dissimulant un sourire, -croyez donc alors, Excellence, car le voici!»</p> - -<p>Le marquis regarda.</p> - -<p>En ce moment, un Indien guaycurus, armé en guerre et monté sur un -magnifique cheval, émergea tout à coup des hautes herbes et s'arrêta -fièrement, en travers du sentier, à portée de pistolet des Brésiliens, -en agitant entre ses mains une peau de tapir qu'il faisait flotter -comme un étendard.</p> - -<p>«Feu sur ce bribon! s'écria le marquis en épaulant sa carabine.»</p> - -<p>Le capitão l'arrêta vivement:</p> - -<p>«Gardez-vous en bien! lui dit-il.</p> - -<p>—Comment! N'est-ce pas un ennemi? reprit le marquis.</p> - -<p>—Cela peut être, Excellence; mais, en ce moment, il vient en -parlementaire.</p> - -<p>—En parlementaire, ce sauvage! Vous vous moquez de moi sans doute, -s'écria le marquis en haussant les épaules.</p> - -<p>—Nullement, Excellence, écoutons ce que cet homme a à nous dire.</p> - -<p>—A quoi bon? fit-il avec mépris.</p> - -<p>—Quand ce ne serait que pour connaître les projets de ceux qui nous -l'envoient, il me semble que ce serait déjà assez important pour nous.»</p> - -<p>Le marquis hésita un instant, puis rejetant sa carabine en bandoulière.</p> - -<p>«Au fait, c'est possible, murmura-t-il, mieux vaut le laisser -s'expliquer; qui sait ce que ces Indiens peuvent avoir résolu entre -eux, peut-être désirent-ils traiter avec nous?</p> - -<p>—Ce n'est pas probable, répondit en riant le capitão; mais, dans tous -les cas, si vous me le permettez, Excellence, je le vais interroger.</p> - -<p>—Faites, faites, don Diogo, je suis curieux de connaître ce message.»</p> - -<p>Le capitão s'inclina; puis, après avoir jeté à terre son tromblon, -son sabre et son couteau, il se dirigea au trot de son cheval vers -l'Indien, toujours immobile comme une statue équestre en travers du -chemin.</p> - -<p>«Vous êtes fou, s'écria don Roque en s'élançant vers lui; comment, vous -abandonnez vos armes; vous voulez donc vous faire assassiner?»</p> - -<p>Don Diogo sourit en haussant les épaules avec dédain, et, retenant le -cheval du marquis par la bride pour l'empêcher d'avancer davantage:</p> - -<p>«Ne voyez-vous donc pas que cet homme est sans armes?» dit-il.</p> - -<p>Le marquis fit un geste de stupéfaction et s'arrêta; il n'avait pas -remarqué cette particularité.</p> - -<p>Le capitão profita de la liberté qui lui était laissée pour se remettre -en route.</p> - - -<hr class="chap" /> -<h4><a id="VIb"></a>VIb</h4> - -<h3>LES GUAYCURUS.</h3> - - -<p>Le vaste territoire du Brésil est habité aujourd'hui encore par de -nombreuses tribus indiennes répandues dans les sombres forêts et les -vastes déserts qui couvrent ce pays.</p> - -<p>Si on croyait ces tribus toutes issues d'une même nation ou offrant -les mêmes caractères de sociabilité, on commettrait une grave erreur; -rien au contraire n'est plus différent que leurs mœurs, leurs usages, -leurs langues et leur organisation particulière. On ne connaît guère -en Europe, et ce à peine de nom, que les Botocudos ou Botocudis, qui -doivent cette pseudo-renommée à leur voisinage des établissements -brésiliens et à la férocité qu'ils déploient dans leurs guerres contre -les blancs. Ces Indiens, qui n'ont d'autre qualité qu'une haine poussée -au plus haut degré pour le joug tyrannique de l'étranger, ne sont à -part cela nullement intéressants. Sales, plongés dans la plus complète -barbarie, anthropophages même, ils ont, dans leur aspect farouche, -quelque chose de répugnant à cause de l'horrible <i>botoque</i>, ou rondelle -de bois d'une largeur de plusieurs pouces, qu'ils s'introduisent dans -la lèvre inférieure et qui les défigure d'une telle façon, qu'ils -ressemblent plutôt à de hideux orangs-outangs qu'à des hommes.</p> - -<p>Mais si l'on s'enfonce dans l'intérieur des terres, et si on se dirige -vers le sud, on rencontre de puissantes nations indiennes qui peuvent, -au besoin, mettre jusqu'à quinze mille guerriers sous les armes, et -jouissent d'une civilisation relative fort curieuse et surtout fort -intéressante à étudier.</p> - -<p>De ces nations, deux surtout tiennent une place fort importante dans -l'histoire des races aborigènes du Brésil, ce sont les Payagoas et les -Guaycurus.</p> - -<p>Ces derniers doivent plus particulièrement nous occuper ici.</p> - -<p>Les Guaycurus, ou <i>Indios cavalheiros</i>, ainsi que les nomment les -Brésiliens, paraissent, de temps immémorial, avoir occupé sur une -étendue d'au moins cent lieues les bords du Rio Paraguay.</p> - -<p>Aujourd'hui, forcés de reculer peu à peu devant la civilisation qui les -circonscrit de plus en plus, leur position a un peu varié; cependant, -on les y rencontre encore, mais ils se tiennent surtout entre les Rios -São Lourenço et Embotateu ou Mondego.</p> - -<p>Les Guaycurus ne sauraient être sans injustice rangés parmi les races -purement sauvages. Ils tiennent à notre avis,—avis, soit dit entre -parenthèse, partagé par beaucoup de voyageurs,—dans la hiérarchie -sociale des peuples du nouveau monde à peu près le rang qu'y tiennent -aujourd'hui les Araucanos du Chili, dont nous avons, dans un précédent -ouvrage, décrit les mœurs et presque révélé l'existence aux lecteurs -européens<a name="NoteRef_1_12" id="NoteRef_1_12"></a><a href="#Note_1_12" class="fnanchor">[1]</a>.</p> - -<p>Cependant, hâtons-nous de constater que les mœurs de cette nation n'ont -qu'un rapport fort indirect avec celles des Guaycurus.</p> - -<p>Ceux-ci offrent trois divisions complètement distinctes:</p> - -<p>Ceux qui occupent encore le Paraguay, où ils étaient connus sous le nom -de <i>Lingoas</i>; les habitants des rives orientales du grand fleuve, et, -enfin, ceux qui demeurent sur les possessions brésiliennes.</p> - -<p>Nous ne nous occuperons, quant à présent, que de ces derniers.</p> - -<p>Les Guaycurus brésiliens se partagent en sept hordes différentes, -presque toujours en guerre entre elles, et qui parcourent en liberté -d'immenses plaines couvertes de magnifiques pâturages, situées entre -les Rios <i>Ipany</i> et <i>Tocoary.</i></p> - -<p>Cette race est essentiellement belliqueuse; elle n'entreprend une -guerre que dans le but de faire des prisonniers qui sont réduits en -esclavage.</p> - -<p>L'incontestable supériorité des Guaycurus a contraint plusieurs tribus -voisines de se soumettre vis-à-vis d'eux à une espèce de vasselage, -librement consenti du reste.</p> - -<p>Ces tribus, cependant assez puissantes, sont au nombre de seize. Nous -citerons parmi elles les Xiquitos, les Guatos, les Lodeos et les -Chagoteos, c'est-à-dire les plus redoutables nations du Sud.</p> - -<p>Les Guaycurus maintiennent parmi eux une sorte de hiérarchie sociale -bien marquée, dont les exemples sont fort rares parmi les peuplades du -Nouveau Monde; ils se partagent en chefs, guerriers et esclaves. Cette -organisation intérieure est d'autant plus facilement maintenue, que les -descendants des prisonniers ne peuvent, sous aucun prétexte, s'allier -aux personnes libres; une union semblable déshonorerait celui qui -l'aurait contractée; il n'y a pas d'exemple qu'un esclave ait jamais -été émancipé; d'ailleurs leur religion exclut les esclaves du paradis.</p> - -<p>On voit, par ce qui précède, que si la caste des chefs se conserve dans -toute sa pureté primitive, peu de nations présentent dans la classe -inférieure des éléments aussi hétérogènes et n'ont soumis les esclaves -à un plus complet nivellement.</p> - -<p>Au fur et à mesure que nous avancerons dans notre récit, nous ferons -plus particulièrement connaître ce peuple si singulièrement placé sur -les limites extrêmes de la barbarie et de la civilisation, et tenant, -en quelque sorte, la balance égale entre les deux. Nous reprendrons -maintenant notre histoire au point où nous l'avons abandonnée en -terminant le précédent chapitre.</p> - -<p>Après avoir échangé avec le marquis les quelques paroles que nous avons -rapportées, don Diogo s'était avancé seul et sans armes vers l'Indien -fièrement campé en travers du sentier, et qui le regardait s'approcher -sans faire le plus léger mouvement.</p> - -<p>Ces deux hommes, bien qu'ils eussent une commune origine et -descendissent tous deux de la race aborigène et des premiers -propriétaires du sol qu'ils foulaient, offraient cependant deux types -bien distincts et formaient entre eux le plus complet contraste.</p> - -<p>Le Guaycurus, peint en guerre, fièrement drapé dans son poncho, -hardiment posé sur son cheval aussi indompté que lui-même, l'œil bien -ouvert et franchement fixé sur l'homme qui s'avançait vers lui, tandis -qu'un sourire de dédain orgueilleux errait sur ses lèvres, représentait -bien aux yeux d'un observateur, le type de cette race puissante, -confiante en son droit et en sa force, qui, depuis le premier jour de -la découverte, a juré une haine implacable aux blancs, s'est reculée -pas à pas devant eux sans jamais leur tourner le dos, et qui a -résolu de périr plutôt que de subir un joug odieux et une servitude -déshonorante.</p> - -<p>Le capitão, au contraire, moins vigoureusement charpenté, gêné dans -ses étroits vêtements d'emprunt, portant sur ses traits la marque -indélébile du servage consenti par lui; embarrassé de sa contenance, -remplaçant la fierté par de l'effronterie et ne fixant qu'à la dérobée -un regard sournois sur son adversaire, représentait, lui, le type -abâtardi de cette race à laquelle il avait cessé d'appartenir et dont -il avait répudié les coutumes pour adopter, sans les comprendre, celles -de ses vainqueurs, sentant instinctivement son infériorité et subissant -peut-être à son insu l'influence magnétique de cette nature forte parce -qu'elle était libre.</p> - -<p>Lorsque les deux hommes ne furent plus qu'à quelques pas l'un de -l'autre, le capitão s'arrêta.</p> - -<p>«Qui es-tu, chien? lui dit durement le Guaycurus en lui jetant un -regard de mépris, toi qui portes des vêtements d'esclave, et qui -pourtant sembles appartenir à la race des enfants de mon père.</p> - -<p>—Je suis comme toi un fils de cette terre, répondit le capitão d'un -ton bourru; seulement, plus heureux que toi, mes yeux se sont ouverts à -la vraie foi, et je suis entré dans la famille des blancs que j'aime et -que je respecte.</p> - -<p>—N'emploie pas ta langue menteuse à faire ton éloge, tu serais mal -venu près de moi, répondit le guerrier, à me vanter les douceurs de -l'esclavage. Les Guaycurus sont des hommes, et non pas des chiens -poltrons qui lèchent la main qui les fouette.</p> - -<p>—Es-tu donc venu te placer sur ma route pour m'insulter? dit le -capitão avec un accent de colère mal contenue. Mon bras est long et ma -patience courte; prends garde que je ne réponde par des coups à tes -insultes.»</p> - -<p>Le guerrier fit un geste de dédain.</p> - -<p>«Qui oserait se flatter d'effrayer Tarou-Niom, dit-il.</p> - -<p>—Je te connais, je sais que tu es renommé dans ta nation par ton -courage dans les combats et ta sagesse dans les conseils; cesse donc de -vaines forfanteries et laisse aux femmes débiles le soin de se servir -de leur langue envers un homme qui, pas plus que toi, ne peut être -effrayé.</p> - -<p>—Un fou donne parfois un bon conseil, repartit le guerrier; ce que tu -dis est juste; arrivons donc au sujet réel de cet entretien.</p> - -<p>—J'attends que tu t'expliques. Ce n'est pas moi qui me place sur ta -route.</p> - -<p>—Pourquoi n'as-tu pas rapporté aux visages pâles dont tu es l'esclave, -le message dont je t'avais chargé pour eux.</p> - -<p>—Je ne suis pas plus l'esclave des blancs que tu ne l'es toi-même; je -leur ai textuellement rapporté tes paroles.</p> - -<p>—Et, malgré cet avertissement, ils ont continué à marcher en avant?</p> - -<p>—Tu le vois.</p> - -<p>—Ces hommes sont fous; ne savent-ils donc pas que tu les conduis à une -mort certaine?</p> - -<p>—Ils ne partagent nullement cette opinion; plus sensés que vous, sans -vous craindre, ils ne vous méprisent pas et n'ont nullement l'intention -de vous offenser.</p> - -<p>—N'est-ce pas la plus grande insulte qu'ils puissent nous faire que -d'oser, malgré nos ordres, envahir notre territoire?</p> - -<p>—Ils n'envahissent pas votre territoire, ils suivent leur route, pas -autre chose.</p> - -<p>—Tu es un chien à langue fourchue, les visages pâles n'ont pas de -chemin qui traverse notre pays.</p> - -<p>—Vous n'avez pas le droit d'empêcher le passage sur vos terres à des -citoyens paisibles.</p> - -<p>—Si nous n'avons pas ce droit, nous le prenons; les Guaycurus sont les -seuls maîtres de ces contrées, qui jamais ne seront souillées par le -pied d'un blanc.»</p> - -<p>Diogo réfléchit un instant.</p> - -<p>«Écoutez-moi, dit-il, ouvrez vos oreilles, afin que la vérité pénètre -jusqu'à votre cœur.</p> - -<p>—Parle, ne suis-je pas ici pour t'écouter?</p> - -<p>—Nous n'avons pas l'intention de pénétrer plus avant dans votre pays; -tout le temps que nous serons forcés d'y demeurer, nous nous tiendrons -près de la frontière le plus possible, nous ne faisons que passer pour -aller plus loin.</p> - -<p>—Ah! Ah! Et comment nommez-vous ce pays où vous vous rendez? reprit le -chef d'un air sardonique.</p> - -<p>—Le pays des Frentones.</p> - -<p>—Les Frentones sont les alliés de ma nation; nos intérêts sont -communs: entrer sur leur territoire, c'est entrer sur le nôtre; nous -ne souffrirons pas cette violation. Va rejoindre celui qui t'envoie et -dis-lui que Tarou-Niom consent à le laisser fuir, à la condition qu'il -tournera immédiatement la tête de son cheval vers le nord.»</p> - -<p>Le capitão demeura immobile.</p> - -<p>«Ne m'as-tu pas entendu, reprit le guerrier avec violence; à cette -condition seule, vous pouvez espérer d'échapper tous autant que vous -êtes à la mort ou à l'esclavage. Va donc, sans plus tarder.</p> - -<p>—C'est inutile, répondit le capitão en haussant les épaules, le chef -blanc ne consentira pas à retourner d'où il vient, avant d'avoir -accompli jusqu'au bout son voyage.</p> - -<p>—Quel intérêt pousse donc cet homme à jouer ainsi sa vie dans une -partie désespérée?</p> - -<p>—Je l'ignore, cela n'est pas mon affaire, j'ai pour habitude de ne -jamais me mêler de ce qui ne me regarde pas.</p> - -<p>—Bon. Ainsi, malgré tour ce que je lui dirai il continuera à s'avancer.</p> - -<p>—J'en suis convaincu.</p> - -<p>—C'est bien, il mourra. Que son destin s'accomplisse.</p> - -<p>—C'est donc la guerre que vous voulez?</p> - -<p>—Non, c'est la vengeance; les blancs ne sont pas pour nous des -ennemis, ce sont des bêtes fauves que nous tuons, des reptiles venimeux -que nous écrasons chaque fois que l'occasion s'en présente.</p> - -<p>—Prenez-y garde, chef, la lutte sera sérieuse entre nous; nous -sommes des hommes braves, nous ne vous attaquerons pas les premiers, -mais si vous essayez de nous barrer le passage, nous résisterons -vigoureusement, je vous en avertis.</p> - -<p>—Tant mieux! Voilà longtemps que mes fils n'ont rencontré d'ennemis -dignes de leur courage.</p> - -<p>—Cet entretien est maintenant sans objet, laissez-moi retourner vers -les miens.</p> - -<p>—Va donc, je n'ai plus, en effet, rien à te dire, souviens-toi que -c'est l'entêtement de ton maître qui aura appelé sur sa tête les -malheurs qui, bientôt, fondront sur elle. Marchez sans craindre de vous -égarer, ajoutât-il avec un sourire sinistre, je me charge de si bien -marquer la route que vous suivrez qu'il vous sera impossible de ne pas -la reconnaître.</p> - -<p>—Je vous remercie de ce renseignement, chef, je le mettrai à profit, -soyez-en certain,» fit-il avec ironie.</p> - -<p>Le Guaycurus sourit sans répondre, mais, enfonçant les éperons dans les -flancs de sa monture, il lui fit exécuter un saut énorme et disparut -presque instantanément dans les hautes herbes.</p> - -<p>Le capitão rejoignit au petit trot la caravane.</p> - -<p>Le marquis attendait avec impatience le résultat de cette entrevue.</p> - -<p>«Eh bien?» s'écria-t-il dès que don Diogo fut auprès de lui.</p> - -<p>L'Indien hocha tristement la tête.</p> - -<p>«Ce que j'avais prévu est arrivé, répondit-il.</p> - -<p>—Ce qui signifie?...</p> - -<p>—Que les Guaycurus ne veulent, sous aucun prétexte, nous laisser -mettre le pied sur leur territoire.</p> - -<p>—Ainsi?</p> - -<p>—Ils nous ordonnent de rebrousser chemin, nous avertissant qu'au cas -où nous n'y consentirions pas, ils sont résolus à ne pas nous livrer -passage.</p> - -<p>—Nous nous en frayerons un en passant sur leurs cadavres, s'écria -fièrement le marquis.</p> - -<p>—J'en doute, Excellence; si braves que soient les hommes qui vous -accompagnent, aucun d'eux, pris individuellement, n'est capable de -lutter avec avantage contre dix ennemis.</p> - -<p>—Les croyez-vous donc si nombreux?</p> - -<p>—Je me suis trompé; ce n'est pas dix, mais cent que j'aurais dû dire.</p> - -<p>—Vous cherchez à m'effrayer, Diogo.</p> - -<p>—A quoi bon, Excellence; je sais que rien de ce que je pourrais -vous dire ne réussirait à vous persuader; que votre résolution est -irrévocable, et que vous pousserez en avant quand même. Ce serait donc -gaspiller en pure perte un temps précieux.</p> - -<p>—Alors, c'est vous qui avez peur,» s'écria le marquis avec colère.</p> - -<p>L'Indien, à cette insulte si peu méritée, pâlit à la façon des hommes -de sa race, c'est-à-dire que son visage prit subitement une teinte d'un -blanc sale, ses yeux s'injectèrent de sang, et un tremblement convulsif -agita tous ses membres.</p> - -<p>«Ce que vous faites, non seulement n'est pas généreux, Excellence, -répondit-il, d'une voix sourde, mais est maladroit en ce moment. -Pourquoi insulter un homme qui pendant une heure, par dévouement pour -vous, a supporté sans se plaindre, de la part de votre ennemi, de -mortelles injures. Voulez-vous donc me faire repentir de vous avoir -sacrifié ma vie?</p> - -<p>—Mais enfin, reprit d'une voix plus douce don Roque, qui déjà se -repentait de s'être laissé emporter à prononcer ces paroles, notre -position est intolérable, nous ne pouvons rester ainsi; comment sortir -de l'impasse dans laquelle nous nous trouvons?</p> - -<p>—Voilà, Excellence, ce à quoi je songe; une attaque immédiate des -Guaycurus n'est pas ce qui me préoccupe le plus en ce moment; le pays -est trop boisé, le terrain trop inégal et trop coupé par les cours -d'eaux pour qu'ils essayent de nous surprendre; je connais leur manière -de combattre; ils doivent avoir en ce moment intérêt à nous ménager, -pourquoi? Je ne saurais le deviner encore, mais je le saurai bientôt.</p> - -<p>—Qui vous fait supposer cela?</p> - -<p>—Mon Dieu, l'opiniâtreté qu'ils mettent à essayer de nous faire -retourner sur nos pas, au lieu de nous assaillir à l'improviste; après -cela, ces démarches peut-être sont-elles un stratagème pour nous -inspirer de la confiance.</p> - -<p>—Que comptez-vous faire?</p> - -<p>—D'abord étudier les plans de l'ennemi, Excellence, et, si Dieu me -vient en aide, si fins que soient les Guaycurus, je parviendrai, je -vous le jure, à les percer à jour.</p> - -<p>—Soyez assuré que, si nous réussissons à déjouer leurs projets et à -leur échapper, la récompense que je vous réserve équivaudra au service -que vous m'aurez rendu.»</p> - -<p>Le capitão haussa les épaules.</p> - -<p>«Il est inutile de parler de récompense à un homme mort, et je me -considère comme tel, répondit-il d'une voix brève.</p> - -<p>—Toujours cette pensée, fit le jeune homme avec impatience.</p> - -<p>—Toujours, oui, Excellence; mais soyez tranquille, cette certitude -qui, avec tout autre, aurait sans doute des conséquences désastreuses, -me donne, au contraire, la liberté de mes actions et, au lieu de -paralyser ma pensée, la rend plus claire et plus lucide. Sachant que je -ne puis échapper au sort qui me menace, je tenterai tout ce qu'il sera -humainement possible de faire pour éloigner la catastrophe inévitable; -cela doit vous rassurer.</p> - -<p>—Pas trop, répondit le marquis avec un pâle sourire.</p> - -<p>—Seulement, Excellence, je vous le répète, j'ai besoin de toute ma -liberté d'action, il ne faut pas que, soit par paroles, soit d'une -autre façon, vous entraviez les projets que je médite et les moyens que -je compte employer.</p> - -<p>—Je vous ai donné ma parole de gentilhomme.</p> - -<p>—Et je l'ai reçue, Excellence; la guerre que nous commençons -aujourd'hui n'a rien de commun avec celles que, m'a-t-on dit, vous êtes -accoutumé à faire en Europe. Nous avons en face de nous des ennemis -dont l'arme principale est la ruse. Ce n'est donc qu'en nous montrant -plus fins et plus rusés qu'eux que nous parviendrons à les vaincre, -s'il nous est, ce que je ne crois pas, possible d'obtenir ce résultat. -Les observations que vous penseriez devoir me faire n'aboutiraient qu'à -consommer plus promptement notre perte si j'étais contraint de m'y -conformer.</p> - -<p>—Une fois pour toutes, je vous promets de vous laisser la liberté -la plus entière, si bizarres et si singulières que me paraissent les -dispositions que vous jugerez nécessaire de prendre dans l'intérêt -général.</p> - -<p>—Voilà qui est parlé en homme sage, Excellence; espérez. Qui sait, -peut-être Dieu daignera-t-il faire un miracle en notre faveur; du moins -y aiderons-nous de tout notre pouvoir.</p> - -<p>—Je vous remercie de me donner enfin un peu d'espoir, Diogo, et cela -avec d'autant plus de joie, fit le marquis en souriant, que c'est une -marchandise dont vous n'êtes pas prodigue à mon égard.</p> - -<p>—Nous sommes des hommes auxquels il faut parler franchement pour -qu'ils se mettent sur leurs gardes, Excellence, et non des enfants -peureux qui ont besoin d'être trompés. Maintenant, ajouta-t-il en -étendant le bras vers un léger monticule situé à environ une lieue -en avant et un peu sur la droite du chemin suivi par la caravane, si -vous n'y trouvez pas d'inconvénient, voilà où nous allons placer notre -campement pour la nuit.</p> - -<p>—Comment! Déjà nous arrêter! se récria le jeune homme, et la journée -est à peine à la moitié.</p> - -<p>—Quel dommage! s'écria l'Indien avec un accent de railleuse pitié, que -cette expédition soit condamnée à finir si mal, je vous aurais donné -certaines leçons, Excellence, qui auraient fait de vous, j'en suis -convaincu, avec le temps, un des plus fins et des plus expérimentés -coureurs des bois du Brésil.»</p> - -<p>Malgré la situation critique dans laquelle il se trouvait, le marquis -ne put s'empêcher de rire à cette naïve boutade du digne capitão.</p> - -<p>«C'est égal, don Diogo, lui répondit-il, ne m'épargnez pas vos leçons, -on ne sait pas ce qui peut arriver, peut-être me profiteront-elles.</p> - -<p>—A la grâce de Dieu, Excellence. Écoutez-moi bien, voici ce que nous -allons faire.</p> - -<p>—Je suis tout oreilles.</p> - -<p>—Nous ne devons pas nous enfoncer davantage dans le désert avant -d'avoir, sur les mouvements de nos ennemis, des renseignements -positifs; ces renseignements, moi seul puis les obtenir, en me -faufilant parmi eux et en m'introduisant jusque dans leurs villages; -d'un autre côté, lorsque leurs éclaireurs qui nous surveillent derrière -chaque buisson et épient nos moindres gestes, nous verront nous arrêter -et camper aussi hardiment, ils ne sauront que penser de cette façon -d'agir; l'inquiétude leur viendra, ils chercheront les motifs de notre -conduite, hésiteront et nous donneront ainsi le temps de préparer une -vigoureuse résistance. Me comprenez-vous, Excellence?</p> - -<p>—A peu près, une seule chose demeure obscure pour moi dans ce que vous -m'avez dit.</p> - -<p>—Laquelle?</p> - -<p>—Vous avez l'intention d'aller vous-même chercher des nouvelles et de -vous introduire dans les villages indiens?</p> - -<p>—En effet, telle est mon intention.</p> - -<p>—Ne croyez-vous pas que ce soit là une grande imprudence? Vous risquez -d'être découvert.</p> - -<p>—C'est vrai, et si cela arrive, mon sort est décidé d'avance; que -voulez-vous, Excellence? C'est une chance à courir, mais il n'y a pas -moyen de faire autrement. Cependant, si périlleuse que soit une telle -expédition, elle ne l'est pas autant que vous le supposez, pour un -homme qui, ainsi que moi, appartient à la race indienne et connaît -naturellement les coutumes des hommes qu'il veut tromper; d'ailleurs -je n'ai pas besoin d'ajouter, Excellence, que je prendrai toutes les -précautions nécessaires pour ne pas être surpris.»</p> - -<p>Pendant que le marquis et le capitão causaient ainsi entre eux, la -caravane continuait à s'avancer lentement à travers les méandres -inextricables d'un étroit sentier, tracé avec peine par le passage des -bêtes fauves et presque perdu dans les hautes herbes.</p> - -<p>Le silence le plus complet, le calme le plus profond régnaient dans -ce désert, que le pas de l'homme semblait n'avoir jamais foulé depuis -l'époque de la découverte.</p> - -<p>Cependant, les chasseurs métis et les soldados da conquista, mis en -éveil par la présence inattendue devant eux du chef guaycurus, et -inquiets du long entretien qu'il avait eu avec le capitão, se tenaient -sur leurs gardes. Ils n'avançaient, selon l'expression espagnole, que -la barbe sur l'épaule, l'œil et l'oreille au guet, le doigt sur la -détente du fusil, et prêts à faire feu à la moindre alerte.</p> - -<p>La caravane atteignit ainsi la colline sur laquelle don Diogo se -proposait de camper.</p> - -<p>L'Indien, avec ce coup d'œil infaillible que donne une longue -expérience et que possèdent seuls les hommes rompus depuis des années -à la vie si accidentée et si pleine de péripéties imprévues du désert, -avait choisi admirablement le seul endroit où il fût possible d'établir -un camp facile à être promptement mis en état de résister à une attaque -subite des ennemis.</p> - -<p>Cette colline formait un accore avancé de l'une des plus larges -rivières de la plaine, ses flancs escarpés étaient dépourvus de -verdure, son sommet seul était recouvert d'un bois épais; du côté de la -rivière, la colline, taillée à pic était inabordable; seulement elle -était accessible par le désert, sur un espace de dix mètres tout au -plus.</p> - -<p>Le marquis félicita don Diogo sur la sagacité avec laquelle il avait -choisi cette position.</p> - -<p>«Cependant, ajouta-t-il, je me demande s'il était nécessaire, pour une -seule nuit, de nous établir au sommet d'une telle forteresse.</p> - -<p>—Si nous ne devions y rester qu'une seule nuit, répondit l'Indien, -je ne me serais pas donné la peine de vous indiquer ce lieu, mais les -renseignements que nous avons à prendre seront peut-être longs à -obtenir, et il est bon, si nous sommes contraints de demeurer quelques -jours ici, de ne pas avoir à redouter une surprise.</p> - -<p>—Demeurer quelques jours ici, reprit le marquis avec une nuance de -mécontentement.</p> - -<p>—Dame! Je ne saurais positivement vous dire ce qui arrivera. -Peut-être repartirons-nous demain, peut-être non; cela dépendra des -circonstances. Bien que notre position ne soit pas bonne, encore -dépend-il un peu de nous, Excellence, de ne pas la rendre pire.</p> - -<p>—Vous avez toujours raison, mon ami, répondit le jeune homme; campons -donc, puisque vous le voulez.»</p> - -<p>Le capitão quitta alors le marquis et alla donner les ordres -nécessaires pour que le campement fût établi ainsi qu'il l'avait arrêté -dans son esprit.</p> - -<p>Les Brésiliens s'occupèrent d'abord à mettre en sûreté leurs choses les -plus précieuses, c'est-à-dire les provisions de bouche et les munitions -de guerre; puis, ce soin pris, on installa le camp sur le bord même de -la plate-forme de la colline; on forma un rempart de troncs d'arbres -enlacés les uns dans les autres; derrière ce premier rempart, les -wagons et les charrettes furent enchaînés et placés en croix de -Saint-André.</p> - -<p>D'après l'ordre exprès du capitão, les arbres strictement nécessaires -aux fortifications avaient été abattus; les autres, demeurés debout, -devaient, non seulement donner de l'ombre aux Brésiliens, mais encore -leur servir de défense en cas d'assaut, et, de plus, empêcher les -Indiens, s'ils ne l'avaient fait déjà, ce qui n'était guère probable, -de les compter et de connaître ainsi le nombre des ennemis qu'ils -attaquaient.</p> - -<p>Un peu avant le coucher du soleil, le camp se trouva complètement en -état de résister à un coup de main.</p> - -<p>Diogo, pour plus de sûreté, ordonna qu'une sentinelle demeurerait nuit -et jour au sommet de l'arbre le plus élevé de la colline, afin de -surveiller le désert et d'avertir les aventuriers des mouvements des -Indiens.</p> - -<p>Cette dernière précaution, la plus importante de toutes, assurait en -quelque sorte la sûreté du camp; aussi Diogo ne voulut-il confier -le soin de veiller sur le salut commun qu'à un homme expérimenté -et ordonna-t-il que la sentinelle, placée ainsi en vedette, serait -toujours un de ses soldats.</p> - -<p>Indiens eux-mêmes, ils étaient plus que tous autres en état de -déjouer les ruses des Guaycurus et de ne pas laisser surprendre leurs -compagnons.</p> - - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_1_12" id="Note_1_12"></a><a href="#NoteRef_1_12"><span class="label">[1]</span></a> Voir le <i>Grand chef des Aucas</i>,2 vol. in-12. Amyot, -éditeur.</p></div> - - - -<hr class="chap" /> -<h4><a name="VIIb" id="VIIb">VII</a></h4> - -<h3>ASSAUT DE RUSES.</h3> - - -<p>Lorsque la nuit fut venue et que l'obscurité eut complètement noyé le -paysage, don Diogo entra dans la tente où le marquis se promenait tout -pensif, marchant de long en large, la tête basse et les bras croisés -sur la poitrine.</p> - -<p>«Ah! C'est vous, capitão, dit le jeune homme en s'arrêtant, quelles -nouvelles?</p> - -<p>—Rien que je sache, Excellence, répondit l'Indien; tout est calme, les -sentinelles veillent; la nuit, je le crois, sera tranquille.</p> - -<p>—Cependant, vous aviez, si je ne me trompe, quelque chose à me dire?</p> - -<p>—En effet, Excellence, je venais vous annoncer que je quitte le camp.</p> - -<p>—Vous quittez le camp?</p> - -<p>—Ne faut-il pas que j'aille à la découverte?</p> - -<p>—C'est vrai. Combien de temps comptez-vous rester dans cette -excursion?</p> - -<p>—Qui saurait le dire, Excellence? Peut-être un jour, peut-être deux, -peut-être quelques heures, tout dépendra des circonstances; il est -possible aussi que je sois découvert, et alors je ne reviendrai pas.»</p> - -<p>Le marquis demeura un instant les yeux fixés avec une expression -étrange sur le capitão.</p> - -<p>«Don Diogo, lui dit-il enfin en lui posant amicalement la main sur -l'épaule, avant de me quitter, laissez-moi vous adresser une question.</p> - -<p>—Faites, Excellence.</p> - -<p>—Quelle est la raison qui vous engage à me témoigner un dévouement si -grand, une abnégation si complète?</p> - -<p>—A quoi bon vous le dire, Excellence? Vous ne me comprendriez pas.</p> - -<p>—Voilà plusieurs fois que je m'interroge à ce sujet sans pouvoir me -répondre. Nous ne nous connaissons que depuis deux mois; avant la -trahison de Malco, à peine avais-je échangé quelques banales paroles -avec vous; vous n'avez, que je sache, aucun motif plausible pour vous -intéresser à mon sort?</p> - -<p>—Mon Dieu! Excellence, répondit insouciamment l'Indien, je ne -m'intéresse nullement à vous, croyez-le bien.</p> - -<p>—Mais alors, s'écria le marquis au comble de la surprise, pourquoi -risquer ainsi votre vie pour moi?</p> - -<p>—Je vous ai dit, Excellence, que vous ne me comprendriez pas.</p> - -<p>—C'est égal, mon ami, répondez, je vous prie, à ma question; si dures -que soient à entendre les vérités qui sortiront de votre bouche, j'ai -cependant besoin que vous me les disiez.</p> - -<p>—Vous le voulez, Excellence?</p> - -<p>—Je l'exige, autant qu'il m'est permis de manifester ma volonté sur un -tel sujet.</p> - -<p>—Soit! Écoutez-moi donc, Excellence; seulement je doute que vous me -compreniez bien, je vous le répète encore.</p> - -<p>—Parlez! Parlez!</p> - -<p>—Ne vous fâchez donc pas, je vous prie, Excellence, si ce que vous -allez entendre vous semble un peu dur; à une question franchement -posée, je dois faire une réponse franche. Vous, personnellement, vous -ne m'intéressez nullement, vous l'avez dit vous-même; à peine est-ce si -je vous connais. Dans toute autre circonstance il est probable que, si -vous réclamiez mon aide, je vous la refuserais, car, je vous l'avoue, -vous ne m'inspirez aucune sympathie et je n'ai naturellement aucune -raison pour vous aimer. Seulement il arrive ceci, que vous êtes en -quelque sorte sous ma garde; que, lorsqu'on m'a placé sous vos ordres -j'ai juré de vous défendre envers et contre tous pendant le temps que -nous voyagerions ensemble; lorsque ce misérable Malco vous a trahi, -j'ai compris la responsabilité que cette trahison faisait peser sur -moi; j'ai immédiatement, sans hésiter, accepté cette responsabilité -avec toutes ses conséquences.</p> - -<p>—Mais, interrompit le marquis, cela ne va pas jusqu'à faire le -sacrifice de la vie, surtout pour un homme envers lequel on n'éprouve -aucune sympathie.</p> - -<p>—Ce n'est pas à vous, Excellence, c'est à moi que je fais ce -sacrifice, à mon honneur, qui serait flétri si je ne tombais pas à -vos côtés en essayant jusqu'au dernier moment de vous protéger et de -vous faire un bouclier de mon corps; que vous, Excellence, gentilhomme -d'Europe, aussi noble que le roi de Portugal, vous entendiez autrement -certaines exigences de la vie civilisée, cela ne m'étonne pas et n'a -rien qui me doive surprendre; mais nous autres, pauvres Indiens, nous -ne possédons d'autre bien que notre honneur et nous ne consentons -jamais à en faire bon marché; j'appartiens à un corps de soldats -qui, depuis sa création, a continuellement donné des marques d'une -fidélité à toute épreuve, sans que jamais un traître se soit rencontré -dans ses rangs. Ce que je fais pour vous, tout autre à ma place le -ferait; mais, ajouta-t-il avec un sourire triste, à quoi bon nous -appesantir davantage sur ce sujet, Excellence? Mieux vaut nous arrêter -là; profitez de mon dévouement sans vous inquiéter d'autre chose; -d'ailleurs, il n'est pas aussi grand que vous le pensez.</p> - -<p>—Comment cela?</p> - -<p>—Eh! Mon Dieu, Excellence, par une raison toute simple: nous autres -soldados da conquista qui sans cesse guerroyons contre les Indiens -bravos, nous jouons continuellement notre vie et nous finissons -toujours par être tués dans quelque embuscade; eh bien, je ne fais -qu'avancer de quelques jours ou peut-être seulement de quelques heures -le moment où il me faudra rendre mes comptes au Créateur; vous voyez -que le sacrifice que je vous fais est minime et ne mérite en aucune -façon que j'essaye de m'en prévaloir.»</p> - -<p>Don Roque se sentit ému malgré lui par la naïve loyauté de cet homme -à demi civilisé qui, à lui homme du monde, lui donnait, sans paraître -s'en apercevoir ou même le soupçonner, une si haute leçon de morale.</p> - -<p>«Vous valez mieux que moi, Diogo, lui dit-il en lui tendant la main.</p> - -<p>—Eh! Non, Excellence, je suis moins civilisé, voilà tout; et il -continua, après lui avoir, avec une bonhomie extrême, décoché ce -dernier trait: Maintenant que j'ai répondu à votre question, nous -reviendrons s'il vous plaît, Excellence, à notre affaire.</p> - -<p>—Je ne demande pas mieux, capitão. Vous me disiez, je crois, que vous -aviez l'intention de quitter le camp?</p> - -<p>—Oui, Excellence, pour aller à la découverte.</p> - -<p>—Fort bien; quand comptez-vous partir?</p> - -<p>—Mais tout de suite, Excellence.</p> - -<p>—Comment, si tôt?</p> - -<p>—Nous n'avons pas un instant à perdre pour essayer de nous renseigner; -nous avons affaire, ne l'oubliez pas, Excellence, aux Indiens bravos -les plus fins et les plus braves du désert. D'ailleurs vous les verrez -bientôt à l'œuvre, ce sont de rudes adversaires, allez.</p> - -<p>—Je commence à le croire.</p> - -<p>—Bientôt vous en aurez la certitude.</p> - -<p>—Que dois-je faire pendant votre absence?</p> - -<p>—Rien, Excellence.</p> - -<p>—Cependant, il me semble....</p> - -<p>—Rien, je vous le répète. Demeurer sans sortir, dans le camp, faire -bonne garde, et vous assurer par vous-même que les sentinelles ne -s'endorment pas à leur poste.</p> - -<p>—Rapportez-vous en à moi pour cela.</p> - -<p>—J'oubliais une chose fort importante, Excellence; si, ce que je ne -suppose pas, vous étiez attaqué par les Indiens pendant mon absence, -et serré de près, faites attacher une <i>faja</i> rouge à la plus haute -branche de l'arbre de la vigie, cette faja, je la verrai quel que soit -le lieu ou je me trouve; je comprendrai ce qu'elle voudra dire, et je -me précautionnerai en conséquence, à mon retour au camp.</p> - -<p>—Cela sera fait. Avez-vous d'autres recommandations?</p> - -<p>—Aucune, Excellence; il ne me reste plus qu'à prendre congé de vous. -Souvenez-vous de ne pas sortir avant mon arrivée; vous seriez perdu.</p> - -<p>—Je ne bougerai pas d'une ligne; c'est convenu; vous me retrouverez, -je l'espère, dans une situation aussi bonne que celle dans laquelle -vous me laissez:</p> - -<p>—Je l'espère, Excellence; au revoir.</p> - -<p>—Au revoir et bonne chance!</p> - -<p>—Je tâcherai.»</p> - -<p>Diogo s'inclina une seconde fois et quitta la tente.</p> - -<p>Le capitão sortit du camp à pied.</p> - -<p>Les soldados da conquista se servent rarement du cheval, ils ne -l'emploient que lorsqu'ils ont à faire un long trajet en plaine, car -les forêts brésiliennes sont tellement épaisses et encombrées de lianes -et de plantes grimpantes, qu'il est littéralement impossible de les -traverser autrement que la hache à la main, ce qui rend le cheval non -seulement inutile, mais en quelque sorte nuisible par l'embarras qu'il -cause sans cesse à son maître.</p> - -<p>Aussi les soldados da conquista sont-ils généralement d'excellents -piétons. Ces hommes ont un jarret de fer; rien ne les arrête ou ne les -retarde: ils marchent avec une vélocité et une sûreté qui feraient -pâlir de jalousie nos chasseurs à pied, qui cependant jouissent à juste -titre d'une réputation bien établie de marcheurs émérites.</p> - -<p>Les distances que franchissent en quelques heures ces Indiens, dans -des chemins impraticables, sont quelque chose de prodigieux et qui -surpasse tout ce qu'on saurait imaginer.</p> - -<p>Trente et même quarante lieues dans une journée ne sont rien pour eux; -ils courent toujours; bien que chargés de leurs armes et de leur lourd -bagage: ils suivent, sans se gêner, un cheval lancé au grand trot, -et pourtant, pendant ces courses rapides, rien ne leur échappe, le -plus petit indice est observé par eux; l'empreinte la plus fugitive -laissée par mégarde sur le sol est aperçue et relevée avec soin; pas -un bruit du désert qu'ils ne saisissent et ne commentent aussitôt: le -bris d'une branche dans les taillis, le vol subit d'un oiseau, l'élan -rapide d'un fauve quittant son repaire à leur approche; ils entendent -et comprennent tout, et sont continuellement sur leurs gardes, prêts à -faire face à l'ennemi, quel qu'il soit, qui surgit souvent tout à coup -devant eux, et dont ils ont, avec leur infaillible expérience, deviné -ou pressenti l'approche bien avant qu'il apparaisse.</p> - -<p>Le capitão Diogo, nous n'avons pas besoin de le dire, le lecteur a -déjà été à même de le reconnaître, jouissait parmi ses compagnons, -bons appréciateurs en pareille matière, d'une réputation de finesse -peu commune; il avait en plusieurs circonstances donné des preuves -d'adresse et de sagacité admirables, mais jamais il ne s'était trouvé -dans des circonstances aussi difficiles.</p> - -<p>Les Indiens bravos dont il était l'implacable ennemi et auxquels il -avait causé d'irréparables pertes, avaient pour lui une haine mêlée -d'une superstitieuse terreur. Diogo avait si souvent et avec tant -de bonheur évité les pièges tendus sous ses pas, si souvent échappé -à une mort presque certaine, que les Indiens en étaient arrivés à -supposer que cet homme était protégé par quelque charme inconnu et -qu'il disposait d'une puissance surnaturelle qui l'aidait à surmonter -les plus grandes difficultés et à sortir sain et sauf des plus affreux -dangers.</p> - -<p>Le capitão connaissait parfaitement l'opinion que les Indiens avaient -de lui; il savait que, s'il tombait jamais entre leurs mains, non -seulement il n'avait pas de quartier à espérer, mais encore il devait -s'attendre à endurer les plus effroyables supplices. Pourtant, cette -certitude n'avait aucune influence sur son esprit; son audace n'en -était pas abattue, et, loin de prendre des précautions pendant le cours -de ses diverses expéditions, c'était avec un plaisir indicible qu'il -bravait en face ses adversaires, luttait de ruse avec eux et déjouait -toutes leurs combinaisons pour s'emparer de sa personne.</p> - -<p>L'expédition qu'il faisait en ce moment était la plus téméraire et la -plus difficile de toutes celles que, jusque-là, il avait tentées.</p> - -<p>Il ne s'agissait de rien moins que de s'introduire dans un village -des Guaycurus, d'assister à leurs réunions et de parvenir ainsi à -surprendre leurs secrets.</p> - -<p>Diogo se considérait comme perdu, il avait la conviction que lui et -tous les hommes qui composaient la caravane à laquelle il appartenait, -tomberaient dans le désert massacrés par les Indiens; aussi, croyant -n'avoir rien à ménager, agissait-il en conséquence, jouant, ainsi qu'on -le dit vulgairement, le tout pour le tout, résolu à disputer jusqu'au -bout la terrible partie dont sa vie était l'enjeu, et voulant, avant de -succomber, prouver à ses ennemis ce dont il était capable, leur donner, -en un mot, la mesure de ses forces.</p> - -<p>Après être sorti du camp, le capitão descendit rapidement la colline, -se dirigeant, malgré les ténèbres épaisses qui l'enveloppaient, avec -autant, de certitude qu'en plein jour, et marchant avec une légèreté si -grande, que le bruit de ses pas aurait, à quelques mètres seulement, -été imperceptible à l'oreille la plus exercée et à l'ouïe la plus fine.</p> - -<p>Lorsqu'il eut atteint le bord de la rivière, il s'orienta un instant, -puis il se coucha sur le ventre et commença à ramper doucement dans la -direction d'un buisson voisin, dont une partie baignait dans l'eau de -la rive.</p> - -<p>Arrivé à deux ou trois pas du buisson, l'Indien s'immobilisa -subitement, et demeura l'espace de plusieurs minutes sans que le bruit -même de sa respiration le pût dénoncer.</p> - -<p>Puis, après avoir d'un regard circulaire sondé les ténèbres, il se -ramassa et se pelotonna sur lui-même comme une bête fauve, prête à -prendre son élan; saisissant son couteau de la main droite, il leva -légèrement la tête et imita avec une rare perfection le sifflement -du giboya ou boa constrictor, cet hôte redoutable des grands déserts -brésiliens.</p> - -<p>A peine ce sifflement se fut-il fait entendre que les branches du -buisson s'agitèrent; elles s'écartèrent avec violence, et un Indien -guaycurus bondit épouvanté sur la rive. Au même instant, le capitão -surgit derrière lui, lui enfonça son couteau dans la nuque et le -renversa mort à ses pieds, sans que le malheureux sauvage, surpris à -l'improviste, eût eu le temps de pousser un cri d'agonie.</p> - -<p>Ce meurtre avait été commis en moins de temps qu'il ne nous en a fallu -pour le raconter; quelques secondes à peine s'étaient écoulées, et le -guerrier gisait sans vie devant son implacable ennemi.</p> - -<p>Don Diogo essuya froidement son couteau à une touffe d'herbe, le -replaça à sa ceinture et, se penchant sur sa victime chaude encore, il -la considéra attentivement pendant assez longtemps.</p> - -<p>«Allons, murmura-t-il enfin, le hasard m'a favorisé, ce misérable était -un guerrier d'élite, son costume me conviendra parfaitement.»</p> - -<p>Après cet aparté qui expliquait le motif secret du meurtre qu'il venait -de commettre d'une façon si brusque, et cependant si sûre, le capitão -chargea sur ses épaules le corps du Guaycurus et se cacha avec lui dans -le buisson, dont il l'avait si adroitement obligé à sortir.</p> - -<p>Si on concluait, de ce que nous venons de raconter, que le capitão -était un homme féroce et sanguinaire, on serait dans une grave erreur; -don Diogo jouissait, dans la vie privée, d'une réputation justifiée -de bonté et d'humanité, mais les circonstances dans lesquelles il -se trouvait en ce moment étaient exceptionnelles: il se considérait -avec raison dans le cas de légitime défense; il était évident que, si -l'espion guaycurus qu'il avait surpris et si impitoyablement tué, l'eût -aperçu le premier, il l'aurait poignardé sans hésitation, puisqu'il -était en quelque sorte embusqué pour cela. Du reste, le capitão avait -eu le soin de le dire lui même au marquis: la guerre qui commençait -était toute de ruse et d'embûche, malheur à celui qui se laissait -surprendre!</p> - -<p>Aussi, le capitão n'éprouvait-il aucun remords de son action; bien -au contraire, il en était fort satisfait, puisqu'il se trouvait -propriétaire du costume qu'il convoitait pour se glisser inaperçu au -milieu des ennemis.</p> - -<p>Les moments étaient précieux; il se hâta donc de dépouiller sa victime, -dont il revêtait au fur et à mesure les vêtements; par une heureuse -coïncidence, les deux hommes étaient à peu près de la même taille, ce -qui rendait l'échange encore plus facile.</p> - -<p>Les Indiens possèdent un talent particulier non seulement pour se -grimer, mais encore pour se mettre, dirons-nous, dans la peau de ceux -dont ils veulent emprunter les traits.</p> - -<p>A très peu de différences près, les peintures des chefs guaycurus sont -toutes les mêmes; leurs allures ne diffèrent que fort peu, et lorsque -c'est un Indien de pure race qui prend un de leurs costumes, il atteint -facilement une rare perfection de déguisement.</p> - -<p>En quelques instants, le mort fut complètement dépouillé; seulement, -le capitão eut soin de placer sous son poncho ses pistolets et son -couteau, armes dans lesquelles il avait plus de confiance que dans la -lance, le carquois et les flèches du sauvage.</p> - -<p>Après avoir caché avec soin ses propres vêtements dans un trou qu'il -creusa à cet effet, le capitão s'assura que le silence le plus profond -régnait aux environs; puis, rassuré ou à peu près, il chargea de -nouveau le cadavre sur ses épaules, lui attacha une grosse pierre -au cou pour l'empêcher de surnager, et, entr'ouvrant avec soin les -branches du buisson dont les racines trempaient dans l'eau, il fit -glisser doucement, et sans produire le moindre bruit, le corps dans la -rivière.</p> - -<p>Cette opération délicate terminée, le capitão se glissa de nouveau dans -le buisson avec un sourire de satisfaction, et attendit patiemment -l'occasion, que le hasard ne pouvait manquer de lui fournir, de sortir -avec honneur de sa cachette.</p> - -<p>Deux heures s'écoulèrent pendant lesquelles le calme mystérieux du -désert ne fut troublé par aucun bruit.</p> - -<p>Diogo commençait à se fatiguer de la longueur de sa faction; déjà il -cherchait dans sa tête un moyen de la faire cesser et de joindre les -Guaycurus, qui ne devaient pas, selon toute probabilité, être fort -éloignés, lorsqu'un léger froissement de feuilles sèches éveilla son -attention et lui fit tout à coup dresser les oreilles.</p> - -<p>Il distingua bientôt le pas d'un homme qui s'approchait de lui; cet -homme, bien que marchant avec prudence, ne croyait point cependant la -situation assez périlleuse pour qu'il fût nécessaire d'user de grandes -précautions; de là ce léger froissement qui, bien que léger, n'avait -cependant pas échappé à l'ouïe fine et exercée du capitão.</p> - -<p>Mais quel était cet homme? Que voulait-il?</p> - -<p>Ces questions que s'adressait Diogo, et auxquelles il lui était -impossible de répondre, ne laissaient pas que de l'inquiéter -sérieusement pour sa sûreté personnelle.</p> - -<p>Ce visiteur était-il seul ou suivi d'autres guerriers?</p> - -<p>A tout hasard, le capitão se tint sur ses gardes; le moment suprême -était arrivé de lutter de finesse avec ceux qu'il voulait tromper; il -se tint prêt à soutenir bravement le choc, quel qu'il fût, dont il -était menacé. Il fit appel, non seulement à tout son courage, mais -encore à toute sa présence d'esprit, car il savait fort bien que -de cette première rencontre dépendait le succès de sa périlleuse -expédition.</p> - -<p>Arrivé à quatre pas environ du buisson au fond duquel le capitão se -tenait immobile et silencieux comme un bloc de granit, le rôdeur -inconnu s'arrêta.</p> - -<p>Pendant quelques secondes, il y eut un silence suprême, durant lequel -on aurait presque entendu battre dans sa poitrine le cœur du brave -soldat.</p> - -<p>Il ne pouvait, à cause de l'obscurité, voir son ennemi; mais il -devinait sa présence et s'inquiétait intérieurement de son immobilité -et de son silence de mauvais augure; il redoutait instinctivement un -piège semblable à celui qu'il avait employé; un pressentiment secret -l'avertissait qu'il se trouvait en face d'un adversaire redoutable, et -qu'il ne parviendrait peut-être pas à tromper.</p> - -<p>Soudain le cri de la chouette s'éleva dans l'air à deux reprises -différentes.</p> - -<p>Si parfaitement modulée que fût l'imitation, l'oreille d'un Indien ne -pouvait s'y tromper.</p> - -<p>Le capitão comprit que ce cri était un signal de son visiteur inconnu.</p> - -<p>Mais à qui s'adressait ce signal, était-ce à lui? Était-ce à des -guerriers blottis dans les halliers environnants?</p> - -<p>Peut-être les précautions de Diogo n'avaient-elles pas été bien -prises: le nœud qui serrait la corde autour du cou du guerrier qu'il -avait tué avait pu se défaire, le corps surnager, et les Guaycurus, -en apercevant le cadavre, avoir découvert la trahison et venir en ce -moment pour venger leur frère en tuant son assassin.</p> - -<p>Ces diverses pensées traversèrent comme un éclair l'esprit du soldat; -cependant il fallait répondre, toute hésitation le perdait; se -recommandant au hasard, le capitão fit un effort suprême et imita à son -tour, à deux reprises, le cri de la chouette.</p> - -<p>Puis il attendit avec anxiété le résultat de cette tentative -désespérée, n'osant croire à sa réussite.</p> - -<p>Cette attente fut courte; presque au même instant, l'homme quel qu'il -fût, qui se tenait auprès du buisson, fit entendre sa voix; il parlait -en langue guaycurus que Diogo, non seulement comprenait, mais parlait -avec une rare perfection.</p> - -<p>«<i>Ato ingote canchè Kjick piep</i>, Paï<a name="NoteRef_1_13" id="NoteRef_1_13"></a><a href="#Note_1_13" class="fnanchor">[1]</a>, demanda-t-il.</p> - -<p>—<i>Mochi</i><a name="NoteRef_2_14" id="NoteRef_2_14"></a><a href="#Note_2_14" class="fnanchor">[2]</a>, répondit aussitôt le capitão à voix basse.</p> - -<p>—<i>Epoï, aboui</i><a name="NoteRef_3_15" id="NoteRef_3_15"></a><a href="#Note_3_15" class="fnanchor">[3]</a>,» reprit le Guaycurus.</p> - -<p>Après avoir échangé ces quelques mots, que nous avons mis en guaycurus -pour donner au lecteur un spécimen de cette langue, don Diogo obéit à -l'injonction qui lui était faite et sortit hardiment du buisson, bien -que, malgré le succès de son stratagème, il ne se sentit cependant pas -complètement rassuré.</p> - -<p>L'Indien, qu'il reconnut au premier coup d'œil pour être Tarou-Niom -lui-même, était si convaincu d'avoir affaire à un de ses guerriers, -qu'il ne se donna même pas la peine de l'examiner, se contentant de -jeter sur lui un regard distrait; d'ailleurs le chef paraissait fort -préoccupé.</p> - -<p>Il reprit presque aussitôt l'entretien que cette fois nous traduirons -en français.</p> - -<p>«Ces chiens n'ont donc pas essayé de battre la plaine pendant -l'obscurité? demanda-t-il.</p> - -<p>—Non, répondit Diogo, ils sont serrés comme des chiens poltrons, ils -n'osent bouger.</p> - -<p>—<i>Epoï!</i> Je les croyais plus braves et plus rusés; ils ont avec eux un -homme qui connaît bien le désert, un traître de notre race auquel je me -réserve de mettre des charbons ardents dans les yeux et de couper sa -langue menteuse.»</p> - -<p>Le capitão frémit intérieurement à ces menaces qui s'adressaient à lui; -cependant, il fit bonne contenance.</p> - -<p>«Ce chien mourra, dit-il.</p> - -<p>—Lui et ceux qu'il conduit, répondit le chef; j'ai besoin de mon frère.</p> - -<p>—Je suis aux ordres de Tarou-Niom.</p> - -<p>—Les oreilles de mon frère sont ouvertes?</p> - -<p>—Elles le sont.</p> - -<p>—<i>Epoï</i>, je parle. Pour la réussite de mes projets, il me faut -l'assistance des Payagoas; sans leurs <i>hoïnaka</i><a name="NoteRef_4_16" id="NoteRef_4_16"></a><a href="#Note_4_16" class="fnanchor">[4]</a>, je ne puis rien -tenter. Émavidi-Chaimè m'a promis de m'en envoyer cinquante, montées -chacune par dix guerriers, aussitôt que j'en témoignerai le désir. Mon -frère le Grand-Sarigue ira demander les pirogues.</p> - -<p>—J'irai.</p> - -<p>—J'ai moi-même amené ici près le cheval de mon frère afin qu'il ne -perde pas de temps à l'aller chercher. Voici mon <i>keaio</i><a name="NoteRef_5_17" id="NoteRef_5_17"></a><a href="#Note_5_17" class="fnanchor">[5]</a>. Mon frère -le montrera à Émavidi-Chaimè, le chef des Payagoas, de la part de son -ami Tarou-Niom, le capitão des Guaycurus, et il lui dira: «Tarou-Niom -réclame l'accomplissement de la promesse faite.»</p> - -<p>—Je le dirai, fit Diogo, qui répondait aussi laconiquement que -possible.</p> - -<p>—C'est bon; mon frère est un grand guerrier; je l'aime, qu'il me -suive.»</p> - -<p>Les deux hommes commencèrent alors à marcher rapidement, sans parler, -l'un derrière l'autre.</p> - -<p>Don Diogo bénissait intérieurement le hasard qui s'était plu à -arranger si bien les choses; car il redoutait l'œil clairvoyant du -chef guaycurus, et ce n'avait été qu'avec une appréhension secrète -qu'il avait pensé au moment où tous deux seraient arrivés au camp, où -la lueur des brasiers de veille aurait pu dénoncer son déguisement -aux yeux si difficiles à tromper des Guaycurus, et qui, d'ailleurs -connaissaient sans doute trop bien l'homme dont il avait pris la place -pour espérer de leur donner le change.</p> - -<p>Mais, maintenant, la position était changée; car, si par un malheureux -hasard, le chef des Payagoas connaissait le guerrier mort, ce ne devait -être que très superficiellement et sans avoir jamais eu avec lui des -rapports assez intimes pour qu'il en eût gardé un souvenir bien net.</p> - -<p>Cependant, les deux hommes atteignirent une clairière où se trouvaient -deux chevaux tenus en bride par un esclave.</p> - -<p>«Voici le cheval de mon frère, qu'il parte, dit Tarou-Niom, j'attends -son retour avec impatience; il se dirige vers le midi, moi, je retourne -au camp, à bientôt.»</p> - -<p>Diogo ignorait lequel des deux chevaux était le sien; craignant de se -tromper et de prendre l'un pour l'autre, il feignit de trébucher afin -de laisser au chef le temps de se mettre en selle, ce que celui-ci, -dont la méfiance n'était pas éveillée, fit immédiatement; Diogo imita -son exemple.</p> - -<p>Les deux hommes enfoncèrent leurs éperons dans les flancs de leur -monture et s'éloignèrent à toute bride dans des directions différentes.</p> - -<p>Lorsqu'il fut enfin seul, le capitão ne put retenir un soupir de -soulagement.</p> - -<p>«Ouf! dit-il à part lui, l'épreuve a été rude, mais je crois m'en -être assez bien tiré jusqu'à présent: cependant il ne faut pas encore -chanter victoire, attendons que nous sachions la fin de tout cela, -pourvu que ce démon de chef Payagoas, que l'on dit si rusé, ne devine -pas mon stratagème. A la grâce de Dieu! Lui seul me peut sauver à -présent.»</p> - -<p>Il hocha deux ou trois fois la tête d'un air de doute.</p> - -<p>«C'est un miracle que je lui demande, ajouta-t-il, mais voudra-t-il le -faire?»</p> - - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_1_13" id="Note_1_13"></a><a href="#NoteRef_1_13"><span class="label">[1]</span></a> Traduction littérale: Mon frère, le Grand-Sarigue a-t-il -vu les blancs?</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_2_14" id="Note_2_14"></a><a href="#NoteRef_2_14"><span class="label">[2]</span></a> Non.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_3_15" id="Note_3_15"></a><a href="#NoteRef_3_15"><span class="label">[3]</span></a> C'est bon, viens.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_4_16" id="Note_4_16"></a><a href="#NoteRef_4_16"><span class="label">[4]</span></a> Pirogues de guerre.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_5_17" id="Note_5_17"></a><a href="#NoteRef_5_17"><span class="label">[5]</span></a> Couteau.</p></div> - - - -<hr class="chap" /> -<h4><a name="VIIIb" id="VIIIb">VIII</a></h4> - -<h3>È-CANAN-PAYAGOAI<a name="NoteRef_1_18" id="NoteRef_1_18"></a><a href="#Note_1_18" class="fnanchor" style="font-size: 0.8em;">[1]</a>.</h3> - -<h4>LE VILLAGE.</h4> - - -<p>Les Guaycurus et leurs alliés les Payagoas sont essentiellement -pasteurs, ce qui a beaucoup retardé leurs progrès dans l'art de bâtir; -cependant, depuis quelques années, ils semblent avoir une tendance -à devenir plus sédentaires, et même ils commencent à s'occuper -d'agriculture.</p> - -<p>Alliés ensemble depuis nombre d'années, les Guaycurus et les Payagoas -paraissent s'être partagé le désert.</p> - -<p>Les premiers, si essentiellement cavaliers qu'ils sont nommés <i>Indios -cavalheiros</i> par les Brésiliens, passent pour ainsi dire leur vie -à cheval, gardant, dans les vastes plaines qu'ils parcourent, ces -innombrables troupeaux de taureaux sauvages qui forment leur principale -richesse.</p> - -<p>Les Payagoas, au contraire, sont sédentaires; ils établissent leurs -demeures sur les bords des fleuves, des rivières ou des lacs, -s'occupant principalement à pêcher, et vivant plutôt sur l'eau que -sur terre. Aussi ont-ils acquis une expérience assez grande de la -navigation et possèdent-ils une science assez avancée de l'astronomie -maritime.</p> - -<p>Quant aux mœurs et aux coutumes, les Guaycurus et les Payagoas -diffèrent fort peu entre eux; parler de l'une de ces deux nations est -faire connaître l'autre.</p> - -<p>Nous avons dit plus haut que c'est ordinairement le bord des rivières -que choisissent ces nations pour s'y établir durant quelques mois, -c'est-à-dire pendant tout le temps que d'un côté on trouve du poisson -et de l'autre des pâturages pour les animaux.</p> - -<p>Cependant le sort de ces demeures éphémères dépend beaucoup, soit du -caprice d'un chef, de l'avertissement mystérieux du sorcier de la tribu -ou de la présence imprévue de quelque oiseau prophétique qui vient par -hasard se percher sur une cabane; de sorte qu'il arrive souvent que des -guerriers, partis depuis quelques semaines en expédition, sont tout -étonnés de voir que, lorsqu'ils se croyaient rendus chez eux, leur -village a disparu, et qu'il faut le chercher dans le coin reculé d'un -autre désert.</p> - -<p>Ces villages sont cependant construits d'après certains principes et -ne manquent pas de régularité: les rues sont, en général, fort larges, -très droites, et les maisons conservent un certain alignement entre -elles.</p> - -<p>Les maisons, avons-nous dit, ces habitations, comme du reste celles de -tous les peuples nomades, méritent à peine ce nom, ce sont des espèces -de granges faites en troncs de palmier ou d'autres arbres, dont les -cloisons sont composées de feuilles superposées; des espèces de nattes -de jonc, posées horizontalement pendant le temps sec et sur un plan -incliné dans la saison des pluies, forment le toit; l'eau pénètre -facilement ce frêle rempart pendant les orages, et alors les femmes et -les enfants sont obligés de l'éponger ou de la vider avec des <i>couïs</i> -et des paniers tressés.</p> - -<p>Seules les cabanes des chefs sont exemptes de ce désagrément et -abritent aussi bien leurs propriétaires de l'eau que de la chaleur, à -cause des nombreuses nattes superposées à différents intervalles, et -qui, par ce moyen, deviennent impénétrables.</p> - -<p>Chaque village possède une large place, au centre de laquelle s'élève -l'arbre dédié au <i>Nunigogigo</i>, ou esprit de vie, auprès duquel les -sorciers ou <i>pîaejes viinagegitos</i>, gens qui jouissent d'un immense -crédit chez ce peuple crédule et superstitieux, sont sans cesse occupés -à faire de bizarres cérémonies et à invoquer l'oiseau prophétique, le -messager des âmes, nommé <i>Makauhan</i>, que, bien que demeurant invisible -au vulgaire, ils écoutent pendant des journées entières, l'évoquant au -moyen d'une espèce d'instrument appelé <i>maraca</i>; puis ils supplient le -grand génie de leur expliquer le sens mystérieux des chants qu'ils ont -entendus.</p> - -<p>C'est au pied de cet arbre que se réunissent les chefs pour délibérer -et que se tiennent les grands conseils de la nation, conseils dans -lesquels ne se traitent que les questions d'intérêt général.</p> - -<p>Contrairement à tous les autres Indiens de l'Amérique méridionale qui -ont l'habitude d'enterrer les morts dans les cabanes que ceux-ci ont -jadis habitées, les Guaycurus ont, à l'entrée de chaque village, un -cimetière général, espèce de grand hangar recouvert de nattes où chaque -famille choisit le lieu de sa sépulture.</p> - -<p>Les Indiens évitent de passer la nuit auprès de ce cimetière, à cause -de la persuasion dans laquelle ils sont que les simples guerriers et -les esclaves, étant exclus du paradis, sont destinés à devenir après -leur mort des ombres errantes, contraintes à demeurer dans l'enceinte -funèbre du cimetière.</p> - -<p>Diogo ne savait trop quelle route suivre pour se rendre au village -des Payagoas, dont il ignorait, non seulement la position, mais même -l'existence.</p> - -<p>Comme souvent déjà il s'était trouvé en rapport avec eux et qu'il -connaissait leurs usages, il s'était lancé à tout hasard dans la -direction que le chef lui avait indiquée, s'attachant à suivre le -plus possible le bord de la rivière, convaincu que là seulement il -trouverait leur village, si ce village existait réellement, ce dont -il n'avait aucune raison de douter après l'assurance que lui en avait -donnée Tarou-Niom.</p> - -<p>Il galopa ainsi toute la nuit sans s'arrêter, ne sachant trop où il -allait et appelant de tous ses vœux le lever du soleil, afin de pouvoir -s'orienter.</p> - -<p>Enfin le jour parut. Diogo gravit un monticule assez élevé, et de là il -interrogea l'horizon.</p> - -<p>A trois ou quatre lieues de l'endroit où il s'était arrêté, sur la rive -même du fleuve, le capitão aperçut, d'une façon un peu brouillée, il -est vrai, mais cependant distincte pour son regard perçant, un amas -confus et assez considérable de cabanes, au-dessus desquelles planait -un nuage épais de fumée.</p> - -<p>Diogo descendit le monticule et reprit sa course, piquant droit au -village; lorsqu'il en approcha, il reconnut qu'il était beaucoup plus -important qu'il ne l'avait supposé d'abord et fortifié au moyen d'une -enceinte formée par un fossé large et profond, derrière lequel on avait -élevé une rangée de pieux reliés et attachés entre eux par des lianes.</p> - -<p>Le capitão appela à lui toute son audace et, après un instant -d'hésitation, il s'avança bravement vers le village, dans lequel il -entra au galop de son cheval, qu'il se plaisait à faire piaffer et -caracoler.</p> - -<p>Comme c'était le matin, l'œil plongeait facilement dans les cabanes -ouvertes.</p> - -<p>Les guerriers dormaient encore pour la plupart, couchés sur des cuirs -étendus à terre,—car ils ignorent l'usage du hamac,—le corps couvert -par des vêtements de femme et la tête posée sur les petites bottes de -foin dont leurs compagnes se servent pour monter à cheval.</p> - -<p>Dans les rues que traversait le capitão, il ne rencontrait que des -enfants ou bien quelques femmes allant chercher leur provision de bois; -d'autres préparaient la farine de manioc; quelques-unes, accroupies -devant leurs cabanes, fabriquaient, soit des poteries, soit des -corbeilles, mais le plus grand nombre étaient occupées à tisser les -étoffes de coton dont elles se servent pour se vêtir.</p> - -<p>Du reste, malgré l'heure matinale, une grande activité régnait dans -le village, qui paraissait être fort peuplé: le capitão jetait, au -passage, un regard curieux sur tout ce qui s'offrait à sa vue, et -s'étonnait intérieurement de l'existence sérieuse et laborieuse de ces -pauvres Indiens qu'on se plaît à représenter comme tellement indolents, -que le moindre; travail leur répugne, et comme aimant mieux passer; la -journée entière à fumer ou à dormir qu'à vaquer aux soins que réclament -si impérieusement les besoins de la vie.</p> - -<p>Cependant, malgré la curiosité qui le dévorait et l'admiration que -lui causait ce spectacle, la prudence lui ordonnait impérieusement de -ne rien laisser paraître sur son visage et de feindre l'indifférence -la plus complète, de crainte d'attirer trop l'attention sur lui et -d'éveiller les soupçons.</p> - -<p>Bien qu'il eût heureusement pénétré dans l'intérieur du village, Diogo -cependant ne laissait pas que d'être assez embarrassé pour trouver la -case habitée par le capitão des Payagoas, indication qu'il ne lui était -pas permis de demander sous peine de se rendre immédiatement suspect, -par la raison toute simple que l'alliance entre les deux nations était -tellement étroite, que de continuelles relations devaient exister entre -elles et rendre impossible l'ignorance dont il ferait preuve.</p> - -<p>Diogo cherchait vainement dans son esprit, tout en continuant à faire -galoper son cheval, le moyen de sortir d'embarras, lorsque le hasard, -qui semblait définitivement le protéger, vint encore une fois à son -aide dans cette circonstance. Au moment où il passait devant une cabane -de belle apparence formant l'angle de la place, son cheval, effrayé par -un pécari apprivoisé, qui vint tout à coup avec d'affreux hurlements -se jeter dans ses jambes, commença à se cabrer et à lancer des ruades -qui, en un instant, réunirent autour de lui une vingtaine de ces oisifs -qui foisonnent toujours dans les centres de population, qu'ils soient -indiens ou civilisés.</p> - -<p>Ces oisifs, dont le nombre croissait de minute en minute, se pressaient -de plus en plus autour du cheval que le capitão avait une peine extrême -à retenir et à empêcher d'écraser quelques-uns des imprudents dont les -cris commençaient à effrayer sérieusement l'animal.</p> - -<p>Au même instant, un homme de haute taille sortit de la hutte dont nous -avons parlé et, attiré par le bruit, fendit la foule, qui s'écarta -respectueusement sur son passage, et se trouva bientôt en face du -capitão.</p> - -<p>Celui-ci qui, deux jours auparavant, lorsqu'il avait été à la recherche -du guide, s'était rencontré avec le chef des Payagoas, le reconnut -aussitôt.</p> - -<p>Le saluant alors à l'indienne, et du même coup arrêtant son cheval par -un prodige d'adresse et de force, il s'élança à terre.</p> - -<p>«Aï! s'écria le chef, un guerrier guaycurus! Que se passe-t-il donc ici?</p> - -<p>—A l'instant où j'allais arrêter mon cheval devant la case du capitão, -pour lequel j'ai un message, répondit Diogo sans se déconcerter, un -pécari l'a effrayé.</p> - -<p>—Epoï! Mon frère est bien un Guaycurus cavalheiros, dit gracieusement -Emavidi; l'animal est dompté et n'a garde de remuer à présent. Comment -se nomme mon frère?</p> - -<p>—Le Grand-Sarigue, dit Diogo en s'inclinant et se souvenant à propos -du nom que lui avait donné Tarou-Niom.</p> - -<p>—Aï! Je connais le nom de mon frère. C'est un guerrier renommé, j'en -ai souvent entendu parler avec éloge; je suis heureux de le voir.»</p> - -<p>Le capitão jugea nécessaire de s'incliner de nouveau à ce compliment -flatteur.</p> - -<p>Emavidi continua:</p> - -<p>«Mon frère a fait une longue traite pour arriver ici; il acceptera -l'hospitalité du chef; les Payagoas aiment les Guaycurus, ils sont -frères.</p> - -<p>—J'accepte l'offre gracieuse du chef,» répondit le capitão.</p> - -<p>Emavidi-Chaimè frappa dans ses mains; un esclave accourut. Le chef lui -ordonna de prendre soin du cheval de Diogo. Il congédia d'un geste la -foule arrêtée devant sa porte et introduisit son hôte dans la maison -dont il ferma l'entrée avec une claie, recouverte d'un cuir de bœuf, -pour éviter les regards curieux des oisifs rassemblés dans la rue et -qui s'obstinaient, malgré son ordre, à ne pas s'éloigner.</p> - -<p>La cabane du chef était spacieuse, bien aérée, propre et disposée -intérieurement avec une intelligence peu commune; quelques meubles -grossiers, tels que tables, bancs et tabourets, la garnissaient seuls.</p> - -<p>Dans un angle éloigné de la pièce, les esclaves se livraient à certains -travaux sous la direction de la femme du chef.</p> - -<p>Sur un signe d'Emavidi, elle vint avec empressement souhaiter la -bienvenue à l'étranger et lui offrir tous les rafraîchissements dont -elle supposait qu'il devait avoir besoin.</p> - -<p>L'hospitalité est parmi les Indiens la loi la plus sacrée et la plus -inviolable.</p> - -<p>Cette femme se nommait Pinia-Paï (l'étoile blanche). Elle était -grande, bien faite; ses traits étaient fins et intelligents, sans être -complètement beaux; l'expression de sa physionomie était douce; elle -paraissait avoir vingt-deux ou vingt-trois ans au plus.</p> - -<p>Son costume se composait d'une pièce d'étoffe rayée de plusieurs -couleurs, qui l'enveloppait assez étroitement depuis la poitrine -jusqu'au pieds, serrée aux hanches par une ceinture fort large nommée -<i>ayulate</i>, d'un rouge cramoisi. Cette ceinture est blanche chez les -jeunes filles, et elles ne doivent la quitter que lorsqu'elles se -marient. Pinia-Paï n'était ni peinte ni tatouée; ses longs cheveux -noirs, tressés à la mode brésilienne, tombaient presque jusqu'à terre; -de petits cylindres d'argent, enfilés au bout les uns des autres et -formant une espèce de chapelet, entouraient son cou; des plaques de -métal, attachées sur sa poitrine, voilaient à demi les seins, et de -larges demi-cercles en or étaient suspendus à ses oreilles.</p> - -<p>Sous ce costume pittoresque, cette jeune femme ne manquait pas d'une -certaine grâce piquante et devait, ce qui arriva en effet, paraître -charmante au capitão, Indien lui-même, et qui prisait surtout le genre -de beauté qui distingue les femmes de sa race.</p> - -<p>Avec une célérité pleine d'égard, l'Étoile-Blanche eut, en un instant, -fait garnir la table de mets dont l'abondance faisait excuser la -frugalité, car ils ne se composaient que de laitage, de fruits, de -poisson bouilli et de viande séchée au soleil et rôtie sur les -charbons ardents.</p> - -<p>Diogo, sur l'invitation du chef, se mit en devoir de faire honneur à ce -repas improvisé dont il commençait à sentir intérieurement la nécessité -après la longue nuit qu'il avait passée à galoper à travers la plaine.</p> - -<p>Le chef, bien que lui-même ne prît aucune part au repas, excitait -son hôte à manger, et le capitão, dont l'appétit semblait croître en -raison de ce qu'il engloutissait, ne se faisait pas prier pour attaquer -vigoureusement tous les plats.</p> - -<p>D'ailleurs, à part la faim qu'éprouvait Diogo, il savait que ne pas -manger beaucoup lorsqu'on est invité à la table d'un chef est considéré -par celui-ci comme une impolitesse et presque une marque de mépris; -aussi, comme il lui importait de gagner les bonnes grâces du capitão et -de s'en faire un ami, faisait-il des efforts réellement prodigieux pour -absorber le plus possible de victuailles.</p> - -<p>Cependant, il arriva un moment où, malgré toute sa bonne volonté, force -lui fut de s'arrêter.</p> - -<p>Emavidi-Chaimè, qui avait suivi avec intérêt les prouesses accomplies -par son hôte, semblait charmé; il lui offrit alors, en guise de -digestif, du tabac contenu dans un long tuyau de feuilles de palmier -roulées, et les deux hommes se mirent à fumer et à s'envoyer -réciproquement, dans le plus grand silence, des bouffées de fumée au -visage.</p> - -<p>Dès que sa présence n'avait plus été nécessaire auprès de son -hôte, l'Étoile-Blanche s'était discrètement retirée dans un autre -compartiment de la case, en faisant signe à ses esclaves de la suivre, -afin de laisser aux deux hommes liberté complète de causer entre eux.</p> - -<p>Cependant un laps de temps assez long s'écoula avant qu'une seule -parole fût échangée; la nature des Indiens est contemplative et a -beaucoup de rapport avec celle des Orientaux. Le tabac produit sur eux -l'effet d'un narcotique, et s'il ne les endort pas complètement, du -moins il les plonge pour un temps assez long dans une espèce d'extase -somnolente pleine de douces et voluptueuses rêveries, qui a de grands -rapports avec le <i>kief</i> des Turcs et des Arabes.</p> - -<p>Ce fut Emavidi-Chaimè qui, le premier, rompit le silence.</p> - -<p>«Mon frère, le Grand-Sarigue, est porteur pour moi d'un message de -Tarou-Niom? dit-il.</p> - -<p>—Oui, répondit Diogo rentrant immédiatement dans son rôle.</p> - -<p>—Ce message m'est-il personnel ou s'adresse-t-il aux autres capitães -de la nation et au grand conseil.</p> - -<p>—Il n'est que pour mon frère Emavidi-Chaimè.</p> - -<p>—Epoï, mon frère juge-t-il convenable de me le communiquer en ce -moment, ou préfère-t-il attendre et prendre quelques heures d'un repos -qui, peut-être, lui est nécessaire?</p> - -<p>—Les guerriers guaycurus ne sont pas des femmes débiles, répondit -Diogo; une course de quelques heures à cheval ne saurait rien ôter à -leur vigueur.</p> - -<p>—Mon frère a bien parlé; ce qu'il dit est vrai; mes oreilles sont -ouvertes, les paroles de Tarou-Niom réjouissent toujours le cœur de son -ami. Le capitão des Guaycurus a, sans doute, remis à mon frère un objet -quelconque qui me fasse reconnaître la vérité de son message.</p> - -<p>—Tarou-Niom est prudent, répondit Diogo; il sait que les chiens Paï -foulent maintenant la terre sacrée des Guaycurus et des Payagoas, la -trahison est venue avec eux.»</p> - -<p>Ôtant alors de la ceinture, où il l'avait placé, le couteau que lui -avait remis le chef, il le présenta au Payagoas.</p> - -<p>«Voici, dit-il, le <i>keaio</i> de Tarou-Niom, le capitão Emavidi-Chaimè le -reconnaît-il?»</p> - -<p>Le chef le prit dans ses mains, le considéra un instant avec attention -et le replaçant sur la table:</p> - -<p>«Je le reconnais, dit-il; mon frère peut parler, j'ai foi en lui.»</p> - -<p>Diogo s'inclina en signe de remercîment, passa de nouveau le couteau à -sa ceinture et répondit:</p> - -<p>«Voici les paroles de Tarou-Niom; elles sont gravées dans le cœur du -Grand-Sarigue; il n'y changera pas un mot. Tarou-Niom rappelle au -capitão des Payagoas sa promesse; il lui demande s'il a réellement -l'intention de la tenir.</p> - -<p>—Oui, je tiendrai la promesse faite à mon frère, le capitão des -Guaycurus; aujourd'hui même le grand conseil s'assemblera, et demain -les pirogues de guerre remonteront la rivière; moi-même les dirigerai.»</p> - -<p>Diogo fit un geste d'étonnement.</p> - -<p>«Que veut donc dire mon frère? fit-il, je ne le comprends pas; ne -dit-il point que les pirogues de guerre remonteront la rivière?</p> - -<p>—Je l'ai dit, en effet, répondit le chef</p> - -<p>—Pour quelle raison mon frère prendra-t-il cette direction?</p> - -<p>—Mais pour aider, ainsi que cela a été convenu entre nous, Tarou-Niom -à vaincre les chiens Paï, n'est-ce pas l'accomplissement de cette -promesse que réclame de moi le capitão?</p> - -<p>—Écoutez les paroles du chef; les Paï sont enveloppés par mes -guerriers; la fuite leur est impossible; déjà découragés et à demi -mourants de faim, dans deux ou trois soleils au plus tard ils tomberont -entre mes mains, que mon frère Emavidi-Chaimè se souvienne de sa -promesse.</p> - -<p>—Eh bien? interrompit le chef.</p> - -<p>—D'autres ennemis plus sérieux, continua imperturbablement Diogo, nous -menacent en ce moment et réclament notre attention.</p> - -<p>—C'est donc vrai ce que m'a, ce matin même, annoncé un de mes -éclaireurs? s'écria le chef avec une émotion mal contenue.</p> - -<p>—Ce n'est malheureusement que trop vrai, répondit froidement Diogo, -qui ne soupçonnait pas le moins du monde à quoi le Payagoas faisait -allusion, mais qui brûlait de le savoir; c'est spécialement dans -le but de vous confirmer cette nouvelle et de prendre avec vous -les dispositions nécessaires, c'est-à-dire, fit-il avec un sourire -gracieux, concerter seulement les mesures de sûreté qu'il vous plaira -d'adopter dans l'intérêt général et les reporter immédiatement à -Tarou-Niom, afin qu'il puisse vous appuyer efficacement, qu'il m'a -envoyé près de son frère.</p> - -<p>—Ainsi, les blancs entrent par tous les côtés à la fois sur notre -territoire?</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>—Le capitão Joachim Ferreira serait donc réellement parti de -Villa-Bella, à la tête d'une expédition nombreuse?</p> - -<p>—Il ne peut y avoir le moindre doute à cet égard, répondit résolument -Diogo, qui, pour la première fois, entendait parler de cette expédition.</p> - -<p>—Et Tarou-Niom, reprit le chef, pense que je dois disputer le passage -aux Paï?</p> - -<p>—Six mille guerriers se joindront à ceux du chef payagoa.</p> - -<p>—Mais c'est surtout le passage de la rivière qu'il est important de -défendre.</p> - -<p>—Cette opinion est aussi celle de Tarou-Niom.</p> - -<p>—Epoï, mes guerriers, aidés par ceux de mon frère Tarou-Niom, -garderont le gué de Camato (cheval), tandis que les grandes pirogues -de guerre intercepteront les communications et inquiéteront les Paï le -long de la rivière. Est-ce cela que désire le capitão guaycurus?</p> - -<p>—Mon frère a parfaitement saisi sa pensée et compris ses intentions.</p> - -<p>—A combien fait-on monter le nombre des Paï qui viennent de -Villa-Bella?</p> - -<p>—On a assuré à Tarou-Niom qu'ils étaient au moins deux mille.</p> - -<p>—Aï! Voilà qui est extraordinaire, s'écria le chef; on m'avait -certifié, à moi, que leur nombre ne dépassait pas cinq cents.»</p> - -<p>Diogo se mordit les lèvres, mais se remettant aussitôt:</p> - -<p>«Ils sont plus nombreux que les feuilles balayées par le vent d'orage, -dit-il; seulement, ils se sont divisés en petits détachements de -guerre, afin de tromper l'œil clairvoyant des Payagoas.</p> - -<p>—Eha! s'écria le chef avec stupeur, voilà qui est terrible!</p> - -<p>—De plus, ajouta Diogo qui connaissait la répulsion que les Indiens -éprouvent pour les nègres et la profonde terreur que leur vue leur -inspire, chaque détachement de guerre est suivi d'une quantité -considérable de <i>Coatas</i>—nègres,—qui ont fait le redoutable serment -de massacrer tous les guerriers payagoas et d'enlever leurs femmes et -leurs filles dont ils prétendent faire leurs esclaves.</p> - -<p>—Oh! Oh! fit le chef avec un sentiment d'épouvante mal dissimulé, -les Coatas ne sont pas des hommes, ils ressemblent au génie du mal. -L'avertissement de mon frère ne sera pas perdu; ce soir même les femmes -et les enfants abandonneront le village pour se retirer dans le Llano -de Manso, et les guerriers se mettront en marche pour le gué de Camato, -suivis de toutes les pirogues de guerre. Il n'y a pas un instant à -perdre.»</p> - -<p>Diogo se leva.</p> - -<p>«Le Grand-Sarigue part-il donc déjà? demanda le chef en se levant aussi.</p> - -<p>—Il le faut, chef; Tarou-Niom m'a recommandé de faire la plus grande -diligence.</p> - -<p>—Epoï! Mon frère remerciera le grand capitão des Guaycurus: son avis -sauve la nation des Payagoas d'un massacre complet.»</p> - -<p>Les deux hommes sortirent. Sur l'ordre d'Emavidi-Chaimè, un esclave -amena le cheval de Diogo; celui-ci sauta en selle, échangea quelques -paroles encore avec le chef, puis ils se séparèrent.</p> - -<p>Le capitão était radieux; jusque-là tout lui avait réussi au delà de -ses espérances; non seulement il connaissait les projets de l'ennemi, -mais encore il avait appris que les Paulistas, entrés tout à coup -en campagne, pourraient, à un moment donné, leur venir en aide -si, toutefois, il parvenait à persuader au marquis de renoncer à -s'opiniâtrer davantage dans l'exécution d'un voyage que tout rendait -impossible; de plus, il avait empêché la jonction des deux nations -indiennes, ce qui, en conservant libre le passage des fleuves, offrait -une chance de salut à la caravane, chance bien faible, il est vrai, -mais qui n'en était pas moins positive.</p> - -<p>Diogo sortit au petit pas du village, plongé dans ces réflexions -couleur de rose et ne désirant plus qu'une chose: rejoindre le plus -vite possible ses compagnons afin d'apprendre au marquis ce qu'il avait -à craindre et à espérer.</p> - -<p>Lorsque le soldat vit se dérouler devant lui la plaine déserte, il se -pencha sur le cou de son cheval, rafraîchi et reposé par deux heures de -repos, lui fit sentir l'éperon et commença à filer avec la rapidité du -vent, piquant droit à la colline où campait le marquis.</p> - -<p>Soudain, au détour d'un sentier, il se croisa avec un cavalier qui -arrivait sur lui avec une rapidité égale à la sienne; les deux hommes -échangèrent un regard au passage.</p> - -<p>Diogo ne put retenir une exclamation de surprise et presque de crainte. -Dans ce cavalier il avait reconnu Malco Díaz!</p> - -<p>«Voilà la chance qui tourne!» grommela-t-il entre ses dents, tout en -excitant encore son cheval, qui semblait dévorer l'espace.</p> - - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_1_18" id="Note_1_18"></a><a href="#NoteRef_1_18"><span class="label">[1]</span></a> Textuellement: Beaucoup de monde. <i>(Note de l'auteur.)</i></p></div> - - - -<hr class="chap" /> -<h4><a name="IXb" id="IXb">IX</a></h4> - -<h3>LA CHASSE.</h3> - - -<p>La rencontre imprévue du mamaluco avait subitement bouleversé le cours -des idées de don Diogo, si joyeux de la façon dont il s'était tiré -de la scabreuse expédition dans laquelle il s'était engagé un peu à -l'aventure.</p> - -<p>Le regard inquisiteur que lui avait jeté l'ex-guide au passage, le cri -que lui-même avait, dans l'explosion de la surprise, laissé échapper, -toutes ces circonstances, frivoles en apparence, lui donnaient fort à -penser et l'inquiétaient sérieusement.</p> - -<p>L'œil de la haine est clairvoyant; l'Indien ne se dissimulait pas que -le métis devait lui conserver au fond du cœur une rude rancune, non -seulement pour la façon dont il l'avait poursuivi après son départ -du camp, mais parce que lui, Diogo, avait en quelque sorte pris sa -place auprès du marquis, et pouvait réussir, grâce à sa connaissance -approfondie du désert, à le faire échapper au piège si adroitement -tendu par le métis et depuis si longtemps préparé.</p> - -<p>Ce qui donnait un peu d'espoir à l'Indien, c'est que la rencontre -avait été si fortuite et si rapide en même temps que, grâce à son -déguisement, dont la perfection avait trompé Emavidi-Chaimè lui-même, -c'était chose presque impossible de le reconnaître ainsi sans examen.</p> - -<p>Diogo commettait une erreur; il en eut bientôt la preuve.</p> - -<p>Son déguisement même l'avait fait, non pas reconnaître, mais -deviner par son ennemi; la raison en est simple; en deux mots nous -l'expliquerons au lecteur.</p> - -<p>Malco Díaz, habitant depuis longues années le sertão, faisant un peu, -selon que l'y obligeait son intérêt, tous les métiers plus ou moins -honnêtes exploités sur la frontière, avait eu de fréquents et intimes -rapports avec les Indiens bravos, ses voisins, que pour beaucoup de -raisons il était contraint de ménager et de traiter en amis; la plupart -de leurs guerriers renommés étaient connus assez particulièrement de -lui pour que, les apercevant même de loin, il pût à première vue, à -ces ornements distinctifs que chacun d'eux adopte et affectionne, les -nommer sans craindre de se tromper.</p> - -<p>Or, le matin même du jour où nous le retrouvons, deux heures environ -avant le lever du soleil, Malco Díaz avait eu avec Tarou-Niom une assez -longue conversation relative aux derniers arrangements convenus entre -eux, et dont le métis venait réclamer l'exécution immédiate, aussitôt -que les Brésiliens seraient tombés aux mains des Guaycurus.</p> - -<p>Pendant le cours de cet entretien, comme Malco Díaz insistait pour que -le chef attaquât les blancs sans plus de retard, celui-ci lui avait -répondu qu'il ne pouvait livrer l'assaut avant l'arrivée de ses alliés -les Payagoas; qu'il ne voulait pas, par une précipitation dont rien ne -justifiait l'urgence, compromettre le succès d'une entreprise si bien -conduite jusque-là; que, du reste, le retard était insignifiant et ne -se prolongerait pas au delà de quelques heures, puisqu'il avait expédié -à Emavidi-Chaimè un de ses plus fidèles guerriers, le Grand-Sarigue, -afin de l'engager à se presser de le rejoindre; que, du reste, si -cela ne le satisfaisait pas, il était libre de se rendre lui-même au -village des Payagoas, et de s'assurer auprès du chef de la façon dont -le guerrier s'était acquitté de la mission qui lui avait été confiée.</p> - -<p>Malco Díaz n'en demanda pas davantage; il prit congé du capitão -guaycurus, et, montant immédiatement à cheval, il se dirigea vers le -village, les yeux incessamment fixés sur la rivière, espérant à chaque -instant découvrir la flottille.</p> - -<p>Il n'avait garde d'apercevoir les pirogues, nous en connaissons les -motifs; seulement arrivé à un certain endroit, il lui sembla distinguer -une masse, dont l'apparence lui parut tout de suite suspecte, -embarrassée dans les roseaux.</p> - -<p>Malco Díaz était curieux, il aimait surtout à se rendre compte des -choses et à trouver l'explication de ce qu'il ne comprenait pas.</p> - -<p>Il s'approcha donc du rivage dans le but de s'assurer de ce qu'était -cette masse suspecte, dans laquelle il reconnut bientôt un cadavre.</p> - -<p>Le mamaluco mit pied à terre, jeta le lasso, attira à lui le cadavre, -et le regarda. Son étonnement fut grand, lorsque, dans ce corps mutilé, -à demi dévoré déjà par les caïmans, il reconnut le Grand-Sarigue, ce -même guerrier que Tarou-Niom avait quelques heures auparavant, expédié -aux Payagoas.</p> - -<p>Le doute n'était pas possible sur la cause de la mort de l'Indien; -une large plaie béante derrière le cou montrait assez qu'il avait été -assassiné par surprise.</p> - -<p>Le métis laissa là le cadavre sans s'en occuper davantage, remonta à -cheval et reprit sa course, course d'autant plus rapide, que, puisque -le messager était mort, il n'avait pu remplir son message, lacune -involontaire qu'il était important de réparer.</p> - -<p>Seulement, qui avait tué le Grand-Sarigue, dans quel but ce meurtre -avait-il été commis? Voilà ce que le métis ne réussissait pas à -s'expliquer, et ce qui le tourmentait fort.</p> - -<p>Sur ces entrefaites, il croisa un cavalier venant du village des -Payagoas où lui-même se rendait, et dont il n'était éloigné que d'une -lieue à peine; et, chose extraordinaire, ce cavalier était l'homme -qu'il avait trouvé mort et à demi dévoré quelques instants auparavant!</p> - -<p>L'affaire prenait des proportions inquiétantes; le métis ne savait plus -que penser, il se demandait s'il ne s'était pas trompé, si le cadavre -qu'il avait découvert était bien celui du Grand-Sarigue, ou si ses yeux -ne l'avait pas induit en erreur.</p> - -<p>Tout à coup une idée lumineuse lui traversa l'esprit. Il y avait -trahison évidemment: l'homme qu'il avait rencontré portait un -déguisement. Alors une lueur jaillit de son cerveau et tout fut aussi -clair pour lui que s'il avait assisté à ce qui s'était passé.</p> - -<p>Un homme seul pouvait parvenir à une aussi rare perfection de costume -et d'allure, cet homme était Diogo.</p> - -<p>Aussitôt que cette pensée fut venue au métis, elle se changea en -certitude dans son esprit. Écumant de rage d'avoir été ainsi pris pour -dupe et brûlant de se venger, il fit brusquement tourner bride à son -cheval et se lança éperdument à la poursuite de son ennemi.</p> - -<p>Mais pendant que Malco faisait ces réflexions tout en galopant, et de -déduction en déduction arrivait enfin à la vérité, un temps assez long -s'était écoulé, temps que l'Indien avait mis à profit pour prendre de -l'avance et préparer une ruse qui l'aidât à échapper si, comme il en -avait le pressentiment, le métis le poursuivait.</p> - -<p>Les personnes qui ne connaissent pas cette noble et intelligente race -des chevaux des déserts américains se feront difficilement une idée, -même lointaine, des proportions grandioses qu'une poursuite arrive à -prendre dans la prairie.</p> - -<p>Il vient un moment où le cheval sans cesse excité, subissant pour ainsi -dire l'influence magnétique de son cavalier, semble s'identifier avec -lui, comprendre sa pensée, et entrer réellement dans la lutte pour son -compte particulier.</p> - -<p>Beau de fureur et d'énergie, les yeux pleins de feu, les naseaux -sanglants, la bouche écumante, ne sentant plus ni le mors, ni la bride, -il dévore l'espace, sautant les ravins, escaladant les collines, -traversant les rivières, franchissant tous les obstacles avec une -dextérité, une adresse, une vélocité qui passent toute croyance, -s'animant à la course et arrivant par degré à une espèce de folie -orgueilleuse et superbe, d'autant plus belle qu'il paraît comprendre -qu'il mourra dans la bataille insensée qu'il livre; mais que lui -importe s'il atteint le but et si son maître est sauvé?</p> - -<p>C'était une course semblable à celle que nous venons de décrire que -soutenaient en ce moment, nous dirons les deux chevaux, car leurs -cavaliers, tout à leur haine implacable, ne voyaient plus, ne -pensaient plus et les laissaient libres de se diriger à leur guise.</p> - -<p>Malco Díaz redoublait d'efforts afin de regagner l'espace qu'il -avait perdu; mais en vain interrogeait-il le désert dans toutes les -directions, rien n'apparaissait, il était seul, seul toujours, et -cependant son cheval avait atteint l'extrême limite de la vélocité.</p> - -<p>Les bois succédaient aux bois, les collines aux collines. Diogo -demeurait toujours invisible; il semblait avoir été subitement -englouti, tant cette disparition tenait du prodige.</p> - -<p>C'est que si le métis était bien monté, le capitão avait, lui aussi, -un excellent coursier, et, comme la haine ne l'aveuglait pas, tout -en fuyant, il calculait froidement les chances qui lui restaient -d'échapper, et il les employait toutes.</p> - -<p>Enfin, après trois heures d'une course insensée, Malco Díaz, arrivé au -sommet d'un monticule élevé qu'il avait gravi au galop, aperçut bien -loin devant lui un nuage de poussière qui semblait s'enfuir emporté par -un ouragan.</p> - -<p>Il devina son ennemi et excita de nouveau son cheval, dont les efforts -étaient déjà prodigieux.</p> - -<p>Peu à peu, soit que le cheval que montait Diogo fût plus fatigué que -celui du métis à cause de sa longue course de la nuit, soit que celui -de Malco Díaz, fût plus vite, il s'aperçut qu'il gagnait son ennemi et -que la distance diminuait sensiblement. Le mamaluco poussa un cri de -joie semblable à un rugissement de bête fauve et saisit sa carabine, -prêt à s'en servir dès qu'il serait à portée.</p> - -<p>Cependant la course continuait toujours, on apercevait au loin, au -dernier plan de l'horizon, la colline au sommet de laquelle les -Brésiliens avaient assis leur camp. Évidemment, les sentinelles des -blancs postées sur les arbres devaient distinguer, bien que vaguement -encore, les péripéties singulières de cette lutte étrange, sans en -comprendre les motifs.</p> - -<p>Il fallait en finir, d'autant plus que, chose extraordinaire, les -Guaycurus demeuraient invisibles et laissaient ainsi supposer qu'ils -avaient reconnu l'inutilité d'un plus long blocus et avaient renoncé au -siège de la forteresse improvisée.</p> - -<p>Cette solitude et cet abandon, qu'il ne s'expliquait pas de la part de -ses alliés et dont les motifs lui échappaient, inquiétaient le métis.</p> - -<p>Enfin, la distance entre les deux cavaliers devint si minime, qu'ils ne -se trouvèrent bientôt qu'à portée de pistolet l'un de l'autre.</p> - -<p>Malco Díaz arma sa carabine, l'épaula, et, sans ralentir l'allure de -son cheval, il lâcha la détente.</p> - -<p>Le cheval de Diogo, frappé en plein corps, fit un bond prodigieux en -avant, se leva convulsivement sur ses pieds de derrière, poussa un -hennissement de douleur et se renversa en arrière, en entraînant son -cavalier dans sa chute.</p> - -<p>Malco jeta sa carabine et arriva comme la foudre, avec un rugissement -de triomphe, sur son ennemi gisant immobile sur le sol.</p> - -<p>Sautant immédiatement à terre, il s'élança vers lui par un bond de -tigre et leva son poignard pour l'achever, au cas où il ne serait pas -tout à fait mort.</p> - -<p>Mais son bras retomba inerte à son côté, et il se redressa avec un -hurlement de désappointement et de rage.</p> - -<p>Au même instant, il fut vigoureusement saisi à bras le corps par -derrière et renversé sur l'herbe, avant qu'il eût seulement eu le temps -d'essayer de résister.</p> - -<p>«Eh! Eh! Compagnon, lui dit alors la voix railleuse de Diogo, car -c'était lui qui le tenait cloué au sol et lui appliquait le pied sur la -poitrine. Comment trouvez-vous celui-là? C'est bien joué, n'est-ce pas?»</p> - -<p>Voici ce qui était arrivé:</p> - -<p>Diogo avait promptement reconnu que s'il continuait à fuir en ligne -droite, son ennemi, monté sur un cheval frais ne tarderait pas à -l'atteindre et que même, au cas où il lui échapperait, il tomberait -inévitablement aux mains des Guaycurus.</p> - -<p>Il avait donc calculé sa fuite de façon à biaiser peu à peu d'une -manière insensible d'abord, afin d'éviter l'endroit où il supposait -que ses ennemis avaient établi leur camp et à tourner complètement la -forteresse.</p> - -<p>Ce premier stratagème avait parfaitement réussi; Malco Díaz, aveuglé -par le désir d'atteindre son ennemi, l'avait suivi dans les détours -qu'il lui plaisait de faire, sans songer à se rendre compte du chemin -qu'il prenait; cela expliquait l'absence, incompréhensible pour Malco, -de ses alliés.</p> - -<p>Puis l'Indien, arrivé à l'angle d'un bois, s'était jeté à terre et avec -cette dextérité si remarquable que possèdent ceux de sa race, il avait, -en quelques minutes, confectionné un mannequin avec des herbes, l'avait -recouvert des vêtements qu'il portait lui-même; puis, après l'avoir -solidement attaché sur le dos du cheval, sous la selle et aux flancs -duquel il avait placé des épines tranchantes, il avait lancé l'animal -dans la direction qu'il devait suivre; quant à lui, il avait continué -sa route en courant, tout en ayant grand soin de demeurer toujours hors -de vue.</p> - -<p>C'était quelques instants après sa sortie du bois que, pour la première -fois, Malco Díaz avait aperçu le cheval qui détalait d'autant plus -rapidement devant lui que le poids qu'il portait maintenant était -beaucoup moins lourd.</p> - -<p>Cette explication que Diogo, d'un air narquois, donna en quelques mots -au métis augmenta encore la fureur de celui-ci.</p> - -<p>«Vous avez tué un cheval que j'aimais, ajouta l'Indien, une noble bête -que je remplacerai difficilement, je devrais vous tuer, Malco, mais -nous avons dormi longtemps côte à côte, nous avons partagé la même -nourriture; je ne rougirai pas mon couteau de votre sang.</p> - -<p>—Vous aurez tort, Diogo, répondit sourdement le métis, car, aussi vrai -qu'il y a un Dieu au ciel, je vous jure qu'à la première occasion je -vous tuerai, moi.</p> - -<p>—Vous agirez selon vos instincts, Malco, je sais que vous êtes un -méchant homme et que vous n'hésiterez pas à le faire.</p> - -<p>—Oui, je vous tuerai, je vous le jure sur ma part de paradis, mille -diables!</p> - -<p>—Votre part de paradis me paraît bien compromise, mon pauvre ami; mais -ce n'est pas de cela qu'il s'agit en ce moment, je ne veux pas que vos -alliés me surprennent, ce qu'ils feront si je perds mon temps à causer -avec vous, si agréable que soit votre conversation. Je vais donc, en -conséquence, terminer au plus vite.</p> - -<p>—Que prétendez-vous faire? Puisque, dites-vous, vous ne voulez pas me -tuer.</p> - -<p>—Chose promise, chose due, Malco; non je ne vous tuerai pas, mais je -vous mettrai dans l'impossibilité de me nuire, du moins pendant quelque -temps; cela est juste, n'est-ce pas?»</p> - -<p>Le métis ne répondit pas, il écumait de fureur et se tordait comme un -serpent sur le sol.</p> - -<p>«Tenez-vous donc un instant tranquille, Malco, lui dit paisiblement le -capitão; vous êtes réellement insupportable, si vous continuez, je ne -finirai jamais de vous attacher.»</p> - -<p>Et, de fait, tout en parlant ainsi, il l'attachait bel et bien avec son -lasso, malgré les efforts prodigieux du métis pour lui échapper.</p> - -<p>«Là, voilà qui est fait, reprit-il dès que le dernier nœud fut serré; -maintenant, je n'ai plus qu'à vous bâillonner, et tout sera fini.</p> - -<p>—Me bâillonner, s'écria le métis, me bâillonner, moi, et pourquoi?</p> - -<p>—Dame, mon ami, je vous trouve naïf; permettez-moi de vous le dire, si -je vous bâillonne, c'est probablement pour vous empêcher de crier et -d'appeler à votre aide vos amis qui, sans doute, ne sont pas très loin?»</p> - -<p>Il y eut un instant de silence; le métis réfléchissait, Diogo -confectionnait un bâillon avec le soin et l'attention qu'il apportait à -tout ce qu'il faisait.</p> - -<p>«Combien de temps vous faut-il pour vous mettre en sûreté? demanda -enfin le métis.</p> - -<p>—Pourquoi m'adressez-vous cette question? répondit le capitão en -s'agenouillant auprès de lui et se préparant à lui attacher un tampon -d'herbe sur la bouche.</p> - -<p>—Que vous importe? Répondez-moi franchement.</p> - -<p>—Si cela peut vous faire plaisir, je le veux bien, Malco; deux heures -me suffiront.</p> - -<p>—Deux heures?</p> - -<p>—Oui.</p> - -<p>—Eh bien! Si je vous promettais de demeurer tranquille et sans crier -où je suis, me bâillonneriez-vous?</p> - -<p>—Hum! fit le capitão; une promesse, c'est bien vague, Malco; lorsqu'il -s'agit de vie ou de mort.</p> - -<p>—C'est vrai; mais si je vous la faisais, cette promesse?»</p> - -<p>Diogo se gratta la tête d'un air embarrassé.</p> - -<p>«Répondez, voyons, reprit le métis.</p> - -<p>—Eh bien! Non, je ne pourrais l'accepter, dit Diogo; là, je vous le -certifie, ce serait trop dangereux pour moi.»</p> - -<p>Et il se prépara à attacher le bâillon.</p> - -<p>«Attendez,» s'écria vivement le métis.</p> - -<p>Diogo s'arrêta.</p> - -<p>«Eh bien! Maintenant, reprit Malco, si au lieu de cette promesse que je -vous faisais, je vous donnais ma parole d'honneur de cavalheiro, que -feriez-vous?</p> - -<p>—Hum! répondit l'autre, vous m'en direz tant; mais vous ne me la -donneriez pas.</p> - -<p>—Pourquoi donc cela?</p> - -<p>—Parce que vous la tiendriez, et que vous ne voulez pas vous engager -envers moi.</p> - -<p>—Ainsi, vous croyez à ma parole?</p> - -<p>—Certes.</p> - -<p>—Eh bien! Ne me bâillonnez pas, Diogo, je vous la donne.</p> - -<p>—Allons donc, vous voulez rire.</p> - -<p>—Nullement, je vous donne ma parole d'honneur de demeurer ainsi que je -suis, non pas deux heures mais trois, sans bouger et sans pousser un -cri.</p> - -<p>—Oh! Oh! fit le capitão en le regardant bien en face, c'est sérieux -alors?</p> - -<p>—Très sérieux, est-ce convenu?</p> - -<p>—C'est convenu,» répondit Diogo, et il jeta le bâillon.</p> - -<p>Étrange anomalie du caractère de certains hommes et qui se rencontre -fréquemment, surtout chez les métis brésiliens; pour eux la parole -est tout, rien ne saurait les contraindre à y manquer. Malco Díaz, -bien que ce fût un bandit de la pire espèce, obéissant sans le moindre -remords aux instincts les plus sanguinaires, se serait sérieusement cru -déshonoré, lui, voleur et assassin à l'occasion, si, une fois sa parole -engagée, il l'avait faussée.</p> - -<p>Diogo savait si bien qu'il pouvait se fier à cette parole, qu'il -l'accepta sans hésiter ou même sans faire la moindre objection.</p> - -<p>«Je vous quitte, Malco, lui dit-il, ne vous impatientez pas trop. Ah! -à propos, j'emmène votre cheval qui vous est inutile en ce moment, -et dont moi j'ai le plus grand besoin, mais soyez tranquille, vous -le retrouverez au pied de la colline. Je ne veux pas vous en priver. -Allons, adieu.</p> - -<p>—Allez au diable, mais souvenez-vous que je vous ai promis de vous -tuer.</p> - -<p>—Bah! Bah! répondit l'autre avec sa railleuse bonhomie, vous dites -cela maintenant parce que vous êtes furieux; je le conçois, vous n'avez -pas eu de chance avec moi aujourd'hui, vous serez plus heureux une -autre fois.</p> - -<p>—Je l'espère,» fit le métis en grinçant des dents.</p> - -<p>Diogo, sans s'occuper davantage de lui, rattrapa facilement le cheval -qui ne s'était pas beaucoup éloigné et partit aussitôt.</p> - -<p>Avant de rentrer au camp, le capitão, qui était un homme d'ordre et -qui, surtout, se souciait médiocrement de s'exposer à être tué par ses -amis à cause de son déguisement, se dirigea par un chemin oblique vers -la rivière.</p> - -<p>Dès qu'il eut atteint le rivage, il abandonna le cheval, entra dans -l'eau et se mit à la nage.</p> - -<p>Bien que cette rivière fourmillât littéralement de caïmans, le capitão -n'avait pas hésité à entrer dedans; il savait par expérience que les -caïmans attaquent rarement l'homme et que le plus léger mouvement -suffit pour les effrayer et les éloigner.</p> - -<p>La seule chose qu'il redoutât, c'était d'être aperçu par les -sentinelles indiennes qui sans doute étaient embusquées dans les -buissons environnants, car, pour retrouver ses habits, il lui avait -fallu aller du côté où les Guaycurus avaient établi leur invisible -blocus.</p> - -<p>Mais le hasard, qui jusqu'à ce moment avait favorisé le capitão, ne -l'abandonna pas à cette suprême et dernière épreuve.</p> - -<p>Arrivé à quelque distance du buisson qu'il voulait atteindre. Diogo se -coula entre deux eaux. Du reste, cette précaution était, hâtons-nous -de le dire, presque inutile; ce n'était pas la rivière, sur laquelle -ils n'avaient rien à redouter, que surveillaient les Guaycurus, mais -seulement la colline où se trouvaient leurs ennemis.</p> - -<p>Diogo se glissa donc sans encombre dans le buisson, ouvrit la cachette -qu'il avait pratiquée pour cacher ses habits, et les en retira avec -un vif sentiment de plaisir; mais, au lieu de s'en couvrir, il en fît -un paquet, ainsi que de ses armes, et de nouveau il descendit dans la -rivière.</p> - -<p>Ce chemin lui paraissait plus court et plus sûr, et de plus il n'était -pas fâché de se débarrasser complètement des quelques peintures qui lui -restaient sur le corps.</p> - -<p>Afin de ne pas attirer l'attention sur lui, le capitão avait enveloppé -son paquet dans des feuilles de palmier et avait attaché le tout sur sa -tête.</p> - -<p>Or, comme il nageait juste au niveau de l'eau, ce paquet semblait -dériver doucement en suivant le fil du courant; de la rive, il avait -complètement l'apparence d'un amas de feuilles et de branches, et il -aurait été impossible à l'œil le plus perçant d'apercevoir la tête du -nageur, cachée par les herbes qui la recouvraient.</p> - -<p>Il atteignit bientôt le pied de la colline.</p> - -<p>Là il était sauvé et ne pouvait être vu que par les personnes que le -hasard aurait conduites sur l'autre rive; mais, grâce à la largeur de -la nappe d'eau et aux armes dont usent les Indiens, il ne songea pas à -se cacher.</p> - -<p>Après avoir calculé du regard la hauteur qu'il lui fallait gravir, -hauteur assez considérable, disons-le tout de suite, et s'élevant -presque à pic au-dessus de la rivière, le capitão prit d'une main -son poignard, de l'autre le couteau que lui avait confié Tarou-Niom -comme signe de reconnaissance, et il commença avec une facilité et une -dextérité extrêmes à escalader cette espèce de muraille, en plantant -tour à tour ses armes dans les anfractuosités des rochers, et s'élevant -ensuite à la force du poignet, exercice gymnastique, soit dit en -passant, très fatigant et surtout très périlleux.</p> - -<p>L'ascension du capitão fut longue; un instant il demeura suspendu entre -ciel et terre, sans pouvoir ni monter ni descendre; mais Diogo était un -homme doué de trop de sang-froid et de courage pour se désespérer; une -seconde de réflexion lui fit apercevoir une pente moins roide que celle -qu'il suivait; il obliqua légèrement, redoubla d'efforts, et bientôt -mit le pied sur la plate-forme de la colline.</p> - -<p>Arrivé là, il fit halte un instant pour reprendre haleine et remettre -un peu d'ordre dans ses idées; sa difficile expédition était, contre -toutes probabilités, terminée heureusement; les renseignements qu'il -avait obtenus ne manquaient pas d'importance; tout était donc pour le -mieux, et il se félicitait intérieurement, non pas de la façon dont il -avait conduit cette scabreuse affaire, mais du plaisir que son retour -allait causer à ses compagnons, surtout au marquis.</p> - -<p>Il se redressa au bout d'un instant et se remit à marcher d'un pas -aussi libre et aussi relevé que s'il n'avait pas, pendant les quelques -heures de son absence, supporté des fatigues surhumaines.</p> - -<p>Le soleil se couchait au moment où le capitão atteignait le sommet de -la colline; la nuit était donc sombre déjà lorsqu'il entra dans le camp.</p> - -<p>Dès que son retour fut connu, tous ses compagnons se pressèrent autour -de lui avec des cris de joie, qui donnèrent l'éveil au marquis et le -firent accourir.</p> - -<p>Le capitão poussa une exclamation de surprise et de douleur à la vue du -spectacle qui s'offrit à ses yeux, lorsqu'il se trouva dans l'enceinte -du camp.</p> - -<p>Les tentes et les chariots avaient été réduits en cendres; la plupart -des mules et la plus grande partie des chevaux avaient été tués, sept -ou huit cadavres de chasseurs et de nègres jonchaient çà et là le sol; -les arbres, à demi brûlés et tordus convulsivement, renversés les uns -sur les autres, ajoutaient encore à l'horreur de ce spectacle.</p> - -<p>Doña Laura Antonia, réfugiée tant bien que mal sous une <i>enramada</i><a name="NoteRef_1_19" id="NoteRef_1_19"></a><a href="#Note_1_19" class="fnanchor">[1]</a> -ouverte à tous les vents, et accroupie tristement devant un feu -mourant, préparait, aidée par son esclave Phoebé, son repas du soir.</p> - -<p>Enfin, tout présentait l'aspect de la ruine et de la désolation dans ce -camp que, la veille, le capitão avait quitté si formidablement établi.</p> - -<p>«Qu'est-ce que cela signifie, mon Dieu? s'écria-t-il avec douleur.</p> - -<p>—Cela signifie, répondit amèrement le marquis, que vous ne vous étiez -point trompé, Diogo, et que les Guaycurus sont de rudes adversaires.</p> - -<p>—Mais il y a donc eu combat pendant mon absence?</p> - -<p>—Non, il y a eu surprise; mais venez, Diogo, un instant à l'écart, je -vous expliquerai ce qui s'est passé, puis vous me rendrez compte de ce -que vous avez fait.»</p> - -<p>Le capitão le suivit.</p> - -<p>Lorsqu'ils furent hors des regards des Brésiliens, le marquis commença -son récit, récit fort court, mais terrible.</p> - -<p>Deux heures après le départ de Diogo, sans que les sentinelles eussent -aperçu un seul ennemi, une nuée de flèches enflammées avaient plu tout -à coup sur le camp de tous les côtés à la fois, et cela d'une façon -si inopinée que d'abord les Brésiliens ne surent où courir ni de -quelle manière se défendre; le feu s'était presque aussitôt déclaré -avec une intensité telle, qu'il avait été impossible de l'éteindre; -puis, pour ajouter encore à l'horreur de la situation, une flèche étant -malheureusement tombée sur le chariot qui contenait les poudres, le -chariot avait sauté en tuant et blessant plusieurs hommes.</p> - -<p>Les Guaycurus avaient profité de la stupeur des Brésiliens pour tenter -un assaut furieux, assaut qui avait été repoussé, il est vrai, après -un combat acharné corps à corps, mais pendant lequel le reste des -munitions avait presque complètement été épuisé.</p> - -<p>Diogo hocha tristement la tête à ce sombre récit; puis sur la prière -du marquis, il commença le sien, que son interlocuteur écouta avec la -plus sérieuse attention. Lorsqu'il eut terminé, il se fit un instant de -silence.</p> - -<p>«Que me conseillez-vous? dit enfin le marquis.</p> - -<p>—La situation est presque désespérée, répondit nettement le capitão. -Le plus prudent, à mon avis, serait de tenter une sortie, d'essayer de -s'ouvrir un passage et de regagner au plus vite les habitations.</p> - -<p>—Oui, murmura à part lui le marquis, peut-être cela vaudrait-il mieux; -mais je veux attendre encore; j'ai expédié un batteur d'estrade au -dehors pour prendre des nouvelles de l'ennemi; qui sait ce qu'il nous -dira?</p> - -<p>—Vous êtes le seul maître, répondit Diogo qui l'avait entendu; mais -chaque minute qui s'écoule nous enlève, croyez-le bien, plusieurs jours -d'existence.</p> - -<p>—Peut-être! s'écria violemment le marquis en frappant du pied avec -colère, mais, vive Dieu! Tout n'est pas dit encore; non, quoi qu'il -arrive, je ne reculerai pas lâchement devant ces barbares; ne puis-je -donc pas essayer de joindre don Joachim Ferreira?</p> - -<p>—Certes, vous le pouvez, Excellence.</p> - -<p>—Eh bien? s'écria-t-il avec joie.</p> - -<p>—Eh bien! Vous ne réussirez qu'à nous faire tous massacrer plus vite, -voilà tout.»</p> - -<p>Après avoir prononcé ces paroles, le capitão tourna le dos au marquis -et rejoignit ses compagnons, ne voulant pas continuer plus longtemps -un entretien inutile et dédaignant de discuter contre un parti si -opiniâtrement pris.</p> - - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Note_1_19" id="Note_1_19"></a><a href="#NoteRef_1_19"><span class="label">[1]</span></a> Espèce de hangar fait de branches.</p></div> - - - -<hr class="chap" /> -<h4><a name="Xb" id="Xb">X</a></h4> - -<h3>DÉSASTRE.</h3> - - -<p>La nuit fut tranquille.</p> - -<p>Les Brésiliens la passèrent plongés dans un profond sommeil; Diogo, -seul, dont l'organisation de fer semblait ne pas connaître la fatigue, -veilla sur le salut commun.</p> - -<p>Deux heures environ avant le lever du soleil, le batteur d'estrade, -expédié par le marquis, rentra au camp.</p> - -<p>Il était porteur d'étranges nouvelles: les Indiens avaient disparu sans -laisser de traces.</p> - -<p>Diogo écouta attentivement le rapport de cet homme; puis, se tournant -vers le marquis qui, lui aussi, avait passé la nuit sans que le sommeil -vînt clore ses paupières:</p> - -<p>«Eh bien? lui demanda-t-il.</p> - -<p>—Mais il me semble ... répondit le marquis.</p> - -<p>—Attendez, interrompit Diogo. Mon ami, dit-il en s'adressant au -batteur d'estrade, allez vous reposer, vous devez avoir besoin de -réparer vos forces.»</p> - -<p>Le Brésilien salua et se retira aussitôt.</p> - -<p>«Il est inutile, reprit Diogo, que cet homme entende ce que nous avons -à nous dire. Maintenant que nous sommes seuls, parlez, Excellence, je -vous écoute.</p> - -<p>—Je crois que si ces nouvelles sont vraies, elles sont excellentes.</p> - -<p>—Vraies ou fausses, moi, je les trouve exécrables.</p> - -<p>—Ah!</p> - -<p>—Comprenez-moi bien, Excellence, et persuadez-vous que je possède des -Indiens et de leurs mœurs une connaissance trop approfondie pour me -tromper.</p> - -<p>—Je le reconnais, mon ami, parlez donc, je vous prie.</p> - -<p>—Je croirais, Excellence, manquer à tous mes devoirs, si, au point -de vue où nous en sommes arrivés, je ne vous parlais pas avec la plus -grande franchise; or, il est évident pour moi que les Indiens vous -tendent un piège, les Guaycurus vous ont loyalement averti de vous -retirer, ils vous ont laissé la liberté de le faire; à tort ou à raison -vous avez méprisé leurs avis et vous vous êtes obstiné à pousser en -avant. Je ne discute pas avec vous, remarquez-le bien, Excellence, -l'opportunité de cette détermination, je constate un fait, voilà tout.</p> - -<p>—Continuez, mon ami.</p> - -<p>—Ils ont si peu l'intention de se retirer, qu'ils m'ont expédié, moi, -sans savoir naturellement à qui ils s'adressaient, demander des secours -à leurs alliés les Payagoas; puis ils vous ont attaqué avec fureur, -non pas dans le but de s'emparer de votre camp, ils savaient d'avance -qu'ils ne réussiraient pas, mais pour vous réduire dans l'état où vous -êtes, c'est-à-dire aux abois, et à cela, vous en conviendrez vous-même, -ils ont complètement réussi.</p> - -<p>—Concluez, concluez, interrompit le marquis avec violence.</p> - -<p>—La conclusion est des plus simples, Excellence, reprit le capitão -avec ce ton de bonhomie qui lui était naturel: les Guaycurus ont -feint de se retirer afin de vous attirer en plaine et avoir meilleur -marché de vous, à cause des armes à feu que vous possédez, et dont la -supériorité disparaîtra lorsque vous serez accablé par le nombre.</p> - -<p>—Auriez-vous peur, Diogo? lui demanda ironiquement le marquis.</p> - -<p>—Certes, Excellence, grand'peur même.</p> - -<p>—Vous?</p> - -<p>—Pardon, ceci demande une explication. J'ai peur, non pas de mourir, -dès l'instant où vous m'avez fait connaître votre formelle intention, -j'ai fait le sacrifice de ma vie.</p> - -<p>—Alors, que me dites-vous donc?</p> - -<p>—Je vous dis, Excellence, que je ne crains pas de mourir, mais que -j'ai horriblement peur de me faire tuer bêtement, ce qui n'est pas du -tout la même chose. J'ai une réputation à soutenir, Excellence.»</p> - -<p>Malgré la gravité de la situation, le marquis éclata de rire.</p> - -<p>«Bah! Bah! fit-il, les choses, j'en suis convaincu, tourneront mieux -que vous ne le supposez.</p> - -<p>—Je le souhaite sans l'espérer, Excellence.</p> - -<p>—Voyons, vous croyez-vous en état de nous guider vers l'endroit où le -chef des Paulistas se trouve en ce moment?</p> - -<p>—Pour vous mettre sur la route, cela est on ne peut plus facile, -Excellence; quant à vous conduire jusqu'à l'armée paulista, je ne m'en -charge pas.</p> - -<p>—Pourquoi donc?</p> - -<p>—Dame! Parce que nous serons tous massacrés auparavant.</p> - -<p>—Hum, Diogo, vous devenez monotone, mon ami, vous vous répétez.</p> - -<p>—La fin me donnera raison, Excellence.</p> - -<p>—Taisez-vous, prophète de mauvais augure; à quelle distance -croyez-vous que nous soyons des Paulistas?</p> - -<p>—Oh! La distance n'est pas longue.</p> - -<p>—Mais encore?</p> - -<p>—Trente lieues au plus.</p> - -<p>—Comment, trente lieues, pas davantage? Allons, vous êtes fou avec vos -craintes puériles, il est impossible que nous n'opérions pas notre -jonction, y eût-il dix mille sauvages sur notre route.</p> - -<p>—Vous verrez, Excellence, vous verrez, je ne vous dis que cela.</p> - -<p>—Eh bien! Soit; le sort en est jeté, j'essayerai, quoi qu'il en -arrive; au point du jour nous partirons.»</p> - -<p>Diogo hocha la tête.</p> - -<p>—Avec votre permission, Excellence, dit-il je crois que puisque vous -voulez absolument faire une folie, encore serait-il convenable de la -faire d'une façon logique.</p> - -<p>—Ce qui signifie?...</p> - -<p>—Que demain il sera trop tard.</p> - -<p>—Ainsi, à votre avis, il faudrait?...</p> - -<p>—Partir à l'instant, Excellence.</p> - -<p>—Allons, soit, partons; vous voyez que je fais tout ce que vous voulez.</p> - -<p>—Oui, lorsque cela cadre avec vos idées,» grommela la capitão en -allant donner les ordres du départ.</p> - -<p>Dans cette circonstance, comme dans toutes les précédentes, Diogo ne -négligea aucune précaution pour assurer la retraite; cette fois même, -il se surpassa, tant il fit preuve, non seulement de prudence, mais -encore de présence d'esprit.</p> - -<p>Quatre de ses soldats, hommes éprouvés et surtout expérimentés, furent -par lui tout d'abord expédiés en avant pour éclairer la route et -dépister les Indiens.</p> - -<p>Dans l'assaut précédent, les chariots et les bagages avaient été -brûlés, la plupart des mules de charge tuées; de sorte que la caravane, -débarrassée de ses convois, se trouvait en mesure d'accélérer sa -marche, ce que ne laissait pas, dans le cas présent, d'être un précieux -avantage.</p> - -<p>Diogo fit garnir les pieds des chevaux de sacs de peau de mouton -remplis de sable, afin d'étouffer le bruit de leurs pas; de plus, il -ordonna de serrer, au moyen de lasso, la bouche de chaque animal pour -l'empêcher de hennir.</p> - -<p>Lorsque chacun fut en selle:</p> - -<p>«Compagnons, dit-il, pas un cri, pas un soupir; nous tenons en ce -moment une expédition dont dépend le salut général. Si nous étions -découverts, nous serions perdus; ayez constamment les yeux et les -oreilles au guet, et surtout soyez prêts à toute éventualité.</p> - -<p>—Un mot, Diogo, lui dit le marquis; pourquoi avez-vous exigé que nous -partions si subitement?</p> - -<p>—Parce que, Excellence, les Indigos bravos se gardent ordinairement -fort mal et qu'ils passent la nuit à dormir, au lieu de surveiller -leurs ennemis ou de chercher à les attaquer.</p> - -<p>—Merci; maintenant partons.</p> - -<p>—Un instant, Excellence; et s'adressant à tous les aventuriers: Je -vais marcher le premier, dit-il; vous me suivrez un à un, en tenant vos -chevaux en bride pour les empêcher de trébucher et de donner l'éveil à -l'ennemi; vous tâcherez de marcher dans mes pas, afin de laisser une -piste moins large: maintenant, faites bien attention de vous souvenir -de ceci: le cri de l'alligator vous avertira de faire halte, le même -cri répété deux fois voudra dire de se mettre en selle, le cri de la -chouette commandera au galop; vous m'avez bien entendu, bien compris?</p> - -<p>—Oui, répondirent à voix basse les Brésiliens.</p> - -<p>—Alors, en route.»</p> - -<p>La descente commença.</p> - -<p>C'était un étrange spectacle que celui qu'offrait cette longue ligne -de spectres noirs qui glissaient silencieux dans la nuit et semblaient -ramper sur les flancs de cette colline.</p> - -<p>Il faut avoir fait une marche semblable pour en bien comprendre toutes -les terreurs secrètes.</p> - -<p>Le bruit d'une branche fouettée par le vent, le froissement d'une -feuille, le vol inattendu d'un oiseau nocturne, tout est sujet de -crainte, tout fait tressaillir; l'homme le plus brave sent malgré lui -le sang se glacer dans ses veines, car derrière chaque tronc d'arbre, -chaque angle de rocher, il redoute de voir tout à coup surgir devant -lui l'ennemi qu'il essaye d'éviter.</p> - -<p>La descente fut longue, on ne marchait que lentement. Diogo qui -semblait voir dans la nuit comme en plein jour, choisissait son terrain -avec le plus grand soin et n'avançait que lorsqu'il était bien sûr que -le sol sur lequel il posait le pied était solide.</p> - -<p>Parfois on s'arrêtait pendant quelques secondes, alors un frémissement -d'épouvante parcourait comme un courant électrique toute la ligne et -faisait battre le cœur le plus ferme.</p> - -<p>Enfin au bout d'une heure, dont chaque minute parut durer un siècle aux -Brésiliens, on atteignit la plaine.</p> - -<p>Le cri de l'alligator qui s'éleva dans le silence avertit les -Brésiliens qu'ils devaient faire halte.</p> - -<p>Deux minutes plus tard le même cri répété deux fois les fit se mettre -en selle, puis enfin, au cri de la chouette, ils s'élancèrent au galop -et partirent avec une rapidité doublée par la frayeur instinctive -qu'ils éprouvaient d'un danger terrible qu'ils sentaient être suspendu -au-dessus de leur tête.</p> - -<p>Le marquis avait ordonné à doña Laura de monter à cheval; la jeune -fille avait obéi passivement sans prononcer une parole, et sur -l'injonction de don Roque, elle s'était placée ainsi que son esclave au -milieu de la ligne des cavaliers.</p> - -<p>Le marquis l'avait voulu ainsi parce que cette place lui paraissait la -moins dangereuse et qu'il lui était ainsi plus facile de surveiller sa -captive.</p> - -<p>Pendant toute la nuit, les Brésiliens, penchés sur le cou de leurs -chevaux, galopèrent à la suite du capitão.</p> - -<p>Au lever du soleil, ils avaient fait dix-huit ou dix-neuf lieues, -ce qui était énorme, mais les pauvres chevaux étaient rendus et ne -pouvaient plus, se tenir.</p> - -<p>A une lieue devant eux les fugitifs apercevaient un large cours d'eau.</p> - -<p>C'était le Pilcomayo, un des affluents les plus considérables du rio -Paraguay.</p> - -<p>Le marquis s'approcha du capitão.</p> - -<p>«Vous avez fait merveille, Diogo, lui dit-il; grâce à vos intelligentes -dispositions, nous sommes sauvés.</p> - -<p>—Ne me remerciez pas encore, Excellence, répondit l'Indien avec un -sourire railleur, tout n'est pas fini encore.</p> - -<p>—Oh! Oh! Nous avons maintenant une avance sur nos ennemis qui nous met -hors de leur portée.</p> - -<p>—Il n'y a pas d'avance avec les Guaycurus, Excellence; notre seule -chance de salut était d'atteindre la rivière et de la traverser.</p> - -<p>—Eh bien! Qui nous en empêche?</p> - -<p>—Regardez les chevaux; avant que nous soyons arrivés à la moitié de la -distance qui nous sépare du Pilcomayo, car cette rivière que vous voyez -là-bas se nomme ainsi, les ennemis seront sur nous.</p> - -<p>—C'est trop d'entêtement à la fin, voyez vous-même, la plaine est -déserte.</p> - -<p>—Vous croyez, Excellence?</p> - -<p>—Dame, j'ai beau regarder dans toutes les directions, je ne vois rien.</p> - -<p>—C'est que vous n'avez pas l'habitude de la prairie, voilà tout. -Tenez, ajouta-t-il, en allongeant le bras dans la direction du -nord-est, remarquez-vous cette ondulation convulsive des hautes herbes.</p> - -<p>—En effet, mais qu'est-ce que cela prouve!</p> - -<p>—Voyez-vous encore, continua l'impassible capitão, ces compagnies -de <i>ñandus</i> et de <i>seriemas</i> qui courent éperdus dans toutes les -directions, ces volées de <i>guaros</i> et de <i>kamichis</i> qui s'élèvent -subitement en poussant des cris discordants?</p> - -<p>—Oui, oui, je vois tout cela; après?</p> - -<p>—Après, eh bien, Excellence, l'ondulation des herbes, sans cause -apparente, puisqu'il n'y a pas un souffle de vent dans l'air; la -course éperdue des ñandus et des seriemas, et le vol effaré des guaros -et des kamichis signifient simplement que les Guaycurus sont à notre -poursuite, et qu'avant une heure, ils nous auront atteints.</p> - -<p>—Mais dans une heure nous aurons franchi la rivière.</p> - -<p>—Avec nos chevaux, c'est impossible; c'est à peine s'ils parviennent à -mettre un pied devant l'autre: regardez, ils trébuchent et s'abattent à -chaque pas.</p> - -<p>—C'est vrai, murmura le marquis; mais alors que faire?</p> - -<p>—Nous préparer à mourir.</p> - -<p>—Oh! Ce n'est pas vrai, ce que vous dites là, Diogo!</p> - -<p>—Dans une heure, aucun de nous n'existera, répondit froidement le -capitão.</p> - -<p>—Mais nous ne nous laisserons pas assassiner sans nous défendre!</p> - -<p>—Ceci est une autre question, Excellence; voulez-vous combattre -jusqu'au dernier souffle?</p> - -<p>—Certes.</p> - -<p>—Très bien; laissez-moi faire alors. Nous serons tués, je le sais -bien; mais la victoire coûtera cher à nos ennemis.»</p> - -<p>Sans perdre un instant, le capitão prit ses dispositions pour le -combat; elles furent d'une simplicité que les circonstances exigeaient -impérieusement.</p> - -<p>Les Brésiliens mirent pied à terre, égorgèrent leurs chevaux, et, avec -les cadavres des malheureux animaux, ils formèrent un cercle assez -grand pour les contenir tous.</p> - -<p>Le marquis occupé en ce moment à parler avec animation à doña Laura -ne s'aperçut de cette boucherie que lorsqu'il fut trop tard pour s'y -opposer.</p> - -<p>«Que faites-vous? s'écria-t-il.</p> - -<p>—Des retranchements, répondit impassiblement Diogo. Derrière ces -cadavres nous tirerons à l'abri jusqu'à ce que nos munitions soient -épuisées.</p> - -<p>—Mais comment fuirons-nous après le combat?»</p> - -<p>L'Indien éclata d'un rire nerveux et strident.</p> - -<p>«Nous ne fuirons pas puisque nous serons morts!»</p> - -<p>Le marquis ne trouva rien à répondre, il baissa la tête et retourna -auprès de la jeune fille.</p> - -<p>Doña Laura s'était laissée tomber à terre en proie à un profond -désespoir; son cheval était le seul qu'on n'eût pas tué, il se tenait -auprès d'elle, la tête basse et frissonnant de terreur.</p> - -<p>«Vous allez mourir, dit don Roque à la jeune fille.</p> - -<p>—Je l'espère, répondit-elle d'une voix basse et entrecoupée.</p> - -<p>—Vous me haïssez donc bien.</p> - -<p>—Il n'y a pas dans mon cœur place pour la haine, je vous méprise.»</p> - -<p>Il fit un mouvement de colère.</p> - -<p>«Doña Laura, reprit-il, il en est temps encore, révélez-moi votre -secret.</p> - -<p>—Pourquoi faire? lui dit-elle en le regardant en face, puisque nous -allons mourir.</p> - -<p>—Malédiction! s'écria-t-il en frappant du pied avec rage; cette femme -est un démon.»</p> - -<p>Doña Laura sourit tristement.</p> - -<p>«Rien ne saurait-il donc vous convaincre? A quoi vous servirait -maintenant la possession de ce secret?</p> - -<p>—Et à vous? répondit-elle froidement.</p> - -<p>—Dites-le-moi, dites-le-moi, et, je vous le jure, je vous sauverai; -quand je devrais pour cela marcher dans le sang jusqu'aux genoux. Oh! -Si j'étais possesseur de ce secret précieux, je sens que je réussirais -à échapper au danger terrible qui nous menace. Dites-le-moi, doña -Laura, je vous en supplie.</p> - -<p>—Non! Je préfère mourir que d'être sauvée par vous.»</p> - -<p>Le marquis eut un moment de fureur folle.</p> - -<p>«Meurs donc! Et sois maudite!» s'écria-t-il en saisissant un pistolet à -sa ceinture.</p> - -<p>Une main arrêta son bras.</p> - -<p>Il se retourna en lançant un regard farouche à celui qui avait osé le -toucher.</p> - -<p>«Excusez-moi, Excellence, lui dit Diogo toujours impassible, si -j'interromps votre intéressante conversation avec la señorita.»</p> - -<p>Doña Laura n'avait pas fait un mouvement pour se soustraire à la mort; -ses yeux ne s'étaient pas baissés, ses joues n'avaient pas pâli; la -mort, pour elle, c'était la délivrance.</p> - -<p>«Que me voulez-vous encore? s'écria le marquis.</p> - -<p>—Vous annoncer, Excellence, que le moment est proche où il va falloir -faire preuve d'adresse. Voyez.»</p> - -<p>Le marquis regarda.</p> - -<p>«Mais, misérable! s'écria-t-il au bout d'un instant, si vous n'êtes pas -un traître, vous vous êtes grossièrement trompé.</p> - -<p>—Plaît-il, Excellence.</p> - -<p>—Par le saint nom de Dieu, c'est une manada de chevaux sauvages que -vous avez prise pour nos ennemis.</p> - -<p>—Définitivement, Excellence, répondit le capitão avec un sourire de -dédain, vous n'avez pas la moindre expérience de la façon de combattre -des Guaycurus, ni de la vie du désert; voici probablement la dernière -chose que je vous apprendrai; mais il est toujours bon que vous le -sachiez. Les Guaycurus sont les premiers jinetes du monde. Voici la -tactique qu'ils emploient pour surprendre l'ennemi: ils lancent en -avant une troupe de chevaux sauvages afin de dérober leur nombre, puis -derrière ils se tiennent couchés de côté sur leurs chevaux, la main -gauche à la crinière et le pied droit appuyé sur l'étrier; de cette -façon, il est facile de se tromper et de supposer, ainsi que vous-même -l'avez fait, que tous les chevaux sont libres; mais vous allez bientôt -voir les cavaliers se redresser et vous les entendrez pousser leur cri -de guerre.</p> - -<p>Nous avons dit que tous les Brésiliens étaient étendus derrière les -cadavres de leurs chevaux, prêts à faire feu au commandement.</p> - -<p>Au-dessus d'eux, les vautours et les urubus, attirés par l'odeur -du sang, volaient en longs cercles en poussant des cris rauques et -discordants.</p> - -<p>A une demi-lieue dans la plaine, une manada de chevaux accourait avec -une extrême rapidité, en soulevant d'épais nuages de poussière.</p> - -<p>Les Brésiliens étaient mornes et silencieux; ils se sentaient perdus.</p> - -<p>Seul, Diogo avait conservé sa physionomie calme et son expression -insouciante.</p> - -<p>«Enfants! cria-t-il, ménagez vos munitions et ne tirez qu'à coup sûr; -vous savez qu'il ne nous reste plus de poudre.»</p> - -<p>Tout à coup, les chevaux sauvages arrivèrent comme la foudre sur -les retranchements, et, malgré une décharge meurtrière faite à bout -portant, les franchirent d'un élan irrésistible.</p> - -<p>Les guerriers Guaycurus se mirent en selle en poussant d'affreux -hurlements, et le massacre, car ce ne fut pas un combat, commença avec -un acharnement incroyable.</p> - -<p>Au premier rang, auprès de Tarou-Niom, se tenait Malco Díaz.</p> - -<p>Les yeux du métis lançaient des éclairs, il se ruait avec une furie -extraordinaire au plus épais de la mêlée, et faisait des efforts inouïs -pour se rapprocher de doña Laura.</p> - -<p>Par un mouvement plutôt instinctif que calculé, les Brésiliens, dès que -leur retranchement improvisé avait été forcé, s'étaient groupés autour -d'elle.</p> - -<p>La jeune fille, agenouillée sur le sol, les mains jointes et les yeux -au ciel, priait avec ferveur.</p> - -<p>La pauvre Phoebé, la poitrine traversée par une lance, se tordait à ses -pieds dans les dernières convulsions de l'agonie.</p> - -<p>Il y avait quelque chose de réellement beau dans le spectacle offert -par ces vingt et quelques hommes immobiles, silencieux, serrés les -uns contre les autres, et luttant désespérément contre une multitude -d'ennemis, ayant fait le sacrifice de leur vie, mais résolus à -combattre jusqu'au dernier soupir, et ne tombant que morts.</p> - -<p>Diogo et le marquis faisaient des prodiges de valeur; l'Indien, avec un -mépris superbe de la mort; le blanc, avec la rage du désespoir.</p> - -<p>«Hein! Excellence, dit le capitão, d'une voix railleuse, commencez-vous -à croire que nous y resterons?»</p> - -<p>Cependant les rangs des Brésiliens s'éclaircissaient de plus en plus, -mais ils ne tombaient pas sans vengeance; les Guaycurus, décimés par -les balles, éprouvaient des pertes énormes.</p> - -<p>Soudain, Malco Díaz bondit en avant, renversa le marquis en le frappant -du poitrail de son cheval, et, saisissant doña Laura par les cheveux, -il l'enleva, la jeta en travers sur le cou de son cheval et s'élança à -travers la plaine.</p> - -<p>La jeune fille jeta un cri terrible et s'évanouit.</p> - -<p>Ce cri, Diogo l'avait entendu; le capitão sauta par-dessus le corps du -marquis étendu sans connaissance et, renversant tout sur son passage, -il se précipita à la poursuite du métis.</p> - -<p>Mais que pouvait un homme à pied contre un cavalier lancé à toute bride?</p> - -<p>Le métis s'arrêta, un éclair jaillit de sa fauve prunelle, et il épaula -son fusil.</p> - -<p>Diogo le prévint.</p> - -<p>«C'est ma dernière charge, murmura-t-il; elle sera pour elle.»</p> - -<p>Et il lâcha la détente.</p> - -<p>Malco Díaz chancela tout à coup; ses bras s'ouvrirent convulsivement, -et il roula sur le sol en entraînant la jeune fille dans sa chute.</p> - -<p>Il était mort.</p> - -<p>Diogo s'élança vers lui, mais tout à coup il fit un bond de côté, et, -prenant son arme par le canon, il la leva au-dessus de sa tête: un -Indien venait sur lui; mais changeant presque aussitôt de position, -il bondit comme un jaguar, enlaça de ses bras nerveux l'Indien qui le -poursuivait, le renversa, et du même coup se mit en selle à sa place. -Ce prodige d'adresse et d'agilité accompli, il vola au secours de la -jeune fille.</p> - -<p>A peine la soulevait-il dans ses bras pour la mettre sur le cheval -qu'il s'était si miraculeusement approprié, que des guerriers Guaycurus -l'enveloppèrent dans un cercle infranchissable.</p> - -<p>Diogo jeta un regard douloureux à la jeune fille qu'il posa à terre, -et, retirant de sa ceinture ses pistolets, seules armes qui lui -restaient:</p> - -<p>«Pauvre enfant! murmura-t-il, j'ai fait ce que j'ai pu; la fatalité -était contre moi!»</p> - -<p>Il arma froidement ses pistolets.</p> - -<p>«J'en tuerai bien deux encore avant de mourir,» dit-il.</p> - -<p>Tout à coup les rangs des guerriers s'ouvrirent. Tarou-Niom parut.</p> - -<p>«Que nul ne touche à cet homme et à cette femme, dit-il, ils -m'appartiennent.</p> - -<p>—Allons, ce sera pour une autre fois, dit le capitão en replaçant ses -pistolets à sa ceinture.</p> - -<p>—Tu es brave, je t'aime, reprit Tarou-Niom; prends cette <i>gni-maak</i> -(plume), elle te servira de sauvegarde. Reste ici jusqu'à ce que -je revienne, et veille sur l'<i>etlatoum</i> (femme) que tu as si bien -défendue.»</p> - -<p>Diogo prit la plume et s'assit tristement auprès de la jeune fille.</p> - -<p>Une heure plus tard le capitão et doña Laura accompagnaient les -guerriers Guaycurus qui retournaient à leur village.</p> - -<p>La jeune fille était toujours évanouie et ne connaissait pas encore -toute l'étendue du nouveau malheur qui était venu fondre sur elle.</p> - -<p>Diogo la portait sur le cou de son cheval et la soutenait avec -précaution; le brave capitão paraissait déjà, non pas résigné, mais -complètement consolé de sa défaite, et causait amicalement avec le -capitão Tarou-Niom, qui lui témoignait beaucoup d'égards.</p> - -<p>Le combat avait fini ainsi qu'il devait finir, c'est-à-dire par la mort -de tous les Brésiliens.</p> - -<p>Ils avaient été impitoyablement massacrés.</p> - -<p>Seuls, Diogo et la jeune fille avaient survécu, par un miracle -incompréhensible, qui avait fait jaillir un éclair de pitié dans le -cœur féroce du chef guaycurus.</p> - -<p>Quant au marquis de Castelmelhor, nul ne savait ce qu'il était devenu; -malgré les recherches les plus actives, il avait été impossible de -retrouver son corps.</p> - -<p>Était-il mort? Était-il vivant et avait-il contre toute probabilité -réussi à s'échapper?</p> - -<p>Son sort demeurait enveloppé d'un impénétrable mystère.</p> - -<p>Bientôt les Indiens disparurent, la plaine où s'était passée cette -effroyable tragédie redevint solitaire, et les vautours, s'abattant sur -les cadavres, commencèrent une horrible curée de chair humaine.</p> - -<h5>FIN DU PROLOGUE.</h5> - - - - -<hr class="chap" /> -<h3><a name="LE_GUARANIS" id="LE_GUARANIS">LE GUARANIS</a></h3> - - - -<hr class="chap" /> -<h4><a name="Ic" id="Ic">I</a></h4> - -<h3>EL VADO DEL CABESTRO.</h3> - - -<p>Le 23 décembre 1815, entre deux et trois heures de l'après-midi, -c'est-à-dire au moment le plus chaud de la journée, deux voyageurs, -venant l'un du nord, l'autre du sud, se rencontrèrent face à face, sur -les bords d'une petite rivière, affluent du rio Dulce, à un endroit -nommé <i>el Vado del Cabestro</i>, c'est-à-dire le gué du Licol, situé à -égale distance des villes de Santiago et de San Miguel de Tucumán.</p> - -<p>En arrivant au bord de l'eau, comme d'un commun accord, les deux -voyageurs retinrent la bride et s'examinèrent attentivement pendant -quelques instants.</p> - -<p>La rivière que tous deux se préparaient à traverser en sens contraire, -grossie par les pluies d'orage, était assez large en ce moment, ce qui -empêchait les deux voyageurs de se distinguer réciproquement assez -complètement pour se former l'un de l'autre une opinion rassurante.</p> - -<p>Tout étranger qu'on rencontre au désert est sinon un ennemi, du moins, -jusqu'à plus ample renseignement, un individu dont la prudence exige -qu'on se méfie.</p> - -<p>Après une hésitation courte, mais bien marquée, chaque voyageur ramena -à sa portée le long fusil qu'il avait jeté en bandoulière, l'arma -en faisant craquer avec bruit la détente, et, semblant prendre une -résolution suprême, chatouilla légèrement de l'éperon les flancs de son -cheval et entra dans l'eau.</p> - -<p>Le gué était large et peu profond; l'eau arrivait à peine au ventre des -chevaux, ce qui laissait aux cavaliers liberté entière de se diriger à -leur guise.</p> - -<p>Cependant ils s'avançaient l'un vers l'autre en continuant à s'observer -attentivement, prêts à faire feu au moindre mouvement suspect. La -distance diminuait rapidement entre eux; bientôt ils ne se trouvèrent -plus qu'à deux pas à peine l'un de l'autre.</p> - -<p>Tout à coup ils poussèrent une exclamation joyeuse et s'arrêtèrent en -riant à gorge déployée.</p> - -<p>A plusieurs reprises ils essayèrent de parler; mais le rire, plus fort -que leur volonté, les en empêcha, et ils éclatèrent de plus belle.</p> - -<p>Cependant, ils avaient subitement désarmé leurs fusils, qui avaient -aussitôt repris leur position inoffensive en bandoulière, ce qui -témoignait que la sécurité la plus complète avait succédé dans leur -esprit à l'inquiétude qui d'abord les agitait.</p> - -<p>Enfin, l'un d'eux parvint à reprendre assez son sang-froid pour que -les paroles se fissent jour à travers sa gorge et parvinssent jusqu'à -ses lèvres.</p> - -<p>«Pardieu! s'écria-t-il en français, en tendant la main droite à -son singulier interlocuteur, qui riait toujours, la rencontre est -précieuse et j'en garderai longtemps le souvenir; je n'ose encore en -croire mes yeux: êtes-vous un homme ou un fantôme? Est-ce bien vous, -cher monsieur, vous que j'ai vu, il y a deux ans à peine, postulant à -Paris auprès du gouvernement, pour je ne sais plus quel emploi, que je -retrouve aujourd'hui au fond de ce désert, portant poncho et sombrero, -et ressemblant à s'y méprendre, par votre singulier accoutrement, à un -gaucho de la bande orientale.</p> - -<p>—Oui, répondit l'autre, en jetant un regard de satisfaction sur sa -personne; le costume est assez bien réussi; mais, ajouta-t-il entré -deux éclats de rire, je suis en droit, il me semble, de vous retourner -la question; comment se fait-il que je vous rencontre ici, vous dont la -haute position?...</p> - -<p>—Chut! interrompit le premier interlocuteur en devenant subitement -sérieux, rien n'est stable en ce monde, vous le savez, monsieur -Gagnepain.</p> - -<p>—Hélas! Qui plus que moi a été à même de l'apprendre? fit tristement -le premier voyageur.</p> - -<p>—Vous soupirez! Seriez-vous devenu comme moi le jouet de la fortune?</p> - -<p>—La fortune et moi, nous nous sommes trop peu connus jusqu'à présent, -fit-il avec un sourire, pour qu'elle ait songé à moi d'une façon ou -d'une autre; je ne me plains au contraire que de son indifférence à mon -égard. Quant à vous, monsieur, je croyais que les derniers événements, -dont notre malheureux pays a été le théâtre, événements dans lesquels, -si je ne me trompe, vous avez joué un rôle assez, important, ne -pouvaient qu'avoir influé avantageusement sur votre fortune.»</p> - -<p>Le second voyageur sourit amèrement.</p> - -<p>«L'ingratitude et la proscription sont la monnaie courante des cours, -dit-il. C'est en vain que l'homme se croit habile et un en ce monde, il -s'agite et Dieu le mène.</p> - -<p>—Sans compter les passions qui le conduisent, interrompit le premier -interlocuteur avec un léger accent de raillerie. Mais se reprenant -aussitôt et changeant de conversation: Où allez-vous donc ainsi?</p> - -<p>—A San Miguel de Tucumán, puis de là au Chili.</p> - -<p>—Seul?</p> - -<p>—Oh! Non, mes gens viennent derrière moi; je les ai seulement un peu -devancés, afin de me livrer en toute liberté à mes réflexions. Et vous?</p> - -<p>—Oh! Moi, c'est différent; je suis presque sur mes terres, ici.</p> - -<p>—En vérité?</p> - -<p>—Ma foi, oui; seulement, entendons-nous, je ne compte pas habiter -éternellement ce pays; cependant, si vous le désirez et que vous ne -soyez pas trop pressé de continuer votre voyage, je serai heureux de -vous faire visiter ma maison, dont nous ne sommes guères éloignés que -d'une vingtaine de milles, et de vous y offrir l'hospitalité.</p> - -<p>—Comment! Votre maison? Vous avez une maison ici?</p> - -<p>—Mon Dieu! Oui; il fallait que je vinsse en Amérique pour accomplir -ce miracle d'être propriétaire. C'est piquant, n'est-ce pas? fit-il en -riant. Mais il me semble que, depuis bien longtemps déjà, nous sommes -arrêtés au milieu de l'eau. Que dites-vous de ma proposition? Vous -sourit-elle? Rebroussez-vous votre route?»</p> - -<p>L'autre hésita un instant.</p> - -<p>«Décidez-vous, monsieur, le hasard, ou si vous le préférez, la -Providence, qui nous a fait nous rencontrer ainsi inopinément, a -peut-être de secrets desseins sur nous; ne la contrarions pas. Ces -paroles furent prononcées d'un ton semi-sérieux, semi-railleur.</p> - -<p>—Pourquoi plaisanter sur ce sujet, monsieur Gagnepain, répondit -l'autre avec un léger accent de reproche, bien que vous soyez artiste, -et par conséquent esprit fort, ce que vous dites est plus vrai que vous -ne voulez sans doute vous l'avouer à vous-même.</p> - -<p>—Pardon, j'avais oublié que vous êtes un ancien oratorien, mettons que -je n'ai rien dit; ainsi vous rebroussez chemin avec moi?</p> - -<p>—Certes, rien ne me presse, j'arriverai toujours assez tôt là où je -vais; j'aurai le plus grand plaisir à passer quelques heures en votre -compagnie; les occasions de ne point parler cette affreuse langue -espagnole et de causer avec un compatriote ne sont pas assez fréquentes -dans cet abominable pays, pour qu'on les laisse échapper quand on a le -bonheur de les rencontrer.</p> - -<p>—Venez donc, alors; nous nous étendrons sur l'herbe, à l'ombre de ces -magnifiques palmiers, et, pendant que nos chevaux se délasseront, nous -laisserons passer la grande chaleur du jour en causant et en attendant -vos gens.</p> - -<p>—Votre offre est si cordiale que je ne veux pas la refuser.</p> - -<p>—Parfaitement parlé, mon cher duc.</p> - -<p>—Silence, interrompit vivement celui auquel on venait de donner ce -titre; je me nomme Dubois, et je suis naturaliste; souvenez-vous de -cela, je vous en supplie.</p> - -<p>—Ah! fit l'autre avec un léger étonnement, comme vous voudrez; va pour -Dubois, c'est un nom aussi bon qu'un autre.</p> - -<p>—Meilleur pour moi en ce moment. Allons donc sans plus de retard.»</p> - -<p>Les deux voyageurs regagnèrent alors le bord de la rivière où, suivant -le programme convenu entre eux, ils enlevèrent la bride à leurs -chevaux, tout en ayant soin de les attacher par la longe, de peur -qu'ils ne s'écartassent; et, après avoir battu les buissons du canon de -leurs fusils pour chasser les reptiles, ils s'étendirent sur l'herbe -verte et touffue, sous l'ombre protectrice d'un palmier gigantesque, en -poussant un soupir de voluptueuse satisfaction.</p> - -<p>Le pays au centre duquel s'étaient rencontrés nos personnages étaient -loin sous tous les rapports de mériter l'épithète dont l'un deux -l'avait flétri; c'était, au contraire, une admirable contrée, dont -les paysages grandioses et accidentés ont toujours fait l'admiration -des explorateurs, bien rares à la vérité, que l'amour de la science a -poussés à les visiter sous tous leurs aspects.</p> - -<p>Le Tucumán où se passent en ce moment les événements de notre histoire, -est une des contrées les plus heureusement situées de l'Amérique du Sud.</p> - -<p>Placée au nord de la province de Catamarca, cette contrée, traversée -par une branche des Andes, jouit d'un climat tempéré en été et presque -froid en hiver; une grande partie de son territoire se compose -d'immenses plateaux ou <i>llanos</i>, couverts d'une luxuriante végétation, -entretenue par de nombreux cours d'eau et des rivières considérables -qui, ne trouvant pas de débouché, à cause du peu de pente du terrain, y -forment de nombreux lacs sans écoulement.</p> - -<p>Cette région est aujourd'hui une des plus vastes, des plus peuplées et -des plus riches de la Confédération Buenos-airienne.</p> - -<p>De l'endroit où les voyageurs s'étaient arrêtés, ils jouissaient d'un -coup d'œil enchanteur et voyaient se dérouler devant eux un paysage -ravissant: à leurs pieds, une rivière large et profonde serpentait -comme un ruban d'argent à travers les plaines couvertes de hautes -herbes d'un vert d'émeraude, du milieu desquelles bondissaient à -chaque instant des cerfs, des vigognes, jouant par troupes, tandis que -les taureaux sauvages levaient leurs larges têtes armées de cornes -formidables, et jetaient autour d'eux des regards empreints d'une -pensive tristesse; des volées de pigeons et de perdrix volaient dans -tous les sens en jetant dans l'air les notes stridentes ou douces de -leurs chants, tandis que de magnifiques cygnes noirs s'ébattaient -sur la rivière et se laissaient nonchalamment emporter au courant, -défilant devant les flamants roses et les hérons, occupés à pêcher sur -la rive; d'immenses forêts tenaient tout l'arrière-plan du paysage -et s'élevaient, de gradin en gradin, sur les versants lointains -des Cordillières, dont les cimes dentelées et couvertes de neiges -éternelles se confondaient avec les nuages.</p> - -<p>Le soleil répandait avec profusion ses rayons éblouissants sur cette -nature primitive et faisait scintiller, comme des millions de diamants, -les sables incessamment mouillés des plages de la rivière.</p> - -<p>Un calme profond régnait dans ce désert, si vivant et si animé -cependant, et du sein duquel s'élevaient, comme un hymne solennel vers -Dieu, les chants des innombrables oiseaux blottis sous la feuillée.</p> - -<p>Avant que d'aller plus loin et de rapporter la conversation de nos -personnages, nous les ferons plus intimement connaître au lecteur en -traçant leur portrait en quelques lignes.</p> - -<p>Le premier, celui qui ne voulait pas qu'on lui donnât le titre de -duc et qui prétendait se nommer Dubois et exercer la profession de -naturaliste, était un homme d'environ cinquante-deux ans, mais qui -en paraissait plus de soixante; son corps, long et maigre, était -légèrement courbé; ses membres grêles se perdaient pour ainsi dire -dans les larges plis de ses vêtements, ses traits, fatigués par les -veilles et les travaux intellectuels, sans doute, devaient avoir été -admirablement beaux: son front était large, mais sillonné de rides -profondes; ses yeux noirs bien ouverts, surmontés d'épais sourcils, -avaient un regard fixe pénétrant, qui, lorsqu'il s'animait, devenait -impossible à supporter; son nez était droit, sa bouche un peu grande, -mais garnie de dents magnifiques; ses lèvres un peu minces, sur -lesquelles un sourire froid et railleur semblait stéréotypé, son menton -carré lui complétait, avec l'absence complète de barbe, une physionomie -imposante, un peu dure, mais que, lorsque cela lui plaisait, il savait -rendre extrêmement bienveillante. Toute sa personne respirait cette -grâce aristocratique, onctueuse et un peu féline qui distingue les -diplomates et les hauts dignitaires de l'Église; elle formait, avec la -noblesse de ses gestes, le contraste le plus complet, non seulement -avec le costume qu'il avait cru devoir adopter, mais encore avec les -façons plébéiennes qu'il affectait, et que, comme un rôle mal appris, -il oubliait à chaque instant.</p> - -<p>L'autre voyageur se nommait Émile Gagnepain; il avait de trente -à trente-deux ans; sa taille était ordinaire, mais bien prise et -fortement charpentée; ses épaules larges, sa poitrine bombée; la -santé semblait lui sortir par tous les pores: ses bras sur lesquels -saillaient des muscles gros comme des cordes et durs comme du fer, -témoignaient d'une vigueur corporelle peu commune; son visage -respirait la franchise et la bonne humeur; ses traits réguliers, ses -yeux bruns pleins de finesse, sa bouche rieuse, ses cheveux d'un -blond fauve, frisés comme ceux d'un nègre; sa moustache, cirée avec -soin et coquettement relevée; son menton rasé et ses favoris touffus -qui atteignaient presque les coins de sa bouche, lui formaient -une physionomie pleine de franchise et d'énergie qui, au premier -coup d'œil, attirait la sympathie. La liberté un peu brusque de -ses mouvements, sa parole vive et colorée le faisaient reconnaître -facilement pour un de ces êtres privilégiés, dit-on, malheureux, -disons-nous, qu'on est convenu de nommer artistes. En effet, il était -peintre; du reste, particularité que nous avons oublié de mentionner, -il avait attaché solidement à la croupe de son cheval, une boîte à -couleurs, un large parapluie, un chevalet et un appuie-main, appareil -indispensable à tous les peintres et qui, dans un pays moins sauvage -que celui dans lequel il se trouvait, l'aurait immédiatement dénoncé -pour ce qu'il était, malgré son costume de gaucho.</p> - -<p>Ce fut lui qui, le premier, prit la parole. A peine s'était-il laissé -aller sur l'herbe que, se redressant brusquement et traçant un cercle -dans l'espace avec son bras droit étendu devant lui:</p> - -<p>«Quelle admirable chose que la nature, s'écriât-il, et comme les hommes -sont coupables de la gâter ainsi qu'ils le font sans cesse, sous -prétexte d'amélioration, comme si la Providence n'était pas plus habile -qu'eux!</p> - -<p>—Bravo! répondit l'autre personnage, auquel nous conserverons, jusqu'à -nouvel ordre, le nom de Dubois, sous lequel il s'est fait connaître -à nous; bravo! Monsieur Émile, je vois que vous êtes toujours aussi -enthousiaste qu'à l'époque où j'ai eu le plaisir de vous rencontrer.</p> - -<p>—Eh! Monseigneur ... monsieur, veux-je dire, pardon de ce lapsus -involontaire, ne nous enviez pas l'enthousiasme, à nous autres pauvres -diables d'artistes; l'enthousiasme, c'est la foi, c'est la jeunesse, -c'est l'espérance peut-être!</p> - -<p>—Dieu me garde d'avoir une telle pensée; je vous admire, au contraire, -moi qui, de la vie, ne puis plus aujourd'hui boire que l'absinthe.</p> - -<p>—Bah! fit gaiement le peintre, demain n'existe pas, c'est un mythe; -vive aujourd'hui! Voyez quel éblouissant soleil, quelle magnifique -campagne; est-ce que tout cela ne vous raccommode pas un peu avec -l'humanité?»</p> - -<p>M. Dubois soupira.</p> - -<p>«Que la jeunesse est heureuse, dit-il; tout lui sourit, jusqu'au désert -où elle court le risque flagrant de mourir de faim.</p> - -<p>—Laissez donc, monsieur, l'homme qui est parvenu à vivre à Paris -n'ayant rien ne doit redouter aucun désert.</p> - -<p>—Cela nous ramène à une question que je voulais vous adresser, -répondit M. Dubois en riant de la boutade paradoxale de l'artiste.</p> - -<p>—Voyons la question? fit celui-ci d'un ton de bonne humeur.</p> - -<p>—Veuillez d'abord ne pas attribuer à une indiscrétion indigne de moi, -mais seulement, je vous prie, au vif intérêt que je vous porte, la -question que je me propose de vous adresser.</p> - -<p>—De l'indiscrétion avec moi, monsieur; vous voulez rire, sans doute. -Allez, ne craignez pas de m'adresser cette question. Quelle qu'elle -soit, je me fais fort d'y répondre de façon à vous satisfaire.</p> - -<p>—Depuis notre singulière rencontre, je me creuse vainement la tête -pour deviner le motif qui vous a décidé à émigrer ainsi dans ces -régions inconnues.</p> - -<p>—Émigrer, fi! Monsieur! Le vilain mot; voyager, vous voulez dire, sans -doute?</p> - -<p>—Voyager, soit, mon jeune ami; je ne chicanerai pas avec vous sur une -expression que vous avez le droit de trouver malsonnante.</p> - -<p>—Pourquoi ne pas me dire franchement que c'est mon histoire que vous -me demandez, monsieur le duc?</p> - -<p>—Chut! Chut! Cher monsieur, ne vous ai-je pas prié d'oublier ce titre.</p> - -<p>—Au diable la recommandation! Je l'oublierai toujours.</p> - -<p>—J'espère que non, lorsque je vous aurai affirmé qu'il est pour moi de -la dernière importance que ce titre malencontreux soit ignoré de tous -en ce pays.</p> - -<p>—Cela suffit, monsieur, je ne me le rappellerai plus.</p> - -<p>—Je vous remercie; maintenant, si ce n'est pas abuser de votre -complaisance, racontez-moi cette histoire que je désire si fort -connaître, car, à Paris, nous nous sommes rencontrés dans des -circonstances trop peu sérieuses pour que je me sois informé jamais de -vos antécédents qui, je ne sais pourquoi, m'intéressent aujourd'hui -plus que je ne pourrais vous l'exprimer.</p> - -<p>—Cela est facile à comprendre, monsieur, les distances qui nous -séparaient l'un de l'autre, les barrières infranchissables qui, -à Paris, s'élevaient entre nous n'existent plus ici; nous sommes -deux hommes, face à face dans le désert, se valant l'un l'autre, -et je me hâte d'ajouter deux compatriotes, c'est-à-dire deux amis; -naturellement, nous devons faire cause commune envers et contre tous, -nous intéresser l'un à l'autre et nous aimer comme protestation en -haine des étrangers au milieu desquels le sort nous a jetés et qui sont -et doivent être nos ennemis naturels.</p> - -<p>—Peut-être avez-vous raison, mais, quelle qu'en soit la cause, cette -sympathie existe, et je serai heureux, s'il vous plaît, de me dire -votre histoire.</p> - -<p>—Cette histoire est bien simple, monsieur; en deux mots, je vous la -raconterai; seulement, je doute fort qu'elle vous intéresse.</p> - -<p>—Dites toujours, mon jeune ami.</p> - -<p>—M'y voici. Mon nom, vous le connaissez, je me nomme Émile Gagnepain, -nom plébéien s'il en fût, n'est-ce pas?</p> - -<p>—Le nom ne fait rien à l'affaire.</p> - -<p>—Sans doute. En 1792, lorsque la patrie fut en danger, mon père, -pauvre diable de premier clerc de procureur, marié depuis quelques -années à peine, abandonna sa femme et son enfant, alors âgé de sept à -huit ans, pour s'engager comme volontaire et voler à la défense de la -République. Lorsque mon père annonça à sa femme la détermination qu'il -avait prise, celle-ci lui répondit avec un laconisme tout spartiate: Va -défendre la patrie, elle doit passer avant les affections de famille. -Mon père parti, notre pauvre foyer, déjà bien misérable, le devint -davantage encore; heureusement, j'eus le bonheur d'être recommandé à -David, dans l'atelier duquel j'entrai. Ma mère, débarrassée de moi, -put, à force de travail et d'économie, attendre des temps meilleurs. -Cependant les années s'écoulaient les unes après les autres, mon père -ne revenait pas, les nouvelles que nous recevions de lui étaient -rares, nous avions appris qu'il avait été nommé capitaine dans la -vingt-cinquième demi-brigade, après plusieurs actions d'éclat, voilà -tout. Quelquefois, rarement, un petit secours d'argent arrivait à -ma mère; au camp de Boulogne, mon père avait refusé la croix de la -Légion d'honneur, sous prétexte que la République n'avait pas de -distinctions à donner à ceux de ses enfants qui ne faisaient que -leur devoir le plus strict en la servant bien. Quelques mois plus -tard il tombait criblé de balles à Austerlitz, au milieu d'un carré -autrichien qu'il avait enfoncé, à la tête de sa compagnie, en criant, -malgré le nouvel ordre de choses: <i>Vive la République</i>! L'Empereur ne -garda pas rancune au soldat de 92; il donna une pension de 800 fr. -à sa veuve; c'était bien, mais, pas assez pour vivre. Heureusement -j'avais grandi, j'étais maintenant en mesure de venir en aide à ma -mère. Grâce à la toute-puissante protection de mon maître, bien que -fort jeune encore, je gagnais assez d'argent, non seulement pour -m'entretenir convenablement, mais encore pour donner à ma mère un peu -de ce bien-être dont elle avait tant besoin. Ce fut alors, je ne sais -à quelle occasion, que me vint le désir de voyager en Amérique, afin -d'étudier cette nature dont, quoi qu'on en dise, nous n'avons en Europe -que des contrefaçons plus ou moins bien réussies.</p> - -<p>—Vous êtes sévère, monsieur, interrompit son interlocuteur.</p> - -<p>—Non, je suis juste; la nature n'existe plus chez nous, l'art seul se -prélasse à sa place. Aucun paysage européen ne soutiendra jamais la -comparaison avec un décor d'opéra, au point de vue de la vérité des -détails. Mais je reprends. Je redoublai donc d'efforts; je voulais -partir, mais pas avant d'avoir assuré à ma mère une position qui la mît -à jamais, quelque chose qui m'arrivât pendant mon absence, à l'abri du -besoin. A force de travail et de persévérance, je parvins à résoudre -ce problème presque insoluble. Les efforts qu'il me fallut faire, je -ne vous les dirai pas, monsieur, cela dépasse toute croyance; mais ma -détermination était prise: je voulais voir cette Amérique, dont les -voyageurs font de si magnifiques descriptions. Enfin, après dix ans -d'une lutte incessante, je réussis à réunir une somme de trente-cinq -mille francs, c'était bien peu, n'est-ce pas? Cependant cela me suffit, -je gardai cinq mille francs pour moi, je plaçai le reste au nom de -ma mère, et, certain que désormais elle pourrait se passer de moi, -je partis; voilà huit mois que je suis débarqué en Amérique. Je suis -heureux comme le premier jour: tout me sourit, l'avenir est à moi! Je -vis comme les oiseaux, sans souci du lendemain; j'ai acheté, moyennant -la somme comparativement énorme de 250 francs, un rancho à de pauvres -Indiens guaranis, qui, effrayés par la guerre des colonies contre la -métropole, se sont réfugiés au grand Chaco, parmi leurs congénères. -Voilà comment je suis propriétaire. Continuellement en course de çà -et de là, j'étudie le pays et je choisis les études que plus tard je -ferai. Cela durera autant que cela pourra: l'avenir est à Dieu; il est -inutile que je m'en préoccupe à l'avance. Voilà mon histoire, monsieur, -vous voyez qu'elle est simple.</p> - -<p>—Oui, répondit son interlocuteur d'un air pensif, trop simple même; le -bonheur complet n'existe pas au monde où nous sommes; pourquoi ne pas -songer un peu à l'adversité qui tout à coup peut vous surprendre?</p> - -<p>—Dame! fit en riant l'artiste, c'est que, plus malheureux ou plus -pauvre que Polycrate, tyran de Samos, je n'ai même pas un anneau à -jeter à la mer; d'ailleurs vous savez la fin de l'histoire: un poisson -quelconque me le rapporterait; je préfère attendre.</p> - -<p>—Cette philosophie est bonne; je n'y trouve rien à redire. Heureux -ceux qui peuvent la pratiquer. Malheureusement je ne suis pas du -nombre, dit-il en étouffant un soupir.</p> - -<p>—Si je ne craignais pas de vous déplaire, je vous adresserais une -question à mon tour? reprit en hésitant le peintre.</p> - -<p>—Je sais ce que vous me voulez demander. Vous ne comprenez point, -n'est-ce pas, comment il se fait que moi, dont la position élevée -semblait me mettre pour toujours à l'abri des tempêtes, je me trouve -aujourd'hui près de vous dans ce désert?</p> - -<p>—Pardon, monsieur, si ce que je vous demande doit le moins du monde -vous chagriner, ne me dites pas un mot, je vous en prie.»</p> - -<p>Le vieillard sourit avec amertume.</p> - -<p>«Non, reprit-il, il est bon parfois de verser le trop plein de son -cœur dans une âme pure et indulgente. Je ne vous dirai que deux mots -qui vous apprendront tout. Les sommets élevés attirent fatalement -la foudre, cela est un axiome généralement reconnu. Malgré l'appui -tout-puissant que je prêtai aux Bourbons pour rentrer en France, mon -dévouement de fraîche date ne put les convaincre de ma fidélité; sous -le duc de Napoléon, ils retrouvèrent le conventionnel qui avait jadis -voté la mort du roi Louis XVI; des amis m'avertirent; je partis, me -condamnant moi-même à l'exil pour éviter la mort suspendue sans doute -sur ma tête. J'abandonnai tout, parents, amis, fortune, jusqu'à -un nom sans tache et honoré jusqu'alors, pour aller dans un autre -hémisphère cacher ma tête proscrite. Pendant que, par un côté, jeune -et insouciant, vous abordiez en Amérique, j'y arrivais, moi, par un -autre côté, vieux, désillusionné, maudissant le coup qui me frappait; -croyez-le bien, quelque soit leur nom, les dynasties sont toutes -ingrates, parce qu'elles se sentent impuissantes; seul le peuple est -juste, parce que, lui, il sait qu'il est fort.</p> - -<p>—Je vous plains doublement, répondit en lui tendant la main le jeune -homme; d'abord parce que votre proscription est inique; ensuite parce -que vous arrivez dans un pays bouleversé par les partis et qui, en ce -moment, est en pleine révolution.</p> - -<p>—Je le sais, répondit-il en souriant; c'est sur cette révolution que -je compte, peut-être elle me sauvera.</p> - -<p>—Je le souhaite pour vous, bien que vos paroles soient tellement -obscures pour moi, que je ne saurais les comprendre; il est vrai que, -jusqu'à ce jour, jamais je n'ai songé à la politique.</p> - -<p>—Qui sait si bientôt elle n'absorbera pas toutes vos pensées?</p> - -<p>—Dieu m'en garde! Monsieur, s'écria-t-il avec un bond d'indignation; -je suis peintre et l'art est tout pour moi.</p> - -<p>—Voici mes gens qui arrivent, dit M. Dubois en changeant de ton.</p> - -<p>—Où cela?</p> - -<p>Mais ici, devant nous.</p> - -<p>—Diable! Mais alors quels sont donc les cavaliers qui nous arrivent -de ce côté, reprit le peintre en indiquant du bout du doigt un point -diamétralement opposé à celui dans lequel apparaissait effectivement un -groupe composé d'une quinzaine d'individus.</p> - -<p>—Hum! fit son interlocuteur avec une nuance d'inquiétude, que peuvent -être ces gens?</p> - -<p>—Bah! fit insoucieusement le jeune homme, nous le saurons bientôt.</p> - -<p>—Trop tôt, peut-être,» répondit le vieillard en hochant pensivement la -tête.</p> - -<p>Deux troupes se dirigeaient en effet au galop vers la rivière.</p> - -<p>Toutes deux se trouvaient à peu près à égale distance des voyageurs.</p> - - - -<hr class="chap" /> -<h4><a name="IIc" id="IIc">II</a></h4> - -<h3>AMIS ET ENNEMIS.</h3> - - -<p>Disons, en quelques mots, quelle était la situation politique de -l'ancienne vice-royauté de Buenos Aires au moment où recommence notre -histoire.</p> - -<p>Malgré le décret royal du 22 janvier 1809, déclarant les provinces -de l'Amérique espagnole partie intégrante de la monarchie avec des -droits égaux à ceux des autres provinces de la métropole, cependant don -Baltasar de Cisneros, nommé vice-roi, arrivait avec le titre de comte -de Buenos Aires et avec l'assignation d'une rente annuelle de cent -mille réaux.</p> - -<p>L'indignation longtemps contenue éclata enfin.</p> - -<p>Une commission, à la tête de laquelle figuraient deux patriotes dévoués -nommés don Juan José Castelli et don Manuel Belgrano, fut instituée.</p> - -<p>Le 14 mai 1810, une députation composée de près de six cents notables -de Buenos Aires se rendit auprès du vice-roi pour l'inviter à se -démettre pacifiquement d'une autorité désormais ridicule et illégale, -puisqu'elle émanait d'un pouvoir qui n'existait plus de fait en Europe.</p> - -<p>Une junte fut formée qui, après avoir proclamé l'abolition de la cour -des comptes, le traitement du vice-roi et l'impôt sur le tabac, expédia -une force imposante à Córdoba contre le général Liniers, Français -d'origine, mais dévoué à la monarchie espagnole, que depuis longtemps -déjà il servait avec éclat en Amérique.</p> - -<p>Liniers avait réussi à réunir une armée assez forte, soutenue par une -escadrille qui, partie de Montevideo, était venue bloquer Buenos Aires.</p> - -<p>Malheureusement, cet événement qui devait sauver la cause royale, la -compromit de la façon la plus grave.</p> - -<p>L'armée de Liniers se débanda, la plupart des soldats tombèrent aux -mains des indépendants; Moreno, Concha et Liniers lui-même eurent le -même sort.</p> - -<p>La junte, en apprenant ce résultat inespéré d'une campagne dont elle -appréhendait si fort les suites, résolut de frapper un coup décisif -afin d'intimider les partisans de la cause royale.</p> - -<p>Le général Liniers était fort aimé du peuple, auquel il avait rendu de -grands services; il pouvait être sauvé et délivré par lui; il fallait -éviter ce <i>malheur.</i></p> - -<p>Don Juan José Castelli reçut, en conséquence, l'ordre d'aller -au-devant des captifs. Il obéit et les rencontra aux environs du mont -Papagallo.</p> - -<p>Alors il se passa une scène horrible que l'histoire a justement -flétrie. Sans forme de procès, de sang-froid, tous les prisonniers -furent égorgés. Seul, l'évêque de Córdoba fut épargné, non par respect -pour son caractère sacré, mais seulement afin de ménager les préjugés -populaires.</p> - -<p>Ainsi mourut lâchement assassiné le général Liniers, homme auquel la -France se glorifie, à juste titre, d'avoir donné le jour, qui avait -rendu de si grands services à sa patrie adoptive et dont le nom vivra -éternellement sur les rives américaines, à cause de ses nobles et -belles qualités.</p> - -<p>Cependant un nouvel orage s'éleva contre les indépendants.</p> - -<p>Le vice-roi du Pérou envoya sous le commandement du colonel Cordova un -corps d'armée contre les Buenos-Airiens.</p> - -<p>Le 7 novembre, les deux partis se rencontrèrent à Hupacha; après une -lutte acharnée, tes royalistes furent vaincus et la plupart faits -prisonniers.</p> - -<p>Castelli, que nous avons vu massacrer Liniers et ses compagnons, avait -suivi les troupes royales dans leur marche; il ne voulut pas laisser -son œuvre incomplète: les prisonniers furent tous fusillés sur le champ -de bataille.</p> - -<p>Le vice-roi du Pérou, effrayé par ce désastre, fit demander une trêve -que la junte consentit à lui accorder.</p> - -<p>Mais la lutte était loin d'être finie. L'Espagne n'était nullement -disposée à abandonner, sans y être contrainte par la force des armes, -les magnifiques contrées où, pendant si longtemps, son drapeau avait -paisiblement flotté, et d'où découlaient ses immenses richesses; et, -au moment où recommence notre histoire, l'indépendance des provinces -buenos-airiennes, loin d'être assurée, était de nouveau remise -sérieusement en question.</p> - -<p>Les dépositaires du nouveau pouvoir n'avaient pas tardé à entrer en -lutte les uns contre les autres, et à sacrifier à leurs misérables -visées ambitieuses les intérêts les plus sacrés de leur patrie, en -inaugurant cette ère de guerres fratricides, non fermée encore et qui -conduit à une ruine inévitable ces régions si belles et si riches. Au -moment où nous reprenons notre récit, le parti espagnol un instant -abattu avait relevé la tête; jamais les colonies, à peine émancipées, -ne s'étaient trouvées en si grand danger de périr.</p> - -<p>Le général espagnol Pezuela, à la tête de troupes aguerries, faisait de -grands progrès dans le haut Pérou. Le 25 novembre, il avait remporté -une victoire signalée à Viluma, repris possession de Ghuquisaca, -Potosí, Tunca; ses grands'gardes atteignaient Cinti, et des cuadrillas, -ou guérillas de corps francs, partisans de l'Espagne, ravageaient -presque impunément la frontière de la province de Tucumán.</p> - -<p>La situation était donc des plus critiques. La guerre n'avait rien -perdu de sa première férocité; chaque parti semblait bien plutôt être -composé de brigands altérés de sang et de pillage, que de braves -soldats ou de loyaux patriotes; les routes étaient infestées de gens -sans aveu qui changeaient de casaque selon les circonstances et, en -résumé, faisaient la guerre aux deux partis selon les exigences du -moment. Les Indiens, profitant de ces désordres, pêchaient en eau -trouble et faisaient la chasse aux blancs, royalistes ou insurgés.</p> - -<p>Puis, pour mettre le comble à tant de malheurs, une armée brésilienne, -forte de dix mille hommes et commandée par le général Lesort, avait -envahi la province de Montevideo, depuis déjà fort longtemps convoitée -par le Brésil et dont il espérait, à la faveur des dissensions -intestines des Buenos-Airiens, s'emparer presque sans coup férir.</p> - -<p>On comprend parfaitement combien devait être précaire la situation -de voyageurs européens forcément isolés dans cette contrée, ne -connaissant ni les mœurs ni même la langue des gens auxquels ils -se trouvaient mêlés, et jetés ainsi à l'improviste au milieu de ce -tourbillon révolutionnaire qui, semblable au simoun africain, dévorait -impitoyablement tout ce qu'il rencontrait sur son passage.</p> - -<p>Nous reviendrons maintenant aux deux Français que nous avons laissés -nonchalamment étendus sur l'herbe au bord de la rivière et devisant -entre eux de choses indifférentes.</p> - -<p>La vue de la seconde troupe signalée par le peintre avait excité au -plus haut degré l'inquiétude de son interlocuteur. Hâtons-nous de -constater que cette inquiétude était plus que justifiée par l'apparence -excessivement suspecte des cavaliers qui la composaient.</p> - -<p>Ils étaient cinquante environ, bien montés et armés jusqu'aux dents, de -longues lances, de sabres, de poignards et de mousquetons.</p> - -<p>Ces cavaliers étaient évidemment des Espagnol. Leurs traits hâlés par -l'air du désert et bronzés par le soleil, respiraient l'intelligence -et la bravoure;, il y avait en eux quelque chose de l'allure fière et -déterminée des premiers conquérants espagnols, dont ils descendaient en -droite ligne, sans avoir dégénéré. Maîtres encore d'une grande partie -du territoire américain, ils n'admettaient pas qu'ils pussent en être -jamais chassés par les indépendants, malgré les victoires remportées -par ceux-ci.</p> - -<p>Bien que lancés au galop, ils s'avançaient en bon ordre, la poitrine -couverte de la cuirasse de buffle destinée à repousser les flèches -indiennes, la lance fichée dans l'étrier, le mousqueton à l'arçon et -le sabre recourbé à fourreau de fer battant l'éperon avec un bruit -métallique.</p> - -<p>A dix pas en avant de la troupe venait un jeune homme de haute mine, -aux traits fiers et nobles, à l'œil noir et bien ouvert, à la bouche -railleuse, ombragée par une fine moustache noire coquettement cirée et -relevée en croc.</p> - -<p>Ce jeune homme portait les insignes de capitaine et commandait la -troupe qu'il précédait; il avait environ vingt-cinq ans. Tout en -galopant, il jouait avec une désinvolture charmante avec son cheval, -magnifique spécimen des coursiers indomptés de la pampa, auquel, tout -en lui parlant et en le flattant d'une main de femme, délicate et -nerveuse, il se plaisait à faire exécuter des courbettes, des sauts de -côté et des changements de pieds qui parfois, amenaient un froncement -de sourcil et une grimace de mauvaise humeur sur le visage cuivré -et balafré d'un vieux sergent maigre et efflanqué, qui galopait en -serre-file à la droite de la compagnie.</p> - -<p>Cependant, la distance diminuait rapidement entre les deux troupes, -dont les voyageurs se trouvaient être pour ainsi dire le centre commun.</p> - -<p>Ceux-ci, sans se dire un mot, mais comme d'un commun accord, s'étaient -mis en selle, et au milieu du chemin, ils attendaient, calmes et -dignes, mais la main sur leurs armes, et intérieurement sans doute fort -inquiets, bien qu'ils ne voulussent pas le paraître.</p> - -<p>La seconde troupe, dont nous n'avons pas encore parlé, se composait -d'une trentaine de cavaliers au plus, portant tous le costume -caractéristique et pittoresque des gauchos de la pampa; ils -conduisaient au milieu d'eux une dizaine de mules chargées de bagages.</p> - -<p>Arrivée à une quinzaine de pas des voyageurs, les deux troupes firent -halte, semblant se mesurer de l'œil et se préparer mutuellement au -combat.</p> - -<p>Pour un spectateur indifférent, certes c'eût été un étrange spectacle -que celui offert par ces trois groupes d'hommes, aussi fièrement campés -au milieu d'une plaine déserte, se lançant des regards de défi, et -cependant immobiles et comme hésitant à se charger.</p> - -<p>Quelques minutes, longues comme un siècle, dans une situation aussi -tendue, s'écoulèrent.</p> - -<p>Le jeune officier, voulant sans doute en finir et ennuyé de cette -hésitation qu'il ne paraissait pas partager, s'avança en faisant -caracoler son cheval et en se frisant nonchalamment la moustache.</p> - -<p>Arrivé à quelque cinq ou six pas des voyageurs:</p> - -<p>«Holà! Bonnes gens, dit-il d'une voix narquoise, que faites-vous là, -plantés, l'air effaré comme des ñandus à la couvée? Vous n'avez pas, -je suppose, la prétention de nous barrer le passage, ce qui serait par -trop réjouissant.</p> - -<p>—Nous n'avons aucune prétention, señor capitan, répondit M. Dubois -dans le meilleur castillan qu'il put imaginer, castillan qui, malgré -ses efforts était déplorable, nous sommes des voyageurs paisibles.</p> - -<p>—Caray! s'écria l'officier en se retournant en riant vers ses soldats, -qu'avons-nous ici, des Anglais, je suppose?</p> - -<p>—Non, señor, des Français, reprit M. Dubois d'un air piqué.</p> - -<p>—Bah! Anglais ou Français qu'importe, reprit l'officier raillant, ce -sont toujours des hérétiques.»</p> - -<p>A cette preuve manifeste d'ignorance, les deux voyageurs haussèrent les -épaules avec mépris; l'officier s'en aperçut.</p> - -<p>«Qu'est-ce à dire? fit-il avec hauteur.</p> - -<p>—Parbleu, répondit le peintre, c'est-à-dire que vous vous trompez -grossièrement, voilà tout; nous sommes aussi bons catholiques que vous, -si ce n'est davantage.</p> - -<p>—Eh! Eh! Vous chantez bien haut, mon jeune coq.</p> - -<p>—Jeune! fit en ricanant l'artiste, vous vous trompez encore, j'ai au -moins deux ans de plus que vous; quant à chanter, il est bien facile -de faire le fanfaron et le mangeur de petits enfants lorsqu'on est -cinquante contre deux.</p> - -<p>—Ces gens qui sont là-bas, reprit l'officier, ne sont-ils donc pas à -vous?</p> - -<p>—Si, ils sont à nous, mais qu'importe cela? D'abord ils vous sont -inférieurs en nombre, et ce ne sont pas des soldats.</p> - -<p>—D'accord, répondit le capitaine en se frisant la moustache avec un -sourire railleur, je vous accorde cela, qu'en voulez-vous conclure?</p> - -<p>—Simplement ceci, mon capitaine, c'est que nous autres, Français, -nous ne supportons que difficilement les injures, n'importe d'où elles -viennent et que si nous étions seulement à nombre égal, cela ne se -passerait pas ainsi.</p> - -<p>—Ah! Ah! Vous êtes brave?</p> - -<p>—Pardieu, la belle malice, puisque je suis Français.</p> - -<p>—Fanfaron aussi, il me semble?</p> - -<p>—Fanfaron d'honneur, oui.»</p> - -<p>Le capitaine sembla réfléchir.</p> - -<p>«Écoutez, dit-il au bout d'un instant avec une exquise politesse, je -crains de m'être trompé sur votre compte et je vous en fais sincèrement -mes excuses. Je consens à livrer libre passage à vous et à ceux qui -vous accompagnent, mais à une condition.</p> - -<p>—Voyons la condition.</p> - -<p>—Vous m'avez dit tout à l'heure que je ne vous parlais, ainsi que je -le faisais, que parce que je me sentais soutenu.</p> - -<p>—Je vous l'ai dit, parce que je le pensais.</p> - -<p>—Et vous le pensez encore, sans doute?</p> - -<p>—Pardieu!</p> - -<p>—Eh bien! Voici ce que je vous propose; tous deux nous sommes armés; -mettons pied à terre; dégainons nos sabres, et celui de nous qui -abattra l'autre, sera libre d'agir comme bon lui semblera, c'est-à-dire -que, si c'est vous, vous pourrez passer votre chemin sans crainte -d'être inquiété, et, si c'est moi, eh bien bataille générale; cela -vous convient-il ainsi?</p> - -<p>—Je le crois bien, répondit en riant le peintre en se levant de selle.</p> - -<p>—Qu'allez-vous faire monsieur Émile? s'écria vivement le vieillard, -songez que vous vous exposez à un grand péril pour une cause qui, au -fond, vous est indifférente et me regarde seul.</p> - -<p>—Allons donc! fit-il en haussant les épaules, ne sommes-nous pas -compatriotes? Votre cause est la mienne. Vive Dieu! Laissez-moi donner -une leçon à cet Espagnol fanfaron qui s'imagine que les Français sont -des poltrons.»</p> - -<p>Et, sans vouloir rien entendre davantage, il dégagea son pied de -l'étrier, sauta à terre, dégaina son sabre et en piqua la pointe en -terre en attendant le bon plaisir de son adversaire.</p> - -<p>«Mais savez-vous vous battre au moins? s'écria M. Dubois, en proie à la -plus vive inquiétude.</p> - -<p>—Plaisantez-vous, répondit-il en riant; à quoi auraient servi les -vingt-cinq ans de guerre de la France, si ses fils n'avaient pas appris -à se battre; mais, rassurez-vous, ajouta-t-il sérieusement, j'ai -dix-huit mois de salle à l'épée et je manie le sabre comme un hussard; -d'ailleurs, nous autres artistes, nous savons ces choses-là d'instinct.»</p> - -<p>Cependant, le capitaine avait lui aussi mis pied à terre après avoir -ordonné à sa troupe de demeurer spectatrice du combat; les cavaliers -avaient hoché la tête d'un air de mauvaise humeur: pourtant ils -n'avaient pas fait d'observation; mais le vieux sergent dont nous avons -parlé et qui, sans doute, jouissait de certaines privautés auprès -de son chef, fit quelques pas en avant et crut devoir hasarder une -respectueuse protestation contre ce combat qui lui semblait une folie.</p> - -<p>Le capitaine, sans lui répondre autrement, lui fit un geste muet d'une -expression tellement nette et impérieuse que le digne soldat rétrograda -tout penaud et alla reprendre son rang sans oser risquer une seconde -remontrance.</p> - -<p>«C'est égal, grommela-t-il entre ses dents en retroussant ses -moustaches d'un air furieux, si cet hérétique a le dessus, quoi que -puisse dire don Lucio, je sais bien ce que je ferai.»</p> - -<p>Le jeune capitaine sauta légèrement à terre et s'avança vers son -adversaire qu'il salua poliment.</p> - -<p>«Je suis heureux, lui dit-il gracieusement, de l'occasion qui se -présente de recevoir d'un Français une leçon d'escrime, car vous avez -la réputation d'être passés maîtres en fait d'armes.</p> - -<p>—Eh! Peut-être dites-vous plus vrai que vous ne le croyez, señor, -répondit le peintre avec un sourire railleur; mais, en supposant que la -science nous manque quelquefois, le cœur ne nous fait jamais défaut.</p> - -<p>—J'en suis convaincu, monsieur.</p> - -<p>—Quand il vous plaira de commencer, capitaine, je suis à vos ordres.</p> - -<p>—Et moi aux vôtres, señor.»</p> - -<p>Les deux adversaires se saluèrent du sabre et tombèrent en garde à la -fois avec une grâce parfaite.</p> - -<p>Le sabre est, à notre avis, une arme beaucoup trop dédaignée et qui -devrait, au contraire, avoir dans les duels la préférence sur l'épée, -comme elle l'a lorsqu'il s'agit de bataille.</p> - -<p>Le sabre est l'arme véritable du militaire, officier ou soldat; l'épée -n'est, au contraire, qu'une arme de parade des gentilshommes, devenue -aujourd'hui celle des partisans qui, pour la plupart, la portent au -côté sans savoir s'en servir.</p> - -<p>L'épée est un serpent, sa piqûre est mortelle, on s'expose, en en usant -pour une cause futile dans un duel, à tuer un galant homme; le sabre, -au contraire, ne fait que de larges blessures dont il est facile de -guérir et que presque toujours il est possible de graduer suivant la -gravité de l'offense reçue, sans risquer de mettre en danger la vie de -son adversaire.</p> - -<p>Les deux hommes étaient, ainsi que nous l'avons dit, tombés en garde. -Après un nouveau salut, le combat commença et ils échangèrent quelques -passes en se tâtant mutuellement et en ne se poussant qu'avec une -extrême prudence.</p> - -<p>L'officier espagnol était ce qu'on est convenu de nommer un beau -tireur. Sous ses formes un peu efféminées, il avait un poignet de fer -et des muscles d'acier; son jeu était large, élégant; il semblait -manier son arme, assez lourde cependant, comme s'il n'eût eu qu'un -simple roseau dans la main.</p> - -<p>Le jeu du peintre français était plus serré, plus nerveux, ses coups -plus imprévus et surtout plus rapides.</p> - -<p>Pourtant le combat se continuait depuis assez longtemps sans qu'il -fût possible de voir à qui resterait l'avantage, lorsque soudain le -sabre du capitaine sauta en l'air enlevé comme par une fronde, et alla -retomber à une assez grande distance.</p> - -<p>Le Français s'élança aussitôt, ramassa l'arme de son adversaire et, la -lui présentant par la poignée:</p> - -<p>«Pardonnez-moi, señor, lui dit-il en s'inclinant, et veuillez, je vous -en prie, reprendre une arme dont vous vous servez si bien; je ne vous -l'ai enlevée que par surprise et je demeure à vos ordres.</p> - -<p>—Señor, répondit le capitaine en remettant son sabre au fourreau, j'ai -mérité la leçon que vous m'avez donnée; dix fois vous avez eu ma vie -entre vos mains sans vouloir user de votre avantage. Notre combat est -fini; je me reconnais vaincu, plus encore par votre courtoisie que par -votre habileté dans le maniement des armes.</p> - -<p>—Je n'accepte, caballero, reprit le peintre, que la part très minime -qui m'en revient pour l'avantage que seul le hasard m'a donné sur vous.</p> - -<p>—Allez en paix où bon vous semblera ainsi que vos compagnons, señor: -vous n'avez de nous aucune insulte à redouter; seulement je ne me -considère pas quitte envers vous; je me nomme don Lucio Ortega; -souvenez-vous de ce nom; dans quelque circonstance que vous vous -trouviez, si vous avez besoin de moi, serait-ce dans vingt ans, -réclamez-vous hardiment de votre ancien adversaire et ami.</p> - -<p>—Je ne sais réellement comment vous remercier, señor, je ne suis qu'un -pauvre peintre français nommé Emilio Gagnepain, mais si l'occasion -s'en présente jamais, je serai heureux de vous prouver combien je suis -sensible aux sentiments de bienveillance que vous me témoignez.»</p> - -<p>Après cet échange mutuel de courtoisie, les deux hommes montèrent à -cheval.</p> - -<p>Les Espagnols demeurèrent immobiles à la place où ils s'étaient arrêtés -d'abord, et ils laissèrent défiler devant eux, sans faire le moindre -mouvement hostile, la petite troupe devant laquelle marchaient côte à -côte les deux Français. Lorsqu'ils passèrent devant lui, le capitaine -échangea un salut courtois avec eux, puis il donna l'ordre du départ à -sa troupe, qui s'élança au galop et ne tarda pas à disparaître dans les -méandres du chemin.</p> - -<p>«Vous avez été plus heureux que sage, dit M. Dubois à son jeune -compagnon dès qu'ils eurent franchi la rivière et mis un assez grand -espace entre eux et les Espagnols.</p> - -<p>—Pourquoi donc? répondit le peintre avec surprise.</p> - -<p>—Mais parce que vous avez risqué d'être tué.</p> - -<p>—Cher monsieur, dans le pays où nous nous trouvons, on risque -continuellement d'être tué. En quittant la France, j'ai fait abnégation -complète de ma vie, persuadé que je ne reverrai jamais mon pays; je -considère donc chaque instant qui s'écoule sans qu'il m'arrive malheur -comme une grâce que me fait la Providence, de sorte que, mon parti -étant arrêté, je n'attache pas le moindre prix à une existence qui, -d'un moment à l'autre, me peut être enlevée sous le premier prétexte -venu et même, au besoin, sous le plus léger prétexte.</p> - -<p>—Vous avez une assez singulière philosophie.</p> - -<p>—Que voulez-vous? Avec les patriotes, les royalistes, les bandits, les -Indiens et les bêtes fauves, qui infestent ce pays béni du ciel, ce -serait à mon sens de la folie que de compter sur vingt-quatre heures -d'existence et de former des projets d'avenir.»</p> - -<p>M. Dubois se mit à rire.</p> - -<p>«Cependant, dit-il, il nous faut un peu songer à l'avenir en ce moment, -quand ce ne serait que pour choisir le lieu où nous camperons pour la -nuit.</p> - -<p>—Que cela ne vous inquiète pas; ne vous ai-je pas dit que je vous -conduisais chez moi?</p> - -<p>—Vous me l'avez proposé, c'est vrai, mais je ne sais si je dois -accepter votre hospitalité.</p> - -<p>—Elle sera modeste, car je ne suis pas riche, tant s'en faut, mais -croyez qu'elle sera cordiale.</p> - -<p>—J'en suis convaincu; cependant l'embarras que vous occasionnera un si -grand nombre d'hôtes ...</p> - -<p>—Vous plaisantez, monsieur, ou vous connaissez bien peu les coutumes -espagnoles; vos gens ne me causeront aucun embarras.</p> - -<p>—Puisqu'il en est ainsi, j'accepte sans plus de cérémonie, afin de -passer quelques heures de plus dans votre charmante compagnie.</p> - -<p>—A la bonne heure, voilà qui est convenu, dit gaiement le jeune homme; -maintenant, si vous me le permettez, je vous servirai de guide; car, -sans moi, il vous serait assez difficile de trouver mon habitation.»</p> - -<p>Le peintre prit effectivement la direction de la caravane, et, la -faisant obliquer sur la gauche, il la conduisit par des sentiers de -bêtes fauves à peine tracés dans l'herbe, jusqu'au sommet d'une légère -éminence, qui dominait au loin la plaine; elle était couronnée par -plusieurs bâtiments, dont l'obscurité empêcha les voyageurs de juger -l'étendue et l'importance.</p> - -<p>M. Dubois n'avait été rejoint qu'à une heure déjà assez avancée par ses -peones et son escorte; la querelle soulevée si à l'improviste par le -capitaine espagnol avait causé une perte de temps assez considérable, -de sorte que la journée était fort avancée quand les voyageurs purent -enfin reprendre leur route; aussi la nuit était-elle complètement -close lorsqu'ils atteignirent enfin l'habitation du jeune Français.</p> - -<p>Ils arrivaient au pied du monticule, lorsqu'ils virent plusieurs -lumières se mouvoir rapidement et deux ou trois hommes armés de torches -accourir au-devant d'eux.</p> - -<p>Ces deux ou trois hommes étaient les serviteurs indiens du peintre, qui -surveillaient depuis longtemps déjà l'arrivée de leur maître et qui, au -bruit des chevaux, venaient lui offrir leurs services.</p> - -<p>L'installation des voyageurs ne fut ni longue ni difficile; les mules -déchargées et les bagages déposés sous un hangar, les animaux furent -dessellés et entravés; les peones leur donnèrent la provende; puis ils -allumèrent de grands feux pour cuire leur souper et se préparèrent -gaiement à passer la nuit en plein air.</p> - -<p>Seuls, M. Dubois et son jeune compagnon étaient entrés dans la maison -ou plutôt dans le rancho, car cette modeste habitation bâtie en roseaux -et en torchis et recouverte de feuilles, laissait pénétrer de tous les -côtés le vent et la pluie et méritait à peine le nom de chaumière.</p> - -<p>Cependant l'intérieur était propre, entretenu avec un certain soin et -garni de meubles simples, mais en bon état.</p> - -<p>«Voici le salon et la salle à manger, que nous transformerons plus tard -en chambre à coucher à votre usage, dit en riant l'artiste; quant à -présent, nous lui laisserons sa qualification de salle à manger, car -nous allons souper, s'il vous plaît.</p> - -<p>—Je ne demande pas mieux, répondit gaiement M. Dubois; je vous avoue -même que je ferai honneur au souper; je me sens un appétit féroce.</p> - -<p>—Tant mieux alors, parce que la quantité des mets vous fera passer sur -la qualité.»</p> - -<p>Le jeune homme frappa dans ses mains. Presque aussitôt une femme -indienne parut et prépara la table, qui, en un instant, fut couverte -de mets simples, mais proprement apprêtés; M. Dubois avait fait ouvrir -sa cantine de voyage et en avait retiré plusieurs bouteilles, qui -produisaient un excellent effet au milieu de la vaisselle primitive -étalée sur la table.</p> - -<p>Sur l'invitation de son hôte, le vieillard s'assit et le repas commença.</p> - -<p>Après une longue journée de voyage dans le désert, exposé à l'ardeur -du soleil et à la poussière, on n'est pas difficile sur la qualité -des mets; l'appétit fait trouver bons ceux même que dans d'autres -circonstances on ne voudrait pas toucher du bout du doigt. Aussi -l'aristocrate convive du peintre, prenant bravement son parti, -commença-t-il résolument l'attaque sur ce qu'on avait placé devant lui; -mais, contre ses prévisions, tout se trouva être, sinon excellent, nous -n'oserions l'affirmer, mais du moins mangeable.</p> - -<p>Lorsque le repas fut terminé, la vaisselle enlevée, le peintre, après -quelques minutes de conversation, souhaita un bonsoir cordial à son -hôte et se retira.</p> - -<p>Celui-ci, dès qu'il fut seul, changea son manteau en matelas, -c'est-à-dire qu'il l'étendit sur la table, se coucha dessus, s'en -enveloppa avec soin, ferma les yeux et s'endormit.</p> - -<p>Il n'aurait su dire depuis combien de temps il dormait, lorsque tout -à coup il fut brusquement tiré de son sommeil par des cris de frayeur -et de colère poussés à peu de distance de lui, et auxquels se mêlèrent -presque aussitôt plusieurs coups de feu.</p> - -<p>M. Dubois se leva en proie à la plus vive inquiétude et se précipita au -dehors, afin de découvrir la cause de ce tumulte extraordinaire.</p> - - - -<hr class="chap" /> -<h4><a name="IIIc" id="IIIc">III</a></h4> - -<h3>LES PEONES.</h3> - - -<p>Un spectacle étrange et auquel il était certes loin de s'attendre, -s'offrit alors à ses regards étonnés.</p> - -<p>La plate-forme, ou pour mieux dire la cour située devant le -rancho, était occupée par une vingtaine d'individus qui criaient -et gesticulaient avec fureur, et au milieu desquels se trouvait le -peintre, la tête nue, les cheveux au vent, le pied droit posé sur son -fusil jeté à terre devant lui et un pistolet de chaque main.</p> - -<p>Derrière le jeune homme, cinq ou six Indiens, ses serviteurs, -probablement, se tenaient immobiles, le fusil épaulé, prêts à faire feu.</p> - -<p>A l'entrée du hangar, les mules chargées et les chevaux sellés étaient -maintenus par deux ou trois Indiens armés aussi de fusils et de sabres.</p> - -<p>A la lueur des torches, dont la flamme rouge l'éclairait de reflets -sinistres, cette scène prenait une apparence fantastique d'un effet -saisissant, tranchant brusquement avec les ténèbres profondes qui -régnaient dans la plaine, et que la lumière changeante des torches -rayait de taches sanglantes à chaque souffle de la brise nocturne.</p> - -<p>Le vieillard, sans chercher l'explication de ce drame lugubre, mais -comprenant instinctivement qu'il se passait quelque chose de terrible -auquel il était personnellement intéressé, s'élança résolument aux -côtés de son jeune compatriote.</p> - -<p>«Qu'y a-t-il donc? s'écria-t-il en armant son fusil. Sommes-nous -attaqués?</p> - -<p>—Oui, répondit brièvement le jeune homme; oui, nous sommes attaqués, -mais par vos peones.</p> - -<p>—Par mes peones! exclama M. Dubois avec stupeur.</p> - -<p>—Il paraît que ces dignes gauchos ont trouvé vos bagages à leur -convenance et que l'idée leur est venue de se les approprier, voilà -tout, c'est très simple, comme vous voyez; mais laissez-moi faire; ils -n'en sont pas encore où ils le supposent.</p> - -<p>—Peut-être que si je leur parlais, hasarda le vieillard.</p> - -<p>—Pas un mot, pas un geste, cela me regarde seul; vous êtes mon hôte, -mon devoir est de vous défendre, et, vive Dieu! Tant que vous serez -sous mon toit, je vous défendrai, quoi qu'il advienne, envers et contre -tous.</p> - -<p>Le vieillard n'essaya pas d'insister; d'ailleurs, il n'en aurait pas eu -le temps; les peones, un instant étonnés de son apparition imprévue au -milieu d'eux, recommençaient leurs cris et leurs gestes frénétiques en -brandissant leurs armes d'un air menaçant, et en rétrécissant d'instant -en instant le cercle dans lequel M. Dubois et ses quelques défenseurs -étaient resserrés.</p> - -<p>La lutte qui allait s'engager entre les deux partis était des plus -inégales et dans les proportions à peu près d'un contre quatre, -puisque, à part les deux Français, six Indiens seulement, dont trois -maintenaient les chevaux et les mules, se préparaient à combattre les -vingt et quelques bandits si insolemment révoltés.</p> - -<p>Cependant, malgré leur petit nombre, les Français et leurs serviteurs -résolurent de faire bravement face au péril et de soutenir le combat -jusqu'au dernier soupir, trouvant indigne d'eux d'accepter les -conditions que ces misérables prétendaient leur imposer.</p> - -<p>Le peintre arma froidement ses pistolets, jeta son fusil en -bandoulière, et au lieu d'attendre l'attaque des peones, il s'avança -résolument vers eux après avoir enjoint d'un geste à ses compagnons de -demeurer où ils étaient, mais d'être prêts à le défendre.</p> - -<p>Une action hardie impose toujours aux masses.</p> - -<p>Les peones, au lieu de continuer à marcher en avant, hésitèrent, -s'arrêtèrent, et finirent par reculer jusqu'à la muraille du hangar -contre laquelle ils s'adossèrent.</p> - -<p>Ils ne comprenaient rien à l'étrange témérité de cet homme qui -osait ainsi venir seul les braver, et malgré eux, par un sentiment -instinctif, ils éprouvaient pour lui un respect mêlé de crainte; -d'ailleurs le combat qui avait eu lieu quelques heures auparavant entre -le jeune homme et le capitaine espagnol, en leur prouvant la force et -la bravoure incontestables de l'étranger avait excité leur admiration, -circonstance qui pesait d'un grand poids, en ce moment, dans leur -pensée, ajoutait encore au respect qu'ils éprouvaient et redoublait -leur hésitation.</p> - -<p>L'artiste avait jugé la situation d'un coup d'œil, il avait compris -qu'il ne pouvait sortir du mauvais pas dans lequel il se trouvait -qu'à force d'audace et de témérité. Sa résolution avait été prise en -un instant, et, au lieu d'attendre le danger, il avait été bravement -au-devant de lui, convaincu que ce moyen était seul praticable pour -sauver sa vie et celle de ses compagnons, qui, en ce moment, semblaient -être fort aventurées et dépendre plutôt du hasard que de la plus habile -conception.</p> - -<p>«Voyons, finissons-en, dit-il d'une voix sèche et rude, en s'arrêtant à -deux pas des peones qui se tenaient pressés les uns contre les autres -devant lui, que demandez-vous?»</p> - -<p>A cette question, nulle réponse ne fut faite.</p> - -<p>Émile les examina un instant, les sourcils froncés et la lèvre -railleuse.</p> - -<p>«Voulez-vous, oui ou non, répondre, reprit-il, que réclamez-vous? Sans -doute, vous n'aurez pas la prétention de vous approprier purement et -simplement les bagages de la personne au service de laquelle vous êtes; -cela serait le fait de voleurs de grands chemins, et, si bas que vous -soyez descendus dans mon estime, je ne vous crois pas encore à ce degré -infime.</p> - -<p>—Et voilà justement où vous vous trompez, señor,» dit un péon en -faisant deux pas en avant, en se dandinant sur les hanches et en riant -d'un air moqueur.</p> - -<p>Le peintre n'hésita pas; le moment était critique, il ajusta le péon et -lui déchargea son pistolet en pleine poitrine en disant:</p> - -<p>«Je ne vous parle pas à vous, je m'adresse à ces honorables caballeros -et non à un drôle de votre espèce.»</p> - -<p>Le pauvre diable roula sur le sol sans jeter un soupir; il avait été -tué roide.</p> - -<p>L'effet produit par cette action d'une témérité folle fut électrique; -les peones, charmés non seulement d'être traités d'honorables -caballeros, mais encore de sortir de la position délicate dans laquelle -ils s'étaient placés un peu à la légère, applaudirent avec enthousiasme -et poussèrent de frénétiques cris de joie à cet acte inqualifiable.</p> - -<p>«Je disais donc, reprit le peintre d'une voix douce en rechargeant -froidement son pistolet, que vous êtes des honnêtes gens; cela est -entendu et convenu entre nous. Maintenant que nous, nous comprenons, -expliquez-moi les motifs qui vous ont fait vous révolter ainsi et -pousser si loin les choses, que, si je ne fusse pas arrivé, vous seriez -partis avec les mules, les chevaux et les bagages.»</p> - -<p>Une protestation unanime s'éleva à cette accusation.</p> - -<p>«Bien, continua le jeune homme; les mules et les chevaux ont été sellés -et chargés par inadvertance, je l'admets; sans songer à mal vous vous -prépariez à les emmener avec vous, toujours par suite d'un regrettable -malentendu; tout cela, à la rigueur, peut être sinon logique, du moins -possible. Mais enfin, en vous révoltant contre un homme qui vous a payé -certaines avances et que vous vous êtes engagé à servir loyalement -pendant la durée de son voyage, vous aviez des motifs; ce sont ces -motifs que je veux connaître. Quels sont-ils? Dites-le moi.»</p> - -<p>Une réaction s'était opérée dans l'esprit de tous ces hommes primitifs. -Le courage si franc et si vrai du jeune homme les avait séduits malgré -eux. A peine eut-il fini de parler que tous protestèrent énergiquement -de leur loyauté et de leur dévouement, se pressant autour de lui et -l'étouffant presque à force de le serrer au milieu d'eux.</p> - -<p>Mais lui, sans rien perdre de son sang-froid et voulant que la leçon -fût complète, les éloigna doucement de la main et leur faisant signe de -se taire.</p> - -<p>«Un instant, leur dit-il en souriant, il ne faut pas qu'un second -malentendu vienne nous brouiller de nouveau au moment où nous sommes -sur le point de nous entendre; mes amis, qui sont assez éloignés de -nous et ne savent pas ce qui se passe, pourraient me supposer en -danger et venir à mon aide: laissez-moi donc leur prouver que tout est -fini et que je me considère comme parfaitement en sûreté au milieu de -véritables <i>caballeros.</i>»</p> - -<p>Et prenant ses pistolets par le canon, il les jeta par-dessus sa tête, -déboucla son sabre, lui fit prendre le même chemin, puis croisant -nonchalamment ses bras sur sa poitrine.</p> - -<p>«Maintenant, causons, dit-il, l'œil calme et la lèvre souriante.»</p> - -<p>Cette dernière action, d'une témérité inouïe, terrassa littéralement -les mutins; ils se reconnurent vaincus et, sans vouloir entrer dans de -nouvelles explications, ils s'inclinèrent humblement devant le fier -jeune homme, lui baisèrent les mains en lui jurant un dévouement à -toute épreuve et se retirèrent aussitôt avec une rapidité qui prouvait -leur repentir.</p> - -<p>Quelques minutes plus tard, les mules étaient déchargées, les chevaux -dessellés et les peones, enveloppés dans leurs ponchos, dormaient -étendus devant les feux de veille.</p> - -<p>Émile rejoignit ses compagnons, toujours inquiets et immobiles à la -place où il les avait laissés, en tordant nonchalamment une cigarette -de paille de maïs entre ses doigts nerveux.</p> - -<p>Seulement son visage était pâle et ses yeux éclairés d'un feu sombre. -Sur son chemin il retrouva ses armes et les ramassa.</p> - -<p>«Vous avez fait des prodiges, lui dit M. Dubois en lui serrant la main -avec reconnaissance.</p> - -<p>—Non, répondit-il avec un doux et calme sourire; seulement je me suis -souvenu du mot de Danton.</p> - -<p>—Lequel?</p> - -<p>—De l'audace; c'est avec de l'audace qu'on dompte les fauves, et que -sont ces hommes, sinon des bêtes féroces?</p> - -<p>—Mais vous risquiez votre vie!</p> - -<p>—Ne vous ai-je pas dit que depuis longtemps déjà j'en ai fait le -sacrifice. Mais n'attachez pas, je vous prie, plus d'importance -à cette affaire qu'elle n'en a réellement; tout dépendait d'une -résolution ferme et prompte, ces hommes étaient préparés au vol, non à -l'assassinat. Voilà tout le secret de la chose.</p> - -<p>—Ne cherchez pas, mon ami, à rabaisser une action, dont je vous -garderai une reconnaissance éternelle.</p> - -<p>—Bah! Ce que j'ai fait pour vous aujourd'hui, demain vous le ferez -pour moi, et nous serons quittes.</p> - -<p>—J'en doute, je ne suis pas l'homme de la bataille, moi, je n'ai que -le courage civil: devant l'émeute, j'ai peur.</p> - -<p>—Pardieu, moi aussi; seulement je ne le laisse pas voir. Mais -ne parlons plus de cela, nous avons à causer de choses plus -importantes, à moins que vous ne préfériez reprendre votre sommeil si -malencontreusement interrompu.</p> - -<p>—Il me serait impossible de dormir maintenant; je suis donc -entièrement à votre disposition.</p> - -<p>—Puisqu'il en est ainsi, rentrons dans le rancho, les nuits sont -froides, la rosée glacée; il est inutile que nous demeurions plus -longtemps en plein air; vous voyez que nos féroces révoltés ont pris -bravement leur parti de leur défaite et dorment à poings fermés; ne -laissons pas supposer à ceux qui peut-être veillent encore que nous -conservons des inquiétudes sur leur compte. Venez.»</p> - -<p>Ils rentrèrent dans le rancho, dont le peintre ferma avec affectation -la porte derrière lui.</p> - -<p>Lorsqu'ils furent assis, le jeune homme déboucha une bouteille de rhum, -s'en versa un verre et, après l'avoir goûté, il aspira trois ou quatre -bouffées de fumée; puis posant son verre sur la table:</p> - -<p>«La situation est grave, dit-il en se renversant sur le dossier de son -siège; voulez-vous que nous parlions à cœur ouvert?</p> - -<p>—Je ne demande pas mieux, répondit le vieillard en lui jetant un -regard voilé sous ses paupières demi-closes.</p> - -<p>—D'abord, et avant tout, entendons-nous bien, reprit Émile en -souriant; ici nous ne faisons pas de diplomatie, n'est-ce pas?</p> - -<p>—Pourquoi faire? dit en souriant son interlocuteur.</p> - -<p>—Dame, la force de l'habitude pouvait vous y entraîner, et croyez-moi, -en ce moment ce serait un tort de vous y laisser aller.</p> - -<p>—Ne craignez rien, je serais vis-à-vis de vous de la plus entière -franchise.</p> - -<p>—Hum! fit le jeune homme d'un air peu convaincu; enfin c'est égal, je -me risque; tant pis pour vous si vous ne tenez pas votre promesse, car -je n'ai d'autre intérêt que le vôtre.</p> - -<p>—J'en suis convaincu, parlez donc sans crainte.</p> - -<p>—D'abord une question: vous allez à Tucumán, n'est-ce pas?</p> - -<p>—Ne vous l'ai-je pas dit.</p> - -<p>—En effet, une partie des hommes qui vous accompagnent sont des -soldats déguisés que le gouvernement de Buenos Aires vous a donnés pour -vous servir d'escorte.</p> - -<p>—Comment le savez-vous?</p> - -<p>—Avec cela que c'est difficile à deviner; ainsi, vous êtes chargé -d'une mission politique?</p> - -<p>—Moi!</p> - -<p>—Parbleu! Cela va de soi; seulement, je vous ferai observer que cela -m'est complètement indifférent et que je n'y attache pas la plus minime -importance.</p> - -<p>—Mais....</p> - -<p>—Laissez-moi continuer; d'après ce qui s'est passé cette nuit, il -est évident pour moi qu'une partie de votre escorte vous trahit et a -l'intention de vous livrer aux Espagnols.</p> - -<p>—Le croyez-vous?</p> - -<p>—J'en suis sûr.</p> - -<p>—C'est sérieux, alors?</p> - -<p>—Vous avez donc une mission?</p> - -<p>—Supposez ce qu'il vous plaira, mais aidez-moi à me tirer d'embarras.</p> - -<p>—Bien, je comprends; vous n'avez pas besoin d'en dire davantage. -Maintenant, voici mon avis: seul, vous n'arriverez jamais à Tucumán.</p> - -<p>—Eh! Savez-vous que votre avis est aussi le mien?</p> - -<p>—Pardieu! Je le sais bien. Maintenant que ces drôles sont matés, voici -ce que je vous propose.</p> - -<p>—Voyons.</p> - -<p>—Remarquez bien que ce n'est que dans votre seul intérêt.</p> - -<p>—J'en suis convaincu.</p> - -<p>—Si cela vous convient, comme à tort ou à raison ces bandits -professent un certain respect pour ma personne, je vous offre de vous -accompagner jusqu'à Tucumán.</p> - -<p>—Mon cher compatriote, cette proposition m'est on ne peut plus -agréable sous tous les rapports; je vous en remercie du fond du cœur; -vous me sauvez littéralement la vie.</p> - -<p>—Pardon, mais à une condition.</p> - -<p>—Ah! Et quelle est cette condition? fit le vieillard avec une certaine -réserve.</p> - -<p>—Elle est simple; je crois que vous l'accepterez avec enthousiasme, -répondit en riant le jeune homme.</p> - -<p>—Dites, dites, je suis toutes oreilles.</p> - -<p>—Il faut que je vous avoue que, sans jamais m'être bien rendu compte -de la raison qui me faisait agir ainsi, j'ai toujours professé pour la -politique et pour tout ce qui s'en rapproche une répulsion profonde.</p> - -<p>—Ce n'est pas un mal, fit le vieillard en hochant la tête d'un air -pensif.</p> - -<p>—N'est-ce pas? De sorte que si je consens à vous escorter jusqu'à -Tucumán et à vous y conduire sain et sauf, c'est à la condition -expresse qu'il ne sera pas question de politique entre nous pendant -tout le temps que nous demeurerons ensemble. Dame! que voulez-vous? Je -suis venu en Amérique pour faire de l'art, moi; restons chacun dans -notre spécialité.</p> - -<p>—Je ne demande pas mieux et je souscris avec joie à cette condition.</p> - -<p>—Et puis....</p> - -<p>—Ah! Il y a encore quelque chose.</p> - -<p>—Moins que rien; par suite de la crainte que je vous ai précédemment -témoignée, je veux vous quitter en vue de Tucumán, c'est-à-dire, -entendons-nous bien, avant d'y entrer, et si quelque jour le hasard -nous fait nous rencontrer, vous ne direz jamais à qui que ce soit le -service que je vous aurai rendu; cela vous convient-il ainsi? A cette -condition seulement je puis vous accompagner.»</p> - -<p>M. Dubois se recueillit un instant.</p> - -<p>«Mon cher compatriote, dit-il enfin, je comprends et j'apprécie, -croyez-le bien, toute la délicatesse de votre procédé envers moi; -je m'engage de grand cœur à ne pas troubler votre belle insouciance -d'artiste, en venant vous ennuyer par des questions politiques que, -heureusement pour vous, vous ne sauriez comprendre; mais votre dernière -condition est trop dure. Quelque grand que soit le danger qui me menace -en ce moment, je m'y exposerai sans hésiter, plutôt que de consentir à -oublier la reconnaissance que je vous dois et à feindre envers vous une -indifférence contre laquelle se révolterait tout mon être. Nous sommes -Français tous deux, jetés loin de notre pays sur une terre où tout nous -est hostile; nous sommes par conséquent frères, c'est-à-dire solidaires -l'un de l'autre; et vous le comprenez si bien ainsi, que tout ce que -vous avez fait depuis notre rencontre ne l'a été que par cette raison. -Ne vous en défendez pas, je vous connais mieux peut-être que vous ne -vous connaissez vous-même; mais, permettez-moi de vous le dire, votre -exquise délicatesse vous fait en ce moment dépasser le but. Ce n'est -pas pour vous, mais pour moi seul que vous craignez dans tout ceci; -je ne puis accepter ce sacrifice et cette abnégation. Bien que, comme -vous, je ne sois pas homme d'action, cependant je ne consentirai dans -aucune circonstance à transiger avec mes devoirs, et c'en est un pour -moi, un devoir sacré même, de ne pas oublier ce que je vous dois et de -me reconnaître hautement votre obligé.»</p> - -<p>Ces paroles furent prononcées avec tant de franchise et de simplicité, -que le jeune homme se sentit ému; il tendit la main au vieillard dont -la pâle et sévère figure avait pris, sous l'impression qui l'agitait, -une expression imposante. Il lui répondit d'une voix qu'il essayait -vainement de rendre indifférente:</p> - -<p>«Soit, puisque vous l'exigez, monsieur, je me rends; insister plus -longtemps serait inconvenant de ma part; au point du jour nous nous -mettrons en route, à moins que vous ne préfériez passer un jour ou deux -à vous reposer ici.</p> - -<p>—Des affaires urgentes m'appellent à Tucumán; il n'en serait pas ainsi -que la révolte de cette nuit suffirait pour m'engager à presser mon -départ.</p> - -<p>—Elle ne se renouvellera pas, je vous en donne l'assurance; maintenant -ces bêtes féroces sont muselées et changées en agneaux. Mieux que vous -je connais cette race métisse, puisque depuis plusieurs mois déjà -j'habite et je vis au milieu d'elle; mais on ne saurait user de trop de -prudence: il est donc préférable que vous partiez le plus tôt possible.</p> - -<p>Il y a encore trois heures de nuit, profitez-en pour prendre un peu -de repos; je vous éveillerai lorsque l'heure du départ sera venue. -Bonsoir.»</p> - -<p>Les deux hommes se serrèrent une dernière fois la main. Le peintre se -retira et le vieillard demeura seul.</p> - -<p>—Quel dommage, murmura-t-il à part lui en s'installant le plus -confortablement que cela lui fut possible dans son manteau et en -s'étendant sur la table, qu'un homme aussi heureusement doué, un si -brave cœur, laisse ainsi aller sa vie au vent de la fantaisie et ne -consente pas à se jeter dans une carrière sérieuse! Il y a en lui, j'en -suis convaincu, l'étoffe d'un diplomate.»</p> - -<p>Tout en faisant ces réflexions, il s'endormit. Quant au jeune homme, -comme malgré l'assurance qu'il affectait, il conservait intérieurement -une vague inquiétude, au lieu de se coucher dans la chambre qu'il -habitait d'ordinaire, il s'étendit à la belle étoile sur l'esplanade -même, en travers de la porte du rancho, et après avoir jeté autour -de lui un regard interrogateur afin de s'assurer que tout était bien -réellement en ordre, il s'endormit d'un sommeil paisible.</p> - -<p>A peine les étoiles commençaient-elles à pâlir au ciel et l'horizon -à s'iriser de larges bandes d'opale que le peintre était debout et -surveillait les apprêts du départ.</p> - -<p>Les peones, complètement rentrés dans le devoir, obéissaient à ses -ordres avec la plus entière docilité, semblant avoir tout à fait oublié -la tentative de rébellion si heureusement avortée.</p> - -<p>Lorsque les mules furent chargées, les cavaliers en selle, le jeune -homme réveilla son hôte et l'on se mit en marche.</p> - -<p>De l'habitation d'Émile Gagnepain à la ville de Tucumán, la course -était assez longue; le voyage dura cinq jours, pendant lesquels il -ne se passa rien qui mérite d'être mentionné. On campait chaque soir -tantôt dans un rancho de Guaranis abandonné à cause de la guerre, -tantôt en rase campagne, et on repartait un peu avant le lever du -soleil.</p> - -<p>Les peones ne démentirent pas la bonne opinion que le jeune peintre -avait conçue d'eux, leur conduite fut exemplaire, et, pendant tout le -cours du voyage, ils ne laissèrent voir aucune velléité de se révolter -de nouveau.</p> - -<p>Le sixième jour, après avoir quitté l'habitation, à environ dix heures -du matin, les maisons blanches et les hauts clochers de San Miguel de -Tucumán, pour lui restituer le nom que lui donnent les géographes, -surgirent à l'horizon.</p> - -<p>L'aspect de cette ville est enchanteur, elle semble en quelque sorte -s'élancer du milieu de massifs touffus de grenadiers, de figuiers et -d'orangers.</p> - -<p>Bâtie au confluent du río Dulce et du río Tucumán, dans une position -comme les Espagnols seuls savaient en choisir à l'époque de la -conquête, la ville est traversée par des rues droites et larges, -munies de trottoirs, et coupée d'espace en espace par de belles places -garnies de somptueux édifices; la population de Tucumán est d'environ -douze mille âmes; elle possède un collège et une université assez -renommée; son commerce en fait une des villes les plus importantes de -la Banda Oriental.</p> - -<p>A l'époque où nous y conduisons le lecteur, cette importance était -accrue encore par la guerre; on l'avait fortifiée au moyen d'un fossé -profond et de remparts en terre, suffisants pour la mettre à l'abri -d'un coup de main.</p> - -<p>Depuis quelque temps de forts détachements de troupes avaient été -dirigés sur cette ville à cause des événements survenus dans le haut -Pérou et de l'approche des troupes espagnoles.</p> - -<p>Ces différents corps étaient campés autour de la ville, et leurs -bivouacs offraient l'aspect le plus singulier surtout aux yeux d'un -Européen habitué à cet ordre, à cette symétrie et surtout à cette -discipline qui caractérisent les armées du vieux monde.</p> - -<p>Dans ces camps, tout était pêle-mêle et sans ordre; les soldats, -étendus ou assis sur le sol, jouaient, dormaient, fumaient ou -mangeaient, tandis que leurs femmes, car dans toute l'armée -hispano-américaine, chaque soldat est suivi constamment de sa femme, -tandis que les femmes, disons-nous, conduisaient les chevaux à -l'abreuvoir, préparaient le repas ou nettoyaient les armes avec -cette obéissance passive qui est le propre des Indiennes et rend sous -certains rapports ces malheureuses créatures si intéressantes et si -dignes de pitié.</p> - -<p>Les voyageurs, contraints de traverser les bivouacs pour entrer dans -la ville, ne le firent pas sans une certaine appréhension; cependant, -contre toute prévision, ils n'eurent à subir aucune insulte et -pénétrèrent sans encombre dans San Miguel de Tucumán.</p> - -<p>La ville paraissait en fête, les cloches des couvents et des églises -sonnaient à toute volée, les rues étaient encombrées d'hommes et de -femmes dans leurs plus beaux et plus frais atours.</p> - -<p>«Avez-vous un endroit désigné où vous arrêter? demanda le peintre à son -hôte.</p> - -<p>—Oui, répondit celui-ci, je me rends aux portales de la plaza Mayor.</p> - -<p>—Mais auxquels? Toute la place est garnie de portales.</p> - -<p>—A ceux qui font face à la cathédrale; un appartement a été retenu -pour moi dans la maison portant le numéro 3.</p> - -<p>—Bien; je vois cela d'ici; venez, je vous conduirai jusqu'à la porte.»</p> - -<p>La caravane s'engagea alors dans un dédale de rues en apparence -inextricable, mais, au bout d'un quart d'heure à peine, elle déboucha -sur la place Mayor.</p> - -<p>«Nous voici arrivés, dit le peintre; permettez-moi maintenant de -prendre congé de vous.</p> - -<p>—Non pas avant que vous ayez consenti à accepter de moi l'hospitalité -que j'ai reçue de vous.</p> - -<p>—Pourquoi ne pas me laisser partir?</p> - -<p>—Qui sait, peut-être ai-je encore besoin de votre assistance.</p> - -<p>—S'il en est ainsi, je ne résiste plus et je vous suis.</p> - -<p>—Entrons donc alors, car je crois que voici la maison.»</p> - -<p>Ils se trouvaient en effet en face du n° 3.</p> - - - -<hr class="chap" /> -<h4><a name="IVc" id="IVc">IV</a></h4> - -<h3>SAN MIGUEL DE TUCUMÁN.</h3> - - -<p>San Miguel de Tucumán, la ville studieuse et calme, dont les larges -rues étaient d'ordinaire presque désertes et dont les places -ressemblaient aux cloîtres d'un couvent immense, avait subitement -changé d'aspect; on aurait dit une vaste caserne, tant des soldats de -toutes armes l'encombraient. La vie tranquille de ses habitants s'était -métamorphosée en une existence fiévreuse, ardente, toute de bruits et -d'excitations; hommes, femmes, enfants, soldats, confondus pêle-mêle à -l'angle de chaque rue, au coin de chaque place, criaient, péroraient -à qui mieux mieux, gesticulant avec cette vivacité et cette animation -particulières aux races méridionales, brandissant des bannières aux -couleurs de la nation et tirant dans tous les carrefours et jusque -sur les plates-formes des maisons des boîtes et des <i>cohetes</i>, cette -suprême manifestation de la joie dans l'Amérique espagnole.</p> - -<p>Une fête sans cohetes ou pétards, sans feu d'artifice, faisant beaucoup -de bruit ou de fumée, est une fête manquée dans ces pays; la quantité -de poudre qui se consomme de cette façon atteint des proportions -fabuleuses.</p> - -<p>Nous nous plaisons, à rendre cette justice aux Hispano-américains, -qu'ils ne mettent aucune prétention dans leur feu d'artifice, et qu'ils -les tirent naïvement, pour leur plus grand contentement et satisfaction -personnelle, aussi bien de jour par le plus éblouissant soleil que -de nuit au milieu des ténèbres; nous avons même cru remarquer qu'ils -préfèrent, par un raffinement sans doute exagéré de jouissance égoïste, -les tirer en plein jour, au nez de la foule ébahie qui se sauve à -demi-brûlée, hurlant et maugréant après les mauvais plaisants qui -rient à se tordre du bon tour qu'ils se figurent avoir joué à leurs -admirateurs.</p> - -<p>Ce jour-là, ainsi que l'apprirent au passage les voyageurs, les -habitants de San Miguel célébraient une <i>grande victoire</i> remportée par -un chef de <i>montoneros</i> Buenos-airiens sur les Espagnols.</p> - -<p>Dans les anciennes colonies espagnoles, et en général dans toute -l'Amérique, celle du Sud comme celle du Nord, il ne faut pas trop -prendre à la lettre ces bulletins de victoire qui, la plupart du -temps, ne sont que des escarmouches sans importance, où il n'y a eu ni -morts ni blessés, et même cachent souvent des défaites ou des fuites -honteuses. Depuis quelques années déjà, les Européens sont édifiés sur -le compte des habitants d'outre-mer; leur vanterie et leur hâblerie -sont passées en proverbe; chacun sait que le puff est d'origine -américaine, que les plus magnifiques vols de canards nous arrivent à -tire d'ailes de l'autre côté de l'Atlantique, et que, bien que beaucoup -viennent des républiques espagnoles, les plus nombreux s'élancent en -troupes innombrables de tous les ports des États-Unis d'Amérique, qui -ont conquis à juste titre pour l'élève de ces intéressants volatiles -une supériorité telle, que nul désormais ne se hasardera à leur -disputer la palme du puff, de la réclame et du mensonge officiel.</p> - -<p>Une maison tout entière avait été mise à la disposition de M. Dubois -par le nouveau pouvoir républicain; le gouverneur de la province et le -général commandant les troupes campées autour de la ville, prévenus de -son arrivée, l'attendaient à la porte même de la maison, à la tête d'un -nombreux et brillant état-major.</p> - -<p>Le peintre serra la main de son compatriote, le laissa jouir à sa guise -des honneurs dont on le comblait, et curieux comme un véritable artiste -qu'il était, il se mit un album sous le bras, se glissa à travers la -foule rassemblée sur la place Mayor, et s'en alla le nez au vent et les -mains dans ses poches courir la ville, en quête d'études à faire ou de -types à croquer, préférant chercher l'imprévu que de s'astreindre aux -ennuis d'une réception officielle.</p> - -<p>Cependant il avait laissé ses chevaux et ses peones avec ceux de M. -Dubois, qui n'avait consenti à son éloignement temporaire qu'après lui -avoir fait promettre de ne pas choisir une habitation autre que la -sienne pendant tout le temps qu'il lui plairait de rester à San Miguel -de Tucumán.</p> - -<p>L'artiste portait le costume complet des habitants du pays et n'avait -rien qui attirât l'attention; aussi lui fut-il facile de circuler à -travers les groupes sans être incommodé par la curiosité indiscrète -des badauds pour lesquels, surtout à cette époque, un étranger, un -Européen particulièrement, était un être extraordinaire qu'ils se -figuraient appartenir à une espèce différente de la leur, et auquel ils -témoignaient plus de pitié que de bienveillance, à cause de la croyance -dans laquelle ils étaient; la plupart croient encore aujourd'hui que -les Européens sont des hérétiques demi-hommes et demi-démons, damnés -dès le moment de leur naissance.</p> - -<p>Rien à notre avis n'est aussi agréable que de s'en aller ainsi, sans -préoccupation d'aucune sorte, vaguant à travers la foule, s'isolant au -milieu de la multitude, se laissant nonchalamment emporter aux caprices -imprévus de la folle du logis, se mêlant parfois indirectement à la -joie générale, puis reprenant le cours de ses pensées et redevenant -seul au milieu de tous, ne se rattachant que par un invisible chaînon, -sans cesse brisé et de nouveau soudé par le hasard, aux événements qui, -comme dans un kaléidoscope immense, défilent sous vos yeux; acteur -et spectateur à la fois, indifférent ou intéressé à ce qui frappe le -regard, coudoyant et effleurant tout sans être soi-même mêlé aux faits -qui s'accomplissent.</p> - -<p>Le jeune homme, heureux comme un écolier en vacances de s'être si à -propos débarrassé de son sérieux compagnon, s'en allait ainsi, admirant -les monuments publics, les places, les promenades, lorgnant les femmes -qui passaient près de lui avec un doux froufrou soyeux et provocateur, -fumant nonchalamment sa cigarette, marchant tout droit devant lui sans -savoir où il allait et s'en souciant fort peu, puisqu'il était à la -recherche de l'imprévu.</p> - -<p>Il atteignit ainsi, sans trop savoir comment, l'Alameda ou promenade -de la ville, charmant jardin aux épais ombrages, garnis de massifs -de grenadiers et d'orangers en fleurs dont les suaves émanations -embaumaient l'atmosphère. Par un singulier hasard, l'Alameda était -déserte, toute la population s'était portée dans le centre de la ville -et pour un jour avait abandonné cette délicieuse promenade.</p> - -<p>Le peintre se réjouit de cette solitude dans laquelle il se trouvait -après le bruit, le tohu-bohu auquel il était depuis si longtemps mêlé -et qui commençait à lui serrer les tempes et à lui faire éprouver une -certaine lassitude morale.</p> - -<p>Il chercha de l'œil un banc qu'il découvrit bientôt à demi-caché -dans un bosquet d'orangers et s'assit avec un indicible sentiment de -bien-être.</p> - -<p>Il était environ cinq heures du soir, la brise nocturne se levait et -rafraîchissait l'atmosphère embrasée; le soleil, presque au niveau du -sol, allongeait démesurément l'ombre des arbres; une foule d'oiseaux -cachés dans le feuillage chantaient à pleine gorge, et des milliers -de diptères aux ailes transparentes voletaient autour des fleurs dont -elles pompaient les sucs en bourdonnant.</p> - -<p>Les bruits de la fête n'arrivaient que comme un écho lointain et -presque indistinct dans cette solitude qui respirait le calme le plus -complet.</p> - -<p>Séduit malgré lui par tout ce qui l'entourait et subissant l'influence -énervante des parfums exhalés par les fleurs, le jeune homme se laissa -aller en arrière, croisa les bras sur la poitrine et, fermant à demi -les yeux, il se plongea dans une douce rêverie qui bientôt absorba tout -son être et lui fit complètement oublier la réalité pour l'entraîner à -sa suite dans le fantastique pays des rêves.</p> - -<p>Depuis combien de temps était-il en proie à cette délicieuse somnolence -sans nom dans notre langue? Il n'aurait su le dire, lorsque tout à coup -il se redressa avec un geste brusque de mauvaise humeur, en prêtant -l'oreille et jetant autour de lui un regard mécontent.</p> - -<p>Le bruit d'une conversation était arrivé jusqu'à lui.</p> - -<p>Cependant, il eut beau sonder l'obscurité du regard, car la nuit était -venue, il n'aperçut personne. Il était toujours seul dans le bosquet au -fond duquel il s'était retiré.</p> - -<p>Il redoubla d'attention; alors il reconnut que les voix qu'il avait -entendues étaient celles de deux hommes arrêtés à quelques pas derrière -lui et que le massif d'orangers, au milieu duquel il se trouvait, -l'empêchait seul d'apercevoir.</p> - -<p>Ces deux hommes, quels qu'ils fussent, paraissaient désirer de ne pas -être entendus, car ils parlaient à demi-voix, bien qu'avec une certaine -animation. Malheureusement, le Français se trouvait si près d'eux, que, -malgré lui et quoi qu'il fît pour s'en défendre, il entendait tout ce -qu'ils disaient.</p> - -<p>«Le diable emporte ces drôles-là! murmura à part lui le jeune homme, de -s'aviser de venir parler politique ici; j'étais si bien. Comment m'en -aller maintenant?»</p> - -<p>Mais de même qu'il entendait ce que disaient ses voisins et jusqu'à -leurs plus légers mouvements, ceux-ci probablement l'auraient entendu -s'il avait essayé de quitter la place. Force lui fut donc, bien qu'en -maugréant, de se tenir coït et de continuer à entendre la conversation -des deux hommes, conversation nullement faite pour le rassurer et qui -d'instant en instant prenait des proportions fort inquiétantes pour un -tiers appelé à en être, malgré lui, le confident.</p> - -<p>Nous avons dit quelle horreur profonde le peintre professait pour la -politique; le lecteur comprendra facilement quelle devait être son -anxiété, en entendant des choses telles que celles que nous allons -rapporter.</p> - -<p>«Ces nouvelles sont certaines? disait un des interlocuteurs à l'autre.</p> - -<p>—Je les tiens d'un témoin oculaire, répondit le second.</p> - -<p>—¡Caramba! fit le premier en élevant un peu la voix, ainsi nous -pouvons espérer de voir bientôt le général dans ces parages.»</p> - -<p>Le peintre tressaillit; il lui sembla reconnaître cette voix, -sans qu'il lui fût possible de se souvenir où il l'avait entendue -précédemment.</p> - -<p>«Ainsi les insurgés ont été battus, continua le même interlocuteur.</p> - -<p>—A plate couture, capitaine; je vous le répète, à la bataille de -Villuma, le général Pezuela les a poursuivis plus de six lieues, l'épée -dans les reins.</p> - -<p>—Bravo! Et que fait-il maintenant?</p> - -<p>—¡Caray! Il marche en avant donc! Et en doublant les étapes afin -d'arriver plus vite; malheureusement, selon toutes les prévisions, il -ne pourra être ici que dans deux mois.</p> - -<p>—C'est bien tard.</p> - -<p>—Oui; mais cela vous laisse toute latitude pour préparer vos batteries.</p> - -<p>—C'est vrai; toutefois la mission dont me charge le général est -hérissée de difficultés. Les insurgés sont en nombre autour de la -ville, ils font bonne garde; s'il ne s'agissait que d'enlever deux -ou trois et même dix députés, peut être pourrais-je répondre de la -réussite; mais songez donc, mon cher comte, qu'il ne s'agit de rien -moins que de faire disparaître soixante ou quatre-vingts personnes.</p> - -<p>—Je ne vous comprends pas.</p> - -<p>—C'est juste, reprit le capitaine; arrivé aujourd'hui même dans la -ville et ne vous étant encore abouché qu'avec moi, vous ignorez ce qui -se passe.</p> - -<p>—Entièrement, reprit celui auquel on avait donné le titre de comte.</p> - -<p>—Voici le fait en deux mots: les insurgés veulent frapper un grand -coup; à cet effet ils réunissent ici à Tucumán un congrès composé -des députés de chaque district révolté; ce congrès a pour mission de -proclamer l'indépendance de Buenos Aires et de toute la Banda Oriental.</p> - -<p>—¡Sangre de Dios! Êtes-vous sûr de cela? s'écria le comte avec stupeur.</p> - -<p>—D'autant plus sûr que je le sais par un de mes cousins qui est -lui-même un de ces députés et qui n'a pas de secret pour moi.</p> - -<p>—¡Cuerpo de Cristo! Voilà qui est fâcheux! Le général sera furieux -lorsque je le lui apprendrai.</p> - -<p>—J'en suis convaincu, mais que faire?</p> - -<p>—L'empêcher par tous les moyens.</p> - -<p>—C'est impossible, les moyens nous manquent complètement; je ne -dispose que d'une centaine d'hommes avec lesquels je ne puis rien -tenter, d'autant plus que nous jouons de malheur en ce moment: la -population est fanatisée par le succès que le chef des montoneros, -Zèno Cabral a remporté, il y a deux jours, sur les troupes royales -commandées par le colonel Acevedo.</p> - -<p>—Ce succès est tout ce qu'il y a de plus apocryphe, mon cher -capitaine, je vous en donne ma parole d'honneur; tout s'est borné à une -escarmouche sans conséquence entre fourrageurs.</p> - -<p>—Je l'admets; il est même certain qu'il en est ainsi, mais nul ne le -croira dans la ville; donc, l'échec doit être considéré comme réel.</p> - -<p>—Eh bien! Qu'importe! Laissons ces gens dans leur erreur et -profitons-en pour agir: maintenant qu'ils se croient invincibles -et qu'ils s'amusent à tirer leur poudre en cohetes, nous pourrons -peut-être tenter un coup de main hardi sur la ville.</p> - -<p>—Votre idée n'est pas mauvaise, je vous avoue même qu'elle me sourit -assez, seulement elle demande à être mûrie. Il faudrait éloigner -adroitement les troupes campées aux environs et profiter de leur -absence pour essayer une surprise.</p> - -<p>—Alors il serait on ne peut plus facile de s'emparer des députés.</p> - -<p>—N'allons pas si vite en besogne; voyons d'abord quelles sont les -forces dont nous disposons pour cette expédition, qui ne laisse pas que -d'être fort périlleuse et qui offre, je ne vous le cache pas, très peu -de chance de succès.</p> - -<p>—Discutons, soit, je ne demande pas mieux.»</p> - -<p>Le peintre, mis de plus en plus mal à son aise par ces confidences qui -prenaient pour lui une tournure des plus graves, et voulant à tout prix -sortir de la position perplexe dans laquelle il se trouvait, car il -comprenait instinctivement qu'il avait affaire à des conspirateurs et -qu'il y allait de sa vie s'il était découvert, prit une résolution qui -lui parut une inspiration du ciel. Ne voulant pas continuer à être plus -longtemps en tiers dans des secrets de cette importance, il résolut de -se découvrir lui-même. Il ne se dissimula pas que les premiers moments -seraient, pour lui, difficiles à passer, lorsque les deux hommes -sauraient que leur conversation avait été entendue d'un bout à l'autre; -mais il préféra risquer cette chance incertaine de sauver sa vie que de -se fier plus longtemps au hasard.</p> - -<p>Émile était d'une témérité folle, qui ne faisait jamais de concessions -au danger; au contraire, il allait toujours tête baissée en avant; -le lecteur a déjà été à même de s'en apercevoir, mais cette fois, -contrairement à ses habitudes, il usa d'une certaine prudence avant de -révéler sa présence aux inconnus.</p> - -<p>Il arma doucement, sous son poncho, ses pistolets qu'il tint à la main, -prêt à s'en servir si besoin était, puis, se levant du banc sur lequel -jusqu'à ce moment il était demeuré assis:</p> - -<p>«¡Hola! caballeros, dit-il d'une voix haute bien que contenue pour ne -pas être entendu d'autres personnes, si par hasard il s'en trouvait aux -environs, que de celles auxquelles il s'adressait: prenez garde! Il y a -ici des oreilles qui vous entendent.»</p> - -<p>Les deux hommes poussèrent une exclamation de surprise et de terreur, -puis il y eut un craquement formidable dans le bosquet, et ils -apparurent en face du jeune homme, tenant chacun un sabre d'une main -et un pistolet de l'autre, le visage bouleversé par la colère et -l'épouvante.</p> - -<p>Mais ils s'arrêtèrent soudain.</p> - -<p>Le jeune homme se tenait immobile devant eux, les pistolets aux poings.</p> - -<p>«Halte! Et parlementons,» dit-il froidement.</p> - -<p>Cette scène avait quelque chose d'étrange et de saisissant.</p> - -<p>Dans ce bosquet d'orangers en fleur, aux reflets argentés de la lune, -au milieu de cette tranquillité profonde, au sein de cette nature calme -à laquelle le silence imposant de la nuit imprimait un certain cachet -de majesté, ces trois hommes posés ainsi face à face, se mesurant de -l'œil et prêts à en venir aux mains, formaient un contraste des plus -tranchés avec ce qui les entourait.</p> - -<p>«Parlementer, dit le comte, à quoi bon?</p> - -<p>—A ne pas se tuer comme des brutes, sans savoir pourquoi, répondit le -peintre.</p> - -<p>—Un traître mérite la mort!</p> - -<p>—Je vous l'accorde, mais je ne suis pas un traître, moi, puisque je -vous préviens, lorsqu'il m'aurait été si facile de rester silencieux -jusqu'à ce que j'eusse pénétré tous vos secrets.»</p> - -<p>Cette observation, fort logique du reste, parut produire une certaine -impression sur les deux hommes.</p> - -<p>«Alors pourquoi ces armes? reprit le comte d'un ton évidemment plus -radouci.</p> - -<p>—Pour éviter ce qui serait incontestablement arrivé, si je n'avais pas -eu la précaution de m'en munir.</p> - -<p>—Vous nous espionniez donc?</p> - -<p>—Nullement, j'étais ici bien avant vous, au contraire; le bruit de -votre conversation m'a réveillé de l'espèce de somnolence dans laquelle -j'étais tombé, et, ne me souciant nullement d'être, contre votre -volonté, en tiers dans vos secrets, j'ai pris le parti de vous avertir. -Voilà la vérité tout entière.</p> - -<p>—Qui nous le prouve? reprit durement le comte.</p> - -<p>—Je crois, Dieu me pardonne, caballero, répondit avec hauteur le jeune -homme, que vous vous permettez de douter de mes paroles?</p> - -<p>—Qui donc êtes-vous, señor, pour qu'on doive vous croire ainsi au -premier mot?</p> - -<p>—Moi! fit en riant le jeune homme, bien peu de chose auprès de vous, -un pauvre peintre français, mais honnête, vive Dieu! Jusqu'au bout des -ongles.</p> - -<p>—Ah! Voilà mon homme, s'écria le second étranger, qui jusque-là était -demeuré muet; je le reconnais maintenant! Rengainez votre sabre et -quittez votre pistolet, mon cher comte; des armes sont de trop ici.</p> - -<p>—Je le veux bien, si telle est votre opinion, capitaine, répondit -le comte avec hésitation; cependant, il me semble que dans une -circonstance aussi sérieuse....</p> - -<p>—Bas les armes! Vous dis-je, interrompit le capitaine, qui déjà -avait fait disparaître les siennes, je réponds corps pour corps de ce -cavalier.</p> - -<p>—Soit, dit le comte, mais la prudence exigerait....</p> - -<p>—Quoi? Puisque ce caballero vous donne sa parole et que cette parole -est corroborée par la mienne; cela est suffisant, il me semble,» reprit -le capitaine avec un commencement d'impatience.</p> - -<p>Le jeune homme voyant que ses adversaires n'avaient plus, en apparence, -d'intentions hostiles, désarma tranquillement ses pistolets et, les -repassant à sa ceinture, il se tourna vers celui des deux étrangers qui -était si à l'improviste venu à son secours.</p> - -<p>«Je vous remercie, señor, dit-il, de la bonne opinion que vous voulez -bien avoir de moi; bien que votre voix ne me soit pas inconnue, -cependant je serai heureux qu'il vous plût de rafraîchir mes souvenirs, -en m'apprenant, si cela vous est possible, où j'ai eu l'avantage de -vous rencontrer précédemment.</p> - -<p>—¡Vive Dios! señor don Emilio, reprit-il d'un ton de bonne humeur, -vous avez la mémoire courte.</p> - -<p>—Comment vous savez mon nom?</p> - -<p>—Et vous-même savez le mien, à moins que vous ne l'ayez oublié aussi; -ce qui ne m'étonnerait pas, d'après ce que je vois.</p> - -<p>—Je suis réellement confus, señor, mais je vous jure que je ne me -rappelle pas le moins du monde où nous nous sommes vus déjà.</p> - -<p>—Allons, puisqu'il faut absolument que je vous redise mon nom, je -m'exécute; je suis don Lucio Ortega.</p> - -<p>—Le capitaine espagnol avec lequel je me suis battu! s'écria-t-il avec -surprise.</p> - -<p>—Et que vous avez si dextrement désarmé. C'est moi-même, oui, -caballero.</p> - -<p>—Oh! Comment ai-je pu oublier cette rencontre qui m'a laissé un si -charmant souvenir, dit-il en lui tendant la main.</p> - -<p>—Ainsi, ce señor est de vos amis? reprit le comte.</p> - -<p>—Oui, mon cher comte, et des plus intimes même.</p> - -<p>—Pardonnez-moi d'insister; mais vous savez quelles seraient les -conséquences d'une indiscrétion?</p> - -<p>—Elles seraient terribles; continuez.</p> - -<p>—Et vous vous croyez toujours autorisé à répondre de la discrétion de -ce caballero?</p> - -<p>—Comme de la mienne, je vous le répète.</p> - -<p>—C'est bien; agissez à votre guise alors, reprit-il d'un ton bourru.</p> - -<p>—Écoutez, fit le capitaine, je comprends combien, vous qui ne -connaissez pas ce señor, vous devez conserver d'inquiétude au fond du -cœur; nous ne jouons pas un jeu d'enfant, en ce moment; nous engageons -notre tête dans une partie désespérée; chacun de nous a le droit de -demander à ses associés des comptes sévères de leur conduite.</p> - -<p>—En effet, il doit, il me semble, en être ainsi.</p> - -<p>—Fort bien! Ces comptes, je vais vous les rendre. Malgré lui, et sans -l'avoir désiré, don Emilio a surpris des secrets de la plus haute -gravité; ces secrets, je suis convaincu qu'il les conservera au fond -de son cœur, mais cette certitude que j'ai, moi, vous ne la partagez -pas; cela est votre droit, je n'ai rien à y objecter, sinon que, dans -le but seul de vous rassurer, je prendrai, vis-à-vis de mon ami, toutes -les précautions que vous exigerez. Bien entendu que ces précautions -n'auront rien de blessant pour l'honneur, ni même pour l'amour-propre -de don Emilio, que je tiens, avant tout, pour mon ami et que je veux -ménager quand même.</p> - -<p>—Je me joins au capitaine, dit vivement le jeune homme, et je me -mets complètement à votre disposition pour tout ce qu'il vous plaira -d'exiger de moi; je vous confesse humblement que la politique me cause -une peur atroce, et que j'éprouve le regret le plus vif et le plus -sincère de m'être si malencontreusement trouvé ici lorsqu'il m'aurait -été si facile d'être autre part, où, sans contredit, j'aurais été -beaucoup mieux.»</p> - -<p>La gravité du comte ne tint pas contre cette boutade prononcée avec une -désespérante naïveté; il éclata de rire.</p> - -<p>«Vous êtes un charmant compagnon, dit-il, et bien que notre liaison -ait commencé sous des auspices assez hostiles, j'espère qu'elle sera -durable; que bientôt vous deviendrez de mes amis et que je serai des -vôtres.</p> - -<p>—Ce sera un grand honneur pour moi, monsieur le comte, répondit-il en -s'inclinant.</p> - -<p>—Maintenant que vous avez mis un pied dans nos secrets, il faut que -vous y entriez tout à fait.</p> - -<p>—Est-ce donc bien obligatoire?</p> - -<p>—C'est de toute nécessité.</p> - -<p>—J'admire comme depuis quelques jours le hasard se plaît à me -poursuivre et s'obstine à faire de moi un homme politique, quand je -serais si heureux de ne peindre que des tableaux, moi qui ne suis venu -que pour cela en Amérique; j'ai eu là une triomphante idée par exemple, -et j'ai bien choisi mon temps!</p> - -<p>—Il faut provisoirement en prendre votre parti.</p> - -<p>—Je le sais bien, et voilà justement pourquoi j'enrage, mais dès qu'il -me sera possible de faire autrement, je ne me le ferai pas répéter -deux fois, je vous le certifie.</p> - -<p>—Jusqu'à nouvel ordre, il est indispensable que vous demeuriez -avec nous, que vous soyez en quelque sorte notre prisonnier; mais -rassurez-vous, votre captivité ne sera pas bien dure, nous vous la -rendrons, ou du moins nous nous efforcerons de vous la rendre aussi -agréable que possible.</p> - -<p>—Ainsi vous m'enlevez jusqu'à mon libre arbitre, dit le peintre avec -un accent tragi-comique.</p> - -<p>—Il le faut provisoirement.</p> - -<p>—Hum! Allons, j'y consens, diable soit de la politique! Qu'avais-je -besoin aussi de venir à San Miguel accompagner ce vieux Dubois.»</p> - -<p>Les deux hommes tressaillirent à ce nom.</p> - -<p>«Vous connaissez le duc de Mantoue? s'écrièrent-ils.</p> - -<p>—Ah! Ah! Vous savez de qui je veux parler, il paraît? fît-il avec -surprise.</p> - -<p>—Le duc de Mantoue, l'ancien conventionnel, sénateur sous l'Empereur -Napoléon, venu en Amérique sous le nom de Louis Dubois, dit le comte.</p> - -<p>—C'est bien cela. Pourquoi donc me recommandait-il si fort de ne pas -lui donner son titre?</p> - -<p>—Parce qu'il espérait ne pas être connu; il vient, chassé par les -Bourbons pour avoir voté la mort du roi Louis XVI, chercher un refuge -en ce pays et prêter aux insurgés l'appui de son expérience en matière -de révolution.</p> - -<p>—Le fait est qu'il doit en savoir long sur ce chapitre, dit le peintre -en riant.</p> - -<p>—Mais que disiez-vous donc sur lui; se trouve-t-il réellement à San -Miguel?</p> - -<p>—Je l'ai aidé moi-même à y entrer aujourd'hui.</p> - -<p>—Vous?</p> - -<p>—Parbleu! Un compatriote ... et tenez, capitaine, nous étions ensemble -quand j'ai eu l'honneur de vous rencontrer.</p> - -<p>—Comment, ce grand vieillard à la mine si altière et aux traits si -imposants, qui se tenait si droit à cheval à vos côtés?...</p> - -<p>—C'était lui-même.</p> - -<p>—Oh! Si je l'avais su! s'écria le capitaine d'un air de dépit.</p> - -<p>—Qu'auriez-vous donc fait?</p> - -<p>—Je l'aurais enlevé, ¡vive Dios!</p> - -<p>—Alors, il est heureux que vous l'ayez ignoré, parce que, -probablement, il y aurait eu une chaude escarmouche entre nous.»</p> - -<p>Le capitaine ne releva pas cette parole.</p> - -<p>«Venez, dit-il.</p> - -<p>—Où me conduisez-vous?</p> - -<p>—Au Cabildo.</p> - -<p>—Au Cabildo! Pourquoi faire?</p> - -<p>—Le gouverneur donne aujourd'hui un grand bal; nous y passerons -quelques instants.</p> - -<p>—Hum! Je crains bien que cela cache quelque manoeuvre politique?</p> - -<p>—Peut-être.</p> - -<p>—Pourvu que je ne m'y trouve pas encore mêlé malgré moi.</p> - -<p>—Je tâcherai de vous laisser ignorer ce qui se passera.</p> - -<p>—Je vous en aurai une grande reconnaissance. Enfin, à la grâce de -Dieu.»</p> - -<p>Les trois hommes, désormais réconciliés, quittèrent le bosquet, -sortirent de l'Alameda et se dirigèrent vers le Cabildo en causant -amicalement entre eux.</p> - -<p>Les rues étaient illuminées et la population se divertissait de plus en -plus à tirer des cohetes.</p> - - - -<hr class="chap" /> -<h4><a name="Vc" id="Vc">V</a></h4> - -<h3>LA MONTONERA.</h3> - - -<p><i>Montonero</i> dont le féminin est <i>montonera</i>, est un mot essentiellement -américain, bien que sa racine soit incontestablement espagnole. Il -signifie littéralement, <i>monceau, amas, ramassis</i>; pris dans la -mauvaise acception du mot, une montonera veut dire une réunion de gens -de sac et de corde, de bandits sans foi ni loi, de voleurs de grand -chemin.</p> - -<p>Mais telle n'était pas la signification qu'on lui donnait dans le -principe.</p> - -<p>On entendait par montonera une cuadrilla, une guérilla composée de -bannis politiques, d'insurgés qui faisaient la guerre en partisans à -leurs risques et périls, mais braves et honnêtes.</p> - -<p>Les Espagnols leur imposèrent au commencement du soulèvement des -colonies contre la métropole, afin de les flétrir dans l'opinion -publique, ce nom dont ils se glorifièrent et qu'ils tinrent à honneur -de porter.</p> - -<p>Mais lorsque la guerre civile dégénéra en lutte fratricide des citoyens -entre eux; que les Espagnols furent vaincus et contraints d'abandonner -le Nouveau Monde, les montoneras dégénérèrent, les hommes véreux de -tous les partis vinrent s'abriter sous leurs bannières et y chercher -l'impunité de leurs crimes. Elles ne furent plus alors qu'un ramassis -de bandits sinistres, ressemblant à s'y méprendre à ces bandes -d'écorcheurs et de routiers du moyen âge qui désolèrent l'Europe -pendant si longtemps, et que les gouvernements furent, pendant plus de -deux siècles, impuissants à détruire ou seulement à réprimer.</p> - -<p>Semblant avoir recueilli les traditions de leurs devanciers du vieux -monde, les montoneros commencèrent à désoler les campagnes, à piller -les haciendas, à mettre à rançon les villes trop faibles pour leur -opposer une résistance énergique; et, servant toutes les causes -moyennant finance, ils adoptèrent tour à tour tous les partis, les -trahissant sans remords les uns après les autres, et ne voyant dans la -guerre civile qu'un but: le pillage.</p> - -<p>A l'époque où se passe notre histoire, bien que les montoneros fussent -déjà dégénérés de leur première loyauté, et que nombre de gens sans -aveu fussent parvenus à se glisser dans leurs rangs, cependant -ils conservaient encore, du moins en apparence, les principes de -patriotisme chevaleresque qui avaient présidé à leur création, et leur -nom n'inspirait pas, ainsi que cela arriva plus tard, la terreur aux -honnêtes gens et aux citoyens paisibles qu'ils s'étaient donné la -mission de protéger et de défendre.</p> - -<p>Dans une verte vallée, au pied d'une colline boisée d'une médiocre -hauteur, sur le bord même du río Tucumán, à environ une quinzaine de -lieues de la ville de San Miguel, une troupe de cavaliers dont le -nombre pouvait monter à trois cents environ était arrêtée, ou, pour -mieux dire, campée dans une position délicieuse.</p> - -<p>Les soldats, tous revêtus du costume des gauchos de la pampa, les -traits énergiques et le visage hâlé par le soleil, mais d'une apparence -sauvage et farouche, étaient pour la plupart armés non seulement de -sabres et de fusils, mais encore d'une longue et forte lance dont le -fer était garni d'une banderole d'un rouge vif.</p> - -<p>Couchés ou assis au pied des figuiers et des orangers, ils avaient -planté leurs lances en terre et jouaient, causaient ou dormaient, -tandis que leurs chevaux erraient à l'aventure, paissant l'herbe verte -de la plaine.</p> - -<p>Quelques sentinelles, disséminées sur des hauteurs assez éloignées, -immobiles comme des statues de bronze florentin dont elles avaient les -tons chauds et cuivrés, veillaient à la sûreté commune.</p> - -<p>Ces hommes, dont la réputation de bravoure était célèbre dans toute -la Banda Oriental, composaient la montonera du célèbre Zèno Cabral, -celui-là même qui avait, disait-on, eu quelques jours auparavant maille -à partir avec les troupes royales, et dont la ville de San Miguel -célébrait la victoire à grand renfort de cris et de pétards.</p> - -<p>Ce campement sauvage et primitif, qui ressemblait plutôt à une halte -de bandits qu'à toute autre chose, avait une apparence des plus -pittoresques, et qui aurait fait l'admiration d'un peintre à la manière -dé Salvator Rosa.</p> - -<p>Presque au centre du campement, au sommet d'un monticule d'une pente -presque insensible, plusieurs hommes dont les vêtements et les armes -étaient en meilleur état et les traits moins farouches que ceux de -leurs compagnons, étaient assis sur l'herbe et causaient tout en fumant -leur cigarette.</p> - -<p>Ces hommes étaient les officiers de la montonera.</p> - -<p>Au milieu d'eux se trouvait leur chef, ou le général, ainsi qu'ils le -nommaient.</p> - -<p>Ce chef était un tout jeune homme paraissant au plus vingt-deux ans, -aux traits fins et délicats, aux manières douces et gracieuses qui, -aux yeux d'un indifférent, aurait paru peu en état de commander à des -hommes comme ceux qui s'étaient volontairement rangés sous sa bannière; -mais un observateur ne se serait pas trompé à l'expression énergique -répandue sur son beau et calme visage, à l'ampleur peu commune de son -front pur et bien dessiné, et au regard d'aigle qui s'échappait de ses -yeux noirs et bien ouverts. Une sombre mélancolie semblait répandue -sur ses traits, et ce n'était qu'avec des difficultés extrêmes que ses -compagnons, jeunes gens de son âge pour la plupart et appartenant aux -premières familles du pays, réussissaient à de longs intervalles à -amener un sourire triste sur ses lèvres.</p> - -<p>La tête appuyée sur la main droite, frisant sans y songer de la main -gauche ses longues et soyeuses moustaches noires, il laissait errer, -sans but apparent, ses regards sur l'immense et magnifique panorama -qui se déroulait devant lui, ne répondant que par des monosyllabes aux -questions qu'on lui adressait et semblant s'absorber dans une pensée -intime.</p> - -<p>Ses officiers, voyant toutes leurs avances repoussées par leur chef, -avaient pris le parti de l'abandonner à ses réflexions quelles qu'elles -fussent, puisqu'il paraissait s'y complaire, et s'étaient mis à causer -et à rire entre eux, lorsque tout à coup une quarantaine de cavaliers -apparurent à l'horizon se dirigeant à toute bride vers l'endroit où la -montonera était campée.</p> - -<p>«Eh! dit un des officiers en plaçant sa main en abat-jour sur ses yeux, -qui peuvent être ces cavaliers?</p> - -<p>—Ce sont des nôtres, sans doute, puisque les sentinelles les ont -laissé passer sans donner l'alarme, répondit un autre officier.</p> - -<p>—Avons-nous donc des batteurs d'estrade aux environs?</p> - -<p>—Je ne l'assurerais pas, mais comme le général avait parlé de détacher -le capitaine Quiroga avec une vingtaine de soldats pour surveiller les -défilés de la Sierra, et que je ne le vois pas parmi nous, c'est que -probablement le général a donné suite à son projet.</p> - -<p>—Ce serait alors sa troupe qui nous rejoindrait?</p> - -<p>—Je le crois; du reste, nous ne tarderons pas à savoir à quoi nous en -tenir.»</p> - -<p>Les cavaliers arrivaient toujours grand train: ils se trouvèrent -bientôt assez rapprochés pour qu'il fût possible de les reconnaître.</p> - -<p>«Vous ne vous étiez pas trompé, don Juan Armero, reprit le premier -officier, c'est effectivement le capitaine Quiroga; je distingue d'ici -son long corps maigre qui semble jouer dans ses habits, et sa face -anguleuse et bourrue qui le fait ressembler à un oiseau de nuit.</p> - -<p>—Le fait est, répondit don Juan, que le digne capitaine est facile à -reconnaître; mais vous devriez plus le ménager, don Estevan; vous savez -que le général l'aime beaucoup et peut-être lui déplairait-il d'en -entendre parler ainsi.</p> - -<p>—Au diable! Si j'en dis du mal; le capitaine Quiroga est un brave et -digne soldat que j'aime et que j'apprécie fort moi-même; mais cela ne -va pas jusqu'à lui trouver la tournure d'un Adonis.</p> - -<p>—Ce dont il se soucie fort peu sans doute, señores, dit Zèno Cabral en -se mêlant tout à coup à la conversation; il se contente d'être un de -nos officiers les plus braves et les plus expérimentés, et cela suffit.</p> - -<p>—¡Caramba! Général, et nous aussi nous l'aimons tous, ce vieux brave, -qui pourrait être notre père, et qui nous conte, pendant les nuits de -bivouac, de si bonnes histoires de l'ancien temps.»</p> - -<p>Le chef des partisans sourit sans répondre.</p> - -<p>«Mais que nous amène-t-il ici? s'écria tout à coup don Estevan -Albino, l'officier qui le premier avait parlé, Dieu me pardonne si je -n'aperçois pas les plis d'une robe et si je ne vois pas flotter une -mantille.</p> - -<p>—Deux robes et deux mantilles, s'il vous plaît, don Estevan, et même -davantage, si je ne me trompe, répondit plus posément don Juan Armero.</p> - -<p>—¡Válgame Dios! dit en riant le jeune officier, le vieux reître nous -amène toute une volée de cotillons.»</p> - -<p>Les officiers se levèrent; quelques-uns ouvrirent des lorgnettes et se -mirent à examiner attentivement la troupe qui arrivait, se perdant en -commentaires sur la prise faite par le vieil officier, et qu'il amenait -avec lui.</p> - -<p>Zèno Cabral était retombé dans son mutisme, indifférent en apparence -à ce qui se passait autour de lui, mais la rougeur fébrile qui -colorait son visage et le froncement de ses sourcils démentaient ce -calme affecté et dénotaient qu'il était en proie à une vive émotion -intérieure.</p> - -<p>Cependant, les cavaliers traversaient rapidement la plaine et -s'approchaient de plus en plus, se dirigeant vers le groupe -d'officiers, reconnaissable au drapeau buenos-airien, dont la hampe -était fichée en terre auprès du général et qui flottait en longs plis -au caprice de la brise.</p> - -<p>Sur le passage des cavaliers, les montoneros se relevaient, les -regardaient curieusement; puis ils les suivaient en riant et en -ricanant entre eux, si bien que lorsqu'ils atteignirent le pied -du monticule où les attendaient les officiers, ils se trouvèrent -littéralement enveloppés d'une foule compacte que le capitaine Quiroga -se vit contraint d'écarter à coups de bois de lance, ce dont, du reste, -il s'acquitta avec un flegme et un sang-froid imperturbables.</p> - -<p>Les officiers n'avaient point calomnié le digne capitaine. A part la -différence du costume, il ressemblait trait pour trait à don Quichotte, -lors de sa deuxième sortie.</p> - -<p>C'était le même corps long et efflanqué, le même visage maigre et -anguleux, au front déprimé, aux yeux caves, au nez recourbé en bec -d'oiseau, aux mâchoires larges, à peine garnies de quelques dents -gâtées, aux longues moustaches grises et aux pommettes saillantes et -violacées.</p> - -<p>Et, pourtant, cet ensemble excentrique, ainsi qu'on dirait -aujourd'hui, n'avait rien de ridicule; cette singulière physionomie -était éclairée par une telle expression de bravoure, de franchise et -de bonté, qu'à première vue on se sentait malgré soi entraîné vers ce -vieil officier, car il avait au moins cinquante ans, et tout disposé à -l'aimer.</p> - -<p>Les soldats riaient à se tordre en recevant les coups de bois de -lance que leur distribuait généreusement le capitaine, et ce fut à -grand-peine qu'il parvint à s'en débarrasser.</p> - -<p>«Diable soit des curieux! dit le bon capitaine, en mettant lestement -pied à terre, ils ne me laisseront pas approcher du général.»</p> - -<p>Et, suivi d'une partie de ses soldats, qui ainsi que lui avaient quitté -la selle, il gravit le monticule où les officiers étaient réunis.</p> - -<p>Les soldats conduisaient plusieurs prisonniers au milieu d'eux; parmi -ces prisonniers se trouvaient des femmes, dont deux paraissaient, par -leur costume, leurs manières, appartenir à la haute société.</p> - -<p>Les montoneros, malgré l'indiscrète curiosité qui les animait, -n'avaient pas osé, par respect pour leur chef, dépasser la limite -naturelle tracée par le pied du monticule. Groupés en désordre autour -des soldats demeurés à la garde des chevaux, ils fixaient des regards -ardents sur les officiers.</p> - -<p>Ceux-ci s'étaient rangés à droite et à gauche de Zèno Cabral et avaient -livré un libre passage au capitaine Quiroga et à ceux qu'il amenait -avec lui. Zèno Cabral s'était levé lentement, et la main appuyée sur -la poignée de son sabre, le visage froid et impassible, les sourcils -froncés, il attendait que son subordonné prît la parole.</p> - -<p>Le capitaine, après avoir d'un geste ordonné de s'arrêter à ceux -qui le suivaient, fit quelques pas en avant et, après avoir salué -militairement, il demeura immobile sans prononcer un mot. Parmi toutes -ces qualités, le digne capitaine comptait celle de ne pas être orateur; -son mutisme était passé en proverbe dans la cuadrilla.</p> - -<p>Don Zèno comprit que, s'il n'interrogeait pas le capitaine, celui-ci ne -se résoudrait jamais à parler le premier; il fit un effort sur lui-même -et affectant une indifférence fort loin sans doute de sa pensée:</p> - -<p>«Vous voici donc de retour, capitaine Quiroga? dit-il.</p> - -<p>—Oui, général, répondit laconiquement l'officier.</p> - -<p>—Et avez-vous complètement rempli la mission délicate que je vous -avais confiée?</p> - -<p>—Je le crois, général.</p> - -<p>—Vous avez surpris les ennemis de la patrie?</p> - -<p>—Ceux-là ou d'autres, général, je me suis emparé des gens que vous -m'aviez désignés lorsqu'ils ont débouché du ravin; maintenant, s'ils -sont ennemis de la patrie ou non, je l'ignore, cela ne me regarde pas.</p> - -<p>—C'est juste,» fit don Zèno Cabral, qui traînait évidemment la -conversation en longueur et hésitait à en attaquer le point réellement -intéressant pour lui.</p> - -<p>Le capitaine ne répondit pas.</p> - -<p>Don Zèno reprit au bout d'un instant, en tourmentant, avec une colère -contenue, la dragonne de son sabre:</p> - -<p>«Mais enfin qu'avez-vous fait?»</p> - -<p>En ce moment, une des prisonnières écarta par un geste brusque le -capitaine, et faisant un pas en avant:</p> - -<p>«Ne le savez-vous pas, don Zèno Cabral,» dit-elle d'une voix ironique -et hautaine en rejetant, d'un geste plein de noblesse, sur ses épaules -le rebozo de dentelles noires qui voilait son visage.</p> - -<p>Les officiers étouffèrent un cri d'admiration à la vue de la beauté -souveraine de cette femme.</p> - -<p>Don Zèno Cabral fit un pas en arrière en se mordant les lèvres avec -dépit, tandis que son visage se couvrait d'une pâleur mortelle.</p> - -<p>«Madame, dit-il, les dents serrées, vous êtes prisonnière, et ne devez -parler, ne l'oubliez pas, que si on vous interroge.»</p> - -<p>Un sourire de mépris crispa les lèvres de la dame: elle haussa -légèrement les épaules et fixa sur le partisan un regard d'une -expression telle que, malgré lui, il détourna les yeux.</p> - -<p>Cette femme, dans toute la force et la plénitude de sa beauté, -paraissait âgée de vingt-sept à vingt-huit ans, bien qu'en réalité -elle en eût environ trente-trois. Ses traits, d'une régularité de -lignes extrême, réalisaient l'idéal de la beauté romaine; ses yeux -noirs, pleins de feu et de passion, son front pur, sa bouche mignonne, -sa peau fine et veloutée, son teint légèrement doré par le soleil, -et, plus que tout, l'expression hautaine et railleusement cruelle de -sa physionomie saisissait et inspirait pour elle une répulsion dont -il était impossible de se rendre compte au premier abord; sa taille -majestueuse, ses gestes pleins de noblesse, tout en cette femme, par un -contraste inexplicable, effrayait au lieu d'attirer. On devinait les -rugissements de la bête fauve dans les modulations harmonieuses de sa -voix, et les griffes du tigre apparaissaient sous ses ongles roses.</p> - -<p>«Prenez garde à ce que vous faites, caballero, reprit-elle; je suis -étrangère, moi; je voyage paisiblement; nul n'aie droit de m'arrêter, -ou seulement d'entraver ma course.</p> - -<p>—Peut-être, madame, répondit froidement le partisan; mais, je vous le -répète, lorsque je vous interrogerai, alors, mais alors seulement, je -vous permettrai de me répondre.</p> - -<p>—Suis-je donc tombée entre les mains de bandits sans foi ni loi? -reprit-elle avec mépris. Suis-je au pouvoir d'écumeurs du désert? Du -reste, la façon dont jusqu'à présent j'ai été traitée, et la vue de -l'homme devant lequel on m'a conduite, me le feraient supposer.»</p> - -<p>Un murmure de colère, réprimé aussitôt par un geste de Zèno Cabral, -s'éleva parmi les officiers à cette imprudente provocation.</p> - -<p>«Où est le guide que nous soupçonnions de trahison! dit le partisan en -se retournant vers le capitaine.</p> - -<p>—Je m'en suis emparé, répondit celui-ci.</p> - -<p>—Fort bien. Avez-vous acquis des preuves de sa trahison?</p> - -<p>—D'irrécusables, mon général.</p> - -<p>—Qu'on l'amène.»</p> - -<p>Il se fit un mouvement parmi les soldats; quelques-uns se détachèrent -du groupe qui entourait les prisonniers et amenèrent, en le rudoyant, -devant leur chef un métis à la mine chafouine, aux yeux louches et -aux membres trapus, que, pour plus de sûreté sans doute, ils avaient -solidement garrotté avec un lasso.</p> - -<p>Don Zèno Cabral considéra un instant cet homme, qui se tenait humble et -tremblant devant lui, avec un singulier mélange de pitié et de dégoût.</p> - -<p>«Vous êtes convaincu de trahison, lui dit-il enfin. J'ai le droit de -vous faire pendre; je vous accorde cinq minutes pour recommander votre -âme à Dieu.</p> - -<p>—Je suis innocent, noble général, murmura le misérable en tombant à -genoux et en courbant craintivement la tête.»</p> - -<p>Le partisan haussa les épaules et se retourna vers les officiers avec -lesquels il commença à causer à voix basse, d'un air indifférent, -sans paraître écouter les prières que le prisonnier continuait à lui -adresser d'un ton pleurard.</p> - -<p>Trois ou quatre minutes s'écoulèrent. Un silence funèbre planait sur la -foule attentive des montoneros.</p> - -<p>C'est toujours une chose grave qu'une condamnation à mort, prononcée -froidement, résolument et sans appel, même pour des hommes habitués à -jouer leur vie sur un coup de dé, comme ceux qui assistaient à cette -scène; aussi, malgré eux, se sentaient-ils saisis d'un secret effroi, -augmenté encore par les notes dolentes de la voix du misérable qui se -tordait de peur au milieu d'eux et implorait en sanglotant la pitié de -leur chef.</p> - -<p>Celui-ci se retourna et, faisant un signe au capitaine Quiroga:</p> - -<p>«Il est temps, dit-il.</p> - -<p>—Caray, dit le capitaine, il y a assez longtemps que le <i>pícaro</i> -cherche la potence, il ne l'aura pas volée; ce sera au moins une -satisfaction pour lui à son dernier moment.»</p> - -<p>Cette singulière boutade de la part d'un homme qui parlait si peu -d'habitude, étonna tout le monde et, changeant subitement le cours des -idées des partisans, les fit éclater en rires moqueurs et en quolibets -à l'adresse du condamné, qui dès lors perdit tout espoir.</p> - -<p>Un soldat était monté sur un arbre situé à quelques pas seulement, -et avait attaché son lasso à la maîtresse branche. Le capitaine -ordonna que l'espion fût amené sous l'arbre, et un nœud coulant fut -immédiatement jeté autour de son cou.</p> - -<p>«Arrêtez! s'écria la prisonnière en s'interposant vivement, cet homme -est à moi; prenez garde à ce que vous allez faire.»</p> - -<p>Il y eut un instant d'hésitation; le misérable respira, il se crut -sauvé.</p> - -<p>«Prenez garde vous-même, señora, répondit durement Zèno Cabral, moi -seul commande ici.</p> - -<p>—Je suis la marquise de Castelmelhor, reprit-elle, l'épouse du général -de Castelmelhor; chaque goutte du sang de cet homme coûtera la vie à -des milliers de vos compatriotes.</p> - -<p>—Vous êtes étrangère, madame, femme, vous l'avez dit vous-même, d'un -général Portugais qui est entré il y a quelques jours à peine sur -notre territoire pour le ravager; songez à vous, et n'intercédez pas -davantage pour ce misérable.</p> - -<p>—Mais, fit-elle avec une ironie cruelle, n'êtes-vous pas Portugais -vous-même, señor, Portugais d'origine, du moins?</p> - -<p>—Assez, madame; par respect pour vous-même, n'insistez pas; cet homme -est coupable, il est condamné, il doit mourir, il mourra.»</p> - -<p>En ce moment, une seconde femme qui jusqu'à ce moment était demeurée -confondue au milieu des prisonniers, s'élança vivement en avant, et -saisissant par un geste fébrile le bras du partisan, tandis que des -larmes inondaient son visage pâli par l'émotion:</p> - -<p>«Et à moi, don Zèno, s'écria-t-elle avec une expression navrante, et à -moi! Si je vous demandais la grâce de cet homme, me la refuseriez-vous?</p> - -<p>—Oh! s'écria le partisan avec désespoir, vous ici, vous doña Eva!</p> - -<p>—Oui, moi, moi, don Zèno, qui vous supplie par ce que vous avez de -plus cher, de pardonner.»</p> - -<p>Le partisan la considéra pendant quelques secondes avec une expression -d'amour, de colère et de douleur impossible à rendre, tandis que, -haletante, désolée, les yeux pleins de larmes et les mains jointes, -presque agenouillée devant lui, elle lui adressait une prière muette; -puis, tout à coup, faisant un effort suprême sur lui-même et reprenant -son masque froid et impassible, il se redressa et, croisant les bras -sur la poitrine:</p> - -<p>«C'est impossible, dit-il; obéissez, capitaine.»</p> - -<p>Celui-ci ne se fit pas répéter l'ordre. Le misérable espion, saisi par -des mains de fer, fut enlevé dans l'espace et lancé dans l'éternité -avant d'avoir eu même une parfaite perception de ce dénoûment imprévu.</p> - -<p>La jeune fille, car la personne qui avait essayé vainement de -s'interposer entre la justice et la clémence du partisan, était une -jeune fille, presque une enfant, âgée de quinze ans à peine, saisie -d'effroi à la vue de ce hideux spectacle, terrifiée par les cris d'une -joie brutale proférés par les soldats, s'était affaissée sur elle-même, -les bras pendants, la tête penchée sur la poitrine, à demi évanouie, -son beau et doux visage était couvert d'une pâleur mortelle; les -longues tresses de ses cheveux tombaient en désordre sur ses épaules, -et ses yeux si doux et si tendres, dont l'azur semblait refléter le -bleu du ciel, étaient voilés et éteints par la douleur, tandis qu'un -mouvement nerveux agitait tout son corps.</p> - -<p>La marquise s'approcha d'elle, la releva froidement et lui montrant le -partisan d'un geste de souverain mépris.</p> - -<p>«Debout! Ma fille, lui dit-elle, cette posture ne convient qu'aux -suppliants ou aux coupables, et vous n'êtes, grâce à Dieu, ni l'un ni -l'autre! Ne vous avais-je pas prévenue que cet homme avait un cœur de -tigre?</p> - -<p>—Oh! Ma mère! Ma mère! s'écria-t-elle en cachant son visage dans son -sein, que je souffre!»</p> - -<p>A ces paroles prononcées avec une expression déchirante, le partisan -fit un brusque mouvement comme pour s'élancer Vers la jeune fille.</p> - -<p>Mais la marquise, se redressant avec une fierté léonine, le cloua en -place d'un regard méprisant.</p> - -<p>«Arrière, señor! lui dit-elle; ni ma fille, ni moi, nous ne vous -connaissons. Nous sommes vos prisonnières; si vous l'osez, faites-nous -tuer aussi, comme vous nous en avez presque menacées.»</p> - -<p>A cette voix dont l'accent cruel le rappela subitement à lui-même, le -partisan reprit son sang-froid et répondit d'un ton incisif:</p> - -<p>«Non pas vous, madame; nous ne tuons pas les femmes, nous autres; c'est -bon pour les soldats du roi, cela; mais vos complices seront fusillés -avant une heure.</p> - -<p>—Que m'importe!» répondit-elle en lui tournant le dos.</p> - -<p>Et, soutenant sa fille dans ses bras, elle alla d'un pas ferme se mêler -de nouveau aux prisonniers.</p> - -<p>Cette scène étrange, incompréhensible pour tous les assistants, avait -plongé les officiers et les soldats dans la stupéfaction la plus -profonde.</p> - -<p>Jusqu'alors ils avaient connu leur chef brave, téméraire même, dur aux -autres comme à lui-même, d'une extrême sévérité en fait de discipline, -mais juste, humain, et ne commandant jamais de sang-froid la mort des -malheureux prisonniers que les hasards de la guerre faisaient tomber -en son pouvoir. Aussi ce changement subit dans l'humeur de leur chef, -cette cruauté dont il faisait preuve, les étonnait et les remplissait -à leur insu d'une terreur secrète; ils comprenaient instinctivement -qu'il fallait que cet homme, si froid et si impassible d'ordinaire, -eût de bien puissants motifs pour agir comme il le faisait et donner -ainsi tout à coup un complet démenti à la clémence dont jusqu'alors il -avait fait preuve en toute occasion; aussi, bien qu'en apparence, cette -cruauté parût révoltante, nul cependant n'osait le blâmer, et ceux de -ses officiers qui, intérieurement, se sentaient disposés à l'accuser, -ne pouvaient se décider à le faire.</p> - -<p>Cependant, don Zèno Cabral, sans paraître remarquer l'émotion produite -par cette scène, se promenait à grands pas sur l'emplacement même où -elle avait eu lieu, les bras derrière le dos et la tête penchée sur la -poitrine, semblant en proie à une vive agitation.</p> - -<p>Les officiers se tenaient à l'écart, l'examinant à la dérobée, -attendant avec une visible anxiété la détermination que, sans doute, il -ne tarderait pas à prendre, détermination dont dépendait la vie ou la -mort des malheureux prisonniers.</p> - -<p>Le capitaine Quiroga s'approcha enfin de lui et lui barra -respectueusement le passage au moment où, après avoir terminé sa -promenade dans un sens, il se retournait pour la continuer dans un -autre.</p> - -<p>Don Zèno releva la tête.</p> - -<p>«Que voulez-vous? dit-il.</p> - -<p>—L'ordre, mon général.</p> - -<p>—Quel ordre?</p> - -<p>—La confirmation de celui que vous m'avez donné.</p> - -<p>—Moi! fit-il avec étonnement.</p> - -<p>—Oui, mon général, je désire savoir s'il faut immédiatement fusiller -les douze prisonniers brésiliens qui sont là.»</p> - -<p>Le partisan tressaillit comme si un serpent l'avait piqué, il lança à -la dérobée un regard à la jeune fille; elle pleurait, le visage caché -dans le sein de sa mère.</p> - -<p>«Quels sont ces hommes? dit-il.</p> - -<p>—Pas grand-chose, de pauvres diables de peones, je crois.</p> - -<p>—Ah! Pas de soldats?</p> - -<p>—Aucun.</p> - -<p>—Cependant, ils se sont défendus.</p> - -<p>—Dame, général! C'était leur droit.»</p> - -<p>Le partisan fixa son clair regard sur le visage impassible du vieux -soldat.</p> - -<p>«Ah! dit-il, combien vous ont-ils tué d'hommes.</p> - -<p>—Deux et blessé cinq, mais loyalement.</p> - -<p>—Je vous trouve bien tendre aujourd'hui, capitaine Quiroga, dit-il -d'un ton de sarcasme.</p> - -<p>—Je suis juste comme toujours, général,» répondit-il en le regardant -bien en face.</p> - -<p>Le partisan pâlit à cette dure apostrophe, mais se remettant aussitôt:</p> - -<p>«Merci, mon vieil ami, reprit-il en lui tendant la main, merci -de m'avoir rappelé ce que je me dois à moi-même. Qu'on sonne le -boute-selle, nous partons pour San Miguel, señores. Capitaine, je -laisse les prisonniers sous votre garde, qu'ils soient traités avec -douceur.</p> - -<p>—Bien, Zèno, je vous reconnais, répondit le vieux soldat d'une voix -basse et concentrée en se penchant sur la main que lui tendait son chef -et la baisant; bien, mon ami.</p> - -<p>—Allons, señores, à cheval!» cria le partisan en se retournant pour -cacher son émotion.</p> - - - -<hr class="chap" /> -<h4><a name="VIc" id="VIc">VI</a></h4> - -<h3>LA TERTULIA.</h3> - - -<p>Le Cabildo de San Miguel de Tucumán resplendissait de bruit et de -lumières; le peuple réuni sur la plaza Mayor voyait par les fenêtres -ouvertes la foule des invités, hommes et femmes, dans leurs plus -magnifiques costumes et les plus brillantes toilettes encombrer les -salons.</p> - -<p>Le gouverneur donnait une tertulia de gala pour célébrer, style -officiel, l'éclatante victoire remportée par le célèbre et valeureux -chef de partisans, don Zèno Cabral, sur les troupes du roi d'Espagne.</p> - -<p>La joie éclatait et débordait de toutes parts du Cabildo sur la place -et de la place dans les rues, où le peuple, ramassant les miettes -éparpillées de la fête officielle, se divertissait à sa manière, riant, -chantant, dansant et échangeant deci et delà, tant il était content, -quelques coups de couteau.</p> - -<p>La tertulia avait pris un nouveau lustre de l'arrivée de M. Dubois, -qui, bien que tout le monde connût son titre de duc de Mantoue, avait -préféré conserver le nom modeste qu'il avait adopté à son débarquement -en Amérique; disant avec une bonhomie charmante à ceux qui lui -reprochaient cet incognito acharné auquel personne n'était trompé, que -le nom de Dubois lui rappelait les plus belles années de sa jeunesse, -alors qu'il luttait sur les bancs de la Convention nationale pour -conquérir à son pays la république et des institutions libérales, et -qu'il croyait bien faire de reprendre ce nom, maintenant qu'au déclin -de sa vie il venait, dans un autre hémisphère, soutenir, de toute -l'influence que lui donnait son expérience, le maintien des mêmes -principes et le triomphe des mêmes idées.</p> - -<p>A cela, les interrogateurs ne trouvaient rien à répondre et se -retiraient charmés de l'esprit et des manières du vieux conventionnel, -et, hâtons-nous de le signaler, intérieurement flattés de posséder dans -leurs rangs un de ces titans de la Convention nationale française qui, -de leurs chaises curules, avaient fait trembler le monde, et que la -foudre elle-même avait été impuissante à anéantir.</p> - -<p>Vers neuf heures et demie du soir, au moment où la fête atteignait son -apogée, le capitaine don Luis Ortega, le peintre Émile Gagnepain et le -comte de Mendoça entrèrent dans le Cabildo et firent leur apparition -dans les salons.</p> - -<p>Grâce au capitaine, l'artiste français avait changé son costume de -gaucho, terni et usé par l'usage, contre un splendide vêtement de -chacrero buenos-airien qui le rendait presque méconnaissable.</p> - -<p>La présence des nouveaux arrivants fut peu remarquée dans le tourbillon -de la fête et ils purent, sans attirer l'attention, se mêler à la foule -des invités qui encombraient littéralement les salles de réception.</p> - -<p>Le peintre français eut un instant de bonheur en contemplant cette -fête dont l'ensemble et l'ordonnance ressemblaient si peu à ce que, en -pareille circonstance, nous sommes accoutumés à voir en Europe.</p> - -<p>Le Cabildo, ancien palais du gouverneur de la province, avait à la -vérité des salles vastes et bien aérées, mais dont l'ameublement, -plus que mesquin, formait un contraste frappant avec les toilettes -magnifiques des invités.</p> - -<p>Les murs peints à la chaux étaient entièrement nus, des banquettes -alignées sur deux rangs complétaient tout l'ameublement des salons, -éclairés au moyen de bougies et de guirlandes de verres de couleur -dissimulés tant bien que mal au milieu de bouquets de fleurs -artificielles; sur une estrade placée au centre du salon du milieu se -tenait un orchestre composé d'une quinzaine de musiciens qui, jouant à -peu près <i>ad libitum</i>, formaient avec leurs instruments le plus odieux -charivari qui se puisse imaginer.</p> - -<p>Mais la joie et l'enthousiasme patriotique éclataient sur tous les -visages; les invités semblaient fort peu se soucier que la musique -fût bonne où mauvaise, pourvu qu'elle leur permît de danser, ce dont -ils s'acquittaient avec un entrain réellement réjouissant, sautant et -gambadant à qui mieux mieux avec des cris de joie et des frémissements -de plaisir.</p> - -<p>Au milieu de la foule, le général commandant et le gouverneur se -promenaient suivis d'un nombreux état-major étincelant de broderies, -rendant d'un air protecteur les saluts qu'on leur adressait.</p> - -<p>Près d'eux se tenait M. Dubois, droit, sec et roide, dans son habit -noir à la française et ses culottes courtes, formant, avec ceux qui -l'entouraient, le plus étrange et le plus singulier contraste.</p> - -<p>Le peintre eut peine à retenir un éclat de rire en l'apercevant, et -il essaya de se dissimuler au milieu des groupes; mais ce fut peine -perdue, M. Dubois l'aperçut et vint droit à lui.</p> - -<p>Force fut au peintre de l'attendre.</p> - -<p>«Mon jeune ami, dit M. Dubois en passant son bras sous le sien et en -l'entraînant dans l'embrasure d'une fenêtre déserte en ce moment, je -suis heureux du hasard qui me fait vous rencontrer, j'ai à causer -sérieusement avec vous.</p> - -<p>—Sérieusement? fit l'artiste avec un geste de désappointement; diable!</p> - -<p>—Oui, reprit-il en souriant, vous allez voir.</p> - -<p>—C'est que je ne suis guère sérieux de ma nature, reprit-il; je suis -artiste, moi, vous le savez, peintre, amant passionné de l'art; c'est -justement pour échapper aux exigences de la vie sérieuse que j'ai -abandonné la France pour venir en Amérique.</p> - -<p>—Alors, vous êtes bien tombé, fit M. Dubois avec une pointe d'ironie.</p> - -<p>—Je commence à croire que j'ai eu tort.</p> - -<p>—C'est possible, mais revenons à notre affaire.</p> - -<p>—Comment? Il s'agit donc d'une affaire?</p> - -<p>—Pardieu tout n'est-il pas affaire dans la vie.</p> - -<p>—Hum!» fit l'artiste d'un air peu convaincu.</p> - -<p>M. Dubois prit un air paterne et, saisissant un bouton de l'habit de -son interlocuteur, sans doute pour l'empêcher de s'échapper:</p> - -<p>«Écoutez-moi avec attention, dit-il; les quelques jours que j'ai eu -l'avantage de passer en votre compagnie m'ont permis d'étudier votre -caractère et de l'apprécier à sa juste valeur; vous êtes un jeune homme -intelligent, sage, modeste; vous me plaisez.</p> - -<p>—Vous êtes bien bon, murmura machinalement Émile pour répondre.</p> - -<p>—Je veux faire quelque chose pour vous.</p> - -<p>—C'est une idée cela; avez-vous du crédit?</p> - -<p>—Beaucoup; beaucoup plus même que, sans doute, vous ne vous l'imaginez.</p> - -<p>—Alors, rendez-moi un service.</p> - -<p>—Lequel? Parlez. J'ai à cœur de m'acquitter de ce que je vous dois.</p> - -<p>—Bah! Ce n'est rien cela; n'en parlons pas.</p> - -<p>—Parlons-en, au contraire.</p> - -<p>—Non, non, je vous en prie, rendez-moi plutôt le service que je vous -demande.</p> - -<p>—Lequel?</p> - -<p>—Celui de me procurer, ce soir même, une escorte respectable pour que -je puisse sans danger atteindre Buenos Aires.</p> - -<p>—Que voulez-vous faire à Buenos Aires?</p> - -<p>—M'embarquer sur le premier navire qui mettra à la voile, afin de fuir -le plus tôt possible cet effroyable pays où on ne parle que politique -et où la vie tourne tellement à la tragédie, qu'elle devient impossible -à tout homme qui, comme moi, n'existe que pour l'art.»</p> - -<p>Le diplomate avait écouté le peintre, le sourire sur les lèvres.</p> - -<p>«Vous avez tout dit? lui demanda-t-il.</p> - -<p>—A peu près; il ne me reste qu'à ajouter que, si vous me rendez cet -immense service, vous me ferez le plus heureux des hommes, et je vous -en conserverai une éternelle reconnaissance; ce que je vous demande là -est bien facile, il me semble?</p> - -<p>—Tout ce qu'il y a de plus facile.</p> - -<p>—Alors je puis compter sur votre obligeance?</p> - -<p>—Je ne dis pas cela.</p> - -<p>—Comment, vous me refusez?</p> - -<p>—Pour votre bien; dans votre intérêt même je dois le faire.</p> - -<p>—Parbleu, voilà qui est fort par exemple! s'écria l'artiste tout -désappointé.</p> - -<p>—Mieux que vous, je sais ce qui vous convient, laissez-moi m'expliquer.</p> - -<p>—Parlez, mais je vous avertis d'avance que vous ne réussirez pas à me -convaincre.</p> - -<p>—Peut-être; je disais donc, lorsque vous m'avez interrompu, reprit-il -imperturbablement, que vous me plaisez. Appelé par la confiance des -hommes éclairés qui jouent le premier rôle dans la glorieuse révolution -de ce noble pays, à occuper une place éminente dans leurs conseils, -j'ai besoin près de moi d'un homme honnête, intelligent, auquel je -puisse me fier, qui sache l'espagnol, que j'ignore, et que je suis trop -vieux pour apprendre: en un mot, qui me soit dévoué et qui soit pour -moi plutôt un ami qu'un secrétaire; cet homme, après mûres réflexions, -je l'ai choisi; c'est vous.</p> - -<p>—Moi?</p> - -<p>—Oui, mon ami.</p> - -<p>—Merci de la préférence.</p> - -<p>—Ainsi, vous acceptez?</p> - -<p>—Moi! Je refuse! Je refuse de toutes mes forces, au contraire.</p> - -<p>—Allons donc, ce n'est pas sérieux?</p> - -<p>—Mon cher monsieur Dubois, je ne plaisante pas avec ces choses-là, -c'est trop grave.</p> - -<p>—Bah! Bah! Vous réfléchirez.</p> - -<p>—Mes réflexions sont faites, ma résolution immuable: je vous répète -que je refuse. Ah çà, mais c'est une épidémie: tout le monde s'obstine -à faire de moi, contre ma volonté, un homme politique; il y aurait, sur -mon honneur, de quoi me rendre fou.»</p> - -<p>Le diplomate haussa légèrement les épaules, et, frappant amicalement -sur le bras du peintre:</p> - -<p>«La nuit porte conseil, dit-il; demain, vous me répondrez.»</p> - -<p>Et il se détourna comme pour le quitter.</p> - -<p>«Mais je vous jure.... fit Émile.</p> - -<p>—Je n'écoute rien, interrompit-il; dansez, amusez-vous, demain nous -causerons.»</p> - -<p>Et il le laissa.</p> - -<p>«Ils ont tous le diable au corps! s'écria le jeune homme en frappant du -pied avec colère dès qu'il fut seul; quelle singulière manie de vouloir -à toute force faire de moi un homme sérieux! Bien fin qui m'attrapera -demain à Tucumán; je partirai cette nuit, je m'échapperai coûte que -coûte. Cette vie est un enfer, je n'y puis tenir plus longtemps; mais -le conseil que m'a donné M. Dubois n'est pas mauvais; je veux profiter -des quelques heures de liberté qui me restent pour me divertir, si cela -m'est possible.»</p> - -<p>Après cet aparté pendant lequel il exhala le plus fort de sa colère, le -peintre rentra dans le bal.</p> - -<p>La fête continuait plus folle et plus échevelée que lorsque son -compatriote l'avait entraîné à l'écart; on dansait dans tous les angles -des salons, non pas nos froides et insipides contredanses françaises, -où il est de bon goût de marcher en se tenant roide et guindé, mais les -gracieuses <i>samba juecas</i>, les <i>jotas</i>, enfin toutes ces délicieuses -danses espagnoles si pleines de laisser-aller, de mouvement, d'abandon -et de <i>salero</i>, dont la liberté ne dépasse jamais une certaine limite -et qui, cependant, permettent aux femmes de développer toutes les -grâces voluptueuses que Dieu a mises en elles, sans choquer le regard -inquisiteur du plus austère moraliste.</p> - -<p>Le peintre, inconnu à tous ceux qui l'entouraient et parlant trop -difficilement l'espagnol, que cependant il comprenait fort bien, pour -essayer d'entamer une conversation quelconque avec ses voisins, s'était -appuyé l'épaule contre le mur et les bras croisés sur la poitrine, il -suivait des yeux avec un intérêt de plus en plus vif les danses qui -tourbillonnaient devant lui, lorsque tout à coup la musique se tut, la -danse s'arrêta subitement et un grand mouvement s'opéra dans la foule.</p> - -<p>De grands cris, cris joyeux, hâtons-nous de le dire, se faisaient -entendre sur la place; puis la foule reflua dans le Cabildo, se sépara -brusquement en deux parts, laissant un large espace vide au milieu des -salles.</p> - -<p>Le gouverneur, le général et une vingtaine d'officiers s'avancèrent -alors dans cette baie qui leur était ouverte, au-devant des nouveaux -invités qui arrivaient et qu'ils étaient loin d'attendre, mais que, -cependant, ils se préparaient à recevoir avec un empressement joyeux.</p> - -<p>A l'apparition dans le salon des nouveaux venus, les cris éclatèrent -avec une force inouïe, les chapeaux et les mouchoirs furent agités avec -enthousiasme.</p> - -<p>C'est que ceux qui entraient alors étaient les véritables héros de la -fête.</p> - -<p>Don Zèno Cabral, que l'on croyait campé à dix lieues de San Miguel de -Tucumán, entrait au Cabildo avec tout l'état-major de sa montonera.</p> - -<p>A la vue de ces hardis partisans qui avaient remporté quelques jours -auparavant un avantage signalé sur les Espagnols, la joie devint du -délire. Chacun se précipita vers eux pour les voir et les féliciter, -et, dans le premier mouvement d'enthousiasme, ils coururent réellement -le danger d'être étouffés par leurs admirateurs.</p> - -<p>Cependant, peu à peu les démonstrations, sans cesser d'être vives, -se calmèrent, les groupes se désunirent, la foule s'écoula et la -circulation se rétablit dans les salons que, pendant quelques instants, -le peuple de la place avait presque envahis.</p> - -<p>La fête recommença.</p> - -<p>Mais les invités, dont la curiosité était excitée au plus haut point -et qui ne pouvaient se rassasier de regarder ces hommes qu'ils -considéraient presque comme des sauveurs, n'y apportaient plus ni le -même entrain ni le même élan.</p> - -<p>Le peintre, fatigué du rôle secondaire qu'il jouait au milieu de ces -gens dont il lui était impossible de comprendre les aspirations ou de -partager l'enthousiasme, avait quitté l'angle du salon où, pendant -si longtemps, il était demeuré seul, admirant en silence la scène -enivrante qui se déroulait devant lui, et il cherchait à se frayer un -passage à travers la foule pour gagner incognito la place, espérant -s'échapper facilement au milieu du tumulte causé par la venue des -montoneros, lorsqu'il se sentit toucher légèrement l'épaule.</p> - -<p>Il se retourna et retint avec peine une exclamation de mauvaise humeur, -en reconnaissant ses deux compagnons de l'Alameda, ceux qui l'avaient -aidé à s'introduire dans le Cabildo; en un mot, le capitaine espagnol -et le comte de Mendoça.</p> - -<p>Tous deux étaient déguisés et avaient endossé un costume semblable à -celui que portait le jeune Français.</p> - -<p>«Où allez-vous donc ainsi?» lui demanda le comte en ricanant.</p> - -<p>Nous devons rendre cette justice au peintre que, s'il n'avait pas -complètement oublié les deux hommes dont il était si fatalement le -prisonnier sur parole, du moins, dans son for intérieur, espérait-il -échapper à leur vigilance et comptait-il sur le hasard pour leur -échapper.</p> - -<p>«Moi? répondit-il surpris à l'improviste et ne sachant quelle excuse -donner.</p> - -<p>—Certes vous, fit le comte.</p> - -<p>—Mon Dieu, dit-il de l'air le plus indifférent qu'il put affecter, -on étouffe dans ces salons, j'allais sur la place en quête d'un air -respirable quelconque.</p> - -<p>—Voilà tout?</p> - -<p>—Parfaitement.</p> - -<p>—Qu'à cela ne tienne, comme vous nous éprouvons le besoin de prendre -l'air, nous vous accompagnerons, reprit le comte.</p> - -<p>—Soit, je ne demande pas mieux,» dit-il.</p> - -<p>Ils firent quelques pas vers la sortie. Mais le jeune homme, se -ravisant tout à coup, s'arrêta et, se tournant brusquement vers ses -deux gardes du corps qui le suivaient pas à pas:</p> - -<p>«Parbleu! leur dit-il résolument, je change d'avis; et, puisque -l'occasion d'une explication entre nous se présente, je veux en -profiter.</p> - -<p>—Qu'est-ce à dire? fit le comte avec hauteur.</p> - -<p>—Laissez parler ce caballero, dit le capitaine, je suis certain qu'il -a quelque chose d'intéressant à nous apprendre.</p> - -<p>—Oui, señor, de fort intéressant même, pour moi!</p> - -<p>—Ah! Ah! murmura le comte; voyons donc cela, ce doit être curieux.</p> - -<p>—Vous croyez?</p> - -<p>—J'en suis convaincu.</p> - -<p>—Mais, pardon, reprit le comte, n'êtes-vous pas comme nous, cher -seigneur, d'avis qu'il est inutile de mettre le public dans la -confidence de choses qui nous regardent seuls?</p> - -<p>—Je comprends que vous ayez intérêt à rechercher le mystère; -malheureusement telle n'est pas mon opinion; je désire, au contraire, -que la plus grande publicité soit donnée à cet entretien.</p> - -<p>—Voilà qui est fâcheux.</p> - -<p>—Pourquoi donc cela?</p> - -<p>—Parce que, dit froidement le comte en sortant de dessous son poncho -un pistolet tout armé, si vous dites un mot de plus, si vous ne nous -suivez pas à l'instant, je vous brûle la cervelle.»</p> - -<p>Le peintre éclata de rire.</p> - -<p>«Vous ne seriez pas assez niais pour le faire, dit-il.</p> - -<p>—Et pour quelle raison?</p> - -<p>—Parce que vous seriez immédiatement arrêté, que de grands intérêts -vous obligent à demeurer inconnu, et que ma mort ne vous offrirait pas -d'assez grands avantages pour que vous risquiez de sacrifier ainsi -votre sûreté personnelle au plaisir de me tuer.</p> - -<p>—¡Cuerpo de Cristo! s'écria en riant le capitaine; bien répondu sur ma -foi! Vous êtes battu, mon cher comte.</p> - -<p>—Tout n'est pas fini entre nous, dit le comte, en grinçant des dents, -mais en faisant disparaître son arme.</p> - -<p>—Je m'étonne, señor, reprit froidement le jeune homme, que vous, un -hidalgo, un gentilhomme de la vieille roche, vous fassiez ainsi, à tout -propos, preuve d'aussi mauvais goût.</p> - -<p>—Prenez garde, monsieur, s'écria le comte, ne jouez pas ainsi avec ma -colère; si vous me poussez à bout, je puis tout oublier.</p> - -<p>—Allons donc, fit Émile en haussant les épaules avec dédain, me -prenez-vous pour un enfant craintif qu'on intimide avec des menaces? -Vous oubliez qui je suis et qui vous êtes. Croyez-moi, demeurons -vis-à-vis l'un de l'autre dans les bornes de la courtoisie, un éclat -vous perdrait et vous rendrait ridicule.</p> - -<p>—Finissons-en, dit le capitaine en s'interposant, cela n'a déjà que -trop duré; n'attirons pas l'attention sur nous, pour une semblable -niaiserie. Vous voulez, señor, reconquérir votre liberté en obtenant -que nous vous rendions votre parole, n'est-ce pas cela?</p> - -<p>—En effet, voilà ce que je demande, señor, ai-je tort?</p> - -<p>—Ma foi, non; en agissant ainsi vous ne faites qu'obéir à cet instinct -que Dieu a mis au cœur de tous les hommes, je ne saurais vous blâmer.</p> - -<p>—Que faites-vous capitaine? s'écria le comte avec violence.</p> - -<p>—Eh, mon Dieu! Mon cher comte, je fais ce que je dois faire. De deux -choses l'une, ou cet étranger est un honnête homme, auquel nous devons -avoir confiance, ou c'est un fripon qui nous trompera quand il en -trouvera l'occasion; dans un cas comme dans l'autre, nous devons nous -fier à sa parole; s'il est honnête il la tiendra, si non, il parviendra -toujours à nous échapper.</p> - -<p>—Parfaitement raisonné, señor, répondit l'artiste. Cette parole, je -vous l'ai donnée, croyez-moi, elle me lie plus fortement envers vous -que la chaîne la mieux forgée.</p> - -<p>—J'en suis convaincu, señor; pour terminer cette contestation, je vous -déclare ici que vous êtes libre de faire ce que bon vous semblera, sans -que nous essayions d'y mettre obstacle, certains que vous ne voudrez -pas trahir des hommes contre lesquels vous n'avez aucun motif de haine, -et auxquels vous avez promis le secret.</p> - -<p>—Vous m'avez bien jugé, señor; je vous remercie de cette opinion, qui -est vraie!</p> - -<p>—Vous le voulez, s'écria le comte avec une colère contenue, soit; -je n'ai pas le droit de m'opposer à votre volonté; mais vous vous -repentirez de cette folle confiance envers un homme que vous ne -connaissez pas, et qui, de plus, est étranger.</p> - -<p>—Allons donc, cher comte, vous poussez trop loin la méfiance aussi! -Il y a des honnêtes gens partout, même dans cette France que vous -haïssez, et ce cavalier est du nombre. Votre main, señor, et au -revoir; peut-être nous rencontrerons-nous dans des circonstances plus -favorables; alors j'espère que vous m'accorderez votre amitié comme -déjà je vous ai offert la mienne.</p> - -<p>—De grand cœur, monsieur, fit le peintre en pressant avec effusion la -main qui lui était tendue, et en ne répondant que par un sourire de -dédain aux paroles du comte.</p> - -<p>—Maintenant que, grâce à Dieu, cette grave discussion est terminée, -reprit en riant le capitaine, je crois que toutes nos affaires, ici, -sont faites pour cette nuit, mon cher comte, et qu'il est temps de nous -retirer.</p> - -<p>—Nous ne sommes demeurés que trop longtemps ici; comme vous, je pense -qu'il faut en sortir le plus tôt possible, répondit le comte d'un air -bourru.</p> - -<p>—Si vous me le permettez, je vous accompagnerai jusque sur la place, -señores; si séduisante que soit cette fête, elle n'a plus de charmes -pour moi; j'éprouve le besoin de me reposer.</p> - -<p>—Venez donc,» répondit le capitaine.</p> - -<p>Ils quittèrent alors le salon dans lequel ils étaient restés jusque-là, -et se dirigèrent vers la sortie.</p> - -<p>«Ma foi, pensa le peintre, je suis heureux d'en être quitte à ce prix; -me voici donc libre enfin; quant à ce cher monsieur Dubois, je lui -souhaite bien du plaisir, et surtout de trouver promptement un autre -secrétaire, car il aurait parfaitement tort de compter sur moi.»</p> - -<p>Et le jeune homme se frotta joyeusement les mains.</p> - -<p>Malheureusement pour lui, la série de ses tribulations n'était pas -encore épuisée, ainsi qu'il s'en flattait un peu prématurément.</p> - -<p>Au moment où les trois hommes atteignaient la porte de sortie et où ils -allaient pénétrer sur le perron de quelques marches qui conduisait dans -la cour du Cabildo:</p> - -<p>«Les voilà!» dit une voix.</p> - -<p>Aussitôt les deux sentinelles placées à la porte croisèrent leurs -fusils et leur barrèrent le passage.</p> - -<p>«Allons bon, qu'y a-t-il encore? murmura le peintre avec dépit.</p> - -<p>—Que signifie cela? demanda le comte avec hauteur.</p> - -<p>—Cela signifie, répondit en s'avançant un homme qui, jusqu'à ce -moment, s'était tenu dans l'ombre, que je vous arrête au nom de la -patrie, et que vous êtes mes prisonniers.»</p> - -<p>Celui qui venait de parler ainsi était le capitaine Quiroga.</p> - -<p>«Prisonniers, nous! se récrièrent les trois hommes.</p> - -<p>—Oui, vous, reprit froidement le capitaine, vous don Jaime de Zuñiga, -comte de Mendoça, et vous capitaine don Lucio Ortega, accusés de haute -trahison.</p> - -<p>—Eh bien! Et moi, qu'ai-je à voir dans tout ceci?</p> - -<p>—Vous, mon cher monsieur, on vous arrête comme complice présumé de -ces caballeros, en compagnie desquels vous vous êtes introduit dans le -Cabildo, et avec lesquels vous avez longtemps causé.</p> - -<p>—Ah! Par exemple, c'est à devenir fou! s'écria le peintre au comble de -la stupéfaction, mais je ne suis pas du tout l'ami de ces caballeros.</p> - -<p>—Assez, répondit froidement le capitaine; maintenant, señores, rendez -les armes que probablement vous cachez dans vos vêtements si vous ne -voulez pas qu'on vous fouille.»</p> - -<p>Les deux Espagnols échangèrent un regard; puis, par un mouvement -rapide comme la pensée, ils se ruèrent avec une force invincible sur -les sentinelles qui leur barraient le passage, les renversèrent et -bondirent dans la cour.</p> - -<p>Mais là ils se trouvèrent en présence d'une vingtaine de soldats -embusqués à l'avance qui se précipitèrent sur eux, et en un clin d'œil -ils furent fouillés et désarmés.</p> - -<p>«C'est bien, nous nous rendons, dit le comte; il est inutile de porter -davantage la main sur nous et de nous traiter comme des bandits.»</p> - -<p>Les soldats s'écartèrent aussitôt et laissèrent les prisonniers, tout -froissés de leur chute, se relever et remettre un peu d'ordre dans -leurs vêtements.</p> - -<p>Cette lutte, si courte qu'elle eût été, avait cependant attiré un grand -nombre de personnes.</p> - -<p>«Allons, venez, dit le capitaine Quiroga en saisissant rudement le bras -du peintre pour le faire descendre le perron.</p> - -<p>—Mais ceci est horrible, s'écria celui-ci en se débattant avec fureur, -vous violez le droit des gens, je suis Français, je suis étranger, -laissez-moi, vous dis-je.»</p> - -<p>Le débat se serait probablement terminé au désavantage du jeune homme, -seul contre tant d'ennemis, si tout à coup le gouverneur ne s'était -avancé et, s'adressant au capitaine:</p> - -<p>«Laissez aller ce caballero, dit-il, il y a méprise; c'est un honnête -homme, il est le secrétaire du duc de Mantoue.»</p> - -<p>Et, prenant le bras de l'artiste, tout ahuri de la scène de violence -dont il avait failli être victime, il le fit rentrer dans les salons et -le conduisit en souriant au duc de Mantoue.</p> - -<p>«Voilà votre secrétaire, Excellence, dit-il; je suis arrivé à temps.</p> - -<p>—Décidément ils y tiennent, murmura à part lui le jeune homme; le -diable emporte la politique et ceux qui s'obstinent a m'y vouloir -fourrer. Oh! Si je trouve l'occasion de leur fausser compagnie!...»</p> - -<p>Mais, provisoirement, force qui fut de se contraindre et de feindre -d'accepter avec joie cette place de secrétaire, pour laquelle il -éprouvait une répugnance si décidée.</p> - -<p>Les prisonniers avaient été, sous bonne escorte, conduits à la prison -où on les avait écroués.</p> - -<h4>FIN</h4> - - - -<hr class="chap" /> -<h4><a name="TABLE_DES_MATIERES" id="TABLE_DES_MATIERES">TABLE DES MATIÈRES.</a></h4> - - -<p style="text-align: center; font-size: 0.8em;">UNE PAGE DE MA VIE.</p> - - -<div class="center"> -<table border="0" cellpadding="2" cellspacing="0" summary=""> -<tr><td align="left"></td><td align="right">I.</td><td align="left"><a href="#I">La première campagne</a></td></tr> -<tr><td align="left"></td><td align="right">II.</td><td align="left"><a href="#II">Le gaucho</a></td></tr> -<tr><td align="left"></td><td align="right">III.</td><td align="left"><a href="#III">Le rancho</a></td></tr> -<tr><td align="left"></td><td align="right">IV.</td><td align="left"><a href="#IV">La Fazenda do Rio d'Ouro</a></td></tr> -</table></div> - -<p style="text-align: center; font-size: 0.8em;">PROLOGUE.—EL DORADO.</p> - - -<div class="center"> -<table border="0" cellpadding="2" cellspacing="0" summary=""> -<tr><td align="left"></td><td align="right">I.</td><td align="left"><a href="#Ib">O Sertão</a></td></tr> -<tr><td align="left"></td><td align="right">II.</td><td align="left"><a href="#IIb">Tarou-Niom</a></td></tr> -<tr><td align="left"></td><td align="right">III.</td><td align="left"><a href="#IIIb">Le marquis de Castelmelhor</a></td></tr> -<tr><td align="left"></td><td align="right">IV.</td><td align="left"><a href="#IVb">Un noble bandit</a></td></tr> -<tr><td align="left"></td><td align="right">V.</td><td align="left"><a href="#Vb">A travers le désert</a></td></tr> -<tr><td align="left"></td><td align="right">VI.</td><td align="left"><a href="#VIb">Les Guaycurus</a></td></tr> -<tr><td align="left"></td><td align="left">VII.</td><td align="left"><a href="#VIIb">Assaut de ruses</a></td></tr> -<tr><td align="left"></td><td align="right">VIII.</td><td align="left"><a href="#VIIIb">Le village</a></td></tr> -<tr><td align="left"></td><td align="right">IX.</td><td align="left"><a href="#IXb">La chasse</a></td></tr> -<tr><td align="left"></td><td align="right">X.</td><td align="left"><a href="#Xb">Désastre</a></td></tr> -</table></div> - -<p style="text-align: center; font-size: 0.8em;">LE GUARANIS</p> - - -<div class="center"> -<table border="0" cellpadding="2" cellspacing="0" summary=""> -<tr><td align="left"></td><td align="right">I.</td><td align="left"><a href="#Ic">El vado del Cabestro</a></td></tr> -<tr><td align="left"></td><td align="right">II.</td><td align="left"><a href="#IIc">Amis et ennemis</a></td></tr> -<tr><td align="left"></td><td align="right">III.</td><td align="left"><a href="#IIIc">Les peones</a></td></tr> -<tr><td align="left"></td><td align="right">IV.</td><td align="left"><a href="#IVc">San Miguel de Tucumán</a></td></tr> -<tr><td align="left"></td><td align="right">V.</td><td align="left"><a href="#Vc">La Montonera</a></td></tr> -<tr><td align="left"></td><td align="right">VI.</td><td align="left"><a href="#VIc">La tertulia</a></td></tr> -</table></div> - - -<h5>FIN DE LA TABLE.</h5> - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Le Guaranis, by Gustave Aimard - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GUARANIS *** - -***** This file should be named 44715-h.htm or 44715-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/4/4/7/1/44715/ - -Produced by Camille Bernard & Marc D'Hooghe at -http://www.freeliterature.org (Images generously made -available by the Internet Archive, scanned by Google Books -Project) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is -subject to the trademark license, especially commercial -redistribution. - - - -*** START: FULL LICENSE *** - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project -Gutenberg-tm License available with this file or online at - www.gutenberg.org/license. - - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm -electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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